new-yorkais, Lucas Karadines regardait sans les voir les hauts gratte-ciel qui l'entouraient. Il passa une main hâlée dans ses cheveux et un éclair de triomphe brilla fugitivement dans son regard noir, tandis qu'un léger sourire se formait à la commissure de ses lèvres. Il avait réussi ! Le déjeuner avait été un succès sur toute la ligne. Demain après-midi, au Karadines Hôtel de Londres, son père Théo et lui signeraient avec Alex Aristides, le président de la prestigieuse Aristides Corporation, un contrat qui ferait de la chaîne d'hôtels Karadines l'une des plus puissantes du monde. A l'instar de Théo, Alex Aristides était d'une santé fragile, mais contrairement au père de Lucas, il n'avait pas de fils pour reprendre l'entreprise familiale — ce qui expliquait qu'il eût accepté de la vendre aux Karadines à un prix très intéressant. Le lendemain, une soirée réunissant les deux familles, leurs avocats et quelques proches devait avoir lieu pour célébrer la vente. Lucas retourna à son bureau, et son regard se posa sur le téléphone. Il était temps qu'il passe ce coup de fil... Jetant un coup d'œil à sa montre, il fit un rapide calcul et se laissa aller à ses fantasmes. S'il se dépêchait, il pourrait être à Londres dés ce soir. Ambre ne lui en voudrait pas d'arriver en pleine nuit au contraire. Cette femme était la sensualité incarnée. Ambre, avec ses longs cheveux couleur de miel, ses jambes démesurées qui semblaient faites pour s'enrouler suggestivement autour des siennes... L'espace d'un instant, il faillit se laisser submerger par la vague de désir familière qui déferlait en lui dès qu'il pensait à la jeune femme, et un pincement de regret lui étreignit le cœur. Non! Il s'empressa de chasser ce sentiment déplacé. Même si faire l'amour avec Ambre était toujours une expérience incroyable, il y avait plus important que le sexe dans la vie. D'ailleurs, la dernière fois qu'ils s'étaient vus, elle le lui avait bien fait comprendre : il était arrivé à Londres un jour plus tôt que prévu afin de lui faire une surprise, et résultat, il avait à peine pu la voir une demi- heure, tant elle était prise par son travail. Cela, Lucas ne l'avait pas oublié. Lui, obligé d'attendre, de passer après la carrière d'une femme! Son ego ne l'avait pas supporté. D'autant qu'à chaque fois qu'il avait demandé à Ambre de renoncer à ses ambitions et de lui permettre de l'entretenir, elle avait refusé — pire, elle lui avait ri au nez. Non, cette fois, il avait pris sa décision. Cela faisait même plusieurs semaines. Au tout début de ses négociations avec l'Aristides Corporation, il avait été présenté à la fille de son propriétaire, Christina, et il avait vu là l'intervention du destin. La douce, tendre et effacée Christina réunissait toutes les qualités qu'il souhaitait trouver chez sa future femme. En fait, elle était l'exact opposé d'Ambre. Elle n'avait d'autre ambition que de devenir épouse et mère; elle était grecque, et partageait les mêmes traditions et la même culture que lui. Enfin, elle était en admiration devant lui et buvait la moindre de ses paroles. Ils étaient faits pour s'entendre. Le timing, par ailleurs, était parfait. Après sa dernière angine de poitrine, son père avait fait part à Lucas de son désir de le voir fonder une famille avant sa mort. Lucas, de son côté, n'avait pas besoin d'encouragements pour demander Christina en mariage : il se sentait prêt à s'engager dans une vie de famille. Théo avait été enchanté de la fusion des deux compagnies, et l'annonce des fiançailles de Lucas et Christina avait porté sa joie à son comble. Lucas savait qu'il devait tout à son père. Ce dernier l'avait sauvé d'une vie de misère dans les rues d'Athènes à l'âge de treize ans : sa mère avait, peu de temps avant de mourir, envoyé aux avocats de Théo une lettre et des documents prouvant que Lucas était son fils illégitime. Aussitôt, Théo s'était mis à sa recherche. Il l'avait retrouve, installé chez lui et lui avait offert les meilleures études possibles. Il lui avait donné son nom et l'avait modelé à sa propre image, et cela, Lucas lui en serait éternellement reconnaissant. Le fils aîné de Théo, bien plus âgé que Lucas, était mort avec sa femme dans un accident d'avion quand Lucas avait vingt-six ans; sans hésitation, son père l'avait alors choisi pour diriger la compagnie, et Lucas l'avait remercié en multipliant par cent leurs avoirs et leurs bénéfices. Il décrocha le combiné, et composa sans hésiter le numéro qu'il connaissait par cœur. Puis il se redressa, la mâchoire déterminée, et attendit la sonnerie.
Ambre Jackson pénétra dans son bureau, un large
sourire aux lèvres, encore sous le choc de ce qu'elle venait d'apprendre au cours de son déjeuner avec sir David Janson, le président de la banque d'affaires du même nom. La sonnerie du téléphone la ramena brutalement à la réalité. Peut-être était-ce Lucas? songea-t-elle, le cœur battant, en se dépêchant d'aller répondre. — Ah, Ambre, je suis content d'avoir réussi à te joindre. Je suis désolé, mais je ne pourrai pas te voir demain comme prévu. J'ai bien peur de n'être libre que samedi — les affaires, tu comprends... L'expression ravie qui s'était peinte sur les traits d'Ambre lorsqu'elle avait reconnu la voix de son amant se mua en un froncement de sourcils déçu. — Oui, je comprends, acquiesça-t-elle dans un soupir. Que pouvait-elle dire d'autre? Lucas était directeur général de son entreprise familiale, une chaîne d'hôtels et de centres de loisirs en pleine expansion, et il passait son temps il voyageait entre ses bureaux d'Athènes et de New York et les différentes filiales du groupe dans le monde entier. Depuis un an qu'elle le connaissait, elle s'était habituée à le voir rarement; elle-même, agent de change chez Brentford's, une banque d'affaires renommée, avait un métier qui la mettait constamment sous pression. — Je comprends, mais je ne peux pas dire que je sois ravie, ajouta-t-elle d'une voix sensuelle. Le seul fait d'entendre Lucas faisait battre son cœur plus vite. Il lui manquait terriblement. — Ça fait près de deux mois que je ne t'ai pas vu. Je me réjouissais de notre rendez-vous de demain — c'était l'anniversaire de notre première rencontre, et j'avais plein de choses à te raconter... — Moi aussi, j'ai des nouvelles à t'annoncer, dit-il d'un ton empreint de sarcasme. Mais ça attendra samedi. Ce n'était pas exactement la réponse qu'elle avait espérée. En vérité, au cours des dernières semaines, les coups de téléphone de Lucas avaient été de plus en plus brefs et espacés, et Ambre avait commencé à douter sérieusement de l'avenir de leur relation... Elle songea qu'elle était sotte, il l'aimait, elle le savait. Même si, lors de sa dernière visite surprise, il avait été furieux qu'elle n'annule pas tous ses rendez-vous d'affaires pour le rejoindre, lorsqu'il l'avait appelée de son hôtel en plein milieu de l'après-midi. Cette nuit-là, il avait une fois encore insisté pour qu'elle quitte son travail. Un homme aussi riche que lui, avait-il décrété, n'avait pas besoin que sa petite amie gagne sa vie. Ambre avait essayé de prendre cela sur le ton de la plaisanterie, lui répondant qu'elle ne démissionnerait que lorsqu'elle serait mariée et enceinte, pas avant, espérant qu'il ne se le ferait pas dire deux fois et la demanderait en mariage. Peine perdue. Quand elle était partie au bureau, le lundi matin il lui avait dit d'un air détaché qu'il allait devoir passer un peu de temps à New York. Et elle ne l'avait plus vu pendant deux mois. A présent, elle avait terriblement hâte de le retrouver. Elle avait pris sa journée du lendemain exprès pour pouvoir passer du temps avec lui ; et maintenant, il lui annonçait qu'il ne la verrait pas avant samedi... Elle en aurait pleuré. Cependant, elle ne voulait pas que quoi que ce fût vint troubler leurs retrouvailles, aussi répondit elle gaiement : — Bon, d'accord, mais ça va être dur de tenir si longtemps. Tu es parti depuis des siècles et je commence à éprouver des symptômes de manque terribles. Tu as intérêt à bien me soigner quand nous nous verrons... — Pardon, chérie. Mais si tu veux que nous nous voyions samedi, il va falloir que tu me laisses retourner travailler. Si je passe des heures au téléphone, je n'aurai jamais fini à temps. La menace porta ses fruits, et Ambre s'empressa de conclure la conversation. Elle raccrocha, un peu rassérénée : ne l'avait-il pas appelée chérie en s'excusant? Et puis, elle avait attendu si longtemps, une journée ne ferait pas une grande différence. Néanmoins, alors qu'elle quittait l'immeuble victorien de grand standing qui abritait les bureaux de Brentford's, elle ne put retenir un soupir amer. Elle pensait que la surprise qu'elle réservait à Lucas était de taille, mais quelle serait sa réaction à lui ? Il était entré dans sa vie comme un tourbillon, transformant la sage et sérieuse jeune femme de vingt-deux ans qu'elle était à l'époque en créature élégante, sophistiquée et sûre d'elle. Mais parfois, quand elle se regardait dans la glace, elle ne se reconnaissait plus...
Serrant sous son bras le paquet aux couleurs brillantes
qu'elle portait, Ambre héla un taxi. Elle n'avait absolument pas conscience des regards admiratifs que posaient sur elle les hommes en costumes sombres quittant leurs bureaux de la City. Rares étaient ceux qui ne s'attardaient pas un instant sur sa silhouette élancée, mise en valeur par un tailleur bleu marine dont la jupe lui arrivait dix bons centimètres au-dessus du genou. Ses longs cheveux miel, seulement retenus au niveau du cou par une barrette ornée d'une grosse perle fantaisie, lui tombaient presque jusqu'à la taille. Quant à son visage, il parvenait à exprimer à la fois une candeur juvénile et une sensualité débridée, ses lèvres charnues venant contrebalancer l'aspect presque angélique de ses grands yeux bleu lavande aux cils démesurés. — Je vous dépose où, mademoiselle? Avec un large sourire, elle se laissa glisser sur la ban- quette arrière du taxi et donna au chauffeur l'adresse de ses amis Tim et Spiro. La voiture la déposa devant une petite maison blanche, au cœur du quartier de Pimlico, et, après avoir réglé la course, elle s'immobilisa un instant devant la façade. Elle avait du mal à croire que cinq ans s'étaient écoulés depuis l'époque où elle avait emménagé là avec Tim, son ami d'enfance, originaire comme elle du petit village de Thropton, dans la région des Lacs. Tim l'avait consolée à la mort de sa mère — Ambre avait alors dix-sept ans —, et il était en première année dans son école d'art quand elle avait commencé ses études à la prestigieuse London School of Economies. C'était lui qui lui avait suggéré de louer une chambre qui venait de se libérer là où il vivait. La maison elle-même appartenait à Spiro Karadines, un étudiant grec qui apprenait l'anglais en attendait de commencer à travailler dans l'un des hôtels que possédait sa famille. Il était, disait-il, obligé de sous-louer les chambres de sa maison parce que son plus proche parent était un oncle, Lucas Karadines, qui gérait son argent à sa place et était « terriblement radin ». S'il avait su qu'Ambre rendait visite à son neveu, Lucas aurait été furieux, mais Spiro était un bon ami à elle, quoi que son oncle pensât de lui, et elle se réjouissait de le voir. Elle sonna à la porte et attendit, un sourire aux lèvres. Un an plus tôt jour pour jour, à l'occasion du vingt-deuxième anniversaire de Spiro, elle avait pour la première fois posé les yeux sur Lucas Karadines. Il était arrivé à la soirée sans prévenir, et, après une violente dispute avec Spiro, il avait fini par se calmer et accepter un verre. Pour Ambre, ça avait été le coup de foudre. Un regard en direction de cet homme très grand, large d'épaules, vêtu d'un costume gris anthracite qui contrastait de façon frappante avec les jeans et T-shirts des autres personnes présentes, et elle avait senti son cœur chavirer. Incapable de le quitter des yeux, elle l'avait regardé traverser le salon, dominant tous les jeunes gens d'une bonne tête. C’était l’homme le plus séduisant qu'elle eût jamais vu. Loin de paraître mal à l'aise au milieu des invités de son neveu, pour la plupart ouvertement homosexuels, il exsudait une confiance en lui et une sensualité brute presque palpables. Quand leurs regards s'étaient croisés, il lui avait souri et elle était devenue écarlate; et lorsque, ensuite, il lui avait proposé de dîner avec lui le lendemain soir, elle avait accepté avec empressement. Spiro avait essayé de la décourager. Il lui avait dit que son oncle était un prédateur de la pire espèce, un requin qui ne ferait d'elle qu'une bouchée. Et puis, à trente-cinq ans, il était beaucoup trop vieux pour elle. Il aimait les femmes élégantes et sophistiquées, les femmes du monde. — Et toi, ma chérie, même si tu es brillante, tu t'habilles comme une fonctionnaire de mairie, il faut le reconnaître, avait-il conclu avec un sourire taquin. Ambre avait haussé les épaules et, sans tenir compte le moins du monde de ses recommandations, elle était allée dîner avec Lucas Karadines le lendemain. Ça avait été une soirée magique. Lucas lui avait posé mille questions, et elle lui avait avoué son désir de réussir en tant qu'analyste financière. Elle venait tout juste de terminer sa première année chez Brentford's et avait obtenu une prime conséquente, dont elle était très fière. Dans la conversation, elle lui avait même avoué qu'elle était la fille unique d'une mère célibataire, mais il n'avait pas paru choqué. Enfin, il l'avait raccompagnée jusqu'à sa porte et lui avait demandé si cela lui ferait plaisir de venir passer quelques jours à Pâques sur l'île privée des Karadines, dans la mer Egée, en compagnie de Tim et Spiro. Là encore, Ambre avait accepté sans se faire prier. Le baiser sur la joue que lui avait donné Lucas au moment de la quitter l'avait un peu déçue, mais elle avait été flattée de sa courtoisie. Et, le lendemain, après avoir interrogé longuement Spiro sur les goûts de son oncle, elle avait dépensé une bonne partie de sa fameuse prime de fin d'année pour s'offrir une nouvelle garde-robe, aller chez l'esthéticienne, et devenir une femme sophistiquée et sûre d'elle — une femme comme les aimait Lucas. Durant son séjour sur l'île, elle avait fait la connaissance de M. Karadines père; mais surtout, elle avait vu le regard que Lucas posait sur elle se transformer peu à peu Loin de la considérer comme une simple amie de Spiro, il semblait désormais voir en elle une femme — une femme séduisante de surcroît. A leur retour à Londres il l'avait appelée et ils étaient sortis ensemble une douzaine de fois, mais leur relation n'était pas allée au-delà de quelques baisers. Quand, ensuite, Lucas était parti à New York pour affaires, Ambre s'était dit qu'il l'avait oubliée ; mais à son retour, deux semaines plus tard, il l'avait de nouveau invitée à dîner. Cette fois la soirée s'était terminée dans sa suite, et ils étaient devenus amants. Il était son premier et seul amant, aussi n'avait elle pas de point de comparaison, mais elle n'en avait pas besoin Elle savait qu'elle avait trouvé l'âme sœur. Lucas n'avait qu'à la regarder pour que son estomac se serre délicieusement, et lorsqu'il la touchait, il éveillait en elle des émotions indicibles. Elle ne se lassait jamais de son corps. Moins d'une semaine plus tard, sur l'insistance de Lucas, elle avait emménagé dans le loft dominant la Tamise qu'il avait acheté, et, dès lors, leur relation n'avait cessé de devenir plus intime, plus forte. Rien que d'y penser, elle en avait le cœur qui battait la chamade et ne pouvait s'empêcher de sourire béatement. — Pourquoi cet air euphorique? La question de Tim la tira de sa rêverie. — Je me remémorais de bons souvenirs, répondit-elle à son ami avant de l'embrasser sur la joue. Où est le héros du jour ? ajouta-t-elle. Je lui ai apporté un cadeau. Avec l'aisance née d'une longue habitude, elle pénétra dans le salon. — Bon anniversaire, Spiro! lança-t-elle gaiement au jeune homme brun assis sur le canapé. Elle lui tendit le paquet avant de se débarrasser de ses chaussures et d'aller s'installer dans un fauteuil face à lui. — Seigneur, je suis flatté. Mon cher oncle t'aurait-il autorisée à nous rendre visite? Ça doit faire six mois qu'on ne t'a pas vue ici. Ou peut-être davantage? demanda-t-il en arquant des sourcils interrogateurs en direction de Tim. — Arrête tes sarcasmes, Spiro. Ambre reste notre amie, même si ses goûts en matière d'homme nous dépassent. Allez, ouvre ton cadeau. — Oui, c'est vrai, nous étions convenus de ne pas parler de Lucas ensemble, acquiesça Ambre. Alors fais-moi le plaisir de regarder ce que j'ai eu tant de peine à te trouver. — Pardonne-moi, ma chérie, mais figure-toi que je ne suis pas de très bonne humeur, ce soir. Le poids des ans commence à se faire sentir... — A vingt-trois ans? s'exclama-t-elle. Ne me fais pas rire — Et pourquoi donc? Tu mérites de rire, Ambre. Tu mérites d'être heureuse, dit Spiro, sérieux soudain. — Mais je suis heureuse! affirma-t-elle. Allez, ouvre ton cadeau, maintenant. Deux minutes plus tard, Spiro était debout et embras- sait chaleureusement Ambre sur la joue. — Je l’adore ! dit-il en désignant la gravure qu'elle lui avait offerte, et qui représentait deux hommes en short s'apprêtant à engager un combat de boxe. Mais tu as dû payer ça une fortune... C'est un original du XIXe siècle, n'est-ce pas? — Bien sûr, tu penses bien que je n'oserais jamais te donner un faux! Je connais ton snobisme... Tous trois rirent de bon cœur. Il était de notoriété publique que Spiro était un grand amateur d'art; d'ailleurs, il répétait à qui voulait l'entendre que travailler pour l'entreprise familiale le rendait malade, et qu'il rêvait d'ouvrir sa propre galerie. Malheureusement, Lucas contrôlait les cordons de la bourse, et Spiro ne pourrait hériter de son père qu'à vingt- cinq ans — ou s'il se mariait avant, ce qui ne risquait pas de se produire. En attendant, il recevait chaque mois une pension très généreuse, mais qu'il dépensait jusqu'au dernier penny. Ambre avait essayé de plaider la cause de son ami auprès de Lucas, lorsqu'elle avait emménagé chez ce dernier, mais il s'était aussitôt retranché derrière une expression glaciale et impénétrable. Il lui avait sèchement demandé de ne pas se mêler des affaires de la famille, avant de lui suggérer de cesser de fréquenter Spiro. La facilité avec laquelle l'homme qu'elle aimait s'était mué en étranger froid et distant avait fait peur à Ambre. Elle avait essayé d'argumenter, mais Lucas s'était contenté de l'ignorer. Malheureusement, l'amitié qui unissait Ambre et ses anciens colocataires avait souffert de cette situation. Elle avait gardé le contact avec Tim — ils se téléphonaient une fois par semaine en moyenne — mais Spiro avait raison : cela faisait des mois qu'elle n'était pas venue les voir tous les deux. — Je parie que mon cher oncle ignore que tu as dépensé une fortune pour moi, dit Spiro en déposant le cadre sur le manteau de la cheminée avant de se retourner vers Ambre. — Ça n'a rien à voir avec Lucas. Figurez-vous que j'ai appris il y a deux semaines que je devais recevoir début avril une prime de — écoutez-moi bien — presque deux cent cinquante mille livres ! — Bien joué! s'exclama Tim. J'ai toujours su que tu étais un génie. — Nous avons donc deux choses à fêter ce soir. Sors le champagne, Tim ! renchérit Spiro. Les Trois Mousquetaires reprennent du service. Ambre sentit ses yeux s'embuer à la mention du surnom qu'on leur donnait, autrefois, à l'époque où ils vivaient encore ensemble. Elle avait changé depuis, et n'était plus la jeune étudiante insouciante d'alors, mais elle n'avait pas oublié cette époque merveilleuse. Tim revint bientôt avec une bouteille de champagne et ensemble ils portèrent un toast à Spiro, à Ambre, à Tim, à la vie, et à tout ce qui leur passa par la tête. Ils avaient l'impression d'être revenus des années en arrière. Deux heures plus tard, débarrassée depuis longtemps de sa veste de tailleur et de sa barrette, Ambre était assise sur son fauteuil les jambes repliées sous elle et une coupe à la main lorsque Spiro demanda d'un air détaché : — Alors, ma grande, qu'est-ce que tu penses de cette idée qu'a eue Lucas de se marier? J'ai vu grand-père hier — il devait faire un check-up chez son médecin de Harley Street et en a profité pour descendre à l'hôtel quelques jours — et il m'a dit qu'il était aux anges. Bien qu'un peu ivre, Ambre sentit une douce euphorie l'envahir. — Lucas a l'intention de se marier? Je n'arrive pas à le croire ! s'écria-t-elle gaiement. Ainsi, il en avait parlé à son père avant de la consulter... C'était bien de lui ! Oh, comme elle avait hâte de le voir et d'entendre sa demande en mariage ! Bien sûr, elle devrait feindre l'innocence. Il serait trop déçu s'il apprenait qu'elle était déjà au courant. — Je lui ai parlé au téléphone cet après-midi, poursuivit elle. J'étais vraiment déçue quand il m'a expliqué qu'il ne pourrait pas revenir de New York avant samedi. Il m'a dit qu'il avait une grande nouvelle à m'annoncer, mais je n'aurais jamais deviné... Ainsi, songea-t-elle avec extase, les yeux brillants, son allusion un peu maladroite à son désir d'arrêter de travailler lorsqu'elle serait mariée et enceinte avait bel et bien été entendue, en fin de compte ! — Selon grand-père, Lucas a en effet quelque chose à t'annoncer, commença Spiro, mais... — Tais-toi, Spiro, coupa Tim. Ambre n'a pas besoin d'apprendre la nouvelle d'un tiers. — Oh ! si, Spiro, dis-moi ce qu'a dit ton grand-père. Je ne l'ai rencontré que lorsque nous étions en Grèce tous ensemble, mais je crois lui avoir fait plutôt bonne im- pression. Spiro eut un petit rire empreint de cynisme — Oh, tu lui as plu, c'est sûr, mais pas comme tu l'imagines. — Spiro, non ! Tout ça ne te regarde pas, intervint de nouveau Tim. Nous passons un bon moment tous les trois; laisse tomber. — Pourquoi? Ambre est notre amie depuis des années, elle a le droit de savoir la vérité. Tu préfères vraiment qu'elle l'apprenne par quelqu'un d'autre? Perdue dans son fantasme de bonheur conjugal, Ambre n'écoutait qu'à moitié, mais elle finit néanmoins par se rendre compte que ses amis se disputaient. — Que se passe-t-il ? Elle les regarda tour à tour. Ils paraissaient sérieux. Se redressant, elle vida son verre d'un trait et le posa par terre à ses pieds. — Allons, les gars, répondez-moi ! Que j'apprenne quoi par quelqu'un d'autre? demanda-t-elle en souriant. Les deux hommes échangèrent un regard, puis Tim poussa un soupir. — Tu as raison, Spiro, reconnut-il. Elle mérite mieux que ça. — Mieux que quoi ? insista Ambre. Spiro se leva nerveusement. — Mieux que le sale bâtard qui me sert d'oncle, répondit-il. — Oh, je t'en prie, Spiro, ne recommence pas avec ça ! Pourquoi ne peux-tu pas tout simplement te réjouir que Lucas et moi soyons amoureux l'un de l'autre? Nous acceptons ta relation avec Tim. De ton côté, tu pourrais accepter la nôtre et arrêter de tout le temps répéter que Lucas est un bâtard. Lorsqu'elle avait annoncé à ses deux amis qu'elle allait emménager avec Lucas, Spiro avait fait des pieds et des mains pour essayer de l'en dissuader. Finalement, en rage, il lui avait dit que Lucas était le fils bâtard de Théo, que sa mère n'était guère plus qu'une prostituée, célèbre à Athènes pour ses amants innombrables, et que Lucas ne valait guère mieux qu'elle. Ambre avait refusé de l'écouter à l'époque, et elle n'avait pas l'intention de commencer maintenant. — Au cas où tu l'aurais oublié, je n'ai jamais connu mon père. Qu'est-ce que cela fait de moi, à tes yeux? Spiro, dont la colère s'était un peu calmée, lui décocha un regard empreint de compassion. — En l'occurrence, j'entendais «bâtard» au sens figuré, précisa-t-il. Lucas ne te considère pas comme une partenaire, Ambre, mais comme une maîtresse, rien de plus. — Seuls les hommes mariés ont une maîtresse, Spiro, fit valoir Ambre d'un ton impatient. Tu ne sais rien de ma relation avec Lucas. Les commentaires du jeune homme irritaient, et elle était livide à présent. — Je crois qu'il est temps que je m'en aille. Elle se leva, mal assurée, et regarda ses deux amis. Il y avait de la pitié dans les yeux de Tim, et cela la blessa davantage que tout ce qu'il aurait pu dire. Il la connaissait depuis la maternelle, n'aurait-il pu lui accorder un minimum de crédit? Apparemment pas. — Ma grande, écoute Spiro, dit-il. C'est pour ton bien. — Lucas et moi nous nous aimons, c'est tout ce qui compte pour moi. Elle remit ses chaussures et récupéra son sac à main. — Ambre, attends ! Spiro lui attrapa le bras comme elle s'apprêtait à se diriger vers la porte. — Tu es une fille adorable et extrêmement intelli- gente, un génie dès qu'il s'agit d'analyser les marchés financiers, mais en ce qui concerne les hommes, tu es d'une naïveté rare. Lucas est le seul que tu aies jamais connu et... — C'est le seul que j'aie envie de connaître, coupât-elle. Maintenant, lâche-moi. A contrecœur, Spiro obéit. — Une dernière chose, Ambre. Je sais qui Lucas a l'intention d'épouser et ce n'est pas... — Je n'écouterai pas un mot de plus! s'écria Ambre, dominée par une terreur inexplicable. Spiro était soûl et il disait n'importe quoi, c'était évident. — Tu mens, et je sais pourquoi : ça te rend malade de nous voir heureux ensemble, Lucas et moi. Tu veux lui faire du mal en essayant de nous séparer, simplement parce qu'il refuse de te donner ton héritage avant l'heure. Tu crois que je ne te connais pas, Spiro ? Il faut toujours que tu domines tous ceux qui t'entourent. Tim est content de se laisser faire, mais pas Lucas, et ça te rend malade. Grandis un peu, veux-tu ? Spiro secoua lentement la tête. — Tu es aveugle, Ambre, tout simplement aveugle. Il chercha Tim du regard, dissimulant avec peine son exaspération. — Et maintenant? demanda-t-il. — Laisse tomber, lui conseilla Tim avec une grimace, Elle ne te croira jamais. — Très bien. Ambre, pense ce que tu veux, dit Spiro en se tournant de nouveau vers la jeune femme. Mais fais-moi une faveur : je dois dîner demain soir à l'hôtel avec mon grand-père, il organise une petite fête pour célébrer un contrat qu'il vient de signer. Il m'a demandé de t'inviter, et puisque d'après ce que tu nous as dit Lucas ne rentre que samedi, rien ne t'empêche de venir. Qu'en dis-tu ? Ambre hésita un moment. Elle n'avait pas envie de sortir avec Spiro, mais en même temps... — Ton grand-père t'a vraiment demandé de m'invi-ter? s'enquit-elle. — Oui, en fait, il a même insisté. — Dans ce cas, j'accepte. Comme c'était gentil de la part du vieux monsieur! Il savait sans doute que Lucas ne serait pas en ville, aussi avait-il suggéré à Spiro de tenir compagnie à sa fiancée. Quelle attention touchante ! — Parfait. Je passerai te chercher chez toi à 8 heures. Ambre ne vit pas la lueur de détermination qui brillait dans le regard de son ami et qui, en cet instant, le faisait ressembler étonnamment à son oncle. De retour chez elle, elle se glissa dans une chemise de nuit en satin blanc et se mit à arpenter la grande chambre qu'elle partageait avec Lucas. Les paroles de Spiro l'avaient affectée plus qu'elle n'aurait voulu l'admettre. Presque machinalement, elle ouvrit le placard de Lucas et huma le parfum boisé, très masculin qui se dégageait de ses costumes. Non, se rassura-t-elle, elle n'avait aucune raison de s'inquiéter. Lucas l'aimait, elle le savait. Sur cette pensée, elle se mit au lit et ne tarda pas à sombrer dans le sommeil. Ambre jeta un dernier coup d'œil à son reflet dans les grandes glaces de la penderie. Elle était bien, songea-t- elle sans fausse modestie. Mieux que bien, superbe. Ses cheveux fraîchement lavés et brossés étaient relevés de part et d'autre de son visage, dégageant son cou très long et accentuant son port de reine. Elle avait choisi de porter une création de Donna Karan en jersey de soie noir qui épousait ses formes comme une seconde peau. La robe avait des manches courtes, et s'arrêtait un peu au-dessus du genou, mettant en valeur ses mollets fermes et galbés. Le décolleté carré dévoilait la naissance de ses seins ronds et faisait comme un écrin à son superbe collier en émeraudes et diamants. Les boucles d'oreilles assorties scintillaient doucement contre ses joues à peine maquillées. La parure était un cadeau de Lucas. Elle portait aux pieds des escarpins à très hauts talons. Satisfaite, elle attrapa son sac à main et un châle en pashmina vert émeraude et dévala l'escalier en colimaçon qui conduisait à la vaste aire de réception de l'appartement. Spiro, à son habitude, était en retard. Elle traversa la pièce et s'approcha du petit secrétaire ancien sur lequel était posé le téléphone. Autant profiter de ce délai pour essayer une dernière fois de joindre Lucas à New York. — Désolée, mais M. Karadines n'est pas au bureau pour l'instant, lui répondit son assistante pour la troisième fois de la journée. Si vous voulez laisser un message... Elle avait également appelé sa suite du Karadines Hôtel de New York, mais n'avait pas obtenu de réponse. Cependant, elle n'eut pas le temps de s'inquiéter : au même instant, la sonnerie de la porte retentit. Spiro, enfin ! Deux minutes plus tard, elle était installée à l'arrière d'un taxi en compagnie de son ami, très élégant dans son smoking noir de coupe classique. — Tu es superbe, dis-moi, observa Ambre. — Quant à toi, ma chérie, tu es plus sublime que jamais. Mais il ne souriait pas lorsqu'il prit les mains de la jeune femme entre les siennes. — Où allons-nous, maintenant ? demanda le chauffeur de taxi. — Attendez une minute ou deux, voulez-vous ? répondit Spiro avant de fermer la vitre de communication avec l'avant du véhicule et de se tourner vers sa compagne. Ambre, il faut que tu m'écoutes et que tu me croies. Tim m’a fait promettre de tout te dire avant que nous arrivions à l'hôtel, afin que tu puisses annuler si tu le souhaites. Je suis désolé, vraiment désolé... Mais Lucas sera à la soirée. Ambre sursauta. Plongeant son regard dans les yeux sombres de son ami, elle y lut une tristesse infinie. — Comment... Comment le sais-tu ? demanda-t-elle en s’efforçant de garder son calme. — Je le sais parce que, pour une fois, j'ai fait une apparition au bureau, cet après-midi — je te rappelle que je suis directeur adjoint du Karadines Hotel de Londres. J'ai vu Lucas arriver avec deux invités, Alex Aristides et sa fille Christina. Ils sont montés dans la suite de grand-père. Dix minutes plus tard, les deux avocats de la famille les y ont rejoints. Karadines a racheté l'Aristides Corporation. Le contrat a été signé cet après-midi. Inutile de te dire qu'ils n'ont pas eu besoin de ma signature, bien que la moitié de Karadines m'appartienne... Mon cher tuteur s'est occupé de tout, pendant que me revenait la tâche de tenir compagnie à la fille d'Aristides. Ce qui m'a valu de passer une heure dans les boutiques de l'hôtel. Cette gamine a la fièvre acheteuse... — Et alors? C'était du travail. Lucas m'a dit qu'il ne pouvait pas me voir parce qu'il avait du travail — il ne m'a pas menti, déclara Ambre obstinée. Même s'il avait menti par omission en lui laissant croire qu'il demeurerait à New York un jour de plus. — Arrête, Ambre, reprit Spiro. Tu te fais du mal. Laisse- moi terminer... Christina Aristides a dix-huit ans, et il est clair qu'elle fait partie du contrat. — Non, non, Spiro, tu te trompes ! Lucas ne me ferait jamais une chose pareille, insista Ambre, étouffant la petite voix qui, au fond d'elle-même, lui chuchotait qu'il en était bien capable, au contraire. — Les chiens ne font pas des chats, Ambre. Comment crois-tu que grand-père a fait fortune? Jeune homme, il a été engagé comme serveur à bord d'un navire de croisière. Douze mois plus tard, il épousait la fille du propriétaire, une femme de dix ans son aînée. Belle promotion pour un petit employé, non ? Il faut reconnaître que sous sa direction la compagnie n'a fait que prospérer. Mais ma grand-mère n'était pas sotte — elle savait qu'il entretenait des maîtresses, parmi lesquelles la mère de Lucas. C'est pourquoi elle a toujours gardé la moitié des actions de la compagnie en son nom. A sa mort, elles sont allées directement à son fils, mon père. Crois-tu vraiment que grand-père aurait pris le risque de remettre toute la compagnie entre les mains de Lucas si ma grand-mère avait encore été en vie? Mes parents n'ont pas protesté parce qu'ils conservaient la moitié des parts. — Mais tout cela ne signifie pas que Lucas soit capable de se marier pour de l'argent! Il n'en a pas besoin, protesta-t- elle, bien décidée à défendre jusqu'au bout l'homme qu'elle aimait. — Ambre, grand-père veut que ce contrat aboutisse, et Lucas est exactement comme lui. Ils sont très grecs, tous les deux, très traditionnels. Pour eux, les affaires passent avant tout. Lucas va épouser Christina Aristides. Tu n'as aucune chance, Ambre, crois-moi. — Tu ne connais pas Lucas aussi bien que moi. Peut-être a-t-il joué au charmeur avec cette fille jusqu'à la signature du contrat... Elle s'interrompit, un peu honteuse. Elle préférait imaginer Lucas en homme d'affaires impitoyable et prêt à tout plutôt que d'envisager une rupture possible... N'était-elle pas, en fin de compte, aussi naïve et pathétique que le sous- entendait Spiro ? Ce dernier haussa les épaules. — Ma foi, je suppose que c'est possible, reconnut-il. Et si c'est ce que tu veux croire... Autant y aller. Ambre lui décocha un regard glacial. — Tu affirmes que Tim t'a demandé de me dire tout ça. Je ne te crois pas. Tim ne se montrerait jamais d'une cruauté pareille. — Tu as raison : Tim est parfaitement incapable de la moindre cruauté. Si je m'étais écouté, moi, je ne t'aurais rien dit et nous serions arrivés tous les deux à la soirée comme des fleurs. Avec un peu de chance, tu aurais fait une scène à Lucas et grand-père aurait enfin réalisé quel monstre est mon cher oncle... Mais quand je lui ai exposé ce plan, Tim l'a trouvé odieux. — Tu... tu penses sincèrement tout ce que tu m'as dit, n'est- ce pas? balbutia Ambre, comprenant tout à coup l’ampleur des révélations que son ami lui avait faites — Tu n'as pas à me croire sur parole. Si tu veux, tu peux rentrer à l'appartement et garder tes illusions une nuit de plus. Ou bien tu peux venir avec moi et juger par toi-même. Si tu en as le courage, conclut-il avec un sourire empreint de défi. Ambre n'avait jamais fait preuve de lâcheté dans sa vie, et elle n'allait pas commencer maintenant. D'autant qu'elle était persuadée que Spiro se trompait... Bravement, elle se pencha, rouvrit la vitre de communication et donna au chauffeur de taxi l'adresse de l'hôtel. 02.
Lucas Karadines aperçut Ambre avant même qu’elle ait
pénétrée dans la salle de réception. Dieu, qu’elle était belle ! songea-t-il, sous le choc. L’espace d’un instant, il fut tétanisé par son apparition, mais il se reprit rapidement et s’empressa de détourner la tête. Au passage, il reconnut le cavalier de la jeune femme, Spiro. Il ferma brièvement les yeux, réprimant un grognement. Pour la première fois de sa vie d’adulte, il se sentait tout petit. Au fond de lui, il savait pertinemment qu’il aurait dû trouver le temps de voir Ambre aujourd’hui pour mettre un terme à leur relation, mais il n’avait pas pu se résoudre à le faire. Et maintenant, il était pris au piège. Bon sang, comment s’était-elle retrouvée ici ? Inutile de se poser la question, songea-t-il en réprimant un soupir. Nul doute que Spiro trouvait la situation très amusante. Quelqu’un le tira par la manche, et, baissant les yeux, il vit le visage rond de Christina levé vers lui. Par chance, leurs fiançailles ne devaient pas être annoncées avant la semaine suivante ; cela lui laisserait le temps d’expliquer la situation à Ambre. Il ne voulait à aucun prix lui faire du mal. Il regardait Christina, mais en esprit, c’était Ambre qu’il voyait, Ambre telle qu'elle lui était apparue le soir de son anniversaire, lorsqu'il lui avait offert la parure en émeraudes et diamants qu'elle portait aujourd'hui. Elle était nue, sublime, les bijoux chatoyant contre sa peau soyeuse... Chassant cette image troublante, il adressa à Christina un sourire aimable et posa la main sur son épaule, s'efforçant de se concentrer de nouveau sur la conversation de leurs pères respectifs.
Ambre regardait autour d'elle, espérant secrètement ne
pas trouver dans l'assistance celui qu'elle cherchait. Mais il ne lui fallut pas longtemps pour repérer Lucas, qui dominait d'une bonne tête la plupart des hommes présents. Cela faisait deux longs mois qu'elle ne l'avait pas vu, et elle ne put s'empêcher d'éprouver l'émotion familière qui l'étreignait chaque fois qu'elle posait les yeux in lui. La raison pour laquelle il était là plutôt qu'à New York importait peu. Sa présence seule comptait. Il portait un smoking parfaitement coupé qui mettait en valeur ses larges épaules et sa stature athlétique; la blancheur immaculée de sa chemise faisait ressortir son teint mat. Le cœur serré par l'émotion, Ambre ne parvenait pas à détacher son regard de lui. Elle connaissait si bien chaque centimètre carré de son corps parfait... Ramenée à la réalité par Spiro, qui la tirait doucement par le bras, elle se laissa guider à travers la foule des invités, mais elle n'avait d'yeux que pour Lucas. Il se tenait à l'autre bout de la pièce en compagnie de trois autres personnes : son père, un autre homme d'un certain âge, et une toute jeune fille. Il souriait à cette dernière avec une expression si tendre qu'une peur inexplicable envahit Ambre. Les épaules légèrement penchées en avant, Lucas adoptait vis-à-vis de l'inconnue une attitude à la fois familière et protectrice. Spiro, debout à côté d'Ambre, lui serra doucement la main. — Désolé, Ambre, mais je t'avais prévenue... — Merci, rétorqua-t-elle en lui décochant un regard furieux, De toute évidence, il éprouvait une certaine satisfaction à avoir eu raison. — Je te signale que rien ne prouve qu'il a l'intention d’épouser cette fille. Le fait qu'il ne m'ait pas prévenue de sa présence à Londres s'explique aisément si, comme tu me l'as dit, il avait une réunion d'affaires importante cet après-midi. Elle se devait de garder espoir, sans quoi elle s'effondrerait. — Tu es vraiment prête à croire n'importe quoi, on dirait. Où est ta fierté, Ambre? demanda Spiro. Cependant, conscient de la détresse de la jeune femme, il ajouta aussitôt : — Haut les cœurs, ma puce. Ne te laisse pas abattre. Reportant son regard sur le petit groupe, Ambre observa avec attention la compagne de Lucas. Cette dernière, très brune et mate de peau, était de petite taille et assez rondelette, quoique jolie de visage. Elle portait une robe de bal en satin rose, sans doute hors de prix mais qui ne flattait guère sa silhouette. Toute l'adoration du monde se lisait dans le regard qu'elle levait vers Lucas; elle avait posé une main sur son bras et l'autre sur sa poitrine, dans un geste d'une intimité indéniable. — C'est Christina Aristides ? demanda Ambre à Spiro. Mais c'est une gamine! — Oui, c'est elle, acquiesça son ami. — Dans ce cas, tu te trompes, Spiro. Lucas n'est pas du genre à prendre ses petites amies au berceau. Cette Christina pourrait être sa fille! De nouveau, elle porta son attention sur son amant. Au même moment, ce dernier releva la tête, et leurs regards se croisèrent. Ambre vit briller dans les yeux sombres de Lucas un éclat glacial qui la fit frissonner.
Lucas serra les dents, furieux. Bon sang, que faisait-elle
là avec Spiro ? Il lui avait pourtant dit de se tenir éloignée de son neveu, mais elle lui avait délibérément désobéi. Non que cela l'étonnât outre mesure : Ambre avait toujours pris un malin plaisir à le défier constamment. C'était d'ailleurs un trait de caractère qu'il estimait plutôt stimulant chez une petite amie — mais qu'il n'aurait pu tolérer chez une épouse. Elle était superbe, comme toujours. Ses cheveux soyeux brillaient dans la lumière tamisée, et la robe qu'elle portait mettait chacune de ses courbes en valeur. Tous les hommes présents, il le savait, l'observaient à la dérobée. Elle était la sensualité incarnée, comme en témoignait la réaction instantanée de son propre corps. Il jura entre ses dents. Aucun homme sain d'esprit n'épouserait une femme comme Ambre, qu'il faudrait surveiller constamment pour la préserver des prédateurs qui ne manqueraient pas de lui tourner autour. Il sourit à la jeune fille debout à son côté. Il avait pris la bonne décision : Christina, elle, ne lui causerait pas le moindre souci. Il en était certain.
Ambre regarda Lucas fourrer sa main dans sa poche
d'un air embarrassé. Il la désirait encore, elle le savait, elle le sentait. Une ébauche de sourire naquit à là commissure de ses lèvres tandis qu'elle attendait qu'il lui fasse un signe de reconnaissance. Mais le désir qu'elle avait vu naître dans ses yeux fit rapidement place à de la colère, et elle le vit fixer sur Spiro un regard furieux. Son sourire s'effaça complètement quand Lucas se tourna vers son père et lui glissa quelques mots avant de prendre la main de Christina dans la sienne pour l'emmener saluer les in vités qui se pressaient dans la salle. Ambre accepta la coupe que lui présentait Spiro et but immédiatement une grande gorgée de champagne. Elle avait l’ impression d'être prisonnière d'un cauchemar, incapable de bouger, de s'enfuir. Lucas l'avait regardée comme une étrangère... Ce devait être une erreur, comment l'expliquer autrement? L'espace d'un instant, elle songea à courir vers lui et à l'arracher à sa compagne. — Il approche, Ambre, lui glissa Spiro à l'oreille. N'oublie pas de garder ton calme, respire, ne le laisse pas voir qu'il t'a blessée, ne lui donne pas cette satisfaction. Blessée ? Le mot était bien faible ! Obéissant à son ami, cependant, elle se força à prendre une profonde inspiration et à afficher une mine aussi froide et indifférente que possible. — Parfait, chuchota Spiro au moment même où Lucas et Christina arrivaient à leur hauteur. — Je suis heureux que tu aies pu venir, Spiro, et toi aussi, Ambre, déclara Lucas, très à l'aise. Ambre, permets-moi de te présenter Christina Aristides. Je viens juste d'acheter l'entreprise de son père, et nous célébrons ce soir la signature du contrat. Ambre aurait voulu lui écraser son poing sur le visage, piquer une crise de nerfs, exiger de savoir pourquoi il lui avait menti — mais le moment comme l'endroit étaient mal choisis. Aussi redressa-t-elle fièrement les épaules et afficha-t-elle un sourire avenant avant de serrer la main que lui présentait la jeune fille. Après tout, ce n'était pas sa faute à elle si Lucas s'était conduit comme un ignoble salaud. Christina décocha à Spiro un sourire taquin. — Cachottier, va! Tu ne m'avais pas dit que tu viendrais avec ta petite amie, ce soir. J'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous l'avoir volé cet après-midi, ajouta-t- elle à l'adresse d'Ambre, mais Lucas était trop occupé par ses affaires pour venir faire du shopping avec moi. Ce qui sous-entendait qu'elle considérait Lucas comme son petit ami, songea Ambre. Elle leva les yeux vers l'intéressé, s'attendant à un déni, une protestation quelconque; elle ne lut dans son regard qu'une colère glaciale. Il était visiblement furieux qu'elle soit là. Peut-être, pour la première fois de sa vie, se sentait-il réellement embarrassé? Non, bien sûr que non, comprit-elle aussitôt. Il avait seulement peur qu'elle ne gâche sa petite fête. — Ne t'inquiète pas, Christina, dit-il à la jeune fille, je suis sûr qu'Ambre n'y voit pas d'inconvénient. Mais j'ignorais qu'Ambre et toi vous fréquentiez toujours, ajouta-t-il en se tournant vers Spiro. — Oh, tu sais, Ambre n'est pas du genre à laisser tomber ses amis, fit valoir Spiro. Prenant sa compagne par la taille avec douceur, il l'attira à lui et déposa un baiser sur son front. Ambre le laissa faire, reconnaissante de son soutien. La trahison de Lucas était si totale, si inattendue qu'elle en avait la nausée. Comment osait-il la présenter à Christina comme une simple connaissance, une amie de son neveu, alors qu'elle partageait son lit depuis un an? — Je vois, dit Lucas d'un ton moqueur. Il savait parfaitement que Spiro était homosexuel. Le sarcasme qu'elle entendit dans la voix de son amant mit Ambre hors d'elle. — Je me demande si on peut en dire autant de toi, Lucas, observa-t-elle, acide. Je crois me souvenir que tu m’as avoué un jour n'avoir pas de véritables amis. Peut-être te contentes-tu d'utiliser les gens? Elle le vit serrer les mâchoires et jubila intérieurement. Bien fait pour lui ! — Seigneur, Lucas, une femme qui ne t'admire pas sans réserves, ce doit être une première ! s'exclama Christina. — Ambre est une vieille amie. Spiro et elle adorent me taquiner, ce n'est qu'une plaisanterie, affirma Lucas d’une voix douce en souriant à la jeune fille. Ne t’inquiète pas. Une fureur comme elle n'en avait jamais éprouvée envahit Ambre. Une vieille amie! Comment osait-il? Pres que sans s'en rendre compte, elle leva la main qui tenait sa coupe. Mais, devinant son intention, Spiro la saisit vivement par le poignet. — Je meurs de faim, pas toi, ma chérie? Veuillez nous excuser... D’une légère pression sur sa taille, il l'entraîna vers le buffet. — Ça n'aurait servi à rien, chuchota-t-il à l'oreille de sa compagne, ta coupe est presque vide, et le champagne ne tache pas. Ambre tremblait de tous ses membres. Jamais de sa vie elle n'avait ressenti une telle rage. — Pour ta gouverne, je ne comptais pas lui lancer le contenu du verre, mais bien le verre lui-même. Elle n'était pas violente de nature, et n'aurait jamais fait de mal à quiconque, mais l'espace d'une seconde elle avait complètement perdu le contrôle d'elle-même. A présent, cependant, sa propre réaction la choquait. — Merci de m'avoir retenue, Spiro, dit-elle en s'effor- çant de sourire à son ami. Toi qui disais rêver d'une scène de ménage en public, tu as finalement opté pour la sagesse... Mon Dieu, quand je pense que c'était toi qui avais raison depuis le début ! Jamais je ne me suis sentie aussi humiliée. — Tim avait raison, je n'aurais jamais dû t'amener ici. Ecoute, je dois parler avec mon grand-père, mais nous partirons aussitôt après. Ça prendra dix minutes tout au plus. Tu crois que tu tiendras le coup ? Les grands yeux bleus de la jeune femme s'embrumèrent fugitivement, mais elle serra les dents avec détermination. — Je n'ai pas le choix, répondit-elle en rejetant imperceptiblement les épaules en arrière. Spiro lui sourit. — Tu es de loin la femme la plus belle et la plus élégante de l'assemblée. Surtout, ne l'oublie pas. Avant qu'Ambre ait pu répondre, Théo Karadines les rejoignit. Il serra Spiro contre son cœur et échangea quelques mots en grec avec lui; puis il se tourna vers Ambre. — C'est un plaisir de vous revoir... Ambre, c'est ça? Je suis heureux de constater que vous maintenez toujours mon garnement de petit-fils dans le droit chemin. — Bonsoir, monsieur Karadines. Ma foi, j'essaie, parvint à articuler la jeune femme. Une sorte de stupeur bienvenue l'avait envahie, et elle avait l'impression d'assister à toute la scène de l'extérieur. La douleur l'attendait au tournant, elle le savait, mais pour l'instant, son cœur n'avait pas encore volé en éclats — il s'était simplement mué en pierre. — Bien, bien, reprit le vieux monsieur. Vous savez, Clive m'a dit beaucoup de bien de vous. Mais laissez-moi vous présenter : Clive Thompson, l'amie de mon petit-fils, Ambre Jackson. Ambre tendit la main à l'homme élégant debout près de Théo. Elle le connaissait de nom : c'était l'un des directeurs de la banque d'affaires Janson's. A quarante ans à peine, il s'était déjà fait une solide réputation dans la City. Elle sentit plus qu'elle ne vit que Lucas et Christina s’étaient joints à leur petit groupe, mais elle n'osa pas regarder dans leur direction. — Dès que Théo m'a dit qui vous étiez, j'ai eu envie de vous rencontrer, déclara Clive Thompson. Permettez-moi de vous dire que vous êtes aussi belle que talentueuse, sinon plus. Ses yeux bleu pâle ne lâchaient pas les siens. Lente- ment, il porta sa main à ses lèvres et l’effleura d'un bai-ser. — Oh, comme c'est galant ! s'exclama Christina. Ambre vit Clive arquer les sourcils, vaguement perplexe, avant d'adresser un sourire poli à la jeune fille. Puis il reporta son attention sur elle comme s'il n'avait pas été interrompu. — Tout le monde dans la City affirme que Brentford's a beaucoup de chance de vous avoir. J'ai entendu dire que vous aviez senti venir la crise des nouvelles technologies plusieurs mois avant tout le monde, déclara-t-il d'un air appréciateur. Ambre lui rendit son sourire. — J'ai eu de la chance, affirma-t-elle. — Dans ce métier, la chance s'appelle du flair, et c'est un atout inestimable, Ambre — vous permettez que je vous appelle Ambre? — Naturellement. Un grognement à peine audible échappa à Lucas lorsque l'homme d'affaires anglais tira de sa poche une carte de visite qu'il remit à Ambre. — Si jamais vous aviez envie de quitter Brentford's… je peux vous garantir que nos portes vous seraient grandes ouvertes, et que nous pourrions vous offrir des conditions très avantageuses. Ambre réprima avec peine un sourire désabusé. Depuis le déjeuner inattendu de jeudi, elle n'avait cessé de connaître des hauts et des bas émotionnels, mais là, c'était le bouquet : alors qu'elle passait la soirée la plus cauchemardesque de son existence, voilà qu'on lui proposait un poste chez... Janson's ! — Et votre président, sir David Janson, serait-il d'accord? demanda-t-elle non sans une pointe de cynisme. — Je suis sûr que sir David souhaite autant que moi s'allier un talent tel que le vôtre. — Bon, assez parlé affaires, vous ne croyez pas ? intervint Christina. Après tout, c'est une soirée, pas une réunion de travail, nous sommes censés nous amuser… Ambre, venez avec moi, il faut que je me repoudre le nez et j'aimerais que vous me disiez où vous avez trouvé cette robe, elle est fabuleuse ! Sans parler de votre parure, je n'en ai jamais vu de pareille. Cette interruption mit un terme brutal à la conversation. Le regard de Lucas croisa celui d'Ambre au-dessus de la tête de Christina, et elle y lut un avertissement très clair; cependant, elle l'ignora et se contenta de le toiser avec un mépris infini. Pour la première fois de la soirée, elle se sentait maîtresse de la situation. — Ces bijoux m'ont été offerts pour mon anniversaire, répondit-elle, très à l'aise. Mais vous avez raison, nous ferions bien de partir en quête des vestiaires, ajouta-t-elle en prenant le bras de la jeune fille. « Que ce goujat tremble un peu, songeait-elle non sans sadisme, qu'il se demande ce que je vais révéler à son innocente petite amie... » — Ouf, Dieu merci nous nous sommes échappées! S’exclama Christina comme elles quittaient la salle de réception et se dirigeaient vers les toilettes. Là, la jeune fille posa son sac à main sur le rebord du bassin de marbre et s'observa longuement dans le miroir avec une petite moue satisfaite. — Une heure avec mon père et ses amis, et j'ai l'impression d'étouffer, soupira-t-elle avant de se tourner vers Ambre. Vous avez de la chance que Spiro soit jeune et ne se prenne pas trop au sérieux. Lucas peut être ennuyeux à mourir, vous n'avez pas idée! Sous le choc, Ambre ne répondit pas tout de suite. Elle regarda la jeune fille rajuster le bustier de sa robe rose. — Franchement, Ambre, accepteriez-vous de porter un truc pareil, vous? Non, bien sûr! Comment se montrer diplomate? — Ma foi… — Inutile de chercher à être polie, coupa Christina avec un petit rire haut perché. Je sais que cette robe est ignoble, mais je n'ai pas le choix... Vous n'êtes pas grecque, vous ne pouvez pas comprendre. — Non, en effet. Pourquoi avoir mis cette robe si vous la délestez? — Parce que j'ai un rôle à jouer, ce soir — non, deux. Celui de la petite fille chérie de papa, et celui de la fiancée virginale de Lucas. Sans ça, croyez-moi, vous ne me verriez jamais dans du satin rose! — Sa... sa fiancée! s'exclama Ambre, horrifiée. — Oui, Spiro ne vous a rien dit? La semaine pro- chaine, papa organise une énorme réception chez nous, à Athènes, pour célébrer mes fiançailles avec Lucas. Nous devons nous marier trois semaines plus tard. Il aurait volontiers annoncé la nouvelle ce soir, mais ça aurait semblé un peu trop énorme, même venant d'un Grec — vendre sa société et sa fille dans la même journée, ça fait beaucoup ! Ainsi, tout était vrai. Spiro n'avait pas exagéré... — Etes-vous amoureuse de Lucas ? demanda Ambre en scrutant le visage de sa rivale. Cette dernière éclata de rire. — Non, mais lui m'aime, ou du moins c'est ce qu'il dit. De toute façon, ça n'a pas grande importance. Je veux me marier, et le plus tôt sera le mieux. Vous comprenez, une fois mariée, je serai libre. Je pourrai toucher l'héritage de ma mère — sans compter que Lucas a la réputation d'être un homme d'affaires avisé, il faut bien lui reconnaître ça. Sous sa direction, la compagnie devrait prospérer... Elle s'interrompit, remarquant tout à coup la mine horrifiée de son interlocutrice. De nouveau, elle eut un petit rire. — Ne prenez pas cet air choqué! C'est un arrangement grec typique. — Mais... mais..., bégaya Ambre. Vous êtes si jeune... — Je viens de passer un an dans une école pour jeunes filles en Suisse, et croyez-moi, là-bas, les professeurs de ski sont de vrais pros... et pas seulement sur les pistes, lui confia Christina avec un sourire salace. Je ne suis plus si jeune que ça ! Mais je sais ce que vous voulez dire, Lucas est un peu vieux pour moi. Heureusement, d'après ce que m'a raconté Spiro cet après-midi, mon cher fiancé entretient une maîtresse depuis assez longtemps ; avec un peu de chance, il ne se montrera pas trop exigeant, au lit. — Cela ne vous pose vraiment pas de problème que votre mari vous soit infidèle? demanda Ambre, qui n'en croyait pas ses oreilles. — Pas le moins du monde, pourquoi voulez-vous que ça me dérange, alors que je vais avoir une fortune à ma disposition ? Fouillant dans son sac, Christina en tira un petit sachet de tabac à rouler. — Vous fumez? — Non, répondit Ambre, tout en se demandant pour-quoi une fille aussi riche roulait ses propres cigarettes. — Alors, soyez gentille et allez dire à Lucas que j’arrive dans cinq minutes, voulez-vous? Il n'est pas au courant de mon petit vice. Ambre se retrouva dans le couloir sans trop savoir comment elle y était arrivée. Lucas était debout à l'entrée de la salle de réception; mais bien sûr, ce n'était pas elle qu’il attendait, songea-t-elle avec un pincement au cœur. — Elle a dit qu'elle arrivait dans cinq minutes, déclara-t- elle en s'approchant de lui. Elle a aussi affirmé que vous étiez fiancés. Comment est-ce possible, Lucas? Il doit y avoir une erreur. Je te rappelle que nous vivons ensemb le, toi et moi. — Il n'y a pas d'erreur. Leurs regards se croisèrent, et Ambre ne parvint pas à masquer la douleur qu'elle éprouvait. L'expression de Lucas se fit plus dure. — Je suis désolé que tu l'aies appris de cette façon. Mais j'ignorais que tu continuais à fréquenter mon neveu, et qu'il t'amènerait ici ce soir. Quel toupet! Voilà qu'il rejetait quasiment la faute sur Spiro, comme si ce dernier était responsable de la trahison colossale dont elle était victime! — Ecoute, Ambre, reprit Lucas en posant la main sur son bras, il faut que nous parlions. — Il est un peu tard pour ça, tu ne crois pas? — Je t'appellerai demain matin, comme prévu, et je t'expliquerai tout. — La grande nouvelle..., murmura-t-elle, comprenant soudain. La surprise que tu m'avais promise! C'était Christina, n'est-ce pas ? — On parle de moi? Christina venait d'apparaître à leur côté, les yeux brillants, un large sourire aux lèvres. Immédiatement, Lucas posa un bras protecteur sur ses épaules. — Nous discutions de nos fiançailles. Je te rappelle que c'était un secret, tu n'étais pas censée en parler ce soir, vilaine ! la réprimanda-t-il avec une telle indulgence qu'Ambre en eut la nausée. Au même instant, Spiro les rejoignit et prit Ambre par la taille. Elle lui en fut reconnaissante, car elle se sentait au bord du malaise. De son côté, Christina ne s'était visiblement rendu compte de rien ; elle parlait de la réception prévue à Athènes avec une volubilité telle que personne ne pouvait placer un mot. Lorsque, enfin, elle fit une courte pause pour reprendre son souffle, Spiro s'empressa d'intervenir. — Eh bien, félicitations à tous les deux. Ambre et moi espérons vraiment que vous jouirez du bonheur que vous méritez, ajouta-t-il avec un cynisme presque palpable. A présent, veuillez nous excuser, mais l'heure est venu, pour nous de nous éclipser. Moins de cinq minutes plus tard, ils étaient dans le hall de l'hôtel. — Je suis vraiment désolé, Ambre. Jamais je n'aurais dû t'amener ici, s'excusa Spiro. Mais la jeune femme n'écoutait pas. Seuls ses nerfs et une bonne dose d'adrénaline lui avaient permis de tenir jusque-là ; à présent, elle subissait le contrecoup du choc. — Ramène-moi à la maison, Spiro, supplia-t-elle. Une fois dans le taxi, cependant, elle reprit suffisamment ses esprits pour poser à son ami la question qui la préoccupait depuis un moment. — Dis-moi, pourquoi ton grand-père a-t-il tenu à m'inviter ce soir? C'était cruel de sa part, étant donné les circonstances... Spiro esquissa une grimace gênée. — Je suppose qu'il est temps de tout te dire... Je n'ai que trop tardé. Tu te souviens de ma soirée d'anniver-saire l'année dernière? Lucas est arrivé furieux et nous avons eu une violente dispute. En fait, il venait d’apprendre que j'avais invité Tim à passer les vacances de Pâques chez grand-père, et que j'avais l'intention d’annoncer officiellement à la famille que j'étais gay. Lucas a essayé de me dissuader, affirmant que ça tuerait Théo d’apprendre que son seul petit-fils était homosexuel. C’est pour cette raison qu'il t'a invitée à dîner et a suggéré que tu nous accompagnes pour les vacances. Tim et moi. Après ça, il a subtilement laissé entendre à grand-père que Tim et toi étiez comme frère et sœur, mais qu'en revanche, tu étais beaucoup plus proche de moi... — Tu veux dire que, depuis tout ce temps, ton grand-père est persuadé que nous sommes ensemble, toi et moi? Mais c'est impossible..., balbutia Ambre. — Réfléchis. Lucas est-il jamais sorti en public avec toi quand grand-père était à Londres et susceptible de l’apprendre? Ambre ne répondit pas. Elle commençait à peine à mesurer l'ampleur de sa naïveté et de sa sottise Mon Dieu, comment avait-elle pu se laisser berner ainsi pendant si longtemps? 03.
Ambre pénétra dans le loft comme un zombie Spiro lui
avait proposé de rentrer avec lui à Pimlico, mais clic avait refusé : elle avait besoin d'être seule, même si l'appartement que Lucas et elle avaient partagé pendant un an était rempli de souvenirs aujourd'hui douloureux. Lentement, elle monta au premier étage et ôta ses chaussures. Pénétrant dans la salle de bains, elle se déshabilla entièrement. Elle hésita un instant à se glisser dans lu vaste baignoire ronde en marbre creusée à même le sol mais elle fut aussitôt assaillie par la vision de Lucas, allongé près d'elle dans le bain, une coupe de champagne à la main, un sourire ensorcelant aux lèvres. Elle opta pour une douche. Une fois sous le jet brûlant, elle ferma les yeux. Pourquoi? Pourquoi Lucas lui avait-il fait cela? Lentement, elle se sentit craquer, et bientôt de grosses larmes vinrent se mêler aux gouttes d'eau qui roulaient sur ses joues. Secouée de sanglots, elle se laissa tomber sur le sol en marbre, les bras serrés autour d'elle, la tête baissée, brisée, anéantie. Frissonnante, elle finit par ouvrir les yeux. Elle était prostrée sur le sol de la douche. Depuis combien de temps l'eau chaude était-elle épuisée? Elle n'aurait pu le dire. Elle tendit la main pour arrêter le jet désormais tiède, se releva tant bien que mal et sortit de la douche avant de s'envelopper dans un drap de bain. Au passage, elle aperçut son reflet dans le miroir : elle était pâle comme la mort, constata-t-elle. Livide, avec de grands yeux rouges et gonflés. Elle portait encore le collier d'émeraudes et les boucles d'oreilles, constata-t-elle. Elle les enleva et les laissa tomber sur le lavabo, puis elle entreprit de sécher ses longs cheveux. Combien de fois Lucas lui avait-il dit qu'il adorait la voir ainsi, nue, ses cheveux comme un voile soyeux tombant sur ses seins ? Une nouvelle vague de souffrance déferla en elle, et elle alla s'allonger sur le lit en sanglotant à fendre l'âme. Elle pleura ainsi longtemps, très longtemps. Cepen-dant, lorsque la crise fut passée, elle sentit un calme étrange l'envahir. L'aube commençait à poindre, et elle décida de s'habiller. Elle ne s'encombra pas d'un soutien-gorge, mais enfila un slip en dentelle blanche, un pantalon à carreaux bleu marine et gris et un cardigan en cachemire bleu marine. Après avoir glissé à ses pieds de confortables mocassins de la même couleur, elle descendit dans la cuisine et ouvrit la fenêtre pour laisser entrer les premiers rayons du soleil. Après s'être fait du café, elle emporta sa tasse dans le salon et s'installa sur l'un des profonds canapés disposés autour de la cheminée. Elle saisit la télécommande, alluma la télévision. Et elle attendit...
Ambre entendit la clé tourner dans la serrure. Eteignant
la télévision, elle se leva et se tourna lentement vers la porte. Calme, maîtresse d'elle-même. — Ambre, je suis content que tu sois là. J'avais peur que tu ne sois retournée chez Spiro, après ce qui s'est passé hier soir, dit Lucas en refermant la porte derrière lui et en s'approchant d'elle. Ambre le regardait. Il portait un jean délavé, un pull-over à col roulé couleur crème et une veste en daim. Le vent avait décoiffé ses cheveux noirs. Jamais il ne lui avait paru aussi séduisant qu'en cet instant. Ni aussi inaccessible. — Pourquoi aurais-je fait ça? répondit-elle froidement. J'habite ici. Sa douleur avait temporairement laissé place à une colère glaciale. — Bien. J'espérais que tu te montrerais raisonnable. Lucas s'immobilisa à deux pas d'elle et son regard noir balaya lentement sa silhouette. La jeune femme vit une lueur de désir fugitive briller dans ses pupilles sombres. Loin de l'apaiser, cela ne fît que la rendre plus furieuse encore. — Raisonnable n'est pas le mot que j'aurais utilisé, dit-elle avec amertume. Je ne me sens pas du tout raisonnable, figure-toi — en fait, je suis ivre de rage, et j'exige des explications. Je te considérais comme mon petit ami, mon partenaire. Nous vivions ensemble, bon sang ! Lucas recula d'un pas et baissa la tête. De toute évi- dence, il était mal à l'aise. — Je suis d'accord avec toi, et je te présente mes excuses, dit-il. Ce qui s'est passé hier soir n'aurait jamais dû se produire. Christina n'aurait pas dû te dire que nous allions nous fiancer la semaine prochaine. Mais, de fait, tu n'aurais pas dû assister à la soirée... C'est Spiro qui est responsable de ce fiasco, pas moi. — Oh, non, n'essaie pas de rejeter le blâme sur Spiro, espèce de sale menteur! Tu m'as dit que tu ne pourrais pas rentrer de New York avant samedi. Retenu par tes affaires ! Quelle plaisanterie ! — Je n'ai pas menti. Je t'ai dit que je ne pourrais pas te voir avant samedi, ce qui était la stricte vérité. J'étais déjà pris, vendredi soir, conclut-il non sans cynisme. — Oui, vendredi soir et pour le restant de tes jours, si j'en crois Christina! Jamais je n'ai été aussi embarrassée et humiliée de ma vie, et je veux comprendre le pourquoi de ton attitude, Lucas. Tu me dois bien ça, non? Lucas s'avança et prit les mains de la jeune femme entre les siennes. — Calme-toi et écoute-moi, ordonna-t-il en plongeant son regard dans le sien. Je n'avais pas la moindre intention de t'embarrasser ou de te blesser. Je comptais te dire que notre histoire était finie bien avant l'annonce officielle de mes fiançailles. Jamais de ma vie je n'ai entamé une relation sexuelle avec une femme sans avoir quitté celle qui la précédait. C'est une de mes règles de base. — Quelle morale admirable ! ironisa-t-elle. Suis-je censée me réjouir? M'extasier que tu aies eu l'intention de me plaquer en bonne et due forme avant de te fiancer? Une grimace déforma la bouche sensuelle de Lucas. — Plaquer... Ce n'est pas le terme que j'aurais employé. Disons que notre aventure est arrivée à sa conclusion, et que j'espère que nous resterons bons amis. « Je rêve. C'est un cauchemar. Je vais me réveiller d'une seconde à l'autre... » Comment osait-il se comporter de cette façon? Avec un tel mépris, une telle froideur? Amis! Il voulait qu'ils soient amis! N'avait-il donc pas conscience de lui avoir brisé le cœur, d'avoir gâché sa vie? — Et moi ? Tu as pensé à moi, à ce que je ressens ? demanda-t-elle avec amertume. — Ecoute, Ambre, nous avons passé de très bons moments ensemble, mais maintenant, c'est terminé, il le faut, dit-il en arpentant la pièce de long en large. J'ai atteint l'âge où un homme doit se ranger. Je veux une épouse, une famille, un foyer, et Christina va me donner tout ça. Il fit volte-face et retourna vers elle. — Tu es brillante et ambitieuse, je sais que tu as un avenir tout tracé dans la finance. Mais moi, j'ai besoin de quelqu'un comme Christina. Tu comprends ? Chacune de ses paroles brisait un peu plus le cœur d'Ambre. Elle se força à rencontrer son regard. — Non. Non, je ne comprends pas. Je pensais que nous formions un couple, que cet appartement était notre foyer. — Allons, je t'en prie, ne te fais pas plus naïve que tu ne l'es, répondit Lucas avec un petit sourire cynique. Cette fois, c'en était trop. Incapable de contenir sa rage plus longtemps, Ambre lui assena une gifle retentissante. — Espèce de traître! Espèce de salaud arrogant et méprisable ! Lucas n'avait pas bougé d'un pouce. — Peut-être que je méritais ça, dit-il d'une voix glaciale. Mais je te préviens : c'est la dernière fois que je te laisse lever la main sur moi. Il est temps que tu te mettes dans la tête que notre histoire est terminée. Une marque rouge, cuisante, était apparue là où elle l'avait frappé. Presque malgré elle, Ambre leva la main pour effleurer sa joue. — Je suis désolée, murmura-t-elle. Son autre main vint se poser légèrement sur le torse de Lucas. Le contact familier de ses muscles puissants sous son pull-over la fit frissonner. Elle aimait cet homme de tout son cœur, et ne put s'empêcher de le regarder d'un air suppliant. — S'il te plaît, Lucas... Elle le sentit se raidir mais s'approcha néanmoins de lui et glissa la main derrière son cou. — Nous sommes si bien ensemble, toi et moi, et tu le sais. Cela faisait deux mois qu'elle était privée de la chaleur de ses caresses, et tout son corps était tendu à l'extrême. De son côté, Lucas frémit imperceptiblement lorsque, avançant encore d'un pas, elle laissa ses seins effleurer son torse. — Embrasse-moi, Lucas. Tu sais que tu en as autant envie que moi. D'une douce pression sur sa nuque, elle attira la tête de son compagnon vers ses lèvres entrouvertes. — Non. Au moment où leurs bouches allaient se rencontrer, il plaqua ses mains sur les épaules d'Ambre et la repoussa. Lucas n'aimait pas l'effet que la jeune femme avait sur lui. Il ne savait que trop bien que le sexe pouvait être une drogue; sa propre mère n'avait-elle pas été sous sa dépendance toute son existence, passant d'un amant à l'autre jusqu'à sa mort? Son dernier petit ami n'avait pas hésité à jeter à la rue un garçon de treize ans — et cela, Lucas ne l'avait jamais oublié. Il puisa dans ce souvenir la force de résister au charme ensorceleur d'Ambre. — Tu es une femme extrêmement séduisante, Ambre, mais je ne suis pas ignoble au point de profiter de ce que tu m'offres. C'est terminé. — Mais si c'est une épouse que tu souhaites, pourquoi pas moi, Lucas? Je t'aime, et je pensais que tu m'aimais, plaida t elle. Je pourrais te donner des enfants, tout ce que lu souhaites. Oubliant sa fierté, sa colère, elle lui ouvrait son cœur, prête à tout pour ne pas le perdre. Longuement, leurs regards se rencontrèrent; l'espace d'un instant, elle crut voir une lueur d'hésitation briller dans celui de Lucas, mais elle se trompait. — Non, Ambre, répéta-t-il avec un sourire amer. Je ne t'ai jamais menti : pas une seule fois au cours de notre relation je n'ai parlé d'amour. Ses mots lui firent l'effet d'une gifle et, sous le choc, elle ferma brièvement les yeux, passant sa mémoire au crible. De fait, il avait raison : jamais il n'avait dit l'aimer. Seigneur, comment avait-elle pu se tromper à ce point sur ses sentiments? — Tu es une fille adorable, reprit-il, mais pas de celles qui deviennent épouses et mères. Ta carrière est trop importante pour toi. Tu aimes te battre dans un univers d'hommes, cela te plaît de savoir que tu es aussi bonne et même meilleure que la plupart d'entre eux. Si tu essayais de devenir femme au foyer, tu ne tiendrais pas six mois. Tu t'ennuierais à mourir. Ne te fais pas d'illusions, Ambre. Tu es une maîtresse-née, pas une épouse. Elle avait écouté son discours avec une horreur croissante. — Est-ce vraiment ce que tu penses ? demanda-t-elle d'une voix faible. Pendant tout ce temps, tu ne m'as considérée que comme une maîtresse, un objet sexuel, rien de plus ! Il haussa les épaules. — Peu importent les qualificatifs. Nous avons partagé une relation mutuellement agréable et satisfaisante. Je dirais même torride, ajouta-t-il en balayant la silhouette d'Ambre d'un regard suggestif. Se sentant rougir, la jeune femme détourna la tête. — Allons, Ambre, sois honnête. Tu n'as jamais été une petite oie blanche... Tu es une hédoniste-née, tu ne t'épanouis que dans la satisfaction des sens. Notre relation a toujours été fondée sur le plaisir, rien de plus. Peut-être croyait-il sincèrement ce qu'il disait, mais pour elle, elle le savait, leur liaison avait été bien davantage qu'une simple aventure sexuelle. — Rien de plus..., répéta-t-elle avec horreur. — Exactement, acquiesça-t-il. Christina, elle, est différente, continua-t-il, sans paraître s'apercevoir de la douleur qu'il lui infligeait. Elle est douce, innocente, et ne désire rien d'autre que de devenir ma femme et de porter mes enfants. — Moi aussi, j'étais innocente avant de te rencontrer, protesta faiblement Ambre, annihilée par sa cruauté et son manque de tact. Lucas savait qu'elle était vierge lorsqu'ils avaient fait l'amour pour la première fois. Elle lui avait offert le plus beau cadeau qu'une femme peut offrir à un homme — son corps, son âme, tout son être — et maintenant, il osait la traiter d'hédoniste? — Allons, allons, Ambre, dit-il en secouant la tête d'un air moqueur. Tu sais aussi bien que moi que si tu étais encore vierge à l'époque, c'est davantage par manque d'occasions que par conviction morale... La preuve, tu semblais toute prête à me tomber dans les bras dés le premier soir, lorsque je t'ai emmenée sur l'île, et c'est moi qui ai dû temporiser. Je te revois encore avec tes vêtements de marque et tes Bikini minuscules ! — Je vois, dit-elle d'une voix blanche, détournant la tête pour ne plus contempler l'expression empreinte de cynisme de Lucas. De toute évidence, il la considérait comme une fille facile, et il s'imaginait qu'elle aurait répondu avec la même ferveur, la même sensualité, aux caresses de n'importe quel autre homme. Dire qu'elle était en partie responsable de cette terrible méprise ! Dans son désir de bien faire, elle avait délibérément essayé de devenir la créature sophistiquée, sensuelle et libérée qui, pensait-elle, le séduirait. En vérité, Lucas ne la connaissait pas, il s'était arrêté aux apparences sans chercher à aller plus loin. Longtemps, elle demeura immobile, luttant contre le désespoir qui menaçait de la submerger. Enfin, elle se força à affronter de nouveau le regard de son compagnon. — Bon. Je suppose qu'il est temps pour moi d'aller faire mes bagages, dit-elle, rassemblant tant bien que mal les lambeaux de sa dignité. Comme elle tournait les talons pour se diriger vers l'escalier, Lucas la rattrapa par l'épaule. — Non, Ambre, assieds-toi. Je ne suis pas insensible au point de te priver de ta maison. Tu n'as pas à partir, c'est moi qui m'en vais. J'enverrai quelqu'un cet après- midi chercher mes affaires. Il laissa tomber sur la table basse une longue enve- loppe en papier kraft et son trousseau de clés. — Au revoir, Ambre. Un instant, son regard s'attarda sur le visage très pâle de la jeune femme. — Je suis... — Va-t'en, coupa-t-elle d'une voix dure. S'il lui disait qu'il était désolé, elle le tuerait. Elle le vit se pencher vers elle, sentit le contact éphémère de ses lèvres sur son front et se raidit. Elle n'avait pas besoin de sa pitié. Rejetant la tête en arrière, elle lui décocha un regard plein de ressentiment. Lucas se redressa. — Fais bien attention à toi. Puis il se dirigea à grandes enjambées vers la porte. Avant de la franchir, il se retourna et ajouta : — Au fait, si tu envisages d'accepter la proposition de Clive Thompson, je te conseille de bien réfléchir. Ce type n'est pas digne de confiance. — Venant de toi, voilà qui est cocasse, observa-t-elle avec un rire amer. La porte se referma sur lui sans bruit. Ambre regarda autour d'elle. Tout à coup, elle voyait d'un œil nouveau cet appartement qu'elle avait considéré comme leur foyer. Lucas avait raison, comment avait-elle pu être aussi naïve ? Le décor impersonnel, l'absence flagrante du moindre objet choisi à deux indiquait bien qu'il ne s'agissait pour lui que d'un pied-à-terre. Il fallait qu'elle quitte cet endroit, comprit-elle. Peu importait où elle irait, du moment que le lieu ne lui rappelait pas Lucas. Son regard tomba sur l'enveloppe en papier kraft qu'il avait laissée sur la tablé et elle l'ouvrit avec des gestes mécaniques. Elle contenait le titre de propriété de l'appartement, en son nom. L'acte était daté de deux semaines plus tôt. Une nouvelle vague d'humiliation déferla en elle. Ainsi, il avait espéré pouvoir l'acheter comme une prostituée de bas étage... Envahie par une fureur indescriptible, elle se dirigea vers la cuisine et sortit d'un tiroir de grands ciseaux. Puis, déterminée, elle monta dans la chambre. Une volée de jurons bien sentis échappa à Lucas Karadines. Debout dans sa chambre d'hôtel, il regardait avec rage le pantalon que le valet de son père tenait devant lui. — J'ai bien peur, monsieur, que les trois costumes n'aient subi le même sort. Le petit homme avait toutes les peines du monde à garder son sérieux. — Dans les trois cas, la braguette a été sommairement découpée. Lucas traversa la pièce au pas de charge, décrocha le téléphone et entreprit de composer le numéro du loft. Cependant, il s'immobilisa avant d'avoir terminé. Non, c'était inutile — Ambre était sortie de sa vie à présent, et c'était bien ainsi. Un petit sourire naquit à la commissure de ses lèvres. Ambre était une femme passionnée à tous points de vue, c'était même cela qui l'avait attiré en elle, au départ. Et après tout, n'avait-elle pas un peu raison de lui en vouloir? Jamais elle n'aurait dû découvrir par un tiers que leur aventure était terminée. Réprimant un soupir las, il se tourna vers le valet et lui demanda de se débarrasser des trois costumes inutilisables avant de lui en sortir un autre pour le dîner. 04.
Ambre vida sa tasse de café et l'emporta dans la
cuisine pour la laver. Cela faisait à peine plus d'une semaine que Lucas était sorti de sa vie. Les premiers jours, elle n'avait pu s'empêcher d'espérer qu'il change d'avis, qu'il revienne sur sa décision. Mais elle avait fini par se résigner à l'inévitable et, dès le mercredi, elle avait mis l'appartement en vente. Quand Spiro l'avait appelée d'Athènes, le dimanche après-midi, pour confirmer que la grande soirée de fiançailles avait eu lieu et s'était bien passée, elle avait accueilli la nouvelle avec dignité, même si elle sonnait le glas de ses derniers espoirs. Presque malgré elle, son regard se posa sur la photo du couple qui s'étalait dans le journal du matin. « Le bonheur éclatant de Lucas Karadines et Christina Aristides fait plaisir à voir », s'extasiait la légende. Elle arracha la page et en enveloppa soigneusement sa tasse de café, qui alla rejoindre toutes les autres dans un carton. Voilà, elle avait terminé... On était lundi, et elle avait pris sa journée pour pouvoir déménager tranquillement. Tout était empaqueté, un employé de l'agence immobilière était venu installer les panneaux « A vendre » aux fenêtres, et maintenant elle n'avait plus qu'à attendre les déménageurs. Elle avait d'ores et déjà choisi les œuvres de charité auxquelles irait le produit de la vente du loft et chargé l'agence de s'occuper de toutes les formalités. Dès ce soir, elle serait installée dans le petit cottage avec jardin qu'elle avait loué à Flamstead, une bourgade des alentours de Londres facile d'accès depuis la City, et sa vie avec Lucas Karadines ne serait plus qu'un — douloureux — souvenir. De retour dans le salon, Ambre jeta un coup d'œil à sa montre. Les déménageurs n'arriveraient pas avant deux heures environ. Le téléphone était encore connecté, et elle aurait pu appeler Tim, mais elle n'avait pas envie de parler à son ami, ni à Spiro d'ailleurs. Elle en voulait encore à ce dernier, qui lui avait avoué la veille n'avoir pas pu résister à la tentation d'annoncer à son grand-père et à Lucas, samedi, que ses propres fiançailles avec Ambre ne tarderaient probablement pas à suivre celles de son oncle. Spiro était ainsi : il ne pouvait s'empêcher de provoquer Lucas... En entendant frapper à la porte, Ambre arqua les sourcils, surprise. Des déménageurs en avance? Voilà qui était inhabituel, surtout à Londres ! Mais au moins, elle n'aurait pas à attendre deux heures. Elle s'empressa d'aller ouvrir, mais le demi-sourire qui se formait déjà sur ses lèvres se figea instantanément lorsqu'elle reconnut son visiteur. Lucas Karadines. Son premier réflexe fut de lui claquer la porte au nez, mais il avait dû prévoir cette réaction : sans lui laisser le temps d'esquisser un geste, il la dépassa et pénétra dans l'appartement. Mécaniquement, Ambre referma derrière lui. — Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle en s'effor-çant de contrôler le tremblement de sa voix. Il ne fallait pas espérer, se répétait-elle. Lucas n'était pas venu lui présenter des excuses et lui demander d'être sa femme. Sa présence avait une explication rationnelle... Malgré tout, elle sentait son cœur battre la chamade, et ne pouvait s'empêcher de rêver. Lucas se tourna pour lui faire face et l'observa en silence pendant ce qui lui parut une éternité. Son expression était sombre, sinistre, et Ambre comprit aussitôt qu'il n'était pas là pour se réconcilier avec elle — au contraire. — Je t'ai demandé ce que tu voulais, répéta-t-elle froidement. Il ne la quittait pas du regard, et elle regretta soudain de ne porter qu'une ample chemise en coton et un jean. Aussitôt, elle se reprocha cet accès de coquetterie déplacée. Que lui importait ce que Lucas pouvait bien penser d'elle? — J'ai bien voulu ignorer le ravage de quelques costumes, dit enfin Lucas d'une voix doucereuse en avançant d'un pas vers elle. Ambre se sentit rougir et déglutit avec difficulté. Elle avait quasiment oublié sa futile tentative de vengeance. Pourtant, elle avait bel et bien éprouvé une intense satisfaction à découper les costumes de Lucas et à les lui renvoyer, accompagnés de tous les cadeaux qu'il lui avait offerts au cours de leur relation... — J'ai ignoré l'insulte que tu me faisais en me rendant mes cadeaux, reprit-il, comme s'il lisait dans ses pensées. L'attrapant vivement par la main, il l'attira vers lui sans tenir compte de ses protestations et plongea un regard noir dans le sien. — Mais je ne te laisserai jamais épouser Spiro pour lui permettre de toucher son héritage avant l'heure. Crois-moi, si tu persistes dans ce projet idiot, tu le regretteras cruellement. Il avait proféré ces derniers mots avec une telle détermination que la jeune femme ne put réprimer un frisson. — Lâche-moi! s'exclama-t-elle en se débattant pour échapper à sa poigne de fer. — Je te lâcherai quand tu m'auras promis de rester à distance de Spiro. Ambre faillit éclater de rire. De toute évidence, Lucas avait pris son neveu au sérieux lorsque ce dernier avait prétendu envisager de se fiancer avec elle. Elle aurait pu le rassurer instantanément, mais quelque chose en elle se rebella. De quel droit se permettait-il de venir ainsi jusque chez elle pour l'insulter et la menacer? — Je suis libre de fréquenter et d'épouser qui bon me semble, rétorqua-t-elle, et tu n'as pas ton mot à dire. Au cas où tu l'aurais oublié, tu vas te marier. D'ailleurs, je suis surprise que tu aies pu t'arracher aux bras de ta chère et tendre si peu de temps après vos fiançailles. La petite Christina serait-elle moins passionnée que tu l'avais espéré? Bon, maintenant, lâche-moi et va au diable. Là-dessus, d'un geste brusque elle lui arracha sa main et le contourna pour se diriger vers l'escalier. Avec un juron sonore, Lucas tendit la main et la rattrapa par la manche de son chemisier, l'obligeant à s'immobiliser. Elle voulut se libérer, mais il tira plus fort sur le tissu, et quelques boutons cédèrent. Ivre de rage, Ambre tenta de lui décocher un coup de coude à l'estomac; avant qu'elle ait pu y parvenir, cependant, il la maîtrisa et, l'obligeant à se retourner, il la maintint fermement contre lui. Elle avait beau lutter de toutes ses forces, elle n'était pas de taille à lui tenir tête. — Laisse-moi, espèce de brute! explosa-t-elle. Tu crois que je ne vois pas clair dans ton jeu ? Non content d'épouser une pauvre gamine qui pourrait être ta fille pour récupérer l'entreprise de son père, tu veux en plus éloigner Spiro aussi longtemps que possible de son héritage afin de continuer à diriger seul la compagnie! Tu veux que je te dise? Tu m'écœures. — Et toi? Tu penses avoir des leçons à me donner? Tu es prête à épouser un garçon notoirement homosexuel uniquement pour te venger de moi ! — Pour qui te prends-tu ? Je me fiche de toi comme d'une guigne! — Peut-être, mais si ma mémoire est bonne, tu appréciais ce que nous partagions — et que Spiro ne pourra jamais t'offrir! On aurait presque pu croire qu'il était jaloux, songea Ambre. Mais elle ne le connaissait que trop bien : seul lui importait le contrôle de l'entreprise familiale. Lorsque Spiro aurait récupéré son héritage, Dieu seul sait ce qu'il en ferait; il était loin d'avoir le sens des affaires, cela, Ambre le savait aussi bien que Lucas. Néanmoins, cela n'excusait pas l'attitude inqualifiable de ce dernier envers elle. — Spiro est mon ami, dit-elle avec hauteur. Et avec un oncle comme le sien, il a bien besoin d'amis! — Et naturellement, ton « amitié » pour lui n'est nul- lement intéressée... Dis-moi, que t'a promis mon neveu en échange de ce mariage? Un pourcentage de l'héri- tage? A moins que tu ne fasses ça uniquement par esprit de vengeance? En tout cas, ce n'est certainement pas pour son corps, nous savons tous les deux que les femmes ne l'intéressent pas. Tout en parlant, Lucas l'avait plaquée plus étroitement contre lui, et elle avait une conscience aiguë de sa force, de sa virilité — de son désir aussi, qu'elle ne pouvait ignorer et qui, à son corps défendant, éveillait en elle une réponse aussi passionnée que familière. Elle baissa les yeux, de peur qu'il ne lise dans son regard l'envie qu'elle avait de lui. C'est alors seulement qu'elle remarqua que, dans leur lutte, tous les boutons de son chemisier avaient été arrachés, dévoilant entièrement l'un de ses seins et la naissance de l'autre. Elle n'était pas la seule à s'être aperçue de sa nudité partielle. Elle sentit Lucas se raidir légèrement. Très lentement, il leva une main et effleura les contours de sa bouche sensuelle. Ambre savait qu'elle aurait dû le repousser, mais elle ne pouvait que suivre du regard, fascinée, le mouvement de sa main tandis qu'elle quittait sa bouche pour se poser sur sa gorge. — Christos, murmura Lucas d'une voix rauque. Tu es tellement sexy... Je doute que Spiro lui-même puisse résister à tes charmes. Les pointes des seins de la jeune femme s'étaient dressées, témoignant mieux que des mots du désir qu'elle éprouvait. Incapable de prononcer une parole, elle demeurait plaquée contre Lucas, le cœur battant à tout rompre. Mû par une volonté propre, son dos se cambra légèrement, exposant davantage encore ses seins tendus, comme pour quêter une caresse. L'instant d'après, étouffant un juron, Lucas prenait possession de sa bouche avec une violence qui trahissait la peine qu'il avait eue à se contrôler aussi longtemps. Ambre répondit à son baiser avec une ardeur fébrile. En un instant, elle oublia qu'il était fiancé à une autre, elle oublia qu'il l'avait trahie. Seul comptait le moment présent. Tout son corps était consumé par une faim presque douloureuse. Lorsque Lucas abandonna ses lèvres pour déposer une pluie de baisers sur sa gorge et enfin mordiller doucement l'un de ses tétons, elle rejeta la tête en arrière et gémit longuement de plaisir. Il libéra ses mains, et, au lieu de le repousser, elle en profita pour les laisser courir sur sa nuque et sur son torse viril. Lucas l'aida en arrachant le pull-over qu'il portait avant de la ramener contre lui. Les doigts d'Ambre glissèrent sur son dos puissant, savourant le contact de ses muscles fermes. Cela faisait si longtemps... D'un geste vif, Lucas la souleva dans ses bras puis l'allongea sur le parquet. — Que le diable t'emporte, Ambre Jackson, murmura-t-il en enfouissant son visage dans ses cheveux. Ces mots la blessèrent, mais il était trop tard pour endiguer le flot de passion et de désir qui déferlait en elle, emportant tout sur son passage. Ils se déshabillèrent l'un l'autre avec frénésie, et, l'instant d'après, ils étaient nu leurs bouches de nouveau unies en un long baiser. Depuis qu'ils se connaissaient, ils avaient toujours aimé faire l'amour en prenant leur temps, en savourant chaque instant, chaque caresse, chaque infime sensation. Cette fois cependant, le sentiment d'urgence qui les envahissait était tel qu'ils oublièrent tout préliminaire. Nouant les jambes autour de la taille de son compagnon, Ambre l'attira à elle, et il la pénétra aussitôt, lui arrachant un gémissement de bonheur. Ivres de passion, totalement absorbés l'un par l'autre, ils atteignirent très vite un plaisir violent, dévastateur, qui les balaya comme un torrent et les laissa sans forces, pantelants, sur le sol. Ambre refusait de croire que Lucas pût se conduire ainsi avec elle et se prétendre amoureux d'une autre. Lorsqu'il roula sur le côté, elle le suivit et demeura contre lui, scrutant son visage aux yeux fermés. — Lucas, murmura-t-elle tendrement. Tendant la main, elle chassa avec douceur une mèche de son front. Lentement, il ouvrit les yeux et la regarda avec un mépris tel qu'elle sursauta comme s'il l'avait giflée. — Ambre, répondit-il avant de se lever d'un bond, comme s'il souhaitait mettre au plus vite de la distance entre eux. Elle demeura assise sur le sol, trop abasourdie pour bouger. Lucas se rhabilla rapidement avant de se tourner vers elle en secouant la tête. — Christos , j'avais bien raison. Tu es séduisante comme le diable, et bien trop sexy pour faire une épouse convenable. Il savait qu'il se montrait injustement cruel, mais c'était un pur réflexe défensif de sa part. Il n'arrivait pas à croire qu'il ait pu se conduire de cette façon ! Il avait complètement perdu le contrôle de lui-même, et il se détestait pour cela. Lui qui avait toujours été strictement monogame dans ses relations avec les femmes, lui qui s'était toujours vanté de n'avoir qu'une maîtresse à la fois, qui avait l'intention de demeurer parfaitement fidèle à sa femme, s'était comporté comme le dernier des salauds. Bon sang ! Trois jours après la célébration de ses fiançailles! La honte et la culpabilité le poussèrent à ajouter : — Habille-toi. Tu me dégoûtes. Je me dégoûte. Ambre pencha la tête un instant, laissant ses longs cheveux masquer son visage. De toutes ses forces, elle ravala les sanglots qui lui montaient à la gorge. Elle le dégoûtait, avait-il dit, et pourtant, elle n'était que ce qu'il avait fait d'elle... En cet instant naquit la nouvelle Ambre. Rejetant ses cheveux en arrière, elle se leva et ramassa ses vêtements, qu'elle mit en prenant son temps, sans prêter attention à Lucas. Puis elle redressa les épaules et se tourna pour lui faire face. — Qu'est-ce que m attends? demanda-t-elle avec un regard dur. Elle était furieuse du mépris qu'elle lisait sur son visage, mais était bien décidée à ne pas laisser libre cours à sa colère. — Le show est terminé, reprit-elle, glaciale. Maintenant, retourne auprès de Christina. Je vous souhaite beaucoup de bonheur à tous les deux — même si je crains que tu ne trouves pas en elle la partenaire douce et malléable que tu imagines. Après tout, elle sait déjà que tu as une maîtresse, et elle s'en moque royalement, ce qui est assez révélateur, à mon avis. Elle avait ajouté cela dans le seul but de lui faire mal mais elle comprit aussitôt qu'elle était allée trop loin. Lucas fit un pas en avant, comme s'il mourait d'envie de la frapper; instinctivement, elle recula. — Espèce de menteuse ! Je t'interdis de mentionner le nom de ma fiancée, tu m'entends ? Un moment, ils s'affrontèrent du regard en silence. La tension sexuelle était toujours présente entre eux, mais s'y ajoutait désormais une haine vibrante, absolue, presque palpable. Ce fut Ambre qui, la première, détourna les yeux. — Va-t'en, dit-elle d'une voix lasse en se dirigeant vers la porte. Elle l'ouvrit et s'effaça afin de le laisser passer. Lucas tendit la main pour lui saisir le bras, mais elle se dégagea aussitôt. — Au revoir, Lucas. — Pas si vite. Tu ne m'as toujours pas fait la promesse que j'attendais... Je veux ta parole que tu n'épouseras pas Spiro. Nauséeuse, Ambre secoua la tête. — D'accord, répondit-elle seulement. — Je suis sérieux, Ambre, insista Lucas d'une voix grave. Si tu l'épouses, je ferai de ta vie un enfer, et même ton travail ne te fournira aucun réconfort, crois-moi. Je m'assurerai personnellement que tu ne puisses jamais retrouver un emploi dans le monde de la finance. Fais-moi confiance, j'ai le pouvoir de détruire ta carrière, et je n'hésiterai pas à le faire. Ambre savait qu'il disait la vérité : quelques mots habilement glissés à ses clients les plus influents suffiraient à la discréditer à jamais dans la City. — Tes menaces sont inutiles, Lucas. Je n'ai jamais eu la moindre intention d'épouser Spiro. Ce dernier avait toujours dit à Ambre que son oncle était un requin, mais elle n'avait jamais voulu le croire. Tout à coup cependant, alors qu'elle observait sa haute silhouette déterminée, l'angle dur de sa mâchoire, elle comprenait combien elle avait été naïve. Oui, Lucas Karadines était bien un requin — un prédateur sans scrupule ni sentiments, assoiffé de sang. Sans doute était-il sincère lorsqu'il affirmait aimer Christina, mais en vérité, ce qu'il éprouvait pour sa fiancée n'était pas de l'amour : il était tout simplement incapable de sentiments. Il avait décidé de tomber amoureux de Christina Aristides avec la même froideur calculatrice qui l'avait poussé à racheter la compagnie de son père. Christina correspondait en tout point à l'idée qu'il se faisait d'une épouse idéale, aussi l'avait-il demandée en mariage; c'était aussi simple — et aussi sordide — que cela. Une fois encore, le regard d'Ambre croisa celui de Lucas. Dans ses profondeurs de jais, elle ne vit pas briller la moindre étincelle d'émotion. L'ambition dévorait en lui tout sentiment, toute chaleur humaine. Comment avait-elle pu se croire amoureuse de cet homme glacial, austère et égoïste? — Si tu connaissais un peu ton neveu, dit-elle en arquant les sourcils, ironique, tu aurais compris tout de suite qu'il essayait de te provoquer, en mentionnant ces fiançailles. A présent, va-t'en.
Ambre s'installa peu à peu dans son cottage. Elle
s'acheta une petite Ford pour aller au bureau le matin, et s'efforça de chasser de son esprit sa désastreuse aventure avec Lucas. Si elle y parvenait relativement bien le jour, la nuit, en revanche, elle était encore hantée par le souvenir de ses caresses, de leurs unions torrides, des moments merveilleux passés dans ses bras; et il n'était pas rare qu'elle parte au bureau le matin sans avoir fermé l'œil. La seule chose qui l'empêcha de sombrer dans la dépression, durant l'année qui suivit sa rupture avec Lucas, fut sa relation avec son père. C'était cela, la nouvelle qu'elle avait tant voulu annoncer à Lucas, ce fameux jeudi, après son déjeuner avec sir David Janson. Ce dernier lui avait révélé qu'il était son père... Elle l'avait revu deux semaines plus tard, dans un restaurant de Covent Garden. A la grande surprise d'Ambre, il était venu accompagné de sa femme, Mildred. La situation aurait pu être embarrassante, mais Mildred s’était empressée d'expliquer qu'elle ne rejetait absolument pas le blâme sur son mari ou sur la mère d'Ambre. A l'époque, elle-même avait quitté sir David et leurs deux enfants pendant près d'un an pour aller vivre avec un autre homme. Sir David avait puisé le réconfort dont il avait besoin après cette défection auprès de sa secrétaire — et Ambre était le résultat de cette aventure. Loin d'essayer de nier ce qui s'était passé, sir David n'avait pas hésité à reconnaître Ambre comme sa fille. Ses autres enfants — un fils beaucoup plus âgé qu'Ambre et une fille mariée et mère de famille — avaient très bien accueilli la nouvelle, et s'étaient montrés très chaleureux envers elle. Cette dernière, cependant, avait préféré refuser de travailler pour la banque de son père, ne voulant pas inquiéter son demi-frère, Mark Janson, successeur désigné de sir David, qui aurait probablement vu avec inquiétude la fille illégitime de son père intégrer l'entreprise familiale. D'autant que sir David répétait à qui voulait l'entendre qu'Ambre avait de toute évidence hérité de son flair en affaires... 05.
Cinq ans plus tard...
Ambre ferma les yeux et poussa un long soupir. Ce
devait être le pire lundi de son existence... Elle était rentrée la veille au soir de deux semaines de vacances dans la superbe villa de son père, en Toscane. Reposée, bronzée et détendue, elle s'était préparée à affronter Londres, son climat pluvieux — même au mois de juin ! — et sa pollution. Rien, cependant, ne l'avait préparée au choc qu'elle avait subi ce matin-là en arrivant au bureau. Déjà, elle n'avait guère été ravie d'apprendre qu'en son absence la Bourse avait chuté de trois pour cent. Mais elle avait rapidement oublié ce « détail » lorsqu'elle avait découvert la lettre qui l'attendait sur sa table de travail... Elle rouvrit les yeux et, pour la énième fois, relut le document, à l'en-tête d'un prestigieux cabinet notarial new- yorkais. Le cabinet chargé de gérer le « patrimoine de feu Spiro Karadines ». La lettre était datée de onze jours plus tôt et lui annonçait que Spiro était décédé la veille. Les hommes de loi informaient Ambre de la date et du lieu des funérailles, en Grèce, et lui demandaient de les contacter. Ils avaient à lui transmettre, disaient-ils, «des informations susceptibles de l'intéresser». Cela ne présageait rien de bon. Un triste sourire se peignit sur ses lèvres comme elle repensait à son ami. Cela faisait quatre ans qu'elle ne l'avait pas vu, et ils ne s'étaient pas quittés en très bons termes... Elle s'était rendue à New York pour l'inauguration officielle de la galerie d'art du jeune homme. Ce dernier, surexcité, lui avait fait faire le tour de l'exposition, qui rassemblait les œuvres d'artistes méconnus mais qui, selon lui, représentaient « l'avenir de l'art contemporain ». — Tu... tu es sûr? lui avait-elle demandé en esquissant une grimace devant un tableau gigantesque, vert et rouge, qui semblait représenter des corps démembrés entrelacés. — Mais oui, ne t'inquiète pas. D'ici une demi-heure, les gens se battront pour acheter ces peintures, crois-moi ! Ambre fronça les sourcils. Elle avait cru Spiro sur parole lorsqu'il lui avait promis de ne jamais révéler à Lucas qu'elle lui avait prêté l'argent de la vente du loft pour démarrer sa galerie d'art. A l'époque, il l'avait suppliée : les œuvres de charité pouvaient bien attendre un an, disait-il. Il la rembourserait aussitôt qu'il aurait touché son héritage. Elle avait fini par céder, songeant qu'en fin de compte il était juste que l'argent des Karadines revînt aux Karadines... Spiro lui avait aussi juré que Lucas ne serait pas au vernissage. Il avait menti les deux fois. Bien qu'un an se fût écoulé depuis leur dernière entrevue, le choc qu'avait éprouvé Ambre lorsque, se détournant des « Corps Démembrés », elle avait vu Lucas debout derrière elle avait été indicible. Lucas, aussi beau, impressionnant, irrésistiblement sexy que dans son souvenir... Lucas, tenant par le bras son épouse Christina. Très visiblement enceinte. Elle avait jeté à Spiro un regard interrogateur et avait aussitôt compris, à l'expression diaboliquement satisfaite de son ami, que ce dernier avait tout planifié. Prenant une profonde inspiration, elle s'était contrainte à saluer et à féliciter le couple avec une politesse forcée. Lucas l'avait regardée longuement, des pieds à la tête, et en dépit de la robe longue très élégante qu'elle portait, elle s'était sentie nue, soudain. — Il semblerait qu'il convienne de te féliciter aussi, avait-il déclaré enfin d'une voix suave. Spiro m'a dit que vous étiez associés dans cette aventure, et que c'était toi qui lui avais fourni l'essentiel des fonds pour ouvrir sa galerie. Son expression nettement moqueuse indiquait qu'il devinait sans peine d'où provenait l'argent en question. Là- dessus, sans laisser à la jeune femme le temps de répondre, il s'était tourné vers son épouse et s'était mis à lui parler en grec, l'ignorant totalement. Au lieu de se sentir insultée, cependant, Ambre avait été ravie de pouvoir échapper à Lucas. Avec un soupir de soulagement, elle s'était éloignée, bien décidée à avoir une petite explication avec son « associé ». Ce dernier parlait avec animation à l'un de ses invités, aussi avait-elle préféré attendre. Apercevant Tim, elle allait le rejoindre lorsqu'une main impérieuse s'était refermée sur son bras, l'immobilisant. Un long frisson l'avait parcourue, et elle avait su avant même de se retourner qui l'avait saisie ainsi. Lucas... — Que veux-tu? — Peux-tu suivre Christina aux toilettes et t'assurer qu'elle va bien? avait-il demandé, une expression profondément inquiète sur le visage. Le cœur d'Ambre s'était serré douloureusement. Ainsi, elle s'était trompée... L'homme qu'elle croyait incapable de sentiments, le requin impitoyable était bel et bien amoureux de sa femme. — Elle est enceinte, pas malade, avait-elle fait valoir sèchement. Là-dessus, elle s'était dégagée et s'était éloignée sans un regard en arrière. Après une algarade furieuse avec Spiro, elle avait quitté New York le lendemain matin — et n'avait plus eu de contact avec son ancien ami, par la suite. Avec le recul, elle comprenait que Lucas avait eu raison, en ce qui concernait Spiro. Elle n'aurait jamais dû lui donner l'argent... Moins d'une semaine après l'ouverture de la galerie, Tim et lui s'étaient séparés : Spiro avait quitté son compagnon pour le peintre des « Corps Démembrés », avec qui il entretenait une liaison depuis plusieurs mois, semblait-il. Tim était rentré en Angleterre, et s'était installé dans leur village natal. Là, six mois plus tard, il avait reçu une lettre d'une clinique new-yorkaise, lui conseillant de faire un test HIV : lors d'un contrôle, Spiro s'était révélé séropositif — à l'instar de son petit ami artiste, qui avait « oublié » de lui faire part de ce détail. Ambre se leva et s'approcha de la grande baie vitrée de son bureau, le regard perdu dans le vide. Elle se sentait coupable, et se reprochait en partie la maladie de Spiro. Si elle ne lui avait pas prêté de quoi lancer sa galerie, jamais il n'aurait fait la connaissance de son amant peu scrupuleux... Par chance, Tim n'avait pas contracté le terrible virus. Et lorsqu'elle lui avait fait part de ses remords, il s'était efforcé de la rassurer. Elle n'était pas responsable de la nature inconstante de Spiro. Et il avait ajouté qu'en fin de compte, ils avaient tous deux succombé au charme délétère des Karadines, et qu'ils devaient s'estimer chanceux de s'en être tirés à si bon compte l'un et l'autre ! Retournant à sa table de travail, Ambre décrocha le téléphone et composa le numéro de Tim à Thropton. Il avait, après tout, le droit de savoir que Spiro était mort. Il réagit d'ailleurs plutôt bien. Philosophe, il fit valoir qu'hélas, ils avaient perdu leur ami bien des années plus tôt. Elle acquiesçait lorsque, tout à coup, la porte de son bureau s'ouvrit à toute volée. Levant les yeux, sourcils froncés, pour voir qui était l'intrus, elle pâlit, et ses doigts se crispèrent sur le combiné du téléphone. — Je te rappelle bientôt, dit-elle précipitamment à son ami. Prends bien soin de toi. Heureusement qu'elle était assise, songea-t-elle ; elle n'était pas sûre que ses jambes l'auraient portée, en cet instant. Lucas Karadines ! A quarante et un ans, observa-t-elle, il n'était guère différent de l'homme qu'elle avait rencontré pour la première fois six ans plus tôt. Il était toujours très mince et bien bâti, même si quelque chose dans son expression trahissait une amertume nouvelle et inattendue. Il paraissait dur et désabusé — étonnant, pour un homme heureusement marié à qui tout réussissait. Pendant un long moment, il demeura immobile devant son bureau, les mains dans les poches, silencieux. Enfin, n'y tenant plus, Ambre demanda : — Que veux-tu ? — Quelle drôle de façon d'accueillir un vieil ami. ironisa Lucas. Ainsi, voilà ton domaine..., ajouta-t-il en regardant autour de lui. Tu t'es bien débrouillée, de toute évidence. Mais cela ne m'étonne pas. J'ai toujours pensé que tu réussirais. Au fait, excuse-moi d'avoir interrompu ta conversation avec ton petit ami, mais il est urgent que nous ayons une discussion d'affaires, tous les deux. Refusant de se laisser intimider, Ambre le toisa avec froideur. — Je ne vois pas ce que nous pourrions avoir à nous dire. Si je ne m'abuse, ta compagnie est cliente de Janson's, et je n'ai pas pour habitude de marcher sur les plates-bandes de mon père. Elle ignorait si Lucas était au courant de son lien de parenté avec sir David. Elle n'avait pas fait cette remarque pour s'en vanter; elle cherchait seulement à faire savoir à son visiteur qu'elle ne le laisserait pas la traiter comme une créature inférieure, ainsi qu'il l'avait trop souvent fait par le passé. — Ah oui, on m'a dit... Je suis surpris d'ailleurs que tu n'aies pas choisi de travailler pour Janson's. Je crois me souvenir que Clive Thompson était très intéressé par ta candidature... — Il l'est toujours, rétorqua-t-elle, furieuse qu'il ait le toupet de faire référence à cette horrible soirée. Mais je suis très heureuse de ma position chez Brentford's, et je ne crois pas au népotisme. Par ailleurs, je n'aime pas mélanger affaires et plaisir. De fait, elle fréquentait Clive depuis un an environ. C'était d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles elle avait pris deux semaines de vacances : elle voulait réfléchir calmement à la demande en mariage de Clive. — Tu as pris une sage décision en refusant d'aller chez Janson's. J'ai moi-même renoncé à utiliser leurs services il y a quelques mois. Ambre ne put dissimuler sa surprise. Ni Clive ni Mark, son demi-frère, qui avait repris la direction de la banque après le départ à la retraite de leur père deux ans plus tôt, ne le lui avaient dit. — Je l'ignorais, dit-elle au bout de quelques secondes avec une indifférence calculée. Bien, maintenant, si tu n'as rien d'autre à me dire... Je suis très occupée, aujourd'hui. Lorsqu'on veut voir quelqu'un, il est d'usage de prendre rendez-vous. Un homme aussi demandé que toi doit le savoir. A moins que le mariage ne t'ait transformé? J'espère que ta petite famille vu bien, au fait. Lucas se raidit imperceptiblement. — Je n'ai pas de famille, répondit-il d'une voix dénuée d'expression. Spiro était le dernier — c'est pour cette raison que je suis ici. Ambre se mordit la lèvre, honteuse. Le choc de revoir Lucas avait été tel qu'elle en avait oublié un instant la mort de Spiro. — Je suis désolée, Lucas, vraiment désolée..., s'excusa-t- elle aussitôt. Je n'ai appris la nouvelle que ce matin. J'étais en vacances, et je n'ai pas encore vraiment réalisé. Je regrette vraiment d'avoir raté l'enterrement. Assieds-toi, je t'en prie, ajouta-t-elle en désignant un fauteuil. Je vais demander à mon assistante de nous apporter du café. Il s'installa sur le siège qu'elle lui indiquait et esquissa un sourire cynique. — Inutile de faire dans la compassion de façade, Ambre, dit-il d'un ton sarcastique. Nous savons tous les deux que Spiro me haïssait. Le fait qu'il t'ait légué toutes ses possessions ne fait que souligner ce qui était évident depuis longtemps. — Le fait qu'il quoi? s'exclama Ambre en ouvrant de grands yeux Non, je ne te crois pas. Spiro n'aurait jamais... Elle s'interrompit comme Sandy, sa secrétaire, entrait avec deux cafés. Non sans agacement, elle vit la jeune femme — mariée depuis deux mois à peine ! — décocher à Lucas un sourire engageant. Pas étonnant qu'elle l'eût laissé entrer sans rendez-vous ! Elle aussi était victime de son charme irrésistible... — Ecoute, reprit-elle à l'adresse de son interlocuteur lorsque Sandy se fut éclipsée, je ne suis au courant de rien. Je n'ai reçu qu'une lettre des notaires de Spiro me demandant de les contacter, mais je n'ai pas encore eu le temps de le faire — j'ai reçu une visite inattendue qui m'en a empêchée, ajouta-t-elle avec un regard éloquent. Mais si, après les avoir appelés, j'estime que nous devons nous revoir, toi et moi, je n'hésiterai pas à te faire signe. Un sourire moqueur étira les lèvres de Lucas. — Je ne suis pas dupe, Ambre, dit-il en se levant et en contournant nonchalamment le bureau de la jeune femme. Tu es peut-être déguisée en superwoman, tu parles peut- être comme un banquier aguerri, mais cela ne change pas celle que tu es au fond. J'ai toujours su que tu avais une passion pour le sexe; ce n'est qu'après notre séparation que j'ai compris que l'argent te fascinait davantage encore. Une vague de fureur envahit Ambre. Pour qui se prenait- il? Au prix d'un effort surhumain, elle parvint néanmoins à maîtriser sa colère et à déclarer d'un ton glacial : — Ecoute, Lucas, je n'ai pas de temps à perdre à écouter tes insultes. De toute évidence, tu sais quelque chose que j'ignore à propos du testament de Spiro, alors lâche le morceau et finissons-en, veux-tu? Je n'ai pas envie de me plier à ton petit jeu. — Je crois pourtant me souvenir que tu aimais jouer à de petits jeux avec moi, dit-il d'une voix lourde de sous- entendus en tendant la main pour lui caresser la joue. Réprimant un frisson, Ambre recula la tête et affronta Lucas du regard. — Arrête ça immédiatement. Je te rappelle que tu es un homme marié. Lucas laissa retomber sa main, le regard vide soudain. — Non. Je te l'ai dit, je n'ai pas de famille. Le bébé n'a pas survécu; mon père nous a quittés il y a trois ans, et Christina s'en est allée peu après. Malgré elle, Ambre sentit une vague de compassion l'envahir, et elle posa instinctivement sa main sur le bras de Lucas en un geste apaisant. — Je... je suis vraiment désolée. Je ne me doutais pas... — Ce sont des choses qui arrivent, coupa-t-il en se dégageant brusquement. Et dans la mesure où tu ne les appréciais guère, de toute façon, je me passerai volon- tiers de ta pitié hypocrite. En fait, je te serais reconnais- sant de ne plus mentionner le sujet en ma présence. Seul Spiro nous intéresse, désormais. Ambre se le tint pour dit. — Très bien, rétorqua-t-elle froidement. Mais si tu veux parler de Spiro, fais vite, j'ai un rendez-vous pour le déjeuner. — Tu as changé, Ambre, observa-t-il avec un demi-sourire qui ne réchauffa pas son regard. Je crois me souvenir d'une époque où ma compagnie était loin de t'être désagréable. Où, au lieu de me chasser comme un malpropre, tu me suppliais de rester avec toi... Mais bon. Puisque tu es si pressée aujourd'hui, je vais aller droit au but. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, ma chère associée. — Associée? répéta-t-elle. — Ah oui, tu n'es pas au courant, c'est ça? J'oubliais... Eh bien, résumons : le testament qu'a rédigé Spiro quand tu as investi dans sa galerie d'art faisait de toi sa seule héritière s'il lui arrivait malheur. — Non..., gémit Ambre, devinant ce qui allait suivre. — Eh si. Et mon neveu n'a jamais modifié ses dernières volontés. Ce qui fait de toi, ma chère Ambre, l'héritière d'une portion substantielle de l'empire Karadines. Ambre le regardait, immobile, comme paralysée. C'était bien de Spiro! songea-t-elle. Il s'était mis dans la tête de faire d'elle son héritière quand elle lui avait prêté de l'argent, et par la suite, il avait complètement oublié les dispositions qu'il avait prises et ne s'était jamais soucié de les changer. La sonnerie du téléphone l'arracha à sa stupeur muette. — Oui, Sandy, de quoi s'agit-il? Clive? Elle vit Lucas se raidir à la mention du banquier. — Dites-lui d'attendre juste une minute. Mon client s'apprêtait à partir, de toute façon. Elle raccrocha et reprit à l'intention de Lucas : — La personne avec qui je dois déjeuner est arrivée, j'ai peur de devoir te demander de partir. — Clive Thompson, hein? J'aurais dû deviner — il ne te quittait pas des yeux, la première fois qu'il t'a vue. De toute évidence, il a obtenu ce qu'il voulait... Mais à en juger par l'absence de bague à ton doigt, tu n'as pas réussi à le conduire à l'autel. Ainsi, il estimait toujours qu'elle était de ces femmes avec qui l'on couche, mais que l'on n'épouse pas... Eh bien, il allait être surpris ! — Ah, Lucas, c'est là que tu te trompes, répondit Ambre avec un sourire délibérément sensuel. Clive m'a demandé de l'épouser, mais je ne lui ai pas encore donné ma réponse — peut-être au cours du déjeuner, qui sait? Maintenant, si tu veux bien m'excuser... Lucas franchit la distance qui les séparait si vite qu'elle n'eut pas le temps de réagir. L'instant d'après, elle était dans ses bras, pressée contre son torse, et il plaquait une main possessive au creux de ses reins. — Non, je ne t'excuserai pas, murmura-t-il d'une voix rauque. C'était comme si les cinq années qui s'étaient écoulées depuis leur dernière étreinte n'avaient jamais existé. En un instant, Ambre fut transportée en arrière, de nouveau jeune, vulnérable et incapable de résister à cet homme qui avait sur ses sens une emprise presque diabolique. — Lucas, non..., parvint-elle à articuler comme il penchait la tête vers elle et prenait possession de sa bouche avec une violence presque effrayante. Faisant appel à toute sa volonté, elle s'efforça de lutter contre les sensations qui l'envahissaient et mena- çaient de l'engloutir — mais en vain. Déjà, elle sentait sa résistance faiblir, elle commençait à répondre à son baiser... Non ! De toutes ses forces, elle repoussa Lucas. Elle ne pouvait se trahir de cette façon. — Sors d'ici, dit-elle d'une voix tremblante. Lucas eut un petit rire cynique. — J'espère pour Clive qu'il sait dans quoi il se lance. Au fait, lui as-tu parlé de nous deux ? Non, bien sûr, reprit-il sans lui laisser le temps de répondre. — Il n'y a pas de «nous deux»! rétorqua Ambre avec violence, les yeux étincelant de colère. Il n'y a jamais eu de « nous deux », comme tu me l'as si bien expliqué quand tu as épousé Christina. — Laisse Christina hors de tout ça, répondit-il aussitôt. Et si tu veux que Clive demeure dans l'ignorance, ajouta-t-il, je te conseille d'accepter de dîner avec moi ce soir. Je passerai te chercher ici à 6 heures, et nous poursuivrons alors notre petite conversation. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. De fait, Ambre devait reconnaître qu'ils n'avaient pas encore pris le temps de parler du testament de Spiro. Or il était clairement indispensable qu'ils en discutent ensemble. — Très bien. Je parlerai aux notaires cet après-midi. Plus tôt nous aurons réglé cette affaire, mieux ce sera. — Ambre, ma chérie... Clive venait de pénétrer dans le bureau. Apercevant le visiteur de la jeune femme, il s'immobilisa et se raidit perceptiblement. — Lucas Karadines ! Se reprenant aussitôt, il tendit la main à Lucas et ajouta sur le ton de la conversation : — Vous envisagez de changer de banque une nouvelle fois? — Non, rien de tel. Je souhaitais consulter Ambre à propos d'une affaire privée concernant feu mon neveu Spiro. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser... Son regard sombre se posa sur Ambre. Elle lut dans ses profondeurs une menace muette qui lui glaça le sang. — ... A plus tard, conclut-il. Clive traversa rapidement le bureau et vint poser un bras réconfortant sur les épaules d'Ambre. — J'ai oublié de t'en parler quand je t'ai eue au téléphone hier. J'ai appris la semaine dernière, pour Spiro... Je sais que c'était autrefois un bon ami à toi, ça a dû te faire un choc. Oui, c'était le moins qu'on pouvait dire, songea Ambre avec une ironie amère. Le déjeuner fut un désastre. Ambre jouait avec sa nourriture, incapable d'avaler une bouchée. Un simple baiser de Lucas Karadines, et la décision qu'elle avait prise d'accepter la demande en mariage de Clive était soudain remise en question... Clive se montra très compréhensif lorsqu'elle lui dit qu'elle avait encore besoin de temps. Mais elle vit dans ses yeux qu'elle l'avait blessé, et se le reprocha amèrement. Comment pouvait-elle traiter de la sorte un homme qui avait toujours été pour elle un ami solide et fidèle? 06.
De retour de déjeuner, Ambre s'arrêta dans le bureau
de son assistante. — Sandy, qu'est-ce qui vous a pris de laisser M. Karadines entrer ainsi dans mon bureau, sans l'annoncer, alors qu'il n'avait même pas de rendez-vous? — Je suis désolée, s'excusa Sandy avant d'esquisser un sourire mutin. Mais il a dit qu'il était un vieil ami à vous et voulait vous faire une surprise, et je n'ai pas pu résister. Ambre réprima un soupir. Sandy était une incurable romantique... Mais comment lui en vouloir? Lucas avait un charme très persuasif! Après avoir envoyé un fax à New York, Ambre essaya de se concentrer sur son travail, mais elle ne cessait de repenser à la visite de Lucas. Enfin, à 17 h 45, elle reçut une réponse à son fax. Comme elle l'avait craint, Lucas lui avait bel et bien dit la vérité : elle était l'unique héritière de Spiro. Ce que représentait cet héritage lui serait confirmé par courrier dans la semaine. De toute façon, elle s'en moquait. Elle avait d'ores et déjà décidé de tout donner à Lucas. Elle ne voulait plus rien avoir à faire avec les Karadines ! Et peu lui importait que Lucas fût libre de nouveau. Elle en était là de ses réflexions lorsque Sandy lui annonça d'un ton très formel l'arrivée de M. Karadines. — Faites-le entrer, répondit Ambre. Ce que son assistante fit aussitôt, avec une politesse exagérée qui, en d'autres circonstances, aurait fait sourire la jeune femme. En l'occurrence, cependant, elle était trop occupée à maîtriser les battements désordonnés de son cœur pour prêter attention aux facéties de Sandy. — Merci, dit-elle seulement à sa secrétaire. Vous pouvez rentrer chez vous maintenant, je raccompagnerai M. Karadines moi-même. — Tu me « raccompagneras » ? répéta Lucas avec un froncement de sourcils lorsque Sandy se fut éclipsée. J'espère que tu n'as pas oublié que nous devions dîner ensemble ? — J'ai de bonnes raisons de penser que tu jugeras ce dîner superflu, une fois que je t'aurai parlé de mes intentions. — Vraiment? Tu m'intrigues. — Bon, comme tu t'en doutes, j'ai contacté New York, et les notaires de Spiro m'ont confirmé ce que tu m'avais dit. Je n'ai pas encore les détails, mais ça n'a pas d'importance parce que j'ai décidé de tout faire transférer directement à ton nom. — Quelle générosité, Ambre ! s'exclama-t-il avec un petit rire. Comme il n'ajoutait rien et se contentait de la regarder d'un air moqueur, la jeune femme reprit : — Dans ces conditions, je ne pense pas que nous ayons autre chose à nous dire pour l'instant. Quand j'aurai reçu tous les papiers concernant l'héritage, je demanderai à mon avocat de contacter le tien au plus vite. Là-dessus, satisfaite, elle se leva et attrapa son attaché- case, lui signifiant que la discussion était close. Mais au moment où elle allait passer devant lui pour prendre son manteau, il posa une main sur son épaule. — Tu sembles oublier, ma chère, que tu t'es engagée à te joindre à moi pour le dîner. Je n'ai pas l'intention de te laisser revenir sur ta parole. Elle aurait voulu refuser, s'en tirer par une pirouette; mais au seul contact de la main de Lucas, son cœur s'était mis à battre la chamade, et elle avait soudain la bouche sèche. — Si tu insistes, parvint-elle à articuler froidement Mais c'est parfaitement superflu. Je te l'ai dit, tu peux tout garder. — Si seulement c'était si facile! Allons, Ambre, tu es une femme d'affaires, tu devrais être plus au fait des procédures... Mais le moment est mal choisi pour parler de tout ça. Contrairement à toi, je n'ai pas déjeuné, et je meurs de faim. En route ! Réprimant un soupir, Ambre comprit qu'il ne servirait à rien de discuter. — Il y a un petit restaurant italien très agréable à deux pas d'ici, déclara-t-elle. — Non. J'ai déjà fait une réservation. Elle fronça les sourcils, un peu inquiète, mais le suivit Une fois dehors, il se dirigea d'autorité vers une BMW noire garée en double file. — J'ai ma propre voiture, fît valoir Ambre. Dis-moi où nous allons, je te rejoins là-bas. — Inutile, je te ramènerai. Je t'en prie, ne discute pas, j'aperçois une contractuelle qui approche. Ambre n'avait pas envie de monter dans sa voiture, mais il disait vrai : une femme en uniforme, armée d'un carnet de contraventions, venait vers eux. Elle cessa donc d'argumenter et s'installa dans le coupé. Ils roulèrent en silence quelques minutes. Absorbée par ses pensées, Ambre ne prêtait pas attention à la direction qu'ils empruntaient; ce n'est que lorsque Lucas s'immobilisa devant l'entrée prestigieuse du Karadines Hotel qu'elle réalisa où ils se trouvaient. Livide, elle se tourna vers son compagnon. Comment pouvait-il se montrer aussi délibérément cruel ? — Pourquoi ici? demanda-t-elle en s'efforçant de ne pas lui laisser percevoir sa détresse. Ce n'est pas un choix très... discret. — Il est trop tard pour nous montrer discrets. Je te rappelle que tu es en partie propriétaire de cet endroit, à présent. Ils s'affrontèrent un moment du regard. Comme toujours, ce fut Ambre qui, la première, détourna les yeux. — Très bien. Des qu'ils pénétrèrent dans le hall de l'hôtel, le gérant s'empressa de venir saluer Lucas avec effusion. A la grande gêne d'Ambre, Lucas s'empressa de la présenter comme son associée. — Qu'est-ce qui t'a pris? s'insurgea-t-elle dès que l'homme se fut éloigné. Je n'ai pas la moindre intention de... — Tu me diras tout ça quand nous serons dans la suite. Pour l'instant, essaie de faire bonne figure, veux-tu? Ambre s'immobilisa tout net et jeta à son compagnon un regard aussi incrédule que furieux. — Hé, attends une seconde ! Il est hors de question que j'aille dans une suite avec toi. Le restaurant sera parfaitement approprié. — Au risque qu'un employé surprenne notre petite discussion d'affaires? ironisa-t-il. Je ne crois pas, Ambre. — Tu aurais dû y penser avant de m'amener ici, rétorqua-t- elle sèchement. — Quelque chose me dit que ce n'est pas cet endroit qui te pose un problème, remarqua Lucas en l'observant attentivement entre ses paupières mi- closes. J'en arriverais presque à croire que tu as peur de moi... Il n'avait pas bougé, mais soudain une tension sexuelle presque palpable avait envahi l'atmosphère. Ambre avait la bouche sèche et sentait le sang battre sourdement à ses tempes. — Aucun homme ne me fait peur, répondit-elle enfin en arquant les sourcils, hautaine. Simplement, les deux fois où je suis venue ici ont été un désastre : la première, tu m'as attirée dans ton lit, et la seconde, tu m'en as chassée. Elle avait réussi à prononcer ces mots d'un ton égal, léger même, et elle eut la satisfaction de voir son interlocuteur froncer les sourcils, visiblement contrarié. Cependant, il n'ajouta pas un mot et l'entraîna d'autorité vers l'ascenseur. N'osant pas faire de scandale, Ambre le suivit en silence. L'appareil s'immobilisa bientôt au premier étage, et Lucas ouvrit une porte avant de s'effacer galamment pour laisser entrer sa compagne. Ambre reconnut aussitôt la suite où Lucas et elle avaient passé leur première nuit ensemble, et son cœur se serra douloureusement. Rien n'avait changé le salon était toujours aussi élégant, décoré dans un camaïeu de beige et ocre, la grande terrasse avec vue sur la Tamise toujours aussi impressionnante. Ambre remarqua qu'un couvert pour deux avait été dressé dehors. Lucas la dépassa et se débarrassa de sa veste qu'il laissa tomber sur le canapé de cuir avant de se diriger vers le bar. — Qu'est-ce que tu prendras? s'enquit-il. Perdue dans ses souvenirs, Ambre ne répondit pas tout de suite. — Rien, dit-elle enfin d'une voix rauque. Elle le regarda un moment. Avec sa chemise entrouverte, ses épaules larges et ses cheveux de jais, il ressemblait tant à l'homme dont elle était tombée éperdument amoureuse, six ans plus tôt ! — Allons, tu dois trinquer avec moi, j'insiste! — Non, je ne veux pas boire d'alcool, je dois prendre le volant tout à l'heure. Je veux bien un jus de fruits, en revanche. Lucas ne tarda pas à lui tendre un verre de jus d'orange. — Tu as l'air d'avoir chaud, observa-t-il. Laisse-moi te débarrasser de ta veste. — Non, non, ça va, répondit-elle précipitamment, songeant au fin chemisier un peu transparent qu'elle portait sous son tailleur strict. Pour se donner une contenance, elle se dirigea vers la porte fenêtre et sortit sur la terrasse. Là, elle prit une profonde inspiration. La soirée était tiède, très agréable, et elle demeura un moment accoudée à la balustrade, perdue dans la contemplation du coucher de soleil sur le fleuve. Lucas la rejoignit bientôt et ils se mirent à table sans un mot. A son grand étonnement, Ambre apprécia ce repas — en partie parce qu'elle avait à peine mangé à l'heure du déjeuner, mais surtout parce que son compagnon se montra plus charmant que jamais. Pas une seule fois il ne fit allusion au passé ni n'essaya de la mettre mal à l'aise avec des sous-entendus déplacés. Ils parlèrent de mille choses, politique, livres, comédies musicales... Lorsqu’Ambre mentionna la dernière pièce qu'elle avait vue au théâtre, Lucas arqua les sourcils, surpris. — Je ne savais pas que tu aimais le théâtre, observa-t-il. Il ne m'était jamais venu à l'idée de t'y emmener, quand nous étions ensemble. Ambre porta lentement sa tasse de café à ses lèvres. Ils revenaient sur un terrain plus personnel, et cela ne lui plaisait guère. — Tu ne m'emmenais jamais nulle part, fit-elle valoir d'un ton neutre. — C'est vrai. Je crois me souvenir que nous avions beaucoup de mal à quitter notre chambre... Ambre sentit une vague de chaleur l'envahir, mais elle était bien décidée à ne pas se laisser troubler. — Si nous revenions à nos affaires? J'étais sérieuse, tout à l'heure. J'ai bien l'intention de te donner tout ce que m'a laissé Spiro. Je suis consciente que ce testament est une erreur, sans doute le fruit de sa paresse légendaire : il n'a jamais eu le courage de le rectifier mais l'aurait probablement fait sans cela. De toute façon, j'estime que tu es l'héritier légitime de ton neveu. Je ne vois pas où est le problème. — Vraiment ? Pourtant, même si je croyais ton offre sincère, il y aurait de gros obstacles à surmonter pour mettre ton projet à exécution, répondit Lucas d'un air cynique. As-tu pensé aux droits de succession ? Sans parler des factures médicales que Spiro a laissées, et qui sont colossales. Tu n'avais plus beaucoup de contacts avec lui, n'est-ce pas? — Plus aucun depuis quatre ans, reconnut-elle — Bien, dans ce cas je ferais mieux de le mettre un peu au courant... Bon, tu connaissais Spiro, tu ne seras donc pas surprise d'apprendre que dès qu'il a reçu son héritage, il s'est mis à dépenser comme un fou. Il achetait des œuvres directement aux artistes — des «amis» à lui. Tous les étés, il louait une maison sur Fire Island, un endroit très prisé par la communauté gay, semble-t-il, et il invitait toujours un grand nombre de gens à y passer les vacances avec lui. Au fil des ans, il a vendu sans que je le sache plus de vingt pour cent des actions de Karadines. Je ne pense pas qu'il ait délibérément cherché à nuire à la compagnie, mais comme tu t'en doutes, cela n'a pas fait fructifier l'entreprise familiale. Ambre hocha la tête. Elle connaissait bien Spiro et savait combien il pouvait se montrer dépensier et insouciant. — Les frais notariaux que j'ai eu à payer pour mon père et Christina m'ont laissé un peu à cours de liquidités, continua Lucas. Pour l'instant, je ne dispose pas du capital nécessaire pour racheter les actions de Spiro. Mais tant que je n'aurai pas pu les obtenir, la compagnie sera très vulnérable vis-à-vis de divers prédateurs financiers. — Dans ce cas, pourquoi ne pas me laisser te donner les actions de Spiro, tout simplement? — Jamais de ma vie je n'ai accepté d'argent d'une femme, et je ne vais pas commencer maintenant, rétorqua-t-il avec fierté. Je finirai bien par pouvoir t'acheter ces actions. — Quand tu auras résolu tes problèmes actuels. Il hocha la tête. L'espace d'un instant, Ambre ne put s'empêcher de songer qu'elle était dans la position idéale pour se venger de l'homme qui l'avait méprisée et n'avait vu en elle qu'un objet sexuel, une maîtresse tout juste bonne à être utilisée et jetée après usage. Elle se laissa aller à fantasmer sur la réaction de Lucas si elle décidait de vendre les actions à un tiers... A une compagnie rivale, par exemple. Après tout, Lucas ne méritait pas mieux, songea-t-elle avec un petit sourire. Mais elle savait qu'elle serait incapable de lui faire une chose pareille. — Il commence à faire frais, non? demanda Lucas, interrompant le cours de ses pensées. Viens, nous allons continuer cette conversation à l'intérieur. Ambre se leva et le suivit dans le salon de la suite. Elle refusa le cognac qu'il lui offrait et s'installa avec une certaine raideur dans un fauteuil. — Nous sommes toi et moi actionnaires majoritaires de Karadines, reprit Lucas après s'être servi une rasade de cognac. Tu l'auras compris, tu as la possibilité de me causer de gros ennuis — et il serait normal que tu sois tentée de le faire, étant donné la façon dont je t'ai traitée dans le passé. Ambre ne s'attendait pas du tout à un tel aveu de sa part. C'était d'autant plus surprenant qu'il paraissait sincèrement contrit, ce qui ne lui ressemblait guère. Devant son air abasourdi, Lucas esquissa un petit sourire. — Vois-tu, dit-il d'un ton désabusé, j'ai appris pas mal de choses au cours des quatre dernières années. Notamment que l'amour peut être un miroir aux alouettes, et que ce que nous partagions, tous les deux, était à bien des égards plus sincère. Le tour que prenait la conversation n'était pas pour plaire à Ambre, qui se leva et se dirigea vers l'endroit où elle avait laissé son attaché-case. — Tout cela est passionnant mais il est vrai me ut temps que je rentre. Comme agent de change, je peux t'aider à faire coter la compagnie en Bourse. Cela devrait te permettre de trouver les liquidités dont tu as besoin. — Voyons, Ambre, ironisa Lucas, tu me connais suffisamment pour savoir que jamais je ne renoncerai à contrôler Karadines. Son arrogance agaça la jeune femme, qui lui décocha un regard hautain. — Il se peut que tu y sois contraint, observa-t-elle. — Pas si tu acceptes le plan que je vais te proposer, répondit-il en s'approchant d'elle. Il la dominait d'une bonne tête, et elle se sentait toute petite, soudain. — Tu sais très bien que Spiro n'aurait jamais voulu que la compagnie souffre ou puisse tomber entre des mains étrangères, continua-t-il. C'était vrai : en dépit de son attitude insouciante et bravache, Spiro était attaché à sa famille et n'aurait pas cherché à lui nuire sciemment. La proximité de Lucas avait sur Ambre un effet dévastateur qu'elle ne pouvait ignorer, et soudain une vague de panique l'envahit. Si elle restait plus longtemps ici, elle succomberait de nouveau au charme de Lucas, et les quatre années passées à s'efforcer de l'oublier n'auraient servi à rien... — Bon, quel est ton plan? demanda-t-elle, bien décidée à l'écouter rapidement, à accepter sa proposition et à prendre ses jambes à son cou. — C'est très simple..., murmura Lucas en s'avançant d'un pas vers elle. « Fuis ! Va-t'en tant qu'il est encore temps... », souffla une petite voix à l'oreille d'Ambre. Mais il était déjà trop tard, elle le savait. Comme dans un rêve, elle vit Lucas incliner la tête sur le côté et tendre les bras vers elle. L'instant d'après, il posait sa bouche sur la sienne, et avec un gémissement Ambre entrouvrait les lèvres pour accueillir son baiser, incapable de le repousser. Il fit glisser ses longues mains viriles sur les épaules de la jeune femme et la débarrassa de sa veste avant d'effleurer du bout des doigts les pointes dressées de ses seins, bien visibles à travers le fin tissu de son chemisier. Les yeux clos, Ambre frissonna longuement. Lorsque les mains de Lucas se posèrent sur ses reins, elle se pressa instinctivement contre lui et se mit à onduler avec une lenteur ensorcelante, consciente de la puissance du désir de Lucas et de sa propre excitation. — Tu es toujours la femme la plus sexy de la terre, murmura Lucas à son oreille avant de déposer une pluie de baisers sur sa joue, son cou, sa gorge. Tu n'as pas changé... Ambre se raidit et détourna la tête. Il avait raison, hélas ! Rien n'avait changé. Elle était toujours esclave de la séduction irrésistible de Lucas. Mais elle était aussi plus âgée et plus sage, et savait qu'elle devait à tout prix lutter contre la trahison de ses sens. Faisant appel à toute sa volonté, elle posa les paumes sur le torse de son compagnon et le repoussa. — Laisse-moi partir, dit-elle avec amertume. Elle sentait le cœur de Lucas battre furieusement contre sa paume et avait conscience de la tension qui habitait tout son corps. Néanmoins, il ne discuta pas et laissa retomber ses mains. — Comme tu veux, répondit-il d'une voix égale. De toute façon, j'ai découvert tout ce que je voulais savoir. Ses yeux brillaient d'un éclat sombre, et elle y vit une lueur de triomphe qui la fit frissonner. Pour se redonner contenance, elle ramassa son attaché-case et se dirigea vers la porte. — Si tu veux obtenir ma coopération en ce qui concerne l'héritage de Spiro, je te conseille de garder tes distances, à l'avenir, dit-elle aussi froidement que possible. Sinon, débrouille-toi tout seul pour résoudre les problèmes de Karadines. Je suis persuadée que tu en es tout à fait capable. — Oh oui, acquiesça-t-il en l'attrapant par le poignet pour l'obliger à lui faire face, un sourire triomphant aux lèvres. Je sais exactement quelle est la solution à tous mes ennuis. Il me suffit de t'épouser... Tu te souviens de m'avoir demandé en mariage, il y a cinq ans? Livide, Ambre le regarda sans répondre. Oui, cinq ans plus tôt dans ce même hôtel, elle avait ravalé sa fierté et supplié Lucas Karadines de l'épouser. Et en réponse, il avait rétorqué qu'elle n'était pas de celles qui font les bonnes mères de famille. — Plutôt mourir, dit-elle en se dégageant d'un geste brusque. Mon Dieu, comment oses-tu me poser une question pareille? — Mais je ne t'ai pas posé de question, Ambre, répondit-il d'un ton légèrement moqueur. Je me suis contenté de t'annoncer mes intentions... 07.
Un instant, Ambre demeura sans voix. Il plaisantait,
c'était certain... Mais Lucas ne souriait pas — en fait, il avait l'air plus sérieux que jamais; et la froide détermination qu'elle lut dans ses yeux noirs la fit frissonner. — Je ne vois pas pourquoi je reste là à écouter ces sornettes, dit-elle enfin. Je m'en vais. — Non, rétorqua seulement Lucas en passant un bras autour de sa taille. Quand Ambre essaya de se libérer, il se contenta de la serrer plus fort contre lui. Elle plaqua les deux mains sur son torse pour le repousser, mais une fois encore son propre corps la trahit; une chaleur coupable naquit au plus profond d'elle-même, et elle sentit ses jambes se dérober. Cette réaction n'avait pas échappé à Lucas, qui esquissa un petit sourire satisfait. — Nous nous marierons en Grèce samedi en huit, annonça-t-il en faisant courir un doigt provocant sur le contour des lèvres de la jeune femme. Nous pouvons faire l'amour maintenant, ou attendre le jour du mariage — mais c'est le seul choix que je te laisse. Ambre savait qu'elle aurait dû lutter, mais elle était sous le choc, et ne parvenait qu'à le regarder avec incrédulité, consumée par un désir tel qu'il lui ôtait toute raison, toute capacité de réagir. — Non..., murmura-t-elle d'une voix étranglée. Mais, déjà, la bouche de Lucas avait trouvé la sienne et étouffait ses faibles protestations. Bien sûr, Ambre savait que Lucas se servait d'elle, qu'il profitait de l'irrésistible attirance qu'elle éprouvait pour lui afin de la plier à sa volonté. Mais en cet instant, engloutie par les sensations merveilleuses que leur baiser éveillait en elle, elle n'en avait cure. — Viens dans la chambre avec moi, chuchota-t-il à son oreille d'une voix tentatrice. Tu sais que tu en as autant envie que moi… Une lueur de triomphe brillait dans ses yeux. — Maintenant ou la semaine prochaine, quelle différence? Humiliée par la trahison de ses sens, Ambre s'apprêtait à refuser, en dépit du désir presque douloureux qu'elle avait de lui, lorsqu'il ajouta plus bas : — J'ai tellement besoin de toi... Dis oui, je t'en prie. Soudain, il y avait dans le sourire de Lucas une tendresse, une fragilité qu'elle n'y avait jamais vues et qui la prirent au dépourvu. — J'attendrai le mariage, si tu insistes, ajouta-t-il. Elle n'avait pas la moindre intention de l'épouser — elle n'était plus, Dieu merci, la jeune fille naïve et éper-dument amoureuse qui l'avait supplié de l'épouser cinq ans plus tôt —, mais pourquoi se priverait-elle d'une dernière nuit dans ses bras, quand son corps tout entier en rêvait ? — Maintenant me semble plus opportun, murmura-t-elle. Le sourire de Lucas se fit plus sensuel, et lentement il défit les épingles de son chignon sévère, laissant ses boucles couleur de miel tomber en cascade dans son dos. — Dès l'instant où je suis entré dans ton bureau, ce matin, j'ai eu envie de libérer tes cheveux, chuchota-t-il à son oreille avant d'enfouir son visage dans leur masse dorée avec un plaisir visible. Ils devraient toujours être lâchés, ils sont si beaux... Le cœur battant à tout rompre, Ambre entrouvrit les lèvres pour accueillir les baisers de plus en plus pressants et sensuels de son compagnon. Des frissons couraient le long de son corps et, éperdue, elle se laissa submerger par les sensations subtiles que les caresses de Lucas éveillaient en elle. Bientôt, n'y tenant plus, il la souleva dans ses bras et l'emmena dans la chambre sans cesser de l'embrasser. Comme dans un état second, Ambre sentit qu'il la déposait en douceur sur le lit avant de la déshabiller avec des gestes très tendres. Quand elle rouvrit les yeux, elle vit qu'il était nu lui aussi, et elle ne put s'empêcher d'admirer la virilité de son corps d'athlète, aussi puissant et musclé que dans son souvenir. Pendant un long moment, ils se regardèrent en silence, puis Lucas s'agenouilla au bord du lit et, d'un geste très doux, il lui écarta les jambes. Avec une lenteur ensorcelante, ses lèvres tracèrent un chemin de feu à l'intérieur de ses cuisses avant de trouver le cœur brûlant de sa féminité, lui arrachant un long gémissement de plaisir. — Viens, je t'en prie..., murmura-t-elle. — Pas tout de suite. La dernière fois, je me suis conduit comme une brute, et je me suis promis de rattraper ça, répondit-il. Déjà, il recommençait à la caresser, et bientôt Ambre se cambra contre ses lèvres, emportée par un plaisir inouï qui la laissa haletante. Alors, n'y tenant plus, Lucas se releva et la pénétra tout en embrassant ses seins ronds, dressés par le désir. Ambre noua les jambes autour de sa taille pour mieux épouser ses mouvements, pour mieux le sentir en elle. Comme une nouvelle vague de plaisir la submergeait, elle cria son nom ; puis elle se laissa emporter, et presque aussitôt elle sentit Lucas frissonner en elle tandis qu'ivre de plaisir, il se mordait la lèvre. Lorsqu'il s'allongea près d'elle, Ambre enfouit son visage contre son épaule, les yeux fermés. Elle ne voulait pas affronter son regard, pas encore — pas avant d'avoir recouvré au moins en partie le contrôle d'elle-même. Elle sentit la main douce et tiède de Lucas lui caresser le dos, et songea qu'en d'autres temps, elle aurait pu voir de l'amour dans ce geste. Mais depuis, hélas, elle avait gagné en maturité... Etouffant un soupir, elle s'efforça de ravaler les larmes qui lui serraient la gorge. S'était-elle vraiment crue capable de faire l'amour avec Lucas sans succomber de nouveau à son charme? Quelle naïveté, quelle présomption ! Plus que jamais, elle était amoureuse de lui, et elle savait que rien ne pourrait la détourner de cet amour, si douloureux et délétère fût-il. Malheureusement Lucas, lui, ne l'aimait pas. Il la désirait, certes, et il souhaitait récupérer les actions que Spiro lui avait léguées, mais il n'éprouvait pour elle aucun sentiment profond... — A quoi penses-tu? s'enquit-il en se redressant sur un coude pour mieux la regarder. Elle ouvrit les yeux mais ne répondit pas tout de suite. Pas question de gâcher les dernières heures qu'ils avaient à passer ensemble : elle avait bien l'intention de profiter jusqu'au bout de cette nuit. — Je me demandais combien de temps il te faudrait pour récupérer, à ton âge, dit-elle d'une voix rauque en esquissant un petit sourire suggestif.
***
Ambre jeta un coup d'œil discret à sa montre, posée sur
la table de nuit. Il était presque 1 heure du matin. Puis elle regarda Lucas un long moment en silence. Dans son sommeil, il paraissait plus jeune, plus vulnérable, plus humain... L'espace d'un instant, elle se prit à rêver d'un avenir avec lui. Ne lui avait-il pas proposé le mariage? Mais elle chassa vite cette pensée. Céder au mirage d'un avenir conjugal avec Lucas la ferait souffrir davantage. Réprimant un soupir, elle se glissa hors du lit et se rhabilla tant bien que mal dans le noir. Puis elle se dirigea à pas de loup vers la porte et, se retournant une dernière fois, elle dit mentalement adieu à l'homme allongé sur le lit, luttant contre une terrible envie de le rejoindre. Une fois dans le salon, elle retrouva sa veste et l'enfila. Elle s'apprêtait à sortir de la suite lorsque la porte de la chambre s'ouvrit toute grande. Lucas pénétra dans le salon, visiblement très à l'aise en dépit de sa nudité. — Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il. — Je m'en vais. Lucas fronça les sourcils. — Mais qu'est-ce qui te prend de t'enfuir en pleine nuit, après ce que nous venons de partager ? Tu as perdu la raison ou quoi? — Pourquoi? Etais-je censée attendre que ce soit toi qui t'en ailles? demanda-t-elle avec cynisme. Si cette soirée lui avait appris quelque chose, c'était bien qu'elle devait rester éloignée de Lucas. Elle l'aimait trop pour lui résister; même en cet instant, la tentation était grande de courir vers lui et de se jeter dans ses bras. Une seule chose l'aidait à garder la raison : le souvenir du jour de leur séparation, de la façon dont il l'avait prise puis abandonnée sur le sol de leur ancien appartement. — Je n'ai aucune intention de te quitter, déclara Lucas. Ni de te laisser partir. Tu m'appartiens! — Tu veux dire que l'argent de Spiro t'appartient? — Si c'est ce que tu veux penser, très bien. Mais cela ne change rien au fait que tu vas m'épouser. J'espérais que ce serait de ton plein gré. Tu es une femme intelligente et très belle; n'importe qui serait fier de t'avoir pour épouse. Ambre eut un petit rire dur. — Ah, je t'en prie, épargne-moi tes compliments ! Il est un peu tard pour ça, tu ne crois pas ? Un éclair de fureur brilla dans les yeux sombres de Lucas, mais il reprit bientôt son expression habituelle, froide et détachée. — Si tu le dis, répondit-il en haussant les épaules. Mais sache que si tu refuses de m'épouser, je suis prêt à te forcer la main. Le résultat final sera le même. Ambre réprima un petit frisson. — Mais pourquoi? demanda-t-elle avec un soupçon d'exaspération. Je t'ai dit de contacter mon avocat. Je veux bien te promettre ces satanées actions par écrit tout de suite, si ça peut te faire plaisir. — Tu sais comme moi qu'un tel papier ne vaudrait rien devant un tribunal. Et même si j'ai entièrement confiance en ta générosité, je ne suis pas né de la dernière pluie : dès que les termes du testament de Spiro seront connus, et cela ne tardera pas, tu seras inondée de propositions plus alléchantes les unes que les autres. Si nous sommes mariés, tous les prédateurs éventuels comprendront que la compagnie est destinée à rester dans la famille. Je ne veux pas courir le risque que tu épouses un Clive Thompson qui décide de mettre son nez dans mes affaires ! Et si tu as la moindre affection pour ton cher papa et sa famille, tu te rendras à mes arguments. Ambre fronça les sourcils. Voilà qui sonnait bien comme du chantage... Elle regarda Lucas d'un air soupçonneux. — Que veux-tu dire par là, exactement? — Attends-moi là, je vais m'habiller. La jeune femme fut tentée de profiter de son départ pour prendre ses jambes à son cou, mais elle n'osa pas. Lucas avait paru bien sûr de lui, et elle se demandait ce qu'il avait en tête. Il revint bientôt, très élégant dans un pantalon de lin crème et un T-shirt noir, et hocha la tête, l'air satisfait. — Bien. Où en étions-nous? Ambre l'aurait volontiers giflé pour lui faire ravaler son sourire arrogant, mais elle se contint et prit une profonde inspiration. — Tu étais sur le point de m'expliquer pourquoi je devais t'épouser toi plutôt que Clive. Figure-toi que, naïvement, je croyais que cette décision m'appartenait. Le sourire de Lucas s'évanouit. — Erreur. Tu n'as pas le choix. Pas si tu attaches de l'importance à la réputation de ton père. — Que sous-entends-tu ? Mon père est un homme d'une honnêteté irréprochable. — Oui. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant de son fils... Et depuis que Mark a repris la direction de Janson's, beaucoup de choses se sont passées. Pourquoi crois-tu que Karadines a changé de banque ? Ce n'est que par égard pour sir David que nous n'avons pas fait de procès à Janson's. Mais crois- moi, le dossier que nous détenons ferait du bruit, si nous en divulguions le contenu. — Tu veux dire que... que Mark a fait des choses illégales ? — Précisément. Il a puisé sur les comptes de ses clients les fonds nécessaires pour s'acheter un yacht et entretenir sa maîtresse. Ambre baissa la tête. Elle savait que son demi-frère avait effectivement acheté un yacht, et n'était à vrai dire guère surprise d'apprendre qu'il avait une maîtresse. Mais jamais elle ne l'aurait soupçonné capable de détournements de fonds ! Lucas s'approcha d'elle et, lui prenant le menton, il l'obligea à le regarder. — Pose-lui la question, si tu ne me crois pas. — Là n'est pas le problème! s'insurgea-t-elle. Tu es prêt à utiliser les sentiments que j'éprouve pour mon père afin d'arriver à tes fins. C'est ignoble! Franchement, tu crois que, de nos jours, on peut encore forcer une femme à se marier contre son gré? Tu es fou à lier... Lucas arqua un sourcil ironique. — Peut-être bien. Mais pourras-tu continuer à te regarder en face en sachant que tu aurais pu sauver la réputation de la banque de ton père — un père qui n'a pas hésité à te reconnaître et à t'accepter dans sa famille alors qu'il ignorait jusqu'à ton existence il y a encore cinq ans ? Tremblant de rage, Ambre secoua la tête. — Ton attitude est infecte, Lucas, mais je n'ai pas peur de toi. Je vais demander à Mark de quoi il retourne et... — Parfait, coupa-t-il. Tu as jusqu'à après-demain pour prendre ta décision. Je ne te donnerai pas un jour de plus.
Ambre sursauta en entendant grincer le portail de fer
forgé de son cottage. Un coup d'œil par la fenêtre lui confirma ce qu'elle craignait : Lucas remontait l'allée d'un pas déterminé. Depuis la nuit fatale où ils avaient fait l'amour dans sa suite, la vie d'Ambre avait pris un tour qui était loin de lui plaire. Le lendemain soir, elle avait retrouvé Mark dans un pub pour prendre un verre; et dès qu'elle avait mentionné le nom de Karadines, elle avait vu son demi-frère blêmir. Il n'avait pas cherché à nier les accusations de Lucas, et Ambre avait vite compris que ce dernier s'était montré plutôt charitable en ne mentionnant que le yacht et la maîtresse de Mark : ce dernier reconnut avoir puisé dans les caisses de ses clients à maintes autres reprises, depuis qu'il avait pris la direction de Janson's. Le mercredi matin, comme prévu, Lucas était passé au bureau d'Ambre. Et, se sentant à la fois coupable d'avoir hérité de Spiro et redevable vis-à-vis de sir David, elle s'était résignée à accepter sa proposition. Le week-end suivant, elle avait conduit Lucas, à la demande expresse de celui-ci, chez son père dans le Sur rey, et ils avaient annoncé à sa famille qu'ils avaient l'intention de se marier le samedi même, en Grèce. Par un miracle qu'Ambre ne s'expliquait toujours pas, Lucas avait fait si bonne impression à sir David et à son épouse Mildred que celle-ci avait insisté pour organiser en leur honneur une grande fête de fiançailles. C'était avec un soulagement infini qu'Ambre avait repris le travail, le lundi, débarrassée de Lucas pour quelques jours car il devait se rendre à New York pour affaires. Elle avait néanmoins dû affronter un pénible déjeuner avec Clive, au cours duquel elle lui avait révélé son mariage imminent avec Lucas. Elle n'avait pu lui révéler les véritables raisons de sa décision, et s'était sentie terriblement mal lorsque, un sourire courageux aux lèvres, Clive l'avait félicitée et avait émis le souhait qu'ils demeurent amis. Enfin, au milieu de la semaine, elle avait été convoquée par le directeur de Brentford's, qui lui avait annoncé que, bien sûr, les trois mois de congés que M. Karadines avait demandés pour elle lui étaient accordés avec plaisir. Ce jour-là était vendredi; ils devaient prendre l'avion pour la Grèce d'ici à deux heures. La sonnerie de la porte d'entrée l'arracha à ses pensées. Prenant une profonde inspiration pour calmer ses nerfs malmenés, elle alla ouvrir. Lucas se tenait sur le seuil, plus grand et impressionnant que jamais. Il arborait un sourire moqueur. — Si on m'avait dit qu'un jour tu habiterais dans un cottage entouré de rosiers à la campagne, je ne l'aurais jamais cru ! Cela ne te ressemble pas du tout. — Qu'est-ce que tu en sais? rétorqua-t-elle, agacée par sa mine ironique. Elle adorait son cottage, qu'elle avait racheté trois ans plus tôt à son propriétaire et avait pris grand plaisir à rénover. Elle n'avait aucune envie d'écouter les commentaires sarcastiques de Lucas. — Bon, on y va? Lucas fronça les sourcils en avisant l'unique valise posée près de la porte. — Où sont tes bagages ? Je te rappelle que nous nous marions demain matin, et qu'ensuite nous resterons plusieurs mois en Grèce. Ne me dis pas que toutes tes affaires sont là-dedans? — Tu ne t'imaginais pas, j'espère, que j'allais me mettre sur mon trente et un pour un mariage qui n'est ni plus ni moins qu'un contrat d'affaires? Et en ce qui concerne les vacances que tu as obligé mon patron à m'accorder sans me demander mon avis, je ne compte pas les passer à étrenner des toilettes de haute couture sur la plage. Quelques shorts, T-shirts et maillots de bain me suffiront amplement. Ils s'affrontèrent un moment du regard, puis Lucas esquissa un sourire hautain. — Ma chère Ambre, tu peux bien te promener toute nue si ça te chante. En fait, je crois même que ça me plairait beaucoup, dit-il en laissant son regard courir sur sa silhouette, mise en valeur par une petite robe d'été courte en coton. Il souleva la valise et se dirigea vers la voiture. Après avoir fermé à clé la porte du cottage, Ambre le rejoignit. — Qu'as-tu l'intention de faire de cette maison? s'enquit-il. — Comment ça? Mais rien du tout. Je compte bien être de retour au bureau dans trois mois. — Ma foi... C'est un peu petit, bien sûr, mais je suppose que je pourrai m'y habituer, murmura Lucas en regardant le cottage d'un air pensif. Ambre se raidit. — Que veux-tu dire par là ? — Mais voyons, ma chérie, une fois que nous serons mariés, tout ce qui m'appartiendra sera à toi, et vice versa, répondit-il avec un sourire faussement innocent. Cette maison sera donc, de facto , la nôtre. — Tu plaisantes ! Lucas haussa les épaules. — Si tu préfères que nous vivions dans un cottage plutôt que dans un manoir, cela ne me dérange pas. Une chose est sûre : si nous voulons convaincre nos concurrents que notre mariage est solide, il faut que nous vivions ensemble aussi longtemps que nécessaire. Maintenant, détends-toi; le soleil brille, il fait un temps do rêve, et nous partons en Grèce. La vie est belle ! Allons, monte dans la voiture. Ambre aurait voulu protester, mais déjà il lui ouvrait la portière, un large sourire aux lèvres. Réprimant un soupir las, elle s'installa dans la BMW. — Une surprise t'attend à l'aéroport, annonça Lucas d'un ton guilleret en s'asseyant derrière le volant. — Je ne suis pas près d'oublier la dernière surprise que tu m'as faite, observa Ambre avec un sourire cynique. Tu te souviens? Tu m'as annoncé que tu allais épouser une autre femme… Lucas se raidit et son sourire s'évanouit. Il demeura un instant silencieux, puis il dit d'une voix sombre : — Non. Cette fois, il faut que ce soit toi. Je n'ai pas le choix. 08.
— Alors, quelle est cette mystérieuse surprise ? demanda
Ambre comme ils approchaient de l'aéroport. Le silence qui régnait dans l'habitacle depuis leur départ du cottage commençait à lui peser. — Tu ne vas pas tarder à le savoir, répondit Lucas. Il se gara devant le terminal et sortit de la voiture, imité par Ambre. Un homme d'un certain âge se précipita à leur rencontre; avec un amusement mêlé d'un certain embarras, Ambre reconnut le valet qui, cinq ans plus tôt, était venu récupérer les costumes mutilés de Lucas dans leur ancien appartement. — Donne-moi ton passeport, veux-tu ? Arrachée à ses souvenirs, Ambre obtempéra et suivit Lucas à l'intérieur de l'aéroport. Il ne leur fallut que quelques minutes pour accomplir les formalités d'usage, et bientôt ils se retrouvèrent assis dans l'avion. Ils étaient presque seuls en première classe, et avant même le décollage, les hôtesses vinrent leur offrir des rafraîchissements. Il était clair qu'elles trouvaient Lucas à leur goût, et cette constatation amena un sourire amer aux lèvres d'Ambre. Comme elle aurait été fière de son fiancé, si leur mariage n'avait pas été qu'une simple manœuvre financière! Perdue dans ses pensées, Ambre n'avait pas prêté attention aux autres passagers qui les avaient rejoints dans la cabine, et tout à coup, elle sursauta en entendant un concert de voix crier : — Surprise ! Elle releva la tête et découvrit avec stupéfaction sa famille au grand complet debout dans l'allée centrale. Sir David, Mildred, Mary, l'épouse de Mark, et leurs trois filles, Julie, la demi-sœur d'Ambre, accompagnée de son mari et de leur fils — tous étaient là, un large sourire aux lèvres. Mais ce fut surtout la présence de Tim parmi eux qui toucha Ambre. Incapable de prononcer un mot, elle se leva et embrassa tout le monde; cependant, une hôtesse ne tarda pas à venir interrompre ces effusions, annonçant le décollage imminent. Tous gagnèrent leurs sièges, et Ambre, de retour à côté de Lucas, se tourna vers lui d'un air tendu. — A quoi joues-tu ? demanda-t-elle entre ses dents. Je croyais que nous étions censés nous marier rapidement et divorcer tout aussi vite. Pourquoi impliquer ma famille dans cette mascarade? Lucas haussa les épaules, un léger sourire aux lèvres. — Que veux-tu? Nous autres Grecs avons le sens de la famille. Et si j'ai perdu la mienne, il serait impensable d'exclure la tienne des festivités. — Mais... Tim? Je pensais... — Tim est ton ami d'enfance, coupa Lucas. Cela me suffit. La jeune femme s'apprêtait à protester plus avant lorsque le voyant indiquant que les ceintures devaient rester attachées s'éteignit. Aussitôt, tous les invités se levèrent, flûte de Champagne à la main, pour venir féliciter les fiancés et boire à leur santé. Un peu éberluée, Ambre écouta les remerciements éperdus de Mary, très fière que ses trois filles eussent été choisies comme demoiselles d'honneur. Puis, sir David porta un toast à Mark, en excusant son absence — pour raisons professionnelles, expliqua-t-il —, et Ambre échangea un regard avec Lucas. Ce dernier, en grande conversation avec Tim, leva son verre vers elle, un sourire ironique aux lèvres. Le champagne aidant, néanmoins, Ambre oublia bientôt la tension qui l'avait envahie au moment du décollage, et profita de ce moment agréable en compagnie des siens. Le vol passa comme dans un rêve, et bientôt elle se retrouva installée dans l'une des somptueuses limousines venues les chercher à l'aéroport d'Athènes. — Où allons-nous? demanda-t-elle à Lucas. A moins que ce ne soit encore une surprise? Lucas posa un bras nonchalant sur les épaules de sa compagne. — Nous nous rendons dans le dernier complexe de luxe de Karadines, situé à une heure environ d'ici, sur la côte. Est- ce que cela te convient ? Ambre ne répondit pas. Pendant le trajet, elle profita de la vue enchanteresse sur le bord de mer, évitant soigneusement de regarder son compagnon ; ce dernier ne parut pas s'en formaliser et se plongea dans la lecture d'un journal financier. A l'arrivée, un homme aux yeux gris qui devait avoir l'âge de Lucas vint leur ouvrir la portière, un large sou rire aux lèvres. — Ambre, permets-moi de te présenter Joe, mon bras droit, qui sera également mon témoin demain, annonça Lucas. — Enchantée, déclara la jeune femme en serrant la main que lui tendait Joe. — Et moi donc ! Je suis ravi de vous rencontrer enfin, répondit-il avec un accent qui prit Ambre au dépourvu. — Vous êtes américain? s'étonna-t-elle. — Grec-américain, précisa Joe. Et vous, vous êtes aussi anglaise, charmante et belle que l'avait dit Lucas, ajouta-t-il avec un large sourire. Dommage que ce soit lui qui vous ait repérée le premier ! — Laisse tomber, Joe, la dame est prise, intervint Lucas en posant un bras possessif sur les épaules d'Ambre. Ils retrouvèrent la famille de la jeune femme et Tim dans le hall de l'hôtel, et, à la demande de sir David, Joe leur décrivit le complexe : celui-ci comprenait un terrain de golf, un stand de tir, une plage privée de plus de trois kilomètres de long et une quinzaine de bungalows avec piscines privatives. Pour l'occasion, cependant, il avait estimé plus commode de réserver à tout le monde des suites dans le bâtiment principal. Pendant que son ami répondait aux questions des Janson, Lucas prit Ambre par le bras et la guida vers l'ascenseur, dont les portes s'ouvrirent aussitôt. Il appuya sur le bouton correspondant au dernier étage et l'appareil se mit en route. — Joe a l'air très sympathique, observa Ambre pour rompre le silence. Lucas eut un petit sourire en coin. — Toutes les femmes aiment Joe. Le problème, c'est que Joe aime toutes les femmes... Toutes, sans exception, ajouta-t-il, les yeux brillant de malice. Quand il était détendu, comme en cet instant, Lucas était tout simplement irrésistible, et Ambre ne put s'empêcher de lui rendre son sourire. L'ascenseur s'ouvrit directement à l'intérieur de la suite, et Ambre ne put retenir une petite exclamation émerveillée en découvrant celle-ci. Très lumineuse, décorée dans des tons de bleu en harmonie parfaite avec la mer et le ciel, elle s'ouvrait sur une immense terrasse dans laquelle était creusé un Jacuzzi. — Lucas, c'est sublime ! s'exclama-t-elle. Le salon à lui tout seul est plus grand que tout mon cottage... — Je suis heureux que cette suite te plaise. Hélas, la tradition m'interdit de la partager avec toi ce soir... Mais demain, il en ira tout autrement, et le plaisir ne sera qu'accru par l'attente, conclut-il d'un ton chargé de sous- entendus. — Et si je décidais de changer d'avis et de m'enfuir avant le mariage ? demanda Ambre par pure bravade. Un sourire apparut sur les lèvres sensuelles de Lucas. — Au risque de décevoir toute ta famille? Tu ne feras rien de tel, Ambre. Par ailleurs, tu as autant envie de moi que moi de toi. A quoi bon t'obstiner à le nier? Comme pour prouver ses dires, il effleura du bout des doigts les lèvres d'Ambre, qui s'entrouvrirent presque malgré elle sous sa caresse. De nouveau, il eut un petit sourire entendu. Laissant retomber sa main comme à regret, il se retourna pour rappeler l'ascenseur. — Malheureusement, je dois te laisser, à présent. Je suis attendu à Athènes pour affaires, mais je serai de retour à 9 heures pour t'emmener dîner. Dans l'intervalle, si tu as besoin de quoi que ce soit, adresse-toi à Joe ou à la réception. Là-dessus, Lucas se pencha pour déposer un baiser rapide sur ses lèvres et il s'en fut. Une fois seule, Ambre poussa un profond soupir. Pourquoi était-elle à ce point incapable de résister à Lucas, après tout ce qu'il lui avait fait? Il suffisait qu'il l'effleure, ou même seulement qu'il lui sourie pour qu'elle perde tout contrôle d'elle-même. Et le diable d'homme, bien sûr, le savait et en jouait ! ***
Quelques minutes à peine après le départ de Lucas, on
avait frappé à sa porte, et un groom était entré, les bras chargés de paquets. C'étaient, lui avait-il appris avec un large sourire, sa robe de mariée et les tenues de ses demoiselles d'honneur. Ambre n'avait pas eu le temps d'ouvrir la bouche pour protester que Julie et Mary étaient arrivées dans la pièce, les trois fillettes sur leurs talons, et avaient commencé les essayages en bavardant gaiement. L'idée venait de Lucas, avaient-elles expliqué, extasiées. Il leur avait confié qu'Ambre, consciente que c'était pour lui un second mariage, avait voulu faire les choses très simplement, mais qu'il ne l'entendait pas de cette oreille. Il voulait qu'elle ait un mariage de rêve. N'était-ce pas merveilleusement romantique? Les visiteurs s'étaient ainsi succédé tout l'après-midi, et elle n'avait pu placer un mot. A présent, enfin seule et allongée sur la terrasse dans le luxueux bassin rempli d'eau brûlante, la jeune femme ruminait de sombres pensées de vengeance. Consciente que Lucas n'allait pas tarder à revenir, et désirant par-dessus tout éviter qu'il la trouve nue dans son bain, elle se leva et s'enveloppa dans une grande serviette moelleuse. Puis elle ouvrit sa valise et choisit une robe courte en jersey de coton bleu et des sandales assorties.
Il ne lui fallut que quelques minutes pour se maquiller
légèrement ; elle laissa ses longs cheveux retomber librement dans son dos et attacha à son poignet la fine montre en or que lui avait offerte son père pour son anniversaire. Il était 20 h 55 ; satisfaite, elle ramassa son sac à main et appela l'ascenseur. Dès qu'elle apparut dans le hall, toute la famille l'entoura. Joe était là, lui aussi, et la saluant avec un sourire charmeur il lui demanda où se trouvait Lucas. — Ici, répondit une voix grave derrière Ambre. Aussitôt, elle sentit la main de Lucas se poser sur sa taille, et elle ne put retenir un léger sursaut. — Ambre, ma chérie, tu n'as pas pu résister, il a fallu que tu descendes à ma rencontre... Comme c'est touchant ! Là-dessus, la faisant pivoter vers lui, il l'embrassa avec passion. Comment le repousser, alors que tout le monde les regardait avec attendrissement? — De quel droit as-tu demandé à Julie de m'acheter une robe de mariée? demanda Ambre à mi-voix lorsqu'il la relâcha enfin. — Tu es ravissante, ce soir, ma chérie, reprit-il comme s'il n'avait pas entendu sa question. Je suis un homme très chanceux. A présent, mes amis, à table ! Et, glissant son bras sous celui d'Ambre, il l'entraîna vers le restaurant. On leur avait préparé une longue table rectangulaire près de la fenêtre afin que tous puissent dîner ensemble. Ambre eut l'impression de passer les deux heures qui suivirent dans un état second. Les plats se succédaient, Lucas, assis en bout de table à sa droite, ne cessait de l'appeler « Mon amour » et de lui murmurer des mots tendres à l'oreille, tout le monde la regardait d'un air complice... Et elle, elle assistait à la scène avec une sorte de détachement étrange, comme une spectatrice. — Au fait, Lucas, il faudra que vous nous quittiez avant minuit, observa sir David au moment où on leur servait le café. La tradition veut que le marié ne voie pas sa promise avant la cérémonie, le jour du mariage. — Et j'ai toujours été respectueux des traditions, acquiesça Lucas. A minuit, j'irai donc rejoindre ma chambre de célibataire, comme une âme en peine… Tout le monde éclata de rire à l'exception d'Ambre, qui ne parvint qu'à esquisser un sourire forcé. Comment Lucas faisait-il pour duper ainsi leurs invités ? Ceux-ci ne voyaient-ils donc pas qu'il jouait la comédie? Jamais elle n'avait eu à ce point l'impression d'être prise au piège, et elle poussa un soupir de soulagement lorsque les employés de l'hôtel écartèrent les tables et qu'un trio de musiciens apparut sur une petite scène. Au moins, s'ils jouaient, elle n'aurait plus à faire la conversation ! Au même instant, Tim s'approcha d'elle et lui présenta galamment sa main. — Veux-tu bien m'accorder cette danse? Nous avons à peine eu le temps de parler, tous les deux. Si cela ne te dérange pas, ajouta-t-il à l'intention de Lucas. — Bien sûr que non, cela ne le dérange pas, répondit Ambre à la place de son fiancé en se levant vivement, ravie de cette occasion de s'échapper quelques instants. Les lumières avaient été tamisées et quelques couples évoluaient déjà sur la piste de danse. Tim prit Ambre dans ses bras, et elle lui adressa son premier véritable sourire de la journée. — Je suis vraiment contente de te voir, dit-elle. Je ne m'attendais pas du tout à ce que tu sois là! — Lucas m'a appelé la semaine dernière pour m'annoncer la bonne nouvelle. Comment aurais-je pu refuser d'assister au mariage de ma meilleure amie? D'ailleurs, je ne crois pas que quiconque soit capable de résister à ton fiancé. Il sait se montrer très persuasif! Le sourire d'Ambre céda la place à une grimace éloquente. — C'est le moins qu'on puisse dire, répondit-elle d'une voix sombre. — Voilà une réponse inattendue de la part d'une femme amoureuse, fit valoir Tim en fronçant les sourcils. Qu'est-ce qui ne va pas, Ambre? — Rien du tout, affirma-t-elle, consciente qu'il était injuste d'impliquer Tim dans ses histoires. — Ne me raconte pas de sornettes ! Depuis le temps, je te connais, et je t'ai observée toute la soirée : ton sourire était forcé, tu paraissais ailleurs, tendue... Cela ne te ressemble pas du tout. Le cœur serré, Ambre se mordit la lèvre. — Tu as raison, Tim, admit-elle, vaincue. Et, tout en continuant à danser, elle lui parla du testament de Spiro et de ses conséquences. — C'est du Spiro tout craché, ça! observa Tim lorsqu'elle eut terminé. Même mort, il faut qu'il sème le chaos autour de lui. Une seule question se pose vraiment, Ambre : est- ce que tu aimes Lucas ? Tout le reste est accessoire, crois-moi. — Oui, je n'ai jamais cessé de l'aimer, reconnut la jeune femme d'une voix triste. Mais lui n'est pas amoureux de moi. Je croyais qu'il tenait à moi, autrefois, et tu le souviens de ce qui s'est passé : il est tombé amoureux d'une autre. — Je n'en serais pas si sûr, à ta place, objecta Tim. Lucas Karadines est un Grec typique, et à l'époque, il aurait fait n'importe quoi pour faire plaisir à son père, qu'il savait mourant. Souviens-toi de ses efforts pour cacher à Théo l'homosexualité de Spiro... Je ne serais pas étonné qu'il ait épousé Christina par devoir familial. Peut-être a-t-il cru l'aimer, mais, tu sais, il n'est pas rare de se tromper sur ses sentiments. Crois-moi ! — Depuis quand es-tu un expert sur ces choses-là? — Depuis que j'ai commis avec Spiro une énorme erreur qui a failli me coûter la vie. — Mais tu étais amoureux de lui ! — Je croyais l'être, nuance ! J'ai compris que je m'étais trompé quand nous sommes arrivés à New York et qu'il a commencé à sortir avec d'autres gens. Je n'étais même pas jaloux, et c'est ce qui m'a mis la puce à l'oreille. Maintenant que j'ai rencontré quelqu'un qui compte vraiment pour moi, je me rends compte qu'en vérité, Spiro n'a jamais été l'homme de ma vie. — Comment s'appelle ton nouvel ami? Les yeux de Tim pétillèrent. — David. Il possède un atelier de gravure à New-castle, et nous sommes très amoureux l'un de l'autre. — Je suis vraiment contente pour toi, dit Ambre en souriant. Tu mérites d'être heureux. Cela dit, je continue à penser que Lucas, lui, était bel et bien fou de sa femme. La preuve : il n'arrive même pas à évoquer sa mort, tant c'est encore douloureux pour lui. — Mais elle est morte, et toi tu es bien vivante ! Crois-moi, Ambre, Lucas est très attaché à toi. Lui et moi avons eu une longue conversation la semaine dernière, et même s'il est trop fier pour l'admettre ouvertement, je suis certain qu'il t'aime. Comme s'il avait deviné qu'ils parlaient de lui, Lucas apparut à côté d'eux. Aussitôt, Tim sourit et prit congé d'Ambre, qui se retrouva dans les bras de son fiancé, la tête pleine de questions. — Tu es sûre que ce garçon est homosexuel ? demanda Lucas, sourcils froncés. Je n'aime pas la façon dont il te regarde... — Jaloux ? ironisa Ambre. — Disons simplement que je connais les femmes et leurs petits jeux, et que je me méfie. Ambre plongea son regard dans le sien et demeura silencieuse un long moment. — Je ne joue à aucun jeu, murmura-t-elle enfin. Mais toi, Lucas? Il avait si souvent manipulé ses émotions par le passé... Etait-il possible que, cette fois, il en allât autrement? 09.
Lucas lui avait fait tant de mal, autrefois, qu'Ambre
attendait sa réponse l'estomac noué par l'angoisse. Mais les paroles de Tim résonnaient encore en elle. N'avait-il pas dit que Lucas l'aimait? — Je ne joue jamais, Ambre, dit Lucas d'une voix grave au bout de ce qui parut une éternité à la jeune femme. L'attirance que nous éprouvons l'un pour l'autre est plus forte que jamais, et tu le sais parfaitement. J'ai envie de toi en permanence, et toi aussi tu me désires, inutile de le nier. Il y a toujours eu quelque chose de très spécial entre nous. — Pas toujours, objecta-t-elle. Elle n'était pas près d'oublier la façon dont il l'avait abandonnée pour épouser Christina. Lucas cessa de danser et la regarda avec intensité. — Si, répondit-il. Même alors. — Pourquoi mentir? Je me souviens parfaitement de tes paroles, Lucas. Tu m'as traitée d'hédoniste, tu m'as dit que je te dégoûtais. Pour l'amour du ciel, c'est à peine si tu ne m'as pas accusée d'être une catin ! A l'évocation de leur dernière entrevue, une vague de colère se mit à enfler en elle. Elle le toisait avec fureur, et il la serra plus étroitement contre lui. — Ne comprends-tu donc pas? C'était moi qui me dégoûtais, Ambre, pas toi! Quand Spiro avait annoncé, lors de ma soirée de fiançailles, qu'il avait l'intention de t'épouser, ça m'avait rendu fou, même si je le soupçonnais de mentir. Et je me suis servi de cette excuse pour retourner te voir, parce qu’au fond de moi j'étais consumé par un désir irrésistible de te tenir une dernière fois dans mes bras... J'ai trahi ma fiancée, ce jour-là, et je m'en suis tellement voulu que je me suis vengé sur toi. Il faut que tu me croies. Si je t'ai blessée avec mes remarques, j'en suis profondément désolé. Si? Ainsi, il l'avait anéantie sans même en avoir pleinement conscience... Et pourtant, en cet instant, alors qu'elle scrutait son beau visage sombre, Ambre le croyait. C'était la première fois que Lucas Karadines s'excusait de quoi que ce fût, et elle appréciait cette marque d'humilité inhabituelle chez lui. — Ambre, je te jure que je n'ai jamais eu l'intention de te faire du mal, que ce soit à l'époque ou aujourd'hui, insista-t- il. Nous allons nous marier demain. Ne pourrions-nous pas essayer d'oublier le passé et de faire de ce mariage une réussite? S'il te plaît. Donne-nous une chance. Ambre ne répondit pas tout de suite. A aucun moment Lucas n'avait dit l'aimer; il avait seulement parlé d'attirance, de désir. Mais pouvait-elle réellement en demander davantage à un homme comme lui, cynique par nature et de surcroît visiblement désabusé par son premier mariage? Par ailleurs, elle savait qu'elle, de son côté, l'aimerait toujours, que rien ne parviendrait à la détacher de lui. A quoi bon résister, et se priver des moments de bonheur qu'elle pouvait vivre dans ses bras tant que durerait leur expérience conjugale? Et puis, même si elle n'était plus la jeune fille idéaliste et naïve d'autrefois, elle conservait envers et contre tout, au fond d'elle-même, l'espoir fou d'amener Lucas à l'aimer, avec le temps. — Je suppose qu'essayer ne coûte rien..., répondit-elle enfin. Lucas lui sourit et se pencha pour l'embrasser. Dès qu'elle sentit ses lèvres sur les siennes, Ambre sut qu'elle avait pris la bonne décision. Lutter était inutile : il n'y avait que là, dans les bras de cet homme impossible, qu'elle se sentait vivante, heureuse. — Dites donc, vous deux, ça devient une manie... Mon ami, je regrette de devoir t'arracher à ta chère et tendre, mais il est presque minuit. Joe se tenait debout à côté d'eux, la mine goguenarde. Rougissante, Ambre se détacha de Lucas. Ce dernier lui décocha un petit clin d'œil complice avant de se tourner vers son associé. — Bien, j'y vais. Mais n'essaie pas de profiter de mon absence pour faire les yeux doux à ma fiancée ! A midi, le lendemain, Ambre était debout devant le miroir en pied de sa chambre, une expression interloquée sur le visage. Elle se reconnaissait à peine : était-ce bien elle, cette mariée rayonnante en longue robe de soie sauvage au décolleté à la fois sobre et délicieusement suggestif? Jamais elle n'avait vu création plus élégante. Quant à ses cheveux, le petit coiffeur grec envoyé par Lucas ce matin-là avait su à merveille tirer parti de leur longueur et de leurs reflets de miel. Quelques perles fines épinglées dans un chignon un peu lâche rappelaient le collier passé à son cou et les boucles d'oreilles qui soulignaient ses lobes délicats. Elle était à peine maquillée... et jamais elle ne s'était vue aussi belle! Debout autour d'elle, très raides de peur de friper leurs jolies robes brodées, ses trois demoiselles d'honneur la regardaient avec éblouissement. Quelqu'un lui mit entre les mains un bouquet de roses et de lis blancs, et son père apparut à son côté, fort élégant dans sa jaquette grise. — Tu es magnifique, ma chérie, lui dit-il avec émotion. Je suis extrêmement fier d'être ton père, et je veux que tu saches que je regrette de tout mon cœur les années que nous avons perdues, tous les deux. J'aurais tant aimé te voir grandir... Je m'en rends d'autant plus compte aujourd'hui que je suis sur le point de te perdre de nouveau. Emue aux larmes, Ambre se mordit la lèvre et serra le vieux monsieur dans ses bras. — Il est l'heure, Ambre ! annonça Mary en passant la tête dans l'encadrement de la porte. Dans un état second, Ambre suivit son père et sa belle- mère jusqu'à l'ascenseur. Puis elle se laissa guider à travers le hall et sortit sur la grande terrasse qui donnait sur les jardins. Là, elle demeura un instant immobile, éberluée. Joe — qui, lui avait-on expliqué, s'était occupé de tout — avait merveilleusement fait les choses. Sous les tonnelles ruisselantes de fleurs, des bancs de bois ouvragé décorés de tulle et de lis avaient été disposés de façon à ce que tous les invités jouissent de la superbe vue sur la mer. L'allée centrale, jonchée de pétales de roses blanches, conduisait à un dais entièrement ajouré. Lucas, constata Ambre le cœur battant, était déjà là, debout au pied de l'autel, plus beau que jamais. Son fiancé l'attendait... Un long frisson la parcourut. Mais, déjà, l'orchestre entonnait la marche nuptiale, et les trois fillettes, fières comme Artaban, entamaient leur procession vers l'autel. Il n'était plus temps de reculer. Prenant une profonde inspiration, Ambre glissa sa main gantée autour du bras de son père et, ensemble, sous les regards admiratifs des invités assemblés, ils remontèrent l'allée vers Lucas. La cérémonie se déroula comme dans un rêve. Ambre répondit aux questions du prêtre, tendit sa main à Lucas après la bénédiction des alliances, accueillit son baiser final... Des applaudissements fusèrent, mais elle en eut à peine conscience. — Ma femme, enfin, murmura Lucas à son oreille. Tu es la plus belle mariée que j'aie jamais vue. Le cœur d'Ambre se mit à battre à tout rompre tandis que, portant sa main à ses lèvres, il déposait un baiser sur l'alliance qui scellait leur union. Comme elle aurait aimé croire sincère le sentiment qu'elle lisait dans ses yeux en cet instant! Hélas, elle avait trop souffert par le passé pour pouvoir de nouveau lui faire confiance aussi aisément. — Merci, balbutia-t-elle seulement. Joe ne s'était pas contenté d'organiser une très belle cérémonie ; la réception qui suivit fut également très réussie, et quand Lucas rejoignit son épouse, en grande conversation avec Julie, pour lui annoncer que le moment était venu pour eux de s'éclipser, elle se rendit compte avec stupéfaction qu'elle n'avait pas vu le temps passer. — Dépêche-toi, ma chérie. Notre lune de miel nous attend ! — Notre lune de miel? répéta-t-elle, abasourdie. — Je vais t'aider à te changer, proposa Julie. L'instant d'après, elles étaient de retour dans la suite, et Julie présentait à Ambre, toujours muette d'ébahissement, un tailleur pantalon de soie crème portant la marque d'un grand couturier. — Cadeau de ton mari ! annonça-t-elle gaiement. Mets-le vite ! — Mais... sais-tu où je vais ? demanda Ambre. — Surprise! Allons, dépêche-toi. Deux heures plus tard, Ambre ouvrait de grands yeux en découvrant le sublime voilier où Lucas et elle allaient passer les dix jours suivants. — Il te plaît ? demanda son mari avec fierté en l'aidant à monter sur le pont. Je l'ai acheté il y a quelques mois seulement, et je n'ai pas encore vraiment eu l'occasion de l'essayer. Alors, que dis-tu d'une petite croisière en Méditerranée, seuls tous les deux ? — C'est... c'est une merveilleuse idée, mais je ne connais rien à la voile, le prévint Ambre. — Ne t'inquiète pas, je t'apprendrai tout ce que tu auras besoin de savoir. Tu vas adorer, je te le promets ! Là-dessus, il la prit dans ses bras et lui donna un baiser qui lui coupa le souffle. Cela suffit à chasser tous les doutes de la jeune femme ; nouant les mains autour de sa nuque, elle s'abandonna totalement à leur étreinte. — Descendons dans la cabine, d'accord? souffla Lucas à son oreille. Elle acquiesça sans mot dire. Elle avait tant envie de lui ! Ils n'avaient plus fait l'amour depuis la nuit qu'ils avaient passée dans la suite du Karadines Hotel de Londres, et cette attente avait exacerbé son désir au point de le rendre presque insupportable. Au moment de pénétrer dans la cabine entièrement décorée de bois verni, Lucas la souleva dans ses bras. L'embrassant fougueusement, il la porta jusqu'au grand lit et l'y allongea avec douceur. Dès lors, leurs caresses se firent de plus en plus frénétiques, de plus en plus sensuelles. Sans vraiment savoir comment, ils se débarrassèrent de leurs vêtements à la hâte, pour enfin se retrouver nus l'un contre l'autre. Jamais Ambre n'avait été aussi grisée, aussi éperdue de désir. — Viens, gémit-elle à l'oreille de son compagnon, incapable d'attendre plus longtemps. Il la prit et presque aussitôt elle fut emportée par une vague de plaisir indicible. Les yeux fermés, arc-boutée contre lui, elle cria son bonheur de lui appartenir, et bientôt, n'y tenant plus, il la rejoignit dans l'extase avec un gémissement étouffé. Un long moment, ils demeurèrent dans les bras l'un de l'autre, reprenant leur souffle avec difficulté. — Laisse-moi te serrer dans mes bras, murmura Lucas d'une voix rauque. Mon Ambre. Ma femme... Sa femme. Ambre avait encore du mal à le croire... Avec un petit soupir de bonheur, elle posa sa tête sur l'épaule puissante de son mari. La lune de miel commençait. Il faisait nuit lorsqu'elle se réveilla. Elle roula sur le dos et s'aperçut qu'elle était seule dans le lit. Un brait sourd attira son attention, et elle devina qu'il s'agissait du moteur du bateau. Ils étaient en route ! Au moment où elle s'asseyait sur le lit, la porte de la cabine s'ouvrit et un flot de lumière l'aveugla. — Ah, tu es réveillée! Parfait. Viens, dit Lucas en souriant. Il s'approcha du lit et alluma d'autorité la lampe de chevet. — Attends un peu! Qu'est-ce que tu fais? protesta-t-elle. Et quelle heure est-il? — L'heure de commencer à travailler, moussaillon! rétorqua-t-il gaiement en déposant un baiser sur son front. Dépêche-toi de t'habiller et viens me retrouver sur le pont. Si je reste ici plus longtemps, ajouta-t-il en enveloppant son corps nu d'un regard suggestif, je n'aurai jamais le courage de remonter et nous risquons de nous retrouver quelque part en Afrique...
Dix jours plus tard, Ambre était accoudée au bastingage,
une tasse de café à la main, et elle regardait la côte approcher d'un œil ensommeillé. Elle sortait de la douche, et avait noué autour de sa taille un paréo bleu et blanc assorti à un bustier bleu. Ses longs cheveux, encore mouillés, étaient lâchés dans son dos. Etouffant un bâillement, elle porta la tasse à ses lèvres. Elle avait bien besoin d'un peu de caféine — Lucas et elle dormaient si peu... Pendant les quatre premiers jours de leur lune de miel, il avait ancré le voilier dans une crique isolée, et ils avaient fait l'amour insatiablement, ne quittant leur cabine que pour aller nager dans l'eau limpide, vivant des provisions embarquées avant le départ. Jamais elle n'avait connu une telle frénésie des sens. Il suffisait que Lucas et elle échangent un regard pour que le désir renaisse, toujours plus puissant, plus exigeant. Hélas, durant tout ce temps, pas une fois il ne lui avait dit qu'il l'aimait. Et elle avait dû faire un effort colossal sur elle- même pour ne pas lui révéler ses propres sentiments. Cependant, elle ne se plaignait pas : aucune femme n'aurait pu rêver lune de miel plus passionnée. Lucas était un merveilleux amant, prévenant, inventif, infiniment sensuel, et même si elle n'avait quasiment rien vu de la Grèce, elle avait passé dix jours merveilleux. A présent, ils arrivaient en vue de l'île Karadines. La fin du voyage... Lucas lui avait annoncé la veille au soir qu'il retournerait au travail le lundi suivant. Tout était prévu : ils vivraient sur l'île, et lui se rendrait chaque jour à Athènes en hélicoptère. Quand il partirait en voyage d'affaires, en revanche, Ambre l'accompagnerait — au moins jusqu'à l'arrivée des enfants, avait-il ajouté en riant. Ambre avait été abasourdie par ce commentaire. Ainsi, Lucas l'imaginait donc en mère de ses enfants? Mais peut- être plaisantait-il... Gênée, elle avait préféré changer de sujet. En vérité, la jeune femme avait recommencé à prendre la pilule dès leurs retrouvailles. Même si elle rêvait de porter l'enfant de Lucas, elle voulait s'assurer avant de tomber enceinte que son mari n'avait pas l'intention de divorcer aussitôt les actions de Spiro en sa possession. Lucas l'avait trahie une fois, et elle ne pouvait plus désormais lui faire aveuglément confiance. Deux larges mains se posèrent sur sa taille, l'arrachant à ses pensées. — En position, moussaillon! Nous arrivons au port dans quelques minutes. Peux-tu aller à la proue et te tenir prête à lancer les amarres ? Ambre n'avait pas remarqué à quel point ils s'étaient rapprochés de la rive. Déjà, elle distinguait la jetée, et aussitôt, mille souvenirs lui revinrent à la mémoire Sa première visite sur l'île Karadines, avec Tim et Spiro, semblait si loin... Elle avait vingt-deux ans alors, et était amoureuse pour la première fois. Pleine d'assurance, fière de sa toute nouvelle garde robe, elle s'était juré d'attirer l'attention de Lucas Karadines, priant pour qu'il tombe amoureux d'elle, et imaginant déjà une conclusion de conte de fées à leur idylle... Qui aurait cru, après leur cruelle séparation, qu'elle reviendrait sur l'île en tant qu'épouse de Lucas? Etait-elle en train de commettre la même erreur une seconde fois? Non, répondit-elle résolument, car elle n'était plus la même. Elle n'était plus une idiote confiante et naïve. Lucas et elle partageaient désormais une relation d'adultes, fondée sur une indéniable attirance sexuelle et un respect mutuel croissant. Elle gardait son amour et ses pensées les plus intimes pour elle-même. Peut-être avait-elle gagné en maturité? « Comme les temps changent ! », songea-t-elle alors que ses grands yeux s'embuaient de larmes. Certes, la jeune fille insouciante qui était arrivée sur l'île six ans plus tôt avait perdu nombre de ses illusions — mais, au moins, elle était vivante. Le pauvre Spiro, lui, était mort, ainsi que la femme que Lucas avait aimée, Christina. Ambre avait eu de la chance, et elle avait désormais la possibilité de faire de son mariage une réussite. C'était à elle de saisir l'occasion qui lui était offerte. La vie était trop courte pour perdre du temps en regrets ! 10.
— Lance le filin, Ambre. Ambre !
Perdue dans ses pensées, Ambre avait oublié ce qu'elle était censée faire. Jurant dans sa barbe, Lucas apparut à son côté, lui prit la corde des mains et la jeta à terre. — A quoi pensais-tu donc? s'exclama-t-il en se tournant vers elle. — Devine... Ambre leva la tête vers lui en souriant et noua les bras autour de son cou avant de se dresser sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur ses lèvres. Une étincelle amusée naquit dans les prunelles sombres de Lucas. — Je vois... Malheureusement, notre comité d'accueil nous attend. Ambre n'eut pas le temps de répondre : déjà, un homme entre deux âges s'avançait sur la jetée dans leur direction, deux guirlandes de fleurs sauvages à la main. Comme il arrivait à portée de voix, Lucas le salua gaiement puis, prenant la main d'Ambre, il expliqua : — Voici Tomso, le propriétaire du café local. C'est lui qui est responsable du bon fonctionnement de l'île en mon absence — une sorte de maire, si tu veux. Ambre sourit et laissa Tomso placer une guirlande de fleurs autour de son cou. Il prononça quelques mots en grec, un large sourire aux lèvres. — Qu'a-t-il dit? demanda-t-elle à Lucas comme ils débarquaient sur la jetée. Une vingtaine de villageois étaient réunis là, venus visiblement souhaiter la bienvenue à Lucas et à son épouse. — La tradition veut que toutes les femmes des Kara-dines reçoivent une guirlande de fleurs lors de leur première visite, expliqua Lucas en souriant. Il est aussi d'usage que nous marchions jusqu'à la villa. Des applaudissements fusèrent comme ils empruntaient le sentier fleuri qui reliait le port à la propriété des Karadines. Soudain, Ambre ne put s'empêcher de se demander si Christina avait reçu le même accueil, après son mariage; malgré elle, elle sentit son cœur se serrer. Voyant son sourire se figer, Lucas se tourna vers elle en fronçant les sourcils. — Que se passe-t-il? Tu es fatiguée? demanda-t-il avec sollicitude. — Non, je pensais seulement à toutes les autres épouses Karadines qui ont entrepris cette marche, répondit-elle un peu sèchement. — Tu es la première. Nous sommes comme ça, ici : quand nous n'avons pas de tradition pour une occasion spéciale, nous en inventons une ! Ambre le regarda avec stupéfaction avant d'éclater de rire. — Vous en inventez? Main dans la main, ils gravirent le petit chemin sinueux qui conduisait à la grande maison de style grec. Des bougainvillées écarlates faisaient une tache de couleur sur la façade d'un blanc immaculé. Comme ils approchaient, Ambre remarqua que le haut portail de fer forgé était ouvert, révélant la cour intérieure au centre de laquelle trônait une fontaine. — Viens, laisse-moi te faire visiter la maison, lui dit Lucas en s'effaçant pour la laisser entrer. — Je suis déjà venue, tu sais, lui rappela-t-elle. Il la regarda avec intensité. — Oui, il y a des années et en tant qu'invitée. Maintenant, je veux te souhaiter la bienvenue chez toi, Ambre. — Comme tu l'as fait pour Christina? Elle se mordit aussitôt la lèvre. Les mots lui avaient échappé avant qu'elle ait pu les retenir. A sa grande stupéfaction, Lucas sourit et la souleva gaiement dans ses bras. — Non, répondit-il. Christina était une citadine pure et dure; je n'ai jamais pu la convaincre de venir sur l'île. Mais cela me fait plaisir de voir que tu es jalouse. Ambre voulut protester, mais déjà Lucas l'avait reposée à terre et se tournait vers une dame d'âge mûr, rondelette, qui s'avançait à leur rencontre. — Voici Anna, notre gouvernante. Si tu veux quoi que ce soit, c'est à elle que tu dois t'adresser. Rassure-toi, Anna parle un peu anglais. L'intéressée serra avec enthousiasme la main que lui tendait Ambre. — Bienvenue, bienvenue ! Il fait chaud en Grèce. Vous voulez une boisson froide? Limonade? — Volontiers, merci, Anna. Ambre regarda autour d'elle. L'immense hall de réception, avec son grand escalier de marbre, avait changé, mais elle n'aurait su dire en quoi. — Cet endroit me paraît différent..., observa-t-elle en décochant à Lucas un regard interrogateur. — Laisse-moi te montrer, dit-il en la prenant gaiement par la main. Tu te souviens du salon? J'ai fait abattre la cloison qui le séparait de mon bureau afin de l'agrandir. Mais ce qui a sans doute attiré ton attention, c'est cette nouvelle porte... Effectivement, dans le mur de gauche, autrefois vierge, était percée une porte, fermée par un battant de bois massif. Lucas l'ouvrit avec une satisfaction visible. — Entre! J'ai fait aménager cette pièce tout récemment. Ambre pénétra dans un grand bureau s'ouvrant sur le jardin, au centre duquel trônait une table de travail équipée d'un ordinateur, d'un téléphone, d'un fax et d'une imprimante. Il faisait bon, et elle comprit rapidement que l'air conditionné avait été installé dans la pièce. Tout un pan de mur était occupé par une superbe bibliothèque. — Je vois... C'est ton nouveau bureau, acquiesça Ambre en hochant la tête. — Erreur, ma chère ! C'est ton nouveau bureau. Je sais combien ton travail est important pour toi, et j'ai fait en sorte que même ici tu puisses garder le contact avec les marchés internationaux et ton bureau de Londres. Mon bureau à moi est à côté. Qu'en dis-tu? Ça te plaît? Si cela lui plaisait? Elle était au septième ciel! Eperdue de reconnaissance, elle jeta à Lucas un regard ému. Autrefois, il lui avait reproché d'accorder une trop grande place à son métier, et voilà qu'il avait fait aménager cette pièce pour elle... Ainsi donc, il avait changé, et n'était plus le macho invétéré qui voulait l'entretenir et lui interdire de gagner sa vie ! Il comprenait son besoin d'indépendance. Un espoir insensé l'envahit. Peut-être leur couple pourrait-il survivre à l'épreuve du temps, après tout? — Alors? insista-t-il comme elle demeurait muette. — C'est fabuleux, répondit-elle simplement. Elle sentait des larmes lui picoter les yeux et, pour dis- simuler son émotion, elle se dirigea vers la grande baie vitrée qui donnait sur le jardin. — J'étais sûr que ça te plairait, reprit Lucas avec fierté en se plaçant derrière elle et en l'entourant de ses bras. — Et tu avais raison, comme toujours, le taquina-t-elle. — Pas comme toujours, répondit-il, sérieux soudain, en la faisant pivoter vers lui pour plonger son regard dans le sien. Mais je fais de mon mieux. Je veux que tu sois heureuse, ici. Avec moi, ajouta-t-il d'une voix très tendre. Ambre déglutit avec difficulté. — Je... je crois que ce ne sera pas difficile, dit-elle avec un sourire timide. — Tant mieux ! A présent, que dirais-tu de continuer la visite guidée? reprit Lucas d'un ton plus léger. J'ai hâte de te faire visiter notre chambre… Anna entra au même instant dans la pièce avec un plateau sur lequel étaient posés deux verres et un pichet de limonade fraîche. Ambre et Lucas se désaltérèrent en silence, avant de reprendre leur tour de la maison. Moins de cinq minutes plus tard, Lucas ouvrait la porte d'une superbe chambre donnant sur la mer et faisait basculer sa compagne sur l'immense lit à baldaquin qui occupait tout un pan de mur. — Hé! Je n'ai même pas eu le temps d'admirer la décoration ! protesta Ambre en riant. — Plus tard. Déjà, ils arrachaient leurs vêtements respectifs avec frénésie tout en s'embrassant avec passion. Ils firent l'amour presque sauvagement, avant de retomber sur les oreillers à bout de souffle, un sourire aux lèvres. — Ça va? demanda Lucas dans un murmure. Ambre s'étira paresseusement et déposa un baiser au creux de son cou. — Mmmh, répondit-elle. Merveilleusement bien. Mais si nous continuons ainsi, je n'aurai bientôt plus rien à me mettre, fit-elle valoir en récupérant sur le sol son paréo, que Lucas avait à moitié déchiré dans sa hâte. — Quelle importance? Je dois aller à Milan la semaine prochaine. Viens avec moi, et tu pourras faire autant de shopping que tu voudras.
Elle l'accompagna à Milan, et Lucas lui acheta une toute
nouvelle garde-robe. Ce qui se révéla une bonne chose, car, au cours des semaines qui suivirent, elle dut assister avec lui à plusieurs dîners d'affaires plutôt habillés. Elle ne tarda pas également à reprendre contact avec son bureau londonien. Avec satisfaction, elle découvrit qu'un certain nombre de ses clients insistaient pour ne travailler qu'avec elle; grâce à l'équipement de luxe que lui avait installé Lucas, elle put rapidement être de nouveau opérationnelle, et profiter du temps que son mari passait à Athènes pour travailler de son côté. Les semaines s'écoulaient, et la jeune femme s'accoutumait de mieux en mieux à sa nouvelle existence. Lucas et elle prenaient la plupart de leurs repas ensemble, ils nageaient, bavardaient, faisaient l'amour. Parfois, ils passaient tout simplement des heures à lire côte à côte, heureux et à l'aise. Jamais ils ne parlaient de leur relation ou de l'avenir; ils se contentaient de profiter du moment présent dans une merveilleuse harmonie. Un lundi soir, deux mois après son arrivée dans l'île, Ambre réalisa tout à coup qu'il ne restait que trois semaines avant la date prévue pour son retour à Londres. Elle savait qu'il était indispensable qu'elle voie ses clients en personne, et reprenne contact avec ses associés. Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de regretter de devoir quitter l'île, son atmosphère détendue, son merveilleux climat. — Coucou, ma belle... Tu m'attendais? Pendant qu'elle était plongée dans ses pensées, Lucas s'était approché derrière elle. Il déposa un baiser dans son cou avant de se débarrasser de sa veste. — Oui, mais je n'ai pas entendu l'hélicoptère. Ambre le regarda se laisser tomber dans un fauteuil avec un soupir et déboutonner sa chemise. Il paraissait épuisé. — C'est parce que je suis revenu en bateau. L'hélico est hors service jusqu'à samedi. — Comment vas-tu faire, cette semaine ? — Je vais rester avec toi. — Promesses, promesses, répondit Ambre avec légèreté en se penchant pour déposer un baiser sur ses lèvres. Lucas glissa ses mains sous son fin chemisier en coton et caressa doucement son dos. — Il faudrait que je sois fou pour vouloir m'en aller..., murmura-t-il avant d'approfondir leur baiser. Sans répondre, Ambre entreprit de défaire la ceinture de Lucas. Il ne lui fallut que quelques secondes pour le débarrasser de son pantalon et s'asseoir sur lui à califourchon. Elle ne portait rien sous sa jupe, et, sans cesser de s'embrasser, ils firent l'amour avec une lenteur ensorcelante, jusqu'à l'orgasme final qui les balaya tous les deux avec une force inouïe. Ils demeurèrent un moment immobiles, reprenant leur souffle, puis Ambre se redressa et sourit à Lucas, qui gardait les yeux fermés. Enfin, il se leva à son tour. — Que dirais-tu d'une bonne douche? Celle-ci fut, comme souvent, l'occasion de nouvelles caresses, et ce n'est que bien plus tard qu'ils passèrent dans le salon pour dîner. Anna, qui avait l'habitude de leurs horaires fantaisistes, ne fit aucun commentaire et s'empressa de les servir. Comme ils se mettaient au lit un peu plus tard, Ambre se souvint tout à coup qu'elle avait oublié de prendre sa pilule, qu'elle avalait d'ordinaire avant le dîner. Elle se dirigea donc vers la boîte en argent où elle gardait les petits cachets et en porta un à ses lèvres. Au même instant, une main de fer enserra son poignet, lui arrachant un hoquet de surprise. — Qu'est-ce que c'est? gronda Lucas d'une voix menaçante qui la prit au dépourvu. Il la regardait avec une telle fureur qu'un frisson la parcourut. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne franchit ses lèvres. — Alors? insista-t-il. Ambre essaya de se calmer. Pourquoi était-elle si effrayée par la réaction de Lucas? Après tout, elle avait parfaitement le droit de prendre la pilule... — Tu me fais mal ! protesta-t-elle. Il relâcha un peu sa pression sans pour autant libérer son poignet. — C'est ma pilule contraceptive, répondit-elle enfin à voix basse, s'efforçant de masquer sa peur. — Tu es sûre? insista Lucas. Ce ne sont pas des amphétamines ? Ambre fronça les sourcils. Comment pouvait-il la soupçonner de se droguer? — Bien sûr que non ! s'insurgea-t-elle. Tu m'imagines vraiment capable de prendre des trucs pareils ? Lucas se raidit légèrement. — De nos jours, on n'est jamais sûr, rétorqua-t-il d'un air sombre. Puis il la lâcha et désigna les cachets, tombés au sol lorsqu'il l'avait fait sursauter. — Tu ferais bien de les ramasser, puisque tu sembles penser que tu en as besoin. Là-dessus, il tourna les talons et se dirigea vers la salle de bains sans un mot de plus. Ambre passa un certain temps à rassembler les pilules dispersées à terre, puis elle retourna se coucher, perplexe. La réaction de Lucas la prenait au dépourvu : elle semblait tout à fait disproportionnée... Lucas revint un moment plus tard. De toute évidence, il s'était douché de nouveau ; ses cheveux étaient encore humides, et il ne portait qu'une serviette nouée autour des hanches. Il s'en débarrassa avant de s'allonger à côté d'Ambre. Se tournant vers elle, il lui caressa doucement la joue avant de demander d'une voix hésitante : — Est-ce que tu aimes les enfants, Ambre? Un signal d'alarme retentit dans la tête de la jeune femme. — Oui, répondit-elle néanmoins. — Alors, pourquoi prendre la pilule? Nous sommes mariés... — Tu m'as demandé de la prendre lorsque nous sommes sortis ensemble, il y a six ans, observa-t-elle, choisissant ses mots avec soin. Alors, naturellement, j'ai trouvé normal de recommencer quand notre relation a repris... — Et si je te demandais d'arrêter? Si je te disais que je veux que tu portes mon enfant, que répondrais-tu ? Le cœur d'Ambre se mit à battre à tout rompre. — Ce... Ce ne serait pas une suggestion très raisonnable, si nous devons nous séparer dans quelques mois, fit-elle valoir, circonspecte. Elle attendit, retenant son souffle. Pendant dix bonnes secondes, il ne dit mot. Puis il déclara d'un ton détaché : — Est-ce si important? J'ai quarante et un ans, il est temps que je fonde une famille. Et, à vingt-neuf ans, tu dois y songer aussi, non? Cela semble logique. Ambre ne désirait rien davantage que de porter l'enfant de Lucas, mais il y avait dans les paroles de celui-ci une telle froideur calculatrice qu'elle ne put s'empêcher d'être cruellement désappointée. — Je vais y réfléchir, répondit-elle en masquant de son mieux sa déception. Mais pour l'instant, je suis fatiguée. Ne pourrions-nous avoir cette conversation une autre fois ? Et, là-dessus, elle tendit le bras pour éteindre sa lampe de chevet. Ce soir-là, pour la première fois depuis leur mariage, ils s'endormirent dos à dos, sans même un baiser de bonne nuit.
Le mercredi suivant, le téléphone sonna dans le bureau
d'Ambre et elle sourit en reconnaissant la voix de son père à l'autre bout du fil. Elle avait bien besoin qu'on lui remonte le moral, car en l'espace de deux jours ses relations avec Lucas s'étaient détériorées de manière spectaculaire. La veille, il s'était enfermé toute la journée dans son bureau, et n'en était même pas ressorti pour déjeuner. C'est donc avec plaisir qu'elle accueillit les nouvelles de la famille et de Londres que lui donna sir David. — Nous avons eu de la visite, ce week-end, annonça le vieux monsieur avec un petit rire. Ton ami Clive. — Clive? s'étonna Ambre. — Il voulait savoir si tu serais de retour pour ton anniversaire, la semaine prochaine. — Pas encore, mais je rentrerai bientôt, affirma-t-elle. Elle ignorait que Lucas, debout dans l'encadrement de la porte, écoutait sa conversation. Et elle ne vit pas l'expression meurtrière qui se peignit sur ses traits tandis qu'il tournait les talons et s'éloignait. — Tu es occupée? demanda-t-il une demi-heure plus tard en entrant dans son bureau. — Pas vraiment, répondit-elle avec un entrain forcé. Aurais-tu décidé de me corrompre ? A vrai dire, par cette chaleur, je pensais qu'aller nager un peu serait bien agréable. Tu veux te joindre à moi ? Il esquissa un rictus qui aurait pu passer pour un sourire. — Désolé, mais je dois aller à Athènes. Un imprévu de dernière minute. — Je croyais que l'hélicoptère... — Il est réparé, coupa-t-il. Je ne rentrerai que samedi. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi, Tomso a mon numéro. Sur ces mots, il quitta la pièce sans un regard en arrière. Presque aussitôt, l'hélicoptère apparut au-dessus de la maison et vint se poser sur la pelouse. Sous le choc, Ambre regarda par la fenêtre son mari monter à bord. Moins d'une minute plus tard, l'appareil décollait de nouveau. Ainsi, cela recommençait... Lucas la quittait de nouveau. Mais cela ne la surprenait guère, songea-t-elle en soupirant. Ne s'y attendait-elle pas depuis le début? 11.
Après une nuit passée seule, cependant, Ambre était
bien moins philosophe. Lucas lui manquait terriblement. Elle n'avait pas fermé l'œil, et ne parvenait pas à travailler. Finalement, en milieu de matinée, elle décida de marcher jusqu'au port. Tomso, la voyant passer, l'invita à entrer prendre un café, et se lança dans un grand discours en anglais approximatif. Il en ressortait que jamais les habitants de l'île n'avaient vu Lucas aussi heureux que depuis qu'ils étaient mariés; et Dieu sait qu'il le méritait, le pauvre, après la terrible solitude qui avait été la sienne au cours des dernières années ! Ambre présumait que Tomso faisait allusion à la mort de tous ses proches, et cela la fit réfléchir. Alors même qu'elle découvrait sa famille et était accueillie à bras ouverts, Lucas, lui, avait perdu la sienne et s'était retrouvé seul... Sa douleur avait dû être indescriptible. Prenant congé de son hôte, elle alla se promener sur la plage, plongée dans ses pensées. Elle disait aimer Lucas ; et pourtant, elle se rendait compte soudain qu'elle avait jusque-là fait passer sa fierté avant cet amour, refusant de lui avouer ses sentiments par peur d'être blessée. Ne manquait-elle pas terriblement de courage? Quant à Lucas, il n'était pas homme à partager ses émotions. Dès qu'il craignait de se montrer vulnérable, il se refermait sur lui-même et se cachait derrière une façade froide et détachée. Pourtant, Ambre était certaine que, lorsqu'ils faisaient l'amour, il était aussi transporté qu'elle, aussi ému. Mais — tout comme elle, d'ailleurs — il était beaucoup trop fier pour l'avouer... Il lui avait plus ou moins demandé de rester avec lui et de porter son enfant. Peut-être était-ce sa manière à lui de lui faire comprendre qu'il voulait réellement qu'elle partage sa vie, qu'il ne la considérait plus uniquement comme un objet sexuel. Christina était morte, et Ambre était certaine qu'il n'y avait pas d'autre femme dans la vie de Lucas. Devait- elle prendre le risque de lui avouer ses sentiments? Aurait- elle la force de se relever, s'il rejetait une fois encore son amour ? La réponse aux deux questions, elle en prenait soudain conscience, était oui. Ne valait-il mieux pas, en effet, connaître la vérité une bonne fois pour toutes ? N'était-ce pas le seul moyen pour elle de pouvoir continuer à vivre sa vie ? Sa décision était prise. Le lendemain matin, elle revêtit une longue robe de soie ivoire, très fluide, achetée lors de leur séjour à Milan et qu'elle n'avait encore jamais portée. Elle remonta ses cheveux sur sa nuque, chaussa des escarpins à hauts talons et, satisfaite du résultat, elle se mit en route. Elle avait demandé à Tomso de l'emmener en bateau sur le continent, où un taxi l'attendrait pour la conduire jusqu'à la haute tour qui abritait les bureaux de Karadines International. Elle parvint devant l'immeuble un peu avant midi. Sortant du taxi, elle fit un pas en direction de l'entrée et se figea. Christina ! Trois, quatre fois, elle cligna des yeux. Impossible... Cette femme était morte ! — Ambre ! Quel plaisir de vous revoir. Je suis désolée, pour Spiro... Mais au fait, félicitations ! Vous avez bien fait de profiter de l'occasion, Lucas n'est pas un si mauvais bougre, en fin de compte. II n'a jamais cessé de s'occuper de moi, depuis notre divorce, alors qu'il n'y était pas obligé. Nous venons juste de passer le voir, d'ailleurs. C'était bel et bien Christina. Une Christina mince, superbe, radieuse et visiblement enceinte, accompagnée d'un jeune homme qu'elle présenta fièrement comme son mari en l'enveloppant d'un regard adorateur. Ambre se sentit devenir livide. Elle balbutia quelques mots, sourit mécaniquement au couple, et l'instant d'après elle était seule sur le trottoir, regardant s'éloigner Christina et son époux, main dans la main. — Hello, Ambre ! Elle sursauta et leva les yeux. Joe venait d'apparaître à son côté. — Tout va bien ? On dirait que vous avez vu un fantôme! — C'est le cas, murmura-t-elle, encore sous le choc. — Je suis heureux de constater que vous au moins n'avez pas perdu votre sens de l'humour, observa son interlocuteur en souriant. Lucas, lui, se comporte comme un ours mal léché depuis deux jours. Par pitié pour ses pauvres employés, essayez de le dérider un peu, voulez- vous? J'imagine que vous allez monter le voir? Si elle allait le voir? Elle allait le tuer, oui ! Comment avait- il osé lui mentir? — Venez, je vais vous conduire à son ascenseur privé. Sans un mot, Ambre suivit Joe à l'intérieur de l'immeuble et pénétra dans un ascenseur. Joe lui fit un petit signe de la main. — Je vous verrai probablement un peu plus tard. A tout à l'heure ! lança-t-il avant de prendre congé. Ambre s'appuya contre le mur de l'appareil, partagée entre l'incrédulité, la souffrance, l'humiliation et le ressentiment. Comment Lucas avait-il pu prétendre que sa femme était morte? Non seulement Christina était vivante et en pleine forme, mais elle avait divorcé de Lucas pour épouser un homme plus jeune, dont elle était de toute évidence très amoureuse et dont elle portait l'enfant! Ambre devinait sans peine ce qu'avait éprouvé Lucas, avec son ego démesuré, lorsque sa chère femme lui avait annoncé qu'elle le quittait pour un autre. A présent, elle comprenait mieux pourquoi il souhaitait avoir un enfant avec elle! C'était le fait de voir Christina enceinte de nouveau après avoir perdu leur bébé qui l'incitait à fonder lui aussi une famille. Il se moquait bien d'Ambre, mais cherchait uniquement à oublier la seule femme qu'il eût jamais aimée. Lorsque l'ascenseur s'immobilisa, Ambre était dans un état de rage indescriptible. Passant devant une secrétaire éberluée, elle se dirigea au pas de charge vers les grandes portes qu'elle devinait être celles du bureau privé de Lucas et les ouvrit à la volée, sans frapper. L'objet de sa fureur était assis derrière une immense table de travail de verre. Il releva vivement la tête en entendant claquer la porte ; aucune émotion ne se peignit sur ses traits, cependant. — Ambre! Qu'est-ce qui me vaut un tel honneur? — Honneur ! Comme si tu connaissais la signification de ce mot, espèce de sale hypocrite! explosa-t-elle en s'avançant pour poser ses deux mains à plat sur le bureau. Lucas se contenta d'arquer les sourcils, perplexe. — Comment as-tu pu ? poursuivit-elle. Comment as-tu pu me faire croire que Christina était morte ? Sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche, elle continua, de plus en plus enflammée. — La veille de notre mariage, Tim m'a dit de tenter ma chance. Il était persuadé que tu finirais par m'aimer. Après tout, tu étais humain, et ta femme était décédée ! Quand je pense que je me suis sentie coupable, l'autre jour, quand tu m'as demandé si je voulais porter ton bébé et que j'ai hésité! Hier, j'ai passé toute la journée à essayer de me convaincre qu'en réalité tu étais un homme sensible, mais trop pudique pour exprimer tes émotions. Elle ponctua ces mots d'un rire presque hystérique. — Comme si tu étais seulement capable d'émotions ! — Ambre, intervint Lucas, profitant de ce qu'elle reprenait son souffle pour l'interrompre, tu n'as rien compris. Il contourna rapidement le bureau et posa les mains sur les épaules de la jeune femme. — Je viens juste de comprendre, au contraire ! Après cinq années de calvaire, mon amour pour toi est enfin mort. Et dire que j'étais venue ici aujourd'hui précisément pour t'avouer le contraire ! Quelle plaisanterie, n'est-ce pas ? Je sors du taxi, et sur qui je tombe ? Christina, la seule femme que tu aies jamais aimée. Ta fierté a dû souffrir quand elle t'a plaqué, pas vrai? Mais tant pis pour toi. Il n'est plus question que je serve de substitut. — Pour l'amour du ciel, Ambre, tais-toi et écoute-moi ! Tu cries comme une poissonnière et ce n'est vraiment pas la peine. — Evidemment, pour toi, tout cela n'est pas grave. Il n'y a que le sexe et l'argent qui comptent! J'en ai assez de t'écouter. Je te quitte. Je ne veux plus jamais te voir. Et en ce qui concerne l'héritage de Spiro, tu n'auras qu'à contacter mon avocat. Un sourire glacé se peignit sur les lèvres de Lucas. — Très convaincant, mais n'essaie pas de me faire croire que tu t'en vas à cause de moi. Je t'ai entendue discuter avec Clive au téléphone, avant-hier. « Pas encore, mais je vais revenir bientôt », lui disais-tu. Ambre fronça les sourcils. Puis, se remémorant la conversation à laquelle il faisait allusion, elle secoua la tête. — Je parlais à mon père. Il m'a dit que Clive lui avait rendu visite et avait demandé si je serais en Angleterre pour mon anniversaire. En ami — car Clive n'a jamais été autre chose pour moi qu'un ami, figure-toi. Tandis que toi, tu as toujours vu en moi une maîtresse facile. Tu veux que je te dise ? Tu me dégoûtes. A son grand désarroi, les larmes qu'elle retenait depuis si longtemps lui montèrent aux yeux. Elle battit furieusement des paupières pour les refouler, mais l'une d'elles roula sur sa joue. — Je m'en vais, répéta-t-elle d'une voix tremblante. Loin de la laisser partir, Lucas la serra plus étroitement contre lui. — Oh, Ambre, par pitié... Ne pleure pas. Je ne supporte pas de te voir pleurer. Du bout du doigt, il captura la goutte salée sur sa joue. Ambre renifla. — Je ne pleure pas, affirma-t-elle. Se redressant, elle se dégagea de son étreinte et se dirigea vers la porte. — Ambre, je t'en prie, la rappela Lucas. Tu as dit ce que tu avais à dire, maintenant, c'est à mon tour. En une enjambée, il la rattrapa et la souleva dans ses bras. Elle eut beau protester, il l'emmena jusqu'à un grand canapé de cuir où il s'assit sans la lâcher, son visage à quelques centimètres seulement du sien. — Pardonne-moi si je me suis mépris sur ta conversation avec ton père, reprit-il lorsque, vaincue, elle eut cessé de se débattre. La seule mention du nom de Clive me rend fou de jalousie. Mais je te crois, et je sais que tu dois retourner à Londres. J'ai compris à quel point ton métier était important pour toi, et j'avais l'intention de t'accompagner. J'ai même demandé à ton père d'acheter pour nous un manoir près du sien afin qu'à l'avenir nous puissions partager notre temps entre la Grèce et l'Angleterre. Je ne t'en ai pas parlé parce que je voulais que ce soit une surprise... Abasourdie, Ambre le regarda avec incrédulité. — Tu nous as acheté une maison ? Il hocha la tête et poursuivit : — En ce qui concerne Christina, je ne crois pas t'avoir jamais dit qu'elle était morte. Si je me souviens bien de notre conversation, j'ai déclaré que mon père était mort et que Christina était partie l'année suivante. Pas qu'elle était décédée aussi. Ambre fronça les sourcils. Se pouvait-il qu'elle se fût méprise pendant tout ce temps ? — Pourquoi ne pas m'avoir parlé de votre divorce? demanda-t-elle. — Quel homme voudrait discuter avec la femme qu'il aime de la plus grosse erreur qu'il ait jamais commise? N'osant comprendre, Ambre plongea son regard dans celui de Lucas. — Je t'en prie, Lucas, ne me mens plus, murmura-t-elle. Tu aimais Christina, tu me l'as dit toi-même. Sans doute l'aimes-tu encore. Lucas poussa un long soupir. — Non, je t'ai menti, comme je me suis menti à moi-même — et j'ai payé ce mensonge très cher, crois-moi. A cause de lui, j'ai vécu les années les plus horribles de mon existence. Un nuage de douleur assombrit son regard. — C'était ma faute. Mais à cause de ma stupide arrogance, tu as souffert, et ça me rend malade. De nouveau, il soupira. — Il faut que je t'explique pourquoi je me suis comporté de cette façon. Comprends-moi, je ne cherche pas à excuser mon attitude, je veux seulement que tu saches... Ma mère était une femme très belle. Les hommes l'adoraient, et toute sa vie elle a multiplié les aventures, jusqu'à sa mort quand j'avais treize ans. Son dernier petit ami en date était un dealer, et elle a succombé à une overdose. Ambre ne put retenir un petit hoquet de stupéfaction. — Le type en question m'a donné mille drachmes, poursuivit Lucas, perdu dans ses souvenirs, et il m'a dit que j'étais assez grand pour me débrouiller tout seul. Je me suis retrouvé à la rue. — Ç'a dû être horrible! s'exclama Ambre. — Je ne veux pas de ta pitié, Ambre. Je ne la mérite pas. Je me rends compte aujourd'hui que j'ai laissé l'histoire de ma mère influencer mes relations avec toi, et je ne me le pardonne pas. Ambre ne dit rien, attendant la suite. — Quand tu es venue sur l'île pour la première fois, tu n'étais pas comme dans mon souvenir. La jeune fille timide s'était métamorphosée en femme sophistiquée, sûre d'elle et de sa séduction. Moi, je l'avoue, je ne t'avais invitée que dans l'espoir de convaincre mon père que Spiro avait une petite amie... Mais, soudain, je t'ai vue d'un autre œil. Quand nous avons fait l'amour, j'ai été très surpris de te découvrir vierge — tu étais si libérée, si à l'aise avec ton corps, si sensuelle ! Tout ce dont j'avais toujours rêvé, en fait. J'avais envie de toi en permanence, et cela me rendait fou. Je m'étais juré de ne pas devenir comme ma mère, de ne pas laisser mes sens gouverner ma vie. Mais avec toi, j'étais littéralement obsédé. Durant l'année que nous avons passée ensemble, il a fallu à plusieurs reprises que je m'éloigne de toi à dessein, pour me prouver que j'étais capable de résister à cette passion dévorante qui me terrifiait. Et, afin de me protéger, je me suis mis à m'inventer des histoires — je me disais que tu étais trop carriériste, trop indépendante, trop sexy pour faire une bonne épouse. Que tu ressemblais trop à ma mère. Ambre se contenta de hocher la tête en silence, devinant qu'il n'avait pas terminé. — Quand j'ai rencontré Christina, je me suis convaincu qu'elle était le parfait antidote à ce que j'éprouvais pour toi. Elle me paraissait inexpérimentée, traditionnelle, suffisamment jeune et timide pour être modelée selon mes désirs. Mon père rêvait de me voir épouser une Grecque, toi et moi venions de nous disputer parce que je ne supportais pas de passer après ta carrière... Il secoua la tête d'un air désabusé. — Assez tourné autour du pot. Ce que j'essaie de te dire, Ambre, c'est que je t'aime, que je t'ai toujours aimée, en fait. Il prit le visage de la jeune femme entre ses mains. — Je le savais déjà lorsque nous nous sommes vus pour la dernière fois, dans le loft, mais je refusais de l'admettre. Avec une infinie douceur, il embrassa ses paupières l'une après l'autre. — Je le savais aussi quand je suis venu te voir dans ton bureau il y a trois mois. Mais je m'obstinais à me répéter qu'il s'agissait uniquement d'une obsession physique. Je m'étais comporté envers toi comme le dernier des salauds, et je devinais que tu ne voudrais rien avoir à faire avec moi, alors je t'ai forcée à m'épouser. — Tu voulais les actions de Spiro. — Tu crois vraiment? A vrai dire, j'en possède déjà la plupart, comme tu le découvriras si tu discutes un peu avec mes avocats, dit-il avec un petit sourire. Crois-tu vraiment que Spiro aurait pu conserver son héritage intact pendant cinq ans ? Bien sûr que non ! Chaque fois qu'un de ses petits amis artistes avait une idée de génie, il me vendait un paquet d'actions pour l'aider à la financer. — Alors, tu m'as dupée? s'exclama Ambre en écarquillant les yeux. — Encore un mensonge, reconnut-il. Tu ne comprends donc pas ? J'étais prêt à tout pour te récupérer. Absolument tout. Ambre, je t'aime vraiment... Un long moment, elle le regarda sans rien dire. Ainsi, en définitive, il ne l'avait pas épousée pour récupérer l'héritage de Spiro. — Je... je crois que je commence à te croire, dit-elle d'une toute petite voix. — Le testament de Spiro m'a simplement donné une excuse pour te revoir. Quand, après ça, tu m'as annoncé que tu envisageais d'épouser Clive Thompson, j'ai cru devenir fou ! La femme de ma vie, la seule, l'unique, risquait de m'échapper. L'idée même m'était intolérable. — Mais je me souviens que tu étais très amoureux de Christina, objecta Ambre. Quand nous nous sommes vus à New York, tu ne la quittais pas d'une semelle, tu m'as même demandé de l'accompagner aux toilettes. Tu étais si protecteur vis-à-vis d'elle que j'en étais malade... Il eut un petit rire dur. — Il fallait que je veille sur elle, mais je ne l'aimais pas. Notre mariage était condamné avant même la fin de notre lune de miel. Tu sais déjà ce que j'ai appris le soir de notre nuit de noces — tu m'avais toi-même laissé entendre que je n'étais pas le premier dans la vie de ma chère épouse, mais je n'avais pas voulu t'écouter. Cependant, ce n'était pas le plus grave... Quand Christina est tombée enceinte, j'ai découvert ce qu'elle avait jusqu'alors réussi à me cacher : elle se droguait depuis l'âge de quatorze ans. C'était pour cette raison qu'elle refusait de venir sur l'île — elle craignait de rester trop longtemps éloignée de son fournisseur! Et j'ai également appris qu'elle couchait avec n'importe qui, lorsqu'elle était sous l'emprise de son vice. Autant te dire qu'après cela, je ne l'ai plus jamais touchée. — Oh, mon Dieu! s'exclama Ambre. Je comprends mieux pourquoi elle roulait ses propres cigarettes... — Crois-moi, le cannabis était le moindre de ses vices. Notre bébé est mort-né deux mois avant terme parce que Christina n'avait cessé de prendre des amphétamines pendant toute sa grossesse. — Et... et maintenant? demanda Ambre. — Je m'occupe de ses intérêts financiers, comme je l'avais promis à son père, mais je n'ai plus d'autre contact avec elle. J'ai demandé le divorce dès que mon père est mort. J'ai tout de même réussi à la persuader de faire une cure de désintoxication; c'est là-bas qu'elle a rencontré son nouveau mari. Il est médecin, et bien plus à même de s'occuper d'elle que moi. Cela fait un an qu'elle a cessé de se droguer, apparemment. — Je vois... — Vraiment? Ambre, as-tu la moindre idée de ce que j'ai éprouvé l'autre soir en te découvrant un cachet à la main? J'ai cru mourir. J'ai réalisé que si quoi que ce soit t'arrivait, je ne survivrais pas. Quand tu m'as dit que ce n'était qu'une pilule contraceptive, j'ai été soulagé, bien sûr, mais aussi furieux — je voulais que nous ayons un bébé tous les deux, sans pour autant avoir le courage de t'avouer que je t'aimais. Le lendemain, quand j'ai cru t'entendre discuter avec Clive, j'ai été anéanti. C'est pour cela que je suis venu me réfugier ici. Ambre se mordit la lèvre, émue au-delà des mots. — Tu... tu m'aimes vraiment, n'est-ce pas? murmura-t-elle. — Oui. Ambre, tu es mon sang, ma vie, mon âme. Reste avec moi, je t'en prie. Pardonne-moi mes erreurs passées, et je te jure que je passerai le restant de mes jours à essayer de regagner ton amour. — Je te pardonne, et délivre-toi de cette peine : mon amour pour toi est intact, répondit-elle en souriant. Elle comprenait mieux à présent pourquoi il avait agi comme il l'avait fait, et elle était consciente de devoir faire un effort pour le croire si elle voulait donner une chance à leur couple. — Je t'aime, Lucas. Je t'ai toujours aimé, et je t'aimerai toujours; il n'y a jamais eu personne d'autre que toi dans ma vie, jamais, confessa-t-elle. — Oh, mon amour... L'instant d'après, il prenait sa bouche dans un baiser passionné, torride, scellant à jamais leur promesse de bonheur. L'heure des doutes et des inquiétudes était enfin passée. L'avenir leur appartenait...