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Stephen King

Simetierre

(Pet sematary, 1983)

Traduction de François Lasquin

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L’auteur tient à adresser des remerciements particuliers à Russ
Dorr et à Steve Wentworth, tous deux résidents de Bridgton
(Maine), le premier pour lui avoir fourni des informations d’ordre
médical, le second pour l’avoir renseigné sur les coutumes
funéraires américaines et l’avoir aidé à mieux comprendre la nature
de la douleur qu’on éprouve consécutivement à la perte d’un être
cher.

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À Kirby McCauley.

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Voici quelques individus qui ont écrit des livres pour relater
leurs actions et en expliquer les motifs :
John Dean1. Henry Kissinger. Adolf Hitler. Caryl Chessman. Jeb
Magruder. Napoléon Bonaparte. Talleyrand. Disraeli. Robert
Zimmerman, dit Bob Dylan. Locke. Charlton Heston. Errol Flynn.
L’ayatollah Khomeini. Gandhi. Charles Olson. Charles Colson. Un
Victorien anonyme. Le Dr X.
Par ailleurs, la plupart des gens sont persuadés que Dieu a écrit
un ou des Livres pour relater Ses actions et en expliquer (au moins
partiellement) les motifs. Étant donné que ces gens sont
généralement aussi persuadés que Dieu a créé les humains à Son
image, on doit pouvoir Le considérer comme un individu – ou,
pour Le traiter avec les égards appropriés, Un Individu.
Et voici quelques individus qui n’ont pas écrit de livres pour
relater leurs actions – et témoigner de ce qu’ils ont vu :
L’homme qui a enterré Hitler. L’homme qui a autopsié le
cadavre de John Wilkes Booth. L’homme qui a embaumé Elvis
Presley. L’homme qui a embaumé (mal, au dire de la plupart des
entrepreneurs de pompes funèbres) le pape Jean XXIII. Les
quarante fossoyeurs qui ont nettoyé Jamestown, emballant les
cadavres dans de grands sacs, ramassant les tasses en papier à
l’aide de bâtons à pointe semblables à ceux qu’utilisent les préposés
à l’entretien des parcs et jardins, faisant de grands moulinets des
bras pour chasser les essaims de mouches. L’homme qui a incinéré
William Holden. L’homme qui a enchâssé le corps d’Alexandre le
Grand dans une chape d’or afin que la putréfaction lui fût
épargnée. Les hommes qui on momifié les Pharaons. La mort est
un mystère, et la sépulture, un secret.

1 Dean, Magruder, Colson : trois des inculpés de l’affaire du


Watergate. (N.d.T.)

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PREMIÈRE PARTIE

LE SIMETIERRE

Jésus leur dit : « Lazare, notre ami, dort ; mais je vais le


réveiller. »
Alors les disciples se regardèrent, et plusieurs sourirent, ignorant
que Jésus avait usé d’une métaphore. « Seigneur, s’il dort, il sera
guéri. »
Alors Jésus leur dit ouvertement : « Lazare est bel et bien mort…
mais nous allons tout de même vers lui. »

Évangile selon Jean (paraphrase)

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Louis Creed, qui avait perdu son père à l’âge de trois ans et
n’avait jamais connu aucun de ses deux grands-pères, ne se serait
jamais attendu à se trouver un père aux approches de l’âge mûr, et
pourtant c’est exactement ce qui lui arriva Ŕ quoiqu’il préférât
donner à cet homme le nom d’ami, comme on est bien forcé de le
faire lorsqu’on est adulte et qu’on découvre le père qu’on aurait
voulu avoir dans une phase relativement tardive de l’existence.
Louis fit la connaissance de cet homme le soir où, en compagnie de
sa femme et de ses deux enfants, il vint s’installer à Ludlow dans la
grande maison en bois blanche où Winston Churchill (Church, le
chat de sa fille Eileen) élit résidence avec eux.
Le bureau de recherches de l’université avait fait traîner les
choses en longueur, ça n’avait pas été une mince affaire de dénicher
une maison à distance raisonnable du campus, et quand les Creed
arrivèrent enfin à proximité de l’endroit où Louis pensait que se
trouvait leur nouveau logis (« Tous les signes concordent, se disait-
il macabrement, comme à la veille de l’assassinat de César. »), ils
étaient las, tendus et irritables. Gage, dont les dents étaient en train
de percer, n’arrêtait pas de pleurnicher et il refusait de s’endormir
obstinément en dépit de toutes les berceuses que Rachel s’évertuait
à lui chanter. Ce n’était pas l’heure de la tétée, et Gage connaissait
son horaire aussi bien (sinon mieux) que sa mère ; elle lui offrit tout
de même le sein, et il s’empressa de la mordre avec ses dents toutes
neuves. Rachel qui n’était pas encore vraiment acquise à l’idée de
venir s’installer dans le Maine (elle avait vécu à Chicago toute sa
vie), fondit en larmes, et Eileen eut tôt fait de l’imiter. À l’arrière du
break, Church continuait à tourner inlassablement sur lui-même,
comme il n’avait pas cessé de le faire tout au long des trois jours
qu’il leur avait fallu pour descendre de Chicago jusqu’ici. Ils
s’étaient vite résignés à le délivrer du panier où ils l’avaient d’abord
cloîtré pour mettre un terme à ses miaulements insupportables,
mais son va-et-vient continuel s’était révélé presque aussi

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exaspérant.
Pour un peu, Louis y aurait aussi été de sa larme.
Une idée saugrenue, mais non sans attrait, se forma soudain
dans sa tête : il leur proposerait de rebrousser chemin pour aller
manger un morceau à Bangor en attendant l’arrivée du camion de
déménagement et, aussitôt que ses trois empêcheurs de danser en
rond auraient mis pied à terre, il écraserait l’accélérateur et
s’enfuirait sans même un regard en arrière, engloutissant litre sur
litre d’essence hors de prix dans l’énorme carburateur à quatre
cylindres de la familiale. Il mettrait cap au sud et descendrait d’une
traite jusqu’à Orlando, en Floride, où il se ferait embaucher comme
secouriste à Disney World sous un nom d’emprunt. Mais juste avant
d’arriver au péage de cette bonne grosse vieille autoroute 95, il
s’arrêterait sur le bas-côté et il foutrait dehors cet abruti de chat.
Là-dessus ils franchirent un ultime virage et se retrouvèrent nez
à nez avec la maison, que Louis avait été le seul à voir jusqu’à
présent. Il avait pris l’avion pour venir inspecter les sept habitations
possibles que Rachel et lui avaient sélectionnées sur photos dès que
le poste à l’université du Maine lui avait été définitivement acquis,
et il avait jeté son dévolu sur celle-ci. C’était une grande baraque
ancienne de style colonial, mais comme le revêtement extérieur en
bois venait d’être refait et isolé de neuf, les frais de chauffage,
quoique encore assez monstrueux, ne seraient tout de même pas au-
dessus de leurs moyens. La maison comportait trois grandes pièces
au rez-de-chaussée, quatre chambres à l’étage et une remise longue
et basse que l’on pouvait envisager de convertir ultérieurement pour
y installer des chambres supplémentaires, le tout entouré d’une
luxuriante étendue de gazon qui restait, même par cette chaleur
d’août, d’un beau vert éclatant.
Derrière la maison, il y avait un grand pré où les enfants
pourraient jouer et au-delà du pré, des bois qui semblaient s’étaler
jusqu’à l’infini. L’agent immobilier avait expliqué à Louis que les
terres contiguës à la propriété appartenaient à l’État et que toute
possibilité de construction nouvelle y était exclue dans l’avenir
immédiat en raison du litige qui opposait à leur sujet les derniers
survivants de la tribu des Micmacs et le gouvernement du Maine.
Les Indiens exigeaient la restitution de près de trois mille hectares à
Ludlow même et dans les villages avoisinants, et le procès, auquel le

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gouvernement fédéral était également mêlé, était d’une telle
complexité qu’il risquait de traîner jusqu’à la fin du siècle.
Rachel s’arrêta brusquement de pleurer et elle se redressa sur
son siège.
ŕ Est-ce que c’est… ?
ŕ C’est elle, dit Louis.
Il éprouvait une certaine appréhension. Ou plutôt, il avait la
trouille. Et à vrai dire même, une trouille bleue. Il avait hypothéqué
douze années de leur vie pour cette maison : d’ici à ce que la
dernière traite soit réglée, Eileen aurait dix-sept ans.
Il avala sa salive.
ŕ Qu’est-ce que tu en penses ?
ŕ Je la trouve magnifique ! s’écria Rachel, et Louis eut le
sentiment qu’un poids immense se soulevait de sa poitrine.
Il voyait bien qu’elle disait cela sérieusement, à la manière dont
elle regardait la maison tandis qu’ils s’engageaient dans l’allée
bitumée qui contournait le bâtiment pour aboutir à l’entrée de la
remise. Le regard de Rachel courait le long des fenêtres vides et
Louis devina que son esprit était déjà occupé à toutes sortes de
supputations relatives à la cretonne des rideaux, à la toile cirée des
placards de cuisine et Dieu sait quoi encore.
ŕ Papa ? fit la voix d’Ellie depuis le siège arrière.
Elle s’était arrêtée de pleurer aussi, et même Gage s’était calmé.
Louis savourait le silence.
ŕ Quoi, ma chérie ?
Il apercevait les yeux de la fillette, qu’elle avait bruns sous des
cheveux châtain clair, dans le rétroviseur. Elle aussi inspectait du
regard la maison, la pelouse, le toit d’une autre maison un peu plus
loin sur la gauche et le grand pré qui s’étirait jusqu’aux vastes bois.
ŕ C’est chez nous ?
ŕ Oui, mon cœur, c’est ici qu’on va habiter, dit Louis.
ŕ HOURRA ! glapit-elle d’une voix perçante.
Et Louis, qu’Ellie mettait parfois au comble de l’exaspération,
décida qu’il se fichait comme d’une guigne d’être condamné à ne
jamais voir Disney World ni la Floride.
Il se rangea devant la remise et coupa le contact.
Le moteur toussa une dernière fois et se tut. Le silence de l’après-
midi finissant, que brisait seul un doux babil d’oiseau, paraissait

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extraordinairement profond après Chicago et le brouhaha continuel
de State Street et du Loop.
ŕ Chez nous, fit Rachel à mi-voix, les yeux toujours fixés sur la
maison.
ŕ Sé nou, répéta Gage sur ses genoux, l’air ravi.
Louis et Rachel se regardèrent avec stupeur. Dans le rétroviseur,
les yeux d’Eileen s’agrandirent.
ŕ Tu as… ?
ŕ Est-ce qu’il… ?
ŕ C’était une… ?
Ils avaient parlé tous les trois en même temps, et ils éclatèrent de
rire simultanément. Gage n’en avait cure ; il continuait à sucer son
pouce le plus tranquillement du monde. Cela faisait bientôt un mois
qu’il avait commencé à dire « M’man », et il s’était essayé une fois
ou deux à articuler quelque chose qui ressemblait vaguement à
« papa » Ŕ ou peut-être que ce n’était que Louis qui prenait ses
désirs pour la réalité.
Mais cette fois, accident ou volonté délibérée d’imitation, il avait
bel et bien dit quelque chose. Il avait dit : Chez nous.
Louis souleva Gage du giron de sa mère et le serra sur son cœur.
C’est ainsi qu’ils arrivèrent à Ludlow.

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Dans le souvenir de Louis Creed, cet instant allait toujours


conserver comme une aura magique, en partie sans doute parce que
la magie y avait effectivement joué un rôle, mais surtout par
contraste avec la frénésie qui domina le reste de la soirée. Au cours
des trois heures suivantes, la paix et la magie ne brillèrent que par
leur absence.
Louis avait pris bien soin (car pouvait-il y avoir au monde être
plus soigneux, plus maniaque que Louis Creed ?) de placer les clés
de la maison à l’intérieur d’une petite enveloppe de papier kraft sur
laquelle il avait consciencieusement inscrit : « Maison Ludlow Ŕ clés
reçues le 29 juin », avant de la ranger dans la boîte à gants de la
Fairlane. Oui, c’était bien dans la boîte à gants qu’il avait mis les
clés. Il en était absolument certain. Et voilà qu’à présent elles
n’étaient plus là.
Tandis qu’il farfouillait partout, avec un énervement croissant, à
la recherche de ces maudites clés, Rachel s’accrocha le bébé à la
hanche et elle suivit Ellie jusqu’à un arbre qui se dressait au milieu
du pré. Au moment où Louis passait pour la troisième fois une main
sous les sièges, sa fille poussa un hurlement, puis elle éclata en
sanglots.
ŕ Louis ! cria Rachel. Ellie s’est coupée !
La fillette était tombée du vieux pneu monté en balançoire, et elle
avait heurté un rocher du genou.
Ce n’était guère plus qu’une écorchure, mais Louis se dit (assez
mesquinement) qu’à l’entendre brailler on aurait pu croire qu’elle
venait de se faire arracher la jambe. Il jeta un coup d’œil en
direction de la maison située en vis-à-vis de la leur, de l’autre côté
de la route : il y avait de la lumière dans la pièce de devant.
ŕ Ça suffit comme ça, Ellie ! fit-il. Les voisins vont croire qu’on
est en train d’assassiner quelqu’un.
— Mais j’ai maaal !

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Réfrénant son irritation, Louis regagna la voiture en silence. Les
clés n’étaient plus dans la boîte à gants, mais la trousse à pharmacie
s’y trouvait encore. Il s’en empara et revint sur ses pas. En la voyant,
Ellie se mit à hurler de plus belle.
— Non ! Pas le truc qui pique ! Ne me mets pas du truc qui pique,
papa ! Non… !
ŕ Eileen, ce n’est que du mercurochrome, tu sais bien que ça ne
pique pas…
ŕ Sois une grande fille, dit Rachel. C’est seulement…
— Non ! Nnnnoooon !
ŕ Arrête-moi ça tout de suite, sans quoi c’est ton derrière qui va
te piquer, fit Louis.
ŕ Elle est fatiguée, Lou, dit Rachel d’une voix douce.
ŕ Elle n’est pas la seule, crois-moi. Tiens-lui la jambe.
Rachel posa Gage par terre et souleva la jambe d’Eileen, que
Louis tartina de mercurochrome sans prendre garde à ses
gémissements de plus en plus hystériques.
ŕ Quelqu’un vient de sortir sous la véranda de cette maison, là-
bas, de l’autre côté de la rue, fit observer Rachel avant de se baisser
pour récupérer Gage qui avait commencé à s’éloigner en rampant
dans l’herbe.
ŕ Nous voilà bien, maugréa Louis.
ŕ Louis, Ellie est…
ŕ Fatiguée, je sais, acheva-t-il en rebouchant le flacon de
mercurochrome. (Il considéra sa fille avec une expression
hargneuse.) Voilà, dit-il. Et ça ne t’a pas fait mal du tout, n’est-ce
pas, Ellie ? Avoue !
ŕ Si, ça m’a fait mal ! J’ai mal ! Très, très mal !
Une furieuse envie de lui flanquer une calotte le démangeait ; il
referma sa main libre sur le haut de sa cuisse et il serra de toutes ses
forces.
ŕ Tu as trouvé les clés ? interrogea Rachel.
ŕ Pas encore, répondit-il en refermant la trousse à pharmacie
d’un geste sec. Je vais…
Gage se mit à hurler. Il ne pleurait pas, il ne vagissait pas : non, il
hurlait tout de bon en se tordant convulsivement dans les bras de sa
mère.
ŕ Mais qu’est-ce qu’il a ? s’écria Rachel en le balançant à Louis

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presque comme elle aurait fait d’un paquet.
Louis supposait que sur ce plan-là au moins, le fait d’avoir
épousé un médecin était tout avantage : chaque fois que le marmot
semblait à deux doigts d’y passer, on n’avait qu’à le refiler au mari.
L’enfant portait ses deux mains à son cou avec des gestes
désordonnés, en hurlant désespérément. Louis le retourna et il
aperçut une protubérance blanchâtre qui grossissait à vue d’œil au-
dessous de sa nuque. Il vit aussi, accrochée à l’épaulette de sa
barboteuse, une petite créature velue qui remuait faiblement.
Eileen, qui s’était un peu calmée, se remit soudain à vociférer.
ŕ Une abeille ! brailla-t-elle. UNE ABEILLE !
Elle fit un brusque saut en arrière, buta contre le rocher saillant
sur lequel elle était tombée tout à l’heure, s’affala lourdement sur
son arrière-train et se remit à sangloter sous l’effet conjugué de la
douleur, de la surprise et de la peur.
« Je suis en train de devenir fou, se dit Louis avec une espèce de
stupeur incrédule Aiiiieeee ! »
ŕ Y a qu’à retirer le dard, grasseya derrière eux une voix aux
inflexions traînantes. C’est la bonne méthode. On ôte le dard, on
frotte avec un peu de bicarbonate et hop ! l’enflure s’en va.
Mais ladite voix avait un accent du Maine si prononcé qu’au
premier abord l’esprit las et confus de Louis n’enregistra qu’une
sorte de bouillie sonore où surnageaient des diphtongues indécises.
Il se retourna et aperçut, solidement planté sur l’herbe du pré, un
vieillard de peut-être soixante-dix ans, mais qui portait
gaillardement son âge, vêtu d’une salopette de coutil délavée et
d’une chemise de travail en coton bleu pâle d’où émergeait un cou
plein de replis et couturé de rides. Son visage était tanné par le soleil
et il fumait une cigarette sans filtre qu’il écrasa entre le pouce et
l’index et dont il empocha soigneusement le mégot tandis que Louis
achevait de le détailler du regard. Puis il tendit ses deux mains
devant lui, la paume ouverte, et sa bouche se tordit en un sourire
malicieux, un sourire par lequel Louis, qui n’avait pourtant pas la
sympathie facile, fut instantanément séduit.
ŕ C’est pas que j’veuille vous apprendre vot’ métier, Doc… dit le
vieux.
Et c’est ainsi que Louis fit la connaissance de Judson Crandall,
l’homme qu’il eût aimé avoir pour père.

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Crandall avait observé leur arrivée depuis l’autre côté de la rue et


il avait traversé pour voir s’il ne pourrait pas leur être de quelque
secours lorsqu’il lui avait semblé qu’ils étaient « un petit peu dans la
mélasse » Ŕ pour reprendre l’expression dont il usa lui-même.
Il s’approcha de Louis, qui tenait son fils sur l’épaule, inspecta
brièvement l’enflure qui déparait le cou de Gage et avança vers elle
une grosse main noueuse. Rachel ouvrit la bouche pour protester
cette main lui paraissait bien malhabile, et elle était presque aussi
grosse que la tête de l’enfant Ŕ mais avant qu’elle ait eu le temps de
proférer le moindre son, les doigts du vieil homme avaient exécuté
un geste rapide et vif, avec la dextérité d’un prestidigitateur qui fait
danser des cartes sur son poing ou volatilise une pièce de monnaie,
et le dard de l’abeille reposait au creux de sa paume.
ŕ C’est un dard de belle taille, fit-il observer. Peut-être pas digne
d’une médaille d’or, mais il décrocherait bien un ruban de
consolation.
Louis éclata de rire. Crandall posa les yeux sur lui et, avec son
drôle de sourire en coin, il ajouta :
ŕ Pas qu’il est de première bourre, c’dard-là ?
ŕ Qu’est-ce qu’il a dit, maman ? interrogea Eileen, et là-dessus
Rachel éclata de rire à son tour.
C’était affreusement mal élevé, bien sûr, mais quelque chose
faisait que ça passait très bien. Crandall sortit un paquet de
Chesterfield Kings de la poche de sa salopette, ficha une cigarette
dans l’angle de sa bouche bordée d’un réseau de fines craquelures et
tout en les regardant rire avec un hochement de tête satisfait (Gage
lui-même, oublieux de la piqûre d’abeille, s’était mis à glousser
gentiment), gratta une grosse allumette à tête bleue sur l’ongle de
son pouce. « Les vieux ont plus d’un tour dans leur sac, se dit Louis.
De petits stratagèmes modestes, mais il y en a qui sont rudement
efficaces. »
Il s’arrêta de rire et tendit celle de ses deux mains qui ne

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soutenait pas l’arrière-train (franchement humide à présent) de son
fils.
ŕ Ravi de faire votre connaissance, Mr… ?
ŕ Jud Crandall, dit le vieux en lui secouant la main. Je suppose
que vous êtes le docteur.
ŕ C’est bien moi, en effet. Louis Creed. Et voici Rachel, ma
femme, ma fille Ellie. Le petit bonhomme à la piqûre d’abeille se
nomme Gage.
ŕ Très heureux, dit Crandall.
ŕ Ne m’en veuillez pas d’avoir ri… Ne nous en veuillez pas,
plutôt. C’était bien involontaire. C’est juste que nous sommes un
peu… fatigués.
C’était tellement au-dessous de la vérité qu’il fut repris d’un rire
nerveux. Il était complètement exténué.
ŕ C’est bien naturel, ma foi, dit Crandall en hochant la tête. (Son
regard se posa sur Rachel.) Venez donc à la maison avec votre petit
gars et la fillette, m’ame Creed. On va mettre un peu de bicarbonate
de soude sur un torchon humide, ça fera passer la piqure. Et puis
ma femme sera heureuse de pouvoir vous dire bonjour. Elle ne sort
plus guère. Son arthrite a beaucoup empiré depuis deux, trois ans.
Rachel jeta un coup d’œil en direction de Louis qui fit un signe
d’assentiment.
ŕ C’est bien aimable à vous, Mr Crandall.
ŕ Oh, vous n’avez qu’à m’appeler Jud, dit le vieil homme.
Soudain, un klaxon barrit bruyamment, on entendit le
rugissement d’un moteur qui rétrograde, et le gros camion de
déménagement bleu parut à l’angle de l’allée et s’y engagea
lourdement.
ŕ Nom d’un chien ! fit Louis. Et moi qui ne sais pas où j’ai mis
les clés !
ŕ Vous en faites pas pour ça, dit Crandall. Mr et Mrs Cleveland,
vos prédécesseurs dans cette maison, m’ont confié un jeu de leurs
clés, ça doit bien faire quatorze ou quinze ans. Ils ont vécu ici un
sacré bout de temps. Joan Cleveland était la meilleure amie de ma
femme. Elle est morte il y a deux ans et Bill est allé s’installer à
Orrington, dans une de ces résidences spécialement conçues pour
les vieux. Je vais aller vous les chercher. D’ailleurs, elles vous
appartiennent à présent.

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ŕ Vous êtes trop gentil, Mr Crandall, dit Rachel.
ŕ C’est la moindre des choses, voyons, dit Crandall. Ça va être
une joie pour nous d’avoir à nouveau de la jeunesse dans nos
parages. Mais faudra pas trop les laisser s’approcher de la route,
m’ame Creed. Il y a beaucoup de gros camions.
On entendit des claquements de portières. Les déménageurs
avaient sauté du haut de leur cabine et ils venaient dans leur
direction.
Ellie, qui s’était détachée de leur petit groupe, demanda tout d’un
coup :
ŕ Papa, qu’est-ce que c’est que ça ?
Louis tourna la tête vers elle tout en continuant de marcher à la
rencontre des déménageurs. Un sentier d’un peu plus d’un mètre de
large, nettement délimité, soigneusement aplani, s’ouvrait en
bordure du pré à l’endroit précis où le gazon entretenu faisait place
à l’herbe haute d’été et gravissait un flanc de coteau en sinuant à
travers des buissons bas et un bosquet de jeunes bouleaux avant de
disparaître à la vue.
ŕ On dirait un genre de sentier, dit Louis.
ŕ Ah oui ! fit Crandall en souriant. Un de ces jours, je te
raconterai l’histoire de ce sentier, petiote. Tu veux bien venir jusqu’à
chez moi pour qu’on soigne ton petit frère, à présent ?
ŕ Bien sûr, répondit Ellie et, avec une note d’espoir dans la voix,
elle ajouta : Est-ce que ça pique, le bicarbonate de soude ?

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Crandall fut bientôt de retour avec le double des clés, mais entre-
temps Louis avait retrouvé les siennes. La petite enveloppe avait
glissé dans le mince interstice qui surmontait la paroi du fond de la
boîte à gants et elle était restée accrochée dans les câblages. Louis
l’avait repêchée et il avait ouvert aux déménageurs. Crandall lui
remit son jeu de clés, attachées à un vieux mousqueton de chaîne de
montre au métal noirci. Louis le remercia et il les glissa
distraitement dans sa poche tout en continuant d’observer les
déménageurs qui transportaient à l’intérieur de la maison des
caisses, des commodes, des buffets et les milles autres objets que les
Creed avaient accumulés au long de leurs douze années de vie
conjugale. Vus ainsi, hors de leur environnement familier, ils lui
paraissaient soudain bien insignifiants. « Ce n’est qu’un tas de vieux
machins emballés dans des cartons », se dit-il, et tout à coup il se
sentit triste et abattu. Il présuma qu’il était en proie à ce qu’on
appelle communément le mal du pays.
ŕ Déraciné et transplanté, dit Crandall.
Louis réprima un sursaut : le vieil homme s’était matérialisé à
côté de lui comme par enchantement.
ŕ À vous entendre, on croirait que vous avez déjà éprouvé cette
sensation, répondit-il.
ŕ En réalité, jamais, fit Crandall en allumant une cigarette. (La
flamme de l’allumette jaillit brusquement et brilla avec une intensité
particulière dans les ombres du jour déclinant.) Cette maison, de
l’autre côté de la route, mon père l’a bâtie de ses propres mains. Sa
femme est venue y vivre avec lui elle y est tombée enceinte et c’est là
qu’elle m’a donné le jour, la même année que le siècle, en 1900.
ŕ Ce qui vous fait donc…
ŕ Quatre-vingt-trois ans, dit Crandall.
Louis fut soulagé qu’il n’ajoutât pas : « Et toutes mes dents » ou
une autre de ces formules idiotes qu’il haïssait cordialement.

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ŕ Vous ne les paraissez pas.
Crandall eut un haussement d’épaules.
ŕ J’ai vécu ici toute ma vie, expliqua-t-il. En 1917, je me suis
engagé pour aller combattre en Europe, mais le plus près que j’en ai
été, c’est Bayonne… dans le New Jersey. Sale coin, le New Jersey.
Même en 1917, c’était déjà un sale coin. J’ai eu bien du bonheur en
me retrouvant ici. J’ai épousé ma Norma, j’ai trouvé de l’embauche
au chemin de fer et nous n’avons plus jamais bougé. Mais pour ce
qui est de la vie et du mouvement, j’en ai vu tout mon content ici
même, à Ludlow, ça vous pouvez me croire !
Les déménageurs s’arrêtèrent devant l’entrée de la remise avec le
sommier du grand lit double que Louis partageait avec Rachel.
ŕ Où est-ce qu’on met ça, Mr Creed ?
ŕ Au premier… Attendez, je vais vous montrer.
Louis ébaucha un pas dans la direction des deux hommes, puis il
se figea sur place et se retourna vers Crandall.
ŕ Allez-y donc, fit le vieil homme en souriant. Moi, je vais aller
voir si tout s’arrange bien pour votre petite famille. Je leur dirai de
venir vous rejoindre, et je ne reviendrai plus me fourrer dans vos
pattes. Mais un déménagement, ça vous colle une sacrée pépie. Le
soir, vers les neuf heures, je m’installe toujours sous la véranda pour
siroter une bière ou deux. Par les chaleurs, j’ai plaisir à regarder
tomber la nuit, et des fois Norma me tient compagnie. Passez donc,
si le cœur vous en dit.
ŕ Ma foi, oui, pourquoi pas ? répondit Louis, qui n’en avait
nullement l’intention.
Il était sûr d’avance que cette soirée bucolique sous la véranda se
solderait par un examen sommaire (et gratuit) des rhumatismes de
Norma. Il avait de la sympathie pour Crandall ; il aimait bien son
sourire en coin, sa manière de s’exprimer simple et directe et son
accent yankee d’où les consonances dures étaient tellement absentes
qu’on aurait pu croire que la langue qu’il parlait ne comportait que
des voyelles traînantes. Il se disait que c’était un brave homme, mais
lorsqu’on est médecin, on apprend vite à se méfier de tout le monde.
Car malheureusement, un jour ou l’autre, vos meilleurs amis eux-
mêmes en viennent à vouloir vous soutirer des consultations
bénévoles. Et lorsqu’il s’agit de personnes âgées, on n’en voit plus
jamais le bout.

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ŕ Mais si vous ne me voyez pas venir, ajouta-t-il, ne restez pas
debout à m’attendre. J’ai eu une journée bien rude.
ŕ En tout cas, vous savez que vous n’avez pas besoin d’un carton
d’invitation pour passer nous voir, dit Crandall, et il y avait tant de
malice dans son sourire en coin que Louis eut la distincte
impression qu’il avait lu dans ses pensées comme dans un livre.
Le vieil homme s’éloigna et Louis resta un moment à l’observer
avant d’aller rejoindre les déménageurs. Crandall marchait bien
droit, à longues foulées aisées ; sa démarche était celle d’un homme
de soixante ans, et il était plus qu’octogénaire. Louis éprouva envers
lui une première et imperceptible bouffée de ce qu’il fallait bien
appeler de la tendresse.

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À neuf heures, les déménageurs étaient repartis et les deux


enfants, aussi épuisés l’un que l’autre, s’étaient endormis dans leurs
nouvelles chambres, Gage dans son petit lit, Ellie sur un matelas
posé à même le sol et entouré d’une véritable montagne de cartons
qui contenaient ses innombrables crayons de couleurs (des crayons
gras, en bâtonnets, qu’elle conservait jalousement même lorsqu’ils
étaient brisés ou émoussés), sa collection de posters des
personnages de Rue Sésame, ses livres d’images, ses vêtements, et
Dieu sait quoi encore. Et comme de bien entendu, Church dormait
avec elle, en émettant du fond de sa gorge une espèce de râle
catarrheux Ŕ ce que ce pauvre gros matou était capable de produire
de mieux en guise de ronronnement.
Un peu plus tôt, Rachel avait arpenté la maison en tous sens, le
bébé dans les bras, en révisant point par point les indications que
Louis avait données aux déménageurs et en leur faisant
inlassablement rectifier l’ordonnance de telle pièce, déplacer tel
meuble, empiler tels cartons dans un ordre différent. Louis n’avait
pas égaré leur chèque ; il était toujours dans la poche de sa chemise
en compagnie de cinq billets de dix dollars qu’il avait prévu de leur
donner à titre de pourboire. Quand le camion fut enfin vide, il leur
remit le chèque et les billets, répondit à leurs remerciements d’un
hochement de tête, signa la décharge qu’ils lui tendaient et les
raccompagna jusqu’à la véranda d’où il les regarda remonter à bord
de leur mastodonte. Il supposait qu’ils feraient un arrêt à Bangor
pour y siffler quelques bières, histoire de se rincer le gosier de toute
cette poussière. Lui-même, il aurait volontiers éclusé une ou deux
canettes. Du coup, l’image de Jud Crandall lui revint à l’esprit.
Il était assis à la table de la cuisine avec Rachel, et il s’aperçut
qu’elle avait des cernes sous les yeux.
ŕ Toi, lui dit-il, il est temps que tu ailles te coucher.
ŕ Ce sont les ordres du docteur ? interrogea-t-elle avec un pâle

- 20 -
sourire.
ŕ Mouais.
ŕ C’est bon, j’y vais, dit-elle en se levant. Je suis sur les rotules et
Gage est fichu de se réveiller en pleine nuit. Tu viens ?
Louis eut un instant d’hésitation.
ŕ Non, pas tout de suite. Ce vieux type qui habite de l’autre côté
de la rue…
ŕ De la route. On est à la campagne, ici. On dit : « de l’autre côté
de la route » ou bien, quand on s’appelle Judson Crandall,
« d’l’aut’côté d’la route ».
ŕ Bon, si tu veux, « d’l’aut’côté d’la route ». Il m’a proposé de
passer chez lui boire une bière. Je crois bien que je vais accepter son
invitation. Je suis pompé mais j’ai une telle marmelade dans le
crâne que je n’arriverai pas à m’endormir.
Rachel sourit.
ŕ Je te vois d’ici en train d’interroger Norma Crandall sur la
localisation exacte de ses douleurs et le type de matelas qu’elle
utilise.
Louis se mit à rire. Il trouvait plutôt drôle (bien qu’assez
effrayante aussi) cette faculté que les femmes acquièrent de lire
dans l’esprit de leur mari au bout d’un certain nombre d’années de
vie commune.
ŕ Il est arrivé à pic tout à l’heure, dit-il. Je lui dois bien une
petite faveur.
ŕ Retour au système du troc ?
Louis haussa les épaules. Il aimait mieux ne rien dire à Rachel de
la sympathie dont il s’était pris d’emblée à l’égard du vieil homme,
et d’ailleurs il ne voyait pas très bien de quelle façon il aurait pu lui
en parler.
ŕ Comment est Mrs Crandall ? demanda-t-il.
ŕ Très gentille, répondit Rachel. Elle a pris Gage sur ses genoux
et il s’est laissé faire sans protester. Ça m’a étonnée : il a eu une
journée éprouvante et comme tu sais c’est un enfant qui ne se laisse
pas apprivoiser facilement par des gens qu’il ne connaît pas, même
dans les meilleures circonstances. En plus, elle avait une poupée et
elle a laissé Ellie s’amuser avec.
ŕ Et son arthrite, ça t’a paru sérieux ?
ŕ Tout à fait sérieux.

- 21 -
ŕ Elle est dans un fauteuil roulant ?
ŕ Non… mais elle se déplace avec difficulté, et ses doigts…
Rachel leva ses propres doigts, qui étaient minces et fuselés, et
les tordit en forme de serres pour lui montrer ce qu’elle voulait dire.
ŕ Mais ne rentre pas trop tard, hein, Lou ? Être seule dans une
maison inconnue, ça me fiche la frousse.
ŕ Elle ne restera pas inconnue longtemps, dit Louis avant de
l’embrasser.

- 22 -
6

À son retour, quelque temps plus tard, Louis se sentait penaud.


Personne ne lui avait demandé d’examiner Norma Crandall : au
moment où il avait traversé la rue (la route, rectifia-t-il
mentalement avec un sourire), la vieille dame s’était déjà retirée
pour la nuit. Jud n’était qu’une silhouette indécise de l’autre côté du
fin grillage métallique qui entourait la véranda. Un rocking-chair
grinçait confortablement sur du linoléum usé. Louis frappa à la
porte à treillis, et elle cliqueta cordialement en heurtant son
chambranle. La cigarette de Crandall luisait comme une grosse
luciole paisible dans la chaude nuit d’été, et la voix étouffée d’un
speaker de radio commentait en sourdine un match de base-ball.
Tout cela s’associait pour donner à Louis un sentiment des plus
étranges, proche de celui qu’on éprouve en retrouvant des lieux
depuis longtemps familiers.
ŕ C’est vous, Doc ? fit la voix de Crandall. C’est bien ce qu’il me
semblait.
ŕ J’espère que vous étiez sérieux au sujet de cette bière, dit Louis
en entrant.
ŕ Oh, quand il s’agit de bière je suis toujours sincère. Un homme
qui n’est pas sincère en offrant une bière se fait des ennemis.
Asseyez-vous, Doc. J’en ai mis deux boîtes de plus dans la glace, à
tout hasard.
La véranda, longue et étroite, était meublée de fauteuils et de
canapés en rotin. Louis se laissa choir dans un fauteuil et il fut
surpris de le trouver si confortable. Un seau en fer-blanc rempli de
cubes de glace au milieu desquels reposaient plusieurs boîtes de
bière Black Label était posé à portée de sa main gauche. Il en prit
une boîte, remercia Crandall, l’ouvrit, et savoura avec délices deux
premières gorgées de bière fraîche.
ŕ Tout le plaisir est pour moi, dit Crandall. J’espère que vous
serez heureux ici, Doc.

- 23 -
ŕ Amen, dit Louis.
ŕ Au fait, si vous voulez des biscuits ou quelque chose, je peux
aller vous en chercher. J’ai un pain de Cheddar qui est à peu près à
point, vous en voulez une tranche ?
ŕ On vend le fromage en pain, par ici ?
ŕ Oui, à la mode d’autrefois, précisa Crandall avec un soupçon
d’amusement dans la voix.
ŕ Merci, mais la bière me suffira.
ŕ Bon, ben on l’aidera à passer par nos propres moyens, fit
Crandall en rotant avec satisfaction.
ŕ Votre femme est allée se coucher ? interrogea Louis en se
demandant ce qu’il lui prenait de tendre la perche de cette façon.
ŕ Eh oui. Certaines fois, elle reste avec moi. D’autres fois non.
ŕ Son arthrite la fait beaucoup souffrir, n’est-ce pas ?
ŕ Vous avez déjà vu un cas d’arthrite qui ne faisait pas souffrir,
vous ? demanda Crandall. (Louis fit un signe de dénégation.) Ça
paraît quand même tolérable. Elle ne se plaint pas tant que ça. C’est
qu’elle est vaillante aussi, ma Norma.
Tandis qu’il disait cela, sa voix était empreinte d’une affection
forte et simple. Dehors, sur la route 15, un camion-citerne passa en
grondant. Il était si long, si gigantesque que l’espace d’un moment la
maison de Louis, de l’autre côté de la route, fut entièrement
masquée à la vue. L’inscription sur le flanc du camion était tout
juste lisible dans les dernières lueurs du crépuscule. Elle disait
simplement : ORINCO.
ŕ Il était bougrement gros, ce camion, fit observer Louis.
ŕ L’Orinco est une usine d’engrais chimiques, du côté
d’Orrington, expliqua Crandall. Il y a un sacré va-et-vient, c’est sûr.
Les camions-citernes, les bennes à ordures, plus tous les gens qui
s’en vont travailler le matin à Bangor ou à Brewster et qui rentrent
chez eux le soir. (Il secoua la tête.) C’est la seule chose qui a cessé de
me plaire à Ludlow. Cette fichue route. On n’a plus jamais la paix.
Ça roule sans arrêt, jour et nuit. Quelquefois, tout ce boucan
empêche Norma de dormir. Même moi, tenez, il arrive que ça me
réveille ; et pourtant, je dors comme un sonneur.
Louis, à qui cette étrange campagne du Maine paraissait d’une
tranquillité presque surnaturelle à côté du vacarme incessant de
Chicago, se contenta de hocher la tête.

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ŕ Bah ! Un de ces jours les Arabes vont nous couper les vivres, et
on pourra faire pousser des azalées du Japon tout le long de la ligne
jaune, dit Crandall.
ŕ Ça se pourrait bien, en effet, renchérit Louis.
Il renversa sa boîte de bière au-dessus de sa bouche et s’aperçut
avec stupeur qu’elle était vide.
Crandall éclata de rire.
ŕ Buvez-en donc une seconde, Doc, dit-il. Ça sera toujours ça de
pris.
Louis hésita un instant avant de répondre :
ŕ Bon, mais après celle-là j’arrête. Il faut que je rentre.
ŕ Mais oui, mais oui. Pas que ça vous tue son homme, un
déménagement ?
ŕ C’est radical, acquiesça Louis.
Après quoi ils restèrent un moment sans rien dire. C’était un
silence confortable, le genre de silence qui s’installe entre deux
hommes qui se connaissent depuis assez longtemps pour pouvoir se
passer d’échanges verbaux. Louis n’avait de cette sensation qu’une
connaissance purement livresque ; c’était la première fois de sa vie
qu’il l’éprouvait pour de bon.
Il avait honte de la désinvolture avec laquelle il s’était imaginé un
peu plus tôt que le vieil homme n’attendait de lui qu’une expertise
médicale gratuite.
Un semi-remorque passa en rugissant sur la route, ses feux de
position clignotant comme des étoiles tombées.
ŕ Chiennerie de route, va ! fit Crandall.
Il avait dit cela d’une voix songeuse, presque lointaine. Ses yeux
se posèrent sur Louis. Un drôle de petit sourire plissait ses lèvres
crevassées. Il ficha une Chesterfield dans le coin de sa bouche, sans
cesser de sourire, et gratta une allumette sur l’ongle de son pouce.
Ensuite il demanda :
ŕ Vous vous rappelez ce sentier au sujet duquel votre petite fille
vous a interrogé ?
D’abord, Louis ne vit pas de quoi il parlait. Ellie lui avait posé
d’innombrables questions avant de succomber enfin au sommeil.
Puis il se souvint du petit chemin bien entretenu qui gravissait le
flanc du coteau en sinuant à travers les bouleaux.
ŕ Ah oui ! dit-il. Vous lui avez promis que vous lui en parleriez

- 25 -
un de ces jours.
ŕ Et je tiendrai ma promesse, assura Crandall. Ce sentier
s’enfonce dans les bois sur une distance d’à peu près trois
kilomètres. Ce sont les gosses des environs qui le maintiennent en
état, car ce sont eux qui s’en servent. Au jour d’aujourd’hui
pourtant, la population des enfants n’est plus tellement stable… Au
temps où j’étais enfant moi-même, les gens n’avaient pas la
bougeotte comme à présent : on se fixait quelque part et on n’en
partait plus. Mais apparemment, ils se passent le mot et chaque
printemps ils s’amènent en bande, ils dégagent le sentier de ses
mauvaises herbes et ils le tiennent propre pendant tout l’été. La
plupart des adultes de Ludlow et des environs ignorent l’existence
de ce sentier ; il y en a bien quelques-uns qui sont au courant, mais
guère plus d’une poignée. Par contre, tous les enfants le
connaissent, j’en suis sûr.
ŕ Vous savez où il mène ?
ŕ Au cimetière des animaux, dit Crandall.
ŕ Un cimetière d’animaux ? répéta Louis, interloqué.
ŕ Ça doit vous paraître bizarre, mais ça ne l’est pas tant que ça,
dit Crandall en tirant sur sa cigarette et en imprimant un
mouvement de bascule à son rocking-chair. C’est cette damnée
route. Elle fait des ravages chez les bêtes domestiques. Et pas
seulement chez les chiens et les chats. Les enfants Ryder avaient un
raton laveur apprivoisé, et un de ces gros camions Orinco lui est
passé dessus. Ça remonte à quand, déjà, cette histoire ? Ça devait
être en 1913, ou peut-être même avant. En tout cas, c’était avant que
la législature d’État ait adopté cette loi qui interdit la possession à
domicile d’un raton laveur ou d’un putois, même opéré.
ŕ Pourquoi ont-ils fait ça ?
ŕ La rage, expliqua Crandall. On a eu pas mal d’alertes à la rage
dans le Maine ces temps derniers. Il y a deux ou trois ans, dans le
sud de l’État, un gros saint-bernard l’a attrapée et il a tué quatre
personnes. Ça a fait toute une histoire. On s’est aperçu que ce
pauvre chien n’avait pas été vacciné. Si ses andouilles de maîtres
avaient pensé à lui faire faire ses vaccins, rien de tout ça ne serait
arrivé. Mais avec un raton laveur ou un putois, ça ne marche pas
aussi simplement : il faut les faire piquer au moins deux fois l’an, et
encore le vaccin n’est pas toujours efficace. Pourtant, le raton laveur

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des petits Ryder n’était pas méchant comme la plupart de ses
congénères, loin de là. Il s’amenait vers vous en tortillant son gros
derrière Ŕ qu’est-ce qu’il était gras, pauvre bestiole ! Ŕ et il vous
léchait la figure exactement comme aurait fait un chien. Leur papa
l’avait même amené au vétérinaire pour le faire châtrer et lui faire
ôter ses griffes. Sûr que ça avait dû lui coûter une belle somme !
« Il travaillait chez IBM à Bangor, Ryder. Ils sont partis dans le
Colorado ça doit faire cinq ans… peut-être même six à présent. Ça
me fait tout drôle de penser que ces deux garnements sont
pratiquement à l’âge de conduire. La perte de ce raton laveur a été
un vrai crève-cœur pour eux, c’est sûr. Matty Ryder a pleuré
pendant si longtemps que sa mère s’est affolée ; elle voulait le
traîner chez le docteur. Je suppose qu’il s’en est remis depuis, mais
ils n’oublieront jamais. Un gosse dont la petite bête familière se fait
écraser sur la route, ça n’oublie plus. »
Louis pensa soudain à Ellie et la revit telle qu’elle était lorsqu’il
l’avait quittée tout à l’heure, dormant à poings fermés avec Church
lové à ses pieds et émettant ce son de gorge qui évoquait un moteur
rouillé.
ŕ Ma fille a un chat, dit-il. Il s’appelle Winston Churchill, mais
on dit Church pour abréger.
ŕ Il a encore ses bijoux de famille ?
ŕ Pardon ? fit Louis, qui n’avait pas du tout saisi l’allusion.
ŕ Est-ce qu’il est entier, ou est-ce que vous l’avez fait couper.
ŕ Non, dit Louis. Non, on ne l’a pas fait couper.
À vrai dire, ce problème épineux avait occasionné quelques
frictions à Chicago. Rachel voulait faire stériliser Church ; elle avait
été jusqu’à prendre rendez-vous chez le vétérinaire. Louis avait
annulé le rendez-vous. Il n’était toujours pas certain d’avoir lui-
même compris ce qui l’avait poussé à agir ainsi. Ce n’était sûrement
pas pour la simple raison qu’il assimilait sa propre virilité à celle du
gros chat mâle de sa fille ; il n’était tout de même pas idiot à ce
point. Ce n’était pas non plus à cause du ressentiment qu’il
éprouvait à l’idée d’être obligé de faire castrer Church pour que la
grosse dame d’à côté puisse s’épargner la fatigue de boucler le
couvercle de ses poubelles en plastique. Tout cela entrait en ligne de
compte, bien sûr, mais sa réaction était essentiellement partie d’une
intuition vague, mais très forte, qui lui disait que l’opération allait

- 27 -
détruire en Church une chose à laquelle il tenait beaucoup, qu’elle
éteindrait à tout jamais la flamme insolente qui dansait en
permanence au fond des yeux verts du chat. Finalement, il avait eu
raison des arguments de Rachel en faisant valoir que ce problème
ne se poserait bientôt plus étant donné qu’ils allaient s’installer à la
campagne. Et voilà qu’à présent Judson Crandall lui faisait observer
que la vie à la campagne, à Ludlow tout au moins, consistait entre
autres à prendre des mesures pour faire face à la menace
permanente que faisait peser une route trop fréquentée sur
l’existence des animaux domestiques et qu’il lui demandait s’il avait
pris la précaution de faire couper son chat. Un peu d’ironie, docteur
Creed ? C’est un excellent tonique sanguin.
ŕ Si j’étais vous, je le ferais couper, dit Crandall en écrasant son
mégot entre le pouce et l’index. Un chat coupé perd pas mal de ses
instincts baladeurs. S’il est tout le temps à courir à droite à gauche,
sa chance finira par s’épuiser et il ira rejoindre le raton laveur des
fils Ryder, le cocker du petit Timmy Dressler et le perroquet de Mrs
Bradley. Pas que le perroquet se soit fait aplatir par un camion, bien
sûr. Un jour, il a lâché la rampe et on l’a retrouvé les pattes en l’air,
simplement.
ŕ Je réfléchirai à la question, dit Louis.
ŕ Vous feriez mieux, approuva Crandall en se levant. Où en êtes-
vous de votre bière ? Finalement, je crois que je vais m’offrir une
petite tranche de Cheddar.
ŕ J’ai tout bu, dit Louis en se levant aussi. Et il vaut mieux que je
m’en aille à présent. J’ai une journée chargée demain.
ŕ Vous commencez à l’université ?
Louis fit oui de la tête.
ŕ Les étudiants n’arriveront pas avant quinze jours, mais il faut
que je sois prêt à les accueillir de pied ferme.
ŕ Oui, j’imagine que ça serait très embêtant si vous ne saviez pas
où on range les pilules, dit Crandall en lui tendant la main.
Louis la prit et la serra avec prudence, sachant que les vieillards
ont les os particulièrement sensibles.
ŕ Vous n’avez qu’à revenir n’importe quel soir, dit Crandall. Je
voudrais vous présenter à Norma. Je crois que vous allez lui plaire.
ŕ Entendu. J’ai été ravi de faire votre connaissance, Jud.
ŕ Pareillement. Vous aurez vite fait de vous adapter, vous verrez.

- 28 -
Peut-être même que vous prendrez racine.
ŕ J’espère bien, dit Louis.
Il descendit l’allée dallée de grosses pierres aux formes
irrégulières qui menait jusqu’à la route et dut s’arrêter sur le bas-
côté pour laisser passer un autre camion ; celui-ci roulait en
direction de Bucksport, et il était suivi d’une file de cinq voitures.
Ensuite, il adressa un bref salut de la main à Jud, traversa la rue (la
route ! se morigéna-t-il une fois de plus) et pénétra dans sa nouvelle
maison.
Il y régnait la douce quiétude du sommeil. Ellie ne semblait pas
avoir bougé d’un poil depuis tout à l’heure, et Gage était toujours
dans son lit-cage, endormi dans une position typiquement
gagesque, étalé sur le dos, les bras en croix, un biberon à portée de
la main. Louis resta un moment à regarder son fils dormir, et tout à
coup il sentit son cœur déborder d’un amour si violent qu’il en
paraissait presque dangereux. Il supposa que la violence de ses
sentiments était due pour une bonne part à un regret poignant des
lieux et des visages qu’il avait laissés derrière lui à Chicago, et dont
la distance effaçait si rapidement les contours qu’il lui semblait déjà
qu’ils n’avaient jamais existé vraiment. De mon temps, les gens
n’avaient pas la bougeotte comme à présent : on se fixait quelque
part et on n’en partait plus. Il y avait du vrai là-dedans…
Louis s’approcha de son fils et, profitant de ce qu’il n’y avait
personne Ŕ pas même Rachel Ŕ pour le voir faire, il déposa un
baiser sur ses doigts et les appuya d’un geste bref et léger sur la joue
de Gage à travers les barreaux du petit lit d’enfant.
Gage émit un bruit de succion mouillé et se retourna sur le côté.
ŕ Dors bien, bébé, murmura Louis.

Il se déshabilla sans bruit et se glissa dans sa moitié du grand lit


double qui se réduisait pour l’instant à un matelas posé sur le sol.
Les tensions accumulées pendant la journée commençaient à se
dénouer en lui. Rachel était rigoureusement inerte. Les masses de
cartons empilés dessinaient autour d’eux des formes fantomatiques.
Juste avant de s’endormir, Louis se souleva sur un coude et il
regarda par la fenêtre. Leur chambre était en façade, et il pouvait
apercevoir la maison des Crandall de l’autre côté de la route. La lune
était cachée par les nuages, de sorte qu’il faisait trop sombre pour

- 29 -
discerner précisément les formes, mais la minuscule lueur de la
cigarette de Jud rougeoyait encore au milieu des ténèbres de la
véranda. Il est toujours là, se dit Louis. Il n’ira sans doute pas se
coucher avant un bon moment. Les vieux ont du mal à dormir. On
dirait qu’il monte la garde. On dirait qu’il guette quelque chose.
Mais quoi ?
Louis remuait encore ces pensées dans sa tête au moment où il
sombra dans le sommeil. Il rêva qu’il était à Disney World. Il pilotait
une camionnette blanche, d’un blanc très cru, avec des croix rouges
peintes sur ses flancs. Gage était assis à côté de lui, et dans son rêve,
il avait au moins dix ans. Church, allongé sur le tableau de bord,
fixait Louis de ses yeux verts iridescents. Au milieu de la grand-rue
minutieusement reconstituée, non loin de la fausse gare de style
1890, Mickey Mouse échangeait des poignées de main avec les
mioches agglutinés autour de lui, et leurs petites mains confiantes
disparaissaient dans ses énormes gants blancs de dessin animé.

- 30 -
7

Au cours des deux semaines suivantes, la famille Creed fut


absorbée par de multiples occupations. Louis apprenait
progressivement à s’adapter aux exigences de sa nouvelle fonction
(comment il se comporterait lorsqu’il se trouverait face à dix mille
étudiants parmi lesquels figureraient sans doute bon nombre
d’alcooliques et de drogués, sans parler des cas de maladies
vénériennes, de ceux qui présenteraient des syndromes d’angoisse à
cause d’une peur phobique des examens ou parce qu’ils avaient été
arrachés du nid familial pour la première fois, et de la douzaine
d’anorexiques Ŕ en général de sexe féminin… Ŕ, ce qui se passerait
lorsqu’ils convergeraient tous ensemble sur le campus, mieux valait
ne pas trop y penser). Et tandis que Louis prenait en main ses
nouvelles tâches de responsable des services médicaux de
l’université d’Orono, Rachel prenait en main la conduite de la
maisonnée.
Gage accumulait consciencieusement les plaies et les bosses qui
allaient de pair avec l’apprentissage de son nouvel environnement,
et pendant un temps ses réveils nocturnes prirent un rythme
fâcheusement anarchique, mais vers le milieu de leur deuxième
semaine de vie à Ludlow les choses rentrèrent dans l’ordre et il se
remit à dormir normalement toute la nuit. En revanche, Ellie, qui
devait faire face à la perspective de commencer l’école primaire
dans un endroit entièrement nouveau pour elle, vivait dans un état
de surexcitation continuelle et avait sans cesse les nerfs à fleur de
peau. Elle était prise à tout bout de champ d’accès de fou rire
auxquels succédaient des périodes de dépression quasi
ménopausales, et faisait des caprices pour un oui ou pour un non.
Rachel était certaine que cela lui passerait dès qu’elle aurait
constaté que l’école ne ressemblait en rien à l’affreux croque-
mitaine assoiffé de sang dont elle s’était construit l’image dans sa
tête, et Louis inclinait à lui donner raison. La plupart du temps,

- 31 -
d’ailleurs, Ellie restait pareille à ce qu’elle avait toujours été : un vrai
petit ange.
Louis avait rapidement pris l’habitude d’aller retrouver Jud
chaque soir pour déguster une bière ou deux en sa compagnie. Au
moment où Gage se remit à dormir normalement la nuit, Louis
commença à apporter régulièrement avec lui, une fois sur deux
peut-être, un pack de six bières. Il avait fait la connaissance de
Norma Crandall, une vieille dame douce et affable qui souffrait de
polyarthrite chronique évolutive, cette cochonnerie qu’on appelle
aussi grand rhumatisme déformant et qui empoisonne tout ce qu’il
aurait pu rester de joie dans l’existence de beaucoup de vieilles
personnes, au demeurant parfaitement saines. Mais Norma faisait
front. Elle ne capitulait pas devant la douleur ; elle ne baissait
jamais pavillon ; elle résistait pied à pied. Louis estima qu’elle avait
encore devant elle cinq ou sept années de vie productive, quoique
pas tellement folichonne.
Contrevenant, une fois n’est pas coutume, aux règles qu’il s’était
fixées à lui-même, il examina la vieille dame de sa propre initiative
et il éplucha soigneusement les prescriptions de son médecin
traitant habituel, auxquelles il ne trouva strictement rien à redire. Il
éprouva une déception cuisante de ne pouvoir rien faire de plus
pour elle, de n’avoir rien de mieux à lui suggérer, mais son médecin,
le Dr Weybridge, avait visiblement fait un tour aussi complet que
possible de la situation et prévu toutes les mesures à prendre
compte tenu de l’évolution prévisible du mal qui, à moins d’une
rémission subite sur laquelle il valait mieux ne pas trop tabler, ne
pourrait qu’empirer régulièrement. La seule alternative qui restait à
Norma Crandall était d’apprendre à faire bon ménage avec sa
douleur ou d’aller passer le restant de ses jours claquemurée dans
une petite chambre à gribouiller des lettres à son cher mari avec de
gros crayons d’enfant.
Rachel et Norma s’aimaient bien, et elles avaient scellé leur
amitié en échangeant des recettes de cuisine à la façon de deux
garçonnets qui troquent de ces images de vedettes de base-ball
qu’on trouve dans les paquets de céréales précuites ; ça avait
d’abord été le bœuf Stroganoff de Rachel contre le pâté de pommes
paysannes de Norma, et le reste avait suivi. La vieille dame s’était
vite attachée aux deux enfants, surtout à Ellie qui d’après elle allait

- 32 -
devenir en grandissant « une vraie beauté à l’ancienne ». Le soir, au
lit, Louis déclara qu’il était encore heureux que la vieille dame n’ait
pas prédit à Ellie qu’elle serait « une belle vieille peau » et Rachel
fut prise d’un fou rire si violent qu’elle en péta ; Louis fit chorus, et
ils rirent si longtemps et si bruyamment qu’ils réveillèrent Gage qui
dormait dans la chambre voisine.
Le jour de la rentrée des classes, Louis, qui estimait s’être
suffisamment mis au courant pour assurer sans dommage le bon
fonctionnement de l’infirmerie du campus et des locaux de soins
annexes, décida de prendre sa journée (d’ailleurs, l’infirmerie était
absolument vide pour le moment ; l’unique patiente, une étudiante
qui suivait des cours de rattrapage d’été et qui s’était cassé la jambe
sur les marches du bâtiment de l’Association des étudiants, était
repartie une semaine auparavant). Quand le gros autobus scolaire
jaune parut au croisement de Middle Drive et de la route 15 et vint
s’arrêter lourdement devant chez eux, Louis et Rachel, qui tenait
Gage dans ses bras, étaient debout sur la pelouse. Le chauffeur
actionna l’ouverture de la porte pliante et il s’en échappa des
piaillements excités d’enfants qui se répandirent dans l’air tiède de
septembre.
Ellie se retourna brièvement vers ses parents et leur lança un
drôle de regard implorant comme pour leur demander s’il n’était
pas encore temps d’enrayer cette mécanique impitoyable qui était
en train de l’aspirer. Apparemment, ce qu’elle lut sur leurs visages la
convainquit qu’il était trop tard et que tout ce qui allait suivre cette
journée fatidique était désormais aussi inéluctable que la lente
progression de l’arthrite de Norma. Elle tourna la tête et gravit le
marchepied de l’autobus, dont la porte se referma sur elle en
projetant au-dehors une légère vapeur qui faisait songer à l’haleine
d’un dragon. L’autobus s’éloigna et Rachel fondit en larmes.
ŕ Allons, ne pleure pas, voyons, dit Louis qui était lui-même à
deux doigts d’éclater en sanglots. Il ne s’agit jamais que d’une demi-
journée.
ŕ Une demi-journée, c’est déjà bien trop, rétorqua Rachel d’une
voix pleine de reproche.
Ses larmes redoublèrent. Louis la serra contre lui, et Gage passa
nonchalamment un bras autour du cou de chacun. D’ordinaire,
lorsque Rachel pleurait, Gage faisait de même. Mais cette fois-là,

- 33 -
non. « Le petit salaud, se dit Louis. Il sait qu’il nous a tout à lui à
présent. »

Ils attendirent le retour d’Ellie avec pas mal de fébrilité,


engloutissant des litres de café, se livrant à des spéculations sans fin
sur son sort. Louis alla s’enfermer dans la pièce dont il comptait
faire son bureau, à l’arrière de la maison, et il se mit à glandouiller
bêtement sans arriver à faire grand-chose de mieux que de remuer
des papiers de-ci, de-là. Rachel commença à préparer le déjeuner
absurdement tôt.
À dix heures et quart, le téléphone sonna. Rachel se rua dessus,
décrocha avant même la seconde sonnerie et articula un « allô ? »
exsangue. Louis était debout dans l’encadrement de la porte qui
séparait son bureau de la cuisine. Il s’imaginait déjà que c’était la
maîtresse d’Ellie qui appelait pour leur annoncer que c’était râpé,
que le grand estomac de l’Instruction publique n’avait pas trouvé
Ellie à son goût et avait décidé de la recracher. Mais ce n’était que
Norma Crandall qui téléphonait pour leur dire que Jud venait de
terminer la récolte du maïs et qu’une douzaine d’épis étaient à leur
disposition s’ils les voulaient. Louis se rendit chez les Crandall avec
un sac à provisions et il gronda Jud pour ne pas lui avoir demandé
de l’aider à la cueillette.
ŕ Bah ! de toute façon la récolte était merdeuse cette année, dit
le vieil homme.
ŕ Tu serais gentil d’éviter ce genre de langage quand je suis à
portée d’oreille, dit Norma en pénétrant sous la véranda avec un
antique plateau Coca Cola en tôle sur lequel étaient posés trois
grands verres de thé glacé.
ŕ Navré, ma chérie, s’excusa Jud.
ŕ Oh, il n’est pas plus navré que ça ! commenta Norma à
l’intention de Louis avant de s’asseoir avec une petite grimace de
douleur.
ŕ J’ai vu Ellie monter dans l’autobus, dit Jud en allumant une
Chesterfield.
ŕ Tout ira bien pour elle, ne vous en faites pas, assura Norma.
Ces choses-là finissent presque toujours par s’arranger.
« Presque », songea lugubrement Louis.
Mais à son retour, Ellie se portait effectivement le mieux du

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monde. Elle rentra sur le coup de midi, souriante et épanouie, sa
robe bleue des grands jours s’évasant gracieusement autour de ses
tibias zébrés d’égratignures (elle avait même une écorchure toute
fraîche à un genou, qu’elle ne se fit pas faute de leur exhiber
fièrement). Elle brandissait d’une main un dessin qui représentait
peut-être deux enfants, à moins que ce ne fût un couple d’oies, le
lacet d’un de ses souliers traînait par terre, elle n’avait plus qu’un
seul ruban dans les cheveux et elle braillait :
ŕ On a chanté Old MacDonald ! Maman ! Papa ! On a chanté Old
MacDonald, comme à l’école de Carstairs Street !
Rachel jeta un coup d’œil en direction de Louis qui était assis,
Gage sur les genoux, sur la banquette du bow-window. Le bébé
dormait à moitié. Rachel détourna très vite son regard, mais Louis y
avait lu de la tristesse et l’espace d’un instant une affreuse panique
s’empara de lui. « C’est donc vrai que nous allons vieillir, se dit-il.
Vieillir pour de bon. Personne ne fera d’exception pour nous. Ellie
est partie pour grandir… et nous aussi. »
Ellie accourut vers lui et essaya de lui montrer simultanément
son dessin et son écorchure tout en lui parlant de sa nouvelle
maîtresse, Mrs Berryman et de la chanson qu’ils avaient chantée.
Church passait et repassait entre ses jambes en ronronnant et c’était
miracle qu’elle ne trébuchât pas sur lui.
ŕ Chut ! fit Louis en l’embrassant.
Ignorant tout ce remue-ménage, Gage s’était endormi.
ŕ Laisse-moi juste le temps de mettre le bébé au lit, et après tu
me raconteras tout ça.
Le bébé dans les bras, il gravit l’escalier que baignaient les rayons
obliques et brûlants d’un soleil de fin d’été, et lorsqu’il parvint au
palier de l’étage, un pressentiment horrible et ténébreux s’abattit
sur lui avec tant de force qu’il se pétrifia sur place et regarda autour
de lui avec stupeur en se demandant d’où pouvait bien lui venir
cette soudaine terreur. Il avait resserré son étreinte sur l’enfant, qui
se mit à se débattre faiblement dans son sommeil, et il sentit que de
grandes plaques de chair de poule s’étaient formées sur toute la
longueur de ses bras et de son dos.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » se demanda-t-il, épouvanté et
confus. Son cœur battait la chamade ; des frissons glacés lui
couraient le long du crâne et il lui sembla que son cuir chevelu se

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recroquevillait brusquement ; il sentit une brusque giclée
d’adrénaline en arrière de ses yeux. Louis savait qu’en cas de peur
extrême les yeux humains s’exorbitent vraiment : ils ne
s’écarquillent pas simplement, ils grossissent bel et bien à mesure
que la pression sanguine augmente et que la pression hydrostatique
du liquide céphalo-rachidien s’intensifie. « Mais qu’est-ce que ça
peut bien être, bon Dieu ? Des fantômes ? Bon sang, on dirait
vraiment que quelque chose m’a frôlé en passant près de moi dans
le couloir – quelque chose qu’il m’a presque semblé apercevoir. »
Au rez-de-chaussée, la porte à treillis qui doublait celle de
l’entrée principale se rabattit sur le chambranle avec un claquement
sec.
Louis Creed tressaillit violemment et il réprima un hurlement.
Puis il se mit à rire. Il venait tout simplement de tomber dans une
espèce de trou psychologique, d’avoir une absence, une de ces
brèves pertes de conscience dont les épileptiques ne sont pas les
seuls à souffrir : il arrive parfois que des gens parfaitement normaux
éprouvent ce genre de défaillances ; elles passent aussitôt, et on n’en
parle plus. Que disait le vieil Ebenezer Scrooge au fantôme de Jacob
Marley, dans le Conte de Noël ? « Il se peut bien que vous ne soyez
rien de plus qu’un peu de pomme de terre mal cuite. Vous me faites
penser à une sauce trop grasse plutôt qu’à une tombe. » Et c’était
encore plus juste (aussi bien du point de vue de la physiologie que
du point de la psychologie) que Charles Dickens ne l’avait sans
doute soupçonné lui-même. Les fantômes, cela n’existait pas ; en
tout cas, pas dans l’expérience de Louis Creed. Il avait constaté une
bonne vingtaine de décès au cours de sa carrière, et pas une seule
fois il n’avait eu la preuve d’une âme se séparant du corps.
Il porta Gage jusqu’à sa chambre et il le coucha dans son lit. Mais
tandis qu’il remontait la couverture de son fils, il sentit un frisson
convulsif le long de son dos et il eut la brusque vision du « hall
d’exposition » de son oncle Carl. Ce hall d’exposition, on n’y
présentait ni bagnoles rutilantes, ni téléviseurs nantis de tous les
derniers perfectionnements, ni lave-vaisselle dont les portes vitrées
permettaient d’admirer le détergent magique en pleine action. Il ne
contenait rien d’autre que des boîtes oblongues aux couvercles
béants, éclairées chacune par un spot discret. Carl Creed, l’oncle
paternel de Louis, était entrepreneur de pompes funèbres.

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« Bon Dieu, mais qu’est-ce qui a bien pu t’épouvanter comme
ça ? Fais le vide dans ton crane ! Oublie ces conneries ! »
Il posa un baiser sur le front de son fils et redescendit pour
écouter Ellie lui faire le récit de sa première journée à l’école des
grands.

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8

Le samedi suivant Ŕ Ellie venait d’achever sa première semaine


d’école et la rentrée universitaire n’était plus qu’à deux jours Ŕ Jud
Crandall traversa la route et s’approcha des Creed qui étaient réunis
sur la pelouse. Louis et Rachel étaient assis sur des chaises pliantes ;
Ellie avait momentanément lâché sa bicyclette pour venir boire un
verre de thé glacé et Gage rampait dans l’herbe, s’abîmant dans la
contemplation de tous les insectes qu’il rencontrait (il devait bien
aussi en avaler un de loin en loin, car il n’était pas particulièrement
regardant sur l’origine de ses protéines).
ŕ Attendez, Jud, dit Louis en se levant, je vais aller vous
chercher une chaise.
ŕ Pas la peine, fit le vieil homme.
Il était vêtu d’un blue-jean, d’une chemise d’ouvrier bleue à col
ouvert et de bottes en caoutchouc vertes.
Il se tourna vers Ellie.
ŕ Ça t’intéresse toujours de savoir où mène ce sentier, Ellie ?
ŕ Oh oui ! s’écria Ellie en se levant d’un bond, les yeux brillants.
À l’école, un garçon qui s’appelle George Buck m’a dit qu’il menait
au cimetière des animaux, et je l’ai répété à maman, mais elle n’a
pas voulu que j’y aille. Elle a dit qu’il valait mieux vous attendre,
parce que vous connaissiez l’endroit.
ŕ Je le connais, c’est vrai, dit Jud. Et si tes parents sont d’accord,
je vais t’y emmener faire un tour. Mais tu ferais mieux de mettre des
bottes ; le sol est un peu détrempé par endroits.
Ellie se précipita à l’intérieur de la maison.
Jud la regarda s’éloigner avec des yeux pleins d’une tendresse
amusée.
ŕ Peut-être que ça vous dirait de nous accompagner, Louis ?
ŕ Volontiers, dit Louis. (Il se tourna vers Rachel.) Tu veux venir
aussi, chérie ?
ŕ Et Gage, alors ? Il paraît que c’est à plus de deux bornes d’ici.

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ŕ Je vais le prendre dans le porte-bébé.
ŕ Bon, d’accord ! dit Rachel en riant. Mais tu vas voir ton dos !

Ils se mirent en route dix minutes plus tard. Gage excepté, ils
étaient tous bottés. Gage se hissait debout dans le porte-bébé en
prenant appui sur les épaules de Louis et il regardait tout avec des
yeux ronds. Ellie passait son temps à courir en avant de leur petit
groupe, pourchassant des papillons, cueillant des fleurs.
L’herbe de la prairie montait jusqu’à mi-cuisse et elle était semée
de verges d’or, cette plante vivace qui à chaque début d’automne
poudre les champs de ses myriades de capitules jaune vif. Et
pourtant ce jour-là il n’y avait pas trace d’automne dans l’air ; le
mois d’août était terminé depuis près de quinze jours, mais le soleil,
oublieux du calendrier, cognait comme en plein été. Le temps qu’ils
arrivent au sommet de la première montée, lâchement éparpillés le
long du mince ruban du sentier entretenu, de larges auréoles de
sueur s’étaient formées sous les aisselles de Louis.
Jud s’était arrêté. Louis pensa d’abord que le vieil homme était
essoufflé ; puis il vit le panorama qui s’étalait à présent derrière eux.
ŕ La vue n’est pas mal d’ici, dit Jud en se glissant un brin d’herbe
entre les dents.
Louis se dit que cette phrase était sans doute le plus bel exemple
d’euphémisme à la mode yankee qu’il lui eût jamais été donné
d’entendre.
ŕ Mais c’est fabuleux ! haleta Rachel puis, se tournant vers Louis
avec un air presque accusateur, elle ajouta : Comment se fait-il que
tu ne m’aies pas parlé de cet endroit ?
ŕ Je ne savais même pas qu’il existait, confessa Louis, un peu
honteux.
Ils étaient encore sur leur propriété, mais jusqu’à présent il
n’avait tout bonnement pas trouvé le temps de gravir le coteau dont
la pente prenait pourtant juste derrière la maison.
Ellie, qui avait pris pas mal d’avance sur eux, revenait sur ses pas,
suivie de Church qui trottinait sur ses talons. Le regard de la fillette
trahissait aussi un émerveillement non déguisé.
L’élévation sur laquelle ils se tenaient n’était pas très haute, mais
cela suffisait. En avant d’eux, vers l’est, la vue était entièrement
bouchée par des bois épais, mais dans leur dos, à l’ouest, s’étalait un

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paysage de rêve, doucement vallonné, figé dans une espèce
d’assoupissement tranquille, et que la chaleur de l’été finissant
nimbait d’une impalpable brume d’or. La paix était sans mélange : il
n’y avait pas même un camion de l’Orinco sur la route pour la
troubler.
Cette vallée qui s’étendait à leurs pieds, c’était bien entendu celle
de la Penobscot, rivière le long de laquelle les bûcherons du nord-
est de l’État faisaient jadis descendre de grands trains de flottage à
destination de Bangor et de Derry. L’endroit où ils se trouvaient
était nettement en aval de Bangor et légèrement en amont de Derry.
La rivière, large et paisible, déroulait rêveusement son flot au creux
de la vallée. Très loin au nord, Louis discernait vaguement les
contours plus sombres des villes de Hampden et de Winterport et le
mince ruban noir de la route 15 qui traçait un serpent parallèle à
celui de la rivière en direction de Bucksport et de la baie. Sur l’autre
rive de la Penobscot, au-delà d’une longue haie d’arbres au vert
éclatant, on voyait des chemins, des champs. La flèche de l’église
baptiste de North Ludlow pointait au-dessus d’un dais de très
anciens ormes et un peu plus loin à droite Louis apercevait la
silhouette trapue d’une bâtisse rectangulaire en brique rouge qui
n’était autre que l’école d’Ellie.
Au ciel, des nuages blancs dérivaient lentement vers l’horizon qui
était d’un pâle bleu de jean délavé. Et de tous les côtés,
glorieusement étalés dans leur fauve splendeur, des champs
moissonnés somnolaient au soleil, entamant déjà leur sourd et
patient travail de germination hivernale.
ŕ C’est fabuleux, en effet, dit enfin Louis. Il n’y a pas d’autre mot.
ŕ Fut un temps, ici, c’était un lieu-dit, expliqua Jud. (Il se ficha
une cigarette dans la commissure des lèvres, mais ne l’alluma pas.)
On l’appelait Prospect Hill. Il y a bien quelques vieux qui
connaissent encore le nom, mais depuis que des gens plus jeunes se
sont mis à s’installer dans le coin, il est plus ou moins tombé dans
l’oubli. Et il est bien rare que des gens se donnent la peine de
monter jusqu’ici. D’en bas, on n’a pas l’impression qu’on pourra voir
grand-chose, tellement la colline paraît basse. Et pourtant, on voit…
Il fit un grand geste de la main sans rien dire de plus.
ŕ On voit tout ! dit Rachel d’une voix où perçait une espèce de
ferveur. (Elle se tourna vers Louis :) Chéri, ça nous appartient ?

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Et avant même que Louis ait eu le temps d’ouvrir la bouche, Jud
déclara :
ŕ Ma foi, oui, c’est compris dans votre propriété.
« Ce qui, pensa Louis, n’est pas tout à fait la même chose. »

Il faisait plus frais dans la forêt ; il devait bien y avoir six ou sept
degrés de moins. Le sentier conservait à peu près la même largeur,
mais à présent il était tapissé d’une épaisse couche d’aiguilles de
pin, jalonné de loin en loin par des pots de fleurs ou de modestes
bouquets disposés dans de vieilles boîtes de conserve (les fleurs
étaient pour la plupart fanées et cuites). La pente s’était inversée
mais, au bout de quatre ou cinq cents mètres, Jud rappela Ellie, qui
s’était à nouveau détachée vers l’avant.
ŕ Ce sentier fait une excellente promenade pour une petite fille
comme toi, lui dit-il d’une voix bienveillante. Néanmoins, je veux
que tu promettes à papa et à maman que lorsque tu viendras par ici,
tu ne quitteras jamais le chemin.
ŕ Promis ! répondit spontanément Ellie. Mais pourquoi ?
Jud jeta un coup d’œil en direction de Louis, qui se reposait en
attendant qu’ils repartent. Même dans la relative fraîcheur de cette
épaisse forêt de conifères, ce n’était pas rien de se coltiner Gage.
ŕ Est-ce que vous savez où vous êtes ? lui demanda Jud.
Louis passa mentalement en revue toutes les réponses possibles :
À Ludlow ? À North Ludlow ? Derrière chez moi ? Entre Middle
Drive et la route 15 ?
Comme aucune ne le satisfaisait, il secoua la tête en signe de
dénégation.
Jud leva un poing, pouce tendu, au-dessus de son épaule.
ŕ Là-bas derrière, il y a du monde : c’est par là qu’est la ville.
Mais en avant de nous il n’y a que des bois sur pas loin de cent
kilomètres. On appelle ça la forêt de Ludlow ici, mais en fait elle
empiète au passage sur le territoire d’Orrington et ensuite elle
continue au nord-est jusqu’à Rockford. Après ça, on arrive à ces
terrains dont je vous ai parlé, ceux dont les Indiens exigent la
restitution. Je sais que ça doit vous faire drôle à entendre, mais c’est
un fait : cette belle petite maison dans laquelle vous vivez, au bord
d’une route très fréquentée, avec son téléphone, son électricité et sa
télé par câble, se trouve à la limite d’une contrée tout ce qu’il y a de

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sauvage.
Il se tourna à nouveau vers la fillette, et reprit :
ŕ Ce que je voudrais que tu comprennes, Ellie, c’est simplement
qu’il ne vaut mieux pas trop musarder dans ces bois. Si jamais tu
quittais le chemin, tu risquerais de t’égarer, et Dieu sait où tu te
retrouverais.
ŕ Je ferai attention, Mr Crandall.
Visiblement, les paroles du vieil homme avaient fait forte
impression sur Ellie ; mais elle avait l’air plus captivé qu’effrayé. Par
contre, Rachel regardait Jud avec une expression franchement
inquiète, et Louis ne se sentait pas tellement à l’aise non plus. Il
supposa que c’était dû à la terreur quasi instinctive qu’éprouve tout
bon citadin vis-à-vis de la nature sauvage. Louis n’avait pas eu
l’occasion une seule fois de manier une boussole depuis son passage
chez les scouts, vingt ans auparavant, et il ne se souvenait pas mieux
de la manière dont on s’y prend pour se repérer dans les bois par
rapport à l’étoile Polaire ou à la mousse des arbres que de l’art de
nouer une corde en demi-clef ou en jambe-de-chien.
En voyant la tête qu’ils faisaient, Jud eut un début de sourire.
ŕ Oh, vous savez, on n’a perdu personne dans ces bois depuis
1934, les rassura-t-il. Du moins, personne du pays. Le dernier à s’y
être perdu s’appelait Will Jeppson, et ça n’a pas été une bien grande
perte. Je crois bien que Stanny Bouchard mis à part, Will était le
plus grand poivrot qu’on ait jamais vu dans la région de Bucksport.
ŕ Vous avez dit « personne du pays », fit observer Rachel d’une
voix qu’elle ne parvenait pas à rendre aussi désinvolte qu’elle
l’aurait voulu.
Louis devina sans peine à quoi elle pensait : « Nous ne sommes
pas du pays ! » En tout cas, pas encore.
Jud resta un moment silencieux, puis il hocha la tête et dit :
ŕ C’est vrai qu’il y a des touristes qui se perdent. Ça se produit
une fois tous les deux ou trois ans. Ils n’arrivent pas à imaginer
qu’on puisse se perdre aussi près d’une route à grande circulation.
Mais on les a toujours retrouvés, vous savez, M’ame Creed, n’allez
pas vous remuer les sangs à cause de ça.
ŕ Est-ce qu’il y a des élans dans cette forêt ? demanda Rachel
d’une voix pleine d’appréhension.
Louis eut un sourire. Quand Rachel trouvait une bonne occasion

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d’angoisser, elle l’exploitait toujours au maximum.
ŕ Il pourrait vous arriver d’en croiser un dans les parages, dit
Jud. Mais un élan ne vous fera jamais aucun mal, Rachel. Durant la
saison des chaleurs, ils sont parfois un peu nerveux, mais à part ça
ils ne font pas grand-chose d’autre que de vous regarder. En dehors
des périodes de rut, ils ne s’attaquent jamais à personne, sauf aux
habitants du Massachusetts. Je ne sais pas pourquoi ils ont une dent
contre eux, mais c’est la vérité vraie.
Louis se dit que le vieil homme devait être en train de blaguer,
mais il n’y avait pas moyen d’en être sûr : Jud était sérieux comme
un pape.
ŕ J’ai vu ça bien des fois de mes propres yeux, poursuivit-il. J’ai
trouvé plus d’un pauvre diable venu d’une banlieue chic de Boston
cramponné à la plus haute branche d’un arbre et jurant ses grands
dieux qu’il venait de se faire attaquer par un troupeau d’élans tous
aussi gros qu’un autocar. On dirait que les élans sont capables de
flairer l’odeur du Massachusetts sur quelqu’un, qu’il s’agisse d’un
homme ou d’une femme. Ou peut-être que c’est simplement l’odeur
des vêtements neufs de chez L.L. Bean qui les excite comme ça Ŕ
allez savoir ! J’aimerais bien qu’un de ces lascars qui étudient
l’éthologie animale à l’université nous ponde un mémoire sur la
question, mais je suppose qu’ils s’en fichent pas mal.
ŕ C’est quoi, les périodes de rut ? demanda Ellie.
ŕ T’occupe, dit Rachel. Ellie, je te défends de venir ici sans être
accompagnée d’au moins une grande personne, ajouta-t-elle en
esquissant un pas dans la direction de Louis.
Une expression peinée se forma sur les traits de Crandall.
ŕ Je n’avais pas l’intention de vous alarmer, Rachel, dit-il. Ni
votre petite fille non plus. D’ailleurs, il n’y a aucune raison d’avoir
peur. Ce sentier est tout ce qu’il y a de sûr. Au printemps, la pluie y
creuse des fondrières, et il a toujours été un peu bourbeux Ŕ sauf en
1955, où on a eu une sécheresse exceptionnelle pendant l’été Ŕ, mais
à part ça il n’y a rien de bien méchant dans ces bois, on n’y trouve
même pas de sumac vénéneux, alors qu’il y en a tout un buisson au
fond de la cour de recréation de l’école de Ludlow. Soit dit en
passant, Ellie, tu ferais bien de ne pas t’en approcher si tu ne veux
pas être condamnée à prendre un bain d’amidon chaque jour
pendant trois semaines entières.

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Ellie se plaqua une main sur la bouche pour étouffer un rire.
ŕ Croyez-moi, ce sentier est parfaitement sûr, insista Jud en
s’adressant cette fois à Rachel, qui n’avait toujours pas l’air
convaincu. Je parierais que Gage lui-même n’aurait pas de mal à le
suivre, et d’ailleurs les autres gosses du pays viennent souvent par
ici, comme je vous l’ai dit. Ce sont eux qui l’entretiennent ; personne
n’a besoin de leur donner des instructions à ce sujet : ils font ça de
leur propre mouvement. Je ne voudrais pas qu’à cause de moi Ellie
soit obligée de rester à l’écart de leur petit jeu.
Il se pencha au-dessus de la fillette et lui fit un clin d’œil.
ŕ Dans la vie, c’est souvent comme ça, tu sais, Ellie. Si tu restes
dans le droit chemin, tout ira bien. Mais si jamais tu t’en écartes, à
moins d’avoir beaucoup de chance, tu t’égareras fatalement. Et on
sera obligés d’organiser une grande battue pour te retrouver.

Ils reprirent leur marche. Le porte-bébé occasionnait à Louis une


peine grandissante ; un début de crampe lui tiraillait les omoplates ;
de loin en loin Gage lui empoignait les cheveux à deux mains et
tirait dessus avec enthousiasme ou lui décochait gaiement un bon
coup de pied dans les reins. Des moustiques tardifs tourbillonnaient
autour de sa figure et leur susurration lui mettait des larmes aux
yeux.
Le sentier suivait toujours une pente descendante. Après avoir
zigzagué entre des sapins aux allures vénérables, il coupait en ligne
droite une assez grande étendue de taillis enchevêtrés de ronces. À
cet endroit, il y avait bel et bien de la gadoue ; les bottes de Louis
s’enfonçaient dans une boue molle parfois couronnée d’eau
stagnante. Ils arrivèrent bientôt à une zone carrément marécageuse
qu’ils franchirent malaisément en prenant appui sur les grosses
mottes de terre herbues qui affleuraient à la surface. Mais après ce
passage un peu dur, les choses s’arrangèrent. Le sentier gravissait
un raidillon et il était à nouveau bordé de hautes futaies. Louis eut
l’impression que Gage avait magiquement doublé de poids et que
par l’effet d’une magie concomitante la température s’était
subitement élevée de six ou sept degrés. Une sueur abondante lui
ruisselait sur le visage.
ŕ Tu es fatigué, chéri ? lui demanda Rachel. Tu veux que je le
prenne un moment ?

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ŕ Non, non, tout va bien, répondit Louis, et c’était vrai, à part
que son cœur cavalait à toute blinde dans sa poitrine.
Il se faisait volontiers l’apôtre de l’exercice physique auprès de
ses patients, mais il ne le pratiquait guère lui-même.
Jud et Ellie cheminaient côte à côte. Le pantalon jaune citron et
le chemisier écarlate de la fillette faisaient des taches vives dans la
pénombre un peu glauque des sous-bois.
ŕ Lou, tu crois vraiment qu’il sait où il va ? interrogea Rachel
d’une voix chuchotante où perçait une pointe d’anxiété.
ŕ Mais bien sûr, voyons ! protesta Louis.
Tout en marchant, le vieil homme tourna brièvement la tête vers
eux et, d’une voix pleine de bonne humeur, lança :
ŕ Ce n’est plus très loin, à présent… Vous tenez bon, Louis ?
« Mon Dieu ! se dit ce dernier. Il a plus de quatre-vingts balais,
et tout ça ne lui a même pas mis la sueur au front ! »
ŕ Ça va, ça va ! répondit-il avec un soupçon d’agressivité dans la
voix.
Sa fierté l’aurait sans doute poussé à répondre de cette manière,
eût-il même été à deux doigts de la thrombose coronaire. Il
s’arracha un sourire, remonta un peu les courroies qui lui
meurtrissaient les épaules et reprit sa marche.
Passé le faîte de la deuxième colline, le sentier descendait en
pente douce à travers un fouillis de halliers inextricables, qui
arrivaient à hauteur d’homme, et devenait progressivement plus
étroit. À quelques pas en avant de lui, Louis vit Jud et Ellie passer
sous une espèce d’arcade constituée de vieilles planches abîmées par
les intempéries au centre de laquelle une main malhabile avait tracé
le mot SIMETIERRE à la peinture noire. Les lettres avaient pâli
avec le temps et l’inscription était tout juste lisible.
Louis et Rachel échangèrent un regard amusé et ils passèrent
sous l’arcade d’un même mouvement en se prenant instinctivement
la main comme deux futurs mariés qui franchissent le porche d’une
cathédrale.
Pour la seconde fois ce matin-là, Louis éprouva d’abord de la
surprise, ensuite de l’émerveillement.
La clairière dans laquelle ils venaient de pénétrer n’était pas
tapissée d’aiguilles de pin. C’était un cercle à peu près parfait de
gazon soigneusement entretenu qui devait bien faire dans les quinze

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mètres de diamètre, bordé sur trois de ses côtés par d’épaisses haies
de buissons enchevêtrés et sur le quatrième par un énorme
monceau d’arbres morts entassés pêle-mêle dont l’aspect était aussi
sinistre que menaçant. « Un homme qui voudrait passer à travers
cet amas de vieux troncs ou l’escalader aurait intérêt à se munir
d’un protège-couilles en acier », se dit Louis. Le périmètre de gazon
était couvert de petits monuments funéraires visiblement édifiés par
des enfants à l’aide de matériaux récupérés au petit bonheur :
couvercles de cageots, chutes de contre-plaqué, plaques de ferraille
tordues. Mais ces stèles de fortune maladroitement dressées au
milieu d’un cercle de buissons mesquins qui disputaient à quelques
arbustes rabougris de pauvres restes d’espace et de lumière étaient
disposées avec une symétrie que leur modestie même faisait
paraître plus remarquables encore. Et, en guise de toile de fond, il y
avait cette vaste forêt qui conférait à l’endroit une teinte
absurdement mystique, plus propre à évoquer de très anciennes
coutumes païennes que les rites de la chrétienté.
ŕ Comme c’est charmant, dit Rachel d’une voix dépourvue de
toute conviction tandis qu’Ellie laissait échapper une exclamation
de stupeur admirative.
Louis se déharnacha et extirpa Gage du porte-bébé afin qu’il
puisse ramper à son aise. Son dos en conçut aussitôt un intense
soulagement.
Ellie courait d’une stèle à l’autre en poussant des cris ravis.
Abandonnant à Rachel la surveillance du bébé, Louis lui emboîta le
pas tandis que Jud s’asseyait en tailleur, le dos calé contre un
rocher, et allumait une cigarette.
Louis s’aperçut très vite que la symétrie qui l’avait frappé en
pénétrant dans l’enceinte du cimetière n’était pas le fruit du hasard :
les tombes avaient été volontairement disposées en cercles à peu
près concentriques.
Sur une croix grossière composée avec des lattes de caisses
d’emballage, une main d’enfant avait inscrit d’une écriture
appliquée : « SMUCKY Ŕ LE CHAT LE PLUS GENTTY DU
MONDE », et au-dessous : « 1971-1974. « Un peu plus loin sur le
bord extérieur du même cercle, Louis avisa une plaque d’ardoise
véritable qui proclamait, en lettres rouges un peu passées :
« BIFFER ! « Et sous le nom on avait ajouté une épitaphe qui

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disait : « BIFFER, BIFFER/TU AVAIS UN FLAIR/QUI
ARRANGEAIT BIEN NOS AFFAIRES. »
ŕ Biffer, c’était l’épagneul des Dressler, expliqua Jud. (Toujours
soigneux, il avait creusé un petit trou dans le sol avec le talon d’une
de ses bottes et il s’en servait en guise de cendrier.) Un camion lui
est passé dessus l’an dernier. Hein qu’il est beau, ce petit poème ?
ŕ Très beau, reconnut Louis.
Quelques-unes des tombes étaient fleuries. À de rares exceptions
près, les fleurs étaient fanées et parfois même complètement
pourries. La peinture ou l’encre de la moitié des inscriptions que
Louis essaya de déchiffrer était tellement délavée qu’elles étaient
difficiles, voire impossibles à lire. Certaines stèles étaient vierges et
Louis devina que leurs inscriptions d’origine avaient dû être tracées
au fusain ou à la craie.
ŕ Viens voir, maman ! vociféra Ellie. Il y a même un poisson
rouge !
ŕ Ça ne me dit rien, répondit Rachel.
Louis jeta un rapide coup d’œil dans sa direction. La jeune
femme était debout, seule, à l’extérieur du dernier cercle, et elle
n’avait pas l’air dans son assiette.
« Il lui en faut bien peu pour être bouleversée », se dit Louis. La
plupart des gens éprouvent un malaise plus ou moins prononcé en
face des représentations de la mort, mais chez Rachel ce sentiment
confinait à la phobie. Cela s’expliquait sans doute par le
traumatisme qu’elle avait subi à la mort de sa sœur Zelda.
La mort de Zelda était pour Rachel un sujet particulièrement
sensible, auquel Louis avait vite appris qu’il valait mieux éviter de
faire allusion pendant les premiers temps de leur mariage. Zelda
avait été emportée très jeune par une méningite cérébro-spinale ;
son agonie avait dû être longue et atroce, et il était naturel que
Rachel en eût été marquée à vie : au moment de la mort de sa sœur,
elle était encore dans l’âge le plus impressionnable. Et Louis
comprenait très bien qu’elle préférât oublier tout cela.
Il lui adressa un petit clin d’œil et Rachel l’en remercia d’un bref
sourire.
Louis leva les yeux vers le ciel. La clairière n’était pas une
création humaine : le soleil y pénétrait naturellement, et il se dit que
c’était sans doute cela qui expliquait que l’herbe y prospérât si bien.

- 47 -
Mais pour obtenir un gazon si parfait, il avait encore fallu beaucoup
d’arrosages et de soins attentifs. Autrement dit, les gosses avaient
dû se farcir tout le chemin en trimbalant sur leurs dos des bidons
d’eau ou peut-être de ces grosses outres dont les Indiens se
servaient autrefois, et tout ça était encore plus lourd que Gage dans
son porte-bébé. Il avait du mal à imaginer que des enfants puissent
faire preuve d’autant de persévérance. De sa propre enfance, il avait
gardé le souvenir d’enthousiasmes violents mais éphémères, qui
brûlaient d’une belle flamme mais se consumaient comme un feu de
paille, et c’était bien cela qu’il retrouvait chaque jour en regardant
vivre Ellie.
Plus on se rapprochait du pôle de la spirale, plus les tombes
devenaient vieilles. Les inscriptions lisibles étaient de plus en plus
rares, mais celles que Louis parvenait encore à déchiffrer
indiquaient des dates régulièrement décroissantes. Ainsi, un des
cercles commençait par : « TRIXIE, ÉCRASÉE SUR LA ROUTE LE
15/9/68 », et un peu plus loin Louis trouva une planche large et
épaisse, profondément enfoncée dans le sol, déformée et légèrement
gauchie par le gel, sur laquelle il eut quelque peine à lire : « EN
SOUVENIR DE MARTHA NOTRE LAPINE D.C.D. LE 1er MARS
1965 ». Dans la rangée suivante, ce fut ensuite « GÉNÉRAL
PATTON « (dont la stèle proclamait qu’il avait été « UN BON
CHIEN !!! », et qu’il avait péri en 1958), puis « POLYNESIA « qui
devait être une perruche (puisque c’était le nom du perroquet
femelle qui enseigna le langage des animaux au Dr Doolittle, si la
mémoire de Louis était bonne) et qui avait émis son dernier
« Jacquot ! » pendant l’été de 1953. Après cela, il n’y avait plus rien
de lisible le long de deux cercles entiers, mais ensuite, alors qu’il
était encore à bonne distance du centre, Louis découvrit une plaque
de grès sur laquelle on avait maladroitement gravé une phrase qui
disait : « HANNAH, LA MEILLEURE CHIENNE DE TOUS LES
TEMPS, 1929-1939 ». Bien sûr, le grès est une roche relativement
tendre (en conséquence de quoi il ne subsistait d’ailleurs de
l’inscription qu’un squelette), mais Louis n’en avait pas moins de
mal à s’imaginer les trésors de patience qu’il avait fallu à un
malheureux gamin pour tracer ces quelques mots dans la pierre. La
charge d’amour et de désespoir que cela représentait lui paraissait
immense ; c’était un monument comme aucun adulte n’en élèverait

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jamais à ses propres parents, ni même à un enfant mort en bas âge.
ŕ Il y en a qui ne datent pas d’hier, dites donc ! s’exclama-t-il à
l’adresse de Jud qui s’était levé pour le rejoindre et arrivait
justement à sa hauteur.
Le vieil homme hocha la tête.
ŕ Venez avec moi, Louis, dit-il. Je voudrais vous montrer
quelque chose.
Ils continuèrent en direction du centre de la spirale et
s’arrêtèrent dans la troisième rangée. À cet endroit la circularité
était si régulièrement ordonnée qu’on ne pouvait pas croire une
seconde que les choses s’étaient arrangées ainsi par le plus grand
des hasards, comme les anneaux extérieurs en donnaient
trompeusement l’impression. Jud s’était arrêté au-dessus d’une
petite plaque d’ardoise qui était tombée à plat sur le sol. Avec des
gestes précautionneux, il se mit à genoux et se redressa.
ŕ Jadis, il y avait quelque chose d’écrit là-dessus, dit le vieil
homme. Des mots que j’avais tracés de mes propres mains à la
pointe d’un ciseau ; mais l’usure les a effacés. C’est ici que j’ai
enterré mon premier chien. Il s’appelait Spot. Il est mort de sa belle
mort en 1914, l’année même de la Grande Guerre.
Ainsi donc, ce cimetière enfantin comptait des monuments plus
anciens encore que ceux de la plupart des cimetières ordinaires.
Louis trouvait cette idée effarante. Il gagna le centre du cercle et
examina les stèles qui s’y dressaient. Toutes leurs inscriptions
étaient lisibles et pour la plupart elles étaient à demi enfouies dans
le sol. Il en redressa une que l’herbe avait presque entièrement
recouverte ; elle se décolla de la terre humide avec un petit
grincement de protestation ; des cloportes aveugles grouillaient sur
le bois pourri de la plaque funéraire. Louis frissonna légèrement.
« Cette nécropole pour animaux ne m’enchante pas tant que ça,
après tout », se dit-il.
ŕ Elles datent de quand, ces tombes-là ? demanda-t-il.
ŕ Alors ça, j’en sais fichtre rien ! répondit Jud en fourrant les
mains dans les poches de son jean. À la mort de Spot, l’endroit
existait déjà, bien entendu. J’avais toute une bande de copains dans
ce temps-là, et ils m’ont aidé à creuser sa tombe. Le sol n’est pas
commode à remuer par ici, vous savez ; la surface est très dure, et
par-dessous c’est bourré de caillasses. Et moi aussi, je leur ai prêté

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main-forte à l’occasion.
Il ressortit sa main droite de sa poche et pointa un index calleux
en direction de plusieurs tombes successives en expliquant :
ŕ Si je me rappelle bien, c’est là qu’on a enterré le chien de Pete
Levasseur, et là-bas, côte à côte, trois chatons d’une même portée de
la chatte à Al Groatley. Le vieux père Fritchie élevait des pigeons
voyageurs ; il en a un qui s’est fait boulotter par un chien et on l’a
enterré là, Al Groatley, Carl Hannah et moi.
Il s’interrompit et son visage prit une expression méditative.
ŕ Vous savez, ajouta-t-il, je suis le dernier survivant de notre
bande. Tous les autres sont morts. Tous, oui, sans exception.
Louis ne fit aucun commentaire. Les mains dans les poches, il
fixait les tombes d’un air absent.
ŕ De toute façon, conclut Jud, le sol de cette clairière est
tellement caillouteux qu’on n’aurait jamais pu y planter quoi que ce
soit d’autre.
De faibles vagissements leur parvinrent, venant de l’autre
extrémité du cercle. Gage s’était mis à pleurer ; Rachel le jucha sur
sa hanche et s’approcha d’eux.
ŕ Lou, le petit a faim, dit-elle. Il vaudrait mieux qu’on rentre.
Tout en disant cela, elle le regardait avec des yeux suppliants.
ŕ D’accord, fit Louis.
Il passa à nouveau les courroies du porte-bébé autour des épaules
et se retourna afin que Rachel puisse y installer l’enfant.
ŕ Ellie ! appela-t-il. Hé, Ellie, où es-tu ?
ŕ La voilà, dit Rachel en montrant du doigt le grand amas
d’arbres morts.
Ellie avait entrepris de l’escalader comme si c’était une variété
sauvage de ces cages à grimper qu’on trouve sur tous les terrains de
jeux scolaires. D’une voix où perçait un début d’anxiété, Crandall lui
cria :
ŕ Ellie, mon petit lapin, je t’en prie, ne monte pas là-dessus ! Si
jamais tu prends appui au mauvais endroit, tout l’assemblage va se
démantibuler sous toi, et tu risques de t’en tirer avec une cheville
rompue !
Ellie sauta à terre, poussa un cri de douleur et s’approcha d’eux
en se frottant la hanche. Une branche morte l’avait éraflée au
passage ; le tissu de son pantalon était déchiré, mais la peau ne

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présentait qu’une ecchymose sans gravité.
ŕ Tu vois ce que je voulais dire ? fit Jud en lui ébouriffant les
cheveux. Même un forestier aguerri n’essaie pas d’escalader une
tombée de vieux arbres comme celle-là, quitte à faire un grand
détour. Les arbres, ça n’aime pas être entassés comme ça ; ça les
rend méchants, et ils essaient de mordre tout ce qui leur passe
dessus.
ŕ Vraiment ? fit Ellie.
ŕ Mais oui. Tu vois, ils sont posés les uns sur les autres comme
les bâtonnets d’un jeu de mikado. Et si jamais tu mets le pied sur
celui qu’il ne faut pas, tout s’écroule, ça fait comme une avalanche.
La fillette se tourna vers Louis.
ŕ C’est vrai ce qu’il dit, papa ?
ŕ Oui, je crois.
ŕ Beurk ! fit la fillette. Elle se campa face au monceau d’arbres
morts et glapit : « Sales cochons d’arbres, vous m’avez déchiré mon
pantalon ! »
Les trois adultes éclatèrent de rire, mais le tas d’arbres morts
resta impassiblement à blanchir au soleil comme il le faisait depuis
bien des lustres sans doute. Louis trouvait qu’il évoquait assez bien
les ossements de quelque monstre antédiluvien Ŕ d’un dragon,
peut-être, oui, d’un dragon terrassé jadis par un preux chevalier, et
dont le squelette effondré avait constitué cette espèce de
monstrueux mausolée.
Et tout à coup, il lui sembla que ces arbres morts étaient tombés
là beaucoup trop opportunément : situés comme ils l’étaient, ils
interdisaient tout passage entre le cimetière des animaux et les
profondeurs de cette forêt que Jud avait distraitement appelée tout
à l’heure « la forêt des Indiens ». Leur désordre même avait quelque
chose de savant, leur confusion était trop complète pour que ce fût
l’œuvre de la seule nature. On aurait dit…
Sur ces entrefaites Gage lui tordit l’oreille en poussant des
roucoulements ravis et Louis oublia tout des arbres morts et de la
forêt mystérieuse qui s’étendait au-delà du cimetière des animaux.
Il était temps de prendre le chemin du retour.

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9

Le lendemain, Ellie se présenta avec une figure tragique dans le


bureau de Louis alors que ce dernier était occupé à assembler un
modèle réduit. En l’occurrence, il s’agissait d’une Rolls-Royce Silver
Ghost 1917 qui comportait un total de six cent quatre-vingts pièces,
dont une bonne cinquantaine d’éléments articulés. La maquette
était pratiquement terminée, et Louis arrivait presque à s’imaginer
le chauffeur en livrée, descendant d’une longue lignée d’Anglais qui
étaient cochers de père en fils depuis le XVIIIe siècle, trônant raide
comme la justice derrière son volant.
Louis avait attrapé le virus des modèles réduits à l’âge de dix ans.
Il avait commencé par la maquette d’un Spad, simple monoplace de
la Première Guerre mondiale que son oncle Carl lui avait offert pour
son anniversaire, puis il avait épuisé à peu près tout le catalogue de
modèles réduits d’aéroplanes de la marque Revell avant de passer le
cap de la puberté et d’accéder à des choses plus belles et plus
complexes. Vers la fin de l’adolescence, il s’était pris d’une passion
pour les bateaux en bouteille, puis il avait eu sa phase « machines
de guerre « et même une assez longue période au cours de laquelle il
avait monté des armes à feu grandeur nature, des Colt, des
Winchester, des Luger, d’un réalisme si hallucinant qu’on avait du
mal à se résigner à ce que le coup ne parte pas lorsqu’on appuyait
sur la gâchette. La trentaine venue, il s’était mis aux paquebots et sa
phase « transatlantique » avait duré cinq ans. Un modèle réduit du
Lusitania et un autre du Titanic décoraient la bibliothèque de son
bureau à l’université, et un Andrea Doria miniature qu’il avait
terminé juste avant leur départ de Chicago voguait à présent sur la
cheminée du living. Louis venait d’entrer dans une nouvelle phase.
Celle des voitures anciennes. Et si le mécanisme dorénavant bien
établi fonctionnait à nouveau, il faudrait encore quatre ou cinq ans
avant qu’il éprouve le besoin de passer à autre chose. Le modélisme
était la seule véritable marotte de Louis, son violon d’Ingres en

- 52 -
quelque sorte ; Rachel considérait cela avec l’indulgence
bienveillante que toute bonne épouse se doit d’accorder aux petites
lubies de son mari, mais Louis soupçonnait que son indulgence
avait un fond de mépris et que même au bout de dix années de
mariage Rachel continuait à penser qu’il finirait par surmonter cette
fixation puérile. L’attitude de Rachel était peut-être en partie le
reflet de celle de son père, qui avait toujours soutenu qu’elle avait
épousé un parfait débile.
« Peut-être que Rachel a raison, se dit-il. Peut-être que d’ici à
deux ou trois ans je vais décider un beau matin de remiser mes
modèles réduits au grenier et d’aller faire du deltaplane à la
place. »
Tandis qu’il se faisait ces réflexions, Ellie le regardait avec un air
grave.
Au loin, l’air limpide de la matinée répercuta le carillon des
cloches qui convoquaient les fidèles à l’office dominical.
ŕ Bonjour, papa, dit la fillette.
ŕ Salut, ma puce. Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive ?
ŕ Oh, rien, soupira Ellie.
Pourtant son expression démentait ses paroles ; son expression
disait qu’il se passait pas mal de choses, et des choses qui n’avaient
rien de particulièrement joyeux. Ses cheveux, qui venaient d’être
lavés, lui tombaient librement sur les épaules ; ils avaient tendance
à foncer avec l’âge, mais dans cette lumière ils paraissaient plus
blonds que nature. Ellie avait mis une robe, comme presque tous les
dimanches, et Louis s’en étonna une fois de plus ; pourtant, ils
n’avaient jamais fréquenté l’église.
ŕ Qu’est-ce que tu construis ? demanda la fillette.
Il le lui dit tout en collant soigneusement un garde-boue.
ŕ Regarde, dit-il en lui tendant un minuscule bouchon de
radiateur. Tu vois les deux R entrecroisés ? Il n’y manque aucun
détail. Si l’avion qu’on prend pour aller à Chicago pour les fêtes de
Thanksgiving est un L-1011 de la Lockheed, tu verras exactement les
mêmes R sur les moteurs.
ŕ Bah, fit Ellie en lui rendant l’objet, ce n’est qu’un bouchon de
radiateur.
ŕ Je t’en prie, Ellie, dit Louis. Quand on est l’heureux
propriétaire d’une Rolls-Royce, on appelle ça un « enjoliveur ». Si

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on est assez riche pour se payer une Rolls, on peut se permettre de
crâner un peu. Dès que j’aurai mon deuxième million de dollars en
banque, je m’en achèterai une moi-même. Comme ça, quand Gage
sera malade en voiture, il pourra dégobiller sur du vrai cuir.
Et à propos, Ellie, qu’est-ce qui te tarabuste donc ?
Mais avec Ellie, ce n’était pas la bonne méthode. Pas question de
l’interroger ainsi de but en blanc. Ellie n’avait pas l’habitude d’étaler
aussi facilement ses sentiments, et c’était un trait de caractère que
Louis admirait beaucoup chez elle.
ŕ Est-ce qu’on est riches, papa ?
ŕ Non, dit Louis. Mais on n’est pas non plus dans la misère.
ŕ Michael Burns m’a dit que tous les docteurs étaient riches. Il
est dans ma classe à l’école.
ŕ Eh bien, tu diras à Michael Burns qu’il se trompe. Beaucoup de
médecins deviennent riches, c’est vrai, mais ça leur prend au moins
vingt ans… et on ne s’enrichit pas en dirigeant les services médicaux
d’une université. Pour se faire du fric, il faut avoir une bonne
spécialité. Être gynécologue, orthopédiste, neurologue. Ceux-là font
vite fortune. Mais un malheureux salarié comme moi, ça met
rudement longtemps à s’enrichir.
ŕ Mais alors pourquoi tu n’as pas une bonne spécialité, papa ?
Louis songea à nouveau à ses modèles réduits ; il se remémora le
jour où le goût des avions de combat lui avait brusquement passé ; il
s’était lassé tout aussi soudainement des tanks et des canons et
après avoir mis des bateaux en bouteille pendant des années avec
une passion qui paraissait inextinguible, il s’était subitement aperçu
que c’était complètement idiot. Ensuite, il essaya de s’imaginer ce
qu’on pouvait ressentir quand on était condamné à passer sa vie
entière à palper des pieds d’enfants pour s’assurer qu’ils n’étaient
pas menacés d’hallux valgus ou à enfiler des gants en latex diaphane
avant d’enfoncer un doigt distingué dans le vagin d’une femme pour
voir s’il ne présentait pas une grosseur ou une lésion.
ŕ Ça ne me plairait pas, voilà tout, dit-il.
Church entra dans la pièce et resta un moment immobile à les
examiner curieusement de ses grands yeux verts comme pour
évaluer la situation, puis il sauta sans bruit sur l’appui de la fenêtre
et parut s’endormir.
Ellie jeta un rapide coup d’œil en direction de l’animal et elle eut

- 54 -
un froncement de sourcils que Louis trouva très étrange.
D’habitude, Ellie regardait Church avec des yeux qui débordaient
d’une tendresse tellement sirupeuse qu’on en avait presque mal au
cœur. Elle se mit à errer çà et là dans la pièce en examinant les
modèles réduits disséminés un peu partout. Puis, sur un ton de
désinvolture admirablement étudié, elle lança :
ŕ Qu’est-ce qu’il y avait comme tombes dans ce cimetière
d’animaux ! Hein, papa ?
« Ah, c’est donc là que les Athéniens s’atteignent », se dit Louis,
mais il ne se retourna même pas. Il vérifia son schéma de montage
et entreprit de placer les lanternes avant de la Rolls.
ŕ Il y en avait beaucoup, c’est vrai, dit-il. Plus de cent, à mon
avis.
ŕ Papa, pourquoi est-ce que les bêtes ne vivent pas aussi
longtemps que les gens ?
ŕ Mais il y a des animaux qui ont une durée de vie équivalente à
la nôtre, dit Louis. Et il y en a même qui vivent beaucoup plus
longtemps que nous. Les éléphants vivent très longtemps, et
certaines tortues marines sont tellement vieilles qu’on ne sait plus
l’âge qu’elles peuvent avoir… Ou peut-être qu’on le sait mais qu’on
n’arrive pas à y croire.
Ellie écarta tout cela avec beaucoup de simplicité en déclarant :
ŕ Je parlais des animaux domestiques, papa. Les éléphants et les
tortues marines, ça ne compte pas. Les animaux domestiques ne
vivent pas longtemps du tout. Michael Burns m’a dit qu’une année
de vie d’un chien correspond à neuf ans de notre vie à nous.
ŕ Sept, pas neuf, corrigea Louis. Je vois où tu veux en venir,
Ellie, et tu as raison de te poser ces questions. C’est vrai qu’un chien
de douze ans est un très vieux chien. Tout ça, tu vois, c’est à cause
d’un truc qui s’appelle le métabolisme. Le métabolisme, c’est ce qui
règle la durée de vie des individus. Oh, ça ne fait pas que ça, bien
sûr ; il y a des gens à qui leur métabolisme permet de manger
énormément tout en restant minces Ŕ comme maman, par exemple
Ŕ tandis que d’autres se mettent très vite à grossir Ŕ c’est mon cas.
C’est simplement que nous avons des métabolismes différents,
maman et moi. Mais, à ce qu’il semble, la principale fonction du
métabolisme des êtres vivants, c’est de jouer un peu, si tu veux, le
rôle d’une horloge interne. Les chiens ont un métabolisme

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relativement rapide ; celui des humains est beaucoup plus lent. En
moyenne, on vit tous à peu près soixante-douze ans. Et soixante-
douze ans, c’est drôlement long, tu peux me croire.
Ellie avait l’air vraiment soucieuse, et Louis espérait que ses
explications la rassureraient. Elles étaient pourtant loin d’être
sincères. Il avait trente-cinq ans, et à vrai dire il lui semblait que
toutes ces années étaient passées aussi vite qu’un courant d’air qui
s’engouffre brièvement par l’entrebâillement d’une porte.
ŕ Et quant aux tortues marines, reprit-il, leur métabolisme est
encore plus lent que…
ŕ Et les chats ? coupa Ellie en jetant à nouveau un coup d’œil en
direction de Church.
ŕ Eh bien, les chats vivent à peu près aussi longtemps que les
chiens, dit Louis. Enfin, la plupart d’entre eux.
C’était un mensonge, et il le savait. Les chats ont des vies
violentes et bien souvent aussi des morts atroces, mais en général
tout cela se produit lorsqu’ils sont loin du regard des humains.
Ce même Church qui en cet instant précis somnolait (ou feignait
de somnoler) au soleil, ce même Church qui roupillait paisiblement
chaque nuit lové aux pieds de sa fille et qui avait été, chaton, une
adorable petite boule de poils, Louis l’avait vu harceler sans trêve un
oiseau à l’aile brisée avec dans ses yeux verts une lueur de curiosité
et aussi Ŕ Louis en aurait juré une flamme glaciale de pure cruauté.
Church achevait rarement les victimes de ses jeux sadiques, mais il y
avait eu au moins une exception de taille : un gros rat qu’il avait
probablement capturé dans l’étroit passage qui séparait leur
immeuble de l’immeuble voisin. Et avec ce rat, Church n’y avait pas
été de main morte. Il en avait même fait un tel carnage qu’en voyant
ce sang et ces tripes répandus partout Rachel, qui venait d’entamer
son sixième mois de grossesse, s’était précipitée dans la salle de
bains pour vomir. Oui, les chats vivent et meurent dans la violence.
Un beau jour, un chien qui ne ressemble en rien à ces bouledogues
balourds qui s’essoufflent vainement à poursuivre des matous
espiègles dans les dessins animés du dimanche après-midi leur
plante ses crocs où il faut et les égorge proprement ; ou bien ils se
font régler leur compte par un mâle rival, avalent une boulette de
viande empoisonnée ou passent sous une voiture. Les chats sont les
bandits du règne animal ; ils vivent Ŕ et meurent Ŕ comme des hors-

- 56 -
la-loi. Et la grosse majorité d’entre eux ne finissent pas leurs jours
paisiblement assoupis devant le feu.
Mais ce ne sont pas des choses qu’un père peut dire à sa fillette
de cinq ans qui se trouve confrontée pour la première fois à la
réalité de la mort.
ŕ Tu n’as qu’à calculer, reprit-il. Church n’a encore que trois
ans ; tu en as cinq. Ce qui veut dire que dans dix ans, il y a des
chances pour qu’il soit toujours vivant alors que toi, tu auras quinze
ans et tu ne seras plus qu’à un an de la fin de tes études secondaires.
Tu VOIS, ça fait un bon bout de temps.
ŕ Ça ne me paraît pas long, à moi ! protesta Ellie d’une voix qui à
présent tremblait un peu. Pas long du tout.
Renonçant à feindre plus longtemps d’être absorbé dans la
confection de sa maquette, Louis lui fit signe de s’approcher et il la
fit asseoir sur ses genoux. Une fois de plus, la beauté de la fillette,
encore accusée par l’émotion qui la remuait, le frappa en plein
cœur. Avec son teint un peu olivâtre, elle avait l’air d’une Levantine.
Ce n’était pas pour rien que Tony Benton, un de ses collègues de
Chicago, l’avait surnommée « la princesse indienne ».
ŕ Tu sais, chérie, lui dit-il, si ça ne dépendait que de moi, je
laisserais Church vivre cent ans. Mais ce n’est pas moi qui édicte les
règles.
ŕ Qui est-ce alors ? interrogea Ellie puis, avec une nuance de
suprême dédain dans la voix, elle répondit elle-même à sa propre
question : Ça doit être le Bon Dieu, sûrement.
Louis manqua éclater de rire, mais il se contint ; c’était trop
sérieux.
ŕ Que ça soit le Bon Dieu ou quelqu’un d’autre n’y change rien,
dit-il. Les aiguilles tournent, c’est tout ce que je sais. Et personne ne
peut y échapper, mon cœur.
ŕ Je ne veux pas que Church soit comme toutes ces bêtes
mortes ! s’écria Ellie avec une soudaine fureur. (Elle était au bord
des larmes.) Je ne veux pas qu’il meure ! Jamais ! Church est mon
chat à moi ! Il n’est pas le chat du Bon Dieu ! Si le Bon Dieu veut un
chat, Il n’a qu’à s’en trouver un autre ! Qu’Il prenne tous les chats
qu’Il veut et qu’Il les fasse mourir, je m’en fiche, mais pas Church !
Church est à moi !
Des talons claquèrent dans la cuisine et Rachel passa une tête

- 57 -
étonnée dans l’entrebâillement de la porte. À présent, Ellie
sanglotait, le visage niché au creux de la poitrine de Louis. L’horreur
avait été nommée, formulée, elle avait une figure désormais, on
pouvait la regarder dans le blanc des yeux. Et même si on ne pouvait
rien y changer, on pouvait au moins pleurer dessus.
ŕ Ellie, dit-il en la berçant tendrement. Ellie, Ellie, Church n’est
pas mort ; il est là, regarde : il dort.
ŕ Mais il pourrait être mort, sanglota-t-elle. Il pourrait mourir,
n’importe quand.
Louis la serra sur son cœur et continua de la bercer. Il savait,
sans avoir aucun moyen d’en être sûr, ce qui la faisait pleurer ainsi :
c’était le caractère irréductible de la mort, qui ne se laisse fléchir par
aucun argument, pas même par les larmes d’une fillette, et qui est si
cruellement imprévisible ; et c’était aussi cette prodigieuse et
funeste faculté qu’ont tous les humains de tirer de purs symboles
des conclusions pratiques qui sont quelquefois belles et nobles et
d’autres fois d’une noirceur terrifiante. Puisque tous ces animaux
étaient morts et enterrés, on était forcé d’en déduire que Church
pouvait mourir et être enterré (n’importe quand !) à son tour ; et si
ça pouvait arriver à Church, pourquoi est-ce que ça n’arriverait pas
aussi à son père, a sa mère, à son petit frère Ŕ et à Ellie elle-même ?
La mort n’était qu’une idée abstraite ; le Simetierre existait bel et
bien. Les inscriptions tombales maladroites recelaient des vérités
que même une enfant pouvait pressentir.
Louis n’aurait pu s’en sortir en inventant une fable, comme il
l’avait fait un peu plus tôt au sujet des espérances de vie d’un matou.
Mais tous les enfants du monde enregistrent les bons et les mauvais
points de leurs parents dans une espèce de bulletin scolaire
permanent sur lequel ils reviennent un jour pour dresser un bilan
global, et un mensonge de cette nature risquait d’alourdir
singulièrement le passif de Louis. Jadis, sa propre mère lui avait
servi une fable du même tonneau, ce vieux conte suivant lequel les
femmes qui désirent un bébé le trouveront avec la rosée du matin
dans le carré de choux le plus proche ; le mensonge était bien
anodin, mais Louis ne l’avait jamais pardonné à sa mère, et il ne
s’était jamais pardonné non plus d’avoir gobé cette histoire à dormir
debout.
ŕ Mais, ma chérie, tout le monde peut mourir, dit-il. La mort est

- 58 -
un des éléments de l’existence.
ŕ Eh bien c’est un élément qui est mauvais ! s’écria la fillette.
C’est dégoûtant !
Cette fois, Louis ne trouva rien à répondre. Ellie pleurait. Au bout
d’un moment, ses larmes s’arrêteraient. Elle était forcée d’en passer
par là avant de se résigner à vivre tant bien que mal avec une vérité
à laquelle il n’y avait désormais plus moyen de se soustraire.
Il serra sa fille contre lui en écoutant les derniers échos des
cloches du dimanche qui flottaient encore au-dessus des chaumes ;
ses larmes avaient cessé depuis quelque temps déjà lorsqu’il
s’aperçut qu’elle avait rejoint son chat dans le sommeil.

Il la porta dans sa chambre, la mit au lit et redescendit dans la


cuisine. Rachel remuait une pâte à gâteau avec une vigueur
superflue. Louis lui fit part de son étonnement ; ça ne ressemblait
guère à Ellie de se mettre dans des états pareils, surtout d’aussi
bonne heure.
ŕ Non, fit Rachel en posant son bol sur le plan de travail avec un
claquement sec, ça ne lui ressemble pas, mais je crois qu’elle n’a pas
fermé l’œil de la nuit. Je l’ai entendue se retourner dans son lit et
Church a demandé à sortir sur le coup de trois heures du matin. Il
ne fait ça que quand Ellie a du mal à dormir.
ŕ Mais pourquoi est-ce qu’Ellie aurait… ?
ŕ Comme si tu ne le savais pas ! coupa Rachel avec humeur.
C’est à cause de ce maudit cimetière d’animaux. Ça l’a vraiment
remuée, Louis. C’était la première fois de sa vie qu’elle voyait un
cimetière et ça l’a… bouleversée, voilà. Ne compte pas sur moi pour
adresser des félicitations à ton ami Jud Crandall pour la petite
balade.
« Tiens, voilà que tout à coup c’est mon ami », se dit Louis avec
un mélange de surprise et d’accablement.
ŕ Écoute, Rachel…
ŕ Je ne veux pas qu’elle y retourne ! Jamais !
ŕ Rachel, Jud disait vrai en ce qui concerne le sentier, il…
ŕ Tu sais bien que ce n’est pas à cause du sentier ! dit Rachel en
se saisissant à nouveau du bol et en fouettant la pâte avec une
vigueur redoublée. C’est ce fichu cimetière. Moi, je trouve ça
malsain, ces gosses qui grimpent jusque là-haut pour entretenir les

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tombes, qui tiennent le sentier en état… C’est morbide, là ! Bon Dieu
de merde ! Je ne sais pas quelle maladie ont les mômes dans ce
pays, mais je ne veux pas qu’Ellie l’attrape.
Louis la regarda avec des yeux ronds, complètement désemparé.
Leur mariage était solide comme un roc, et pourtant chaque année
ils voyaient autour d’eux de nouveaux couples se désagréger, de
nouveaux ménages partir à vau-l’eau. Louis soupçonnait fortement
que cette stabilité apparente de leur union tenait à leur respect du
mystère, de ce secret de Polichinelle que tout le monde a plus ou
moins percé sans jamais le dire ouvertement, qui est que, quand on
va vraiment au fond des choses, on s’aperçoit que le mariage est une
complète fiction, qu’il n’y a pas plus d’union des âmes que de beurre
en broche, que chaque âme reste enfermée à jamais dans une
gangue impénétrable d’individualité farouche et définitivement
fermée à toute espèce de raison. C’était cela, le mystère. Et même
quand on croyait connaître son partenaire comme sa poche, il
arrivait encore qu’on tombe nez à nez avec une muraille aveugle ou
qu’on soit happé dans un trou sans fond. Et parfois même on se
trouvait égaré au milieu d’une zone de complète bizarrerie ; ça vous
arrivait tout à coup (quoique rarement, Dieu merci) et sans raison
apparente, comme il arrive à un avion qui vole au milieu d’un ciel
parfaitement serein d’être brusquement secoué par d’invisibles
turbulences. Par exemple, on découvrait chez son conjoint une
attitude ou une croyance qu’on n’avait jamais soupçonnée, une
conviction tellement absurde (à vos yeux en tout cas) qu’elle frisait
la psychose. Dans ces cas-là, quand on tenait à préserver la paix du
ménage et sa propre tranquillité d’esprit, il valait mieux laisser
pisser le mérinos et se répéter que les seuls gens qui perdent
patience lorsqu’ils viennent de faire ce genre de découverte sont les
insensés qui s’imaginent qu’on peut vraiment connaître l’esprit de
quelqu’un d’autre.
ŕ Chérie, ce n’est qu’un cimetière pour animaux, dit-il.
ŕ Après avoir vu la manière dont Ellie pleurait là-dedans tout à
l’heure, répliqua Rachel en agitant sa cuillère dégoulinante de pâte
en direction de la porte du bureau de Louis, tu crois vraiment que
pour elle ce n’était rien de plus qu’un cimetière d’animaux ? Non,
non, Louis ! Ça l’a vraiment marquée ! Il ne faut pas qu’elle y
retourne. Ce n’est pas à cause du sentier, c’est cet endroit. Tu vois :

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elle s’est déjà mis en tête que Church allait mourir.
L’espace d’un instant, Louis eut le sentiment absurde qu’il était
encore en train de discuter avec Ellie, que la fillette s’était
simplement juchée sur des échasses, avait enfilé une des robes de sa
mère et s’était caché le visage sous un masque de Rachel
extrêmement bien imité. Jusqu’à leur expression qui était la même :
tendue, un peu revêche en surface, mais avec une sensibilité à vif
pointant dessous.
Louis resta longtemps à chercher ses mots ; il lui semblait
soudain que cette discussion portait sur un point fondamental, qu’il
n’était plus possible de l’éluder simplement pour laisser intact le
mystère, préserver le secret de la solitude des âmes. Il fallait qu’il
réagisse, parce qu’il voyait bien que Rachel était complètement à
côté de la plaque ; non, il ne pouvait pas la laisser s’aveugler à ce
point.
ŕ Rachel, lui dit-il, Church va mourir.
Elle le fixa d’un regard furibond.
ŕ Ce n’est pas de ça qu’il s’agit, répondit-elle en détachant
soigneusement chaque syllabe comme si elle était en train
d’expliquer une évidence à un enfant attardé. Church ne va pas
mourir aujourd’hui, ou demain…
ŕ C’est ce que j’ai essayé de faire comprendre à Ellie, justement…
ŕ Ni la semaine prochaine non plus. Il ne mourra sans doute pas
avant des années…
ŕ Voyons, chérie, comment veux-tu qu’on en soit sûrs ?
ŕ Évidemment qu’on peut en être sûrs ! s’exclama-t-elle avec
indignation. On s’occupe de lui comme il faut, il ne va pas mourir,
personne ici ne va mourir, alors qu’est-ce que tu as à vouloir
bouleverser une malheureuse petite fille en remuant des problèmes
qu’elle ne pourra comprendre que lorsqu’elle sera beaucoup plus
grande ?
ŕ Écoute, Rachel…
Mais Rachel n’écoutait plus rien. Les yeux flamboyant de rage,
elle continua :
ŕ Quand la mort d’un être aimé Ŕ une bête familière, un ami, un
parent Ŕ vous tombe dessus, c’est déjà assez dur d’y faire face, on
n’a pas besoin d’en faire une… une espèce de site touristique, une
né… nécropole pour bestioles… !

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De grosses larmes roulaient sur ses joues.
ŕ Rachel… dit Louis en essayant de la prendre par les épaules.
D’un geste sec et dur, elle se déroba.
ŕ N’en parlons plus, tiens, lança-t-elle. De toute façon, tu n’y
comprends rien, mon pauvre Louis.
Il soupira.
ŕ J’ai l’impression d’être tombé dans une trappe et d’avoir été
happé par une espèce de moulinette géante, dit-il en espérant que ça
lui arracherait un sourire.
Mais elle ne desserra pas les lèvres ; elle se contenta de river sur
lui un regard noir. Les yeux de Rachel lançaient des éclairs, et Louis
comprit qu’elle était furieuse ; son regard n’exprimait pas
simplement la colère, mais une fureur sans bornes.
ŕ Et toi, Rachel, commença-t-il soudain sans même savoir
exactement ce qu’il allait dire, comment as-tu dormi cette nuit ?
ŕ Ah, c’est malin ! dit-elle avec mépris. (Elle détourna les yeux,
mais Louis avait eu le temps d’y voir passer une brève flamme de
douleur.) Tu es drôlement perspicace, Louis. Décidément, tu ne
t’améliores pas. Si quelque chose ne tourne pas rond, ça ne peut être
que dans la tête de Rachel, hein ? Cette pauvre Rachel qui a encore
un de ses accès bizarres d’hyperémotivité.
ŕ Tu es injuste.
ŕ Ah oui ?
Elle gagna l’autre extrémité du plan de travail et posa son bol de
pâte à côté de la cuisinière avec violence, puis elle entreprit de
beurrer un moule à manqué, les lèvres serrées.
ŕ C’est normal qu’un enfant se pose des questions au sujet de la
mort, Rachel, dit Louis d’une voix patiente. Je dirais même que c’est
nécessaire. La réaction d’Ellie, ses larmes m’ont paru parfaitement
naturelles. Elle a…
Rachel virevolta brusquement et planta à nouveau ses yeux dans
les siens.
ŕ Quoi de plus naturel, en effet ! s’écria-t-elle. Quoi de plus
naturel que de l’entendre verser des torrents de larmes au sujet d’un
chat qui se porte on ne peut mieux…
ŕ Arrête, dit Louis. Tout ça ne tient pas debout.
ŕ Je ne veux plus qu’on en parle !
ŕ On en parlera, que ça te plaise ou non, riposta Louis, qui

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sentait la moutarde lui monter au nez. La balle est dans mon camp à
présent, c’est à ton tour de m’écouter.
ŕ Ellie ne retournera pas dans cet endroit, Point. Et en ce qui me
concerne, la discussion est close.
ŕ Voilà déjà plus d’un an qu’elle sait d’où viennent les bébés, dit
Louis d’une voix posée. On lui a montré le livre de Myers et on lui a
tout expliqué, tu te rappelles ? Nous pensions l’un et l’autre que les
enfants doivent savoir comment ils sont venus au monde.
ŕ Ça n’a aucun rapport avec…
ŕ Si, justement ! coupa-t-il avec brusquerie. Pendant que je
parlais de Church avec Ellie tout à l’heure, je me suis mis à penser à
ma mère et au baratin qu’elle m’avait sorti au sujet des bébés qui
naissent dans les choux. Je ne lui ai jamais pardonné de m’avoir
raconté ça. Je crois que les enfants ne pardonnent jamais les
mensonges de leurs parents.
ŕ D’où viennent les bébés, c’est une chose, mais ça n’a
strictement rien à voir avec ce foutu cimetière d’animaux ! lui cria
Rachel, et tandis qu’elle lançait cela, ses yeux disaient : Tu peux
établir tous les parallèles que tu veux, Louis, tu peux y passer tes
jours et tes nuits, tu peux argumenter comme ça jusqu’à plus soif,
ça ne me convaincra pas.
Mais il ne désarma pas.
ŕ Ellie sait comment naissent les bébés ; cette petite balade dans
les bois lui a simplement donné envie d’en savoir plus sur ce qui les
attend à l’autre bout. C’est parfaitement naturel. En fait, je trouve
même que c’est la chose la plus naturelle du mon…
ŕ Arrête de me bassiner avec ça ! hurla subitement Rachel.
Elle avait hurlé pour de bon et Louis, surpris, eut un mouvement
de recul instinctif. Son coude heurta le sac de farine ouvert qui était
posé sur le plan de travail ; le sac en papier s’abattit dans le vide et
éclata au sol, soulevant un nuage de poussière blanche.
ŕ Oh, merde ! fit Louis avec consternation.
Dans une des chambres de l’étage, Gage se mit à pleurer.
ŕ Bravo ! fit Rachel, qui à présent pleurait aussi. Pour couronner
le tout, tu as réveillé le bébé. Merci pour cette matinée de dimanche
parfaitement sereine, tranquille et sans heurts.
Elle se dirigea vers la porte, mais Louis l’arrêta au passage en lui
posant une main sur le bras.

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ŕ Laisse-moi juste te poser une question. Je suis médecin, et
donc bien placé pour savoir qu’il peut arriver n’importe quoi aux
êtres vivants, absolument n’importe quoi. Est-ce que c’est toi qui
vas expliquer à Ellie ce qui s’est passé si jamais son chat meurt d’un
typhus ou d’une leucophénie (c’est une forme de leucémie qui est
très courante chez les chats) ou s’il se fait écraser sur la route ?
Hein, Rachel, est-ce que c’est toi qui lui expliqueras ?
ŕ Lâche-moi ! cracha-t-elle avec furie.
Mais son regard trahissait une souffrance et une terreur mille fois
plus fortes que la colère qui vibrait dans sa voix ; son regard lui
criait : Je ne veux pas parler de ça, Louis, et tu ne peux pas m’y
forcer !
ŕ Lâche-moi, je te dis, reprit-elle. Je veux aller chercher Gage
avant qu’il ne tombe de son lit…
ŕ Il vaudrait peut-être mieux que ça soit toi qui t’en charges.
Comme ça tu pourras lui expliquer qu’on ne parle pas de ces choses-
là, que les gens bien élevés ne parlent pas de ces choses, qu’ils se
contentent de les enterrer Ŕ oh, pardon : il ne faudra pas dire
« enterrer », ça risquerait de la traumatiser.
ŕ Salaud ! sanglota Rachel en s’arrachant à son étreinte.
Louis regrettait déjà ce qu’il venait de dire, mais bien entendu il
était trop tard.
ŕ Rachel…
Elle l’écarta brusquement en sanglotant de plus belle.
ŕ Laisse-moi tranquille, Louis. Tu en as assez fait comme ça.
Arrivée à la porte, elle s’arrêta et se retourna vers lui, le visage
inondé de larmes. Je ne veux plus qu’on parle de ça devant Ellie. Je
suis sérieuse Lou. La mort, ça n’a rien de naturel. Rien ! C’est cela
que tu devrais savoir en tant que médecin.
Elle tourna les talons et s’enfuit, abandonnant Louis au milieu de
la cuisine déserte qui résonnait encore de leurs éclats de voix. Au
bout d’un long moment, il se décida enfin à aller chercher un balai
dans la dépense. Tandis qu’il balayait, il médita ce que Rachel lui
avait dit juste avant de s’en aller ; leurs points de vue étaient
diamétralement opposés, et pourtant cet antagonisme était resté
longtemps secret. Étant médecin, il était logique que Louis
considérât la mort comme la chose la plus naturelle du monde, la
naissance mise à part. Dans la vie, rien n’est inéluctable ; les impôts,

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les brouilles familiales, les conflits sociaux, la réussite ou l’échec,
rien de tout cela n’est fatal. La seule fatalité, c’est que les aiguilles
n’arrêtent pas de tourner et qu’au bout du compte il n’en subsiste
rien d’autre que des pierres tombales dont le temps ronge et efface
peu à peu les inscriptions. Même les tortues marines et les séquoias
géants finissent par y passer un jour.
ŕ Zelda, dit-il tout haut. Bon Dieu, ça a dû lui flanquer un sacré
coup.
La seule question était de savoir s’il valait mieux laisser tomber
ou s’obstiner à vouloir y changer quelque chose.
Il vida la pelle à ordures au-dessus de la poubelle ; la farine s’en
détacha avec un bruit soyeux et poudra les cartons de lait chiffonnés
et les boîtes de conserve vides.

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10

ŕ J’espère qu’Ellie n’a pas pris tout ça trop à cœur, dit Jud
Crandall.
Une fois de plus, Louis se dit que le vieil homme avait le don (un
peu malsain, finalement) de mettre immédiatement le doigt sur le
point sensible.
Louis, Jud et Norma prenaient le frais sous la véranda des
Crandall en sirotant du thé glacé au lieu de leur habituelle bière
vespérale. Sur la route, le trafic était nettement plus intense qu’à
l’accoutumée à cause des retours de week-end : l’été touchait à sa
fin, et les citadins se disaient sans doute que désormais tout week-
end un peu ensoleillé risquait d’être le dernier. Louis devait prendre
son service le lendemain à la tête de l’infirmerie de l’université
d’Orono ; depuis la veille, les étudiants affluaient par vagues
successives, s’installant dans des immeubles de studios du centre-
ville ou dans les pavillons de la cité universitaire du campus,
renouant de vieilles connaissances, et se lamentant probablement
déjà à l’idée qu’ils allaient être obligés pendant une nouvelle année
de se lever aux aurores et de partager le piètre ordinaire des restau-
U. Rachel lui avait battu froid (un froid polaire) toute la journée et il
savait que lorsqu’il retraverserait la route tout à l’heure, il la
trouverait déjà endormie, probablement avec Gage dans les bras,
tellement recroquevillée contre le bord du lit que le bébé serait en
danger de tomber. Sa moitié de lit se serait augmentée d’un bon
quart, et elle lui ferait l’effet d’un grand désert aride.
ŕ Je vous disais que j’espérais qu’Ellie…
ŕ Excusez-moi, dit Louis. Je rêvassais. Ça l’a un peu perturbée,
en effet. Comment l’avez-vous deviné ?
ŕ Oh, c’est qu’on en a vu passer, des gosses, nous autres, dit Jud
en prenant la main de sa femme et en lui souriant tendrement. Pas,
ma bonne ?
ŕ Ah ça oui, des tripotées, assura Norma. Nous aimons beaucoup

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les enfants.
ŕ Souvent, ce cimetière d’animaux est leur premier vrai face-à-
face avec la mort, expliqua Jud. Bien sûr, ils voient des gens mourir
à la télé, mais ils savent bien que c’est de la blague, pareil que dans
ces vieux westerns qui autrefois passaient au cinéma chaque samedi
après-midi. À la télé et dans les westerns, c’est juste des types qui se
cramponnent le ventre ou la poitrine à deux mains avant de
s’écrouler. Mais pour la plupart d’entre eux, ce petit cercle de gazon
sur la colline est bien plus réel que tous ces films et toutes ces
dramatiques de télé mis ensemble, vous pensez bien.
Louis fit un signe d’assentiment en songeant : « Vous devriez
expliquer ça à ma femme. »
ŕ Il y a des enfants qui ne sont pas affectés du tout, en apparence
du moins, mais moi je penserais plutôt qu’ils se… qu’ils mettent ça
dans leur poche, en quelque sorte, pour l’examiner plus tard bien à
leur aise, comme ils le font avec tous les objets curieux qu’ils
ramassent. En général, ça ne fait pas de drame, quoique parfois…
Tu te rappelles le petit Holloway, Norma ?
La vieille dame hocha la tête, et les glaçons s’entrechoquèrent
dans son verre avec un son cristallin. Ses lunettes pendaient sur le
devant de sa robe, et la chaîne qui les retenait étincela brièvement
dans la lueur des phares d’une voiture qui passait sur la route.
ŕ Il a eu des cauchemars épouvantables, dit-elle. Il rêvait de
trépassés qui revenaient de sous la terre, tout ça. Et là-dessus son
chien a crevé. En ville, tout le monde a pensé que cette pauvre bête
avait dû manger d’un appât empoisonné, pas, Jud ?
ŕ Ma foi, oui, fit Jud en hochant la tête. Quelqu’un avait dû lui
refiler une boulette de viande assaisonnée de mort-aux-rats. Le
chien est mort en 1925. Billy Holloway avait dans les dix ans à
l’époque. Il a fait du chemin plus tard ; d’abord, il a décroché un
siège à la législature d’État, et ensuite il s’est présenté aux élections
pour la Chambre des représentants, mais il a été battu. C’était juste
avant le début de la guerre de Corée.
ŕ Il a organisé de belles funérailles à son chien avec ses copains,
tu te rappelles ? reprit Norma. Ce n’était qu’un petit corniaud, mais
Billy avait beaucoup d’attachement pour lui. Ses parents n’étaient
pas très chauds pour ces obsèques, suite aux cauchemars que Billy
avait eus et tout, mais elles se sont très bien passées. Ce sont deux

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garçons un peu plus âgés qui lui ont fabriqué son petit cercueil,
hein, Jud ?
Jud fit oui de la tête et vida le fond de son verre de thé.
ŕ Oui, ce sont les frères Hall, Dean et Dana, qui ont fait ça, avec
l’aide d’un autre copain à Billy Ŕ je ne me rappelle plus son prénom,
mais je suis sûr que c’était un des fils Bowie. Tu te rappelles les
Bowie, Norma ? Ils habitaient l’ancienne maison des Brochette, sur
Middle Drive.
ŕ Mais oui ! s’écria Norma, aussi excitée que si tout cela datait de
la veille (et peut-être que dans son esprit, il en allait bien ainsi).
C’était un des petits Bowie ! Alan, ou Burt…
ŕ Ou peut-être Kendall, renchérit Jud. En tout cas, ils se sont
drôlement disputés au moment où il a fallu décider qui c’est qui
porterait les cordons du poêle. Le chien n’était pas bien gros, ce qui
fait qu’il n’y avait pas de place pour plus de deux porteurs. Les frères
Hall trouvaient que ça leur revenait de droit, vu que c’étaient eux
qui avaient fabriqué le cercueil, et comme en plus ils étaient
jumeaux, ça allait bien pour faire une paire. Billy leur a répondu
qu’ils n’avaient pas été assez intimes avec Browser Ŕ c’était le nom
de son chien Ŕ pour pouvoir porter son cercueil. « Tenir les cordons
du poêle est un honneur qu’est réservé aux amis intimes du
défunt », qu’il leur disait. « On ne peut pas laisser faire ça au
premier charpentier venu. »
Les Crandall s’esclaffèrent, et Louis s’arracha un sourire.
ŕ L’affaire était à deux doigts de dégénérer en bagarre, continua
Jud, mais là-dessus Mandy Holloway, la sœur à Billy, s’est
précipitée dans la bibliothèque et elle en a sorti le volume IV de
l’Encyclopaedia Britannica. Son père, Stephen Holloway, était le
seul médecin de toute la région qui va de Bucksport à Bangor dans
ce temps-là, et leur famille était la plus riche de Ludlow, la seule qui
avait les moyens de s’offrir une encyclopédie.
ŕ Ils ont aussi été les premiers à avoir l’électricité chez eux, nota
incidemment Norma.
ŕ Bref, reprit Jud, voilà Mandy qui déboule comme une folle
l’escalier du perron, soulevant son jupon d’une main et brandissant
de l’autre un livre qui paraissait d’autant plus gros qu’elle n’avait
guère plus de huit ans, au moment même où Billy et le petit Bowie Ŕ
ça devait être Kendall, celui qui s’est écrasé avec son avion de chasse

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au cours d’un vol d’entraînement dans la baie de Pensacola, en
Floride, au début de l’année 1942 Ŕ étaient sur le point d’en venir
aux mains avec les jumeaux Hall pour savoir qui c’est qu’aurait
l’insigne privilège de porter ce malheureux corniaud jusqu’à sa
dernière demeure.
Depuis un moment déjà, Louis sentait une sourde hilarité monter
en lui ; tout à coup il éclata franchement de rire, et la tension qui
était restée incrustée en lui depuis sa désolante altercation avec
Rachel s’allégea enfin.
ŕ Mandy se précipite sur eux en gueulant : « Non ! Non !
Attendez ! Regardez ce que j’ai trouvé ! » et les voilà qui s’arrêtent
tous pour voir de quoi il s’agit et qui s’écrient : « Oh, putain de bon
Dieu ! », vu que…
ŕ Jud ! coupa Norma sur le ton de l’avertissement.
ŕ Pardon, chérie ; quand je raconte une histoire, j’ai tendance à
me relâcher un peu…
ŕ Ça, je vois bien, bougonna-t-elle.
ŕ Et les voilà qui s’écrient : « Oh, sacré nom d’une pipe ! », vu
que la fillette a ouvert l’encyclopédie de son papa à l’article
FUNÉRAILLES, qu’il est illustré d’une grande photo de la reine
Victoria en train de partir pour son dernier voyage et qu’au moins
quarante-cinq bonshommes se sont placés de chaque côté de son
cercueil pour le porter jusqu’au trou, les uns suant sang et eau parce
que c’est un vrai sarcophage d’impératrice qui pèse sacrément
lourd, les autres poireautant simplement en queue-de-morue, un
tuyau de poêle vissé sur le crâne, comme s’ils attendaient le départ
du derby d’Epsom. Et Mandy leur fait : « Quand il s’agit de
funérailles nationales, on a le droit de mettre autant de gens qu’on
veut pour tenir les cordons du poêle ! C’est écrit dans le livre ! »
ŕ Et c’est comme ça que le problème a été réglé ? demanda
Louis.
ŕ Oui, du coup tout s’est arrangé. Les gosses se sont mis à vingt
pour porter le cercueil de Browser, et l’effet d’ensemble était
quasiment le même que sur la photo des obsèques de la reine
Victoria, à part qu’il n’y avait ni queues-de-pie ni hauts-de-forme.
Mandy s’est chargée d’organiser la cérémonie comme il fallait. Elle
les a fait tous aligner sur deux rangs, elle leur a distribué à chacun
une fleur des champs Ŕ dent-de-lion, marguerite ou coucou Ŕ et le

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cortège s’est ébranlé. Soit dit en passant, c’est bien plutôt Mandy
Holloway qu’on aurait dû envoyer siéger au Congrès ; le pays se
porterait autrement mieux avec des élus de cette trempe. (Jud eut
un petit rire et il hocha la tête.) Quoi qu’il en soit, à dater de ce jour,
Billy Holloway n’a plus jamais fait aucun cauchemar au sujet du
cimetière des animaux. Une fois passé le deuil de son chien, il a
repris le cours normal de sa vie. C’est ce qu’on fait tous dans ces cas-
là, j’imagine.
Louis repensa à l’état de quasi-hystérie dans lequel Rachel s’était
mise.
ŕ Votre petite Ellie s’en remettra, dit Norma en changeant de
position dans son siège. Vous devez penser que la mort est notre
sujet de conversation favori, Louis. C’est vrai qu’on en parle
beaucoup, Jud et moi, on doit vous faire l’effet d’être deux vieux
corbeaux amateurs de charogne…
ŕ Mais non, voyons, ne dites pas de bêtises ! protesta Louis.
ŕ … mais il vaut peut-être mieux se rappeler qu’elle existe, parce
qu’au jour d’aujourd’hui… je ne sais pas, mais… on dirait que plus
personne ne veut en entendre parler, ni même seulement y penser.
Ils ont banni la mort de la télé sous prétexte que c’est un spectacle
malsain pour les enfants, qui risquerait de leur pervertir l’esprit. Et
puis maintenant les gens veulent des cercueils fermés pour ne plus
contempler les dépouilles mortelles de leurs défunts… on dirait
qu’ils veulent l’oublier, la mort, voilà.
ŕ Et cela au moment même où nous arrive la télévision par câble
qui passe tous ces films montrant des gens en train de… (Jud lança
un coup d’œil en direction de Norma, et il se racla la gorge)… de
faire des choses qu’on ne fait habituellement que derrière des
rideaux tirés, conclut-il. C’est drôle ce que ça peut changer d’une
génération à l’autre, pas vrai ?
ŕ Oui, vous devez avoir raison, dit Louis.
ŕ On est d’une autre époque, nous autres, reprit Jud d’un ton où
perçait presque comme de la gêne. D’une époque où on vivait dans
la proximité quotidienne de la mort. Nous avons vu la grande
épidémie de grippe espagnole aussitôt après la guerre de quatorze ;
il était courant alors que les femmes meurent en couches, et les
enfants succombaient à des infections ou à des fièvres que les
médecins d’à présent savent faire disparaître comme d’un coup de

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baguette magique. Au temps où nous étions jeunes, Norma et moi,
si vous attrapiez le cancer, ça équivalait à un arrêt de mort
instantané. Dans les années vingt, la radiothérapie, ça n’existait pas.
Deux guerres mondiales, des assassinats, des suicides…
Jud s’interrompit et il resta silencieux un moment.
ŕ Pour nous, la mort était à la fois une amie et une ennemie,
reprit-il enfin. Mon frère Pete est mort d’une appendicite aiguë ;
c’était en 1912, sous la présidence de Taft. Il venait tout juste de
fêter ses quatorze ans, et il était le meilleur batteur de baseball du
pays. En ce temps-là, on n’avait pas besoin d’aller au collège pour
étudier la mort, elle venait de son propre chef vous faire une petite
visite, et même des fois elle s’incrustait pour le dîner, elle vous
collait après comme la merde aux souliers.
Cette fois, au lieu de le reprendre, Norma se contenta de hocher
la tête sans rien dire.
Louis se leva, s’étira et déclara :
ŕ Bon, à présent il faut que je vous quitte. J’ai une journée
chargée, demain.
ŕ C’est vrai que c’est demain que le grand branle-bas commence
pour vous, dit Jud en se levant aussi.
Voyant que Norma s’efforçait de l’imiter, le vieil homme lui
tendit la main, et elle se hissa debout avec une grimace.
ŕ Ça vous fait très mal, ce soir ? demanda Louis.
ŕ Oh, pas tellement, répondit-elle.
ŕ Vous devriez mettre une bouillotte cette nuit.
ŕ Bien sûr, dit Norma. Je le fais toujours. Et Louis… ne vous
faites pas de mauvais sang au sujet d’Ellie. Cet automne, elle sera
bien trop occupée à lier connaissance avec ses nouveaux amis pour
se soucier outre mesure de ce vieux cimetière. Peut-être bien qu’un
de ces jours ils s’y rendront tous en bande pour repeindre quelques
pancartes, arracher les mauvaises herbes ou planter des fleurs. Des
fois, l’envie leur en prend, subitement, comme ça. À ce moment là,
elle se sentira mieux ; elle commencera à se familiariser avec l’idée
de la mort.
« Si ma femme a son mot à dire, ça ne risque pas d’arriver. »
ŕ Passez donc demain soir si vous avez un moment, proposa
Jud. Vous me raconterez comment les choses se sont arrangées à
l’université, et je vous flanquerai une pile au cribbage.

- 71 -
ŕ À moins que je ne vous saoule d’abord, dit Louis, et qu’ensuite
je ne vous mette capot.
ŕ Doc, fit Jud avec beaucoup de sincérité, le jour où je ferai capot
au cribbage, j’aurai tellement besoin de me faire soigner que je
n’hésiterai même pas à faire appel à un charlatan comme vous.
Il les quitta sur un dernier rire et traversa la route pour regagner
sa maison assoupie dans les ténèbres épaisses de cette belle soirée
de fin d’été.

Rachel dormait à l’extrême bord du lit, recroquevillée en position


de fœtus, le bébé dans les bras. Louis se dit que ça finirait bien par
lui passer. Ils avaient eu leur lot de disputes et de fâcheries au cours
de leur vie conjugale, mais jamais encore elles n’avaient pris une
tournure aussi inquiétante. Louis éprouvait un mélange de colère et
de tristesse. Il espérait une prompte réconciliation, mais il ne voyait
pas très bien comment la provoquer et il n’était même pas certain
que ce fût à lui de faire le premier pas. Et puis tout cela était
tellement gratuit ; une tempête dans un verre d’eau qui, à la suite
d’un incompréhensible tour de passe-passe intellectuel, avait pris
les proportions d’un véritable ouragan. Des différends, ils en avaient
eus, certes ; mais bien peu avaient donné lieu à des altercations
aussi âpres que celle qui avait suivi les interrogations et les larmes
d’Ellie. Il suffisait sans doute d’un petit nombre de chocs de cette
nature pour qu’un mariage soit ébranlé dans ses fondations mêmes ;
et un beau jour, au lieu d’apprendre la triste nouvelle par la lecture
des journaux ou en recevant d’un ami un petit mot hâtivement
griffonné : « Lou, je préfère te le dire moi-même plutôt que
d’attendre que quelqu’un d’autre te l’apprenne : Maggie et moi,
nous avons décidé de nous séparer…», c’était à vous que ça arrivait.
Il se déshabilla sans bruit et régla le réveil sur six heures. Ensuite
il prit une douche, se lava les cheveux, se rasa et croqua un
comprimé d’Acidrine avant de se brosser les dents car il éprouvait
une légère sensation de brûlure dans la région épigastrique. Peut-
être que le thé glacé de Norma lui avait causé des aigreurs d’estomac
Ŕ à moins que ce ne fût d’avoir trouvé au retour Rachel
recroquevillée sur elle-même à l’autre extrémité du lit. N’avait-il pas
appris, lorsqu’il étudiait l’histoire au collège, que le territoire est la
base de tout ?

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Après s’être méticuleusement acquitté de toutes ses obligations
vespérales, Louis se mit au lit, mais il n’arriva pas à trouver le
sommeil. Il y avait quelque chose qui le tarabustait. Tout en
écoutant Rachel et Gage respirer presque au même rythme, il
tournait et retournait dans sa tête les événements des dernières
quarante-huit heures. « GÉNÉRAL-PATTON »… « HANNAH, LA
MEILLEURE CHIENNE DE TOUS LES TEMPS »… « EN
SOUVENIR DE MARTHA NOTRE LAPINE »… La fureur d’Ellie : Je
ne veux pas que Church meure !… Il n’est pas le chat du Bon Dieu !
Si le Bon Dieu veut un chat, il n’a qu’à s’en trouver un autre ! La
fureur de Rachel, tout aussi excessive : C’est cela que tu devrais
savoir en tant que médecin ! Norma Crandall disant : On dirait que
plus personne ne veut en entendre parler. Et Jud, avec sa voix
implacablement ferme, pleine d’une certitude terrifiante, sa voix
d’un autre âge : Et même des fois elle s’incrustait pour le dîner, elle
vous collait après comme la merde aux souliers.
La voix de Jud se fondit tout à coup avec celle de la mère de Louis
Creed qui avait mis son fils au fait des choses du sexe dès l’âge de
quatre ans, mais ne lui avait dit la vérité sur la mort que huit ans
plus tard, après que sa cousine Ruthie eut été tuée dans un stupide
accident de voiture. Ruthie avait été broyée à bord de la voiture de
son père par un adolescent qui avait décidé de s’offrir une petite
balade au volant d’un bulldozer de la direction des Travaux Publics
dont la clé avait été oubliée sur le tableau de bord et s’était aperçu
trop tard qu’il ne savait pas comment arrêter l’énorme engin. Le
jeune gars s’en était tiré avec quelques coupures et contusions sans
gravité, mais la Fairlane de l’oncle Carl était en miettes. La mère de
Louis lui avait annoncé la chose sans détour, et il avait réagi en
disant : Mais non, voyons, c’est impossible, Ruthie ne peut pas être
morte. Il avait bien entendu ses paroles, mais il n’arrivait pas à leur
trouver un sens. Qu’est-ce que tu entends par « morte » ? De quoi
parles-tu ? Et puis, après quelques instants de réflexion, il avait
ajouté : Qui est-ce qui va s’occuper des funérailles ? L’oncle Carl
avait beau être entrepreneur de pompes funèbres, Louis n’arrivait
pas à l’imaginer enterrant sa propre fille. Dans l’état de confusion et
de terreur croissante dans lequel il se trouvait, cette question lui
était apparue comme la plus importante de toutes. C’était une
véritable énigme, comme de savoir qui coupe les cheveux de

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l’unique barbier du village.
Je suppose que c’est Donny Donahue qui va s’en charger, avait
répondu sa mère. Le bord de ses paupières était rouge, et elle
paraissait extrêmement lasse ; Louis avait eu l’impression qu’elle
était presque malade de fatigue. De tous ses confrères, c’est celui
que ton oncle Carl aime le mieux. Ah, Louis… cette pauvre petite
Ruthie… quand je pense à ce qu’elle a dû souffrir… Prie avec moi,
Louis, tu veux bien ? Faisons une prière pour Ruthie. J’ai besoin
que tu m’aides.
Louis et sa mère étaient tombés à genoux dans la cuisine, ils
s’étaient mis à prier et c’est la prière qui lui avait enfin fait voir la
vérité telle qu’elle était : si sa mère priait pour l’âme de Ruthie
Creed, il fallait bien en conclure qu’elle n’avait plus de corps. Devant
ses yeux fermés, il avait vu surgir l’image épouvantable de Ruthie
venant prendre part à la fête de son treizième anniversaire avec ses
yeux décomposés lui pendant sur les joues et une moisissure
bleuâtre mangeant ses cheveux roux, et cette vision n’avait pas
seulement fait naître en lui un violent dégoût, mais un élan
douloureux d’amour sans espoir.
Ravagé par une souffrance spirituelle comme il n’en avait encore
jamais connu, il s’était écrié : Elle ne peut pas être morte ! MAMAN,
ELLE NE PEUT PAS ÊTRE MORTE, JE L’AIME !
Sa mère lui avait répondu d’une voix sans timbre et pourtant
évocatrice de toutes sortes d’images champs morts écrasés sous un
ciel lourd de novembre, pétales de roses éparpillés racornis et virant
au brun, bassins vides envahis d’une mousse verdâtre, putréfaction,
corruption, poussière :
Si, mon chéri, je suis navrée, mais c’est ainsi. Ruthie nous a
quittés.
Louis frissonna et il se répéta : « Quand on est mort, on est mort
– que veux-tu que je te dise ? »
Et tout à coup il se rappela ce qu’il avait oublié de faire, comprit
ce qui l’avait tenu éveillé à ressasser de vieilles douleurs alors que
son premier jour de service commençait le lendemain de bonne
heure.
Il se leva, prit la direction de l’escalier mais juste avant de
l’atteindre fit un brusque crochet et gagna la chambre d’Ellie, à
l’autre bout du corridor. La fillette dormait paisiblement, la bouche

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ouverte, dans son pyjama d’enfant bleu qui devenait décidément
trop court. Mon Dieu, Ellie, se dit-il, qu’est-ce que tu pousses vite.
Church, étalé entre les jambes écartées de la fillette, dormait d’un
sommeil tout aussi bienheureux.
Au rez-de-chaussée, près du téléphone mural, se trouvait un
panneau de liège auquel étaient punaisés des messages, des pense-
bêtes, des factures. Sur la bordure supérieure du panneau, Rachel
avait inscrit en grosses capitales bien nettes : CHOSE À
REPOUSSER LE PLUS LONGTEMPS POSSIBLE. Louis ouvrit
l’annuaire du téléphone, y chercha un numéro et le reporta sur une
feuille de bloc-notes vierge. Sous le numéro de téléphone, il nota :
Quentin L. Jolander, vétérinaire. Téléphoner pour RV Church. Si
Jolander ne stérilise pas, demander l’adresse d’un confrère.
Il regarda sa note en se demandant s’il était bien temps de faire
cela, en sachant que oui. Il fallait bien que tout ce malaise aboutisse
à quelque chose de concret, et à un certain moment de la journée,
Louis avait décidé (sans même le savoir) qu’il ne voulait plus que
Church traverse la route s’il pouvait faire quelque chose pour l’en
empêcher.
Il sentit se réveiller en lui les sentiments qu’il avait toujours
éprouvés à ce sujet, l’idée que la castration diminuerait l’animal,
qu’elle le transformerait prématurément en un vieux chat obèse qui
se contenterait de roupiller sur le radiateur en attendant qu’on
veuille bien lui remplir son plat. Louis ne voulait pas que Church
devienne ainsi. Il l’aimait tel qu’il était, svelte et teigneux.
Dehors, dans l’obscurité, un gros semi-remorque passa en
grondant sur la route 15, et c’est cela qui le décida. Il punaisa sa note
au panneau de liège et monta se coucher.

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11

Le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, Ellie vit le


nouveau pense-bête affiché sur le panneau et demanda à son père ce
qu’il signifiait.
ŕ Ça veut dire que Church va subir une petite intervention
chirurgicale, lui expliqua Louis. Il faudra probablement qu’il passe
une nuit chez le vétérinaire après l’opération. Et à son retour, il
restera dans le jardin et il n’aura plus envie de rôdailler autant
qu’avant.
ŕ Ou de traverser la route ? demanda Ellie.
« Elle n’a peut-être que cinq ans, songea Louis, mais on ne peut
pas dire qu’elle ait l’esprit lent. »
ŕ Ou de traverser la route, admit-il.
ŕ Chouette ! fit Ellie et la conversation en resta là.
Louis s’était attendu à des protestations passionnées et même
peut-être à une crise de nerfs lorsqu’il annoncerait que Church allait
passer une nuit à l’extérieur, et il fut assez déconcerté en voyant
qu’Ellie acceptait la chose avec autant de sérénité. Du même coup, il
mesura toute l’étendue de l’anxiété qui devait la ronger. Peut-être
que Rachel n’avait pas eu entièrement tort quant à l’effet que le
Simetierre avait eu sur elle.
Rachel, qui était occupée à faire ingurgiter à Gage son œuf à la
coque du matin, venait d’ailleurs de lui adresser un bref coup d’œil à
la fois approbateur et reconnaissant, et Louis se sentit soudain le
cœur plus léger. Ce regard l’informait que la brouille était passée,
que la hache de guerre était enterrée. Pour de bon, espérait-il.
Un peu plus tard, lorsque le gros autobus scolaire jaune eut
englouti Ellie pour la matinée, Rachel s’approcha de lui, lui entoura
le cou de ses bras et l’embrassa tendrement sur les lèvres.
ŕ C’est rudement gentil d’avoir fait ça, lui dit-elle, je m’excuse
d’avoir été si garce.
Louis lui rendit son baiser, mais il éprouvait tout de même un

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certain malaise. Ce « Je m’excuse d’avoir été si garce » n’était pas,
loin s’en fallait, une déclaration typique dans la bouche de Rachel,
mais il lui semblait bien tout de même l’avoir déjà entendu
quelquefois. En général, c’était quand Rachel venait de faire
prévaloir son point de vue.
Pendant ce temps-là, Gage s’était dirigé vers la porte d’entrée de
son pas maladroit et, un peu en titubant, avait collé son nez contre
le rebord inférieur de la vitre et à présent il regardait la route
déserte.
ŕ Tobus, fit-il en remontant nonchalamment d’une main sa
couche-culotte avachie, Ellie-tobus.
ŕ Il grandit vite, dit Louis.
Rachel hocha la tête.
ŕ Et même un peu trop vite à mon goût.
ŕ Attends qu’on n’ait plus besoin de le langer, dit Louis. À ce
moment-là, il pourra s’arrêter.
Rachel éclata de rire, et soudain tout se remit en place, tout alla
pour le mieux entre eux Ŕ le mieux du monde. Elle fit un pas en
arrière, rajusta un peu la cravate de Louis et l’examina de haut en
bas d’un œil critique.
ŕ Satisfait de votre inspection, mon adjudant ? demanda Louis.
ŕ Tu es très chic.
ŕ Je sais bien, mais est-ce que je ressemble à un cardiologue ?
Est-ce que j’ai la dégaine d’un mec qui se fait deux cent mille dollars
par an ?
ŕ Non, tu ressembles seulement à ce vieux Lou Creed, dit Rachel
en se marrant. La bête du rock and roll.
Louis jeta un coup d’œil à sa montre.
ŕ Il faut que la bête du rock and roll enfile ses chaussures de
concert et qu’il mette les bouts en vitesse, dit-il.
ŕ Tu as le trac ?
ŕ Oui, un peu.
ŕ Tu devrais pas, dit Rachel. On te file soixante mille dollars par
an pour poser des bandelettes sur des chevilles foulées, prescrire
des remèdes contre le rhume et la gueule de bois, distribuer des
pilules anticonceptionnelles à des jeunes filles en fleur…
ŕ N’oublie pas la lotion contre les poux et les morpions, dit Louis
en se remettant à sourire.

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L’une des choses qui l’avaient le plus surpris lors de sa première
visite des locaux était le nombre impressionnant des flacons de
Quell alignés sur les étagères de la pharmacie ; il lui avait semblé
qu’une pareille quantité de lotion insecticide aurait été plus à sa
place dans l’infirmerie d’une grande base militaire que dans celle
d’un campus de taille relativement modeste.
Miss Charlton, l’infirmière-chef, lui avait expliqué avec un
sourire cynique :
ŕ Dans le coin, les appartements loués à des étudiants par des
propriétaires privés sont plutôt du genre cradingue, vous verrez.
Louis avait supposé qu’elle disait vrai.
ŕ Bonne journée, lui dit Rachel avant de l’embrasser à nouveau,
et beaucoup plus longuement cette fois. Mais lorsqu’elle décolla ses
lèvres des siennes, elle prit une expression de feinte sévérité pour
ajouter : « Et pour l’amour du ciel, Louis, n’oublie pas que tu n’es
plus un petit externe, que tu n’es plus en deuxième année d’internat,
mais que tu es chef de service à présent ! »
ŕ Bien, docteur, fit Louis en prenant un ton humble, et ils rirent
à nouveau.
L’espace d’un instant il joua avec l’idée de lui demander : Est-ce
que c’était Zelda, chérie ? C’est ça la mouche qui t’a piquée ? C’est
cela, la zone de basse pression – Zelda, et la façon dont elle est
morte ? Mais ce n’était pas le moment de lui poser ce genre de
questions. En tant que médecin, il savait énormément de choses, et
le fait que la naissance et la mort sont aussi naturelles l’une que
l’autre était sans doute la plus importante de toutes ; mais il savait
aussi qu’il ne faut jamais tripatouiller une plaie qui vient à peine de
se refermer et quoique moins primordial, ça n’en avait pas moins
son importance.
Si bien qu’il embrassa Rachel sans rien lui demander et sortit.
La journée démarrait bien. L’été du Maine jetait ses derniers
feux ; le ciel était bleu, sans nuages, et le thermomètre semblait
s’être fixé à la température idéale de vingt-deux degrés. Louis se
laissa rouler sans hâte le long de l’allée du jardin et s’arrêta à
l’extrémité le temps de s’assurer que la route était libre ; il se disait
que jusqu’à présent il n’avait pas vu la moindre trace de ce feuillage
d’automne multicolore pour lequel le Maine est si réputé. Mais il
avait tout son temps.

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Il sortit du garage la Civic qu’ils avaient élue comme voiture
d’appoint et s’engagea tranquillement sur la route en direction de
l’université. Rachel téléphonerait au vétérinaire tout à l’heure, ils
feraient couper Church et cela mettrait un point final à la paranoïa
morbide qui s’était emparée d’eux et à tout ce délire au sujet du
Simetierre (curieux comme cette orthographe défectueuse finissait
par s’imprimer dans votre esprit au point d’en paraître presque
normale). Et pouvait-on remuer des pensées de mort par une belle
matinée de septembre comme celle-ci ?
Louis alluma la radio et déplaça l’aiguille de l’indicateur jusqu’à
ce qu’il tombe sur les Ramones en train de brailler Rockaway
Beach. Il augmenta le volume et chanta en chœur avec eux Ŕ pas
très juste, mais avec jubilation.

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12

Dès qu’il eut franchi les limites du campus, il se trouva pris


brusquement au milieu d’un vaste tohubohu de voitures, de
bicyclettes et de coureurs à pied. Deux joggers surgirent soudain à
l’angle d’une allée, l’obligeant à stopper net. Il donna un coup de
freins si brutal que sa tête aurait heurté le pare-brise sans la
ceinture de sécurité qui le retenait à l’épaule. Il klaxonna
rageusement ; il avait toujours été exaspéré par cette habitude
qu’ont les joggers (tout comme les cyclistes d’ailleurs) d’affecter de
décliner toute espèce de responsabilité à partir du moment où ils
sont lancés. Après tout, ils font de l’exercice, eux. L’un des deux
coureurs lui adressa un signe obscène du doigt sans même se
retourner. Louis poussa un soupir et il redémarra.
En arrivant en vue du petit parking réservé à l’infirmerie, il
constata que l’ambulance n’était pas à sa place habituelle, et il tiqua
avec irritation. L’infirmerie était équipée pour traiter à peu près
n’importe quelle maladie, et toute espèce d’accident dans le court
terme ; au-delà des salles de consultation et de soins qui ouvraient
directement sur le hall d’accueil, elle comportait encore trois
grandes salles de quinze lits chacune. Par contre, elle ne disposait
pas d’une salle d’opération, ni de rien qui puisse en tenir lieu. En cas
d’accident grave ou de malaise vraiment sérieux, on ne pouvait
compter que sur l’ambulance, qui devait être prête en permanence à
véhiculer un malade d’urgence jusqu’au centre hospitalo-
universitaire de Bangor. Steve Masterton, le médecin en second, qui
avait guidé Louis lors de sa première visite des installations, lui
avait exhibé avec une fierté compréhensible les registres des deux
années précédentes : au cours de ce laps de temps, l’ambulance
n’était sortie qu’un total de trente-huit fois, ce qui n’était guère
excessif dans la mesure où l’université comptait plus de dix mille
étudiants inscrits, soit une population totale de presque dix-sept
mille personnes.

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Et voilà que le matin même où Louis allait pour la première fois
faire réellement face à ses obligations, l’ambulance était partie.
Il se gara sur l’emplacement face auquel le mur s’ornait d’un
panonceau fraîchement peint qui proclamait : « RÉSERVÉ AU DR
CREED », descendit de voiture et pénétra hâtivement à l’intérieur
des locaux.
Il s’engouffra dans la salle de soins numéro un et y trouva miss
Charlton, une quinquagénaire encore très fringante en dépit de ses
cheveux gris, occupée à prendre la température d’une jeune fille
vêtue d’un blue-jean et d’un tee-shirt à dos nu. Louis nota que la
fille avait pris un coup de soleil voilà peu ; elle pelait d’abondance. Il
salua l’infirmière-chef et lui demanda :
ŕ Où est l’ambulance, Joan ?
ŕ Oh, nous avons eu une vraie tragédie, répondit miss Charlton
en ôtant le thermomètre de la bouche de l’étudiante et en
l’examinant. En arrivant ce matin, sur le coup de sept heures, Steve
Masterton s’est aperçu qu’il y avait une grosse flaque sous le
moteur. Fuite du radiateur. On a du faire venir une dépanneuse.
ŕ Génial, maugréa Louis. (Mais il éprouvait un net soulagement ;
au moins, il ne s’agissait pas d’un transport d’urgence, comme il
l’avait d’abord craint.) Quand est-ce qu’ils nous la ramènent ?
interrogea-t-il.
Joan Charlton éclata de rire.
ŕ Sachant ce que valent les mécanos de l’université, ils nous la
renverront peut-être à la mi-décembre, avec un joli ruban de Noël,
répondit-elle. (Elle jeta un regard en direction de l’étudiante et lui
annonça :) Vous avez 37.05. Prenez deux aspirines et évitez les bars
et les ruelles obscures.
La fille redescendit de la table d’examen, jaugea Louis d’un
rapide coup d’œil et sortit.
ŕ Notre première cliente du semestre, dit miss Charlton avec
aigreur, tout en secouant énergiquement son thermomètre.
ŕ Ça n’a pas l’air de vous réjouir tant que ça.
ŕ Je connais bien cette espèce-là, expliqua l’infirmière. Oh, bien
sûr, nous en avons aussi de l’autre espèce : les athlètes qui
s’obstinent à jouer avec un os fêlé, une tendinite et tout le reste
parce qu’ils ne veulent pas sauter un match, parce qu’ils veulent être
des mecs, des vrais, parce qu’ils ne veulent pas laisser tomber les

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copains même si ça risque de leur interdire à tout jamais une
carrière de pro par la suite. Et puis, nous avons les patientes du
genre de notre petite miss Trente-sept cinq de fièvre…
Charlton désigna la fenêtre d’un mouvement du menton, et Louis
aperçut la fille au coup de soleil qui s’éloignait dans la direction des
bâtiments de la cité universitaire. Dans la salle de soins, elle lui
avait donné l’impression d’être quelqu’un qui ne se sentait pas bien
du tout mais s’efforçait de ne pas trop le laisser paraître. Mais à
présent elle marchait d’un pas alerte, en tortillant des hanches ; les
garçons se retournaient sur son passage, et elle leur rendait leurs
regards.
ŕ C’est l’hypocondriaque type, modèle universitaire, reprit
Charlton en replaçant le thermomètre dans son stérilisateur. Vous
la reverrez une bonne vingtaine de fois cette année, et la fréquence
de ses visites augmentera juste avant chaque nouvelle série
d’examens. Une semaine environ avant les examens de fin d’année,
elle se persuadera qu’elle est atteinte d’une pneumonie ou d’une
mononucléose infectieuse et comme les analyses ne le confirmeront
pas, elle se rabattra sur une bronchite. Ça lui permettra de couper à
quatre ou cinq épreuves, celles dont les examinateurs ont la
réputation d’être particulièrement « peau de vache », en espérant
que les épreuves de rattrapage seront plus faciles. Les patients de
cette sorte-là sont toujours plus malades dans le cas où l’examen est
du genre questions-réponses et moins lorsqu’il s’agit de traiter un
sujet d’ordre général sous forme de dissertation.
ŕ Je vous trouve bien cynique ce matin, Charlton, dit Louis qui
de fait était un peu interloqué.
Miss Charlton fit un clin d’œil qui le dérida instantanément.
ŕ Je ne le prends pas trop à cœur, docteur. Vous n’avez qu’à faire
comme moi.
ŕ Où est Steve ?
ŕ Dans votre bureau. Il répond au courrier et il se casse la tête à
essayer de comprendre quelque chose aux tonnes de paperasse dont
les caisses d’assurance maladie nous ont encore inondés ce matin.
Louis poussa la porte de son bureau. En dépit du cynisme de
miss Charlton, il avait l’agréable impression de bien mener sa
barque.
En y re-songeant par la suite (dans les rares moments où il

- 82 -
pouvait supporter d’évoquer ces événements en pensée) Louis situa
le début du cauchemar à l’instant précis où l’on amena à l’infirmerie
Victor Pascow, le garçon qui était en train de mourir.
C’était aux alentours de dix heures. Jusque-là, tout s’était déroulé
le plus tranquillement du monde. À neuf heures, soit une demi-
heure après l’arrivée de Louis, les deux aides-soignantes bénévoles
qui étaient de service ce jour-là vinrent prendre leur poste. Elles
devaient rester jusqu’à quinze heures. Louis leur offrit une tasse de
café et un beignet et il leur fit un topo d’un quart d’heure pour leur
expliquer ce qu’il attendait d’elles, en insistant plus
particulièrement sur la valeur symbolique de leur fonction. Ensuite
miss Charlton prit le relais. Au moment où elle les précédait hors du
bureau, Louis l’entendit demander :
ŕ Vous n’êtes pas allergiques à la merde ou au dégueulis, au
moins ? Parce que ici vous en verrez beaucoup…
Louis murmura : « Mon Dieu ! » et il se couvrit les yeux d’une
main. Mais il souriait. Charlton avait beau être une vieille dure à
cuire, ça ne retirait rien à sa compétence.
Il entreprit de remplir les interminables questionnaires de la
caisse d’assurance maladie, ce qui revenait tout bonnement à
dresser un inventaire complet des stocks de médicaments et de
matériel médical dont disposait l’infirmerie. (« Bon Dieu, lui avait
dit Steve Masterton d’une voix plaintive, chaque année ils nous
refont ce coup-là ! Vous n’avez qu’à inscrire ŖUnité complète pour
transplantation cardiaque, valeur approximative : huit millions de
dollarsŗ, Louis ! Ils cafouilleront complètement ! ») Repoussant à la
périphérie de son esprit l’idée de boire une seconde tasse de café, il
s’immergea totalement dans son travail, mais il en fut soudain
arraché par la voix de Steve Masterton qui venait de la salle
d’attente et qui hurlait :
ŕ Louis ! Hé, Louis, ramenez-vous, vite ! On a une emmerde !
Il y avait une trace de panique dans la voix de Masterton, et Louis
réagit instantanément. Il jaillit littéralement hors de son fauteuil ;
on aurait presque dit qu’une obscure prémonition l’avait averti à
l’avance de ce qui se préparait. Venant de la direction d’où lui
étaient parvenus les hurlements de Masterton, un cri de femme
s’éleva, strident et effilé comme un éclat de verre, suivi par le
claquement sec d’une gifle et la voix dure de miss Charlton qui

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s’exclamait :
ŕ Arrêtez ça, ou je vous sors ! Arrêtez, vous m’entendez !
Louis fit irruption dans la salle d’attente, et d’abord il ne vit rien
d’autre que du sang : il y en avait partout. L’une des aides-
soignantes bénévoles avait éclaté en sanglots. L’autre, pâle comme
un linge, pressait ses deux poings fermés sur les commissures de ses
lèvres, et sa bouche formait un rictus horrifié. Masterton, à genoux,
essayait de soulever la tête d’un jeune type étalé de tout son long sur
le sol.
Steve leva sur Louis des yeux écarquillés d’horreur et il essaya de
parler, mais sans parvenir à former le moindre son.
Une foule était en train de s’amasser de l’autre côté des grandes
portes vitrées qui ouvraient sur le hall d’accueil du centre de
médecine universitaire. Les gens s’efforçaient de distinguer ce qui se
passait à l’intérieur en disposant leurs mains en visière au-dessus de
leurs yeux pour ne pas être aveuglés par le reflet des vitres. La scène
fit remonter du fond de la mémoire de Louis une vision qui, hormis
l’analogie de situation, était parfaitement saugrenue : il se revit à
l’âge de cinq ou six ans, assis devant la télé avec sa mère, le matin,
avant qu’elle parte à son travail ; ils regardaient l’émission matinale
de la NBC, Today, animée par Dave Garroway, et des passants
s’agglutinaient devant les fenêtres de leur living pour regarder
bouche bée les gesticulations muettes de ce bon vieux Dave. Il se
retourna et s’aperçut que d’autres étudiants se pressaient aussi aux
fenêtres. Il n’y avait rien à faire pour les portes ; par contre…
ŕ Tirez les rideaux, ordonna-t-il sèchement à l’aide-soignante
qui venait de crier.
Comme la fille tardait à réagir, miss Charlton lui assena une
claque sur les fesses en disant :
ŕ Allez, mon petit, remuez-vous !
L’aide-soignante se mit en branle et tira hâtivement les rideaux
de toile verte. D’instinct, miss Charlton et Steve Masterton s’étaient
placés entre le corps étendu sur le sol et les portes, faisant écran du
mieux qu’ils le pouvaient.
ŕ Civière, docteur ? interrogea Charlton.
ŕ Allez la chercher si vous le jugez nécessaire, répondit Louis en
s’accroupissant à côté de Masterton. Moi, je n’ai même pas pu le
regarder encore.

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ŕ Venez avec moi, fit Charlton en s’adressant à la fille qui avait
tiré les rideaux.
Elle s’était à nouveau collé les poings sur les côtés de la bouche,
étirant ses lèvres en un sourire sans joie. Elle se tourna vers
l’infirmière-chef et gémit :
ŕ Aaah…
ŕ Oui, aaah, vous avez raison. Allez, venez !
Miss Charlton tira énergiquement la fille par le bras, et le bas de
sa blouse de nylon à rayures rouges lui balaya les mollets avec un
bruit soyeux.
Louis se pencha sur son premier patient de l’université d’Orono.
C’était un garçon d’une vingtaine d’années, et Louis ne mit pas
plus de trois secondes à établir son diagnostic, qui était sans appel :
ce garçon allait mourir. Il avait le crâne en bouillie, la nuque brisée
et l’extrémité blanchâtre de l’acromion dépassait de son épaule
droite enflée et tordue. Un flot de sang mêlé d’un liquide jaunâtre et
purulent s’écoulait de son crâne ouvert, imprégnant lentement la
moquette. À travers le pariétal éclaté, Louis apercevait la masse
grise et palpitante du cerveau. La brèche faisait bien cinq
centimètres de large ; s’il avait eu un bébé à l’intérieur du crâne, il
aurait pu en accoucher, tel Zeus engendrant par le front. Le plus
incroyable était qu’il fût encore en vie. Louis crut entendre résonner
au fond de son esprit les paroles de Jud Crandall : Elle vous collait
après comme la merde aux souliers. Et celles de sa mère : Quand
on est mort on est mort. Une envie de rire insensée s’empara de lui.
Ça oui, ma foi, quand on est mort, on est mort. Tout juste, Auguste.
ŕ Vite, appelez l’ambulance ! ordonna-t-il à Masterton d’une
voix brève. Il faut que nous…
ŕ Mais Louis, l’ambulance est…
ŕ Nom de Dieu ! s’écria Louis en se frappant le front. (Son
regard se posa sur miss Charlton.) Joan, qu’est-ce qu’on est censé
faire en pareil cas ? Alerter les services de sécurité du campus, ou
appeler directement l’hôpital ?
Joan Charlton avait l’air bouleversé ; Louis se dit qu’il devait être
bien rare de la voir décontenancée comme cela. Pourtant, c’est
d’une voix relativement calme qu’elle lui répondit :
ŕ Je ne sais pas, docteur. Depuis que je travaille ici, nous n’avons
jamais été dans une situation comme celle-ci.

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Louis réfléchit rapidement.
ŕ Appelez la police du campus, dit-il enfin. On n’a pas le temps
d’attendre que l’hôpital nous envoie une ambulance. Au besoin, ils
pourront toujours le transporter à Bangor à bord d’une voiture de
pompiers. Au moins comme ça ils auront une sirène, un gyrophare.
Dépêchez-vous, Joan, allez.
Avant de sortir, miss Charlton gratifia Louis d’un long regard
compatissant qu’il n’eut aucune peine à interpréter. Ce garçon
superbement bronzé et bien musclé (sans doute avait-il passé l’été à
travailler à l’air libre, comme cantonnier ou peintre, à moins qu’il
n’eût donné des leçons de tennis), qui portait pour tout vêtement un
short rouge à bandes blanches, allait mourir en dépit de tout ce
qu’ils pourraient tenter. Et il n’y aurait pas eu de chances de le
sauver si l’ambulance avait été au parking et prête à démarrer au
moment où on l’avait amené.
L’agonisant bougeait. Louis avait du mal à le croire, mais c’était
un fait. Ses cils battirent et il ouvrit les yeux. Ils étaient bordés de
sang, et leurs iris bleus fixaient le vide sans voir. Le jeune homme fit
mine de remuer la tête mais Louis l’en empêcha en exerçant une
légère pression : il avait la nuque brisée, et bien qu’il eût le crâne en
marmelade, il n’était pas exclu qu’il puisse encore éprouver de la
douleur.
« Ah, ce trou dans sa tête, mon Dieu ! »
ŕ Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda-t-il à Steve, en réalisant
aussitôt qu’étant donné les circonstances sa question était imbécile
et superflue. C’était une question de badaud. Il est vrai que c’est à ce
rôle que le réduisait le crâne troué de cet homme ; il n’était guère
plus qu’un badaud.
ŕ Ce sont les appariteurs qui l’ont amené ?
ŕ Non, dit Steve, des étudiants. Ils l’ont transporté dans une
couverture transformée en civière de fortune. J’ignore tout des
circonstances de l’accident.
Mais il fallait que Louis songe avant tout à ce qui allait se passer
maintenant. C’était surtout cela qui était de son ressort.
ŕ Allez voir si vous ne pouvez pas les trouver, dit-il. Faites-leur
faire le tour du bâtiment, et dites-leur d’attendre derrière. Je veux
les avoir sous la main, mais je ne tiens pas à ce qu’ils en voient plus
qu’il n’est nécessaire.

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L’air soulagé de pouvoir se soustraire enfin à ce spectacle pénible,
Masterton marcha jusqu’à la porte et l’ouvrit. Un brouhaha confus
de questions et d’exclamations salua son apparition. Louis entendit
aussi le ululement d’une sirène de police qui s’approchait. Les
hommes du service de sécurité du campus arrivaient. Louis éprouva
un lâche soulagement.
Des gargouillements indistincts s’échappèrent de la gorge du
mourant. Il essayait de dire quelque chose. Louis distingua des sons
qui ressemblaient à des syllabes, mais les mots ne prenaient pas
forme.
Il se pencha au-dessus du visage du jeune homme et lui souffla :
ŕ Tout va s’arranger, mon petit gars, t’en fais pas.
Au moment où il prononçait ces paroles, l’image de Rachel et
d’Ellie se forma dans son esprit, et il sentit son estomac se soulever.
Il se couvrit la bouche d’une main et étouffa un renvoi.
ŕ Rhaa, fit le mourant. Rhaaaaaaaa…
Louis regarda autour de lui. Ils étaient momentanément seuls
dans la pièce. Au loin, il entendit la voix de Joan Charlton qui
engueulait les aides-soignantes bénévoles :
ŕ Mais puisque je vous dis que la civière est dans le placard de la
salle de soins numéro deux !
Louis doutait que les deux filles fussent capables de faire la
différence entre la salle de soins numéro deux et les testicules d’une
grenouille ; après tout, c’était leur premier jour de boulot.
Foutrement joyeux pour une première prise de contact avec
l’univers exaltant de la médecine ! À présent, une grande tache
violacée s’élargissait peu à peu sur la moquette verte autour du
crâne démoli du garçon, mais Dieu merci, le liquide
céphalorachidien ne suintait plus de sa blessure béante.
ŕ Le Simetierre des animaux… croassa le mourant.
Là-dessus ses lèvres s’écartèrent et formèrent un rictus
étonnamment semblable à la grimace hystérique de l’aide-soignante
qui avait tiré les rideaux.
Louis le fixa d’un regard interdit, et tout d’abord son esprit se
refusa à enregistrer les paroles qu’il venait d’entendre. Puis il se dit
qu’il avait dû être victime d’une hallucination auditive. « Il a encore
émis des sons informes, et mon subconscient les a liés en un tout
cohérent en les rapportant à ma propre expérience. » Mais cette

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explication ne résista qu’un instant au choc de la réalité. Une terreur
atroce s’empara de lui, et une chair de poule fourmillante lui couvrit
instantanément les avant-bras et le ventre ; il lui semblait sentir sa
peau se hérisser par vagues… et pourtant, il refusait toujours de
croire qu’il avait bien entendu cela. Oui, il avait vu les lèvres
sanglantes du mourant étendu sur la moquette former ces mots au
moment même où ses oreilles les percevaient, mais ça voulait
simplement dire que son hallucination avait été visuelle autant
qu’auditive.
ŕ Qu’avez-vous dit ? murmura-t-il.
Et cette fois, bien que les paroles du mourant rendissent un son
étrange, pareil à celui que peuvent produire un perroquet ou un
corbeau auquel on a fendu la langue, Louis les perçut très
distinctement.
Il avait dit :
ŕ Ce n’est pas le vrai cimetière.
Ses yeux étaient vacants, aveugles, bordés de sang ; sa bouche
aux lèvres retroussées souriait comme celle d’un poisson mort.
Une épouvante sans nom avait pris possession de Louis ; une
terreur glaciale referma sur son cœur ses serres broyeuses. Il se
sentit rapetisser, devenir de plus en plus minuscule, jusqu’à ce que
l’envie le prenne de détaler sans demander son reste, de fuir à
toutes jambes cette tête mutilée qui lui parlait tout en se vidant de
son sang sur la moquette de la salle d’attente. Louis n’avait reçu
qu’une éducation religieuse très sommaire, et il n’avait jamais eu
d’inclination pour la superstition ou l’occulte. Rien ne l’avait
préparé à affronter ce genre de… phénomènes.
Il mit tout ce qu’il avait de force à maîtriser sa terreur, et au lieu
de s’enfuir il se contraignit à s’approcher encore plus du visage du
mourant.
ŕ Qu’avez-vous dit ? interrogea-t-il pour la seconde fois.
Cet horrible rictus !
ŕ Un cœur d’homme a un sol plus rocailleux encore, Louis,
articula le mourant d’une voix à peine audible. On y fait pousser ce
qu’on peut… et on le soigne.
« Louis », se dit-il. À partir de son nom, sa conscience n’avait
plus rien enregistré. « Ô, mon Dieu, il m’a appelé par mon nom ! »
ŕ Qui êtes-vous ? demanda Louis d’une voix tremblante et

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cassée. Qui êtes-vous ?
ŕ Indien pêche poisson.
ŕ Comment savez-vous mon…
ŕ Nous pas s’approcher. Nous savoir…
ŕ Est-ce que vous… ?
ŕ Rhaa, fit le garçon.
Louis crut sentir dans son haleine la mort, les lésions internes, le
cœur désaccordé, la rupture, la chute dans le néant.
ŕ Quoi ? s’écria-t-il en réprimant une envie absurde de le
secouer.
ŕ Rhaaaaaaaaaa…
Le garçon en short rouge fut agité de frissons spasmodiques, puis
soudain il se pétrifia comme si tous ses muscles s’étaient coincés
d’un coup. Un court moment, ses yeux perdirent leur expression
vacante et ils accrochèrent brièvement le regard de Louis. Ensuite, il
se relâcha entièrement. Une odeur nauséabonde s’éleva. Louis
attendait qu’il parle encore ; il le fallait ! Mais ses yeux redevinrent
vides… puis ils devinrent vitreux. Il était mort.
Louis se redressa, tomba assis. Il sentit vaguement que ses
vêtements lui collaient au corps ; il était inondé de sueur. Les
ténèbres s’épanouirent en une noire corolle autour de lui, effleurant
ses yeux de leur aile immense, et l’univers se mit à tanguer
vertigineusement. Réalisant ce qu’il était en train de lui arriver,
Louis se détourna du cadavre, se mit la tête entre les genoux et
s’enfonça les ongles du pouce et de l’index de la main gauche dans
les gencives jusqu’à ce que le sang lui afflue de nouveau au visage.
Au bout de quelques instants, les objets reprirent leurs contours
familiers.

- 89 -
13

Sur ces entrefaites, les gens affluèrent de nouveau dans la pièce.


On aurait dit qu’il s’agissait d’un mouvement parfaitement réglé,
comme s’ils eussent été des acteurs entrant en scène sur un signal
donné, et cela ne fit qu’ajouter au sentiment d’irréalité et de
désorientation qu’éprouvait Louis. Ces sentiments, qu’il avait
étudiés au temps où il suivait des cours de psychologie
expérimentale mais jamais éprouvés personnellement, étaient d’une
acuité terrifiante. Il supposa que c’était à peu près ce qu’on devait
ressentir après avoir bu un café dans lequel on vous avait glissé en
douce une dose massive de LSD.
« On dirait une mise en scène réglée spécialement à mon
intention, se dit-il. D’abord, la pièce est providentiellement vidée de
tous ses occupants afin que l’augure mourant puisse me réciter en
tête à tête quelques phrases sibyllines, et dès qu’il a rendu son
dernier souffle, tout le monde revient. »
Les deux aides-soignantes entrèrent d’un pas mal assuré,
cramponnée chacune à un bout de la lourde civière à armature fixe
que l’on réservait d’ordinaire aux cas de fracture des vertèbres et du
rachis. Joan Charlton parut à leur suite et elle annonça à Louis que
les vigiles étaient en route avec la voiture de pompiers et que le
jeune type avait été heurté par une auto pendant qu’il faisait du
jogging. Louis repensa aux deux coureurs qui avaient surgi
brusquement devant lui ce matin-là et il sentit ses tripes se nouer.
Steve Masterton entra derrière Charlton avec deux flics du
service de sécurité du campus.
ŕ Louis, les gens qui nous ont amené Pascow sont dans…
commença-t-il, puis il s’interrompit brusquement et interrogea :
Vous vous sentez bien, Louis ?
ŕ Oui, oui, ça va, répondit Louis en se levant. (De nouveau, une
sensation d’étourdissement l’envahit, puis reflua.) Il s’appelle
Pascow ? demanda-t-il d’une voix un peu incertaine.

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ŕ Victor Pascow, répondit un des vigiles. C’est la jeune fille avec
laquelle il faisait du jogging qui nous a appris.
Louis vérifia l’heure sur son bracelet-montre et en retrancha
deux minutes. Une femme sanglotait bruyamment dans la salle où
Masterton avait consigné les gens qui avaient transporté Pascow.
« Joyeuse rentrée des classes, ma petite dame, songea-t-il. J’espère
que vous aurez bien du plaisir ce semestre. »
ŕ Mr Pascow est décédé à dix heures neuf, annonça-t-il.
L’un des deux vigiles s’essuya la bouche du revers de la main.
ŕ Vous êtes sûr que ça va bien, Louis ? insista Masterton. Vous
avez une tête épouvantable.
Au moment où Louis ouvrait la bouche pour lui répondre, une
des aides-soignantes lâcha brusquement les poignées de la civière et
se précipita dehors en projetant un jet de vomissure sur le devant de
sa blouse. Le téléphone se mit à sonner.
La jeune femme qui pleurait dans la salle fermée se mit à hurler
le prénom du mort en le répétant sans arrêt :
ŕ Vic ! Vic ! Vic !
La salle d’attente devenait un vrai pandémonium.
Un des vigiles réclama une couverture pour en envelopper le
corps et miss Charlton lui répondit qu’elle n’était pas sûre d’avoir le
droit de lui en remettre une sans autorisation écrite. Louis eut
soudain l’impression qu’il s’était égaré au milieu d’une scène de
Helzapoppin.
Il réprima non sans peine le début d’hilarité qui lui chatouillait le
gosier. Ce Pascow lui avait-il vraiment parlé du Simetierre ? Avait-il
vraiment prononcé son nom ? Voilà ce qui avait manqué le faire
défaillir, c’était à cause de cela qu’il s’était senti aspiré au fond d’un
grand vide intersidéral comme un satellite arraché à son orbite.
Mais déjà son esprit tissait autour de ces instants une espèce de
pellicule protectrice ; il modifiait les éclairages, remodelait la pâte,
corrigeait les angles. Le mourant n’avait pas pu dire cela ; il avait
forcément dit quelque chose d’autre (ou peut-être même qu’il
n’avait rien dit) et dans le choc et le trouble de ce terrible moment
Louis avait mal interprété ses paroles. Le plus probable était que
Pascow n’avait émis que des sons sans suite, comme il l’avait
d’abord pensé.
Louis fit un effort pour se ressaisir, tâtonna à la recherche de

- 91 -
cette part de lui-même grâce à laquelle il avait su convaincre
l’administration de lui confier cet emploi en lui donnant la
préférence sur cinquante-trois autres postulants. Il fallait que
quelqu’un reprenne la situation en main ; personne ne prenait
d’initiative, la pièce était pleine de gens qui tournaient en rond.
ŕ Steve, allez administrer un sédatif à cette jeune femme, dit-il,
et aussitôt qu’il eut prononcé ces paroles il se sentit beaucoup
mieux.
Il lui semblait être aux commandes d’une fusée qui s’élevait
rapidement dans l’espace en abandonnant derrière elle une petite
lune lugubre. Ladite lune étant bien sûr ce moment de pur délire
pendant lequel il avait cru que Pascow lui parlait. On l’avait
embauché pour prendre les choses en charge ; eh bien, c’est ce qu’il
allait faire.
ŕ Joan ! Donnez une couverture à ce monsieur.
ŕ Docteur, nous n’avons pas encore inventorié…
ŕ Donnez-lui quand même une couverture, et ensuite vous irez
voir ce qui se passe avec l’aide-soignante.
Le regard de Louis se posa sur la seconde bénévole ; elle n’avait
pas lâché l’autre extrémité de la civière et fixait la dépouille de
Victor Pascow d’un œil hypnotisé.
ŕ Mademoiselle ! dit-il sèchement.
Les yeux de la fille s’arrachèrent brusquement à la contemplation
du cadavre.
ŕ Que… qu-qu-quoi ?
ŕ Comment s’appelle votre amie ?
ŕ Qu-qui ?
ŕ Celle qui a dégueulé, précisa-t-il avec une brutalité délibérée.
ŕ J-Ju-Judy. Judy De Lessio.
ŕ Votre nom ?
ŕ Carla, répondit-elle d’une voix un peu plus assurée.
ŕ Eh bien, Carla, allez voir comment va Judy. Et apportez-nous
cette couverture. Vous en trouverez une pile dans la petite armoire
murale qui se trouve à côté de la porte de la salle de soins numéro
un. Allons-y, tout le monde. Conduisons-nous un peu en
professionnels.
Ils obtempérèrent. L’instant d’après, les hurlements cessèrent
dans la pièce voisine. Le téléphone, qui s’était tu, se remit à sonner.

- 92 -
Louis enfonça la touche d’attente sans décrocher le combiné.
Le plus âgé des deux vigiles avait l’air moins émotif que son
collègue, et Louis s’adressa à lui :
ŕ Qui devons-nous avertir ? Vous avez une liste ?
Le vigile fit un signe d’acquiescement avant de dire :
ŕ C’est notre premier accident mortel depuis six ans. Voilà une
année qui débute mal.
ŕ Ça, vous pouvez le dire, fit Louis.
Il déverrouilla la touche d’attente et souleva le combiné.
ŕ Allô, fit une voix surexcitée. Qui est-ce qui…
Louis coupa la communication, après quoi il entreprit de passer
la longue série de coups de fil obligatoires.

- 93 -
14

La fièvre ne retomba qu’un peu avant seize heures, après que


Louis eut présenté une déclaration à la presse en compagnie du
directeur des services de sécurité du campus, Richard Irving. La
victime, un étudiant du nom de Victor Pascow, était en train de faire
son jogging quotidien avec deux camarades (dont sa fiancée
lorsqu’une automobile pilotée par Tremont Withers, vingt-trois ans,
résidant à Haven (Maine), avait franchi sans avertissement un
carrefour protégé. La voiture de Withers, qui remontait l’allée
conduisant au gymnase des femmes au centre du campus, avait
heurté Pascow de plein fouet et l’avait précipité la tête la première
contre un arbre. Pascow avait été transporté à l’infirmerie dans une
couverture par ses amis et deux passants. Il était mort quelques
minutes plus tard. Withers avait été écroué sous la triple inculpation
d’excès de vitesse, de conduite en état d’ivresse et d’homicide
involontaire.
L’envoyé du quotidien des étudiants demanda s’il pouvait écrire
que Pascow avait succombé des suites de multiples blessures à la
tête. Revoyant en esprit la large brèche ouverte sur le cerveau
palpitant, Louis lui répondit qu’il aimait mieux laisser au coroner du
comté de Penobscot le soin d’annoncer les causes officielles du
décès. Le même journaliste lui demanda alors s’il n’était pas
possible que les quatre jeunes gens qui avaient transporté Pascow à
l’infirmerie dans une couverture aient provoqué
inintentionnellement sa mort.
ŕ Non, répondit Louis. C’est tout à fait exclu. Malheureusement,
Mr Pascow a été mortellement blessé sur le coup. En tout cas, c’est
mon opinion.
On lui posa encore quelques questions pour la forme, mais cette
dernière déclaration avait virtuellement mis fin à la conférence de
presse. À présent, Louis était assis à son bureau (Steve Masterton
était rentré chez lui une heure auparavant, aussitôt après le passage

- 94 -
des journalistes, avec une hâte suspecte dont Louis avait déduit qu’il
espérait se voir au journal télévisé du soir) et il essayait de récupérer
un peu du temps perdu pendant la journée Ŕ ou peut-être qu’il
s’efforçait simplement de masquer la réalité de ce qui lui était arrivé
sous un dérisoire glacis de routine. Il classait avec l’aide de miss
Charlton les fiches des « prioritaires », ces étudiants qui se
cramponnent désespérément à leurs chères études en dépit de
diverses invalidités. Le fichier « priorités » comportait vingt-trois
diabétiques, quinze épileptiques, quatorze paraplégiques, et tout un
assortiment d’autres cas : leucémies, scléroses en plaque,
dystrophies musculaires progressives. Il y avait aussi des aveugles,
deux sourds-muets et même un cas d’anémie à hématies
falciformes, une affection tellement peu répandue que Louis n’en
avait encore jamais rencontré au cours de sa carrière.
À un certain moment de l’après-midi, juste après le départ de
Steve, Louis avait vraiment cru toucher le fond. Miss Charlton était
entrée dans son bureau et avait posé devant lui une feuille de bloc-
notes sur laquelle il avait lu : Bangor-Moquettes nous livrera
demain matin à neuf heures.
ŕ Ils nous livreront quoi ? avait demandé Louis.
ŕ Il faut bien qu’on fasse remplacer la moquette, lui avait
expliqué Charlton d’un ton d’excuse. On ne peut pas faire
disparaître une tache pareille, docteur.
Non, évidemment. Là-dessus, Louis s’était rendu dans la
pharmacie et il avait avalé un comprimé de Tuinal, un barbiturique
d’une efficacité redoutable que le premier compagnon de chambre
qu’il avait eu à l’école de médecine désignait sous le sobriquet
affectueux de « Train du rêve ». « Monte dans le Train du rêve avec
moi, Louis, lui disait-il, et je mettrai un disque de Creedence. » La
plupart du temps, Louis déclinait poliment, et il avait sans doute
bien fait de se montrer circonspect ; son camarade de chambre
s’était fait lamentablement recaler à tous ses examens et son « Train
du rêve » l’avait finalement débarqué au Viêt-Nam, où on l’avait
affecté comme brancardier au service de santé. Quelquefois, Louis
l’imaginait dans son antenne de campagne, défoncé jusqu’aux
oreilles et écoutant Creedence dans Run through the Jungle.
Mais il était bien forcé de prendre quelque chose s’il fallait qu’il
supporte de voir ce bout de papier rose glissé sous le pince-notes de

- 95 -
sa tablette à écrire chaque fois qu’il lèverait les yeux des fiches
étalées devant lui.
Il était gentiment parti quand Mrs Baillings, l’infirmière de nuit,
passa le nez dans l’entrebâillement de la porte et lui dit :
ŕ Votre femme vous demande sur la ligne un, docteur Creed.
Louis consulta sa montre. Il était près de cinq heures et demie. Et
lui qui avait prévu de quitter son poste à quatre heures !
ŕ Je la prends, dit-il. Merci, Nancy.
Il souleva le combiné et enfonça la touche numéro un.
ŕ Salut, Rachel. Je suis juste en train de…
ŕ Louis, tu te sens bien ?
ŕ Oui, ça va.
ŕ J’ai appris la nouvelle par la radio, Lou. Je suis vraiment
désolée. (Elle marqua un temps avant de poursuivre :) Je t’ai
entendu répondre aux questions des journalistes. Tu donnais bonne
impression.
ŕ Ah bon ? Tant mieux.
ŕ Tu es vraiment sûr que tu te sens bien ?
ŕ Je te dis que ça va, Rachel.
ŕ Rentre à la maison, dit-elle.
ŕ Oui, fit Louis.
Ce « rentre à la maison » avait quelque chose d’appétissant.

- 96 -
15

Quand Rachel vint l’accueillir à la porte, Louis en resta comme


deux ronds de flan. Elle portait pour tout vêtement le soutien-gorge
en résille qu’il aimait tant et une culotte à moitié transparente.
ŕ Tu me mets l’eau à la bouche, dit-il. Où sont les enfants ?
ŕ Missy Dandridge les a pris. Nous sommes livrés à nous-mêmes
jusqu’à huit heures trente… ce qui nous laisse deux heures et demie.
Ne les gaspillons pas.
Elle se serra contre lui. Il huma une senteur délicieuse et subtile
Ŕ était-ce de l’attar de roses ? Il l’enlaça, lui entoura la taille de ses
bras puis ses mains trouvèrent ses fesses tandis qu’elle promenait
légèrement sa langue sur ses lèvres avant de la plonger dans sa
bouche et de l’embrasser avec avidité.
Quand leurs lèvres se séparèrent enfin, Louis demanda d’une
voix un peu rauque :
ŕ Vous êtes le plat de résistance, ce soir ?
ŕ Non, je suis le dessert, répondit Rachel en remuant
lascivement des hanches et en se frottant à son bas-ventre. Mais je
puis vous promettre que vous ne serez pas forcé de manger d’un plat
qui ne vous convient pas.
Il voulut l’enlacer à nouveau, mais elle se déroba et le prit par la
main.
ŕ Non, montons d’abord, dit-elle.
Elle lui fit couler un bain brûlant, le déshabilla lentement et le fit
asseoir dans la baignoire. Elle enfila le gant de toilette au tissu-
éponge un peu rêche qui était toujours accroché au pommeau de la
douche mais qu’ils n’utilisaient pour ainsi dire jamais, lui savonna
tout le corps avec beaucoup de douceur, puis le rinça. Louis avait
l’impression que la journée Ŕ son horrible première journée de
service Ŕ s’écoulait hors de lui avec le savon. Rachel était trempée,
et sa culotte adhérait à elle comme une seconde peau.
Louis fit mine de vouloir sortir de la baignoire, mais elle le

- 97 -
repoussa doucement en arrière.
ŕ Mais qu’est-ce que… ?
Le gant de toilette l’empoigna sans brutalité, et se mit à le manier
lentement de haut en bas. Son contact rugueux fit aussitôt naître en
lui une volupté presque insoutenable.
ŕ Rachel…
Il s’était mis à transpirer à grosses gouttes, et ça n’était pas dû
seulement à la chaleur du bain.
ŕ Chut !
Il lui sembla que son plaisir se prolongeait indéfiniment ; chaque
fois qu’il approchait de l’orgasme, le gant de toilette ralentissait son
mouvement, l’arrêtait presque. À la fin, au lieu de freiner, la main
de Rachel le serra encore plus, relâcha son étreinte, puis serra à
nouveau jusqu’à ce que Louis éjacule avec tant de force qu’il crut
que ses tympans allaient éclater.
ŕ Mon Dieu ! chevrota-t-il quand il fut à nouveau capable
d’articuler. Où as-tu appris à faire ça ?
ŕ Chez les girl-scouts, répondit-elle en prenant un air de sainte-
nitouche.

Elle avait préparé un bœuf Stroganoff qui avait mijoté à feu doux
durant l’épisode de la salle de bains et Louis qui, quatre heures plus
tôt, aurait juré qu’il avait perdu l’appétit pour au moins deux mois,
en reprit deux fois.
Ensuite, elle l’entraîna de nouveau à l’étage.
ŕ À présent, dit-elle, on va voir ce que tu peux faire pour moi.
Louis jugea que, vu les circonstances, il s’en tirait plus
qu’honorablement.

Quand ce fut terminé, Rachel enfila son vieux pyjama bleu et


Louis mit une chemise de flanelle et un pantalon de velours côtelé
informe pour aller chercher les gosses.
Missy Dandridge le pressa de questions au sujet de l’accident, et
il lui en brossa un récit très sommaire, beaucoup moins juteux sans
doute que le compte rendu qu’en donnerait le Bangor Daily News
du lendemain. Il faisait cela à contrecœur, avec le sentiment qu’il
était en train de colporter des ragots sordides, mais Missy avait
refusé qu’il lui payât la garde des enfants et il lui devait bien ça en

- 98 -
échange de la soirée qu’il avait passée grâce à elle en tête à tête avec
Rachel.
La maison des Dandridge était à moins de deux kilomètres de
chez eux. Le temps qu’ils fussent rendus, Gage dormait déjà comme
une souche ; de son côté, Ellie avait les yeux un peu vitreux et elle
bâillait sans arrêt. Louis changea les couches de Gage, lui passa une
grenouillère et le fourra au lit.
Après quoi il alla lire une histoire à Ellie. Bercée par les diableries
rimées du Chat au chapeau, elle s’endormit au bout de cinq minutes
et Rachel la borda dans son lit.
Quand Louis regagna le rez-de-chaussée, Rachel était assise sur
le canapé du living, un verre de lait à la main, un roman policier de
Dorothy Sayers posé, ouvert et retourné, en travers de sa longue
cuisse fuselée.
ŕ Louis, tu es sûr que tu te sens bien ?
ŕ Mais oui, chérie, je vais très bien, dit-il. Et au fait, merci. Merci
pour tout.
ŕ Vous plaire, c’est notre devise. (Un sourire un peu grivois lui
retroussa les lèvres.) Tu vas boire une bière chez Jud ?
Louis secoua la tête.
ŕ Pas ce soir, dit-il. Je suis trop pompé.
ŕ J’espère que j’y suis pour quelque chose.
ŕ Tu n’y es pas pour rien, c’est sûr.
ŕ Dans ce cas, avalez-vous un verre de lait en vitesse et allons
nous pieuter, docteur.

Louis s’attendait plus ou moins à rester un bon moment sans


dormir, passant et repassant dans sa tête le film des événements,
comme cela se produisait toujours à la fin d’une journée
particulièrement éprouvante au temps où il était interne. Mais il se
sentit aussitôt aspiré dans le sommeil et s’y abandonna avec délices.
Ce fut une chute longue et douce, comme s’il avait roulé lentement
sur une planche lisse, très légèrement inclinée. Il avait lu quelque
part qu’il faut en moyenne sept minutes à un être humain pour
bloquer tous ses circuits de veille et se déconnecter du monde. Sept
minutes pour que le subconscient prenne la relève de la conscience,
un peu à la manière d’un mur truqué qui s’escamote en tournant sur
lui-même dans la maison hantée d’un luna-park. Ça avait un petit

- 99 -
côté surnaturel.
Au moment où il sombrait, il entendit l’écho lointain de la voix de
Rachel qui disait :
ŕ … le prendre après-demain.
ŕ Hmmmm ?
ŕ Jolander. Le vétérinaire. Il opère Church après-demain.
ŕ Oh…
Church. « Profite de tes cojones pendant que tu les as encore,
mon pauvre vieux. » Et là-dessus il glissa au fond d’un noir abîme,
oublia tout et s’endormit d’un sommeil profond et sans rêves.

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16

Tard dans la nuit, il fut réveillé par un bruit anormal, un fracas


assez sonore pour qu’il se dressât brusquement sur son lit en se
demandant si ce n’était pas Ellie qui avait roulé à terre ou le lit-cage
du bébé qui s’était effondré. Et puis la lune surgit de derrière un
nuage, inondant la chambre d’une lumière froide et blafarde, et il
aperçut Victor Pascow debout dans l’encadrement de la porte. Ce
fracas, c’était lui qui l’avait produit en ouvrant la porte d’une
poussée brutale.
Il était planté sur le seuil avec son crâne en bouillie derrière sa
tempe gauche. Sur son visage, le sang séché avait formé de longues
traînées violacées qui évoquaient des peintures de guerre indiennes.
La pointe blanche de son omoplate luisait au-dessus de son épaule
difforme. Il souriait.
ŕ Venez, docteur, dit Pascow. On va faire un petit tour.
Louis regarda autour de lui. Masse indécise sous la grosse couette
jaune, Rachel dormait à poings fermés. Il se retourna vers Pascow.
Pascow était mort et, inexplicablement, il vivait. Pourtant Louis
n’éprouvait aucune frayeur. Aussitôt qu’il l’eut constaté, il sut
pourquoi.
« C’est un rêve, se dit-il, et son soulagement le força à se rendre
compte qu’en réalité il avait eu très peur. Les morts ne ressuscitent
pas ; c’est impossible, du seul point de vue de la physiologie. Ce
garçon se trouve actuellement dans un tiroir frigorifique de
l’Institut médico-légal, à Bangor, avec un tatouage en forme de Y
renversé sur la poitrine, à l’endroit où on l’a incisé pour l’autopsie.
Le médecin légiste a probablement fourré son cerveau dans
l’ouverture de sa poitrine après y avoir prélevé un échantillon de
tissu et colmaté la cavité crânienne avec du papier kraft pour
empêcher tout écoulement ; c’est plus simple : replacer un cerveau
à l’intérieur d’un crâne est un véritable casse-tête chinois. C’est son
oncle Carl, le père de l’infortunée Ruthie, qui l’avait informé que

- 101 -
c’était la procédure usuelle ; il lui avait donné bien d’autres détails
sur les pratiques mortuaires, dont le moindre eût sans doute fait
pousser à cette pauvre Rachel des cris d’épouvante. Mais quant à
Pascow, il ne pouvait pas être là. Rien à faire. Pascow était dans un
tiroir frigorifique, avec une étiquette accrochée au gros orteil. « Et
on ne lui aurait sûrement pas laissé son short rouge pour le ranger
là-dedans. »
Pourtant, une impulsion irrésistible le poussait à obéir, à se lever.
Les yeux de Pascow étaient rivés sur lui.
Il rejeta les couvertures et posa les pieds par terre.
Il éprouva très distinctement le contact pelucheux et froid des
petites boules de laine de la descente de lit au crochet (cadeau de
mariage de la grand-mère de Rachel). Son rêve était d’un réalisme
hallucinant.
À tel point même qu’il attendit que Pascow ait tourné les talons et
se soit engagé dans l’escalier avant de lui emboîter le pas. Pour
intense que fût la force étrange qui le poussait à le suivre, il ne
voulait pas courir le risque d’effleurer, même en rêve, un cadavre
ambulant.
Mais il le suivit bel et bien. Le short de Pascow luisait dans la
pénombre.
Ils traversèrent le living, la salle à manger, la cuisine. Pascow se
dirigea vers la porte de communication entre la cuisine et la remise
qui tenait lieu de garage, et Louis s’attendait à ce qu’il tourne le
verrou et fasse jouer le pêne, mais non : au lieu d’ouvrir la porte, il
passa tout bonnement à travers.
Louis le regarda faire avec une stupeur très moyenne. « C’est
donc aussi simple que ça ? se disait-il. Remarquable ! C’est à la
portée du premier venu ! »
Il tenta l’expérience, et constata non sans satisfaction que le
panneau de bois ne se dissolvait pas devant lui. Apparemment,
même en rêve, il demeurait d’un pragmatisme à toute épreuve. Il
tourna le bouton du verrou de sûreté, actionna le pêne et
s’introduisit dans le garage. Le break et la Civic s’y trouvaient bien,
mais Pascow non. Louis se demanda brièvement s’il ne s’était pas
tout simplement volatilisé. Les créatures des rêves s’évanouissent
facilement. Il en va de même des lieux : à un moment vous êtes à
poil au bord d’une piscine avec une trique à tout casser en train de

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proposer une partie carrée à (par exemple) Roger et Missy
Dandridge, et le temps de battre une seule fois des cils vous vous
retrouvez en train d’escalader un volcan hawaïen. Peut-être qu’il
avait perdu Pascow parce que le deuxième acte allait commencer.
Mais lorsqu’il émergea du garage, Pascow était à nouveau visible,
debout dans la lueur pâle de la lune à l’extrémité de la pelouse…
Juste devant l’entrée du sentier !
Cette fois, la peur prit Louis pour de bon, s’insinuant en lui,
comme une fumée noire, à travers tous les orifices de son corps. Il
ne voulait pas aller là-bas. Il se figea sur place.
Pascow se retourna vers lui. Ses yeux jetaient des lueurs d’argent
sous la lune. Louis sentit une horreur sans nom lui tordre l’estomac.
Cette omoplate à nu, ces caillots de sang durcis ! Mais les yeux de
Pascow l’attiraient avec une force irrésistible. Ainsi donc, c’était un
rêve de domination et d’hypnose… ou peut-être un rêve sur son
impuissance à changer les choses. Cette impuissance qu’il avait
éprouvée face au fait brut de la mort de Pascow. Quand on vous
amène un gars qui a heurté un arbre avec assez de violence pour
avoir une brèche de cinq centimètres dans le crâne, vous avez beau
avoir étudié la médecine pendant vingt ans, vous n’y pouvez
absolument rien. Autant faire venir un plombier, un faiseur de pluie
ou le chevalier blanc d’Ajax.
Et tandis que ces pensées lui traversaient l’esprit une force
mystérieuse le poussa en avant et il s’engagea sur le sentier, suivant
le short de jogging qui dans cette lumière avait pris la même teinte
vineuse que le sang séché sur la face de Pascow.
Décidément, ce rêve ne lui plaisait pas. Et même il lui déplaisait
souverainement. Il était trop réel.
Le contact froid des petites protubérances du tapis, son
incapacité à passer au travers de la porte de la remise alors que dans
tout rêve digne de ce nom on doit pouvoir jouer les passe-murailles
à volonté… et à présent le frôlement humide de la rosée du soir sur
ses pieds nus, et la caresse légère d’une brise nocturne Ŕ guère plus
qu’un imperceptible souffle d’air Ŕ sur son corps vêtu en tout et
pour tout d’un slip Kangourou. Dès qu’ils eurent pénétré dans le
sous-bois, des aiguilles de pin lui adhérèrent aux pieds Ŕ nouveau
détail un petit peu trop réel à son goût.
« Peu importe. Ce n’est rien. Je suis chez moi, au lit. Ce n’est

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qu’un rêve. Si palpable qu’il paraisse, et comme tous les autres
rêves il me semblera ridicule au réveil. Ses incohérences me
sauteront aux yeux. »
Une branche morte lui érafla brutalement un biceps et il
tressaillit de douleur. Loin devant, Pascow n’était plus qu’une
ombre indécise et mouvante ; à présent, la terreur de Louis semblait
s’être cristallisée dans son esprit avec un relief aveuglant : « Je suis
en train de m’enfoncer dans les bois à la suite d’un homme mort,
un homme mort qui me conduit au Simetierre des animaux, et ce
n’est pas un rêve. Ah, mon Dieu, ce n’est pas un rêve ! Ça m’arrive
vraiment ! »
Ils passèrent la crête du coteau boisé et amorcèrent la descente.
Le sentier serpentait paresseusement entre les arbres, puis il filait
tout droit à travers les broussailles. Pas de bottes cette fois. Les
pieds nus de Louis s’enfonçaient dans une boue froide et gélatineuse
qui les aspirait avec des bruits de succion répugnants et ne les
relâchait qu’à contrecœur. La fange molle s’insinuait entre ses
orteils, les écartant comme à plaisir.
Il essayait de se cramponner à l’idée que tout cela n’était qu’un
rêve avec l’énergie du désespoir.
Mais elle s’entêtait à le fuir.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans la clairière, la lune surgit à nouveau
de derrière l’épais rideau de nuages qui l’avait masquée jusque-là,
baignant les tombes de sa clarté spectrale. Les formes des stèles de
fortune Ŕ fragments de planches, vieilles boîtes de conserve
découpées à l’aide des cisailles paternelles et martelées en forme de
rectangles grossiers, lames de schiste et d’ardoise mangées
d’écaillures Ŕ se détachaient avec un relief saisissant, projetant des
ombres très noires, aux contours parfaitement nets.
Pascow s’arrêta à la hauteur de la pancarte qui disait :
« SMUCKY Ŕ LE CHAT LE PLUS GENTTY DU MONDE », et il se
retourna vers Louis. Louis sentait l’épouvante, l’horreur enfler en
lui, lentement, mais avec une force si implacable qu’il lui semblait
que leur pression allait le faire éclater comme un ballon.
Les lèvres tuméfiées de Pascow étaient retroussées en un sourire
hideux, et dans la clarté livide de la lune son corps athlétique et
bronzé paraissait aussi blême que celui d’un cadavre enveloppé
dans les plis lâches d’un suaire sur le point d’être cousu.

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Il leva un bras et le tendit, l’index pointé. Louis regarda dans la
direction qu’il indiquait. Un gémissement s’échappa de sa poitrine,
ses yeux s’exorbitèrent et il écrasa contre ses lèvres le dos de son
poing fermé.
Il sentit un froid humide sur ses joues et il comprit que dans
l’excès de sa terreur il s’était mis à pleurer.
Le grand amas d’arbres morts, celui-là même qu’Ellie avait voulu
escalader et dont Jud Crandall l’avait fait descendre avec une
alarme visible, s’était mué en un tas d’ossements. Les ossements
remuaient.
Ils ondulaient et s’entrechoquaient ; mâchoires et fémurs, cubitus
et tibias claquaient les uns contre les autres. Louis distingua des
crânes ricanants, humains et animaux. Un squelette de main agitait
ses doigts morts ; un pied décharné pliait ses jointures livides.
Ah ! mon Dieu ! cela avançait ; le tas d’ossements rampait vers
lui…
À présent, Pascow venait dans sa direction, avec son visage
barbouillé de sang noir qui paraissait encore plus sinistre dans la
clarté lunaire. Louis sentit que ses derniers et maigres restes de
lucidité étaient en train de le fuir ; une seule idée lui tournait sans
arrêt dans le crâne, comme une litanie plaintive : « Il faut hurler
pour te réveiller tant pis si tu fais peur à Rachel à Ellie à Gage tant
pis si tu les réveilles tant pis si tu réveilles tout le monde à des
kilomètres à la ronde il faut que tu hurles pour te réveiller hurle
réveille-toi hurle hurle hurle…»
Mais il ne parvint à émettre qu’un vague crachotement pareil au
son que peut produire un garçonnet qui s’essaie pour la première
fois à siffler dans ses doigts.
Lorsqu’il fut arrivé à sa hauteur, Pascow se mit à lui parler.
ŕ Il ne faut pas ouvrir le portail, dit-il en abaissant son regard
sur Louis Ŕ car ce dernier était tombé à genoux.
Son visage avait une expression étrange, que Louis prit d’abord
pour de la pitié. Mais non, ce regard-là ne trahissait pas le moindre
soupçon de compassion ; seulement une espèce d’horrible patience.
Pascow désigna à nouveau le tas d’ossements ondoyants.
ŕ Ne franchissez pas cette barrière, docteur, même quand vous
en éprouverez très vivement la nécessité. C’est la limite à ne jamais
dépasser. Souvenez-vous bien qu’au-delà d’elle réside un pouvoir

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inimaginable. Une chose sans âge, mais qui n’est jamais en repos.
N’oubliez jamais cela.
À nouveau, Louis essaya de hurler. À nouveau, ce fut en vain.
ŕ Je viens en ami, reprit Pascow.
Mais avait-il réellement prononcé le mot ami ?
Non, après tout. On aurait dit que Pascow s’exprimait dans une
langue autre, que Louis comprenait par l’effet de quelque magie de
rêve ; et le terme « ami » était ce que l’esprit harassé de Louis
pouvait produire de mieux pour restituer le sens du mot employé
par Pascow.
ŕ Votre destruction et celle de tous ceux que vous aimez sont très
proches, docteur.
Il était si près à présent que Louis sentit l’odeur de mort qui
émanait de lui.
Les mains de Pascow se tendaient vers lui.
Le crépitement lugubre, affolant, des ossements qui
s’entrechoquaient…
Louis eut un mouvement de recul si violent pour échapper aux
mains de Pascow qu’il perdit l’équilibre.
Sa main heurta une plaque funéraire qui s’abattit à plat sur le sol.
Le visage de Pascow se penchait inexorablement vers lui ; bientôt, il
boucha entièrement le ciel.
ŕ Docteur… N’oubliez pas !
Louis essaya de hurler, l’univers se mit à tourbillonner autour de
lui, et tout s’abolit Ŕ excepté la rumeur sourde des ossements qui
s’entrechoquaient sous la lune dont l’éclat illuminait le profond
caveau de la nuit.

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17

S’il faut en moyenne sept minutes à l’être humain pour


s’endormir, le Manuel de physiologie de Hand précise qu’en
revanche il lui faut entre quinze et vingt minutes pour s’éveiller,
comme si le sommeil était un puits dont on émerge plus
difficilement qu’on ne s’y engloutit. Un dormeur qui s’éveille
remonte du fond du sommeil palier par palier, passant
progressivement au sommeil léger puis à ce qu’on appelle parfois le
sommeil paradoxal, un état de semi-conscience qui permet à
l’homme (ou à la femme) endormi de percevoir les sons et même de
répondre à des questions dont il (ou elle) ne gardera aucun souvenir
par la suite, sinon peut-être sous la forme de bribes éparses de rêve.
Louis entendait toujours un bruit d’ossements entrechoqués,
mais graduellement le son augmenta, prenant une tonalité de plus
en plus métallique. Il y eut un choc sourd. Un cri bref. De nouveau,
des sons métalliques ; Était-ce quelque chose qui roulait ?
« Tu sais bien, répondit son esprit encore cotonneux, c’est la
samba des osselets. »
Il entendit la voix de sa fille qui criait :
ŕ Vas-y, Gage ! Va chercher l’auto !
Gage répondit à cela par un roucoulement ravi et c’est à cet
instant précis que Louis ouvrit les yeux et aperçut le plafond de sa
chambre à coucher.
Il se figea dans une immobilité de statue en attendant que la
réalité, la bonne, la bienheureuse réalité, ait repris définitivement le
dessus.
Il avait donc rêvé. Il avait fait un cauchemar affreux, un
cauchemar terriblement réel, mais qui n’était pourtant qu’un rêve.
Un fossile remonté du tréfonds de son subconscient.
Le son métallique lui parvint à nouveau. C’était celui d’une des
petites voitures de Gage qui zinguait le long du corridor de l’étage.
ŕ Va la chercher, Gage !

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ŕ Chercher ! brailla Gage. Chercher-chercher-chercher !
Les petits pieds nus de l’enfant martelèrent avec des chocs sourds
Ŕ clop ! clop ! clop ! clop ! Ŕ le tapis du couloir. Il riait, et Ellie riait
en même temps que lui !
Louis tourna la tête. La moitié droite du lit était vide, les
couvertures rejetées. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Il consulta
sa montre et elle lui apprit qu’il n’était pas loin de huit heures.
Rachel l’avait laissé dormir bien au-delà de l’heure normale de son
réveil. Intentionnellement, sans doute.
En temps ordinaire, il en aurait conçu de l’irritation, mais ce
n’était pas un matin comme les autres.
Il prit une profonde inspiration et l’exhala avec bonheur ; il
n’était que trop heureux d’être étendu là avec le rai de soleil qui
pénétrait obliquement par la fenêtre et d’éprouver le poids
indubitable de la simple réalité. Des particules de poussière
dansaient dans le soleil.
Du rez-de-chaussée, la voix de Rachel cria :
ŕ Ellie, ton casse-croûte est prêt ! Viens le chercher et va-t’en
vite, sans quoi tu vas rater ton bus.
ŕ D’accord ! fit Ellie. (Ses talons claquèrent.) Tiens, Gage, prends
ton auto. Il faut que j’aille à l’école.
Gage se mit à pousser des clameurs indignées. Ce n’était qu’une
bouillie de sons d’où se détachaient quelques rares mots audibles
(« Gage », « auto », « chercher « et « Ellie-bus »), mais le message
n’en était pas moins clair : Ellie devait rester, et l’instruction
publique pouvait aller se faire cuire un œuf.
La voix de Rachel résonna à nouveau :
ŕ Ellie ! Va donc secouer papa avant de descendre !
Ellie entra dans la chambre. Elle avait mis sa robe rouge et noué
ses cheveux en queue de cheval.
ŕ Je suis réveillé, poussin, dit Louis. Va donc prendre ton bus.
ŕ D’accord, papa.
Elle s’approcha de lui, déposa un rapide baiser sur sa joue un peu
hirsute et se rua vers l’escalier.
Le cauchemar commençait à se dissiper, à perdre peu a peu son
sens. Bonne idée, tiens.
ŕ Gage ! cria-t-il. Viens embrasser papa !
Mais Gage fit la sourde oreille. Il avait foncé dans l’escalier à la

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suite d’Ellie et la pourchassait en braillant à pleins poumons :
ŕ Chercher l’auto ! CHERCHER L’AUTO !
Louis eut tout juste le temps d’entrevoir son petit corps trapu et
courtaud vêtu simplement de couches et d’une culotte de
caoutchouc.
La voix de Rachel s’éleva à nouveau :
ŕ C’était toi, Lou ? Tu es réveillé ?
ŕ Oui, dit-il en se dressant sur son séant.
ŕ Je te l’avais bien dit, maman ! cria Ellie. Bon, salut, je m’en
vais !
Cette déclaration fut ponctuée par un violent claquement Ŕ celui
de la porte d’entrée Ŕ et par un beuglement scandalisé de Gage.
ŕ Un œuf ou deux ? cria Rachel.
Louis repoussa les couvertures et posa les pieds sur la descente-
de-lit au crochet ; il était sur le point de répondre qu’il se passerait
d’œufs, qu’il avalerait juste un bol de corn-flakes en vitesse Ŕ mais
ses paroles s’étranglèrent dans sa gorge.
Ses pieds étaient couverts d’une croûte de boue séchée mêlée
d’aiguilles de pin.
Son cœur bondit dans sa poitrine comme un diable à ressort
désarticulé. Avec des gestes frénétiques, les yeux agrandis par
l’horreur, sans même s’apercevoir qu’il se mordait la langue à belles
dents, il repoussa la literie à coups de pied. De son côté, tout le bas
du lit était jonché d’aiguilles de pin ; les draps étaient souillés,
maculés et grasse.
ŕ Louis ?
Il aperçut quelques aiguilles de pin qui étaient restées collées à
ses genoux, et tout à coup il examina son bras droit. Il avait une
égratignure toute fraîche en travers du biceps, à l’endroit exact où la
branche morte l’avait éraflé Ŕ en rêve.
« Je vais hurler ! Je sens que je vais hurler ! »
Et il n’en aurait pas fallu beaucoup, en effet, déjà le cri s’enflait
dans sa poitrine, porté par une énorme vague de terreur glaciale. La
réalité vacillait autour de lui. La réalité (la vraie réalité), c’était
cela : les aiguilles de pin, la boue qui tachait ses draps, l’égratignure
sanglante qui barrait son bras nu.
« Je vais hurler, et ensuite je perdrai la raison et je n’aurai plus
à me préoccuper de tout ça…»

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ŕ Louis ? (Rachel gravissait l’escalier.) Louis, tu t’es rendormi ?
Pendant les deux ou trois secondes qui suivirent, il se démena
comme un beau diable pour se ressaisir, il lutta de toutes ses forces
pour reprendre le contrôle de ses émotions comme il l’avait fait au
cours des instants d’épouvantable confusion qui avaient suivi
l’arrivée de Pascow mourant dans les locaux de l’infirmerie. Et il y
parvint. L’idée qui avait fait pencher la balance du bon côté était
qu’il ne fallait surtout pas que Rachel le voie ainsi, avec ses pieds
encroûtés de boue sèche et d’aiguilles de pin et les couvertures
retroussées jusqu’au sol révélant le drap du dessous éclaboussé de
boue.
ŕ Je suis réveillé ! lança-t-il d’une voix enjouée.
Il s’était coupé en crispant involontairement les mâchoires, et sa
langue saignait. Ses pensées tourbillonnaient follement dans sa tête
et tout au fond de son esprit, à l’écart de cette agitation, une part de
lui-même se demandait s’il avait toujours vécu à l’extrême limite
d’un invisible abîme de folie, et si c’était le cas de tout le monde.
ŕ Un œuf ou deux ? répéta la voix de Rachel.
Dieu merci, elle s’était arrêtée au bout de quelques marches.
ŕ Deux, répondit-il en se rendant à peine compte de ce qu’il
disait. Brouillés, s’il te plaît.
ŕ Il était temps ! fit Rachel avant de rebrousser chemin.
Dans son soulagement, Louis ferma brièvement les yeux, mais il
les rouvrit aussitôt : dans l’obscurité, il lui avait semblé voir le
regard d’argent de Pascow.
Il fit le vide dans son esprit et passa rapidement aux actes. Il
arracha toute la literie du matelas. Les couvertures étaient intactes.
Il sépara les deux draps du reste, les roula en boule, sortit avec dans
le couloir et les jeta dans le vide-linge.
Ensuite il se précipita dans la salle de bains, abaissa fébrilement
la manette de la douche, et se planta sous le jet d’eau bouillante. Elle
lui brûlait la peau, mais il n’en avait cure. Il se frotta les jambes et
les pieds pour en faire partir la boue.
Il commençait à se sentir mieux ; il reprenait peu à peu le
contrôle de lui-même. Tandis qu’il se séchait, l’idée lui vint que
c’était à peu près comme cela que devait se sentir un meurtrier qui
vient de se débarrasser de tous les indices susceptibles de
l’incriminer.

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Il éclata de rire. Il continua de se sécher, tout en riant de plus
belle. Irrépressiblement.
ŕ Eh, là-haut ! cria la voix de Rachel. Qu’est-ce qu’il y a donc de
si drôle ?
ŕ C’est une blague toute personnelle, répondit-il sans s’arrêter
de rire.
Il était terrifié, mais la peur cédait devant ce rire inextinguible
qui s’élevait d’un ventre aussi dur et tendu qu’un mur de briques
pleines. Il se dit qu’expédier les draps dans le coffre à linge sale
avait vraiment été une idée de génie. Missy Dandridge venait cinq
jours par semaine faire le ménage et la lessive. Bien sûr, Missy
aurait pu interroger Rachel au sujet de ses draps crottés, mais Louis
était persuadé qu’elle n’en ferait rien. Elle se bornerait sans doute à
chuchoter à l’oreille de son mari que les Creed se livraient à des jeux
sexuels bizarres au cours desquels ils se barbouillaient le corps d’un
mélange de boue et d’aiguilles de pin.
À cette idée, il se mit à rire encore plus fort.
Son rire se résorba peu à peu pendant qu’il s’habillait et quand
ses derniers gloussements se furent calmés il s’aperçut qu’il se
sentait un peu mieux. Il ignorait comment il s’y était pris, mais il
s’était remis à peu près d’aplomb. Mis à part le lit dépouillé de ses
draps, la chambre avait retrouvé son aspect normal. Il s’était
débarrassé du poison. Il aurait sans doute été plus juste de parler de
« preuves », mais dans son esprit il percevait plutôt cela comme un
poison.
C’est peut-être ce que les gens ont coutume de faire avec
l’inexplicable, songea-t-il. Ce qu’ils font de tout ce qui est
irrationnel, de tout ce qui refuse de se plier au déterminisme étroit
qui régit le monde occidental. C’est sans doute ainsi que réagit un
individu normal qui aperçoit un beau matin une soucoupe volante
suspendue dans l’air au-dessus de son jardin, projetant sur sa
pelouse une petite flaque d’ombre bien noire ; qui se trouve pris
sous une averse de grenouilles ; ou dont une main surgie de sous le
lit vient caresser les pieds au beau milieu de la nuit. On fait une
crise de larmes, on est pris d’un fou rire nerveux, et puis comme
l’objet de la terreur reste entier et refuse obstinément de s’évanouir
en fumée, on finit par l’évacuer d’un bloc, comme un calcul rénal
impossible à dissoudre.

- 111 -
Assis dans sa chaise haute, Gage était occupé à en décorer le
plateau couvert de vinyle en le frottant vigoureusement d’une pâte
informe de petit déjeuner cacaoté.
Rachel sortit de la cuisine avec une assiette d’œufs brouillés et
une tasse de café.
ŕ Qu’est-ce qui était si désopilant, Louis ? Tu bramais comme un
cerf en rut. Ça m’a fait un peu peur.
Au moment où il ouvrait la bouche, Louis n’avait pas la moindre
idée de ce qu’il allait dire. Il débita machinalement une blague idiote
qu’il avait entendue le samedi précédent au supermarché du coin ; il
y était question d’un tailleur juif qui faisait l’acquisition d’un
perroquet dont tout le vocabulaire se réduisait à : « Ariel Sharon se
trripote ! »
Quand il en eut terminé, Rachel riait aux éclats, et Gage, ne
voulant pas être de reste, s’empressa de faire chorus.
« Excellent. Notre héros a brouillé toutes les pistes. Escamoté les
draps boueux et le fou rire suspect dans la salle de bains. À présent,
notre héros s’en va lire le journal du matin (ou tout au moins
l’ouvrir) afin que la matinée qui s’engage soit bien marquée au coin
de la normalité. »
Et tout en se disant cela, Louis s’empara du journal et le déplia.
« Oui, c’est bien ce qu’il faut faire, songeait-il avec un immense
soulagement. On expulse ça comme un calcul, et on n’en parle
plus… à moins de se retrouver autour d’un feu de camp avec
quelques amis par une nuit de grand vent, et que la conversation
s’oriente sur les phénomènes inexplicables. Car, par ces nuits-là,
quand la tempête qui couve fait danser les flammes du feu, on
devient facilement bavard. »
Louis avala ses œufs, embrassa Rachel et Gage et c’est seulement
au moment de passer la porte qu’il jeta un coup d’œil furtif en
direction du coffre en bois laqué de blanc auquel aboutissait le
conduit du vide-linge. Tout allait on ne peut mieux. Il faisait un
temps magnifique. L’été semblait bien parti pour se prolonger
indéfiniment, et rien ne clochait, absolument rien. Tandis qu’il
sortait du garage en marche arrière, son regard se posa brièvement
sur le sentier, mais ça ne lui fit ni chaud ni froid, il n’eut même pas
un frémissement de paupières. Ces choses-là s’excrètent d’un coup,
comme un calcul.

- 112 -
Tout continua d’aller pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles jusqu’à ce qu’il ait parcouru une vingtaine de kilomètres
en direction d’Orono, et à ce moment-là il fut pris de tremblements
si violents qu’il n’eut d’autre recours que de quitter la route et d’aller
se ranger dans le parking désert du Sing’s, un restaurant chinois qui
se trouvait dans le voisinage immédiat du centre hospitalo-
universitaire de Bangor. C’est là qu’on avait dû transporter le corps
de Pascow. À l’hôpital, pas chez Sing’s.
Jamais plus Vic Pascow ne mangerait une autre portion de moo
goo gai pan, ah, ah !
Impuissant et terrorisé, Louis s’abandonna aux tremblements
incoercibles qui secouaient tout son corps avec une force
déchirante. La peur qui le torturait n’était pas d’essence
surnaturelle, le soleil était bien trop resplendissant pour cela,
simplement, il était terrifié à l’idée qu’il était peut-être en train de
perdre la raison. Il avait l’impression qu’un long et invisible fil de
métal lui tournoyait dans la tête.
ŕ Assez ! balbutia-t-il. Assez, par pitié !
Il alluma la radio à tâtons et tomba sur Joan Baez qui chantait
Diamonds and Rust. Sa voix de soprano douce et liquide le
rasséréna, et lorsque la chanson fut terminée, il se sentit à nouveau
capable de conduire.

En arrivant dans les locaux de l’infirmerie, il lança un bonjour


rapide à miss Charlton et se faufila aussitôt dans la salle de bains. Il
était persuadé qu’il devait avoir une gueule à faire peur. Mais non :
il avait bien un léger creux au-dessous des yeux, mais tellement peu
prononcé que Rachel elle-même n’y avait pas pris garde. Il se passa
un peu d’eau froide sur le visage, se sécha, se donna un coup de
peigne et gagna son bureau.
Steve Masterton s’y trouvait en compagnie de Surrendra Hardu,
le médecin indien qui assurait le service de nuit. Les deux hommes,
un gobelet de café à la main, continuaient le classement des fiches
des prioritaires que Louis avait commencé la veille.
ŕ Ça va, Lou ? fit Masterton.
ŕ Ça va.
ŕ Espérons que ça ira mieux qu’hier matin, dit Hardu.
ŕ C’est vrai que vous avez loupé un beau remue-ménage.

- 113 -
ŕ Surrendra a eu son lot d’émotions fortes cette nuit, dit
Masterton en grimaçant un sourire. Racontez-lui, Surrendra.
Hardu retira ses lunettes et se mit à les essuyer en souriant.
ŕ Deux garçons m’amènent leur copine aux alentours d’une
heure du matin, expliqua-t-il. Elle est ronde comme un… comment
dites-vous, déjà ? Ronde comme une bille, voilà. Elle voulait fêter la
rentrée, vous comprenez. Et elle s’était ouvert la cuisse en tombant.
Une très vilaine coupure. Je lui dis qu’il faudra au moins quatre
points de suture, mais que ça ne laissera pas de cicatrice. Elle me
dit : « Bon, eh bien, vous n’avez qu’à suturer alors », et moi je le fais
en me penchant comme ceci…
Hardu mima la scène, se courbant au-dessus d’une cuisse
invisible. Pressentant ce qui allait suivre, Louis esquissa un sourire.
ŕ … et tandis que je lui recouds sa plaie, elle me vomit sur la tête.
Masterton s’esclaffa bruyamment, et Louis l’imita.
Hardu souriait benoîtement, comme si tout cela lui était déjà
arrivé des milliers de fois au cours de milliers d’existences
antérieures.
ŕ Surrendra, ça fait combien de temps que vous êtes en service ?
demanda Louis une fois que son rire se fut apaisé.
ŕ Depuis minuit, dit Hardu. Je m’en vais maintenant. J’étais
seulement resté pour pouvoir vous dire bonjour.
ŕ Eh bien, bonjour, dit Louis en serrant sa main petite et brune.
Et à présent rentrez chez vous dormir.
ŕ Le fichier des prioritaires est quasiment prêt, dit Masterton.
Vous pouvez crier alléluia, Surrendra.
ŕ Vous m’excuserez, fit Hardu avec un sourire mais je ne suis
pas chrétien.
ŕ Dans ce cas, vous n’avez qu’à chanter le refrain d’Instant
Karma Ŕ vous savez, la chanson de Lennon.
ŕ « Puissiez-vous briller comme le soleil et la lune » récita
Hardu sans se départir de son sourire, après quoi il se glissa
discrètement dehors.
Louis et Steve Masterton restèrent un moment à fixer d’un air
interdit la porte qui venait de se refermer sur lui, puis ils se
regardèrent et éclatèrent de rire. Jamais un rire n’avait paru si bon à
Louis Ŕ il était tellement normal !
ŕ Ça tombe bien qu’on ait fini de classer ces satanées fiches, dit

- 114 -
Steve. C’est aujourd’hui que les trafiquants de drogue débarquent.
Louis hocha la tête. Le défilé des représentants en produits
pharmaceutiques allait commencer à dix heures. Steve Masterton
disait en manière de boutade qu’à l’université d’Orono, si le
mercredi était le jour où l’on célébrait le culte du Spaghetti-Roi, le
mardi était consacré à Saint-Dé, Dé étant l’acronyme de Darvon, le
plus populaire de tous les tranquillisants.
ŕ Soyez sur vos gardes, ô Grand Chef ! dit Steve. Je ne sais pas
comment ces gars-là se comportaient à Chicago, mais ceux d’ici
n’hésitent pas à recourir aux arguments les plus vils : ça va de
l’expédition de chasse tous frais payés au lac Chamberlain en
novembre à l’abonnement annuel gratuit au Club familial de
bowling de Bangor. Un jour, un de ces zèbres-là a même essayé de
me corrompre à l’aide d’une poupée gonflable. Moi ! Et je ne suis
qu’un simple auxiliaire ! Ils sont prêts à tout pour arracher une
vente.
ŕ Vous auriez dû la prendre, cette poupée gonflable.
ŕ Bah, elle était rouquine. Je n’aime pas les rousses.
ŕ Moi, je suis d’accord avec Surrendra, dit Louis. Tout pourvu
que ça aille mieux qu’hier matin.

- 115 -
18

Le représentant des laboratoires Upjohn avait pris rendez-vous à


dix heures ; comme il tardait à se matérialiser, Louis trompa
l’attente en appelant le bureau des inscriptions. Il eut une certaine
Mrs Stapleton qui lui promit de lui expédier sur-le-champ le dossier
de Victor Pascow. Au moment où il raccrochait, le V.R.P. de chez
Upjohn fit son entrée. Il ne lui offrit aucun pot-de-vin, mais lui
demanda simplement s’il serait éventuellement intéressé par un
billet à tarif réduit donnant accès à tous les matches de football des
Patriots de Boston au cours de la prochaine saison.
ŕ Non, répondit laconiquement Louis.
ŕ C’est bien ce que je pensais, fit le représentant d’un air morose
avant de prendre congé.
À midi, Louis se rendit à la cafétéria à pied, y fit l’acquisition d’un
sandwich au thon et d’un maxi-coke et regagna son bureau où il
déjeuna en épluchant consciencieusement le dossier de Pascow. Il
espérait y dénicher un fil conducteur permettant de relier l’existence
de Pascow à la sienne ou à North Ludlow et au Simetierre. Il se
figurait Ŕ sans trop y croire que même un phénomène aussi
singulier que celui-ci devait avoir ne serait-ce qu’un vague début
d’explication rationnelle. Peut-être que ce garçon avait passé son
enfance à Ludlow ; peut-être même qu’il avait inhumé un chien, un
chat, au Simetierre.
Mais il ne découvrit aucune trace du lien qu’il cherchait. Pascow
était originaire de Bergenfield, une petite ville industrielle du New
Jersey, et il s’était inscrit à Orono en vue d’y passer un diplôme
d’ingénieur électricien. Ces quelques feuillets dactylographiés ne
recelaient aucun indice susceptible d’établir le moindre rapport
entre Louis et le jeune homme qui était mort dans le hall d’accueil
de l’infirmerie Ŕ en dehors de sa mort elle-même, bien entendu.
Il vida ce qui lui restait de Coca en écoutant le crachotement de la
paille qui aspirait les dernières gouttes au fond du gobelet de carton,

- 116 -
puis jeta les emballages vides dans la corbeille à papier. C’était un
repas plutôt succinct, mais il l’avait mangé de bon appétit. En fait, il
se sentait plutôt bien. Ses nerfs semblaient s’être remis en place ;
ses tremblements n’avaient pas repris, et il ne subsistait plus de son
épouvante du matin que le souvenir d’un cauchemar absurde et
violent qui s’effilochait peu à peu dans sa mémoire.
Il tambourina nerveusement des doigts sur le buvard de son
sous-main, haussa les épaules et décrocha le téléphone encore une
fois. Il fit le numéro du centre hospitalo-universitaire de Bangor et
demanda la morgue.
Lorsqu’il eut au bout du fil l’employé chargé de la tenue du
registre mortuaire, il donna son identité et dit :
ŕ Vous avez actuellement chez vous un de nos étudiants, un
certain Victor Pascow…
ŕ En effet, nous l’avions, coupa la voix à l’autre bout du fil. Mais
il nous a quittés.
Louis sentit sa gorge se nouer. À la fin, il parvint tout de même à
articuler :
ŕ Que… Comment ?
ŕ Le corps a été rapatrié dans sa famille hier, en fin de soirée.
C’est l’entreprise de pompes funèbres Brookings-Smith qui s’est
occupée de régler les détails de l’expédition. On l’a embarqué sur le
vol Delta numéro, euh… (Il y eut un bruit de pages rapidement
tournées.) Ah, voilà : vol Delta numéro 109, à destination de
Newark. Où est-ce que vous imaginiez qu’il avait pu partir ? Draguer
à la discothèque d’à côté ?
ŕ Non, dit Louis. Bien sûr que non, c’est simplement que…
Simplement que quoi ? Qu’avait-il besoin de s’acharner là-
dessus, bon Dieu ? Ça ne rimait à rien de vouloir résoudre ce
problème de façon rationnelle. Il fallait laisser tomber, tirer un trait
sur tout ça, ne plus y penser. Autrement, il était sûr de se trouver
entraîné dans un tas de complications inutiles.
ŕ C’est simplement que ça me semblait bien subit, acheva-t-il
niaisement.
ŕ Oh, vous savez, le Dr Rynzwyck l’a autopsié hier après-midi à…
(à nouveau, bruit de pages tournées)… quinze heures vingt. Entre-
temps, son père avait fait toutes les démarches nécessaires. Le corps
a dû arriver à Newark aux environs de deux heures du matin.

- 117 -
ŕ Bon, eh bien, dans ce cas…
ŕ À moins qu’un convoyeur ne se soit gouré et ne l’ait expédié
ailleurs, poursuivit l’employé de la morgue d’un ton jovial. Ça nous
est déjà arrivé, vous savez. Pas avec Delta, remarquez. Chez Delta,
ils bossent correctement. On a eu un gars qui était mort pendant
une expédition de pêche dans un coin perdu du comté d’Aroostook,
un de ces bleds tellement minuscules qu’ils n’ont même pas de nom,
juste un numéro sur la carte. Il s’était étranglé en avalant la
languette d’une boîte de bière, le con. Ses compagnons ont fabriqué
un traîneau de fortune, et il leur a fallu deux jours entiers pour le
ramener du fin fond de la cambrousse. Dans un cas pareil, on ne
peut jamais être sûr que l’embaumement marchera. Mais on lui a
tout de même injecté sa ration d’antiseptiques en priant le Bon Dieu
que ça veuille bien tenir le coup et on l’a expédié chez lui, à Great
Falls, Minnesota, dans la soute à bagages d’un avion régulier. Mais
ces abrutis-là, ils se sont mélangé les pédales. D’abord, ils l’ont
envoyé à Miami, puis de là à Des Moines ; ensuite il s’est retrouvé à
Fargo, dans le Dakota du Nord, et la quelqu’un s’est enfin aperçu
que ça ne tournait pas rond, mais entre-temps il s’était écoulé
soixante-douze heures. Et la préparation pour l’embaumement
n’avait pas pris du tout ; on aurait tout aussi bien pu lui injecter du
Seven-Up à la place du phénol. Le client était noir comme du
charbon et il puait si fort la barbaque que six bagagistes se sont
trouvés mal. En tout cas, c’est ce qu’on m’a raconté.
La voix à l’autre bout du fil éclata d’un rire gras.
Louis ferma les yeux et il dit :
ŕ Bon, écoutez, merci…
ŕ Si vous voulez, je peux vous donner le numéro personnel du Dr
Rynzwyck, docteur Creed. Mais en principe, le matin il va faire son
golf à Orono.
ŕ Merci, ça ira comme ça, dit Louis.
Il replaça le combiné sur sa fourche. « Voilà qui règle tout, se dit-
il. Pendant que tu faisais un cauchemar insensé, le corps de
Pascow reposait selon toutes probabilités dans un salon mortuaire
du New Jersey. Ça met un point final à toute l’histoire ; restons-en
là. »

L’après-midi, alors qu’il roulait en direction de Ludlow, il trouva

- 118 -
enfin une explication plausible à ces traces boueuses au pied de son
lit, et un immense soulagement l’envahit.
Il avait été victime d’une petite crise de somnambulisme, d’un
épisode aigu mais sans conséquence d’automatisme ambulatoire
provoqué par le choc psychologique violent qu’il avait forcément
subi en voyant un étudiant mortellement blessé lui claquer dans les
bras alors qu’il venait à peine d’entamer son premier jour de service
à l’infirmerie.
Cela expliquait tout. Son rêve lui avait paru extrêmement réel,
c’est qu’il comportait effectivement de larges pans de réalité : le
contact de la descente de lit sous ses pieds, celui de la rosée humide
et, bien sûr, la branche morte qui l’avait égratigné. C’était aussi
pourquoi il n’était pas parvenu à passer à travers la porte comme
Pascow.
Une image prit lentement corps dans son esprit : celle de Rachel
descendant l’escalier la nuit dernière et pénétrant dans la cuisine au
moment même où, le regard fixe, les pupilles étroites, il essayait
vainement de passer à travers la porte de la remise. Cette idée lui
arracha une grimace. Pauvre Rachel, ça lui aurait sûrement flanqué
un coup terrible.
L’hypothèse de la crise somnambulique une fois admise, il
devenait possible de démonter les ressorts de son rêve, et il se hâta
de le faire. S’il avait marché dans son sommeil jusqu’au Simetierre,
c’est parce que dans son esprit l’endroit était associé à une situation
de stress encore toute fraîche. En fait, il avait même été à l’origine
d’une sérieuse dispute entre Rachel et lui… et aussi, se dit-il avec
une excitation grandissante, il était associé dans son esprit à la
première rencontre de sa fille avec l’idée même de la mort,
événement avec lequel son inconscient était sans doute encore aux
prises au moment où il s’était mis au lit la veille au soir.
« Encore heureux que je sois arrivé à rentrer indemne. Je ne me
rappelle même pas le retour. Je suis sans doute revenu en pilotage
automatique. »
Ça valait mieux, du reste. Il préférait ne pas s’imaginer reprenant
conscience ce matin à côté de la tombe de Smucky le chat,
désorienté, couvert de rosée et vraisemblablement mort de trouille
(quoique sûrement pas autant que Rachel).
Mais à présent, c’était fini.

- 119 -
Quel soulagement, mes aïeux !
« Tire un trait là-dessus, Louis », se dit-il. Son intelligence
essaya bien de protester. « Et comment expliques-tu les dernières
paroles de Pascow, hein ? », mais il eut vite fait de lui imposer
silence.

Le même soir, alors que Rachel était occupée à repasser et que les
deux enfants, assis dans le même fauteuil, ingurgitaient béatement
un nouvel épisode de la série des Muppets, Louis annonça d’un ton
désinvolte qu’il allait peut-être bien sortir faire un petit tour,
histoire de prendre un peu l’air.
ŕ Ne reste pas trop longtemps parti, Louis, dit Rachel sans
même lever les yeux de sa planche. J’aimerais mieux que tu sois là
pour m’aider à coucher Gage, tu sais qu’il fait toujours moins
d’histoires avec toi.
ŕ Entendu, dit Louis.
ŕ Où tu vas, papa ? interrogea Ellie sans quitter la télé des yeux,
car miss Piggy était sur le point d’expédier un marron à Kermit.
ŕ Je vais faire un tour dans la campagne, c’est tout, ma chérie.
ŕ Ah bon.
Louis sortit de la maison, et un quart d’heure plus tard il se
retrouva au Simetierre, regardant curieusement autour de lui, en
butte à un fort sentiment de déjà vu. Il était venu ici la nuit dernière,
ça ne faisait pas le moindre doute : la petite pancarte qui tenait lieu
de plaque commémorative au chat Smucky gisait à terre. C’est lui
qui l’avait renversée au moment où le visage grimaçant de Pascow
s’était approché de lui à la fin de son rêve, ou du moins de la partie
de son rêve dont il avait gardé le souvenir. Il la redressa
machinalement et se dirigea vers le monceau d’arbres morts.
Ces branches et ces troncs blanchis par les intempéries lui
faisaient froid dans le dos ; il les avait vus se muer en un tas
d’ossements, et le souvenir de cette vision le glaçait encore d’effroi.
Il se força à avancer la main et à toucher une des branches. Elle était
en équilibre précaire au sommet de la pile désordonnée de bois
mort ; le seul contact des doigts de Louis suffit à l’en déloger, elle
roula jusqu’à terre et il dut faire un saut en arrière pour l’éviter.
Il examina les taillis qui flanquaient le tas de bois mort. D’un côté
comme de l’autre, ils étaient extraordinairement touffus et tout à

- 120 -
fait impénétrables. Et ce n’était pas le genre de broussailles à travers
lesquelles on pouvait essayer de se frayer un chemin, à moins d’être
cinglé. Le sol était recouvert d’une masse luxuriante et compacte de
sumac vénéneux (toute sa vie, Louis avait entendu des gens se
vanter d’être insensibles à ce poison, mais il savait qu’il affectait
tout le monde à un degré ou à un autre), auquel succédait un
inextricable fouillis de ronces énormes aux épines d’aspect
redoutable.
Louis revint lentement sur ses pas, et il se campa face à l’endroit
où devait se trouver le milieu du tas de bois mort. Il le considéra
longuement, les mains enfoncées dans les poches arrière de son
jean.
Dis donc, tu vas quand même pas essayer d’escalader ce
machin ?
Moi ? Ça va pas la tête, non ? Pourquoi est-ce que j’irais faire
une connerie pareille ?
Ah bon, parce que tu vois, Lou, tu commençais à m’inquiéter un
peu, là. Évidemment, si t’as envie de te retrouver patient dans ta
propre infirmerie avec une cheville pétée, tu peux toujours tenter le
coup.
T’as raison. Et d’ailleurs, il commence à faire un peu trop noir.
Certain d’être parfaitement décidé et en complet accord avec lui-
même, Louis se mit en devoir d’escalader l’empilement d’arbres
morts.
Il était à mi-chemin du sommet lorsqu’il le sentit céder sous son
poids avec une espèce de craquement très singulier.
« Tu vas tomber sur un os, toubib ! »
Une autre branche se déroba sous lui, et il se hâta de redescendre
avec des gestes que l’affolement rendait maladroits. Les pans de sa
chemise étaient sortis de son pantalon.
Il regagna la terre ferme sans anicroches et épousseta les débris
d’écorce pulvérulents qui lui maculaient les paumes. Puis il se
dirigea vers l’entrée du sentier qui le ramènerait chez lui Ŕ à ses
enfants qui réclameraient une histoire avant de dormir, à Church
dont la carrière de matou certifié et de tombeur de minettes
touchait définitivement à sa fin ce soir même, au thé dans la cuisine
avec Rachel une fois les enfants au lit.
Avant de se mettre en route, il se retourna une dernière fois pour

- 121 -
embrasser la clairière du regard. Il y régnait comme un grand
silence vert, et de minces volutes de brume surgies d’on ne sait où
s’étaient mises à s’enrouler lentement autour des plaques
funéraires. Ces cercles concentriques… On aurait dit
qu’inconsciemment des générations successives d’enfants de North
Ludlow avaient construit une espèce de Stonehenge miniature.
« Tu es sûr qu’il n’y a que ça, Louis ? »
Il n’avait eu le temps de jeter qu’un coup d’œil extrêmement bref
au-dessus de la pile d’arbres morts avant que la sensation d’un
effondrement imminent l’ait dissuadé de s’aventurer plus loin, mais
il aurait juré qu’il avait aperçu de l’autre côté un chemin qui
s’enfonçait encore plus profondément dans les bois.
C’est pas tes oignons, tout ça, Louis. Laisse tomber, va.
Oui, chef.
Louis tourna les talons et prit le chemin du retour.
Rachel était montée se coucher depuis une heure, mais Louis
s’attardait encore, feuilletant une pile de revues de médecine qu’il
avait déjà passées au crible et refusant d’admettre que l’idée d’aller
au lit Ŕ et de s’endormir Ŕ le rendait nerveux. Jamais auparavant il
n’avait été victime d’une attaque de somnambulisme, et il n’avait
aucun moyen d’être sûr qu’il s’agissait d’un épisode isolé ; il fallait
d’abord voir s’il se reproduisait ou pas.
Il entendit Rachel se lever, et sa voix étouffée qui, depuis le palier
de l’étage, l’appelait :
ŕ Lou ? Tu ne viens pas te coucher, mon chéri ?
ŕ Si, j’allais justement monter, répondit-il en éteignant le
plafonnier qui éclairait sa table de travail et en se levant.

Ce soir-là, il lui fallut nettement plus de sept minutes pour


désactiver ses circuits. Rachel dormait profondément et le bruit de
sa respiration lente et régulière donnait un surcroît de réalité à
l’image de Victor Pascow qui le harcelait sans trêve. Chaque fois
qu’il fermait les yeux, il voyait la porte s’ouvrir brutalement et
Victor Pascow (notre vedette surprise !) apparaissait sur le seuil,
vêtu de son short de jogging écarlate, livide sous son bronzage
d’athlète, avec la pointe blanchâtre de son omoplate qui lui
dépassait de l’épaule.
Quand il glissait dans le sommeil, il se demandait soudain quel

- 122 -
effet cela lui ferait de se réveiller grelottant au beau milieu du
Simetierre, d’ouvrir les yeux sur ces cercles de tombes éclairées par
la lune et d’être obligé de s’en retourner à pied, et réveillé, le long du
sentier qui sinuait à travers la forêt. Et ces pensées l’arrachaient
brutalement à son assoupissement.
Quelque temps après minuit, le sommeil le prit en traître et
s’abattit sur lui. Il ne fit pas de rêves.
À sept heures et demie, il fut réveillé brusquement par le son
d’une pluie froide d’automne qui battait les carreaux. Il rejeta les
couvertures avec une certaine appréhension, mais son drap du
dessous était irréprochable. La même épithète aurait bien mal
convenu à ses pieds avec leurs talons cerclés de durillons, mais en
tout cas ils étaient propres.
Louis se surprit à siffloter gaiement sous la douche.

- 123 -
19

C’est Rachel qui se chargea de conduire Winston Churchill chez


le vétérinaire après avoir confié Gage à Missy Dandridge : Ce soir-là,
Ellie resta éveillée jusqu’à plus de onze heures en gémissant qu’elle
ne pouvait pas dormir sans Church et en réclamant verre d’eau sur
verre d’eau. À la fin, Louis refusa de lui en apporter un de plus en
alléguant qu’elle allait finir par mouiller son lit. Ce refus déclencha
une crise de larmes d’une telle sauvagerie que Louis et Rachel en
restèrent médusés. Ils échangèrent un regard interdit, les sourcils
en accent circonflexe.
ŕ Elle a peur pour Church, dit Rachel. Laissons-la vider l’abcès,
Lou.
ŕ À ce train-là, elle s’épuisera vite, dit Louis. Enfin, j’espère.
Il ne se trompait pas. Au bout d’un moment, les cris déchirants
d’Ellie se muèrent en sanglots brefs, en geignements et en hoquets.
Puis ce fut le silence.
Louis remonta pour voir ce qui se passait et il la trouva endormie
à même le sol, serrant étroitement entre ses bras la corbeille en
osier dans laquelle Church ne daignait dormir que très
exceptionnellement.
Louis lui ôta la corbeille des bras, la mit au lit, écarta doucement
les cheveux qui s’étaient collés à son front humide de sueur et
l’embrassa. Mû par une impulsion subite, il gagna la petite pièce qui
tenait lieu de bureau à Rachel et y prit une feuille de papier sur
laquelle il griffonna en grosses majuscules : « JE RENTRE
DEMAIN, GROSSES BISES, CHURCH. » et qu’il épingla au coussin
de la corbeille à chat.
Ensuite il pénétra dans sa chambre à coucher en espérant que
Rachel s’y trouverait. Rachel était bien là. Ils firent l’amour et
s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Church regagna ses pénates vendredi ; son retour coïncidait avec

- 124 -
la fin de la première semaine de travail de Louis. Ellie s’en fit toute
une fête ; elle consacra une bonne partie de son argent de poche à
l’achat d’une boîte de croquettes particulièrement délectables et alla
même jusqu’à faire mine de gifler Gage parce qu’il se mêlait de
vouloir caresser l’animal. Ce geste arracha au garçonnet des larmes
plus abondantes qu’il n’en avait jamais versé à la suite d’une
réprimande de son père ou de sa mère. Essuyer une rebuffade
d’Ellie était comme essuyer une rebuffade du Bon Dieu.
Louis ne pouvait pas regarder Church sans éprouver une pointe
de tristesse. Il avait perdu toute trace de son ancienne vivacité. Il
n’avait plus sa démarche chaloupée de tueur de l’Ouest ; il allait
d’un pas lent et précautionneux de convalescent. Il se laissait
nourrir à la main par Ellie et ne manifestait pas la moindre velléité
de sortir, ne serait-ce que pour aller fureter dans le garage. Il avait
changé.
En définitive, ce changement ne pourrait sans doute lui faire que
du bien.
Apparemment, ni Rachel ni Ellie ne remarqueraient la différence.

- 125 -
20

L’été indien arriva, puis repartit. Les arbres se parèrent de


flamboyantes couleurs cuivrées dont l’éclat s’estompa vite. Vers la
mi-octobre, des cataractes de pluie glaciale s’abattirent du ciel et
aussitôt après les feuilles se mirent à tomber. Chaque jour, Ellie
rentrait de l’école les bras chargés d’ornements de Halloween qu’elle
avait confectionnés en classe ; un soir, elle raconta à Gage l’histoire
du cavalier sans tête et Gage passa le reste de la soirée à gazouiller
gaiement des phrases sans queue ni tête qui tournaient toutes
autour d’un certain Escabeau d’Laine2 Rachel fut prise d’un fou rire
incoercible.
Ce début d’automne fut une période heureuse pour eux tous.
À l’université, le travail de Louis avait pris un rythme de
croisière, et en dépit de son aspect routinier il en retirait bien des
satisfactions. Il recevait ses patients, assistait aux réunions du
Conseil de l’université et rédigeait consciencieusement les
inévitables « tribunes libres » qu’il se devait de faire paraître dans le
quotidien des étudiants pour promettre aux jeunes filles que leur
anonymat serait soigneusement préservé si elles venaient se faire
traiter pour une maladie vénérienne à l’infirmerie du campus et
pour exhorter l’ensemble du corps étudiant à se faire vacciner
contre la grippe asiatique, dont une épidémie était prévue cet hiver.
Il prenait part à des groupes de discussion qu’il lui arrivait de
présider. Dans le courant de la deuxième semaine d’octobre, il se
rendit à Providence pour y assister à un congrès régional de
médecine universitaire auquel il soumit un exposé consacré aux
répercussions légales de certaines thérapeutiques spécifiques au
milieu étudiant. Le cas de Victor Pascow y était mentionné à titre

2 Il s’agit de la Légende de Sleepy Hollow, une des plus célèbres


histoires du Livre d’esquisses de Washington Irving, dont le héros
se nomme Ichabod Crane. (N.d.T.)

- 126 -
d’exemple, mais Louis avait eu soin de le baptiser du nom fictif de
« Henry Montez ».
Son exposé fut favorablement accueilli. Il s’attela ensuite à
l’élaboration d’un projet de budget pour la prochaine année scolaire.
Le soir, il avait aussi désormais ses petites habitudes bien
réglées : après le dîner, il passait un moment avec les gosses, puis
s’en allait boire une ou deux bières avec Jud Crandall. Rachel
l’accompagnait parfois quand Missy pouvait venir garder les enfants
pendant une heure, et quelquefois aussi Norma venait se joindre à
eux, mais la plupart du temps Louis et Jud restaient en tête à tête.
Louis éprouvait un plaisir sans cesse renouvelé dans la compagnie
du vieil homme qui lui contait intarissablement toutes les histoires
de Ludlow en remontant jusqu’à trois siècles en arrière avec autant
d’aisance que s’il les eût intégralement vécues lui-même. Il parlait
beaucoup mais ses discours ne se perdaient jamais en digressions
oiseuses, et Louis ne se lassait pas de l’écouter. Par contre, il avait
remarqué que Rachel se couvrait souvent la bouche d’une main
pour dissimuler un bâillement.
En général, il retraversait la route sur le coup de dix heures pour
réintégrer ses pénates, et, presque immanquablement, la soirée
s’achevait par des ébats amoureux avec Rachel. Ils n’avaient pas fait
l’amour avec une telle fréquence depuis la première année de leur
mariage, et jamais ils ne l’avaient fait aussi voluptueusement.
Rachel était d’avis que c’était dû aux effets bénéfiques de l’eau de
leur puits artésien ; Louis inclinait à penser que c’était plutôt le bon
air du Maine qui les vivifiait ainsi.
Le souvenir de la mort atroce de Victor Pascow et des
perturbations qu’elle avait occasionnées le jour de la rentrée
s’effaçait rapidement de la mémoire collective des usagers du
campus et de celle de Louis.
Sans doute le pleurait-on encore dans sa famille. Le père de
Pascow avait appelé Louis au téléphone, et il s’était longuement
entretenu avec lui ; l’homme était au bord des larmes, et Louis avait
remercié le ciel de ne pas être obligé de supporter la vue de son
visage. Il désirait seulement que Louis l’assurât qu’il avait fait tout
ce qui était en son pouvoir pour sauver son fils, et Louis lui en
donna sa parole et lui certifia que tout le personnel de l’infirmerie
avait fait preuve d’un maximum de diligence. Mais il ne mentionna

- 127 -
ni le début de panique ni la tache de sang qui les avait obligés à
remplacer la moquette et ne lui précisa pas non plus que son fils
était déjà cliniquement mort à l’instant où on l’avait amené à
l’infirmerie ; Pourtant, c’étaient précisément ces détails-là que Louis
était certain de ne jamais pouvoir oublier lui-même. Mais pour ceux
à qui le nom de Pascow n’avait jamais rien évoqué d’autre qu’un fait
divers sanglant, tout cela se fondait désormais dans des lointains
vagues.
Louis n’avait pas oublié son rêve et la crise de somnambulisme
qui l’avait accompagné, mais à présent il lui semblait presque que
c’était arrivé à quelqu’un d’autre, ou qu’il s’agissait d’une scène
d’une dramatique télé déjà vieille. Il avait conservé une impression
analogue de son unique visite à une prostituée, qui avait eu lieu à
Chicago six ans auparavant ; c’étaient des événements aussi
négligeables l’un que l’autre, de brèves escapades hors du cours
normal de son existence qui résonnaient artificiellement, comme
des sons produits dans une chambre d’échos.
Il ne pensait plus jamais aux paroles que Pascow avait ou n’avait
pas prononcées en mourant.
Le soir de Halloween, un tapis de givre recouvrait la campagne.
Louis et Ellie commencèrent leur tournée des petits fous par la
maison des Crandall.
Ellie tournoya à travers la cuisine en chevauchant son balai et en
poussant d’affreux ricanements grinçants et sa prestation lui attira
les louanges attendues.
ŕ A-t-on jamais vu sorcière plus mignonne ! s’écria Norma. Pas,
Jud ?
Jud dit qu’il était bien de cet avis, puis il alluma une cigarette.
ŕ Où est Gage, Louis ? interrogea-t-il. Je croyais que vous l’aviez
déguisé aussi.
Ils avaient effectivement prévu d’emmener Gage faire la tournée
des petits fous avec eux ; Rachel s’en était même fait toute une fête à
l’avance, puisque, avec l’aide de Missy Dandridge, elle lui avait
improvisé une espèce de costume d’insecte avec en guise d’antennes
des cintres tordus entourés de papier crépon. Malheureusement,
Gage avait contracté un vilain rhume et Louis, constatant d’une part
que les poumons de l’enfant produisaient un son un peu catarrheux
et d’autre part que le thermomètre fixé à l’extérieur de la fenêtre

- 128 -
indiquait à peine trois degrés à six heures, avait prononcé un veto
catégorique. Rachel, quoique déçue, s’était rendue sans peine à ses
raisons.
Ellie avait solennellement promis à Gage qu’elle lui céderait une
partie de son butin, mais son air peiné avait quelque chose de
tellement théâtral que Louis s’était demandé si au fond elle n’était
pas plutôt heureuse d’être débarrassée de Gage, qu’il aurait fallu
traîner comme un boulet… et qui aurait risqué de lui voler un tant
soit peu la vedette.
ŕ Pauvre petit Gage ! s’était-elle exclamée du ton qu’on emploie
plutôt d’habitude pour plaindre quelqu’un qui est atteint d’un mal
incurable.
Ignorant de ce qu’il était en train de manquer, Gage regardait
tranquillement la télé, assis sur le canapé à côté d’un Church
sommeilleux.
ŕ Ellie-sorcière, avait répondu Gage sans grand intérêt et il
s’était replongé dans la contemplation de la télé.
ŕ Pauvre Gage ! avait répété Ellie en poussant un gros soupir.
Louis, pensant à des larmes de crocodile, avait souri. Elle s’était
cramponnée à sa main et s’était mise à le tirer vers la porte en
criant :
ŕ Allez, papa, on y va ! On-y-va, on-y-va, on-y-va !

ŕ Gage a un début de bronchite, disait à présent Louis à Jud


Crandall.
ŕ Oh, c’est-y pas malheureux ! s’exclama Norma. Mais il n’en
profitera que mieux l’an prochain. Tiens, Ellie, ouvre-moi ton sac…
ouïe !
La vieille dame avait pris une pomme et une petite tablette de
nougatine chocolatée dans le saladier plein de friandises de
Halloween qui était posé sur la table, mais elles lui avaient échappé
l’une et l’autre. Louis eut un serrement de cœur en voyant à quel
point sa main était déformée. Il se baissa pour rattraper la pomme
qui roulait sur le sol tandis que Jud ramassait la tablette de
nougatine et la glissait dans le sac d’Ellie.
ŕ Je vais te donner une autre pomme, mon petit lapin, dit
Norma. Celle-ci sera talée.
ŕ Mais non, voyons, elle n’a rien, dit Louis en faisant mine de

- 129 -
fourrer la pomme dans le sac d’Ellie.
Mais la fillette fit un pas en arrière en serrant son sac contre sa
poitrine.
ŕ Je ne veux pas d’une pomme tachée, papa ! s’écria-t-elle en
regardant Louis comme s’il était devenu fou. Des marques brunes…
beurk !
ŕ Ellie, ne sois pas malpolie, bon sang !
ŕ Ne la grondez pas parce qu’elle dit la vérité, Louis, protesta
Norma. Vous savez bien que les enfants disent toujours la vérité.
Sans ça, ce ne seraient pas des enfants. C’est vrai que ces taches
brunes sont dégoûtantes.
ŕ Merci, Mrs Crandall, dit Ellie en décochant à son père un
regard vindicatif.
ŕ Il n’y a pas de quoi, mon petit chou, dit Norma.
Jud les raccompagna jusqu’à la véranda. Deux petits fantômes
étaient en train de monter l’allée, et Ellie les reconnut : ils étaient de
son école. Elle retourna dans la cuisine avec eux, si bien que Jud et
Louis restèrent un moment seuls sous la véranda.
ŕ L’arthrite de Norma a beaucoup empiré, fit observer Louis.
Jud hocha la tête et il éteignit sa cigarette en la pinçant entre le
pouce et l’index au-dessus du cendrier.
ŕ C’est vrai, dit-il. Son état s’aggrave toujours en automne et en
hiver, mais cette fois-ci ça bat tous les records.
ŕ Qu’est-ce qu’en dit son docteur ?
ŕ Il ne peut rien en dire, vu que Norma n’est pas allée le
consulter.
ŕ Comment ? Mais pourquoi ?
Jud se tourna vers Louis. Dans la lumière des phares du break
qui attendait les deux petits fantômes, son visage avait une
expression de désarroi inaccoutumée.
ŕ Je voulais attendre un moment plus favorable pour vous
demander cela, Louis, mais j’imagine que le moment est toujours
mal choisi lorsqu’il s’agit d’abuser de l’amitié de quelqu’un.
Accepteriez-vous de l’examiner ?
De la cuisine, les sons de la joyeuse cacophonie de Halloween
parvinrent à Louis. Les deux fantômes poussaient des bouh-ouh
caverneux et Ellie avait repris ses ricanements de sorcière (auxquels
elle s’était exercée toute la semaine).

- 130 -
ŕ Y a-t-il autre chose qui ne va pas avec Norma ? demanda-t-il.
Est-ce qu’elle a peur d’autre chose, Jud ?
ŕ Elle a des douleurs dans la poitrine, admit le vieil homme
d’une voix étouffée. Et elle refuse d’aller consulter le Dr Weybridge.
Je suis un peu inquiet.
ŕ Et Norma, est-elle inquiète ?
Jud hésita un moment avant de répondre.
ŕ Je crois qu’elle a la frousse. À mon avis, c’est pour ça qu’elle ne
veut pas aller chez le docteur. Une de ses plus vieilles amies, Betty
Coslaw, est morte d’un cancer le mois dernier à l’hôpital de Bangor.
Norma et elle avaient exactement le même âge. Ça lui a fichu la
frousse.
ŕ Je l’examinerai bien volontiers, dit Louis. Sans problème.
ŕ Merci, Louis, dit Jud d’une voix pleine de gratitude. Un de ces
soirs, on n’aura qu’a la coincer à nous deux, et…
Il s’interrompit brusquement et pencha la tête dans une attitude
interrogative. Son regard rencontra celui de Louis.
Louis ne parvint jamais à se rappeler précisément par la suite
comment il était passé d’une émotion à l’autre. Tout essai d’analyse
ne faisait que lui donner le vertige. La seule chose dont il se
souvenait avec certitude était que sa curiosité s’était rapidement
muée en angoisse : il sentait que quelque chose de terrible venait
d’arriver Ŕ mais il ignorait où. Ses yeux plongeaient dans le regard
de Jud et n’y lisaient aucune trace de malice. Il fut un long moment
sans savoir quelle attitude prendre.
« Bouh-ouh-ouh-ouh ! » mugissaient les fantômes de Halloween
dans la cuisine. « Bouh-ouh-ouhouh ! » Puis tout à coup, le « ouh ! »
monta dans les aigus et se transforma en un ululement vraiment
terrifiant : « Ouh-ouh-OUH-OUH-OUH-OUH !…»
Un des deux fantômes hurlait de terreur.
ŕ Papa ! cria Ellie d’une voix stridente, un peu étranglée par
l’angoisse. Papa ! Mizzis Crandall est tombée !
ŕ Ô, mon Dieu ! gémit Jud.
Ellie se précipita vers la véranda à toutes jambes, agrippant
convulsivement son balai, les pans de sa robe noire flottant derrière
elle. Son visage couvert de fard vert, décomposé par l’horreur, lui
donnait l’air d’un poivrot pygmée au stade ultime de l’intoxication
alcoolique. Les deux petits fantômes parurent à sa suite, en larmes.

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Jud se rua à l’intérieur en criant le nom de sa femme. Ses
mouvements étaient étonnamment vifs pour un octogénaire. Plus
que vifs, même. Presque aussi souples et lestes que ceux d’un
adolescent.
Louis se pencha sur Ellie et il la prit aux épaules.
ŕ Attends-moi ici, Ellie. Tu ne bouges pas de la véranda.
Compris ?
ŕ J’ai peur, papa ! balbutia la fillette.
Les deux fantômes les dépassèrent en coup de vent et dévalèrent
l’allée à fond de train en glapissant le nom de leur mère. Leurs sacs
pleins de friandises craquetaient comme des maracas.
Ignorant les cris d’Ellie qui le suppliait de revenir, Louis traversa
le vestibule d’entrée en courant et fit irruption dans la cuisine.
Norma était étalée de tout son long sur le linoléum bosselé au
milieu d’un grand fouillis de pommes et de plaquettes de nougatine.
Apparemment, elle s’était cramponnée au saladier en s’écroulant et
l’avait retourné. Il gisait un peu plus loin, tel un minuscule aéronef
de pyrex. Jud frictionnait le poignet de Norma. Il leva vers Louis un
visage ravagé par l’angoisse.
ŕ Aidez-moi, Louis, dit-il. Aidez-la. Je crois qu’elle est en train
de mourir.
ŕ Poussez-vous un peu, dit Louis.
En s’agenouillant, il écrasa une pomme. Il sentit le jus qui
traversait le genou usé de son vieux pantalon de velours côtelé, et
une odeur aigrelette envahit soudain la cuisine.
« Ça y est, c’est le coup de Pascow qui recommence », se dit
Louis, puis il chassa cette idée de son esprit à grands coups de
pompes dans le train.
Il chercha le pouls de Norma. Il était faible, sautillant, fugace ; on
aurait plutôt dit des spasmes que des pulsations. Arythmie
complète, bien près de provoquer la fibrillation des ventricules et
l’arrêt définitif du cœur.
« Comme Elvis Presley, Norma », se dit-il.
Il déboutonna sa robe, découvrant une combinaison en soie d’un
jaune crémeux. Bougeant à son propre rythme à présent, Louis
tourna la tête de Norma sur le côté et il entreprit de lui administrer
un massage cardiaque.
ŕ Jud, écoutez-moi bien, dit-il.

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Paume de la main gauche à plat sur le sternum, quatre
centimètres au-dessus de l’appendice xiphoïde.
De la main droite, saisir fermement le poignet gauche, serrer
vigoureusement, imprimer une forte pression. « De la fermeté, mais
pas de panique – elle est vieille, ses côtes sont fragiles. Et pour
l’amour du ciel, fais attention à ne pas lui enfoncer les poumons ! »
ŕ Je suis là, fit Jud.
ŕ Allez prendre Ellie, lui dit Louis. Faites-lui traverser la rue.
Prudemment Ŕ n’allez pas vous faire écraser. Racontez ce qui est
arrivé à Rachel, et dites-lui qu’il me faut ma trousse. Pas celle qui
est dans mon bureau, l’autre, qui est rangée au sommet de l’étagère
de la salle de bains. Rachel comprendra. Dites-lui aussi d’appeler
l’hôpital de Bangor et de demander une ambulance.
ŕ Il y en a un à Bucksport, dit Jud. C’est plus près.
ŕ À Bangor, ils sont plus rapides. Allez-y. Ne faites pas le coup de
fil vous-même ; laissez Rachel s’en charger. Il me faut absolument
cette trousse.
« Et une fois que Rachel saura ce qui se passe, songea-t-il, ça
m’étonnerait qu’elle soit disposée à me l’apporter. »
Jud sortit. Louis entendit la porte à treillis se refermer en
claquant. Il était seul avec Norma Crandall et l’odeur des pommes.
Le tic-tac régulier du gros régulateur mural lui parvenait du living.
Tout à coup, Norma émit un long soupir rauque et elle cligna des
paupières. Une certitude froide, horrible, envahit brusquement
l’esprit de Louis.
« Ses yeux vont s’ouvrir… oh, bon Dieu, ses yeux vont s’ouvrir et
elle va se mettre à me parler du Simetierre. »
Mais la vieille dame se borna à poser brièvement sur lui un
regard où perçait une lueur de conscience un peu trouble avant de
refermer les yeux. Louis se sentit confus, et il eut honte de cette
peur idiote et qui lui ressemblait si peu. En même temps, il
éprouvait un mélange de soulagement et d’espoir. Il avait vu de la
souffrance dans les yeux de Norma, mais visiblement elle n’était pas
dans les affres de l’agonie. Donc, c’était une attaque sérieuse, mais
pas mortelle.
À présent, il avait l’haleine courte et il était en nage. La
respiration artificielle, ça paraît simple comme chou quand ce sont
des secouristes de la télé qui en font la démonstration. Mais en fait

- 133 -
un massage de la poitrine exécuté avec la force et la régularité
indispensables vous pompe énormément de calories et le lendemain
matin il aurait les épaules courbaturées.
ŕ Je peux faire quelque chose ?
Louis tourna la tête. Une femme vêtue d’un pantalon coupe sport
et d’un gros chandail marron se tenait debout dans l’encadrement
de la porte, l’air un peu hésitant, serrant une main crispée contre sa
poitrine.
ŕ Non, dit-il, puis, se ravisant : Si. Mouillez un torchon, s’il vous
plaît, ensuite tordez-le bien et posez-le lui sur le front.
La femme s’avança vers l’évier et fit ce qu’il disait.
Louis rabaissa son regard sur Norma. Ses yeux s’étaient rouverts.
ŕ Louis, je suis tombée, fit-elle d’une voix exsangue. Je crois bien
que je me suis évanouie.
ŕ Vous avez eu un petit infarctus, dit Louis. Ça n’a pas l’air trop
grave. Détendez-vous à présent, et évitez de parler, Norma.
Il se reposa un instant, puis il lui prit à nouveau le pouls. Les
battements étaient trop rapides. Son cœur faisait du morse : il
battait régulièrement, produisait soudain une série de pulsations
proches de la fibrillation, puis reprenait sa cadence régulière.
Toc, toc, toc, WHOMPA-WHOMPA-WHOMPA, toc, toc, toc. Pas
génial, mais tout de même un poil mieux que l’arythmie complète.
La femme s’approcha avec le torchon mouillé, le plaça sur le front
de Norma et s’écarta d’un pas indécis. Jud reparut alors, la trousse
de Louis à la main.
ŕ Louis ?
ŕ Ça va s’arranger, fit Louis. (Son regard était tourné vers Jud,
mais c’est à Norma que cette affirmation s’adressait.) L’ambulance
est en route ? interrogea-t-il.
ŕ Votre femme était en train d’appeler l’hôpital quand je suis
parti, dit Jud. Je n’ai pas voulu m’attarder.
ŕ Je ne veux pas… aller à l’hôpital, articula Norma.
ŕ Vous irez, que ça vous plaise ou non, dit Louis. On vous
gardera cinq jours en observation et sous médication, et après ça
vous rentrerez chez vous en pleine forme, ma bonne Norma. Et
maintenant, si vous dites un mot de plus, je vous force à avaler
toutes ces pommes. Trognons compris.
La vieille dame esquissa un pâle sourire et ses yeux se

- 134 -
refermèrent.
Louis ouvrit sa trousse, farfouilla dedans, trouva le flacon
d’Isodil, le retourna ouvert au-dessus de sa paume et en fit tomber
une pilule à peine plus grosse qu’une tête d’épingle. Il reboucha le
flacon et prit la minuscule pilule entre le pouce et l’index.
ŕ Norma, vous m’entendez ?
ŕ Oui.
ŕ Vous allez ouvrir la bouche. Vous avez fait la petite folle de
Halloween, vous allez recevoir votre friandise. Je vais vous placer
sous la langue une toute petite pilule. Je veux que vous la gardiez là
jusqu’à dissolution complète. Ça va être un peu amer, mais ne vous
en occupez pas. D’accord ?
Norma ouvrit la bouche, exhalant une bouffée d’haleine fétide
qui sentait le vieux dentier, et l’espace d’un instant Louis éprouva
une poignante tristesse.
Cette vieille femme effondrée sur le linoléum de sa cuisine au
milieu d’un désordre de pommes et de confiseries de Halloween
avait été jadis une fille de dix-sept ans avec des seins que guignaient
tous les garçons du voisinage, trente-deux dents fermement
plantées et sous sa robe à corsage monté un petit cœur gonflé à bloc.
Norma abaissa sa langue sur la pilule et elle eut un début de
grimace. C’est vrai que l’Isodil n’est guère agréable au goût. Mais
Norma n’était pas comme Victor Pascow, hors d’atteinte et
impossible à soulager. « Elle va vivre, se dit Louis, elle a encore du
ressort. » Elle leva une main tâtonnante et Jud s’en saisit
tendrement.
Louis se redressa, récupéra le saladier retourné et entreprit de
rassembler son contenu épars. La femme vint lui prêter main-forte
en lui annonçant qu’elle se nommait Mrs Buddinger et qu’elle
habitait un peu plus bas sur la route. Lorsqu’ils en eurent terminé,
elle déclara qu’il valait mieux qu’elle retourne à sa voiture parce que
ses deux fils devaient être morts de peur.
ŕ Merci de votre aide, Mrs Buddinger, dit Louis.
ŕ Je n’ai rien fait, répondit-elle avec simplicité. Mais ce soir je
remercierai Dieu à genoux pour votre intervention, docteur Creed.
Louis leva une main avec embarras.
ŕ Eh bien comme ça, nous serons deux, dit Jud.
Ses yeux cherchèrent ceux de Louis et il le regarda bien en face,

- 135 -
sans ciller. Il avait repris le contrôle de lui-même. Son bref moment
de peur et de confusion était passé.
ŕ Je vous dois une fière chandelle, Louis.
ŕ Laissez tomber, dit Louis.
Il salua d’un geste Mrs Buddinger qui s’apprêtait à sortir. Elle
sourit et lui fit un signe de la main en retour. Louis prit une pomme
et mordit dedans. Elle était d’une saveur si douceâtre qu’il lui
sembla que ses papilles gustatives se hérissaient Ŕ mais la sensation
n’était pas si désagréable que ça. « Tu as gagné ce soir, Louis ! » se
dit-il et il entreprit de dévorer la pomme à belles dents. Il avait une
faim d’ogre.
ŕ C’est vrai, pourtant, dit Jud. Quand vous aurez besoin d’un
service, Louis, venez d’abord me voir.
ŕ Entendu, dit Louis. J’y penserai.

L’ambulance arriva vingt minutes plus tard. Tandis qu’il


regardait les ambulanciers hisser Norma Crandall à l’arrière de leur
engin, Louis aperçut Rachel qui observait la scène depuis la fenêtre
de leur salle de séjour. Il agita un bras dans sa direction et elle lui fit
un signe de la main.
Debout côte à côte, Jud et lui regardèrent l’ambulance s’éloigner.
Son gyrophare clignotait, mais sa sirène était muette.
ŕ Je crois bien que je vais m’en aller à l’hôpital à présent, dit
Jud.
ŕ Ils ne vous laisseront pas la voir ce soir, Jud. Ils vont lui faire
passer un électrocardiogramme, puis ils la mettront dans une unité
de soins intensifs, avec interdiction de visites pendant les douze
premières heures.
ŕ Est-ce qu’elle va se remettre d’aplomb, Louis ? Vraiment
d’aplomb ?
Louis haussa les épaules.
ŕ Ça, personne ne peut le garantir, dit-il. C’était bien un
collapsus cardiaque. Moi, je pense qu’elle va s’en tirer, mais ce n’est
jamais qu’une opinion. Peut-être même qu’elle ira mieux que jamais
à condition qu’elle suive une thérapeutique adaptée.
ŕ Je vois, fit Jud en allumant une Chesterfield.
Louis sourit et il jeta un coup d’œil à sa montre.
Il constata avec stupeur qu’il n’était que huit heures moins dix. Il

- 136 -
lui semblait que tout cela avait duré infiniment plus longtemps.
ŕ Jud, il faut que j’aille chercher Ellie pour lui faire terminer sa
tournée.
ŕ Oui, bien sûr. Dites-lui d’extorquer le plus de friandises
possible, Louis.
ŕ Je lui dirai, c’est promis.

En rentrant, Louis trouva Ellie toujours costumée en sorcière.


Rachel avait essayé de la persuader de mettre sa chemise de nuit,
mais la fillette n’avait rien voulu entendre, car il y avait encore une
chance pour que la partie de plaisir interrompue par la crise
cardiaque puisse reprendre. Quand Louis lui dit de mettre son
manteau, Ellie se mit à pousser des cris de joie et à battre des mains.
ŕ Il commence à être bien tard pour elle, Louis.
ŕ On va prendre la voiture, dit Louis. Allez, quoi, Rachel. Ça fait
un mois qu’elle attend ça.
ŕ Eh bien… fit Rachel, et elle sourit.
En apercevant ce sourire, Ellie poussa de nouveaux cris et elle se
rua sur la penderie pour y prendre son manteau.
ŕ Norma va bien ?
ŕ Oui, je crois. (Il se sentait heureux. Fatigué mais heureux.) Ce
n’était qu’une attaque bénigne. Il va falloir qu’elle prenne des
précautions, mais quand on a soixante-quinze ans, on est bien forcé
d’admettre que le temps des cabrioles est passé.
ŕ Quelle chance que tu te sois justement trouvé là. On dirait
presque un acte de la Providence.
ŕ Je me contenterai de la chance, dit Louis. (Il sourit à Ellie qui
revenait.) Tu es prête, petite fée Carabosse ?
ŕ Oui, je suis prête ! s’écria-t-elle. On-y-va, on-y-va, on-y-va !
Une heure plus tard, alors qu’ils s’en retournaient avec un sac à
moitié plein de friandises (Ellie avait protesté lorsque Louis avait
finalement décidé d’y mettre le holà, mais pas trop
vigoureusement : elle n’en pouvait plus), la fillette lui posa une
question ahurissante :
ŕ Est-ce que c’est moi qui ai fait avoir une crise cardiaque à Mrs
Crandall, papa ? demanda-t-elle. En refusant de prendre la pomme
tachée ?
Louis la regarda avec effarement en se demandant où les enfants

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pouvaient bien aller chercher ces drôles d’idées un peu
superstitieuses. Mets ton pied dans un trou, ta mère te casse le cou.
Il m’aime un peu, beaucoup, pas du tout. Pleure à midi, papa a peur,
ris à minuit, papa meurt. Du coup, il repensa au Simetierre et à ses
cercles rudimentaires. Il aurait voulu sourire de sa propre
pusillanimité, mais il ne put s’y résoudre.
ŕ Mais non, ma chérie, dit-il. Pendant que tu étais dans la
cuisine avec ces deux fantômes…
ŕ Ce n’étaient pas des fantômes ! C’étaient juste les jumeaux
Buddinger !
ŕ Bon, eh bien, pendant que tu étais dans la cuisine avec eux,
Jud m’a expliqué que Norma avait des douleurs dans la poitrine. En
fait, c’est peut-être grâce à toi qu’elle a eu la vie sauve, ou en tout cas
que l’attaque n’a pas pris un tour trop grave.
Ce fut au tour d’Ellie d’avoir l’air interdit.
Louis hocha vigoureusement la tête.
ŕ Elle avait besoin d’un médecin, chaton. Je suis médecin, mais
si je me trouvais là, c’est uniquement parce que je t’accompagnais
pour faire la tournée des petits fous.
Ellie médita là-dessus un long moment avant de faire un signe
d’approbation, puis, sur un ton de froide objectivité, elle ajouta :
ŕ De toute façon, elle mourra, sûrement. Les gens qui ont des
crises cardiaques finissent toujours par mourir. Même si ça ne les
tue pas du premier coup ; ils ne tardent pas à faire une autre crise,
puis une autre, et encore une autre jusqu’à ce que… crac !
ŕ Et d’où tires-tu toute cette science, s’il te plaît ?
Pour toute réponse, Ellie se borna à hausser les épaules.
Haussement d’épaules dans lequel Louis reconnut avec amusement
un geste dont il était lui-même coutumier.
Ellie l’autorisa à porter son sac de friandises, ce qui représentait
une marque de confiance quasi absolue. Mais son attitude avait
plongé Louis dans un abîme de réflexions. Imaginer Church mort
l’avait menée au bord de l’hystérie. Par contre, elle envisageait la
mort éventuelle d’une charmante vieille dame comme Norma
Crandall avec le plus grand calme, comme si c’était la chose la plus
évidente du monde, comme si cela allait de soi. Comment avait-elle
dit cela ? « Une autre crise, et encore une autre jusqu’à ce que…
crac ! »

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La cuisine était déserte, mais Louis entendit Rachel qui allait et
venait à l’étage. Il posa le sac de sucreries d’Ellie sur la table et
déclara :
ŕ Ce n’est pas forcément comme ça que ça se passe, Ellie. La
crise cardiaque de Norma n’était pas grave du tout, et par chance,
j’ai pu la traiter sur-le-champ. Je doute que son cœur ait été
sérieusement éprouvé. Elle va…
ŕ Oui, oui, je sais, acquiesça Ellie d’une voix presque joyeuse.
Mais elle est vieille, alors de toute façon elle mourra bientôt.
Mr Crandall aussi. Je peux manger une pomme avant d’aller au lit,
papa ?
ŕ Non, dit Louis en la considérant d’un œil pensif. Monte vite te
brosser les dents, ma chérie.
« Y a-t-il quelqu’un au monde qui s’imagine vraiment qu’on peut
comprendre les enfants ? » se demandait-il.

Quand tout fut en ordre dans la maison et qu’ils se retrouvèrent


allongés côte à côte, Rachel lui demanda d’une voix douce :
ŕ Ça n’a pas été trop dur pour Ellie, Lou ? Elle n’a pas été trop
bouleversée ?
« Oh non ! songea-t-il. Elle sait bien que les vieux claquent à
intervalles réguliers, exactement comme elle sait qu’il faut lâcher
une sauterelle quand elle crache… que quand on s’emmêle les pieds
dans la corde au treizième saut votre meilleur ami va mourir… et
que les tombes doivent être disposées concentriquement dans le
Simetierre des animaux…»
ŕ Non, fit-il. Elle s’est très bien comportée. Dormons à présent,
Rachel, tu veux bien ?
Cette nuit-là, tandis qu’ils dormaient dans leur maison et que
Jud restait allongé sans fermer l’œil dans la sienne, il y eut un
nouveau coup de gel.
Aux premières lueurs du jour un vent glacial se leva, arrachant
aux arbres la plupart des rares feuilles qui leur restaient (elles
étaient d’une insipide couleur brune à présent).
Louis fut réveillé par le vent, et il se dressa sur les coudes, encore
tout hébété de sommeil. Il percevait des pas dans l’escalier Ŕ des pas
lents et traînants. Pascow était de retour. Mais deux mois s’étaient
écoulés depuis sa mort. Quand la porte s’ouvrirait, Louis se

- 139 -
trouverait en face d’un horrible cadavre décomposé, le short rouge
couvert d’une croûte de moisissure verdâtre, des chairs arrachées
par pans entiers, le cerveau réduit à l’état d’une bouillie informe.
Seuls, les yeux seraient vivants ; ils jetteraient des éclairs
maléfiques. Cette fois, Pascow ne parlerait pas ; ses cordes vocales
putréfiées seraient incapables d’émettre le moindre son. Mais ses
yeux… ses yeux lui feraient signe de se lever et de le suivre.
ŕ Non ! hoqueta Louis et les pas s’évanouirent.
Il se leva, marcha jusqu’à la porte et l’ouvrit, les lèvres
retroussées par un rictus terrifié et résolu à la fois, tous ses muscles
comme tétanisés. Pascow serait là, en face de lui, et avec ses deux
bras levés il aurait l’air d’un chef d’orchestre zombie sur le point de
déchaîner les premières mesures tonitruantes de la Nuit de
Walpurgis.
Mais il n’y avait pas plus de Pascow que de beurre au bout du
nez, comme aurait pu dire Jud. Le palier était désert, silencieux. On
n’entendait d’autre bruit que celui du vent. Louis retourna se
coucher et il se rendormit.

- 140 -
21

Le lendemain, Louis fit le numéro de l’hôpital de Bangor et


demanda le service des soins intensifs.
Norma figurait toujours sur la liste des patients dont l’état était
jugé critique, conformément à la procédure réglementaire que l’on
applique systématiquement dans les vingt-quatre heures qui suivent
une attaque cardiaque. Par contre son médecin traitant, le Dr
Weybridge, se montra nettement plus optimiste.
ŕ Il n’y a pas eu infarctus du myocarde à proprement parler,
déclara-t-il. Aucune lésion cicatricielle. Elle a eu une sacrée veine
que vous soyez là, docteur Creed.
Quelques jours plus tard, cédant à une brusque impulsion, Louis
se présenta à l’hôpital avec un petit bouquet et s’entendit annoncer
que Norma avait quitté le service des soins intensifs pour une
chambre semi-privée du rez-de-chaussée. C’était bon signe.
Jud était avec elle.
Norma s’extasia sur les fleurs et sonna l’infirmière pour lui
réclamer un vase. Ensuite, elle donna des directives très spécifiques
à Jud sur la manière de les arranger et les lui fit placer sur la
commode d’angle.
ŕ Comme vous voyez, Norma reprend du poil de la bête, dit Jud
avec une pointe d’acidité dans la voix après qu’elle l’eut par trois fois
obligé à rectifier son arrangement floral.
ŕ Ne sois pas impertinent, Judson.
ŕ Oui, ma bonne.
Norma se tourna enfin vers Louis.
ŕ Je veux vous remercier de ce que vous avez fait, lui dit-elle
avec un embarras d’autant plus touchant qu’il était absolument
sincère. À ce que Jud me dit, vous m’avez sauvé la vie.
ŕ Il exagère, fit Louis, gêné.
ŕ Vous savez très bien que je n’exagère pas du tout, dit Jud. (Il
regardait Louis, les yeux plissés, avec un demi-sourire.) Votre

- 141 -
maman ne vous a donc pas enseigné qu’il ne faut jamais faire fi de la
gratitude des gens, Louis ?
Pour autant que Louis pût s’en souvenir, sa mère ne lui avait
jamais rien dit de semblable, mais il lui semblait bien qu’elle lui
avait expliqué un jour que la fausse modestie était le début de
l’orgueil.
ŕ Norma, quoi que j’aie pu faire pour vous, croyez-moi, j’en suis
heureux, dit-il.
ŕ Vous êtes un brave garçon, dit Norma. Emmenez donc mon
mari quelque part pour qu’il vous paie une bière. J’ai sommeil, moi,
et il n’y a pas moyen de le faire décarrer d’ici.
Jud ne se le fit pas dire deux fois.
ŕ Sacrebleu ! s’écria-t-il en jaillissant de son siège. Vous savez,
Louis, moi, je ne demande pas mieux. Filons vite avant qu’elle
change d’avis !

La première neige survint le jeudi précédant celui de


Thanksgiving. Le 22 novembre, il en tomba encore dix bons
centimètres ; par contre, la veille du Thanksgiving fut une belle et
froide journée, avec un ciel d’azur. Louis emmena tout son petit
monde à l’aéroport de Bangor pour les mettre dans un avion à
destination de Boston, où ils prendraient une correspondance pour
Chicago afin d’y passer les fêtes avec les parents de Rachel.
ŕ Ce n’est pas juste ! répétait Rachel pour la vingtième fois peut-
être depuis que les discussions sur ce sujet avaient commencé à
prendre un tour vraiment sérieux, un mois auparavant. L’idée que
tu vas passer la journée de Thanksgiving à tourner en rond tout seul
dans une maison vide me défrise profondément. Enfin, quoi, Louis,
Thanksgiving est censé être une fête familiale !
Louis fit passer Gage sur son autre bras. Avec ses yeux écarquillés
et son anorak kaki de trois tailles trop grand, il avait l’air d’une
gigantesque grenouille.
Ellie s’était avancée jusqu’à une des grandes baies vitrées pour
assister au décollage d’un hélicoptère de l’Air Force.
ŕ Rien n’indique que je vais rester seul à pleurer sur ma bière,
dit Louis. Jud et Norma m’ont invité ; J’aurai droit à une belle
grosse dinde garnie comme il faut. Bon sang, ce serait plutôt à moi
de me sentir coupable. De toute manière, je n’ai jamais aimé ces

- 142 -
grandes réjouissances familiales. À trois heures de l’après-midi, je
commence à picoler en regardant un match de foot à la télé, à sept
heures je tombe dans les vapes, et le lendemain je me réveille avec
l’impression que toute la troupe des Bluebell Girls me danse le
french-cancan dans le crâne en poussant la tyrolienne. Et puis ça ne
me plaît pas de te laisser te dépatouiller seule avec les deux gosses.
ŕ Tout ira bien, dit Rachel. En première classe, j’aurai
l’impression d’être une princesse. Et Gage roupillera sûrement
pendant tout le trajet de Boston à Chicago.
ŕ Rêve toujours, dit-il, et ils éclatèrent de rire.
Le haut-parleur annonça le vol à destination de Boston et Ellie se
précipita vers eux en criant :
ŕ C’est nous, maman On-y-va, on-y-va, on-y-va ! L’avion va
partir sans nous !
ŕ Mais non, voyons, fit Rachel, qui avait sorti ses trois cartes
d’embarquement roses et les serrait précieusement dans son poing.
Elle avait mis son manteau de fourrure. C’était une fourrure
synthétique d’un beau marron lustré, qui était censée imiter…
Qu’était-ce déjà ? Le ragondin ? Louis n’en était pas sûr, mais
imitation ou pas, Rachel était absolument superbe dedans.
Ses yeux trahissaient sans doute ce qu’il était en train de penser,
car mue par une impulsion subite, Rachel l’enlaça et le serra contre
elle, écrasant un peu Gage au passage. Gage eut l’air étonné, mais
pas spécialement contrarié.
ŕ Je t’aime, Louis Creed, dit Rachel.
ŕ Maman ! s’écria Ellie d’une voix que l’impatience faisait
trembler. On-y-va, on-y-va, on-y…
ŕ Bon, bon, soupira Rachel. Sois sage, Louis.
ŕ Ne t’inquiète pas, dit-il avec un sourire fourbe, j’effacerai
toutes les traces. Salue tes parents pour moi, Rachel.
ŕ Toi, alors ! fit-elle en lui adressant un petit froncement de nez.
(Rachel n’était pas dupe ; elle était parfaitement au courant des
raisons de la défection de Louis.) Quel humour tu as !
Il les regarda pénétrer dans la rampe d’embarquement… et
disparaître à sa vue jusqu’à la semaine suivante. Ils lui manquaient
déjà et, d’avance, la maison lui semblait bien vide. Il se dirigea vers
la baie vitrée d’où Ellie avait observé la piste tout à l’heure et, les
mains enfoncées dans les poches de son manteau, il regarda les

- 143 -
bagagistes charger les soutes de l’avion.
La vérité était toute simple. De prime abord, Mr Irwin Goldman,
qui résidait dans la banlieue prospère de Lake Forest, ainsi
d’ailleurs que sa digne épouse avaient pris Louis en grippe. Non
seulement il était issu d’un milieu social détestable, mais pis encore
il avait le culot d’escompter que leur fille le ferait vivre pendant
toute la durée de ses études de médecine, lesquelles ne tarderaient
d’ailleurs sans doute pas à tourner lamentablement court.
Louis aurait pu s’accommoder de leur attitude ; du reste c’est ce
qu’il avait fait au début. Et puis il s’était passé quelque chose que
Rachel ignorait et ignorerait toujours (du moins si cela ne tenait
qu’à lui). Irwin Goldman lui avait offert de lui payer l’intégralité de
ses études à condition que pour prix de cette « bourse » (c’est le
terme même dont il avait usé) il acceptât de rompre sur-le-champ
ses fiançailles avec Rachel.
Louis Creed était alors à un âge de la vie où l’on tolère
particulièrement mal ce genre d’infamies, mais il est vrai que l’on
fait rarement des propositions aussi mélodramatiques (et
bassement vénales a des gens qui ont passé l’âge de s’en formaliser
Ŕ âge qui pour lui devait se situer aux alentours de quatre-vingt-
cinq ans. D’abord, il était fatigué. Il passait dix-huit heures par
semaine en cours, vingt autres à potasser ses manuels, et quinze de
plus à travailler comme serveur dans une pizzeria du centre-ville.
Ensuite, il était nerveux. Ce soir-là, Goldman avait fait montre d’un
enjouement insolite qui contrastait radicalement avec sa froideur
habituelle et lorsqu’il avait entraîné Louis dans son bureau pour y
fumer un cigare, ce dernier avait cru surprendre un échange de
regards significatif entre lui et sa femme. Plus tard (beaucoup plus
tard, quand il fut enfin capable de prendre le recul nécessaire),
Louis s’était dit que les chevaux éprouvent sans doute ce genre
d’angoisse un peu floue lorsqu’ils flairent la première fumée d’un
feu de prairie. Il s’attendait à ce que Goldman lui révèle d’un instant
à l’autre qu’il savait que Louis et Rachel avaient couché ensemble.
Mais au lieu de ça, il lui avait fait cette incroyable proposition Ŕ
allant jusqu’à sortir son chéquier de la poche de sa veste d’intérieur
à parements de satin dans un geste qui lui donnait l’air d’un
mondain dissolu dans un vaudeville de Noël Coward Ŕ et Louis avait
explosé. Il avait accusé Goldman de vouloir préserver sa fille sous

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une cloche de verre comme une pièce de musée, de n’avoir de
considération pour personne d’autre que lui-même et d’être un
salopard bouffi d’arrogance et dépourvu de sensibilité. Ce n’est que
bien longtemps plus tard qu’il finit par s’avouer à lui-même que sa
fureur l’avait fortement soulagé.
Toutes ces observations relatives au caractère d’Irwin Goldman
n’étaient sans doute pas sans fondement, mais il aurait fallu les
assaisonner d’un soupçon de diplomatie pour qu’il puisse les
digérer.
Tout à coup, Noël Coward fut bien loin, et s’il y eut de l’humour
dans la suite de la conversation, il fut d’une espèce nettement moins
légère. Goldman somma Louis de déguerpir de chez lui et l’avertit
que s’il se représentait jamais à sa porte il l’abattrait comme un
chien galeux. Louis rétorqua qu’il pouvait se mettre son chéquier au
cul. Goldman déclara qu’il avait vu des clodos à plat ventre dans le
caniveau qui avaient plus de potentiel que Louis Creed. Louis dit
qu’en plus de son chéquier il pouvait aussi se fourrer au même
endroit son jeu complet de cartes de crédit, à commencer par sa
carte d’or American Express.
Tout cela ne constituait évidemment pas un premier pas
prometteur vers des rapports cordiaux entre Louis et ses futurs
beaux-parents.
En fin de compte, Rachel les avait ramenés à de meilleures
dispositions (entre-temps ils avaient eu tout loisir l’un et l’autre de
regretter ces paroles un peu vives, quoiqu’ils n’eussent pas varié
d’un pouce pour ce qui était des sentiments qu’ils se portaient
mutuellement). Il n’y avait pas eu d’autre éclat mélodramatique, et
surtout pas de grande scène théâtrale du genre « dorénavant-je-
n’ai-plus-de-fille ». Goldman n’aurait sans doute même pas renié
Rachel si elle s’était piquée de vouloir épouser l’Étrange Créature du
lac noir. Néanmoins, le jour de leur mariage, le visage qui
surmontait la jaquette gris perle d’Irwin Goldman évoquait
fortement ces faces austères qui sont parfois gravées dans la pierre
des sarcophages égyptiens. En guise de cadeau de mariage, ils
avaient reçu un service de six couverts en porcelaine du
Staffordshire et un four à micro-ondes, mais pas d’argent. Pendant
la plus grande partie des études de médecine de Louis (une équipée
démentielle de bout en bout), Rachel travailla comme vendeuse

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dans un magasin de prêt-à-porter pour femmes. Et de ce soir-là à
aujourd’hui, elle avait simplement su que les rapports entre ses
parents et son mari étaient « tendus » et que la « tension » était
spécialement vive entre Louis et son père.
Louis aurait volontiers été faire un petit séjour à Chicago avec les
siens, quoique son emploi du temps à l’université l’eût obligé à
reprendre l’avion trois jours avant Rachel et les enfants. Ça n’avait
rien d’une corvée. En revanche, il ne pouvait pas en imaginer de
plus pénible que d’être obligé de se farcir quatre jours durant le
pharaon Aménophis et le Sphinx femelle qui lui tenait lieu d’épouse.
Comme cela se produit souvent dans ces cas-là, les enfants
avaient considérablement pacifié les beaux-parents, et Louis
soupçonnait que pour sceller définitivement leur réconciliation il lui
aurait suffi de feindre d’avoir oublié ce qui s’était passé ce soir-là
dans le bureau de Goldman. Goldman aurait su qu’il jouait la
comédie, mais ça n’y aurait rien changé.
À dire vrai (et sur ce point Louis avait au moins le courage de ne
pas tricher avec ses propres sentiments), il ne tenait pas vraiment à
opérer ce rapprochement.
Dix ans, cela fait un sacré bout de temps, mais ça n’avait pas suffi
à dissiper tout à fait le goût nauséabond qui lui avait rempli la
bouche au moment où après avoir rempli deux verres de fine, le vieil
homme avait glissé une main sous le revers de cette grotesque veste
d’intérieur pour en extraire le chéquier qu’elle dissimulait. Bien sûr,
il avait été soulagé que les nuits (cinq au total) qu’il avait passées
avec Rachel dans le lit à une place au sommier défoncé de son
appartement d’étudiant n’eussent pas été découvertes, mais cela
n’avait en rien atténué sa surprise et son dégoût, dont la violence
n’avait pas varié d’un iota en dépit des années qui s’étaient écoulées
depuis.
Il aurait pu aller à Chicago, mais il préférait expédier à son beau-
père ses petits-enfants, sa fille et un message.
Le Boeing 727 de la Delta quitta l’aire de décollage, fit demi-tour,
et il aperçut Ellie qui lui faisait des signes frénétiques depuis un des
hublots de l’avant de l’appareil. Louis répondit à son salut en
souriant, et là-dessus quelqu’un (Ellie ou Rachel) hissa Gage
jusqu’au hublot. Louis lui fit un signe de la main, et Gage agita la
sienne en retour Ŕ soit qu’il l’ait effectivement vu, soit qu’il ait

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simplement voulu singer Ellie.
Louis marmonna une courte prière pour souhaiter aux siens un
vol sans encombre, puis il remonta la fermeture Éclair de son
anorak et regagna le parking. Il y soufflait un vent si furieux que sa
casquette de chasse fut à deux doigts de s’envoler et qu’il fut obligé
de la maintenir d’une main tout en déverrouillant sa portière à
tâtons. Au moment où il manœuvrait pour quitter son emplacement
de parking, il vit le Boeing s’élever au-dessus du bâtiment du
terminal dans un grand rugissement de turboréacteurs, le nez
dressé vers un ciel uniformément bleu.
Louis agita la main une dernière fois. À présent, il se sentait
orphelin Ŕ et il était ridiculement proche des larmes.
Ce soir-là, lorsqu’il retraversa la route 15 après avoir éclusé deux
petites bières en compagnie de Jud et de Norma, il était encore tout
cafardeux.
Norma avait bu un verre de vin, car le Dr Weybridge, non content
de lui autoriser le vin, l’encourageait à en boire. Eu égard au
changement de saison, ils avaient émigré de la véranda dans la
cuisine.
Jud avait bourré jusqu’à la gueule le petit poêle à bois, ils
s’étaient assis autour avec des bières fraîches et dans la bonne
chaleur Jud avait raconté comment les Indiens Micmacs avaient
repoussé, deux siècles plus tôt, un débarquement anglais dans la
baie de Machias. En ce temps-là, expliqua Jud, les Micmacs étaient
assez redoutables. Et, ajouta-t-il, ils devaient le paraître encore aux
avocats que l’État du Maine et le gouvernement fédéral avaient
chargés de négocier avec eux dans cette affaire de revendications
territoriales.
La soirée aurait dû être des plus plaisantes, mais Louis avait
constamment présente à l’esprit l’idée de cette maison déserte qui
l’attendait. Il coupa par la pelouse recouverte d’une mince couche
de gel qui craquait sous ses pas. Il l’avait à moitié franchie lorsque le
téléphone se mit à sonner dans la maison.
Il piqua un sprint, ouvrit la porte à la volée, traversa le living en
trombe en renversant un porte-revue, au passage et franchit
presque toute la longueur de la cuisine d’une seule glissade car ses
semelles encroûtées de gel patinaient sur le lino. Il agrippa le
téléphone et haleta :

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ŕ Allô ?
ŕ Louis ? (La voix de Rachel était un peu lointaine, mais
parfaitement égale.) Nous sommes bien arrivés à Chicago, annonça-
t-elle. Le voyage s’est passé sans problème.
ŕ Bravo ! fit-il et il s’assit pour poursuivre la conversation en
songeant : « Ah, que j’aimerais vous avoir ici avec moi ! »

- 148 -
22

Le repas de Thanksgiving que Jud et Norma avaient confectionné


était succulent. Après le déjeuner, Louis retourna chez lui repu et
somnolent. Il monta dans sa chambre, resta un instant à savourer le
silence et la paix qui y régnaient, puis il ôta ses mocassins et
s’étendit. Il était un peu plus de trois heures ; dehors, un pâle soleil
d’hiver éclairait la colline.
« Je vais juste faire un petit somme », se dit-il, et il sombra
aussitôt dans un sommeil de plomb.
C’est la sonnerie du téléphone posé sur la table de nuit qui le
réveilla. Il chercha le combiné à tâtons en s’efforçant de rassembler
ses esprits, désorienté par la pénombre crépusculaire qui à présent
s’appesantissait sur la campagne. Il entendait le vent qui tournoyait
en mugissant autour de la maison et le ronflement lointain de la
chaudière.
ŕ Allô ? marmonna-t-il, certain d’avance que c’était Rachel qui le
rappelait de Chicago pour lui souhaiter un heureux Thanksgiving.
Elle lui passerait Ellie qui lui dirait quelques mots, puis ce serait
au tour de Gage qui gazouillerait des paroles indécises… Mais
comment diable avait-il fait son compte pour roupiller tout l’après-
midi alors qu’il avait prévu de regarder la finale de football à la
télé… ?
Seulement ce n’était pas Rachel. C’était Jud.
ŕ Louis ? J’ai bien peur que vous n’ayez un petit embêtement.
Louis se souleva du lit d’un coup de reins en s’efforçant toujours
de chasser les brumes du sommeil qui obscurcissaient ses idées.
ŕ C’est vous, Jud ? Quel embêtement ?
ŕ Ma foi, il y a un chat crevé sur la pelouse, devant chez nous. Et
il se pourrait bien que ça soit celui de votre fille.
ŕ Church ? interrogea Louis, en éprouvant une brusque
sensation de vide au niveau de l’estomac. Vous en êtes sûr, Jud ?
ŕ Ça, je ne pourrais pas vous jurer que c’est lui, dit Jud. Mais il

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lui ressemble drôlement.
ŕ Oh, merde ! J’arrive, Jud.
ŕ À tout de suite alors, Louis.
Louis reposa le combiné et il resta encore une minute assis au
bord du lit, puis il alla faire un tour aux toilettes, se rechaussa et
descendit au rez-de-chaussée.
« Peut-être que ce n’est pas Church, après tout. Jud t’a dit lui-
même qu’il ne pouvait pas en jurer. Bon sang, ce sacré chat ne
monte même plus l’escalier tout seul à présent, il faut qu’on le porte
à l’étage… Pourquoi est-ce qu’il irait traverser la route ? »
Mais tout au fond de son cœur, il était certain qu’il s’agissait bien
de Church. Qu’allait-il dire à Rachel si elle l’appelait ce soir (et elle
l’appellerait sûrement) ? Qu’allait-il dire à Ellie ?
Absurdement, il entendit l’écho de sa propre voix en train de
chapitrer Rachel : « En tant que médecin, je sais qu’il peut arriver
n’importe quoi aux êtres vivants, absolument n’importe quoi. Est-
ce toi qui vas expliquer à Ellie ce qui s’est passé si jamais son chat
se fait écraser sur la route ? » En disant cela, est-ce qu’il pensait
vraiment que quelque chose pouvait arriver à Church ? Non,
sûrement pas.
Il se rappela qu’un jour Wickes Sullivan, un de ses partenaires de
poker, lui avait demandé comment il était possible qu’il bande pour
sa femme si les nanas à poil qu’il voyait défiler du matin au soir ne
lui filaient pas la gaule. Louis avait essayé de lui expliquer que la
chose n’avait rien à voir avec l’idée un peu grivoise qu’en ont la
plupart des gens, qu’une femme qui venait se faire faire un frottis
vaginal ou apprendre à procéder à une auto-palpation du sein ne se
découvrait pas d’un coup devant lui pour apparaître dans tout l’éclat
de sa nudité telle Vénus surgissant des flots. On voyait un sein, une
vulve, une cuisse. Le reste était pudiquement masqué d’un drap, et
l’examen avait toujours lieu en présence d’une infirmière qui était
plus là pour protéger la réputation du médecin que pour autre
chose. Mais Wicky Sullivan était resté sceptique. Un nichon, c’est un
nichon, soutenait-il ; un con, c’est un con. Ou bien ils te font tous
bander, ou bien tu ne bandes pas du tout. À cet argument écrasant,
Louis n’avait su opposer qu’une seule réponse : quand le nichon est
celui de ta femme, c’est différent.
« Et pareil quand il s’agit de votre propre famille, se disait-il à

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présent. Votre famille, c’est différent. »
Church n’était pas supposé mourir parce qu’il faisait partie du
cercle magique de leur famille. Ce qu’il n’était pas parvenu à faire
comprendre à Wicky, c’était que les médecins règlent leurs
existences à partir des mêmes distinguos arbitraires que tout un
chacun. Un nichon qui n’est pas celui de votre femme n’est pas un
nichon. Dans un cabinet de consultation, un nichon devient un cas.
Même quand on passe sa vie à jongler avec les statistiques sur la
leucémie infantile de symposiums en colloques, on n’est pas prêt à
admettre que son propre enfant puisse être atteint d’un mal
incurable. Mon enfant ? (Ou même : le chat de mon enfant ?)
Docteur, vous plaisantez ou quoi ?
« Oublie tout ça. Tu brûles déjà les étapes. »
Mais il avait du mal à garder la tête froide. L’hystérie qui s’était
emparée d’Ellie à l’idée que Church allait mourir un jour était
encore trop présente dans sa mémoire.
Foutu con de chat ! Qu’est-ce qu’on a eu besoin de s’encombrer
de cette foutue bestiole ?
Justement, la foutue bestiole n’était plus capable de foutre elle-
même, et c’était censé l’empêcher de se faire tuer.
ŕ Church ? appela-t-il mais le seul ronronnement qui lui
répondit fut celui de la chaudière qui ronflait gaiement en
consumant dollar sur dollar.
Le canapé du living, au creux duquel Church avait passé le plus
clair de son temps ces derniers jours, était vide. Il n’était pas non
plus vautré sur un radiateur. Louis alla secouer son plat, seule chose
qui ne pouvait manquer de le faire débouler ventre à terre s’il était
dans les parages, mais cette fois Church n’accourut pas, et Louis
craignait bien qu’il n’accoure plus jamais.
Il enfila son anorak, coiffa sa casquette et se dirigea vers la porte
puis, cédant à ce que son cœur lui dictait de faire, il revint sur ses
pas, ouvrit le placard de l’évier et s’accroupit devant. Il contenait
deux tailles de sacs-poubelle en plastique : de petits sacs blancs
qu’ils utilisaient pour les corbeilles à papier et les poubelles
disséminées à travers la maison, et des sacs verts grand format dont
ils tapissaient leur grosse boîte à ordures. Louis jeta son dévolu sur
un des grands sacs verts. Church avait pris de l’embonpoint depuis
son opération.

- 151 -
Il fourra le sac-poubelle dans une des poches de son anorak ; le
contact du plastique lisse et froid entre ses doigts était des plus
déplaisants. Ensuite il sortit par la porte de devant et se dirigea vers
la route.
Il pouvait être cinq heures et demie. Le crépuscule s’achevait. Le
paysage avait un aspect macabre. Il ne restait du soleil qu’un
étrange liseré orange qui soulignait l’horizon de l’autre côté de la
rivière. Le vent qui galopait à toute allure le long de la route 15
engourdissait les joues de Louis et éparpillait le nuage blanc de son
haleine en petits tourbillons fugaces. Il frissonna, mais ce n’était pas
à cause du froid. Ce qui le faisait frissonner ainsi, c’était un
sentiment de solitude fort et pénétrant, dont aucune métaphore
n’aurait pu rendre l’intensité. C’était un sentiment sans forme ni
visage. Louis avait simplement l’impression d’être entièrement clos
sur lui-même, intouchable et incapable de toucher.
Il aperçut la silhouette de Jud de l’autre côté de la route. Le vieil
homme était emmitouflé dans un gros parka de couleur verte et ses
traits étaient noyés dans l’ombre du capuchon bordé de fourrure
qu’il avait rabattu sur son front. Il était campé bien droit sur sa
pelouse gelée, aussi inerte qu’une statue, et la mort semblait l’avoir
effleuré de son aile avec tout le reste de cette campagne
crépusculaire que n’égayait aucun chant d’oiseau.
Au moment où Louis posait le pied sur la chaussée, la statue se
mit en mouvement. Jud lui fit signe de reculer en lui criant quelque
chose qui se perdit dans le mugissement de la tempête. Louis fit un
pas en arrière ; il s’était soudain rendu compte que le hurlement du
vent était devenu assourdissant. L’instant d’après, un gros
avertisseur barrit et un camion de l’Orinco passa en grondant, si
près que son pantalon se plaqua contre ses mollets et que les pans
de son anorak se soulevèrent. Il s’en était fallu d’un cheveu que
l’énorme engin ne lui passât dessus.
Cette fois, avant de tenter à nouveau la traversée, il inspecta
soigneusement la route dans les deux sens, mais il ne vit que les
feux arrière du camion-citerne qui diminuaient au loin.
ŕ J’ai bien cru que ce gros cul allait vous rentrer dedans, lui dit
Jud. Faites un peu gaffe, Louis.
Même à cette distance, Louis ne parvenait pas à discerner les
traits du vieil homme, et il n’arrivait pas à se défaire du sentiment

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troublant que cette silhouette aurait aussi bien pu être celle de
quelqu’un d’autre Ŕ d’absolument n’importe qui.
ŕ Où est Norma ? interrogea-t-il en évitant toujours de poser les
yeux sur le petit tas de fourrure informe étalé aux pieds de Jud.
ŕ Elle est allée à l’église pour assister à l’office de Thanksgiving,
expliqua le vieil homme. Elle restera à dîner, je suppose, mais elle
ne mangera probablement rien. Elle est devenue bien pignocheuse.
Une rafale de vent souleva brièvement les bords du capuchon, et
Louis fut certain que c’était bien Jud Ŕ qui d’autre aurait-ce pu être,
du reste ?
ŕ Ces affaires-là, c’est surtout un prétexte pour se retrouver
entre dames, dit Jud. Après le gros repas de midi, elles ne mangent
guère plus qu’un sandwich. Norma devrait être de retour vers les
huit heures.
Louis s’agenouilla pour examiner la dépouille du chat. « Ô mon
Dieu, faites que ça ne soit pas Church ! implora-t-il avec ferveur en
lui-même tandis qu’il soulevait doucement la tête de l’animal du
bout de ses doigts gantés. Faites que ça soit le chat de quelqu’un
d’autre, faites que Jud se soit trompé. »
Mais bien entendu, c’était Church. Il n’était pas réduit en
bouillie, ni méconnaissable ; il n’avait pas été écrasé par un des
énormes camions-citernes ou semi-remorques qui circulaient
continuellement sur la route 15. « Au fait, qu’est-ce que ce camion
de l’Orinco faisait sur la route le jour de Thanksgiving ? » se
demanda-t-il distraitement au passage.
Les yeux entrouverts de l’animal étaient vitreux ; on aurait dit
deux agates vertes. Un mince filet de sang avait coulé de sa gueule,
qui était également ouverte.
Il n’avait pas saigné des masses ; juste assez pour teinter le
plastron blanc de sa poitrine.
ŕ Alors, Louis, c’est bien le vôtre ?
ŕ Oui, c’est le mien, reconnut-il.
Il soupira. Pour la première fois, il mesurait à quel point il était
attaché à Church ; il ne l’avait peut-être pas idolâtré comme Ellie,
mais il l’avait aimé à sa manière, un peu distraite. Au cours des
semaines qui avaient suivi sa castration, Church avait changé. Il
était devenu gras et indolent, avait restreint ses mouvements à une
suite de déplacements machinaux qui le menaient de la chambre

- 153 -
d’Ellie au canapé et du canapé à son plat, et ne l’entraînaient que
bien rarement hors de la maison. Mais à présent, dans la mort,
Louis reconnaissait en lui l’ancien Church. Sa gueule mince et
ensanglantée, retroussée sur des crocs effilés, était figée dans un
rictus carnassier. Il y avait une sorte de rage dans ses yeux morts.
On aurait dit qu’après la brève période de placidité bovine de sa
vie d’eunuque Church avait retrouvé sa véritable nature dans la
mort.
ŕ Oui, c’est bien Church, dit-il. Oh, Bon Dieu, comment je vais
faire pour annoncer ça à Ellie ?
Il eut une illumination subite : il enterrerait Church dans le
Simetierre des animaux ; une sépulture anonyme, sans aucune
marque. Ce soir, lorsqu’il aurait Ellie au téléphone, il ne lui dirait
rien au sujet de Church ; demain, il lui ferait négligemment
remarquer qu’il ne l’avait pas vu de la journée ; et le jour suivant, il
lui suggérerait que Church avait peut-être fait une fugue. Les chats
font cela quelquefois. Ellie en serait toute tourneboulée, bien sûr,
mais au moins la chose n’aurait pas ce côté irrévocable, la phobie
morbide de Rachel ne causerait pas de nouvelles scènes sanglantes,
elles garderaient une lueur d’espoir qui s’étiolerait
progressivement…
Froussard ! lui cracha sa conscience avec dégoût.
« Je suis lâche, oui… c’est indéniable. Mais à quoi bon aller se
fourrer dans ce guêpier ? »
ŕ Ellie l’aime beaucoup, ce chat-là, hein ? interrogea Jud.
ŕ Oui, répondit distraitement Louis.
Il souleva à nouveau la tête de l’animal. La rigidité cadavérique
s’était déjà installée, mais la tête bougeait encore facilement. Ainsi,
Church avait eu la nuque brisée. À partir de là, il était facile de
reconstituer ce qui s’était passé. Pour Dieu sait quelle raison, il avait
voulu traverser la route ; une voiture ou un camion l’avait pris en
écharpe et l’avait projeté, la nuque brisée, sur la pelouse des
Crandall. Ou peut-être qu’il s’était tué en s’écrasant sur le sol durci
par le gel. Ça n’avait pas d’importance. Quelque hypothèse que l’on
retînt, la conclusion était la même : Church était mort.
Louis leva un œil sur Jud pour lui faire part de ses déductions,
mais le vieil homme avait le regard tourné vers le mince trait de
lumière orangée qui vacillait encore au-dessus de l’horizon. Son

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capuchon était à demi relevé, et il avait une expression grave,
méditative… et même sévère.
Louis sortit le sac-poubelle vert de sa poche et il le déplia en le
maintenant avec force pour que le vent ne le lui arrache pas des
mains. Le son du plastique qui claquait au vent sembla ramener
subitement Jud à la réalité.
ŕ Oui, elle l’aime beaucoup, c’est sûr, dit-il.
Il avait parlé au présent ; ses paroles en prenaient une résonance
insolite. Et d’ailleurs, toute la scène, avec le froid, le vent, les
derniers feux du soleil qui rougeoyaient encore à l’horizon avait une
aura un peu surnaturelle de roman noir.
« Et voici Heathcliff perdu au milieu de la lande immense et
désolée, se dit Louis en grimaçant sous une rafale de vent glacé. Et
s’apprêtant à fourrer les restes du chat familial dans un sac-
poubelle de cent litres. Oui, mon pote ! »
Il empoigna la queue de Church d’une main, écarta l’ouverture
du sac en plastique de l’autre et souleva l’animal. En se détachant
du sol auquel le gel l’avait fait adhérer, le petit cadavre produisit une
espèce d’affreux crissement et Louis eut une moue dégoutée.
Le chat lui parut incroyablement lourd, comme si la mort avait
accru en lui l’effet normal de la pesanteur.
« Bon Dieu, on croirait presque un sac de sable ! »
Jud l’aida à maintenir le sac ouvert, et il y laissa tomber l’animal,
heureux d’être débarrassé de ce poids étrange et déplaisant.
ŕ Et à présent qu’est-ce que vous allez faire de lui ? interrogea
Jud.
ŕ Je vais le mettre dans le garage, dit Louis. Et demain, j’irai
l’enterrer.
ŕ Dans le Simetierre des animaux ?
Louis eut un haussement d’épaules.
ŕ Oui, j’imagine, fit-il.
ŕ Vous allez le dire à Ellie ?
ŕ Euh… il va falloir que je gamberge un peu là-dessus.
Jud resta un long moment sans rien dire, puis un air de
résolution se peignit sur son visage.
ŕ Ne bougez pas, Louis, je n’en ai que pour une minute, dit-il, et
il s’éloigna aussitôt.
Apparemment l’idée que Louis n’avait peut-être pas envie de

- 155 -
l’attendre ne fût-ce qu’une minute dans cette bise glaciale ne l’avait
même pas effleuré. Il avançait à longues foulées aisées, avec cette
démarche élastique qui était si étrange pour un homme de son âge.
Louis s’aperçut qu’en fait aucune protestation ne lui venait aux
lèvres. Il lui semblait tout à coup qu’il n’était plus lui-même. Il resta
planté là à regarder le vieil homme s’éloigner avec une sorte de
satisfaction béate.
Lorsqu’il eut entendu le cliquetis de la porte qui se refermait
derrière Jud, il leva la tête et il fit face au vent. Posé entre ses pieds,
le sac qui contenait le cadavre de Church faisait entendre un
bruissement feutré.
De la satisfaction.
Oui, c’était bien ce qu’il éprouvait. Pour la première fois depuis
son arrivée dans le Maine, il avait la sensation d’être à sa place,
d’être chez lui.
Seul dans ce crépuscule blafard, à l’extrême bord de l’hiver, il
éprouvait une sombre mélancolie, et en même temps une étrange
jubilation, un curieux sentiment de plénitude. Jamais depuis son
enfance il ne lui avait semblé être en si complète harmonie avec lui-
même, ou en tout cas il ne se le rappelait pas.
« Il va se passer quelque chose, mec. Je sens qu’il va t’arriver des
trucs, là, et drôlement bizarres en plus. »
Il rejeta la tête en arrière et aperçut de froides étoiles d’hiver au
milieu d’un ciel qui s’obscurcissait rapidement.
Combien de temps resta-t-il là à contempler la voûte étoilée ? Il
n’aurait su le dire, quoique son attente fût sûrement de courte durée
si on la mesurait en minutes et en secondes. Ensuite, une lumière
vacilla sous la véranda des Crandall, dansa jusqu’à la porte à treillis
et descendit l’escalier du perron.
C’était celle d’une grosse lanterne électrique que Jud tenait d’une
main. Dans l’autre, il portait un objet en forme de croix ; lorsqu’il
fut un peu plus près, Louis s’aperçut qu’il s’agissait d’une pelle et
d’une pioche.
Le vieil homme tendit la pelle à Louis, qui s’en saisit de sa main
libre.
ŕ Bon Dieu, Jud, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? On ne
peut tout de même pas l’enterrer en pleine nuit.
ŕ Si, on peut. Et c’est ce que nous allons faire.

- 156 -
Le cercle aveuglant de la lampe-torche interdisait à Louis de
distinguer ses traits.
ŕ Il fait noir, Jud. Il est tard. Et en plus il fait froid…
ŕ Allons, venez, dit Jud. Dépêchons-nous.
Louis secoua négativement la tête, et il voulut parler à nouveau,
mais ses lèvres refusaient de former les paroles de raison et de
pondération qui se bousculaient dans sa tête. Elles paraissaient
tellement dérisoires à côté de ce vent hurleur, de ce semis d’étoiles
clignotantes qui germait sur le ciel d’encre.
ŕ Ça peut attendre à demain, quand il fera jour…
ŕ Ellie aime ce chat, n’est-ce pas ?
ŕ Oui, mais…
D’une voix douce, avec une espèce d’imparable logique, Jud
poursuivit :
ŕ Et vous aimez Ellie, non ?
ŕ Bien sûr que j’aime Ellie, puisque c’est ma fi…
ŕ Dans ce cas, suivez-moi.
Louis le suivit.

Ce soir-là, tandis qu’ils marchaient en direction du Simetierre,


Louis essaya par deux fois, et peut-être même trois, d’engager la
conversation avec Jud, mais Jud ne lui répondait pas, si bien qu’à la
fin il capitula et se tut. Son espèce de béatitude, bien étrange dans
de telles circonstances mais incontestablement réelle, ne l’avait pas
quitté. Tout contribuait à son bonheur, même la douleur qui lui
tiraillait les muscles à cause du poids de Church qu’il portait d’une
main et de celui de la lourde pelle qu’il tenait dans l’autre, même la
morsure cruelle du vent qui engourdissait toutes les parties
exposées de sa peau. Le vent s’enroulait autour des arbres en
mugissant continuellement. Lorsqu’ils eurent pénétré dans la forêt,
la neige s’espaça sous leurs pas, puis disparut. Louis éprouvait aussi
du bonheur à voir la lueur dansante de la lanterne de Jud qui le
précédait de quelques mètres. Il avait le pressentiment de quelque
obscur secret, d’un mystère dont le poids tangible, magnétique,
imprégnait tout.
Les ténèbres s’éclaircirent, et il sentit l’espace s’élargir autour de
lui. De la neige luisait faiblement à ses pieds.
ŕ On va faire une petite pause, dit Jud.

- 157 -
Louis déposa son sac à terre et il essuya d’un revers de manche
son front trempé de sueur. Comment ça, une pause ? Mais
puisqu’ils étaient arrivés !
Il avait entrevu les plaques funéraires que le faisceau de la lampe
électrique avait balayées au passage quand le vieil homme était
tombé assis sur la neige mince. Jud s’était caché le visage entre ses
bras.
ŕ Ça ne va pas Jud ?
ŕ Mais si. J’ai besoin de reprendre un peu mon souffle, c’est tout.
Louis s’assit à côté de lui et il inspira et expira profondément à
cinq ou six reprises.
ŕ Vous savez, Jud, dit-il, ça faisait des années que je ne m’étais
pas senti aussi bien. Ça paraît fou de dire une chose pareille quand
on est sur le point d’enterrer le chat de sa fille, mais c’est la vérité, je
vous assure. Je me sens super-bien.
À son tour, Jud respira profondément, puis il répondit :
ŕ Oui, je sais. Ça peut arriver à tout le monde. On ne choisit pas
plus ses moments de bonheur que l’inverse. L’endroit y est
certainement pour quelque chose, mais ne vous y fiez pas surtout.
Quand les drogués s’injectent leur dose d’héroïne dans le bras, ça
leur fait du bien, mais en même temps ça les empoisonne.
Corporellement et spirituellement. Cet endroit peut produire un
effet analogue, Louis. N’oubliez jamais ce que je vous dis là. Dieu
veuille que je ne me trompe pas en pensant que je suis en train
d’accomplir une bonne action. Je n’arrive pas à en être certain.
Parfois, tout s’embrouille dans mon esprit. Ça doit être le début du
gâtisme.
ŕ Je ne sais pas de quoi vous parlez, Jud.
ŕ Cet endroit a du pouvoir, Louis. Ici, ce n’est pas tellement
perceptible, mais là où nous allons, par contre…
ŕ Jud…
ŕ Allons-y, dit le vieil homme en se redressant brusquement.
Le faisceau de la torche électrique illumina le tas d’arbres morts.
Jud se dirigeait vers lui. Soudain, Louis se remémora son accès de
somnambulisme.
Que lui avait donc dit Pascow pendant le rêve qui l’avait
accompagné ?
Ne franchissez pas cette barrière, docteur, même quand vous en

- 158 -
éprouverez très vivement la nécessité. C’est la limite à ne jamais
dépasser.
Mais à présent, ce rêve, ou ce présage, lui semblait bien loin,
aussi loin que s’il avait daté de plusieurs années, alors qu’il avait à
peine deux mois. Louis se sentait étonnamment dispos, vibrant
d’une énergie magique, prêt à affronter n’importe quoi, et tout cela
l’émerveillait. L’idée lui vint que ce qu’il était en train de vivre
ressemblait étrangement à un rêve.
Là-dessus Jud se retourna vers lui et il lui sembla qu’il n’y avait
plus rien sous le capuchon de son parka ; L’espace d’un instant, il se
figura que c’était Pascow en personne qui était debout devant lui,
que la lueur éblouissante de la torche allait se retourner pour révéler
un crâne ricanant qui baragouinerait des paroles
incompréhensibles, et une peur glaciale l’envahit a nouveau.
ŕ Jud, dit-il, on ne peut pas escalader ce truc. On va se casser
chacun une jambe, et nous mourrons probablement de froid en
essayant de redescendre.
ŕ Vous n’avez qu’à me suivre, dit Jud. Prenez le même chemin
que moi et ne regardez pas vos pieds. N’hésitez pas et ne baissez pas
les yeux. Il y a un passage que je connais, mais il faut le franchir vite
et d’un pied sûr.
Louis en vint à penser que c’était peut-être bien un rêve après
tout, que son petit somme de l’après-midi durait encore. « Si j’étais
réveillé, se dit-il, je n’aurais pas plus envie de grimper sur ce tas de
branches que de me saouler la gueule et d’aller sauter en
parachute. Et pourtant, je vais le faire. Je suis sûr que je vais le
faire. C’est donc que je suis en train de rêver… c’est forcé, non ? »
Jud obliqua légèrement vers la gauche, s’écartant du centre de
l’amas de bois mort, et le faisceau de sa lampe éclaira directement
un enchevêtrement (d’ossements) de troncs et de branchages
inextricablement enlacés. À mesure qu’ils s’approchaient, le cercle
lumineux devenait plus petit en même temps que plus intense. Jud
entama son escalade sans la moindre hésitation, sans même vérifier
d’un bref mouvement circulaire de sa lanterne qu’il était à la bonne
place. Il ne se mit pas à quatre pattes ; il ne prit pas non plus la
posture courbée d’un homme qui grimpe un flanc de colline
rocailleux ou un escarpement sablonneux. Il montait, simplement,
comme on gravit un escalier, et son allure était celle de quelqu’un

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qui sait exactement où son prochain pas se posera.
Louis monta à sa suite et de la même façon.
Il ne regardait pas ses pieds, il ne cherchait pas de points d’appui.
Une certitude étrange, mais absolue, s’était emparée de lui : celle
que l’amas de bois mort ne pourrait pas lui faire de mal sans son
consentement. C’était monstrueusement con, bien sûr, aussi con
que l’assurance idiote d’un conducteur complètement schlass qui se
sent en sûreté parce qu’il a sa médaille de Saint-Christophe autour
du cou.
Mais ça marcha.
Aucune branche morte ne céda sous lui avec un claquement sec,
il ne dégringola pas au fond d’une anfractuosité hérissée de
branches brisées, desséchées et blanchies dont les pointes
coupantes ne demandaient qu’à lacérer et a transpercer de la chair
vive.
Les semelles de crêpe de ses mocassins en daim marron
(chaussures pas vraiment idéales pour escalader des tas d’arbres) ne
glissaient pas sur les vieux lichens secs qui couvraient la plupart des
troncs. Il ne penchait ni vers l’avant ni vers l’arrière. Tout autour
d’eux, le vent chantait à tue-tête dans les sapins.
L’espace d’un instant, il vit Jud dressé de tout son haut au
sommet du tas d’arbres, puis le vieil homme commença à descendre
l’autre versant. Ses mollets disparurent sous lui, puis les cuisses, les
hanches, le torse. Le faisceau de sa lampe sautillait çà et là sur les
branches battantes des arbres alignés de l’autre côté de… de la
barrière. Car c’était bien ça, oui, pourquoi se le dissimuler ? Une
barrière.
Louis atteignit le sommet à son tour et s’y arrêta un moment, le
pied droit fermement appuyé au tronc d’un vieil arbre qui
s’enfonçait par le travers dans l’amas de bois mort et formait avec
lui un angle de trente-cinq degrés, le gauche posé sur quelque chose
de plus élastique Ŕ étaient-ce de vieilles branches de sapin
entremêlées ? Il n’abaissa pas les yeux pour vérifier, mais se
contenta d’échanger le pesant fardeau du sac en plastique chargé du
cadavre de Church qu’il portait à la main droite contre la pelle plus
légère qu’il tenait de la gauche. Il leva le visage, et le souffle régulier
du vent déferla sur lui, soulevant ses cheveux. Le vent était si froid,
si pur, et tellement constant.

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Il entama la descente d’un pas dégagé, presque nonchalant. À un
moment, une branche qui devait avoir à peu près l’épaisseur d’un
poignet musculeux se brisa sous lui, mais il n’éprouva pas le
moindre soupçon d’inquiétude, et son pied fut arrêté dans sa chute
par une branche plus grosse au bout d’une dizaine de centimètres. Il
avait à peine chancelé. À présent, il comprenait ce qui avait permis à
des officiers d’infanterie de la guerre de quatorze de se balader le
long du pourtour de leurs tranchées au milieu d’un déluge de balles
en sifflotant It’s a Long Way to Tipperary. C’était complètement
fou, mais cette folie même avait quelque chose de formidablement
exaltant.
Il poursuivit sa descente en regardant, droit devant lui, le petit
cercle de lumière éblouissante de la lampe de Jud. Jud l’attendait,
debout et immobile.
Louis toucha terre et l’allégresse flamba soudain en lui comme
des braises arrosées d’un jet de pétrole.
ŕ On a réussi ! cria-t-il.
Il lâcha la pelle et assena une claque sur l’épaule de Jud. Il se
souvenait du pommier qu’il avait escaladé enfant en se hissant
jusqu’à la cime qui oscillait sous le vent comme un mât de navire.
Cela faisait vingt ans, et peut-être même plus, qu’il ne s’était pas
senti aussi jeune, aussi viscéralement vivant.
ŕ Jud, nous avons réussi !
ŕ Pourquoi, vous en doutiez ? demanda Jud.
Louis ouvrit la bouche pour lui répondre (« Si j’en doutais ? Mais
c’est une veine qu’on ne se soit pas tués ! ») puis il la referma. À
partir du moment où Jud s’était dirigé vers le tas d’arbres morts, il
ne s’était plus posé aucune question. Ils auraient à répéter la même
opération en sens inverse, mais ça ne le préoccupait pas non plus.
ŕ Non, non, fit-il.
ŕ Allons-y, dit Jud. On a encore du chemin à faire. Il y a bien
cinq ou six kilomètres.
Ils se mirent en route. Le sentier continuait bel et bien. Par
endroits, il paraissait très large ; la lueur mouvante de la lanterne de
Jud ne révélait pas grand-chose, mais Louis éprouvait le sentiment
de l’espace, devinait que les arbres étaient plus éloignés.
Une fois ou deux, il leva les yeux et vit des étoiles en grappes
entre deux lignes d’arbres noirs et touffus.

- 161 -
Une autre fois, quelque chose traversa le chemin d’un bond un
peu en avant d’eux et la lampe accrocha fugitivement le reflet d’une
paire d’yeux qui lançaient des lueurs vertes.
À d’autres moments, le sentier devenait si exigu que les
broussailles griffaient de part et d’autre les épaules de l’anorak de
Louis. Il faisait souvent passer ses fardeaux inégalement lourds
d’une main dans l’autre, mais à présent ses omoplates étaient
constamment douloureuses. Ses pas avaient pris une cadence
régulière dont l’effet était quasiment hypnotique. Ce lieu avait du
pouvoir, oh oui, il le sentait. Vers la fin de sa dernière année de
lycée, avec sa petite amie et un autre couple, ils étaient allés se
perdre dans la campagne et leur vadrouille les avait menés sur un
chemin de terre qui s’achevait en cul-de-sac à proximité d’une
centrale électrique. Ils s’étaient mis à se rouler des pelles, mais au
bout de quelques minutes la petite amie de Louis avait déclaré
qu’elle voulait rentrer, ou du moins faire ça ailleurs, parce que
toutes ses dents (en tout cas celles qui étaient plombées, et elles
l’étaient pour la plupart) lui faisaient mal. Louis n’était pas
mécontent lui-même de quitter cet endroit. L’air autour de la
centrale lui mettait les nerfs en pelote et tous les sens à vif. Ce qu’il
éprouvait ce soir était de même nature, en beaucoup plus intense.
La vibration était puissante, mais nullement désagréable. On aurait
dit…
Jud venait de s’arrêter au pied d’une longue montée, et Louis
était entré en collision avec lui.
Jud se retourna vers lui.
ŕ Nous sommes presque arrivés à présent, lui annonça-t-il d’une
voix tranquille. Pour la dernière portion de chemin, faites comme
avec le tas d’arbres morts. Il faut marcher d’un pas régulier et sûr.
Contentez-vous de me suivre et ne regardez pas où vous posez vos
pieds. Nous venons de descendre une colline, vous l’aviez remarqué,
n’est-ce pas ?
ŕ Oui.
ŕ Nous sommes à la limite de ce que les Micmacs appelaient
autrefois le marais du Petit Dieu. Les trappeurs, eux, lui avaient
donné le nom de marécage de l’Homme Mort et ceux d’entre eux qui
avaient réussi à le traverser évitaient généralement d’y revenir.
ŕ Il y a des sables mouvants ?

- 162 -
ŕ Oh oui ! Partout. Et des tas de petits ruisseaux qui
bouillonnent à travers les alluvions sableuses qui ont été laissées par
un ancien glacier. Le sable est siliceux, plein de minuscules éclats de
quartz.
Jud posa son regard sur Louis, et l’espace d’un instant ce dernier
crut discerner au fond des prunelles du vieil homme une petite
flamme à la lueur un peu trouble.
Mais Jud orienta différemment la lumière de sa lanterne, et cette
drôle de lueur s’effaça.
ŕ Il y a pas mal de phénomènes bizarres dans ce coin-là, Louis.
L’air y est plus dense, plus électrique… enfin, quelque chose dans ce
goût-là.
Louis réprima un sursaut.
ŕ Qu’est-ce qui ne va pas ? fit Jud.
ŕ Oh, rien, répondit-il.
Il songeait à ce qui leur était arrivé cette nuit-là, sur le chemin
sans issue.
ŕ Vous verrez peut-être de ces flammeroles que les marins
appellent des feux Saint-Elme, poursuivit Jud. Elles prennent
parfois des formes étranges, mais n’y faites pas attention. Ce ne sont
que des mirages. S’il y en a qui vous importunent trop, vous n’aurez
qu’à regarder ailleurs : Peut-être aussi que vous croirez entendre
des voix, mais ce sont juste les huards qui chantent là-bas au sud,
du côté de Prospect. Le son porte loin, par ici. C’est bizarre.
ŕ Des huards ? fit Louis, sceptique. À cette époque de l’année ?
ŕ Des huards, oui, dit le vieil homme d’une voix parfaitement
impassible, qui ne trahissait aucune espèce d’émotion.
Un instant, Louis souhaita désespérément que son visage lui fût à
nouveau visible. Cette étrange lueur qu’il avait cru distinguer au
fond de ses yeux…
ŕ Où allons-nous, Jud ? Qu’est-ce que nous fichons ici, au milieu
de nulle part ?
ŕ Je vous le dirai quand nous serons arrivés, répondit Jud en
tournant les talons. Marchez sur les touffes de laîche.
Ils se remirent en route en faisant de grandes enjambées pour
passer d’un monticule herbu à l’autre. Les pieds de Louis ne les
cherchaient pas à tâtons, n’hésitaient pas ; ils trouvaient le sol
automatiquement, sans aucun effort conscient de sa part.

- 163 -
Il ne perdit pied qu’une seule fois lorsque sa chaussure gauche
creva une mince croûte de gel et s’enfonça dans une flaque d’eau
croupie, froide et bizarrement visqueuse. Il ôta rapidement son pied
de la fondrière et continua d’avancer en se guidant sur la lueur
dansante de la torche de Jud. Cette lumière qui flottait dans
l’épaisseur des bois lui ramena à la mémoire les histoires de pirates
dont il s’était délecté dans son enfance. Un groupe de sinistres
forbans enterrait des doublons au clair de lune, et bien entendu, l’un
d’entre eux était précipité dans la fosse avec le coffre après avoir été
tué d’une balle en plein cœur parce que les pirates croyaient (en tout
cas c’était ce que soutenaient avec un profond sérieux les auteurs de
ces histoires sanguinaires) que le fantôme de leur compagnon mort
monterait la garde sur le trésor.
« Sauf que ce n’est pas un trésor que nous allons enterrer, mais
le chat castré de ma fille. »
Il réprima le début du fou rire qui lui bouillonnait dans la
poitrine.
Il n’entendit pas le son de ces « voix » dont Jud lui avait parlé, et
il n’aperçut pas le moindre feu follet, mais au bout d’un certain
nombre d’enjambées il abaissa son regard et constata que ses pieds,
ses mollets, ses genoux et le bas de ses cuisses étaient entièrement
dissimulés par une brume d’un blanc laiteux, de consistance
absolument lisse, et rigoureusement opaque. On aurait dit qu’il
marchait à travers une neige incroyablement légère.
Les ténèbres étaient moins denses à présent ; l’air semblait doté
d’une luminosité propre. Et il faisait moins froid aussi, il l’aurait
juré. Il distinguait clairement la silhouette de Jud qui marchait à
grandes enjambées régulières en avant de lui, la panne de sa pioche
accrochée à l’épaule. Cette pioche ne donnait que plus de relief à
l’illusion que c’était un homme qui allait enfouir un trésor.
Louis éprouvait toujours cet absurde sentiment d’exaltation. Tout
à coup, il se dit que Rachel était peut-être en train de l’appeler et il
imagina le téléphone qui sonnait et re-sonnait dans la maison vide.
Cette sonnerie de téléphone qu’il entendait en esprit était bien
rationnelle, bien terre à terre. Si jamais…
Il faillit entrer en collision avec le dos de Jud pour la seconde
fois. Le vieil homme s’était arrêté net au milieu du chemin. Il
penchait la tête de côté, l’air concentré, les lèvres serrées.

- 164 -
ŕ Jud ? Qu’est-ce que vous…
ŕ Shhh !
Louis ravala ses questions et il regarda autour de lui avec un
sentiment de malaise. La brume s’était beaucoup éclaircie, mais elle
masquait encore entièrement ses chaussures. Tout à coup, il
entendit un grand fracas de taillis froissés et de branches brisées.
Quelque chose remuait dans les fourrés. Une très grosse bête.
Il ouvrit la bouche pour demander à Jud si ça ne pouvait pas être
un élan (en fait c’était plutôt l’idée d’un ours qui lui était passée
dans l’esprit), mais sa question mourut sur ses lèvres. Le son porte
loin par ici, avait dit Jud.
À son tour, il pencha la tête de côté sans se rendre compte qu’il
mimait inconsciemment la posture de Jud, et il tendit l’oreille.
D’abord, il lui sembla que le son venait de loin, puis il lui parut très
proche ; il s’éloignait puis, menaçant, revenait dans leur direction.
Louis avait le front baigné de sueur, et il sentit la transpiration qui
dégouttait sur ses joues gercées.
Il fit passer d’une main dans l’autre le sac-poubelle qui contenait
le corps de Church. Il avait les mains moites et le plastique vert lui
glissait peu à peu entre les doigts comme s’il eût été enduit de
vaseline. À présent, la chose qui remuait dans les fourrés paraissait
si proche que Louis s’attendait à la voir se matérialiser devant lui
d’un instant à l’autre ; il se figurait déjà la silhouette horrible d’une
créature velue dressée sur ses pattes de derrière, si immense qu’elle
occulterait complètement les étoiles.
Ce n’était déjà plus à un ours qu’il pensait.
Mais à quoi, alors ? Il ne le savait pas au juste.
Sur ces entrefaites, le bruit s’éloigna, puis mourut.
À nouveau, Louis ouvrit la bouche, mais au moment où il allait
s’écrier : Mais qu’est-ce que c’était ? Ŕ la question était déjà sur ses
lèvres Ŕ, un rire dément résonna soudain dans les ténèbres, un rire
strident, hystérique, qui montait et descendait cycliquement, avec
d’horribles gloussements grinçants qui vous blessaient l’oreille
autant qu’ils vous glaçaient les sangs.
Louis eut l’impression que toutes les articulations de son corps
s’étaient gelées d’un coup et qu’il était soudain devenu très lourd,
tellement même que s’il s’avisait de faire demi-tour et de détaler, le
sol mouvant du marécage l’engloutirait à coup sûr.

- 165 -
Le rire stridula jusqu’à l’extrême limite de l’aigu, puis il se
fragmenta en grincements secs dont le son évoquait la vision d’un
rocher extraordinairement friable qui se lézardait de partout ; il
monta jusqu’au cri perçant, puis se mua en une série de
ricanements gutturaux qui seraient sans doute devenus des sanglots
s’ils ne s’étaient subitement tus.
Quelque part, il y avait un bruit d’eau qui goutte et, au-dessus
d’eux, la plainte monotone du vent pareille au roulement incessant
d’un grand fleuve qui eût coulé dans l’immense lit du ciel. Hormis
cela, le marais du Petit Dieu était muet.
Louis se mit à frissonner de partout, et une chair de poule qui
semblait irradier à partir de son abdomen se mit à lui ramper sur
toute la peau. Ramper, oui, c’était le mot : il lui semblait que son
épiderme hérissé se déplaçait pour de bon. Il avait la bouche
complètement sèche. On aurait dit qu’elle ne contenait plus une
seule goutte de salive. Pourtant, son étrange exaltation ne l’avait pas
quitté ; c’était un délire bien dur à secouer.
ŕ Bon Dieu, Jud, qu’est-ce que c’était ? articula-t-il d’une voix
rauque.
Le vieil homme se retourna vers lui et, dans le clair-obscur, Louis
vit un visage qui paraissait âgé d’au moins cent vingt ans. Il n’y avait
plus trace de cette drôle de lueur dansante au fond des prunelles de
Jud. Son regard n’exprimait qu’une épouvante nue, et il avait les
traits décomposés. Mais lorsqu’il parla, ce fut d’une voix à peu près
égale.
ŕ Ce n’était qu’un huard, dit-il. Allons-y. Nous sommes
pratiquement rendus.
Ils se remirent en marche. Bientôt, ils n’eurent plus à sauter
d’une touffe d’herbe à l’autre ; ils étaient à nouveau sur de la terre
ferme. Louis avait la sensation d’être en rase campagne, mais à
présent l’air avait perdu sa sourde luminosité et c’était à peine s’il
parvenait à distinguer le dos de Jud à trois pas devant lui. Sous ses
pieds, il y avait maintenant une herbe courte et drue, toute raidie de
gel, qui craquait comme du verre brisé. Ensuite, il y eut encore de la
forêt. Il sentait une odeur prenante de sapin, des aiguilles sèches
amortissaient ses pas et de loin en loin des branches ou des
brindilles se frottaient à lui.
Louis avait perdu toute notion de la durée et de la direction, mais

- 166 -
ils n’avaient pas cheminé longtemps lorsque Jud s’arrêta une
nouvelle fois et se retourna vers lui.
ŕ Il y a un escalier ici, dit-il. Taillé à même le roc. Il a quarante-
deux marches, ou quarante-quatre, je ne sais plus. Suivez-moi, vous
verrez bien. Quand nous serons en haut de cet escalier, nous aurons
atteint notre destination.
Jud commença à monter et, une fois de plus, Louis lui emboîta le
pas.
Les marches de pierre étaient assez larges, mais la sensation du
sol qui s’éloignait lui donnait un peu le vertige. Çà et là, des cailloux
épars et des éclats de roc crissaient sous ses semelles.
… douze… treize… quatorze…
Le vent était plus froid, plus cinglant, et il eut vite le visage
engourdi. Il se demanda s’ils étaient plus haut que les cimes des
arbres. Il leva les yeux et vit des myriades d’étoiles luisant d’un éclat
froid sur le ciel ténébreux. Jamais encore il ne s’était senti si petit, si
infime, si insignifiant en regardant les étoiles. Il se posa cette
question qui vous vient toujours à contempler les galaxies (Y-a-t-il
des créatures intelligentes là-haut ?) mais au lieu d’émerveillement
l’idée fit naître en lui une sensation de froid horrible, comme s’il
s’était demandé l’effet que ça lui ferait d’avaler une poignée de
larves grouillantes.
… vingt-six… vingt-sept… vingt-huit…
« Qui a bien pu creuser le roc comme ça, au fait ? Les Indiens ?
Est-ce que les Micmacs avaient des outils ? Il faudra que je le
demande à Jud. »
L’idée des Indiens fit surgir dans sa tête des images de nature
sauvage, et il repensa à cette chose qui était passée près d’eux dans
la forêt. Il fit un faux pas, et il se retint de la main gauche à la paroi
rocheuse pour ne pas perdre l’équilibre. Sous ses doigts gantés, il
sentit une pierre qui était vieille ; un peu poreuse, ravinée,
écailleuse. « On dirait une peau très sèche et très usée », se dit-il.
ŕ Vous vous êtes fait mal, Louis ? lui demanda Jud à voix basse.
ŕ Non, ça va, répondit-il, bien qu’il fût très essoufflé et que le
poids du cadavre de Church lui contractât les muscles plus
douloureusement que jamais.
… quarante-deux… quarante-trois… quarante-quatre…
ŕ Il y en a quarante-cinq, dit Jud. J’avais oublié. Ça doit bien

- 167 -
faire douze ans que je n’étais pas venu par ici. Je n’aurais jamais
pensé que j’aurais une autre raison d’y revenir. Tenez, Louis,
grimpez donc jusqu’ici…
Il lui tendit le bras et l’aida à se hisser au sommet de la dernière
marche.
ŕ On est arrivés, dit Jud.
Louis regarda autour de lui. La réverbération des étoiles faisait
régner une clarté diffuse. Ils se tenaient sur un promontoire
parsemé d’éboulis qui jaillissait comme une langue noire de la terre
fine d’un plateau volcanique. Louis se retourna et il aperçut les
cimes des sapins à travers lesquels ils avaient cheminé avant
d’atteindre l’escalier. Apparemment, il les avait amenés au sommet
d’une de ces hautes mesas étonnamment plates comme on en voit
beaucoup en Arizona ou au Nouveau-Mexique, et qu’un caprice
extravagant de la géologie avait fait surgir au beau milieu du Maine.
Le faîte de cette mesa (ou bien fallait-il dire colline ? volcan éteint ?
montagne tronquée ?) était recouvert d’un tapis d’herbes folles,
mais par contre il ne comportait pas un seul arbre, si bien que le
soleil en avait fait disparaître toute trace de neige. En se retournant
à nouveau vers Jud, Louis vit de hautes herbes courbées par le vent
glacial qui lui soufflait dans la figure, et il comprit qu’il s’agissait
non d’une mesa isolée mais de l’avancée d’une colline. À quelque
distance en avant d’eux, le terrain s’élevait à nouveau, et il y avait
des arbres. N’empêche que ce terre-plein était bien vaste et bien
saillant et qu’il faisait un étrange contraste avec les collines basses
et comme rabougries qui composent l’ordinaire du paysage dans
toute la Nouvelle-Angleterre.
Les Micmacs avaient des outils ! lui souffla soudain sa raison.
ŕ Venez, Louis, lui dit Jud et il le mena vers les arbres, à une
trentaine de mètres de là.
À cet endroit, le vent était encore plus violent, mais il paraissait
aussi plus salubre. Juste à l’extérieur de la poche d’ombres
ténébreuses que les arbres projetaient devant eux (c’étaient des
sapins, les plus immenses et les plus anciens qu’il eût jamais vus),
Louis discerna une multiplicité de silhouettes immobiles. L’effet
d’ensemble que produisait ce lieu désertique et élevé était celui d’un
grand vide, mais un vide qui vibrait profondément.
Les silhouettes étaient celles de tumulus de pierre en tout point

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semblables à des cairns celtiques.
ŕ Ce sont les Micmacs qui ont raboté le sommet de la colline,
expliqua Jud. Personne ne sait comment ils s’y sont pris, pareil que
pour les Mayas avec leurs pyramides. Et les Micmacs l’ont oublié
eux-mêmes, tout comme les Mayas.
ŕ Mais pourquoi ? Pourquoi ont-ils fait ça ?
ŕ C’est ici qu’ils enterraient leurs morts, dit Jud. C’est pour ça
que je vous ai fait trimbaler le chat d’Ellie jusqu’ici. Pour lui faire
une sépulture. Les Micmacs ne faisaient aucune discrimination,
vous savez. Ils enterraient les animaux aux côtés de leurs maîtres.
En entendant cela, Louis pensa aussitôt aux Égyptiens, qui
avaient même fait mieux dans le genre : quand un de leurs
souverains mourait, ils immolaient toutes ses bêtes afin qu’elles
suivent l’âme de leur maître dans l’au-delà. Il se rappelait avoir lu
qu’à la suite du décès d’une fille de pharaon on avait massacré plus
de dix mille animaux, dont six cents porcs et deux mille paons.
Avant d’égorger les porcs, on les avait aspergés avec de l’attar de
rose, car c’était le parfum préféré de la défunte princesse.
« Et les Égyptiens ont construit des pyramides, eux aussi.
Personne ne sait exactement à quoi servaient les pyramides des
Mayas (certains soutiennent que, tout comme les mégalithes de
Stonehenge, elles étaient utilisées à des fins de navigation
astronautique), mais par contre nous savons très bien quelle était
la destination de celles des anciens Égyptiens. C’étaient d’immenses
monuments funéraires, les plus grands tombeaux du monde. Ci-gît
Ramsès II, le Pharaon le Plus Gentty du Monde…»
En imaginant cette épitaphe, Louis ne put se retenir de glousser
bêtement.
Jud le considéra d’un œil impassible.
ŕ Enterrez votre bête, Louis, dit-il. Pendant ce temps-là, moi, je
vais en griller une. Je vous aiderais bien, mais il faut que vous
fassiez ça seul. Chacun enterre ses propres morts. C’était la règle
dans ce temps-là.
ŕ Jud, à quoi ça rime, tout ça ? Pourquoi m’avez-vous amené
ici ?
ŕ Parce que vous avez sauvé la vie de Norma, répondit le vieil
homme.
Cette réponse avait un accent de sincérité sans équivoque, et

- 169 -
Louis eut la certitude que Jud lui-même croyait à ce qu’il disait.
Mais en même temps, une intuition subite, d’une évidence
aveuglante, l’avertit qu’il mentait… ou qu’on lui mentait et qu’il se
faisait l’écho de ce mensonge auprès de Louis. Il se souvint de la
lueur bizarre qu’il lui avait semblé apercevoir dans ses yeux.
Mais à présent, tout cela lui paraissait dénué d’importance.
C’était bien moins important que le vent, ce grand fleuve d’air dont
le flot déchaîné l’environnait de toutes parts, lui hérissant les
cheveux au-dessus du front et des oreilles.
Jud s’installa au pied d’un arbre, le dos appuyé au tronc, et
alluma une Chesterfield dans le creux de ses mains disposées en
coupe.
ŕ Vous voulez vous reposer un peu avant de commencer ?
interrogea-t-il.
ŕ Non, non, ça va, dit Louis.
Il aurait pu continuer à le presser de questions, mais au fond il
n’avait pas vraiment envie d’insister.
Il n’arrivait pas à décider si c’était une bonne ou une mauvaise
chose, et en fin de compte il jugea préférable d’en rester là, en tout
cas pour l’instant.
Mais il y avait une question qu’il lui fallait tout de même poser, à
des fins purement utilitaires.
ŕ Vous croyez vraiment que je vais arriver à creuser une tombe
ici ? La couche de terre a l’air bien mince.
Il fit un signe de tête en direction du terre-plein, au sommet des
marches, où le roc affleurait par places. Jud hocha lentement la
sienne.
ŕ C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de terre, dit-il. Mais
généralement, quand le sol est assez profond pour que l’herbe s’y
enracine, c’est qu’il y en a assez pour enfouir quelque chose. Et puis
cet endroit existe depuis des temps immémoriaux, et on y a toujours
creusé des sépultures. Mais ça ne va pas être de la petite bière, je
vous préviens.
Et ça ne fut pas commode, en effet. Le sol était dur et rocailleux,
et Louis comprit vite qu’il n’arriverait pas à creuser une tombe assez
profonde pour y enfouir Church s’il n’usait pas de la pioche. Il se mit
donc à alterner ; d’abord il cassait les mottes de terre dure et les
rochers à coups de pioche, puis il dégageait les débris à la pelle. Ses

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mains ne tardèrent pas à lui faire mal. Son corps engourdi par le
froid se réchauffait rapidement, et un besoin impérieux de faire de
la belle ouvrage s’était emparé de lui.
Il se mit à fredonner entre ses dents, comme il le faisait
quelquefois en recousant une plaie. Parfois, la pioche frappait le roc
avec tant de force que des étincelles jaillissaient et qu’une onde de
choc remontait le long du manche et lui vibrait dans les mains.
Il sentait que des ampoules étaient en train de se former sur ses
paumes, et cela lui était égal ; pourtant, en temps ordinaire, il était,
comme beaucoup de médecins, excessivement soucieux de l’état de
ses mains. Au-dessus de sa tête et tout autour de lui, le vent chantait
sans trêve la même chanson d’arbres.
En contrepoint de la rumeur déferlante du vent, Louis perçut un
bruit léger de pierres entrechoquées.
Il regarda par-dessus son épaule et vit Jud qui, à croupetons,
sélectionnait dans le déblai les caillasses les plus grosses et en faisait
un tas à part. Voyant que Louis le regardait, il expliqua :
ŕ C’est pour votre cairn.
ŕ Ah ! dit Louis, et il se remit au travail.
Sa fosse faisait à peu près soixante centimètres de large sur un
mètre de long (« Ce satané chat aura une tombe de roi », se dit-il)
et lorsqu’il eut atteint une profondeur d’environ cinquante
centimètres, à laquelle il soulevait des gerbes d’étincelles à chaque
coup de pioche, il jeta ses outils au loin et demanda à Jud si ça
pouvait aller.
Jud s’approcha et procéda à un rapide examen.
ŕ Moi, ça me paraît très acceptable, dit-il. Mais là-dessus c’est
votre point de vue à vous qui doit primer.
ŕ Allez-vous me dire pourquoi vous me faites faire tout cela à
présent ?
Jud esquissa un sourire.
ŕ Les Micmacs croyaient que cette colline était magique, dit-il.
Ils croyaient que toute la forêt qui s’étend au nord-est du marécage
était magique. Ils ont bâti cette espèce de tertre pour y ensevelir
leurs morts, loin de tout. Les Indiens des autres tribus évitaient cet
endroit comme la peste. Les Penobscots racontaient que la forêt
était hantée. Par la suite, les trappeurs qui s’étaient aventurés
jusqu’ici ont répandu des bruits analogues. J’imagine que certains

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d’entre eux avaient vu des feux follets dans le marais du Petit Dieu
et qu’ils les avaient pris pour des fantômes.
Le vieil homme eut un sourire, et Louis se dit : « Jud, Jud ! Ce
n’est pas du tout cela que vous pensez ! »
ŕ Avec le temps, continua le vieil homme, les Micmacs eux-
mêmes ont cessé de traîner dans les parages. Un membre de leur
propre tribu leur avait juré qu’il avait aperçu un Wendigo par ici ; il
disait aussi que la terre s’était gâtée, qu’elle avait tourné à l’aigre.
Les Micmacs ont tenu un grand conciliabule à ce sujet… du moins
c’est ce que j’ai entendu dire quand j’étais gamin, Louis.
Évidemment, c’est ce vieux Stanny Bee qui m’a raconté ça, alors…
Son vrai nom était Stanley Bouchard, mais tout le monde l’appelait
Stanny Bee3, rapport à l’araignée qu’il avait au plafond. Et Stanny
n’était jamais le dernier à vous débiter un bobard…
Louis, qui savait seulement que le Wendigo est une espèce de
démon dans le folklore des Indiens du Nord, demanda :
ŕ Vous croyez que la terre a tourné à l’aigre ?
Jud sourit, ou du moins ses lèvres s’écartèrent.
ŕ Je crois que c’est un endroit dangereux, dit-il d’une voix douce,
mais pas pour les chats, les chiens ou les hamsters. Allez, Louis,
enterrez-la, votre bête.
Louis déposa le sac-poubelle au fond du trou puis il se saisit de la
pelle et le recouvrit de terre avec des gestes lents. À présent, il
sentait le froid et la fatigue. Le crépitement de la terre qui s’abattait
en pluie sur le plastique le déprimait, son sentiment d’exaltation se
dissipait et il commençait à avoir envie que cette aventure s’achève.
Il leur restait encore une sacrée trotte pour retourner.
Le crépitement se fit plus étouffé, puis il cessa et il n’y eut plus
que le frottement sourd de la terre contre la terre. Il racla le peu qui
restait et le poussa dans le trou du bout de sa pelle (Une phrase de
son oncle le croque-mort, qui lui paraissait dater d’au moins mille
ans, lui revint à l’esprit : Il n’y a jamais assez de terre pour
reboucher une fosse qu’on vient de creuser.), puis il se tourna vers
Jud.

3 Bee (B.) est l’acronyme de Bouchard. « Bee » (« Abeille ») est


familièrement employé pour désigner une marotte, une douce lubie,
comme dans l’expression To have a bee in one’s bonnet. (N.d.T.)

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ŕ Votre cairn, dit Jud.
ŕ Écoutez, Jud, j’en ai vraiment plein le dos, moi…
ŕ C’est le chat d’Ellie, dit Jud avec une douceur implacable. Elle
voudrait que vous fassiez les choses comme il faut.
Louis soupira.
ŕ Vous avez sûrement raison, dit-il.
Il passa dix minutes de plus à empiler l’une sur l’autre les grosses
pierres que Jud lui passait. À la fin, un tumulus modeste, de forme
conique, surmontait la tombe de Church, et Louis, malgré sa
lassitude, en éprouva une pointe d’euphorie. La vue de ce tumulus
dressé parmi les autres dans la clarté des étoiles lui donnait un
sentiment d’accomplissement.
Ellie ne le verrait sans doute jamais (s’il avait annoncé qu’il
emmenait leur fille dans un marécage plein de sables mouvants, les
cheveux de Rachel en seraient devenus blancs), mais Louis, par
contre, l’avait vu et c’était une bonne chose.
Jud s’était redressé et il brossait de la main ses genoux terreux.
ŕ Mais ils sont presque tous écroulés, lui dit Louis.
Il y voyait un peu plus clair à présent, et il distinguait nettement
par endroits de petits éboulis formés par des cairns affaissés. Jud
aurait pu puiser parmi ces ruines, mais il avait soigneusement veillé
à ce que Louis n’use pour son propre tumulus que de pierres qu’il
avait déterrées lui-même.
ŕ Eh oui, fit Jud. Je vous l’ai dit : tout ça est très ancien.
ŕ Est-ce qu’on en a terminé, cette fois ?
ŕ Oui, dit Jud en lui tapant sur l’épaule. Vous avez fait du bon
travail, Louis. Comme je m’y attendais. Rentrons maintenant.
ŕ Jud… commença Louis, mais déjà le vieil homme avait
empoigné la pioche et il se dirigeait vers l’escalier.
Louis s’empara de la pelle et il démarra au trot pour le rattraper,
puis il se ravisa : il fallait qu’il économise son souffle pour la longue
marche. Il se retourna une dernière fois, mais le cairn qui marquait
l’emplacement de la tombe du chat Winston Churchill était noyé au
milieu d’une masse indistincte d’autres tumulus, et il n’arriva pas à
le repérer.
Un moment plus tard, ils émergèrent de la forêt et pénétrèrent
dans la prairie qui surplombait la maison de Louis. « On a juste
repassé le film à l’envers », se dit Louis, moulu. Il ne savait pas au

- 173 -
juste combien de temps ils avaient mis ; cet après-midi, avant de
s’allonger sur son lit, il avait ôté sa montre-bracelet et l’avait posée
sur l’appui de la fenêtre, où elle se trouvait sans doute encore. Il
savait seulement qu’il était crevé, vidé, rétamé. Le dernier coup de
pompe aussi terrassant qu’il avait éprouvé remontait à seize ou dix-
sept ans : c’était à la fin de sa première journée au sein des services
de la voirie de Chicago, qui embauchaient des lycéens comme
éboueurs pendant l’été.
Au retour, ils s’étaient comportés sensiblement comme à l’aller,
mais les détails du trajet s’étaient comme estompés dans sa
mémoire. Il se souvenait seulement qu’il avait perdu l’équilibre en
franchissant le tas d’arbres morts ; il s’était senti précipité dans le
vide et, absurdement, il avait pensé à Peter Pan (Ô Jésus, j’ai perdu
mes pensées heureuses et voila que je tombe.) mais Jud l’avait
retenu d’une main ferme et sûre, et quelques instants plus tard ils
étaient passés devant les derrières demeures du chat Smucky, de la
chienne Hannah et de Martha la lapine et ils s’étaient engagés sur le
sentier le long duquel ils avaient cheminé un jour en compagnie de
toute la famille de Louis.
Il se souvenait vaguement aussi d’y avoir suivi l’ombre de Victor
Pascow au cours d’un rêve doublé d’un accès de somnambulisme,
mais son esprit fatigué se refusait à établir le moindre lien entre
cette marche nocturne et celle de ce soir. Une autre idée lui passa
par la tête : celle que cette équipée lui avait fait courir des dangers
bien réels, même si elle semblait droit sortie d’un roman-feuilleton
frénétique de Wilkie Collins. Qu’il se soit mis des ampoules plein les
mains après être tombé dans une espèce de transe qui était bien
proche du somnambulisme, ce n’était pas le plus grave. Mais il
aurait suffi d’un rien pour qu’il se tue en escaladant le tas d’arbres
morts. Ils auraient pu se tuer tous les deux. Comment avait-il pu se
laisser entraîner à des divagations pareilles ? Dans l’état
d’épuisement où il se trouvait, il était prêt à attribuer ce
comportement aberrant à un désordre mental momentané
consécutif à la perte d’un animal familier que toute sa famille
chérissait.
Il en était arrivé là de ses réflexions lorsque la silhouette de sa
maison se profila devant eux.
Ils se dirigèrent vers elle en silence et s’arrêtèrent au sommet de

- 174 -
l’allée du jardin. Le vent gémissait plaintivement. Sans un mot,
Louis tendit la pelle à Jud.
ŕ Vaut mieux que j’y aille, dit enfin le vieil homme. Une des
dames de la congrégation ne va pas tarder à ramener Norma, et elle
risque de se demander où je suis passé.
ŕ Vous avez l’heure ? demanda Louis.
Il était étonné que Norma ne fût pas encore rentrée ; à en juger
par ce que ses muscles lui disaient, il lui semblait qu’il devait être
plus de minuit.
ŕ Bien sûr, dit Jud. J’ai toujours ma tocante sur moi, du moins
tant que je suis habillé.
Il pêcha une montre à double boîtier dans la poche de son
pantalon et en fit lever d’une pichenette le couvercle guilloché.
ŕ Il est huit heures trente, annonça-t-il avant de refermer le
boîtier.
ŕ Comment ? fit Louis avec stupeur. Huit heures trente, c’est
tout ?
ŕ Quelle heure vous pensiez qu’il était ? demanda Jud.
ŕ Je pensais qu’il était plus tard que ça, dit Louis.
ŕ Bon allez, Louis, à demain, dit Jud en tournant les talons.
ŕ Jud ?
Le vieil homme pivota sur lui-même et il regarda Louis d’un air
interrogateur.
ŕ Jud, qu’avons-nous fait ce soir ?
ŕ Nous avons enterré le chat de votre fille.
ŕ C’est tout ce que nous avons fait, Jud ?
ŕ Et quoi d’autre ? fit Jud. Vous êtes un brave garçon, Louis,
mais vous posez trop de questions. Quelquefois, on doit faire
certaines choses parce que ça paraît juste de les faire. Parce que, au
fond de son cœur, on sait qu’il le faut. Mais si après les avoir faites
on ne se sent pas bien, si on pose des tas de questions au point d’en
avoir comme une indigestion, à part que c’est dans la tête et pas
dans les boyaux, on commence à se dire qu’on a mal agi. Vous voyez
ce que je veux dire ?
ŕ Oui, dit Louis, en songeant que Jud avait dû lire dans ses
pensées tandis qu’ils traversaient la prairie en direction de la
maison.
ŕ Dans ces cas-là, il vaut peut-être mieux douter des incertitudes

- 175 -
qui vous rongent que de votre propre cœur, poursuivit Jud en
posant sur le visage de Louis un regard scrutateur. Qu’est-ce que
vous en pensez, Louis ?
ŕ Je pense que vous devez avoir raison, répondit Louis d’une
voix lente.
ŕ Et quand un homme a des choses comme celles-là sur le cœur,
ça ne lui sert pas à grand-chose d’en parler, n’est-ce pas ?
ŕ Eh bien…
ŕ Non, reprit Jud, comme si Louis avait simplement opiné, ça ne
lui sert à rien. (Et de cette voix pleine d’une assurance implacable
qui faisait immanquablement passer un frisson dans le dos de
Louis, il ajouta :) Il y a des choses qui doivent rester secrètes. On dit
que les femmes sont très fortes lorsqu’il s’agit de garder un secret, et
je crois que c’est souvent vrai, mais une femme qui connaît un peu
la vie vous dira toujours qu’elle n’est jamais vraiment arrivée à lire
dans le cœur d’un homme. Un cœur d’homme a un sol plus
rocailleux, Louis. Un sol pareil à celui de l’ancien cimetière des
Micmacs, avec du roc à fleur de terre. On y fait pousser ce qu’on
peut… et on le soigne.
ŕ Jud…
ŕ Ne doutez pas, Louis. Acceptez ce qui est fait, et n’écoutez que
votre cœur.
ŕ Mais…
ŕ Il n’y a pas de mais. Acceptez ce qui est fait, Louis, et n’écoutez
que votre cœur. Nous avons fait ce que nous devions faire. En tout
cas, je l’espère de toute mon âme. À un autre moment, ça aurait pu
être une erreur grave. Néfaste, même.
ŕ Répondrez-vous au moins à une question ?
ŕ Posez-la toujours, et nous verrons.
ŕ Comment avez-vous appris l’existence de cet endroit ?
Cette question, Louis se l’était également posée sur le chemin du
retour, et simultanément le soupçon lui était venu que Jud avait
peut-être lui-même du sang indien. (Mais si tel était le cas, il devait
être bien dilué ; tout en lui portait la marque d’une hérédité cent
pour cent anglo-saxonne.)
ŕ Ben, c’est Stanny Bee qui m’en a parlé, répondit le vieil homme
d’un air surpris.
ŕ Il vous en a parlé, c’est tout ?

- 176 -
ŕ Non, admit Jud. Ce n’est pas le genre d’endroit qu’on
mentionne simplement comme ça au détour d’une conversation. À
l’âge de dix ans, j’y ai enterré Spot, mon chien. Il s’était égratigné à
du vieux barbelé rouillé en pourchassant un lapin. Les plaies se sont
infectées et ça l’a tué.
Il y avait quelque chose qui ne collait pas là-dedans, quelque
chose qui était en contradiction avec ce que Louis en avait
précédemment entendu dire, mais il était trop las pour mettre le
doigt sur ce qui clochait. Jud n’ajouta rien ; il se contentait de poser
sur Louis son regard insondable de vieil homme.
ŕ Bonne nuit, Jud, dit Louis.
ŕ Bonne nuit.
Jud Crandall traversa la route avec sa pelle et sa pioche.
Impulsivement, Louis lui cria :
ŕ Merci !
Le vieil homme ne se retourna pas. Il se borna à lever une main
pour lui signifier qu’il avait entendu.
Et tout à coup le téléphone se mit à sonner dans la maison.

Louis partit au galop Ŕ en serrant les dents, car le haut de ses


cuisses et le bas de son dos l’élançaient violemment Ŕ mais lorsqu’il
parvint dans la chaleur de la cuisine, le téléphone en était déjà à sa
sixième ou sa septième sonnerie. Il s’arrêta de sonner au moment
précis où il posait la main dessus. Il décrocha tout de même le
combiné et fit « Allô ? » mais il n’y avait plus que le bourdonnement
de la tonalité.
« C’était sûrement Rachel, se dit-il. Je vais la rappeler. »
Mais tout à coup, il eut le sentiment que la tâche était au-dessus
de ses forces. Après avoir formé le numéro sur le cadran, il lui
faudrait encore échanger quelques platitudes gênées avec bonne-
maman (ou pis encore, avec le dégaineur de chéquiers le plus rapide
du Nord-Est) avant d’avoir enfin Rachel… qui lui passerait Ellie. La
fillette serait certainement encore debout ; à Chicago, il était une
heure de moins. Et Ellie lui demanderait des nouvelles de Church.
« Church ? Oh, il va très bien. Un camion de l’Orinco lui est
rentré dedans. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis absolument
certain qu’il s’agissait d’un camion de l’Orinco. Sans doute histoire
de garder à cette triste affaire toute sa cohésion dramatique, tu

- 177 -
vois ce que je veux dire ? Non, tu ne vois pas ? Tant pis, ce n’est pas
grave. Church a été tué sur le coup mais il n’a quasiment pas de
marques. J’ai été l’enfouir à l’endroit où les Micmacs enterraient
leurs morts jadis ; c’est une espèce d’annexe du Simetierre des
animaux, tu vois ce que je veux dire ? Tu sais, lapin, ça fait une
balade rudement chouette. Je t’y emmènerai un de ces jours et on
mettra des fleurs au pied de sa tombe… pardon, de son cairn.
Enfin, on attendra que les sables mouvants aient gelé et que les
ours soient entrés en hibernation. »
Il reposa le combiné, traversa la cuisine et remplit l’évier d’eau
très chaude. Puis il ôta sa chemise et il se lava. Il avait sué comme
un cochon malgré le froid, et il répandait une âcre senteur de bauge.
Il découvrit un reste de rôti de viande hachée dans le
réfrigérateur et le débita en carrés qu’il disposa artistiquement sur
une tranche de pain complet prédécoupé, puis il coiffa le tout de
deux épaisses rondelles d’oignon et resta un moment à admirer son
œuvre avant de l’inonder de ketchup et de plaquer par-dessus une
deuxième tranche de pain spongieux.
Si Rachel et Ellie avaient été là, elles auraient eu toutes deux le
même froncement de nez dégoûté. Beurk, atroce !
« Eh bien, c’est raté, mesdames », se dit Louis avec une
indéniable satisfaction avant de bâfrer son sandwich. Dieu, que
c’était bon ! « Confucius dire : lui qui sentir cochon, bouffer comme
porc », philosopha-t-il, et sa maxime pidgin lui arracha un sourire.
Il fit descendre le sandwich à l’aide de plusieurs grandes gorgées
de lait qu’il but à même le carton (autre vilaine habitude qui lui
attirait régulièrement les foudres de Rachel), après quoi il monta
dans sa chambre, se déshabilla et se mit au lit sans même s’être
brossé les dents. Ses douleurs et ses crampes s’étaient fondues en
une seule palpitation sourde qui était presque réconfortante.
Sa montre était toujours à l’endroit où il l’avait laissée. Il la
consulta. Neuf heures moins dix. Il avait du mal à en croire ses yeux.
Il éteignit la lumière, se retourna sur le flanc et s’endormit.
Il se réveilla un peu après trois heures du matin et se dirigea d’un
pas traînant vers les toilettes.
Tandis qu’il urinait, debout, en papillotant comme un hibou dans
la lumière crue du tube fluorescent, la contradiction lui apparut
soudain, grosse comme une maison, et ses yeux s’écarquillèrent.

- 178 -
C’était un peu comme si deux pièces de machine qui auraient
normalement dû s’articuler s’étaient heurtées et avaient rebondi au
loin.
Tout à l’heure, Jud lui avait raconté que son chien était mort
lorsqu’il avait dix ans Ŕ d’une infection consécutive à des blessures
qu’il s’était faites en s’accrochant dans de vieux barbelés rouillés.
Mais à la fin de l’été, le jour où ils étaient tous montés ensemble
jusqu’au Simetierre des animaux, Jud lui avait dit que son chien
était mort de sa belle mort et qu’il était enterré là ; il lui avait même
désigné l’écriteau qui marquait l’emplacement de sa tombe, dont le
passage des ans avait complètement effacé l’inscription.
Louis tira la chasse, éteignit la lumière et retourna se coucher. Il
y avait autre chose qui ne collait pas et il mit très vite le doigt
dessus. Jud était né en 1900, et ce jour-là, au Simetierre, il avait
expliqué à Louis que son chien était mort l’année de la Grande
Guerre. Si c’était à l’année où la guerre avait éclaté en Europe qu’il
pensait, il aurait donc eu quatorze ans, ou bien dix-sept s’il faisait
allusion à l’entrée en guerre des États-Unis.
Mais tout à l’heure, il avait bien dit qu’il était âgé de dix ans à la
mort de Spot.
« Bon, mais il est vieux et les vieux ont souvent la mémoire qui
flanche, se dit-il avec embarras. Il admet lui-même qu’il a des trous
de mémoire de plus en plus fréquents, qu’il doit se creuser la tête
pour retrouver des noms et des adresses qu’il savait par cœur
autrefois, et qu’il lui arrive de se lever le matin en ayant perdu tout
souvenir des besognes qu’il s’était fixées la veille en s’endormant.
Pour un homme de son âge, il s’en tire encore rudement bien… Il
serait bien excessif de parler de sénilité dans un cas pareil ; Jud est
sujet à des pertes de mémoire occasionnelles, voilà tout. Rien
d’étonnant à ce qu’un homme comme lui oublie la date exacte de la
mort d’un chien alors que c’est un événement qui remonte peut-être
à plus de soixante-dix ans. Et à ce que les circonstances exactes de
sa mort se soient brouillées dans sa tête. Ne te mets pas martel en
tête pour ça, Louis. »
Mais il ne se rendormit pas sur-le-champ ; il resta longtemps
éveillé, trop conscient de cette maison vide et du vent qui hurlait
dehors en s’engouffrant dans les chéneaux du toit.
Puis, insensiblement, le sommeil le prit. Il ne se rendit même pas

- 179 -
compte qu’il était passé de l’autre côté ; il devina seulement qu’il
devait bien en être ainsi car, au moment où il sombrait dans le
néant il lui sembla entendre un bruit de pas étouffé dans l’escalier.
Il pensa : « Laisse-moi, Pascow, va-t’en, ce qui est fait est fait, ce
qui est mort est mort. »
Le bruit de pas s’évanouit et, dans la suite de cette funeste année
pourtant fertile en événements inexplicables, le spectre de Victor
Pascow ne revint plus jamais importuner Louis, que ce soit dans le
sommeil ou dans la veille.

- 180 -
23

À son réveil, il était neuf heures. Un soleil éclatant entrait à flots


dans la chambre par les fenêtres orientées à l’est. Le téléphone
sonna. Louis étendit un bras et s’en saisit.
ŕ Allô ?
ŕ Salut ! fit la voix de Rachel. Je te réveille ? J’espère que oui.
ŕ Oui, tu m’as réveillé, sale garce, grogna-t-il en souriant.
ŕ Ooooh, ce n’est pas beau de parler comme ça espèce d’ours mal
léché, dit-elle. J’ai essayé de t’appeler hier soir. Tu étais chez les
Crandall ?
Louis hésita, mais pas plus d’une fraction de seconde.
ŕ Oui. J’ai bu quelques bières avec Jud. Norma était allée à un
dîner de Thanksgiving. J’ai bien pensé à te passer un coup de fil,
mais… tu sais bien.
Ils échangèrent de menus propos. Rachel lui donna des nouvelles
fraîches de ses parents, chose dont il se serait volontiers passé, mais
il éprouva tout de même une joie mesquine en apprenant que la
calvitie d’Irwin Goldman semblait s’étendre à une allure accélérée.
ŕ Tu veux parler à Gage ? lui demanda Rachel.
ŕ Je veux bien, mais tâche de t’arranger pour qu’il ne me
raccroche pas au nez comme la dernière fois.
Il y eut une succession de bruits confus à l’autre bout de la ligne.
Au loin, il entendit la voix de Rachel qui cajolait l’enfant pour le
persuader de dire : « Bonjour, papa. »
À la fin, Gage lui cria :
ŕ ’jour, wa-wa !
ŕ Salut, Gage, répondit-il d’une voix enjouée. Comment vas-tu ?
Comment va ta vie ? Est-ce que tu as encore fichu par terre le porte-
pipe de ton grand-père ? Je l’espère bien. Cette fois, pour faire
bonne mesure, tu pourrais peut-être aussi lui saccager sa collection
de timbres…
Pendant une demi-minute environ, Gage lui déversa dans l’oreille

- 181 -
un flot de borborygmes et de glouglous joyeux entrecoupés d’un
certain nombre de mots distincts tels que maman, Ellie, mammy,
papy, auto, camion et caca. Son vocabulaire s’enrichissait sans
cesse.
Sur ce, Rachel lui arracha le téléphone des mains et il émit un
geignement indigné. Louis en fut relativement soulagé. Il adorait
son fils, et Gage lui manquait terriblement, mais une conversation
avec un enfant de cet âge est aussi éprouvante pour les nerfs que
pourrait l’être une partie de cartes avec un fou : vous échafaudez des
combinaisons savantes pendant que votre adversaire étale
n’importe quoi n’importe comment, et au bout d’un moment vous
perdez la tête à votre tour.
ŕ Tout va bien là-bas ? lui demanda Rachel.
ŕ Tout à fait bien, répondit Louis, sans l’ombre d’une hésitation
cette fois.
Mais il savait qu’il avait franchi une limite invisible tout à l’heure,
quand il avait affirmé à Rachel qu’il avait passé la soirée de la veille
chez Jud. En esprit il entendit soudain la voix de Jud Crandall
disant : Un cœur d’homme a un sol plus rocailleux, Louis… On y
fait pousser ce qu’on peut, et on le soigne.
ŕ Enfin, pour être franc, je m’ennuie un peu, ajouta-t-il. Vous me
manquez.
ŕ Quoi, tu n’es donc pas heureux d’avoir échappé à tout ce
cirque ?
ŕ Oh, la paix et le silence sont bien agréables, admit Louis. Mais
au bout de vingt-quatre heures, ça commence à me faire tout drôle.
ŕ Je peux parler à papa ? fit la voix d’Ellie en arrière-plan.
ŕ Louis, Ellie te demande.
ŕ Bon, passe-la-moi.
Il bavarda avec Ellie pendant près de cinq minutes.
Elle lui raconta en pépiant gaiement que sa grand-mère lui avait
donné une poupée, que son grand-père l’avait emmenée visiter les
abattoirs (« Qu’est-ce qu’ils sentent mauvais, papa ! » s’exclama-t-
elle, et Louis songea : « Ton papy ne sent pas la rose non plus, ma
chérie. »), qu’elle avait aidé à faire le pain et que Gage s’était sauvé
pendant que Rachel était en train de le changer. Il avait couru
jusqu’à l’autre bout du couloir et avait fait un gros caca sur le seuil
du bureau de papy. (« Bien joué, mon petit Gage ! » se dit Louis en

- 182 -
souriant jusqu’aux oreilles.)
Il pensait qu’il avait tiré son épingle du jeu (du moins pour ce
matin-là), mais alors qu’il s’apprêtait déjà à prier Ellie de lui
repasser Rachel pour qu’il puisse lui dire au revoir, la fillette lui
demanda :
ŕ Comment va Church, papa ? Est-ce que je lui manque ?
Le sourire de Louis s’effaça mais il répondit aussitôt, d’une voix
parfaitement dégagée :
ŕ Church va bien. Enfin, je suppose. Je l’ai fait sortir hier soir
après lui avoir donné le reste du ragoût, et je ne l’ai pas encore vu ce
matin, mais je viens à peine de me lever.
« Ah, dis donc, tu aurais fait un parfait meurtrier. Quel sang-
froid ! Docteur Creed, quand avez-vous vu le défunt pour la
dernière fois ? Il a mangé ici hier soir. Une belle portion de bœuf-
carottes, pour être précis. Je ne l’ai pas revu depuis. »
ŕ Tu l’embrasseras pour moi, hein ?
ŕ Pouah ! C’est ton chat, tu n’as qu’à l’embrasser toi-même, se
récria Louis, et Ellie éclata de rire.
ŕ Tu veux encore dire quelque chose à maman ?
ŕ Oui, passe-la-moi.
Tout avait marché comme sur des roulettes. Louis et Rachel se
parlèrent encore deux minutes, mais il ne fut pas question de
Church. Ils échangèrent d’ultimes « je t’aime » et Louis raccrocha.
ŕ Et voilà ! déclara-t-il à la chambre vide et ensoleillée.
Le plus moche dans tout cela, c’était qu’il n’éprouvait aucun
remords, qu’il avait le cœur parfaitement léger.

- 183 -
24

Vers neuf heures et demie, Steve Masterton appela pour proposer


à Louis de venir faire une partie de squash à l’université. Les courts
étaient déserts, annonça-t-il avec allégresse, et ils pourraient jouer
toute la sainte journée si ça leur chantait.
Louis comprenait la jubilation de Steve : en temps normal, la liste
d’attente était si longue qu’il fallait souvent s’inscrire quarante-huit
heures à l’avance pour obtenir un court pendant une maigre demi-
heure. Mais il déclina tout de même l’invitation en expliquant à
Masterton qu’il voulait travailler à l’article qu’il préparait pour la
Revue de médecine universitaire.
ŕ Vous en êtes sûr ? dit Steve. Ça vous ferait du bien de vous
détendre un peu.
ŕ Rappelez-moi tout à l’heure, dit Louis. Peut-être que je me
sentirai plus d’attaque.
Steve dit que c’était entendu et raccrocha. Cette fois, Louis n’avait
menti qu’à moitié : il avait bel et bien conçu le projet de travailler à
son article, qui avait pour thème le traitement de certaines maladies
infectieuses comme la varicelle et la mononucléose dans le cadre
d’une infirmerie de campus. Mais la véritable raison de son refus
était tout autre : c’était qu’il était perclus de douleurs et de
courbatures. Il s’en était aperçu sitôt finie la conversation avec
Rachel, lorsqu’il s’était rendu à la salle de bains pour se laver les
dents. Il avait les muscles du dos complètement noués, ses épaules
moulues d’avoir trop longtemps supporté le poids de ce maudit sac
poubelle le torturaient, et ses jarrets étaient aussi tendus que des
cordes de guitare accordées trois octaves trop haut. « Bon Dieu, se
dit-il, et tu avais la bêtise de t’imaginer que tu étais en forme ! » Il
aurait eu l’air fin s’il avait essayé de jouer au squash avec Steve. Il se
serait traîné comme un vieux podagre.
En parlant de podagre, cette virée dans la forêt d’hier soir, il ne
l’avait pas faite seul, mais en compagnie d’un individu âgé de près

- 184 -
de quatre-vingt-cinq ans. Il se demanda si Jud s’était réveillé ce
matin avec d’aussi méchantes courbatures que lui.
Il passa une heure et demie sur son article, mais il n’avança
guère. Le silence et le vide l’énervaient trop. À la fin, il rangea ses
blocs-notes et ses tirés à part sur une étagère, juste au-dessus de la
machine à écrire, puis il enfila sa parka et sortit.
Il alla tout droit chez les Crandall ; Jud et Norma étaient absents,
mais il y avait une enveloppe à son nom punaisée à la porte
d’entrée. Louis s’en empara et la décacheta du pouce.

Louis,
La bourgeoise et moi on est allés à Bucksport faire quelques
emplettes et jeter un œil à une petite commode style rustique qui
est en vente à l’Emporium et que Norma guigne depuis des siècles.
On cassera sans doute une graine chez McLeod’s, ce qui fait qu’on
ne sera de retour qu’en fin de journée. Mais venez donc boire une
bière ce soir si le cœur vous en dit.
Votre famille est votre famille. Je ne veux pas fourrer mon nez
dans des affaires qui ne me regardent pas, mais si Ellie était ma
fille j’attendrais un peu avant de lui dire que son chat s’est fait
écraser sur la route. Autant la laisser profiter de ses vacances,
non ?
Et soit dit en passant, Louis, si j’étais vous je n’irais pas non plus
crier sur les toits ce qui s’est passé hier au soir. À North Ludlow, il
y a d’autres gens qui connaissent l’ancien cimetière des Micmacs ;
il y en a même quelques-uns qui y ont personnellement enterré des
bêtes… bref, si vous voulez, c’est un peu comme un complément du
Simetierre des enfants. Croyez-le ou non, on y a même enseveli
un… taureau ! Le père Zack McGovern, qui habitait Stackpole
Road, y a creusé une sépulture à son taureau en 1967 (ou 68). Un
animal primé qui s’appelait Hanratty. Ah, la bonne blague ! Quand
il m’a raconté qu’il s’était coltiné ce taureau jusque là-bas avec
l’aide de ses deux fils, j’ai tellement rigolé que j’ai bien cru que
j’allais m’en faire péter la rate. Mais les habitants d’ici n’aiment
pas parler de ça, et ils n’aiment pas non plus que des gens qu’ils
considèrent comme des « étrangers » soient au courant. Bien sûr,
ce ne sont que de sombres superstitions vieilles de trois siècles ;
n’empêche que les gens du pays y croient plus ou moins : Et ils

- 185 -
s’imaginent qu’un « étranger » qui s’en apercevrait les prendrait
pour des zozos. Est-ce que c’est clair ? J’ai l’impression que non,
mais en tout cas c’est comme ça. Alors soyez gentil, motus et
bouche cousue sur tout ça, d’accord ?
Nous en reparlerons (dès ce soir, peut-être) et ça vous deviendra
plus clair. En attendant, toutes mes félicitations. Vous vous êtes
montré à la hauteur. J’en étais sûr, d’ailleurs.
Jud
P.S. Norma ignore tout de ce que je vous dis dans ce mot (je lui
ai servi une explication de mon cru) et j’aimerais autant qu’elle
continue à l’ignorer si ça ne vous fait rien. En cinquante-huit ans
de mariage, j’ai dit plus d’un mensonge à Norma. Je suis sûr que
tous les maris racontent des tas de fariboles à leurs femmes, mais
vous savez, ce sont des mensonges que pour la plupart ils pourront
confesser au Bon Dieu le jour du Jugement sans avoir à baisser les
yeux devant Lui.
Faites donc un saut chez moi ce soir, qu’on s’humecte un peu la
glotte.
J.

Quand Louis acheva de lire ce billet, debout sur la dernière


marche de l’escalier de la véranda des Crandall (vide à présent : ils
avaient remisé les meubles de rotin jusqu’au prochain printemps), il
avait les sourcils froncés. Ne pas informer Ellie du triste sort de son
chat ? Il ne lui en avait rien dit. Mais qu’est-ce que c’était que cette
histoire d’animaux qu’on avait déjà enterrés là, des superstitions
vieilles de trois siècles ?
… et ça vous deviendra plus clair.
Il effleura cette phrase du bout d’un doigt et pour la première fois
il s’autorisa à revenir volontairement en esprit sur ce qu’ils avaient
fait la veille. Les événements étaient flous dans sa mémoire ; ils
avaient l’imprécision floconneuse du rêve ou des actions que l’on a
commises dans une brume d’alcool ou de drogue. Il se rappelait
l’escalade du tas de bois mort, l’étrange lumière assourdie qui
baignait le marécage, la subite élévation de la température qu’il
avait cru y déceler ; mais tout cela était un peu flottant, comme
l’écho des dernières paroles échangées avec un anesthésiste juste
avant qu’il vous colle son masque sur le nez.

- 186 -
… je suis sûr que tous les maris racontent des tas de fariboles à
leurs femmes.
« Sans parler de leurs filles », se dit Louis. Jud paraissait avoir
eu une prescience quasi surnaturelle de ce qui allait se passer dans
la tête de Louis Ŕ et au téléphone Ŕ ce matin.
Il replia lentement le mot que Jud avait écrit sur une feuille de
papier dont la réglure rappelait celle d’un cahier d’écolier, et il le
replaça à l’intérieur de l’enveloppe. Puis il fourra l’enveloppe dans
sa poche revolver et il retraversa la route.

- 187 -
25

Le même jour, aux alentours d’une heure de l’après-midi,


Church, tel le chat du Cheshire, reparut comme par enchantement.
Louis était dans le garage, où il s’était lancé cinq ou six semaines
auparavant dans un grandiose projet auquel il travaillait à ses
moments perdus : il s’agissait de bâtir des étagères suffisamment
hautes pour mettre hors de la portée de Gage tous les matériaux
dangereux ou toxiques Ŕ bouteilles de lubrifiant pour essuie-glaces,
bidons d’antigel, outils acérés. Il était en train d’enfoncer un clou
quand Church pénétra dans le garage, la queue en point
d’exclamation. Louis ne lâcha pas le marteau ; il ne l’abattit pas non
plus sur son pouce.
Son cœur s’accéléra, mais sans à-coups trop brusques ; il eut la
sensation d’une violente brûlure au creux de l’estomac, mais elle
s’effaça aussitôt, comme la chaleur intense mais éphémère du
filament d’une ampoule qui saute. En y réfléchissant par la suite, il
se dit qu’on aurait pu croire qu’il avait passé toute la matinée à
attendre le retour de Church, comme si quelque atavisme
immémorial enfoui dans le tréfonds de son subconscient l’avait
averti dès le début de la signification véritable de l’expédition de la
veille.
Il reposa son marteau avec précaution, et après avoir recraché
dans sa paume les clous qu’il s’était fichés entre les lèvres, il les
glissa dans la poche du gros tablier de coutil qu’il mettait pour
bricoler. Ensuite il s’approcha de Church, le prit dans ses bras et le
souleva.
« Il pèse son poids vif, se dit-il avec une espèce d’excitation
morbide. Le même qu’avant de se faire tuer. C’est du poids vif, j’en
suis sûr. Il pesait plus lourd dans le sac. Il pesait plus lourd mort. »
Les battements de son cœur redoublèrent brusquement, et
l’espace d’un instant il lui sembla que le garage tournoyait autour de
lui.

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Church, les oreilles couchées, se laissait manipuler sans
protester. Louis sortit du garage, le chat dans les bras, et s’assit au
soleil sur les marches de la porte de derrière. Church fit mine de
vouloir lui fausser compagnie, mais Louis le maintint sur ses genoux
tout en le caressant.
D’une main douce, il fouilla dans le collier de fourrure épaisse qui
entourait le cou de l’animal en se remémorant cette tête molle qui
pendait lamentablement sur sa nuque brisée le soir précédent. À
présent, ses doigts ne trouvaient plus à cet endroit que du muscle
solide, du tendon bien dur. Il souleva l’animal et il examina son
museau avec soin. Aussitôt, il laissa tomber Church sur le gazon,
ferma les yeux et se plaqua une main dessus. Un vertige brutal
faisait tourner, danser l’univers entier devant lui.
C’était une sensation qu’il lui était déjà arrivé d’éprouver à la fin
de longues beuveries, juste avant de se mettre à rendre tripes et
boyaux.
Il avait vu une croûte de sang séché sur le museau de Church et,
pris dans ses longues moustaches deux minuscules lambeaux de
plastique vert sombre. Des petits bouts de sac-poubelle.
Nous en reparlerons, et ça vous deviendra plus clair.
Bon sang, ça ne l’était déjà que trop !
« Et si ça continue comme ça, se dit-il, ça risque même de
devenir tellement lumineux que ça me conduira tout droit à
l’hôpital psychiatrique le plus proche. »

Il fit entrer Church dans la cuisine, posa son plat en plastique


bleu sur la table et ouvrit une boîte de pâtée thon et foie. Tandis
qu’il transvasait la matière grisâtre et glutineuse à l’aide d’une
cuillère, Church se frotta à ses chevilles en faisant entendre un
ronronnement intermittent. Au contact de l’animal, Louis sentit sa
peau se hérisser de partout et il dut serrer les dents pour se forcer à
ne pas le chasser à coups de pied. Le pelage abondant et lisse de ses
flancs lui paraissait soudain trop doux, trop velouté Ŕ d’une douceur
répugnante. Louis comprit que plus jamais il n’aurait envie de
toucher Church.
Lorsqu’il se pencha pour poser le plat à terre, Church se précipita
en avant et une âcre odeur de terre pourrie monta jusqu’aux narines
de Louis. On aurait dit que sa fourrure s’en était imprégnée.

- 189 -
Il fit un pas de côté et observa le chat tandis qu’il mangeait. Il
avalait gloutonnement, avec des lapements bruyants. Church avait-
il toujours émis ces bruits de succion en mangeant ? Ce n’était pas
impossible ; peut-être que Louis n’y avait tout simplement jamais
fait attention. Mais quoi qu’il en soit, ils étaient écœurants. Beurk !
aurait dit Ellie.
Subitement, Louis tourna les talons et il se dirigea vers l’escalier.
Au début il marchait normalement, mais lorsqu’il arriva au palier de
l’étage il courait presque. Il se déshabilla, fit un paquet de ses
vêtements et les jeta dans le vide-linge bien qu’il se fût changé de
pied en cap le matin même. Ensuite, il se fit couler un bain brûlant,
le plus brûlant possible, et il s’immergea dedans.
Des nuages de vapeur s’élevaient autour de lui, et il sentit que ses
muscles se décontractaient peu à peu sous l’effet de l’eau très
chaude. En même temps que le corps, le bain lui relaxait l’esprit, si
bien que lorsque l’eau commença à tiédir une douce torpeur l’avait
pris et ses idées s’étaient à peu près remises en place.
Le chat était revenu comme par enchantement, d’accord. Et
alors ? La belle affaire !
Tout ça n’avait été qu’une affreuse méprise. D’ailleurs, ne s’était-
il pas fait la réflexion hier soir que Church paraissait
extraordinairement peu abîmé pour un chat qui s’était fait heurter
par une auto ?
« Rappelle-toi toutes les bestioles écrabouillées que tu as vues
sur la route, se dit-il. Des chiens, des chats, des marmottes, aplatis,
éclatés, leurs tripes éparpillées partout. Y en a plein la chaussée,
comme le nasille Loudon Wainwright dans cette drôle de chanson
qu’il a consacrée à un skunks écrasé, en technicolor…»
Oui, à présent, c’était l’évidence même : Church avait été heurté
violemment, et le choc l’avait assommé. Le chat qu’il avait
transporté jusqu’au cimetière des Micmacs était inconscient, mais
pas mort. On dit bien que les chats ont neuf vies, non ?
Heureusement qu’il n’avait rien dit à Ellie ! Ainsi, elle n’aurait
jamais besoin de savoir que Church en avait réchappé de justesse.
Le sang sur son museau et sa poitrine… son cou désarticulé…
Mais Louis était médecin, pas vétérinaire. Il avait fait une erreur
de diagnostic, voilà tout. Il n’était pas dans une posture idéale pour
se livrer à un examen approfondi, puisqu’il avait fait cela à

- 190 -
croupetons sur la pelouse des Crandall, par moins six degrés, sous
un ciel presque entièrement noir. Et en plus, il portait des gants.
Dans ces conditions, il aurait…
Une ombre s’enfla soudain sur les carreaux de faïence qui
recouvraient le mur de la salle de bains jusqu’à mi-hauteur,
difforme, boursouflée, telle la tête d’un petit dragon ou d’un serpent
gigantesque, et quelque chose effleura légèrement son épaule nue.
Louis se redressa sur son séant avec autant de violence que s’il
avait reçu une décharge électrique, soulevant une gerbe d’eau qui
éclaboussa le tapis de bain. Il se retourna lentement, la tête rentrée
dans les épaules, et ses yeux se posèrent sur le regard glauque
pailleté de lueurs jaunes du chat de sa fille, qui s’était juché sur le
couvercle baissé de la cuvette des toilettes.
Church oscillait lentement d’avant en arrière. On aurait pu croire
qu’il était ivre. Louis l’observa, des fourmillements de dégoût sur
tout le corps, ses mâchoires serrées contenant d’extrême justesse le
cri qui lui montait aux lèvres. Jamais Church ne s’était comporté
ainsi ; jamais il ne s’était mis à onduler imperceptiblement sur lui-
même comme un serpent en train d’hypnotiser sa proie, ni avant sa
castration ni après. Pour la première fois (et la dernière), l’idée vint
à Louis que ce chat n’était peut-être pas celui d’Ellie, mais un autre
qui lui ressemblait beaucoup et qui était entré par hasard dans le
garage où il bricolait, et que le véritable Church reposait toujours au
pied de son cairn sur ce promontoire rocheux perdu au fond des
bois. Mais les marques étaient les mêmes, c’était la même oreille
irrégulièrement découpée, et il avait aussi cette espèce de morsure
bizarre à une patte, celle sur laquelle Ellie avait refermé la porte de
derrière de leur pavillon de banlieue au temps où Church n’était
encore qu’un chaton.
C’était bien Church, il n’y avait pas à tortiller.
ŕ Fiche-moi le camp d’ici, grommela Louis d’une voix rauque.
Un instant encore, les yeux de Church restèrent fixés sur lui (Ces
yeux ! Ils avaient changé, Dieu sait comment, ce n’étaient plus les
mêmes qu’avant.), puis il sauta à terre. Son mouvement était
entièrement dépourvu de grâce féline. Il atterrit lourdement,
chancela, donna bruyamment de l’arrière-train contre le bas de la
baignoire ; ensuite, il s’éclipsa.
Louis sortit du bain et il se sécha rapidement, avec des gestes

- 191 -
saccadés. Il était rasé et plus qu’à moitié vêtu lorsque le téléphone
sonna. La sonnerie résonnait avec une étrange stridence à travers
les pièces désertes. En l’entendant, Louis pirouetta brusquement sur
lui-même, les yeux écarquillés, en levant les mains dans un geste
instinctif de défense. Il abaissa lentement sa garde. Son cœur
cognait à toute allure. Il lui semblait que tous ses muscles étaient
bourrés d’adrénaline.
C’était Steve Masterton qui rappelait pour voir s’il avait changé
d’avis au sujet de la partie de squash.
Louis lui annonça qu’il le retrouverait à la porte du gymnase dans
une heure. Il allait perdre un temps précieux, et taper sur une balle
avec une raquette était bien la dernière chose dont il avait envie en
ce moment, mais il fallait absolument qu’il sorte. Il voulait échapper
à cet animal étrange, ce chat saugrenu qui n’avait rien à faire là.
Prenant soudain le mors aux dents, il rentra hâtivement sa
chemise dans son pantalon, se saisit d’un sac de sport, y fourra son
short, un maillot de corps et une serviette-éponge et déboula
l’escalier.
Church était couché de tout son long en travers de la quatrième
marche. Louis trébucha sur l’animal, et il perdit l’équilibre. Il se
rattrapa à la rampe d’extrême justesse, échappant de très près à une
mauvaise chute.
Il s’arrêta au bas de l’escalier, le souffle court, le cœur battant la
chamade, des flots acides d’adrénaline lui giclant dans tout le corps.
Church se releva, s’étira. On aurait dit qu’il ricanait.
Louis ouvrit la porte et s’en alla. Il savait qu’il aurait dû faire
sortir le chat, mais il s’en abstint. Il sentait bien qu’il n’aurait pas pu
se résoudre à le toucher.

- 192 -
26

Jud alluma une cigarette à l’aide d’une grosse allumette de


cuisine qu’ensuite il secoua et dont il jeta le bout noirci dans un
cendrier de fer-blanc cabossé au fond duquel subsistaient encore,
illisibles, les vestiges d’un slogan à la gloire du whisky Jim Beam.
ŕ Oui, ma foi, c’est Stanley Bouchard qui m’a parlé de cet
endroit…
Il s’interrompit et s’abîma dans ses réflexions.
Deux verres de bière à peine entamés étaient posés devant eux
sur la toile cirée à carreaux rouges et blancs de la table de la cuisine.
Dans leur dos, le réservoir de la cuisinière à pétrole, solidement
arrimé au mur par de gros boulons de serrage, émit trois longs
gargouillis, puis se tut. Louis avait dîné en vitesse d’un sandwich
géant en compagnie de Steve Masterton à la cafétéria du campus, où
ils étaient pratiquement les seuls clients. Dès qu’il avait eu l’estomac
plein, il avait senti son angoisse diminuer et il lui avait semblé qu’il
serait capable d’affronter le retour de Church avec un peu plus de
sang-froid.
Malgré cela, il n’était pas particulièrement ravi à l’idée qu’il lui
faudrait regagner sous peu cette maison vide et obscure où ce satané
chat était tapi quelque part à l’attendre.
Norma était restée un long moment avec eux, regardant la télé
d’un œil tout en travaillant à une broderie sur canevas qui
représentait un petit temple campagnard dont la croix faîtière se
détachait en noir sur un soleil couchant orange. Elle avait expliqué à
Louis qu’elle comptait la vendre durant la fête paroissiale qui avait
lieu chaque année une semaine avant Noël, et qui était en quelque
sorte le clou de la saison à Ludlow. Les doigts de Norma maniaient
avec agilité la grosse aiguille qu’elle faisait passer et repasser à
travers le tissu tendu dans le cercle d’acier du tambour. Son arthrite
n’était guère visible ce soir.
Louis se dit que cela venait peut-être du temps : il était froid,

- 193 -
mais extrêmement sec. Norma s’était parfaitement remise de son
attaque cardiaque et Louis, à qui rien ne pouvait laisser soupçonner
qu’une congestion cérébrale l’emporterait d’ici à quelques semaines,
lui trouvait un air moins hâve et même dans l’ensemble, une
physionomie plus juvénile. Ce soir, il n’avait pas de mal à l’imaginer
telle qu’elle avait été dans sa jeunesse.
Elle s’était retirée à dix heures moins le quart après leur avoir
souhaité bonne nuit, et à présent Louis était seul en compagnie de
Jud, qui avait soudainement cessé de parler et s’abîmait dans la
contemplation de la fumée de sa cigarette qui montait en volutes
paresseuses vers le plafond avec l’air un peu hébété d’un enfant qui
fixe une enseigne de coiffeur en essayant de comprendre où vont les
stries.
ŕ Stanny Bee, lui rappela Louis d’une voix douce.
Jud cligna des paupières et il parut revenir à lui.
ŕ Ah oui ! dit-il. C’est comme ça que tout le monde l’appelait à
Ludlow, et je suppose que c’est aussi sous ce nom-là qu’on le
connaissait à Bucksport, à Prospect et à Orrington. En 1910, l’année
où mon chien Spot est mort (l’année où il est mort pour la première
fois, plus exactement), Stanny était déjà un vieil homme et il était
aussi plus qu’à moitié timbré. D’autres habitants du coin étaient au
courant de l’existence du cimetière des Micmacs, mais c’est Stanny
Bee qui m’en a parlé. Lui-même tenait cela de son père, qui avait été
initié par le sien. Les Bouchard étaient d’une vieille lignée de
Canadiens français, vous savez, ces fameux Canucks à tête de
pioche.
Jud s’esclaffa et il but une gorgée de bière.
ŕ Il me semble encore l’entendre baragouiner dans son mauvais
anglais. Il m’avait trouvé assis dans la cour de derrière de l’écurie de
louage qui se trouvait alors à l’emplacement approximatif de l’usine
Orinco, en bordure de la route 15 (sauf qu’à l’époque on disait
simplement « la route qui va de Bangor à Bucksport »). Spot n’était
pas encore mort, mais il n’en avait plus pour longtemps. Papa
m’avait envoyé à l’écurie voir si le père Yorky ne pourrait pas nous
vendre un peu de grain pour nos poules. Mais nous n’avions pas
plus besoin de grain qu’une vache n’a besoin d’un tableau noir, et je
me doutais bien de la raison pour laquelle il m’avait chargé de cette
mission.

- 194 -
ŕ Il allait abattre votre chien ?
ŕ Et comme il savait la tendresse que je portais à Spot, il avait
trouvé un prétexte pour m’éloigner. J’ai demandé au père Yorky de
me donner ce grain, et tandis qu’il me remplissait mon sac, je suis
allé faire un tour dans son arrière-cour. Il y avait là une grosse
meule de moulin abandonnée ; je me suis assis dessus et je me suis
mis à pleurer comme un veau.
Jud souriait encore, mais moins largement. Il secoua la tête
lentement, avec douceur.
ŕ Et là-dessus, voilà ce vieux Stannv Bee qui entre dans la cour,
poursuivit-il. Les gens d’ici étaient très partagés à son sujet ; la
moitié pensaient que ce n’était qu’un pauvre idiot, les autres lui
attribuaient un pouvoir malfaisant. Son grand-père avait été un
grand trappeur et un négociant fameux au début du siècle dernier.
Le grand-père de Stanny parcourait d’incroyables distances, depuis
les provinces maritimes du Canada jusqu’à Bangor et parfois même
encore plus au sud, vers Skowhegan et Fairfield, pour acheter des
fourrures, du moins c’est ce qu’on racontait. Il se déplaçait à bord
d’un grand chariot bâché couvert de peaux écrues tout pareil à ceux
de ces charlatans qui autrefois allaient de bourg en bourg avec leur
troupe de bateleurs pour vendre de l’huile de serpent et des poudres
de perlimpinpin. Son chariot était aussi hérissé de croix, car le vieux
Bouchard était un chrétien dévot qui se lançait dans de grands
prêches sur la Résurrection dès qu’il en avait un coup dans le nez
(ça, c’est Stanny qui me l’a raconté, il aimait beaucoup parler de son
grand-père). Mais à côté des croix, il avait aussi des tas d’amulettes
et de gris-gris indiens, car il avait la conviction que tous les Peaux-
Rouges, à quelque peuplade qu’ils appartiennent, étaient issus d’une
seule et même tribu qui n’était autre que la tribu perdue d’Israël
dont il est question dans la Bible. Les Indiens étaient des païens,
disait-il, qui rôtiraient tous en enfer ; mais en même temps il était
persuadé que leur magie était efficace parce qu’ils étaient aussi, sans
le savoir, des chrétiens dévoyés à la suite d’un bizarre maléfice.
« Le grand-père de Stanny faisait du troc avec les Micmacs et il
continua à faire d’excellentes affaires avec eux longtemps après que
les autres marchands blancs qui n’avaient pas pris la route de
l’Ouest y eurent renoncé. D’après Stanny, c’était parce qu’il ne les
estampait pas, et aussi parce qu’il connaissait la Bible par cœur et

- 195 -
que les indiens aimaient bien l’entendre prêcher la bonne parole
comme les hommes en robe noire qui les avaient visités longtemps
avant l’arrivée des trappeurs et des coureurs de bois. »
Jud resta un moment silencieux, et Louis attendit sans rien dire.
ŕ Les Micmacs avaient parlé au grand-père de Stanny Bee de ce
cimetière qu’ils n’utilisaient plus à cause du Wendigo qui en avait
aigri le sol. Ils lui avaient aussi parlé du marais du Petit Dieu, de
l’escalier taillé dans le roc et de tout le reste.
« Cette histoire de Wendigo circulait à travers tout le Grand Nord
dans ce temps-là. C’était une légende qui était aussi nécessaire aux
Indiens que peuvent l’être pour nous tant de légendes chrétiennes.
Si Norma m’entendait dire cela, elle crierait au blasphème, mais
c’est la vérité, Louis. Parfois, quand l’hiver n’en finissait pas de
durer et que la disette s’aggravait, certaines tribus d’Indiens du
Nord se retrouvaient acculées à une situation où la seule alternative
qui leur restait était soit de mourir de faim, soit… d’avoir recours à
des moyens extrêmes. »
ŕ Le cannibalisme ? fit Louis.
Jud eut un haussement d’épaules.
ŕ Peut-être bien, dit-il. Peut-être qu’ils prenaient quelqu’un qui
était bien vieux et irrécupérable, et qu’ils avaient de quoi faire
bouillir la marmite pendant quelque temps. Et qu’ensuite ils
inventaient une histoire comme quoi le Wendigo aurait visité leur
village ou leur camp pendant leur sommeil et les aurait touchés. Car
le Wendigo était censé donner le goût de la chair humaine à ceux
qu’il touchait.
Louis hocha la tête.
ŕ En somme, ils prétendaient que c’était le diable qui les avait
poussés à le faire.
ŕ Exactement, dit Jud. À mon avis, les Micmacs du coin ont été
contraints de recourir à cet expédient à un certain moment, et ils
ont enfoui les restes des gens qu’ils avaient mangés (un ou deux
vieillards sans doute, une douzaine au grand maximum) dans ce
cimetière, là-haut, sur la colline.
ŕ Et là-dessus ils ont décidé que la terre avait tourné à l’aigre,
murmura Louis.
ŕ Donc, voilà Stannv Bee qui s’amène dans l’arrière-cour de
l’écurie de Yorky, reprit Jud. C’était sans doute pour y prendre sa

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chopine d’alcool de grain. D’ailleurs, il était déjà pas mal imbibé.
Son grand-père avait laissé à sa mort une fortune de près d’un
million de dollars (du moins c’était ce que prétendait la rumeur
publique), mais Stanny n’était qu’un pauvre hère qui en était réduit
à crocheter dans les poubelles. Il m’a demandé ce qui n’allait pas, et
je le lui ai dit. Voyant que j’avais pleuré, il m’a pris en pitié et il m’a
dit qu’il y avait peut-être moyen d’arranger la chose, à condition que
je sois brave et que j’y tienne vraiment.
« Je me suis écrié que je donnerais n’importe quoi pour que Spot
guérisse, et je lui ai demandé s’il connaissait un vétérinaire capable
de le soigner. ŖÇa non, je n’connaissions point d’vétérinaire, a fait
Stanny. Mais je sais moyen de réparer ton chien, petit. Va-t’en
rentrer maintenant, et dis à papa de ranger le chien dans un sac à
grain, mais l’enterre pas, hein ! Tu le portes au Simetierre des
animaux et là tu le mets cache dans l’ombre du tas d’arbres morts.
Après tu retournes et tu dis qu’il est sépulturé.ŗ
« Je lui ai demandé à quoi ça m’avancerait, et il m’a simplement
dit de rester éveillé ce soir-là et d’attendre qu’il m’appelle en jetant
un caillou dans la fenêtre de ma chambre. ŖEt ça sera minuit, petit,
alors si t’oublies Stanny Bee et tu roupilles, Stanny Bee t’oublie
pareil et adieu, chien, chien s’en va tout droit en enfer !ŗ »
Jud leva les yeux sur Louis et il alluma une nouvelle cigarette.
ŕ J’ai suivi les instructions de Stanny à la lettre. Quand je suis
rentré à la maison, mon père m’a dit qu’il avait tiré une balle dans la
tête de Spot pour abréger ses souffrances. Je n’ai même pas eu
besoin de mentionner moi-même le Simetierre des animaux : mon
père m’a immédiatement demandé si je ne pensais pas que Spot
aurait été heureux que je l’y enterre. J’ai répondu qu’il avait
sûrement raison, et j’y suis parti en traînant derrière moi mon chien
mort emballé dans un sac de jute. Mon père avait offert de m’aider,
mais j’avais refusé à cause de ce que Stanny m’avait dit de faire.
« Ce soir-là, tandis que je restais éveillé dans mon lit, il me
semblait qu’une éternité s’écoulait. Vous savez comment un enfant
perçoit l’écoulement du temps. J’avais l’impression que ça faisait si
longtemps que je me forçais à ne pas dormir que le matin ne devait
pas être loin, et là-dessus l’horloge sonnait dix heures, onze heures.
Deux ou trois fois j’ai manqué m’assoupir, mais je me réveillais en
sursaut à la dernière seconde. On aurait presque dit que quelqu’un

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m’avait secoué en me disant : ŖRéveille-toi, Jud ! Réveille-toi !ŗ
Comme si quelque chose voulait être sûr que je ne m’endorme pas. »
Lorsque, Louis entendit cela, ses sourcils se soulevèrent. Jud
haussa les épaules et continua :
« Quand l’horloge du vestibule a sonné les douze coups de
minuit, je me suis dressé d’un bond sur mon séant et l’ai attendu,
assis sur mon lit, face à la lune qui illuminait ma fenêtre. Et voilà
que l’horloge sonne la demie, puis la voilà qui sonne une heure, et
toujours pas de Stanny Bee. Je me dis : Il m’a oublié, cet abruti de
Français », et au moment où je m’apprêtais à me déshabiller et à me
remettre au lit, deux pierres s’abattent sur mes carreaux avec une
force telle qu’il s’en est fallu de peu que les vitres ne volent en éclats.
D’ailleurs, l’une d’elles avait bel et bien fêlé un carreau, mais je ne
m’en suis aperçu que le lendemain et ma mère n’a remarqué la
fêlure que l’hiver suivant, en sorte qu’elle a cru que c’était le gel qui
l’avait causée.
« Je me suis rué sur la fenêtre et je l’ai aussitôt levée. Le châssis a
grincé bruyamment contre le chambranle, chose qui apparemment
ne peut pas manquer de vous arriver quand vous êtes gosse et que
vous voulez sortir en douce après minuit…»
Louis, qui ne se souvenait pas d’avoir jamais tenté de se glisser
hors de la maison la nuit à l’âge de dix ans, ne s’en esclaffa pas
moins. Il était sûr que s’il avait voulu faire cela, sa fenêtre aurait
émis des craquements sinistres alors même qu’elle était
parfaitement silencieuse durant le jour.
ŕ Je me dis que mes parents allaient croire que des voleurs
étaient en train de s’introduire chez nous, mais quand les
battements de mon cœur se sont calmés, les ronflements de mon
père, qui dormait au premier étage, étaient toujours aussi sonores.
J’ai passé la tête au-dehors, et j’ai vu Stanny Bee debout au milieu
de l’allée et qui se balançait sur lui-même comme un homme pris
dans une tempête alors qu’il y avait à peine un souffle de brise. Je
suis sûr qu’il n’aurait jamais eu le courage de venir me chercher s’il
n’avait pas ingurgité assez d’alcool pour en arriver au stade ou on
est aussi réveillé qu’un hibou atteint de diarrhée et où on se fiche
complètement de tout.
Et il se met à vociférer (tout en étant sans doute persuadé qu’il
murmurait) : « Alors petit, tu descends, ou faut-y que j’monte te

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chercher ? »
« Je lui réponds : ŖChut ! Tais-toi !ŗ, mort de frousse à l’idée que
mon père allait se réveiller et me flanquer la plus belle raclée de ma
vie. ŖQu’est-ce que tu dis ?ŗ braille Stanny avec sa voix de rogomme.
Si la chambre de mes parents avait été en façade, Louis, ce coup-ci
j’étais bon comme la romaine. Mais par bonheur, ils dormaient dans
la même chambre que Norma et moi à présent, celle dont les
fenêtres donnent sur la rivière. »
ŕ Vous avez dû dégringoler l’escalier rudement vite, dit Louis.
Vous n’auriez pas une autre bière, Jud ?
Il en avait déjà bu deux, soit une de plus que d’habitude, mais ce
soir ça lui paraissait raisonnable. Et même nécessaire.
ŕ Si, j’en ai d’autres et vous savez où on les met, répondit Jud
avant d’allumer une nouvelle cigarette.
Il attendit que Louis ait regagné sa place avant de reprendre :
« Oh non, je n’aurais pas osé tenter de prendre par l’escalier, car
alors j’aurais dû passer devant la chambre de mes vieux. Je suis
sorti par la fenêtre et j’ai dégringolé aussi vite que je pouvais le long
du lierre de la façade. Je n’en menais pas large, je vous promets ;
mais je crois que dans cet instant-là j’avais cent fois plus peur de me
faire pincer par mon père que de monter au Simetierre en
compagnie de Stanny Bee. »
Il écrasa la cigarette qu’il venait d’entamer.
« Nous avons pris le sentier et tandis que nous grimpions Stanny
s’est cassé la figure une bonne douzaine de fois. Il était vraiment
très parti, et vu l’odeur qu’il répandait, on aurait pu croire qu’il était
tombé dans une cuve de moût. Une fois même, il a bien failli se
transpercer la gorge avec une branche pointue. Il avait apporté une
pelle et une pioche, et je m’attendais plus ou moins à ce qu’il me les
passe en arrivant au Simetierre et à ce qu’il tourne de l’œil pendant
que je creusais mon trou.
« Au lieu de ça, il a eu l’air subitement un peu dégrisé, et il m’a
annoncé qu’on allait continuer, escalader le tas d’arbres morts et
prendre un chemin qui menait à un autre cimetière, tout au fond de
la forêt. J’ai regardé Stanny, tellement ivre qu’il tenait à peine sur
ses pieds, puis mes yeux se sont posés sur ce gros tas de bois mort et
j’ai dit : ŖTu ne peux pas grimper là-dessus, Stanny, tu vas te rompre
le cou.ŗ

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« Il m’a répondu : ŖNon, je vais pas rompre mon cou, ni toi non
plus. Je marche avant, et toi tu portes le chien.ŗ Et il avait raison. Il
a escaladé ce tas d’arbres les doigts dans le nez ; on aurait dit qu’il
lui avait poussé des ailes. Et moi, j’ai grimpé derrière lui en
trimbalant Spot, qui devait pourtant bien faire ses quinze kilos alors
que je n’en pesais moi-même guère plus de quarante. Faut dire aussi
qu’en me réveillant le lendemain j’avais tous les muscles en compote
Ŕ au fait, Louis, comment est-ce que vous vous sentez
aujourd’hui ? »
Louis ne répondit pas ; il se borna à hocher la tête.
« On a marché, marché tant et plus, poursuivit Jud. Il me
semblait qu’on marcherait jusqu’à la fin des temps. À l’époque, la
forêt était encore bien plus fantasmagorique qu’aujourd’hui. Les
arbres étaient pleins d’oiseaux qui lançaient des cris tous plus
bizarroïdes les uns que les autres, et on entendait des bêtes remuer
dans l’obscurité. Probable que c’étaient juste des cerfs, mais dans ce
temps-là il y avait encore beaucoup d’élans, sans parler des ours et
des pumas. Je trainais le corps de Spot derrière moi, et au bout d’un
moment, une idée bizarre m’est venue : celle que Stanny Bee n’était
plus là et qu’à présent c’était un Indien que je suivais ; lequel
Indien, lorsque nous aurions cheminé encore un certain temps, se
retournerait vers moi, avec des yeux noirs comme du charbon et un
visage grimaçant barbouillé de ces peintures malodorantes qu’ils
confectionnaient avec de la graisse d’ours, il aurait un tomahawk
fait d’un fragment d’ardoise tranchant attaché à un manche de frêne
par des lanières de cuir grossier, il m’empoignerait par la nuque et il
me scalperait d’un seul coup de hache en m’arrachant toute la peau
du crâne en même temps que les cheveux. Stanny ne titubait plus et
il ne trébuchait plus ; il marchait bien droit, à grandes enjambées, la
tête haute, et ça alimentait ces idées fantastiques qui me remuaient
sous le crâne. Mais quand nous sommes arrivés au marais du Petit
Dieu, il s’est retourné vers moi pour me parler, et j’ai vu que c’était
bien Stanny et que c’était la terreur qui l’empêchait de tituber et de
tomber. La terreur l’avait complètement dessaoulé.
« Il m’a dit toutes ces choses que je vous ai dites hier au soir ; il
m’a parlé des huards, il m’a parlé des feux follets, et il m’a bien
recommandé de ne faire attention à rien de ce que je verrais ou
entendrais. « Et surtout, surtout, m’a-t-il dit, si tu entends une voix

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qui te parle, ne lui réponds pas. » Après ça, nous avons traversé le
marécage, et j’ai bel et bien vu quelque chose. Je ne vous dirai pas
quoi, Louis. Sachez seulement que depuis cette première visite au
cimetière des Micmacs, au temps de mes dix ans, je suis retourné
sur ces lieux une petite demi-douzaine de fois et que je n’y ai plus
jamais rien vu de semblable. Et ça ne risque plus de m’arriver, vu
que le voyage d’hier soir était le dernier que je ferai jamais au
cimetière des Micmacs. »
« Est-il possible que je sois vraiment assis là en train de gober
tout ça ? » se demanda Louis. Cette question, il se la posait avec une
certaine insouciance, et sans doute les trois bières qu’il s’était
enfilées l’incitaient à la légèreté, du moins pour ce qui était de
converser avec lui-même « Est-ce que je suis vraiment en train de
croire à cette folle histoire de vieux Canucks, de cimetière indien,
de Wendigo et d’animaux qui ressuscitent ? Bon Dieu, ce chat était
simplement sonné ; une bagnole l’a heurté, et le choc l’a assommé.
Pas besoin d’en faire toute une affaire. Ce ne sont que des
divagations de vieux sénile. »
Mais il n’en était rien, Louis en était parfaitement conscient et
trois bières (ou même trente-trois) ne suffiraient jamais à noyer
cette certitude.
Primo, Church avait réellement été tué ; secundo, il était revenu à
la vie ; tertio, il avait changé, changé du tout au tout, et à présent il y
avait en lui quelque chose de foncièrement maléfique. Que s’était-il
donc passé ? Jud avait fait cela pour régler une dette qu’il estimait
avoir envers Louis, mais la magie qui opérait dans l’ancien cimetière
des Micmacs n’était peut-être pas entièrement blanche, et quelque
chose dans le regard de Jud lui disait que le vieil homme ne
l’ignorait pas. Louis repensa à la lueur qu’il avait vue, ou cru voir
dans ses yeux le soir précédent.
Cette espèce de flamme jubilante qui dansait dans ses prunelles.
Et il se souvint d’avoir eu le pressentiment que Jud n’avait peut-être
pas pris entièrement de son propre chef la décision d’entraîner
Louis et Church Ŕ dans cette expédition nocturne.
« Mais qui lui a soufflé cette idée, alors ? » interrogea sa raison.
Et comme il était incapable d’y répondre, Louis chassa de son esprit
cette question gênante.
ŕ J’ai enseveli Spot et je lui ai édifié un cairn, continua Jud d’une

- 201 -
voix sans timbre. Quand j’en ai eu terminé, Stanny Bee ronflait
comme un sonneur, et il a fallu que je le secoue de toutes mes forces
pour le réveiller, mais le temps qu’on ait descendu ces quarante-
quatre marches…
ŕ Quarante-cinq, marmotta Louis.
Jud hocha la tête.
ŕ Oui, ma foi, quarante-cinq, vous avez raison. Le temps, donc,
qu’on ait descendu ces quarante-cinq marches il marchait bien droit
et il semblait à nouveau tout à fait dégrisé. On a repassé par le
marécage, repris le chemin qui coupe à travers la forêt, escaladé le
tas d’arbres morts en sens inverse, puis on a retraversé la route et
on s’est retrouvés devant chez moi. J’avais l’impression qu’il s’était
bien écoulé une dizaine d’heures depuis notre départ, et pourtant il
faisait encore nuit noire.
« ŖQu’est-ce qui va se passer maintenant ?ŗ je demande à Stanny
Bee, et il répond : ŖT’as qu’à attendre, et tu verras.ŗ Là-dessus, il
tourne les talons et il s’éloigne d’un pas qui était redevenu aussi
lourd et titubant qu’au début. Je suppose qu’il a passé le reste de la
nuit sur un ballot de paille au fond de l’écurie au père Yorky. En fin
de compte, Stanny Bee a vécu deux ans de moins que Spot. Son foie,
qui était très abîmé, a fini par le lâcher et deux gamins l’ont trouvé
étalé de tout son long au milieu de la route, raide comme un passe-
lacet, le 4 juillet 1912. Il s’était tout de même arrangé pour claquer le
jour de la fête nationale…
« Et quant à moi, cette nuit-là, j’ai regrimpé le long du lierre, je
me suis mis au lit et à peine ma tête avait-elle frôlé l’oreiller, je me
suis endormi profondément.
« Le lendemain, j’ai dormi jusqu’à neuf heures et j’aurais sans
doute dormi encore si ma mère ne m’avait appelé. À cette époque,
papa travaillait aux chemins de fer, comme poseur de rails, si bien
qu’il partait sur le coup de six heures…»
Jud s’interrompit un moment, et parut réfléchir.
« Ma mère ne m’appelait pas simplement comme ça, Louis. Elle
hurlait mon nom. »
Jud se leva, marcha jusqu’au réfrigérateur et en sortit une
bouteille de bière Miller’s qu’il décapsula en s’aidant de la poignée
d’un des tiroirs du petit buffet sur lequel étaient posés la boîte à
pain en tôle émaillée et le gros toasteur en acier chromé.

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Dans la lueur de la suspension en opaline festonnée, son visage
était de la même teinte ocrée qu’un doigt taché de nicotine. Il vida
d’un trait la moitié de sa bière, lâcha un rot sonore, puis il laissa
dériver son regard en direction du corridor qui menait à la chambre
où il dormait avec Norma avant de le reposer sur Louis.
« Ça m’est difficile de parler de cette histoire, dit-il. Je l’ai
ressassée dans ma tête pendant des années et des années, mais je
n’en ai jamais rien dit à personne. D’autres savaient ce qui s’était
passé, mais ils ne m’en ont jamais parlé non plus. C’est un peu
comme les choses du sexe, si vous voulez. Mais à vous, Louis, il faut
bien que je vous le dise parce qu’à partir de dorénavant vous avez un
chat qui n’est plus pareil. Pas forcément dangereux, mais différent.
Peut-être l’avez-vous déjà remarqué ? »
Louis songea à la maladresse de Church lorsqu’il avait sauté du
siège des toilettes en heurtant de l’arrière-train le flanc de la
baignoire ; il revit ce regard glauque, trouble, un peu stupide, qui
s’était planté dans le sien.
Et il fit un signe d’assentiment.
« En descendant, reprit Jud, j’ai trouvé ma mère rencognée tout
au fond de la dépense, entre la glacière et une étagère. À ses pieds, il
y avait une espèce de masse blanche informe Ŕ des rideaux qu’elle
était sur le point de poser Ŕ et mon chien Spot était là, debout sur le
seuil. Il était couvert de terre, il avait les pattes toutes boueuses et le
pelage de son ventre était crasseux, raide et emmêlé. Il se tenait là,
simplement, sans rien faire, il ne grondait pas ni rien, mais de toute
évidence il avait acculé ma mère dans un coin, même si c’était
involontaire. Elle était terrorisée. J’ignore ce que vous éprouviez
pour vos parents, Louis, mais moi, les miens, je les aimais
énormément. Et l’idée que j’avais fait quelque chose qui était
susceptible de terroriser ma pauvre mère m’a gâché toute la joie que
j’aurais pu ressentir en constatant que Spot était de retour. Et en
l’apercevant, je n’ai même pas été surpris. »
ŕ Je connais ce sentiment, dit Louis. En voyant Church ce matin,
j’ai juste… il m’a semblé que c’était… (Il s’interrompit brièvement.
La chose la plus naturelle du monde ? C’étaient les mots qui
s’étaient spontanément formés dans son esprit, mais ils ne le
satisfaisaient pas.)… que ça devait fatalement se produire, acheva-t-
il.

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ŕ Oui, dit Jud. (Il alluma une autre cigarette. Ses mains
tremblaient imperceptiblement.) Et dès qu’elle m’a vu là, encore en
caleçon et en tricot de corps, ma mère s’est mise à hurler : « Donne
à manger à ton chien, Jud ! Tu vois bien qu’il a faim ! Fais-le sortir
d’ici sans quoi il va me cochonner mes rideaux ! »
« J’ai ramassé quelques rogatons, j’y ai mis dans sa gamelle et je
l’ai appelé. D’abord il n’a eu aucune réaction, on aurait dit qu’il ne
reconnaissait pas son nom, et l’idée m’a traversé l’esprit que ce
n’était peut-être pas Spot, mais un chien errant qui lui ressemblait
simplement…»
ŕ Oui ! s’écria Louis, et Jud hocha la tête.
ŕ Au deuxième ou au troisième appel, il s’est tout de même mis
en branle et il est venu vers moi, mais avec des gestes tellement
saccadés qu’en sortant à ma suite sous la véranda il a buté contre le
chambranle de la porte et il est tombé les quatre fers en l’air. Malgré
tout, il avait une sacrée fringale ; ces rogatons, il n’en a fait qu’une
bouchée. Moi, entretemps, je m’étais remis de ma frayeur initiale et
je commençais à saisir ce qui s’était passé. Je suis tombé à genoux et
j’ai serré mon chien contre mon cœur. J’étais si heureux de le
revoir ! Là-dessus, il s’est mis à me lécher la figure et…
Jud frissonna et il avala son reste de bière.
ŕ Il avait la langue toute froide, Louis. Il me léchait, et moi
j’avais la même impression que si on m’avait frotté la joue avec un
poisson crevé.
Un moment, ils restèrent tous deux silencieux. À la fin, Louis dit :
ŕ Continuez, Jud.
ŕ Quand il a eu fini de manger, je suis allé chercher le vieux
baquet qu’on gardait à cet usage sous l’escalier de la porte de
derrière, et je lui ai fait prendre un bain. Spot détestait qu’on le
baigne, et en temps normal il fallait qu’on s’y mette à deux, papa et
moi, et c’était une si rude affaire qu’on s’en sortait tout débraillés et
trempés jusqu’aux cuisses, avec mon père abreuvant d’insultes ce
pauvre Spot qui nous regardait de cet air penaud qu’ont
fréquemment les chiens. Et plus souvent qu’à son tour, aussitôt
qu’on avait fini de l’étriller il courait se rouler dans la boue, il allait
se secouer près de la corde à linge où ma mère venait juste d’étendre
la lessive et en voyant ses draps tout maculés ma mère se mettait
dans tous ses états et elle nous gueulait qu’un de ces jours elle

- 204 -
finirait par l’abattre, ce satané cabot.
« Mais ce jour-là, Spot est resté assis bien tranquillement dans
son baquet et il s’est laissé laver stoïquement, sans même un
mouvement de recul. Moi, ça ne m’a pas plu du tout. J’avais
l’impression de savonner un quartier de viande. Après l’avoir
baigné, je l’ai séché en le frottant avec une vieille serviette éponge. À
l’endroit où les barbelés l’avaient blessé, tout le poil était parti, et il
n’y avait pas la moindre croûte ; les cicatrices n’étaient plus que de
petits sillons bien nets, semblables à ceux qui peuvent rester de
plaies qui se sont refermées depuis au moins cinq ans. »
Louis hocha la tête. Dans son métier, il lui arrivait parfois de
rencontrer de vieilles blessures comme celles-là, des plaies dont les
bords ne se sont jamais complètement rejoints, et elles le faisaient
régulièrement songer aux fosses qu’il creusait lorsqu’il était
apprenti croque-mort ; la terre qu’on en retirait ne suffisait jamais à
les combler tout à fait ensuite.
ŕ Et puis, poursuivit Jud, j’ai remarqué qu’il avait une autre de
ces fossettes sur la tête, juste derrière l’oreille, sauf qu’à cet endroit
le poil avait repoussé en formant un petit cercle blanc.
ŕ La marque qu’avait laissée la balle de votre père, dit Louis, et
Jud acquiesça de la tête. Vous savez, Jud ; une balle dans la tête, ce
n’est pas aussi infaillible que ça en a l’air, qu’il s’agisse d’un humain
ou d’un animal. Il y a des candidats au suicide qui se retrouvent à
l’hôpital dans un stade de coma avancé, ou même parfois s’en
sortent absolument indemnes parce qu’ils ignoraient qu’une balle
peut ricocher sur la paroi du crâne et ressortir de l’autre côté sans
même avoir effleuré le cerveau. J’ai personnellement vu un gars qui
avait voulu se brûler la cervelle en s’appuyant le canon de son
revolver juste au-dessus de l’oreille droite et qui n’était mort que
parce que la balle lui avait perfore la jugulaire interne après avoir
fait un demi-tour complet autour de son crâne. Le tracé du trajet
parcouru par la balle ressemblait à celui d’un sentier chevrier sur
une carte d’état-major.
Jud eut un sourire et il hocha la tête.
ŕ Il me semble avoir lu quelque chose de la même eau dans une
de ces feuilles de chou auxquelles Norma est abonnée Ŕ le Star, ou
l’Enquirer. Mais si mon père avait dit que Spot était mort, c’est que
ça ne faisait pas l’ombre d’un doute, Louis.

- 205 -
ŕ Soit, dit Louis. Je ne peux pas vous contredire sur ce point.
ŕ Est-ce que le chat de votre fille était bien mort ?
ŕ Il en avait l’air, c’est sûr.
ŕ Vous devriez avoir une opinion plus définitive là-dessus, Louis.
Vous êtes médecin.
ŕ La médecine n’est ni omnisciente ni infaillible, rétorqua Louis.
Il faisait nuit…
ŕ Il faisait nuit, d’accord, mais la tête de cet animal pivotait
autour de son cou comme si elle avait été montée sur roulement à
billes ; et puis, Louis, quand vous l’avez soulevé, vous l’avez arraché
du sol et ça a fait le même bruit qu’un ruban de scotch qui se décolle
d’une enveloppe. S’il était pris dans le gel, c’est qu’il était mort ;
aussi longtemps qu’on est vivant, on dégage assez de chaleur pour
faire fondre le givre à l’endroit où on est couché.
L’horloge de la salle de séjour sonna la demie de dix heures.
ŕ Qu’a dit votre père lorsqu’il a vu le chien en revenant du
travail ? interrogea Louis.
ŕ Je m’étais installé dans l’allée et je jouais aux billes en
l’attendant, dit Jud. Je me sentais coupable étant sûr d’avoir mal
agi, et je supposais que j’allais être bon pour une fessée. Vers huit
heures, il a poussé la grille du jardin et il est entré. Il portait sa
salopette bleue et une de ces casquettes rondes taillées dans de la
toile à matelas comme on en faisait dans ce temps-là… vous en avez
déjà vu, Louis ?
Louis fit signe que oui tout en étouffant un bâillement avec le dos
d’une main.
ŕ C’est vrai qu’il se fait tard, dit Jud. Faut que je me dépêche
d’en finir.
ŕ Oh, il n’est pas si tard que ça, protesta Louis. C’est juste que
j’ai nettement dépassé ma ration de bière habituelle. Continuez,
Jud. Tout ça m’intéresse beaucoup.
ŕ Papa emportait toujours son casse-croûte dans une gamelle de
fer-blanc, continua Jud, et quand il est entré dans le jardin, il tenait
sa gamelle vide au bout d’un bras et il la balançait en sifflotant. La
nuit était déjà tombée, mais il m’a aperçu dans la pénombre et il
s’est exclamé : « Hé, Judkins ! Salut, bonhomme ! » comme il le
faisait toujours, puis il a ajouté : « Où est ta… ? » Mais avant qu’il ait
eu le temps de terminer sa phrase, voilà Spot qui émerge tout à coup

- 206 -
de l’obscurité et qui s’avance vers lui. Spot ne se précipitait pas vers
mon père, il ne bondissait pas sur lui pour lui faire fête comme à
l’accoutumée ; non, il s’approchait de lui à pas lents, en frétillant de
la queue, et en le voyant mon père a laissé tomber sa gamelle et il
s’est mis à reculer. Je crois bien qu’il aurait tourné les talons et qu’il
se serait enfui à toutes jambes si son dos n’était pas entré en contact
avec un des piquets de la clôture. Il est resté là à regarder le chien
s’approcher et quand Spot a fait mine de bondir sur lui, il lui a
attrapé les pattes et l’a maintenu debout, comme s’il tenait les mains
d’une dame en attendant que l’orchestre attaque une valse. Il a
examiné mon chien pendant un bon moment, puis il s’est tourné
vers moi et il m’a dit : « Jud, ce chien a besoin d’être lavé. Il a gardé
l’odeur de la terre dans laquelle tu l’as enseveli. » Après quoi il est
entré dans la maison.
ŕ Et qu’avez-vous fait ? demanda Louis.
ŕ Je lui ai fait prendre un deuxième bain. Il s’est laissé faire aussi
passivement que la première fois. Quand j’ai regagné la maison, ma
mère était déjà montée se coucher ; pourtant, il n’était même pas
encore neuf heures. Mon père m’a dit : « Faut qu’on parle,
Judkins. » Je me suis assis en face de lui et il m’a parlé d’homme à
homme pour la première fois de ma vie ; je me rappelle que la pièce
embaumait à cause de l’odeur du chèvrefeuille qui, venant jusqu’à
nous depuis la maison d’en face Ŕ celle où vous vivez à présent Ŕ se
mêlait à celle des églantines de notre propre jardin.
Jud Crandall lâcha un long soupir.
ŕ J’avais toujours espéré qu’un jour il se déciderait à me parler
comme cela, mais ça n’a pas été un plaisir. Vraiment pas. Et ce qu’il
m’a dit, je suis en train de vous le redire ce soir, Louis. J’ai
l’impression de regarder dans un miroir et d’y trouver le reflet d’un
autre miroir placé juste en face, dans lequel se reflète un troisième
miroir et ainsi de suite jusqu’à former un dédale sans fin. Je me
demande combien de fois cette histoire a été ainsi répercutée Ŕ une
histoire qui ne varie jamais, hormis pour ce qui est des noms et des
dates. Je vous ai dit que c’était un peu comme les secrets du sexe ;
c’est juste, non ?
ŕ Votre père était au courant ?
ŕ Ma foi, oui. Il m’a demandé : « Qui c’est qui t’a conduit là-
haut, Judkins ? » Je lui ai dit qui c’était et il a hoché la tête comme

- 207 -
s’il s’y était attendu. Je suppose qu’il avait deviné, d’ailleurs. Plus
tard, j’ai appris qu’il y avait sept ou huit personnes à Ludlow qui
connaissaient l’endroit dans ce temps-là et auraient pu m’y
conduire, mais mon père s’était sans doute dit que Stanny Bee était
le seul qui fût assez cinglé pour tenter vraiment l’aventure.
ŕ Vous ne lui avez pas demandé pourquoi il ne vous y avait pas
conduit lui-même, Jud ?
ŕ Si, dit Jud. À un certain moment de la conversation Ŕ qui fut
très longue Ŕ, je lui ai posé la question. Il m’a répondu qu’il n’aurait
pas fait ça parce que l’endroit était plutôt néfaste qu’autre chose et
qu’en général son action n’était bénéfique ni sur les gens qui avaient
perdu des bêtes ni sur les bêtes elles-mêmes. Il m’a demandé si
j’aimais Spot autant qu’avant et je dois vous dire que j’ai eu
beaucoup de mal à lui répondre, Louis… Il faut que je vous explique
mes sentiments à ce sujet, parce que je sais que tôt ou tard vous me
demanderez pourquoi je vous ai mené là-haut avec le chat de votre
fille si je savais d’avance que le résultat ne serait pas bon. Et vous
vous le demandez déjà, n’est-ce pas ?
Louis fit oui de la tête. Qu’est-ce qu’Ellie penserait de Church à
son retour ? Tout au long de la partie de squash avec Steve
Masterton, cette question n’avait pas cessé de le tarabuster.
ŕ Peut-être que j’ai fait ça parce qu’il vaut parfois mieux faire
comprendre aux enfants qu’il y a des états pires que la mort,
expliqua Jud d’une voix soudain moins assurée. C’est une chose que
votre Ellie ne sait pas, et à mon avis si elle ne le sait pas, c’est peut-
être parce que votre femme préfère l’ignorer. Si je suis dans l’erreur,
vous n’avez qu’à me le dire, et nous en resterons là.
Louis ouvrit la bouche, puis il la referma.
Jud continua. À présent, il parlait avec une extrême lenteur ; on
aurait dit qu’il passait d’un mot à l’autre comme ils étaient passés
d’un monticule herbeux à l’autre en traversant le marais du Petit
Dieu la veille au soir.
ŕ Au fil des ans, j’ai vu bien des fois la même histoire se
reproduire, commença-t-il. Je crois que je vous ai raconté que Zack
McGovern avait enterré son taureau là-haut. Un taureau d’Angus à
la robe entièrement noire qui s’appelait Hanratty. Pas que c’est un
nom ridicule pour un taureau ? Il avait crevé d’un genre d’ulcère aux
intestins, et Zack et ses deux fils ont trimbalé le cadavre de leur

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taureau jusque là-haut après l’avoir attaché à un traîneau. Comment
ils s’y sont pris, comment ils ont fait pour lui faire franchir le tas
d’arbres morts, ça j’en sais fichtre rien, mais le fait est qu’ils y sont
arrivés. On dit que la foi soulève les montagnes, et c’est sûrement
vrai aussi du désir d’aller enfouir quelque chose dans ce cimetière-
là.
« Ce qui fait que Hanratty est revenu parmi nous. Sauf que Zack
l’a de nouveau expédié ad patres deux semaines plus tard, d’un coup
de fusil. Le taureau était devenu quinteux, et même méchant. Mais à
ma connaissance c’est la seule fois où ça s’est produit avec un
animal revenu de là-haut. Pour la plupart, ils paraissent juste un
peu… hébétés… un peu ralentis, un peu…»
ŕ Un peu morts ? suggéra Louis.
ŕ Oui, dit Jud. Un peu morts, comme s’ils étaient revenus, mais
seulement partiellement, de… de l’endroit où ils avaient été.
Évidemment, votre fillette ne saura rien de tout cela, Louis. Elle ne
saura pas que son chat a été heurté par une auto, qu’il a été tué et
qu’il est revenu. Donc, vous pourriez m’objecter qu’on ne peut pas
apprendre une leçon à une enfant qui ne sait même pas qu’elle se
trouve en face de quelque chose dont il y a un enseignement à tirer.
Sauf que…
ŕ Sauf que quelquefois, on peut apprendre sans en avoir l’air, dit
Louis en s’adressant plus à lui-même qu’à Jud.
ŕ Oui, acquiesça le vieil homme. Quelquefois c’est possible.
Peut-être que ça lui apprendra quelque chose au sujet de la mort,
quelque chose dont la plupart des gens ne sont pas conscients, et
qui est que la mort n’est pas seulement la fin de la vie, mais aussi le
lieu où la souffrance cesse et où les bons souvenirs prennent racine.
Ce sont des choses que vous ne pourrez jamais lui expliquer ; il
faudra qu’elle les comprenne par ses propres moyens.
« Et si votre Ellie est un tant soit peu comme je l’étais moi-même,
elle continuera d’aimer son chat malgré tout. Il ne sera pas devenu
méchant, il ne mordra pas, ni rien de ce genre, alors elle continuera
à l’aimer… mais elle tirera ses propres conclusions… et quand il se
décidera enfin à mourir, elle se sentira bien soulagée. »
ŕ C’est donc pour cela que vous m’avez conduit là-haut dit Louis.
Il se sentait le cœur plus léger tout à coup. Il avait enfin une
explication. Bien confuse sans doute et étayée par une logique plus

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intuitive que rationnelle, mais eu égard aux circonstances il lui
semblait qu’il pourrait s’en accommoder. Et du même coup, il
pourrait oublier cette flamme de joie mauvaise qu’il avait cru voir
danser dans le regard de Jud le soir précédent.
ŕ Bon, reprit-il, ça me…
Avec une soudaineté presque brutale, les bras de Jud se levèrent
et il enfouit son visage dans ses mains. L’espace d’un instant, Louis
crut que le vieil homme avait été saisi d’une douleur brusque ; il se
dressa à demi sur sa chaise, plein d’une sollicitude inquiète, et il
s’aperçut alors que la poitrine de Jud était soulevée de spasmes
convulsifs : il luttait simplement pour retenir ses larmes.
ŕ Oui, c’est pour cela, mais ça n’explique pas tout, articula-t-il
d’une voix étranglée. Ce qui m’a incité à vous conduire là-haut, c’est
ce qui avait poussé Stanny Bee à m’y conduire ; c’est ce qui a incité
Zack McGovern à y emmener Linda Levesque quand son chien s’est
fait écraser sur la route. Son taureau avait été pris d’une espèce de
rage, il se lançait aux trousses de tous les enfants qui avaient le
malheur de s’aventurer dans le pré où il paissait, si bien qu’en
définitive Zack avait été contraint de l’abattre, et malgré ça, il a
conduit Mrs Levesque là-haut. Il savait, et il l’a fait quand même,
comment est-ce qu’on peut expliquer une chose pareille, Bon Dieu ?
La voix de Jud s’était faite plaintive, presque gémissante.
ŕ Où voulez-vous en venir, Jud ? demanda Louis, un peu alarmé.
ŕ Stanny et Zack ont fait ça pour la même raison que moi, Louis.
On fait cela parce que l’endroit prend possession de vous. Parce que
ce cimetière est un lieu secret, parce que vous êtes rongé par l’envie
de transmettre ce secret à quelqu’un, et dès que vous trouvez une
raison qui paraît un tant soit peu valable, vous êtes…
Jud ôta ses mains de devant son visage et il posa sur Louis un
regard qui était incroyablement vieux, incroyablement hagard.
ŕ Eh bien, il ne vous reste plus qu’à vous lancer là-dedans une
fois de plus. Vous inventez des raisons qui paraissent valables, mais
ce qui vous pousse vraiment à faire ça, c’est que vous en avez envie.
Ou que quelque chose vous y oblige. Mon père ne m’a pas conduit
au cimetière ; il savait qu’il existait, mais il n’y était jamais allé lui-
même. Stanny Bee y avait été, lui… et il m’y a emmené… et voilà
qu’à mon tour, au bout de soixante-dix ans… voilà que ça m’a pris
aussi, tout à coup…

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Jud secoua la tête. Une toux sèche le prit brièvement, et il se
couvrit la bouche d’une main.
ŕ Écoutez, Louis, reprit-il. À ma connaissance, le taureau de
Zack McGovern est le seul animal qui soit vraiment devenu méchant
après son retour de là-haut. Je crois que le chow-chow de Linda
Levesque a mordu le facteur après, mais rien qu’une seule fois, et
j’ai entendu dire que d’autres bêtes étaient devenues un peu
cabochardes, avec des pointes de méchanceté, mais Spot, lui, est
toujours resté un bon chien. On avait beau le laver et le relaver, il
répandait toujours la même puanteur de terre aigre, mais c’était une
brave bête. Ma mère n’a plus jamais voulu le toucher, mais ça ne l’a
pas rendu moins gentil. Cela dit, Louis, si vous jugez préférable
d’abattre votre chat dès ce soir, ce n’est pas moi qui essaierai de
vous en dissuader.
« Cet endroit… aussitôt que vous y avez mis les pieds, il prend
possession de vous… et vous vous inventez les intentions les plus
louables du monde afin d’avoir un prétexte pour y retourner… J’ai
peut-être eu tort, Louis. Zack McGovern a peut-être eu tort, et
Stanny Bee aussi. Je ne suis pas infaillible ça non. Je ne suis pas le
Bon Dieu. Mais tout de même, ressusciter les morts… L’homme qui
peut faire cela se sent bien près d’être un dieu lui-même, vous ne
croyez pas ? »
Une fois de plus, Louis ouvrit la bouche pour dire quelque chose
et il la referma aussitôt. La phrase qu’il avait failli prononcer lui
avait soudain paru injuste et cruelle, il avait failli dire : Jud, après
tout ce que vous m’avez fait subir, je ne vais tout de même pas aller
retuer ce satané chat.
Jud but les dernières gouttes de bière qui restaient encore au
fond de sa bouteille, puis il la plaça soigneusement à côté des autres
bouteilles vides.
ŕ Bon, cette fois, j’ai fini, dit-il. Je vous ai dit tout ce que j’avais à
vous dire.
ŕ Je peux vous poser encore une question ? demanda Louis.
ŕ Allez-y, dit Jud.
ŕ Est-ce qu’on a jamais enterré un être humain là-haut ?
Jud sursauta avec tant de violence que son coude heurta le bord
de la table et que les bouteilles de bière vides s’écroulèrent comme
une rangée de quilles. Deux d’entre elles roulèrent au sol, et l’une

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des deux se brisa.
ŕ Miséricorde ! s’écria-t-il. Qu’allez-vous chercher là, Louis ?
Non ! Qui c’est qui s’en irait faire une horreur pareille ! Comment
pouvez-vous seulement me poser la question ?
ŕ Simple curiosité, dit Louis mal à l’aise.
ŕ Eh bien, il y a des choses au sujet desquelles la curiosité est
toujours malvenue, répliqua Jud.
Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Louis Creed lui
trouva l’air vieux et décrépit lui trouva l’air d’un homme qui sait que
le bord de la tombe n’est plus qu’à quelques pas.
Un peu plus tard, chez lui, il réalisa que dans cet instant-là
l’expression égarée de Jud avait trahi plus que cela.
Il avait eu l’air, aussi, d’un homme qui sait qu’il est en train de
mentir.

- 212 -
27

Louis ne s’aperçut vraiment qu’il était ivre que lorsqu’il eut


pénétré à l’intérieur du garage.
Dehors, les étoiles et un frileux halo de lune adoucissaient les
ténèbres. La lumière était trop diffuse pour que Louis projette une
ombre en marchant, mais il y voyait à peu près clair. Aussitôt entré
dans le garage, il fut aveugle. Il y avait bien un commutateur
quelque part, mais il n’était pas fichu de se rappeler où. Il avança
lentement dans le noir, en tâtant prudemment le sol du pied. La tête
lui tournait et il s’attendait à tout instant à heurter un objet dur du
genou ou à trébucher sur un jouet Ŕ la bicyclette d’Ellie avec son
stabilisateur formé de deux petites roulettes rouges, le tricycle de
Gage avec son museau d’alligator en plastique ; il était sûr que le
choc le terrifierait et qu’il se retrouverait à plat ventre sur le ciment.
Où était Church ? Est-ce qu’il l’avait laissé dans la maison ?
Il s’arrangea pour s’égarer et entra en collision avec une cloison.
Une écharde se planta dans sa paume et il lâcha un « Merde ! »
sonore à l’intention des ténèbres traîtresses. Dès que le juron eut
franchi ses lèvres, il se rendit compte qu’il exprimait plus de peur
que de colère. Il lui semblait que le garage était sens dessus dessous,
qu’il avait sournoisement pivoté sur lui-même. À présent, il ne
s’agissait plus simplement du commutateur : il n’arrivait à rien
repérer, à commencer par la porte de la cuisine.
Il se remit en mouvement, très précautionneusement. Sa paume
lui cuisait. Il songea : « Voilà donc ce que ça serait d’être aveugle »,
et cela lui ramena à la mémoire un concert de Stevie Wonder auquel
il avait assisté avec Rachel. À quand cela remontait-il ? Six ans ?
Oui, ça faisait forcément six ans, si invraisemblable que cela
paraisse, puisqu’à l’époque Rachel était encore enceinte d’Ellie.
Deux roadies avaient piloté Stevie Wonder jusqu’à son synthétiseur
en le soulevant pour qu’il ne s’empêtre pas dans les câbles qui
sillonnaient la scène en tous sens. Ensuite lorsqu’il s’était levé pour

- 213 -
danser avec une de ses choristes, elle lui avait pris la main et l’avait
guidé avec précaution jusqu’à un endroit où le plancher était bien
dégagé. Louis se souvenait d’avoir été frappé par l’agilité de
Wonder. C’était un danseur époustouflant, mais il avait d’abord
fallu qu’une main secourable le guide jusqu’à un endroit où il
pourrait s’éclater sans dommages.
« Moi aussi, j’aurais bien besoin qu’une main secourable me
guide jusqu’à la porte de ma cuisine », se dit Louis… et tout à coup,
il frissonna.
Si une main secourable avait surgi de l’obscurité pour prendre la
sienne à cet instant précis, il se serait mis à hurler et il aurait été
incapable de s’arrêter.
Il se figea sur place, le cœur cognant à grands coups. Allons,
Louis, se morigéna-t-il. Arrête de déconner, tu veux ?
Mais où était ce foutu chat de merde ?
Et là-dessus, il rentra bel et bien dans quelque chose. C’était le
pare-choc arrière du break, dont le métal coupant lui racla le tibia.
Une onde de douleur lui remonta dans tout le corps, si brutale qu’il
en eut les larmes aux yeux. Il leva sa jambe endolorie et la frotta en
se tenant en équilibre sur l’autre, dans la posture d’un héron
endormi. Mais comme ça au moins, il avait repéré sa position et la
topographie du garage lui apparaissait à nouveau clairement.
D’ailleurs, ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité, et les
formes des objets se dessinaient peu à peu devant lui avec ces
contours violets caractéristiques de la vision nocturne. Il se souvint
enfin qu’il avait laissé le chat à l’intérieur de la maison parce qu’il
aurait fallu qu’il le prenne dans ses bras pour le mettre dehors et
qu’il n’avait pas eu le courage de le toucher.
À ce moment précis, il eut la sensation qu’une flaque d’huile
visqueuse lui léchait les pieds, et le corps chaud et velu de Church se
frotta à ses chevilles puis sa queue répugnante s’enroula autour de
ses mollets comme les anneaux d’un boa. La bouche de Louis
s’ouvrit toute grande et un cri perçant s’échappa de sa gorge.

- 214 -
28

ŕ Papa ! vociféra Ellie.


Elle se précipita vers lui le long du couloir des arrivées, en
louvoyant parmi les passagers fraîchement débarqués comme un
demi d’ouverture qui tente une percée avec le ballon à travers les
lignes adverses. Les gens s’écartaient sur son passage avec des
sourires indulgents. Louis était un peu embarrassé par ce
déploiement d’exubérance, mais il sentit qu’en dépit de sa gêne un
sourire niais s’étalait largement sur sa propre figure.
Gage était dans les bras de Rachel et en entendant le cri d’Ellie il
leva les yeux et aperçut Louis. À son tour, il se mit à piailler :
« Wawa ! » d’un air exultant en se tortillant dans les bras de sa
mère.
Rachel eut un sourire (dans lequel Louis distingua une pointe de
lassitude) et elle déposa l’enfant à terre. Il se mit à courir dans le
sillage d’Ellie en pédalant vaillamment sur ses petites jambes :
« Wawaaa ! Wawaaa ! »
Louis eut tout juste le temps de remarquer que Gage arborait une
salopette inconnue de lui Ŕ et de subodorer que le grand-père avait
encore fait des siennes. Puis Ellie se jeta sur lui et l’escalada comme
un arbre.
ŕ Bonjour, papa ! beugla-t-elle en déposant un baiser
retentissant sur sa joue.
ŕ Bonjour, lapin, répondit Louis en se baissant pour attraper
Gage. (Il prit le garçonnet au creux de son bras et il les serra tous les
deux sur son cœur.) Que je suis content de vous revoir !
Rachel parvint à leur hauteur. Elle avait un sac de voyage et son
sac à main accrochés à une épaule, et à l’autre la sacoche en skaï qui
contenait les couches de Gage, et dont le flanc rebondi était barré
d’une inscription qui disait : « BIENTÔT JE SERAI GRAND », et
visait sans doute plus à consoler les malheureux parents qu’à
stimuler le zèle de l’enfant à qui étaient destinées les couches.

- 215 -
Rachel avait l’air d’une photographe qui vient d’achever un
reportage particulièrement éprouvant.
Louis avança la tête entre celles des deux gosses et lui effleura les
lèvres d’un baiser.
ŕ Salut !
ŕ Salut, Doc, fit Rachel, et elle sourit.
ŕ T’as l’air claquée, dis donc.
ŕ Je suis claquée. On est arrivés sans problème à Boston. On a
eu notre correspondance sans problème. L’avion a décollé sans
problème. Mais au moment où il virait sur l’aile au-dessus de la
ville, Gage s’est penché par le hublot pour regarder le panorama, il a
dit : « Joli ! Joli ! » et il s’est vomi dessus.
ŕ Oh ! purée !
ŕ J’ai dû l’emmener aux toilettes pour le changer, dit Rachel.
Mais je ne crois pas qu’il ait attrapé un virus ni rien. C’était juste le
mal de l’air.
ŕ Rentrons à la maison, dit Louis. J’ai mis du chili à mijoter.
ŕ Du chili ! Du chili ! lui hurla dans l’oreille une Ellie au comble
de l’allégresse et de l’excitation.
ŕ Du chiwi ! Du chiwi ! lui hurla Gage dans l’autre, en sorte
qu’elles tintèrent également toutes les deux.
ŕ En route, dit Louis. Allons récupérer vos valises et tirons-nous
d’ici.
ŕ Comment va Church, papa ? lui demanda Ellie au moment où
il la reposait a terre.
Louis avait anticipé cette question, mais pas l’expression inquiète
qui s’était peinte sur le visage de la fillette ni le gros pli soucieux qui
s’était formé entre ses yeux d’un bleu sombre. Louis fronça les
sourcils et son regard chercha celui de Rachel.
ŕ Ellie s’est réveillée en hurlant dans la nuit de samedi à
dimanche, lui expliqua-t-elle calmement. Elle avait eu un
cauchemar.
ŕ J’ai rêvé que Church s’était fait écraser, dit Ellie.
ŕ À mon avis, elle s’est un peu trop goinfrée de sandwiches
confectionnés avec les restes de la dinde de la veille, expliqua
Rachel. Elle a eu la colique en plus. Tranquillise-la, Louis, et fichons
le camp de cet aéroport. J’ai vu assez d’aéroports en une semaine
pour au moins cinq ans.

- 216 -
ŕ Church va bien, poussin, déclara Louis d’une voix lente et
douce.
« Oui, il va très bien. Il reste alangui toute la journée à me fixer
de son drôle de regard trouble. On dirait qu’il a vu quelque chose
qui a anéanti en lui toute espèce d’intelligence (si tant est que les
chats en soient doués). Il se porte incroyablement bien. Le soir, je le
fais sortir à l’aide d’un balai parce que je ne supporte pas de le
toucher. J’esquisse un geste dans sa direction avec mon balai, et il
décampe. Et tu sais quoi, Ellie ? L’autre jour quand je lui ai ouvert
la porte, il avait une souris dans la gueule. Enfin, le peu qui en
restait. Il lui avait arraché les tripes et il les avait réduites en
compote. Il y en avait partout. Ce matin-là, je me suis passé de
petit déjeuner. À part ça…»
ŕ Vraiment bien, renchérit-il.
ŕ Ah ? fit Ellie, et le pli qui s’était creusé entre ses sourcils
s’effaça. J’aime mieux ça. Après ce rêve que j’ai eu, j’étais sûre qu’il
était mort.
ŕ C’est vrai ? dit Louis en souriant. C’est bizarre, les rêves, tu ne
trouves pas ?
ŕ Les wêves ! brailla Gage, qui apparemment avait accédé à ce
stade du perroquet que Louis avait déjà pu observer chez Ellie vers
le même âge. Wêêêêves ! fit-il encore en attrapant les cheveux de
Louis à pleine poigne et en les tirant gaiement.
ŕ Allez, on y va ! dit Louis, entraînant sa petite troupe vers
l’escalator qui menait à la réception des bagages.
Ils étaient arrivés au parking et s’approchaient du break lorsque
Gage se mit soudain à gazouiller : « Zoli, zoli » d’une voix
bizarrement hoquetante. Et ce coup-ci il lâcha tout sur le pantalon
neuf que Louis avait décidé d’étrenner à l’occasion de ces
retrouvailles à l’aéroport. Apparemment, pour Gage, « joli » était un
mot de code qui voulait dire : Désolé, faut que je dégueule, alors
garez-vous vite.
En fin de compte, il se révéla que c’était bien un virus.
Le temps qu’ils aient parcouru les vingt-sept kilomètres qui
séparaient l’aéroport de leur maison de Ludlow, Gage manifestait
déjà les premiers symptômes d’une forte poussée de fièvre et il était
tombé dans un engourdissement torpide. Pendant que Louis opérait
sa marche arrière pour rentrer dans le garage, il entrevit du coin de

- 217 -
l’œil Church qui se faufilait le long d’un mur, la queue levée, son
étrange regard fixé sur la voiture. La bête disparut dans les derniers
feux du jour mourant, et l’instant d’après, Louis aperçut une souris
étripée qui gisait au pied des pneus empilés près de la porte (il avait
remplacé ses pneus ordinaires par des pneus antidérapants pendant
l’absence de Rachel et des enfants). Les boyaux de la malheureuse
bestiole jetaient des lueurs roses et crues dans la pénombre du
garage.
Louis descendit de voiture à la hâte et il heurta délibérément les
pneus superposés comme des pions de dames. Les deux pneus qui
étaient au sommet de la pile glissèrent à terre, masquant le cadavre
de la souris, et Louis fit :
ŕ Oh, zut !
ŕ T’es pas un peu toctoc, papa ? demanda Ellie d’un ton plus
bienveillant que caustique.
ŕ Si ! Je déraille complètement, répondit Louis avec un entrain
forcé.
Il n’en aurait pas fallu beaucoup pour qu’il s’écrie : « Joli, joli ! »
et qu’il asperge tout autour de lui. Si loin qu’il pût s’en souvenir,
Church n’avait jamais tué qu’un rat avant son extravagante
résurrection ; il lui arrivait bien parfois de capturer une souris et de
s’en amuser avec ce sadisme gradué dont font montre les chats dans
ces cas-là, et qui aurait peut-être abouti à des meurtres si lui-même,
Rachel ou Ellie n’étaient chaque fois intervenus avant qu’il soit trop
tard. Et il savait qu’une fois stérilisé, un matou se borne
généralement à lever un œil vaguement intrigué en apercevant une
souris, du moins aussi longtemps qu’il est convenablement nourri.
ŕ Quand tu auras fini de rêvasser, tu pourras peut-être m’aider à
sortir cet enfant de là, dit Rachel. Redescendez de la planète Mongo,
docteur Creed ! On a besoin de vous, nous autres Terriens !
À en juger par le ton de sa voix, elle devait être à bout de nerfs.
ŕ Oh, pardon, chérie, dit Louis.
Il contourna le break et il lui prit Gage des bras.
Le garçonnet était tout brûlant à présent.
Si bien qu’ils ne furent que trois à déguster le mirifique chili con
carne à la mode de Chicago qu’avait préparé Louis ; Gage, étendu
sur le canapé du living, apathique et fiévreux, suçotait un biberon de
bouillon de poule tiède en regardant une émission de dessins

- 218 -
animés.
Après le dîner, Ellie alla jusqu’à la porte du garage et elle appela
Church. Louis, qui s’était attelé à la vaisselle tandis que Rachel
montait défaire les bagages, priait intérieurement pour que le chat
ne vienne pas, mais il parut presque aussitôt et s’avança vers la
fillette de son pas lourd et clopinant, comme s’il avait été aux aguets
dans les ténèbres.
ŕ Salut, Church ! s’exclama Ellie, sur quoi elle prit la bête dans
ses bras et la serra contre elle.
Louis observait la scène du coin de l’œil et ses mains, qui
tâtonnaient au fond de l’évier à la recherche d’un éventuel couvert
oublié, s’immobilisèrent. L’expression joyeuse d’Ellie se mua
progressivement en perplexité. Le chat restait absolument inerte
dans ses bras, les oreilles couchées, les yeux rivés sur ceux de la
fillette.
Au bout d’un long moment (en tout cas, il parut très long à
Louis), Ellie reposa Church à terre.
L’animal se dirigea gauchement vers la salle à manger sans même
jeter un regard en arrière. « L’éventreur de petites souris regagne
son repaire, se dit Louis. Ô mon Dieu, qu’avons-nous fait ce soir-
là ? »
Il avait beau s’escrimer à essayer de reconstituer le film des
événements, tout cela était aussi lointain et flou dans sa mémoire
que la mort horrible de Victor Pascow sur la moquette du hall
d’accueil du centre de médecine universitaire. Il ne se rappelait
clairement que le grand fleuve de vent charrié par le ciel et la neige
qui scintillait faiblement sur le pré derrière la maison.
ŕ Papa ? fit Ellie d’une toute petite voix.
ŕ Qu’est-ce qu’il y a, Ellie ?
ŕ Church a une drôle d’odeur…
ŕ Ah bon ? dit Louis en se forçant à prendre un ton détaché.
ŕ Je t’assure ! s’écria Ellie avec consternation. Il sent mauvais !
Jamais il n’a senti mauvais comme ça. Il sent… il sent le caca !
ŕ Bon, eh bien c’est qu’il a dû se rouler dans quelque chose de
malpropre, ma chérie, dit Louis. Mais d’où que puisse venir cette
mauvaise odeur, il finira par la perdre.
ŕ Espérons-le, soupira comiquement Ellie avant de s’éloigner.
Louis ramena une ultime fourchette du fond de l’évier. Après

- 219 -
l’avoir lavée, il retira la bonde et il resta là à contempler la nuit de
l’autre côté de la fenêtre tandis que l’eau grasse et savonneuse
s’engloutissait dans le trou d’écoulement avec des gargouillis
bruyants.
Quand les gargouillis cessèrent, il perçut le sifflement assourdi
du vent qui ululait dehors Ŕ une bise aigre qui rabattait vers eux
l’hiver glacial du Grand Nord Ŕ, et il comprit qu’il avait peur, et que
sa peur était de la même nature viscérale et un peu simplette que
celle qui vous envahit lorsqu’un nuage masque brusquement le
soleil et qu’on entend rouler au loin une série de sons graves et
sourds.

— Trente-neuf trois ? s’exclama Rachel. Ô, mon Dieu, Louis. Tu


es sûr ?
ŕ C’est un virus, déclara Louis en se contenant du mieux qu’il
pouvait.
La voix de Rachel avait un accent presque accusateur qui lui
écorchait les oreilles. Mais Rachel était fatiguée. Elle avait eu une
longue et dure journée ; elle venait de traverser la moitié du pays
avec ses deux marmots et bien qu’il fût onze heures passées, la
journée ne se décidait toujours pas à finir. Ellie était dans sa
chambre, profondément endormie. Gage était couché sur leur lit,
dans un état plus ou moins comateux. Louis lui avait injecté une
ampoule de Liquiprine depuis déjà une heure.
ŕ L’aspirine fera tomber sa fièvre d’ici à demain matin, Rachel.
ŕ Tu ne pourrais pas lui injecter aussi de l’ampicilline ou un truc
du même genre ?
ŕ Je le ferais s’il s’agissait d’une angine ou d’une autre infection
à streptocoques, expliqua Louis d’une voix patiente. Mais ce n’est
pas le cas. Gage a attrapé un virus, et l’ampicilline n’a aucune espèce
d’action sur les virus. Ça lui donnerait simplement la diarrhée, et il
est déjà bien assez déshydraté comme ça.
ŕ Tu es sûr que c’est un virus ?
ŕ Si tu doutes de mon diagnostic, tu n’as qu’à en établir un toi-
même ! aboya Louis.
ŕ Ce n’est pas la peine de gueuler ! gueula Rachel.
ŕ Je ne gueule pas ! répondit Louis sur le même ton.
ŕ Si, tu gueules ! Tu n’arrêtes pas de m’engu-gu-gueuler…

- 220 -
commença Rachel, et là-dessus ses lèvres se mirent à trembler
spasmodiquement et elle se couvrit la bouche d’une main.
Louis s’aperçut qu’elle avait de grands cernes brunâtres sous les
yeux et il se sentit soudain tout honteux.
ŕ Je suis désolé, dit-il en s’asseyant à côté d’elle sur le lit. Bon
Dieu, je ne sais pas ce qui m’a pris. Je te demande pardon, chérie.
ŕ À quoi bon récriminer et épiloguer sans fin sur nos états
d’âme ? se reprit Rachel en esquissant un pâle sourire. Tu te
souviens ? C’est la leçon que tu m’as faite toi-même un jour. Le
voyage a été très dur. Et depuis que nous sommes rentrés, je n’ai
pas cessé d’avoir peur que tu ouvres les tiroirs de la commode de
Gage et que tu piques une crise. Il vaut sans doute mieux que je t’en
parle maintenant, pendant que tu compatis à mes misères.
ŕ Pourquoi est-ce que je piquerais une crise ?
À nouveau, une ombre de sourire passa sur les lèvres de Rachel.
ŕ Mes parents lui ont acheté dix tenues neuves. Des
combinaisons et des salopettes comme celle qu’il portait
aujourd’hui.
ŕ J’avais remarqué qu’elle était toute neuve, dit Louis d’une voix
brève.
ŕ Et moi j’avais remarqué que tu l’avais remarqué, rétorqua
Rachel avec une grimace facétieuse qui fit sourire Louis bien qu’il ne
se sentît guère d’humeur à plaisanter. Ils ont aussi offert six robes
neuves à Ellie, ajouta-t-elle.
ŕ Six robes ! s’exclama Louis en refrénant à grand-peine une
envie de hurler. (Il éprouvait soudain une fureur noire, nauséeuse,
accompagnée d’un sentiment d’humiliation qu’il avait du mal à
s’expliquer.) Mais pourquoi, Rachel ? Pourquoi as-tu laissé ton père
faire ça ? On n’a pas besoin… nous avons les moyens de…
Il se tut brusquement. Il était tellement furieux qu’il n’arrivait
plus à former ses mots. Brièvement, il se revit en train de cheminer
pesamment à travers la forêt en faisant passer d’une main dans
l’autre le lourd sac en plastique qui contenait le cadavre du chat… et
pendant ce temps-là, cette espèce de vieille crapule de bourgeois
puant d’Irwin Goldman s’efforçait sournoisement d’acheter
l’affection de sa fille en dégainant une fois de plus son célèbre
chéquier en lézard et son célèbre Parker en or.
Il fut à deux doigts de se mettre à vociférer : « Il lui a peut-être

- 221 -
acheté six robes neuves, mais moi je lui ai ressuscité son foutu
chat ! Alors qui est-ce qui l’aime le plus, hein ? »
Mais il ravala ses paroles. Jamais il ne dirait une chose pareille.
Jamais.
Rachel lui caressa doucement la nuque du bout des doigts.
ŕ Ce n’était pas seulement mon père, Louis. Ils ont fait cela à
tous les deux. Essaie de comprendre. Je t’en prie, Louis. Ils adorent
les enfants, et ils les voient si rarement. Et puis, ils deviennent
vieux. Je t’assure, Louis, tu aurais du mal à reconnaître mon père.
ŕ Oh si, je le reconnaîtrais, bougonna Louis.
ŕ Je t’en prie, chéri. Essaie de comprendre. Sois un peu
généreux. Quel mal est-ce que ça peut te faire ?
Il la dévisagea longuement avant de répondre.
ŕ Ça me fait du mal, c’est tout, dit-il à la fin. Peut-être que j’ai
tort, mais c’est comme ça.
Au moment où Rachel ouvrait la bouche pour lui répondre, Ellie
les appela de sa chambre.
— Papa ! Maman ! Venez vite !
Rachel fit mine de se lever, mais Louis la retint.
ŕ Reste avec Gage, dit-il. J’y vais.
Il pensait savoir le genre d’ennuis qu’avait Ellie.
Pourtant, il avait bien fait sortir le chat, Bon Dieu.
Après qu’Ellie fut allée se coucher, il l’avait trouvé en train de
fureter autour de son plat dans la cuisine, et il l’avait fichu dehors. Il
ne voulait pas que Church continue à dormir avec Ellie. Plus jamais.
Chaque fois que l’image du chat entortillé dans les jambes de la
fillette se formait dans son esprit, il pensait à des infections bizarres
et il revoyait le salon mortuaire de l’oncle Carl.
« Ellie va se rendre compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas,
que Church n’est plus aussi gentil qu’avant. »
Il avait mis le chat dehors, mais lorsqu’il entra dans la chambre
d’Ellie, il trouva la fillette dressée sur son séant, encore plus qu’à
moitié endormie, et Church étalé de tout son long sur le couvre-lit
en piqué. Sa silhouette évoquait vaguement l’ombre d’une chauve-
souris en vol et ses yeux mi-clos brillaient d’un éclat stupide dans la
lumière qui filtrait du couloir.
ŕ Fais-le sortir, papa ! dit Ellie d’une voix geignarde. Il sent
tellement mauvais !

- 222 -
ŕ Chut, Ellie, rendors-toi, dit Louis, d’une voix si calme qu’il en
fut lui-même stupéfait.
Il repensa soudain à ce qui lui était arrivé le matin qui avait suivi
son accès de somnambulisme, le lendemain de la mort de Pascow. Il
se revit entrant dans les locaux de l’infirmerie et se glissant
subrepticement aux toilettes pour se regarder dans la glace, sûr
d’avance qu’il verrait une figure à faire peur.
Mais il s’était trouvé une mine plutôt normale. De quoi se
demander si on n’était pas environné de gens qui dissimulaient tout
au fond d’eux-mêmes d’affreux secrets.
Mais Bon Dieu, il n’y a pas de secret ! Il n’y a que ce chat !
Ellie avait raison, en tout cas. Qu’est-ce qu’il puait !
Louis sortit de la chambre avec la bête et il la porta au rez-de-
chaussée en s’efforçant de ne respirer que par la bouche. Il y avait
des puanteurs pires que celle-ci ; par exemple, et pour appeler les
choses par leur nom, la merde puait plus. Un mois plus tôt, leur
fosse septique s’était mise à leur jouer des tours, et ils avaient dû
faire curer le bac de prélèvement.
Jud était venu observer les ouvriers pendant qu’ils installaient
leur pompe et il avait lancé : « Ça ne sent pas le Numéro Cinq de
Chanel, hein, Louis ? »
Une plaie gangreneuse (en tout cas lorsqu’il s’agit de gangrène
humide) répand aussi une odeur bien plus infecte que ça. Et même
l’odeur qui se dégageait du convertisseur catalytique de la Civic
lorsqu’il faisait tourner le moteur au ralenti dans le garage était plus
nauséabonde.
N’empêche que ce chat cocottait drôlement. Et puis comment
avait-il fait pour rentrer dans la maison ? Louis l’avait poussé
dehors en s’aidant du balai un bon moment plus tôt, dès que toute
sa petite troupe avait évacué le rez-de-chaussée. C’était la première
fois qu’il prenait Church dans ses bras depuis le jour de sa
résurrection, une semaine auparavant. L’animal produisait une
chaleur intense ; on aurait dit qu’il couvait une maladie. « Par quel
interstice t’es-tu glissée, sale bête ? »
Soudain, il pensa à son cauchemar de l’autre fois, et il revit
Pascow passant à travers la porte qui menait de la cuisine au garage.
Peut-être qu’il n’avait pas eu besoin d’un interstice.
Peut-être qu’il était passé à travers un mur comme un spectre.

- 223 -
ŕ Déconne pas, Louis, se dit-il tout haut, d’une voix un peu
étranglée.
Tout à coup il eut le pressentiment que le chat allait se débattre,
essayer de lui échapper, lui griffer la figure. Mais Church resta
absolument inerte, exhalant sa chaleur stupide et ses effluves
nauséabonds et fixant le visage de Louis comme s’il était capable de
lire ses pensées à mesure qu’elles défilaient dans son crâne.
Il ouvrit la porte et il jeta le chat dans le garage, un poil trop
brutalement, en lui lançant :
ŕ Casse-toi. Va-t’en étriper une souris ou Dieu sait quoi.
Church entra lourdement en contact avec le sol, ses pattes arrière
s’affaissèrent sous lui et il s’affala brièvement sur l’arrière-train. Il
coula un regard en direction de Louis, qui crut entrevoir une
flamme meurtrière au fond de ses yeux verts, puis il s’éloigna de son
pas titubant et disparut.
« Bon Dieu, Jud, se dit Louis, vous auriez mieux fait de la
boucler ! »
Il se dirigea vers l’évier, ouvrit le robinet et se savonna les mains
et les poignets avec autant de vigueur qu’un chirurgien qui se
prépare à opérer.
On fait ça parce que ce lieu prend possession de vous… vous
vous inventez des raisons… qui paraissent solides… mais ce qui
vous pousse vraiment à faire ça, c’est qu’une fois que vous avez été
là-haut, vous vous appropriez l’endroit et vous devenez sa chose du
même coup… vous vous trouvez les meilleures raisons du monde…
Non, ce n’était pas la faute de Jud. Il était allé là-bas de son plein
gré, personne ne l’y avait forcé.
Il n’y avait pas de raison qu’il fasse porter le chapeau au vieil
homme.
Il ferma le robinet, prit un torchon sur le porte-serviettes et
entreprit de se sécher. Tout à coup, il interrompit son mouvement et
il fixa d’un œil hypnotisé le petit rectangle de ténèbres qui se
découpait en face de lui dans le panneau supérieur de la fenêtre à
guillotine.
« Est-ce que ça signifie que je me suis approprié l’endroit, moi
aussi ? Que je suis devenu sa chose à mon tour ? Non. Il faudrait
encore que je le décide. »
Il raccrocha le torchon sur sa barre et il remonta à l’étage.

- 224 -
Rachel était au lit, les couvertures remontées jusqu’au menton, et
elle tenait Gage pelotonné contre elle. Elle regarda Louis avec un air
d’excuse.
ŕ Ça ne t’ennuie pas, chéri ? Rien que cette nuit ? Je me sentirai
mieux si je le garde près de moi Ŕ il est brûlant.
ŕ Ça ira, va, dit Louis. Je dormirai en bas sur le canapé-lit.
ŕ Sûr ? Tu n’es pas fâché ?
ŕ Non. Ça ne peut pas faire de mal à Gage, et toi ça te fera du
bien. (Il s’interrompit, sourit et poursuivit :) Évidemment, il y a des
chances qu’il te refile son virus. C’est même quasiment garanti. Mais
je suppose que ça ne te fera pas changer d’avis, n’est-ce pas ?
Rachel lui rendit son sourire et elle secoua négativement la tête.
ŕ De quoi est-ce qu’Ellie se plaignait, Lou ?
ŕ De Church. Elle voulait que je le vire de chez elle.
ŕ Ellie voulait que tu vires Church ? Mais c’est le monde à
l’envers.
ŕ Ça, tout à fait, approuva Louis, puis il ajouta : Elle prétendait
qu’il sentait mauvais, et à vrai dire il m’a bien semblé qu’il avait une
drôle d’odeur. Il s’est probablement roulé dans un tas de fumier, ou
quelque chose.
ŕ Pauvre Ellie, dit Rachel en se retournant sur le côté. Tu ne
peux pas savoir à quel point Church lui a manqué. Autant que toi, à
mon avis.
ŕ Tiens donc, dit Louis.
Il se pencha sur sa femme et lui effleura la bouche d’un baiser.
ŕ Dors à présent, Rachel.
ŕ Je t’aime, Lou. Je suis si heureuse d’être rentrée. Excuse-moi
pour le canapé.
ŕ Ça ne fait rien, fit Louis en éteignant la lumière.

Il ôta les coussins du canapé, les empila par terre et tira le lit
pliant en essayant de se préparer mentalement à l’idée que la barre
transversale du sommier lui briserait les reins toute la nuit à travers
le mince matelas en mousse. Le lit était muni d’une housse et d’un
drap, c’était toujours ça de gagné. Il alla prendre deux couvertures
sur l’étagère du haut de la penderie de l’entrée et il les disposa sur le
lit. Il commença à se déshabiller, mais il s’interrompit presque
aussitôt.

- 225 -
« Quelque chose te dit que Church est de nouveau dans la
maison, hein ? Bon, eh bien, tu n’as qu’à faire une petite tournée
d’inspection. Ça ne mange pas de pain, même si c’est idiot. Tu seras
rassuré, comme Rachel. Et toi, au moins, tu ne risques pas de
choper un virus en vérifiant que les portes sont bien fermées. »
Il fit un tour complet du rez-de-chaussée en vérifiant
soigneusement toutes les portes et toutes les fenêtres. La maison
était hermétiquement bouclée, et il n’y avait pas trace de Church.
ŕ Et voilà ! fit-il tout haut. Ça me ferait mal que t’arrives à
t’introduire ici cette nuit, crétin de chat.
Après quoi il souhaita in petto à Church de bien se geler les
couilles. Façon de parler, bien sûr, puisqu’il n’en avait plus, de
couilles.
Il éteignit les lumières et se mit au lit. La barre d’acier lui pénétra
instantanément dans les reins ; il se dit qu’il n’allait sûrement pas
fermer l’œil de la nuit et la seconde d’après il sombra comme une
pierre. Au moment de s’endormir, il était recroquevillé sur le flanc
au bord du lit pliant, dans une position très précaire, et à son réveil
il se retrouva…
… dans l’ancienne nécropole des Micmacs, par-delà le
Simetierre des animaux. Cette fois, il était seul. Il avait tué Church
de ses propres mains, et pour une raison ou une autre il avait
décidé de le ramener à la vie une seconde fois. Qu’est-ce qui
pouvait bien l’inciter à faire une chose pareille ? Alors, là, mystère
et boule de gomme ! Seulement, ce coup-ci, il l’avait enfoui plus
profondément et le chat ne pouvait pas se frayer un passage à
travers la couche de terre trop épaisse. Louis l’entendait crier
quelque part sous le sol. Ses cris ressemblaient à des pleurs
d’enfant. Le son montait par tous les pores de la terre, il traversait
sa chair caillouteuse – d’où s’exhalait aussi l’odeur de Church, cette
puanteur doucereuse et fade de viande putréfiée. Rien qu’à humer
ces miasmes écœurants, Louis se sentait oppressé, comme s’il avait
un poids sur la poitrine.
Ces cris… ces pleurs…
… les pleurs continuaient…
… et il avait toujours ce poids sur la poitrine.
ŕ Louis !
C’était la voix de Rachel, tremblante d’angoisse.

- 226 -
ŕ Louis, viens vite !
C’était même plus que de l’angoisse : une véritable terreur. Et ces
cris étranglés, désespérés… Gage !
Les paupières de Louis se soulevèrent et il vit deux yeux verts
pailletés de mouchetures jaunes qui le fixaient. Ils étaient à moins
de dix centimètres des siens. Church était couché sur sa poitrine,
ramassé sur lui-même comme un de ces démons suceurs d’haleine
des contes de bonne femme. Il dégageait des effluves putrides qui
s’élevaient en lentes vagues jusqu’aux narines de Louis. Et il
ronronnait.
Louis laissa échapper un cri d’horreur et de surprise mêlées.
Automatiquement, il leva les deux bras et mit ses mains ouvertes
devant lui dans une attitude défensive. Church sauta du lit, atterrit
pesamment sur le flanc et s’éloigna de son pas trébuchant.
« Ah, mon Dieu, la Bête était sur moi ! La Bête était vautrée sur
moi ! »
Il n’aurait pas éprouvé un dégoût plus intense s’il s’était réveillé
avec une araignée dans la bouche.
L’espace d’un instant, il crut qu’il allait vomir.
ŕ Louis !
Il rejeta les couvertures et tituba jusqu’à l’escalier.
Dans le rai de lumière qui s’échappait de la porte entrebâillée de
leur chambre, il distingua la silhouette de Rachel debout, en
chemise de nuit, au sommet des marches.
ŕ Louis, Gage a recommencé à vomir… Je crois qu’il est en train
de s’étouffer… J’ai peur.
ŕ J’arrive.
Louis gravit l’escalier pour la rejoindre en se disant : « Il est entré
dans la maison. Je ne sais pas comment mais il est entré. Par la
cave, probablement. Il doit y avoir un carreau cassé à la cave. Oui,
forcément, c’est la fenêtre du soupirail. J’irai vérifier demain en
rentrant du boulot. Ou même avant de partir, tiens ! Je…»
Les pleurs de Gage cessèrent brusquement et une série d’affreux
gargouillis étranglés leur succéda.
ŕ Louis ! hurla Rachel.
Louis se rua à l’intérieur de la chambre. Gage était allongé sur le
flanc, et un filet de vomissure s’écoulait de sa bouche sur la vieille
serviette de toilette que Rachel avait étalée sous lui. Il vomissait,

- 227 -
mais beaucoup trop peu. Apparemment, le plus gros était resté
coincé au fond de son gosier, et son visage était en train de virer à
l’écarlate. Il suffoquait.
Louis prit l’enfant sous les bras et il le souleva en notant
distraitement au passage que ses aisselles dégageaient une chaleur
de four sous le tissu-éponge de sa grenouillère. Il le posa sur le
ventre en travers de son épaule comme pour lui faire faire son rot,
puis il se projeta brusquement vers l’arrière, en entraînant l’enfant
dans son mouvement. Le cou de Gage fut violemment secoué, il
émit une espèce d’aboiement et cracha d’un coup une énorme masse
de vomissure agglutinée qui s’éparpilla en l’air, aspergeant
copieusement le plancher et la coiffeuse. Gage se remit aussitôt à
pousser des braillements déchirants qui résonnèrent comme une
musique suave aux oreilles de Louis. Pour brailler aussi fort que ça,
il fallait avoir des poumons débordant d’oxygène.
Les genoux de Rachel fléchirent sous elle et elle s’écroula sur le
lit, la tête dans les mains. Elle tremblait de tous ses membres.
ŕ Il a failli mourir, hein, Louis ? Il a failli s’étouff… Ô mon Dieu !
Louis se mit à aller et venir à travers la pièce, son fils dans ses
bras. Les pleurs de Gage se muèrent progressivement en
geignements assourdis, puis ils s’apaisèrent. Il s’était pratiquement
rendormi.
ŕ Il y avait neuf chances sur dix pour qu’il évacue ça tout seul,
Rachel. Je lui ai juste prêté main-forte.
ŕ Mais il s’en est fallu de peu quand même, dit Rachel.
Elle leva la tête et regarda Louis. Ses yeux soulignés de cernes
livides étaient pleins d’une stupeur incrédule.
ŕ Il s’en est fallu d’un cheveu, Louis !
Il la revit soudain dans la cuisine inondée de soleil, en train de lui
crier : il ne va pas mourir ! Personne ici ne va mourir !
ŕ Chérie, dit-il, notre existence à tous ne tient qu’à un cheveu.
En permanence.

C’était le lait qui avait déclenché les vomissements de Gage ;


Louis en était quasiment certain. Vers minuit, une heure après que
Louis se fut couché, Gage s’était réveillé en pleurs. Rachel en avait
déduit qu’il avait faim et elle lui avait préparé un biberon.
Elle s’était rendormie avant qu’il ait fini de le boire.

- 228 -
Une heure après, l’enfant avait commencé à suffoquer.
Louis émit l’avis qu’il valait mieux éviter de lui donner du lait
jusqu’à nouvel ordre, et Rachel acquiesça d’un air presque penaud.
Quand Louis regagna le rez-de-chaussée, il était deux heures
moins le quart, mais il passa encore quinze bonnes minutes à
fureter partout en quête du chat. Comme il le soupçonnait, la porte
qui faisait communiquer la cuisine avec la cave était entrouverte.
Jadis sa mère lui avait parlé d’un chat qui avait attrapé le coup pour
ouvrir les portes munies de loquets à l’ancienne mode semblables à
celui qui commandait l’ouverture de la porte de la cave. Le chat en
question se hissait tout bêtement le long du battant et il donnait des
coups de patte à la clenche jusqu’à ce qu’elle se soulève du
mentonnet. Louis trouvait ce tour d’adresse bien sympathique, mais
il n’avait nullement l’intention de laisser Church s’y exercer trop
souvent. Après tout, si la porte de la cave comportait également un
verrou, ce n’était pas pour rien. Ayant découvert Church sous la
cuisinière, où il somnolait, il l’empoigna par la peau du cou et le
porta jusqu’à l’entrée de devant, d’où il le jeta dehors sans
ménagement. Avant de regagner le canapé-lit, il alla refermer la
porte de la cave.
Et cette fois, il prit soin de pousser le verrou.

- 229 -
29

Le lendemain matin, la température de Gage était redevenue


presque normale. Ses joues étaient rouges et gercées, mais à part
cela il avait l’œil vif et une pêche d’acier. En l’espace d’une semaine,
la parole lui était subitement venue, à la place du tissu de
borborygmes et d’onomatopées dont se composaient jusque-là
toutes ses conversations, il débitait à présent des flopées de mots. Et
il répétait pratiquement chaque parole que l’on proférait devant lui.
Mais tout ce qu’Ellie voulait l’entendre dire, c’était « merde ».
ŕ Dis merde, Gage, lui suggéra-t-elle entre deux bouchées de
porridge.
ŕ Merde, Gage, déclara obligeamment l’enfant qui était installé
quant à lui devant un bol de Cocoa Bears, ces petites boulettes de
céréales chocolatées qu’il affectionnait.
Louis avait autorisé le porridge, à condition que Gage veuille bien
se contenter d’une quantité de sucre très minime. Et, pour ne pas
changer, Gage préférait nettement tartiner la table de sa bouillie que
de la manger.
Ellie se tordait comme une petite folle.
ŕ Dis prout, Gage, fit-elle encore.
ŕ Prout-Gage, dit Gage et un sourire radieux s’étala sur son
visage barbouillé de bouillie brunâtre. Prout-merde ! ajouta-t-il.
Louis et Ellie n’y tenaient plus. Ils éclatèrent de rire
simultanément.
Mais Rachel n’avait pas l’air si amusée que ça.
ŕ Bon maintenant, ça suffit, dit-elle en tendant une assiettée
d’œufs à Louis. Vous avez dit assez de gros mots pour aujourd’hui.
ŕ Prout-merde, prout-merde, prout-merde ! psalmodia Gage
avec entrain et Ellie dissimula son rire en se couvrant la bouche
d’une main.
Un tic de contrariété retroussa brièvement la lèvre supérieure de
Rachel. Louis lui trouvait bien meilleure mine en dépit de la nuit

- 230 -
mouvementée qu’elle venait de passer. C’était sans doute le
soulagement qui lui avait redonné du tonus. Gage paraissait guéri,
et elle avait retrouvé le cocon familial.
ŕ Change de disque, Gage, tu veux ? fit-elle.
Histoire de rompre la monotonie, Gage s’écria : « Joli ! » et il
rendit toute la bouillie qu’il avait avalée dans son bol.
ŕ Mweuark ! Dé-goû-tant ! cria Ellie en se levant d’un bond et en
s’enfuyant.
Louis fut pris d’un fou rire irrépressible. Il rit aux larmes, et ses
larmes furent si abondantes qu’il se remit à rire encore plus fort.
Rachel et Gage le regardaient avec effarement, comme s’il avait
perdu la raison.
Non, je ne suis plus fou ! aurait-il pu leur dire. Je l’ai été, mais je
suis à nouveau sain d’esprit. Je crois que ça va aller à présent.
Est-ce que c’était vraiment terminé ? Il n’en savait rien, mais il
lui semblait qu’il suffirait qu’il ait le sentiment que tout était rentré
dans l’ordre pour que les choses aillent bien.
Et les événements lui donnèrent raison Ŕ du moins pour un
temps.

- 231 -
30

Le virus de Gage resta en suspens une semaine encore Ŕ avec des


hauts et des bas Ŕ puis il s’éclipsa.
Une semaine plus tard, il contracta une bronchite qui n’était pas
trop méchante, à part qu’elle se communiqua à Ellie. Rachel
l’attrapa à son tour et ils passèrent toute la première quinzaine de
décembre à graillonner et à expectorer comme trois vieux
asthmatiques en prenant des airs de chien battu. La contagion
épargna Louis, et Rachel semblait le prendre comme une espèce
d’affront personnel.
À l’université, la dernière semaine de cours fut particulièrement
épique, non seulement pour Louis, mais aussi pour Steve, Surrendra
et Charlton. La grippe n’avait pas encore frappé, mais par contre la
bronchite faisait des ravages et ils se retrouvèrent aussi avec
plusieurs cas de mononucléose et quelques pneumonies bénignes.
Et l’avant-veille des vacances de Noël, six garçons qui appartenaient
tous à la même fraternité leur furent amenés d’un coup par des
copains compatissants. Ils étaient tous les six lamentablement ivres,
et ils chialaient à qui mieux mieux. Ils s’étaient entassés à six sur un
toboggan canadien (à cinq en fait, le sixième s’étant juché sur les
épaules du dernier, d’après ce que Louis avait cru comprendre) et ils
s’étaient lancés du haut de la colline au-dessus de la centrale
thermique. Drôlement fendard, comme idée. Seulement voilà, le
toboggan avait pris beaucoup trop de vitesse, une violente embardée
l’avait expulsé hors de la piste et il était allé s’écraser contre un des
canons de la guerre de Sécession qui montent la garde au pied de la
colline. Bilan : deux bras cassés, un poignet démis, un total de sept
côtes fêlées, une fracture du crâne et d’innombrables contusions.
Seul de toute la bande, le garçon qui s’était juché sur les épaules du
lugeur de queue s’en était tiré indemne. Au moment où le toboggan
avait percuté le canon, le petit veinard était parti en vol plané et il
avait atterri la tête la première dans un gros monticule de neige.

- 232 -
Soigner les rescapés de ce naufrage imbécile n’avait rien eu de
drôle, et Louis les avait copieusement vitupérés, tandis qu’il
recousait leurs plaies, bandait leurs membres démis et examinait
leurs pupilles.
Mais plus tard, en racontant toute l’histoire à Rachel, il avait à
nouveau été pris d’un fou rire inextinguible.
Rachel l’avait regardé d’un drôle d’air ; visiblement, elle ne
comprenait pas ce que ça avait de comique, et Louis ne pouvait pas
le lui dire. L’accident avait été spectaculaire et personne n’y avait
laissé sa peau.
Son rire était dû pour une part au soulagement, et pour une part
aussi à un sentiment de triomphe Ŕ Louis, tu as fait des étincelles
aujourd’hui ! Personne ne t’a claqué dans les bras !
La bronchite à répétition qui semait la zizanie au sein de la
famille Creed se calma enfin à l’approche des vacances scolaires
(l’école d’Ellie fermait ses portes le 16 décembre), si bien qu’ils
abordèrent tous les quatre avec une égale bonne humeur la période
des fêtes de Noël, qu’ils entendaient bien fêter joyeusement et à
l’ancienne mode campagnarde. La maison de North Ludlow leur
avait paru un peu étrange lorsqu’ils y avaient pour la première fois
pénétré au mois d’août (étrange et même hostile puisque, à peine
arrivés, Ellie et Gage s’étaient fait simultanément l’une ouvrir un
genou par une pierre coupante l’autre piquer par une abeille), mais
à présent ils s’y sentaient vraiment chez eux.
Le soir de Noël, quand les enfants furent enfin endormis, Louis et
Rachel se faufilèrent au grenier comme des voleurs et ils en
descendirent en tapinois, les bras chargés de paquets multicolores
qui contenaient toutes sortes de cadeaux : des voitures de course
format boîte d’allumettes pour Gage (qui venait de découvrir les
joies des autos miniatures), des poupées Barbie et Ken pour Ellie,
un tricycle Batman, des habits de poupée, une petite cuisinière jouet
avec une minuscule ampoule qui s’allumait quand on ouvrait la
porte du four, et diverses autres babioles.
Louis était en robe de chambre, et Rachel arborait un pyjama
d’intérieur en soie. Ils s’assirent côte à côte dans la lueur clignotante
des guirlandes de l’arbre de Noël, et ils se mirent en devoir de
disposer tout cela en bon ordre. Il y avait bien longtemps que Louis
n’avait pas passé une aussi délicieuse soirée.

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Un feu crépitait dans la cheminée et de temps à autre, l’un d’eux
se levait pour aller y jeter une autre bûche de bois de bouleau.
À un moment, Winston Churchill fit mine de vouloir se frotter
contre Louis, qui le repoussa d’un pied négligent en fronçant
machinalement le nez Ŕ cette odeur ! Quelques instants plus tard,
Church tenta de se lover contre la jambe de Rachel, mais elle
l’écarta d’une légère tape assortie d’un « Kss ! » impatient, sur quoi
elle se frotta distraitement la paume contre la cuisse de son pyjama
de soie, comme on peut le faire lorsqu’on a l’impression d’avoir
touché quelque chose de sale ou d’infecté. Louis eut le net sentiment
que Rachel ne se rendait même pas compte de ce qu’elle était en
train de faire.
Church se dirigea sans hâte vers la cheminée et il s’affala
lourdement sur les dalles de protection en brique. Le chat paraissait
avoir perdu toute son ancienne grâce depuis cette nuit fatidique à
laquelle Louis s’interdisait de penser trop souvent. Et il n’avait pas
perdu que cela. Dès le début, Louis avait perçu ce subtil
changement, mais il lui avait fallu un bon mois pour le repérer
précisément. Church ne ronronnait plus jamais ; jadis, pourtant, et
surtout en dormant, il émettait un vrombissement incroyablement
sonore. À tel point même que Louis était parfois obligé de se lever et
d’aller fermer la porte de la chambre d’Ellie parce que ce bruit de
moteur l’empêchait de dormir.
À présent, le chat dormait dans un silence de pierre. Comme un
mort.
Non, s’objecta Louis à lui-même, il y avait eu une exception. La
nuit où il s’était réveillé sur le canapé-lit et avait trouvé Church
pelotonné sur sa poitrine comme un édredon puant, le chat
ronronnait, ou en tout cas il émettait un son qui ressemblait à un
ronronnement.
Mais ainsi que Jud Crandall l’avait prophétisé, la transformation
de Church n’avait pas eu que des effets purement négatifs. Grâce à
lui, Louis avait découvert un carreau cassé dans la cave ; il avait dû
faire venir un vitrier pour le remplacer, mais cela leur avait tout de
même fait économiser un joli paquet de dollars en leur épargnant de
brûler inutilement une quantité de fuel appréciable. Le soupirail se
trouvant derrière la chaudière, il n’aurait sans doute pas décelé cette
vitre brisée avant des semaines (des mois peut-être) si Church

- 234 -
n’avait pas attiré son attention dessus. On pouvait donc dire qu’il lui
devait une certaine reconnaissance.
Ellie ne laissait plus Church dormir dans sa chambre, d’accord,
mais il lui arrivait parfois, lorsqu’elle était devant la télé, de laisser
le chat s’assoupir dans son giron. Quoique la plupart du temps, se
dit Louis en farfouillant dans le sachet qui renfermait les bidules en
plastique avec lesquels il était censé fixer le carénage du tricycle
d’Ellie, elle le fît descendre au bout de quelques minutes en lui
disant : « Va-t’en, Church, tu pues ». Mais elle le nourrissait avec
autant de régularité et d’affection qu’avant, et Gage lui-même ne
répugnait pas à tirer occasionnellement la queue de ce brave vieux
chat Ŕ Louis y voyait plutôt une marque d’amitié que de la cruauté
délibérée, et il trouvait que Gage avait l’air d’un minuscule sonneur
de cloches arc-bouté sur une corde bizarrement poilue. Dans ces
cas-là, Church, avec des gestes lents et gourds, allait se réfugier sous
un radiateur, hors de portée de l’enfant.
« Le changement aurait peut-être été frappant s’il s’était agi
d’un chien, songea Louis. Mais les chats sont des animaux si
indépendants. Ils sont fantasques imprévisibles. Ils ont même un
petit côté spirite, tiens. » Au fond, il n’y avait rien d’étonnant à ce
que les anciens pharaons eussent tenu à faire momifier leurs chats
familiers et à les faire placer auprès d’eux dans leurs mausolées
triangulaires afin qu’ils leur servent de guides pour passer dans
l’autre monde. Ce sont des animaux tellement bizarres…
ŕ Comment tu t’en tires avec ce tricycle, mon grand ?
Louis exhiba fièrement l’objet, dont il avait enfin achevé
l’assemblage, et lança le cri de triomphe de Super Dingo : « Ta-da-
da ! »
Rachel tendit le doigt en direction du sachet, qui contenait
encore trois ou quatre schmilblicks en plastique.
ŕ Et ça, c’est quoi ? demanda-t-elle.
ŕ Des pièces de rechange ? suggéra Louis avec un sourire
coupable.
ŕ Espérons-le, dit Rachel, sans quoi notre petite morveuse bien-
aimée va se casser la margoulette.
ŕ Non, ça, c’est programmé pour plus tard, dit Louis avec une
grimace. Pour ses douze ans, quand elle voudra faire de l’épate avec
sa planche à roulettes neuves.

- 235 -
ŕ Doc, tu n’es qu’un sale vieux babouin ! s’exclama Rachel avec
une feinte indignation.
Louis se mit debout, plaça ses deux poings sur ses reins et s’étira
le torse. Ses vertèbres craquèrent.
ŕ Voilà, tous les jouets sont en place, dit-il.
ŕ Et ils sont entiers. Tu te rappelles l’année dernière ? interrogea
Rachel en riant, et Louis eut un sourire.
L’année précédente, ils s’étaient débrouillés pour n’acheter
pratiquement que des jouets en kit, et ils avaient dû ramer jusqu’à
près de quatre heures du matin pour les assembler tous. Ils étaient
montés se coucher en ronchonnant, ils s’étaient levés de mauvais
poil et Ellie n’avait même pas attendu que la journée de Noël soit
terminée pour décider que tout compte fait elle s’amusait mieux
avec les emballages qu’avec ce qu’ils contenaient.
ŕ Mweuark, dé-goû-tant ! gémit Louis en parodiant sa fille.
ŕ Viens, dit Rachel, allons au lit que je te fasse un petit cadeau
prématuré.
ŕ Femme, dit Louis en se rengorgeant, ce n’est pas un cadeau,
puisque je suis ton seigneur et maître et que tu me le dois.
ŕ Cause toujours, fit Rachel, tu m’intéresses.
Puis elle se mit à rigoler dans sa barbe, une main sur la bouche.
Dans ces instants-là, elle ressemblait énormément à Ellie Ŕ et à
Gage.
ŕ Attends une minute, dit Louis. J’ai encore un truc à faire.
Il courut jusqu’à l’entrée, ouvrit la penderie et en sortit une de ses
bottes. Ensuite, il se dirigea vers la cheminée et ôta le pare-feu
grillagé qui protégeait l’âtre.
ŕ Louis, qu’est-ce que tu tra…
ŕ Tu vas voir.
Du côté gauche du foyer, le feu était éteint et il ne restait plus
qu’un tapis épais de cendres grises et floconneuses. Louis enfonça la
semelle de la botte dans la cendre, laissant une empreinte profonde.
Puis il marqua de la même manière le dallage de brique, en maniant
sa botte comme un tampon de caoutchouc géant.
ŕ Et voilà, dit-il après avoir rangé la botte dans le placard. Tu
aimes ?
Rachel s’était remise à rire.
ŕ Ô Louis, Ellie va sauter au plafond en voyant ça !

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Durant la première quinzaine de classe, une rumeur alarmante
s’était répandue à travers toute la maternelle : le Père Noël n’existait
pas ! Le Père Noël n’était en réalité que papa-maman ! Et la foi
ébranlée d’Ellie en avait encore pris un sérieux coup lorsqu’elle avait
aperçu, quelques jours plus tôt, un Père Noël maigre et hâve qui
dégustait un cheeseburger au comptoir d’un marchand de glaces du
centre commercial de Bangor. Le Père Noël avait tiré sa fausse
barbe sur le côté afin de pouvoir manger plus confortablement, mais
ce n’était pas ça qui avait le plus troublé Ellie Ŕ c’était le
cheeseburger lui-même.
Rachel s’était évertuée à lui expliquer que les Pères Noël des
grands magasins, tout comme ceux de l’Armée du Salut, n’étaient
que des remplaçants que le véritable Père Noël était obligé
d’embaucher parce qu’il était bien trop occupé lui-même à dresser
son inventaire final et à lire les missives de dernière minute pour
pouvoir cavaler d’un bout de l’univers à l’autre et faire toute sa
promotion seul, mais ce cheeseburger avait laissé Ellie bien
dubitative.
Louis remit le pare-feu en place avec soin. À présent, il y avait
deux empreintes de pas bien nettes dans la cheminée, l’une dans les
cendres et l’autre sur les briques de l’âtre. Elles étaient pointées
toutes les deux en direction de l’arbre de Noël ; ainsi, on avait
l’impression que le Père Noël avait agilement atterri sur un pied et
qu’il s’était immédiatement avancé pour déposer le lot de joujoux
destiné à la famille Creed. L’illusion était parfaite aussi longtemps
qu’on ne remarquait pas qu’il s’agissait de deux pieds gauches ; et
Ellie avait beau être fine mouche, elle n’était tout de même pas aussi
perspicace que ça.
ŕ Je t’aime, Louis Creed, dit Rachel en l’embrassant.
ŕ En m’épousant, tu as décroché le gros lot, baby, fit Louis avec
un sourire parfaitement sincère. Reste avec moi, et je ferai de toi
une star.
Ils se dirigèrent vers l’escalier. Louis désigna du bout du doigt la
table de bridge qu’Ellie avait placée devant la télé, et sur laquelle
elle avait disposé une poignée de biscuits aux flocons d’avoine, deux
bouchées au chocolat fourrées de crème et une boîte de bière
Micheloeb, le tout accompagné d’une petite carte sur laquelle elle
avait inscrit en grosses capitales appliquées : BON APPÉTIT, PAPA

- 237 -
NOËL.
ŕ Qu’est-ce que tu préfères ? demanda-t-il. Biscuit ou bouchée
au chocolat ?
ŕ Bouchée au chocolat, dit Rachel, et elle l’enfourna aussitôt,
tandis que Louis retirait la languette de la boîte de bière.
ŕ Si je bois une bière à cette heure-ci, ça va me flanquer des
aigreurs d’estomac.
ŕ Foutaises, fit Rachel avec bonne humeur. Allez, Doc, quoi…
Louis reposa la bière et tout à coup il porta une main à la poche
de sa robe de chambre comme s’il venait brusquement de se
rappeler quelque chose (en fait, il n’avait pas oublié une seconde le
petit paquet qu’elle contenait, et il en avait senti le poids toute la
soirée).
ŕ Tiens, dit-il. C’est pour toi. Tu peux l’ouvrir tout de suite, il est
plus de minuit. Joyeux Noël, ma chérie.
Rachel retourna entre ses mains le petit paquet enveloppé de
papier argenté et entouré d’un ruban de satin bleu.
ŕ Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, Louis ?
ŕ Sais pas, dit-il en haussant les épaules. J’ai oublié. Une
savonnette ? Un échantillon de shampooing ?
Rachel dénoua le ruban tout en marchant et elle ouvrit le paquet
au moment où elle posait le pied sur la première marche de
l’escalier. En voyant l’écrin de chez Tiffany, elle ne put retenir un
cri. Elle retira le petit bourrelet d’ouate qui protégeait son contenu
puis elle resta pétrifiée, la bouche un peu pendante.
ŕ Alors ? interrogea Louis avec une pointe d’inquiétude dans la
voix. (C’était la première fois de sa vie qu’il lui offrait un bijou, et il
avait un peu le trac.) Il te plaît ?
Elle sortit le pendentif de son écrin, enroula la fine chaîne d’or
autour de ses doigts et leva le minuscule saphir vers le plafonnier de
l’entrée. Il oscilla paresseusement dans l’air, jetant autour de lui de
froides lueurs bleues.
ŕ Ô Louis, il est tellement merveilleux…
Sa voix se brisa, et Louis fut à la fois alarmé et touché en
constatant qu’elle avait les larmes aux yeux.
ŕ Ah non, tu ne vas pas chialer, dis ! protesta-t-il. Allez, mets-le.
ŕ Mais Louis, nous n’avons pas de quoi… tu n’as pas les moyens
de…

- 238 -
ŕ Chut ! fit-il. Depuis la Noël de l’an dernier, je me suis fait un
bas de laine Ŕ en grappillant un dollar par-ci, un dollar par-là. Et
puis ce n’était pas aussi cher que tu crois.
ŕ Combien tu l’as payé ?
ŕ Ça, Rachel, je ne te l’avouerai jamais ! s’écria Louis. Tout un
régiment de tortionnaires chinois n’arriverait pas à me le faire dire…
Deux mille dollars.
ŕ Deux mille dollars ! (Elle se jeta dans ses bras avec
impétuosité et le serra contre elle avec tant de force qu’il fut à deux
doigts de dégringoler jusqu’au bas de l’escalier.) Ô Louis, tu es
complètement cinglé !
ŕ Mets-le, dit-il à nouveau.
Cette fois, elle obtempéra. Il l’aida à boucler le fermoir puis elle
se retourna vers lui et déclara :
ŕ Je vais monter dans la chambre pour me regarder. J’ai envie
de me pavaner un peu.
ŕ Pavane-toi tant que tu veux, dit Louis. Moi, pendant ce temps-
là, je vais faire sortir le chat et éteindre les lumières.
ŕ Je le garderai pour faire l’amour, dit Rachel en plantant son
regard dans le sien. Ce saphir sera l’unique rempart de ma nudité.
ŕ Dans ce cas, abrège la pavane, dit Louis en riant.
Il prit Church dans ses bras. Depuis quelque temps, il n’avait plus
guère recours au balai, et il en concluait qu’une certaine familiarité
s’était à nouveau créée, vaille que vaille, entre le chat et lui. Il se
dirigea vers le fond du vestibule en éteignant les lumières au
passage. Lorsqu’il ouvrit la porte qui séparait la cuisine du garage,
un courant d’air froid lui lécha les chevilles.
ŕ Allez, Church, et joyeux No…
Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Le cadavre d’un corbeau gisait
sur le paillasson de crin. L’oiseau avait le crâne en marmelade et
une de ses ailes, arrachée, était recroquevillée derrière lui comme
une feuille de papier calcinée. Instantanément, Church s’était mis à
gigoter dans les bras de Louis et dès qu’il l’eut lâché, il s’approcha
du cadavre de l’oiseau et le flaira avidement en frémissant du
museau. Tout à coup, ses oreilles se couchèrent, sa gueule se
détendit brusquement vers l’avant, et il arracha l’œil gauche du
corbeau, qui était vitreux et d’un blanc lactescent.
Son mouvement avait été si vif que Louis n’eut même pas le

- 239 -
temps de se détourner.
« Church a encore frappé », se dit-il avec un léger haut-le-cœur.
Il tourna la tête, mais il n’avait pu s’empêcher de voir l’orbite
gougée, sanguinolente, du malheureux volatile. « Ne te laisse pas
troubler, Louis, tu as déjà vu pire. Pascow, par exemple. Oh oui !
Pascow était cent fois pire. »
N’empêche que cela le troublait bel et bien. Il avait l’estomac
soulevé, et sa légère excitation sexuelle était retombée d’un coup.
« Bon Dieu, cet oiseau est pratiquement aussi gros que lui. Il a
vraiment fallu qu’il le prenne en traître, parce que sinon…»
Il ne lui restait plus qu’à nettoyer ça. C’est un genre de présent
que personne n’a envie de trouver devant sa porte le matin de Noël.
Et puis il fallait bien qu’il assume ses responsabilités. C’était son
affaire, et la sienne seule. Il l’avait implicitement admis (ou en tout
cas son subconscient le lui avait fait admettre) lorsqu’il avait
délibérément fait tomber les pneus sur le cadavre de la souris que
Church avait massacrée le jour où Rachel et les enfants étaient
rentrés de Chicago.
Un cœur d’homme a un sol plus rocailleux, Louis.
La voix de Jud résonnait si clairement dans son esprit, elle avait
une densité si palpable qu’il sursauta imperceptiblement, comme si
le vieil homme s’était soudain matérialisé à côté de lui.
On y fait pousser ce qu’on peut… et on le soigne.
Church était toujours penché au-dessus de l’oiseau mort, les
hanches arrondies, et à présent il déchiquetait l’autre aile avec
voracité. Il se mit à la tirer d’avant en arrière pour l’arracher, et elle
frotta le paillasson avec un bruit sinistre de soie froissée. Jamais on
n’arrivera à le faire décoller, Orville. Tu as raison, Wilbur, cet
oiseau-là est bon pour la ferraille, rétamé, kaput, on pourrait tout
aussi bien le balancer au chat…
Tout à coup, Louis expédia un coup de pied à Church. Un solide
coup de pied, même : l’arrière-train du chat se souleva et s’étala à
terre, les pattes écartées. Il se redressa et s’éloigna lentement, en
décochant à Louis un autre de ses regards haineux.
ŕ C’est ça, bouffe-moi ! siffla Louis entre ses dents, félin lui-
même à présent.
L’écho lointain de la voix de Rachel lui parvint depuis leur
chambre.

- 240 -
ŕ Louis ? appelait-elle. Tu ne viens pas te coucher ?
ŕ Si, si ! J’arrive ! cria-t-il.
« Il faut d’abord que je fasse disparaître ces immondices, tu
comprends, Rachel ? Car ce sont mes immondices. » Il chercha le
commutateur à tâtons et alluma dans le garage. Puis il se hâta
jusqu’au placard de l’évier, prit un des grands sacs-poubelle en
plastique vert, regagna le garage et décrocha la pelle de son clou. Il
ramassa le cadavre du corbeau, plaça la pelle au-dessus du sac
ouvert et le laissa glisser à l’intérieur. Il procéda de même avec l’aile
arrachée, ensuite il tordit la partie supérieure du sac, le noua
solidement et contourna la Civic pour aller le déposer dans la
grande boîte à ordures placée près de l’entrée. Quand il eut achevé
sa besogne, il s’aperçut qu’il avait les chevilles tout engourdies de
froid.
Church était debout devant la porte du garage. Louis esquissa un
geste menaçant dans sa direction avec sa pelle, et il s’évapora
comme une fumée.

Il trouva Rachel étendue sur le lit. Comme promis, elle ne portait


rien d’autre que le saphir pendu au bout de sa chaîne. Elle lui
adressa un sourire langoureux.
ŕ Qu’est-ce qui t’a retenu si longtemps, Doc ?
ŕ L’applique au-dessus de l’évier était nase, expliqua-t-il. J’ai
mis une ampoule neuve.
ŕ Viens là, fit Rachel en l’attirant doucement à elle. (Mais ce
n’était pas par la main qu’elle l’avait pris.) Petit Papa Noël,
chantonna-t-elle, les lèvres retroussées par un drôle de petit sourire,
quand tu descendras du ciel… Ô mon Dieu, Louis, qu’est-ce que
c’est que ça ?
ŕ Popaul vient de se réveiller en sursaut, dit-il en se
débarrassant de sa robe de chambre. Peut-être qu’on ferait mieux de
le persuader de se rendormir avant l’arrivée du Père Noël, qu’est-ce
que tu en dis ?
Rachel se souleva sur un coude et il sentit son haleine tiède et
douce.
ŕ N’oublie pas mon petit soulier… Bon, mais le soulier n’est
rempli que si le petit garçon a été bien sage… Tu as été sage, Louis ?
ŕ Sage comme une image, dit-il d’une voix un peu tremblante.

- 241 -
ŕ Voyons si tu es aussi succulent que tu en as l’air, susurra
Rachel.

Ils firent délicieusement l’amour. Dans ces cas-là d’habitude,


Louis, heureux de lui-même, de sa femme, de sa vie, glissait
instantanément dans un sommeil repu. Mais cette nuit-là le
sommeil le fuyait.
Il resta allongé sans dormir dans la grisaille ténébreuse d’une
aube de Noël indécise, à écouter la respiration lente et régulière de
Rachel tout en songeant à l’oiseau mort que Church lui avait déposé
sur le paillasson en guise de cadeau de Noël.
Pensez à moi, docteur Creed. J’étais vivant, je suis mort et à
présent je revis. J’ai bouclé la grande boucle, et je m’en suis
retourné pour vous dire qu’on revient de l’autre rive avec le
ronronnement en moins et le goût du meurtre en plus, et pour vous
dire aussi qu’un homme doit soigner ce qu’il a fait germer sur le sol
raboteux de son cœur. Ne l’oubliez pas, docteur Creed. Vous m’avez
planté dans votre cœur, je vais y croître et y grandir auprès de
votre femme, de votre fille et de votre petit garçon. N’oubliez pas
notre secret et entretenez bien votre jardin.
Et tandis qu’il remâchait tout cela dans sa tête, Louis s’endormit
sans s’en apercevoir.

- 242 -
31

Après cela, l’hiver continua son petit bonhomme de chemin. Les


empreintes dans la cheminée firent renaître Ŕ du moins pour un
temps Ŕ la foi d’Ellie dans le Père Noël. Gage déballa ses cadeaux
avec toute la solennité requise, en s’interrompant de loin en loin
pour mâchouiller un morceau de papier d’emballage
particulièrement appétissant. Et cette année-là, les enfants furent
deux à décider au bout de quelques heures que tout compte fait les
cartons et les boîtes étaient nettement plus amusants que les jouets
qu’ils avaient contenus.
Le soir du jour de l’an, les Crandall vinrent déguster avec eux
l’eggnog confectionné par Rachel.
Louis, intrigué par l’aspect de Norma, l’examina à la dérobée.
Cette pâleur, cette peau diaphane lui rappelaient de sombres
souvenirs. Sa grand-mère aurait dit que Norma « déclinait », et elle
n’aurait sans doute pas eu tort. Ses mains déformées par l’arthrite
étaient à présent constellées de taches hépatiques qui semblaient
avoir fait leur apparition du jour au lendemain, et ses cheveux
paraissaient avoir perdu de leur volume. Les Crandall se retirèrent
sur le coup de dix heures, et la famille Creed passa le reste du
réveillon devant la télé. Ils ne devaient plus jamais revoir Norma
chez eux.
Il fit un temps pluvieux et morose pendant presque toute la durée
du congé semestriel de Louis. Le dégel précoce avait un bon côté,
puisqu’il leur faisait faire de substantielles économies de chauffage,
mais cette grisaille continuelle n’en était pas moins démoralisante.
Louis tua le temps en bricolant dans la maison ; il posa des étagères
et des placards de cuisine pour Rachel, et monta une maquette de
Porsche pour son propre compte. Le 23 janvier, jour de la rentrée,
c’est avec plaisir qu’il reprit le chemin de l’université.
Une semaine après la reprise des cours, la grippe arriva enfin sur
le campus. L’alerte fut même passablement chaude ; Louis était

- 243 -
tellement débordé qu’il lui arrivait fréquemment de travailler des
dix ou douze heures d’affilée. Il rentrait chez lui exténué, mais pas
vraiment malheureux.
Le 29 janvier, la vague de temps doux s’acheva et l’hiver reprit
brutalement ses droits. Une tourmente de neige s’abattit, et une
semaine durant la température oscilla aux alentours de moins vingt.
Louis était en train d’examiner un bras cassé dont le propriétaire,
un étudiant, s’obstinait en dépit de toute raison à espérer qu’il
pourrait tout de même participer aux championnats de base-ball du
printemps, lorsqu’une des infirmières bénévoles entrebâilla sa porte
pour lui annoncer que sa femme le demandait au téléphone.
Louis alla prendre l’appel dans son bureau. Rachel pleurait à
l’autre bout du fil, et aussitôt une inquiétude affreuse lui poigna le
cœur. « C’est Ellie, se dit-il. Elle est tombée de sa luge et elle s’est
cassé le bras. Peut-être même qu’elle a une fracture du crâne. »
L’image des six trompe-la-mort ivres sur leur toboggan lui traversa
l’esprit, et son inquiétude monta encore d’un cran.
ŕ Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à un des petits ?
interrogea-t-il. Rachel ?!
ŕ Non, non, répondit-elle en sanglotant de plus belle. Les
enfants n’ont rien, Lou. C’est Norma. Norma Crandall. Elle est
morte ce matin, vers huit heures. Elle venait à peine de terminer son
petit déjeuner, d’après Jud. Il est venu voir si tu étais encore là,
mais tu étais parti depuis une demi-heure. Il était complètement
sonné, et… Ô Lou, il avait l’air tellement vieux… Heureusement
qu’Ellie était déjà partie et que Gage est encore trop jeune pour
comprendre.
Louis fronça les sourcils, et il s’aperçut qu’en dépit de la terrible
nouvelle c’était avant tout à Rachel qu’il pensait ; il essayait
d’évaluer l’étendue de la fêlure émotionnelle qu’il devinait en elle.
Parce que sa phobie était là de nouveau, diffuse mais perceptible. Il
était malaisé de la situer très précisément, car elle teintait toutes les
émotions de Rachel, par l’effet d’une espèce de subtile
imprégnation. La mort était un secret, un affreux tabou dont il
fallait à tout prix protéger les enfants, et accessoirement aussi les
adultes ; sur ce plan, l’attitude de Rachel évoquait fortement celle
que les bourgeois victoriens avaient adoptée vis-à-vis des relations
sexuelles et des mystérieux égouts de la libido.

- 244 -
ŕ Seigneur ! soupira-t-il. C’est son cœur qui a flanché ?
ŕ Je n’en sais rien, dit Rachel. (Elle avait cessé de pleurer, mais
sa voix était rauque et étranglée.) Louis, tu ne pourrais pas rentrer ?
Jud et toi, vous êtes si amis. Je crois qu’il a besoin de toi.
Vous êtes si amis.
« C’est vrai, au fond, se dit Louis avec un léger pincement de
surprise. Je n’aurais jamais cru qu’un jour j’aurais un octogénaire
comme meilleur copain, et pourtant c’est bien le cas. » L’idée lui
vint alors qu’ils avaient tout intérêt à être amis étant donné ce qui
s’était passé entre eux. Compte tenu de ça, Jud avait certainement
pris conscience de leur amitié bien plus tôt que Louis lui-même. Jud
l’avait épaulé dans des circonstances difficiles, et en dépit de tout ce
qui était arrivé depuis, malgré les souris, malgré les oiseaux, Louis
persistait à penser que le vieil homme avait eu raison d’agir ainsi…
ou du moins qu’il avait pris la décision la plus charitable. À présent,
il était bien décidé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour
soulager Jud dans son malheur, même s’il fallait pour cela qu’il
jouât le rôle de meneur de deuil à l’occasion de la mort de sa femme.

- 245 -
32

Norma n’avait pas succombé à une crise cardiaque, mais à une


hémorragie cérébrale. L’attaque avait été subite et
vraisemblablement indolore. Louis appela Steve Masterton dans
l’après-midi pour le mettre au courant, et Steve lui déclara qu’il ne
serait pas fâché de mourir de cette façon.
ŕ Des fois le Bon Dieu n’en finit pas de tourner autour du pot,
dit-il. D’autres fois, Il pointe carrément son doigt sur toi en disant :
« Allez, bonhomme, c’est l’heure de fermer ton pébroque. »
Rachel refusait de parler de la mort de Norma et elle ne voulait
pas non plus que Louis abordât ce sujet devant elle.
Ellie en fut plutôt étonnée que choquée, et aussi pas mal
intriguée Ŕ réaction que Louis jugeait parfaitement normale et saine
de la part d’une enfant de six ans. Elle lui demanda si Mrs Crandall
était morte avec les yeux ouverts ou fermés, et il répondit qu’il n’en
savait rien.
Jud affronta la situation avec un sang-froid remarquable. Louis
le trouva attablé dans la cuisine, seul, une Chesterfield au bec, une
bouteille de bière à la main, fixant d’un œil vacant la salle de séjour
vide.
Pour une fois, il avait vraiment l’air d’un vieillard de quatre-
vingt-trois ans.
À l’entrée de Louis, le vieil homme leva les yeux et il dit
simplement :
ŕ Eh bien, voilà, Louis, Norma nous a quittés.
Sa voix était si claire, si posée, que Louis crut d’abord qu’il n’avait
pas encore pleinement réalisé, que la connexion ne s’était pas faite
dans son cerveau anesthésié. Et puis sa bouche se mit à trembler et
il se cacha le visage dans les mains. Louis s’approcha de lui et lui
entoura les épaules d’un bras. La connexion s’était faite. Jud
saisissait parfaitement.
Sa femme était morte.

- 246 -
ŕ C’est bien, dit Louis. C’est bien, Jud. Je suis sûr que Norma
aurait voulu que vous pleuriez. Peut-être même bien qu’elle se serait
vexée si vous ne l’aviez pas fait.
À présent, il avait les larmes aux yeux lui aussi.
Jud l’étreignit avec force et il lui rendit son étreinte.
Au bout d’environ dix minutes, les sanglots du vieil homme
s’apaisèrent et un grand flot de paroles leur succéda. Louis les
écouta avec beaucoup d’attention. Il écoutait en médecin autant
qu’en ami, à l’affût de la moindre incohérence, et plus spécialement
de confusions d’ordre chronologique (il n’y avait guère de chances
que le vieil homme mélangeât les lieux : pour lui, l’univers s’était
toujours rigoureusement circonscrit à Ludlow, Maine). Par exemple,
s’il avait parlé de Norma au présent, ç’aurait été un assez mauvais
signe. Mais Louis ne décela rien de ce genre dans les propos de Jud ;
il sautait bien parfois un peu du coq à l’âne, mais son esprit ne
battait visiblement pas la campagne. Louis savait que quand deux
individus vivent ensemble depuis si longtemps, il n’est pas rare
qu’ils s’éteignent presque simultanément ; lorsque l’un des deux
meurt, l’autre le suit au bout d’un mois, d’une semaine, parfois
même au bout de vingt-quatre heures. Ou bien le choc est trop
violent, ou bien un instinct profond les pousse à se précipiter dans
la mort à la suite de leur conjoint (c’était une idée qui ne lui serait
jamais venue avant la résurrection de Church : mais apparemment,
il avait acquis depuis, à son insu, des notions radicalement
nouvelles pour tout ce qui concernait le surnaturel et les perceptions
extra-sensorielles). Bref, l’affliction de Jud était manifestement très
profonde, mais il avait toute sa tête, et Louis ne percevait en lui
aucun signe de cette fragilité un peu diaphane qui avait paru
émaner de Norma durant la soirée du réveillon chez les Creed.
Jud, qui avait le visage encore rouge et mâchuré de larmes, alla
prendre une bière dans le réfrigérateur et la tendit à Louis.
ŕ Il est encore bien tôt, je sais, reconnut-il. Mais en ce moment
même le soleil doit s’être couché de l’autre côté du monde, et vu les
circonstances…
ŕ Vous fatiguez pas, j’ai compris, lui dit Louis en décapsulant sa
bière. (Ses yeux se posèrent sur Jud.) Vous voulez qu’on boive à sa
santé ?
ŕ C’est bien le moins, dit Jud. Ah, si vous l’aviez vue à seize ans,

- 247 -
Louis, quand elle revenait de l’église avec son caraco déboutonné…
Vous auriez fait des yeux comme des soucoupes. Pour quelqu’un
comme elle, le diable se serait fait moine. Dieu merci, elle ne m’a
jamais rien demandé de tel. Elle n’a même pas exigé que je renonce
à la boisson.
Louis hocha la tête et il leva sa bouteille :
ŕ À Norma, fit-il.
Jud choqua sa bouteille contre celle de Louis. De nouvelles
larmes ruisselaient le long de ses joues, mais il souriait en même
temps. À son tour, il hocha la tête et dit :
ŕ Qu’elle repose en paix, et Dieu fasse que là où elle s’en est allée
cette vacherie d’arthrite soit inconnue.
ŕ Amen, conclut Louis, et ils burent.

Ce fut la première fois que Louis vit Jud franchement éméché,


mais son ivresse ne parut pas entamer le moins du monde ses
facultés intellectuelles. Il se mit à débiter un flot ininterrompu de
souvenirs et d’anecdotes ; ils étaient clairs, vibrants de couleurs et
de vie, captivants même. Et entre deux évocations du passé, le vieil
homme affrontait le présent avec une énergie que Louis trouvait
admirable. Il était sûr que si Rachel était tombée raide morte
aussitôt après avoir avalé son demi-pamplemousse et son bol de
corn flakes, il aurait été incapable d’en faire le dixième.
Jud appela les pompes funèbres Brookings-Smith à Bangor, régla
tout ce qui pouvait être réglé par téléphone et prit rendez-vous pour
le lendemain afin d’effectuer les démarches qui nécessitaient sa
présence. Oui, il désirait que Norma soit embaumée ; il désirait
qu’on l’habille, mais il fournirait la robe lui-même ; il leur laissa le
soin de s’occuper des sous-vêtements, mais il tenait à les choisir
personnellement ; non, il ne souhaitait pas qu’on lui mette de ces
chaussures montantes qui se laçaient par-derrière.
Est-ce qu’ils avaient quelqu’un qui pourrait s’occuper de lui laver
les cheveux ? Son dernier shampooing remontait au lundi
précédent, si bien qu’elle était morte avec des cheveux pas très
propres. Son interlocuteur lui servit alors une assez longue
explication, dont Louis devina sans peine la teneur ; ayant eu un
oncle croque-mort, il savait que la toilette complète du défunt fait
partie des prestations normalement fournies par toutes les

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entreprises de pompes funèbres. À la fin, Jud hocha la tête, dit
merci, puis l’homme lui posa une nouvelle question et il répondit
qu’il n’était pas opposé au maquillage, à condition qu’il soit discret.
ŕ Elle est morte et tout le monde le sait, expliqua-t-il en
allumant une Chesterfield. Alors, inutile d’en faire trop.
Il annonça avec une tranquille autorité que le cercueil devrait
être fermé le jour des obsèques proprement dites, mais qu’il
pourrait rester ouvert la veille pendant les heures de visite. Norma
serait ensevelie au cimetière de Mount Hope, où ils avaient acquis
une concession en 1951. Il avait préparé les documents, et il
communiqua les numéros de leurs parcelles à l’employé de
Brookings-Smith afin que les préparatifs puissent aussitôt démarrer
sur place.
Celle de Norma se trouvait dans la division H, au numéro 101.
(Lui-même reposerait au H 102, précisa-t-il ensuite à Louis.)
Après avoir raccroché, le vieil homme se tourna vers Louis.
ŕ À Bangor, nous avons le plus joli cimetière du monde, vous
savez, dit-il. Enfin, je trouve. Vous n’avez qu’à vous prendre une
autre bière, Louis. Je risque de rester pendu au téléphone encore un
bon moment.
Louis allait refuser Ŕ il était déjà légèrement pompette Ŕ lorsque
soudain une vision extravagante lui traversa l’esprit : celle de Jud
tirant derrière lui, sur une litière indienne, le cadavre de Norma à
travers la forêt qui menait à la nécropole des Micmacs par-delà le
Simetierre des animaux.
Cela lui fit l’effet d’une gifle. Sans un mot, il se leva, marcha
jusqu’au réfrigérateur et en sortit une bière. Jud lui adressa un
hochement de tête avant de composer un nouveau numéro. À trois
heures de l’après-midi, Louis rentra chez lui pour avaler un
déjeuner tardif qui se composa d’un sandwich et d’un bol de soupe.
Entre-temps, Jud avait considérablement avancé dans
l’organisation de la cérémonie ; il n’oubliait aucun détail et
procédait point par point, avec méthode, comme s’il était en train de
préparer un dîner de gala. Il appela le temple méthodiste de North
Ludlow, où la cérémonie funèbre devait avoir lieu, ainsi que les
services administratifs du cimetière de Mount Hope ; dans les deux
cas, il s’agissait de démarches que l’entreprise de pompes funèbres
aurait effectuées de toute façon, mais il tenait à prendre les devants.

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Il était bien rare que des gens qui venaient de perdre un proche
songent à accomplir ce genre de formalités ; ou s’ils y songeaient, ils
avaient du mal à s’y résoudre. L’admiration que Louis éprouvait
pour Jud s’en accrut encore.
Après cela, le vieil homme appela les rares parents survivants de
Norma et les membres de sa propre famille en cherchant les
numéros dans un vieux carnet d’adresses au cuir tout râpé. Entre
deux coups de fil, il évoquait de nouveaux souvenirs et buvait de
nouvelles bières.
Louis se sentait porté vers lui par un grand élan d’admiration et
de… était-ce de l’amour ?
Oui, incontestablement, c’était bien de l’amour.

Ce soir-là, lorsqu’elle descendit en pyjama pour embrasser son


père, Ellie lui demanda si Mrs Crandall irait au paradis. Elle lui posa
la question à voix basse, presque en chuchotant, comme si elle avait
deviné que la discrétion s’imposait. Rachel était dans la cuisine,
occupée à préparer un pâté au poulet qu’elle comptait porter à Jud
le lendemain.
Dans la maison des Crandall, de l’autre côté de la route, toutes les
lumières brillaient. Une double file de voitures était garée le long de
l’allée, d’autres s’étaient rangées sur le bas-côté de la route et
s’alignaient sur une bonne trentaine de mètres dans les deux sens.
Ces visiteurs n’étaient pas venus rendre un dernier hommage à la
dépouille mortelle de Norma, rite qui n’aurait lieu que le lendemain
dans un des salons mortuaires de l’entreprise Brookings-Smith. S’ils
s’étaient réunis ce soir, c’était pour consoler Jud du mieux qu’ils
pouvaient, évoquer d’anciens souvenirs avec lui et célébrer
dignement la disparition de la vieille dame. Dans l’intervalle entre
les deux maisons, il soufflait un vent glacial de février et la route
était parsemée de plaques de neige durcie. Ils étaient entrés dans la
période la plus rude de l’hiver éprouvant du Maine.
ŕ À vrai dire, je n’en sais rien, chaton, dit Louis en faisant asseoir
la fillette sur ses genoux.
À la télé, une fusillade battait son plein. Un des protagonistes
tourbillonna sur lui-même et s’écroula mais Louis et Ellie n’y firent
pas plus attention l’un que l’autre. Louis se rendait compte Ŕ avec
un certain embarras Ŕ que la fillette savait à n’en pas douter

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énormément plus de choses sur le compte de Spiderman, de Ronald
McDonald et des Quatre Fantastiques que sur celui de Moïse, Jésus
ou saint Paul.
Étant la fille d’une juive non pratiquante et d’un méthodiste qui
avait abjuré sa foi au sortir de l’enfance, elle ne pouvait avoir que
des notions très rudimentaires pour tout ce qui concernait la vie
spirituelle : dans son univers, on ignorait les mythes et les rêves,
sinon sous la forme de succédanés très frelatés. « Il est trop tard
pour ça, se dit-il. Elle n’a que cinq ans, et il est déjà trop tard. Bon
Dieu, qu’est-ce que ça se perd vite ! »
En attendant, les yeux d’Ellie étaient rivés sur lui.
Il fallait absolument qu’il lui dise quelque chose.
ŕ Les gens ont toute une variété d’idées sur ce qui se passe après
la mort, commença-t-il. Certains pensent qu’on va au paradis ou en
enfer, d’autres qu’on renaît à nouveau sous la forme de petits
enfants…
ŕ Ça s’appelle la « carnation » ! coupa Ellie. C’est ce qui arrivait
à Audrey Rose dans ce film, à la télé.
ŕ Mais tu ne l’as pas vu ! objecta Louis.
Si le bruit qu’Ellie avait vu Audrey Rose était venu aux oreilles de
Rachel, elle aurait probablement eu une congestion cérébrale elle
aussi.
ŕ C’est Marie qui m’en a parlé, à l’école, expliqua Ellie.
Marie, qui s’était attribué le titre de « meilleure amie d’Ellie »,
était une petite fille dont le teint chlorotique et l’aspect malpropre
faisaient toujours soupçonner qu’elle était à deux doigts de
contracter l’impétigo, la teigne, voire le scorbut.
Louis et Rachel ne faisaient rien pour contrecarrer l’amitié des
deux fillettes, et même ils l’encourageaient de leur mieux. Toutefois,
Rachel avait avoué à Louis un jour qu’après chaque visite de Marie
une impulsion irrépressible la poussait à vérifier si la tête d’Ellie ne
dissimulait pas des poux ou des lentes.
Louis avait hoché la tête en riant.
ŕ La mère de Marie la laisse regarder toutes les émissions qu’elle
veut, précisa Ellie.
Louis perçut le reproche sous-jacent dans cette observation, mais
il évita prudemment de le relever.
ŕ C’est de réincarnation qu’il s’agit, mais apparemment tu as

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saisi de quoi il retournait. Les catholiques croient que les âmes des
morts vont au ciel ou en enfer, et qu’en plus il y a deux endroits
intermédiaires, les limbes et le purgatoire. Les hindouistes et les
bouddhistes ont un truc du même genre, qu’ils appellent le
nirvana…
Du coin de l’œil, il vit une ombre sur le mur de la salle à manger :
Rachel les écoutait.
Il continua, mais en prenant bien garde à ce qu’il disait.
ŕ Et il y en a encore beaucoup d’autres comme ça, mais tu vois,
Ellie, quand on regarde vraiment les choses en face, on est obligé de
reconnaître que personne n’en sait rien. Il y a des gens qui affirment
que c’est ça d’une manière péremptoire, mais ça veut simplement
dire qu’ils ont la foi. Tu sais ce que c’est, la foi ?
ŕ Beuh…
ŕ Tiens, un exemple, dit Louis. Nous sommes assis sur une
chaise en ce moment. Est-ce que tu crois que cette chaise sera
toujours là demain ?
ŕ Oui, bien sûr.
ŕ Eh bien, c’est cela, la foi. Tu as foi dans cette chaise. Moi aussi,
d’ailleurs. La foi, c’est quand on croit qu’une chose se produira, ou
qu’une chose existe même quand on ne la voit pas. Tu saisis ?
ŕ Oui, dit Ellie en hochant vigoureusement la tête.
ŕ Et pourtant, rien ne nous prouve que cette chaise sera
vraiment là demain, dit Louis. Après tout, il se pourrait qu’un voleur
de chaises vienne nous la chiper cette nuit. (Ellie éclata de rire.)
Mais la foi que nous avons dans cette chaise nous interdit
d’envisager une éventualité pareille, poursuivit Louis en souriant.
La foi, c’est bien beau, et les gens qui ont des convictions religieuses
fortes prétendent qu’elle vaut toutes les vérités pratiques, mais moi
je ne suis pas de cet avis ; il y a beaucoup trop d’opinions
divergentes à ce sujet. Tout ce qu’on sait avec certitude peut se
résumer de la façon suivante : quand on meurt, il n’y a qu’une
alternative possible, soit que notre âme et nos pensées survivent
d’une manière ou d’une autre après notre destruction physique, soit
qu’elles ne survivent pas. Dans le cas où elles survivent, on peut
envisager une immense gamme de transformations possibles ;
autrement, il n’y a plus rien, c’est le noir, le zéro, la fin.
ŕ Comme quand on s’endort ?

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Louis réfléchit un instant avant de répondre :
ŕ J’imagine que ça doit plutôt ressembler à une anesthésie
générale.
ŕ Dans laquelle des deux possibilités tu as foi, toi, papa ?
L’ombre sur le mur de la salle à manger se déplaça
imperceptiblement.
Louis avait été élevé dans la religion, mais depuis qu’il avait
accédé à l’âge de raison (ou plus exactement depuis son passage à
l’université), il avait cessé de croire à l’au-delà. Dans l’exercice de
son métier, il avait vu bien des gens mourir et jamais, au grand
jamais, il n’avait jamais eu la preuve du passage d’une âme
s’arrachant au corps d’un agonisant pour s’en aller… Dieu sait où.
N’était-ce pas d’ailleurs ce qu’il avait pensé Ŕ une fois de plus Ŕ au
moment où Victor Pascow avait rendu son dernier souffle dans ses
bras ? Il avait bien fait sien le point de vue de son professeur de
psychologie, d’après qui les expériences de métempsycose décrites
avec un grand luxe de détails dans les revues scientifiques et
vulgarisées ensuite par la presse à sensation n’étaient qu’une espèce
d’hallucination collective, de construction mentale paranoïaque
élaborée par l’esprit humain poussé jusqu’aux limites extrêmes de la
déraison par sa terreur de la mort. Il était également tombé d’accord
avec un étudiant qui faisait partie de son cercle d’amis dans le foyer
où il résidait au cours de sa deuxième année d’études à l’université
de Chicago.
Durant une de leurs interminables discussions de groupe (elles
duraient parfois des nuits entières), ce garçon avait émis l’avis que
les miracles dont la Bible regorge étaient d’autant plus sujets à
caution qu’on n’en avait pratiquement plus relevé depuis le début de
l’époque moderne (il avait d’abord dit que les miracles avaient
« totalement cessé », mais cette affirmation avait été violemment
contestée par plusieurs de ses camarades qui lui avaient fait
observer, à juste titre d’ailleurs, qu’il y avait encore des phénomènes
bizarres et que ce monde moderne brillamment illuminé par les
flambeaux de la Science et de la Raison recelait encore çà et là de
petites poches de ténèbres irréductibles Ŕ par exemple, le Suaire de
Turin, qui avait opiniâtrement résisté à tous les efforts d’une longue
succession de démystificateurs acharnés). « Donc, le Christ aurait
ressuscité Lazare ? disait ce bouillant garçon (qui, depuis, était

- 253 -
devenu un gynécologue réputé et exerçait à Dearborn, dans le
Michigan). Bon, d’accord, je veux bien. Disons que ça reste du
domaine du possible. Après tout, j’ai été obligé d’admettre des
choses qui sont au moins aussi peu plausibles à priori Ŕ par exemple
qu’un fœtus pouvait bouffer son jumeau in utero et que la preuve de
cet acte de cannibalisme prénatal pouvait être retrouvée vingt ou
trente ans plus tard, lorsque le jumeau survivant avait brusquement
des dents qui lui poussaient dans le scrotum ou les poumons. Si je
peux avaler une couleuvre pareille, je suppose que je peux avaler à
peu près n’importe quoi. Mais avant d’admettre la résurrection de
Lazare, je veux voir l’acte de décès, vous saisissez ? Je ne dis pas que
c’est impossible, mais je veux qu’on me montre d’abord un
document prouvant qu’il était bien mort avant de sortir de la tombe.
Je suis comme Thomas lorsqu’il disait qu’il ne croirait à la
résurrection de Jésus que lorsqu’il aurait vu de ses propres yeux la
marque des clous dans ses mains et aurait mis son doigt dessus.
Pour moi, c’était lui le vrai médecin de la bande, pas Luc. »
Non, Louis n’avait jamais vraiment cru à la survie de l’âme. En
tout cas, pas avant Church.
ŕ Je pense que nous continuons d’exister après la mort, dit-il
d’une voix lente. Mais sous quelle forme, ça je n’en sais rien. Peut-
être que ça varie d’une personne à l’autre. Peut-être que chacun se
transforme conformément à la foi qu’il avait observée de son vivant.
Mais je pense qu’on continue d’exister, et je crois que Norma est
probablement allée quelque part où elle pourra être heureuse.
ŕ Tu as foi là-dedans, dit Ellie.
Ce n’était pas une question, mais une constatation, qu’elle avait
proférée avec une espèce de crainte révérencielle dans la voix.
Louis eut un sourire à la fois amusé et embarrassé.
ŕ Oui, je suppose qu’on peut le dire. J’ai aussi foi dans autre
chose, qui est que c’est l’heure que tu ailles faire dodo à présent.
Il l’embrassa rapidement à deux reprises, une fois sur les lèvres,
une fois sur le bout du nez.
ŕ Papa, est-ce que les bêtes continuent d’exister après leur
mort ?
ŕ Oui, répondit Louis sans hésitation, et il fut à deux doigts
d’ajouter : Surtout les chats.
Les mots avaient bel et bien flotté sur ses lèvres l’espace d’une

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seconde, et ils lui laissèrent un goût de cendre dans la bouche.
ŕ Bon, fit Ellie en se laissant glisser au sol, maintenant faut que
j’aille embrasser maman.
ŕ Vas-y vite.
Ellie se dirigea vers la porte de la salle à manger, mais au
moment d’en franchir le seuil, elle se retourna vers Louis et dit :
ŕ J’ai été vraiment bête l’autre jour quand j’ai pleuré comme ça à
cause de Church, hein ?
ŕ Mais non, ma puce, tu n’as pas été bête du tout.
ŕ S’il mourait maintenant, je le supporterais mieux, déclara-t-
elle.
Elle parut méditer les paroles qu’elle venait de prononcer avec un
air un peu stupéfait puis, comme se répondant à elle-même, elle
ajouta : « Sûrement », sur quoi elle courut se jeter dans les bras de
Rachel.

ŕ J’ai entendu de quoi vous parliez, toi et Ellie, dit Rachel à


Louis lorsqu’ils se retrouvèrent au lit.
ŕ Et alors ? dit Louis. Tu trouves que j’ai mal fait de lui parler de
ça ?
Finalement, il valait peut-être mieux crever l’abcès une bonne
fois pour toutes, si c’était ce que Rachel désirait.
ŕ Non, fit Rachel avec une voix un peu indécise, ce qui ne lui
ressemblait guère. Non, Louis, ce n’est pas que je sois contre, c’est
seulement que… ça me fait peur. Et comme tu sais, la peur me rend
agressive.
Louis ne se rappelait pas avoir jamais entendu Rachel faire
autant de circonlocutions, et tout à coup il sentit qu’il allait falloir se
montrer encore plus circonspect avec elle qu’avec Ellie. Son
intuition lui disait qu’il était sur un terrain miné.
ŕ Mais de quoi as-tu peur ? De mourir ?
ŕ Ce n’est pas ma propre mort que je redoute, dit Rachel. Ça ne
me tourmente guère… ou plutôt ça ne me tourmente plus. Par
contre, enfant, j’y pensais souvent. Ça m’a causé bien des nuits
blanches. Je rêvais que des monstres venaient me dévorer dans mon
lit, des monstres qui ressemblaient tous à ma sœur Zelda.
« Enfin ! se dit Louis. Au bout de toutes ces années de mariage,
elle se décide enfin à me parler de cette histoire. »

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ŕ Tu ne parles pas souvent d’elle, remarqua-t-il.
Rachel sourit et lui effleura la joue du bout des doigts.
ŕ Ô Louis, tu es gentil ! Je ne parle jamais de Zelda. Je
m’interdis de seulement penser à elle.
ŕ J’ai toujours supposé que tu avais de bonnes raisons pour cela.
ŕ En effet. Et je les ai toujours.
Rachel se tut et son visage prit une expression songeuse.
ŕ Je sais qu’elle a succombé à une méningite cérébro-spinale, dit
Louis.
ŕ Une méningite cérébro-spinale, oui, dit Rachel. Et il n’y a plus
une seule photo d’elle dans la maison.
ŕ Ton père a la photo d’une fillette sur son…
ŕ Sur son bureau. C’est vrai, je l’avais oublié. Et je crois que ma
mère en a toujours une sur elle, dans son portefeuille. Zelda avait
deux ans de plus que moi. Elle a attrapé cette méningite… et on l’a
reléguée dans la chambre du fond… on l’a séquestrée dans cette
chambre tout au fond de la maison, comme un secret honteux. Ô
Louis, ma sœur était en train de mourir dans cette chambre où on la
tenait à l’écart, elle y est morte Ŕ et elle était vraiment devenue un
secret honteux, horrible, qu’il fallait dissimuler à tout prix !
Tout à coup, Rachel éclata en sanglots. Elle pleurait
bruyamment, avec des hoquets déchirants qui firent craindre à
Louis que cet accès de larmes ne tourne à la crise de nerfs. Il avança
une main et sentit sous ses doigts l’arrondi d’une épaule qui se
déroba brusquement dès qu’il l’eut effleurée ; sa main se referma
sur un coin du tissu soyeux de la chemise de nuit.
ŕ Rachel, je t’en prie, chérie, ne…
ŕ Louis, s’il te plait ne m’interromps pas ! J’ai tout juste la force
de te raconter ça une fois, et ensuite je ne veux plus jamais en
entendre parler de ma vie. Je ne fermerai probablement pas l’œil de
la nuit au point où j’en suis arrivée.
ŕ Ça a donc été si affreux que ça ?
Mais Louis connaissait d’avance la réponse.
Ça expliquait beaucoup de choses, et tout à coup le lien se fit
dans son esprit entre un certain nombre d’incidents dont il n’avait
jamais soupçonné jusqu’alors (sinon très vaguement) qu’ils pussent
avoir un dénominateur commun. Il s’aperçut que Rachel n’avait
jamais assisté à un enterrement avec lui ; elle n’était même pas

- 256 -
venue à celui d’Al Locke, un de ses camarades d’études qui s’était
tué à moto en heurtant de plein fouet un autobus de la Régie
municipale. Al était un ami très proche ; il venait souvent chez eux ;
Rachel avait toujours eu beaucoup de sympathie pour lui. Et malgré
tout, elle n’avait pas daigné assister à ses obsèques. Mais comment
est-ce que… ? Tout à coup, Louis se rappela :
Rachel est tombée malade le jour de l’enterrement. Une grippe,
ou une angine, je ne sais plus. Ça paraissait sérieux, mais le
lendemain elle était sur pied.
Non, elle n’a même pas attendu le lendemain. Aussitôt après
l’enterrement, sa grippe s’est dissipée comme par enchantement.
Sur le moment, tu avais même pensé que c’était un trouble
purement psychosomatique, rappelle-toi.
ŕ Ah, Louis, tu ne peux pas t’imaginer à quel point ça a été
affreux ! Jour après jour, Zelda se détériorait devant nos yeux, et
personne, absolument personne ne pouvait rien y faire. Elle
souffrait tout le temps. Son corps se tassait sur lui-même, on aurait
dit qu’elle rapetissait, elle était devenue bossue, et sa figure s’était
tellement ratatinée qu’on aurait cru un masque. Ses mains étaient
crochues comme des serres d’oiseau. Quelquefois, c’était moi qui
devais lui donner à manger. J’avais horreur de ça mais je le faisais
quand même, sans jamais regimber. Quand ses douleurs sont
devenues vraiment sérieuses, on s’est mis à lui donner des drogues ;
d’abord, des antalgiques relativement anodins, puis de la morphine,
à doses de plus en plus élevées, qui auraient sans doute fait d’elle
une infirme si elle avait survécu.
Mais bien sûr tout le monde savait qu’elle ne survivrait pas. Ça
doit être pour ça que toute cette histoire est restée tellement…
secrète pour mes parents et pour moi. Parce que nous voulions
qu’elle meure, Louis, nous souhaitions sa mort de toutes nos forces,
et ce n’était pas seulement pour abréger ses souffrances, mais
surtout pour abréger les nôtres, parce que non seulement elle
prenait peu à peu l’apparence d’un monstre, mais elle devenait un
monstre… Ô mon Dieu ! Je sais que ça doit te paraître épouvantable
de m’entendre dire une chose pareille…
Elle se cacha le visage dans ses mains.
Louis lui caressa doucement l’épaule.
ŕ Non, Rachel, je ne trouve pas ça épouvantable du tout.

- 257 -
ŕ Pourtant, c’est horrible ! s’écria-t-elle.
ŕ Je t’assure que non, dit Louis. Tu es sincère, c’est tout. La
plupart du temps, les victimes de longues maladies deviennent bel
et bien des monstres acariâtres, pleins d’exigences insupportables.
L’image du malade vertueux qui endure stoïquement ses
interminables souffrances, c’est du roman. Quand les premières
escarres apparaissent sur les fesses d’un (ou d’une) malade cloué au
lit depuis des mois, il (ou elle) commence à mordre, à griffer et à
distiller son fiel comme une bête venimeuse. Bien sûr, ce sont des
réflexes purement animaux, mais ça n’empêche pas leur entourage
d’en prendre plein la gueule.
Rachel le regarda bouche bée et une lueur d’espoir s’alluma
brièvement dans ses yeux. Puis une expression méfiante se peignit
sur ses traits.
ŕ Tu as inventé ça de toutes pièces, dit-elle.
ŕ Tu veux que je te montre ce qui est écrit à ce sujet dans mon
Manuel de pathologie médicale ? demanda Louis avec un sourire
lugubre. Ou peut-être que tu voudrais voir les statistiques sur le
suicide ? Elles t’apprendraient que dans les familles où un individu
atteint d’une affection mortelle a été soigné à domicile, le taux de
suicides s’élève d’une manière extraordinaire dans les six mois qui
suivent le décès du malade.
ŕ Des suicides ?
ŕ Ils avalent des barbituriques, ils ouvrent le gaz, ils se tirent une
balle dans la tête, oui… La haine… la fatigue… le dégoût… le
chagrin… (Il haussa les épaules et appuya doucement l’un contre
l’autre ses deux poings serrés.) Les survivants ont le sentiment
d’avoir commis un meurtre ; et ce meurtre, ils veulent l’expier, alors
ils se flinguent.
À présent, le regard de Rachel exprimait une espèce de
soulagement un peu indécis qui flottait bizarrement au-dessus de
son visage gonflé et douloureux.
ŕ Zelda était méchante, dit-elle. Odieuse. Des fois, elle faisait
exprès de pisser au lit. Maman lui demandait si elle voulait qu’elle
l’emmène aux toilettes… ou plus tard, quand elle n’était déjà plus
capable de se lever, si elle n’avait pas besoin du bassin… Zelda
répondait que non… et aussitôt après elle pissait au lit, si bien qu’il
ne nous restait plus qu’à lui changer ses draps, à maman et à moi…

- 258 -
Elle s’excusait, elle disait que c’était un accident, mais tu sais, Louis,
on voyait bien que ses yeux riaient, il n’y avait pas moyen de ne pas
le voir. La chambre baignait toujours dans une affreuse odeur
d’urine et de médicaments… Elle avait des flacons de je ne sais quel
remède qui avait exactement la même odeur que le sirop au laurier-
cerise Smith Brothers et cette odeur ne s’en allait jamais… Il
m’arrive de me réveiller la nuit… oui, encore maintenant, je me
réveille en pleine nuit et j’ai l’impression de sentir cette odeur de
sirop pour la toux… cette odeur de sirop au laurier-cerise… et je me
dis… quand je suis encore dans un demi-sommeil, je me dis : Quand
Zelda va-t-elle enfin se décider à mourir ? Ô mon Dieu, quand ?… Je
me dis…
Rachel reprit son souffle. Louis lui saisit une main et elle lui
pressa les doigts avec une force sauvage.
ŕ Quand on la changeait, on voyait son dos tout tordu et noué. Et
dans ses derniers moments… Oh, Louis, dans ses derniers moments
on aurait cru que… que ses fesses lui étaient remontées jusqu’au
milieu du dos.
À présent, ses yeux humides étaient un peu vitreux, comme ceux
d’une enfant terrifiée racontant l’effroyable cauchemar qui l’assaille
nuit après nuit.
ŕ Et des fois elle me touchait avec ses… ses mains… ses mains
d’oiseau… et moi j’avais du mal à me retenir de hurler et je lui
demandais de ne pas faire ça. Un jour, elle m’a effleuré le visage
pendant que je la nourrissais, je me suis renversé du potage brûlant
sur le bras et là je n’ai pas pu me retenir de hurler… et tandis que je
hurlais, je voyais bien, là aussi, qu’elle avait les yeux qui riaient.
« Vers la fin, les drogues ont cessé de lui faire de l’effet. À ce
moment-là, elle s’est mise à hurler elle-même, et nous n’arrivions
plus à nous rappeler ce qu’elle était avant Ŕ personne n’y arrivait
plus, même pas ma mère. Elle n’était plus que cette chose immonde,
écumant de rage et de haine que nous cachions dans la chambre du
fond… notre secret honteux. »
Rachel déglutit avec peine, et son gosier gargouilla.
ŕ Mes parents étaient sortis lorsqu’elle a finalement… quand
elle… enfin, quand elle est…
Avec un effort terrible, elle s’arracha l’affreuse vérité :
ŕ Quand elle est morte, mes parents étaient sortis. Ils m’avaient

- 259 -
laissée seule avec elle. C’était la Pâque, et ils étaient allés voir des
amis à eux. Ils n’étaient partis que pour un court moment. J’étais
dans la cuisine, en train de lire un magazine. Enfin, de le feuilleter,
plutôt. Zelda n’arrêtait pas de hurler, et je guettais le moment où il
serait temps de lui donner une nouvelle dose de sédatifs. Elle s’était
mise à hurler aussitôt après le départ de mes parents, et elle n’avait
pas arrêté une seconde depuis. Ses hurlements m’empêchaient de
lire. Et puis… et là-dessus, tu vois… eh bien… tout à coup, les cris de
Zelda ont cessé. Je n’avais que huit ans, Louis… Chaque nuit, je
faisais des cauchemars… et je m’étais mis dans la tête que Zelda me
haïssait parce que je n’avais pas le dos tout tordu, parce que je ne
souffrais pas en permanence, parce que je pouvais me déplacer,
parce que j’allais vivre… et peu à peu, la conviction m’était venue
qu’elle voulait me tuer. Je ne crois pas que c’était une crainte
purement imaginaire, Louis, aujourd’hui encore je suis sûre que
Zelda me haïssait vraiment. Peut-être pas au point de me tuer, mais
par contre si elle avait pu prendre possession de mon corps… si elle
avait pu m’en chasser et s’en emparer, comme dans les contes de
fées… je crois qu’elle l’aurait fait. Quand ses cris ont cessé, je suis
allée voir si tout allait bien… voir si elle n’avait pas roulé sur le flanc,
si ses oreillers n’avaient pas glissé. Je suis entrée dans sa chambre,
je l’ai regardée et j’ai vu qu’elle avait avalé sa langue et qu’elle était
en train de s’étouffer. Ô Louis… !
La voix hoquetante de Rachel était brusquement montée dans les
aigus, et à présent elle ressemblait d’une façon hallucinante à celle
d’une petite fille ; on aurait dit qu’elle régressait en revivant
l’horrible scène.
ŕ Je n’avais que huit ans, Louis ! Je ne savais pas quoi faire !
ŕ Non, bien sûr que tu ne savais pas, dit Louis.
Il se retourna vers elle, la prit dans ses bras et elle se cramponna
à lui avec la force désespérée de quelqu’un qui ne sait pas nager et
dont la barque s’est subitement retournée au milieu d’un lac
immense.
ŕ On n’a tout de même pas pu te faire des remontrances à cause
de ça, hein, chérie ?
ŕ Non, dit Rachel, personne ne m’a fait le moindre reproche.
Mais personne n’aurait pu me consoler non plus, Louis. Personne
ne pouvait plus rien changer à ce qui s’était passé. Zelda n’avait pas

- 260 -
avalé sa langue. Elle s’était mise à faire une espèce de son, une
espèce de… je ne sais pas comment te dire, elle faisait Rhaaaaaaaa,
comme ça, Rhaaaaaaa…
Le souvenir de cette atroce journée était encore tellement vivant
dans sa mémoire qu’elle imitait les râles de sa sœur Zelda avec une
véracité criante, et l’image de Victor Pascow se forma brièvement
dans la tête de Louis. Il serra Rachel contre lui encore plus
étroitement.
ŕ … et elle bavait, la bave lui coulait le long du menton…
ŕ Rachel, ça suffit comme ça, dit Louis d’une voix un peu
tremblante. Je connais les symptômes…
ŕ Mais c’est pour t’expliquer, s’obstina-t-elle. Comme ça tu
comprendras pourquoi je m’abstiendrai d’assister aux obsèques de
cette pauvre Norma, et tu verras ce qui a provoqué cette scène de
ménage idiote l’autre jour…
ŕ Chut, dit Louis, c’est oublié, tout ça.
ŕ Peut-être que tu l’as oubliée, mais pas moi. Je m’en souviens
très bien, Louis. Je m’en souviens aussi clairement que je me
rappelle cette journée du 14 avril 1965, au cours de laquelle ma sœur
Zelda est morte étouffée dans son lit.
Un long moment, ils restèrent silencieux. Puis Rachel reprit son
récit :
ŕ Je l’ai retournée sur le ventre et je me suis mise à lui taper
dans le dos, expliqua-t-elle. C’est tout ce que j’avais trouvé à faire.
Ses pieds battaient l’air… elle avait les jambes tordues, déformées…
J’ai entendu un bruit de pets, je me souviens… j’ai cru que c’était
Zelda qui pétait, ou que c’était peut-être moi qui faisais ça sans m’en
rendre compte, mais ce n’étaient pas des pets… c’étaient les
coutures de mon chemisier qui avaient craqué quand j’avais
retourné Zelda. Elle a été prise de… de convulsions, et je me suis
aperçue qu’elle avait le visage enfoui dans l’oreiller… Je me suis dit :
« Ô mon Dieu ! Elle s’étouffe ! Zelda s’étouffe, et quand mes parents
vont revenir, ils vont dire que c’est moi qui l’ai tuée en l’étouffant
sous l’oreiller, ils vont dire : Tu la haïssais, Rachel, ce qui était
parfaitement vrai, ils vont dire : Tu souhaitais sa mort, et ça aussi,
c’était la vérité. Tu comprends, Louis, la première idée qui m’est
passée par la tête quand elle a commencé à se secouer comme cela
sur le lit, je m’en souviens, la première idée a été : Ah, enfin, Zelda

- 261 -
s’étouffe, heureusement, comme ça tout sera fini.
« Alors, je l’ai retournée à nouveau, et… Ô Louis ! Sa figure était
toute noire, elle avait le cou tout gonflé et les yeux exorbités. Et là-
dessus, elle est morte. Je me suis éloignée du lit à reculons. Je
suppose que je voulais sortir de la chambre à reculons, mais au lieu
de franchir la porte je me suis heurtée au lit et j’ai fait tomber un
tableau, c’était une image du Magicien d’Oz (Zelda avait été une
vraie fanatique de la série des Oz avant sa méningite, au temps où
elle était encore une petite fille normale) et elle représentait le
magicien lui-même avec une légende qui disait : « Le grand, le
terrible Oz », mais Zelda, qui avait un léger défaut d’élocution,
avalait toujours ses r à la façon d’Elmer Fudd, et elle prononçait :
« Le gwand, le tewwible Oz. » Ma mère avait fait encadrer cette
image parce que c’était… de toutes, c’était celle que Zelda préférait…
Le gwand, le tewwible Oz… Le tableau s’était décroché du mur, la
vitre du cadre a éclaté en s’abattant au sol et je me suis mise à hurler
parce que je savais que Zelda était morte et j’ai pensé… j’ai pensé…
j’ai dû penser que c’était son fantôme qui revenait me chercher ;
j’étais persuadée que son fantôme me haïrait comme elle m’avait
haïe, mais je savais que contrairement à elle il ne serait pas
impotent et cloué au lit, alors je me suis mise à hurler… et je me suis
ruée hors de la maison en braillant : « Zelda est morte ! Zelda est
morte ! » Les voisins… les voisins sont sortis pour voir ce qui se
passait… et ils m’ont vue qui m’enfuyais à toutes jambes le long de
la rue avec mon chemisier qui bâillait sous mes aisselles… Je criais :
« Zelda est morte », Louis, et ils ont probablement pensé que je
pleurais, mais je crois… je crois qu’en réalité je riais. Ô Louis, je
crois que je riais…
ŕ Si tu riais, je te tire mon chapeau, dit Louis.
ŕ Tu ne le penses pas vraiment, dit Rachel avec l’assurance
péremptoire de quelqu’un qui a examiné un problème sous tous les
angles possibles avant de se former une opinion.
Louis ne la contredit pas. Rachel parviendrait peut-être à se
débarrasser l’esprit de ces souvenirs nauséabonds qui la hantaient
depuis si longtemps, mais ce dernier détail la poursuivrait toujours.
Il ne s’effacerait jamais complètement de sa mémoire. Louis Creed
n’était guère ferré en matière de psychiatrie, mais il n’ignorait pas
que le sol de chaque existence recèle de ces objets enfouis et rouillés

- 262 -
qu’une force mystérieuse pousse les humains à retourner sans cesse
pour s’efforcer encore et encore de les extirper de leur gangue
d’humus, même s’ils se blessent a leurs arêtes coupantes. Ce soir,
Rachel en avait presque entièrement exhumé un, et elle l’avait
ramené au jour comme une dent pourrie, malodorante et difforme,
à la couronne noircie, aux nerfs infectés, à la racine putride. Il ne
restait plus que cette ultime cellule dégénérée ; mais peut-être que
son action délétère ne se ferait plus sentir que dans les profondes
ténèbres des rêves. Il fallait laisser cela à la grâce de Dieu. Qu’elle
eût été capable d’en faire sortir autant que cela tenait déjà
quasiment du prodige ; cela révélait Ŕ et même proclamait Ŕ un
courage si formidable que Louis en était subjugué. Il avait envie
d’applaudir.
Il se dressa sur son séant et alluma la lampe de chevet.
ŕ Si, Rachel, je te tire mon chapeau, dit-il. Et si j’avais besoin
d’un motif supplémentaire de… d’exécrer vraiment tes parents, tu
viens de me le fournir. Jamais ils n’auraient dû te laisser seule avec
elle, Rachel. Jamais !
ŕ C’était la Pâque, Lou… protesta Rachel du ton d’une enfant qui
se défend d’une réprimande, du ton qu’aurait pu employer la fillette
de huit ans qu’elle était lorsqu’elle avait subi cette épreuve ignoble
et dégradante.
ŕ Même si les trompettes du Jugement avaient sonné ce jour-là,
je penserais la même chose ! s’écria Louis avec une soudaine rage
qui provoqua de la part de Rachel un léger mouvement de recul.
Il se souvenait des deux infirmières stagiaires qui avaient eu la
malchance d’être de service le jour de la mort de Pascow. L’une des
deux, une petite jeune fille du nom de Carla Shavers, était revenue
prendre son poste le lendemain, et elle avait fait preuve de tant de
vitalité et de ressort que la cynique Charlton elle-même en avait été
toute remuée. Mais ils n’avaient plus jamais revu sa copine. Louis
n’avait pas été étonné de sa défection et il ne lui en avait nullement
tenu rigueur.
« Où était l’infirmière, hein ? Pourquoi n’avaient-ils pas fait
venir une infirmière à domicile ? Ils sont partis faire un petit tour,
en laissant une gosse de huit ans s’occuper seule de sa sœur
mourante, qui était sans doute déjà cliniquement en état de
démence. Pourquoi ? Parce que c’était la Pâque. Et parce que Dory

- 263 -
Goldman, qui est très bon chic, bon genre, n’en pouvait plus de ces
odeurs nauséabondes et avait eu absolument besoin de prendre un
peu le large. Et c’est Rachel qui avait écopé de la corvée ce matin-
là. Car qui d’autre aurait-on pu charger d’une telle besogne, hein ?
À qui aurait-elle pu convenir mieux qu’à cette chère petite Rachel ?
Huit ans, queue de cheval, petit chemisier à col marin.
C’est Rachel qui avait écopé. Rachel pouvait bien rester là et
s’accommoder de la puanteur. Chaque été, ses parents lui payaient
un séjour de six semaines dans un luxueux camp de vacances du
Vermont, alors c’était bien le moins qu’en retour elle endure les
mauvaises odeurs de sa sœur agonisante et folle.
Dix tenues neuves pour Gage, six robes neuves pour Ellie, une
allocation d’études substantielle si Louis acceptait de rompre ses
fiançailles avec leur fille… mais où était-il, ton compte en banque
plein à ras bord quand ta fille aînée mourait d’une méningite et
que tu chargeais sa petite sœur de monter la garde auprès d’elle,
espèce de sagouin ? Pourquoi tu n’avais pas pris une infirmière,
bordel de merde ? »
Louis se redressa et il se leva du lit.
ŕ Où vas-tu, Louis ? interrogea Rachel d’un air inquiet.
ŕ Je vais te chercher un Valium.
ŕ Mais tu sais bien que je ne prends jamais de…
ŕ Ce soir, tu en prends, dit-il d’un ton sans réplique.

Rachel avala le comprimé de Valium, puis elle acheva son récit. À


présent, elle parlait d’une voix calme et posée. Le tranquillisant
agissait.
La voisine d’à côté avait retrouvé la petite Rachel tapie derrière
un arbre. Elle se tenait à croupetons et continuait à crier
inlassablement : « Zelda est morte, Zelda est morte ! » Son nez
s’était mis à pisser le sang, et elle en était couverte. La voisine avait
appelé une ambulance puis, après avoir stoppé l’hémorragie nasale
de Rachel et l’avoir calmée à l’aide d’une tasse de thé brûlant et de
deux aspirines, elle avait réussi à lui soutirer l’adresse que ses
parents lui avaient laissée et elle leur avait téléphoné. Les Goldman
se trouvaient en visite chez des amis, les Cabron, qui habitaient à
l’autre bout de la ville.
Peter Cabron était le chef comptable de son père.

- 264 -
Le soir même, la maison Goldman avait subi des modifications
considérables. Zelda n’était plus là. Sa chambre avait été lavée,
désinfectée, et on y avait fait place nette. Ce n’était plus qu’un cube
vide.
Plus tard Ŕ des années plus tard Ŕ, Dory Goldman l’avait
transformée en salle de couture.
Rachel avait fait son premier cauchemar cette nuit-là, et
lorsqu’elle s’était réveillée sur le coup de deux heures du matin en
hurlant le nom de sa mère, elle avait découvert avec horreur qu’elle
pouvait à peine remuer. Son dos la faisait atrocement souffrir. Elle
s’était fait un tour de reins en manipulant Zelda.
Ce n’était pas tellement étonnant, après tous les efforts qu’elle
avait fournis, jusqu’à en faire éclater les coutures de son chemisier.
Que Rachel se soit froissé un muscle en essayant de sauver Zelda
de l’étouffement, cela allait de soi pour tout le monde, c’était simple,
évident, élémentaire-mon-cher-Watson. Pour tout le monde, sauf
pour Rachel elle-même. Rachel s’était persuadée que Zelda se
vengeait par-delà la tombe. Zelda savait que Rachel se réjouissait de
sa mort ; Zelda savait que lorsque Rachel s’était précipitée hors de la
maison en braillant à pleins poumons : Zelda est morte ! Zelda est
morte ! ses cris n’avaient servi qu’à masquer un énorme éclat de
rire ; Zelda savait que Rachel l’avait assassinée, et pour la punir elle
lui avait repassé sa méningite ; d’ici peu, Rachel deviendrait bossue
puis elle serait clouée au lit à son tour et se muerait lentement mais
inexorablement en un horrible monstre aux mains griffues.
Au bout d’un certain temps, elle se mettrait à hurler de douleur,
comme Zelda, puis elle mouillerait son lit à son tour et à la fin elle
s’étoufferait en avalant sa langue. La vengeance de Zelda était sur
elle.
Personne ne put la détourner de cette idée fixe, ni son père, ni sa
mère, ni leur médecin de famille le Dr Murray qui, après avoir
diagnostiqué un lumbago bénin, lui avait enjoint avec brusquerie
(d’aucuns Ŕ dont Louis Ŕ eussent dit : avec sadisme) d’arrêter son
cinéma. Le Dr Murray avait rappelé à Rachel que sa sœur venait de
mourir et que ses parents étaient accablés de chagrin ; ce n’était pas
le moment de leur monter cette comédie puérile pour essayer de se
rendre intéressante. Seule la disparition graduelle de ses douleurs
parvint à persuader Rachel qu’elle n’était pas victime d’une

- 265 -
vengeance surnaturelle de sa sœur morte ou d’une malédiction
divine.
Des mois durant (du moins c’est ce qu’elle dit à Louis : en fait elle
avait vécu huit longues années au bord de la psychose), elle fut
réveillée nuit après nuit par des cauchemars au cours desquels elle
revivait sans cesse les derniers moments de Zelda. Dans le noir, les
mains de Rachel se portaient automatiquement à son dos pour
vérifier qu’il était intact et bien souvent, dans les instants de terreur
extrême qui suivaient son réveil, elle s’imaginait que la porte du
placard de sa chambre allait brusquement s’ouvrir et que Zelda
allait en sortir, silhouette difforme et titubante à la figure
grotesquement bleuie, aux yeux révulsés, dardant un bout de langue
noircie entre ses lèvres exsangues, ses mains crochues tendues vers
la gorge de la petite meurtrière blottie au creux de son lit, les deux
poings crispés sur ses reins…
Rachel n’avait pas assisté aux obsèques de Zelda, et elle ne s’était
rendue à aucun enterrement depuis.
ŕ Si tu m’avais raconté cette histoire plus tôt, lui dit Louis, ça
m’aurait fait comprendre énormément de choses.
ŕ Je ne pouvais pas, Lou, expliqua Rachel avec simplicité Ŕ et
d’une voix à présent très sommeilleuse. Depuis, j’ai toujours
éprouvé à ce sujet une sorte de… je suppose qu’on peut parler de
phobie.
« Oh, ça oui, songea Louis, on peut parler de phobie. »
ŕ Je ne… je ne peux pas m’en empêcher. Tout au fond de moi, je
sais bien que tu as raison, que la mort est une chose parfaitement
naturelle Ŕ et même une bonne chose Ŕ mais entre ce que je saisis
intellectuellement et ce qui me… ce qui remue en moi…
ŕ Je comprends, dit Louis.
ŕ Ce jour-là, quand je me suis mise à t’engueuler, poursuivit-elle,
je savais bien qu’Ellie ne faisait que pleurer sur cette idée… que
c’était une manière de s’y habituer… mais c’était plus fort que moi.
Je te demande pardon, Louis.
ŕ Je n’ai pas besoin de tes excuses, dit Louis en lui caressant les
cheveux. Mais quoi, bon Dieu, je les accepte quand même, si ça peut
te soulager !
ŕ Ça me soulage, tu sais, fit Rachel en souriant. Je me sens
mieux. J’ai l’impression d’avoir recraché quelque chose qui

- 266 -
empoisonnait toute une partie de mon être depuis des années.
ŕ Peut-être que ce n’est pas qu’une impression, ajouta Louis.
Les paupières de Rachel se fermèrent, et elle les rouvrit très
lentement.
ŕ Je t’en prie, Louis, il ne faut pas rejeter la responsabilité de
tout ce qui s’est passé sur mon père. Mes parents avaient du mal à
s’en sortir. La maladie de Zelda engloutissait des sommes
astronomiques. Papa a été forcé de renoncer à ouvrir des
succursales en banlieue, le chiffre d’affaires du magasin de Chicago
était tombé en flèche, et pour couronner le tout, ma mère était plus
ou moins en train de perdre la raison.
« Après la mort de Zelda, tout s’est arrangé. On aurait dit qu’elle
avait donné le signal d’une nouvelle phase de prospérité. La
situation économique, qui était précaire pour tout le monde, s’est
brusquement améliorée, papa a enfin obtenu le prêt bancaire qu’il
sollicitait en vain depuis des années, et à partir de là ses affaires
n’ont pas cessé de prendre de l’expansion. Mais ça doit être pour
cela qu’ils se sont toujours montrés aussi possessifs envers moi ; pas
seulement parce que j’étais la seule enfant qui leur restait, mais…»
ŕ Parce qu’ils se sentaient coupables, dit Louis.
ŕ Probablement, reconnut Rachel. Tu ne m’en voudras pas si je
suis indisposée le jour des obsèques de Norma, Louis ?
ŕ Non, ma chérie, je ne t’en voudrai pas, répondit Louis en lui
prenant la main. Par contre, si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais bien y
emmener Ellie.
Il sentit la main de Rachel se crisper dans la sienne.
ŕ Ô Louis, je ne sais pas ! dit-elle. Elle est si jeune…
ŕ Ça fait déjà plus d’un an qu’elle sait d’où viennent les bébés, lui
rappela-t-il une fois de plus.
Rachel resta silencieuse un long moment ; elle se mordillait les
lèvres, les yeux tournés vers le plafond.
ŕ Bon, dit-elle à la fin, si tu crois vraiment que c’est nécessaire.
Si tu es sûr que ça ne la… que ça ne lui fera pas de mal.
ŕ Viens là, Rachel, dit Louis.
Cette nuit-là ils dormirent étroitement imbriqués, le dos de
Rachel serré contre l’estomac de Louis, et aux alentours de minuit,
lorsque l’effet du Valium se fut dissipé et que Rachel se réveilla,
tremblante, dans ses bras, Louis la calma en la caressant doucement

- 267 -
et en lui murmurant à l’oreille des paroles rassurantes et elle se
rendormit.

- 268 -
33

« Car les jours de l’homme – et de la femme sont comme l’herbe.


Ils fleurissent comme la fleur des champs : lorsqu’un vent passe sur
elle, elle n’est plus, et le lieu qu’elle occupait ne la reconnaît plus.
Prions à présent, mes frères. »
Ellie, superbe dans la robe bleu marine qu’on lui avait achetée
spécialement pour l’occasion, baissa la tête avec tant de brusquerie
que Louis, assis à côté d’elle sur le banc, entendit distinctement ses
vertèbres craquer. La fillette n’avait guère l’habitude des lieux de
culte, et bien entendu c’était la première fois de sa vie qu’elle
assistait à des obsèques ; les deux choses avaient concouru à la
plonger dans un mutisme révérencieux qui était bien inaccoutumé
chez elle.
Louis était en train de vivre avec sa fille des instants privilégiés.
En temps ordinaire, il était tellement obnubilé par l’amour qu’il lui
portait qu’il n’avait guère le loisir de l’observer d’un œil objectif, et il
en allait de même avec Gage. Mais ce jour-là, il se trouvait en face
d’une enfant qui approchait de la conclusion de son premier grand
stade de développement, et dont toutes les réactions étaient une
illustration quasiment parfaite de la description théorique qu’en
donnent les manuels de psychologie infantile : un organisme dont la
curiosité semblait être devenue l’unique moteur, avec pour seule
fonction d’emmagasiner un maximum d’informations. Même quand
Jud, qui était d’une élégance insolite dans son costume noir et ses
souliers lacés (c’était la première fois que Louis le voyait chaussé
d’autre chose que de bottes de caoutchouc vert ou de mocassins en
gros cuir), s’était penché pour l’embrasser en lui disant : « Je suis
ravi que tu sois là, mon petit chou, et je suis sûr que Norma l’est
encore plus », Ellie était restée muette. Elle s’était contentée de le
regarder avec de grands yeux.
À présent, le pasteur méthodiste, le révérend Laughlin, en était
arrivé à la bénédiction. Après avoir prié Dieu de faire lever sur eux

- 269 -
la lumière de Sa face et de leur accorder la paix, il demanda aux
personnes qui devaient tenir les cordons du poêle de bien vouloir
s’avancer.
Louis fit mine de se lever, mais Ellie le retint en le tirant
nerveusement par la manche. Elle avait l’air affolé.
ŕ Papa ! chuchota-t-elle théâtralement. Où tu vas ?
Louis se laissa retomber sur le banc et lui entoura les épaules
d’un bras.
ŕ Je suis un des porteurs du poêle, chaton, lui expliqua-t-il. Ça
veut dire que je vais aider à porter le cercueil de Norma dehors.
Nous allons faire cela à quatre : moi, deux des neveux de Jud et le
frère cadet de Norma.
ŕ Où est-ce que je te retrouverai ?
Louis jeta un coup d’œil en direction de la table de communion.
Jud et les trois autres porteurs de poêle étaient rassemblés autour
du cercueil.
Les autres fidèles se dirigeaient vers la sortie ; certains
pleuraient.
ŕ Tu n’auras qu’à m’attendre sur les marches du parvis, dit-il. Je
reviendrai te chercher, d’accord ?
ŕ D’accord, dit-elle. Mais ne m’oublie pas, hein ?
ŕ Mais non, je ne t’oublierai pas.
Louis se dressa à nouveau, et derechef Ellie le tira par la manche.
ŕ Papa ?
ŕ Quoi, ma puce ?
ŕ Ne la laisse pas tomber, lui souffla-t-elle.

Louis se joignit aux autres porteurs et Jud lui présenta ses


neveux, qui n’étaient en fait que des cousins issus de germains ou
d’arrière-petits-cousins descendant du frère de son père. C’étaient
de grands garçons à la carrure épaisse, qui paraissaient âgés de
vingt à vingt-cinq ans et dont la ressemblance faciale était
nettement accusée. Le frère de Norma avait une soixantaine
d’années ; il avait l’air un peu défait, ce qui est bien normal
lorsqu’on vient de perdre un proche, mais il gardait bonne
contenance.
ŕ Ravi de vous connaître, leur dit Louis.
Il éprouvait un soupçon de gêne : après tout, il n’était qu’un

- 270 -
intrus qui s’était introduit dans le cercle familial par une porte
dérobée.
Les trois hommes lui répondirent par des hochements de tête.
ŕ Ellie va bien ? interrogea Jud en esquissant un mouvement du
menton en direction de la fillette qui s’était arrêtée dans le vestibule
et les observait.
« Oh oui, elle veut juste s’assurer que je ne vais pas m’évanouir
en fumée », songea Louis, et il esquissa un sourire. Mais cette idée
fit aussitôt surgir dans sa tête l’image du magicien d’Oz (le gwand,
le tewwible Oz) et son sourire mourut sur ses lèvres.
ŕ Oui, je crois, répondit-il en adressant un petit signe de la main
à sa fille.
Ellie leva la sienne en retour, pivota sur elle-même et disparut
dans un tourbillon de jupe bleu marine.
L’espace d’un instant, Louis fut frappé par l’air de maturité qui
émanait d’elle. Ce n’était qu’une impression fugace, bien sûr, mais
c’est le genre d’illusion qui est de nature à susciter des songeries
sans fin.
ŕ On y va ? suggéra un des neveux.
Louis hocha la tête en signe d’approbation, et le frère de Norma
l’imita.
ŕ Maniez-la avec précaution, dit Jud d’une voix soudain âpre.
Après quoi il tourna les talons et remonta lentement l’allée
centrale, la tête basse.
Louis se plaça sur le côté, à l’arrière du cercueil (Jud avait jeté
son dévolu sur un cercueil en acier gris de la marque American
Eternal), et il empoigna sa barre. Les quatre hommes soulevèrent le
cercueil de Norma et ils le portèrent à pas lents vers la porte ouverte
à deux battants sur la clarté frileuse d’un premier février immobile
et glacial. Quelqu’un Ŕ sans doute le sacristain Ŕ avait répandu des
cendres sur la neige piétinée qui eût été sinon dangereusement
glissante. Un fourgon mortuaire Cadillac était garé le long du
trottoir et son tuyau d’échappement lâchait dans l’air glacial un
léger panache de fumée blanche.
Le directeur de l’entreprise de pompes funèbres et son fils, un
grand costaud, étaient debout à côté du corbillard, surveillant avec
attention les mouvements des porteurs, prêts à venir à la rescousse
si l’un d’eux (le frère de Norma par exemple) flanchait ou dérapait.

- 271 -
Jud vint se placer à leur côté et les regarda faire glisser le cercueil
à l’intérieur du fourgon.
ŕ Adieu, Norma, fit-il en allumant une cigarette. Nous nous
reverrons bientôt, ma bonne.
Louis passa un bras autour des épaules de Jud, et le frère de
Norma vint se coller tout contre lui de l’autre côté, repoussant à
l’arrière-plan l’ordonnateur et son fils. Les deux robustes neveux
(ou cousins issus de germains) s’étaient éclipsés, jugeant sans doute
que lever et porter le cercueil avait été une corvée bien suffisante
comme cela. Ces garçons avaient dû perdre graduellement contact
avec cette branche de leur famille ; ils n’avaient probablement
connu Norma que sur des photos, ou peut-être l’avaient-ils vue deux
ou trois fois lors de visites de politesse Ŕ d’interminables après-midi
au cours desquels ils dégustaient les biscuits de Norma et sirotaient
la bière de Jud en écoutant d’une oreille distraite des récits des
temps anciens peuplés de personnages inconnus d’eux en songeant
à tout ce qu’ils auraient pu faire si l’obligation familiale ne les eût
contraints à gâcher ainsi de précieuses heures de loisir (laver et
polir une voiture, s’entraîner au bowling en prévision d’un tournoi
proche, ou tout simplement glander devant la télé en regardant un
match de boxe avec des copains), avant de s’échapper enfin, leur
corvée accomplie.
Cette partie de leur famille dont Jud était peut-être l’ultime
survivant appartenait, en ce qui les concernait, à un passé révolu :
elle avait les dehors d’un astéroïde rongé par l’érosion qui s’éloigne
de la planète principale et disparaît à vue d’œil, au point d’être à
peine plus visible qu’un grain de poussière.
Le passé. De vieilles photos dans un album. D’anciennes histoires
qu’on avait remuées devant eux dans des pièces sans doute trop
chauffées à leur goût, car ils n’étaient pas arthritiques, eux, leur
sang était encore riche. Le passé, c’étaient deux barres qu’on
empoignait, qu’on soulevait, puis qu’on lâchait.
Après tout, si le corps humain n’est que le réceptacle de l’âme Ŕ
missive de Dieu à l’univers Ŕ ainsi que l’enseignent la plupart des
religions, le cercueil American Eternal n’était donc que le réceptacle
d’un réceptacle et, pour ces jeunes cousins vigoureux, le passé
équivalait à une lettre dont le destinataire n’existait pas, qui ne
comportait pas d’adresse d’expéditeur, et qu’il ne restait donc plus

- 272 -
qu’à classer sans suite.
« Vive le passé ! » se dit Louis, et il frissonna à l’idée qu’un jour il
paraîtrait lui-même aussi étrange et lointain à ses propres
descendants Ŕ à ses petits enfants peut-être, si Ellie et Gage avaient
une progéniture et s’il vivait assez longtemps pour la voir grandir et
prospérer. Les lignes de force se déplaçaient. Les souches familiales
se dégradaient. Il n’en subsistait plus que des visages juvéniles sur
de vieilles photos jaunies.
« Vive le passé », se dit-il encore une fois en resserrant l’étreinte
de son bras autour des épaules du vieil homme.
Les croque-morts disposèrent les fleurs et les couronnes à
l’arrière du fourgon mortuaire, puis la vitre se releva électriquement
et s’encastra dans la rainure avec un choc léger. Louis alla retrouver
sa fille et ils marchèrent ensemble jusqu’au break. Louis tenait Ellie
par un bras afin qu’elle ne glisse pas sur la neige dans ses escarpins
vernis, qui avaient des semelles de cuir. Autour d’eux, des moteurs
démarraient en crachotant.
ŕ Pourquoi est-ce qu’ils allument tous leurs phares, papa ?
demanda Ellie avec effarement. Pourquoi est-ce qu’ils allument
leurs phares en plein jour ?
ŕ On fait ça pour honorer les morts, Ellie, dit Louis d’une voix
légèrement étranglée, tout en actionnant la commande qui allumait
les phares de la grosse familiale. Allez, monte, ajouta-t-il.

Ils avaient enfin repris la route de chez eux, après la cérémonie


du cimetière (qui avait eu lieu en fait dans la petite chapelle de
Mount Hope, car la fosse de Norma ne serait creusée qu’au
printemps), lorsque soudain Ellie éclata en sanglots.
Louis lui jeta un coup d’œil étonné, mais pas vraiment inquiet.
ŕ Qu’est-ce qu’il y a, Ellie ? interrogea-t-il.
ŕ On n’aura plus de biscuits, hoqueta la fillette. Elle faisait les
meilleurs biscuits aux flocons d’avoine que j’aie jamais mangés.
Mais à présent elle n’en fera plus parce qu’elle est morte. Pourquoi
faut-il que les gens meurent, papa ?
ŕ À vrai dire, je n’en sais rien, répondit Louis. Peut-être que c’est
pour faire de la place aux nouveaux arrivés, à de petites personnes
comme toi ou Gage.
ŕ Jamais je ne me marierai ! s’écria Ellie en pleurant de plus

- 273 -
belle. Comme ça, je n’aurai pas de rapports sexuels, ni d’enfants, et
ça n’aura pas besoin de m’arriver. C’est horrible ! C’est d-d-
dégoûtant !
ŕ Mais c’est aussi la fin de la souffrance, dit Louis d’une voix très
calme. En tant que médecin, je vois beaucoup de gens qui souffrent.
C’est en partie à cause de ça que je tenais tant à obtenir ce poste à
l’université : j’en avais ras le bol de supporter le spectacle de toutes
ces douleurs étalées devant moi jour après jour. Les gens jeunes ont
parfois mal, très mal même, mais ce n’est pas tout à fait la même
chose que ces souffrances prolongées. (Il marqua un temps avant de
poursuivre :) Crois-moi, ma chérie, quand on est très vieux la mort
n’a pas toujours l’air aussi mauvaise et effrayante qu’elle te le paraît
à toi. Et tu as encore de très, très longues années devant toi.
Ellie pleura encore un moment, puis ses sanglots se muèrent en
reniflements et à la fin ils cessèrent.
Elle demanda à Louis si elle pouvait mettre la radio, et il lui dit
qu’il n’y voyait pas d’inconvénient. Elle capta un poste de rock local,
sur lequel Shakin’Stevens était en train d’interpréter This Ole
House, et elle se mit à chanter en chœur. Lorsqu’ils furent arrivés à
la maison, elle se précipita sur sa mère et lui raconta d’une voix
volubile et excitée tout ce qui s’était passé aux obsèques. Rachel fit
bravement front à la tempête, et elle écouta son récit calmement,
avec une patience angélique… mais Louis lui trouva tout de même
un air un peu pâle et soucieux.
Puis Ellie lui demanda si elle savait faire les biscuits aux flocons
d’avoine et instantanément, comme si elle s’était préparée à cette
question ou à une autre du même tonneau, Rachel posa son tricot et
se leva en disant :
ŕ Oui, bien sûr. Tu veux qu’on en prépare une fournée tout de
suite ?
ŕ Youpi ! s’écria Ellie. C’est vrai, maman, on peut ?
ŕ À condition que ton père veuille bien surveiller Gage pendant
une heure.
ŕ Ça sera de bon cœur, dit Louis.

Louis passa la soirée à lire et à annoter un long article du


Duquesne Medical Digest dont l’auteur s’efforçait de relancer la
vieille controverse sur la dissolution des sutures. Dans le petit

- 274 -
monde de la poignée d’êtres humains pour qui le rapetassage des
plaies présente un intérêt vital, ce très ancien débat suscite des
empoignades périodiques semblables à celles qui divisent les
psychologues autour de l’inné et de l’acquis.
Il comptait rédiger le soir même une lettre bien sanglante dans
laquelle il prouverait que les arguments de l’auteur de l’article
étaient spécieux, que les cas qu’il présentait à l’appui de sa thèse
avaient été arbitrairement montés en épingle et que son travail de
recherches manifestait un laisser-aller presque criminel. Bref, il se
réjouissait d’avance à l’idée qu’il allait river son clou à ce connard et
compromettre définitivement sa réputation scientifique. Il était
occupé à explorer les rayonnages de son bureau pour tâcher de
mettre la main sur son exemplaire du Manuel de pathologie
clinique de Troutman lorsque Rachel parut dans l’escalier. Elle
s’arrêta à mi-chemin, une main sur la rampe, et interrogea :
ŕ Tu ne montes pas te coucher, Lou ?
ŕ Pas avant un petit moment, répondit-il en posant les yeux sur
elle. Pourquoi, il y a quelque chose qui cloche ?
ŕ Les petits dorment sur leurs deux oreilles tous les deux.
Louis l’examina plus attentivement.
ŕ Ils dorment, d’accord, mais toi ?
ŕ Moi, ça va. Je lisais.
ŕ Tout va bien ? Tu en es sûre ?
ŕ Mais oui, dit-elle en souriant. Je t’aime, Louis.
ŕ Moi aussi, je t’aime, chérie.
Les yeux de Louis se posèrent à nouveau sur la bibliothèque, et
ils tombèrent aussitôt sur le Troutman, qui se trouvait à sa place
habituelle. Louis tendit la main vers le gros livre, mais au moment
où il allait s’en saisir Rachel reprit :
ŕ Church a rapporté un rat pendant que vous étiez partis, Ellie et
toi. Une vraie dégoûtation, ajouta-t-elle en esquissant un pâle
sourire.
ŕ Ô mon Dieu, Rachel, je suis navré ! s’écria Louis en espérant
que la culpabilité qu’il éprouvait ne perçait pas dans sa voix. Ça n’a
pas été trop dur ?
Rachel s’assit sur l’escalier. Avec sa chemise de nuit en pilou rose,
son visage vierge de tout maquillage, son front lisse et luisant, et ses
cheveux retenus en queue de cheval par un simple élastique, elle

- 275 -
avait l’air d’une petite fille.
ŕ J’ai tout nettoyé, dit-elle. Mais tu sais, j’ai été obligée de
flanquer cet idiot de chat dehors en le frappant avec une rallonge
d’aspirateur. Il montait la garde devant le… le cadavre ? Et quand
j’ai fait mine de m’en approcher, il s’est mis à gronder. Un
grondement de bête fauve. Jamais Church ne s’était comporté
comme cela avec moi. Il est un peu bizarre ces temps-ci. Est-ce qu’il
se pourrait qu’il couve un virus, ou un truc de ce genre, Louis ?
ŕ Ça m’étonnerait, dit Louis d’une voix lente. Mais si tu veux, je
l’emmènerai chez le véto.
ŕ Oh non, ce n’est pas la peine, répondit Rachel. Mais ça ne
t’ennuierait pas de venir me rejoindre là-haut ? ajouta-t-elle en lui
jetant un pauvre regard. Je sais bien que tu travailles, mais…
ŕ Bien sûr que ça ne m’ennuie pas, dit Louis en se levant
aussitôt, comme si ledit travail n’avait aucune espèce d’importance.
À vrai dire, il n’était pas si important que ça mais à présent cette
lettre ne serait jamais écrite, parce que d’ici au lendemain il aurait
encore coulé de l’eau sous les ponts et quelque chose d’autre
surgirait. Mais ce rat, il l’avait mérité, n’est-ce pas ? Ce rat que
Church avait ramené, déchiqueté sans doute, les boyaux à l’air,
décapité peut-être. Oui. Ce rat, il l’avait voulu, il l’avait eu. C’était
son rat.
ŕ Allons nous coucher, dit-il en éteignant.
Ils montèrent l’escalier bras dessus, bras dessous.
Une fois dans le lit, Louis entoura Rachel de ses bras et lui fit
l’amour du mieux qu’il put. Mais tandis que son sexe érigé et durci
la pénétrait, il tendait l’oreille à la bise qui ululait sourdement de
l’autre côté des fenêtres voilées de givre et il songeait à Church, le
chat qui jadis avait été celui de sa fille et qui était à lui désormais, en
se demandant où il se trouvait en ce moment précis, quelle proie il
était en train de traquer. « Un cœur d’homme a un sol plus
rocailleux », se dit-il. Le vent chantait sa complainte amère et noire,
et à quelques lieues de là, Norma Crandall, qui jadis avait tricoté des
bonnets de laine jumeaux pour Ellie et pour Gage, reposait dans son
cercueil d’acier gris posé sur une grande dalle de pierre de la crypte
du cimetière de Mount Hope. Les boules d’ouate blanche dont
l’embaumeur avait dû lui farcir les joues avaient sans doute déjà viré
au noir.

- 276 -
34

Le jour de son sixième anniversaire, Ellie rentra de l’école avec


un chapeau en papier posé de guingois sur le crâne, plusieurs
portraits que ses camarades avaient fait d’elle pour l’occasion (les
meilleurs lui donnaient l’allure d’un épouvantail très gentil) et un
lot d’histoires inquiétantes sur les jeux téméraires auxquels se
livraient les gamins dans la cour de récréation. L’épidémie de grippe
fut finalement enrayée, mais ils avaient été obligés de dépêcher
d’urgence deux malades au centre hospitalo-universitaire de Bangor
et Surrendra Hardu avait sans doute sauvé la vie d’un étudiant de
première année très sérieusement atteint qui avait été pris de
convulsions aussitôt après son admission à l’infirmerie. Rachel
s’était entichée d’un adolescent blond qui était préposé aux
emballages à l’A & P de Brewer et un soir elle fit de lui une
description lyrique et enflammée à Louis en insistant tout
particulièrement sur la bosse impressionnante qui gonflait la
braguette de son jean.
ŕ Je suis sûre qu’il le bourre de papier hygiénique, conclut-elle.
ŕ Tu n’as qu’à lui tordre son paquet, suggéra Louis. S’il se met à
hurler, c’est qu’il ne s’agit pas d’un postiche.
Rachel fut prise d’un fou rire qui la mena jusqu’aux larmes. La
brève saison polaire de février, avec ses cieux éternellement bleus et
son gel perpétuel, fit place aux giboulées de mars, les averses de
pluie et de grêlons alternées creusèrent des nids-de-poule et firent
fleurir au bord des routes ces signaux orange amovibles qui
annoncent que la chaussée est momentanément défoncée. La
douleur de Jud Crandall s’estompa, du moins cette douleur
immédiate et profonde qui, d’après les psychologues, débute à peu
près trois jours après la perte d’un être aimé et reste solidement
accrochée dans le cœur de la victime du deuil pendant une période
qui dure généralement de quatre à six semaines Ŕ exactement
comme cette phase de l’hiver de la Nouvelle-Angleterre que les

- 277 -
naturels de la région appellent « l’hiver profond ».
Mais le temps passe, le temps opère la lente fusion les états
d’âme jusqu’à ce qu’ils prennent l’aspect diapré d’un arc-en-ciel. La
douleur nue s’allège, perd de son mordant, se transforme en une
peine plus sourde, plus douce, qui aboutit finalement à une
rumination presque béatifique des bonheurs d’autrefois. C’est un
processus parfois très long, qui peut prendre de six mois à trois ans
sans verser pour autant dans la morbidité. Le jour vint aussi où
Gage dut subir la première coupe de cheveux de sa vie et lorsque
Louis s’aperçut que les cheveux de son fils repoussaient plus foncés,
il affecta d’en plaisanter, mais au fond de son cœur il en éprouvait
une peine poignante.
Le printemps vint, et il s’attarda quelque temps.

- 278 -
35

C’est le 24 mars 1984 que Louis Creed connut sa dernière journée


de véritable bonheur. Sept semaines séparaient encore les Creed des
événements tragiques que le destin tenait suspendus au-dessus de
leurs têtes comme la lame d’une gigantesque guillotine mais par la
suite, lorsqu’il revint en esprit sur ce qui s’était passé durant ce laps
de temps, Louis n’y trouva rien d’aussi saillant ni d’aussi coloré que
cette journée-là. Même si cette tragédie n’était pas survenue, il en
eût sans doute conservé un souvenir ému jusqu’à la fin de ses jours.
Mais il est vrai aussi que les journées authentiquement bonnes,
bonnes de bout en bout, sont bien exceptionnelles. Dans le meilleur
des cas, l’existence d’un individu ordinaire ne doit guère en
comporter plus d’une trentaine au total.
Louis Creed en concluait que Dieu, dans son infinie sagesse, se
montrait infiniment moins parcimonieux lorsqu’il s’agissait de
prodiguer aux pauvres humains leur ration de plaies et de calamités.
C’était un samedi, et il était resté à la maison pour surveiller Gage
tandis que Rachel et Ellie s’en allaient passer l’après-midi à Bangor
pour y faire les provisions de la semaine. Elles étaient parties avec
Jud à bord de son vieux tacot, un petit camion à plate-forme
International Harvester de 1959 tout bringuebalant. Elles auraient
pu prendre le break, mais le vieil homme était ravi d’avoir un peu de
compagnie.
Rachel se faisait scrupule de laisser Gage sur les bras de Louis,
mais ce dernier l’avait assuré que tout irait le mieux du monde. Il
était content que Rachel sorte un peu ; elle avait passé presque tout
le long hiver du Maine claquemurée à Ludlow, et il estimait qu’elle
avait le plus grand besoin de se changer les idées. Rachel avait
enduré tout cela avec un stoïcisme indéfectible, mais Louis sentait
bien qu’elle commençait à en avoir par-dessus la tête d’être cloîtrée
ainsi.
Sur le coup de deux heures, Gage avait émergé de sa sieste tout

- 279 -
bougon et rouscailleux. Il avait franchi le seuil délicat de la
deuxième année, et il ne s’était pas fait faute de tomber dans tous
les travers de cet âge notoirement épineux. Louis eut recours à une
série de petits stratagèmes pour essayer de le dérider, mais ses
efforts restèrent vains, et pour couronner le tout, ce sale mioche
évacua une formidable quantité d’excréments dont Louis apprécia
d’autant moins la sculpturale beauté qu’il trouva une bille bleue
trônant en plein milieu. C’était une des billes d’Ellie. Gage aurait pu
s’étouffer en l’avalant. Louis décida à part lui que les billes seraient
dorénavant proscrites (Gage ne pouvait pas poser la main sur un
objet sans le porter automatiquement à sa bouche), mais cette
décision, si louable qu’elle pût être, n’allait rien faire pour ranimer
la gaieté du gniard en attendant le retour de sa mère.
Louis tendit l’oreille : une bourrasque de printemps précoce
brassait l’air autour de la maison, chassant de grandes vagues
d’ombre et de lumière qui défilaient en rapide succession sur le pré
de leur voisine, Mrs Vinton. Et tout à coup, il se souvint du cerf-
volant Vautour qu’il avait acheté sur un coup de tête en revenant de
l’université un peu plus d’un mois auparavant. Avait-il pris de la
ficelle par la même occasion ? Mais oui, bon Dieu !
ŕ Gage ! s’écria-t-il.
Le garçonnet avait ramassé un vieux morceau de crayon vert qui
traînait sous le canapé et s’appliquait à couvrir de gribouillis
innommables un des livres favoris d’Ellie. « Voilà encore de quoi
alimenter les flammes de la dissension fratricide », se dit Louis.
Il sourit. Si jamais Ellie rouspétait trop à cause de l’acte de
vandalisme auquel Gage s’était livré sur son livre bien-aimé avant
que Louis ait eu le temps d’intervenir, il la renverrait simplement au
joyau qu’il avait exhumé des Pampers du moutard.
ŕ Quoi ! répondit Gage avec vivacité.
Il se débrouillait déjà bien avec le langage, et Louis en avait
déduit qu’il n’était pas impossible qu’il eût quelque chose dans la
cervelle.
ŕ T’as envie de sortir un peu ?
ŕ J’as envie de sortir, oui ! piailla-t-il avec excitation. J’as envie !
Sont où mes nisses, papa ?
Transcrite phonétiquement, cette phrase aurait à peu près
donné : son-ou-m’nisse-ouaha ? En bon anglais, elle pouvait se

- 280 -
traduire par : Où sont mes tennis, mon cher père ? Louis
s’émerveillait souvent du babil de Gage, non parce qu’il le trouvait
charmant, mais parce que pour lui tous les très jeunes enfants
s’exprimaient comme des immigrants qui apprennent une langue
étrangère d’une manière désordonnée, mais sympathique. Il savait
que les enfants en bas âge émettent spontanément la totalité des
sons que l’appareil phonateur humain est capable de produire : le R
roulé qui donne tant de fil à retordre aux étudiants en première
année de français les grognements et les occlusives bizarres que les
aborigènes australiens produisent par contraction de la glotte, les
consonnes gutturales et abruptes de l’allemand. Ils perdent cette
faculté à mesure qu’ils apprennent l’anglais, et une fois de plus
Louis se demanda si l’enfance n’était pas plutôt l’âge de l’amnésie
graduelle que celui de l’acquisition des connaissances.
Ils dénichèrent enfin les nisses de Gage Ŕ sous le canapé, bien
entendu. Louis avait aussi la conviction que dans les familles
nanties d’enfants en bas âge le périmètre de plancher situé sous le
canapé du salon finit par acquérir une force électromagnétique
puissante et mystérieuse qui aspire l’un après l’autre toutes sortes
de débris et d’épaves qui vont du biberon et de l’épingle de nourrice
jusqu’aux crayons gras de couleur verte en passant par de vieux
numéros de magazines enfantins aux pages collées par des restes de
nourriture moisis.
Par contre, le blouson de Gage n’était pas sous le canapé. Ils le
découvrirent sur l’escalier, à peu près à mi-hauteur. Mais ce fut la
casquette de base-ball rouge (sans laquelle il n’était pas question
que Gage acceptât de mettre le nez dehors) qui leur coûta les plus
longues recherches, car elle se trouvait à sa place habituelle Ŕ dans
la penderie de l’entrée Ŕ et naturellement ils ne se décidèrent à y
jeter un œil que par acquit de conscience, après avoir fait chou blanc
partout ailleurs.
ŕ Va où, papa ? interrogea Gage avec beaucoup de cordialité,
tout en empoignant la main de son père.
ŕ On va dans le champ de Mrs Vinton, dit Louis. On va s’amuser
un peu avec un cerf-volant, gars.
ŕ Cervlan ? fit Gage d’une voix dubitative.
ŕ Tu aimeras, dit Louis. Bouge pas, loupiot.
Ils étaient dans le garage à présent. Louis sortit son trousseau de

- 281 -
clés, fit jouer la serrure de la petite resserre à outils et alluma la
lumière à l’intérieur.
Après avoir déplacé quelques objets, il découvrit le Vautour, qui
était encore dans son emballage d’origine, avec le ticket de caisse
agrafé au paquet. Il l’avait acheté à la mi-février, au plus profond de
l’hiver, parce qu’il avait une folle soif d’espérance.
ŕ Ça ? fit Gage, ce qui en langage gagesque voulait à peu près
dire : « Mais qu’avez-vous donc là-dedans, ô père ? »
ŕ C’est le cerf-volant, dit Louis en déballant l’objet.
D’un œil intéressé, Gage le regarda déployer les ailes du Vautour,
qui était en plastique fort et faisait environ un mètre cinquante
d’envergure. Il avait, au-dessus d’un long cou décharné et rose, une
tête minuscule d’où saillaient deux yeux globuleux et injectés de
sang.
ŕ Zoziau ! glapit Gage. Ç’un zoziau, papa !
ŕ Eh oui, c’est un oiseau, admit Louis en fourrant les baguettes
dans la poche disposée à cet effet à l’arrière du cerf-volant.
Ensuite il farfouilla à nouveau dans la resserre pour y trouver la
bobine de cent cinquante mètres de ficelle extra-forte qu’il avait
achetée le même jour que le Vautour, et tandis qu’il furetait, il se
retourna brièvement pour lancer a Gage par-dessus son épaule :
ŕ Tu verras, bonhomme, ça te plaira.

Ça lui plut beaucoup, en effet.


Ils allèrent se poster dans le pré de Mrs Vinton.
Louis lança le Vautour et il partit aussitôt à la dérive dans le ciel
tempétueux de la fin mars. Il n’avait pas perdu la main, quoiqu’il
n’eût pas eu l’occasion de faire voler un cerf-volant depuis… Depuis
quand, au fait ? Sa douzième année peut-être ? Vingt ans déjà ? Ah,
mon Dieu, quelle horreur !
Mrs Vinton était sensiblement du même âge que Jud, mais c’était
une vieille dame frêle et souffreteuse qui ne sortait plus guère de
chez elle. Elle habitait une maison en brique rouge, à la limite du
pré, juste en avant des bois qu’il fallait traverser pour arriver au
Simetierre des animaux et à l’ancienne nécropole des Micmacs.
ŕ Il vole, papa ! vociféra Gage.
ŕ Oui, dis donc, qu’est-ce qu’il file vite ! s’écria Louis en riant,
d’une voix tremblante d’excitation.

- 282 -
La ficelle se déroulait si rapidement qu’elle lui mordait un peu la
paume au passage.
ŕ Regarde-moi ce Vautour, Gage ! Il se démerde comme un
chef !
ŕ Merde-chef ! pépia Gage en éclatant d’un rire joyeux et
strident.
Le soleil surgit soudain de derrière un gros nuage gris et la
température parut s’élever de cinq bons degrés d’un coup. Ils étaient
debout dans la chaleur indécise de cette journée de mars qui
s’échinait à se parer des éclatantes couleurs d’avril, parmi les hautes
herbes jaunies et couchées du pré de Mrs Vinton ; au-dessus d’eux
le Vautour s’élançait vers l’azur toujours plus haut, ses larges ailes
de plastique tendues au maximum sous le vent impétueux, et
comme au temps de son enfance, Louis eut la sensation qu’il
s’élevait vers lui, fusionnait avec lui et regardait la terre prendre en
contrebas sa forme authentique, celle dont la vision doit hanter les
rêves de tous les cartographes. Les gros yeux ronds et injectés du
Vautour voyaient tout : le pré de Mrs Vinton, immobile et strié de
blanc comme une toile d’araignée pétrifiée par la neige, qui n’était
plus un pré à présent, mais un grand parallélogramme bordé sur
deux côtés par des murs de pierre ; la ligne noire de la route qui le
soulignait comme un ourlet bien rectiligne, et la Penobscot qui
serpentait au creux de sa vallée, ruban d’acier gris et froid charriant
encore çà et là des blocs de glace à la dérive. Par-delà la rivière, ils
distinguaient encore Hampden, Newburgh, Winterport, où un
unique navire était à quai, et peut-être aussi l’usine de pâte à papier
de Bucksport à demi dissimulée par des nuées de vapeur blanchâtre,
ou même l’extrême avancée de la côte, où le ressac de l’Atlantique
déferlait sur les rocs nus.
ŕ Regarde comme il zingue, Gage ! s’écria Louis en riant.
Gage avait la tête tellement penchée en arrière qu’il menaçait de
basculer. Il faisait des signes en direction du cerf-volant, un grand
sourire épanoui sur sa face.
Louis donna du mou, et il pria Gage de lui tendre une main.
L’enfant s’exécuta sans même se retourner.
Il ne pouvait détacher son regard du cerf-volant qui ondulait et
dansait sous le vent, en projetant des ombres zigzagantes sur l’herbe
du pré. Louis enroula une double longueur de ficelle autour du

- 283 -
poignet de l’enfant. Sentant de brusques secousses lui saccader la
main, Gage abaissa sur elle un regard comiquement interloqué.
ŕ Quoi ! fit-il.
ŕ C’est toi qui le fais voler, dit Louis. C’est toi qui tiens le
dévidoir, bonhomme. C’est ton cerf-volant à présent.
ŕ Gage fait voler ? dit Gage, interrogation qui s’adressait plus à
lui-même qu’à son père.
À titre expérimental, il tira un petit coup sur la ficelle : le cerf-
volant s’inclina dans le ciel agité.
Gage tira un peu plus fort, et le Vautour piqua du nez. Louis et
son fils éclatèrent de rire simultanément.
Gage leva sa main libre à tâtons et Louis la prit.
Ils restèrent debout, la main dans la main, au milieu du pré de
Mrs Vinton, les yeux levés vers le Vautour qui voguait au ciel.
Pour Louis, ce furent des instants inoubliables de communion
avec son fils. Il eut le sentiment qu’il se fondait en Gage comme il
avait fusionné enfant avec son cerf-volant pour monter tout en haut
du ciel avec lui. Il se sentit rétrécir jusqu’à ce qu’il fût devenu assez
petit pour pénétrer dans la minuscule enveloppe corporelle de Gage,
et il lui sembla qu’il voyait le monde par les yeux de l’enfant. C’était
un monde gigantesque, d’une splendeur aveuglante, où le pré de
Mrs Vinton avait les dimensions du grand désert de sel de l’Utah ; le
Vautour flottait à une énorme distance au-dessus de sa tête, la
ficelle s’agitait dans son poing comme une bestiole affolée et le vent
qui soufflait en tornade autour de lui ébouriffait follement ses
cheveux légers et fins.
ŕ Il vole ! lui hurla Gage.
Louis entoura de son bras les épaules de l’enfant et il déposa un
baiser sur sa joue que le vent teintait d’un bel incarnat.
ŕ Je t’aime, Gage ! s’exclama-t-il, sachant que ces débordements
de sentimentalité resteraient entre eux.
Et Gage, qui n’avait plus qu’à peine deux mois à vivre, éclata de
son rire perçant et joyeux.
— Cervlan ! Il vole, papa, il vole !

Au retour de Rachel et d’Ellie, ils étaient encore occupés à faire


voler le cerf-volant. Ils l’avaient fait monter si haut qu’il ne restait
pratiquement plus de ficelle sur le dévidoir ; le Vautour n’était plus

- 284 -
qu’une petite silhouette indistincte, à la physionomie indécise, qui
se détachait en noir sur le ciel bleu.
Louis les accueillit avec plaisir et il se tordit de rire lorsque Ellie
lâcha malencontreusement le dévidoir et le poursuivit dans l’herbe,
le rattrapant au moment précis où la bobine qui tournoyait
follement sur elle-même allait lâcher le peu de ficelle restant.
Mais leur survenue avait subtilement modifié l’atmosphère et il
ne fut pas vraiment dépité d’abandonner la partie lorsque Rachel
déclara, au bout de vingt minutes, que Gage avait été suffisamment
exposé au vent comme cela et qu’elle avait peur qu’il ne prît froid.
Louis entreprit de ramener le Vautour ; à chaque tour de ficelle,
le cerf-volant luttait pour rester accroché au ciel, mais au bout d’un
moment il finit par céder. Louis fourra sous son bras la bête aux
ailes noires et aux gros yeux injectés de sang, et il lui fit réintégrer
son cachot au fond du garage. Le soir-là, Gage engloutit une énorme
platée de saucisses aux haricots, et pendant que Rachel lui faisait
enfiler sa grenouillère en tissu-éponge pour le mettre au lit, Louis
prit Ellie à part et la morigéna au sujet de ces billes qu’elle laissait
traîner partout. Dans d’autres circonstances, leur discussion aurait
pu tourner à l’aigre, car Ellie adoptait souvent une attitude hautaine
et même parfois franchement arrogante lorsqu’on lui faisait des
reproches. C’était sa manière naturelle de faire face à la critique,
mais Louis avait beau en être conscient, il ne pouvait s’empêcher de
piquer de violentes colères dès que la fillette en rajoutait un peu
trop ou lorsqu’il était lui-même à bout de fatigue.
Mais ce soir-la, il n’en fut rien ; la partie de cerf-volant l’avait mis
d’excellente humeur et Ellie fit preuve d’une retenue inaccoutumée.
Après lui avoir promis d’être plus consciencieuse à l’avenir, elle
descendit dans le living ; le samedi soir, on l’autorisait à rester
devant la télé jusqu’à huit heures trente, passe-droit qu’elle
savourait infiniment. « Bon, se dit Louis, l’affaire est réglée, et il se
pourrait même que mon intervention porte ses fruits. » Il ignorait
encore que le danger ne venait pas des billes d’Ellie, ni d’un
refroidissement dû à la bise coupante, mais qu’il prendrait la forme
d’un gros camion-citerne de l’Orinco. Le véritable danger venait de
cette maudite route… ainsi que Jud Crandall les en avait avertis au
mois d’août, le jour même de leur arrivée à Ludlow.
Quand Louis monta à l’étage ce soir-là, Gage était au lit depuis un

- 285 -
quart d’heure. L’enfant se tenait parfaitement coi, mais il ne
dormait pas ; il contemplait placidement le plafond en suçotant un
biberon qui contenait encore quelques gouttes de lait.
Louis prit les pieds de Gage d’une main, les souleva, posa un
baiser dessus et les reposa.
ŕ Dors bien, Gage, dit-il.
ŕ Cervlan vole, papa, dit Gage.
ŕ Il a drôlement bien volé, hein ? dit Louis et soudain, sans
raison, des larmes lui montèrent aux yeux. Il a filé droit au ciel,
bonhomme.
ŕ L’a volé, dit Gage. Dra au ciel.
Là-dessus, il se retourna sur le flanc, ferma les yeux et
s’endormit.
Au moment où il mettait le pied dans le couloir, Louis jeta un
coup d’œil en arrière et il aperçut une paire d’yeux vert-jaune qui
luisaient dans l’obscurité du placard de Gage, dont la porte était
entrebâillée.
Sa gorge se noua et un rictus machinal lui retroussa les lèvres.
Il s’approcha de la porte et la tira, l’esprit agité de visions (Zelda,
c’est Zelda qui est dans le placard avec sa langue noire pointant
entre ses dents) confuses et floues, mais bien entendu ce n’était que
Church, tapi au milieu des jouets. En apercevant Louis, il cambra le
dos et se hérissa à la façon des chats qui accompagnent les sorcières
sur les images de Halloween, et il se mit à cracher, sa gueule
entrouverte découvrant une double rangée de dents pointues
comme des aiguilles.
ŕ Fiche le camp d’ici, murmura Louis.
Church cracha à nouveau, sans bouger d’un pouce.
ŕ Fous le camp, je te dis !
Il prit le premier objet que sa main rencontra dans l’amas de
jouets épars à ses pieds. C’était une petite locomotive en plastique
qui dans la pénombre avait la couleur violâtre du sang séché.
Il en menaça Church ; non seulement le chat ne fit pas mine de
décamper, mais il se mit à cracher de plus belle.
Tout à coup, sans même réfléchir à ce qu’il faisait, Louis jeta le
jouet sur l’animal ; il ne s’agissait ni d’une plaisanterie ni d’une
feinte : il lança le projectile de toutes ses forces, mû par le mélange
de fureur et de crainte que lui inspirait l’attitude de ce chat qui

- 286 -
restait tapi au fond du placard de son fils et refusait d’en bouger,
comme si l’endroit lui appartenait.
Le jouet heurta Church de plein fouet. Il émit un gémissement
étranglé et déguerpit, avec des mouvements si disgracieux qu’il
heurta le battant de la porte au passage et manqua s’étaler.
Gage remua dans son sommeil, marmonna des paroles
indistinctes, se retourna et s’immobilisa à nouveau. Louis avait le
cœur au bord des lèvres.
Des perles de sueur s’étaient formées à la racine de ses cheveux.
Rachel le héla du rez-de-chaussée :
ŕ Louis ? fit-elle d’une voix où perçait une pointe d’anxiété. Est-
ce que Gage est tombé de son lit ?
ŕ Non, Gage n’a rien, chérie. C’est Church qui a renversé
quelques jouets.
ŕ Ah bon.
Louis éprouvait à peu près la sensation qu’il eût éprouvée en
découvrant un serpent rampant sur le corps endormi de son fils ou
un rat énorme perché sur l’étagère qui surplombait son lit. C’était
irrationnel, bien sûr. Mais quand la bête tapie dans l’obscurité du
placard s’était mise à lui cracher dessus comme cela…
« Zelda c’est à Zelda que tu as pensé, hein ? Le gwand, le
tewwible Oz ! »
Il ferma la porte du placard de Gage en repoussant avec le
battant les jouets amoncelés derrière. Il ne cessa d’appuyer que
lorsqu’il eut clairement perçu le petit déclic du pêne qui glissait
dans la gâche.
Puis, après un bref instant d’hésitation, il fit jouer aussi la
targette de sûreté.
Il s’approcha à nouveau du lit de l’enfant. En se retournant, Gage
s’était entortillé ses deux couvertures autour des genoux. Louis
dégagea les couvertures, les remonta. Ensuite, il resta planté là un
long moment, à regarder son fils dormir.

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DEUXIÈME PARTIE

LE CIMETIÈRE DES MICMACS

Jésus, étant arrivé à Béthanie, trouva que Lazare était déjà


depuis quatre jours dans le sépulcre.
Lorsque Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla au-devant de
lui.
« Seigneur, lui dit-elle, si tu eusses été ici, mon frère ne serait pas
mort. Mais, maintenant, je sais que tout ce que tu demanderas à
Dieu, Il te l’accordera. »
Jésus lui répondit : « Ton frère ressuscitera. »

Évangile selon Jean (paraphrase)

Hey-ho, let’s go.


The Ramones

- 288 -
36

On a probablement tort de penser qu’il peut y avoir une limite à


l’horreur que peut éprouver l’esprit humain. Au contraire, il semble
qu’à mesure que l’on s’enfonce plus profondément dans les ténèbres
de l’épouvante une espèce d’effet exponentiel entre en jeu. Si
déplaisant qu’il soit de le constater, l’expérience humaine tendrait
plutôt à valider l’idée suivant laquelle l’horreur suscite l’horreur,
une calamité accidentelle engendrant d’autres calamités parfois
voulues celles-là Ŕ jusqu’à ce que les ténèbres finissent par tout
recouvrir à la façon d’une tache d’encre qui s’étale progressivement
sur un buvard.
Et de toutes les questions que l’on peut se poser à ce sujet, la plus
terrifiante est sans doute celle de savoir la quantité d’horreur qu’un
esprit humain peut endurer en demeurant intégralement lucide. Il
va sans dire que les événements de cette nature ont une sorte de
logique saugrenue qui évoque un peu celle des machines complexes
et absurdes de Rube Goldberg. À partir d’un certain point, ils
prennent un caractère bizarrement cocasse. C’est probablement à
partir du même point que votre raison n’a plus d’autre choix que de
se protéger derrière l’ultime rempart de l’humour pour ne pas
défaillir et crouler définitivement.
C’est à peu près le genre de réflexions que Louis Creed aurait pu
se faire le 17 mai durant les heures qui suivirent l’enterrement de
son fils, Gage William Creed. Mais il aurait fallu pour cela qu’il fût
capable de penser rationnellement ; or, il avait perdu toute faculté
de raisonner (ou tout désir de faire usage du peu qui pouvait lui en
rester) pendant la visite au salon mortuaire, où le pugilat qui l’avait
opposé à son beau-père (événement déjà peu reluisant en soi) avait
déclenché un incident encore plus horrible, ultime touche de mélo
frénétique et noir qui avait eu raison du peu de sang-froid que
Rachel était miraculeusement parvenue à rassembler. Cette journée
fertile en péripéties grand-guignolesques atteignit son apogée

- 289 -
lorsqu’on dut la traîner de force, hurlante et écumante, hors du
salon mortuaire Est de l’entreprise de pompes funèbres Brookings-
Smith où Gage reposait dans un cercueil fermé et que Surrendra
Hardu lui injecta une forte dose de sédatif sur une banquette du hall
d’entrée.
Si l’échange de coups de poing qui avait opposé Louis Creed à Mr
Irwin Goldman, de Lake Forest, s’était produit le matin, Rachel
n’eût pas assisté à cette ultime péripétie, qui atteignait dans
l’horreur et le grotesque un summum indépassable. Mais l’ironie du
sort avait voulu qu’elle se présentât dans la chambre mortuaire de
son fils durant l’après-midi.
Il lui avait été impossible de se rendre à l’exposition matinale, qui
avait eu lieu entre dix heures et onze heures trente, car la force lui
en avait tout simplement manqué. Elle était restée à la maison avec
Jud Crandall et Steve Masterton. Sans Jud et Steve, Louis ne voyait
vraiment pas comment il aurait fait pour s’en sortir durant les
dernières quarante-huit heures.
Steve Masterton s’était précipité chez eux dès qu’il avait appris la
nouvelle, et son intervention avait été salutaire pour les trois
membres survivants de la famille Creed, car Louis était
provisoirement incapable de prendre la moindre décision ; il n’avait
même pas eu l’idée de faire une piqûre calmante à Rachel, qui était
en état de choc. Il n’avait pas remarqué non plus qu’elle avait
apparemment décidé de se rendre à l’exposition du matin vêtue
d’une robe de chambre boutonnée de travers. Rachel avait les
cheveux sales, hirsutes et emmêlés. Des prunelles énormes,
inexpressives, mangeaient ses yeux globuleux qui saillaient sur des
orbites tellement creuses que son visage aux joues flasques et
bouffies évoquait celui d’un squelette vivant. C’était l’heure du petit
déjeuner et elle était attablée dans la cuisine, mastiquant
distraitement un toast qu’elle avait oublié de beurrer en dévidant
des phrases sans suite, totalement dépourvues de sens. Elle s’écria
soudain :
ŕ Dis, Lou ! Tu sais, cette Winnebago que tu veux acheter…
La Winnebago en question était une autocaravane sur laquelle
Louis avait eu des visées Ŕ bien velléitaires Ŕ au printemps 1981.
Louis se contenta de hocher la tête et il continua à manger. Ce
matin-là, son petit déjeuner consistait en un bol de Cocoa Bears. Les

- 290 -
petites boulettes de cacao phosphaté étaient parfaitement abjectes
au goût, mais Louis avait tenu à en manger car Gage avait toujours
eu un faible pour elles. Il s’était mis sur son trente et un, arborant
son plus beau costume, lequel n’était pas noir (il ne possédait pas de
costume noir) mais tout de même d’un gris anthracite très soutenu.
Il était rasé, douché, peigné, et il avait fière allure en dépit de l’état
de semi-hébétude qui ne l’avait pas quitté depuis l’avant-veille.
Ellie était vêtue de jeans et d’un chemisier jaune.
Elle était venue s’asseoir à la table du petit déjeuner avec une
photo à la main. C’était un agrandissement d’un cliché pris par
Rachel avec le Polaroïd couleurs que Louis et les enfants lui avaient
offert l’automne précédent à l’occasion de son anniversaire. Il
représentait Gage assis sur la luge d’Ellie, le visage à demi enfoui
sous le capuchon de son anorak de nylon, et souriant jusqu’aux
oreilles. Ellie figurait également sur la photo ; elle était en train de
haler la luge, et Rachel l’avait saisie à l’instant précis où elle se
retournait pour sourire à Gage, qui lui rendait son sourire.
La fillette se cramponnait à la photo, mais elle n’était guère
loquace.
Louis était totalement insensible à l’état de sa femme et de sa
fille. Il mangeait placidement son infecte bouillie grumeleuse en
repassant inlassablement le film des événements dans sa tête.
Toutefois, le film qui se déroulait dans son esprit avait un
dénouement différent ; dans ce film-là, Louis était plus rapide à la
course et Gage recevait simplement une bonne fessée pour n’avoir
pas obéi aux injonctions de ses parents lorsqu’ils lui avaient crié de
s’arrêter.
C’est Steve qui s’aperçut de ce qui se passait vraiment avec
Rachel et Ellie. Il défendit formellement à Rachel de se rendre à
l’exposition du matin (exposition n’était d’ailleurs pas le terme qui
convenait, puisque le cercueil serait hermétiquement clos ; si on
l’avait laissé ouvert, songeait Louis, tout le monde Ŕ moi compris Ŕ
aurait reflué en hurlant hors du salon mortuaire), et il interdit à
Ellie de s’y rendre tout court. Rachel protesta, mais Ellie ne dit rien ;
elle resta prostrée sur sa chaise, silencieuse et grave, en serrant dans
sa main la photo sur laquelle elle apparaissait avec Gage.
Ce fut également Steve qui injecta à Rachel le sédatif dont elle
avait besoin et fit avaler à Ellie une cuillerée à café d’un liquide

- 291 -
incolore. Habituellement, Ellie faisait toute une sérénade chaque
fois qu’on voulait lui faire ingurgiter un médicament ou une potion
quelconque, mais elle absorba celui-ci passivement, sans même une
grimace. À dix heures, elle était au lit, endormie (la photo de Gage
toujours serrée dans son poing), et Rachel, écroulée devant la télé,
regardait une émission de jeux idiote. Elle répondait à retardement
aux questions que Steve lui posait. Elle était raide défoncée, mais
son visage avait perdu cette expression hallucinée qui avait suscité
l’inquiétude Ŕ et même la crainte Ŕ du jeune médecin auxiliaire
lorsqu’il s’était présenté chez les Creed peu après huit heures ce
matin-là.
C’est bien entendu Jud qui s’était chargé de régler toutes les
formalités. Il avait fait montre d’une aisance tranquille en tout point
pareille à celle qu’il avait manifestée à l’occasion du décès de sa
femme trois mois auparavant.
Mais ce fut encore Steve Masterton qui prit Louis à part au
moment où il s’apprêtait à partir pour le salon mortuaire.
ŕ Je veillerai à ce que Rachel soit là cet après-midi lui dit-il. À
condition qu’elle me paraisse capable de tenir le coup.
ŕ Très bien, acquiesça Louis.
ŕ D’ici là, l’effet du sédatif se sera dissipé. Votre ami Crandall a
proposé de tenir compagnie à Ellie pendant les heures d’exposition
de l’après-midi.
ŕ Parfait.
ŕ Il a dit qu’il jouerait au Monopoly avec elle, ou un truc de ce
genre.
ŕ Oui, oui…
ŕ Toutefois…
ŕ D’accord.
Masterton s’interrompit. Ils étaient dans le garage Ŕ le repaire de
Church, l’endroit où il ramenait ses oiseaux déchiquetés et ses rats
étripés. Les oiseaux et les rats de Louis. Dehors, un radieux soleil de
mai éclairait la campagne ; un rouge-gorge à l’air affairé traversa
l’allée du jardin en sautillant. On aurait dit qu’il avait une affaire
très urgente à régler.
ŕ Il faut vous ressaisir, Louis, dit Steve.
Louis le regarda avec une expression poliment interrogative : Il
n’avait pratiquement rien entendu de ce que le jeune homme lui

- 292 -
disait (il était bien trop occupé à ressasser interminablement dans
sa tête l’idée que son fils serait encore en vie s’il avait couru plus
vite) ; seul le sens de cette dernière phrase avait partiellement
pénétré.
ŕ Vous n’avez pas l’air de vous en être aperçu, dit Steve, mais
Ellie ne parle plus, et Rachel a été si violemment secouée que sa
perception du temps est complètement distordue.
ŕ Oui ! s’exclama Louis avec force.
Quelque chose (il ne savait pas quoi au juste) lui disait que cette
fois-ci il fallait injecter un minimum d’insistance dans sa réponse.
Steve lui posa une main sur l’épaule.
ŕ Lou, dit-il, elles n’ont jamais eu et elles n’auront sans doute
jamais plus autant besoin de vous qu’en ce moment. Je vous en prie,
mon vieux… Je peux faire une piqûre à votre femme, bien sûr,
mais… vous comprenez, Louis, c’est à vous de… ô Louis, tout ce qui
vous arrive est si lamentablement con, bordel de Dieu !
Avec une légère pointe d’inquiétude, Louis constata que Steve
Masterton s’était mis à pleurer, et il se hâta de marmonner :
ŕ Oui, vous avez raison.
En esprit, il voyait toujours Gage qui traversait la pelouse à
toutes jambes en direction de la route.
Ils lui criaient de s’arrêter, de revenir, mais il ne voulait rien
entendre : depuis quelque temps, échapper à papa-maman était
devenu son nouveau jeu. Ils se lançaient à sa poursuite ; Louis
distançait Rachel très rapidement, mais le garçonnet avait une
solide avance, il s’enfuyait encore plus vite en voyant que son papa
lui courait après et il éclatait de rire tout en courant (c’était le jeu) ;
Louis gagnait (trop lentement) du terrain, mais déjà Gage dévalait
l’ultime talus de gazon qui aboutissait à la route, et Louis priait de
toutes ses forces pour que l’enfant tombe Ŕ lorsqu’ils sont lancés à
toute vitesse, les mioches se cassent presque toujours la figure parce
qu’ils n’apprennent vraiment à contrôler les mouvements de leurs
jambes que vers l’âge de sept ou huit ans. Louis priait pour que
Gage se casse la figure, même quitte à faire une chute brutale, même
s’il saignait du nez, se fendait le crâne, même si ça se soldait par des
points de suture, parce qu’à présent il entendait distinctement le
grondement d’un camion qui venait dans leur direction, un de ces
énormes semi-remorques à dix roues qui vont et viennent sans

- 293 -
relâche entre Bangor et l’usine Orinco de Bucksport ; il avait hurlé le
nom de Gage, il était sûr que Gage l’avait entendu et qu’il avait
essayé de s’arrêter.
Gage avait paru se rendre subitement compte que ce n’était plus
un jeu, que vos parents ne hurlent pas comme ça lorsqu’il ne s’agit
que de s’amuser, et il avait fait mine de vouloir freiner, mais déjà le
bruit du camion était assourdissant, il remplissait l’univers entier
d’un formidable grondement de tonnerre. Louis s’était lancé en
avant dans un élan désespéré pour tenter un impossible plaquage au
sol, il avait vu son ombre qui courait à toute allure sous lui, le long
du gazon, comme celle du Vautour avait couru le long de l’herbe
enrubannée de neige du pré de Mrs Vinton par ce beau jour de
mars, il lui avait semblé que l’extrémité de ses doigts frôlait le dos
du léger blouson de Gage, et là-dessus l’élan de Gage l’avait
précipité sur la chaussée, il n’y avait plus eu que le tonnerre du
camion, l’éblouissant reflet du soleil sur ses chromes, le
barrissement perçant d’un gros avertisseur pneumatique et tout cela
s’était produit samedi, c’est-à-dire trois jours plus tôt.
ŕ Ça ira, ne vous en faites pas, dit-il à Steve. Bon, il faut que je
file à présent.
ŕ Si vous arriviez à vous remettre un peu d’aplomb et à les aider,
dit Steve en s’essuyant les yeux avec la manche de son veston, ça
vous ferait du bien aussi. Il faut que vous affrontiez cette épreuve
tous ensemble, Louis. Autrement, vous ne vous en sortirez pas. Il
n’y a pas moyen de faire autrement.
ŕ C’est juste, approuva Louis.
Une fois de plus il revit toute la scène en pensée, à la différence
près que, ce coup-ci, son vol plané l’entraînait cinquante
centimètres plus loin, que son poing se refermait à l’ultime seconde
sur le dos du blouson de Gage et que tout ce qu’il était en train de
vivre n’existait plus.

Au moment où l’obscène querelle éclatait dans le salon


mortuaire, Ellie faisait une partie de Monopoly avec Jud Crandall.
La fillette lançait les dés d’une main tout en agrippant de l’autre la
photo sur laquelle elle tirait Gage assis sur la luge, ensuite elle
avançait son pion au hasard, sans décrocher un mot.
Steve Masterton avait décidé que tout compte fait Rachel

- 294 -
pourrait se rendre sans dommage à l’exposition de l’après-midi Ŕ
décision que les événements allaient lui faire amèrement regretter.
Les époux Goldman avaient débarqué à l’aéroport de Bangor aux
premières heures de la matinée et ils avaient pris une chambre à
l’Holiday Inn. Le père de Rachel avait téléphoné à quatre reprises
entre dix heures et midi, et Steve Masterton avait été contraint de se
montrer de plus en plus ferme avec lui ; au quatrième coup de fil, il
avait même adopté envers le vieil homme un ton franchement
comminatoire. Irwin Goldman avait l’intention de faire un saut à
Ludlow ; il s’écria que sa fille avait besoin de lui et qu’aucun chien
de garde ne l’empêcherait de venir la voir. Steve lui rétorqua que
Rachel avait surtout besoin d’être seule avant de se rendre au salon
mortuaire afin de récupérer un tant soit peu, car elle avait subi un
choc terrible. Steve conclut en disant qu’il ne demandait pas mieux
que Rachel soit prise en charge par sa famille, mais seulement après
l’exposition de l’après-midi. En attendant, il valait mieux la laisser
seule.
Le vieil homme lui lança un flot d’imprécations en yiddish, puis il
lui raccrocha au nez. Masterton s’apprêtait à le recevoir de pied
ferme, mais comme il s’était écoulé un certain temps depuis le coup
de téléphone et qu’il ne se passait toujours rien, il supposa que
Goldman s’était finalement ravisé. À midi, Rachel parut s’être
ressaisie un peu. En tout cas, son sens du déroulement temporel
était redevenu normal. Elle alla vérifier dans la cuisine s’ils avaient
de quoi préparer des sandwiches pour après la cérémonie. Elle avait
demandé à Steve s’il ne pensait pas que leurs amis voudraient les
raccompagner chez eux ensuite, et Steve avait hoché la tête en signe
d’approbation.
Ils n’avaient plus de viande froide ni de jambon ; par contre, elle
découvrit dans le tiroir supérieur du congélateur une dinde qu’elle
mit à dégeler sur l’égouttoir de l’évier. Quelques minutes plus tard,
Steve passa le nez dans la cuisine et aperçut Rachel debout devant
l’évier, les yeux rivés sur la dinde posée en travers de l’égouttoir et le
visage ruisselant de larmes.
ŕ Rachel ? appela-t-il.
ŕ Gage adorait la dinde, dit-elle en se tournant vers lui. Surtout
le blanc. J’étais en train de me dire que jamais plus il n’aurait
l’occasion d’en manger.

- 295 -
Steve lui suggéra de monter s’habiller (épreuve cruciale qui lui
permettrait de juger si elle était ou non capable de faire face) et
lorsqu’elle redescendit vêtue d’une robe noire toute simple serrée à
la taille par une ceinture rapportée, une petite pochette de cuir sous
le bras (qui était en fait un sac du soir), il décida qu’elle était en état
de sortir et Jud se déclara du même avis.
Steve conduisit Rachel jusqu’à Bangor. Il resta dans
l’antichambre du salon mortuaire Est en compagnie de Surrendra
Hardu et il la regarda remonter l’allée en direction du cercueil qui
disparaissait sous une énorme masse de fleurs. Rachel avait la
démarche flottante d’un spectre.
ŕ Comment ça va, Steve ? interrogea Surrendra d’une voix
douce.
ŕ Foutrement mal, répondit Steve d’une voix basse et âpre.
Comment est-ce que vous imaginiez que ça pouvait aller ?
ŕ Foutrement mal, dit Surrendra en soupirant.

En réalité, la zizanie avait commencé dès l’exposition du matin,


lorsque Irwin Goldman avait refusé de serrer la main de son gendre.
La vue de la foule de parents et d’amis qui se pressait dehors
avait obligé Louis à émerger de l’hébétude dans laquelle il nageait,
l’avait forcé à faire attention à ce qui se passait autour de lui, à aller
un peu vers les autres. Il avait atteint ce stade de grande malléabilité
par lequel passent tous les affligés, état que les entrepreneurs de
pompes funèbres connaissent bien et dont ils savent tirer profit.
Louis se laissait piloter aveuglément ; il suffisait de le pousser d’une
case à l’autre, comme un pion sur un damier.
Le salon mortuaire Est était précédé d’une modeste antichambre
qui tenait lieu de fumoir et de salle d’attente. Elle était meublée de
gros fauteuils pansus qui faisaient l’effet d’avoir été rachetés à vil
prix à un club britannique pour gentlemen qu’un cruel revers de
fortune avait contraint à brader son mobilier. À côté de l’entrée du
salon d’exposition, se trouvait un petit chevalet avec un cadre en
métal noir doré à petits filets sur lequel on avait apposé un
panonceau qui annonçait laconiquement : GAGE WILLIAM
CREED. Il suffisait de traverser le bâtiment spacieux et clair qui
avait l’aspect trompeur d’une vieille demeure confortable pour
tomber sur une antichambre rigoureusement identique qui donnait

- 296 -
sur le salon mortuaire Ouest, à l’entrée duquel un deuxième petit
chevalet annonçait : ALBERTA BURNHAM NEDEAU. Un troisième
salon mortuaire donnait sur la façade arrière de la bâtisse centrale,
mais celui-là chômait en ce mardi matin, et le chevalet dressé à
gauche de la porte qui menait de l’antichambre au salon était vide.
Au sous-sol, il y avait encore une grande salle où étaient exposés des
cercueils de différents modèles, éclairés chacun par un spot discret
incrusté dans le faux plafond. Quand on levait les yeux (Louis l’avait
fait, ce qui lui avait valu un froncement de sourcils sévère du
directeur), on avait l’impression qu’une masse informe d’animaux
fabuleux y étaient suspendus la tête en bas.
Le dimanche, le lendemain de la mort de Gage, Louis était venu
choisir un cercueil en compagnie de Jud Crandall. Ils avaient
descendu l’escalier du sous-sol, mais, au lieu de bifurquer à droite
vers la salle des cercueils, Louis, complètement hébété, avait
continué tout droit vers l’extrémité du corridor, où se trouvait une
porte blanche dépourvue de tout signe distinctif. C’était une porte
battante comme on en voit souvent dans les restaurants, entre la
salle et les cuisines. Le directeur de l’entreprise de pompes funèbres
et Jud s’étant écriés d’une même voix : « Non, pas par là ! » Louis
était revenu sur ses pas et les avait suivis docilement. Mais il savait
bien où menait cette porte battante. Ce n’était pas pour rien qu’il
avait eu un oncle croque-mort.
Le salon mortuaire Est était meublé de chaises pliantes
impeccablement alignées, des chaises pliantes de modèle grand
luxe, avec des sièges et des dossiers en peluche. Le cercueil de Gage
se trouvait à l’avant de la salle sur une estrade basse, semi-
circulaire, dont la disposition évoquait vaguement celle d’un chœur
d’église. Louis avait jeté son dévolu sur un cercueil fabriqué à
Storyville, dans l’Ohio (un bled où Gage n’était jamais allé et où il
n’aurait sans doute jamais mis les pieds) par une firme nommée
l’American Casket Company. C’était un modèle en bois de rose qui
portait le nom peu imaginatif de « Repos éternel » et qui était
matelassé d’un épais satin de couleur rose. L’entrepreneur de
pompes funèbres s’était exclamé que c’était un cercueil vraiment
magnifique et excusé de ne pouvoir lui en fournir un avec une
doublure bleue. Louis avait rétorqué que Rachel et lui n’avaient
jamais fait ce genre de distinctions, et l’homme avait hoché la tête,

- 297 -
après quoi il lui avait demandé s’il disposait d’une somme suffisante
pour régler intégralement les dépenses occasionnées par les
funérailles de son fils.
Si tel n’était pas le cas, Louis n’avait qu’à le suivre dans son
bureau afin qu’il lui soumette les formules de crédit que la maison
tenait à la disposition de ses clients.
Dans la tête de Louis, la voix joviale d’un annonceur publicitaire
s’était soudain mise à bramer : Oui ! Grâce aux coupons offerts par
les cigarettes Raleigh j’ai gagné un cercueil gratuit pour mon petit
garçon !
ŕ Je réglerai tout avec ma Carte Bleue, avait-il dit.
Il avait l’impression bizarre d’être une créature de fumée flottant
Ŕ au pays des rêves.
ŕ Parfait, avait dit l’entrepreneur.
Le cercueil ne faisait guère plus d’un mètre vingt de long, ce
n’était qu’un cercueil nain. Il n’en avait pas moins coûté six cents
dollars et des poussières.
Louis supposait qu’il était monté sur des tréteaux, mais l’amas de
fleurs l’empêchait de discerner quoi que ce soit et il avait jugé
préférable de ne pas trop s’approcher. Ces brassées de fleurs
dégageaient une odeur entêtante qui lui soulevait le cœur.
Au fond de l’allée centrale, juste devant la porte qui conduisait
dans l’antichambre, un livre était posé ouvert sur un pupitre auquel
un stylo à bille était fixé par une chaînette. Le directeur du salon
mortuaire avait posté Louis à côté de ce pupitre afin qu’il puisse
« accueillir ses parents et amis ».
Les parents et amis étaient censés signer ce livre et y mentionner
leurs nom et adresse. Louis n’avait jamais eu la moindre idée de
l’utilité que pouvait bien avoir cette coutume grotesque, mais il ne
demanda pas au croque-mort d’éclairer sa lanterne sur ce point. Il
supposait que, les funérailles une fois terminées, Rachel et lui
récupéreraient l’épais volume. Bien sûr, les Américains ont le goût
des commémorations, mais là on touchait vraiment au fond de
l’insanité. Il possédait déjà, enfouis quelque part dans un tiroir, un
album de classe terminale, un album de fin d’études préparatoires,
un album de fin d’études médicales, tous ornés des trombines de ses
condisciples du moment, sous lesquelles s’étalaient leurs paraphes
quelquefois assortis de remarques plus ou moins spirituelles ; sans

- 298 -
parler de son album de mariage, un gros volume dont la reliure en
similicuir portait le titre MES NOCES en lettres imitation or ; Il
s’ouvrait sur une photo de Rachel en train d’essayer son voile devant
un miroir avec l’aide de sa chère maman le matin du grand jour, et
s’achevait sur celle de deux paires de chaussures posées devant la
porte fermée d’une chambre d’hôtel.
Et aussi un album « bébé » acheté à la naissance d’Ellie ; celui-là,
ils n’avaient jamais achevé de le remplir, car il était d’une mièvrerie
franchement horripilante : il comportait des pages prêtes-à-remplir
du genre MA PREMIÈRE COUPE DE CHEVEUX (coller ici une
mèche des cheveux de bébé) et ZUT ALORS ! (coller ici une photo
de bébé tombant sur le derrière).
Et à présent une nouvelle perle allait s’ajouter à leur collection
d’albums. Comment est-ce qu’on pourrait l’appeler ? se demanda
Louis tandis qu’il poireautait à côté de son pupitre, dans un état
plus ou moins cataleptique, en attendant que les festivités
démarrent. MON OBITUAIRE ? SOUVENIRS FUNÉRAIRES ? LE
JOUR OÙ ON A CREUSÉ LE TROU DE GAGE ? Ou peut-être
quelque chose de plus littéraire, comme UNE MORT DANS LA
FAMILLE ?
Il referma le livre : il était relié en similicuir, comme leur album
de mariage.
Mais contrairement à lui, il n’avait pas de titre.
Assez logiquement, la première personne à pénétrer dans la
chambre mortuaire fut Missy Dandridge, cette brave Missy qui avait
tant de fois gardé Ellie et Gage. Louis se souvint que c’était elle qui
avait pris les enfants le soir du jour où Victor Pascow était mort. Et
tandis que Missy gardait les gosses chez elle, Rachel et lui avaient
fait l’amour, dans la baignoire d’abord, au lit ensuite.
Missy avait beaucoup pleuré, et à la vue du visage impassible de
Louis, elle fondit à nouveau en larmes et lui tendit ses bras avec des
gestes tâtonnants, mal assurés. Louis l’étreignit et il sentit que
c’était ainsi que la chose était censée fonctionner Ŕ une espèce de
peine brûlante qui allait et venait entre eux comme un courant
électrique, ramollissant la gangue durcie de désespoir qui lui
paralysait le cœur, dégageant son cerveau de l’amas de sédiments
pierreux que le choc y avait laissé.
ŕ Je suis tellement navrée, disait Missy en écartant les mèches

- 299 -
de cheveux blond foncé qui retombaient sur son visage livide. C’était
un enfant si adorable, je l’aimais tant, oh Louis, je suis tellement
désolée ah ! cette horrible route, j’espère que le chauffeur du camion
restera en prison jusqu’à la fin de ses jours, il conduisait beaucoup
trop vite, Gage était si gentil, si mignon, si vif, pourquoi a-t-il fallu
que le Bon Dieu nous l’arrache, je ne sais pas, on ne peut pas
comprendre ces choses-là, n’est-ce pas ? mais je suis tellement,
tellement désolée, Louis !
Louis la réconforta et tandis qu’il la serrait entre ses bras, il sentit
ses larmes qui mouillaient son col, ses seins qui se pressaient sur sa
poitrine. Missy lui demanda où était Rachel, et il lui dit qu’elle se
reposait ; la brave femme lui promit qu’elle viendrait la voir et
ajouta qu’elle garderait Ellie chaque fois que cela serait nécessaire,
et aussi longtemps qu’ils voudraient. Louis la remercia et elle
s’éloigna en reniflant, les yeux plus rouges que jamais au-dessus de
son mouchoir noir.
Elle avait déjà avancé de quelques pas en direction du catafalque
quand Louis la rappela. Le directeur du salon mortuaire (dont il
n’avait même pas été fichu de retenir le nom) lui avait demandé de
faire signer le livre, et il n’allait pas faire les choses à moitié.
ŕ Missy, voulez-vous signer le livre ? lui demanda-t-il. (Et,
comme il lui semblait nécessaire d’avancer ne fût-ce qu’un semblant
de justification, il ajouta :) Pour Rachel…
ŕ Mais naturellement, dit Missy. Ah, pauvre Louis, pauvre
Rachel !
Tout à coup, Louis sut d’avance ce qu’elle allait proférer ensuite
et, pour une raison ou une autre, en conçut une peur panique. Mais
il sentait que cette phrase allait le frapper directement au cœur,
ainsi qu’une balle de fort calibre tirée par un tueur expert, il devinait
que d’autres balles le frapperaient à intervalles réguliers tout au
long de cet interminable rituel et que la fusillade reprendrait durant
l’exposition de l’après-midi, alors que ses blessures du matin
saigneraient encore :
ŕ Dieu merci, il n’a pas souffert, Louis. Au moins tout s’est passé
très vite.
Une envie sournoise de lui dire la vérité, de la lui cracher à la
figure, s’empara de Louis. Ah, comme son visage éploré se serait
convulsé s’il avait dit tout haut ce qu’il pensait : Oh oui, tout s’est

- 300 -
passé très vite, excessivement vite pas de doute, c’est d’ailleurs
pour cela que le cercueil est fermé : on n’aurait rien pu faire pour
rendre Gage présentable, même si Rachel et moi nous n’avions pas
été contre cette coutume qui consiste à affubler les chers disparus
de leurs plus beaux atours comme des mannequins de grands
magasins et à leur peinturlurer la face avec du fond de teint et du
rouge à lèvres. Oui, Missy très chère, tout s’est passé
incroyablement vite : à un certain moment, Gage était sur la route,
et la minute d’après il était étendu par terre, une centaine de
mètres plus loin, près de la maison des Ringer. Cent mètres, cent
dix à tout casser, la longueur d’un terrain de football. Le camion l’a
heurté, l’a tué, et ensuite il l’a traîné avec lui, et pour être rapide ça
a été rapide, ça, vous pouvez me croire.
J’ai couru derrière en hurlant sans arrêt son nom, comme si
j’avais pu espérer qu’il soit encore vivant – moi, un médecin ! Au
bout de dix mètres, j’ai aperçu sa casquette de base-ball, au bout de
vingt mètres, une de ses chaussures de tennis bleues, au bout de
quarante mètres j’ai dû bifurquer car le camion avait quitté la
route et il était allé se plier en deux dans le champ qui se trouve
derrière la grange des Ringer. Autour de moi, les gens se
précipitaient hors de leurs maisons, et moi j’ai continué à courir en
hurlant le nom de Gage. Dix mètres plus loin, j’ai vu son blouson,
retourné ; j’ai parcouru encore vingt mètres et j’ai croisé sa
deuxième chaussure, et tout au bout il y avait Gage.
Tout à coup, l’univers entier devint d’un gris très doux, comme le
plumage d’une tourterelle. Louis ne distinguait plus rien. Il sentait
juste Ŕ très vaguement Ŕ l’angle du pupitre sur lequel était posé le
livre qui lui pénétrait dans la paume.
ŕ Louis ? fit la voix de Missy, très, très loin.
Un mystérieux bruit d’ailes lui remplissait les oreilles. Les
tourterelles avaient tout envahi.
ŕ Louis ? répéta Missy, plus près cette fois, alarmée.
Il émergea du gris. Le monde reprit ses formes et ses couleurs.
ŕ Vous vous sentez mal ?
ŕ Non, dit Louis en souriant. Non, Missy, ça va très bien.
D’une écriture appliquée, Missy inscrivit dans le livre : « Mr et
Mrs David Dandridge », puis elle calligraphia soigneusement leur
adresse, en belles lettres rondes : « 67, Old Bucksport Road. »

- 301 -
Lorsqu’elle releva la tête, ses yeux rencontrèrent ceux de Louis et
elle les baissa aussitôt, comme si elle avait honte d’être domiciliée
sur la route où Gage avait été tué.
ŕ Courage, Louis, murmura-t-elle.
David Dandridge lui serra la main en bredouillant des paroles
incompréhensibles ; sa pomme d’Adam proéminente et pointue
montait et descendait.
Ensuite il se hâta d’emboîter le pas à sa femme qui se dirigeait
vers le catafalque, afin de s’abîmer avec elle dans la contemplation
rituelle du cercueil.

Les autres entrèrent un par un derrière les Dandridge, et


défilèrent tour à tour devant Louis qui les recevait poliment, et
recevait par la même occasion leurs poignées de main, leurs
accolades et leurs larmes. Le col de sa chemise et l’épaule de son
costume anthracite ne tardèrent pas à s’humecter.
L’odeur des fleurs s’insinuait à présent jusqu’au fond de la salle
et imprégnait l’atmosphère de ses funèbres effluves. Ce parfum
douceâtre et prenant de couronnes mortuaires, Louis se rappelait
l’avoir humé bien des fois dans son enfance. Il fit mentalement le
compte des phrases de condoléances qu’on lui servait. On lui avait
répété un total de trente-deux fois qu’il était heureux que Gage n’eût
pas eu le temps de souffrir. Vingt-cinq fois que les voies du Seigneur
étaient impénétrables. La lanterne rouge allait à Il est avec les anges
à présent, que l’on ne lui avait récité qu’une petite douzaine de fois.
Ces lieux communs indéfiniment répétés eussent logiquement dû
sonner de plus en plus creux, au point de perdre toute espèce de
sens, un peu comme on finit par oublier qui on est quand on répète
inlassablement son propre nom. Mais au lieu de ça, Louis éprouvait
leur inanité avec une force sans cesse croissante, et à chaque fois, le
choc se répercutait un peu plus profondément, si bien que lorsque
ses beaux-parents firent leur apparition, il se sentait un peu comme
un boxeur qui vient de prendre une terrible dégelée de coups de
poing.
La première idée qui lui vint en les apercevant fut que Rachel
n’avait pas exagéré. Irwin Goldman avait vieilli Ŕ terriblement
vieilli. Louis ignorait son âge exact ; il savait simplement qu’il
n’avait pas encore atteint la soixantaine. Mais ce jour-là, son visage

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figé dans un rictus de vieille momie le faisait paraître plus que
septuagénaire. Avec son crâne chauve et ses épaisses lunettes, il
ressemblait absurdement à l’ancien Premier ministre d’Israël,
Menahem Begin.
Quand Rachel lui avait annoncé, à son retour de Chicago, que son
père avait pris un coup de vieux, Louis avait été loin d’imaginer un
naufrage aussi complet. Mais peut-être qu’à Thanksgiving le vieil
homme ne s’était pas encore décati à ce point. Il est vrai qu’à ce
moment-là son petit-fils était encore en vie.
Dory marchait au bras de son mari, le visage entièrement
dissimulé par un double voile de crêpe à travers lequel Louis parvint
tout juste à distinguer des larmes qui miroitaient. Elle arborait une
de ces permanentes à reflets bleuâtres que les femmes mûres de la
bonne bourgeoisie américaine semblent considérer comme le
summum du chic et de la distinction.
Soudain, Louis décida qu’il était temps d’enterrer le passé. Il
n’allait pas remâcher indéfiniment cette vieille rancune, qui lui
paraissait tout à coup bien pesante. La pluie de platitudes qu’il
venait d’essuyer était sans doute pour beaucoup dans ce sentiment
de trop-plein qu’il éprouvait.
ŕ Irwin… balbutia-t-il. Dory… Merci d’être venus.
Il tendit maladroitement ses deux mains devant lui, comme s’il
voulait simultanément serrer la main du père de Rachel et étreindre
sa mère, ou peut-être même les embrasser tous les deux. Quoi qu’il
en soit, il sentit ses propres larmes jaillir pour la première fois, et
l’espace d’un instant il espéra qu’ils allaient vraiment se rabibocher,
que la mort de Gage aurait au moins cela de bon, comme dans ces
romans sentimentaux féminins où le trépas de la jeune fille au cœur
pur déclenche immanquablement une poignante scène de
réconciliation générale, où la perte d’un être cher a tout de même
des conséquences plus positives que cette douleur écrasante et
idiote qui vous lamine à n’en plus finir.
Dory fit un pas dans sa direction, ébaucha un geste Ŕ celui de lui
ouvrir ses bras peut-être ; elle lâcha : « Ô Louis…», marmonna
quelques paroles indistinctes, et là-dessus Goldman la tira en
arrière.
Un moment, ils restèrent pétrifiés tous les trois, formant une
espèce de tableau vivant que personne d’autre qu’eux ne remarqua

- 303 -
(à la possible exception du directeur du salon mortuaire, qui se
tenait discrètement en retrait dans l’angle opposé de la salle Ŕ Louis
était sûr qu’à sa place l’oncle Carl n’en eût pas manqué une miette),
Louis avec ses bras à demi tendus, Irwin et Dory Goldman aussi
immobiles et raides que deux petits mariés plantés au sommet d’une
pièce montée.
Louis constata qu’il n’y avait pas trace de larmes dans les yeux de
son beau-père ; ils étaient étincelants de haine (« Est-ce qu’il
s’imagine que j’ai tué Gage pour le faire enrager ? » se demanda-t-
il brièvement). Le regard hostile de Goldman se posa sur Louis, le
mesura et, comme s’apercevant qu’il était toujours ce personnage
minable et falot qui lui avait ravi sa fille et l’avait entraînée dans ce
désastre, glissa sur lui avec dédain. Ses yeux se déplacèrent vers la
gauche, en direction du cercueil de Gage, et c’est seulement alors
qu’ils perdirent leur éclat farouche.
Louis fit une ultime tentative.
ŕ Irwin, dit-il. Dory… Je vous en prie. Il faudrait que nous
puissions nous serrer les coudes…
ŕ Louis… dit Dory Goldman (d’une voix où il crut discerner une
sorte de douceur).
Puis ils le dépassèrent, Goldman traînant sa femme dans son
sillage sans regarder ni à droite ni à gauche et surtout pas vers Louis
Creed.
Ils avancèrent jusqu’au catafalque et Goldman sortit une petite
calotte noire de la poche de son veston.
« Vous n’avez pas signé le registre », songea Louis, et un renvoi
silencieux lui remonta de l’estomac, tellement bilieux et aigre que
son visage se tordit comme sous l’effet d’une douleur fulgurante.

Quand la cérémonie du matin fut enfin terminée, Louis


téléphona chez lui. Ce fut Jud qui décrocha ; le vieil homme lui
demanda comment les choses s’étaient passées, et Louis lui
répondit que tout s’était déroulé très normalement. Ensuite, il pria
Jud de lui passer Steve Masterton.
ŕ Puisque Rachel est capable de s’habiller toute seule, je ne vois
pas d’inconvénient à ce qu’elle se rende à l’exposition de l’après-
midi, déclara Steve. Vous êtes d’accord ?
ŕ Oui, dit Louis.

- 304 -
ŕ Comment allez-vous, Louis ? Tout baratin mis à part Ŕ
comment ça va ?
ŕ Ça peut aller, dit Louis d’une voix brève. Je tiens le coup.
« Je leur ai fait signer le registre. Tout le monde l’a signé, sauf
les Goldman. Les Goldman n’ont pas voulu. »
ŕ Bon, dit Steve. Vous voulez qu’on se retrouve quelque part
pour déjeuner ?
Déjeuner. Se retrouver pour déjeuner. L’idée était tellement
irréelle, tellement peu de ce monde que Louis se souvint des romans
de science-fiction qu’il lisait dans son adolescence Ŕ ces histoires de
colonisation galactique dont les spécialistes étaient Robert Heinlein,
Murray Leinster, Gordon R. Dickson. Les indigènes de la planète
Quark ont une coutume étrange, lieutenant Abelson : quand un de
leurs enfants meurt, ils se « retrouvent pour déjeuner ». J’imagine
que ça doit vous paraître grotesque et bien barbare, mais vous
savez, cette planète n’a pas encore été terraformée.
ŕ Bien sûr, dit Louis. Vous connaissez un endroit spécialisé dans
l’accueil des familles éplorées qui ont envie de casser une petite
graine entre deux visites à leur cher défunt ?
ŕ Doucement, Lou, ne vous emballez pas, dit Steve, mais il
n’avait pas l’air tellement contrarié.
Dans l’état de calme quasi ataraxique où il était, Louis avait
l’impression d’être capable de percer tout le monde à jour. Il se
faisait peut-être des illusions, mais en ce moment précis il
pressentait que Steve était en train de se dire qu’il aimait encore
mieux l’entendre lui balancer à brûle-pourpoint un torrent de
sarcasmes venimeux que de le voir sonné comme ce matin-là.
ŕ N’y faites pas attention, lui dit-il. Qu’est-ce que vous diriez de
Benjamin’s ?
ŕ Va pour Benjamin’s, approuva Steve. Ça me convient
parfaitement.
Louis avait téléphoné depuis le bureau du directeur de
l’entreprise de pompes funèbres. Pour gagner la sortie, il dut
repasser devant le salon mortuaire où reposait son fils. La salle était
pratiquement déserte à présent, mais Irwin et Dory Goldman
étaient encore assis au premier rang, la tête baissée, dans une
attitude de recueillement. Louis eut le sentiment qu’ils allaient
rester là éternellement.

- 305 -
Steve avait bien fait de choisir Benjamin’s. Bangor est une ville
où l’on déjeune tôt et lorsqu’ils se présentèrent au restaurant, sur le
coup d’une heure, il était pratiquement vide. Jud était venu avec
Rachel et Steve et ils commandèrent tous du poulet frit. À un
moment, Rachel se rendit aux toilettes et y resta tellement
longtemps que Masterton commença à s’énerver. Il était sur le point
de prier une serveuse d’aller voir ce qui se passait lorsque Rachel
revint à sa place, les yeux rouges.
Louis toucha à peine à son poulet ; par contre, il but énormément
de bière. Jud, qui n’était guère communicatif, descendit exactement
le même nombre de bouteilles de Schlitz.
Leurs quatre plats repartirent à peu près intacts.
Avec son espèce de clairvoyance surnaturelle, Louis vit que la
serveuse, une jeune fille boulotte au visage avenant, était l’objet
d’un débat intérieur : fallait-il ou non leur demander s’ils avaient
trouvé à redire à leurs poulets ? Son regard effleura les yeux de
Rachel, vit ses paupières bordées de rouge, et elle décida que la
question ne s’imposait vraiment pas.
Ils en étaient au café lorsque Rachel leur fit une déclaration si
brusque et si choquante qu’ils en demeurèrent tous confondus,
surtout Louis que l’assoupissement de la bière commençait tout
juste à gagner.
ŕ Je vais donner ses vêtements à l’Armée du Salut, affirma-t-elle.
ŕ Vraiment ? fit Steve au bout d’un moment.
ŕ Oui, dit Rachel. Ils peuvent encore faire de l’usage. Ses
salopettes… ses pantalons de velours côtelé… ses chemises. Il y a des
gens qui seront contents de les avoir. Ils sont tous en très bon état.
À part ceux qu’il portait, bien entendu. Ceux-là sont… fichus.
Elle avait articulé ce dernier mot d’une pauvre voix tout
étranglée. Elle avala un peu de café, mais ça ne marcha pas.
L’instant d’après, elle sanglotait éperdument, le visage enfoui dans
ses mains.
Il y eut alors un moment très singulier. L’espèce de don de
double vue qui avait habité Louis toute la journée prit un relief plus
aigu que jamais. Il sentit très clairement que toutes les lignes de
tension jusque-là entrecroisées fusionnaient en une seule et
convergeaient sur lui. La serveuse elle-même perçut ce déplacement

- 306 -
d’ondes mentales. Elle était occupée à dresser des tables à l’autre
bout de la salle, et Louis la vit se figer brusquement, des couverts à
la main. Un moment, il resta perplexe, et tout à coup il comprit : ils
attendaient qu’il réconforte sa femme.
Mais il en était incapable. Il voulait le faire. Il savait que c’était à
lui de le faire. Malgré ça, il ne pouvait pas. C’était le chat qui
interférait. Subitement, sans rime ni raison, l’image de ce foutu chat
s’interposait entre lui et Rachel. Church, avec ses souris lacérées et
ses oiseaux démembrés. À chaque fois que Louis découvrait une
nouvelle bestiole massacrée, il s’empressait de faire disparaître les
traces du carnage. Il ne récriminait pas. Il ne faisait aucun
commentaire. Il ne pouvait pas protester, car après tout, il l’avait
bien cherché. Mais avait-il mérité ce qui lui arrivait à présent ?
Il vit ses doigts. Ses propres doigts à lui, Louis.
L’extrémité de ses doigts avait effleuré le dos du blouson de Gage.
Et puis le blouson de Gage s’était volatilisé. Et Gage s’était volatilisé
aussi.
Il s’abîma dans la contemplation du café qui fumait dans sa tasse
et il laissa sa femme pleurer à côté de lui Ŕ inconsolée.
Au bout d’un moment (qui fut sans doute très bref en durée réelle
mais que Louis perçut comme atrocement long aussi bien sur le
coup qu’en y re-songeant par la suite), Steve passa un bras autour
des épaules de Rachel et il l’étreignit tendrement, tout en posant sur
Louis des yeux pleins de colère et de reproche. Louis se tourna vers
Jud, mais le vieil homme gardait le nez obstinément baissé, comme
s’il avait honte. Il ne pouvait lui être d’aucun secours.

- 307 -
37

ŕ Je savais bien qu’il finirait par arriver un malheur ! disait


Irwin Goldman. (C’est comme cela que l’esclandre avait débuté.)
Dès que Rachel vous a épousé, j’ai su que ça allait mal tourner. Je
lui ai dit : « Ma fille, tu souffriras plus qu’à ton tour avec ce zèbre
là. » Et regardez-moi ça ! Regardez-moi cette… ce gâchis.
Louis leva lentement les yeux vers son beau-père, qui avait
inopinément surgi devant lui tel un affreux petit diable à ressort au
crâne surmonté d’une calotte noire puis, instinctivement, il se
tourna en direction du registre de l’entrée auprès duquel Rachel
était restée seule à monter la garde après qu’il eut déclaré forfait
pour le reste de l’après-midi, mais Rachel n’était plus là.
L’affluence était bien moindre qu’à l’exposition du matin, et au
bout d’une demi-heure Louis avait abandonné son poste pour aller
s’asseoir sur une chaise du premier rang, à l’extrême bord de l’allée.
Il était resté là, affalé, inerte, insensible à tout sauf à la fatigue
écrasante qui l’engourdissait (et marginalement aussi à l’odeur
écœurante des couronnes mortuaires). Sa torpeur n’était pas
uniquement due à la bière. Il sentait bien que son esprit était enfin
prêt à tirer le rideau. Cela valait sans doute mieux. Au bout de douze
ou seize heures de sommeil, il serait peut-être capable de
réconforter un tant soit peu Rachel.
Au bout d’un moment, sa tête était tombée sur sa poitrine et il
n’avait plus rien vu d’autre que ses mains jointes qui pendaient
entre ses genoux. Un sourd brouhaha de voix lui parvenait de
l’entrée de la salle, le berçant doucement. Il avait été soulagé en
constatant que les Goldman n’étaient plus là à leur retour du
restaurant, mais il aurait dû se douter que leur absence ne durerait
pas ; c’était trop beau pour être vrai.
ŕ Où est Rachel ? demanda-t-il.
ŕ Rachel est avec sa mère, comme il se doit, dit Goldman.
Sa voix avait des accents de fatuité mal retenue, comme celle

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d’un businessman qui vient de conclure un marché avantageux. Son
haleine empestait le scotch. À plein nez. Dressé sur ses courtes
pattes, tel un procureur nabot pour qui la culpabilité du triste
individu effondré sur le banc des accusés ne fait aucun doute, il
titubait imperceptiblement.
ŕ Que lui avez-vous dit ? interrogea Louis avec une pointe
d’anxiété.
Goldman avait entrepris Rachel, il le savait. C’était écrit sur son
visage.
ŕ Je ne lui ai dit que la vérité, dit Goldman. Que c’était tout ce
qu’on avait à gagner quand on épousait quelqu’un contre le gré de
ses parents. Je lui ai dit que…
ŕ Vous lui avez dit ça ? coupa Louis, incrédule. Vous n’avez tout
de même pas osé lui dire une chose pareille ?
ŕ Si, je lui ai dit ça, répondit Irwin Goldman. Et bien d’autres
choses encore. J’ai toujours su que ça se terminerait par un
malheur. La première fois que je vous ai vu, j’ai su quel genre
d’homme vous étiez vraiment.
Il avança son visage, exhalant d’aigres relents de scotch.
ŕ Vous ne m’avez jamais abusé. Votre diplôme de médecin, c’est
de la frime. Vous n’êtes qu’un vulgaire filou, vous avez circonvenu
ma fille pour qu’elle consente à ce mariage inepte et après avoir fait
d’elle une souillon, vous avez laissé son petit garçon se faire écraser
sur la route comme un… comme une musaraigne.
La plus grande partie de ce que Goldman venait de dire était
passée par-dessus la tête de Louis. Il se débattait encore avec l’idée
que ce stupide avorton avait pu…
ŕ Vous avez osé lui dire ça ? répéta-t-il. Vous avez osé ?
ŕ J’espère que vous rôtirez en enfer ! s’écria Goldman, et des
têtes se tournèrent brusquement vers eux.
Un flot de larmes jaillit des petits yeux bruns d’Irwin Goldman,
dont la cornée était striée de lignes sanglantes. Son crâne chauve
luisait dans la lumière tamisée des tubes fluorescents.
ŕ Ma fille était une enfant radieuse, et vous en avez fait une
triste souillon… Vous lui avez volé son avenir… Vous nous l’avez
volée… et vous avez laissé mon petit-fils mourir ignominieusement
sur une route de campagne.
Sa voix s’enflait peu à peu, et c’est en glapissant à tue-tête qu’il

- 309 -
continua :
ŕ Où étiez-vous, hein ? Où est-ce que vous traîniez pendant que
cet enfant s’amusait sur la route ? Est-ce que vous étiez
tranquillement assis à écrire vos foutus articles à la noix ? Qu’est-
ce que vous foutiez, sale con ? Sale petit trou-du-cul ! Assassin
d’enfants ! As… !
Ils étaient là, face à face, juste devant le catafalque, au premier
rang des fauteuils du salon mortuaire Est.
Ils étaient là, et tout à coup, Louis vit son bras se soulever. Il vit
la manche de son veston gris anthracite qui se relevait au-dessus du
poignet de sa chemise blanche. Il vit la lueur fugace d’un bouton de
manchette en or. Il portait les boutons de manchettes que Rachel lui
avait offerts à l’occasion de leur troisième anniversaire de mariage,
sans soupçonner qu’un jour son mari les mettrait pour se rendre
aux funérailles de leur fils encore à naître. Au bout de son bras, il y
avait un poing fermé, et ce poing entra en contact avec la bouche
d’Irwin Goldman. Il sentit les lèvres du vieil homme s’aplatir sous
ses jointures.
La sensation était franchement répugnante Ŕ c’était à peu près
celle qu’on devait éprouver en écrasant une limace avec le poing. Il
n’en tira aucune espèce de plaisir. Sous la chair des lèvres de son
beau-père, il sentit la forme dure, résistante et régulière d’un
râtelier de fausses dents.
Goldman recula en chancelant. Son bras heurta le flanc du
cercueil de Gage, qui s’inclina dangereusement sur un côté. Un vase
débordant de fleurs s’écrasa au sol avec fracas. Quelqu’un hurla.
C’était Rachel. Elle luttait pour échapper à l’étreinte de sa mère,
qui s’efforçait de la retenir.
Les personnes présentes Ŕ une quinzaine en tout paraissaient
pétrifiées par un mélange de peur et d’embarras. Par bonheur, Steve
avait reconduit Jud Crandall à Ludlow. Louis en conçut un vague
soulagement. Il n’aurait pas aimé que Jud assiste à cette scène. Elle
était tellement sordide.
ŕ Ne lui fais pas de mal ! hurla Rachel. Louis, ne fais pas de mal
à mon père !
ŕ Parce qu’en plus tu frappes les vieillards ! grinça Irwin
Goldman, l’homme au chéquier volubile. (Un large sourire écartait
ses lèvres sanguinolentes.) Tu aimes ça, hein ? Ça ne m’étonne pas,

- 310 -
espèce d’ignoble crapule ! Ça ne me surprend pas du tout.
Louis se tourna vers lui, et Goldman le frappa à la gorge. C’était
un coup maladroit, imprécis, porté avec le côté de la main plutôt
qu’avec le poing, mais il prit Louis au dépourvu. Une douleur
terrible lui paralysa le cou, et il sut instantanément qu’il aurait le
plus grand mal à avaler sa salive pendant au moins deux heures. Sa
tête fut projetée en arrière et il tomba à genoux sur le tapis rouge
qui courait le long de l’allée centrale.
D’abord les fleurs, et moi ensuite, pensa-t-il. Que dit la chanson
des Ramones ? « En avant, allez go ! Tirons-leur dans le dos ! » Il
essaya de rire, mais sa gorge en capilotade n’émit qu’un vague
gargouillement.
Irwin Goldman, la bouche toute dégoutante de sang, se précipita
sur son beau-fils et lui expédia un violent coup de pied dans les
reins. Louis éprouva une douleur fulgurante, et il posa ses deux
mains à plat sur le tapis pour ne pas s’effondrer sur le ventre.
ŕ Même contre un vieillard comme moi, tu ne fais pas le poids,
petit ! s’écria Goldman d’une voix haletante d’excitation.
Il décocha un second coup de pied à Louis, mais cette fois il
manqua le rein et le bout arrondi de sa chaussure noire de vieux
monsieur cueillit Louis au sommet de la fesse gauche. Louis poussa
un grognement de douleur, et cette fois il s’étala sur le tapis.
Son menton heurta le sol avec un craquement audible, et il se
mordit la langue.
ŕ Et voilà ! cria Goldman. Voilà le coup de pied au cul que
j’aurais dû t’envoyer la première fois que tu es venu nous faire des
ronds de jambe. Tiens !
Il flanqua un troisième coup de pied à Louis, et celui-ci atterrit
sur la fesse droite. Goldman pleurait à chaudes larmes, et un rictus
lui tordait la bouche.
C’est seulement alors que Louis s’aperçut que le visage du vieil
homme était piqueté de poils hirsutes : il ne s’était pas rasé ce
matin-là, en signe de deuil.
Le directeur du salon mortuaire accourait dans leur direction.
Rachel, qui avait échappé à l’étreinte de sa mère, se précipita en
hurlant vers l’avant de la salle.
Louis se retourna maladroitement sur le flanc, puis il se dressa
sur son séant. Son beau-père lui décocha un nouveau coup de pied,

- 311 -
mais il bloqua l’extrémité de sa chaussure à deux mains, comme un
ballon de rugby, et il lui imprima une forte poussée en y mettant
toute son énergie.
Goldman poussa un beuglement et il partit en arrière en faisant
de grands moulinets des bras pour essayer de retrouver son
équilibre. Il s’écrasa sur le cercueil de Gage Ŕ ce cercueil en bois de
rose fabriqué à Storyville, Ohio, qui avait coûté un joli paquet de
dollars.
« Le gwand, le tewwible Oz vient de tomber sur le cercueil de
mon fils », songea brumeusement Louis. Le cercueil glissa sur ses
tréteaux et s’abattit avec fracas. L’extrémité gauche toucha d’abord
le sol, puis la droite. À travers les cris et les sanglots, à travers même
les braiments furieux d’Irwin Goldman (« braiments » était le mot,
puisque ce puéril matamore était précisément occupé à vouloir
donner le coup de pied de l’âne), Louis perçut distinctement le petit
cliquettement de la serrure qui cédait.
Par bonheur, le spectacle des tristes restes de Gage étalés sur le
plancher du catafalque leur fut épargné.
Mais à l’idée de ce qui serait arrivé si le cercueil avait chu sur le
flanc au lieu de tomber à plat, Louis fut pris d’un début de nausée.
Le couvercle s’était soulevé de quelques millimètres avant de
retomber avec un claquement sec sur sa serrure brisée, et il avait eu
le temps d’entrevoir une tache grise (couleur du petit costume qu’ils
avaient acheté tout spécialement pour l’occasion) et une minuscule
pointe de rose Ŕ la main de l’enfant, sans doute.
Louis Creed, toujours assis au milieu de l’allée, se couvrit le
visage de ses mains et se mit à pleurer.
Son beau-père, les missiles MX, la controverse opposant les
tenants des sutures fixes à ceux des sutures auto-dissolvantes, la fin
de l’univers par combustion vive, rien de tout cela n’avait plus le
moindre intérêt pour lui. Dans cet instant-là, il aurait voulu être
mort. Et soudain, une image très saugrenue se forma dans sa tête :
celle de Gage coiffé d’un petit chapeau à grandes oreilles de Mickey
Mouse, qui secouait en riant la main d’un gigantesque Dingo au
milieu de la grand-rue de Disney World. La vision était d’une
parfaite clarté.
L’un des tréteaux s’était écroulé, l’autre avait été retenu dans sa
chute par la petite estrade sur laquelle le prêtre se juchait pour

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déclamer son oraison durant les obsèques religieuses. Étalé au
milieu des fleurs Goldman pleurait aussi. L’eau gouttait des vases
renversés, et les couronnes écrasées dégageaient des miasmes
encore plus écœurants.
Rachel n’arrêtait pas de hurler.
Louis ne parvenait pas à réagir à ses cris. La vision de Gage
déguisé en Mickey s’estompait, mais avant qu’elle eût complètement
disparu, il entendit un haut-parleur annoncer qu’un feu d’artifice
serait tiré un peu plus tard dans la soirée. Il se cachait le visage
entre les deux mains. Il ne voulait pas qu’on le voie.
Il ne voulait pas leur exhiber son visage barbouillé de larmes, sa
détresse, son remords, sa honte, sa souffrance. Et surtout, il ne
voulait laisser deviner à personne son lâche désir d’être mort pour
échapper à cet étalage de noirceur.
Le directeur du salon mortuaire aida Irwin Goldman à entraîner
Rachel hors de la salle. Rachel hurlait toujours. Plus tard, dans la
petite pièce où on l’avait emmenée (Louis supposait que ce local
était expressément réservé aux parents et amis que la douleur faisait
craquer Ŕ un salon des Hystériques, en quelque sorte), elle se mura
dans un mutisme complet. Louis exigea qu’on les laisse seuls et
cette fois il se chargea personnellement de lui injecter un sédatif. En
dépit de son abrutissement, il avait la tête claire et il se dominait
bien.

Dès leur arrivée à la maison, il mit Rachel au lit et lui fit une
seconde piqûre. Ensuite, il lui remonta les couvertures jusqu’au
menton et scruta longuement son visage d’une blancheur cireuse.
ŕ Rachel, je suis navré, dit-il. Je donnerais n’importe quoi pour
que tout ça ne soit pas arrivé.
ŕ Ça ne fait rien, murmura-t-elle d’une drôle de voix sans
timbre.
Sur quoi elle se retourna sur le flanc, et Louis ne vit plus que sa
nuque.
Louis ne prononça pas la question banale et éculée (« Ça va
bien ? ») qui lui était montée spontanément aux lèvres. Dans ces
circonstances, elle eût été d’une redondance flagrante.
ŕ Ça ne va pas trop mal ? interrogea-t-il enfin.
ŕ Je ne suis pas brillante, Louis, répondit Rachel en exhalant un

- 313 -
son qui ressemblait à un rire étouffé. En fait, je me sens
horriblement mal.
Il eût sans doute fallu ajouter quelque chose, mais Louis était à
bout de ressources. Tout à coup, une vague de ressentiment
l’envahit. Il en voulait à Rachel, à Steve Masterton, à Missy
Dandridge et à son grand benêt de mari avec sa pomme d’Adam
pointue. Ils lui sortaient tous par les trous de nez.
Pourquoi fallait-il que ce soit toujours lui qui leur tende l’épaule ?
Qu’est-ce que c’était que ce merdier ?
Il éteignit l’électricité et sortit.
Il constata qu’il ne pouvait pas non plus grand-chose pour sa
fille.
Il s’arrêta pour la regarder sur le seuil de sa chambre. La pièce
était plongée dans une demi-obscurité ; l’espace d’un bref moment
de délire, il la prit pour Gage, et son esprit las joua fugacement avec
l’idée que toute cette histoire n’avait été qu’un épouvantable
cauchemar pareil à celui au cours duquel il s’était enfoncé dans les
bois à la suite de Victor Pascow. La pénombre ajoutait à l’illusion :
la chambre d’Ellie n’était éclairée que par la lueur vacillante du petit
poste de télé portatif que Jud lui avait monté du rez-de-chaussée
pour l’aider à tromper l’attente. Les longues, longues heures
d’attente.
Mais bien sûr, ce n’était pas Gage. C’était Ellie qui, non contente
d’être toujours agrippée à la photo qui la montrait tirant Gage sur sa
luge, était à présent assise sur la chaise de Gage, qu’elle avait
transportée dans sa chambre. C’était une mini-chaise pliante de
metteur en scène avec un siège et un dossier de grosse toile. Le nom
de Gage, tracé au pochoir, barrait l’arrière du dossier. Rachel avait
commandé quatre chaises semblables à une firme de vente par
correspondance. Chacun des membres de la famille avait la sienne,
avec son nom inscrit au dos.
La chaise de Gage était trop petite pour Ellie. Elle avait dû se
ratatiner sur elle-même pour s’y asseoir, et la toile du siège penchait
dangereusement vers le sol. Elle serrait l’agrandissement du
Polaroïd sur son cœur et regardait sans les voir les images d’un
vague film.
Louis s’approcha de la télé et l’éteignit.
ŕ C’est l’heure de dormir, Ellie, annonça-t-il.

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La fillette s’extirpa de la chaise, puis elle la plia.
Apparemment, elle avait l’intention de dormir avec.
Louis hésita. Il avait envie de faire une remarque sur cette chaise,
mais finalement il se borna à interroger :
ŕ Tu veux que je te borde dans ton lit ?
ŕ Oui, dit Ellie. S’il te plaît.
ŕ Tu veux… peut-être que tu préférerais dormir avec maman
cette nuit ?
ŕ Non, merci.
ŕ Tu es sûre ?
ŕ Oui, dit Ellie en esquissant un sourire. Elle prend toujours
toutes les couvertures.
Louis lui rendit son sourire.
ŕ Amène-toi, alors.
Au lieu de fourrer la chaise dans son lit, Ellie la déplia à nouveau
et la plaça à son chevet. Louis eut l’absurde impression de se trouver
dans le cabinet de consultation du plus petit psychiatre du monde.
La fillette se dévêtit après avoir soigneusement posé la photo de
Gage et d’elle sur son oreiller. Elle enfila son pyjama de pilou à
fleurettes, récupéra la photo et se rendit dans la salle de bains où
elle la posa de nouveau le temps de se laver la figure, de se brosser
les dents, de faire usage du fil dentaire et d’avaler son comprimé de
fluor. Après quoi elle reprit la photo et se glissa dans le lit sans la
lâcher.
Louis s’assit à côté d’elle et il lui dit :
ŕ Ellie, il faut que tu le saches : si nous continuons à nous aimer,
nous arriverons à nous en sortir.
Chaque mot lui coûtait à peu près autant d’efforts qu’il aurait dû
en déployer pour actionner le levier d’une draisine chargée de balles
de coton imbibées d’eau, et quand il arriva enfin au bout de sa
phrase, il était complètement exténué.
ŕ Je vais prier Dieu de toutes mes forces, dit Ellie d’une voix
tranquille. Comme ça, Il fera revenir Gage.
ŕ Ellie…
ŕ Dieu peut revenir sur ce qu’Il a fait, dit Ellie. Il peut faire tout
ce qu’Il veut.
ŕ Ellie, Dieu ne réalise pas ce genre de souhaits, expliqua Louis
d’une voix embarrassée.

- 315 -
Une image lui passa brièvement dans la tête : celle de Church
accroupi sur le siège des toilettes qui le fixait de son regard trouble
tandis qu’il macérait dans la baignoire.
ŕ Si, dit Ellie. À l’école du dimanche, le maître nous a parlé de
Lazare. C’est un bonhomme qui était mort, et Jésus l’a ressuscité. Il
lui a crié : « Lazare, sors ! » Le maître nous a même dit que s’il avait
seulement dit : « Sors ! » tous les morts de ce cimetière seraient
sortis de leurs tombes. Mais Jésus ne voulait que Lazare.
Une parfaite ineptie jaillit spontanément de la bouche de Louis
(mais il est vrai que la journée avait été fertile en calembredaines et
autres coquecigrues) :
ŕ Ça s’est passé il y a bien longtemps.
ŕ Je vais tout préparer pour son retour, dit la fillette. J’ai sa
photo, je vais me servir de sa chaise…
ŕ Ellie, la chaise de Gage est trop petite pour toi, objecta Louis
en prenant dans la sienne sa main brulante de fièvre. Tu vas la
casser.
ŕ Dieu m’aidera à ne pas la casser, dit Ellie.
Sa voix avait des accents de grande sérénité, mais Louis vit que
deux cernes bistres se dessinaient autour de ses yeux. Il se
détourna : c’était trop douloureux de la regarder. Si la chaise de
Gage cédait sous elle, Ellie comprendrait peut-être un peu mieux ce
qui s’était passé.
ŕ Je vais garder sa photo avec moi. Je me servirai de sa chaise, et
je mangerai de son porridge tous les matins.
Gage et Ellie avaient toujours eu chacun leur marque de céréales
au petit déjeuner. Ellie détestait les Cocoa Bears de Gage ; elle s’était
même écriée un jour qu’ils avaient le même goût que de vieilles
punaises mortes. Lorsqu’il ne restait plus d’autres céréales à la
maison, Ellie se contentait d’un œuf à la coque, ou elle partait pour
l’école l’estomac vide.
ŕ Je mangerai aussi des haricots secs. Je n’aime pas du tout ça,
mais tant pis. Je lirai tous les livres d’images de Gage et je… je lui…
tu sais… je tiendrai tout prêt pour son retour… si jamais il…
Elle pleurait à présent. Louis ne la prit pas dans ses bras pour la
réconforter ; il se borna à écarter doucement les cheveux qui lui
retombaient sur le front. Tout ce délire avait quelque chose de
logique, au fond. Rester en ligne. Ne pas décrocher. Maintenir la

- 316 -
présence de Gage, lui garder sa place au hit-parade, refuser de le
laisser glisser dans l’oubli, se remémorer tous ses faits et gestes… Et
tu te rappelles ce qu’il avait fait à tel moment… ou à tel autre… ? Ah
oui, c’était fumant ! Ah, ce Gage, qu’est-ce qu’il était chouette !
Sacré petit bonhomme, tiens ! Dès que ça ne ferait plus mal, ça
commencerait à ne plus avoir tellement d’importance. Elle sait
sûrement combien ça serait plus facile d’admettre que Gage est
mort, se dit Louis.
ŕ Ne pleure plus, Ellie. On n’a pas toute la nuit.
Mais rien n’aurait pu l’arrêter. Elle pleura encore pendant un bon
quart d’heure. En fait, même, des larmes roulaient encore sur ses
joues lorsqu’elle tomba endormie. Puis le sommeil la prit, et quand
l’horloge du rez-de-chaussée sonna dix heures, la maison baignait
dans un complet silence.
« Vis avec le souvenir de Gage si ça te chante, Ellie, songea Louis
en déposant un baiser sur le front de sa fille. Un psy serait
sûrement d’avis que c’est pervers comme tout, mais pour moi c’est
O.K. Je sais qu’un de ces jours (peut-être même avant la fin de la
semaine) tu finiras par oublier d’emporter cette photo. Je la
trouverai abandonnée sur le lit, dans ta chambre vide, pendant
que tu seras en train de faire du vélo dans l’allée ou que tu seras
partie chez Kathy McGowan pour coudre des vêtements de poupée
avec sa machine miniature. Ce jour-là, Gage ne sera plus avec toi
et à partir de ce moment-là son nom disparaîtra définitivement du
hit-parade (si tant est que les petites filles en dressent un dans leur
cœur) et il ne sera plus qu’un des ―événements qui ont marqué
l’année 1984‖. De l’histoire ancienne. »
Louis sortit de la chambre d’Ellie et il resta un moment debout au
sommet de l’escalier en se disant (sans conviction) qu’il vaudrait
peut-être mieux aller au lit.
Il savait de quoi il avait besoin.
Et il descendit le chercher.

Louis Albert Creed entreprit de se bourrer méthodiquement la


gueule. La cave abritait six caisses de Schlitz Light. Louis était un
buveur de bière impénitent. Jud Crandall et Steve Masterton aussi.
À l’occasion, Missy Dandridge en buvait une ou deux les soirs où
elle gardait les enfants (l’enfant, rectifia mentalement Louis tandis

- 317 -
qu’il descendait l’escalier de la cave). Même Charlton, lors de ses
rares visites, optait invariablement pour une bière (légère) de
préférence à un verre de vin. Si bien que l’hiver dernier, lorsque
l’A & P de Brewer avait mis la Schlitz Light en promotion, Rachel en
avait acheté dix caisses d’un coup. Comme ça, tu n’auras plus
besoin de te précipiter chez l’épicier d’Orrington à chaque fois
qu’on reçoit du monde, avait-elle dit à Louis. Et c’est toi qui me
cites toujours l’adage de Spenser dans les romans de Robert
Parker : « Toute bière trouvée au réfrigérateur après l’heure de la
fermeture des magasins ne peut être que bonne. » Tu te rappelles,
chéri ? Alors, tu n’as qu’à boire de la Schlitz Light en pensant à tout
le fric que ça te fait économiser. L’hiver dernier. Quand les choses
allaient encore bien. Quand les choses allaient encore bien. C’est
drôle comme ces distinctions s’opèrent d’elles-mêmes dans votre
tête.
Louis remonta une caisse de bière dans la cuisine et il entassa les
boîtes dans le frigo. Il en sortit une, referma la porte du
réfrigérateur et arracha la languette. En entendant la porte du frigo
se refermer, Church émergea de la dépense, s’avança vers Louis
avec des mouvements lents et ondulants et leva sur lui un regard
intéressé. Le chat restait à une distance respectueuse ; Louis lui
avait balancé suffisamment de coups de pied pour l’inciter à se
montrer circonspect.
ŕ Toi, je ne te donne rien, lui annonça-t-il. Tu as eu ta boîte de
Ronron quotidienne. Si tu as encore faim, tu n’as qu’à aller tuer un
oiseau.
Church demeura à la même place, la tête levée vers Louis, qui
porta la boîte de bière à sa bouche et en vida la moitié d’un trait. La
bière lui monta à la tête quasi instantanément.
ŕ Tu ne les bouffes même pas, hein ? questionna-t-il. Les
bousiller, ça te suffit.
Ayant apparemment conclu qu’il ne recevrait aucune nourriture,
le chat se dirigea sans hâte vers le living, et au bout de quelques
instants, Louis lui emboîta le pas.
Les paroles de la chanson des Ramones lui passèrent à nouveau
dans la tête : En avant, allez, go ! Tirons-leur dans le dos !
Il s’affala dans son fauteuil et ses yeux se posèrent sur Church. Le
chat était couché sur le tapis, au pied de la table basse qui soutenait

- 318 -
le téléviseur, et il observait Louis avec attention, se préparant sans
doute à détaler au cas où il deviendrait soudain agressif et déciderait
de jouer de la savate.
Mais Louis se borna à lever sa boîte de bière en disant :
ŕ À Gage. À mon fils, qui serait peut-être devenu artiste,
champion olympique de natation ou président des États-Unis. Oui,
Président, putain de Dieu ! Qu’est-ce que tu en penses, petit con ?
Church le dévisageait de ses drôles d’yeux inexpressifs.
Louis avala le reste de sa bière à grandes goulées avides qui
râpaient son gosier endolori. Ensuite il se leva, retourna à la cuisine
et en prit une autre boîte dans le réfrigérateur.
En achevant sa troisième bière, Louis sentit que pour la première
fois depuis le début de la journée il avait accédé à un état de relative
égalité d’âme.
Lorsqu’il parvint au bout de son premier pack de six boîtes, il se
dit qu’il arriverait peut-être à dormir d’ici une heure ou deux. En
revenant de la cuisine avec sa huitième boîte (ou bien était-ce la
neuvième ? Il en avait perdu le compte, et il ne marchait plus très
droit), il posa les yeux sur Church. Le chat était toujours couché sur
le tapis, mais à présent il dormait Ŕ ou feignait de dormir. L’idée se
cristallisa dans l’esprit de Louis avec une telle facilité qu’il en
conclut qu’elle devait être tapie quelque part au fond de son crâne, à
l’affût du moment propice, depuis déjà un bon moment :
« Quand est-ce que tu vas le faire ? Quand est-ce que tu vas aller
enterrer Gage dans l’annexe du Simetierre des animaux ? »
Et la seconde d’après, il songea :
« Lazare, sors ! »
Et il entendit la voix d’Ellie, pâteuse et endormie, qui disait :
Le maître nous a même dit que s’il avait seulement crié :
« Sors ! », tous les morts de ce cimetière seraient sortis de leurs
tombes.
Le frisson qui lui remonta le long du dos fut d’une violence si
convulsive que tous les muscles de son corps se raidirent. Tout à
coup, il se remémora ce qui s’était passé à la fin de la première
journée d’école d’Ellie, l’automne dernier : Gage s’était endormi sur
ses genoux pendant qu’Ellie lui faisait le récit excité de ses
aventures, il avait dit : Laisse-moi juste le temps de mettre le bébé
au lit, et en arrivant à l’étage avec Gage dans les bras un

- 319 -
pressentiment affreux s’était emparé de lui ; ce pressentiment, il le
comprenait à présent : au mois de septembre, tout au fond de lui-
même, il savait obscurément que Gage allait mourir. Quelque chose
l’avait averti que le Gwand, le Tewwible Oz était tout près. C’était
absurde, c’était con, c’était de la pure superstition, de la totale
foutaise… et c’était vrai. Il avait eu un éclair de prescience. Louis
renversa une partie de sa bière sur le devant de sa chemise et
Church souleva une paupière lasse pour s’assurer qu’il ne s’agissait
pas d’un signal annonçant qu’une pluie de coups de pompes était
sur le point de s’abattre.
Louis se souvint ensuite, avec la même soudaineté de la question
qu’il avait posée à Jud et de la manière dont le vieil homme avait
sursauté, envoyant rouler à terre deux bouteilles de bière vides,
dont l’une avait éclaté. Comment pouvez-vous seulement me poser
une question pareille, Louis ?
Mais à présent, Louis désirait plus que jamais une réponse à sa
question. En tout cas, elle méritait réflexion. Le Simetierre des
animaux, et ce territoire étrange qui s’étendait au-delà. L’idée était
mortellement attirante. Il y avait des parallélismes qu’il était
impossible de ne pas établir. Church avait été tué sur la route, et
Gage aussi avait été tué sur la route.
Or, à présent, Church était là. Différent sans doute, odieux sous
plusieurs aspects, mais vivant. Ellie, Gage, Rachel avaient chacun de
leur côté continué d’entretenir des rapports privilégiés avec lui. Il
tuait des oiseaux, d’accord, et il avait transformé un certain nombre
de petits rongeurs en chair à pâté, mais après tout les chats sont
naturellement doués d’instincts carnassiers. Church n’était tout de
même pas devenu un chat de Frankenstein. Grosso modo, il était
resté le même.
« Tu fais de la rationalisation, murmura une voix tout au fond
de lui. Tu sais bien que Church n’est plus le même. C’est un
monstre. Le corbeau, Louis… tu te souviens du corbeau ? »
ŕ Ô mon Dieu ! dit Louis tout haut, d’une voix si tremblante de
désarroi qu’il lui sembla que c’était celle de quelqu’un d’autre.
Dieu ? Mais oui, tiens, au fait. C’était le moment ou jamais de
faire appel à lui ; il n’y a que dans les romans de vampires et de
fantômes qu’on peut trouver des instants plus propices à ce genre
d’invocations. Et à quoi pensait Louis ? Il caressait l’idée de

- 320 -
commettre un acte impie, un noir sacrilège, et il ne savait même pas
au fond de quel gouffre obscur de son subconscient il était allé la
pêcher. Plus grave encore, il se mentait. Il ne s’agissait pas
seulement de rationalisation, mais de mensonges de la plus belle
eau.
« Alors, où est la vérité ? Où est-elle, hein, cette foutue vérité que
tu tiens tant que ça à respecter ? »
D’abord, Church n’était plus un chat ; c’est par là qu’il fallait
commencer. Il avait l’air d’un chat, il se comportait comme un chat,
mais en réalité il n’était plus qu’une grossière contrefaçon. Cette
contrefaçon, on la pressentait, même si elle n’était pas
physiquement évidente. Il se souvint d’une des rares visites de
Charlton, qui était venue dîner chez eux un peu avant Noël. Le repas
achevé, ils s’étaient assis dans le living pour converser, et Church
avait sauté sur les genoux de l’infirmière-chef. Charlton l’avait
instantanément chassé, avec une grimace de dégoût purement
machinale.
Ce n’était qu’un incident très minime, sur lequel personne n’avait
de raisons de s’attarder. Mais il s’était produit. Charlton avait eu
l’intuition que ce chat n’en était pas vraiment un. Si Gage revenait
transformé de la même manière, ce serait totalement obscène. Louis
vida sa bière, et il alla s’en prendre une autre. Il arracha la
languette, porta la boîte à ses lèvres et but une généreuse lampée. Il
était ivre à présent, raide bourré, et le lendemain il se réveillerait
avec une tête grosse comme une citrouille.
« Comment je suis allé aux funérailles de mon gamin avec la
gueule de bois, par Louis Creed, auteur de Comment j’ai loupé à
l’instant crucial et de nombreux autres best-sellers. »
Ivre. Ben tiens. Le soupçon lui vint qu’il ne s’était saoulé que
pour être capable d’envisager cette idée démente avec sérénité.
En dépit de tout, elle était mortellement attirante, cette idée.
Belle, noire, avec un beau lustre morbide.
Entêtante, ensorcelante. Oui, il y avait du sortilège là-dessous.
L’écho des paroles de Jud résonna dans son esprit :
On fait cela parce que l’endroit prend possession de vous. Parce
que ce cimetière est un lieu secret, parce que vous êtes rongé par
l’envie de transmettre ce secret à quelqu’un… vous inventez des
raisons qui paraissent valables, mais ce qui vous pousse vraiment

- 321 -
à faire ça, c’est que vous en avez envie… ou que quelque chose vous
y oblige.
La voix de Jud, très basse, avec son accent yankee traînant…
Cette voix lui glaçait les sangs, lui donnait la chair de poule, lui
hérissait tous les poils de la nuque.
Ces choses-là sont secrètes, Louis… Un cœur d’homme a un sol
plus rocailleux… aussi rocailleux que celui du cimetière des
Micmacs. On y fait pousser ce qu’on peut… et on le soigne.
Louis entreprit de repasser dans sa tête tout ce que le vieil
homme lui avait appris au sujet du cimetière des Micmacs. Il
rassembla toutes les informations possibles, opéra un tri et ne
conserva que l’essentiel en se livrant à une opération mentale qu’il
avait effectuée bien des fois à l’approche d’un examen important.
Le chien. Spot.
À l’endroit où les barbelés l’avaient blessé, tout le poil était parti
et les cicatrices ressemblaient aux petits sillons bien nets laissés
par de très vieilles plaies.
Le taureau. Une autre fiche à verser au dossier.
Zack McGovern y a enterré son taureau, un taureau d’Angus
noir qui s’appelait Hanratty… Zack et ses fils ont trimbalé jusque
là-haut sur un traîneau. Zack l’a de nouveau expédié ad patres
deux semaines plus tard, d’un coup de fusil. Le taureau était
devenu quinteux, et même méchant. Mais à ma connaissance c’est
la seule fois où ça s’est produit avec un animal revenu de là-haut.
Il était devenu quinteux.
Un cœur d’homme a un sol plus rocailleux.
Quinteux, et même méchant.
La seule fois où ça s’est produit avec un animal revenu de là-
haut.
On fait cela parce que l’endroit prend possession de vous.
Les cicatrices ressemblaient aux sillons laissés par de très
vieilles plaies.
Hanratty – pas que c’est un nom ridicule pour un taureau ?
On y fait pousser ce qu’on peut… et on le soigne.
Ce sont mes rats. Mes oiseaux. Je les ai bien mérités putain !
C’est un lieu secret, c’est votre lieu, vous vous appropriez
l’endroit, et il prend possession de vous.
Il était devenu méchant, mais c’est la seule fois où ça s’est

- 322 -
produit avec un animal revenu de là-haut.
Qu’est-ce que tu veux encore aller chercher là-haut, Louis ? Tu
veux remonter ce sentier dans la lueur pâle de la lune, sous un vent
impétueux ? Tu veux gravir à nouveau ces degrés de pierre ?
Quand on projette un film d’horreur, les spectateurs savent bien
que le héros ou l’héroïne sont complètement cons de monter cet
escalier, mais dans la vraie vie ils adoptent exactement le même
comportement : ils fument, ils n’attachent pas leur ceinture de
sécurité, ils emménagent avec leur petite famille dans une maison
située au bord d’une route sur laquelle d’énormes mastodontes
d’acier défilent nuit et jour en grondant. Alors, Louis, qu’est-ce que
tu en dis ? Tu veux le gravir, cet escalier ? Tu veux laisser ton fils
reposer en paix, ou tu aimes mieux aller voir ce qui se passe de
l’autre côté des Portes Un, Deux ou Trois ?
En avant, allez, go !
Quinteux, et même méchant… Le seul animal qui… Les cicatrices
avaient l’air de… un cœur d’homme… votre lieu… il prend
possession de vous…
Louis vida dans l’évier ce qui restait de bière au fond de sa boîte.
Tout à coup, il lui sembla qu’il allait vomir. La pièce tanguait et
roulait autour de lui.
Et là-dessus on frappa à la porte.
L’espace d’un long moment (ou en tout cas d’un moment qui lui
parut long), Louis se figura que ce n’était qu’un son imaginaire, que
sa tête lui jouait des tours. Mais le cognement reprit, et cette fois se
prolongea. Patient. Fatidique. Subitement, Louis se rappela la
fameuse histoire de la patte du singe, et une terreur glaciale
s’insinua en lui. Il avait l’impression qu’une main s’était glissée sous
sa chemise et lui enfonçait ses ongles dans la chair, juste au-dessus
du cœur. Une main coupée qu’il eût conservée au réfrigérateur et
qui se fût soudain animée d’une vie fantomatique pour venir lui
serrer le cœur dans son poing gelé. La métaphore était idiote,
boursouflée, tirée par les cheveux, mais la sensation qu’il éprouvait
ne l’était pas. Oh non !
Louis s’approcha de la porte. Il ne sentait plus ses pieds. Il leva la
clenche avec des doigts gourds et il tira le battant en songeant :
« Pascow. C’est Pascow que je vais voir. Revenu d’entre les morts et
plus grand que jamais, comme les disc-jockeys l’annoncent

- 323 -
rituellement avant de mettre un disque de Jim Morrison. Pascow
sera debout sur le perron, en short de jogging, grandeur nature, et
couvert de moisissure verdâtre comme un vieux quignon oublié au
fond d’un placard. Pascow, avec son crâne en bouillie, venu me
mettre en garde une seconde fois : « N’allez pas là-haut, docteur
Creed. »
Il tira le battant à lui, et ce fut Jud Crandall qu’il aperçut. Jud
Crandall, debout dans les ténèbres venteuses de cette nuit qui
séparait l’exposition du corps de son fils au salon mortuaire de ses
funérailles proprement dites. Il était exactement minuit, et le vent
glacial ébouriffait les fins cheveux blancs du vieillard.
Louis aurait voulu avoir la force de rire. Le temps lui avait joué
un tour de cochon. Thanksgiving était de retour. Dans quelques
minutes, ils allaient fourrer le cadavre anormalement raide et
pesant de Winston Churchill dans un sac-poubelle en plastique et
prendre le chemin qui menait au Simetierre.
ŕ Je peux entrer ? demanda Jud en tirant un paquet de
Chesterfield de la poche de sa chemise et en se fichant une cigarette
entre les lèvres.
ŕ Écoutez, il est bien tard, objecta Louis. Et pour tout vous dire,
j’ai un peu trop forcé sur la bière.
ŕ Ça, je l’avais senti à votre haleine, dit Jud.
Il gratta une allumette, mais le vent la souffla.
Il disposa ses mains en coupe et en gratta une deuxième, mais le
vent s’insinua entre ses doigts tremblants et l’éteignit aussi. Il sortit
une troisième allumette et au moment où il l’approchait du grattoir
il leva les yeux sur Louis qui se tenait dans l’encadrement de la
porte.
ŕ Je n’arriverai jamais à l’allumer, cette cigarette, dit-il. Alors,
Louis, vous voulez bien me laisser entrer ou pas ?
Louis s’effaça pour le laisser passer.

- 324 -
38

Ils s’attardèrent dans la cuisine avec des bières.


« C’est la première fois qu’on boit un verre chez moi », se dit
Louis, un peu étonné. Pendant qu’ils traversaient le living, Ellie
avait crié dans son sommeil et ils s’étaient pétrifiés tous les deux
comme des gosses qui jouent au jeu des statues. Mais le cri ne s’était
pas répété.
ŕ Bon, dit Louis. À présent, expliquez-moi ce qui vous a pris de
venir frapper à ma porte à minuit passé le jour de l’enterrement de
mon fils. Vous êtes un ami, Jud, d’accord ; mais là, je trouve que
vous charriez un peu, tout de même.
Jud but une gorgée de bière, s’essuya les lèvres avec le dos de la
main et regarda Louis bien en face. Son regard était si ferme, si
direct, que Louis ne tarda pas à baisser les yeux.
ŕ Vous savez très bien ce qui m’amène. Vous pensez à des choses
défendues, Louis. Pis encore, je crois que vous envisagez d’aller au-
delà de la simple pensée.
ŕ Je ne pensais qu’à une chose : aller me coucher, répliqua
Louis. Il faut que je me lève de bonne heure demain matin. J’ai un
enterrement qui m’attend.
ŕ Je suis responsable d’une bonne partie de la peine que vous
éprouvez en ce moment, reprit Jud d’une voix très douce. Et pour
autant que je puisse le savoir, c’est peut-être moi qui ai été cause de
la mort de votre petit garçon.
Louis le regarda d’un air stupéfait.
ŕ Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ces insanités, Jud ?
ŕ Vous envisagiez d’aller l’ensevelir là-haut, dit le vieil homme.
Ne protestez pas, Louis. Je sais que l’idée vous est passée par la tête.
(Louis garda le silence.) Jusqu’où l’influence de l’endroit se fait-elle
sentir ? Est-ce que vous en avez une idée ? Non, n’est-ce pas ? Eh
bien, moi non plus je ne suis pas capable de répondre à cette
question, et pourtant j’ai vécu dans ce pays toute ma vie. Je connais

- 325 -
beaucoup de choses sur les Micmacs, et cet endroit était considéré
comme un de leurs lieux magiques… mais c’était une magie qu’ils
redoutaient plus qu’autre chose. J’ai appris cela de Stanny Bee. Et
mon père me l’a également raconté, mais plus tard, quand Spot est
mort pour la seconde fois. Maintenant les Micmacs, l’État du Maine
et le gouvernement fédéral se sont tous embringués dans un procès
monstre et le tribunal est censé décider de l’attribution définitive
des terres où se trouve ce cimetière, mais à qui appartiennent-elles
vraiment ? Personne ne le sait au juste, Louis. Ou si on l’a su un
jour, on ne le sait plus.
« À différentes époques, elles ont été revendiquées par toute une
ribambelle de gens, mais jamais aucune revendication n’a abouti.
Par exemple, Anton Ludlow, l’arrière-petit-fils du fondateur de la
localité, a fait des pieds et des mains pour se les faire attribuer.
C’était probablement lui qui était le mieux placé pour cela, en tout
cas parmi les Blancs. Son bisaïeul, Joseph Ludlow l’aîné, s’était vu
octroyer la propriété de tout le territoire qui s’étend à l’est et au
nord de la ville par le bon roi George II au temps où le Maine n’était
encore qu’une province de la colonie anglaise du Massachusetts.
Mais là aussi, ça aurait fini par une grande empoignade juridique,
vu qu’un certain nombre d’autres Ludlow revendiquaient également
la propriété de ces terres, de même qu’un zèbre du nom de Peter
Dimmart qui soutenait qu’il avait la preuve qu’il descendait lui aussi
du vieux Ludlow, qui d’après lui avait fait un mariage de la main
gauche sur le tard. En plus, le vieux Joseph Ludlow s’était retrouvé
pauvre en liquidités mais riche en terres vers la fin de sa vie, et de
temps en temps, quand il en avait un coup dans le nez, il faisait
cadeau de cinquante hectares par-ci, cent hectares par-là. »
ŕ Mais n’a-t-on pas retrouvé les actes de donation et de cession ?
interrogea Louis, fasciné malgré lui.
ŕ Oh ça, ils étaient drôlement à la redresse pour ce qui est de la
paperasse, nos grands-pères, dit Jud en allumant une nouvelle
cigarette au mégot de la précédente. L’acte de cession d’origine de
votre terrain disait quelque chose comme… (Jud ferma les yeux et
récita :) « Le lopin de terre qui s’étend du grand érable de la Butte
aux Cognassiers jusqu’à la berge du ruisseau d’Orrington »…
Le vieil homme eut un sourire sans joie.
ŕ L’ennui, reprit-il, c’est que l’érable en question s’est effondré

- 326 -
aux alentours de 1882, si bien qu’en 1900 il n’en restait plus qu’un
petit tas de mousse brunâtre. Quant au ruisseau d’Orrington, il s’est
entièrement envasé au cours des dix années qui se sont écoulées
entre la fin de la Grande Guerre et le grand krach boursier, et il n’en
est resté qu’un vague bourbier. Tout ça faisait un sacré pastis ! Mais
ce vieil Anton a bien été obligé d’en rabattre avant que ça prenne
trop mauvaise tournure, vu qu’il a été tué par la foudre en 1921 dans
les parages immédiats du cimetière indien.
Louis regardait le vieil homme avec de grands yeux. Jud sirota un
peu de bière.
ŕ Ça n’a pas d’importance. Il y a des tas d’endroits où les
histoires d’indivis et de propriété sont tellement embrouillées qu’on
n’arrive plus jamais à rien démêler. En fin de compte, les seuls à y
gagner quelque chose sont les avocats. Et ça, Dickens le savait déjà.
J’imagine que ce sont les Indiens qui finiront par obtenir gain de
cause, et d’après moi ça ne sera que justice. Mais tout ça n’est que
de la roupie de sansonnet, Louis. Si je suis venu vous voir ce soir,
c’est pour vous raconter l’histoire de Timmy Baterman et de son
père.
ŕ Timmy Baterman ? Qui est-ce ?
ŕ Il faisait partie du groupe de garçons du pays Ŕ une vingtaine
en tout Ŕ qu’on a envoyés en Europe pour se battre contre Hitler.
Timmy Baterman a été expédié outre-Atlantique en 1942, et il en est
revenu en 1943 dans une boîte enveloppée d’un drapeau étoilé. Il
avait été tué en Italie. Son père, Bill Baterman, avait vécu à Ludlow
toute sa vie. Lorsque ce télégramme est arrivé, il a été à deux doigts
de perdre la raison… et puis, brusquement, il s’est rasséréné. Il
connaissait le cimetière des Micmacs, vous comprenez. Et il avait
pris sa résolution sur-le-champ.
De nouveau, Louis sentit de longs frissons lui courir le long du
dos. Il fixa Jud intensément, en s’efforçant de discerner au fond de
ses yeux l’imperceptible vacillement qui eût trahi un mensonge. Le
regard de Jud était absolument clair. Mais tout de même, cette
anecdote tombait tellement à point nommé que ça en paraissait
louche.
ŕ Pourquoi est-ce que vous ne m’avez pas parlé de ça l’autre
fois ? interrogea-t-il finalement. Le soir où nous avons… où nous
nous sommes occupés du chat. Je vous ai demandé si on avait

- 327 -
jamais enterré un être humain là-haut, et vous m’avez affirmé que
non.
ŕ À ce moment-là, vous n’aviez pas besoin de le savoir, expliqua
Jud. Maintenant, si.
ŕ Est-ce que ça a été le seul cas ? demanda Louis au bout d’un
assez long silence.
ŕ Le seul dont je puisse témoigner personnellement, répondit
Jud d’une voix grave. Mais est-ce qu’il y a eu d’autres tentatives du
même genre ? Le contraire m’étonnerait, Louis. M’étonnerait
beaucoup. Je suis assez d’accord avec l’Ecclésiaste, vous savez. Moi
aussi, je crois qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Oh, bien sûr,
la pilule est enrobée de diverses sortes de dorures, mais le fond reste
le même. On n’a jamais rien tenté qui n’ait déjà été tenté
auparavant… et qui naguère aussi… et jadis déjà…
Jud abaissa son regard sur ses mains constellées de taches de
son. L’horloge du living sonnait doucement la demie de minuit.
ŕ Je me suis dit que vu le métier que vous exercez vous devez
avoir l’habitude d’identifier le mal qui couve en observant certains
symptômes… et j’ai décidé qu’il fallait que je vous parle à cœur
ouvert lorsque Mortonson, le directeur du salon mortuaire, m’a
appris que vous aviez opté pour une simple dalle au lieu d’un
caisson hermétique.
Louis fixa longuement le vieil homme sans mot dire. Jud piqua
un fard, mais il ne détourna pas les yeux.
ŕ On dirait que vous avez fait votre petite enquête, Jud, déclara
finalement Louis. Ça me choque beaucoup, vous savez.
ŕ Je ne l’ai pas interrogé sur votre choix.
ŕ Pas directement, je m’en doute bien.
Jud ne répondit rien. Sa rougeur s’était étendue, et à présent tout
son visage avait pris une teinte cramoisie, mais son regard ne
vacillait toujours pas.
Louis finit par pousser un grand soupir. Il éprouvait une fatigue
indicible.
ŕ Oh, et puis merde ! dit-il. Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Vous
avez peut-être raison. Peut-être que j’y ai pensé. Mais dans ce cas, ça
m’est vite sorti de la tête. Au moment de passer cette commande, je
ne réfléchissais guère. Je ne pensais à rien d’autre qu’à Gage.
ŕ Je sais bien que c’est à Gage que vous pensiez. N’empêche,

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vous connaissez la différence. Votre oncle était entrepreneur de
pompes funèbres.
Louis connaissait la différence, en effet. Le caisson hermétique
est une construction solide, massive, conçue pour durer très
longtemps. D’abord, on coule du béton sur un coffrage renforcé par
des tiges d’acier puis, la cérémonie funèbre une fois terminée, on
met en place à l’aide d’une grue un couvercle en béton de forme
légèrement convexe. Le couvercle est scellé avec une matière
bitumineuse semblable à celle qu’on utilise pour boucher les nids-
de-poule sur les chaussées. L’oncle Carl avait expliqué à Louis
qu’avec le poids énorme du lourd rectangle de béton appliqué par-
dessus le siccatif en question acquérait un pouvoir adhésif vraiment
redoutable.
L’oncle Carl se montrait facilement prolixe (en tout cas lorsqu’il
avait affaire à des gens de la profession, et Louis, qui avait travaillé
pour lui plusieurs étés de suite, pouvait passer pour une sorte de
croquemort en herbe), et il avait raconté à son neveu l’histoire d’une
exhumation à laquelle il avait dû procéder sur ordre du district-
attorney du comté de Cook. L’oncle Carl s’était rendu
personnellement au cimetière de Chicago pour superviser
l’opération.
Une exhumation, ce n’était pas de la petite bière, expliquait-il.
Les gens qui s’imaginent que les déterrements de cadavres sont
aussi simples que dans les films d’horreur où Boris Karloff joue le
rôle de l’Abominable Créature se mettent le doigt dans l’œil.
Ce n’est pas avec deux bonshommes armés d’une pelle et d’une
pioche qu’on arrivera à forcer un caisson hermétique, à moins de les
laisser s’escrimer dessus un bon mois. Après qu’on eut retiré la
pierre tombale, l’énorme grappin articulé de la grue se referma sur
le couvercle du caisson. Seulement, voilà le couvercle ne se décolla
pas comme prévu. Au lieu de ça, le caisson tout entier se mit à
monter du fond de la fosse ; on voyait déjà ses flancs de béton
humides et décolorés qui affleuraient du sol. L’oncle Carl cria au
grutier de faire machine arrière. Il voulait retourner au salon
mortuaire pour y prendre un solvant susceptible de dessouder un
tant soit peu le scellement.
Mais le conducteur de la grue ne l’entendit pas, ou alors il s’était
mis en tête de ramener tout son butin, comme si sa machine n’avait

- 329 -
été qu’un de ces crampons articulés à l’aide desquels les gosses
essayent de récupérer des trophées de quatre sous dans les baraques
foraines. D’après l’oncle Carl, cet abruti de chauffeur avait bien failli
arracher le morceau. Le caisson était aux trois quarts dehors, et
l’oncle Carl et son assistant entendaient le bruit des paquets d’eau
qui se détachaient de ses flancs et cascadaient jusqu’au fond de la
fosse (Chicago avait enregistré des précipitations d’un volume
inusité cette semaine-là), lorsque tout à coup la grue piqua du nez et
s’abattit avec fracas sur la tombe. Cette petite plaisanterie avait
coûté plus de trois mille dollars aux autorités du comté, soit deux
mille de plus que le prix de revient normal de ce genre de festivités.
Le chauffeur de la grue était passé à travers son pare-brise et s’en
était tiré avec le nez cassé. Pour l’oncle Carl, c’était cet homme-là
qui était le pivot de toute cette anecdote, et qui permettait d’en tirer
une morale, car six ans plus tard il avait été élu président de la
section de Chicago du Syndicat des camionneurs.
La dalle funéraire classique était quelque chose d’infiniment plus
simple : un humble rectangle de béton dépourvu de toute armature
que l’on déposait dans la fosse le matin des funérailles. On y faisait
descendre le cercueil à la fin de la cérémonie, après quoi les
fossoyeurs mettaient en place la dalle supérieure, habituellement
composée de deux sections.
Ils posaient verticalement les deux moitiés de la plaque sur les
bords opposés de la tombe, comme deux serre-livres, ils faisaient
passer un câble dans les anneaux métalliques disposés à l’extrémité
supérieure de chaque section et ils les abaissaient avec précaution
jusqu’à ce qu’elles se joignent. Chaque demi-plaque pesait une
trentaine de kilos Ŕ quarante, à tout casser. Et il n’y avait pas de
siccatif.
Même pour un homme seul, l’ouverture d’une tombe de ce genre
est une opération relativement aisée ; c’était à cela que Jud faisait
allusion.
Avec une simple dalle, un homme n’aurait pas trop de peine à
exhumer le cadavre de son fils pour aller l’ensevelir ailleurs.
« Chut ! Chut, voyons ! Il ne faut pas parler de ces choses-là.
Elles sont secrètes. »
ŕ Oui, je connais la différence entre un caisson hermétique et
une simple dalle, admit Louis. Mais je ne pensais pas à… à ce que

- 330 -
vous imaginez.
ŕ Écoutez, Louis…
ŕ Il est tard, dit Louis. Il est tard, je suis ivre, et j’ai le cœur bien
lourd. Si vous jugez absolument nécessaire de me raconter cette
histoire, allez-y et finissons-en.
« J’aurais mieux fait de débuter la séance par quelques
cocktails, se dit-il. Comme ça, je serais tranquillement tombé dans
les pommes en l’entendant frapper. »
ŕ D’accord, Louis. Je vous remercie.
ŕ Allez-y, racontez.
Jud se tut un moment, le temps de rassembler ses idées, puis il
commença son récit.

- 331 -
39

ŕ Dans ce temps-là Ŕ les années quarante, je veux dire Ŕ, le train


s’arrêtait encore à Orrington, et Bill Baterman est venu avec un
corbillard de louage pour récupérer le cercueil de son fils Timmy à
la gare de marchandises. Le cercueil a été descendu du wagon par
quatre cheminots. J’étais du nombre. Un troufion du Service des
sépultures Ŕ les pompes funèbres de l’Armée Ŕ était à bord du train,
mais il n’a même pas mis pied à terre. Il est resté écroulé au fond de
son wagon, qui contenait douze autres cercueils. Il tenait une sacrée
biture.
« On a fourré Timmy à l’arrière du fourgon mortuaire Cadillac (à
l’époque, on appelait encore les corbillards des « chars-express »
parce que dans l’ancien temps on se préoccupait avant tout de
mettre les morts en terre avant qu’ils commencent à se
décomposer). Bill Baterman était au garde-à-vous à côté du
fourgon, le visage complètement… comment dire… marmoréen,
voilà. Impassible, glacial, les yeux même pas humides. Ce jour-la, le
chef de train était Huey Garber. Il nous a expliqué que ce type de
l’Armée avait toute une tournée à faire. Un énorme chargement de
cercueils venait d’être débarqué à l’aérodrome de Presque Isle. De
là, on les transportait en camion jusqu’au triage de Limestone, et
ensuite on les embarquait avec un convoyeur sur des trains qui s’en
allaient vers le sud.
« Le planton qui avait été affecté au convoi de Huey s’approche
de la locomotive, il sort une bouteille de rye de la poche de sa
vareuse, et de sa voix traînante de Sudiste, le voilà qui fait : ŖSalut,
chef ! Tu savais que le train que tu conduis aujourd’hui était un
train du mystère ?ŗ
« Huey fait non de la tête.
« ŖEh bien, c’en est un, pourtant. En tout cas, c’est comme ça
qu’on appelle les convois funéraires chez moi, en Alabama.ŗ Sur
quoi, continue Huey, le troufion sort une liste de sa poche et il

- 332 -
l’examine en plissant les yeux. ŖBon, il fait, on va d’abord larguer
deux de ces cercueils à Houlton, et ensuite j’en ai un pour
Passadumkeag, deux pour Bangor, un pour Derry, un pour Ludlow,
et ainsi de suite. J’ai l’impression d’être un laitier, bordel ! Tu veux
boire un coup ?ŗ
« Huey a décliné son offre en expliquant que la Société des
chemins de fer du Maine n’était pas tendre avec les chefs de train
dont l’haleine fleurait un peu trop l’alambic, et le gars du Service des
sépultures ne lui en a pas voulu pour ça, pas plus que Huey ne lui en
voulait de s’être cuité. Ils ont même échangé une poignée de main.
« Et les voilà en route, semant des cercueils qui avaient des
drapeaux en guise de draps mortuaires pratiquement à chaque
arrêt. Ils en avaient une bonne vingtaine. Ils sont descendus jusqu’à
Boston, et tout au long du chemin il y avait des familles qui les
attendaient en gémissant et en pleurant, sauf à Ludlow… À Ludlow,
Huey n’a aperçu que Bill Baterman qui d’après lui avait l’air d’un
gars qui est mort à l’intérieur de lui-même et dont l’âme est en train
de pourrir sur pied. Une fois arrivé au terminus il a sauté à bas de sa
locomotive, il a secoué le troufion qui roupillait comme un sonneur
au fond de son wagon, et ils sont allés faire la tournée des grands-
ducs. Huey s’est payé la plus épouvantable muffée de toute sa vie, il
a même été avec une putain pour la première fois de son existence,
et il s’est réveillé le lendemain matin avec une tripatouillée de
morpions tellement voraces qu’ils lui ont collé une fièvre. Il disait
que si c’était ça, un train du mystère, il ne voulait jamais plus en
conduire un.
« On a transporté la dépouille de Timmy au salon mortuaire
Greenspan qui se trouvait Fern Street, juste en face de l’endroit où il
y a maintenant cette nouvelle laverie automatique, et deux jours
plus tard on l’a inhumé en grande pompe au cimetière de
Pleasantview, avec salve d’honneur et tout.
« À ce point, Louis, il faut que je vous précise que la femme de
Bill Baterman était morte dix ans plus tôt en même temps que le
bébé qu’elle essayait de mettre au monde, et c’est un détail qui aide
à comprendre l’attitude de Bill. Car, voyez-vous, s’il avait eu un
autre enfant, il n’aurait peut-être pas souffert aussi affreusement.
Un second enfant lui aurait peut-être fait voir qu’il n’était pas le seul
à souffrir et à avoir besoin d’être console. Je suppose que, de ce

- 333 -
côté-là, vous avez plus de chance que lui. Je veux dire du fait que
vous avez un autre enfant, et tout. Une petite fille et une femme qui
sont toutes deux vivantes et bien portantes.
« D’après la lettre que Bill avait reçue du lieutenant qui
commandait la section d’infanterie de son fils, Timmy avait été
abattu sur la route de Rome le 15 juillet 1943. Son corps avait été
rapatrié deux jours après, il était arrivé à la gare de Limestone le 19
et on l’avait embarqué à bord du convoi de Huey Garber dès le
lendemain. En règle générale, les G.I. tués en Europe étaient
inhumés sur place, mais tous les garçons qui retournaient chez eux
à bord de ce train s’étaient particulièrement distingués. Timmy était
mort en chargeant un nid de mitrailleuses boches, et on lui avait
décerné la Silver Star à titre posthume.
« Timmy avait été enterré le 22 juillet, si mes souvenirs sont
exacts. Quatre ou cinq jours plus tard Marjorie Washburn, qui
occupait les fonctions de facteur rural, l’a croisé sur la route
pendant qu’elle faisait sa tournée. Timmy était à pied, et il se
dirigeait vers l’écurie de Yorky. Margie a perdu le contrôle de sa
camionnette et elle a bien failli valser dans le décor. Vous
comprenez pourquoi, j’imagine. Elle est retournée incontinent au
bureau de poste, elle a lancé sa sacoche en cuir encore pleine de
courrier sur le bureau de George Anderson et elle lui a annoncé
qu’elle rentrait chez elle pour se mettre au lit.
« ŖVous ne vous sentez pas bien, Margie ? a demandé George.
Vous êtes blanche comme un lavabo.ŗ
« ŖJe viens d’avoir la plus grande frousse de toute ma vie, mais je
ne vous en parlerai pas, lui a dit Margie Washburn. Je n’en parlerai
pas non plus à Brian, ni à maman, ni à personne. En arrivant au
paradis ? si Jésus m’interroge là-dessus, je Lui en parlerai peut-être,
et encore. Parce que pour ça, faudrait d’abord que j’y croie.ŗ Et la-
dessus elle tourne les talons et s’en va.
« Tout le monde savait que Timmy Baterman était mort. On avait
vu sa photo encadrée de noir dans la rubrique nécrologique du
Bangor Daily News et dans celles de tous les autres journaux des
environs, et la moitié des habitants du pays s’étaient déplacés
jusqu’en ville pour assister à ses obsèques. Et voilà que Margie
l’avait aperçu cheminant le long de la route. Titubant, plutôt,
comme elle a fini par le dire à George Anderson, vingt ans plus tard,

- 334 -
sur son lit de mort. George m’a dit qu’il lui avait semblé que Margie
éprouvait un besoin irrépressible de parler de ça à quelqu’un avant
de s’éteindre, comme si ça n’avait pas cessé de la ronger pendant
toutes ces années.
« Margie lui a raconté que Timmy était livide, et qu’il portait un
vieux pantalon de treillis et une chemise en laine délavée, quoique
ce jour-là la chaleur dût avoisiner trente-cinq degrés à l’ombre. Il
avait les cheveux qui se redressaient tout droit à l’arrière de sa tête,
lui dit-elle encore. ŖEt ses yeux, George ! s’écria-t-elle. On aurait dit
deux raisins secs dans de la pâte à pain. Ce jour-là, c’est un spectre
que j’ai vu, George. C’est pourquoi j’ai eu une telle frousse. Jamais je
n’aurais pensé que je verrais un jour une abomination pareille, mais
elle était là, sous mes yeux.ŗ
« Le bruit du retour de Timmy n’a pas tardé à se répandre.
D’autres gens l’ont aperçu à leur tour. Mrs Stratton, par exemple.
On l’appelait Mrs Stratton, mais personne ne savait au juste ce
qu’elle était Ŕ vieille fille, divorcée ou épouse délaissée ? En tout cas,
elle vivait seule dans une petite maison de deux pièces à
l’intersection de Pedersen Road et de Hancock Road, elle avait toute
une collection de disques de jazz et quand un homme avait un billet
de dix dollars dont il ne savait que faire, elle était toujours prête à
lui organiser une petite sauterie. Mrs Stratton a aperçu Timmy du
haut de sa véranda. En la voyant, il s’est approché et il s’est arrêté
sur le bord de la route, le dos à la maison.
« Il est resté planté là, racontait Mrs Stratton, les bras ballants, la
tête en avant, dans l’attitude d’un boxeur sur le point de s’écraser le
nez en avant sur le tapis. Et elle, elle s’est pétrifiée sur place, le cœur
battant à toute vitesse, paralysée par la terreur. Là-dessus, Timmy
s’est retourné, et d’après Mrs Stratton c’était comme de regarder un
homme saoul essayant de virevolter sur lui-même. Une de ses
jambes s’est détendue vers l’avant, son autre pied s’est tourné dans
l’autre sens, et il a manqué s’écrouler. Mrs Stratton a raconté que
Timmy l’avait regardée droit dans les yeux. Elle a senti ses forces
l’abandonner et elle a lâché le panier de linge fraîchement lavé
qu’elle tenait appuyé à sa hanche. Son linge est tombé dans la
poussière, et elle a été obligée de refaire toute sa lessive.
« Elle disait que les yeux de Timmy… que ses yeux étaient morts,
qu’ils avaient l’air de deux billes d’agate poussiéreuses. Mais ça ne

- 335 -
l’empêchait pas de la regarder… Il s’est mis à sourire, et Mrs
Stratton soutenait qu’il lui avait parlé, qu’il lui avait demandé si elle
avait toujours ses disques de jazz, vu que ça ne lui déplairait pas
d’en suer une avec elle, peut-être dès ce soir, tiens. Mrs Stratton
s’est précipitée à l’intérieur de la maison, elle n’a plus mis le nez
dehors pendant presque une semaine, et entre-temps toute l’histoire
était terminée.
« Beaucoup d’autres personnes ont aperçu Timmy Baterman.
Elles sont mortes pour la plupart Ŕ comme Mrs Stratton Ŕ, d’autres
ont changé de crémerie, mais il reste encore dans le coin une
poignée de vieux débris dans mon genre qui vous raconteront la
même chose… si vous êtes capable de leur tirer les vers du nez.
« Nous l’avons tous vu aller et venir sur Pedersen Road. Il
parcourait à peu près deux kilomètres vers l’est en partant de la
maison de son père, puis il revenait sur ses pas, parcourait la même
distance dans l’autre sens et s’en retournait. Il arpentait cette route
sans arrêt, du matin au soir, et sans doute qu’il continuait aussi
toute la nuit. Il était tout débraillé, blême, les cheveux dressés sur la
tête, parfois même il avait la braguette béante, et il avait un air…
cette expression…»
Jud s’interrompit et alluma une cigarette. Ensuite il secoua
l’allumette et il fixa Louis à travers la fine volute de fumée bleuâtre
qui s’en élevait. Il avait beau être en train de raconter une histoire
totalement folle, son regard était d’une absolue transparence.
ŕ Vous avez sans doute déjà lu des livres, ou vu des films, qui
parlent de ces zombies haïtiens, poursuivit le vieil homme. Je ne
sais pas si les zombies existent vraiment, mais dans les films on les
voit marcher d’un pas pesant, en regardant droit devant eux, les
yeux vitreux, avec des gestes très lents et gauches. Timmy Baterman
avait exactement cette allure-là, Louis. Celle d’un zombie de cinéma.
Mais il n’était pas un zombie. Il avait quelque chose en plus. Il y
avait quelque chose dans son regard. Tantôt on le voyait, tantôt on
ne le voyait plus, suivant les moments. Mais quelque chose passait
dans ses yeux Louis. Je n’irais pas jusqu’à appeler ça de la pensée.
Je ne sais pas quel nom donner à ce… cette chose, mais en tout cas
elle était bien là.
« Et il y avait une espèce de rouerie là-dedans, en plus. Comme
quand il proposait à Mrs Stratton d’en Ŗsuer uneŗ avec elle. Il se

- 336 -
passait quelque chose dans le crâne de cette créature, Louis, mais je
ne crois pas que c’était de la pensée, ni du sentiment ; je crois aussi
que ça n’avait pas grand-chose à voir avec Timmy Baterman, et
peut-être même rien du tout. Ça ressemblait plutôt à… à une sorte
de signal radio émis de très loin, qui passait à travers lui. Vos yeux
se posaient sur lui et aussitôt, vous pensiez : ŖS’il me touche, je vais
me mettre à hurler.ŗ Instantanément.
« Donc, Timmy n’arrêtait pas d’arpenter cette route de bas en
haut et de haut en bas, et un soir, en revenant du travail Ŕ ça devait
être aux alentours du 30 juillet, par là Ŕ voilà-t-y pas que je tombe
sur George Anderson, notre receveur des postes, installé sous mon
porche de derrière et buvant du thé glacé en compagnie de Hannibal
Benson, l’adjoint au maire, et d’Alan Purinton, le capitaine des
pompiers. Norma était là aussi, mais elle n’est pas intervenue une
seule fois dans la conversation.
« George Anderson n’arrêtait pas de frotter le moignon de sa
jambe droite. Il avait perdu sa jambe du temps qu’il était encore
poseur de rails, et son moignon le démangeait toujours férocement
par ces grandes chaleurs moites de la canicule. Mais il était venu
jusqu’à chez nous en dépit de sa jambe qui le torturait.
« ŖÇa commence à bien faire, cette histoire, qu’il me dit. Déjà que
j’ai ma préposée qui refuse de porter leur courrier aux habitants de
Pedersen Road, et voilà le gouvernement qui se met à faire du
tintouin à présent.ŗ
« ŖComment ça, le gouvernement se met à faire du tintouin ?ŗ je
demande.
« Hannibal avait reçu un coup de fil du ministère de la Guerre.
D’un certain lieutenant Kinsman, qui était chargé des plaintes et
réclamations, et dont le boulot consistait à faire le tri entre les
affaires sérieuses et les racontars à la noix. ŖLe ministère de la
Guerre a reçu des lettres anonymes de cinq ou six plumes
différentes, m’explique Hannibal, et ce Kinsman commence à se
faire des cheveux. S’ils n’avaient reçu qu’une lettre d’un seul
correspondant, ils auraient jugé qu’il s’agissait d’une bêtise. S’ils
avaient reçu une flopée de lettres venant du même individu,
Kinsman aurait mis l’affaire entre les mains de la police d’État, en
l’avertissant qu’apparemment il y avait un habitant de Ludlow qui
nourrissait une haine pathologique envers la famille Baterman.

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Mais ces lettres-là viennent toutes de personnes différentes il l’a
tout de suite vu en comparant les écritures, même si elles ne sont
pas signées, et elles disent toutes à peu près la même chose : que
Timmy Baterman est peut-être bien mort mais que son cadavre a
l’air de se porter comme un charme, vu qu’il arpente Pedersen Road
du matin au soir en exhibant son visage à tous venants.ŗ
« ŖSi cette rumeur persiste, continua Hannibal, ce Kinsman va
nous envoyer un enquêteur ou peut-être même venir en personne.
Ils veulent savoir si Timmy est mort ou bien s’il faut le porter
déserteur ou quoi, parce qu’ils n’aiment pas du tout avoir des trous
dans leurs dossiers. Et si ce n’est pas Timmy qu’on a enterré à
Pleasantview, ils voudront savoir qui on a pu mettre en terre à sa
place.ŗ
« Comme vous pouvez voir, Louis, on était dans de sales draps.
On est restés une petite heure à examiner la chose sous toutes les
coutures tout en buvant du thé glacé. Norma a proposé de nous
préparer des sandwiches, mais personne n’avait d’appétit.
« Après avoir palabré jusqu’à plus soif, on a fini par décider que
le mieux était de rendre visite à Baterman sur-le-champ. Jamais je
n’oublierai cette soirée, même si je vis encore le double de mon âge.
Il faisait une chaleur d’enfer, et le soleil couchant s’engloutissait
lentement derrière un nuage en traçant au ciel des sillons sanglants.
Aucun d’entre nous n’était très chaud pour aller là-bas, mais il n’y
avait pas moyen d’y couper. C’est Norma qui l’avait saisi la
première. Elle m’a fait venir à l’intérieur de la maison sous un
prétexte quelconque, et elle m’a dit : ŖJudson, ne les laisse pas
flancher, surtout. Pas question de remettre cette expédition à plus
tard. Il faut régler cette affaire. Mettre fin à cette abomination.ŗ »
Jud dévisagea Louis d’un œil placide.
« C’est le mot que Norma a employé, Louis. Abomination. Ce
n’est pas moi qui lui ai fait dire. Et après, elle a approché son visage
du mien et elle m’a chuchoté dans l’oreille : ŖSi jamais ça tourne
mal, Jud, tu n’as qu’à prendre tes jambes à ton cou. Ne t’occupe pas
des autres, ils se débrouilleront comme ils pourront. Souviens-toi de
ce que je te dis : au moindre signe de grabuge, tu prends la poudre
d’escampette.ŗ
« On est montés tous les quatre dans la voiture de Hannibal
Benson. Je ne sais pas comment il s’arrangeait, ce fils de garce, mais

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il avait toujours autant de bons d’essence qu’il lui en fallait. Tandis
qu’on roulait en direction de la propriété des Baterman, un grand
mutisme s’est emparé de nous, mais par contre on fumait tous
comme des sapeurs. Alan Purinton a été le seul à ouvrir la bouche,
encore qu’il n’ait prononcé qu’une seule phrase. Il s’est tourné vers
George et il lui a dit : ŖBill Baterman a été trafiquer dans ces bois là-
haut, au nord de la route 15, j’en mettrais ma main à couper.ŗ
Personne ne lui a rien répondu, et George a simplement hoché la
tête.
« Nous sommes arrivés chez Baterman. Alan a frappé à la porte,
mais personne n’est venu ouvrir. Alors, on a fait le tour de la maison
et on les a trouvés là tous les deux. Bill Baterman était assis sous son
porche de derrière avec un pichet de bière, et Timmy, debout au
fond du jardin, contemplait le coucher de soleil sanguinolent. Il
regardait fixement le ciel, et son visage était d’une violente couleur
rouge-orange. On aurait cru la face d’un écorché vif. Quant à Bill… il
avait l’air du gars que le diable est venu chercher au bout de ses sept
années de folle bringue. Il nageait dans ses vêtements. À vue de nez,
j’ai jugé qu’il avait dû perdre au moins quinze kilos. Ses yeux étaient
enfoncés si profondément dans leurs orbites qu’on aurait dit deux
minuscules animaux blottis au fond de grottes jumelles, et il avait
un tic nerveux qui lui relevait sans arrêt le côté gauche de la
bouche. »
Jud marqua un temps d’arrêt, comme pour peser ce qu’il allait
dire puis, avec un hochement de tête imperceptible, il continua :
« Il avait l’air d’un damné, Louis.
« Timmy s’est retourné vers nous et il a souri. Rien qu’à le voir
sourire, on avait envie de hurler. Ensuite, il s’est replongé dans la
contemplation du soleil couchant. Bill nous a dit : ŖJe vous ai pas
entendus frapper, les gars.ŗ C’était un mensonge fieffé, car Alan
avait tambouriné sur cette porte assez longtemps pour réveiller les…
pour réveiller un sourd.
« Comme personne n’avait l’air de se décider à prendre la parole,
je me suis dévoué.
« ŖBill, je croyais que ton gars avait été tué en Italieŗ, je dis.
« ŖUne mépriseŗ, qu’il fait, en me regardant droit dans les yeux.
« ŖTiens doncŗ, je dis.
« ŖTu vois bien qu’il est là, non ?ŗ il continue.

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« ŖDans ce cas, qui c’est-y qu’on avait mis dans le cercueil que tu
as fait enterrer à Pleasantview ?ŗ lui demande Alan Purinton.
« ŖÇa, j’en sais foutre rien, dit Bill. Et je m’en contrefiche.ŗ
« Il va pour se prendre une cigarette, renverse tout le contenu de
son paquet sur le plancher, et en casse trois en essayant de les
ramasser.
« ŖIl va probablement y avoir une exhumation, dit Hannibal. Tu
ne t’en doutais pas, peut-être ? On m’a téléphoné du ministère de la
Guerre, Bill. Ils vont vouloir vérifier s’ils ont pas enterré le fils à
quelqu’un d’autre au lieu de Timmy.ŗ
« ŖEt alors, qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ! crie
Baterman. Tout ça m’est bien égal. Le principal, c’est que j’aie
retrouvé mon garçon. Timmy est revenu il y a trois jours. Un obus a
explosé tout près de lui, et ça l’a sonné ; Il est un peu bizarre, mais
ça lui passera.ŗ
« Moi, tout d’un coup, la moutarde m’est montée au nez.
« ŖArrêtons ce petit jeu, Bill, je lui dis. Si jamais l’Armée fait
déterrer ce cercueil, ils vont le trouver tout ce qu’il y a de plus vide, à
moins que tu n’aies pris la peine de le remplir de caillasses après en
avoir ôté le corps de ton gars, et ça m’étonnerait. Je sais ce qui s’est
passé. Hannibal, George et Alan le savent aussi, et toi aussi tu le
sais. Tu es allé fricoter là-haut dans les bois, tu t’es mis dans un fier
pétrin, et ça rejaillit sur toute la ville.ŗ
« ŖVous connaissez le chemin, les gars, qu’il dit, c’est pas la peine
que je vous raccompagne, hein ? J’ai pas à m’expliquer, ni à me
justifier ni rien. Quand j’ai reçu ce télégramme, j’ai senti la vie
s’enfuir hors de moi, tout d’un coup ; on aurait dit que ma vessie se
vidait brusquement et que la pisse me coulait le long de la jambe. À
présent, j’ai retrouvé mon garçon. Ils n’avaient pas le droit de me le
prendre. Il n’avait que dix-sept ans, et il était tout ce qui me restait
de sa pauvre chère maman. C’était une iniquité, un foutu déni de
justice. Alors l’Armée n’a qu’à aller se faire foutre, le ministère de la
Guerre n’a qu’à aller se faire foutre, les États-Unis d’Amérique n’ont
qu’à aller se faire foutre et vous aussi, les gars. Allez vous faire
foutre. J’ai retrouvé mon Timmy. Il guérira. Et je n’ai rien d’autre à
vous dire. Prenez vos cliques et vos claques et débinez-vous.ŗ
« Son tic nerveux lui tordait la bouche sans arrêt et il avait le
front couvert de grosses gouttes de sueur. C’est à ce moment-là que

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j’ai compris qu’il avait perdu la raison. Moi aussi, je serais devenu
fou si j’avais été obligé de vivre avec ce… avec cette créature. »
Louis sentait son estomac se soulever. Il avait bu trop de bière,
trop vite. Il n’allait pas tarder à tout restituer. Cette sensation de
lourdeur, de pesanteur dans l’estomac l’en avertissait.
« Comme on ne pouvait pas faire grand-chose de plus, continua
Jud, on s’est préparés à partir. Hannibal a dit : ŖQue Dieu te vienne
en aide, Bill !ŗ
« Bill a répondu : ŖDieu ne m’a jamais aidé. Je me suis aidé moi-
même.ŗ
« Et là-dessus, Timmy est venu vers nous. Même sa manière de
marcher n’allait pas, Louis. On aurait dit un très vieil homme. Il
levait un pied en l’air, le reposait et le poussait lentement devant lui
avant de soulever l’autre. Il avait une démarche de crabe. Ses bras
pendaient mollement le long de ses cuisses. Et quand il s’est
suffisamment approché, on a vu les marques rouges qui lui
barraient tout le travers de la figure, comme des cicatrices d’acné ou
une série de petites brûlures. C’était sûrement là que la mitrailleuse
boche l’avait atteint. Elle avait dû lui arracher la moitié de la figure.
« En plus, il répandait une odeur de charnier. Une vraie
pestilence, comme s’il était tout putréfié à l’intérieur. J’ai vu Alan
Purinton se couvrir le nez et la bouche d’une main. La puanteur
était abominable. On se serait presque attendu à voir des asticots lui
grouiller dans les cheveux…»
ŕ Arrêtez, protesta Louis d’une voix étranglée. J’en ai assez
entendu comme ça.
ŕ Oh non ! s’écria Jud avec une détermination farouche. Vous
n’en avez pas entendu moitié autant qu’il faudrait. Je ne puis vous
dire à quel point c’était affreux. Pour l’éprouver vraiment, il aurait
fallu que vous soyez là. Il était mort, Louis, et pourtant il vivait. Et
en plus il… il… il savait.
ŕ Il savait ? fit Louis en se penchant vers l’avant.
ŕ Oui, dit Jud, il savait tout. Il a dévisagé Alan pendant un bon
moment avec une espèce de sourire Ŕ en tout cas, on voyait ses
dents Ŕ et ensuite il s’est mis à parler. Il parlait si bas qu’il fallait
faire effort pour l’entendre. On aurait dit qu’il avait le larynx plein
de cailloux. ŖTa femme baise avec le patron de la droguerie où elle
travaille, Purinton. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Elle pousse des

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hurlements quand elle jouit. Qu’est-ce que tu en dis, hein ?ŗ
« Alan a eu une espèce de hoquet. Pas de doute, le coup avait
porté. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, Alan Purinton
était dans un hospice, à jardiner. Il doit avoir pas loin de quatre-
vingt-dix ans à présent. À l’époque, il avait largement passé la
quarantaine, et on murmurait des choses sur le compte de sa
deuxième femme. C’était une de ses petites-cousines qui était venue
habiter avec Alan et Lucy, sa première femme, au début de la
guerre. Lucy est morte, et dix-huit mois plus tard, Alan a épousé
cette fille. Elle s’appelait Laurine, et quand ils se sont mariés elle
n’avait guère plus de vingt-quatre ans. C’est vrai qu’on jasait à son
sujet, vous savez. Un homme se serait borné à dire qu’elle avait des
manières un peu libres. Mais les femmes la considéraient plutôt
comme une traînée. Et Alan avait peut-être bien aussi sa petite idée
là-dessus, vu qu’il s’est écrié : ŖTa gueule ! Ferme-la, sinon je te
cogne, quoi que tu puisses être !ŗ
« ŖTais-toi, Timmyŗ, fait Bill, l’air plus malade que jamais,
comme s’il allait rendre tripes et boyaux, tomber évanoui, ou peut-
être même les deux. ŖTais-toi, Timmy, je t’en prie.ŗ
« Mais Timmy n’a pas fait attention à lui. Il s’est tourné vers
George Anderson, et il lui a dit : ŖEt toi, le vieux, ton petit-fils dont
tu fais si grand cas n’espère qu’une chose : que tu claques. Tout ce
qui l’intéresse, c’est ton fric. Ce fric qu’il s’imagine que tu as entassé
dans ton coffre à l’Eastern Bank de Bangor. C’est pour ça qu’il te
passe de la pommade, mais dès que tu as le dos tourné il se paie ta
fiole. Lui et sa sœur, ils te surnomment vieille quille-en bois.ŗ Et au
moment où Timmy disait ça, Louis, sa voix a changé. Elle a pris une
intonation haineuse, mesquine, exactement celle qu’aurait eue la
voix du petit-fils de George si… enfin, si ce que Timmy venait de
dire était vrai.
« ŖVieille quille-en-bois, répète Timmy. Et qu’est-ce qu’ils vont
râler quand ils s’apercevront qu’en réalité tu es fauché comme les
blés vu que t’as tout perdu en 1938 ! Hein, George ? Ils vont en chier
des ronds de chapeau, ces deux cons !ŗ
« George s’est mis à reculer, sa jambe de bois a cédé sous lui, il
est tombé en arrière sur le rebord du perron et il a renversé le pichet
de bière de Bill Baterman.
« George était pâle comme un linceul, Louis.

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« Bill est arrivé Dieu sait comment à le remettre debout, et il s’est
mis à rugir après son gars. ŖTimmy, vas-tu t’arrêter ! Timmy !
Suffit !ŗ qu’il gueulait, mais Timmy ne l’écoutait pas. Il a dit une
saleté sur le compte d’Hannibal, puis une autre sur mon compte et
ensuite il s’est mis à… il est devenu fou furieux. Il poussait des
hurlements de rage. On s’est éloignés à reculons, et puis on a piqué
un galop en tenant George par les bras parce que les lanières de sa
jambe de bois étaient tout emmêlées. Elle était à l’envers, sa
chaussure pointait dans le mauvais sens et elle traînait derrière lui
dans l’herbe.
« C’est là que j’ai eu ma dernière vision de Timmy Baterman. Il
était debout sur la pelouse de derrière, à côté de la corde à linge, et
le soleil couchant qui lui colorait la figure en rouge faisait ressortir
les petites boursouflures de ses cicatrices. Il avait les cheveux
hérissés et comme poussiéreux, et il riait d’un affreux rire grinçant
en criant sans arrêt d’une voix stridente : ŖVieille quille-en-bois !
Vieille quille-en-bois ! Et le cocu ! Et le coureur de putes ! Adieu,
braves gens ! Adieu, adieu !ŗ Et il repartait d’un grand rire, mais qui
ressemblait plutôt à un hurlement de loup qu’à un rire… il y avait
quelque chose en dedans de lui qui hurlait… hurlait… hurlait. »
Jud s’interrompit. Sa respiration était précipitée.
ŕ Est-ce que c’était vrai, Jud ? interrogea Louis. Ce que Timmy
Baterman vous a dit, c’était la vérité ?
ŕ Oui, c’était la vérité, marmonna le vieil homme entre ses dents.
C’était vrai, bon Dieu ! Dans le temps, j’avais été client occasionnel
d’une maison close de Bangor. Je ne suis sûrement pas le seul
homme à être tombé dans ce genre de travers, même s’il y en a qui
ne s’écartent jamais du droit chemin. De temps à autre, l’envie me
prenait Ŕ est-ce que c’était une perversion ? je ne sais pas Ŕ de me
l’enfoncer dans de la chair autre. Ou de payer une femme pour
qu’elle fasse ces choses qu’un mari n’a pas le cœur d’exiger de sa
légitime. Les hommes aussi ont leur jardin secret, Louis. Les péchés
que j’avais commis étaient des plus véniels, et cela faisait huit ou
neuf ans que je n’avais plus succombé à la tentation. Norma ne
m’aurait pas quitté si elle l’avait appris. Mais quelque chose serait
mort en elle. J’aurais perdu à tout jamais une part de sa tendresse, à
laquelle j’étais énormément attaché.
Jud avait les yeux rouges, gonflés, larmoyants. « Les pleurs des

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vieillards sont singulièrement disgracieux », se dit Louis. Mais
quand Jud tendit vers lui une main tâtonnante, il la prit dans la
sienne et la serra.
« Timmy ne nous a parlé que du mauvais, dit le vieil homme au
bout d’un moment. Et le mauvais, il y en a déjà plus qu’assez dans la
vie de n’importe qui, non ? Deux ou trois jours plus tard, Laurine
Purinton quittait Ludlow sans espoir de retour. Les gens du pays qui
l’ont aperçue juste avant qu’elle prenne le train ont raconté qu’elle
avait un coquard à chaque œil et les narines bouchées de coton.
Alan n’a jamais rien voulu en dire à personne. George Anderson est
mort en 1950. A-t-il légué quelque chose à son petit-fils et à sa
petite-fille ? Pas à ma connaissance en tout cas. Hannibal s’est fait
éjecter de son poste d’adjoint au maire à cause d’une histoire qui
ressemblait beaucoup aux accusations que Timmy Baterman avait
proférées contre lui. Je ne vous dirai pas exactement de quoi il
s’agissait (ça ne vous avancerait à rien de le savoir), mais disons que
c’était en rapport avec une affaire de détournement de deniers
publics. Il a vaguement été question d’engager des poursuites contre
Hannibal, mais ça a tourné court. De toute façon, la perte de son
poste était déjà un assez grand châtiment comme cela, car pour
Hannibal jouer les gros bonnets était la chose la plus importante du
monde.
« Toutefois, ces hommes-là avaient aussi du bon. Et c’est cela que
les gens oublient toujours le plus vite. C’est Hannibal Benson qui a
eu l’idée d’établir une fondation en vue de la création d’un hôpital
général à Bangor, juste avant la guerre. Alan Purinton était un
homme extraordinairement généreux et bon. Et le vieux George
Anderson n’avait pas d’autre ambition que d’assurer la bonne
marche de son bureau de poste.
« Pourtant, cette créature ne nous a parlé que du mauvais. Elle
voulait que nous ne nous rappelions rien d’autre, parce qu’elle était
mauvaise elle-même, et parce qu’elle savait que nous étions
dangereux pour elle. Le Timmy Baterman qui était parti faire la
guerre à Hitler était un brave gosse de l’espèce la plus ordinaire,
Louis. Ce n’était peut-être pas une lumière, mais il avait bon cœur.
Tandis que la chose que nous avons vue ce soir-là, le visage levé vers
le soleil rouge… eh bien, c’était un monstre. Je ne sais pas comment
on peut appeler ça. Zombie ? Dibbouk ? Démon ? Peut-être qu’il

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n’existe pas de nom pour désigner une créature pareille dans notre
langage. Les Micmacs, eux, auraient immédiatement vu de quoi il
s’agissait. »
ŕ Qu’est-ce qu’ils auraient vu ? interrogea Louis d’une voix
blanche.
ŕ Qu’il avait été touché par le Wendigo, répondit Jud d’un ton
parfaitement égal.
Ensuite il prit une profonde inspiration, garda son souffle un
moment avant de le relâcher et consulta sa montre.
ŕ Sapristi, mais c’est qu’il est tard, Louis ! Je me suis laissé
entraîner à parler bien plus longtemps que je n’aurais voulu.
ŕ J’en doute, dit Louis. Vous avez été très éloquent. Racontez-
moi le dénouement.
ŕ Le surlendemain, un feu a éclaté chez les Baterman pendant la
soirée, expliqua Jud. La maison a été entièrement calcinée. Aux
dires d’Alan Purinton, il s’agissait d’un incendie volontaire. Ça
crevait les yeux, même, vu qu’on avait entièrement arrosé la
baraque de pétrole avant d’y mettre le feu. Trois jours après
l’incendie, les décombres empestaient encore le naphte.
ŕ Donc, ils ont fini brûlés vifs tous les deux.
ŕ Oh, pour ce qui est de brûler, ils ont brûlé, dit Jud. Mais ils
étaient déjà morts avant. Timmy avait été tué de deux balles dans la
poitrine, et les balles provenaient d’un vieux colt de l’armée que Bill
Baterman avait gardé par-devers lui. On a retrouvé le pistolet dans
la main de Bill. Apparemment, il avait abattu son fils, après quoi il
l’avait allongé sur son lit et il avait arrosé la maison de pétrole.
Ensuite il s’était assis dans son fauteuil, à côté de la radio, il avait
gratté une allumette et il s’était fourré le canon du colt 45 dans la
bouche.
ŕ Ô mon Dieu ! dit Louis.
ŕ Les corps étaient pas mal carbonisés, mais le médecin légiste a
déclaré qu’à son avis Timmy Baterman était mort depuis au moins
quinze jours.
Il y eut un silence, long et pesant, et à la fin Jud se leva.
ŕ Je n’exagérais pas en disant que j’avais peut-être une part de
responsabilité dans la mort de votre fils, Louis. Les Micmacs
connaissaient cet endroit, mais ça ne veut pas forcément dire que ce
sont eux qui l’ont maléficié comme cela. Quand ils sont arrivés ici,

- 345 -
venant du Canada, ou peut-être de Russie ou des steppes de l’Asie
centrale, ce territoire existait déjà. Ils l’ont occupé pendant mille
ans, deux mille peut-être, c’est difficile à dire parce que les
civilisations comme la leur ne laissent pas d’empreintes profondes.
À présent, ils en sont partis, comme nous en partirons sans doute
un jour nous-mêmes, quoique les traces de notre passage seront
sûrement plus visibles. Mais quels que soient les occupants du
territoire, l’endroit restera le même, Louis. Il n’appartient à
personne ; personne ne pourra jamais s’en aller ailleurs en
emportant son secret dans ses bagages. Le maléfice est fixé là,
tenace, comme soudé. Jamais je n’aurais dû me mêler de vous
emmener là-haut pour y enterrer ce chat. Je le sais à présent.
L’endroit a du pouvoir, et vous feriez bien de vous en défier ; je vous
dis cela dans votre propre intérêt et dans celui de votre famille. Moi,
je n’ai pas su lui résister. Vous aviez sauvé la vie de Norma, je
voulais faire quelque chose pour vous en échange, et l’endroit a fait
dévier mes bonnes intentions de façon à ce qu’elles se prêtent à ses
abominables desseins. Je vous dis qu’il a du pouvoir… un pouvoir
qui passe par des variations cycliques, un peu comme les phases de
la lune. Je crains qu’il ne soit dans une phase ascendante et qu’il
n’atteigne bientôt au summum de sa force. Je crains qu’il ne m’ait
utilisé pour vous atteindre à travers votre fils, Louis. Vous voyez où
je veux en venir ?
Le vieil homme regardait Louis avec une anxiété visible.
ŕ D’après vous, l’endroit savait que Gage allait mourir, c’est ça ?
demanda Louis.
ŕ Non, ce que je dis, moi, c’est que l’endroit a fait mourir Gage
parce que je vous avais mis en communication avec son pouvoir.
Que j’ai peut-être causé la mort de votre fils à partir d’excellentes
intentions, Louis.
ŕ Je n’y crois pas, dit Louis d’une voix tremblante au bout d’un
silence assez long.
Non, impossible, il ne voulait pas croire une chose pareille.
C’était inimaginable. Il prit la main de Jud et il la serra avec force.
ŕ Nous enterrons Gage demain, à Bangor. Et il n’en bougera
plus. Plus jamais je ne monterai au Simetierre des animaux, et
encore moins au-delà.
ŕ C’est bien sûr, Louis ? fit Jud d’une voix âpre. Vous seriez prêt

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à le jurer ?
ŕ Je vous le jure, dit Louis.
Mais tout au fond de son esprit, il y songeait encore. Ce n’était
qu’un fantôme d’idée, une minuscule et vacillante flamme, mais qui
refusait obstinément de s’éteindre.

- 347 -
40

En réalité, tous ces événements n’avaient jamais eu lieu.


Le formidable rugissement du camion de l’Orinco, ses doigts qui
frôlaient le dos du blouson de Gage, Rachel se préparant à partir
pour le salon mortuaire en robe de chambre, Ellie serrant la photo
de Gage sur son cœur et dépliant sa chaise à côté de son lit, les
larmes de Steve Masterton, le pugilat avec Goldman, Jud Crandall
lui narrant l’horrible histoire de Timmv Baterman, tout cela ne
s’était produit que dans l’imagination de Louis Creed durant les
quelques secondes qui s’étaient écoulées entre le moment où il
s’était lancé à la poursuite de son fils qui courait en riant vers la
route et celui où il l’avait rattrapé.
Rachel avait crié une seconde fois : Gage, reviens ! Ne COURS
pas ! mais Louis savait qu’il aurait besoin de tout son souffle. Que ça
ne tenait qu’à un cheveu. Si, tout de même, une des choses qu’il
avait imaginées se produisit bel et bien : venant d’un peu plus haut
sur la route, il entendit le grondement du semi-remorque qui se
rapprochait. Tout au fond de son crâne, un mécanisme
mnémonique joua et il entendit la voix de Jud Crandall disant à
Rachel, le jour même de leur arrivée à Ludlow : Faudra pas trop les
laisser s’approcher de la route, m’ame Creed. Il y passe beaucoup
de gros camions.
Gage dévalait à présent le dernier talus de gazon qui descendait
en pente douce jusqu’au bas-côté de la route. Ses petites jambes
robustes battaient l’air avec une telle rapidité qu’en bonne justice il
aurait dû se flanquer le nez par terre, mais il poursuivait sa course
et le grondement du camion devenait de plus en plus tonitruant. Le
son évoquait pour Louis l’espèce de bourdonnement qui lui
emplissait parfois les oreilles, au moment où il sombrait dans le
sommeil. Le soir, au lit, ce vrombissement étouffé le berçait. Mais
celui que produisait le camion était épouvantable.
Ô mon Dieu, ô doux Jésus, faites que je le rattrape, ne le laissez

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pas arriver jusqu’à la route.
D’un ultime élan, dans lequel il mit tout ce qu’il lui restait
d’énergie, Louis se lança en avant, les bras tendus devant lui, le
corps parallèle au sol comme un footballeur qui tente un plaquage.
Il entrevit son ombre qui s’allongeait au-dessous de lui sur le gazon,
eut la brève vision de celle du cerf-volant zigzaguant en travers du
pré de Mrs Vinton, et à l’instant précis où Gage posait le pied sur la
chaussée, les doigts de Louis frôlèrent le dos de son blouson… et
l’agrippèrent.
Il tira brutalement l’enfant en arrière et dans le même
mouvement il atterrit avec fracas sur les gravillons de l’accotement.
Son nez se mit instantanément à pisser le sang et une douleur
terrible lui vrilla le bas-ventre. (« Bon Dieu si j’avais su que j’allais
jouer au foot j’aurais mis ma coquille ! ») Mais une grande vague de
soulagement s’enfla en lui aussitôt, lui faisant oublier son nez qui
saignait et ses roubignoles en compote, car il entendait à présent
Gage qui braillait de douleur et de dépit.
L’enfant était tombé assis et il avait heurté de la nuque le rebord
du talus. La seconde d’après, ses hurlements furent couverts par le
grondement assourdissant du camion qui les dépassa avec un coup
de trompe rageur.
Louis réussit à se lever malgré l’énorme boule de plomb qui lui
pesait sur le bas-ventre. Il prit son fils dans ses bras et le berça
tendrement contre lui.
Rachel parvint à leur hauteur, le visage ruisselant de larmes, et
elle se mit à vociférer :
ŕ Il ne faut jamais courir sur la route, Gage ! Jamais, jamais,
jamais ! C’est défendu, tu m’entends ! Défendu !
Gage fut tellement stupéfait par ce prêche entrecoupé de sanglots
qu’il en oublia lui-même de pleurer pour regarder sa mère avec des
yeux ronds.
ŕ Louis, tu saignes du nez, dit Rachel, sur quoi elle se jeta dans
ses bras et l’étreignit avec tant de force qu’il en eut le souffle coupé.
ŕ Ça n’est pas le plus grave, dit-il. Je crois que je suis stérile,
Rachel. Oh, purée, qu’est-ce que j’ai mal !
Rachel fut prise d’un fou rire tellement hystérique que Louis eut
peur pour elle l’espace d’un instant.
« Mon Dieu, se dit-il, si Gage avait été tué, je crois qu’elle en

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aurait perdu la raison. »
Mais Gage n’était pas mort, et tout cela n’avait été qu’une espèce
de rêve éveillé monstrueusement détaillé qui s’était déroulé dans la
tête de Louis avec la rapidité de l’éclair tandis qu’il pourchassait son
fils à travers une pelouse d’un vert éclatant, par un bel après-midi
ensoleillé de mai, et l’arrachait in extremis à la mort.
Gage fréquenta l’école primaire, et à l’âge de sept ans fit son
premier séjour estival dans un camp de vacances, où il surprit tout
le monde par son extraordinaire aptitude à la natation. Il fit aussi
une autre surprise à ses parents, nettement plus saumâtre celle-là,
en leur prouvant qu’il pouvait parfaitement supporter d’être séparé
d’eux pendant un mois entier sans subir le moindre début de
trauma. Dès l’âge de dix ans, il prit le pli de passer la totalité de ses
vacances d’été au camp Agawam, à Raymond, une localité riveraine
du lac Sebago, dans le sud-est du Maine. L’année de ses onze ans, il
remporta deux premiers prix et un second lors du grand
championnat de natation inter-camps qui clôtura les activités d’été.
Il devint un garçon de forte stature, solidement charpenté, mais
c’était toujours le même Gage, qui recevait tout ce que le monde lui
offrait avec une douceur un peu effarée. Pour Gage, les fruits de
l’arbre de la vie n’étaient jamais amers ni véreux.
Il fit de brillantes études secondaires et fut membre de l’équipe
de natation de Saint-Jean-Baptiste, une école catholique à laquelle il
avait exigé d’être inscrit parce qu’elle disposait d’installations
sportives hors de pair. À dix-sept ans, Gage annonça à ses parents
son intention de se convertir au catholicisme. Louis n’en fut pas
surpris outre mesure, mais Rachel soutenait que tout ça était la
faute de la petite amie de Gage ; elle augurait de cette conversion un
mariage précipité (« Si cette petite garce à la médaille de Saint-
Christophe ne s’envoie pas en l’air avec lui, je veux bien être pendue,
Louis ! » s’exclamait-elle), la ruine de tous ses projets universitaires
et de tous ses espoirs olympiques, et prophétisait que Gage se
retrouverait avec une dizaine de mouflets bien catholiques sur les
bras avant d’avoir atteint la quarantaine.
Entre-temps (toujours selon Rachel), il serait devenu un
chauffeur de camion ventripotent, gros buveur de bière et
mâchouilleur de cigares, qui glisserait peu à peu vers l’infarctus et le
néant en égrenant des Pater et des Ave.

- 350 -
Louis soupçonnait pour sa part que la décision de son fils avait
des mobiles moins terre à terre. Gage embrassa effectivement la foi
catholique (le jour de sa conversion, Louis expédia à Irwin Goldman
une petite carte franchement venimeuse, qui disait : Peut-être que
pour couronner le tout, vous aurez un petit-fils jésuite. Votre
gendre goy, Louis.). En revanche, il n’épousa pas la jeune fille (pas
garce pour deux sous au demeurant) qu’il avait fréquentée au cours
de sa dernière année de collège.
L’année de son entrée à l’université Johns Hopkins, il fut enrôlé
dans l’équipe olympique de natation. Seize ans après que Louis eut
livré une course désespérée contre un camion de l’Orinco pour
sauver la vie de son fils, à la fin d’un long et palpitant après-midi de
retransmission télévisée, lui et Rachel (qui à présent avait les
cheveux presque entièrement gris, mais le dissimulait à l’aide d’un
shampooing colorant) virent leur garçon remporter une médaille
d’or pour les États-Unis. Lorsque les caméras de la NBC zoomèrent
pour montrer de plus près Gage debout sur le podium et qu’il
apparut en gros plan, le visage encore dégouttant d’eau, la tête
rejetée en arrière, le regard sereinement fixé sur le drapeau, la
médaille d’or scintillant sur la peau lisse de sa poitrine, tandis que
l’orchestre entonnait l’hymne américain, Louis fondit en larmes, et
Rachel ne tarda pas à l’imiter.
ŕ Ce coup-ci, on peut vraiment dire qu’il a décroché le pompon,
dit-il d’une voix étranglée en se tournant vers sa femme pour
l’embrasser.
Mais une expression d’horreur s’était peinte sur le visage de
Rachel, et Louis la vit subitement vieillir devant lui comme si des
mois et des années de malheur retenu s’étaient abattus sur elle d’un
seul coup. Les derniers échos de l’hymne national s’estompaient
déjà et quand Louis se tourna à nouveau vers l’écran de la télé, il y
vit le visage d’un autre garçon, un Noir avec des cheveux crépus et
laineux dans lesquels des gouttelettes d’eau scintillaient comme
autant de minuscules diamants.
Il a décroché le pompon.
Sa casquette !
Sa casquette est…
… oh mon Dieu, sa casquette est pleine de sang !

- 351 -
Quand Louis s’éveilla, il était sept heures et la chambre baignait
dans la clarté froide et morose d’un petit matin pluvieux. Il tenait
son oreiller étroitement serré et une migraine monstrueuse lui
battait aux tempes. La douleur s’enflait et s’amenuisait. Il eut un
renvoi aigre qui avait des relents de vieille bière, et son estomac se
souleva cruellement. Il avait pleuré. L’oreiller était humide de
larmes, comme s’il avait passé la moitié de la nuit à rêver à des
goualantes de Hank Williams. Il se dit que même dans son sommeil
une part de lui-même n’avait pas cessé d’être consciente de la vérité
que son rêve s’efforçait pitoyablement d’occulter Ŕ d’où ces larmes.
Il se leva et se dirigea en titubant vers la salle de bains. Les
battements de son cœur étaient excessivement rapides, quoique
ténus, et sa gueule de bois était d’une telle férocité qu’il en avait la
conscience comme lacérée en mille petits fragments. Il atteignit la
cuvette des toilettes à l’ultime seconde et restitua le trop-plein de la
bière de la veille.
Il resta un moment à genoux sur le carrelage, les yeux fermés.
Lorsqu’il fut certain qu’il aurait la force de se remettre debout, il
chercha à tâtons la manette de la chasse d’eau et l’actionna. Il voulut
s’inspecter dans le miroir, mais il le trouva masqué d’un carré de
tissu noir. Il se rappela alors que Rachel, puisant machinalement
aux sources d’un héritage dont elle prétendait n’avoir rien conservé,
avait couvert tous les miroirs de la maison et qu’elle se déchaussait
avant d’entrer.
« Pas d’équipe olympique de natation », songea brumeusement
Louis en réintégrant la chambre. Il s’assit au bord du lit. Un aigre
arrière-goût de bière lui empuantissait la bouche et le gosier, et il se
jura (ce n’était pas la première fois, et ce ne serait pas la dernière),
qu’il ne toucherait jamais plus à ce poison. Pas d’équipe olympique
de natation, pas d’études brillantes au collège, pas de petite amie
catholique, pas de camp Agawam, rien. Gage avait perdu ses
chaussures ; son blouson avait été arraché et retourné ; son
délicieux petit corps de garçonnet, robuste et ramassé, avait été plus
ou moins broyé.
Sa casquette était pleine de sang.
Tandis que Louis était assis au bord du lit, engourdi par sa gueule
de bois abrutissante, à quelques pas de la fenêtre sur laquelle la
pluie déroulait de paresseux serpentins d’argent, sa peine s’abattit

- 352 -
sur lui de tout son poids, telle une grise gardienne montée du fond
du purgatoire. Elle s’abattit sur lui, l’anéantit, lui ôta toute sa
vigueur d’homme, fit tomber ses dernières défenses. Il enfouit son
visage dans ses mains et il pleura en se balançant d’avant en arrière
sur le lit. Il aurait fait n’importe quoi pour qu’on lui laisse une
seconde chance, absolument n’importe quoi.

- 353 -
41

On porta Gage en terre à deux heures de l’après-midi. Entre-


temps, la pluie avait cessé, mais de grosses nuées d’orage roulaient
encore au ciel et la majorité des membres du cortège étaient équipés
de grands parapluies noirs que l’ordonnateur leur avait distribués.
À la demande de Rachel, le directeur du salon mortuaire, qui
officia au cours de la brève cérémonie laïque, lut le passage de
l’Évangile selon saint Matthieu qui commence par : « Laissez venir à
moi les petits enfants. » Louis fixait son beau-père, debout en face
de lui sur le bord opposé de la fosse. Goldman soutint son regard un
moment, ensuite il baissa les yeux. Il semblait avoir perdu toute
pugnacité. Il avait de grosses poches sous les yeux, et ses fins
cheveux blancs, aussi ténus que des fils d’araignée, s’agitaient
follement sous le vent autour de sa petite calotte de satin noir. Avec
ses joues piquetées de poils poivre et sel, il avait plus que jamais
l’air d’un clochard.
Louis eut la nette impression que le vieil homme ne savait pas
vraiment où il était. Mais il avait beau fouiller son cœur, il n’arrivait
pas à éprouver envers lui la moindre pitié.
Le petit cercueil blanc de Gage, vraisemblablement nanti d’une
serrure neuve, était posé en équilibre sur deux traverses chromées
au-dessus de la tombe, dont on avait tapissé les bords de bandes de
gazon synthétique d’un vert tellement criard que Louis en avait mal
aux yeux. Quelques corbeilles de fleurs ajoutaient encore à l’insolite
gaieté de cette prairie factice. Par-dessus l’épaule du croque-mort,
Louis distinguait un flanc de coteau en pente douce, hérissé de
tombes et de caveaux. Ses yeux s’attardèrent sur un mausolée de
style néo-roman, au fronton duquel le nom PHIPPS était gravé en
lettres d’or. Au sommet de la coupole du mausolée pointait un objet
de couleur jaune. Louis le fixa intensément des yeux en essayant de
deviner ce que ça pouvait bien être.
Il poursuivit son examen même lorsque le directeur du salon

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mortuaire eut demandé une minute de silence et que les personnes
présentes baissèrent la tête pour se recueillir. Au bout de quelques
minutes, il finit par comprendre. C’était un de ces gros camions à
palan comme on en voit sur les chantiers. On l’avait garé à l’abri du
coteau, hors de la vue du cortège funèbre. Aussitôt la cérémonie
terminée, Oz écraserait sa cigarette sur la semelle de sa tewwible
chaussure de chantier à armature renforcée, fourrerait son mégot
dans un récipient quelconque (les fossoyeurs surpris à jeter leurs
mégots dans les allées d’un cimetière étaient quelquefois licenciés
sans autre forme de procès ; ça la fichait mal, étant donné que bon
nombre de leurs clients avaient succombé à un cancer du poumon),
puis il sauterait à bord de son engin, démarrerait en trombe et
viendrait plonger son fils dans une obscurité qui durerait jusqu’à la
fin des temps… ou du moins jusqu’au jour de la Résurrection.
Résurrection… ah, voilà un mot
(auquel tu devrais t’interdire de songer et tu le sais bien,
bordel).
À peine l’ordonnateur des pompes funèbres eut-il prononcé le
mot « amen » que Louis prit Rachel par le bras et l’entraîna en
direction du parking. Rachel marmonna de vagues protestations (Je
t’en prie, Louis, restons encore une minute) mais il ne se laissa pas
fléchir. Le directeur du salon mortuaire, posté au bord de l’allée,
récupérait au passage les parapluies sur le manche desquels le nom
de son entreprise était discrètement imprimé. Il les passait à un
assistant qui les rangeait au fur et à mesure dans un porte-
parapluies surréalistement dressé au milieu de la pelouse emperlée
de gouttes de pluie. Louis tenait le bras de Rachel de la main droite,
et de la gauche la menotte gantée de blanc d’Ellie. La fillette arborait
la robe bleue qu’elle avait étrennée lors des obsèques de Norma
Crandall.
Jud s’approcha tandis que Louis faisait monter ces dames à bord
de la voiture. Le vieil homme avait lui aussi la mine de quelqu’un
qui vient de passer une mauvaise nuit.
ŕ Ça va-t-y, Louis ?
Louis hocha affirmativement la tête.
Jud se pencha pour regarder à l’intérieur de la voiture.
ŕ Comment allez-vous, Rachel ? interrogea-t-il.
ŕ Ça va, Jud, répondit Rachel du bout des lèvres.

- 355 -
Jud lui effleura l’épaule avec douceur. Ensuite ses yeux se
posèrent sur Ellie :
ŕ Et toi, mon petit chou ?
ŕ Je vais très bien, répondit Ellie, et sa bouche se fendit pour
former un rictus hideux à titre de démonstration.
ŕ Qu’est-ce qu’il y a sur cette photo ? demanda Jud.
Louis crut d’abord que la fillette allait se cramponner à sa photo,
refuser de la montrer, mais elle finit par la tendre au vieil homme
avec une timidité poignante. Jud prit la photographie entre ses
doigts épais et spatulés, ces gros doigts d’aspect malhabile qui
semblaient faits pour manipuler les leviers de commande d’un
bulldozer ou fixer des étriers d’attelage entre des wagons de chemin
de fer, mais qui avaient retiré un dard d’abeille du cou de Gage avec
une dextérité d’escamoteur Ŕ ou de chirurgien.
ŕ Comme c’est mignon ! fit-il. Gage devait être rudement
content que tu le tires sur cette luge, hein, Ellie ?
Ellie fit oui de la tête, et deux grosses larmes roulèrent sur ses
joues.
Rachel ouvrit la bouche pour protester mais Louis la fit taire
d’une pression sur le bras.
ŕ Je le traînais derrière moi pendant des heures, raconta Ellie
d’une voix entrecoupée de sanglots, et il n’arrêtait pas de rire. Après
on rentrait à la maison et maman nous préparait du cacao. Elle nous
disait : « Retirez vos bottes » et Gage les ramassait en criant :
« Bottes ! Bottes ! » d’une voix si perçante qu’on en avait mal aux
oreilles. Tu te souviens, maman ?
Rachel fit signe qu’elle se souvenait.
ŕ Sûr que vous avez passé de bons moments ensemble, dit Jud
en lui rendant la photo. Et même s’il est mort à présent, il te restera
toujours son souvenir à chérir.
ŕ Et je le chérirai, dit Ellie en essuyant ses larmes. Je l’adorais,
Mr Crandall.
ŕ Je sais bien, ma chérie.
Jud passa la tête à l’intérieur de la voiture pour embrasser la
fillette. Lorsqu’il se retira, ses yeux s’attardèrent brièvement sur
Rachel et sur Louis. Ils étaient d’une dureté minérale. Lorsque son
regard rencontra celui de Rachel, le visage de la jeune femme prit
une expression perplexe et un peu douloureuse. Elle ne comprenait

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pas. Mais Louis saisit sans peine ce que disaient les yeux de Jud :
Que faites-vous pour Ellie ? interrogeaient-ils. Votre petit garçon
est mort, mais votre fille est bien vivante. Que faites-vous pour
elle ?
Louis se détourna. Il ne pouvait rien faire pour Ellie, pas pour
l’instant du moins. Il faudrait qu’elle se débatte toute seule avec son
chagrin, car quant à lui il avait l’esprit trop obnubilé par la pensée
de son fils.

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42

Le soir, de nouveaux bancs de nuages moutonnaient au ciel,


poussés par un vent d’ouest impétueux.
Louis enfila son blouson de toile, en remonta la fermeture Éclair
et décrocha les clés de la Civic du panneau mural où elles étaient
pendues.
ŕ Où tu vas, Lou ? demanda Rachel sans grand intérêt.
À la fin du dîner, elle avait été prise d’une nouvelle crise de
larmes ; elle pleurait doucement, sans bruit, mais intarissablement.
Louis l’avait persuadée de prendre un Valium, et à présent elle était
assise à la table de la salle à manger, le journal ouvert devant elle à
la page des mots croisés, qu’elle avait à peine commencés. Dans la
pièce voisine, Ellie regardait La Petite Maison dans la prairie à la
télé, la photo de Gage sur ses genoux. La fillette n’avait pas décroché
un mot de toute la soirée.
ŕ Je me suis dit comme ça que j’irais peut-être m’acheter une
pizza.
ŕ Tu n’as pas assez mangé tout à l’heure ?
ŕ À ce moment-là, je n’avais pas d’appétit, expliqua-t-il, ce qui
était vrai. (Puis il ajouta :) Maintenant, si (et cette fois, il mentait).
L’après-midi, entre quinze et dix-huit heures, ils avaient conclu
les funérailles de Gage par un rite ultime : le rite de la boustifaille.
Ils s’étaient tous retrouvés dans la maison des Creed. Steve
Masterton et sa femme avaient amené du hachis Parmentier.
Charlton avait confectionné une énorme quiche.
ŕ Si jamais il en reste, vous pourrez toujours la garder, dit-elle à
Rachel. La quiche, c’est très bon réchauffé.
Les Danniker, qui habitaient un peu plus haut sur la route,
apportèrent un jambon rôti. Les Goldman se présentèrent avec un
assortiment de viandes froides et de fromages. Ils n’adressèrent pas
la parole à Louis, et ils l’évitèrent soigneusement, ce qui n’était pas
pour lui déplaire. Jud apporta également du fromage Ŕ une belle

- 358 -
grosse tranche de son cheddar bien-aimé. Missy Dandridge avait
préparé une tourte à la lime des Keys. Et même Surrendra Hardu
avait apporté des pommes. Apparemment, le rite de la boustifaille
transcendait les différences religieuses.
C’était une fête de funérailles, et elle fut donc d’une animation
toute relative, quoique tout le monde n’y fît pas preuve d’une
retenue sans faille. Les libations y furent moins copieuses sans
doute que lors d’une réception ordinaire, mais tout de même, on y
but. Après avoir descendu quelques bières (il s’était juré le matin
même de ne plus jamais boire, mais dans la lueur froide de cet
après-midi lugubre il lui semblait que tout cela s’était passé il y avait
des siècles), Louis se sentit en verve, et l’envie lui vint de débiter
quelques-unes des nombreuses anecdotes macabres dont son oncle
Carl lui avait fait part autrefois. Il aurait pu leur raconter que
lorsqu’on enterrait un Sicilien, il n’était pas rare que les femmes
découpent en douce un petit morceau du linceul qui enveloppait le
défunt, car chez les Siciliens on raconte qu’une femme qui dort avec
un fragment de suaire sous son oreiller aura de la chance en amour ;
que, lors des funérailles irlandaises, on doublait parfois la
cérémonie d’une parodie de mariage et qu’on ligotait les doigts de
pieds des morts à cause d’une ancienne croyance celtique suivant
laquelle ça empêchait leurs fantômes de marcher. L’oncle Carl
prétendait que la coutume d’attacher une étiquette au gros orteil des
cadavres était née à New York, où autrefois les morgues
n’employaient que des Irlandais, et d’après lui ça devait être une
survivance de cette vieille superstition. Mais en voyant la tête qu’ils
faisaient tous, il s’était dit que les récits de cette espèce risquaient
d’être mal pris.
Rachel n’avait craqué qu’une fois, et sa mère était là pour la
réconforter. Rachel s’était cramponnée à Dory Goldman, elle avait
niché sa figure au creux de son épaule et elle avait pleuré et sangloté
tout son saoul, avec un abandon auquel elle n’avait pas pu se laisser
aller avec Louis, soit qu’elle considérât qu’ils étaient collectivement
responsables de la mort de Gage, soit que l’attitude de Louis, cette
espèce de demi-rêverie dans laquelle il flottait sans cesse, eût
découragé toutes ses velléités d’épanchement.
Quoi qu’il en soit, c’est auprès de Dory qu’elle était allée chercher
un réconfort, et sa mère l’avait prise sous son aile, mêlant ses larmes

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à celles de sa fille.
Debout derrière elles, une main posée sur l’épaule de Rachel,
Irwin Goldman lançait en direction de son gendre des regards qui
débordaient d’une joie malsaine.
Ellie allait d’un invité à l’autre avec un plateau chargé de
minuscules canapés percés de pique-saucisses enrubannés. La
photo de Gage était sous son bras, et elle la serrait fermement.
Louis accepta distraitement les condoléances et les marques de
sympathie, remerciant ceux qui les exprimaient par un hochement
de tête ou de vagues bredouillements. Son air lointain, ses manières
froides laissaient supposer qu’il remâchait le passé, revivait
l’accident, songeait à ce que serait désormais sa vie sans Gage.
Aucune des personnes présentes (pas même Jud) n’aurait pu
soupçonner qu’en réalité il s’était mis à ourdir dans sa tête des plans
de profanation de sépulture. Oh, bien sûr, tout cela était purement
spéculatif. Il n’avait aucune intention de les réaliser, ces plans. S’il
les concoctait, c’était juste histoire de s’occuper l’esprit.
Oui, tout cela était purement spéculatif.
Louis s’arrêta à l’épicerie-bazar d’Orrington, y fit l’acquisition de
deux packs de bière fraîche et passa un coup de fil chez Napoli’s
pour commander une pizza champignons-poivrons.
ŕ Votre nom s’il vous plaît, monsieur ?
« Le gwand, le tewwibe Oz », pensa-t-il.
ŕ Lou Creed.
ŕ Bon, écoutez, Lou, on est un peu débordés en ce moment, il
faudra compter trois quarts d’heure. Ça ne sera pas trop long ?
ŕ Ça ira très bien, dit Louis avant de raccrocher.
Il remonta à bord de la Civic et au moment où il démarrait il
s’aperçut que, bien qu’il y eût une bonne vingtaine de pizzerias à
Bangor, il avait fallu qu’il jette son dévolu sur la seule d’entre elles
qui se trouvait dans les parages immédiats du cimetière de
Pleasantview. « Bah, et alors ? se dit-il en refoulant un vague
malaise. Chez Napoli’s, la pizza est très bonne. Ils n’utilisent pas de
la pâte surgelée. Ils lancent la pizza en l’air et ils la rattrapent sur
leurs poings tendus, Gage se bidonnait toujours en les reg…»
Il coupa volontairement le fil de ses pensées.

Il passa devant la pizzeria sans s’arrêter et continua jusqu’au

- 360 -
cimetière. D’accord, il avait plus ou moins prévu à l’avance qu’il le
ferait ; mais quel mal y avait-il à ça, après tout ? On peut toujours
regarder, non ?
Il se rangea le long du trottoir en face de l’entrée du cimetière et
traversa la rue en direction du portail en fer forgé dont les grilles
luisaient obscurément dans le crépuscule mourant. Les grilles
étaient couronnées d’un arceau découpé, en fer forgé également, qui
formait le mot PLEASANTVIEW. En dépit de ce nom, Louis ne
trouvait pas la vue particulièrement plaisante, ni non plus
franchement déplaisante. Les tombes étaient harmonieusement
réparties sur une série de petits coteaux doucement mamelonnés où
l’on devinait la patte d’un paysagiste. Des rangées d’arbres bien
rectilignes dessinaient des promenades (dans les ultimes lueurs du
jour, les ombres des arbres étaient très noires et leurs formes
évoquaient désagréablement celles de ces flaques d’eau profondes et
saumâtres qui subsistent parfois au creux d’une carrière), et
quelques saules pleureurs isolés émaillaient çà et là les pelouses.
L’atmosphère n’était pas précisément sereine, puisque la brise
froide et continuelle apportait jusqu’au cimetière le grondement
incessant de l’autoroute voisine. Les lumières qui illuminaient d’un
sourd éclat le ciel nocturne étaient celles de l’aéroport international
de Bangor.
Louis avança une main en direction du portail en pensant : « Il
doit être verrouillé », mais il ne l’était pas. Sans doute n’était-ce pas
encore l’heure de la fermeture, ou peut-être même que le portail
n’était jamais bouclé. Après tout, un cimetière n’a plus à se protéger
que d’hypothétiques vandales, de poivrots égarés ou de couples de
teenagers en quête d’un coin sombre pour se peloter à l’aise. On
n’était plus au temps de Dickens, et les médecins n’avaient plus
besoin d’embaucher des profanateurs de sépultures pour se
procurer des cadavres à disséquer.
Le vantail droit s’ouvrit avec un imperceptible grincement. Louis
jeta un regard en arrière pour s’assurer que personne ne l’observait,
puis il fit un pas à l’intérieur. Il referma le portail derrière lui et il
entendit le cliquetis du pêne qui glissait dans la gâche.
Debout dans cette nécropole aux allures de banlieue proprette, il
jeta autour de lui un regard circulaire.
« Car la tombe est un lieu de paix enchanteresse, songea-t-il,

- 361 -
mais qui sied mal aux brûlantes caresses. » De qui était-ce ?
D’Andrew Marvel ? Et qu’est-ce qui peut bien pousser l’esprit
humain à s’encombrer d’un invraisemblable bric-à-brac de citations
poussiéreuses ?
Tout à coup, la voix de Jud lui résonna dans le crâne. Elle avait
des accents inquiets, et même… terrifiés ? Oui. Terrifiés.
Mais qu’est-ce que vous faites là, Louis ? Cette voie qui s’ouvre
devant vous, il ne faut pas l’emprunter, vous m’entendez !
Louis chassa cette voix de son esprit. S’il infligeait de la
souffrance à quiconque, ce ne pouvait être qu’à lui-même. Personne
n’avait besoin de savoir qu’il avait pénétré dans ce lieu en catimini,
entre chien et loup.
Il s’engagea dans un sentier sinueux et il se mit en quête de la
tombe de Gage. Après avoir marché un moment, il déboucha dans
une allée bordée d’arbres dont les jeunes frondaisons bruissaient
mystérieusement au-dessus de sa tête. Son cœur cognait à grand
bruit dans sa poitrine. Les tombes et les caveaux formaient des
rangées à peu près régulières. Il devait bien y avoir quelque part un
poste de garde, dans lequel il trouverait un plan de Pleasantview, un
plan où les dix hectares du cimetière seraient découpés en sections
méticuleusement égales, chacune laissant apparaître la répartition
des tombes occupées et des concessions encore disponibles.
Céderais place dans lotissement. Studios pour une personne. Avec
couchette.
« Ça ne ressemble pas tellement au Simetierre des animaux », se
dit Louis. Cette idée le frappa et il s’arrêta pour la méditer un peu.
Non, vraiment, ça n’avait rien à voir. Le Simetierre lui avait donné
l’impression d’un ordre qui naissait du chaos comme par l’effet
d’une subtile magie. Ces cercles concentriques grossiers qui
s’enroulaient autour du centre, ces plaques d’ardoise mal
dégrossies, ces croix formées de deux bouts de planche… Comme si
les enfants qui enterraient leurs animaux à cet endroit avaient été
poussés par leur inconscient collectif à adopter cette disposition,
comme si…
Et tout à coup, Louis perçut le Simetierre des animaux comme
une espèce de réclame… une espèce d’exhibition publicitaire
semblable à celles qu’organisent les bonimenteurs de foire pour
rameuter les clients. On fait sortir le cracheur de feu, et vous avez

- 362 -
droit à un petit tour de parade gratuit, parce que le patron de la
baraque où se produisent les phénomènes et les saltimbanques sait
bien qu’il ne verra pas la couleur de votre argent tant qu’il ne vous
aura pas jeté d’abord un peu de poudre aux yeux, que vous ne lui
paierez pas sa marchandise sans en avoir eu un avant-goût…
Ces tombes, ces tombes avec leurs cercles presque druidiques.
Les tombes du Simetierre des animaux dessinaient le motif du
plus ancien de tous les symboles religieux du monde : elles traçaient
la ligne d’une spirale qui s’enroule sur elle-même, dont le
mouvement ne se ramène pas à un point originel, mais se prolonge
à l’infini. La spirale représente tout à la fois une involution Ŕ
passage de l’ordre au chaos Ŕ et une évolution Ŕ du chaos à l’ordre Ŕ
et sa signification change suivant le point de vue que l’on adopte au
départ.
Ce symbole, les Égyptiens l’avaient ciselé sur les tombes de leurs
pharaons, les Phéniciens l’avaient gravé sur les stèles de leurs
défunts rois ; on en avait retrouvé des représentations dans les
catacombes de l’antique cité de Mycènes ; les chefs de clans
celtiques de Stonehenge en avaient fait une horloge qui leur servait
à mesurer le mouvement de l’univers ; elle apparaissait dans la Bible
judéo-chrétienne sous la forme du cyclone du milieu duquel Dieu
s’adresse à Job.
La spirale était le plus ancien de tous les symboles magiques, la
plus vieille représentation humaine du pont en forme de colimaçon
qui relie peut-être le monde au Grand Vide.
Louis dénicha enfin la tombe de Gage. Le gros camion à palan
n’était plus là, et l’odieux tapis d’herbe artificielle avait été roulé et
rangé au fond d’une quelconque remise par un ouvrier pressé d’en
finir qui sifflotait en songeant à la bière qu’il allait s’envoyer au bar
du coin aussitôt sa besogne achevée.
L’endroit où reposait Gage était marqué par un rectangle de terre
nue soigneusement ratissé, qui devait faire à peu près un mètre sur
un mètre cinquante. La pierre tombale n’avait pas encore été mise
en place.
Louis tomba à genoux. Le vent lui soulevait les cheveux, les
agitant en tous sens. Le ciel, presque entièrement noir à présent,
était plein de nuages qui couraient.
« Personne ne m’a braqué une torche dans la figure en me

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demandant ce que je fichais là. Aucun chien de garde n’a aboyé. La
grille n’était même pas verrouillée. L’époque des détrousseurs de
tombeaux est bien finie. Si j’étais venu avec une pelle et une
pioche…»
Il se ressaisit avec un sursaut. L’idée que le cimetière n’était pas
surveillé la nuit était absurde. Il jouait au plus fin avec lui-même, et
c’était un petit jeu périlleux. Et s’il était découvert enfoncé jusqu’à
mi-cuisse dans la tombe fraîchement creusée de son fils par un
gardien ou un vigile ? Est-ce que c’était le genre de fait divers dont
les journaux font leurs choux gras ? Probablement pas, mais ce
n’était tout de même pas à exclure. Et on risquait de le poursuivre.
Sous quel chef d’accusation ? Profanation de sépulture ? Il n’y avait
guère de chances que ce délit figurât au code pénal. Mais il restait la
dégradation de monuments, ou la tentative d’effraction. Et que les
journaux en parlent ou non, la rumeur publique aurait vite fait de
s’emparer de l’incident. L’histoire se répandrait comme une traînée
de poudre ; elle serait assez croustillante pour qu’on ne se retienne
pas de la faire circuler. Tu connais la dernière ?
Parait qu’on a surpris le médecin-chef de l’université d’Orono en
train de déterrer le corps de son fils, un gosse de deux ans qui
venait d’être écrasé par un camion. Et même si ces racontars ne lui
coûtaient pas son poste, ils arriveraient sans doute aux oreilles de
Rachel, qui en tinteraient méchamment, sans parler d’Ellie qui
risquait de se retrouver en butte aux quolibets de meutes de
mioches déchaînés qui transformeraient sa vie quotidienne à l’école
en un véritable enfer. Que l’affaire ait ou non des suites légales, sa
famille risquerait d’avoir à affronter d’humiliantes atteintes à son
intégrité mentale.
« Mais je pourrais ramener Gage à la vie ! Gage revivrait ! »
Y croyait-il vraiment ? Le jugeait-il réellement possible ?
À bien y regarder, oui. Il s’était maintes fois répété, avant et après
la mort de Gage, que Church n’avait pas vraiment été tué, mais
simplement étourdi, qu’il avait creusé une galerie pour s’extirper de
sa tombe et qu’il était tranquillement rentré à la maison. Bref, il en
avait fait une espèce de légende pour enfants, un conte de fées plein
de sous-entendus macabres. Le Chat botté, version Edgar Poe. Une
bête est ensevelie sous un tumulus de pierres par suite d’une
malheureuse boulette de son maître. Le fidèle animal se débat

- 364 -
héroïquement, parvient à s’extraire de sa tombe et rentre chez lui.
Belle histoire Ŕ mais complète fiction. Church était tout ce qu’il y
avait de plus mort, et le cimetière des Micmacs l’avait fait revenir à
la vie.
Louis s’assit par terre à côté de la tombe de Gage et s’efforça de
classer les indices dont il disposait dans un ordre aussi logique et
rationnel que cette magie noire le lui permettait.
Timmy Baterman, pour commencer. Primo : est-ce qu’il croyait à
cette histoire ? Et qu’est-ce que ça pouvait changer qu’il y croie ou
non ?
Le récit de Jud était arrivé un peu trop opportunément, mais
malgré ça, sa véracité ne faisait guère de doute à ses yeux. Dès lors
qu’il existait un endroit comme le cimetière des Micmacs (et
indiscutablement, il existait) et que des gens étaient au courant de
son existence (cas de certains des plus vieux habitants de Ludlow) il
était inévitable qu’un jour ou l’autre quelqu’un en vienne à tenter
une expérience comme celle-là. Si l’idée que Louis se faisait de la
nature humaine était correcte, il était difficile de croire qu’on n’ait
pas tenté de faire revivre plus que quelques animaux familiers ou
que des bovidés de prix.
Bon, mais est-ce qu’il croyait aussi que Timmy Baterman avait
réellement été métamorphosé en une sorte de génie maléfique et
omniscient ?
La question était nettement plus épineuse, et Louis la retourna
dans sa tête avec beaucoup de précaution.
Il savait qu’il n’avait pas envie d’y croire, mais il savait aussi
qu’une opinion fondée sur des idées préconçues peut aboutir à des
bévues tragiques.
Il n’avait pas envie de croire que Timmy Baterman ait pu devenir
une créature diabolique, mais il ne pouvait pas permettre qu’un
sentiment purement subjectif obscurcisse son jugement. Ce n’était
pas le moment de céder à des présupposés irrationnels.
Il repensa au taureau Hanratty. D’après Jud, Hanratty était
devenu méchant. Timmy Baterman aussi, à sa manière. Hanratty
avait été abattu par son propre maître, l’homme qui s’était donné la
peine de traîner son cadavre jusqu’au cimetière des Micmacs.
Timmy Baterman avait été supprimé par son propre père.
Hanratty était devenu méchant, d’accord, mais est-ce que cela

- 365 -
signifiait que tous les animaux revenus à la vie tournaient mal ?
Non. Du cas de Hanratty le taureau, on ne pouvait tirer une règle ;
au contraire, c’était l’exception qui confirmait la règle. Il n’y avait
qu’à voir ce qui s’était passé avec tous les autres : Spot, le chien de
Jud, le perroquet de la vieille dame, Church lui-même. À leur
retour, ils n’étaient plus tout à fait pareils, et la transformation
sautait toujours aux yeux. Mais elle n’avait pas pris de proportions
bien tragiques, si peu même dans le cas de Spot que Jud ne s’était
pas privé pour autant de recommander l’usage de ce procédé spécial
de… de…
(résurrection)
Oui, de recommander ce procédé de résurrection à un ami
proche bien des années plus tard. Évidemment, le vieil homme
s’était mis ensuite à battre sa coulpe, à s’emmêler les pinceaux et à
lui faire de grandes tirades prophétiques et ampoulées teintées
d’une philosophie de bazar.
Comment pouvait-il hésiter à saisir la chance unique et inespérée
qui s’offrait à lui pour la seule raison que la résurrection de Timmv
Baterman s’était soldée par un fiasco sanglant ? Une hirondelle fait-
elle le printemps ?
« Tu déformes volontairement les faits pour aboutir à la
conclusion que tu souhaites, lui objecta sa raison. Bon sang, tu
pourrais au moins t’avouer la vérité en ce qui concerne la
métamorphose de Church. Même si tu refuses de laisser entrer en
ligne de compte les oiseaux démembrés et les souris étripées, que
penses-tu de son état ? Ce chat n’a plus la moindre étincelle
d’intelligence. Il est constamment hébété. Rappelle-toi le jour où
vous avez fait voler le cerf-volant. Tu te souviens comme Gage était
vibrant, plein de vie, comme il réagissait à tous les stimuli ? Tu ne
crois pas qu’il vaudrait mieux t’en souvenir tel qu’il était ce jour-
là ? Tu as vraiment envie de le ressusciter sous la forme d’un
zombie de film d’horreur de seconde zone ? Ou même sous celle,
plus prosaïque, d’un môme attardé ? D’un garçonnet qui mangera
avec ses doigts, regardera sans rien y comprendre les images qui
défilent sur l’écran de la télé, et ne sera jamais capable d’écrire son
propre nom ? Qu’est-ce que disait Jud au sujet de son chien ?
« J’avais l’impression de savonner un quartier de viande. » Est-ce
que c’est cela que tu souhaites ? Un quartier de viande qui respire ?

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Et même à supposer que tu puisses t’en contenter, comment
expliqueras-tu la résurrection de ton fils à ta femme ? À ta fille ? À
Steve Masterton ? Et au reste du monde ? Que se passera-t-il le
jour où Missy Dandridge s’engagera dans votre allée et apercevra
Gage en train de s’amuser avec son tricycle dans le jardin ? Tu
imagines ses hurlements de terreur, Louis ? Tu ne la vois pas se
griffer la figure de ses ongles ? Et que répondras-tu aux questions
des journalistes ? Que diras-tu quand les cameramen de l’émission
« Vous êtes formidables » viendront frapper à ta porte en
demandant s’ils peuvent filmer l’enfant revenu d’entre les morts ? »
Ces objections avaient-elles réellement du poids, ou bien était-ce
seulement la lâcheté qui le poussait à les formuler ? Pensait-il
sincèrement qu’il s’agissait d’obstacles impossibles à surmonter ?
Que si Rachel pleurait en voyant revenir son fils mort, ce ne serait
pas de joie ?
Oui, sans doute, il était impossible d’écarter l’éventualité que
Gage ne leur revienne, euh… diminué.
Mais est-ce que la qualité de l’amour que Louis lui portait en
serait changée ? L’amour des parents pour leurs enfants persiste
même lorsqu’il s’agit d’enfants nés aveugles, de frères siamois,
d’enfants nés avec les intestins à l’envers. On voit des parents dont
les enfants sont devenus en grandissant des violeurs, des assassins
et des tortionnaires et qui n’en implorent pas moins la clémence des
juges ou la grâce du Président.
Croyait-il vraiment qu’il lui serait impossible d’aimer Gage sous
prétexte qu’il faudrait le langer jusqu’à l’âge de huit ans, qu’il ne
viendrait à bout de son premier livre de lecture qu’à l’âge de douze
ans ? Ou même qu’il n’apprendrait jamais à lire ni à écrire ?
Pouvait-il tout bonnement renoncer à son fils, accepter comme
définitif l’avortement à retardement que le destin lui avait infligé,
alors qu’il disposait d’un ultime recours ?
« Enfin quoi, Louis, bon Dieu, tu ne vis tout de même pas dans
une tour de verre ! Les gens vont dire…»
Il expulsa brutalement cette idée de son esprit.
L’opinion publique était la dernière chose au monde dont il lui
fallait se préoccuper.
Louis abaissa les yeux sur la terre fraîchement ratissée qui
surmontait la tombe de Gage, et une grande vague d’horreur et de

- 367 -
terreur mystique déferla en lui. À son insu, comme animés d’un
mouvement indépendant, ses doigts avaient dessiné une forme dans
la terre. La forme d’une spirale.
Il remua la terre à deux mains, effaçant la trace du motif qu’il
avait esquissé. Après quoi il se dirigea en hâte vers le portail,
honteux de son intrusion à présent, persuadé à chaque détour du
chemin qu’on allait l’apercevoir, l’arrêter, l’assaillir de questions.

Quand il arriva chez Napoli’s, sa pizza était prête depuis belle


lurette. On l’avait laissée au sommet d’un des grands fours à bois,
mais elle était refroidie, graisseuse et avait à peu près autant de
saveur qu’une rondelle de terre cuite. Louis n’en mangea qu’une
bouchée et balança le reste, carton inclus, par la fenêtre de la Civic
tandis qu’il roulait en direction de Ludlow. Il n’était pas du genre
semeur de détritus par nature, mais il ne tenait pas à ce que Rachel
découvre une pizza à peine entamée dans leur boîte à ordures. Elle
en aurait peut-être déduit qu’il avait une tout autre idée en tête en
se rendant à Bangor.
Louis s’était mis à réfléchir au temps et aux circonstances.
Le facteur temps était très important, peut-être même d’une
importance cruciale. Timmy Baterman était mort depuis un bon
moment quand son père avait enfin pu transporter son corps au
cimetière des Micmacs. Le corps de Timmy était arrivé à la gare de
Limestone le 19 juillet… Il l’avait enterré le 22, si mes souvenirs
sont exacts… Quatre ou cinq jours plus tard, Margie Washburn l’a
croisé sur la route pendant qu’elle faisait sa tournée.
Bon. Disons que Bill Baterman avait fait cela quatre jours après
l’inhumation officielle de son fils…
Non. S’il fallait se livrer à des conjectures hasardeuses, autant
rester dans les limites les plus raisonnables possibles. Trois jours.
Partons de l’hypothèse que Timmy Baterman était revenu à la vie le
25 juillet.
Cela donnait un délai de six jours entre la mort de ce garçon et
son retour, en prenant la base d’évaluation la plus optimiste. En fait,
l’écart avait pu être d’une bonne dizaine de jours. Gage était mort
depuis quatre jours à présent. Il avait déjà perdu pas mal de temps,
mais il avait encore une bonne longueur d’avance sur le délai dont
Bill Baterman avait disposé dans la meilleure hypothèse possible. Si

- 368 -
seulement…
S’il avait seulement pu recréer des circonstances analogues à
celles qui avaient rendu possible la résurrection de Church. Car ce
sacré chat avait on ne peut mieux choisi son moment pour mourir,
pas vrai ? Louis était seul à la maison quand Church s’était fait
estourbir. Sa mort n’avait pas eu d’autre témoin que Jud et lui.
Rachel et les enfants étaient à Chicago.
La dernière pièce de sa belle petite mécanique venait de se mettre
en place.

ŕ Tu veux que nous fassions quoi ? s’écria Rachel en le regardant


d’un air interdit.
Il était dix heures quinze. Ellie était allée se coucher. Rachel avait
pris un autre Valium après avoir débarrassé le living des reliefs du
repas de funérailles (« repas de funérailles », « visite du défunt »,
« levée du corps », toutes ces expressions consacrées étaient
d’autant plus sinistres qu’elles évoquaient des festivités
paradoxales), et depuis son retour de Bangor elle était restée muette
et prostrée. Mais la suggestion de Louis l’avait brusquement
arrachée de sa torpeur.
ŕ Je veux que vous preniez l’avion pour Chicago avec tes parents,
répéta-t-il d’une voix patiente. Ils repartent demain matin. Si tu les
appelles tout de suite, et si tu appelles la Delta aussitôt après, tu
pourras peut-être t’arranger pour avoir des places sur le même vol
qu’eux.
ŕ Mais enfin, Louis, tu déménages ou quoi ? Après ce pugilat
avec mon père…
Louis se prit à aligner les arguments avec une façon de qui n’était
guère dans son style. Cette facilité de parole toute nouvelle
l’emplissait d’une sorte de griserie mesquine. Il avait l’impression
d’être un ailier remplaçant qui se retrouve soudain avec le ballon et
réalise une percée spectaculaire, louvoyant à travers les lignes
adverses, déjouant toutes les tentatives de plaquage avec une
aisance inexplicable.
Il n’avait jamais été un menteur habile, et il n’avait pas peaufiné à
l’avance les détails de cette discussion, mais à présent il débitait un
chapelet de mensonges plausibles, de demi-vérités et de prétextes
convaincants avec une facilité souveraine.

- 369 -
ŕ Ce pugilat est justement une des raisons pour lesquelles
j’aimerais que tu les accompagnes à Chicago avec Ellie. Il est grand
temps que nous recousions cette plaie, Rachel. Je l’ai compris…
pressenti plutôt, au salon mortuaire. J’étais en train de faire une
tentative de réconciliation quand cette querelle a éclaté.
ŕ Mais ce voyage, Louis… Je trouve que ce n’est vraiment pas
une bonne idée. Nous avons besoin de toi, et réciproquement.
Elle le dévisagea d’un air soupçonneux.
ŕ Enfin, j’espère que la réciproque est vraie. En outre, ni Ellie ni
moi ne sommes en état de…
ŕ Ni Ellie ni toi n’êtes en état de rester ici, coupa Louis avec un
tel emportement qu’il se demanda soudain s’il ne couvait pas une
fièvre. Je suis heureux que vous ayez besoin de moi, et j’ai besoin de
vous aussi, crois-moi. Mais actuellement, il n’y a pas de pire endroit
pour vous au monde que cette maison. Elle est imprégnée du
souvenir de Gage. Gage est présent partout, jusque dans les
moindres recoins de chaque pièce. C’est déjà pénible pour toi ou
pour moi, mais je crois que c’est carrément insupportable pour
Ellie.
Une flamme douloureuse vacilla brièvement dans le regard de
Rachel, et il comprit qu’il l’avait touchée au vif. Tout au fond de lui-
même, il avait honte de cette victoire à bas prix. Ses manuels lui
avaient tous appris la même chose sur ce sujet : la première
impulsion des victimes de la perte d’un être cher consiste à vouloir
fuir les lieux qui ont été le théâtre du triste événement, mais s’ils y
cèdent, cela peut avoir des conséquences néfastes, car c’est une
manière de nier la réalité, une espèce de fuite en avant, un luxe qu’il
vaut mieux ne pas se permettre.
Tous les psychologues s’accordent pour dire que le mieux est de
rester sur place, de lutter avec sa peine sur son propre terrain
jusqu’à ce qu’elle s’atténue et passe au stade de la remémoration
douce. Mais Louis n’avait nullement l’intention de mettre cette
théorie en pratique avec sa femme et sa fille. Il fallait absolument
qu’il les éloigne, pendant au moins un temps.
ŕ Je sais bien, dit Rachel. C’est… ça vous tombe dessus à tout
propos. Pendant que tu étais à Bangor, j’ai déplacé le canapé. J’avais
décidé de passer un coup d’aspirateur, histoire de… de me changer
les idées… et je suis tombée sur quatre de ses petites autos

- 370 -
miniatures… On aurait dit qu’elles attendaient qu’il revienne pour…
pour s’amuser avec elles, tu vois…
Sa voix, déjà bien chevrotante, s’étrangla brusquement et de
grosses larmes jaillirent de ses yeux.
ŕ C’est à ce moment-là que j’ai pris mon deuxième Valium, parce
que je m’étais remise à pleurer, exactement comme maintenant…
oh, j’en ai marre de ce mélo ringard qui n’en finit pas… Louis,
prends-moi dans tes bras, tu veux ? Et serre-moi bien fort…
Il fit ce qu’elle disait, et il l’étreignit avec force, mais il avait le
sentiment d’être un imposteur. Il ne pensait qu’à une chose : utiliser
les larmes de Rachel à son profit. « Quel brave type, quand même,
ce Creed. Allons-y, allez, go ! »
ŕ Jusqu’à quand ça va durer ? reprit Rachel en sanglotant. Est-ce
que ça finira jamais ? Oh, Louis, si Gage revenait, je te jure que je le
surveillerais mieux, que ça ne pourrait plus arriver. Le chauffeur du
camion roulait trop vite, d’accord, mais ça ne nous absout pas
complètement. Jamais je n’aurais cru qu’on puisse souffrir autant.
C’est vrai, je t’assure. La douleur ne s’arrête jamais, elle ne me laisse
pas une seconde de répit, et j’ai si mal, Louis, je souffre même dans
mon sommeil, dès que je m’endors je me mets à en rêver, je le revois
sans cesse en train de courir vers la route… et je m’entends lui
hurler de…
ŕ Chut, murmura Louis. Chut, Rachel, tais-toi.
Elle leva sur lui son visage bouffi par les larmes.
ŕ On ne peut même pas dire que Gage essayait vraiment de nous
faire enrager, Louis… Pour lui, ce n’était qu’un petit jeu innocent. Le
camion est arrivé au mauvais moment, voilà tout… Tout à l’heure,
au beau milieu de ma crise de larmes, Missy Dandridge a
téléphoné… Elle a lu dans le journal de ce soir que le chauffeur du
camion avait tenté de mettre fin à ses jours.
ŕ Quoi ?
ŕ Il a essayé de se pendre dans son garage. D’après le journal, il a
subi un choc terrible et il est complètement déprimé…
ŕ C’est foutrement dommage qu’il se soit raté ! s’exclama Louis
avec férocité, mais le son de sa propre voix lui parut très lointain.
Un obscur frisson montait en lui. Cet endroit a du pouvoir,
Louis… Je crains qu’il ne soit dans une phase ascendante et qu’il
n’atteigne bientôt au summum de sa force.

- 371 -
ŕ Mon fils est mort, et lui, on l’a libéré après lui avoir fait verser
une caution de mille dollars. Il continuera d’être déprimé et
suicidaire jusqu’au jour où un juge lui infligera une suspension de
permis de trois mois et une amende symbolique.
ŕ Missy m’a dit que sa femme l’avait plaqué en emmenant les
enfants avec elle, dit Rachel d’une voix étouffée. Ce détail-là n’était
pas dans le journal. Elle le tenait de la bouche de quelqu’un qui
connaît du monde à Ellsworth. Il n’était ni ivre ni drogué. Il n’a
jamais été condamné pour excès de vitesse. Il a raconté qu’en
arrivant à Ludlow une envie subite d’écraser l’accélérateur lui est
venue. Il ne sait pas ce qui l’a pris. Ce sont les bruits qui courent, en
tout cas.
Une envie subite d’écraser l’accélérateur.
Cet endroit a du pouvoir…
Louis chassa ces pensées. Il prit le bras de Rachel et le serra
doucement, mais fermement.
ŕ Appelle tes parents, Rachel. Sur-le-champ. Il ne faut pas que
vous restiez un jour de plus dans cette maison, toi et Ellie. C’est
superflu.
ŕ Je ne veux pas partir sans toi ! protesta-t-elle. Louis, je veux
que nous restions ensemble. Il le faut.
ŕ Je viendrai vous rejoindre dans trois jours, quatre au plus. (Si
tout se passait bien, Rachel et Ellie pourraient revenir d’ici à
quarante-huit heures.) Il faut que je trouve quelqu’un pour me
remplacer, au moins une partie du temps, à l’université. Bien sûr, je
pourrais prendre un congé maladie, ou des vacances anticipées,
mais je ne veux pas laisser Surrendra Hardu en trop mauvaise
posture. Jud pourra avoir l’œil sur la maison en notre absence, mais
il faut tout de même que je m’occupe de faire couper l’électricité et
de remiser nos provisions dans le congélateur des Dandridge.
ŕ L’école d’Ellie va…
ŕ Qu’ils aillent se faire voir ! De toute façon, on n’est qu’à trois
semaines des vacances. Et puis, étant donné les circonstances, ils se
montreront compréhensifs. Ils lui accorderont une dispense
spéciale. Tout s’arrangera très bien, tu v…
ŕ Louis ?
Il laissa sa phrase en suspens.
ŕ Quoi ?

- 372 -
ŕ Qu’est-ce que tu me caches ?
ŕ Ce que je te cache ? fit-il en la regardant droit dans les yeux. Je
ne vois pas de quoi tu veux parler.
ŕ Tu en es bien sûr ?
ŕ Certain.
ŕ Bon, n’y pense plus alors. Je vais appeler mes parents… si c’est
vraiment ce que tu veux.
ŕ C’est vraiment ce que je veux, dit Louis.
Il lui sembla que cette phrase lui résonnait dans la tête avec des
échos métalliques.
ŕ C’est peut-être le mieux, après tout… pour Ellie.
Elle le dévisagea avec attention. Elle avait les yeux rouges et
encore légèrement vitreux à cause du Valium.
ŕ Tu as l’air fiévreux, Louis. On dirait que tu couves quelque
chose.
Avant qu’il ait eu le temps de lui répondre, elle s’approcha du
téléphone Ŕ et forma le numéro du motel où les Goldman étaient
descendus.
La proposition de Rachel mit les Goldman au comble de la joie.
Ils furent nettement moins ravis de s’entendre annoncer que Louis
viendrait les retrouver quelques jours plus tard. Bien entendu, ils
avaient tort de se faire du souci à ce sujet ; Louis n’avait pas la
moindre intention de se rendre à Chicago. Le seul écueil qui
menaçait le bon déroulement de son plan était la difficulté
éventuelle à obtenir des réservations fermes si peu de temps avant
le départ de l’avion. Mais là aussi, la chance lui sourit. Il y avait
encore de la place sur le vol de la Delta jusqu’à Cincinnati, et une
vérification rapide leur apprit qu’il y avait eu deux annulations de
dernière minute sur un vol Cincinnati-Chicago de l’United. Cela
voulait dire qu’Ellie et Rachel devraient quitter les Goldman à
Cincinnati ; mais elles arriveraient à Chicago moins d’une heure
après eux.
On dirait de la magie, songea Louis en raccrochant, et aussitôt,
la voix de Jud reprit sa sombre litanie dans sa tête : Je crains qu’il
n’atteigne bientôt au summum de sa force…
Ô ! toi, la voix, va te faire foutre ! rétorqua-t-il grossièrement en
lui-même. Ces neuf derniers mois, j’ai été forcé d’avaler pas mal de
couleuvres, mon cher vieil ami. Mais vous ne me ferez pas croire

- 373 -
qu’un lopin de terre hanté peut tripatouiller à distance l’ordinateur
d’une compagnie aérienne.
Pouvoir occulte, je veux bien, mais il y a quand même des
limites.
ŕ Il faut que j’aille faire les bagages, dit Rachel en déchiffrant les
renseignements que Louis avait griffonnés sur le bloc-notes
accroché au mur à côté du téléphone.
ŕ Ne prends que la grande valise, ça suffira, dit Louis.
Elle le regarda avec des yeux ronds, l’air effaré.
ŕ Pour Ellie et moi ? Tu plaisantes, ou quoi ?
ŕ Bon, tu n’as qu’à prendre deux petits sacs en plus. Mais ne te
casse pas trop la tête, hein ? Ce n’est pas la peine d’emporter des
vêtements pour un mois. (« Surtout que vous serez de retour à
Ludlow beaucoup plus tôt que tu ne penses », songea-t-il.) Prends-
en pour une semaine, dix jours au plus. Si jamais tu manques de
quelque chose, tu n’auras qu’à l’acheter. Tu as le chéquier et les
cartes de crédit.
ŕ Mais nous n’avons pas de quoi… commença Rachel d’une voix
dubitative.
À présent, elle semblait avoir des doutes sur tout.
Elle était devenue molle, indécise, mal assurée. Louis se souvint
de la remarque absurde qu’elle avait inopinément lâchée la veille au
sujet de la Winnebago dont il avait vaguement envisagé l’achat
plusieurs années auparavant.
ŕ Nous avons de l’argent en banque, dit-il.
ŕ Oui, mais… J’imagine qu’au besoin on pourra puiser sur le
pécule qu’on avait mis de côté pour payer les études de Gage.
Évidemment, il faudra compter un jour ou deux pour transférer le
livret d’épargne, et une semaine pour convertir les bons du Trésor…
Une fois de plus, ses traits se convulsèrent et elle fondit en
larmes. Louis la prit dans ses bras. « Elle a raison, se dit-il. Ça vous
tombe dessus à tout propos. »
ŕ Non, Rachel, je t’en prie, dit-il. Ne pleure pas…
Mais elle pleura, bien entendu. Que pouvait-elle faire d’autre ?

Tandis que Rachel faisait les bagages au premier, le téléphone


sonna. Louis se rua sur l’appareil, persuadé que c’étaient les
réservations de la Delta qui rappelaient pour dire qu’il y avait eu

- 374 -
erreur, et qu’en fait l’avion était complet. « J’aurais dû m’en douter.
Ce n’était pas possible qu’il n’y ait pas un accroc quelque part. »
Mais ce n’était pas la Delta. C’était Irwin Goldman.
ŕ Je vais vous chercher Rachel, dit Louis.
ŕ Non ! s’écria Goldman, après quoi il resta un long moment
sans rien dire.
« Il est probablement en train de se demander par quelle
épithète malsonnante il pourrait bien commencer. »
Quand Goldman se remit à parler, ce fut d’une voix contrainte,
embarrassée. On aurait dit qu’il s’arrachait chaque mot au prix d’un
effort terrible.
ŕ C’est à vous que je veux parler. Dory tenait à ce que je vous
appelle pour me… pour vous demander pardon de m’être comporté
ainsi. Et à vrai dire, je… Louis, moi aussi, je tenais à vous faire mes
excuses.
« Ma foi, Irwin, que vous êtes magnanime ! Bon sang, pour un
peu j’en mouillerais mon froc ! »
ŕ Inutile de vous excuser, dit Louis d’une voix brève et
machinale.
ŕ Je me suis conduit comme un moins-que-rien ! fit Goldman.
(Non content de s’arracher les mots, on aurait dit à présent qu’il les
expectorait comme des glaires.) En apprenant que c’est vous qui
aviez eu l’idée de faire venir Rachel et Ellie à Chicago, je me suis
rendu compte à quel point vous étiez généreux… et à quel point ma
conduite avait été abjecte.
Ce petit laïus avait comme un air de revenez-y ; Louis lui trouvait
des consonances bizarrement familières…
Tout à coup, il saisit, et une grimace lui retroussa les lèvres,
comme s’il venait de mordre à pleine bouche dans un citron acide.
C’était exactement l’attitude que Rachel adoptait (inconsciemment,
cela allait sans dire) lorsqu’elle avait obtenu ce qu’elle voulait de
Louis en lui faisant une scène. Cette manière de dire : Pardon
d’avoir été si garce, Louis, avec un petit air contrit. La voix de
Goldman avait pris les mêmes accents (mis à part qu’elle n’avait pas
la fraîcheur et la gaieté de celle de Rachel, bien sûr) pour lui dire :
Pardon d’avoir été si salaud, Louis.
Le vieux récupérait sa fille et sa petite-fille. Elles allaient voler du
Maine dans les bras de bon-papa par le truchement de la Delta

- 375 -
Airlines, rentrer au bercail, conformément aux vœux de Goldman.
Si bien qu’à présent il pouvait se permettre de faire étalage de
magnanimité. Il avait gagné, ce vieil Irwin.
Il avait eu ce qu’il voulait. Alors, oublions que je vous ai balancé
un gnon à deux pas du cadavre de votre fils, Louis, que je vous ai
frappé pendant que vous étiez à terre, que j’ai fait sauter la serrure
du cercueil en le renversant, si bien que vous avez entrevu – ou cru
entrevoir – la main de votre enfant mort. Oublions tout cela.
Enterrons le passé.
Ça va vous sembler terrible, Irwin, espèce de vieille crapule,
mais je vous souhaiterais volontiers de tomber raide mort sur-le-
champ si ça ne risquait pas de foutre mon plan par terre.
ŕ Mais non voyons, Mr Goldman, dit-il d’une voix neutre. Votre
conduite n’a pas été abjecte. C’est simplement que ce jour-là nous
étions tous un peu… à cran.
ŕ Si, ma conduite a été abjecte, insista le vieil homme et Louis
fut bien forcé de s’avouer qu’il ne s’agissait pas d’une simple
manœuvre, qu’il ne se contentait pas d’exprimer un repentir factice
parce qu’il était sûr d’avoir obtenu ce qu’il désirait. (Goldman était
au bord des larmes, et sa voix lente et tremblante avait pris des
accents de ferveur.) Ce jour-là, nous avons tous affreusement
souffert Ŕ par ma faute. Parce que je ne suis qu’un vieil idiot entêté.
J’ai fait souffrir ma fille au moment où elle avait besoin de mon
aide… Et vous aussi, je vous ai fait souffrir, alors que j’aurais peut-
être pu vous aider, Louis. Et en vous voyant vous comporter comme
cela, après la manière dont je me suis conduit, moi, j’ai vraiment
l’impression d’être une ordure. Et je suppose que ça me pendait au
nez.
« Ô mon Dieu, faites qu’il arrête sinon je vais me mettre à
l’engueuler et tout mon plan sera à l’eau ! »
ŕ Rachel vous a peut-être dit que nous avions une autre fille,
Louis…
ŕ Zelda, dit Louis. Oui, Rachel m’en a parlé.
ŕ Nous avons subi une terrible épreuve, dit Goldman de sa voix
tremblante. Ça a été très dur pour nous tous. Pour Rachel surtout,
qui a assisté à la mort de Zelda, mais pour Dory et moi également.
Dory a frôlé la dépression nerveuse…
« Et Rachel, alors, vous ne croyez pas qu’elle a frôlé l’abîme

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aussi ? aurait voulu lui crier Louis. Vous vous figurez peut-être
qu’une enfant ne peut pas faire de la dépression ? Vingt ans après,
elle saute encore au plafond dès qu’elle voit se profiler l’ombre de la
mort. Et à présent, voilà qu’il nous arrive cet épouvantable coup du
sort. C’est un véritable miracle que Rachel ne soit pas à l’hôpital en
ce moment même, bordel, et sous perfusion encore ! Alors ne me
parlez pas de ce que vous et votre femme avez enduré, salaud ! »
ŕ Depuis la mort de Zelda, nous avons toujours… je suppose que
nous nous sommes accrochés à Rachel… toujours à vouloir la
protéger… à essayer de nous racheter. En compensation des
problèmes qu’elle avait eus avec… avec son dos… pendant tant
d’années. Dans une volonté d’expier notre défection le jour de la
mort de Zelda…
Voilà que Goldman pleurait pour de bon, à présent. Pourquoi
fallait-il donc qu’il pleure ? Du coup, Louis avait du mal à éprouver
envers lui cette haine absolue, sans mélange. Il fallait faire quelque
chose pour la raviver. Délibérément, il évoqua l’image de Goldman
glissant une main sous sa veste d’intérieur pour en tirer son
chéquier inépuisable… et tout à coup, à l’arrière-plan, il distingua la
silhouette de Zelda Goldman, fantôme jamais en repos sur son lit
souillé d’excréments, son visage nécrosé tordu par la douleur et la
rancœur, ses horribles mains griffues.
Le spectre des Goldman. Le gwand, le tewwible Oz.
ŕ Je vous en prie, dit-il. Je vous en prie, Mr Goldman. Irwin.
Arrêtez ! C’est déjà assez moche comme ça, vous ne trouvez pas ?
ŕ Ah, Louis, je suis sûr à présent que vous êtes un brave homme
et que je vous avais mal jugé. Oh, je sais bien ce que vous êtes en
train de penser. Vous croyez que je suis idiot à ce point ? Oh non !
Je suis idiot, mais pas complètement. Vous vous dites que tout ce
que je vous raconte est de la frime, que maintenant je peux me le
permettre. Vous vous dites : Ouais, à présent il a eu ce qu’il voulait,
et déjà dans le temps il a tenté de me corrompre, mais… mais je
vous jure, Louis…
ŕ Ça suffit, dit Louis d’une voix douce. Je ne peux pas… Je n’en
peux plus, je n’y tiens plus. Vous arrêtez, Irwin ?
À présent, sa voix tremblait aussi.
ŕ Très bien, dit Goldman avec un soupir où Louis perçut plus de
soulagement que de regret. Mais encore une fois, je tiens à vous

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faire mes excuses. Vous n’êtes pas obligé de les accepter, bien sûr.
Mais c’est uniquement pour cela que je vous ai appelé, Louis. Pour
vous faire mes excuses.
ŕ D’accord, dit Louis. (Il ferma les yeux. Son crâne palpitait
sourdement.) Merci, Irwin. J’accepte vos excuses.
ŕ C’est à moi de vous remercier, dit Goldman. Et merci
également… de nous envoyer Rachel et Ellie. Peut-être que c’est de
ça qu’elles ont besoin. Nous viendrons les chercher à l’aéroport.
ŕ Parfait, dit Louis et tout à coup il eut une idée.
Une idée qui par son bon sens même avait quelque chose de
follement séduisant. Il oublierait ces vieilles rancœurs… et il
laisserait Gage dormir dans sa tombe du cimetière de Pleasantview.
Au lieu d’essayer de rouvrir de force la porte que le destin lui avait
claquée au nez, il la munirait d’une serrure, fermerait la serrure à
double tour et jetterait la clé. Il ferait exactement ce qu’il avait
annoncé à Rachel. Il mettrait toutes leurs affaires en ordre, et il
prendrait l’avion pour Chicago. Et s’ils y passaient tout l’été, tiens ?
Lui, sa femme et leur tendre petite Ellie. Ils iraient au zoo, au
planétarium. Ils iraient faire du canotage sur le lac Michigan. Il
emmènerait Ellie au sommet de la Sears Tower et il lui montrerait
les immensités plates du Middle West étalées à leurs pieds comme
un grand échiquier fertile et rêveur.
Ensuite, vers la mi-août, ils reprendraient le chemin de cette
maison qui leur paraissait à présent si lugubre et ombreuse, et peut-
être que ça serait comme un nouveau départ. Peut-être qu’ils
reprendraient la trame de leurs jours à partir d’un fil neuf ; il
faudrait bien, car celui qui tissait l’existence présente de la famille
Creed était tout effiloché et sanglant.
Mais est-ce que ça ne reviendrait pas à assassiner son fils ? À le
faire mourir une seconde fois ?
Tout au fond de lui, une voix voulut protester, crier qu’il n’en
était rien, mais Louis refusait d’entendre ses objurgations. Il se hâta
de la bâillonner.
ŕ Il va falloir que je vous quitte, à présent, Irvin. Il faut que je
monte voir si Rachel a fini de faire ses bagages, et ensuite que je la
mette au lit.
ŕ Bon, eh bien, au revoir, Louis. Et encore une fois…
« S’il s’excuse une fois de plus, je hurle, nom de Dieu ! »

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ŕ Au revoir, Irwin, coupa-t-il, et il raccrocha.
Il alla rejoindre Rachel dans leur chambre et la trouva au milieu
d’un vaste fouillis de vêtements.
Des chemisiers étalés sur le lit, des soutiens-gorge en travers des
dossiers des fauteuils, des pantalons accrochés à des cintres pendus
les uns au-dessus des autres sur la poignée de la porte. Elle avait
aligné ses chaussures dans un ordre militaire au pied de la fenêtre.
Elle emballait ses affaires avec lenteur, mais non sans méthode.
Louis vit immédiatement qu’il allait lui falloir au moins trois valises
Ŕ quatre peut-être Ŕ pour caser tout cela, mais il aurait été futile de
lui faire une scène à ce sujet. Au lieu de l’accabler de reproches, il lui
prêta main forte. Au moment où ils bouclaient la dernière valise
(sur laquelle Louis avait dû s’asseoir pour que Rachel puisse faire
jouer les fermoirs), elle demanda :
ŕ Tu es bien sûr que tu n’as rien à me dire, Louis ?
ŕ Bon sang, chérie, mais de quoi parles-tu ?
ŕ Justement, je n’en sais rien, répondit-elle d’une voix égale.
C’est pourquoi je te pose la question.
ŕ Enfin, qu’est-ce que tu t’imagines ? Tu crois que je vais profiter
de votre absence pour aller faire un tour au bordel ? Me faire
embaucher comme clown dans un cirque itinérant ? À quoi tu
penses, hein ?
ŕ À rien de précis. Mais j’ai l’impression qu’il y a anguille sous
roche. On dirait que tu essaies de te débarrasser de nous.
ŕ Rachel, tout ça est ridicule ! s’écria Louis avec une véhémence
dans laquelle il entrait une bonne part d’agacement.
Même dans une situation aussi délicate que celle-là, il enrageait
d’être percé à jour aussi facilement.
Rachel eut un pâle sourire.
ŕ Tu n’as jamais été doué pour le mensonge, Louis. (Il voulut
protester encore, mais elle lui coupa la parole.) La nuit dernière,
Ellie a rêvé que tu étais mort, dit-elle. Elle s’est réveillée en pleurs et
je suis allée voir ce qui se passait. J’ai dormi deux ou trois heures
avec elle, ensuite je suis revenue me mettre au lit avec toi. Elle m’a
raconté que dans son rêve tu étais assis à la table de la cuisine. Tu
avais les yeux ouverts, mais elle savait que tu étais mort. Elle
entendait aussi Steve Masterton hurler.
Louis la dévisagea longuement d’un air accablé.

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ŕ Écoute, Rachel, lui dit-il enfin, son petit frère vient de mourir.
Il est assez normal qu’elle fasse des cauchemars dans lesquels
d’autres membres de la famille…
ŕ Oui, c’est ce que je me suis dit aussi. Mais sa manière de
raconter ce rêve… la précision des détails… Il m’a semblé qu’il avait
un côté prophétique.
Rachel eut un petit rire dépourvu de toute gaieté.
ŕ Mais peut-être qu’elle ne pouvait simplement pas rêver de toi
autrement, dit-elle.
ŕ Probablement, dit Louis.
Il m’a semblé qu’il avait un côté prophétique.
ŕ Viens, Louis, allons nous coucher, dit Rachel. L’effet du
Valium s’est dissipé, et je ne veux pas en reprendre. Mais j’ai peur.
Moi aussi, j’ai rêvé, tu sais…
ŕ À quoi ?
ŕ À Zelda, répondit-elle sans détour. Toutes les nuits, depuis que
Gage est mort, Zelda m’apparaît aussitôt que je m’endors. Elle me
dit qu’elle va venir me chercher, et que cette fois-ci, elle m’aura.
Qu’ils m’auront, elle et Gage. Pour me punir de les avoir laissés
mourir.
ŕ Rachel, ce n’est que…
ŕ Oui, je sais. Ce n’est qu’un rêve. Et il n’y a rien de surprenant à
ce que je le fasse en ce moment. Mais viens dormir avec moi, Louis,
et serre-moi bien fort, peut-être que ça tiendra les cauchemars à
distance.

Ils gisaient dans l’obscurité, pelotonnés l’un contre l’autre.


ŕ Rachel ? Tu es réveillée ?
ŕ Oui.
ŕ Je voudrais te demander quelque chose.
ŕ Vas-y.
Il hésita. Il n’avait pas envie de lui infliger un surcroît de
souffrance. Mais il fallait absolument qu’il la sonde à ce sujet.
ŕ Tu te souviens de la peur que Gage nous a faite à l’âge de neuf
mois ? interrogea-t-il enfin.
ŕ Oui bien sûr que je m’en souviens. Pourquoi ?
Quand Gage avait eu neuf mois, Louis avait conçu de sérieuses
inquiétudes au sujet de la dimension de son crâne. Elle ne

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correspondait absolument pas aux formats typiques donnés par son
graphique de Berterier, qui indique l’évolution normale d’une tête
de nouveau-né d’un mois sur l’autre. Dès le quatrième mois, le
crâne de Gage avait pris des proportions qui le situaient vers le
sommet de la courbe, et par la suite la disparité n’avait fait que
s’accentuer. Il ne semblait pas avoir de difficultés spéciales à garder
la tête levée, ce qui eût été l’indice incontestable d’un problème
grave, mais Louis avait néanmoins décidé de le faire examiner par
George Tardiff, qui passait pour être le meilleur neurologue de tout
le Middle West. Rachel lui avait demandé ce qui clochait, et Louis
lui avait dit la vérité : il craignait que Gage ne fût hydrocéphale. Le
visage de la jeune femme était devenu très blanc, mais elle avait
gardé son sang-froid.
ŕ Moi, il me paraît normal, avait-elle dit.
ŕ Moi aussi, avait répondu Louis en hochant la tête. Mais c’est
une possibilité que je ne veux pas exclure, chérie.
ŕ Tu as raison, avait approuvé Rachel. On ne sait jamais.
Après avoir mesuré le crâne de Gage, Tardiff avait froncé les
sourcils. Il avait esquissé le geste de lui enfoncer brusquement ses
doigts dans les orbites, façon Three Stooges. Gage s’était nettement
contracté. Tardiff avait souri, et Louis avait senti l’étau qui lui
broyait le cœur se desserrer légèrement. Tardiff avait placé une balle
en caoutchouc entre les mains de Gage. L’enfant avait tenu la balle
un moment, puis il l’avait lâchée. Tardiff avait ramassé la balle, et il
l’avait fait rebondir tout en observant les yeux de Gage. L’enfant
suivait du regard les déplacements de la balle.
Plus tard, dans son bureau, Tardiff avait fait part de son
diagnostic à Louis :
ŕ Je dirais qu’il y a cinquante chances sur cent qu’il soit
hydrocéphale. Ou peut-être même un peu plus. Mais même si tel est
bien le cas, c’est bénin. Il est très vif. Cette nouvelle technique de
dérivation du liquide céphalo-rachidien devrait suffire à régler le
problème… si toutefois il y en a un.
ŕ Une dérivation du LCR ? Mais pour cela il faut qu’on lui ouvre
le cerveau, non ?
ŕ C’est une intervention bénigne.
Louis avait étudié les procédés chirurgicaux utilisés dans le
traitement de l’hydrocéphalie aussitôt que ses premiers doutes

- 381 -
l’avaient pris. Cette technique de dérivation, qui visait à dévier
l’excès de liquide accumulé sous la dure-mère, était du nombre, et il
lui avait semblé qu’il s’agissait d’une intervention délicate, voire
dangereuse. Toutefois, il n’avait pas essayé d’argumenter. Il se disait
qu’en tout état de cause il valait mieux se réjouir de la simple
possibilité d’une telle intervention.
ŕ Bien entendu, avait continué Tardiff, il y a encore de fortes
chances que votre fils ait simplement une très grosse tête pour son
âge. À mon avis, le mieux est de commencer par un examen au
scanner. Vous êtes d’accord ?
Louis avait donné son accord et, après avoir passé la nuit à
l’hôpital des sœurs de la Charité, Gage avait été soumis à une
anesthésie générale et on avait fourré sa tête endormie dans un
bidule qui ressemblait à un sèche-linge géant. Rachel et Louis
patientaient dans une des salles d’attente du rez-de-chaussée de
l’hôpital. Ellie avait passé la journée chez ses grands-parents, où elle
était restée plantée devant la télé à regarder une longue enfilade
d’épisodes de Rue Sésame que Goldman avait enregistrés pour elle
sur son magnétoscope neuf. Pour Louis, l’attente avait été
interminable et franchement morose. Il n’avait pu s’empêcher
d’additionner une variété d’hypothèses toutes plus sinistres les unes
que les autres et de comparer les résultats. Oh, les possibilités ne
manquaient pas, ça non : arrêt du cœur provoqué par l’anesthésie
générale, mort au cours d’une opération au cerveau, débilité légère
par suite d’hydrocéphalie, arriération mentale catastrophique pour
la même cause, épilepsie, cécité, et tutti quanti. Il se souvenait de
s’être dit : « Pour un relevé complet de toutes les calamités,
consultez votre médecin habituel. »
Tardiff avait fait son entrée dans la salle d’attente sur le coup de
cinq heures. Il tenait trois cigares à la main. Il en avait planté un
entre les lèvres de Louis, un autre dans la bouche de Rachel (trop
abasourdie pour protester) et il avait gardé le troisième pour lui.
ŕ Votre gamin n’a rien. Il n’est pas hydrocéphale.
ŕ Allumez-moi ce truc ! s’était écriée Rachel, riant et pleurant
tout à la fois. Je vais tirer dessus jusqu’à ce que j’en dégueule.
Tardiff leur avait donné du feu. Il souriait jusqu’aux oreilles.
« Le Bon Dieu Se le gardait pour la route 15, docteur Tardiff »,
songeait Louis à présent.

- 382 -
ŕ Rachel, à supposer que Gage ait vraiment été hydrocéphale, et
qu’on l’ait opéré sans résultat… est-ce que tu l’aurais aimé comme
avant ?
ŕ En voilà une drôle de question !
ŕ Réponds-moi.
ŕ Évidemment. J’aurais aimé Gage de toute façon.
ŕ Même s’il avait été débile mental ?
ŕ Oui.
ŕ Est-ce que tu aurais voulu le faire interner ?
ŕ Non, je ne crois pas, dit Rachel d’une voix lente. J’imagine
qu’avec ton salaire actuel nous aurions eu de quoi… je veux dire
qu’on aurait pu le confier à un établissement de soins d’excellente
qualité… mais j’aurais sans doute préféré qu’il reste avec nous, à
moins que… Louis, pourquoi est-ce que tu me poses des questions
pareilles ?
ŕ Oh, je pensais toujours à ta sœur Zelda, j’imagine, répondit-il
en s’émerveillant encore une fois de cette singulière faconde qui lui
permettait d’improviser n’importe quel boniment avec un parfait
naturel. Je me demandais comment tu te serais tirée d’une autre
épreuve du même genre.
ŕ Oh, mais ça n’aurait pas été du tout la même chose, protesta
Rachel avec presque de l’amusement dans la voix. Gage était…
enfin, c’était Gage, quoi. Notre fils, Louis. C’est un détail qui change
tout. Bien sûr, j’aurais souffert, mais… Et toi, est-ce que tu aurais
voulu qu’on le fasse interner ? Dans un de ces asiles pour riches
qu’on appelle maison de repos par euphémisme, peut-être ?
ŕ Non.
ŕ Dormons, Louis.
ŕ Bonne idée.
ŕ Je sens que je vais pouvoir dormir à présent, dit Rachel. J’ai
tellement envie d’en finir avec cette journée.
ŕ Ainsi soit-il, dit Louis.
Un long moment plus tard, d’une voix tout ensommeillée, Rachel
murmura :
ŕ Tu avais raison, Louis… ce ne sont que des rêves, des
fantasmes…
ŕ Bien sûr, dit-il en lui embrassant délicatement le lobe de
l’oreille. Dors, à présent.

- 383 -
Il m’a semblé qu’il avait un côté prophétique.
Louis fut très long à trouver le sommeil. Un mince croissant de
lune, squelettique et blême, le contemplait de la fenêtre.

- 384 -
43

Le lendemain, malgré le ciel couvert, il faisait une telle chaleur


que Louis revint trempé de sueur de son expédition au comptoir où
il avait fait enregistrer les bagages de Rachel et d’Ellie et récupéré
leurs billets. Néanmoins, c’était un vrai bonheur pour lui que de
pouvoir s’occuper, et il avait refoulé sans peine la pointe
douloureuse qu’avait fait naître en lui l’inévitable comparaison avec
leur dernière visite à l’aéroport Ŕ celle de Ŕ Thanksgiving.
Ellie paraissait lointaine, un peu étrange. À plusieurs reprises
depuis le début de la matinée, Louis l’avait surprise à l’observer avec
une expression bizarrement intense.
Il s’était dit qu’il devait faire de la manie de la persécution. « C’est
le complexe du conspirateur, mon petit Louis. Tu es parano, quoi. »
La fillette n’avait pas dit un mot en s’entendant annoncer qu’ils
allaient tous à Chicago, qu’elle et sa mère y partaient d’abord sans
Louis, et qu’ils y resteraient peut-être tout l’été. Elle s’était
contentée d’avaler une nouvelle cuillerée de porridge (à base de
Cocoa Bears, bien entendu). Son petit déjeuner terminé, elle était
montée dans sa chambre en silence et avait enfilé la robe et les
chaussures que Rachel lui avait sorties. Elle avait amené à l’aéroport
la photographie où on la voyait tirer Gage sur sa luge, et elle était
restée sagement assise sur une banquette en plastique moulé du hall
inférieur tandis que Louis faisait la queue pour récupérer leurs
billets et que les haut-parleurs vomissaient un flot continu
d’informations sur les arrivées et les départs.
Les époux Goldman avaient fait leur apparition quarante minutes
avant l’heure du décollage. Irwin Goldman, qui arborait un
pardessus en cachemire en dépit de la température printanière, était
impeccablement net et apparemment même pas moite. Il s’était
rendu au comptoir Avis pour restituer les clés de sa voiture de
location tandis que Dory allait s’asseoir avec Rachel et Ellie.

- 385 -
Louis et Goldman les rejoignirent en même temps.
Louis craignait un peu que le vieil homme ne se remette à lui
jouer la grande scène du trois en bramant : Mon fils ! Mon fils !,
mais Goldman lui épargna ces débordements et se borna à échanger
avec lui une poignée de main plutôt flasque en marmonnant un
vague bonjour. Tout en faisant cela, le vieil homme coula vers lui un
regard rapide et gêné qui lui confirma les soupçons avec lesquels il
s’était réveillé ce matin-là : le soir précédent, Goldman tenait
probablement une solide biture.
Ils gagnèrent le niveau supérieur par l’escalator et s’installèrent
dans une salle d’attente. La conversation était carrément
languissante. Dory Goldman tripotait nerveusement, sans l’ouvrir,
une édition de poche d’un roman d’Erica Jong et elle lançait sans
arrêt des coups d’œil un peu anxieux à la photo qu’Ellie serrait
précieusement contre elle. Louis proposa à sa fille de venir avec lui
jusqu’au stand librairie pour s’acheter de quoi lire pendant le
voyage. Ellie s’était remise à le regarder de son drôle d’air méditatif,
et il n’aimait pas ça. Ça le mettait mal à l’aise. Tandis qu’ils se
dirigeaient vers la librairie, il lui demanda :
ŕ Tu seras sage chez tes grands-parents, hein, Ellie ?
ŕ Oui, répondit la fillette. Papa, est-ce que la police va
m’arrêter ? Andy Pasioca m’a dit qu’il y avait une police spéciale
pour les enfants qui font l’école buissonnière.
ŕ Ne t’occupe pas de la police. Je vais tout arranger avec l’école,
et tu pourras reprendre normalement à la rentrée d’automne.
ŕ J’espère que tout ira bien à l’automne, dit Ellie. Je n’ai encore
jamais été dans une vraie classe. Juste au jardin d’enfants. Qu’est-ce
qu’on fait dans une vraie classe ? On a des devoirs à faire à la
maison, je suppose.
ŕ Tu t’en tireras très bien, j’en suis sûr.
ŕ Papa, est-ce que papy te fait toujours autant chier ?
Louis la regarda bouche bée.
ŕ Mais enfin Ellie, qu’est-ce qui te fait croire que je… que j’ai
quelque chose contre ton grand-père ?
Ellie haussa les épaules, comme pour bien marquer que le
problème ne l’intéressait que très modérément.
ŕ Chaque fois que tu parles de lui, ça a l’air de drôlement te faire
chier.

- 386 -
ŕ Ne parle pas comme ça, tu veux ? C’est vulgaire.
ŕ Excuse-moi.
Elle posa sur Louis son drôle de regard aux prunelles dilatées
d’extralucide en transe, puis elle lui tourna le dos et s’approcha des
présentoirs réservés à la littérature enfantine, sur lesquels étaient
alignés des brochettes d’ouvrages de Maurice Sendak et de Mercer
Meyer, de Richard Scarry et de Beatrix Potter, sans oublier bien sûr
l’indétrônable Dr Seuss.
« Comment est-ce qu’ils se débrouillent pour déceler ces choses-
là ? Ou est-ce qu’ils les devinent, tout simplement ? Jusqu’à quel
point Ellie est-elle au courant ? Est-ce que ça l’affecte et si oui, de
quelle façon ? Ellie, que caches-tu derrière ton pâle petit visage ?
« Est-ce que papy te fait chier » – non mais tu te rends compte ! »
ŕ Je peux avoir ces deux-là, papa ? demanda-t-elle en lui tendant
un volume des Aventures du chat au chapeau, par le Dr Seuss, et un
autre que Louis n’avait pas revu depuis sa propre enfance : l’histoire
de Little Black Sambo, ce petit négrillon dont le papa s’appelle
Black Jumbo et la maman Black Mumbo et dont les tigres ont
boulotté un beau jour tous les vêtements.
« Je croyais que ce livre-là avait été définitivement mis à
l’index », se dit-il, un peu éberlué.
ŕ Bien sûr, répondit-il et ils allèrent prendre place dans la courte
file des clients qui attendaient de passer à la caisse. On s’aime bien,
ton papy et moi, Ellie, expliqua-t-il et brusquement il se rappela
l’histoire des bébés trouvés dans les choux que sa propre mère lui
avait racontée et la promesse qu’il s’était faite jadis Ŕ bien
étourdiment Ŕ de ne jamais mentir à ses enfants.
Ces derniers jours, il avait accompli des progrès méritoires dans
l’art de la duplicité, mais c’était une idée sur laquelle il aimait mieux
ne pas s’attarder.
ŕ Ah bon, fit Ellie et elle n’ajouta rien.
Son silence embarrassait Louis. Il s’efforça de le briser en
demandant :
ŕ Alors, Ellie, tu crois que tu vas prendre du bon temps à
Chicago ?
ŕ Non.
ŕ Non ? Pourquoi non ?
Elle leva vers lui son regard étrangement pénétrant.

- 387 -
ŕ Parce que j’ai peur, dit-elle.
Louis lui posa une main sur la tête.
ŕ Tu as peur ? Mais de quoi, voyons, ma chérie ? Tu n’as pas
peur de l’avion, tout de même ?
ŕ Non, dit Ellie. J’ai peur, mais je ne sais pas de quoi, papa. J’ai
rêvé qu’on était à l’enterrement de Gage et que quand le croque-
mort ouvrait son cercueil, le cercueil était vide. Après j’ai rêvé que
j’étais à la maison et que je regardais dans le lit de Gage. Il était vide
aussi, mais il y avait de la terre dedans.
Lazare, sors.
Pour la première fois depuis bien des mois, Louis se rappela le
cauchemar qu’il avait fait consécutivement à la mort de Pascow. Il
se souvint du rêve ; il se souvint aussi de s’être réveillé le lendemain
avec les pieds couverts d’une croûte de terre sèche et le fond de son
lit souillé d’un mélange de boue et d’aiguilles de pin.
Un petit frisson lui chatouilla le creux de la nuque.
ŕ Ce ne sont que des rêves, dit-il à la fillette d’une voix
parfaitement normale (du moins à ses propres oreilles). Ils finiront
bien par te passer.
ŕ J’aimerais mieux que tu viennes à Chicago avec nous. Ou alors
qu’on reste ici. On peut rester, papa ? S’il te plaît, dis ? Je n’ai pas
envie d’aller chez papy et mamy… Je veux juste retourner à l’école.
D’accord ?
ŕ Ça ne sera pas long, Ellie, promit Louis. J’ai quelques… (il
déglutit)… quelques affaires à régler ici, après ça je viendrai vous
rejoindre, et là on pourra décider de ce qu’on va faire ensuite.
Il s’attendait à des protestations, voire à un de ces caprices
dévastateurs dont Ellie avait le secret.
Il les aurait peut-être même accueillis avec une certaine joie, car
il se fût trouvé en terrain connu, tandis que cet air qu’elle avait…
Mais la fillette resta murée dans un silence impénétrable ; son
visage était pâle et grave. Louis aurait pu l’interroger encore mais il
s’aperçut qu’il n’en avait pas le courage ; elle ne lui en avait déjà que
trop dit.

Ils regagnèrent la salle d’attente, et au bout de quelques minutes,


le haut-parleur les informa du prochain départ de leur vol. Les
Goldman, Ellie et Rachel allèrent prendre place dans la file

- 388 -
d’attente, leurs cartes d’embarquement à la main. Louis prit sa
femme dans ses bras et l’embrassa longuement.
Elle le garda encore un moment serré contre elle, puis elle le
lâcha afin qu’il puisse dire adieu à Ellie.
Louis souleva la fillette de terre, et il lui picora la joue de baisers.
Ellie fixa sur lui son regard grave de pythonisse et d’une voix si
basse qu’elle n’était audible que de Louis au milieu du brouhaha des
passagers qui avançaient vers la rampe d’embarquement, elle lui
répéta une fois de plus :
ŕ Je ne veux pas aller à Chicago, papa. Je ne veux pas que
maman y aille non plus.
ŕ Allons donc, Ellie, dit Louis. Tout ira bien pour toi, tu verras.
ŕ Pour moi, oui, dit Ellie. Mais toi, papa ? Est-ce que tout ira
bien pour toi aussi ?
La queue avançait rapidement à présent. Les passagers
s’engouffraient l’un après l’autre dans la rampe couverte qui menait
au 727. Rachel prit la main d’Ellie, mais la fillette résista,
provoquant un début d’embouteillage dans la file d’attente. Ses yeux
étaient rivés sur son père, et Louis se rappela soudain son
impatience de l’autre fois, la revit trépigner en criant : On-y-va, on-
y-va, on-y-va !
ŕ Papa ?
ŕ Avance, Ellie, je t’en prie.
Rachel abaissa les yeux sur la fillette et pour la première fois elle
remarqua l’expression grave et rêveuse dont son visage était
empreint.
ŕ Ellie ? fit-elle, un peu étonnée. (Louis crut percevoir aussi une
ombre d’angoisse dans ses yeux.) Tu bloques le passage, ma chérie…
Les lèvres de la fillette tremblèrent, blanchirent, puis elle se
laissa entraîner vers la rampe. Elle se retourna vers Louis : à
présent, son visage exprimait une terreur sans nom. Il lui adressa
un salut de la main faussement jovial, mais elle n’y répondit pas.

- 389 -
44

Au moment où Louis sortait du bâtiment de l’aéroport de Bangor,


une chape de glace se referma sur son esprit. Il venait de
comprendre qu’il avait réellement l’intention de réaliser son projet
insensé.
Son intelligence Ŕ cette intelligence acérée qui lui avait permis de
venir à bout de sa médecine en se contentant pour vivre d’une
allocation d’études des plus modiques et du peu que Rachel arrivait
à gratter en servant à mi-temps dans une cafétéria du quartier Ŕ
avait pris le problème à bras-le-corps et en avait soigneusement
analysé toutes les données comme s’il s’était agi simplement de
préparer un nouvel examen Ŕ le plus important de sa vie. Et il était
bien décidé à le passer haut la main, avec félicitations du jury.
Il traversa la Penobscot et il roula jusqu’à Brewer, une petite ville
qui se trouve en amont de Bangor, sur la route d’Orono. Il se gara le
long du trottoir de l’artère principale de Brewer, juste en face de la
quincaillerie Watson.
ŕ Puis-je vous aider, monsieur ? lui demanda le vendeur.
ŕ Je l’espère, dit Louis. J’aurais besoin d’une grosse lampe
électrique, vous savez, une de ces lanternes carrées, avec une
poignée, et de quelque chose pour la masquer.
Le vendeur était un homme de petite taille, mince, avec un front
large et bombé et des yeux perçants.
Il eut un sourire qui n’avait rien de particulièrement affable.
ŕ Monsieur fait dans le gibier à poil, sans doute ?
ŕ Pardon ?
ŕ Auriez-vous l’intention d’aller braconner quelques cerfs à la
lanterne ?
ŕ Jamais de la vie ! protesta Louis, sérieux comme un pape. Je
n’ai pas mon permis de braconnage.
Le vendeur battit un instant des paupières, puis il se résolut à
rire.

- 390 -
ŕ Autrement dit, je n’ai qu’à me mêler de mes oignons, c’est ça ?
fit-il. Écoutez, on ne vend pas de caches pour lampes de ce modèle,
mais vous n’aurez qu’à prendre un carré de feutre et y percer un
trou. Comme ça, le faisceau de votre lampe sera réduit à un simple
trait.
ŕ Très ingénieux, dit Louis. Merci beaucoup.
ŕ Pas de quoi. Je peux faire autre chose pour vous ?
ŕ Certainement, dit Louis. Il me faut une pioche, une pelle et une
bêche. Manche court pour la pelle, long pour la bêche. De la corde,
bien résistante, trois mètres environ. Une paire de gants de
protection, et de la toile goudronnée, à peu près deux mètres sur
deux.
ŕ Je peux vous fournir le tout.
ŕ C’est pour creuser une fosse septique, expliqua Louis. Je suis
obligé de contrevenir un tant soit peu aux règlements municipaux,
et j’ai des voisins qui fourrent tout le temps leur nez partout.
J’ignore si j’arriverai à passer inaperçu en travaillant de nuit avec
une lanterne sourde, mais je me suis dit que j’allais tenter le coup
quand même. Au pire, je m’en tirerai avec une grosse amende.
ŕ Voyez-vous ça, fit le vendeur. Tant qu’à faire, vous devriez vous
payer aussi une épingle à linge pour vous boucher le nez.
Louis s’esclaffa poliment. Le montant de ses achats s’élevait à un
total de cinquante-huit dollars soixante.
Il régla en liquide.

Vu l’augmentation continuelle du prix de l’essence, ils ne se


servaient plus que très sporadiquement du gros break. Cela faisait
déjà un moment qu’une tête de bielle menaçait ruine, mais Louis
n’avait pu se résoudre à le porter à réparer. D’abord parce que l’idée
qu’il allait devoir se fendre de deux cents dollars lui faisait mal au
cœur, et surtout parce que c’était une corvée barbante. À présent, ce
gros pachyderme aurait pu lui rendre un fier service, mais il n’avait
pas osé courir le risque. La Civic avait un coffre à hayon, et Louis se
voyait mal retournant à Ludlow avec une pioche, une pelle et une
bêche entassées là-dedans. Jud Crandall n’avait pas les yeux dans sa
poche, et il n’était pas né non plus de la dernière pluie. Il devinerait
sans peine ce que Louis tramait.
Il s’aperçut alors que rien ne l’obligeait en fait à retourner à

- 391 -
Ludlow. Il regagna Bangor par le pont Chamberlain et prit une
chambre au Howard Johnson’s d’Odlin Road, à proximité de
l’aéroport Ŕ et du cimetière de Pleasantview par la même occasion.
Il s’inscrivit sous le nom de Dee Dee Ramone et régla d’avance et
en espèces.
Il se dit qu’il valait mieux prendre un peu de repos en prévision
de la nuit épuisante qui l’attendait. Une nuit tout entière consacrée
à des activités que certains romans d’épouvante victoriens
désignaient sous le nom de « noir labeur ». Du noir labeur, il allait
en avoir par-dessus la tête d’ici au lendemain matin.
Il essaya de s’endormir, mais son cerveau fébrile ne lui laissait
aucun répit.
Il avait posé son portefeuille, sa monnaie et ses clés sur la table
de chevet, et il était allongé tout habillé (à l’exception de ses
chaussures), les mains sous la nuque, sur un lit de motel anonyme,
au-dessous d’une reproduction de tableau d’une affligeante banalité
qui représentait un pittoresque vieux port de la Nouvelle-Angleterre
avec de pittoresques voiliers amarrés le long d’un pittoresque
débarcadère en bois. Son étrange sensation de froid ne l’avait pas
quitté ; il lui semblait être à des années-lumière de sa famille, de son
travail, de son environnement familier. Cette chambre aurait pu se
trouver dans n’importe quel Howard Johnson’s du monde : à San
Diego ou à Duluth, à Bangkok ou aux îles Vierges.
Il était nulle part, et à intervalles réguliers une pensée
extrêmement singulière revenait s’imposer à lui, effaçant toutes les
autres : celle que d’ici à ce que ses yeux se posent à nouveau sur ces
lieux et ces visages familiers, il aurait revu son fils.
Son plan passait et repassait sans cesse dans son esprit. Il
l’examinait sous toutes les coutures, éprouvait sa solidité, cherchait
les failles et les défauts de l’armure. Il voyait bien qu’en fait il
avançait le long d’une planche étroite jetée en travers d’un abîme de
folie. La folie l’environnait de toutes parts, avec un bruissement
étouffé semblable à celui des ailes d’une multitude de chats-huants
en quête d’une proie, leurs grands yeux dorés perçant les ténèbres.
Il risquait à tout moment de choir dedans.
La folie le cernait, le traquait sans répit, et son étreinte se
resserrait sans cesse autour de lui.
Avançant comme un funambule le long du mince ruban de raison

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qui subsistait en lui, il ourdissait son plan, l’étudiait point par point.
Ce soir, aux alentours de onze heures, il déterrerait le cercueil de
son fils, envelopperait le cadavre de Gage dans le carré de toile
goudronnée et le placerait dans le coffre de la Civic. Ensuite, il
remettrait le cercueil en place et reboucherait le trou, puis il
foncerait jusqu’à Ludlow, sortirait le corps de Gage du coffre et… il
s’en irait faire un tour dans les bois.
Une longue promenade à pied.
À partir du retour éventuel de Gage, il y avait le choix entre deux
possibilités. La première était que Gage revienne sous la forme d’un
enfant aux facultés émoussées, peut-être même franchement débile,
mais qui n’en serait pas moins son fils, le fils de Rachel, le frère
d’Ellie (il avait repoussé au fond des replis les plus obscurs de sa
conscience le fol espoir que Gage puisse revenir intact, exactement
pareil à lui-même, mais quoique l’hypothèse en fût hautement
improbable, elle restait tout de même du domaine du possible).
La seconde était que ce soit une sorte de monstre qui émerge des
bois qui s’étendaient derrière la maison. Louis avait déjà accepté
tant de choses qu’il ne pouvait pas se refuser à envisager l’idée que
des monstres, des créatures diaboliques revenues de l’au-delà
puissent prendre possession d’un corps dont l’âme d’origine avait
fui et continuer à l’habiter après son retour à la vie.
Dans un cas comme dans l’autre, il serait seul avec son fils, de
sorte qu’il pourrait…
« Je ferai un diagnostic. »
Oui. C’était la seule issue possible.
« J’établirai un diagnostic, non seulement sur son état physique,
mais sur son état mental. Je ferai la part du traumatisme dû à
l’accident proprement dit, qu’il en ait ou non conservé un souvenir
conscient. En me fondant sur le précédent de Church, il faudra que
je m’attende à ce qu’il présente des symptômes d’arriération
mentale, légère ou profonde. À partir des observations que j’aurai
faites sur une période qui pourra aller de vingt-quatre à soixante-
douze heures, je déciderai s’il est possible ou non de réintégrer
Gage au sein de notre famille. Et s’il s’avère que la déperdition
mentale est trop importante, ou qu’il est devenu, à l’instar de
Timmy Baterman, une créature maléfique, je le tuerai. »
En tant que médecin, il sentait bien qu’il n’aurait aucune peine à

- 393 -
tuer Gage si le corps de son fils n’était plus que l’enveloppe d’un
autre être. Il ne se laisserait pas fléchir par ses supplications ni
abuser par ses subterfuges. Il le tuerait comme s’il s’agissait d’un rat
porteur de la peste bubonique. Il n’y aurait pas besoin d’en faire un
drame. Une pilule en solution, plusieurs s’il fallait. Ou peut-être une
injection.
Il avait de la morphine dans sa trousse. La nuit suivante, il
ramènerait la dépouille mortelle de Gage à Pleasantview et lui ferait
réintégrer sa dernière demeure en espérant que la chance lui
sourirait une seconde fois (« Tu ne sais même pas si elle te sourira
la première fois », se rappela-t-il). Il avait envisagé un moment la
solution plus commode et moins périlleuse qui aurait consisté à
l’enfouir dans le Simetierre des animaux, mais il l’avait écartée.
D’abord parce qu’un enfant creusant le sol pour y ensevelir une bête
risquait de découvrir le squelette par le plus grand des hasards dans
cinq, dix ou même vingt ans. Il y avait aussi une autre raison, plus
simple et radicalement incontournable : le Simetierre des animaux
était peut-être… trop près.
Sa besogne une fois terminée, il sauterait dans le premier avion
pour Chicago et irait y retrouver les siens. Bien entendu, il n’aurait
nul besoin d’informer Rachel et Ellie de cette tentative avortée.
Dans l’hypothèse où son diagnostic serait favorable (hypothèse
envers laquelle son cœur débordant d’amour paternel nourrissait
une foi aveugle), la marche à suivre serait toute différente. La
période d’observation terminée, Gage et lui s’enfuiraient de la
maison à la faveur de la nuit. Il faudrait qu’il emporte un certain
nombre de documents, car tout retour à Ludlow serait
définitivement exclu. Ils iraient dormir dans un motel (celui-ci ferait
l’affaire aussi bien qu’un autre). Le lendemain matin, Louis
convertirait tout ce qu’il avait en banque en chèques de voyage de
l’American Express et en argent liquide.
Gage et lui prendraient l’avion pour une destination lointaine. La
Floride, par exemple. Et là, il téléphonerait à Rachel et lui
demanderait de venir le rejoindre avec Ellie par le premier avion
sans informer ses parents de leur destination. Louis était sûr qu’il
arriverait à la convaincre. Ne me pose pas de questions Rachel.
Viens me retrouver, c’est tout. Immédiatement.
Il lui donnerait l’adresse du motel où il était descendu (où ils

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étaient descendus). Elle arriverait en compagnie d’Ellie, au volant
d’une voiture de louage.
Elles frapperaient à la porte de leur chambre, et il viendrait leur
ouvrir avec Gage. Gage qui peut-être serait en maillot de bain.
Et à ce moment-là…
Mais il n’osait pas imaginer ce qui se passerait ensuite. Arrivé à
ce point, il reprenait son plan au début et le fignolait encore un peu
plus. Si ça marchait comme prévu, il faudrait sans doute qu’ils se
forgent de toutes pièces une nouvelle identité, de façon qu’Irwin
Goldman ne puisse pas user de son inépuisable chéquier pour
retrouver leur piste. Ces choses-là pouvaient sûrement s’arranger.
Confusément, un souvenir émergea du brouillard de sa mémoire.
Le jour où il était arrivé à Ludlow, épuisé, nerveux et plein
d’appréhension, il avait brièvement caressé la folle idée de s’enfuir
en Floride et de se faire embaucher comme secouriste à Disney
World. Et voilà qu’à présent ce fantasme reprenait corps. Il
s’imagina vêtu d’une blouse blanche, pratiquant la respiration
artificielle sur une femme enceinte qui avait eu la mauvaise idée
d’aller faire un petit tour de montagnes russes et avait perdu
connaissance. Il s’entendait crier : Reculez, reculez, donnez-lui de
l’air, et là-dessus la femme ouvrait les yeux et lui souriait avec
gratitude.
Tandis que son esprit tissait ces agréables chimères, Louis
sombra dans le sommeil. Il dormait lorsque sa fille s’éveilla en
hurlant d’un cauchemar peuplé de créatures aux mains crochues qui
la fixaient de leurs yeux vides et impitoyables dans un avion qui
survolait la région des chutes du Niagara ; il dormait lorsque
l’hôtesse de l’air se précipita le long de l’allée pour voir ce qui n’allait
pas ; il dormait lorsque Rachel, complètement affolée, s’efforça de
calmer la fillette qui lui répétait sans arrêt : C’est Gage ! Maman,
c’est Gage ! Gage est revenu ! Il est vivant ! Il a pris le couteau dans
la trousse de papa ! Empêche-le de me tuer ! Empêche-le de tuer
papa !
Il dormait lorsque Ellie s’apaisa enfin et se blottit en tremblant
contre la poitrine de sa mère, les yeux secs et écarquillés, tandis que
Dory Goldman songeait que tout cela avait dû être absolument
affreux pour cette pauvre Eileen, dont les réactions lui rappelaient
d’une manière hallucinante celles que Rachel avait eues après la

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mort de Zelda.
Il dormait et lorsqu’il s’éveilla enfin, il était cinq heures quinze et
la lumière de l’après-midi avait déjà commencé son lent déclin vers
la nuit.
Le noir labeur m’attend, se dit-il brumeusement, et il se leva.

- 396 -
45

Lorsque le vol 419 de l’United Airlines atterrit à l’aéroport


d’O’Hare et que ses passagers en débarquèrent à dix heures trois,
heure locale, Ellie Creed était dans un état voisin de l’hystérie, et
Rachel au bord de la panique.
Il suffisait qu’on effleure l’épaule de la fillette pour qu’elle
sursaute violemment et se retourne pour vous fixer de ses yeux
démesurément agrandis. De longs frissons lui parcouraient tout le
corps sans interruption. On aurait dit qu’elle était bourrée
d’électricité. Le cauchemar qu’elle avait eu dans l’avion avait déjà
été franchement pénible, mais cet état… Rachel ne savait plus à quel
saint se vouer.
Dans le couloir vitré qui menait au bâtiment du terminal, Ellie
trébucha et s’affala. Elle resta allongée sans réaction sur le tapis
tandis que les autres passagers la contournaient (certains
abaissaient leur regard sur elle avec la sympathie un peu distraite de
gens qui sont trop pressés d’attraper leur correspondance pour
pouvoir s’arrêter à de pareilles vétilles) jusqu’à ce que Rachel
parvienne à sa hauteur et l’aide à se relever.
ŕ Qu’est-ce que tu as, Ellie ? lui demanda-t-elle, mais la fillette
resta muette.
Elles traversèrent le hall en direction des tourniquets à bagages,
et Rachel aperçut ses parents qui les attendaient là. Elle agita sa
main libre pour attirer leur attention, et ils vinrent à leur rencontre.
ŕ On nous a empêchés de venir vous attendre à la porte de
débarquement, expliqua Dory. Alors, nous nous sommes dit que…
Rachel ? Comment va Eileen ?
ŕ Pas bien.
ŕ Maman, où sont les toilettes ? J’ai envie de vomir.
ŕ Ô mon Dieu ! s’écria Rachel avec désespoir.
Elle prit la fillette par la main et l’entraîna rapidement en
direction des toilettes, qui se trouvaient à l’autre extrémité du hall.

- 397 -
ŕ Rachel, tu veux que je vous accompagne ? lui lança Dory.
ŕ Non, non ! Récupère nos valises plutôt, tu sais à quoi elles
ressemblent. On se débrouillera bien toutes seules.
Par bonheur, les toilettes des dames étaient désertes. Rachel
entraîna Ellie vers les stalles tout en farfouillant dans son sac à
main. Il ne contenait pas une seule pièce de dix cents, mais Dieu
merci, trois des serrures avaient été forcées. Au-dessus d’une des
serrures pétées, on avait inscrit à l’aide d’un crayon à paupières :
LES FEMMES AUSSI VEULENT PISSER À L’ŒIL, COCHONS
SEXISTES. Rachel tira la porte d’une main fébrile. À présent, Ellie
se cramponnait le ventre à deux mains en gémissant sourdement.
Elle se campa au-dessus de la cuvette et hoqueta bruyamment à
deux reprises, mais rien ne vint. Les spasmes qui lui soulevaient
l’estomac étaient uniquement dus à l’épuisement nerveux.
Lorsqu’elle fut certaine que ses nausées s’étaient calmées, Rachel
dirigea sa fille vers un lavabo et lui passa un peu d’eau froide sur la
figure. Ellie était d’une pâleur effroyable, et elle avait des cernes
bleuâtres sous les yeux.
ŕ Ellie, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne peux pas m’expliquer ?
ŕ Je ne sais pas ce qui m’arrive, répondit la fillette. Mais dès que
papa m’a dit qu’on partait en voyage, j’ai senti que quelque chose
allait arriver. C’est à cause de papa. Il y a quelque chose qui ne va
pas avec lui.
« Louis, qu’est-ce que tu nous caches ? Tu ne disais pas la vérité.
J’en étais sûre. Même Ellie l’a deviné. »
En se faisant cette réflexion, Rachel se rendit soudain compte
qu’elle avait eu les nerfs à fleur de peau toute la journée, elle aussi.
Elle était dans le même état irritable et tendu que dans les deux ou
trois jours qui précédaient ses règles, près d’éclater de rire ou de
fondre en larmes à la moindre sollicitation, sous la menace
constante d’une migraine foudroyante qui lui vrillerait le crâne avec
la force terrassante d’un train express fonçant à travers la campagne
et qui se dissiperait comme par enchantement au bout d’une heure
ou deux.
ŕ Qu’est-ce que tu dis, Ellie ? s’écria-t-elle en s’adressant au
reflet de la fillette dans le miroir du lavabo. Mais voyons, ma chérie,
qu’est-ce qui pourrait ne pas aller avec papa ?
ŕ J’en sais rien, dit Ellie. C’était dans mon rêve. Ça avait quelque

- 398 -
chose à voir avec Gage. Ou avec Church, peut-être. Je ne m’en
souviens plus. Je ne sais pas.
ŕ À quoi as-tu rêvé, Ellie ?
ŕ J’ai rêvé que j’étais dans le Simetierre des animaux, dit la
fillette. C’était Paxcow qui m’y avait conduite. Il m’a conduite au
Simetierre des animaux, et puis il m’a dit que papa allait y venir
aussi et qu’il arriverait quelque chose d’épouvantable.
ŕ Paxcow ? fit Rachel.
Une terreur aiguë, quoique de nature imprécise, fulgura
brièvement en elle. D’où venait ce nom ?
Pourquoi avait-il des résonances si familières ? Il lui semblait
l’avoir entendu jadis Ŕ ou en avoir entendu un autre qui lui
ressemblait beaucoup Ŕ mais où ?
Pas moyen de se le rappeler.
ŕ Tu as rêvé qu’un homme du nom de Paxcow t’avait conduite au
Simetierre des animaux ?
ŕ Oui, en tout cas c’est le nom qu’il m’a donné. Et puis…
Les yeux de la fillette s’agrandirent.
ŕ Quoi, Ellie ? Est-ce qu’il t’a dit autre chose ?
ŕ Il m’a dit qu’on l’avait envoyé nous mettre en garde, mais qu’il
ne pouvait pas intervenir. Il m’a dit aussi que… qu’il était… je ne
sais plus… qu’il était près de papa parce qu’ils étaient ensemble au
moment où son âme s’est dé… désin… dés… je ne me souviens pas
du mot ! gémit-elle.
ŕ Chérie, dit Rachel, je crois que tu as rêvé du Simetierre des
animaux parce que tu penses toujours à Gage. Je suis sûre que papa
va très bien. Tu te sens mieux, à présent ?
ŕ Non, murmura Ellie. J’ai peur, maman. Tu n’as pas peur, toi ?
ŕ Mais non, protesta Rachel en soulignant sa dénégation d’un
hochement de tête énergique et d’un sourire rassurant.
Mais à vrai dire elle avait peur, très peur même, et ce nom était
d’une familiarité obsédante qui la rongeait. Paxcow. Elle était sûre
de l’avoir entendu prononcer dans des circonstances extrêmement
pénibles, des mois ou peut-être même des années plus tôt. Mais
quelles circonstances ? Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus, et
cela l’affolait. Elle sentait que quelque chose se préparait. Il lui
semblait que quelque chose pesait au-dessus de sa tête, comme une
grosse nuée d’orage gonflée à en éclater. Un événement terrible

- 399 -
allait se produire et il fallait à tout prix l’empêcher. Mais quoi ? Quel
événement ?
ŕ Je suis sûre que tout va bien, chérie, dit-elle à Ellie. Tu veux
qu’on aille retrouver papy et mamy à présent ?
ŕ Je veux bien, répondit Ellie d’un air amorphe.
La porte des toilettes s’ouvrit, et une Portoricaine fit son entrée,
traînant dans son sillage un très petit garçon qu’elle accablait de
remontrances. Une large auréole humide s’était formée sur le
devant du bermuda de l’enfant. L’espace d’un instant, la vision du
garçonnet rappela Gage à Rachel avec une intensité poignante. Cette
brusque injection de chagrin frais agit sur elle comme de la
Novocaïne, anesthésiant ses nerfs à vif.
ŕ Viens, Ellie, dit-elle. On passera un coup de fil à papa dès
qu’on sera arrivés chez papy et mamy.
Au moment où elles sortaient des toilettes, Ellie se retourna vers
le petit garçon.
ŕ Il était en short, dit-elle soudain.
ŕ Qui ça, ma chérie ?
ŕ Paxcow. Dans mon rêve, il portait un short rouge.
Cette remarque donnait un relief supplémentaire à ce nom dont
la signification échappait toujours à Rachel, et elle éprouva un
nouvel et bref élan de crainte vertigineuse Ŕ qui, presque aussitôt,
s’estompa.
Une foule compacte leur barrait le chemin des tourniquets à
bagages. Rachel entrevit tout juste le feutre tyrolien à plume de son
père qui s’agitait dans la mêlée. Dory Goldman, assise sur la
banquette du fond, leur faisait signe. Elle avait gardé deux places.
Rachel se dirigea vers elle, tirant Ellie par la main.
ŕ Tu te sens mieux, mon petit chou ? interrogea Dory.
ŕ Un peu, répondit Ellie. Maman m’a…
Elle se tourna vers Rachel et s’interrompit brusquement. Rachel
était assise au bord de la banquette, raide comme un piquet, une
main plaquée sur la bouche, le visage d’une pâleur livide. Elle avait
saisi.
L’explication s’était abattue sur elle avec un fracas terrible. Elle
aurait dû comprendre aussitôt, mais bien sûr, elle s’était efforcée
inconsciemment de se dérober à l’atroce vérité. C’était logique.
ŕ Maman ?

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Rachel se tourna lentement vers sa fille. Elle était tellement
contractée qu’Ellie entendit ses vertèbres craquer. Elle ôta sa main
de devant sa bouche et demanda :
ŕ Est-ce que l’homme de ton rêve t’a dit son prénom, Ellie ?
ŕ Maman, tu ne te sens pas… ?
ŕ Est-ce qu’il t’a dit son prénom, Ellie ?
Dory Goldman regardait sa fille et sa petite-fille comme si elles
avaient soudain et simultanément perdu la raison.
ŕ Oui, mais je ne m’en souviens pas… Maman, tu me fais
maaaaal !
Rachel baissa les yeux et elle s’aperçut que son autre main s’était
refermée comme un crampon sur le poignet de la fillette.
ŕ Est-ce qu’il s’appelait Victor ?
Ellie eut un hoquet de surprise.
ŕ Oui, Victor ! s’écria-t-elle. Il m’a dit qu’il s’appelait Victor ! Tu
as rêvé de lui aussi, maman ?
ŕ Mais son nom n’est pas Paxcow, dit Rachel. C’est Pascow.
ŕ Oui, c’est ce que je t’ai dit : Paxcow.
ŕ Qu’est-ce qui se passe, Rachel ? demanda Dory Goldman en
prenant la main de sa fille. (Elle était si froide qu’elle en tressaillit.)
Qu’est-ce qui ne va pas avec Eileen ?
ŕ Ce n’est pas Eileen qui ne va pas, dit Rachel. C’est Louis, je
crois. Quelque chose ne va pas avec Louis. Il a des ennuis, ou il ne va
pas tarder à en avoir. Reste avec Ellie, maman. Je vais téléphoner à
Ludlow.
Elle se leva et se dirigea vers les cabines de téléphone, de l’autre
côté du hall, en cherchant machinalement dans son sac une pièce de
vingt-cinq cents.
Elle glissa la pièce dans la fente, forma le zéro et demanda un
P.C.V. Mais il n’y avait personne pour accepter l’appel. Le téléphone
sonnait, sonnait.
ŕ Vous pourriez peut-être essayer de rappeler un peu plus tard,
lui suggéra l’opératrice.
ŕ Oui, dit Rachel.
Elle raccrocha et resta plantée dans la cabine à contempler le
téléphone d’un œil vide.
Il m’a dit qu’on l’avait envoyé nous mettre en garde, mais qu’il
ne pouvait pas intervenir. Il m’a dit qu’il était près de papa parce

- 401 -
qu’ils étaient ensemble au moment où son âme s’est dé… désinc… je
ne me souviens pas du mot !
ŕ Désincarnée, murmura Rachel, et ses doigts se crispèrent avec
violence sur la toile de son sac à main. Ô mon Dieu, était-ce le mot ?
Elle s’efforça de rassembler ses idées, de les ordonner. Est-ce
qu’il se passait quelque chose, quelque chose qui allait bien au-delà
des émotions qu’avaient nécessairement fait naître en Ellie et en
Rachel elle-même la mort subite de Gage et ce départ en voyage
précipité qui avait bizarrement des allures de fuite ? Qu’est-ce
qu’Ellie pouvait savoir sur le compte de ce garçon qui était mort
dans les locaux de l’infirmerie le jour où Louis avait pris son service
à l’université ?
« Rien, lui répondit inexorablement son esprit. Tu as
soigneusement veillé à ce qu’Ellie n’en entende pas parler, comme
tu as toujours veillé à ce qu’elle n’entende pas parler de tout ce qui
touchait de près ou de loin à la mort, même quand il s’agissait de la
mort éventuelle de son chat – tu te souviens de cette dispute idiote
qui s’est déclenchée avec Louis dans la cuisine ce jour-là ? Tu as
soigneusement caché cet événement à Ellie parce qu’il te faisait
peur, comme tu as peur en ce moment. Il s’appelait Pascow. Victor
Pascow. Il se passe quelque chose de grave, Rachel. Y a-t-il encore
de l’espoir ? Est-ce qu’il est déjà trop tard ? Ô mon Dieu, si
seulement je savais de quoi il s’agit ! »
Ses mains tremblaient tellement qu’elle dut s’y reprendre à deux
fois pour introduire à nouveau sa pièce dans la fente. Cette fois, elle
demanda le numéro des services de santé de l’université d’Orono, et
le P.C.V. fut accepté par une Joan Charlton un peu perplexe. Non,
Charlton n’avait pas vu Louis ce matin et à son avis il n’y avait guère
de chances qu’il vînt prendre son poste aujourd’hui. Après avoir
formulé cette opinion, elle offrit à nouveau toutes ses condoléances
à Rachel, qui l’en remercia et la pria de demander à Louis de
l’appeler d’urgence chez ses parents si par hasard il se présentait
tout de même à son bureau. Oui, il avait le numéro, répondit-elle à
la question de Charlton, peu désireuse d’informer l’infirmière-chef
(qui était sans doute au courant d’ailleurs : Rachel avait le net
sentiment que Joan Charlton n’était pas du genre à laisser passer les
détails de cette nature) que ses parents habitaient à plus de deux
mille kilomètres de là.

- 402 -
Elle raccrocha. Elle se sentait moite et fébrile.
« Elle a entendu le nom de Pascow quelque part, voilà tout. Bon
Dieu, on ne peut pas élever une enfant dans une cage de verre
comme… comme un hamster. Peut-être que la radio en a parlé. Ou
alors, un gosse l’a mentionné devant elle à l’école, et il s’est inscrit
automatiquement dans ses circuits mémoriels. Et même ce mot
qu’elle n’arrivait pas à prononcer – « désincarné »,
« désincorporé » ou un autre terme casse-gueule du même genre –
ne prouve absolument rien, sinon que le subconscient attrape tout
au vol à la façon d’un rouleau de papier tue-mouches, pour user du
genre d’images que l’on trouve couramment dans les articles de
vulgarisation des journaux du dimanche. »
Elle se rappela ce qu’avait expliqué à ce sujet un de ses
enseignants en psychologie au collège. D’après lui, une fois placé
dans les conditions idoines, le cerveau d’un être humain ordinaire
devrait être capable de dresser la liste nominale de toutes les
personnes auxquelles son propriétaire avait été présenté au cours de
sa vie, de reconstituer le menu détaillé de tous les repas qu’il avait
mangés, et de préciser les conditions atmosphériques exactes de
chaque journée qu’il avait vécue depuis sa naissance.
Il avait développé une argumentation convaincante à l’appui de
cette thèse sidérante, en leur affirmant que le cerveau humain était
un ordinateur disposant d’une quantité invraisemblable de
« puces » mémorielles, qu’il n’en comptait pas seize mille, ni trente-
deux mille, ni soixante-quatre mille, mais mille milliards, et que
personne n’était capable d’évaluer avec précision la quantité
d’informations exacte que chacune de ces « puces » organiques était
susceptible d’engranger. En tout cas, il y en avait un tel nombre qu’il
n’était jamais nécessaire d’en effacer une pour inscrire de nouvelles
informations. En fait même, l’esprit humain conscient était obligé
d’en laisser un certain nombre à l’état de sommeil afin de se
protéger contre un éventuel trop-plein d’informations qui aurait mis
sa santé mentale en péril. « Peut-être que vous ne seriez pas fichus
de vous rappeler où vous avez fourré vos chaussettes si les cellules
mémorielles voisines de celles qui ont fonction de retenir ce genre
de détails contenaient l’intégralité des articles de l’Encyclopaedia
Britannica », avait expliqué le prof de psycho.
Comme de juste, toute la classe s’était esclaffée.

- 403 -
« Mais tu n’es pas en cours de psycho, dans une salle de classe
éclairée au néon, face à un tableau noir couvert de termes
techniques rassurants devant lequel un maître-assistant facétieux
se lance dans de grandes théories ahurissantes pour meubler
agréablement les quinze dernières minutes de cours. Il se passe
quelque chose de terrible en ce moment et tu le sais, Rachel, tu le
sens. Je ne sais pas ce que Pascow, Gage ou Church viennent faire
là-dedans, mais en tout cas Louis est directement concerné. De
quoi est-ce qu’il peut s’agir ? Est-ce que…»
L’idée qui venait soudain de la frapper lui glaçait les sangs. Elle
redécrocha le combiné du téléphone et elle récupéra sa pièce dans la
sébile de restitution.
Est-ce que Louis avait projeté de mettre fin à ses jours ? Était-ce
pour cela qu’il s’était débarrassé d’elles, qu’il les avait quasiment
jetées dehors ? Est-ce qu’Ellie avait eu un… une… oh, et puis merde
pour la psychologie, tiens ! Est-ce qu’elle avait eu un éclair de
lucidité extra-sensorielle ?
Cette fois, elle demanda en P.C.V. le numéro de Jud Crandall. Le
téléphone sonna cinq… six… sept fois. Elle était sur le point de
raccrocher lorsque tout à coup la voix essoufflée du vieillard se fit
entendre à l’autre bout de la ligne.
ŕ Allô ? haleta-t-il.
ŕ Jud ! Jud, c’est moi, Ra…
ŕ Un instant, madame, je vous prie, coupa l’opératrice. Est-ce
que vous acceptez un appel en P.C.V. de Mrs Louis Creed ?
ŕ Pardi ! fit Jud.
ŕ Excusez-moi, monsieur, mais est-ce que ça veut dire « oui » ou
« non » ?
ŕ Ma foi, j’ pense bien, dit Jud.
Il y eut un silence dubitatif, le temps que l’opératrice transcrive
mentalement les idiotismes yankees en américain ordinaire, puis
elle dit :
ŕ Merci. Parlez, madame.
ŕ Jud, est-ce que vous avez aperçu Louis aujourd’hui ?
ŕ Ma foi, non, je ne l’ai pas vu, Rachel. Faut dire que ce matin je
suis allé faire mes courses à Brewer et que depuis mon retour je suis
resté à travailler dans mon potager, derrière la maison. Pourquoi ?
ŕ Oh, ce n’est probablement qu’une bêtise. Ellie a fait un

- 404 -
cauchemar dans l’avion, et je voulais juste prendre des nouvelles,
histoire de la tranquilliser un peu.
ŕ Dans l’avion ? fit Jud d’une voix où perçait une pointe subite
de dureté. D’où est-ce que vous m’appelez, Rachel ?
ŕ De Chicago, dit-elle. Ellie et moi venons d’y arriver. Nous
allons rester quelque temps chez mes parents.
ŕ Louis ne vous a pas accompagnées ?
ŕ Il doit nous rejoindre à la fin de la semaine, expliqua Rachel,
qui à présent devait lutter pour empêcher sa voix de trembler.
Il y avait quelque chose qui l’alarmait profondément dans le ton
de Jud.
ŕ C’est lui qui a suggéré que vous partiez là-bas ?
ŕ À vrai dire… OUI. Jud, qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose
ne va pas, n’est-ce pas ? Et vous êtes au courant, j’en suis certaine.
ŕ Peut-être que vous feriez mieux de me raconter le rêve de la
petite, dit Jud au bout d’un long silence. Vous voulez bien, Rachel ?

- 405 -
46

Une fois terminé son entretien téléphonique avec Rachel, Jud


enfila sa gabardine (le ciel s’était bien assombri et le vent était en
train de se lever) et il sortit. Avant d’entamer la traversée de la
route, il inspecta soigneusement la chaussée dans les deux sens
pour s’assurer qu’il n’y avait pas de camion en vue. C’étaient ces
satanés camions qui avaient causé ce désastre. Bon Dieu de
machines !
Non, ce n’étaient pas les camions.
Jud entendait le cimetière des animaux (et la chose qui se cachait
derrière) qui lui parlait à l’oreille.
Jadis, la voix lui avait doucement susurré des paroles câlines et
berceuses où pointait une sorte de rêveuse magie, mais à présent
elle était basse, rauque, sombrement menaçante. Ne te mêle pas de
ça, le vieux ! grondait-elle.
Mais il était bien décidé à s’en mêler. Après tout, c’était lui qui
avait mis tout ce processus en branle.
Il constata que la Civic de Louis n’était pas là.
Le garage ne renfermait que la grosse familiale Ford, qui était
couverte de poussière et semblait n’avoir pas servi depuis
longtemps. Il essaya à tout hasard d’actionner la poignée de la porte
arrière. Elle n’était pas fermée à clé.
ŕ Louis ? appela-t-il.
Il était certain d’avance que Louis ne lui répondrait pas, mais il
fallait bien qu’il rompe un tant soit peu l’épais silence qui pesait sur
la maison.
La vieillesse commençait à être un sérieux handicap pour Jud : il
se sentait presque toujours les membres lourds et gourds, son dos le
torturait atrocement au bout de deux petites heures de jardinage et
il avait l’impression d’avoir une vrille d’acier vissée dans la hanche
gauche.
Il entreprit d’explorer méthodiquement la maison, à la recherche

- 406 -
d’indices révélateurs. « Le plus vieux cambrioleur du monde »,
songea-t-il sans vraie gaieté en commençant sa fouille. Il ne trouva
aucun des signes qu’il redoutait : pas de cartons de jouets récupérés
en douce sur le lot d’effets que Rachel avait préparé à l’intention de
l’Armée du Salut, pas de vêtements d’enfant planqués au fond d’une
armoire ou sous un lit. La chambre de Gage était nue ; elle ne
contenait pas de petit lit d’enfant soigneusement remonté et refait,
découverte qui eût plus qu’aucune autre bouleversé le vieil homme.
La maison ne recelait nul indice concluant, mais Jud avait la
désagréable sensation d’évoluer à l’intérieur d’une coquille vide qui
aspirait obscurément à être remplie par… eh bien, par quelque
chose, quoi.
« Je devrais peut-être aller faire un petit tour à Bangor, voir si
des fois il ne régnerait pas une animation inaccoutumée au
cimetière de Pleasantview. Il se pourrait même que j’y tombe sur ce
bon vieux Louis Creed. Je pourrais l’inviter à dîner, ou quelque
chose comme ça. »
Mais le danger n’était pas au cimetière de Pleasantview. C’était
ici qu’il rôdait, dans cette maison et autour d’elle.
Jud ressortit de la maison, retraversa la route et rentra chez lui. Il
prit un pack de six boîtes de bière dans le frigo et l’emporta dans la
salle de séjour. Il s’assit face au bow-window de la façade, qui
donnait sur la maison des Creed, ouvrit une boîte de bière et alluma
une Chesterfield. Le jour déclinait peu à peu, et son esprit entama
une lente descente en vrille vers les profondeurs de sa mémoire.
Depuis quelques années, il se laissait aller de plus en plus
fréquemment à ces vertigineux retours en arrière.
S’il avait su quelles pensées Rachel Creed avait remuées quelques
heures plus tôt, il aurait pu lui dire que la théorie de son prof de
psycho n’était sans doute pas fausse, mais qu’avec l’âge ce processus
de refoulement de la mémoire cesse progressivement d’opérer, que
le cerveau se détériore graduellement en même temps que les autres
organes du corps et qu’on en vient à se rappeler des évènements et
des visages avec une netteté surnaturelle. Des images fanées et
brouillées retrouvent leurs contours et leurs couleurs, des voix
rendues diffuses et grêles par la lente érosion du temps reprennent
leur timbre. Mais pour Jud, cette rupture des digues naturelles du
cerveau n’était pas due à une surcharge d’informations. Dans son

- 407 -
vocabulaire à lui, ça s’appelait tout bonnement du gâtisme.
Jud revit Hanratty, le taureau de Zack McGovern.
Dès que ses yeux cerclés de filaments sanglants percevaient le
moindre mouvement, il chargeait. Il chargeait les arbres dont la
brise faisait frémir les feuilles.
Le temps que Zack se décide enfin à jeter l’éponge, Hanratty avait
sauvagement mutilé les troncs de tous les arbres que contenait son
enclos, il avait les cornes fendues et le crâne en sang. C’est en
tremblant que Zack avait abattu le taureau enragé, car Zack était
malade d’angoisse. Tout comme Jud en ce moment.
Il fumait, avalant de temps à autre une gorgée de bière.
L’obscurité gagnait, mais il n’alluma pas la lumière. Bientôt, le bout
de sa cigarette ne fut plus qu’un minuscule point rouge dans les
ténèbres. Jud sirotait sa bière en se balançant imperceptiblement
dans son fauteuil à bascule. Son regard ne quittait pas l’allée qui
montait chez les Creed. Où que Louis se trouvât, il finirait bien par
rentrer, et à ce moment-là Jud retraverserait la route pour aller lui
faire un brin de causette. Il voulait être sûr que Louis ne nourrissait
pas d’inavouables desseins.
Cependant, il éprouvait toujours la force sournoise de la chose
innommable qui hantait cet endroit maléfique. Elle déroulait vers
lui comme un long tentacule invisible depuis son escarpement de
roc putride hérissé de cairns de pierre. Le tentacule s’insinuait dans
son crâne, et une voix menaçante lui répétait sans cesse :
Ne te mêle pas de ça, le vieux. Ne t’en mêle pas, sinon tu t’en
mordras les doigts.
Jud faisait de son mieux pour l’ignorer. Il fumait.
Il buvait. Et il patientait.

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47

Tandis que Jud Crandall, assis dans son rocking-chair, guettait


patiemment son retour, Louis se gavait consciencieusement dans la
salle à manger du Howard Johnson’s.
La nourriture était copieuse et insipide, et apparemment c’était
exactement ce que son corps réclamait. Dehors, la nuit était tombée.
Les phares des autos qui passaient fouillaient l’obscurité comme des
doigts. Louis engloutissait ses aliments. Un steak.
Une pomme de terre au four. Des haricots dont le beau vert
éclatant ne devait rien à la nature. Une tranche de tarte aux
pommes tiède surmontée d’une boule de glace à la vanille coulante
et visqueuse. Il était assis à une table d’angle, et il observait les
allées et venues des clients, cherchant machinalement un visage de
connaissance. Il éprouvait confusément le désir de faire une
rencontre. Une rencontre aurait entraîné d’inévitables questions.
(Tiens, que faites-vous donc là ? Comment allez-vous ? Où est
Rachel ?), et les questions auraient risqué de lui causer des
complications, mais au fond c’était peut-être cela qu’il souhaitait.
Un imprévu de dernière minute, qui l’obligerait à renoncer à son
plan. Une échappatoire, en somme.
Et justement, au moment où il terminait sa tarte aux pommes et
s’apprêtait à vider sa seconde tasse de café, un couple qu’il
connaissait pénétra dans le restaurant : Rob Grinnell, un médecin
de Bangor, et sa charmante femme, Barbara. Ils l’auraient sûrement
aperçu, car il était seul à une table individuelle dans un coin de salle
désert, mais l’hôtesse d’accueil les guida jusqu’aux boxes du fond et
Louis les perdit entièrement de vue. Il ne distinguait plus que par
intermittence les cheveux prématurément blancs de Grinnell.
La serveuse lui apporta son addition. Il la signa, griffonna le
numéro de sa chambre sous la signature et sortit du restaurant par
la porte latérale.
Dehors, le vent soufflait avec rage, emplissant tout de son

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bourdon continuel, tirant des fils électriques d’étranges vibrations
de harpe. Louis leva les yeux au ciel. Il n’y avait pas une seule étoile,
mais il sentit la présence invisible de gros nuages qui galopaient
follement. Il resta un moment debout sur le trottoir, la tête rentrée
dans les épaules, avec le vent qui lui hurlait dans les oreilles, puis il
tourna les talons et réintégra l’intérieur du motel. Une fois arrivé
dans sa chambre, il alluma la télévision. Il était trop tôt pour agir, et
cette bourrasque nocturne qui semblait grosse d’obscurs présages
lui sciait les nerfs.
Il resta devant la télé pendant quatre heures, et ingurgita coup
sur coup huit épisodes de feuilletons découpés en tranches d’une
demi-heure. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas farci une
aussi grosse dose de télé. Les actrices principales de ces séries
avaient toutes la même dégaine, celle de ces filles que ses copains de
lycée et lui appelaient des « bêcheuses » : bandantes, mais
imbaisables.
À Chicago, Dory Goldman geignait :
ŕ Retourner à Ludlow ? Mais enfin, Rachel, pourquoi veux-tu
retourner à Ludlow ? Tu viens tout juste de débarquer !
À Ludlow, Jud Crandall était assis, immobile, derrière son bow-
window, tirant sur sa cigarette, sirotant sa bière, tournant
mentalement les pages de son album de souvenirs et guettant le
retour de Louis qui rentrerait tôt ou tard, il le savait. Il ne pouvait
pas faire autrement. Il existait d’autres chemins pour gagner le
Simetierre des animaux et le bois qui s’étend derrière, mais il ne les
connaissait pas. S’il voulait mettre son dessein à exécution, il
faudrait qu’il parte de son propre jardin.
Inconscient de tout ce qui se tramait, insensible à ces ondes qui
convergeaient lentement non pas vers lui mais, comme le tir
soigneusement calculé d’un canon à longue distance, vers l’endroit
où il se trouverait sous peu, Louis regardait les images qui défilaient
sur l’écran de la télé couleurs de sa chambre de motel. Il n’avait
jamais vu aucun épisode de ces séries, mais il en avait vaguement
entendu parler.
Elles jouaient de toute la gamme des situations familiales
possibles : une famille noire, une famille blanche, un couple de
bourgeois qui avaient adopté un mioche beaucoup plus malin
qu’eux, une femme seule, une autre mariée, une divorcée. Affalé

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dans son fauteuil en peluche acrylique, Louis se goinfrait d’images,
jetait de loin en loin un bref regard en direction des ténèbres
venteuses.
Lorsque la face du speaker qui présentait les informations de
onze heures apparut sur l’écran, il éteignit la télévision et sortit pour
mettre à exécution le plan qui avait sans doute germé dans sa tête à
l’instant même où il avait aperçu la casquette ensanglantée de Gage
sur le bitume de la route 15. À nouveau, son étrange froideur l’avait
envahi, mais il sentait couver dessous un brasier mal éteint. Peu lui
importait que ces braises fussent celles de la témérité, de la passion
déréglée ou de la convoitise sans frein.
L’essentiel était qu’elles lui tiennent chaud, que grâce à elles ni le
vent ni le froid ne fassent fléchir sa résolution. Il monta à bord de la
Honda, et tandis qu’il démarrait, il songea que Jud avait vu juste. Le
pouvoir de cet endroit était bel et bien dans une phase ascendante.
Il le sentait autour de lui qui le pressait, l’aiguillonnait, le poussait
inexorablement en avant, et il se dit : « Est-ce que je pourrais lui
résister ? Aurais-je encore la force de m’arrêter si je le décidais ? »

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48

ŕ Tu veux faire quoi ? répéta Dory Goldman. Rachel, tu es toute


retournée… peut-être qu’une nuit de sommeil…
Rachel se borna à secouer la tête. Elle ne pouvait pas fournir
d’explication cohérente à sa mère, mais il fallait absolument qu’elle
retourne à Ludlow. Le sentiment avait enflé en elle comme un vent
qui se lève : au début, ce n’est qu’un imperceptible frémissement
dans l’herbe, puis l’air se met a remuer, de plus en plus fort,
l’agitation envahit toute la campagne, des bourrasques brutales font
ululer les chéneaux du toit, et à la fin, la maison tout entière se met
à trembler et vous vous apercevez qu’en fait il s’agit d’un véritable
ouragan et que si le vent continue à monter il va bientôt tout abattre
sur son passage.
À Chicago, il était six heures. À Bangor, Louis venait tout juste
d’entrer dans ce restaurant du motel.
Rachel et Ellie avaient à peine touché à leur repas.
Rachel levait sans cesse les yeux de son assiette, et à chaque fois
elle trouvait le regard sombre d’Ellie braqué sur elle. Les yeux de la
fillette lui demandaient : « Qu’est-ce que tu vas faire pour aider
papa ? Quand vas-tu te décider à aller à son secours ? »
Rachel était à l’affût du téléphone. Elle espérait que Jud
l’appellerait pour lui annoncer le retour de Louis. À un moment, le
téléphone s’était mis à sonner. Rachel avait eu un haut-le-corps et
Ellie avait manqué renverser son verre de lait, mais ce n’était qu’une
dame du club de bridge de Dory qui voulait savoir si les Goldman
étaient bien rentrés.
Ils en étaient au café lorsque tout à coup Rachel avait jeté sa
serviette sur la table en s’écriant :
ŕ Maman… papa… je suis navrée, mais il faut que je rentre à
Ludlow. Dès ce soir, si je peux trouver une place d’avion.
Ses parents l’avaient regardé d’un air effaré mais Ellie avait fermé
les yeux et une expression de soulagement s’était peinte sur son

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visage ; c’était une expression d’adulte, tellement inattendue de la
part d’une si petite fille qu’elle aurait sans doute paru cocasse,
n’eussent été sa pâleur cireuse et ses traits tirés.
Les Goldman ne comprenaient pas, mais Rachel ne pouvait pas
leur expliquer sa décision, pas plus qu’elle n’aurait pu leur expliquer
comment une brise qui fait courir à peine un frisson dans l’herbe
peut se muer graduellement en un cyclone monstrueux capable de
flanquer des buildings par terre. Elle était certaine à présent que sa
fille n’avait pas gravé dans son subconscient le nom de Victor
Pascow après avoir entendu par hasard le récit de sa mort à la radio.
ŕ Rachel, ma chérie, voyons… commença son père.
Il parlait d’une voix lente et douce, sur le ton qu’on peut
employer pour apaiser la victime d’une crise d’hystérie passagère,
mais dangereuse.
ŕ Ce n’est que le contrecoup de la mort de ton fils. Ellie et toi,
vous avez éprouvé un choc violent c’est tout à fait compréhensible.
Mais tu risques de t’effondrer si tu essaies de…
Sans lui répondre, Rachel se leva et se dirigea vers le téléphone
de l’entrée. Elle ouvrit l’annuaire aux pages jaunes, chercha le
numéro de la Delta sous la rubrique TRANSPORTS AÉRIENS et le
composa.
Dory, qui l’avait suivie, lui disait qu’elle devrait réfléchir, qu’ils
devraient peut-être en discuter avant, examiner tout cela un peu
plus rationnellement… Ellie s’était approchée aussi. Elle se tenait un
peu en arrière de sa grand-mère, le visage encore grave, mais avec
dans les yeux une lueur d’espoir qui ne pouvait que raffermir la
résolution de Rachel.
ŕ Delta Airlines, annonça une voix enjouée à l’autre bout de la
ligne. Je m’appelle Kim, puis-je vous être utile ?
ŕ Je l’espère, dit Rachel. Il faut absolument que je me rende de
Chicago à Bangor ce soir même. C’est… c’est une question de vie ou
de mort, vous comprenez. Est-ce que vous pouvez m’arranger ça ?
ŕ Il y a plusieurs changements, fit la voix, un peu dubitative à
présent. Alors comme ça, à l’improviste, je ne sais pas si…
ŕ Faites tout votre possible, je vous en supplie ! dit Rachel d’une
voix cassée. Mettez-moi en stand-by, n’importe quoi.
ŕ Bon, écoutez, je vais voir ce que je peux faire. Ne quittez pas,
madame.

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Le silence s’établit sur la ligne. Rachel ferma les yeux, et au bout
de quelques instants elle sentit une main froide se poser sur son
bras. Elle rouvrit les yeux. Ellie était debout à côté d’elle à présent.
Irwin et Dory conféraient entre eux à voix basse en lançant des
coups d’œil dans leur direction. « Ils nous regardent comme on
observe des gens qu’on soupçonne d’être cinglés », se dit Rachel
avec lassitude. Elle parvint à s’arracher un sourire à l’intention
d’Ellie.
ŕ Ne les laisse pas t’arrêter, maman, lui souffla la fillette. S’il te
plaît.
ŕ Ne t’en fais pas, grande sœur, dit Rachel.
Elle eut une petite grimace. Grande sœur. Louis et elle s’étaient
mis à appeler Ellie ainsi à la naissance de Gage. Mais elle n’était
plus la grande sœur de personne désormais…
ŕ Merci, maman, dit Ellie.
ŕ C’est très important, n’est-ce pas ?
La fillette hocha affirmativement la tête.
ŕ Je le pense aussi, ma chérie. Mais ça m’aiderait beaucoup si tu
pouvais m’en dire un peu plus. Est-ce que c’est seulement à cause de
ton rêve ?
ŕ Non, dit Ellie. C’est… c’est dans tout maintenant. Je le sens
remuer à l’intérieur de moi. Tu ne le sens pas, toi, maman ? On
dirait un…
ŕ Un vent ? (Ellie lâcha un soupir et elle frissonna.) Mais tu ne
sais toujours pas de quoi il s’agit ? Tu ne te rappelles pas d’autres
détails de ton rêve ?
Le visage de la fillette prit une expression d’intense
concentration. À la fin, avec une répugnance visible, elle fit non de
la tête et dit :
ŕ Papa, Church et Gage. Je ne me souviens que de ça. Mais
comment ils se sont retrouvés ensemble ? Je ne m’en souviens pas,
maman !
Rachel l’attira à elle et l’étreignit avec force.
ŕ Tout va s’arranger, ne t’en fais pas, lui dit-elle, mais l’étau qui
lui broyait le cœur ne se desserra pas.
ŕ Allô ? Vous êtes là, madame ? fit la voix de l’employée des
réservations.
ŕ Allô ? dit Rachel en resserrant son étreinte sur le combiné et

- 414 -
sur les épaules d’Ellie.
ŕ Je crois que j’ai trouvé un moyen pour que vous soyez ce soir
même à Bangor. Mais vous n’y arriverez qu’extrêmement tard.
ŕ Ça ne fait rien, dit Rachel.
ŕ Vous avez de quoi écrire ? C’est assez compliqué.
ŕ Oui, j’ai tout ce qu’il faut, dit Rachel en sortant du tiroir de la
table du téléphone un vieux bout de crayon.
Elle écouta attentivement les instructions de la jeune femme et
nota tous les renseignements indispensables au dos d’une
enveloppe. Quand l’employée des réservations arriva au bout de ses
explications, Rachel forma un O avec le pouce et l’index pour faire
signe à Ellie que ça marchait. Mais à vrai dire, ce n’était pas encore
dans la poche. Elle ne disposerait que d’un temps extrêmement
réduit pour attraper certaines de ses correspondances. Celle de
Boston, en particulier.
ŕ Réservez-moi une place sur chacun de ces vols, dit Rachel.
Merci, Kim.
Kim nota le nom de Rachel et son numéro de carte de crédit et
Rachel raccrocha enfin, lessivée mais heureuse. Elle se tourna
aussitôt vers son père.
ŕ Papa, tu peux m’emmener à l’aéroport ?
ŕ Je devrais peut-être dire non, répondit Goldman. Je crois qu’il
serait de mon devoir de faire barrage à cette folie.
ŕ Comment oses-tu ! glapit Ellie d’une voix perçante. Maman
n’est pas folle, tu entends !
Déconcerté par ce subit éclat de fureur, Goldman battit des cils et
fit un pas en arrière. Un pesant silence tomba, qui fut rompu par la
voix calme de Dory :
ŕ Emmène-la, Irwin. Moi aussi, je commence à être inquiète. Je
me sentirais mieux si j’étais sûre que tout va bien pour Louis.
Goldman dévisagea sa femme d’un air ébahi, puis il se tourna
vers Rachel.
ŕ Bon, je vais te conduire à l’aéroport, si tu y tiens tant que ça,
lui dit-il. Et je… Rachel, tu veux que je t’accompagne ?
Rachel secoua la tête.
ŕ Merci, papa, mais ce n’est pas possible. Dans chaque avion, il
ne restait plus qu’une seule place. Comme si Dieu les avait fait
mettre de côté spécialement pour moi.

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Irwin Goldman poussa un soupir. À cet instant, il paraissait très
vieux. Tout à coup, Rachel trouva qu’il y avait une certaine
ressemblance entre son père et Jud Crandall.
ŕ Tu as encore le temps de mettre quelques affaires dans un sac,
lui dit-il. Si je conduis aussi vite qu’au temps où ta mère et moi
étions encore jeunes mariés, nous serons à l’aéroport en quarante
minutes. Donne-lui donc un sac, Dory.
ŕ Maman, dit Ellie.
Rachel se retourna vers elle. Un mince film de sueur luisait à
présent sur le visage de la fillette.
ŕ Quoi, ma chérie ?
ŕ Sois prudente, maman, dit Ellie.

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49

Les arbres dessinaient des formes mouvantes contre un ciel


nuageux illuminé par la réverbération sourde des lumières de
l’aéroport proche. Louis gara la Honda le long du trottoir dans
Mason Street, une rue qui bordait l’extrémité sud du cimetière de
Pleasantview. À cet endroit, le vent soufflait avec une telle force qu’il
lui arracha littéralement la portière des mains et qu’il eut un mal de
chien à la refermer.
Faisant le gros dos pour résister aux rafales qui soulevaient les
pans de son anorak, il ouvrit le coffre de la Honda et en sortit ses
outils, qu’il avait enroulés dans le carré de toile goudronnée.
Louis se trouvait au milieu d’une poche de ténèbres entre deux
réverbères, debout au bord du trottoir, tenant entre ses bras son
paquet enveloppé de toile qui avait l’air d’un poupon démesurément
long. Il inspecta soigneusement les deux côtés de la rue avant de
traverser la chaussée pour gagner la grille de fer forgé qui marquait
la limite du cimetière. Il ne voulait pas être vu. Il ne voulait même
pas courir le risque d’être entr’aperçu par un automobiliste distrait
qui l’oublierait la seconde d’après. Non loin de lui, les branches d’un
vieil orme craquaient lugubrement au vent, faisant surgir dans sa
tête d’absurdes visions d’arbres transformés en gibets improvisés
par des foules lyncheuses. Bon Dieu, quelle trouille il avait !
Labeur noir, tu parles. C’était de la pure démence.
Pas trace de trafic, ni dans un sens ni dans l’autre.
Du côté de la rue où il se tenait, les réverbères projetaient à
intervalles réguliers des cercles de lumière parfaitement ronds sur le
trottoir où, durant la journée, l’école élémentaire voisine devait
lâcher à chaque sortie des classes un flot d’enfants turbulents,
garçonnets à vélo, fillettes sautant à la corde ou jouant à la marelle
sans jamais prêter la moindre attention au cimetière d’en face, sauf
peut-être à l’époque de Halloween, car l’endroit se parait sans doute
alors à leurs yeux d’un charme énigmatique.

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Étaient-ils assez braves pour passer de l’autre côté de leur rue de
banlieue et pour accrocher de petits squelettes de papier aux pointes
de la clôture ? Peut-être. Et peut-être qu’en de telles occasions ils se
racontaient en gloussant les traditionnelles blagues macabres.
ŕ Gage, murmura-t-il.
Gage était là-dedans, de l’autre côté de ces grilles, injustement
emprisonné sous un épais manteau de terre, et ça n’avait rien de
drôle. « Je vais te libérer, Gage, songea-t-il. Je vais te libérer, fils, je
vais te tirer de là coûte que coûte. »
Il traversa la chaussée avec son lourd fardeau, se hissa sur le
trottoir, examina encore une fois la rue dans les deux sens et, ne
voyant rien venir, prit son élan et jeta le gros rouleau de toile par-
dessus la grille. Il l’entendit choir de l’autre côté avec un cliquetis
étouffé. Ensuite il s’éloigna en s’époussetant les mains. Il avait
soigneusement repéré l’endroit, et même au cas où il ne s’en
souviendrait pas, il suffirait qu’il longe la grille à l’intérieur du
cimetière jusqu’à ce qu’il aperçoive sa voiture garée du côté opposé
de la rue, et il le retrouverait.
Le portail serait-il encore ouvert à cette heure tardive ?
Il descendit Mason Street en direction de l’intersection. Le vent
lui soufflait dans le dos, s’acharnait après lui. Des ombres dansantes
sinuaient sur la chaussée.
Arrivé à l’angle de la rue, il bifurqua sur Pleasant Street et
continua d’avancer en rasant la clôture.
Des phares éclaboussèrent la rue dans son dos, et il se dissimula
derrière un orme. Ce n’était pas une voiture de police, mais une
camionnette qui roulait en direction de Hammond Street,
vraisemblablement pour rejoindre l’autoroute. Quand elle fut à
bonne distance, Louis sortit de sa cachette et reprit sa marche.
« Bien sûr que le portail sera ouvert. Ça ne fait pas un pli. »
Il arriva bientôt à la hauteur de l’entrée principale.
Le portail dessinait la forme d’une cathédrale de fer forgé, svelte
et gracile, dans les lueurs mouvantes des réverbères. Louis posa la
main sur la poignée et essaya de la tourner.
Elle était fermée à clé.
« Évidemment qu’elle est fermée, pauvre imbécile ! Tu
t’imaginais vraiment qu’on allait laisser ouvert après sept heures
le portail d’un cimetière situé dans les limites administratives d’une

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ville américaine qu’elle soit petite, grande ou moyenne ? Mon
pauvre ami, mais il y a belle lurette qu’on ne fait plus confiance à
ce point-là à l’esprit civique des citoyens ! Qu’est-ce que tu vas faire
à présent, hein ? »
À présent, il ne lui restait plus qu’à tenter l’escalade en priant ses
grands dieux qu’aucun des locataires des immeubles d’en face n’eût
la mauvaise idée de décoller son nez de l’écran de sa télé pour jeter
un coup d’œil dehors, juste le temps de l’apercevoir en train de se
hisser maladroitement au sommet des grilles, tel le gamin le plus
vieux et le plus lourd du monde.
« Allô, police ? Je viens d’apercevoir le gamin le plus vieux et le
plus lourd du monde en train d’escalader la clôture du cimetière de
Pleasantview. Il a dû se dire qu’il était temps d’enterrer sa vie de
garçon. Ou alors c’est qu’il avait envie d’une petite bière. Si je
rigole, moi ? Mais non, voyons, ça tombe sous le sens. Je suis sûr
que c’est une affaire qui mérite d’être creusée. »
Louis remonta Pleasant Street jusqu’au coin suivant, puis il
tourna à droite. Les barreaux de la clôture défilaient inlassablement
à côté de lui. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front et
au creux de ses tempes, mais le vent les séchait aussitôt. Son ombre
s’enflait et diminuait dans la lueur des réverbères. De temps en
temps, il jetait un coup d’œil en direction de la grille. À la fin, il se
força à s’arrêter pour les considérer vraiment.
« Tu veux escalader ce truc-là ? Non, mais tu plaisantes, ou
quoi ? »
Louis était un homme de haute taille Ŕ un mètre quatre-vingt-
huit Ŕ mais les barreaux de fer forgé faisaient facilement trois
mètres de haut, et ils étaient surmontés de pointes décoratives en
fer de lance.
Décoratives, soit, en tout cas jusqu’au moment où il perdrait pied
en les enjambant et où la force brutale de ses quatre-vingt-dix kilos
s’abattant d’un coup lui enfoncerait une de ces piques acérées dans
le bas-ventre, il resterait embroché là-dessus comme un cochon à
barbecue, les testicules éclatés, et il n’aurait plus qu’à gueuler
jusqu’à ce que quelqu’un se décide à appeler les flics afin qu’ils le
tirent de là et l’emmènent à l’hôpital.
Il transpirait très fort à présent. Sa chemise lui collait au dos. Le
silence n’était rompu que par le bourdonnement lointain de la

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circulation nocturne qui s’écoulait dans Hammond Street.
Il devait quand même bien y avoir un moyen de s’introduire là-
dedans.
Il y en avait forcément un.
« Allez, Louis, regarde un peu la vérité en face. Tu es cinglé,
d’accord, mais tout de même pas à ce point. Peut-être que tu
arriveras à te hisser jusqu’en haut de cette grille, mais seul un
gymnaste entraîné serait capable de la franchir sans s’empaler sur
ces pointes. Et à supposer même que tu y parviennes, comment
feras-tu pour ressortir avec le corps de Gage ? »
Il se remit à marcher, vaguement conscient qu’il ne faisait que
tourner en rond autour du cimetière sans prendre aucune initiative
pratique.
Bon, ça y est, j’ai une solution. Je laisse tomber pour ce soir et je
retourne à Ludlow. Je reviendrai demain vers la fin de l’après-
midi. J’entrerai normalement par le portail aux alentours de
quatre heures, et je me planquerai dans un recoin quelconque
jusqu’à minuit ou même un peu plus tard. Autrement dit, je remets
à demain ce que j’ai été trop bête pour prévoir aujourd’hui.
Fameuse idée, ô Grand Swami Creed… et qu’est-ce que tu
comptes faire de tout ce matos que tu as balancé par-dessus la
clôture ? Une pioche, une pelle, une grosse lampe électrique… Bref,
la panoplie du parfait petit détrousseur de sépultures.
Le paquet est tombé au milieu des buissons. Qui irait farfouiller
là-dedans, bon Dieu ?
Ça tenait à peu près debout. C’était même marqué au coin du bon
sens. Mais le bon sens n’avait strictement rien à voir dans son
expédition de ce soir, et son cœur lui disait, sans aucune équivoque
possible, qu’il ne la recommencerait pas le lendemain. S’il ne
s’introduisait pas à l’intérieur du cimetière ce soir, il ne s’y
introduirait jamais. Jamais plus il n’arriverait à se mettre dans un
état d’exaltation aussi démentiel.
C’était le moment, et s’il le laissait échapper, il ne le retrouverait
pas.
Le long de la rue qu’il suivait à présent, les constructions étaient
plus rares. De loin en loin, un carré de lumière jaune trouait
l’obscurité de l’autre côté de la chaussée, et il n’aperçut qu’une seule
fois la lueur grise et sautillante d’un téléviseur noir et blanc.

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Il examina le cimetière à travers les barreaux. À cet endroit, les
tombes étaient plus vieilles, de formes plus arrondies, certaines
même un peu croulantes, gauchies par la longue succession des gels
et des dégels. Louis approchait à présent d’une nouvelle
intersection. En tournant à droite, il s’engagerait dans une rue à peu
près parallèle à Mason Street, d’où il était parti. Et que ferait-il
lorsqu’il serait revenu à la case départ ? Est-ce qu’il empocherait
deux cents dollars et repartirait pour un tour, ou est-ce qu’il se
déciderait à déclarer forfait ?
Les phares d’une voiture surgirent au bout de la rue, en face de
lui. Il se planqua derrière un arbre et attendit qu’elle le dépasse. La
voiture roulait au pas. Au bout d’un moment, la lumière vive d’un
projecteur jaillit de sa portière gauche et son faisceau balaya la grille
en fer forgé. Le cœur de Louis se serra douloureusement. C’était une
voiture de police venue inspecter les abords du cimetière.
Louis se blottit contre son arbre, appuyant sa joue à l’écorce
rugueuse, en priant désespérément pour que le tronc fût d’une
largeur suffisante. Le faisceau du projecteur se dirigeait vers lui. Il
baissa la tête afin de dissimuler la tache blanche de son visage.
Le faisceau lumineux atteignit l’arbre, disparut l’espace d’un
instant, jaillit à nouveau de l’autre côté.
Louis glissa prudemment le nez hors de son rempart, et il
entrevit les cylindres des gyrophares éteints sur le toit de la voiture
de patrouille. Il voyait déjà la lueur rouge des feux arrière qui
s’intensifiait brusquement, les portières qui s’ouvraient, le faisceau
du projecteur qui revenait subitement en arrière et se pointait sur
lui tel un long doigt blanc. Hé, là-bas ! hé, vous, derrière l’arbre !
Sortez de là, mettez-vous dans la lumière, et tâchez qu’on voie vos
mains ! Sortez de là, je vous dis !
Mais la voiture de patrouille s’éloignait. Arrivé à l’intersection, le
chauffeur mit fort civilement son clignotant avant de bifurquer sans
hâte sur la gauche.
Louis s’affala en arrière et resta adossé à l’arbre, hors d’haleine,
la bouche sèche. Les flics allaient sans doute passer à l’endroit où il
avait garé la Civic, mais ça n’avait pas d’importance. Mason Street,
le stationnement était autorisé de six heures du soir à sept heures
du matin, et d’autres voitures y étaient garées. Elles appartenaient
vraisemblablement à des gens qui habitaient les rares immeubles

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collectifs qui alternaient çà et là avec les pavillons individuels
alignés en face du cimetière.
Machinalement, Louis leva les yeux pour examiner l’arbre
derrière lequel il s’était dissimulé.
La fourche n’était qu’à quelques centimètres au-dessus de sa tête.
Peut-être qu’il pourrait…
Sans s’accorder une seconde de réflexion supplémentaire, Louis
agrippa le bord de la fourche à deux mains et se hissa le long du
tronc. Les semelles de ses tennis patinaient sur l’écorce, projetant
vers le trottoir une pluie de minuscules copeaux. Il parvint à se
redresser sur un genou et l’instant d’après il avait un pied
fermement campé sur la fourche du vieil orme. Si jamais les flics
faisaient un second passage, leur projecteur décèlerait
immanquablement la présence d’un oiseau extrêmement singulier
sur cet arbre. Il ne fallait pas s’éterniser là.
Il se hissa jusqu’à une branche plus élevée, qui passait au-dessus
de la grille et pendait dans le vide de l’autre côté. L’arbre n’était pas
immobile ; il se balançait très doucement sous le vent. Son
mouvement était presque berceur. Le feuillage chantonnait tout bas.
Louis évalua rapidement ses chances. Il ne fallait pas réfléchir trop,
sans quoi il se dégonflerait.
Il se laissa choir dans le vide, en se cramponnant à la branche de
ses deux mains entrelacées. La branche était à peu près de la
grosseur d’un bras. Les pieds pendant dans l’air à environ deux
mètres cinquante du trottoir, il progressa lentement en direction de
la grille, en avançant successivement une main, puis l’autre. La
branche ployait fortement, mais elle paraissait solide. Du coin de
l’œil, Louis distinguait confusément l’ombre qu’il projetait sur
l’asphalte du trottoir. Très noire, avec des contours indécis et
vaguement simiesques, elle se traînait paresseusement derrière lui.
Le vent frigorifiait ses aisselles moites, et il frissonnait en dépit de la
sueur qui lui ruisselait sur le visage et s’insinuait dans son cou.
La branche oscillait et penchait sous son poids. L’inclination
s’aggravait à mesure qu’il avançait. Ses mains et ses poignets
commençaient déjà à le tirailler, et ses paumes humides de sueur
menaçaient à tout instant de perdre leur prise.
Il était tout près de la grille à présent. Ses tennis pendaient dans
le vide, à environ trente centimètres au-dessus des pointes. Vues de

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là-haut, elles ne lui paraissaient plus si décoratives que ça. En fait,
elles semblaient très dures, très tranchantes et très pointues. Louis
se rendit brusquement compte qu’il ne risquait pas seulement d’y
laisser ses couilles. Si jamais il s’abattait de tout son poids sur une
de ces piques, elle le percerait de part en part, il aurait le cœur
perforé ou un poumon troué, et à leur prochaine ronde, les flics
découvriraient un ornement de Halloween prématuré Ŕ et d’un
réalisme hallucinant accroché à la grille du cimetière.
À bout de souffle, suffoquant presque, il balança les pieds en
direction du sommet des pointes. Il fallait qu’il fasse une brève
pause, le temps de reprendre sa respiration. Ses pieds battaient l’air,
cherchant un appui à tâtons, lorsque soudain une lueur l’effleura.
Elle grandissait.
« Oh, bon Dieu, une bagnole ! Elle vient dans ma direction ! »
Il essaya de se propulser vers l’avant, mais ses mains glissaient.
Ses doigts s’écartaient inexorablement.
Sans cesser de tâtonner du bout des pieds, il tourna la tête vers la
gauche et regarda la rue par-dessous son bras tendu. La voiture
roulait le long de la rue perpendiculaire à celle-ci. Elle franchit le
carrefour à toute allure. Une veine. Si elle avait…
Ses mains étaient en train de lâcher prise. Des fragments d’écorce
pulvérulents lui pleuvaient sur les cheveux.
Il parvint à poser un pied au sommet d’une des pointes, mais son
autre jambe de pantalon s’accrocha à la pointe voisine. Bon Dieu !
Juste au moment où ses dernières forces commençaient à
l’abandonner.
Avec l’énergie du désespoir, il tira sa jambe en arrière. La
branche s’inclina un peu plus. À nouveau, ses mains glissèrent. Puis
il y eut un bruit de tissu déchiré et il se retrouva debout, un pied sur
chaque pointe. Elles s’enfonçaient dans les semelles de ses tennis, et
leur pression ne tarda pas à devenir franchement douloureuse, mais
il ne changea pas de position. Le soulagement qu’il éprouvait au
niveau des bras et des mains valait largement ce petit désagrément.
« Je dois faire un drôle de tableau », se dit-il avec un
accablement tempéré par un soupçon d’amusement. Il serra
fermement la branche de sa main gauche, et essuya sa main droite
sur le devant de son anorak, puis répéta la même opération en sens
inverse.

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Il resta quelques instants encore dans la même position, après
quoi il laissa ses mains glisser vers l’avant. La branche était plus
mince à présent, et il n’avait plus aucune peine à joindre les doigts.
Ses pieds quittèrent les pointes et il se balança au-dessus du vide à
la manière de Tarzan. La branche s’inclina considérablement, et il
entendit un craquement sinistre. Il lâcha tout et se laissa choir à
l’aveuglette.
Il se reçut mal. Son genou entra en collision avec une pierre
tombale, et la douleur irradia jusqu’au sommet de la cuisse. Il
s’écroula sur le gazon et roula un moment sur lui-même, serrant son
genou à deux mains, une grimace affreuse lui retroussant les lèvres.
Il avait peur d’avoir la rotule éclatée.
Finalement, la douleur diminua un peu et il constata qu’il n’avait
pas trop de peine à fléchir l’articulation. Ça devrait pouvoir aller à
condition qu’il remue, pour ne pas laisser l’ankylose s’installer. En
tout cas, il l’espérait.
Il se releva et se mit à marcher le long de la grille en direction de
l’endroit où il avait balancé ses outils.
Son genou l’élançait, et il traînait un peu la jambe, mais à mesure
qu’il avançait, la douleur se résorba et il n’en subsista bientôt plus
qu’une algie diffuse.
Il y avait de l’aspirine dans la boîte à pharmacie de la Civic. Il
aurait dû penser à la prendre. Mais il était trop tard à présent. Il
surveillait la rue du coin de l’œil, et dès qu’il décelait l’approche
d’une voiture, il s’éloignait de la grille et allait se perdre dans les
ombres du cimetière.
Lorsqu’il fut arrivé du côté de Mason Street, où la circulation
risquait d’être moins espacée, il resta à une distance prudente de la
clôture et ne s’en approcha qu’en apercevant la Civic garée de l’autre
côté de la rue. Au moment où il se rabattait vers les buissons pour
en retirer son paquet d’outils, il entendit des pas qui claquaient sur
le trottoir et un rire de femme étouffé. Il se dissimula derrière une
pierre tombale de bonne taille (il dut s’asseoir car son genou
douloureux lui interdisait la station accroupie) et il guetta ce qui se
passait dans la rue. Un couple qui remontait Mason Street dans sa
direction parut bientôt dans son champ de vision. L’homme et la
femme se tenaient par la taille, et ils marchaient sans hâte d’une
flaque de lumière à l’autre. Quelque chose dans leur mouvement,

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avec cette alternance d’ombre et de lumière, évoquait dans l’esprit
de Louis les images d’une ancienne émission de télé.
Une émission en noir et blanc, bien entendu. Très vite, il la
localisa avec précision : c’était le show de Jimmy Durante.
Comment réagiraient-ils s’il se dressait soudain, vacillante
silhouette surgie des profondeurs de cette nécropole assoupie, et
leur lançait d’une voix sépulcrale l’exclamation fameuse par laquelle
le comique à gros nez concluait invariablement chacune de ses
émissions : « Bonne nuit, Mrs Calabash, où que vous soyez ! »
L’homme et la femme s’arrêtèrent au pied d’un réverbère, à
quelques mètres en avant de la Civic, et ils s’embrassèrent. Louis les
observait avec une horreur stupéfaite. Il nageait en pleine abjection.
Voilà qu’à présent il était en train de mater sournoisement un
couple d’amoureux, tapi derrière une pierre tombale à la façon de
ces créatures infâmes qui hantent les pages des illustrés de bas
étage. « La frontière est donc si étroite ? se demanda-t-il (et là
encore, cette pensée éveilla des échos familiers dans sa tête).
Tellement étroite qu’il suffit d’avancer d’un pas pour la franchir ?
Se hisser jusqu’au sommet d’un arbre, se trémousser le long d’une
branche, se laisser choir dans un cimetière, reluquer des amoureux
en douce… creuser un trou ? C’est donc si facile ? Est-ce cela, la
folie ? Il m’a fallu huit ans pour devenir médecin, mais je me suis
métamorphosé en détrousseur de caveau (ou bien faut-il dire
goule ? Violenteur de tombeau ? profanateur de sépulture ?) en
deux temps trois mouvements. »
Il s’écrasa les deux poings sur la bouche pour réprimer le
gémissement qu’il sentait monter de sa poitrine, et il alla repêcher
tout au fond de lui-même ce sentiment de détachement, cette espèce
de suprême froideur qui l’habitait au début de la soirée.
L’ayant trouvée, il s’en arma avec gratitude.
Quand le couple se décida enfin à s’éloigner, Louis n’éprouvait
plus que de l’impatience. Les amoureux gravirent le perron d’un
immeuble. L’homme sortit une clé de sa poche, et l’instant d’après,
ils disparurent à l’intérieur. Plus rien ne bougeait dans Mason Street
à présent. Il n’y avait plus d’autre son que le mugissement incessant
du vent qui faisait bruire les arbres et soulevait les cheveux que la
sueur avait collés au front de Louis.
Il se précipita vers la clôture et se pencha au-dessus des buissons,

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explorant l’obscurité à tâtons. Ses doigts ne tardèrent pas à entrer
en contact avec la forme rigide de son rouleau d’outils. Lorsqu’il le
souleva de terre, il produisit un léger bruit de métal. Il s’avança, son
paquet dans les bras, en direction de l’allée de gravillons qui partait
de l’entrée principale et arrivé là, il s’arrêta un instant pour
s’orienter. Ce n’était pas compliqué. Il suffisait de prendre l’allée et
de tourner à gauche au premier croisement.
Il se mit en marche, rasant la limite extérieure de l’allée, afin de
pouvoir se fondre rapidement dans l’ombre des grands ormes si
jamais il apercevait un gardien ou un vigile.
Il bifurqua à gauche et s’engagea sur le sentier qui menait à la
tombe de Gage. Tout en marchant, il réalisa soudain avec une
horreur sans nom qu’il n’arrivait plus à se souvenir du visage de son
fils. Il se figea sur place et, laissant son regard errer le long des
rangées de tombes et de mausolées au front sourcilleux, il s’efforça
vainement de l’évoquer. Il voyait tous ses traits séparément Ŕ ses
cheveux blonds légers et soyeux, ses yeux légèrement bridés, ses
petites dents blanches, la cicatrice en forme d’étoile qu’il s’était faite
au menton en tombant dans l’escalier de derrière de leur pavillon de
Chicago Ŕ mais il n’arrivait pas à les associer en un tout cohérent. Il
revit Gage en train de courir vers la route, vers son rendez-vous
fatidique avec le camion de l’Orinco, mais Gage lui tournait le dos. Il
essaya de se le représenter tel qu’il l’avait vu le soir où il était allé
l’embrasser dans son lit après leur séance de cerf-volant, mais il
avait beau fouiller sa mémoire, il n’y trouvait qu’une tache noire.
Où es-tu, Gage ?
Écoute, Louis, ce que tu fais là, ce n’est peut-être pas vraiment
une manière de rendre service à ton fils. Si ça se trouve, il est
heureux là où il est… Après tout, ces histoires-là ne sont peut-être
pas des foutaises imbéciles comme tu l’as toujours pensé. Peut-être
qu’il est avec les anges. Peut-être qu’il dort, simplement. Et s’il dort,
qui peut savoir ce que tu vas réveiller ?
Oh Gage ! Où es-tu, Gage ! Je veux te ramener chez nous !
Mais contrôlait-il vraiment ses propres actions ?
Comment se faisait-il qu’il ne puisse pas se rappeler le visage de
son fils ? Pourquoi s’obstinait-il à ignorer toutes les mises en garde
Ŕ celle de Jud, celle que Pascow lui avait faite en rêve et
l’appréhension qui s’agitait obscurément tout au fond de son cœur ?

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Il pensa aux stèles grossières du Simetierre des animaux, à cette
spirale approximative qui s’enroulait autour du Grand Mystère, et à
nouveau une étrange froideur l’envahit. Qu’avait-il besoin de
s’échiner bêtement à évoquer le visage de Gage ?
De toute façon, il n’allait pas tarder à le revoir.

Depuis sa dernière visite, la pierre tombale avait été posée. Elle


portait pour toute inscription : GAGE WILLIAM CREED, avec les
deux dates au-dessous.
Quelqu’un était venu s’incliner sur la tombe de Gage aujourd’hui.
On y avait posé des fleurs fraîches. Qui avait bien pu faire cela ?
Était-ce Missy Dandridge ?
Le cœur de Louis cognait très fort dans sa poitrine, mais ses
battements étaient normalement espacés. Il était à pied d’œuvre à
présent. S’il voulait vraiment mettre son plan à exécution, il ne
fallait pas traîner.
Il ne lui restait que quelques heures et après ce serait l’aube.
Il sonda son cœur une dernière fois et constata que sa résolution
n’avait pas fléchi. Il était bien décidé à aller jusqu’au bout. Avec un
imperceptible hochement de tête, il sortit son canif de sa poche et le
déplia. Il coupa posément le gros ruban adhésif dont il avait
soigneusement entouré son rouleau d’outil, étala la toile
goudronnée au pied de la tombe de Gage comme un sac de couchage
et disposa ses outils dans un ordre méticuleux comme s’il s’agissait
d’instruments de chirurgie à l’aide desquels il allait suturer une
plaie ou procéder à une exérèse mineure.
Il avait masqué la grosse lampe-torche à l’aide d’un morceau de
feutre, ainsi que le vendeur de la quincaillerie le lui avait suggéré. Le
morceau de feutre était retenu par du ruban adhésif, et il avait
découpé un petit cercle en son centre en s’aidant d’une pièce d’un
cent et d’un scalpel. Il posa à côté de la lampe la courte pioche dont
il n’aurait probablement pas besoin Ŕ il ne l’avait apportée que pour
parer à toute éventualité. Il n’aurait pas à faire sauter une dalle
hermétiquement scellée, et il n’y avait guère de chances qu’il bute
sur des caillasses dans une tombe qui venait à peine d’être comblée.
Il aligna ensuite la pelle, la bêche, le rouleau de corde et les gros
gants de protection. Il enfila les gants, empoigna la bêche et se mit
au travail.

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La terre, très meuble, était facile à creuser. La forme de la tombe
était nettement délimitée, et la terre qu’il rejetait était beaucoup
plus légère que celle du sol alentour. Machinalement, son esprit
opéra une comparaison entre la facilité de la présente exhumation
et le mal qu’il aurait à creuser le sol rocailleux et aride de l’endroit
où, si tout se déroulait conformément à son plan, il enterrerait à
nouveau le cadavre de son fils avant la fin de la nuit. Là-haut, la
pioche ne serait pas de trop. Après s’être fait cette réflexion, il
s’efforça de vider son esprit de toute espèce de pensée. Les pensées
ne faisaient que l’encombrer.
Il rejetait la terre du côté de la tombe. Peu à peu, ses
mouvements prirent un rythme régulier qu’il avait de plus en plus
de mal à maintenir à mesure que l’excavation devenait plus
profonde. Il descendit dans la tombe, et l’odeur aigre de la terre
mouillée lui envahit les narines Ŕ cette odeur qu’il avait tant de fois
humée durant les étés où son oncle Carl l’avait employé comme
assistant.
« Digger », songea-t-il en s’arrêtant brièvement pour éponger la
sueur qui lui dégoulinait du front.
D’après son oncle Carl, tous les fossoyeurs d’Amérique étaient
connus sous cet unique sobriquet.
C’était un surnom amical, rien de péjoratif, tout au plus une
nuance de gouaille argotique. « Allez, Digger, creuse ! »
Il reprit sa besogne.
Après cela, il ne s’arrêta plus qu’une fois, et ce fut pour consulter
sa montre. Minuit vingt. Il lui semblait que le temps lui glissait
entre les doigts comme une anguille.
Quarante minutes plus tard, la bêche heurta quelque chose de
dur avec un crissement désagréable, et Louis se mordit la lèvre
jusqu’au sang. Il saisit la lampe électrique et en dirigea le pinceau
vers le fond de l’excavation. D’abord, il ne vit que de la terre, puis il
aperçut une fine ligne d’un gris un peu argenté qui affleurait
diagonalement. C’était le dessus de la dalle en ciment. Louis la
débarrassa du gros de la terre qui la recouvrait, mais il en laissa une
mince couche car il ne voulait pas faire de bruit, et il n’est rien au
monde de plus sonore qu’une bêche qui racle du ciment au beau
milieu de la nuit.
Il s’extirpa de l’excavation, déroula la corde et la fit passer à

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travers les anneaux d’une des deux moitiés du couvercle. Puis il
s’allongea sur la toile goudronnée et empoigna fermement les deux
extrémités de la corde.
Cette fois, ça y est, Louis. Ce coup-ci tu joues ton va-tout.
Tu as raison. C’est ma dernière chance, et comme tu vois je la
saisis.
Il s’entortilla la corde autour des poignets et se mit à tirer. Le
carré de ciment se souleva sans difficulté, en grinçant légèrement
sur son pivot.
Quand il fut dressé bien perpendiculairement au-dessus d’un
puits de ténèbres carré, Louis retira la corde des anneaux et la jeta
au sol. Il n’en aurait pas besoin pour lever la deuxième partie du
couvercle. Il lui suffirait de prendre appui sur les rebords du caisson
et de tirer.
Il redescendit dans la tombe avec des mouvements
précautionneux. Il ne tenait pas à renverser la demi-dalle qu’il
venait de soulever. Elle aurait pu lui écraser les pieds en tombant,
ou, plus grave encore, éclater, car elle n’était pas bien épaisse. Au
passage, il fit choir une légère pluie de cailloux et il en entendit
plusieurs qui rebondissaient sur le cercueil avec un son creux.
Il se pencha, saisit le bord de l’autre demi-dalle et la souleva. Au
moment où il faisait cela, quelque chose de froid et de visqueux
s’écrasa sous ses doigts.
Lorsqu’il eut dressé verticalement la plaque de ciment, il regarda
sa main. Un gros lombric s’était aplati en travers de ses doigts.
D’imperceptibles soubresauts le secouaient encore. Louis réprima
un cri de dégoût et s’essuya la main sur la paroi en terre de la tombe
de son fils.
Après quoi, il dirigea sa lampe vers le fond de la fosse, et il
aperçut le cercueil qui, lorsqu’il l’avait vu pour la dernière fois, au
cours de la cérémonie d’inhumation, était posé sur deux barres
d’acier chromé au-dessus de la tombe entourée de ces hideux tapis
d’herbe synthétique d’un vert criard. C’était cela, la chambre forte
inviolable dans laquelle on avait voulu le forcer à ensevelir à tout
jamais les espérances qu’il avait placées dans son fils. Il sentit
monter en lui une rage formidable et brûlante, qui était l’antithèse
absolue de la froideur insondable qui l’avait habité jusque-là. Non
mais quelle connerie ! Jamais on ne lui ferait avaler ça !

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Il chercha sa bêche à tâtons, la leva au-dessus de son épaule et
l’abattit avec force sur la serrure du cercueil. Une fois, puis deux,
puis trois. Encore une fois ! Une affreuse grimace de fauve enragé
lui découvrait les dents.
« Je vais te sortir de là, Gage ! Tu vas voir ! »
La serrure avait cédé au premier coup de bêche, et cela aurait
sans doute suffi, mais Louis s’acharna sur elle. Il ne voulait pas
seulement ouvrir le cercueil.
Il voulait lui faire mal. À la fin, il recouvra ses esprits (ou du
moins ce qui lui en tenait encore lieu) et s’immobilisa brusquement
au moment ou il levait sa bêche pour l’abattre une cinquième fois.
La lame de l’outil était tordue et dentelée. Il jeta la bêche au loin
et se hissa hors de la tombe avec des gestes fébriles. Il avait les
jambes en coton, une nausée douloureuse lui tordait l’estomac, et sa
fureur s’était dissipée aussi vite qu’elle était venue. À sa place, il n’y
avait plus qu’un froid immense qui déferlait en lui comme une
marée sale. De toute sa vie il ne s’était jamais senti aussi seul, aussi
détaché de tout. Il avait l’impression de flotter dans le vide comme
un astronaute qui s’est trop écarté de son vaisseau durant une sortie
et qui dérive lentement au milieu des ténèbres immenses de l’espace
intersidéral, sachant que l’oxygène de son scaphandre ne tardera
pas à s’épuiser. « Est-ce que Bill Baterman a éprouvé les mêmes
sentiments ? » se demanda-t-il.
Il s’étendit sur le dos, à même le sol cette fois, et il s’efforça de se
ressaisir. Lorsqu’il fut certain que son vertige avait passé et que ses
jambes seraient à nouveau capables de le soutenir, il se redressa sur
son séant et se laissa glisser dans la tombe. Il posa le pinceau de sa
lampe sur la serrure. Elle n’était pas simplement brisée : il l’avait
littéralement démolie. Malgré la fureur aveugle qui l’animait,
chaque coup avait porté avec une précision absolue, comme si une
force surnaturelle avait guidé ses gestes.
Autour de la serrure défoncée, le bois du cercueil avait éclaté.
Louis se glissa la grosse lampe sous l’aisselle. Puis il fléchit les
genoux et resta un moment suspendu en position accroupie, les bras
tendus devant lui, comme un acrobate de cirque s’apprêtant à
recevoir son partenaire qui vient de se lancer dans un saut de la
mort.
À la fin, il glissa ses doigts sous le couvercle, les introduisit dans

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la rainure, puis après une brève pause qui, bien qu’elle en eût toutes
les apparences, n’était pas due à une ultime hésitation, il ouvrit le
cercueil de son fils.

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50

Rachel Creed manqua d’extrême justesse l’avion qui devait


l’emmener de Boston à Portland. À quelques secondes près, elle
l’aurait eu. Son premier vol avait quitté Chicago à l’heure prévue (un
vrai miracle), il avait atterri à l’aéroport de La Guardia sans même
avoir eu besoin de faire un seul cercle en attendant qu’une piste se
libère (deuxième miracle) et n’avait décollé de New York qu’avec
cinq petites minutes de retard. Elle débarqua à Boston à vingt-trois
heures douze, soit avec quinze minutes de retard, mais cela lui
laissait tout de même treize minutes pour attraper sa
correspondance.
Elle aurait normalement dû y arriver, mais la navette qui reliait
entre eux les différents terminaux de l’aéroport de Logan était en
retard aussi. Rachel poireauta longuement à côté de la borne
d’arrêt.
Elle était dans un état de panique larvée, et elle dansait sans arrêt
d’un pied sur l’autre en faisant passer continuellement d’une épaule
à l’autre la courroie du sac de voyage que sa mère lui avait prêté,
comme si un besoin pressant d’aller aux cabinets la torturait.
À onze heures vingt-cinq, comme la navette ne se montrait
toujours pas, elle partit au galop. Ses chaussures avaient des talons
relativement plats, mais ce n’était tout de même pas l’idéal pour
piquer un sprint. Elle se tordit la cheville, grimaça de douleur,
s’arrêta, ôta rapidement ses chaussures et continua à courir en
collants. Elle dépassa le terminal de l’Alleghany, puis celui des
Eastern Airlines. Elle avait du mal à respirer à présent, et elle avait
un début de point de côté.
L’haleine brûlante, la gorge râpeuse, le flanc percé par une
douleur très vive, elle passa devant le bâtiment des lignes
internationales et aperçut enfin l’enseigne triangulaire de la Delta.
Elle pénétra en trombe dans le terminal, faillit perdre une de ses
chaussures, la rattrapa au vol. Il était onze heures trente-sept.

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L’un des deux employés de service leva les yeux sur elle.
ŕ Le vol 104, haleta-t-elle. À destination de Portland. Est-ce qu’il
a décollé ?
L’employé jeta un coup d’œil à son écran de contrôle.
ŕ En principe, il est encore là, dit-il. Mais le dernier appel est
déjà passé depuis cinq bonnes minutes. Je vais les prévenir de votre
arrivée. Vous avez des bagages à enregistrer ?
Rachel éructa une dénégation en écartant les cheveux humides
de sueur qui lui retombaient sur les yeux. Son cœur battait à tout
rompre.
ŕ Dans ce cas, n’attendez pas que je les aie appelés. Je vais le
faire, ne vous inquiétez pas, mais je vous conseille de courir très
vite.
Rachel ne courut pas si vite que ça Ŕ elle n’en avait plus la force Ŕ
mais elle fit tout son possible.
L’escalator avait déjà été débranché pour la nuit et elle gravit
l’escalier quatre à quatre, la bouche pleine de copeaux de cuivre. En
arrivant au poste de contrôle, elle jeta son sac à l’employée du
service de sécurité, une jeune femme plutôt avenante qui la regarda
d’un air estomaqué, puis elle attendit que le tapis roulant l’entraîne
jusqu’à la petite cabine à rayons X en serrant et en desserrant
nerveusement les poings. À peine la courroie du sac pointa-t-elle de
l’autre côté, elle la saisit au vol et prit ses jambes à son cou. Le sac
s’envola derrière elle et lui heurta la hanche avec violence.
Elle leva les yeux vers un des écrans de contrôle tout en courant.
VOL 104 PORTLAND HD 11:35 PM PORTE 31
EMBARQUEMENT IMMÉDIAT.
La porte 31 était tout au fond de la galerie. Au moment précis où
son regard se détachait de l’écran, les mots EMBARQUEMENT
IMMÉDIAT s’effacèrent et furent remplacés par des lettres
clignotantes qui disaient : AU DÉCOLLAGE.
Rachel laissa échapper une exclamation de dépit.
Lorsqu’elle arriva en vue de la porte 31, l’employé chargé de
réceptionner les passagers était en train de retirer de son panneau
mobile les lettres qui annonçaient : VOL 104 PORTLAND 11:25.
ŕ L’avion est parti ? s’écria Rachel, incrédule. Vraiment parti ?
Le jeune employé la regarda d’un air apitoyé.
ŕ Oui, madame, je suis navré, mais il a gagné la piste de

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roulement à onze heures quarante. Vous avez fait un remarquable
effort, si ça peut vous consoler.
Il pointa l’index en direction des grandes baies vitrées et Rachel
aperçut un gros Boeing 727 marqué du logotype de la Delta qui
s’éloignait, brillant de tous ses feux, en direction de l’extrémité de la
piste.
ŕ Bon Dieu, on ne vous a donc pas dit que j’arrivais ! s’écria-t-
elle.
ŕ Si, mais lorsqu’on m’a appelé du comptoir du rez-de-chaussée
l’avion était déjà engagé sur le taxiway ; si je l’avais fait revenir, ça
aurait provoqué un affreux pastis sur la piste numéro trente et je me
serais fait engueuler comme du poisson pourri par le pilote Ŕ sans
parler de la centaine de passagers qu’il véhicule. Je suis vraiment
désolé. Si vous étiez arrivée ne serait-ce que quatre minutes plus
tôt…
Rachel lui tourna le dos et s’éloigna sans écouter la fin de sa
phrase. Arrivée à mi-chemin du poste de contrôle, elle fut prise
d’une faiblesse subite. Elle pénétra d’un pas chancelant dans une
autre zone d’embarquement et se laissa tomber sur une banquette.
Elle attendit que son malaise fût passé ; ensuite elle remit ses
chaussures, après avoir décollé le vieux mégot de cigarette qui
adhérait au talon d’un de ses bas en lambeaux. « J’ai les pieds sales
et je m’en fous complètement », se dit-elle avec désespoir.
Elle reprit sa marche en direction du hall central.
L’employée du service de sécurité la regarda avec sympathie.
ŕ Alors, vous l’avez raté ? interrogea-t-elle.
ŕ Ça, pour l’avoir raté, je l’ai raté, répondit Rachel.
ŕ Où est-ce que vous vouliez aller ?
ŕ À Portland, et de là j’aurais continué sur Bangor.
ŕ Eh bien, puisque c’est si urgent que ça, pourquoi est-ce que
vous ne loueriez pas une voiture ? En temps ordinaire, je vous
aurais plutôt conseillé un bon hôtel dans le voisinage de l’aéroport,
mais je crois que je n’ai jamais vu personne qui soit aussi pressé que
vous d’arriver quelque part.
ŕ C’est vrai que je suis pressée, admit Rachel. (Elle réfléchit un
instant avant d’ajouter :) Oui, je suppose que c’est la seule solution
qui me reste, vous avez raison. Vous croyez qu’une des agences de
l’aéroport pourra me louer une auto ?

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ŕ Oh, pour ça, vous n’avez pas à vous faire de souci, répondit la
jeune femme en riant. Ils en ont toujours, à moins que l’aéroport ne
soit bloqué par le brouillard. Ça arrive assez fréquemment,
remarquez.
Mais Rachel ne l’écoutait plus. Elle supputait mentalement ses
chances.
Même en zinguant sur l’autoroute à une vitesse suicidaire, elle
n’arriverait jamais à temps à Portland pour attraper l’avion de
Bangor. Il faudrait donc qu’elle fasse toute la route en voiture.
Combien de temps est-ce que ça allait lui prendre ? Ça dépendait de
la distance. Le chiffre de deux cent cinquante miles se matérialisa
instantanément dans son esprit.
Peut-être que Jud lui avait dit quelque chose à ce sujet. Quatre
cents kilomètres. Elle ne pourrait sûrement pas démarrer avant
minuit et demi, minuit et quart dans la meilleure hypothèse. Elle
serait sur l’autoroute du début à la fin. Elle pouvait raisonnablement
espérer rouler à une vitesse constante de cent à l’heure sans se faire
coincer pour excès de vitesse. Donc, ça lui prendrait quatre heures
tout rond. Disons quatre heures et demie. Il faudrait bien qu’elle
fasse au moins un arrêt pour soulager sa vessie, et quoiqu’elle n’eût
absolument pas sommeil pour l’instant, elle se connaissait
suffisamment pour savoir qu’elle aurait aussi besoin de s’arrêter
pour avaler une grande tasse de café. Même en tenant compte des
inévitables contretemps, elle pouvait arriver à Ludlow avant l’aube.
Ruminant toujours ces supputations, elle se dirigea vers l’escalier
Ŕ les comptoirs des agences de location étaient tous au niveau
inférieur.
ŕ Bonne chance, ma petite dame ! lui lança l’employée du service
de sécurité.
ŕ Merci, dit Rachel.
De la chance, elle allait en avoir besoin.

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51

Instantanément, la puanteur assaillit Louis. Il recula, suffoqué, et


s’accrocha au bord de la fosse en haletant. Au moment où il pensait
avoir maîtrisé les spasmes qui lui soulevaient le gosier, il restitua
d’un seul coup la totalité du copieux et insipide dîner qu’il avait
ingurgité au Howard Johnson’s. Après avoir rendu, il appuya son
front contre la terre humide et attendit pantelant que sa nausée
s’apaise.
Ensuite, serrant les mâchoires, il dégagea la lampe qu’il tenait
sous son bras et en braqua le pinceau sur le cercueil ouvert.
Une horreur indicible l’envahit. C’était plus que de l’horreur : un
sentiment proche de la terreur religieuse, que d’ordinaire on
n’éprouve qu’au fin fond des cauchemars les plus épouvantables,
ceux dont on a peine à se souvenir au réveil.
Gage n’avait plus de tête.
Louis fut secoué de tremblements incoercibles, tellement violents
qu’il dut saisir sa torche à deux mains et la tenir à bout de bras, le
corps droit et rigide, à la façon d’un policier qui exécute un
mouvement de tir couché lors d’une séance d’entraînement. Malgré
tout, le mince faisceau de lumière s’agitait spasmodiquement devant
lui, et il mit un long moment à le diriger à nouveau vers le cercueil.
« C’est impossible, se dit-il. Tu as cru voir quelque chose, mais
dis-toi bien que ça ne tient pas debout. »
Lentement, il promena le pinceau de sa lampe le long du corps
étendu de Gage, en commençant par les pieds. Il vit les chaussures
neuves, le pantalon du costume, le veston (Dieu que c’était
grotesque, un enfant de deux ans affublé d’un sinistre complet
gris !), la chemise au col échancré, le…
Sa respiration s’étrangla dans sa gorge. Le son qui s’en échappa
ressemblait plus à un feulement d’un fauve qu’à un simple hoquet.
Tout à coup, sa fureur insensée l’avait repris, noyant toutes ses
craintes, balayant sa terreur superstitieuse et le sourd instinct qui

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lui disait qu’il avait définitivement franchi la frontière invisible qui
le séparait de la folie.
Il farfouilla dans ses poches, y trouva un mouchoir et, tenant sa
lampe d’une main, il se pencha par-dessus le bord de la tombe, en se
tendant en avant au maximum. Il était en équilibre précaire, et si
une des deux moitiés de la dalle lui était tombée dessus à présent,
elle lui aurait probablement brisé la nuque.
Avec des gestes très doux, il essuya à l’aide de son mouchoir la
mousse humide qui recouvrait le visage de Gage Ŕ une mousse d’un
vert si foncé qu’elle l’avait momentanément abusé, lui donnant la
fausse impression que l’enfant n’avait plus de tête.
La mousse, quoique de consistance uligineuse, était légère
comme de l’écume. Louis aurait dû s’y attendre. Il avait plu depuis
l’enterrement, et la dalle n’était pas étanche. Il dirigea le faisceau de
sa lampe d’un côté, puis de l’autre, et constata que le cercueil
reposait au milieu d’une flaque d’eau peu profonde.
La mince couche de mousse verdâtre une fois ôtée, le visage de
son fils lui apparut. L’embaumeur savait sans doute qu’il n’y avait
guère de chances que le cercueil fût ouvert après un accident aussi
affreux ; néanmoins, il avait fait du travail sérieux. Les embaumeurs
sont souvent des gens méticuleux. Gage ressemblait à une poupée
de cire maladroitement modelée. Par endroits, sa tête était soulevée
par des protubérances insolites. Ses yeux étaient si aplatis sous leurs
paupières closes qu’on aurait pu croire que leurs globes s’étaient
enfoncés à l’intérieur de son crâne. Quelque chose de blanc, comme
une langue frappée d’albinisme, dépassait d’entre ses lèvres. Louis
crut d’abord que l’embaumeur avait eu la main un peu lourde avec
son liquide. Dans la plupart des cas, c’est une substance d’emploi
pour le moins hasardeux, et s’agissant d’enfants, le dosage exact est
pratiquement impossible à calculer. On finit toujours par en injecter
une quantité un peu juste… ou un peu large.
Mais en fin de compte, il s’aperçut que ce n’était que l’extrémité
d’un des rouleaux de coton dont l’embaumeur s’était servi pour
bourrer les joues du cadavre. Il étendit le bras et tira le coton de la
bouche du garçonnet. Les lèvres de Gage, qui étaient bizarrement
distendues et d’une couleur anormalement foncée, se refermèrent
avec un claquement à peine audible. Louis jeta le rouleau de coton
au fond de la tombe. Il surnagea sur la flaque d’eau, luisant d’un

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éclat obscènement blême dans les ténèbres. À présent, la joue de
Gage avait l’aspect creux d’une joue de vieillard.
ŕ Gage ! chuchota Louis. Je vais te sortir de là, d’accord ?
Il priait pour qu’un intrus (gardien faisant sa ronde, ou quelque
chose du même genre) ne choisisse pas ce moment pour survenir.
Mais ce n’était plus seulement par crainte d’être surpris : il savait
que si le faisceau d’une torche se braquait subitement sur lui
pendant qu’il se livrait à cette sinistre besogne, il n’hésiterait pas
une seconde à empoigner la bêche tordue et rayée pour en fracasser
le crâne de l’importun.
Il passa les bras sous le corps de Gage. Le petit cadavre roula
mollement sur un côté, et brusquement une affreuse certitude
envahit Louis : quand il le soulèverait, le corps de Gage se
disloquerait en plusieurs morceaux, et l’on retrouverait Louis
debout au-dessus de la tombe, un pied sur chaque bord du caisson,
les lambeaux du corps de son fils dans les bras, hurlant à la mort.
« Allez, espèce de trouillard, fais donc ce que tu as à faire ! »
Il saisit Gage sous les aisselles et, sans prendre garde à la moiteur
pestilentielle qui s’élevait vers lui, il le hissa hors du cercueil comme
il l’avait tant de fois hissé hors de la baignoire après son bain du
soir. La tête de Gage tomba mollement en arrière et Louis aperçut la
couture en forme de demi-lune qui attachait le cou au sommet des
épaules.
La respiration entrecoupée, l’estomac soulevé par la puanteur
fétide et par la sensation du cadavre pitoyablement esquinté de son
fils qui pendait mollement entre ses bras comme celui d’un pantin
désarticulé, Louis extirpa tant bien que mal le corps de Gage du
cercueil. À la fin, il se retrouva assis au bord de la tombe, le cadavre
sur les genoux, les pieds pendant dans la fosse ; son visage avait pris
une teinte terreuse, il avait les pupilles démesurément dilatées, et sa
bouche retroussée par une grimace où se mêlaient l’horreur, le
chagrin et la pitié, était agitée de tremblements spasmodiques.
ŕ Gage, sanglota-t-il en berçant le petit cadavre entre ses bras.
(Les cheveux de l’enfant, aussi inertes et froids que de minces fils
d’acier, lui caressaient les poignets.) Gage, tout va s’arranger, je te le
jure ! Tout ira bien, ça va finir, tu verras, le jour reviendra, ô Gage,
je t’en prie ! Je t’aime, Gage, ton papa t’aime !
Louis berçait son fils contre sa poitrine.

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À deux heures moins le quart, Louis était prêt à quitter l’enceinte
du cimetière. L’extraction du cadavre proprement dite avait
constitué la phase la plus pénible de toute l’opération ; dans ces
instants-là, il lui avait semblé que l’astronaute égaré de son esprit
flottait dans un vide bien proche de l’absolu.
Son dos n’était plus qu’un bloc de douleur palpitante dont les
muscles exténués tressaillaient sans arrêt, mais ses forces lui
revenaient peu à peu et il sentait qu’il serait capable de refaire
bientôt le chemin tout le chemin Ŕ en sens inverse.
Il enroula le cadavre de Gage dans le carré de toile goudronnée,
assujettit le paquet à l’aide de longues bandes de ruban adhésif, puis
il coupa sa corde en deux morceaux à l’aide desquels il noua
soigneusement les deux extrémités. Ainsi enveloppé, son paquet
avait l’aspect anodin d’un tapis roulé. Il remit le couvercle du
cercueil en place puis, après quelques secondes de réflexion, il le
rouvrit et déposa à l’intérieur la bêche faussée. À défaut de son fils,
Pleasantview pouvait conserver cette relique. Il rajusta le couvercle,
puis il abaissa une des deux demi-dalles de ciment. Il aurait pu faire
choir l’autre moitié d’une simple poussée, mais il craignait qu’elle
n’éclatât. Après s’être livré à une brève cogitation il ôta sa ceinture,
la fit passer dans les anneaux en fer et remit le rectangle de ciment
en place avec précaution. Après quoi il reboucha la fosse en usant de
la pelle. La terre qu’il avait ôtée ne suffit évidemment pas à la
combler tout à fait. À présent, la tombe était légèrement au-dessous
du niveau du sol.
Est-ce qu’on remarquerait cette anomalie ? Peut-être pas. Ou
peut-être qu’on la remarquerait sans y attacher d’importance
particulière. Louis ne pouvait pas se permettre de trop y penser ce
soir ; il avait d’autres chats à fouetter. Il n’était pas au bout de ses
peines, oh non ! Le noir labeur était à peine commencé, et il était
déjà au bord de l’épuisement.
Allons-y, allez, go !
ŕ Ben tiens, marmonna-t-il.
Dans son dos, le vent arracha aux arbres une série de
gémissements brefs et stridents et il se retourna, inquiet. Il posa à
côté du paquet la pelle, la pioche qu’il n’avait pas encore utilisée, les
gants de protection et la grosse torche électrique. L’envie de se

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servir de la torche le démangeait, mais il se força à la ravaler.
Laissant là le cadavre et les outils, il s’éloigna en direction de la
clôture. Cinq minutes plus tard, il se retrouva à son point de départ.
La Civic était toujours garée le long du trottoir, de l’autre côté de la
rue. Si proche et en même temps si lointaine.
Louis s’arracha à la contemplation de sa voiture et il partit dans
une autre direction. Cette fois, il longea la haute grille de fer forgé
en prenant vers la droite après l’entrée, et il la suivit jusqu’à
l’extrémité de Mason Street. À cet endroit, la grille bifurquait à
angle droit, et aussitôt après l’angle un large fossé courait le long de
l’enceinte. Louis s’approcha du bord du fossé et en voyant ce qu’il
contenait, il ne put réprimer un frisson. Il était plein de fleurs
pourrissantes, entassées les unes sur les autres, baignant dans une
mare d’eau croupie laissée par une longue succession de neiges et de
pluies.
Ô doux Jésus !
Non, pas Jésus. Ces fleurs ont été immolées à un dieu infiniment
plus ancien que celui des chrétiens. Ce dieu, on lui a donné toute
une variété de noms suivant les époques mais quelque chose me dit
qu’aucun ne peut mieux lui convenir que celui dont la sœur de
Rachel l’avait baptisé. Le gwand, le tewwible Oz, dieu des choses
mortes et ensevelies, dieu des fleurs qui pourrissent au creux des
fossés, dieu du Mystère.
Louis fixait l’amas de fleurs décomposées d’un œil fasciné. À la
fin, il s’arracha brutalement à sa contemplation avec un sursaut
bref, semblable à celui d’un homme hypnotisé qui émerge de sa
transe sur un claquement de doigts du magnétiseur.
Il reprit sa marche et ne tarda pas à trouver ce qu’il cherchait. Il
se dit que son inconscient avait sans doute automatiquement repéré
l’endroit le jour de l’enterrement de Gage.
Devant lui, dans les ténèbres venteuses, se dressait la masse
sombre de la crypte du cimetière.
C’est là qu’on entreposait les cercueils en hiver, quand il faisait
trop froid pour que même une pelleteuse puisse entamer le sol gelé,
ou à d’autres moments aussi, quand l’affluence était trop grande.
De temps en temps, il arrivait que les entrepreneurs de pompes
funèbres se trouvent confrontés à une soudaine flambée de décès.
Dans n’importe quelle communauté, Louis le savait, il y avait des

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moments où, sans que personne ne puisse expliquer pourquoi, les
gens se mettaient à mourir comme des mouches.
« Seulement tu vois, Lou, ça s’équilibre toujours, lui avait
expliqué son oncle Carl. Si au mois de mai je n’ai pas un seul
macchabée pendant deux semaines entières, je suis sûr que j’aurai
dix enterrements en quinze jours au mois de novembre suivant.
Enfin, à vrai dire, en novembre les affaires sont généralement
calmes. Et à Noël, c’est carrément le marasme, contrairement à
l’idée couramment répandue qui veut que ça soit une période où on
meurt beaucoup. On dit qu’à Noël, la dépression fait des ravages,
mais c’est de la foutaise. Demande à n’importe quel collègue, il te
dira pareil que moi. À Noël, les gens sont heureux, optimistes. Ils
ont envie de vivre. Conséquence : ils ne meurent pas. D’habitude,
c’est au mois de février qu’on a un sérieux coup de feu.
Évidemment, il y a les vieux qui succombent à la grippe, sans parler
des pneumonies, mais ce n’est pas tout. Tu as des gens qui se sont
bagarrés de toutes leurs forces contre un cancer pendant un an, ou
seize mois. Là-dessus, cette saloperie de février s’amène, et tout à
coup ils flanchent et leurs métastases les bouffent en deux coups de
cuiller à pot. Le 31 janvier, ils sont en pleine rémission, ils ont une
pêche du tonnerre. Trois semaines après, ils sont dans le trou. En
février, tout prolifère : les crises cardiaques, les congestions
cérébrales, les néphrites aiguës. C’est un mois très dur. En février,
les gens sont pris d’une espèce d’abattement. Ils lâchent prise. C’est
bien connu dans la profession. Mais des fois, sans raison, on voit le
même phénomène se produire en juin ou en octobre. Jamais en
août. Août, c’est un mois pépère. Jamais tu ne verras une crypte de
cimetière remplie au mois d’août, sauf si une explosion de gaz a fait
sauter tout un immeuble ou si un bus municipal a plongé du haut
d’un pont. Mais on a eu des mois de février où les cercueils étaient
empilés trois par trois, et où on faisait des vœux pour qu’il y ait au
moins un dégel passager afin qu’on puisse en mettre quelques-uns
en terre avant d’être obligés de louer un appartement pour remiser
le surplus. »
L’oncle Carl avait éclaté de rire et Louis, sentant qu’il pénétrait là
dans des arcanes que même ses profs de la fac de médecine ne
possédaient pas, avait fait chorus.
La double porte de la crypte s’encastrait dans la paroi verticale

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d’une butte gazonnée dont la forme harmonieuse et lisse rappelait
celle d’un sein de femme. Le faîte de ce mamelon (trop régulier pour
être entièrement naturel) n’était qu’à une cinquantaine de
centimètres des pointes des grilles en fer forgé, dont la hauteur
restait égale au-dessus de l’élévation.
Louis jeta un rapide coup d’œil alentour, puis il escalada en hâte
la pente du monticule. De l’autre côté, il vit un vaste carré de terrain
d’environ cent mètres de côté, absolument nu. Non, pas tout à fait.
Il y avait un bâtiment d’aspect sommaire, une espèce de resserre,
à quelques mètres en avant de la clôture.
Sans doute une cabane à outils où les jardiniers du cimetière
remisaient leur matériel.
La lumière des réverbères filtrait par intermittence à travers les
frondaisons mouvantes du rideau d’arbres (vieux ormes et grands
érables rouges) qui séparait la bordure extérieure du terrain vague
de Mason Street. Louis ne distingua pas d’autre mouvement.
Il se laissa glisser au bas du monticule en restant prudemment
assis, car il ne tenait pas à exposer son genou blessé à une mauvaise
chute, puis il regagna la tombe de son fils. Il faisait tellement noir
qu’il trébucha sur le cadavre et manqua s’étaler. Il faudrait qu’il
fasse deux voyages, l’un avec le corps de Gage, l’autre avec les outils.
Quand il se baissa pour ramasser le gros rouleau de toile, son dos
endolori protesta, et il grimaça. Le cadavre de son fils ballottait à
l’intérieur du paquet, et tout au fond de la tête de Louis une petite
voix lui chuchotait sans arrêt qu’il avait perdu la raison, mais il
l’ignorait avec persévérance.
Il porta le petit cadavre jusqu’au monticule qui abritait la crypte
du cimetière (avec ses portes coulissantes, elle avait l’aspect
bizarrement anodin d’un garage de banlieue). N’ayant plus de corde,
il ne lui restait d’autre solution que de grimper là-haut avec son
paquet de vingt kilos dans les bras. Il recula de quelques mètres, prit
son élan et se lança à l’assaut de la butte, le buste plié en avant. Son
élan l’entraîna presque jusqu’au sommet, mais ses pieds dérapèrent
sur le gazon humide ; au moment où il se sentit partir en arrière, il
lança son paquet aussi loin qu’il le put, et il atterrit juste au-dessous
de la ligne de faîte.
Louis remonta à quatre pattes, jeta un coup d’œil circulaire et, ne
voyant rien bouger, hissa le rouleau de toile jusqu’à la clôture et le

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posa debout contre les barreaux. Ensuite il alla chercher son
matériel.
Il escalada à nouveau le monticule, enfila les gants, déposa la
torche, la pelle et la pioche à côté du rouleau de toile, puis il s’assit
par terre, le dos contre la grille, les mains sur les genoux, et il
s’accorda une courte pause. Le cadran digital de la montre à quartz
que Rachel lui avait offerte pour Noël l’informa qu’il était deux
heures une.
Au bout de cinq minutes, sentant ses forces lui revenir, il se leva
et fit passer la pelle par-dessus la grille. Il l’entendit tomber dans
l’herbe avec un choc sourd. Il essaya de fourrer la torche dans la
ceinture de son pantalon, mais elle était trop grosse. Il la glissa
entre deux barreaux et tendit l’oreille tandis qu’elle roulait le long
du talus, en espérant qu’elle ne se briserait pas sur un rocher. Il
aurait dû penser à se munir d’un sac à dos.
Il sortit son pistolet-dérouleur de la poche de son anorak et
attacha la tête de la pioche au rouleau de toile en entortillant
plusieurs épaisseurs de ruban adhésif autour des pointes
métalliques de l’outil afin qu’il fût solidement accroché à la toile. Il
utilisa tout l’adhésif qui restait. Après avoir remis le dérouleur vide
dans sa poche, il leva le lourd paquet à bout de bras (son dos
protesta avec vigueur, et il devina qu’il souffrirait des séquelles de
cette équipée nocturne pendant une bonne semaine), le fit passer
par-dessus la grille et le lâcha. Il eut une brève crispation en
l’entendant s’abattre de l’autre côté avec un choc mat.
Il passa une jambe par-dessus la clôture, agrippa deux des
pointes et souleva son autre jambe. Il se laissa glisser le long de la
grille en s’appuyant du bout des pieds à la terre qui affleurait entre
les barreaux et lorsqu’il fut à la verticale il se laissa choir dans le
vide. Arrivé au pied du talus, il se mit à tâtonner dans l’herbe autour
de lui et aperçut presque aussitôt la pelle ; pour diffuse que fût la
lumière des réverbères qui filtrait à travers les arbres, elle
accrochait de faibles reflets au métal de l’outil.
Par contre, il mit un bon moment à retrouver sa lampe-torche.
Jusqu’où avait-elle pu rouler dans l’herbe épaisse ? Il se mit à quatre
pattes et explora fébrilement de la main le gazon haut et dru. Sa
respiration accélérée et les battements affolés de son cœur lui
résonnaient bruyamment dans les oreilles.

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Il finit par repérer la petite silhouette noire de la torche, qui était
tombée à deux mètres de l’endroit où il avait situé son point de
chute. Comme le monticule qui dissimulait la crypte du cimetière,
sa forme trop régulière l’avait trahie. Il s’en empara, plaça une main
devant et enfonça le petit téton de caoutchouc qui recouvrait le
bouton. L’intérieur de sa paume s’illumina. Il éteignit sa lampe. Elle
n’était pas cassée.
Louis découpa le ruban adhésif qui attachait la tête de la pioche
au rouleau de toile à l’aide de son canif, puis il prit les outils sous
son bras et se dirigea vers le rideau d’arbres qui bordait la pelouse.
Il se dissimula derrière le plus gros d’entre eux et inspecta
soigneusement Mason Street dans les deux sens. La rue était
complètement déserte. Sur toute sa longueur ; il n’aperçut qu’une
seule fenêtre allumée : petit rectangle de lumière dorée qui trouait
l’obscurité a l’étage supérieur d’un pavillon. La chambre d’un
insomniaque, sans doute. Ou d’un infirme.
Louis sortit de sa cachette et il se mit à marcher d’un pas rapide
sur le trottoir. Il avait du mal à se retenir de courir. La lumière crue
des réverbères tranchait violemment avec la pénombre du
cimetière, et il se sentait terriblement exposé. En l’apercevant là, à
quelques pas d’un cimetière, avec une pelle, une pioche et une
torche électrique dans les bras, le premier imbécile venu aurait
instantanément fait le rapprochement qui s’imposait.
Il traversa la rue à toute allure. Ses talons claquaient sur le
bitume. La Civic n’était qu’à cinquante mètres, mais Louis eut le
sentiment que le trajet durait des kilomètres. Il avança vers sa
voiture à pas précipités, transpirant à grosses gouttes, s’attendant à
tout instant à entendre le vrombissement subit d’un moteur ou un
bruit de pas venant dans sa direction, à moins que ce ne fût le
grincement d’une fenêtre qui se relevait brusquement.
Il parvint enfin à la hauteur de la Honda, posa la pioche et la
pelle contre le flanc de la voiture et chercha ses clés avec des doigts
tremblants. Il fouilla toutes ses poches sans les trouver. À nouveau,
de grosses gouttes de sueur perlèrent à son front, lui dégoulinant
sur les joues. Son cœur s’était remis à battre la chamade et il serrait
les dents pour contenir la folle panique qu’il sentait près d’éclater.
Il avait dû les perdre au moment où il s’était roulé par terre après
avoir sauté de sa branche et heurté du genou l’angle d’une pierre

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tombale. Elles étaient tombées quelque part dans l’herbe. Il avait
déjà eu du mal à mettre la main sur sa torche ; ses chances de
retrouver dans les mêmes conditions quelque chose d’aussi petit
que des clés de voiture étaient pour ainsi dire nulles. C’était râpé.
Un coup de malchance stupide, et tout son plan était à l’eau.
« Eh là, minute ! T’affole pas comme ça, bon Dieu ! Vérifie tes
poches encore une fois. Ta monnaie est toujours là. Si tu ne l’as pas
perdue, c’est que tes clés ne sont pas tombées non plus. »
Cette fois, il fouilla ses poches avec des gestes beaucoup plus
lents. Il alla même jusqu’à en retirer sa monnaie et à les retourner.
Pas de clés.
Louis s’adossa à la Honda. Qu’est-ce qu’il allait faire, à présent ?
Il ne lui restait plus qu’à repasser de l’autre côté. Prendre la torche,
laisser le cadavre de son fils où il était, escalader la grille à nouveau,
et consacrer le reste de la nuit à une quête futile de…
Tout à coup, la lumière se fit dans son esprit exténué.
Il se pencha sur la portière et glissa un œil à l’intérieur de la
Civic. Ses clés étaient au contact.
Laissant échapper un grognement étouffé, il contourna la voiture,
ouvrit la portière à la volée et arracha les clés du tableau de bord.
L’image de Karl Malden, coiffé d’un feutre mou désuet, son visage
au nez en patate empreint d’une sévérité toute paternelle, se forma
dans son esprit et il l’entendit proférer l’avertissement solennel
dédié par l’American Express à tous les automobilistes d’Amérique :
Fermez votre voiture à double tour, et n’oubliez pas vos clés. Vous
ne voudriez pas qu’un garçon honnête tourne mal à cause de vous,
n’est-ce pas ?
Il gagna l’arrière de la Civic et ouvrit le coffre à hayon. Il entassa
la pioche, la pelle et la torche à l’intérieur et le referma d’une
poussée brutale. Il avait déjà parcouru une dizaine de mètres sur le
trottoir lorsqu’il se souvint des clés. Cette fois, il les avait laissées
sur la serrure du coffre.
« Non, mais qu’est-ce que tu es con ! se morigéna-t-il
intérieurement. Si tu ne peux pas t’empêcher de faire ce genre de
bévues, autant laisser tomber tout de suite. »
Il revint sur ses pas et récupéra ses clés.

Il prit Gage dans ses bras et se dirigea vers le rideau d’arbres. Il

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n’était plus qu’à quelques pas de Mason Street lorsqu’un chien se
mit à aboyer quelque part. Non, ce n’était pas qu’un simple
aboiement.
La bête hurlait à la mort, emplissant toute la rue de ses
gueulements assourdissants : RâââââââOUH ! RââââââOUH !
Louis se dissimula derrière un arbre, inquiet de la tournure
qu’allaient prendre les événements.
Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire à présent ?
Avec ce barouf démentiel, il était sûr que toutes les lumières de la
rue ne tarderaient pas à s’allumer l’une après l’autre.
En fait, une seule lumière s’alluma, celle de l’entrée latérale d’une
maison qui se trouvait juste en face de l’arbre derrière lequel il était
tapi. Quelques instants plus tard, une grosse voix de rogomme
vociféra :
ŕ Ta gueule, Fred !
RââââââââââââââOUHHHHH ! répondit Fred.
ŕ Scanlon, si vous ne faites pas taire ce chien immédiatement,
j’appelle la police ! lança une autre voix, et Louis tressaillit
violemment.
La voix venait du côté de la rue où il se tenait.
L’endroit était loin d’être aussi désert qu’il se l’était figuré. La
nuit l’avait abusé. Des habitations l’entouraient de toutes parts, et ce
maudit chien se livrait à une attaque frontale contre son seul allié Ŕ
le sommeil. Bientôt, des centaines d’yeux seraient collés aux
fenêtres. « Que le diable t’emporte, Fred ! » songea-t-il.
Fred venait d’entamer à nouveau son antienne. Il détailla
longuement le Râââââââ, et à l’instant où il entonnait le OUH, un
claquement sec retentit, suivi d’une série de petits jappements
craintifs.
Le silence revint. Au bout de quelques secondes, il fut brièvement
rompu par le choc sourd d’une porte qui se refermait. La lumière
brilla encore l’espace d’une minute au-dessus de la porte de la
maison de Fred, puis il y eut un déclic étouffé et elle s’éteignit.
L’instinct commandait à Louis de rester encore un moment
dissimulé dans l’ombre. Il aurait sans doute mieux valu attendre
que les ultimes échos du tintamarre se fussent apaisés, mais il
n’avait déjà perdu que trop de temps.
Il traversa la rue et longea le trottoir jusqu’à la Civic sans déceler

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aucune trace d’animation suspecte.
Fred paraissait s’être définitivement calmé. Maintenant son
paquet contre lui de la main gauche, il sortit ses clés de sa poche et
ouvrit le coffre.
Gage ne tenait pas dans l’étroit espace.
Il essaya de le faire entrer verticalement, horizontalement, puis
en diagonale. Mais dans tous les cas de figure, le coffre était trop
exigu. Il aurait pu tasser le paquet à l’intérieur en le pliant Ŕ Gage
n’en aurait vraisemblablement pas souffert Ŕ mais il ne pouvait pas
se résoudre à le malmener ainsi.
« Magne-toi, bon Dieu, magne-toi, il faut décamper d’ici en
vitesse, tu n’as déjà que trop tiré sur la corde ! »
Mais il resta planté là, le cadavre de son fils dans les bras,
dérouté, à court d’idées. Puis un grondement de moteur se fit
entendre et, sans réfléchir, il se rua sur la portière côté passager,
l’ouvrit et posa son paquet sur le siège.
Il referma la portière, se précipita à l’arrière et claqua le
couvercle du coffre. Une voiture était en train de remonter la rue
perpendiculaire à Mason Street. Elle traversa le carrefour et Louis
perçut des éclats de voix avinées. Il s’installa au volant et mit le
contact. Au moment où il tendait la main vers la commande des
phares, une idée horrible le frappa.
Peut-être que Gage était à l’envers. Peut-être que ses hanches et
ses genoux étaient pliés dans le mauvais sens, peut-être que ses
paupières closes étaient tournées vers la lunette arrière et non vers
le pare-brise.
Ça n’a aucune importance ! se récria sa raison épuisée avec une
fureur stridente. Il est mort, tu vas te le mettre dans la tête, oui ?
Les morts s’en foutent !
Si, ça a de l’importance ! C’est Gage qui est emballé là-dedans,
bon Dieu ! Ce n’est pas un paquet de linge sale !
Il palpa délicatement de la main droite les contours de la toile
goudronnée, avec les gestes tâtonnants d’un aveugle qui s’efforce
d’identifier un objet d’après sa forme. Il finit par découvrir une
protubérance qui ne pouvait être que le nez de Gage. Il était tourné
dans la bonne direction.
Et là-dessus il se résolut enfin à démarrer et à prendre la route de
Ludlow Ŕ un trajet de vingt-cinq minutes.

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52

À une heure, la sonnerie du téléphone, qui prenait des


résonances suraiguës dans la maison vide, avait brusquement tiré
Jud Crandall de son assoupissement. Il était en train de rêver. Dans
son rêve, il avait vingt-trois ans et il était assis sur un des bancs du
poste d’aiguillage de la Compagnie des chemins de fer Bangor &
Aroostook avec deux autres cheminots, George Chapin et René
Michaud. Ils se faisaient passer une bouteille de Georgia Charger,
du tord-boyaux de contrebande sur lequel les distillateurs
clandestins avaient même apposé un timbre fiscal parfaitement
imité. Dehors, le vent du nord-ouest avait tourné en tempête et ses
braillements déchirants emplissaient l’univers entier, réduisant tout
au silence, y compris les convois de la compagnie. Les trois hommes
s’étaient donc installés avec leur bouteille autour du gros poêle
ventru, et tout en regardant les braises de charbon glisser les unes
sur les autres de l’autre côté du losange de mica d’un jaune trouble
en projetant sur le plancher de sautillantes lueurs orange, ils se
racontaient de ces histoires que les hommes gardent en réserve
pendant des années à la façon des trésors de pacotille que les
enfants entassent sous leurs lits, afin d’avoir de quoi meubler des
nuits pareilles à celle-ci. Ces histoires ressemblaient au charbon qui
se consumait à l’intérieur du poêle : noires, avec une braise rouge en
leur milieu qui jetait des lueurs farouches et des flammes bleuâtres
dansant autour. Jud n’avait encore que vingt-trois ans, Norma était
tout ce qu’il y a de plus vivant (mais elle s’était sans doute déjà mise
au lit, sachant qu’il serait vain d’escompter le retour de son homme
par cette nuit de tempête), et René Michaud était en train de leur
raconter l’histoire d’un camelot juif de Bucksport qui…
C’est là que la sonnerie du téléphone avait retenti, le réveillant en
sursaut. Il se redressa brutalement sur son fauteuil et eut une
grimace. Il avait le cou tout ankylosé. Une espèce de lourdeur aigre
et pâteuse pesait sur lui. Il se dit que c’était sans doute la distance

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qui le séparait de ses vingt-trois années soixante longues années Ŕ
qui s’était abattue d’un coup sur ses épaules. Et aussitôt après, il
songea : « Tu dormais, gars. C’est pas la bonne manière de garder
ce train-là à l’œil… celui de ce soir. »
Il se leva avec peine Ŕ la raideur de son cou se prolongeait
jusqu’au bas de sa colonne vertébrale et se dirigea vers le téléphone
en s’efforçant de cambrer le dos.
C’était Rachel.
ŕ Allô, Jud ? Est-ce que Louis est rentré ?
ŕ Non, dit le vieil homme. Où êtes-vous, Rachel ? On dirait que
vous êtes plus près.
ŕ Je suis plus près, dit Rachel.
C’était vrai que sa voix paraissait plus proche, mais Jud percevait
aussi un bourdonnement confus sur la ligne. C’était le mugissement
lointain du vent qui soufflait quelque part entre Ludlow et l’endroit
où Rachel se trouvait à présent. Le vent était à l’orage cette nuit. Il
produisait cette espèce de rugissement assourdi qui évoquait
toujours pour Jud un obscur thème chanté par un chœur de voix
mortes et désincarnées, trop lointaines pour que les paroles fussent
intelligibles.
ŕ Je suis sur l’aire de repos de Biddeford, expliqua Rachel. C’est
sur l’autoroute 95, à une trentaine de kilomètres de Portland.
ŕ Biddeford ! fit Jud.
ŕ Je ne pouvais pas rester à Chicago. Ça commençait à
m’envahir aussi. Ce… cette espèce de ressentiment qui avait rendu
Ellie hystérique. Et vous l’éprouvez, vous aussi. Je le sens à votre
voix.
ŕ C’est vrai, reconnut Jud.
Il sortit une Chesterfield de son paquet et se la ficha dans le coin
de la bouche. Il gratta une grosse allumette de cuisine sur l’ongle de
son pouce et la regarda vaciller. Sa main tremblait. Ça ne lui était
encore jamais arrivé Ŕ pas avant que ce cauchemar ait débuté, en
tout cas. Il entendait ce vent ténébreux qui faisait rage dehors. On
aurait dit qu’il saisissait la maison dans son immense poing et la
secouait.
« Son pouvoir augmente. Je le sens. »
Une obscure terreur, fragile et ténue comme du verre filé,
montait dans ses vieux os.

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ŕ Dites-moi ce qui se passe, Jud, je vous en supplie !
Indéniablement, Rachel avait le droit de savoir.
Il fallait qu’elle soit au courant. Et Jud était bien décidé à la
mettre dans le secret. Un peu plus tard, il lui raconterait tout. Il lui
expliquerait comment la chaîne s’était forgée, anneau après anneau.
La crise cardiaque de Norma, la mort du chat, la question de Louis
(Est-ce qu’on y a jamais enterré un être humain ?), la mort de
Gage… et ce dernier anneau que Louis était vraisemblablement
occupé à forger en ce moment même. Oui, il dirait tout à Rachel.
Mais plus tard. Et pas au téléphone.
ŕ Rachel, comment se fait-il que vous soyez sur l’autoroute au
lieu d’être dans un avion ?
Rachel lui raconta comment elle avait raté sa correspondance à
Boston.
ŕ J’ai une voiture de chez Avis, Jud, mais je ne vais pas aussi vite
que prévu. Après avoir quitté l’aéroport, j’ai tourné en rond un bon
moment avant de trouver l’autoroute, et je viens tout juste de passer
la frontière du Maine. Je ne crois pas que j’arriverai à Ludlow avant
le lever du jour. Mais Jud… Oh, je vous en supplie, Jud, expliquez-
moi ce qui se passe. Je suis morte de peur et je ne sais même pas
pourquoi !
ŕ Écoutez-moi bien, Rachel, dit le vieil homme. Je veux que vous
continuiez jusqu’à Portland, et là que vous vous arrêtiez pour la
nuit. Prenez une chambre dans un motel, et tâchez de…
ŕ Oh non, Jud, je ne pourrais pas…
ŕ … et tâchez de prendre un peu de sommeil. Inutile de vous
ronger les sangs, Rachel. Peut-être qu’il va se passer quelque chose
ici cette nuit. Peut-être que non. S’il se passe quelque chose Ŕ et si
c’est ce que je pense Ŕ ça n’arrangerait rien que vous soyez là. Je
crois que je peux affronter la situation tout seul. S’il ne se passe rien,
vous serez ici au début de l’après-midi et ça sera très bien comme
ça. Je suis sûr que Louis sera enchanté de vous voir.
ŕ Jud, je ne pourrai pas fermer l’œil.
ŕ Mais si, affirma Jud en se rappelant qu’il s’était dit la même
chose un peu plus tôt dans la soirée.
Bah, Simon Pierre s’était probablement fait la même réflexion le
soir où les soldats étaient venus chercher Jésus. La sentinelle s’était
endormie à son poste…

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ŕ Mais si, vous pourrez, reprit-il. Si vous vous endormez au
volant de votre voiture et que vous vous tuez, qu’est-ce que Louis va
devenir, hein ? Et votre petite fille ?
ŕ Dites-moi ce qui se passe, Jud ! Une fois que je le saurai, peut-
être que je suivrai votre conseil. Mais il faut que je sache !
ŕ En arrivant à Ludlow, venez directement ici. Ne passez pas
chez vous. Venez d’abord me voir, Rachel, et à ce moment-là je vous
dirai tout ce que je sais. En attendant, je vais guetter l’arrivée de
Louis.
ŕ Dites-le-moi ! insista Rachel.
ŕ Non, Rachel, je regrette, je ne veux pas vous parler de ça au
téléphone. Je ne peux pas. Remettez-vous en route. Allez jusqu’à
Portland, et prenez-y vos quartiers pour la nuit.
Longtemps, Rachel réfléchit sans rien dire.
ŕ Bon, d’accord, lâcha-t-elle enfin. Vous avez probablement
raison. Mais dites-moi tout de même une chose, Jud : est-ce que
c’est très grave ?
ŕ J’en fais mon affaire, ne vous inquiétez pas, dit Jud d’une voix
sereine. En tout cas, ça ne deviendra pas plus grave que ça n’est
déjà.
Dehors, les phares d’un véhicule qui avançait à très petite vitesse
illuminèrent la route. Jud se souleva de son fauteuil pour l’observer.
L’auto passa devant la maison des Creed sans s’arrêter et disparut.
Il se rassit.
ŕ Bon, dit Rachel. Je vais faire ce que vous suggérez. De toute
façon, la suite de ce voyage me tracassait énormément.
ŕ Tranquillisez-vous, mon petit. Dormez un peu, je vous en prie.
Gardez votre énergie pour demain. Je veille au grain, ne craignez
rien.
ŕ C’est promis, hein, vous me raconterez tout ?
ŕ Mais oui. On boira une petite bière, et je vous raconterai toute
l’histoire.
ŕ Bon, eh bien, au revoir, alors. À demain, Jud.
ŕ À demain, Rachel. Dormez bien, répondit le vieil homme.
Sur quoi il s’empressa de raccrocher avant que Rachel ait eu le
temps de rien ajouter.

Jud explora l’armoire à pharmacie mais n’y trouva pas les

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comprimés de caféine qu’il croyait avoir. Il remit (non sans regret)
les boîtes de bière restantes au réfrigérateur et se prépara une tasse
de café bien noir, avec laquelle il retourna dans la salle de séjour.
Il se posta à nouveau devant le bow-window et se remit à guetter
la route en sirotant son café.
Le café (et la conversation qu’il avait eue avec Rachel) aidant, il
resta bien éveillé et demeura l’esprit en alerte pendant trois quarts
d’heure. Ensuite, la torpeur l’envahit à nouveau et il se prit à
dodeliner de la tête.
« Ne t’endors pas à ton poste, vieille buse. Tu fais sentinelle cette
nuit. Tu t’es laissé emberlificoter ; à présent, faut payer les pots
cassés. Alors ne t’endors pas à ton poste. »
Il alluma une nouvelle cigarette, inhala une grande bouffée de
fumée et fut pris d’une toux catarrheuse de vieillard. Il posa sa
cigarette sur le bord du cendrier et se frotta les yeux. Dehors, un
énorme semi-remorque passa en trombe, ses feux de signalisation
traçant un sillon éblouissant à travers l’obscurité venteuse et
trouble.
Une fois de plus, Jud manqua s’assoupir ; se réveillant en sursaut
à l’ultime seconde, il se mit soudain à s’assener de grandes claques
en travers de la figure, sur le front et sur le dos des mains avec tant
de force que ses oreilles en tintèrent. À présent, la terreur s’insinuait
dans son cœur.
« Il m’endort… Il m’hypnotise, ou quelque chose. Il ne veut pas
que je sois réveillé quand il reviendra. Et il reviendra bientôt, on
dirait. Oui, je le sens. Il veut se débarrasser de moi. »
ŕ Non, dit-il à voix haute, avec une détermination farouche. Pas
question ! Tu m’entends ? Je vais y mettre le holà. Tu en as assez
fait comme ça.
Le vent ululait lugubrement dans les chéneaux du toit, et de
l’autre côté de la route, les arbres agitaient leur feuillage avec des
mouvements hypnotiques.
L’esprit de Jud retourna à cette nuit qu’il avait passée devant le
gros poêle en fonte du poste d’aiguillage de Brewer qui, en ce temps-
là, se dressait à l’emplacement actuel de la Grande Braderie du
Meuble.
George Chapin, René Michaud et lui avaient bavardé jusqu’à
l’aube, et aujourd’hui il était le seul survivant.

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René s’était fait écraser entre deux wagons qu’il était en train
d’atteler par une nuit d’ouragan, au printemps de 1939, et George
avait claqué d’un infarctus l’an passé. Il était le dernier survivant
d’une génération entière de cheminots. Mais en vieillissant, on ne
fait pas que prendre de la bouteille : on devient bête. Des fois la
bêtise se déguise en gentillesse, d’autres fois elle prend le masque de
la fierté Ŕ cette fierté qui vous pousse à vouloir transmettre
d’anciens secrets, léguer une science perdue, transvaser le contenu
de la vieille coupe dans une coupe neuve…
Donc, ce camelot juif s’amène et il fait : « Eh les gars ! ch’ai un
truc inouï à fous montrer. Fous foyez, ces cartes postales, là ? Ce
sont des femmes en maillot de pain, voui, mais si fous les frottez
avec un chiffon mouillé, les foilà qui se retrouvent…»
Jud dodelina de la tête. Lentement, son menton retomba sur sa
poitrine, et cette fois il resta dans cette position.
«… aussi nues qu’au chour de leur naissance ! Mais dès qu’elles
sont sèches, les maillots de pain se remettent tout seuls ! Et ce n’est
pas tout ! Ch’ai aussi…»
Tandis qu’il raconte son histoire, dans le poste d’aiguillage, René
Michaud se penche en avant, il rit aux anges, et Jud tient la
bouteille… Il la sent, ses mains se referment sur elle Ŕ ses mains
attrapent l’air.
La cendre de la cigarette posée sur le bord du cendrier s’allongea
peu à peu, et à la fin elle bascula dans le cendrier et acheva de se
consumer, ne laissant qu’un petit cylindre de cendre qui esquissait
encore la forme d’une cigarette.
Jud dormait.
Quarante minutes plus tard, lorsque les feux arrière de la Honda
fulgurèrent comme deux flammes rouges de l’autre côté de la route
et que Louis s’engagea dans l’allée et disparut dans le garage, Jud
n’entendit rien, ne sentit rien, ne frémit même pas. Il resta plongé
dans un profond sommeil, exactement comme avait fait Simon
Pierre dans la nuit de Gethsémani, durant laquelle les soldats
romains vinrent arrêter un va-nu-pieds nommé Jésus.

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53

Louis trouva un dérouleur d’adhésif plein dans un des tiroirs de


la cuisine et un rouleau de corde rangé dans un coin du garage, à
côté des pneus-neige de l’hiver précédent. Il attacha la pelle et la
pioche ensemble à l’aide du ruban adhésif et confectionna avec la
corde une bretelle de fortune.
Les outils en bandoulière. Gage dans les bras.
Il se passa la bretelle autour de l’épaule, puis il ouvrit la portière
de la Civic et en sortit le rouleau de toile goudronnée. Gage était
autrement plus lourd que Church. Avec un tel poids, il risquait
d’arriver sur les genoux au cimetière des Micmacs, et il lui resterait
encore à forer ce sol rocailleux et aride pour y creuser une tombe.
Bah, il trouverait bien un moyen !
Louis Creed s’avança jusqu’à la porte du garage.
Il fit un arrêt pour éteindre la lumière, enfonçant le levier du
commutateur avec le coude, puis il demeura un moment debout à
l’endroit où l’asphalte faisait place au gazon. Loin devant, il
discernait assez bien le tracé du sentier qui conduisait au Simetierre
des animaux ; il se détachait en clair sur un champ de ténèbres,
comme si son herbe rase et drue eût été animée d’une sorte de
phosphorescence.
Le vent lui trifouillait les cheveux. L’espace d’un instant, il sentit
monter en lui la vieille peur enfantine de l’obscurité. Il lui semblait
qu’il n’était plus qu’une petite créature chétive et insignifiante. Il
était terrorisé. Allait-il vraiment s’enfoncer dans la forêt, un cadavre
dans les bras, traverser ces sous-bois ténébreux sillonnés de vents
gémissants Ŕ seul, cette fois ?
« N’y pense pas. Fais-le, simplement. »
Il se mit en marche.

Lorsqu’il arriva au Simetierre des animaux, vingt minutes plus


tard, ses jambes et ses bras étaient secoués de tremblements

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spasmodiques et il se laissa tomber par terre, le rouleau de toile
goudronnée sur les genoux, hors d’haleine. Il resta dans cette
position pendant vingt autres minutes, au bord de l’assoupissement.
Sa terreur l’avait quitté ; apparemment, la fatigue l’avait balayée.
Ensuite, il se hissa lourdement debout, persuadé qu’il n’arriverait
pas à escalader le tas d’arbres morts mais sentant confusément qu’il
fallait tout de même tenter le coup. Il lui semblait que son paquet ne
pesait plus vingt kilos, mais cent.
Mais, une nouvelle fois, la magie opéra. Il eut l’impression de se
souvenir brusquement d’un rêve oublié. Ou plus exactement de le
revivre. À peine eut-il posé un pied sur le premier tronc écroulé, cet
étrange sentiment d’exaltation quasi euphorique s’empara à
nouveau de lui. Sa fatigue était toujours là mais elle lui paraissait
tout à coup supportable Ŕ insignifiante, même.
Vous n’avez qu’à me suivre, Louis. Prenez le même chemin que
moi et ne regardez pas vos pieds. N’hésitez pas et ne baissez pas les
yeux. Il y a un passage que je connais, mais il faut le franchir vite
et d’un pied sûr.
Des gestes rapides et sûrs, oui Ŕ comme celui qu’avait eu Jud
pour extraire le dard d’abeille.
Il y a un passage.
Non, il n’y avait pas de passage. Ou bien le tas de bois vous
laissait entrer, ou bien il vous rejetait.
Une fois déjà, Louis avait essayé de l’escalader par ses propres
moyens et il n’y était pas parvenu. Cette fois-ci, il le gravit du même
pas sûr et léger que la nuit de l’expédition avec Jud.
Il monta, monta, sans baisser une seule fois les yeux, le cadavre
de son fils dans les bras, jusqu’à ce qu’il sentît les doigts du vent
creuser des sillons compliqués dans ses cheveux, les entremêlant,
les rabattant sur son front. Il était au sommet. Il y demeura
quelques instants debout, puis il dévala l’autre versant quatre à
quatre, comme un escalier.
La pelle et la pioche s’entrechoquaient dans son dos, cliquetant
légèrement l’une contre l’autre. Bientôt, ses pieds se posèrent à
nouveau sur le sol élastique du sentier, qui en cet endroit était
couvert d’un épais tapis d’aiguilles de pin.
Il avança, laissant derrière lui la masse d’ombre du tas d’arbres
morts, dont la hauteur excédait nettement celle de la grille du

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cimetière. Il marchait, son fils dans les bras, tendant l’oreille aux
gémissements du vent qui s’engouffrait sous les arbres. À présent,
ces plaintes lugubres ne l’effrayaient plus. Son labeur nocturne
serait bientôt terminé.

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54

Rachel Creed passa sous le panneau qui annonçait : SORTIE N 8


PORTLAND WESTBROOK SERREZ À DROITE, mit son clignotant
et engagea sa Chevette de location sur la rampe de sortie. À quelque
distance en avant d’elle, l’enseigne lumineuse verte d’une Holiday
Inn se détachait clairement sur le ciel d’encre. Un lit.
Dormir. Oublier cette tension continuelle qui la torturait. Oublier
aussi Ŕ ne fût-ce qu’un moment l’horrible sensation de vide causée
par la perte de son fils. Cette douleur ressemblait beaucoup à celle
qui suit l’arrachage d’une dent. D’abord, ce n’est qu’un
engourdissement massif, sous lequel on sent la souffrance lovée sur
elle-même comme un chat qui remue nonchalamment la queue en
attendant le moment de bondir sur sa proie. Et ensuite, l’effet de la
Novocaïne se dissipe, et là, on en prend vraiment plein la figure
pour pas un rond.
Pascow a dit à Ellie qu’on l’avait envoyé nous mettre en garde,
mais qu’il ne pouvait pas intervenir. Il lui a dit qu’il était près de
Louis parce qu’ils étaient ensemble au moment où son âme s’est
désincarnée.
Jud est au courant, mais il refuse de parler. Il se passe quelque
chose, c’est sûr, mais quoi ?
Un suicide ? Non. Louis, se suicider ? Je n’y crois pas. Et
pourtant, il me cachait quelque chose. Je l’ai vu dans ses yeux…
non, merde, c’était même étalé sur son visage, comme si malgré lui
il avait voulu que son mensonge me saute à la figure… comme s’il
avait voulu que je l’arrête… comme si une part de lui avait peur…
terriblement peur…
Peur ? Non ! Louis n’a jamais peur de rien !
Tout à coup elle donna un violent coup de volant sur la gauche, et
la Chevette réagit avec la brusquerie typique de ces petites voitures
légères. Ses pneus hurlèrent, et elle fit une violente embardée.
L’espace d’un instant, Rachel crut qu’elle allait se retourner.

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Mais il n’en fut rien, et bientôt elle se retrouva à nouveau sur
l’autoroute. Elle remit le cap au nord ; le panneau de la sortie n°8 et
la réconfortante enseigne de l’Holiday Inn se brouillèrent
rapidement dans son rétroviseur, puis ils s’en effacèrent
complètement.
Un nouveau panneau apparut en face d’elle ; ses lettres
réfléchissantes, qui scintillaient surnaturellement dans la lueur des
phares de la Chevette, annonçaient : PROCHAINE SORTIE
ROUTE 12 CUMBERLAND CUMBERLAND CENTRE
JERUSALEM’S LOT FALMOUTH FALMOUTH NORD.
« Jerusalem’s Lot, songea distraitement Rachel. Quel drôle de
nom ! Il a quelque chose de sinistre, je ne sais pas pourquoi… Viens
dormir à Jérusalem, ô mon âme…»
Mais cette nuit, Rachel ne dormirait pas. En dépit des
admonestations de Jud, elle était bien décidée à rouler d’une traite
jusqu’à Ludlow. Jud savait ce qui se préparait et il lui avait promis
qu’il s’y opposerait, mais Jud était un vieillard de plus de quatre-
vingts ans qui avait perdu sa femme à peine trois mois auparavant.
Elle ne pouvait pas s’en remettre entièrement à lui. Elle n’aurait
jamais dû se laisser persuader aussi facilement de vider les lieux,
mais Louis avait d’autant moins eu de peine à la brusquer qu’elle
était encore sous le coup de la mort de Gage.
Il y avait aussi Ellie, avec cette photo de Gage qu’elle trimbalait
partout et son visage hagard Ŕ le visage d’une fillette qui a
miraculeusement survécu à un cyclone ou dont le village a été rasé
par un déluge de bombes larguées par de grands oiseaux d’argent
brusquement surgis d’un ciel jusque-là parfaitement serein. Plus
d’une fois, durant ces nuits où elle restait allongée de longues
heures sans dormir, les yeux grands ouverts dans le noir, Rachel
s’était efforcée de haïr Louis à cause de cet affreux chagrin dont il
avait posé le germe en elle, et parce qu’il ne la consolait pas comme
il l’aurait dû (et ne la laissait pas le consoler comme elle l’aurait
voulu), mais elle n’y était pas parvenue. Elle l’aimait encore trop et il
avait ce visage si pâle, tellement creusé par l’angoisse…
L’aiguille du compteur de vitesse de la Chevette oscillait juste au-
dessus de la ligne des soixante miles.
À chaque minute elle progressait d’un mile. À ce train-là, il lui
faudrait deux heures et quart pour arriver à Ludlow. Elle avait

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encore une chance de battre l’aube de vitesse.
Elle chercha à tâtons le bouton de la radio, l’alluma, la régla sur
une station de rock de Portland.
Elle mit le volume au maximum et fredonna avec la musique
pour se maintenir éveillée. Une demi-heure plus tard, comme la
réception devenait problématique, elle trouva une autre station de
rock, qui émettait à partir d’Augusta celle-là. Elle abaissa la vitre de
sa portière afin que l’air froid de la nuit lui souffle dans la figure.
Elle se demandait si cette nuit finirait jamais.

- 459 -
55

Louis avait retrouvé son rêve et le sentiment d’irréalité qui s’était


emparé de lui était si fort qu’il baissait régulièrement les yeux pour
s’assurer que c’était bien un rouleau de toile goudronnée qu’il
portait, et non un sac-poubelle en plastique vert.
Lorsqu’il s’était réveillé le lendemain de la nuit où Jud l’avait
amené ici avec Church, il n’avait pratiquement aucun souvenir de ce
qu’ils avaient fait, mais à présent il se rappelait tout. Il se souvenait
aussi d’avoir éprouvé les mêmes sensations extraordinairement
vives, d’avoir eu comme cette nuit l’impression que ses sens étaient
animés d’une vie indépendante, qu’ils se détachaient de lui, allaient
explorer les profondeurs de la forêt et lui en renvoyaient comme par
télépathie des brassées de sensations.
Il suivait le tracé sinueux du sentier, reconnaissant toutes ses
dénivellations, reconnaissant les endroits où il s’évasait au point de
devenir presque aussi large que la route 15, ceux où il devenait si
étroit qu’il était obligé de progresser en crabe pour que les
extrémités de son paquet ne s’accrochent pas dans les broussailles,
ceux où il serpentait à travers des bosquets de pins immenses et
majestueux.
L’odeur poivrée de la résine lui picotait les narines, et il entendait
le craquement léger des aiguilles sous ses pieds Ŕ un son étrange,
qui était plus une impression tactile que vraiment auditive.
À la fin, le sentier prit une pente plus raide et la descente
continua un bon moment. Puis Louis posa le pied dans une flaque
d’eau et il s’enfonça dans la matière fangeuse qu’elle recouvrait Ŕ
des sables mouvants, s’il fallait croire ce que lui avait affirmé Jud.
Louis examina le sol devant lui et il vit une étendue d’eau stagnante
parsemée de touffes de joncs et d’arbrisseaux aux formes torturées
dont les grosses feuilles charnues avaient un aspect presque
tropical.
Comme la première fois, Louis eut l’impression que la nuit était

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moins profonde à cet endroit. L’air était chargé d’une bizarre
luminescence.
Pour la portion suivante, faites comme avec le tas d’arbres
morts. Il faut marcher d’un pas régulier et sûr. Contentez-vous de
me suivre et ne regardez pas où vous posez vos pieds.
D’accord, d’accord… Mais au fait, est-ce que vous avez déjà vu
des plantes pareilles à celles-là dans le Maine – ou n’importe où
ailleurs ? D’où est-ce qu’elles sortent, bon Dieu ?
Ne t’en occupe pas, Louis. Avance, c’est tout.
Il reprit sa marche, ne regardant le sol détrempé et la végétation
marécageuse que le temps qu’il fallait pour repérer la première
jonchaie. Ensuite, il passa d’une protubérance herbue à l’autre en
gardant les yeux fixés droit devant lui. « La foi consiste à prendre
les lois de la pesanteur comme postulat », se dit-il.
Cette citation, il ne l’avait pas cueillie lors d’une UV de théologie
ou de philosophie au collège. C’était une phrase que son prof de
physique de l’école secondaire avait lâchée à brûle-pourpoint à la fin
d’un de ses cours Ŕ et elle s’était gravée dans la mémoire de Louis.
Prenant comme postulat la capacité du cimetière des Micmacs à
ressusciter les morts, il s’enfonça dans le marais du Petit Dieu, le
cadavre de son fils dans les bras. Le marécage était nettement plus
bruyant qu’à la fin de l’automne. Des rainettes stridulaient dans les
joncs, et ce concert de sons grêles et discordants prenait aux oreilles
de Louis des résonances étranges, un peu hostiles. De loin en loin,
un crapaud y ajoutait une note métallique et courte. Au bout d’une
vingtaine d’enjambées, une silhouette confuse et bourdonnante lui
effleura les cheveux Ŕ une chauve-souris, probablement.
La brume cotonneuse qui montait du sol commença à s’enrouler
autour de lui. Ses pieds disparurent, puis ses mollets, et bientôt tout
son corps fut enveloppé d’une espèce de membrane laiteuse et
légèrement phosphorescente. Autour de lui, une clarté diffuse
illuminait les ténèbres, ineffable radiation au fond de laquelle il lui
semblait percevoir la pulsation d’un cœur mystérieux. Jamais
auparavant il n’avait éprouvé avec tant de relief la présence de la
nature, cette conjonction de forces obscures formant un organisme
vivant Ŕ et peut-être doué d’une sorte de conscience. Le marécage
était animé d’une vie intense, et ce n’était pas qu’une illusion créée
par le chœur strident des rainettes. Si l’on avait demandé à Louis de

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définir précisément à quoi tenait cette vie et le sens qu’il fallait lui
attribuer, il en eût été bien incapable. Il savait seulement qu’elle
était là, riche de tous les possibles, vibrant de forces emmêlées, et
qu’à être pris dedans il se sentait très minuscule et très mortel.
À ce point, il entendit un son qu’il reconnut aussitôt comme celui
qui l’avait tant effrayé lors de sa précédente visite. C’était ce rire qui
montait en fausset nasillard, suraigu, et s’achevait par des sanglots
rauques et saccadés. La voix se tut un moment, puis le rire reprit,
s’élevant cette fois jusqu’à un ululement perçant, et Louis sentit son
sang se glacer dans ses veines. La brume flottait rêveusement
autour de lui.
Le rire s’estompa, et il n’entendit plus que le sourd mugissement
du vent. Il entendait la voix du vent, mais il ne sentait plus son
haleine. Bien sûr puisqu’il se trouvait sans doute dans une espèce de
cuvette, de faille géologique. Si le vent avait pu y pénétrer, cette
brume se serait dissipée instantanément… mais Louis n’était pas sûr
d’avoir vraiment envie d’apercevoir ce qu’elle dissimulait.
Peut-être que vous croirez entendre des voix, mais ce ne sont que
des huards qui chantent là-bas au sud, du côté de Prospect. Le son
porte loin, par ici. C’est bizarre.
ŕ Des huards, dit Louis tout haut.
Sa voix était si brisée, si étouffée qu’il la reconnut à peine. Elle
était comme désincarnée et pourtant il y perçait une pointe
d’amusement. Mon Dieu, où trouvait-il la force d’avoir encore de
l’humour ?
Après une brève hésitation, il reprit son avance.
Comme si le marais voulait le punir de cette courte pause, son
pied glissa sur la touffe suivante et s’enlisa dans le limon bourbeux.
Il eut un mal de chien à s’en extirper, et fut à deux doigts d’y laisser
sa chaussure.
La voix Ŕ si c’était bien une voix Ŕ se fit à nouveau entendre, sur
sa gauche cette fois. Quelques instants plus tard, le rire s’éleva dans
son dos, tonitruant. Il semblait que la voix était juste derrière lui, et
que, s’il s’était retourné, il aurait peut-être aperçu une créature
couverte de sang, aux yeux étincelants, aux babines retroussées sur
des crocs acérés, à moins d’un pas de lui. Mais cette fois, Louis ne
ralentit même pas. Il continua d’enjamber les flaques d’eau
stagnante, le regard obstinément fixé devant lui.

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Soudain la brume autour de lui perdit sa lumière et il vit un
visage suspendu dans l’air à quelque distance en avant de lui. Ses
yeux profondément enfoncés dans leurs orbites étaient incurvés
comme ceux des figures de la peinture chinoise classique, et leurs
prunelles d’un gris profond, diaprées de riches reflets jaunes,
jetaient des lueurs d’abjecte concupiscence. Un affreux rictus lui
étirait la bouche et sa lèvre inférieure retroussée découvrait une
rangée de chicots d’un brun noirâtre. Les oreilles impressionnèrent
Louis par-dessus tout, car ce n’étaient pas des oreilles, mais des
cornes recourbées Ŕ non des cornes de bouc, comme celles du
diable, mais plutôt des cornes de bélier.
Cette face sinistre qui flottait dans l’air débitait un flot de
gloussements ininterrompu. Sa bouche remuait sans arrêt, mais sa
lèvre inférieure restait obstinément retroussée, et Louis distinguait
les veines noires qui saillaient sur sa chair rosâtre. Ses narines se
dilataient comme pour aspirer l’air et rejetaient ensuite des vapeurs
blanches.
À l’approche de Louis, la tête flottante déroula une longue langue
pointue d’une couleur jaune sale.
Elle était couverte d’écailles exfoliées. Louis vit une des écailles
qui adhéraient encore à la peau se soulever brusquement, à la façon
d’une plaque d’égout, et un asticot en sortit en rampant. L’extrémité
de la langue pendait mollement dans l’air à l’endroit approximatif
où la pomme d’Adam de la créature aurait normalement dû se
trouver… À présent, elle riait.
Louis serra étroitement le corps de Gage contre sa poitrine,
comme pour le protéger. Ses pieds hésitants glissaient un peu plus à
chaque enjambée.
Vous verrez peut-être de ces flammeroles que les marins
appellent feux Saint-Elme. Elles prennent parfois des formes
bizarres, mais n’y faites pas attention. Ce ne sont que des mirages.
S’il y en a qui vous importunent trop, vous n’aurez qu’à regarder
ailleurs.
Le son de la voix de Jud qu’il entendait en esprit le rassura un
peu. Il reprit le contrôle de ses mouvements et son pas se raffermit
progressivement. Il regardait toujours devant lui, mais
apparemment le visage (si c’était bien un visage et non une simple
illusion, un nuage de brume auquel son imagination conférait des

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traits) demeurait toujours à la même distance. Au bout d’un
moment, il s’évapora et il n’en subsista plus que des traînées
blanchâtres qui s’effilochaient.
Ce n’était pas un feu Saint-Elme.
Non, évidemment. Cet endroit était peuplé d’esprits ; il en
foisonnait littéralement. Il aurait sans doute suffi que Louis tourne
la tête pour apercevoir quelque chose d’assez affreux pour lui faire
perdre instantanément la raison. Il aimait mieux ne pas y penser. Ce
n’était pas la peine de remuer des idées pareilles. Il valait mieux…
Quelque chose venait vers lui.
Louis se pétrifia sur place, dressant l’oreille, écoutant le son qui
se rapprochait inexorablement. Sa bouche s’ouvrit, et resta aussi
mollement pendante que si tous les tendons qui soutenaient ses
maxillaires se fussent rompus simultanément.
De toute sa vie, il n’avait jamais entendu un son pareil. C’était le
son d’un être se déplaçant à travers une forêt Ŕ mais un être d’une
dimension colossale.
Des branches éclataient avec des détonations sèches, des
buissons s’écrasaient dans un fracas retentissant sous des pas
incroyablement pesants. La chose était tout près et venait dans sa
direction. Le sol spongieux se mit à vibrer sous ses pieds. Il
tremblait comme de la gélatine. Louis s’aperçut tout à coup qu’il
gémissait sourdement.
(Oh mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui vient
vers moi à travers le brouillard ?) et qu’à nouveau il serrait
étroitement le corps de Gage contre sa poitrine. Les rainettes et les
crapauds avaient cessé de chanter, et une étrange puanteur de
viande avariée, douceâtre et tiède, imprégnait à présent l’air
humide.
Quoi que cette chose pût être, elle était d’une taille gigantesque.
Le visage terrifié de Louis se leva progressivement vers le ciel,
comme s’il suivait des yeux la trajectoire d’une fusée. Les pas de la
créature continuaient à secouer le sol, et ils venaient toujours vers
lui.
Quelque part en avant de lui, un arbre Ŕ pas une branche, un
arbre entier Ŕ s’abattit au sol avec un fracas formidable.
Louis aperçut quelque chose.
Ce n’était qu’une masse confuse qui dessina en filigrane dans la

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brume ses contours grisâtres et disparut presque aussitôt, mais elle
était aussi haute qu’un immeuble de cinq étages. Et il ne s’agissait
pas d’une ombre, d’un spectre ou d’un ectoplasme. Louis sentit
distinctement l’air qui se déplaçait sur son passage ; ses pas lourds
de mastodonte s’abattaient sur le sol avec un choc sourd et se
soulevaient à nouveau en aspirant bruyamment la boue.
Il lui avait semblé entrevoir, très haut au-dessus de lui, deux
minuscules lueurs orange. Les lueurs de deux yeux qui étincelaient
dans les ténèbres.
Le bruit s’éloigna, puis mourut au loin. Dès que ses derniers
échos se furent apaisés, une première rainette lança un appel
hésitant. Une autre lui répondit, puis une troisième se joignit à la
conversation.
Une quatrième entra dans le colloque, puis une cinquième, une
sixième, et bientôt ce fut un vrai concert, et le chœur de crac-crac
discordants envahit à nouveau la nuit de son strident tintamarre.
Les pas de la créature, qui étaient lents, mais nullement incertains
(et c’était peut-être cela le pire, cette impression qu’elle donnait de
savoir exactement où elle allait) s’étaient éloignés en direction du
nord.
Louis tendit l’oreille, mais il n’y avait plus rien à entendre.
C’est seulement alors qu’il se remit en mouvement.
Ses épaules et son dos ankylosés le faisaient atrocement souffrir.
Il était inondé de sueur des pieds à la tête, et les premiers
moustiques de la saison, à peine sortis du stade de la nymphe ne
tardèrent pas à former autour de lui une avide nuée.
« Le Wendigo, ô doux Jésus, c’était le Wendigo – la créature qui
rôde dans les contrées du Nord, la créature dont le seul frôlement
vous transforme en cannibale. C’était le Wendigo, et il est passé à
quelques mètres de moi ! »
Il se somma d’oublier ces balivernes, de faire comme Jud lui
avait dit et de ne pas se faire d’idées au sujet de ce qu’il lui avait
semblé voir et entendre à partir du moment où il avait dépassé la
limite du Simetierre des animaux. C’étaient des huards, des feux
follets, c’était une équipe de football qui faisait un petit Jogging
nocturne, n’importe quoi sauf des créatures reptiliennes qui
rampent, sinuent et titubent dans les limbes de l’entre-deux-
mondes. D’accord pour qu’il y ait un Dieu, d’accord pour les

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matinées du dimanche et les pasteurs épiscopaliens en surplis
immaculé souriant benoîtement à leurs ouailles… tout sauf ces
créatures hideuses grouillant sur la face obscure de l’univers.
Au bout d’un moment, le sol se raffermit sous les pas de Louis.
Aussitôt après, il tomba sur un arbre abattu couché en travers du
chemin ; avec sa crête de feuillage à demi masquée par la brume de
plus en plus clairsemée il avait l’air d’un plumeau gris-vert oublié
sur le plancher par la femme de ménage d’un titan.
L’arbre avait été brisé en deux, et la blessure était si fraîche qu’il
en sourdait encore une sève gluante et tiède, dont Louis se macula
la main en franchissant le tronc abattu. De l’autre côté, il se retrouva
au milieu d’un énorme cratère hors duquel il eut le plus grand mal à
se hisser. Bien qu’il fût plein d’arbustes écrasés, il se refusa à croire
qu’il pût s’agir d’une empreinte de pas, et il se garda bien de se
retourner pour vérifier s’il en avait la configuration. Il se hâta de
s’éloigner, le cœur battant, la peau froide, la gorge brûlante et sèche.
Bientôt, le bruit de succion de la boue fut remplacé sous ses pieds
par le crépitement léger des aiguilles de pin. Puis il fut sur du roc. Il
était presque au bout de sa route.
Le chemin devenait de plus en plus escarpé. Il se racla
douloureusement le tibia sur un rocher qui affleurait. Mais ce n’était
pas simplement un rocher.
Louis tendit le bras (l’articulation de son coude, ankylosée,
l’élança brièvement) et le palpa.
Il y a un escalier ici. Taillé à même le roc. Suivez-moi. Quand
nous serons en haut de cet escalier, nous aurons atteint notre
destination.
Il se mit à gravir les degrés, et l’euphorie déferla à nouveau en lui,
chassant d’un coup toute sa fatigue… ou en tout cas la faisant
provisoirement reculer.
Il dénombrait mentalement les marches en s’élevant vers l’air
froid, vers ce grand fleuve de vent tumultueux qui plaquait ses
vêtements contre lui et faisait claquer comme une voile carguée la
toile goudronnée qui enveloppait le corps de Gage.
Il rejeta la tête en arrière et aperçut une voûte céleste couverte
d’un invraisemblable semis d’étoiles clignotantes. Ne distinguant la
forme d’aucune constellation familière, il baissa les yeux, un peu
troublé.

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La paroi rocheuse qu’il longeait était poreuse, friable, couturée
d’entailles qui dessinaient des formes fantastiques Ŕ tantôt celle
d’un navire, tantôt celle d’un blaireau, ou encore celle d’une face
d’homme renfrognée, aux paupières baissées. En revanche, les
degrés de pierre étaient parfaitement lisses.
Parvenu au sommet de la dernière marche, Louis fit une brève
halte, la tête baissée, en oscillant légèrement sur lui-même. Il
aspirait l’air à brèves goulées avides. Il lui semblait avoir les
poumons perforés de mille trous, et qu’une écharde longue et
pointue lui transperçait le flanc gauche.
Le vent tournait comme un derviche dans ses cheveux et lui
rugissait aux oreilles avec une voix de dragon.
La lumière lui semblait plus vive que l’autre nuit.
Y avait-il moins de nuages, ou était-il tout bonnement plus
attentif ? Qu’importe la raison ; en tout cas il voyait parfaitement
clair, et du coup, il sentit un frisson glacial lui remonter lentement
le long de l’échine.
La disposition était exactement la même que celle du Simetierre
des animaux.
« Tu le savais, forcément, lui souffla une voix intérieure tandis
qu’il examinait ces vestiges effondrés qui autrefois avaient été des
cairns. Tu le savais, ou tu aurais dû le savoir : pas des cercles
concentriques, une spirale…»
Oui : au sommet de ce plateau rocailleux, tournée vers la lueur
froide des étoiles et vers le gouffre sidéral obscur qui la séparait
d’elle, s’étalait une gigantesque spirale à l’édification de laquelle des
mains anonymes avaient (c’était le cas de le dire) apporté leur pierre
tour à tour depuis les premiers âges de l’humanité. Il ne subsistait
plus un seul cairn vraiment digne de ce nom : ils avaient été
démantelés l’un après l’autre lorsque les êtres (humains ou
animaux) qu’on avait ensevelis dessous avaient jailli de leur gangue
de terre, se frayant un passage à l’aide de leurs griffes Ŕ ou de leurs
ongles. Pourtant, les rocs éboulés avaient gardé la forme initiale de
la spirale.
« Est-ce qu’un pilote survolant la région a jamais aperçu cette
spirale ? se demanda brièvement Louis en songeant à ces immenses
dessins tracés dans les sables du désert par une tribu indienne
d’Amérique du Sud dont il avait vu quelque part la photographie. A-

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t-on jamais vu cette chose depuis le ciel, et dans ce cas, qu’est-ce
qu’on a bien pu en penser ? »
Il s’agenouilla et posa le corps de Gage à terre avec un
grognement de soulagement.
Peu à peu, sa lucidité lui revenait. Il sortit son canif et s’en servit
pour découper le ruban adhésif qui retenait la pelle et la pioche
accrochées dans son dos. Les outils tombèrent sur le sol rocailleux
avec un cliquetis étouffé. Louis s’allongea sur le dos, les bras en
croix, et il resta un moment dans cette position, contemplant le ciel
étoilé d’un œil vide.
« Cette chose dans la forêt – qu’est-ce que ça pouvait bien être ?
Oh, Louis, Louis, peux-tu vraiment attendre un dénouement
heureux d’une pièce qui compte une créature de ce genre parmi ses
protagonistes ? »
Mais il ne pouvait plus reculer à présent. Il était trop tard, et il le
savait.
« De toute façon, il n’est pas exclu que les choses tournent bien,
reprit sa voix intérieure avec une précipitation bredouillante. Il
fallait bien courir le risque, et l’excès d’amour est parfois
dangereux, mais si l’affaire réussit, le jeu en aura valu la
chandelle. Autrement, il y a toujours ma trousse, pas celle qui est
dans mon bureau, l’autre, qui est cachée en haut des étagères de la
salle de bains, celle que Jud est allé me chercher le soir où Norma a
eu sa crise cardiaque. J’ai des seringues dedans, et si quelque chose
arrive… quelque chose d’affreux… personne d’autre que moi ne le
saura. »
Ses pensées se fondirent bientôt en une litanie confuse de prières
inarticulées, et ses mains cherchèrent à tâtons le manche de la
pioche. À genoux, Louis se mit à creuser le sol. Chaque fois que la
pioche s’abattait, il s’affalait sur l’extrémité du manche, tel un
ancien Romain se jetant sur son glaive.
Mais graduellement, l’excavation prit forme et s’agrandit. Quand
il avait dégagé un rocher, il déposait la pioche et le hissait hors du
trou. Pour la plupart, il les jetait sur le tas de terre caillouteuse qui
s’accumulait au bord du trou. Mais il mettait les plus beaux à part.
Pour le cairn.

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56

Rachel s’assena de grandes claques sur la figure. Ses joues lui


cuisaient, mais elle était toujours aussi somnolente. À un moment,
elle réussit à s’ébrouer vraiment (elle arrivait à Pittsfield à présent,
et elle avait l’autoroute entièrement à elle) et l’espace d’une seconde
il lui sembla qu’une myriade d’yeux avides et cruels la regardaient,
étincelant de lueurs vives et froides comme du mercure.
Ensuite les yeux prirent la forme moins redoutable de petits
cataphotes qui s’alignaient le long de la glissière de sécurité. La
Chevette avait dérivé vers la droite, et elle roulait à présent sur les
gravillons de l’accotement.
Rachel donna un brusque coup de volant à gauche, ses pneus
hurlèrent, et il lui sembla entendre un bref crissement métallique ;
son pare-chocs avant avait probablement heurté un des poteaux de
la glissière.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine et se mit à cogner si fort
entre les côtes qu’elle vit des phosphènes minuscules qui s’enflaient
et diminuaient devant ses yeux à chaque battement. Quelques
instants plus tard, malgré la peur bleue qu’elle venait d’éprouver, en
dépit aussi de Robert Gordon qui braillait Red Hot ! à la radio, une
invincible torpeur s’abattit à nouveau sur elle.
Une idée démente lui jaillit soudain dans la tête.
Mais non, c’était de la pure paranoïa.
ŕ Ça y est, Rachel, tu nages en pleine parano, murmura-t-elle, et
sa voix se perdit dans les vociférations du rock and roll.
Elle voulut rire, mais quelque chose l’en empêchait.
Cette idée refusait obstinément de la quitter, et dans cette nuit
venteuse, elle prenait une sorte d’irréelle crédibilité. Il lui semblait
être devenue un personnage de dessin animé qui court de toutes ses
forces sans s’apercevoir qu’il s’est pris dans l’élastique d’un lance-
pierres gigantesque. Ce pauvre type a de plus en plus de mal à se
propulser vers l’avant, et à la fin l’énergie potentielle de l’élastique

- 469 -
devient égale à l’énergie réelle du coureur… et l’inertie jouant…
qu’est-ce qui se passe déjà ?… Pourtant, c’est le b.a. ba de la
physique… Quelque chose essayait de la retenir… ne te mêle pas de
ça, toi… et un corps inerte tend à demeurer inerte… le corps de
Gage, par exemple… dès lors que son mouvement…
Cette fois, le hurlement des pneus fut assourdissant. Rachel avait
réagi à l’ultime seconde. L’espace d’un moment, la Chevette avait
roulé au contact de la glissière de sécurité dans un grincement
terrifiant, et les arêtes d’acier lui avaient balafré les flancs en
soulevant des gerbes d’étincelles. Rachel avait tenté de braquer,
mais le volant ne lui répondait plus. La seconde d’après, la voiture
s’immobilisa et elle se retrouva debout sur le frein, la poitrine
soulevée par des sanglots incoercibles. Cette fois, elle s’était
endormie. Il ne s’agissait pas d’une simple torpeur : elle dormait à
poings fermés Ŕ elle avait même rêvé tout en roulant à soixante
miles à l’heure, et s’il n’y avait pas eu cette rambarde… ou si elle
avait buté dans la culée d’une passerelle…
Elle se rangea sur l’accotement, mit la voiture au point mort,
s’enfouit le visage dans les mains et pleura. Elle était affolée, morte
de peur.
« Quelque chose essaie de m’empêcher de rejoindre Louis. »
Lorsqu’elle eut repris la maîtrise de ses nerfs, Rachel se remit en
route. La direction de la Chevette ne semblait pas faussée ; par
contre, il y avait de fortes chances pour qu’on lui fasse quelques
problèmes lorsqu’elle retournerait la voiture au comptoir Avis de
l’aéroport de Bangor.
« Oublie ça. Chaque chose en son temps. Pour l’instant, il faut
absolument que tu t’envoies une solide dose de café. C’est la priorité
des priorités. »
À Pittsfield, elle prit la première sortie qui se présenta. Au bout
d’un kilomètre, elle aperçut la lueur éblouissante de lampes à arc et
le grondement continu d’énormes moteurs parvint simultanément à
ses oreilles. Un arrêt de routiers. Elle passa d’abord à la station-
service pour faire le plein (« Ouh, dites donc, on vous a collé une
sacrée belle éraflure à votre flanc droit ! » commenta le pompiste
d’une voix presque admirative), après quoi elle gara la Chevette sur
l’aire de stationnement et se dirigea vers l’entrée du restaurant.
Lorsqu’elle poussa la porte, une odeur de friture et d’œufs brûlés lui

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afflua aux narines Ŕ à laquelle se mêlait un arôme bienheureux de
café noir.
Rachel avala coup sur coup, comme elle l’aurait fait d’un
médicament, trois tasses de café sans crème, généreusement
additionné de sucre. Quelques routiers étaient agglutinés au
comptoir, d’autres épars dans la salle ; ils lutinaient les serveuses,
qui dans la lumière crue des tubes fluorescents avaient toutes la
même allure : celle d’infirmières harassées qui ont une bien triste
nouvelle à annoncer.
Après avoir réglé son addition, elle regagna le parking et remonta
à bord de la voiture. Mais la petite bagnole refusait obstinément de
démarrer.
Lorsque Rachel tournait la clé, elle n’obtenait qu’un soupir
rauque du solénoïde, et rien de plus.
Rachel ferma les poings et les abattit à coups répétés sur le
volant, mais ses mouvements étaient languides et sans force.
Quelque chose essayait de l’arrêter. Il n’y avait aucune raison pour
que cette voiture lui claque dans les mains comme cela. Elle était
neuve, avec moins de huit mille kilomètres au compteur. Pourtant,
elle était bel et bien en carafe à Pittsfield, et il lui restait pas loin de
cent bornes jusqu’à Ludlow.
Les gros camions allaient et venaient autour d’elle en produisant
un vrombissement continuel, et tout à coup la certitude lui vint que
le semi-remorque qui avait tué son fils était parmi eux… et que son
moteur, au lieu de ronronner, grondait de rire.
Elle baissa la tête et se mit à pleurer.

- 471 -
57

Louis trébucha contre un obstacle et s’étala de tout son long.


D’abord, il crut qu’il ne se relèverait pas. Il se sentait incapable de
faire le moindre geste.
Il resterait étendu là, écoutant le chœur des rainettes qui
continuaient à striduler dans le marais du Petit Dieu, quelque part
derrière lui, et auquel répondait un chœur de tiraillements et
d’élancements montant de toutes les parties de son corps perclus
d’innombrables douleurs. Il resterait étendu là jusqu’à ce qu’il
s’endorme Ŕ ou jusqu’à ce qu’il meure. Probable qu’il mourrait,
plutôt.
Il se rappelait avoir traîné le rouleau de toile goudronnée
jusqu’au trou qu’il avait creusé et avoir ensuite repoussé dedans la
plus grande partie des déblais avec ses mains nues. Et il lui semblait
bien aussi qu’il avait dressé au-dessus un tumulus de pierres en
forme de pyramide…
Mais à partir de là, il ne se souvenait pratiquement de rien. À
n’en pas douter, il avait dû redescendre les degrés de pierre sans
quoi il ne se fût pas trouvé à cet endroit… Où était-il donc, au fait ?
Il regarda autour de lui, et il lui sembla reconnaître un des bosquets
de vieux pins majestueux qui bordaient le sentier dans sa partie la
plus méandreuse, juste après le tas d’arbres morts. Se pouvait-il
qu’il ait parcouru toute cette distance, retraversé le marais du Petit
Dieu, sans même s’en rendre compte ? Oui, c’était du domaine du
possible, après tout.
« Je suis assez loin. Je n’ai qu’à dormir ici. »
C’est précisément cette pensée faussement réconfortante qui le
poussa à se lever et à se remettre en route. S’il restait là, cette chose
risquait de le débusquer… Peut-être était-elle déjà en train de
parcourir la forêt en tous sens pour le retrouver.
Il leva une main, se frotta le visage de la paume et constata avec
stupeur qu’elle était couverte de sang. Il saignait du nez. Comment

- 472 -
s’était-il fait ça ?
Qu’est-ce qu’il avait bien pu heurter ?
ŕ Bah, on s’en fout, articula-t-il d’une voix enrouée en tâtant le
sol autour de lui avec des gestes gourds pour tâcher de remettre la
main sur sa pelle et sa pioche.
Dix minutes plus tard, il se retrouva face à la masse sombre du
tas d’arbres morts. Il l’escalada en trébuchant à plusieurs reprises,
sans toutefois perdre pied. Lorsqu’il fut presque en bas du versant
opposé, il jeta un coup d’œil en direction de ses pieds, et aussitôt
une branche se brisa avec un bruit sec (Ne regardez pas vos pieds,
lui avait dit Jud), une deuxième branche dégringola, projetant son
pied vers l’avant, et il perdit l’équilibre. Il s’écrasa lourdement sur le
côté, et le choc lui coupa la respiration.
« Oh, nom de Dieu, c’est la deuxième fois cette nuit que je me
casse la gueule dans un cimetière… et ce coup-ci, merde, ça sera la
dernière. »
À nouveau, il dut tâtonner autour de lui pour retrouver sa pelle et
sa pioche, et ça lui prit un temps fou. Ensuite il jeta un coup d’œil
circulaire sur le Simetierre faiblement éclairé par la lueur des
étoiles. À quelque distance, il apercevait la plaque funéraire de
SMUCKY. « Le chat le plus gentty du monde », compléta
mentalement Louis avec lassitude. Et celle de TRIXIE Ŕ ÉCRASÉE
SUR LA ROUTE, qu’il avait redressée de ses propres mains par une
belle soirée d’été, jadis. Le vent soufflait encore très fort, et Louis
percevait le son grêle et tintinnabulant d’un morceau de métal qui
frappait à coups répétés sur un objet dur. Sans doute une boîte de
conserve laborieusement découpée à l’aide des cisailles du papa, par
un enfant qui avait perdu sa bestiole chérie, puis redressée à coups
de marteau et clouée à un bâton. Ce tintement insistant qui sortait
de l’obscurité fit renaître la terreur qui s’était assoupie au fond du
cœur de Louis. Sa fatigue était si grande que sa peur s’en était
comme émoussée, mais ce ping-ping continuel lui rendait peu à peu
le fil perdu.
Il traversa le Simetierre des animaux, passa devant la dernière
demeure de MARTHA NOTRE LAPINE, celle qui était D.C.D. LE 1er
MARS 1965, entrevit le monticule en forme de taupinière qui
surmontait la tombe du GÉNÉRAL PATTON, enjamba le morceau
de planche déchiquetée qui marquait l’emplacement de celle de

- 473 -
POLYNESIA. Le tintement était beaucoup plus proche à présent. Il
s’arrêta et fouilla du regard les tombes qui s’alignaient devant lui. Il
finit par apercevoir un rectangle de fer-blanc fixé au sommet d’un
piquet carré qui était fiché un peu de guingois dans le sol. Le bout
de fer-blanc portait une inscription, et Louis dut se pencher pour la
déchiffrer dans la pénombre.
Elle disait : « RINGO, NOTRE HAMSTER BIEN-AIMÉ, 1964-
1965. » Elle s’était à demi détachée de son socle et c’est elle qui
produisait ce tintement de grelot en résonnant contre une des
planches qui supportaient l’arcade de l’entrée. Louis tendit la main
pour remettre la mince plaque de métal en place, mais il laissa son
geste en suspens. Un frisson lui remonta le long de la nuque, et il
éprouva une sensation de fourmillement au cuir chevelu.
Quelque chose remuait là-bas derrière, de l’autre côté du tas
d’arbres morts.
Il avait perçu une série de sons furtifs Ŕ un léger frôlement dans
les fourrés, les aiguilles de pin qui craquaient, le bruit sec d’une
brindille qui se brisait et ils étaient tout juste audibles à travers les
gémissements du vent.
ŕ Gage ? appela-t-il d’une voix rauque.
Il se rendit soudain compte de ce qu’il était en train de faire Ŕ
qu’il était en train de crier le nom de son fils mort au fond d’une
forêt obscure Ŕ et cette fois ses cheveux se dressèrent sur sa tête. De
longs frissons incoercibles le parcoururent, comme s’il était en butte
à une sévère attaque de fièvre maligne.
ŕ Gage ?
Les bruits s’étaient tus.
« Non, pas encore, il est trop tôt. Ne me demande pas comment
je le sais. Je le sais, voilà tout. Ce n’est pas Gage qui est tapi là-bas
derrière. C’est… autre chose. »
Tout à coup, il entendit la voix d’Ellie qui lui expliquait : Il lui a
crié : « Lazare, sors ! »… S’il avait seulement dit : « Sors ! » tous les
morts de ce cimetière seraient sortis de leur tombe. Mais Jésus ne
voulait que Lazare.
De l’autre côté du tas d’arbres morts, les bruits avaient repris. De
l’autre côté de la barrière. Presque Ŕ mais pas tout à fait Ŕ couverts
par le mugissement du vent. Comme si une créature aveugle,
poussée par quelque obscur atavisme, avait pisté Louis. Des images

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atroces, répugnantes, se formèrent dans son cerveau exténué : celles
d’une taupe colossale, d’une chauve-souris géante qui eût sautillé
gauchement à travers les fourrés au lieu de voler.
Il sortit du Simetierre à reculons et ne tourna le dos au tas
d’arbres morts Ŕ dont la masse hostile luisait d’un éclat spectral,
barrant les ténèbres d’une cicatrice livide Ŕ que lorsqu’il fut hors de
vue. Ensuite il pressa le pas, et lorsqu’il fut arrivé à environ cinq
cents mètres de l’endroit où le chemin jaillissait hors de la forêt et
s’engageait dans le pré derrière chez lui, il eut un dernier sursaut
d’énergie et se mit à courir.

Après avoir jeté la pelle et la pioche dans un coin du garage,


Louis resta un moment debout au sommet de l’allée, les yeux fixés
sur le chemin qu’il venait de parcourir ; ensuite, il les leva au ciel. Il
était quatre heures et quart : l’aube n’allait sans doute pas tarder à
se lever. De l’autre côté de l’Atlantique, le soleil était déjà haut dans
le ciel, mais ici, à Ludlow, la nuit tenait encore bon. Le vent soufflait
inlassablement.
Il traversa le garage en tâtonnant le long de la paroi et pénétra
dans la maison par la porte de derrière. Il n’alluma pas dans la
cuisine et se dirigea droit vers le petit cabinet de toilette qui ouvrait
sur le dégagement séparant la cuisine de la salle à manger. Cette
fois, il actionna le commutateur et il se retrouva nez à nez avec
Church, vautré sur le couvercle du réservoir de la chasse d’eau, qui
le fixait de ses yeux jaune-vert à l’expression trouble.
ŕ Church ? fit Louis. Je croyais qu’on t’avait mis dehors.
Le chat continua à le fixer sans bouger. Oui, on l’avait bel et bien
mis dehors, en fait, Louis s’en était personnellement chargé. Il s’en
souvenait très distinctement. Tout comme il se souvenait d’avoir
remplacé le carreau cassé du soupirail de la cave et de s’être dit que
ça réglerait le problème. Quelle blague ! Comment avait-il pu être
aussi naïf ? Quand Church avait envie de rentrer, il rentrait, voilà
tout.
Church était différent, à présent.
Mais ça lui était égal. Il était tellement abruti de fatigue que plus
rien ne paraissait avoir d’importance.
Il lui semblait n’être plus qu’un vague déchet d’humanité, un peu
pareil à ces morts-vivants hagards et titubants des films de George

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Romero. Ou à un des « hommes creux » du poème de T.S. Eliot.
« Tournons, tournons autour du figuier de Barbarie. À cinq
heures du matin », se récita-t-il, et il émit un gloussement étranglé.
ŕ Eh oui, Church, j’ai la tête pleine de paille, dit-il d’une voix
rauque et croassante tout en déboutonnant sa chemise. Je suis une
belle andouille, crois-moi.
Une vilaine ecchymose brunâtre était en train de s’agrandir sur
son côté, et après avoir baissé son blue-jean, il constata que le genou
qu’il avait cogné contre une pierre tombale était enflé comme un
melon. La bosse avait pris une sale couleur violacée, et il comprit
que s’il restait un moment sans plier le genou, l’articulation serait
coincée comme par une chape de béton. C’était le genre de lésion
susceptible de se réveiller à chaque fois que l’atmosphère est un peu
trop pluvieuse pendant tout le reste de votre vie.
Il tendit une main pour caresser l’échine de Church, comme si ce
contact avait pu lui apporter une sorte de réconfort, mais le chat se
déroba, sauta à terre et sortit de la pièce de son allure titubante, si
bizarrement dépourvue de grâce féline. Au moment de passer la
porte, il coula un regard jaune et inexpressif dans la direction de
Louis.
Il y avait un tube de Ben-Gay dans l’armoire à pharmacie. Louis
s’assit sur le siège des toilettes et tartina son genou blessé d’une
couche épaisse de pommade phéniquée. Il s’en passa aussi dans la
région sacro-lombaire, opération qui n’alla pas sans quelque
difficulté.
Ensuite, il sortit du cabinet de toilette et gagna le living-room. Il
alluma la lumière du couloir d’entrée et resta un moment debout au
pied de l’escalier, regardant autour de lui d’un air hébété. Comme
tout cela lui paraissait étrange ! Là, il avait sorti le pendentif en
saphir de chez Tiffany de la poche de sa robe de chambre pour
l’offrir à Rachel le soir de Noël. Et là, c’était son bureau, le fauteuil
dans lequel il était assis le soir où il avait expliqué les réalités de la
mort à Ellie après que Norma Crandall eut été terrassée par une
crise cardiaque Ŕ ces réalités qu’en fin de compte il avait lui-même
trouvées inacceptables. C’est dans ce coin, là, qu’ils avaient dressé
l’arbre de Noël ; c’est à cette fenêtre qu’ils avaient scotché la dinde
confectionnée par Ellie avec des papiers de couleur (cette dinde à
laquelle Louis avait trouvé des allures de corbeau futuriste). Et

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quelques mois auparavant, la pièce avait été entièrement vide à
l’exception des piles de cartons et de caisses dans lesquels ils avaient
entassé toutes leurs possessions et qu’un gros camion de l’United
Van Lines avait acheminés de Chicago jusqu’ici. Louis se rappela les
avoir trouvées bien insignifiantes en les voyant ainsi emballées dans
des cartons, s’être dit que ce tas de vieux machins constituait un
bien piètre rempart contre ce monde extérieur hostile et froid où
leurs noms et leurs habitudes familiales ne signifiaient absolument
rien.
Comme tout cela lui semblait étrange… et comme il aurait voulu
n’avoir jamais entendu parler de l’université d’Orono, de Ludlow,
des Crandall et de tout le reste !
Il monta l’escalier en caleçon, pénétra dans la salle de bains du
premier, se jucha sur le tabouret et prit la petite mallette noire
rangée au sommet de l’armoire à pharmacie. Il l’emporta dans sa
chambre, s’assit sur le lit et en inspecta le contenu. Oui, il
disposerait de plusieurs seringues hypodermiques si besoin était et,
sous les rouleaux de bande Velpeau, les ciseaux de chirurgie et les
sachets de fil à suturer, il découvrit un certain nombre de petits
flacons qui contenaient un produit hautement toxique.
Ça pourrait toujours servir.
Louis referma la mallette et la posa par terre à côté de lui. Il
éteignit le plafonnier, puis il s’allongea, les mains croisées sous la
nuque. C’était un vrai délice de pouvoir enfin s’étendre
confortablement sur un vrai lit. Il se mit à rêvasser, et son
imagination le ramena une fois de plus à la Floride et à Disney
World. Il se vit vêtu d’un uniforme blanc, au volant d’une
fourgonnette également blanche dont les flancs ne portaient pas
d’autre signe distinctif que la célèbre paire d’oreilles de Mickey Ŕ
rien qui puisse faire soupçonner qu’il s’agissait d’un véhicule de
secouristes, rien qui puisse effaroucher la clientèle.
Gage était assis à côté de lui, la peau tannée par le soleil, si
rayonnant de santé que le blanc de ses yeux en avait des reflets
bleutés. À quelques pas sur leur gauche, ils apercevaient un grand
Dingo qui secouait la main d’un petit garçon pétrifié
d’émerveillement. Puis ce fut Winnie l’ourson qui posait avec deux
mémés hilares en pantalon tandis qu’une troisième mémé hilare en
pantalon les prenait en photo, et une fillette endimanchée qui criait

- 477 -
à tue-tête : « Oh, je t’aime, mon petit Tigrou ! Je t’aime tellement ! »
Louis et son fils patrouillaient inlassablement à travers ce
domaine enchanté à bord de leur fourgonnette blanche. Le
gyrophare rouge qui surmontait le tableau de bord était pieusement
dissimulé par un capuchon de vinyle noir. Car ils ne voulaient pas
semer la zizanie Ŕ oh, non ! Ŕ seulement être prêts à l’affronter
partout où elle montrerait le bout de son nez. Même ici, dans cet
endroit uniquement voué aux plaisirs les plus innocents, la fatalité
était partout à l’affût : tantôt, c’était un quinquagénaire jovial qui
venait d’acheter un rouleau de pellicule à la boutique photo de Main
Street qui s’agrippait soudain la poitrine et tombait terrassé par un
infarctus, tantôt une femme enceinte qui perdait subitement les
eaux au moment où elle posait le pied hors d’une des petites cabines
de la Grande Roue, ou encore une fillette de douze ans à l’adorable
blondeur, pareille à celles des couvertures de magazine de Norman
Rockwell, qui était tout à coup victime d’une attaque d’épilepsie
foudroyante et s’abattait de tout son long sur le trottoir, les talons
de ses baskets martelant le ciment sur un rythme frénétique et
discordant. On n’était jamais à l’abri des coups de sang, des coups
de soleil, des coups de chaleur, et quelquefois même, à la fin d’un de
ces longs après-midi torrides et étouffants de l’été floridien, il
arrivait que la foudre frappât. Souvent aussi, le Gwand, le Tewwible
Oz rôdait en personne dans les parages ; on l’apercevait arpentant la
chaussée juste au-dessous de l’endroit où le monorail pénètre dans
le tunnel du Pays de la Magie, ou chevauchant un des Dumbos
volants du grand manège en promenant autour de lui son regard
inexpressif et brumeux. Louis et Gage en étaient venus à le
considérer comme une des figures familières de l’énorme parc
d’attractions, au même titre que Dingo et Mickey, Winnie et Tigrou,
ou que l’irascible Mr Duck. À part que personne ne désirait être
photographié à ses côtés, ni lui présenter son petit garçon ou sa
petite fille. Louis et Gage le connaissaient bien, car ils avaient eu
affaire à lui quelque temps plus tôt, en Nouvelle-Angleterre. Oz
n’attendait que l’occasion de vous étouffer à l’aide d’une bille, de
vous asphyxier à l’aide d’un sac de teinturier imprégné de détachant
toxique, de vous faire frire à l’aide d’une bonne giclée d’électricité.
(« Tu veux aller faire une petite balade dans l’autre monde,
charmant bambin ? Tiens, tu n’as qu’à coller ton doigt dans cette

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douille vide ou dans cette prise murale qui s’ennuie toute seule ! »)
La mort était présente partout : dans le petit sac de cacahuètes à
vingt-cinq cents, dans le morceau de bifteck qu’on avale de travers,
dans le prochain paquet de cigarettes. Elle était à l’œuvre vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, l’œil fixé sur les écrans de la salle de
contrôle d’où elle surveillait tous les points de passage entre la vie
terrestre et l’éternité. Seringues mal lavées, insectes venimeux,
câbles à haute tension tombés dans les hautes herbes, incendies de
forêt. Patins à roulettes déchaînés qui propulsent des petits mômes
étourdis au beau milieu d’un carrefour encombré.
Quand vous vous installez dans la baignoire pour prendre une
douche, Oz vient s’y coller avec vous. « Soyez économes, douchez-
vous avec un ami. » Quand vous montez en avion, c’est à Oz que
vous remettez votre carte d’embarquement. Il est dans l’eau que
vous buvez, dans les aliments que vous mangez.
Quand vous vous réveillez en sursaut, seul et terrifié, et que vous
criez : « Qui est là ? en direction des ténèbres, c’est sa voix qui vous
répond : « N’aie pas peur, vieux, ce n’est que moi. Comment vas-tu,
yau de poêle ? Ah, t’as un cancer du côlon ? C’est pas le pied, dis
donc, dure déveine ! « Septicémie ! Leucémie ! Thrombose !
Athérosclérose ! Encéphalite ! Ostéomyélite ! Allons-y, allez, go !
Junkie tapi sous une porte cochère avec un couteau. Téléphone qui
sonne au beau milieu de la nuit. Le sang bouillonne dans l’acide
d’une batterie sur une rampe d’autoroute perdue de la Caroline du
Nord. Des comprimés en grosses poignées Ŕ « allez, croque ». Cette
bizarre coloration bleue des ongles des victimes d’asphyxie Ŕ en se
débattant désespérément pour survivre, le cerveau pompe toutes les
parcelles d’oxygène dont il peut disposer, y compris celui des
cellules vivantes de la région sub-ungueale. « Salut, les aminches,
on m’appelle le Gwand, le Tewwible Oz, mais vous pouvez dire Oz
tout court, après tout on est potes à présent, pas vrai ? Je ne reste
qu’une minute, le temps de vous foutre en l’air avec un petit coup de
congestion cérébrale, une petite rupture du myocarde ou un machin
du même genre. Vous m’excuserez de ne pas m’attarder, mais j’ai
une parturiente à faire mourir en couches et un petit boulot
d’asphyxie par oxyde de carbone à expédier du côté d’Omaha. »
Et en arrière-plan, il y a cette petite voix grêle de fillette qui
piaille sans discontinuer : « Je t’aime Tigrou ! J’ai foi en toi,

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Tigrou ! Jamais je ne cesserai de t’aimer et d’avoir foi en toi ! Ainsi,
je resterai éternellement jeune et il n’y aura jamais de place dans
mon cœur pour aucun autre Oz que l’inoffensif charlatan que
Dorothy est allée visiter dans la Cité. »
Nous patrouillons sans cesse, mon fils et moi… parce que
l’essentiel dans la vie ce n’est ni la guerre ni l’amour, c’est ce
combat épique – et perdu d’avance contre le Gwand, le Tewwible
Oz. Nous patrouillons, assis côte à côte dans notre fourgonnette
blanche, sous le ciel étincelant de la Floride. Le gyrophare rouge
est dissimulé par un capuchon, mais au besoin nous pouvons
toujours le décoiffer… et personne d’autre que nous n’a besoin de
savoir… parce que… parce qu’un cœur d’homme a un sol plus
rocailleux, Louis. On y fait pousser ce qu’on peut… et on le soigne.
Tandis qu’il remuait ces confuses pensées entremêlées de brefs
éclats de rêve, Louis Creed glissait lentement vers le sommeil,
débranchant un à un les fils qui reliaient son cerveau à la réalité
extérieure.
À la fin, les dernières traces de pensée s’effacèrent de l’écran de
son esprit, et sa fatigue écrasante l’entraîna tout au fond d’un
immense gouffre ténébreux.

Juste avant le point du jour, des pas résonnèrent sur les marches
de l’escalier. Ils étaient lents, maladroits, mais nullement indécis.
Une ombre silencieuse passa dans le couloir obscur, laissant dans
son sillage une traîne de puants effluves. Louis dormait d’un
sommeil extrêmement pesant, mais il grogna et se retourna sur le
ventre pour échapper à cette odeur.
Ensuite, sa respiration reprit un rythme profond et régulier.
La silhouette s’arrêta sur le seuil de la chambre.
Un court moment elle resta debout, immobile, puis elle entra. Le
visage de Louis était enfoui dans l’oreiller. Deux mains très blanches
se tendirent vers la trousse de médecin posée à côté du lit et en
firent jouer la serrure avec un imperceptible déclic.
Elles fourragèrent à l’intérieur, produisant un froissement étouffé
et de furtifs cliquetis de métal.
Les mains repoussèrent sans même s’y arrêter les boîtes de
pilules, les seringues, les flacons. Ensuite, elles découvrirent un
objet intéressant et le tirèrent hors de la mallette. L’objet jeta de

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brèves lueurs argentées dans la grisaille du jour naissant.
L’ombre se glissa hors de la chambre.

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TROISIÈME PARTIE

LE GWAND, LE TEWWIBLE OZ

Jésus, frémissant de nouveau en lui-même, se rendit au sépulcre.


C’était une grotte, et une pierre était placée devant. Jésus dit :
« Otez la pierre. »
Marthe lui dit : « Seigneur, il sent déjà, car il y a quatre jours qu’il
est là. » […]
Après avoir prié quelque temps, Jésus cria d’une voix forte :
« Lazare, sors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés de
bandes, et le visage enveloppé d’un linge.
Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller. »
Évangile selon Jean (paraphrase)

ŕ Je viens seulement d’y penser ! s’écria-t-elle d’une voix


surexcitée. Ah, si j’y avais pensé plus tôt ! Et toi, pourquoi n’y as-tu
pas pensé ?
ŕ Mais à quoi donc ? questionna-t-il.
ŕ Les deux autres vœux, bredouilla-t-elle. Nous n’en avons
utilisé qu’un !
ŕ Un seul ne t’a donc pas suffi ? s’exclama-t-il farouchement.
ŕ Non ! cria-t-elle d’une voix exultante. Nous allons en formuler
un second. Va-t’en chercher l’objet bien vite, et souhaitons que
notre fils revienne à la vie.
W.W. Jacobs, La Patte de singe

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58

Jud Crandall s’éveilla avec un sursaut si brusque qu’il faillit


tomber de son fauteuil. Combien de temps avait-il dormi ? Il n’en
avait pas la moindre idée.
Peut-être dix minutes, peut-être trois heures. Il consulta sa
montre : cinq heures moins cinq. Il avait l’étrange sentiment que
tous les objets de la pièce s’étaient subtilement déplacés, et une
douleur sourde lui tenaillait l’échine. C’était d’avoir dormi assis,
bien entendu.
« Vieillard stupide, tu t’es encore oublié. Ah, c’est du propre,
tiens ! »
Mais au fond de son cœur, il savait bien qu’il ne s’était pas
simplement oublié. Il ne s’était pas endormi à son poste de son
propre mouvement : quelqu’un l’y avait aidé.
Cette idée l’effrayait, mais il y avait autre chose qui l’effrayait
encore plus : qu’est-ce qui l’avait réveillé ? Il lui semblait qu’il avait
entendu un bruit, ou un…
Il retint sa respiration et tendit l’oreille. D’abord il n’entendit que
le bruissement un peu sifflant de son cœur.
Puis il perçut un son. Pas celui qui l’avait réveillé, un autre. Un
imperceptible grincement de gonds.
Jud connaissait tous les bruits de la maison. Il savait quelles
lames de plancher et quelles marches d’escalier craquaient, il savait
à quelles portions exactes des gouttières le vent faisait émettre des
ululements lorsqu’il était pris d’une rage ivre comme la nuit passée.
Et le son qu’il venait d’entendre lui était tout aussi familier. La
grande porte en chêne qui séparait la véranda de l’entrée venait de
s’ouvrir. Et sur la base de cette information, son esprit n’eut aucune
peine à revenir en arrière et à identifier le bruit qui l’avait réveillé.
C’était celui des ressorts de la porte à treillis de la véranda se
détendant très lentement.
ŕ Louis ? appela-t-il à tout hasard.

- 483 -
Mais il se doutait bien que ce n’était pas Louis.
C’était quelqu’un Ŕ ou quelque chose Ŕ qu’on avait envoyé pour
faire payer à un vieillard son orgueil et sa présomption.
Des pas résonnèrent dans le vestibule d’entrée.
Lentement, ils venaient vers le séjour.
À nouveau Jud voulut articuler le nom de Louis, mais sa voix
s’étrangla dans sa gorge : il venait de sentir l’odeur de cette chose
qui avait pénétré en catimini chez lui aux premières lueurs du jour.
L’odeur était infecte, nauséabonde, semblable à celle qui s’exhale
des marais littoraux pleins de varechs en décomposition.
Jud distinguait la forme des objets, mais pas leurs contours
précis. Le gros buffet pansu, le vaisselier rustique la grande
commode de hauteur double… les meubles de Norma. Il essaya de
se lever, mais ses jambes se dérobaient sous lui. Au fond de sa tête,
une voix glapissait d’amères protestations : non, il n’était pas prêt, il
était trop vieux pour affronter cela encore une fois de cette manière
improvisée ; il se souvenait de l’horreur qu’il avait éprouvée face à
Timmy Baterman Ŕ et il était jeune en ce temps-là.
La porte battante s’ouvrit et des ombres se glissèrent à l’intérieur
de la pièce. L’une de ces ombres avait plus de substance que les
autres.
Ah, mon Dieu, cette puanteur !
Des pas traînants dans les ténèbres.
ŕ Gage ? fit Jud en retrouvant enfin la force de se redresser.
Du coin de l’œil, il aperçut le rouleau de cendre qui dessinait
encore la forme d’une cigarette au creux du cendrier Jim Beam.
ŕ Gage, c’est t… ?
Un épouvantable miaulement se fit entendre, et l’espace d’un
instant, Jud eut la sensation que tous ses os se changeaient en glace.
Ce n’était pas le fils de Louis revenu d’entre les morts, mais un
monstre hideux, une créature abominable.
Mais non. Ce n’était ni Gage ni un monstre.
Ce n’était que Church qui miaulait, à croupetons devant la porte.
Ses yeux luisaient comme des ampoules électriques noircies. Le
regard de Jud quitta le chat et se posa sur la créature qui était
entrée dans la pièce avec lui.
Le vieil homme se mit à reculer en s’efforçant de rassembler ses
idées, d’empêcher cette affreuse odeur d’obscurcir son intelligence.

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Il était frigorifié, tout à coup. La créature avait apporté ce froid
polaire avec elle.
Jud se sentit basculer. C’était le chat qui l’avait fait trébucher en
s’enroulant autour de ses chevilles.
Il ronronnait bruyamment. Jud le chassa d’un coup de pied.
Church découvrit ses crocs et cracha dans sa direction.
« Réfléchis ! Réfléchis, bougre de vieil idiot, peut-être qu’il n’est
pas trop tard, peut-être qu’on peut encore faire quelque chose… Il
est revenu, mais il est encore possible de le tuer une seconde fois…
peut-être que tu pourrais… si seulement tu arrivais à réfléchir…»
Il reculait pas à pas vers la porte de la cuisine.
Tout à coup, il pensa au tiroir à ustensiles, sous le plan de travail
de l’évier. Il contenait un hachoir à viande.
Il sentit le bas de la porte battante contre ses mollets décharnés
et il l’ouvrit d’une poussée. La créature qui s’était introduite chez lui
n’était encore qu’une silhouette indistincte dans la pénombre, mais
Jud l’entendait respirer. Il voyait aussi une main très blanche qui se
balançait dans l’air ; la main tenait un objet qu’il n’arrivait pas à
discerner. Lorsqu’il eut pénétré à l’intérieur de la cuisine, la porte
battante retomba. Aussitôt, Jud tourna les talons et il se rua sur le
tiroir à ustensiles. Il le tira d’une saccade et sa main se referma sur
le manche en buis cannelé du couperet. Il l’empoigna solidement et
se tourna de nouveau vers la porte, allant même jusqu’à avancer de
deux pas dans sa direction. Il avait repris un peu de cœur au ventre.
« Dis-toi bien que ce n’est pas un gamin. Il n’en a que
l’apparence. Quand il comprendra que tu vois clair dans son jeu, il
va peut-être se mettre à hurler de peur, ou à chialer. Mais ne te
laisse pas avoir. Tu t’es fait assez flouer comme cela, vieille buse.
C’est ta dernière chance. »
La porte battante s’ouvrit, mais seul le chat pénétra dans la
cuisine. Jud l’observa un moment, puis son regard se fixa à nouveau
sur la porte.
La cuisine était orientée à l’est. La lumière du jour naissant, pâle
et laiteuse, pénétrait par la fenêtre.
Elle n’éclairait pas beaucoup, mais suffisamment pour qu’on y
voie Ŕ trop, étant donné ce qu’il y avait à voir.
Gage Creed venait d’entrer dans la cuisine. Il portait le petit
costume dans lequel on l’avait enterré.

- 485 -
Une mousse d’un vert noirâtre avait poussé sur les épaules et les
revers du veston, souillant sa chemise blanche. Une croûte de terre
sèche recouvrait ses fins cheveux blonds. Il avait un œil mort, dont
le regard se perdait dans l’espace avec un air affreusement attentif ;
l’autre était rivé sur Jud.
Il lui souriait.
ŕ Bonjour, Jud, pépia-t-il. (Il avait la voix flûtée d’un très petit
enfant, mais son élocution était parfaitement claire.) Je suis venu
pour expédier en enfer ta vieille âme puante et pourrie. Tu m’as
baisé dans le temps. Tu devais bien te douter que je reviendrais un
jour ou l’autre pour te rendre la politesse, non ?
Jud leva son couperet.
ŕ Si tu veux baiser quelqu’un, sors ta biroute et approche-toi,
fantôme de mes deux ! On va voir qui c’est qui baisera l’autre.
ŕ Norma est morte, dit Gage. Personne ne te pleurera. Ah, celle-
là, quelle roulure c’était ! Elle s’est fait troncher par tous tes copains,
Jud. Elle se faisait prendre par-derrière. Une bite dans le cul, c’est
ce qui lui plaisait le mieux. Elle est en train de rôtir en enfer, avec
son arthrite et tout. Je l’ai vue en enfer, Jud. Oui, je l’ai vue.
La créature s’avança lourdement vers Jud. Ses pieds laissaient
des traînées boueuses sur le linoléum usé. Elle tendait un bras vers
Jud, comme pour lui serrer la main, et son autre main était cachée
derrière son dos.
ŕ Écoute, Jud, murmura-t-elle.
Sa bouche s’ouvrit, découvrant de minuscules dents de lait, et,
sans que les lèvres remuent, la voix de Norma en sortit.
ŕ Je me moquais de toi ! Tous, on se moquait de toi ! Ah, qu’est-
ce qu’on riiiiaaaaaiiiit…
ŕ Arrête ça ! cria Jud.
Le couperet tremblait entre ses doigts.
— Je l’ai fait avec Herk, dans notre lit, je l’ai fait avec George, et
avec tous les autres. J’étais au courant pour tes putains, mais toi,
tu ne savais pas que tu en avais épousé une ! Et on riait, Jud, ah,
comme on riait ! Je me faisais grimper, et après on riiiaait…
ŕ ARRÊTE ÇA ! hurla Jud.
Il se jeta sur la petite créature qui chancelait dans son costume de
cérémonie macule de moisissure et c’est à cet instant précis que le
chat fondit vers lui, surgissant brusquement de sous le gros plateau

- 486 -
de boucher dans les ombres duquel il était tapi. Il crachait, les
oreilles couchées en arrière, et il fit un croc-en-jambe à Jud, qui
tomba à la renverse. Le couperet lui échappa, ricocha en tournoyant
sur lui-même à travers le linoléum bosselé et délavé, rebondit sur la
plinthe avec un cliquetis assourdi et disparut sous le réfrigérateur.
Jud comprit qu’il s’était fait berner une fois de plus et son unique
consolation fut de se dire que ça ne risquait plus de jamais lui
arriver. Debout sur ses jambes, le chat lui montrait les crocs en
crachant comme un perdu. Puis Gage s’approcha de lui, la bouche
fendue par un sourire affreux, ses yeux cerclés de filaments
sanglants arrondis comme deux lunes.
Il sortit sa main droite de derrière son dos et Jud vit que l’objet
qu’il n’était pas arrivé à distinguer lorsque Gage était entré dans le
séjour était un des scalpels de Louis.
ŕ Ô doux Jésus ! articula le vieil homme.
Il leva la main droite pour parer le coup. Et là, il eut une illusion
d’optique et il se dit qu’il avait la berlue : il lui semblait que le
scalpel se trouvait des deux côtés de sa paume en même temps. Puis
un liquide tiède lui dégoutta sur le visage, et il comprit.
ŕ Maintenant, c’est moi qui vais te baiser, vieille loque ! gloussa
la créature en lui soufflant son haleine méphitique dans la figure. Je
vais te baiser, oui ! Je vais te baiser jusqu’à… plus… soif !
Jud projeta son bras gauche en avant et il agrippa le poignet de
Gage. Il sentit la peau qui se détachait sous ses doigts comme du
parchemin desséché.
Le poignet lui glissa entre les doigts, et le scalpel lui laissa une
entaille béante au creux de la paume.
ŕ Jusqu’à… plus… SOIF !
Le scalpel s’abattit encore.
Et encore.
Et encore.

- 487 -
59

ŕ Essayez de démarrer à présent, dit le routier qui était penché


sur le moteur de la Chevette de Rachel.
Elle donna un tour de clé, et le moteur se mit à rugir. Le
camionneur rabattit le capot et il s’approcha d’elle en s’essuyant les
mains avec un bandana bleu.
Il avait un visage rubicond, ouvert et rieur, et la visière de sa
casquette était relevée au-dessus de son front.
ŕ Oh, merci, monsieur ! lui dit Rachel, les larmes aux yeux. Sans
vous, je ne sais pas ce que je serais devenue.
ŕ Bah, vous savez, même un môme vous aurait arrangé ça en
cinq sec. Évidemment, c’était bizarre, comme truc. J’ai jamais vu
une panne pareille sur une bagnole neuve.
ŕ Pourquoi ? Qu’est-ce que c’était ?
ŕ Vous aviez un câble de batterie qu’était décroché. Y a pas
quelqu’un qui vous aurait tripatouillé votre moteur, par hasard.
ŕ Non, dit Rachel, et elle se souvint de cette impression qu’elle
avait eue d’être en train de courir avec l’élastique du plus gros lance-
pierres du monde autour de la taille.
ŕ Dans ce cas, c’est qu’il a dû se détacher tout seul à cause des
cahots. Mais vos câbles de batterie ne vous joueront plus de tours, à
présent. Je les ai fixés bien solidement.
ŕ Je peux vous payer quelque chose ? interrogea timidement
Rachel.
Le camionneur eut un rugissement de rire.
ŕ Ça, ma petite dame, c’est pas mon genre ! dit-il. Vous savez
bien qu’on est les chevaliers de la route, nous autres.
Rachel eut un sourire.
ŕ Eh bien… merci, alors, dit-elle.
ŕ Y a vraiment pas de quoi, répondit le routier en lui adressant
un grand sourire dont la chaleur paraissait presque incongrue dans
le petit matin blafard.

- 488 -
Rachel lui retourna son sourire, puis traversa prudemment le
parking en direction de la chaussée. Elle inspecta soigneusement les
deux côtés de la route de service avant de s’y engager. Cinq minutes
plus tard, elle roulait à nouveau sur l’autoroute en direction du
nord. L’action du café était encore plus efficace qu’elle ne l’avait
espéré. Elle était complètement réveillée à présent, elle n’éprouvait
plus la moindre torpeur, et ses yeux n’avaient aucune peine à rester
ouverts. À nouveau, ce désagréable sentiment d’avoir été manipulée
lui effleura l’esprit. Le câble de la batterie qui se détachait tout seul
de sa borne…
Afin qu’elle soit retenue juste le temps que…
Elle éclata d’un rire nerveux. Le temps que quoi, enfin ?
« Le temps que quelque chose d’irrévocable se produise. »
C’était idiot. Complètement ridicule. Néanmoins, le pied de
Rachel enfonça machinalement la pédale de l’accélérateur et la
petite voiture bondit en avant.
À cinq heures, à l’instant précis où Jud essayait de parer les
coups d’un scalpel dérobé dans la trousse de médecin de son grand
ami Louis Creed et où Ellie se dressait brusquement dans son lit en
hurlant de terreur (terreur née d’un cauchemar dont elle n’avait
Dieu merci gardé aucun souvenir), Rachel sortit de l’autoroute, et
coupa par Hammond Street, rue qui longeait le cimetière où le
cercueil de son fils ne contenait plus désormais qu’une bêche
tordue, pour rejoindre le pont de Brewer. À cinq heures et quart,
elle était sur la route 15 et fonçait vers Ludlow.

Elle avait décidé de se rendre directement chez Jud ; ainsi, sur ce


point-là au moins, elle tiendrait sa promesse. Du reste, la Civic
n’était pas dans l’allée de leur jardin. Elle aurait pu être au garage,
évidemment, mais la maison avait un air assoupi, vacant.
Rien ne lui suggérait que Louis pût s’y trouver.
Rachel vint se ranger derrière le camion à plateforme de Jud,
descendit de la Chevette et regarda attentivement autour d’elle. Le
gazon, couvert d’une rosée abondante, scintillait dans la clarté
naissante.
Quelque part, un oiseau jeta un trille, puis se tut.
Depuis les temps lointains de sa prime enfance, Rachel n’avait eu
que rarement l’occasion d’être debout Ŕ et seule Ŕ d’aussi bonne

- 489 -
heure sans avoir une obligation à remplir, et à chaque fois, elle avait
éprouvé un sentiment de solitude en même temps qu’une sorte
d’élan spirituel Ŕ qui naissait de sa perception paradoxale du
renouveau dans la continuité. Mais ce matin-là, elle ne sentit rien
d’aussi clair que cela. Elle n’éprouvait qu’un malaise persistant,
dont elle ne pouvait pas uniquement imputer la cause aux vingt-
quatre heures harassantes qu’elle venait de passer et à son récent
deuil.
Elle gravit les marches de la véranda et tira la porte à treillis. Elle
voulait faire usage du timbre à l’ancienne mode de la porte d’entrée.
Cette sonnette, elle l’avait trouvée charmante la première fois
qu’elle avait rendu visite aux Crandall en compagnie de Louis.
C’était un timbre dit « cri-cri », avec un bouton en acier nickelé en
forme de papillon ; on tournait le bouton dans les deux sens, et il
produisait un carillon sonore, mais harmonieux, qui avait quelque
chose de délicieusement suranné.
Elle tendit la main vers le bouton de la sonnette, puis ses yeux se
posèrent sur le plancher de la véranda et elle fronça les sourcils. Il y
avait des traces boueuses sur le paillasson. Elle se retourna et vit des
empreintes de pas qui allaient de la porte à treillis à cette porte-ci.
De très petites empreintes, telles qu’auraient pu en laisser des pieds
d’enfant. Or, Rachel venait de passer toute la nuit sur la route et il
n’était pas tombé une seule goutte de pluie. Du vent, il y en avait eu,
ça oui ; mais pas de pluie.
Elle regarda longtemps les traces de pas Ŕ trop longtemps, en
vérité Ŕ et à la fin elle dut se forcer à tendre la main vers le bouton
de la sonnette. Elle posa les doigts dessus… puis sa main retomba.
« C’est une simple appréhension, se dit-elle. J’anticipe
simplement le son strident que la sonnette va produire dans ce
grand silence. Jud s’est probablement endormi et le carillon va le
réveiller en sursaut…»
Mais ce n’était pas de cela qu’elle avait peur.
Depuis le moment où elle avait commencé à lutter contre cette
torpeur écrasante sur la route, une espèce de crainte diffuse s’était
installée en elle, et elle ne l’avait pas quittée un instant depuis. Mais
à présent, elle éprouvait une peur bien différente, beaucoup plus
vive, qui n’avait d’autre objet que ces empreintes de pas. « Des
empreintes qui sont de la dimension…»

- 490 -
Elle s’efforça de repousser cette pensée, mais son esprit inerte et
las ne réagit pas assez vite.
… des pieds de Gage.
Oh, arrête, tu ne peux donc pas t’arrêter ?
Elle avança la main et tourna le bouton de la sonnette.
Le carillon était encore plus sonore que dans son souvenir, mais
il n’était pas si harmonieux que ça : il résonna comme un hurlement
étranglé dans le silence. Rachel fit un bond en arrière, et éclata d’un
petit rire nerveux, absolument dépourvu de gaieté.
Elle guetta le pas de Jud, mais rien ne vint. La maison restait
plongée dans un complet silence, et Rachel était en train de débattre
avec elle-même sur la question de savoir si elle oserait ou non
imprimer de nouvelles torsions à ce petit papillon d’acier, lorsque
soudain un son lui parvint, venant de l’autre côté de la porte fermée
Ŕ le dernier auquel elle se fût attendue, même dans ses conjectures
les plus fantaisistes.
Miaou !… Miaou !… Miaou !
ŕ Church ? fit Rachel, perplexe et éberluée.
Elle essaya de distinguer quelque chose à travers les vitres de la
porte, mais c’était impossible, bien sûr. Le rideau de plumetis brodé
et posé par Norma était trop impeccablement ajusté.
ŕ C’est toi, Church ?
Miaou !!!
Rachel essaya la poignée. La porte n’était pas fermée à clé.
Church était assis au milieu du vestibule d’entrée, sa queue
sagement enroulée autour de ses pattes. Son pelage était maculé de
taches sombres.
« De la boue », songea Rachel, puis elle vit qu’un liquide rouge
perlait à la pointe des moustaches de l’animal.
Church leva une patte et se mit à la lécher, sans cesser de
dévisager Rachel.
ŕ Jud ? lança-t-elle, inquiète pour de bon cette fois, en faisant un
pas à l’intérieur.
Rien. Pas de réponse. La maison baignait dans un silence total.
Rachel essaya de réfléchir, mais tout à coup, des images de sa
sœur Zelda lui envahirent l’esprit, oblitérant toute espèce de pensée.
Elle se rappela ses mains crochues comme des serres. Sa manière de
se taper la tête contre le mur quand elle était furieuse Ŕ le papier

- 491 -
peint au-dessus de son lit était tout lacéré, et sous le papier peint, le
plâtre était craquelé, couvert d’éraflures. Ce n’était pas le moment
de penser à Zelda. Jud était peut-être blessé. Et s’il avait fait une
mauvaise chute ? C’était un vieil homme, après tout.
« C’est à ça qu’il faut penser, pas aux rêves que tu faisais enfant,
des rêves dans lesquels tu te voyais ouvrir la porte d’un placard
d’où Zelda surgissait pour se jeter sur toi avec un horrible sourire
sur sa face noircie, d’autres où tu étais dans la baignoire et où tu
t’apercevais que les yeux de Zelda t’épiaient par la bonde
d’écoulement, et ceux où Zelda était tapie au fond du sous-sol,
derrière la chaudière, ceux où…»
Les babines de Church se soulevèrent, découvrant ses petites
dents pointues, et il émit un nouveau Miaou !
« Louis avait raison, on n’aurait jamais dû faire opérer ce chat,
depuis il a quelque chose qui ne tourne pas rond. Louis avait
prétendu que ça ferait disparaître tous ses instincts agressifs, mais
sur ce point il se trompait. Church chasse toujours autant, et
même…»
Miaou ! cria derechef l’animal avant de virevolter brusquement
et de gravir l’escalier à toute allure.
ŕ Jud ? lança une nouvelle fois Rachel. Vous êtes là-haut, Jud ?
Church fit Miaou ! du haut de l’escalier, comme pour lui
confirmer le fait, puis il détala le long du couloir et disparut.
« Comment est-il rentré, au fait ? Qui lui a ouvert ? Pourquoi ? »
Rachel oscillait d’un pied sur l’autre, hésitant sur la conduite à
tenir. Le pire était que tout cela lui faisait l’impression de… d’une
espèce de mise en scène, comme si on avait voulu l’attirer dans cette
maison, comme si…
Là-dessus, un grognement de douleur étouffé lui parvint, venant
de l’étage. C’était la voix de Jud, indéniablement. « Peut-être qu’il a
glissé dans la baignoire, peut-être qu’il s’est pris les pieds dans
quelque chose et qu’il est tombé, peut-être qu’il s’est cassé la jambe,
luxé la hanche, les vieux ont des os tellement friables, et qu’est-ce
que tu as à danser d’un pied sur l’autre comme si tu avais envie de
pisser, remue-toi un peu, ma vieille, Church avait du sang sur ses
moustaches, du sang ! Jud est blessé et toi tu restes là, les bras
ballants ! Mais qu’est-ce qui te prend, bon Dieu ? »
ŕ Jud ?

- 492 -
Un autre grognement lui répondit et elle gravit l’escalier quatre à
quatre.
Rachel n’était encore jamais montée au premier étage de la
maison des Crandall. Comme le corridor n’avait qu’une fenêtre,
orientée à l’ouest, il était encore plongé dans une demi-obscurité. Il
était large et conduisait vers l’arrière de la maison, parallèlement à
la cage d’escalier, dont l’élégante rampe en bois de cerisier luisait
doucement dans la pénombre. Il y avait une photographie encadrée
de l’Acropole accrochée au mur, et…
(C’est Zelda, au bout de toutes ces années, elle t’a retrouvée, son
grand moment est venu, il suffit que tu ouvres la bonne porte et elle
sera là avec son dos bossu et difforme puant la pisse, puant la
mort, c’est Zelda, son moment est venu, elle t’a enfin rattrapée.)
Le grognement étouffé lui parvint à nouveau. Il venait de la
deuxième porte à droite.
Rachel s’avança lentement vers la porte. Ses talons claquaient sur
le parquet. Il lui semblait que tout se déformait autour d’elle. Ce
n’était pas l’effet d’une distorsion du continuum spatio-temporel.
C’est elle qui rapetissait. La photographie de l’Acropole flottait de
plus en plus haut au-dessus de sa tête, et la poignée de porte en
verre taillé serait bientôt au même niveau que ses yeux. Elle tendit
la main… et avant qu’elle l’eût seulement effleurée, la porte s’ouvrit
toute grande.
Zelda était debout en face d’elle.
Elle était voûtée et ramassée sur elle-même, et son corps déformé
s’était tellement rabougri qu’elle était devenue naine. Elle faisait à
peine plus de soixante centimètres de haut, et pour Dieu sait quelle
raison, elle était vêtue du petit costume gris dans lequel ils avaient
enterré Gage. Mais c’était bien Zelda. Ses yeux brillaient d’une joie
démentielle, son visage d’un violet sombre était constellé de taches
vineuses, et elle hurlait :
ŕ Je t’ai enfin retrouvée, Rachel, je vais te tordre le dos, tu seras
bossue comme moi et tu passeras le reste de tes jours alitée,
JAMAIS PLUS TU NE TE RELÈVERAS !
Church était perché sur les épaules de Zelda, dont le visage se mit
soudain à trembler et à se transformer.
Rachel fut prise d’un horrible vertige, et une nausée lui souleva
l’estomac. Comment avait-elle pu faire une aussi grossière

- 493 -
confusion ? Ce n’était pas Zelda qui se tenait devant elle.
Absolument pas ! C’était Gage. Son visage n’était pas cyanosé, mais
noir de crasse et barbouillé de sang. Et il était tout boursouflé,
comme s’il avait été hideusement déchiqueté et rafistolé à la hâte
par des mains inexpertes et négligentes.
Rachel cria son nom et elle lui ouvrit les bras.
L’enfant se précipita vers elle, une main derrière le dos, comme
pour dissimuler un modeste bouquet de fleurs des champs cueillies
à son intention dans un pré du voisinage.
ŕ Je t’ai apporté une surprise, maman ! glapissait-il. Je t’ai
apporté une surprise ! Je t’ai apporté une surprise !

- 494 -
60

Louis Creed fut réveillé par la sensation brûlante du soleil qui lui
tapait dans les yeux. Il essaya de se dresser sur son séant, et le
violent élancement de son dos lui arracha une grimace. Mazette !
C’était sévère. Il se laissa retomber sur son oreiller et il s’inspecta du
regard. Il était tout habillé. Bon sang !
Un long moment, il resta étendu, s’efforçant de bander ses
muscles raidis, puis il se souleva.
ŕ Oh merde ! gémit-il.
Pendant quelques secondes, la chambre tangua doucement
autour de lui. Son crâne palpitait douloureusement. Il essaya de
tourner la tête, et il eut la sensation que les tendons de son cou
avaient été remplacés par des lames de scie rouillées. Mais le pire,
c’était son genou. Le Ben-Gay n’avait pas fait le moindre effet. Il
aurait dû s’injecter une bonne dose de cortisone. L’enflure soulevait
la toile de son pantalon ; on aurait dit qu’il y avait un ballon
dessous.
ŕ Putain, je me suis drôlement bien arrangé ! grommela-t-il. Ah,
dis donc, le travail !
Très lentement, il plia son genou blessé afin de s’asseoir sur le
bord du lit. Il serrait les lèvres avec tant de force qu’elles en
blanchirent. Ensuite il se risqua à le fléchir un peu, attentif à ce que
la douleur lui disait, essayant de décider si c’était vraiment sérieux,
s’il n’était pas…
« Gage ! Est-ce que Gage est revenu ? »
Cette idée l’électrisa, et il se força à se lever malgré la douleur. Il
traversa la pièce en clopinant, sortit dans le couloir et se dirigea vers
la chambre de Gage. Il passa la tête à l’intérieur, hagard, ses lèvres
tremblantes formant muettement le nom de son fils, mais il n’y
avait personne. Il se traîna jusqu’à la chambre d’Ellie Ŕ vide aussi Ŕ,
puis gagna la chambre d’amis, à l’autre bout du couloir. Cette
chambre, dont les fenêtres donnaient sur la route, était vide aussi,

- 495 -
mais…
Une voiture que Louis ne connaissait pas était garée de l’autre
côté de la route, derrière le camion de Jud.
Et alors ?
Et alors, la présence d’une voiture inconnue chez Jud ne lui disait
rien de bon.
Louis s’approcha de la fenêtre et souleva le rideau de tulle pour
examiner l’auto un peu plus attentivement. C’était une petite voiture
bleue Ŕ une Chevette. Church était allongé sur le toit, pelotonné sur
lui-même et, apparemment, il dormait.
Louis resta un bon moment à regarder la voiture.
À la fin, il laissa retomber le rideau. Bon, Jud avait de la visite Ŕ
et après ? D’ailleurs, il était sans doute trop tôt pour se préoccuper
de ce qui risquait ou ne risquait pas d’arriver à Gage. Church n’était
revenu qu’aux alentours d’une heure, et il était à peine neuf heures.
Neuf heures, par une radieuse matinée de mai. Il allait simplement
descendre se faire du café. Ensuite, il se mettrait un pansement
autour du genou, et…
«… et comment Church est-il arrivé sur le toit de cette
voiture ? »
ŕ Allez, quoi, Louis ! dit-il à voix haute en se traînant vers le
couloir. Les chats, ça dort n’importe où ; c’est dans leur nature.
« Oui, mais Church ne traversait plus la route, tu te souviens ? »
ŕ Laisse tomber, grommela-t-il en s’immobilisant au milieu de
l’escalier (qu’il descendait très lentement, marche après marche, en
se cramponnant à la rampe).
Il parlait tout seul à présent, c’était mauvais signe. Ça allait…
« Qu’est-ce que c’était que cette chose que tu as vue dans la forêt
la nuit dernière ? »
Cette idée, qui avait jailli à brûle-pourpoint dans sa tête, lui fit
pincer les lèvres comme la douleur de son genou lorsqu’il s’était
assis au bord du lit tout à l’heure. La créature de la forêt, il en avait
rêvé. Son image était venue se superposer tout naturellement, avec
une facilité effrayante, à ses visions de Disney World. Louis avait
rêvé qu’elle le touchait, empoisonnant à jamais toutes ses
espérances, réduisant à néant toutes ses bonnes intentions. C’était
le Wendigo, et non content de faire de Louis un cannibale, il lui
avait fait enfanter des cannibales. En rêve, il s’était retrouvé au

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Simetierre des animaux mais cette fois il était en nombreuse
compagnie. Bill et Timmy Baterman étaient là. Jud aussi, ou plutôt
son fantôme, tenant son chien Spot au bout d’une laisse faite d’un
vieux morceau de corde à linge.
Zack McGovern était là, avec une grosse chaîne dont l’autre
extrémité était passée autour du cou de son taureau Hanratty.
Hanratty, allongé sur le flanc, lançait autour de lui des regards où
brûlait une fureur hébétée. Pour Dieu sait quelle raison, Rachel était
avec eux. Apparemment, elle avait fait un dîner un peu
mouvementé, parce que sa robe était tout éclaboussée de taches
rouges Ŕ comme si elle s’était aspergée de ketchup ou de gelée de
canneberges.
Et puis, s’élevant au-dessus du tas d’arbres morts jusqu’à des
hauteurs titanesques, avec sa peau de reptile jaunâtre et fendillée,
ses yeux comme deux grands fanaux nébuleux, et les énormes
cornes recourbées qui lui tenaient lieu d’oreilles, le Wendigo
surgissait, tel un grand saurien né d’une femelle d’homme. Et tandis
qu’ils tendaient désespérément le cou pour essayer d’apercevoir sa
face, il pointait vers eux son immense doigt corné et griffu…
ŕ Arrête ! murmura Louis, et le son de sa propre voix lui arracha
un frisson.
Il décida qu’il allait gagner la cuisine et préparer son petit
déjeuner comme si c’était une journée très ordinaire. Un petit
déjeuner de vieux garçon, plein de cholestérol réconfortant. Deux
œufs frits dressés sur des toasts, avec de la mayonnaise et une belle
grosse tranche d’oignon. Il répandait une odeur nauséabonde de
vieille crasse mêlée de sueur surie, mais la douche attendrait. Pour
l’instant, d’ailleurs, le seul fait de se déshabiller lui paraissait une
tâche impossible ; il allait sans doute être obligé de découper la
jambe de son pantalon à l’aide du scalpel de sa trousse pour en
extirper son genou enflé. Bien sûr, c’était dommage d’en être réduit
à infliger un traitement pareil à un instrument de cette qualité, mais
aucun des couteaux de la maison n’était assez acéré, et les ciseaux à
couture de Rachel n’entameraient même pas la grosse toile du blue-
jean.
Mais d’abord, le petit déjeuner.
Il amorça la traversée du living-room, puis il bifurqua et se
dirigea vers la porte de devant pour examiner encore une fois la

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petite voiture bleue garée dans l’allée de Jud. Elle était couverte de
rosée, ce qui signifiait qu’elle était là depuis un bon moment.
Church était toujours sur le toit, mais il ne dormait plus. Son
sinistre regard jaune-vert était fixé sur la maison ; on aurait dit qu’il
épiait les mouvements de Louis.
Louis recula précipitamment, comme si on venait de le
surprendre alors qu’il lorgnait en douce un spectacle défendu.
Il alla dans la cuisine, prit une poêle à frire dans le placard, la
posa sur la cuisinière, sortit des œufs du frigo. La cuisine était
claire, ensoleillée, d’une étincelante propreté. Louis essaya de
siffloter entre ses dents, histoire de mettre un peu d’ambiance, mais
il n’avait pas le cœur à ça. Il savait bien que cette apparence de paix
et d’harmonie était parfaitement illusoire. La maison lui semblait
atrocement vide, et son labeur de la nuit lui pesait encore. Rien ne
collait ; il sentait qu’une menace planait au-dessus de sa tête, et il
avait peur.
Il clopina jusqu’à la salle de bains et avala deux cachets d’aspirine
qu’il fit descendre avec un verre de jus d’orange. Au moment où il se
dirigeait à nouveau vers la cuisinière, le téléphone se mit à sonner.
Il se tourna vers l’appareil et le regarda sonner d’un air apathique
et un peu hagard. Il avait l’impression d’être un jobard qui s’est
laissé entraîner dans un jeu bizarre et qui, arrivé en fin de partie,
s’aperçoit soudain qu’il n’en saisit absolument pas les règles.
« Ne réponds pas, Louis ! Tu sais bien que ça va être une
mauvaise nouvelle – que si tu décroches ce téléphone, ça reviendra
à saisir l’extrémité d’une corde qui va t’entraîner au fond d’un puits
de ténèbres, et je suis sûr que tu n’as pas envie de savoir ce qu’il y a
au bout de cette corde, Louis, vraiment pas, alors ne décroche pas,
déguerpis d’ici, la voiture est au garage, monte dedans et tire-toi,
mais ne réponds pas au téléphone…»
Il s’avança vers l’appareil et décrocha le combiné en s’appuyant
d’une main au sèche-linge Ŕ geste qu’il avait exécuté si souvent par
le passé qu’il en était devenu automatique. Il entendit la voix
d’Irwin Goldman qui disait : « Allô ? » et à la même seconde ses
yeux se posèrent sur les empreintes de pas qui traçaient une double
diagonale en travers du carrelage de la cuisine Ŕ des empreintes
minuscules et boueuses et il lui sembla que son cœur se pétrifiait
dans sa poitrine. Il lui sembla aussi que ses yeux s’enflaient

- 498 -
démesurément, qu’ils allaient jaillir hors de leurs orbites et il se dit
que s’il avait pu s’apercevoir dans une glace à cet instant précis, il
aurait vu un visage tout droit sorti d’une peinture flamande du
XVIIe siècle représentant les pensionnaires d’un asile de fous. Ces
empreintes étaient celles des pieds de Gage. Gage était venu ici, il
s’était introduit dans la maison pendant la nuit Ŕ où pouvait-il
donc être à présent ?
ŕ Louis, c’est Irwin… Louis ? Vous êtes là ? Allô allô ?
ŕ Bonjour, Irwin, dit Louis, sachant d’avance ce que Goldman
allait lui annoncer.
Il savait à présent ce que signifiait cette voiture.
Il avait tout compris. La corde… la corde qui conduisait au puits
des ténèbres… Il l’avait saisie à présent, et il la suivait rapidement,
avançant une main, puis l’autre. Ah, s’il avait seulement pu la lâcher
avant de voir ce qu’il y avait au bout ! Mais c’était sa corde. Il l’avait
voulue, il l’avait.
ŕ J’ai cru que nous avions été coupés, disait Goldman.
ŕ Non, le téléphone m’a glissé des mains, c’est tout, répondit
Louis.
Sa voix était parfaitement calme.
ŕ Est-ce que Rachel est bien arrivée à Ludlow cette nuit ?
ŕ Oui, fit Louis en pensant à la voiture bleue sur le toit de
laquelle Church s’était juché.
Cette voiture bleue terriblement immobile. Son regard courut sur
les traces boueuses du carrelage.
ŕ Je voudrais lui parler, dit Goldman. Immédiatement. C’est au
sujet d’Eileen.
ŕ Ellie ? Pourquoi, qu’est-ce qu’elle a ?
ŕ Vraiment, je crois que c’est Rachel qui…
ŕ Rachel est sortie, coupa Louis d’une voix sèche. Elle est allée
acheter du pain et du lait. Qu’est-ce qui est arrivé à Ellie ? Vous allez
me le dire, oui !
ŕ Nous avons dû l’emmener à l’hôpital, lâcha Irwin à
contrecœur. Elle a fait un cauchemar, ou peut-être toute une série
de cauchemars. Elle était dans un état de totale hystérie ; il n’y avait
plus moyen de la calmer. Elle…
ŕ Est-ce qu’on l’a mise sous sédation ?
ŕ Hein ?

- 499 -
ŕ Un somnifère, dit Louis d’une voix impatiente. Est-ce qu’on lui
a donné un somnifère ?
ŕ Oh oui, bien sûr. Ils lui ont donné un cachet, et elle s’est
rendormie.
ŕ Elle vous a dit quelque chose ? Elle vous a dit ce qui l’avait
terrorisée comme ça ? demanda Louis en serrant le combiné avec
tant de force que ses jointures blanchirent.
À l’autre bout de la ligne, il y eut un silence.
Très long. Malgré toute l’envie qu’il en avait, Louis se garda bien
cette fois de brusquer Goldman.
ŕ C’est justement ce qui a fait tellement peur à Dory, dit enfin
Irwin. Eileen a beaucoup parlé avant de… avant de se mettre à
pleurer si fort qu’on ne comprenait plus ce qu’elle disait. Un
véritable déluge de paroles Ŕ Dory en était elle-même au bord de…
enfin, vous voyez, quoi.
ŕ Qu’est-ce qu’elle a dit ?
ŕ Elle a dit que le grand, le terrible Oz avait tué sa mère. Sauf
qu’elle ne le prononçait pas exactement comme cela. Elle disait :
« Le Gwand, le Tewwible Oz », à la façon de notre fille aînée. À la
façon de Zelda. Je vous assure, Louis, j’aurais mille fois préféré
poser cette question à Rachel, mais… est-ce que vous avez jamais
parlé de Zelda et évoqué les circonstances de sa mort en présence
d’Eileen, Rachel et vous ?
Louis avait fermé les yeux ; il avait l’impression que le sol roulait
imperceptiblement sous ses pieds.
Au début, il lui avait semblé que la voix de Goldman lui parvenait
comme à travers un épais brouillard, mais à présent elle était très
claire.
Peut-être que vous croirez entendre des voix, mais ce ne sont que
les huards qui chantent là-bas au sud, du côté de Prospect. Le son
porte loin, par ici.
ŕ Vous êtes toujours là, Louis ?
ŕ Comment ça se présente, pour Ellie ? demanda Louis (à
présent, c’était sa propre voix qui lui semblait lointaine). Vous
croyez qu’elle sera vite sur pied ? Qu’est-ce que le médecin a avancé
comme pronostic ?
ŕ Ils ont dit que c’était un choc nerveux à retardement, expliqua
Goldman. Le contrecoup de la mort de Gage. J’ai fait examiner

- 500 -
Eileen par le Dr Lathrop, mon médecin personnel. J’ai toute
confiance dans son jugement. D’après lui, ce n’est rien de grave. Elle
est un peu fiévreuse, mais à son réveil elle ne se rappellera
probablement rien. Toutefois, j’aimerais mieux que Rachel
revienne, Louis. Je ne me sens pas tranquille. Et vous devriez
l’accompagner, à mon avis.
Louis laissa passer cette suggestion sans rien dire.
Il ne pouvait pas détacher son regard des empreintes boueuses
qui souillaient le carrelage.
ŕ Gage est mort, Louis, reprit Goldman. Je sais que ça doit être
dur à accepter Ŕ autant pour Rachel que pour vous Ŕ mais par
contre, votre fille est encore vivante, et elle a besoin de vous.
« Vous avez raison, Irwin. Vous avez beau être un vieil
emmerdeur, ce cauchemar dans lequel vos deux filles se sont
trouvées réunies au printemps de 1965 vous a sans doute enseigné
quelque chose pour ce qui est de la sensibilité. Ellie a besoin de moi,
mais je ne peux pas venir la rejoindre parce que j’ai peur –
affreusement peur – d’avoir le sang de sa mère sur les mains. »
Tandis qu’il se disait cela, Louis considéra ses mains. Il avait les
ongles en deuil. La terre qui les encrassait était la même que celle
qui souillait le carrelage de la cuisine.
ŕ C’est bon, dit-il. J’ai compris. Nous serons là aussitôt que
possible, Irwin. Peut-être dès ce soir. Je vous remercie.
ŕ Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, dit
Goldman. Mais je crois que nous sommes trop vieux, Dory et moi.
Peut-être que nous l’avons toujours été.
ŕ Ellie n’a rien dit d’autre ? interrogea Louis.
La réponse de Goldman résonna comme un glas dans son cœur.
ŕ Elle a baragouiné des tas de phrases sans queue ni tête ; je n’en
ai saisi qu’une seule : « Paxcow dit qu’il est trop tard. »

Après avoir raccroché, Louis se dirigea à nouveau vers la


cuisinière, complètement hébété, sans trop savoir s’il voulait faire
cuire les œufs ou les remettre au réfrigérateur. Arrivé à mi-chemin,
une faiblesse le prit ; un voile gris s’abattit sur ses yeux, et il
s’affaissa vers le sol avec une lenteur extrême. Il lui sembla que sa
chute durait une éternité. Il tombait en tourbillonnant à travers des
nuées vaporeuses, et il eut la sensation d’exécuter au ralenti toute

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une série de mouvements d’acrobatie aérienne : looping,
Immelmann, tonneau, double boule… Là-dessus son genou blessé
entra en contact avec le carrelage, une douleur fulgurante lui vrilla
le crâne et il reprit connaissance en poussant un grand cri. L’espace
d’un instant, il resta paralysé, accroupi à quelques centimètres au-
dessus du sol, de grosses larmes jaillissant de ses yeux.
Il parvint enfin à se redresser. Il oscillait légèrement sur ses
jambes, mais ses idées étaient à nouveau parfaitement claires Ŕ et
c’était l’essentiel, pas vrai ?
L’envie de fuir le reprit une dernière fois, plus forte que jamais Ŕ
il alla même jusqu’à palper la bosse rassurante que faisaient ses clés
de voiture dans la poche de son jean. Il prendrait la Civic, roulerait
d’une traite jusqu’à Chicago, récupérerait Ellie et s’en irait ailleurs.
Bien entendu, à ce moment-là, Goldman aurait inévitablement
compris qu’il se passait quelque chose de très grave, mais il lui
prendrait tout de même sa fille… quitte à la kidnapper au besoin.
Puis sa main retomba, abandonnant les clés. Son impulsion
l’avait subitement fui ; ce n’était pas qu’il se sentît découragé,
coupable ou désespéré. Ce n’était même pas à cause de la terrible
lassitude qu’il sentait enfouie tout au fond de lui. Non, c’était
simplement parce que ses yeux étaient à nouveau tombés sur les
empreintes de pas boueuses qui souillaient le carrelage de la
cuisine. En imagination, il vit ces empreintes tracer leur double
sillon à travers toute la carte des États-Unis ; d’abord, elles allaient
de Ludlow à Chicago, puis de Chicago en Floride. Ces sillons, elles
les traceraient à travers la terre entière, au besoin. Louis
moissonnait ce qu’il avait semé ; et cette moisson, il ne s’en
débarrasserait plus jamais.
Fatalement, un jour, il ouvrirait une porte et se retrouverait nez à
nez avec Gage, ou plutôt avec une odieuse contrefaçon de Gage, une
parodie de sourire étalée sur sa face, le fixant de ses yeux jaunes,
hébétés et troubles. Ou bien ce serait Ellie qui entrerait dans la salle
de bains pour prendre sa douche et trouverait Gage assis dans la
baignoire, son corps nu couturé de cicatrices et de boursouflures,
propre mais répandant une infecte odeur de charogne.
Oui, ça finirait inéluctablement par se produire.
Louis n’en doutait pas une seconde.
ŕ Comment ai-je donc pu être aussi bête ? dit-il tout haut.

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Sa voix résonnait caverneusement dans la pièce vide. Il s’était
remis à parler tout seul, mais à présent ça lui était égal.
ŕ Comment ? répéta-t-il.
Ce n’est pas la bêtise qui t’a fait agir ainsi, Louis, c’est l’excès de
douleur. Apparemment, ça ne change pas grand-chose, mais en
réalité c’est l’infime différence sur laquelle tout se fonde. C’est de
cela que ce cimetière tire sa substance. Jud disait que son pouvoir
était dans une phase croissante, et il avait raison, bien entendu. Ce
pouvoir, tu en es toi-même l’aliment à présent. Il s’est nourri de ta
douleur… non, c’est encore pis que ça. Après l’avoir assimilée, il l’a
doublée, démultipliée, portée à la énième puissance. Et il ne se
nourrit pas seulement de douleur. Il a aussi dévoré ta raison. Ta
seule déficience, c’est ton refus d’accepter l’inévitable, mais après
tout c’est une faiblesse bien humaine. En plus de ton fils, elle t’a
coûté ta femme et sans aucun doute aussi ton meilleur ami. Et
maintenant, il ne te reste plus que ce qui reste à tous ceux qui n’ont
pas le réflexe assez prompt pour rejeter instantanément la chose
qui vient frapper à leur porte en pleine nuit : les ténèbres totales et
définitives.
Au point où j’en suis, je ne reculerais pas devant le suicide, se
dit-il, et j’imagine que ça devait être la prochaine péripétie prévue,
non ? J’ai tout ce qu’il faut pour ça dans ma mallette. Cette chose –
ce cimetière, ce Wendigo ou je ne sais quoi – a tout arrangé très
soigneusement du début à la fin. Il a forcé notre chat à s’aventurer
sur la chaussée, peut-être aussi que c’est lui qui a poussé Gage à
courir jusqu’à la route, il a fait revenir Rachel, mais de façon
qu’elle arrive au moment qui lui convenait le mieux. Je suis certain
qu’il avait prévu que j’aurais envie de me tuer – et en effet, j’en ai
envie.
Mais il faut bien que quelqu’un se charge de redresser un peu la
situation, non ?
Oui. La situation avait sacrément besoin d’être redressée.
En tout premier lieu, il fallait s’occuper de Gage.
Il rôdait sûrement quelque part dans les parages.

Il suivit les empreintes de pas. Elles traversaient le living puis


montaient l’escalier. À cet endroit, elles étaient assez confuses car
Louis les avait piétinées sans les voir en descendant tout à l’heure. Il

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les suivit jusqu’au palier, et vit alors qu’elles se dirigeaient vers sa
chambre. « Il est venu jusqu’ici ! » se dit-il avec étonnement. Il était
à portée de sa main ! Il suivit les traces à l’intérieur de la chambre.
Elles allaient jusqu’au lit.
Il s’aperçut que la serrure de sa trousse bâillait.
Il l’ouvrit. En temps normal, son contenu était méticuleusement
ordonné, mais là, tout était sens dessus dessous. Toutefois, Louis ne
fut pas long à constater que son scalpel avait disparu. Il se couvrit le
visage de ses mains et resta un moment assis au bord du lit dans
cette posture. Des sanglots étouffés s’échappaient de sa gorge.
À la fin, il prit sa trousse sur ses genoux et se mit à farfouiller à
l’intérieur.

Retour au rez-de-chaussée.
Bruit de la porte de la dépense qui s’ouvre. Déclic d’une porte de
placard qui s’ouvre. Elle se referme en claquant. Bourdonnement
assourdi de l’ouvre-boîte électrique. Enfin, bruit de la porte du
garage qui s’ouvre et se referme aussitôt Ŕ et il ne resta plus qu’une
maison vide sous le radieux soleil de mai, aussi vacante qu’elle
l’avait été au mois d’août précédent, attendant que de nouveaux
occupants viennent s’y installer… et cela finirait inévitablement par
arriver. Ce serait peut-être un jeune couple sans enfants (mais qui
espérerait bien en avoir un jour)
Mariés de fraîche date, tout l’avenir devant eux, un penchant
pour les vins Mondavi et la bière Löwenbräu. Le mari serait peut-
être responsable du service du crédit de la Northeast Bank, la
femme aide-dentiste ou secrétaire médicale avec à son actif trois
années d’expérience chez un ophtalmologue. Il fendrait de ses
propres mains quatre stères de bûches pour la cheminée ; elle
porterait des pantalons de velours côtelé à taille pincée et irait
déambuler dans le pré de Mrs Vinton, où elle cueillerait des
chardons séchés pour en orner la table basse du living, promenant
sous le ciel plombé de novembre sa pétulante silhouette coiffée en
queue de cheval, sans se douter le moins du monde qu’un invisible
Vautour voguait sur les ailes du vent, très haut au-dessus de sa tête.
Ils se féliciteraient mutuellement d’avoir ignoré ces sottes
superstitions, de s’être entêtés à vouloir acheter cette maison en
dépit des histoires affreuses qui couraient à son sujet, ce qui leur

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avait d’ailleurs permis de l’avoir pour une bouchée de pain, ainsi
qu’ils le répéteraient complaisamment chaque fois qu’ils recevraient
des amis, avec lesquels ils échangeraient des blagues au sujet du
fantôme tapi dans leur grenier avant de proposer une nouvelle
tournée de Löwenbräu ou de Mondavi blanc et d’entamer une partie
de jacquet ou de Parcheesi.
Et peut-être aussi qu’ils auraient un chien.

- 505 -
61

Louis s’arrêta sur le bas-côté de la route pour laisser passer un


tonitruant camion d’engrais de l’Orinco. Ensuite il mit le pied sur la
chaussée et se dirigea vers la maison de Jud, suivi par son ombre
qui s’allongeait derrière lui et à sa gauche. Il tenait à la main une
boîte de pâtée pour chat ouverte.
Church se dressa sur son séant et le regarda s’approcher d’un air
soupçonneux.
ŕ Salut, Church, lança Louis tout en considérant la maison
silencieuse. Tu veux casser une petite graine ?
Il posa la boîte de pâtée sur le capot de la Chevette.
D’un bond léger, Church sauta du toit de la voiture et il se mit à
manger. Louis glissa une main dans la poche de son blouson. Le
chat tourna la tête vers lui et se contracta brusquement, comme s’il
avait lu dans ses pensées. Louis lui sourit et il s’écarta de la voiture.
Church se remit à manger. Louis sortit une seringue de sa poche,
retira la petite enveloppe stérile qui la protégeait et la remplit de
75 milligrammes de morphine. Il remit le flacon dans sa poche et
s’avança vers Church qui tourna la tête et lui lança un coup d’œil
méfiant. Louis adressa un autre sourire à l’animal et lui dit :
ŕ Allez, Church, bouffe ta pâtée, mon vieux. Allons-y, allez, go,
quoi !
Il passa une main le long de l’échine du chat, qui cambra le dos,
et au moment où il penchait à nouveau la tête vers la boîte de pâtée,
il lui empoigna fermement l’abdomen et lui planta la seringue dans
l’arrière-train.
Church se mit à se débattre comme un beau diable, en crachant
et en griffant furieusement, mais Louis le tenait solidement. Il ne
lâcha prise qu’après avoir enfoncé le piston de la seringue jusqu’au
bout. Le chat sauta à terre. Il sifflait comme un serpent, et ses yeux
torves jetaient des lueurs farouches. L’aiguille était à demi ressortie
quand il avait sauté, et la seringue oscillait dangereusement. Elle se

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détacha, tomba et se brisa. Louis s’en fichait éperdument. Il en avait
d’autres.
Le chat fit quelques pas en direction de la route puis, se ravisant
subitement, il fit demi-tour et se dirigea vers la maison. Arrivé à mi-
chemin, il se mit à chanceler fortement. Il parvint jusqu’au bas de
l’escalier du perron, se hissa d’un bond sur la première marche, puis
il perdit l’équilibre et retomba sur l’étroite bordure de terre piétinée
qui trouait le gazon juste au-dessous des marches. Il resta prostré là,
allongé sur le flanc, la respiration brève et haletante.
Louis jeta un coup d’œil à l’intérieur de la Chevette.
Si la certitude qui lui broyait le cœur avait eu besoin d’une
confirmation, elle était là : le sac à main de toile beige et le foulard
de Rachel étaient posés sur le siège du passager, à côté d’une
pochette en plastique de la Delta d’où dépassaient plusieurs billets
d’avion agrafés en liasse.
Il se détourna et se dirigea vers la maison. Les palpitations
rapides et désordonnées qui agitaient le flanc de Church avaient
cessé. Church était mort pour la seconde fois.
Louis l’enjamba et il gravit l’escalier du perron.

ŕ Gage ?
Il faisait froid dans le vestibule d’entrée, plongé dans une demi-
obscurité. L’unique syllabe du nom de Gage tomba dans le silence
comme une pierre lancée dans un puits très profond. Louis attendit
que l’écho de cette première pierre se soit tu pour en lancer une
seconde.
ŕ Gage ?
Rien. Même le tic-tac du gros régulateur du salon avait cessé.
Personne ne l’avait remonté ce matin.
Par contre, il y avait des traces de pas sur le parquet.
Louis traversa le vestibule et pénétra dans la salle de séjour. Une
odeur de tabac froid imprégnait toute la pièce. Louis avisa le
rocking-chair de Jud, en face de la fenêtre. Il était légèrement de
guingois, comme si le vieil homme s’était levé en le repoussant
brusquement. Un cendrier, posé sur le siège du bow-window,
contenait un unique rouleau de cendre, à la forme parfaitement
régulière.
« Jud s’était mis aux aguets devant cette fenêtre. Qu’est-ce qu’il

- 507 -
guettait ? Il me guettait, moi – évidemment ! Il attendait mon
retour. Mais il ne m’a pas vu rentrer. Comment est-ce qu’il a pu me
rater, bon Dieu ? »
Ses yeux tombèrent sur les quatre boîtes de bière vides
méticuleusement alignées. Ça n’aurait sans doute pas suffi à
l’endormir, mais peut-être qu’il s’était levé pour aller aux toilettes.
Quelle qu’ait pu être la raison pour laquelle il avait manqué Louis il
y avait anguille sous roche. La coïncidence était un peu trop belle
pour avoir été purement fortuite.
Les empreintes boueuses allaient jusqu’au rocking-chair. Des
traces de pattes de chat, immatérielles, un peu fantomatiques, se
mêlaient aux empreintes humaines. On aurait dit que Church avait
dansé une espèce de gavotte autour des déchets de terre que Gage
avait ramenés de sa tombe à la semelle de ses souliers. Après cela,
les empreintes se dirigeaient vers la porte qui donnait sur la cuisine.
Le cœur battant à grands coups, Louis les suivit.
Il poussa la porte et aperçut les pieds de Jud, qui étaient
largement écartés, son vieux pantalon de coutil vert, sa chemise de
flanelle à carreaux. Le vieil homme était étendu de tout son long au
milieu d’une grande flaque de sang qui était déjà coagulé par
plaques.
Louis porta ses deux mains à son visage et il écrasa ses paumes
contre ses joues, comme si cela pouvait suffire à le frapper de cécité.
Mais la vision ne s’effaça pas. Les yeux grands ouverts de Jud
restaient fixés sur lui ; son regard vide et mort accusait Louis,
l’accusait peut-être aussi lui-même pour avoir mis tout ce processus
en branle.
« Mais est-ce vraiment Jud qui a lancé le mouvement ? » se
demanda Louis.
Jud avait été informé de l’existence de cet endroit par Stanny
Bee, qui tenait lui-même cela de son père, lequel l’avait appris du
sien, un Canadien français qui avait été le dernier à faire le
commerce des peaux avec les Micmacs au temps où le président des
États-Unis était un dandy alcoolique du nom de Franklin Pierce et
où la guerre de Sécession n’avait pas encore éclaté.
ŕ Oh Jud, je suis tellement navré ! murmura-t-il.
Jud le fixait de ses yeux vides.
ŕ Tellement navré, répéta Louis.

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Ses pieds se mirent en marche automatiquement et il se retrouva
soudain transporté en esprit à la journée de Thanksgiving Ŕ non pas
au périple qu’il avait accompli avec Jud cette nuit-là pour
transporter le cadavre de Church dans la contrée mystérieuse qui
s’étendait au-delà du Simetierre des animaux, mais au repas de fête
qu’il avait partagé avec Jud et Norma. Norma avait posé sur la table
l’énorme plat de dinde, ils devisaient bruyamment tous les trois en
s’esclaffant à tout bout de champ, Jud et lui avaient bu bière sur
bière tandis que Norma sirotait un unique verre de vin blanc, et
Norma avait tiré la nappe blanche en damas du tiroir inférieur du
buffet exactement comme il était en train de le faire lui-même à
présent, sauf que la vieille dame l’avait déployée au-dessus de la
table et l’avait fixée ensuite à l’aide de deux beaux candélabres en
étain, tandis que lui…
Il regarda la nappe de lin blanc tomber sur le corps de Jud,
dissimulant à sa vue ses yeux morts et accusateurs. Immédiatement,
de petites auréoles rouge sombre se formèrent sur l’étoffe blanche,
s’élargissant lentement.
ŕ Je suis navré, dit Louis pour la troisième fois. Tellement nav…
La syllabe suivante mourut sur ses lèvres. Il avait entendu un
mouvement à l’étage. Un imperceptible raclement, rapide, furtif,
mais tout à fait délibéré.
Oh oui, il en était absolument certain ! Ce son, on avait voulu
qu’il l’entendît.
Ses mains eussent volontiers tremblé, mais il les en empêcha. Il
s’approcha de la table de la cuisine, sortit trois autres seringues
hypodermiques de la poche de son blouson, les débarrassa de leurs
emballages de papier translucide et les aligna soigneusement sur la
toile cirée à carreaux rouges et blancs. Ensuite, il sortit trois autres
flacons de morphine et remplit les trois seringues. À présent, elles
contenaient chacune une dose de morphine qui aurait suffi à
terrasser un cheval Ŕ ou même Hanratty le taureau, le cas échéant.
Il remit les seringues dans sa poche, sortit de la cuisine, traversa
le séjour et s’arrêta au pied de l’escalier.
ŕ Gage ?
Un bref ricanement lui parvint des ténèbres de l’étage Ŕ un petit
rire froid et sans gaieté qui lui fit passer un frisson dans le dos.
Il monta.

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Il mit un temps fou pour arriver au sommet de l’escalier. Il
imagina ce que devait éprouver un condamné à mort effectuant
l’interminable Ŕ quoique effroyablement courte Ŕ escalade d’un
échafaud, les mains ligotées dans le dos, sachant qu’il pisserait dès
qu’il ne pourrait plus siffler.
Il aborda enfin le palier, une main enfoncée dans sa poche, les
yeux fixés droit devant lui. Il resta là, debout, le regard perdu dans
la contemplation du mur nu. Combien de temps ? Il n’aurait su le
dire.
Il sentait sa raison qui l’abandonnait bribe à bribe.
C’était une vraie sensation. Très concrète. Vraiment intéressante.
Il se dit qu’un arbre pris dans une chape de glace au cours d’un
blizzard terrible devait éprouver sensiblement la même chose…
quelques secondes avant de s’abattre. C’était curieux, vraiment… et
même, ça avait un côté assez rigolo.
ŕ Gage, tu veux venir en Floride avec papa ?
De nouveau, le ricanement étouffé se fit entendre.
Louis tourna la tête et il aperçut sa femme Ŕ à qui il avait apporté
un jour une rose entre ses dents Ŕ étendue, morte, au milieu du
corridor. Elle avait les pieds en éventail, comme Jud. Sa tête et ses
épaules étaient appuyées à la cloison. La tête faisait un angle
bizarre. Elle avait l’air d’une femme qui s’est endormie en lisant,
assise dans son lit.
Il s’avança vers elle.
Bonjour, ma chérie, songea-t-il. C’est gentil d’être venue me
retrouver.
Des éclaboussures sanglantes dessinaient des formes absurdes
sur le papier peint à fleurs. On l’avait poignardée à coups répétés Ŕ
dix fois ? vingt fois ? c’était impossible à dire Ŕ et c’était son scalpel
qui avait fait ce sale travail.
Tout à coup, il vit Rachel. Il la vit vraiment.
Louis Creed se mit à hurler comme un damné.
Ses hurlements se répétaient d’un mur à l’autre, et leurs échos
stridents roulaient à travers les pièces vides de cette maison où
n’habitait plus que la mort.
Les yeux exorbités, le visage livide, les cheveux hérissés sur la
tête, il hurlait ; le son qui s’échappait de sa gorge était assourdissant
comme toutes les cloches de l’enfer sonnant ensemble ; et ces

- 510 -
terribles cris discordants ne sonnaient pas le glas de son amour,
mais celui, définitif, de sa raison ; toutes les images atroces qui
s’étaient imprimées dans sa mémoire tourbillonnaient ensemble
dans sa tête.
Victor Pascow râlant sur la moquette de l’infirmerie, Church Ŕ
revenant avec des lambeaux de plastique vert accrochés à ses
moustaches, la casquette de base-ball de Gage, pleine de sang, au
milieu de la route, et surtout cette créature qu’il avait entrevue dans
le marais du Petit Dieu, cette créature qui avait brisé un arbre sur
son passage, la créature aux yeux jaunes, le Wendigo, le monstre du
Grand Nord, la créature de mort dont le seul contact réveillait des
appétits innommables.
Rachel n’avait pas seulement été poignardée.
Quelque chose avait… quelque chose l’avait déchirée à belles
dents.
(CLAC !)
Ce clac ! résonna à l’intérieur de la tête de Louis.
C’était le son d’un plomb qui sautait, d’un circuit qui grillait à
tout jamais, le bruit de la foudre qui frappait de plein fouet, le bruit
d’une porte qui s’ouvrait.
Louis leva les yeux, la tête gourde, la glotte encore frémissante, et
il vit que Gage s’était enfin décidé à paraître devant lui. L’enfant
avait le museau barbouillé de sang, un filet de sang lui coulait le
long du menton, et un rictus épouvantable lui retroussait les lèvres.
Il brandissait de la main droite le scalpel de Louis.
Au moment où il l’abattait, Louis fit automatiquement un pas en
arrière. Le scalpel passa devant sa figure en sifflant et Gage,
entraîné par son élan, chancela dangereusement. « Il est aussi
empoté que Church », se dit Louis. Il avança un pied et lui fit un
croc-en-jambe. Gage s’affala lourdement, et Louis s’assit à
califourchon sur son dos, bloquant du genou la main qui tenait le
scalpel.
ŕ Non ! hoqueta la créature qu’il écrasait de son poids.
Ses traits se tordaient convulsivement. Ses yeux reptiliens,
brûlant d’une haine insensée, jetaient des lueurs torves.
— Non, non, non…
Louis glissa une main dans sa poche, y pêcha une seringue. Il
fallait faire vite. Cette chose qui se tortillait sous lui était glissante

- 511 -
comme une anguille et elle restait farouchement agrippée à son
scalpel bien qu’il lui broyât littéralement le poignet sous l’os dur de
sa rotule. Louis regardait son visage ; il y vit courir de subtiles
ondes, et il subit une série de rapides métamorphoses. Il devint le
visage de Jud, avec ses yeux morts et vacants ; le visage de Victor
Pascow, avec son crâne en bouillie, roulant des yeux révulsés ; et à la
fin, Louis y aperçut le reflet de son propre visage tel qu’il était en cet
instant précis, mortellement pâle et figé dans une expression de
complète démence. Ensuite, le visage se transforma à nouveau et il
devint la face de ce monstre qu’il avait vu dans les bois Ŕ avec son
front bas, ses yeux jaunes et immobiles, son immense langue
fourchue. La gueule fendue par un rictus, il sifflait comme un
serpent.
— Non, non, noooooooooon !
La chose rua désespérément sous Louis. La seringue lui échappa,
tomba à terre et roula sur le parquet du couloir. Il glissa à nouveau
une main dans sa poche, en sortit une seconde et la planta entre les
reins de Gage.
La chose poussa un cri perçant et se cabra avec une telle énergie
que Louis fut à deux doigts de perdre l’équilibre et de lâcher prise.
Avec un sourd grognement, il sortit la troisième seringue de sa
poche, planta l’aiguille dans le bras de Gage et enfonça le piston à
fond. Ensuite il se leva et s’éloigna à reculons vers l’autre extrémité
du couloir. Gage se hissa péniblement debout et se mit à avancer
vers lui en titubant. Au bout de cinq pas, le scalpel lui glissa des
mains et il se ficha dans une lame du parquet en vibrant
sourdement. Cinq autres pas et l’étrange lumière jaune de ses yeux
se mit à décliner.
Deux autres, et il tomba à genoux.
Gage releva la tête et l’espace d’un instant Louis vit son fils Ŕ son
vrai fils Ŕ qui le regardait avec une expression de terrible angoisse.
ŕ Papa ! cria-t-il en tombant la face contre terre.
Louis resta un moment sans bouger, puis il s’approcha de Gage
avec précaution, redoutant une feinte. Mais il n’y avait pas de feinte.
La chose ne se rua pas sur lui toutes griffes dehors. Il glissa deux
doigts sous la chemise de Gage, chercha la jugulaire ; elle battait
encore imperceptiblement. Pour la dernière fois de sa vie, il agit en
médecin ; il procéda à une auscultation immédiate, avec deux

- 512 -
doigts, et compta les pulsations qui s’espaçaient de plus en plus
jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à compter.
Lorsque le cœur de Gage eut définitivement cessé de battre,
Louis se dirigea sans hâte vers le fond du couloir, s’accroupit dans
l’angle du mur et se lova sur lui-même en position de fœtus. Il
essaya de se faire le plus petit possible. Comprenant qu’il se
sentirait encore plus minuscule s’il s’enfonçait un pouce dans la
bouche, il le fit.

Il resta dans cette position pendant plus de deux heures… Et


puis, peu à peu, les contours d’un plan se dessinèrent dans sa tête.
Un plan très noir Ŕ mais d’une noirceur tellement convaincante… Il
ôta son pouce de sa bouche. En franchissant ses lèvres, il produisit
un bref plop ! Une fois de plus, Louis Creed passa (allons-y, allez,
go !) aux actes.
Il entra dans la chambre où Gage s’était embusqué, arracha un
drap du lit et ressortit avec dans le couloir. De ce drap, il fit un
linceul dont il enveloppa le cadavre de sa femme avec infiniment de
soin et d’amour. Il fredonnait entre ses dents, mais il ne s’en aperçut
pas.

Dans le garage de Jud, à côté de la grosse tondeuse à gazon, il


découvrit un grand bidon rouge qui contenait de l’essence. C’était
un jerricane de vingt litres, déjà entamé Ŕ mais ce qui restait dedans
suffirait plus qu’amplement. Il commença par la cuisine, où le
cadavre de Jud était toujours étalé sous la nappe de Thanksgiving. Il
l’aspergea généreusement d’essence, puis il passa dans le séjour, le
bec du jerricane incliné devant lui, et arrosa du liquide ambré le
tapis, le canapé, le porte-revues, les fauteuils ; ensuite il traita de la
même façon le vestibule d’entrée et la chambre de derrière. L’odeur
de l’essence, capiteuse et forte, l’étourdissait un peu.
Un paquet de Chesterfield et une grosse boîte d’allumettes
étaient posés à côté du rocking-chair d’où Jud avait guetté en vain
l’arrivée de Louis.
Louis prit les allumettes et sortit. Aussitôt après avoir passé la
porte, il jeta une allumette enflammée derrière lui sans même se
retourner. La maison s’embrasa instantanément, et la chaleur
intense qui s’en dégagea donna à Louis la désagréable impression

- 513 -
que la peau de sa nuque rétrécissait. Il referma la porte très
posément et resta quelques instants debout sur le seuil, regardant
les flammes jaunes qui léchaient déjà le rideau en plumetis de
Norma.
Ensuite, il traversa la véranda, s’arrêta encore un instant au
sommet des marches et songea à toutes les bières qu’ils avaient
bues, Jud et lui, installés dans ces fauteuils de rotin, un million
d’années auparavant, tout en écoutant le crépitement de l’incendie
qui s’enflait graduellement à l’intérieur de la maison.
Puis il descendit les marches et s’éloigna.

- 514 -
62

Au moment où il débouchait du dernier virage avant la maison de


Louis, Steve Masterton aperçut la fumée. Elle ne venait pas de chez
Louis, mais de la maison de ce vieux zigue qui habitait juste en face,
de l’autre côté de la rue.
Steve Masterton avait décidé de venir faire un tour à Ludlow ce
matin-là parce qu’il se faisait du souci pour Louis. Énormément de
souci. Joan Charlton lui avait parlé du mystérieux coup de fil de
Rachel, et depuis il n’arrêtait pas de se demander où pouvait bien se
trouver Louis… et ce qu’il pouvait bien fricoter.
Son inquiétude était mal définie, mais néanmoins de l’espèce
rongeante, et il savait qu’il ne se sentirait pas tranquille aussi
longtemps qu’il ne serait pas allé à Ludlow pour s’assurer que tout
allait bien… ou pas trop mal, les circonstances étant ce qu’elles
étaient.
Le beau temps printanier avait vidé l’infirmerie comme par
enchantement, et Surrendra avait dit à Steve qu’il n’avait qu’à y
aller, qu’il se débrouillerait très bien sans lui. Steve Masterton avait
donc enfourché sa Honda, qu’il avait libérée le week-end précédent
du garage où il l’avait séquestrée tout l’hiver, et il avait mis le cap
sur Ludlow. Peut-être qu’il avait poussé la moto un peu plus qu’il
n’aurait dû, mais son inquiétude le taraudait sans arrêt,
accompagnée d’une absurde intuition qui lui soufflait qu’il était déjà
trop tard. C’était complètement idiot, bien sûr ; mais il éprouvait au
creux de l’estomac une sensation en tout point analogue à celle qui
lui était venue l’automne précédent, juste avant la subite péripétie
de la mort de Pascow. À ce moment-là aussi, il avait eu le sentiment
oppressant qu’une affreuse fatalité allait s’abattre, totalement
imprévue et absolument sans appel. Steve Masterton n’était pas,
loin s’en fallait, enclin à la religion (il avait même été membre de la
Société des libres penseurs au cours de ses deux premiers semestres
de collège, et ne l’avait quittée que sur l’insistance de son conseiller

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d’études qui lui avait expliqué Ŕ en privé et le plus officieusement
du monde, bien sûr Ŕ que cela risquerait de compromettre ses
chances de décrocher la bourse dont il aurait besoin pour achever
ses études de médecine), mais il subissait comme n’importe qui ces
subtiles variations des rythmes biologiques qui passent
ordinairement pour des prémonitions, et il lui semblait que la mort
de Pascow avait donné le ton, en quelque sorte, et que tout le reste
de l’année était resté au même diapason. Cette année n’avait été
qu’une longue suite de calamités.
Deux membres de la famille de Surrendra s’étaient retrouvés en
prison dans leur pays Ŕ pour une histoire politique Ŕ et Surrendra
lui avait expliqué qu’il y avait de fortes chances pour que l’un des
deux Ŕ un oncle qu’il chérissait beaucoup Ŕ y ait laissé sa peau.
En lui racontant cela, Surrendra s’était mis à pleurer, et en
voyant des larmes sur le visage ordinairement si serein du médecin
indien, Steve avait senti une peur affreuse lui nouer l’estomac. La
mère de Charlton avait subi une mastectomie radicale, et la coriace
infirmière-chef estimait que les chances de survie de la vieille dame
étaient des plus réduites.
Depuis la mort de Victor Pascow, Steve avait assisté à un total de
quatre enterrements : celui de sa belle-sœur, tuée dans un accident
de la route ; celui d’un de ses cousins, mort électrocuté à la suite
d’une fanfaronnade d’ivrogne (il avait parié avec des compagnons
de beuverie qu’il arriverait à grimper jusqu’au sommet d’un pylône
de transformateur) ; celui d’un de ses grands-pères ; et, bien
entendu, celui du petit garçon de Louis.
Il avait beaucoup d’amitié pour Louis, et il voulait être sûr qu’il
ne lui était rien arrivé de fâcheux.
Louis venait de subir de terribles épreuves, après tout.
En apercevant les grands tourbillons de fumée qui montaient
vers le ciel, sa première idée fut que c’était un nouveau coup du sort
dû à ce satané Victor Pascow, dont la mort semblait avoir fait éclater
le précaire barrage qui protégeait tous ces gens ordinaires d’une
extraordinaire série de catastrophes.
Mais c’était absurde. La maison de Louis était toujours là, calme
et blanche sous le soleil de cette claire matinée de printemps,
spécimen charmant de l’architecture coloniale classique de la
Nouvelle-Angleterre.

- 516 -
Des gens accouraient en direction de la maison du vieux zigue et
tandis qu’il inclinait latéralement sa Honda pour traverser la
chaussée et s’engageait sur l’allée asphaltée, Steve vit un homme se
ruer sous la véranda de la maison en flammes, s’approcher de la
porte d’entrée vitrée, puis battre précipitamment en retraite. Bien
lui en prit d’ailleurs, car l’instant d’après les vitres de la porte
éclatèrent et de grandes langues de feu jaillirent de l’ouverture.
Si ce type avait eu la témérité d’ouvrir la porte lui-même, les
flammes l’auraient sans doute grillé comme un homard.
Steve mit pied à terre et dressa la Honda sur sa béquille.
Invinciblement attiré par l’ancien mystère du feu, il avait
momentanément oublié Louis. Une demi-douzaine de voisins
s’étaient approchés de la maison en flammes ; excepté le candidat
héros, qui était encore sur la pelouse, tous restaient à une distance
respectueuse. Les vitres des fenêtres qui donnaient sur la véranda
explosèrent à leur tour.
Des éclats de verre s’éparpillèrent dans l’air en tournoyant. Le
candidat héros baissa la tête et prit ses jambes à son cou. Des
flammes jaillirent des fenêtres éclatées et léchèrent la paroi du fond
de la véranda en tâtonnant comme de longs doigts flexibles. La
peinture blanche se couvrit instantanément de grosses cloques
suintantes. Un des fauteuils de rotin se mit à fumer, puis il
s’embrasa comme de l’étoupe.
Par-dessus le crépitement assourdissant de l’incendie, Steve
entendit la voix du candidat héros qui glapissait à tue-tête, avec des
accents absurdement joviaux :
ŕ La baraque est foutue, c’est sûr ! Si Jud est là-dedans, il est
bon comme la romaine ! Cent fois j’y ai dit de faire attention à ne
pas mettre du bois créosoté dans sa cheminée !
Steve ouvrit la bouche pour héler les badauds et leur demander si
quelqu’un avait songé à appeler les pompiers, mais à cet instant
précis il perçut de lointains ululements de sirènes. Apparemment,
on les avait prévenus et ils arrivaient en force. Mais le candidat
héros avait raison : la maison était fichue.
À présent, toutes les fenêtres de la façade crachaient du feu et
une fine couronne de flammes presque transparentes venait
d’apparaître au-dessus des bardeaux verts de l’avant-toit.
Steve se souvint brusquement de Louis, et il se retourna. Mais

- 517 -
Louis ne devait pas être là, sinon il aurait été attiré hors de chez lui
par l’incendie, comme ses voisins.
Là-dessus, quelque chose accrocha le regard de Steve.
Derrière l’allée asphaltée qui faisait le tour de la maison de Louis,
s’étendait un assez grand pré qui escaladait un flanc de coteau en
pente douce. Les jeunes herbes de printemps étaient déjà hautes,
mais Steve discernait tout de même le tracé d’un sentier aussi
soigneusement tondu et entretenu qu’un links de golf. Il gravissait
le flanc de coteau en sinuant et allait se perdre dans les bois très
verts et très touffus qui barraient l’horizon de leur dense rideau.
Quelque chose remuait à l’endroit où le vert tendre de l’herbe
sauvage rejoignait le vert plus sombre des arbres, et c’est ce
mouvement qui avait attiré le regard de Steve Masterton. Il avait
aperçu, brièvement, une tache d’un blanc étincelant qui s’était
immédiatement perdue dans l’ombre des bois. Malgré la brièveté de
sa vision, il lui sembla qu’il avait vu un homme qui marchait avec un
grand paquet blanc dans les bras.
« C’était Louis, lui affirma son esprit avec une assurance
péremptoire Ŕ et totalement irrationnelle. C’était Louis, et il faut
que tu le rattrapes, parce qu’il est arrivé un truc très moche et qu’il
va arriver sous peu un truc encore plus moche si tu ne l’arrêtes
pas. »
Il était debout à l’entrée de la maison des Creed, hésitant sur la
conduite à tenir, dansant d’un pied sur l’autre, perplexe, oscillant.
« Dis donc, mon petit Steve, mais tu es mort de trouille ! »
En effet, il était mort de trouille, et sans aucune raison. Mais il y
avait quelque chose de… de…
(d’attirant).
Oui, ce sentier qui sinuait à flanc de coteau et s’enfonçait
probablement dans les bois au-delà du pré avait quelque chose
d’attirant. Il devait bien mener quelque part, pas vrai ? Oui,
forcément. Tous les chemins mènent quelque part Ŕ et ce n’est pas
toujours à Rome.
« Louis. Pense un peu à Louis, espèce d’andouille ! C’est pour le
voir que tu es venu jusqu’ici, rappelle-toi ! Tu ne t’es pas trimbalé
jusqu’à Ludlow pour aller crapahuter dans les bois. »
ŕ Qu’est-ce que t’as trouvé, Randy ? cria la voix du candidat
héros.

- 518 -
Sa voix de tête, à laquelle l’excitation conférait une intonation
faussement joviale, portait loin.
La réponse de Randy fut partiellement couverte par le vacarme
grandissant des sirènes de pompier, mais Steve la saisit tout de
même :
ŕ Un chat crevé.
ŕ Il est cramé ?
ŕ Non, dit Randy, même pas roussi. Crevé, c’est tout.
Comme si cet échange de propos qui lui était parvenu depuis
l’autre côté de la rue avait quelque chose à voir avec ce qu’il avait
aperçu Ŕ ou cru apercevoir Ŕ à la limite de la forêt, l’esprit de Steve
revint implacablement sur son idée. C’était bien Louis qu’il avait vu.
Et tout à coup, il partit au petit trot, laissant l’incendie derrière
lui, remonta l’allée asphaltée et s’engagea sur le sentier. Le temps
d’arriver à la lisière de la forêt, il était en nage, et il s’enfonça avec
soulagement dans les ombres fraîches du sous-bois. Une odeur
piquante et agréable de pin et d’épinette, de résine et d’écorce, lui
envahit les narines.
Aussitôt qu’il eut pénétré dans la forêt, il se mit à courir à fond de
train, sans trop savoir ce qui le poussait à galoper, sans trop savoir
non plus pourquoi son cœur s’était mis à battre à coups redoublés. Il
ahanait et sa respiration faisait un bruit de soufflet.
Il allongea encore l’allure à partir de l’endroit où le sentier
devenait raidillon, s’émerveillant de ce tracé aussi bien nivelé que
celui d’une piste de stade, mais lorsqu’il passa sous le portique
d’entrée du Simetierre des animaux, il marchait simplement très
vite et une pointe douloureuse lui vrillait le flanc juste au-dessous
de l’aisselle.
Ses yeux enregistrèrent à peine les tombes disposées en cercles
concentriques, les plaques de fer-blanc martelé, les croix
grossièrement assemblées à l’aide de vieux morceaux de planches. À
l’autre extrémité de la clairière circulaire, une vision étrange
sollicitait toute son attention. Les yeux de Steve étaient rivés sur
Louis en train d’escalader un grand tas d’arbres morts,
apparemment au mépris des lois de la gravitation. Il montait
lentement, pas à pas, les yeux fixés droit devant lui, comme un
somnambule ou un possédé. L’objet blanc qui avait accroché le
regard de Steve était dans ses bras. À cette distance, sa

- 519 -
configuration ne laissait aucun doute sur sa nature : c’était un corps
enveloppé d’un drap. Un pied de femme, chaussé d’un soulier de
cuir noir à talon plat, dépassait du drap. Avec un léger haut-le-cœur,
Steve comprit soudain que le cadavre que Louis tenait dans ses bras
était celui de Rachel.
Les cheveux de Louis étaient devenus blancs.
ŕ Louis ! vociféra Steve.
Sans marquer la moindre hésitation, la moindre pause, Louis
continua jusqu’au sommet du tas d’arbres morts et entama la
descente de l’autre versant.
« Il va tomber, se dit Steve avec incohérence. Il a eu de la chance
jusqu’à présent, une veine insensée mais d’ici peu il va se casser la
gueule et ça sera encore beau s’il ne s’en tire qu’avec une jambe
brisée. »
Mais Louis ne trébucha même pas. Il arriva en bas de l’autre
versant du tas d’arbres morts et Steve le perdit momentanément de
vue. Puis il reparut. Il se dirigeait à nouveau vers les bois.
ŕ Louis ! cria Steve une seconde fois.
Cette fois, Louis s’arrêta et se retourna.
Steve fut complètement abasourdi par ce qu’il voyait. Non
content d’avoir des cheveux blancs, Louis avait à présent le visage
d’un très vieil homme.
D’abord, il ne parut pas reconnaître Steve. Puis, peu à peu,
comme si quelqu’un ajustait graduellement un rhéostat à l’intérieur
de sa tête, son visage s’éclaira. Ses lèvres se mirent à trembler
spasmodiquement, et au bout d’un moment, Steve comprit qu’il
essayait de sourire.
ŕ Steve, dit-il d’une voix mal assurée, légèrement chevrotante.
Bonjour, mon cher Steve. Je vais l’enterrer. Je suppose qu’il va
falloir que je creuse avec mes mains. Ça va sûrement me prendre
jusqu’au soir. La terre est très caillouteuse là-haut. Peut-être que
vous pourriez me donner un coup de main ?
Steve ouvrit la bouche, mais il ne parvint pas à émettre le
moindre son. Malgré le mélange de stupéfaction et d’horreur qu’il
éprouvait, il avait envie de lui venir en aide. Ici, dans cette forêt, ça
lui paraissait la chose la plus naturelle du monde.
ŕ Louis, coassa-t-il finalement, qu’est-ce qui s’est passé ? Ô mon
Dieu, qu’est-ce qui vous est arrivé ? Est-ce que Rachel a été… Est-ce

- 520 -
qu’elle était dans la maison en feu ?
ŕ Avec Gage, j’ai attendu trop longtemps, dit Louis. C’est pour ça
que la chose l’a contaminé parce que j’avais attendu trop longtemps.
Mais avec Rachel, ça ne sera pas pareil. Je le sais, Steve.
Il se balançait légèrement sur lui-même en parlant, et Steve
comprit qu’il avait perdu la raison. Il vit cela avec une clarté
aveuglante. Louis était fou. Et il était effroyablement las. Steve, qui
était lui-même profondément troublé, s’arrêta sur cette dernière
idée et oublia l’autre. Louis était exténué, c’est tout ce qu’il voyait.
ŕ Un coup de main serait le bienvenu, dit Louis.
ŕ Écoutez, Louis, même si j’étais disposé à vous aider, je ne
pourrais jamais escalader ce tas d’arbres.
ŕ Mais si, dit Louis. C’est facile. Il suffit de le franchir vite et d’un
pied sûr, sans jamais baisser les yeux. Ce n’est pas plus sorcier que
ça, Steve.
Sur ces paroles, il tourna les talons et s’éloigna.
Steve cria plusieurs fois son nom, mais il s’enfonça dans la forêt
sans se retourner. Pendant quelques instants encore, Steve
distingua la forme vacillante du drap blanc entre les arbres. Puis il
ne vit plus rien.
Il traversa le Simetierre au pas de course et se lança aveuglément
dans l’escalade du tas d’arbres morts. Au début, il usait de ses mains
pour trouver des appuis solides et se hissait lentement, à quatre
pattes. Puis il se mit debout et tout à coup une espèce de fabuleuse
euphorie s’empara de lui : comme s’il avait aspiré une grande
bouffée d’oxygène pur. Il avait la conviction absolue qu’il arriverait
au sommet Ŕ et il y arriva, en escaladant les troncs enchevêtrés d’un
pas rapide et sûr. Il s’arrêta au sommet, oscillant d’un pied sur
l’autre, et il aperçut Louis qui cheminait le long du sentier Ŕ car le
sentier reprenait de l’autre côté.
Louis s’arrêta et se retourna vers Steve. Le corps de sa femme,
enveloppé d’un drap taché de sang, était posé en travers de ses
avant-bras.
ŕ Peut-être que vous croirez entendre des voix, lui dit-il. Mais ce
ne sont que les huards qui chantent là-bas au sud, du côté de
Prospect. Le son porte loin, par ici. C’est bizarre.
ŕ Écoutez, Louis…
Mais Louis avait déjà repris sa marche.

- 521 -
Un instant, Steve crut qu’il allait le suivre Ŕ il ne s’en fallut
vraiment que d’un cheveu.
« Je pourrais l’aider… Après tout, il en a besoin… Et j’en ai
envie, c’est vrai. Oui, c’est vrai – parce que je sens bien qu’il y a
anguille sous roche, et que j’aimerais bien savoir ce que tout ça
cache. J’ai l’impression que c’est très… euh… très important, voilà.
Il y a un secret là-dessous. Un mystère. »
Et là-dessus une branche céda sous ses pieds. Elle se rompit avec
un claquement sec et tout à coup Steve fut brusquement ramené à
l’endroit où il se trouvait et à ce qu’il était en train de faire. Une folle
terreur s’empara de lui et il se mit à tourner gauchement sur lui-
même, les deux bras écartés en guise de balancier, un sale goût
amer dans la bouche, son visage tordu par une grimace stupéfaite
évoquant celui d’un homme qui se réveille brusquement et
s’aperçoit qu’il a marché dans son sommeil, et qu’il se tient à
présent sur une corniche étroite tout en haut d’un gratte-ciel.
« Rachel est morte et c’est peut-être Louis qui l’a tuée. Louis a
perdu la raison, il est complètement ravagé, mais…»
Mais il sentait qu’il y avait là-dedans quelque chose d’infiniment
plus dangereux que de la simple démence. On aurait dit qu’un
gigantesque aimant était enfoui quelque part au fond de ces bois et
qu’il exerçait une attraction magnétique sur une part de son
cerveau, l’attirant invinciblement vers l’endroit où Louis était en
train d’emmener Rachel.
« Allez, Steve, prends ce sentier… Prends-le, tu verras où il
mène. Oui, mon petit Steve, tu vas voir quelque chose de
formidable, quelque chose dont tes copains de la Société des libres
penseurs du collège de Lake Forest ne t’ont jamais laissé
soupçonner l’existence. »
Et puis, comme si elle venait de s’apercevoir qu’elle avait déjà
toute la nourriture qu’il lui fallait pour aujourd’hui, la chose qui
essayait de l’attirer sembla soudain perdre tout intérêt pour lui et
ses appels s’interrompirent. Steve perdit l’équilibre et il se mit à
dévaler d’un pas chancelant le flanc du tas d’arbres.
D’autres branches se brisèrent sous lui avec des craquements
terrifiants, et son pied gauche s’enfonça dans un entremêlement de
branches mortes. Sa chaussure de tennis s’accrocha dans des
échardes pointues et au moment où il retirait son pied, il les sentit

- 522 -
s’enfoncer dans sa chair. Il eut un sursaut désespéré et plongea la
tête la première vers le sol du Simetierre des animaux, évitant
d’extrême justesse de s’empaler sur un morceau de planche
déchiquetée qui lui aurait perforé l’estomac comme un rien.
Il se remit péniblement debout et regarda autour de lui,
complètement éberlué, en se demandant ce qui avait bien pu lui
arriver. Mais est-ce qu’il lui était vraiment arrivé quelque chose ?
Déjà, il lui semblait que tout cela n’avait été qu’un rêve.
Et puis, du fond de la forêt qui se dressait de l’autre côté du tas
d’arbres morts Ŕ une forêt si dense et si touffue que même par une
journée de grand soleil les sous-bois baignaient dans une pénombre
glauque et opaque Ŕ, un ricanement caverneux s’éleva. Il tremblait
et grondait comme le tonnerre. Steve n’osait même pas imaginer la
taille que pouvait avoir la créature qui émettait un son pareil.
Il prit ses jambes à son cou. Sa tennis déchaussée le faisait boiter,
mais il ne s’arrêta pas pour la remettre en place. Il aurait voulu
hurler, mais sa gorge n’émettait aucun son. Il courait toujours
lorsqu’il arriva en vue de la maison de Louis, et il s’échinait encore à
expulser de la poitrine le cri qui y était resté coincé lorsqu’il parvint
enfin à faire démarrer sa moto et partit en trombe sur la route 15.
Il évita d’extrême justesse une voiture de pompiers venue de
Brewer qui se dirigeait vers la maison des Crandall. Sous le gros
casque de motard dont il s’était coiffé, ses cheveux étaient dressés
tout droit sur sa tête.
Lorsqu’il se retrouva dans son deux pièces d’Orono, il avait déjà
pratiquement tout oublié de sa visite à Ludlow. Il appela le service
de santé de l’université, annonça à Charlton qu’il était malade, avala
un somnifère et se mit au lit.
Steve Masterton ne devait jamais vraiment se souvenir des
événements de cette journée… sauf dans ses rêves les plus profonds,
ceux qui ont lieu pendant les petites heures du matin. Dans ses
rêves, il sentait que quelque chose d’immense et de ténébreux l’avait
frôlé Ŕ quelque chose qui avait tendu une main monstrueuse pour le
toucher et l’avait retirée à l’ultime seconde.
Une créature dont les grands yeux jaunes luisaient obscurément
comme deux fanaux enfumés.
Parfois, Steve se réveillait de ses cauchemars en poussant des cris
perçants, les yeux exorbités, et dans ces moments-là il se disait :

- 523 -
« Vous croirez peut-être entendre des voix, mais ce ne sont que les
huards qui chantent là-bas au sud, du côté de Prospect. Le son
porte loin, par ici, c’est bizarre. »
Mais il n’arrivait jamais à se souvenir d’où lui venaient ces
étranges pensées, et il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elles
pouvaient signifier.
L’année suivante, il prit un poste à Saint Louis, à l’autre bout du
pays.
Entre le moment où il avait vu Louis Creed pour la dernière fois
et celui où il partit pour le Missouri, Steve ne remit pas une seule
fois les pieds à Ludlow.

- 524 -
ÉPILOGUE

Les policiers arrivèrent vers la fin de l’après-midi. Ils


questionnèrent Louis, mais sans manifester de suspicion
particulière. Les cendres étaient encore chaudes ; on ne les avait
même pas ratissées. Louis répondit consciencieusement à toutes
leurs questions, et ils parurent satisfaits de ses réponses. Par
bonheur, leur conversation se déroulait à l’extérieur, et Louis portait
un bonnet. S’ils avaient vu ses cheveux blancs, ça leur aurait peut-
être mis la puce à l’oreille. Ça n’aurait pas été bon du tout. Il avait
mis ses gants de jardinage, et là aussi, ça valait mieux. Il avait les
mains esquintées, pleines de sang.
Ce soir-là, il se mit à faire des patiences qui l’entraînèrent jusque
bien après minuit.
Au moment où il étalait une nouvelle fois les cartes sur la table, il
entendit la porte de derrière qui s’ouvrait.
« Tu moissonnes ce que tu as semé, et cette moisson, tu ne t’en
débarrasseras plus jamais », songea Louis Creed.
Il entendit les pas lents et grinçants qui s’approchaient, mais il ne
se retourna pas. Ses yeux restaient fixés sur les cartes. Il vit la dame
de pique. Il la recouvrit d’une main.
Les pas stoppèrent juste derrière lui.
Silence.
Une main glaciale s’abattit sur l’épaule de Louis. La voix de
Rachel était râpeuse, pleine de terre.
ŕ Mon chéri, disait-elle.

Février 1979 – décembre 1982


Fin

- 525 -

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