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Je le sais bien, le moi est haïssable; la réclamation de priorité et la défense personnelle ont toujours quelque

chose de pénible à la fois pour celui qui les fait et pour celui qui les écoute.
Mais rien ne défend la propriété scientifique; voilà pourquoi de telles réclamations ont souvent lieu.
Il y en a de mémorables exemples dans la science.
Je peux donc être excusé, et le lecteur, j’ose l’espérer, reconnaîtra qu’outre le droit, j’avais l’obligation de me
défendre.
Et si, dans les termes, la défense est quelquefois un peu vive, j’en demande pardon en considération de ce que
les Conférences et l’Avant-Propos ont été écrits après l’incident de la séance du Congrès de Londres.
Les Conférences, en effet, ont été faites aux mois de juin et juillet 1881 et 1882.
La rédaction a été faite sur les notes recueillies par deux élèves distingués de la Faculté libre de médecine de
Lille, Messieurs Edmond Parmentier et Georges Larrouy, après mon retour de Londres.
J’ai dit que ce livre contient l’énonciation d’une doctrine nouvelle concernant l’organisation et la vie.
N’est-ce pas bien prétentieux? C’est pourquoi il faut s’expliquer.
Autrefois, il n’y a pas bien longtemps, on n’entrevoyait pas même par quel côté il serait possible d’attaquer
expérimentalement le grand problème de la vie.
Comment l’aurait-on pu? On ne connaissait dans l’organisation que des formes essentiellement transitoires:
rien de fixe et d’immuable servant de support à la vie.
Bonnet et Buffon, ces deux illustres philosophes et naturalistes du dix-huitième siècle, avaient imaginé, l’un ses
germes préexistants, l’autre ses molécules organiques pour satisfaire à cette nécessité philosophique; vaines
hypothèses que la Science n’a pas sanctionnées.
Bien mieux, en 1854 et bien plus tard, malgré le mémorable travail de Cagniard-Latour sur la levûre de bière,
les développements de Turpin à ce sujet et un admirable énoncé physiologique de.
Monsieur Dumas concernant la fermentation, qui date de 1843, on niait que la levûre agit en vertu de sa nature
d’être vivant, qu’elle se nourrit de sucre, consomme la matière fermentescible.
On ne savait rien de la fonction chimique des moisissures et des infusoires dont on notait la présence dans les
infusions et dans les fermentations.
Loin de croire les moisissures et les infusoires actifs dans les phénomènes de fermentation, le plus grand
nombre admettait qu’ils en étaient l’effet (Charles Gerhardt et autres).
Pour expliquer ces phénomènes, Liebig en était revenu au système ancien de l’altération spontanée, plus ou
moins rajeuni à la suite d’une expérience mal interprétée de Gay-Lussac.
Bref, on croyait généralement que la fermentation était la conséquence de l’altération spontanée de quelque
matière albuminoïde transmise à la matière fermentescible.
On répugnait si peu à admettre ainsi des transformations chimiques sans cause que, sans se préoccuper de la
présence de la moisissure, on croyait à l’interversion spontanée du sucre de canne 6.
Depuis Leuwenhoeck, c’est-à-dire vers le commencement du dix-huitième siècle, jusqu’en 1854, on avait certes
étudié le développement des moisissures et des infusoires dans les milieux et les solutions les plus divers.
Félix Dujardin (1841) avait fait une expérience qui était, comme plusieurs des miennes, réduite à ses termes les
plus simples; il avait noté, par exemple, qu’ « une infusion de sucre, avec des oxalate et phosphate
d’ammoniaque et du sel marin, était couverte, au bout de dix jours, d’une pellicule blanche toute formée de
Bacterium termo. »
Mais il avait employé un sel ammoniacal, et par suite il y avait dans sa solution les éléments prochains à l’aide
desquels pouvait se constituer la matière organique de la bactérie.
Dujardin ne s’est pas occupé autrement des rapports des infusoires avec les infusions.
Mais le problème concernant la génération spontanée était loin d’être résolu.
C’est dans cet état de la science que j’ai commencé l’étude de l’interversion du sucre de canne.
J’avais eu soin de m’assurer de la pureté du sucre que j’employais; j’avais insisté notamment sur le fait qu’il
était dépourvu de matière albuminoïde.
Je n’avais donc dans mes solutions rien que l’on pût considérer comme pouvant, par altération spontanée,
donner naissance à un ferment.
De ces expériences, ainsi réduites à leur plus simple expression, j’ai immédiatement déduit plusieurs
conséquences de premier ordre:
1. L’eau sucrée ne s’intervertit pas à froid:
c’est-à-dire que le sucre de canne ne fixe pas spontanément les éléments de l’eau pour former le sucre
interverti.
2. L’interversion est consécutive au développement des moisissures.
3. Les moisissures sont des ferments.
4. Les moisissures créent la matière albuminoïde de leurs tissus.
5. Les moisissures ne sont pas le fruit de la génération spontanée.
6. Les moisissures ont pour origine des germes atmosphériques.
7. Les moisissures intervertissent le sucre de canne de la même manière que la diastase saccharifie l’amidon;
c’est-à-dire qu’elles produisent, outre la matière albuminoïde proprement dite, une substance analogue à la
diastase:
c’est ce que plus tard j’ai appelé une zymase.
8. Je distinguais ainsi très nettement les ferments solubles des ferments insolubles.
Le ferment soluble, étant produit par la moisissure, ne pouvait plus être considéré comme une substance en voie
d’altération, pas plus que la moisissure elle-même!
Plus tard j’ai généralisé ce fait expérimental en prouvant que toute zymase était produite par une production
organisée, cellule, bactérie ou microzyma.
9. Certains sels favorisent le développement des moisissures, d’autres l’entravent.
10. La créosote ou l’acide phénique (c’était tout un pour moi) empêchent l’interversion des solutions sucrées,
parce qu’elles tarissent la fécondité des germes de l’air ou leur multiplication.
Je donnais ainsi la solution du problème de l’antisepticité.
11. La créosote employée à dose non coagulante n’empêche pas l’action des moisissures déjà développées de
continuer.
12. J’ajoute que ces deux propriétés de la créosote ont permis de résoudre définitivement le problème de
l’hétérogénie.
Dans le Mémoire, tel que je l’ai adressé à l’Académie des sciences à la fin de 1857 et qu’il a été publié en 1858
(septembre) [3ème série, tome LIV] aux Annales de chimie et de physique, tout est fondamental et nouveau;
voilà pourquoi je l’ai reproduit en grande partie dans la seconde Conférence avec les développements
nécessaires que d’autres expériences lui ont apportés.
I. Cet ensemble, où tout se tient, Monsieur Pasteur prétend que je l’ai déduit de ses travaux antérieurs.
En 1876, de sang-froid, Monsieur Pasteur a écrit ceci:
« La première Note de Monsieur Béchamp sur l’interversion du sucre est de 1855.
Il n’y est pas du tout question de l’influence des moisissures; la seconde, où il constate cette influence, est du 4
janvier 1858, postérieure par conséquent à mon travail sur la fermentation lactique, qui est du mois de
novembre 1857, où j’ai établi pour la première fois que le ferment lactique est un être organisé vivant, que les
matières albuminoïdes ne sont pour rien dans la cause de la fermentation, postérieure aussi à mon premier
travail sur la fermentation alcoolique, qui est du 21 décembre 1857.
Ce qui est certain, c’est qu’à peine avaient-ils paru que Monsieur Béchamp, qui depuis 1855 n’avait pas signalé
l’action, des moisissures sur le sucre, quoiqu’il eût remarqué leur présence, modifia aussitôt ses conclusions
antérieures. »
(Études sur la bière, page 311, en note.) Monsieur Pasteur abuse, évidemment, d’une simple coïncidence.
Cela ne veut-il pas dire qu’entre la Note de 1855 et le Mémoire de 1857, dont un extrait a paru aux Comptes-
rendus des séances de l’Académie des sciences, en janvier 1858, rien ne s’était passé? Cela ne veut-il pas dire
que j’aurais tout bonnement supposé de nouvelles expériences, et que mes explications, pour les introduire dans
le Mémoire de 1857, étaient purement imaginaires et que j’aurais commis un faux scientifique manifeste?
Monsieur Pasteur, en écrivant comme il a fait, a été ou bien léger, ou bien audacieux!
Quoi qu’il en soit, il ne s’est pas souvenu que, dans une circonstance importante, il a reconnu, sans réserve, que
les expériences de mon Mémoire de 1857 étaient de la plus rigoureuse exactitude:
il les connaissait pour les avoir répétées!
Non, rien, absolument rien, n’est vrai dans la réclamation de mon âpre adversaire.
Rien de ce que j’ai publié en 1857, ne se trouve, pas même en germe, dans les deux Notes qu’il a publiées à la
même époque.
Comment pouvais-je m’inspirer de ses idées lorsque, parlant du ferment qu’il a appelé lactique, il dit, dans son
Mémoire:
« Ces globules (du ferment lactique) prennent naissance spontanément au sein du liquide ALBUMINEUX
fourni par la partie soluble de la levûre 7! »
Peu importe, après cela, que, deux pages plus haut, Monsieur Pasteur, dans une Note, ait réservé la question des
générations spontanées:
il ne nous dit pas d’où vient le ferment lactique, et il n’a pas expérimenté avec des solutions exemptes de
matières albumineuses.

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