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231 COMPTE RENDU Pierre MARTIN, professeur titulaire ‘Tsutomu Akamatsu, The Theory of Neutralization and the ‘Archiphoneme in Functional Phonology, Amsterdam, John Benjamins, «Current Issues in Linguistic Theory», no 43, 1988, x3, 533 p, Tin’est jamais trop tard pour rendre compte d'un livre qui est important. Louvrage de Tsutomu Akamatsu, publié en 1988, n'a jgutre suscité a ce jour, du moins me semble-til, la réaction qu'l mérite. A cela, ily a sans doute plusieurs raisons. D’abord,ilest evident que les courants dominants de la linguistique anglaise contemporaine (Celle qui stest épanouic en Grande Bretagne), ayant a peu pres totalement ignoré la question de larchiphonéme et de la neutralisation, n'y trouvent évidemment pas leur compte, ce qui explique probablement le silence des linguistes anglais, Puis, vu de ce ebté de Atlantique (des Etats-Unis notamment), Pouvrage semble tout avoir pour déplaire: Jakobson n'y occupe pas la position centrale et plusieurs de ses théses importantes (binarisme, théorie du trait dstinetf, ete.) y sont rejetécs; Ie «fonctionalismen qu’on y pratique n’a rien a voir avec les tendances <«fonetionnelles» que Ton rencontre actuellement dans nombre de nilieux génératvistes, ou autres; et pour ce qui est de ceux qui demeurent foncidrement des bloomfieldi quiimplique la neutralisation reste incompréhensible. Par ailleurs, Europe de Est doit étre encore trop marquée par Troubetzkoy pour pouvoir s'en distancier comme le fait ici Nauteur. Enfin, méme les martinétiens peuvent sans doute trouver & redire au sujet de cette oeuvre dans la mesure ou le sens critique aigu du linguiste japonais sépargne pas le maitre (André Martinet) dont il cherche constamment et résolument, il est vrai, & approfondir les theses. il ne s'agit 18, en definitive, que de prétextes, car Pouvrage d’Akamatsu est en réalité absolument incontournable. 1 Ya quelque temps, le sujet avait été abordé, mais d'une fagon plus ‘générale (N. Davidsen-Niclsen, Neutralization and Archiphoneme: Two Langues et linguistique, n° 19, 1993 ISSN 0226-7144 © Département de langues, lingtstqueet traduction Faculté des lettres, Université Laval Quebec (Québec) CANADA Misavaea Phonological Concepts and Their History, Copenhague, Fink, 1978). Le livre d’Akamatsu est actuellement Pouvrage le plus complet et le plus & jour sur la question de Varchiphonéme et de la neutralisation en Phonologie (fonctionnelle), Naturellement, Tsutomu Akamatsu, qui enscigne a 'Université de Leeds, en Angleterre, est bien connu dans les rmilicux fonctionalistes pour ses travaux en phonologie et notamment pour les recherches qu'il poursuit depuis 20 ans sur le sujet abordé, Mais, pour la premigre fois, ce grand spécialiste de la question nous livre ici une synthése originale, complete et cohérente, de ses idées. Incontestablement, il sagit d'une analyse trés fine des contributions historiques au sujet traité, et ce, aussi bien de celles provenant d’Amé- rique Bloomfield, Sapir, Trager, Swadesh, Twaddell, Hockett), que a'Europe de VEst (Mathesius, Trnka, Vachek, Jakobson, Troubetzkoy) et d'Europe de POuest (Jones, Hjelmslev, Buyssens, Martinet). Refus de Vimprécision et quéte de la cohérence du point de vue caractérisent cette analyse. Bien str, ce live ne se lit pas comme un roman, ov une oir, Il ne s'adresse pas & des néophytes. Il exige une connaissance préalable du sujet et impose que Von s’arréte fréquemment pour réfle- chi et faire le point, Crest un livre tres dense et trés riche. Il est rigourcux et méthodique, trés fouillé sur le plan de Vexplication histo- rique des positions prises par les principaux protagonistes, et tres cxplicite théoriquement, en tirant constamment toutes les conséquences logiques des arguments invoqués. Du reste, Akamatsu est non seule- ‘ment un historien compéten, il est également un théoricien talentueux. ‘Tout en critiquant André Martinet sur plusieurs points, il ne le renie jamais et cherche & approfondir ses idées, en les libérant de tout ce qui fst pergu comme une imprécision, voire une incohérence. L'auteur est ainsi amené a élaborer une théorie «maximalement fonctionaliste» de la neutralisation ct de Parchiphonéme. Le tout est done personnel, ce qui ne veut pas dire que les points de vue adoptés ne sont pas partagés par de nombreux fonctionalistes. Dans Favant-propos, André Martinet souhaite que Pon ne prenne pas ce livre simplement pour une histoire des concepts de neutralisation et d'archiphonéme mais pour un véritable plaidoyer en faveur de Vadoption de ces notions dans la pratique courante de analyse linguistique. Des la préface, Akamatsu affiche clairement ses ‘couleurs. En s'inspirant des idées mises de Vavant par les. pragois (Troubetzkoy et a.) et par ceux qu'il appelle les néo-pragois (Martinet et al.) Pauteur prononee Vindissociabilité des concepts d'archiphonéme et de neutralisation, cette dernitre ne devant étre confondue ni avec la fasion, ni avec la distribution lacunar, ni avec le synerétisme. En outre, pour Akamatsu, les traits pertinents ne doivent en aucun cas étre Langues et linguistique, n? 19, 1993 ISSN 0226-7144 © Département de langues, lingustique et traduction Faculté des lettres, Université Laval ‘Québec (Québec) CANADA Misulava.ca -239- cconfondus avec les traits distinetifsjakobsonniens. I! met de avant une distinction entre opposition phonique (qui n'est pas neutralisable et dans laquelle il faut ranger, selon auteur, les oppositions privatives, gradulles et Equipollentes de Troubetzkoy) ct opposition phonologique, cette dernitre pouvant tre exclusive (cf. relation exclusive chez Marti- ret) ou non exclusive (en remplacement des oppositions bilatérale et mulilatérale chez: Troubetzkoy), constante ou neutralisable, Larchi- phonéme est lunité distinctive qui apparait en position de neutralisa- reconnaissance de archiphonéme. L'opposition phonologique, le trait pertinent, a neutralisation, Varchiphonéme et la marque font Pobjet de cchapitres distincts. Le livre comporte un index des noms-propres, un index des notions, une bibliographie de plusieurs centaines de titres et 30 pages de notes détallées (637 en tout). On regrettera que celles-ci sient 616 regroupées en fin de document, rendant la lecture extréme- ‘ment ardue, Les points d'accord entre Akamatsu et Fauteur de co compte rendu sont fort nombreux. Jaccepte tout fait d'opérer avec la distinction entre «opposition phonique» et «opposition phonologique>. Comme Iui, je pense que les oppositions privatives, graduelles et Equipollentes de Troubetzkoy relevent du domaine du phor pas du phonologique. Et je pense effectivement quill vaut avec le concept d’opposition «exclusive» qu’avec le concept d’opposition ‘cbilatéraley. Akamatsu- montre tres justement que les concepts ‘opposition bilatérale et multilatérale (Troubetzkoy) ne sont pas utiles pour opérer avec la neutralisation, puisqu'il a été démontré a plusieurs reprises que, contrairement ce que laissait croire Troubetzkoy, les ‘oppositions bilatérales ne sont pas les seules & étre_neutralisables. Diautre part, le plaidoyer d’Akamatsu en faveur de la di les «traits pertinents» («relevant features») et les «traits («distinctive features») est totalement convaincant. Les premiers forment des noyaux minimaux de traits oppositifs spécifiques qui sous- tendent & eux seuls les oppositions entre les monémes dans une langue, alors que les seconds, chez Jakobson, puis chez les. générativstes, Equivalent & des caractéristiques universelles, valables pour toutes les langues et dans lesquelles chaque langue puise. En connaissance de ‘vais antéricurement opté ici pour la non- gique, faisant du trait distinetif un synonyme du trait pertinent et du (¢l, Eléments de phonologie fonctionnell Langues et linguistique, n° 19, 1993 ISSN 0226-7144 © Département de langues, linguistique et traduction Feculté des lettres, Université Laval ‘Québec (Québec) CANADA Miculava.ea 240- veut que le phonéme soit appelé unité «distinctive» (8 revoir?), tout en étant défini comme un ensemble de traits pour désigner précisément les traits phoniques qui dilférencient (phonéti ‘quement) ce quil appelle les «oppositions phoniques». Ainsi, Paspira- tion de [p*] dans [p*at], en anglais, de méme que sa surdité, seraient des traits distinetifs de [p"], par opposition a [b] dans [bat], qui serait, Ini, non aspiré et sonore, Mais cette opposition phonique & quatre traits distinctifs ne dégagerait que deux traits pertinents: sourd et sonore (ou aspiré et non aspiré, si Yon préfere). Partant, es oppositions phonolo- siques se feraient entre unités pertinentes minimales (les phonémes, définis par leurs traits pertinents), alors que les oppositions phoniques se feraient entre unitésdistinctives minimales (les sons définis par leurs traits distinetfs, caractéristiques phoniques différenciatives). Seuls les traits distinctifs oppositifs peuvent devenir phonologiquement pertinents. Seraient considérés comme oppositifs les traits distinetfs dont la présence n’est pas déterminée contextuellement et qui entrainent & eux seuls apparition de monémes distinets. Cette question est tout a fait capitale et devra inévitablement étre discutée plus & fond chez les fonctionalistes. Quant a la définit (p. 111) elle est excellente. Sexprime toutefois une petite réserve: definition n’incorpore pas explicitement la possibilité de linopérabilité des oppositions phonologiques tonales. Par ailleurs, & juste titre, Akamatsu établit la nécessité de lier les concepts darchiphonéme et de neutralisation, Je suis aussi d'accord avec lui pour ne pas voir darchi phonémes dans le «systéme distinct minimab» d'une langue, par exem- ple, les 10 unités vocaliques de base du frangais. On doit reconnaitre i tout simplement des unités distinctives communes & Pensemble de la communauté, J'approuve également sans réserves son «analyse en ni- nin («neither-nor analysis», p. 301 et ss.) qui n’admet pas que l'on identifie Varchiphontme avec I'un ou Pautre des phonémes dont opposition est neutralisée. Un point de détail, cependant: Ia définition Langues et linguistique, n° 19, 1993 ISSN 0226-7144 © Département de langues, inguistique et traduction Faculté des lettres, Université Laval uma ‘Québee (Québec) CANADA Ale de Varchiphondme /6/-/2/ en frangais (p. 252 et ss) ne doit pas comporter, selon moi, le trait «antérieurn, car ce trait est ici redondant. En effet, les traits «moyen» et «non arrondi» sulfisent a circonserire la réalité oppositive de /¢/-/2/ puisqu'l n'y a pas de voyelle posté- rieure équivalente en francais. Par ailleurs, la considération de /€/ et de /e:/ pourrait permettre d’ajouter les traits «orabs et «non longo. On peut diffcilement accepter qu’Akamatsu ait passé sous silence la notion de fluctuation lorsqu'l a abordé (p. 346 et ss.) Ia question des alternances phonologiques. Il est vrai que ce sujet n’a été abondamment discuté que récemment chez les fonctionalistes (cf. Key, CClairis, Walter, Martin.) mais sa prise en compte ici aurait été non seulement utile mais nécessaire. (De méme, toute réédition devrait traiter des flottements et des chevauchements, concepts élaborés tres r€cemment en phonologie fonctionnelle.) Par ailleurs, sa critique de Buyssens dans son rejet de Varchiphonéme, attribuable a une mécon- ception de la neutralisation, m’apparaitjustfige. Et son rejet de 'calter- nance phonologique» au profit de la «base commune» comme critére définitoire d'une neutralisation me semble tout a fait approprié. Sa mise en évidence de la faiblesse de Pargumentation de Davidsen-Nielsen ‘qui rejette Vidée martinétienne de «base commune comme crittre de reconnaissance d'une neutralisation (p. 358 et ss.) est subtile mais implacable. Je pense aussi qu'il voit juste quand il interpréte (p. 374 et ss.) le «représentant de Parchiphonéme» de Troubetzkoy comme une entité phonologique et done comme une notion & rejeter. Bien entendu, le seul représentant phonologique possible de larchiphonéme est archiphonéme lui-méme puisque, dans les positions de neutralisation, Jes phonémes n'existent plus. Par conséquent, la notion de représentant de Parchiphonéme n'apporte strictement rien. Et si on veut parler de la manifestation concréte de Varchiphonéme, alors, il faut appeler les ‘choses par leur nom et dire qu’il s'agit de la réalisation phonique de celu-c. Akamatsu reléve trés justement (p. 399 et ss.) Pambiguité de la position de Troubetzkoy, mais aussi de Martinet, au sujet de la «marque» (phonique? phonologique?). Et il a tout a fait raison, en definitive, de restreindre celle-ci au seul niveau oii elle peut logique- ‘ment intervenir, soit le niveau phonique. En effet, pour quvun trait pertinent cxiste il faut une opposition, par laquelle celui-ci manifestera sa présence. L'idée d'une opposition prenant la forme du couple absence / présence d'une méme qualité distinctive na pas de sens Shésite cependant a suivre Fauteur quand il rejette entigrement Putiité de la notion de marque en phonologie fonctionnelle. Rappelons que Langues et linguistique, n° 19, 1993 ISSN 0226-7144 © Departement de langues, linguistique et traduction Faculté des lettres, Université Laval Quebec (Québec) CANADA Wislavalea 242. d'un point de vue réaliste, qui est celui od je me place, il importe de tenir compte de la substance sonore sous-jacente aux oppositions. En présence d'oppositions entre deux unités, il arrive fréquemment qu’en cas de neutralisation Parchiphonéme se réalise phonétiquement comme Je son qui sous-tend un sculement (et non pas Pautre) des phonémes dont Popposition est neutralisée. Or, ceci est tout de méme un fait dont la théorie doit rendre compte. On pourrait done limiter Tusage du concept de marque a ces cas ob il apparait explicitement que Popposi- tion phonique ne peut se faire sans le recours a tel trait phonique spécifique (le trait marqué), reconnaissant ainsi que les traits phoniques ne participent pas tous de facon égale, partout et toujours, a la constitu- tion des oppositions phonologiques. ‘Tout au long du livre de Tsutomu Akamatsu, chaque point de vue est paticmment soupesé, analysé sous tous les angles, afin d’en ‘comprendre la logique et d'y déceler, le cas échéant, des inconsistances, ‘ou des contradictions. On met résolument en perspective a la fois les Jacunes de ces points de vue mais aussi leur force. Puis, on les confronte des positions divergentes et, en connaissance de cause, finalement, on tranche, Akamatsu explique toujours clairement pourquoi il choisit tlle option plutét que telle autre. On peut ne pas toujours étre d'accord avee ses choix mais, au moins, ses prises de position sont netts et bien argumentées. Néanmoins, on peut se demander & occasion si Fachar- rement & étre rigoureux et ainsi 2 toujours contraster au maximum entre elles les différentes opinions qu'un auteur exprime au sujet de notions fondamentales ne risque pas de crisper et de rendre artificelle- ‘ment trop rigides les postions de chacun, Les formulations complémen- taires, émanant de contextes différents et poursuivant des objectifs variables, ne peuvent pas toujours étre interprétées comme autant de definitions formelles. En d'autres termes, Akamatsu ne soulfriraitil pas un peu, occasionnellement, du défaut de ses qualités? Prenons un seul exemple: Fauteur attribue & Martinet quatre definitions («formula- tions») différentes de Parchiphon’me. Parmi celles-c, il y a celle qui veut que Varchiphontme soit une «pure abstraction». Or, pourquoi ‘mettre ceci sur le méme plan que idée martinétienne qui veut que Varchiphonéme soit défini par les traits communs aux phonémes (en relation exclusive) dont opposition est neutralisée? N'avons-nous pas toutes les raisons de eroire que lorsque, dans des cas précis, Martinet parle de Parcl il désigne en r€alité un couple de phontmes pour lesquels la neutralisation n'est pas effective, est-a-dire quelque chose qui, précisément, nest pas un archiphonéme et qui est done une «pure abstraction»? Langues et linguistique, n? 19, 1993 ISSN 0226-7144 © Département de langues, lingustique et traduction Faculté des lettres, Université Laval ‘Québec (Québec) CANADA Nisulava.ca 283. Ces quelques réserves n'invalident évidemment en rien ‘mon jugement d'ensemble sur ect ouvrage. Ce livre porte a réfléchir ct, ppar ses clarifications, il marque un progrés important dans Vinterpréta- tion des suspensions d’oppositions. Je répete qu'il sagt, en phonologic, dune référence dont absolument personne ne peut faire Peconomic, Langues et linguistique, n° 19, 1993 ISSN 0226-7144 © Département de langues, linguistque t traduction Faculté des lettres, Université Laval Québec (Québee) CANADA Mislavalea

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