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Mallarmé et la transcendance du langage : lecture du

Démon de l'analogie
Thierry Roger
Dans Littérature 2006/3 (n° 143), pages 3 à 27
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200921811
DOI 10.3917/litt.143.0003
© Armand Colin | Téléchargé le 25/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 200.17.160.118)

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‡ THIERRY ROGER, PARIS

Mallarmé
et la transcendance
du langage : lecture
du Démon de l’analogie
Mallarmé et la transcendance du langage

Un écrivain est une personne animée par le langage.


Novalis

Pénultième exégèse… 1

« Le Démon de l’analogie » : voici un titre-valise qui, d’emblée,


véhicule la possibilité de similitude entre des textes. L’analogie pourrait
en effet commencer dès le seuil du titre 2 qui n’est pas sans évoquer le
« démon de la perversité » 3 de Poe, et « l’universelle analogie » du
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Baudelaire commentant l’œuvre de Hugo 4. Une première question,
double, surgit alors : existe-t-il une analogie entre le démon poesque et le
démon mallarméen, entre l’analogie romantique et l’analogie mallar-
méenne ? Paradoxalement, ce n’est pas vraiment dans cette direction que
le discours critique s’est jusqu’alors orienté. La tendance dominante
consiste en effet à situer le poème rétrospectivement, en l’enfermant dans
le statut intenable de texte précurseur. En un mot, « la Pénultième est
morte », c’est déjà la phrase « qui cognait à la vitre » du Premier Mani-
feste de Breton. On a ainsi privilégié les rapprochements avec la poétique
1. Le « démon » n’aura sans doute pas épargné notre pensée…
2. Il est vrai que la version publiée dans Vers et Prose en 1893 s’intitulera désormais « La
Pénultième ». Cette modification s’explique peut-être par le fait qu’aux yeux du Mallarmé
des années 1890 le titre des années 1860 parlait trop haut, et cela doublement. D’une part,
il trahissait des influences littéraires de jeunesse ; d’autre part, il indiquait une clé d’interpré-
tation un peu trop visible.
3. Mallarmé a fait sienne la formule, s’il était besoin de rappeler l’importance du l’auteur
du Corbeau dans la genèse de la pensée mallarméene, comme en témoigne ce passage de sa
correspondance datant de l’époque des premiers vers d’Hérodiade, où il a été question de la
théorie de l’effet héritée de Philosophy of Composition : « Hélas ! le baby va m’interrompre.
J’ai déjà eu une interruption, la présence de notre amie, (envers qui, même le démon de la
perversité m’a poussé à être très amer, — j’ignore pourquoi », lettre à Cazalis, 30 octobre
1864, Œuvres Complètes, éd. B. Marchal, Gallimard, 1998, t. I, p. 664. Cette édition nous
servira désormais de référence, et sera abrégée en OC. Le tome II, édité par B. Marchal, est
paru en 2003.
3
4. Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », Œuvres complètes, LITTÉRATURE
éd. Cl. Pichois, Gallimard, t. II, 1976, p. 133. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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surréaliste du « hasard objectif » et de l’automatisme, avec « l’inquiétante


étrangeté » freudienne 5, mais aussi avec le « souvenir du présent » bergso-
nien 6 et la mémoire proustienne 7. Enfin, un autre domaine analogique a pu
être exploré, celui de l’intratextualité mallarméenne, qui conduit, en fonc-
tion du rapprochement opéré, à dater le texte, plus ou moins explicitement,
par rapport à la mise à mort « du vieux et méchant plumage, terrassé,
heureusement, Dieu 8 », ce qui induit, par contrecoup obligé, deux lectures
opposées.
Ainsi, Jean-Pierre Richard rencontre ce poème dans son parcours
des « objets chus » et des « visitations décadentes 9 ». À suivre son
commentaire, on en arrive à l’idée que Le Démon de l’analogie appar-
tiendrait encore à l’époque explicitement et radicalement idéaliste de
Mallarmé, lorsque le dualisme de la Terre et du Ciel a encore un sens,
à condition que ce dernier s’énonce sous la forme d’une sorte de théo-
logie négative : « (…) tout objet chu renvoie à une transcendance,
dont il constitue justement un signe, une preuve dégradée, mais indu-
bitable 10 ». Mais un peu plus loin, analysant la métaphore mallar-
méenne et son rôle dans la perception d’une forme d’hermétisme
littéraire, il écrit :
Il peut arriver aussi que cette difficulté [difficulté d’interprétation d’une
métaphore] naisse involontairement dans le poème : sans que Mallarmé
lui-même possède la clé qui la résoudrait en clarté. Toute sensation poétique-
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ment vécue devient alors un signe, mais un signe dont celui qui l’obtient
ne connaît par encore la signification : nous nous trouvons alors devant
une série de signifiants apparemment privés de signifiés. C’est le cas, par
exemple, des quelques expériences narrées par Mallarmé dans le Démon
de l’analogie. (…) D’étonnantes rencontres analogiques tissent entre le
monde mental et le monde objectif un réseau de coïncidences dont nous
manque la preuve, le foyer. Et c’est ce manque même qui désormais
s’érige en signification… Incompréhensible, la sensation semble nous
venir d’ailleurs. L’absence visible de signifié permet à un au-delà, par
5. Voir S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Nizet, 1959,
p. 270-271. Tout en notant « l’influence d’Edgar Poe et de “l’ange du Bizarre”», S. Bernard
estime que les « surréalistes y verraient une manifestation victorieuse du “hasard objectif” ».
Voir aussi J.L. Steinmetz, « Le paradoxe mallarméen : les “poèmes en prose” », Europe,
avril-mai 1976, p. 143-146. Cette lecture, d’inspiration psychanalytique, qui mêle incons-
cient freudien et écriture surréaliste (« prélude à l’automatisme ») trouve un référent à la
Pénultième, rime orpheline de ce que le poète aime, à savoir sa mère. Dès lors, la répétition
de la phrase devient retour du refoulé (« crainte de castration »), le vitrage fait office de
lame castratrice, et la boutique sert de cadre à la scène primitive.
6. Voir A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1926, p. 145-146.
7. Voir J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Seuil, 1961, p. 418. La remarque
n’est pas approfondie.
8. Cette formule se trouve dans la lettre à Cazalis du 14 mai 1867 : « J’en suis, après une
synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force — incapable tu le vois de me distraire.
4 Mais combien plus je l’étais, il y a plusieurs mois, d’abord dans ma lutte terrible avec ce
vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. », OC, t. I, p. 714.
LITTÉRATURE 9. J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 60-61.
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 10. Ibid., p. 60.
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FIGURATIONS ‡

définition indéchiffrable, de venir baigner de son mystère toute l’appa-


rente absurdité de l’objet-signe. La poésie fait ainsi de nécessité vertu ;
son illisibilité sémiologique signifie désormais une transcendance insi-
gnifiable. Mais la critique qui retrouve, ou croit pouvoir retrouver les
significations mentales, n’a pas de mal, à partir de plusieurs données
sensibles parallèles, à remonter jusqu’au sens focal dont elles sont toutes
les traductions métaphoriques : ici une certaine essence du déchu qui se
dit également dans la pénultième, dans l’aile qui glisse, dans les instru-
ments anciens. Mais ce déchiffrement n’a de valeur que s’il inclut aussi
dans le protocole de sa clarification tout le bizarre du poème, c’est-à-dire
la résistance même qu’il oppose à notre déchiffrement… Il faudrait alors
sans doute discerner ici un « complexe de chute », où figurerait la peur
de cette chute, et la transformation de cette peur en une inconscience,
puis en un sentiment d’étrangeté tout objective… Ici encore, il ne faut
pas se contenter de lire — et même structuralement — l’obscur ; il faut
se mettre du côté de cette obscurité, en goûter la saveur, en revivre en soi
la finalité 11.

Première équivoque. D’un passage à l’autre du livre, le statut de la


transcendance change : d’indubitable, elle devient insignifiable. Dans un
cas, le mot « transcendance » semble référer à un au-delà supra-terrestre,
lié au thème de l’angélisme ; dans l’autre, le terme paraît plutôt renvoyer
au retrait incessant de la signification. L’usage de ce terme, si lourd
d’implications, flotte entre un sens hérité de l’idéalisme, porteur d’inévi-
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tables connotations chrétiennes, et un sens lié au développement de la
phénoménologie, en particulier sartrienne.
Ceci débouche sur une autre équivoque. Dans un cas la « transcen-
dance » est signifiée, dans l’autre elle est insignifiable. Si transcendance il
y a, de quelle transcendance s’agit-il ? D’autre part, toute transcendance
n’est-elle pas, par définition, insignifiable ? L’absence de point focal
bloquant le vertige analogique peut se comprendre de deux manières : ou
bien celle-ci atteste l’existence d’un au-delà, seul garant du sens échappant
ici-bas ; le mystère prouve la transcendance, si bien que la formule « trans-
cendance insignifiable » fait pléonasme. Ou bien le mystère s’enferme dans
sa dimension de mystère, et la « phrase absurde » reste à jamais absurde, la
pénultième à jamais « inexplicable », la transcendance à jamais disparue.
En réalité, le critique semble plutôt trouver un compromis entre transcen-
dance pleine et non-sens généralisé. L’absurdité n’est qu’« apparente », et
l’opacité des signes prouve une nouvelle forme de transcendance, désor-
mais négative. Il rejoindrait alors les vues d’un Hugo Friedrich qui voyait
dans la pensée mallarméenne, héritière de la « transcendance vide 12 »
baudelairienne, un composite de nihilisme et d’idéalisme 13.
11. Ibid., p. 418-419.
12. H. Friedrich, Structures de la poésie moderne (1956), Le Livre de Poche, 1999, p. 174.
5
13. « Ce nihilisme que l’on peut qualifier d’idéaliste est né de la volonté presque surhu- LITTÉRATURE
maine d’abstraction afin de penser un absolu détaché de tout contenu (…) », ibid., p. 176. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

Ces analyses, ambiguës d’un passage à l’autre du livre, semblent


mimer l’incertitude en matière de datation 14, comme si Jean-Pierre
Richard commentait deux versions virtuelles d’un même texte, le premier
passage rendant compte du poème de 1864, le second épousant le
nouveau credo de 1867 15. Il est convenu en effet de reconnaître que la
crise de Tournon des années 1866-1870 peut se définir rapidement
comme une crise de la transcendance. Mais la question reste ouverte
quant à son devenir aux yeux d’un Mallarmé que l’on a coutume de faire
entrer dès lors dans l’âge de la « maturité » : la pensée mallarméenne
bascule-t-elle pour autant, définitivement, implacablement, dans une
logique purement immanentiste ? À l’inverse, peut-on se satisfaire du
concept de transcendance négative ? L’enjeu particulier du Démon de
l’analogie, comme nous allons tenter de le montrer, semble ainsi résider
dans cette position précaire entre deux poétiques, qui sont aussi deux
formes de rapport à la question de la transcendance.
Pénultième équivoque. Si l’on considère maintenant le second frag-
ment seul, nous trouvons une autre tension. D’un côté, le poème signifie
l’absence de signification, de l’autre, il signifie « essence du déchu » ou
« complexe de chute ». Doit-on conclure que le poème désigne finalement
quelque chose comme la chute de la signification ? Ultime équivoque : la
lecture hésite en une signification qui est essence, et une qui est complexe.
Dès lors, face à la complexité d’un texte, la tâche critique, dans le
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sillage des conceptions du romantisme d’Iéna 16, consiste ici à combler un
vide (le « manque » relevé), à parachever un inachèvement en élaborant
de toutes pièces, en toute lucidité, ce lieu de rencontre (un « foyer ») où
viennent converger virtuellement les lignes sémantiques du texte. Ainsi,
l’opacité relative du Démon de l’analogie conduit Jean-Pierre Richard à
esquisser un bref discours de la méthode en matière d’herméneutique, qui
situe le discours critique face au texte poétique. La poésie se caractérise
ici par la transcendance du sens, tendue entre traversée phénoménolo-
gique et dépassement théologique, opérant de manière double : le sens se
dérobe à la fois du côté de l’auteur (« involontairement », « sans que
Mallarmé lui-même possède la clé qui la résoudrait en clarté »), et du côté
du texte (« signifiants apparemment privés de signifiés » ; « tout le bizarre
du poème ») ; la critique, à l’inverse, fonde sa raison d’être dans un
processus de « clarification » qui assigne un sens à l’œuvre. Mais ce
dernier se doit d’être en accord avec l’obscurité fondatrice et dernière,
14. La date de rédaction du Démon de l’analogie reste incertaine. Henri Mondor le rattache
à la série des poèmes en prose de 1864. Mais le poème ne fut effectivement publié pour la
première fois qu’en 1874, après avoir été envoyé à Villiers en septembre 1867.
15. On sait qu’à partir du printemps 1866 la poésie mallarméenne s’élance depuis le « Rien
6 qui est la vérité », condammée à célébrer le « Glorieux Mensonge ». Voir la lettre à Cazalis
du 28 avril 1866, OC, t. I, p. 696.
LITTÉRATURE 16. Voir par exemple Fr. Schlegel : « le vrai critique est un auteur à la seconde puissance »,
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 cité in Ph. Lacoue-Labarthe / J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire, éd. du Seuil, 1978, p. 390.
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FIGURATIONS ‡

d’où le parti pris final visant à préférer un sens-complexe à un sens-


essence, une obscurité clarifiée en tant qu’obscurité à une obscurité
résolue en clarté. Il existe alors comme une dénivelée entre critique et
poésie, résultant de ce qu’il faut bien nommer position de surplomb, soit
transcendance, plutôt théologique ici, du discours critique. L’ailleurs du
sens dont témoignait le poème se confond avec le lieu même de l’exégèse,
mué en ici. La transcendance insignifiable indiquée par le poète laisse
place à la transcendance signifiante et signifiée incarnée par le critique.
Pour le dire autrement, la transcendance phénoménologique du sens en
poésie — déconstruction — se résorbe et s’annule dans l’arrêt du sens, à
la fois stase et verdict, que formule la transcendance théologique du
commentaire — (re)construction. Une telle démarche vient apporter un
sérieux démenti aux déclarations d’ouverture : « (…) c’est Mallarmé qui
nous a permis de comprendre Mallarmé (…) c’est lui qui nous a donné la
clé de sa propre interprétation 17 ».
Nous nous sommes permis de citer l’ensemble de ces analyses dans
la mesure où elles nous paraissent exemplaires des apories que présente
ce poème en prose singulier : difficultés d’interprétation qui mettent en
question, en scène et en abyme, l’acte interprétatif lui-même. La mise au
point méthodologique du critique montre donc de manière implicite la
dimension réflexive du Démon de l’analogie : le poème pose la question
du déchiffrement des signes, et donc de la lecture. Mais la question de la
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lecture se pose à deux niveaux. Il faut distinguer en effet le poète lecteur
des signes du monde, du lecteur déchiffreur des signes du poème. Or
Jean-Pierre Richard écrase la différence de niveau entre « illisibilité
sémiotique » interne (la diégèse) et externe (le récit). Il ignore justement
la distinction, capitale ici, entre expérience narrée et travail de la narra-
tion, énoncé et énonciation, signes perçus par le narrateur et signes lus par
le lecteur, si bien qu’il oublie un aspect du poème, à savoir sa dimension
méta-poétique ou poétologique : son enjeu n’est pas seulement méta-
critique ou méta-herméneutique. Ce poème n’est pas seulement une allé-
gorie de l’interprétation, il est aussi, indissolublement, une réflexion en
acte sur la création.
Une question se pose alors : l’inexplicable pénultième est-elle expli-
cable ? Peut-on imaginer une pénultième expliquée, complétant la pénul-
tième narrée ? Nous venons de voir la réponse de Jean-Pierre Richard : la
pénultième, inexpliquée pour le poète, s’explique aux yeux de l’hermé-
neute, à condition de préserver sa complexité sous la forme d’un
complexe, synthèse dialectique du sens assignable et du sens transcendant.
Cette critique, d’inspiration phénoménologique, débouche ainsi sur
une transcendance (« clarification », « sens focal » identifié avec le 7
« complexe de chute ») dans et par l’immanence (« remonter »,
LITTÉRATURE
17. J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 15. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

« retrouver », « revivre en soi ») : le pathos de « l’illisibilité sémiolo-


gique » semble dépassé et relevé par l’empathie de l’herméneutique. Au
total et malgré tout, pour Jean-Pierre Richard, Mallarmé reste un poète de
la transcendance 18, que cette dernière soit négative, manquante, absentée,
vide (point de vue du poète) ou bien présentée, comblée, lestée d’une
positivité, celle du sens (point de vue du critique).
Bertrand Marchal, quant à lui, tire davantage le texte vers une
conception purement immanente du sens, qui serait celle de l’œuvre de la
maturité, en accord avec le parcours intellectuel du poète au sortir de la
crise de Tournon. Le travail sur le vers d’Hérodiade, prolongé par une
expérience para-hégélienne de l’Absolu, elle-même conjurée par une
réappropriation-détournement du concept cartésien de fiction, aurait
conduit Mallarmé à installer sa poésie dans l’espace rendu libre par
l’effondrement de tous les horizons métaphysiques 19. Dès lors, le sens,
privé de toute antécédence extra-linguistique comme de toute précellence
théologique, se serait replié dans les plis du poème conçu comme
« liturgie de l’immanence 20 », à l’image de ce qui se produirait dans le
sonnet « allégorique de lui-même », promu paradigme de la poésie
mallarméenne. Le sens n’est plus qu’une construction purement verbale,
marquant le primat de l’effet de langage sur l’effet de réel. Dès lors,
l’esprit, ni Dieu chrétien, ni Absolu hégélien, « se découvre immanent au
langage et ne nomme plus que ce qu’en d’autres termes, moins spiritua-
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listes, on a pu appeler le procès infini de la signification 21 ». Cette
dernière formule, dotée d’une forte coloration moderniste, rappelant
explicitement les postulats de la déconstruction, fait trembler quelque peu
l’édifice de la Religion de Mallarmé, ainsi que l’ensemble des travaux de
Bertrand Marchal, dont les visées s’inscrivent plutôt dans une tradition
contraire, hostile aux lectures textualistes et anhistoriques. L’éditeur de la
nouvelle mouture des Œuvres complètes ne manque pas en effet de
rappeler le caractère éminemment partiel des analyses faisant la part trop
belle à la négativité comme à l’autotélisme, à la structure close comme à
l’intransitivité du signe poétique 22. Le mot même de « religion » suffit à
lui seul à ouvrir le texte mallarméen sur l’Histoire. Mais il n’en demeure
pas moins que cette logique de l’immanence se décline dans La Religion
de Mallarmé de deux manières différentes. En effet, elle se voit d’un côté
massivement associée à une anthropologie linguistique du divin — c’est
18. Ainsi, commentant le passage célèbre de la Musique et les Lettres relatif au « démon-
tage impie de la fiction », J.P. Richard note que l’au-delà mallarméen n’est jamais que « la
transcendance du je à lui-même et au monde », L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit.,
p. 399.
19. Nous résumons à très (trop) grands traits l’« évolution spirituelle » du poète, telle que
8 la retrace B. Marchal dans sa Religion de Mallarmé, Corti, 1988, p. 39-100.
20. Ibid., p. 77.
LITTÉRATURE 21. Ibid., p. 89.
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 22. Voir en particulier l’introduction aux Œuvres complètes, t. I, p. XI-XII.
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FIGURATIONS ‡

la thèse du livre, mais aussi ponctuellement couplée, comme on vient de


le voir, à une conception déconstructiviste du sens. Que dire de cette
tension entre archéologie de la divinité et dissémination ?
Bertrand Marchal esquisse une brève interprétation du Démon de
l’analogie en le rapprochant du sonnet en –yx, qui, à ses yeux, lui serait
contemporain, de quelques mois antérieur 23. Dans une note de son
commentaire du sonnet, il suggère qu’une même logique négative et
réflexive traverse les deux textes, centrés chacun sur un mot qui serait
coupé de tout référent mondain :
Le mystère de la Pénultième, comme celui du ptyx, résiste tant qu’on
s’obstine à vouloir référer ces mots à une réalité extra-linguistique. Il faut
au contraire laisser parler le texte, qui à défaut d’indication référentielle,
propose une définition purement lexicale [citation du passage du poème
concerné]. Or l’avant-dernière syllabe du vocable « pénultième » autrement
dit la pénultième de pénultième, c’est la syllabe « nul », ou ce que Mallarmé
appelle de façon équivoque, en jouant sur le sens du mot, le « son nul »
(…). Le « son nul », c’est à la fois la pénultième (qui est donc morte parce
que nul [le]) et l’absence de son 24.

Ainsi, alerté par la répétition dans le poème du syntagme « son


nul », Bertrand Marchal pointe un jeu réflexif sur « pénultième », qui
fournit une explication, cette fois livrée effectivement par le texte, et ne
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plaçant pas l’auteur en situation d’inconscience ou d’aliénation. Finale-
ment, comme le « sonnet nul », le Démon de l’analogie serait l’exposition
d’une création poétique purement verbale, autonomisée, autoréférentielle
puisque construite « sur fond d’un néant de référence 25 ».
Il reste à prolonger cette analyse, tout en précisant la question de la
référence linguistique. Même si le rapprochement entre « pénultième » et
« ptyx » semble séduisant, il nous semble qu’il faille quelque peu le
nuancer dans la mesure où le mot « pénultième » comme le rappelle
effectivement le narrateur, à la différence de « ptyx », est doté, de par son
étymologie, et dans ses emplois substantivés (paene ultima, syllaba étant
sous-entendue), d’une signification métalinguistique, ce que Bertrand
Marchal appelle « définition purement lexicale ». Il faut bien concéder en
effet que l’application réflexive du mot à lui-même ne peut fonctionner
que si le mot garde son sens premier.
Ainsi, au regard de ces deux analyses, le travail qui s’offre à nous
revient finalement à préciser une seule question, et non des moindres, à
savoir le statut de l’au-delà mallarméen tel qu’il apparaît dans Le Démon
de l’analogie, tant comme transcendance dans l’ordre des choses, que
comme transitivité dans l’ordre des mots.
23. La première version du sonnet en –yx fut proposée à Cazalis en juillet 1868.
9
24. B. Marchal, Lecture de Mallarmé, Corti, 1986, p. 180. LITTÉRATURE
25. Ibid. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

CRISE DE LA CONCEPTION PANSÉMIOTIQUE


DU MONDE

Démoniaque et analogique
Dans la tradition chrétienne, le démon constitue une puissance de
disjonction. Le diabolique s’oppose au symbolique comme la séparation
s’oppose à l’union. Le diable est séparateur et diviseur. La possession
démonique équivaut à une dépossession de soi, de telle sorte que le moi
s’éprouve comme scindé. Faire l’épreuve de démon revient ainsi à faire
l’épreuve d’un dédoublement intérieur, souvent inséparable de ce que les
Anciens nommaient psychomachie. Le « démon de la perversité » mis en
évidence par les fictions poesques garde ce pouvoir séparateur qui fait du
Moi un théâtre où s’affrontent des forces antagonistes. Il est présenté
comme « un je-ne-sais-quoi paradoxal » ou « sentiment singulièrement
contradictoire 26 », qui oppose l’action maléfique à la conscience morale,
ou pour le dire autrement, pulsion de mort et instinct de conservation :
« nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas ». Que devient la
force démoniaque chez Mallarmé ? Comme l’indique le titre du poème, le
démon en question pousse à accomplir tout autre chose, non pas « le mal
pour l’amour du mal 27 », mais le même pour l’amour du même. Dès lors,
dans une perspective chrétienne, nous serions en présence du démon para-
doxal par excellence, à la fois démon et anti-démon, démon et ange, puis-
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sance diabolique et force symbolique, instance séparatrice et entité
unificatrice. Par ailleurs, si l’on sait le rôle capital joué par l’analogie dans
la tradition théologique, à travers la théorie de l’analogie de l’être dans le
thomisme, comme dans la tradition mystique, dont la permanence est
attestée par les courants illuministes et occultistes, de Saint-Martin à
Baudelaire en passant par Fourier, l’alliance, pour le moins contre-nature,
oxymorique, entre démon et analogie, ne peut manquer d’étonner et de
faire événement. Comment situer cet avatar curieux dans l’histoire de la
pensée analogique 28 ?

26. Poe, Contes, essais, poèmes, éd. Cl. Richard, Robert Laffont, 1989, p. 867-868.
27. Ibid.
28. Pour une synthèse (partielle) sur la question, vue surtout à travers l’angle épistémolo-
gique et théologique, voir en particulier la Revue Internationale de Philosophie,
« l’analogie », 87, 1969. On pourra consulter aussi, pour des aperçus plus strictement litté-
raires, A. Béguin, L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la
poésie française (1936 / 1939), Le Livre de Poche, 1991, p. 67-99 ; J. Pommier, La
Mystique de Baudelaire, Slatkine Reprints, Genève, 1967, p. 55-68 ; G. Gusdorf, Le Roman-
tisme, Payot, 1993, t. II, p. 78-116, p. 321-324 ; P. Bénichou, « les disciples de Fourier », Le
Temps des Prophètes (1977), in Romantismes français, t. I, Gallimard, 2004, p. 793-801. Il
10 faudrait citer enfin les pages synthétiques relatives à l’épistémè de la Renaissance (« la prose
du monde ») dues à M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences
LITTÉRATURE humaines, Gallimard (1966), coll. « tel », 1990, p. 32-59. Ces orientations bibliographiques
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 sont bien sûr très incomplètes, compte tenu de l’ampleur et de la transversalité du sujet.
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FIGURATIONS ‡

Logique et analogique
Suivons dans un premier temps la linéarité chronologique apparente
du récit. Il nous semble important de commencer par un parcours
descriptif des faits, au ras du texte, de manière à dresser un certains
nombre de constats, quitte à frôler la paraphrase. Il s’agit de retracer toute
la phénoménologie de cette expérience subtile, multiforme et graduée.
Le narrateur s’engage dans cette expérience singulière une fois
plongé dans l’extériorité du dehors (« je sortis de mon appartement »).
Mais d’emblée l’équivoque règne dans la mesure où ce dehors n’est
jamais que la rémanence d’un dedans exporté (« avec la sensation d’une
aile glissant sur les cordes d’un instrument »). Il semblerait donc que la
perception de ce que Sainte nommera « plumage instrumental » ait lieu
entre l’intérieur et l’extérieur, dans le passage de l’un à l’autre, comme si
la sensation en question était emportée et expatriée telle un souvenir du
dedans. Puis cette perception vaguement auditive (un son musical mêlé à
un mouvement), fait place à la perception explicite d’un son articulé cons-
tituant un objet linguistique opaque (une voix énonçant une phrase « vide
de signification »). La phrase entendue est perçue comme chose, et non
comme signe. La mise en mouvement du corps du promeneur (« je fis des
pas ») coïncide ensuite avec une première tentative d’élucidation de cet
objet, sous la forme d’une reconnaissance (« je reconnus »). La phrase,
seulement écoutée, demeure à ce stade un pur objet sonore insignifiant.
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C’est en effet le « son nul », soit la syllabe pénultième du mot « pénul-
tième » qui retient l’attention du personnage. La négativité du son
s’associe dans l’esprit du narrateur à la négativité du temps ; la présence
d’un son nul se confond avec le rappel d’un son passé. L’aile indéfinie du
début (« une aile ») s’éclaire en prenant le visage d’un visiteur ailé désor-
mais identifié sous la forme d’une allégorie du souvenir (« son aile »).
Cette première « explication » semble apaiser la conscience de l’homme
qui a entendu « une voix ».
Mais l’étrangeté se poursuit. Comme un diable (ou démon) à ressort,
le phénomène linguistique réapparait. Désormais la phrase, autonomisée,
existe comme un être doué de volonté ; la voix initiale devient vive voix
(« vivant de sa personnalité »). Elle se présente cette fois dans son plus
simple appareil (« dégagée d’une chute antérieure de plume ou de
rameau »), coupée de toute référence à la musique comme à l’aile, davan-
tage désincarnée ou déréalisée, sans lien, maintenant, avec le plumage-
instrument, d’où, sans doute, sa dimension « virtuelle ». Dès lors, le
rapport du narrateur à la phrase se modifie. Démusicalisée, celle-ci
s’intellectualise, pour être non plus écoutée mais lue (« j’allais [ne me
contentant plus d’une perception] la lisant »), puis prononcée (« l’adap- 11
tant à mon parler »). Ainsi commence une phase d’appropriation langa-
LITTÉRATURE
gière, d’incorparation quasi scénique ou oratoire, à la manière d’une actio N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

d’acteur ou d’orateur, voire d’histrion (« comme un essai, l’adaptant à


mon parler »). Lointaine, étrange étrangère, la phrase doit devenir proche,
familière et intime. La signification a fait son entrée. Le sémantisme de
pénultième est pris en compte, si bien que l’exercice d’élocution expres-
sive doit mimer la dramatisation liée à cette expérience de la fin, passage
de vie à trépas, scansion de la pénultième à l’ultime (« bientôt la pronon-
çant avec un silence après “Pénultième” »). C’est alors que réapparaît
l’instrument de musique, pour une autre variation sur le « son nul » et
l’oubli. Cette fois, la négativité n’est plus liée au temps mais à la matière,
qui subit un accident (corde cassée 29), justifiant l’emploi du prédicat « est
morte ». Puis le héros tourmenté propose, dans un ultime effort d’intellec-
tualisation, une explication visant à rationaliser complètement le phéno-
mène. Il rattache en effet le mot « pénultième » à sa signification
canonique, ainsi qu’à son contexte d’origine probable, lié à sa propre
histoire personnelle du moment (« reste mal abjuré d’un labeur de linguis-
tique »), à la manière du rêveur cherchant dans le rébus de son rêve les
restes de matériaux diurnes. Mais cette clarification terminologique et
conjoncturale semble rester vaine. La puissance d’envoûtement de la
formule résiste aux faibles pouvoirs de la raison : la torture demeure.
D’une part, la phrase reste, pour l’oreille du personnage, une matérialité
phonique, un pur son dont la signification importe peu (« la sonorité
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même ») ; d’autre part et paradoxalement, puisqu’il est question de sens
malgré tout, la prédication se voit constamment démentie par les faits : la
Pénultième, éternelle revenante et survenante, éternelle survivante, en
cela fidèle à son nom — il ne faudrait surtout pas la confondre avec sa
sœur, l’Ultime — n’en finit pas de mourir (« l’air de mensonge assumé
par la hâte de la facile affirmation »). Dès lors, ce cerveau hanté décide
d’abdiquer devant la hantise 30, et la tentative de maîtrise ébauchée peu
avant, d’abord oratoire puis rationnelle, avorte. Il s’agit maintenant de se
laisser convaincre par cette prédication, en oubliant son caractère
« absurde », et en feignant de la trouver justifiée. Il ne reste donc plus
qu’à jouer les pleureuses, en assumant théâtralement cette situation de
deuil implacable. Ainsi, la phrase sera dite et redite sur le mode élégiaque,
29. Il n’est peut être pas anodin de noter qu’en janvier 1866, Mallarmé œuvrait auprès de
Victor Pavie, éditeur posthume d’Aloysius Bertrand, pour rééditer Gaspard de la Nuit, qui
offre un exemple de poème en prose associant un luthier et une corde cassée, La Viole de
Gamba. Serait-ce là un autre argument permettant de situer la date d’écriture du texte plutôt
après 1864 ? Cette hypothèse sera peut-être confortée par l’allusion à Bertrand présente dans
la lettre de Villiers à Mallarmé du 27 septembre 1867, où il est question du Démon de
l’analogie.
30. On pourrait rapprocher, pour en mesurer toute la différence, et faire pencher à nouveau
la date d’écriture du poème en prose vers la fin des années 1860, Le Démon de l’analogie
12 d’un autre poème de la hantise, L’Azur. D’un texte à l’autre, il y a comme une césure épis-
témologique : « le ciel mort revient » écrit Mallarmé à Cazalis en janvier 1864 (OC, t. I,
LITTÉRATURE p. 655) ; ici nous lisons : « la phrase revint ». La question du langage s’est désormais
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 imposée.
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FIGURATIONS ‡

dans l’intention de recouvrir la défunte d’un tombereau de mots (« l’ense-


velir en l’amplification de la psalmodie »).
Mais ce requiem contraint se voit interrompu par l’expérience
spéculaire qui a lieu devant la vitre. Le personnage, confronté à son reflet,
se voit en aile musicienne (« le geste d’une caresse qui descend sur
quelque chose », faisant écho à cette « aile glissant sur les cordes » du
début du récit), et s’entend prononcer la phrase d’une voix, la sienne, qui
ne peut pas, ni n’a pu, être une autre (« la voix même (la première, qui
indubitablement avait été l’unique) »). La voix pénultième (la première),
se confond avec la dernière (la sienne). C’est à travers le dédoublement
de la réflexion, allégorie parfaite du pli de conscience, que le personnage
saisit l’illusion du Deux : la dualité des voix est rabattue sur l’identité,
indépassable. Puis la vitre abandonne l’intransitivité du miroir pour la
transitivité de la fenêtre. Péripétie ultime, le promeneur découvre, à
l’intérieur de la boutique — comme si ce voyage urbain immobile n’avait
été qu’une station entre deux intériorités (de l’appartement à la boutique)
et l’événement, qu’un délire fantasmatique — tous les accessoires qui ont
composé l’expérience qu’il vient de vivre : l’instrument à corde et
l’oiseau, la négativité temporelle du suranné (couleur jaune, thème de
l’antique et des « choses fanées », dont parle justement le poème précé-
dent, Frisson d’hiver) et le mouvement de chute (oiseau « à terre »). Ce
tableau est vécu comme angoissant et marqué par le « surnaturel », sans
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doute parce que le personnage se sent encerclé par le Même. Une trop
forte coïncidence le place devant son passé proche. En effet, ce vertige de
la Ressemblance se double d’un vertige proprement temporel, qui donne
l’impression que la flèche du temps s’est inversée : ce qui semblait
progression n’est en réalité que régression. L’enchaînement chronologico-
logique intervertirait plutôt les deux moments, plaçant d’abord la vue des
objets, puis leur animation musicale. Mais nous touchons là justement au
nœud du récit, le flottement entre nature et surnature, pensée logique et
pensée analogique. Quoi qu’il en soit, le narrateur achève son histoire sur
l’idée de perte définitive, perte endeuillée de l’étrange « Pénultième »,
et perte du sens ultime de cette expérience (« deuil de l’inexplicable
Pénultième »).

Anomalie et analogie
L’inexplicable est bien le dernier mot du narrateur-personnage. Il
existe pourtant indéniablement un autre niveau d’analyse, fourni par le
titre du poème, et assumé par un narrateur distancié, qui peut se
confondre finalement avec le point de vue du poète. La formule « le
Démon de l’analogie » qui surplombe le texte, dans tous les sens du 13
terme, parle haut : l’origine du malaise est nommée explicitement, ce qui
LITTÉRATURE
rend caduque toute référence à une autre clé, qu’elle soit thématique ou N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

psychanalytique 31. Si la « Pénultième » ne se laisse pas expliquer au plan


logique, elle peut se laisser imaginer au plan analogique. La dimension
fantastique du texte voisine alors avec sa dimension proprement poétique.
Soit un mot, pénultième. Considérons-le comme signifiant. Appliqué
réflexivement à lui-même, il livrera la syllabe « nul ». Première analogie,
homonymique, de morphème (la syllabe « nul ») à lexème (le mot
« nul »). Deuxième analogie, métaphorique à partir du mot « nul », de
signifié (l’absence) à signifié (la mort) : une phrase pourra donc être dite,
réunissant un motif linguistique et un motif funèbre. Troisième analogie,
connotative, de signifié à signifié. Le sémantisme du mot « pénultième »,
impliquant l’idée de fin et d’achèvement, convoque l’idée de finitude
mortelle. Quatrième analogie, de l’inanimé linguistique (la syllabe) à
l’animé humain (l’Amante, la Muse…), du genre grammatical au sexe.
Par anthropomorphisme ou personnification, l’entité « pénultième »
pourra devenir un être mortel susceptible d’être pleuré, et endossera la
majuscule allégorisante. Cette phrase pourra se mouler dans la forme
versifiée. Cinquième analogie, iconique, associant position métrique et
signifié. Le thème « La Pénultième », placé à la rime, associé au rejet
différé de son prédicat, et porté vers la résolution de quelque chose par
son sémantisme propre (sérialité énumérative faisant passer, fatalement,
de l’avant-dernier au dernier) mime ce moment critique qui est aussi
attente et imminence de la fin (« suspension fatidique ») 32. Décrivant cette
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phrase démembrée, la glose du narrateur elle-même mime à son tour le
démembrement, le syntagme « se détacha » se détachant typographique-
ment en fin de ligne. L’énonciation, dans les deux cas, réfléchit analogi-
quement l’énoncé. Sixième analogie, métaphorique, de signifié à signifié.
Le regard, possédé du démon, verra une relation de ressemblance entre le
plumage d’une aile et l’alignement des cordes d’un instrument de
musique. Cette phrase pourra alors avoir comme origine énonciative un
musicien céleste, mi-ange, mi-oiseau, et naître dans un mouvement
combiné de plume et d’archer. Voici une série, non limitative il va de soi,
d’analogies explicitement à l’œuvre dans le texte 33. Nous avons sélec-
31. La modification du titre opérée en 1893 ne change rien à cela : le principe analogique
reste présent, de manière plus implicite. Quoi qu’il arrive, la répétition de la formule « le son
nul » fait office de signal, ou de symptôme.
32. Le Démon de l’analogie anticipe alors à sa manière, subtilement, sur la thématique du
poème en prose placé immédiatement après dans le recueil, Pauvre enfant pâle, qui décline
non sans humour noir un chant crié « à tue-tête », chant prophétisant, au regard du poète
lucide, l’ironie tragique d’un destin criminel promis à la peine capitale. Cette tête musicale, qui
s’élève en anticipant sur la décollation, connaît elle aussi cette « suspension fatidique ». Le
poète qui entend le chant du cygne de ce petit Jean-Baptiste des rues voit une tête zénithale,
suspendue dans l’imminence de sa chute, dont les lèvres articulent des syllabes pénultièmes.
De même, « Pénultième », placé devant le gouffre de la fin du vers, mot tragique par excel-
14 lence, emblème du Fatum, fait figure de chef encore droit dans l’instant qui précède le mouve-
ment de bascule ; le rejet « Est morte » sonne comme une sentence, ou une tête, qui tombe.
LITTÉRATURE 33. Le scoliaste pourrait continuer à traquer le démon, ou à être traqué par lui, du côté du
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 signifiant : penne-ultime, peine-ultime, pénult-aime, ange hypogramme caché sous « angoisse »
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FIGURATIONS ‡

tionné celles qui nous semblent constituer la matrice imaginaire du récit.


Ce relevé exhume finalement les ressorts fondamentaux d’un poème, à
savoir l’analogie entre signifiants (Allitération) et l’analogie entre signi-
fiés (Métaphore). Le « Démon de l’analogie » s’affirme comme l’avatar
du principe poétique, comme nous allons maintenant le préciser.
Le récit s’achève sur ce qui peut être un commencement : l’intérieur
funèbre d’une boutique de luthier. Derrière la vitre sommeille un monde
défunt, immobile et silencieux : instruments déchus, sans musiciens, et
volatiles chus, sans ciel ni battements d’ailes. D’autre part, on sait que le
protagoniste de ce texte est un poète dont l’œuvre désintéressée souffre de
l’influence néfaste d’un travail lié à la science du langage (« labeur de
linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre ma
noble faculté poétique »). La condensation de ses éléments, en vertu du
principe analogique, suffit à mettre tout cet univers en mouvement.
L’analogie n’a plus qu’à se démultiplier, en tous sens et à tous les
niveaux. Finalement, il semble difficile de dire où commence véritable-
ment le récit, tout simplement parce qu’il trouve son origine dans un
signifiant, comme Hérodiade, et se déploie non dans le temps de la chro-
nologie, mais dans l’espace de la langue : un mot « ne commence ni ne
finit 34 ». Ainsi, faussement linéaire, faussement évolutif, ce récit affiche
en dernier lieu une structure circulaire et involutive 35, qui tient tout entière
dans le dépli analogique d’un mot logiquement replié, et en cela inexpli-
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cable : la « Pénultième » s’explique à partir du moment où l’on saisit
qu’elle n’existe que dépliée, ou, pour le dire autrement, elle ne s’explique
pas mais se déplie.
On peut désormais avancer quelques hypothèses relatives au devenir
de l’analogie avec Mallarmé. Au regard de cette expérience singulière il
semble bien que l’on pourrait déjà énoncer ce que le Coup de dés formu-
lera bien plus tard : « rien n’aura eu lieu que le lieu ». En effet, la
réflexion de la vitre-miroir montre que l’autre voix n’était qu’une fiction
du moi, une sorte d’écho inversé, non perçu comme tel ; de même, la
vitre-fenêtre laisse entrevoir un monde harmonique, symbolisé par
l’Ange 36 musicien, irrémédiablement défunt, muré dans un silence éternel.
Quant au contenu de la phrase, ce composé de membra disjecta
(« lambeaux maudits ») apparemment soudés dans la contingence, il
échappe à l’absurde par un jeu verbal purement analogique. Le récit,
ou « agonise », « angoisse » paragramme de « agonise », « psalmodie » paragramme de
« palme »… etc.
34. Nous démarquons Mallarmé, qui écrit : « un livre ne commence ni ne finit : tout au plus
fait-il semblant », OC, t. I, p. 612.
35. Le version de 1893, intitulée « La Pénultième », renforce cela dans la mesure où le
dernier mot du texte est justement le mot « Pénultième ».
36. Comme on l’a mentionné dans la note précédente, le mot « ange » n’apparaît pas expli-
15
citement dans le texte. Sans doute sommes-nous autorisés à y voir justement le meilleur LITTÉRATURE
signe de son effacement. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

comme on l’a noté, avance de désillusions en désillusions, de dévoile-


ments déceptifs en dévoilements déceptifs. Ce qui a été d’abord vécu
comme un événement, objectif et extérieur au moi, malgré toute son
étrangeté, se révèle n’être finalement qu’un pur effet du sujet imaginant et
parlant.
Ainsi, le monde dualiste, duel et double, dédoublé, spéculaire,
annulaire et circulaire, correspondant, en un mot, analogique, tel qu’il a
été légué par la tradition chrétienne, néo-platonicienne, occultiste ou
romantique, n’est plus ici qu’un magasin d’antiquités. Le récit peut se
lire comme la mise en crise de cet âge de la Ressemblance où « la
nature, comme jeu des signes et des ressemblances, se renferme sur elle-
même selon la figure redoublée du cosmos 37 ». Ce grand miroitement
signifiant qui faisait s’entrelacer les mots et les choses, que Foucault
nomme « prose du monde », s’éteint. Le ciel ne parle plus par le biais
de ses messagers ailés ; la musique des sphères s’est tue. L’analogie de
l’être fait place à l’équivocité de l’être, équivocité du pur hasard.
L’univers n’est plus analogie mais anomalie. Rien ne rapproche explici-
tement le thème « la Pénultième » de son prédicat « Est morte » ; rien
ne rapproche de « vieux instruments suspendus » d’un oiseau tombé « à
terre », sinon, justement, ce moderne « Démon de l’analogie ». En effet,
comme l’atteste le texte, l’analogie n’a bien sûr pas disparu pour autant,
bien au contraire ; elle n’a fait que changer de lieu ; mais ce transfert est
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décisif : il marque une coupure épistémologique. Appliqué à l’objecti-
vité de l’ordre des choses, et le constituant justement comme ordre
offert au regard de l’homme-microcosme, elle s’applique désormais à
l’ordre des mots, face au chaos contingent du monde des choses. Déser-
tant l’ontologie, l’analogie investit la psyché imaginante comme le
langage poétique. L’analogie surgit sur fond d’anomalie, première et
dernière.

DE L’ANALOGIE À LA PARODIE :
LE JEU DES RESSEMBLANCES

Avant d’aborder les conséquences de cette mutation capitale de


l’analogie sur le plan de la création poétique, il nous semble possible de
rattacher la crise de la pensée analogique que nous venons d’évoquer à
une forme d’ironie bien spécifique. On pourrait alors rappeler ici
l’analyse de l’émergence de la sensibilité baroque que propose Michel
Foucault dans Les Mots et les Choses. Entre Renaissance et âge classique,
c’est tout le réseau analogique du monde qui vacille. Le Démon de
16 l’analogie occupe sans doute aussi à sa manière ce moment de transition
entre l’analogie romantique, résurgence ou permanence souterraine de
LITTÉRATURE
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 37. M. Foucault, op. cit., p. 46.
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FIGURATIONS ‡

cette épistémè de la Renaissance 38, et un autre mode d’articulation des


mots et des choses, hérité de la crise de la transcendance. L’archéologue
voit ainsi dans la figure de Don Quichotte l’emblème de ce moment de
bascule d’une épistémè, celle de la Ressemblance, à une autre épistémè,
celle de la Différence. Dans cette œuvre, « le langage y rompt sa vieille
parenté avec les choses, pour entrer dans cette souveraineté solitaire, d’où
il ne réapparaîtra, en son être brut, que devenu littérature 39 ». La ressem-
blance, dissociée de la connaissance, se dégrade en un composé fait de
rire et d’angoisse ; le Même engendre mirages, erreurs et errances. C’est
l’heure des « chimères de la similitude 40 » : trompe-l’œil et quiproquo,
illusion comique et mise en abyme.
Le Démon de l’analogie présente par certains côtés un héros don-
quichottesque, « héros du Même 41 », qui s’enlise dans une vertigineuse
lecture de signes improbables, qui s’opacifient parce qu’ils désignent
quelque chose qui n’est plus. Affleure dans ce récit un baroque 42 de la
mystification-démystification, où s’entrelacent le rire et la mort feinte, le
langage et sa réflexion, la folie et le vertige du Double. Quant au tableau
composé par l’intérieur de la boutique du luthier, il est autant cabinet de
curiosités que vanité clamant son memento mori. Il faut alors souligner
cette dimension importante du texte, l’ironie, qui passe par la réflexivité
du langage et le jeu avec les codes, ceux du lyrisme élégiaque d’une part,
ceux du fantastique poesque d’autre part. Le « sourire » accompagnant le
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geste du démontage de « l’artifice du mystère », peut se lire comme le
signe d’un jeu très littéraire avec les conventions génériques. Le « Démon
de l’analogie » opère encore ici.
Le poème est, à sa manière, un tombeau mallarméen. On y chante la
mort paradoxale d’une syllabe… Serait-ce aller trop loin dans l’analogie
que d’entendre dans ce texte l’écho parodique du célèbre « Madame se
meurt, Madame est morte » ? La « suspension fatidique » du mot placé au
bord du vide, assonant avec « Madame », presque-rien flottant dans
l’imminence du rien, est un équivalent du moment critique de l’agonie, à
ceci près qu’il ne s’agit ici que d’un peu de souffle. Ce funèbre dérisoire
affiche son style héroï-comique. Les grandes pompes de la déploration
concernent une fragile et vaine coquille vide. De même, comment ne pas
38. M. Foucault écrit en effet : « de Hölderlin à Mallarmé », la littérature renoue avec un
langage-chose, restaurant cet « être brut oublié depuis le XVIe siècle », op. cit., p. 59. Nous
précisons malgré tout ici le grand survol chronologique proposé par ce livre, dans la mesure
où M. Foucault ne distingue pas vraiment la position de Mallarmé de celle du romantisme.
Le Démon de l’analogie appartient justement à cette époque où Mallarmé est en train de se
séparer de Baudelaire.
39. M. Foucault, op. cit., p. 62.
40. Ibid., p. 65.
41. ibid., p. 60.
42. G. Deleuze écrit à propos du poète : « Le pli est sans doute la notion la plus importante
17
de Mallarmé, non seulement la notion, mais plutôt l’opération, l’acte opératoire qui en fait LITTÉRATURE
un grand poète baroque », Le Pli. Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, 1988, p. 43. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

sourire quand le narrateur prononce son « oraison », quand il tente de


congédier définitivement l’éternel retour de cette Pénultième à coup de
litaniques pelletées de mots ?
Comme Igitur, Le Démon de l’analogie affiche une très nette
parenté avec l’univers de l’auteur du Démon de la perversité. On peut en
effet considérer sans peine ce poème en prose narratif, fait rare chez
Mallarmé, comme un texte transgénérique, qui voisine très explicitement
avec le conte fantastique. Ce texte se donne à lire comme un micro-récit
marqué par le « principe d’hésitation », qui condense la plupart des
indices formels et thématiques du genre. Évoquons plus précisément les
liens avec le maître américain. Il faudrait d’emblée noter ce passage du
texte de Poe, dans lequel le narrateur criminel analyse le pouvoir de
hantise d’une idée :
C’est une chose tout à fait ordinaire que d’avoir les oreilles fatiguées ou
plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d’une
chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra 43.

La formule « lambeaux insignifiants » fait directement écho à ces


« lambeaux maudits d’une phrase absurde » qui vont tourmenter le héros
mallarméen, lui aussi victime d’une obsession-possession. Mais la diffé-
rence capitale réside dans le fait que l’idée fixe de Poe sera une phrase-
fixe chez Mallarmé.
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Les autres liens sont assez frappants pour ne pas mériter un long
examen. On retrouve masochisme, perversité, et complaisance dans le
funèbre (« pénible jouissance »), idée fixe et monomanie, comme dans le
Chat noir, Bérénice ou le Cœur révélateur ; deuil impossible et mélan-
colie comme dans le Corbeau, qui associe aussi oiseau et phrase obses-
sionnelle, ou Ulalume, poème construit lui aussi sur la puissance d’un
« démon » ; crise d’identité hallucinatoire et expérience du dédoublement
de la personnalité comme dans le Cœur révélateur, William Wilson, ou
l’Ange du Bizarre, texte auto-parodique, dont le titre aurait pu s’appliquer
en partie au récit mallarméen. La dette envers Poe passe aussi par le ton.
L’adresse explicite et directe au lecteur en ouverture rappelle certains
incipit des Histoires extraordinaires 44. L’ironie mordante marque égale-
ment les récits poesques.
Mais c’est la folie faisant trembler la solidité du moi et de sa raison
qui rapproche surtout le texte mallarméen des histoires fantastiques de
Poe. On peut ainsi noter l’emprunt éventuel de la métaphore monarchique
de la raison. Le héros du Démon de l’analogie s’affole devant l’agonie de
43. Poe, Le Démon de la perversité, op. cit., p. 870.
18 44. Ainsi, au début de l’Ombre : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants »,
in Poe, Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 195 ; ou encore : « Vrai ! — je suis très nerveux,
LITTÉRATURE épouvantablement nerveux, — je l’ai toujours été, mais pourquoi prétendez-vous que je suis
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 fou ? », au début du Cœur révélateur, ibid., p. 659.
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FIGURATIONS ‡

son « esprit naguère seigneur » ; de même le narrateur de la Chute de la


maison Usher découvre que le propriétaire des lieux « sentait que sa
sublime raison chancelait sur son trône 45 ». Quant à Mallarmé, il rattache
ici explicitement folie et morbidité liée à la Ressemblance. Le fou est bien
celui qui sombre dans le vertige du Même, incapable de voir la Diffé-
rence, « aliéné dans l’analogie 46 ». Cependant, la question du double se
confond chez Mallarmé avec la question du langage. Il y a un fantastique
propre à la langue, qui se dédouble, ainsi que nous le préciserons infra.
Ici, l’étrangeté du monde commence par une étrangeté de la parole, à tous
les sens du terme. L’incipit présente une expérience décrite comme une
possession démonique affectant la faculté du langage et l’identité du sujet
parlant, mué en sujet parlé. Le maudit est un mal dit, une dys-lexie qui
coupe la parole de son origine. Le langage semble acquérir une autonomie
propre — le syntagme « des paroles inconnues » occupe symboliquement
la place de sujet logique de la phrase —, qui tire la prise de parole vers
l’expérience inquiétante de l’écholalie, de la ventriloquie ou du psitta-
cisme. Le refrain implacable du Corbeau n’est bien sûr pas loin. Un
fantastique singulier, à la fois dérisoire et tragique, peut alors surgir de
simples accidents du langage.

DU HASARD À LA MÉTHODE : LA MUSE AU TOMBEAU


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Entrée du hasard
C’est en méditant sur l’héritage théorique de Poe, dans le contexte
du post-romantisme — crise du sacerdoce poétique et réaction parnas-
sienne — que Mallarmé exprime l’impératif catégorique, jamais démenti,
de l’éviction du Hasard hors du champ de la création poétique 47. On sait
que la correspondance de cette époque, dès 1864, manifeste un tel désir à
partir du moment où Mallarmé fait sienne la théorie de l’effet produit,
qu’il tenta de mettre en œuvre dans L’Azur. Programme, volonté, travail
et réflexion constituent désormais les valeurs cardinales d’une poésie
critique. C’est ainsi que Mallarmé pouvait écrire, après avoir présenté à
son destinataire la théorie poesque :
Henri, qu’il y a loin de ces théories de composition littéraires à la façon dont
notre glorieux Emmanuel prend une poignée d’étoiles dans la Voie lactée
pour les semer sur le papier, et les laisser se former au hasard en constella-
tions imprévues ! Et comme son âme enthousiaste, ivre d’inspiration recule-
rait d’horreur devant ma façon de travailler ! Il est le poète lyrique, dans tout
45. Poe, La Chute de la maison Usher, ibid., p. 413.
46. C’est la formule qu’emploie M. Foucault pour décrire le devenir de la Ressemblance du
côté de la folie, après la déchirure de la « prose du monde », op. cit., p. 63. Le Fou devient
« l’homme des ressemblances sauvages », face au Poète, situé à l’autre bord de l’espace du
Même, homme des ressemblances perdues. Ici, le héros mallarméen relève des deux figures.
19
47. Baudelaire, présentant La Genèse d’un poème, écrivait : « le hasard et l’incompréhen- LITTÉRATURE
sible étaient ses deux grands ennemis », Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 343. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

son admirable épanchement. Toutefois, plus j’irai, plus je serai fidèle à ces
sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Poë 48.

Il nous semble possible de situer le Démon de l’analogie dans ce


même mouvement de rejet de la figure séculaire du poète inspiré. Ce que le
récit met à mal, c’est, en un mot, la vieille théorie du furor poeticus décrite
dans Ion, redécouverte par la Pléiade, entretenue par la poésie chrétienne
jusqu’à Claudel, restaurée à l’âge romantique sous la forme du messianisme
du poète-prophète et de la poésie sacrée. Le verbe poétique n’est plus l’écho
du Verbe divin. La phrase mystérieuse s’apparente à un don du ciel, portée
par une Voix autre, parlant depuis l’élévation d’un lieu autre, et pour tout
dire, transcendant. L’incipit du texte, résumant a posteriori l’expérience,
semble présenter effectivement un état pythique ou oraculaire du moi, habité
par un theos intérieur. Mais, on le sait, une autre voix n’existe pas. Ainsi, par
contrecoup, l’inspiration, ici présentée finalement sous sa forme parodique,
se confond avec le Hasard. Ce qui semblait don des dieux devient chute,
accident, contingence. La « phrase absurde » pourrait résulter d’un simple
coup de dés verbal ; la Pénultième devient alors anomalie, simple cas.
Comme le signifié du mot le suggère, elle se décline, décline et tombe :
« calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». Le Démon de l’analogie
peut ainsi s’envisager comme l’ironique tombeau de la Muse, l’expiration du
poète inspiré, la parodie de l’effusion lyrique : requiem pour une syllabe.
Mais il faut aussitôt ajouter que le hasard tel qu’il apparaît ici n’est
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qu’un effet produit. L’accident de la « Pénultième » a une double fonc-
tion. Tout d’abord il révèle l’indépassable médiation du langage humain
dans la genèse du poème. Ensuite, corrélativement, il ruine toute concep-
tion dualiste du monde. Le passage de l’un à l’autre des deux versants de
cette unique question se fait par la mutation que connaît ici le concept
d’analogie, dès lors que celle-ci est devenue intra-linguistique.

La méthode du langage
Laissons Baudelaire évoquer la poétique de Poe, pour en mesurer
l’écart avec la situation décrite dans Le Démon de l’analogie :
Mais, avant toutes choses, je dois dire que la part étant faite au poète
naturel, à l’innéité, Poe en faisait une à la science, au travail, à l’analyse,
qui paraîtra exorbitante aux orgueilleux non érudits. Non seulement il a
dépensé des efforts considérables pour soumettre à sa volonté le démon
fugitif des minutes heureuses, pour rappeler à son gré ces sensations
exquises, ces appétitions spirituelles, ces états de santé poétique si rares et
si précieux qu’on pourrait vraiment les considérer comme des grâces exté-
rieures à l’homme et comme des visitations ; mais aussi, il a soumis l’inspi-
20 ration à la méthode, à l’analyse la plus sévère. 49
LITTÉRATURE 48. Lettre à Cazalis, janvier 1864, OC, t. I, p. 654.
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 49. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), Œuvres complètes, op. cit., p. 333.
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FIGURATIONS ‡

Il est assez tentant de noter d’abord la flagrante proximité entre les


deux textes : démon, inspiration, visitation. Il n’y a sans doute pas de
meilleure pierre de touche que ce passage pour situer Le Démon de
l’analogie dans une brève histoire de la poétique. On le sait, l’idéalisme
baudelairien tentait de concilier spontanéité et volonté, grâce et travail,
nature et artifice, fusée et hygiène. Avec Mallarmé, dès lors que le ciel se
vide de tout plumage divin, l’inspiration se confond avec la simple
contingence. Baudelaire parle encore du « démon fugitif des minutes
heureuses » et de la « visitation » angélique, en des termes qui rappellent
aussi bien le mot d’Horace (nascuntur poetae), que celui de Boileau (S’il
ne sent point du Ciel l’influence secrète). Le faire poétique relève encore
en partie d’une mystique de la création. Mais, fait capital, celle-ci est
justement, à travers la figure de Poe, en train de basculer vers une simple
pratique du langage, qui aboutira en droite ligne, on le sait, à la poétique
de Valéry (la véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de
plus distinct de l’état de rêve). Avec Mallarmé, qui rompt précisément à
ce moment-là définitivement avec l’idéalisme baudelairien 50, le démon, a
changé de nature : devenu anthropologique, il opère à même le langage
humain, matériau premier et dernier du poème 51.
Ainsi, contrairement à ce que l’on a pu écrire, il nous semble néces-
saire de distinguer ici le hasard mallarméen, qui est hasard fictif, et le
hasard surréaliste, qui se veut hasard objectif. On sait que Mallarmé a
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commenté le « principe poétique » cher à l’auteur du Corbeau, à l’occa-
sion de sa propre traduction des poèmes versifiés du maître américain.
Voici comment il qualifiait cette « philosophy of composition » :
« examen quasi sacrilège 52 ». La poésie, désacralisée en son principe,
rabattue sur le travail de la langue, exhibe sa nature de pur artefact verbal.
Prolongeant le geste démystificateur de la Genèse d’un poème, anticipant
sur le « démontage impie du mécanisme littéraire » opéré dans La
Musique et les Lettres, le Démon de l’analogie, lui aussi, met « le doigt
sur l’artifice du mystère ». Un peu plus loin, Mallarmé ajoute cette
formule programmatique qu’il ne reniera jamais : « tout hasard doit être
banni de l’œuvre moderne et n’y peut être que feint 53 ». Ce qui semble
hasard, soit, en pastichant la célèbre définition de Cournot 54, croisement
de deux chaînons thématiques indépendants (la série Pénultième / la série
50. Voir la lettre à Cazalis du printemps 1867 : « S’en séparera-t-il comme moi de Baude-
laire ? », OC, t. I, p. 716.
51. Pour une analyse des liens entre analogie, mythologie et poésie, à partir de l’influence
de Max Müller, voir B. Marchal, « une théologie des lettres », La Religion de Mallarmé, op.
cit., p. 461-467.
52. OC, t. II, p. 771.
53. Ibid., p. 772.
54. Rappelons que Cournot écrit ses Considérations sur la marche des idées et des événe-
ments dans les temps modernes en 1872, peu de temps après la rédaction probable d’Igitur.
21
Il serait stimulant d’approfondir cette direction, en situant Mallarmé dans ce contexte épis- LITTÉRATURE
témique d’établissement des lois du hasard. Ce travail reste à faire… N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

est morte), se révèle en réalité construction verbale fondée sur l’analogie


entre deux signifiants (pénultième / nul) et tirée d’une opération de
réflexion (la pénultième de pénultième). Le hasard mallarméen se veut jeu
de langage, fiction du signe. C’est justement en le simulant qu’il est
possible de s’approcher de son abolition. Ainsi, le poète poesque substitue
ce qu’il nomme méthode du langage, à savoir hasard tout à la fois banni
et feint, aboli et simulé, à l’enthousiasme, hasard inconscient de lui-
même.
Les notes de 1869 consacrées au langage, à une époque où
Mallarmé envisage une thèse de linguistique, sont de peu postérieures au
poème qui nous occupe. On y rencontre une formule de tonalité carté-
sienne — le Discours de la Méthode sera évoqué peu après : « Le langage
lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du langage.
(la déterminer) Le langage se réfléchissant 55 ». Mais on peut malgré tout
rappeler que le mot « méthode » est aussi un legs du Baudelaire traduc-
teur de Poe 56. La méthode, substituée à l’inspiration, permet à Poe de
construire — ou de présenter la construction — (de) son poème comme
un pur artefact conçu pour produire un effet déterminé. La genèse du
texte, fondée sur le rêve d’une adéquation parfaite des causes et des effets,
des moyens et des fins, de la production et de la réception, doit se
confondre avec son apocalypse. Ce monde littéraire est imaginé comme
un monde circulaire, intégralement téléologique. Dans sa lutte contre le
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hasard, Mallarmé garde l’idée de méthode, mais en change le contenu. Il
s’agira pour lui de faire un pli dans le langage, en le dédoublant.
L’analogie sera l’agent universel de cette opération de pliage. La poésie,
comme la « Parole », cette détermination du « Langage » évoquée dans
les « notes » de 1869, peut créer « les analogies des choses par les analo-
gies des sons 57 ». Le romantisme de l’universelle analogie révélait les
correspondances horizontales entre les objets visibles, verticales entre le
visible et l’invisible ; l’analogie des sons ne faisait que recueillir
l’analogie des choses. La crise de la transcendance brise cette hiérarchie
à la fois terrestre et céleste. Le monde, limité à « nos vrais bosquets »
comme le rappellera Toast funèbre, se trouve sans analogon. La Rime des
Choses laisse place à la Rime des Mots, l’homologie entre grand et petit
monde se voit remplacée par l’homonymie entre un signe et son double
sonore ; ce n’est plus la Terre qui réfléchit le Ciel, mais le Langage qui se
réfléchit dans le Poème, avant de se redéployer en direction de la Terre.
Le Démon de l’analogie repose tout entier sur l’idée du « langage se
réfléchissant ». L’énoncé « la Pénultième est morte » surgit quand le mot
« pénultième » se replie sur lui-même. Le mot, comme on l’a vu, garde sa
22 55. OC, t. I, p. 504.
56. Baudelaire traduit en effet mode of constructing, mode of procedure ou process par
LITTÉRATURE méthode.
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 57. Ibid., p. 506.
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FIGURATIONS ‡

transparence référentielle : le sémantisme du terme joue un rôle capital


dans la constitution du réseau analogique. Il faut nuancer ici toute analyse
qui pointerait une autoréférentialité première et dernière du langage. En
effet, simultanément, le signe « pénultième » se présente comme signi-
fiant (opacité), et représente, en gardant son signifié (transparence), qu’il
applique à lui-même. Il faut alors distinguer deux opérations bien
distinctes. D’une part, le narrateur-personnage emploie le mot, explicite-
ment, en mention (« pénultième est le terme du lexique qui signifie
l’avant-dernière syllabe d’un vocable »), ce qui opacifie le signe de
manière à constituer un métalangage. D’autre part, le texte, implicitement,
offre un emploi du mot à la fois en mention et en usage, mais cet usage
est réflexif, ce qui constitue un composite de transparence et d’opacité
(« la Pénultième est morte »). Finalement, les deux opérations sont assu-
mées par deux voix ici opposées, celle du Linguiste, qui incarne la raison
logique et lexicologique, et celle du Poète, qui fait entendre sourdement la
déraison dyslexique, comme les mécanismes de la pensée analogique.
Ainsi, la formule délimite l’espace propre de la poésie, qui tient le milieu
entre la transparence pure de l’usage courant et l’opacité pure du métalan-
gage de la linguistique. Le poème met en évidence le fait qu’un signe
linguistique non seulement représente un état de l’objet ou du sujet, mais
encore se présente lui-même, ce que l’usage courant refoule. Ainsi,
Mallarmé, s’expliquant sur la légitimité de l’obscurité en poésie, pourra
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écrire :
(…) non, cher poëte, excepté par maladresse ou gaucherie, je ne suis pas
obscur, du moment qu’on me lit pour y chercher ce que j’énonce plus haut,
ou la manifestation d’un art qui se sert — mettons incidemment, j’en sais la
cause profonde — du langage : et le deviens, bien sûr ! si l’on se trompe et
croit ouvrir le journal 58.

L’analogie et la tautologie : du double au simple


L’analogie, qui régulait l’ancien monde en tant que principe organi-
sateur du cosmos, n’existe plus désormais que sous la forme perverse
d’un démon associatif qui construit la Ressemblance de toutes pièces,
inventant le Même, au lieu de le révéler. Les similitudes entre les diffé-
rentes catégories de l’Être ne sont plus données, mais construites, à partir
des similitudes verbales. L’analogie n’est plus, comme à l’époque de
Fourier ou de Baudelaire, cette « loi d’unité de l’univers 59 », objective et
théologico-ontologique. Le dédoublement du monde que proposait la
théorie de l’analogie de l’être est transféré à l’intérieur même de l’espace
linguistique, de manière à opérer sur le seul ordre des mots ; ou bien, pour
le dire autrement, l’analogie du langage se substitue à l’analogie de l’être. 23
58. Lettre à Ed. Gosse, 10 janvier 1893, O.C., t. I, p. 807. LITTÉRATURE
59. P. Bénichou, Le Temps des prophètes, op. cit., p. 793. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

Au Ciel redoublant la Terre, succède une Terre simple, confrontée à un


langage redoublé dans et par le Poème.
Un monde soumis au hasard est un monde simple, non dédoublé.
Dès lors, l’être ne peut se dire que tautologiquement. L’énoncé « la
Pénultième est morte » n’est-il pas la première en date de ces tautologies
qui parcourent l’œuvre, du sonnet en –yx jusqu’au Coup de dés ? Face à
la tautologie de l’être, la poésie a pour vocation de dédoubler analogique-
ment le langage, pour indiquer la médiation, seule voie d’accès propre-
ment humaine à l’immédiateté du « chapeau-éclate soleil » ou du « c’est
clair comme le jour 60 ». Avec Mallarmé, la poésie prend conscience
qu’elle ne peut réfléchir la Terre, et l’Homme, qu’à condition de
commencer par réfléchir le Langage : « l’explication orphique de la
Terre » présuppose la pliure poétique du langage. Nulle intransitivité du
signe, nul autotélisme, mais seulement la conscience de l’horizon indé-
passable de la médiation linguistique. Comme le rappellera Crise de vers,
le dire du poème rachète le silence de la parole monnayée quotidienne.
Mallarmé retrouve la pensée d’un Humboldt qui écrivait dans l’Introduc-
tion au kavi : « l’homme s’entoure d’un univers sonore, afin de recueillir
et d’élaborer en lui l’univers des objets 61 ». La poésie mallarméenne se
donne comme le rappel incessant de cet univers sonore proprement
humain.
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Du langage de la transcendance à la transcendance
du langage
Renouons les fils. Le Démon de l’analogie nous semble constituer
un moment crucial dans le parcours du poète. De même qu’il est possible
de voir dans la lettre à Cazalis de janvier 1864 citée plus haut, bien avant
Igitur, quelque chose comme l’argument prototypique ou la matrice du
Coup de dés, dont le mouvement consiste à convertir les « constellations
imprévues » d’une poésie inspirée en constellations nécessaires fabri-
quées par une poésie critique, de même, il est possible de voir dans le vers
troué de blancs du Démon de l’analogie la première esquisse d’une
poétique de l’espace qui culminera avec le dispositif élaboré par le grand
poème idéogrammatique de 1897. Comme on l’a vu supra, la typographie
dessine en effet une pensée. La crise de l’inspiration se double d’une
première crise de vers symbolique. La rime orpheline serait comme le
signe du deuil de la Muse défunte. Le bris du vers signalerait une déchi-
rure dans l’ordre poétique séculaire. Ici, au sein du genre critique qu’est
le poème en prose, un distique est énoncé sur le mode de l’incomplétude.
Cette mise en abyme pose la question du qui pleure là ? Ce que le texte
met en crise, c’est l’origine du poème, l’identité de la voix poétique.
24 60. Notes en vues du « Livre », OC, t. I, p. 608.
LITTÉRATURE 61. Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, Ed. du Seuil, 1974,
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FIGURATIONS ‡

Par delà le jeu avec les codes du récit fantastique, il semblerait que
Mallarmé affirme ici implicitement, sans doute pour la première fois, une
vérité nouvelle, à savoir qu’au commencement du poème, il y a le langage.
Contre la tradition idéaliste de l’enthousiasme, platonicienne ou chrétienne,
qui faisait commencer le dire poétique par la voix du dieu, contre la tradi-
tion romantique du lyrisme de l’expression, qui situait l’origine de la voix
dans le cœur ou l’âme d’un sujet vibrant à l’unisson de la Nature, contre la
tradition parnassienne du poème reproduisant le forme plastique d’un objet
exhumé du sol de l’Histoire, Mallarmé fonde, pour reprendre la formule de
Gérard Genette, une poétique du langage 62. On connaît toutes les amplifica-
tions que Valéry a pu donner à ce motif, à partir de sa propre rationalisation
de la poétique mallarméenne. Ainsi, il a pu écrire : « le Fait poétique par
excellence n’est autre que le Langage même, et se confond avec lui, qui
soutient tous les poèmes possibles 63 ». Mais l’on doit savoir aussi que
l’auteur de Monsieur Teste, privilégiant la mathématique du langage contre la
mystique, a construit l’image d’un Mallarmé voyant la langue comme une
algèbre, au détriment d’une autre vision, en grande partie minorée, dévalo-
risée voire refoulée, qui fait du langage un mystère. Il existe en effet pour
Mallarmé, il faut le souligner, une transcendance propre au langage, qui se
manifeste par exemple dans le Démon de l’analogie, on l’a vu, à travers
l’opposition entre labeur linguistique et faculté poétique. Il y a en effet
deux « Pénultième » : l’une, linguistique et transparente, l’autre poétique et
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mi-transparente, mi-opaque, à l’image du double statut de la vitre de la
boutique du luthier, d’abord miroir, puis fenêtre. La poétique du langage
n’est pas seulement l’autre d’une poétique du Christianisme, de la Nature
ou de l’Histoire ; elle doit aussi s’entendre comme l’envers d’une linguis-
tique du langage, ce que formulera à sa manière le passage fameux de Crise
de vers consacré au « double état de la parole ». Aux yeux de Mallarmé, le
langage humain recèle toute une profondeur sédimentée, qu’il nommera
« signifiant fermé et caché 64 », que la poésie a pour fonction de révéler.
L’expérience du Démon de l’analogie n’est sans doute rien d’autre que
l’affleurement ou la résurgence de cette « lettre absconse 65 » qui détermine
notre être-au-monde à la manière de ce que Cassirer, lecteur de Humboldt,
appelle « forme symbolique 66 ».
62. Voir G. Genette, « Langage poétique, poétique du langage », Figures II, Ed. du Seuil
(1969), coll. « Points Essais », 1979, p. 146. Nous modifions ici quelque peu le sens de cette
formule qui désignait la rêverie cratylienne sur les mots, en l’élargissant. Il s’agit pour nous
de nommer les conditions de possibilité du Poème mallarméen, proprement linguistiques,
prioritairement dépendantes des mots, et non des choses.
63. Valéry, « Sorte de préface », Œuvres complètes, éd. J. Hytier, Gallimard, 1957, t. I, p. 684.
64. Le Mystère dans les Lettres, OC, t. II, p. 230.
65. Lettre à Barrès, 10 septembre 1885, OC, t. I, p. 786.
66. Il y aurait à nos yeux un rapprochement suggestif à faire, en dehors évidemment de tout
jeu d’influences directes, entre la notion de forme symbolique, héritière de la pensée
humboldtienne, et la notion mallarméenne de fiction, « parfait terme compréhensif », synthé-
25
tisant « esthétique » et « économie politique ». Mutatis mutandis, le philosophe et le poète LITTÉRATURE
élaborent une « critique de la culture », en affirmant l’indépassable médiation symbolique. N° 143 – SEPTEMBRE 2006
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‡ MALLARMÉ ET LA TRANSCENDANCE DU LANGAGE

Il faudrait alors rappeler un aspect de la théorie du poème élaborée


par le romantisme allemand, en particulier par le Novalis du Monologue 67.
Confrontons ainsi ce qu’écrit le poète allemand au récit mallarméen :
Et si cette pulsion de parole, de parler, était le signe distinctif de l’interven-
tion du langage, de l’efficacité du langage en moi ? et si ma volonté n’avait
voulu que ce que je devais vouloir, de sorte qu’en fin de compte tout cela,
sans que je le sache ni ne le croie, est poésie, et rend compréhensible un
mystère de langage ? 68
Est-ce que Le Démon de l’analogie n’est pas en effet ce récit qui
consacre l’intervention du langage en tant que mystère ? Il est tentant
également de rapprocher ces lignes non seulement de l’expérience de la
« Pénultième », mais aussi de ce que Mallarmé nommera plus tard « céder
l’initiative aux mots ». Ni avatar du furor poeticus (cette force propre à la
langue n’émane justement que de la langue), ni anticipation de l’automa-
tisme surréaliste (« la Pénultième est morte » n’a que l’apparence d’un
« cadavre exquis » ; si l’on conserve la notion de dictée, celle-ci vient de
la langue, non de l’inconscient), cette conception présente la particularité
de nouer indissolublement poésie et langage dans l’élément du mystère,
sans pour autant renouer avec une mystique du Verbe, aux résonances
plus ou moins kabbalistes. Doit-on rappeler que Mallarmé, avant d’assi-
gner le « mystère dans les lettres », évoquait dans les Mots anglais, à
propos de l’Allitération procédant au classement des Familles lexicales,
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« les mystères sacrés ou périlleux du Langage 69 » ? Ainsi, « l’irrécusable
intervention du surnaturel » mentionnée dans le Démon de l’analogie
n’est peut-être rien d’autre que cet instinct de langue qui rend possible
« l’amplification à mille joies de l’instinct de ciel en chacun 70 ». Dans un
certain sens, Mallarmé conserve le surnaturalisme romantique, fondé sur
l’universelle analogie ; mais, différence capitale, il le déplace pour le
situer dans l’espace du langage, qui demeure le seul lieu véritable du
Mystère. À défaut du monde, renvoyé à son pur et simple avoir lieu, c’est
désormais prioritairement la langue 71, rendue à elle-même par la réflexion
du Poème, qui se voit affectée d’une profondeur sacrée, depuis l’alphabet,
« caractères divins », « jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel,
qu’est le vers 72 ». La langue poétique peut alors devenir l’équivalent d’un

67. Sur cette question de la transitivité du signe dans le domaine allemand, voir en particu-
lier T. Todorov, Théories du symbole, Ed. du Seuil, 1977, coll. « Points Essais », p. 206-211.
68. Novalis, Monologue, cité par T. Todorov, op. cit., p. 210.
69. OC, t. II, p. 968.
70. La Musique et les Lettres, ibid., p. 74.
71. Il y a certes pour Mallarmé un mystère de l’existence, comme le rappelle sa réponse
26 fameuse à Léo d’Orfer, mais ce dernier n’est rien sans la conscience du mystère primordial
propre aux lettres, dans la mesure où la poésie est chargée de faire preuve, « d’avérer que
LITTÉRATURE l’on est bien là où l’on doit être », OC, t. II, p. 23.
N° 143 – SEPTEMBRE 2006 72. La Musique et les Lettres, ibid., p. 66.
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FIGURATIONS ‡

Ciel, et le Vers être qualifié de « système agencé comme un spirituel


zodiaque ».
Finalement, ce que le narrateur-personnage du Démon de l’analogie
ne parvient pas à expliquer, mais que le poète déplie ironiquement, au
terme de ce qui s’apparente à un récit d’apprentissage manqué ou à un jeu
de dupes, c’est cette « supercherie » propre à la Littérature évoquée dans
La Musique et les Lettres, qui donne l’illusion de la « possibilité d’autre
chose » — l’autre voix du poème –, et qui consiste à remplir le vide de la
transcendance du Ciel par la fiction tout à la fois nécessaire et dérisoire
d’une transcendance d’Encre et de Papier.
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LITTÉRATURE
N° 143 – SEPTEMBRE 2006

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