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Litt 143 0003
Litt 143 0003
Démon de l'analogie
Thierry Roger
Dans Littérature 2006/3 (n° 143), pages 3 à 27
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200921811
DOI 10.3917/litt.143.0003
© Armand Colin | Téléchargé le 25/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 200.17.160.118)
Mallarmé
et la transcendance
du langage : lecture
du Démon de l’analogie
Mallarmé et la transcendance du langage
Pénultième exégèse… 1
FIGURATIONS ‡
FIGURATIONS ‡
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Démoniaque et analogique
Dans la tradition chrétienne, le démon constitue une puissance de
disjonction. Le diabolique s’oppose au symbolique comme la séparation
s’oppose à l’union. Le diable est séparateur et diviseur. La possession
démonique équivaut à une dépossession de soi, de telle sorte que le moi
s’éprouve comme scindé. Faire l’épreuve de démon revient ainsi à faire
l’épreuve d’un dédoublement intérieur, souvent inséparable de ce que les
Anciens nommaient psychomachie. Le « démon de la perversité » mis en
évidence par les fictions poesques garde ce pouvoir séparateur qui fait du
Moi un théâtre où s’affrontent des forces antagonistes. Il est présenté
comme « un je-ne-sais-quoi paradoxal » ou « sentiment singulièrement
contradictoire 26 », qui oppose l’action maléfique à la conscience morale,
ou pour le dire autrement, pulsion de mort et instinct de conservation :
« nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas ». Que devient la
force démoniaque chez Mallarmé ? Comme l’indique le titre du poème, le
démon en question pousse à accomplir tout autre chose, non pas « le mal
pour l’amour du mal 27 », mais le même pour l’amour du même. Dès lors,
dans une perspective chrétienne, nous serions en présence du démon para-
doxal par excellence, à la fois démon et anti-démon, démon et ange, puis-
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26. Poe, Contes, essais, poèmes, éd. Cl. Richard, Robert Laffont, 1989, p. 867-868.
27. Ibid.
28. Pour une synthèse (partielle) sur la question, vue surtout à travers l’angle épistémolo-
gique et théologique, voir en particulier la Revue Internationale de Philosophie,
« l’analogie », 87, 1969. On pourra consulter aussi, pour des aperçus plus strictement litté-
raires, A. Béguin, L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la
poésie française (1936 / 1939), Le Livre de Poche, 1991, p. 67-99 ; J. Pommier, La
Mystique de Baudelaire, Slatkine Reprints, Genève, 1967, p. 55-68 ; G. Gusdorf, Le Roman-
tisme, Payot, 1993, t. II, p. 78-116, p. 321-324 ; P. Bénichou, « les disciples de Fourier », Le
Temps des Prophètes (1977), in Romantismes français, t. I, Gallimard, 2004, p. 793-801. Il
10 faudrait citer enfin les pages synthétiques relatives à l’épistémè de la Renaissance (« la prose
du monde ») dues à M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences
LITTÉRATURE humaines, Gallimard (1966), coll. « tel », 1990, p. 32-59. Ces orientations bibliographiques
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 sont bien sûr très incomplètes, compte tenu de l’ampleur et de la transversalité du sujet.
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Logique et analogique
Suivons dans un premier temps la linéarité chronologique apparente
du récit. Il nous semble important de commencer par un parcours
descriptif des faits, au ras du texte, de manière à dresser un certains
nombre de constats, quitte à frôler la paraphrase. Il s’agit de retracer toute
la phénoménologie de cette expérience subtile, multiforme et graduée.
Le narrateur s’engage dans cette expérience singulière une fois
plongé dans l’extériorité du dehors (« je sortis de mon appartement »).
Mais d’emblée l’équivoque règne dans la mesure où ce dehors n’est
jamais que la rémanence d’un dedans exporté (« avec la sensation d’une
aile glissant sur les cordes d’un instrument »). Il semblerait donc que la
perception de ce que Sainte nommera « plumage instrumental » ait lieu
entre l’intérieur et l’extérieur, dans le passage de l’un à l’autre, comme si
la sensation en question était emportée et expatriée telle un souvenir du
dedans. Puis cette perception vaguement auditive (un son musical mêlé à
un mouvement), fait place à la perception explicite d’un son articulé cons-
tituant un objet linguistique opaque (une voix énonçant une phrase « vide
de signification »). La phrase entendue est perçue comme chose, et non
comme signe. La mise en mouvement du corps du promeneur (« je fis des
pas ») coïncide ensuite avec une première tentative d’élucidation de cet
objet, sous la forme d’une reconnaissance (« je reconnus »). La phrase,
seulement écoutée, demeure à ce stade un pur objet sonore insignifiant.
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Anomalie et analogie
L’inexplicable est bien le dernier mot du narrateur-personnage. Il
existe pourtant indéniablement un autre niveau d’analyse, fourni par le
titre du poème, et assumé par un narrateur distancié, qui peut se
confondre finalement avec le point de vue du poète. La formule « le
Démon de l’analogie » qui surplombe le texte, dans tous les sens du 13
terme, parle haut : l’origine du malaise est nommée explicitement, ce qui
LITTÉRATURE
rend caduque toute référence à une autre clé, qu’elle soit thématique ou N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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DE L’ANALOGIE À LA PARODIE :
LE JEU DES RESSEMBLANCES
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son admirable épanchement. Toutefois, plus j’irai, plus je serai fidèle à ces
sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Poë 48.
La méthode du langage
Laissons Baudelaire évoquer la poétique de Poe, pour en mesurer
l’écart avec la situation décrite dans Le Démon de l’analogie :
Mais, avant toutes choses, je dois dire que la part étant faite au poète
naturel, à l’innéité, Poe en faisait une à la science, au travail, à l’analyse,
qui paraîtra exorbitante aux orgueilleux non érudits. Non seulement il a
dépensé des efforts considérables pour soumettre à sa volonté le démon
fugitif des minutes heureuses, pour rappeler à son gré ces sensations
exquises, ces appétitions spirituelles, ces états de santé poétique si rares et
si précieux qu’on pourrait vraiment les considérer comme des grâces exté-
rieures à l’homme et comme des visitations ; mais aussi, il a soumis l’inspi-
20 ration à la méthode, à l’analyse la plus sévère. 49
LITTÉRATURE 48. Lettre à Cazalis, janvier 1864, OC, t. I, p. 654.
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 49. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), Œuvres complètes, op. cit., p. 333.
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Par delà le jeu avec les codes du récit fantastique, il semblerait que
Mallarmé affirme ici implicitement, sans doute pour la première fois, une
vérité nouvelle, à savoir qu’au commencement du poème, il y a le langage.
Contre la tradition idéaliste de l’enthousiasme, platonicienne ou chrétienne,
qui faisait commencer le dire poétique par la voix du dieu, contre la tradi-
tion romantique du lyrisme de l’expression, qui situait l’origine de la voix
dans le cœur ou l’âme d’un sujet vibrant à l’unisson de la Nature, contre la
tradition parnassienne du poème reproduisant le forme plastique d’un objet
exhumé du sol de l’Histoire, Mallarmé fonde, pour reprendre la formule de
Gérard Genette, une poétique du langage 62. On connaît toutes les amplifica-
tions que Valéry a pu donner à ce motif, à partir de sa propre rationalisation
de la poétique mallarméenne. Ainsi, il a pu écrire : « le Fait poétique par
excellence n’est autre que le Langage même, et se confond avec lui, qui
soutient tous les poèmes possibles 63 ». Mais l’on doit savoir aussi que
l’auteur de Monsieur Teste, privilégiant la mathématique du langage contre la
mystique, a construit l’image d’un Mallarmé voyant la langue comme une
algèbre, au détriment d’une autre vision, en grande partie minorée, dévalo-
risée voire refoulée, qui fait du langage un mystère. Il existe en effet pour
Mallarmé, il faut le souligner, une transcendance propre au langage, qui se
manifeste par exemple dans le Démon de l’analogie, on l’a vu, à travers
l’opposition entre labeur linguistique et faculté poétique. Il y a en effet
deux « Pénultième » : l’une, linguistique et transparente, l’autre poétique et
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67. Sur cette question de la transitivité du signe dans le domaine allemand, voir en particu-
lier T. Todorov, Théories du symbole, Ed. du Seuil, 1977, coll. « Points Essais », p. 206-211.
68. Novalis, Monologue, cité par T. Todorov, op. cit., p. 210.
69. OC, t. II, p. 968.
70. La Musique et les Lettres, ibid., p. 74.
71. Il y a certes pour Mallarmé un mystère de l’existence, comme le rappelle sa réponse
26 fameuse à Léo d’Orfer, mais ce dernier n’est rien sans la conscience du mystère primordial
propre aux lettres, dans la mesure où la poésie est chargée de faire preuve, « d’avérer que
LITTÉRATURE l’on est bien là où l’on doit être », OC, t. II, p. 23.
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 72. La Musique et les Lettres, ibid., p. 66.
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