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Suffit-il d’écrire dans la langue de Moliére pour étre reconnu comme un « écrivain frangais > ? Ou la littérature entretient elle, en France, un rapport trop étroit avec la nation pour que ce soit si simple? Amoureuse de sa langue, la France en est aussi jalouse. Pour tous ceux qui l’ont en partage ailleurs dans le monde, elle devient alors un objet de lutte, de quéte et de conquéte Retracant les carritres de cing éorivains algériens de langu francaise (Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boud Kamel Daoud et Boualem Sansal), Kaoutar Hatchi révéle qu’en plus dene s‘obtenir qu’ au prix d’authentiques épreuves, la reconnaissance litté edra, aire accordée aux écrivains étrangers nest que rarement pleine et entire. Car si la qualité du style importe, d’autres critéres, d’ordre extralittéraire, jouent un role important. Souvent pensée en termes de talent, de don, de génie, la lit- (érature n’est-elle pas, aussi, une question politique? Kaoutar Harchi, docteure en sociologie, est chercheure associée au erlis (Laboratoire Paris Descartes-CNRS). Elle a enseigné l'uni- versité de la Sorbonne-Nouvelle, de Poitiers ainsi qu’a Sciences-Po, ISBN: 978-2720.2158-0 usa | | ae . r 9!782720"215490 i( 0h" Pea ES ENT DEUS mK Cl hd gtr laty NT Sa le £ { es k { Ke elt poe \w ie 2 ( ae, sabe ee r ' Flu JE N'AI QUUNELANOUE, (CE N’EST PAS LA MIENNE r an VS a~n~e A A Doo DU MEME AUTEUR : Kaoutar Harchi Zone cinglée, Sarbacane, 2009, Ms Sud, 2011 A Forigine notre pére obser, Actes Sud, 2014 LAmpleur du saccage, Je n’ai qu'une langue, ce n’est pas la mienne Des écrivains & l’épreuve Pauvert Couverture: Nuit de Chine Pauvert, département dela Librairie Arthéme Fayard, 2016, ISBN: 978-2-720-21549-0 A mes parents, A Sawnab, Wissal, Nana A, A Didon, Enée, bient6t, AD. «C'est tout simplement regarder Tes choses en face et les voir comme elles sont. » Pierre Bourdiew Préface GAGNER LA RECONNAISSANCE A LA NAGE Entre la littérature et la sociologie de la litté- rature, Kaoutar Harchi a refusé de choisir. Cest qu'elle ne craint pas les effets de l'objectivation savante sur son travail d’écrivain. Bien au contraire, elle met A profit ses compétences de sociologue pour analyser les trajectoires, littéraires aussi bien que sociales, de cing écrivains algériens qui ont choisi de s'exprimer en francais plutot qu’en arabe. La raison de leur choix est loin d’étre homogene pour certains, les plus anciens surtout, leur parti d’écriture est la conséquence du fait quis ont été dépossédés de leur sation. La France n’enseignait que le frangais aux “Algériens, et pendant trés longtemps, cet enseigne- ment ne toucha qu'une petite minorité privilégiée, car le pouvoir craignait les pouvoirs émancipa- teurs de l'instruction publique. L'apprentissage de Parabe s'est longtemps limité au cadre coranique, et ena conservé toutes les limitations. Les Algériens langue au cours de la coloni- qui voulaient écrire ont été contraints d'utiliser la langue de autre, objet ambivalent, source de fascination et de répulsion. Fascinante, la langue de Moliére l'état parce que Paris fut longtemps le centre de Vactivité linéraire, le lieu de la recon- naissance absolue du statut d’écrivain : pensons au sacre de Pécrivain au xix*sigcle tel quil a analysé par Paul Bénichou. Répulsive, la langue francaise Pétait parce que cétat & travers elle que le pouvoir affirmaitla violence de 'ordre colonial. Jacques Derrida a magnifiquement décrit la situa- tion de dépossession dans Le Monolinguisme de autre, dont Kaoutar Harchi fait 'un des supports de son analyse. Dans le cas des Juifs d’Algérie, le monolinguisme tend a devenir la norme et tout se dit dans la langue de Pautre. II n'est pas d'autre issue possible pour celui qui veut parler et surtout, écrite pour se faire reconnattre. Dans le cas des Algériens et des Berbires, a situation n’est pas la ‘méme, puisqu’ils ont conservé leur langue parlée mais leur langue est considérée par les colonisa~ teurs comme une langue de domestique réservée aux affaires domestiques, car le lien a été coupé avec les formes ls plus litéraires dela langue. Les colonisés avaient le choix ou bien de parler dans a langue de Vautr, et de ce fait de tenir le discours de autre, au moins en apparence, ou bien de se taire, car leur propre langue était dépourvue de toute légitimité, Le fil conducteur de l'analyse de Kaoutar Harchi est la quéte de la reconnaissance. Dans la phase ultime de la colonisation, celle dela guerre de libération, la forme littéraire devient une arme au service d'un projet émancipatcur. Le fran- cais est la langue de 'ennemi, mais sa puissance éyocatoire peut étre retournée contre ses usages dominants. Les premiers écrivains algériens qui choisissent le frangais le font souvent sous la contrainte : si ’on veut étre publié, il faut passer non seulement par la langue de l'autre, mais aussi par ses maisons d’édition et ses critiques, concentrés, au-dela de la mer, dans un quartier de Paris. Ainsi se constitue comme une mutineric dans la langue : des sidcles de littérature francaise deviennent un ensemble de ressources pour une parole nouvelle, libérée de I’étau colonial et de Pethos algérianiste que les écrivains européens de langue frangaise qui viventen Algérie tentent d'imposer en combinant régionalisme, méditer- ranéisme et surtout orientalisme, Albert Camus échappe & ce carcan idéologique en regardant vers Paris : Algérie devient pour lui un matériau littéraire dont la force impressionne le milieu parisien en méme temps qu'elle cesse d’étre un horizon social et culturel. II dit adieu a la quin- caillerie orientaliste. Ils'inspire de ce qui fait son présent, le scalpel de la lumiére et la violence inouie des capports sociaux. Il est certain que la libération d’Alger en novembre 1942 inaugure B une période od la ville devient comme une petite capitale intellectuelle, ott s'esquisse dans la brume de mer qui enveloppe souvent la ville un commencement de champ littéraire, avec des éditeurs, des critiques et des affrontements entre différents acteurs. Tout s'estompe avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et les massacres de Sétif, qui sonnent le glas d'une évolution paci- fique de la situation. La littérature devient une arme. II est significatif que plusieurs écrivains algériens qui comptent aient accumulé du capi- tal culturel avant de se lancer dans l'aventure VEcole normale d'instituteurs de la Bouzaréa, réservée aux indigenes, joue un r6le important dans ce processus, comme le montre Kaoutar Harchi, Souvent sursélectionnés ct brillants, ces maitres étaient remarquables : j’eus la chance, dans les derniéres années de la colonisation, d'ap- prendre le franeais sous leur autorité, Je leur dois mon godt des phrases soutenues et mon atten- tion a la correction grammaticale, MM. Djazouli ct Ait-Hamouda furent pour moi ce que M, Germain fut 4 Albert Camus : les passeurs d'une culture légitime, alors que je n’avais jamais vu Paris ni la France. Le meilleur de ces hommes était parti au maquis, ce qui fait que je compris, avant beaucoup d'autres Européens du pays, que cen était fini de Algérie francaise. Assia Djebar réussit, elle, 2 obtenir entrée dans I’élite scolaire de la nation : elle fut la premigre Algéricnne a intégrer I'Ecole normale supérieure de Sevres, enfoncant les portes de deux dominations, la masculine et la coloniale. ‘Avec Kateb Yacine, Djebar fut la premitre a étre reconnue par le milieu éditorial parisien, pour des raisons qui doivent autant a la qualité littéraire de leurs oeuvres qu’a V'attrait commercial que pouvait revétir leur travail en un moment ob Algérie occupait tous les esprits. Pew importe jl faut saluer ceux qui curent ’'audace d’ouvrir les portes de leurs maisons d’édition & ces nouveaux entrants, qui au bout d’un parcours improbable de migrants littéraires, touchaient aux rives dela légitimité, Djebar devint ainsi la Francoise Sagan algérienne, associant modernité littéraire et vive tension liée au développement de la guerre Ces écrivains contribuérent 4 montrer que les “Algériens étaient autre chose que des indigenes assignés au mutisme. La consécration ne fut que partielle, comme si l'appareil de légitimation tremblait et reculait au moment de faire entrer ces écrivains originaux au panthéon des lettres frangaises, comme s‘ils étaient restés, quelque part, hors champ. Kaoutar Harchi méne une remarquable enquéte sociologique qui révéle les obstacles insurmontables qui restent a franchir : ainsi C'est une sélection de textes et non pas le thédtre de Kateb Yacine qui est représentée 2 la Comédie-Francaise : il n’entrera done pas au répertoire de la grande institution. Le discours de réception d’Assia Djebar I'Académie fran- saise, pourtant fort modéré, fut tres critiqué par Vaile conservatrice du champ littéraire, au sein de laquelle on retrouve nombre d'académiciens. Boualem Sansal échoua en 2015 au prix Goncourt et dut se contenter du Grand Prix du roman de V'Académie francaise, qui est loin d’offrir aux ouvrages le méme retentissement symbolique et commercial La langue de l'autre est une arme, a-t-on dit. Elle joua son réle au moment de la guerre de libération, offrant au public francais une autre image de’ Algérie que celle du paradis perdu ou du souvenir de Exposition coloniale de 1931, La langue joue aussi son role quand il s'agit de ctitiquer les excés d'une vision fondamenta- liste de l'islam ou I’hypocrisic de la vie sociale algérienne aprés l'indépendance. Appartenant 4 la seconde génération des éerivains algériens, Rachid Boudjedra et Boualem Sansal ont utilisé le francais pour dénoncer lenfermement algé- rien et la construction d’un mauvais roman des origines. Cela est d’autant plus remarquable que Boudjedra eut, notamment en Tunisie, Voccasion d’apprendre un arabe de trés grande qualité, auquel il est ailleurs revenu dans la deuxitme partie de sa carritre. Quant au plus jeune des cing écrivains étudiés par Kaoutar 6 Harchi, Kamel Daoud, il va encore plus bin dans Fosage sratégique du frangais pour dénoncer Vimpasse dans laquelle il considére sar te la société algérienne, au risque de i fir bat dune bonne partie du pays dans lequel ila choist de continu vive, cas, au terme du processus , Cir mar tome By n° 332333, 2, pt 26 autorisé & se dire écrivain et qui a autorité pour dire qui est écrivain, ou, si l'on préfére, le mono- pole du pouvoir de consécration des producteurs et des produits! » : Ce processus d’attribution de la valeur liteé- raire gagne en complexité dés lors que la relation entre le centre et la périphérie a, jadis, été d’ordre colonial car «écrivains, artistes et chercheurs des sociétés issues de la décolonisation, défient [...] par leurs liewx d'édition, leurs langues d’écriture ou par la référence a la culture des anciens colo- nisateurs, les frontiéres nationales des champs littéraire, artistique et savant’ ». A cet égard, la situation de l’Algérie, colonisée par la France en 1830 et accédant a ’indépendance en 1962, attire notre attention tant son «drame et dans une certaine mesure [...] celui de l'Algérie actuelle est que les langages de son expression lui sont imposés de Vextérieur. La dépendance cultu- relle et politique est d’abord la non-maitrise des Jangages dans lesquels se dire’ ». L’histoire de la littérature algérienne, majoritairement de langue francaise, est celle de V'articulation des rapports de domination politique, linguistique et litté- raire. Gageons alors que cette histoire soit un 1 Fwe Burien tp. 30, a podictha es 2 Gia Sp, Gout Sinn Cite Dacre Lap ‘eyes colonies et poesknlsy Aloe leer ‘oes 15, deeb 200 e 2 Ghar Hons, Nee de Kate Yai, Pats PU, 190, p47 observatoire privilégié a partir duquel scruter, au prisme d'une loupe grossissante, les relations entre lécrivain non francais de langue francaise ct Finstitution littéraire francaise, entre oeuvre et cette « frontitre littéraire» qui, une fois franchie, Provoque «la métamorphose presque magique un matériau ordin: ire en or! », Lentreprise coloniale francaise a conduit nombre d’écrivains francais de langue francaise Ase rendre en Algérie puis a y vi fondé, au début du xx° siécle, Palgérianisme, Mouvement littéraire incarné par Jean Pomies (1886-1950), Robert Randau (1873-1950), Louis Bertrand (1866-1941) et d’ Tous ceuvrent & favoriser Pavénement d'un peuple franco-berbére de langue et de civilisa- tion francaises: «Il y a en Afrique du Nord de tds beaux tempéraments d’artistes, des podtes enthousiastes, de robustes écrivains de prose, écrit Robert Randau a son ami Louis Groicard Leur mission est de révéler au monde [...] propre facon de vivre, C'est IA la définiti Valgérianisme. No ivre. Ainsi est ‘autres encore. notre ion de lous sommes des initiateurs, les Pionniers d'une pensée francaise originale dans des pays encore retardataires bien que méditer, ranéens. Nos péres ont défriché le sol ; les fils défrichent Vesprit.» A ce mouvement suceéde Ecole d’Alger, dite aussi Ecole nord-africaine 1. Pascale Csanova op. cit 8 it Passocier aux écri- des Lettres, qui ambitionne d’associer aux éer- 8 3 intres ates francais des pe ins et aux podtes franc a Neulpteurs venus, 60x aussi, de la métropol © On ote Samira Saye, « parce au ils re sent 4 dans la lignée des encore et toujour: née des algeit- Fetes, aux yeux des intellectuels arabes et kal ves Ale é Io ine euro- Algérie, les €crivains algériens d'origit = aoa cavaient échoué a approcher at pus Pi ¢ avaient éc fae dans lequel Tat : PAlgérie authentique caret edanslequel s artistes [... avaient versé ce: : ‘loin réalité qu’ mieux les définie[...] en avec leurs homologues en France! » . a En conséquence, et jusqu’en 194551 espace litéraire algérien est accaparé par un groupe hétérogene d’erivains européens ayant pour dlescin commun offrir la liteératare frangaise Socre épanouissemel supplémentaire d’épani et expansion, Dane une tele configuration, et d’expansion. Miguration, les écrivains Mouloud Feraoun ( : Mouloud Mamet (1917-1985), Mohammed Dib 1920-2003), dits «indigenes» ou «musth mans », peinent grandement a intégrer le ci ea litegraire. Cette limitation des ee tr ive les écrivains algériens d”/ revendcation et d’exstence politiques Apendrer ra Sayeh, La Glatraton de 52: efits Ngee de hrs Plu, 2010, p32. 2» La Seconde Guerre mondiale accentue ces. tensions, Alger devenant le symbole d’une France antifasciste, «capitale provisoire de la France libre! » 03 de nombreux ouvrages de résistance, écrits par des auteurs francais installés en métro- pole, sont imprimés et diffusés. Les écrivains algériens d' Algérie sont alors appelés a soutenir «pendant les années du lustre noir » et aux cbtés des écrivains européens, «le rayonnement de la littérature francaise dans le monde? », Mais, trés rapidement, une contradiction apparatt car comment lutter pour la libération de la France sous occupation allemande sans vouloir lutter, par aillcurs, pour la libération de Algérie, sous occupation francaise ? Feraoun, Mammeri, Dib — «hommes fron- tigres » — forment, selon Samira Sayeh, la premiére génération d’écrivains algériens de langue francaise. Génération dite de «52» qui dut, a travers le maquis littéraire, se frayer un chemin : aventure initiatique jalonnée d’épreuves (dis)qualifiantes: «s'intégrer sans se renier, [...] servir les instances dominantes tout en préservant les dominés, bref{...] combattre dans une singu- larité permetant une plus grande visibilité », Ces 1. Gabriel Avis, « 16 apport inlet! de Afrique du Nord» pity 2 tie 4. Tsai Yano, hereon re dedsinds A ie colnet agen ari aoe OL 30 quelques éléments témoignent de la complexité de ’épreuve existentielle & laquelle sont confron- tés les écrivains algériens de langue francaise. Complexité qui tient lenchevétrement de his torique, du mémoriel, du politique et de Vidéolo- gique qui, de tout leur poids, surchargent le Tittéraire jusqu’a déterminer les modalités de sa reconnaissance. «Lindigence des moyens qui sont impartis [a lécrivain algérien] est si impossible a imagi- ner, écrit Mohammed Dib, qu'elle parait défier toute crédibilité. Langue, culture, valeurs intel- lectuelles, échelles de valeurs morales, rien de ces dons qu’on recoit ne peut, ne va lui servir. Que faire ? Il s’empare sans hésiter d'autres instru- ments, le voleur, qui n’ont été forgés ni pour lui ni pour les buts qu'il entend poursuivre. Qu’importe, ils sont a sa portéc, il les plicra a ses desseins. La langue n'est pas sa langue, Ia culture n’est pas Vhéritage des ancétres, ces tours de pensée, ces catégories intellectuelles, éthiques, n'ont pas cours dans son milieu naturel!. » Certains de ces «voleurs » ~ mais ily eut aussi des « voleuses » sont pourtant parvenus, au prix d'efforts considé- rables, obtenir, en France, une reconnaissance critique forte que signalent, objectivement, Ventrée dans les grandes académies littéraires 7. Motard Diy «Le volew le en fa Aroucke Lene Jagert, 606-1962, Marseille, Eons Mae igre 85.15 31 ainsi que lobtention de prix prestigieux: Kateb Yacine (1929-1989), Assia Djebar (1936-2015), Rachid Boudjedra (1941-), Kamel Daoud (1970-) et Boualem Sansal (1949-) sont de ceux-la. Ainsi, parce que au sein de l'institution littéraire fran- aise, ils occupent une place privilégiée — au sens d’éminente ~, ces écrivains forment une collec tion de cas' intéressante a partir de laquelle saisir le phénoméne de la valorisation littéraire STattacher & comprendre de quelles manitres Peindigence » originelle de cette femme et de ces hommes s'est transformée en fortune littéraire implique de s’intéresser de prés aux rapports de force que le centre littéraire parisien a instau- rés avec chacun d’entre eux et d’observer les conduites de résistance, de dénonciation, de contournement, d’arrangement, développées par ces derniers. Deux perspectives *ouvrent alors. Sur linstitution littéraire francaise, sur la culture qui la sous-tend et sur les pratiques professionnelles qui en perpétuent lexistence, il sied de porter un regard critique: ne pas étreillu- sionné par l'idéologie romantique et comprendre qu’a travers le déni d'idéologie, c'est encore 1, Cet ouvage et iss dune the deseo muteaue en septembre 2014, emergence, en mai 204, deTéersan alien Kamel Dac pie en ‘eanene eplembre 215 dela pst de rian algrien Rone Sans fu sein densa idaieFranaine ot étde ph prs. nngrer ces rivains a corpus intial a 2 une mane denice ‘sults initia produite En el, eprésent rage ext une version com ple. tne eres de Vidéologie qui s’exprime. C'est cette condi: tion, alors, qu’il devient possible d'accéder aux «arrire-boutiques de la littérature! » : espace labyrinthique dérobé au regard des profanes ot le texte est fait chef-d’'ceuvre puis présenté comme tel a la face du monde, Par ailleurs, & Kateb, Djebar, Boudjedra, Daoud et Sansal, il convient ade rendre la vie®» en s'efforcant de reconstruire Phistoire biographique, l'entrée en écriture, la trajectoirc littéraire de chacun et de porter aux épreuves vécues, aux échecs subis ainsi qu’aux victoires remportées une attention particuliére Et faisons Phypothése que c'est la, au croisement des logiques du pouvoir de reconnaitre et des logiques du désir d’étre reconnu, que se révele a valeur de la valeur Cette connaissance, certes, n'est pas aisée: sigcle apres sitcle, la culture littéraire francaise a dressé « les remparts imprenables de la liberté humaine contre les empiétements de la science’ ». Creuser la terre, déterrer les fondations de ces remparts, mettre au jour leur socle, déstabili- ser l'édifice, découvrir ’étendue d'un domaine caché, en révéler les lois paradoxales, violentes, inégalitaires, constitue un horizon intellectuel 1, wie Keller Rab (ir) Lr Anite cowie dee icra, Toss, Preses universitaire du Mra 20 2. Pierre Hound, Les Rigi de Fat. Gedo cared champ iat, pci p 3. hi. 2 qui exige, pour étre atteint, une méthodologie rigoureuse. Ainsi, réfléchir a la formation de la croyance en la valeur littéraire induit «de porter Notre attention sur les agents et instances de consécration plus que sur les ceuvres! », Il s'agit done de rassembler, sous la forme d’un corpus exhaustif, "ensemble des maces que laisse derrigre lui le procédé de reconnaissance d'une aeuvre Archives, éléments biographiques, articles de la presse littéraire critique, entretiens?, discours officiels, correspondances, sont autant de maté- riaux historiques qui, une fois passés au tamis de lanalyse de discours, permettent d’entrevoir a quelles conditions et selon quelles modalités allocation de reconnaissance littéraire se réalise La présentation de analyse obéit a une logique monographique. A chaque écrivain algérien est consacré un chapitre qui déroule le temps long de la trajectoire littéraire puis saisit, 9 un instant de cette trajectoire, une étape décisive A travers laquelle 'euyre et son auteur sont voués a la sacralité littéraire. Ainsi, eas aprés cas, et selon 1. Benoit Denis, «La consteration. Quelques notes introductives CONTEXTS, 7, mai 2010. 2. La ralisnion dentin sellout veces vias encore en ve et tne usin qi es set pose. A ira cela st pas appara indepen sable, Preiérement, un grand amb de donnes pines etatent ie lsponibls, Deaitmement, interes on erie ca daa tmpocsn ase de ito lire de un taal avait inducement ait dew port adoption dune posture liérsze oil entre hétviqu dela woaton liuénic et rhtorique de inne dex competences <éeritre Cex Cement sturaient consti une rede mas dre wee paral E Eee eee PEPE PEEP eee tun ensemble de singularités propres, se donnent a voir des régularités communes: ambivalences, inachévements, paradoxes, fragilités de la recon- naissance littéraire. Autant de dimensions consti- tutives de ce que signifie étre un écrivain algérien de langue francaise, en France. Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne Des écrivains a 'éprewve est porté par ambition de mettre au jour l'économie des luttes menées par des écrivains algériens de langue francaise au sein de espace littéraire francais en rédui- sant «la méconnaissance collective, collective- ment produite et entretenue! » des rapports de pouvoir institués. En cela, ceeuvrer a comprendre ces épreuves littéraires est, en soi, une épreuve scientifique qui implique, au regard d’une neutralité totale impossible & atteindre, le déploie- ment d’une incroyance. Incroyance 4 l’égard de croyances en lesquelles la vie sociale nous porte pourtant A croire, Et si nous consentons & rompre avec l'idéalisme de la forme pure, c'est que les, sciences humaines et plus généralement Univer- sité offrent autre chose d’une tout autre nature: un gain salutaire de lucidité. 1 Pere Bourdi,op , p28 Des écrivains a l’épreuve | «Pour une société, “avoir de histoire” (ou avoir une histoire), est entrer par elle-méme dans Phistoire et dans le temps que pos- tule Phistoire, c'est faire son his- toire en se donnant le maximum d’assurances qu'il faut pour mat triser le présent et, 2 partir de Li concevoir et réaliser un futur qui soit euvre de Histoire, » Abdelmalek Sayad. AUX ORIGINES DE HISTOIRE «La situation coloniale» s‘inscrit dans un temps long, au coeur d’espaces géographiques et poli- tiques distincts mais proches que le débarquement dune soldatesque de quarante mille hommes, le 14 juin 1830, & Sidi-Ferruch, finit d’unir Interrompant ainsi trois siécles d’occupation ottomane, le régime de Louis-Philippe a accéléré la chute d’un pays déliquescent, 'Algérie, qui, dépourvu de réprésentants étatiques, est alors tombé entre les mains de vigoureuses tribus!. Dés les premiers instants de la conquéte francaise, des foyers de résistance apparaissent et visent la désta- bilisation du pouvoir étranger en voie d'installa- tion. La violence avec laquelle répond ce pouvoir qu'incarne alors le général Bertrand Clauzel est inouie. « Le général, écrit V’historien Camille Rousset, avait donné l'ordre de balayer les envi rons de la place. Dans la plaine, [...]des chasseurs [...] sengag2rent par petites colonnes sur le terri- toire des Béni-Sala, brolant tout, détruisant rout était ordre. Tous les hommes armés, soit dans la ville soit dans les alentours, étaient amenés au grand prévor et fusillés sans merci [...]. Le soir venu, on vit des groupes de fugitifs, précédés d'un drapeau blanc, sortir des gorges, les enfants en téte, et demander grace. Bientét, le mufti et les notables se présentérent au quartier général, faisant leur soumission, maudissant les Kabyles qui les avaient contraints & se battre?. » Lextension perpétuelle du domaine colonisé, des terres cétitres jusqu’aux terres intéricures, s'est inscrite dans le cadre dune politique d’occupation 1, Vie fcques Frémenos, La Peet Aleem gneme 130-1870 19581962 Pari Benoni, 202 2 Cane Rouse, La Comput de Ale wl 1 Pai Plan, 199, 36-37, 38 totale! a laquelle ’émir Abd el-Kader a répondu par engagement du djihad, guerre sainte porteuse d'un projet politique musulman de libération’. La force croissante des effectifs militaires a pourtant permis a la France de poursuivre sa conquéte et de déployer son mouvement de colonisation tout en lorganisant. La formation d'une colonie de peuplement, réalisée au moyen de techniques récurrentes de dépossession agraire’, a acculé une paysannerie algéricnne en déshérence qui entra alors en insurrection, le 8 avril 18714. Si cette révolte ne permit pas le renversement du pouvoir colonial dont ’établissement social, juri- dique, administratif, économique et politique était solide, elle n’en demeura pas moins une expérience de résistance fondatrice dont la popu- lation algérienne, assoiffée de liberté, plus tard, sut se souvenir. Sous la II* République (1848-1852), l'Algérie forme un vaste espace départemental discontinu. Lavénement de la I1I* République (1870-1940) renforce considérablement laspiration assimila- tionnistc, les colons républicains révant désormais d'une « Algérie calquéc sur la métropole: trois 1. Voir Charles Andeé flim, Mistoie de Ali contemposine ba congue edad la conition, 1827-1871, coe 1, Pa, PLE, 18 2. Voir Jacques Fema. op. 3. Voir Pere Gent de Busey, De étabivericns er Prmcr den te gnce ger, vol Ls Psi Fein Did Fes 199 4. Voir Loui inn Tact de 147 Ali, Ager, 99 9 départements francais, sans autre particularisme! » Le développement efficient et durable d’une politique d'assimilation a das lors cu pour effet de soumettre la population algérienne, tenue «a Pécart de V'administration et du droit commun? », au groupe des administrateurs dont les abus de pouvoir furent, sclon l’historien Didier Guignard, constitutifs d’un droit d’exception en Algérie et cela des le début du xx" siécle. La volonté coloniale de maintenir la population algérienne «indigene » dans un état de sujétion empécha celle-ci d’accéder au statut de citoyen francais. Soumise a des devoirs mais privée de droits, la population algérienne est demeurée dans une situation juridique inégali- taire, vivant ainsi de plein fouet les contradictions du discours républicain’, Leengagement de la France dans la Premitre Guerre mondiale a transformé une partie des jeunes Algériens en conscrits sans expérience de combat mais préts a se battre contre I’canemi allemand dans l'espoir d'obtenir des droits poli- tiques. Cette participation a l’effort de guerre fut pour beaucoup de « Turcos» —surnom donné aux 1 Sylvie Thesaut, «181-1918, fapogee de Fre Fane els debas de Alive lgrennes, ia Abdershmane Bouche, Jun Perse Peyouloy, ‘Ovanasa Siar Teng Sylvie Thénalt ir), Hisorede igen dl pind colonise 2012), Pris La Décoaverte, 204, p 1. 2 did p66 3. Voir Patrick Weil Owzxrce ga’wn Pat? Hie dl ational fen (ie depuis Réoton, Pai, Genet, 202 tirailleurs algériens — une expérience effroyable, comme en témoigne cette lettre d'un jeune Algé- rien: « Nous logeons dans des cavernes comme des hérissons ct avons constamment la pluie sur Ja téte ; nous sommes exposés 4 un bruit assour- dissant, la face des gens se transforme et Saltére sous leffet de la peur ; nous sommes dans un état que la langue ne peut décrire. Ce pays est aban- donné par Dieu'.» Certes, aprés 1918, la France célébra le sens du sacrifice de ces soldats algériens A travers un certain nombre de cérémonies offi- cielles mais aucun nouveau droit ne fut octroyé. ‘Aulendemain dela Premiére Guerre mondiale, Vidée assimilationniste est de plus en plus rejetée par les Algériens. Portés par le mouvement de la Nahda —Ia renaissance — qui se propage au sein du monde arabe, les Algériens tendent & construire unc identité politique a partir du substrat culturel et religicux. Lidéal de Parabité islamique fragilise alors le lien qui unit la colonie au pouvoir colonial. Le mouvement communiste fissure & son tour ce lien en appelant A combattre 'ennemi impéria- liste, associant ainsi le peuple algérien colonisé & la révolution marxiste’ 1 Git par Gilbert Mey in Alien la gered IOIE-ION8 le rier guard 2 sl, Gene, Dr, 18, 5 2 Voir 3. Voir Mabfoud Kaddache, Hisar da maton ale politique elena, 1919-1952, Alger, SNED, 1980. on Oxetion nto a Comme le souligna Jacques Berque dans Le Maghreb entre deux guerres, les annécs 1934-1935 furent décisives quant la constitution d'un «noyau» solide que formerent les classes paysanne et ouvritre algériennes qui ne crai- gnaient désormais plus d’affirmer publiquement et a la moindre occasion leur aspiration au chan- gement. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale renforga ce mouvement en affaiblissant Vidée méme d'une Algérie frangaise. Ainsi, au tournant des années 1940, «en ne répondant pas présents a la politique d’octroi de la citoyenneté du gouvernement frangais [...], les Algériens avaient conscience qu'une nouvelle séquence historique s’ouvrait, celle d'une Algérie algé- tiene! ». Le Manifeste du peuple algérien que le leadler politique Ferhat Abbas rédigea en février 1943, y affirmant que «W'heure est passée od un musulman algérien demandera autre chose que d’étre un Algérien musulman », signala l’éclosion Wane pensée nationaliste en Algérie’, Le drame de Sétif, Guelma et Kherrata, survenu le 8 mai 1945, lors d'une manifestation durant laquelle des civils algériens furent massacrés aprés avoir crié « Nous voulons étre vos égaux» ou « A bas le colonialisme », témoigne d'une aggravation 1, Jean-Pierre Peyroulow, «119.1944; Fes de Alpe algrienne» in Hise de Aged le pride cco, pip, 2 Voir Zakya Dav, Benjamin Stor, Fehor Abba Une tpi lion Pats, Deno, 1985, structure autour de quatre grandes tendance: fédéralismede Union démocratique du Manifeste algérien de Ferhat Abbas’, le réformisme du Parti du Peuple algérien de Messali Hadj, le syndica- des tensions politiques!. S'ouvre ainsi une période nouvelle: celle de la décolonisation?. De 1945 A 1954, l’espace politique algérien se le lisme du Parti communiste algérien’ ainsi que le réformisme a dominante ethnico-religieuse de Association des oulémas d’Abdelhamid Ben Badis®, Pourtant, un certain nombre de militants nationalistes jugent action politique timorée. La tentation de la lutte armée grandit et, en octobre 1954, le Front de libération nationale est créé Un miillier d’hommes s‘engagent alors sur la voie révolutionnaire. De premiers actes de sabotage sont perpétrés. En réaction, les autorités fran- 1, Vekr Annie Rep-Goldaeiguer, Aue gine lr guerre Ali, 140-145 De Mets e-Kebir we masaere da Nond-Couuntnos, Pars La Décoarerte, 2042; Mare Regus Les Mavacre de Geta. Algei mi 1965: ne engi indie rf deme clone, Pais, La Décor, 208, 2 Voir Sve Theale, Hint deo gnrreindlpendane arienve, Pai Flammarion, 265. 4, Voir Sala Ral L'Unindmocatiqed Menifee og ien (1945-1956 Hist un put pique. Lane natalie geen These soutenue 3 Paris Ino, 4 Voie Pein Scar, Meal Ho (188-197, Paris Hachene, 2001 5. Voie Emmanvc Sivan, Canmnanione aia on Aldi (1920-1962), Pais, Preset dela Fandaton nationale de sciences poligues 1976. {Wor Jacques Carte, «sociation des leas d'Agde in Agu et Ade, Alger, Imprimerie ofciele, 159; Ali Mera, Le Romie rua cn lei de 1254 140. Esa ita religeme eile, Pais La Haye, Mouton Co, 1957 caises lancent les premiéres opérations militaires dans la région de I'Aurés, Malgré le déséquilibre flagrant des forces en présence, le conflit se radi- calise. Du c6té algérien, de plus en plus d’hommes prennent le maquis. Une géographie des zones rebelles se dessine. Du c6té francais, dés 1958, Vinstabilité politique grandit sous la pression des groupes d'ultras de l’Algérie francaise', Ce n’est que tardivement que les pouvoirs publics francais prennent véritablement conscience de l'impasse coloniale algérienne. Le 17 octobre 1961, lors d’une manifestation algérienne a Paris, a nouveau histoire s’accé- lere. La violence de la répression quotidienne qui s'exerce contre la population maghrébine de Paris atteint son paroxysme?, « Pogrom ; le mot jusqu’ici ne s'écrivait pas en francais... Soudain s‘étalait en pleine rue, au coeur de la capitale, ce que dissimulait jusqu'alors fombre des commis- sariats et des caves... Mais le préfet qui ordonne, le ministre qui autorise, le gouvernement qui couvre l'ignoble déchainement du racisme se déshonorent en vain», a-t-on pu lire dans Les Temps modernes. Cet événement tragique dont la gravité fut nige par les autorités francaises, 1. Voir Michal Winnek, La Republigese mea 1956-1958, Pris Sea 178 2. Voir Linda Amiri La Baile de Frace La gre Alc en méopole, Pacis Robert Laffont, 204; Jian Howse, Neil MacMaster, Pari, 1961. La Algins la torew a Eset ta sir, Pts Talla, 28, signale le déplacement de la guerre en métro- pole et Ie développement d’un mouvement anti- colonialiste!. Sur le plan international, le FLN poursuit son combat et remporte des victoires diplomatiques importantes qui lui permettent @établir, dés 1961, un rapport de force avec le général de Gaulle’, Le 18 mars 1962, les accords Evian sont signés, suivis d’un cessez-le-feu. En Algérie, un référendum est organisé le 3 juillet ct l'indépendance est déclarée deux jours plus tard? ECRIRE EN PAYS (ANCIENNEMENT) COLONISE ‘Au contraire de la situation protectorale maro- caine et tunisienne’, la situation coloniale algé- rienne posséde un caractére d'unicité fondé sur la persistance de la croyance en la légitimité d'une Algérie francaise. Une Algérie fusionnantavec la France — « L'Algérie, c'est la France» ~ mais sclou un principe inégalitaire. TL Voir Anne Simonin, Ler Halon de Minuit Le desir Cnsoumision, 1992-195, Pass IMEC, 2002, 2 Vhir Mathew Conaely, LiArmeseodtedu FLN.Coramende Goll per le gueved Ali Pars Poot, 201 5. Vie Tedd Shear /962, Comment independance algdieane a ransom rane [2008], Pais, Payor, 2012 4 Vie Danie Rivet, «Lasuation de a Toni et dv Marceau eurmant di 1 sein Hie de Plies le pinde clio. 45 Léchec du projet assimilationniste présenté par le général de Gaulle «comme un phénoméne inéluctable!» a, en vérité, été le fruit d'une lutte acharnée menée durant plusieurs décennies par une multiplicité de militants politiques. Si l'ac- tion politique a grandement retenu [attention des historiens et des chercheurs en général, le mili- tantisme artistique, littéraire, a joué, Ini aussi, un r6le important quant a la venue au monde d'une Algérie indépendante. Ecrire en pays (anciennement) colonisé, telle fur alors l'expérience vécue par Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal, Cette expérience, chacun deux la fit, A Paune de son histoire familiale, selon des ressources matérielles et symboliques propres, cn fonction, aussi, d’aspirations intimes, Ainsi, chacun deux s'engagea en écriture et écri- vit & partir d'une «problématique existentielle » propre: «ensemble d’éléments liés & la situation sociale d’un autcur et qui stimpose a lui comme des questions incontournables qui ’obstdent, des problémes qu’il a A résoudre?» Or, au-dela de Firréductibilité des probléma- tiques existentielles les unes aux autres, deux jensions nous semblent néanmoins constitucr 1, Tadd Shepard, « Prance-Algse ere, Eoctten avec To Shepard _ttien rai par Vincent Casanova ea, Vaerme, 0132963 p95. 2 Berman Laite re Kefhe Hlements pon wne here de a cron it ive Pais a Dsonverte, 2010p 46 une expérience commune: le rapport la langue, d'une part, et le rapport au systéme éditorial, d'autre part. La dimension linguistique Le projet assimilationniste, mai par la conviction dune nécessaire civilisation de Algérie au prisme de la culture frangaise, accorda A l'institution scolaire un rale central. Liapplication par décret des lois Ferry en 1883 déclencha ainsi le dévelop- pement d’un réseau d’« écoles spéciales pour les indigénes' » vouées & rendre chaque enfant algé- rien sensible aux valeurs de liberté, d’humanisme etd’esprit critique, ce qui ne tarda pas faire émer- ger une contradiction centrale: comment former ‘une population maintenue en situation d'infério- rité sans craindre qu’un éveil des consciences se produise et contribue & remettre en cause cette situation ? Contradiction qui n’allaic d'ailleurs pas tarder 4 provoquer lire de certains. En effet, dis l'année 1882, les membres de la société colo- niale européenne avaient exprimé avec force leur refus de voir la population indigene étre progres- sivement éduquée et instruite, En témoignent, par exemple, ces quelques lignes extraites du journal Antoine Léon, Coton encignement elation, Bde Naorigue er trapeze, Pais, Hara, 19 européen L’Akbar: « Les Kabyles fréquentent trop les écoles, apprennent trop bien et trop vite. On est effrayé de voir tant d’Arabes instruits et l'on se demande ce qurils feront quand ils seront grands!.» ‘Aussi, afin de limiter l'accés des enfants algériens au savoir ct 2 la formation, les représentants de la société coloniale refusérent, comme le rapporte Sylvie Thénault, de «consentir les dépenses néces- saires a la scolarisation des indigenes’ ». S'opéra alors un fort recentrement de la politique coloniale d’enscignement autour de l'inculcation stricte de la langue francaise, comme en témoignent ces propos rapportés de Jules Ferry: «On dit —et le fait dans sa généralité est vrai ~ que le jeune Arabe, le jeune Kabyle, le musulman jusqu’a l’age de douze ans ou de treize ans montre tous les signes d’une vive intel- ligence mais ce moment se produit dans son orga- nisation une crise et dans son intelligence un arrét de développement. Il se marie jeune et il est perdu non seulement pour l’école mais méme ajoute-t-on pour la civilisation frangaise ! Messieurs, je pourrais répondre que la crise laquelle on fait allusion est la meéme chez les jeunes Tunisiens ; je me contenterai d'une réponse plus simple encore. Sila crise éclate dans la quatorzitme année, gardons-les toujours jusqu’a cet Age, c’est assez, bien assez puisque nous ne youlons plus leur rendre familiers nos beaux 1. Git par Yes Lacon «La Question pointe, Headote,w 120, 2h, 2. Silvie Thera, op p10 48 programmes d’enscignement primaire, que nous ne voulons leur apprendre ni beaucoup Phistoire ni beaucoup de géographie mais seulement le francais, le frangais avant tout, le frangais et rien dautre!.» En conséquence, le taux de scolarisa- tion des enfants algériens atteignait péniblement 5 % en 1912. Mais cela est dd en partie, aussi, au choix des Algériens de maintenir en vigueur le systéme d’enseignement coranique et d’y placer leurs enfants des leur plus jeune age. « Le premier degré de l’enseignement consiste A apprendre et écrire sur des planchettes les lettres de l'alphabet et quelques textes du livre sacré (le Coran) néces- saires a la priére. Cet apprentissage dure de cing six ans sous la direction d’un maallam ou mouad. deb (répétiteur jouant le réle d'instituteur formé dans une des zaouias ou dans les madrasas). Par la force de la répétition, les enfants apprenaient plus ou moins lire et & écrire. apprentissage de la langue arabe se faisait par le biais de l'appren- tissage du Coran ; les notions de grammaire et de calcul étaient pratiquement absentes de cet ensei- gnement.'» 1, Paul Ragu, Diz et poo de Jet Fey L923, v0.7, ats, Nobu Press, 2010, p28 2. Charkr Robert Ageron Hire def Ali comerposine De Vinsoecion 2 1871 an dlncheont degre de libration {954 xh 2, Pari, PUR, 1909, 3. Kamel Kate, « Les séparations seoaies dans PAlgésie colonials, Inset, 5-26 204, 8. 9 La politique scolaire en Algérie a ainsi reposé sur des confusions, des indéterminations, des contradictions qui ont fragilisé la politique colo- niale dans son ensemble car, comme le précise Albert Sarraut, «ce probléme de enscignement cst sans doute le plus importantet le plus complexe de ceux qui sollicitent Fesprit du colonisateur car il contient plus ou moins en puissance tous les autres, oul affecte leur solution’ ». Seules alors les familles algériennes issues de la petite bourgeoisie et travail- lantde prés ou de loin avec les notables de la société coloniale ont été capables d’opérer des choix stra- tégiques quant & la scolarisation de leurs enfants, permettant a ces derniers d’acquérir, notamment, une bonne maftrise de la langue frangaise et de la langue arabe classique, tout en s‘exprimant, au quotidien, au moyen de la langue arabe dialectale. Parmices enfants algériens qui furent, au fond, les premiers a vivre et subir les vicissitudes d’une politique scolaire coloniale visant a civiliser en déculturant, se trouvérent ceux qui allaient, plus tard, développer une pratique d’écriture, s'enga- ger en littérature et conquérir, en France, le statut d'écrivain légitime. 1. Albert Sseaut, Grd et ride colonial, Pais, Elions du Sagi, 1981, p. 146 «Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne » Au-dela des spécificités de «la problématique existentielle » de Kateb, Djebar, Boudjedra, Daoud et Sansal, une situation linguistique complexe est done partagée. Cette situation que caractérise 'absence de la langue maternelle dans le texte ou, plus précisément, son remplacement plus ou moins forcé, est aussi vécue, bien que dans un contexte quelque peu différent, par Jacques Derrida dont la précieuse réflexion, ici, éclaire. Dans Le Monolinguisme de Vautre, Jacques Derrida—fils de Juifs sépharades qui naquitet vécut en Algérie jusqu’a l'age de dix-neuf ans ~ inter- roge longuement son rapport la langue francaise. Das les premiéres pages, il écrit: «Je n’ai qu'une langue, ce n’est pas la mienne',» Puis plus loin «Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué a parler, tant que parler me sera possible, & la vie a la mort, cette seule langue, vois-tu, jamais ce ne sera la mienne, Jamas elle ne le fut en vérité Tu percois du coup lorigine de mes souffrances, puisque cette langue les traverse de parten partjct le lieu de mes passions, de mes désirs, de mes priéres, la vocation de mes espérances. Mais 'ai tort, i tort a parler de traversée et de lieu. Car cestau Bord du 1, Jacques Deve, Le Montngioe de autre a prehte igin,Psis Gaile, 196, p13 francais, uniquement, ni en lui ni hors de Ini, sur la ligne introuvable de sa céte que, depuis toujours, a demeure, je me demande si on peut aimer, jouir, priet, crever de douleur ou crever tout court dans une autre langue ou sans rien en dire & personne, sans parler méme!.» Cette «ligne introuvable de la cbte », la cbte de la langue francaise, caractérise la situation de celui qui fut (anciennement) colonisé Je monolingue qui ne parle qu'une langue qu'il ne parle pas, en vérité. Une langue qu’ll posséde tout en étant possédé par elle. Ce rapport paradoxal dont témoigne Jacques Derrida trouve sa source dans le décret Crémieux qui accorde, en 1870, la citoyenneté francaise aux Israélites «indigenes» d’ Algérie. Mais sousle régime de Vichy, en 1940, un nouveau décret instaure un statut discriminatoire pour les Juifs. Puis, en 1942, ce décret, abrogé, entraine le rétablissement du décret Crémieux’. Face & cette situation, Derrida note: «Liablation de la citoyenneté dura deux ans mais elle n’eut pas lieu, stricto sensu, “sous YOccu- pation”. Ce fut une opération franco-francaise, on devrait méme dire un acte de l’Algérie francaise en absence de toute occupation allemande. On n'a jamais vu un uniforme allemand en Algérie, Aucun alibi, aucune dénégation, aucune illusion 1 Jacques Dea. 2 Voie Pati Weil op. Benamin cra, Les voi exh ui a Alpe, Pari Sack, 2005, possible: il était impossible de transférer sur un occupant étranger la responsabilité de cette exclu- sion. Nous filmes otages des Frangais, 4 demeure, ilm’en reste quelque chose, j'ai beau voyager beau- coup!.» Ainsi, se forme «un trouble de Pidentite?> = que Derrida nomme par ailleurs «le martyre du franco-maghrébin’ » — et qui atteint, en premier lieu, le rapport a la langue frangaise. Et Derrida de poursuivre: «Parce que la langue n'est pas son bien naturel, par cela méme il peut historiquement, a travers le viol d'une usurpation culturelle, c'est- a-dire toujours d’essence coloniale, feindre de se Yapproprier pour l'imposer comme la sienne’. Et de conclure: « Quiconque doit pouvoir décla- rer sous serment, ds lors: je n’ai qu'une langue et ce n'est pas la mienne, ma langue “propre” m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m'entende parler et m’entende a parler, cest la langue de Pautre’.» Ambivalences du rapport @ la langue Kateb, Djebar, Boudjedra, Sansal et Daoud furent communément confrontés A «cette langue Tacgues Devdas 3 ee id ip 4, ip 7. de autre». Et chacun décida de la faire sienne. Ainsi composent-ils tous avec une langue ~ un imaginaire, donc -, legs colonial maudit pour certains, béni pour d'autres. Car si pour Kateb Yacine, par exemple, la langue frangaise fut ce «butin de guerre» a jamais entaché parla violence du colonialisme, pour Kamel Daoud — qui fut scolarisé dans une école arabophone et aurait apprit le frangais seul, « par recoupement», chez ses grands-parents & Mostaganem — cette langue est celle du réve, du fantasme. Ainsi, la langue est tantot dominante, tantot émancipatrice. Et, entre ces deux ples, il en existe un troisitme: celui de Vambivalence. Exprimée en marge des discours officiels, promotionnels, sur le ton, souvent, de la confidence, parfois méme de l'aveu, sous la forme d'un propos affirmé, puis nuancé, retiré, refor- mulé, ambivalence de celui qui écrit «la langue de Vautre», ne sachant ni laimer ni la hai, Pai- manten la haissant, souligne, en vérité, «le simu- lacre d'un projet de meurtre qui se retourne le plus souvent en quéte d'amour et en revendica- tion d'une reconnaissance éperdue' ». Ainsi, Assia Djebar, dans Ces Voix qui m'as- siégent, déclare: « Ecrire se fait aujourd'hui, pour moi, dans une langue, au départ, non choisie, dans un écrit francais qui a éloigné de ce fait 1. Chars Bonn, Le Nera algien de longue aie, Vr weep decom msi lieve cone, Pri Lae 1S, 5, Vécrit arabe de la langue maternelle, Cela aboutit, pour moi, non pas a ma voix déposée sur papier, mais plutéta une lutte intérieure avec son silence porteur de contradictions [...]. Oui, ramener les voix non francophones — les gutturales, les ensau- vagées, les insoumises ~ jusqu’a un texte francais qui devient enfin mien [...]. Oui, faire ré-affleurer les cultures traditionnelles, mises au ban, malteai- tées, longtemps méprisées, les inscrire, elles, dans un texte nouveau, dans une graphie qui devient “mon frangais"!.» Ces propos témoignent, avec force, de la complexité de la situation de l’écrivaine féminine dont la résistance au systéme patriar- cal appelle une résistance au systeme colonial. Et inversement, dans une forme de va-et-vient permanent. Rachid Boudjedra et Boualem Sansal expri- ment a leur tour un rapport ambivalent a «la langue de l'autre ». Respectivement agés de vingt et un ans et de treize ans au moment oil 'Algérie devint indépendante, «la nuit coloniale » fut, pour chacun, un espace oit se forgérent leurs disposi- tions propres A ressentir, A penser, A agir. A créer, donc. Puis, ce fut l'expérience de «la nuit des colonels »: période durant laquelle létat-major de Houari Boumediene, au lendemain de Pindé- pendance, instaura en Algérie un pouvoir auto- ritaire soutenu par l'armée et fondé sur extréme 1. Assia Debt, or Voir uim'aigent, ars Albin Michel, 1998p. 38. valorisation de 'héritage arabo-musulman! Face a une telle dérive autoritariste, Boudjedra prit alors la déci la France, dés 1965. Prés de trente années plus tard, A travers le pamphlet FIS de la haine, Vécri- vain affirma: « Boumediene était aveuglé par la passion du pouvoir dont il fut un asctte rigou- reux’.» Ainsi, dés ses premiéres années d’écriture et cela bien que sa situation linguistique allaten se complexifiant, Boudjedra exprima « une particu- sre reconnaissance pour la langue francaise qui {lui] permit de [se] déployer en tant que romancier d'une facon universelle’ », Boualem Sansal, a son tour, ressentit cette violence et en témoigna a de nombreuses reprises: « Trés vite, on s'est inter- rogé sur l'avenir. C'est devenu le cauchemar, tout commengait s’arréter. [...] Avec Boumediene, Vordre régnait mais on voyait l'arabisation & Veeuvre, des régions entiéres niées dans leur iden- tité. Il était interdit de se dire kabyle, de pronon- cer un mot en berbére, de dire un mot en francais en public, d’afficher son athéisme ou une autre religion, Nous étions violentés'.» Et d’ajouter: «Larabe classique pritle pouvoir et exerca de la ion de quitter l’Algérie pour 1. Voir Jean cat ean-Caule Vato, Algerie pip leiation eine, Para Le Press de Scenes Po, 197, 2 Rachid Beaders FI dein, Paris, Dena 192, 9.35, 5. Rachid oudjedra, «are d'criee, ln faceur de dire», Bladen, Mogvemtne 19, p. 4, Enuetin vec House Sansa, «Mon pays ne fai nal inl a2 es ese 56 manitre forte, Le discours devint sentencieux. On perd son mea I'écouter mais on sauve sa peau, on se préserve, on gagne du galon sion sait utiliser. Lislamisation de la société le rapproche de plus en plus de arabe coranique le plus strict, pous- sant le francais dans la clandestinité et le berbére dans les maquis, qui retrouvent par la leur essence véritable, la fronde, le combat démocratique, la poésie dela vie'.» Face au brutal mouvement d’arabisation qui fut engagé en Algérie dés 1968 et qui contraignit, par exemple, les fonctionnaires algériens — parmi lesquels Boualem Sansal —a ne plus recourir qu’ Ja langue arabe, la langue francaise —a fortiori en littérature —est devenue le marqueur d'une résis- tance au repli identitaire. La relation de V’écrivain algérien & «la langue de autre» est douloureusement ambivalente. La notion de dépendance qui la traverse plus ou moins fortementestliée au fait que Paccession de I Algérie A fautonomie politique n’a pas favorisé V'accession 4 Tautonomie linguistique. En ce sens, l'écrivain algérien, privé de la possibilité d’énoncer les lois spécifiques de sa pratique C’écriture ~ et d’en forger librement loutil ~, est contraint d’adopter 1. Baurtien avee Boualem Samal, «Le Frangais, une elé pour Mavens», ‘onsueé fe juin 2016, URL: hupi/larerassincefancaiseor/Bouslem- Sanal-Le-Pranesiane-cle laloi de!ancienne puissance coloniale qui consacre la langue francaise comme seule langue de la littérature'. Alors, s'interroge Jacques Derrida «Comment peut-on dire et comment savoir, d'une certitude qui se confond avec soi-méme, que jamais on n’habitera la langue de Pautre, autre langue, alors que c'est la seule langue que 'on parle, etque Von parle dans Vobstination monolingue, de facon jalousement et sévérement idiomatique, sans pour- tant y tre jamais chez soi? ? » La DIMENSION EDITORIALE, Une fois le projet d’écriture romanesque concu, réalisé puis achevé, sc pose, pour tout écrivain, la question de sa matérialisation objective a travers le processus de publication éditoriale. Comme écrit Nathalie Heinich: «’accés a Videntité [...] rend particuliérement crucial le moment de la publi- cation, épreuve par excellence puisyu’elle tune mesure de la grandeur et un changement d’état, du sujet, qui de “scripteur” devient “écrivain”, en formalisant par contrat le passage a la généralité et la continuité temporelle que confrent une maison d'édition, un public de lecteurs'». Pour celui ou wuorise 1, Poca Guana, op i 2. acqes Derrida, cc 104, 13. Nathalie Henich,« Pobler, cnsacre,subventiones, Les fogs des poco dares, Teo, 2, 1988, p86 58 celle qui écrit en pays (anciennement) colonisé, Vépreuve que constitue cette étape — « premier moment de la reconnaissance, certifiant que Poeuvre a un minimum d'intérét pour d'autres que son auteur’ » —revét un caractére spécifique. Car, si les vieilles nations possedent en leur sein des espaces littéraires autonomes, organisés, richement dotés et en perpétuel développement, les jeunes nations au passé colonial, elles, en ont longtemps été privées. La publication : une relation inégalitaire Kateb Yacine, porté par la volonté de faire connaitre ses premiers potmes, fut trés tr confronté a I'inexistence de structures éditoriales dans I’Algérie colonisée et dut, tant bien que mal, se contenter de moyens de production et de diffu- sion rudimentaires, « Un matin, aprés une nuit blanche, se souvient lécrivain, je fais l'ouver- ture dun bar qui s‘appelait le Bar de I'Escale et, pendant qu’ils sont encore en train de nettoyer, je demande un blanc sec. Entre un colosse blond, avec un chapeau. Comme on était seuls au bar, on s'est mis & parler. Il m’a demandé ce que je faisais, je lui ai dit: “Je suis étudiant mais je n'ai pas envie de continuer. J'ai envie d’écrire.” Il 1. Natalc Heh, Ee rian, Cine ident, Pri La Découers, 2mm, p26 59 me dit: “Ca tombe bien, je suis imprimenr.” Et est extraordinaire, il m’a imprimé, il a été mon premier imprimeur ! Aujourd'hui, il est clochard 4 Marseille.» Puis Kateb Yacine poursuit: « Et je suis allé & Constantine. La, j'ai 3 nouveau rencon- tré quelqu’un de trés important, celui [...] qui a été un peu mon maitre spirituel. avais tous mes livres mais pas d'argent. Et je suis entré dans un café ob j'espérais rencontrer un copain du college de Sétif. A un moment donné, entre un vieux, une espéce d’ouragan que tout le monde connais- sait et qui vient vers moi et me dit: “Tu n’es pas un Keblouti, toi ?” Keblouti, c'est la famille et je lui dis: “Oui.” Il connaissait tout le monde, mes oncles, mes tantes... “Bien sr, comme les tiens tu écris, tu lis ?", me dit-il. “Eh oui, c'est moi qui ai fait ga | — Ah, trés bien !” Alors il prend les bouquins. Quand je me retourne, plus de views. II était parti. Je me suis dit: “Ca y est, je suis dépos- sédé.” J’envisageais le pire. On m’a dit: “T'en fais pas”, il reviendra. Je n'y ai pas cru, J’ai passé la nuit ala gare, je me suis fait piquer par une araignée ; vers quatre heures du matin, ca allait vraiment mal et hop ! Quelqu'un me frappe sur ’épaule: était lui. [1 sort de ses poches des tas de billets tout fripés et me dit: “Voila, je les ai vendus, tes livres!.” » 1. Kate Yacng «De i jls mourns dans a gueule du bap, treo ul o°7, jill 185 Si, durant les années 1947-1948, Kateb Yacine a usé de supports de fortune pour donner a ses premicrs écrits poétiques une tangibilité, il fit le choix, par la suite, de proposer son travail aux structures éditoriales parisiennes. Ses aspirations littéraires ont ainsi croisé engagement éditorial de Paul Flamand et de Jean Bardet, directeurs des Editions du Seuil. Pour cette maison fondée, a 'instar de Maspero etde Minuit, sur les valeurs de lutte et de résistance, ilimporte de soutenir le combat indépendantiste. Et est dans sa politique éditoriale que cet engagement setraduit. Ainsi, afin d'accroitre la part francophone du catalogue, Paul Flamand s‘adresse & ’écrivain Emmanuel Roblés,connu pour avoir fondéa Alger, en 1947, la revue litéraire Forge. « Bien sOr, jaime- rais parler avec vous de ce qui pourrait étre fait pour détecter et drainer les jeunes écrivains d'Afrique du Nord, écrit Péditeur. Jy serais dautant plus atta- ché que ce serait pour nous une humble maniére de racheter un peu tout ce qui se fait la-bas sous le nom de la France et que nous n'aimons pas!.» A la suite de cet échange, Emmanuel Robles crée en 1952 la collection « Méditerranée» avec ambi- tion de «grouper des ceuvres qui montrent, dans la diversité des décors espagnols, italiens, grees 1. Lasse de Paul Flamand a Einmanuel Robles, cite par Hervé Ser “Lene iat des fis dv Seal a prise de gure Algerie sn Thomas Avis Miele Hila, Chantal Mie (ie ere publi le vere Pg, De Fasgence na rsurgnces, Pai Km, 20115 p-38. ou nord-africains, la permanence d'une commu- nauté humaine oi l'on partage les mémes miséres, les mémes inquiétudes et les mémes espoirs'». La création de cette collection et le choix den confier la direction 8 un auteur proche d’Albert Camus, proche, aussi, des auteurs algériens francophones colonisés, signalent la démarche stratégique des éditions du Seuil: accumuler des capitaux symbo- liques en constituant un catalogue d’auteurs étran- agers qui, du fait de leur écriture en francais, ne font pas peser sur la maison ¢’édition de potentiels codtts de traduction. Ainsi, Mouloud Feraoun et Mohammed Dib qui avaient transmis leur manus- crit respectif 4 Paul Flamand avant méme la créa- tion dela collection « Méditerranée» sont contactés par Emmanuel Roblés qui leur propose alors une publication, « En les [les auteurs algériens] présen- tant aux lecteurs dans une collection od s'expri- maient des écrivains algériens d'origine frangaise et des écrivains espagnols, italiens, ou grecs, remarque Jean-Yves Mollier, les éditions du Seuil contri- buaient a leur intégration dans un espace fictionnel élargi quilleur permettait d’accéder Ala consécration liteéraire*. » 1. Emmanuel Robles par Hervé Sery dant Let ion de Seu 70 an ‘hore, Pts, LeSeui/IMEC, 2, p 2. Tean-Yres Mole «Un esi de dépsicinent dex communauté part stoes: la clletion + Mitrrangew a Seu pendan a guerre Algerie (0985-1962), Cahn dee Median, n°85, 22 p58, a Se souvenant de cette période od il fut & son tour sollicité par les éditions du Seuil Kateb Yacine confie: « Nedjma et Le Polygone étilé, au début e’était un seul livre. Quand je l'ai donné Véditeur, il y avait quatre cents pages & peu pres et comme la norme chez les éditeurs est de deux cent cinquante & deux cent soixante pages, mon éditeur m’a demandé de couper'.» Puis il raconte: «J'ai amené les premitres ébauches de Nedjma au Scuil et je me souviens de la réflexion du lecteur ~ je ne dirai pas son nom: “C’est trop compliqué ga. En Algérie, vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons ?” C'est exactement ce qu'il m’a dit, le plus gentiment du monde. Et je leur ramenais toujours le méme manuscrit, qui devenait de plus en plus compliqué’. » Etdeconfier encore: «J'ai eu la chance de ne jamais étre trop victime du milieu littéraire francais parce que, dés que j'ai commencéa vivre en France, je suis tout de suite tombé sur les travailleurs, les émigrés, pour la bonne raison que j'étais dans la misére et que seuls les travailleurs manifestent une certaine solidarité. [...] IH ’arrivait d’aller & Saint-Germain ou. enfin, ces quartiers od on rencontre les écrivains, ceux-ci me paraissaient vraiment ridicules. [...] Je sais ce que signifie le milieu littéraire francais et je ne veux absolument pas y retourner. Je ne veux 1, Cid par Olver Conpe, Albert Dichy ct Mille Daier, Keteb acne. Eel de mémsire, Pai, IMEC, WA, p68 2, Kat Vacing,« Des ois outs.» ar cep, a pas retourner a ces rapports d'aliénation, je veux y mettre fin, J'ai dailleurs crié sur tous les toits, je Pai crié dans la presse ici, que nous avons une attitude qui releve d'un complexe d’infériorité.[...] L/Algérie n'est pas encore sortie de Pimpérialisme culturel francais. Done il ne faut pas V'alimenter jla premitre chose 8 faire est de ne pas Palimenter',» Assia Djebar entretint avec le champ éditorial parisien, au contraire de Kateb Yacine, une rela- tion davantage consensuelle mais non moins diffi- cile, Installée 4 Paris depuis 1954, inscrite 4 I'Ecole normale supérieure de jeunes filles de Sévres dont elle est exclue deux années plus tard en raison de sa participation a la gréve organisée par l'Union géné- rale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), Assia Djebar proposa des 1956 un premier manus- crit aux éditions Julliard. Mues par une certaine neutralité, celles-ci ont publié « une soixantaine de livres abordant, de prés ou de loin, la guerre de libération nationale algérienne. Le rythme de publication a suivi une pente positive: aucune publication en 1954, 3 en 1955, aucune en 1956, 18 en 1957-1958, 37 en 1959-1961». Le catalogue des éditions Julliard révéle alors une grande diversité: les Mémoires de Pierre Mendés France croisent 1. Katt Vacne, «De oli moctons.. ac p28 2. Nicolas Hubert, «René ull et Chrtan Bourgas faced a goerre CAL ives impets iiter dune strategie éiorne daculearation a en Sel histoire immédinesn Thomas Asanis Mille Hilstum, Chantal Michel Giehep cp les textes contre-révolutionnaires et antigaullistes d’Alfred Fabre-Luce qui croisent eux-mémes les premiers romans de Francoise Sagan. Car, pour René Julliard, il est davantage question de répondre Ala demande des lecteurs en leur propo- sant une grande variété de lectures généralistes que d’adopter une démarche éditoriale contestataire. René Julliard, alors, «saisit les opportunités qui soffrent a lui mais refuse toute forme de radica- lisation qui mettrait en cause son positionnement d’éditeur généraliste. Pour autant, il ne s'interdit pas de publier des livres porteurs d'une contesta- tion légaliste de la guerre, dés lors que ceux-ci sont susceptibles de toucher un large public! », Mais il ne semble pas que ce soit directement autour du théme de la lutte anticoloniale que s'est faite la rencontre entre Assia Djebar et René Julliard. En effet, racontant «histoire d'une jeune fille blonde et bronzée a la dérive dans un monde out les valeurs sont brouillées, {sur] une plage ensoleillée [qui] pourrait étre Saint-Tropez! », La Soif? dissonait avec une époque dominée par Ja guerre de libération. « La Soif est un livre qui [..-]se voulait hors actualité, confie Assia Djebar. Limportant, il me semble, était la concision, la 1 2. Mildred Mortimer, «Entctien avec Assia Dich, érivain alvin» earch ia fice Ltttae, vol 18,298, p 19. 3. Asia Deba Le Sf Pais, lin 157 sobriété du style, la rapidité. Les personages sont esquissés comme une épure. Nadia prend conscience d’elle-méme dans un rapport datti- rance et méme de rivalité avec la jeune femme qui S'appelle Jedla. Ce qui vient de Algérie dans le roman, est surtout le soleil. La jeune fille aurait, pu étre de n’importe od!» Puis, quelques années plus tard, Pécrivaine précise: « Vivant alors en plein les incidents de la guerre d’ Algérie, il aurait &é indécent de ma part d'utiliser cette vie comme theme. Dune part, je me méfiais, je me méfie toujours d’une littératurea priori de témoignage ; d'autre part, parce que j’écrivais en francais, je pensais que je n’avais & faire entrevoir aux autres qu’une surface de moi et des miens, En somme, le recours a une autre langue me faisait prendre comme régle de départ dans la facture du roman la dissimulation®. » Ainsi, le roman La Soff entre- tient de grandes similitudes' thématiques avec le roman Bonjour tristesse de Francoise Sagan, para trois années plus tot*. Et cette proximité fut trés rapidement remarquée par Christian Bourgois, = futur collaborateur de René Julliard — qui, en pleine promotion de la jeune écrivaine, la qualifia, 1, Mildred Nortimes, «Eaten. at ci. 18 2, Chasis Zin, « In heron write: The irl Stractre of Linguini ‘Alienation in Asia Djbar's Early Novel, Revech in Aficon Literate, 11-2, Summer 198 p. 207 4, Pauline PE, Nuswnce de Panteare ere deus monds Les dbus Asis Dear, mvénnire de eherce, ives Stendhal, Grenoble I, 2010 4. Frangove Sagun, Bona ie, Pai lsd, 1954 66 tantot de «Sagan algérienne» tantot de « Sagan musulmane>. La publication comme collaboration Né en 1941 A Ain-Beida, Rachid Boudjedra a entamé ses études & Constantine. « Ensuite, confie l’écrivain, mon pére m’a envoyé au lycée de Tunis. J'ai été éléve au collége Sadiki ; rien que pour faire des études ott arabe était ensei- gné au méme titre que le frangais. C’était un enseignement bilingue et élitiste. Tous les cours étaient doublés. Par exemple, nous étudiions les maths en francais et en arabe, les sciences natu- relles aussi et ainsi de suite. Toutes les matires étaient enseignées obligatoirement dans les deux langues'. » Ces éléments révélent l'appartenance de Rachid Boudjedra A un univers social favorisé. Des capitaux, économiques notamment, ont ainsi pu étre déployés afin de favoriser l'acquisition, par le jeune garcon, de compétences linguistiques et intellectuelles solides. Au tournant des années 1960, Boudjedra, alors gé de dix-neuf ans, fait le choix de prendre part au combat indépendantiste. Sa lutte contre la 1. Hoi Gain, Rachid Bou eosin de lemon, Pai, Deno, 1987p. Le présence francaise en Algérie revét alors la forme dun engagement militant marxiste particulidre- ment actif. «J'ai découvert le marxisme a dix-sept ans ct j'ai tout de suite adhéré a cette idéologie parce que j'ai été un enfant rebelle. Rebelle a tout un contexte sociologique caractérisé essentielle- ment par les relations féodales qui existaient & Vintérieur de ma famille [...]. [ly avait un terrain pour que je devienne marxiste. Par exemple mon pére employait des centaines d’ouvriers et en les fréquentant j'ai pris conscience de l'exploitation et de V'injustice. J’ai été choqué tout jeune par le fait qu'un des ouvriers de mon pére dormait dans les écuries avec les chevaux, a méme le foin, hiver comme été. Surtout, surtout, jai été frappé par la situation des femmes a Vintérieur de la famille, par le mépris dans lequel elles étaient tenues, par leur passivité aveugle, par leur peur. Du méme coup, j'ai compris qu'il y avait quelque chose de pourri dans cette fagon d’étre algérien'.» Une double dénonciation se fait alors jour: cclle du conservatisme politico-religieux régissant la société algérienne ainsi que celle de l'impéria- lisme occidental soumettant les sociétés du Sud aux appétits de puissance des sociétés du Nord. Cette derniére dénonciation, inscrite dans ordre d'une pensée tiers-mondiste, présente pourtant 1H Gap. tp. 2627 Cy tune certaine ambiguité, Car si Paris est politique- ment rejeté, condamné, littérairement, Paris est recherché, espéré. En témoignent notamment ces propos: «]’ai commencé & écrire en frangais parce que mes premiers romans ne pouvaient étre publiés dans aucun pays arabe, y compris au Liban od P'édition était censée jouir d'une grande liberté. La Répudiation aborde les terri- toires de Pérotisme et de la subversion politique de facon frontale,etla méme année, un professeur de philosophie avait publié a Beyrouth un livre posant des questions relatives 4 la religion et au communautarisme, et il avait été condamné a cing ans de prison. Je sortais moi-méme de prison, et Cesten prison que j/avais commencé la rédaction de ce premier roman, Je suis donc venu en France et j'ai envoyé mon texte par la poste A Maurice Nadeau qui dirigeait une magnifique collection chez Denoél, “Lettres nouvelles”. Deux jours plus tard, je recevais un coup de fil de lui, et trés vite, nous avons signé un contrat pour six romans'. » La persistance de la dépendance littévaire Les expériences littéraires de Boualem Sansal etde Kamel Daoud s'inserivent dans une période [Rachid Boudjodra, « Emre avec Rachid Beadle bri a fureure 1a compassion Ore ite 20, quelque peu ultéricure, les années 1990-2010, que dominent en Algérie le traumatisme de la violence islamiste ainsi que de grandes difficul- tés économiques. La persistance d’un régime politique autoritaire empéche Véclosion d’un systéme éducatif, universitaire et freine la forma tion d’espaces sociaux culturels autonomes. Létat de Pespace littéraire algérien francophone est, 3 cet égard, symptomatique: peu avancé et fragile, cet état place la littérature algérienne dans une forme de «sursis», selon l'expression de Hadj Miliani. Et de s’interroger: « Qu’est-ce donc que cette littérature davantage commentée que lue qui doit son existence a une migration de nécessité pour étre [...]? Comment se fait-il que toutes les conditions de possibilité d'une littéra- ture nationale en langue francaise soient des plus, réduites, que l'actualité immédiate ait pu mettre aepreuve des médias, de la vie et, malheureuse- ment de la mort, écrivains et ceuvres! ? » Le «sursis» qui menace alors la littérature algérienne s’explique aussi par l'investissement massif de moyens économiques dans des formes décriture non littéraire a Vinstar du corpus de livres religieux (Coran, hadith, textes exégétiques, etc.) ou encore pratiques (cuisine, manuels de 1. Hd Milian, Ue ieee en suis? Lechom faésve de ange frst cn Algthi, 1970-199, Pari Haren, 202, 1S mécanique, etc.). Ce type d'investissements édito- riausx, dissimulant « une ambiguité calculée entre prosélytisme religieux et affairisme de bon ton! », a pour conséquences de contribuer a la forma- tion d'un lectorat francophone limité accordant & Vobjet-livre une valeur principalement utlitaire Dans «Notre civilisation universelle», Pcri- vain britannique V.S. Naipaul, originaire de Trinidad, note avec justesse: « Les livres ne se eréent pas seulement dans la téte, Les livres sont des objets matériels. Pour inscrire votre nom sur le dos de l'objet matériel créé, vous avez. besoin de maisons d’édition et d’éditeurs, de dessinateurs et d'imprimeurs, de relieurs, de journaux et de revues et [...] d’acheteurs et de lecteurs. [...] Si je voulais étre écrivain et vivre de mes livres, il me fallaiten conséquences partir. [...] Je voyageais de la périphérie, de la marge, vers ce qui, & mes yeux, représentait le centre ; et mon espoir était qu’au centre il y aurait de la place pour moi?, » Il semble que ce soit li, précisément, la situation dans laquelle Boualem Sansal se soit trouvé, en 1999, au moment oi il projeta de publier son premicr roman, Le Serment des barbares. «J'ai toujours beaucoup écrit, confie-t-il, mais au début j'ai été tenté par Pcriture dans mon domaine. J'ai 1 tid p28 2. V.S. Naipaul « Notre win univer Le Dt, 68 192, fait un livre sur l'économie, j'ai fait un livre sur le turboréacteur. Puis l’Algérie a sombré dans la guerre civile. Ex n’importe quel Algérien vivant en Algéric ou ailleurs s'est senti interpellé, on a cher- ché A comprendre: comment se fait-l que collec- tivement nous ayons asculé dans la violence ? Et aussi ma trajectoire personnelle: Rachid Mimouni ait un ami, je le voyais écrire, j'ai suivi sa carritre écrivain brillant, je crois que quelque part ca m’a testé. Et comme j‘avais élaboré une réflexion sur la situation en Algérie, je voulais la raconter. ‘Au départ, je pensais €crire un essai, mais comme il me manque les outils méthodologiques, jai choisi pour m’exprimer la fiction romanesque'. » Et d’expliciter sa démarche de publication: «J'ai envoyé mon manuscrit par la poste. Un jour, un ami croate est venu me voir au bureau et m’a dit qu'il partait en voyage en Europe et m'a demandé si jfavais besoin de quelque chose. Je lui ai alors remis mon colis, lui demandant de le poster en France & intention de Gallimard. J‘ignorais que Gallimard était un trés grand éditeur. Pour moi, était un éditeur comme les autres?» Le rapport spécifique que Boualem Sansal entretient avec le champ littéraire éditorial fran- gais est tributaire de son rapport général a la 1, Bounlem Sansa «Enteten aver Boalem Sansa :Tscwaltéga vend, PAL re ausin, Le Dain ora, septerbve 200. n France, « Nous sommes un pays sous-développé, affirme l’écrivain algérien. Il faut regarder le monde moderne. On n'entre pas dans la moder- nité parce qu’on le veut. La chose est extréme- ment complexe. [...] Ca ne peut pas se faire tout seul, ce que l'on a essayé de faire en 62. On s'est dit: on est spécifiques, on va faire un socialisme, un gouvernement, une culture spécifiques. Le résultat on le connaft, une guerre civile de huit ans qui a failli nous décimer, qui, intellectuelle- ment et moralement, nousa détruits, On a besoin de quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un d’autre, on a essayé avec les Russes pendant vingt ans, ca n'a rien donné. On a essayé avec les pays arabes, les pays fréres et amis, ca n’a rien donné, Il faut trou- ver quelqu’un pour nous aider, nous mettre le pied a ’étrier, pour avoir les rudiments: qu’est- ce que c'est que la démocratie, "Etat républi- cain, Pécole moderne, la société civile ? C'est vrai qu’on peut apprendre tout seul, mais ga va demander trois millénaires. Nous avons le désir et le projet d’adhérer a la zone de libre-échange avec l'Europe: ¢a peut étre un moteur et ¢a peut aller plus vite si nous écoutons les conscils des uns et des autres. Pourquoi la France ? Parce que la France. Nous avons une richesse colossale, Cest notre émigration. Un million d’Algériens vivent en France. Parmi eux, il y a des milliers de cadres, des médecins, des chercheurs... Done, est forcément avec la France que l'on peut trou- ver cet effet levier dont nous avons besoin’. » Les conditions de possibilité d’émancipation littéraire sont en grande partie dues la formation progressive d’un espace éditorial national auto- nome. La création, & Oran, en 1998, de la maison d'édition généraliste Dar-El-Gharb, par le distribu- teur de presse Freha Benhamdi, témoigne de cette volonté de créer un espace dédié & la production, ala circulation et la valorisation des productions littéraires algériennes francophones. Pourtant, «tout est hostile a la pérennité du livre, témoigne Freha Benhamdi: les taxes, les tracas bureaucra- tiqus [.. Jet les prix non soutenus», Aussi, «cans tune sorte de réseau d’amitié livresque’ la diversi- fication du catalogue, entre livres wtlitaires et livres de création, est rapidement devenue nécessaire & la survie de la maison d’édition et cela d’autant plus que les principales ressources économiques sont, selon Péditeur, issues des bénéfices tirés de la diffusion de journaux, «unique moyen de rester en activité dans un pays qui dédaigne superbement la culture', » Si la forte régionalisation de espace éditorial algérien a profité, durant un temps, & 1 bi 2 Freha Benham «Eawetien avec Freba Bead: le diffe pr du lie BL Wat, Secrbre 214 3 id 4 Wid a Dar-El-Gharb, attirant elle la grande majorité des auteurs de ?Ouest algérien, remarquons que la création 3 Alger, en 2000, de la maison d’édition littéraire Barzakh, par Sofiane Hadjaj et Selma Hellal, a introduit une premiere forme de concur- rence éditoriale du fait méme de attraction que la capitale al géroise exerce sur les écrivains originaires des villes environnantes. Et c'est au coeur de cet espace éditorial national en formation que s'inscrit la trajectoire littéraire de Kamel Daoud. En effet, aprés avoir publié Raina Raikoum en 2002, La Fable du nain en 2003 ‘et O Pharaon en 2005 aux éditions Dar-El-Gharb, Vécrivain algérien fait parattre L’Arabe et le vaste pays de 0... en 2008, La Preface du Négre en 2008 toujours, ainsi que Meursault, contre-enguéte en 2013, aux éditions Barzakh. La publication, en France cette fois-ci, de La Préface du Négre sous le titre Minotaure 504, en 2011, aux éditions Sabine Wespieser puis Meursuuls, contre-enquéte,en 2014, aux éditions Actes Sud, signale l'ambition de Vécrivain algérien d’investir des espaces littéraires trés inégalement dotés et structurés. Et Paccés de Kamel Daoud au champ littéraire francais coin- cidant avec sa progressive légitimation littéraire révéle qu’en état, et malgré les efforts de structu- ration d'un espace littéraire algérien francophone, seul l'espace littéraire francais s'est révélé apte & offrir 4 l’écrivain en quéte de reconnaissance les preuves matérielles et symboliques de cette dernigre. Ecrire en pays (anciennement) colonisé et publier en pays (anciennement) colonial sont l'endroit et Venvers d’une situation d’hétéronomie forte qui contraint Pécrivain algérien démuni, dés Vinstant, itil remet son manuscrit a Péditeur frangais, a lui remettre en vérité la possibilité méme de tout avenir littéraire, La domination littéraire qui lie inextri- cablement ’écrivain algérien & l'espace liteéraire francais trouve alors en la dimension linguistique (ymbolique) ct en la dimension éditoriale (€cono- mique et matérielle) ses sources les plus sdres. CE QU'ETRE RECONNU VEUT DIRE «Quand je danse devant toi, Occident, sans jamais me dessaisir de mon peuple, écrit Abdelkébir Khatibi, sache que cette danse est de désir mortel.» Voila, résumée en quelques mots, toute la tension qui lie I'écrivain algérien en quéte de reconnaissance a l'instance dotée du pouvoir de le reconnaitre. Conduites de défiance ctattitudes charmeuses, déclinées et déclinables & Vinfini, sont alors autant de mises en scéne de soi vouées a s'attirer attention, V'estime, 'admiration des consacrants. Des consacrants pourtant tenus, dans le méme mouvement, & distance et critiqués. 76 La levée de cette tension — répulsion / attraction, source d'ambivalences — implique que lécrivain algérien en quéte de reconnaissance clarifie davan- tage (donc exacerbe) sa posture soit sa maniére de présenter au public francais une image litté- raire de soi’. Pour Kateb Yacine, Assia Djebar et Rachid Boudjedra, il s'est agi d’associer a une posture défiante une innovation esthétique défen- duc en tant que rupture avec la norme littéraire en vigueur. L’assujettissement symbolique du person- nage du colon au personage du colonisé remar- quable dans Nedjma, la subversion sexuelle par le truchement religieux sensible dans La Répudiation ou encore la constitution d’un contre-discours historique & travers L'Amour, la fantasia sont autant de techniques de différenciation destinées a faire advenir une modernité litéraire. La récente apparition de Sansal et de Daoud au sein d'une histoire litéraire algérienne francophone ga constituée a empéché ces derniers d'adopter la posture frondeuse des fondateurs. Daoud et Sansal ontalors développé une posture littéraire davantage consensuelle fondée sur le mimétisme. Les inscrip- tions des romans Meursault contre-enguéte dans la lignée camusienne de L’Etranger et de 2084 dans 1. Voir Alain Vala, Georges Molin « Etémens de sciopotigue, in ‘Alain Vala ct Georges Molin (ie), Approce deb epeon mio larigue er aiopatigae de Le Cli, ati, PUR, 1983; Jéréme Meizon, La Pubrige der singulait,Pore tries 1, Gentve- Pari, Slatkine, Eruditon, 2011 la lignée orwellienne de 1984 témoignent d’une volonté d'appropriation des ceuvres canoniques Cette stratégie d’écriture est le «degré 2éro de la révolte littéraire|...]: possibilité pour les écrivains dominés mais relativement dotés de ressources de [...] efuser le destin d’écrivain national! » par assi- milation au patrimoine littéraire central. Pourtant, les possibilités que cette apparte- nance se réalise étant faibles, les écrivains en quéte de reconnaissance sont conduits a investir, en plus de leur ceuvre, dans leur propre personne. « Dans cette imbrication entre grandeur de aeuvre et grandeur de la personne, qualité de l’éeriture et qualité de existence, écrit Nathalie Heinich, on peut se demander laquelle de ces deux dimen- sions détermine l'autre: est-on grand écrivain, parce qu’on a produit une grande ceuvre ou bien la grandeur de 'ceuvre est-elle le reflet de la gran- deur de la personne, qui la ressource de Pécri ture aurait permis de transférer sa valeur d’ecre humain a son activité d’écrivain? ? » A travers les combats anti-islamistes de Kamel Daoud et de Boualem Sansal, lémergence d'un certain régime personnaliste d travers lequel Pceuvre littéraire est @abord percue comme le prolongement roman- tique du mérite humain est remarquable. 1, Pascale Casanova. op ep. 297.298 2. Natalie Hench ie iin. p20, Linvestissement de Pécrivain a échelle d'une vie entidre dans le dessein d’étre reconnu demeure pourtant une demande formulée qui, si elle révéle Vanente, le besoin, la souffrance du demandeur, n’informe guére la qualité de la réponse apportée par Pinstitution ni les conditions de sa survenue, «La reconnaissance est un facteur de légitima- tion, note Shmuel Trigano. La légitimation inscrit un élément auparavant externe dans un systéme de valeurs. [...] Dans cette logique, la singularité reste absolument incompréhensible [...}. Dans la reconnaissance, il y a donc une méconnaissance fondamentale ct excluante: la reconnaissance vise a exclusion de la singularité, & son alignement sur la totalité (une inclusion exclusive). Crest sur cette exclusion que se fonde 'universel’. » La complexité de toute quéte de reconnaissance réside en la définition méme de son objet. Du fait une dépendance linguistique née d'une vaste dépendance politique, la quéte de recomuainsance cengagée par les écrivains algériens de langue fran- aise obéit, plus que pour n’importe quel autre groupe d’écrivains subordonnés, & une logique profondément ambivalente. Car que cherchent-ils a faire reconnaitre ? La production littéraire ou le sujet (anciennement) colonisé producteur ? La 1, Shel Tigano, «Qi secnnst on? identi dans reconnisancein Alsi Cal (de) La Ont dereconotane Noworou phsomene cial, Pars La Deore, 2007, p. 10. littérature algérienne de langue francaise ou la nation algérienne elle-méme > Parce qu’elle releve d’une entreprise intrin- stquement subjective tout en étant contrainte par des procédés normatifs, parce qu'elle exige que du constat surgisse une valeur, parce qu'elle témoigne de ce besoin @’étre identifé, extrait d'un régime d’anonymat social vécu, au mieux, comme un régime d’indifférence et, au pire, comme un régime d'ignorance, la quéte de reconnaissance, en vérité, ne se limite jamais son prétendu objet. Bien au contraire, elle excéde toujours et c'est a travers cet exc’s que surgit toute sa dimension politique que les chapitres qui suivent invitent alors 8 considérer. Kateb Yacine: un écrivain demeuré hors répertoire! «Kafka, Ibsen, [Kateb,] Joyce, Beckett, Benet... bien quiils aient eu des itinéraires trés différents, tous ont en commun de devoir leur reconnaissance universelle aun immense malentendu et posent de facon exemplaire la question de Ia “fabrication” de Puniversellittéraire.» Pascale Casanova, La République mondiale des lesres. En juin 2000, le président algérien Abdelaziz, Bouteflika a rendu une visite officielle au 1. Roman Besrand, Les sinc sais "omen olen dela probe ‘maiqu de fs donation clit cele de hegémene imple, Oaetine ‘recheroh018 nin 206.9. et plein wet deme tcomme In pritene «promese non enue del misc en uve coer principe de Funes penne président frangais Jacques Chirac. Lors de ce séjour, les deux présidents ont pris la décision d’organiser, en France, un événement culturel célébrant la scéne artistique ainsi que le pat moine algérien. Intitulé « Djazair', une année de Algérie en France», cet événement s'est déroulé du 31 décembre 2002 au 31 décembre 2003 et a accueilli plus de deux mille rencontres humoristiques, musicales, chorégraphiques, théatrales et littéraires. Créateurs algériens et institutions culturelles frangaises ont ainsi collaboré dans le cadre de partenariats artis- tiques inédits, Parmi les temps forts, l'un retient particuligrement notre attention : l'entréc posthume de l’écrivain algérien francophone Kateb Yacine au prestigieux répertoire de la Comédie-Frangaise. LE CONTEXTE DES ANNEES 1999-2003 Longtemps ~et jusqu’a nos jours — "histoire des relations politiques franco-algériennes a été sous-tendue par la problématique coloniale. La guerre d’Algérie, bien au-dela de son achéve- ment, a eu des effets durables sur chacune des deux sociétés. « Que ce soit dans le domaine 1. Retrancripionphonéique da texmeFangais » Agric» en langue arabe dace, 2 du droit, des arts ou des sciences, les “socié- tés impériales” métropolitaines ont en effet été tout aussi profondément transformées par leurs “expériences coloniales” que les sociétés dites “colonisées” '.» Or, jusqu’en 1999, «la guerre d’Algérie était, en France, une guerre sans nom, sans commémoration ni signification. ‘Une guerre sans nom parce que l’Etat persistait dans son refus de reconnaitre, méme rétros- pectivement, la situation de guerre ct préférait parler d"“opérations de maintien de ordre?” ». La fin des années 1990, en France, est marquée par le retour de la question coloniale, Se font alors jour d'intenscs luttes mémorielles. En effet, la reprise des procés pour crimes contre Vhumanité intentés aux exécutants francais et allemands du génocide juif sous le II* Reich finit de convaincre les victimes de la guerre d'indépendance de réclamer a I’Etat francais réparation et reconnaissance. Se déroule, entre octobre 1997 et avril 1998, le proces de Maurice Papon qui, bien que jugé pour des faits ayant eu lieu sous Occupation, est progressivment soup- conné d’avoir ordonné le meurtre d’Algériens lors de la manifestation parisienne du 17 octobre 1, Romain Bertrand, ap cits p-8 2, Guy Peril «Guy Peril «Les hsoiens de la guerre Alpi tes ene polagues en Pace», ui = hphiiescalesai- pi. Calla! resi p. 1961 organisée par la Fédération de France du FLN. Jean-Luc Einaudi, auteur de louvrage La Bataille de Paris', écrit alors, dans le journal Le Monde du 20 mai 1998; « En octobre 1961, il yeuta Paris un massacre perpétré par des forces, de ordre agissant sous les ordres de Maurice Papon. » Dans un tel contexte, le ministre de lIntérieur Jean-Pierre Chevénement autorise Vhistorien frangais Jean-Paul Brunet, accom- pagné de deux autres historiens, a accéder aux archives policitres ~ ce que les historiens récla- maient depuis 1992. Les enjeux politiques de la mémoire de la guerre d’Algéric dans la vie politique francaise deviennent alors évidents. « Entre 1997 et 1999, remarque Guy Pervillé, Vattitude officielle des pouvoirs publics francais envers la mémoire dela guerre d’Algérie a, pour la premitre fois, sensiblement évolué. [...] Plusieurs ministres du gouvernement Jospin ont désavoue la politique du silence et de loubli?. » Ce premier pas symbolique vers une recon- naissance des crimes commis en Algérie au nom de la France encourage le président algérien Abdelaziz Boutellika 4 en exiger un deuxiéme. 1, Jean-Line Bina, La Bani de Paris. 17 tae 196, Pats Sei 1A 2. Guy Persil op. ct. Le 14 juin 2000, lors du discours qu’il prononce face al Assemblée nationale francaise, il suggére ala France de se repentir: «La colonisation a ouvert (I"Algérie] 4 la modernité, dit-il. Mais c'était une modernité par effraction, une modernité imposée qui a engendré le doute et la frustration tant il est vrai que la modernité se discrédite quand elle prend le visage grima- cant de oppression et du rejet de autre. » Et d’ajouter: «Si la colonisation a pris fin, ses conséquences, qui sont loin d’étre épuisées, la maintiennent toujours sur la sellette. S’en laver les mains, méme A quarante ans de distance, C'est emboiter le pas & une pratique politique digne de Ponce Pilate. [...] La lourde dette morale des anciennes métropoles envers leurs administrés de jadis est ineffacable, et pourquoi ne pas l'avouer! ? » Cette demande de repentance unilatérale, 1'Btat francais n'y répond pas. En revanche, et a la maniére d'une main tendue, le président fran- sais s'engage a porter A cent quatre-vingt mille le nombre de visas accordés aux Algériens, la fin de l'année 2000. Par ailleurs, est décidée la réouverture du consulat frangais d’Annaba ainsi que du centre culturel frangais d’ Alger. Eafin, le esl direction Eric Savarese, Nema Ree Banal juridique epaitigne 5, 204, Prose universes de Perpignan 1, Voirle done «ttersctions Franco algriernes projet culturel « Djazair, une année de’ Algérie en France» est programmé avec, pour date de lancement officiel, le 31 décembre 2002. ‘LeEsporr PERMIS Par la signature de la Déclaration d'Alger ainsi que par organisation de ’Année de I'Al- ; gérie en France, les chefs d’Etat algérien et fran- ais affirment et revendiquent I'existence d'une société franco-algérienne’. Quelque temps plus tard, les ministres francais et algérien des Affaires étrangéres, Dominique de Villepin et Abdelaziz Belkhadem, annoncent officielle- mente lancement de cet événement culturel en Jequel d’aucuns percoivent le signe d'un espoir de réconciliation durable entre les deux pays. Mohamed Raouraoua, commissaire général algéricn de la manifestation, note que « plus que l'indispensable cérémonial qui marque [...] lévénement, c'est sa signification historique qui requiert attention’ ». Car, ajoute-t-il, «au-dela des rendez-vous manqués, deux nations que rapprochent tout autant la Méditerranée et 1, Voir Jean Robert Henry, «Europ et son Su», Ree Pj 2 Mohamed Racuraous, « Découvere, eapression, react» 200, \wwwanem- algeria orgfraesivinden pp? page-anne_alp fr consult le Wars 2015 Vhistoire soffrent ainsi une opportunité excep- tionnelle de rencontre et surtout, ardem- ment recherchée, une meilleure connaissance mutuelle des deux peuples! », Pour les orga- nisateurs frangais, l'enjeu symbolique est tout aussi clairement signifié. Selon Hervé Bourges, président du projet « Djazair, une année de |’Al- gérie en France», «cette année est un recom- mencement aprés de multiples malentendus et des années de silence, d’oubli ct de douleur. [. Deux pays voisins, deux pays culturellement et intellectuellement liés, et pourtant deux pays qu'un affrontement fratricide a opposés et qui se sont tourné le dos. [Cette] Année de PAlgé- rie en France [...] marquera une nouvelle ligne de départ pour deux nations reconnues, égale- ment attachées a leur identité politique et diplo- matique, certaines toutes les deux d’avoir un message propre a délivres? » Lambition d’une réconciliation franco- algérienne se dessine. Et cest dans cette perspective de resserrement des liens inter- étatiques que lespace culturel francais accueille des productions culturelles algériennes. Si le recours a la ressource culturelle nous apparait 1 ti 2. Hervé Nourges, « Djssair 2005; FAlgrie ax carn, nep/wwe mernalgeingancaiviadex pip? page=anner_lg cons le 10 mas 208, 87 atre, en ce sens, symptomatique de la difficile et douloureuse reconnaissance politique de la réalité post coloniale francaise! Pimpasse politique de la repentance n’en est pas moins, dans une certaine mesure, contournée. La presse frangaise, & cet égard, témoigne son enthousiasme: Le Figaro souligne lenjeu de promotion de la culture algé- rienne et de ses richesses. Le Monde se félicite de la tenue d'un concert de rai Bercy. Le Point rappelle le caractére exceptionnel de ’événement culturel. L'Humanité, enfin, affirme la nécessité impérieuse de poursuivre le processus de récon- ciliation franco-algérien (QUELQUES VOIX DISSONANTES EN ALGERIE, Mais de l'autre cété de la Méditerranée, quelques voix dissonantes se font entendre. En effet, la célébration de la culture algérienne en Pranee a été perguc par certains comme la célé- bration du pouvoir algérien qu’incarne la figure contestable et contestée d’ Abdelaziz Bouteffika. Un mouvement de boycott se fait ainsi jour au début du mois de février 2003. humoriste Fellag annonce publiquement son refus de participer: « Les hommes politiques envoient 1. Alec Hargreaves et Mark MeKGnney, Poet colonial alte in Freee, LondseyNew Yor, Rose, 197 des artistes en France et l'armée en Kabylie, affirme-t-il. Ils vont y construire des casernes, pas des salles de classe ou des écoles. [...] Le théatre en Algérie se trouve dans une situation déplorable, Le commissaire algérien de I' Année de l’Algérie en France le reconnait lui-méme. Alors quoi ? Humilier des acteurs comme on a humilié des sportifs ? Moi, je ne veux pas me méler de ca. Tous nous avons besoin ’étre vus, regardés, reconnus, C’est vital. Surtout chez nous. Il y régne un tel désarroi!. » A ces critiques émanant d’une frange mili- tante de la scéne artistique algérienne attachée a dénoncer, au-dela de I'événement culturel lui-méme, le caractére autoritaire du régime, correspondent d'autres points de vue cette fois-ci davantage favorables. Citons, par exemple, les propos du journaliste Ahmed-Azem El Ghazi: « Au-dela des anecdotes liées aux difficultés, sérieuses a certains moments, de organisation — et pas seulement coté algérien —, l'essentiel demeure la pérennité d'une année destinée 3 soutenir intellectuellement et médiatiquement les efforts de la République algérienne dans sa lutte contre le terrorisme. Tout le reste est oisif dés lors qu’il s'agit de mettre en balance les cent mille victimes de la terrifiante guerre 1. Fell, «Polmiquess The janvier 203.23 89 menée par les bouchers du FIS ou des GIA avec les considérations affligeantes de certains cesthetes & la petite semaine. Incorrigibles niais de l'histoire contemporaine, ces jusqu’au-boutistes de la perfection a l'occidentale sont les mémes qui, un temps —avant le 11 Septembre ~osaient émettre des doutes sur la légitimité du combat mené en Afghanistan par le preux comman- dant Ahmed Shah Massoud. En 2003, il faudra évidemment et nettement choisir son camp! Si alors, en France, le projet « Djazair» a suscité un véritable enthousiasme populaire, Vappel au boycott relayé par les opposants d’Abdelaziz. Bouteflika — que la grande majo- rité des médias algériens ont fait mine d’igno- rer ~ révéle des tensions politiques propres ala société algérienne. LYENTREE DE KATEB YACINE AU REPERTOIRE DE LA COMEDIE-FRANGAISE La reconnaissance littéraire posthume de Kateb Yacine s'inscrit au cceur d'un projet cultu- rel traversé, donc, de part et d’autre, par des ambitions, des attentes, des conffits, en vérité, extraculturels. Comprendre l'enjeu politique 1. Atened-Avem El Ghas, «De aeration comme veces de démocratien Art Su, aver nies, p58 qui a sous-tendu cette reconnaissance implique de préciser, dans un premier temps, quelle fut la trajectoire de Kateb Yacine. Eléments d'une trajectoire sociale: « Je ne sais - plus oft poser mes bagages. » Kateb Yacine serait vraisemblablement né le 6 a0Gt 1929, a Constantine, au sein d'une famille de culture kabyle. La mére, Yasmine, est femme au foyer. Elle éléve des enfants qu'elle voit tat mourir. « Entre querelles et réconciliations de ‘mes parents, mon frére ainé Belghit est mort de nostalgie, a deux ans. Lorsque Belghit agonisait, mon pére, qui l’avait vu rire aux hirondelles, les fit peindre au plafond. Plus tard, quand ma mére délira, elle parla aux oiseaux et leur attribua un pouvoir magique. Quand Belghit mourut, j’étais dans le ventre de ma mére A qui tl ne restait que l"éloquence du chagrin. Mon frére ainé qui n'a pas grandi a peut-étre grandi en moi. Slimane, mon puiné, est parti A six mois, Bercé par les chants de ma mre, je grandissais entre deux tombes fraternelles. Ma mére, pour me protéger, dressait des citadelles de défense contre tous les maléfices des mondes obscurs. Fumigations d’encens et plongées dans les eaux soufrées du Bain des maudits, pres de Guelma. Visites et offrandes propitiatoires

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