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Éléments du fantastique dans l’œuvre durassienne :

deux exemples : L’amant et La pluie d’été.


Résumé [Fr]
Le but de ce mémoire est d’analyser deux œuvres de Marguerite Duras : L’amant et La
pluie d’été. L’étude est effectuée avec l’aide des éléments d’un genre littéraire précis : le fantastique.
Ce mémoire examine les conditions pour qu’une œuvre puisse appartenir à ce genre littéraire ; il en
liste les critères, et étudie comment ces derniers sont en partie applicables à ces deux œuvres. Le
mémoire examine les prérequis pour qu’une œuvre soit considérée comme fantastique, ainsi que les
éléments qui placent une œuvre à la limite de divers genres, tels que le conte, le merveilleux ou encore
le réalisme magique. Une analyse des stratégies narratives employées pour persuader le lecteur à
hésiter entre le réel et l’irréel est ici appliquée à L’amant et La pluie d’été, ainsi qu’une mise en avant
des éléments qui peuvent faire entrer ces œuvres dans la catégorie du fantastique. Les deux œuvres
sont ensuite étudiées séparément. Des personnages sont analysés, ainsi que les lieux, le temps et les
actions. La technique narrative, avec la frontière floue entre rêve, retours en arrière et souvenirs,
participe du genre fantastique. Les personnages phares, ainsi que des objets classiques du registre du
fantastique, peuvent participer eux aussi de cette classification. Bien que les deux œuvres ne soient pas
explicitement classifiées par l’auteur comme appartenant au genre fantastique, il en émane une certaine
atmosphère qui permet de mettre en avant des éléments qui contribuent au genre étudié, mais aussi au
mode merveilleux, du réalisme merveilleux ou encore du conte.

Mots-clés : Marguerite Duras, fantastique, la pluie d’été, l’amant, narration, stratégies narratives,
conte, merveilleux

Abstract [n]
The aim of this study is to analyze two works by Marguerite Duras: The lover and Summer
rain. The study is carried out using elements of a specific literary genre: the fantastic (le fantastique).
This study presents the elements needed for a work to belong to this literary genre; it lists the criteria,
and studies how they partially are applicable to these two works. The conditions for a work to be
considered fantastic, as well as the elements that place a work at the border of various genres, such as
the folk tale, the marvelous (le merveilleux) or even the magic realism. This text presents an analysis
of the narrative strategies, showing how the reader is led to doubt what is real and what is not. This
study investigates The lover and Summer rain. It also highlights the elements that classify a book in
the fantastic category. The two works are then studied separately. The characters are analyzed, as well
as the setting, the time and the plot. The narrative technique, with the blurry borders between dreams,

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flashbacks and memories, belongs to the fantastic genre (le fantastique). The most important fictional
characters, as well as classic objects, can also contribute to the classification of the texts in the fantastic
genre. Although the two works are not precisely classified by the author as belonging to the fantastic
genre, a certain atmosphere created by Duras makes it possible to highlight elements that contribute to
the genre studied, but also to the folk tale or the magic realism.

Keywords: Marguerite Duras, fantastic, summer rain, the lover, storytelling, narrative strategies, folk
tale, marvelous

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Table des matières
1. Introduction ....................................................................................................................................................... 7
1.1 But et problématique.......................................................................................................................................... 7
1.2 Cadre théorique ................................................................................................................................................. 7
1.3 Plan du mémoire ................................................................................................................................................ 9

2. Analyse des stratégies narratives employées pour persuader le lecteur à hésiter entre le réel et l’irréel .............10
2. 1 L’amant et le fantastique : des frontières floues entre rêve, souvenirs et réalité .................................................... 10
2.1.1 Le concept de temps ......................................................................................................................................... 10
2.1.2 Des transformations : le monstre, la peur, la mort, le cauchemar, le fantôme .................................................. 11
2.1.3 Les lieux ........................................................................................................................................................... 13
2.1.4 La nature sauvage et indomptée ....................................................................................................................... 13
2.1.5 La folie et la maladie : les personnages, les relations ....................................................................................... 14
2.2 La pluie d’été et le fantastique : un roman flou ....................................................................................................... 18
2.2.1 Les hommes et le temps ................................................................................................................................... 18
2.2.2 Les noms et les âges ......................................................................................................................................... 18
2.2.3 Le langage et les parents .................................................................................................................................. 20
2.2.4 Les lieux et la nature ........................................................................................................................................ 20
2.2.5 Personnification................................................................................................................................................ 21
2.2.6 L’histoire et le temps ........................................................................................................................................ 22
2.2.7 L’écriture .......................................................................................................................................................... 22
2.2.8 Le livre, l’arbre, éléments mystiques et surnaturels ......................................................................................... 23
2.2.9 La connaissance................................................................................................................................................ 24
2.2.10 Les enfants surnaturels : Jeanne et Ernesto .................................................................................................... 24
2.2.11 La folie ........................................................................................................................................................... 25
2.2.12 Poids du futur et menace du pressentiment, prolepse ..................................................................................... 26
2.2.13 La peur ........................................................................................................................................................... 27
2.2.14 L’apprentissage d’Ernesto .............................................................................................................................. 28
2.2.15 Cosmos, création de l’univers, création, religion ........................................................................................... 29

3. Discussion des résultats ..........................................................................................................................................29

4. Conclusion ..............................................................................................................................................................31

5. Bibliographie ..........................................................................................................................................................32

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1. Introduction

Marguerite Duras, née en 1914 à Saigon, et morte en 1996 à Paris, est auteur, metteur en
scène et scénariste. Elle qui dit « je ne sais pas les choses avant de les écrire 1 » propose avec L’amant
et La pluie d’été des romans où les frontières entre rêve, souvenir, imagination et réalité sont floues.

1.1 But et problématique

Le but de ce mémoire est d’analyser La pluie d’été et L’amant, et d’examiner ce qui crée
une atmosphère étrange dans ces deux œuvres. Pourrait-on dès lors se risquer à parler d’atmosphère
fantastique chez Duras ? La pluie d’été et L’amant pourraient-ils être qualifiés de romans fantastiques ?
Si oui, comment ? Si non, pourquoi ? Ces deux œuvres peuvent-elles dès lors participer d’un, ou même
plusieurs, des sous-genres littéraires fantastiques ?
L’étude ici menée est à la fois thématique et comparative. Elle porte sur la classification
de certains aspects des deux œuvres, plus précisément sur la présence d’éléments de la littérature
fantastique.

1.2 Cadre théorique

En ce qui concerne le cadre théorique, plusieurs auteurs se sont essayés à définir le


fantastique. Selon Tzvetan Todorov,

appartient à ce genre littéraire toute œuvre fondée sur une hésitation du lecteur - un lecteur qui s'identifie
au personnage principal - quant à la nature d'un événement étrange. Cette hésitation peut se résoudre soit
pour ce qu'on admet que l'événement appartient à la réalité soit pour ce qu'on décide qu'il est le fruit de
l'imagination ou le résultat d'une illusion ; autrement dit, on peut décider que l'événement est ou n'est pas
(Todorov, 1970 : 165).

L’étude suivante va donc se concentrer sur les éléments qui déstabilisent le lecteur, ce qui le fait hésiter,
mais aussi sur l’absence de logique.
Todorov liste les différents sous-genres du fantastique. Il divise ce genre en sous-parties :
l'étrange, si l’événement est perçu comme une illusion, ou le merveilleux si le surnaturel est présenté
comme réel. Le lecteur ici est confronté à un dilemme et n’est pas en mesure de décider si l’événement

1
Interview radiophonique de Marguerite Duras par Alain Veinstein, La nuit sur un plateau, France Culture, le
24/11/1986

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anormal est surnaturel ou pas. Ces différentes catégories seront utilisées pour catégoriser certains
thèmes ou extraits des deux romans. Todorov énonce des règles sine qua non au genre fantastique :

1. Le texte doit obliger le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde de personnes
vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués.
2. Cette hésitation peut être ressentie également par un personnage : ainsi le rôle de lecteur est pour ainsi
dire confié à un personnage et, dans le même temps, l’hésitation se trouve représentée (Todorov, 1970 :
29).

Caillois, en 1965, propose une autre vision du fantastique. Pour lui, « le fantastique est rupture de
l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne, et non
substitution totale à l’univers réel d’un univers exclusivement miraculeux » (Caillois, 1965 : 161). Il
écarte dans sa recherche les œuvres expressément fantastiques pour s’attacher à commenter des œuvres
d’art allégoriques. Selon lui, « le magique est un univers merveilleux qui s’oppose au monde réel sans
détruire sa cohérence. Par contre, le fantastique marque un scandale, une rupture, une irruption insolite,
presque insupportable dans le monde réel » (Caillois, 1974 : 8).
Une autre spécificité du genre fantastique, encore une fois consignée par le point de vue du lecteur, est
que ce dernier « doit adopter une certaine attitude à l’égard du texte : il refusera aussi bien
l’interprétation allégorique que l’interprétation poétique » (Todorov, 1970 : 37 - 38). Steinmetz, quant
à lui, définit ainsi le terme de fantastique :

Étymologiquement, fantastique est lié à fantasque, lat. phantasticus, gr. phantastikos, de phantasia,
fantaisie, mais aussi imagination et apparition » […] Le verbe grec phantasein a deux acceptions : 1. 'faire
voir en apparence' ou 'donner l’illusion' et 2. ' se montrer' ou 'apparaître' lorsqu’il s’agit de phénomènes
extraordinaires → phantasia = apparition ; phantasma = spectre, fantôme ; adj. Phantastikon = 'qui
concerne l’imagination' (Steinmetz, 1989 : 25 - 26).

Todorov, dans l’Introduction à la littérature fantastique, théorise sur ce qu’il nomme « niveaux de
confiance ». Ainsi, dans les textes intradiégétiques, le narrateur étant le personnage, le lecteur peut se
poser la question sur ce qui est la vérité, et ce qui relève de l’invention (Todorov, 1970 : 90 - 91).
La difficulté du fantastique réside donc dans sa définition. Castex, quant à lui, asserte que :

le fantastique ne se confond pas avec l'affabulation conventionnelle des récits mythologiques ou des
féeries, qui implique un dépaysement de l’esprit. Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du
mystère dans la vie réelle ; il est généralement lié aux états morbides de la conscience qui, dans les

8
phénomènes de cauchemar ou de délires, projette devant elle des images de ses angoisses ou de ses terreurs
(Castex, 1951 : 8).

Pierre Jourde et Paolo Tortonese ont, eux-aussi, défini le fantastique, dans leur ouvrage intitulé Visages
du double, un thème littéraire. Selon eux, le fantastique peut se définir ainsi :

Il désigne tout ce qui est lié à la fantaisie, à l’imagination (...) En ce sens il s’oppose à logique, raison, à
rationnel, et il côtoie l’idée d’illusion, de chimère, de rêve et de folie. (...) Il désigne des évènements
extraordinaires et bouleversants, qui semblent consister normalement en des apparitions. Descente sur terre
d’un être surnaturel, évocation magique, image passagère, fantôme sans corps : les apparitions peuvent
varier, mais toujours quelque chose apparaît devant ces spectateurs que sont le narrateur et le lecteur
(Jourde & Tortonese, 1996 : 35).

Le fantastique se caractérise par un conflit, une déchirure, un malaise, qui touchent au rapport rationnel du
sujet avec le monde. Dans le fantastique, la peur n’est pas seulement l’émotion provoquée par un danger,
elle traduit surtout le trouble du personnage devant l’impossibilité d’expliquer rationnellement, d’intégrer
à un ordre quelconque ce qui pourtant se manifeste devant lui (Jourde & Tortonese, 1996 : 38).

À la lecture de L’amant comme de La pluie d’été, le lecteur ressent une impression


d’étrangeté, de menace diffuse ; il peut discerner les rivages de la folie chez les personnages, mais est
dans le même temps confus par leurs différents états de rêve et de réalité, ainsi que celui du souvenir.
La présente étude se propose donc de décrypter succinctement quels éléments font hésiter le lecteur
entre la réalité et le surnaturel dans L’amant et La pluie d’été, ainsi que d’identifier les passages
effrayants, étranges, irréels, et surtout ceux qui font désordre. Au-delà du fantastique, l’étude va se
concentrer sur les passages du texte qui contribuent à saupoudrer d’étrange, de merveilleux et
d’onirique ces deux œuvres.

1.3 Plan du mémoire

Le travail s’articule autour de l’analyse des stratégies narratives employées pour créer
une certaine atmosphère. La première partie du mémoire est consacrée à l’étude de L’amant, la seconde
partie à La pluie d’été. Une comparaison entre les deux œuvres est ensuite présentée, mettant en avant
les stratégies et points communs, mais aussi les différences, pour amener le lecteur à hésiter entre rêve
et réalité. Une conclusion est enfin apportée.

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2. Analyse des stratégies narratives employées pour persuader le lecteur à hésiter
entre le réel et l’irréel

2. 1 L’amant et le fantastique : des frontières floues entre rêve, souvenirs et réalité

2.1.1 Le concept de temps

Dans L’amant, le concept de temps est mis à mal. Dans ce récit intradiégétique, il est
impossible pour le lecteur de démêler la réalité du souvenir ou encore du rêve. Ainsi, le roman
commence avec une indication de date floue : « Un jour, j’étais âgée déjà … » (9) La narratrice, qui
ne se nomme jamais, réside dans un lieu où la météo, désagréable, ne varie pas, rendant impossible de
savoir la date exacte où les événements qui vont se dérouler se sont produits : « J’ai quinze ans et demi,
il n’y a pas de saisons dans ce pays-là, nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous
sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau » (11). L’action
du roman se déroule donc dans une non-saison. S’ensuit une description suspendue entre passé, futur
et présent, où la narratrice décrit sa transformation physique. Celle-ci n’est pas naturelle, elle a des
allures de malédiction :

Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit et vingt-cinq ans
mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli […] Il me semble qu’on m’a
parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes,
les plus célébrés de la vie. […] Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer
le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive,
marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement
de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi
que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et reprendrait son cours normal (9-10).

Cet événement surnaturel, un corps vieillissant très rapidement et se dégradant à vue d’œil, est ici
présenté comme réel. La narratrice, au lieu d’en être effrayée, l’accepte comme un évènement naturel.
Le temps passe-t-il plus vite dans les souvenirs de la narratrice ? Omet-elle de longs passages de sa
vie ? A-t-elle oublié les événements qui ont conduit son visage à changer de cette façon ? Killeen, dans
son étude sur la peur dans l’œuvre de Duras, voit ici un « dérèglement troublant du temps. Ici, il
s’amenuise avec célérité en acheminant la matière vers une mort précoce. Tout est consommé d’avance
pour la jeune femme transfigurée à l’orée de l’âge adulte » (Killeen, 1993 : 45). La narratrice, par son
récit non-linéaire, crée des frontières floues entre les époques et les lieux décrits. Elle s’emploie à faire
des allers-retours imprévisibles d’une scène à une autre, sans logique aucune, d’une époque à une

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autre. Ainsi, une fois sa propre description physique achevée, la narratrice transporte le lecteur dans le
passé, dans « ce pays-là » (11). Elle confie qu’elle va aborder les « périodes cachées dans cette même
jeunesse » (14).

2.1.2 Des transformations : le monstre, la peur, la mort, le cauchemar, le fantôme

La narratrice se décrit donc physiquement dès le début du roman, alternant le récit à la


première et à la troisième personne. C’est une jeune fille qui se transforme en femme à l’aide
d’accessoires : « je dois porter cette fameuse paire de talons hauts en lamé or » (18) […] « Ce ne sont
pas les chaussures qui font ce qu’il y a d’insolite, d’inouï, ce jour-là, dans la tenue de la petite. Ce qu’il
y a ce jour-là c’est que la petite porte sur la tête un chapeau d’homme aux bords plats, un feutre souple
couleur bois de rose au large ruban noir » (19). Elle décide que « l’ambiguïté déterminante de l’image,
elle est dans ce chapeau » (idem).
La transformation de la jeune fille en femme est intrinsèquement liée au champ lexical
de la peur, présent tout au long de l’œuvre. Le mot « peur », répété plus de dix fois tout au long de
l’œuvre, apparaît parfois plusieurs fois dans un même paragraphe. Par exemple, à la page 13 :

Il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a fait que ce visage a eu lieu. Ça devait se passer
la nuit. J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu. Quand c’était le jour, j’avais moins peur et moins grave
apparaissait la mort. Mais elle ne me quittait pas. […] et qui chaque instant de chaque jour de la vie de ce
petit frère faisait la peur dans cette vie, peur qui une fois a atteint son cœur et l’a fait mourir (13, c’est nous
qui soulignons).

La peur est associée à des images morbides, à des situations de violence, d’addiction et
de mort : « L’alcool a rempli la fonction que Dieu n’a pas eue, il a eu aussi celle de me tuer, de
tuer » (14). Comme Cousseau le remarque dans son étude sur la poétique de l’enfance chez Duras, il
y a sans cesse des allers retours entre passé, futur et présent : « L’autre modalité narrative de la
répétition est le récit itératif, figure inverse du récit répétitif. La narratrice y a recours pour évoquer
par exemple les grands repas à Cholen. Il est fréquemment employé pour rapporter les scènes
d’enfance, inscrivant ainsi la vie familiale dans une forme d’inertie oppressante » (Cousseau, 1999 :
363).
La narratrice fait souvent référence à ses deux frères, et à des pulsions meurtrières qui
seraient la conséquence des conditions de vie que la famille endure. Elle décrit aussi la mise à mort
comme une libération, un apaisement :

11
Je voulais tuer, mon frère ainé, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois et le
voir mourir. » […] « C’était pour enlever de devant ma mère l’objet de son amour, ce fils, la punir de
l’aimer si fort, si mal, et surtout pour sauver mon petit frère, je le croyais aussi, mon petit frère, mon enfant,
… (13)

Le lecteur est plongé dans le quotidien de cette famille dysfonctionnelle, il est déstabilisé
par l’imprévu, par « cet environnement de violence […] où l’on a toujours peur, [qui] prépare un terrain
idéal à la fermentation de la folie » (Killeen, 1993 : 81). Est créée une atmosphère inquiétante, où
l’anormal devient normalité. Ainsi, la narratrice nie sa propre existence, avertissant que « l’histoire de
[sa] vie n’existe pas » (14). Le lecteur est déstabilisé, et hésite à accorder du crédit aux dires de la
narratrice et à croire au monde qu’elle lui dépeint s’il n’existe pas. Killeen estime que tous ces
personnages sont « figés dans une espèce de rigor mortis sclérosante tels les corps hiératiques de l’art
byzantin, spoliés dès lors de leurs droits d’être vivants, ces personnages existent à l’état de morts-
vivants » (Killeen, 1993 : 47).

La narratrice confesse ensuite les scenarii catastrophes qui emplissent son esprit : « Je
descends toujours du car quand on arrive sur le bac, la nuit aussi, parce que toujours j’ai peur, j’ai peur
que les câbles cèdent, que nous soyons emportés vers la mer » (17). Ce rêve éveillé plonge le lecteur
dans une atmosphère particulière, où il ne sait pas vraiment ce qui est plausible, ce qui est réellement
arrivé, ou ce qui est spéculation : « Dans le courant terrible je regarde le dernier moment de ma vie.
Le courant est si fort, il emporterait tout, aussi bien des pierres, une cathédrale, une ville » (17). Cette
hyperbole invite à une lecture fantastique de ce passage. Le lecteur peut l’interpréter comme un rêve,
un présage, ou même une sorte d’avertissement sur la relative folie de la narratrice. « Comme dans le
conte de fées, le pouvoir de rêverie propre à la mer ne tient pas à l’accumulation d’images provoquées
par l’emballement rhétorique de la description, mais au fait qu’elle soit simplement citée. Elle est à
cette condition fabuleuse parce qu’elle libère l’imaginaire » (Cousseau, 1999 : 321 – 322). Dans sa
thèse sur le motif de l’eau dans l’œuvre de Marguerite Duras, Mattias Aronsson avance que « la mer
et le fleuve constituent […] deux topoi importants » (Aronsson, 2008 : 42). En effet, dans L’amant, la
peur est exprimée par l’auteur à travers les descriptions du fleuve. La narratrice fait référence au fleuve
en lien avec la « fascination et la peur » (Aronsson, 2008 : 121) qu’elle éprouve. Il estime qu’« en
décrivant la force sourde et terrible du fleuve, la violence latente de son courant, Duras nous fait le
portrait d’un élément terrible, investi d’un pouvoir de destruction » (Aronsson, 2008 : 121). Aronsson
pose la question de savoir « si la fascination mêlée de crainte que la narratrice de L’amant éprouve
devant le fleuve, symbole masculin, traduit aussi une peur de la sexualité masculine » (Aronsson,
2008 : 122).

12
La narratrice de L’amant va décrire longuement des moments et des choses qui n’existent
pas. Elle commence, comme mentionné ci-avant, par nier son existence. Elle va ensuite faire
référence à deux photos. D’abord, une photo fantôme, lorsque la narratrice rencontre celui qui va
devenir son amant sur le bac : « Elle aurait pu exister, une photographie aurait pu être prise, comme
une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances. Mais elle ne l’a pas été » (16). Elle fait ensuite
référence à une autre photo, bien réelle cette fois-ci. Dans cette photo de famille, c’est un pressentiment
qui est montré au lecteur en rétroactivité : « Je ne sais pas qui avait pris la photo du désespoir. Celle
de la cour de la maison de Hanoi. Peut-être mon père pour une dernière fois » (40). La narratrice
déroule ainsi l’histoire de sa famille, dont les membres les plus proches d’elle sont soit morts dans des
circonstances tragiques, soit fous. Elle présente son père, mort ou « déjà mourant » (22). La date de la
photo est floue pour elle, et elle mélange les personnes et la nature : « Était-ce la mort de mon père
déjà présente, ou celle du jour ? » (idem) Le petit frère mourra lui aussi, bien que plus tard, durant la
seconde guerre mondiale, soit bien après la photo, « en trois jours d’une bronchite-pneumonie, le cœur
n’a pas tenu […] tout s’est terminé ce jour-là » (36).
Ainsi, par ces descriptions si étroitement liées à la mort et la maladie, le drame familial
se trouve présenté de façon romantique et énigmatique. Killeen se demande s’il n’y a pas « lieu de
parler de corps 'possédés', supplantés par des esprits étranges, étrangers » (Killeen, 1993 : 49).

2.1.3 Les lieux

La famille de la narratrice n’appartient ni complètement à la société coloniale, ni à


l’Indochine. Même si elle vit en dehors de la ville, dans une ferme délabrée, dans la pauvreté et le
dénuement, elle garde des habitudes coloniales. Par exemple, lorsque la narratrice prend le bus, elle a
un statut différent des autres passagers : « Le chauffeur m’a mise près de lui à l’avant, à la place
réservée aux voyageurs blancs » (16). Ceci renforce l’impression que la narratrice est une personne
différente des autres, qui n’appartient à aucun groupe social, qui est étrange.
Un autre lieu important est la garçonnière de Cholen. Ce lieu où les amants se retrouvent
est décrit comme « irrespirable, il côtoie la mort, un lieu de violence, de douleur, de désespoir, de
déshonneur » (90). Pourtant, la narratrice y est attirée de façon irrépressible. Il est important de noter
qu’elle n’y accède qu’ « une fois le fleuve traversé » (90). La traversée physique du fleuve entraîne les
amants vers un autre monde.

2.1.4 La nature sauvage et indomptée

13
La mère et ses enfants vivent donc à la campagne, après que la mère a fait faillite.
« L’Asie s’affirme comme le creuset de sensations vives que la mémoire éblouie s’attache à restituer
par les pouvoirs poétiques du langage » (Cousseau, 1999 : 317). Ils sont souvent dehors, et les
conditions de vie sont rudes : « On m’a souvent dit que c’était le soleil trop fort pendant toute l’enfance
» (12). La nourriture qu’ils ont à disposition est le fruit de la chasse de petits animaux plus ou moins
impropres à la consommation. Cela contribue à créer un climat de mystère autour de cette famille
maudite, aux habitudes de vie hors norme : « Nous mangions, parfois, il est vrai, des saloperies, des
échassiers, des petits caïmans … » (13) Le lecteur commence à s’interroger sur la véracité de ces
descriptions : est-ce un rêve, un faux souvenir ? Killeen, dans son étude, évoque « les images de la
dévoration [qui] appellent le réseau thématique de la nourriture, matière vitale par excellence, mais
qui, dans la trilogie, devient matière éminemment ambiguë, angoissante » (Killeen, 1993 : 36). Cette
nourriture impropre « effraie puisqu’elle oscille constamment entre deux pôles contradictoires, ceux
de la vie et de la mort » (idem). Cousseau note que « Duras aime à retrouver dans ses personnages
enfantins une dimension animale, reconnaissant avec un certain plaisir qu’elle-même et ses frères
étaient en Indochine des 'animaux nobles' » (378). Elle cite ici l’auteur, interviewée en 1984 lors de
l’émission télévisée littéraire Apostrophe.

2.1.5 La folie et la maladie : les personnages, les relations

Le premier personnage dont la santé mentale est vacillante est le grand frère. Il est
différent des autres et doit donc être tenu à l’écart de la famille : « il fallait séparer ce fils des deux
autres enfants » (12). La raison exacte n’est cependant pas dévoilée, aucun fait n’est présenté, cela
ressemble plus à une menace ou une sorte de malédiction. Par ailleurs, la narratrice entretient des liens
familiaux déroutants, notamment avec sa mère. Ricouart, dans son étude sur la féminité et la violence,
note que « chez Duras, la folie semble être causée par l´amour excessif de la mère pour son enfant »
(Ricouart, 1991 : 86). La mère de la narratrice semble psychologiquement malade, alternant dépression
et périodes d’intense activité. Les enfants s’y sont accoutumés :

Nous connaissions les signes avant-coureurs, cette façon, justement, qu’elle avait, tout à coup, de ne plus
pouvoir nous laver, de ne plus nous habiller, et parfois même de ne plus nous nourrir. Ce grand
découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour. Parfois il durait, parfois il disparaissait avec la
nuit (21).

14
La mère, en laissant ses enfants s’alimenter ainsi, nourrit et tue en même temps : « La mère nourricière
ne l’est donc qu’à demi ». (Killeen, 1993 : 43). Killeen note donc que « cette incapacité de subvenir
aux besoins des petits annonce sa folie » (idem). La folie est aussi montrée lorsque la mère est prise
de crises de rire : « Ici, le rire n’est pas un des réflexes naturels à l’humour mais, au contraire, signe
d’un dérèglement fondamental (Killeen, 1993 : 87). « Ce fou rire, ou plus précisément ce rire fou,
scelle l’unité familiale dans le délire collectif » (Killeen, 1993 : 88).
La mère alterne les périodes d’inertie et de maniaquerie injustifiée : « Il faut rattraper,
disait ma mère. Ça durait trois jours, jamais quatre, jamais. Jamais » (12). Pour Ricouart,

la violence maternelle prend souvent la forme d’une tension entre deux pôles opposés : haine et amour. …
La schizophrénie de la mère, son alternance entre la haine et l’amour, fait partie de cette stratégie que la
mère invente pour surmonter ses sentiments mixtes par rapport à son enfant (Ricouart, 1991 : 89).

Ces descriptions sont-elles des impressions de la narratrice, la réalité, un cauchemar, ou des souvenirs
teintés d’imaginaire ? Cousseau note que, dans l’œuvre de Duras,

il existe ainsi des blancs infranchissables, irréductibles à toute forme de logique, défiant toute espèce de
continuité dans le cheminement de la lecture. L’écriture manifeste ainsi une forme de déconstruction non
seulement dans la perspective temporelle mais également dans l’exposé de la pensée (Cousseau, 1999 :
371).

Au début du roman, le lecteur est témoin d´un changement de mode inattendu, comme si
la mère s’adressait soudainement directement au lecteur. L’auteur passe du discours indirect au
discours direct en l’espace d’une phrase. Ce procédé crée un effet de surprise, comme un monstre qui
sortirait du manuscrit et agripperait le lecteur : « Ma mère, institutrice, veut le secondaire pour sa petite
fille. Pour toi, c’est le secondaire qu’il faudra » (11).
Dans le passage où la narratrice de L´amant prend le car, cette dernière explique les
angoisses déraisonnées et démesurées de la mère : « Comme d’habitude ma mère m’a accompagnée
et m’a confiée au chauffeur, toujours elle me confie aux chauffeurs des cars de Saigon, pour le cas
d’un accident, d’un incendie, d’un viol, d’une attaque de pirates, d’une panne mortelle du bac » (16).
Une fois en France, après l’Indochine, tel dans un conte, la mère achète une immense
propriété, en Loire et Cher, un « faux château Louis XIV » (38). Ce n’est pas le type d’habitation que
le lecteur pourrait s’attendre à ce que la mère achetât après avoir été ruinée à l’autre bout de la planète.
Ceci contribue à renforcer l’idée que les souvenirs de la narratrice sont peut-être obscurcis. Quoiqu’il
en soit, dans ce château, la mère éprouve des angoisses nocturnes, et alterne des périodes de

15
schizophrénie et de découragement : « Elle avait encore peur la nuit. Elle avait acheté un fusil » (38).
Killeen note que, « même à mille lieues de l’Indochine, avec le recul qu’apporte habituellement le
temps, la vieille femme s’installe dans la Loire, et 'sa chambre sera la redite de Sadec, terrible' »
(Killeen, 1993 : 84).
Le retour en métropole n’est pas sans peine pour le grand frère non plus. Il va perdre de
l’argent, dilapider le reste, et tenter de se suicider : « Ce que je sais c’est qu’on le retrouve couché dans
son automobile, à Montparnasse, devant la Coupole, qu’il veut mourir » (38). Ces épisodes sont si
difficiles pour la narratrice que sa mémoire lui fait défaut : « Après, je ne sais plus » (idem). Le lecteur
suit donc les différents états de mauvaise fortune de cette famille, présentée comme souffrant d’une
malédiction. C’est ainsi qu’arrive la description dramatique de la folie de la mère exposée au grand
jour. Dans le passage qui suit, cette dernière a fait l’acquisition de poussins. Ces derniers se trouvent
être, comme la concession en Indochine, intrinsèquement vérolés. Ce qui pourrait être une idylle à la
campagne devient un cauchemar, les animaux des monstres, mourants sans que quiconque ne pût
abréger leurs souffrances, et « la rêverie alimentaire débouche inévitablement sur la nausée » (Killeen,
1993 : 44) :

Elle a six cents poussins […] aucun poussin ne réussit à s’alimenter. Les six cents poussins ont le bec qui
ne coïncide pas, qui ne ferme pas, ils crèvent tous de faim, elle ne recommencera plus. […] La puanteur
des poussins morts et celle de leur nourriture est telle que je ne peux plus manger dans le château de ma
mère sans vomir […] C’est là que je vois clairement la folie pour la première fois. Je vois que ma mère est
clairement folle. Je vois que Dô et mon frère ont toujours eu accès à cette folie. Que moi, non, je ne l’avais
jamais encore vue. Elle l’était. De naissance. Dans le sang. Elle n’était pas malade de sa folie, elle la vivait
comme la santé (38-39).

La narratrice fait référence ici au « sang » de sa mère, comme si elle était possédée depuis sa naissance,
comme si un maléfice ou une malédiction se transmettait dans la famille. Cet élément surnaturel est
présenté comme réel : ce passage peut être qualifié de merveilleux.
Juste avant que la narratrice ne quitte la maison familiale à Saigon, elle ne reconnait pas
sa mère, « dans une sorte d’effacement soudain, de chute, brutalement » (101). À ce moment-là, la
frontière entre réel et irréel est perturbée. La mère se transforme soudain en une autre personne : « il y
a eu tout à coup, là, près de moi, une personne assise à la place de ma mère, elle avait son aspect, mais
elle n’avait jamais été ma mère » (idem). Dô, la domestique, ne se rend compte de rien lors de la
« substitution » (idem). La narratrice ne se demande pas si elle rêve ou imagine cette transformation,
elle la rapporte comme réelle. Le lecteur est plongé à nouveau dans le dilemme de savoir si cet
évènement est anormal ou non.

16
Toutefois, la famille de la narratrice n’est pas la seule à lutter contre les troubles mentaux.
Ricouart, dans son étude, suggère la présence d’une certaine folie et violence rattachée à la féminité
en général dans les œuvres de Duras : « si la folie provenant de l´expérience de la maternité existe, elle
n´est pas le seul cas de folie qu´on puisse relever chez les personnages féminins durassiens. On note
en effet des éléments de folie chez pratiquement toutes les femmes que Duras met en scène, qu´elles
soient mères ou non » (Ricouart, 1991 : 86-87). Ainsi, les femmes françaises ayant suivi leurs maris
sont décrites comme souffrant de troubles mentaux après avoir passé du temps en
Indochine : « Certaines deviennent folles » (27). L’amie de la narratrice, Hélène Lagonelle, éprouve,
elle aussi, une pathologie mentale : « Seule Hélène échappait à la loi de l’erreur. Attardée dans
l’enfance » (idem). Elle se « promène toute nue dans les dortoirs » (86). C’est comme si le pays
transformait les personnes, exerçant un pouvoir sur elles. Hélène, endossant le rôle de vestale pour un
instant, prédit un destin sombre, ou de mystérieuses disparitions attendent leurs camarades du
pensionnat qui sont « quarteronnes » (84) : « on les envoie aussi dans les lazarets de cholériques et de
pestiférés » (idem). La narratrice est attirée par son amie, mais son intérêt est doublé de pulsion de
mort et d’une certaine fascination : « Hélène Lagonelle donne envie de la tuer, elle fait se lever le
songe merveilleux de la mettre à mort de ses propres mains » (88). Le corps d´Hèlène est « flou,
spectra[l], à peine perceptible » (Killeen, 1993 : 49).

Une fois de plus, c’est en relation avec le fleuve, le Mékong, que la narratrice fait la
rencontre du personnage le plus fantasmagorique de l’œuvre. Il s’agit de la mendiante. Killeen
commente cet extrait en notant que « l’errance et la fuite font bon ménage avec la peur » (Killeen,
1993 : 86). Ce personnage est « une créature nocturne qui dort le jour » (Killeen, 1993 : 108). La
rencontre a lieu dans « une avenue toujours déserte le soir » (99). Personne n’est témoin pour
corroborer la véracité de cet épisode. La rue est sombre car « il y a une panne d’électricité » (idem).
La narratrice se met à courir, « de plus en plus vite. Et tout à coup je crois entendre une autre course
derrière moi. Et tout à coup je suis sûre que derrière moi quelqu’un court dans mon sillage » (99 - 100).
En se retournant, elle voit une femme qui est « très grande […], très maigre, maigre comme la mort et
qui rit et qui court » (100). La narratrice est épouvantée par cette femme qui « parle la nuit, le jour elle
dort » (idem). La femme « court en criant dans une langue [que la narratrice] ne [connait] pas » (idem).
Elle essaie d’échapper à la folle de Vinhlong, car elle estime que, si elle était touchée par cette dernière,
elle « [passerait] à [son] tour dans un état bien pire que celui de la mort, l’état de la folie » (idem). Elle
parvient à lui échapper, tombe inanimée, et porte les séquelles de cette terrifiante rencontre : elle reste
muette de terreur pendant plusieurs jours. « Le mot de ’folie’ associé à la peur terrible que cet état fait
naître chez la narratrice, conduit l’enchaînement de scènes où apparaissent successivement la

17
mendiante de Calcutta puis la mère » (Cousseau, 1999 : 368). C’est « par la folie de la mère à laquelle
la narratrice a enfin accès, la peur et le cri que cette prise de conscience déclenche, la dernière scène
revient à la première, la hantise d’être atteinte par l’état de la mendiante » (idem) La place de la
mendiante dans la totalité l’œuvre, ainsi que la peur qu’elle inspire, sont étudiées par Aronsson. Il
observe « la relation entre la mendiante et le motif aquatique » (Aronsson, 2008 : 53). Elle est un
personnage à part secondaire, les « quelques pages qui lui sont consacrées interrompent le cours du
récit principal » (Aronsson, 2008 : 57). Néanmoins, elle apparaît « comme un personnage de première
importance dans l’œuvre de Marguerite Duras – à la fois être humain et animal aquatique. Elle ne perd
jamais son côté mythique » (Aronsson, 2008 : 59).

Les personnages qui entourent la narratrice sont comme sortis d’un conte, tels différents
archétypes : la sorcière, la mère indigne, la jeune fille innocente, ou encore le grand frère fou. Ces
personnages contribuent à renforcer le sentiment que la narratrice se trouve dans un état de rêve ou de
moments extraordinaires. Killeen remarque que « la mère et la mendiante, femmes monstrueuses et
envoûtantes, terrifient. Mais si elles sont devenues des archétypes effroyables de l’aliénation et de la
sauvagerie, reste qu’elles sont parvenues à cet état justement parce qu’elles sont effrayées elles-mêmes
[…] Impossible d’échapper à cette règle sinistre : celles qui font peur, ont peur – et vice versa »
(Killeen, 1993 : 104).

2.2 La pluie d’été et le fantastique : un roman flou


2.2.1 Les hommes et le temps

La pluie d’été est un roman flou pour les hommes et le temps. Dès les premières pages
du roman, Duras s’emploie à ne pas décrire ses personnages, et à brouiller les pistes. Brulotte résume :
« Ils vivent dans ce qu’ils dénomment la casa et appellent les enfants brothers et sisters. La mère chante
une berceuse russe, la Neva ; sa fille, À la claire fontaine. Ils mangent des Quaker Oats et boivent du
calvados. Il y a là une multiplication déroutante de traits culturels bigarrés qui accentue le déracinement
des personnages dans cette triste banlieue » (Brulotte, 1990 : 107). Ce qui est sûr, c’est que « Les
parents, c’étaient des étrangers qui étaient arrivés à Vitry, près de vingt ans, plus de vingt ans peut-être
» (11). La famille vit dans une situation précaire :« Ils étaient des chômeurs, ces gens » (idem).

2.2.2 Les noms et les âges

L’attention du lecteur est vite attirée par un phénomène étrange, qui crée la confusion :
« …la mère à elle seule porte plusieurs noms : tantôt Ginetta, tantôt Hanka, tantôt Natacha, tantôt

18
Emilia, et elle prénomme souvent son fils Ernesto, Vladimir. Rien n’est défini » (Brulotte, 1990 : 107).
Emilio, le père, est appelé Enrico à la page 98. Le lecteur apprend toutefois son nom de famille :
« Emilio Crespi » (57), ainsi que celui de la mère : « Hanka Lissovskaïa » (58).
Le lecteur s’aperçoit aussi que les âges des enfants, ainsi que leur nombre, sont eux aussi
troublants : « à ce moment-là Ernesto devait avoir entre douze et vingt ans. De même qu’il ne savait
pas lire, de même Ernesto ne savait pas son âge. Il savait seulement son nom » (12). Ernesto semble
être l’aîné, il est très grand et il impose le respect : « T’as vu comment il est ? Immense ! douze ans !
Personne le croirait et avec ça, l’air d’un évêque » (30). Avec son âge intangible et indéterminé, ce
garçon n’est pas comme les autres. Il se tourne alors vers ceux qui ont les caractéristiques de la
normalité, comme un âge défini, ou le fait qu’ils vont à l’école : « Ernesto était allé voir le fils d’un
voisin qui, lui, était allé à l’école, qui y allait encore et qui, lui, avait un âge déterminé, quatorze
ans » (17). Jeanne, quant à elle, « avait entre onze et dix-sept ans » (31). L’âge de Jeanne semble
cependant se préciser vers la fin de l’œuvre, lors de son entretien avec le journaliste : « Dix ans, bientôt
onze, un an de moins qu’Ernesto » (117). Précise cette fois-ci, Jeanne donne des indications sur sa vie,
via son propre prisme, ce qui est déstabilisant pour son interlocuteur : « C’est ça Monsieur. Dans la
famille de ma mère, ils étaient onze. Dans la famille de mon père, ils étaient neuf. Nous on est sept. Je
vous ai dit le principal » (140).
L’apparence physique d’Ernesto est décrite par des antonymes qui rendent la description
impossible et loufoque, car en conséquence, le lecteur ne peut se représenter le personnage : « Petit et
immense. […] Brun. Douze ans. Fait pas grand bruit, faut dire » (63). Est-ce une description physique
ou morale ? Duras brouille les pistes et joue avec les codes de la description. Maud Fourton, dans son
étude intitulée La folie d’écrire ou l’impossible d’écriture, décrit Duras comme « un écrivain acculé
par l’œuvre à produire, celle qui ne se peut écrire » (Fourton, 2006 : 28). Elle note en bas de page :

la dé-composition (le ’dé-’, étymologiquement privatif, s’entend aussi comme un pluriel) participant de la
dés-écriture ambitionnée, obligée par l’écriture elle-même ; ’Je désécris. Autrement je n’écrirai pas’,
affirme en effet Marguerite Duras dans Le Monde extérieur : outside 2, Paris, P.O.L., 1993, p. 62 »
(Fourton, 2006 :28).

En ce qui concerne ses interactions avec sa famille, Ernesto s’adresse à elle de façon
étrange, comme codée, en énonçant des prophéties farfelues, dotant sa famille de caractéristiques
mystiques : « Ernesto leur avait demandé de ne pas oublier, les derniers rois d’Israël, à Vitry, c’étaient
leurs parents » (57). « Ernesto l’enfant prophète, 'fils de David et roi de Jérusalem' (114), sait percer
les mystères de la création » (Cousseau, 1999 : 390).

19
2.2.3 Le langage et les parents

Brulotte évoque « une écriture branchée sur le quotidien de la vie et inspirée de la langue
parlée de ses personnages » (Brulotte, 1990 : 106). Plusieurs langues sont évoquées et utilisées dans le
roman. L’auteur les mélange, comme elle mélange texte et dialogues. Se crée un maelström de textes
écrits tel des didascalies, à côté de dialogues sans guillemets, mais aussi de discours indirect libre, de
discours direct, et de discours indirect : « ils n’avaient pas le droit de garder à la casa des enfants aussi
intelligents. […] Et les brothers et les sisters ? » (17) Des mots issus de langues telles que le russe,
mais écrits avec l’alphabet latin, de l’italien et d’anglais, sont inclus dans le texte, sans guillemets ou
notes de bas de page, comme si la faculté de langage, d’expression, ne formait qu’une seule et même
langue.

Duras décrit la mère et sa langue natale, indélébile, d’une vie d’avant l’émigration, une
langue presque oubliée mais qui ressurgit, intrinsèquement reliée à la mémoire du peuple juif : « La
mère a oublié la langue de sa jeunesse. Il lui reste de son passé des consonances irrémédiables, (…)
des sortes de chants (…), comme si elle était visitée par le souvenir d’une langue abandonnée » (27).
Elle parle une langue presque inconnue d’elle-même, comme si elle était possédée, visitée par le
fantôme de la Shoah : « Ce n’était pas du russe les paroles retrouvées, c’était un mélange d’un parler
caucasien et d’un parler juif, d’une douceur d’avant les guerres, les charniers, les montagnes de
morts » (142). La mère utilise le russe, sa langue natale, lorsqu’elle traverse des épisodes de folie, ou
lorsqu’elle chante, toujours la même chanson : « Quelquefois, la mère se mettait à chanter exprès pour
ses enfants, la berceuse russe, la Neva » (68). Le père, quant à lui, a des origines italiennes. Lorsqu’il
parle italien, il se transforme de façon si brutale, et si rapidement, que ses propres enfants ne le
reconnaissent pas :

Et alors ça le prenait d’un coup, il se mettait à parler italien mais alors un italien que les enfants ne
reconnaissaient pas, ultra rapide, défiguré, qui était très laid, très sale, très mal élevé et qui sortait de lui
comme si c’était la fin de sa vie et qu’il se vidait de ce qui lui restait encore de cette autre vie qu’il avait
eue avant son avalanche d’enfants (idem).

2.2.4 Les lieux et la nature

20
Les lieux dans lesquels se situe l’action sont étranges. Le premier lieu mentionné est « un
jardin qui se trouvait à l’angle de la rue Berlioz et d’une rue presque toujours déserte » (13). Ce qui
fait l’exclusivité de ce jardin est qu’il n’y a, au contraire des jardins ordinaires,

aucune diversité, aucune plate-bande, aucune fleur, aucune plante, aucun massif. Il y avait seulement un
arbre. (…) Il aurait pu paraître ordinaire, on aurait pu ne pas le remarquer. Mais une fois qu’on l’avait vu
on ne pouvait plus le sortir de l’esprit. (…) Le jardin était un désert (14).

Ce jardin est donc un non-jardin, l’antithèse même du jardin. Seul un esprit particulier peut le
reconnaître pour ce qu’il est vraiment, comme s’il fallait avoir une faculté spéciale pour qu’il se donne
à voir. Duras mentionne ensuite le pouvoir magique du principal arbre du jardin, raison de la folie
d’Ernesto : « L’arbre, après le livre brûlé, c’était peut-être ce qui avait commencé à le rendre
fou » (idem). Il est possible « qu’Ernesto avait dû être frappé par la solitude de l’arbre et par celle du
livre » (15). La famille vit dans la ville de Vitry, décrite comme une contrée, plus pittoresque qu’il n’y
paraît historiquement ou géographiquement : « ce pays-ci de Vitry... » (25) La mère fait référence à
des recettes de cuisine qu’elle a apprises lorsqu’elle voyageait, et parle de la cuisine de la région du
« fleuve de l’Escaut » (idem), région entre la Belgique et l’île de France, comme d’une autre contrée
peuplée par des populations avec certaines mœurs bien à elles. Ici encore, la mère voit dans le banal
des choses extraordinaires, et ouvre la porte du réalisme merveilleux.

2.2.5 Personnification

Le père, lui aussi, accorde une extrême importance à des choses banales, leur attribuant
des propriétés hors du commun. Ainsi, il suit de près l’évolution des travaux de la route « nationale
7 » (107). Lorsque cette route est rénovée, le lecteur assiste à une description de la mise à mort de
l’ancienne route. Ceci ne fait pas sens, car, en général, personne ne pleure une construction routière
purement utilitaire. Cependant, une fois de plus, les personnages de La pluie d’été voient ce que le
commun des mortels ne peut se représenter. Il y a ici une personnification de la route :

C’est tard dans la matinée que la destruction de la vieille autoroute avait débuté. Sa mise à mort avait dit
le père. Même si on ne savait pas encore dans Vitry de quoi il s’agissait, dès les premiers coups sourd du
pilonnage tout le monde avait compris qu’il ne pouvait s’agir que de la destruction définitive de la vieille
autoroute au ciment noir (119).

21
La ville et les alentours sont tout à coup transposés tels dans un rêve, où les lieux sont les lieux sans
l’être. Ainsi, Vitry, petite ville de la banlieue parisienne traversée par la Seine, devient un port, au bord
de la mer :

Pendant des semaines et des semaines, l’agonie de la vieille autoroute avait ébranlé les coteaux de Vitry,
les constructions fragiles des petites rues qui descendaient au port, les oiseaux, les chiens, les enfants. Puis
tout s’était tu. Un nouveau silence s’était instauré, sans écho aucun. Le bruit de la mer, lui, avait disparu
avec les populations étrangères chassées des rives du fleuve (120).

Ce passage invite le lecteur à une lecture non réaliste. Ici, le surnaturel est présenté comme réel, et le
lecteur est donc en présence du merveilleux.

2.2.6 L’histoire et le temps

L’histoire commence « au début du printemps » (12). Il n’y a pas de date calendaire


mais une date naturelle. Cela plonge le lecteur dans un monde enchanté. Plus loin, Ernesto attend « un
long ou un petit moment, [il] ne [sait] pas » (35). Le passé semble peser sur Ernesto, comme s’il
ressentait les effets de choses ou de personnes invisibles : « C’est comme s’il y avait mille ans » (36).
Il évolue à la fois entre passé, futur et présent, coincé, suspendu, brouillant toutes les lignes. Ainsi, il
tente d’expliquer comment il est passé de l’analphabétisme au génie : « Parce que lire…sans le
savoir…je savais déjà…avant… » (102) Un autre exemple de ce statut particulier du temps chez
Ernesto transcende sa propre vie : « Elle demande à Ernesto ce qu’il y a. Il ne sait pas tout d’abord.
Puis il dit : ‘Je vous ai vus morts depuis mille ans’ » (121). Il y a ici absence de logique, et le lecteur
est face à un dilemme : est-ce possible de savoir lire sans l’avoir appris, ou de voir des gens vivants
morts depuis dix siècles ?

2.2.7 L’écriture

Marguerite Duras, figure de proue du nouveau roman, prône une écriture libre, libérée
des conventions d’écriture. Didascalies, texte, italiques, dialogues sans les codes du dialogue, français
parlé, mélange des langues, texte positionné comme un poème sans en être un, par exemple aux pages
34-35, tout ici reflète ce courant littéraire. Duras, en déconstruisant le roman et ses codes, contribue à
la déstabilisation du lecteur, et à une atmosphère surnaturelle et étrange, de semi-rêve.

22
2.2.8 Le livre, l’arbre, éléments mystiques et surnaturels

L’œuvre s’ouvre sur une description de la vie quotidienne des parents, dont la principale
occupation diurne est de trouver et lire des livres : « les livres, le père les trouvait dans les trains de
banlieue » (9). Ils sont privés de la possibilité de visiter la bibliothèque, mais « heureusement, il y avait
les trains de banlieue où trouver des livres » (12). Cette façon de se procurer des livres est inhabituelle,
ainsi que la persévérance avec laquelle les parents cherchent, collectionnent et s’intéressent à des textes
qui ne sont pas perçus en général comme dignes d’intérêt. « Il y avait aussi des vieilles publications
techniques ficelées en paquets près des poubelles ordinaires » (9). Les parents voient ici quelque chose
que le commun des mortels ne voit pas : de l’intérêt dans l’inintéressant. Les parents sont des
personnages en marge, porteurs de magie, avec la possibilité de voir ce que les autres ne remarquent
pas. Ernesto bénéficie lui aussi de cette particularité, et ressent la connaissance quasi-occulte qui
émerge d’un livre trouvé dans des décombres : « une fois il y avait eu une autre histoire de livre dans
cette famille » (12).
Premier objet mentionné, et fil rouge de l’œuvre, le livre est un des éléments du
merveilleux dans La pluie d’été :

Les plus petits des brothers avaient trouvé le livre. Ils l’avaient apporté à Ernesto qui l’avait longuement
regardé. C’était un livre très épais recouvert de cuir noir dont une partie avait été brûlée de part et d’autre
de son épaisseur par on ne savait quel engin mais qui devait être d’une puissance terrifiante, genre
chalumeau ou barre de fer rougie au feu. Le trou de la brûlure était parfaitement rond. Autour de lui le livre
était resté comme avant d’être brûlé et on aurait dû arriver à lire cette partie des pages qui l’entourait. Les
enfants avaient déjà vu des livres aux devantures des librairies et chez leurs parents mais ils n’avaient
jamais vu de livre aussi cruellement traité que celui-ci. Les très jeunes brothers et sisters avaient
pleuré (13).

Ici, Duras fait la description de cet objet magique. Suite à la découverte de ce livre, « Ernesto était
entré dans une phase de silence, il était resté des après-midis entiers dans l’appentis, enfermé avec le
livre brûlé. Puis brusquement Ernesto avait dû se souvenir de l’arbre » (12). De cette découverte
émerge la connaissance quasi-occulte, lorsque Ernesto, prétendument analphabète, se met soudain à
lire. Le lecteur est transporté dans un monde où les choses les plus insignifiantes ont une importance
capitale, tels un livre brûlé, ou encore des fauteuils en osier. Il y a, tout au long du livre, une absence
de logique, et des faits non nommés ou non expliqués, comme par exemple, à la fin de l’œuvre : « rien
d’équivalent ne s’est jamais produit dans cette cour, dans toute l’histoire de la famille. Cependant que

23
ces fauteuils continuent à être là, réels jusqu’à l’irréalité » (121). Le lecteur est déstabilisé, une fois de
plus.

2.2.9 La connaissance

Ernesto est habité par une force inconnue et surnaturelle. Il acquiert la faculté de lecture
et de compréhension de tout, inexplicable, incompréhensible par personne d’autre que lui-même :
« Ainsi avait-il compris que la lecture c’était une espèce de déroulement continu dans son propre corps
d’une histoire par soi inventée. C’était de cette façon qu’il avait cru comprendre que dans ce livre il
s’agissait d’un roi qui avait régné dans un pays loin de la France, étranger lui aussi, il y avait très
longtemps de cela » (16). Ici apparaît une mise en abîme, une histoire dans l’histoire. Duras fait ici
référence à la religion juive et au premier testament, et l’œuvre prend une dimension herméneutique,
mystérieuse et syncrétique : « Ernesto disait que c’était vrai, qu’il ne savait pas comment il avait pu
lire sans savoir lire » (idem). Au-delà de lire, Ernesto ressent le livre et les personnes qui ont eu un
contact avec ce dernier. Il tente une explication à son instituteur, qui prend des allures de révélation
mystique : « Ici les mots ne changent pas de forme mais de sens…de fonction…Vous voyez, ils n’ont
plus de sens à eux, ils renvoient à d’autres mots qu’on ne connait pas, qu’on n’a jamais lus ni
entendus…dont on n’a jamais vu la forme mais dont on ressent…dont on soupçonne…la place vide
en soi… ou dans l’univers… je ne sais pas… » (106)

2.2.10 Les enfants surnaturels : Jeanne et Ernesto

Dès le début du roman, le lecteur est plongé dans un univers étrange, où les frontières
entre le réel et le conte sont frêles. Les descriptions même des personnages, qui constituent une part
primordiale du schéma narratif, sont basées sur des apparences, ou des vides. Duras joue avec les
composantes les plus élémentaires des personnages. Elle commence par une non-description des
enfants : « Les enfants, on ne savait rien. C’est vrai, disait le père, les enfants on ne sait rien » (10).
Cousseau note :

l’étude de l’exploitation narrative de la figure de l’enfant a mis en évidence comment l’écriture s’attachait
plutôt à la fonction du personnage qu’à sa qualification. Nous avions toutefois noté que la richesse
symbolique dont il était doté dans certains textes tendait à déporter le centre de gravité du récit vers
l’imaginaire et la poésie (Cousseau, 1999 : 385).

24
Jeanne, quant à elle, est aussi habitée par une force surnaturelle. L’auteur la décrit : « il y en avait une
qui ressemblait à personne encore, c’était Jeanne » (31). Jeanne est décrite par ce qu’elle n’est pas.
L’auteur continue la description en mentionnant une caractéristique surnaturelle, présente depuis son
enfance : « Quand Jeanne était petite, tellement elle regardait le feu, tellement le feu la fascinait que la
mère l’avait montrée à la consultation municipale. On avait analysé son sang. C’est dans le sang qu’on
avait vu que Jeanne était une incendiaire » (idem). Ici, il y a aussi absence de logique. Ceci fait partie
du merveilleux, avec des faits surnaturels présentés comme réels. La maladie de Jeanne, son sang,
c’est-à-dire qui elle est, est si difficile à maîtriser qu’elle doit être constamment surveillée :

la seule chose à éviter c’était de la laisser seule avec le feu parce que cet excès qu’elle avait en elle, elle ne
ressentait pas qu’elle le portait […] Alors elle pouvait l’oublier et perdre la tête à trop regarder le feu. Et
cela jusqu’à allumer des incendies dans sa propre maison (idem).

Pour conclure sur les portraits des principaux personnages, Cousseau écrit : « chez Duras, les éléments
de portraits physiques […], en démontrant la consubstantialité de l’enfance et du cosmos, sacralisent
et spiritualisent dans le même temps la figure enfantine » (Cousseau, 1999 : 389).

2.2.11 La folie

Les enfants comme les parents sont habités par la folie à plusieurs reprises. Ernesto,
lorsqu’il s’exprime, n’est pas comme les autres enfants. La mère questionne la santé mentale de son
fils à plusieurs reprises : « T’es fou ou quoi ? » (20) Suite à quoi « Ernesto crie » (22). Il crie parfois
sans même en avoir conscience : « Tout à coup, l’épouvante est là. Et sans qu’il le sache, Ernesto
crie » (121). La folie s’invite lors des conversations de la famille, pas toujours compréhensibles ou
logiques : « Puis quand il parle voilà c’que ça donne. C’est pas des ’passe-moi l’sel.’ C’est des choses
que personne avait dites avant lui, personne, fallait l’trouver ça, et c’est pas tout le monde… » (30)
Ernesto n’est pas le seul à crier dans ce roman. Lors du récit par la mère de sa rencontre
dans un train avec un homme, ce dernier est en proie à la peur : « l’homme s’était réveillé dans un cri,
il avait pris ses affaires et il était descendu dans l’épouvante » (50). Cette scène déstabilise par son
absence de logique.
La mère, elle aussi, a tendance à s’emporter : « Elle hurlait qu’elle allait les tuer » (51).
Le rythme de vie des parents, ainsi que leur addiction à l’alcool plongent la famille dans une vie
perturbée et dysfonctionnelle, et la folie s’invite dans les jeux et la vie quotidienne. Parfois, le père ne
reconnaît pas ses propres enfants : « Ces fois-là, l’épouvante des enfants c’était de découvrir que le
père était fou et ils se jetaient sur lui et ils le tapaient jusqu’à ce qu’il les reconnaisse » (69).

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Par la transformation soudaine de la figure parentale, la peur est corrélée à la manifestation d’une
figure monstrueuse. Une occurrence intéressante de la monstruosité est, une fois encore chez Duras,
le personnage de la mère. Elle apparait comme en pleine transformation. Depuis le début du roman,
elle a un côté sombre et de multiples secrets. Sa voix est décrite avec un oxymore vers la fin de
l’œuvre : « très lente, d’une abominable douceur » (126). Son visage change, elle est « décomposée
par la peur » (121).
En plus des personnages, Duras décrit la maison comme devenant un lieu étrange, où
l’on entend une comptine russe alors que s’abattent les ténèbres : « La Neva, encore. Une pénombre
grandissante envahit la casa. La nuit vient » (145).

2.2.12 Poids du futur et menace du pressentiment, prolepse

Le futur d’Ernesto devient de plus en plus certain au fil du roman. Ainsi, la mère pressent
que son fils va disparaître :

La mère avait été d’accord avec l’instituteur, elle avait dit que ça tombait bien, que tous ces brothers and
sisters devaient s’habituer à l’absence d’Ernesto, que d’ailleurs un jour ou l’autre ils seraient séparés de
tous et pour toujours. Que d’abord, entre eux, tôt ou tard, il se produirait des séparations isolées. Et
qu’ensuite, ce qui en resterait, à son tour se volatiliserait (17).

Elle pressent le dessein d’Ernesto et de Jeanne de mourir : « Avec elle tu veux mourir. Silence. La
mère se retient de crier, ses mains tremblent […] La mère attend toujours, décomposée par la
peur » (121). Ce poids du pressentiment que quelque chose de terrible va arriver est porté par toute la
famille :

Aux yeux des brothers and sisters, grands et petits, que ce soit clairement ou pas, la mère fomentait en elle
une œuvre de chaque jour, d’une importance inexprimable…qu’elle aille vers quelque chose, la mère, cela
tout le monde le savait. C’était ça l’œuvre, cet avenir en marche à la fois visible, imprévisible, et de nature
inconnue (48).

Le poids du futur pèse sur la famille autant que celui du passé, avec des faits cachés, inconnus, ou
étranges. Le père, comme sous le charme de la mère, ignore qui elle est vraiment :

Pendant longtemps, le passé de la mère avait été douloureux à imaginer pour le père. Il s’était demandé
pendant très longtemps quelle était cette femme qui était arrivée dans sa vie comme la foudre, le feu,
comme une reine, comme un bonheur fou enchaîné au désespoir. Qui était là dans la maison ? Contre son

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cœur ? Contre son corps ? Rien, la mère n’avait jamais rien dit qui puisse éclairer sa jeunesse, cette
antériorité si obscure, intraduisible, dont elle avait toujours ignoré qu’un jour elle serait la cause d’une si
grande souffrance (59).

Les parents entretiennent une relation ambiguë. Jeanne et Ernesto entretiennent eux aussi
une relation troublante : « C’était cette même nuit que Jeanne était allée dans le lit d’Ernesto, elle
s’était glissée contre le corps de son frère. Elle avait attendu qu’il se réveille. C’était cette nuit-là qu’ils
s’étaient pris. Dans l’immobilité. Sans un baiser. Sans un mot » (109). Se séparer revient à mourir pour
les deux protagonistes : « Jeanne : On va plus aller mourir ensemble toi et moi. […] Quand tu partiras
Ernesto, si je ne pars pas avec toi, je préfère que tu meures. Ernesto : séparés toi et moi, on sera comme
des morts. C’est pareil » (129).
La pluie d’été débute tel un conte, présentant une famille à qui l’argent fait
défaut, mais heureuse, avec beaucoup d’enfants, qui ne vont pas à l’école, sont toujours libres de jouer
et de rire, sans contrainte, mais est très vite transformée par Duras. Elle va jouer avec cette description
idyllique, et doubler celle-ci d’une réalité bien plus sombre, celle de la vie des enfants dont les parents
vivent dans la précarité, l’addiction à l’alcool et la maladie psychologique.

2.2.13 La peur

Dans toute l’œuvre est présent le champ lexical de l’effroi. Ainsi, les occurrences du mot
« peur » sont très nombreuses, parfois jusqu’à 6 fois en 10 lignes, comme à la page 71, ou encore 9
fois page 105. Le mot revient dans toute l’œuvre plus de 40 fois. Il est employé dans divers contextes :
par exemple, le père a peur de s’éloigner de sa femme : « Nulle part il n’osait laisser la mère seule. Il
craignait toujours qu’elle se sauve et qu’elle disparaisse pour toujours dans des lieux mal
déterminés… » (72) Cette peur « simple » est souvent concurrencée par l’« épouvante » (73), par des
choses « terrifiantes » (145). Jeanne, à la page 89, est épouvantée lorsque son père lui parle de sa mère.
Ce sentiment est étroitement lié au concept de mort, de meurtre, de suicide, de danger imminent :
« L’amour d’Ernesto et celui du feu chez la petite fille, la mère les avait réunis dans une même peur.
Jeanne se trouvait-elle vivre au cœur d’une région dangereuse et inconnue de tous » (32). Jeanne, quant
à elle, « dit qu’elle préfère mourir » (86). Elle « cherche à mourir, depuis toujours… » (126) Le lecteur
est donc transporté dans un univers « de mort et de pierre » (146). Un autre thème lié à la peur est la
folie. Jeanne parle à son père après qu’Ernesto a décidé de partir. Elle dit qu’elle va mourir et parle
d’un « bonheur fou » (87). En réponse, et écrit comme une didascalie, « le père se sauve, épouvanté »
(idem). Cette angoisse liée à l’approche imminente de la mort ou du drame est aussi liée au concept de

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la mort de l’enfance, ainsi que de l’inceste fraternel : « Il voit d’elle ce que personne d’autre que lui ne
peut voir, ce deuil de son enfance qu’elle ignore porter sur elle, glorieux effrayant » (88). Cet inceste
est vécu comme la consécration d’un futur en rétrospective déjà clair pour les deux enfants : « Ce qu’ils
savent dans le silence c’est qu’ils vont ensemble vers un évènement qui semble encore lointain mis
déjà inévitable. Une sorte de fin, de mort. Que peut-être ils ne partageront pas » (99). Ernesto reconnait
lui-même les faits devant l’instituteur : « Ernesto : oui. Que je l’aimais d’amour. Je lui disais que c’était
d’amour que je l’aimais. L’instituteur, dit tout bas : Je le savais. (il hésite, il sourit, il est dans une
grande émotion.) Je voulais seulement vous entendre prononcer ce mot » (104). L’instituteur semble
être lui-même témoin de l’inceste. Par un effet de retour en arrière, le lecteur voit « L’instituteur [qui]
avance vers l’appentis, il voit que Jeanne est là, allongée par terre, face à Ernesto. L’instituteur voit
qu’ils se regardent dans la totale ignorance d’être vus par lui » (112). Cet épisode de l’inceste est
corrélé avec l’apathie morbide de Jeanne : « ça m’intéresse pas beaucoup la vie…ça m’a jamais
vraiment intéressée… » (91) Julia Kristeva déclare ainsi : « Marguerite Duras voulait justement
contaminer le lecteur avec sa passion à mort, sa passion pour la mort » (Kristeva, 1998 : 3). Le concept
de peur atteint son paroxysme avec une anaphore lors du passage d’épouvante de la mère, lors d’une
conversation sur l’avenir d’Ernesto et le fait qu’il va aller à l’université après avoir complété l’école
et le cycle secondaire en cinq mois : « Ils ont peur. Leur peur les effraie » (96).

2.2.14 L’apprentissage d’Ernesto

La faculté hors du commun qu’a Ernesto de lire n’est que la partie visible de l’iceberg.
En effet, non seulement il sait lire, mais il sait apprendre, et ce de façon si exponentielle qu’il sait tout
ce qu’il y a à savoir. À la fin de l’œuvre, il confie à son instituteur : « Je voulais justement vous le dire,
j’en suis dans les derniers jours de la connaissance, Monsieur » (113). Ernesto refuse d’abord d’aller
à l’école, car il y apprendrait des choses qu’il ne sait pas. Cette raison non logique révèle un aspect
étrange d’Ernesto. Il réalise ensuite son parcours scolaire et universitaire en un temps record, pour
arriver enfin à la connaissance empirique, connaissance qui atteint son apogée par la « philosophie
allemande » (113). La seule chose qui reste à maîtriser est « la déduction mathématique…
machinale… » (idem) Il atteint donc le summum de toute connaissance, fait impossible selon tout
philosophe. La seule chose à laquelle Ernesto ne peut s’attaquer est « l’inexplicable…la musique…par
exemple… » (114) Le roman se termine avec une sorte d’épilogue aux airs de conte :

Au dire de certaines gens, Ernesto ne serait pas mort. Il serait devenu un jeune et brillant professeur de
mathématiques puis un savant […] Jeanne serait partie pour toujours elle aussi, et dans l’année qui aurait

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suivi la décision de son frère. On présume que ce départ devait participer de celui qu’ils s’étaient promis
d’accomplir ensemble dans la mort au sortir de l’enfance (146).

Les parents, quant à eux, « se seraient laissés mourir après le départ de Jeanne et
d’Ernesto » (147). Ici encore, rien n’est sûr, l’utilisation du conditionnel passé en témoigne.

2.2.15 Cosmos, création de l’univers, création, religion

« J’ai compris quelque chose que j’ai du mal à dire encore…je suis encore trop petit pour
le dire convenablement. Quelque chose comme la création de l’univers. Je me suis retrouvé cloué :
tout d’un coup j’ai eu devant moi la création de l’univers… » (36) C’est par ces mots qu’Ernesto
raconte son expérience surnaturelle de l’éveil à la connaissance. Tout au long du livre, après avoir reçu
la faculté de connaissance, Ernesto va prophétiser, comme par exemple à la page 36, avec un verbe
injonctif : « Écoutez…ça a dû se faire en une seule fois. Une nuit. Le matin, tout était en place » (36).
Il assure, par une prolepse, « que ses brothers and sisters un jour ou l’autre sauraient lire et écrire, il le
sait depuis toujours » (110). Ernesto parle de « modifications très obscures, jamais énoncées, qui vont
de soi, et de façon si naturelle, si cohérente, qu’il en est comme d’un devenir entier » (127). Le lecteur
est déstabilisé et hésite : cette connaissance est-elle anormale ou normale ? Ernesto peut-il exister dans
le monde réel ? Tout comme la fameuse raison d’Ernesto de ne pas aller à l’école car il risquerait d’y
apprendre des choses qu’il ne sait pas, Jeanne théorise sur des concepts d’athéisme : « Jeanne : Tu as
dit : Dieu n’existe pas comme une fois tu as dit : Dieu il existe. Silence. Jeanne : Si c’est possible qu’il
n’existerait pas, alors c’est possible qu’il existe » (128). Le lecteur est donc interrogé sur la non-
existence des choses. Si quelque chose n’existe pas, il est donc intrinsèquement possible qu’elle existe,
sans quoi la question n’aurait pas de possibilité d’être. S’il est possible qu’un évènement fût illogique,
est-il donc autant possible qu’il fût logique ?
L’instituteur, gardien du bon sens, est clairement victime du fantastique. Il ne veut pas
croire aux capacités extraordinaires d’Ernesto, pour par la suite céder, et ne plus essayer de trouver
une explication logique lorsqu’Ernesto sait écrire : « C’est inexplicable. Je ne me l’explique donc pas.
Et vous, comment l’expliquez-vous, Monsieur Ernesto ?
Ernesto : Moi je m’en fous, Monsieur » (103).

3. Discussion des résultats

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À la lumière de cette analyse des deux œuvres, il est évident que plusieurs passages
emploient des procédés applicables au genre fantastique. Dans L’amant comme dans La pluie d’été,
l’hésitation entre rêve et réalité crée une disruption dans le schéma narratif, résultant en un
questionnement du lecteur : qui sont les personnages ? Où sont-ils vraiment ? Quand exactement
l’histoire se déroule-t-elle ? La non-linéarité, par les retours en arrière et prolepses, contribue aussi à
ce questionnement. Les frontières entre rêve, souvenirs, prophétie et retour en arrière ne sont jamais
claires. Dans La poétique de la rêverie, Gaston Bachelard constate :

S’il y a un domaine où la distinction soit difficile entre toutes, c´est le domaine des souvenirs de l’enfance,
le domaine des images aimées, gardées depuis l’enfance, dans la mémoire. Ces souvenirs qui vivent par
l´image, dans la vertu d´image, deviennent, à certaines heures de notre vie, en particulier dans le temps de
l’âge apaisé, l’origine et la matière d’une rêverie complexe : la mémoire rêve, la rêverie se souvient. Quand
cette rêverie du souvenir devient le germe d´une œuvre poétique, le complexe de mémoire et d´imagination
se resserre, il a des actions multiples et réciproques qui trompent la sincérité du poète (Bachelard, 1968 :
18).

Dans L’amant comme dans La pluie d’été, les thèmes de la folie, de la peur et de la mort
sont bien présents, tels des fils rouges. Le mot « peur » lui-même est répété à l’envi, associé à des
pensées morbides. Plus particulièrement, la folie de la mère, la folie dans la famille et la possession de
l’esprit par la maladie sont des thèmes centraux. La pauvreté comme creuset de la folie est faite écho
dans les deux textes. Les relations interdites par la société, entre deux personnes d’âges ou d’identités
différents, ou nûment incestueuses, entre frère et sœur, sont aussi une caractéristique commune aux
deux œuvres. Fourton avance que, chez Duras, « la folie des personnages quitte finalement le seul
niveau d’une histoire racontée pour devenir l’expression de la folie de l’écrivain cherchant à réaliser
l’impossible écriture » (Fourton, 2007 : 37).
En revanche, les deux œuvres diffèrent sur plusieurs points : là où L’amant est un roman
qui mélange intradiégétique et extradiégétique, La pluie d’été est extradiégétique uniquement. Les
effets du fantastique ne sont donc pas adressés au lecteur de la même façon. La narratrice de L’amant
a un âge fixe et clair, où La pluie d’été se veut confuse sur les nombres et les âges, et les descriptions
en général. La nature est perçue comme sauvage et indomptable dans L’amant, alors qu’elle apparaît
comme bienveillante dans La pluie d’été. Elle accueille Ernesto quand il refuse l’école et lorsqu’il a
besoin de place pour lire. Elle est même présente là où on ne l’attend pas, comme par exemple lors des
passages qui font référence au bitume et à l’autoroute. Le lecteur peut ainsi lui aussi percevoir le beau
dans le laid. Enfin, une des principales différences entre les deux œuvres est le mode de narration. Bien
que les deux romans incluent des descriptions et des dialogues, La pluie d’été emploie le style indirect

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quand L’amant préfère le style indirect libre. Dernière grande différence, la liberté prise par l’auteur
dans La pluie d’été de mélanger le discours au texte, et d’insérer des quasi-didascalies au cours de
l’œuvre.
Au cours de l’analyse des deux romans, il est évident que certains passages, comme celui
de la folle de Vinhlong, le sang corrompu de certains personnages, ou encore la folie, peuvent entrer
dans la catégorie du fantastique. Le ton général des deux œuvres, avec les prolepses et les frontières
temporelles floues, fait pencher certains passages vers l’onirisme. Comme le remarque Cousseau :

si [les] marqueurs temporels obéissent pour une part à la logique biographique du récit personnel, ce n’est
cependant pas la chronologie qui ordonne le récit dont le déroulement linéaire est sans cesse contesté. Il
l’est tout d’abord par les fréquentes analepses et prolepses qui ne cessent d’interrompre le récit amoureux
[…] L’enfance et la période qui suit la liaison sont évoquées de manière complètement discontinue : ce
sont des moments prélevés dans la mémoire de la narratrice, rarement reliés les uns aux autres […] Le
déroulement du texte est ainsi troué par de nombreuses ellipses temporelles » (Cousseau, 1999 : 361).

Néanmoins, la plupart des extraits étudiés qui comportent des signes de surnaturel, après observation,
se placeront dans le genre du merveilleux, ou du réalisme merveilleux.

4. Conclusion

Le fantastique, genre littéraire dont la création comme l’apogée appartiennent résolument


au XIXème, est bien sûr extrêmement loin du Nouveau Roman de Duras. Šrámek écrit à propos de ce
genre :

Dans le roman moderne, le type du héros est depuis longtemps devenu suspect. Reconnu artifice littéraire,
il risque même de disparaître dans ce qu'on désigne trop globalement le Nouveau Roman qui, se
concentrant plutôt sur les objets, décrits minutieusement, refuse la fonction épistémologique traditionnelle
de la littérature. Cette conception se manifeste, sur le plan formel, par certains traits typiques, comme la
relativisation des points de vue, la démystification de l'action, la destruction du temps, la décomposition
de l'espace — et la désintégration du personnage romanesque dont les liens avec la société sont coupés
(Šrámek, :1977 : 37).

Il est bien évident que L’amant comme La pluie d’été n’ont pas été écrits dans le but de
contribuer au genre fantastique. Néanmoins, le lecteur peut identifier des éléments qui contribuent à
faire des deux romans une expérience de lecture perturbante, et par là-même, trouver des liens entre le
genre fantastique et ces deux textes. Il est inenvisageable de classer l’un ou l’autre de ces romans dans
la catégorie fantastique. Mais une classification n’est jamais complètement nette et les frontières entre

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les genres sont mouvantes. Duras propose dans ces romans une écriture instinctive, imprégnée
d’éléments de sa propre vie, de son intimité et de ses expériences. Elle retranscrit dans son œuvre ses
relations houleuses et malsaines avec sa famille. Il ressort indubitablement une impression d’étrange,
de caché, de malaise, de choses qui se devinent sans être dites. C’est sur ces lignes qu’il est possible
de faire des rapprochements avec le genre fantastique. Comme l’écrit Caillois, « il est également
possible de raconter de façon réaliste une histoire fantastique et de manière merveilleuse la plus
prosaïque aventure » (Caillois, 1974 : 173).

5. Bibliographie

Textes étudiés :

DURAS, M., L’amant, Les éditions de minuit, Paris, 1984 (édition 2018).

DURAS, M., La pluie d’été, Folio, Paris, 1990 (édition 2019).

Archives radiophoniques :

Interview radiophonique de Marguerite Duras par Alain Veinstein pour l’émission « La nuit sur un
plateau », France Culture, 24/11/1986, accessible sur
https://www.franceculture.fr/litterature/marguerite-duras-1 (lien visité le 26 mars 2020)

Émission télévisée :
« Marguerite Duras », Apostrophes, production Antenne 2, émission de Bernard Pivot, réalisation
Jean Cazenave, diffusion 28 septembre 1984.

Bibliographie :

ARONSSON, M., La thématique de l’eau dans l’œuvre de Marguerite Duras, Göteborgs Universitet,
Göteborg, 2008.

BACHELARD, G., La poétique de la rêverie, Les Presses universitaires de France, 4e édition, Paris,
1968.

32
BRULOTTE, G. (1990). Une écriture courante, une littérature d’urgence [Compte rendu de Marguerite
Duras, La Pluie d’été, Paris, POL, 1990, 151 pages]. Liberté, 32 (6), 106-111.

CAILLOIS, R. Au cœur du fantastique, Gallimard, Paris, 1965.

CAILLOIS, R., Approches de l’imaginaire, Gallimard, Paris, 1974.

CASTEX, P.-G., Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, 1951.

COUSSEAU, A., Poétique de l´enfance chez Duras, Genève, 1999.

FOURTON, M., La folie d’écrire ou l’impossible écriture, Roman 20-50 2006/3 (Hors-série n° 2),
pages 27 à 37, 2007.

JOURDE, P. & TORTONESE, P., Visage du double, un thème littéraire. Nathan Université, Paris,
1996.

KILLEEN, M.C, La peur : thématique et processus de création dans trois romans de Marguerite
Duras, Ottawa, 1993.

KRISTEVA, J., Une étrangère, N. R. F., n°542, mars 1998.

RICOUART, J., Écriture féminine et violence : une étude de Marguerite Duras, Summa, publishing,
Birmingham, 1991.

ŠRÁMEK, J., Les personnages romanesques chez Marguerite Duras, in Études romanes de Brno, n°9,
pp.37 – 50, 1977.

STEINMETZ, J.-L., La littérature fantastique, Collection Que sais-je ?, PUF, Paris, 1990.

TODOROV, T., Introduction à la littérature fantastique, Éditions du Seuil, Collection Points, Paris,
1970.

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