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Un Témoignage Français Sur Chamil Et Les Guerres Du Caucase
Un Témoignage Français Sur Chamil Et Les Guerres Du Caucase
soviétique
Bennigsen Alexandre. Un témoignage français sur Chamil et les guerres du Caucase. In: Cahiers du monde russe et
soviétique, vol. 7, n°3, Juillet-Septembre 1966. Hommage à François de Liencourt. pp. 311-322 ;
doi : https://doi.org/10.3406/cmr.1966.1670
https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1966_num_7_3_1670
RAPPORT DE M. DE CASTILLON*
Monsieur le Ministre,
Dans l'attente d'une occasion qui ne s'est point présentée, j'ai
différé longtemps de communiquer à Votre Excellence, les
renseignements contenus dans le mémoire que j'ai eu l'honneur de lui adresser
sous les nos 33 et 34. La nature de ces informations en eut sans doute
rendu la transmission plus convenable par une voie autre que celle de
la poste. J'espère néanmoins que ces deux dépêches ainsi que les cartes
qui les accompagnaient et que j 'ai expédiées sous le couvert de
l'Ambassade de Saint-Pétersbourg seront parvenus à Votre Excellence.
Je profite aujourd'hui d'une occasion sûre, par la voie de
Constantinople, pour lui soumettre quelques considérations qui pourront lui
faire apprécier le caractère et les résultats probables de l'expédition
de cette année et qui auront en même temps pour objet de compléter
les notions que j'ai déjà eu l'honneur de lui transmettre sur la situation
politique des Provinces du Caucase.
En portant à 22 000 hommes le chiffre des troupes destinées à
compléter les cadres des régiments qui font partie du corps d'armée
du Caucase et en augmentant ce corps d'un renfort de 27 000 hommes
(deux divisions de Crimée de 12 000 hommes chacune, deux bataillons
de 1 000 hommes, l'un de sapeurs, l'autre de tirailleurs et une brigade
d'artillerie) l'Empereur a exprimé sa volonté formelle d'en finir cette
année avec les populations du flanc gauche. Sur les 170 000 hommes
dont se compose en ce moment l'armée russe au Caucase, 100 000
hommes sont destinés à maintenir le flanc droit, le centre et les
provinces soumises, 70 000 sont concentrés sur le Daghestan et la Tche-
tchnia. Dès l'automne, les troupes de renfort doivent retourner dans
leurs cantonnements de Crimée.
A défaut d'autres preuves le projet du Gouvernement Impérial
suffirait à démontrer à quel point on se méprend à Saint-Pétersbourg
sur le caractère de cette guerre et sur la nature des difficultés qu'elle
présente. Cette ignorance est un fait si peu vraisemblable au premier
abord qu'il a besoin d'être expliqué. J'ai cité quelques traits du
charlatanisme des chefs militaires. Ce ne sont là que les scènes à effet d'une
comédie qui se joue depuis bien des années et qui selon toute apparence
se jouera encore longtemps au Caucase. Des rapports où les revers
et les fautes sont déguisées, les plus minces avantages transformés en
succès éclatants sont transmis par les commandants militaires des
différents Corps à l'État-Major de Tiflis : tout ceci rend le contrôle
difficile, on est d'ailleurs assez disposé à adopter une version destinée
à être bien accueillie à Saint-Pétersbourg. La faveur ne s'obtient et ne
se confère qu'à ce prix. Cette altération permanente des faits en a faussé
le sens au point d'en rendre l'appréciation impossible : elle a fini
d'ailleurs par être soupçonnée : le remède dont elle a suggéré l'idée est peu
propre à en pallier les inconvénients. A la suite de la mission confiée en
1842 par l'Empereur au Ministre de la Guerre et sur le caractère
dérisoire de laquelle j'ai appelé l'attention de Votre Excellence, un Comité
dit transcaucasien a été établi à Saint-Pétersbourg sous la présidence
du Grand Duc Héritier. La part d'initiative laissée au Chef du Corps
d'armée du Caucase a été réduite. C'est au sein de ce Comité, aux
délibérations duquel l'Empereur s'associe souvent que se décidaient toutes
les questions relatives tant à l'Administration civile qu'aux opérations
militaires. Ces décisions portent toutes plus ou moins le même
caractère d'ignorance du pays qui les rend presque toujours inapplicables.
Ce caractère se révèle particulièrement dans le projet d'opérer en une
saison et par le seul effet d'une plus grande concentration de troupes
la soumission définitive des populations du flanc gauche.
Des deux difficultés principales que présente cette soumission l'une est
un fait moral, l'autre un obstacle physique, sur lesquels j'ai déjà insisté,
mais ces deux questions résumant toutes celles qui se rattachent à la
situation actuelle du flanc gauche, il n'est pas sans importance de les
examiner sous toutes leurs faces.
J'ai eu l'honneur d'exposer à Votre Excellence comment le pouvoir
de Chamile représentait au Daghestan et dans la Tchetchnia les intérêts
des populations. Si d'autre part, ce pouvoir qui pèse sur elle, de tout
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maintenir des sujets sur lesquels ils n'ont plus qu'une autorité nominale :
il serait encore dans toute sa force qu'il ne pourrait plus engager contre
le muridisme qu'une lutte très inégale.
Une guerre incessante et prudemment conduite au lieu de ces
alternatives de trêves et d'armements démesurées est aujourd'hui le seul
parti qui reste à suivre, mais pour le rendre efficace, il est une autre
guerre qu'il faudrait entamer en même temps contre la domination
de Chamile et celle-là on est encore plus inhabile à le faire que la
première.
Une bonne administration des Provinces musulmanes1 serait la
meilleure alliée de la Russie dans le projet de ramener des populations
que finirait par lasser l'état violent dans lequel les maintient le pouvoir
organisé par Chamile. C'est là une réalité dont il n'a jusqu'à présent
rien à craindre.
A la suite de mon voyage au Daghestan, j'ai visité la plupart de
ces provinces. Une observation attentive peut y découvrir la mesure
des chances que l'avenir réserve aux progrès de la Russie en Orient.
A peine a-t-elle eu pris possession de ces provinces qu'elle s'est hâtée
d'ôter toute influence aux Khans et aux Begs qui les gouvernaient.
D'une part elle a rompu tous les liens qui existaient entre eux et les
populations : de l'autre, elle s'est montrée impuissante à substituer
un pouvoir fort et respecté à celui qu'elle renversait. Ces provinces
sont restées sous le régime militaire jusqu'au jour où l'on s'est avisé
de leur appliquer celui des autres parties de l'Empire. J'ai eu l'honneur
d'entretenir Votre Excellence de la réforme introduite en 1840 par le
Sénateur Hahn. L'expérience n'a pas tardé à prouver l'inopportunité
de cette mesure. Ce nouveau système qui ne répondait pas plus aux
besoins de ces populations que ne l'eussent fait les lois romaines ou une
charte constitutionnelle couvrit le pays d'une nuée d'agents peu faits
pour lui donner quelque faveur. Une commission a été nommée pour
aviser aux moyens de régler les droits des Khans et des Begs et de remédier
autant que possible au désordre que la dernière législation n'a fait que
compliquer.
Le régime actuel de ces provinces révèle au plus haut degré de la
part de la Russie, l'inintelligence du caractère des populations
musulmanes ou plutôt, si je puis m'exprimer ainsi, son inaptitude spéciale
à les gouverner. Elles accepteraient un pouvoir si arbitraire qu'il fût,
à la condition qu'il sût se faire respecter ; le pouvoir parfois oppressif
sans doute, mais plus généralement équitable de leurs anciens Khans en
fournit la preuve. Les abus même inhérents à un tel pouvoir se concilient
avec les idées qu'elles ont sur la fatalité, mais cette fatalité elles ne
sauraient se la représenter constamment tracassière, pillarde et
prévaricatrice et c'est là le caractère de l'administration que la Russie leur