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Cahiers du monde russe et

soviétique

Un témoignage français sur Chamil et les guerres du Caucase


Alexandre Bennigsen

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Bennigsen Alexandre. Un témoignage français sur Chamil et les guerres du Caucase. In: Cahiers du monde russe et
soviétique, vol. 7, n°3, Juillet-Septembre 1966. Hommage à François de Liencourt. pp. 311-322 ;

doi : https://doi.org/10.3406/cmr.1966.1670

https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1966_num_7_3_1670

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UN TÉMOIGNAGE FRANÇAIS

SUR CHAMIL ET LES GUERRES DU CAUCASE

La longue et dure conquête du Caucase par la Russie, qui commence


en 1784 et ne se termine que soixante-quinze ans plus tard, en 1859,
cette interminable suite de guerres où les échecs sanglants étaient plus
nombreux que les succès éphémères, a marqué la Russie d'une manière
ineffaçable. Pendant trois quarts de siècle, l'Empire des Tsars a vécu,
une plaie ouverte à son flanc, « un abcès qui épuisait le pays » — selon
l'expression de Černyševskij, absorbant ses ressources et sapant sa
puissance militaire.
On est en droit de se demander ce que furent les incidences des
guerres caucasiennes sur le déclin de la puissance militaire de la Russie
tsariste ou de quel poids pesèrent les énormes dépenses que nécessitait
l'entretien sur pied de guerre d'une armée considérable. Il est certain
en tout cas que les échecs successifs subis pendant des décennies par
les armées russes, l'incapacité dans laquelle se trouvait un immense
empire de briser la résistance d'un petit peuple de montagnards
matériellement très arriéré ont eu dans le monde entier et en Russie même,
un retentissement psychologique considérable.
Autant sinon plus que l'annexion de la Pologne, les guerres
caucasiennes furent à l'origine du slogan bien connu de « la Russie tsariste —
prison des peuples ». On connaît l'enthousiasme de Karl Marx pour « les
braves Tcherkesses » dont il commentait avec tant de sympathie les
moindres succès et dans lesquels tous les milieux libéraux d'Occident
étaient prêts à voir — avec une forte exagération d'ailleurs — des «
révolutionnaires » combattant pour la liberté contre le despotisme.
En Russie même, la conquête du Caucase provoqua une crise morale
profonde et durable dans l'opinion publique et la sympathie passionnée
pour les Gorcy caucasiens de presque tous les écrivains de Pouchkine,
à Tolstoï, en passant par Lermontov, Dobroljubov, Černyševskij et
Ševčenko, en révèle toute la gravité. Elle contribua certainement
à approfondir le clivage entre l'autocratie et l'intelligentsia libérale.
La conquête du Caucase ne révélait pas seulement la faiblesse d'un
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régime et de son instrument, l'armée ; elle était profondément ressentie


comme une injustice majeure dont la responsabilité retombait en
premier lieu sur la monarchie. Le sentiment de culpabilité qui caractérisait
tous ceux qui s'intéressaient au problème caucasien ne fut pas étranger
à l'écroulement définitif des mythes de la « Sainte Russie » et du « Tsar
juste » et en dernier lieu de la désaffection des intellectuels envers le
régime monarchique.
Les répercussions des guerres caucasiennes furent encore plus fortes
sur tous les peuples allogènes et il ne convient pas de sous-estimer le
côté « stimulant » des victoires de montagnards caucasiens sur les
mouvements nationaux de diverses nations non russes soumises à
l'Empire. On connaît la joie avec laquelle les nouvelles des échecs
militaires russes étaient accueillies en Pologne. On mesure moins leur
influence sur l'éveil du sentiment nationaliste des Tatars de la Volga ou
des Musulmans de Transcaucasie. Mais partout, les difficultés éprouvées
par l'administration civile et militaire tsariste au Caucase étaient
ressenties comme une preuve de la faiblesse de l'Empire, comme la
garantie d'une revanche possible.
Les guerres du Caucase ont donné lieu à une immense littérature en
toutes langues, mais relativement peu d'étrangers ont pu observer sur
place ce grand drame et en noter le déroulement. Parmi les rares
privilégiés qui eurent cet avantage, une place à part revient aux consuls
de France en résidence à Tiflis à partir de 1830.
De 1843 à 1847, c'est-à-dire à l'époque de la plus grande extension
de la puissance de Chamil, les fonctions de consul étaient assumées
par le vicomte G. de Castillon. Remarquablement introduit auprès
des autorités militaires et des chefs de l'Administration civile russe,
ce qui lui permettait de recueillir des confidences multiples, Castillon
porta des jugements généralement pertinents sur les opérations menées
par les armées russes et les mouvements de Chamil. Doué d'un rare
sens historique, il savait aussi en faire la synthèse et ses analyses de
la politique russe au Caucase représentent aujourd'hui encore un
témoignage vivant et pénétrant.
Durant les quatre années de son mandat consulaire, Castillon
envoya au ministre des Affaires Étrangères un nombre impressionnant
de dépêches, qui figurent dans la collection de la Correspondance
politique des Consuls de France en Russie. Parmi ces documents, la dépêche
du 27 mai 1844 dont nous reproduisons ci-après le texte complet offre
un intérêt tout particulier.
Au moment où Castillon rédigeait son rapport, la situation des
forces russes engagées contre Chamil au Daghestan était
particulièrement difficile. L'année précédente, l'Empereur avait nommé un
nouveau commandant de corps d'armée au Caucase, le général Neid-
hardt, en remplacement du malheureux général Golovin révoqué à la
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fin de 1842 et une grande offensive avait été minutieusement préparée


pour abattre définitivement le pouvoir de Chamil.
Les forces russes très importantes, divisées en quatre détachements,
avaient pénétré dans la montagne en deux colonnes : du nord, le
détachement du Daghestan sous les ordres du général Klucki von КШ-
genau devait occuper le pays avar dans le Daghestan septentrional,
tandis qu'à l'est le détachement de Samur du général Argutinskij-
Dolgorukov devait envahir le Daghestan oriental. Les deux autres
grandes unités russes restaient en réserve pour garder la « Ligne
caucasienne » et empêcher les provinces soumises de se soulever et de rejoindre
les murides de Chamil. Comme les années précédentes, Chamil,
parfaitement informé des intentions de ses adversaires, se devait d'arracher
aux Russes l'initiative et d'empêcher la mise en marche de leur puissante
mais lourde machine militaire. En avril, devançant les Russes, il
pénétra dans le pays avar, isola, investit et s'empara de la plupart
des forteresses russes et enferma même le général Klucki von Kliigenau
dans le village de Khunzakh. En un mois, il avait étendu sa puissance
à tout l'Avaristan, détruit deux compagnies russes et immobilisé les
principales forces de l'ennemi.
Dégagées de Khunzakh avec peine, en septembre, les colonnes
russes se préparaient à une nouvelle expédition, quand Chamil les
devançant une fois encore passait à l'offensive contre le Daghestan
oriental et pénétrait dans les provinces soumises. Les dernières
forteresses russes dans la montagne tombèrent les unes après les autres, et
le soulèvement s'étendit bien au-delà des anciennes possessions de
Chamil. L'année se terminait en catastrophe : l'armée russe avait subi
des pertes très lourdes. La ligne de forteresses construites le long du
fleuve Sunža pour protéger les provinces soumises était détruite ou
évacuée. Le territoire de l'État de Chamil avait presque doublé en
l'espace de quelques mois et le long effort entrepris par la Russie depuis
près d'un demi-siècle pour prendre pied dans la montagne était anéanti.
Tout était à recommencer.
L'hiver et le printemps 1844 furent consacrés à la préparation d'une
nouvelle offensive encore plus puissante des forces russes, appuyées par
de nouvelles unités venues de Crimée et portées à 170 000 hommes.
Castillon rédigeait son rapport au moment où étaient engagés les
derniers préparatifs de la grande expédition qui devait, dans l'esprit du
général Neidhardt, porter un coup décisif à Chamil.
Son analyse de la stratégie que le chef des montagnards comptait
utiliser pour faire échec à l'avance russe et qu'il tenait de « personnes
bien informées », allait se révéler prophétique, ce qui prouve, entre
autres, que nombreux parmi les officiers d'État-Major de Tiflis étaient
ceux qui avaient une vue exacte de la situation militaire et
comprenaient parfaitement la vanité des projets consistant à vouloir obtenir
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la soumission du haut Daghestan en une seule saison et en une seule


opération.
Mais l'intérêt majeur de la dépêche du consul ne réside pas tant
dans l'analyse de la situation militaire, ni dans l'énumération, exacte
par ailleurs, des causes des échecs russes des années précédentes, que
dans une critique pertinente de la politique générale d'assimilation
pratiquée par la Russie (de la « manie d'assimilation ») au Caucase,
politique qui la conduisit à détruire ou du moins à affaiblir les seuls
alliés sur lesquels elle pouvait raisonnablement compter pour s'opposer
au mouvement du muridisme.
Le rapport du consul de France jette ici sur l'histoire du muridisme
caucasien un éclairage nouveau et véridique et nous fait toucher du
doigt l'un des points les plus intéressants et les plus controversés de
l'histoire du mouvement de Chamil, car aujourd'hui encore la longue
polémique ouverte avant même la Révolution par Pokrovskij
concernant la base sociale du muridisme est loin d'être close.
Le muridisme était-il un mouvement démocratique et antiféodal
sorti des masses paysannes les plus pauvres, ou au contraire était-il
dirigé par la féodalité guerrière et religieuse de la Montagne dont il
défendait les intérêts, ou encore représentait-il l'idéologie d'une nouvelle
couche sociale montante — celle des paysans aisés libres (les uzdens)
en lutte contre le pouvoir des féodaux ?
Les trois thèses ont été défendues successivement ou simultanément
avec des arguments plus ou moins convaincants par de nombreux
historiens occidentaux, russes et caucasiens.
Les polémiques souvent acerbes qui opposèrent les différentes
tendances de l'historiographie soviétique en ce qui concerne le problème
du muridisme semblent maintenant s'effacer et une interprétation plus
sereine, qui est celle de l'historien A. V. Fadeev s'est définitivement
imposée.
Les historiens soviétiques sans tomber dans l'excès romantique
de l'école Pokrovskij qui, idéalisant Chamil, voyait dans les murides
de « grands démocrates », rejettent désormais la thèse, selon laquelle
Chamil n'a été qu'un instrument docile aux mains de l'Empire Ottoman
(thèse en vogue au cours des années 1945-1955) et de ses alliés européens.
On admet maintenant que Chamil s'appuyait essentiellement sur
la couche des paysans libres (uzdens) et que le muridisme n'était pas
seulement une réaction nationale (sous forme de « guerre sainte »)
contre la conquête russe, mais aussi un mouvement social dirigé
contre la structure féodale archaïque de la société musulmane de la
Montagne. En dépit de sa forme violemment conservatrice, le
muridisme reprend ainsi sa place historique dans le grand courant réformiste
musulman du xixe siècle, à côté d'autres mouvements militants et
puritains, tels que le Wahhabisme arabe ou indien, qui aussi luttaient
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à la fois contre l'occupation étrangère et les « mauvais musulmans »


s'en rendant les complices.
Les observations du consul de France en ce qui concerne la politique
pratiquée par les autorités russes envers les féodaux du Daghestan —
Khans et Begs — apportent quelques arguments de poids à cette
dernière thèse. Castillon est en effet l'un des rares observateurs étrangers
qui ait compris que le pouvoir décadent, mais encore solide des petits
potentats de la Montagne, aurait pu devenir un allié précieux des
conquérants contre Chamil.
Mais ainsi que le note Castillon les autorités militaires et civiles
russes chargées de conquérir et d'administrer la Montagne du Caucase
ignoraient presque tout du pays. Pour elles le muridisme n'était qu'une
révolte primitive, une explosion désordonnée et fanatique du « bas
peuple ». Elles ne connaissaient ni sa doctrine religieuse et sociale, ni
ses méthodes de combat, ni les buts poursuivis. Elles sous-estimaient
constamment la combativité des masses paysannes qui formaient
l'essentiel des troupes de Chamil. En revanche, elles avaient tendance
à prendre trop au sérieux l'aristocratie guerrière qu'elles rencontraient
dans leur avance vers la Montagne. Elles surestimaient l'autorité des
féodaux et s'imaginaient que ces derniers représentaient le principal
obstacle à la conquête.
Cette erreur d'optique fut commise pour la première fois par le
général Ermolov, Gouverneur Général du Caucase entre 1817 et 1827,
auquel Castillon rend d'ailleurs hommage.
A cette époque le muridisme naissant n'avait pas encore pénétré
profondément dans les masses et l'avance russe ne se heurtant qu'à la
résistance sporadique et faible des féodaux fut partout rapide et
victorieuse. « L'abîme entre les masses paysannes et les féodaux était trop
profond,... les intérêts des travailleurs rêvant de la justice sociale et
les tendances séparatistes des Khans et des princes trop différents pour
qu'il fût possible de les concilier » (A. V. Fadeev, Rossija г Kavkaz
pervoj treti XIX v. (La Russie et le Caucase dans le premiers tiers du
XIXe siècle), Moscou, i960, pp. 321-322).
Après 1820, cette opposition cessa complètement et, dans sa quasi-
majorité, la noblesse féodale du Daghestan, dont les privilèges étaient
d'ailleurs reconnus par la Russie, se révéla prête à servir
d'intermédiaire entre les nouveaux maîtres et leurs anciens sujets.
D'ailleurs dès le début du muridisme les imans du Daghestan,
Ghazi Mohammed, Hamzat Beg et Chamil lui-même, comprenant que
la noblesse féodale musulmane représentait sinon l'alliée des Russes,
du moins une sorte de « troisième force » aux tendances neutralistes,
s'attaquèrent à elle avec vigueur et sauvagerie. En 1844 la plupart
des familles princières du Daghestan avaient déjà été physiquement
anéanties par les murides.
3l6 ALEXANDRE BENNIGSEN

Le jugement très sévère de Castillon sur l'administration russe


au Caucase, rejoint celui des historiens soviétiques de l'époque
poststalinienne, notamment celui de A. V. Fadeev. Cependant et bien que
comme la plupart des observateurs étrangers, il ait tendance à idéaliser
le régime de Chamil, il ne s'illusionne pas sur le caractère oppressif de
la dictature que le muridisme faisait peser sur les populations
musulmanes de la Montagne et il a le mérite d'avoir su noter les premiers
symptômes de lassitude qui devaient se généraliser après 1850 et
provoquer finalement l'écroulement de la puissance de Chamil.

Paris, février 1966.


Alexandre Bennigsen.

RAPPORT DE M. DE CASTILLON*

Consulat de France Tiflis, 27 mai 1844.


à Tiflis
Direction Politique
n°35
A. S. Exe. Monsieur Guizot
Ministre Secrétaire d'État
au département des Affaires Étrangères

Monsieur le Ministre,
Dans l'attente d'une occasion qui ne s'est point présentée, j'ai
différé longtemps de communiquer à Votre Excellence, les
renseignements contenus dans le mémoire que j'ai eu l'honneur de lui adresser
sous les nos 33 et 34. La nature de ces informations en eut sans doute
rendu la transmission plus convenable par une voie autre que celle de
la poste. J'espère néanmoins que ces deux dépêches ainsi que les cartes
qui les accompagnaient et que j 'ai expédiées sous le couvert de
l'Ambassade de Saint-Pétersbourg seront parvenus à Votre Excellence.
Je profite aujourd'hui d'une occasion sûre, par la voie de
Constantinople, pour lui soumettre quelques considérations qui pourront lui
faire apprécier le caractère et les résultats probables de l'expédition
de cette année et qui auront en même temps pour objet de compléter
les notions que j'ai déjà eu l'honneur de lui transmettre sur la situation
politique des Provinces du Caucase.
En portant à 22 000 hommes le chiffre des troupes destinées à

* Nous respectons la graphie adoptée par de Castillon : Chamile, Yermoloff,


Tchetchnia, etc.
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compléter les cadres des régiments qui font partie du corps d'armée
du Caucase et en augmentant ce corps d'un renfort de 27 000 hommes
(deux divisions de Crimée de 12 000 hommes chacune, deux bataillons
de 1 000 hommes, l'un de sapeurs, l'autre de tirailleurs et une brigade
d'artillerie) l'Empereur a exprimé sa volonté formelle d'en finir cette
année avec les populations du flanc gauche. Sur les 170 000 hommes
dont se compose en ce moment l'armée russe au Caucase, 100 000
hommes sont destinés à maintenir le flanc droit, le centre et les
provinces soumises, 70 000 sont concentrés sur le Daghestan et la Tche-
tchnia. Dès l'automne, les troupes de renfort doivent retourner dans
leurs cantonnements de Crimée.
A défaut d'autres preuves le projet du Gouvernement Impérial
suffirait à démontrer à quel point on se méprend à Saint-Pétersbourg
sur le caractère de cette guerre et sur la nature des difficultés qu'elle
présente. Cette ignorance est un fait si peu vraisemblable au premier
abord qu'il a besoin d'être expliqué. J'ai cité quelques traits du
charlatanisme des chefs militaires. Ce ne sont là que les scènes à effet d'une
comédie qui se joue depuis bien des années et qui selon toute apparence
se jouera encore longtemps au Caucase. Des rapports où les revers
et les fautes sont déguisées, les plus minces avantages transformés en
succès éclatants sont transmis par les commandants militaires des
différents Corps à l'État-Major de Tiflis : tout ceci rend le contrôle
difficile, on est d'ailleurs assez disposé à adopter une version destinée
à être bien accueillie à Saint-Pétersbourg. La faveur ne s'obtient et ne
se confère qu'à ce prix. Cette altération permanente des faits en a faussé
le sens au point d'en rendre l'appréciation impossible : elle a fini
d'ailleurs par être soupçonnée : le remède dont elle a suggéré l'idée est peu
propre à en pallier les inconvénients. A la suite de la mission confiée en
1842 par l'Empereur au Ministre de la Guerre et sur le caractère
dérisoire de laquelle j'ai appelé l'attention de Votre Excellence, un Comité
dit transcaucasien a été établi à Saint-Pétersbourg sous la présidence
du Grand Duc Héritier. La part d'initiative laissée au Chef du Corps
d'armée du Caucase a été réduite. C'est au sein de ce Comité, aux
délibérations duquel l'Empereur s'associe souvent que se décidaient toutes
les questions relatives tant à l'Administration civile qu'aux opérations
militaires. Ces décisions portent toutes plus ou moins le même
caractère d'ignorance du pays qui les rend presque toujours inapplicables.
Ce caractère se révèle particulièrement dans le projet d'opérer en une
saison et par le seul effet d'une plus grande concentration de troupes
la soumission définitive des populations du flanc gauche.
Des deux difficultés principales que présente cette soumission l'une est
un fait moral, l'autre un obstacle physique, sur lesquels j'ai déjà insisté,
mais ces deux questions résumant toutes celles qui se rattachent à la
situation actuelle du flanc gauche, il n'est pas sans importance de les
examiner sous toutes leurs faces.
J'ai eu l'honneur d'exposer à Votre Excellence comment le pouvoir
de Chamile représentait au Daghestan et dans la Tchetchnia les intérêts
des populations. Si d'autre part, ce pouvoir qui pèse sur elle, de tout
3l8 ALEXANDRE BENNIGSEN

le poids d'une dictature a provoqué les symptômes de lassitude sur


quelques points, de l'autre les progrès du muridisme lui prêtent l'appui
d'un fanatisme toujours existant. Les succès de la dernière campagne
l'ont d'ailleurs entouré d'un nouveau prestige. Elle signale aussi bien
de la part de Chamile une parfaite intelligence des intérêts de sa
politique et des véritables éléments de son influence. L'aisance dont
jouissaient quelques-unes des populations du Daghestan oriental, que cette
campagne a ralliées à son parti était un obstacle à l'extension de sa
puissance sur ce point. Cette aisance développée par une longue paix
qui avait amorti leur humeur guerrière, maintenait quelques-unes
d'entre elles notamment la République d'Acoucha, dans un état de
neutralité. La dernière campagne leur a remis les armes à la main et les
a dépouillées d'une partie de leurs biens : l'expédition dirigée cette
année contre elles achèvera leur ruine. Elles se trouveront ainsi
ramenées aux conditions dans lesquelles il importe à Chamile de les maintenir
l'état de guerre et l'obligation de vivre du butin fait par l'ennemi. Le
sentiment d'indépendance, le fanatisme religieux, l'amour de la guerre
et du pillage, tels sont les instincts qui caractérisent les populations
soumises à sa domination. Ils sont la force d'un pouvoir habile à les
mettre en jeu et sont d'ailleurs de ceux que la lutte exalte au lieu de
les éteindre.
Quelle prise offre un ennemi dont la production est aussi peu
développée que les besoins ? Deux récoltes de maïs qui s'obtiennent
quarante jours après les semailles suffisent à sa nourriture. Toute sa
richesse consiste dans ses armes.
Que devient l'avantage du nombre sur un terrain où le déploiement
des masses est impossible, où l'on n'enfonce une position difficile que
pour en rencontrer une autre plus difficile encore ?
Admettons un moment qu'on les force toutes, il faut toutes les
abandonner et cela dans un bien court délai, car le pays ne fournit
pour ainsi dire rien, les difficultés rendant tout transport de bagages ou
d'approvisionnements impossible. Dès le mois d'octobre jusqu'au mois
de mai tout paysage est intercepté par les neiges et le gonflement des
rivières et des torrents. D'une part d'agiles montagnards se jouant des
difficultés du terrain, aussi prompts dans les attaques imprévues que
dans les retraites et dont tous les coups portent ; de l'autre des soldats
lourdement équipés, démoralisés par les revers et par la fièvre et les
plus mauvais tireurs qu'il y ait aujourd'hui parmi les troupes
européennes par la raison qu'on ne les exerce jamais, le prix des cartouches
comme celui d'une bonne partie des fournitures du régiment constituent
en quelque sorte le bénéfice légal du Colonel.
J'ai exposé à Votre Excellence le plan des opérations militaires
de l'armée russe. Voici celui que quelques personnes bien informées
prêtent à Chamile et qui a déjà reçu un commencement d'exécution.
Se retirer sur la ligne de Koïsou d'Avarie et du Soulak, y défendre
vigoureusement deux ou trois positions très difficiles, notamment le
pont de Karadagh situé sur le cours supérieur du Koïsou d'Avarie
et le défilé de Belokane à quelques lieues au-dessus du point où cette
CHAMIL ET LES GUERRES DU CAUCASE 319

rivière se jette dans le Soulak, faire émigrer toute la population du


Daghestan Oriental avec tout ce qu'elle possède sur la rive opposée
du Koïsou, et ne livrer à l'ennemi qu'un pays dévasté où il ne trouvera
ni vivres, ni fourrages, ni moyens de transport. Forcé dans ses
retranchements, l'Andalal, le gorges de l'Itchkerie et d'autres points
inexpugnables lui offrent de sûres retraites.
L'expédition de cette année n'aura et ne peut avoir que l'effet d'une
démonstration plus ou moins énergique. Prétendre surmonter en une
campagne des obstacles contre lesquels on lutte en vain depuis quarante
années c'est une de ces illusions de l'orgueil que le succès justifie
rarement. Dans le cas même fort peu probable d'ailleurs où l'on
s'emparerait de la personne de Chamile, le muridisme lui aurait bientôt trouvé
un successeur.
La soumission des populations du flanc gauche est-elle donc
impossible ? Quel eût été le plus sûr moyen de l'amener ? Que reste-t-il à
faire ?
Une occasion s'est offerte, occasion unique et qui ne se représentera
plus, sinon d'assurer la soumission immédiate de ces peuples, tout au
moins de la préparer et de leur opposer une digue qu'elles eussent
difficilement pu briser. J'ai signalé à Votre Excellence la conduite
impolitique du Gouvernement Impérial à l'égard du Khan d'Avarie.
La même tendance s'est révélée dans les rapports avec les autres
Khans du pays. Ruiner leur pouvoir, provoquer contre eux le
soulèvement des populations, dans la persuasion que l'on aurait ensuite bon
marché des uns et des autres, tel fut le plan que l'on adopta. Protégé
par la Russie, le pouvoir des Khans eut été une barrière infranchissable
entre les provinces soumises et les populations républicaines qu'ils
avaient souvent combattues et avec lesquelles des principes de
gouvernement contraires ne leur eussent point permis de pactiser. On eût même
pu en éveiller leur ambition, s'en faire une arme contre elles et leur
laisser le poids d'une guerre qui absorbe aujourd'hui sans résultats
la meilleure part de l'or et du sang de la Russie. La lutte n'avait point
encore exalté les passions de ces peuplades, le muridisme ne les avait
point fanatisées. Si un jour à venir les intérêts de la conquête avaient
décidé la Russie à réduire le pouvoir de ces Khans, dont son appui
eut fait la principale force, et à s'approprier les fruits de la victoire,
sa tâche eut été facile. Elle n'eût rencontré là aucun de ces éléments de
résistance vivace contre lesquels elle lutte en vain aujourd'hui mais
dont il ne faut pas perdre de vue qu'une faute politique a provoqué le
développement.
Cette faute a été commise par le plus habile d'ailleurs de tous les
gouverneurs généraux du Caucase et sans contredit l'un des hommes
les plus distingués de l'époque, le Général Yermoloff, disgracié depuis
1826. Disons pour être juste qu'il était bien difficile d'en prévoir dès
lors les conséquences, et que personne n'eût été plus que le Général
Yermoloff capable d'en reconnaître à temps et de trouver les moyens
les plus propres à en prévenir les funestes effets.
Aujourd'hui le pouvoir abattu des Khans ne suffit même pas à
320 ' ALEXANDRE BENNIGSEN

maintenir des sujets sur lesquels ils n'ont plus qu'une autorité nominale :
il serait encore dans toute sa force qu'il ne pourrait plus engager contre
le muridisme qu'une lutte très inégale.
Une guerre incessante et prudemment conduite au lieu de ces
alternatives de trêves et d'armements démesurées est aujourd'hui le seul
parti qui reste à suivre, mais pour le rendre efficace, il est une autre
guerre qu'il faudrait entamer en même temps contre la domination
de Chamile et celle-là on est encore plus inhabile à le faire que la
première.
Une bonne administration des Provinces musulmanes1 serait la
meilleure alliée de la Russie dans le projet de ramener des populations
que finirait par lasser l'état violent dans lequel les maintient le pouvoir
organisé par Chamile. C'est là une réalité dont il n'a jusqu'à présent
rien à craindre.
A la suite de mon voyage au Daghestan, j'ai visité la plupart de
ces provinces. Une observation attentive peut y découvrir la mesure
des chances que l'avenir réserve aux progrès de la Russie en Orient.
A peine a-t-elle eu pris possession de ces provinces qu'elle s'est hâtée
d'ôter toute influence aux Khans et aux Begs qui les gouvernaient.
D'une part elle a rompu tous les liens qui existaient entre eux et les
populations : de l'autre, elle s'est montrée impuissante à substituer
un pouvoir fort et respecté à celui qu'elle renversait. Ces provinces
sont restées sous le régime militaire jusqu'au jour où l'on s'est avisé
de leur appliquer celui des autres parties de l'Empire. J'ai eu l'honneur
d'entretenir Votre Excellence de la réforme introduite en 1840 par le
Sénateur Hahn. L'expérience n'a pas tardé à prouver l'inopportunité
de cette mesure. Ce nouveau système qui ne répondait pas plus aux
besoins de ces populations que ne l'eussent fait les lois romaines ou une
charte constitutionnelle couvrit le pays d'une nuée d'agents peu faits
pour lui donner quelque faveur. Une commission a été nommée pour
aviser aux moyens de régler les droits des Khans et des Begs et de remédier
autant que possible au désordre que la dernière législation n'a fait que
compliquer.
Le régime actuel de ces provinces révèle au plus haut degré de la
part de la Russie, l'inintelligence du caractère des populations
musulmanes ou plutôt, si je puis m'exprimer ainsi, son inaptitude spéciale
à les gouverner. Elles accepteraient un pouvoir si arbitraire qu'il fût,
à la condition qu'il sût se faire respecter ; le pouvoir parfois oppressif
sans doute, mais plus généralement équitable de leurs anciens Khans en
fournit la preuve. Les abus même inhérents à un tel pouvoir se concilient
avec les idées qu'elles ont sur la fatalité, mais cette fatalité elles ne
sauraient se la représenter constamment tracassière, pillarde et
prévaricatrice et c'est là le caractère de l'administration que la Russie leur

1. On a réservé la dénomination de Provinces musulmanes aux pays que la


Russie a conquis sur les Khans Tatares, et sur la Turquie et la Perse à la suite
de ses dernières campagnes contre ces deux puissances. Ce sont les districts de
Derbent, de Kouba, de Bakou, de Talish, de Schirwan, de Karabagh, de Cheki,
de Nakitchevan, d'Erivan, d'Akalsik, d'Alexandropol et d'Elizabethpol.
CHAMIL ET LES GUERRES DU CAUCASE 321

a infligée. Un sentiment profond de la justice et du principe de l'égalité


qui est l'essence même de l'esprit de l'islamisme, en opposition directe
avec un régime basé sur la vénalité et le privilège et une absence
complète de moralité, constituent une de ces incompatibilités radicales
qui ne peuvent manquer de se reproduire toutes les fois que la Russie
se trouve en contact avec des populations musulmanes. Remarquons
aussi que la manie d'assimilation qui caractérise son administration
et dont les provinces qui nous occupent viennent de faire la triste
expérience est un gage de la persistance dans cette voie. C'est à ce
point de vue, si je ne me trompe, qu'il n'est pas sans intérêt pour nous
de suivre la marche et le progrès de la Russie dans ces contrées, car
l'obstacle que je viens de signaler est de nature à neutraliser les
avantages que lui donne sa position pour l'accomplissement de ses vues
sur l'Orient.
Il est une conviction qu'exprime le spectacle de l'état actuel des
provinces du Caucase, c'est que la Russie lorsqu'elle proclame son désir
de maintenir l'intégrité de l'Empire Ottoman, est de meillleure foi
qu'on ne pense et que c'est là une de ces questions qu'elle a intérêt
à ajourner indéfiniment. On a souvent cité comme une garantie du
maintien de cette intégrité les embarras que lui suscite l'état de la
Pologne. Personne n'a tenu compte des embarras plus sérieux, des
sacrifices bien autrement onéreux que fait peser sur elle la guerre du Caucase,
C'est là je crois une double erreur qui résulte de l'ignorance de la
situation des deux pays. En Pologne, la Russie opère sur un terrain
qu'elle connaît bien et à l'aide des moyens sûrs dans l'application
desquels elle excelle. La destruction de la grande propriété a commencé,
celle de l'influence catholique consommera la ruine de tous les éléments
de résistance, et le résultat définitif de la révolution polonaise aura
été de faire une province russe de la plus vulnérable des annexes de
l'Empire. Ici tout est encore à faire. La marche suivie jusqu'à
aujourd'hui n'a produit que des résultats désastreux. Rien ne fait entrevoir
un avenir meilleur. Une armée de 150 000 hommes que les maladies
seules déciment tous les ans suffit à peine aux besoins de la guerre et
au maintien des provinces soumises. Les rentes du pays sont de quatre
à cinq millions de francs. Les charges sont évaluées à 60 millions
environ, somme énorme pour le budget de la Russie. Si critique qu'elle
soit, la position peut se compliquer encore de l'extension aux provinces
musulmanes des doctrines du muridisme, de troubles sur les frontières
turque et persane. Quel serait le pied de guerre que nécessiterait une
pareille situation ?
Disons un mot du rôle de la Perse dans les événements qui se passent
au Caucase. On peut affirmer qu'ils servent à déterminer le caractère
de ses rapports avec la Russie. Les revers de l'année dernière ont déjà
exercé sur ces relations une influence manifeste. Je suis informé qu'il
résulte de la correspondance du comte de Medem, chargé d'affaires
à Téhéran, que l'on redouble envers lui de démonstrations de
dévouement qui lui paraissent très suspectes et auxquelles d'ailleurs un fait
récent vient de donner un éclatant démenti. Un Khan de Perse qui avait
322 ALEXANDRE BENNIGSEN

encouru la disgrâce du Shah s'était retiré à Tiflis. Le Gouverneur Général


en vue de ménager la susceptibilité du Gouvernement persan, avait
engagé le Khan à retourner dans son pays et requis en sa faveur
l'indulgence de son maître. Dès son arrivée à Téhéran il a été sommé de se
présenter devant le Shah qui l'a fait étrangler. Un fait qui mérite d'être
noté c'est que presque tous les Khans des provinces du Caucase qui
ont été dépossédés par la Russie sont aujourd'hui à la solde de la Perse.
Ce sont le Sultan Akhmet, Khan de Kouba et de Derbent, Hussein-
Gouli, Khan de Bakou, Iskender, Khan de Noukha, Khasim, Khan
de Talish, marié à la veuve du Shah. C'est autant de prétendants que
la Perse tient en réserve et qui ne manqueraient point de saisir l'occasion
qui s'offrirait de revendiquer leurs anciens droits.
En transmettant le 9 de ce mois à Votre Excellence par la voie de la
poste, la seconde partie d'un mémoire sur la situation politique des
provinces du Caucase, j'ai pris la liberté de la prier d'interdir toute
communication de mes dépêches. Je lui dois à ce sujet quelques
explications. Je sais, à n'en pas douter, qu'on lit ici et que l'on relit à Péters-
bourg la correspondance que j 'entretiens avec le Ministère. La dépêche
datée du Daghestan par laquelle j'informais Votre Excellence des
revers que les armées russes venaient d'y essuyer a été adressée par
le Gouverneur Général à M. le comte de Nesselrode, accompagnée d'une
lettre dans laquelle on insistait sur la parfaite inutilité d'un Consulat
français dans un pays où le commerce de la France se réduit presque
à rien. M. de Nesselrode a rendu à sa destination ma dépêche dont
l'Ambassade m'a accusé réception et répondu que le Consulat de France
à Tiflis en faisant la relation des événements du Caucase, usait d'un
droit qu'on lui avait reconnu. On est bien aise à Pétersbourg de
recevoir une version autre que celle de l'État-Major. Mais en même temps
on y redoute trop la publicité pour qu'un nouvel article dans le genre
de celui qu'a publié M. Alphonse Denis, sans même prendre la peine
de refaire mes phrases ne fût de nature à compromettre le privilège
dont jouit ma correspondance à l'exclusion de tout autre. Cet article
a produit à Tiflis un effet fâcheux. Votre Excellence jugera sans doute
qu'il m'importe de n'être pas soupçonné d'alimenter la curiosité des
journaux. Ce serait le plus sûr moyen de perdre ici la confiance que
m'ont value de la part de quelques personnes toujours bien informées
la réserve et la discrétion la plus absolue.

Je suis avec respect


Monsieur le Ministre
de Votre Excellence
le très humble et très obéissant serviteur
G. de Castillon.

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