You are on page 1of 75

Retrouver ce titre sur Numilog.

com
Retrouver ce titre sur Numilog.com

DE NORMANDIE
AU TRÔNE D'ECOSSE
La Saga des Bruce
Retrouver ce titre sur Numilog.com

DU MEME AUTEUR

REFLETS DU SECOND-EMPIRE
(Editions Regain, Monte-Carlo, 1957)
LE DERNIER DES CROQUANTS
(Editions T.M.T., Paris, 1966, Prix Lubomirski)
LE DOUBLE JEU
(Imprimerie Arnaud-Bellée, Coutances, 1971)
LEGENDES DU COTENTIN
(Imprimerie Arnaud-Bellée, Coutances, 1972)
LA HAGUE
(Imprimerie Arnaud-Bellée, Coutances, 1973)
LE VAL DE SAIRE
(Imprimerie Arnaud-Bellée, Coutances, 1974)
BRIX, BERCEAU DES ROIS D'ECOSSE
(Imprimerie Charles Corlet, Condé-sur-Noireau, 1980)

(9 Editions Charles Corlet, 1998


ISBN: 2-85480-641-7
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Claude PITHOIS

DE NORMANDIE
AU TRÔNE D'ECOSSE
La Saga des Bruce

^ D 1 T 1 0 si s

C h a r l e s C O R L E T

Avenue du Général-de Gaulle


14110 Condé-sur-Noireau
Retrouver ce titre sur Numilog.com

A mes petits-enfants :
Nelson, Chloé et Barbara

Grand sceau appendu au traité d ' a l l i a n c e f r a n c o - é c o s s a i s


de 1326, représentant Robert Bruce, roi d'Ecosse.
(Archives Nationales, Paris, D 10.255)
Retrouver ce titre sur Numilog.com

L'EMPIRE ANGLO-NORMAND

Les compagnons du duc Guillaume en 1066

'il nous était donné d'assister au passé quels étonnements n'éprouverions-


s nous pas devant les évènements et les hommes qui les déterminèrent !
Comme le disait Voltaire : On ferait des volumes immenses de tous les faits célèbres
et reçus dont il faut douter. Quand on recule au Moyen Age rares sont les documents
irréfutables ; d'aucuns, des plus anciens, sont parfois trompeurs. Les chroniqueurs ne
racontent que ce qu'ils voient, ignorant les tractations secrètes ; les historiens
essaient de pénétrer dans les coulisses, mais s'y perdent parfois. La vérité n'est sou-
vent qu'un reflet des idées et des passions des hommes.
Imaginez-vous au mois d'août 1066, à l'embouchure de la Dives, où se trouvent
là rassemblées toutes les forces du duc Guillaume de Normandie, en vue de la plus
formidable expédition qui ait jamais eu lieu ! Il y a là, a-t-on dénombré, près de dix
mille guerriers, prêts à embarquer sur des centaines de navires. Guillaume est là lui-
même, surveillant les préparatifs, respirant l'odeur du bois, du goudron et de l'eau de
mer, l'aventure enfin. Ces planches, ces mâts, que l'on vient d'assembler, vont bien-
tôt porter sa fortune jusqu'au trône d'Angleterre.
Les formes des navires sont élégantes, conservant la silhouette des célèbres
esnèques, avec des proues et des poupes ornées de figures monstrueuses ; d'une
vingtaine de mètres de long, leur faible tirant d'eau les rend maniables ; leurs voiles,
aux couleurs vives, sont basses, portées par des mâts courts, pouvant être rapidement
dressés et abaissés ; si le vent tombe ou devient contraire, on ouvre les trous de nage
et on rame.
Au milieu de l'agitation, essayez de reconnaître les chefs de cette immense
armée ! Quels seigneurs normands participèrent réellement à cette expédition fabu-
leuse qui n'eut de réplique, en sens inverse, qu'en juillet 1346, au début de la guerre
de Cent Ans, et qu'en juin 1944 ? Il est étonnant de constater le petit nombre de
familles anglaises qui peuvent prouver leur descendance directe des compagnons du
Conquérant.
On a donné de nombreux récits de cette épopée, dressé de nombreuses listes des
Retrouver ce titre sur Numilog.com

compagnons du duc de Normandie en 1066, listes plus ou moins longues, établies


par les uns, corrigées par d'autres.
Les auteurs les plus crédibles paraissent évidemment les plus anciens. Parmi les
contemporains de l'évènement figure Guillaume de Jumièges, de son vrai nom
Guillaume Caillou, moine à Jumièges, qui ne fit jamais partie de l'entourage ducal et
dont l'œuvre, rédigée vers 1070, est considérée comme l'écho de l'opinion des
Normands de son temps, notamment en ce qui concerne la succession d'Edouard le
Confesseur et la conquête de l'Angleterre. Guillaume de Poitiers, au contraire, né
vers 1020 à Préaux, fut soldat avant d'être prêtre. Il fit ses études à Poitiers, d'où son
nom, et devint chapelain ducal, avant d'être nommé archidiacre de Lisieux. Son
Histoire de Guillaume le Conquérant, si elle est panégyrique, apporte des témoi-
gnages de valeur sur certains évènements contemporains. Guy, évêque d'Amiens,
écrivit un récit de la bataille de Hastings aussitôt après l'évènement, entre 1066 et
1068.
A ces premières sources il convient d'ajouter la tapisserie de Bayeux, probable-
ment confectionnée avant 1082 dans un atelier de broderie anglo-saxon du Kent,
dont l'évêque Eude de Bayeux, demi-frère du Conquérant, devint comte.
Orderic Vital, auteur de Historia Ecclesiastica, était d'une génération posté-
rieure, mais connaissait très bien son sujet. Né vers 1075 près de Shrewsbury, son
père était originaire d'Orléans et sa mère était anglaise. Il fit ses études au monastère
de Saint-Evroult, où il passa toute sa vie.
Fait remarquable, toutes ces œuvres contemporaines ne nous révèlent qu'un très
petit nombre des personnages de l'expédition de 1066 : une trentaine seulement.
Le plus connu des chroniqueurs est Robert Wace qui écrivit Le Roman de Rou,
histoire des ducs de Normandie depuis Rollon. Mais Wace vivait une centaine d'an-
nées après la conquête de l'Angleterre ; son ouvrage a été composé entre 1160 et
1170. Né à Jersey, clerc à Caen, puis prébendier à Bayeux, c'était un poète de cour
du temps du duc-roi Henri II et, comme tel, il ne pouvait que flatter la vanité des per-
sonnages les plus en vue de son époque, ne serait-ce qu'en donnant à leurs aïeux une
importance qu'ils n'avaient pas eue. Lui nous livre environ cent vingt noms. Sans
doute la plupart de ceux-ci sont-ils réels, mais d'autres ne le sont pas, et il est diffi-
cile aujourd'hui de séparer la vérité de l'erreur.
Benoît écrivit sa chronique peu après celle de Wace et l'acheva vers 1175. Il
s'agissait certainement de Benoît de Sainte-Maure, petite ville située au sud de
Tours, où une forteresse fut bâtie vers 1020 par le comte d'Anjou, Foulque Nerra,
ancêtre du roi Henri II, protecteur de Benoît.
Du XVe siècle datent les chroniques ou rôles de Jean de Brompton (1436), de
Guillaume le Tailleur (1487) et de Guillaume de Worcester, ce dernier ayant trouvé
deux cent quarante noms. Et l'inflation se poursuit dans les siècles suivants. Leland,
dont le travail fut imprimé en 1715, cent soixante trois ans après sa mort, nous donne
près de cinq cents noms et Holinshed, dont le rôle, publié en 1577 et complété par
Du Chesne, constitue celui de l'abbaye de la Bataille, près de six cents.
Des cérémonies commémoratives ont donné lieu plus récemment à la publica-
tion de nouvelles listes : celle dressée par Léopold Delisle et gravée en 1866 sur le
Retrouver ce titre sur Numilog.com

portail de l'église de Dives, où le duc Guillaume vint prier avant son embarquement,
qui comprend quatre cent cinquante noms, et celle apposée le 21 juin 1931 dans la
chapelle du château de Falaise, dont les noms évoquent les trois cent quinze biogra-
phies de l'ouvrage de Jackson Crispin et Léonce Macary : Falaise Roll, paru en
1938.
Il est patent que ces listes récentes s'appuient surtout sur l'œuvre de Wace et sur
le Domesday Book, c'est à dire sur les tenants de terres en Angleterre en 1086 ; ce
qui ne constitue pas une preuve de la présence d'un personnage à la bataille de
Hastings. D'illustres familles, qui reçurent de grands domaines outre-Manche, ne
participèrent pas à l'expédition de 1066. Roger de Montgommery, par exemple, cité
par Wace et dans le rôle de Dives, resta en Normandie à la tête du conseil qui gouver-
nait le duché et ne vint en Angleterre qu'en décembre 1067. Ne fallait-il pas en effet
que la Normandie conserve des défenseurs pendant l'absence de Guillaume et d'une
grande partie de son armée ? Certaines familles ne s'établirent même dans l'île que
bien après sa conquête. Car la colonisation de l'Angleterre fut un long processus et
chacun des trois premiers rois normands eut ses propres compagnons à récompenser.
Déjà, Henri Prentout, en 1927, avait eu le mérite de discriminer les sources
dignes de foi et sa liste ne comprenait plus que quatre-vingt huit noms. En 1943
David Douglas a repris la question et publié une liste critique, fondée sur les seules
sources contemporaines : Guillaume de Poitiers, Guy d'Amiens, la tapisserie de
Bayeux, Orderic Vital et certains cartulaires. Cette liste se réduit à une trentaine de
noms attestés.
Evidemment, les chevaliers normands présents à Hastings ne pouvaient compo-
ser un si faible contingent. La plupart de ceux cités par Wace durent réellement parti-
ciper à la bataille et certains, qui y tombèrent, ont probablement même été omis par
lui. Il n'en reste pas moins que, pour la plupart d'entre eux, aucune preuve formelle
n'existe de leur présence.
Un seigneur de Brix participa-t-il à la conquête de l'Angleterre ? Wace cite :
Brius, Brompton : Brus, Leland : Bruys, Holinshed : Brutz, Scriven : Brus ; les listes
modernes de Dives et de Falaise portent le nom actuel de la paroisse d'origine : Brix
et le prénom de Robert. La première mention date donc d'un siècle après l'événe-
ment, c'est-à-dire que la présence d'un Bruce à la bataille de Hastings apparaît dès
lors possible, mais non certaine.

Une autre source d'erreurs provient des noms eux-mêmes, dont la forme varie
selon les auteurs et selon les dates. C'est ainsi que dans l'ouvrage le plus récent
consacré aux compagnons de Guillaume le Conquérant, celui de Jackson Crispin et
Léonce Macary : Falaise Roll, subsistent certaines ambiguïtés qu'a relevées le pro-
fesseur Andrews Moriarty dans un article de 1939, repris dans la dernière édition de
l'ouvrage, en 1985.
Tout en reconnaissant que le livre n'est pas sans mérite et constitue une base
utile, Andrews Moriarty reproche aux auteurs d'avoir négligé certaines sources
importantes, comme les travaux de Léopold Delisle et de William Farrer. Et l'une des
plus grossières méprises qu'il note est la confusion entre les seigneurs de Brix et
Retrouver ce titre sur Numilog.com

ceux de Briouze ; confusion regrettable, qui se perpétue depuis au moins le XVIIe


siècle ; pire même : contradiction incompréhensible dans le texte, comme on peut en
juger.
A l'article Briouze, les auteurs du Falaise Roll nous préviennent : La famille de
Briouze ne doit pas être confondue avec celle de Brius, Bris ou Brix dont Robert de
Brix fut le représentant à Hastings. Guillaume de Briouze, originaire de Briouze,
près d'Argentan, fut l'un des plus puissants barons de l'armée du Conquérant. Il
reçut de grandes possessions, surtout dans le Sussex, comprenant Brember, où il
construisit un château. Mais nous trouvons à l'article Brix : Le nom Bruis ou Brus
vient du château de Brus ou Bruis (maintenant Brix), près de Cherbourg, où les
restes d'une forteresse importante, construite au XIe siècle, sont encore visibles.
Robert de Brix, accompagné de ses deux fils, Guillaume et Adam, participa à la
conquête de l'Angleterre et mourut peu de temps après. Guillaume reçut le château
de Brember, dans le Sussex. Et d'ajouter encore cependant : Cette famille a fréquem-
ment été confondue avec celle de Briouze, près d'Argentan !
Après avoir souligné cet illogisme, Andrews Moriarty précise : Guillaume de
Briouze fut l'ancêtre en Angleterre de la famille de Brewes, le plus souvent incorrec-
tement écrite par les généalogistes anglais Braose.
Guillaume de Briouze, seigneur du lieu, dans l'Orne, obtint de nombreuses
terres dans le sud de l'Angleterre après la conquête de 1066. Il suivit en 1073 le roi
Guillaume à la répression d'une révolte de la ville du Mans. En 1080 il se dessaisit
de l'église d'Ecouché et de ses revenus, en faveur des moines bénédictins de Saint-
Florent de Saumur, pour aider à la fondation d'un monastère de cet ordre auprès de
son manoir ; ce fut le prieuré de Briouze. Une charte de 1082, contenant confirma-
tion par Guillaume le Conquérant et sa femme Mathilde de dons à l'abbaye Sainte-
Trinité de Caen, cite la mère de ce Guillaume : Gonnor, mère de Guillaume de
Briouze, qui se fit religieuse de Sainte-Trinité, donna à cette abbaye les terres qu'elle
possédait à Rouvres, à Croissanville et à Quatre-Puits. On ne connait pas le nom du
père de Guillaume.
Ce dernier fait, joint aux formes multiples sous lesquelles sont présentés les
noms des familles de Brus et de Briouze dans les chartes anciennes, a certainement
déterminé la confusion qui s'est produite. On a pu remarquer les différentes ortho-
graphes données pour le seigneur de Brix dans les listes des compagnons de
Guillaume le Conquérant : Brius, Brus, Bruys, Brutz. Il en fut de même pour celui de
Briouze. Quel seigneur évoquait Wace en citant Brius ?
Il semble que ce soit le Dr Nathaniel Johnstone qui ait le premier assimilé les
seigneurs de Brix et ceux de Briouze, imité par Henry Drummond et Mary Elizabeth
Cumming-Bruce au XIXe siècle. Ils s'appuyaient en particulier sur les inscriptions
erronées de certains monuments funéraires de la famille de Brewes en Angleterre,
comme celle de Gilles de Brewes, évêque de Hereford vers 1200, mort en 1215 et
enterré dans sa cathédrale sous le nom : Bruse. De même, le tombeau d'un des der-
niers membres de cette famille, prénommé lui aussi Gilles et inhumé dans le chœur
de l'église de Toddington, dans le Bedfordshire, porte la mention suivante : In memo-
riam Gylis Bruse, esq., le plus jeune fils de Sir John Bruse, de Wenham, dans le
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Suffolk, chevalier, qui, venu à Toddington pour visiter sa sœur, Alice Bruse, mourut le
13 de mars 1595 et fut par sa sœur enterré là le 14 de mars, 38e année du règne
d'Elizab.
On peut aussi citer ce Paganus de Braiosa ou de Brahuse qui figure vers 1120
sur une charte de l'église de Glasgow et auquel Drummond donna pour père Robert
de Brus. Or, il est attesté qu'il s'agit d'un fils de Guillaume de Briouze, qui vivait
dans le Huntingdon, en Angleterre, dont l'honneur appartenait au prince David avant
son accession au trône d'Ecosse.
Ces erreurs sont dûes certainement à la prononciation analogue des deux noms :
Brus et Brewes. Mais n'a-t-on pas été jusqu'à rapprocher de la famille Brus, non seu-
lement celle de Briouze, mais encore celle de Brézé, originaire d'Anjou, et celle de
Brueys, originaire du Languedoc, dont les armoiries figurent dans l'ouvrage de
Drummond, à côté de celles des Brus et des Briouze ? Et Pierre de Brézé, sénéchal
d'Anjou, de Poitou et de Normandie, qui combattit en Angleterre en 1457, au
moment de la guerre des Deux-Roses, est appelé Pierre Bruce par un historien écos-
sais ; au moment, il est vrai, où il venait d'acquérir la seigneurie de ... Briouze, qu'il
recéda l'année suivante. On pourrait même ajouter à ces noms celui de Pierre de
Bruys, le célèbre hérésiarque français, né à la fin du XIe siècle à Bruis, dans le
Dauphiné (05), brûlé vif à Saint-Gilles, dans le Gard, en 1147.
Aucun document historique ne permet d'allier, en Normandie les seigneurs de
Brix et de Briouze, en Angleterre ceux de Skelton et de Brember. Les historiens sont
aujourd'hui unanimes pour établir la distinction entre les deux familles. Lewis Loyd
l'a démontré dans son ouvrage sur les origines de quelques familles normandes.
Léopold Delisle lui-même, dans son rôle de Dives, cite séparément, parmi les com-
pagnons de Guillaume le Conquérant en 1066 : Robert de Brix et Guillaume de
Briouze.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Brix, berceau de la famille Bruce

1 est par contre un point que nul n'a jamais mis en doute : le lien entre la
1 famille Bruce et Brix, paroisse de Normandie située entre Cherbourg et
Valognes, dont le nom s'est déformé au cours des siècles.
De nombreux témoignages, dont une enceinte protohistorique, prouvent que la
colline de Brix fut habitée avant notre ère et que les Romains y établirent une villa,
c'est-à-dire un petit centre d'administration. Mais le document le plus ancien que
nous possédons sur l'existence de Brix est le récit de la translation des reliques de
saint Georges de Portbail à Brix en 747, qui figure dans la chronique de l'abbaye de
Fontenelle, fondée au Vile siècle par saint Wandrille.
D'après ce récit, à cette époque s'échoua près du lieu appelé Port de Ballius un
petit vaisseau contenant des restes de saint Georges, gouverneur de Cappadoce, mar-
tyrisé à Nicomédie vers 303, qu'un chariot transporta jusqu'au sommet d'une col-
line, au pied de laquelle coulait la rivière Undwa (l'Ouve) et où se trouvait le village
de Brutius qui appartenait à un homme puissant nommé Benehardus. Celui-ci, pour
abriter les reliques, construisit une église en l'honneur de saint Georges et en fit don
à l'abbaye de Fontenelle.
La chronique de Fontenelle ne fut éditée pour la première fois par dom Luc
d'Achery qu'au XVIIe siècle. Mais Léopold Delisle la tenait pour une source sûre,
l'une des plus anciennes et des plus précieuses pour l'histoire de la Normandie.
Brix, paroisse située sur les bords de l'Ouve, s'appelait donc Brutius avant l'in-
vasion scandinave et son premier seigneur ne put donc qu'en prendre le nom.
Il est probable que l'église bâtie sur la colline de Brix et dédiée à saint Georges
fut détruite dès le IXe siècle par les pirates vikings, comme la quasi totalité des sanc-
tuaires du Cotentin, et que le village lui-même fut ravagé par eux.
On ne retrouve mention de Brix que vers l'an 1000, lorsque le duc Richard II
constitua le douaire de sa fiancée, Judith de Bretagne, qui comprenait Brix, appelé
Bruet. De même, en janvier 1026, Richard III prépara le douaire de celle qui ne fut
jamais sa femme, car il mourut avant le mariage : Adèle, fille de Robert le Pieux, roi
de France. Le texte est ainsi conçu : Moi, Richard, duc des Normands, je te reçois,
dame Adèle, comme ma femme en légitime mariage. Je te concède donc à titre de
douaire, parmi les lieux qui m'appartiennent, la cité qui se nomme Constantia
(Coutances), avec le comté, sauf la terre de l'archevêque Robert. Je te concède aussi
les châteaux qui s'y trouvent, à savoir Carusbuc (Cherbourg), celui qui s'appelle
Holmus (Isle-Marie, sur Picauville), celui qui s'appelle Bruscum, avec leurs dépen-
dances, ... Cet acte prouve que les princes normands possédaient alors tous les lieux
où, avant la conquête Scandinave, sous les rois francs de la première race, il y avait
des fiscs royaux dans le Cotentin.
Bruscum est indiscutablement Brix, rappelant le Brutius de la chronique de
Retrouver ce titre sur Numilog.com

A l'extrémité de la colline du Haut-Brix se dressait le château-fort des Bruce,


dont ne subsistent que les douves, les fondations et les souterrains. (photo Pascal Pithois)

Fontenelle et préfigurant la forme du nom de famille Brus, qui ne devint Bruce que
beaucoup plus tard.
Il existait donc déjà un château à Brix, probablement simple tour ou donjon en
bois, au-dessus d'une motte, avec un fossé et une palissade, les premiers châteaux en
pierre n'apparaissant que vers le milieu du XIe siècle ; et un château qui appartenait
au duc de Normandie ; c'est-à-dire que le premier seigneur qui prit le nom de Brus
ne put obtenir ce domaine qu'après 1026, sous les ducs Robert le Magnifique, mort
en 1035, ou Guillaume le Bâtard, son fils.
Ce dernier, le 20 avril 1042, donna à l'église de Cerisy la dîme des deniers de la
vicomté de Cotentin, la dîme des vicomtés de Coutances et de Gavray, celle prélevée
sur les moulins et sur les revenus des forêts de Montebourg, de Brix, du Rabey, de
Cherbourg, du Valdecie, de la Luthumière... Mais la forêt de Brix ne doit pas être
confondue avec la seigneurie ; elle resta ducale jusqu'en 1204, devint royale et ne fut
vendue qu'en 1770.
Dans ce texte de 1042, Brix est appelé Bruis et n'allait prendre son aspect défi-
nitif qu'au cours des siècles suivants : Bruiz (1325), Bris (1399), enfin Brix.
D'après les formes latines les plus anciennes que nous connaissons, le nom de
Brix se rattacherait, d'après certains, au celtique Bruga ou vieil irlandais bruig, c'est-
à-dire à un terrain couvert de bruyères, à un bois. Au Moyen Age, broce ou brousse
était un bouquet d'arbres près d'un manoir féodal ; et brusc est encore le nom vul-
gaire d'une espèce de bruyère. D'autres se montrent plus réticents quant à cette éty-
mologie, comme François de Beaurepaire qui se contente de noter : Il s'agit d'un
nom de type prélatin, de signification indéterminée, confirmant ainsi son ancienneté.
Quant à Briouze, dont nous avons parlé, son étymologie semble totalement dif-
férente. Ecrit Braiosa au XIIe siècle, ce nom viendrait de l'ancien français brai,
signifiant boue.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Il ne fait par conséquent aucun doute que la famille de Brus doit son nom au vil-
lage à présent connu comme Brix, la préposition de, toujours accolée au nom des
premiers seigneurs, témoignant de l'origine. Et Bruce est la forme moderne du nom
de famille.

Mais qui fut le premier seigneur de Brix ?


Il est très difficile de retrouver les origines scandinaves des premiers colons de
la Normandie, parce que les textes des chroniqueurs islandais et normands ne se
recoupent que rarement. C'est ainsi que la Normandie n'est mentionnée que d'une
façon anecdotique, secondaire, dans les récits scandinaves, comme si son intégration
au monde occidental l'avait exclue des intérêts norrois ; partout où ils s'installèrent
les Vikings firent en effet preuve d'une étonnante faculté d'adaptation, recevant des
populations conquises parfois plus qu'ils ne leur apportèrent. Et il y a souvent diver-
gence entre ces récits et ceux, .normands et anglais, dans la version des mêmes faits.
Par exemple, les Islandais ne voient en Normandie que des Norvégiens, alors que la
tradition anglo-normande considère les Danois comme l'élément prédominant des
envahisseurs nordiques, semblant ignorer les origines norvégiennes de Rollon lui-
même. Est-ce souci de cacher les raisons peu flatteuses qui mirent Rollon, aventurier
indiscipliné, au ban de la société Scandinave ? Chassé de Norvège par le roi Harald
aux beaux cheveux, il mérita le surnom de Vagabond, que les chroniqueurs normands
altérèrent en Marcheur, expliquant qu'il était trop fort pour qu'un cheval puisse le
porter...
Pourtant, les ducs de Normandie se considéraient comme parents des
Norvégiens et furent toujours leurs meilleurs amis, comme l'atteste la visite du roi
Olav le Saint, reçu solennellement à Rouen en 1014. Ceux qui le désiraient pouvaient
trouver droit d'asile auprès d'eux.
Il y eut deux grandes périodes de migration scandinave en Normandie : l'une au
temps de Rollon, l'autre au début du XIe siècle. A cette dernière époque, il s'agissait
surtout de Scandinaves venus de Grande-Bretagne, en particulier de Northumbrie,
Normandie de l'Angleterre, où ils s'étaient anciennement implantés.
Le premier seigneur de Brix, auquel le domaine ne put être donné qu'après
1026, s'il est d'origine Scandinave, ne pouvait appartenir qu'aux derniers arrivants.
Et la difficulté de son identification s'accroît, comme pour beaucoup d'autres, du fait
qu'il n'est connu que sous le nom de la paroisse qu'il a reçue.
Les Scandinaves n'ont cependant formé qu'une minorité, certes influente, de la
classe dirigeante en Normandie. On rencontre ainsi dans l'entourage ducal de
grandes familles dont l'origine nordique est attestée, soit par les chroniqueurs, soit
simplement par leurs noms. Il est certain, par exemple, que les vicomtes du Cotentin,
tous appelés Néel, étaient scandinaves, de même que ceux d'Avranches, issus
d'Ansfred le Danois. La famille de Harcourt peut aussi s'en prévaloir, dont le plus
lointain ancêtre s'appelait Torf, père de Thorolf et grand-père d'Ansketil. Mais il est
non moins sûr que des familles aussi célèbres que les Bellême, issus d'Yves de Creil,
les Tosny et les Taisson étaient d'origine franque. Et il en est d'autres dont l'ascen-
sion reste obscure.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Pourtant, si l'on s'en remet aux généalogistes des derniers siècles, comme
Drummond et Cumming-Bruce, repris en France par Borel d'Hauterive et d'autres, la
personnalité du premier Robert de Brus et son ascendance sont claires et précises ;
claires du moins pour chacun d'entre eux, car leurs propositions diffèrent sensible-
ment ; et trop précises pour une époque dont on connaît peu des familles les plus
illustres.
En étudiant les généalogies de Drummond et de Cumming-Bruce, une objection
majeure vient immédiatement à l'esprit : comment un domaine appelé Brutius dès le
début du Ville siècle, et probablement bien avant, put-il être précisément donné à un
scandinave du nom de Brusi ? A elle seule cette coïncidence démasque une hypo-
thèse. Il est clair que l'on est tombé dans un rapport de noms, dû à l'ignorance de
l'étymologie du lieu et de la chronique.
S'il parait probable que les ducs de Normandie et les comtes des Orcades eurent
pour commun ancêtre le comte de More, Rognvald le Riche (f vers 890), principal
soutien du roi de Norvège Harald aux beaux cheveux (f 933) dans son œuvre d'unifi-
cation du pays, si l'histoire des comtes des Orcades est aussi connue que celle des
ducs de Normandie, une parenté entre le comte Brusi et les Bruce n'est que pure fic-
tion. Les sagas relatent la vie brève et chargée de Rognvald, fils de Brusi, qui fut
assassiné par son oncle Thorfin aux Orcades en 1046. Elles ne parlent ni de ses
femmes, ni de sa postérité.
Malgré leur rapide intégration au pays qu'ils avaient conquis, malgré leur
conversion au christianisme, les Vikings conservèrent longtemps leurs anciennes
croyances et leurs mœurs. Dans une civilisation où la polygamie était courante com-
ment prendre au sérieux les alliances présentées par les généalogistes ? L'indiffé-
rence des Vikings en fait de légitimité jette un doute sur leurs essais. N'oublions pas
que des cinq ducs normands qui suivirent Rollon, seul Robert le Magnifique est fils
légitime. Si les chroniqueurs nous apprennent quelles furent les mères des ducs,
comment être sûr de quelles femmes sont issus des personnages moins illustres ?
On a le plus souvent fixé l'établissement du premier seigneur de Brix entre
1030 et 1035, sous le duc Robert, père de Guillaume le Bâtard, en le présentant
comme son conseiller. Or, un Robert de Brus n'apparaît jamais dans les chartes de
cette époque. Et, s'il était arrivé en Normandie en 1030, comment pourrait-il être un
fils de Rognvald Brusison, né vers 1010 et qui se trouvait en Russie au temps du duc
Robert ? C'est chronologiquement impossible. Quant à son alliance prétendue avec
une fille du comte Alain de Bretagne, lui-même petit-fils du duc Richard Ier de
Normandie, aucun document ne la mentionne.
Quelles furent d'ailleurs les sources qui permirent à Drummond de tisser sa
généalogie ? Il se réfère principalement au Dr Nathaniel Johnstone qui écrivait, dans
l'avant-propos de son histoire de la famille Bruce : J'ai été le plus loin qu'il a été
possible à partir des archives les plus authentiques des royaumes d'Angleterre et
d'Ecosse. Et il ajoute qu'il a suivi avec une foi implicite, pour la première partie un
document qui lui fut montré par Lord Aylesbury ; pour la deuxième partie, au temps
où la famille était établie dans le Clackmannan, les notes manuscrites de George
Mackenzie. Une copie de cette histoire est en possession de Lord Elgin ; c'est la
Retrouver ce titre sur Numilog.com

principale source qui a été suivie. Drummond cite également un Bruce d'York qui a
aimablement fourni une copie d'une généalogie tirée d'un manuscrit sur vélin, com-
pilée vers l'année 1670, donnant les mêmes particularités que celles du Dr
Johnstone.
Comme on peut en juger, ce sont là explications peu convaincantes. La thèse
n'est qu'hypothèse et ne résiste pas à une étude sérieuse.
Dès la fin du XIXe siècle, d'aucuns ne s'y trompaient déjà pas. On peut lire
dans le Dictionary of National Biography : Certains généalogistes disent que le nom
de Bruce vient d'un descendant d'Einar, un frère de Rollon, appelé Brusi (ce qui
signifie en vieux norvégien un bouc), qui se serait établi en Normandie et aurait
construit un château dans le diocèse de Coutances. Un Brusi, fils de Sigurd le Gros,
fut bien comte des Orcades et mourut en 1031. Mais cette généalogie ne peut être
acceptée. Le nom de Bruce est certainement territorial et vient sans doute des
domaine et château de Brix, entre Cherbourg et Valognes.
Il ne serait certes pas impossible qu'un scandinave ait reçu le domaine de Brix,
appelé Bruscum en 1026, Bruis en 1042, domaine dont il aurait pris le nom, sous le
court règne du duc Robert le Magnifique, rude et orgueilleux, enthousiaste et munifi-
cent, entre 1028 et 1035. Le naturel hospitalier de ce duc et le prénom de Robert
qu'aurait porté le premier seigneur de Brix, peut-être encore païen et fraîchement
christianisé, peuvent plaider en faveur de cette hypothèse. Celle-ci, cependant, paraît
fragile, car non seulement cet établissement ne put avoir lieu entre 1035 et 1047,
pendant la jeunesse tourmentée du fils du duc Robert, Guillaume le Bâtard, né des
amours du duc avec Arlette, fille d'un tanneur de Falaise, mais durant toute cette
période nous ne trouvons aucune mention d'un seigneur à Brix.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

La jeunesse du duc Guillaume

E ntre 1030 et 1035 des chartes révèlent les noms des personnalités entourant
le duc Robert : son oncle Robert, fils de Richard 1er et archevêque de
Rouen, d'autres membres de la famille ducale, comme Gilbert, comte de Brionne,
petit-fils de Richard Ier, Guillaume, comte d'Arqués, fils illégitime de Richard II, des
familiers, tels qu'Onfroy de Vieilles, fondateur de l'abbaye de Préaux, près de Pont-
Audemer, Galeran de Meulan et Osbern de Crépon, le sénéchal, fils de Herfast, un
frère de Gonnor, concubine de Richard 1er. (Tableau Généalogique T.G. 1)
Soudainement, en janvier 1035, le duc Robert résolut de partir en Terre Sainte,
pour le salut de la Normandie et la rémission de ses péchés. Certains ont vu dans
cette décision un désir d'expiation et l'ont accusé d'avoir empoisonné son frère aîné,
Richard III, qui n'avait régné qu'un an. Même s'il paraît surprenant que Robert ait
envisagé de quitter pour de longs mois son duché, encore mal soumis, le mystère
reste entier. Toujours est-il qu'il réunit à Fécamp ses seigneurs et les évêques qui se
montrèrent atterrés à l'annonce de sa décision et leur dit : «C'est vrai ; je n'ai ni
enfant, ni héritier, sinon le fils que voici. Si vous l'acceptez, je vous le donnerai ; il
sera sous la protection du roi de France. Il est jeune, certes, mais grandira, avec
l'aide de Dieu, et deviendra fort». Aucune objection ne fut alors formulée, tous les
présents jurant fidélité au jeune Guillaume, le fils qu'il avait eu d'Ariette et qui
n'avait que sept ans.
Le duc partit aussitôt et tomba malade sur la route de Jérusalem. Il dut monter
dans une litière conduite par des Sarrasins et, rencontrant un pélerin originaire de
Pirou en Cotentin, il lui dit : «Tu diras à mes amis que tu as vu ton duc se faire por-
ter au paradis par quatre diables». Il mourut à Nicée le 2 juillet 1035 sur le chemin
du retour.
Avant son départ, Robert aurait nommé son cousin germain, Alain III, comte de
Bretagne, régent du duché et tuteur du jeune duc. Mais le pouvoir fut effectivement
exercé par son oncle, l'archevêque Robert, jusqu'à sa mort, survenue le 16 mars
1037. Ce fut Mauger, un fils illégitime de Richard II, qui succéda à Robert comme
archevêque de Rouen et prit la première place de l'aristocratie normande, avec
Gilbert de Brionne et le sénéchal Osbern de Crépon dit le Pacifique. Le sénéchal, ou
dapifer, était à l'origine un officier chargé du service de la table auprès d'un grand ;
fonction de domesticité qui s'effaça vite devant des attributions administratives, poli-
tiques, judiciaires et militaires.
Mais Mauger n'avait pas l'expérience et l'autorité de son prédécesseur. La plu-
part des seigneurs commencèrent à violer le serment qu'ils avaient prêté à leur duc.
Trop jeune encore, Guillaume faillit perdre sa couronne qui excitait les convoitises.
Plus d'un frère ou neveu des anciens ducs, la plupart bâtards eux-mêmes, se crut le
droit de supplanter cet héritier illégitime, ce petit-fils de tanneur. La guerre civile
Retrouver ce titre sur Numilog.com

s'alluma. Une vague de violences déferla sur le duché. Tous les protecteurs de
Guillaume tombèrent les uns après les autres.
Ce fut d'abord le comte de Bretagne, Alain, qui mourut brusquement en 1040 à
Vimoutiers, où on aurait empoisonné les rênes de son cheval. Sa place de tuteur fut
prise par le comte Gilbert de Brionne qui fut lui-même assassiné peu de mois plus
tard, à l'instigation de son cousin, Raoul de Gacé, un fils de l'archevêque Robert.
Puis Osbern de Crépon, qui résidait au château de Vaudreuil, dans une île de l'Eure,
et mettait Guillaume dans son lit pour le mieux protéger, y fut une nuit étranglé par
des hommes commandés par Guillaume de Montgommery, dont le père, Roger, était
alors en exil à Paris ; ils ne s'aperçurent pas de la présence, aux côtés du sénéchal, de
leur jeune seigneur. Mais Osbern fut vengé par son prévôt qui pénétra, les armes à la
main, dans la demeure de Guillaume de Montgommery et le tua.
L'anarchie s'étendit alors à tout le duché. De furieuses guerres privées mirent
aux prises les grands seigneurs qui allèrent jusqu'à s'emparer de quelques forteresses
ducales, comme celle d'Alençon, saisie par Guillaume Talvas de Bellême.
A la frontière méridionale de la Normandie s'était constituée depuis le début du
siècle une vaste seigneurie de Mortagne à Domfront, qui englobait la place forte
d'Alençon. Guillaume Ier de Bellême, fils d'Yves de Creil, avait tenu cette place en
fief du duc de Normandie, mais avait tenté de se soustraire à ses obligations de vas-
salité. Le duc Robert, avant de lui accorder son pardon, l'avait humilié, l'obligeant à
porter en public sur ses épaules une selle équestre.
Guillaume Talvas, fils de Guillaume Ier de Bellême, mort en 1031, était, d'après
les chroniques, peureux au combat, mais redoutable par sa ruse. Il avait épousé
Hildeburge qui lui reprochait sa conduite fourbe et cruelle. Un matin il la fit
étrangler ; puis il demanda en mariage une fille de Roger, seigneur de Beaumont-sur-
Risle. Parmi les invités aux noces se trouvait Guillaume-Fils-Géré, un breton auquel
il était redevable et qui se rendit à Alençon sans armes. Le sire de Bellême lui fit bon
accueil, puis partit à la chasse. Mais ses serviteurs, sur son ordre, se jetèrent sur le
fils de Géré et, devant les invités atterrés, lui crevèrent les yeux, lui coupèrent le nez
et les oreilles. Le malheureux survécut et se retira au monastère du Bec. Mais deux
de ses frères jurèrent de le venger. Ils saccagèrent les terres de Guillaume Talvas et
s'avancèrent jusqu'aux portes du château où il se terrait, le sommant en vain de sortir
et de se battre. Ecœurés par tant de lâcheté, ses fils finirent par contraindre
Guillaume Talvas à sortir de son refuge, le condamnant ainsi à tomber sous les coups
de ses ennemis.
Roger de Beaumont était un fils d'Onfroy de Vieilles, premier seigneur de
Beaumont-sur-Risle. Il s'affronta violemment à ses voisins, les Tosny, nom d'une
commune de l'Eure, proche des Andelys. Cette dernière famille, d'origine française,
avait dû sa fortune à un de ses membres, Hugues, archevêque de Rouen en 942, qui
avait constitué un fief important pour son frère Raoul, seigneur vers 1005 de
Tillières-sur-Avre. Mort vers 1020, Raoul de Tosny fut l'un des premiers Normands à
visiter l'Italie. Son fils Roger aurait passé sa jeunesse en Espagne. De sa visite à
l'abbaye de Conques-en-Rouergue, il ramena l'idée de fonder celle de St-Pierre-de-
Castillon qui prit bientôt le nom de Conches. Roger avait été l'un des seuls seigneurs
Retrouver ce titre sur Numilog.com

à insulter le jeune duc Guillaume pour sa bâtardise et profita des troubles de la mino-
rité pour ravager les terres de son voisin, Onfroy de Vieilles. Il fut assassiné en repré-
sailles, avec deux de ses fils, par Roger de Beaumont qui, lui, perdit un frère dans
cette guerre féroce.
Après la disparition du duc Robert, le roi de France, Henri Ier, aurait pu récla-
mer comme suzerain l'administration de la Normandie pendant la minorité de
Guillaume. Il n'en fit rien. Mais il accueillit à sa cour les trublions normands
condamnés à l'exil, comme Roger de Montgommery. Ces hommes le persuadèrent
d'intervenir pour éliminer l'équipe, dirigée par Raoul de Gacé, dit Tête d'Ane, qui
gouvernait alors le duché. Le prétexte invoqué par le roi de France pour entrer en
Normandie fut la menace que représentait pour son domaine le château de Tillières-
sur-Avre. Vers 1042 Henri 1er se présenta devant le château pour le détruire et exigea
qu'on lui en ouvrît les portes. Gilbert Crespin, auquel Richard II en avait naguère
confié la garde, refusa d'abord, malgré le conseil de Raoul de Gacé, auquel le roi de
France avait promis de ne pas reconstruire le château ; il ne céda qu'à la demande du
jeune duc Guillaume, alors âgé d'une quinzaine d'années. Henri Ier incendia donc le
château, puis poursuivit sa marche vers l'ouest, pillant Argentan, et revint à Tillières,
où il restaura les remparts, y installant une garnison à lui, contrairement à sa pro-
messe.
A la même époque, le vicomte d'Exmes, Turstein Goz, fils d'Ansfred le Danois,
qui avait joui de la confiance de Richard II, se dressa contre le gouvernement de
Raoul de Gacé et s'enferma dans le château de Falaise. Raoul de Gacé réunit alors
une troupe de chevaliers attachés au duc et vint assiéger la ville. Turstein Goz dut se
rendre. Il fut exilé, mais rentra en grâce quelques années plus tard et son fils, Richard
Goz, devint vicomte d'Avranches.
Vers la fin du Xe siècle, les ducs possédaient presque la moitié du sol de la
Normandie. Mais Richard II avait ébréché son patrimoine pour constituer les fiefs de
la nouvelle aristocratie. C'est ainsi que le Cinglais, pays s'étendant au sud de Caen,
était passé presque entièrement aux mains de Raoul et Erneis Taisson, fils d'un
immigré angevin, vers 1020. Mais Richard II avait cependant évité la constitution de
grands ensembles d'un seul tenant ; pratique prudente, qui devait être reprise en
Angleterre ; même le fief des Taisson était entrecroisé comme une marqueterie. Ainsi
détenteurs de terres dispersées, les vassaux du duc les divisaient à leur tour selon le
même principe pour constituer les fiefs de leurs propres vassaux.
Chaque vassal devait l'hommage à son suzerain, comme le duc de Normandie
lui-même le devait au roi de France. Toutefois, les liens de vassalité étaient beaucoup
plus une promesse d'assistance mutuelle qu'un contrat de subordination. Rois et ducs
étaient fréquemment obligés de partir en campagne pour se faire respecter. Ce fut
ainsi le cas au temps de la jeunesse de Guillaume dans le duché de Normandie.
Pour administrer le domaine qui lui restait, Richard II avait créé l'office de
vicomte, lequel exerçait des fonctions fiscales, judiciaires et militaires sur l'étendue
d'un certain territoire. Cet office pouvait devenir héréditaire, en cas de fidélité. C'est
ainsi que se fondèrent de vraies dynasties dans certaines régions : les vicomtes de
Saint-Sauveur régnaient sur le Cotentin, ceux d'Avranches sur l'Avranchin, ceux de
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Bayeux sur le Bessin. Ces fonctionnaires publics devinrent de puissants seigneurs,


détenteurs de nombreuses terres, surtout dans le siège de leurs circonscriptions. Les
comtes, eux, étaient des membres de la famille ducale.

Depuis la mort de ses protecteurs, le jeune duc, trahi par tous, errait de château
en château, résidant souvent dans le Cotentin, y nouant sans doute des amitiés parmi
les jeunes seigneurs de son âge ; mais il faillit y perdre la vie.
Au début du XIe siècle, la Normandie occidentale était encore considérée
comme une région à demi barbare. L'évêque de Coutances demeurait plus souvent à
Rouen que dans sa ville épiscopale et, sauf au Mont-Saint-Michel, aucun centre
monastique ne fut rétabli avant l'abbaye de Cerisy en 1032. Le commerce était si peu
développé dans le Cotentin qu'aucune ville n'y apparaît avant Valognes, vers 1030.
En 1047, après un calme précaire de quelques années, un certain nombre de sei-
gneurs de cette partie de la Normandie, désireux de conserver la liberté dont ils
avaient joui durant la minorité de leur duc, le voyant grandir et se fortifier, prêt d'at-
teindre vingt ans, formèrent une conjuration tendant à l'évincer et à confier le duché
à l'un de ses cousins, Guy de Bourgogne, petit-fils par sa mère de Richard II, qui
avait reçu Brionne et Vernon après l'assassinat du tuteur de Guillaume, Gilbert, dont
les deux fils, Richard et Baudouin, s'étaient réfugiés à la cour du comte de Flandre.
Guy prétexta l'illégitimité de Guillaume, près duquel il avait passé une partie de
son enfance, pour se poser en prétendant. Il réussit à séduire Néel II de Saint-Sauveur,
vicomte du Cotentin, et Renouf de Briquessart, vicomte du Bessin, qui entrainèrent
plusieurs barons puissants, comme Raoul Taisson, seigneur de Cinglais, Grimout du
Plessis, dont la seigneurie s'étendait près de Vire, et Hamon surnommé le Dentu à
cause de son prognathisme dentaire, seigneur de Creully et de Torigni. Tous jurèrent
sur les reliques des saints qu'ils frapperaient le duc partout où ils le trouveraient. Car
il s'agissait bel et bien, pour s'en débarrasser, d'assassiner Guillaume. Mais l'entre-
tien des conspirateurs, réunis à Bayeux, fut surpris par Golet, le fou de Guillaume,
qui courut à bride abattue à Valognes, où il savait trouver son maître. La nuit était
tombée. Guillaume dormait. Golet frappa à toutes les portes du château, criant par-
tout : «Ouvrez-moi et levez-vous, ou vous êtes morts !» Ainsi réveillé, Guillaume
comprit aussitôt son nouveau malheur, sauta sur un cheval en braies et en chemise et
s'enfuit ventre à terre. Après avoir traversé la baie formée par l'estuaire de l'Ouve et
de la Vire aux Veys, c'est-à-dire aux gués, il évita Bayeux, prenant un chemin que
l'on appela la Voie du duc. Un chevalier qu'il rencontra, Hubert de Ryes, lui donna
un cheval et ses fils pour l'escorter jusqu'à Falaise. A peine les cavaliers étaient-ils
partis qu'Hubert vit arriver les conjurés qui lui demandèrent s'il n'avait pas vu le
duc. «Oui» répondit-il. «Quelle route a-t-il prise ?» Hubert ne se troubla pas :
«Celle-là !» Et il indiqua une autre route que celle prise par Guillaume...
Le duc de Normandie alla trouver à Poissy son suzerain le roi de France, et
obtint cette fois son appui. Les deux alliés réunirent leurs troupes, puis marchèrent
contre les révoltés, rassemblés au sud-est de Caen, en un lieu appelé le Val-ès-Dunes.
La bataille, au cours de laquelle le roi de France fut renversé de son cheval, fut
acharnée et Guillaume y fit preuve d'une bravoure qui allait le rendre célèbre et lui
Retrouver ce titre sur Numilog.com

valoir une réputation d'invincibilité. Mais son sort ne dépendit peut-être que de l'ac-
tion subite d'une troupe de guerriers restée à l'écart, dans l'expectative, et qui avait à
sa tête Raoul Taisson qui ne mérita jamais mieux son nom, qui signifie le blaireau,
animal d'un naturel méfiant. Raoul avait prêté à Bayeux le serment des conjurés et
on le vit soudain se diriger seul vers le duc Guillaume ; le frappant de son gant, il lui
dit : «J'ai juré de vous frapper partout où je vous trouverais ; je suis quitte». Puis,
rejoignant sa troupe, quand il vit Hamon le Dentu tomber, mortellement blessé, il se
jeta avec ses hommes dans la mêlée, combattant pour le duc. Aussitôt Renouf de
Bayeux, effrayé, s'enfuit, tête basse sur l'encolure de son cheval, honteux. Le dernier
à lutter fut Néel de Saint-Sauveur, surnommé Chef de Faucon pour son intrépidité.
Guy de Bourgogne courut s'enfermer dans son château de Brionne, dont
Guillaume fit le siège pendant deux ans. Réduit à la famine, Guy dut se rendre et se
retira, malgré le pardon du duc, dans sa Bourgogne natale.
Chaque fois que Guillaume eut à affronter une rébellion, il devait tenter, après
l'avoir matée, de ramener à lui les coupables. Ainsi en fut-il de Renouf de Bayeux,
dont le fils hérita de la vicomté du Bessin, et même de Néel de Saint-Sauveur, qui
s'était réfugié en Bretagne et dont les biens avaient été confisqués. Dès 1054 Néel
signait une charte du duc. Plusieurs de ses vassaux avaient partagé son exil, comme
Rainaud Foliot, Richard d'Esturcaville et Raoul de Glanville. Il recouvra ceux de ses
biens qui n'avaient pas été cédés, en particulier sa baronnie de Saint-Sauveur, avec le
titre de vicomte qui s'y trouvait attaché, mais sans ses attributions. On lui donne plu-
sieurs fils : Néel, Roger, deux Guillaume et Girard, dont le destin n'a jamais été clai-
rement élucidé.
La baronnie de Néhou, l'île de Néel, avec Varenguebec, fut donnée à Baudoin
de Reviers, du nom d'une paroisse située près de Creully, dans le Bessin ; une de ses
sœurs avait épousé Néel de Saint-Sauveur, lequel mourut en 1092. Les descendants
de Baudoin devinrent aussi seigneurs de Vernon.
Sous le règne de Guillaume, ce sont Eude au Capel, baron de la Haye-du-Puits,
et Robert Bertran, baron de Bricquebec, qui assurèrent à tour de rôle la fonction de
vicomte du Cotentin, comme en témoignent certaines chartes. Eude au Capel fut
avec son père, Turstein Haldup, le fondateur vers 1056 de l'abbaye de Lessay. Robert
Bertran dit le Tors, parce qu'il était bossu, dont la baronnie de Bricquebec était
proche de Brix, avait aussi un vaste domaine dans le pays d'Auge, où il exerça égale-
ment des fonctions vicomtales, et à Fontenay-le-Marmion, près de Caen. La plupart
des paroisses de la Hague dépendaient de la famille Bertran, dont certaines branches
ou certains vassaux prirent le nom de châteaux qu'ils possédaient, comme les
Vauville, Rosel, Barneville, Sottevast. Et on retrouve dans le Pays d'Auge des
paroisses du même nom, en particulier Vauville et Barneville-la-Bertrand, Rosel
figurant dans la plaine de Caen et dans l'île de Jersey.

Sa victoire du Val-ès-Dunes fut décisive pour le destin du duc Guillaume. Il


finissait enfin par s'imposer, devenait le maître de la Normandie. Lui restait à trouver
une femme, c'est-à-dire une alliance avantageuse. Son choix se fixa sur une fille de
Baudouin V, comte de Flandre : Mathilde, que l'on disait aussi belle que vertueuse.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

C'était effacer les mauvais rapports qui avaient existé entre les deux pays et se rap-
procher de son suzerain, le roi de France Henri 1er, beau-frère du comte de Flandre et
qui venait de l'assister à la bataille du Val-ès-Dunes. Mais les fiancés étaient cousins
et le pape s'opposa au mariage. Celui-ci fut néanmoins célébré à Eu, en 1050 ou
1051. Avec l'appui de personnages ecclésiastiques, en particulier de Lanfranc, alors
prieur de l'abbaye du Bec, mais originaire de Pavie, le conflit avec la papauté se
trouva réglé, les jeunes mariés s'engageant à construire deux abbayes, l'une pour les

Principaux seigneurs du Cotentin et de l'Avranchin vers 1066.


Retrouver ce titre sur Numilog.com

femmes, l'autre pour les h o m m e s ; telle fut l'origine des abbayes caennaises de la
Trinité et de Saint-Etienne.
Après le mariage de Guillaume et de Mathilde, on vit arriver à la cour de Rouen
de nombreux Flamands qui entrèrent au service du duc. Les deux fils de Gilbert de
Brionne, le tuteur de Guillaume assassiné, Richard et Baudouin, réfugiés en Flandre,
r e v i n r e n t aussi en N o r m a n d i e ; à l ' a î n é fut d o n n é B i e n f a i t e et O r b e c , au c a d e t
Meulles et Sap, en compensation de leur héritage perdu.
Ainsi se terminait la période troublée qui avait vu s'agiter les principaux barons
du Cotentin. Mais aucun chroniqueur, aucune charte ne mentionne un seigneur de
Brix. C o m m e n t ce conseiller du père de Guillaume, prétendument marié à une fille
du comte Alain de Bretagne, cousin des ducs de Normandie, aurait-il pu rester inac-
tif, à l'écart des factions et des complots ? Si le domaine de Brix ne fut pas concédé
entre 1028 et 1035, c o m m e il est probable, il ne le fut certainement pas avant 1047,
année où débuta réellement le règne du duc Guillaume.
L e p r o f e s s e u r Barrow, dans les A n n a l e s de N o r m a n d i e de d é c e m b r e 1965, a
écrit : Ce qui est, j e crois, inconnu, est l'origine de la famille Bruce en N o r m a n d i e
même ; mais le f a i t que Brix et sa f o r ê t étaient des p a r t i e s importantes du d o m a i n e
d u c a l et la haute f a v e u r dont R o b e r t de Brus j o u i t a u p r è s de H e n r i Ier suggèrent que
les Bruce étaient étroitement liés à la maison ducale, soit p a r le sang, soit p a r les
services rendus, soit p a r les deux à la fois.
L a châtellenie de Brix était en effet plus importante que celle de Valognes et de
Cherbourg. Dans les rôles de l'Echiquier de Normandie, conservés aux archives de la
Tour de Londres, en 1180 la fiefferme de Brix rendait 200 livres, celle de Valognes
153 livres et celle de Cherbourg 150 livres.
Il n ' e s t donc pas exclu que la famille de Brus était a p p a r e n t é e à la f a m i l l e
ducale de N o r m a n d i e . Mais il est possible q u e le p r e m i e r de B r u s était un cadet
d ' u n e famille normande, ou m ê m e flamande, plus ou moins importante et qui prit le
nom du domaine q u ' o n lui donna ; cas très fréquent à cette époque, qui obscurcit
souvent l'origine des familles. Les noms du père et de ses fils, tirés des biens que
chacun d ' e u x possédait, n'étaient pas les m ê m e s ; d ' o ù tant de controverses et d ' e r -
reurs généalogiques.
Depuis le début du XIe siècle se développait dans le duché une aristocratie nou-
velle. Parmi ces h o m m e s nouveaux, à partir de 1047, Guillaume choisit ceux qu'il
estimait les plus aptes à le soutenir. Il leur d o n n a parfois des biens confisqués à
d'autres, à la fidélité moins sûre, ou il créa de nouveaux fiefs, amputant un domaine
déjà amenuisé ; tel fut, semble-t-il, le cas pour Brix.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

L'héritage anglais

L e manuscrit de George MacKenzie de 1672, consacré à la noblesse


d'Ecosse, que cite Drummond parmi ses sources, est conservé à
Edimbourg.
George Mackenzie fut Lord Advocate d'Ecosse sous le roi Charles II. Le Lord
Advocate est le principal homme de loi en Ecosse, où il représente la Couronne en
matière civile et criminelle ; c'est une sorte de Garde des Sceaux. Chassé de son
poste par Jacques II d'Angleterre, pour s'être opposé au roi, MacKenzie y fut rétabli
en 1688 et mourut en 1691. Ce fut lui qui créa ce qui devait devenir en 1921 la
Bibliothèque Nationale d'Ecosse.
George MacKenzie fut un écrivain prolifique sur toutes sortes de sujets. Il lisait
très correctement de vieux manuscrits. Cependant, sa réputation était plus grande
comme légiste que comme historien. Il convient aussi de noter qu'à son époque
n'existait aucune référence critique aux sources, ce qu'on considère aujourd'hui
comme essentiel, et que des écrivains comme lui pouvaient commettre des erreurs.
La première famille étudiée par MacKenzie dans son manuscrit, comme étant la
plus illustre, est celle de Bruce, originaire de Bruis, en Normandie. Contrairement à
celle de Drummond, cette généalogie ne fait aucun rapprochement entre la famille de
Bruce et les comtes des Orcades d'une part, entre les seigneur de Brix et de Briouze
d'autre part. Elle ne cite même pas Robert de Brus, compagnon présumé de
Guillaume le Conquérant en 1066. Elle commence par Adelme de Bruis, un noble
normand qui reçut la ville et le château de Bruis et qui vint en Angleterre vers l'an-
née 1050 avec d'autres seigneurs de Normandie pour assister la reine Emma, près
de laquelle il resta. Après sa mort, extrêmement haï des Anglais, il fut obligé de se
réfugier en Ecosse, où il obtint la terre de Boulden, soit par mariage ou par donation
du roi.

La reine Emma est l'une des figures les plus marquantes de la famille ducale
normande. Epouse de deux rois anglais, mère de deux autres, on peut dire que la
conquête de l'Angleterre par les Normands commença avec elle. Cette fille du duc
Richard Ier fut en effet mariée vers 1003 au roi d'Angleterre Ethelred, dont elle eut
deux fils : Edouard et Alfred.
Depuis longtemps, l'Angleterre était la proie des Vikings qui avaient virtuelle-
ment conquis la partie nord du pays, la Northumbrie. Avant sa mort, en 924, le roi
Edouard l'Ancien avait été reconnu dans les régions situées au sud de l'Humber. Au
nord, les colons scandinaves, d'origine danoise, étaient restés indépendants. Ils
furent rejoints par des Vikings d'ascendance norvégienne qui s'étaient établis en
Irlande et en avaient été chassés. Ces aventuriers s'intronisèrent eux-mêmes rois
d'York. En 954, l'Angleterre s'était retrouvée unifiée lorsque le dernier roi scandi-
Retrouver ce titre sur Numilog.com

nave d'York, Eric à la hache sanglante, fut banni et tué. Mais elle restait exposée aux
raids vikings.
Ethelred, le mari d'Emma, monté sur le trône à dix ans, en 978, fut l'un des
monarques les moins dignes d'admiration de l'histoire d'Angleterre. Faible, capri-
cieux, beau, élégant et méchant, son long règne ne fut qu'une suite de défaites, de
trahisons, d'incompétence, dont profitèrent les envahisseurs danois.
En 1013, le roi de Danemark, Sven à la barbe fourchue, se rendit maître du pays
entier. Ethelred, Emma et leurs deux fils durent se réfugier à la cour ducale de
Rouen. Sven régna brièvement sur l'Angleterre, puisqu'il mourut en février 1014.
Bien qu'Ethelred, avec l'appui plus ou moins effectif du futur roi de Norvège Olav le
Saint, qui se trouvait alors à la cour de Rouen, soit revenu dans son pays pour tenter
de retourner la situation en sa faveur, sa mort, le 23 avril 1016, puis celle d'Ed-
mond II, surnommé Côte de Fer pour sa bravoure, fils de sa première femme, qui
régna quelques mois, marquèrent la fin des combats. Edouard, fils d'Edmond, se
réfugia en Hongrie, où il épousa une princesse de cette région. Les Anglo-Saxons
reconnurent alors comme souverain le fils de Sven : Knut.
En juillet 1017, un an après la mort d'Ethelred, sa veuve épousait le vainqueur
de son époux, le roi Knut, de quinze ans plus jeune qu'elle. Les contemporains et
l'histoire ont souvent réprouvé l'attitude d'Emma. Mais sans doute ne faut-il voir
dans ce second mariage qu'un acte de clairvoyance politique.
En épousant Emma, le but de Knut, roi fort, sagace, aimé de ses sujets et res-
pecté à l'étranger, qui s'était converti au catholicisme, était d'empêcher son frère, le
duc Richard II, de prendre parti pour ses neveux, Edouard et Alfred, prétendants légi-
times de la dynastie saxonne et réfugiés à sa cour. Emma, elle, évitait sa propre éli-
mination ; plutôt que d'être reine en exil, elle régnait effectivement sur l'Angleterre
et prenait des gages sur l'avenir, pouvant escompter qu'un jour un fils issu d'elle
occuperait le trône. (T.G. 2)
Quand Knut mourut, en novembre 1035, Emma engagea la lutte contre Harold,
un fils illégitime du Danois, qui venait de s'emparer de la couronne, pour
Harthaknut, le fils qu'elle avait eu de son second époux. Elle écrivit à ses fils aînés,
Edouard et Alfred, restés à Rouen, de venir à son secours. Le plus jeune, Alfred,
s'embarqua pour l'Angleterre, accompagné de six cents Normands. Mais il fut cap-
turé peu après son arrivée à Douvres et mis à mort.
Réfugiée en Flandre, Emma y prépara son retour. Quand Harold, l'usurpateur,
mourut, le 17 mars 1040, elle revint, accompagnée par Harthaknut et escortée par
soixante-deux navires de guerre. Malheureusement, le nouveau roi se montra à peine
moins barbare que son prédécesseur ; les deux frères étaient de jeunes dégénérés,
indignes de leur père, Knut le Grand. Emma s'aperçut de la haine qu'inspirait
Harthaknut à ses sujets et elle fit revenir d'un exil de trente ans son fils aîné,
Edouard, avec une troupe de chevaliers normands qui restèrent près de lui pour sa
sécurité. Quand, en 1042, Harthaknut mourut à son tour, elle réalisa son rêve de voir
le fils qui lui restait, l'héritier légitime, reconnu à Londres par le peuple anglais tout
entier.
Tous les désirs d'Emma semblaient comblés. Et pourtant, l'année qui suivit son
Retrouver ce titre sur Numilog.com

accession au trône, en 1043, le roi Edouard, accompagné des comtes Godwin,


Leofric et Siward, se rendait à Winchester, où résidait sa mère, saisissait ses terres et
ses biens et lui ordonnait de se cloîtrer à Wherwell. Que s'était-il passé ?
Edouard avait été absent d'Angleterre pendant près de trente ans et les cou-
tumes anglaises lui étaient moins familières que celles de Normandie. Le jour de son
couronnement, il lui avait été stipulé de ne pas inviter trop de Normands à sa cour.
Cependant, l'infiltration étrangère s'accentua ; des châteaux-forts de style normand
surgissaient çà et là ; des soldats normands composaient leurs garnisons ; des prêtres
normands vivaient dans le palais, étaient nommés évêques. Une forte opposition
nationaliste se constitua autour de l'homme le plus puissant du royaume, le comte de
Wessex, Godwin, qui avait épousé une princesse danoise, parente du roi Knut, et que
la reine Emma avait des raisons de craindre et de mépriser, car c'était lui qui avait
intercepté son fils Alfred pour le remettre aux mains de ses assassins. En 1040, au
retour d'Emma et de Harthaknut, on avait enquêté sur la mort d'Alfred. Principal
accusé, Godwin avait soudoyé des témoins qui jurèrent qu'il n'était responsable de
rien et il avait fait au roi un présent fabuleux : une esnèque ornée de métal doré, équi-
pée de quatre-vingts guerriers. On l'avait déclaré innocent.
Edouard, charitable, mais versatile, d'un caractère faible et ombrageux, se
rebellait souvent contre la domination de sa mère, aux visées plus ambitieuses.
Quand Emma fut témoin de l'influence grandissante du comte de Wessex, que le roi
cherchait à se concilier pour compenser les empiètements normands et dont il allait
épouser une fille, son ressentiment s'accrut. Elle rechercha contre Godwin un appui
extérieur et crut le trouver en la personne de Magnus, roi de Norvège, fils d'Olav le
Saint, avec lequel elle se mit à comploter.
Sur les instances de Godwin, Edouard chassa donc Emma. Mais la brouille
entre la mère et le fils dura peu. S'il le craignait, Edouard gardait lui aussi rancune au
comte de Wessex, devenu son beau-père. En septembre 1050, à la première occasion
qui se présenta, il bannit Godwin qui se réfugia avec une partie de sa famille en
Flandre, où un de ses fils, Tostig, avait épousé une demi-sœur du comte Baudoin V ;
et il contraignit à se retirer à l'abbaye de Wherwell, à la place de la reine Emma, sa
propre femme, Edith, fille de Godwin.
C'est au moment de cette disgrâce du comte de Wessex, au début de 1051,
qu'Edouard, sans héritier direct, aurait décidé de laisser à sa mort la couronne
d'Angleterre à son cousin Guillaume, duc de Normandie, qui devait épouser la même
année une fille du comte Baudoin V de Flandre. Certains ont prétendu que le duc
Guillaume se rendit lui-même en Angleterre pour recevoir la promesse du roi
Edouard. C'est peu probable, car trop de problèmes le retenaient alors en Norman-
die. Mais, sur médiation de Robert Champart, ancien abbé de Jumièges, qui avait
suivi Edouard en Angleterre, où il était devenu évêque de Londres en 1044, puis
archevêque de Canterbury, le roi envoya à Guillaume deux otages comme garants de
cet héritage : un fils et un petit-fils de Godwin. D'autres Normands vinrent alors avec
Robert Champart à la cour d'Edouard ; et, parmi eux, aurait figuré cet Adelme de
Bruis dont parle Mackenzie.
Mais Adelme de Bruis ne put rester longtemps en Angleterre. La reine Emma
Retrouver ce titre sur Numilog.com

mourut le 6 mars 1052 et les chroniqueurs anglais se sont fait l'écho de l'indignation
et de la haine soulevées par la présence des étrangers. Leur principale ennemie dispa-
rue, Godwin et ses fils revinrent de leur exil et reprirent les rênes du pouvoir. Godwin
devait mourir l'année suivante, en 1053, et son fils Harold devint comte de Wessex à
sa place. Edouard, fils de l'éphémère roi Edmond, fut rappelé de Hongrie, mais mou-
rut mystérieusement dès son retour, en 1057, laissant un fils encore enfant, Edgar,
qui devenait héritier légitime, et des filles. Quant aux Normands du roi Edouard,
chassés, la plupart seraient entrés au service de Macbeth, en Ecosse.

Depuis près de quinze ans le règne de Macbeth était prospère. Il avait gagné les
cœurs par sa générosité, ramené à l'obéissance les comtes émancipés et avait purgé
des bandits le royaume d'Ecosse. Il réformait et rétablissait la justice. On le considé-
rait comme le défenseur des innocents. (T.G. 3)
Puis, soudain, vers 1053, on assiste à un revirement total. Le tyran jette le
masque. Pour affermir sa couronne, il fait assassiner Banquo, son compagnon
d'armes et son complice dans le meurtre en 1040 de son cousin, le roi Duncan, un
remords de conscience lui faisant craindre qu'on ne lui serve la même coupe que
celle qu'il avait servie à son prédécesseur. Shakespeare, dans son célèbre drame, a
donné un saisissant relief à cette situation.
Macbeth se méfie de tous et fait secrètement assassiner ceux qu'il redoute. Sur
une montagne élevée, il érige un château, symbole de sa puissance. A tour de rôle,
tous les comtes d'Ecosse doivent contribuer à sa construction. Seul, Macduff, comte
de Fife, ne paraît pas. Se sentant menacé, il s'enfuit en Angleterre, où il persuade le
roi Edouard de soutenir les droits de Malcolm Canmore (Grosse tête), fils de
Duncan, à la couronne d'Ecosse. Comment Edouard, qui avait lui-même connu
vingt-sept années d'exil, n'aurait-il pu s'apitoyer sur un prince chassé violemment du
trône de ses pères et réfugié dans son pays ?
Malcolm vivait à la frontière de l'Ecosse, chez Siward, comte de Northumbrie,
d'origine danoise, favori de Knut et oncle maternel de Malcolm. En 1054, encouragé
par Macduff et appuyé par le roi d'Angleterre, il se décida à engager la bataille
contre Macbeth.
Siward et Malcolm envahirent l'Ecosse avec des forces considérables. Ils rem-
portèrent la victoire à Dunsinane, près de Scone. Macbeth réussit à s'enfuir, mais
trois mille de ses guerriers étaient tombés, dont tous les Normands qu'il employait et
qui avaient combattu jusqu'au dernier, assurent les chroniques écossaises, soulevant
l'admiration de Malcolm lui-même. De leur côté, les Anglo-Danois avaient perdu de
nombreux hommes, dont le fils aîné de Siward, lequel se consola en apprenant qu'il
n'avait reçu de blessures que par-devant...
Ce ne fut que le 15 décembre 1056 que Macbeth fut tué à Lumphanan par le
comte de Fife, Macduff, qui apporta sa tête à Malcolm au château de Kincardine, en
réclamant comme récompense, pour lui-même et ses descendants, de couronner
chaque nouveau roi d'Ecosse.
Peu après sa victoire de Dunsinane, au printemps de 1055, le comte Siward était
tombé très malade. La légende rapporte que, se voyant perdu, il déclara qu'il voulait
Retrouver ce titre sur Numilog.com

mourir en guerrier, comme il avait vécu. Il se fit apporter ses armes, se fit asseoir sur
son lit et rendit le dernier soupir en s'appuyant sur sa lance... Le seul héritier qui lui
restait, Waltheof, était trop jeune pour remplacer son père. Aussi le comté de
Northumbrie fut-il donné à Tostig, troisième fils de Godwin, dont l'aîné, Harold,
était devenu le premier personnage dans le gouvernement de l'Angleterre.
Contrairement à ce qu'avance MacKenzie, il est douteux qu'Adelme de Bruis se
réfugia en Ecosse après le retour au pouvoir de Godwin et de sa famille, car il n'y
aurait rencontré que la mort aux côtés des Normands de Macbeth à Dunsinane. S'il
vint en Angleterre, il est plus probable qu'il repartit en Normandie. Quant au don de
Boulden, à présent Bowden, qu'il aurait reçu en Ecosse, il est récusé par tous les his-
toriens écossais. Bowden fut donné à l'abbaye de Kelso par le comte David, avant
qu'il devînt roi, en 1120, alors que les moines de Tiron étaient encore à Selkirk, huit
ans avant de s'installer à Kelso. La charte de David, qui figure dans Early Scottish
Charters de Lawrie, fait clairement ressortir que Bowden faisait partie de son
domaine ; et il n'y a aucune trace dans les archives de Kelso d'un Brus ayant pro-
priété aux environs ou dotant l'abbaye. Cependant, Robert de Brus, fils supposé
d'Adelme, figure comme premier témoin laïc de cette charte ; ce qui a pu provoquer
la confusion et la déduction qu'Adelme avait séjourné en Ecosse.

En Normandie, depuis la soumission de ses principaux vassaux après la bataille


du Val-ès-Dunes et son mariage avec Mathilde de Flandre, le duc Guillaume cher-
chait à consolider sa position, mais suscitait ainsi l'inquiétude et l'envie chez ceux-là
mêmes qui l'avaient aidé. Plusieurs comtes, d'origine ducale, se rebellèrent, voyant
sapée leur influence. C'est ainsi qu'en 1052 Guillaume d'Arqués interdit à
Guillaume l'entrée du fort château qu'il avait édifié au sommet d'un éperon formé
par le confluent de la Varenne, un petit fleuve côtier, et d'une rivière, et refusa le ser-
vice auquel il était tenu. Il fut assiégé, mais ne capitula qu'au début de 1054 et se
réfugia à la cour du comte Eustache II de Boulogne, beau-frère du roi Edouard
d'Angleterre.
Vers la même époque, un autre conflit éclata dans le sud-ouest de la Normandie,
au sujet de la vaste seigneurie des Bellême, qui relevait de plusieurs suzerains
rivaux : Bellême dépendait du roi de France, Domfront du comte du Maine, Alençon
du duc de Normandie. Vers 1050 le duc Guillaume donna en mariage à Roger de
Montgommery, l'un de ses plus fidèles lieutenants, Mabille, fille de Guillaume
Talvas, de sinistre mémoire, faisant ainsi glisser toute la seigneurie des Bellême dans
l'orbite de la Normandie. Il s'ensuivit une guerre entre l'Anjou et la Normandie, dont
l'enjeu était la possession de la seigneurie de Bellême et du comté du Maine. En
1051 Geoffroy Martel, comte d'Anjou, s'empara d'Alençon et de Domfront. A la fin
de l'année le duc Guillaume assiégea Domfront, dont il s'empara au printemps de
1052, après avoir repris Alençon. Il assurait de ce côté la frontière, jusqu'alors
imprécise, de son duché.
Mais ce succès normand inquiéta le roi de France, Henri Ier, qui avait pourtant
soutenu son vassal Guillaume en 1047 et qui conclut une alliance contre lui avec le
comte d'Anjou.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Au début de 1054 deux armées, l'une française, l'autre angevine, attaquèrent la


Normandie sur deux fronts. La première était commandée par Eude, frère du roi de
France, la seconde par le roi Henri Ier et le comte d'Anjou. Guillaume dut donc divi-
ser ses forces ; il prit le commandement des chevaliers de Basse-Normandie, ceux de
Haute-Normandie étant dirigés par le comte Robert d'Eu, le jeune Guillaume de
Varenne et le fils du seigneur de Bolbec, Gautier, surnommé Giffard, c'est-à-dire
joufflu ; un de ces surnoms auxquels on se complaisait à l'époque et qui sont deve-
nus noms de famille. En mars 1054, l'armée française commandée par Eude fit halte
dans le village de Mortemer-sur-Eaulne. Elle fut assaillie une nuit par les guerriers
de Gautier Giffard, qui mirent le feu à la ville. Un grand nombre de Français trouvè-
rent la mort ; les autres s'enfuirent et apprirent leur déroute à Henri Ier qui battit en
retraite. Le roi de France conserva cependant le château de Tillières-sur-Avre jusqu'à
la fin de 1058, après avoir subi une nouvelle défaite l'année précédente à Varaville,
où la plupart de ses soldats se noyèrent dans la Dives, en traversant un pont qui s'ef-
fondra.
Si le roi de France se retira, il favorisa par ses intrigues l'infidélité de certains
vassaux du duc de Normandie, surtout de ceux qui avaient eu à souffrir des crimes du
seigneur de Bellême, Guillaume Talvas. En épousant la fille de celui-ci, Roger de
Montgommery était devenu complice des inimitiés de sa femme et s'était attiré les
haines dont elle était l'objet. Car Mabille avait hérité des instincts cruels de son père.
Ecoutant les accusations portées par elle et son mari, le duc exila plusieurs grands
seigneurs connus pour leur hostilité aux Bellême : Raoul de Tosny, Hugues de
Grentemesnil et Ernaud-Fils-Géré, seigneur d'Echauffour.
Cependant, pour raison d'Etat, ayant peut-être conscience de son injustice,
Guillaume devait pardonner en 1063 à Raoul de Tosny et à Hugues de Grentemesnil
qui purent rentrer d'exil et recouvrer leurs fiefs. Mais Ernaud d'Echauffour ne profita
pas longtemps du pardon ducal. Mabille, elle, n'avait pas oublié sa haine contre celui
qui avait tué son père. Ernaud fut prévenu par des amis qu'elle se préparait à
employer le poison contre lui. Se trouvant à Echauffour, il fut convié à un repas par
des amis des Bellême, mais eut soin de ne pas boire la coupe qu'on lui avait prépa-
rée. Ce fut Gilbert, frère de Roger de Montgommery, qui accompagnait Ernaud, qui
absorba le breuvage, ignorant la machination ; il en mourut trois jours plus tard.
«Ainsi la perfide femme, qui voulait faire mourir un rival de son mari, tua le frère
unique de celui-ci» dit Orderic Vital.
Si occupé qu'il fût à consolider la cohésion et les frontières de son duché,
Guillaume n'en oubliait pas pour autant le Cotentin, où il avait passé une partie de sa
jeunesse, comme en témoignent plusieurs chartes.
Vers 1053 le duc et Mathilde se rendirent à Cherbourg pour accomplir une pro-
messe. Afin de lever l'excommunication qu'ils avaient encourus pour s'être épousés
sans autorisation du pape, avec la construction de deux abbayes à Caen, ils avaient
promis de fonder quatre cents places de pauvres, réparties dans quatre hôtels-Dieu.
L'asile des pauvres et des malades de Cherbourg bénéficia d'un de ces dons.
Après 1047 Guillaume avait confisqué la moitié de l'île de Guernesey apparte-
nant à Néel de Saint-Sauveur et l'avait donnée à l'abbaye de Marmoutier qui en avait
Retrouver ce titre sur Numilog.com

attribué les revenus à son prieuré de Héauville, dans la Hague, fondé vers 1020.
Entre 1050 et 1062 il concéda une langue de baleine par an aux moines de Héau-
ville ; la charte est témoignée par Roger de Montgommery, Raoul Taisson et Girard,
sénéchal, et son fils Robert. A la même époque il ratifia un achat de terres à
Héauville par le moine de Marmoutier chargé de l'administration des biens du
prieuré, avec le témoignage de Geoffroy, évêque de Coutances, Guillaume-Fils-
Osbern, Roger de Montgommery, Guillaume de Vauville et Hugues le Forestier.
Ayant alors dépassé trente ans, le duc Guillaume, d'après les chroniques du
temps, était de corpulence large et robuste. C'était un homme à la fois coléreux et
jovial, parlant avec exubérance. Une anecdote témoigne de sa vivacité. En 1062, lors
d'un séjour à la Hogue, une dune élevée, de Biville, près du prieuré de Héauville,
prenant son repas avec quelques compagnons, dont Roger de Montgommery,
Guillaume-Fils-Osbern et Hugues le Forestier, qui devait être chargé de l'administra-
tion des forêts ducales dans la région, le duc annonça son intention d'exempter de
coutumes le labourage de certaines terres du prieuré. Hugues le Forestier se permit
de faire des réserves. Guillaume, alors, prenant à pleines mains l'os du jambon qu'il
était en train de manger, menaça l'impertinent de l'en frapper.
Quelques années plus tard, vers 1076, alors que Robert Bertran remplissait l'of-
fice de vicomte du Cotentin, il méconnut la donation de Guillaume, reprenant en
quelque sorte l'opposition de Hugues le Forestier, dont il était peut-être parent et qui,
comme lui, avait des intérêts dans la région. Il saisit les biens des religieux de
Héauville, ces privilégiés du duc, qui se plaignirent à celui-ci et ne tardèrent pas à
obtenir justice.
Mais le duc Guillaume faillit laisser sa vie dans le Cotentin. En 1063 ou 1064,
pendant un séjour à Cherbourg, il tomba gravement malade et pensa mourir. Il fit
alors le vœu, s'il guérissait, de restaurer la chapelle du château et de la doter riche-
ment. Il ordonna également que fut bâtie une autre église en dehors du château, au
nom de la Sainte Trinité. A ces dons Guillaume de Vauville en ajouta d'autres à
Equeurdreville et Nouainville, dans les îles de Guernesey et d'Aurigny, et Hugues le
Forestier donna un pré, à la condition que les chanoines se chargent de l'éducation
de son fils. Outre Guillaume et sa femme, les témoins de la charte sont Robert et
Richard leurs fils, Hugues de Montfort, Robert Bertran, Guillaume de Vauville et
Guillaume son fils.
Comme on le voit, dans cette partie nord-ouest du Cotentin, outre Robert
Bertran et Hugues le Forestier, Guillaume de Vauville paraissait jouir de la faveur
ducale et il ne serait pas étonnant qu'il ait compté parmi ses compagnons de jeu-
nesse. Mais aucun Brus n'apparaît dans les chartes de cette époque. Même si la sei-
gneurie de Brix avait déjà été concédée, son titulaire n'était pas connu sous ce nom.

Nul n'ignorait en Angleterre que le pieux Edouard le Confesseur vivait dans un


état de chasteté parfaite avec son épouse Edith, fille du comte Godwin, et qu'il n'au-
rait sans doute jamais de fils. A mesure qu'il vieillissait devenait plus pressant le pro-
blème de sa succession.
A partir de 1063, le comte Harold se trouva au sommet du pouvoir anglais et
Retrouver ce titre sur Numilog.com

nul, en Angleterre, ne semblait douter qu'il succéderait à Edouard, son beau-frère.


Mais, ailleurs, il y avait des rivaux dangereux : Sven, roi de Danemark et neveu de
Knut le Grand ; Harald le Sévère, roi de Norvège, héritier de Magnus, auquel
Harthaknut, demi-frère d'Edouard, avait jadis promis sa couronne ; et surtout
Guillaume de Normandie, petit-neveu d'Emma et cousin d'Edouard, lequel lui avait
fait la même promesse, au temps de ses favoris normands ; sans compter l'héritier
légitime, Edgar, petit-fils d'Edmond II, frère aîné d'Edouard, qui avait régné
quelques mois en 1016.
A la fin de l'été de 1064, Harold s'embarqua avec plusieurs seigneurs de la cour
dans un port du Sussex. On a beaucoup débattu des raisons de ce voyage. Il semble à
peu près certain que le roi Edouard ait envoyé Harold au duc Guillaume pour confir-
mer à celui-ci sa promesse de 1051 de le faire héritier du trône, et qu'Harold ait
accepté pour tenter d'obtenir la libération des deux otages détenus depuis lors en
Normandie : son frère et son neveu, et aussi pour ménager son propre avenir, en cas
de réussite de Guillaume. Mais le vent jeta les vaisseaux près d'Abbeville, sur les
terres de Guy de Ponthieu, vassal du duc de Normandie.
A cette époque on considérait que les naufragés et leurs bateaux étaient la pro-
priété légale de celui auquel appartenait la terre où ils avaient échoué. Guy de
Ponthieu rançonna donc Harold pour une somme considérable, après l'avoir enfermé
au château de Beaurain. Mais Guillaume, informé de la mésaventure de Harold,
envoya des émissaires au comte de Ponthieu pour lui ordonner de relâcher son pri-
sonnier et de l'escorter à sa cour.
Les premières scènes de la tapisserie de Bayeux racontent ces évènements et la
rencontre entre deux des compétiteurs au trône d'Angleterre. Il n'est guère douteux
que tous deux discutèrent de l'avenir réservé à ce pays. Pour recouvrer sa liberté
Harold promit-il de s'effacer devant Guillaume ? C'est possible, puisqu'il fut ques-
tion d'un mariage entre lui et une des filles de Guillaume.
Sur ces entrefaites, Conan, comte de Bretagne, fils d'Alain, ayant assiégé à Dol
un vassal de Guillaume, celui-ci organisa une expédition contre lui et invita son hôte
à y participer. Conan s'enfuit de Dol à Dinan, que l'armée ducale attaqua et qui finit
par se rendre.
Cette expédition fut suivie d'une cérémonie dont la signification politique appa-
raît clairement : Guillaume arma Harold chevalier. Ce rite impliquait une fidélité
absolue de la part de Harold et, pour Guillaume, l'intention de remplir un rôle de
protecteur. Harold devenait le vassal de Guillaume et Guillaume était son suzerain.
De retour à Bayeux, Guillaume convoqua ses barons et ses prélats et, devant
eux, il fit jurer à Harold sur des reliques de tenir la promesse qu'il lui avait faite :
celle de l'aider à obtenir la couronne d'Angleterre après la mort du roi Edouard.
Harold s'exécuta, puis il reprit la mer et rentra en Angleterre, accompagné d'un seul
des otages détenus depuis 1051 : son neveu.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Guillaume le Conquérant

L e roi Edouard le Confesseur mourut le 5 janvier 1066 et fut inhumé le len-


demain dans l'abbaye de Westminster qui venait d'être consacrée la
semaine précédente. A la fin de ce même jour, Harold fut couronné roi d'Angleterre,
sans attendre la décision d'une élection publique par l'assemblée des notables,
comme le voulait la coutume anglaise.
Le duc Guillaume se trouvait à la chasse près de Rouen quand on vint lui
annoncer la mort d'Edouard et le couronnement de Harold. Son premier geste fut de
sommer officiellement Harold de renoncer au trône en sa faveur. Harold répondit que
le serment qu'il avait prêté n'était plus valable, parce que le peuple anglais l'avait
choisi, lui, comme roi. Ce refus permit à Guillaume de crier au parjure et d'obtenir
l'appui du pape qui excommunia Harold et envoya au duc un étendard que l'on voit
au haut du mât du vaisseau amiral sur la tapisserie de Bayeux.
Tout d'abord réticents, les barons normands, réunis en conseil à Lillebonne,
finirent par admettre que le duc était justifié d'organiser une expédition en Angleterre
pour faire valoir ses droits et jurèrent de mettre leur vie et leurs richesses à son ser-
vice. A la duchesse Mathilde fut confiée la régence. Elle était assistée du vieux et
sage Roger de Beaumont qui laissa à son fils Robert l'honneur de participer à l'expé-
dition, et de Roger de Montgommery qui jouissait d'un grand ascendant sur l'aristo-
cratie normande.
En mars une comète illumina le ciel et l'astrologue de Guillaume en conclut
qu'elle présageait la réunion de la Normandie et de l'Angleterre. Dès lors, le projet
de descente dans la grande île prit les allures d'une guerre sainte. On courait sus à
Harold, l'usurpateur, le parjure, l'excommunié !
Durant le printemps et l'été de 1066, dans tous les ports de Normandie, des
ouvriers furent employés à construire et à équiper des vaisseaux. Les charpentiers
taillaient à la hache des planches dans des troncs de chênes, les aplanissaient au
ciseau, en effilaient les bords pour les joindre, foraient des trous pour passer des
liens. Les forgerons et les armuriers fabriquaient des lances, des épées et des cottes
de mailles. Des portefaix allaient et venaient sans cesse pour transporter les armes
des ateliers sur les navires.
Tous les seigneurs normands rivalisèrent de zèle pour fournir des vaisseaux des-
tinés à l'expédition. Mais l'armée de Guillaume ne comprenait pas que des
Normands ; il y avait aussi des aventuriers venus d'autres pays, surtout des Bretons
et des Flamands.

Un seigneur de Brix contribua-t-il aux frais de l'entreprise ? Fit-il construire un


navire aux chantiers de Barfleur, où fut construit celui du duc Guillaume : la Mora ?
Nous l'ignorons ; car seules les listes modernes, établies depuis le XVe siècle, des
Retrouver ce titre sur Numilog.com

compagnons de Guillaume citent un seigneur de Brix.


Rassemblés au début d'août à l'embouchure de la Dives, les quelque huit mille
hommes et mille navires de Guillaume y restèrent un mois entier. On attendait le
vent. Le 12 septembre il se mit à souffler, mais de l'ouest, et non du sud, comme on
l'espérait. L'armée ayant épuisé les ressources de la région, Guillaume donna des
ordres pour que les bateaux suivent la côte normande et jettent l'ancre à l'embou-
chure de la Somme, à Saint-Valéry. Coïncidence ? Quatre jours plus tôt, le 8 sep-
tembre, Harold, dont la flotte avait croisé tout l'été dans la Manche, l'avait ramenée
dans l'estuaire de la Tamise.
On arrivait au moment des tempêtes d'équinoxe et la pluie se mit à tomber.
L'armée commençait à maugréer. Pour relever son moral, Guillaume demanda à
l'abbé du monastère voisin d'exposer aux yeux des soldats les reliques miraculeuses
de saint Valéry. L'effet fut immédiat. Dans la nuit qui suivit le vent tourna au sud, les
bourrasques cessèrent et, au matin du 28 septembre, le soleil brillait. Guillaume
donna aussitôt des ordres pour le départ. A la tombée du jour, poussés du rivage, les
navires, légers comme des mouettes, se mettent à glisser sur la crête des vagues ; gra-
cieux est leur mouvement, rapide leur allure.
Mais le vent était-il la seule cause de ce long retard de deux mois, en plein été ?
Un retard qui coûta cher à Guillaume, en argent et en vivres. Depuis le début de l'an-
née, le duc de Normandie avait déployé une intense activité diplomatique qui lui
avait concilié presque toutes les cours du continent. Et le propre de la diplomatie
n'est-il pas de rester secrète ?

De tous les acteurs de la conquête de l'Angleterre, Tostig est l'un des plus énig-
matiques. Ce jeune frère de Harold et d'Edith, femme du roi Edouard, dont il avait su
gagner l'affection, était aussi l'ami du roi Malcolm d'Ecosse. Peu avant le bannisse-
ment de son père Godwin en 1050, il avait épousé Judith, demi-sœur du comte
Baudoin V de Flandre, et Guillaume de Normandie, en s'unissant à la fille de celui-
ci, était devenu son neveu par alliance. Nommé comte de Northumbrie après la mort
de Siward en 1055, Tostig n'avait cependant jamais su recueillir le respect admiratif
que ses sujets indociles, en majorité scandinaves, avaient accordé à leur vieux comte
danois, ami du roi Knut.
La Northumbrie, qui se composait des actuels comtés situés entre l'Humber et
la frontière écossaise, est la Normandie de l'Angleterre. Elle a conservé, comme elle,
maintes traces de l'occupation Scandinave. Beaucoup de termes danois se sont perpé-
tués dans le dialecte parlé par le peuple, surtout sur les côtes, et beaucoup de noms
de lieux témoignent également de la présence viking, où figurent beck (ruisseau),
kirk (église), thorp (ferme). Les hommes eux-mêmes y ont toujours eu réputation
d'indépendance.
Trois mois avant la mort du roi Edouard, en octobre 1065, deux cents hommes
avaient marché sur York. Ils s'emparèrent de partisans de Tostig, les tuèrent et pillè-
rent le trésor. Harold entra en négociations avec les rebelles qui exigèrent le renvoi
de Tostig. Il céda, peut-être heureux de se débarrasser d'un possible rival, aussi
ambitieux que lui, et conseilla au roi Edouard d'exiler son frère et son lieutenant
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Copsi. Morcar, jeune frère d'Edwin, comte de Mercie, fut nommé comte de
Northumbrie.
Tostig accusa Harold d'avoir fomenté la révolte contre lui, mais il dut quitter
l'Angleterre et se réfugier, avec son épouse et leurs enfants, à la cour du comte de
Flandre. Dès qu'il apprit la mort du roi Edouard, il se mit à la recherche d'un allié
capable de l'aider à revenir en Angleterre et à prendre sa revanche sur le nouveau roi.
Lui-même n'avait aucune chance de le remplacer, mais sans doute considérait-il que
la chute de son frère lui permettrait de reconquérir son comté, en même temps que
d'assouvir sa rancune.
Avec une petite troupe d'aventuriers flamands, Tostig se serait rendu en février
à la cour du duc Guillaume, son neveu, le plus sérieux prétendant au trône. Que se
passa-t-il entre eux ? C'est un mystère. Il semble toutefois que Guillaume soit resté
sur la réserve, n'ayant pas alors reçu l'assurance du soutien de ses barons pour une
expédition en Angleterre. Mais confia-t-il une mission diplomatique à Tostig ?
Toujours est-il que celui-ci se serait embarqué dans le Cotentin, gagnant d'abord le
Danemark, où il ne parvint pas à obtenir l'appui du roi Sven, puis la Norvège, où il
eut plus de succès.
En Norvège régnait alors Harald le Roux ou le Sévère, le dernier des grands
aventuriers Scandinaves, frère d'Olav le Saint. Il s'était illustré en Russie, puis à
Constantinople, s'emparant d'Athènes en 1040. Revenu en Russie avec d'immenses
richesses, il y avait épousé Elisabeth, fille de Iaroslav, prince de Kiev, puis était
devenu roi de Norvège en 1046, à la mort de son neveu Magnus. Or, ce dernier
s'était entendu vers 1040 avec le roi anglais Harthaknut, fils de Knut et d'Emma,
pour décider que si l'un d'eux mourait sans héritier, son royaume reviendrait au sur-
vivant. Harald estimait que les droits de son neveu lui étaient échus.
Harald pouvait être à coup sûr, aussi bien pour Tostig que pour Guillaume, un
allié de poids. Lui seul possédait une flotte capable de rivaliser avec celle de Harold,
laquelle était commandée par des Danois, et une armée suffisamment forte pour créer
une diversion en un autre point que le sud de l'Angleterre.
Après avoir décidé le roi Harald de tenter l'aventure, Tostig était revenu en
Flandre au printemps pour réunir ses partisans. En mai, à la tête d'une flotte de
soixante navires, il avait écumé les côtes du Kent et l'île de Wight. Apprenant que
son frère marchait à sa rencontre, il avait mis le cap vers le nord. Rejoint par son
ancien lieutenant Copsi, avec dix-sept vaisseaux il avait abordé dans l'estuaire de
l'Humber. Défait par le comte Edwin, il s'était réfugié en Ecosse pour y recruter des
troupes et attendre la flotte du roi Harald. Vers la mi-août, il reçut l'avis que celle-ci
avait pris la mer et, au début de septembre, il rejoignait les forces norvégiennes près
de l'embouchure de la Tyne. C'est précisément le 12 du même mois qu'en
Normandie le duc Guillaume, resté dans la baie de la Dives depuis le début d'août, fit
mouvement avec sa flotte jusqu'à Saint-Valéry, se rapprochant de l'Angleterre. Si
Guillaume n'était pas l'allié du roi Harald, du moins était-il bien informé...
Débarqués le 18 septembre, Harald et Tostig livrèrent quelques combats victo-
rieux contre les armées locales, commandées par les frères Edwin et Morcar, en par-
ticulier à Fulford, au sud de York, l'ancienne capitale de Tostig, dont ils s'emparè-
Retrouver ce titre sur Numilog.com

rent. Mais, au lieu d'occuper cette ville, ils se retirèrent jusqu'au lieu de leur débar-
quement. Le lendemain, 25 septembre, ils retournèrent à terre avec seulement la moi-
tié de leurs hommes. Il faisait beau et chaud. Les soldats avaient ôté leurs cottes de
mailles ; ils n'avaient que casques, boucliers, épées et lances. Tout à coup, en vue de
Stamford Bridge, ils aperçurent au loin un nuage de poussière soulevée par des che-
vaux ; au-dessous de lui brillaient des armures et des boucliers. C'était l'armée
anglaise. Averti du débarquement des Norvégiens, le roi Harold venait d'effectuer
une marche forcée à travers l'Angleterre pour les surprendre.
Furieuse fut la bataille. Mais, au plus fort de la mêlée, Harald fut frappé mortel-
lement à la gorge par une flèche. Tostig, repoussant dédaigneusement les offres de
pardon de son frère, prit la place du roi de Norvège et fut tué à son tour. L'obscurité
arrêta le massacre. Les Anglais étaient maîtres du champ de bataille et laissèrent
repartir les Norvégiens survivants.
Harold resta quelques jours à York. Mais, un matin, il vit arriver bride abattue
un de ses hommes qui lui apprit que le duc Guillaume de Normandie venait de
débarquer dans le sud du pays, à Pevensey.
Quatre jours après la bataille de Stamford Bridge, le 29 septembre au matin, la
flotte de Guillaume avait atteint librement la côte anglaise. Le sacrifice des
Norvégiens allait valoir un trône à leurs cousins normands. Avec une armée triom-
phante, mais épuisée, Harold dut commencer sa seconde grande marche de la
semaine.

Quelques jours après son débarquement, Guillaume transporta ses hommes et


ses navires à Hastings, base plus importante et plus facile à défendre, où il fit monter
un château-fort en bois, entouré d'un fossé. Quand il eut appris la défaite et la mort
de ses alliés scandinaves, il se mit à ravager la région, dans le but d'attirer plus vite
Harold, qu'il devinait amoindri.
Après avoir parcouru cent quatre-vingt dix milles depuis York, le roi anglais
resta six jours à Londres pour rassembler des troupes fraîches, mais ne put reconsti-
tuer que la moitié de son armée. Il quitta Londres le 12 octobre et atteignit le soir sui-
vant une hauteur qu'il avait choisie comme champ de bataille, près du bourg actuel
de Battle, à neuf milles du camp normand.
Guillaume et ses troupes passèrent la nuit en prières, puis, à l'aube, l'armée se
mit en marche vers la colline où se tenaient les Anglais à pied, transformée en une
forteresse humaine, défendue par des boucliers joints les uns aux autres, les hommes
tenant des lances et des haches.
La bataille commença à neuf heures du matin, ce 14 octobre 1066. Toute l'ar-
mée de Guillaume s'ébranla soudain, au son des trompettes. Les armes et les ban-
nières étincelaient sous la brume matinale. Les Français et les Flamands, sous le
commandement de Robert de Beaumont, occupaient l'aile droite, les Bretons, dirigés
par le comte Alain, fils d'Eude de Penthièvre, l'aile gauche, les Normands, beaucoup
plus nombreux, étant placés au centre. En tête chevauchait Taillefer, le poète de la
cour, qui avait demandé la faveur de frapper le premier coup. Entonnant la chanson
de Roland, il poussa son cheval jusqu'au haut de la colline et tua un Anglais d'un
Retrouver ce titre sur Numilog.com

coup de lance, mais tomba à son tour, transpercé par une pique. Alors, la vallée
résonna des éclats des trompettes, des cris des soldats et des sifflements des flèches.
Les Anglais supportèrent stoïquement la première attaque de l'infanterie nor-
mande, usant avec adresse de leurs lances et de leurs javelots, de leurs frondes et de
leurs haches. Ce fut ensuite à la cavalerie de se lancer à l'assaut, force mobile et
meurtrière. Mais les charges se brisèrent sur l'enchevêtrement de boucliers des
Anglais. Bientôt, même, l'aile gauche de l'armée normande plia ; cavaliers et fantas-
sins battirent en retraite.
Ce premier succès perdit les Anglais. Trop confiants, certains se jetèrent à l'as-
saut, rompant le mur efficace des boucliers. C'est alors que Guillaume, que l'on
croyait blessé, leva son casque, éperonna son cheval, exhortant ses soldats contre
leurs poursuivants, trop exposés, qui constituèrent une proie facile pour les cavaliers
normands. Deux frères de Harold : Leofwin et Gyrth étaient déjà tombés.
Cependant, le mur des boucliers s'était reformé sur la crête de la colline. Voyant
les Anglais résister à toutes les attaques, Guillaume eut recours à une ruse, inspirée
par la première débandade de ses troupes. Il ordonna à ses chevaliers de feindre la
fuite. Un grand nombre de combattants anglais se lancèrent à leur poursuite. Les
cavaliers tournèrent bride subitement, les entourèrent et les taillèrent en pièces.
Mais des Anglais tenaient toujours position sur la hauteur, serrés autour du roi
Harold. Guillaume commanda alors aux archers de diriger leur tir en l'air, très haut,
de façon que les flèches retombent comme une averse mortelle derrière le rempart
des boucliers, sur les têtes ennemies.
Cette manœuvre fut décisive. Les flèches s'abattirent sur les Anglais d'une
façon meurtrière. Les vivants ne furent plus assez nombreux pour permettre aux
cadavres de rester debout. Le rempart s'effondra.
Parmi les chroniqueurs qui contèrent cette célèbre bataille, Robert Wace écrit un
siècle plus tard :

Li archier du Val de Roil


A maint Engleiz creverent l'oil
Cels de Sole et cels d'Avenal
Cels de Brius et cels de Homez

Certains historiens en ont déduit que Brius signifiait Brix. Mais ne s'agit-il pas
plutôt du seigneur de Briouze ?
Le roi Harold se trouva parmi les premières victimes. Un de ses yeux fut crevé
par une flèche tombée du ciel. Il continua de combattre, mais la défense anglaise
était brisée. Et bientôt Harold fut abattu par quatre chevaliers normands. Ce fut alors
la panique dans les rangs anglais. La plupart des soldats s'enfuirent.
Lorsque la nuit tomba, le duc Guillaume était maître du champ de bataille. Sur
la hauteur où Harold avait déployé son étendard flottait la bannière bénie que le pape
avait offerte à Guillaume. C'est en cet endroit que celui-ci fit élever l'abbaye de la
Bataille.
D'après Guillaume de Poitiers, le soin d'ensevelir le corps de Harold serait
Retrouver ce titre sur Numilog.com

revenu à Guillaume Malet, descendant d'un Guerard qui avait obtenu un fief près du
Havre, devenu Graville. Selon certains, Guillaume Malet, qui avait failli être tué au
cours de la bataille, sauvé qu'il fut par Hugues de Montfort et Guillaume de
Vieuxpont, aurait été d'origine anglo-saxonne par sa mère, fille de Léofric, comte de
Mercie, et sœur d'Alfgar, père des comtes Edwin et Morcar et de la femme de
Harold. Ce dernier aurait donc été un cousin germain par alliance de Guillaume
Malet, dont le père avait peut-être vécu en Angleterre au temps des favoris normands
du roi Edouard le Confesseur.
Quant au duc Guillaume, il fut couronné roi d'Angleterre le 25 décembre 1066
en la cathédrale de Westminster. Mais, devenu le Conquérant pour les historiens, il
resta le Bâtard pour ses amis.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

La pacification

i nous en croyons la plupart des historiens normands : Gerville, Etienne


s Dupont, Charles Birette, ... Robert de Brus fut envoyé, après la bataille de
Hastings, soumettre le nord de l'Angleterre et reçut quatre-vingt quatorze manoirs
dans les comtés d'York et de Durham. De même Augustin Thierry écrit : Robert de
Brus eut par conquête, disent les vieux actes, un grand nombre de manoirs et le
péage du port de Hartlepool, dans la province de Durham.
Mais ces affirmations, que n'appuient aucunes sources, correspondent-elles à la
réalité historique, en particulier à la pacification du Yorkshire qui fut longue, difficile
et meurtrière, et au cours de laquelle aucun Brus ne se trouve mentionné dans les
chroniques contemporaines, anglaises et normandes ?
Au moment du couronnement de Guillaume, les Normands n'occupaient que le
sud-est de l'Angleterre. Le centre, l'ouest et le nord n'étaient pas encore soumis,
malgré les serments de fidélité, prêtés au nouveau roi, comme ceux de Morcar, comte
de Northumbrie, et de Copsi, ancien lieutenant de Tostig. Certains Anglais repor-
taient leurs espoirs de revanche sur le petit-fils d'Edmond II, Edgar, qui leur parais-
sait l'héritier légitime.
Dès l'automne 1066, Edgar avait réclamé le trône, mais il était trop jeune et sur-
tout d'un caractère trop faible pour rivaliser avec Guillaume, malgré l'appui que lui
apportait le roi Malcolm d'Ecosse.
La Northumbrie était située à la frontière de l'Ecosse, dont l'ambition avait tou-
jours été de s'étendre dans cette région. Le peuple, mélange de Celtes, d'Anglais, de
Danois et de Norvégiens, y était indocile, attaché à son indépendance, rejetant un
pouvoir dont le centre se trouvait sur la côte sud de l'Angleterre. Ce pays fut donc le
point de ralliement des chefs anglais capables d'offrir une résistance aux Normands
et qui rêvaient d'y reconstituer un royaume, sous protection écossaise ou danoise.
Après son couronnement, Guillaume n'avait réussi qu'à imposer une tranquillité
temporaire et superficielle en Angleterre. Il avait commencé à construire un réseau
de châteaux-forts destinés à tenir le pays et occupés par des chevaliers normands.
Ceux-ci, comme il le leur avait promis, avaient été largement récompensés de leur
participation à l'expédition. En plus de leur butin personnel, ils avaient reçu des dons
généreux. Si Guillaume tint à se présenter comme l'héritier légitime d'Edouard le
Confesseur aux yeux des Saxons, ceux-ci furent cependant peu à peu évincés de tous
les hauts postes de l'administration et de l'Eglise ; toutes les terres de ceux qui
étaient morts à Hastings furent confisquées, les survivants étant autorisés à racheter
leurs propriétés en payant en or et en argent. C'est ainsi que le nouveau roi put se
constituer un trésor dont il distribua une partie à ses chevaliers, tout en augmentant
considérablement le domaine des rois saxons.
En mars 1067, quand Guillaume retourna en Normandie, il confia à Guillaume-
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Fils-Osbern la mission de contrôler le pays conquis au nord de la Tamise, et à son


demi-frère, Eude de Conteville, évêque de Bayeux, celui qui s'étendait au sud du
fleuve. Et, autant pour les surveiller que pour les éblouir, il emmena avec lui les
chefs anglais les plus influents : Edgar, le prétendant, les comtes Edwin et Morcar, et
Waltheof, fils de l'ancien comte de Northumbrie, Siward. Il reçut à Rouen un accueil
triomphal et fit des largesses sans nombre.
Guillaume revint en Angleterre huit mois plus tard, le 6 décembre 1067, après
avoir laissé le gouvernement de la Normandie à Mathilde, assistée, cette fois, de leur
fils Robert, mais emmenant avec lui Roger de Montgommery, Hugues d'Avranches
et d'autres seigneurs restés en Normandie l'année précédente. Une première révolte
contre son régime avait été écrasée, mais de nouvelles rébellions couvaient. Malgré
les instructions qu'il avait données à ses représentants de se montrer tolérants, il
semble que ceux-ci aient manifesté une certaine rudesse. Aussi certains Anglais,
ulcérés, avaient-ils pleuré leur liberté perdue.
Guillaume ne commit-il pas aussi lui-même quelques maladresses dans le gou-
vernement de Northumbrie ? La soumission de Morcar en 1066 impliquait sa recon-
naissance comme comte de cette province. Or, il nomma auprès de lui, comme repré-
sentant, l'ancien lieutenant de Tostig, Copsi. Et certains prétendent que Gospatric, un
descendant des plus anciens seigneurs de Northumbrie, lui aurait versé une grosse
somme d'argent pour le comté. Il s'ensuivit une suspicion mutuelle, puis une animo-
sité des uns et des autres contre Guillaume, et la résistance du peuple du nord allait
gagner les chefs en titre, à commencer par Morcar, pourtant instruit de l'habileté
militaire de Guillaume.
Au printemps de 1068 Guillaume dut s'emparer par la force de la ville d'Exeter,
qui refusait de le reconnaître comme roi, puis il s'assura la possession de la
Cornouaille, sans rencontrer de résistance sérieuse.
La duchesse Mathilde passa la mer et fut couronnée reine le 11 mai 1068, jour
de la Pentecôte, dans l'abbaye de Westminster par Aldred, archevêque d'York. A la
fin de l'année, elle mit au monde à Selby, dans le Yorkshire, son quatrième fils, le
futur Henri 1er et le premier de ses enfants à naître sur le sol anglais.
Au cours de l'été suivant, Edgar, l'héritier de la dynastie saxonne, accompagné
de sa mère Agathe et de ses deux soeurs, Margaret et Christine, ainsi que de nom-
breux seigneurs saxons qui soutenaient sa légitimité, traversèrent la frontière et se
réfugièrent en Ecosse.
Guillaume eut alors à affronter une rébellion dangereuse qui constitua le début
des révoltes du nord. Il dirigea lui-même cette campagne et construisit à Warwick et
à Nottingham deux châteaux-forts qu'il confia à des garnisons normandes. Il entra à
York sans rencontrer d'opposition, y laissa Guillaume Malet, et s'avança avec ses
corps d'élite jusqu'à Hexham. Mais ce furent ses capitaines qui, pénétrant plus loin,
conquirent le reste de la Northumbrie, vers le nord et vers l'ouest. C'est à cette
époque, à la fin de 1068, que Copsi tomba dans une embuscade et fut tué à Newburn-
on-Tyne.
Guillaume décida alors d'envoyer dans le nord, avec le titre de comte, un de ses
chevaliers, Robert de Comines, auquel il donna cinq cents hommes qui marchèrent
Retrouver ce titre sur Numilog.com

sur Durham. A leur arrivée, l'évêque de cette ville prévint Comines de la proximité
d'une armée anglaise. Malgré cet avis, le nouveau comte s'installa à l'évêché et can-
tonna ses hommes aux alentours. Dans la nuit du 27 au 28 janvier 1069, ils furent
cernés par les Anglais qui incendièrent la ville, tuant ou brûlant les Normands, dont
certains moururent dans leur lit. Un seul des cinq cents hommes aurait réussi à
s'échapper !
Les rebelles marchèrent ensuite sur York, dont ils assiégèrent le château, ayant à
leur tête Edgar qui les avait rejoints. Ils entraient déjà en négociation avec les habi-
tants de la ville quand ils furent dispersés par l'arrivée soudaine de Guillaume qui
avait, après une marche forcée, atteint York avant même que les Anglais n'aient été
prévenus de son départ.
Après cette démonstration de force et avoir commandé la construction d'un
second château sur l'autre rive de la rivière l'Ouse, le roi laissa le nord de l'Angle-
terre aux mains de son plus fidèle compagnon, Guillaume-Fils-Osbern, le fils de son
sénéchal, Osbern de Crépon, qui avait été tué à ses côtés, dans son lit, alors qu'il était
enfant ; et il nomma symboliquement Gospatric comte du pays.

Mais il y avait un autre chef impatient de se mêler aux événements : le roi Sven
de Danemark qui n'avait pas renoncé à ses prétentions au trône anglais, comme
neveu de Knut le Grand. Les chefs de l'opposition anglaise le décidèrent à envoyer
une flotte de deux cent quarante navires pour les soutenir.
Débarqués à l'embouchure de l'Humber à l'automne de 1069, les Danois se joi-
gnirent à une puissante armée anglaise, rassemblée près d'York, sous le commande-
ment d'Edgar, de Waltheof et de Gospatric, le comte en titre. Anglais et Danois mar-
chèrent sur York, dont la garnison succomba sous le nombre. La ville fut incendiée.
Guillaume Malet fut l'un des seuls Normands à pouvoir s'enfuir.
Jamais le roi n'avait subi une telle défaite. Il semblait que la Northumbrie était
perdue pour lui et qu'un nouveau royaume allait s'y établir, sous obédience danoise,
ou saxonne avec Edgar, ou écossaise avec Malcolm qui ne tarda pas à entrer dans le
Cleveland.
Mais Guillaume n'abdiqua pas. Transporté de rage, il se remit aussitôt en
marche vers le nord et fut bientôt à Nottingham. A cette nouvelle, les Danois, aban-
donnant leurs alliés anglais, se retirèrent dans l'estuaire de l'Humber et adoptèrent
une attitude passive qui permit à Guillaume de réduire l'un après l'autre les foyers de
résistance, puis de repartir vers d'autres points du pays menacés.
Cependant les Danois continuaient de fraterniser avec la population anglo-scan-
dinave du Yorkshire et ils manifestèrent l'intention de fêter Noël à York. En l'appre-
nant, Guillaume reprit une nouvelle fois la route du nord, mais à une époque de l'an-
née où les Normands trouvèrent un pays sauvage, difficile d'accès ; leur marche était
sans cesse retardée par des forêts, des marécages, des hauteurs abruptes couvertes de
landes. C'est ce pays désolé, où hurle le vent l'hiver, qu'ont rendu populaire les
romans des sœurs Brontë, nées à Thornton, près de Bradford.
Quand les Normands arrivèrent à York, ils découvrirent que les Danois avaient
rejoint leurs vaisseaux. Mais les partisans d'Edgar s'étaient disséminés dans les bois
Retrouver ce titre sur Numilog.com

et les marécages. Guillaume se mit alors à ravager systématiquement le pays, détrui-


sant les camps de l'ennemi, brûlant les maisons, dévastant le sol. Toutes les res-
sources furent anéanties. Il s'ensuivit une famine terrible.
Lorsqu'on eut rebâti à York les deux châteaux démantelés, Guillaume envoya
chercher sa couronne et son sceptre, ainsi que les vases d'or et d'argent utilisés dans
les grandes cérémonies. Ce fut lui, et non les Danois, qui célébra Noël à York ; et il
voulut que la fête revête une particulière solennité. Il porta sa couronne tout au long
du banquet, pour mieux marquer son autorité dans une ville récemment encore aux
mains des rebelles.
Aprés cette trêve, le Conquérant repartit en campagne à la poursuite des insur-
gés anglais, empruntant parfois des sentiers si étroits que les cavaliers devaient
mener leurs chevaux par la bride et marcher à pied. Il passa deux semaines dans un
camp établi sur les rives de la Tees, où l'un des principaux chefs de la rébellion,
Waltheof, vint lui faire sa soumission.
En ce début d'année 1070, Guillaume et son armée poursuivirent la plus terrible
marche d'hiver qu'ils aient connue, à travers les collines et les landes du nord de
l'Angleterre, alors que vallées et plateaux se trouvaient enneigés. En dépit du froid et
des pièges de la nature, ils finirent par gagner et revinrent à York. Jamais Guillaume
n'avait triomphé du péril et de l'adversité comme au cours de cette longue campagne
menée dans un pays sauvage et hostile ; chevaliers et hommes d'armes s'étaient
transformés en une triste horde guerrière, lasse et affamée, qui avait tué ses chevaux
pour ne pas mourir de faim.
Entre York et Durham, où des bêtes sauvages couraient dans les rues, c'était le
désert. Au moment où le Domesday Book fut rédigé, en 1086, de nombreux noms de
villages du Yorkshire sont suivis de la mention : dévasté. Il fallut, paraît-il, cinquante
ans pour effacer les ravages de l'armée de Guillaume.
Au printemps de 1070 les Danois de l'Humber, qui avaient passé l'hiver dans
des conditions précaires, furent rejoints par le roi Sven à la tête d'une autre flotte.
Mais, quelques mois plus tard, Sven conclut un pacte avec Guillaume et consentit, en
échange d'une grosse somme d'argent, à se retirer. Ce n'est qu'en 1085 que le fils de
Sven devait effectuer une nouvelle et dernière tentative infructueuse de débarque-
ment en Angleterre.
Fait prisonnier en 1071, le comte Morcar, dont le frère Edwin venait d'être
assassiné, fut enfermé en Normandie jusqu'à la mort de Guillaume. Gospatric s'était
enfui en Ecosse, où il fut recueilli par Malcolm, de même que le prétendant Edgar, sa
mère et ses sœurs. Quand Malcolm perdit sa femme Ingeborg, veuve du comte des
Orcades, Thorfin, il épousa en cette même année 1071 la princesse Margaret, sœur
d'Edgar, qui fut mère de trois rois d'Ecosse et devint une reine si bonne et si pieuse
qu'elle fut canonisée en 1250.
Pour punir Malcolm de soutenir ses ennemis anglais, Guillaume organisa en
1072 une expédition contre l'Ecosse et pénétra jusqu'à Abernethy, où était concen-
trée l'armée écossaise. Cependant, aucun des deux souverains ne voulait commettre
l'irréparable. Ils entrèrent en négociation et il fut convenu que Malcolm recevrait un
don de douze manoirs en Angleterre contre l'hommage dû pour ses fiefs anglais du
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Cumberland et la remise comme otage de son fils Duncan. Deux ans plus tard,
Malcolm conseilla à Edgar de faire sa soumission à Guillaume. Edgar accepta et fut
conduit sous bonne escorte en Normandie, où il vécut onze ans.
A cette époque, vers 1070, Guillaume recomposa les comtés de son royaume,
jugés trop vastes pour être fermement gouvernés. Aux frontières du Pays de Galles il
créa ainsi trois comtés : celui de Hereford, confié à Guillaume-Fils-Osbern, celui de
Shrewsbury pour Roger de Montgommery et celui de Chester pour Hugues
d'Avranches.

Mais d'autres épreuves attendaient le Conquérant. Les Anglais paraissaient


matés ; les barons de Guillaume ne l'étaient pas, les mieux nantis se montrant parfois
les plus avides. C'est ainsi qu'en 1075, alors que le roi se trouvait sur le continent,
engagé dans une expédition contre le Maine, une mystérieuse conspiration se noua
en Angleterre. Et leurs auteurs étaient deux des principaux bénéficiaires de la
conquête : Roger, comte de Hereford, le second fils du vieux compagnon d'armes du
roi, Guillaume-Fils-Osbern, lequel avait été tué le 20 février 1071 à Cassel, en
Flandre, où Guillaume l'avait envoyé au secours de la veuve du comte Baudoin VI de
Flandre, qui était sa belle-sœur ; et Raoul de Gaël, fils de Ralph l'Ecuyer, un Anglais
familier d'Edouard le Confesseur, qui avait épousé l'héritière bretonne de la seigneu-
rie de Gaël, à l'ouest de Rennes. Ralph s'était rallié aux vainqueurs normands et
avait reçu le comté de Norfolk ; mort en 1070, son fils Raoul lui avait succédé et
avait pris le nom de sa mère.
Roger de Hereford désirait donner en mariage sa jeune sœur Emma à Raoul de
Gaël. Mais, pour une raison inconnue, le roi s'y serait opposé. Roger aurait profité de
l'absence de celui-ci pour ignorer son veto et le mariage fut célébré en grande pompe
au château de Norwich. Parmi les nombreux invités figurait le dernier descendant des
grands chefs anglo-danois : Waltheof, le fils de Siward. Après sa participation à la
révolte du nord de l'Angleterre et sa soumission en 1070, Waltheof avait reçu de
Guillaume, en signe de conciliation, avec la main de Judith, sa nièce, fille de sa sœur
Adélaïde et de Lambert, comte de Lens, le comté de Huntingdon, en plus de celui de
Northampton que lui avait donné Edouard le Confesseur, et la restitution de celui de
Northumbrie qui avait appartenu à son père.
Au cours du joyeux banquet qui suivit le mariage, le comte de Hereford attaqua
violemment le roi, lui reprochant son ingratitude envers son père, auquel il devait,
selon lui, son royaume. Tandis que les Normands se plaignaient de leurs piètres
récompenses après tant d'années de guerres et de souffrances, les Bretons accusèrent
Guillaume d'avoir fait empoisonner Conan, leur ancien comte, en décembre 1066.
S'excitant, Roger de Hereford et Raoul de Gaël proposèrent alors à Waltheof de
s'unir à eux pour renverser Guillaume. Il semble que Waltheof, par prudence, ait
décliné cette invitation périlleuse ; mais, peut-être pour la même raison, il ne
dénonça pas non plus les conspirateurs.
Roger de Hereford rassembla une armée de Normands et d'Anglais, mais il se
heurta à une vive opposition. Lanfranc, archevêque de Canterbury depuis 1070, qui
gouvernait le pays en l'absence du roi, excommunia Roger et écrivit à Guillaume, lui
Retrouver ce titre sur Numilog.com

conseillant pourtant de ne pas hâter son retour. Il envoya l'armée royale, commandée
par Richard de Bienfaite et Guillaume de Varenne, contre les rebelles.
Raoul de Gaël fut repoussé, puis assiégé dans son château de Norwich. Il réussit
à s'enfuir en Bretagne, sa femme continuant à défendre le château jusqu'à ce qu'elle
eut l'assurance de pouvoir le rejoindre. Les troupes de Roger de Hereford furent éga-
lement décimées. Les Danois, appelés à l'aide, arrivèrent trop tard et repartirent
presque aussitôt. Waltheof, lui, n'avait pris aucune part active à la rébellion.
Quand Guillaume revint en Angleterre pour y célébrer Noël, il présida un
conseil pour juger les conspirateurs. Tous les biens anglais de Raoul de Gaël, en
fuite, furent confisqués. Cité devant le tribunal, Roger de Hereford, qui n'avait pas
été fait prisonnier, se présenta de lui-même et reconnut sa culpabilité. Lui aussi fut
condamné à la perte de tous ses biens et il fut enfermé pour le reste de ses jours à la
Tour de Rouen.
Waltheof, qui s'était confié à Lanfranc après la défaite des rebelles, fut égale-
ment convoqué. Il ne put être accusé que d'avoir appelé les Danois à l'aide, ce qu'il
nia fermement. Il avoua seulement avoir eu connaissance des plans des conspirateurs,
mais soutint qu'il n'avait jamais consenti à leur action criminelle. Le conseil, cepen-
dant, le reconnut coupable, mais on hésitait quant à la sanction à prendre.
Emprisonné au château de Winchester, où il resta près d'une année, ses ennemis tra-
maient sa perte, envieux qu'ils étaient de s'emparer des biens de ce dernier descen-
dant des comtes de l'ancienne dynastie ; ils l'emportèrent. Lors d'une nouvelle
session du tribunal royal, Waltheof fut condamné à mort pour n'avoir pas révélé le
complot.
Waltheof passait pour un homme brave et généreux, aimé dans ses comtés ; il
était, dit-on, grand, beau et extrêmement fort, mais de caractère faible. A l'aube du
31 mai 1076, il fut conduit sur la colline de Saint-Gilles, à l'extérieur des murs de
Winchester. Très pieux, il distribua aux pauvres ses riches vêtements brodés d'or,
puis se prosterna contre terre. Quand il se redressa, il demeura à genoux, la tête levée
vers le ciel et récita un Pater. Comme il venait de dire : «Ne nous induisez pas en ten-
tation», il éclata en sanglots. Impatienté, le bourreau dressa sa longue épée et, d'un
seul coup, trancha la tête du jeune comte. C'est alors, la tête séparée du corps, que
l'on aurait entendu sortir les derniers mots de la prière : «mais délivrez-nous du mal.
Amen».
Le corps du comte fut d'abord placé dans une tombe creusée sur la colline.
Mais une foule de gens ne cessait d'y défiler, en pleurs. Deux semaines après, à la
demande de Judith, son corps fut exhumé et enterré dans l'église du monastère de
Crowland. Lors d'une translation, vers 1090, on constata que ce corps était parfaite-
ment conservé et, ce qui parut extraordinaire, la tête était unie au tronc ; on ne devi-
nait, à la jonction de l'un et de l'autre, qu'une mince ligne rouge autour du cou. Ces
récits et les miracles qui se produisirent, dit-on, pendant de nombreuses années sur la
tombe rendirent la mémoire de Waltheof populaire, tant ses malheurs avaient ému.
On avait en effet châtié davantage un témoin, qui s'était refusé à dénoncer ses
amis, que les criminels. Pour quelle raison Guillaume assuma-t-il la responsabilité de
ce qui a paru à beaucoup une injustice ? La méfiance ? Son enfance dramatique qui
Retrouver ce titre sur Numilog.com

lui avait appris à connaître la perfidie des hommes ? La volonté d'éliminer le dernier
représentant estimé, donc dangereux, de l'ancienne dynastie ? Le souci de l'ordre
public qui le hanta toute sa vie, comme tous ceux qui ont beaucoup gagné et qui ont
peur de perdre ?
Selon Orderic Vital, Waltheof aurait été chargé par sa propre femme, Judith,
nièce du roi, qui hérita des comtés de Huntingdon et de Northampton et qui désirait
se remarier à un Normand de son choix. Guillaume chercha-t-il à la punir de sa perfi-
die ? Car il élut pour elle un humble chevalier de Senlis, nommé Simon, laid et boî-
teux, que Judith refusa dédaigneusement. Son oncle ordonna alors que le comté de
Northampton soit donné au prétendant éconduit qui devait épouser en 1089
Mathilde, fille aînée de la comtesse, héritant ainsi également du comté de Hunting-
don, que le roi avait retenu. C'est ainsi que la veuve de Waltheof finit ses jours en
Angleterre de façon obscure, méprisée par les Normands et haïe des Anglais.
Waltheof fut remplacé par Walcher, évêque de Durham, comme comte de
Northumbrie. Mais Walcher fut massacré en 1080. C'est alors que la Northumbrie fut
divisée et que furent créés les comtés de Northumberland, de Durham et du
Yorkshire.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Le Domesday Book

L e principal changement apporté par la conquête de l'Angleterre fut le trans-


fert presque intégral aux Normands de toutes les propriétés terriennes et
charges possédées par les Anglais. Guillaume récompensa ses chevaliers en leur don-
nant les terres et les richesses du peuple conquis. La population saxonne fut assujet-
tie à une classe dominante normande.
La plupart des hommes qui avaient suivi Guillaume étaient des aventuriers. Eux
ou leurs pères avaient construit leur fortune au service des ducs ; leurs fiefs en
Normandie étaient le plus souvent constitués par des terres du domaine ducal.
L'aristocratie créée en Angleterre fut donc une aristocratie nouvelle, une aristocratie
de parvenus, comme il arrive toujours après les conquêtes.
Cette implantation dans l'Angleterre saxonne ou danoise d'une aristocratie mili-
taire de souche normande eut lieu peu à peu, à mesure de la soumission du territoire
anglais. Si la distribution des terres eut lieu assez rapidement dans le sud du pays,
entre 1066 et 1070, dans le nord elle ne put réellement commencer qu'après sa paci-
fication et se poursuivit lentement.
C'est à l'occasion des fêtes de Noël de 1085, dix-neuf ans après la bataille de
Hastings, alors que la cour se trouvait à Gloucester, que Guillaume ordonna une
enquête destinée à inventorier les biens fonciers de tout le royaume ; immense
cadastre général qui devait rester connu sous le nom de Domesday Book, c'est-à-dire
le Livre du jour du jugement dernier, parce que ses décisions, comme celles du juge-
ment dernier, étaient irrévocables.
Le Domesday Book témoigne de la remarquable habileté administrative de
Guillaume qui n'était pas seulement un guerrier. C'est un document unique sur la
société du XIe siècle, comme il n'en existe en aucun autre pays pour tout le Moyen
Age ; à la fois rapport social, historique et statistique de l'Angleterre, telle qu'elle
était à la mort d'Edouard le Confesseur et à l'époque de l'enquête. Il fait connaître
les divers fiefs appartenant à un même seigneur, le nombre d'attelages employés
pour mettre le domaine en valeur, le nombre des habitants de chaque catégorie
sociale, la valeur des terres. L'organisation agraire saxonne continue à servir de base
pour toutes les évaluations et repose avant tout sur le manoir, vaste exploitation agri-
cole possédée par un seigneur. Il s'agissait autant d'une estimation des biens, desti-
née à tirer des taxes pour le trésor royal, que d'une légalisation des dons verbaux que
Guillaume avait consentis à ses barons. Pendant plusieurs siècles, ce livre resta le
registre fondamental de la propriété foncière, des droits royaux et des privilèges indi-
viduels.
Guillaume avait ordonné à ses shérifs, premiers magistrats des comtés, fonc-
tionnaires royaux responsables, généralement de grands personnages : hauts sei-
gneurs, évêques, ... de recueillir les informations et de présider aux enquêtes.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Principaux seigneurs du Yorkshire en 1086.

Assistés d'un jury composé pour moitié de Normands et d'Anglais, ils devaient
convoquer tous les hommes de chaque hundred, c'est-à-dire centaine, division admi-
nistrative créée longtemps avant la conquête normande, et leur poser un grand
nombre de questions, que d'autres commissaires, étrangers au comté, vérifiaient par
la suite. On enregistrait ainsi le nom des manoirs, leurs propriétaires en 1066 et en
1086, l'étendue des domaines, avec description des terrains boisés, des prairies, des
pâturages, des moulins et des étangs. D'après la Chronique Anglo-Saxonne, on n'ou-
bliait ni une bête à corne, ni un cheval, ni un mouton, ni un cochon. Grâce à cette
enquête, prodigieuse pour l'époque, dont Guillaume eut entre les mains les princi-
paux résultats dès la fin de 1086, la plupart des villages anglais apparaissent pour la
première fois dans l'histoire.
Cette vaste enquête fait ressortir les transformations subies par l'Angleterre en
vingt ans. En 1066 la plupart des propriétaires anglo-saxons possédaient des fermes
assez petites et peu morcelées. En 1086, au contraire, environ la moitié de la terre
concédée, soit près d'un quart du territoire de l'Angleterre, appartient à une douzaine
d'hommes, dont les domaines, dispersés, s'étendent souvent sur plusieurs comtés. Le
reste des terres se trouve divisé entre des seigneurs de moindre importance, ayant
leurs propres vassaux.
Le Domesday Book est mentionné en 1099 comme un ouvrage rédigé à
Winchester, qui était alors la capitale royale. C'est d'ailleurs à Winchester que s'est
tenue en 1986 l'importante exposition commémorant son neuvième centenaire. Ces
plus anciennes archives nationales d'Angleterre recensent 13 418 noms de lieux et
Retrouver ce titre sur Numilog.com

283 242 noms de personnes, sur une population estimée entre un million et demi à
deux millions d'habitants. L'original, écrit en latin, fut conservé à Winchester pen-
dant un siècle, puis remis en 1180 au Trésor de la Tour de Londres. Sa première
publication fut réalisée entre 1771 et 1783. Récemment, en 1984, il fut décidé d'en
exécuter un fac-similé complet et sa réédition vient d'en être effectuée.
Cet inestimable document ne put cependant être achevé qu'au début du XIIe
siècle, sous Henri 1er. En 1086 le roi possédait encore en propre une partie du
Yorkshire et nous connaissons les principaux seigneurs de ce comté à la même date.
Aucun d'entre eux n'est originaire du Cotentin. Mais quatre se rattachent à
l'Avranchin : Hugues d'Avranches, Robert de Mortain, Raoul Painel et Gilbert
Taisson ; auxquels on peut ajouter Richard de Sourdeval, vassal de Robert de
Mortain. Le nom de Brus n'apparaît pas.

Première page de / 'état du fief de Robert


de Brus dans le Yorkshire, rédigé dans les
premières années du XIIe siècle.
(in «Domesday Book", publié et traduit par
John Morris, Killimore, Chichester, 1986)

Ce n'est qu'à la fin des partages du Yorkshire que se trouve dans le Domesday
un rapport concernant le fief de Roberti de Bruis, selon lequel il ne lui fut donné
qu'après que le livre de Winchester ait été écrit. Il s'agit en quelque sorte d'un post-
scriptum enregistrant l'origine du fief d'une des plus illustres familles du Yorkshire.
William Farrer pense que Robert de Brus ne reçut son fief du roi Henri 1er
qu'après la bataille de Tinchebray, qui se déroula le 28 septembre 1106, et la confis-
cation des biens de Guillaume, comte de Mortain, fils de Robert, mort en 1091, et
neveu de Guillaume le Conquérant ; assertion reprise par Andrews Moriarty dans ses
Corrections au Falaise Roll de Jackson Crispin et par tous les historiens modernes
d'outre-Manche. Les domaines du comte de Mortain dans le Yorkshire ne se trou-
vaient-ils pas d'ailleurs dans le Cleveland, où s'étendit le fief des Brus ? Ce que prou-
ve le Domesday Book est que le seigneur de Brix ne le possédait pas encore en 1086.

Tout le monde est tributaire de quelqu'un ; les rois eux-mêmes de Dieu. Les
dernières années de Guillaume le Conquérant furent douloureuses, assombries
qu'elles furent par des soucis familiaux, en particulier par de longues querelles avec
son fils aîné Robert, surnommé Courte Heuse à cause de sa petite taille qui l'obli-
geait à porter de courtes bottes.
Après l'expédition d'Angleterre, en 1067, Robert, qui avait alors quinze ans,
avait été associé avec sa mère dans le gouvernement de la Normandie et, à une
Retrouver ce titre sur Numilog.com

assemblée de ses seigneurs, Guillaume avait proclamé Robert héritier du duché. Déjà,
en 1063, il lui avait donné le titre de comte du Maine. En 1077, cédant aux mauvais
conseils de ses compagnons de plaisir, jeunes seigneurs parvenus, Robert demanda à
son père d'avoir le contrôle indépendant de la Normandie et du Maine. Guillaume,
qui connaissait les défauts de son fils et avait jugé qu'il n'avait pas les qualités d'un
homme d'Etat, aurait répliqué : «Je ne me dévêts que pour me coucher !»
Robert, alors, après avoir tenté de s'emparer de Rouen, se réfugia près du roi de
France, Philippe 1er, qui ne contrôlait à l'époque que l'Ile de France et souffrait de
l'immense puissance de son vassal normand. Au début de 1079, le père et le fils se
trouvèrent face à face au siège de Gerberoy et Robert, aidé par ses alliés français,
vainquit son père qui dut entrer en négociations et reconnaître à son aîné la succes-
sion au duché de Normandie.
Réconcilié avec Guillaume, Robert fut envoyé en 1080 combattre les Ecossais
qui avaient profité des difficultés du roi sur le continent pour envahir le nord de
l'Angleterre. Mais, en 1083, il fut de nouveau poussé à la révolte, quitta la Norman-
die et ne devait jamais revoir son père. Vivant d'expédients, il était soutenu en
cachette par la reine Mathilde qui lui envoyait des secours en argent, à la grande
colère de Guillaume qui l'apprit un jour.
A la même époque, en 1082, le demi-frère de Guillaume, Eude de Conteville,
évêque de Bayeux et comte de Kent, un des principaux acteurs de la conquête de
l'Angleterre, mû par l'ambition, se mit à intriguer pour devenir pape. Averti, le roi
dut le faire arrêter et ne devait accorder sa libération qu'à son lit de mort.
Enfin, la reine Mathilde mourut le 2 novembre 1083, fidèle compagne de
Guillaume, auquel ne restait plus guère, parmi ses vieux conseillers, dont l'avis était
fréquemment sollicité, que Lanfranc, Robert de Mortain, son autre demi-frère, Roger
de Montgommery et Guillaume de Varenne. A la solitude et à l'amertume du roi
s'ajouta une altération de sa santé. Avec l'âge, il s'était épaissi. De taille moyenne, sa
corpulence accentuait la dignité de son maintien et ne l'empêchait pas de monter à
cheval. Mais son embonpoint excitait les railleries de ses ennemis. C'est ainsi que le
roi de France se serait moqué publiquement de lui, disant à un ambassadeur normand :
«Le roi d'Angleterre est bien long à faire ses couches. Il y aura sûrement grande fête,
avec quantité de cierges, le jour de ses relevailles !» Ces propos suscitèrent chez
Guillaume une réaction violente. Il sortit péniblement de son lit, en proie à une vive
colère et jura : «Par la splendeur de Dieu ! Allez dire au roi de France que j'irai faire
mes relevailles à Notre-Dame de Paris, avec dix mille lances en guise de cierges !»
Dans les derniers jours de juillet 1087, Guillaume ordonne à ses troupes de mar-
cher sur Mantes, pouvant compter sur l'appui d'un de ses plus fidèles Normands,
Robert de Beaumont, qui tenait depuis 1080 l'important fief de Meulan, sur la Seine,
comme héritier de son grand-père maternel, Galeran de Meulan. Il entre à leur tête
dans la ville incendiée. Mais, las ! en passant devant une église en flammes, son
grand cheval de bataille pose le pied sur un charbon ardent et, soudain, s'abat.
Guillaume reste à cheval ; mais il s'est cogné fortement au dur pommeau de fer de la
selle. Il est mortellement blessé.
Avec lucidité, pendant trois semaines, le roi mit en ordre ses affaires et se prépa-
Retrouver ce titre sur Numilog.com

ra à la mort dans le repentir et la prière, près de Rouen, au prieuré de Saint-Gervais,


où on l'avait transporté. Les plus grands hommes de Normandie l'entouraient.
Comme il le lui avait promis, Guillaume laissa à son aîné Robert le duché de
Normandie ; mais il donna à son deuxième fils, Guillaume le Roux, le royaume
d'Angleterre, où il l'envoya immédiatement rejoindre Lanfranc, accompagné de
Robert de Mortain et de Roger de Montgommery. Cette décision plongea les barons
dans l'étonnement et la crainte. Ils se rendaient compte tout à coup des changements
qui allaient survenir : l'Angleterre et la Normandie, unies en la personne de
Guillaume, allaient se trouver divisées. Eux, qui possédaient des terres dans les deux
pays, seraient mis en demeure de choisir : suivre Robert ou suivre Guillaume.
Henri, le plus jeune fils du Conquérant, voyant ses frères bien pourvus, s'appro-
cha du lit de son père et demanda : «Et moi, que me donnez-vous ?» Le moribond
répondit : «Je te donne cinq mille livres d'argent pris sur mon trésor». S'estimant
lésé, Henri répliqua : «Mais que ferai-je de cet argent si je ne posséde pas de terres à
moi ?» Guillaume, clairvoyant, aurait alors prophétisé : «Sois satisfait, mon fils, de
ce qui t'échoit. Attends patiemment que tes frères te précèdent. Quand il en sera
temps, tu auras toutes les possessions que j'ai acquises et tu surpasseras tes frères
en richesse et en pouvoir».
Guillaume expira le matin du jeudi 9 septembre 1087. Dès qu'il fut mort com-
mença la débâcle. Les barons, hébétés devant le vide que le grand roi laissait, s'en-
fuirent de la chambre mortuaire. Chacun d'eux se hâta de regagner son château, afin
de veiller sur son trésor et de défendre ses terres. Demeurés seuls, les domestiques
pillèrent la chambre royale et laissèrent le corps presque nu.
On finit par acheminer tant bien que mal le cadavre par la Seine, puis par la
route, jusqu'à Caen, où un incendie éclata juste au moment de l'arrivée du convoi.
Dans l'église de l'abbatiale Saint-Etienne, une tombe avait été préparée ; un sarco-
phage de pierre attendait le corps du roi qui reposait sur une civière devant l'autel.
Mais, quand Gilbert, évêque d'Evreux, eut terminé son éloge funèbre, une protesta-
tion s'éleva dans la foule. Un homme s'avança, un roturier, et s'écria : «Ce sol sur
lequel vous vous tenez est l'emplacement où se trouvait la maison de mon père. Cet
homme pour lequel vous priez la lui a enlevée, lui refusant toute compensation avant
de construire cette église. C'est pourquoi, au nom de Dieu, je défends que le corps
du ravisseur soit recouvert par la terre qui m'appartient».
Plusieurs personnes présentes confirmèrent ces dires. Sur quoi les évêques ver-
sèrent séance tenante à cet homme soixante sous, valeur estimée du sol dans lequel
avait été creusée la sépulture. Combien de temps et combien d'argent faudrait-il de
nos jours pour obtenir pareille justice ?
Enfin, Orderic Vital raconte que, lorsqu'on voulut placer le corps du roi dans le
sarcophage qu'on avait préparé, celui-ci se trouva trop étroit. On dut forcer. Le
cadavre s'ouvrit et l'odeur qui se répandit était insupportable, malgré l'encens que
les moines se hâtèrent de faire brûler. Les prêtres, remplis de crainte, se pressèrent
d'achever les dernières prières et de laisser l'église à son fondateur.
Telle fut la fin du créateur de l'empire anglo-normand...
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Le mystère Bruce

endant toute la vie mouvementée de Guillaume le Conquérant, aucun Brus


p n'est donc cité dans les chroniques ou dans les chartes, tant en Normandie
qu'en Angleterre. Certes, en Normandie, les textes originaux du XIe siècle sont rares,
surtout depuis l'anéantissement des archives de Saint-Lô en 1944. Nous n'avons pas
non plus l'avantage de posséder un document comparable au Domesday Book
d'Angleterre et nos historiens ont peu exploité les cartulaires normands en les impri-
mant intégralement, comme l'a fait William Farrer pour le Yorkshire, par exemple ;
nous n'en connaissons que des extraits.
Pour cette fin du XIe siècle, nous ne pouvons tirer que les conclusions suivantes,
outre la distinction nécessaire à établir entre les seigneurs de Brix et ceux de
Briouze :
1/ Contrairement aux allégations généralement admises, selon lesquelles un
Robert de Brus reçut aussitôt après la conquête de l'Angleterre un fief de quatre-
vingt quatorze manoirs dans le Yorkshire, ce fief ne lui vint pas avant les premières
années du XIIe siècle. Nous en avons la preuve indiscutable grâce au Domesday
Book. Et il fut donné à un Robert de Brus mort en 1142, né vraisemblablement vers
1075, une dizaine d'années après la bataille de Hastings.
2/ Il est à peu près certain que la seigneurie de Brus, aujourd'hui Brix, fut
concédée par le duc Guillaume après 1047. Le fait que plusieurs parents de la même
génération que le premier Robert de Brus du Yorkshire, frères ou cousins, portaient le
même nom de terre, prouverait que ce fut leur père ou grand-père qui reçut cette sei-
gneurie du Cotentin.
Le premier seigneur de Brix participa-t-il à la conquête de l'Angleterre ? Ce
n'est pas impossible, étant donné le petit nombre de personnages attestés comme
compagnons du duc Guillaume et le grand nombre de ceux qui nous restent incon-
nus. Si on ne retrouve aucune trace de lui en Angleterre, peut-être était-il mort à la
bataille de Hastings, ou peu après ; peut-être aussi revint-il en Normandie, comme
certains seigneurs qui préférèrent rejoindre leurs épouses, désolées de leur absence.
Se prénommait-il Robert ? Nous n'en savons rien. Il pourrait y avoir là confusion
avec son fils ou petit-fils supposé, qui reçut le fief du Yorkshire. D'aucuns n'ont-ils
pas hésité à ne faire des deux qu'un seul personnage ? Mais comment concevoir
qu'un homme ayant combattu en 1066 ait pu, soixante-douze ans plus tard, en 1138,
à la bataille de l'Etendard, piquer des deux vers le camp anglais, pour reprendre les
termes d'un chroniqueur !
Quant à l'existence d'un Adelme de Brus, chef de la famille dans la seconde
moitié du XIe siècle, révélée par le manuscrit de George MacKenzie, écrit en 1672,
elle ne paraît pas non plus invraisemblable. Le texte contient des vérités, comme le
lieu d'origine : Bruis, en Normandie ; et le prénom d'Adelme préfigure les Adam de
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Brus attestés au XIIe siècle ; mais ce ne fut pas lui non plus qui reçut le fief du
Yorkshire, même si sa présence est possible en Angleterre vers 1050 à la cour du roi
Edouard le Confesseur.
Les personnages du Robert de 1066 et d'Adelme n'ont donc aucune authenti-
cité, faute de documents probants. Ce ne sont que des ombres. Aussi paraît-il sage et
logique de s'aligner sur les historiens d'outre-Manche pour la numérotation des
nombreux Robert de la famille Brus, en appelant Robert Ier celui qui mourut en 1142.
L'origine du premier seigneur de Brix demeure ignorée. On ne sait quel person-
nage se cache derrière celui qui prit le nom du village de Bruis. Cadet d'une grande
famille normande ? Chevalier d'origine plus modeste qui aurait soutenu le duc
Guillaume au moment de la bataille du Val-ès-Dunes ou plus tard ? Immigré de
fraîche date, par exemple Flamand de l'entourage de la duchesse Mathilde ? On en
est réduit aux hypothèses.
Cette obscurité qui précède la fortune d'une famille illustre, dont l'histoire fut
également celle du monde pendant des siècles, n'a pu que servir la légende, car la
légende est irréfutable : les preuves dont elle sait se passer manquent pour la
détruire. Sans support écrit, la mémoire collective arrive assez vite à un temps qui
n'est plus celui de l'histoire, mais celui du mythe. La seule chose incontestable,
quels que soient son nom et son origine, est que le premier seigneur de Brix se
trouva mêlé à certains évènements du règne de Guillaume le Conquérant, que nous
venons de conter ; et aussi que nombreux sont les personnages que nous avons évo-
qués qui figurent dans la parentèle de ses descendants, comme nous allons le montrer.
Retrouver ce titre sur Numilog.com
Retrouver ce titre sur Numilog.com

L'ECLOSION

Robert Ier de Brus

L e nom de Robert de Brus est cité pour la première fois en Angleterre entre
1094 et 1100, comme témoin d'une charte de Hugues le Loup, vicomte
d'Avranches et comte de Chester ; charte qui figure dans le cartulaire de Whitby,
mais qui serait d'authenticité douteuse d'après William Farrer. Celui-ci ajoute cepen-
dant : Il est possible que le comte de Chester inféoda vers 1100 certaines parties de
son fief du Cleveland à Loftus, Upleatham, Ingleby et autres lieux.
Mort en 1142, Robert Ier de Brus devait avoir entre cinq et dix ans de moins
que le plus jeune fils du roi Guillaume, Henri, né en 1068 dans le Yorkshire. Le nom
qu'il porte dès 1100 : de Brus atteste de façon certaine que sa famille reçut en fief le
domaine de Brix au XIe siècle.
Un château en bois existait sur la colline du Haut-Brix, près de l'église
actuelle, en 1026. Un château en pierre, protégé de douves, le remplaça, construit à
la fin du XIe siècle ou au début du XIIe, dont l'archéologue Frédéric Scuvée a étudié
les restes dans notre ouvrage sur Brix. Mais seules des fouilles pourraient livrer
quelques indices intéressants.
Juste avant sa mort, le 9 septembre 1087, Guillaume le Conquérant avait détruit
son oeuvre ; peut-être avec la prémonition qu'elle se trouverait rebâtie un jour. En
attendant, les vœux du roi de France, pour lequel la séparation de la Normandie et de
l'Angleterre était l'objectif politique fondamental, se trouvaient comblés ; et d'autant
mieux que les fils de Guillaume ne s'entendirent pas et que de grands seigneurs en
profitèrent pour s'émanciper de toute autorité.
Le nouveau duc de Normandie ne manquait ni de bravoure, ni d'esprit ; mais il
était insouciant, débauché, prodigue et d'une faiblesse de caractère honteuse. Orderic
Vital a raconté qu'il restait couché une partie de la journée, parce que courtisanes et
libertins lui dérobaient ses vêtements. Il ne tint pas longtemps le gouvernail sans lais-
ser le navire partir à la dérive. Dès 1088, ruiné, il dut vendre à son jeune frère Henri
pouf trois mille livres le comté de Coutances, qui comprenait le Cotentin et
l'Avranchin.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Après quelques difficultés avec ses frères et certains de ses nouveaux vassaux,
dont le vieil évêque de Coutances, Geoffroy de Montbray, Henri se retira dans son
comté, où il sut rallier des amis capables et puissants, tels que Hugues d'Avranches
et Richard de Reviers, baron de Néhou et fondateur de l'abbaye de Montebourg. Il
établit sa résidence à Avranches et construisit plusieurs châteaux ; on lui attribue
ceux de Vire, de Gavray, de Pontorson et le donjon de Coutances.
Il n'est guère douteux que c'est à cette époque que le jeune Robert de Brus, qui
n'avait pas vingt ans, entra au service de Henri, auquel il devait rester fidèle et qui
assura sa fortune.
Le plus jeune fils de Guillaume était le plus apte à lui succéder. Si son âme
était calculatrice et son cœur sec, il était d'un esprit vif, réaliste, et se fit la réputation
d'un mécène, d'où son surnom de Beauclerc. On l'a souvent accusé de manquer de
scrupules ; mais en politique qui veut avancer peut-il s'embarrasser de scrupules ?
Pendant ce temps, Robert et Guillaume s'affrontaient. Puis ils en vinrent à s'al-
lier contre Henri qui se retira avec une petite troupe au Mont Saint-Michel, où ses
frères vinrent l'assiéger au printemps de 1091.
Henri obtint finalement la permission de se retirer librement, mais dut renoncer
à. son comté de Coutances. Il partit dans le Vexin, avec la permission du roi de
,France, mais revint bientôt à Domfront, à l'appel des habitants de la ville. Avec l'ap-
pui de Richard de Reviers, de Roger de Mandeville et de Hugues d'Avranches, il
entreprit de reconquérir son comté.
Plusieurs barons s'étant révoltés contre Robert Courte Heuse, les hostilités
reprirent entre celui-ci et son frère Guillaume en 1094. Robert reçut l'appui du roi de
France, Guillaume appela Henri à son secours. Ceux-ci durent se réfugier un temps
en Angleterre, mais, dès l'année suivante, Guillaume renvoya Henri en Normandie
pour reprendre la lutte. Ce fut le signal d'un soulèvement général. Le duché était en
état d'anarchie. La terreur et la misère régnaient dans les campagnes.
Redevenu comte de Coutances, Henri finit par dominer dans la Basse-
Normandie, tandis qu'une partie de la Haute reconnaissait l'autorité de Guillaume.
C'est alors que Robert se décida à partir en Orient, après que le pape Urbain II eut
prêché la première croisade en 1095 au concile de Clermont, et il céda le gouverne-
ment de la Normandie au roi d'Angleterre contre 10 000 marcs d'argent pour finan-
cer son expédition.
Robert, après la prise de Jérusalem en juillet 1099, n'était pas encore de retour
quand, le 2 août 1100, le roi Guillaume le Roux fut tué en Angleterre au cours d'une
chasse dans la New Forest par une flèche qui aurait ricoché contre un arbre, alors que
le comte Henri chassait dans une autre partie de la forêt. La culpabilité de celui-ci
n'a jamais pu être prouvée. Il n'en reste pas moins que la mort de son frère survenait
au moment le plus opportun pour lui et qu'il ne perdit pas son temps en pleurs
inutiles. Il courut à bride abattue à Winchester pour mettre la main sur le trésor royal
et, trois jours après, le 5 août, il se faisait couronner roi à Westminster par l'évêque
de Londres.
Ce coup de force plaçait cependant Henri Ier dans une situation délicate. Mais il
agit avec cette adresse qui devait toujours rester la sienne, accordant dès son couron-
Retrouver ce titre sur Numilog.com

nement certaines libertés d'ordre féodal qui satisfaisaient les grands seigneurs.
Revenu d'Orient quelques semaines plus tard, Robert reprit possession de la
Normandie sans opposition de son frère. Mais, au lieu d'en être satisfait, il décida de
conquérir l'Angleterre. Mettant à la voile, il débarqua à Portsmouth et marcha contre
Henri. Les deux frères allaient en découdre quand, sur une intervention des barons,
une réconciliation survint : Robert se désistait de ses prétentions sur l'Angleterre et
Henri lui abandonnait son comté de Coutances, ne conservant que Domfront. Il sem-
blait alors que la division du pouvoir anglo-normand se trouvait consommée.
En 1102 Henri Ier dut affronter une rébellion rassemblant des seigneurs nor-
mands ayant des biens des deux côtés de la Manche, conduite par Robert de
Montgommery, seigneur de Bellême et comte de Shrewsbury, et par son frère Roger,
dit de Poitou parce qu'il avait épousé la sœur et héritière du comte de la Marche,
dans le Poitou. Après la réduction de cette révolte, les Montgommery furent bannis
d'Angleterre ; Roger se réfugia dans le Poitou et ses terres du Yorkshire furent don-
nées à Etienne de Blois.
Cette victoire témoignait de la supériorité de Henri sur son frère aîné. Il se sen-
tit dès lors capable de prendre sur lui l'avantage en Normandie. Les maladresses et
les exactions de Robert, qui laissait tout aller à la dérive, devaient rapidement l'en-
courager. En 1104 le roi d'Angleterre passa à son tour la mer avec une flotte nom-
breuse pour visiter sa bonne ville de Domfront. Plusieurs seigneurs qui avaient des
fiefs en Angleterre se déclarèrent ouvertement pour lui. Saisi de crainte, le duc de
Normandie céda à son frère le comté d'Evreux.
Après le départ de Henri, toute la Basse-Normandie fut de nouveau la proie de
troubles et le roi d'Angleterre fut obligé d'y revenir au printemps de 1105, décidé à
déposer son frère. Débarqué à Barfleur, il arriva le samedi saint 8 avril à Carentan,
après avoir traversé des campagnes désertes. Fuyant l'incendie et le massacre, les
paysans s'étaient réfugiés dans l'église de la ville, où Serlon, évêque de Séez, chassé
de son diocèse par la guerre civile, fit, en présence du roi Henri et de ses courtisans,
assis au milieu des paniers, un sermon mémorable, attaquant violemment le duc
Robert et fustigeant les seigneurs présents qui portaient sur leur tête des chevelures
de femmes et au bout de leurs pieds des queues de scorpion. Et le sermon se termina
par la tonte du roi et de ses courtisans, Serlon, prévoyant, ayant caché des ciseaux
dans sa manche.
De Carentan, Henri et ses fidèles allèrent saccager et brûler la ville de Bayeux,
puis ils marchèrent sur Caen, qui leur fut livrée, et sur Falaise, où se trouvait Robert.
Une entrevue des deux frères n'aboutit à rien. Mais Henri, ne se sentant pas suffi-
samment fort, regagna l'Angleterre au mois d'août, se promettant toutefois de reve-
nir avec une armée plus puissante.
Durant cette période, entre 1103 et 1106, Robert de Brus attesta, avec Raoul
Painel et seize autres seigneurs, une charte de Guillaume, comte de Mortain, sans
doute comme tenant du fief de Mortain, soit en Angleterre, soit en Normandie, à
l'abbaye de Marmoutier.
Guillaume de Mortain, fils de Robert, demi-frère de Guillaume le Conquérant,
se montrait l'un des plus zélés défenseurs du duc Robert, parce qu'il avait demandé
Retrouver ce titre sur Numilog.com

au roi Henri, après 1100, en plus de son propre héritage en Angleterre, le comté de
Kent qui avait appartenu à son oncle défunt, l'évêque Eude de Bayeux, et avait essuyé
un refus. Quand Henri, au cours de l'été 1106, repassa la Manche avec une puissante
armée, il porta donc ses premiers coups contre le comte de Mortain, puis ordonna
d'assiéger la forteresse de Tinchebray, que le duc de Normandie vint secourir.
Après quelques tentatives de conciliation, la bataille s'engagea le 28 septembre
1106. Henri, dont l'armée était supérieure en nombre, avait placé en première ligne
ses fidèles guerriers du Cotentin, de l'Avranchin et du Bessin, sous le commande-
ment de Renouf de Bayeux, appuyés par une troupe de cavaliers manceaux et bretons
dirigés par Etienne de Blois. Malgré la bravoure du duc Robert et du comte de
Mortain, après une courte bataille acharnée, où l'on s'affrontait corps à corps entre
voisins, entre parents, au coucher du soleil une charge de cavalerie prit en flanc les
troupes normandes et décida de la victoire du roi d'Angleterre qui devenait duc de
Normandie, réunissant les titres et les biens qu'avait possédés son père. L'unité de
l'empire anglo-normand était restaurée.
Robert Courte Heuse et Guillaume de Mortain, prisonniers, furent emmenés en
Angleterre. Orderic Vital raconte que le roi Henri traita sévèrement son frère et son
cousin ; le premier fut enfermé à Cardiff, où il mourut en 1134, âgé de quatre-vingts
ans ; le second aurait été assassiné dans sa prison. Le comté de Mortain fut donné en
récompense à Etienne de Blois, neveu du roi.
A cette époque les règles de succession aux trônes n'étaient pas fixées. Ce
n'était pas toujours à l'aîné que revenait la couronne ; le plus fort ou le plus habile
s'en emparait. D'où ces luttes fratricides auxquelles nous assistons.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Le fief des Brus dans le Yorkshire

L a personnalité de Henri Ier apparaît ambiguë aux historiens, car il fut l'un
des rois les plus habiles et les plus durs qui gouvernèrent l'Angleterre.
William de Malmesbury le décrit comme un homme de moyenne stature, aux che-
veux noirs, au regard brillant, musclé et assez fort. Ses principaux vices auraient été
la luxure, l'avarice et la cruauté. Il reconnut effectivement dix-neuf bâtards. Son ava-
rice n'était pas plus grande que celle de son père, mais il employait des méthodes
plus tortueuses pour s'enrichir. C'est sa cruauté qui a été le plus souvent condamnée.
Si le doute subsiste sur sa complicité dans la mort suspecte de Guillaume le Roux, il
n'en reste pas moins qu'il garda son autre frère, Robert, en prison près de trente ans,
jusqu'à sa mort. Il n'était pas batailleur, mais il punissait impitoyablement, non seu-
lement ses ennemis, mais les malfaiteurs et prévaricateurs. C'est ainsi que, vers
1125, certains trésoriers d'Angleterre, soupçonnés de fabrication de fausse monnaie,
furent castrés. Il faut certes replacer cette brutalité dans les moeurs du temps, mais
Henri aurait employé des procédés particulièrement pervers.
Le roi d'Angleterre était donc un homme à redouter ; mais c'était une main de
fer dans un gant de velours. Il était en effet capable d'inspirer l'affection à ceux qu'il
favorisait. Il jouit même d'une grande popularité, à cause de l'ordre qui régnait dans
le royaume. Car il possédait l'art de mener les hommes et ne cessa de développer
l'administration. Son père avait emprunté aux Saxons l'office de shérif, officier aux
pouvoirs étendus, administratifs, judiciaires, militaires, chargé d'appliquer dans
chaque comté les décisions royales. Lui institua un service comptable, l'échiquier,
qui tenait un relevé des gages et des recettes. On lui doit également le justicier itiné-
rant qui réglait les différends ; ce qu'on appelle aujourd'hui un conciliateur. C'est
pourquoi son gouvernement fut très efficace. Grâce à lui, la puissance anglo-nor-
mande se trouva renforcée et son prestige en Europe s'accrut.
Cette consolidation du royaume ne fut pas seulement due au roi, mais à l'aris-
tocratie dont il sut s'entourer. Ses conseillers, issus d'un petit groupe de familles,
assuraient la cohésion entre la Normandie et l'Angleterre, possédant de vastes terres
des deux côtés de la Manche. Souvent alliés entre eux, leur influence ne cessa d'aug-
menter.
Cette aristocratie était surtout d'origine normande, mais il y avait aussi des
Flamands et des Bretons. Et Henri 1er y avait introduit un élément nouveau, venu de
Basse-Normandie, et surtout du Cotentin, dont il avait longtemps été comte. Les
familles de cette région n'avaient pas aussi largement profité de la conquête de
l'Angleterre que celles de la région de Rouen. Orderic Vital raconte comment
Henri 1er destitua les plus puissants seigneurs qui s'étaient opposés à lui de leurs
sièges pour y établir de nouveaux hommes, venus de la poussière. De nombreux fiefs
changèrent ainsi de mains.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

L'Angleterre méridionale et centrale était déjà en grande partie occupée, mais


au nord il y avait encore beaucoup de terres libres. C'est là que Henri Ier trouva à
récompenser ses propres conquérants.
Il est à peu près certain que Robert de Brus participa à la bataille de Tinchebray
aux côtés de Henri 1er, car c'est en effet après 1106 qu'il reçut son fief du Yorkshire.
En distribuant des terres à ses barons, Guillaume le Conquérant avait pris soin
de choisir pour chacun d'eux des groupes de manoirs dispersés dans plusieurs parties
du royaume, afin d'éviter la formation d'unités trop autonomes. Cependant, sur les
frontières, face aux Ecossais et aux Gallois, dont on pouvait toujours redouter les
incursions, il avait dû confier à quelques grands seigneurs chargés de la défense des
responsabilités plus étendues et des fiefs immenses, d'un seul tenant. Henri 1er s'était
heurté dès le début de son règne à l'esprit d'indépendance de ces trop puissants per-
sonnages. Quand il eut reconstitué l'état anglo-normand de son père, c'est à ses
propres fidèles qu'il confia les charges les plus importantes.
En 1109, à un conseil du royaume d'Angleterre tenu à Nottingham, nous
voyons Robert de Brus attester la charte de Henri Ier confirmant à l'église de Durham
certains domaines que les hommes du Northumberland avaient revendiqués. A cette
époque il était déjà en possession des terres qui figurent en 1086 dans le Domesday
Book comme Terres du Roi et dont les tenants étaient des comtes anglais. Henri 1er a
donc certainement donné à Robert de Brus la plus grande partie de son fief du
Yorkshire peu après la bataille de Tinchebray, y compris les terres confisquées sur le
comte de Mortain, dont Skelton et Guisborough. Mais l'enregistrement de ce fief au
Domesday Book en post-scriptum ne dut pas avoir lieu avant 1120, à cause d'une
référence à Robert Fossard qui ne mourut qu'à cette date.
Ce fief, qui comprenait une centaine de manoirs, s'étendait sur environ 40 000
acres, soit 16 000 hectares. Le manoir n'avait pas alors le sens moderne de logis sei-
gneurial ; dérivé du latin manere, c'est-à-dire demeurer, il constituait le centre d'une
unité sociale et économique, d'une exploitation agricole. Le Domesday Book nous
donne la liste des lieux sur lesquels se trouvait le fief de Robert de Brus, avec le ren-
dement des terres destiné à calculer l'imposition. William Farrer, dans ses Premières
chartes du Yorkshire, en a reconstitué la composition vers 1130 sous forme de deux
tableaux, avec la mention pour chaque domaine des tenants en 1086. A cette dernière
date la presque totalité des terres appartenait au roi ; le deuxième tableau fait appa-
raître celles qui furent confisquées au comte de Mortain en 1106.

C'est sous Guillaume le Conquérant que la société féodale s'était solidement


établie en Normandie, puis en Angleterre. L'élément de base de ce système était le
fief de haubert, ainsi nommé parce que son tenancier devait fournir au seigneur qui le
lui avait donné le service annuel d'un chevalier équipé, entre autres choses, du hau-
bert, c'est-à-dire de l'armure. Ce fief était généralement constitué de terres épar-
pillées dans plusieurs paroisses ; aussi ces dernières se trouvaient-elles souvent divi-
sées en plusieurs fiefs.
La plupart des fiefs composaient un ensemble tenu par un baron qui rendait
hommage au duc de Normandie ou au roi d'Angleterre, ou par un comte, dont la sei-
Retrouver ce titre sur Numilog.com

gneurie s'appelait parfois honneur et s'étendait sur plusieurs comtés. Et ce baron ou


ce comte, tenant en chef, avait lui-même des vassaux auxquels il inféodait une partie
de son fief et qui lui prêtaient également hommage. Chaque grand seigneur avait ainsi
ses chevaliers, ses hommes. Et le chevalier pouvait également avoir des sous-vassaux.
Le vassal devait à son seigneur, à titre gratuit, le service militaire à cheval, avec
l'armement complet, pendant quarante jours par an ; il avait obligation également de
participer à la garde des châteaux du seigneur. Si le roi décidait une levée en masse,
appelée l'arrière-ban, chaque seigneur était responsable dans son fief de la convocation
de ses hommes. Ces obligations existaient à tous les degrés de la hiérarchie féodale.
Cette société, fortement organisée, qui regroupait quelques villages en une sei-
gneurie, était le contraire de l'anarchie, tout homme y formant une pièce de la pyra-
mide sociale ; cette rigueur de l'encadrement, basée sur la réciprocité des services
rendus, était à la fois plus contraignante et plus stable pour l'homme de cette époque
que la société libérale pour le citoyen d'aujourd'hui. Elle était aussi très ouverte ;
c'est une erreur de se représenter ces petits groupes humains repliés sur eux-mêmes ;
leurs relations étaient intenses avec les noyaux voisins, dans les cadres plus vastes et
plus souples des comtés et des royaumes.
Certes, comme rien n'est parfait, cette structure sociale posait parfois des pro-
blèmes. Nous voyons ainsi le roi d'Angleterre, également duc de Normandie, être le
vassal pour cette terre du roi de France, son égal ; d'où d'inévitables conflits. Il s'en-
suivait aussi des situations équivoques. A la fin du XIIe siècle Hugues Bigot, comte
de Norfolk, rattacha des terres de Firby, Grimston et Crambe dont il jouissait et qui
dépendaient du fief des Brus à son propre fief, puis les inféoda au comte d'Aumale ;
le comte de Norfolk devint ainsi tenant en chef de la couronne pour ces terres, où
Adam de Brus se retrouva à la troisième place dans l'échelle féodale.

La baronnie de Robert de Brus s'étendait dans les trois parties du Yorkshire


appelées Riding, terme qui viendrait du saxon triding (tierce partie) : Nord, Est et
Ouest Ridings ; mais elle était surtout groupée dans l'extrême nord-est du comté, le
Cleveland, dont la baronnie porta souvent le nom, avec extension dans le comté de
Durham, autour de Hartlepool.
Le Cleveland, à la fois unité géographique et doyenné, constitue un comté
depuis la réorganisation administrative de 1974 et comprend l'estuaire et la basse
vallée de la Tees, englobant le district de Hartlepool ; c'est-à-dire que ce nouveau
comté ressuscite en quelque sorte la baronnie des Brus, dont les autres possessions
étaient beaucoup plus dispersées.
Ce pays de collines, de vallées boisées et de landes couvertes de bruyères,
pittoresque et varié, était au XIIe siècle assez pauvre et convenait surtout à l'élevage
du mouton. Limité au sud par la forêt de Pickering, son ouverture sur la mer du Nord
offrait cependant d'appréciables ressources en salines et pêcheries. Et dans les val-
lées tournaient de nombreux moulins, dont celui de Tocketts, près de Skelton, récem-
ment restauré, conserve le souvenir. La plupart des villages, ruinés par la guerre de
1070, encore dévastés lors de la rédaction du Domesday Book en 1086, furent rele-
vés sous Robert de Brus.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Le fief des Bruce dans le Yorkshire aux XIIe et XIIIe siècles.

L'ancienne capitale du Cleveland, du temps des Saxons, était Guisborough.


Mais le siège de la baronnie devint Skelton, possession d'Uctred sous Edouard le
Confesseur, puis du comte de Mortain qui avait comme tenant Richard de Sourdeval.
Le château de Robert de Brus n'y aurait pas été édifié avant 1130, soit après la fon-
dation du prieuré Sainte-Marie de Guisborough, confirmée par Calixte II, élu pape le
1er février 1119 et mort le 12 décembre 1124, et par Turstein, archevêque d'York de
1114 à 1140.
Le prieuré de Guisborough, monastère de chanoines réguliers de Saint-
Augustin, fut richement doté par son fondateur, avec le consentement de sa femme
Agnès et de ses fils, et par ses hommes. Sa prospérité fit celle de la ville et des alen-
tours pendant tout le Moyen Age.
On assistait depuis un siècle à une véritable explosion religieuse, en particulier
chez ces peuples, comme les Normands, fraîchement christianisés. Tout le monde
Retrouver ce titre sur Numilog.com

croyait à la survie et que le destin de l'homme se jouait sur la terre. Il en résultait


chez les fidèles, non une peur de la mort, mais le souci de faire une belle fin ; même,
et surtout, si on avait mené une vie peu édifiante. On réparait ses fautes par des dona-
tions à des établissements religieux et aux pauvres.
Comme l'a écrit un moine bourguignon du XIe siècle, Raoul le Glabre : Le
monde secoua alors la poussière de ses vieux vêtements et la terre se couvrit d'une
robe blanche d'églises. Ces églises allaient fixer les villages, groupés autour des
morts et d'un lieu de culte. Les seigneurs, maîtres du sol, favorisaient cet essor en
fondant sur leurs domaines, pour mieux encadrer les hommes placés sous leur dépen-
dance, des sanctuaires qu'ils considéraient comme leur propriété. Mais cette situation
n'allait pas sans inconvénients pour l'autorité ecclésiastique qui s'efforça de récupé-
rer ces lieux de culte au pouvoir des laïcs. La menace de sanctions canoniques
poussa alors les seigneurs à faire don de leurs églises à des communautés monas-
tiques, auxquelles ils demandaient en retour des prières pour le repos de leur âme et
de celle de leurs ancêtres.
Ces monastères, souvent installés sur le site d'établissements détruits, étaient
d'ailleurs fondés eux-mêmes par des membres de l'aristocratie, au voisinage de leurs
résidences seigneuriales. Les barons les tenaient aussi pour partie de leur patrimoine,
un frère cadet ou un fils du fondateur assurant les fonctions d'abbé ou de prieur.
C'est ainsi que le premier prieur de Guisborough fut Guillaume de Brus, un frère de
Robert ; d'après Graves, dans son Histoire du Cleveland, il mourut en 1145 et fut
inhumé dans la maison du chapître à Guisborough ; son obit était célébré aux
calendes d'août.
On vit même certains de ces seigneurs aux mœurs rudes, qui piétinaient les
règles de la morale plutôt que de vivre en conformité avec l'évangile, pour s'assurer
le pardon, achever leur existence turbulente au milieu des moines, comme Hugues le
Loup, vicomte d'Avranches, réputé pour ses excès de table et de lit, qui prit l'habit
bénédictin peu de temps avant de mourir, en 1101, dans l'abbaye qu'il avait fondée à
Chester.
C'est pour consigner les dons des laïcs que furent rédigés ces précieux cartu-
laires des abbayes et des prieurés, seuls témoignages écrits, avec les rares chroniques
du temps, qui puissent nous permettre de ressusciter la vie d'un pays et de ses habi-
tants, et de suivre l'évolution d'une famille. La centaine de chartes du Yorkshire qui
concernent le fief des Brus au Xlle siècle proviennent pour la plupart du cartulaire
du prieuré de Guisborough, mais également de ceux d'abbayes voisines. Publiées et
annotées par William Farrer, elles constituent un exemple remarquable.
Ces documents nous apprennent ainsi que la femme de Robert 1er de Brus se
prénommait Agnès, sans préciser cependant son nom de famille. On a avancé au siècle
dernier qu'Agnès était une fille de Foulque Painel ; mais il ne paraît pas qu'il y ait eu
un Foulque Painel avant celui, qualifié de Foulque I, mort en 1182 et qui était un petit-
fils de Raoul Painel, tenant d'un fief dans le Yorkshire en 1086. Shérif du Yorkshire de
1088 à 1093, Raoul fonda le prieuré de la Sainte-Trinité d'York et son fils Guillaume
celui de Drax et l'abbaye de Hambye, en Normandie, au sud de Coutances.
Dans son étude sur le fief des Brus, Farrer écrit qu'Agnès était probablement la
Retrouver ce titre sur Numilog.com

fille de Geoffroy Bainard, shérif du Yorkshire après Raoul Painel et qui donna à l'ab-
baye Sainte-Marie d'York l'église de Burton Agnes, domaine dont le tenant en 1086
est inconnu, mais qui passa à Robert de Brus. Cependant, en reconstituant le fief des
Painel, il revint sur cette idée. Il s'aperçut en effet que la totalité des terres de Richard
de Sourdeval, vassal du comte de Mortain, se trouvait partagée entre Raoul Painel et
Robert de Brus, tous deux associés comme témoins entre 1103 et 1106 dans une char-
te de Guillaume de Mortain à l'abbaye de Marmoutier, que nous avons mentionnée.
Raoul Painel, plus âgé que Robert de Brus, se serait marié deux fois : la pre-
mière avec une fille ou une sœur d'Ilbert de Lassy, un autre tenant de fief dans le
Yorkshire, constructeur du château de Pontefract ; la seconde avec Mathilde, fille de
Richard de Sourdeval, bienfaiteur de la collégiale de Mortain, établie par le demi-
frère de Guillaume le Conquérant en 1082. Farrer en conclut alors que Robert de
Brus épousa l'autre fille et cohéritière de Richard, dont le fief incluait Skelton. Cette
suggestion, même si elle ne repose sur aucune preuve documentaire, a été reprise par
la plupart des historiens actuels.

Mais ces chartes sont surtout instructives par ce qu'elles nous révèlent des per-
sonnages qui dépendirent des seigneurs de Skelton aux XIIe et XIIIe siècles et parce
qu'elles nous permettent d'établir des liens entre le Yorkshire et la Normandie. Grâce
à elles nous connaissons en effet les principaux vassaux des Brus et les lieux où ils
tenaient des biens.
L'origine de certaines familles ne peut être établie, car elles ont adopté le nom
des paroisses du Yorkshire où elles avaient reçu des terres. Alfred d'Acclum était
ainsi établi à Acklam, Hugues de Boythorpe à Boythorpe, Théobald de Lofthus à
Loftus. Les Thocotes, parfois appelés Caratil, prirent leur nom de Tocketts, les
Normanby, alias Lost, de Normanby. Guillaume Pinchun donna pour l'hôpital de
Barnaby, à Guisborough, et aux religieuses de Nunthorpe des terres à Pinchinthorpe,
et Pagan de Wykeham aux moines de Whitby une terre à Wykeham, du fief de Robert
de Brus. Jean Engelram ou Ingram possédait des biens à Ayresome, sur la Tees, à
Moredale et à Middlesbrough, Ilger de Kilton à Kilton et Kirkleatham, où il avait
comme sous-tenant Robert de Skelton.
Ces familles n'étaient peut-être pas toutes anglaises, mais il est évidemment
difficile de découvrir leur origine réelle. Il arrive même que certains membres d'une
famille soient connus sous des noms différents et ils ont ainsi souvent pour nous
perdu leurs liens.
Par contre, de nombreuses autres familles avaient conservé leur identité nor-
mande. Dans la mouvance des Brus il y avait des Percy à Ormesby, Kilnwick et
Kildale ; des Lascelles à Bordelby et East Harlsey ; des Bretteville à Guisborough ;
des Rosel à Easington ; des Baard à Loftus ; des Escarbot à Upleatham ; des
Estourmy à Crathorne et Marton, où nous trouvons également des Sottevast ; des
Mesnil à Ormesby ; des Mangevilain à Thornton Dale ; des Maulévrier à Allerton ;
des Lyons à Coatham. Et certaines de ces familles sont encore représentées dans le
Yorkshire, en particulier les Percy, les Lascelles et les Lyons.
La plupart des noms de lieux cités sont groupés autour de Skelton et de
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Guisborough. La paroisse d'Easington, pittoresque et boisée, près des hautes falaises


de Boulby, est l'une des seules de cette région à figurer comme non dévastée en 1086
dans le Domesday Book qui y signale un villageois avec une charrue et une église
sans prêtre. A Upleatham subsiste une partie de l'église construite au XIIe siècle, ce
qui lui a donné la réputation d'être la plus petite d'Angleterre. De l'église Saint-
Germain de Marske n'existe plus, au sommet d'une colline, que la tour. Quant au vil-
lage de Marton il a vu naître le célèbre navigateur anglais James Cook.

Restes de l'église d'Upleatham.


La tour a été reconstruite en 1684.
A l'intérieur, une dalle funéraire,
en pierre sculptée, serait celle d'un
chevalier des Brus.
(photo Frank Doughty)

Ces chartes nous révèlent également certains aspects de la vie économique à


cette époque : l'importance et la nature des troupeaux, l'existence de moulins, l'essor
des pêcheries le long de la Tees et des salines.
Entre 1130 et 1135 le roi Henri Ier confirma aux moines de Guisborough les
libéralités de Robert de Brus, dont les plus anciens vassaux connus, qui consentirent
des dons au prieuré dès sa fondation, vers 1120, sont Alfred d'Acclum, Guillaume
Engelram, Robert Estourmy, Théobald de Lofthus, Ernald de Percy, Roger de Rosel
et Richard Maulévrier.
Ce Richard Maulévrier apparaît comme l'un des tout premiers établis dans le
fief qui fut celui de Robert de Brus et sa famille y conserva son importance jusqu'à la
fin du XIIIe siècle, laissant même son nom à la paroisse d'Allerton, devenue Allerton
Mauleverer. Une charte, dont l'original est conservé dans les archives d'Indre-et-
Loire, à Tours, souscrite par lui en faveur des moines de Marmoutier, en témoigne.
Ce don ne peut avoir été consenti après 1105, date de mort de l'abbé Hulgot qui
accueillit Richard Maulévrier à Marmoutier.
Cette charte est remarquable, car elle illustre ce qu'était alors l'ardeur de la foi,
la place prépondérante de l'Eglise, en dépit du relâchement des mœurs ecclésias-
Retrouver ce titre sur Numilog.com

tiques. Si la connaissance religieuse était médiocre, la profondeur spirituelle était


immense. C'est cette ferveur des hommes qui explique le succès extraordinaire des
croisades et des pélerinages, tels que celui de Saint-Jacques de Compostelle.
La légende voulait que l'apôtre Jacques ait séjourné en Espagne et que ses
restes aient été miraculeusement découverts grâce à une étoile, d'où le nom de
Compostelle (Campus Stellae, champ de l'étoile). La basilique fut commencée en
1078 et attira aussitôt une foule de pélerins. De nombreux monastères s'érigèrent
alors sur les chemins menant à Compostelle pour offrir aux voyageurs appui spirituel
et secours temporel. C'est ainsi que Richard Maulévrier, revenant d'Espagne, fit
étape à Marmoutier, sur les bords de la Loire, dans l'abbaye qui venait d'être recons-
truite. Et l'accueil qu'il reçut l'incita à donner au monastère une partie de ses biens,
dont la chapelle d'Allerton, pour le repos de l'âme de ma femme et avec le consente-
ment de Robert de Brus, mon seigneur. Parmi les témoins figurent les frères du dona-
teur : Serlon, Helte, Roger, Foulque et Raoul, ainsi que Guillaume de Barneville,
mon sénéchal, et son frère.
Guillaume de Barneville avait participé à la première croisade, en 1096, avec
son frère Roger qui s'illustra au siège de Nicée et à Antioche, où il trouva la mort le
4 juin 1098, au cours d'une embuscade. Les chevaliers normands, partis avec leur
duc Robert à cette croisade, étaient nombreux. On y trouvait un frère de Richard de
Sourdeval, Robert, qui se serait fixé à Antioche, où il aurait fait souche.
Il est probable que Richard Maulévrier prit part, lui aussi, à cette croisade et en
revint avec Guillaume de Barneville par l'Espagne. Sans doute était-il originaire de
la commune de Maulévrier, près de Caudebec-en-Caux. Mais les biens de la famille
étaient déjà dispersés à l'époque, tant en Normandie qu'en Angleterre. Des Maulé-
vrier tenaient un fief à Asnières-en-Bessin et Helte Maulévrier des terres dans le
Kent en 1086.

Charte de donation de Richard Maulévrier à l'abbaye de Marmoutier de la chapelle d'Aller-


ton, dans le Yorkshire, «avec le consentement de Robert de Brus, mon seigneur», entre / /00
et 1105. C'est la mention la plus ancienne d'un seigneur de Brus. (A.D. Tours, 37, H 363)
Retrouver ce titre sur Numilog.com

R e n i e r de B r u s , s e i g n e u r d e P a n é a s

a r m i les N o r m a n d s qui s u i v i r e n t en P a l e s t i n e l e u r duc, R o b e r t C o u r t e


p Heuse, lors de la première croisade, figurait un Renier de Brus. M o r t vers
1145, il devait donc être très jeune en 1096 et n ' a laissé aucune trace dans les cartu-
laires normands. De la m ê m e génération que Robert Ier de Brus, il pouvait être un de
ses frères cadets.
Les croisés normands partirent en septembre 1096, dans la troupe c o m m a n d é e
par Hugues de Vermandois, frère du roi de France, et le duc Robert Courte Heuse. Ils
passèrent l'hiver 1096-1097 en Calabre, au milieu de la colonie n o r m a n d e qui s ' y
était établie, ainsi q u ' e n Sicile, à la suite des expéditions des fils de Tancrède, seigneur
de Hauteville, près de Coutances. Le rassemblement des croisés se fit en mai 1097 à
Constantinople. Le 26 juin leur armée s ' e m p a r a de Nicée, remporta le 1er juillet la
bataille de Dorylée et c o m m e n ç a le 21 octobre le siège d'Antioche, qui allait durer
sept mois, j u s q u ' a u 3 j u i n 1098. L'investissement de J é r u s a l e m ne devait débuter
q u ' u n an plus tard, le 7 juin 1099. L a ville fut prise le 15 juillet et au mois d ' a o û t le
duc Robert repartit en Normandie, laissant derrière lui nombre de ses chevaliers, dont
Robert de Sourdeval et Renier de Brus.

Les chroniques ne c o m m e n c e n t cependant à parler de R e n i e r de Brus q u ' e n


1131. D e u x ans p l u s tôt, le s u l t a n de D a m a s avait eu à m a t e r u n e r é v o l t e des
I s m a ï l i e n s , m e m b r e s d ' u n e secte m u s u l m a n e é s o t é r i q u e , qui é t a i e n t i n s t a l l é s à
Panéas et dont le chef appela les Francs à son secours. Il leur remit Panéas et alla
s'établir en terre franque.
Le nom de Panéas, mot grec, viendrait d ' u n e grotte dédiée à Pan et servant de
r e f u g e au bétail. C ' e s t la B a n i y a s des c h r o n i q u e s a r a b e s . H é r o d e P h i l i p p e le
Tétrarque, fils de Hérode le Grand, baptisa la cité Césarée de Philippe, pour la distin-
guer de la Césarée maritime de Palestine. Elle apparaît sous ce nom dans le N o u v e a u
Testament. C ' e s t là que Jésus adressa à l'apôtre Pierre la fameuse injonction : «Tu es
Pierre et s u r cette p i e r r e j e bâtirai mon Eglise».
Panéas était une importante citadelle, située au-dessus du lac de Tibériade, à la
frontière nord-est de la Galilée, et au confluent de deux rivières, près de la source du
Jourdain ; elle défendait Tyr et menaçait Damas. L a ville était protégée par des tours
rondes, bâties de grosses pierres à refends. Vers l'est, une forteresse, en surplomb
dans la montagne, appuyée aux premiers contreforts de l ' H e r m o n , était une position
stratégique de premier ordre, d ' o ù les veilleurs dominaient toute la plaine voisine, le
lac de Hulé et les monts de Galilée. Au pied de la montagne s'étendait une fraîche
vallée et de belles prairies, où l ' e a u entretenait une luxuriante végétation.
La conquête de la forteresse de Panéas ouvrait aux Francs la route de Damas,
dont ils manquèrent l'occasion unique de s'emparer. Baudoin II, roi de Jérusalem,
Retrouver ce titre sur Numilog.com

m o u r u t en effet le 21 août 1131 et il fallait attendre l ' a r r i v é e de son successeur,


Foulque d ' A n j o u , père de Geoffroy Plantagenêt qui venait d ' é p o u s e r Mathilde, fille
du roi Henri Ier d'Angleterre. L e premier acte de Foulque fut de remettre en fief la
cité de Panéas à Renier de Brus, que celui-ci ne put conserver longtemps.
L e s F r a n c s ayant c o n f i s q u é les m a r c h a n d i s e s des n é g o c i a n t s d a m a s q u i n s à
Beyrouth, Ismaïl, le sultan de D a m a s , qui venait de s u c c é d e r à son père, attaqua le
11 d é c e m b r e 1132 Panéas. Renier de Brus, appelé tour à tour dans les chroniques :
Brus, Bruis et Li Bruns (Le Brun), se trouvait alors à Jaffa, avec la majeure partie de
ses chevaliers, auprès du roi. Aussi Ismaïl pressa-t-il le siège de la place qui suc-
c o m b a après deux jours d'assauts incessants, avant que Foulque ait eu le temps de la
dégager. Et la garnison fut e m m e n é e captive à Damas, ainsi que la châtelaine, f e m m e
de R e n i e r de Brus, dont on ignore l'identité.
L a paix ne fut conclue q u ' e n octobre 1134 entre Ismaïl et le roi Foulque. La
place de Panéas restait aux Syriens, mais les prisonniers que ceux-ci avaient faits en
décembre 1132 furent délivrés. Guillaume de Tyr, qui fut n o m m é archevêque de cette
ville en 1175, raconte dans sa chronique la triste histoire de la châtelaine, captive
depuis deux ans à la c o u r de D a m a s , où elle n ' a v a i t pas m i e u x défendu sa vertu
q u ' e l l e n ' a v a i t défendu la forteresse de son mari, auquel la paix la rendait : Renier la
reçut volentiers et g r a n t j o i e li fist à s a venue. M è s ne d é m o r a guères q u ' i l 01 dire
que li Turcs ne l ' a v o i e n t p a s tenue comme haute dame, ainçois en a v o i e n t f e t maintes
foiz leurs volontez. Si li d e m a n d a si c'estoit voirs (vrai) ; ele ne li nia pas, ainz li dist
tote la vérité. Dès lors l'eschiva-t-il, ni ne veut p u i s g é s i r avec ele. Cele, p a r sa péni-
tence fère, se r e n d i en une a b a i e de n o n a i n s p a r le c o n g i é de son seigneur. Ne
d e m o r a guères q u ' e l e f u t morte.
Renier de Brus se consola de son infortune en se remariant à Agnès, fille de
Godefroy de Bures et nièce du connétable Guillaume de Bures qui avait été régent du
r o y a u m e de Jérusalem pendant la captivité du roi Baudoin II. Mais Renier avait de
son p r e m i e r mariage une fille qui fut son héritière et qui épousa Onfroy II de Toron,
dont la seigneurie, protégée par une puissante forteresse, s'étendait entre Tyr et la
principauté de Tibériade, où régnait Guillaume de Bures.
I s m a ï l f u t a s s a s s i n é en 1135 et en 1137 le s u l t a n Z e n g i , c h e f d e l ' E t a t
s y r o - m é s o p o t a m i e n , a s s i é g e a M o n t f e r r a n d , à l ' e x t r é m i t é n o r d - e s t du c o m t é de
Tripoli, où se trouvait réunie, avec le roi Foulque, toute la fleur de la chevalerie
franque, d o n t le c o n n é t a b l e G u i l l a u m e de Bures, R e n i e r de Brus, ancien sire de
Panéas, et Onfroy II de Toron, chevalier noviaus, dont le père était mort l'année pré-
cédente et qui faisait là ses premières armes. Les Francs se défendirent avec courage.
Mais, attaqués par des forces considérables, décimés par la famine et les maladies,
q u a n d ils eurent m a n g é leurs bêtes de somme, ils durent capituler, se contentant de la
vie sauve et de la faculté de retourner dans leur pays. Zengi témoigna les plus grands
égards au roi Foulque, lui offrant m ê m e une robe d'honneur, avant qu'il ne se retire
vers Tripoli avec le reste de ses troupes.
En 1139 Zengi, déjà maître de Mossoul, Alep, H a m a et H o m s , vint assiéger
Damas, dont le sultan, Unur, proposa une alliance au roi Foulque : si les Francs l'ai-
daient à se débarrasser de Zengi, il leur promettait en récompense de leur remettre la
Retrouver ce titre sur Numilog.com

place de Panéas, perdue sept ans plus tôt par eux et q u ' o c c u p a i t un certain Ibrahim,
vassal de Zengi. Foulque accepta et courut au secours de Damas. L a nouvelle de ce
m o u v e m e n t p o u s s a aussitôt Z e n g i à lever le siège. Les conventions de l ' a l l i a n c e
f u r e n t l o y a l e m e n t e x é c u t é e s . U n u r m a r c h a sur P a n é a s au d é b u t de m ai 1138.
Ibrahim, qui venait de quitter la ville, se fit s u r p r e n d r e et tuer par R a y m o n d de
Poitiers, prince d'Antioche. Mais la forteresse résista plus d ' u n an aux assauts conju-
gués des Francs et des Damasquins. Ceux-ci, finalement, décidèrent de construire
une tourelle dominant la ville. Les bois de Panéas ne fournissant pas suffisamment de
madriers, Unur en envoya chercher à Damas. Les assiégeants purent alors dresser un
chastel si haut que l'on en poist veoir p a r toute la cité et tirer là où l ' o n voloit d ' a r s
et d ' a r b a l e s t e s . L a place fut si énergiquement battue par la pluie des flèches et le tir
des catapultes q u ' à peine si les défenseurs osaient se hasarder sur la muraille.
Q u a n d les Turcs capitulèrent, en j u i n 1140, ils purent s ' e n aller avec leurs
femmes et leurs enfants. La place fut rendue à son ancien seigneur, Renier de Brus,
et l'archidiacre de Saint-Jean-d'Acre, A d a m , fut n o m m é évêque de la ville qui fut
munie de nouvelles murailles et de tours.
Le pacte d'amitié franco-damasquin survécut à la c a m p a g n e de 1140, mais le
seigneur de Panéas faillit le briser. Les pâtres arabes avaient obtenu l'autorisation de
faire paître leurs troupeaux dans la forêt de Panéas, en une gorge boisée, pleine de
peupliers et de saules, au nord de la ville qui jouait le rôle de charnière entre le terri-
toire de l'Islam et le domaine de la Chrétienté croisée. Or, Renier de Brus se permit
de séquestrer certains troupeaux de brebis appartenant à des Damasquins, qui pâtu-
raient en cet endroit.
L ' é m i r Usâma, qui résidait alors à Damas, auprès de son ami Unur, se chargea
d'aller présenter des doléances au roi Foulque, auquel il dit : «Ce s e i g n e u r a f a i t acte
d'hostilité contre nous en s ' e m p a r a n t de nos troupeaux. C ' é t a i t l ' é p o q u e où les bre-
bis mettent bas ; leurs petits sont morts en naissant. Il nous les a rendues a p r è s a v o i r
c a u s é la p e r t e de leur progéniture». Le roi fit aussitôt venir six chevaliers et leur
c o m m a n d a : «Allez siéger p o u r lui f a i r e justice !» Les chevaliers sortirent et délibérè-
rent j u s q u ' à ce qu'ils fussent tombés d'accord. Rentrés dans la salle où le roi tenait
son audience, ils lui dirent : «Nous avons décidé que le seigneur de P a n é a s a l'obli-
gation de leur rembourser ce q u ' i l leur a f a i t p e r d r e p a r la m o r t de leurs agneaux».
Le roi ordonna alors à Renier d'acquitter sa dette qui fut fixée par U s â m a à quatre
cents dinars.

Renier de Brus dut mourir entre 1145 et 1150. A u début de décembre 1151, à la
suite d ' u n e incursion des Turcs contre Panéas, le seigneur de la ville s ' é l a n ç a à leur
poursuite, mais subit un échec et de sérieuses pertes. Le nom du seigneur n ' e s t pas
précisé, mais il devait déjà s'agir d ' O n f r o y II de Toron, gendre et héritier de Renier
de Brus, depuis 1148 connétable de Jérusalem après Guillaume de Bures. Panéas fut
de nouveau assiégée en 1157 et Onfroy de Toron ne dut son salut q u ' à l'arrivée d ' u n e
armée de secours, c o m m a n d é e par B a u d o i n III, roi de Jérusalem. L a ville devait
cependant capituler le 18 octobre 1164, en l'absence de son seigneur, et ne fut jamais
reprise aux Arabes.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Onfroy II de Toron s'illustra par de hauts faits d ' a r m e s . Un arabe a dit de lui :
Il est impossible de d o n n e r une idée de ce qu 'était Onfroy. On se servait de son nom
comme synonyme de b r a v o u r e et de p r u d e n c e d a n s la guerre. Il mourut en 1179 de
blessures reçues dans une embuscade, en couvrant la retraite du roi Baudoin IV ; le
protégeant de son corps, il fut criblé de flèches et souffrit dix jours avant de succom-
ber. Son fils, Onfroy III, m o r t avant lui, en 1172, avait épousé en 1163 Etiennette de
Milly, fille du seigneur de Naplouse, et en avait eu deux enfants : Onfroy et Isabelle.
O n f r o y I V de T o r o n , a r r i è r e - p e t i t - f i l s de R e n i e r de B r u s , é p o u s a le 22
n o v e m b r e 1183 au château de Kérak Isabelle de Jérusalem, sœur du roi Baudoin IV.
Joli garçon, très cultivé, qui devait servir d'interprète entre Richard C œ u r de Lion et
Saladin lors de la croisade du roi d'Angleterre, en 1191, il aurait pu devenir roi de
J é r u s a l e m à la m o r t sans postérité de B a u d o i n IV, en mars 1185. Les barons lui pro-
posèrent la couronne, mais, timide et sans ambition, il refusa, effrayé du rôle q u ' o n
voulait lui faire jouer. Et ce fut son beau-frère, G u y de Lusignan, marié à Sibylle,
l'autre sœur de B a u d o i n IV, qui devint roi.
Onfroy IV de Toron ne laissa pas d'enfant. Mais sa sœur, Isabelle, mariée en
1181 à R o u p e n III, p r i n c e a r m é n i e n de Cilicie, eut u n e fille, Alix, qui é p o u s a
R a y m o n d , prince d ' A n t i o c h e , descendant du célèbre Robert Guiscard, duc normand
de Pouille et de Calabre. Alix m o u r u t après 1231, léguant la seigneurie de Toron à sa
petite-fille, Marie d ' A n t i o c h e , fille de R a y m o n d - R o u p e n , prince d ' A n t i o c h e de 1216
à 1219, et d ' H e l v i s de Lusignan, et mariée en 1240 à Philippe de Montfort, seigneur
de Tyr, qui en eut postérité.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

La baronnie de Brix

L 'aristocratie qui dominait en Angleterre n'avait qu'affermi la cohésion


qu'elle avait déjà atteinte en Normandie, non seulement fondée sur les
mariages conclus entre les grandes familles, mais ÍÎxée par les rapports étroits que
les seigneurs avaient établis avec leurs vassaux en Normandie avant 1066 et qu'ils
poursuivirent en Angleterre. Cet élément de la conquête normande n'a jamais été suf-
fisamment mis en valeur. Les principaux tenants d'un seigneur normand en
Angleterre, même si ses terres se trouvaient dispersées en différents comtés, por-
taient très souvent des noms territoriaux qui révèlent que leurs familles étaient voi-
sines en Normandie. La formation des grandes baronnies anglaises fut fréquemment
le résultat d'associations précoces dans le duché.
C'est ainsi que certains des tenants de Robert de Brus dans le Yorkshire, hormis
ceux qui portent des noms de villages anglais, venaient sûrement du Cotentin, tels les
Rosel, Sottevast, Baard, Escarbot, Estourmy, et que des témoins cités dans les chartes
anglaises pouvaient aussi être vassaux dans le fief normand des Brus.
La destruction des archives de la Manche en 1944, à une époque où peu de car-
tulaires normands avaient été imprimés dans leur intégralité, rend plus malaisée la
reconstitution du fief des Brus en Normandie que celle de leur fief du Yorkshire. Il
est cependant possible de retrouver trace dans les chartes qui subsistent, en particu-
lier celles des abbayes de Saint-Sauveur-le-Vicomte et de Montebourg, de la plupart
des noms cités en Angleterre.
Vers 1136, dans la confirmation des biens de l'abbaye de Saint-Sauveur par
Algare, évêque de Coutances, figurent la terre donnée par Robert de Rosel dans la
paroisse des Pieux et l'église de Saint-Brelade à Jersey, donnée par Roger de
Sottevast pour l'âme de son père Raoul, inhumé dans l'abbaye ; parmi les témoins
on trouve Guillaume de Bruis et Richard d'Angerville qui porte le nom d'une
paroisse du Pays d'Auge, dans le domaine des Bertran. Robert de Rosel, lui, tire son
nom de la paroisse du Rozel, voisine des Pieux et dont le fief fut vendu vers 1095 par
Roger de Barneville pour subvenir aux frais de sa participation à la première
croisade ; il était sans doute un proche parent de Roger de Rosel, vassal de Robert de
Brus dans le Yorkshire.
Les Sottevast, eux, issus de la paroisse de ce nom, limitrophe de Brix, sont
étroitement liés à la famille de Brus, dans le Cotentin et dans le Yorkshire. Raoul de
Sottevast, vassal des Bertran, seigneurs de Bricquebec, donna en 1126 l'église de
Sottevast à l'abbaye de Lessay ; don confirmé par Jourdain de Barneville. Il eut de
nombreux fils. Eude, l'aîné, donna les églises de Hardinvast et de Vasteville à l'ab-
baye de Cherbourg, des biens à Jersey, à Surtainville, à Tourville-Lestre et à Sottevast
à l'abbaye de Saint-Sauveur, avec les témoignages de son frère Stéphane et de
Robert de Querqueville. Vers la même époque, Eude de Sottevast donnait aussi dans
Retrouver ce titre sur Numilog.com

le Yorkshire, au prieuré de Guisborough, en accord avec Adam, son frère et héritier,


la moitié de l'église de Marton, avec les témoignages des mêmes personnages :
Pierre et Stéphane de Sottevast, ses frères, et Robert de Querqueville.
Lorsque fut émise cette dernière charte, l'autre moitié de l'église de Marton
avait été donnée au prieuré de Guisborough par Robert Estourmy, famille encore
représentée dans le Cotentin. La charte de confirmation de l'abbaye de Lessay, vers
1185, cite Geoffroy Estourmy et Raoul son fils comme vassaux de Richard de
Roullours à Vesly, près de Lessay.
Comme Estourmy, Escarbot est un surnom. Le fief d'Escarboville, dont le
manoir est aujourd'hui sur la Pernelle, s'étendait sur Quettehou et Saint-Vaast.
Robert Escarbot apparaît à Brix et dans le Yorkshire avant 1150.
Les Baard, dont l'origine serait flamande, figuraient dès la fin du XIe siècle
dans le Cotentin. Une charte de Saint-Sauveur notifie vers 1090 le don de la dîme
d'un moulin de Benoistville, près des Pieux, par Guillaume Baard et celui concernant
un autre moulin à Clarbec, dans le pays d'Auge, par Richard Baard. Onfroy Baard
fut témoin vers 1150 avec Adam de Sottevast d'une charte de confirmation pour des
biens à Jersey tenus des Bertran par Simon de la Hague, fils de Guillaume Rogues.
Et un Richard Baard apparaît à la même époque dans le fief des Brus du Yorkshire.
Quant à Ernald de Percy, un des premiers vassaux de Robert de Brus dans le
Yorkshire, il est probable qu'il était proche parent, peut-être fils cadet, de Guillaume
de Percy, un des principaux seigneurs du comté en 1086. Celui-ci, non pas originaire
de Percy (Manche), mais du village de Percy-en-Auge (Calvados), semble avoir été
un compagnon d'armes de Hugues d'Avranches, avec lequel il vint en Angleterre en
1067, un an après la conquête, et qui lui remit le domaine de Whitby quand il fut
nommé comte de Chester ; il tenait des terres dans certaines des paroisses où s'éten-
dit plus tard le fief des Brus. Guillaume de Percy, qui participa à la première croisade
et mourut à Montjoie, près de Jérusalem, restaura l'abbaye Sainte-Hilda de Whitby,
dont le premier prieur fut son frère Serlon ; et Ernald de Percy, qui donna vers 1130
au prieuré de Guisborough l'église d'Ormesby et dont les descendants sont connus
sous le nom de Percy de Kildale, attesta la charte de restauration.

Comme le château de Skelton et le prieuré de Guisborough, l'église de Brix et


le prieuré Saint-Pierre de la Luthumière furent édifiés dans la première moitié du
XIIe siècle. Il est également vraisemblable que le château de Brix, qui remplaça le
donjon en bois des ducs de Normandie, date de la même époque.
Dans le Cotentin la forêt s'étendait alors partout, comme un cercle autour des
villages, le plus souvent propriété ducale, friche en attente, réserve de matière pre-
mière, de plus en plus convoitée. C'est pourquoi il n'y a pas d'acte coutumier du
Moyen Age qui n'en établisse avec une minutie étonnante les conditions d'usages,
car c'était la ressource la moins incertaine.
De la même manière Guillaume le Conquérant s'était approprié près de 20%
du sol de l'Angleterre. C'est ce qu'on appelait la forêt royale, sans que ce terme de
forêt impliquât nécessairement une couverture boisée. Il s'agissait surtout de consti-
tuer une réserve de terres à inféoder, source de revenus.
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Mais la mer offrait aussi aux habitants d'autres ressources appréciées. Les
pêcheries anglaises et normandes étaient les plus actives dans les mers froides,
l'Angleterre et la Normandie devant beaucoup dans le domaine maritime à l'établis-
sement des Scandinaves. Noms de lieux, vocabulaire nautique, méthodes de naviga-
tion et de pêche le prouvent, de même que les techniques d'exploitation du sol,
influencées par les Danois implantés dans le nord de l'Angleterre depuis longtemps.
C'est ainsi que les chartes nous révèlent l'existence de salines dans la baronnie des
Brus du Yorkshire, à l'embouchure de la Tees ; et il y en avait aussi dans le Cotentin,
baigné de trois côtés par la mer, comme à Vauville, Barneville, Lessay, Saint-Vaast,
dont certaines survécurent jusqu'au XIXe siècle. Le sel était entassé sur des hogues,
d'un nom scandinave signifiant butte.
Ce qui est moins connu est l'établissement dans le Cotentin de ports baleiniers,
en particulier à Saint-Marcouf, Quinéville, Lestre, Réville et Héauville. A cette
époque, baleines, cachalots, marsouins abondaient dans la Manche. Les côtes s'éten-
daient beaucoup plus loin qu'aujourd'hui, la mer ayant mangé par endroits des kilo-
mètres en mille ans. Ce phénomène, dû à la fonte des glaces qui a élevé le niveau des
eaux, s'est produit d'une manière identique dans le Yorkshire. Il explique que l'es-
tuaire de la Dives, par exemple, où Guillaume le Conquérant rassembla sa flotte et
son armée en 1066, était alors beaucoup plus profonde ; et aussi que Héauville pou-
vait abriter, entre les deux ruisseaux qui se jettent dans la mer, une de ces pêcheries
fixes vers lesquelles des barques poussaient les cétacés à hue et à cri ; forme de
pêche d'un grand profit.
Au centre du Nord-Cotentin, le bourg de Brix, situé sur une éminence, domi-
nait alors l'immense forêt. Protégé du côté du plateau par trois remparts encore
visibles, le château fut bâti à l'extrémité d'un éperon rocheux. Perché comme un nid
d'aigle, sa situation était magnifique. L'Ecossais Gabriel Surenne, après sa visite à
Brix en 1853, a donné la description des vestiges de cette forteresse dans les
Mémoires de la Société des Antiquaires d'Ecosse.
Ce château est resté connu sous le nom de Château d'Adam, de même que le
principal chemin qui traversait la paroisse, ancienne voie gallo-romaine joignant
Cherbourg à Coutances par Bricquebec, s'appela longtemps la querrière d'Adam ;
querrière étant la forme normande du vieux français charrière, voie carrossable par
laquelle peut passer un char, une charrette. Cette appellation se rapporte sans nul
doute à un membre de la famille Brus qui remit en état ce chemin antique qui passait
près du bourg, où s'édifiaient église et château, sans qu'on puisse préciser s'il s'agit
du père supposé de Robert 1er de Brus, Adelme, d'un frère ou de son propre fils.
Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de noter qu'un autre chemin partant de
Bricquebec et rejoignant les Veys, près de Carentan, aux embouchures de l'Ouve et
de la Vire, portait le nom de Querrière Bertran et appartenait aux seigneurs de
Bricquebec, de même que la voie qui le prolongeait, des Veys à Bayeux, dépendait
des évêques de cette ville. Ces concessions, qui impliquaient l'entretien du chemin,
ne portaient pas sur les terres qu'il traversait.
On construisit l'église près du château, en dehors de l'enceinte. Maintes fois
remaniée, quelques traces qui subsistent du bâtiment primitif prouvent qu'elle était
Retrouver ce titre sur Numilog.com

de style ogival, avec des petites fenêtres étroites et allongées, en forme de fer de
lance.
Le prieuré Saint-Pierre de la Luthumière, lui, fut édifié à trois kilomètres du
bourg, dans un pittoresque vallon boisé, à la limite de Sottevast et à l'orée de la forêt
de la Luthumière. Bien qu'il n'en subsiste que des vestiges, abandonné qu'il fut pen-
dant des siècles, il est le seul souvenir visible en Normandie de la famille de Brus. Sa
simplicité, face aux ruines grandioses du prieuré de Guisborough, donne une idée de
l'importance respective qu'eurent les baronnies des Brus en Normandie et en
Angleterre.
La première charte du prieuré de la Luthumière, reproduite dans le cartulaire de
l'abbaye de Saint-Sauveur, ne date que de 1144. C'est le don à cette abbaye, fondée à
la fin du XIe siècle par Néel le Vicomte, par Adam, fils de Robert de Bruis, lequel
était mort deux ans plus tôt, du prieuré Saint-Pierre, des églises de Bruis, de
Couville,de Saint-Martin-Ie-Girart et de Saint-Christophe, ainsi que de la dîme des
foires de Saint-Christophe et de Saint-Nicolas pour l'entretien du luminaire de
l'église de Bruis. Les témoins d'Adam étaient Robert, son frère, tige de la branche
écossaise, Adam de Sottevast et Robert Escarbot, vassaux des Brus, et Roger
d'Auvers, d'une paroisse proche de Carentan, qui dépendait de la baronnie de Saint-
Sauveur-le-Vicomte, et peut-être lui aussi vassal des Brus.

Paroisses du Cotentin dans lesquelles s'étendait le fief des Bruce au XIIe siècle.

Dans les chartes normandes du début du XIIe siècle, Brix prend déjà la forme
Bruis, alors qu'outre-Manche le nom conserve le plus souvent la forme Brus qui
s'est maintenue. Saint-Martin-le-Girart (aujourd'hui le Gréart), Couville et Saint-
Christophe (devenu du Foc, c'est-à-dire du fou, ancien nom du hêtre), constituent un
Retrouver ce titre sur Numilog.com

noyau de paroisses à l'ouest de Brix. Saint-Christophe appartenait sous Guillaume le


Conquérant à Raoul de Tosny, seigneur d'Acquigny et de Conches, dont un neveu,
Bérenger, tenait un fief dans le Yorkshire. C'était la seule possession des Tosny en
Basse-Normandie et on ignore comment Saint-Christophe revint aux Brus.

Le seigneur de Skelton était donc en même temps seigneur de Brix. Est-ce à


dire qu'il n'existait pas d'autres membres de la famille en Normandie et que le fief
normand des Brus se limitait aux paroisses voisines de Brix ?
Nous savons d'abord qu'un Richard de Brus, frère ou cousin de Robert I, fut
nommé évêque de Coutances au début de 1124, année où il consacra l'église de l'ab-
baye de Savigny, dans le diocèse d'Avranches. L'année suivante il confirma la dona-
tion par Renaud de Carteret de l'église de Carteret et de la chapelle Saint-Ouen de
Jersey à l'abbaye du Mont Saint-Michel. En 1128 il assista au concile de Rouen, pré-
sidé par Mathieu, ancien moine de Cluny, évêque d'Albe et légat du pape en France
et en Angleterre ; concile auquel étaient convoqués tous les évêques et abbés du
duché pour assurer le rétablissement de la discipline ecclésiastique.
En Normandie comme ailleurs, en effet, les prêtres, à commencer par les
évêques, se mariaient souvent publiquement ou entretenaient des concubines ; revers
d'une trop rapide christianisation de peuples longtemps livrés au paganisme. Le pre-
mier canon de ce concile défendit aux prêtres d'avoir des femmes et leur ordonna de
chasser leurs concubines, sous peine d'être privés de leurs bénéfices ; il interdit aux
laïcs d'assister aux messes des concubinaires. Orderic Vital cite Richard de Coutan-
ces parmi ceux qui souscrivirent à ce concile qui se tint en présence de Henri 1er et au
cours duquel mourut l'archevêque de Rouen, Geoffroy de Bretagne.
Une pancarte de l'abbaye Saint-Etienne de Caen, de 1130 environ, porte les
signatures de Roger le Vicomte, petit-fils de Néel de Saint-Sauveur, et de Richard de
Brus, évêque de Coutances.
C'est le 11 juillet 1131 que l'on découvrit, dans les ruines de l'église de Saint-
Pair, près de Granville, le corps de saint Gaud, évêque d'Evreux, venu faire retraite
au monastère fondé par saint Pair et où il était mort au VIe siècle. L'évêque Richard
vint reconnaître la relique, en présence d'un grand concours de peuple, puis fit
recouvrir de terre le tombeau qui demeura en cet état jusqu'au 11 novembre 1664,
quand Mgr de Lesseville fit de nouveau la levée du corps.
Richard de Brus mourut à la fin de l'année 1134 et fut inhumé dans la cathé-
drale de Coutances, en la chapelle Saint-Sébastien.
Mais l'étude des cartulaires des abbayes de Saint-Sauveur et de Montebourg
fournit des renseignements complémentaires sur les Brus normands au XIIe siècle et
sur leurs possessions.
Avec l'évêque de Coutances, le personnage le plus important de la famille en
Normandie semble avoir été Guillaume de Bruis, témoin vers 1136 de la confirma-
tion des biens de l'abbaye de Saint-Sauveur et qui aurait eu droit de séance à l'échi-
quier. Il figure déjà entre 1124 et 1129 comme témoin, avec les principaux seigneurs
de Basse-Normandie et son parent, l'évêque Richard, dans une charte de Henri Ier en
faveur de l'abbaye Saint-Etienne de Caen. Peu après, vers 1130, le roi d'Angleterre
Retrouver ce titre sur Numilog.com

et duc de Normandie ordonna à ses justiciers du Cotentin, à Guillaume de Bruis et à


ses forestiers de permettre aux moines de Montebourg d'abattre cent huit arbres de la
forêt de Brix par an, pour leur chauffage et leurs constructions, et de leur accorder le
droit de panage en toute quiétude. Déjà, en 1106, Henri 1er avait concédé à l'abbaye
de Montebourg des privilèges dans la forêt de Brix ; parmi les témoins figuraient
Richard de Reviers et ses fils et Richard d'Angerville.
Il semblerait, d'après les termes de la charte de 1130 que Guillaume de Bruis
avait la charge de l'administration des forêts ducales du Cotentin, comme Hugues le
Forestier sous le duc Guillaume, vers 1060. Cette charge, peut-être héréditaire, sup-
poserait-elle une parenté entre ce Hugues, dont nous ignorons la famille, et les Brus ?
En 1127 un Eude de Bruis est témoin d'une charte de Saint-Sauveur concernant
un fief de Saint-Germain-de-Tournebut. En 1136 le roi Etienne confirma les biens de
l'abbaye de Montebourg, dont la dîme d'une vacherie appartenant à Richard de Bruis
et celle de la terre d'Adelise, sœur dudit Richard, et de Richard d'Angerville, à
Benoistville, où était établi vers 1090 un Guillaume Baard, d'une famille vassale des
Brus outre-Manche. Ce Richard de Bruis reparaît après 1150, sous Henri II qui émit
un mandement contre lui ; possesseur d'un moulin à Morsalines, il troublait la jouis-
sance de celui que possédaient les moines de Montebourg dans cette paroisse et le roi
le menaçait d'une clameur de haro. Or, c'est à côté de Morsalines que se trouvait le
fief d'Escarboville, dont le nom vient d'une autre famille vassale des Brus, les
Escarbot.
Mais on rencontre les Brus encore plus loin de Brix. En 1133 Richard, évêque
de Bayeux, confirma à l'abbaye de Saint-Sauveur le don par Guillaume fils de Roger
et par Girard de Bruis des dîmes de ce qui leur appartenait en l'église de Fontenay-
sur-les-Veys, et celui par Geoffroy de Bruis des dîmes de ce qu'il possédait à
Cardonville. Ces paroisses, proches d'Osmanville, dont Richard d'Angerville était
seigneur, et d'Asnières-en-Bessin, où les Maulévrier tenaient un fief, constituaient un
endroit stratégique, situé à l'entrée de la querrière Bertran et commandant l'accès au
Cotentin, surtout l'hiver, quand les marais noyaient le sud de la presqu'île. A
Cardonville se trouvait le gué Saint-Clément, emprunté par le duc Guillaume en
1047 pour échapper à ses poursuivants.
Entre 1145 et 1150 Girard de Bruis, dont le nom pourrait être à l'origine de
Saint-Martin-le-Girart (le Gréard), notifia son don à l'abbaye pour les âmes de ses
père et mère, et de ses frères Guillaume et Eude, avec les témoignages de Mathilde,
sa femme, et de Simon de Sottevast. Guillaume et Eude moururent donc avant 1145.
Richard et Geoffroy étaient-ils aussi frères de Girard ? Tous deux apparaissent après
1155, Geoffroy comme témoin d'une charte de Guillaume Corbet concernant l'ermi-
tage de la Colombe et le patronage de l'église de Margueray. Dans la confirmation
vers 1180 des biens de l'abbaye de Saint-Lô-en-Cotentin figure aussi le don de
Richard de Bruis de vingt-quatre quartiers de froment à prendre sur son moulin de la
Londe, aux Veys.
Mais l'origine du patronage de l'église de Fontenay-sur-les-Veys est complexe.
En effet, le duc Guillaume avait confirmé vers 1060 des dons de Robert Bertran à
l'abbaye Saint-Ouen de Rouen, dont une terre à Fontenay et l'église du lieu. Nous
Retrouver ce titre sur Numilog.com

Larcher de Chamont, 578, 580 Lestre, Robert de, 117


Lardenar, 171 Lestrègue, 625
La Roche, marquis de la Groye, 562 Le Sueur, André, 564-5
Lascelles (Laceles, Lessels), 62, 99, 149, 153, Letourmy, cf Esturmy
158,166, 187 Leven, cte de, 465, 616
Laspeyet, Claude de, 545 Levington, 146
Lassy (Lacy), 62, 88, 144, 166, 308 Leyre, Guillaume de, 243
Latimer, 123, 239 Ligne, pr. de, 544
La Tour d'Auvergne, pr. de Sedan, 374, 563, Lincoln, ctes de, 220, 258
cf Bouillon, Turenne - év. de, cf Burghersh, Geoffroy
- Henri, 539, 541 Lindores, abbés de, cf Thomas
- Marie, 539-46 Lindsay, 81, 121, 132, 144, 155, 159, 177, 194,
La Trémoïlle, ducs de Thouars, 544, 548, 210, 221, 242, 257, 369, 372, 390, 415, 437,
cf Laval, Tarente 606
- Charlotte, 539, 546 - de Balcarres, 527
- Henri, 539-46 - de Barnweill, Alexander, 226, 255, 274
Lattorfom, général, 616 - de Kirkforthar, 524
Lauder, 322, 348, 370, 481,483 - David, cte de Crawford, 372
Lauderdale, cte de, cf Maitland - Jean, év. de Glasgow, 310
Laval, Frédéric, cte de, 539 Lingard, 222, 244, 354
La Valette, cardinal, 391 Linley, 462
Lavallette, Antoine, 489-91 Linton, Bernard de, abbé d'Arbroath, 272, 280,
Law, év. des Orcades, 473 295,318-21, 345-6
Lawrence d'Arabie, Thomas Edward, 586 Lionel, duc de Clarence, 361
Lawrie, A.C., 75 Livingston (Leviston), 240, 379, 417, 481-5,
Leclerc, Emmanuel, général, 574-5 487,492,507,532
Le Conte, 543, 546 - d'Ancrum, 493
Le François des Courtilz, 567 - de Callender, 477-8
Leibnitz, Gottfried, 621 - de Drumray, 478
Leicester, ctes de, 174, cf Beaumont, Montfort - de Dunipace, 483
Leinster, rois de, 174, cf Dermot - de Kilsyth, 480, 501-2
Le Jolie, Pierre, 598 - Alexander, cte de Linlithgow, 484-5
Leland, John, 8, 9, 128 Llevelyn, pr. de Galles, 172
Lennox, ctes de, 190, 274, 340, 370, 376, 480, Lloyd, Splandrian, 124
cf Stuart Loccard (Lockhart, Locart), 146-7, 151, 255,
- Malcolm 11, 228-9, 251, 255, 259, 347 379,501
Le Normand de la Place, 565 Locker, Frédérick, 453
Lens, ctes de, cf Lambert Lôckner, Teofil, 609
Lens, Hugues de, 154 Locquengheim, Marie-Gilberte de, 433
Leofric, cte de Mercie, 26, 37 Lofthus, 62-3, 83
Leofwin, f. de Godwin, 36 Logan, 350, 518
Léopold II, emp germanique, 447 Logie, 322, 362
Le Patourel, John, 97 Londres, Eschine de, 188
Leschman de Walston, 537-8 Long, Samuel, 527
Leslie (de Lisle), 361, 379, 475 Longueville, ducs de, 377, 540
- de Findrassie, 523 Lopouckhine, Eudoxie, m. Pierre Ier de Russie,
- de Parkhill, 523 614,621
- John, duc de Rothes, 424 Lorimer, Robert, 523
Lesseville, Eustache de, év. de Coutances, 73 Lorraine, ctes de, 167
Lost de Normanby, 62, 99, 109 Macduff, cte de Fife, 27, 252
Louis VI, roi de France, 85 Mackay, général, 494, 526
Louis VII, id., 95, 103, 107, 113, 154, 159 Mac Kenzie, George, 15,24, 26,50
Louis VIII, id., 118-9, 169 Mackinroy, 468
Louis IX, id., 115, 121, 181 MacLachlan, Gillespie, 274
Louis X, id., 329 Maclaurin, 611
Louis XI, id., 370-1, 373-4, 379, 540 MacLeod, 402
Louis Xïï, id., 375-6, 408 Mac-Mahon, 396
Louis XIII, id., 390,408, 547 Macmillan, Gilbert, 480
Louis XIV, id., 390-1, 394-6, 398-9,407, 552 Mac Neil, Hector, 519
Louis XV, id., 401-3 Macpherson, John, 508
Louis XVI, id., 378, 567 MacQuillan, Malcolm, 250,260-1
Louis XVIII, id, 568 Macruarie, Lachlan, 269
Louis, duc d'Orléans, 366, 372 Madeleine, f. du roi François Ier de France, 377
Louis d'Anjou, duc de Touraine, 369 Magneville, Etienne de, 93
Louis IV, grand-duc de Hesse, 406 Magnus Ier, roi de Norvège, 26, 31, 34
Loullier, Louis, 565 Magnus VI, id., 192
Louvain, Jocelyn de, 108, cf Percy Magnus, cte du Caithness, 170
Lovel, 151, 154, 347 Magnus Olafson, roi de Man, 192
Loyd, L.C., II, 145 Magnus Ier, roi de Suède, 217
Lucy, Richard de, 108, 156-7 Maine, cte du, 540
Luke, Alexander, 443 Maitland, 425
Lumley, 124 - John, cte de Lauderdale, 441, 518
Lumsden, John, 440 Malachie, saint, 147-8, 165, 185, 342
Lundy, Janet, 415 Malcolm II, roi d'Ecosse, 142
Lusieri, Giovanni, 448, 450 Malcolm III, id., 27, 33, 38, 40-2, 79-80, 86,
Lusignan, 68 142,168
Luther, 385 Malcolm IV, id., 96, 104, 149-50, 162
Lychton, Henry, év. d'Aberdeen, 370 Malcolm, John, 483
Lyon, John, cte de Strathmore, 406 Malekake, Guillaume, 122
Lyons, 62,99,452 Malet de Graville, 564-5
- Guillaume, 37, 39-40, 564
IVlabille de Chester, m. Guillaume d'Aubigny, - Robert, 86
172 Malherbe, Gilbert, 322
Mac Alpin, roi d'Ecosse, 223 Mallory, 594
Macary, Leonce, 9 Malmesbury, abbés de, cf Robert
Macbeth, roi d'Ecosse, 27-8, 80, 142,252 - William de, 57, 143
Macdonald, 190, 395,463 Maltravers, Jean, 333
- Angus, sgr d'Islay, 200, 216, 259-60, 274, Mamonov, 624
287, 298 Mandeville, 54, 208-9
- Alexandre, duc de Tarente, 403 - Guillaume, cte d'Essex, 108, 159
- Flora, 402 - Henri, sénéchal d'Ulster, 334, 341
- Neil, 402-3 Mangevilain, 62, 99, 101, 122
Macdoual, 348 Manning, Robert, 261
- Dungal, 261, 271, 281 Mansel, Jean, 177
Macdougall, 259, 286, 348 Mar, ctes de, 192, 203, 218, 366, 399, 427, 483,
-Alexandre, sgr d'Argyll, 216, 255, 269-71, 492, 504, 507, cf Elphinstone
274 - Donald I» (t 1297), 205,211,219,238, 333
- Jean de Lorne, 255, 257, 263, 269-71, 309 - Donald H, 246, 251, 255, 333-4, 346, 354

You might also like