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La maîtresse trahie

Table des matières

Table des matières


01.
02.
03.
04.
05.
06.
07.
08.
09.
10.
11.
01.

Debout devant la grande baie vitrée de son bureau


new-yorkais, Lucas Karadines regardait sans les voir les
hauts gratte-ciel qui l'entouraient. Il passa une main hâlée
dans ses cheveux et un éclair de triomphe brilla
fugitivement dans son regard noir, tandis qu'un léger
sourire se formait à la commissure de ses lèvres. Il avait
réussi ! Le déjeuner avait été un succès sur toute la ligne.
Demain après-midi, au Karadines Hôtel de Londres, son
père Théo et lui signeraient avec Alex Aristides, le
président de la prestigieuse Aristides Corporation, un
contrat qui ferait de la chaîne d'hôtels Karadines l'une des
plus puissantes du monde.
A l'instar de Théo, Alex Aristides était d'une santé fragile,
mais contrairement au père de Lucas, il n'avait pas de fils
pour reprendre l'entreprise familiale — ce qui expliquait
qu'il eût accepté de la vendre aux Karadines à un prix très
intéressant. Le lendemain, une soirée réunissant les deux
familles, leurs avocats et quelques proches devait avoir lieu
pour célébrer la vente.
Lucas retourna à son bureau, et son regard se posa sur le
téléphone. Il était temps qu'il passe ce coup de fil... Jetant
un coup d'œil à sa montre, il fit un rapide calcul et se laissa
aller à ses fantasmes. S'il se dépêchait, il pourrait être à
Londres dés ce soir. Ambre ne lui en voudrait pas d'arriver
en pleine nuit au contraire. Cette femme était la sensualité
incarnée. Ambre, avec ses longs cheveux couleur de miel,
ses jambes démesurées qui semblaient faites pour
s'enrouler suggestivement autour des siennes... L'espace
d'un instant, il faillit se laisser submerger par la vague de
désir familière qui déferlait en lui dès qu'il pensait à la
jeune femme, et un pincement de regret lui étreignit le
cœur.
Non! Il s'empressa de chasser ce sentiment déplacé.
Même si faire l'amour avec Ambre était toujours une
expérience incroyable, il y avait plus important que le sexe
dans la vie. D'ailleurs, la dernière fois qu'ils s'étaient vus,
elle le lui avait bien fait comprendre : il était arrivé à
Londres un jour plus tôt que prévu afin de lui faire une
surprise, et résultat, il avait à peine pu la voir une demi-
heure, tant elle était prise par son travail.
Cela, Lucas ne l'avait pas oublié. Lui, obligé d'attendre,
de passer après la carrière d'une femme! Son ego ne
l'avait pas supporté. D'autant qu'à chaque fois qu'il avait
demandé à Ambre de renoncer à ses ambitions et de lui
permettre de l'entretenir, elle avait refusé — pire, elle lui
avait ri au nez.
Non, cette fois, il avait pris sa décision. Cela faisait même
plusieurs semaines. Au tout début de ses négociations
avec l'Aristides Corporation, il avait été présenté à la fille
de son propriétaire, Christina, et il avait vu là l'intervention
du destin. La douce, tendre et effacée Christina réunissait
toutes les qualités qu'il souhaitait trouver chez sa future
femme. En fait, elle était l'exact opposé d'Ambre. Elle
n'avait d'autre ambition que de devenir épouse et mère;
elle était grecque, et partageait les mêmes traditions et la
même culture que lui. Enfin, elle était en admiration devant
lui et buvait la moindre de ses paroles. Ils étaient faits pour
s'entendre.
Le timing, par ailleurs, était parfait. Après sa dernière
angine de poitrine, son père avait fait part à Lucas de son
désir de le voir fonder une famille avant sa mort. Lucas, de
son côté, n'avait pas besoin d'encouragements pour
demander Christina en mariage : il se sentait prêt à
s'engager dans une vie de famille. Théo avait été enchanté
de la fusion des deux compagnies, et l'annonce des
fiançailles de Lucas et Christina avait porté sa joie à son
comble.
Lucas savait qu'il devait tout à son père. Ce dernier l'avait
sauvé d'une vie de misère dans les rues d'Athènes à l'âge
de treize ans : sa mère avait, peu de temps avant de
mourir, envoyé aux avocats de Théo une lettre et des
documents prouvant que Lucas était son fils illégitime.
Aussitôt, Théo s'était mis à sa recherche. Il l'avait retrouve,
installé chez lui et lui avait offert les meilleures études
possibles. Il lui avait donné son nom et l'avait modelé à sa
propre image, et cela, Lucas lui en serait éternellement
reconnaissant. Le fils aîné de Théo, bien plus âgé que
Lucas, était mort avec sa femme dans un accident d'avion
quand Lucas avait vingt-six ans; sans hésitation, son père
l'avait alors choisi pour diriger la compagnie, et Lucas
l'avait remercié en multipliant par cent leurs avoirs et leurs
bénéfices.
Il décrocha le combiné, et composa sans hésiter le
numéro qu'il connaissait par cœur. Puis il se redressa, la
mâchoire déterminée, et attendit la sonnerie.

Ambre Jackson pénétra dans son bureau, un large


sourire aux lèvres, encore sous le choc de ce qu'elle venait
d'apprendre au cours de son déjeuner avec sir David
Janson, le président de la banque d'affaires du même nom.
La sonnerie du téléphone la ramena brutalement à la
réalité. Peut-être était-ce Lucas? songea-t-elle, le cœur
battant, en se dépêchant d'aller répondre.
— Ah, Ambre, je suis content d'avoir réussi à te joindre. Je
suis désolé, mais je ne pourrai pas te voir demain comme
prévu. J'ai bien peur de n'être libre que samedi — les
affaires, tu comprends...
L'expression ravie qui s'était peinte sur les traits d'Ambre
lorsqu'elle avait reconnu la voix de son amant se mua en un
froncement de sourcils déçu.
— Oui, je comprends, acquiesça-t-elle dans un soupir.
Que pouvait-elle dire d'autre? Lucas était directeur
général de son entreprise familiale, une chaîne d'hôtels et
de centres de loisirs en pleine expansion, et il passait son
temps il voyageait entre ses bureaux d'Athènes et de New
York et les différentes filiales du groupe dans le monde
entier. Depuis un an qu'elle le connaissait, elle s'était
habituée à le voir rarement; elle-même, agent de change
chez Brentford's, une banque d'affaires renommée, avait un
métier qui la mettait constamment sous pression.
— Je comprends, mais je ne peux pas dire que je sois
ravie, ajouta-t-elle d'une voix sensuelle.
Le seul fait d'entendre Lucas faisait battre son cœur plus
vite. Il lui manquait terriblement.
— Ça fait près de deux mois que je ne t'ai pas vu. Je me
réjouissais de notre rendez-vous de demain — c'était
l'anniversaire de notre première rencontre, et j'avais plein
de choses à te raconter...
— Moi aussi, j'ai des nouvelles à t'annoncer, dit-il d'un ton
empreint de sarcasme. Mais ça attendra samedi.
Ce n'était pas exactement la réponse qu'elle avait
espérée. En vérité, au cours des dernières semaines, les
coups de téléphone de Lucas avaient été de plus en plus
brefs et espacés, et Ambre avait commencé à douter
sérieusement de l'avenir de leur relation... Elle songea
qu'elle était sotte, il l'aimait, elle le savait. Même si, lors de
sa dernière visite surprise, il avait été furieux qu'elle
n'annule pas tous ses rendez-vous d'affaires pour le
rejoindre, lorsqu'il l'avait appelée de son hôtel en plein
milieu de l'après-midi. Cette nuit-là, il avait une fois encore
insisté pour qu'elle quitte son travail. Un homme aussi riche
que lui, avait-il décrété, n'avait pas besoin que sa petite
amie gagne sa vie. Ambre avait essayé de prendre cela
sur le ton de la plaisanterie, lui répondant qu'elle ne
démissionnerait que lorsqu'elle serait mariée et enceinte,
pas avant, espérant qu'il ne se le ferait pas dire deux fois et
la demanderait en mariage. Peine perdue.
Quand elle était partie au bureau, le lundi matin il lui avait
dit d'un air détaché qu'il allait devoir passer un peu de
temps à New York. Et elle ne l'avait plus vu pendant deux
mois.
A présent, elle avait terriblement hâte de le retrouver. Elle
avait pris sa journée du lendemain exprès pour pouvoir
passer du temps avec lui ; et maintenant, il lui annonçait
qu'il ne la verrait pas avant samedi... Elle en aurait pleuré.
Cependant, elle ne voulait pas que quoi que ce fût vint
troubler leurs retrouvailles, aussi répondit elle gaiement :
— Bon, d'accord, mais ça va être dur de tenir si longtemps.
Tu es parti depuis des siècles et je commence à éprouver
des symptômes de manque terribles. Tu as intérêt à bien
me soigner quand nous nous verrons...
— Pardon, chérie. Mais si tu veux que nous nous voyions
samedi, il va falloir que tu me laisses retourner travailler. Si
je passe des heures au téléphone, je n'aurai jamais fini à
temps.
La menace porta ses fruits, et Ambre s'empressa de
conclure la conversation. Elle raccrocha, un peu
rassérénée : ne l'avait-il pas appelée chérie en s'excusant?
Et puis, elle avait attendu si longtemps, une journée ne
ferait pas une grande différence.
Néanmoins, alors qu'elle quittait l'immeuble victorien de
grand standing qui abritait les bureaux de Brentford's, elle
ne put retenir un soupir amer. Elle pensait que la surprise
qu'elle réservait à Lucas était de taille, mais quelle serait
sa réaction à lui ?
Il était entré dans sa vie comme un tourbillon, transformant
la sage et sérieuse jeune femme de vingt-deux ans qu'elle
était à l'époque en créature élégante, sophistiquée et sûre
d'elle. Mais parfois, quand elle se regardait dans la glace,
elle ne se reconnaissait plus...

Serrant sous son bras le paquet aux couleurs brillantes


qu'elle portait, Ambre héla un taxi. Elle n'avait absolument
pas conscience des regards admiratifs que posaient sur
elle les hommes en costumes sombres quittant leurs
bureaux de la City. Rares étaient ceux qui ne s'attardaient
pas un instant sur sa silhouette élancée, mise en valeur par
un tailleur bleu marine dont la jupe lui arrivait dix bons
centimètres au-dessus du genou. Ses longs cheveux miel,
seulement retenus au niveau du cou par une barrette ornée
d'une grosse perle fantaisie, lui tombaient presque jusqu'à
la taille. Quant à son visage, il parvenait à exprimer à la fois
une candeur juvénile et une sensualité débridée, ses lèvres
charnues venant contrebalancer l'aspect presque
angélique de ses grands yeux bleu lavande aux cils
démesurés.
— Je vous dépose où, mademoiselle?
Avec un large sourire, elle se laissa glisser sur la ban-
quette arrière du taxi et donna au chauffeur l'adresse de
ses amis Tim et Spiro.
La voiture la déposa devant une petite maison blanche,
au cœur du quartier de Pimlico, et, après avoir réglé la
course, elle s'immobilisa un instant devant la façade. Elle
avait du mal à croire que cinq ans s'étaient écoulés depuis
l'époque où elle avait emménagé là avec Tim, son ami
d'enfance, originaire comme elle du petit village de
Thropton, dans la région des Lacs. Tim l'avait consolée à la
mort de sa mère — Ambre avait alors dix-sept ans —, et il
était en première année dans son école d'art quand elle
avait commencé ses études à la prestigieuse London
School of Economies. C'était lui qui lui avait suggéré de
louer une chambre qui venait de se libérer là où il vivait. La
maison elle-même appartenait à Spiro Karadines, un
étudiant grec qui apprenait l'anglais en attendait de
commencer à travailler dans l'un des hôtels que possédait
sa famille. Il était, disait-il, obligé de sous-louer les
chambres de sa maison parce que son plus proche parent
était un oncle, Lucas Karadines, qui gérait son argent à sa
place et était « terriblement radin ».
S'il avait su qu'Ambre rendait visite à son neveu, Lucas
aurait été furieux, mais Spiro était un bon ami à elle, quoi
que son oncle pensât de lui, et elle se réjouissait de le voir.
Elle sonna à la porte et attendit, un sourire aux lèvres. Un
an plus tôt jour pour jour, à l'occasion du vingt-deuxième
anniversaire de Spiro, elle avait pour la première fois posé
les yeux sur Lucas Karadines. Il était arrivé à la soirée sans
prévenir, et, après une violente dispute avec Spiro, il avait
fini par se calmer et accepter un verre.
Pour Ambre, ça avait été le coup de foudre. Un regard en
direction de cet homme très grand, large d'épaules, vêtu
d'un costume gris anthracite qui contrastait de façon
frappante avec les jeans et T-shirts des autres personnes
présentes, et elle avait senti son cœur chavirer. Incapable
de le quitter des yeux, elle l'avait regardé traverser le salon,
dominant tous les jeunes gens d'une bonne tête. C’était
l’homme le plus séduisant qu'elle eût jamais vu. Loin de
paraître mal à l'aise au milieu des invités de son neveu,
pour la plupart ouvertement homosexuels, il exsudait une
confiance en lui et une sensualité brute presque palpables.
Quand leurs regards s'étaient croisés, il lui avait souri et
elle était devenue écarlate; et lorsque, ensuite, il lui avait
proposé de dîner avec lui le lendemain soir, elle avait
accepté avec empressement.
Spiro avait essayé de la décourager. Il lui avait dit que
son oncle était un prédateur de la pire espèce, un requin
qui ne ferait d'elle qu'une bouchée. Et puis, à trente-cinq
ans, il était beaucoup trop vieux pour elle. Il aimait les
femmes élégantes et sophistiquées, les femmes du
monde.
— Et toi, ma chérie, même si tu es brillante, tu t'habilles
comme une fonctionnaire de mairie, il faut le reconnaître,
avait-il conclu avec un sourire taquin.
Ambre avait haussé les épaules et, sans tenir compte le
moins du monde de ses recommandations, elle était allée
dîner avec Lucas Karadines le lendemain.
Ça avait été une soirée magique. Lucas lui avait posé
mille questions, et elle lui avait avoué son désir de réussir
en tant qu'analyste financière. Elle venait tout juste de
terminer sa première année chez Brentford's et avait
obtenu une prime conséquente, dont elle était très fière.
Dans la conversation, elle lui avait même avoué qu'elle
était la fille unique d'une mère célibataire, mais il n'avait
pas paru choqué. Enfin, il l'avait raccompagnée jusqu'à sa
porte et lui avait demandé si cela lui ferait plaisir de venir
passer quelques jours à Pâques sur l'île privée des
Karadines, dans la mer Egée, en compagnie de Tim et
Spiro. Là encore, Ambre avait accepté sans se faire prier.
Le baiser sur la joue que lui avait donné Lucas au moment
de la quitter l'avait un peu déçue, mais elle avait été flattée
de sa courtoisie. Et, le lendemain, après avoir interrogé
longuement Spiro sur les goûts de son oncle, elle avait
dépensé une bonne partie de sa fameuse prime de fin
d'année pour s'offrir une nouvelle garde-robe, aller chez
l'esthéticienne, et devenir une femme sophistiquée et sûre
d'elle — une femme comme les aimait Lucas.
Durant son séjour sur l'île, elle avait fait la connaissance
de M. Karadines père; mais surtout, elle avait vu le regard
que Lucas posait sur elle se transformer peu à peu Loin de
la considérer comme une simple amie de Spiro, il semblait
désormais voir en elle une femme — une femme
séduisante de surcroît. A leur retour à Londres il l'avait
appelée et ils étaient sortis ensemble une douzaine de
fois, mais leur relation n'était pas allée au-delà de quelques
baisers. Quand, ensuite, Lucas était parti à New York pour
affaires, Ambre s'était dit qu'il l'avait oubliée ; mais à son
retour, deux semaines plus tard, il l'avait de nouveau invitée
à dîner. Cette fois la soirée s'était terminée dans sa suite,
et ils étaient devenus amants.
Il était son premier et seul amant, aussi n'avait elle pas de
point de comparaison, mais elle n'en avait pas besoin Elle
savait qu'elle avait trouvé l'âme sœur. Lucas n'avait qu'à la
regarder pour que son estomac se serre délicieusement,
et lorsqu'il la touchait, il éveillait en elle des émotions
indicibles. Elle ne se lassait jamais de son corps.
Moins d'une semaine plus tard, sur l'insistance de Lucas,
elle avait emménagé dans le loft dominant la Tamise qu'il
avait acheté, et, dès lors, leur relation n'avait cessé de
devenir plus intime, plus forte. Rien que d'y penser, elle en
avait le cœur qui battait la chamade et ne pouvait
s'empêcher de sourire béatement.
— Pourquoi cet air euphorique?
La question de Tim la tira de sa rêverie.
— Je me remémorais de bons souvenirs, répondit-elle à
son ami avant de l'embrasser sur la joue. Où est le héros
du jour ? ajouta-t-elle. Je lui ai apporté un cadeau.
Avec l'aisance née d'une longue habitude, elle pénétra
dans le salon.
— Bon anniversaire, Spiro! lança-t-elle gaiement au jeune
homme brun assis sur le canapé.
Elle lui tendit le paquet avant de se débarrasser de ses
chaussures et d'aller s'installer dans un fauteuil face à lui.
— Seigneur, je suis flatté. Mon cher oncle t'aurait-il
autorisée à nous rendre visite? Ça doit faire six mois qu'on
ne t'a pas vue ici. Ou peut-être davantage? demanda-t-il en
arquant des sourcils interrogateurs en direction de Tim.
— Arrête tes sarcasmes, Spiro. Ambre reste notre amie,
même si ses goûts en matière d'homme nous dépassent.
Allez, ouvre ton cadeau.
— Oui, c'est vrai, nous étions convenus de ne pas parler de
Lucas ensemble, acquiesça Ambre. Alors fais-moi le
plaisir de regarder ce que j'ai eu tant de peine à te trouver.
— Pardonne-moi, ma chérie, mais figure-toi que je ne suis
pas de très bonne humeur, ce soir. Le poids des ans
commence à se faire sentir...
— A vingt-trois ans? s'exclama-t-elle. Ne me fais pas rire
— Et pourquoi donc? Tu mérites de rire, Ambre. Tu
mérites d'être heureuse, dit Spiro, sérieux soudain.
— Mais je suis heureuse! affirma-t-elle. Allez, ouvre ton
cadeau, maintenant.
Deux minutes plus tard, Spiro était debout et embras- sait
chaleureusement Ambre sur la joue.
— Je l’adore ! dit-il en désignant la gravure qu'elle lui avait
offerte, et qui représentait deux hommes en short
s'apprêtant à engager un combat de boxe. Mais tu as dû
payer ça une fortune... C'est un original du XIXe siècle,
n'est-ce pas?
— Bien sûr, tu penses bien que je n'oserais jamais te
donner un faux! Je connais ton snobisme...
Tous trois rirent de bon cœur. Il était de notoriété publique
que Spiro était un grand amateur d'art; d'ailleurs, il répétait
à qui voulait l'entendre que travailler pour l'entreprise
familiale le rendait malade, et qu'il rêvait d'ouvrir sa propre
galerie.
Malheureusement, Lucas contrôlait les cordons de la
bourse, et Spiro ne pourrait hériter de son père qu'à vingt-
cinq ans — ou s'il se mariait avant, ce qui ne risquait pas
de se produire. En attendant, il recevait chaque mois une
pension très généreuse, mais qu'il dépensait jusqu'au
dernier penny.
Ambre avait essayé de plaider la cause de son ami
auprès de Lucas, lorsqu'elle avait emménagé chez ce
dernier, mais il s'était aussitôt retranché derrière une
expression glaciale et impénétrable. Il lui avait sèchement
demandé de ne pas se mêler des affaires de la famille,
avant de lui suggérer de cesser de fréquenter Spiro.
La facilité avec laquelle l'homme qu'elle aimait s'était mué
en étranger froid et distant avait fait peur à Ambre. Elle
avait essayé d'argumenter, mais Lucas s'était contenté de
l'ignorer.
Malheureusement, l'amitié qui unissait Ambre et ses
anciens colocataires avait souffert de cette situation. Elle
avait gardé le contact avec Tim — ils se téléphonaient une
fois par semaine en moyenne — mais Spiro avait raison :
cela faisait des mois qu'elle n'était pas venue les voir tous
les deux.
— Je parie que mon cher oncle ignore que tu as dépensé
une fortune pour moi, dit Spiro en déposant le cadre sur le
manteau de la cheminée avant de se retourner vers Ambre.
— Ça n'a rien à voir avec Lucas. Figurez-vous que j'ai
appris il y a deux semaines que je devais recevoir début
avril une prime de — écoutez-moi bien — presque deux
cent cinquante mille livres !
— Bien joué! s'exclama Tim. J'ai toujours su que tu étais un
génie.
— Nous avons donc deux choses à fêter ce soir. Sors le
champagne, Tim ! renchérit Spiro. Les Trois
Mousquetaires reprennent du service.
Ambre sentit ses yeux s'embuer à la mention du surnom
qu'on leur donnait, autrefois, à l'époque où ils vivaient
encore ensemble. Elle avait changé depuis, et n'était plus
la jeune étudiante insouciante d'alors, mais elle n'avait pas
oublié cette époque merveilleuse.
Tim revint bientôt avec une bouteille de champagne et
ensemble ils portèrent un toast à Spiro, à Ambre, à Tim, à
la vie, et à tout ce qui leur passa par la tête. Ils avaient
l'impression d'être revenus des années en arrière.
Deux heures plus tard, débarrassée depuis longtemps de
sa veste de tailleur et de sa barrette, Ambre était assise
sur son fauteuil les jambes repliées sous elle et une coupe
à la main lorsque Spiro demanda d'un air détaché :
— Alors, ma grande, qu'est-ce que tu penses de cette idée
qu'a eue Lucas de se marier? J'ai vu grand-père hier — il
devait faire un check-up chez son médecin de Harley
Street et en a profité pour descendre à l'hôtel quelques
jours — et il m'a dit qu'il était aux anges.
Bien qu'un peu ivre, Ambre sentit une douce euphorie
l'envahir.
— Lucas a l'intention de se marier? Je n'arrive pas à le
croire ! s'écria-t-elle gaiement.
Ainsi, il en avait parlé à son père avant de la consulter...
C'était bien de lui ! Oh, comme elle avait hâte de le voir et
d'entendre sa demande en mariage ! Bien sûr, elle devrait
feindre l'innocence. Il serait trop déçu s'il apprenait qu'elle
était déjà au courant.
— Je lui ai parlé au téléphone cet après-midi, poursuivit
elle. J'étais vraiment déçue quand il m'a expliqué qu'il ne
pourrait pas revenir de New York avant samedi. Il m'a dit
qu'il avait une grande nouvelle à m'annoncer, mais je
n'aurais jamais deviné...
Ainsi, songea-t-elle avec extase, les yeux brillants, son
allusion un peu maladroite à son désir d'arrêter de travailler
lorsqu'elle serait mariée et enceinte avait bel et bien été
entendue, en fin de compte !
— Selon grand-père, Lucas a en effet quelque chose à
t'annoncer, commença Spiro, mais...
— Tais-toi, Spiro, coupa Tim. Ambre n'a pas besoin
d'apprendre la nouvelle d'un tiers.
— Oh ! si, Spiro, dis-moi ce qu'a dit ton grand-père. Je ne
l'ai rencontré que lorsque nous étions en Grèce tous
ensemble, mais je crois lui avoir fait plutôt bonne im-
pression.
Spiro eut un petit rire empreint de cynisme
— Oh, tu lui as plu, c'est sûr, mais pas comme tu
l'imagines.
— Spiro, non ! Tout ça ne te regarde pas, intervint de
nouveau Tim. Nous passons un bon moment tous les trois;
laisse tomber.
— Pourquoi? Ambre est notre amie depuis des années,
elle a le droit de savoir la vérité. Tu préfères vraiment
qu'elle l'apprenne par quelqu'un d'autre?
Perdue dans son fantasme de bonheur conjugal, Ambre
n'écoutait qu'à moitié, mais elle finit néanmoins par se
rendre compte que ses amis se disputaient.
— Que se passe-t-il ?
Elle les regarda tour à tour. Ils paraissaient sérieux. Se
redressant, elle vida son verre d'un trait et le posa par terre
à ses pieds.
— Allons, les gars, répondez-moi ! Que j'apprenne quoi par
quelqu'un d'autre? demanda-t-elle en souriant.
Les deux hommes échangèrent un regard, puis Tim
poussa un soupir.
— Tu as raison, Spiro, reconnut-il. Elle mérite mieux que
ça.
— Mieux que quoi ? insista Ambre.
Spiro se leva nerveusement.
— Mieux que le sale bâtard qui me sert d'oncle, répondit-il.
— Oh, je t'en prie, Spiro, ne recommence pas avec ça !
Pourquoi ne peux-tu pas tout simplement te réjouir que
Lucas et moi soyons amoureux l'un de l'autre? Nous
acceptons ta relation avec Tim. De ton côté, tu pourrais
accepter la nôtre et arrêter de tout le temps répéter que
Lucas est un bâtard.
Lorsqu'elle avait annoncé à ses deux amis qu'elle allait
emménager avec Lucas, Spiro avait fait des pieds et des
mains pour essayer de l'en dissuader. Finalement, en rage,
il lui avait dit que Lucas était le fils bâtard de Théo, que sa
mère n'était guère plus qu'une prostituée, célèbre à
Athènes pour ses amants innombrables, et que Lucas ne
valait guère mieux qu'elle. Ambre avait refusé de l'écouter
à l'époque, et elle n'avait pas l'intention de commencer
maintenant.
— Au cas où tu l'aurais oublié, je n'ai jamais connu mon
père. Qu'est-ce que cela fait de moi, à tes yeux?
Spiro, dont la colère s'était un peu calmée, lui décocha un
regard empreint de compassion.
— En l'occurrence, j'entendais «bâtard» au sens figuré,
précisa-t-il. Lucas ne te considère pas comme une
partenaire, Ambre, mais comme une maîtresse, rien de
plus.
— Seuls les hommes mariés ont une maîtresse, Spiro, fit
valoir Ambre d'un ton impatient. Tu ne sais rien de ma
relation avec Lucas.
Les commentaires du jeune homme irritaient, et elle était
livide à présent.
— Je crois qu'il est temps que je m'en aille.
Elle se leva, mal assurée, et regarda ses deux amis. Il y
avait de la pitié dans les yeux de Tim, et cela la blessa
davantage que tout ce qu'il aurait pu dire. Il la connaissait
depuis la maternelle, n'aurait-il pu lui accorder un minimum
de crédit? Apparemment pas.
— Ma grande, écoute Spiro, dit-il. C'est pour ton bien.
— Lucas et moi nous nous aimons, c'est tout ce qui
compte pour moi.
Elle remit ses chaussures et récupéra son sac à main.
— Ambre, attends !
Spiro lui attrapa le bras comme elle s'apprêtait à se
diriger vers la porte.
— Tu es une fille adorable et extrêmement intelli- gente, un
génie dès qu'il s'agit d'analyser les marchés financiers,
mais en ce qui concerne les hommes, tu es d'une naïveté
rare. Lucas est le seul que tu aies jamais connu et...
— C'est le seul que j'aie envie de connaître, coupât-elle.
Maintenant, lâche-moi.
A contrecœur, Spiro obéit.
— Une dernière chose, Ambre. Je sais qui Lucas a
l'intention d'épouser et ce n'est pas...
— Je n'écouterai pas un mot de plus! s'écria Ambre,
dominée par une terreur inexplicable.
Spiro était soûl et il disait n'importe quoi, c'était évident.
— Tu mens, et je sais pourquoi : ça te rend malade de
nous voir heureux ensemble, Lucas et moi. Tu veux lui faire
du mal en essayant de nous séparer, simplement parce
qu'il refuse de te donner ton héritage avant l'heure. Tu crois
que je ne te connais pas, Spiro ? Il faut toujours que tu
domines tous ceux qui t'entourent. Tim est content de se
laisser faire, mais pas Lucas, et ça te rend malade.
Grandis un peu, veux-tu ?
Spiro secoua lentement la tête.
— Tu es aveugle, Ambre, tout simplement aveugle.
Il chercha Tim du regard, dissimulant avec peine son
exaspération.
— Et maintenant? demanda-t-il.
— Laisse tomber, lui conseilla Tim avec une grimace, Elle
ne te croira jamais.
— Très bien. Ambre, pense ce que tu veux, dit Spiro en se
tournant de nouveau vers la jeune femme. Mais fais-moi
une faveur : je dois dîner demain soir à l'hôtel avec mon
grand-père, il organise une petite fête pour célébrer un
contrat qu'il vient de signer. Il m'a demandé de t'inviter, et
puisque d'après ce que tu nous as dit Lucas ne rentre que
samedi, rien ne t'empêche de venir. Qu'en dis-tu ?
Ambre hésita un moment. Elle n'avait pas envie de sortir
avec Spiro, mais en même temps...
— Ton grand-père t'a vraiment demandé de m'invi-ter?
s'enquit-elle.
— Oui, en fait, il a même insisté.
— Dans ce cas, j'accepte.
Comme c'était gentil de la part du vieux monsieur! Il savait
sans doute que Lucas ne serait pas en ville, aussi avait-il
suggéré à Spiro de tenir compagnie à sa fiancée. Quelle
attention touchante !
— Parfait. Je passerai te chercher chez toi à 8 heures.
Ambre ne vit pas la lueur de détermination qui brillait dans
le regard de son ami et qui, en cet instant, le faisait
ressembler étonnamment à son oncle.
De retour chez elle, elle se glissa dans une chemise de
nuit en satin blanc et se mit à arpenter la grande chambre
qu'elle partageait avec Lucas. Les paroles de Spiro
l'avaient affectée plus qu'elle n'aurait voulu l'admettre.
Presque machinalement, elle ouvrit le placard de Lucas et
huma le parfum boisé, très masculin qui se dégageait de
ses costumes. Non, se rassura-t-elle, elle n'avait aucune
raison de s'inquiéter. Lucas l'aimait, elle le savait.
Sur cette pensée, elle se mit au lit et ne tarda pas à
sombrer dans le sommeil.
Ambre jeta un dernier coup d'œil à son reflet dans les
grandes glaces de la penderie. Elle était bien, songea-t-
elle sans fausse modestie. Mieux que bien, superbe. Ses
cheveux fraîchement lavés et brossés étaient relevés de
part et d'autre de son visage, dégageant son cou très long
et accentuant son port de reine. Elle avait choisi de porter
une création de Donna Karan en jersey de soie noir qui
épousait ses formes comme une seconde peau. La robe
avait des manches courtes, et s'arrêtait un peu au-dessus
du genou, mettant en valeur ses mollets fermes et galbés.
Le décolleté carré dévoilait la naissance de ses seins
ronds et faisait comme un écrin à son superbe collier en
émeraudes et diamants. Les boucles d'oreilles assorties
scintillaient doucement contre ses joues à peine
maquillées. La parure était un cadeau de Lucas. Elle
portait aux pieds des escarpins à très hauts talons.
Satisfaite, elle attrapa son sac à main et un châle en
pashmina vert émeraude et dévala l'escalier en colimaçon
qui conduisait à la vaste aire de réception de
l'appartement. Spiro, à son habitude, était en retard.
Elle traversa la pièce et s'approcha du petit secrétaire
ancien sur lequel était posé le téléphone. Autant profiter de
ce délai pour essayer une dernière fois de joindre Lucas à
New York.
— Désolée, mais M. Karadines n'est pas au bureau pour
l'instant, lui répondit son assistante pour la troisième fois
de la journée. Si vous voulez laisser un message...
Elle avait également appelé sa suite du Karadines Hôtel
de New York, mais n'avait pas obtenu de réponse.
Cependant, elle n'eut pas le temps de s'inquiéter : au
même instant, la sonnerie de la porte retentit. Spiro, enfin !
Deux minutes plus tard, elle était installée à l'arrière d'un
taxi en compagnie de son ami, très élégant dans son
smoking noir de coupe classique.
— Tu es superbe, dis-moi, observa Ambre.
— Quant à toi, ma chérie, tu es plus sublime que jamais.
Mais il ne souriait pas lorsqu'il prit les mains de la jeune
femme entre les siennes.
— Où allons-nous, maintenant ? demanda le chauffeur de
taxi.
— Attendez une minute ou deux, voulez-vous ? répondit
Spiro avant de fermer la vitre de communication avec
l'avant du véhicule et de se tourner vers sa compagne.
Ambre, il faut que tu m'écoutes et que tu me croies. Tim
m’a fait promettre de tout te dire avant que nous arrivions à
l'hôtel, afin que tu puisses annuler si tu le souhaites. Je suis
désolé, vraiment désolé... Mais Lucas sera à la soirée.
Ambre sursauta. Plongeant son regard dans les yeux
sombres de son ami, elle y lut une tristesse infinie.
— Comment... Comment le sais-tu ? demanda-t-elle en
s’efforçant de garder son calme.
— Je le sais parce que, pour une fois, j'ai fait une
apparition au bureau, cet après-midi — je te rappelle que
je suis directeur adjoint du Karadines Hotel de Londres.
J'ai vu Lucas arriver avec deux invités, Alex Aristides et sa
fille Christina. Ils sont montés dans la suite de grand-père.
Dix minutes plus tard, les deux avocats de la famille les y
ont rejoints. Karadines a racheté l'Aristides Corporation.
Le contrat a été signé cet après-midi. Inutile de te dire
qu'ils n'ont pas eu besoin de ma signature, bien que la
moitié de Karadines m'appartienne... Mon cher tuteur s'est
occupé de tout, pendant que me revenait la tâche de tenir
compagnie à la fille d'Aristides. Ce qui m'a valu de passer
une heure dans les boutiques de l'hôtel. Cette gamine a la
fièvre acheteuse...
— Et alors? C'était du travail. Lucas m'a dit qu'il ne pouvait
pas me voir parce qu'il avait du travail — il ne m'a pas
menti, déclara Ambre obstinée.
Même s'il avait menti par omission en lui laissant croire
qu'il demeurerait à New York un jour de plus.
— Arrête, Ambre, reprit Spiro. Tu te fais du mal. Laisse-
moi terminer... Christina Aristides a dix-huit ans, et il est
clair qu'elle fait partie du contrat.
— Non, non, Spiro, tu te trompes ! Lucas ne me ferait
jamais une chose pareille, insista Ambre, étouffant la petite
voix qui, au fond d'elle-même, lui chuchotait qu'il en était
bien capable, au contraire.
— Les chiens ne font pas des chats, Ambre. Comment
crois-tu que grand-père a fait fortune? Jeune homme, il a
été engagé comme serveur à bord d'un navire de croisière.
Douze mois plus tard, il épousait la fille du propriétaire, une
femme de dix ans son aînée. Belle promotion pour un petit
employé, non ? Il faut reconnaître que sous sa direction la
compagnie n'a fait que prospérer. Mais ma grand-mère
n'était pas sotte — elle savait qu'il entretenait des
maîtresses, parmi lesquelles la mère de Lucas. C'est
pourquoi elle a toujours gardé la moitié des actions de la
compagnie en son nom. A sa mort, elles sont allées
directement à son fils, mon père. Crois-tu vraiment que
grand-père aurait pris le risque de remettre toute la
compagnie entre les mains de Lucas si ma grand-mère
avait encore été en vie? Mes parents n'ont pas protesté
parce qu'ils conservaient la moitié des parts.
— Mais tout cela ne signifie pas que Lucas soit capable de
se marier pour de l'argent! Il n'en a pas besoin, protesta-t-
elle, bien décidée à défendre jusqu'au bout l'homme qu'elle
aimait.
— Ambre, grand-père veut que ce contrat aboutisse, et
Lucas est exactement comme lui. Ils sont très grecs, tous
les deux, très traditionnels. Pour eux, les affaires passent
avant tout. Lucas va épouser Christina Aristides. Tu n'as
aucune chance, Ambre, crois-moi.
— Tu ne connais pas Lucas aussi bien que moi. Peut-être
a-t-il joué au charmeur avec cette fille jusqu'à la signature
du contrat...
Elle s'interrompit, un peu honteuse. Elle préférait imaginer
Lucas en homme d'affaires impitoyable et prêt à tout plutôt
que d'envisager une rupture possible... N'était-elle pas, en
fin de compte, aussi naïve et pathétique que le sous-
entendait Spiro ?
Ce dernier haussa les épaules.
— Ma foi, je suppose que c'est possible, reconnut-il. Et si
c'est ce que tu veux croire... Autant y aller.
Ambre lui décocha un regard glacial.
— Tu affirmes que Tim t'a demandé de me dire tout ça. Je
ne te crois pas. Tim ne se montrerait jamais d'une cruauté
pareille.
— Tu as raison : Tim est parfaitement incapable de la
moindre cruauté. Si je m'étais écouté, moi, je ne t'aurais
rien dit et nous serions arrivés tous les deux à la soirée
comme des fleurs. Avec un peu de chance, tu aurais fait
une scène à Lucas et grand-père aurait enfin réalisé quel
monstre est mon cher oncle... Mais quand je lui ai exposé
ce plan, Tim l'a trouvé odieux.
— Tu... tu penses sincèrement tout ce que tu m'as dit, n'est-
ce pas? balbutia Ambre, comprenant tout à coup l’ampleur
des révélations que son ami lui avait faites
— Tu n'as pas à me croire sur parole. Si tu veux, tu peux
rentrer à l'appartement et garder tes illusions une nuit de
plus. Ou bien tu peux venir avec moi et juger par toi-même.
Si tu en as le courage, conclut-il avec un sourire empreint
de défi.
Ambre n'avait jamais fait preuve de lâcheté dans sa vie,
et elle n'allait pas commencer maintenant. D'autant qu'elle
était persuadée que Spiro se trompait... Bravement, elle se
pencha, rouvrit la vitre de communication et donna au
chauffeur de taxi l'adresse de l'hôtel.
02.

Lucas Karadines aperçut Ambre avant même qu’elle ait


pénétrée dans la salle de réception. Dieu, qu’elle était
belle ! songea-t-il, sous le choc. L’espace d’un instant, il fut
tétanisé par son apparition, mais il se reprit rapidement et
s’empressa de détourner la tête. Au passage, il reconnut le
cavalier de la jeune femme, Spiro. Il ferma brièvement les
yeux, réprimant un grognement. Pour la première fois de sa
vie d’adulte, il se sentait tout petit. Au fond de lui, il savait
pertinemment qu’il aurait dû trouver le temps de voir Ambre
aujourd’hui pour mettre un terme à leur relation, mais il
n’avait pas pu se résoudre à le faire. Et maintenant, il était
pris au piège. Bon sang, comment s’était-elle retrouvée
ici ?
Inutile de se poser la question, songea-t-il en réprimant un
soupir. Nul doute que Spiro trouvait la situation très
amusante.
Quelqu’un le tira par la manche, et, baissant les yeux, il vit
le visage rond de Christina levé vers lui. Par chance, leurs
fiançailles ne devaient pas être annoncées avant la
semaine suivante ; cela lui laisserait le temps d’expliquer la
situation à Ambre. Il ne voulait à aucun prix lui faire du mal.
Il regardait Christina, mais en esprit, c’était Ambre qu’il
voyait, Ambre telle qu'elle lui était apparue le soir de son
anniversaire, lorsqu'il lui avait offert la parure en
émeraudes et diamants qu'elle portait aujourd'hui. Elle était
nue, sublime, les bijoux chatoyant contre sa peau
soyeuse... Chassant cette image troublante, il adressa à
Christina un sourire aimable et posa la main sur son
épaule, s'efforçant de se concentrer de nouveau sur la
conversation de leurs pères respectifs.

Ambre regardait autour d'elle, espérant secrètement ne


pas trouver dans l'assistance celui qu'elle cherchait. Mais il
ne lui fallut pas longtemps pour repérer Lucas, qui dominait
d'une bonne tête la plupart des hommes présents. Cela
faisait deux longs mois qu'elle ne l'avait pas vu, et elle ne
put s'empêcher d'éprouver l'émotion familière qui
l'étreignait chaque fois qu'elle posait les yeux in lui. La
raison pour laquelle il était là plutôt qu'à New York importait
peu. Sa présence seule comptait.
Il portait un smoking parfaitement coupé qui mettait en
valeur ses larges épaules et sa stature athlétique; la
blancheur immaculée de sa chemise faisait ressortir son
teint mat. Le cœur serré par l'émotion, Ambre ne parvenait
pas à détacher son regard de lui. Elle connaissait si bien
chaque centimètre carré de son corps parfait...
Ramenée à la réalité par Spiro, qui la tirait doucement par
le bras, elle se laissa guider à travers la foule des invités,
mais elle n'avait d'yeux que pour Lucas. Il se tenait à l'autre
bout de la pièce en compagnie de trois autres personnes :
son père, un autre homme d'un certain âge, et une toute
jeune fille. Il souriait à cette dernière avec une expression si
tendre qu'une peur inexplicable envahit Ambre. Les
épaules légèrement penchées en avant, Lucas adoptait
vis-à-vis de l'inconnue une attitude à la fois familière et
protectrice.
Spiro, debout à côté d'Ambre, lui serra doucement la
main.
— Désolé, Ambre, mais je t'avais prévenue...
— Merci, rétorqua-t-elle en lui décochant un regard furieux,
De toute évidence, il éprouvait une certaine satisfaction à
avoir eu raison.
— Je te signale que rien ne prouve qu'il a l'intention
d’épouser cette fille. Le fait qu'il ne m'ait pas prévenue de
sa présence à Londres s'explique aisément si, comme tu
me l'as dit, il avait une réunion d'affaires importante cet
après-midi.
Elle se devait de garder espoir, sans quoi elle
s'effondrerait.
— Tu es vraiment prête à croire n'importe quoi, on dirait.
Où est ta fierté, Ambre? demanda Spiro.
Cependant, conscient de la détresse de la jeune femme, il
ajouta aussitôt :
— Haut les cœurs, ma puce. Ne te laisse pas abattre.
Reportant son regard sur le petit groupe, Ambre observa
avec attention la compagne de Lucas. Cette dernière, très
brune et mate de peau, était de petite taille et assez
rondelette, quoique jolie de visage. Elle portait une robe de
bal en satin rose, sans doute hors de prix mais qui ne
flattait guère sa silhouette. Toute l'adoration du monde se
lisait dans le regard qu'elle levait vers Lucas; elle avait
posé une main sur son bras et l'autre sur sa poitrine, dans
un geste d'une intimité indéniable.
— C'est Christina Aristides ? demanda Ambre à Spiro.
Mais c'est une gamine!
— Oui, c'est elle, acquiesça son ami.
— Dans ce cas, tu te trompes, Spiro. Lucas n'est pas du
genre à prendre ses petites amies au berceau. Cette
Christina pourrait être sa fille!
De nouveau, elle porta son attention sur son amant. Au
même moment, ce dernier releva la tête, et leurs regards
se croisèrent.
Ambre vit briller dans les yeux sombres de Lucas un éclat
glacial qui la fit frissonner.

Lucas serra les dents, furieux. Bon sang, que faisait-elle


là avec Spiro ? Il lui avait pourtant dit de se tenir éloignée
de son neveu, mais elle lui avait délibérément désobéi.
Non que cela l'étonnât outre mesure : Ambre avait toujours
pris un malin plaisir à le défier constamment. C'était
d'ailleurs un trait de caractère qu'il estimait plutôt stimulant
chez une petite amie — mais qu'il n'aurait pu tolérer chez
une épouse.
Elle était superbe, comme toujours. Ses cheveux soyeux
brillaient dans la lumière tamisée, et la robe qu'elle portait
mettait chacune de ses courbes en valeur. Tous les
hommes présents, il le savait, l'observaient à la dérobée.
Elle était la sensualité incarnée, comme en témoignait la
réaction instantanée de son propre corps. Il jura entre ses
dents. Aucun homme sain d'esprit n'épouserait une femme
comme Ambre, qu'il faudrait surveiller constamment pour la
préserver des prédateurs qui ne manqueraient pas de lui
tourner autour. Il sourit à la jeune fille debout à son côté. Il
avait pris la bonne décision : Christina, elle, ne lui causerait
pas le moindre souci. Il en était certain.

Ambre regarda Lucas fourrer sa main dans sa poche


d'un air embarrassé. Il la désirait encore, elle le savait, elle
le sentait. Une ébauche de sourire naquit à là commissure
de ses lèvres tandis qu'elle attendait qu'il lui fasse un signe
de reconnaissance. Mais le désir qu'elle avait vu naître
dans ses yeux fit rapidement place à de la colère, et elle le
vit fixer sur Spiro un regard furieux. Son sourire s'effaça
complètement quand Lucas se tourna vers son père et lui
glissa quelques mots avant de prendre la main de
Christina dans la sienne pour l'emmener saluer les in vités
qui se pressaient dans la salle.
Ambre accepta la coupe que lui présentait Spiro et but
immédiatement une grande gorgée de champagne. Elle
avait l’ impression d'être prisonnière d'un cauchemar,
incapable de bouger, de s'enfuir. Lucas l'avait regardée
comme une étrangère... Ce devait être une erreur,
comment l'expliquer autrement? L'espace d'un instant, elle
songea à courir vers lui et à l'arracher à sa compagne.
— Il approche, Ambre, lui glissa Spiro à l'oreille. N'oublie
pas de garder ton calme, respire, ne le laisse pas voir qu'il
t'a blessée, ne lui donne pas cette satisfaction.
Blessée ? Le mot était bien faible ! Obéissant à son ami,
cependant, elle se força à prendre une profonde inspiration
et à afficher une mine aussi froide et indifférente que
possible.
— Parfait, chuchota Spiro au moment même où Lucas et
Christina arrivaient à leur hauteur.
— Je suis heureux que tu aies pu venir, Spiro, et toi aussi,
Ambre, déclara Lucas, très à l'aise. Ambre, permets-moi
de te présenter Christina Aristides. Je viens juste d'acheter
l'entreprise de son père, et nous célébrons ce soir la
signature du contrat.
Ambre aurait voulu lui écraser son poing sur le visage,
piquer une crise de nerfs, exiger de savoir pourquoi il lui
avait menti — mais le moment comme l'endroit étaient mal
choisis. Aussi redressa-t-elle fièrement les épaules et
afficha-t-elle un sourire avenant avant de serrer la main que
lui présentait la jeune fille. Après tout, ce n'était pas sa
faute à elle si Lucas s'était conduit comme un ignoble
salaud.
Christina décocha à Spiro un sourire taquin.
— Cachottier, va! Tu ne m'avais pas dit que tu viendrais
avec ta petite amie, ce soir. J'espère que vous ne m'en
voudrez pas de vous l'avoir volé cet après-midi, ajouta-t-
elle à l'adresse d'Ambre, mais Lucas était trop occupé par
ses affaires pour venir faire du shopping avec moi.
Ce qui sous-entendait qu'elle considérait Lucas comme
son petit ami, songea Ambre. Elle leva les yeux vers
l'intéressé, s'attendant à un déni, une protestation
quelconque; elle ne lut dans son regard qu'une colère
glaciale. Il était visiblement furieux qu'elle soit là. Peut-être,
pour la première fois de sa vie, se sentait-il réellement
embarrassé? Non, bien sûr que non, comprit-elle aussitôt. Il
avait seulement peur qu'elle ne gâche sa petite fête.
— Ne t'inquiète pas, Christina, dit-il à la jeune fille, je suis
sûr qu'Ambre n'y voit pas d'inconvénient. Mais j'ignorais
qu'Ambre et toi vous fréquentiez toujours, ajouta-t-il en se
tournant vers Spiro.
— Oh, tu sais, Ambre n'est pas du genre à laisser tomber
ses amis, fit valoir Spiro.
Prenant sa compagne par la taille avec douceur, il l'attira
à lui et déposa un baiser sur son front. Ambre le laissa
faire, reconnaissante de son soutien. La trahison de Lucas
était si totale, si inattendue qu'elle en avait la nausée.
Comment osait-il la présenter à Christina comme une
simple connaissance, une amie de son neveu, alors qu'elle
partageait son lit depuis un an?
— Je vois, dit Lucas d'un ton moqueur.
Il savait parfaitement que Spiro était homosexuel.
Le sarcasme qu'elle entendit dans la voix de son amant
mit Ambre hors d'elle.
— Je me demande si on peut en dire autant de toi, Lucas,
observa-t-elle, acide. Je crois me souvenir que tu m’as
avoué un jour n'avoir pas de véritables amis. Peut-être te
contentes-tu d'utiliser les gens?
Elle le vit serrer les mâchoires et jubila intérieurement.
Bien fait pour lui !
— Seigneur, Lucas, une femme qui ne t'admire pas sans
réserves, ce doit être une première ! s'exclama Christina.
— Ambre est une vieille amie. Spiro et elle adorent me
taquiner, ce n'est qu'une plaisanterie, affirma Lucas d’une
voix douce en souriant à la jeune fille. Ne t’inquiète pas.
Une fureur comme elle n'en avait jamais éprouvée envahit
Ambre. Une vieille amie! Comment osait-il? Pres que sans
s'en rendre compte, elle leva la main qui tenait sa coupe.
Mais, devinant son intention, Spiro la saisit vivement par le
poignet.
— Je meurs de faim, pas toi, ma chérie? Veuillez nous
excuser...
D’une légère pression sur sa taille, il l'entraîna vers le
buffet.
— Ça n'aurait servi à rien, chuchota-t-il à l'oreille de sa
compagne, ta coupe est presque vide, et le champagne ne
tache pas.
Ambre tremblait de tous ses membres. Jamais de sa vie
elle n'avait ressenti une telle rage.
— Pour ta gouverne, je ne comptais pas lui lancer le
contenu du verre, mais bien le verre lui-même.
Elle n'était pas violente de nature, et n'aurait jamais fait de
mal à quiconque, mais l'espace d'une seconde elle avait
complètement perdu le contrôle d'elle-même. A présent,
cependant, sa propre réaction la choquait.
— Merci de m'avoir retenue, Spiro, dit-elle en s'effor-
çant de sourire à son ami. Toi qui disais rêver d'une scène
de ménage en public, tu as finalement opté pour la
sagesse... Mon Dieu, quand je pense que c'était toi qui
avais raison depuis le début ! Jamais je ne me suis sentie
aussi humiliée.
— Tim avait raison, je n'aurais jamais dû t'amener ici.
Ecoute, je dois parler avec mon grand-père, mais nous
partirons aussitôt après. Ça prendra dix minutes tout au
plus. Tu crois que tu tiendras le coup ?
Les grands yeux bleus de la jeune femme s'embrumèrent
fugitivement, mais elle serra les dents avec détermination.
— Je n'ai pas le choix, répondit-elle en rejetant
imperceptiblement les épaules en arrière.
Spiro lui sourit.
— Tu es de loin la femme la plus belle et la plus élégante
de l'assemblée. Surtout, ne l'oublie pas.
Avant qu'Ambre ait pu répondre, Théo Karadines les
rejoignit. Il serra Spiro contre son cœur et échangea
quelques mots en grec avec lui; puis il se tourna vers
Ambre.
— C'est un plaisir de vous revoir... Ambre, c'est ça? Je
suis heureux de constater que vous maintenez toujours
mon garnement de petit-fils dans le droit chemin.
— Bonsoir, monsieur Karadines. Ma foi, j'essaie, parvint à
articuler la jeune femme.
Une sorte de stupeur bienvenue l'avait envahie, et elle
avait l'impression d'assister à toute la scène de l'extérieur.
La douleur l'attendait au tournant, elle le savait, mais pour
l'instant, son cœur n'avait pas encore volé en éclats — il
s'était simplement mué en pierre.
— Bien, bien, reprit le vieux monsieur. Vous savez, Clive
m'a dit beaucoup de bien de vous. Mais laissez-moi vous
présenter : Clive Thompson, l'amie de mon petit-fils, Ambre
Jackson.
Ambre tendit la main à l'homme élégant debout près de
Théo. Elle le connaissait de nom : c'était l'un des directeurs
de la banque d'affaires Janson's. A quarante ans à peine, il
s'était déjà fait une solide réputation dans la City.
Elle sentit plus qu'elle ne vit que Lucas et Christina
s’étaient joints à leur petit groupe, mais elle n'osa pas
regarder dans leur direction.
— Dès que Théo m'a dit qui vous étiez, j'ai eu envie de
vous rencontrer, déclara Clive Thompson. Permettez-moi
de vous dire que vous êtes aussi belle que talentueuse,
sinon plus.
Ses yeux bleu pâle ne lâchaient pas les siens. Lente-
ment, il porta sa main à ses lèvres et l’effleura d'un bai-ser.
— Oh, comme c'est galant ! s'exclama Christina.
Ambre vit Clive arquer les sourcils, vaguement perplexe,
avant d'adresser un sourire poli à la jeune fille. Puis il
reporta son attention sur elle comme s'il n'avait pas été
interrompu.
— Tout le monde dans la City affirme que Brentford's a
beaucoup de chance de vous avoir. J'ai entendu dire que
vous aviez senti venir la crise des nouvelles technologies
plusieurs mois avant tout le monde, déclara-t-il d'un air
appréciateur.
Ambre lui rendit son sourire.
— J'ai eu de la chance, affirma-t-elle.
— Dans ce métier, la chance s'appelle du flair, et c'est un
atout inestimable, Ambre — vous permettez que je vous
appelle Ambre?
— Naturellement.
Un grognement à peine audible échappa à Lucas lorsque
l'homme d'affaires anglais tira de sa poche une carte de
visite qu'il remit à Ambre.
— Si jamais vous aviez envie de quitter Brentford's… je
peux vous garantir que nos portes vous seraient grandes
ouvertes, et que nous pourrions vous offrir des conditions
très avantageuses.
Ambre réprima avec peine un sourire désabusé. Depuis
le déjeuner inattendu de jeudi, elle n'avait cessé de
connaître des hauts et des bas émotionnels, mais là, c'était
le bouquet : alors qu'elle passait la soirée la plus
cauchemardesque de son existence, voilà qu'on lui
proposait un poste chez... Janson's !
— Et votre président, sir David Janson, serait-il d'accord?
demanda-t-elle non sans une pointe de cynisme.
— Je suis sûr que sir David souhaite autant que moi s'allier
un talent tel que le vôtre.
— Bon, assez parlé affaires, vous ne croyez pas ? intervint
Christina. Après tout, c'est une soirée, pas une réunion de
travail, nous sommes censés nous amuser… Ambre, venez
avec moi, il faut que je me repoudre le nez et j'aimerais que
vous me disiez où vous avez trouvé cette robe, elle est
fabuleuse ! Sans parler de votre parure, je n'en ai jamais vu
de pareille.
Cette interruption mit un terme brutal à la conversation. Le
regard de Lucas croisa celui d'Ambre au-dessus de la tête
de Christina, et elle y lut un avertissement très clair;
cependant, elle l'ignora et se contenta de le toiser avec un
mépris infini. Pour la première fois de la soirée, elle se
sentait maîtresse de la situation.
— Ces bijoux m'ont été offerts pour mon anniversaire,
répondit-elle, très à l'aise. Mais vous avez raison, nous
ferions bien de partir en quête des vestiaires, ajouta-t-elle
en prenant le bras de la jeune fille.
« Que ce goujat tremble un peu, songeait-elle non sans
sadisme, qu'il se demande ce que je vais révéler à son
innocente petite amie... »
— Ouf, Dieu merci nous nous sommes échappées!
S’exclama Christina comme elles quittaient la salle de
réception et se dirigeaient vers les toilettes.
Là, la jeune fille posa son sac à main sur le rebord du
bassin de marbre et s'observa longuement dans le miroir
avec une petite moue satisfaite.
— Une heure avec mon père et ses amis, et j'ai
l'impression d'étouffer, soupira-t-elle avant de se tourner
vers Ambre. Vous avez de la chance que Spiro soit jeune
et ne se prenne pas trop au sérieux. Lucas peut être
ennuyeux à mourir, vous n'avez pas idée!
Sous le choc, Ambre ne répondit pas tout de suite. Elle
regarda la jeune fille rajuster le bustier de sa robe rose.
— Franchement, Ambre, accepteriez-vous de porter un truc
pareil, vous? Non, bien sûr!
Comment se montrer diplomate?
— Ma foi…
— Inutile de chercher à être polie, coupa Christina avec un
petit rire haut perché. Je sais que cette robe est ignoble,
mais je n'ai pas le choix... Vous n'êtes pas grecque, vous
ne pouvez pas comprendre.
— Non, en effet. Pourquoi avoir mis cette robe si vous la
délestez?
— Parce que j'ai un rôle à jouer, ce soir — non, deux. Celui
de la petite fille chérie de papa, et celui de la fiancée
virginale de Lucas. Sans ça, croyez-moi, vous ne me
verriez jamais dans du satin rose!
— Sa... sa fiancée! s'exclama Ambre, horrifiée.
— Oui, Spiro ne vous a rien dit? La semaine pro- chaine,
papa organise une énorme réception chez nous, à
Athènes, pour célébrer mes fiançailles avec Lucas. Nous
devons nous marier trois semaines plus tard. Il aurait
volontiers annoncé la nouvelle ce soir, mais ça aurait
semblé un peu trop énorme, même venant d'un Grec —
vendre sa société et sa fille dans la même journée, ça fait
beaucoup !
Ainsi, tout était vrai. Spiro n'avait pas exagéré...
— Etes-vous amoureuse de Lucas ? demanda Ambre en
scrutant le visage de sa rivale.
Cette dernière éclata de rire.
— Non, mais lui m'aime, ou du moins c'est ce qu'il dit. De
toute façon, ça n'a pas grande importance. Je veux me
marier, et le plus tôt sera le mieux. Vous comprenez, une
fois mariée, je serai libre. Je pourrai toucher l'héritage de
ma mère — sans compter que Lucas a la réputation d'être
un homme d'affaires avisé, il faut bien lui reconnaître ça.
Sous sa direction, la compagnie devrait prospérer...
Elle s'interrompit, remarquant tout à coup la mine horrifiée
de son interlocutrice. De nouveau, elle eut un petit rire.
— Ne prenez pas cet air choqué! C'est un arrangement
grec typique.
— Mais... mais..., bégaya Ambre. Vous êtes si jeune...
— Je viens de passer un an dans une école pour jeunes
filles en Suisse, et croyez-moi, là-bas, les professeurs de
ski sont de vrais pros... et pas seulement sur les pistes, lui
confia Christina avec un sourire salace. Je ne suis plus si
jeune que ça ! Mais je sais ce que vous voulez dire, Lucas
est un peu vieux pour moi. Heureusement, d'après ce que
m'a raconté Spiro cet après-midi, mon cher fiancé
entretient une maîtresse depuis assez longtemps ; avec un
peu de chance, il ne se montrera pas trop exigeant, au lit.
— Cela ne vous pose vraiment pas de problème que votre
mari vous soit infidèle? demanda Ambre, qui n'en croyait
pas ses oreilles.
— Pas le moins du monde, pourquoi voulez-vous que ça
me dérange, alors que je vais avoir une fortune à ma
disposition ?
Fouillant dans son sac, Christina en tira un petit sachet de
tabac à rouler.
— Vous fumez?
— Non, répondit Ambre, tout en se demandant pour-quoi
une fille aussi riche roulait ses propres cigarettes.
— Alors, soyez gentille et allez dire à Lucas que j’arrive
dans cinq minutes, voulez-vous? Il n'est pas au courant de
mon petit vice.
Ambre se retrouva dans le couloir sans trop savoir
comment elle y était arrivée. Lucas était debout à l'entrée
de la salle de réception; mais bien sûr, ce n'était pas elle
qu’il attendait, songea-t-elle avec un pincement au cœur.
— Elle a dit qu'elle arrivait dans cinq minutes, déclara-t-
elle en s'approchant de lui. Elle a aussi affirmé que vous
étiez fiancés. Comment est-ce possible, Lucas? Il doit y
avoir une erreur. Je te rappelle que nous vivons ensemb le,
toi et moi.
— Il n'y a pas d'erreur.
Leurs regards se croisèrent, et Ambre ne parvint pas à
masquer la douleur qu'elle éprouvait. L'expression de
Lucas se fit plus dure.
— Je suis désolé que tu l'aies appris de cette façon. Mais
j'ignorais que tu continuais à fréquenter mon neveu, et qu'il
t'amènerait ici ce soir.
Quel toupet! Voilà qu'il rejetait quasiment la faute sur
Spiro, comme si ce dernier était responsable de la
trahison colossale dont elle était victime!
— Ecoute, Ambre, reprit Lucas en posant la main sur son
bras, il faut que nous parlions.
— Il est un peu tard pour ça, tu ne crois pas?
— Je t'appellerai demain matin, comme prévu, et je
t'expliquerai tout.
— La grande nouvelle..., murmura-t-elle, comprenant
soudain. La surprise que tu m'avais promise! C'était
Christina, n'est-ce pas ?
— On parle de moi?
Christina venait d'apparaître à leur côté, les yeux brillants,
un large sourire aux lèvres. Immédiatement, Lucas posa un
bras protecteur sur ses épaules.
— Nous discutions de nos fiançailles. Je te rappelle que
c'était un secret, tu n'étais pas censée en parler ce soir,
vilaine ! la réprimanda-t-il avec une telle indulgence
qu'Ambre en eut la nausée.
Au même instant, Spiro les rejoignit et prit Ambre par la
taille. Elle lui en fut reconnaissante, car elle se sentait au
bord du malaise. De son côté, Christina ne s'était
visiblement rendu compte de rien ; elle parlait de la
réception prévue à Athènes avec une volubilité telle que
personne ne pouvait placer un mot.
Lorsque, enfin, elle fit une courte pause pour reprendre
son souffle, Spiro s'empressa d'intervenir.
— Eh bien, félicitations à tous les deux. Ambre et moi
espérons vraiment que vous jouirez du bonheur que vous
méritez, ajouta-t-il avec un cynisme presque palpable. A
présent, veuillez nous excuser, mais l'heure est venu, pour
nous de nous éclipser.
Moins de cinq minutes plus tard, ils étaient dans le hall de
l'hôtel.
— Je suis vraiment désolé, Ambre. Jamais je n'aurais dû
t'amener ici, s'excusa Spiro.
Mais la jeune femme n'écoutait pas. Seuls ses nerfs et
une bonne dose d'adrénaline lui avaient permis de tenir
jusque-là ; à présent, elle subissait le contrecoup du choc.
— Ramène-moi à la maison, Spiro, supplia-t-elle.
Une fois dans le taxi, cependant, elle reprit suffisamment
ses esprits pour poser à son ami la question qui la
préoccupait depuis un moment.
— Dis-moi, pourquoi ton grand-père a-t-il tenu à m'inviter
ce soir? C'était cruel de sa part, étant donné les
circonstances...
Spiro esquissa une grimace gênée.
— Je suppose qu'il est temps de tout te dire... Je n'ai que
trop tardé. Tu te souviens de ma soirée d'anniver-saire
l'année dernière? Lucas est arrivé furieux et nous avons eu
une violente dispute. En fait, il venait d’apprendre que
j'avais invité Tim à passer les vacances de Pâques chez
grand-père, et que j'avais l'intention d’annoncer
officiellement à la famille que j'étais gay. Lucas a essayé
de me dissuader, affirmant que ça tuerait Théo
d’apprendre que son seul petit-fils était homosexuel. C’est
pour cette raison qu'il t'a invitée à dîner et a suggéré que tu
nous accompagnes pour les vacances. Tim et moi. Après
ça, il a subtilement laissé entendre à grand-père que Tim
et toi étiez comme frère et sœur, mais qu'en revanche, tu
étais beaucoup plus proche de moi...
— Tu veux dire que, depuis tout ce temps, ton grand-père
est persuadé que nous sommes ensemble, toi et moi?
Mais c'est impossible..., balbutia Ambre.
— Réfléchis. Lucas est-il jamais sorti en public avec toi
quand grand-père était à Londres et susceptible de
l’apprendre?
Ambre ne répondit pas. Elle commençait à peine à
mesurer l'ampleur de sa naïveté et de sa sottise Mon Dieu,
comment avait-elle pu se laisser berner ainsi pendant si
longtemps?
03.

Ambre pénétra dans le loft comme un zombie Spiro lui


avait proposé de rentrer avec lui à Pimlico, mais clic avait
refusé : elle avait besoin d'être seule, même si
l'appartement que Lucas et elle avaient partagé pendant un
an était rempli de souvenirs aujourd'hui douloureux.
Lentement, elle monta au premier étage et ôta ses
chaussures. Pénétrant dans la salle de bains, elle se
déshabilla entièrement. Elle hésita un instant à se glisser
dans lu vaste baignoire ronde en marbre creusée à même
le sol mais elle fut aussitôt assaillie par la vision de Lucas,
allongé près d'elle dans le bain, une coupe de champagne
à la main, un sourire ensorcelant aux lèvres. Elle opta pour
une douche.
Une fois sous le jet brûlant, elle ferma les yeux. Pourquoi?
Pourquoi Lucas lui avait-il fait cela? Lentement, elle se
sentit craquer, et bientôt de grosses larmes vinrent se
mêler aux gouttes d'eau qui roulaient sur ses joues.
Secouée de sanglots, elle se laissa tomber sur le sol en
marbre, les bras serrés autour d'elle, la tête baissée,
brisée, anéantie.
Frissonnante, elle finit par ouvrir les yeux. Elle était
prostrée sur le sol de la douche. Depuis combien de temps
l'eau chaude était-elle épuisée? Elle n'aurait pu le dire. Elle
tendit la main pour arrêter le jet désormais tiède, se releva
tant bien que mal et sortit de la douche avant de
s'envelopper dans un drap de bain. Au passage, elle
aperçut son reflet dans le miroir : elle était pâle comme la
mort, constata-t-elle. Livide, avec de grands yeux rouges et
gonflés.
Elle portait encore le collier d'émeraudes et les boucles
d'oreilles, constata-t-elle. Elle les enleva et les laissa
tomber sur le lavabo, puis elle entreprit de sécher ses
longs cheveux. Combien de fois Lucas lui avait-il dit qu'il
adorait la voir ainsi, nue, ses cheveux comme un voile
soyeux tombant sur ses seins ?
Une nouvelle vague de souffrance déferla en elle, et elle
alla s'allonger sur le lit en sanglotant à fendre l'âme.
Elle pleura ainsi longtemps, très longtemps. Cepen-dant,
lorsque la crise fut passée, elle sentit un calme étrange
l'envahir. L'aube commençait à poindre, et elle décida de
s'habiller. Elle ne s'encombra pas d'un soutien-gorge, mais
enfila un slip en dentelle blanche, un pantalon à carreaux
bleu marine et gris et un cardigan en cachemire bleu
marine. Après avoir glissé à ses pieds de confortables
mocassins de la même couleur, elle descendit dans la
cuisine et ouvrit la fenêtre pour laisser entrer les premiers
rayons du soleil.
Après s'être fait du café, elle emporta sa tasse dans le
salon et s'installa sur l'un des profonds canapés disposés
autour de la cheminée. Elle saisit la télécommande, alluma
la télévision. Et elle attendit...

Ambre entendit la clé tourner dans la serrure. Eteignant


la télévision, elle se leva et se tourna lentement vers la
porte. Calme, maîtresse d'elle-même.
— Ambre, je suis content que tu sois là. J'avais peur que tu
ne sois retournée chez Spiro, après ce qui s'est passé hier
soir, dit Lucas en refermant la porte derrière lui et en
s'approchant d'elle.
Ambre le regardait. Il portait un jean délavé, un pull-over à
col roulé couleur crème et une veste en daim. Le vent avait
décoiffé ses cheveux noirs. Jamais il ne lui avait paru aussi
séduisant qu'en cet instant. Ni aussi inaccessible.
— Pourquoi aurais-je fait ça? répondit-elle froidement.
J'habite ici.
Sa douleur avait temporairement laissé place à une
colère glaciale.
— Bien. J'espérais que tu te montrerais raisonnable.
Lucas s'immobilisa à deux pas d'elle et son regard noir
balaya lentement sa silhouette. La jeune femme vit une
lueur de désir fugitive briller dans ses pupilles sombres.
Loin de l'apaiser, cela ne fît que la rendre plus furieuse
encore.
— Raisonnable n'est pas le mot que j'aurais utilisé, dit-elle
avec amertume. Je ne me sens pas du tout raisonnable,
figure-toi — en fait, je suis ivre de rage, et j'exige des
explications. Je te considérais comme mon petit ami, mon
partenaire. Nous vivions ensemble, bon sang !
Lucas recula d'un pas et baissa la tête. De toute évi-
dence, il était mal à l'aise.
— Je suis d'accord avec toi, et je te présente mes
excuses, dit-il. Ce qui s'est passé hier soir n'aurait jamais
dû se produire. Christina n'aurait pas dû te dire que nous
allions nous fiancer la semaine prochaine. Mais, de fait, tu
n'aurais pas dû assister à la soirée... C'est Spiro qui est
responsable de ce fiasco, pas moi.
— Oh, non, n'essaie pas de rejeter le blâme sur Spiro,
espèce de sale menteur! Tu m'as dit que tu ne pourrais
pas rentrer de New York avant samedi. Retenu par tes
affaires ! Quelle plaisanterie !
— Je n'ai pas menti. Je t'ai dit que je ne pourrais pas te
voir avant samedi, ce qui était la stricte vérité. J'étais déjà
pris, vendredi soir, conclut-il non sans cynisme.
— Oui, vendredi soir et pour le restant de tes jours, si j'en
crois Christina! Jamais je n'ai été aussi embarrassée et
humiliée de ma vie, et je veux comprendre le pourquoi de
ton attitude, Lucas. Tu me dois bien ça, non?
Lucas s'avança et prit les mains de la jeune femme entre
les siennes.
— Calme-toi et écoute-moi, ordonna-t-il en plongeant son
regard dans le sien. Je n'avais pas la moindre intention de
t'embarrasser ou de te blesser. Je comptais te dire que
notre histoire était finie bien avant l'annonce officielle de
mes fiançailles. Jamais de ma vie je n'ai entamé une
relation sexuelle avec une femme sans avoir quitté celle qui
la précédait. C'est une de mes règles de base.
— Quelle morale admirable ! ironisa-t-elle. Suis-je censée
me réjouir? M'extasier que tu aies eu l'intention de me
plaquer en bonne et due forme avant de te fiancer?
Une grimace déforma la bouche sensuelle de Lucas.
— Plaquer... Ce n'est pas le terme que j'aurais employé.
Disons que notre aventure est arrivée à sa conclusion, et
que j'espère que nous resterons bons amis.
« Je rêve. C'est un cauchemar. Je vais me réveiller d'une
seconde à l'autre... » Comment osait-il se comporter de
cette façon? Avec un tel mépris, une telle froideur? Amis! Il
voulait qu'ils soient amis! N'avait-il donc pas conscience de
lui avoir brisé le cœur, d'avoir gâché sa vie?
— Et moi ? Tu as pensé à moi, à ce que je ressens ?
demanda-t-elle avec amertume.
— Ecoute, Ambre, nous avons passé de très bons
moments ensemble, mais maintenant, c'est terminé, il le
faut, dit-il en arpentant la pièce de long en large. J'ai atteint
l'âge où un homme doit se ranger. Je veux une épouse, une
famille, un foyer, et Christina va me donner tout ça.
Il fit volte-face et retourna vers elle.
— Tu es brillante et ambitieuse, je sais que tu as un avenir
tout tracé dans la finance. Mais moi, j'ai besoin de
quelqu'un comme Christina. Tu comprends ?
Chacune de ses paroles brisait un peu plus le cœur
d'Ambre. Elle se força à rencontrer son regard.
— Non. Non, je ne comprends pas. Je pensais que nous
formions un couple, que cet appartement était notre foyer.
— Allons, je t'en prie, ne te fais pas plus naïve que tu ne
l'es, répondit Lucas avec un petit sourire cynique.
Cette fois, c'en était trop. Incapable de contenir sa rage
plus longtemps, Ambre lui assena une gifle retentissante.
— Espèce de traître! Espèce de salaud arrogant et
méprisable !
Lucas n'avait pas bougé d'un pouce.
— Peut-être que je méritais ça, dit-il d'une voix glaciale.
Mais je te préviens : c'est la dernière fois que je te laisse
lever la main sur moi. Il est temps que tu te mettes dans la
tête que notre histoire est terminée.
Une marque rouge, cuisante, était apparue là où elle
l'avait frappé. Presque malgré elle, Ambre leva la main
pour effleurer sa joue.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
Son autre main vint se poser légèrement sur le torse de
Lucas. Le contact familier de ses muscles puissants sous
son pull-over la fit frissonner. Elle aimait cet homme de tout
son cœur, et ne put s'empêcher de le regarder d'un air
suppliant.
— S'il te plaît, Lucas...
Elle le sentit se raidir mais s'approcha néanmoins de lui
et glissa la main derrière son cou.
— Nous sommes si bien ensemble, toi et moi, et tu le sais.
Cela faisait deux mois qu'elle était privée de la chaleur de
ses caresses, et tout son corps était tendu à l'extrême. De
son côté, Lucas frémit imperceptiblement lorsque,
avançant encore d'un pas, elle laissa ses seins effleurer
son torse.
— Embrasse-moi, Lucas. Tu sais que tu en as autant envie
que moi.
D'une douce pression sur sa nuque, elle attira la tête de
son compagnon vers ses lèvres entrouvertes.
— Non.
Au moment où leurs bouches allaient se rencontrer, il
plaqua ses mains sur les épaules d'Ambre et la repoussa.
Lucas n'aimait pas l'effet que la jeune femme avait sur lui.
Il ne savait que trop bien que le sexe pouvait être une
drogue; sa propre mère n'avait-elle pas été sous sa
dépendance toute son existence, passant d'un amant à
l'autre jusqu'à sa mort? Son dernier petit ami n'avait pas
hésité à jeter à la rue un garçon de treize ans — et cela,
Lucas ne l'avait jamais oublié. Il puisa dans ce souvenir la
force de résister au charme ensorceleur d'Ambre.
— Tu es une femme extrêmement séduisante, Ambre,
mais je ne suis pas ignoble au point de profiter de ce que
tu m'offres. C'est terminé.
— Mais si c'est une épouse que tu souhaites, pourquoi pas
moi, Lucas? Je t'aime, et je pensais que tu m'aimais,
plaida t elle. Je pourrais te donner des enfants, tout ce que
lu souhaites.
Oubliant sa fierté, sa colère, elle lui ouvrait son cœur,
prête à tout pour ne pas le perdre. Longuement, leurs
regards se rencontrèrent; l'espace d'un instant, elle crut voir
une lueur d'hésitation briller dans celui de Lucas, mais elle
se trompait.
— Non, Ambre, répéta-t-il avec un sourire amer. Je ne t'ai
jamais menti : pas une seule fois au cours de notre relation
je n'ai parlé d'amour.
Ses mots lui firent l'effet d'une gifle et, sous le choc, elle
ferma brièvement les yeux, passant sa mémoire au crible.
De fait, il avait raison : jamais il n'avait dit l'aimer. Seigneur,
comment avait-elle pu se tromper à ce point sur ses
sentiments?
— Tu es une fille adorable, reprit-il, mais pas de celles qui
deviennent épouses et mères. Ta carrière est trop
importante pour toi. Tu aimes te battre dans un univers
d'hommes, cela te plaît de savoir que tu es aussi bonne et
même meilleure que la plupart d'entre eux. Si tu essayais
de devenir femme au foyer, tu ne tiendrais pas six mois. Tu
t'ennuierais à mourir. Ne te fais pas d'illusions, Ambre. Tu
es une maîtresse-née, pas une épouse.
Elle avait écouté son discours avec une horreur
croissante.
— Est-ce vraiment ce que tu penses ? demanda-t-elle
d'une voix faible. Pendant tout ce temps, tu ne m'as
considérée que comme une maîtresse, un objet sexuel,
rien de plus !
Il haussa les épaules.
— Peu importent les qualificatifs. Nous avons partagé une
relation mutuellement agréable et satisfaisante. Je dirais
même torride, ajouta-t-il en balayant la silhouette d'Ambre
d'un regard suggestif.
Se sentant rougir, la jeune femme détourna la tête.
— Allons, Ambre, sois honnête. Tu n'as jamais été une
petite oie blanche... Tu es une hédoniste-née, tu ne
t'épanouis que dans la satisfaction des sens. Notre relation
a toujours été fondée sur le plaisir, rien de plus.
Peut-être croyait-il sincèrement ce qu'il disait, mais pour
elle, elle le savait, leur liaison avait été bien davantage
qu'une simple aventure sexuelle.
— Rien de plus..., répéta-t-elle avec horreur.
— Exactement, acquiesça-t-il. Christina, elle, est différente,
continua-t-il, sans paraître s'apercevoir de la douleur qu'il
lui infligeait. Elle est douce, innocente, et ne désire rien
d'autre que de devenir ma femme et de porter mes enfants.
— Moi aussi, j'étais innocente avant de te rencontrer,
protesta faiblement Ambre, annihilée par sa cruauté et son
manque de tact.
Lucas savait qu'elle était vierge lorsqu'ils avaient fait
l'amour pour la première fois. Elle lui avait offert le plus
beau cadeau qu'une femme peut offrir à un homme — son
corps, son âme, tout son être — et maintenant, il osait la
traiter d'hédoniste?
— Allons, allons, Ambre, dit-il en secouant la tête d'un air
moqueur. Tu sais aussi bien que moi que si tu étais encore
vierge à l'époque, c'est davantage par manque
d'occasions que par conviction morale... La preuve, tu
semblais toute prête à me tomber dans les bras dés le
premier soir, lorsque je t'ai emmenée sur l'île, et c'est moi
qui ai dû temporiser. Je te revois encore avec tes
vêtements de marque et tes Bikini minuscules !
— Je vois, dit-elle d'une voix blanche, détournant la tête
pour ne plus contempler l'expression empreinte de cynisme
de Lucas.
De toute évidence, il la considérait comme une fille facile,
et il s'imaginait qu'elle aurait répondu avec la même
ferveur, la même sensualité, aux caresses de n'importe
quel autre homme. Dire qu'elle était en partie responsable
de cette terrible méprise ! Dans son désir de bien faire,
elle avait délibérément essayé de devenir la créature
sophistiquée, sensuelle et libérée qui, pensait-elle, le
séduirait. En vérité, Lucas ne la connaissait pas, il s'était
arrêté aux apparences sans chercher à aller plus loin.
Longtemps, elle demeura immobile, luttant contre le
désespoir qui menaçait de la submerger. Enfin, elle se
força à affronter de nouveau le regard de son compagnon.
— Bon. Je suppose qu'il est temps pour moi d'aller faire
mes bagages, dit-elle, rassemblant tant bien que mal les
lambeaux de sa dignité.
Comme elle tournait les talons pour se diriger vers
l'escalier, Lucas la rattrapa par l'épaule.
— Non, Ambre, assieds-toi. Je ne suis pas insensible au
point de te priver de ta maison. Tu n'as pas à partir, c'est
moi qui m'en vais. J'enverrai quelqu'un cet après- midi
chercher mes affaires.
Il laissa tomber sur la table basse une longue enve- loppe
en papier kraft et son trousseau de clés.
— Au revoir, Ambre.
Un instant, son regard s'attarda sur le visage très pâle de
la jeune femme.
— Je suis...
— Va-t'en, coupa-t-elle d'une voix dure.
S'il lui disait qu'il était désolé, elle le tuerait. Elle le vit se
pencher vers elle, sentit le contact éphémère de ses lèvres
sur son front et se raidit. Elle n'avait pas besoin de sa pitié.
Rejetant la tête en arrière, elle lui décocha un regard plein
de ressentiment.
Lucas se redressa.
— Fais bien attention à toi.
Puis il se dirigea à grandes enjambées vers la porte.
Avant de la franchir, il se retourna et ajouta :
— Au fait, si tu envisages d'accepter la proposition de
Clive Thompson, je te conseille de bien réfléchir. Ce type
n'est pas digne de confiance.
— Venant de toi, voilà qui est cocasse, observa-t-elle avec
un rire amer.
La porte se referma sur lui sans bruit.
Ambre regarda autour d'elle. Tout à coup, elle voyait d'un
œil nouveau cet appartement qu'elle avait considéré
comme leur foyer. Lucas avait raison, comment avait-elle
pu être aussi naïve ? Le décor impersonnel, l'absence
flagrante du moindre objet choisi à deux indiquait bien qu'il
ne s'agissait pour lui que d'un pied-à-terre.
Il fallait qu'elle quitte cet endroit, comprit-elle. Peu
importait où elle irait, du moment que le lieu ne lui rappelait
pas Lucas.
Son regard tomba sur l'enveloppe en papier kraft qu'il
avait laissée sur la tablé et elle l'ouvrit avec des gestes
mécaniques. Elle contenait le titre de propriété de
l'appartement, en son nom. L'acte était daté de deux
semaines plus tôt.
Une nouvelle vague d'humiliation déferla en elle. Ainsi, il
avait espéré pouvoir l'acheter comme une prostituée de
bas étage... Envahie par une fureur indescriptible, elle se
dirigea vers la cuisine et sortit d'un tiroir de grands ciseaux.
Puis, déterminée, elle monta dans la chambre.
Une volée de jurons bien sentis échappa à Lucas
Karadines. Debout dans sa chambre d'hôtel, il regardait
avec rage le pantalon que le valet de son père tenait
devant lui.
— J'ai bien peur, monsieur, que les trois costumes n'aient
subi le même sort.
Le petit homme avait toutes les peines du monde à
garder son sérieux.
— Dans les trois cas, la braguette a été sommairement
découpée.
Lucas traversa la pièce au pas de charge, décrocha le
téléphone et entreprit de composer le numéro du loft.
Cependant, il s'immobilisa avant d'avoir terminé. Non,
c'était inutile — Ambre était sortie de sa vie à présent, et
c'était bien ainsi.
Un petit sourire naquit à la commissure de ses lèvres.
Ambre était une femme passionnée à tous points de vue,
c'était même cela qui l'avait attiré en elle, au départ. Et
après tout, n'avait-elle pas un peu raison de lui en vouloir?
Jamais elle n'aurait dû découvrir par un tiers que leur
aventure était terminée.
Réprimant un soupir las, il se tourna vers le valet et lui
demanda de se débarrasser des trois costumes
inutilisables avant de lui en sortir un autre pour le dîner.
04.

Ambre vida sa tasse de café et l'emporta dans la


cuisine pour la laver.
Cela faisait à peine plus d'une semaine que Lucas était
sorti de sa vie. Les premiers jours, elle n'avait pu
s'empêcher d'espérer qu'il change d'avis, qu'il revienne sur
sa décision. Mais elle avait fini par se résigner à
l'inévitable et, dès le mercredi, elle avait mis l'appartement
en vente.
Quand Spiro l'avait appelée d'Athènes, le dimanche
après-midi, pour confirmer que la grande soirée de
fiançailles avait eu lieu et s'était bien passée, elle avait
accueilli la nouvelle avec dignité, même si elle sonnait le
glas de ses derniers espoirs.
Presque malgré elle, son regard se posa sur la photo du
couple qui s'étalait dans le journal du matin. « Le bonheur
éclatant de Lucas Karadines et Christina Aristides fait
plaisir à voir », s'extasiait la légende. Elle arracha la page
et en enveloppa soigneusement sa tasse de café, qui alla
rejoindre toutes les autres dans un carton. Voilà, elle avait
terminé...
On était lundi, et elle avait pris sa journée pour pouvoir
déménager tranquillement. Tout était empaqueté, un
employé de l'agence immobilière était venu installer les
panneaux « A vendre » aux fenêtres, et maintenant elle
n'avait plus qu'à attendre les déménageurs. Elle avait
d'ores et déjà choisi les œuvres de charité auxquelles irait
le produit de la vente du loft et chargé l'agence de
s'occuper de toutes les formalités. Dès ce soir, elle serait
installée dans le petit cottage avec jardin qu'elle avait loué
à Flamstead, une bourgade des alentours de Londres
facile d'accès depuis la City, et sa vie avec Lucas
Karadines ne serait plus qu'un — douloureux — souvenir.
De retour dans le salon, Ambre jeta un coup d'œil à sa
montre. Les déménageurs n'arriveraient pas avant deux
heures environ. Le téléphone était encore connecté, et elle
aurait pu appeler Tim, mais elle n'avait pas envie de parler
à son ami, ni à Spiro d'ailleurs. Elle en voulait encore à ce
dernier, qui lui avait avoué la veille n'avoir pas pu résister à
la tentation d'annoncer à son grand-père et à Lucas,
samedi, que ses propres fiançailles avec Ambre ne
tarderaient probablement pas à suivre celles de son oncle.
Spiro était ainsi : il ne pouvait s'empêcher de provoquer
Lucas...
En entendant frapper à la porte, Ambre arqua les sourcils,
surprise. Des déménageurs en avance? Voilà qui était
inhabituel, surtout à Londres ! Mais au moins, elle n'aurait
pas à attendre deux heures.
Elle s'empressa d'aller ouvrir, mais le demi-sourire qui se
formait déjà sur ses lèvres se figea instantanément
lorsqu'elle reconnut son visiteur. Lucas Karadines.
Son premier réflexe fut de lui claquer la porte au nez, mais
il avait dû prévoir cette réaction : sans lui laisser le temps
d'esquisser un geste, il la dépassa et pénétra dans
l'appartement. Mécaniquement, Ambre referma derrière lui.
— Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle en s'effor-çant
de contrôler le tremblement de sa voix.
Il ne fallait pas espérer, se répétait-elle. Lucas n'était pas
venu lui présenter des excuses et lui demander d'être sa
femme. Sa présence avait une explication rationnelle...
Malgré tout, elle sentait son cœur battre la chamade, et ne
pouvait s'empêcher de rêver.
Lucas se tourna pour lui faire face et l'observa en silence
pendant ce qui lui parut une éternité. Son expression était
sombre, sinistre, et Ambre comprit aussitôt qu'il n'était pas
là pour se réconcilier avec elle — au contraire.
— Je t'ai demandé ce que tu voulais, répéta-t-elle
froidement.
Il ne la quittait pas du regard, et elle regretta soudain de
ne porter qu'une ample chemise en coton et un jean.
Aussitôt, elle se reprocha cet accès de coquetterie
déplacée. Que lui importait ce que Lucas pouvait bien
penser d'elle?
— J'ai bien voulu ignorer le ravage de quelques costumes,
dit enfin Lucas d'une voix doucereuse en avançant d'un pas
vers elle.
Ambre se sentit rougir et déglutit avec difficulté. Elle avait
quasiment oublié sa futile tentative de vengeance.
Pourtant, elle avait bel et bien éprouvé une intense
satisfaction à découper les costumes de Lucas et à les lui
renvoyer, accompagnés de tous les cadeaux qu'il lui avait
offerts au cours de leur relation...
— J'ai ignoré l'insulte que tu me faisais en me rendant mes
cadeaux, reprit-il, comme s'il lisait dans ses pensées.
L'attrapant vivement par la main, il l'attira vers lui sans
tenir compte de ses protestations et plongea un regard noir
dans le sien.
— Mais je ne te laisserai jamais épouser Spiro pour lui
permettre de toucher son héritage avant l'heure. Crois-moi,
si tu persistes dans ce projet idiot, tu le regretteras
cruellement.
Il avait proféré ces derniers mots avec une telle
détermination que la jeune femme ne put réprimer un
frisson.
— Lâche-moi! s'exclama-t-elle en se débattant pour
échapper à sa poigne de fer.
— Je te lâcherai quand tu m'auras promis de rester à
distance de Spiro.
Ambre faillit éclater de rire. De toute évidence, Lucas
avait pris son neveu au sérieux lorsque ce dernier avait
prétendu envisager de se fiancer avec elle. Elle aurait pu le
rassurer instantanément, mais quelque chose en elle se
rebella. De quel droit se permettait-il de venir ainsi jusque
chez elle pour l'insulter et la menacer?
— Je suis libre de fréquenter et d'épouser qui bon me
semble, rétorqua-t-elle, et tu n'as pas ton mot à dire. Au
cas où tu l'aurais oublié, tu vas te marier. D'ailleurs, je suis
surprise que tu aies pu t'arracher aux bras de ta chère et
tendre si peu de temps après vos fiançailles. La petite
Christina serait-elle moins passionnée que tu l'avais
espéré? Bon, maintenant, lâche-moi et va au diable.
Là-dessus, d'un geste brusque elle lui arracha sa main et
le contourna pour se diriger vers l'escalier.
Avec un juron sonore, Lucas tendit la main et la rattrapa
par la manche de son chemisier, l'obligeant à
s'immobiliser. Elle voulut se libérer, mais il tira plus fort sur
le tissu, et quelques boutons cédèrent. Ivre de rage, Ambre
tenta de lui décocher un coup de coude à l'estomac; avant
qu'elle ait pu y parvenir, cependant, il la maîtrisa et,
l'obligeant à se retourner, il la maintint fermement contre lui.
Elle avait beau lutter de toutes ses forces, elle n'était pas
de taille à lui tenir tête.
— Laisse-moi, espèce de brute! explosa-t-elle. Tu crois
que je ne vois pas clair dans ton jeu ? Non content
d'épouser une pauvre gamine qui pourrait être ta fille pour
récupérer l'entreprise de son père, tu veux en plus éloigner
Spiro aussi longtemps que possible de son héritage afin
de continuer à diriger seul la compagnie! Tu veux que je te
dise? Tu m'écœures.
— Et toi? Tu penses avoir des leçons à me donner? Tu es
prête à épouser un garçon notoirement homosexuel
uniquement pour te venger de moi !
— Pour qui te prends-tu ? Je me fiche de toi comme d'une
guigne!
— Peut-être, mais si ma mémoire est bonne, tu appréciais
ce que nous partagions — et que Spiro ne pourra jamais
t'offrir!
On aurait presque pu croire qu'il était jaloux, songea
Ambre. Mais elle ne le connaissait que trop bien : seul lui
importait le contrôle de l'entreprise familiale. Lorsque Spiro
aurait récupéré son héritage, Dieu seul sait ce qu'il en
ferait; il était loin d'avoir le sens des affaires, cela, Ambre
le savait aussi bien que Lucas. Néanmoins, cela n'excusait
pas l'attitude inqualifiable de ce dernier envers elle.
— Spiro est mon ami, dit-elle avec hauteur. Et avec un
oncle comme le sien, il a bien besoin d'amis!
— Et naturellement, ton « amitié » pour lui n'est nul- lement
intéressée... Dis-moi, que t'a promis mon neveu en
échange de ce mariage? Un pourcentage de l'héri- tage?
A moins que tu ne fasses ça uniquement par esprit de
vengeance? En tout cas, ce n'est certainement pas pour
son corps, nous savons tous les deux que les femmes ne
l'intéressent pas.
Tout en parlant, Lucas l'avait plaquée plus étroitement
contre lui, et elle avait une conscience aiguë de sa force,
de sa virilité — de son désir aussi, qu'elle ne pouvait
ignorer et qui, à son corps défendant, éveillait en elle une
réponse aussi passionnée que familière. Elle baissa les
yeux, de peur qu'il ne lise dans son regard l'envie qu'elle
avait de lui. C'est alors seulement qu'elle remarqua que,
dans leur lutte, tous les boutons de son chemisier avaient
été arrachés, dévoilant entièrement l'un de ses seins et la
naissance de l'autre.
Elle n'était pas la seule à s'être aperçue de sa nudité
partielle. Elle sentit Lucas se raidir légèrement. Très
lentement, il leva une main et effleura les contours de sa
bouche sensuelle.
Ambre savait qu'elle aurait dû le repousser, mais elle ne
pouvait que suivre du regard, fascinée, le mouvement de
sa main tandis qu'elle quittait sa bouche pour se poser sur
sa gorge.
— Christos, murmura Lucas d'une voix rauque. Tu es
tellement sexy... Je doute que Spiro lui-même puisse
résister à tes charmes.
Les pointes des seins de la jeune femme s'étaient
dressées, témoignant mieux que des mots du désir qu'elle
éprouvait. Incapable de prononcer une parole, elle
demeurait plaquée contre Lucas, le cœur battant à tout
rompre. Mû par une volonté propre, son dos se cambra
légèrement, exposant davantage encore ses seins tendus,
comme pour quêter une caresse.
L'instant d'après, étouffant un juron, Lucas prenait
possession de sa bouche avec une violence qui trahissait
la peine qu'il avait eue à se contrôler aussi longtemps.
Ambre répondit à son baiser avec une ardeur fébrile. En
un instant, elle oublia qu'il était fiancé à une autre, elle
oublia qu'il l'avait trahie. Seul comptait le moment présent.
Tout son corps était consumé par une faim presque
douloureuse. Lorsque Lucas abandonna ses lèvres pour
déposer une pluie de baisers sur sa gorge et enfin
mordiller doucement l'un de ses tétons, elle rejeta la tête en
arrière et gémit longuement de plaisir.
Il libéra ses mains, et, au lieu de le repousser, elle en
profita pour les laisser courir sur sa nuque et sur son torse
viril. Lucas l'aida en arrachant le pull-over qu'il portait avant
de la ramener contre lui. Les doigts d'Ambre glissèrent sur
son dos puissant, savourant le contact de ses muscles
fermes. Cela faisait si longtemps...
D'un geste vif, Lucas la souleva dans ses bras puis
l'allongea sur le parquet.
— Que le diable t'emporte, Ambre Jackson, murmura-t-il
en enfouissant son visage dans ses cheveux.
Ces mots la blessèrent, mais il était trop tard pour
endiguer le flot de passion et de désir qui déferlait en elle,
emportant tout sur son passage. Ils se déshabillèrent l'un
l'autre avec frénésie, et, l'instant d'après, ils étaient nu leurs
bouches de nouveau unies en un long baiser.
Depuis qu'ils se connaissaient, ils avaient toujours aimé
faire l'amour en prenant leur temps, en savourant chaque
instant, chaque caresse, chaque infime sensation. Cette
fois cependant, le sentiment d'urgence qui les envahissait
était tel qu'ils oublièrent tout préliminaire. Nouant les
jambes autour de la taille de son compagnon, Ambre
l'attira à elle, et il la pénétra aussitôt, lui arrachant un
gémissement de bonheur.
Ivres de passion, totalement absorbés l'un par l'autre, ils
atteignirent très vite un plaisir violent, dévastateur, qui les
balaya comme un torrent et les laissa sans forces,
pantelants, sur le sol.
Ambre refusait de croire que Lucas pût se conduire ainsi
avec elle et se prétendre amoureux d'une autre. Lorsqu'il
roula sur le côté, elle le suivit et demeura contre lui, scrutant
son visage aux yeux fermés.
— Lucas, murmura-t-elle tendrement.
Tendant la main, elle chassa avec douceur une mèche de
son front. Lentement, il ouvrit les yeux et la regarda avec un
mépris tel qu'elle sursauta comme s'il l'avait giflée.
— Ambre, répondit-il avant de se lever d'un bond, comme
s'il souhaitait mettre au plus vite de la distance entre eux.
Elle demeura assise sur le sol, trop abasourdie pour
bouger. Lucas se rhabilla rapidement avant de se tourner
vers elle en secouant la tête.
— Christos , j'avais bien raison. Tu es séduisante comme
le diable, et bien trop sexy pour faire une épouse
convenable.
Il savait qu'il se montrait injustement cruel, mais c'était un
pur réflexe défensif de sa part. Il n'arrivait pas à croire qu'il
ait pu se conduire de cette façon ! Il avait complètement
perdu le contrôle de lui-même, et il se détestait pour cela.
Lui qui avait toujours été strictement monogame dans ses
relations avec les femmes, lui qui s'était toujours vanté de
n'avoir qu'une maîtresse à la fois, qui avait l'intention de
demeurer parfaitement fidèle à sa femme, s'était comporté
comme le dernier des salauds. Bon sang ! Trois jours
après la célébration de ses fiançailles!
La honte et la culpabilité le poussèrent à ajouter :
— Habille-toi. Tu me dégoûtes. Je me dégoûte.
Ambre pencha la tête un instant, laissant ses longs
cheveux masquer son visage. De toutes ses forces, elle
ravala les sanglots qui lui montaient à la gorge. Elle le
dégoûtait, avait-il dit, et pourtant, elle n'était que ce qu'il
avait fait d'elle...
En cet instant naquit la nouvelle Ambre.
Rejetant ses cheveux en arrière, elle se leva et ramassa
ses vêtements, qu'elle mit en prenant son temps, sans
prêter attention à Lucas. Puis elle redressa les épaules et
se tourna pour lui faire face.
— Qu'est-ce que m attends? demanda-t-elle avec un
regard dur.
Elle était furieuse du mépris qu'elle lisait sur son visage,
mais était bien décidée à ne pas laisser libre cours à sa
colère.
— Le show est terminé, reprit-elle, glaciale. Maintenant,
retourne auprès de Christina. Je vous souhaite beaucoup
de bonheur à tous les deux — même si je crains que tu ne
trouves pas en elle la partenaire douce et malléable que tu
imagines. Après tout, elle sait déjà que tu as une
maîtresse, et elle s'en moque royalement, ce qui est assez
révélateur, à mon avis.
Elle avait ajouté cela dans le seul but de lui faire mal mais
elle comprit aussitôt qu'elle était allée trop loin. Lucas fit un
pas en avant, comme s'il mourait d'envie de la frapper;
instinctivement, elle recula.
— Espèce de menteuse ! Je t'interdis de mentionner le
nom de ma fiancée, tu m'entends ?
Un moment, ils s'affrontèrent du regard en silence. La
tension sexuelle était toujours présente entre eux, mais s'y
ajoutait désormais une haine vibrante, absolue, presque
palpable.
Ce fut Ambre qui, la première, détourna les yeux.
— Va-t'en, dit-elle d'une voix lasse en se dirigeant vers la
porte.
Elle l'ouvrit et s'effaça afin de le laisser passer. Lucas
tendit la main pour lui saisir le bras, mais elle se dégagea
aussitôt.
— Au revoir, Lucas.
— Pas si vite. Tu ne m'as toujours pas fait la promesse que
j'attendais... Je veux ta parole que tu n'épouseras pas
Spiro.
Nauséeuse, Ambre secoua la tête.
— D'accord, répondit-elle seulement.
— Je suis sérieux, Ambre, insista Lucas d'une voix grave.
Si tu l'épouses, je ferai de ta vie un enfer, et même ton
travail ne te fournira aucun réconfort, crois-moi. Je
m'assurerai personnellement que tu ne puisses jamais
retrouver un emploi dans le monde de la finance. Fais-moi
confiance, j'ai le pouvoir de détruire ta carrière, et je
n'hésiterai pas à le faire.
Ambre savait qu'il disait la vérité : quelques mots
habilement glissés à ses clients les plus influents suffiraient
à la discréditer à jamais dans la City.
— Tes menaces sont inutiles, Lucas. Je n'ai jamais eu la
moindre intention d'épouser Spiro.
Ce dernier avait toujours dit à Ambre que son oncle était
un requin, mais elle n'avait jamais voulu le croire. Tout à
coup cependant, alors qu'elle observait sa haute silhouette
déterminée, l'angle dur de sa mâchoire, elle comprenait
combien elle avait été naïve. Oui, Lucas Karadines était
bien un requin — un prédateur sans scrupule ni sentiments,
assoiffé de sang.
Sans doute était-il sincère lorsqu'il affirmait aimer
Christina, mais en vérité, ce qu'il éprouvait pour sa fiancée
n'était pas de l'amour : il était tout simplement incapable de
sentiments. Il avait décidé de tomber amoureux de
Christina Aristides avec la même froideur calculatrice qui
l'avait poussé à racheter la compagnie de son père.
Christina correspondait en tout point à l'idée qu'il se faisait
d'une épouse idéale, aussi l'avait-il demandée en mariage;
c'était aussi simple — et aussi sordide — que cela.
Une fois encore, le regard d'Ambre croisa celui de Lucas.
Dans ses profondeurs de jais, elle ne vit pas briller la
moindre étincelle d'émotion. L'ambition dévorait en lui tout
sentiment, toute chaleur humaine. Comment avait-elle pu
se croire amoureuse de cet homme glacial, austère et
égoïste?
— Si tu connaissais un peu ton neveu, dit-elle en arquant
les sourcils, ironique, tu aurais compris tout de suite qu'il
essayait de te provoquer, en mentionnant ces fiançailles. A
présent, va-t'en.

Ambre s'installa peu à peu dans son cottage. Elle


s'acheta une petite Ford pour aller au bureau le matin, et
s'efforça de chasser de son esprit sa désastreuse aventure
avec Lucas. Si elle y parvenait relativement bien le jour, la
nuit, en revanche, elle était encore hantée par le souvenir
de ses caresses, de leurs unions torrides, des moments
merveilleux passés dans ses bras; et il n'était pas rare
qu'elle parte au bureau le matin sans avoir fermé l'œil.
La seule chose qui l'empêcha de sombrer dans la
dépression, durant l'année qui suivit sa rupture avec Lucas,
fut sa relation avec son père.
C'était cela, la nouvelle qu'elle avait tant voulu annoncer à
Lucas, ce fameux jeudi, après son déjeuner avec sir David
Janson. Ce dernier lui avait révélé qu'il était son père...
Elle l'avait revu deux semaines plus tard, dans un
restaurant de Covent Garden. A la grande surprise
d'Ambre, il était venu accompagné de sa femme, Mildred.
La situation aurait pu être embarrassante, mais Mildred
s’était empressée d'expliquer qu'elle ne rejetait absolument
pas le blâme sur son mari ou sur la mère d'Ambre. A
l'époque, elle-même avait quitté sir David et leurs deux
enfants pendant près d'un an pour aller vivre avec un autre
homme. Sir David avait puisé le réconfort dont il avait
besoin après cette défection auprès de sa secrétaire — et
Ambre était le résultat de cette aventure.
Loin d'essayer de nier ce qui s'était passé, sir David
n'avait pas hésité à reconnaître Ambre comme sa fille. Ses
autres enfants — un fils beaucoup plus âgé qu'Ambre et
une fille mariée et mère de famille — avaient très bien
accueilli la nouvelle, et s'étaient montrés très chaleureux
envers elle.
Cette dernière, cependant, avait préféré refuser de
travailler pour la banque de son père, ne voulant pas
inquiéter son demi-frère, Mark Janson, successeur
désigné de sir David, qui aurait probablement vu avec
inquiétude la fille illégitime de son père intégrer l'entreprise
familiale. D'autant que sir David répétait à qui voulait
l'entendre qu'Ambre avait de toute évidence hérité de son
flair en affaires...
05.

Cinq ans plus tard...

Ambre ferma les yeux et poussa un long soupir. Ce


devait être le pire lundi de son existence...
Elle était rentrée la veille au soir de deux semaines de
vacances dans la superbe villa de son père, en Toscane.
Reposée, bronzée et détendue, elle s'était préparée à
affronter Londres, son climat pluvieux — même au mois de
juin ! — et sa pollution. Rien, cependant, ne l'avait préparée
au choc qu'elle avait subi ce matin-là en arrivant au bureau.
Déjà, elle n'avait guère été ravie d'apprendre qu'en son
absence la Bourse avait chuté de trois pour cent. Mais elle
avait rapidement oublié ce « détail » lorsqu'elle avait
découvert la lettre qui l'attendait sur sa table de travail...
Elle rouvrit les yeux et, pour la énième fois, relut le
document, à l'en-tête d'un prestigieux cabinet notarial new-
yorkais. Le cabinet chargé de gérer le « patrimoine de feu
Spiro Karadines ». La lettre était datée de onze jours plus
tôt et lui annonçait que Spiro était décédé la veille. Les
hommes de loi informaient Ambre de la date et du lieu des
funérailles, en Grèce, et lui demandaient de les contacter.
Ils avaient à lui transmettre, disaient-ils, «des informations
susceptibles de l'intéresser».
Cela ne présageait rien de bon.
Un triste sourire se peignit sur ses lèvres comme elle
repensait à son ami. Cela faisait quatre ans qu'elle ne
l'avait pas vu, et ils ne s'étaient pas quittés en très bons
termes...
Elle s'était rendue à New York pour l'inauguration officielle
de la galerie d'art du jeune homme. Ce dernier, surexcité,
lui avait fait faire le tour de l'exposition, qui rassemblait les
œuvres d'artistes méconnus mais qui, selon lui,
représentaient « l'avenir de l'art contemporain ».
— Tu... tu es sûr? lui avait-elle demandé en esquissant une
grimace devant un tableau gigantesque, vert et rouge, qui
semblait représenter des corps démembrés entrelacés.
— Mais oui, ne t'inquiète pas. D'ici une demi-heure, les
gens se battront pour acheter ces peintures, crois-moi !
Ambre fronça les sourcils. Elle avait cru Spiro sur parole
lorsqu'il lui avait promis de ne jamais révéler à Lucas
qu'elle lui avait prêté l'argent de la vente du loft pour
démarrer sa galerie d'art. A l'époque, il l'avait suppliée : les
œuvres de charité pouvaient bien attendre un an, disait-il. Il
la rembourserait aussitôt qu'il aurait touché son héritage.
Elle avait fini par céder, songeant qu'en fin de compte il
était juste que l'argent des Karadines revînt aux
Karadines...
Spiro lui avait aussi juré que Lucas ne serait pas au
vernissage. Il avait menti les deux fois.
Bien qu'un an se fût écoulé depuis leur dernière entrevue,
le choc qu'avait éprouvé Ambre lorsque, se détournant des
« Corps Démembrés », elle avait vu Lucas debout derrière
elle avait été indicible. Lucas, aussi beau, impressionnant,
irrésistiblement sexy que dans son souvenir... Lucas, tenant
par le bras son épouse Christina. Très visiblement
enceinte.
Elle avait jeté à Spiro un regard interrogateur et avait
aussitôt compris, à l'expression diaboliquement satisfaite
de son ami, que ce dernier avait tout planifié. Prenant une
profonde inspiration, elle s'était contrainte à saluer et à
féliciter le couple avec une politesse forcée.
Lucas l'avait regardée longuement, des pieds à la tête, et
en dépit de la robe longue très élégante qu'elle portait, elle
s'était sentie nue, soudain.
— Il semblerait qu'il convienne de te féliciter aussi, avait-il
déclaré enfin d'une voix suave. Spiro m'a dit que vous étiez
associés dans cette aventure, et que c'était toi qui lui avais
fourni l'essentiel des fonds pour ouvrir sa galerie.
Son expression nettement moqueuse indiquait qu'il
devinait sans peine d'où provenait l'argent en question. Là-
dessus, sans laisser à la jeune femme le temps de
répondre, il s'était tourné vers son épouse et s'était mis à
lui parler en grec, l'ignorant totalement.
Au lieu de se sentir insultée, cependant, Ambre avait été
ravie de pouvoir échapper à Lucas. Avec un soupir de
soulagement, elle s'était éloignée, bien décidée à avoir
une petite explication avec son « associé ».
Ce dernier parlait avec animation à l'un de ses invités,
aussi avait-elle préféré attendre. Apercevant Tim, elle allait
le rejoindre lorsqu'une main impérieuse s'était refermée sur
son bras, l'immobilisant. Un long frisson l'avait parcourue,
et elle avait su avant même de se retourner qui l'avait
saisie ainsi. Lucas...
— Que veux-tu?
— Peux-tu suivre Christina aux toilettes et t'assurer qu'elle
va bien? avait-il demandé, une expression profondément
inquiète sur le visage.
Le cœur d'Ambre s'était serré douloureusement. Ainsi,
elle s'était trompée... L'homme qu'elle croyait incapable de
sentiments, le requin impitoyable était bel et bien amoureux
de sa femme.
— Elle est enceinte, pas malade, avait-elle fait valoir
sèchement.
Là-dessus, elle s'était dégagée et s'était éloignée sans un
regard en arrière.
Après une algarade furieuse avec Spiro, elle avait quitté
New York le lendemain matin — et n'avait plus eu de
contact avec son ancien ami, par la suite.
Avec le recul, elle comprenait que Lucas avait eu raison,
en ce qui concernait Spiro. Elle n'aurait jamais dû lui
donner l'argent... Moins d'une semaine après l'ouverture de
la galerie, Tim et lui s'étaient séparés : Spiro avait quitté
son compagnon pour le peintre des « Corps Démembrés
», avec qui il entretenait une liaison depuis plusieurs mois,
semblait-il.
Tim était rentré en Angleterre, et s'était installé dans leur
village natal. Là, six mois plus tard, il avait reçu une lettre
d'une clinique new-yorkaise, lui conseillant de faire un test
HIV : lors d'un contrôle, Spiro s'était révélé séropositif — à
l'instar de son petit ami artiste, qui avait « oublié » de lui
faire part de ce détail.
Ambre se leva et s'approcha de la grande baie vitrée de
son bureau, le regard perdu dans le vide. Elle se sentait
coupable, et se reprochait en partie la maladie de Spiro. Si
elle ne lui avait pas prêté de quoi lancer sa galerie, jamais
il n'aurait fait la connaissance de son amant peu
scrupuleux...
Par chance, Tim n'avait pas contracté le terrible virus. Et
lorsqu'elle lui avait fait part de ses remords, il s'était efforcé
de la rassurer. Elle n'était pas responsable de la nature
inconstante de Spiro. Et il avait ajouté qu'en fin de compte,
ils avaient tous deux succombé au charme délétère des
Karadines, et qu'ils devaient s'estimer chanceux de s'en
être tirés à si bon compte l'un et l'autre !
Retournant à sa table de travail, Ambre décrocha le
téléphone et composa le numéro de Tim à Thropton. Il
avait, après tout, le droit de savoir que Spiro était mort.
Il réagit d'ailleurs plutôt bien. Philosophe, il fit valoir
qu'hélas, ils avaient perdu leur ami bien des années plus
tôt.
Elle acquiesçait lorsque, tout à coup, la porte de son
bureau s'ouvrit à toute volée. Levant les yeux, sourcils
froncés, pour voir qui était l'intrus, elle pâlit, et ses doigts se
crispèrent sur le combiné du téléphone.
— Je te rappelle bientôt, dit-elle précipitamment à son ami.
Prends bien soin de toi.
Heureusement qu'elle était assise, songea-t-elle ; elle
n'était pas sûre que ses jambes l'auraient portée, en cet
instant. Lucas Karadines !
A quarante et un ans, observa-t-elle, il n'était guère
différent de l'homme qu'elle avait rencontré pour la
première fois six ans plus tôt. Il était toujours très mince et
bien bâti, même si quelque chose dans son expression
trahissait une amertume nouvelle et inattendue. Il paraissait
dur et désabusé — étonnant, pour un homme
heureusement marié à qui tout réussissait.
Pendant un long moment, il demeura immobile devant son
bureau, les mains dans les poches, silencieux. Enfin, n'y
tenant plus, Ambre demanda :
— Que veux-tu ?
— Quelle drôle de façon d'accueillir un vieil ami. ironisa
Lucas. Ainsi, voilà ton domaine..., ajouta-t-il en regardant
autour de lui. Tu t'es bien débrouillée, de toute évidence.
Mais cela ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé que tu
réussirais. Au fait, excuse-moi d'avoir interrompu ta
conversation avec ton petit ami, mais il est urgent que nous
ayons une discussion d'affaires, tous les deux.
Refusant de se laisser intimider, Ambre le toisa avec
froideur.
— Je ne vois pas ce que nous pourrions avoir à nous dire.
Si je ne m'abuse, ta compagnie est cliente de Janson's, et
je n'ai pas pour habitude de marcher sur les plates-bandes
de mon père.
Elle ignorait si Lucas était au courant de son lien de
parenté avec sir David. Elle n'avait pas fait cette remarque
pour s'en vanter; elle cherchait seulement à faire savoir à
son visiteur qu'elle ne le laisserait pas la traiter comme une
créature inférieure, ainsi qu'il l'avait trop souvent fait par le
passé.
— Ah oui, on m'a dit... Je suis surpris d'ailleurs que tu
n'aies pas choisi de travailler pour Janson's. Je crois me
souvenir que Clive Thompson était très intéressé par ta
candidature...
— Il l'est toujours, rétorqua-t-elle, furieuse qu'il ait le toupet
de faire référence à cette horrible soirée. Mais je suis très
heureuse de ma position chez Brentford's, et je ne crois
pas au népotisme. Par ailleurs, je n'aime pas mélanger
affaires et plaisir.
De fait, elle fréquentait Clive depuis un an environ. C'était
d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles elle avait pris
deux semaines de vacances : elle voulait réfléchir
calmement à la demande en mariage de Clive.
— Tu as pris une sage décision en refusant d'aller chez
Janson's. J'ai moi-même renoncé à utiliser leurs services il
y a quelques mois.
Ambre ne put dissimuler sa surprise. Ni Clive ni Mark, son
demi-frère, qui avait repris la direction de la banque après
le départ à la retraite de leur père deux ans plus tôt, ne le
lui avaient dit.
— Je l'ignorais, dit-elle au bout de quelques secondes
avec une indifférence calculée. Bien, maintenant, si tu n'as
rien d'autre à me dire... Je suis très occupée, aujourd'hui.
Lorsqu'on veut voir quelqu'un, il est d'usage de prendre
rendez-vous. Un homme aussi demandé que toi doit le
savoir. A moins que le mariage ne t'ait transformé?
J'espère que ta petite famille vu bien, au fait.
Lucas se raidit imperceptiblement.
— Je n'ai pas de famille, répondit-il d'une voix dénuée
d'expression. Spiro était le dernier — c'est pour cette
raison que je suis ici.
Ambre se mordit la lèvre, honteuse. Le choc de revoir
Lucas avait été tel qu'elle en avait oublié un instant la mort
de Spiro.
— Je suis désolée, Lucas, vraiment désolée..., s'excusa-t-
elle aussitôt. Je n'ai appris la nouvelle que ce matin. J'étais
en vacances, et je n'ai pas encore vraiment réalisé. Je
regrette vraiment d'avoir raté l'enterrement. Assieds-toi, je
t'en prie, ajouta-t-elle en désignant un fauteuil. Je vais
demander à mon assistante de nous apporter du café.
Il s'installa sur le siège qu'elle lui indiquait et esquissa un
sourire cynique.
— Inutile de faire dans la compassion de façade, Ambre,
dit-il d'un ton sarcastique. Nous savons tous les deux que
Spiro me haïssait. Le fait qu'il t'ait légué toutes ses
possessions ne fait que souligner ce qui était évident
depuis longtemps.
— Le fait qu'il quoi? s'exclama Ambre en ouvrant de
grands yeux Non, je ne te crois pas. Spiro n'aurait jamais...
Elle s'interrompit comme Sandy, sa secrétaire, entrait
avec deux cafés. Non sans agacement, elle vit la jeune
femme — mariée depuis deux mois à peine ! — décocher
à Lucas un sourire engageant. Pas étonnant qu'elle l'eût
laissé entrer sans rendez-vous ! Elle aussi était victime de
son charme irrésistible...
— Ecoute, reprit-elle à l'adresse de son interlocuteur
lorsque Sandy se fut éclipsée, je ne suis au courant de rien.
Je n'ai reçu qu'une lettre des notaires de Spiro me
demandant de les contacter, mais je n'ai pas encore eu le
temps de le faire — j'ai reçu une visite inattendue qui m'en
a empêchée, ajouta-t-elle avec un regard éloquent. Mais si,
après les avoir appelés, j'estime que nous devons nous
revoir, toi et moi, je n'hésiterai pas à te faire signe.
Un sourire moqueur étira les lèvres de Lucas.
— Je ne suis pas dupe, Ambre, dit-il en se levant et en
contournant nonchalamment le bureau de la jeune femme.
Tu es peut-être déguisée en superwoman, tu parles peut-
être comme un banquier aguerri, mais cela ne change pas
celle que tu es au fond. J'ai toujours su que tu avais une
passion pour le sexe; ce n'est qu'après notre séparation
que j'ai compris que l'argent te fascinait davantage encore.
Une vague de fureur envahit Ambre. Pour qui se prenait-
il? Au prix d'un effort surhumain, elle parvint néanmoins à
maîtriser sa colère et à déclarer d'un ton glacial :
— Ecoute, Lucas, je n'ai pas de temps à perdre à écouter
tes insultes. De toute évidence, tu sais quelque chose que
j'ignore à propos du testament de Spiro, alors lâche le
morceau et finissons-en, veux-tu? Je n'ai pas envie de me
plier à ton petit jeu.
— Je crois pourtant me souvenir que tu aimais jouer à de
petits jeux avec moi, dit-il d'une voix lourde de sous-
entendus en tendant la main pour lui caresser la joue.
Réprimant un frisson, Ambre recula la tête et affronta
Lucas du regard.
— Arrête ça immédiatement. Je te rappelle que tu es un
homme marié.
Lucas laissa retomber sa main, le regard vide soudain.
— Non. Je te l'ai dit, je n'ai pas de famille. Le bébé n'a pas
survécu; mon père nous a quittés il y a trois ans, et
Christina s'en est allée peu après.
Malgré elle, Ambre sentit une vague de compassion
l'envahir, et elle posa instinctivement sa main sur le bras de
Lucas en un geste apaisant.
— Je... je suis vraiment désolée. Je ne me doutais pas...
— Ce sont des choses qui arrivent, coupa-t-il en se
dégageant brusquement. Et dans la mesure où tu ne les
appréciais guère, de toute façon, je me passerai volon-
tiers de ta pitié hypocrite. En fait, je te serais reconnais-
sant de ne plus mentionner le sujet en ma présence. Seul
Spiro nous intéresse, désormais.
Ambre se le tint pour dit.
— Très bien, rétorqua-t-elle froidement. Mais si tu veux
parler de Spiro, fais vite, j'ai un rendez-vous pour le
déjeuner.
— Tu as changé, Ambre, observa-t-il avec un demi-sourire
qui ne réchauffa pas son regard. Je crois me souvenir
d'une époque où ma compagnie était loin de t'être
désagréable. Où, au lieu de me chasser comme un
malpropre, tu me suppliais de rester avec toi... Mais bon.
Puisque tu es si pressée aujourd'hui, je vais aller droit au
but. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, ma
chère associée.
— Associée? répéta-t-elle.
— Ah oui, tu n'es pas au courant, c'est ça? J'oubliais... Eh
bien, résumons : le testament qu'a rédigé Spiro quand tu
as investi dans sa galerie d'art faisait de toi sa seule
héritière s'il lui arrivait malheur.
— Non..., gémit Ambre, devinant ce qui allait suivre.
— Eh si. Et mon neveu n'a jamais modifié ses dernières
volontés. Ce qui fait de toi, ma chère Ambre, l'héritière
d'une portion substantielle de l'empire Karadines.
Ambre le regardait, immobile, comme paralysée. C'était
bien de Spiro! songea-t-elle. Il s'était mis dans la tête de
faire d'elle son héritière quand elle lui avait prêté de
l'argent, et par la suite, il avait complètement oublié les
dispositions qu'il avait prises et ne s'était jamais soucié de
les changer.
La sonnerie du téléphone l'arracha à sa stupeur muette.
— Oui, Sandy, de quoi s'agit-il? Clive?
Elle vit Lucas se raidir à la mention du banquier.
— Dites-lui d'attendre juste une minute. Mon client
s'apprêtait à partir, de toute façon.
Elle raccrocha et reprit à l'intention de Lucas :
— La personne avec qui je dois déjeuner est arrivée, j'ai
peur de devoir te demander de partir.
— Clive Thompson, hein? J'aurais dû deviner — il ne te
quittait pas des yeux, la première fois qu'il t'a vue. De toute
évidence, il a obtenu ce qu'il voulait... Mais à en juger par
l'absence de bague à ton doigt, tu n'as pas réussi à le
conduire à l'autel.
Ainsi, il estimait toujours qu'elle était de ces femmes avec
qui l'on couche, mais que l'on n'épouse pas... Eh bien, il
allait être surpris !
— Ah, Lucas, c'est là que tu te trompes, répondit Ambre
avec un sourire délibérément sensuel. Clive m'a demandé
de l'épouser, mais je ne lui ai pas encore donné ma
réponse — peut-être au cours du déjeuner, qui sait?
Maintenant, si tu veux bien m'excuser...
Lucas franchit la distance qui les séparait si vite qu'elle
n'eut pas le temps de réagir. L'instant d'après, elle était
dans ses bras, pressée contre son torse, et il plaquait une
main possessive au creux de ses reins.
— Non, je ne t'excuserai pas, murmura-t-il d'une voix
rauque.
C'était comme si les cinq années qui s'étaient écoulées
depuis leur dernière étreinte n'avaient jamais existé. En un
instant, Ambre fut transportée en arrière, de nouveau jeune,
vulnérable et incapable de résister à cet homme qui avait
sur ses sens une emprise presque diabolique.
— Lucas, non..., parvint-elle à articuler comme il penchait la
tête vers elle et prenait possession de sa bouche avec une
violence presque effrayante.
Faisant appel à toute sa volonté, elle s'efforça de lutter
contre les sensations qui l'envahissaient et mena- çaient
de l'engloutir — mais en vain. Déjà, elle sentait sa
résistance faiblir, elle commençait à répondre à son
baiser...
Non ! De toutes ses forces, elle repoussa Lucas. Elle ne
pouvait se trahir de cette façon.
— Sors d'ici, dit-elle d'une voix tremblante.
Lucas eut un petit rire cynique.
— J'espère pour Clive qu'il sait dans quoi il se lance. Au
fait, lui as-tu parlé de nous deux ? Non, bien sûr, reprit-il
sans lui laisser le temps de répondre.
— Il n'y a pas de «nous deux»! rétorqua Ambre avec
violence, les yeux étincelant de colère. Il n'y a jamais eu de
« nous deux », comme tu me l'as si bien expliqué quand tu
as épousé Christina.
— Laisse Christina hors de tout ça, répondit-il aussitôt. Et
si tu veux que Clive demeure dans l'ignorance, ajouta-t-il, je
te conseille d'accepter de dîner avec moi ce soir. Je
passerai te chercher ici à 6 heures, et nous poursuivrons
alors notre petite conversation. Nous avons beaucoup de
choses à nous dire.
De fait, Ambre devait reconnaître qu'ils n'avaient pas
encore pris le temps de parler du testament de Spiro. Or il
était clairement indispensable qu'ils en discutent
ensemble.
— Très bien. Je parlerai aux notaires cet après-midi. Plus
tôt nous aurons réglé cette affaire, mieux ce sera.
— Ambre, ma chérie...
Clive venait de pénétrer dans le bureau. Apercevant le
visiteur de la jeune femme, il s'immobilisa et se raidit
perceptiblement.
— Lucas Karadines !
Se reprenant aussitôt, il tendit la main à Lucas et ajouta
sur le ton de la conversation :
— Vous envisagez de changer de banque une nouvelle
fois?
— Non, rien de tel. Je souhaitais consulter Ambre à propos
d'une affaire privée concernant feu mon neveu Spiro.
Maintenant, si vous voulez bien m'excuser...
Son regard sombre se posa sur Ambre. Elle lut dans ses
profondeurs une menace muette qui lui glaça le sang.
— ... A plus tard, conclut-il.
Clive traversa rapidement le bureau et vint poser un bras
réconfortant sur les épaules d'Ambre.
— J'ai oublié de t'en parler quand je t'ai eue au téléphone
hier. J'ai appris la semaine dernière, pour Spiro... Je sais
que c'était autrefois un bon ami à toi, ça a dû te faire un
choc.
Oui, c'était le moins qu'on pouvait dire, songea Ambre
avec une ironie amère.
Le déjeuner fut un désastre. Ambre jouait avec sa
nourriture, incapable d'avaler une bouchée. Un simple
baiser de Lucas Karadines, et la décision qu'elle avait
prise d'accepter la demande en mariage de Clive était
soudain remise en question...
Clive se montra très compréhensif lorsqu'elle lui dit qu'elle
avait encore besoin de temps. Mais elle vit dans ses yeux
qu'elle l'avait blessé, et se le reprocha amèrement.
Comment pouvait-elle traiter de la sorte un homme qui
avait toujours été pour elle un ami solide et fidèle?
06.

De retour de déjeuner, Ambre s'arrêta dans le bureau


de son assistante.
— Sandy, qu'est-ce qui vous a pris de laisser M. Karadines
entrer ainsi dans mon bureau, sans l'annoncer, alors qu'il
n'avait même pas de rendez-vous?
— Je suis désolée, s'excusa Sandy avant d'esquisser un
sourire mutin. Mais il a dit qu'il était un vieil ami à vous et
voulait vous faire une surprise, et je n'ai pas pu résister.
Ambre réprima un soupir. Sandy était une incurable
romantique... Mais comment lui en vouloir? Lucas avait un
charme très persuasif!
Après avoir envoyé un fax à New York, Ambre essaya de
se concentrer sur son travail, mais elle ne cessait de
repenser à la visite de Lucas. Enfin, à 17 h 45, elle reçut
une réponse à son fax. Comme elle l'avait craint, Lucas lui
avait bel et bien dit la vérité : elle était l'unique héritière de
Spiro. Ce que représentait cet héritage lui serait confirmé
par courrier dans la semaine.
De toute façon, elle s'en moquait. Elle avait d'ores et déjà
décidé de tout donner à Lucas. Elle ne voulait plus rien
avoir à faire avec les Karadines ! Et peu lui importait que
Lucas fût libre de nouveau.
Elle en était là de ses réflexions lorsque Sandy lui
annonça d'un ton très formel l'arrivée de M. Karadines.
— Faites-le entrer, répondit Ambre.
Ce que son assistante fit aussitôt, avec une politesse
exagérée qui, en d'autres circonstances, aurait fait sourire
la jeune femme. En l'occurrence, cependant, elle était trop
occupée à maîtriser les battements désordonnés de son
cœur pour prêter attention aux facéties de Sandy.
— Merci, dit-elle seulement à sa secrétaire. Vous pouvez
rentrer chez vous maintenant, je raccompagnerai M.
Karadines moi-même.
— Tu me « raccompagneras » ? répéta Lucas avec un
froncement de sourcils lorsque Sandy se fut éclipsée.
J'espère que tu n'as pas oublié que nous devions dîner
ensemble ?
— J'ai de bonnes raisons de penser que tu jugeras ce
dîner superflu, une fois que je t'aurai parlé de mes
intentions.
— Vraiment? Tu m'intrigues.
— Bon, comme tu t'en doutes, j'ai contacté New York, et les
notaires de Spiro m'ont confirmé ce que tu m'avais dit. Je
n'ai pas encore les détails, mais ça n'a pas d'importance
parce que j'ai décidé de tout faire transférer directement à
ton nom.
— Quelle générosité, Ambre ! s'exclama-t-il avec un petit
rire.
Comme il n'ajoutait rien et se contentait de la regarder
d'un air moqueur, la jeune femme reprit :
— Dans ces conditions, je ne pense pas que nous ayons
autre chose à nous dire pour l'instant. Quand j'aurai reçu
tous les papiers concernant l'héritage, je demanderai à
mon avocat de contacter le tien au plus vite.
Là-dessus, satisfaite, elle se leva et attrapa son attaché-
case, lui signifiant que la discussion était close. Mais au
moment où elle allait passer devant lui pour prendre son
manteau, il posa une main sur son épaule.
— Tu sembles oublier, ma chère, que tu t'es engagée à te
joindre à moi pour le dîner. Je n'ai pas l'intention de te
laisser revenir sur ta parole.
Elle aurait voulu refuser, s'en tirer par une pirouette; mais
au seul contact de la main de Lucas, son cœur s'était mis à
battre la chamade, et elle avait soudain la bouche sèche.
— Si tu insistes, parvint-elle à articuler froidement Mais
c'est parfaitement superflu. Je te l'ai dit, tu peux tout garder.
— Si seulement c'était si facile! Allons, Ambre, tu es une
femme d'affaires, tu devrais être plus au fait des
procédures... Mais le moment est mal choisi pour parler de
tout ça. Contrairement à toi, je n'ai pas déjeuné, et je meurs
de faim. En route !
Réprimant un soupir, Ambre comprit qu'il ne servirait à
rien de discuter.
— Il y a un petit restaurant italien très agréable à deux pas
d'ici, déclara-t-elle.
— Non. J'ai déjà fait une réservation.
Elle fronça les sourcils, un peu inquiète, mais le suivit Une
fois dehors, il se dirigea d'autorité vers une BMW noire
garée en double file.
— J'ai ma propre voiture, fît valoir Ambre. Dis-moi où nous
allons, je te rejoins là-bas.
— Inutile, je te ramènerai. Je t'en prie, ne discute pas,
j'aperçois une contractuelle qui approche.
Ambre n'avait pas envie de monter dans sa voiture, mais
il disait vrai : une femme en uniforme, armée d'un carnet de
contraventions, venait vers eux. Elle cessa donc
d'argumenter et s'installa dans le coupé.
Ils roulèrent en silence quelques minutes. Absorbée par
ses pensées, Ambre ne prêtait pas attention à la direction
qu'ils empruntaient; ce n'est que lorsque Lucas
s'immobilisa devant l'entrée prestigieuse du Karadines
Hotel qu'elle réalisa où ils se trouvaient.
Livide, elle se tourna vers son compagnon. Comment
pouvait-il se montrer aussi délibérément cruel ?
— Pourquoi ici? demanda-t-elle en s'efforçant de ne pas lui
laisser percevoir sa détresse. Ce n'est pas un choix très...
discret.
— Il est trop tard pour nous montrer discrets. Je te rappelle
que tu es en partie propriétaire de cet endroit, à présent.
Ils s'affrontèrent un moment du regard. Comme toujours,
ce fut Ambre qui, la première, détourna les yeux.
— Très bien.
Des qu'ils pénétrèrent dans le hall de l'hôtel, le gérant
s'empressa de venir saluer Lucas avec effusion. A la
grande gêne d'Ambre, Lucas s'empressa de la présenter
comme son associée.
— Qu'est-ce qui t'a pris? s'insurgea-t-elle dès que l'homme
se fut éloigné. Je n'ai pas la moindre intention de...
— Tu me diras tout ça quand nous serons dans la suite.
Pour l'instant, essaie de faire bonne figure, veux-tu?
Ambre s'immobilisa tout net et jeta à son compagnon un
regard aussi incrédule que furieux.
— Hé, attends une seconde ! Il est hors de question que
j'aille dans une suite avec toi. Le restaurant sera
parfaitement approprié.
— Au risque qu'un employé surprenne notre petite
discussion d'affaires? ironisa-t-il. Je ne crois pas, Ambre.
— Tu aurais dû y penser avant de m'amener ici, rétorqua-t-
elle sèchement.
— Quelque chose me dit que ce n'est pas cet endroit qui te
pose un problème, remarqua Lucas en l'observant
attentivement entre ses paupières mi- closes. J'en
arriverais presque à croire que tu as peur de moi...
Il n'avait pas bougé, mais soudain une tension sexuelle
presque palpable avait envahi l'atmosphère. Ambre avait la
bouche sèche et sentait le sang battre sourdement à ses
tempes.
— Aucun homme ne me fait peur, répondit-elle enfin en
arquant les sourcils, hautaine. Simplement, les deux fois où
je suis venue ici ont été un désastre : la première, tu m'as
attirée dans ton lit, et la seconde, tu m'en as chassée.
Elle avait réussi à prononcer ces mots d'un ton égal, léger
même, et elle eut la satisfaction de voir son interlocuteur
froncer les sourcils, visiblement contrarié. Cependant, il
n'ajouta pas un mot et l'entraîna d'autorité vers l'ascenseur.
N'osant pas faire de scandale, Ambre le suivit en silence.
L'appareil s'immobilisa bientôt au premier étage, et
Lucas ouvrit une porte avant de s'effacer galamment pour
laisser entrer sa compagne.
Ambre reconnut aussitôt la suite où Lucas et elle avaient
passé leur première nuit ensemble, et son cœur se serra
douloureusement. Rien n'avait changé le salon était
toujours aussi élégant, décoré dans un camaïeu de beige
et ocre, la grande terrasse avec vue sur la Tamise toujours
aussi impressionnante. Ambre remarqua qu'un couvert
pour deux avait été dressé dehors.
Lucas la dépassa et se débarrassa de sa veste qu'il
laissa tomber sur le canapé de cuir avant de se diriger vers
le bar.
— Qu'est-ce que tu prendras? s'enquit-il.
Perdue dans ses souvenirs, Ambre ne répondit pas tout
de suite.
— Rien, dit-elle enfin d'une voix rauque.
Elle le regarda un moment. Avec sa chemise entrouverte,
ses épaules larges et ses cheveux de jais, il ressemblait
tant à l'homme dont elle était tombée éperdument
amoureuse, six ans plus tôt !
— Allons, tu dois trinquer avec moi, j'insiste!
— Non, je ne veux pas boire d'alcool, je dois prendre le
volant tout à l'heure. Je veux bien un jus de fruits, en
revanche.
Lucas ne tarda pas à lui tendre un verre de jus d'orange.
— Tu as l'air d'avoir chaud, observa-t-il. Laisse-moi te
débarrasser de ta veste.
— Non, non, ça va, répondit-elle précipitamment, songeant
au fin chemisier un peu transparent qu'elle portait sous son
tailleur strict.
Pour se donner une contenance, elle se dirigea vers la
porte fenêtre et sortit sur la terrasse. Là, elle prit une
profonde inspiration. La soirée était tiède, très agréable, et
elle demeura un moment accoudée à la balustrade, perdue
dans la contemplation du coucher de soleil sur le fleuve.
Lucas la rejoignit bientôt et ils se mirent à table sans un
mot.
A son grand étonnement, Ambre apprécia ce repas — en
partie parce qu'elle avait à peine mangé à l'heure du
déjeuner, mais surtout parce que son compagnon se
montra plus charmant que jamais. Pas une seule fois il ne
fit allusion au passé ni n'essaya de la mettre mal à l'aise
avec des sous-entendus déplacés. Ils parlèrent de mille
choses, politique, livres, comédies musicales...
Lorsqu’Ambre mentionna la dernière pièce qu'elle avait
vue au théâtre, Lucas arqua les sourcils, surpris.
— Je ne savais pas que tu aimais le théâtre, observa-t-il. Il
ne m'était jamais venu à l'idée de t'y emmener, quand nous
étions ensemble.
Ambre porta lentement sa tasse de café à ses lèvres. Ils
revenaient sur un terrain plus personnel, et cela ne lui
plaisait guère.
— Tu ne m'emmenais jamais nulle part, fit-elle valoir d'un
ton neutre.
— C'est vrai. Je crois me souvenir que nous avions
beaucoup de mal à quitter notre chambre...
Ambre sentit une vague de chaleur l'envahir, mais elle
était bien décidée à ne pas se laisser troubler.
— Si nous revenions à nos affaires? J'étais sérieuse, tout
à l'heure. J'ai bien l'intention de te donner tout ce que m'a
laissé Spiro. Je suis consciente que ce testament est une
erreur, sans doute le fruit de sa paresse légendaire : il n'a
jamais eu le courage de le rectifier mais l'aurait
probablement fait sans cela. De toute façon, j'estime que tu
es l'héritier légitime de ton neveu. Je ne vois pas où est le
problème.
— Vraiment ? Pourtant, même si je croyais ton offre
sincère, il y aurait de gros obstacles à surmonter pour
mettre ton projet à exécution, répondit Lucas d'un air
cynique. As-tu pensé aux droits de succession ? Sans
parler des factures médicales que Spiro a laissées, et qui
sont colossales. Tu n'avais plus beaucoup de contacts
avec lui, n'est-ce pas?
— Plus aucun depuis quatre ans, reconnut-elle
— Bien, dans ce cas je ferais mieux de le mettre un peu au
courant... Bon, tu connaissais Spiro, tu ne seras donc pas
surprise d'apprendre que dès qu'il a reçu son héritage, il
s'est mis à dépenser comme un fou. Il achetait des œuvres
directement aux artistes — des «amis» à lui. Tous les étés,
il louait une maison sur Fire Island, un endroit très prisé par
la communauté gay, semble-t-il, et il invitait toujours un
grand nombre de gens à y passer les vacances avec lui.
Au fil des ans, il a vendu sans que je le sache plus de vingt
pour cent des actions de Karadines. Je ne pense pas qu'il
ait délibérément cherché à nuire à la compagnie, mais
comme tu t'en doutes, cela n'a pas fait fructifier l'entreprise
familiale.
Ambre hocha la tête. Elle connaissait bien Spiro et savait
combien il pouvait se montrer dépensier et insouciant.
— Les frais notariaux que j'ai eu à payer pour mon père et
Christina m'ont laissé un peu à cours de liquidités, continua
Lucas. Pour l'instant, je ne dispose pas du capital
nécessaire pour racheter les actions de Spiro. Mais tant
que je n'aurai pas pu les obtenir, la compagnie sera très
vulnérable vis-à-vis de divers prédateurs financiers.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas me laisser te donner les
actions de Spiro, tout simplement?
— Jamais de ma vie je n'ai accepté d'argent d'une femme,
et je ne vais pas commencer maintenant, rétorqua-t-il avec
fierté. Je finirai bien par pouvoir t'acheter ces actions.
— Quand tu auras résolu tes problèmes actuels.
Il hocha la tête.
L'espace d'un instant, Ambre ne put s'empêcher de
songer qu'elle était dans la position idéale pour se venger
de l'homme qui l'avait méprisée et n'avait vu en elle qu'un
objet sexuel, une maîtresse tout juste bonne à être utilisée
et jetée après usage. Elle se laissa aller à fantasmer sur la
réaction de Lucas si elle décidait de vendre les actions à
un tiers... A une compagnie rivale, par exemple. Après tout,
Lucas ne méritait pas mieux, songea-t-elle avec un petit
sourire. Mais elle savait qu'elle serait incapable de lui faire
une chose pareille.
— Il commence à faire frais, non? demanda Lucas,
interrompant le cours de ses pensées. Viens, nous allons
continuer cette conversation à l'intérieur.
Ambre se leva et le suivit dans le salon de la suite. Elle
refusa le cognac qu'il lui offrait et s'installa avec une
certaine raideur dans un fauteuil.
— Nous sommes toi et moi actionnaires majoritaires de
Karadines, reprit Lucas après s'être servi une rasade de
cognac. Tu l'auras compris, tu as la possibilité de me
causer de gros ennuis — et il serait normal que tu sois
tentée de le faire, étant donné la façon dont je t'ai traitée
dans le passé.
Ambre ne s'attendait pas du tout à un tel aveu de sa part.
C'était d'autant plus surprenant qu'il paraissait sincèrement
contrit, ce qui ne lui ressemblait guère.
Devant son air abasourdi, Lucas esquissa un petit
sourire.
— Vois-tu, dit-il d'un ton désabusé, j'ai appris pas mal de
choses au cours des quatre dernières années. Notamment
que l'amour peut être un miroir aux alouettes, et que ce que
nous partagions, tous les deux, était à bien des égards
plus sincère.
Le tour que prenait la conversation n'était pas pour plaire
à Ambre, qui se leva et se dirigea vers l'endroit où elle
avait laissé son attaché-case.
— Tout cela est passionnant mais il est vrai me ut temps
que je rentre. Comme agent de change, je peux t'aider à
faire coter la compagnie en Bourse. Cela devrait te
permettre de trouver les liquidités dont tu as besoin.
— Voyons, Ambre, ironisa Lucas, tu me connais
suffisamment pour savoir que jamais je ne renoncerai à
contrôler Karadines.
Son arrogance agaça la jeune femme, qui lui décocha un
regard hautain.
— Il se peut que tu y sois contraint, observa-t-elle.
— Pas si tu acceptes le plan que je vais te proposer,
répondit-il en s'approchant d'elle.
Il la dominait d'une bonne tête, et elle se sentait toute
petite, soudain.
— Tu sais très bien que Spiro n'aurait jamais voulu que la
compagnie souffre ou puisse tomber entre des mains
étrangères, continua-t-il.
C'était vrai : en dépit de son attitude insouciante et
bravache, Spiro était attaché à sa famille et n'aurait pas
cherché à lui nuire sciemment.
La proximité de Lucas avait sur Ambre un effet
dévastateur qu'elle ne pouvait ignorer, et soudain une
vague de panique l'envahit. Si elle restait plus longtemps
ici, elle succomberait de nouveau au charme de Lucas, et
les quatre années passées à s'efforcer de l'oublier
n'auraient servi à rien...
— Bon, quel est ton plan? demanda-t-elle, bien décidée à
l'écouter rapidement, à accepter sa proposition et à
prendre ses jambes à son cou.
— C'est très simple..., murmura Lucas en s'avançant d'un
pas vers elle.
« Fuis ! Va-t'en tant qu'il est encore temps... », souffla une
petite voix à l'oreille d'Ambre. Mais il était déjà trop tard,
elle le savait. Comme dans un rêve, elle vit Lucas incliner la
tête sur le côté et tendre les bras vers elle. L'instant
d'après, il posait sa bouche sur la sienne, et avec un
gémissement Ambre entrouvrait les lèvres pour accueillir
son baiser, incapable de le repousser.
Il fit glisser ses longues mains viriles sur les épaules de la
jeune femme et la débarrassa de sa veste avant d'effleurer
du bout des doigts les pointes dressées de ses seins, bien
visibles à travers le fin tissu de son chemisier. Les yeux
clos, Ambre frissonna longuement. Lorsque les mains de
Lucas se posèrent sur ses reins, elle se pressa
instinctivement contre lui et se mit à onduler avec une
lenteur ensorcelante, consciente de la puissance du désir
de Lucas et de sa propre excitation.
— Tu es toujours la femme la plus sexy de la terre,
murmura Lucas à son oreille avant de déposer une pluie de
baisers sur sa joue, son cou, sa gorge. Tu n'as pas
changé...
Ambre se raidit et détourna la tête. Il avait raison, hélas !
Rien n'avait changé. Elle était toujours esclave de la
séduction irrésistible de Lucas. Mais elle était aussi plus
âgée et plus sage, et savait qu'elle devait à tout prix lutter
contre la trahison de ses sens. Faisant appel à toute sa
volonté, elle posa les paumes sur le torse de son
compagnon et le repoussa.
— Laisse-moi partir, dit-elle avec amertume.
Elle sentait le cœur de Lucas battre furieusement contre
sa paume et avait conscience de la tension qui habitait tout
son corps. Néanmoins, il ne discuta pas et laissa retomber
ses mains.
— Comme tu veux, répondit-il d'une voix égale. De toute
façon, j'ai découvert tout ce que je voulais savoir.
Ses yeux brillaient d'un éclat sombre, et elle y vit une lueur
de triomphe qui la fit frissonner. Pour se redonner
contenance, elle ramassa son attaché-case et se dirigea
vers la porte.
— Si tu veux obtenir ma coopération en ce qui concerne
l'héritage de Spiro, je te conseille de garder tes distances,
à l'avenir, dit-elle aussi froidement que possible. Sinon,
débrouille-toi tout seul pour résoudre les problèmes de
Karadines. Je suis persuadée que tu en es tout à fait
capable.
— Oh oui, acquiesça-t-il en l'attrapant par le poignet pour
l'obliger à lui faire face, un sourire triomphant aux lèvres. Je
sais exactement quelle est la solution à tous mes ennuis. Il
me suffit de t'épouser... Tu te souviens de m'avoir
demandé en mariage, il y a cinq ans?
Livide, Ambre le regarda sans répondre. Oui, cinq ans
plus tôt dans ce même hôtel, elle avait ravalé sa fierté et
supplié Lucas Karadines de l'épouser. Et en réponse, il
avait rétorqué qu'elle n'était pas de celles qui font les
bonnes mères de famille.
— Plutôt mourir, dit-elle en se dégageant d'un geste
brusque. Mon Dieu, comment oses-tu me poser une
question pareille?
— Mais je ne t'ai pas posé de question, Ambre, répondit-il
d'un ton légèrement moqueur. Je me suis contenté de
t'annoncer mes intentions...
07.

Un instant, Ambre demeura sans voix. Il plaisantait,


c'était certain... Mais Lucas ne souriait pas — en fait, il
avait l'air plus sérieux que jamais; et la froide détermination
qu'elle lut dans ses yeux noirs la fit frissonner.
— Je ne vois pas pourquoi je reste là à écouter ces
sornettes, dit-elle enfin. Je m'en vais.
— Non, rétorqua seulement Lucas en passant un bras
autour de sa taille.
Quand Ambre essaya de se libérer, il se contenta de la
serrer plus fort contre lui. Elle plaqua les deux mains sur
son torse pour le repousser, mais une fois encore son
propre corps la trahit; une chaleur coupable naquit au plus
profond d'elle-même, et elle sentit ses jambes se dérober.
Cette réaction n'avait pas échappé à Lucas, qui esquissa
un petit sourire satisfait.
— Nous nous marierons en Grèce samedi en huit,
annonça-t-il en faisant courir un doigt provocant sur le
contour des lèvres de la jeune femme. Nous pouvons faire
l'amour maintenant, ou attendre le jour du mariage — mais
c'est le seul choix que je te laisse.
Ambre savait qu'elle aurait dû lutter, mais elle était sous le
choc, et ne parvenait qu'à le regarder avec incrédulité,
consumée par un désir tel qu'il lui ôtait toute raison, toute
capacité de réagir.
— Non..., murmura-t-elle d'une voix étranglée.
Mais, déjà, la bouche de Lucas avait trouvé la sienne et
étouffait ses faibles protestations. Bien sûr, Ambre savait
que Lucas se servait d'elle, qu'il profitait de l'irrésistible
attirance qu'elle éprouvait pour lui afin de la plier à sa
volonté. Mais en cet instant, engloutie par les sensations
merveilleuses que leur baiser éveillait en elle, elle n'en avait
cure.
— Viens dans la chambre avec moi, chuchota-t-il à son
oreille d'une voix tentatrice. Tu sais que tu en as autant
envie que moi…
Une lueur de triomphe brillait dans ses yeux.
— Maintenant ou la semaine prochaine, quelle différence?
Humiliée par la trahison de ses sens, Ambre s'apprêtait à
refuser, en dépit du désir presque douloureux qu'elle avait
de lui, lorsqu'il ajouta plus bas :
— J'ai tellement besoin de toi... Dis oui, je t'en prie.
Soudain, il y avait dans le sourire de Lucas une
tendresse, une fragilité qu'elle n'y avait jamais vues et qui la
prirent au dépourvu.
— J'attendrai le mariage, si tu insistes, ajouta-t-il.
Elle n'avait pas la moindre intention de l'épouser — elle
n'était plus, Dieu merci, la jeune fille naïve et éper-dument
amoureuse qui l'avait supplié de l'épouser cinq ans plus tôt
—, mais pourquoi se priverait-elle d'une dernière nuit dans
ses bras, quand son corps tout entier en rêvait ?
— Maintenant me semble plus opportun, murmura-t-elle.
Le sourire de Lucas se fit plus sensuel, et lentement il
défit les épingles de son chignon sévère, laissant ses
boucles couleur de miel tomber en cascade dans son dos.
— Dès l'instant où je suis entré dans ton bureau, ce matin,
j'ai eu envie de libérer tes cheveux, chuchota-t-il à son
oreille avant d'enfouir son visage dans leur masse dorée
avec un plaisir visible. Ils devraient toujours être lâchés, ils
sont si beaux...
Le cœur battant à tout rompre, Ambre entrouvrit les lèvres
pour accueillir les baisers de plus en plus pressants et
sensuels de son compagnon. Des frissons couraient le
long de son corps et, éperdue, elle se laissa submerger
par les sensations subtiles que les caresses de Lucas
éveillaient en elle.
Bientôt, n'y tenant plus, il la souleva dans ses bras et
l'emmena dans la chambre sans cesser de l'embrasser.
Comme dans un état second, Ambre sentit qu'il la déposait
en douceur sur le lit avant de la déshabiller avec des
gestes très tendres. Quand elle rouvrit les yeux, elle vit qu'il
était nu lui aussi, et elle ne put s'empêcher d'admirer la
virilité de son corps d'athlète, aussi puissant et musclé que
dans son souvenir.
Pendant un long moment, ils se regardèrent en silence,
puis Lucas s'agenouilla au bord du lit et, d'un geste très
doux, il lui écarta les jambes. Avec une lenteur
ensorcelante, ses lèvres tracèrent un chemin de feu à
l'intérieur de ses cuisses avant de trouver le cœur brûlant
de sa féminité, lui arrachant un long gémissement de
plaisir.
— Viens, je t'en prie..., murmura-t-elle.
— Pas tout de suite. La dernière fois, je me suis conduit
comme une brute, et je me suis promis de rattraper ça,
répondit-il.
Déjà, il recommençait à la caresser, et bientôt Ambre se
cambra contre ses lèvres, emportée par un plaisir inouï qui
la laissa haletante. Alors, n'y tenant plus, Lucas se releva et
la pénétra tout en embrassant ses seins ronds, dressés
par le désir. Ambre noua les jambes autour de sa taille
pour mieux épouser ses mouvements, pour mieux le sentir
en elle. Comme une nouvelle vague de plaisir la
submergeait, elle cria son nom ; puis elle se laissa
emporter, et presque aussitôt elle sentit Lucas frissonner
en elle tandis qu'ivre de plaisir, il se mordait la lèvre.
Lorsqu'il s'allongea près d'elle, Ambre enfouit son visage
contre son épaule, les yeux fermés. Elle ne voulait pas
affronter son regard, pas encore — pas avant d'avoir
recouvré au moins en partie le contrôle d'elle-même.
Elle sentit la main douce et tiède de Lucas lui caresser le
dos, et songea qu'en d'autres temps, elle aurait pu voir de
l'amour dans ce geste. Mais depuis, hélas, elle avait gagné
en maturité...
Etouffant un soupir, elle s'efforça de ravaler les larmes qui
lui serraient la gorge. S'était-elle vraiment crue capable de
faire l'amour avec Lucas sans succomber de nouveau à
son charme? Quelle naïveté, quelle présomption ! Plus que
jamais, elle était amoureuse de lui, et elle savait que rien
ne pourrait la détourner de cet amour, si douloureux et
délétère fût-il. Malheureusement Lucas, lui, ne l'aimait pas.
Il la désirait, certes, et il souhaitait récupérer les actions
que Spiro lui avait léguées, mais il n'éprouvait pour elle
aucun sentiment profond...
— A quoi penses-tu? s'enquit-il en se redressant sur un
coude pour mieux la regarder.
Elle ouvrit les yeux mais ne répondit pas tout de suite. Pas
question de gâcher les dernières heures qu'ils avaient à
passer ensemble : elle avait bien l'intention de profiter
jusqu'au bout de cette nuit.
— Je me demandais combien de temps il te faudrait pour
récupérer, à ton âge, dit-elle d'une voix rauque en
esquissant un petit sourire suggestif.

***

Ambre jeta un coup d'œil discret à sa montre, posée sur


la table de nuit. Il était presque 1 heure du matin. Puis elle
regarda Lucas un long moment en silence. Dans son
sommeil, il paraissait plus jeune, plus vulnérable, plus
humain... L'espace d'un instant, elle se prit à rêver d'un
avenir avec lui. Ne lui avait-il pas proposé le mariage?
Mais elle chassa vite cette pensée. Céder au mirage d'un
avenir conjugal avec Lucas la ferait souffrir davantage.
Réprimant un soupir, elle se glissa hors du lit et se rhabilla
tant bien que mal dans le noir. Puis elle se dirigea à pas de
loup vers la porte et, se retournant une dernière fois, elle dit
mentalement adieu à l'homme allongé sur le lit, luttant
contre une terrible envie de le rejoindre.
Une fois dans le salon, elle retrouva sa veste et l'enfila.
Elle s'apprêtait à sortir de la suite lorsque la porte de la
chambre s'ouvrit toute grande. Lucas pénétra dans le
salon, visiblement très à l'aise en dépit de sa nudité.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
— Je m'en vais.
Lucas fronça les sourcils.
— Mais qu'est-ce qui te prend de t'enfuir en pleine nuit,
après ce que nous venons de partager ? Tu as perdu la
raison ou quoi?
— Pourquoi? Etais-je censée attendre que ce soit toi qui
t'en ailles? demanda-t-elle avec cynisme.
Si cette soirée lui avait appris quelque chose, c'était bien
qu'elle devait rester éloignée de Lucas. Elle l'aimait trop
pour lui résister; même en cet instant, la tentation était
grande de courir vers lui et de se jeter dans ses bras. Une
seule chose l'aidait à garder la raison : le souvenir du jour
de leur séparation, de la façon dont il l'avait prise puis
abandonnée sur le sol de leur ancien appartement.
— Je n'ai aucune intention de te quitter, déclara Lucas. Ni
de te laisser partir. Tu m'appartiens!
— Tu veux dire que l'argent de Spiro t'appartient?
— Si c'est ce que tu veux penser, très bien. Mais cela ne
change rien au fait que tu vas m'épouser. J'espérais que
ce serait de ton plein gré. Tu es une femme intelligente et
très belle; n'importe qui serait fier de t'avoir pour épouse.
Ambre eut un petit rire dur.
— Ah, je t'en prie, épargne-moi tes compliments ! Il est un
peu tard pour ça, tu ne crois pas ?
Un éclair de fureur brilla dans les yeux sombres de Lucas,
mais il reprit bientôt son expression habituelle, froide et
détachée.
— Si tu le dis, répondit-il en haussant les épaules. Mais
sache que si tu refuses de m'épouser, je suis prêt à te
forcer la main. Le résultat final sera le même.
Ambre réprima un petit frisson.
— Mais pourquoi? demanda-t-elle avec un soupçon
d'exaspération. Je t'ai dit de contacter mon avocat. Je veux
bien te promettre ces satanées actions par écrit tout de
suite, si ça peut te faire plaisir.
— Tu sais comme moi qu'un tel papier ne vaudrait rien
devant un tribunal. Et même si j'ai entièrement confiance en
ta générosité, je ne suis pas né de la dernière pluie : dès
que les termes du testament de Spiro seront connus, et
cela ne tardera pas, tu seras inondée de propositions plus
alléchantes les unes que les autres. Si nous sommes
mariés, tous les prédateurs éventuels comprendront que la
compagnie est destinée à rester dans la famille. Je ne veux
pas courir le risque que tu épouses un Clive Thompson qui
décide de mettre son nez dans mes affaires ! Et si tu as la
moindre affection pour ton cher papa et sa famille, tu te
rendras à mes arguments.
Ambre fronça les sourcils. Voilà qui sonnait bien comme
du chantage... Elle regarda Lucas d'un air soupçonneux.
— Que veux-tu dire par là, exactement?
— Attends-moi là, je vais m'habiller.
La jeune femme fut tentée de profiter de son départ pour
prendre ses jambes à son cou, mais elle n'osa pas. Lucas
avait paru bien sûr de lui, et elle se demandait ce qu'il avait
en tête.
Il revint bientôt, très élégant dans un pantalon de lin crème
et un T-shirt noir, et hocha la tête, l'air satisfait.
— Bien. Où en étions-nous?
Ambre l'aurait volontiers giflé pour lui faire ravaler son
sourire arrogant, mais elle se contint et prit une profonde
inspiration.
— Tu étais sur le point de m'expliquer pourquoi je devais
t'épouser toi plutôt que Clive. Figure-toi que, naïvement, je
croyais que cette décision m'appartenait.
Le sourire de Lucas s'évanouit.
— Erreur. Tu n'as pas le choix. Pas si tu attaches de
l'importance à la réputation de ton père.
— Que sous-entends-tu ? Mon père est un homme d'une
honnêteté irréprochable.
— Oui. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant de
son fils... Et depuis que Mark a repris la direction de
Janson's, beaucoup de choses se sont passées. Pourquoi
crois-tu que Karadines a changé de banque ? Ce n'est que
par égard pour sir David que nous n'avons pas fait de
procès à Janson's. Mais crois- moi, le dossier que nous
détenons ferait du bruit, si nous en divulguions le contenu.
— Tu veux dire que... que Mark a fait des choses illégales
?
— Précisément. Il a puisé sur les comptes de ses clients
les fonds nécessaires pour s'acheter un yacht et entretenir
sa maîtresse.
Ambre baissa la tête. Elle savait que son demi-frère avait
effectivement acheté un yacht, et n'était à vrai dire guère
surprise d'apprendre qu'il avait une maîtresse. Mais jamais
elle ne l'aurait soupçonné capable de détournements de
fonds ! Lucas s'approcha d'elle et, lui prenant le menton, il
l'obligea à le regarder.
— Pose-lui la question, si tu ne me crois pas.
— Là n'est pas le problème! s'insurgea-t-elle. Tu es prêt à
utiliser les sentiments que j'éprouve pour mon père afin
d'arriver à tes fins. C'est ignoble! Franchement, tu crois
que, de nos jours, on peut encore forcer une femme à se
marier contre son gré? Tu es fou à lier...
Lucas arqua un sourcil ironique.
— Peut-être bien. Mais pourras-tu continuer à te regarder
en face en sachant que tu aurais pu sauver la réputation de
la banque de ton père — un père qui n'a pas hésité à te
reconnaître et à t'accepter dans sa famille alors qu'il
ignorait jusqu'à ton existence il y a encore cinq ans ?
Tremblant de rage, Ambre secoua la tête.
— Ton attitude est infecte, Lucas, mais je n'ai pas peur de
toi. Je vais demander à Mark de quoi il retourne et...
— Parfait, coupa-t-il. Tu as jusqu'à après-demain pour
prendre ta décision. Je ne te donnerai pas un jour de plus.

Ambre sursauta en entendant grincer le portail de fer


forgé de son cottage. Un coup d'œil par la fenêtre lui
confirma ce qu'elle craignait : Lucas remontait l'allée d'un
pas déterminé.
Depuis la nuit fatale où ils avaient fait l'amour dans sa
suite, la vie d'Ambre avait pris un tour qui était loin de lui
plaire.
Le lendemain soir, elle avait retrouvé Mark dans un pub
pour prendre un verre; et dès qu'elle avait mentionné le
nom de Karadines, elle avait vu son demi-frère blêmir. Il
n'avait pas cherché à nier les accusations de Lucas, et
Ambre avait vite compris que ce dernier s'était montré
plutôt charitable en ne mentionnant que le yacht et la
maîtresse de Mark : ce dernier reconnut avoir puisé dans
les caisses de ses clients à maintes autres reprises,
depuis qu'il avait pris la direction de Janson's.
Le mercredi matin, comme prévu, Lucas était passé au
bureau d'Ambre. Et, se sentant à la fois coupable d'avoir
hérité de Spiro et redevable vis-à-vis de sir David, elle
s'était résignée à accepter sa proposition.
Le week-end suivant, elle avait conduit Lucas, à la
demande expresse de celui-ci, chez son père dans le Sur
rey, et ils avaient annoncé à sa famille qu'ils avaient
l'intention de se marier le samedi même, en Grèce. Par un
miracle qu'Ambre ne s'expliquait toujours pas, Lucas avait
fait si bonne impression à sir David et à son épouse
Mildred que celle-ci avait insisté pour organiser en leur
honneur une grande fête de fiançailles.
C'était avec un soulagement infini qu'Ambre avait repris le
travail, le lundi, débarrassée de Lucas pour quelques jours
car il devait se rendre à New York pour affaires. Elle avait
néanmoins dû affronter un pénible déjeuner avec Clive, au
cours duquel elle lui avait révélé son mariage imminent
avec Lucas. Elle n'avait pu lui révéler les véritables raisons
de sa décision, et s'était sentie terriblement mal lorsque, un
sourire courageux aux lèvres, Clive l'avait félicitée et avait
émis le souhait qu'ils demeurent amis.
Enfin, au milieu de la semaine, elle avait été convoquée
par le directeur de Brentford's, qui lui avait annoncé que,
bien sûr, les trois mois de congés que M. Karadines avait
demandés pour elle lui étaient accordés avec plaisir.
Ce jour-là était vendredi; ils devaient prendre l'avion pour
la Grèce d'ici à deux heures.
La sonnerie de la porte d'entrée l'arracha à ses pensées.
Prenant une profonde inspiration pour calmer ses nerfs
malmenés, elle alla ouvrir. Lucas se tenait sur le seuil, plus
grand et impressionnant que jamais. Il arborait un sourire
moqueur.
— Si on m'avait dit qu'un jour tu habiterais dans un cottage
entouré de rosiers à la campagne, je ne l'aurais jamais cru
! Cela ne te ressemble pas du tout.
— Qu'est-ce que tu en sais? rétorqua-t-elle, agacée par sa
mine ironique.
Elle adorait son cottage, qu'elle avait racheté trois ans
plus tôt à son propriétaire et avait pris grand plaisir à
rénover. Elle n'avait aucune envie d'écouter les
commentaires sarcastiques de Lucas.
— Bon, on y va?
Lucas fronça les sourcils en avisant l'unique valise posée
près de la porte.
— Où sont tes bagages ? Je te rappelle que nous nous
marions demain matin, et qu'ensuite nous resterons
plusieurs mois en Grèce. Ne me dis pas que toutes tes
affaires sont là-dedans?
— Tu ne t'imaginais pas, j'espère, que j'allais me mettre
sur mon trente et un pour un mariage qui n'est ni plus ni
moins qu'un contrat d'affaires? Et en ce qui concerne les
vacances que tu as obligé mon patron à m'accorder sans
me demander mon avis, je ne compte pas les passer à
étrenner des toilettes de haute couture sur la plage.
Quelques shorts, T-shirts et maillots de bain me suffiront
amplement.
Ils s'affrontèrent un moment du regard, puis Lucas
esquissa un sourire hautain.
— Ma chère Ambre, tu peux bien te promener toute nue si
ça te chante. En fait, je crois même que ça me plairait
beaucoup, dit-il en laissant son regard courir sur sa
silhouette, mise en valeur par une petite robe d'été courte
en coton.
Il souleva la valise et se dirigea vers la voiture. Après
avoir fermé à clé la porte du cottage, Ambre le rejoignit.
— Qu'as-tu l'intention de faire de cette maison? s'enquit-il.
— Comment ça? Mais rien du tout. Je compte bien être de
retour au bureau dans trois mois.
— Ma foi... C'est un peu petit, bien sûr, mais je suppose
que je pourrai m'y habituer, murmura Lucas en regardant le
cottage d'un air pensif.
Ambre se raidit.
— Que veux-tu dire par là ?
— Mais voyons, ma chérie, une fois que nous serons
mariés, tout ce qui m'appartiendra sera à toi, et vice versa,
répondit-il avec un sourire faussement innocent. Cette
maison sera donc, de facto , la nôtre.
— Tu plaisantes !
Lucas haussa les épaules.
— Si tu préfères que nous vivions dans un cottage plutôt
que dans un manoir, cela ne me dérange pas. Une chose
est sûre : si nous voulons convaincre nos concurrents que
notre mariage est solide, il faut que nous vivions ensemble
aussi longtemps que nécessaire. Maintenant, détends-toi;
le soleil brille, il fait un temps do rêve, et nous partons en
Grèce. La vie est belle ! Allons, monte dans la voiture.
Ambre aurait voulu protester, mais déjà il lui ouvrait la
portière, un large sourire aux lèvres. Réprimant un soupir
las, elle s'installa dans la BMW.
— Une surprise t'attend à l'aéroport, annonça Lucas d'un
ton guilleret en s'asseyant derrière le volant.
— Je ne suis pas près d'oublier la dernière surprise que tu
m'as faite, observa Ambre avec un sourire cynique. Tu te
souviens? Tu m'as annoncé que tu allais épouser une autre
femme…
Lucas se raidit et son sourire s'évanouit. Il demeura un
instant silencieux, puis il dit d'une voix sombre :
— Non. Cette fois, il faut que ce soit toi. Je n'ai pas le
choix.
08.

— Alors, quelle est cette mystérieuse surprise ? demanda


Ambre comme ils approchaient de l'aéroport.
Le silence qui régnait dans l'habitacle depuis leur départ
du cottage commençait à lui peser.
— Tu ne vas pas tarder à le savoir, répondit Lucas. Il se
gara devant le terminal et sortit de la voiture, imité par
Ambre. Un homme d'un certain âge se précipita à leur
rencontre; avec un amusement mêlé d'un certain embarras,
Ambre reconnut le valet qui, cinq ans plus tôt, était venu
récupérer les costumes mutilés de Lucas dans leur ancien
appartement.
— Donne-moi ton passeport, veux-tu ?
Arrachée à ses souvenirs, Ambre obtempéra et suivit
Lucas à l'intérieur de l'aéroport. Il ne leur fallut que quelques
minutes pour accomplir les formalités d'usage, et bientôt ils
se retrouvèrent assis dans l'avion. Ils étaient presque seuls
en première classe, et avant même le décollage, les
hôtesses vinrent leur offrir des rafraîchissements. Il était
clair qu'elles trouvaient Lucas à leur goût, et cette
constatation amena un sourire amer aux lèvres d'Ambre.
Comme elle aurait été fière de son fiancé, si leur mariage
n'avait pas été qu'une simple manœuvre financière!
Perdue dans ses pensées, Ambre n'avait pas prêté
attention aux autres passagers qui les avaient rejoints dans
la cabine, et tout à coup, elle sursauta en entendant un
concert de voix crier :
— Surprise !
Elle releva la tête et découvrit avec stupéfaction sa famille
au grand complet debout dans l'allée centrale. Sir David,
Mildred, Mary, l'épouse de Mark, et leurs trois filles, Julie, la
demi-sœur d'Ambre, accompagnée de son mari et de leur
fils — tous étaient là, un large sourire aux lèvres. Mais ce
fut surtout la présence de Tim parmi eux qui toucha Ambre.
Incapable de prononcer un mot, elle se leva et embrassa
tout le monde; cependant, une hôtesse ne tarda pas à venir
interrompre ces effusions, annonçant le décollage
imminent. Tous gagnèrent leurs sièges, et Ambre, de
retour à côté de Lucas, se tourna vers lui d'un air tendu.
— A quoi joues-tu ? demanda-t-elle entre ses dents. Je
croyais que nous étions censés nous marier rapidement et
divorcer tout aussi vite. Pourquoi impliquer ma famille dans
cette mascarade?
Lucas haussa les épaules, un léger sourire aux lèvres.
— Que veux-tu? Nous autres Grecs avons le sens de la
famille. Et si j'ai perdu la mienne, il serait impensable
d'exclure la tienne des festivités.
— Mais... Tim? Je pensais...
— Tim est ton ami d'enfance, coupa Lucas. Cela me suffit.
La jeune femme s'apprêtait à protester plus avant lorsque
le voyant indiquant que les ceintures devaient rester
attachées s'éteignit. Aussitôt, tous les invités se levèrent,
flûte de Champagne à la main, pour venir féliciter les
fiancés et boire à leur santé. Un peu éberluée, Ambre
écouta les remerciements éperdus de Mary, très fière que
ses trois filles eussent été choisies comme demoiselles
d'honneur. Puis, sir David porta un toast à Mark, en
excusant son absence — pour raisons professionnelles,
expliqua-t-il —, et Ambre échangea un regard avec Lucas.
Ce dernier, en grande conversation avec Tim, leva son
verre vers elle, un sourire ironique aux lèvres.
Le champagne aidant, néanmoins, Ambre oublia bientôt
la tension qui l'avait envahie au moment du décollage, et
profita de ce moment agréable en compagnie des siens.
Le vol passa comme dans un rêve, et bientôt elle se
retrouva installée dans l'une des somptueuses limousines
venues les chercher à l'aéroport d'Athènes.
— Où allons-nous? demanda-t-elle à Lucas. A moins que
ce ne soit encore une surprise?
Lucas posa un bras nonchalant sur les épaules de sa
compagne.
— Nous nous rendons dans le dernier complexe de luxe de
Karadines, situé à une heure environ d'ici, sur la côte. Est-
ce que cela te convient ?
Ambre ne répondit pas. Pendant le trajet, elle profita de la
vue enchanteresse sur le bord de mer, évitant
soigneusement de regarder son compagnon ; ce dernier
ne parut pas s'en formaliser et se plongea dans la lecture
d'un journal financier.
A l'arrivée, un homme aux yeux gris qui devait avoir l'âge
de Lucas vint leur ouvrir la portière, un large sou rire aux
lèvres.
— Ambre, permets-moi de te présenter Joe, mon bras
droit, qui sera également mon témoin demain, annonça
Lucas.
— Enchantée, déclara la jeune femme en serrant la main
que lui tendait Joe.
— Et moi donc ! Je suis ravi de vous rencontrer enfin,
répondit-il avec un accent qui prit Ambre au dépourvu.
— Vous êtes américain? s'étonna-t-elle.
— Grec-américain, précisa Joe. Et vous, vous êtes aussi
anglaise, charmante et belle que l'avait dit Lucas, ajouta-t-il
avec un large sourire. Dommage que ce soit lui qui vous ait
repérée le premier !
— Laisse tomber, Joe, la dame est prise, intervint Lucas
en posant un bras possessif sur les épaules d'Ambre.
Ils retrouvèrent la famille de la jeune femme et Tim dans le
hall de l'hôtel, et, à la demande de sir David, Joe leur
décrivit le complexe : celui-ci comprenait un terrain de golf,
un stand de tir, une plage privée de plus de trois kilomètres
de long et une quinzaine de bungalows avec piscines
privatives. Pour l'occasion, cependant, il avait estimé plus
commode de réserver à tout le monde des suites dans le
bâtiment principal.
Pendant que son ami répondait aux questions des
Janson, Lucas prit Ambre par le bras et la guida vers
l'ascenseur, dont les portes s'ouvrirent aussitôt. Il appuya
sur le bouton correspondant au dernier étage et l'appareil
se mit en route.
— Joe a l'air très sympathique, observa Ambre pour
rompre le silence.
Lucas eut un petit sourire en coin.
— Toutes les femmes aiment Joe. Le problème, c'est que
Joe aime toutes les femmes... Toutes, sans exception,
ajouta-t-il, les yeux brillant de malice.
Quand il était détendu, comme en cet instant, Lucas était
tout simplement irrésistible, et Ambre ne put s'empêcher
de lui rendre son sourire.
L'ascenseur s'ouvrit directement à l'intérieur de la suite, et
Ambre ne put retenir une petite exclamation émerveillée en
découvrant celle-ci. Très lumineuse, décorée dans des
tons de bleu en harmonie parfaite avec la mer et le ciel, elle
s'ouvrait sur une immense terrasse dans laquelle était
creusé un Jacuzzi.
— Lucas, c'est sublime ! s'exclama-t-elle. Le salon à lui tout
seul est plus grand que tout mon cottage...
— Je suis heureux que cette suite te plaise. Hélas, la
tradition m'interdit de la partager avec toi ce soir... Mais
demain, il en ira tout autrement, et le plaisir ne sera
qu'accru par l'attente, conclut-il d'un ton chargé de sous-
entendus.
— Et si je décidais de changer d'avis et de m'enfuir avant
le mariage ? demanda Ambre par pure bravade.
Un sourire apparut sur les lèvres sensuelles de Lucas.
— Au risque de décevoir toute ta famille? Tu ne feras rien
de tel, Ambre. Par ailleurs, tu as autant envie de moi que
moi de toi. A quoi bon t'obstiner à le nier?
Comme pour prouver ses dires, il effleura du bout des
doigts les lèvres d'Ambre, qui s'entrouvrirent presque
malgré elle sous sa caresse. De nouveau, il eut un petit
sourire entendu. Laissant retomber sa main comme à
regret, il se retourna pour rappeler l'ascenseur.
— Malheureusement, je dois te laisser, à présent. Je suis
attendu à Athènes pour affaires, mais je serai de retour à 9
heures pour t'emmener dîner. Dans l'intervalle, si tu as
besoin de quoi que ce soit, adresse-toi à Joe ou à la
réception.
Là-dessus, Lucas se pencha pour déposer un baiser
rapide sur ses lèvres et il s'en fut.
Une fois seule, Ambre poussa un profond soupir.
Pourquoi était-elle à ce point incapable de résister à
Lucas, après tout ce qu'il lui avait fait? Il suffisait qu'il
l'effleure, ou même seulement qu'il lui sourie pour qu'elle
perde tout contrôle d'elle-même. Et le diable d'homme,
bien sûr, le savait et en jouait !
***

Quelques minutes à peine après le départ de Lucas, on


avait frappé à sa porte, et un groom était entré, les bras
chargés de paquets. C'étaient, lui avait-il appris avec un
large sourire, sa robe de mariée et les tenues de ses
demoiselles d'honneur. Ambre n'avait pas eu le temps
d'ouvrir la bouche pour protester que Julie et Mary étaient
arrivées dans la pièce, les trois fillettes sur leurs talons, et
avaient commencé les essayages en bavardant gaiement.
L'idée venait de Lucas, avaient-elles expliqué, extasiées. Il
leur avait confié qu'Ambre, consciente que c'était pour lui
un second mariage, avait voulu faire les choses très
simplement, mais qu'il ne l'entendait pas de cette oreille. Il
voulait qu'elle ait un mariage de rêve. N'était-ce pas
merveilleusement romantique?
Les visiteurs s'étaient ainsi succédé tout l'après-midi, et
elle n'avait pu placer un mot. A présent, enfin seule et
allongée sur la terrasse dans le luxueux bassin rempli d'eau
brûlante, la jeune femme ruminait de sombres pensées de
vengeance.
Consciente que Lucas n'allait pas tarder à revenir, et
désirant par-dessus tout éviter qu'il la trouve nue dans son
bain, elle se leva et s'enveloppa dans une grande serviette
moelleuse. Puis elle ouvrit sa valise et choisit une robe
courte en jersey de coton bleu et des sandales assorties.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour se maquiller


légèrement ; elle laissa ses longs cheveux retomber
librement dans son dos et attacha à son poignet la fine
montre en or que lui avait offerte son père pour son
anniversaire. Il était 20 h 55 ; satisfaite, elle ramassa son
sac à main et appela l'ascenseur.
Dès qu'elle apparut dans le hall, toute la famille l'entoura.
Joe était là, lui aussi, et la saluant avec un sourire charmeur
il lui demanda où se trouvait Lucas.
— Ici, répondit une voix grave derrière Ambre.
Aussitôt, elle sentit la main de Lucas se poser sur sa
taille, et elle ne put retenir un léger sursaut.
— Ambre, ma chérie, tu n'as pas pu résister, il a fallu que tu
descendes à ma rencontre... Comme c'est touchant !
Là-dessus, la faisant pivoter vers lui, il l'embrassa avec
passion. Comment le repousser, alors que tout le monde
les regardait avec attendrissement?
— De quel droit as-tu demandé à Julie de m'acheter une
robe de mariée? demanda Ambre à mi-voix lorsqu'il la
relâcha enfin.
— Tu es ravissante, ce soir, ma chérie, reprit-il comme s'il
n'avait pas entendu sa question. Je suis un homme très
chanceux. A présent, mes amis, à table !
Et, glissant son bras sous celui d'Ambre, il l'entraîna vers
le restaurant. On leur avait préparé une longue table
rectangulaire près de la fenêtre afin que tous puissent dîner
ensemble.
Ambre eut l'impression de passer les deux heures qui
suivirent dans un état second. Les plats se succédaient,
Lucas, assis en bout de table à sa droite, ne cessait de
l'appeler « Mon amour » et de lui murmurer des mots
tendres à l'oreille, tout le monde la regardait d'un air
complice... Et elle, elle assistait à la scène avec une sorte
de détachement étrange, comme une spectatrice.
— Au fait, Lucas, il faudra que vous nous quittiez avant
minuit, observa sir David au moment où on leur servait le
café. La tradition veut que le marié ne voie pas sa promise
avant la cérémonie, le jour du mariage.
— Et j'ai toujours été respectueux des traditions, acquiesça
Lucas. A minuit, j'irai donc rejoindre ma chambre de
célibataire, comme une âme en peine…
Tout le monde éclata de rire à l'exception d'Ambre, qui ne
parvint qu'à esquisser un sourire forcé. Comment Lucas
faisait-il pour duper ainsi leurs invités ? Ceux-ci ne
voyaient-ils donc pas qu'il jouait la comédie? Jamais elle
n'avait eu à ce point l'impression d'être prise au piège, et
elle poussa un soupir de soulagement lorsque les
employés de l'hôtel écartèrent les tables et qu'un trio de
musiciens apparut sur une petite scène. Au moins, s'ils
jouaient, elle n'aurait plus à faire la conversation !
Au même instant, Tim s'approcha d'elle et lui présenta
galamment sa main.
— Veux-tu bien m'accorder cette danse? Nous avons à
peine eu le temps de parler, tous les deux. Si cela ne te
dérange pas, ajouta-t-il à l'intention de Lucas.
— Bien sûr que non, cela ne le dérange pas, répondit
Ambre à la place de son fiancé en se levant vivement, ravie
de cette occasion de s'échapper quelques instants.
Les lumières avaient été tamisées et quelques couples
évoluaient déjà sur la piste de danse. Tim prit Ambre dans
ses bras, et elle lui adressa son premier véritable sourire
de la journée.
— Je suis vraiment contente de te voir, dit-elle. Je ne
m'attendais pas du tout à ce que tu sois là!
— Lucas m'a appelé la semaine dernière pour m'annoncer
la bonne nouvelle. Comment aurais-je pu refuser d'assister
au mariage de ma meilleure amie? D'ailleurs, je ne crois
pas que quiconque soit capable de résister à ton fiancé. Il
sait se montrer très persuasif!
Le sourire d'Ambre céda la place à une grimace
éloquente.
— C'est le moins qu'on puisse dire, répondit-elle d'une voix
sombre.
— Voilà une réponse inattendue de la part d'une femme
amoureuse, fit valoir Tim en fronçant les sourcils. Qu'est-ce
qui ne va pas, Ambre?
— Rien du tout, affirma-t-elle, consciente qu'il était injuste
d'impliquer Tim dans ses histoires.
— Ne me raconte pas de sornettes ! Depuis le temps, je te
connais, et je t'ai observée toute la soirée : ton sourire était
forcé, tu paraissais ailleurs, tendue... Cela ne te ressemble
pas du tout.
Le cœur serré, Ambre se mordit la lèvre.
— Tu as raison, Tim, admit-elle, vaincue.
Et, tout en continuant à danser, elle lui parla du testament
de Spiro et de ses conséquences.
— C'est du Spiro tout craché, ça! observa Tim lorsqu'elle
eut terminé. Même mort, il faut qu'il sème le chaos autour
de lui. Une seule question se pose vraiment, Ambre : est-
ce que tu aimes Lucas ? Tout le reste est accessoire,
crois-moi.
— Oui, je n'ai jamais cessé de l'aimer, reconnut la jeune
femme d'une voix triste. Mais lui n'est pas amoureux de
moi. Je croyais qu'il tenait à moi, autrefois, et tu le souviens
de ce qui s'est passé : il est tombé amoureux d'une autre.
— Je n'en serais pas si sûr, à ta place, objecta Tim. Lucas
Karadines est un Grec typique, et à l'époque, il aurait fait
n'importe quoi pour faire plaisir à son père, qu'il savait
mourant. Souviens-toi de ses efforts pour cacher à Théo
l'homosexualité de Spiro... Je ne serais pas étonné qu'il ait
épousé Christina par devoir familial. Peut-être a-t-il cru
l'aimer, mais, tu sais, il n'est pas rare de se tromper sur
ses sentiments. Crois-moi !
— Depuis quand es-tu un expert sur ces choses-là?
— Depuis que j'ai commis avec Spiro une énorme erreur
qui a failli me coûter la vie.
— Mais tu étais amoureux de lui !
— Je croyais l'être, nuance ! J'ai compris que je m'étais
trompé quand nous sommes arrivés à New York et qu'il a
commencé à sortir avec d'autres gens. Je n'étais même
pas jaloux, et c'est ce qui m'a mis la puce à l'oreille.
Maintenant que j'ai rencontré quelqu'un qui compte
vraiment pour moi, je me rends compte qu'en vérité, Spiro
n'a jamais été l'homme de ma vie.
— Comment s'appelle ton nouvel ami?
Les yeux de Tim pétillèrent.
— David. Il possède un atelier de gravure à New-castle, et
nous sommes très amoureux l'un de l'autre.
— Je suis vraiment contente pour toi, dit Ambre en
souriant. Tu mérites d'être heureux. Cela dit, je continue à
penser que Lucas, lui, était bel et bien fou de sa femme. La
preuve : il n'arrive même pas à évoquer sa mort, tant c'est
encore douloureux pour lui.
— Mais elle est morte, et toi tu es bien vivante ! Crois-moi,
Ambre, Lucas est très attaché à toi. Lui et moi avons eu
une longue conversation la semaine dernière, et même s'il
est trop fier pour l'admettre ouvertement, je suis certain qu'il
t'aime.
Comme s'il avait deviné qu'ils parlaient de lui, Lucas
apparut à côté d'eux. Aussitôt, Tim sourit et prit congé
d'Ambre, qui se retrouva dans les bras de son fiancé, la
tête pleine de questions.
— Tu es sûre que ce garçon est homosexuel ? demanda
Lucas, sourcils froncés. Je n'aime pas la façon dont il te
regarde...
— Jaloux ? ironisa Ambre.
— Disons simplement que je connais les femmes et leurs
petits jeux, et que je me méfie.
Ambre plongea son regard dans le sien et demeura
silencieuse un long moment.
— Je ne joue à aucun jeu, murmura-t-elle enfin. Mais toi,
Lucas?
Il avait si souvent manipulé ses émotions par le passé...
Etait-il possible que, cette fois, il en allât autrement?
09.

Lucas lui avait fait tant de mal, autrefois, qu'Ambre


attendait sa réponse l'estomac noué par l'angoisse. Mais
les paroles de Tim résonnaient encore en elle. N'avait-il
pas dit que Lucas l'aimait?
— Je ne joue jamais, Ambre, dit Lucas d'une voix grave au
bout de ce qui parut une éternité à la jeune femme.
L'attirance que nous éprouvons l'un pour l'autre est plus
forte que jamais, et tu le sais parfaitement. J'ai envie de toi
en permanence, et toi aussi tu me désires, inutile de le
nier. Il y a toujours eu quelque chose de très spécial entre
nous.
— Pas toujours, objecta-t-elle.
Elle n'était pas près d'oublier la façon dont il l'avait
abandonnée pour épouser Christina.
Lucas cessa de danser et la regarda avec intensité.
— Si, répondit-il. Même alors.
— Pourquoi mentir? Je me souviens parfaitement de tes
paroles, Lucas. Tu m'as traitée d'hédoniste, tu m'as dit que
je te dégoûtais. Pour l'amour du ciel, c'est à peine si tu ne
m'as pas accusée d'être une catin !
A l'évocation de leur dernière entrevue, une vague de
colère se mit à enfler en elle. Elle le toisait avec fureur, et il
la serra plus étroitement contre lui.
— Ne comprends-tu donc pas? C'était moi qui me
dégoûtais, Ambre, pas toi! Quand Spiro avait annoncé,
lors de ma soirée de fiançailles, qu'il avait l'intention de
t'épouser, ça m'avait rendu fou, même si je le soupçonnais
de mentir. Et je me suis servi de cette excuse pour
retourner te voir, parce qu’au fond de moi j'étais consumé
par un désir irrésistible de te tenir une dernière fois dans
mes bras... J'ai trahi ma fiancée, ce jour-là, et je m'en suis
tellement voulu que je me suis vengé sur toi. Il faut que tu
me croies. Si je t'ai blessée avec mes remarques, j'en suis
profondément désolé.
Si? Ainsi, il l'avait anéantie sans même en avoir
pleinement conscience... Et pourtant, en cet instant, alors
qu'elle scrutait son beau visage sombre, Ambre le croyait.
C'était la première fois que Lucas Karadines s'excusait de
quoi que ce fût, et elle appréciait cette marque d'humilité
inhabituelle chez lui.
— Ambre, je te jure que je n'ai jamais eu l'intention de te
faire du mal, que ce soit à l'époque ou aujourd'hui, insista-t-
il. Nous allons nous marier demain. Ne pourrions-nous pas
essayer d'oublier le passé et de faire de ce mariage une
réussite? S'il te plaît. Donne-nous une chance.
Ambre ne répondit pas tout de suite. A aucun moment
Lucas n'avait dit l'aimer; il avait seulement parlé d'attirance,
de désir. Mais pouvait-elle réellement en demander
davantage à un homme comme lui, cynique par nature et
de surcroît visiblement désabusé par son premier
mariage? Par ailleurs, elle savait qu'elle, de son côté,
l'aimerait toujours, que rien ne parviendrait à la détacher de
lui. A quoi bon résister, et se priver des moments de
bonheur qu'elle pouvait vivre dans ses bras tant que
durerait leur expérience conjugale? Et puis, même si elle
n'était plus la jeune fille idéaliste et naïve d'autrefois, elle
conservait envers et contre tout, au fond d'elle-même,
l'espoir fou d'amener Lucas à l'aimer, avec le temps.
— Je suppose qu'essayer ne coûte rien..., répondit-elle
enfin.
Lucas lui sourit et se pencha pour l'embrasser. Dès
qu'elle sentit ses lèvres sur les siennes, Ambre sut qu'elle
avait pris la bonne décision. Lutter était inutile : il n'y avait
que là, dans les bras de cet homme impossible, qu'elle se
sentait vivante, heureuse.
— Dites donc, vous deux, ça devient une manie... Mon ami,
je regrette de devoir t'arracher à ta chère et tendre, mais il
est presque minuit.
Joe se tenait debout à côté d'eux, la mine goguenarde.
Rougissante, Ambre se détacha de Lucas. Ce dernier lui
décocha un petit clin d'œil complice avant de se tourner
vers son associé.
— Bien, j'y vais. Mais n'essaie pas de profiter de mon
absence pour faire les yeux doux à ma fiancée !
A midi, le lendemain, Ambre était debout devant le miroir
en pied de sa chambre, une expression interloquée sur le
visage. Elle se reconnaissait à peine : était-ce bien elle,
cette mariée rayonnante en longue robe de soie sauvage
au décolleté à la fois sobre et délicieusement suggestif?
Jamais elle n'avait vu création plus élégante. Quant à ses
cheveux, le petit coiffeur grec envoyé par Lucas ce matin-là
avait su à merveille tirer parti de leur longueur et de leurs
reflets de miel. Quelques perles fines épinglées dans un
chignon un peu lâche rappelaient le collier passé à son cou
et les boucles d'oreilles qui soulignaient ses lobes délicats.
Elle était à peine maquillée... et jamais elle ne s'était vue
aussi belle! Debout autour d'elle, très raides de peur de
friper leurs jolies robes brodées, ses trois demoiselles
d'honneur la regardaient avec éblouissement.
Quelqu'un lui mit entre les mains un bouquet de roses et
de lis blancs, et son père apparut à son côté, fort élégant
dans sa jaquette grise.
— Tu es magnifique, ma chérie, lui dit-il avec émotion. Je
suis extrêmement fier d'être ton père, et je veux que tu
saches que je regrette de tout mon cœur les années que
nous avons perdues, tous les deux. J'aurais tant aimé te
voir grandir... Je m'en rends d'autant plus compte
aujourd'hui que je suis sur le point de te perdre de nouveau.
Emue aux larmes, Ambre se mordit la lèvre et serra le
vieux monsieur dans ses bras.
— Il est l'heure, Ambre ! annonça Mary en passant la tête
dans l'encadrement de la porte.
Dans un état second, Ambre suivit son père et sa belle-
mère jusqu'à l'ascenseur. Puis elle se laissa guider à
travers le hall et sortit sur la grande terrasse qui donnait sur
les jardins. Là, elle demeura un instant immobile, éberluée.
Joe — qui, lui avait-on expliqué, s'était occupé de tout —
avait merveilleusement fait les choses. Sous les tonnelles
ruisselantes de fleurs, des bancs de bois ouvragé décorés
de tulle et de lis avaient été disposés de façon à ce que
tous les invités jouissent de la superbe vue sur la mer.
L'allée centrale, jonchée de pétales de roses blanches,
conduisait à un dais entièrement ajouré. Lucas, constata
Ambre le cœur battant, était déjà là, debout au pied de
l'autel, plus beau que jamais. Son fiancé l'attendait... Un
long frisson la parcourut. Mais, déjà, l'orchestre entonnait la
marche nuptiale, et les trois fillettes, fières comme Artaban,
entamaient leur procession vers l'autel. Il n'était plus temps
de reculer. Prenant une profonde inspiration, Ambre glissa
sa main gantée autour du bras de son père et, ensemble,
sous les regards admiratifs des invités assemblés, ils
remontèrent l'allée vers Lucas.
La cérémonie se déroula comme dans un rêve. Ambre
répondit aux questions du prêtre, tendit sa main à Lucas
après la bénédiction des alliances, accueillit son baiser
final... Des applaudissements fusèrent, mais elle en eut à
peine conscience.
— Ma femme, enfin, murmura Lucas à son oreille. Tu es la
plus belle mariée que j'aie jamais vue.
Le cœur d'Ambre se mit à battre à tout rompre tandis que,
portant sa main à ses lèvres, il déposait un baiser sur
l'alliance qui scellait leur union. Comme elle aurait aimé
croire sincère le sentiment qu'elle lisait dans ses yeux en
cet instant! Hélas, elle avait trop souffert par le passé pour
pouvoir de nouveau lui faire confiance aussi aisément.
— Merci, balbutia-t-elle seulement.
Joe ne s'était pas contenté d'organiser une très belle
cérémonie ; la réception qui suivit fut également très
réussie, et quand Lucas rejoignit son épouse, en grande
conversation avec Julie, pour lui annoncer que le moment
était venu pour eux de s'éclipser, elle se rendit compte
avec stupéfaction qu'elle n'avait pas vu le temps passer.
— Dépêche-toi, ma chérie. Notre lune de miel nous attend
!
— Notre lune de miel? répéta-t-elle, abasourdie.
— Je vais t'aider à te changer, proposa Julie.
L'instant d'après, elles étaient de retour dans la suite, et
Julie présentait à Ambre, toujours muette d'ébahissement,
un tailleur pantalon de soie crème portant la marque d'un
grand couturier.
— Cadeau de ton mari ! annonça-t-elle gaiement. Mets-le
vite !
— Mais... sais-tu où je vais ? demanda Ambre.
— Surprise! Allons, dépêche-toi.
Deux heures plus tard, Ambre ouvrait de grands yeux en
découvrant le sublime voilier où Lucas et elle allaient
passer les dix jours suivants.
— Il te plaît ? demanda son mari avec fierté en l'aidant à
monter sur le pont. Je l'ai acheté il y a quelques mois
seulement, et je n'ai pas encore vraiment eu l'occasion de
l'essayer. Alors, que dis-tu d'une petite croisière en
Méditerranée, seuls tous les deux ?
— C'est... c'est une merveilleuse idée, mais je ne connais
rien à la voile, le prévint Ambre.
— Ne t'inquiète pas, je t'apprendrai tout ce que tu auras
besoin de savoir. Tu vas adorer, je te le promets !
Là-dessus, il la prit dans ses bras et lui donna un baiser
qui lui coupa le souffle. Cela suffit à chasser tous les
doutes de la jeune femme ; nouant les mains autour de sa
nuque, elle s'abandonna totalement à leur étreinte.
— Descendons dans la cabine, d'accord? souffla Lucas à
son oreille.
Elle acquiesça sans mot dire. Elle avait tant envie de lui !
Ils n'avaient plus fait l'amour depuis la nuit qu'ils avaient
passée dans la suite du Karadines Hotel de Londres, et
cette attente avait exacerbé son désir au point de le rendre
presque insupportable.
Au moment de pénétrer dans la cabine entièrement
décorée de bois verni, Lucas la souleva dans ses bras.
L'embrassant fougueusement, il la porta jusqu'au grand lit
et l'y allongea avec douceur.
Dès lors, leurs caresses se firent de plus en plus
frénétiques, de plus en plus sensuelles. Sans vraiment
savoir comment, ils se débarrassèrent de leurs vêtements
à la hâte, pour enfin se retrouver nus l'un contre l'autre.
Jamais Ambre n'avait été aussi grisée, aussi éperdue de
désir.
— Viens, gémit-elle à l'oreille de son compagnon,
incapable d'attendre plus longtemps.
Il la prit et presque aussitôt elle fut emportée par une
vague de plaisir indicible. Les yeux fermés, arc-boutée
contre lui, elle cria son bonheur de lui appartenir, et bientôt,
n'y tenant plus, il la rejoignit dans l'extase avec un
gémissement étouffé.
Un long moment, ils demeurèrent dans les bras l'un de
l'autre, reprenant leur souffle avec difficulté.
— Laisse-moi te serrer dans mes bras, murmura Lucas
d'une voix rauque. Mon Ambre. Ma femme...
Sa femme. Ambre avait encore du mal à le croire... Avec
un petit soupir de bonheur, elle posa sa tête sur l'épaule
puissante de son mari. La lune de miel commençait.
Il faisait nuit lorsqu'elle se réveilla. Elle roula sur le dos et
s'aperçut qu'elle était seule dans le lit. Un brait sourd attira
son attention, et elle devina qu'il s'agissait du moteur du
bateau. Ils étaient en route ! Au moment où elle s'asseyait
sur le lit, la porte de la cabine s'ouvrit et un flot de lumière
l'aveugla.
— Ah, tu es réveillée! Parfait. Viens, dit Lucas en souriant.
Il s'approcha du lit et alluma d'autorité la lampe de chevet.
— Attends un peu! Qu'est-ce que tu fais? protesta-t-elle. Et
quelle heure est-il?
— L'heure de commencer à travailler, moussaillon!
rétorqua-t-il gaiement en déposant un baiser sur son front.
Dépêche-toi de t'habiller et viens me retrouver sur le pont.
Si je reste ici plus longtemps, ajouta-t-il en enveloppant son
corps nu d'un regard suggestif, je n'aurai jamais le courage
de remonter et nous risquons de nous retrouver quelque
part en Afrique...

Dix jours plus tard, Ambre était accoudée au bastingage,


une tasse de café à la main, et elle regardait la côte
approcher d'un œil ensommeillé. Elle sortait de la douche,
et avait noué autour de sa taille un paréo bleu et blanc
assorti à un bustier bleu. Ses longs cheveux, encore
mouillés, étaient lâchés dans son dos.
Etouffant un bâillement, elle porta la tasse à ses lèvres.
Elle avait bien besoin d'un peu de caféine — Lucas et elle
dormaient si peu...
Pendant les quatre premiers jours de leur lune de miel, il
avait ancré le voilier dans une crique isolée, et ils avaient
fait l'amour insatiablement, ne quittant leur cabine que pour
aller nager dans l'eau limpide, vivant des provisions
embarquées avant le départ.
Jamais elle n'avait connu une telle frénésie des sens. Il
suffisait que Lucas et elle échangent un regard pour que le
désir renaisse, toujours plus puissant, plus exigeant.
Hélas, durant tout ce temps, pas une fois il ne lui avait dit
qu'il l'aimait. Et elle avait dû faire un effort colossal sur elle-
même pour ne pas lui révéler ses propres sentiments.
Cependant, elle ne se plaignait pas : aucune femme
n'aurait pu rêver lune de miel plus passionnée. Lucas était
un merveilleux amant, prévenant, inventif, infiniment
sensuel, et même si elle n'avait quasiment rien vu de la
Grèce, elle avait passé dix jours merveilleux.
A présent, ils arrivaient en vue de l'île Karadines. La fin du
voyage... Lucas lui avait annoncé la veille au soir qu'il
retournerait au travail le lundi suivant. Tout était prévu : ils
vivraient sur l'île, et lui se rendrait chaque jour à Athènes en
hélicoptère. Quand il partirait en voyage d'affaires, en
revanche, Ambre l'accompagnerait — au moins jusqu'à
l'arrivée des enfants, avait-il ajouté en riant.
Ambre avait été abasourdie par ce commentaire. Ainsi,
Lucas l'imaginait donc en mère de ses enfants? Mais peut-
être plaisantait-il... Gênée, elle avait préféré changer de
sujet.
En vérité, la jeune femme avait recommencé à prendre la
pilule dès leurs retrouvailles. Même si elle rêvait de porter
l'enfant de Lucas, elle voulait s'assurer avant de tomber
enceinte que son mari n'avait pas l'intention de divorcer
aussitôt les actions de Spiro en sa possession. Lucas
l'avait trahie une fois, et elle ne pouvait plus désormais lui
faire aveuglément confiance.
Deux larges mains se posèrent sur sa taille, l'arrachant à
ses pensées.
— En position, moussaillon! Nous arrivons au port dans
quelques minutes. Peux-tu aller à la proue et te tenir prête à
lancer les amarres ?
Ambre n'avait pas remarqué à quel point ils s'étaient
rapprochés de la rive. Déjà, elle distinguait la jetée, et
aussitôt, mille souvenirs lui revinrent à la mémoire Sa
première visite sur l'île Karadines, avec Tim et Spiro,
semblait si loin...
Elle avait vingt-deux ans alors, et était amoureuse pour la
première fois. Pleine d'assurance, fière de sa toute
nouvelle garde robe, elle s'était juré d'attirer l'attention de
Lucas Karadines, priant pour qu'il tombe amoureux d'elle,
et imaginant déjà une conclusion de conte de fées à leur
idylle...
Qui aurait cru, après leur cruelle séparation, qu'elle
reviendrait sur l'île en tant qu'épouse de Lucas? Etait-elle
en train de commettre la même erreur une seconde fois?
Non, répondit-elle résolument, car elle n'était plus la même.
Elle n'était plus une idiote confiante et naïve. Lucas et elle
partageaient désormais une relation d'adultes, fondée sur
une indéniable attirance sexuelle et un respect mutuel
croissant. Elle gardait son amour et ses pensées les plus
intimes pour elle-même. Peut-être avait-elle gagné en
maturité?
« Comme les temps changent ! », songea-t-elle alors que
ses grands yeux s'embuaient de larmes. Certes, la jeune
fille insouciante qui était arrivée sur l'île six ans plus tôt
avait perdu nombre de ses illusions — mais, au moins, elle
était vivante. Le pauvre Spiro, lui, était mort, ainsi que la
femme que Lucas avait aimée, Christina. Ambre avait eu
de la chance, et elle avait désormais la possibilité de faire
de son mariage une réussite. C'était à elle de saisir
l'occasion qui lui était offerte. La vie était trop courte pour
perdre du temps en regrets !
10.

— Lance le filin, Ambre. Ambre !


Perdue dans ses pensées, Ambre avait oublié ce qu'elle
était censée faire. Jurant dans sa barbe, Lucas apparut à
son côté, lui prit la corde des mains et la jeta à terre.
— A quoi pensais-tu donc? s'exclama-t-il en se tournant
vers elle.
— Devine...
Ambre leva la tête vers lui en souriant et noua les bras
autour de son cou avant de se dresser sur la pointe des
pieds pour déposer un baiser sur ses lèvres.
Une étincelle amusée naquit dans les prunelles sombres
de Lucas.
— Je vois... Malheureusement, notre comité d'accueil nous
attend.
Ambre n'eut pas le temps de répondre : déjà, un homme
entre deux âges s'avançait sur la jetée dans leur direction,
deux guirlandes de fleurs sauvages à la main.
Comme il arrivait à portée de voix, Lucas le salua
gaiement puis, prenant la main d'Ambre, il expliqua :
— Voici Tomso, le propriétaire du café local. C'est lui qui
est responsable du bon fonctionnement de l'île en mon
absence — une sorte de maire, si tu veux.
Ambre sourit et laissa Tomso placer une guirlande de
fleurs autour de son cou. Il prononça quelques mots en
grec, un large sourire aux lèvres.
— Qu'a-t-il dit? demanda-t-elle à Lucas comme ils
débarquaient sur la jetée.
Une vingtaine de villageois étaient réunis là, venus
visiblement souhaiter la bienvenue à Lucas et à son
épouse.
— La tradition veut que toutes les femmes des Kara-dines
reçoivent une guirlande de fleurs lors de leur première
visite, expliqua Lucas en souriant. Il est aussi d'usage que
nous marchions jusqu'à la villa.
Des applaudissements fusèrent comme ils empruntaient
le sentier fleuri qui reliait le port à la propriété des
Karadines. Soudain, Ambre ne put s'empêcher de se
demander si Christina avait reçu le même accueil, après
son mariage; malgré elle, elle sentit son cœur se serrer.
Voyant son sourire se figer, Lucas se tourna vers elle en
fronçant les sourcils.
— Que se passe-t-il? Tu es fatiguée? demanda-t-il avec
sollicitude.
— Non, je pensais seulement à toutes les autres épouses
Karadines qui ont entrepris cette marche, répondit-elle un
peu sèchement.
— Tu es la première. Nous sommes comme ça, ici : quand
nous n'avons pas de tradition pour une occasion spéciale,
nous en inventons une !
Ambre le regarda avec stupéfaction avant d'éclater de
rire.
— Vous en inventez?
Main dans la main, ils gravirent le petit chemin sinueux qui
conduisait à la grande maison de style grec. Des
bougainvillées écarlates faisaient une tache de couleur sur
la façade d'un blanc immaculé. Comme ils approchaient,
Ambre remarqua que le haut portail de fer forgé était
ouvert, révélant la cour intérieure au centre de laquelle
trônait une fontaine.
— Viens, laisse-moi te faire visiter la maison, lui dit Lucas
en s'effaçant pour la laisser entrer.
— Je suis déjà venue, tu sais, lui rappela-t-elle.
Il la regarda avec intensité.
— Oui, il y a des années et en tant qu'invitée. Maintenant, je
veux te souhaiter la bienvenue chez toi, Ambre.
— Comme tu l'as fait pour Christina?
Elle se mordit aussitôt la lèvre. Les mots lui avaient
échappé avant qu'elle ait pu les retenir. A sa grande
stupéfaction, Lucas sourit et la souleva gaiement dans ses
bras.
— Non, répondit-il. Christina était une citadine pure et dure;
je n'ai jamais pu la convaincre de venir sur l'île. Mais cela
me fait plaisir de voir que tu es jalouse.
Ambre voulut protester, mais déjà Lucas l'avait reposée à
terre et se tournait vers une dame d'âge mûr, rondelette,
qui s'avançait à leur rencontre.
— Voici Anna, notre gouvernante. Si tu veux quoi que ce
soit, c'est à elle que tu dois t'adresser. Rassure-toi, Anna
parle un peu anglais.
L'intéressée serra avec enthousiasme la main que lui
tendait Ambre.
— Bienvenue, bienvenue ! Il fait chaud en Grèce. Vous
voulez une boisson froide? Limonade?
— Volontiers, merci, Anna.
Ambre regarda autour d'elle. L'immense hall de réception,
avec son grand escalier de marbre, avait changé, mais elle
n'aurait su dire en quoi.
— Cet endroit me paraît différent..., observa-t-elle en
décochant à Lucas un regard interrogateur.
— Laisse-moi te montrer, dit-il en la prenant gaiement par
la main. Tu te souviens du salon? J'ai fait abattre la cloison
qui le séparait de mon bureau afin de l'agrandir. Mais ce
qui a sans doute attiré ton attention, c'est cette nouvelle
porte...
Effectivement, dans le mur de gauche, autrefois vierge,
était percée une porte, fermée par un battant de bois
massif. Lucas l'ouvrit avec une satisfaction visible.
— Entre! J'ai fait aménager cette pièce tout récemment.
Ambre pénétra dans un grand bureau s'ouvrant sur le
jardin, au centre duquel trônait une table de travail équipée
d'un ordinateur, d'un téléphone, d'un fax et d'une
imprimante. Il faisait bon, et elle comprit rapidement que
l'air conditionné avait été installé dans la pièce. Tout un pan
de mur était occupé par une superbe bibliothèque.
— Je vois... C'est ton nouveau bureau, acquiesça Ambre
en hochant la tête.
— Erreur, ma chère ! C'est ton nouveau bureau. Je sais
combien ton travail est important pour toi, et j'ai fait en
sorte que même ici tu puisses garder le contact avec les
marchés internationaux et ton bureau de Londres. Mon
bureau à moi est à côté. Qu'en dis-tu? Ça te plaît?
Si cela lui plaisait? Elle était au septième ciel! Eperdue
de reconnaissance, elle jeta à Lucas un regard ému.
Autrefois, il lui avait reproché d'accorder une trop grande
place à son métier, et voilà qu'il avait fait aménager cette
pièce pour elle... Ainsi donc, il avait changé, et n'était plus
le macho invétéré qui voulait l'entretenir et lui interdire de
gagner sa vie ! Il comprenait son besoin d'indépendance.
Un espoir insensé l'envahit. Peut-être leur couple pourrait-il
survivre à l'épreuve du temps, après tout?
— Alors? insista-t-il comme elle demeurait muette.
— C'est fabuleux, répondit-elle simplement.
Elle sentait des larmes lui picoter les yeux et, pour dis-
simuler son émotion, elle se dirigea vers la grande baie
vitrée qui donnait sur le jardin.
— J'étais sûr que ça te plairait, reprit Lucas avec fierté en
se plaçant derrière elle et en l'entourant de ses bras.
— Et tu avais raison, comme toujours, le taquina-t-elle.
— Pas comme toujours, répondit-il, sérieux soudain, en la
faisant pivoter vers lui pour plonger son regard dans le
sien. Mais je fais de mon mieux. Je veux que tu sois
heureuse, ici. Avec moi, ajouta-t-il d'une voix très tendre.
Ambre déglutit avec difficulté.
— Je... je crois que ce ne sera pas difficile, dit-elle avec un
sourire timide.
— Tant mieux ! A présent, que dirais-tu de continuer la
visite guidée? reprit Lucas d'un ton plus léger. J'ai hâte de
te faire visiter notre chambre…
Anna entra au même instant dans la pièce avec un
plateau sur lequel étaient posés deux verres et un pichet de
limonade fraîche. Ambre et Lucas se désaltérèrent en
silence, avant de reprendre leur tour de la maison. Moins
de cinq minutes plus tard, Lucas ouvrait la porte d'une
superbe chambre donnant sur la mer et faisait basculer sa
compagne sur l'immense lit à baldaquin qui occupait tout
un pan de mur.
— Hé! Je n'ai même pas eu le temps d'admirer la
décoration ! protesta Ambre en riant.
— Plus tard.
Déjà, ils arrachaient leurs vêtements respectifs avec
frénésie tout en s'embrassant avec passion. Ils firent
l'amour presque sauvagement, avant de retomber sur les
oreillers à bout de souffle, un sourire aux lèvres.
— Ça va? demanda Lucas dans un murmure.
Ambre s'étira paresseusement et déposa un baiser au
creux de son cou.
— Mmmh, répondit-elle. Merveilleusement bien. Mais si
nous continuons ainsi, je n'aurai bientôt plus rien à me
mettre, fit-elle valoir en récupérant sur le sol son paréo, que
Lucas avait à moitié déchiré dans sa hâte.
— Quelle importance? Je dois aller à Milan la semaine
prochaine. Viens avec moi, et tu pourras faire autant de
shopping que tu voudras.

Elle l'accompagna à Milan, et Lucas lui acheta une toute


nouvelle garde-robe. Ce qui se révéla une bonne chose,
car, au cours des semaines qui suivirent, elle dut assister
avec lui à plusieurs dîners d'affaires plutôt habillés.
Elle ne tarda pas également à reprendre contact avec son
bureau londonien. Avec satisfaction, elle découvrit qu'un
certain nombre de ses clients insistaient pour ne travailler
qu'avec elle; grâce à l'équipement de luxe que lui avait
installé Lucas, elle put rapidement être de nouveau
opérationnelle, et profiter du temps que son mari passait à
Athènes pour travailler de son côté.
Les semaines s'écoulaient, et la jeune femme
s'accoutumait de mieux en mieux à sa nouvelle existence.
Lucas et elle prenaient la plupart de leurs repas ensemble,
ils nageaient, bavardaient, faisaient l'amour. Parfois, ils
passaient tout simplement des heures à lire côte à côte,
heureux et à l'aise. Jamais ils ne parlaient de leur relation
ou de l'avenir; ils se contentaient de profiter du moment
présent dans une merveilleuse harmonie.
Un lundi soir, deux mois après son arrivée dans l'île,
Ambre réalisa tout à coup qu'il ne restait que trois
semaines avant la date prévue pour son retour à Londres.
Elle savait qu'il était indispensable qu'elle voie ses clients
en personne, et reprenne contact avec ses associés.
Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de regretter de
devoir quitter l'île, son atmosphère détendue, son
merveilleux climat.
— Coucou, ma belle... Tu m'attendais?
Pendant qu'elle était plongée dans ses pensées, Lucas
s'était approché derrière elle. Il déposa un baiser dans son
cou avant de se débarrasser de sa veste.
— Oui, mais je n'ai pas entendu l'hélicoptère.
Ambre le regarda se laisser tomber dans un fauteuil avec
un soupir et déboutonner sa chemise. Il paraissait épuisé.
— C'est parce que je suis revenu en bateau. L'hélico est
hors service jusqu'à samedi.
— Comment vas-tu faire, cette semaine ?
— Je vais rester avec toi.
— Promesses, promesses, répondit Ambre avec légèreté
en se penchant pour déposer un baiser sur ses lèvres.
Lucas glissa ses mains sous son fin chemisier en coton et
caressa doucement son dos.
— Il faudrait que je sois fou pour vouloir m'en aller...,
murmura-t-il avant d'approfondir leur baiser.
Sans répondre, Ambre entreprit de défaire la ceinture de
Lucas. Il ne lui fallut que quelques secondes pour le
débarrasser de son pantalon et s'asseoir sur lui à
califourchon. Elle ne portait rien sous sa jupe, et, sans
cesser de s'embrasser, ils firent l'amour avec une lenteur
ensorcelante, jusqu'à l'orgasme final qui les balaya tous les
deux avec une force inouïe.
Ils demeurèrent un moment immobiles, reprenant leur
souffle, puis Ambre se redressa et sourit à Lucas, qui
gardait les yeux fermés. Enfin, il se leva à son tour.
— Que dirais-tu d'une bonne douche?
Celle-ci fut, comme souvent, l'occasion de nouvelles
caresses, et ce n'est que bien plus tard qu'ils passèrent
dans le salon pour dîner. Anna, qui avait l'habitude de leurs
horaires fantaisistes, ne fit aucun commentaire et
s'empressa de les servir.
Comme ils se mettaient au lit un peu plus tard, Ambre se
souvint tout à coup qu'elle avait oublié de prendre sa pilule,
qu'elle avalait d'ordinaire avant le dîner. Elle se dirigea
donc vers la boîte en argent où elle gardait les petits
cachets et en porta un à ses lèvres. Au même instant, une
main de fer enserra son poignet, lui arrachant un hoquet de
surprise.
— Qu'est-ce que c'est? gronda Lucas d'une voix
menaçante qui la prit au dépourvu.
Il la regardait avec une telle fureur qu'un frisson la
parcourut. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun
son ne franchit ses lèvres.
— Alors? insista-t-il.
Ambre essaya de se calmer. Pourquoi était-elle si
effrayée par la réaction de Lucas? Après tout, elle avait
parfaitement le droit de prendre la pilule...
— Tu me fais mal ! protesta-t-elle.
Il relâcha un peu sa pression sans pour autant libérer son
poignet.
— C'est ma pilule contraceptive, répondit-elle enfin à voix
basse, s'efforçant de masquer sa peur.
— Tu es sûre? insista Lucas. Ce ne sont pas des
amphétamines ?
Ambre fronça les sourcils. Comment pouvait-il la
soupçonner de se droguer?
— Bien sûr que non ! s'insurgea-t-elle. Tu m'imagines
vraiment capable de prendre des trucs pareils ?
Lucas se raidit légèrement.
— De nos jours, on n'est jamais sûr, rétorqua-t-il d'un air
sombre.
Puis il la lâcha et désigna les cachets, tombés au sol
lorsqu'il l'avait fait sursauter.
— Tu ferais bien de les ramasser, puisque tu sembles
penser que tu en as besoin.
Là-dessus, il tourna les talons et se dirigea vers la salle
de bains sans un mot de plus.
Ambre passa un certain temps à rassembler les pilules
dispersées à terre, puis elle retourna se coucher, perplexe.
La réaction de Lucas la prenait au dépourvu : elle semblait
tout à fait disproportionnée...
Lucas revint un moment plus tard. De toute évidence, il
s'était douché de nouveau ; ses cheveux étaient encore
humides, et il ne portait qu'une serviette nouée autour des
hanches. Il s'en débarrassa avant de s'allonger à côté
d'Ambre. Se tournant vers elle, il lui caressa doucement la
joue avant de demander d'une voix hésitante :
— Est-ce que tu aimes les enfants, Ambre?
Un signal d'alarme retentit dans la tête de la jeune femme.
— Oui, répondit-elle néanmoins.
— Alors, pourquoi prendre la pilule? Nous sommes
mariés...
— Tu m'as demandé de la prendre lorsque nous sommes
sortis ensemble, il y a six ans, observa-t-elle, choisissant
ses mots avec soin. Alors, naturellement, j'ai trouvé normal
de recommencer quand notre relation a repris...
— Et si je te demandais d'arrêter? Si je te disais que je
veux que tu portes mon enfant, que répondrais-tu ?
Le cœur d'Ambre se mit à battre à tout rompre.
— Ce... Ce ne serait pas une suggestion très raisonnable,
si nous devons nous séparer dans quelques mois, fit-elle
valoir, circonspecte.
Elle attendit, retenant son souffle.
Pendant dix bonnes secondes, il ne dit mot. Puis il
déclara d'un ton détaché :
— Est-ce si important? J'ai quarante et un ans, il est temps
que je fonde une famille. Et, à vingt-neuf ans, tu dois y
songer aussi, non? Cela semble logique.
Ambre ne désirait rien davantage que de porter l'enfant
de Lucas, mais il y avait dans les paroles de celui-ci une
telle froideur calculatrice qu'elle ne put s'empêcher d'être
cruellement désappointée.
— Je vais y réfléchir, répondit-elle en masquant de son
mieux sa déception. Mais pour l'instant, je suis fatiguée. Ne
pourrions-nous avoir cette conversation une autre fois ?
Et, là-dessus, elle tendit le bras pour éteindre sa lampe
de chevet. Ce soir-là, pour la première fois depuis leur
mariage, ils s'endormirent dos à dos, sans même un
baiser de bonne nuit.

Le mercredi suivant, le téléphone sonna dans le bureau


d'Ambre et elle sourit en reconnaissant la voix de son père
à l'autre bout du fil. Elle avait bien besoin qu'on lui remonte
le moral, car en l'espace de deux jours ses relations avec
Lucas s'étaient détériorées de manière spectaculaire. La
veille, il s'était enfermé toute la journée dans son bureau, et
n'en était même pas ressorti pour déjeuner.
C'est donc avec plaisir qu'elle accueillit les nouvelles de la
famille et de Londres que lui donna sir David.
— Nous avons eu de la visite, ce week-end, annonça le
vieux monsieur avec un petit rire. Ton ami Clive.
— Clive? s'étonna Ambre.
— Il voulait savoir si tu serais de retour pour ton
anniversaire, la semaine prochaine.
— Pas encore, mais je rentrerai bientôt, affirma-t-elle.
Elle ignorait que Lucas, debout dans l'encadrement de la
porte, écoutait sa conversation. Et elle ne vit pas
l'expression meurtrière qui se peignit sur ses traits tandis
qu'il tournait les talons et s'éloignait.
— Tu es occupée? demanda-t-il une demi-heure plus tard
en entrant dans son bureau.
— Pas vraiment, répondit-elle avec un entrain forcé.
Aurais-tu décidé de me corrompre ? A vrai dire, par cette
chaleur, je pensais qu'aller nager un peu serait bien
agréable. Tu veux te joindre à moi ?
Il esquissa un rictus qui aurait pu passer pour un sourire.
— Désolé, mais je dois aller à Athènes. Un imprévu de
dernière minute.
— Je croyais que l'hélicoptère...
— Il est réparé, coupa-t-il. Je ne rentrerai que samedi. Si tu
as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi, Tomso a mon
numéro.
Sur ces mots, il quitta la pièce sans un regard en arrière.
Presque aussitôt, l'hélicoptère apparut au-dessus de la
maison et vint se poser sur la pelouse.
Sous le choc, Ambre regarda par la fenêtre son mari
monter à bord. Moins d'une minute plus tard, l'appareil
décollait de nouveau. Ainsi, cela recommençait... Lucas la
quittait de nouveau.
Mais cela ne la surprenait guère, songea-t-elle en
soupirant. Ne s'y attendait-elle pas depuis le début?
11.

Après une nuit passée seule, cependant, Ambre était


bien moins philosophe. Lucas lui manquait terriblement.
Elle n'avait pas fermé l'œil, et ne parvenait pas à travailler.
Finalement, en milieu de matinée, elle décida de marcher
jusqu'au port. Tomso, la voyant passer, l'invita à entrer
prendre un café, et se lança dans un grand discours en
anglais approximatif. Il en ressortait que jamais les
habitants de l'île n'avaient vu Lucas aussi heureux que
depuis qu'ils étaient mariés; et Dieu sait qu'il le méritait, le
pauvre, après la terrible solitude qui avait été la sienne au
cours des dernières années !
Ambre présumait que Tomso faisait allusion à la mort de
tous ses proches, et cela la fit réfléchir. Alors même qu'elle
découvrait sa famille et était accueillie à bras ouverts,
Lucas, lui, avait perdu la sienne et s'était retrouvé seul... Sa
douleur avait dû être indescriptible.
Prenant congé de son hôte, elle alla se promener sur la
plage, plongée dans ses pensées. Elle disait aimer Lucas ;
et pourtant, elle se rendait compte soudain qu'elle avait
jusque-là fait passer sa fierté avant cet amour, refusant de
lui avouer ses sentiments par peur d'être blessée. Ne
manquait-elle pas terriblement de courage?
Quant à Lucas, il n'était pas homme à partager ses
émotions. Dès qu'il craignait de se montrer vulnérable, il se
refermait sur lui-même et se cachait derrière une façade
froide et détachée. Pourtant, Ambre était certaine que,
lorsqu'ils faisaient l'amour, il était aussi transporté qu'elle,
aussi ému. Mais — tout comme elle, d'ailleurs — il était
beaucoup trop fier pour l'avouer...
Il lui avait plus ou moins demandé de rester avec lui et de
porter son enfant. Peut-être était-ce sa manière à lui de lui
faire comprendre qu'il voulait réellement qu'elle partage sa
vie, qu'il ne la considérait plus uniquement comme un objet
sexuel. Christina était morte, et Ambre était certaine qu'il
n'y avait pas d'autre femme dans la vie de Lucas. Devait-
elle prendre le risque de lui avouer ses sentiments? Aurait-
elle la force de se relever, s'il rejetait une fois encore son
amour ? La réponse aux deux questions, elle en prenait
soudain conscience, était oui.
Ne valait-il mieux pas, en effet, connaître la vérité une
bonne fois pour toutes ? N'était-ce pas le seul moyen pour
elle de pouvoir continuer à vivre sa vie ?
Sa décision était prise.
Le lendemain matin, elle revêtit une longue robe de soie
ivoire, très fluide, achetée lors de leur séjour à Milan et
qu'elle n'avait encore jamais portée. Elle remonta ses
cheveux sur sa nuque, chaussa des escarpins à hauts
talons et, satisfaite du résultat, elle se mit en route. Elle
avait demandé à Tomso de l'emmener en bateau sur le
continent, où un taxi l'attendrait pour la conduire jusqu'à la
haute tour qui abritait les bureaux de Karadines
International.
Elle parvint devant l'immeuble un peu avant midi. Sortant
du taxi, elle fit un pas en direction de l'entrée et se figea.
Christina ! Trois, quatre fois, elle cligna des yeux.
Impossible... Cette femme était morte !
— Ambre ! Quel plaisir de vous revoir. Je suis désolée,
pour Spiro... Mais au fait, félicitations ! Vous avez bien fait
de profiter de l'occasion, Lucas n'est pas un si mauvais
bougre, en fin de compte. II n'a jamais cessé de s'occuper
de moi, depuis notre divorce, alors qu'il n'y était pas obligé.
Nous venons juste de passer le voir, d'ailleurs.
C'était bel et bien Christina. Une Christina mince,
superbe, radieuse et visiblement enceinte, accompagnée
d'un jeune homme qu'elle présenta fièrement comme son
mari en l'enveloppant d'un regard adorateur.
Ambre se sentit devenir livide. Elle balbutia quelques
mots, sourit mécaniquement au couple, et l'instant d'après
elle était seule sur le trottoir, regardant s'éloigner Christina
et son époux, main dans la main.
— Hello, Ambre !
Elle sursauta et leva les yeux. Joe venait d'apparaître à
son côté.
— Tout va bien ? On dirait que vous avez vu un fantôme!
— C'est le cas, murmura-t-elle, encore sous le choc.
— Je suis heureux de constater que vous au moins n'avez
pas perdu votre sens de l'humour, observa son
interlocuteur en souriant. Lucas, lui, se comporte comme un
ours mal léché depuis deux jours. Par pitié pour ses
pauvres employés, essayez de le dérider un peu, voulez-
vous? J'imagine que vous allez monter le voir?
Si elle allait le voir? Elle allait le tuer, oui ! Comment avait-
il osé lui mentir?
— Venez, je vais vous conduire à son ascenseur privé.
Sans un mot, Ambre suivit Joe à l'intérieur de l'immeuble
et pénétra dans un ascenseur. Joe lui fit un petit signe de la
main.
— Je vous verrai probablement un peu plus tard. A tout à
l'heure ! lança-t-il avant de prendre congé.
Ambre s'appuya contre le mur de l'appareil, partagée
entre l'incrédulité, la souffrance, l'humiliation et le
ressentiment. Comment Lucas avait-il pu prétendre que sa
femme était morte? Non seulement Christina était vivante
et en pleine forme, mais elle avait divorcé de Lucas pour
épouser un homme plus jeune, dont elle était de toute
évidence très amoureuse et dont elle portait l'enfant!
Ambre devinait sans peine ce qu'avait éprouvé Lucas,
avec son ego démesuré, lorsque sa chère femme lui avait
annoncé qu'elle le quittait pour un autre. A présent, elle
comprenait mieux pourquoi il souhaitait avoir un enfant
avec elle! C'était le fait de voir Christina enceinte de
nouveau après avoir perdu leur bébé qui l'incitait à fonder
lui aussi une famille. Il se moquait bien d'Ambre, mais
cherchait uniquement à oublier la seule femme qu'il eût
jamais aimée.
Lorsque l'ascenseur s'immobilisa, Ambre était dans un
état de rage indescriptible. Passant devant une secrétaire
éberluée, elle se dirigea au pas de charge vers les
grandes portes qu'elle devinait être celles du bureau privé
de Lucas et les ouvrit à la volée, sans frapper.
L'objet de sa fureur était assis derrière une immense
table de travail de verre. Il releva vivement la tête en
entendant claquer la porte ; aucune émotion ne se peignit
sur ses traits, cependant.
— Ambre! Qu'est-ce qui me vaut un tel honneur?
— Honneur ! Comme si tu connaissais la signification de
ce mot, espèce de sale hypocrite! explosa-t-elle en
s'avançant pour poser ses deux mains à plat sur le bureau.
Lucas se contenta d'arquer les sourcils, perplexe.
— Comment as-tu pu ? poursuivit-elle. Comment as-tu pu
me faire croire que Christina était morte ?
Sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche, elle continua,
de plus en plus enflammée.
— La veille de notre mariage, Tim m'a dit de tenter ma
chance. Il était persuadé que tu finirais par m'aimer. Après
tout, tu étais humain, et ta femme était décédée ! Quand je
pense que je me suis sentie coupable, l'autre jour, quand tu
m'as demandé si je voulais porter ton bébé et que j'ai
hésité! Hier, j'ai passé toute la journée à essayer de me
convaincre qu'en réalité tu étais un homme sensible, mais
trop pudique pour exprimer tes émotions.
Elle ponctua ces mots d'un rire presque hystérique.
— Comme si tu étais seulement capable d'émotions !
— Ambre, intervint Lucas, profitant de ce qu'elle reprenait
son souffle pour l'interrompre, tu n'as rien compris.
Il contourna rapidement le bureau et posa les mains sur
les épaules de la jeune femme.
— Je viens juste de comprendre, au contraire ! Après cinq
années de calvaire, mon amour pour toi est enfin mort. Et
dire que j'étais venue ici aujourd'hui précisément pour
t'avouer le contraire ! Quelle plaisanterie, n'est-ce pas ? Je
sors du taxi, et sur qui je tombe ? Christina, la seule femme
que tu aies jamais aimée. Ta fierté a dû souffrir quand elle
t'a plaqué, pas vrai? Mais tant pis pour toi. Il n'est plus
question que je serve de substitut.
— Pour l'amour du ciel, Ambre, tais-toi et écoute-moi ! Tu
cries comme une poissonnière et ce n'est vraiment pas la
peine.
— Evidemment, pour toi, tout cela n'est pas grave. Il n'y a
que le sexe et l'argent qui comptent! J'en ai assez de
t'écouter. Je te quitte. Je ne veux plus jamais te voir. Et en
ce qui concerne l'héritage de Spiro, tu n'auras qu'à
contacter mon avocat.
Un sourire glacé se peignit sur les lèvres de Lucas.
— Très convaincant, mais n'essaie pas de me faire croire
que tu t'en vas à cause de moi. Je t'ai entendue discuter
avec Clive au téléphone, avant-hier. « Pas encore, mais je
vais revenir bientôt », lui disais-tu.
Ambre fronça les sourcils. Puis, se remémorant la
conversation à laquelle il faisait allusion, elle secoua la tête.
— Je parlais à mon père. Il m'a dit que Clive lui avait rendu
visite et avait demandé si je serais en Angleterre pour mon
anniversaire. En ami — car Clive n'a jamais été autre
chose pour moi qu'un ami, figure-toi. Tandis que toi, tu as
toujours vu en moi une maîtresse facile. Tu veux que je te
dise ? Tu me dégoûtes.
A son grand désarroi, les larmes qu'elle retenait depuis si
longtemps lui montèrent aux yeux. Elle battit furieusement
des paupières pour les refouler, mais l'une d'elles roula sur
sa joue.
— Je m'en vais, répéta-t-elle d'une voix tremblante.
Loin de la laisser partir, Lucas la serra plus étroitement
contre lui.
— Oh, Ambre, par pitié... Ne pleure pas. Je ne supporte
pas de te voir pleurer.
Du bout du doigt, il captura la goutte salée sur sa joue.
Ambre renifla.
— Je ne pleure pas, affirma-t-elle.
Se redressant, elle se dégagea de son étreinte et se
dirigea vers la porte.
— Ambre, je t'en prie, la rappela Lucas. Tu as dit ce que tu
avais à dire, maintenant, c'est à mon tour.
En une enjambée, il la rattrapa et la souleva dans ses
bras. Elle eut beau protester, il l'emmena jusqu'à un grand
canapé de cuir où il s'assit sans la lâcher, son visage à
quelques centimètres seulement du sien.
— Pardonne-moi si je me suis mépris sur ta conversation
avec ton père, reprit-il lorsque, vaincue, elle eut cessé de
se débattre. La seule mention du nom de Clive me rend fou
de jalousie. Mais je te crois, et je sais que tu dois retourner
à Londres. J'ai compris à quel point ton métier était
important pour toi, et j'avais l'intention de t'accompagner.
J'ai même demandé à ton père d'acheter pour nous un
manoir près du sien afin qu'à l'avenir nous puissions
partager notre temps entre la Grèce et l'Angleterre. Je ne
t'en ai pas parlé parce que je voulais que ce soit une
surprise...
Abasourdie, Ambre le regarda avec incrédulité.
— Tu nous as acheté une maison ?
Il hocha la tête et poursuivit :
— En ce qui concerne Christina, je ne crois pas t'avoir
jamais dit qu'elle était morte. Si je me souviens bien de
notre conversation, j'ai déclaré que mon père était mort et
que Christina était partie l'année suivante. Pas qu'elle était
décédée aussi.
Ambre fronça les sourcils. Se pouvait-il qu'elle se fût
méprise pendant tout ce temps ?
— Pourquoi ne pas m'avoir parlé de votre divorce?
demanda-t-elle.
— Quel homme voudrait discuter avec la femme qu'il aime
de la plus grosse erreur qu'il ait jamais commise?
N'osant comprendre, Ambre plongea son regard dans
celui de Lucas.
— Je t'en prie, Lucas, ne me mens plus, murmura-t-elle. Tu
aimais Christina, tu me l'as dit toi-même. Sans doute
l'aimes-tu encore.
Lucas poussa un long soupir.
— Non, je t'ai menti, comme je me suis menti à moi-même
— et j'ai payé ce mensonge très cher, crois-moi. A cause
de lui, j'ai vécu les années les plus horribles de mon
existence.
Un nuage de douleur assombrit son regard.
— C'était ma faute. Mais à cause de ma stupide
arrogance, tu as souffert, et ça me rend malade.
De nouveau, il soupira.
— Il faut que je t'explique pourquoi je me suis comporté de
cette façon. Comprends-moi, je ne cherche pas à excuser
mon attitude, je veux seulement que tu saches... Ma mère
était une femme très belle. Les hommes l'adoraient, et
toute sa vie elle a multiplié les aventures, jusqu'à sa mort
quand j'avais treize ans. Son dernier petit ami en date était
un dealer, et elle a succombé à une overdose.
Ambre ne put retenir un petit hoquet de stupéfaction.
— Le type en question m'a donné mille drachmes,
poursuivit Lucas, perdu dans ses souvenirs, et il m'a dit
que j'étais assez grand pour me débrouiller tout seul. Je
me suis retrouvé à la rue.
— Ç'a dû être horrible! s'exclama Ambre.
— Je ne veux pas de ta pitié, Ambre. Je ne la mérite pas.
Je me rends compte aujourd'hui que j'ai laissé l'histoire de
ma mère influencer mes relations avec toi, et je ne me le
pardonne pas.
Ambre ne dit rien, attendant la suite.
— Quand tu es venue sur l'île pour la première fois, tu
n'étais pas comme dans mon souvenir. La jeune fille timide
s'était métamorphosée en femme sophistiquée, sûre d'elle
et de sa séduction. Moi, je l'avoue, je ne t'avais invitée que
dans l'espoir de convaincre mon père que Spiro avait une
petite amie... Mais, soudain, je t'ai vue d'un autre œil.
Quand nous avons fait l'amour, j'ai été très surpris de te
découvrir vierge — tu étais si libérée, si à l'aise avec ton
corps, si sensuelle ! Tout ce dont j'avais toujours rêvé, en
fait. J'avais envie de toi en permanence, et cela me rendait
fou. Je m'étais juré de ne pas devenir comme ma mère, de
ne pas laisser mes sens gouverner ma vie. Mais avec toi,
j'étais littéralement obsédé. Durant l'année que nous avons
passée ensemble, il a fallu à plusieurs reprises que je
m'éloigne de toi à dessein, pour me prouver que j'étais
capable de résister à cette passion dévorante qui me
terrifiait. Et, afin de me protéger, je me suis mis à
m'inventer des histoires — je me disais que tu étais trop
carriériste, trop indépendante, trop sexy pour faire une
bonne épouse. Que tu ressemblais trop à ma mère.
Ambre se contenta de hocher la tête en silence, devinant
qu'il n'avait pas terminé.
— Quand j'ai rencontré Christina, je me suis convaincu
qu'elle était le parfait antidote à ce que j'éprouvais pour toi.
Elle me paraissait inexpérimentée, traditionnelle,
suffisamment jeune et timide pour être modelée selon mes
désirs. Mon père rêvait de me voir épouser une Grecque,
toi et moi venions de nous disputer parce que je ne
supportais pas de passer après ta carrière...
Il secoua la tête d'un air désabusé.
— Assez tourné autour du pot. Ce que j'essaie de te dire,
Ambre, c'est que je t'aime, que je t'ai toujours aimée, en
fait.
Il prit le visage de la jeune femme entre ses mains.
— Je le savais déjà lorsque nous nous sommes vus pour la
dernière fois, dans le loft, mais je refusais de l'admettre.
Avec une infinie douceur, il embrassa ses paupières l'une
après l'autre.
— Je le savais aussi quand je suis venu te voir dans ton
bureau il y a trois mois. Mais je m'obstinais à me répéter
qu'il s'agissait uniquement d'une obsession physique. Je
m'étais comporté envers toi comme le dernier des salauds,
et je devinais que tu ne voudrais rien avoir à faire avec moi,
alors je t'ai forcée à m'épouser.
— Tu voulais les actions de Spiro.
— Tu crois vraiment? A vrai dire, j'en possède déjà la
plupart, comme tu le découvriras si tu discutes un peu avec
mes avocats, dit-il avec un petit sourire. Crois-tu vraiment
que Spiro aurait pu conserver son héritage intact pendant
cinq ans ? Bien sûr que non ! Chaque fois qu'un de ses
petits amis artistes avait une idée de génie, il me vendait
un paquet d'actions pour l'aider à la financer.
— Alors, tu m'as dupée? s'exclama Ambre en écarquillant
les yeux.
— Encore un mensonge, reconnut-il. Tu ne comprends
donc pas ? J'étais prêt à tout pour te récupérer.
Absolument tout. Ambre, je t'aime vraiment...
Un long moment, elle le regarda sans rien dire. Ainsi, en
définitive, il ne l'avait pas épousée pour récupérer
l'héritage de Spiro.
— Je... je crois que je commence à te croire, dit-elle d'une
toute petite voix.
— Le testament de Spiro m'a simplement donné une
excuse pour te revoir. Quand, après ça, tu m'as annoncé
que tu envisageais d'épouser Clive Thompson, j'ai cru
devenir fou ! La femme de ma vie, la seule, l'unique,
risquait de m'échapper. L'idée même m'était intolérable.
— Mais je me souviens que tu étais très amoureux de
Christina, objecta Ambre. Quand nous nous sommes vus à
New York, tu ne la quittais pas d'une semelle, tu m'as
même demandé de l'accompagner aux toilettes. Tu étais si
protecteur vis-à-vis d'elle que j'en étais malade...
Il eut un petit rire dur.
— Il fallait que je veille sur elle, mais je ne l'aimais pas.
Notre mariage était condamné avant même la fin de notre
lune de miel. Tu sais déjà ce que j'ai appris le soir de notre
nuit de noces — tu m'avais toi-même laissé entendre que
je n'étais pas le premier dans la vie de ma chère épouse,
mais je n'avais pas voulu t'écouter. Cependant, ce n'était
pas le plus grave... Quand Christina est tombée enceinte,
j'ai découvert ce qu'elle avait jusqu'alors réussi à me
cacher : elle se droguait depuis l'âge de quatorze ans.
C'était pour cette raison qu'elle refusait de venir sur l'île —
elle craignait de rester trop longtemps éloignée de son
fournisseur! Et j'ai également appris qu'elle couchait avec
n'importe qui, lorsqu'elle était sous l'emprise de son vice.
Autant te dire qu'après cela, je ne l'ai plus jamais touchée.
— Oh, mon Dieu! s'exclama Ambre. Je comprends mieux
pourquoi elle roulait ses propres cigarettes...
— Crois-moi, le cannabis était le moindre de ses vices.
Notre bébé est mort-né deux mois avant terme parce que
Christina n'avait cessé de prendre des amphétamines
pendant toute sa grossesse.
— Et... et maintenant? demanda Ambre.
— Je m'occupe de ses intérêts financiers, comme je l'avais
promis à son père, mais je n'ai plus d'autre contact avec
elle. J'ai demandé le divorce dès que mon père est mort.
J'ai tout de même réussi à la persuader de faire une cure
de désintoxication; c'est là-bas qu'elle a rencontré son
nouveau mari. Il est médecin, et bien plus à même de
s'occuper d'elle que moi. Cela fait un an qu'elle a cessé de
se droguer, apparemment.
— Je vois...
— Vraiment? Ambre, as-tu la moindre idée de ce que j'ai
éprouvé l'autre soir en te découvrant un cachet à la main?
J'ai cru mourir. J'ai réalisé que si quoi que ce soit t'arrivait,
je ne survivrais pas. Quand tu m'as dit que ce n'était qu'une
pilule contraceptive, j'ai été soulagé, bien sûr, mais aussi
furieux — je voulais que nous ayons un bébé tous les deux,
sans pour autant avoir le courage de t'avouer que je
t'aimais. Le lendemain, quand j'ai cru t'entendre discuter
avec Clive, j'ai été anéanti. C'est pour cela que je suis venu
me réfugier ici.
Ambre se mordit la lèvre, émue au-delà des mots.
— Tu... tu m'aimes vraiment, n'est-ce pas? murmura-t-elle.
— Oui. Ambre, tu es mon sang, ma vie, mon âme. Reste
avec moi, je t'en prie. Pardonne-moi mes erreurs passées,
et je te jure que je passerai le restant de mes jours à
essayer de regagner ton amour.
— Je te pardonne, et délivre-toi de cette peine : mon
amour pour toi est intact, répondit-elle en souriant.
Elle comprenait mieux à présent pourquoi il avait agi
comme il l'avait fait, et elle était consciente de devoir faire
un effort pour le croire si elle voulait donner une chance à
leur couple.
— Je t'aime, Lucas. Je t'ai toujours aimé, et je t'aimerai
toujours; il n'y a jamais eu personne d'autre que toi dans
ma vie, jamais, confessa-t-elle.
— Oh, mon amour...
L'instant d'après, il prenait sa bouche dans un baiser
passionné, torride, scellant à jamais leur promesse de
bonheur. L'heure des doutes et des inquiétudes était enfin
passée. L'avenir leur appartenait...

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