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Monsieur Michel Viel

N. S. Trubetzkoy et R. O. Jakobson : à l'origine de la notion de «


marque » en linguistique et de sa fortune depuis cinquante ans
In: Revue des études slaves, Tome 55, fascicule 2, 1983. P. Ja. Čaadaev. pp. 375-382.

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Viel Michel. N. S. Trubetzkoy et R. O. Jakobson : à l'origine de la notion de « marque » en linguistique et de sa fortune depuis
cinquante ans. In: Revue des études slaves, Tome 55, fascicule 2, 1983. P. Ja. Čaadaev. pp. 375-382.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_1983_num_55_2_5342
N.S.TRUBETZKOY ET R.O.JAKOBSON,
A L'ORIGINE DE LA NOTION DE «MARQUE» EN LINGUISTIQUE
ET DE SA FORTUNE DEPUIS CINQUANTE ANS*

par Michel VIEL

1 . Un cas de culte de la personnalité en linguistique ?

Trubetzkoy, Jakobson. Jakobson, Trubetzkoy.


D'autres ont parlé des rapports de marque.
On pourrait nous accuser d'un « apriorisme binaire » .
Notre choix est délibéré. La notion de marque a donné naissance à une littéra
tureconsidérable en volume, mais souvent répétitive. Beaucoup de travaux qui
traitent de la marque, d'une part n'apportent rien de nouveau sur le plan théorique,
d'autre part n'ont pas d'intérêt historique. Que faut-il de plus pour les disqualifier ?
En amont de la notion de marque il y a celle d'opposition et d'archiphonème,
en aval la neutralisation. Si on voulait faire une étude exhaustive de la bibliographie,
c'est presque toute la littérature depuis cinquante ans qu'il faudrait recenser. Il est
illusoire d'espérer y parvenir. Nous avons donc sacrifié l'idéal d'exhaustivité à celui
de cohérence des choix. П était préférable de concentrer notre attention sur les
textes qui font date sans toujours examiner dans le détail les sous-produits auxquels
ils ont donné lieu. Dans une étude des oppositions « marqué— non marqué », il nous
paraît excusable de négliger les travaux des disciples contemporains de Martinet

* Cet article est une présentation, suivie d'un résumé, d'une thèse de doctorat d'État,
« la Notion de "marque1 chez Trubetzkoy et Jakobson : Un épisode de l'histoire de la pensée
structurale » (783 pages), soutenue à l'Université de Paris-Sorbonne le 25 juin 1982, jour
anniversaire de la mort de N. S. Trubetzkoy, vingt- trois jours avant celle de R.O.Jakobson.
L'auteur, angliciste de par sa formation et ses fonctions, remercie la rédaction de la Revue
des études slaves qui lui a spontanément ouvert les colonnes de la Revue, ainsi que
Monsieur René L'Hermitte qui lui a donné de précieux conseils. On se souviendra que la Revue
des études slaves occupait dans l'entre-deux-guerres une place de choix dans la demonologie
jakobsonienne, et que Trubetzkoy l'accusait d'être « un organe de combat contre la phonol
ogie» (lettre à H. Lindroth, mars 1937). Comme on le verra, nous avons pour ambition de
faire œuvre d'historien en dehors de toute allégeance doctrinale. La première partie de cet
article se présente comme une justification de la prééminence donnée à nos deux auteurs.
La seconde est un résumé factuel, chapitre par chapitre, de la thèse. Sur la problématique
en général voir aussi « A propos de l'histoire de la notion de 'marque' et de la méthode histo
rique en linguistique », l'Information grammaticale 18, 1983 ; et, sur le point précis de l'origine
de la classification des oppositions phonologiques, « Nouvelles remarques à propos de l'aban
donpar Trubetzkoy des oppositions disjointes», Historiographia linguistica, II, 1, 1984.

Rev. Ètud. slaves, Paris, LV/2, 1983, p. 375-382.


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ou des linguistes soviétiques qui se réfèrent à Jakobson. D nous semble moins


justifié de passer sous silence le nom de Jakobson lui-même. C'est pourtant ce que
fait un auteur comme R. Pfeiffer-Rupp (Studien zu phonetischen und semantischen
Merkmalsystemen, 1976), malgré une documentation par ailleurs parfaitement
à jour.
Ainsi le premier des principes méthodologiques qui ont guidé ce travail a été de
mettre en avant quelques textes que nous jugeons fondamentaux pour leur intérêt
théorique ou historique, et de laisser à l'arrière-plan les critiques et les applications.
C'est pour cette raison que nous avons attaché la plus grande importance à l'œuvre
de Trubetzkoy et de Jakobson, sans toutefois délaisser leurs disciples (et leurs
adversaires) lorsque cette étude est utile à la compréhension des œuvres en question.
Les noms de N.N. Durnovo, A. Martinet, A.W. de Groot, B. Trnka, J.Vachek,
J. Kury łowicz reviennent souvent dans cet ouvrage, mais il était exclu d'étudier
les disciples de la seconde génération. Une exception a été faite pour N. Chomsky
et M. Halle. C'est la marque au sens de Trubetzkoy qui fait l'objet de ce travail,
mais on n'aurait pas compris que la notion de phonological markedness en soit
absente. Nous pensons toutefois que ce concept ne dérive pas uniquement de la
marque au sens de Trubetzkoy, et nous le faisons remonter aussi aux lois de struc
ture des systèmes phonologiques dégagées par Jakobson et Trubetzkoy entre la fin
des années 20 et le début de la guerre. Nous disons également un mot du sens qu'a
pris ce terme en grammaire générative au cours des dernières années — développe
ment que nous ne pouvions prévoir au départ mais qui nous semble largement
métaphorique.
Tout cela ne signifie pas qu'il faille réduire la bibliographie aux seuls textes les
plus connus. Nous sommes aux antipodes de B.-O. Qvarnstrôm (Formalizations of
Trubetzkoy 's Phonology, 1979) qui récuse l'ensemble du corpus de Trubetzkoy
pour fonder sa formalisation exclusivement sur les Grundziige der Phonologie
(1939). Le point de vue que nous avons adopté est consciemment exégétique.
Voici par exemple quelques questions que nous posons dans le corps de l'ouvrage :
D'où vient l'idée de corrélation et de disjonction ? Quand et pourquoi la marque
apparaît-elle dans la théorie ? Comment Trubetzkoy en est-il venu à rejeter la
notion de disjonction ? Quand et pourquoi a-t-il abandonné le principe du recours
à la conscience linguistique ? Y a-t-il un rapport entre ces deux changements ? Où
trouve-t-on la première ébauche d'une classification des oppositions ? Le modèle
des Grundziige est-il vraiment ce qu'on peut appeler un modèle achevé ? En quoi
diffère-t-il des classifications antérieures ?
Nous avons été amené à poser le même genre de questions à propos de la phonol
ogiede Jakobson, et de la morphologie et du lexique1 .
Certaines de ces questions ont déjà été posées dans le passé. D'autres sont
originales. De même, parmi les solutions et les hypothèses que nous proposons,
certaines figurent déjà dans la littérature. D'autres sont présentées pour la première
fois.
On aura compris que l'étude des sources nous intéresse plus que celle des
commentaires, la question des origines plus que celle des développements. Nous
avons tenté de faire œuvre d'historien de la linguistique et d'éviter de nous livrer

1. Pour des raisons pratiques il est apparu préférable de traiter séparément la phonologie
(chapitres 1 à 3), et la morphologie et le lexique (chapitres 4 et 5). Malgré quelques velléités
de «jeter des ponts» entre les différentes disciplines, nos auteurs mélangent rarement les
genres. On ne doit pas voir un parti pris théorique de notre part dans cette division.
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à une facile critique rétrospective, mais cela n'implique pas une adhésion aux
théories exposées.
Parmi les sources, il en est une d'un intérêt exceptionnel, c'est la correspondance
de Trubetzkoy. On en connaissait l'existence par quelques citations qui se trouvent
dans les « Notes autobiographiques » de Trubetzkoy complétées par Jakobson,
et placées en tête de la traduction française des Grundzuge. Mais beaucoup de
chercheurs, tout en croyant avec J. Vachek que la plus grande partie de ce trésor
avait été perdue pendant la guerre, n'en mesuraient pas vraiment l'importance.
Attendue depuis plusieurs années l'édition des lettres de Trubetzkoy à Jakobson
est parue en 1975, permettant non seulement un approfondissement de la connais
sance de l'œuvre des deux savants, mais apportant un nombre considérable d'info
rmations sur l'histoire du structuralisme.
Entre décembre 1920 et juin 1938, Trubetzkoy a envoyé cent quatre-vingt-dix-
sept lettres à Jakobson, soit en moyenne une par mois, mais un graphique nous
montrerait que leur répartition est irrégulière ; plus des trois quarts de ces lettres
(cent cinquante et une) ont été envoyés pendant la moitié de cette période, au
cours des années 1929-1937.
П n'y a guère d'idées, d'arguments ou d'exemples dans les livres et les articles
de Trubetzkoy qui ne se trouvent déjà dans sa correspondance, parfois en résumé
ou sous une forme embryonnaire et provisoire, mais aussi dans une version relativ
ement élaborée. L'étude de la correspondance nous permet de préciser la chronologie
de Trubetzkoy, et de mieux comprendre l'évolution de la pensée de Jakobson.
La majeure partie de ces lettres concerne la phonologie mais celle-ci n'occupe
pas tout le terrain, et cette correspondance nous permet de découvrir que
Trubetzkoy s'intéresse aussi à la morphologie. Nous examinons dans le chapitre 4
quelques ébauches de morphologie du russe stimulées par les articles de Jakobson
sur le système verbal et le système casuel. Nous avons accordé une place relativ
ementimportante à ces travaux non seulement parce qu'ils s'organisent autour de la
notion de marque, mais parce qu'ils sont peu connus en France. Alors qu'il existe
plusieurs volumes des œuvres de Jakobson en traduction française, aucun des
articles historiques sur la morphologie publiés en allemand et en russe n'a été
traduit.
Dans l'histoire de la linguistique cette correspondance n'a pas d'équivalent,
et dans l'histoire des sciences en général il s'agit d'un phénomène exceptionnel.
On connaît des textes de première importance qui ont vu le jour sous forme de
lettres adressées à un correspondant privé (lettres de Descartes à la princesse
Elisabeth, de Pascal à la reine Christine de Suède, pour prendre des exemples
classiques), mais il s'agit toujours de documents isolés. A une époque où le nombre
de lettrés et de savants était limité à quelques centaines de personnes, il pouvait
paraître judicieux à un philosophe de réserver la primeur de ses idées ou de ses
découvertes à un correspondant privilégié, souvent un protecteur des arts et des
sciences, riche mécène ou amateur éclairé. П n'est pas étonnant que cette pratique
soit tombée en désuétude au XIXe siècle.
La correspondance de Trubetzkoy et de Jakobson est de nature toute différente.
L'exemple qui s'en rapproche le plus est sans doute celle de Freud et de Jung.
Elle n'est pas sous-tendue par un rapport de science à puissance. Certes Trubetzkoy
est le descendant d'une des familles les plus illustres de Russie, mais émigré en
Autriche, il vit simplement de son salaire de professeur d'Université, tout comme
Jakobson. Les conditions matérielles de vie sont précaires. Discrètement, il fait
allusion à ses difficultés financières (5 avril 1928, 19 novembre 1928, etc.).
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Intellectuellement les deux correspondants sont sur un pied d'égalité. D n'y a pas
non plus de relation de maître à disciple ce qui distingue le cas Trubetzkoy -
Jakobson du cas Freud —Jung. Le « Prince Professeur » , comme on dit parfois
dans les documents de l'époque, a six ans de plus que Jakobson et jouit d'une
réputation supérieure, surtout dans les débuts de la relation, mais cette différence
s'efface peu à peu, et la situation s'est renversée depuis. La variété des intérêts de
Jakobson, l'énorme masse de ses publications (quatre mille pages d'oeuvres choisies,
réparties sur cinq volumes alors que deux autres sont annoncés) font que le public
cultivé connaît Jakobson, au moins de nom. Seuls les spécialistes de linguistique
connaissent celui de Trubetzkoy. C'est que Trubetzkoy est mort en 1938 à l'âge
de 48 ans alors que Jakobson, mort le 18 juillet 1982, est resté actif jusqu'à la fin :
le texte le plus récent que nous citons date de 1981 (le chapitre « Retrospect » du
troisième volume des Selected xmtings). Krystyna Pomorska dans ses entretiens
avec Jakobson parle de la structure « dialogique » de sa relation à Trubetzkoy.
Malheureusement les lettres de Jakobson, n'ont jamais été retrouvées, si bien que
pour l'historien de la linguistique une double asymétrie sous-tend l'édition de la
correspondance de Trubetzkoy. Nous avons les lettres de Trubetzkoy, non celles
de Jakobson, les commentaires de Jakobson non ceux de Trubetzkoy. L'histoire
a fait de Yalter ego un exégète. Pour qui étudie la notion de marque, ce n'est
pas une des moindres ironies.

2. La notion de « marque » : un épisode de l'histoire


de la pensée structurale
Pour accorder à Trubetzkoy et Jakobson une place aussi éminente dans la
découverte et la fortune de la notion de « marque », il fallait s'assurer qu'ils en
étaient bien les inventeurs et les premiers utilisateurs. Dans l'introduction on
traque les allusions à tout ce qui peut évoquer ce qu'on appelle aujourd'hui la
marque, chez un certain nombre de philosophes, d'écrivains, de lexicographes,
d'académiciens, d'ecclésiastiques, etc., et même chez d'authentiques linguistes
comme Q. Lancelot et A. Meillet : bredouille. Le travail proprement dit peut
commencer.

Chapitre 1
Le modèle phonologique commun
1. En 1927 Jakobson croit découvrir que les oppositions phonologiques se ramènent
à deux types : les corrélations et les disjonctions :
Une corrélation phonologique est constituée par une série d'oppositions binaires, définies
par un principe commun qui peut être pensé indépendamment de chaque couple de termes
opposés.
Exemple : en russe les consonnes sonores et les consonnes sourdes, les consonnes
molles et les consonnes dures, les voyelles à accent dynamique et les voyelles sans
accent. Ayant rallié Trubetzkoy à sa cause, il présente sa thèse au Premier Congrès
international de linguistes. Cet événement est le point de départ d'un processus qui
devait aboutir en 1930 à la découverte de la marque. On porte un jugement sur
l'état de la linguistique à l'époque en essayant de remettre en question un certain
nombre d'idées sur les « néo-grammairiens » et l'influence de Saussure sur le Cercle
de Prague, représenté par Trubetzkoy et Jakobson. La partie historique se termine
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par une discussion technique de ce que nous appelons « le binôme de Jakobson »


(l'opposition « corrélations— disjonctions »), de l'idée d'archiphonème également
introduite par Jakobson, et des lois de formation des systèmes de Trubetzkoy,
selon lesquelles tous les systèmes phonologiques se ramènent à quelques types
symétriques.
2. En préparant un article pour la Réunion phonologique internationale de Prague,
Trubetzkoy en vient à remettre en question la symétrie explicite entre le phonème
et l'archiphonème, et la symétrie implicite entre les variantes de chacun d'eux.
Il écrit à Jakobson (31 juillet 1930) :
Apparemment, toutes les corrélations phonologiques [...] prennent dans la conscience
linguistique la forme d'une opposition de la présence d'une certaine marque à son absence.
Trubetzkoy illustre sa thèse d'un exemple russe : dans certaines positions la mouill
urede la consonne (le s' dans snjať) n'est pas reconnue spontanément alors qu'une
consonne dure n'est jamais confondue avec une consonne molle : la représentation
phonologique est celle de la forme non marquée. La théorie permet à Trubetzkoy
d'expliquer les fautes d'orthographe des copistes dans les « monuments » du
vieux slave : c'est toujours la voyelle de la série non palatale qui est utilisée à la
place de la voyelle de la série palatale, jamais l'inverse. On explique comment et
pourquoi l'idée de marque a surgi dans la conscience de Trubetzkoy. Le rôle de
l'interlocuteur dans les mois qui précèdent la communication publique de la découv
erte(« l'une de vos idées les plus remarquables et les plus productives », lui écrit
Jakobson) est mis en avant. L'histoire de la découverte se prolonge par une analyse
critique des concepts de groupe de parenté et de faisceau, et une discussion de la
nature phonologique ou phonétique de la marque.
3. Le premier chapitre se termine par une analyse de quelques travaux contempor
ains marquants de ceux qui, au début des années trente, ont illustré ou contesté
ce modèle, en particulier N.N. Durnovo, B. Trnka, et A. Martinet.

Chapitre 2
Le modèle phonologique de Trubetzkoy
1. La question de l'abandon du binôme de Jakobson, déjà étudié par J. Vachek
et par G. Eramian, est réexaminée à la lumière de documents nouveaux, tant du
point de vue chronologique que du point de vue psychologique. La critique s'appuie,
entre autres, sur les écrits politiques de Trubetzkoy que nous pensons avoir ex
humés pour l'occasion. Les linguistes ne devraient pas oublier que N.S. Trubetzkoy
a été l'un des fondateurs du mouvement « eurasien » . Trubetzkoy pensait que la
Russie différait radicalement de l'Europe occidentale. Au contraire une large
communauté de pensée et de comportement réunissait les Slaves de l'Empire (plus
tard de l'Union soviétique) et les peuples allogènes. La défense de l'individualité
eurasienne a été l'une des passions de Trubetzkoy. Celui qui est passé à la postérité
comme l'auteur de la classification des oppositions phonologiques s'était essayé
à une classification des « individualités » , présentée en tête d'un recueil sur l'indivi
dualité eurasienne, qui n'a peut-être pas un grand intérêt en soi, mais dans laquelle
nous voyons une ébauche de la grande classification des Grundziige der Phonologie.
On essaie de définir la structure mentale de Trubetzkoy parce que c'est elle qui
explique la théorie autant que l'idée de « progrès scientifique ». Les travaux des
années 1935-1936 sont analysés en détail.
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2. Les règles de détermination du phonème et la classification des oppositions,


dans laquelle prennent place les oppositions privatives (oppositions d'un terme
marqué et d'un terme non marqué), telles qu'elles apparaissent dans les Principes
de phonologie, sont examinées d'un point de vue critique. On souligne l'originalité
et les contradictions de la théorie. On insiste sur l'importance de la base phonét
iquede la théorie phonologique.
3. La théorie de l'archiphonème et de la neutralisation, dans laquelle un contemp
orain comme Z. Harris voit l'originalité majeure de Trubetzkoy, est soumise
à la critique. On tente de montrer que les successeurs de Trubetzkoy se sont content
és de rectifier des points de détail pour asseoir leur propre théorie. On conclut
à la fausseté empirique de certains éléments de la doctrine, et à l'inutile complexité
de l'ensemble. Le cas du système vocalique de l'anglais est utilisé aux fins de
démonstration.
4. Trubetzkoy avait appelé de ses vœux la collaboration de logiciens. On examine
trois études sur les bases logiques de Trubetzkoy : celle de son traducteur
J. Cantineau (1955), celle de S.Marcus (1967), et enfin celle de B.-O. Qvarnstrôm
(1979). On porte sur la contribution des mathématiques un jugement nuancé, en
insistant sur une découverte de Marcus qui tendrait à prouver que Trubetzkoy
a eu l'intuition du concept d'invariance, lequel devait devenir un des concepts clefs
de la théorie de Jakobson.

Chapitre 3
Le modèle phonologique de Jakobson
1 . La mise au point de la théorie de Trubetzkoy coïncide avec une crise dans ses
rapports avec Jakobson. Cette crise devait aboutir à une sorte de rupture. Jakobson
n'accepte pas la classification des oppositions, et interrompt sa collaboration.
La mort de Trubetzkoy (25 juin 1938) met fin à la polémique. Jakobson a rejeté
le binôme initial pour mettre en valeur la notion de trait distinctif comme véritable
élément oppositif, au détriment de la notion de phonème. La binarité des traits
est progressivement posée comme un absolu. On montre l'évolution de la théorie
et l'inéluctable avènement du binarisme à travers les travaux de Jakobson publiés
entre 1939 et 1953. Le moment crucial de ce point de vue est la définition des
traits en termes de rapports de volume des résonateurs, et non de points d'arti
culation. On montre que l'opposition entre Jakobson et Trubetzkoy est largement
phonétique (et non phonologique comme on l'entend dire). On examine la question
de ľ« apriorisme » de Jakobson. Les lois phoniques générales, dans lesquelles on
reconnaît les lois de formation des systèmes de Trubetzkoy, sont étudiées en
rapport avec le langage enfantin et l'aphasie.
2. La théorie du marquage en phonologie générative est examinée dans la mesure
où N. Chomsky et M. Halle se situent explicitement dans la perspective binariste
de Jakobson. Comme pour Trubetzkoy et Jakobson, on définit les bases phonét
iques de la théorie. On prend position (contre Jakobson et ses disciples directs)
dans la polémique qui oppose Chomsky et Halle à leur ancien maître : la binarité
telle que Jakobson la comprenait jusque vers 1960 exclut le rapport de marque.
On termine cette partie par une présentation critique de la théorie de Chomsky
et Halle (marquage et règles de liaison).
N. S. TRUBETZKOY ET R. O. JAKOBSON 381

3. On rend compte ici de travaux personnels sur la perception phonologique


(expériences réalisées sur quelque 250 sujets). On cherche à montrer la corrélation
entre les concepts suivants : marque, simplicité reconnue, fréquence. L'expérience
est conduite à la fois du point de vue de la problématique « psychologisante » de
Trubetzkoy et de celui de la théorie phonétique et phonologique de Chomsky
et Halle.

Chapitre 4
Jakobson et le structuralisme historique en morphologie
1. Jakobson et ses laudateurs ayant récemment déclaré que celui-ci a donné une
première version du concept de marque dans une œuvre de jeunesse, Novejšaja
russkaja poezija (1921), on analyse le texte cité pour aboutir à un jugement réservé :
Trubetzkoy reste l'inventeur de la notion de marque mais l'idée de hiérarchie était
au cœur de la problématique de Jakobson. On définit la notion de corrélation en
morphologie au moment où Jakobson abandonne implicitement ce concept en
phonologie (1932).
2. On donne un compte rendu critique de l'analyse du verbe russe dans lequel
Jakobson voit l'existence d'un petit nombre de corrélations. La notion de marque
semble répondre à une définition pratique beaucoup moins précise que chez
Trubetskoy. On compare l'analyse de Jakobson aux critiques de Trubetzkoy
dans ses lettres. La thèse révèle un aspect méconnu de l'œuvre de Trubetzkoy dans
son intérêt pour la « morphologie structurale » dont il préconise la fondation
dans une lettre du 25 février 1930.
3. Suivant Jakobson, on applique ce même type d'analyse au système des cas.
Jakobson voit dans la déclinaison russe le jeu de quatre oppositions de marque :
la référence, l'extension, la position et la structuration. Trubetzkoy lui apporte
un soutien de principe, et quelques arguments (juillet 1936). On examine la place
de Jakobson dans l'histoire de la théorie grammaticale, l'originalité de sa doctrine
et ses insuffisances manifestes, récemment étudiées par Guy Serbat (1981).
4. L'idée de marque en morphologie débouche sur celle de signe zéro. Jakobson
prend une fois de plus Saussure comme point de départ et comme faire valoir.
En face du signifiant zéro de Saussure et Bally, Jakobson pose l'existence d'un
signifié zéro. И donne de nombreux exemples d'entrelacements et de chasses-
croisés : le zéro morphologique est un signe sémantique positif, ou inversement.
Cet aspect de la théorie jakobsonienne a souvent été mal compris.

Chapitre 5
Contradicteurs et continuateurs
1. Jakobson laisse rarement indifférent. Sa théorie des casa donné à A.W. de Groot
et à J. Kury łowicz l'occasion de présenter la leur : sans être d'accord entre eux,
ils reprochent à Jakobson de séparer artificiellement la morphologie et la syntaxe,
et d'attribuer un sens au cas là où celui-ci est régi ou automatique.
2. Après vingt ans de silence, Jakobson reprend la plume pour traiter de morphol
ogie. П récuse les critiques de de Groot et de Kury łowicz, qu'il accuse d'appliquer
sans discernement les critères phonologiques à la morphologie. Sa réflexion prend
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une ampleur jusque-là inconnue, et s'appuie sur deux nouveaux concepts : le


principe d'invariance et celui d'iconicité. La mise en parallèle spontanée de deux
emplois casuels reconnus comme distincts par les grammairiens (instrumental de
moyen et instrumental de comparaison en vieux russe) montre qu'il y a unicité
sémantique pour les sujets, ce que Jakobson, empruntant sa terminologie aux
mathématiques, rattache au principe de l'invariance. A propos de cet exemple
on montre comment la plupart des idées de Jakobson étaient déjà présentes dans
ses premiers travaux. On signale toutefois les innovations récentes comme la prise
en compte de la dimension énonciative dans le système verbal, et la défense de
l'iconicité qui aboutit à récuser les vestiges « saussuriens » du Jakobson de l'entre-
deux-guerres sur l'arbitraire du signe et le signe zéro. Le signifiant d'une forme
marquée tend à être plus lourd que celui de la forme non marquée correspondante.
Jakobson n'hésite pas à s'attaquer au paradoxe de la désinence zéro du génitif
pluriel russe. Il opère un rapprochement entre l'opposition d'extension (N — G)
et l'opposition de nombre (Sg — PI) et découvre une tendance à la symétrie dans
le système. On regrette l'absence d'une base statistique sérieuse dans la théorie
en général, et on affirme qu'il est difficile de faire la part du hasard et de la nécess
itédans l'évolution linguistique telle que Jakobson se la représente. On pose toute
foisle problème du cas sujet singulier, deux fois non marqué, de l'ancien français,
représenté par s, en face du cas régime et du pluriel représenté par zéro, et on émet
l'hypothèse d'une restructuration fonctionnelle pour expliquer l'évolution. Le
problème du genre et de son évolution dans la problématique de Jakobson fait
l'objet d'une étude détaillée.
3. Les travaux de M. Bierwisch sur les universaux adjectivaux (1967) se présentent
comme une prolongation des théories de Jakobson dans un cadre génératif, ceux du
psychologue H. H. Gark (1974), comme une application du concept de marque
aux problèmes de la compréhension. Les modifications terminologiques ne doivent
pas nous empêcher de les prendre en considération. En revanche la théorie récente
du marquage syntaxique de van Riemsdijk (1978) ressemble plus à une théorie
de l'exception qu'à une théorie de la marque, non seulement au sens de Trubetzkoy
et Jakobson, mais aussi au sens de Chomsky et Halle.
En conclusion on examine quelques-uns des caractères communs à la marque en
phonologie d'une part, dans la morphologie et le lexique d'autre part, et on étudie
la nécessité physiologique, psychologique et pragmatique de l'existence de l'opposi
tion des termes marqués et non marqués.

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