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Aisha Saeed

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Louise Sasseville
Illustration de couverture : Shehzil Malik
Édition originale publiée en 2018 sous le titre
Amal Unbound par Nancy Paulsen Books,
une marque de Penguin Random House LLC.

© Aisha Saeed, 2018


Tous droits réservés.

Pour l’édition française :


© Éditions du Seuil, 2021
ISBN : 979‑10‑235‑1471‑1

Conforme à la loi n° 49‑956 du 16 juillet 1949


sur les publications destinées à la jeunesse.
www.seuiljeunesse.com
À Ami et Abu,
mes premiers professeurs
Chapitre 1

Je regardais par la fenêtre les garçons


qui se dispersaient à la sortie de l’école de brique,
de l’autre côté du champ. Notre cours dépassait
l’heure prévue. Une fois de plus.
Les filles remuaient sur leur siège et jetaient un
coup d’œil à l’horloge placée au-dessus du tableau.
Mon amie Hafsa soupira.
–  Et, pour finir, j’ai de mauvaises nouvelles,
nous dit Mlle Sadia en prenant une pile de feuilles
sur son bureau. J’ai terminé de corriger votre
contrôle de maths. Il n’y a que cinq d’entre vous
qui ont obtenu la moyenne.
Une clameur collective s’éleva de la classe.
–  Du calme, s’il vous plaît ! lança-t-elle pour
nous faire taire. Cela signifie seulement que nous
devons continuer de travailler. Nous allons le
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corriger demain, puis nous ferons un autre contrôle
la semaine prochaine.
–  Les questions étaient difficiles, me chuchota
à l’oreille ma jeune sœur Seema.
Nous nous mîmes en rang le long du tableau, à
l’avant de la classe, pour aller récupérer nos copies.
–  J’aurais dû rester avec la classe des plus jeunes
jusqu’à l’automne, ajouta-t-elle.
–  Ne dis pas n’importe quoi ! Tu sais que tu as
probablement réussi, lui murmurai-je. Quand as-tu
déjà échoué à un examen ?
Seema remonta ses manches en marchant vers
Mlle Sadia. Ce n’était qu’en observant les manches
que l’on se rendait compte que mon vieil uniforme
était trop grand pour elle. Mlle Sadia tendit sa copie
à Seema. Comme je m’y attendais, l’air préoccupé
de ma sœur se transforma en un sourire. Son pas
était plus léger lorsqu’elle sortit de la classe.
–  Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider
aujourd’hui, dis-je à Mlle Sadia, une fois que la
classe fut vide.
C’était la partie de la journée que je préfé-
rais, quand toutes les autres étaient parties et que
nous restions seules, elle et moi. On aurait dit
que l’école poussait un soupir, qu’elle s’agrandis-
sait, sans les 34 élèves de notre classe, entassées à
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deux par pupitre ; nous remplissions pratiquement
chaque centimètre de l’espace.
–  Ma mère est de nouveau alitée, dis-je.
–  Le bébé est-il sur le point d’arriver ?
– Oui, et mon père m’a dit de rentrer à la
maison pour surveiller mes sœurs.
– Ton aide va me manquer, Amal, mais il a rai-
son : la famille passe en premier.
Je savais qu’aider sa famille était ce qu’une
sœur aînée doit faire, mais ce temps passé après
les cours avec Mlle Sadia n’était pas seulement
agréable : c’était aussi important. Je voulais ensei-
gner quand je serai grande, et qui était mieux placé
que la meilleure enseignante que j’avais jamais eue
pour me montrer le métier ? J’adorais nettoyer les
tableaux, balayer le sol et écouter des anecdotes de
ses années d’université. J’adorais la voir préparer
ses cours et les retravailler en tenant compte de
ce qui avait fonctionné ou non, la veille. J’avais
tellement appris en l’observant. Comment mon
père pouvait-il ne pas comprendre ?
–  Mais j’aurais bien besoin de ton aide avec le
module de poésie, la semaine prochaine, dit-elle.
Certaines élèves râlent à ce sujet. Crois-tu que
tu pourrais convaincre Hafsa d’essayer au moins ?
Elle t’écoutera et tu connais l’influence qu’elle a
sur les autres.
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–  Je crois que cela ne la dérange pas de lire des
poèmes. Mais cela la rend nerveuse d’en écrire.
–  Je pensais que vous seriez ravies d’écrire des
poèmes ! C’est plus court qu’une rédaction !
–  C’est différent. Les grands poètes, comme
Ghalib, Rumi, Iqbal, avaient des choses à dire.
–  Et toi, tu n’as rien à dire ?
– À propos de quoi est-ce que j’écrirais ?
répondis-je en riant. Mes petites sœurs ? Les
champs de canne à sucre et les orangeraies de mon
père ? J’adore lire des poèmes, mais je n’ai aucun
sujet sur lequel écrire. Notre vie est ennuyeuse.
–  Ce n’est pas vrai ! Écris sur ce que tu vois.
Parle de tes rêves. Le Pakistan a été fondé par les
rêves des poètes. Ne sommes-nous pas des habi-
tants de la même terre ?
La façon dramatique de parler de Mlle Sadia était
l’une des raisons pour lesquelles je l’adorais, mais je
n’étais pas convaincue. Ce n’est pas que je n’étais
pas fière de ma famille ou de notre vie. J’avais la
chance de faire partie de l’une des familles les plus
prospères de notre village pendjabi, mais cela ne
changeait rien au fait que je vivais dans un village
tellement petit qu’il n’était même pas représenté
par un point sur une carte géographique.
Je promis tout de même de parler à Hafsa.
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C’est ce dont je me souviens le plus de ma
dernière journée à l’école : l’odeur du tableau
poussiéreux, le bruit des élèves qui s’attardaient
à l’extérieur et, surtout, le fait que je tenais pour
acquise ma vie ordinaire.
Chapitre 2

Je courus sur le sentier de gravier pour


rattraper Seema et Hafsa. Le soleil flamboyait au-
dessus de nous, réchauffant mon tchador et mes
cheveux, en dessous.
–  Je vais acheter à Mlle Sadia l’une de ces cloches
que l’on voit à la télé. Tu sais, celles qui sonnent
pour annoncer la fin des cours ? ronchonna Hafsa.
–  Elle ne nous fait pas toujours rester après
l’heure, protestai-je.
– Tu te rappelles, la semaine dernière ? dit
Hafsa. Elle continuait de parler encore et encore
à propos des constellations ! Quand je suis arrivée
à la maison, mes frères avaient eu le temps de se
changer et avaient fait la moitié de leurs devoirs.
–  Mais n’était-ce pas intéressant ? demandai-je.
La façon dont les étoiles nous aident, la nuit,
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lorsque nous sommes égarés et nous racontent
toutes sortes d’histoires ?
– Pourquoi aurais-je besoin de savoir com-
ment relier les points dans le ciel ? Je veux être le
premier médecin de ma famille, pas la première
astronome, dit Hafsa.
Hafsa et moi étions amies depuis si longtemps
que je ne me souvenais pas d’une époque où nous
ne nous connaissions pas, mais lorsqu’elle parlait
ainsi, je ne la comprenais pas du tout. Contraire-
ment à Hafsa, je voulais connaître tout ce qu’il y
avait à connaître. À quelle vitesse les avions volent-
ils ? Pourquoi certains laissent-ils une traînée de
nuages derrière eux, et d’autres non ? Où vont les
coccinelles quand il pleut à torrents ? Comment
est-ce de marcher dans les rues de Paris, de New
York ou de Karachi ? Il y avait tant de choses que
je ne connaissais pas que, même si je passais ma
vie à essayer de les découvrir, je ne pourrais qu’en
apprendre une petite partie.
–  Comment va votre mère ? demanda Hafsa.
Ma mère a dit qu’elle a mal au dos.
–  Ça empire, répondis-je. Hier, elle n’a pas pu
sortir du lit.
–  Ma mère affirme que c’est bon signe. Les
maux de dos signifient qu’on attend un garçon, dit
Hafsa. Je sais que vos parents seraient fous de joie.
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–  Ce serait super d’avoir un frère.
–  Hé ! Regardez la porte ! dit Hafsa lorsque
nous atteignîmes la courbe menant à nos maisons.
Elle montra du doigt l’immeuble qui s’élevait à
côté de la mosquée du village. Jamais auparavant
un immeuble n’était apparu ainsi sans explication.
Deux semaines plus tôt, des fondations de béton
avaient été coulées dans le champ où nous jouions
au foot. La semaine suivante, des murs de brique
et des fenêtres étaient apparus, et aujourd’hui, il y
avait une porte : peinte en vert !
– Tu as une idée de ce que ça peut être ? lui
demandai-je.
– Oui.
Hafsa sourit. S’il n’en tenait qu’à elle, elle se
tiendrait en permanence à proximité des caisses
de fruits du magasin de ses parents, écoutant le
moindre commérage.
–  Sahib Khan construit une usine, précisa-t-elle.
Je roulai des yeux. Les rumeurs et les com-
mérages faisaient partie de la vie de notre vil-
lage. Certaines conversations, sur l’état des récoltes
ou la météo par exemple, étaient ordinaires, mais
d’autres portaient sur Sahib Khan, le puissant pro-
priétaire de notre village.
–  Pourquoi construirait-il une usine ici ? Il en
a plein à Islamabad et à Lahore, dit Seema. Ce
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qu’il nous faut, c’est une clinique. Regarde comme
Amma a mal au dos. Le médecin du village est
bon, mais le village a besoin d’une vraie clinique.
–  Crois-tu vraiment que Sahib Khan ferait quoi
que ce soit pour nous aider ? demanda Hafsa avec
mépris.
–  Peut-être que ce n’est pas lui qui construit
ce bâtiment ? suggérai-je.
– Regarde cette porte verte raffinée ! Qui
d’autre a du temps et de l’argent à gaspiller comme
ça ? Tu sais que j’ai raison.
Quand une situation était inexplicable, on
­l’attribuait toujours à Sahib Khan. C’était un
homme mystérieux dont j’avais entendu parler
toute ma vie, mais que je n’avais jamais vu. Quand
j’étais plus jeune, je l’imaginais grand et effrayant,
comme un personnage d’une histoire d’horreur.
–  Mais bien sûr ! C’est celui qui crache du feu
lorsqu’il parle, n’est-ce pas ? dis-je en roulant des
yeux.
–  N’a-t-il pas cueilli tous les fruits du goyavier
de Naima ? demanda Seema avec un clin d’œil.
–  J’ai entendu dire que c’est à cause de lui que nous
n’avons pas eu de pluie depuis des mois, poursuivis-je.
–  Je ne décide pas ce que j’entends, dit Hafsa
d’un ton vexé. Je ne fais que rapporter les bruits
qui courent.
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–  Nous apprendrons bien assez tôt de quoi il
retourne, dis-je en prenant Seema par le bras. Mais,
entre-temps, espérons que ce sera une clinique.
La maison de Hafsa était la première sur notre
route, juste après le bureau de poste. Puis c’était la
nôtre. Je la vis de loin. Grise comme les autres du
voisinage, à part les rosiers que ma mère avait plan-
tés dans les plates-bandes, juste avant ma naissance ;
ils fleurissaient encore immanquablement tous les
printemps vers cette époque de l’année. C’est pour-
quoi le printemps était ma saison préférée.
Mon ami Omar nous dépassa à vélo, dans son
uniforme scolaire bleu et kaki. Il actionna sa son-
nette trois fois, notre signal pour me dire de le
retrouver. Le ruisseau. C’est dans cette direction
qu’il allait.
–  Oh non, m’écriai-je en regardant dans mon
sac de livres. J’ai laissé mon contrôle en classe.
–  Encore ? dit Hafsa en fronçant les sourcils.
–  Dis à Amma que je ne tarderai pas, lançai-je
à Seema.

Seema hésita. Notre père serait bientôt à la mai-


son, mais elle savait qu’Omar ne faisait pas tinter
sa sonnette trois fois si ce n’était pas important.
– D’accord, dit Seema en hochant la tête.
Dépêche-toi.
Chapitre 3

Omar m’attendait près de l’étroit ruisseau


qui sillonnait notre village. C’était l’un de nos
lieux de rendez-vous habituels : la zone boisée
à proximité des champs de mon père, là où les
plants de canne à sucre verdoyants rencontraient
les orangeraies qui se profilaient à l’horizon. Cette
zone était assez éloignée du cœur des champs où
nos ouvriers passaient le plus clair de leur temps
à fertiliser la terre et à entretenir les bosquets et
les plants, mais même si les ouvriers s’aventuraient
jusqu’au bout, les arbres étaient grands et feuillus,
et ils nous cachaient à leur vue.
–  Je l’ai apporté ! me dit-il lorsque je m
­ ’approchai.
Je m’assis près de lui sur l’arbre tombé qui servait
de pont pour enjamber le ruisseau et il me tendit
un livre à la couverture orange brûlé. Je passai ma
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main sur le lettrage en relief. Les œuvres complètes
de Hafiz. Nous avions une petite collection de
livres dans notre classe, mais ce n’était un secret
pour personne que l’école des garçons disposait
d’une bibliothèque beaucoup mieux garnie.
– Alors, qu’est-ce que tu en as pensé ? lui
demandai-je. Quel était ton poème préféré ?
–  Mon préféré ? dit-il en fronçant les sourcils.
–  Omar ! m’exclamai-je. Tu n’as lu aucun des
poèmes ?
–  Je t’apporte des livres que tu aimes. Ça ne
veut pas dire que je dois les lire.
–  Si, affirmai-je en le poussant du doigt. J’ai
besoin de quelqu’un avec qui en parler.
–  D’accord, dit-il en levant les mains en signe
de capitulation. J’en lirai quelques-uns une fois que
tu l’auras fini. Parce que je suis un véritable ami.
Les cheveux sombres d’Omar semblaient
presque bruns sous le soleil éclatant de cette fin
d’après-midi. En le regardant, je fus frappée par le
fait qu’il était injuste que Dieu m’ait donné un
ami qui me comprenait complètement, mais qu’il
soit un garçon.
« Amal, je sais que c’est ton ami, mais tu n’es
plus une petite fille », m’avait sermonnée ma mère,
quelques mois plus tôt, lorsque j’avais fêté mes
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douze ans. « Tu ne peux plus passer autant de
temps avec lui. »
« Mais il est comme notre frère, avais-je protesté.
Comment puis-je ne pas le voir ? »
« Bien sûr, tu vas le voir à la maison : certaines
conversations ne peuvent être évitées. Mais aller
à l’école ensemble, parler librement comme vous
le faites… les gens vont commencer à jaser, s’ils
ne le font pas déjà. »
Omar et moi étions nés à trois jours d’intervalle.
Il vivait avec sa mère, notre servante Parvin, dans
la remise située derrière notre maison. Ils y avaient
emménagé après le décès de son père, et je n’avais
jamais connu la vie sans lui. Il faisait partie de qui
j’étais. Je ne pouvais pas obéir à ma mère. Et Omar
non plus. Alors, maintenant, nous nous rencon-
trions en secret pour discuter, pour nous écouter
l’un l’autre, pour rire.
–  J’ai dit à Mlle Sadia que je ne pourrais pas
rester après les cours, lui confiai-je. J’espère que
ce ne sera que jusqu’à ce que le bébé arrive, mais
mon père dit qu’il faudra voir comment évoluent
les choses.
–  Une fois que tout sera rentré dans l’ordre, il
changera d’avis.
–  J’espère que tu as raison.
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–  Safa a probablement encore laissé le poulailler
d’un voisin ouvert et ton père en a eu assez. Tu
sais que tu es la seule qui puisse tenir le rythme
avec elle.
–  Omar, elle n’a pas fait ça !
J’essayai de garder mon sérieux, mais je ne pus
m’empêcher de sourire. Ma sœur cadette était une
source constante de drames dans la maison.
– Tu vois ? Tu sais que j’ai raison. Ton pauvre
père a probablement passé la matinée à courir
après les poules et à s’excuser auprès des voisins.
–  Il faut que tu arrêtes ces conspirations inces-
santes à propos de Safa, lui dis-je.
–  Ah ! dit-il en souriant. Je vais devoir devenir
avocat. Safa aura besoin d’une équipe d’avocats
pour se tirer de tous les ennuis qu’elle crée.
–  Elle n’a que trois ans !
Je lui donnai un petit coup de coude, mais
c’était comme si on m’avait enlevé un poids : il
avait raison. Et puis mon père finissait habituel-
lement par céder, si nous plaidions suffisamment
notre cause.
–  En parlant d’école, le directeur de l’Académie
Ghalib a téléphoné. J’ai été accepté !
– Omar ! m’exclamai-je. Je le savais ! Je te
l’avais bien dit !
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–  Et ils vont payer tous les frais ! Chambre, frais
de scolarité, tout ! Cela pourrait tout changer pour
moi, Amal. Si j’ai d’assez bonnes notes, je pourrai
obtenir l’une de leurs bourses universitaires. Tu
arrives à le croire ? Je pourrai peut-être même
offrir sa propre maison à ma mère un jour.
Je le serrai dans mes bras. Omar fréquentait
l’école située en face de la mienne, mais Ghalib
était l’une des meilleures écoles des environs,
un pensionnat pour garçons situé à quelques
villages d’ici. Y étudier était une opportunité
incroyable pour le fils d’une servante comme
Omar. Il avait raison : cela pouvait vraiment tout
changer pour lui.
–  Je me demande comment est leur biblio-
thèque, dis-je.
– Tu ne perds pas de temps, dit-il en riant.
Peux-tu me laisser le temps de m’installer dans
ma nouvelle école avant de me demander de te
rapporter des livres ?
–  Pas question ! Je parie qu’ils ont plus de livres
que nos deux classes réunies. Et Hafsa m’a dit que
certains pensionnats ont des télévisions dans les
chambres et une cafétéria qui sert toute la nour-
riture qu’on peut manger.
–  Je ne sais pas, dit-il. Mais je sais qu’ils ont un
club d’échecs et un groupe de débats. Et le dortoir
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dispose d’un laboratoire informatique qu’on peut
utiliser durant nos temps libres. La seule chose,
c’est que je vais devoir partager ma chambre avec
un autre élève. Peut-être même deux.
–  Sais-tu qui ce sera ?
–  Non. Je vais les rencontrer quand j’irai là-bas
pour le week-end d’orientation, mais ce sera étrange
de vivre avec des gens que je ne connais pas.
– Hafsa m’a déjà demandé de partager sa
chambre quand nous irons à l’université.
–  Eh bien, au moins, avec Hafsa, tu connaîtras
les dernières nouvelles à propos de tout le monde
et tu sauras tout ce qui se passe sur le campus !
–  C’est un avantage, c’est sûr, dis-je en riant.
Le cliquetis de bracelets vint briser notre iso-
lement. C’était Seema. Elle courait vers nous,
pieds nus.
– Viens vite, lança-t-elle, le souffle court. Le
bébé arrive.
Chapitre 4

Les cinq minutes qu’il me fallut pour courir


jusqu’à la maison depuis l’autre côté du champ me
parurent durer une éternité. Nous zigzaguâmes
à travers les plants de canne à sucre, prenant des
raccourcis dans ce labyrinthe que nous connais-
sions si bien. Nous marchâmes sur des brindilles
et des feuilles tombées jusqu’à la clairière menant
à la maison.
J’ouvris brusquement la porte d’entrée, m’élan-
çai à travers le salon et courus jusqu’à la chambre
de mes parents. Ma mère était étendue sur le lit.
Un mince drap la recouvrait. Raheela Bibi, la
sage-femme, lui passait une serviette mouillée sur
le front. Ma mère avait les yeux fermés. Elle serrait
les dents.
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– Mais le bébé ne devait arriver que dans
quelques semaines ! m’exclamai-je.
–  Eh bien, il arrive maintenant !
Raheela Bibi fouilla dans son sac.
Ma mère expira et ouvrit les yeux. Elle me
regarda. Ses joues étaient rouges et son front, pâle.
– Amal, dit-elle. Tu ne devrais pas être ici.
C’était vrai ; les jeunes filles non mariées, sur-
tout de mon âge, n’étaient pas admises durant les
accouchements. Mais comment pouvais-je rester
à l’extérieur quand, de toute évidence, quelque
chose n’allait pas ?
–  Je suis inquiète, lui dis-je.
–  Je vais bien, répliqua-t-elle. Les bébés arrivent
tout le temps plus tôt que prévu.
Elle me sourit, mais ses yeux contredisaient le
mouvement de ses lèvres. Elle me tapota le bras et
s’apprêtait à parler quand elle eut le souffle coupé
et serra les dents de nouveau.
–  Je suis là, lui dis-je en lui tenant la main.
Une main me toucha l’épaule. La mère d’Omar,
Parvin, venait d’arriver. Des mèches de cheveux
noirs encadraient son visage sous son tchador.
–  Amal, je vais rester avec elle, dit Parvin. Peux-tu
aller t’occuper de Safa et Rabia ?
–  Mais je veux aider.
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– T’occuper de tes petites sœurs, c’est aider.
C’est un souci de moins pour ta mère.
Je voulais rester, mais elle avait raison. Et c’était
trop dur de voir ma mère dans cet état.
J’entrai dans le salon. Rabia et Safa se tenaient
immobiles dans leur robe de coton, à côté du
canapé défraîchi.
–  Est-ce qu’Amma va bien ? demanda Rabia.
Sa lèvre inférieure tremblait. Safa se rongeait les
ongles et ne disait rien. Rabia avait quatre ans, et
Safa, trois, mais avec leurs boucles noires et leurs
fossettes, les gens les prenaient souvent pour des
jumelles.
–  Bien sûr qu’elle va bien.
Je mis de côté mes propres peurs et je passai la
main dans ses cheveux frisés.
– Le bébé arrive, ajoutai-je. Vous n’êtes pas
excitées de rencontrer votre nouveau petit frère
ou votre nouvelle petite sœur ?
Elles échangèrent un coup d’œil, puis firent oui
de la tête.
– Allons dans votre chambre et habillons vos
poupées, en attendant. Nous pourrons les montrer
au bébé bientôt.
Mes petites sœurs me suivirent dans leur
chambre, voisine de la cuisine. Leur fenêtre sur-
plombait la cour, dont le sol de béton était peint
27
Je remercie également Saadia Memon, Nigar Haroon,
Becky Albertalli, Ayesha Mattu, Aamina Amin ainsi que
Ali et Aamir Saeed pour leur soutien émotionnel, tout
au long du périple de l’écriture de ce livre.

Merci à mes parents, non seulement pour leurs pré-


cieux commentaires, mais aussi pour avoir toujours été
fiers de moi. Zayn, Musa et Waleed : vous êtes tous les
trois les lumières de ma vie. Et enfin, à Kashif Iqbal,
la meilleure chose qui me soit jamais arrivée : aucun
livre ne serait possible sans toi. Je t’aime plus que je
ne saurais le dire.

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