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Linventaire (en vérité non exhaustif) des directions A suivre auxquelles les paysagistes et les collectivités qui les sollicitent doivent étre attentifs dans les actions paysagéres permet de mettre en évidence la complexité des enjeux (écologiques, sociaux, écono- migues, etc.) auxquels ils sont confrontés, et la diversité des savoirs et des savoir-faire qui sont impliqués dans Yaménagement et la transformation des paysages. Au-dela de la nécessaire prise de conscience de ces enjeux, se posent alors deux questions. Celle, dune part, pour les paysagistes et les architectes, de l'acquisition de ces différents savoirs et savoir-faire et de la capacité a les mettre neuvre. Autrement dit, la question de la formation, ainsi que des modéles et des principes directeurs de cette formation, dans et hors des écoles. D’autre part, outre la formation spécifiquement adressée aux (futurs) professionnels au sein des écoles de paysage et d’archi- tecture, s'éléve aussi la nécessité d'une éducation plus générale au =o dune éducation par le paysage, destinée non plus nt aux paysagistes et aux architectes mais plus large- Populations (habitants, acteurs institutionnels, décideurs Ment aux es dans organisation, l’entr ‘ion des cadres matériels et spatiaux de la vie coll paysage engage donc une interrogation de type épistémoloy, et didactique sur les modéles de formation, ainsi qu'une ee sur les enjeux cultures et sociaux de 'éducation au paysage, Ce chapitre traitera ces deux questions en trois é3, Je rappellerai, dans un premier temps, quelques notions ding taires concernant les savoirs nécessairement engagés dans la for, tion a l'activité de projet. J'aborderai ensuite le positionnemen: 4, paysage dans le domaine de la réflexion sur les savoirs, en pros, sant l’analyse d’une des opérations cognitives mises en ceuvre dais la démarche de projet ; la description. Enfin, aprés cette esquise épistémologique, je proposerai une réflexion plus générale sur nécessité d'une éducation au paysage (qui peut devenir aussi un: éducation par le paysage), et sur les objectifs principaux d'une tele éducation. Liidée générale que je veux défendre dans ce chapite est la suivante : il ne suffit pas de faire et de savoir construire, il fut également, et peut-étre d’abord, savoir habiter. Le paysage est: fois une condition et une expression de ce savoir habiter. Les savoirs du projet Lorsqu’on s’efforce de comprendre et de modéliser l’ac projet et de rendre compte des compétences qu'elle mobilise, i" den reconstituer la rationalité particuligre au-dela de apps désordre et de Vopacité qu’elle oppose parfois V'analyse, &*™° le souci de définir et d'organiser un dispositif de forma observe que cette activité se déploie en fonction d’une structul®* quatre péles, qui sont le plus souvent en tension dynamique jay avec les autres. Je désignerai ces quatre piles qui opérent ca projet par les termes «situation », «savoirs », «références”» aid Chacun de ces pales est en interaction avec les trois autres &® Yensemble quils constituent. L’activité de projet est P* e quent un ensemble dynamique et instable, évolutif et ifféren™ caractére singulier d’un projet est fonction de l'accent tivite de ‘ion, qui est Timent des autres. Certains projets sont plutét du le «savoirs », d’autres du cété du péle « ‘méme structure fondamentale, mais des projets différents, en nction des différentes maniéres dont ces péles sont investis par ituation », etc. Jes projeteurs. Le projet est une « réponse » vis-a-vis d’un « probleme » (spatial, social, écologique, etc.). Il propose une lecture et souvent tne reformulation de ce probléme, et une démarche de résolution quipasse par la définition de solutions, d’objectifs et la recherche de moyens. Le projet indique les voies possibles pour une reconfigura- tion du contexte problématique auquel il s’adresse et dans lequel il sinsére, Les quatre péles qui vont étre détaillés dans les lignes qui suivent sont des éléments déterminants dans cette opération de reconfiguration. En ce sens, chacun de ces péles engage une forma- tion spécifique. Toutefois c’est aussi l'ensemble de la structure qui doit étre pris en compte dans la réflexion sur la constitution d’un dispositif de formation au projet. Situation On utilise souvent le mot site dans les écoles et les agences, pour désigner, en général, ce qui est appelé le contexte stographique du projet. Cependant, méme si on peut lui accor- der une certaine pertinence, ce terme ne me parait pas suffisant ni ‘atisfaisant, comme je I’ai déja indiqué. A la fois parce qu'il renvoie a ‘ine compréhension « naturaliste » de la géographie qui est obsoléte “tréduetrice, et parce qu'elle est trop statique, trop « essentialiste », “Sens ot elle identifie le site avec une réalité spatiale substan- ite dans laquelle les humains seraient placés, et face & laquelle ils “nt agir, voire dont ils subiraient les déterminismes. wee Or, les paysagistes sont moins face a un site (et encore ace dun site naturel) que dans une situation, situation carac- tgp, et Plusieurs composantes (dont le site n'est qu’une partie), aires laquelle les paysagistes participent en tant qu'acteurs, Aut £n tant qu’habitants et sujets affectés, si l'on peut dire. dit, il me semble nécessaire d’intégrer un enseignement rs la lecture et la transform: f d’apprentissage ne large, gui prendrait ey son compréhensive les Bicuations; et qui mettrait o, éthodes d'investigation pour leundécryptage et permet F a ir des modalités d'action pour y intervenir. ee situation (c'est-a-dire, rappelons-le, le context, contraignant et évolutif dans eae a eyed lequel le Paysagiste développe ses propositions) peut étre définie co approchée comme une entité complexe et mobile comprenant DES types de reali tés qui sont en interactions constantes. Ces estes) qui const} tuent les «données» de la situation, sont de plusieurs ordres. Oy y trouve, certes, des données topographiques, géomorphologiques hydrographiques, biologiques, climatiques, etc. caractéristiques dy site, et qui donc déterminent les conditions abiotiques et biotiques de l'action paysagére. On y trouve également des données sociales, culturelles, économiques : une démographie plus ou moins dense et diversifiée, des villes, des batiments, des voies de circulation, des organisations territoriales, des opérateurs économiques, des acteurs institutionnels, des habitants regroupés en associations, des habitudes culturelles, des pratiques spatiales... bref tout un ensemble spatial et social auquel le paysagiste, en tant qu’expert ouen tant que résident provisoire, appartient et auquel il participe selon son point de vue et en fonction de ses propres représentations et de ses désirs. La situation comprend en outre des contraintes ét des possibilités, a savoir des traditions juridiques, des obligations réglementaires, des normes administratives, des injonctions pol’ es on. ensemble de codes prescriptifs dont le projete » qu'il doit connaitre, et avec lesquels, peut-éu® than “ Prose sinon a ruser. Enfin, la situatio" données ea eee intervient comporte également !es commande, piety ‘mplicites qui sont portées et engagées pa # Programme, ses chro “ Par les objectifs des commanditaires, P*"" EES nologies et ses contraintes budgétaires, et Foppent leur lesquelles les paysagistes 4& le complexes, et comportent “ trait de de! tuations dans }; activité sont done sions, écologiques, sociales, juridiques, politiques, , qui jouent simultanément, qui sont contraignantes ou au rraire favorisantes, et avec lesquels ils doivent apprendre a agir ex a composer: Une formation au paysage implique nécessairement Japrise en compte et la maitrise de ces différentes dimensions. Savoirs Corrélativement 4 l’analyse de la situation ou ils inter- yiennent et dont ils sont partie prenante, et en réponse aux infor- mations qu’ils ont pu collecter et rassembler, les projeteurs mettent en ceuvre un ensemble d'outils intellectuels et pratiques, et mobi- lisent des compétences cognitives et des savoirs de divers ordres. Outillage intellectuel et compétences qui relévent, également, d'un processus de formation. On y trouve, d'une part, des savoirs de type «acadé- migue», scientifique et artistique. Sciences de la terre et du climat, science des sols, sciences du vivant et en particulier des végé- taux, sciences sociales (géographie, sociologie, sciences politiques, philosophie, histoire, droit) et, en outre, la littérature et les arts : le spectre des savoirs convoqués par le paysage est extrémement large, et cela correspond a la complexité des situations paysa- géres elles-mémes, dont nous avons vu précédemment qu’elles se déploient dans plusieurs dimensions simultanément. On y trouve, d’autre part, des savoirs «techniques», essentiels pour la mise en ceuvre des conceptions et des proposi- tions paysagéres. Le dessin, la photographie, la vidéo, la réalisation de maquettes, la cartographie, l’informatique, les techniques de communication verbale et écrite, jouent, A des titres et des degrés divers, un rdle central dans I’élaboration des projets et dans les Processus d’analyse, de description et de conception paysagéres. lies savoirs paysagers ne sont pas seulement des savoirs acadé- Tigues, au sens ow ils auraient leur fin en eux-mémes. Ils ont une teneur opérationnelle, et, si les médiations techniques ont une Place décisive dans les apprentissages du paysage, c'est parce que "est au cceur méme de ces dispositifs techniques que la pensée en se donnant un ensemble diversifié ions. En ce sens, les savoirs que j'ai présentés comme «te¢] niques» ne sont pas des savoirs secondaires par rapport aux savoir, «académiques», et ils n’en sont surtout pas des illustrations. C’es, dans les images qu'il fabrique, dans la succession des cartes qu’ dessine a différentes échelles, dans les maquettes qu'il construj, dans les montages photographiques quiil compose, que le pays: giste construit sa pensée, en donnant 4 ses idées et ses intuitions des espaces de figuration, c'est-a-dire une visibilité et la possibilité d'une réflexivité critique. Outre les savoirs académiques et techniques, les paysa gistes mobilisent des savoir-faire et ce qu’on pourrait appeler terrain. Il ne suffit pas, en effet, pour le de «savoir comment», il faut «savoir | savoir l'expérience ou le sens du paysagiste, de « savoir que » et pour quelles raisons on va mobiliser te! autres en tel lieu. Plus exactement gulidre dans pourquoi» : savoir et telle technique plutét que d’ savoir adapter, ajuster, ses savoirs 4 la situation sin, laquelle il se trouve. Il nexiste pas de paysage général, il n'y a que des cas A chaque fois différents, méme si certains se ressemblent. £t Yenjeu est de proposer une solution qui soit 4 la hauteur de la part” cularité de la situation rencontrée. Pour cela il faut savoir mobil ser ses savoirs de facon inventive, et ne pas se contenter de repete! les solutions déja connues et pratiquées. La notion de savoir-faité correspond bien a cette capacité a aller plus loin que les regles générales acquises, et 4 se les approprier de fagon créatrice, pout proposer des solutions inattendues. Il existe un art du paysais qui est d’abord un art de «sentir» le terrain. Mais ce « terrain» pas seulement une topographie parsemée d’indices et su requel! faudrait déployer ses compétences d’affat et de pistage- Cest ee un terrain humain, social, politique, réglementaire, etc: Crest a situation singuliére, dont il faut prendre la mesure. Liart dup giste est un art de rigueur et de précision. es Tout concepteur emporte avec lui, consciemment ou férence, qui vient nourrir son style propre, hétiques, idéologiques et politiques, et lui ropositions de transformation s de tout contexte, ¥ compris ultiplier les une maginaire de ré s choix est de les légitimer. Les p' s’élévent jamais hor: rorsqu etre en cause. On pourrait m exemples cet égard, ou les relations avec une esthétique e' jdéologie darriére-plan sont explicitement assumées. On connait yerdle de la référence a Claude Lorrain et a une certaine relecture dela culture an! s anglais du xvi" siécle. Pour se part, Roberto que sa pratique de paysagiste devait a ses relations avec le Mouvement moderne et péenne du premier xx° siécle, et la puis- Ja peinture abstraite euro] référence al’acte pictural dans sa pratique de concep- 1 la topographie comme sance de cette teur : «Je me décidais, écrit-il, 4 utilise surface de composition et les éléments naturels — minéraux, vége- e les matériaux de Vorganisation plas- —quejy trouvais comm e nimporte quel artiste compose 4 partir met parfois des paysages n° mn veut le rem tique pour les jardin: Burle Marx a reconnu tout ce taux tique, exactement comm dela toile, des couleurs et des pinceaux'.» Aujourd’hui, alors que de nombreux collectifs de paysagistes affirment la nécessité d'une participation des habitants a |’élaboration des solutions de projet, cest la référence a une esthétique pragmatique et relationnelle qui semble s'imposer *. Limaginaire référentiel des projeteurs se forme par des lectures de tous ordres, par la fréquentation des ceuvres dart du passé et du présent, et plus généralement par ce qu’on pourrait appeler l'activation d’une culture générale qui s’acquiert aussi au contact des écrivains et des artistes vivants. Il est fondamental, en fescns, qu’au cours de leurs années de formation, les paysagistes uissent rencontrer les mondes de l'art et de la littérature, dans et io des écoles. Mais la nécessité du développement d'une culture sénérale chez les paysagistes ne se réduit pas au choix et Ala mise 1 R Burle Marx, « Conceitos de composicao em paisa- gismo», dans J. Tabacow (dir.), Burle Marx: Arte e paisa~ gem, Sao Pauio, Livraria Novel, 1987, P-1I- N. Bourriaud, Eschétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 2001. = zl euvre d'une référence esthétique. L’insertion des py paysage dans des problématiques scientifiques, sociales, ¢, miques et politiques, exige de la part des concepteurs la Capacig A s’orienter dans ces problématiques, en prendre la mesure, ety définir un positionnement «philosophique» vis-a-vis des grangg, options possibles en ces matiéres. C’est une intelligence Politique au sens large du terme, qu’on envisage ici, c’est-d-dire une capaci, A analyser une situation, a en saisir le sens, 4 adopter une Stratégie, A poser des objectifs, a définir des moyens d'action, etc. et l'on yojy mal comment le paysagiste pourrait la faire naitre et développe, en lui dans l'ignorance et l’explicitation de ses propres références scientifiques, idéologiques et politiques. L’enjeu de formation es: sur ce point moins celui de l’acquisition d’une culture politique a. sens réduit du terme que celui de la prise en charge des questions du sens et de l’horizon politique de I’activité paysagére. Pourquoi agir ainsi, avec tels objectifs et tels moyens, plutét que de telle autre facon ? Quelles sont les raisons de ces choix ? Quelle ratio- nalité veut-on promouvoir en tant que paysagiste ? Au nom de quoi agit-on ? En fonction de quels horizons de référence ? Est-ce la rationalité économique et I’horizon de la rentabilité, qui doivent Yemporter ? Ou bien la rationalité écologique et horizon de lt préservation des conditions environnementales ? Ou encore hot zon, méme indéterminé, de l’émancipation humaine ? Ces diffe rentes options peuvent-elles étre combinées, et de quelle maniére? Telles sont les questions que les concepteurs doivent étre capable Wexpliciter et de prendre en considération. r Outre les références esthétiques et idéologico-Po"” tiques, ce sont les références «professionnelles » qui nourrisse"* Vimaginaire des concepteurs, L’histoire des paysages et des jardil® est aussi l'histoire des paysagistes, des jardiniers, de leurs réali* tions et de leurs projets, méme non aboutis. Et c’est par lbs vation des projets et des réalisations du passé et du présent se forment I'eeil, esprit et la main du concepteur, et peu aussi quill apprend & préciser ses choix et a définir son «S'"" de travail. L’«art» ou le «métier» du paysagiste s‘acquiert les autres professionnels et dans la circula- Jes, des expériences, des idées, des propositions. On f, cet égard, sous-estimer la valeur et la place de latelier s concepteurs. L'atelier comme lieu du faire et sla formation de: des apprencissages qui y sont impliqués, mais aussi, et peut-étre artout, comme lieu du faire avec et ensemble. L'atelier comme Sige et vemps des transmissions et des échanges, et surtout de yaddition des connaissances, des informations, des savoir-faire, des opinions aussi. En relation avec la mobilisation des savoirs acadé- pigues, les enseignements d'atelier, si on ne les réduit pas & un simple apprentissage de techniques commodes pour la réalisation de projets, si, au contraire, on les envisage généreusement comme des conditions collectives de possibilité pour l’affirmation d'une intelligence du monde, permettent la construction de l'expérience et du savoir paysagistes, c’est-a-dire l'appropriation d'un métier. Idée L'Idée est le quatriéme péle de I’acti de projet (et done de la formation). Je l’écris avec une majuscule pour indiquer quelle ne se confond pas avec le fait d’avoir des idées, ou des repré- sentations, ou des opinions. Saisir I'Idée, c'est plus que simplement «avoir des idées ». Iln'y a pas de projet (et peut-étre, plus généralement, il ny apas d’ceuvre) s'il n'y a pas une Idée, c’est-a-dire un «point de we», une forme organisatrice dans laquelle s’articule une propo- sition. L'acquisition de cette Idée est le moment de la créativité a proprement parler dans I’activité de projet. Ce qui conduit a trois questions : comment définit-on (et donc comment reconnait-on) cette Idée? Comment apparaissent, naissent, les Idées ? Quels ony les dispositifs pédagogiques 4 mettre en place pour favoriser Temergence des Idées, et donc la créativité ? Je me contente ici de uelques remarques générales®. innen La position que j'adopte ici est celle d’une épistémologie is «intuitionniste» et « constructiviste ». L’activité de projet, > Jeme permets de renvoyer, pour un développement de cette question, a J.-M. Besse, Le Gotit du monde, Exercices de paysage, Arles, Actes Sud/ENSP, 2009 (chap. 4 : « Cartographier, construire, inventer, Notes en architecture, consiste en une circulatio} «voir» et le «construire» : on doit d’abord savoir voir pour poy construire, et savoir voir ce que Yon veut construire, mais symg triquement on construit pour voir, on construit ce qu’on veut yoj, ou ce qu’on cherche a voir. Circularité énigmatique du processus de projet, qui mobilise l’cil, la main et lintellect, d’ot cependant | forme émerge, comme proposition visuelle et comme organisation de la pensée. Il serait possible de faire converger cette lecture des activités de projet avec l'analyse épistémologique de I’émergence des hypothéses dans le domaine des sciences et avec les recherches sur la logique de la construction des connaissances. Autrement dit faire servir les réflexions sur le projet en paysage et en architecture ala compréhension des démarches inventives dans les sciences. Le projet de paysage est 4 la fois description et inven tion, proposition et révélation d’une forme qui est déja 1a, esquis sée potentiellement, dans la situation. Mettre a jour cette forme, Ja révéler en la dessinant : c’est un travail d’explicitation en meme temps que de création. On pourrait peut-étre reformuler la situa tion de la maniére suivante : projeter, c'est imaginer le réel. la formule est volontairement ambigué. Projeter le paysage, ce serait Ala fois le mettre en image ou le représenter (projection), et imas! ner ce qu'il pourrait étre ou devenir (projétation). Cette ambiguité ou cette circularité, est constitutive de la notion méme de projet dans la pensée du paysage. Elle met en valeur les deux dimensio"s contenues dans I’acte du projet : témoigner, d'une part, et modifies dautre part. Le projet est en méme temps une cartographie et une requalification de la situation. Ce qui veut dire : il ne faut pas opposer schématiquement le réel et le possible, mais envisager réel dans la perspective des possibilités qu'il contient et quien ® pu décrire. Le projet c'est la saisie des possibles dans le réel et *” explicitation dans une proposition formelle, c’est-d-dire un aispe>’ tif simultanément spatial, social et environnemental. Ce dis? est une reconfiguration de la réalité paysagére. er le sens du mot «forme». Il ne doit pas avec une «figure» ou un «contour». L'Idée, comme fst pas une figure visuelle ou graphique simplement, esiclle s‘incarne dans des figures graphiques, des dessins, des mes, elle est avant tout une puissance, un élan, une mobili- tion de la pensée ala recherche de son expression et de sa formu- Fein Autrement dit, I'Idée n'est pas visible 4 proprement parler, et la forme n’est pas le contour défini des choses faites mais la force qui permet de les défaire et de les refaire, inlassablement, & iarecherche d'une meilleure expression d’elle-méme, tout comme }écrivain refait !'ouvrage dans l’espoir de trouver une parole plus juste. Dans La Pensée et le Mouvant, Henri Bergson commente un propos du philosophe Félix Ravaisson en ces termes ; «“Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la maniére particuliére dont se dirige 4 travers toute son étendue, telle qu’une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur.” Cette ligne peut dailleurs n’étre aucune des lignes visibles de la figure. Elle n'est pas plus ici que 14 [mais] les lignes visibles de la figure remontent vers un centre virtuel [qui est] le mouvement que I’ceil ne voit pas, {et méme] derriére le mouvement lui-méme quelque chose de plus secret encore. [...] [C’est un] art qui ne souligne pas les contours matériels du modéle, qui ne les estompe pas davantage au profit dun idéal abstrait, mais les concentre simplement autour de la pensée latente*, » Le paysagiste est a la recherche de cette « pensée ltente» résidant dans le paysage, telle une vague qui traverse toute l’étendue sans étre yue et qui pourtant lui donne son sens. Le Projet est la tentative de saisir cette vague invisible, qui est comme le «centre virtuel» de l’espace ott le paysagiste intervient. Les quatre péles qui viennent d’étre détaillés (situation, ‘avoirs, références, Idée) constituent les dimensions de l’activité Ales paysagistes etles enjeux de leur formation. Comme je !’ai dit, on Pourrait classer les Projets, les projeteurs et leurs styles de travail, ® fonction des différentes maniéres qu’ils ont de s'approprier - & i, Bergson, La Pensée et le Mouvant, cité par G. Didi-Huberman dans Mouvements de Vai chacun des péles. Cependant, tous, si peu que ce soit, méme sj ce a des degrés divers, s'insérent de fagon active dans des Situation complexes, mobilisent des savoirs et des savoir-faire, Mettent a ceuvre leur culture générale, et formulent des propositions inva tives. Du point de vue didactique, la question posée est alors cele de l’élaboration de dispositifs qui prennent en compte et en cha, fe chacun de ces péles ainsi que leur articulation différenciée ay sein dun parcours général de formation. Une épistémologie de la description Nous avons vu précédemment, a la suite de Joachim Ritter, ¢y quoi le paysage pouvait étre considéré, dans histoire des cultures savantes et artistiques européennes, comme la survivance et |; reformulation des conceptions du monde pré-galiléennes et pré-newtoniennes. Le concept de paysage prendrait désormais en charge, mais sur le registre de la sensibilité et dans le cadre d'une expérience de type esthétique, le rapport contemplatif au cosmos caractéristique de la philosophie antique. Le paysage serait le témoignage, dans la culture européenne moderne, de la perms nence active du monde sublunaire, dont les sciences modernes arr mées A une approche physico-mathématique de la nature se seraient détournées. Le paysage serait, ainsi, l'expression de la coexistence de deux cultures et de deux natures dans la modernité européenne, dés lors divisée intérieurement entre science et art, et entre intel- ité. Le paysage et les expériences paysagéres, cas cette perspective, pouvaient 4 bon droit étre présentés, mais ass! vécus et racontés, comme des figures de compensation, sur le plan de lesthétique et de la vie intérieure, vis-a-vis de la froideur des calculs égoistes déployés par la science et la technique dans les sociétés modernes. Il rest pas certain, cependant, que ce s riographique dualiste soit totalement satisfaisant, s’agissan' paysage et de son histoire dans les cultures européennes. S2”® lect et sensil chéma hist” it du ans analyse du parcours et de la géographie de ce Core ses emplois dans l'Europe moderne (qui reste enc on peut rappeler que le terme de paysage, dans ee Sa de Europe (et notamment en iat cn oo De sapord Une signification esthétique : plutét juridique et politique. so dschaft (et Vensemble des termes de méme famille dans les ma germaniques) designe es entité politique cy une forme uvernement «local» qui Sa dans un CS oe faire histoire du rapport paysager 4 la nature, Uinistonopy ani gnerait, dés lors, 4 ne pas se contenter d'une archive Dead Bae des arts, mais 4 explorer les Ee relevant de la pone du droit politique. On pourrait montrer ainsi, par exemple, en quoi Ja problématique contemporaine des CoE correspond, sur Je plan territorial, 4 une histoire longue qui est celle des paysages entendus comme espaces de gouvernementalité. Le terme de paysage peut en outre étre inséré dans une histoire des savoirs. Tout un pan de l'histoire des savoirs de la premiére modernité reste sur ce point 4 explorer, dans une optique qui n'est pas celle de la division entre pratiques savantes et pratiques artistiques, mais au contraire celle de leurs croise- ments et de leur association. Ainsi, pendant toute la période qui court du x1v° au xvii" siécle, et probablement au-dela, on assiste a une circulation des techniques de représentation et des acteurs, de leurs habitudes de travail, etc. entre peinture et cartographie. Ces phénoménes de transfert sont trés ordinaires. Dans l'histoire des concepts et de l'organisation des pratiques savantes en géographie, le paysage reléve de ce qui est appelé la chorographie, a savoir d'une approche régionale et locale, qui se soucie plus d'imitation que exactitude dans la représentation des lieux. La chorographie est unart de la peinture des lieux, répéte-t-on a l’envi dans les traités de la Renaissance, alors que Yapproche mathématicienne, fondée surlamesure et la géométrie, reléve de la cosmographie. Le paysage, soulignons-le, n'est pas rejeté, dans cette configuration épistémique, hors du champ des savoirs. $'il suppose la mise en ceuvre de compé- tenees qui sont aussi celles des artistes, ces compétences mémes, et ‘autres que je vais évoquer par la suite, sont mises au sey représentation des territoires et de leurs contenus®. Si Jes a graphes déterminent les positions des lieux en longitude et lat, mesurent les distances qui les séparent, dessinent la forme Benérale des territoires, les chorographes, tout & la fois peintres et saya," en élaborent le portrait. Ce qu'on appelle chorographie, et don représentation des paysages, correspond par conséquent a |, Bh en ceuvre d'un style de savoir spécifique en géographie, ot commy, niquent sans difficulté particuliére des compétences cognitives, des pratiques de représentation qu’une historiographie rétrospes tive et, au fond, anachronique, sépare entre « science » et «arty, Ce style se caractérise également par un second trait, Dans un texte fondamental pour la compréhension de la structy ration interne des savoirs géographiques de la premiére mode. nité européenne, l’humaniste suisse Joachim Vadian distingue deux approches de la géographie. L’une, qu'il appelle cosmographis, engage un ensemble de savoirs qui reléve des mathématiques, de'as- tronomie et de la géométrie. Pour présenter l'autre approche, quil appelle géographie, Vadian rappelle que le géographe, «a l’énumé ration des lieux, ajoute l'histoire, en indiquant Vorigine des cits, des races, des nations, des peuples, et en plus d’ou viennent les noms des choses, ainsi que les ouvrages prodigieux de la nature, qui abondent sur la terre», et ainsi, affirme-t-il, « le géographe est plus proche du poéte et de l’historien, en ce que leurs procédés de description sont semblables. C’est pourquoi, comme nous pouvors le voir si nous faisons attention, Strabon, Pline, et d’autres, vinret au secours des Poétes et des Historiens dans leurs descriptions de lieux de la terre ®. » La géographie, telle que l’entend ici Vadian, met ¢ ceuvre des savoirs descriptifs. Lorsqu’il évoque «histoire, i inscrit la géographie, et, au-dela, les savoirs du paysage, 0 5 C£.J-M. Besse, Voir la terre, Six essais sur le paysage et la géographie, Arles, Actes Sud/ENSP, 2000. © J. Vadian, In geographiam catechesis,dans: Pomponii Melae Hispani, libri de situ orbis tres, adiectis Toachimi Vadiani Helvetii in eosdem scholiis : Addita quosque in Geographiam Catechesi : & Epistola Vadiani ad Agricolam digna lec, Vienne, 15:8, fol. A3vet Agr. ‘enqueéte, de collection, de classement, et ent des pratiques documentaires, qui se résument im d'historia. Strabon, Pline, et aussi Hérodote, sont les ints principaux de cet ensemble de savoirs qui s’appuient Ja frequentation du terrain, sur l’observation des détails et des jndices, sur la collecte des informations, sur leur accumulation et jes problémes que cette accumulation pose pour leur mise en ordre. Savoirs empiriques et savoirs documentaires, dont la persistance, dans histoire moderne des cultures savantes européennes, d’une signale que celles-ci ne peuvent étre identifiées ni réduites au | paradigme galiléen-newtonien, mais qu’elles doivent au contraire tre lues et comprises dans la diversité des régimes et de styles de rationalité qu’elles contiennent, et d’autre part souligne la pauvreté, au bout du compte, de opposition, dans Vhistoriographie, entre «arty et «science’ ». Les savoirs paysagers enjambent cette division, et, dans lagamme des opérations cognitives qu’ils développent, ils mettent en euvre des opérations descriptives et documentaires. Essayons de préciser les caractéristiques et les effets de cette approche descriptive. D'un point de vue épistémologique et pédagogique, les _ fatiques descriptives qui sont mises en oeuvre dans les savoirs et les projets paysagers correspondent 4 des compétences de lecture et @écriture, a savoir des compétences indiciaires, des compé- tences documentaires, et des compétences d’assemblage ou de composition. Le postulat qui anime I’'approche du réel (et du projet) ar la description est le suivant ; on peut tirer des legons des choses, c'est-A-dire des territoires et des personnes qui y vivent, en les regardant, en les observant, en les écoutant. Autrement dit fl faut apprendre 4 regarder les choses, étant entendu que "on na pas affaire 14. une opération naturelle et banale, et qu’au _—Sittaire cette attitude implique la mise en ceuvre de pratiques | Mtolectuelles, ainsi que d'outils d'investigation et de systémes de c'est mettre en action un systéme de régles qui orientent la vis Dans cette perspective descriptive, le Paysage dabord, considéré comme une sorte de carte animée (une «9 vivante», dit Jackson) oi les étres humains peuvent découvn quiil en est de leur condition et de leur histoire, sur le plan inj, duel comme sur le plan collectif. Ce qui suppose la mise en ol d'une herméneutique d'un genre particulier, qui est avant toy, wm savoir indiciaire, un art du relevé, un art d’observer les surfaces Ja distribution des phénoménes quis'y déploient, une attention ay détails révélateurs, un art clinique. Dans un texte célebre, his, rien Carlo Ginzburg a analysé avec précision les ressorts de cette pratique sémiotique ainsi que les domaines oii elle pouvait sap»), quer® : l'enquéte policiére, la psychanalyse, l'histoire de l'art par exemple, & propos desquelles il a pu montrer en quoi elles pars geaient un méme socle épistémique. La notoriété acquise par ce texte a contribué a considérer de fagon extensive, dans un grand nombre de secteurs du savoir que Ginzburg n’avait pas, pour sa par, évoqués, la mise en ceuvre de ces techniques indiciaires. C'est le cas pour le paysage et les savoirs du paysage, pour la géographie égele- ment, mais aussi pour les autres sciences sociales, telle l'anthro- pologie, qui se caractérisent par le souci accordé aux lecons issues de la fréquentation du terrain, par I’'attention aux détails significa: tifs, par un gott de l’observation, du dessin, de la photographie et de l’écriture. La notion de pistage, et plus précisément de pistaze spéculatif, telle qu’elle est développée par Baptiste Morizot dans le prolongement des travaux de l'anthropologue Louis Liebenberg correspond de fagon générique a cette forme d’intelligence os" tive qui est déployée sur le terrain”. Le paysage est une méthode, écrit pour sa part le philo sophe et médecin Frangois Dagognet au moment oi il affirme lt nécessité d'une science des traces, d'une tracéologie: «La fam dont un phénoméne quelconque se dispose dans ses lignes ¢ sy SC. Ginzburg, « Traces, Racines d'un paradigme indi- ciaire» [1979], repris dans Myches emblémes traces, , Verdier, 2010, p.219-294. > °B, Morizot, Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, 2018, chap. 6. quily dessine nous éclaire sur Ia nature simplement étalé. Il suffit de lire, de recueillir et ie conserver, par-dela la quantité et mieux qu'elle, cette on globale, les diverses zonations, la configuration que udiée projette sur le sol 10» Dagognet rapporte cette e «révolution épistémologique» qui se profile au anouit au x1x*, II n'est pas stir que les savoirs du sat ine reait€ péthode & une xvint siecle ets : 5 : P re soient sortis de cette révolution-la. gaysage so satre cette espece Thistoire longue de lintelligence rears, Ia pratique de Ia description, dans la géographie ee dans Vethnographie, l'histoire naturelle et la littéra- notamment, me fn 7 ji ure, s'inscrit dans la tradition de l’inventaire et de la construction ture, nces par listes et par tableaux. e, c'est associer un nom et une liste de thémes qui constituent simultanément des entrées analytiques, des moyens pour amplifier, c’est-d-dire développer, le discours, mais aussi les éléments d'un programme d’exploration du réel. Le savoir ici mis en ceuvre n'est pas de type « géométrique » : il corres- yond ila mise en place d'une liste et d'un ensemble de listes qui rir et a remplir, afin d’accumuler des informations et des connaissa Décrire un paysag' sont 4 parco' de développer le discours. Cependant, les opérations descriptives se caractérisent par un ensemble de tensions et d’obstacles internes. Tensions, tout d’abord, entre disponibilité sensorielle et procédures tech- niques. Double difficulté ensuite, qui, d'une part, est provoquée par Vhétérogénéité des régimes descriptifs (diversité des régimes de production documentaire et des ontologies qui y sont associées), et, autre part, est relative a l’accumulation en droit inachevée des informations recueillies. I est nécessaire, pourtant, de produire une image homogéne du paysage, et méme de produire une image aussi compléte que possible du paysage afin d’en procurer une intelligi- bilité, La description tente alors de rejoindre ce double objectif de cloture et d’homogénéité, et cherche a répondre a ’hétérogénéité et ATinachévement documentaires, voire a les résoudre. 10 _F, Dagognet, Une épistémologie de l’espace concret, Néo-géographie, Paris, Vrin, 1 123. A) La description nous conduit d’abord vers nombre d’attitudes cognitives, que l'on désigne par des tg voisins ; ceux d’attention, d’observation, d’affit, de lecture d'écoute. Ces termes renvoient 4 la tradition trés ancienne 4 Vautopsie entendue au sens large comme technique des _ le ou de la sensibilité. Relever les indices, glaner des information, faire une collecte d’objets, se concentrer sur les détails reve, teurs, savoir lire et interpréter les traces : toutes ces demas impliquent une disponibilité cognitive au réel, une sympathie, a moins une attitude réservée et silencieuse, qui permet de Tegarder les faits «en face de fagon brute», comme le dit John Szarkowskj 4 propos de Walker Evans. Cependant, l’objectif final de toutes ces techniques d’activation de la sensibilité sous toutes ses formes, qui relévent comme nous I’avons vu d’une démarche clinique, a dinventer le paysage, au sens archéologique du terme «invention, . décrire, c'est faire apparaitre ce qui est déja 1a dans le paysage (es comme faire une cartographie de son histoire, de son épaisseur, de ses formes et de ses dynamiques, c’est-a-dire de ses orientations potentielles), c’est dégager ce qui est déja la pour le porter au jour, le rendre visible, perceptible, pensable. Mais cette visibilité est obtenue au terme de la mise en ceuvre d’un certain nombre d’opéra- tions de « dévoilement ». Aussi, face A cette premiére orientation, celle de la disponibilité, il en existe une seconde, totalement liée @ la premiére quoique symétrique, et que j/appellerais une orients tion vers la notation, l'inscription, l'archivage, la documents: tion. L’opération descriptive est une opération documentaire, elle consiste A produire, collecter, rassembler, ordonner des documents de toute nature. Que signifie cette proposition (décrire c'est docu menter) ? Ou plutét qu’est-ce que cela implique pour le rapport au réel ? Tout enregistrement, visuel, sonore, graphique, on le s* implique une mise en langage, un codage, c'est-a-dire 4 la fois h mise en ceuvre d'un formalisme et un formatage. Il est possible 8 égard, de reprendre les réflexions de I’historien Michel de Cement A propos de la notion de document en histoire et de les appliqué frieur de cette tension que se développent tions de description. p) Revenons aux deux obstacles constitués par Theta yn documentaires et sur leurs enjeux ontnd lo. généité et Taccumul: giques et méthodologiques. Les documents produits et utilisés par les Projeteurg dans le cadre des opérations de description sont trés variés, ays bien du point de vue de leur nature que de leur forme et de leur contenu. Les supports documentaires, ainsi que les modes Cacqui. sition, les apparences matérielles sous lesquelles les documens sont présentés, sont hétérogenes. On parle alors d'une divers des régimes documentaires : on y trouve des relevés de sen, tions et d'ambiance, des notes ou journaux de terrains, des docy. ments d’archives, des entretiens, des enregistrements sonores, des photos, des vidéos, des films de fiction, des romans-photos, des cartes d’échelles et de natures différentes, des textes, littéraires oy non, des documents juridiques, etc. Ce qu’on appelle l’exploration dun terrain de recherche correspond a la constitution, a la mobil- sation et a la manipulation de cet ensemble documentaire dont on voit bien qu'il conduit le chercheur et le projeteur dans des lieux tras variés selon les moments : le site, le terrain, la bibliothéque, la cartothéque, le musée, la cinémathéque, par exemple. On pourrait méme aller plus loin et envisager Tidée que ce qu’on appelle le site, | pour un paysagiste par exemple, correspond a Vensemble de ces | matériaux documentaires au sein desquels il se donne A voir, a lire, au sein desquels il se médiatise en quelque sorte et regoit un sens. La diversité de cette documentation conduit @ rencon- trer deux niveaux de difficulté : la premiére est lige a I’hétéroge- néité des régimes documentaires, et la seconde est li¢e au caractére cumulatif de la documentation. L’hétérogénéité des régimes documentaires, qui mest pas forcément absolue d’ailleurs, doit étre surtout envisagée du point de vue de ses effets et de ses enjeux ontologiques. Autrement dit: partir du moment oft nous posons que les objets auxquels les documents font référence sont produits par les documents, ou plus ott omentome le genre de pratique documentaire adoptee par le ou le projeteur, nous prenons conscience du fait que les , ou plutdt les mondes d’objets auxquels ces documents nous ent accés, peuvent eux-mémes étre hétérogénes. La pluralité des pratiques documentaires conduit vers une pluralité des mondes, une pluralité des ontologies, et pas simplement des modes de repré- sentation. Il west pas du tout sar que j'ai affaire 4 la méme ville, par exemple, selon que je me concentre sur les notations d’ambiance quejentegstre en faisant de mon propre corps une sorte de sismo- phe des valeurs et qualités spatiales, ou que j’adopte la méthode des itinéraires, qui repose sur la photographie et l'interview d’inter- Jocuteurs qui marchent dans la ville et y développent un récit, ou bien encore que j’adopte le regard fonctionnel de l’ingénieur qui cherche a y organiser et coordonner la régulation des circulations, etc. Ces points sont bien conus, mais ils invitent 4 aller plus loin que le simple constat de la diversité des langages, des représenta~ tions, des opinions, etc. On ne voit pas la méme chose, on ne vit paslaméme chose, selon la méthode et l’outil d'investigation qu'on adopte, car Youtil que nous utilisons n’ouvre pas au méme plan et au méme ordre de réalité. Et donc, toute la question va étre celle delacoordination de ces divers plans de réalité, de organisation de cette pluralité des mondes et des modalités ontologiques. La seconde difficulté est une difficulté classique dans la théorie et ’histoire des pratiques descriptives. Elle se rencontrait déja dans les grandes cosmographies descriptives de la Renaissance, etelle se retrouve au fond de toutes les tentatives de type encyclo- pédique, C’est la difficulté liée & la profusion documentaire, et plus précisément encore au caractére en droit inachevé de V'accumula- tion documentaire. Le questionnaire, méme s'il n’est pas infini, est en droit largement ouvert. On se demande toujours s'il est possible dachever la description, d’atteindre une description compléte : ¢st-on bien stir d’avoir tout vu, d’avoir tout dit, etc. ? . Comment envisager donc, d’un point de vue épistémo- logique, cette double difficulté : celle de l'hétérogenéité des régimes ‘ocumentaires (hétérogénéité des pratiques, des supports, et des sroduetions), d'une part, et celle de l’allongement du qu autre part ? Quels sont lenjeu et le probleme épistémologiqy sont engagés ici ? Partons de deux exemples. Ati Paola Vigano évoque l'ouvrage de Venturi, Scott Broy et Izenour sur Las Vegas pour mettre en rapport la question, de | transformation des objets urbains et celle des techniques d'obsey,, tion et de description. Elle montre en quoi, ALas Vegas, pour sit compte d'une situation spatiale 4 certains égards inédite, i] ais ane collection dimages, de photos, de bandes filmées, de dessin, de dépliants, de slogans, d’objets composés en collages, des saa mies, des listes et des répertoires’*» afin de dégager un ordre Fit ce qui paraissait confus et dispersé. De son cété Michel Corajoud rappelle un aspect décisi de sa pratique pédagogique : «Jobligeais tout le monde a tout coller dans des cahiers. Il fallait faire comprendre aux étudiants que Je “projet” n'est pas seulement une enclave de temps réservée a l'exer- cice qu’on nomme ainsi, mais que le fait qu'on aille au cinéma, se proméne ou rencontre quelqu’un participe de cette activité globale qui rend finalement le projet perméable a lidée de ce film. D'une certaine maniére, collectionner le billet d'entrée au cinéma symbo- lise la préoccupation qui vous habite a l'égard du projet. Cétaient des cahiers énormes que les étudiants fabriquaient et qui consti tuaient un instrument de travail passionnant. Plus tard, jen ai abandonné la pratique, mais je trouve cela dommage car c’étaient z utiles et aujourd’hui encore tous les étudiants alors se rappellent ces énormes cahiers ow tout était consigné”.» La diversité documentaire et Vinventivité déployée pour produire la collection documentaire importent moins ici que la question de l’organisation de Ja collection elle-méme. Cette ques~ tion engage la constitution d’un espace de représentation, et en Voccurrence la définition de régles d’organisation et de principes de composition spécifiques pour 'espace documentaire, espace dans lequel l'image du paysage décrit se met en place. des outils asse 12 P. Vigand, Les Territoires de 'urbanisme, Genéve, Metis Presses, 2012, P.142- 3 Citédans A. Pernet, Le Grand Paysage en projet question est double donc : comment caractériser cet Pune part, et comment caractériser les opérations cogni- ges en ceuvre pour composer cet espace ? Les textes de Venturi et Corajoud nous fournissent des nents de réponse. Nous sommes du cété de pratiques compo- onnelles * le collage, l’'assemblage, le montage. Ce sont des patigues dont le postulat repose sur la croyance dans la vertu roductrice, créatrice, de la juxtaposition, de la superposition, du rapprochement cest-a-dire dans la vertu cognitive de gestes patios appliqués sur un matériau documentaire hétérogéne, dont on assume en quelque sorte I’hétérogénéité pour en tirer une lecon ausujet des territoires concernés. Gilles Deleuze évoque, dans un texte eonsacré a Leibniz, la possiblité d'une synthése sans totali- sation. C'est le cas ici, dans cette démarche parataxique qui repose sur la croyance dans la puissance cognitive de la spatialisation, de Jacomposition spatiale, de la mise en place de dispositifs spatiaux dans lesquels on range et réemploie des documents de toute nature, pétérogenes, et deja constitués. Et, en vérité, cette pratique compo- sitionnelle, qui est une pratique de second niveau, une pratique de réemploi, correspond a une activation de T'imagination, au sens que Georges Didi-Huberman, reprenant en quelque sorte l’héri- tage baudelairien, donnait A cette faculté : «L’imagination n'est pas la fantaisie gratuite ou purement personnelle, mais bien cette recomposition du réel ott s’inventent les possibles 4 venir™*.» Il faut sarréter 4 ces notions de composition et de recomposition, qui sappliquent sur le matériel documentaire pour produire un arran- gement, un ordre, dans le cadre duquel s’élabore la connaissance du paysage. mis siti Lanotion, un peu banalisée aujourd'hui, de dispositif, est celle qui s'impose 4 ce stade de la réflexion : décrire, c'est produire des dispositifs spatiaux au sein desquels les matériaux documen- taires sont réemployés, c’est-a-dire rassemblés, juxtaposés, réor- donnés par leur réemploi méme, resémantisés en quelque sorte. Rappelons le sens donné a cette expression par Michel Foucault : un dispositif, explique Foucault, est «un ensemble résolument terogene, comportant des discours, des instit gements architecturaux, des décisions réglementaire, des mesures administratives, des énoncés scientifique: tions philosophiques, morales, philanthropiques, bref: bien que du non-dit. Le dispositif lui-méme, c'est le peut établir entre ces éléments, » On peut retenir deux as} = Pro} U dit, Xéseau gunn On pects dans le propos de Fou la dimension WMhétérogénéité, d'une part, et celle part. On vient d’évoquer Thétérogeénéité. La not! a elle, renvoie a la question des modes d’eni gement, autrement dit des régimes narratifs apparaitre une structure au sein méme de Thetérogéngirg docy. mentaire, Quelles logiques de classement, d’association, enchs. nement, d’assemblage, sont mises en ceuvre ? Lemboitemen: analytique des échelles ? L’organisation séquentielle en fonction dun itinéraire ? La mise en série ? La pure et simple juxtaposition Parataxique, dans une sorte de confiance accordée au Carambo- lage actif des documents posés les uns a cété des autres, déplaces of replacés ? Mais on peut imaginer aussi d’autres modalités compo- sitionnelles : le film, le récit, la cartographie, l’atlas, etc, Cest a chaque fois un type de description, c’est-a-di Paysage, qui est proposé. Cault. de réseau, day ion de réseau, quan, chainement, dara, Aadoptés, afin de fair re ire de lecon sur |e Au total, nous sommes conduits 4 nous interroger sur la nature et sur la forme méme du dispositif spatial au sein duquel la description est élaborée. Et, surtout, c’est la-dessus quill me semble nécessaire d’insister, nous sommes amenés a reconnaitre Ja valeur épistémique spécifique de l'espace de représentation en tant que tel. Il faut envisager cet espace a la fois comme un support matériel et comme un atelier au sein duquel la pensée se construit: qu’on l’envisage comme une surface d’inscription, comme une table de montage, comme une boite de fiches, un ensemble de panneaux, de tableaux, etc, c'est 1a, sur ces surfaces, qui sont des espaces Wenregistrement et de (re)composition du réel, que l'image du Ppaysage se construit. 15M. Foucault, « Entrevue, Le jeu de Michel Foucault», Ornicar, n°10, 1 . 65. luction de formes, de formalismes, de formules rent des choses et des idées. L’espace est l'une de ces ;T’espace est un opérateur d’organisation et de rangement pensée. fvoquons alors un modéle possible de ce dispositif spatial quiest produit par les opérations de description et en méme ‘enpstes rend possibles : atlas. Je prends ici 'atlas comme forme visuelle/graphique de construction, dorganisation, de présentation, et d'utilisation (ou de lecture) des connaissances/informations. Considéré indépen- damment des «contenus » qui y sont présentés (et notamment des ‘contenus: géographiques), mais plutét par rapport aux stratégies yisuelles et graphiques qui s'y développent, l’atlas est une forme déeriture extrémement efficace pour les opérations descriptives, une forme qui permet l’enregistrement et la présentation visuelle des informations, l’archivage, la conservation et le transport des documents (par exemple ; cartographiques, iconographiques, photographiques), ainsi que Yordonnancement de ces documents. En outre, cette forme permet la composition des connaissances et des objets, voire la production de connaissances nouvelles, par lebiais des rapprochements et des combinaisons, c’est-a-dire des (re)découpages et des (re)montages qui s’effectuent dans T’atlas lui-méme. L’efficacité de la «forme atlas» est due également a sa flexibilité, ainsi qu’ son inachévement structurel (I’atlas met en uyre un principe d’accumulation : on peut toujours ajouter une page ou une planche nouvelles). Cette combinaison entre rigueur et ouverture dans la composition est sans aucun doute ce quia retenu Tattention des scientifiques et des artistes dans leur recherche de formes d'expression appropriées. II s'agirait donc, au bout du compte, de s'emparer de cette forme-atlas pour la faire travailler dans les opérations cognitives du projet. Je précise que j'entends ici Par «forme» également des dispositifs pratiques et matériels, des Procédures mentales ainsi que des gestes graphiques par exemple. Videe est de développer une épistémologie des procédures de bout du compte, qu'une épistémologie des opérations par Te se fabriquent des espaces de connaissance. Les opérations cognitives mises en ceuvre dans les de recherche et de conception ne se limitent pas a cet descriptive. L’analyse épistémologique fait apparait; la présence de trois autres opérations, d’évoquer rapidement. A) Les opérations de conceptualisation, une approche constructive de la connaissance et qui c dun point de vue pédagogique, Ala mise en ceuvre de de modélisation, lemarches de te approche Te Egalement que je me Contenteraj ici qui activent ‘orrespondent, Compétences 8) Les opérations hypothétiques, qui élaborer des conjectures, et qui correspondent a ce le régime fictionnel de la recherche et du projet. c) Les opérations argumentatives, qui soulignent quela recherche et le projet sont des activités collectives, reposant sur | dialogue et l’échange des opinions. A) Le but des opérations de conceptualisation est de fournir un éclairage, une compréhension, et de donner un sens aux situations paysagéres. L’objectif, en quelque sorte (qui est valable aussi pour les autres opérations cognitives — la description, la conjecture, la délibération), de mettre en place une structure inter- prétative, abstraite, a partir et dans les termes de laquelle il devient Possible de proposer une intelligibilité de ces situations paysageére. La mise en place de cette structure interprétative S'effectue au sein d'une opération de modélisation. Le modéle €st avant tout une représentation structurale qui a pour fonction organiser de facon a la fois programmatique et ouverte le champ investigation empirique et de hiérarchiser le questionnement Par rapport 4 ce champ empirique. Une bonne partie du travail des chercheurs réside dans la recherche de cette structure organist” trice. C’est un travail qu’on peut dire morphologique qui consiste* Consistent 3 que j’appelle le ter depuis un autre domaine, par transposition iabonne forme qui permettra d’éclairer et d’ordonner le pirique : Cependant le concept, comme modéle de la situation tout une valeur opératoire et prospective : ie que par ce quil permet de voir et de penser. Mais il ne 100 je» pas son objet, n’en est pas 'imitation, c'est un cadre aire, un cadre dopérations. Autrement dit il est le schéme e iagramme qui oriente une série de recherches, de proposi- ce orques et de figurations graphiques. Dans cette théorie de eye conceptuelle, il n’existe pas de séparation entre penser acetals) voir, et dessiner ou tracer. On dessine, on trace, voir et pour savoir ce que Yon pense et que l’on veut penser. Autrement dit, une théorie constructive de la connaissance met en évidence le travail simultané, ou tout du moins: coordonné, qui seffectue sur le plan de la logique intellectuelle et sur le plan de la figuration graphique. L’activité de conceptualisation est donc prin- cjpalement un travail de imagination qui s’efforce de proposer des formes, Cest-a-dire des figures et des relations, a l’expérience que nous faisons des réalités paysagéres, pour en comprendre l’organi- sation interne. B) L’analyse des opérations conjecturales devrait nous conduire a revenir de maniére critique sur quelques notions, que je me contente d’évoquer : —La notion de scénario que, pour ma part, je tendrai a renplacer par celle de fiction, dans I’héritage de la philosophie du «comme si» développée par Hans Vaihinger ”. — En relation avec cette interrogation de la notion de fiction, il faudrait évoquer la notion d'histoire contre-factuelle ci teritoire (Qu'est-ce qui se passerait si? Qu’est-ce qui se Strait passé si?), qui conduit A des propositions de reconfigura- aa du territoire, et qui démontre en quelque sorte nsion «expérimentale» de l'opération fictionnelle. Qui re, posséde avant 16 Voir sur ce point J.-M. Besse, Le Gotit du monde, op. cit. (chap. rv : « Cartographier, construire, inventer : 1otes pour une épistémologie de la démarche de projet »). int Yahinger, La Philosophie du «comme si», Pars ai e, autrement dit, que la fiction ne s‘oppose pas au rég| quielle en est une dimension : celle du possible. Qui nous ing finalement, A assouplir le concept de ré — La notion dimagination productive, dans thy, tage des théories renaissantes de la «fantaisie» — Calving . «Limagination est un endroit oi il pleut», & propos de Giordang Bruno, dans ses Lecons américaines — ou dans celui des theories de l'imaginaire radical — Castoriadis : limaginaire comme « facultg originaire de poser et de se donner sur le mode de la Teprésentation une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la perception ou ne I’ont jamais été) ». c) Par ailleurs, il est nécessaire de développer tne analyse épistémologique des opérations argumentatives et commy. nicationnelles vis-a-vis du paysage, dans la mesure ot, comme on |e sait bien, les activités projectuelles et les activités de recherche sont développées au sein de collectifs d’acteurs, et plus généralement dans la sphére publique (au sens large de ce terme : pas seulement la sphére administrée par Y'Etat, mais aussi les espaces du marché et ceux de ’auto-organisation de la société civile). Il faut souligner la dimension performative du projet et des opérations cognitives quiy sont engagées. L’espace est une performance collective. Ce qui veut dire au moins deux choses : D’une part que les opérations cognitives sont sociale ment distribuées au sein d’une pluralité d’acteurs dont les savoits, les savoir-faire, les représentations, les intéréts le plus souvent divergent, voire s‘opposent. En ce cas, les opérations de connais- sance propres au projeteur ne peuvent pas étre séparées des activ" tés communicationnelles par lesquelles le projeteur confronte sé compétences cognitives a celles des autres acteurs (institutionnels politiques, habitants, etc.) avec lesquels il travaille. D’autre part, affirmer que le projet, comme la recherché se développent dans des espaces publics et dans la sphere publigu® se rent et qu’en tant que tels impliquent, engagent, la pluralité, celate"™ 18 Q Deluermoz et P. Singaravelou, Pour une histoire des possibles, Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016. ; 1° C. Castoriadis, L'Insticucion imaginaire dela société, ts opérations se déploient dans un espace de la dépos- un espace des croisements des savoirs et des représenta- espace non appropriable par un expert ou un groupe quel qu'il Tout l'enjeu de cette situation cognitive de type dialo- jque est de parvenir 4 conduire cette pluralité des acteurs vers qausein d'un projet commun. C'est le sens méme de la notion destion collective qui est ici engagé. Ce qui demande du temps, jeaucoup de temps : la durée de la conversation, du dialogue, de jacontroverse, de l’échange des arguments et des points de vue, et delarecherche d'un accord, méme provisoire. La proposition pour me stratégie de l'espace, qui est élaborée par le projeteur, doit sinsérer au bout du compte dans une stratégie collective. On pourrait reformuler cette question a partir de la thématique actuelle des communs, ou plutét du commun, quil faut comprendre comme élaboration de pratiques communes et comme institution de régles d’action communes déterminées sur Inbase d'une délibération collective*®, La communauté politique se constitue a partir de la reconnaissance et de I’élaboration d'un sens commun, de significations communes, d’un projet commun. Silespace public, c’est-a-dire politique, doit étre compris comme tne performance collective, Y'enjeu est que cette performance parvienne 4 devenir commune. Le paysage ? 1 r comme éducation a lattention Jaitenté, dans les pages précédentes, de faire apparaitre en quoi kts relations cognitives et pratiques que les paysagistes et les ‘chitectes entretiennent avec le paysage mettent en jeu leurs ‘apacités 4 percevoir, a observer, a décrire, et aussi a «sentir» les Situations dans lesquelles ils se trouvent, c’est-a-dire a reconnaitre ‘eus dynamiques internes, et a s'y insérer pour mettre en place de *aueaux assemblages et d’autres configurations. L’art du paysage ‘lar de se glisser a lintérieur du monde, de s’accorder (au sens 2% Voirace sujet le dossier « te jes multiples sij ent en tous sens, et de tisser avec elles une histoire dant, penser et agir avec le paysage, de la maniérg que j'ai suggéree, présuppose la mise en euvie d'une disposition mentale, affective et pratique, que Yon peut désigner par le terme attention. Penser et agir avec le paysage cest d’abord y étre atten. tif, ety faire attention. Le paysage engage, capacités du paysagiste, mais aussi de tout un chacun, a l’attention, Notre époque, entend-on souvent dire, est celle d'une crise de Fattention, et plus précisément d'un affaiblissement des capacités attentionnelles, a ’école et dans la société. Les raisons que Ion donne de cette crise sont diverses : développement des outils numériques avec leurs effets anthropologiques « dispersifs» sur les régimes de perception, stratégies d’excitation visuelle et mentale déployées par l'industrie du divertissement et des médias A Tage du capitalisme néo-libéral, techniques de manipulation de Ja curiosité déployées par les firmes dans le monde de la consom- mation de masse, accumulation exponentielle des données et des informations qu'il devient impossible de traiter de maniére synthe- tique, etc. Il existe, comme le rappelle avec vigueur Yves Citton, une économie et une politique de ’attention, et la réflexion sur les régimes d’attention et leurs transformations contemporaines est aujourd'hui devenue cruciale, dans la perspective d'une réflexion fondamentale sur les dispositifs et les conditions de I’habitation du monde par les humains”. Le paysage est lui aussi traversé par cette question du devenir de Vattention et des capacités attentionnelles de Vu humain, La situation du paysage est a cet égard ambivalente. Fn effet, d'un edt, on peut observer bien des phénoménes dinatter™ oe a he le regarde méme pas, on nen pe ou plutét le fond loint ane a ny pee poe in ce ee e ee ee cea uae humaines considérées ca ae an se a le plus souvent, comme je ae nan a a le aysage semble ere aus sensibilité et de l'expérience un commune. Cepen explicitement ou non, les a seul scion, Pour une écologie de Vattention, Pai peut étre restituée. Autrement dit, le paysage, c'est du nypothese que je vais explorer dans les pages qui suivent, @ere envisagé comme un dispositif d’attention au réel, et par la e une condition de base de I’activation ou de la réactivation pport sensible, et sensé, au monde environnant. Comme Yves Citton le rappelle, «notre individuation gesenourtie que des échos générés en nous par les circuits informa- dunt tionnels qui nous traversent et nous constituent, mais notre activité pre, en tant qu ‘individus, consiste a projeter sur ces informations des cadres interprétatifs seuls capables de leur conférer une signi- tion”? ». Le paysage est I’un de ces cadres interprétatifs. Sur le node particulier qui est le sien, a savoir celui de la sensibilité, il est um opérateur central dans les dispositifs d’attribution de la signi- fication, et d’abord parce que, comme nous I’avons vu au chapitre deux, il est le milieu du sens. Il est articulation sensible de I'habi- ter humain. Le propos d’Yves Citton nous indique également un autre enjeu de la présence du paysage au sein des dispositifs atten- tionnels : individuation. Autrement dit le paysage est une condi- tion et une dimension de la constitution de l’individualité humaine, dans sa capacité a devenir un foyer de sens. En cela, et parce qu'il est une des conditions permettant a l’étre humain de se sentir, comme une personne, en se sentant appartenir au monde, le paysage est Porteur d’une puissance d’émancipation pour les humains. Lattention est simultanément une puissance cogni- tive, éthique, et eschatologique (si du moins I’on détache ce dernier teme des connotations religieuses qui lui sont habituellement “uachées, pour l'envisager avant tout comme l’ouverture du temps Verse futur, comme présence de I’horizon au sein du présent). Etre atentif, faire attention, se tenir dans l’attente : ces trois attitudes, §S toujours articulées l'une a l'autre, forment les trois dimen- de Pw attentionnalité ». Elles tapissent de fagon permanente, Souvent de fagon implicite, les relations humaines au % Ibid. p.274 (souligné par Y. Citton). nous l’avons déja vu, de plusieurs facons, Bile 1 d’observation, un attachement clinique ayy écouter, gouiter, sentir, bref une mobilisation Ase tenir a l'affait et pour aing} mplique une riguew) traces, Un savoir li : active de tous Jes sens, une capacité dire a la lisiére des choses en guettant leur venue, soit au total un ensemble de vertus cognitives propres aux savoirs indiciaires, Poyy ingo Faustino Sarmiento, en 1845, les compétences atten- tionnelles des gauchos et plus exactement de celui qu’il appelle le baquiano, détenteur de la science des traces et des sentiers suivis Jes animaux, étaient exceptionnelles. Le baquiano est «le plus accompli des topographes. Un général n’emporte pas diautre carte pour diriger Jes mouvements de sa campagne. Le baquiano est [..] Au plus sombre de la nuit, au milieu des pois ou dans les plaines sans limites, quand ses compagnons sont perdus, égarés, il tourne en cercle autour deux, observe les arbres ; s'il n'y ena pas, il met pied a terre, se penche vers le sol, examine quelques buissons et détermine a quelle hauteur il se trouve; il remonte a cheval et dit aux autres pour les rassurer : “Nous sommes endirection de tel point, a tant de lieues des habitations ; le chemin doit aller vers le sud’, et il se dirige dans le sens qu'il indique*.» L’attention posséde également la valeur d'une conduite éthique vis-a-vis des autres humains, des vivants et du monde en général. Faire attention, c’est, a minima, prendre conscience de la présence des autres, de leurs puissances d’agir et de leurs inten- tionnalités. C’est limiter l'exercice de son propre pouvoir en accor dant toute sa légitimité et sa valeur a l’existence des autres. Plus encore, c'est s’accorder aux autres (ou du moins tenter de le faire), comme le font des musiciens qui jouent ensemble, et développet pore de respect actif qu’on peut appeler le souci ou le soin pe eee ee est une forme de l’amitié. Elle Feat esdcntaa condition de ossibilite de Voeuvre canoe et le traversent, ea Seo ae ee nee a pon humains, et ne volonté de tis é toires. Cela va bien plus loin 4° toujours a ses cotés. 25 D.F. Sarmiento, : onde, 1964, p.43. , Facundo [1845], Paris, La Table est P'éducation. A propos de l'éducation, Tim Ingold écrit qui met en jeu le paysage et l'expérience du paysage tels que ies définis dés le début de ce livre, 4 savoir comme «dehors», eoomme expérience de l’exposition au-dehors : «Si l'éducation jste prendre soin du monde dans lequel nous vivons et de ses sultiples habitants humains et non humains, il ne s’agit pas tant de pecomprenare que de leur rendre leur présence, de fagon ace que ‘ons nous ouvrir et répondre a ce qu’ils ont a dire hay Enfin, dans le mot «attention» il faut entendre aussi Jattente de ce qui peut survenir, et donc une disposition particu- ypre vis-a-vis de l'avenir. Certes, comme le dit l’expression « fais attention», Ce qui vient au-devant de nous peut étre dangereux, nous blesser, et il faut apprendre a s’en garder. L’attention est, Yinstrument de cet apprentissage. Mais la disposition ous puissi justement, attentive porte aussi une autre orientation, qui est celle de l'accueil, deladisponibilité, de ouverture Ace qui arrive et de la tension vers cequiarrive. Yves Citton a mis en relief, dans cette perspective, le paradoxe de I’« attention flottante», telle quelle pratiquée par les ysychanalystes**. L’écoute flottante permet de mieux comprendre ce que autre nous adresse, « de ré-envisager les problémes d’une fagon inédite». Et, de fagon significative, cette capacité a l’atten- tion flottante est mise par lui en relation avec attitude du flaneur qui, suspendant la pensée programmée, se rend «disponible au monde ambiant», se met «en présence des choses» et laisse

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