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N° 112 Juillet-août 2019 M 07656 - 112 - F: 6,50 E - RD

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?k@l@b@c@a";
ÊTRE INTELLIGENT
REND-IL HEUREUX ?

SAVOIR ÉCOUTER SON


INTUITION
Une clé
pour débloquer
les situations
CHUCHOTEMENTS
POURQUOI ILS NOUS
FONT DU BIEN
HOMMES/FEMMES
DES CERVEAUX
DIFFÉRENTS
À LA NAISSANCE ?
MATHS
POURQUOI LE
NIVEAU BAISSE
HANDICAP
COMMANDER
UNE MACHINE
PAR LA PENSÉE
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €,
LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF,
PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
3

N° 112

NOS CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 14-19
Richard Andersen SÉBASTIEN
Professeur de neurosciences au laboratoire
James G. Boswell, directeur du centre des interfaces
BOHLER
cerveau-machine à l’institut technologique Rédacteur en chef
de Californie. Membre de l’Académie des sciences
et de l’Académie de médecine des États-Unis.

p. 38-44
Écoute le doux
murmure de l’eau…
François Maquestiaux
Professeur de psychologie cognitive à l’université
de Franche-Comté, à Besançon, et membre de l’institut
universitaire de France, il a passé en revue les
expériences répliquant un certain nombre de travaux

É
en psychologie pour confirmer leurs résultats.

coute, disait le poète. Écoute le bruit de l’eau qui coule sur son lit
de mousse, le murmure des feuilles dans la brise, le craquement de
l’écorce et les battements de ton propre cœur. Ces sons infimes,
presque inaudibles, auxquels nous ne prêtons plus attention, tant
notre oreille est prise d’assaut par les vrombissements des voitures,
les klaxons, les transistors et les smartphones qui crachent une musique omni-
p. 54-57 présente. Dans nos vies quotidiennes nous subissons le bruit et tentons avant
Fernand Gobet tout de nous en protéger, alors comment aller vers lui, comment aller à sa
Professeur de psychologie cognitive à l’université rencontre, comment souhaiter accueillir ses manifestations les plus discrètes ?
de Liverpool, maître international d’échecs, il étudie Cela explique peut-être le succès de ces drôles de vidéos sur YouTube,
les mécanismes de la prise de décision et de l’intuition
chez les personnes expertes dans leur domaine
où l’on entend des personnes craquer dans une chips, se passer une brosse
de compétence, ou bien totalement novices. dans les cheveux, tapoter un coin de table ou caresser une feuille de papier.
Le petit bruit léger, isolé de son contexte, redevient un point d’intérêt de
l’oreille pour son environnement.
Savoir tendre l’oreille aux bruits les plus infimes a ouvert la voie à des
découvertes fondamentales. En 1940, le chercheur Bernard Katz cherchait à
mesurer les courants électriques produits par les neurones dans leur état de
repos. Au départ il ne détectait rien du tout, mais il décida de « tendre l’oreille »,
en augmentant le gain de son amplificateur. Il vit alors apparaître de tout
p. 58-66 petits courants électriques, le « bruit minimal » des neurones, qui lui fit décou-
Sylvain Moutier vrir les lois secrètes de la communication de nos cellules nerveuses.
Professeur de psychologie du développement Dans le domaine de l’intuition, l’écoute est aussi essentielle pour
à l’université de Paris, au Laboratoire entendre la petite « voix intérieure » qui saura nous conseiller sur un choix
de psychopathologie et des processus de santé,
à Boulogne-Billancourt, Sylvain Moutier décrypte
important. Mais attention, l’écoute ne saurait être béate ou naïve : elle se
les processus de décision rationnels et intuitifs veut attentive et sélective, et se doit de faire intervenir la raison. Après tout,
que nous employons quotidiennement. c’est ce qu’on attend d’un bon auditeur : qu’il soit aussi critique ! £

N° 112 - Juillet-août 2019


SOMMAIRE
N° 112 JUILLET-AOÛT 2019
p. 47-66
Dossier
p. 47
p. 14 p. 22 p. 28 p. 32

SAVOIR
ÉCOUTER
SON INTUITION
p. 6-44

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS p. 28 C
 AS CLINIQUE
Pourquoi il faut (parfois)
critiquer son boss
La drogue des sosies
Le jeune Antonin a trop fumé. Depuis, il
Spiderman soigne prend ses amis et sa copine pour des fakes.
la peur des araignées
Le vocabulaire rend intelligent
GRÉGORY MICHEL
p. 12 FOCUS p. 48 P
 SYCHOLOGIE
Hommes/femmes : QUAND ÉCOUTER
des différences p. 32 GRANDES EXPÉRIENCES
SON INSTINCT ?
à la naissance ? DE NEUROSCIENCES Qu’est-ce que l’intuition ? Quand faut-il
Les cerveaux des fœtus différeraient Bernard Katz : les s’y fier ? Les résultats les plus importants
de la psychologie pour se repérer sur
bulles de la pensée
selon leur sexe.
Christophe Rodo un terrain mouvant.
Ce neuroscientifique a montré que les Laura Kutsch
p. 14 NEUROSCIENCES neurones communiquent avec des bulles

Quand les contenant des neurotransmetteurs. p. 54 I NTERVIEW

machines décodent L’INTUITION
nos intentions JEAN-GAËL BARBARA ÇA SE TRAVAILLE
Fernand Gobet
Un implant détecte les intentions de patients
paralysés et pilote un bras robotique. p. 58 P
 SYCHOLOGIE COGNITIVE
Richard Andersen
p. 38 PSYCHOLOGIE QUAND L’INTUITION
p. 22 NEUROSCIENCES Psychologie : NOUS ÉGARE
Peut-on ressusciter le grand ménage Sentir les choses et décider au feeling ?

le cerveau ? Pour éviter un discrédit à leur discipline,


La psychologie montre que de nombreux
pièges risquent alors de se présenter.
Des chercheurs ont fait revivre des cerveaux les chercheurs en psychologie ont Passez-les en revue avant de vous lancer.
de porcs décédés depuis quatre heures. entrepris un tri radical entre les études Sylvain Moutier
Simon Makin fiables et les résultats bancals.
François Maquestiaux

En couverture : © Sylvie Serprix


p. 68 p. 94

p. 74 p. 80 p. 82 p. 88

p. 92

p. 68-81 p. 82-85 p. 94-97

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 68 R
 ETOUR SUR ACTU p. 82 P
 SYCHOLOGIE p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES
Maths : une génération Être intelligent Je sais ce que vous pensez

sacrifiée ? rend-il heureux ? La nuit, j’écrirai des soleils


Le Syndrome de l’imposteur
Selon une récente étude, le niveau Les gens plus intelligents seraient
Penser en algorithmes
des élèves a baissé de 30 % en trente ans. en moyenne plus heureux que les autres.
Que s’est-il passé, et peut-on redresser Mais qu’est-ce qui compte plus : Quand le cerveau devient masculin
la barre ? QI ou intelligence émotionnelle ? Sauvés par la sieste 
Grégoire Borst Scott Barry Kaufman
p. 94 N
 EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
p. 74 B
 IEN-ÊTRE p. 86 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX
Ces petits SEBASTIAN
bruits qui apaisent JEAN-PHILIPPE
DIEGUEZ

Des vidéos sur YouTube font fureur LACHAUX


en faisant écouter le bruit d’une chips En attendant le vote
qu’on croque ou d’un papier froissé.
Mais pourquoi ? Un laboratoire des bêtes sauvages
Katja Maria Engel national Dans son dernier roman, l’écrivain
ivoirien Ahmadou Kourouma
p. 80 L ’ENVERS
de l’apprentissage explique comment les traditions se sont
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL Fascinant projet, que de réunir propagées dans de larges populations
enseignants et chercheurs pour imaginer sans l’aide des livres.
ensemble de nouvelles pédagogies…
YVES-ALEXANDRE
THALMANN p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT

Retrouvez NICOLAS
la profondeur GUÉGUEN

du temps
Gardez-vous des commandements Le télétravail,
absurdes, comme : « seul compte
l’instant présent » !
c’est la santé
Bien-être, productivité, vie familiale,
fidélisation des employés… Le télétravail
a de multiples retombées positives.
6 DÉCOUVERTES
p. 12 Hommes/femmes : des différences à la naissance ? p. 14 Quand les machines décodent nos intentions p. 22 Peut-on ressusciter le cerveau ?

Actualités
Par la rédaction

PSYCHOLOGIE DU TRAVAIL

Pourquoi il faut (parfois)


critiquer son boss
Ça le rendra plus créatif ! Mais attention : les critiques
« descendantes » (du boss vers le subordonné)
sont plutôt paralysantes…

 . Joon Kim et J. Kim,


Y
Academy of Management Journal,
21 mars 2019.

L a critique est une arme


à double tranchant : parfois néces-
saire pour pointer ce qui ne va pas,
elle peut autant stimuler que para-
lyser. C’est particulièrement vrai en
ce qui concerne la créativité. Yeun
Joon Kim, de l’université de
Cambridge, et Junha Kim, de l’uni-
versité d’État de l’Ohio, ont découvert
la raison de cette ambivalence : tout
dépend d’où vient la critique.
Dans une première expérience,
les chercheurs se sont penchés sur
le cas de 225 employés d’une entre-
prise coréenne, occupant différents
niveaux hiérarchiques et exerçant
des métiers créatifs : concevoir de
nouveaux produits, développer des
plans marketing, élaborer des publi-
cités… Quatre fois par an, les perfor-
© cosmaa / shutterstock.com

mances de ces employés étaient


évaluées, tantôt par leurs supérieurs,
tantôt par leurs subordonnés. Pour
tester les conséquences de ces éva-
luations sur leur créativité au travail,
les chercheurs ont mesuré celle-ci

N° 112 - Juillet-août 2019


7

COGNITION

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO


Plus fortes
en maths quand
il fait chaud
 . Y. Chang et A. Kajackaite,
T
PLOS ONE, le 22 mai 2019.

deux mois après, grâce à un ques- signifie-t-il que je suis incompé-

À
tionnaire rempli par leur responsable. tent ? » ou « Cela veut-il dire que mon
Ils se sont concentrés sur les retours chef ne m’aime pas ? ». Finalement,
négatifs, qui pointaient des perfor- ces pensées détourneraient leur
mances insuffisantes. attention de leur tâche et ils ose-
Résultat : quand le retour négatif raient moins prendre le risque de
provient de l’échelon inférieur, il proposer des idées nouvelles.
entraîne un accroissement de la quelle température faut-il régler
créativité. Il serait donc parfois utile L’ART DE LA CRITIQUE le chauffage ou la climatisation ? Cette question
de critiquer ses supérieurs. Des Il semble que ces effets ne soient fait l’objet d’un conflit larvé entre les sexes, sou-
mesures complémentaires ont pas une question de culture, vent qualifié de « bataille du thermostat ». De fait,
révélé que ces derniers y réagissent puisqu’une deuxième expérience, où les enquêtes révèlent que les femmes préfèrent
souvent en se focalisant sur les 217  étudiants nord-américains une température plus élevée que les hommes.
tâches à accomplir : ils se demandent devaient simuler le fonctionnement Les résutats obtenus par Agne Kajackaite, du
en quoi leur comportement nuit à d’une entreprise, a obtenu les mêmes Centre des sciences sociales de Berlin, et son
leur créativité et élaborent de nou- résultats. Ceux-ci n’impliquent pas collègue suggèrent que ce n’est pas qu’une ques-
velles stratégies pour y remédier. qu’il faille renoncer à émettre des cri- tion de confort : leurs performances cognitives
Selon Kim, les superviseurs « sont tiques envers ses subordonnés. Mais s’en ressentent.
dans une position de pouvoir et il serait préférable de ne pas les for- Le s c h e r c h e u r s o n t s o u m i s p l u s d e
peuvent mieux gérer le désagré- muler au beau milieu d’une tâche 500 participant(e)s à diverses épreuves, dans une
ment d’un retour négatif ». créative et de les aider à assimiler pièce dont la température allait de 16 à 33 °C. Ils
ces retours négatifs, soit lors de ses- ont constaté que plus il faisait chaud, mieux les
« CE RETOUR SIGNIFIE-T-IL QUE sions de suivi, soit par une attitude femmes réussissaient aux tests mathématiques et
JE SUIS INCOMPÉTENT ? » adéquate : « Expliquez comment le verbaux – la différence de score atteignant 30 %
La situation est différente pour point que vous soulevez se rapporte entre les deux températures extrêmes. En
les subordonnés, qui perdent en seulement à leur comportement dans revanche, les performances des hommes avaient
créativité après un tel retour. Ils cette tâche, et non à la personne elle- tendance à légèrement diminuer. Il semble que,
auraient alors tendance à se sentir même », conseille Kim. se sentant mieux grâce à ce petit surcroît de cha-
menacés et à s’inquiéter pour leur Dans le sens inverse, le problème leur, les femmes soient davantage prêtes à l’effort :
© Marek Valovic / shutterstock.com

carrière ou leur image. Rien d’éton- se pose différemment : bien des gens l’amélioration de leurs résultats venait surtout de
nant à cela : leurs supérieurs ont n’osent pas critiquer leur patron – du ce qu’elles répondaient à un plus grand nombre
davantage de pouvoir sur eux et moins en face de lui. Les chercheurs de questions.
sont en mesure d’influer sur leurs préconisent alors de créer des pro- N’en déduisez pas pour autant qu’il faut tou-
promotions et augmentations de cessus d’évaluation formalisés, afin jours régler le thermostat à plus de 30 °C – ce qui
salaire. D’où un stress contreproduc- d’encourager les retours constructifs, ne serait de toute façon pas très écologique. Les
tif et une tendance à se remettre en sur le modèle de l’entreprise tests n’ayant duré qu’une heure, on ignore la tem-
cause de façon globale, par des coréenne qu’ils ont analysée. £ pérature idéale à plus long terme. Le chemin vers
interrogations comme : « Ce retour  Guillaume Jacquemont la parité passera-il par le radiateur ? £ G. J.

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8 DÉCOUVERTES A
 ctualités

PSYCHIATRIE

Spiderman
soigne la peur
des araignées
 . S.G. Hoffman et al., Frontiers
Y
in Psychiatry, à paraître.

V ous êtes terrorisé par les araignées ? Vous montez


sur une chaise dès que vous en voyez une apparaître ? Yaakov
Hoffman, de l’université Bar-Ilan, en Israël, et ses collègues ont
imaginé un remède original : regarder les films de Spiderman.
Les chercheurs ont présenté un extrait d’un de ces films à
une centaine de personnes, effrayées par les araignées à des Reste que les participants de cette étude n’étaient pas des
degrés divers. On y voyait ramper sur sa toile l’arthropode qui vrais phobiques, leur peur initiale étant modérée. Ces résultats
allait donner ses pouvoirs au héros. Les résultats furent specta- sont donc préliminaires. Il faudra aussi mesurer à quel point
culaires : alors que l’extrait ne durait que 7 secondes, l’intensité l’amélioration est durable. Mais si cette méthode confirme son
de la peur des participants, mesurée par un questionnaire avant efficacité, elle pourrait constituer un complément de choix aux
et après le visionnage, a baissé de 20 %. En revanche, les thérapies actuelles, fournissant un moyen simple et ludique
membres du groupe contrôle, qui ont visionné une scène de d’exposer les patients à l’objet de leur terreur.
nature, n’ont connu aucune amélioration. Ce serait d’autant plus intéressant que son potentiel ne se
Le bénéfice observé ne résulte donc pas d’un apaisement limite pas aux araignées : les chercheurs ont également réussi
général provoqué par le visionnage. Il s’explique plutôt par l’expo- à diminuer la peur des fourmis grâce au film Antman (l’homme-
sition au stimulus redouté. Cette méthode est la plus efficace pour fourmi). Par chance, la liste des superhéros est presque aussi
traiter ce type de phobie : le patient imagine une araignée, en étendue et bigarrée que celle des phobies : Batman, Catwoman,
observe une – d’abord en photographie, puis en vrai –, la prend Aquaman, tortues ninja… Il y en a même un pour les « ornito-
dans sa main… Ainsi, il dompte peu à peu sa peur, par le simple phobes », épouvantés par les oiseaux : connaissiez-vous
fait de s’y confronter. Selon les chercheurs, ce bénéfice serait Howard le Canard, un palmipède humanoïde accidentellement
décuplé par le contexte positif associé aux araignées dans le film. transporté sur Terre ? £  G. J.

Le Pokémon dans le cerveau

2 Q uand vous étiez petit, avez-


vous beaucoup joué aux
l’existence d’une zone précise du
cortex temporal ventral qui reste
© Alexander Tolstykh / shutterstock.com

neurones : le plus petit Pokémon, ces petits


personnages pixélisés aux allures de
marquée au fer rouge par cette
pratique, au point qu’il est possible,
cerveau créé par des lapins, de dragons ou de tortues ? en mesurant son activité, de savoir
chercheurs japonais en Sachez alors qu’ils ont laissé une si un individu a été ou non
joignant de force deux empreinte tenace dans vos passionné par ces figurines dans son
cellules nerveuses à neurones. Dans un article pointu
publié dans la revue Nature Human
enfance. C’est un peu comme les
tatouages : au début c’est amusant,
l’aide de microsupports Behaviour, des chercheurs de mais quand on veut s’en débarrasser,
bio-adhésifs. l’université de Stanford révèlent c’est une autre affaire… £ S. B.

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9

Un magazine édité par POUR


LA SCIENCE
170 bis boulevard du Montparnasse
NEUROLOGIE 75014 Paris

Des opérations
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne
Cerveau & Psycho
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler

à mourir de rire
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Conception graphique : William Londiche
Directrice artistique : Céline Lapert
Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel,
Ingrid Leroy
 . R. Bijanki et al., Journal of Clinical Investigation,
K Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble
vol. 129, pp. 1152-1166, 2019. Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Community manager : Aëla Keryhuel
Marketing et diffusion : Arthur Peys
Chef de produit : Charline Buché
Direction du personnel : Olivia Le Prévost
Fabrication : Marianne Sigogne, Olivier Lacam
Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
Ont également participé à ce numéro :
Chantal Ducoux, Maud Bruguière, Aline Gerstner et
Séverine Duparcq
Anciens directeurs de la rédaction :
Françoise Pétry et Philippe Boulanger

Presse et communication

C
Susan Mackie
susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05
Publicité France
stephanie.jullien@pourlascience.fr
Espace abonnements 
https ://boutique.cerveauetpsycho.fr
’est une toute petite l’hémisphère gauche parce que des Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr
Tél. : 03 67 07 98 17
électrode qui pénètre entre les deux expériences antérieures avaient sug- Adresse postale :
hémisphères cérébraux. Une tige géré que la zone corticale voisine, le Cerveau & Psycho - Service des abonnements
métallique fichée dans une fibre neu- cortex cingulaire antérieur, interve- 19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch
Cedex
ronale appelée faisceau cingulaire. nait dans la modulation des états
Au moment où un courant électrique affectifs. Cette cible semblait notam- Diffusion de Cerveau & Psycho 
Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard
de fréquence 130 hertz est envoyé ment donner de bons résultats dans Tél : 04 88 15 12 43
dans l’électrode, la personne chez le traitement de certaines formes de Titre modifiable sur le portail-diffuseurs :
qui elle est implantée se met à rire. dépression, en suscitant des états www.direct-editeurs.fr
« Pourquoi riez-vous ? », lui demande d’euphorie et d’analgésie. Abonnement France Métropolitaine :
le chirurgien. « Je ne sais pas, c’est Trois patients ont donc été opé- 1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %)
si drôle ! », répond le patient… rés de cette façon, et tous ont posi- Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 €
C’est précisément l’effet recher- tivement réagi à ce protocole. Les Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
ché ! Grâce à cet artifice, l’intervention trois interventions ont même permis documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent
est beaucoup plus amusante – et de localiser un petit segment du fais- être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.
moins pénible. Le patient est opéré du ceau cingulaire le long duquel on
© Pour la Science S.A.R.L.
cerveau pour des crises d’épilepsie et peut déplacer l’électrode pour obte- Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
doit être éveillé pour que l’équipe véri- nir, soit un fou rire seul, soit un fou représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
fie ses fonctions cognitives, afin de ne rire avec effet anxiolytique. L’effet a ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der
© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,


pas léser de zones essentielles été suffisamment puissant pour déci- mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,
comme celle du langage ou des mou- der l’équipe chirurgicale à inter- il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré-
sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
vements. Ce qui est tout de même fort rompre la perfusion d’anesthésique de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins
© VILevi / shuttestock.com

angoissant. D’où l’idée de faire rire les et d’anxiolytiques. Le rire est la meil- - 75006 Paris).
patients en stimulant la zone appro- leure des thérapies, quelle que soit Origine du papier : Finlande
priée du cerveau – avec leur consen- la manière dont il est obtenu : peu Taux de fibres recyclées : 0 %
« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
tement, bien entendu. importe le flacon, pourvu qu’on ait Ptot 0,005 kg/tonne
Les chirurgiens ont choisi de sti- l’ivresse ! £ La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet
ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.
muler le faisceau cingulaire de Sébastien Bohler

N° 112 - Juillet-août 2019


10 DÉCOUVERTES A
 ctualités

COGNITION

Mais où donc me
suis-je trompé ?
 . Sarafyazd et M. Jazayeri,
M
Science, vol. 364, eaav8911, 2019.

I maginons que vous faites une tarte aux abricots et


qu’au moment de la déguster, elle s’avère immangeable. Le
problème vient-il des fruits ? Ou du temps de cuisson ? Ou bien
y avait-il trop de farine dans la pâte ? Si vous aviez acheté les
meilleurs abricots et que la cuisson était parfaite, le problème indiquer leur choix, ils devaient regarder à gauche ou à droite.
est alors peut-être que vous avez eu la main trop lourde sur la Mais de temps à autre, la règle du jeu s’inversait sans qu’ils le
farine. Lorsque la ca use d’un échec n’est pas évidente, le cer- sachent. Lorsqu’ils donnaient une mauvaise réponse, ils avaient
veau procède de la sorte, en évaluant chacune des sous-étapes donc le choix : était-ce à cause d’une inversion de la règle, ou
qui ont mené à la décision finale. Il évalue sa confiance en cha- d’une mauvaise estimation du temps ? Les chercheurs ont
cune des étapes et utilise la répétition des tentatives pour affiner constaté que lorsque les temps étaient faciles à apprécier, les
cette confiance. Ainsi, si la prochaine fois que vous cuisinez, vous singes concluaient à une inversion de la règle et en changeaient.
changez uniquement la dose de farine et que la tarte est excel- En revanche, quand l’estimation temporelle était difficile, ils conti-
lente, vous avez probablement identifié la cause. nuaient d’appliquer la même règle pour être certains que l’erreur
Cette façon de procéder suppose de pouvoir évaluer préci- venait d’eux. Ce comportement montre que le singe est capable
sément le degré de confiance que l’on a en chacune des étapes d’évaluer la confiance qu’il a dans son propre jugement. Et les
du processus. Les circuits cérébraux évaluant ce degré de mesures réalisées avec des électrodes ont montré que dans ce
confiance viennent d’être identifiés par deux chercheurs du MIT, cas, une partie du cerveau nommée cortex cingulaire antérieur
grâce à une expérience sur des macaques. Les singes devaient s’active. C’est donc cette zone cérébrale qui est mise à contri-
décider si le temps séparant deux signaux lumineux était supé- bution quand vous concluez que vraiment, il faut mettre moins
rieur ou inférieur à une durée apprise préalablement. Pour de farine. £ Aline Gerstner

Un contrôle
cérébral du flux
sanguin
pour rendre ces cellules lumineuses
et ont ainsi montré qu’elles éta-
blissent des connexions avec diffé-
rentes zones du système cardiovas-
culaire. Les chercheurs ont ensuite
53 %
des Français peinent
rendu ces neurones sensibles à la à parler de leur état
C ertains neurones situés dans le
bulbe rachidien pourraient
lumière, afin d’étudier leur activité
une fois stimulés par un flash lumi-
psychologique à leur
médecin généraliste,
© beeboys / shutterstock.com

constituer le centre de contrôle céré- neux. Ils ont ainsi découvert que ces
bral du système cardiovasculaire, en cellules avaient un effet excitateur ce qui freine le
régulant le flux sanguin dans diffé-
rentes parties du corps. Chez le rat,
sur différentes parties du corps,
notamment le cœur et les vaisseaux
dépistage précoce des
une équipe internationale a utilisé sanguins des pattes avant et arrière maladies mentales.
Source : Sondage Odoxa
des virus génétiquement modifiés de l’animal. £ A. G. pour la Fondation FondaMental, 30 mars 2019

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11

COGNITION

Le vocabulaire
rend intelligent
L’amour
des chiens,  . A. Kievit et al., Psychological Science,
R
édition en ligne du 17 mai 2019.

c’est génétique !
C ’est bien connu, il y a ceux qui adorent les
chiens et ceux qui n’en veulent pour rien au
monde. Et quand on aime, on ne compte pas.
Cette préférence pourrait être en partie
génétique, révèle une étude publiée dans la
revue Scientific Reports. Des chercheurs suédois

«
J
et anglais ont étudié l’amour des canidés chez
35 000 paires de jumeaux monozygotes et ont
observé que lorsqu’un jumeau aime les chiens,
l’autre aussi. Et ces deux jumeaux ont
évidemment exactement le même patrimoine
génétique. Alors que chez les jumeaux dizytotes,
qui n’ont en commun que la moitié de leur e me fiche de bien ou Lorsqu’un enfant se dote d’un
patrimoine génétique, l’un peut aimer les chiens, mal parler, ça ne m’em- vocabulaire plus riche (notamment à
et l’autre non... Signe que les gènes jouent un pêche p a s d’avoir travers la lecture), les mots emmaga-
rôle important. Après calcul, la part de ce rôle des idées. » Oui, mais quelles idées ? Il sinés lui permettent de structurer son
serait estimée à 57 %… £ S. B. y a quelques années, le linguiste Alain raisonnement plus facilement : par
Bentolila s’alarmait en estimant à exemple, disposer de mots comme
400  mots le vocabulaire moyen de cer- « agrume » ou « baie » permet de
Cocktail tains jeunes des cités. Selon lui, la porte
ouverte à une pensée qui peine à s’arti-
résoudre de façon commode des
problèmes de classification de fruits,
précolombien culer et débouche plus facilement sur
des conduites violentes.
alors que si l’on est obligé de noter
mentalement qu’il y a des « gros fruits
Aujourd’hui, l’idée que l’on peut jaunes ou orange » et des « petits

E n fouillant un site à 3 900 mètres


d’altitude dans le sud-ouest de la Bolivie,
en 2008 et 2010, des chercheurs découvrent
penser correctement avec peu de
mots ou avec des mots inappropriés
vole en éclats. En suivant 227 enfants
fruits rouges ou violets », cela occupe
beaucoup plus d’espace en mémoire
de travail et entrave le raisonnement.
un sac en cuir, fabriqué il y a environ mille entre les âges de 5 et 8 ans, et en leur En outre, plus un enfant étend son
ans. À l’intérieur, plusieurs objets pouvant faisant régulièrement passer des tests vocabulaire, plus il augmente aussi
être associés à la consommation de drogues, de raisonnement et de vocabulaire, ce qu’on appelle sa mémoire phono-
dont un tube à priser et une petite poche. des chercheurs de l’institut Max- logique, c’est-à-dire sa capacité à
Une analyse récente de résidus organiques Planck de Londres et des universités conserver présent à l’esprit, lors de
contenus dans la poche a révélé des traces d’au d’Oxford et de Cambridge ont montré la réflexion, un nombre important de
moins cinq substances psychotropes, dont que toute augmentation du vocabu- phonèmes. La conclusion s’impose :
de la cocaïne et deux des ingrédients primaires laire s’accompagne d’une amélioration si vous voulez développer vos capa-
© Sunny studio / shutetrstock.com

de l’ayahuasca, une boisson hallucinogène. du raisonnement. Ce phénomène bap- cités de raisonnement ou celles de
Les substances provenaient d’au moins trois tisé couplage mutualiste montre que votre enfant, lisez des romans, écri-
plantes qui ne poussent pas dans cette région le fait de disposer d’un réservoir de vez, compulsez des encyclopédies,
des Andes. Il reste à déterminer si les mots plus important stimule l’ouverture apprenez des poèmes, et parlez
chamanes se déplaçaient pour se les procurer d’esprit, donne davantage d’outils beaucoup avec votre entourage,
ou si des réseaux d’échange leur permettaient pour préciser sa pensée et favorise avec le souci de la précision et de la
de les obtenir. £ A. G. les apprentissages. richesse d’expression ! £  S. B.

N° 112 - Juillet-août 2019


12 DÉCOUVERTES F
 ocus

CHRISTOPHE RODO
Doctorant en neurosciences à Aix-Marseille
Université, vulgarisateur scientifique et auteur
du podcast « La Tête dans le cerveau ».

DIFFÉRENCES HOMMES-FEMMES

Hommes/femmes :
des cerveaux différents
à la naissance ?
Déjà dans le ventre de leur mère, les cerveaux
des filles et des garçons pourraient être différents.

L es femmes et les hommes


ont-ils le même cerveau ? La ques-
années. Difficile ainsi d’identifier
une origine génétique quand plu-
s’intéressant au fœtus in utero.
Muriah D. Wheelock et ses collègues
tion est simple, la réponse, com- sieurs années de contact avec un ont évalué la connectivité fonction-
plexe. Alors qu’il semble assez bien environnement social et éducatif nelle de repos (c’est-à-dire les inte-
établi qu’il existe, en moyenne, des ont pu avoir une influence sur les ractions entre des régions cérébrales
différences morphologiques, ana- résultats obtenus. Pour autant, les distantes, mais fonctionnellement
tomiques et fonctionnelles entre le effets de l’environnement, de la connectées, lorsque le sujet n’effec-
cerveau des femmes et celui des société, de l’éducation ne réfutent tue aucune tâche particulière),
hommes, un doute clivant subsiste pas l’implication de facteurs entre 16 réseaux neuronaux chez
sur l’origine de ces différences. génétiques. 118 fœtus (48 filles et 70 garçons).
Sont-elles innées ou acquises ? Pour cela, les chercheurs ont réalisé
Ont-elles pour origine des facteurs PAS SEULEMENT UNE QUESTION des examens d’imagerie cérébrale
génétiques qui guideraient et diffé- D’ÉDUCATION grâce à la technique de l’IRM fonc-
rencieraient ainsi les cerveaux dès Mais alors comment établir si tionnelle à deux moments de la
la conception ? Ou, au contraire, ne des facteurs biologiques jouent un grossesse, entre les 26 et 30 e
seraient-elles dues qu’à une ques- rôle dans la différenciation du cer- semaines de gestation et entre les 35
tion de traitement, d’éducation ; veau des deux sexes ? Une possibilité et 37e semaines. Les résultats
autrement dit, à des facteurs envi- est de s’intéresser à de jeunes montrent que, en moyenne, le déve-
ronnementaux qui, s’exerçant de enfants, voire des bébés, c’est-à-dire loppement de la connectivité fonc-
manière spécifique sur chacun des des individus dont le cerveau a été tionnelle du cerveau des fœtus
deux sexes, finiraient par différen- assez peu soumis à des facteurs aurait certaines spécificités propres
cier le cerveau masculin du fémi- environnementaux, afin de mesurer à chaque sexe. Le cerveau des fœtus
nin ? L’une des difficultés pour d’éventuelles différences dont les filles aurait notamment une connec-
trancher réside dans le fait que les facteurs génétiques seraient majori- tivité fonctionnelle spécifique entre
études portant sur les différences tairement responsables. Dans une le pôle temporal gauche (la partie la
cérébrales entre hommes et récente étude, une équipe de plus antérieure du lobe temporal) et
femmes sont souvent réalisées sur recherche nord-américaine est allée le cortex cingulaire postérieur, et
des individus âgés de plusieurs au bout de cette démarche en entre le cervelet et le gyrus frontal

N° 112 - Juillet-août 2019


13

L’éducation joue un rôle


dans les différences
entre filles et garçons.
Cependant, avant même
la naissance, au stade
de fœtus, la connectivité
fonctionnelle de certains
réseaux de neurones ne
serait déjà pas la même.

supérieur gauche. Chez les fœtus plusieurs éléments ayant une


garçons, une plus importante influence sur le signal IRM n’ont pas
connectivité fonctionnelle s’installe- un fonctionnement identique pour
rait au sein du cervelet. Des diffé- le fœtus et le nouveau-né. Ensuite,
rences que l’on retrouve plus tard au parce que les réseaux neuronaux
cours de la vie (en moyenne, gyrus étudiés sont largement immatures,
frontal plus volumineux chez les comparé à ce qui est connu chez le
femmes et volume de matière grise jeune enfant. Il faut aussi noter le Bibliographie
plus important dans le cervelet des fait que les différences observées ne
hommes). Les auteurs de l’étude sont que des différences de M. D. Wheelock et al.,
Sex differences in
concluent que le dimorphisme sexuel moyennes de groupe, si bien que ces
functional connectivity
dans les systèmes fonctionnels du conclusions ne peuvent être simple- during fetal brain
cerveau émerge pendant la gesta- ment reportées directement au development,
tion. Mais pour l’heure, on ne sait niveau des individus. Developmental
encore pas bien comment ces diffé- Néanmoins, si d’autres études Cognitive Neuroscience,
rences morphologiques se mettent en confirment ces résultats et qu’une vol. 36, 100632, 2019.
place, ni si l’on peut les rattacher à différence de nature est bien éta-
des différences cognitives. blie, quelle place lui accordera-t-on A.N.V.Ruigrok et al.,
dans le débat sensible sur l’égalité A meta-analysis of sex
© Shutterstock.com/Radachynskyi Serhii

DIFFÉRENTS MAIS PAS INÉGAUX hommes/femmes ? Il faut garder à differences in human


Ces résultats doivent être consi- l’esprit que différence n’implique brain structure, Neuros-
dérés avec prudence. D’abord en pas hiérarchie et que la diversité cience & Biobehavioral
raison du fait que l’objet d’étude est des modes de fonctionnement est Reviews, vol. 39,
un fœtus dans le ventre maternel, ce plutôt un facteur d’enrichissement. pp. 34-50, 2014.
qui ajoute un certain nombre d’in- Quoi qu’il en soit, des résultats
certitudes, notamment concernant scientifiques ne peuvent qu’alimen-
les mesures obtenues via l’IRM fonc- ter le débat, mais ne le cloront pas
tionnelle. Il a ainsi été montré que définitivement. £

N° 112 - Juillet-août 2019


14

Quand les
machines décodent
nos intentions

© Shutterstock.com/Stock Vector

N° 112 - Juillet-août 2019
DÉCOUVERTES Neurosciences 15

Par Richard Andersen, professeur de neurosciences au laboratoire


James G. Boswell et directeur de l’institut de neurosciences Tianqiao
and Chrissy Chen de l’institut de technologie de Californie.

Piloter une prothèse à la seule force de la pensée,


c’est ce que permet un implant fiché dans la zone
du cerveau qui crée nos intentions.

U
d’une association étroite entre cerveau et pro-
thèse, en ciblant avec une grande précision les
zones cérébrales qui sont à l’origine de l’action.
Les ICM peuvent faire deux choses : « lire » les
signaux nerveux dans le cerveau et les utiliser
n jour de 2014, dans mon labora- pour commander un bras robotisé, ou « écrire »
toire, Erik Sorto, paralysé après avoir été blessé dans le cerveau, en captant des informations
par balle à l’âge de 21 ans, a utilisé sa pensée, dans l’environnement et en les faisant parvenir
et elle seule, pour boire une bière sans assis- au cerveau. Les ICM qui « écrivent », appelées
tance, pour la première fois depuis plus de dix EN BREF write-in en anglais, utilisent la stimulation élec-
ans. Un an plus tôt, nous avions implanté des ££Les interfaces cerveau- trique pour transmettre un signal au tissu céré-
électrodes dans son cerveau afin de contrôler les machine, ou ICM, bral. Des applications de cette technologie sont
signaux nerveux que le cerveau produit pour peuvent envoyer ou déjà utilisées. C’est le cas de la prothèse
recevoir des messages
déclencher les mouvements. Ce jour de 2014, une vers ou depuis cochléaire, qui stimule le nerf auditif pour per-
interface cerveau-machine (ICM) a envoyé un le cerveau. mettre à des personnes atteintes de surdité d’en-
signal nerveux depuis une aire complexe du cor- tendre à nouveau. La stimulation profonde d’une
tex. Un bras électromécanique s’est alors étendu ££Parvenir à un aire cérébrale qui contrôle l’activité motrice, les
mouvement fluide et
jusqu’à la bouteille, l’a saisie et l’a portée aux rapide d’une prothèse ganglions de la base, permet de traiter des
lèvres d’Erik. Mes collègues et moi avons assisté, contrôlée par une ICM troubles moteurs comme ceux de la maladie de
émerveillés, à l’accomplissement de cette tâche, est toutefois Parkinson ou le tremblement essentiel. Des appa-
incroyablement complexe en dépit des appa- très complexe. reils qui stimulent la rétine sont en essais cli-
rences. Un chercheur qui partage avec les patients niques pour traiter certaines formes de cécité.
££De nouvelles
leur joie de pouvoir déplacer un bras robotisé électrodes, implantées
pour interagir avec le monde physique ressent un dans les aires du cerveau DU CERVEAU AU ROBOT
indéniable sentiment de réalisation personnelle. où naît l’intention du À l’inverse, les ICM de la seconde catégorie,
Cette scène fait aussi naître immédiatement mouvement, permettent dites read-out, qui « lisent » et enregistrent l’acti-
à des patients paralysés
de nombreuses interrogations sur la manière de contrôler plus vité nerveuse, en sont encore au stade de déve-
dont des pensées peuvent contrôler une pro- finement le mouvement loppement. Il faut d’abord franchir les obstacles
thèse mécanique. Tous les jours, nous bougeons de la prothèse. de la lecture des signaux nerveux avant que cette
sans y réfléchir. L’objectif d’une ICM perfection- technologie de nouvelle génération ne puisse
née est de parvenir à effectuer ces mouvements bénéficier aux patients. Des techniques de lecture
avec aisance. À cette fin, des neuroscientifiques existent déjà, mais elles sont encore grossières.
tentent depuis des dizaines d’années de décoder Certes, l’électroencéphalogramme (EEG) enre-
les signaux nerveux qui amorcent les gestes de gistre l’activité de quelques centimètres de tissu
tendre le bras et saisir un objet. Des avancées dans lesquels s’activent plusieurs millions de neu-
réelles, bien que limitées, ont stimulé de nou- rones. Toutefois, il s’agirait plutôt d’enregistrer
velles voies d’exploration de l’activité électrique l’activité de neurones individuels impliqués dans
qui foisonne lorsque les 86 milliards de neu- un circuit cérébral unique. L’imagerie par réso-
rones de notre cerveau communiquent. La nou- nance magnétique fonctionnelle (IRMf), quant à
velle génération d’ICM porte en elle la promesse elle, est un outil de mesure indirect qui

N° 112 - Juillet-août 2019
16 DÉCOUVERTES Neurosciences
QUAND LES MACHINES DÉCODENT NOS INTENTIONS

enregistre une augmentation du flux sanguin Quelques équipes de chercheurs ont déjà Biographie
dans une région active du cerveau. On obtient commencé à suivre l’activité de populations de
ainsi des images plus fines que celles des EEG, neurones individuels chez des patients paralysés, Richard Andersen
mais toujours à faible résolution. Les variations leur permettant de piloter une prothèse dans le
de flux sanguin sont des phénomènes lents et les milieu contrôlé du laboratoire. Mais il reste à professeur
IRMf ne peuvent suivre des changements rapides franchir des obstacles majeurs avant que l’on de neurosciences
d’activité dans le cerveau. puisse équiper un patient d’une neuroprothèse au laboratoire James G.
Pour dépasser ces limites, l’idéal serait de aussi facilement que d’un pacemaker. Mon équipe Boswell et directeur de
parvenir à enregistrer l’activité de neurones s’est spécialisée dans l’étude des aires inter- l’institut de neurosciences
Tianqiao and Chrissy
individuels. Suivre l’évolution de l’activité d’un corticales plutôt que dans les aires motrices, étu-
Chen de l’institut de
grand nombre de neurones individuels permet diées par d’autres laboratoires. Nous espérons technologie de Californie
d’obtenir une image très fine de l’activité d’une que cela permettra de détecter plus rapidement (Caltech), à Pasadena.
région bien définie du cerveau. Ces dernières et précisément le déclenchement des signaux ner- Ses recherches se
années, l’implantation de fines électrodes a veux qui transmettent l’intention d’un patient. concentrent sur les
rendu ce type d’enregistrement possible. Les Nous nous concentrons sur le cortex pariétal mécanismes nerveux
grilles utilisées actuellement sont des surfaces postérieur, où sont amorcés nos mouvements. Nos de la vue, de l’ouïe,
planes de 4 millimètres sur 4 qui comportent travaux chez les singes nous ont permis d’identi- de l’équilibre, du toucher
100 électrodes. Ces électrodes, longues de 1 à fier une sous-région du cortex pariétal postérieur, et de l’action, mais aussi
1,5 mm, forment une sorte de tapis de clous qui le cortex intrapariétal latéral, qui perçoit notre sur le développement
de neuroprothèses.
enregistrent l’activité de 100 à 200 neurones. intention de bouger les yeux. D’autres régions du
Richard Andersen est
cortex pariétal postérieur enclenchent les mouve- membre de l’Académie
EXPLORER L’ACTIVITÉ DU CORTEX ments des membres. Par exemple, la parietal reach nationale des sciences et
Les signaux captés par ces électrodes sont region prépare ceux du bras. Certaines, comme de l’Académie nationale
ensuite transmis à des « décodeurs », qui uti- l’aire intrapariétale antérieure, sont impliquées de médecine américaines.
lisent des algorithmes mathématiques pour tra- dans la préhension des objets, comme l’a montré
duire différents schémas d’activation de neu- une étude menée par Hideo Sakata, à l’École de
rones individuels en un signal qui sert ensuite à médecine de l’université Nihon (Japon).
piloter un appareil, comme un membre robotisé
ou un ordinateur. DU LABORATOIRE AU PATIENT
Notre laboratoire concentre ses recherches Le cortex pariétal postérieur présente plu-
sur les personnes tétraplégiques, donc totale- sieurs avantages potentiels pour le contrôle céré-
ment paralysées après une lésion dans la partie bral de robots ou d’ordinateurs. Premièrement, il
supérieure de la moelle épinière. Nous enregis- contrôle les deux bras, alors que le cortex moteur
trons l’activité d’une partie du cortex cérébral, de chaque hémisphère n’active que le membre du
une zone d’environ 3 mm d’épaisseur à la péri- côté opposé. Il donne aussi une indication sur le
phérie des deux hémisphères du cerveau. Si on but du mouvement. Chez le singe, quand l’animal
le mettait à plat, le cortex de chaque hémisphère fixe son regard sur un objet donné, l’aire s’active
atteindrait une surface de 80 000 mm 2 . Le immédiatement pour signaler sa position. Le cor-
nombre d’aires corticales connues en charge du tex moteur, lui, indique la direction à suivre pour
contrôle d’une fonction cérébrale dépasse que le membre atteigne l’objet. Connaître le but
aujourd’hui 180. Ces zones traitent l’information d’une action motrice permet à l’ICM de la décoder
sensorielle, communiquent avec d’autres régions rapidement, en quelques centaines de millise-
impliquées dans des fonctions cognitives, condes, alors qu’interpréter le signal de trajec-
prennent des décisions ou envoient l’ordre de toire émis par le cortex moteur peut prendre plus
déclencher une action. d’une seconde.
Une interface cerveau-machine peut interagir Passer d’expériences sur des animaux de labo-
avec de nombreuses aires du cortex. Parmi elles, ratoire à des études du cortex pariétal postérieur
les aires corticales primaires, en charge de la humain n’a pas été simple. Quinze ans se sont
détection des entrées sensorielles, comme l’angle écoulés avant que nous réalisions le premier
et l’intensité de la lumière qui frappe la rétine ou implant humain. Nous avons d’abord implanté
une sensation provenant de la terminaison d’un chez des singes sains la même grille d’électrodes
nerf périphérique. Les ICM peuvent aussi intera- que celle que nous voulions implanter chez les
gir avec les aires associatives hyperconnectées du patients. Les singes ont rapidement appris à
cortex qui sont spécialisées dans le langage, la contrôler un ordinateur ou une prothèse.
reconnaissance des objets, les émotions et le Pour notre projet sur des volontaires humains,
contrôle du processus de décision. nous avons formé une équipe réunissant des

N° 112 - Juillet-août 2019
17

scientifiques, des cliniciens et des professionnels


de la rééducation de l’institut de technologie de
Californie, de l’université de Californie du Sud, de
l’université de Californie à Los Angeles, du centre
national de rééducation Ranchos Los Amigos et de
l’hôpital et des centres de soin Casa Colina.
L’équipe a reçu l’agrément de la Food and Drug
Administration et de bureaux d’étude institution-
nels qui veillent au respect des règles de sécurité
et d’éthique dans les structures concernées.
En première ligne de notre projet, les volon-
taires sont de réels pionniers, car ils n’ont pas
l’assurance d’en retirer un bénéfice. Ils s’engagent
pour aider les futurs utilisateurs de cette techno-
logie, qui en bénéficieront une fois qu’elle sera
adaptée à un usage quotidien. Pour Erik Sorto,
notre premier volontaire, l’implantation chirur-
gicale a eu lieu en avril 2013 et a été effectuée
par les neurochirurgiens Charles Liu et Brian
Lee. L’opération s’est déroulée sans problème,
puis nous avons dû attendre la cicatrisation avant
de pouvoir tester le dispositif.

UN APPRENTISSAGE INTUITIF
Mes collègues du Jet Propulsion Laboratory
de la NASA, qui avaient conçu et lancé des
robots devant atterrir sur Mars, m’avaient parlé
des sept minutes d’angoisse durant lesquelles le
vaisseau qui emporte le robot pénètre dans l’at- La technologie des simplement et de manière intuitive. En imaginant
mosphère de la planète avant de se poser à sa interfaces, développée différentes actions, Erik pouvait voir les enregis-
par Richard Andersen de
surface. Pour moi, ce furent deux longues Caltech (à gauche) et trements de neurones individuels de son cortex et
semaines d’inquiétude, à me demander si les son équipe ont permis à les « allumer » ou les « éteindre » à volonté.
Erik Sorto (à droite) de
implants allaient fonctionner. Nous connais- bouger un bras robotisé. Bien maîtriser le contrôle du bras demande
sions certes le fonctionnement des aires céré- plus de temps. Au début de l’étude, nous avons
brales similaires chez les primates non humains, demandé aux participants ce qu’ils aimeraient
mais avec un implant humain, nous entrions en réaliser en contrôlant un robot. Erik voulait être
territoire inconnu. Personne n’avait encore tenté capable de boire une bière seul, sans avoir à
un enregistrement à partir d’une population de demander l’aide de quiconque. Un défi qu’il a
neurones du cortex pariétal postérieur. relevé au bout d’un an environ, sous les applau-
Le premier jour du test, nous avons détecté dissements et les cris de joie des témoins.
une activité neuronale et à la fin de la semaine, Grâce au concours d’une équipe codirigée par
nous avions suffisamment de signaux pour com- Spencer Kellis, de Caltech, qui comprenait des
mencer à déterminer si Erik pourrait contrôler un roboticiens du Laboratoire de physique appliquée
membre robotisé. L’activité de certains neurones de l’université Johns-Hopkins, nous avons croisé
Lance Hayashida and California Institute of Technology

était modifiée lorsqu’Erik imaginait faire pivoter les signaux d’intention d’Erik avec la puissance
sa main. Sa première tâche a consisté à tourner de traitement fournie par la vision artificielle et
la main du robot dans différentes directions pour la robotique intelligente. L’algorithme de vision
serrer celle d’un étudiant. Il était ravi (et nous analyse les données transmises par des caméras
aussi), car c’était la première fois qu’il interagis- et l’intelligence du robot combine le signal d’inten-
sait avec le monde depuis son accident. tion avec des algorithmes pour amorcer le mouve-
Les gens s’interrogent souvent sur le temps ment du bras robotisé. Ces premiers résultats ont
nécessaire pour apprendre à se servir d’une inter- ensuite été publiés dans le journal Science en 2015.
face cerveau-machine. Il s’avère que le principe Erik n’est pas le seul utilisateur de notre tech-
d’utilisation de la technologie est immédiatement nologie. Nancy Smith, qui participe à notre étude
compréhensible. Exploiter les signaux d’intention depuis quatre ans, est devenue tétraplégique après
du cerveau pour contrôler le bras robotisé s’est fait un accident de voiture il y a une dizaine d’années.

N° 112 - Juillet-août 2019
18 DÉCOUVERTES Neurosciences
quand les machines décodent nos intentions

Avant son accident, elle enseignait l’infographie


au lycée et jouait du piano. Notre étude, réalisée
sous la direction de Tyson Aflalo, de Caltech, et
Nader Pouratian, de l’UCLA, a montré une repré-
À LA FORCE DE LA PENSÉE
sentation individuelle détaillée de chaque doigt
des deux mains dans le cortex pariétal postérieur
de Nancy. En s’appuyant sur la réalité virtuelle,
D epuis quinze ans, les chercheurs développent des interfaces
cerveau-machine (ICM) qui permettent entre autres de contrôler des
prothèses grâce à des signaux nerveux. La technologie a progressé
celle-ci pouvait imaginer bouger individuellement lentement, car traduire le signal électrique émis par les neurones en
les dix doigts d’avatars de mains (une gauche et commandes pour bouger un bras robotisé est incroyablement complexe.
une droite) présentées sur un écran. En imaginant Une équipe de l’institut de technologie de Californie (Caltech) a tenté
les mouvements de cinq doigts d’une main, Nancy d’accélérer le développement des neuroprothèses en se concentrant sur
pouvait jouer des mélodies simples sur un clavier les processus neuronaux complexes, qui amorcent l’action, et en
de piano généré par un ordinateur. envoyant l’activité électrique correspondante à un bras robotisé. Au lieu
d’envoyer les signaux du cortex moteur pour bouger un bras, les
COMMENT LE CERVEAU chercheurs de Caltech ont fait le pari de placer des électrodes dans le
SE REPRÉSENTE DES BUTS cortex pariétal postérieur (CPP), qui transmet à la prothèse les intentions
Travailler avec ces patients nous a permis d’agir du cerveau. En effet, utiliser les signaux issus du CPP, c’est-à-dire
d’étudier les neurones engagés dans le traitement au plus haut niveau de la chaîne de commande, permet un contrôle plus
de signaux relatifs aux intentions. La quantité rapide et plus performant de la prothèse.
d’informations fournie par les quelques centaines
de neurones impliqués s’est avérée colossale. À
partir de cela, nous avons réussi à décoder un
grand nombre d’activités cognitives, comme éta-
blir une stratégie mentale (imaginer des mouve-
ments sans les faire), bouger les doigts, attraper
un objet, observer la position des mains pour
saisir un objet ou encore réaliser des calculs
mathématiques. Étonnamment, implanter
quelques minuscules grilles d’électrodes nous a
permis de décoder de nombreuses intentions
d’une personne.
Quelle quantité d’information peut être enre-
gistrée à partir d’un petit échantillon de tissu
cérébral ? Cette question me rappelait un pro-
blème que j’avais déjà rencontré au début de ma
carrière. J’étais alors postdoctorant dans l’équipe
de Vernon Mountcastle, de l’école de médecine
Johns-Hopkins, et nous étudiions la représenta-
tion de l’espace visuel dans le cortex pariétal pos-
térieur de singes. L’œil humain ressemble à une
caméra, avec une rétine photosensible qui nous
indique la localisation des stimuli visuels. L’image
entière est appelée carte rétinotopique. Les neu-
rones sont associés à des zones précises de la
rétine, appelées champs récepteurs. Pour d’autres
aspects, en revanche, le traitement de la percep-
tion visuelle diffère de celui d’un enregistrement
vidéo. Quand une caméra balaie une scène,
© AXS Biomedical Animation Studio

l’image se déplace aussi, alors que lorsque nous


bougeons les yeux, le monde paraît stable. C’est
que l’image rétinotopique qui provient des yeux
est ensuite convertie en une représentation
visuelle de l’espace qui tient compte de la position
de ce que nos yeux observent, de sorte que
lorsque nous les bougeons, le monde ne semble
pas se déplacer.

N° 112 - Juillet-août 2019
19

Richard Andersen et son équipe développent des ICM read-out, qui


Électrodes 3 décodent les signaux du cerveau indiquant son intention d’agir et les
Elles décodent
envoient à un bras robotisé. L’interface fournit aussi des retours au cortex
les intentions 2
de mouvement somatosensoriel – des signaux write-in – pour simuler des sensations
en analysant Intention tactiles et permettre des ajustements fins de la prothèse.
l’activité des Le CPP construit des intentions
de mouvement qui sont normalement Aires prémotrices
neurones
transmises au cortex prémoteur puis Cortex moteur primaire
du CPP. (zone de représentation de la main)
au cortex moteur. Mais dans le cas d’une
lésion de la moelle épinière, le cortex
moteur n’est plus connecté aux muscles
du corps situés sous la lésion.
Atteindre

Attraper (forme de la main)

Saccades (mouvements
oculaires rapides)
P
CP
1
Cortex somatosensoriel primaire
Entrée du signal (zone de représentation de la main)
Des signaux émis par
les aires sensorielles
et de la mémoire du
cortex convergent vers
le cortex pariétal
Mémoire
épisodique Électrodes 9
Cortex
visuel postérieur (CPP). La stimulation électrique
primaire du cortex somatosen-
soriel traduit les
sensations tactiles et de
position captées par le
bras articulé.

4 Traitement du
signal nerveux Ordinateur 5 8 Stimulateur
L’interface électro- de contrôle Le stimulateur transmet
nique décode les Les commandes de faibles courants
signaux d’intention peuvent être électriques aux électrodes
rapidement et couplées à des 7 de la surface.
transmet les signaux provenant
commandes de de vidéos ou des
Ordinateur
mouvement à la mouvements des de contrôle
prothèse. yeux qui améliorent Des capteurs sur les doigts
la précision de la et la main du robot reçoivent
commande. des informations tactiles
5 et de position qui sont
transmises à un stimulateur
électrique.
6
Action
Les signaux cérébraux traités
électroniquement activent la prothèse
qui saisit le verre, le porte aux lèvres de l’utilisateur
et maintient la position quelque temps pour
permettre à ce dernier de boire une gorgée.

N° 112 - Juillet-août 2019
20 DÉCOUVERTES Neurosciences
quand les machines décodent nos intentions

Le cortex pariétal postérieur est un centre de contrôler chaque côté du corps ont tendance à se
traitement majeur des données visuospatiales. S’il chevaucher. Si un neurone s’allume pour amorcer
est endommagé, il devient très difficile d’atteindre un mouvement de la main gauche, il est probable
ou saisir un objet. Dans le laboratoire de Vernon qu’il s’active aussi pour amorcer un mouvement de
Mountcastle, nous avons montré que des neurones la main droite, alors que les groupes de neurones
individuels de cette zone possèdent des champs qui contrôlent l’épaule ou la main sont plus indé-
récepteurs qui enregistrent une partie de la scène. pendants. On appelle cela la sélectivité partielle-
Les mêmes cellules enregistrent aussi des informa- ment combinée. Nous avons depuis découvert des
tions sur la position des yeux. Ces deux signaux similitudes dans des représentations partiellement
interagissent en croisant les données visuelles combinées qui pourraient constituer une séman-
avec celles de la direction du regard. Le produit tique du mouvement.
des deux est appelé champ de gain.
J’ai continué à m’intéresser à la représenta-
tion cérébrale de l’espace quand j’ai pris mon
premier poste à l’institut Salk d’études biolo-
giques. Avec David Zipser, un neuroscientifique
théoricien de l’université de Californie à San
Diego, nous avons décrit dans le journal Nature
un modèle computationnel de réseau de neurones
artificiels qui combine l’activation de cer-
Un neurone qui s’allume devant
taines zones rétinotopiques avec la direction du la vidéo d’une personne en
train de saisir un objet
regard pour créer des cartes de l’espace indépen-
dantes du mouvement des yeux. Durant la phase
d’entraînement des réseaux de neurones, les
couches intermédiaires développent des champs s’allumera aussi probablement
de gain, comme dans les expériences avec le cor-
tex pariétal postérieur. En combinant les signaux
à la lecture du mot « saisir ».
des données visuelles et de la position des yeux
dans les mêmes neurones, nous avons découvert L’activité des cellules activées pour le même
que neuf neurones suffisent à représenter l’inté- type d’action tend aussi à se chevaucher. Un
gralité du champ visuel. neurone qui s’allume devant la vidéo d’une per-
Récemment, cette idée de représentations com- sonne en train de saisir un objet s’allumera
binées – des populations de neurones qui réa- aussi probablement à la lecture du mot « saisir ».
gissent à des variables multiples (comme dans les Les cellules qui répondent à une action comme
champs de gain) – a suscité un vif intérêt. celle de pousser, elles, ont tendance à être
regroupées au sein du même groupe. En géné-
LA SÉLECTIVITÉ COMBINÉE DES NEURONES ral, le codage partiellement combiné est mis en
Ces travaux pourraient en outre expliquer jeu pour les fonctions qui se ressemblent (les
ce qui se passe dans le cortex pariétal posté- mouvements de la main gauche sont similaires
rieur. Un jour, nous avons demandé à Nancy, en à ceux de la main droite). Il sépare aussi celles
utilisant un ensemble d’instructions écrites, de qui montrent différentes formes de traitement
réaliser huit combinaisons différentes d’une neuronal (un mouvement de l’épaule diffère
tâche. L’une d’elles nécessitait d’élaborer des d’un mouvement de la main).
stratégies pour imaginer ou réaliser une action. Les codages combinés et partiellement com-
Une autre, d’utiliser la partie droite ou gauche binés ont été mis en évidence dans certaines
du corps. Une troisième, de s’entraîner à serrer zones du cortex associatif. Des études seront
la main de quelqu’un ou de hausser une épaule. nécessaires pour savoir s’ils apparaissent aussi
Nous avons découvert que les neurones du cor- dans les zones qui gouvernent le langage, la
tex pariétal postérieur combinent toutes ces reconnaissance des objets et les fonctions exécu-
données et que leur intégration présente un tives. Nous aimerions aussi savoir si l’aire senso-
motif d’activité bien précis, différent de la façon rielle primaire et l’aire corticale motrice utilisent
dont ces variations interagissent au hasard dans les mêmes structures partiellement combinées.
les expériences faites chez les animaux Un autre objectif à court terme est de décou-
de laboratoire. vrir dans quelle mesure les nouveaux apprentis-
L’activité des populations de neurones servant sages peuvent affecter les performances des
à élaborer des stratégies et celle utilisée pour volontaires qui utilisent la prothèse. Si

N° 112 - Juillet-août 2019
21

l’apprentissage se fait facilement, n’importe quelle montrent que les personnes qui ont perdu les sen-
aire cérébrale pourrait être implantée d’électrodes sations de leurs membres peuvent les recouvrer
et entraînée pour n’importe quelle tâche réalisée grâce à des ICM qui les impriment dans leur cer-
par une interface cerveau-machine. Un implant veau. La prochaine étape va consister à utiliser
dans le cortex visuel primaire pourrait ainsi des mains de robot bardées de capteurs pour voir
apprendre à contrôler des tâches non visuelles. si le retour somatosensoriel améliore la dextérité
Mais si l’apprentissage est plus limité, un implant, du membre robotisé sous le contrôle du cerveau.
posé par exemple dans une aire motrice, ne pour- Nous aimerions aussi savoir si les sujets ressentent
rait être entraîné que pour des tâches motrices. De une impression d’intégration, comme si le bras
premiers résultats suggèrent, de façon générale, robotisé devenait une partie de leur corps.
qu’un implant devrait être placé dans la zone qui Un autre défi majeur consiste à améliorer la
a été préalablement identifiée comme contrôlant capacité des électrodes à envoyer et à recevoir des
l’activité cognitive ciblée. signaux nerveux. Nous avons découvert que les
implants fonctionnent pendant cinq ans environ.
TRANSMETTRE DES SENSATIONS Cependant, de meilleures électrodes pourraient
Une ICM doit savoir faire plus que recevoir et accroître la longévité de ces systèmes et augmen-
traiter des signaux cérébraux. Elle doit aussi ter le nombre de neurones associés. L’augmentation
envoyer un retour depuis la prothèse vers le cer- de la longueur des électrodes, qui est une autre
veau. Quand nous tentons de saisir un objet, le priorité, pourrait permettre d’atteindre des zones
retour visuel aide à guider la main vers la cible. situées dans les replis du cortex.
La position de la main dépend de la forme de
l’objet. Si la main ne reçoit pas d’informations AMÉLIORER LES ÉLECTRODES
tactiles ou de position du membre lorsqu’il com- Par ailleurs, des électrodes flexibles, qui
mence à manipuler l’objet, les performances se suivent les légers déplacements du cerveau, dus
dégradent rapidement. par exemple à des variations de la tension arté-
Il est fondamental de pallier ce manque pour rielle, permettront d’améliorer la stabilité des
nos volontaires qui ont subi une lésion de la enregistrements. Aujourd’hui, il faut parfois
moelle épinière et qui non seulement ne peuvent recalibrer le décodeur, car il arrive que les élec-
plus bouger les parties de leur corps situées au- Bibliographie trodes rigides se décalent légèrement par rap-
dessous mais ne peuvent non plus percevoir de port aux neurones d’un jour à l’autre, alors que
sensation tactile, ni la position de leur corps M. Armenta Salas et al., les chercheurs aimeraient suivre l’activité de
dans l’espace, autant d’éléments essentiels à un Proprioceptive and populations identiques de neurones sur plu-
mouvement fluide. Une neuroprothèse doit donc cutaneous sensations sieurs semaines, voire plusieurs mois.
être à même de compenser cette perte en émet- in humans elicited by Enfin, les implants doivent être miniaturisés,
tant des signaux dans les deux directions : du intracortical microsti- fonctionner à faible puissance (pour ne pas avoir
cerveau à la machine, pour transmettre l’inten- mulation, eLife, vol. 7, à chauffer le cerveau) et sans fil, pour éviter
tion du volontaire, et de la machine vers le cer- article n° e32904, 2018. d’avoir à relier l’outil au tissu cérébral. Toutes les
veau, pour lui fournir les informations tactiles S. Flesher et al., interfaces actuelles doivent être implantées avec
et de position captées par le membre robotisé. Intracortical micros- une opération chirurgicale. Mais nous espérons
Robert Gaunt et ses collègues de l’université de timulation of human qu’un jour seront mises au point des interfaces
Pittsburg se sont attaqués à ce problème en implan- somatosensory cortex, d’enregistrement et de stimulation capables d’en-
Science Translational
tant, chez une personne tétraplégique, une série de voyer et de recevoir des signaux à travers le crâne
Medicine, vol. 8, n° 361,
microélectrodes dans le cortex somatosensoriel, article n° 361ra141, 2016. avec des performances égales à celles des élec-
une région où sont traitées les informations tactiles trodes actuelles implantées chirurgicalement.
qui proviennent des membres. L’équipe de Gaunt a T. Aflalo et al., Decoding Ce n’est qu’à ce moment-là, lorsque nous
motor imagery from
ensuite envoyé un courant électrique faible à tra- aurons mis au point des technologies non inva-
the posterior parietal
vers ces microélectrodes et le sujet a ressenti des cortex of a tetraplegic sives, capables de détecter avec précision l’activité
sensations à la surface de sa main. human, Science, vol. 348, de neurones individuels, qu’une amélioration sera
À notre tour, nous avons utilisé des implants pp. 906-910, 2015. atteinte. Les ICM, élaborées dans le but d’aider les
dans la zone du cortex somatosensoriel recevant L. Hochberg et al., Reach personnes paralysées, atteindront-elles un jour le
les sensations du bras. Nous avons été agréable- and grasp by people niveau de la technologie fantasmée par les livres
ment surpris de constater que le patient a perçu with tetraplegia using de science-fiction, les films et les médias, qui serait
des sensations naturelles de pression, de tapote- a neurally controlled utilisée pour améliorer l’humain et lui conférer des
ment et de vibrations sur la peau. Il a également robotic arm, Nature, « superpouvoirs » lui permettant de courir plus vite
senti son bras bouger – une sensation qui corres- vol.485, pp. 372-75, 2012. et sauter plus haut ? À l’heure actuelle, nous en
pond à la proprioception. Ces expériences sommes encore loin. £

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Peut-on
22

ressuciter
le cerveau ?

N° 112 - Juillet-août 2019


DÉCOUVERTES N
 eurosciences 23

Une étude récente a permis de ressusciter


partiellement des cerveaux de porcs décédés depuis
quatre heures. Elle pourrait remettre en question
notre conception de la mort cérébrale.

Par Simon Makin, journaliste scientifique.

EN BREF
££La mort est définie
comme l’arrêt définitif
des fonctions cérébrales.
L ’une des deux définitions légales
de la mort est l’arrêt irréversible de toute fonc-
tion cérébrale, communément appelé « mort
cérébrale ». (L’autre est l’arrêt des fonctions cir-
culatoire et respiratoire.) On croyait générale-
££Récemment, des ment que les cellules du cerveau subissent une
chercheurs sont arrivés dégénérescence rapide et irréversible immédiate-
à rétablir en partie
le fonctionnement ment après la mort. Mais une nouvelle étude
de cerveaux de cochons frappante, publiée mercredi dans la revue Nature,
morts depuis 6 heures. suggère qu’une grande partie de la fonctionnalité
de nos cellules nerveuses peut être préservée ou
££On ignore restaurée, même plusieurs heures après la mort.
actuellement s’il serait
possible de ramener Une équipe de recherche, basée principalement
ces cerveaux décédés à l’école de médecine de Yale, a réussi à rétablir
à la conscience. certaines fonctions dans l’ensemble de cerveaux
de porcs abattus quatre heures plus tôt, et à les
££Si c’était le cas, notre
conception de la mort maintenir en vie pendant six heures
devrait être révisée. supplémentaires.
© Fer Gregory / shutterstock.com

LES COCHONS MORTS-VIVANTS


À l’origine de ces travaux : le constat que des
cellules pouvaient être prélevées sur des cerveaux
post mortem et être conservées en culture, a
déclaré le neuroscientifique et chef d’équipe
Nenad Sestan dans une conférence de presse :
« Bref, si on peut le faire dans une boîte de Petri,

N° 112 - Juillet-août 2019


24 DÉCOUVERTES N
 eurosciences
PEUT-ON RESSUSCITER LE CERVEAU ?

pourquoi ne pas essayer dans un cerveau intact ? » l’arrêt du flux sanguin, qui prive le cerveau
Le système, appelé BrainEx, mis au point par d’oxygène (connu sous le nom d’ischémie).
Sestan et son collègue, se compose de trois élé- « Nous ne fondions pas d’espoir particulier sur
ments : un système informatisé de pompes, de notre capacité à restaurer les cellules à ce
filtres et de réservoirs ; un substitut sanguin ne niveau, a déclaré Sestan aux journalistes. Nous
contenant pas de cellules mais capable de trans- avons vraiment été surpris. »
porter de l’oxygène, ainsi que de nombreux com-
posés conçus pour protéger les cellules ; et une MOURIR, QU’EST-CE QUE C’EST ?
procédure chirurgicale pour tout connecter. Ces travaux pourraient représenter une
Les chercheurs ont comparé les cerveaux per- contribution majeure aux méthodes disponibles
fusés par leur machine avec des cerveaux parcou- pour l’étude du cerveau. La recherche a été finan-
rus de fluide inerte ou reliés à rien, afin d’évaluer cée dans le cadre de l’initiative Brain (Brain
les bénéfices du traitement. Résultat : le système Research through Advancing Innovative

© . M. A. Lancaster et al., Cerebral origanoids model human brain development and microcephaly, Nature 501, S. 373-379, 2013, fig 1C. Avec l’aimable autorisation de Jürgen Knoblich, IMBA, WIEN
a réduit la mort cellulaire, préservé l’intégrité Neurotechnologies) des National Institutes of
anatomique et rétabli les fonctions circulatoire et Health, les NIH, l’équivalent de l’Inserm aux
métabolique ainsi que certaines fonctions cellu- États-Unis. « Ce nouvel outil comble un fossé
laires. L’équipe a même été en mesure d’observer entre les neurosciences fondamentales et la
les réponses inflammatoires des cellules immu- recherche clinique », a déclaré Andrea Beckel-
nitaires, appelées cellules gliales, en introduisant Mitchener, chef de l’initiative Brain. « Nous pré-
dans le cerveau une molécule qui simule une voyons des études novatrices sur la circulation
infection bactérienne. cérébrale, le métabolisme cellulaire, d’autres
Voilà qui change notre vision de la mort aspects de la biologie cellulaire et la cartographie Les organoïdes sont des
cérébrale. En effet, il s’avère que les neurones des connexions à longue distance. » minicerveaux humains
créés à partir de cellules
et les cellules gliales sont beaucoup plus résis- Les retombées immédiates de ces recherches souches et élevés dans
tants qu’on le croyait aux dommages causés par concernent notre compréhension même de la un milieu artificiel.

N° 112 - Juillet-août 2019


25

mort cérébrale. « En tant que scientifiques et


médecins, on nous a appris qu’après seulement
quelques minutes, il n’y a pas de retour en
arrière », explique Madeline Lancaster, experte
en recherche sur les organoïdes du cerveau (ces
« minicerveaux » que l’on fait pousser à partir de
cellules souches dans des boîtes de culture, voir Le système de perfusion
du cerveau avec un liquide
Cerveau & Psycho n° 86) à l’université de
Cambridge. « Ces recherches vont probablement
changer les mentalités et, je l’espère, inciter les
gens à faire plus de recherche sur les humains oxygéné préserve l’intégrité
potentiellement en état de mort cérébrale et à
comprendre comment nous pourrions les rame-
anatomique et rétablit
ner à la vie. Prolonger le délai avant la déclara- les fonctions circulatoire
et métabolique ainsi que
tion de la mort cérébrale pourrait avoir d’autres
conséquences, comme retarder le moment où les
organes pourraient être disponibles pour les
dons, comme on le mentionne dans un commen- certaines fonctions cellulaires.
taire publié dans Nature ». Ce qui laisse entre-
voir autant de difficultés que d’avantages. Mais
l’un des points positifs à court terme est au impliquent la propagation de protéines toxiques
moins la possibilité d’en apprendre davantage dans le cerveau. Selon Lancaster, cela offrirait le
sur les accidents ischémiques. « Nous espérons moyen d’étudier l’effet de diverses perturbations
mieux comprendre comment les cellules du cer- sur le cerveau : en introduisant une protéine
veau réagissent à l’arrêt circulatoire et si nous prion, ou bêta-amyloïde, par exemple, et en
pouvons intervenir et sauver ces cellules », a dit observant de quelle manière elle se propage.
Sestan. De quoi espérer de meilleures thérapies « Avoir une vue sur ces processus en temps réel
pour les accidents vasculaires cérébraux et est vraiment la clé », insiste le chercheur.
autres troubles qui causent la mort des cellules
du cerveau. ET SI LE MORT SE RÉVEILLE ?
L’équipe s’est penchée sur les cadres d’éthique
UN OUTIL FORMIDABLE POUR ÉTUDIER existants dès le moment où elle a commencé à
LES CERVEAUX EN VIE planifier les expériences. La principale préoccu-
À plus long terme, le système de « résurrec- pation éthique est de savoir si les cerveaux res-
tion » pourrait fournir une méthode puissante suscités peuvent présenter des signes de
pour étudier la connectivité du cerveau, la fonc- conscience. Les chercheurs étaient prêts à abais-
tion des circuits et les processus pathologiques. ser les températures et à administrer des anes-
C’est déjà, dans une certaine mesure, l’objectif thésiques en urgence, dans l’éventualité où de
poursuivi par la recherche sur les minicerveaux tels signes se manifesteraient. Ils surveillaient
en culture, ou organoïdes, ou sur les cerveaux continuellement les enregistrements électriques
post mortem, mais ce nouveau dispositif offre au à la surface du cerveau et n’ont observé à ce jour
moins deux avantages en plus des systèmes pré- aucune trace de l’activité électrique globale à
cédents : premièrement, un cerveau intact offre laquelle on pourrait s’attendre si ces cerveaux
une occasion unique d’étudier les circuits com- de cochons se remettaient à penser. « Je suis pra-
plexes qui le composent. Autrement dit, les tiquement certain qu’aucune conscience n’était
études post mortem que l’on réalisait sur des cer- présente dans ces cerveaux restaurés, annonce
veaux entièrement morts pourraient être réali- ainsi Christof Koch, de l’Allen Institute for Brain
sées sur des cerveaux dont les cellules sont main- Science, à Seattle, un chercheur de pointe en
tenues en vie, ce qui permettrait de comprendre neurosciences de la conscience. L’équipe n’a
bien mieux la dynamique des circuits neuronaux observé aucun des signaux associés à la
internes. Deuxièmement, les études post mortem conscience, ni même au sommeil : rien qu’une
limitent les observations à des moments précis ligne plate, ce qui implique une absence totale
dans le temps, ce qui limite la compréhension de de toute sorte de conscience. »
la progression des maladies. Par exemple, cer- Toutefois, si l’activité électrique est restée
taines personnes pensent que des maladies neu- très modeste, c’est peut-être parce que la solu-
rodégénératives comme la maladie d’Alzheimer tion de perfusion contenait des bloqueurs de

N° 112 - Juillet-août 2019


26 DÉCOUVERTES N
 eurosciences
Peut-on ressusciter le cerveau ?

l’activité neuronale… Les chercheurs ont décidé


d’ajouter ces molécules bloquantes au mélange,
parce qu’ils voulaient garder le cerveau au repos
afin de maximiser la récupération cellulaire. Un
cerveau actif nécessiterait un apport d’énergie
beaucoup plus important, et pour un neurone le
seul fait d’émettre des courants électriques peut
l’endommager – un phénomène connu sous le
Les chercheurs étaient prêts
nom d’excitotoxicité. Cela dit, l’équipe a prélevé à abaisser la température
du cerveau et à le perfuser avec
des échantillons de tissu cérébral pour montrer
que les neurones individuels étaient encore élec-
triquement fonctionnels, ce qui impliquait
nécessairement le lavage de la solution pour des anesthésiques, pour le cas
préparer les échantillons aux enregistrements
où il recommencerait à montrer
des signes de conscience.
électrophysiologiques.
Mais que se serait-il passé si ces bloqueurs
n’avaient pas été utilisés ? « Nous ne pouvons pas
parler avec certitude, puisque nous n’avons pas
mené ces expériences », a déclaré Stefano Daniele,
coauteur principal de l’étude. Si des expériences l’éthique. Il s’agira alors de répondre à des ques-
de ce type devaient à l’avenir rapprocher les cer- tions précises, selon Nita Farahany : pourra-t-on
veaux ressuscités de l’activité consciente, cela un jour de nouveau observer un signal d’élec-
soulèverait de véritables débats sur ce qui peut troencéphalographie sur ces cerveaux ? Dans
être considéré comme vraiment mort. quelles limites d’intensité et de temps ? Avec
quelles implications pour la recherche animale,
UNE EXPÉRIENCE ÉTHIQUE ? médicale et fondamentale ? D’après le cher-
L’équipe a également consulté le Comité cheur, ces inconnues ont placé ce qui était ini-
d’éthique sur le soin et l’utilisation des animaux tialement considéré comme un tissu mort dans
(l’Institutional Animal Care and Use Committee, une nouvelle catégorie éthique. « La possibilité
IACUC) de Yale, et les auteurs de ces travaux ont d’un meilleur rétablissement crée un statut
reçu l’assurance qu’ils ne contrevenaient pas aux moral différent pour ces tissus et exige que nous
recommandations en matière de protection du le traitions différemment. Le choix pourrait être
bien-être animal. De toute évidence, les porcs fait d’adopter l’approche la plus sûre possible,
étaient déjà morts : les chercheurs se procuraient qui consisterait à accorder aux tissus ainsi étu-
les cerveaux dans une usine de transformation diés et restaurés des protections similaires ou
du porc, de sorte qu’aucun animal n’a été sacrifié identiques à celles garanties aux animaux de
pour cette recherche. En tout état de cause, ces laboratoire. »
directives éthiques ne s’appliquent pas aux ani-
maux élevés pour l’alimentation… PROCHAINE ÉTAPE :
Pour aller de l’avant, le travail doit être repro- REPRENDRE CONSCIENCE ? Bibliographie
duit par d’autres laboratoires qui devront apprendre Une telle expérience serait probablement
les subtilités du système à commande manuelle. d’abord tentée chez les rongeurs, d’abord en éli- Z. Vrselja et al.,
L’équipe elle-même souhaite à présent établir com- minant simplement les produits chimiques qui Restoration of brain
bien de temps les cerveaux peuvent être « mainte- bloquent l’activité électrique. Le problème, c’est circulation and cel-
nus en vie » de cette façon. À ce jour l’expérience qu’à l’heure actuelle, on considère qu’il s’agit de lular functions hours
post-mortem, Nature,
n’a duré que six heures, parce qu’au-delà de ce recherche sur des tissus qui ne sont ni entière-
vol. 568, pp. 336–343,
temps les cerveaux non traités qui servaient de ment morts, ni entièrement vivants. Mais si 2019.
point de référence, n’étant pas perfusés par le sys- quelque chose ressemblant de près ou loin à une
tème BrainEx, s’étaient trop désintégrés pour que activité consciente devait être détecté, nous S. Youngner et I. Hyun,
Pig Experiment Chal-
des comparaisons significatives puissent être faites. aurions alors mis le pied sur un territoire pour
lenges Assumptions
Toutefois, si les cerveaux peuvent être main- lequel de nouvelles directives éthiques seraient around Brain Damage
tenus « en vie » pendant de longues périodes, et nécessaires. « À ce moment-là, analyse Farahany, in People, Nature
si les chercheurs passent de la priorité accordée si vous commencez à y penser davantage comme Neuroscience,
à la récupération cellulaire à la revitalisation de à un animal vivant, alors il serait approprié de publication en ligne
la fonction électrique in situ, cela ouvrirait un minimiser tout risque de douleur ou de du 17 avril 2019.
champ totalement inconnu sur le plan de détresse. »  £

N° 112 - Juillet-août 2019


LA TÊTE
AU CARRÉ
MATHIEU VIDARD
14H / 15H

DE LA SCIENCE
DES DÉCOUVERTES
DE LA CURIOSITÉ
EN PARTENARIAT AVEC

Crédit photo : Radio France, Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
28

La drogue
des sosies
N° 112 - Juillet-août 2019
DÉCOUVERTES C
 as clinique 29

EN BREF
££Les personnes
atteintes du syndrome
de Capgras
reconnaissent leurs GRÉGORY MICHEL
proches, mais ont Professeur de psychopathologie et de psychologie
l’intime conviction qu’ils
ont été remplacés par clinique à l’université de Bordeaux, psychologue
des sosies, généralement et psychothérapeute en cabinet libéral.
malveillants.
££Des causes
psychiatriques, Antonin, 22 ans, est persuadé que sa
neurologiques
ou infectieuses sont le
copine a été remplacée par un sosie et que
plus souvent avancées. les SDF du coin sont des agents des
Mais dans certains cas,
la consommation services secrets… En cause : probablement
de drogues semble
être le déclencheur
sa consommation de drogues.
des crises.

«C ’était à la fois eux et pas


eux. » Lors de notre deuxième séance, mon patient, Antonin,
arrive dans mon bureau très angoissé. Le jeune homme de
22 ans est envoyé par son psychiatre pour un suivi psycholo-
gique de son TDAH (trouble déficit de l’attention/hyperactivi-
té), mais surtout pour traiter sa dépendance au cannabis.
Grand, athlétique, il a des cheveux très courts et des yeux bleu
acier qui pourraient être perçants, si son regard ne semblait pas
lointain. Son look soigné et son bomber kaki lui donnent une
allure presque militaire. La première fois que j’avais parlé à
Antonin, j’avais d’emblée été surpris par son ton monocorde et
détaché. Le découpage de ses phrases est mécanique et n’ex-
prime que peu d’émotions. Son visage lui aussi est peu expres-
sif et le contact visuel est singulier, avec un regard fixe, vide,
qui ne cille presque jamais.
Antonin me rapporte une mésaventure qui l’a profondément
effrayé. Le week-end précédent notre rendez-vous, il a retrouvé
© Shuuterstock.com/unclenikola

deux de ses amis, consommateurs de drogues, dont son ex-


Après avoir pris de la drogue, petite amie. Après avoir fumé quelques joints dans un parc en
Antonin ne reconnaît plus
ses amis ni sa petite copine : leur compagnie, puis consommé de l’ecstasy, Antonin s’est senti
il admet que la ressemblance étrangement inquiet, puis affolé. « Après m’être un peu assoupi,
est presque parfaite, mais
reste convaincu qu’il s’agit raconte-t-il, j’ai retrouvé mes esprits et j’ai eu une terrible
de sosies. impression : j’étais avec deux inconnus. » Je lui demande alors
si ses amis étaient partis, et il me répond que non… avant de se

N° 112 - Juillet-août 2019
30 DÉCOUVERTES C
 as clinique
LA DROGUE DES SOSIES

reprendre en me disant que si. « Ils étaient iden- Lobe frontal et totalement inconscients de leur trouble, ces
tiques, avec les mêmes vêtements, exactement le malades font parfois preuve d’agressivité envers
même visage… C’était comme s’ils avaient pris les « imposteurs ».
leur place. C’est mon ex qui m’a fait le plus peur. Ce syndrome a été décrit en 1923 par Joseph
C’était vraiment son double, comme si elle avait Capgras et son interne Jean Reboul-Lachaux à
été remplacée par sa sœur jumelle. J’ai alors pris partir du cas clinique d’une femme, madame M.,
peur et je suis rentré chez moi. » soufrant d’après eux d’une « illusion des sosies ».
Sur le chemin du retour, la frayeur ne quitte Cette femme âgée de 53 ans avait la conviction
pas Antonin. Il a l’impression d’être suivi, sur- délirante que les personnes de son entourage
veillé. « J’ai croisé des SDF avec des chiens et je avaient été remplacées par un double. Madame M.
suis sûr que c’étaient des agents des services Lobe temporal a commencé par affirmer que son mari avait dis-
secrets, me dit-il. Ils me regardaient et parlaient paru et qu’un « sosie », dont elle a souhaité divor-
de moi. » Dans le tramway, il se demande s’il n’y Le syndrome de Capgras cer, avait pris sa place. Puis sa fille et d’autres
a pas des micros et des caméras qui le surveillent. serait lié à des anomalies proches auraient également été échangés avec
de deux régions
En arrivant chez lui, il prend du valium, puis de l’hémisphère droit : des doubles. Elle croyait que ces imposteurs fai-
s’endort. « Je me suis réveillé environ deux heures le lobe temporal, saient partie d’un complot visant à voler sa pro-
qui reconnaît encore
plus tard, avec cette drôle d’impression de ne pas les visages mais n’y priété et son héritage, qu’une copie d’elle-même
savoir si j’avais rêvé ou non. » Cette mésaventure associe plus d’émotions la dévalisait et qu’il existait même plusieurs
se poursuit à l’arrivée de sa petite amie actuelle. – le patient suppose alors doubles de son mari… Tour à tour, les médecins,
avoir affaire à un sosie –,
En la voyant, il veut dans un premier temps par- et le lobe frontal, qui ne les infirmières et les malades de l’hôpital dans
tager avec elle cet épisode. Mais très vite, il a s’étonne pas du caractère lequel elle était soignée ont eu eux aussi
l’impression, puis la conviction, que ce n’est pas invraisemblable leurs sosies.
d’un tel scénario.
elle. « Elle n’avait pas le même regard et surtout, Antonin est-il atteint de ce trouble ? En effet,
ses mains paraissaient être celles d’une femme dans son cas, il ne s’agit pas d’une dysperception
plus âgée. » Effrayé, il décide de quitter son domi- (par exemple : une fausse reconnaissance d’une
cile en prétextant que son père a besoin de lui et personne inconnue), mais d’une méconnaissance
qu’il restera dormir chez lui. d’une personne connue. Il ne s’agit pas non plus de
Un second épisode se produit quelques jours la prosopagnosie, ou agnosie des physionomies, un
plus tard, le soir où Antonin retourne chez lui trouble neurologique défini par l’incapacité à iden-
pour rejoindre son amie – après avoir fumé deux AUTRES DÉLIRES tifier les visages humains, notamment familiers
D’IDENTIFICATION
joints de cannabis. Là encore, il est rapidement (voire le sien). Il ne s’agit pas non plus d’un délire
persuadé que ce n’est pas elle. Tous les détails hallucinatoire autoscopique, dans lequel le patient
 Syndrome de Fregoli :
physiques et visuels qu’il recherche confirment sa se voit lui-même, une sorte d’expérience extracor-
le malade pense qu’une
certitude : le regard et les mains de son amie ne porelle. De même, on ne peut retenir l’hypothèse
même personne s’incarne
sont pas habituels. Mais c’est surtout le téléphone d’une paramnésie réduplicative, un autre trouble
dans divers proches en
portable de celle-ci qui déclenche son délire. Il y neurologique caractérisé par la conviction qu’un
modifiant constamment son
perçoit une légère modification et est convaincu lieu, voire une personne, a été dupliqué, car alors
aspect physique. Il change
qu’un logiciel est installé sur l’appareil pour le il n’y aurait pas de notion de remplacement ni de
de visage, de déguisement
surveiller, que son amie a été kidnappée et que climat persécutif, contrairement à l’expérience
et apparaît avec une
son sosie, qui l’a remplacée, veut le contrôler, relatée par Antonin.
multitude d’apparences
voire le tuer. Dans son cas, les instigateurs d’un éventuel
comme l’acteur italien
complot et leurs raisons restent floues. La « sosi-
Leopoldo Fregoli.
« L’ILLUSION DES SOSIES » fication » de son amie est en tout cas indéniable,
Le récit d’Antonin me rappelle un épisode de  Syndrome ainsi que celle de son ex-copine, et le double
mes années d’études. J’étais doctorant à l’hôpital d’intermétamorphose : n’existe que pour répondre à un projet
de la Pitié-Salpêtrière, dans l’unité CNRS de mon le patient croit que les malveillant.
directeur de thèse, le professeur Roland Jouvent. personnes de son
J’avais alors participé à un protocole de recherche entourage échangent leur BOUFFÉES DÉLIRANTES
en neuropsychologie sur la reconnaissance des apparence et se remplacent Lors de sa seconde crise, Antonin tente de se
visages d’un de mes collègues, le psychiatre Jean- les uns les autres. défenestrer. Son amie le calme avec l’aide d’un
Marc Baleyte. Il s’agissait d’une étude sur le syn-  Syndrome des doubles voisin et appelle les urgences. Cette bouffée déli-
drome de Capgras, ou « syndrome de l’illusion des subjectifs : correspond rante aiguë entraîne l’hospitalisation d’Antonin
sosies ». Les patients atteints ont la conviction à l’illusion exclusive de aux urgences psychiatriques. Son impression de
inébranlable que leurs proches ont été remplacés l’existence d’un double persécution et ses hallucinations visuelles
par des sosies, des doubles malfaisants qui les de soi-même (apparence, conduisent à l’évocation du diagnostic de schizo-
persécutent. Persuadés de l’existence de complots identité). phrénie paranoïde. Comme aucune cause

N° 112 - Juillet-août 2019
31

organique n’a été retrouvée, il ne peut s’agir que


d’une cause toxique et mon hypothèse est que
c’est sa consommation de drogue qui a déclenché
cet épisode fâcheux, tout en s’appuyant sur une
fragilité psychologique de type schizotypique.
En interrogeant Antonin, je découvre qu’il
prend des substances illicites depuis le collège.
Ses parents se sont séparés alors qu’il était âgé de
Le double n’a pas d’existence
quatorze ans et le divorce a été d’autant plus dif- propre, il n’existe que pour
répondre à un
ficile à vivre pour le jeune homme que ses grands-
parents paternels, auxquels il était très attaché,
sont décédés à quelques mois d’intervalle. « C’est
à cette période que j’ai fumé mes premiers joints projet malveillant.
avec des potes. J’ai commencé à décrocher à
l’école. Je jouais beaucoup aux jeux vidéo et ma se défenestrer et s’être lacéré le poignet. À son
consommation de tabac et de cannabis est deve- arrivée à l’hôpital, non seulement il indique
nue importante. » Résultat : Antonin a des pro- entendre des voix, des cris effrayants et des
blèmes de concentration et un pédopsychiatre, sons comme de la coupe de bois, mais il affirme
qui le diagnostique TDA/H, le traite avec du que ses parents ont été remplacés par d’autres
méthylphénidate, un psychostimulant. Son com- individus dont les visages sont identiques, mais
portement et ses résultats scolaires s’améliorent les mains différentes. D’ailleurs, il s’inquiète
au lycée. Mais il continue à fumer occasionnelle- pour eux, car les imposteurs peuvent leur nuire,
ment du tabac et du cannabis lors de sorties avec voire les tuer.
ses copains. Un autre cas de syndrome de Capgras a été
C’est après sa réussite au bac S que la consom- Bibliographie rapporté après une utilisation prolongée de subs-
mation d’Antonin augmente, tant en fréquence (il tances volatiles. Le patient, âgé de 33 ans, s’est
en consomme quotidiennement) qu’en quantité D. Adali Aker présenté de lui-même au service hospitalier,
et M. Solmaz, Capgras
(plusieurs joints par jour). Elle se diversifie éga- convaincu que ses parents et amis proches étaient
syndrome induced
lement (cocaïne et ecstasy) et le met en difficulté by using volatile remplacés par des sosies. Il pensait même avoir
universitaire. Après l’échec d’une année de classe substance, Journal of été adopté par des imposteurs. Les examens n’ont
préparatoire, d’une année de droit, puis d’une Mood Disorders, vol. 7, pas révélé de cause organique. En revanche, le
année à se chercher (mais aussi et surtout à pp. 243-245, 2017. patient inhalait depuis environ dix ans des subs-
absorber des drogues), son père l’inscrit à une U. Ozer, V. Ceri, et tances volatiles psychotropes. Il est probable que
formation de web designer. C. Evren, Capgras l’usage prolongé de ces substances a précipité une
Avec ses amis, qu’il fréquente depuis plu- syndrome after use of fragilité chez ce patient, qui souffrait de symp-
sieurs années et dont la plupart sont hors circuit synthetic cannabinoids : tômes psychotiques depuis plusieurs années.
universitaire et ne travaillent pas, Antonin an adolescent case, Chez un autre patient, c’est la prise de cocaïne
consomme cannabis et MDMA (le principe actif Düşünen Adam The qui a déclenché le syndrome de Capgras. Cet
de l’ecstasy), boit régulièrement des boissons Journal of Psychiatry homme de 31 ans ne présentait pas d’antécédents
fortes, notamment de la bière, sans compter sa and Neurological médicaux - à l’exception de sa consommation de
dépendance à la nicotine. Pour compléter le Sciences, vol. 29, marijuana, cocaïne et alcool, depuis l’âge de 20
pp. 374-378, 2016.
tableau, des tests montrent aussi une forte appé- ans. Il a été emmené dans un service d’urgence
tence pour les stimulations fortes, le risque et HD Ellis et MB Lewis, pour des symptômes d’agitation psychomotrice
les comportements illicites. Capgras delusion : secondaire suite à la consommation de cocaïne.
a window on face Et sa femme a rapporté que son mari l’avait agres-
recognition, Trends in
DES SOSIES ET DES DROGUES sée verbalement, déclarant qu’elle n’était pas son
Cognitive Sciences, vol. 5,
Ce n’est pas la première fois que l’on décrit pp  149-156, 2001. épouse, mais un sosie qui l’avait remplacée. Cette
des cas de syndrome de Capgras en lien avec la situation, transitoire, ne s’est produite qu’après
J. Capgras et J. Reboul-
prise de substances toxiques. En 2016, une son utilisation de cocaïne.
Lachaux, L’illusion
équipe turque rapporte le cas d’un adolescent des « sosies » dans Quant à Antonin, un traitement par neurolep-
de 17 ans consommateur de cannabinoïdes syn- un délire systématisé tique lui a été prescrit, qui a diminué la fréquence
thétiques. Après avoir présenté maux de tête, chronique, Bulletin de des épisodes délirants et fait disparaître l’illusion
anxiété, agitation et irritabilité, il passe par un la Société clinique de des sosies, notamment vis-à-vis de son amie.
état confusionnel, des hallucinations et un médecine mentale, vol. 11, L’évolution actuelle est très favorable, même si un
délire de Capgras. Il est emmené par ses parents pp. 6-16, 1923. suivi psychothérapique est maintenu, avec une
dans un service d’urgence après avoir tenté de surveillance de la prise de toxiques. £

N° 112 - Juillet-août 2019
32 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de neurosciences

JEAN-GAËL BARBARA
Chercheur en histoire des neurosciences au CNRS,
au laboratoire Neuroscience Paris-Seine, Sorbonne Université et
Sorbonne-Paris-Cité, laboratoire Sciences, philosophie, histoire.

BERNARD KATZ
Les bulles
de la pensée
Comment les neurones de notre cerveau s’échangent-ils
des informations ? En s’envoyant des messagers chimiques
dans de microscopiques bulles. C’est ce que découvrit
le neuroscientifique allemand Bernard Katz, voici soixante ans.

S i vous ouvrez un livre de neu-


rosciences, vous trouverez obligatoirement le
schéma d’une synapse. Autrement dit, un point
de raccordement entre deux neurones. C’est là
que les neurones communiquent : celui par où
arrive le signal nerveux (le neurone présynap-
Si votre manuel de neuroscience est assez
bien fait, il précisera davantage le mécanisme de
libération des neurotransmetteurs. Un méca-
nisme qui ressemble à l’éclosion de bulles de
champagnes à la surface d’une coupe. On trouve,
dans le neurone présynaptique, les neurotrans-
© Illustrations de Lison Bernet

tique) relâche des messagers chimiques appelés metteurs empaquetés dans de petites bulles lipi-
neurotransmetteurs, qui traversent l’espace de la diques appelées vésicules. Chaque bulle se dirige
synapse et vont se fixer sur des récepteurs à la vers l’extrémité du neurone et « crève », libérant
surface du neurone situé en aval de la synapse, les molécules de neurotransmetteurs dans l’es-
le neurone post-sypnatique. Ce qui suscite l’appa- pace de la synapse. La quantité de neurotrans-
rition d’un nouveau signal nerveux. metteurs libérée dépend alors uniquement du

N° 112 - Juillet-août 2019
33

EN BREF
££En 1940, on savait
que les neurones
communiquaient avec
des molécules appelées
neurotransmetteurs.
££Mais on ignorait 
comment ces molécules
étaient libérées par les
cellules nerveuses.
££La réponse
de Bernard Katz :
les neurotransmetteurs
sont libérés dans de
minuscules paquets
ressemblant à des bulles.

N° 112 - Juillet-août 2019
34 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de neurosciences
BERNARD KATZ : LES BULLES DE LA PENSÉE

nombre de bulles crevées. Une bulle, deux bulles, Londres dans le laboratoire de Hill. Pour utiliser
trois bulles… Plus le nombre de bulles qui éclatent les nouvelles électrodes sur des lambeaux vivants
est élevé, plus le signal nerveux transmis est de muscle de grenouilles. On lui a adjoint un
intense. À propos de ces bulles on parle de jeune collègue américain, Paul Fatt.
« quanta » de neurotransmetteurs, un quantum Les yeux rivés aux enregistrements du poten-
étant la quantité minimale de messagers chimiques tiel électrique mesuré par leurs fines électrodes
libérés au niveau de la synapse. Le quantum dans les fibres musculaires de grenouille, Katz et
désigne une quantité minimale de neurotransmet- Fatt restent perplexes. Fatt vient d’augmenter for-
teur relâchée - et en dehors de cela, il n’a donc pas tement le gain de l’amplificateur. A priori, c’est un
grand chose à voir la physique quantique des geste insensé, comme d’augmenter le son de votre
ondes et des particules élémentaires... chaîne audio lorsque vous êtes branché sur une
station qui n’émet que des parasites. Mais à ce
À LA JONCTION DU NERF ET DU MUSCLE moment-là, sur la ligne fortement grossie repré-
Cette précision établie, la nature quantique sentant le potentiel électrique inerte de l’écran de
de la transmission nerveuse est une des plus élé- l’oscilloscope, les deux comparses voient appa-
gantes découvertes des neurosciences au raître de petites sautes désordonnées.
xx e siècle. Mais pour la réaliser, il a fallu la De bien étranges potentiels électriques… Il
conjonction de plusieurs innovations techniques fluctue de façon faible et désordonnée. Comme
et conceptuelles, et l’apport décisif d’un homme, un simple « bruit » électrique que l’on peut obser-
Bernard Katz (que vous connaissez déjà si vous ver dans les microcomposants électriques. Rien,
avez lu cette rubrique dans le n° 109 de Cerveau non rien de rien, qui laisse présager un signal.
& Psycho, où il avait démontré la nature chimique Au premier abord, Katz et Fatt assimilent ces
de la neurotransmission). En 1930, Katz est un sautes de potentiel à des parasites liés à la
jeune médecin juif allemand, dont le père a fui mesure, qu’on appelle artefacts. Elles se pro-
l’antisémitisme en Russie et qui a décidé d’étudier duisent de façon imprévisible et spontanée, sans
la médecine, pressentant qu’il devrait un jour fuir devoir représenter un quelconque signal biolo-
l’Allemagne à son tour. Il commence par étudier gique. À première vue, rien qui explique com-
la biophysique à Londres, auprès du Prix Nobel ment un neurone moteur communique avec une
de médecine Archibald Hill, puis rejoint le labo- fibre nerveuse !
ratoire du neurobiologiste John Eccles en
Australie. Dans les années 1940, on découvre peu
à peu les mécanismes par lesquels les neurones
échangent des informations et les premières
études portent sur une « synapse » un peu parti-
culière, localisée non pas dans le cerveau, mais
au niveau des muscles. C’est ce qu’on appelle la
jonction neuromusculaire, point de contact où les
extrémités des nerfs moteurs, qui commandent
L’idée de Paul Fatt était aussi
nos mouvements, rejoignent les fibres muscu- insensée que de pousser
à fond le son d’une radio
laires et déclenchent leur contraction.
Les neurobiologistes cherchent alors à com-
prendre comment l’information est transmise
entre le nerf moteur et le muscle. Dès 1939, sur une station émettant
Bernard Katz se lance donc dans l’étude de ces
phénomènes. Dans le laboratoire de John Eccles
des parasites ! Et pourtant...
(voir Cerveau & Psycho n° 109), Katz découvre
une invention étonnante : de très fines électrodes Mais Katz et Fatt augmentent encore le gain
en verre que l’on implante à l’intérieur d’une de l’amplificateur. Et là, leur perplexité franchit
seule fibre musculaire pour étudier les variations un nouveau cap. Ils raconteront qu’ils ont d’abord
du potentiel électrique dans ces fibres, d’après cru que les sautes d’intensité sur l’écran étaient
l’idée que la contraction des fibres musculaires dues à des tremblements du sol provoqués par le
est provoquée par des changements de potentiel pas lourd de leur patron Archibald Hill, lequel
électrique, eux-mêmes induits par l’arrivée d’un avait pour habitude de s’enfuir dans les couloirs
signal nerveux à l’extrémité du neurone moteur. lorsqu’il ne souhaitait pas répondre à une per-
Ses tribulations ne sont pas finies, et dès la fin sonne lancée à sa recherche. Mais cette hypo-
de la Seconde Guerre mondiale, il retourne à thèse est vite démentie.

N° 112 - Juillet-août 2019
35

Car une fois agrandis au maximum, les Premièrement, il pose la question de l’origine
minuscules pics d’activité apparaissent comme Les «quanta» de la de ce bruit. Quelques années plus tôt, c’est lui qui
une forme réduite d’une véritable onde élec- pensée sont de petites a mis en évidence la nature chimique de la neu-
trique, telle celle provoquée par la transmission poches de lipides rotransmission à la jonction neuromusculaire. Il
appelées vésicules,
d’un influx nerveux à une synapse. Un profil de contenues dans imagine donc que le bruit synaptique pourrait
variation appelé potentiel synaptique. l’extrémité des neurones être dû à de toutes petites fuites de neuro­
présynaptiques. Ces
vésicules contiennent transmetteurs (en l’occurrence, l’acétylcholine)
SIGNAUX NERVEUX MINIATURES des neurotransmetteurs des extrémités nerveuses vers la surface du
Il s’agit donc de potentiels synaptiques qui sont relâchés dans la muscle, ce qui causerait de petites dépolarisa-
synapse et transmettent
miniatures, survenant spontanément et de l’influx nerveux au tions que l’on verrait sous la forme des infimes
manière aléatoire. Katz et Fatt remarquent que neurone postsynaptique. sautes de potentiels prises pour le pas lourd de
ces potentiels n’apparaissent que lorsque l’élec- Hill dans les couloirs. C’est ce que Katz appelle
trode est insérée dans une fibre musculaire alors les potentiels synaptiques miniatures.
située juste sous le point de jonction entre le À un moment, le chercheur fait même l’hypo-
neurone moteur et la fibre musculaire. Il s’agit thèse que chaque fluctuation électrique est due à
donc bien d’un « bruit » synaptique, à savoir une la libération d’une seule molécule d’acétylcho-
activité spontanée et désordonnée, comparable line. En cela, il imagine une situation similaire à
au bruit électrique. Mais qu’est-ce qui provoque celle de la rétine, où les cellules photosensibles
ce bruit ? Faut-il y voir, comme dans la plupart de l’œil réagissent à la réception d’un unique pho-
des phénomènes physiques, le résultat d’une ton. Mais un calcul simple lui fait plutôt penser
agitation  thermique ? que l’acétylcholine doit être libérée par « paquets »
Katz aurait pu ranger cette observation parmi estimés à environ 10 000 molécules d’acétylcho-
d’autres curiosités neurophysiologiques, mais en line. Pour lui, ces paquets sont les briques élé-
bon biophysicien, il interroge la nature de ce mys- mentaires de la neurotransmission. Impossible
térieux bruit biologique en 1950 dans un article d’imaginer une quantité moindre, car les poten-
paru dans la revue Nature. Et il va même jusqu’à tiels synaptiques miniatures ont tous à peu près
proposer que ce bruit a des effets physiologiques la même taille, de sorte que le « quantum » (l’unité
importants. minimale) de neurotransmission se situerait

N° 112 - Juillet-août 2019
36 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de neurosciences
Bernard Katz : les bulles de la pensée

autour de ce seuil de 10 000 molécules de neuro- la libération simultanée, au niveau de la synapse,


transmetteurs. Et, les potentiels miniatures sur- de nombreux quanta d’acétylcholine, suscitant des
venant de manière aléatoire, Katz s’attend à ce potentiels synaptiques de grande taille qualifiés de
que ces quanta soient libérés spontanément, potentiels évoqués. Ce dernier terme précise dès
selon une probabilité faible. lors que le potentiel électrique n’est pas spontané,
Deuxièmement se pose la question de la fonc- mais provoqué par l’arrivée de l’influx nerveux
tion de ces potentiels synaptiques miniatures. On dans le neurone présynaptique.
pourrait penser qu’ils représentent une activité De fait, le potentiel évoqué peut être induit
synaptique de base, et que la fibre musculaire expérimentalement par une stimulation de la
serait équipée de détecteurs d’acétylcholine afin fibre nerveuse, et Katz démontrera également
de réagir par un événement électrique à la que la présence d’ions calcium augmente la pro-
moindre libération d’un quantum de neurotrans- babilité d’émission des potentiels synaptiques
metteur. Il s’agirait alors d’un mécanisme assu- miniatures. Ce qui sera interprété bien plus tard
rant un couplage fonctionnel très sensible entre comme un effet activateur du calcium sur les
le nerf et le muscle, ce dernier frémissant à la « paquets » de neurotransmetteur… En tout état
moindre petite activité nerveuse, un peu comme de cause, l’essentiel est que dans cette série
lorsque les frissons nous gagnent progressive- d’études, Katz vient de démontrer que les poten-
ment au froid. tiels du bruit synaptique sont en réalité des
À partir de 1950, Katz passera des années à potentiels unitaires (des décharges uniques)
démontrer ce point de vue. Il démontrera en par- obéissant à une loi du « tout ou rien », et représen-
ticulier qu’un potentiel d’action cheminant le long tant les blocs élémentaires des potentiels de plus
d’une fibre nerveuse jusqu’à la synapse déclenche grande taille de la neurotransmission muscu-
laire. Une mécanique quantique de la neurotrans-
mission est née.

QUE SONT CES POTENTIELS LES QUANTA DE LA PENSÉE OBSERVÉS


AU MICROSCOPE ÉLECTRONIQUE
MINIATURES ? Mais justement. De premiers doutes fusent.
La vision de Katz n’est-elle pas trop inspirée de la
physique quantique, très en vogue à l’époque, et
– 55 éloignée du monde de la biologie ? Un neurone
EPP a-t-il quelque chose à voir avec un mécanisme
– 60
Potentiel de la membrane (mV)

quantique ? Mais autour de 1955, la microscopie


électronique va répondre à cette question. Pour
– 65 la première fois, elle permet d’observer les struc-
– 70 tures fines des neurones et l’on voit alors appa-
raître les synapses pour de vrai… C’est là que l’on
– 75 découvre, dans les terminaisons nerveuses des
5 msec neurones présynaptiques, de petites billes toutes
– 75 mEPPs
de même taille.
Il se trouve que de semblables « bulles » ont
– 76 déjà été observées dans des cellules de la glande
50 msec médullosurrénale (qui synthétise de nombreuses
– 77
hormones, dont l’adrénaline), où l’on a déterminé
qu’elles contiennent un neurotransmetteur.
Q uand un influx nerveux est transmis d’un neurone à son voisin au niveau
d’une synapse, il prend la forme, dans le neurone postsynaptique,
d’un potentiel d’action de large intensité (tracé du haut). Ce que Bernard Katz
Pendant ce temps, à l’université de Washington,
deux autres chercheurs, Eduardo De Robertis et
Stanley Bennett, émettent l’idée que certains
et Paul Fatt ont découvert, c’est que même dans une synapse inactive,
neurotransmetteurs peuvent être associés dans
de tout petits potentiels d’action (miniatures) sont émis de façon aléatoire
certaines conditions à des granules ou des vési-
(tracé inférieur). La faute à de microscopiques vésicules contenant des
cules intracellulaires. Les indices convergent,
quantités minimales de neurotransmetteurs, qui traversent accidentellement
mais le monde scientifique hésite encore : les ana-
la synapse. Quand la synapse est active, un grand nombre de
tomistes et spécialistes de la microscopie électro-
vésicules sont émises et, cumulant leurs potentiels miniatures, créent
nique ne veulent pas prendre le risque d’interpré-
le large potentiel d’action capable de se propager à longue distance.
ter leurs clichés à la lumière des spéculations
savantes de biophysiciens…

N° 112 - Juillet-août 2019
37

ou rien” et produire les potentiels synaptiques


miniatures. »
Tout semble ensuite s’organiser autour de
cette vision novatrice. Le neuroanatomiste et
cytologiste René Couteaux (1909-1999), pionnier
de la microscopie électronique en France, étudie
La découverte des courants les zones d’ancrage des vésicules, forgeant l’ex-
pression de « zone active » de la synapse, en étu-
miniatures dans les synapses diant le cycle d’exocytose et d’endocytose au

conduit à postuler l’existence


niveau des synapses : les molécules de neuro-
transmetteur sont libérées par les vésicules (exo-

de pores ioniques qui les sous- cytose), avant d’être recyclés et stockés à nouveau
dans des vésicules à l’intérieur des neurones. Les
tendent. Ils seront observés travaux de Couteaux défendent clairement
l’« hypothèse vésiculaire » de Katz, qui devient
quelques années plus tard. son ami, et chez lequel il effectuera un séjour.
Finalement, un élève de Couteaux, le biochimiste
Maurice Israël, isole des vésicules synaptiques
contenant de l’acétylcholine à partir de l’organe
électrique de la Torpille… À propos de ce résul-
C’est Katz lui-même qui franchira le pas en tat, Katz adressa une lettre à René Couteaux en
formulant son hypothèse : s’il existe des courants décembre 1968, écrivant qu’il s’agit là de son plus
synaptiques miniatures de nature quantique et beau cadeau de Noël.
des vésicules dans les synapses, alors ces vési-
cules synaptiques pourraient contenir de l’acétyl- UNE PRÉDICTION TROUBLANTE
choline en quantités fixes. Ces vésicules seraient Et l’aventure continue… Toujours dans les
les quanta de la neurophysiologie. années 1950, Katz met au point un nouveau type
L’occasion se présente de s’exprimer publi- d’électrode qui permet de libérer à volonté,
quement sur ce sujet en 1955, en région pari- comme au compte-gouttes des quanta d’acétyl-
sienne, à Gif-sur-Yvette, lors du colloque interna- Bibliographie choline : l’électrode est munie d’un circuit élec-
tional du CNRS « Microphysiologie comparée des trique qui permet de contrôler la sortie d’ions
éléments excitables ». À l’ouverture du congrès, B. Sakmann, Sir Bernard d’acétylcholine ! Au cours des années 1970,
le chef de file des neuroscientifiques français, Katz, 26 March 1911- grâce à cette technique, il étudie de plus près
Alfred Fessard, qui a mis en évidence la neuro- 20 April 2003, Biogr. encore les fluctuations spontanées du potentiel
transmission chimique dans l’organe électrique Mems Fell. R. Soc., de repos de la fibre musculaire en présence
du p­ oisson-torpille en 1939, souligne l’impor- vol. 53, pp. 186-202, d’acétylcholine. Des analyses statistiques de ce
tance des techniques microphysiologiques pour 2007. « bruit » conduisent à émettre l’hypothèse que
l’étude des « propriétés élémentaires » du système J. Ashmore, Paul Fatt, les molécules d’acétylcholine relâchées par
nerveux. Katz, au cœur du sujet, propose alors 13 January 1924- micropaquets provoquent l’ouverture de pores
que les synapses fonctionnent en bombardant la 28 September 2014, moléculaires dans la membrane postsynaptique.
membrane postsynaptique de quanta de neuro- Biogr. Mems Fell. R. Soc., Il s’agit ni plus ni moins que des canaux ioniques,
vol. 62, pp. 167-186, 2016.
transmetteurs fixes, stockés dans des vésicules que l’on découvrira une décennie plus tard grâce
et libérés de façon spontanée et aléatoire, ou J.-G. Barbara, T. Galli, aux travaux des Allemands Erwin Neher et
bien de manière synchronisée et provoquée par Fallait-il ignorer Bert Sakmann.
l’hypothèse non-
le mécanisme d’exocytose : il prédit que la libé- Aujourd’hui encore, l’étude du « bruit des neu-
vésiculaire de la
ration du contenu des vésicules se produit par neurotransmission ?, rones » révèle bien d’autres mécanismes fonda-
éclatement lors de leur fusion à la membrane Lettre des Neurosciences, mentaux et surprenants comme des mécanismes
extracellulaire, un principe de physique des vol. 30, pp. 3-6, 2006. moléculaires nouveaux et de nouvelles propriétés
membranes récemment décrit par le Belge https://www. de réseaux de neurones. Bert Sakmann a certai-
Christian de Duve. « Naturellement, il est ten- neurosciences.asso. nement eu raison d’écrire, dans son mémoire
tant, écrit Katz dans son rapport, de considérer fr/qui-sommes-nous/ biographique, combien Katz fut heureux dans ses
les “vésicules” terminales comme les contenants la-lettre intuitions, notamment sur le bruit biologique, qui
structuraux des quanta d’acétylcholine, et aussi J.-G. Barbara, La se sont aujourd’hui imposées comme des théories
qu’au cours d’une collision critique avec la mem- Naissance du neurone, classiques des neurosciences. Le milieu du
brane présynaptique, le contenu d’une vésicule Vrin, p. 218-219, 2010. XX e siècle aura bien été l’heure de gloire des
pourrait être déchargé suivant le mode du “tout quanta, dans tous les sens du terme ! £

N° 112 - Juillet-août 2019
DÉCOUVERTES Sciences cognitives 39

Psychologie
le grand ménage
Par François Maquestiaux, professeur de psychologie
cognitive à l’université de Franche-Comté, à Besançon,
et membre de l’institut universitaire de France.

Non, vous ne vivrez pas plus longtemps si vous


souriez sur les photographies. De façon générale,
beaucoup de prétendus résultats scientifiques
doivent être soumis à un examen plus approfondi.
Ce que les spécialistes de la psychologie ont
eu la bonne idée de faire depuis quelques années.

EN BREF
££Ces dernières années,
«L a plupart des résultats
scientifiques publiés sont faux » : tel est le titre
provocateur d’un article écrit en 2005 par John
Ioannidis, professeur de médecine à l’université
un grand nombre Stanford, aux États-Unis. De fait, plusieurs cas
d’études de psychologie
ont échoué à répliquer de fraude seront découverts par la suite :
les résultats de quelques années après le cri d’alarme de
recherches précédentes. Ioannidis, le psychologue néerlandais Diederik
Stapel sera par exemple radié de l’université de
££Une crise en a
découlé, mais ces échecs Tilburg, à l’âge de 45 ans, pour avoir inventé ou
sont aussi le signe que trafiqué les résultats de 55 de ses 137 publica-
la psychologie s’est tions scientifiques. Mais le problème dépasse
résolument engagée largement ces tricheries manifestes. Il porte sur
dans la voie la nature et l’organisation même de la recherche
de l’autocorrection.
dans de nombreuses disciplines, qui entraînent
la publication de nombreux « faux positifs » – des
© Ryan Peacock / EyeEm

££Loin d’en être affaiblie,


elle en sort donc travaux qui semblent démontrer un phénomène,
renforcée. D’autant plus mais de façon illusoire (voir l’encadré page 43).
que les effets classiques,
corroborés par tout Si la question concerne toutes les disciplines
un faisceau d’études, expérimentales, les projecteurs se sont braqués
tiennent bon. sur la psychologie en 2015, avec la parution dans

N° 112 - Juillet-août 2019
40 DÉCOUVERTES Sciences cognitives
PSYCHOLOGIE : LE GRAND MÉNAGE

la revue Science d’une étude de grande ampleur, revues de premier plan, comme Psychological
associant 270 chercheurs et visant à reproduire Science, ont créé des rubriques spéciales qui leur
100 expériences. Les résultats furent alarmants : sont destinées. Conséquence de cette mobilisa-
seulement 36 % des réplications menées ont tion : entre 2013 et 2017, la proportion des publi-
confirmé les résultats originaux. Dès 1935, le phi- cations scientifiques qui portent sur le thème de
losophe Karl Popper soulignait que la reproduc- la réplication a augmenté de 50 % dans les revues
tibilité d’une découverte est le gage de sa qualité de psychologie, comme l’ont montré David Huber
scientifique et cette étude a donc déclenché un et ses collègues de l’université du Massachusetts,
tsunami : la psychologie serait-elle une pseudo­ en passant en revue les bases de données qui
science ? Les deux tiers de ses résultats seraient répertorient ces publications.
donc à jeter à la poubelle ? Où en sommes-nous, moins d’une décennie
après ? Inévitablement a eu lieu une forme d’hé-
UNE CURE DE RÉPLICATION EST LANCÉE catombe. Dana Carney, de l’université de
En réalité, ce qui pouvait passer pour une Columbia, et ses collègues sont au nombre des
catastrophe est une excellente nouvelle, puisque la victimes. En 2010, ces chercheurs avaient trouvé
psychologie est l’une des rares disciplines à s’être qu’une posture victorieuse – le power posing, qui
engagée dans la voie de l’autocorrection. Depuis un consiste à se tenir debout bras en V levés vers le
peu moins d’une dizaine d’années, une véritable ciel – rend effectivement plus conquérant : cette
cure de réplication a été lancée, afin de vérifier les posture augmenterait le taux de testostérone
effets allégués par un certain nombre de travaux. (l’hormone associée au pouvoir), diminuerait le
Il s’agit de reproduire les études originales à l’iden- taux de cortisol (l’hormone associée au stress) et
tique (même matériel, mêmes tâches, même envi- accroîtrait le sentiment de puissance et la tolé-
ronnement) ou avec de légères adaptations. rance au risque. Mais cinq ans plus tard, Eva
La mobilisation est générale. De nombreux Ranehill, de l’université de Zurich, et ses collè-
laboratoires se sont lancés dans l’aventure, soit gues ont reproduit l’étude auprès d’un échantil-
seuls, soit en s’associant pour multiplier les repro- lon nettement plus large de participants (200 au
ductions d’une même expérience. Auparavant lieu de 42 dans l’étude originale). Cette fois pour
réticentes à publier ces études de réplication, des conclure à une absence de résultat.

VICTIMES ET SURVIVANTS
Les expériences de réplication récentes ont invalidé de multiples résultats en psychologie…
mais en ont confirmé bien d’autres ! Voici quelques exemples.

Le sourire prédit la longévité Un crayon change le jugement


L’expérience originelle : En 2010, L’expérience originelle :
les psychologues américains Ernest En 1988, l’équipe du
© Shutterstock.com/ipag collection/Dmytro Zinkevych/DenisKavyar

Abel et Michael Kurger analysent psychologue allemand


les photographies d’anciens Fritz Strack montre qu’on
joueurs de baseball, examinent juge une image plus
leur date de décès et concluent amusante lorsqu’on tient
que ceux qui souriaient ont vécu un crayon dans la bouche,
plus longtemps. car cela nous force
La réplication : En 2018, Michael à sourire.
Dufner, de l’université de Leipzig, La réplication : En 2016,
reproduit l’expérience 17 laboratoires et
en élargissant considérablement 55 chercheurs s’associent
le nombre de photographies pour reproduire l’étude.
analysées. Il ne trouve aucun lien Aucun ne trouve d’effet
entre la longévité et le sourire. du crayon dans la bouche.

N° 112 - Juillet-août 2019
41

image plus amusante quand on tient un crayon

64 %
entre les dents (parce qu’on est forcé à sourire
et que cela nous influence en retour), on amé-
liore ses performances au Trivial pursuit en
pensant à un professeur plutôt qu’à un hooligan
(parce qu’on active un stéréotype associé à
l’intelligence), les gens qui sourient sincèrement
sur les photographies vivent plus longtemps (ce
serait le signe d’une tendance à éprouver des
DES TENTATIVES DE RÉPLICATION émotions positives et à bien résister au stress,
effectuées sur une sélection de 100 études n’ont pas retrouvé d’où des conséquences positives sur la santé)…
les résultats originaux. Toutes ces « découvertes » ont été invalidées par
Source : B. Nosek et al., Estimating the Reproducibility of Psychological Science, Science, 2015.
des expériences de réplication menées au cours
des huit dernières années.

UNE PLUS GRANDE PUISSANCE STATISTIQUE


Fait important : ces expériences avaient plus
De nombreux travaux amusants ou éton- de puissance statistique que les études originales.
nants de ce type ont fait l’objet de tentatives de Elles ont effectué leurs tests sur beaucoup plus de
réplication, qui ont souvent porté sur les décou- participants et ont parfois regroupé plusieurs
vertes les plus en vue, celles que l’on pourrait équipes, qui ont uni leurs ressources et leurs
qualifier de « trop belles pour être vraies ». Au efforts afin de répliquer une étude donnée. Cette
final, c’est un inventaire à la Prévert qui s’en va méthode « multilaboratoire » est en progression
rejoindre les cimetières de la science. Des cher- depuis 2015. Pour l’étude du stylo dans la bouche,
cheurs avaient ainsi « prouvé » les faits suivants : par exemple, ce sont pas moins de 17 laboratoires
on évalue la pente d’une colline comme plus et 54 chercheurs, coordonnés par Eric-Jan
inclinée de 13 degrés quand on pense à un lourd Wagenmakers, de l’université d’Amsterdam, qui
secret (parce qu’on se sent écrasé), on juge une se sont associés ! Dix-sept laboratoires, 17 répli-
cations directes, et pas une qui ne trouve un effet
du sourire forcé sur le jugement. La conclusion
est autrement convaincante que celle d’une
équipe isolée.
Les mots font de l’ombre aux images Mais ces réplications ne font pas qu’envoyer des
résultats au tapis : elles se révèlent parfois riches
L’expérience originelle : en 1990, Jonathan Schooler et d’enseignement – comme d’ailleurs bien d’autres
Tonya Engstler-Schooler montrent que lorsqu’on a aperçu expériences qui échouent à démontrer le phéno-
le visage d’un cambrioleur, on peine davantage à le mène étudié. C’est ce que nous avons constaté lors
reconnaître parmi une série de portraits si on a d’abord de travaux autour de la célèbre illusion visuelle
essayé de le décrire par des mots. Comme si la description d’Ebbinghaus, selon laquelle un même cercle appa-
verbale masquait le souvenir encodé sous forme d’image. raît plus gros lorsqu’il est entouré de petits cercles
La réplication : en 2014, plutôt que de grands. En 2012, Jessica Witt, de
90 chercheurs issus de l’université Purdue, et ses collègues avaient repro-
33 laboratoires différents duit l’illusion sur un tapis de minigolf et montré
reproduisent l’expérience que lorsqu’on leur faisait paraître le trou plus large,
et confirment la réalité les joueurs réussissaient mieux à y envoyer la balle.
de cet effet d’ombrage. Séduit par cet effet, j’en ai parlé à mes étudiants et
l’ai décrit dans un article publié dans ce même
magazine (voir « Ces jours où tout réussit », Cerveau
& Psycho, n° 59, 2013).
Mais par la suite, plusieurs indices m’ont
amené à questionner sa validité. D’une part,
d’autres expériences cherchant à exploiter l’illu-
sion visuelle d’Ebbinghaus – dont une à laquelle
j’ai participé – n’y parvenaient pas. D’autre part,
en examinant plus en détail l’étude originale, je
me suis aperçu que les auteurs avaient exclu les

N° 112 - Juillet-août 2019
42 DÉCOUVERTES Sciences cognitives
Psychologie : le grand ménage

données de 4 des 36 participants et ignoré cer- Si les expériences de réplication nous en


taines configurations de l’expérience qui contre- apprennent beaucoup, c’est aussi parce que les
disaient leurs conclusions. Cette pratique, appe- chercheurs en profitent souvent pour introduire
lée p-hacking, est très discutable en science : cela des mesures complémentaires, absentes de l’étude
revient à triturer les données jusqu’à les faire originale. Ce fut le cas de Tyler Watts, de l’univer-
parler dans le sens désiré ! sité de New York, et de ses collaborateurs, qui ont
Avec mes collègues Marie Mazerolle et tenté de répliquer le célèbre test du marshmallow.
Guillaume Chauvel, nous avons alors reproduit Ce test a été imaginé par le psychologue Walter
l’expérience sans rien trafiquer (voir l’encadré Mischel, de l’université Stanford, dans les années
ci-dessous). Les résultats ont montré que les par- 1970. Le chercheur a laissé des enfants de 4 à
ticipants percevaient bien l’un des trous comme 5 ans seuls avec un marshmallow, en leur disant
plus gros, mais que cela n’avait aucune influence qu’il reviendrait plus tard et leur en donnerait un
sur leurs performances. L’effet de l’illusion d’Eb- deuxième s’ils n’avaient pas mangé le premier. Il
binghaus sur le succès au golf semble a suivi ces enfants pendant plusieurs décennies et
donc chimérique. trouvé que ceux qui avaient résisté à la tentation
Toutefois, cette réplication avortée nous a per- réussissaient mieux dans des domaines variés :
mis de trancher une controverse sur le fonction- école, travail, relations sociales… Ils étaient en
nement du système visuel, résultant d’un certain outre moins vulnérables aux addictions.
nombre d’expériences aux résultats opposés : les
voies cérébrales qui permettent la formation LE MARSHMALLOW BAT DE L’AILE
d’une image consciente sont-elles dissociées de Avec le temps, cette expérience est devenue
celles qui assurent le contrôle visuel d’une action ? un véritable symbole de l’importance de la maî-
Nos résultats indiquent que c’est bien le cas, car trise de soi. Dès lors, ce fut un coup de tonnerre
les participants ne visaient pas mieux le trou quand Tyler Watts et ses collègues ont publié
même s’ils le percevaient comme plus gros. Pour leur étude en 2018 : celle-ci, menée auprès d’un
planifier un acte moteur (le tir au golf), le cerveau très large échantillon de participants (918 au
se fonde donc sur une représentation visuelle total) suivis pendant plus d’une décennie, nuan-
inconsciente du but à atteindre (le trou), qui n’est çait très fortement les résultats de Mischel. Si le
pas influencée par l’illusion d’Ebbinghaus et qui test du marshmallow prédit bien en partie la
est donc distincte de l’image consciente. réussite future, c’est de façon bien plus faible

DES ÉCHECS INSTRUCTIFS
P arfois, l’échec d’une expérience de réplication
est riche d’enseignement. Ce fut le cas lorsque
nous avons tenté de reproduire une étude portant
sur l’illusion d’Ebbinghaus, selon laquelle un trou
apparaît plus grand quand il est entouré de petits
cercles plutôt que de grands. Cette étude avait
tenté d’exploiter l’illusion en projetant des cercles
sur un tapis de minigolf et semblait montrer que
les participants parvenaient mieux à viser le trou
quand il apparaissait plus gros. Mais lorsque nous
avons élaboré une expérience analogue (voir
l’image ci-contre), nous n’avons pas retrouvé ce
résultat. Cela nous a renseignés sur l’organisation
du système visuel : puisqu’un trou qui apparaît
plus gros n’est pas plus facile à viser, c’est que
© François Maquestiaux

le cerveau se fonde sur une représentation


visuelle distincte, inconsciente, pour planifier
l’action motrice.
F. M.

N° 112 - Juillet-août 2019
43

que ce qu’a trouvé l’étude originelle. Autrement


dit, rien n’est fixé à l’âge de 5  ans et de nom-
breux autres facteurs peuvent moduler les tra- POURQUOI LA SCIENCE
jectoires individuelles.
Cela ne signifie pas que la maîtrise de soi ne FAIT-ELLE DES ERREURS ?
joue aucun rôle. Bien d’autres travaux confirment
que cette capacité favorise la réussite. Mais d’une
part, elle peut évoluer sensiblement, les facteurs
environnementaux ayant une grande influence.
M édecine, psychologie, génétique, neurosciences, économie… Quel que
soit le domaine, les erreurs scientifiques abondent. Pourquoi avons-
nous tant de mal à les éviter ? Dans un article publié en 2005 dans PLoS
Et d’autre part, la mesure procurée par le test du Medecine, et abondamment commenté par la communauté scientifique,
marshmallow serait trop grossière. La maîtrise de le professeur de médecine américain John Ioannidis avance trois raisons.
soi est un construit psychologique complexe, qui La première est inhérente à la science : il n’y a pas de vérité absolue et toute
dépend de toute une série de paramètres : le conclusion est énoncée moyennant un certain risque de se tromper, qu’on cherche
contrôle de ses impulsions, mais aussi la mémoire à rendre le plus petit possible. Par convention, ce risque d’erreurs acceptable
de travail (pour garder à l’esprit l’objectif à oscille entre 1 et 5 % (il est généralement fixé à 5 % en psychologie). Si une étude
atteindre), la planification, l’attention… En mesu- concluait que l’adoption d’une posture à la Usain Bolt accroît le taux de
rant la capacité à différer une récompense de testostérone, il y aurait donc 5 % de chances qu’elle se trompe et que ce qu’elle
façon globale, le test du marshmallow n’évaluerait a observé soit le fruit du hasard. C’est le principe du faux positif.
qu’imparfaitement la maîtrise de soi et ne rendrait La deuxième raison est un biais de publication, les revues favorisant à outrance
pas compte de la façon dont ses composantes les recherches qui ont montré l’existence d’un effet donné. L’absence d’effet est
peuvent interagir, se compenser, s’enrichir… pourtant également une information précieuse ! Ce biais peut induire des
Les chercheurs ont d’ailleurs mesuré plusieurs comportements discutables de la part des scientifiques, comme prendre
d’entre elles chez les enfants, ce qui leur a permis certaines libertés dans la façon de conduire, d’analyser et de reporter les
de mieux comprendre leur influence. Ils ont ainsi résultats d’une recherche. Ou négliger de nombreuses données, à jamais
montré que les différences précoces dans la capa- perdues pour la science.
cité à maîtriser son attention et son impulsivité Enfin, la troisième raison a trait au contexte actuel de la recherche scientifique. Tous
n’expliquent qu’une petite partie des variations les scientifiques connaissent l’expression publish or perish, littéralement « publie
dans la réussite future. Il est donc capital d’édu- ou péris ». Si l’on veut décrocher un poste ou des financements, il faut
quer aussi les autres aptitudes cognitives. Des publier ses résultats dans une revue, de préférence influente. Ce qui incite
programmes d’enseignement de la maîtrise de soi certains à enjoliver les résultats…
sont déjà en phase de test. Nul doute que ces résul-
tats seront précieux pour les affiner.

LES EFFETS CLASSIQUES étude publiée en 2013, Matthew Crump, du


FONT DE LA RÉSISTANCE Brooklyn College, à New York, et ses collègues
Fort heureusement, les expériences de répli- ont répliqué un certain nombre d’entre eux, en
cation n’échouent pas toujours. Bon nombre faisant passer des tests à de nombreux partici-
d’entre elles confirment les résultats originaux. pants grâce à la plateforme web Amazon’s
C’est ce qui s’est produit dans le cas de « l’om- Mechanical Turk (AMT). Ils ont ainsi confirmé
brage verbal », un phénomène découvert en la réalité des effets d’inhibition, qui stipulent
1990 par Jonathan Schooler et Tonya Engstler- que bloquer nos automatismes et nos habitudes
Schooler. Ces chercheurs ont montré qu’après a un coût cognitif. On mesure ce dernier de
avoir visionné une vidéo simulant un braquage, diverses façons, par exemple grâce au test de
on peine davantage à reconnaître le visage du Stroop. Ce test consiste à indiquer la couleur de
cambrioleur quand on a d’abord essayé de le l’encre dans laquelle un nom de couleur est écrit
décrire. Cela créerait en effet des représenta- et on constate que le temps de réponse s’allonge
tions verbales du souvenir (une « ombre ver- nettement lorsque les deux ne correspondent
bale »), qui viendraient ensuite interférer avec le pas (par exemple, le mot « bleu » écrit à l’encre
souvenir initial, encodé dans un format percep- verte), car le cerveau doit alors bloquer la lec-
tif. Alors que Schooler lui-même peinait à croire ture automatique du mot.
à cet effet, une expérience publiée en 2014, à Les effets de flexibilité cognitive, selon les-
laquelle 33 laboratoires et 90 chercheurs ont quels alterner entre deux tâches différentes a éga-
pris part, a levé ses doutes : le phénomène d’om- lement un coût, ont également été reproduits avec
brage verbal est bien réel. succès. Les expériences de réplication ont confirmé
Les effets classiques de la psychologie cogni- que l’on effectue plus rapidement une tâche
tive, en particulier, tiennent bon. Dans une lorsque la précédente est identique. Dans une série

N° 112 - Juillet-août 2019
44 DÉCOUVERTES Sciences cognitives
Psychologie : le grand ménage

de chiffres qui défilent, on déterminera ainsi plus


vite ceux qui sont impairs si on ne fait que cela,
par rapport au cas où on doit alterner avec une
autre tâche, comme « indiquer si un chiffre est
supérieur à 5. »
Même quand une expérience de réplication
échoue, les « grandes conclusions » restent sou-
vent valides, car elles reposent sur tout un fais-
Certains chercheurs
ceau d’études. Prenons le cas d’un autre effet préconisent de créer un indice
pour quantifier la fiabilité d’un
classique de la psychologie, appelé « amorçage ».
Il est bien établi que des mots ou des personnes
peuvent influencer inconsciemment nos juge-
ments et nos décisions, notamment en activant résultat scientifique : seules
des stéréotypes : une fille obtiendra ainsi de
les études d’indice 1 seraient
mûres pour une exploitation
moins bons résultats en mathématiques si on lui
rappelle qu’elle est une fille. L’étude sur le Trivial
pursuit, que nous avons mentionnée précédem-
ment, s’inscrivait dans ce contexte : l’idée était commerciale ou politique.
que l’image mentale d’un professeur « amorce »
l’intelligence et la recherche de connaissances
dans notre esprit. Le fait que la réplication ait avant un entretien d’embauche et mentionne
échoué n’invalide pas les très nombreuses études l’étude du stylo dans la bouche. Cette conférence
publiées dans le domaine de l’amorçage, qui est encore visible sur Internet et cumule un audi-
reste un phénomène psychologique robuste. De mat impressionnant : elle a été visionnée plus de
même, le semi-échec de la réplication du test du 50 millions de fois.
marshmallow n’annule pas l’ensemble des Une très grande prudence reste donc de mise
recherches sur la maîtrise de soi. avant d’utiliser les découvertes de la science à
Les fondements de la psychologie scienti- des fins commerciales ou politiques. Harold
fique sont donc solides. La crise de la réplication Pashler, de l’université de Californie à San Diego,
a permis, non pas de décrédibiliser cette disci- préconise de créer un indice spécifique et de le
pline, mais au contraire d’en redorer le blason mentionner dès que l’on cite un résultat scienti- Bibliographie
en attestant de sa maturité et de sa capacité à se fique. L’indice 1, le plus fiable, serait réservé à
questionner. Elle nous rappelle aussi le carac- des études répliquées une ou plusieurs fois. D. E. Huber et al.,
tère provisoire des connaissances scientifiques. L’indice 2 serait accordé à des résultats non répli- Less “story” and
En 1938, le célèbre épistémologue Gaston qués, mais dotés d’une bonne puissance statis- more “reliability”
Bachelard écrivait à leur propos : « Rien ne va de tique (impliquant de multiples mesures et de in cognitive
soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » nombreux participants), tandis que les études neuroscience,
Gardons donc à l’esprit que les connaissances d’une puissance plus faible auraient un indice 3 Cortex, vol. 113,
pp. 347-349, 2018.
sont des constructions, elles-mêmes amenées à et devraient être considérées comme prélimi-
être, un jour ou l’autre, déconstruites pour être naires. Seuls les résultats d’indice 1 seraient H. Pashler et C. R. Harris,
mieux reconstruites par la suite. alors mûrs pour une éventuelle exploitation Is the replicability crisis
overblown ? Three
commerciale ou politique.
arguments examined,
DES IDÉES QUI RESTENT INFLUENTES C’est ainsi que pourraient être limités les Perspectives on
BIEN APRÈS LEUR RÉFUTATION malentendus et les interprétations abusives, tout Psychological Science,
Le problème est que les résultats les plus éton- en conservant le droit à l’erreur. Émettre des vol. 7, pp. 531-536, 2012.
nants se propagent comme une traînée de poudre, hypothèses erronées n’est pas une honte, bien au
J. P. A. Ioannidis, Why
aussi bien chez les scientifiques (l’étude du stylo contraire : c’est inhérent à la recherche. De most published research
dans la bouche a été citée par près de 2 000 articles même, il est normal qu’un certain nombre d’expé- findings are false, PLoS
scientifiques, d’après Google Scholar) que dans le riences préliminaires ne soient pas confirmées Medicine, vol. 2,
grand public. Et même lorsqu’ils sont réfutés, ils par la suite. L’important est de savoir abandonner pp. 696-701, 2005.
continuent à circuler, voire à être dévoyés. Dans une piste qui a débouché sur une impasse. Pour G. Bachelard, La
une conférence TED sur le langage corporel l’astronome américain Phil Plait, « une partie du Formation de l’esprit
datant de 2012, Amy Cuddy (qui avait participé processus [de la science], c’est admettre qu’on a scientifique, La librairie
à l’étude « montrant » l’influence du power posing, parfois tort. Et ça peut être vraiment très, très philosophique
la fameuse posture conquérante avec les bras dur. […] Mais la contrepartie est la meilleure qui J. Vrin, 1938.
en V) conseille d’adopter cette posture juste soit : savoir et comprendre ». £

N° 112 - Juillet-août 2019
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P/25/MAIGRIR SUR L’OREILLER ?
MANFRED HALLSCHMID ALIMENTATION
P/32/UN INQUIÉTANT
MANQUE DE SOMMEIL RÉGULER SON POIDS
DAVID ELMENHORST EN DORMANT
ET EVA-MARIA ELMENHORST

P/45/COMBIEN DE TEMPS
PEUT-ON TENIR SANS DORMIR ?
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P/15
P/48/RÉAPPRENDRE À DORMIR
PATRICK LEMOINE

P/60/COMMENT PASSER
UNE BONNE NUIT
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Comment passer
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P/48 P/63/POUR EN FINIR


AVEC L’INSOMNIE ROMINA RINALDI

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P/74/LA SIESTE AMÉLIORE-T-ELLE
LES PERFORMANCES KIMBERLY COTE

COMMENT RETROUVER
P/77/SOMMEIL DES BÉBÉS 
P/32 P/77 ATTENTION AUX ÉCRANS !

LE SOMMEIL?
BÉNÉDICTE SALTHUN-LASSALE TEXTE : ANNA VON HOPFFGARTEN / ILLUSTRATION : YOUSUN KOH
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Dossier SOMMAIRE

p. 48
Quand faut-il écouter
son instinct ?

p. 54 Interview
L’intuition,
ça se travaille

SAVOIR p. 58
Quand notre intuition
nous égare

ÉCOUTER SON
INTUITION « C’est avec la logique que nous
prouvons, et avec l’intuition que nous trouvons », disait
le mathématicien Henri Poincaré. On ne saurait mieux
dire les choses. L’intuition est cette reconnaissance
immédiate qui ne recourt pas au raisonnement : elle va
droit au but, instantanément. Ce dossier le montre –
joueurs d’échecs, footballeurs, médecins, peintres et
même pompiers, tous prennent des décisions très rapides
qui sont autant de solutions à des problèmes, de voies
nouvelles et d’ouverture créatrices. Mais, comme nous
l’explique le chercheur en sciences cognitives Sylvain
Moutier, il faut ensuite prouver que l’intuition a vu juste,
sous peine de graves faux pas.
Lui-même champion d’échecs et chercheur en
psychologie, Fernand Gobet ajoute que l’intuition ne
voit juste que si elle a été préalablement entraînée par de
longues années de pratique. Alors oui, vous pouvez
écouter votre instinct, mais prenez d’abord soin de
l’éduquer à la sueur de votre front. Pour faire vôtre cette
maxime de Thomas Edison : « Le génie, c’est 1 %
d’inspiration et 99 % de transpiration. »
Sébastien Bohler

N° 112 - Juillet-août 2019


48 Dossier

QUAND FAUT-IL ÉCOUTER


Qu’est-ce que l’intuition ? Quand faut-il
s’y fier, ou plutôt se reposer sur une analyse
rationnelle des événements ? Une clé du
succès : bien évaluer son niveau d’expertise
dans un domaine – plus il est élevé,
plus on peut se reposer sur son instinct.

Par Laura Kutsch,


psychologue et journaliste scientifique.
© Serprix.com
49

SON INSTINCT ?

J e prends mes décisions à l’instinct, « avec


mes tripes », déclare la jeune entrepreneuse Judith Williams.
Comme elle, la plupart d’entre nous serait sans doute d’accord
avec cet avis lorsqu’il s’agit de choisir entre un gâteau au cho-
colat ou à la vanille. Mais dans les situations professionnelles
que rencontre Williams, les options sont généralement plus
nombreuses, et le choix plus difficile ; dans ce cas, faut-il
prendre davantage le temps de la réflexion ?
Cette jeune femme participe à une émission de télévision
en Allemagne, appelée « La grotte aux lions », au cours de
laquelle plusieurs chefs d’entreprise doivent investir de l’argent
sur de nouveaux concepts proposés par les autres participants
– il vaut mieux donc faire preuve de jugeote et si possible, de
flair. Cette émission n’est pas la seule à proposer ce genre de

N° 112 - Juillet-août 2019
50 DOSSIER S AVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
QUAND FAUT-IL ÉCOUTER SON INSTINCT ?

dispositif : l’intuition fait florès en librairie, avec une affaire de perceptions. Elle se caractérise
de très nombreux ouvrages de conseil expliquant par un sentiment d’aisance et de rapidité ».
comment se soigner de manière intuitive ou
investir intelligemment son argent. De multiples DEUX SYSTÈMES DE DÉCISION
coachs vous promettent de développer votre pers- En réalité, les scientifiques débattent depuis
picacité en libérant des forces inconscientes des décennies à propos du rôle véritable que
capables de vous aider dans vos choix quotidiens. joue l’intuition dans nos prises de décision.
Même dans les cercles scientifiques, il est de plus Daniel Kahneman part du principe que l’être
en plus souvent question de tendre l’oreille à ce humain dispose de deux systèmes de pensée : le
que nos « tripes » pourraient avoir à nous dire premier est rapide et intuitif, alors que le second
dans des situations de choix crucial. Avec une est plus lent et gouverné par la réflexion. Du
question récurrente : cet « instinct » est-il fiable, point de vue de Kahneman, le premier système
ou risque-t-il de nous induire en erreur ? est plus volontiers sujet à l’erreur, tout particu-
Mais tout d’abord, qu’est-ce que l’intuition ? lièrement chez les personnes qui ont peu d’expé-
Le professeur de psychologie David Myers, de rience dans cette façon de prendre leurs déci-
l’université du Michigan, la définit comme notre sions. Toutefois, ce système de pensée intuitif
capacité d’accès à un savoir direct offrant accès aurait un rôle à jouer, et pourrait même confé-
à une connaissance immédiate et sans réflexion. rer un avantage lorsque nous sommes confron-
Le célèbre psychologue et Prix Nobel d’économie tés à des menaces urgentes ou au contraire à
Daniel Kahneman écrit : « La pensée intuitive est des opportunités rares nécessitant de réagir

À QUOI TIENT NOTRE INTUITION…


D ans une de leurs expériences, les chercheurs Daniel Kahneman
et Amos Tversky ont placé des volontaires face à une situation de
crise : « Les États-Unis doivent se prémunir contre l’irruption
deux groupes : à ceux du premier groupe, les programmes étaient
exposés selon la formulation 1, à ceux du second, ils étaient présentés
selon la formulation 2. Dans la formulation 1, la plupart des sujets
d’une épidémie d’origine asiatique qui pourrait faire interrogés ont choisi le programme A qui représente l’option la
600  victimes. Deux possibilités sont envisagées pour plus sûre. Dans la formulation 2, ils ont choisi le programme B
combattre la maladie ». qui représente l’option la plus risquée. Preuve que la simple
Puis, on leur demandait de choisir entre deux formulation d’un problème influence nos convictions et
programmes d’intervention, le programme A ou le préférences, et donc nos prises de décision. Ce biais cognitif
programme B. Les participants étaient répartis dans porte le nom d’effet de cadrage.

Formulation 1 Formulation 2
Le programme A Dans le programme A,
va sauver 200 personnes. 400 personnes vont mourir.
Le programme B a une chance Dans le programme B, il existe
sur trois de sauver 600 personnes une probabilité d’un tiers que personne
et deux chances sur trois ne meure, une probabilité de deux tiers
de ne sauver personne. que 600 personnes meurent.

Programme A Programme B
© Shutterstock.com/MicroOne

N° 112 - Juillet-août 2019
51

rapidement. Dans pareil cas, il serait contrepro-


ductif de passer trop de temps à tout analyser
rationnellement. En revanche, lorsque le temps
le permet, le système de pensée rationnel com-
mettrait moins d’erreurs car reposant sur une
analyse méthodique, critique et analytique.
Dans ses recherches, Kahneman a découvert
de très nombreux exemples d’erreur de juge-
ment que nous commettons parce que nous pre-
nons en compte des aspects non pertinents de la
réalité. Dans les années 1980, lui et son collègue
Amos Tversky ont par exemple soumis des
volontaires à deux scénarios présentant une
situation identique, mais sous deux formulations
différentes (voir l’encadré page ci-contre). Ils ont
constaté que la formulation joue un rôle déter-
minant dans la réaction des participants face à
ces deux situations. Preuve que leur premier
système de pensée, rapide et intuitif, est vulné-
rable aux effets du contexte.
À ce jour, certains scientifiques et psycho-
logues doutent encore de l’existence séparée de
ces deux systèmes de pensée postulés par
Kahneman, et sont plutôt d’avis qu’il existerait
une continuité entre l’intuition et la pensée
consciente. Pour Gerd Gigerenzer, de l’institut
Max-Planck de recherches éducatives à Berlin,
c’est justement dans les situations complexes
que nos décisions empruntent, dans des pro-
portions variées, à ces deux systèmes de traite-
ment de l’information. Selon lui, il y aurait une
erreur fondamentale à croire que notre intelli-
gence serait nécessairement consciente et
réfléchie, alors que l’intuition représenterait En situation d’urgence, qui disposent d’une vaste expérience dans un
plutôt une forme d’intelligence inconsciente. À l’intuition vaut parfois domaine seraient capables de traiter des infor-
de l’or ! Elle condense
l’en croire, les décisions intuitives reposeraient en mode accéléré mations nombreuses et complexes de façon
plutôt sur ce qu’on appelle des heuristiques, à un savoir acquis sur simultanée, et de décider sur cette base.
plusieurs années,
savoir des raccourcis mentaux simples et comme celui d’un En 2006, une étude du psychologue social
rapides qui s’appuient sur un petit nombre d’in- médecin qui prend Ap Dijksterhuis a fait sensation. Dans cette étude
formations et restent aveugles à l’immense très rapidement est défendue la thèse selon laquelle le jugement
la bonne décision
majorité d’entre elles. De tels raccourcis men- pour sauver une vie. conscient ne serait pas un avantage dans toutes
taux nous portent, par exemple, à faire ce que les situations. Raisonner de manière objective
font nos amis, comme acheter les mêmes chaus- serait efficace pour des choix très simples, mais
sures de sport quand l’un d’entre eux en est se révélerait contreproductif dans des situations
satisfait. Nous appliquerions de telles règles le plus complexes comme lorsqu’il s’agit d’acheter
plus souvent sans même nous en rendre compte, une voiture ou une maison. Dans une de ces
et à en croire Gigerenzer, l’être humain se repo- expériences, des participants devaient choisir en
serait à travers ces heuristiques sur l’informa- quelques minutes quelle automobile acheter
© Photo by JC Gellidon on Unsplash

tion qui lui semble la plus fiable, laissant de côté parmi un choix de quatre qui leur était présenté.
toutes les autres. Et pour cela, ils devaient prendre en compte
quatre caractéristiques, notamment la consom-
L’INTUITION RÉSOUT DES PROBLÈMES mation de carburant ou le volume du coffre. Si
EN MODE INCONSCIENT l’on distrayait ces participants par des exercices
Cette posture a ses critiques. Selon eux, la mentaux, leur décision était moins bonne que
prise de décision intuitive ne repose pas obliga- celle de personnes pouvant réfléchir tranquille-
toirement sur des règles simples. Les individus ment. En revanche, dans une version du test où

N° 112 - Juillet-août 2019
52 DOSSIER S AVOIR ÉCOUTER SON INTUITION 
quand faut-il écouter son instinct ?

les sujets devaient prendre en compte douze confrontés un excès d’informations, leur perfor-
caractéristiques simultanément, c’est l’effet mance à tendance à s’éroder. Il faut donc tou-
inverse qui fut observé. Être capable de réfléchir jours se méfier d’une stratégie purement intui-
sans être dérangé livra des résultats négatifs en tive qui serait fondée exclusivement sur
termes d’efficacité de la décision, avec seulement l’observation de similitudes entre différentes
25 % des personnes testées qui se sont montrées situations. Mais d’un autre côté, résume le psy-
capables de choisir la meilleure automobile, alors chologue américain Gary Klein, on ne peut pas
que 60 % des participants ayant été distraits de toujours prendre le temps d’analyser rationnel-
leur réflexion ont réalisé le bon choix… lement tous les paramètres quand on est un
Les autres chercheurs qui ont essayé de pompier en situation d’urgence absolue.
reproduire les résultats de ce type d’expérience En réalité, ces deux systèmes de pensée ne
se sont plaints de ne pas y arriver, ce qui fragi- sont pas exclusifs l’un de l’autre. La psychologue
lisait évidemment la validité de ses conclusions. Kamila Malewska de l’université de Poznan en
En 2015, le psychologue cognitiviste australien Pologne a demandé à des managers d’un groupe
Ben Newell est alors arrivé à la conclusion sui- alimentaire quelle était la part d’intuition dans
vante : selon lui, les résultats dont on dispose leurs gestes quotidiens au travail. Presque tous
aujourd’hui suggèrent que les effets de l’intui- les sujets interrogés ont reconnu se fier à leurs
tion sont surestimés. Il y aurait finalement bien impressions au moment de prendre des déci-
peu de preuves que la pensée rationnelle et sions, en plus de la prise en compte d’arguments
consciente serait moins avantageuse que l’intui- rationnels. Plus de la moitié d’entre eux privilé-
tion en situation complexe. giaient certes une approche rationnelle ; un
Les problèmes réels comportent de plus quart déployait une stratégie mêlant rationalité
nombreux niveaux de complexité que ceux pro- et intuition, tandis qu’un cinquième se fiait prin-
posés aux participants dans des expériences de cipalement à leur instinct. Et, détail intéressant,
laboratoire. C’est sur cette considération que c’étaient surtout les managers occupant les fonc-
s’est constitué dans les années 1980 un mouve- tions les plus élevées dans l’entreprise qui pro-
ment d’étude de la prise de décision en milieu cédaient de la manière la plus intuitive.
réaliste, dont le but était de découvrir comment Aux yeux de Kamila Malewska, l’intuition n’est
les personnes agissent dans la vraie vie. Ce cou- pas du tout le contraire de la logique ; il s’agirait
rant de recherche a commencé à s’appuyer sur plutôt d’un processus rapide et en grande partie
des questionnaires, des analyses de vidéos ou automatique, qui tiendrait compte de nombreuses
des observations de terrain pour étudier concrè- connaissances accumulées par les individus au
tement comment des pompiers, des infirmières,
des managers ou des pilotes d’avion, utilisent
leur expérience pour gérer quotidiennement
des situations exigeantes telles que l’incerti-
tude, la pression du temps, l’existence de buts Pour un agent
commercial,
mal définis ou les contraintes organisation-
nelles pesantes.

INTUITION DE POMPIER
Les chercheurs ont ainsi découvert que les
individus expérimentés comparent différentes
combiner une
séquences d’événements qu’ils observent au fil
des situations rencontrées. C’est pourquoi ils stratégie rationnelle
et une approche
sont à même de repérer, au sein de masses
importantes de données, des régularités, répé-
titions, similitudes et règles cachées dont ils se

intuitive donne
servent pour simuler mentalement quelle pour-
rait être l’évolution d’une situation donnée. C’est
de cette façon qu’ils prennent des décisions à la
fois rapides et pertinentes.
Il s’est révélé, en outre, que le degré de
confiance des décideurs n’augmente pas forcé-
généralement
ment à mesure que l’on met davantage de don-
nées à leur disposition, bien au contraire : de bons résultats.
N° 112 - Juillet-août 2019
53

60 % DES PERSONNES
FAISANT UN CHOIX « À L’INSTINCT »
après une phase de réflexion approfondie suivie d’une phase de distraction prennent la bonne décision,
contre seulement 25 % de celles qui restent en mode de concentration sans passer par la phase de distraction.

cours de leur vie. Cette aptitude pourrait s’entraî- concerné. Ce questionnement leur a été inspiré par
ner et se développer, de sorte que chacun pourrait leur passion commune : les échecs. Robert von
lui faire une place dans ses décisions. Weizsäcker, notamment, est aujourd’hui un joueur
C’est ce que semble corroborer une découverte de très bon niveau qui a remporté des prix inter-
réalisée en 2017 par Lutz Kaufmann et ses collè- nationaux. Aujourd’hui, il dit se reposer principa-
gues de l’école de management Otto Beisheim à lement sur son intuition et y voit le résultat d’une
Vallendar, en Allemagne. Selon ces travaux, l’asso- évolution : petit, il a principalement appris en imi-
ciation des deux styles de pensée serait la plus tant les coups et ses adversaires. En grandissant,
favorable en situation réelle. Les participants à il s’est intéressé plus délibérément aux rouages de
cette étude, tous des managers dans des équipes cet art, en se plongeant dans des ouvrages sur les
commerciales, devaient indiquer par des question- échecs et en se documentant sur les stratégies les
naires de quelle manière ils avaient pris leurs déci- plus efficaces.
sion au cours des trois derniers mois. Par exemple : Les deux chercheurs ont mis au point un
« J’ai suivi un processus principalement analytique modèle mathématique qui tient compte à la fois des
(processus rationnel) » ou : « Je n’avais pas le temps coûts et des bénéfices liés aux deux stratégies
de réfléchir beaucoup pour prendre cette décision – intuitive et inconsciente, ou rationnelle et
et je me suis reposé sur mon expérience (processus consciente. Leur modèle leur a appris que deux
basé sur l’expérience) ». En outre, les chercheurs facteurs sont à prendre en compte pour savoir s’il
ont évalué le succès concret de chaque manager vaut mieux recourir à l’une ou à l’autre. D’une part,
dans sa pratique, en mesurant notamment les prix Bibliographie la complexité du problème, et d’autre part les
obtenus dans les ventes, la qualité de produits connaissances et capacités cognitives de la per-
obtenus auprès de leurs fournisseurs, ou encore la A. Dijksterhuis et al., sonne. Les décisions rationnelles sont plus précises
ponctualité des livraisons. On making the right mais occasionnent des coûts cognitifs supérieurs à
Les décisions rationnelles, globalement, sont choice : the delibera- l’approche intuitive, notamment du fait qu’il faut
apparues comme étant liées à de bonnes perfor- tion-without-attention collecter des informations et dépenser de l’énergie
mances commerciales. De même, combiner stra- effect, Science, vol. 311, mentale en délibérations conscientes. Cet investis-
pp. 1005-1007. 2006.
tégie intuitive et approche rationnelle donne de sement peut toutefois s’atténuer avec le temps mais
bons résultats. Mais rien de tel, cependant pour L. Kaufmann et al., sans jamais disparaître entièrement. Il se justifie
les stratégies entièrement basées sur l’expérience Individual modes and pour les personnes qui sont capables d’apprendre
patterns of rational
ou l’émotion. Combiner les deux styles, comme vite et peuvent transférer rapidement des informa-
and intuitive decision-
cela semble être souvent le cas en pratique, serait making by purchasing tions explicites vers un savoir implicite et intuitif.
donc plutôt profitable. managers, J. Purchasing Lorsqu’on a cette ambition et que l’on souhaite
& Supply Management, devenir un expert dans son domaine, alors le meil-
SAVOIR QUAND UTILISER LA RAISON ET vol. 23, pp. 82-93, 2017. leur conseil est de développer à la fois le versant
QUAND RECOURIR À L’INTUITION M. Sahm et R. K. von intuitif et rationnel de leur décision, le premier se
D’après Marco Sahm de l’université de Weizsäcker, Reason, nourrissant du second. À mesure que cette double
Bamberg, en Allemagne, et Robert von Weizsäcker, intuition, and time, compétence se développe, on s’épargne les coûts
de l’université technique de Münich, l’intérêt de Managerial and Deci- importants d’une analyse entièrement rationnelle.
recourir à une réflexion consciente ou à une sion Economics, vol. 37, Alors l’intuition est une alliée dont il serait dom-
démarche instinctive pourrait dépendre en partie pp. 195-207, 2016. mage de refuser les services, mais qu’il serait dan-
de l’expertise et du savoir acquis dans le domaine gereux de suivre aveuglément. £

N° 112 - Juillet-août 2019
54

INTERVIEW

FERNAND
GOBET
MAÎTRE INTERNATIONAL D’ÉCHECS,
PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE COGNITIVE
À L’UNIVERSITÉ DE LIVERPOOL

L’INTUITION
ÇA SE
TRAVAILLE
Fernand Gobet, vous êtes à la
fois chercheur en psychologie
et maître international
d’échecs. L’intuition peut-elle
être définie scientifiquement,
selon vous ?
Oui, absolument. Dans les re-
cherches sur ce domaine, on définit
© commons.wikimedia.org

l’intuition comme la reconnais-


sance rapide et automatique de
« motifs » ou de relations entre les
éléments de notre environnement.
Il n’existe pas de terme très satisfai-
sant en français pour désigner de

N° 112 - Juillet-août 2019
55

Pour développer votre


tels motifs, aussi utilise-t-on très
souvent le terme de pattern. Ce
qu’on entend par pattern dépend
de l’activité que l’on exerce : pour
un médecin, il s’agit d’une combi- intuition, acquérez de
l’expérience dans votre
naison de symptômes observée
chez un patient ; pour un agricul-
teur, ce sera un degré d’humidité
combiné à un vent froid de nord-
ouest et une certaine forme des domaine. Alors, vos
nuages ; pour un joueur de football,
c’est une certaine disposition des
joueurs de la défense adverse ; et
jugements deviendront
pour un joueur d’échecs, ce sera les
positions relatives de différents
de plus en plus rapides,
groupes de pièces sur l’échiquier.

Vous dites que notre


sûrs et intuitifs.
« intuition » repère
continuellement de tels
patterns et les traite à l’échiquier, comme des motifs abs- Ce mécanisme est-il
un niveau non conscient, traits. Au fil d’une carrière, on com- entièrement inconscient ?
pour livrer des décisions mence par apprendre à repérer de Progressivement, au fil de l’apprentis-
quasi instantanées ? telles combinaisons à un rythme as- sage, s’opère un glissement du traite-
Oui, et cela se comprend d’un point sez lent, mais ensuite, le bénéfice ment conscient vers le traitement non
de vue cognitif. Lorsqu’on a été ex- devient considérable. La plupart des conscient. Chez les débutants (que ce
posé de façon répétée, de par sa domaines d’expertise profession- soit en médecine, aux échecs, ou ail-
pratique professionnelle, à de très nelle dans la vie sont complexes et leurs), la résolution des problèmes est
nombreux patterns de ce type (pre- demanderont des années d’appren- d’abord consciente : ils doivent réflé-
nez par exemple un médecin qui a tissage. Mais ensuite, on constate chir explicitement à la situation, opé-
vu des dizaines de milliers de pa- effectivement que les experts ré- rer par déduction, en se référant à des
tients dans sa vie), notre cerveau solvent la plupart des problèmes de livres ou en « calculant » mentalement
constitue une base de données manière intuitive. les résultats des différentes solutions
conséquente. Des connexions se possibles. Mais plus ils avancent en
font entre l’apparition de certains L’intuition fait-elle intervenir, expérience, plus la résolution se fait
motifs et certains résultats (typi- par conséquent, une part inconsciente. Ce qui est étonnant,
quement, des symptômes et un dia- importante de mémoire ? c’est que même chez un débutant qui
gnostic). Le moment venu, observer Principalement, la mémoire à long doit résoudre les problèmes de façon
un tableau clinique donné fait sur- terme. Dans le cerveau, les patterns consciente, le cerveau apprend des
gir presque instantanément un dia- sont stockés dans des zones de mé- configurations perceptives de façon
gnostic possible. Il faut parfois moire à long terme, par exemple automatique et inconsciente, en pa-
confirmer ce diagnostic, mais l’in- dans la partie médiale temporale où rallèle. C’est d’abord dans le jeu
tuition défriche, elle va très vite, se trouve le gyrus fusiforme, habi- d’échecs que les chercheurs ont dé-
elle tire parti de tous ces cas obser- tuellement dévolu à la reconnais- couvert que l’apprentissage se fait en
vés et emmagasinés par le passé. sance des visages. Or, de plus en apprenant des configurations percep-
plus, les neuroscientifiques pensent tives. La plupart des joueurs ne se
Un joueur d’échecs que ce gyrus fusiforme pourrait co- rendent même pas compte qu’ils ap-
fonctionne-t-il aussi de der plusieurs types de motifs, et pas prennent des configurations. Puis, le
cette façon ? seulement liés aux traits des vi- même phénomène a été observé dans
Tout à fait. Aux échecs, les études en sages. Toujours est-il qu’il se réac- d’autres domaines.
psychologie cognitive ont montré tive au moment de la réponse intui-
que les joueurs experts repèrent des tive. À ce moment, la solution sort Peut-on avoir une intuition
regroupements de pièces appelés de façon automatique, est transfé- quand on est totalement
chunks. Leur regard ne voit pas vrai- rée en mémoire à court terme et se novice dans un domaine ?
ment les pièces individuellement, traduit par une action. Par exemple, Non, pour un novice, on ne peut pas
mais plutôt leurs combinaisons sur le choix d’un traitement médical. parler d’intuition. Pour qu’il soit

N° 112 - Juillet-août 2019
56 DOSSIER SAVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
L’INTUITION, ÇA SE TRAVAILLE

question d’intuition, il existe un cri- le fond il est impossible d’y apprendre tuation est inédite. L’intuition est une
tère infaillible : il faut que les déci- des patterns prédictifs. Lorsqu’on aide, un serviteur qui vous fait gagner
sions prises de cette façon livrent s’intéresse à la question de l’addiction du temps. Mais il faut l’entraîner.
un résultant meilleur que le hasard. aux jeux d’argent, on découvre aussi
Or, cela ne commence à être le cas des choses surprenantes : certaines Une fois que l’on a développé
que lorsque vous prenez des déci- personnes passent leur temps à jouer son intuition dans
sions dans un domaine que vous aux machins à sous ; elles ont accu- un domaine (par exemple,
connaissez un minimum, dans le- mulé un nombre astronomique de en devenant un expert aux
quel vous avez acquis de l’expé- patterns et font le lient entre ces mo- échecs), peut-on l’utiliser
rience, car c’est cette expérience qui tifs et le fait qu’elles vont (pensent- dans d’autres situations
va rejaillir au moment de la prise de elles) gagner, mais le lien est incor- de la vie (par exemple, pour
décision instantanée. À moi, par rect. Il existe des biais qui sont flairer les bonnes affaires
exemple, vous pouvez me deman- littéralement créés par l’industrie du dans l’immobilier) ?
der mon intuition sur la théorie de jeu ; ainsi, la machine va vous donner C’est ce que tout le monde espère,
la relativité, je n’y connais rien, je l’impression que vous êtes près de mais cela ne fonctionne pas. La pos-
pourrais dire tout ce que je veux, gagner, ce qui va susciter en vous des sibilité de transfert d’un domaine à
mais je n’y connais rien et mon in- émotions positives associées au pat- l’autre a été étudiée scientifiquement,
tuition ne sera que du hasard. Aux tern que vous décelez, mais d’un et disons tout de suite que le transfert
échecs, il y a des débutants qui ont point de vue mathématique cela ne d’intuition n’existe pas. Une partie de
des intuitions sur tout, mais elles ne prédit rien du tout. mes recherches porte sur l’entraîne-
valent rien. J’ai l’impression que c’est dans une ment cognitif, l’apprentissage de la
Et le nombre de domaines où nous certaine mesure ce qui pourrait aussi musique, des échecs… avec une
pensons avoir de l’intuition est vaste ! se passer en politique. Les experts en question : une capacité de reconnais-
En politique, tout le monde a son politique apprennent, eux aussi, des sance intuitive de motifs acquise dans
avis. Au football, tout le monde veut patterns (mouvements de contesta- un domaine peut-elle être transférée
être sélectionneur et « sait » comment tion suivis de certaines réformes, etc.) dans d’autres domaines, comme le
il faudrait composer l’équipe. Mais mais il n’est pas sûr qu’ils arrivent à laissent espérer les jeux vidéo ou les
sans expertise, ce ne sont que des prédire l’issue d’une situation à partir méthodes d’entraînement cérébral
coups d’épée dans l’eau. Attention, je de leur « expérience ». Quant aux sur console ? Après avoir réalisé des
ne dis pas que l’intuition n’existe pas électeurs moyens qui prennent des métaanalyses des données sur cette
au foot : les bons joueurs de football décisions en grande partie intuitive question, il s’avère qu’il n’y a pas de
prennent des décisions intuitives tout au moment de voter, cela semble en- transfert éloigné. Vous aurez beau
le temps, ils repèrent des patterns sur core moins probable. avoir appris à avoir des intuitions
le terrain en temps réel, et ne peuvent dans un domaine, cela ne va pas dé-
faire des bons choix à la vitesse de Comment peut-on développer velopper votre capacité à en avoir
l’éclair que parce que leur cerveau a son intuition ? dans d’autres. L’explication est que,
stocké des milliers de situations ana- Travaillez ! Choisissez un domaine lorsqu’on progresse dans une compé-
logues par le passé. que vous aimez, où vous souhaitez tence (par exemple, jouer du piano),
vous perfectionner, et passez-y du on acquiert une multitude de motifs
Peut-on développer une temps. Vous aurez du plaisir, vous d’exécution motrice qui vont être spé-
intuition dans n’importe acquerrez une expertise, et puis votre cifiques au domaine, et qu’on ne
quel domaine ? pensée deviendra de plus en plus ra- pourra pas utiliser dans d’autres
Il faut être prudent vis-à-vis du do- pide, pour finalement devenir champs d’expertise.
maine qu’on aborde. Dans la plupart presque totalement intuitive. Il y Une intuition est valable dans le do-
des champs de compétence, cela fonc- aura toujours des situations où vous maine où elle a été affûtée. Mais à
tionne, mais dans certains cas, même devrez réfléchir et analyser consciem- bien y réfléchir, est-ce regrettable ?
s’il est clair qu’un grand nombre de ment les problèmes. Ce seront des C’est, après tout, ce qui fait que la
patterns sont appris, ils n’ont pas for- situations où vous serez confrontés à société est riche de ses médecins, de
cément d’influence sur la qualité de la des problèmes nouveaux, très com- ses garagistes, de ses carreleurs et (eh
décision finale. Prenez la prédiction plexes. Alors, votre intuition vous oui !) de ses footballeurs. Demandez
des marchés financiers, par exemple. guidera peut-être, vous soufflera des à Lionel Messi ou Kylian Mbappé de
Vous pouvez y trouver des experts qui hypothèses, des voies possibles, mais trouver votre fuite d’eau dans votre
ont vu beaucoup de situations, de vous devrez recourir à l’analyse appartement « à l’instinct », vous allez
motifs et de patterns d’évolution des consciente. Je le vois dans le jeu voir ce que vous allez voir ! Et entre
courbes de cotation, mais le domaine d’échecs. L’analyse reste en couver- nous, ne me demandez surtout pas
est chaotique ou stochastique, et dans ture, prête à se déployer quand la si- de tirer un penalty…

N° 112 - Juillet-août 2019
57

L’intuition est étroitement d’un apprentissage. Par exemple, si


vous apprenez un pattern particu-
lier aux échecs (une disposition de
liée à un champ donné chunks, ou groupement de pièces),
vous l’aimez parce qu’il vous est

de compétence. familier, que vous le maîtrisez et


qu’il vous a réussi, et il va être asso-

Elle ne se transfère pas


cié à une émotion positive. Et l’in-
verse se produit avec des émotions
négatives. C’est pourquoi les ex-

d’un domaine à l’autre. perts ont parfois des réactions émo-


tionnelles sur certaines positions,
comme des réflexes d’évitement ou
d’attraction. Ils vous diront que
Comment faire pour avoir Dès lors que vous « possédez » un « Celle-là est horrible », ou « Celle-là,
une intuition « générale », domaine, vous pouvez innover de je l’adore ». Et leur communication
dans ce cas ? différentes façons sur la base de ce non verbale le montre : il y a des
Le mieux est de devenir expert dans qui existe. C’est ce qu’on appelle les vidéos amusantes avec l’ancien
plusieurs domaines. Vous pouvez être heuristiques de création, un certain multiple champion du monde Garry
moyennement expert dans plusieurs nombre d’approches qu’utilisent les Kasparov, où on lui montre une
champs. Idéalement, tentez d’injecter créateurs pour explorer de nouvelles position d’échecs et où il a une atti-
des données issues d’un secteur d’ac- directions. Par exemple, en science, tude de dégoût !
tivité dans un autre. Par exemple, si une manière d’innover est de dé-
vous êtes psychologue et que vous fendre l’opposé de ce qui a déjà été Ces émotions sont-elles
savez importer dans vos recherches fait – évidemment, si vous ne plutôt une aide ou un facteur
en psychologie des notions ou com- connaissez pas ce qui a été fait, vous perturbant ?
pétences de mathématiques ou de ne pouvez pas l’employer. En art Les professionnels ne sont pas tous
physique, vous pourrez faire progres- opère souvent la même logique. Bri- d’accord sur ce point. En tout cas,
ser votre champ de recherche de ser les cadres. Commencez par l’évaluation émotionnelle n’est pas
manière créative. connaître le cadre. toujours correcte, et elle dépend
Autre heuristique, moins évidente : avant tout des expériences que vous
La créativité fait-elle nécessai- combiner des concepts qui n’ont ap- avez faites. La littérature du jeu
rement appel à l’intuition ? paremment pas de lien les uns avec d’échecs abonde en discussions sur
Il y a des liens entre créativité et in- les autres – si vous ne connaissez pas ce thème : faut-il plus croire ses in-
tuition. Dès lors que vous disposez ces concepts, vous ne pouvez pas tuitions ou son analyse ? L’opposi-
d’un vaste fonds de connaissances mettre en œuvre ces heuristiques. Le tion entre analyse et intuition est
dans un champ d’expertise, ces Prix Nobel d’économie Herbert Si- très forte aux échecs. Certains
connaissances sont encodées sous mon conseillait de rechercher des joueurs sont connus pour leur jeu
forme de patterns, et ceux-ci peuvent problèmes importants et de s’y atta- calculatoire, d’autres pour leur jeu
émerger à tout instant selon les quer. Il s’adressait à des étudiants qui intuitif. Le champion du monde so-
contraintes de l’œuvre créatrice. Vous commençaient leur doctorat et notait viétique Tigran Petrossian disait
aurez alors davantage de chances de que la plupart choisissaient des pro- qu’il faisait toujours confiance à sa
faire des découvertes dans ce do- blèmes relativement sûrs et bien do- première intuition si elle était néga-
maine. On dit parfois qu’il faut être cumentés : ils ne prenaient pas de tive : dans ce cas, même si son rai-
capable de « penser en hors de la risques mais leur thèse livrait peu sonnement conscient lui disait que
boîte » … Cette idée est à prendre d’enseignements. le coup était jouable, il s’y refusait.
avec des pincettes. Toutes les per- Cela montre qu’il faut apprendre à
sonnes qui font de vraies innovations Quel impact ont nos émotions connaître sa propre intuition, et à
ont d’abord d’immenses connais- sur nos décisions intuitives ? avoir un regard critique et un cer-
sances dans ce domaine. Évidem- Si l’on évoque toujours le cas de tain recul en prenant le soin, a pos-
ment, disposer d’un savoir approfon- l’intuition réelle d’un expert face à teriori, de noter dans quelles situa-
di vous permettra d’aller au-delà de un problème qui relève de son tions elle vous fait gagner ou non. Il
ces patterns, mais il est important de champ de compétences, il est éton- y a une part importante d’empi-
posséder cette connaissance au dé- nant de voir que les émotions ont risme dans tout cela. £
part, sinon vous ne saurez même pas un fort impact. Mais celui-ci doit
ce que signifie aller « au-delà ». être envisagé toujours dans le cadre Propos recueillis par Sébastien Bohler

N° 112 - Juillet-août 2019
58 DOSSIER S AVOIR ÉCOUTER SON INTUITION

QUAND NOTRE
INTUITION
NOUS ÉGARE

Gauche ou droite ?
Quand on ne sait pas
quoi choisir, on laisse
parler son intuition.
Mais elle est loin d’être
parfaite. Connaître ses
biais est alors
indispensable pour
minimiser les erreurs.
59

EN BREF Sentir les choses et décider


££Décider à l’instinct au feeling ? Dans ce cas, prenez
peut faire gagner
du temps, mais aussi
d’abord quelques instants pour
commettre des erreurs. vous instruire des pièges tendus
££Un des biais les plus par votre propre cerveau.
répandus est l’effet
de cadre : une même
situation peut paraître Par Sylvain Moutier, professeur de psychologie
plus ou moins favorable du développement, Université de Paris, LPPS,
selon sa formulation. à Boulogne-Billancourt.
££Nos jugements
moraux sont parfois
aussi viscéraux : sans
être forcément mauvais,
ils doivent être soumis
à l’examen critique
de la raison.

U ne loupe, une pipe, une casquette, une for-


midable intuition… Sherlock Holmes ! Pour Conan Doyle, tout
le talent de son célèbre détective ne repose pas uniquement
sur sa formidable habileté logique mais aussi sur son flair ou
son intuition, comme si cette part d’irrationnel était indispen-
sable à la résolution des énigmes les plus complexes. De ce
point de vue, l’intuition qui consiste à penser que l’on connaît la
solution d’un problème mais sans savoir ni pourquoi ni com-
ment, est présentée comme « vraie » et indispensable à l’intelli-
gence. Bien entendu, il ne s’agit que de littérature et l’on peut se
demander si l’on peut se fier à ces mystérieuses pensées intui-
tives qui nous viennent si rapidement à l’esprit, à l’occasion des
innombrables situations de résolutions de problèmes auxquels
nous sommes confrontés au quotidien, pour l’achat d’un appar-
tement, le choix d’un candidat pour les élections, ou tout sim-
plement lorsqu’il s’agit de décider si nous devons sortir avec ou
sans notre parapluie. De façon intéressante, la littérature n’est
pas la seule à vanter les mérites de l’intuition. Einstein lui-même
écrivait que « le plus important pour un scientifique n’est pas
dans ses diplômes, ni le nombre de ses années d’études, ni même
son expérience, mais tout simplement son intuition ».
© Photo de Jens Lelie sur Unsplash

Plus récemment, de nombreuses recherches menées en psy-


chologie ou en neurosciences cognitives montrent en revanche
les intuitions sous un angle bien moins positif voire comme
l’une des principales causes de nos décisions absurdes. Afin de
comprendre dans quelles situations nos intuitions (mais peut-
être aussi celles de Sherlock Holmes) seraient dangereuses et
en conflit avec la logique, les chercheurs ont élaboré des
épreuves expérimentales qui s’apparentent souvent à des

N° 112 - Juillet-août 2019
60 DOSSIER SAVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
QUAND NOTRE INTUITION NOUS ÉGARE

situations de prise de décision dites « pièges » où Dans leur expérience la plus célèbre, ils
les participants sont confrontés à un véritable décrivent une jeune femme, Linda, âgée de 33 ans,
dilemme entre deux choix proposés, l’un attractif célibataire, très intelligente, diplômée en philoso-
(ou « intuitif ») mais totalement erroné, tandis que phie et qui ne mâche pas ses mots. Quand elle était
l’autre choix offert est nettement moins attirant étudiante, Linda se sentait très concernée par les
mais pertinent. Les résultats sont spectaculaires questions de discrimination et de justice sociale, et
et montrent que les participants adultes pro- avait pris part à des manifestations contre le
duisent quasiment systématiquement des réponses nucléaire. Voici la question qui était alors posée
irrationnelles et cela malgré d’indéniables capaci- aux participants : « Selon vous, quelle est la solution
tés logico-mathématiques. Pour la gestion quoti- la plus probable : Linda est-elle devenue employée
dienne de notre intuition, il va donc falloir avoir à dans une banque ou employée dans une banque et
l’œil ces situations où elle peut nous entraîner sur militante dans un mouvement féministe ? »
de mauvais rails ! À cette question, entre 85 % et 90 % des sujets
interrogés, y compris des étudiants de plusieurs
LE TEST DE L’EMPLOYÉE grandes universités américaines, choisissent la
DE BANQUE FÉMINISTE seconde possibilité (« employée dans une banque
Deux chercheurs désormais célèbres, Amos et militante dans un mouvement féministe »).
Tversky et Daniel Kahneman, pionniers d’un Étonnamment, 85 % des sujets adultes donnent
important courant de recherche sur la rationalité une mauvaise réponse en jugeant intuitivement, à
humaine et ses biais, ont été les premiers à utiliser tort, la proposition « employée et féministe »
des épreuves de ce type, en créant notamment des comme « plus probable » que la simple option
dilemmes inspirés de situations quotidiennes « employée ». Erreur flagrante, car si Linda est
d’évaluations des probabilités ou des jeux de employée et féministe, elle est forcément
hasard et d’argent. Ces tâches expérimentales très employée, alors que l’inverse n’est pas vrai. La pro-
simples illustrent clairement les effets d’interfé- babilité qu’elle soit juste employée est donc supé-
rences, caractéristiques de ces dilemmes, prove- rieure à celle qu’elle soit employée et féministe.
nant de la compétition cognitive entre deux stra- Pourquoi commet-on cette erreur ? D’après
tégies possibles de résolution : l’une habituelle, Kahneman et Tversky, nous fondons notre juge-
automatique (« intuitive ») mais erronée, et l’autre ment sur le degré de similitude entre les modèles
reposant sur un raisonnement logique ou probabi- proposés (« simple employée », ou « employée et
liste, légèrement plus complexe mais correcte. féministe ») et l’élément considéré –­  Linda. Les

© Gettyimages/PhotoAlto/Frederic Cirou

Les heuristiques sont


des méthodes de choix
basées sur des
automatismes, comme
le fait d’apprécier les
mêmes marques de
chaussures que celles
portées par une
majorité de personnes
de son âge...

N° 112 - Juillet-août 2019
61

personnes procèdent à ce choix erroné essentiel-


lement en fonction de la proximité (ou de la Lorsque nous ne disposons pas des
« représentativité ») entre la réponse « employée
et militante » et Linda. En lisant la description de outils de réflexion suffisants pour
son parcours, ils l’imaginent féministe, et ce
terme retient donc leur attention au moment du
trancher une situation, nous nous
choix. Kahneman raconte dans son livre
Système 1, système 2 comment le célèbre biolo-
reposons sur des raccourcis mentaux
giste Stephen Jay Gould s’est débattu avec le pro- appelés heuristiques de jugement. Il
blème de Linda et notamment pour parvenir à
résister à une intuition forte, quasi irrépressible faut alors un minimum de prudence.
« un petit bonhomme dans ma tête continue de
sauter sur place en me hurlant : mais elle ne peut
pas être une simple employée de banque, lis donc Au début de chaque essai, les sujets sont
la description. » Ce petit bonhomme, on pourrait informés qu’ils reçoivent une somme fictive de
presque dire ce petit démon, c’est l’intuition, qua- 50 euros. Puis on leur annonce qu’ils peuvent
lifiée par Kahneman de système de décision choisir entre garder 20 euros sur les 50 de départ,
« heuristique » (il l’appelle le système 1), c’est-à- ou jouer à un jeu de hasard avec 40 % de chances
dire automatique et rapide, en compétition avec de garder les 50 euros et 60 % de chances de les
le système 2 de la pensée logique, plus lent et perdre. D’un point de vue statistique, les deux
coûteux en termes d’effort mental. options sont équivalentes, mais évidemment la
Ces premières recherches sur le système heu- première est sûre et la seconde risquée. Que vont
ristique, et les décisions absurdes qu’il entraîne, choisir les joueurs ? Une majorité d’entre eux
allaient d’abord révolutionner la psychologie du optent pour l’option sûre, qui consiste à conserver
raisonnement avant de mener Kahneman jusqu’au 20 euros sur les 50 de départ.
Prix Nobel d’Économie en 2002, six ans après le Pourtant, si l’on refait l’expérience en formu-
décès de Tversky. Ce prix Nobel d’économie lant l’énoncé différemment, tout change. Cette
décerné à un psychologue récompensait en parti- fois, on annonce aux joueurs qu’ils peuvent choi-
culier l’introduction, cruciale pour les modélisa- sir entre perdre 30 euros sur les 50 de départ (ce
tions macroéconomiques, d’un tout nouveau qui est mathématiquement la même chose qu’en
modèle psychologique de sujet humain « décideur » garder 20, dans la première formulation) ou bien
susceptible de prédire, selon le contexte de la prise jouer à un jeu de hasard avec 40 % de chances de
de décision financière, non seulement les choix garder les 50 euros et 60 % de chances de les
rationnels mais aussi les décisions absurdes. perdre. D’un point de vue statistique, les deux
Après un tel succès, les dilemmes de prise de options sont équivalentes, mais évidemment la
décision financière et leurs éventails de contextes première est sûre et la seconde risquée. Que vont
pièges ont ensuite été proposés par les chercheurs choisir les joueurs ? Cette fois, une majorité
à des sujets d’âges différents. d’entre eux ont opté pour l’option risquée, reje-
tant le fait de perdre 30 euros sur les 50 de départ.
DES ÉMOTIONS À DOUBLE TRANCHANT
Plus récemment, à partir de ces travaux, les LES HEURISTIQUES DE JUGEMENT
neuroscientifiques cognitivistes Benedetto De La particularité de cette épreuve repose sur
Martino, Dharshan Kumaran, Ben Seymour et la répétition de situations de prise de décisions
Raymond Dolan, utilisant un paradigme d’image- financières strictement identiques sur le plan
rie neurofonctionnelle, ont élaboré en 2006 une arithmétique où seule varie la formulation de
tâche de prise de décision financière susceptible l’option sûre, déclinée selon un cadre de gain,
de provoquer un important effet du cadre de la « vous gardez 20 euros », ou selon un cadre de
décision afin d’en étudier les bases neurocogni- perte, « vous perdez 30 euros ». Quand on leur dit
tives. En effet, à l’instar du Monopoly de notre qu’ils vont devoir renoncer à une partie des
enfance ou des innombrables jeux de loterie ou de 50 euros, l’effet émotionnel est tel qu’ils préfèrent
casinos intégrés dans nos loisirs d’adolescents et prendre le risque de tout perdre ou tout gagner.
d’adultes, ces situations expérimentales basées sur Cette épreuve met donc en évidence la transgres-
des jeux financiers peuvent être appliquées à tous sion massive du principe d’invariance, puisque les
les âges de la vie, afin de rendre compte du déve- mêmes sujets, malgré la stricte identité mathé-
loppement de la pensée rationnelle et surtout de matique, privilégient l’option sûre dans un cadre
ses biais intuitifs. En voici quelques exemples. de gain, mais la rejettent dans un cadre de perte,

N° 112 - Juillet-août 2019
62 DOSSIER SAVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
quand notre intuition nous égare

se révélant ainsi, en fonction de la formulation journées, ou que nous impose notre environne-
du problème, alternativement aversifs aux risques ment, viennent également infléchir nos choix à
ou preneurs de risques. notre insu. Dans la vie quotidienne, un exemple
Une telle modulation des comportements habituel de situation susceptible de nous conduire
s’inscrit typiquement dans l’effet du cadre. à choisir une option sûre ou une option risquée est
Rappelons qu’Amos Tversky et Daniel Kahneman celle des prêts bancaires : si vous choisissez d’em-
rendaient compte de ce phénomène, dès 1981, prunter avec un taux d’intérêt « fixe », il s’agit d’une
sous l’angle de l’influence d’un petit nombre option « sûre », mais si vous choisissez une option
d’opérations mentales nommées « heuristiques de risquée il s’agit alors d’une option « risquée ». Le
jugement » qui sous-tendent nos prédictions intui- choix que vous allez faire risque alors de dépendre
tives. Selon eux, les sujets adultes ne disposant non pas des réels avantages de l’une ou l’autre
pas nécessairement d’un modèle formel adéquat option, mais malheureusement de la formulation
pour calculer les probabilités liées à des événe- utilisée par le banquier. Habituellement, nous
ments incertains, comme le résultat d’une élec- sommes plutôt aversifs aux risques et l’idée du
tion ou la valeur future du dollar, il est naturel taux variable étant assez proche de la roue de la
d’avoir recours à ces jugements intuitifs et auto- fortune (ou de l’infortune…), nous sommes plus
matiques pour évaluer, à moindre coût cognitif, aisément tentés par l’option sûre et les taux d’inté-
l’incertitude. Ainsi, nos choix quotidiens seraient rêts fixes. Néanmoins, un banquier malin et mal
largement déterminés par des automatismes intentionné peut tout à fait vous présenter cette
associés à un système heuristique en conflit option sûre avec taux fixe avec une formulation
potentiel avec le système de traitement cognitif (un « cadre ») de perte en vous disant « avec un
analytique, qui correspond aux normes clas- taux fixe vous perdrez 2 000 euros d’intérêt à coup
siques de la rationalité, définies depuis les pre- sûr » alors qu’avec l’option « taux variables » vous
mières études de la psychologie de la décision, en avez 30 % de chances de payer moins d’intérêt ».
référence à la théorie de l’utilité espérée. Une telle formulation (vous perdrez à coup sûr
2 000 euros) risque alors de balayer notre habi-
AVANT D’ALLER CHEZ VOTRE BANQUIER… tuelle aversion aux risques et nous conduire intui-
Mais que se passe-t-il dans notre cerveau tivement et sans autre réflexion à choisir l’option
quand nous nous laissons induire en erreur par risquée … quand bien même celle-ci serait bien
nos intuitions ? Benedetto De Martino et ses col- moins avantageuse s’il l’on avait pris la peine et le
lègues ont mesuré l’activité cérébrale de leurs temps d’un calcul probabiliste.
sujets au cours de ces expériences. Ils ont ainsi
observé que ce qui change dans le cerveau des LA FORMULATION D’UNE QUESTION
participants soumis à l’une ou l’autre formula- COMPTE AUTANT QUE SON CONTENU
tion, c’est l’activité de l’amygdale, un pivot des À l’Université Paris-Descartes, nous nous
émotions (notamment négatives) dans notre cer- sommes d’abord demandé en quoi différaient les
veau. Cet effet du cadre correspondrait donc à un effets des émotions positives ou négatives sur nos
biais d’origine émotionnelle puisque les gains choix intuitifs. Pour cela, nous avons soumis
associés à une émotion positive sont conservés, 57 sujets adultes à un test du même type que celui
tandis que les pertes associées à une émotion décrit précédemment, qui joue sur l’effet de cadre
négative favorisent la prise de risque. De façon de nos choix. Mais juste avant le choix lui-même,
intéressante, les auteurs montrent que la résis- les participants voyaient s’afficher pendant
tance à cet effet impliquerait elle aussi un sys-
tème neurocognitif émotionnel complémentaire,
constitué par le cortex préfrontal orbital et Quand nous devons juger une
médian. Tout se passe comme si les individus les
plus rationnels disposaient, grâce à ce second personne moralement, nous
système émotionnel, d’une meilleure prise de
conscience de leurs propres biais émotionnels et sommes pris entre une réaction
parvenaient à réguler ces derniers et ainsi à résis-
ter aux pièges du contexte. intuitive et une réaction plus
Si certaines erreurs « intuitives » de prise de
décision ont une origine émotionnelle, et dès lors
froide et distante. Avoir conscience
que la résistance à celles-ci relève également d’un
système émotionnel, on peut s’attendre à ce que
de ces deux mécanismes
les émotions que nous traversons au fil de nos permet de les équilibrer.
N° 112 - Juillet-août 2019
63

Dans le test dit du trolley,


un train va écraser un
groupe de plusieurs
personnes et vous pouvez
le stopper en poussant un
individu sur les voies en
amont. Notre jugement
moral intuitif nous l’interdit.
Mais une morale utilitariste
nous le recommande...

5 secondes une image suscitant une émotion qui « intuitive » dans le cadre de perte, cela conduit à
pouvait être soit positive (une plage devant une penser que cet effet du cadre reposerait essentiel-
eau bleu turquoise, un adorable chaton…), soit lement sur une heuristique émotionnelle de type
négative (un accident de voiture), soit neutre « aversion aux pertes », à savoir que nous serions
(sans aucune image avant la prise de décision). plus sensibles à la perspective de perdre une
Le cadre induit par l’expérience était donc, ici, somme d’argent que de gagner la somme équiva-
émotionnel. Puis, les volontaires devaient faire lente. Cette heuristique d’aversion aux pertes
un choix entre une option sûre ou risquée. serait en quelque sorte annulée par l’introduction
Nous avons observé que l’induction préalable d’une émotion primaire comme la joie.
d’une émotion négative ou l’absence d’émotion ne
changeait rien au choix des participants. En LES AUTISTES, MOINS SUJETS AUX BIAIS
revanche, la présentation de stimuli visuels à DE JUGEMENT ?
connotation émotionnelle positive réduit nette- Ainsi, dans les situations pièges où nos intui-
ment la prise de risque des sujets en cadre de tions risquent de nous conduire à prendre des
perte : les participants préfèrent cette fois l’option décisions absurdes ou risquées, tout l’enjeu serait
sûre (perdre 30 euros sur les 50), comme ils le d’être en mesure de réguler nos intuitions émo-
font en cadre de gain (conserver 20 euros sur les tionnelles. Une chose que certaines personnes
50). En somme, si l’on induit chez vous une émo- comme les autistes semblent faire mieux que les
tion positive, vous serez plus à même de résister autres. Comme l’ont montré les travaux de De
au biais de cadre. Si vous allez chez votre ban- Martino, les autistes de haut niveau (ayant des
quier après avoir vu une comédie hilarante, il aptitudes sociales moindres que la moyenne,
aura peut-être du mal à vous convaincre de mais une intelligence normale, voire supérieure)
prendre l’option risquée, même en insistant sur sont certes sensibles à l’effet du cadre de présen-
la perte financière certaine que représente l’op- tation, mais de façon moins prononcée. Et
tion sûre. Ces données comportementales sou- lorsqu’on mesure leur état émotionnel grâce à des
© Shutterstock.com/Mrak.hr

lignent l’influence spécifique des émotions posi- électrodes placées sur la paume de leurs mains,
tives sur la capacité des sujets adultes à résister à il s’avère qu’ils ne présentent pas de différence de
ce biais du cadre. Enfin, puisque seul l’ajout d’un sudation suivant le cadre de présentation (gain
contexte émotionnel positif semble en mesure de ou perte d’argent).
supprimer le puissant effet du cadre via une De ce point de vue il est précieux de savoir
réduction significative de la prise de risque reconnaître ses propres réactions émotionnelles

N° 112 - Juillet-août 2019
64 DOSSIER SAVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
quand notre intuition nous égare

et s’en méfier – ce qui revient à mettre en œuvre


un système de pensée plus critique et contrôlé, Intuitivement, en situation
faisant intervenir les zones frontales du cerveau.
Pensez à vous poser la question : « Mon jugement de choix nous privilégions
intuitif résiste-t-il à une analyse rationnelle de la
situation ? » ou « Si je demande son avis à une
la sécurité et évitons les options
autre personne, que va-t-elle me conseiller ? » trop risquées. Mais des émotions
LES JUGEMENTS MORAUX AU BANC D’ESSAI positives peuvent réduire ce biais...
Car il n’y a pas qu’à la banque, ou au moment
de choisir un appartement, que nous sommes
parfois tentés d’écouter notre intuition. Dans
notre approche des jugements moraux, l’intuition dilemme moral, nous pouvons répondre de
règne souvent en maître. L’élaboration d’un juge- manière intuitive et émotionnelle, ou rationnelle.
ment moral à l’égard d’un individu peut parfois Lorsque nous réagissons de manière intuitive,
se révéler particulièrement difficile dès lors que sur la base d’une réponse émotionnelle automa-
l’action qu’il a effectuée est source d’évaluations tique, cela donne lieu à un jugement dit « juge-
et d’intuitions contradictoires. ment déontologique » – à savoir, un jugement qui
La plupart des chercheurs dans le domaine de privilégie les « droits » et « devoirs » : nous déci-
la cognition morale s’accordent aujourd’hui sur dons de ne pas effectuer l’action. Dans ce cas
l’idée que certains processus impliqués dans le nous nous focalisons sur l’effet nuisible de l’action
jugement moral ont une nature intuitive (ou heu- par exemple (son rôle causal). Cette approche
ristique). Cependant il existerait également mobilise des zones à dominante émotionnelle de
d’autres processus, plus complexes et plus coû- notre cerveau, comme le gyrus cingulaire posté-
teux d’un point de vue cognitif, qui sont impli- rieur ou le gyrus angulaire bilatéral, comme l’a
qués dans certains types de jugements moraux. montré le neuroscientifique Joshua Greene et son
À l’instar des travaux présentés ci-dessus équipe de l’université Harvard en 2001.
dans les domaines de la prise de décision et du L’autre option consiste à choisir d’une manière
jugement sous incertitude, les modèles théo- rationnelle, non-émotionnelle, sur la base de pro-
riques, le jugement moral serait sous-tendu par cessus cognitifs contrôlés, qui sont plus coûteux en
un double processus. C’est le cas notamment du termes de ressources exécutives. Cela donne lieu
modèle de Joshua Greene élaboré en 2009 afin à un jugement dit « utilitariste » – à savoir, un juge-
de rendre compte des deux modes de résolution ment qui permet de réaliser certaines actions en
des célèbres dilemmes moraux personnels. Un partie nuisibles de façon à maximiser des consé-
dilemme moral personnel consiste à juger une quences bénéfiques. Dans ce cas, nous nous foca-
action qui, d’une part, évoque directement un lisons plutôt sur la considération du rapport positif
dommage à une personne particulière, et n’est entre coûts et bénéfices de l’action, et activons
pas la conséquence d’une menace déjà existante davantage des zones cérébrales impliquées notam-
et, d’autre part, pourrait permettre de causer plus ment dans la mémoire de travail, comme le gyrus
de bénéfices (sauver cinq vies par exemple) que frontal médian droit et les lobes pariétaux.
de coût (ôter une seule vie par exemple), comme Face à ce type de dilemme moral, ces deux
dans le célèbre dilemme dit du pont : vous êtes processus distincts peuvent entrer en conflit.
sur un pont en dessous duquel se trouvent des Parvenir à une réponse « utilitariste » dépend
rails. Sur ces rails se trouvent cinq personnes qui alors de notre capacité à inhiber les processus
risquent de se faire écraser par un trolley fou, qui intuitifs qui nous poussant automatiquement à
arrive à toute vitesse. Pour l’arrêter, vous avez donner une réponse déontologique.
cependant la possibilité de pousser la personne Tel est le cas lorsque nous devons juger
qui se trouve à vos côtés. Celle-ci tombera sur les moralement un individu qui a fait du mal à
rails, ce qui permettra d’arrêter le trolley et de autrui sans en avoir l’intention. Les études scien-
sauver les cinq personnes. Cependant, il mourra tifiques montrent en effet qu’il existe en pareil
écrasé par le trolley. Est-il permis de pousser cas un conflit au sein de notre système cognitif.
cette personne sur les rails ? Quels sont les pro- D’une part, percevoir les conséquences de l’ac-
cessus cognitifs impliqués dans une telle prise tion en question (quelqu’un souffre) provoque
de  décision ? en nous une forte décharge émotionnelle néga-
Le modèle à double processus de Greene stipule tive susceptible de nous mener automatique-
que, lorsque nous sommes confrontés à ce type de ment à une évaluation morale négative. D’autre

N° 112 - Juillet-août 2019
65

part, le fait de constater que l’auteur de l’acte comment se construit progressivement, chez des
n’avait pas l’intention de faire du mal, notam- enfants d’âges compris entre 5 et 7/8 ans, le
ment grâce aux connaissances acquises sur le jugement indulgent envers une personne ayant
fonctionnement de l’esprit humain (ce qu’on causé du tort sans le vouloir.
appelle la théorie de l’esprit), nous conduirait
alors à ne pas incriminer l’action de l’individu, C’EST L’INTENTION QUI COMPTE ? OUI, MAIS…
créant une contradiction avec l’évaluation auto- Pour cela, nous avons tout d’abord mis sur
matique précédente. Les travaux récents issus pied un protocole expérimental pour évaluer
des neurosciences et de la psychologie cognitive dans quelle mesure les enfants sont sensibles,
expérimentale montrent que la plupart des dans leurs jugements moraux, au rôle causal des
adultes parviennent à atténuer leur première individus (c’est-à-dire au fait qu’ils provoquent ou
évaluation, non seulement à l’aide de leurs capa- non, par leurs actions, la souffrance des autres)
cités de théorie de l’esprit, mais également grâce ainsi qu’à leur intention de nuire. Nous avons pré-
à des capacités cognitives complexes permettant senté aux enfants plusieurs vidéos ; l’une mon-
de gérer les conflits internes. En l’occurrence, trait une personne se balançant au bout d’une
dans le cas des accidents, toute la difficulté est corde et en renversant une autre sans faire exprès
alors d’atténuer la forte décharge émotionnelle (accident causé, mais sans intention) ; la seconde
que la situation perçue provoque en « bloquant » vidéo montrait une personne se balançant au
(ou du moins, en les contrôlant) les émotions bout d’une corde, tandis que l’autre se faisait mal
négatives ressenties, pour tenir compte préfé- toute seule, indépendamment (accident non
La faute est-elle
rentiellement de l’intention de l’individu. Une intentionnelle ? Les plus causé, et sans intention) ; et la troisième vidéo
© Gettyimages/Imgorthand

telle inhibition de la stratégie émotionnelle est jeunes enfants ne se montrait une personne se balançant au bout
posent guère cette
cependant très coûteuse, à l’instar de toute inhi- question. Leur jugement d’une corde dans l’intention de faire mal à une
bition ou blocage de nos automatismes. Tout intuitif se fonde sur le autre (accident causé et intentionnel). À l’aide de
l’enjeu de notre projet de recherche mené avec résultat, pas sur deux séries de questions, nous demandions
l’intention. Dépasser ce
le département d’Études cognitives de l’Institut mouvement instinctif ensuite aux enfants observateurs de juger la per-
Jean-Nicod et l’ENS était donc de comprendre prend du temps. sonne qui se balançait au bout de la corde, dans
les trois situations ; soit indépendamment, soit en
la comparant avec l’agent des autres situations.
Les questions étaient du type : « Est-ce qu’il est
gentil ? », « Avec lequel est-ce que tu veux jouer ? ».
Dans l’ensemble, nous avons constaté que les
enfants ne trouvaient pas gentille la personne qui
faisait mal à l’autre en se balançant au bout de la
corde, que ce soit avec intention de nuire, ou sans
intention de nuire. Mais nous avons ensuite voulu
savoir dans quelle mesure il était possible d’amener
ces enfants à réprimer leur réflexe de juger une
personne d’après son seul acte. Pour cela, nous
avons ajouté une petite manipulation expérimen-
tale supplémentaire. Aux petits participants, nous
montrions une bande-dessinée dans laquelle deux
enfants jouant ensemble au ballon. Soudain, le lan-
ceur de la balle se prend les pieds dans une touffe
d’herbe, il trébuche et la balle atterrit en pleine
figure de son camarade qui s’effondre en pleurant
de douleur. Le lanceur de la balle est-il méchant ?
Tout l’enjeu est de parvenir à résister à l’intuition
émotionnelle en enrichissant celle-ci d’autres élé-
ments qualifiés d’états mentaux intentionnels du
type « il ne l’a pas fait exprès ». Dans cette phase
d’entraînement, les expérimentateurs incitent les
enfants à ne pas regarder seulement l’enfant qui a
eu mal, mais également l’autre enfant qui tient le
ballon et qui trébuche, en s’interrogeant sur ses
actions et son attitude. Ils l’encouragent aussi à ne

N° 112 - Juillet-août 2019
66 DOSSIER SAVOIR ÉCOUTER SON INTUITION
quand notre intuition nous égare

pas se focaliser sur l’issue de l’histoire, mais sur son


déroulement entier. Peu à peu, l’enfant réfléchit L’intérêt des connaissances en
aux causes réelles et aux intentions qui ont abouti
à la situation. Si l’enfant parvient à développer ses psychologie cognitive est de nous
capacités inhibitrices, l’intuition émotionnelle ne
se traduira pas immédiatement par un jugement
inciter à remettre en question nos
de culpabilité « sans appel » mais par un jugement
plus moins immédiat et plus complexe non dénué
intuitions. Non qu’elles soient
d’émotions mais combinant la compassion avec la toujours fausses ou inutiles,
victime avec une compréhension de l’origine acci-
dentelle non intentionnelle susceptible d’adoucir mais elles doivent être observées
notre jugement sur le lanceur de balle.
Enfin, après cette phase d’entraînement, afin en situation avec une forme de
d’étudier un éventuel transfert des connaissances
métacognitives acquises lors de la phase d’ap-
regard critique.
prentissage, nous avons réalisé une évaluation
post-entraînement avec les vidéos de la personne immédiates colorées par l’état mental du person-
se balançant au bout d’une corde. Nous avons nage « il ne l’a pas fait exprès ». Sur le plan
alors constaté que l’entraînement cognitif avait éthique, il est indispensable de noter qu’il n’y a
permis aux enfants de détecter les intentions de pas de réponse « bonne » ou « mauvaise » dans le
l’agent causal et d’inhiber leur réflexe émotionnel domaine du jugement moral, mais il est d’un inté-
pour atténuer la sévérité de leur jugement. rêt sociétal majeur de savoir que dès l’enfance,
De façon intéressante, nos résultats montrent nous pouvons développer des connaissances de
qu’il est possible de susciter un changement plus haut niveau nous permettant de combiner
important dans les capacités de jugement moral les connaissances intuitives émotionnelles sur la
des enfants d’âge préscolaire et scolaire. Pour cela, victime et les connaissances élaborées sur l’inten-
il faut réaliser ce qu’on appelle une manipulation tion plus ou moins mauvaise d’un agresseur, en
« métacognitive exécutive » (qui amène l’enfant à vue d’un jugement moral certes moins immédiat
prendre conscience du danger qu’il y a à prendre mais plus complet et plus juste.
une décision morale en se fondant uniquement sur Tous, enfants ou adultes, nous sommes enclins Bibliographie
l’intuition émotionnelle)) et, lors de la phase d’ap- à formuler des jugements ou prendre des déci-
prentissage, lui donner des instructions verbales sions sur la base de nos intuitions. Nous devons C. Gosling et S. Moutier,
explicites telles que : « ne pas se focaliser exclusi- toutefois savoir que ces intuitions ont à la fois Brief Report: Risk-
vement sur les conséquences de l’accident et la l’avantage de nous faire économiser un lourd pro- Aversion and Rationality
douleur du personnage blessé ». Alors ils privilé- cessus de pensée, et le désavantage de nous pré- in Autism Spectrum
gient les arguments en termes d’intention lors de cipiter parfois vers des décisions absurdes. Mais il Disorders, Journal of
leurs jugements moraux. faut toujours garder à l’esprit que les pièges intui- autism and developmental
disorders, vol. 48,
tifs ne sont pas irrépressibles, et que l’on peut
pp. 3623-3628, 2018.
PROGRESSIVEMENT, ON RAJOUTE apprendre à les déjouer. Tout d’abord, en connais-
UN PEU DE RÉFLEXION sant leur existence – ce pourquoi cet article donne S. Moutier, Le dévelop-
Ces données confirment donc la sensibilité quelques pistes – et ensuite en faisant un pas de pement du raisonne-
ment et du jugement
des enfants à l’intention des agents en situation côté lorsque nous nous apprêtons à agir. Dans de
moral, Psychologie
de blessure accidentelle, bien que cette sensibilité multiples situations (à la banque, lors d’un entre- du Développement,
ne permette pas encore une évaluation morale tien professionnel ou d’une interaction avec un pp. 145-158, 2017.
identique à celle de l’adulte, du moins en l’ab- client) nous évaluons les gains ou les pertes que
D. Kahneman, Système 1/
sence d’apprentissage métacognitif exécutif. nous pouvons subir, et le faisons de façon plus ou Système 2 : Les deux
D’autre part, cette étude démontre le rôle essen- moins émotionnelle et automatique. Si, à chaque vitesses de la pensée,
tiel des ressources exécutives inhibitrices dans la fois, une petite voix nous susurre : « rappelle-toi Flammarion, 2012.
résolution de ces dilemmes et la capacité à penser que tu es en train de juger de façon automatique »,
M. Cassotti et al.,
au-delà de ses intuitions. Tout l’enjeu du dévelop- nos décisions y gagneront en justesse. Cela ne Positive emotional
pement de l’intelligence, dans le domaine du veut pas dire que ce jugement ou cette intuition context eliminates the
jugement moral, serait ainsi d’apprendre à ne pas sont faux, mais qu’ils doivent être observés en framing effect in
céder immédiatement à son intuition émotion- situation avec une forme de regard critique. Ce decision-making,
nelle première avec l’idée que nos intuitions sont que le philosophe Gaston Bachelard exprimait par Emotion, vol. 12,
bonnes mais doivent être enrichies ou régulées cette formule : « une intuition ne se prouve pas pp.  926-931, 2012.
par d’autres connaissances émotionnelles moins mais doit s’expérimenter ». £

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68 ÉCLAIRAGES
p. 68 Maths une génération sacrifiée ? p. 74 Ces petits bruits qui apaisent p. 80 Retrouvez la profondeur du temps

Retour sur l’actualité

GRÉGOIRE BORST
Professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives
de l’éducation à l’université de Paris, Directeur du Laboratoire de Psychologie
du Développement et de l’Éducation de l’enfant (LaPsyDÉ – CNRS).

Maths
une génération
sacrifiée ?
Selon une récente étude,
D epuis plus de trente ans la Direc-
tion de l’évaluation, de la prospective et de la
performance (Depp) du ministère de l’Éducation
nationale évalue à intervalles réguliers les com-
pétences en mathématiques des élèves de CM2 du
le niveau des élèves a baissé secteur public scolarisés en France métropoli-
taine. Ces compétences sont évaluées à travers

de 30 % en trente ans. 40 items dans lesquels les élèves doivent résoudre
a) des opérations arithmétiques (addition, sous-

Pourtant les neurosciences


traction, multiplication et division) impliquant
des nombres entiers et des nombres décimaux et
b) des problèmes portant sur la proportionnalité

montrent que tous et le calcul horaire.


Le résultat de l’étude menée par la Depp est

les cerveaux sont équipés


sans appel : le niveau en mathématiques des
élèves de CM2 n’a cessé de diminuer ces trente
dernières années. La diminution des perfor-

pour réussir dans mances (de l’ordre de 30 % en trente ans)


concerne l’ensemble des opérations arithmé-

cette matière. tiques avec une baisse plus marquée pour la divi-
sion. L’évolution des performances est compa-
rable chez les filles et les garçons même si l’écart
tend à diminuer avec le temps. Enfin, le niveau

N° 112 - Juillet-août 2019
69

L’ACTUALITÉ LA SCIENCE L’AVENIR

Le niveau en maths serait Aujourd’hui personne ne D’une certaine façon,


en chute libre : selon une sait désigner de véritable se fixer pour objectif
récente étude de la explication à cette baisse. de réduire les inégalités
Direction de l’évaluation, Les programmes en pourrait être un bon
de la prospective et de la vigueur depuis une dizaine moyen de sortir
performance, les écoliers d’années ont moins mis de l’impasse, en tirant
sont aujourd’hui bien moins l’accent sur les opérations tout le monde vers
capables qu’il y a trente ans arithmétiques, pour le haut. Et pour cela,
de poser divisions préparer les jeunes le développement des
et multiplications. En outre, à d’autres enjeux dans sciences cognitives
le fossé entre les « bons » et un monde où le calcul et des neurosciences ouvre
les « mauvais » est immense. mental pourrait être moins une voie prometteuse,
Ce qui crée un véritable important. Mais cela en montrant pourquoi et
problème de durabilité de ne suffit pas à expliquer comment chaque cerveau
notre système de formation. une telle chute. peut devenir bon en maths.

des élèves en mathématiques reste très dépen- mais aussi à l’école. Les programmes scolaires ont
dant du milieu social dont est issu l’élève, le poids évolué, la programmation pédagogique aussi. Ces
des inégalités sociales dans la réussite scolaire deux facteurs, conjugués à un environnement
étant persistant sur les trente dernières années. dans lequel la puissance de calcul des ordinateurs
En somme, la France est le pays de l’OCDE dans est telle que le bien-fondé du calcul humain
lequel la relation entre le niveau des élèves et le devient moins clair, sont sans doute pour partie
milieu social dont ils sont issus est la plus forte. responsables des difficultés rencontrées par les
Comment expliquer ce constat alarmant ? À élèves de CM2 en mathématiques. Il faut toute-
vrai dire, les facteurs à l’origine de cette diminu- fois bien garder à l’esprit que le classement de la
tion progressive des compétences en mathéma- France dans les études internationales Pisa est
tiques restent mystérieux. C’est un problème qu’il stable dans le temps, avec une très légère baisse
faudra élucider. Rapidement, écartons tout de de 10 points par rapport au dernier rapport qui
même deux explications abondamment relayées n’est statistiquement pas significative : la France
dans les médias et dans la société. Non le cerveau n’est donc pas en train de « décrocher » par com-
des enfants ne s’est pas transformé en l’espace de paraison aux autres états, et l’étude nationale
trente ans, et non, les enfants d’aujourd’hui ne menée par la Depp révèle en fait que l’enseigne-
sont pas moins intelligents que ceux d’hier. La ment ne met plus l’accent sur les mêmes compé-
découverte, pour la première fois depuis l’appa- tences. En outre, d’autres capacités cognitives
rition des tests d’intelligence au début du comme la maîtrise de soi (résister à des impul-
xx e siècle, que les scores baissent dans ces tests sions du moment, comme cela peut se mesurer
© Shutterstock.com/Mark Payne

(anti-effet Flynn) alors qu’ils avaient tendance à dans le célèbre test du marshmallow, où un
augmenter d’une génération à une autre (effet enfant doit résister à l’envie de manger une frian-
Flynn) ne signifie pas que les humains deviennent dise tout de suite s’il veut en avoir deux plus tard)
moins intelligents, mais bien que leur intelligence sont plutôt meilleures que par le passé. Ce qui
change. Et ce, essentiellement sous la pression s’est produit avec les résultats en mathématiques
d’un environnement qui s’est transformé en pro- en France reste donc un véritable mystère, et tout
fondeur. C’est vrai dans notre vie quotidienne n’est pas entièrement négatif, même s’il faudra

N° 112 - Juillet-août 2019
70 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
MATHS : UNE GÉNÉRATION SACRIFIÉE ?

un jour comprendre pourquoi cette baisse sur un sont présentées quand ces collections varient du
certain nombre d’opérations d’arithmétique est simple au double (20 objets ou 40 objets), ce qui
aujourd’hui constatée. suggère qu’ils sont en mesure de les discriminer.
Ce qui est beaucoup plus préoccupant pour Cette capacité d’estimation approximative du
notre système éducatif, c’est le poids des inégalités nombre s’affine avec l’âge pour atteindre un rap-
sociales dans la réussite scolaire des élèves, car ces port de 7 à 8 chez l’adulte (14 objets contre 16).
différences peuvent en partie expliquer la baisse Ce sens du nombre ayant été observé chez d’autres
globale des compétences scolaires. Les réduire espèces (des singes mais aussi des salamandres
amènerait vraisemblablement une amélioration ou des poussins), certains chercheurs considèrent
du niveau des performances en mathématiques. Il que cette capacité numérique non symbolique est
importe donc de bien comprendre le potentiel innée et constitue le fondement des capacités
immense que représente chaque cerveau dès le numériques symboliques et mathématiques qui se
plus jeune âge, en se persuadant qu’il existe au développent ensuite tout au long de la scolarité.
départ bien plus de qualités partagées entre Mais les capacités mathématiques des bébés ne
enfants que de différences. Les connaissances dont s’arrêtent pas là. Ils sont également capables d’ef-
nous disposons aujourd’hui sur le développement fectuer des additions et des soustractions et de
de la cognition numérique et mathématique chez raisonner sur des probabilités bayésiennes, c’est-
le bébé et l’enfant sont donc cruciales. à-dire de faire des prédictions sur ce qui a le plus
de chances de se produire dans son environne-
LE BÉBÉ MATHÉMATICIEN ment lorsqu’une situation de départ se présente.
De manière surprenante, une partie des com- Par exemple, avant même d’avoir appris à comp-
pétences mathématiques que doit acquérir l’en- ter, un bébé sera surpris de trouver 3 billes dans
fant au cours de sa scolarité, évaluées dans l’étude une boîte si vous en avez d’abord placé une, puis
de la Depp, repose sur des compétences dites pro- une autre. Il sera également surpris de trouver
tomathématiques, déjà bien présentes chez le 6 billes s’il y en avait 10 au départ et qu’il vous
bébé. Les bébés sont, par exemple, capables d’esti- voit en retirer 5. De la même manière, si un expé-
mer approximativement le nombre d’objets dans rimentateur pioche au hasard des balles dans une
leur environnement visuel. Des expériences urne contenant des balles rouges et blanches et
montrent ainsi que les bébés regardent plus long- que le tirage est en contradiction avec la propor-
temps l’une des deux collections d’objets qui leur tion de balles rouges et blanches dans cette urne,

Sillon intrapariétal

Cortex préfrontal
dorsolatéral

Notre cerveau fait des


maths avec plusieurs
cordes à son arc : le gyrus
fusiforme reconnaît les
nombres, le sillon
Gyrus intrapariétal apprécie leur
fusiforme valeur, le cortex préfrontal
dorsolatéral leur applique
des opérations et
l’hippocampe stocke en
mémoire des résultats
comme ceux des tables
de multiplication.
Connaître le
Hippocampe fonctionnement de ces
zones ne peut être qu’un
avantage !

N° 112 - Juillet-août 2019
71

dès la naissance. Au cours de l’apprentissage du


comptage, cette région va progressivement
prendre en charge la comparaison des grandeurs
numériques symboliques comme le suggère la
découverte, chez l’adulte, de neurones dans cette
région qui répondent préférentiellement à

Savoir que tout cerveau certains nombres.


Pour autant, ce n’est pas la seule région qui
dispose d’une boîte à outils compte pour l’acquisition des compétences mathé-
matiques au cours de la scolarité. De fait, résoudre
neuronale pour faire des maths une opération arithmétique nécessite de recon-

est une promesse fantastique naître les symboles numériques présentés (gyrus
fusiforme), de se représenter la grandeur des
pour réduire le fossé nombres impliqués (le rôle du sillon intrapariétal),
et d’appliquer une séquence précise de procédures
d’inégalités qui pèse sur notre sur les informations numériques stockées en

système d’enseignement.
mémoire de travail (ici intervient le cortex pré-
frontal dorsolatéral). Par la répétition de la réso-
lution de certaines opérations arithmétiques ou
par l’apprentissage explicite des tables de multipli-
les bébés sont surpris. Dès 8 mois, les bébés cation, les enfants mémorisent également en
détectent donc des régularités statistiques dans mémoire sémantique à long terme (hippocampe)
leur environnement et s’en servent pour tester des le résultat de certaines de ces opérations arithmé-
hypothèses causales sur le monde. Leur cerveau tiques. L’acquisition des compétences mathéma-
est un terrain propice à l’apparition des tiques repose donc sur un ensemble de processus
mathématiques. neurocognitifs complexes qui sont engagés à des
Ces découvertes sur les compétences dites pro- degrés divers en fonction de l’exercice à résoudre.
tomathématiques (qu’on pourrait qualifier de com- Deux de ces processus constituent des prédic-
pétences primitives de mathématiques) suggèrent teurs de la réussite future en mathématiques au
qu’il est important de développer dans les pre- cours de la scolarité : la capacité à déterminer
mières années de la scolarité, en maternelle, des que 4 est plus grand que 5 et les capacités de
activités qui s’appuient sur ces compétences pour mémoire de travail. Tout l’enjeu est donc de per-
familiariser l’enfant avec la manipulation des mettre aux jeunes enfants de développer ces
représentations numériques symboliques. capacités pour améliorer tout au long de leur sco-
larité l’acquisition de leurs compétences
DES COMPÉTENCES IMPLICITES mathématiques.
AUX EXPLICITES
Si les bébés possèdent des compétences proto­ INHIBER POUR MIEUX APPRENDRE
mathématiques, elles restent implicites, non ver- Si la compréhension et la manipulation des
bales et opèrent sur des représentations numé- nombres entiers reposent essentiellement sur
riques non symboliques (des objets). Tout l’enjeu l’abstraction des représentations numériques, du
de l’apprentissage des mathématiques consistera non symbolique au symbolique, et sur l’acquisi-
alors à aider l’enfant à développer des compé- tion de certaines règles de calcul, la capacité à
tences explicites et verbalisables sur la base de comparer des nombres rationnels (1/3, 2/5…)
représentations symboliques du nombre. Comme implique quant à elle que l’élève apprenne à résis-
pour l’acquisition de la lecture, l’acquisition de ter à un certain nombre d’automatismes qu’il a pu
cet outil culturel transforme en profondeur le construire au cours de sa scolarité. Les enfants
cerveau des enfants et repose sur l’émergence ont, par exemple, systématiquement des difficul-
progressive d’un réseau de neurones dans diffé- tés à comparer des nombres décimaux quand le
rentes aires cérébrales fortement intégrés les uns plus petit des deux nombres comporte plus de
aux autres. Le sillon intrapariétal, un des plis du chiffres après la virgule, 1,5 par rapport à 1,432.
lobe pariétal, est une des régions clés de ce réseau Ici, les enfants surgénéralisent une propriété des
(voir la figure page de gauche). Cette région joue nombres entiers (plus le nombre comporte de
notamment un rôle dans la comparaison des chiffres, plus il est grand) et donc déclarent
grandeurs non numériques (la longueur par que 1,432 est plus grand que 1,5 car 432 est plus
exemple) et numériques non symboliques, et ce, grand que 5…

N° 112 - Juillet-août 2019
72 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
Maths : une génération sacrifiée ?

1,432
EST-IL SUPÉRIEUR À 1,5 ?
Oui, répondent beaucoup d’enfants. Puisque 432 est supérieur à 5 ! Inhiber ce genre de réflexe est essentiel,
et passe par le développement du cortex préfrontal.

Cette erreur est spécifique aux contextes où apprentissages de l’enfant comme les fonctions
les propriétés des nombres entiers interfèrent exécutives (mémoire de travail, inhibition et flexi-
avec les propriétés des nombres décimaux. De bilité). L’amélioration des compétences mathéma-
fait, les enfants n’ont aucun mal à comparer les tiques des élèves passe donc aussi par l’améliora-
nombres décimaux quand ils comportent le même tion de leurs compétences exécutives. C’est le genre
nombre de chiffres après la virgule, 7,51 et 7,45, de choses à prendre en compte pour amener tout Bibliographie
ou que le plus grand des deux nombres comporte le monde à tirer le meilleur parti de son cerveau
plus de chiffres après la virgule, 3,453 contre face aux maths. Améliorer les compétences en M. Roell, A. Viarouge,
3,25. De la même manière, les petits ont des dif- mathématiques des élèves de CM2 nécessite clai- O. Houdé et G. Borst,
ficultés à comparer les fractions qui ont des rement des réponses pédagogiques spécifiques, Inhibition of the whole
numérateurs communs, 7/3 et 7/4. Dans ce imaginées par les professeurs et informées par les number bias in decimal
contexte, ils considèrent que 7/4 est plus grand connaissances les plus actuelles sur le développe- number comparison :
que 7/3 car 4 est plus grand que 3. Ici aussi, les ment de la cognition numérique et mathématique A developmental
propriétés des nombres entiers interfèrent avec de l’enfant. Celles-ci doivent s’articuler à un ensei- negative priming study.
les propriétés des nombres rationnels. gnement explicite de métacompétences (attention, Journal of Experimental
contrôle de soi, pensée critique, régulation émo- Child Psychology,
vol. 177, pp. 240-247,
UNE CAPACITÉ À DÉVELOPPER : INHIBER tionnelle), clé de la réussite dans notre système
2019.
SES PROPRES FAILLES DE RAISONNEMENT éducatif. Cette notion de métacognition a beau-
Dans une série d’études menées dans notre coup évolué au cours des dernières années : on a T. Leibovich, N. Katzin,
laboratoire, nous avons mis en évidence que la longtemps considéré que cette capacité de « com- M. Harel, et A. Henik,
From “sense of number”
capacité à comparer des nombres décimaux et des prendre ses propres processus de pensée » ne pou-
to “sense of magnitude”:
fractions dans ces deux contextes repose en par- vait éclore que chez les adultes, mais on s’aperçoit The role of continuous
tie sur la capacité des enfants de 10 à 12 ans et qu’il n’en est rien et qu’il y a tout intérêt à les encou- magnitudes in
des adultes à inhiber les propriétés des nombres rager dès le plus jeune âge. L’enseignement expli- numericalcognition,
entiers. L’importance des capacités d’inhibition cite de ces implicites de l’apprentissage est le gage Behavioral and Brain
des automatismes trompeurs dans la construc- d’un système éducatif plus équitable où tous les Sciences, vol. 40,
tion des compétences mathématiques ne se limite élèves peuvent développer des compétences disci- pp. 1-62, 2016.
pas aux nombres rationnels. Nous avons montré plinaires indépendamment du milieu social dont B. De Smedt, M.-P. Noël,
que la capacité progressive de l’enfant à résoudre ils sont issus. Ce souci d’égalité des chances pour C. Gilmore et D. Ansari,
des problèmes arithmétiques à contenus verbaux développer ses talents ne doit pas faire oublier que How do symbolic and
du type : « Pierre à 20 billes. Il en a 10 de plus que notre pays a des progrès à faire pour se classer de non-symbolic
Jean. Combien Jean a-t-il de billes ? », où l’enfant façon plus décente dans les rapports internatio- numerical magnitude
a tendance à se tromper et à répondre que Jean naux de type Pisa, mais c’est justement une des processing skills relate
to individual differences
à 30 billes repose sur sa capacité progressive à plus importantes marges de progression sur les-
in children’s
inhiber l’automatisme consistant à faire une addi- quelles il est possible de jouer : les évaluations mathematical skills ? A
tion dès qu’il voit les mots « plus que ». moyennement satisfaisantes de la France sur ces review of evidence from
Le développement des compétences mathéma- échelles viennent en grande partie du fait qu’une brain and behavior,
tiques ne repose donc pas uniquement sur des pro- part importante des élèves sont en décrochage ou Trends in Neuroscience
cessus neurocognitifs spécifiques à la cognition à la limite du décrochage. Savoir que tous les cer- and Education, vol. 2(2),
numériques mais implique également des proces- veaux sont des protomathématiciens devrait nous pp. 48-55, 2013.
sus transversaux impliqués dans tous les aider à créer un climat éducatif plus inclusif. £

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74 ÉCLAIRAGES B
 ien-être

CES PETITS
BRUITS
QUI APAISENT

L ’actrice Salma Hayek, en


pull rouge, est assise devant un fond tout noir
et murmure, tantôt à droite, tantôt à gauche,
dans deux micros. Tout en chuchotements, elle
raconte sa vie : où elle est née, quelles langues
elle parle. Un sachet jaune apparaît à l’écran. Du
bout de ses ongles vernis de noir, Salma Hayek
le tapote. Cela crisse et craquette. La comé-
dienne ouvre le sac avec circonspection et sort
une chips de maïs, qui s’émiette et crépite tandis

N° 112 - Juillet-août 2019
75

Le froissement d’un papier, le frôlement d’un


peigne dans les cheveux : ces petits bruits discrets
sont mis en scène dans des milliers de vidéos qui
font fureur sur YouTube. Le but : vous apaiser et
vous endormir. Cela fonctionne-t-il vraiment ?

Par Katja Maria Engel, journaliste scientifique.

© Shutterstock.com/buritora

N° 112 - Juillet-août 2019
76 ÉCLAIRAGES Bien-être
CES PETITS BRUITS QUI APAISENT

qu’elle la croque. Puis elle susurre qu’elle pren- EN BREF qu’elle déclenche un frisson ou même une sorte
drait bien du guacamole. de transe. « C’est comme une pluie d’étincelles,
££Les vidéos dites ASMR,
Voici une autre vidéo que l’on peut visionner qui font la part belle aux explique Maria. Comme du sable chaud qui se
sur Internet : deux femmes sont assises l’une en bruits de faible intensité, déverse sur vous. Une chair de poule dans
face de l’autre sur des chaises. L’une brosse les récoltent des millions le  cerveau. »
cheveux de l’autre, qui lui tombent jusqu’aux de clics en ligne. Le sigle D’innombrables genres différents se sont
est l’abréviation
hanches. Tout doucement, et toujours de haut en d’autonomous sensory développés depuis les vidéos de chuchotement
bas. La brosse bruisse doucement en glissant meridian response, en ligne : des clips de bruits de baisers et de
dans la crinière blonde. Sans dire un mot, la un terme inventé craquements, en passant par des scènes de bros-
femme abaisse et fait remonter sa main, pendant de toutes pièces. sage de cheveux, jusqu’aux jeux de rôle mimant
plus d’une demi-heure. des examens médicaux ou des voyages imagi-
££Les études confirment
À première vue, ces vidéos semblent éton- cependant un effet naires. Certains youtubers tranchent aussi du
nantes. Elles montrent des plans étranges, dans physiologique : les vidéos savon en petits morceaux devant la caméra,
lesquels des femmes aux ongles longs tambou- ont souvent un effet jouent avec du slime ou mordent bruyamment
rinent sur des pots de crème, caressent des pin- relaxant sur les dans de la craie.
spectateurs et peuvent
ceaux, font bruisser des journaux en tournant effectivement les aider En Allemagne, le psychologue Claus-
les pages ou mordent bruyamment dans des à s’endormir. Christian Carbon, de l’université de Bamberg,
légumes. Les sons sont amplifiés par des micro- s’est penché sur le phénomène. « ASMR, cela
phones ultrasensibles. Regroupées sous l’appel- ££Des entreprises sonne scientifique. En réalité, le terme d’autono-
cherchent à utiliser
lation ASMR (pour autonomous sensory meri- l’engouement actuel mous sensory meridian response ne veut pas dire
dian response en anglais, ou « réponse autonome pour l’ASMR à des fins grand-chose. » « Autonome » correspond à
sensorielle culminante » en français), elles fleu- commerciales. La mise presque tout ce qui n’est pas cognitif. « Lorsqu’on
rissent actuellement sur Internet. Leurs pro- en scène particulière emprunte un escalier, on ne réfléchit pas à
messes ? Aider à s’endormir, mais aussi à soula- pourrait permettre chaque marche, on le fait automatiquement, de
à leurs messages
ger les dépressions et d’autres maladies. On de rester plus longtemps manière “autonome”. » « Sensorielle » se rapporte
compte plus de dix millions de différents clips en mémoire. simplement aux sens, quant à la « réponse » ou
ASMR sur YouTube, et à vrai dire les gens y font « réaction  », quasiment tout stimulus en
des choses horriblement ennuyeuses. Certains déclenche une. « Culminante » signifierait que la
auteurs de ces clips (dont des milliers sont créés sensation produite est extraordinairement
chaque jour) ont plus d’un million d’abonnés, forte ; c’est en tout cas peu précis.
comme c’est le cas de Maria Viktorovna, 33 ans,
avec sa chaîne « Gentle Whispering ASMR » UN EFFET RELAXANT AVÉRÉ
(« L’ASMR qui murmure doucement »). Gina L’ASMR a-t-elle un effet physiologique
Carla, une youtubeuse star suisse, a fait de ses démontrable ? En 2018, la psychologue Giulia
vidéos une source de revenus. Elle roule en voi- Poerio, de l’université de Sheffield, en
ture sur des routes désertes et enregistre le bruit Angleterre, avec d’autres chercheurs, a montré
de ses clignotants et essuie-glaces, ou bien elle que les vidéos ASMR produisent un état de
utilise un sèche-cheveux. Dans ses films, même relaxation, accompagné de modifications phy-
un raclement de gorge se transforme en expé- siologiques caractéristiques, comme une fré-
rience sensorielle. quence cardiaque plus lente. En résumé : l’ASMR
Depuis peu, des scientifiques s’intéressent calme. Dans une étude, Giulia Poerio a interrogé
aussi à la chose. Avec une question : les vidéos plus de mille participants en ligne sur leurs
tiennent-elles réellement leurs promesses ? expériences avec les vidéos. Les participants

UN TERME SANS
SIGNIFICATION SCIENTIFIQUE
Le phénomène de l’ASMR a débuté vers 2010
par de simples vidéos de chuchotement. L’une
des plus anciennes chaînes YouTube du genre
s’appelle « Whispering Life ». Un peu plus tard,
la blogueuse américaine Jennifer Allen a forgé C’est comme une pluie
le terme ASMR pour désigner la sensation par-
ticulière, euphorique, déclenchée par ces vidéos.
d’étincelles, explique Maria. […]
Beaucoup la décrivent comme un fourmillement Comme une chair de poule
dans le cerveau.
qui se propage de la tête à la nuque et aux
épaules. La sensation peut devenir si forte

N° 112 - Juillet-août 2019
77

et son collègue Nick Davis ont mené une des pre-


mières études sur le phénomène. En interrogeant
475 participants entre 18 et 54 ans, ils ont constaté
que le chuchotement est le principal déclencheur
de l’ASMR, car il évoque une intimité particulière.
Viennent ensuite les bruits de craquement et les
mouvements stéréotypés, comme le pliage
d’essuie-mains.
Parmi les utilisateurs interrogés par Barrat
et Davis, les synesthètes étaient légèrement sur-
représentés. Ces derniers voient par exemple
des couleurs lorsqu’ils entendent certains mots
bien précis. Des tests psychologiques laissent
penser qu’une telle sensation est due à des
connexions inhabituellement étroites entre dif-
férentes aires sensorielles du cerveau, si bien
que chez les personnes concernées, les stimuli
dans une modalité sensorielle rejaillissent dans
une autre. Les sons pourraient ainsi susciter
devaient en outre regarder trois vidéos avec des une variété d’images mentales et de sensations
déclencheurs d’ASMR différents. Ils indiquaient Aliments croquants, chez ces utilisateurs.
ensuite s’ils se sentaient joyeux, énervés ou cliquetis, tapotements
détendus. Ce que les spectateurs tests ne et chuchotis : ces sons AIDE À L’ENDORMISSEMENT
auraient un effet
savaient pas, c’est que parmi les clips se trouvait relaxant et permettraient Cela indiquerait-il que le cerveau des fans
une vidéo de contrôle, qui certes ressemblait aux à ceux qui peinent d’ASMR fonctionne différemment ? Stephen
clips ASMR, mais sans aucun des déclencheurs à trouver le sommeil Smith, de l’université de Winnipeg, au Canada,
de s’endormir
typiques, comme craquements ou chuchotis. plus facilement. a étudié les images du cerveau de onze partici-
L’effet de relaxation était alors nettement moins pants à qui l’on avait présenté des déclencheurs
important ; le phénomène était donc démon- de l’ASMR et a comparé les résultats avec ceux
trable, d’après la chercheuse. d’un groupe de contrôle. Beaucoup des partici-
pants sensibles à l’ASMR ont indiqué pouvoir
LES SYNESTHÈTES SONT influencer activement l’intensité de leur sensa-
PARTICULIÈREMENT RÉCEPTIFS tion. De plus, leur default mode network (DMN)
Giulia Poerio a aussi conduit une expérience « réseau du mode par défaut » était plus actif. Cet
en laboratoire avec un échantillon plus restreint ensemble de régions du cerveau entre en jeu
de 100 volontaires. Ces derniers portaient des lorsque celui-ci n’a rien à faire. Smith fait l’hypo-
capteurs qui mesuraient leur fréquence car- thèse que chez les personnes qui ressentent le
diaque et leur conductance cutanée. Pendant mystérieux fourmillement, ces régions du cer-
qu’ils regardaient les vidéos, la conductance veau échangent des informations de manière
cutanée a augmenté, tandis que leur cœur bat- particulièrement dynamique. Son échantillon
Sur le Web
tait en moyenne plus lentement de trois batte- était toutefois trop petit pour en retirer des
ments par minute. Les méthodes de relaxation conclusions définitives.
Vidéo YouTube,
classiques obtiennent des résultats comparables. Salma Hayek ex- Par ailleurs, dans l’étude de Giulia Poerio,
Ce qui est déroutant, c’est que la chair de poule plores ASMR with environ un participant sur cinq, tout de même,
est un signe d’excitation, alors que les clips whispers, tostadas, n’était pas du tout sensible aux stimuli de
ASMR entraînent généralement un état émo- and a paintbrush, | l’ASMR. Les vidéos sont loin de plonger chacun
tionnel positif et apaisé. D’après Giulia Poerio, W Magazine, https:// dans l’extase. Claus-Christian Carbon a d’ail-
certaines personnes ressentent la même chose bit.ly/2YCTVMA leurs constaté que beaucoup de participants y
lorsqu’elles font de la musique. Chaîne YouTube réagissent d’abord avec scepticisme. Ils trouvent
Les facteurs à l’origine de ces effets restent Gentle les vidéos énervantes, voire rebutantes. Ce n’est
encore obscurs. Ces vidéos ne montrent que des Whispering ASMR, qu’après un moment, lorsqu’ils ont pu s’y habi-
choses aussi simples qu’un coiffeur en train de tra- https://bit.ly/1IDgk1v tuer, qu’intervient l’effet de relaxation. Plus le
vailler. Et pourtant, « lorsque je le regarde, la peau Chaîne YouTube contenu est répétitif et ennuyeux, plus c’est le
de ma tête commence à fourmiller, une chaleur se ASMR Gina Carla, cas. « Pour certains, ces vidéos sont même fran-
répand dans mon corps », raconte une spectatrice https://bit.ly/2BeI7qS chement insupportables, même après de
D. R.

en ligne. En 2015, la psychologue Emma Barratt nombreux  visionnages. »

N° 112 - Juillet-août 2019
78 ÉCLAIRAGES Bien-être
ces petits bruits qui apaisent

Mais pour ceux qui sont sensibles à l’ASMR,


les participants de l’étude d’Emma Barrat ont
permis de comprendre pourquoi il peut être
utile d’écouter des bruits de baisers pendant de
longues minutes. Ainsi, 82 % des participants
ont déclaré que les vidéos les aident à s’endor-
mir, et 70 % qu’elles atténuent leur sentiment de
stress. Claus-Christian Carbon déconseille tou-
tefois de s’en servir comme seul traitement des
maladies psychiques. Alléguer, comme le font
certains auteurs de ces vidéos, que leur contenu
permettrait de soigner dépressions, peurs ou
troubles du sommeil est irresponsable.
La première fois que Hans-Günter Weeß, un
chercheur sur le sommeil, a lui-même regardé une
vidéo ASMR, cela l’a troublé, plutôt que calmé. Il
comprend que les vidéos bizarres sont appréciées
avant tout des jeunes. Il n’arrive pourtant pas à
trouver à cela une explication scientifique. L’ASMR
serait « une possibilité parmi de nombreuses autres
de se détendre ». La relaxation est essentielle à
l’endormissement, qu’on l’atteigne grâce un livre
audio de contes, un training autogène (une tech- La publicité a entrevu
depuis longtemps le potentiel
nique de relaxation) ou même l’une de ces vidéos.
Weeß lui-même s’absorbe dans des voyages ima-
ginaires avant de s’endormir ; seulement, il les
crée lui-même en son for intérieur. de l’ASMR.
LA PUBLICITÉ MISE
SUR LE POTENTIEL DE L’ASMR
Il n’en reste pas moins que le marché des ruisselle sur des glaçons en crépitant. Entre-
aides à l’endormissement est énorme. Dans les temps, même des prêtres ont produit des pod-
sociétés industrialisées modernes, les troubles Bibliographie casts ASMR avec des histoires bibliques…
du sommeil deviennent un problème de santé « Les messages publicitaires qui touchent en
publique : dans un sondage de 2017, en France, G. Poerio et al., nous une corde sensible sont traités plus en pro-
près de la moitié de la population rapportait des More than a feeling : fondeur dans le cerveau. Cette activité crée aussi
problèmes de sommeil au cours des huit derniers autonomous sensory un lien fort au produit, estime Claus-Christian
jours. En Allemagne, le diagnostic « d’insomnie » meridian response Carbon. Le spectateur, en immersion, ressent,
a augmenté de 66 % depuis 2002 et pour presque (ASMR) is characterized éprouve et goûte par le biais de la vidéo, il ne
une personne sur dix, cela se traduit par une by reliable change l’oublie pas si rapidement. » Lorsqu’il se détend de
altération de la qualité de vie, d’après un rapport in affect and physiology, cette manière, les techniques de manipulation
PLoS One, vol. 13, 2018.
de 2018 de DAK-Gesundheit, une caisse de fonctionnent mieux. Aux yeux de Carbon, ce n’est
maladie allemande. B. C. Lochte et al., pas fondamentalement un problème.
La publicité a entrevu depuis longtemps le fMRI investigation La recherche sur le phénomène n’en est qu’à
potentiel de l’ASMR. Ainsi, le magazine de mode of the neural correlates ses débuts. « La science a aussi le devoir d’expli-
underlying the
W produit des interviews chuchotées avec Salma quer de tels effets, qui se propagent de manière
autonomous sensory
Hayek et Paris Hilton. Une vidéo du fabricant de meridian response virale. Dans le cas contraire, nous abandonnons
meubles Ikea, ayant totalisé plus de deux mil- (ASMR), BioImpacts, tout cela à l’ignorance sur Internet », souligne
lions de clics, montre une femme qui caresse des vol. 8, 2018. Claus-Christian Carbon. Le psychologue voit
matelas et tire tendrement des draps. Dans derrière de telles tendances un besoin répandu
E. L. Barratt et
d’autres clips, des lampes ou des interrupteurs N. J. Davis, Autonomous dans la société : « Avec l’ASMR, on a à la fois une
sont tapotés pendant qu’une voix off en susurre sensory meridian décélération et une réduction de l’information
les prix. Le fabricant de whisky Glenmorangie response (ASMR) : tout en conservant une dimension de stimula-
crée lui aussi des vidéos ASMR, dans lesquelles a flow-like mental state, tion sensorielle. » Mais pour mieux s’endormir
le logo de l’entreprise apparaît progressivement PeerJ, vol. 3, 2015. ou se changer les idées, une promenade en plein
D. R.

dans du blé, ou le Single Malt brun clair air serait déjà, dans bien des cas, suffisante. £

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80 ÉCLAIRAGESL’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

RETROUVEZ
LA PROFONDEUR
DU TEMPS
Attention aux commandements absurdes, comme :
« seul compte l’instant présent » !

V ivre le moment pré-


sent ! Vous n’avez sans doute pas pu
échapper à la nouvelle injonction du
développement personnel, portée par
le formidable essor actuel de la médi-
tation. Car dans la pleine conscience de
La plus
grande force
Greta Thunberg, la jeune suédoise initia-
trice des grèves du climat aurait tout
faux ! Car elle ne vit assurément pas
dans l’instant présent : elle ne cesse, à
juste titre, de s’inquiéter pour le futur de
notre planète menacé par le réchauffe-

du mental est
l’ici-maintenant résideraient la paix et la ment climatique.
sérénité : par conséquent, portez votre
attention sur vos sensations corporelles,
vos perceptions de l’environnement, et de découpler ERREUR SUR LE BONHEUR !
La raison de son activisme : beaucoup
notre attention
© Shutterstock.com/Anton Khrupin anttoniart

surtout faites taire votre mental, respon- d’entre nous n’ont pas encore saisi les

du moment
sable de tous vos maux. En vous embar- enjeux du changement climatique car,
quant dans vos souvenirs douloureux dans le confort du présent, (trop) peu
d’un passé révolu, en vous projetant
dans un futur anxiogène qui ne se réali- présent pour d’effets sont déjà perceptibles. Pourquoi
s’inquiéter d’un désastre à venir alors que
sera sans doute jamais, votre mental fuit
l’instant présent et creuserait ainsi le
voyager vers l’on est si bien dans notre mode de vie
actuel. Vive l’instant présent !
sillon de votre malheur. d’autres Cet exemple suffit à lui seul pour

ailleurs…
Mais l’instant présent est-il vraiment nuancer une injonction qui a tôt fait de
l’acmé du bonheur ? Si tel était le cas, se transmuer en dogme. Car de nuances,

N° 112 - Juillet-août 2019


81

Bibliographie

D. Kahneman et al.,
A survey method for
characterizing daily
life experience : the
day reconstruction
method (DRM), Science,
vol. 306, pp. 1776-1780,
2004.
D. Kahneman & J. Riisur,
Living, and thinking
about it: Two perspec-
tives on life, The Science
of Well-Being, Oxford
University Press,
pp. 285-304, 2005.

c’est ce dont nous avons impérativement signification à nos actes, ce pour quoi la
besoin ici. Personne ne va remettre en pensée et la réflexion sont indispensables.
doute l’utilité de savoir placer son atten- Le psychologue américain Daniel
tion sur ce qui se passe dans l’instant Kahneman insiste bien sur la différence
présent. Chacun a déjà fait la désa- entre ce qu’il appelle un moi expérimen-
gréable expérience d’un mental survolté tant et un moi mémoriel : le premier rend
qui débite des soucis et des pensées compte de ce que l’on éprouve et ressent
dévalorisantes à toute allure. Mais quid maintenant, alors que le second synthé-
de la créativité ? Des idées originales et tise nos souvenirs, eux-mêmes mal-
porteuses de progrès ? Et de nos souve- attention du moment présent pour voya- léables, pour les frotter à l’aune du bon-
nirs heureux dans lesquels il fait bon se ger vers d’autres ailleurs. heur. C’est lui seul qui est capable de dire :
replonger pour savourer le goût suave de Il est grand temps de réhabiliter le « Je suis satisfait de mon existence. »
la nostalgie ? Heureusement qu’il existe mental, comme on a réhabilité il y a Nos souvenirs et nos anticipations
dans notre mental la possibilité d’hier et quelques années les émotions, elles aussi contribuent ainsi autant à notre épa-
de demain de fuir, quand nécessaire, la décriées pour leur côté insoumis. Car les nouissement que l’instant présent. Pour
fadeur d’un instant présent placé sous le émotions, comme le mental débridé, le dire autrement : découpler notre atten-
signe de l’ennui… peuvent générer de la souffrance et des tion de l’ici-maintenant pour la diriger
problèmes. C’est d’ailleurs ce qui sur- vers nos contenus mentaux est aussi cru-
L’INSTANT PRÉSENT vient dans les dépressions ou accès de cial que de savoir apprécier le moment
EST UNE SUPERCHERIE phobie. Les troubles psychiques leur présent. C’est d’ailleurs la condition
L’instant présent est une superche- paient un lourd tribut. À ces moments, même de l’exercice de l’intelligence !
rie ! Il est évident que l’on ne peut pas la centration sur les sensations du pré- Au-delà du bien-être, c’est notre res-
vivre un autre moment que celui qui a sent peut stopper la course folle des pen- ponsabilité vis-à-vis de la société et du
lieu actuellement. Le point crucial sées anxiogènes. La pleine conscience monde qui requiert notre projection
concerne notre attention : va-t-on l’ac- demeure un outil pertinent, dont l’effi- dans une véritable dimension tempo-
corder à nos sensations, nos perceptions cacité n’est plus à prouver. Mais de là à relle. En cette période charnière, il faut
et nos émotions dans l’ici-maintenant, s’emprisonner dans l’instant présent savoir fuir le cocon rassurant du moment
ou alors à nos pensées qui peuvent nous dans l’espoir d’y trouver le bonheur… présent pour nous inquiéter de l’avenir
entraîner ailleurs ? Car en ceci réside la Le bonheur ne saurait se vivre dans le climatique qui se prépare. Merci, jeune
faculté extraordinaire de notre mental, présent. Seul le plaisir et les émotions Greta, de nous montrer que le bonheur,
privilège que nous sommes vraisembla- agréables s’éprouvent dans le présent. Le c’est aussi utiliser son mental pour se
blement les seuls sur cette planète à pos- bonheur, comme le rappelle la psycholo- projeter dans un avenir qu’il nous reste
séder : le pouvoir de découpler notre gie positive, implique de percevoir une à modeler si l’on veut éviter de le subir. £

N° 112 - Juillet-août 2019


82 VIE QUOTIDIENNE
p. 82 Être intelligent rend-il heureux ? p. 86 Un laboratoire national de l’apprentissage p. 88 Le télétravail, c’est la santé

© Westend61 / GettyImages.com

N° 112 - Juillet-août 2019
83

Être intelligent rend-il


heureux ?
Par Scott Barry Kaufman, psychologue à l’université Columbia
de New York. Il tient la colonne de Scientific American « Beautiful Minds »
et anime « The Psychology Podcast ».

Les gens plus intelligents seraient en moyenne plus heureux


que les autres. Cela passe notamment par la réalisation
professionnelle et financière, qu’un QI plus élevé facilite.
Mais pour le bien-être, l’intelligence émotionnelle compte
davantage encore que le QI.

D ans son étude de


référence de 1923, intitulée « Intelligence
as the tests test it », Edwin Boring écrit
que « l’intelligence est ce que les tests
testent ». Presque un siècle de recherches
plus tard, nous savons que cette définition
les individus de QI plus faible ont
exprimé des niveaux de bien-être
moindre par rapport à ceux de plus haut
QI. Dans une de ces études, néanmoins,
le mal-être des individus de plus bas QI
a été réduit de 50 % après qu’eurent été
satisfaction par rapport à sa vie.
Désormais, les chercheurs disposent
d’outils pour tester un spectre beaucoup
plus étendu d’indicateurs du bien-être,
dont l’autonomie, le développement
personnel, les relations interperson-
est trop étroite, comme le soulignait lui- pris en compte le revenu du foyer et les nelles positives, l’autoacceptation, le
même Boring. Les tests doivent donc être troubles de la santé mentale. Pour les contrôle, la direction et le sens que l’on
suffisamment complexes pour solliciter auteurs de l’étude, « il est possible de donne à sa vie.
un large spectre de fonctions cognitives et rehausser le niveau de bonheur des Une nouvelle étude a été conduite,
brosser ainsi un portrait plus précis des groupes de plus bas QI par des prises en avec ces outils, par l’équipe d’Ana
capacités cognitives d’un individu. En charge qui ciblent des variables-leviers Dimitrijević pour analyser les liens entre
général, l’habileté cognitive est un indica- comme les revenus (avec, par exemple, les multiples formes d’intelligence et
teur de réussite dans la vie (études, car- un renforcement de la formation pro- celles du bien-être. L’équipe est partie de
rière, santé et longévité). fessionnelle et donc de l’employabilité) la définition suivante de l’intelligence :
Mais l’intelligence permet-elle aussi et les symptômes névrotiques (par une « Capacité à comprendre des raisonne-
d’être heureux ? Certaines études ont meilleure détection des troubles men- ments complexes, à s’adapter efficace-
conclu qu’il n’existe aucun lien entre le taux notamment) ». ment à son environnement, à apprendre
quotient intellectuel (QI) individuel et Mais ces études se limitaient à un de ses expériences, à varier les formes
le bonheur. Dans d’autres, en revanche, seul marqueur du bonheur  : la de raisonnement et à dépasser des

N° 112 - Juillet-août 2019
84 VIE QUOTIDIENNE Psychologie
ÊTRE INTELLIGENT REND-IL HEUREUX ?

Le QI, en favorisant
réussite dans les études
et ascension
professionnelle, est un
des facteurs du bonheur.
Il est toutefois surpassé
en la matière
par l’intelligence
émotionnelle,
et notamment
la capacité à contrôler
ses émotions.

obstacles par la réflexion. » Cette définition plus grande satisfaction de soi et de la vie en per-
couvre des pans plus détaillés de l’intelligence, mettant aux individus d’acquérir le statut social
comme l’intelligence émotionnelle. et les moyens financiers nécessaires à de meil-
Les chercheurs ont alors mené une batterie leures opportunités et à une meilleure qualité de
de tests sur l’intelligence et le bien-être de vie ». Évidemment, cela ne signifie pas que le QI
288 employés de différents départements d’une est une simple mesure socioéconomique : le QI et
entreprise de production de produits laitiers ins- le bien-être sont fortement liés. Cependant, ces
tallée à Belgrade. résultats suggèrent que ce lien dépend largement
des opportunités (financières, éducatives…) que
QI ET FACTEURS SOCIO-ÉCONOMIQUES vous procure votre intelligence.
Qu’ont-ils trouvé ? D’abord, que le QI et l’intel- Et l’intelligence émotionnelle, dans tout ça ?
ligence émotionnelle sont l’un et l’autre, mais de Les tests sur l’intelligence émotionnelle les plus
façon indépendante, corrélés au bien-être. Alors prédictifs du bien-être portent sur les fonctions
que le QI est lié positivement aux relations person- les plus « stratégiques » : la compréhension et la
nelles, à l’autoacceptation, au développement per- gestion des émotions. Les individus ayant les
sonnel, au contrôle et au sens que l’on donne à la scores les plus hauts dans ces tests d’intelligence
vie, l’intelligence émotionnelle est en outre asso- émotionnelle décodent plus facilement les
ciée à la capacité d’autonomie dans la vie. signaux émotionnels émis par les autres et ont
Au sein de l’intelligence mesurée par le QI, le plus de facilité à contrôler leurs émotions et celles
déterminant majeur de bien-être est l’intelligence d’autrui pour atteindre leurs objectifs sociaux et
fluide non verbale, qui exige un sens accru de personnels, ou aider les autres à le faire.
l’observation des relations entre les choses et du
raisonnement abstrait (permettant de construire L’INTELLIGENCE ÉMOTIONNELLE,
des modèles généraux à partir d’informations CLÉ DU BIEN-ÊTRE
éparses). Certains soutiennent même que cette L’intelligence émotionnelle a donc un effet
forme de raisonnement est fortement corrélée à direct sur le bien-être et cette association reste
© Shutterstock.com/Jirsak

l’intelligence globale. vraie quel que soit l’environnement socioécono-


Une fois les facteurs socioéconomiques écar- mique de l’individu. Plus encore, parmi les deux
tés (qui traduisent à la fois une meilleure forma- séries de tests – menées, pour l’une, sur les
tion et un meilleur salaire), le lien entre QI et mesures de QI, et pour l’autre, sur l’intelligence
bien-être disparaît. Selon les chercheurs, cela émotionnelle – c’est celle de l’intelligence émo-
tend à prouver qu’un meilleur QI conduit à « une tionnelle qui constitue le plus fort marqueur du

N° 112 - Juillet-août 2019
85

bien-être, surpassant non seulement le QI, mais adoptons une forme de rumination saine dans
aussi l’âge et le niveau socioéconomique de la laquelle nous recherchons la signification pro-
personne testée. D’après les résultats, l’intelli- fonde d’un événement pour le transformer en
gence émotionnelle – et plus spécifiquement la opportunités pour soi et pour les autres.
capacité à contrôler ses émotions pour se donner Les avantages de l’intelligence émotionnelle
toutes les chances d’atteindre un objectif – est sont différents. À partir du moment où l’on consi-
une forme d’intelligence qui peut aider les indi- Bibliographie dère qu’une vie riche nécessite souvent d’atteindre
vidus à vivre des vies plus riches, quel que soit le les objectifs que l’on s’est fixés, cela a du sens de
contexte économique dans lequel ils évoluent. A. A. Dimitrijević et al., considérer que la capacité à contrôler ses émotions
L’intelligence est probablement essentielle à Whichever intelligence au service d’une quête plus large est étroitement
l’épanouissement à différents égards. D’un côté, makes you happy : liée au bien-être et à la réalisation de soi.
un QI plus élevé ouvre la voie à une meilleure The role of academic, Les résultats les plus intéressants viendront
éducation. Les individus obtiennent générale- emotional, and practical sans doute de l’analyse des interactions entre le
ment de meilleurs résultats aux évaluations et la abilities in predicting QI et l’intelligence émotionnelle. Des résultats
performance dans les études constitue souvent le psychological well- montrent déjà que, dans certaines situations,
premier levier nécessaire à une progression being, Personality and l’intelligence émotionnelle renforce les perfor-
Individual Differences,
professionnelle. mances d’un QI élevé et peut aussi compenser un
vol. 132, pp. 6-13, 2018.
L’association entre le QI et l’ouverture à de faible QI, comme l’a mis en évidence une étude
nouvelles expériences est aussi assez révélatrice. M. Fiori, Emotional de 2015. À l’avenir, les recherches devront s’inté-
Les individus de plus haut QI ont souvent de meil- intelligence compen- resser plus précisément aux interactions entre ces
sates for low IQ and
leurs scores, notamment dans les domaines de deux formes d’intelligence.
boosts low emotionality
l’engagement intellectuel, la créativité, l’intros- individuals in Bien sûr, on peut s’attendre à ce que les liens
pection, l’ingéniosité, la profondeur intellectuelle a self-presentation task, révélés opèrent dans les deux sens et que le fait
et l’imagination. Cette capacité de réflexion pro- Personality and Indivi- d’être heureux augmente lui aussi les perfor-
fonde est essentielle pour gérer les aléas de la vie. dual Differences, vol. 81, mances intellectuelles. Il est probable que les
Les études montrent que nous pouvons sortir pp. 169-173, 2015. deux corrélations se répondent dans l’étude qui
grandis de situations traumatisantes si nous a été menée. £

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N° 112 - Juillet-août 2019
86 VIE QUOTIDIENNEL’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

Un laboratoire national de
L’APPRENTISSAGE
Réunir enseignants et chercheurs pour imaginer
de nouvelles pédagogies : c’est une des plus louables
initiatives proposées par le gouvernement.

L e gouvernement a
lancé cette année un appel à projets
intitulé « Pôles pilotes de formation des
enseignants et de recherche pour
l’éducation ». Le but ? « Renforcer la
capacité du système éducatif à atteindre
excellente nouvelle. Car enfin les
mondes de la recherche et de l’éducation
(pré-bac notamment) vont pouvoir se
parler, se comprendre, apprendre les uns
des autres, et créer ensemble.
classe voient trop souvent le monde de
l’éducation nationale comme une forte-
resse dépourvue de porte d’entrée.
Concrètement, les nombreux ensei-
gnants avides de nouvelles connaissances
sur le fonctionnement du cerveau ont
© Cerveau&Psycho/shutterstock.com/ PavloArt Studio/SuriyaPhoto

ses objectifs fondamentaux en finançant STOPPER LA PROPAGATION toutes les peines du monde à identifier les
des démonstrateurs de masse critique DES NEUROMYTHES bons interlocuteurs pour obtenir des
suffisante, qui ont vocation en cas de Aujourd’hui, on en est encore loin : informations fiables et validées scientifi-
succès à être déployés plus largement. » dans la région lyonnaise, par exemple, j’ai quement. Résultat : de véritables neuro-
Pas de panique ! Voici la traduction pu constater que les enseignants sont mythes se sont propagés ces dernières
de ce projet en langage clair : il s’agit de rarement au courant de l’existence de années, des croyances fausses sur notre
faire émerger de nouvelles pratiques laboratoires travaillant sur des thèmes cerveau qui, bon an, mal an, se sont
pédagogiques en rapprochant les ensei- proches de leurs préoccupations quoti- ancrées dans l’esprit de bien des ensei-
gnants des chercheurs qui travaillent sur diennes (que ce soient les apprentissages gnants… Un article paru en 2014 dans la
les mécanismes de l’apprentissage. Cet fondamentaux, la mémoire, le sommeil…) revue Nature Reviews Neuroscience dres-
appel à projets, est bien financé. Il vise et, inversement, les chercheurs ayant des sait un panorama glaçant de cette forme
le long terme – dix ans. Et c’est une idées d’applications de leurs recherches en d’échec de la formation des enseignants

N° 112 - Juillet-août 2019
87

Bibliographie

P. Howard-Jones,
Neuroscience and
education : myths
and messages, Nature
Reviews Neuroscience,
vol. 15, pp. 817-24, 2014.

Aujourd’hui,
les enseignants
en neurosciences cognitives : songez que
sur 1 000 professeurs interrogés (en
en quête Évidemment, on ne mènera pas un tel
projet sans faire évoluer les mentalités. Ni
Chine, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en d’informations sans un engagement fort des institutions.

sur le cerveau
Turquie et en Grèce), près de la moitié Songez que pour un chercheur dont le
pensaient que l’être humain n’utilise que thème de recherche principal ne concerne
10 % de son cerveau (ce qui est l’équiva-
lent en sciences cognitives de dire que la ne savent pas les pratiques éducatives, la rentabilité
d’une collaboration avec le milieu sco-
Terre est plate). Près de 80 % pensaient
que des petites gestuelles peuvent facili-
pas vers qui laire n’est pas toujours évidente. De la
simple idée de départ à la mise en place
ter la coordination entre les hémisphères
cérébraux (la braingym) ou que la façon
se tourner. d’une pratique innovante validée scienti-
fiquement, le chemin sera à la fois long et
d’enseigner doit prendre en compte l’hé- peu gratifiant en termes publications,
misphère dominant de chaque élève (cer- des besoins recensés par les enseignants celles-ci restant – qu’on le veuille ou
tains utiliseraient plus leur « cerveau dans leurs classes. En effet, qui mieux non – le principal critère d’évaluation des
droit » et d’autres leur « cerveau gauche »). qu’un professeur de collège peut témoi- chercheurs et de leurs laboratoires.
Dans ce cas, il faudrait pousser la logique gner que des élèves de troisième sont plus Par ailleurs, pour les quelques
jusqu’au bout et faire travailler les « cer- « présents » mentalement à 11 heures qu’à exemples (que je connais) ayant rencon-
veaux droits » avec leur main gauche et 8 h 30 ? Dans cette approche, aux ensei- tré une vraie adhésion de la part des
les installer à droite de la classe pour que gnants de faire remonter du terrain les enseignants, les chercheurs à l’origine de
l’information leur parvienne par le demi- problèmes auxquels ils ne trouvent pas de ces initiatives ont été poussés loin de
champ visuel gauche (oui, car l’hémis- solution, et aux chercheurs de les aider à leur zone de confort, sans aide véritable
phère droit s’occupe d’abord de la gauche, en imaginer. de la part de leurs institutions. On leur
pour ce qui est des images et des mouve- disait : « Allez-y, mais débrouillez-vous
ments du corps). Vous voyez à quel niveau POUR UN CHERCHEUR, CETTE tout seuls pour a) former les enseignants
évoluerait la pédagogie du futur… DÉMARCHE DOIT ÊTRE VALORISANTE afin qu’ils soient en capacité de mener
Problème : ces fausses croyances Celles-ci seraient ensuite testées une votre programme, b) établir un réseau
peuvent influencer les enseignants dans première fois, puis adaptées à la réalité de national de formateurs, c) animer la
leurs pratiques éducatives. Seule une for- terrain, et retestées dans les salles de communauté qui participera au pro-
mation de qualité délivrée par les cher- classe jusqu’à arriver à un prototype gramme… Souhaitons qu’avec cet appel
cheurs eux-mêmes serait à même de nous validé globalement puis diffusé au sein de à projets, les choses changent et que les
libérer une bonne fois pour toutes de ces la formation des autres enseignants. Les chercheurs puissent s’impliquer et tra-
funestes neuromythes. sujets ? Motivation, attention, mémorisa- vailler main dans la main avec les ensei-
Au-delà de la formation des ensei- tion, apprentissage des langues, organisa- gnants au bénéfice des enfants, sans
gnants, l’appel d’offres vise à élaborer de tion de la classe, élèves à besoins particu- s’éloigner trop de leurs missions initiales
nouvelles pratiques éducatives, en partant liers… la liste n’a pas de fin. et de ce qu’ils savent faire. £

N° 112 - Juillet-août 2019
88 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement

NICOLAS GUÉGUEN
Directeur du Laboratoire d’ergonomie
des systèmes, traitement de l’information
et comportement (LESTIC) à Vannes.

Le télétravail
c’est la santé
Bien-être, productivité, vie familiale, fidélisation
des employés… Le télétravail a de multiples retombées
positives. À condition de trouver le bon dosage.

E t si, au lieu de passer une


heure dans le métro ou les bouchons demain
matin, vous vous accordiez une journée de tra-
vail à domicile ? Après tout, pour finaliser votre
rapport, vous n’avez pas besoin de voir vos collè-
gues, plutôt de vous concentrer sans être
EN BREF
££S’il est de plus en plus
fréquent, le télétravail
suscite encore un certain
nombre d’inquiétudes.
Malakoff Médéric, 25 % des salariés du privé
déclarent le pratiquer.
Toutefois, seuls 4 % le font régulièrement et le
télétravail n’est contractualisé que dans moins d’un
quart des cas. Le plus souvent, il se pratique donc
de façon occasionnelle et plus ou moins informelle.
constamment interrompu. Et puis, vous pourriez ££Les recherches Comme s’il y avait une certaine réticence à institu-
montrent pourtant que
en profiter pour aller chercher les enfants à la son bilan est largement tionnaliser ce nouveau mode de travail.
sortie de l’école… positif, tant pour
Apparu dans les années 1960, le télétravail les employeurs que pour QUI A PEUR DU TÉLÉTRAVAIL ?
est en plein essor depuis une vingtaine d’années. les salariés. De fait, les craintes sont nombreuses, tant du
Il profite de la tertiarisation de l’économie dans côté des employeurs que des employés : les adap-
££L’idéal est qu’il ne
les pays industrialisés et des nouveaux moyens représente qu’une partie tations à apporter à l’organisation de l’entreprise
de communication offerts par le numérique, qui du temps de travail total, ne sont-elles pas trop importantes ? Comment
permettent de travailler depuis chez soi mais sans quoi il risque vérifier que le salarié accomplit bien ses heures
aussi au sein d’espaces de coworking spéciale- de nuire à la motivation. du travail ? Les occupations professionnelles ne
ment aménagés. S’il est davantage présent dans risquent-elles pas d’envahir la vie privée ?
les pays anglo-saxons, il commence à s’installer Ces inquiétudes ne sont pas dénuées d’ambi-
en France : selon une enquête Ipsos, réalisée valence. Dans une analyse de plusieurs enquêtes
en 2018 et commandée par la mutuelle santé menées sur le sujet, Anne Aguilera, de l’université

N° 112 - Juillet-août 2019


© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

N° 112 - Juillet-août 2019


89
90 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement
LE TÉLÉTRAVAIL, C’EST LA SANTÉ

Paris-Est, et ses collègues ont par exemple montré comparé deux groupes d’employés exerçant des
que les employeurs s’inquiètent du fait que les activités diverses (services financiers, vente, sup-
salariés soient plus difficiles à contrôler, tout en port technique), soit à temps plein dans l’entre-
estimant qu’ils sont plus productifs… et donc prise, soit en télétravail deux jours par semaine.
auraient moins besoin d’être surveillés ! Les questionnaires mesuraient trois types de
En réalité, nous ne savons pas trop quoi pen- conflits risquant de survenir entre vie profession-
ser de ce nouveau mode de fonctionnement. Et nelle et vie familiale : le premier lié au temps (le
c’est là que l’éclairage de la science est précieux. travail « mange » le temps consacré au partenaire
Alors, le télétravail, révolution souhaitable ou et aux enfants), le deuxième à la pression (le
néfaste intrusion dans nos foyers ? stress professionnel rejaillit sur la famille) et le
La recherche penche clairement pour la pre- dernier lié aux comportements (le salarié se com-
mière option. Dans une enquête menée en 2018 porte avec sa famille comme avec ses collègues,
par Yves Lasfargue et Sylvie Fauconnier, de l’Ob- abusant par exemple de la confrontation ou de
servatoire du Télétravail, plus de 95 % des sala- l’autoritarisme avec ses enfants).
riés qui ont recours à cette pratique (le plus sou-
vent un ou deux jours par semaine) déclarent UN MEILLEUR ÉQUILIBRE
avoir une meilleure qualité de vie globale. En ENTRE TRAVAIL ET VIE PRIVÉE
cause : une diminution de la fatigue et du stress Les résultats ont montré que le télétravail
liés aux transports, évoquée par une très large réduit ces trois types de conflits. D’une part, car
majorité d’entre eux. Mais il semble aussi que le l’accroissement du sentiment de contrôle diminue
fait même de travailler à la maison soit béné- les frustrations professionnelles qui risqueraient
fique, comme l’ont montré Amanda Anderson, de de rejaillir sur la vie privée. D’autre part, car les
l’université George-Mason, aux États-Unis, et ses salariés parviennent à dégager davantage de
collègues. Ces chercheurs ont interrogé une cen- temps pour leurs activités familiales, auxquelles
taine d’employés qui travaillaient chez eux à ils consacrent une partie des durées de transport
temps partiel. Ceux-ci devaient remplir un ques- économisées. En outre, comme ils sont plus
tionnaire mesurant leur état affectif sur quatre
journées différentes, dont au moins une passée à
domicile. Résultat : lorsqu’ils travaillaient chez
eux, ils éprouvaient davantage d’affects positifs
(enthousiasme, bonheur, sentiment de confort…)
et moins d’affects négatifs (ennui, frustration,
colère, anxiété, fatigue).

PLUS D’ÉMOTIONS POSITIVES,


MOINS DE STRESS
Plusieurs autres travaux permettent d’expli-
quer ce constat, en montrant notamment que le
télétravail conduit à un sentiment d’autonomie et
de contrôle supérieur, un facteur essentiel au
bien-être. La liberté d’organiser ses journées et
son travail comme on l’entend promeut ainsi les
émotions positives. On est aussi moins souvent
interrompu, ce qui donne l’impression de mieux
avancer et réduit le stress.
Qu’en est-il de la crainte d’un empiétement
sur la vie privée ? Cette possibilité de travailler à
domicile n’est-elle pas un véritable cheval de
Troie, par où s’engouffreraient le stress et les obli-
gations professionnelles ?
Sur ce point, les enquêtes sont plutôt rassu- Les hommes qui pratiquent
rantes. Dans celle réalisée par Lasfargue et
Fauconnier, 90 % des sondés ont déclaré que le
le télétravail consacrent 40 %
télétravail améliore leur vie de famille. C’est de temps en plus aux tâches
ménagères et familiales.
aussi ce qui ressort des travaux de Susan Madsen,
du Utah Valley State College. Cette chercheuse a

N° 112 - Juillet-août 2019


91

2
productifs, ils parviennent souvent à terminer passer des heures dans les transports pour se
leur journée de travail plus tôt. rendre à leur bureau…
Encore plus étonnant : le télétravail favorise la Ce tableau d’apparence idyllique ne doit pas
parité à la maison ! C’est ce qu’a montré Eleftherios faire oublier quelques inconvénients et précau-
Giovanis, de l’université de Vérone, en Italie, en tions à respecter. Les enquêtes font ressortir une
analysant les données d’une vaste enquête britan- augmentation de la charge de travail, car la durée
nique. La chercheuse a découvert que les hommes économisée sur les transports n’est que partielle-
pratiquant le télétravail consacrent 40 % de temps ment réinvestie dans les activités familiales et
en plus aux tâches ménagères et familiales par rap- personnelles : le reste est redirigé vers les tâches
port à ceux qui ne le pratiquent pas. Leurs conjointes professionnelles. Beaucoup de salariés ont en
en assument toujours la majeure partie, mais ce outre l’impression que leur travail leur coûte
nouveau mode d’organisation professionnelle davantage d’argent, en raison de frais qui ne sont
réduit l’écart. Les femmes dont l’époux travaille à JOURS PAR pas toujours bien remboursés : équipement de
domicile déclarent d’ailleurs se sentir moins res- bureau, électricité, chauffage… Le télétravail doit
ponsables de la cuisine, du repassage et du soin des SEMAINE donc être encadré par des règles claires, afin qu’il
enfants. Cerise sur le gâteau : elles ont un niveau ne devienne pas le prétexte d’employés corvéables
de bonheur plus élevé. Sans doute car la plus forte à merci, joignables à toute heure et assumant eux-
implication des hommes dans ces obligations fami- c’est la durée idéale mêmes leurs dépenses professionnelles.
liales leur permet de dégager du temps pour elles. de temps en télétravail, Dans l’idéal, il ne doit en outre pas couvrir la
selon les sondages totalité du temps de travail. Selon l’enquête
LES EMPLOYEURS Y GAGNENT AUSSI d’opinion et les Ipsos 2018, la durée préférée par les salariés est
Les craintes des employés semblent donc large- recherches sur la de deux jours par semaine. Une durée qui
motivation au travail.
ment injustifiées. Quant aux employeurs, ils ne concorde avec les résultats obtenus par James
sont pas non plus perdants dans l’affaire. Caillier, du Brockport College, dans l’État de New
Rappelons-le, les enquêtes montrent qu’ils jugent York. Ce chercheur a observé que la motivation
leurs subordonnés plus productifs en télétravail. augmente quand on travaille un ou deux jours
Un sentiment partagé par ces derniers : dans le par semaine chez soi, mais baisse au-delà.
sondage réalisé par Lasfargue et Fauconnier, plus
de 85 % d’entre eux ont déclaré qu’ils abattaient NE PAS TROP SE DÉCONNECTER
plus de travail chez eux et que celui-ci était de Certes, les employés apprécient de pouvoir
meilleure qualité. Et, dans l’étude de Madsen, la Bibliographie souffler et décompresser à domicile, mais une
diminution des conflits entre activités personnelles déconnexion trop importante de l’environne-
et professionnelles allait dans les deux sens : si le E. Giovanis, Are women ment professionnel finit donc par affaiblir leur
travail empiétait moins sur la vie privée, les occu- happier when their envie de se mettre à l’ouvrage. Car n’oublions
pations familiales perturbaient également moins spouse is teleworker ?, pas que la présence dans l’entreprise a aussi ses
l’accomplissement des tâches professionnelles, en Journal of Happiness avantages : on entretient son réseau social, on
raison d’une meilleure organisation globale. Studies, vol. 19, glane quelques informations au passage, on sort
Autre avantage pour les employeurs : ce mode pp. 719-754, 2018. un peu de chez soi…
de fonctionnement fidéliserait les salariés. A. J. Anderson, The Reste que cette pratique a un bilan largement
Timothy Golden, du Rensselaer Polytechnic impact of telework positif – à condition qu’elle soit choisie par l’em-
Institute, dans l’état de New York, a sondé les on emotional expe- ployé et non subie. Pourtant, elle risque de ne
membres d’une entreprise informatique, qui pas- rience, European progresser que lentement, étant donné les craintes
saient entre 5 et 90 % de leur temps en télétravail Journal of Work qu’elle suscite du côté des salariés comme des
(30 % en moyenne). Il a observé que plus ils tra- and Organizational employeurs. Pour franchir un palier, il faudra pro-
vaillaient depuis chez eux, plus ils se sentaient Psychology, vol. 24, bablement que les législateurs l’encadrent de
pp. 882-897, 2015.
engagés envers leur entreprise (ils étaient davan- façon plus stricte, voire développent des incita-
tage d’accord avec des affirmations du type : « Je T. D. Golden, Avoiding tions financières. Des formations pourraient aussi
suis loyal envers cette entreprise »), et moins ils depletion in virtual être plus largement dispensées, afin d’apprendre
work : Telework and
avaient l’intention de la quitter (ce qu’on mesurait aux employeurs et aux salariés à maîtriser ce nou-
the intervening impact
par des questions comme : « Combien de fois avez- of work exhaustion veau mode d’organisation. Les retombées béné-
vous pensé à changer de job ? »). En outre, ils res- on commitment and fiques de sa généralisation dépasseraient en tout
sentaient moins leurs tâches comme une corvée turnover intentions, cas le bien-être et la productivité : selon le minis-
épuisante, sans doute parce qu’ils échappaient à Journal of Vocatio- tère américain des transports, en diminuant les
certaines contraintes : croiser des collègues avec nal Behavior, vol. 69, déplacements, le télétravail pourrait réduire la
qui ils ne s’entendaient pas, répondre sans arrêt pp. 176-187, 2006. consommation d’énergie, la pollution de l’air et les
aux sollicitations d’un manager tyrannique, accidents de la circulation… £

N° 112 - Juillet-août 2019


92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 En attendant le vote des bêtes sauvages : aux origines des traditions

A N A LY S E SÉLECTION
Par Cyril Thomas et André Didierjean

PSYCHIATRIE
PSYCHOLOGIE J e sais ce que vous pensez  Le Syndrome
de R
 émi Larrousse L arousse de l’imposteur
de C laire Le Men
La Découverte

D
ans cet ouvrage, le mentaliste français Rémi Larousse
propose une immersion dans cette forme particulière
de « magie ». Avec une promesse forte : comprendre
les failles et les ressources de notre cerveau, afin de mieux CULTURE & SOCIÉTÉ
L es unités pour
malades difficiles
abritent bien des
l’utiliser dans la vie de tous les jours. La nuit, j’écrirai histoires dramatiques :
Dans une première partie, l’auteur expose certains biais cognitifs des soleils c’est là que sont internés
de B
 oris Cyrulnik
exploités par les mentalistes. Cette partie vulgarise plusieurs Odile Jacob les patients dont les
concepts de la psychologie cognitive et sociale, abordant symptômes psychotiques
notamment les travaux de Daniel Kahneman sur les biais de représentent un danger
raisonnement ou ceux de Peter Wason sur les biais de confirmation.
Ces concepts sont illustrés par de nombreux exemples extraits
de spectacles de mentalistes, historiques ou contemporains
R imbaud, Stendhal,
Hugo… Nombre
d’écrivains et de poètes
pour les autres. Dans
ce roman graphique
inspiré de sa propre
(des liens vers des vidéos de tours sur Internet sont inclus). Chaque ont vécu des expériences expérience, Claire
chapitre se conclut sur des conseils pratiques permettant, selon terriblement Le Men raconte le
l’auteur, de « colmater » ces failles au quotidien. douloureuses, comme parcours d’une jeune
La seconde partie de l’ouvrage propose une série d’exercices une séparation précoce interne qui découvre
et de conseils pour développer ou mieux exploiter diverses avec un parent ou la perte une de ces unités. Pour
capacités cognitives : la créativité, la mémoire, la persuasion… d’un enfant. Le ne rien arranger, son
Moins scientifique, cette partie s’appuie surtout sur des travaux neuropsychiatre Boris personnage souffre du
de prestidigitateurs célèbres du xxe siècle. Cyrulnik tente ici d’en syndrome de l’imposteur,
Petit regret : les travaux de psychologie cognitive sur la magie, décrypter les un sentiment maladif
pourtant de plus en plus nombreux, ne sont pas mentionnés. conséquences sur leur d’illégitimité difficile à
Cet ouvrage n’en demeure pas moins très intéressant, abordant cerveau et leur psychisme. assumer dans ce
de manière originale et ludique le fonctionnement de l’esprit D’une plume limpide et contexte où les décisions
humain. Il offre également de nombreuses clés pour mieux sensible, il réfléchit aussi pèsent si lourd. Souvent
comprendre les « pouvoirs » attribués aux mentalistes. Au final, à la façon dont l’écriture drôle, en particulier
l’auteur réussit le tour de force de contenter la curiosité de ses peut aider à se quand elle raconte les
lecteurs tout en préservant une bonne partie de ses secrets : reconstruire… ou au tribulations d’un étudiant
« Car, tout vous dire aurait été trahir la lignée qui, des oracles contraire se transformer en médecine, l’auteure
de Delphes jusqu’aux grands artistes mentalistes contemporains, en piège, accroissant sait aussi se faire plus
conserve précieusement l’esprit du merveilleux pour continuer la souffrance. grave lorsqu’elle évoque
de vous tromper et de vous faire douter, le temps d’un soir, le cas de ses patients.
de la réalité », conclut-il malicieusement. Au final, elle trouve
Cyril Thomas est postdoctorant à l’université de Franche-Comté. le ton juste pour nous
André Didierjean est professeur de psychologie à l’université de dévoiler le quotidien
Franche-Comté et membre de l’Institut universitaire de France. de ce type d’unité.

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COUP DE CŒUR
Par Guillaume Jacquemont

NEUROSCIENCES
Quand le cerveau SANTÉ S  auvés par la sieste 
devient masculin de B
 rice Faraut A
 ctes Sud
de J acques Balthazart
Humensciences

Y
eux qui se ferment, tête qui s’incline, concentration qui

PSYCHOLOGIE
Penser en algorithmes
J acques Balthazart
a étudié le rôle des
hormones sexuelles dans
vacille… Après une mauvaise nuit de sommeil ou une
semaine exténuante, vous vous sentez sérieusement
somnolent. Seulement voilà : vous avez un travail à finir,
de B rian Christian le contrôle du et puis vous aimeriez sortir tôt ce soir pour aller boire un verre.
et Tom Griffiths
Quanto comportement pendant Ne vous est-il jamais arrivé, dans ce type de situation, de vous
plus de quarante ans. contenter de hausser les épaules avec une dérobade du type :
Sur le sujet polémique « J’aurai le temps de dormir quand je serai mort » ?

S i vous êtes du genre


à ne jamais savoir
prendre une décision,
des différences entre
hommes et femmes– et
de leur origine biologique
Un conseil, n’attendez pas jusque-là : faites une sieste avant.
Dans ce livre passionnant et ultradocumenté, le chercheur Brice
Faraut, spécialiste du sommeil, nous explique tous les bienfaits de
ce livre est fait pour vous. ou culturelle –, il livre cette pratique. Le plan de l’ouvrage est chirurgical. D’abord, l’auteur
Coécrit par l’écrivain un ouvrage équilibré décrit avec précision comment et pourquoi nous dormons. Ensuite,
Brian Christian et le et convaincant. Avec une à grand renfort d’enquêtes, il dresse le constat d’une planète en dette
professeur de pédagogie certaine et un criante de sommeil, avec de nombreuses conséquences négatives :
psychologie Tom Griffiths louable souci de préciser sur la santé, sur la vigilance, sur l’humeur, sur la sensibilité à la
(également directeur d’un la taille des effets douleur… Enfin, il montre comment la sieste peut en partie réparer ces
laboratoire de cognition observés, il passe ces dégâts – étant entendu que cela reste une « médecine de poche »,
computationnelle), différences en revue et qui ne doit pas faire oublier la nécessité de soigner ses nuits.
il propose des stratégies s’interroge sur leurs À ce vibrant plaidoyer, l’ouvrage allie un certain nombre de conseils
inspirées de divers conséquences sociétales. inspirés des recherches sur le sujet. On découvre ainsi les meilleurs
algorithmes pour faire En médecine, par moments pour faire la sieste, les positions à privilégier pour bien
face aux problèmes exemple, nombre de dormir, la durée idéale en fonction de l’objectif recherché : coup
du quotidien. Le spectre médicaments n’ont été de fouet immédiat avant un rendez-vous important ou récupération
est large, allant du choix testés que sur des plus fondamentale d’une dette de sommeil chronique ?
d’un appartement à celui hommes, d’où une Les modalités ne seront pas les mêmes.
du partenaire idéal. Aussi posologie Sauvés par la sieste nous donne donc les outils théoriques
original qu’instructif, il potentiellement et pratiques pour maîtriser ce petit moment de pause bienfaiteur.
nous éclaire au passage inadaptée aux femmes. Et pour le justifier, dans un monde du travail qui ne le voit pas
sur notre propre Loin de justifier toujours d’un très bon œil. Si vous faites partie des siesteurs
fonctionnement cognitif. d’éventuelles à la sauvette, qui filent se terrer quelques minutes dans leur bureau
discriminations, ou leur voiture en tremblant de peur d’être découverts, vous pourrez
ces découvertes doivent désormais afficher fièrement sur la porte de votre refuge : « Ne pas
ainsi conduire à une déranger, sauvetage en cours. »
véritable équité de droits Guillaume Jacquemont
et de traitements. est journaliste à Cerveau & Psycho.

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N° 112 - Juillet-août 2019
LIVRES N
 eurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

En attendant le vote
des bêtes sauvages
Aux origines des traditions
Comment les traditions ont-elles pu se propager au sein
de populations entières, à des époques où l’écrit n’existait
pas ? Dans son roman, l’écrivain ivoirien Ahmadou
Kourouma saisit brillamment les ressorts qui décuplent
la force de la transmission orale.

«U n vieil homme qui


meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », dit un
proverbe africain. Façon de montrer l’importance
passée et le déclin actuel de la tradition orale.
Dans notre monde centré sur l’écrit et le stockage
informatique des données, on pourrait désormais
EN BREF
££Dans En attendant le
vote des bêtes sauvages,
un conteur africain
raconte l’histoire d’un
dictateur imaginaire et des
La réponse à cette énigme passe peut-être par
un instinct typiquement humain : celui de racon-
ter des histoires. Cette étonnante habitude est
merveilleusement illustrée par l’écrivain ivoirien
Ahmadou Kourouma (1927-2003), à travers le cas
des griots – des conteurs et musiciens africains.
la tenir pour négligeable. Et pourtant, c’est ainsi, coutumes de son pays. Son roman En attendant le vote des bêtes sauvages
durant notre longue histoire, que se sont formées est construit comme une série de veillées, dans
et transmises la plupart des connaissances, des ££Il livre ainsi les clés lesquelles le sora – un griot d’une caste particu-
coutumes, des techniques, des normes et des d’une transmission orale lière – raconte l’histoire de Koyaga, dictateur san-
efficace.
croyances que nous considérons comme nos tra- guinaire d’une République du Golfe imaginaire,
ditions. Bon nombre de ces dernières ont survécu ££Il réconcilie au passage devant une assemblée qui comprend le dirigeant
à travers les siècles. Comment un support aussi les écoles de pensée lui-même. Il est accompagné d’une sorte d’assis-
fragile que la transmission orale a-t-il pu avoir un américaine et française, tant appelé cordoua, qui danse, invective, apporte
qui pointent
impact si durable, et aboutir aux cultures riches, respectivement le rôle des précisions et fait le bouffon.
diverses et complexes que nous connaissons des conteurs et celui Dès le début de la première veillée, on
aujourd’hui ? des thèmes évoqués. remarque à quel point cette tradition orale est

N° 112 - Juillet-août 2019
96 LIVRES Neurosciences et littérature


codifiée et organisée (voir l’extrait débats qui occupent les spécialistes


ci-dessous). Le griot donne des infor- de l’évolution culturelle. Ce champ
mations simples, annonce comment de recherche tente d’éclaircir les ori-
il va s’y prendre, anime l’événement gines et la propagation des tradi-
et crée une ambiance à travers son tions. Le philosophe australien Kim

Une histoire orale


cordoua, qui frappe les esprits en Sterelny distingue deux approches
interpellant le président avec inso- différentes : l’école californienne et
lence. Il fait aussi tout pour gagner
l’attention de son public, rythmant
l’école parisienne.
Du côté « californien », représenté se propage quand
savamment ses paroles et ména- par l’anthropologue Joseph Henrich
elle dispose
de relais influents
geant ses effets. Il annonce enfin et ses collègues, on souligne l’impor-
que chaque veillée aura un thème, tance de l’imitation. Les traditions
celui de la première étant l’impor-
tance des traditions. Il évoquera
émergeraient par copies successives
d’idées ou de comportements, et leur et porte sur des
d’ailleurs bien des exemples de ces
dernières, dans des domaines
accumulation permettrait l’éclosion
de la culture. Cette théorie accorde thèmes universels
variés : les règles de gestion de
conflit, les normes sexuelles et fami-
une grande importance à la fidélité
des copies, une tradition finissant par
ou quotidiens.
liales, les codes d’honneur des chas- se dégrader et disparaître si elle n’est
seurs, les habitudes vestimentaires, pas mémorisée ou transmise aussi Du côté des Français, les cher-
les rituels funéraires, les croyances exactement que possible. L’accent est cheurs en sciences cognitives Dan
surnaturelles et religieuses… donc mis sur des phénomènes de Sperber et Olivier Morin minimisent
Le griot d’Ahmadou Kourouma conformité et de contagion sociale, l’importance de la fidélité des trans-
fournit ainsi une méthode quasi dirigés en particulier vers quelques missions, mais insistent sur celle de
scientifique pour conserver et diffu- figures de prestige ou de haut rang leur nombre. Même si elle est diffi-
ser les traditions. Pour le com- qui sont des «  inf luenceurs  » cile à copier et mémoriser, une tra-
prendre, il faut jeter un œil sur les privilégiés. dition pourra survivre et se stabiliser
si elle est énormément diffusée : peu
importe si elle se modifie à chaque
fois qu’elle est transmise, certains
éléments clés perdureront. Pour
EXTRAIT cela, il faut que le plus de monde
possible ait envie de les relayer, et
donc y trouve une forme d’intérêt.
L’ART DE BIEN RACONTER De nombreuses données sou-
tiennent l’une et l’autre de ces

N ous voilà donc tous sous l’apatame du jardin de votre résidence. Tout est donc prêt, tout
le monde est en place. Je dirai le récit purificatoire de votre vie de maître chasseur
et de dictateur. Le récit purificatoire est appelé en malinké un donsomana. C’est une geste.
approches, ce qui n’a rien de surpre-
nant tant les phénomènes culturels
comme les traditions sont vastes et
Il est dit par un sora accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua est un initié en phase complexes. Mais peut-être qu’une
purificatoire, en phase cathartique. Tiécoura est un cordoua et comme tout cordoua il fait troisième approche, celle employée
le bouffon, le pitre, le fou. Il se permet tout et il n’y a rien qu’on ne lui pardonne pas. […] par Kourouma, pourrait apaiser la
Le répondeur joue de la flûte, gigote, danse. Brusquement s’arrête et interpelle controverse entre chercheurs « cali-
le président Koyaga. forniens » et « parisiens »  …
– Président, général et dictateur Koyaga, nous chanterons et danserons votre donsomana
en cinq veillées. Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La vérité sur vos LE GOÛT POUR LES HISTOIRES,
parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos conneries ; nous AUSSI VIEUX QUE L’HUMANITÉ
dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats…  Supposons en effet que les tradi-
– Arrête d’injurier un grand homme d’honneur et de bien comme notre père de la nation tions et les histoires qui les racontent
Koyaga. Sinon la malédiction et le malheur te poursuivront et te détruiront. Arrête donc ! naissent et se propagent de concert.
Arrête ! Une telle hypothèse n’a rien de fan-
Une veillée ne se dit pas sans qu’en sourdine au récit ronronne un thème. La vénération taisiste : les humains se sont toujours
de la tradition est une bonne chose. Ce sera le thème dont sortiront les proverbes raconté des histoires. Les données
qui seront évoqués au cours des intermèdes de cette première veillée. historiques et anthropologiques
En attendant le vote des bêtes sauvages, Ahmadou Kourouma, Seuil, 1998, p. 10. convergent en effet vers l’universalité
et l’ancienneté de cette pratique. Loin

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97

d’être un simple et futile divertisse- pour l’improvisation et la satire,


ment, elle aurait des fonctions cru- défie l’idée que la fidélité est absolu-
ciales pour notre espèce. Selon une POURQUOI ment nécessaire à la survie d’une
synthèse récente réalisée par Lucas J’AI AIMÉ CE LIVRE tradition. En réalité, pour que porte
Bietti et ses collègues à l’université de son message général, il n’a pas
Neuchâtel, en Suisse, notre penchant À travers l’art du griot, besoin de rapporter ses histoires
pour les histoires agirait notamment Ahmadou Kourouma exactement telles qu’il les a enten-
comme ciment social, en favorisant la invente une nouvelle dues et apprises lui-même, et encore
coordination et la coopération forme de roman. Usant moins que ses auditeurs soient
entre individus. capables de les reproduire à l’iden-
de multiples procédés et
Mais pour qu’une histoire ait la tique. Il suffit juste qu’un grand
niveaux narratifs, il nous
force nécessaire pour diffuser une nombre d’individus en prennent
tradition – ou pour en devenir une plonge méticuleusement dans un connaissance et la restituent à leur
elle-même, sous forme de dicton, de univers qui n’est ni tout à fait le manière à d’autres personnes. C’est
mythe ou de croyance –, il faut que nôtre, ni tout à fait celui de l’Afrique ce que nous dit l’école parisienne.
plusieurs conditions soient remplies. traditionnelle, mais où tout le monde
C’est ce qu’illustre le griot de en prend pour son grade : aussi bien DONNER ENVIE DE DIFFUSER
Kourouma, qui réunit les ingré- les Occidentaux que les Africains. Ce LES HISTOIRES
dients des écoles californienne n’est pas pour rien qu’on appelle L’une des clés pour rendre les his-
et parisienne. Kourouma le griot voltairien ! toires attractives au plus grand
En particulier, jamais les dictateurs nombre est alors d’évoquer des
PRESTIGE ET « STORYTELLING » thèmes universels ou quotidiens.
n’auront été aussi joyeusement
D’une part, le griot a un art L’utilité des récits contribuerait ainsi
ridiculisés que dans ces scènes
consommé du storytelling, qui favo- à leur intérêt : toujours selon les tra-
rise la mémorisation. Son rythme, où Koyaga, novice en tyrannie, vaux de Lucas Bietti, les histoires
ses répétitions et reprises fré- se rend chez des potentats plus permettent de diffuser des informa-
quentes, son organisation rigou- expérimentés afin d’apprendre l’art tions et des pratiques précieuses
reuse et chronologique, le dosage du d’abuser du pouvoir… Nul ne sort – une recette, une technique de
suspense, l’usage alterné d’images indemne de l’école des dictateurs, chasse… – et d’avertir des dangers
frappantes, d’exemples souvent très mais on y rit beaucoup. environnants. De fait, la geste épique
drôles et de proverbes généraux… Sebastian Dieguez racontée dans En attendant le vote
Tout est fait pour que l’histoire des bêtes sauvages ne fait pas que
soit marquante. retracer les exploits du dictateur. À
En outre, le conteur jouit d’un travers le parcours de ce dernier, le
grand prestige dans la tradition conteur évoque les us et coutumes
malinké, partagée par Kourouma. des peuples concernés, raconte d’in-
Souvent proche du pouvoir, il est Bibliographie nombrables anecdotes et révèle le
seul habilité à dire certaines choses dessous des cartes. Les thèmes des
et à briser certains tabous. Cela fait L. Bietti et al., veillées successives sont d’ailleurs
de lui une figure à la fois respectée Storytelling as adaptive éloquents : la mort, le destin, le pou-
et redoutée, parfois trouble, mais collective sensemaking, voir, la trahison… Autant de sujets
Topics in Cognitive
toujours puissante. Sans compter essentiels pour une espèce obnubilée
Science, à paraître.
que le fait même de raconter des his- par les questions sociales, culturelles
toires procure du prestige, selon les K. Sterelny, Cultural et existentielles comme la nôtre.
résultats rapportés par Lucas Bietti evolution in California En insistant aussi bien sur l’im-
and Paris, Studies in
et ses collègues : celui qui en connaît portance de thèmes proches des pré-
History and Philosophy
beaucoup et sait bien les exposer of Biological Biomedical occupations des gens que sur celle de
attire l’attention, séduit et mobilise Sciences, vol. 62, relais privilégiés, Kourouma parvient
les foules, fait autorité sur les sujets pp. 42-50, 2017. donc à réconcilier Paris et la
qu’il évoque… Tout cela va dans le O. Morin, Comment Californie. Par leur prestige et leur
sens des recherches californiennes, naissent et meurent talent de conteur, les griots décuplent
car ce sont autant de facteurs qui les traditions : la force de la transmission orale. Ils
augmentent les chances d’être la transmission sont ainsi des maillons essentiels
imité fidèlement. culturelle, Odile dans les longues chaînes humaines
Mais d’autre part, le griot, de par Jacob, 2011. qui propagent les traditions à travers
sa licence créative et son penchant le temps et l’espace… £

N° 112 - Juillet-août 2019
À retrouver dans ce numéro

BOSS ? FREGOLI
p. p.
6 30

Critiquer son responsable au bureau (de manière Les personnes atteintes du syndrome
constructive) profiterait surtout au responsable en de Fregoli croient reconnaître un
question. Ce dernier aurait souvent tendance à
vouloir relever le défi et se mettrait en quête de
de leurs proches sous les traits de
solutions, ce qui augmenterait sa créativité. divers individus, dont des célébrités
- le pape, Michael Jackson ou le
p.
70
BAYÉSIEN présentateur du journal télévisé.
C’est l’inverse du syndrome
Le cerveau des bébés fait des statistiques (appelées
bayésiennes) sans le savoir  : avant même d’avoir de Capgras, où les patients croient
appris à compter, il observe ce qui se passe lorsque, que d’autres personnes ont pris
plusieurs fois de suite, une main place une bille puis l’apparence d’un de leurs proches...
une autre dans une boîte. Puis, si une exception a lieu
et que la boîte en contient trois et non deux, il est
surpris.
p.
60 EMPLOYÉE DE BANQUE FÉMINISTE
Linda, végétarienne, antispéciste, a défilé dans des mouvements antinucléaires. À votre avis,
est-elle : 1) employée de banque, ou 2) employée de banque féministe ? Réponse : page 62.

64 % MBAPPÉ
p. p.
42 56

des résultats
d’études Les footballeurs qui ont la meilleure “vista” du jeu ont
de psychologie engrangé des milliers de situations passées dans leur
seraient erronés.
Ceci est le résultat mémoire à long terme. Face au but, leur cerveau
d’une étude
de psychologie. compare en un éclair la position des défenseurs à
ces données accumulées au fil des rencontres. Il livre
alors une décision immédiate et intuitive : goal !

DIMORPHISME 2 MILLIONS
p. p.
14 74

Le dimorphisme sexuel a été observé dans de vues pour une vidéo sur
le cerveau des foetus, dont la structure diffère Youtube montrant une femme
en train de caresser des draps.
selon le sexe masculin ou féminin. Ces différences Les internautes adorent écouter
portent sur la connectivité (les fibres nerveuses des sons furtifs du quotidien qui
qui relient entre elles différentes aires cérébrales), provoqueraient un sentiment
et seraient par conséquent innées. de détente et d’apaisement.

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal juillet-août 2019 – N° d’édition M0760112-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 19/05/0026 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
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