You are on page 1of 13

Martine Drai | Mauvaise malade

Martine Drai, écrivain [1], plasticienne, metteur en scène, nous a emmenés dans Paris du mois
d’août 2006 au mois de novembre 2007. Nous y avons fait la connaissance de son regard, de ses
rencontres, des choses qu’elle voit, entend. Nous avons aimé partager cette connaissance
cependant que, au théâtre de l’Atalante en mars et avril 2007, le cœur n’était pas moderne.

Un écrivain malade est-il différent d’un malade non-écrivain ?


D’abord il n’y croit pas, puis il a peur, il comprend qu’il doit y croire.
Que fait-il ? Il se soumet, il se révolte. Il acquiesce à tout, il refuse tout. Il pleure, il geint ; il
observe ses pleurs et ses plaintes ; il s’en afflige, il en rit.
Malade, il n’a pas cessé d’être écrivain, alors il reprend les mots en main et il écrit, il raconte.

Martine Drai nous raconte ce qui lui est arrivé. De mai à juillet 2008, à mi-chemin de sa maladie,
elle a commencé d’écrire ce que traverse un corps malade, ce qu’il éprouve, comment il se voit,
comment les autres le voient. Elle a noté comment devrait se conduire un corps malade au regard
de l’administration.
À notre tour, en la lisant, de pleurer et de rire.
Elle nous l’a assuré : nous reprendrons bientôt nos promenades dans Paris, peut-être dans Rome,
c’est ce que nous souhaitons, la lire à nouveau.
DD.

25 mai 2008.
À mi-parcours à peu près maintenant si j’en crois les avis autorisés, puisque ma quatrième
chimio est dans cinq jours et qu’après les deux suivantes il ne restera plus qu’un mois pour en
arriver à la seconde intervention, plus simple que la première et dont il n’y a rien à craindre - le
rétablissement de la continuité n’ayant jamais, à les en croire, posé de problème à quiconque.
Donc en principe je devrais commencer à me détendre. En principe. Mais au lieu de me détendre,
je regarde et je considère. Ce qui a été et ce qui m’attend. Tout ce travail, tous ces travaux. Et
parce que ces travaux m’ont mise en rogne, il faut qu’ici je les recense, et même les rumine.
Qu’ici un peu je me comporte en mauvaise malade. Car le bon malade ne montre pas sa rogne. Le
bon malade souffre et patiente, avec dignité.
Je le savais dès le début, je savais que j’allais y venir. Ruminer, revoir, recenser. Mais traverser
le fleuve sur un fragile pont de corde sans vouloir lâcher de l’œil la rive derrière soi, ce n’est pas
recommandé, on le sait. Il faut attendre l’autre rive. Je n’y suis pas tout à fait mais dans le
brouillard et malgré lui je la distingue. Donc je commence, j’ai tort peut-être. Peut-être faudrait-il
les écouter tous un peu plus, Gardez toutes vos forces pour le travail de guérison, toutes, madame,
toutes, ne vous pressez pas de reprendre… D’accord, je leur dis, bien sûr, évidemment...
J’acquiesce à tout, je fais la sage, et je pense cause toujours, j’en parlerai à mon cheval. Je le pense
mais n’en pipe mot. Je garde mon secret. Je regarde le chemin fait. Le chemin déjà long fait de
petits travaux, petits mais innombrables, et pesants, si pesants. Et à l’heure où j’écris des milliers
d’autres par le monde s’y attellent, s’étirent le cou dans le joug. Et pour eux l’autre rive n’est pas
encore imaginable.

Me revient en mémoire à l’instant le mot du Dr C., consulté en ville, c’est-à-dire hors hôpital, il
y a trois jours :
— Vous verrez, maintenant tout va passer très vite et vous le regretterez…
— Je regretterai quoi ?
— Que ça aille si vite… vous verrez, vous verrez…
Accepter. Ça fait partie du travail. Ils ont souvent raison. Son mot me renvoyait aux miens,
échappés malgré moi devant la psychologue, pendant ma dernière chimio : J’avais besoin d’être
malade.
Les mots qui vous échappent résonnent encore en vous longtemps après que la psychologue est
partie, pendant que s’écoule dans vos veines le taxol-carboplatine - usuellement abrégé en
« taxolcarbo » - la Rolls de la chimio, m’a dit le Dr C. - c’est pas compliqué, la Rolls... vous
verrez, vous en serez contente...
Je verrai.
Aujourd’hui il tombe des hallebardes, et tout à l’heure en rentrant du supermarché je me disais :
prochaine inondation parisienne prévue pour ces années-ci, marrant, ce serait marrant de me
rendre à la dernière chimio en taxi-barque. Et je me marrais vraiment.
Inconsciente ? Que non. Tout le contraire. Passante je suis, très consciente de ça depuis
toujours, peut-être depuis petite, d’où mon intérêt pour cette traversée actuelle. Qui pourrait être la
dernière. Qui de toute façon en est une préfiguration.

D’abord c’était une douleur abdominale, le ventre s’était mis à enfler précisément dans la
semaine où nous commencions à répéter cette comédie-tango dont j’avais longtemps cherché la
production, et d’abord je me suis dit : rien de plus normal que cette douleur, les boyaux s’agitent,
la proximité de la scène a toujours agité les boyaux, qui ne le sait, calmons-nous, ça passera,
parions même que ça passera juste après la première… Pari perdu. Au lendemain de la première à
Villeneuve-lès-Avignon, le 12 janvier, la douleur était toujours là et le ventre gonflé comme celui
d’un noyé. En rentrant d’Épinal, le 18 janvier, je me décide à consulter. Ma généraliste me prescrit
une échographie, un scanner, au plus vite. Et arrive la peur. Travail : accepter cette peur. Par cette
peur on entre dans l’autre monde, déjà. Par cette peur on n’oublie jamais plus que l’on est une
passante. La peur donne à la lune une brillance accrue, et au pain un goût très variable. De
tendresse de lait gras, ou de fleur, ou d’un fruit inconnu et amer, c’est selon. La peur change la
voix des quelques proches qu’on se connaît. La peur vous fait évaluer le degré de proximité que
l’on a avec eux, ces quelques vivants, ces voix familières. La peur, la nuit, produit de soi des
odeurs nouvelles, des odeurs de rance et d’enfance. Et on ne sait rien encore de ce qui vous attend.
Les praticiens qui ont lu votre échographie, votre scanner, se sont montrés prudents, ont dit : Une
grosseur. Une grosse grosseur. Grosse comment ?... Grosse… vraiment grosse… Disons comme
un melon, d’un côté… Et de l’autre… comme une mandarine. Bien. Encaisser encore, les deux
ovaires sont pleins. On cherche dans sa bouche assez de salive pour articuler : Cancer ?...
— Écoutez, ça peut l’être… et ça peut ne pas… Vous allez devoir investiguer plus avant.
Consulter un spécialiste.
Rendez-vous est pris à la Salpêtrière, service chirurgie-gynécologie. Mais dix jours d’attente
jusque-là. Mauvaise passe, première longue attente, on commence à se douter de ce que ce
pourrait être, devenir patiente à long terme, à très long terme. Au bout de quarante-huit heures je
sens que la folie rôde très près de moi, et je me rappelle, et ne veux plus rien savoir d’autre, que
ma généraliste ne m’a pas formellement interdit le prochain déplacement. Pas conseillé non plus.
Ça donnait à peu près : Ce que vous risquez ?... Au pire, avoir à passer quelques nuits aux
urgences de l’hôpital le plus proche, et ensuite on vous rapatriera, évidemment…
Donc je décide de repartir. Travail : jouer pour la cinquième fois une pièce qu’on a écrite et
mise en scène en se disant qu’on devait la jouer quarante fois, mais que ce sera peut-être la
dernière. Autre travail : observer en tout cas que pour cette dernière on a de la veine, somme toute,
car la scène se passe dans un petit théâtre ravissant qui sent le bois très frais, à Penneautier, près
de Carcassonne. Et le public est bon, très bon, et cette odeur du bois bien frais on ne l’oubliera
pas.
Au retour de Penneautier, la gynécologue de la Salpêtrière se montre très bienveillante, et
compatissante, mais claire : 70% de chances pour qu’il s’agisse d’une tumeur cancéreuse. On en
saura plus en cours d’opération. Cœlioscopie d’abord, et, selon les résultats de l’anapathologie, on
fait tout passer par le nombril, ce qui prend deux heures, ou bien on ouvre en grand, dans ce cas
nous avons une laparotomie, et il faut compter entre six et sept heures...
— En grand comment ? je demande. On ouvre grand comment ?
— Du pubis au plexus, à peu près.
C’est clair encore, facile à comprendre. Silence, j’avale. Dur travail, avaler lentement, éviter de
s’étouffer. Faire dans la dignité, tant qu’on peut. Mais la conversation se poursuit autour de
l’imagerie, et voici que je comprends qu’un autre travail m’attend : celui d’accepter la nécessité de
me faire répéter certains mots, de très nombreux mots, en fait, de me les faire répéter une ou deux
fois ou trois, et de sortir de mon sac mon carnet, pour les noter, pour les retenir, pour éviter de
redemander. On entre dans un autre monde de mots. Des inconnus, longs pour la plupart, difficiles
à retenir. On redevient petite enfant. On apprend. On n’en conçoit pas de plaisir. Mais au passage
on se rappelle sa mère. Je me rappelais ma mère et son appétit, son incommensurable appétit pour
chaque mot nouveau de chaque nouvelle douleur, ma vieille mère roule dans sa bouche chaque
mot clinique comme un sucre d’orge, elle s’en repaît, s’en pourlèche les babines. Parce que c’est
une richesse. Les mots de la science sont ceux des riches, elle le sait, en profite et en redemande.
Moi pas. Moi d’abord ça m’emmerde. Parce que moi ma pièce. Parce que je ne lâcherai pas
comme ça le produit d’une année d’écriture et de trois consacrées à la recherche de production. Et
déjà, tout en notant les mots nouveaux de ce qui m’attend, je cherche les solutions pour que ce
spectacle se poursuive sans moi, le cas échéant.
Nouveau travail : accepter qu’il faille aller vite, cette fois, les trouver vite, les solutions.
Accepter qu’est passé, définitivement, le temps du luxe de la recherche artistique, de la lenteur
choisie. Bien. On se presse le cerveau, on trouve vite, on donne ses directives par téléphone à l’un
des quatre autres acteurs, et on admet qu’il va falloir se détourner d’eux, les oublier, se reposer un
peu, deux jours avant l’intervention et un bon mois après. Au minimum. En cas de version light.
Si la tumeur qu’ils trouvent n’est pas cancéreuse. Mais dans l’autre cas… on ne suppute même
plus… On devient humble. Et on n’aime pas ça.

Travaux et découvertes. Pertes et mutations. Apprentissage constant. Mais d’abord, d’abord et


avant tout ceci, ce qu’on craint le plus : devenir patiente, apprendre la patience. L’apprendre là
encore. Quand la vie ordinaire déjà en demande tant. On n’en a pas envie. Mais on essaie. On
ralentit son souffle, on écoute le temps.
Mais qu’on le veuille ou non les travaux se poursuivent, de plus en plus concrets : dans la
semaine précédant l’intervention : mensuration de mes jambes pour les bas de contention, tour de
cheville, tour du genou, tour de la cuisse en son milieu, puis au plus haut. Commande des bas de
contention, attente, retour à la pharmacie le lendemain, premier essai des bas de contention, ça
n’allait pas, retour le lendemain pour une deuxième paire, ça allait, on emporte la chose chez soi,
on enfile les bas, on marche… Ces bas vous font la jambe plus lisse, plus belle, ce qui console un
peu, ce qui permet d’oublier, momentanément, le risque de phlébite encouru en cas d’arrêt du port
de ces pénibles bas, et qu’il faudra les supporter pendant deux mois au moins après l’intervention.
Arpentage de l’atelier toute la soirée, toute la soirée évitement nerveux de la bibliothèque, refus
d’aller se plonger dans le livre d’anatomie, je voulais penser à autre chose, n’importe quoi,
n’importe quoi pour oublier le son de l’IRM dans mes oreilles, n’importe quoi pour oublier la
cœlioscopie que je devais subir l’avant-veille de l’opération, n’importe quoi pour oublier la peur.
L’humiliante peur. Mais on apprend vite, ou bien on sait d’instinct, et depuis toujours, que le
meilleur remède à la peur est la futilité. On court s’acheter une robe dont on ne se doute pas que,
pour cause de complication pendant l’opération, on ne pourra pas la porter avant quelques mois.
On se dit : si cancer aux ovaires, si hystérectomie totale, si même chimio, si donc le pire, à fortiori
prévoyons la plus grande coquetterie, la plus grande futilité. À ce moment-là on ne se doute pas
qu’on s’en lassera assez vite.
Travail encore, le téléphone. On téléphone à ses parents et on rassure, on rassure. Travail
pénible, ça. On ment à sa mère - c’est elle qui tient le téléphone, lui se contente de l’écouteur,
depuis toujours, et n’intervient qu’en cas d’extrême urgence. On dit : Ce sera sûrement la version
light, il faut ouvrir pour savoir ce que c’est, ne m’appelle pas avant que je ne t’appelle, tout ira
bien… Et n’oublie pas que maintenant ces choses-là sont parfaitement maîtrisées… C’est de la
routine, pour eux, c’est du banal… et donc relax...
— Je meurs d’angoisse, ma fille, si tu savais comme je meurs d’angoisse et dire qu’on peut pas
venir… mais tu sais bien dans quel état on est…
— T’as qu’à te remettre à fumer, Maman, ça te détendra !…
Imprécations de la mère, d’où quelques rires quand même, et enfin on raccroche.
Et on s’en fume une. On a fini de rassurer ses parents. Mais on s’aperçoit vite que les avoir
rassurés n’a pas calmé sa propre peur. On remâche sa peur pendant quelques soirées en arpentant
son atelier les jambes gainées par les bas de contention qui se font moins méchants, qu’on
apprivoise, ou qui vous apprivoisent, enfin on marche, on s’assied, on se lève, on pense à ce qui va
venir, on ne veut plus y penser, on se rassied, on essaie de lire, on n’entend rien à ce qu’on lit, on
passe à la salle de bains pour se camper devant le miroir, là on se tire les cheveux aux maximum,
on tâche de s’imaginer chauve puisque chimio peut-être après l’intervention, on ne parvient pas
vraiment à s’imaginer chauve, on se rapatrie sur ce qui calme vraiment : on dessine. N’importe
quoi. Un os de poulet qu’on va récupérer dans la poubelle, les quatre brosses à dents dans le verre
dans la salle de bains, une chaussure - pour continuer, au moins, la série des chaussures peintes -
et sa main, et son pied, et le souvenir d’un visage.
Mais tout d’un coup on n’est plus sûre de pouvoir finir, ou mener aussi loin qu’on le voulait, la
série des chaussures peintes. Donc on arrête de dessiner. Et la peur vous saute à la gorge. Mais la
vie veut. Alors on trouve, très vite, une autre tâche pour les mains, une plus humble tâche, et
futile, parce qu’on tiendra à rester belle – on tient surtout, en fait, à croire qu’on y tiendra, on n’en
est qu’au début, on ne se doute pas encore des rêveries, observations et digressions qui se
mèneront, après l’opération, autour de cette question. Rester belle, être belle, l’avoir été, en avoir
joui ou pas, etc.
J’en parlerai. Plus tard.
Mais voici ce que je faisais quand je ne pouvais plus dessiner : je cousais. Je m’asseyais et me
réparais un ourlet, une fermeture Éclair, n’importe quoi.
Je renouais, je le savais, avec ce temps, dans la maison de ma mère, dans la maison de ma grand
-mère, où les femmes cousaient. Et quand on commençait un ouvrage tout neuf, il fallait, c’était le
rituel, que chacun dans la maison fût assis, quelques minutes. Assis et immobile pour la naissance
de la robe.
Naissance de quoi, là, pour moi ? Je ne le savais pas.
Mais toujours la naissance très proche de la mort - je le savais, qui ne le sait ? – archaïque
sapience… Arcane 15 du tarot marseillais… Et je hochais la tête pour moi seule… Je cousais
lentement, je regardais mon chat faire sa toilette, il était la vie et la grâce.
Je n’étais pas seule dans mon cas, je me le disais, me le répétais. Ça ne me consolait pas mais
c’était le travail. Rappelle-toi, tu fais partie du nombre. Rien de plus. Vue de Jupiter, ta vie ne vaut
pas plus que celle de ton chat, c’est évident.
Et d’ailleurs, tiens, autre tâche à ne pas négliger : assurer le relais entre tes voisins pour le
nourrir, ce chat, pendant que tu seras à l’hôpital. Qu’il n’aille pas mourir de faim sous prétexte que
toi…
Enfin on voit le bout de la série des examens, et on arrive, le 15 février, à la veille de la
cœlioscopie qui elle-même aura lieu la veille de l’hospitalisation. Travail concret, très simple :
ingérer en quatre heures quatre litres d’un liquide blanchâtre, très salé, pas dégoûtant à proprement
parler. On ingère, et on se vide. On s’étonne de se vider à ce point. Mais on y est, et c’est bien,
c’est même très bien, car la peur n’y est plus. Apprentissage encore : quand on y est on n’a plus
peur. C’est comme avant d’entrer en scène, comme avant de commencer un texte, comme avant de
commencer une toile : c’est l’avant qui est difficile.
On se vide en cinq heures environ et on en éprouve une espèce de reconnaissance. Ces allers-
retours constants vers la cuvette du cabinet vous redressent, en quelque sorte : on ne craint plus la
mort, on ne craint plus qu’une chose : manquer de papier hygiénique.

Mes travaux de malade dont j’aurais dû m’acquitter aujourd’hui et que j’ai remis à demain pour
écrire ce qui précède : appeler pour la cinquième fois la Sécurité sociale pour leur réexpliquer
qu’ils ont calculé mes indemnités journalières sur une base inférieure à la réelle, mais avant, me
rappeler qu’ils comptent sans doute précisément sur la lassitude des patients pour rogner ce qu’ils
peuvent, multipliés par des millions d’administrés cent ou cent cinquante euros ne sont pas rien,
largement de quoi financer par exemple les prochaines augmentations du salaire présidentiel – car
il faudra bien qu’il l’augmente, nous en avons été prévenus, jusqu’à égaliser au moins celui
d’Angela Merkel ; rappeler l’assistante sociale du Centre de soins de suite (c’était à Forcilles, du
côté de Brie-Comte-Robert, j’y ai séjourné trois semaines après ma sortie de la Salpêtrière) - pour
lui demander d’intervenir. Mais je n’ose pas, je ne m’y décide pas. On se lasse de déranger. Il
faudra bien, pourtant.
Le malade doit s’acquitter scrupuleusement de petites tâches administratives, car nul ne le fera
pour lui. Inlassablement le malade, pauvre scribe, récrit son numéro de Sécurité sociale, ainsi que
celui du centre auquel il est affilié, sur des formulaires qu’il ne faut pas omettre d’adresser en
temps et en heure, et qu’il ne faut pas non plus oublier de scanner ou photocopier avant de les
adresser, car nul n’est censé ignorer qu’il n’est pas rare qu’à la Sécurité sociale les formulaires
adressés ne parviennent qu’irrégulièrement, ce qui signifie qu’il faut se tenir prêt les renvoyer une
ou deux ou trois fois, c’est selon.
La malade a la mémoire surchargée comme celle d’un garçon de café, je découvre avec
étonnement cette sensation identique – mémoire saturée, cerveau engorgé, nulle échappée possible
- j’ai fait barmaid il y a environ vingt-cinq ans, pendant quelques mois, et ça fonctionne
exactement de la même manière. Une bière deux cafés à la 4, l’addition pour la 2, une tarte
poireaux avec une demi-Badoit pour la 3, un rillettes cornichons avec une pression à la 8, trois au
nombre à la 9 et un jambon-gruyère sans beurre. Penser à scanner les arrêts de travail, scanner
aussi les factures de taxi, penser à appeler pour savoir quand je pourrai compter sur la livraison
FSK, penser à rappeler le stomathérapeute pour un nouveau rendez-vous pour essayer un nouveau
matériel, penser à descendre ce matériel dans la salle de bains pour les nuits où J. dormira ici,
penser à rappeler le labo pour qu’ils pensent à faxer les résultats au service d’oncologie avant
demain soir, penser à dire à la perruquière qu’il faut me relooker cette perruque, joli roux mais la
coupe fait dadame, hors de question de supporter ça en plus du reste... Penser enfin, une fois que
la perruquière est partie et a raté son coup, qu’on est peut-être capable de se relooker soi-même…
Et y aller, oser. Le faire.
C’est fait, ce n’est pas mal. Encore une chose apprise, on n’en finit pas. Cette perruque ira très
bien quand les cheveux tomberont.

Travail : accepter que la rêverie et la contemplation disparaissent de votre vie pendant un


certain temps. Plus rien que le réel, le concret, sa lenteur, sa réitération, quasi à l’infini. Et les
sommeils plombés, mais interrompus toutes les deux heures, qu’on doit au sulfate de morphine
ajouté aux calmants.
Je mélange les temps, peu importe.
Je voulais seulement dire que le malade travaille.

Travail encore : quand les cheveux se sont mis à tomber, je me suis fatiguée assez vite de
balayer six ou huit fois par jour, le sol de l’atelier faisait salon de coiffure, ça me brouillait le
regard, donc je me suis décidée à prendre les choses en main et me suis finie aux ciseaux,
sauvagement. J’étais contente, franchement requinquée par la drôle de tête rajeunie, tendance punk
mais ratée, qui apparaissait là. Il y a de bons moments, tout de même, reconnaissons-le. Puis mon
voisin Philippe, me surprenant dans la cour, m’a suggéré de me prêter sa tondeuse, pour égaliser.
Je lui ai répondu que je ne saurais pas me servir de l’engin, et il a proposé de s’y mettre. Brigitte,
sa compagne, prenait les photos. Et nous riions de tout ça, parce qu’il faisait beau et qu’un chauve
tondait l’autre.
La série d’autoportraits photographiques, par ailleurs, s’est bien enrichie. Je surveille les
mutations. Je n’attendais pas ça de ma vie. C’est un des autres bons côtés de la chose - je ne
blague pas du tout. Je m’intéresse aux mutations, depuis toujours, à toutes les mutations.

8 juin.
Plus que deux séances de chimio, nous avançons. Aux dernières analyses les marqueurs étaient
bons. Calme plat du côté des cellules. Heureuse issue en vue, en principe. Après l’opération, le 20
février, après ablation des ovaires, de l’utérus, d’un morceau de côlon, de petits bouts de péritoine
et d’un morceau de foie (mais le foie on s’en fout ça repousse comme du lézard) – j’étais « résidu
0 », il s’agissait là d’une appréciation macroscopique, d’une appréciation concernant le visible.
Trois mois et demi plus tard, on me laisse entendre qu’il y a eu progrès, puisque pour l’invisible
tout va bien également.
Là, le travail consiste à refuser d’entrer dans la peur de s’entendre dire, la prochaine fois, que le
bon temps est passé, que c’est revenu, que quelque chose est revenu, un tout petit quelque chose...
N’importe quoi pour étourdir cette peur, la laisser au tapis, une bonne fois. N’importe quoi, et par
exemple s’entêter avec la rumination ici entreprise.
À ruminer aujourd’hui - et tout ce qui me reste de poils sur la peau s’en hérisse d’avance :
reprise des travaux dès demain matin avec la Sécurité sociale. Les négociations lentes et difficiles
du malade sont à considérer, finalement, comme son travail principal, et peut-être même
fondateur. La résistance constante aux labyrinthes de la Sécurité sociale fonde peut-être, ceci n’est
pas à exclure, la recouvrance de la santé. C’est l’un ou l’autre. Ou ça vous tue ou ça vous renforce.
Comme disait certaine nonne dans un film dont j’ai tout oublié : ce qui ne te tue pas, ma fille, te
rend plus forte. Amen. Petite saleté de morale peu subtile. Comme quoi la douleur grandirait. Je
n’en suis pas si sûre, franchement.
Mais je rumine pour me faire du bien. Ou pour me démontrer que la douleur ne grandit pas. Je
rumine comme fait le réel. Le réel m’aura pliée, je l’accepte, mais aux labyrinthes de la Sécu je
résisterai, et je compte sans relâche, et pour vous, lecteurs, je précise : après m’avoir payé, pendant
soixante et un jours, des indemnités journalières très largement sous-estimées, après que pendant
deux semaines environ j‘ai tenté de convaincre quelques téléconseillers du 0820 de vouloir bien
transmettre à qui de droit mon dossier afin qu’on admît qu’elles l’étaient, sous-estimées, les
indemnités, eh bien voilà ce qui se passe : tout d’un coup, comme pour me punir, on arrête de me
les verser, mes indemnités sous-estimées. Alors la rage me prend et je le jure : tant qu’il me restera
un peu de forces je tiendrai. Et j’exhorte mes milliers de semblables : frères malades, je vous le
dis, ne baissez pas les bras. Car Ils comptent là-dessus. Jusqu’à présent ce n’était qu’un soupçon
mais, hélas, ceci m’a été confirmé, expressis verbis, par un médecin de mes amis - j’aimerais citer
son nom mais je ne sais s’il serait d’accord, je le nommerai de son prénom seul, Paul. Paul est un
militant, Paul ne baisse pas les bras. Frères malades, faisons comme lui, emmerdons-les jusqu’à ce
qu’ils cèdent. Paul m’a dit, il y a quatre jours : Évidemment c’est dirigé… je veux dire : peut-être
pas encore de directives écrites, mais nettement une orientation… évidemment ils comptent sur la
fatigue des gens…
Bien. Et ce compte est vite fait, je le répète : cent ou deux cents euros d’indemnités mensuelles
multipliés par le scandaleux nombre des sales malades indemnisés, ça fait à l’arrivée un petit
magot, non négligeable à l’heure où nous vivons et où il faut, jour après jour, péniblement, que le
gouvernement trouve quelque part de quoi financer les bourdes de son président… si nombreuses,
les bourdes, que je ne sais laquelle choisir pour faire l’exemple… Je vous laisse, lecteurs, choisir.
À chacun de vous sa préférée.

Mais, frères malades, faites comme moi, ceci est notre misérable travail, il faut nous y tenir.
Demain je recommencerai ce que j’ai fait la semaine dernière, et celles qui précédaient.
Concrètement : demain je re-raconterai au premier téléconseiller venu ce que j’ai fait la semaine
dernière avec ses confrères. Et je lui demanderai son nom et je citerai les noms de ses confrères -
car maintenant je les demande, les noms. En prévision de l’énorme dossier que je compte faire
parvenir, sous peu, à Monsieur le Médecin-Conseil de mon centre – ceci quand ma généraliste
aura au moins réussi à se procurer son nom. Ce que de toute la semaine dernière elle n’a pas
encore obtenu. Car on fait écran, même aux médecins. Mais elle y arrivera sûrement, et alors
j’expédierai le gros dossier qu’il faudra avec accusé de réception. Où je récapitulerai les faits avec
les dates des entretiens, et avec les noms des téléconseillers qui n’ont pas pu me les refuser :
Madame A. qui m’a conseillé de rappeler le 0820 en demandant directement le service comptable,
Monsieur G. qui n’a pas voulu me passer directement le service comptable mais m’a juré qu’il
allait observer mon dossier et me rappeler dans la demi-heure, et qui ne l’a pas fait, Monsieur P.
qui m’avait fait la même promesse dix jours auparavant, et, idem, ne l’a pas tenue, etc.
C’est fastidieux, hein, lecteur ? – mais je restitue. Je travaille à te faire ÉPROUVER que le
malade travaille.

Avant de m’endormir, parfois, je concocte des lettres…


… et en passant je me permets de vous faire observer, Monsieur le Médecin-Conseil en Chef,
que les congés-maladie, de ce fait, devraient être considérés comme des semi-congés-maladie, ou
comme du travail à temps partiel, ceci à déterminer au prorata de je ne sais quoi je ne sais
comment, mais VOUS trouverez à coup sûr, et je suggère donc, en bref, deux choses : la première,
qu’il y aurait quelque chose à revoir du côté de la CAPACITÉ DE TRANSMISSION DES
INFORMATIONS DU TÉLÉCONSEILLER AU SERVICE CONCERNÉ, ceci à remettre aux bons
soins d’un cabinet d’audit – et la seconde : que les travaux du malade, comptabilisés en heures,
devraient désormais être pris en compte, s’il en était besoin, dans son ultérieure ouverture de
droits aux Assedic, ce qui n’est pas encore le cas, si je ne m’abuse… Mais je vous laisse méditer
la question et vous adresse, Monsieur le Médecin-Conseil en Chef, l’expression de mes…
Je tiendrai.
Ou bien je céderai ?
Écarter l’inquiétude que la fatigue l’emporte, travail encore. Tenir au moins là-dessus, pour
l’honneur. Et penser à ceux qui, âgés de vingt ans de plus que moi, par exemple, ou de trente, ou
accablés d’un protocole de chimiothérapie beaucoup plus lourd que le mien, ont, trop fatigués,
baissé les bras depuis longtemps… Ils ont baissé les bras au quatrième ou au cinquième appel…
N’ont pas pu tenir, comme moi, jusqu’à cinq appels par jour et ceci pendant quelques semaines…
Ceux-là souvent s’allongent et regardent le plafond et laissent la peur les envahir… Et personne ne
les entend.

19 juin.
Travaux du jour sur la liste à ma droite : appeler pour commander soixante pots de Fortimel (20
g de protéines pures, 200 ml d’un liquide blanchâtre, 300 calories) - des huit kilos perdus j’en ai
repris seulement deux, mais j’en ai assez de me gaver, ce sera de toute façon la dernière fois que je
commande ce Fortimel ; rappeler le 0820 pour leur rappeler que, même si la reprise de mes
indemnités a bien eu lieu, payée jusqu’au 18 juin, ceci grâce à l’intervention d’un certain
Monsieur C. - un bon, un brave, un patient, qui s’est donné la peine, vraiment - ce qui lui a pris
une vraie heure - de repérer où le bât blessait (il manquait, et c’était ma faute, et je bats ma coulpe,
un arrêt maladie dûment signé pour une période de neuf jours, ma généraliste et moi l’avons donc
expédié fissa) – si donc la reprise du versement des indemnités a bien eu lieu, le calcul des
susdites à leur taux réel n’a pas encore été fait, on me doit donc encore de l’argent, je reste une
mauvaise malade, je reste une malade pas encore épuisée, ça ne dure que depuis trois mois, et je
venge les vieux et les plus atteints que moi qui regardent leur plafond, question d’honneur, on est
le Don Quichotte qu’on peut, n’est-ce pas, pensée triste, suivie d’une autre pensée triste pour les
yeux fuyants, gênés, navrés, de mon pharmacien Mr L.K. m’expliquant que la nouvelle crème
apaisante dénommée Biafine Act n’est en rien différente de celle nommée Biafine, mais que cette
nouvelle appellation annonce, tout simplement, la disparition progressive de Biafine et son
déremboursement, puisque la nouvelle crème s’appelle Biafine Act, n’est-ce pas, ça tombe sous le
sens… elle est nouvelle quand même…

20 juin.
Aujourd’hui le travail principal est d’accepter que les larmes du matin continuent de couler,
larmes parfaitement ineptes, sans aucune cause réelle, je ne peux rien à ces larmes qui se montrent
ponctuelles comme le lever du jour. Depuis ma rentrée de Forcilles, presque pas un bol de mon thé
du matin que j’aie pu apprécier sans que s’y mêle ce goût salé. Le Lapsang souchong, mon
préféré, est un thé fumé, et je pourrais considérer qu’avec le sel des larmes et la confiture
d’oranges amères, nous avons là un accord nouveau et intéressant… Mais non, ça me la gâche
quand même, ma première tartine… Je pleure pour rien, et par-dessus le marché j’ai pris
l’habitude de le dire. À ma sœur, aux copains, à celui qui partage ma nuit de temps à autre, je le
clame comme ça, légèrement : Oh moi maintenant c’est simple ! Je me lève et je pleure !...
Escomptant chaque fois que l’énonciation légère de l’anomalie va m’en débarrasser, amoindrir la
stupeur dans laquelle me plongent ces larmes de bête - mais non, le verbe n’a pas tant de pouvoir,
je parle de l’oral, ni le verbe ni l’extraversion ne guérissent de l’inconnu de ces larmes, et
d’ailleurs et à tout prendre - comme on change, tout de même - je préfère ne plus en guérir, tiens.
Tant pis. Je préfère mes larmes neuves à mes vieilles cigarettes.
Oui, j’oubliais de préciser que j’ai cessé de fumer, et que ces larmes, peut-être, ne seraient que
nerveuses…
Ou bien quoi ?
Mon travail de malade aura été, sera encore, je le devine, de m’accompagner dans certain
changement de moi. La peau retournée comme un gant. J’ai quelque part dans un bocal
transparent une peau de serpent, une mue très bien conservée offerte par ma mère il y a quelques
années, il faut que je la retrouve et que je la regarde. Bien en face. La peau qui reste ne souffre
pas. Le serpent qui la quitte non plus. C’est l’extraction qui est dure. Les larmes servent peut-être
de liquide conducteur, de lubrifiant. Une larme, un mouvement de plus pour quitter l’ancienne
peau.
Je ne dirai pas ici, pas encore, le détail des nouveautés que je pressens, de cette peau retournée,
de ce moi renaissant étranger, imprévu - non ne mens pas tu t’en doutais. On vient au monde, au
verbe, à la manifestation visible de soi devant autrui d’une certaine manière, puis de plusieurs
manières successivement, chacune visant à s’accorder avec le milieu qui à tel moment vous
entoure, vous porte, la vague, enfin, au fil des ans successivement à la vague on s’accorde, on
ressemble à l’entour, mais voici : six mois d’interruption, et la vague ne porte plus tant, ou bien
c’en est une autre, ou bien on est très loin sous elle et sous toutes les vagues, là où les eaux sont
immobiles, très silencieuses, et on en revient, une première fois, déjà un peu changée, pleurant tôt
des larmes de bête… Car objectivement tout va bien : le spectacle a très bien marché, côté santé ça
roule - je suis, disent-ils, magnifiquement chimioréactive…
— Ça m’étonne pas, m’a écrit par mail un ami, de toute façon tu es excessivement réactive en
général, on ne voit pas pourquoi pas là tu ne le serais pas…
Mais tout de même, jusque-là je n’étais pas pleureuse.
J’avais dix litres de larmes à rattraper, peut-être, comme dix ans pour le sommeil.
— Au moins dix ! me disait à Forcilles le docteur B., ça se voit sur votre figure... Alors ne vous
inquiétez pas de tant dormir, madame Drai, et arrêtez de penser, dormez…
Au passage, j’en profite pour signaler que TOUS les médecins adorent vous préconiser l’arrêt
total de la pensée. Exactement comme les danseurs de tango argentin. Ne pensez pas, laissez-vous
aller…

Pour revenir à l’usage des larmes : quand j’en parle un soir à mon amie Frédérique H., et lui dis
la chose très nouvelle pour moi, elle me révèle qu’elle, c’est le contraire, saurait pas vivre sans, a
toujours beaucoup, beaucoup pleuré, pleure pour un rien, aime ça… Je ris, et elle : Même en
cours, tiens… même là, je pleure…
— Tu veux dire… devant tes étudiants ?
— Oui… ça m’est arrivé… en plein cours, comme ça… je leur parle d’une œuvre que j’aime,
un dessin, une peinture… et tout d’un coup je trouve ça si beau, ce que je leur raconte, puisqu’il
s’agit de ce que j’aime… cette peinture, ce dessin… je trouve ça si beau que je me mets à
pleurer…
— Mais les étudiants, ils réagissent comment ?
— Ils comprennent… je crois qu’ils comprennent… Je ne le leur ai jamais demandé,
d’ailleurs… Je continue mon cours… quoi qu’il en soit…

Douceur des amis, gaieté précieuse de ces moments. Ça permet d’encaisser le reste. Les durs
travaux, le long chemin – encore loin de son terme - et pourquoi je l’écris ?
Pour me bercer, ça va de soi.
Et un peu pour ceux qui, ayant eu à emprunter chemin semblable, n’auront pas su ou voulu ou
pris le temps de le dire, et peut-être y gagneront un léger soulagement. Je l’espère, après tout.

21 juin.
Travaux d’un autre genre, enfin, il faut décidément que j’y vienne : ceux, très moroses,
répétitifs, répugnants au début, éreintants pour les nerfs parce que parfaitement irréguliers quant
au temps qu’ils exigent (car c’est le ventre qui commande) : les travaux de la stomisée. De
n’importe quel stomisé, mais ici il s’agit de moi, et je vais éclairer le lecteur, puisque les mots
stomie et stomisé, quoique répertoriés dans le Larousse, ne sont pas des plus fréquents. Ils font
partie de la langue nouvelle qu’on apprivoise malgré soi.
Voici : dix jours environ après m’avoir annoncé le très probable cancer aux ovaires, la
chirurgienne m’avait avertie, vers la mi-février, qu’au vu des dernières images il se pouvait que le
côlon fût touché, un peu abîmé, à réparer donc, et que si c’était le cas, à l’issue de l’opération je
me trouverais affublée d’une poche à mon côté, d’une poche, oui, entée sur mon intestin grêle et
permettant l’évacuation des matières fécales pendant que le côlon, dûment réparé en même temps
que le reste pendant l’opération, se reposerait. Deux ou trois mois de repos. Mais, me disait-elle, je
vous dis ceci en mettant les choses au pire. Mais vraiment au pire pire. Donc n’y pensez pas trop.
Mais en me réveillant j’apprenais que le pire pire avait été mon lot. Sous ma blouse d’opérée je
me tâtais comme je pouvais. Pas encore de poche, j’avais les drains en attendant. Deux drains de
chaque côté. Par chance je m’en foutais, je ne pensais qu’à boire. J’ai emmerdé les infirmières
pendant quatre ou cinq jours pour qu’elles me consentent les compresses imbibées d’eau, qu’on
garde dans la bouche et qu’on mâche et remâche. J’ai été une mauvaise malade. Humble travail de
la mauvaise malade : s’accepter telle quelle. Indigne. Inadmissible. Parfaitement indifférente à la
petite voix qui en elle susurre qu’ailleurs, un peu partout, des gens meurent de soif, ils en meurent
vraiment, salope, pendant que toi tu geins dans le luxe total d’un hôpital parfaitement équipé. Mais
je m’acceptais humblement indigne, je pleurais après mes compresses. Et je pensais au Christ et à
son éponge vinaigrée. Et je me retenais pour ne pas prier qu’on verse dans mes compresses
quelques gouttes de vinaigre, de cidre de préférence, pour donner du goût. Fin de la parenthèse, je
reviens à la stomie. Puisque la stomisée, donc, est celle sur laquelle on a pratiqué une stomie, c’est
-à-dire qu’on a incisé dans sa peau, à huit centimètres environ du nombril, une ouverture grosse
comme à peu près une pièce de deux euros, et tiré par là un très petit bout d’intestin grêle – ce
n’est pas laid, c’est un dôme doucement bombé, rose, d’un rose de gencive saine, plutôt rassurant
– et par une minuscule ouverture pratiquée dans ce dôme s’écoulent, donc, les matières fécales. Le
long chemin de la stomisée, son humble et quotidienne tâche, consiste à apprivoiser d’une part le
maniement de la poche qui vient se fixer, par un système assez ingénieux constitué d’un support
souple adhérent à la peau et d’un clip circulaire, sur cette stomie, d’autre part à apprivoiser,
éclaircir, épurer, apurer sa relation avec sa merde. Sa merde devenue, pour elle, la malade, visible
quotidiennement et visible de près, mais imprévisible, intempestive, odorante différemment - pour
la malade seule, je le répète, et seulement quand elle vide la poche, car pour le nez des autres, un
morceau de charbon introduit dans la poche rend la chose parfaitement inodore, même de près,
même de très près. Mais pour peu que la stomisée ait des problèmes de fuite, car on traîne un peu
bien longtemps avant de lui trouver l’appareillage idoine pour sa stomie à elle, elle comprend
rapidement que sa présence dans l’espace public sera désormais particulièrement difficile, et
qu’elle doit envisager de réduire, pour un temps inconnaissable, son rayon d’action. Promenades
au parc voisin, pas trop longues. Et courses dans le quartier, pas trop lourdes. Car le risque
d’éventration est encore là. Cinq kilos maximum. Et on se met à acheter en comptant en poids, ça
change des euros… Et le soir, la nuit, avant de s’endormir, on cherche mentalement comment
envisager un change ultrarapide de tout l’appareillage dans des toilettes publiques dépourvues de
lavabos. Parce qu’il y a quand même certaines choses, nom de dieu, qu’on ne veut pas rater. Parce
que les dessins de Goya ne reviendront pas de sitôt au Petit Palais. Alors on se fabrique une petite
trousse d’urgence avec : le support, la poche, des dosettes de sérum physiologique, des
pansements fixateurs, du nettoyeur mains sans rinçage, des compresses… Mais où poser le tout
dans des toilettes sans lavabo ?... Sur son genou ?... Sur sa tête ?... Mffff… Cherchons encore…
23 juin.
Ce matin m’est arrivée par téléphone, après environ deux heures, hier, à me trimballer d’un
téléconseiller à un autre de la Sécurité sociale, cette mauvaise mais précise nouvelle, qu’au terme
de six mois d’indemnisation, si je ne totalisais pas 800 heures de travail dans l’année, je n’aurais
plus droit à rien.
— Rien ? m’écriai-je…
— Rien.
— Même pas un calcul à la proportionnelle, enfin vous voyez, quoi, un truc dégressif, enfin
vous voyez bien ce que je veux dire ?...
— Non. Rien. Il faut 800 heures dans l’année, ou alors avoir totalisé un revenu annuel d’au
moins 2030 fois la valeur du smic horaire.
— Et à combien il est, maintenant, le smic horaire ?
— 8 euros 33, me fait la voix.
— Et c’est la raison pour laquelle vous m’avez demandé de vous renvoyer tous les documents
que je vous ai déjà envoyés en mars, à savoir tous mes bulletins de salaire sur un an en amont de
l’arrêt de travail ?
— Oui. Et nous voulons les originaux.
— Je ne vous enverrai pas les originaux, vous m’en avez déjà perdu !
— Alors des photocopies certifiées conformes.
— Par qui ?
— Vous allez à votre centre de Sécurité sociale avec les originaux, et on vous les certifie
conformes sur place…
Je sens la voix à l’autre bout peu encline à me supporter davantage, alors ne pas mendier,
surtout ne pas mendier, au contraire, attaquer :
— Je ne retournerai pas dans ce centre de Sécurité sociale où les patients n’ont pas accès aux
toilettes !... C’est honteux, c’est indigne ! Je crois même que c’est illégal et d’ailleurs je compte
porter plainte !
Un bref silence. Le silence de la voix exprime quelque regret, la voix qui revient aussi :
— De quel centre dépendez-vous ?
— La Butte-aux-Cailles.
— Ils doivent être en travaux…
— Je m’en fous ! Je ne retournerai pas faire deux heures de sit-in dans un centre où on refuse
aux patients l’accès aux toilettes, c’est indigne, je le répète, envoyez-moi quelqu’un ! Je sais que
ça existe, donnez-moi le numéro de l’aide à domicile !
Elle me le donne, je note, je ne pipe plus mot, je ferai ce qu’il faudra, je remercie et je
raccroche. Et je reprends mes feuilles de paie, je calcule. Je ne les ai pas, les 800 heures. De peu,
mais je ne les ai pas. Une mise en scène et une charge de cours assez légère dans une école
d’architecture intérieure ne suffisent pas. Donc je calcule combien ça fait, 2030 fois le smic par
8,33. J’arrive à 17000 euros et des poussières. Et donc… et donc : en tant que non- salarié, ou en
tant que salarié à moins de 800 heures, il faut avoir gagné, dans l’année, une fois et demie le smic
annuel pour avoir droit aux indemnités comme un salarié smicard. Donc le libéral ou l’artisan ou
l’artiste pas trop chanceux se trouvent pénalisés par rapport aux salariés smicards. Donc je vois
rouge. Et, parce que je commence à avoir la cervelle en purée de marshmallows, il me vient une
idée tordue, et je prévois que je finirai par la mettre à exécution parce que ça ne mange pas de
pain, d’abord, et au fond par curiosité, oui, et de cette curiosité j’espère, je l’avoue, un petit plaisir,
un petit remontant...
Mais d’abord, comme il s’agit de ma survie, j’appelle le numéro de l’aide à domicile.
Répondeur. Trois fois dans l’après-midi. Répondeur. Trois fois je laisse le même message, de plus
en plus énervé mais clair, je le sais, parfaitement clair.

24 juin.
J’ai rêvé il y a deux semaines – je retrouve aujourd’hui mes notes du matin - que la poche
accrochée à ma peau cédait par le bas (ces poches se vident effectivement ainsi, par le bas), et que
la merde coulait sur mes cuisses, et sur ma robe lentement la tache brune gagnait en largeur, et la
honte me gagnait le cœur et le front, pourtant il me fallait avancer parmi ces gens, pas vraiment
une foule mais quelques-uns, quand même, et qui me regardaient très fixement, très
attentivement… Et j’allais comme je pouvais, comme quand on sent le danger, sans courir, et
même en ralentissant, volontairement, douloureusement. J’allais, je continuais. Honteuse, oui,
mais très sensible aussi à la douce chaleur de la merde s’écoulant sur ma peau.
Peu après avoir noté ce rêve, je me suis rappelé ce merveilleux poème de Ponge, où il est
question du tampon hygiénique qui un jour apparaît entre les cuisses des statues… et depuis je
cherche dans ma maison le recueil où le retrouver, je cherche sans succès, ce qui produit un
énervement supplémentaire, chaque fois. Et pourtant c’est devenu une occupation récurrente.
Chaque fois que je me sens un peu abandonnée, je m’y remets, je cherche ce poème. Je finirai par
le retrouver, il me tiendra la main.

26 juin.
Une semaine ayant passé sans que l’aide à domicile me rappelle, j’ai rappelé le numéro général
de la Sécu, le 0820, et après trois minutes d’attente j’ai expliqué au téléconseiller que l’aide à
domicile, bien qu’informée par cinq fois de mon problème épineux et urgent, ne me rappelait pas.
Il m’a répondu : Je vais lui faire un mail, calmez-vous, elle vous rappellera très vite…
Encore une fois je n’ai plus qu’à attendre. Donc il est temps de m’accorder le petit plaisir dont
je parlais plus haut. Allons-y, agenda. Revoyons un par un tous mes humbles travaux de malade
en ce qui concerne le secteur administration gestion comptabilité secrétariat (j’écrirai désormais
AGCS, ça te reposera, lecteur) du début jusqu’à la fin. Je veux les revoir et les chiffrer en minutes
et en quarts d’heure et en heures. Je veux pouvoir leur exhiber, à la Sécu, le total. Ce total, ce
nombre que j’espère et devine conséquent, pourra peut-être, qui sait, représenter exactement ce qui
me manque pour arriver aux 800 heures !... C’est dément, je le sais, mais je le fais quand même !...
Je le fais pour pouvoir le dire à l’aide à domicile qui, quand je l’aurai obtenue au téléphone après
avoir laissé dix-huit messages de plus sur sa boîte vocale, se déplacera jusque chez moi pour
m’éviter d’avoir à reproduire ce que j’ai eu à vivre au Centre de la Butte-aux-Cailles, la poitrine
calée contre le comptoir d’accueil, et articulant, sans baisser le ton - sans le hausser non plus,
d’ailleurs - que c’était humiliant pour tout le monde, ce refus de l’accès aux toilettes, pour moi
évidemment étant donné la stomie – vous ne savez pas ce que c’est ? vous voulez que je vous
explique ? – mais pour quiconque, n’importe quel malade, humiliant et indigne, parfaitement,
indigne ! d’avoir à choisir entre sortir pour pisser et perdre sa place, ou rester assis la vessie
contractée pour arriver enfin dans le box de l’entretien privé, mais y arriver totalement amoindri,
totalement privé de ses moyens intellectuels par cette contraction prolongée de sa vessie... etc.
Oui. Oui, j’en ai fait beaucoup, parfois, il le fallait. Il faut parfois jouer l’extraversion bavarde
pour dépasser l’intime et humiliant sentiment de sa misère et de son impuissance. Et l’intime
sentiment, le fragile, le tremblant, s’épuise dans le jeu, et meurt. Tous les introvertis contrariés me
comprendront.
Ou il semble mourir. Mais longtemps plus tard se réveille. Et de ce réveil et de la forme qu’il
prend on ne peut rien dire à l’avance.

Je suis revenue à l’agenda. Je l’ai fait pour de vrai. J’ai pensé qu’il devait ressembler à l’agenda
des autres, car l’agenda de tout malade, en tant que travailleur ultrapolyvalent, est un agenda
surchargé. Et réellement j’ai compté, lecteur, mais je vais t’épargner le détail de ces comptes,
parce que je te sens fatigué, maintenant, d’avoir tant éprouvé ce que tu ne mérites pas… J’ai repris
au 8 février, compté le temps d’attente et de travail téléphonique, compté le remplissage des
formulaires, compté les allers-retours à la pharmacie où on ne dispose pas toujours immédiatement
de la quantité demandée de vos médicaments, compté l’attente au téléphone pour les prises de
rendez-vous, l’oreille saturée par le Mozart en boucle, ou le Tchaïkovski ou la quelconque musak
de supermarché… Si longue, la musak, quand on attend une voix… Et une voix arrive, mais c’en
est une enregistrée qui vous prévient que tous les téléconseillers sont en ligne et qu’il faudra
rappeler… Alors on lève les yeux vers le ciel, un ou deux nuages y filent, ils sont beaux, ils sont
beaux pour l’éternité, c’est deux secondes de douceur, toujours bonnes à prendre, et on allume une
cigarette… On allumait une cigarette… Enfin j’ai compté tout, et ça y est, lecteur, respire, je te
livre le total de mes AGCS sans plus de fioritures : 155 heures de travail réparties sur 16 semaines
(je n’ai pas compté les temps d’hospitalisation où tout, en principe, vous est mâché).
Je proposerai donc à l’aide à domicile, quand elle se déplacera, d’inclure, dans le calcul de mes
heures annuelles, ces 155 heures. Elle me prendra pour une débile, ou une provocatrice. Elle finira
par exploser, le dire : vous êtes une débile ! ou une provocatrice !
Et moi, alors : les deux. Je suis les deux. Mais ça n’est pas ma faute. Je suis le pur produit de la
mécanique qui me contient, et dont vous faites partie, vous aussi !... Parce que, hein, reconnaissez,
reconnaissez quand même que c’est vicieux, le coup du revenu annuel valant 2030 fois le smic
horaire comme seul équivalent des 800 heures ! Reconnaissez que ça pénalise l’artisan par rapport
à l’ouvrier, mettons, je veux dire que ça le pénalise par rapport au smicard salarié !

1er juillet.
Elle était là tout à l’heure, l’aide à domicile. J’avais tout préparé, les originaux, les copies. Je
n’ai pas explosé, j’ai pleuré. La rage aussi me tire des larmes, des larmes assez différentes de
celles du matin, moins douces, plus hoquetées, en face de moi on croit que c’est de la peine, ce
l’est aussi évidemment. Elle était désolée. Je lui ai donc épargné le total de mes heures d’AGCS,
mais lui ai quand même fait remarquer le coup des 2030 fois le smic horaire, cette ineptie, cette
injustice, ce vice de forme, disons le mot ! j’ai dit… Et elle était encore plus désolée : elle
reconnaissait… Assise à ma table à dessin en face des espadrilles avachies d’un de mes copains,
pointure 46, que je peins en ce moment, elle certifiait conforme mon paquet de copies la tête
rentrée dans les épaules, triste infiniment, infiniment patiente, et j’ai eu pitié d’elle, j’ai cessé de
pleurer. Et je l’ai regardée : un sujet comme moi, un produit comme moi. Mortelle et pauvre bête,
comme moi. Et d’un coup, allez savoir, je me suis rappelé que j’étais, outre que metteur en scène
deux fois par décennie en moyenne, et plasticienne, et enseignante à temps partiel, et animatrice
d’ateliers d’écriture quand ça se trouve, et sujet et produit et pauvre bête - écrivain. Et qu’en tant
qu’écrivain il fallait peut-être exhiber mes justificatifs de cotisations aux AGESSA. Alors je me
suis bougée de ma chaise, j’ai retourné quelques grosses piles sur mon bureau, j’y ai trouvé le truc,
une chance, et j’ai dit à Madame L. : Il y a aussi ça, je suis écrivain, c’est du travail aussi, ça,
non ?... les AGESSA, vous connaissez ?
— Mais bien sûr, me dit-elle, très doucement. On va le prendre aussi. Je ne sais pas comment
ils calculent, mais ça doit compter aussi, bien sûr, et je vais faire passer le dossier en urgence…
Elle m’a dit bon courage en partant. J’ai filé à la salle de bains, et avant de me passer de l’eau
sur le visage, je me suis vue comme elle m’avait vue : sillons sur les joues, yeux rouges et absence
de cils (ils sont tombés aussi), paupières battues, chauve inélégamment (ça repousse par plaques).
Je me suis dit : si je l’avais reçue avec ma perruque, je l’aurais sûrement moins attendrie.
Et je ne l’avais même pas fait exprès. C’était un jour de chaleur brutale.

4 juillet.
Elle vient de me rappeler. Pressée de m’annoncer la nouvelle, pressée de me montrer qu’elle
avait tenu sa parole, fait passer le dossier en urgence, insisté pour qu’il soit traité immédiatement,
et la nouvelle était vraiment bonne : je l’avais, ma seconde ouverture de droits. Je pourrais
m’offrir une convalescence à peu près décente, aussi longtemps que j’en aurais besoin.
Je sentais dans sa voix de la fierté, de l’émotion, j’en étais atterrée…
— Mais pourquoi ? pourquoi puisque je ne les ai pas, les 800 heures… ?
— Vos cotisations d’écrivain, sans doute… Je vous l’ai dit, madame Drai, je ne sais pas
comment ils calculent… mais vous êtes tranquillisée, au moins ?... je voulais vous le faire savoir
vite…
J’ai dit oui, bien sûr… tranquillisée… J’ai dit et répété que je la remerciais, elle m’a répondu
que c’était normal, qu’elle était là aussi pour aider. Avec encore la même fierté, et presque de la
ferveur.
C’est comme ça, et assez fréquent. Certains sont des croyants, des authentiques. Métiers de
chien, et ils ne savent rien de la mécanique qu’ils servent (son mot : « je ne sais pas comment ils
calculent ») mais ils vont bravement, petits soldats, petits croisés d’une désuète idée du bien, du
bon, et au bout du compte ils ont raison. Certains infirmiers, aussi, ont leur métier, ce métier de
chien sous-payé, dans la peau. Voudraient bien une augmentation, mais pour rien au monde ne
changeraient de métier. Le goût de guérir, le goût de servir. Ce qui reste de sollicitude gratuite et
d’engagement humain se trouve et se voit beaucoup là, dans ce genre de traversée. Eu égard au
fait que nous vivons dans un monde où le mercantilisme et la rentabilité ont désormais valeur de
loi, ça ne laisse pas d’être sidérant.

9 juillet.
Le compte à rebours avance, si tout va bien le rétablissement de la continuité est prévu pour la
première semaine d’août, bientôt je ne regarderai plus ma merde en face à face, mais me
contenterai, comme tout le monde, de la regarder de haut après avoir chié et avant de tirer la
chasse. Et j’en suis bien contente. Mais quand même, je n’oublierai pas.
À ne pas oublier non plus : ce documentaire sur la merde humaine comme combustible de
l’avenir, c’est très sérieux, c’est à l’étude dans de nombreux pays, en fonction même dans
quelques-uns, c’était sur Arte et ça m’avait tiré de petits rires malins, parce que, donc, me disais-je
tout en m’intéressant aux divers dispositifs de transformation de la merde humaine – parce que
donc, hi hi, voilà : les stomisés sont les précurseurs de l’avenir !
Dans une trentaine d’années, tout homme devra avoir dans sa maison une grande fosse de
retraitement et s’en occuper avec soin, et apprendre, enfin, à regarder sa merde en face. Et il le
fera avec sérieux. Comme cet ingénieur français qui, filmé au pied d’un petit terril de merde
compactée, prenait dans sa main et présentait au spectateur une sorte de gros galet irrégulier d’un
brun de terre brune, et en expliquait les vertus. C’est comme ça. L’homme, après avoir longtemps
méprisé sa merde, se voit désormais contraint de la reconnaître comme un espoir possible en ces
temps tourmentés où nul n’ignore plus que la planète fatigue.
Regarder sa merde en face. À entendre au sens propre, évidemment, mais au figuré aussi, ça va
de soi.
Mais que je suis bête : la littérature s’en charge, depuis toujours, et l’art... Ils ne font que ça.
Regardent en face la merde, l’ombre, les bas-morceaux... Impoliment, depuis toujours.
Espérons seulement que l’inquiétude pour la planète ne nous prive pas de ça. De cette
impolitesse. Espérons.

12 juillet.
Dernière séance de chimio hier. Et – il y aura eu de beaux hasards - je viens de retrouver le
poème de Ponge. Il se trouve dans le recueil Le Parti pris des choses, s’intitule « La loi et les
prophètes », et en voici le fragment que je me rappelais confusément, et dont j’avais soif :

Les statues se réveilleront un jour avec un bâillon de tissu-éponge entre les cuisses.
Alors les femmes arracheront le leur et le jetteront aux orties. Leurs corps, fiers jadis
et d’être sans issue vingt-cinq jours sur trente, laisseront voir le sang couler jusqu’aux
chevilles. Ils se montreront en beauté.
Ainsi sera communiquée à tous, par la vision d’une réalité un peu plus importante que
la rondeur ou que la fermeté des seins, la terreur qui saisit les petites filles la première
fois.
Toute idée de forme pure en sera définitivement souillée.

Photo : Autoportrait, avril 2008, Martine Drai ©

26 juillet 2008

[1] Voir Bibliographie et liens.

You might also like