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Flux

Territoire, centre et marge, identité et altérité


Michel-jean Marié

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Marié Michel-jean. Territoire, centre et marge, identité et altérité. In: Flux, n°13-14, 1993. pp. 41-46;

doi : https://doi.org/10.3406/flux.1993.963

https://www.persee.fr/doc/flux_1154-2721_1993_num_9_13_963

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Résumé
On ne peut confondre la notion de "territoire" avec celle de "local" pour la bonne raison qu'un territoire
n'est pas seulement le lieu où se produisent les identités, mais aussi celui où se gèrent les altérités ;
non seulement le lieu où l'on "habite", mais aussi celui où l'on passe. Si donc le territoire est avant tout
une notion anthropologique, non réductible au local, c'est parce que cette notion permet de penser
dans un même espace de réflexion ce qui, d'un certain point de vue, peut apparaître comme
incompatible : d'un côté les terroirs, le sol, le local, c'est-à-dire ce qui aujourd'hui, comme en
Yougoslavie, est revendiqué par certains comme l'apanage des indigènes (mais qu'est-ce qu'un
indigène?) et le seul vecteur de l'identité - et de l'autre la question de l'étranger, de l'altérité, du tiers, de
la marge. Si donc l'immigré réel ou mythique est partie prenante de son histoire et de la notre, de son
espace et du notre, il n'est guère d'autre solution que de prendre en compte la part d'altérité qui existe
en chacun de nous.

Abstract
It is not possible to confuse the notion of "territory" with that of "locale" for the simple reason that a
territory is not only the place where identities are produced, but also that in which otherness is
developed. It is not only the place where one "dwells," but also the place through which one moves.
Thus, while territory is above all an anthropological notion, which cannot be simplified to the merely
local, this is so because this notion makes it possible to think, in the same space of reflection, that
which, from a certain point of view, might appear as incompatible: on the one hand, the land, the earth,
the locality - that is to say, that which certain individuals now claim, as in ex- Yugoslavia, as the
prerogative of the "natives" (but who are the natives?), and the unique vector of identiry; and on the
other, the question of foreign-ness, of otherness, of the third party, of margins. If thus the real or
mythical immigrant takes an active part in his own history, and in ours, in his own space and in ours,
the only solution really possible is to take into account the otherness which exists within us all.
Territoire,

centre et marge,

identité et altérité

MICHEL MARIÉ

Je ne vois pas pourquoi la contradiction serait une trahison de la vérité


parce qu'elle est une trahison de la logique de la rhétorique. La logique de
la rhétorique est-elle compatible avec les logiques du réel ? Si parfois on en
vient à conclure par la négative, il faut changer de rhétorique. Vive la
contradiction si c'est le moyen d'y comprendre quelquechose.
Paul Pascon, géographe et sociologue*
Hormis chez les éthologues et les politistes (le territoire comme domaine
de souveraineté nationale) le temps n'est pas si loin où la notion de
territoire n'intéressait pas tellement les sciences humaines. Dans les théories du
changement social qui fleurirent au cours des trente glorieuses, le territoire,
que l'on identifiait le plus souvent au lieu singulier, à la société locale,
n'apparaissait généralement que comme une sorte de résidu passif à réduire,
et qui n'en finissait pas de disparaitre sous les coups de la modernité.
Peu nombreux étaient les chercheurs qui à l'époque, nourrissant le projet
de conjuguer ce qu'il pouvait y avoir d'identitaire, d'enracinement et en
même temps de translation, de transfert et de passage dans un territoire,
essayaient de penser ce dernier comme « le lieu où s'opère une forme de
rapport particulier entre le local et l'universel, entre le local et la modernité »2.

Si de nos jours les théories linéaires du changement sont données comme


désuètes, l'apparition - ou la réapparition - de la notion de territoire dans
toute sa polysémie, dans toute sa polyphonie de sens, peut sembler à certains
comme une sorte de retour à l'obscurantisme, après la période des lumières.
Le territoire ne serait-il pas alors l'un de ces mots-mana, l'une de ces boîtes
noires dont la richesse de sens, l'indéfinition-même, aurait pour principale
fonction de mettre un peu de lubrifiant dans le compartimentage croissant des
savoirs et des disciplines de l'esprit ?
Après vingt années de bureaux d'études
en Algérie, en Amérique latine et en Sans aucunement renier l'intérêt de cette polysémie, qui m'apparait
France, Michel MARIÉ est devenu comme faisant partie d'une réalité dont les sciences sociales ne peuvent faire
directeur de recherche au CNRS en abstraction, j'aimerais dans cet article faire trois propositions. La première est
1976. C'est dans ce cadre qu'il a écrit de montrer combien, pour un homme de terrain, le passage par la notion de
ses principaux livres : Situations
migratoires, ou la fonction-miroir territoire est inhérente à sa démarche. D'une certaine façon le terrain est au
(Galilée, 1976) ; La campagne inventée chercheur ce que le territoire est à ses habitants. Sans doute faut-il voir dans
(Actes Sud, 1977) ; Un territoire sans cette homologie de sens une certaine opportunité pour le chercheur. Une
nom (Méridiens-Klincksieck, 1982) ; et réflexion sur le temps long de ses propres expériences et terrains successifs
plus récemment son autobiographie
intellectuelle, Les Terres et les Mots de recherche devrait lui permettre de construire une certaine continuité de
(Méridiens-Klincksieck, 1989). sens dans ce qu'il nomme territoire. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi,

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dans cet article, de me servir de deux expériences de des grandes technologies (la route, le chemin de fer,
terrain, prises sur une période suffisamment longue l'automobile de masse et plus récemment des formes
(vingt ans d'intervalle) pour donner une certaine nouvelles d'hydraulique) qui, depuis plus d'un siècle,
profondeur de champ à la notion explorée. avaient investi le territoire où je vivais - la Provence -
comme analyseurs de ce territoire.
Partant de ces deux expériences, ma deuxième
proposition consistera à resserrer le débat autour d'une Prenant l'exemple du dernier avatar de cette
question qui me semble être au coeur des interrogations modernisation (le Canal de Provence), je découvrais assez vite
que l'on peut faire concernant un territoire ; à savoir la que le seul discours qu'il y avait sur ce vaste phénomène
tension que ce dernier recèle en permanence entre la d'équipement et d'aménagement d'une région était celui
notion d'enracinement et la vocation à la transgression des ingénieurs qui l'avaient produit et, plus rare, celui
des frontières. Je crois en effet qu'un territoire n'est des notables qui l'avaient soutenu. Or ce discours qui se
jamais le seul rapport des indigènes à leur terroir. Il composait d'un certain nombre de textes
n'est jamais isolable des flux qui le traversent et a hagiographiques, et surtout de documents techniques pour plaider
besoin d'altérité pour lui révéler la nature de son le choix de dispositifs et de matériaux, ou justifier des
identité. Comme le disait Mircéa Eliade, un territoire n'est décisions déjà prises, ne disait presque rien sur les
jamais un jeu à deux. Il est certes le rapport de hésitations, les contradictions et les conflits dont je
l'indigène à son terroir, mais toujours au regard de l'étranger. commençais à apprendre, par ailleurs, qu'ils avaient été très
Sorte de bouillon de culture où s'opère en permanence la nombreux tout au long de l'histoire de cet ouvrage. Il
rencontre d'une identité et d'une altérité à la fois reçues évacuait la notion-même ď histoire.
et produites, le territoire est une notion éminemment
paradoxale. Lorsqu'on aborde un nouvel objet dans une
recherche, la première chose qui s'impose à vous est la
Enfin ce paradoxe du territoire renvoie à un autre gangue des mots, des corps constitués de discours,
paradoxe qui, celui-là, réside au coeur-même de la inhérents aux différentes sortes de pouvoirs qui
démarche des sciences humaines. D'où ma troisième l'investis ent. Si l'on veut prendre quelque distance par rapport à
interrogation qui, cette fois, sera plutôt de nature ce qui apparait de prime abord comme « évidence », à
méthodologique, voire même éthique. Le réel que l'on cette sorte de naturalisation des faits et des choses que
découvre aujourd'hui dans nos recherches n'en vient-il produisent les mots, il est alors deux manières d'opérer -
pas à occuper la place du local (tel qu'on le concevait soit que l'on procède par le travail sur le temps, sur la
lors des « trente glorieuses »), la place de ce qui résiste, longue durée - soit que l'on procède par le travail sur
la place de ce qu'il faut dissoudre dans le langage du l'espace, par la comparaison ou l'interrogation aux
système ? D'où cette question redoutable à laquelle il frontières du problème que l'on aborde. L'analyse nait d'un
est bien difficile d'apporter une réponse générale ; n'y a déplacement du regard. On ne produit pas du sens
t-il pas dans toute connaissance de territoire un noyau uniquement sur la base d'éléments théoriques préexistants,
ď intransparence qui renvoie bien entendu à l'histoire mais de la rencontre entre ces éléments et le
autonome, à l'histoire propre des gens, mais aussi à des déplacement du regard.
zones d'opacité qui n'entrent pas dans le champ
d'intelligibilité des sciences humaines ; des zones de non-dit, Ainsi procédai-je d'abord à partir des hagiographies,
mais aussi des lieux qui doivent rester secrets, parce dont le récit mettait en valeur deux temporalités
qu'ils sont le micro-théatre de l'altérité, de l'altération dominantes : le temps mythique des pères fondateurs dont la
et du changement, et que Г on risque de faire éclater, si figure emblématique était Adam de Craponne - le temps
on va les voir de trop près ?3 technique de la conception, de la construction et de la
gestion de l'ouvrage (de 1950 à nos jours). Entre ces
deux périodes, espacées de plusieurs siècles, il n'y avait
pas eu d'histoire hydraulique.
L'HYDRAULIQUE COMME
ANALYSEUR DE TERRITOIRES Or je m'apercevais que, si l'on voulait rendre
compte de la nature et du fonctionnement actuel de l'ouvrage
et de son appareil, il me fallait investiguer dans la zone
II sera d'abord question d'un travail initié il y a dix amnésiée des récits hagiographiques. Je découvrais alors
ans et repris récemment4. La démarche qui présidait à que, si un certain nombre de travaux récents venaient de
cette recherche consistait à me servir successivement mettre en valeur l'importance et les effets de la période
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Marié - Territoire

coloniale sur diverses technologies de l'après-guerre aident à mieux comprendre comment une nouveau
(génie civil, agriculture industrielle, notion réseau conditionne un territoire et comment, en retour, le
d'aménagement intégré...), il en allait de même pour l'hydraulique. territoire endogénéise progressivement le réseau et
Cette culture technique de la « planche à dessin »5, produit en lui des transformations.
c'est-à-dire d'une vision qui tendait à ce que tout le
« social » soit maîtrisable par l'organisation intégrée de Le second détour consistait à confronter la Société
l'appareil, n'était devenue possible, tout au moins dans le du Canal de Provence avec d'autres cultures
cas français, qu'à partir de l'expérimentation coloniale. hydrauliques de générations et d'éthos différents (Sociétés
Fermières, vieilles Associations d'Irrigants, très
La lecture des hagiographies me révélait ensuite une importantes dans la Basse Durance) qu'il y avait sur un même
autre occultation. Il n'était jamais question dans les territoire. A l'inverse de la démarche précédente, la
textes du fait que la Société du Canal de Provence, dès confrontation sur un même territoire me permettait
ses débuts, avait été contrainte par le pouvoir politique d'approfondir l'autre dimension révélée par le travail sur
d'assimiler dans son réseau un vieil héritage hydraulique les amnésies, à savoir la nature-même et les implications
du XIX° siècle, ce qui l'avait obligée à composer avec de Г éthos colonial.
des forces locales, des formes de cultures techniques et
notabiliaires auxquelles Г ethos colonial ne l'avait pas Du point de vue qui nous intéresse ici, quelles
préparée. Si donc les ingénieurs ne voyaient pas ce qui leçons tirer de cette recherche ? D'abord cet exercice de
constituait l'un des éléments pourtant les plus visibles déplacement et de croisement du regard n'est pas
du paysage local, c'est parce que cet héritage, de par ses indifférent à la manière dont s'est construit l'objet. La
traditions de gestion patrimoniale, représentait pour eux méthode qui consiste à aller fouiller dans les amnésies
une sorte de cadeau empoisonné, faisant des principaux acteurs en présence, si heuristique soit-
momentanément obstacle à la vision qu'ils avaient de la modernité.. elle, n'est pas neutre, tout comme d'ailleurs l'amnésie
elle-même. Engager une réflexion sur l'entre-deux des
Autre amnésie enfin, pour des ingénieurs du Génie rapports occultés (par exemple entre Sociétés Fermières
Rural, l'importance qu'avait pris, dans la décision-même et Sociétés d'Aménagement), a souvent pour
de réaliser l'ouvrage, le puissant maire de Marseille conséquence de mettre au jour des stratégies qui ne peuvent exister
(alors en conflit avec sa Société des Eaux). Tandis que que dans l'ombre, de porter le regard sur des zones
l'ouvrage ne devait avoir au départ que des finalités ď intransparence (conflits ouverts ou encore
agricoles et rurales, de production de ressouce en eau négociations en cours). Il est donc normal que dans certains cas
brute, l'entrée en scène du pouvoir fort de la région avait les chercheurs soient soumis au devoir de réserve.
entrainé une sérieuse distorsion dans un projet dont la
vocation, devenue essentiellement urbaine et Si l'approche de ces zones ď intransparence donne
industriel e, mettait en concurrence directe la Société du Canal une idée des difficultés du travail de terrain, elle
avec les Fermiers. constitue pour le chercheur une ressource essentielle, dans la
mesure où elle lui permet d'entrevoir l'existence de ce
Alors que le détour par la longue durée m'avait aidé jeu complexe et obscur où interfèrent externalités (altéri-
à mettre à jour des phénomènes plus ou moins occultés, tés venues du dehors), identités reçues (par exemple une
et donc à poser un certain nombre de questions qui culture d'entreprise ou le patrimoine culturel d'un
jusqu'alors n'étaient pas pensables, le détour par territoire), identités construites (par exemple l'extension de
l'espace devait me permettre d'en relativiser la portée. Il y eut son réseau à une nouvelle parcelle de territoire) et altéri-
en fait deux sortes de détours. tés construites (par exemple la démonisation de l'autre).
On comprend mieux alors comment et pourquoi une
Le premier consistait à me servir de ce que je savais grande société hydraulique - mais on pourrait dire la
d'un autre ouvrage voisin (le Canal du Bas-Rhône- même chose d'un territoire, d'une société locale ou de
Languedoc), qui relevait de la même génération n'importe quelle entreprise - ne peut le plus souvent
hydraulique, comme analyseur de l'hydraulique provençale. résoudre ses conflits qu'en les étouffant ou en les
Autrement dit le fait de choisir comme élément de enfermant dans le huis-clos d'une institution discrète. Rien
comparaison un autre appareil du même éthos colonial me d'étonnant alors que, dans le maelstrom de ce jeu
permettait de mettre en valeur les différences et les complexe, la figure du tiers, qui est à la fois dedans et
similitudes qu'il pouvait y avoir sur le plan des rapports à la dehors dans la relation de couple, par rapport auquel les
société locale, et plus particulièrement les effets acteurs peuvent modifier à l'infini leur comportement,
d'adaptation réciproque qui, envisagés sur une longue période, ne prenne une position dominante : tiers exclus, tiers
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inclus, tantôt tiers anonyme, tantôt médiateur, arbitre, Je pense alors qu' il est au moins deux façons de
bilingue et traducteur, étranger, parfois tiers contourner cet obstacle. La première consisterait à se
perturbateur, notable aussi, dont le chercheur est partie prenante. situer à l'intersection, à Г endroit-même où les
Les territoires sont peuplés de tiers. disciplines tracent généralement leurs frontières ; c'est-à-dire
de penser le territoire non pas seulement comme
Sur le plan qui nous intéresse ici, ces quelques l'endroit où l'on habite (à la manière d'Heidegger), mais
observations nous amènent donc à concevoir les aussi celui où l'on passe.
questions de l'identité et de l'altérité comme inhérentes à
celle de territoire. Et en même temps elles ne sont Si ce présupposé est exact, le second, au moins aussi
jamais univoques et stables. L'étranger par exemple, important, serait de postuler qu'un territoire n'est pas
pour la société provençale, c'est tantôt l'Etat central, le seulement le lieu où s'élaboreraient les identités ; c'est
touriste, ou encore le Canal de Provence. Pour le Canal aussi une source d'altérité, l'occasion offerte de
de Provence, l'étranger est l'autre culture hydraulique, construire un véritable rapport à l'autre. Du même coup
voire le paysan pour qui on construit un réseau et qui ne l'étranger, l'immigrant ne serait pas seulement ce
l'utilise pas. Si le jeu croisé du couple préfet/notable a dehors dont toute société aurait besoin pour parfaire ses
fonctionné admirablement pour rendre compte du limites, mais ce dedans de nous-même qui nous
pouvoir local jusqu'à la période de décentralisation, c'est constitue comme singularité. L'étranger sous toutes ses formes,
parce qu'il se fondait sur l'existence d'un tiers, la règle dans toutes ses gradations, serait le miroir réfléchissant
universalisante de l'Etat central. Dans le cas du pouvoir sans lequel une société ne peut produire sa culture.
hydraulique d'aujourd'hui, il faudrait parler d'un autre
jeu à entrées multiples : l'ingénieur, le notable, le La question hydraulique peut alors s'éclairer d'un
paysan (ou l'urbain) et toutes les générations successives de autre jour. Si, au début, les grandes sociétés
formes hydrauliques. hydrauliques ont fait figure d'intrus auprès des sociétés locales,
sur la longue durée le jeu de la « double adaptation
Ma deuxième observation portera sur le fait que, si réciproque » a joué dans le sens d'une appropriation
l'on veut comprendre la nature de ces grandes sociétés progressive par le local d'un instrument qui, de purement
hydrauliques, il faut les appréhender à différents niveaux technocratique au départ, a fini par faire partie de
de projection dans l'espace, et intégrer ces différents l'imaginaire des habitants.
niveaux dans la représentation que l'on a d'un territoire.
On a vu par exemple combien l'origine de ces réseaux
était à rechercher ailleurs que sur leur espace actuel. Au
niveau des stratégies on voit aussi apparaitre une variété L'IMMIGRATION COMME FONCTION-
d'échelles ; par exemple ces mêmes Sociétés, et plus MIROIR D'UNE SOCIÉTÉ
encore les Sociétés des Eaux (Lyonnaise, CGE, SAUR
de Bouighes) ont pour caractéristique d'entretenir avec
le monde politique local des rapports très étroits, et en Le deuxième exemple dont je me servirai est une
même temps de se diversifier à l'échelle internationale. recherche d'il y a vingt ans, qui consistait à observer les
Sur le plan qui nous intéresse, ces quelques observations rapports entre immigration et sociétés locales au front
ont Г intérêt de nous montrer que pour penser un d'urbanisation de la région parisienne6. Donc là encore
territoire il faut à la fois mieux comprendre pourquoi des la position du regard était celle de la périphérie. Plus
firmes multinationales ont besoin de s'identifier à des récemment, je me suis servi de ce travail ancien comme
espaces singuliers et comment le singulier réagit à des point d'ancrage pour analyser l'évolution des sciences
institutions remarquables par leur stratégie à tendance humaines d'aujourd'hui en France sur le même sujet7.
universalisante.
J'avais été frappé, lors de ma première étude, du fait
Donc la notion de territoire suppose que l'on que les chercheurs qui travaillaient sur cette question se
embrasse dans la même démarche de la pensée des comportaient un peu à la manière de l'entomologiste qui
éléments que les disciplines scientifiques, nos habitudes classifie, comptabilise et nosographie son objet. A cette
mentales, ont plutôt tendance à dissocier : l'ethnologie époque de prospérité et de très forte immigration, je
par exemple comme discipline de l'identité, de la constatais que la tendance des Sciences Humaines et
mémoire, du local et du stable - l'économie et aussi la Sociales était à la catégorisation des immigrés selon les
sociologie, plus tournées vers le flux, le changement, la différentes sortes de provenance (les Portugais, les
mobilité et le non local. Algériens, les Marocains... en France), et plus générale-
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ment à la quantification de toutes les formes de Le phénomène du détour-retour me faisait voir les
marginalité (par exemple les livres de Lenoir et de Stoléru, qui choses un peu différemment de la manière de mes
eurent alors un grand succès), permettant de mettre en collègues qui n'étaient pas sortis de leur territoire.
place des appareils gestionnaires. Cette forme
d'institutionnalisation, de mise en organisation des immigrés, L'hypothèse que je faisais alors était que, si la
était assez proche de la notion de pouvoir, telle que Г colonisation avait joué le rôle de miroir réfléchissant (et sou-
analysait Michel Foucault à la même époque. Les vant déformant) lors de la période d'intégration
sciences humaines étaient assez largement mises à nationale et d'industrialisation du territoire au XIX° siècle et
contribution dans ce travail de désignation et de durant la première partie du XX°, avec la
dénombrement8, comme elles l'avaient d'ailleurs été aux Etats- décolonisation, c'est l'immigré de l'intérieur qui allait jouer ce
Unis, dans la « guerre contre la pauvreté ». rôle. J'ai donc travaillé dans ce livre, non seulement sur
les conflits qu'il y avait à l'époque en grande banlieue,
Je ressentais quelque malaise par rapport à cette mais aussi sur la généalogie des méthodes de gestion de
vision unidimensionnelle de la marge, à cette traque l'immigration, et particulièrement sur le phénomène de
d'un nouvel objet social, qui était peut-être aussi une retour de colonie de ces méthodes, comme test de
manière un peu coloniale de le produire. En réaction l'hypothèse dont il vient d'être question.
contre ces tendances, j'essayais alors d'aborder la
question au second degré, c'est-à-dire non pas de faire une Je ne reprendrai pas ce qui a été dit précédemment
sociologie des immigrés, mais une sociologie des sur le paradigme de l'identité et de l'altérité, tout aussi
différentes formes de rapport qu'il y a entre eux et nous. Il ne valable pour donner sens à cette recherche ; c'est-à-dire
s'agissait pas seulement des rapports d'exploitation comment penser dans un même espace de réflexion ce
économique, certes évidents, mais de toutes sortes de qui, d'un certain point de vue, peut apparaître comme
rapports imaginaires et symboliques. incompatible : d'un côté une théorie identitaire du
territoire, et de l'autre une théorie fondée sur la légitimité de
La grande banlieue était un bon terrain pour faire ce Г exogène, de Г allogène. D'un côté les terroirs, le sol,
genre d'étude, car on pouvait y voir à l'oeuvre, peut-être c'est-à-dire ce qui aujourd'hui est revendiqué par certain
plus facilement qu'au centre de la ville, les immigrés comme l'apanage des indigènes (mais qu'est-ce qu'un
pris dans des champs de forces, de sens et de réseaux qui indigène ?) et le seul vecteur de l'identité, et de l'autre la
les naturalisaient dans toutes sortes de formes d'utilités ; question de l'étranger, de l'altérité, du tiers, de la marge.
des utilités économiques d'abord, comme main-d'oeuvre Peut-être existe-t-il une certaine homologie entre la
dans des chaînes de montage, comme constructeurs de la démarche nosographique des chercheurs des années
ville, remplisseurs de HLM construits dans les champs soixante-dix qui entomologisait son objet et la vision
de betteraves, fournisseurs de prix de journée à des ethnocentrique d'un territoire tribalisé.
hôpitaux, rentabilisateurs des espaces-déchets de la ville,
c'est-à-dire des zones de nuisance que crée Or ce qui me frappe, à la lecture des ouvrages
nécessairement l'aménagement et la maîtrise des flux... ; mais récents sur le thème de l'immigration, est que ce
peut-être surtout des utilités que l'on pourrait qualifier retournement du regard, à peine ébauché dans les années
de symboliques et ď identitaires. L'immigré était le tiers soixante-dix (la marge non seulement traitée en elle-
étranger qui permettait à une société en formation, même, mais comme analyseur des problèmes du centre)
souvent déplacée (rejet du centre-ville pour cause de est actuellement en train de s'accomplir. Si une bonne
rénovation, gentrification des quartiers anciens et partie des travaux continue de mettre en lumière des
immigration de la campagne) dans le far-west de la banlieue, zones de la marginalité que l'on avait peu étudiées, ou
d'accélérer ses propres processus de repérage, de nouvelles zones qui sont apparues récemment, ce qui
d'identification, de construire ses représentations les plus tranche profondément avec la production scientifique de
élémentaires : celles d'un propre et d'un sale, d'un haut et d'un ces années-là, est que les chercheurs ne se contentent
bas, d'une gauche et d'une droite... D'où le titre (la plus de décrire et d'analyser des groupes et des
fonction-miroir) donné à ce livre. processus ; ils s'interrogent sur les conditionnement de leur
propre regard et de celui de la société à laquelle ils
Là encore la position du regard n'était pas appartiennent.
indifférente à la construction de l'objet. Probablement parce
que je venais de passer dix ans au Maghreb et en Ce faisant, la question de l'altérité s'éclaire sous un
Amérique latine, je me sentais moi-même un peu autre jour. Si l'on veut échapper au modèle
étranger dans mon pays. yougoslave, ou à toute autre forme de repliement ethnique
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belliqueux, et donc se mettre en mesure de penser c'est-à-dire le déni du marginal, de l'immigré et du fils
l'allogène, l'immigré réel ou mythique comme partie d'immigré comme acteur social, co-fondateur de son
prenante de notre histoire et de la construction sociale de histoire et de la nôtre, et des mécanismes institutionnels (ou
l'espace, il n'est guère d'autre solution que de prendre médiatiques) producteurs de ce déni. Là encore, comme
en compte la part d'altérité qui existe en chacun de dans le cas du rapport hydrauliciens/sociétés locales, on
nous-même. est dans de l'amnésie ou de la forclusion. Comme si cet
effort incessant de visibilisation, de stigmatisation de
La deuxième question que je voudrais esquisser, à l'autre, était corrélatif de ce qu'Yves Barel appellait une
partir de ce travail, est celle du rapport entre le centre et « marginalité invisible »9, c'est-à-dire l'occultation des
la périphérie dans nos sociétés. Dans le fond on pourrait rapports entre les institutions et leurs objets, le champ
dire que ce qui est en question dans la démarche social et la marge, le champ et sa particule.
scientifique du chercheur, et plus particulièrement dans le
versant nosologique de cette démarche (ainsi que de celle Dans cette vision du rapport centre/marge, on
de beaucoup d'acteurs sociaux qui traitent de la marge), s'aperçoit alors que l'occulté n'est pas seulement le
ce n'est que partiellement le marginal, la marge, mais travail actif du champ social sur la particule, mais peut-être
peut-être plus encore la relation de l'observateur (ou de plus encore le travail de la particule comme acteur sur le
l'acteur) à la marginalité. Autrement dit l'effort de visibi- champ social. Je retrouve là ce que je disais à propos de
lisation des marges ne serait que la partie émergente de la « double adaptation » entre les techniciens, les
l'iceberg, l'explicité du discours, dans lequel sont hydrauliciens et les sociétés locales, c'est, à mon sens,
opacifiés les ressorts-mêmes de la construction d'une marge : une question centrale de la démocratie.

NOTES

1. Paul Pascon. "Trente ans de sociologie au Maroc. Textes anciens ment inédit, juillet 1993, 71 pp.
et inédits", Bulletin Economique et Social du Maroc. Numéro double 5. Paul Pascon, ouvrage déjà cité.
155-156, janvier 1986. 6. Situations migratoires ou la fonction-miroir. Edition Galilée,
2. Michel Marié et Jean Viard, La Campagne inventée, Edition 1976, en collaboration avec Thomas Régazzola.
Actes Sud, 1977. Ou encore ; Michel Marié, Un territoire sans nom, 7. "A propos de quatre livres récents sur le phénomène migratoire,
Méridiens-Klincksiek, 1982. sur le territoire, l'identité et la marge", Sociologie du Travail, n° 3,
3. Daniel Vidal, "Terre métisse : l'oeuvre et sa parallaxe", Espaces 1993.
et Sociétés, n° 72, 1993. 8. Comme par exemple dans ce fameux « seuil de tolérance aux
4. "Pour une anthropologie des grands ouvrages hydrauliques", Les immigrés » que les médias imputèrent alors à l'esprit inventif des
Annales de la Recherche Urbaine, n° 21, 1984, pp. 5 à 35. Territoires sociologues.
hydrauliques. La Société du Canal de Provence, dix ans après, 9. Yves Barel, La marginalité sociale. PUF, 1982.

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