Gutenberg revisité
une analyse économique
de ‘invention de ’imprimerie
—_,
Dominique Guellec
Cette étude examine & faune de la thérie Seonomique de innovation lanassence de
Fimprimer. Las principaux résukats sont ls suivants, invention de imrimerie 8
atotores mobiles par Gutenberg est suciée par expansion dela demande dats 3
in du Moyen Age européen (demand pull Il sagit d'une invention par recombina:
son de techniques préexstantes. La persistance dune technologie infrieut la xo
sraphie) en Chine durant plusieurs sles provient de cats detranston élevas indi
sant une dépendance au senter. Vinvention est développée dans fe cadre d'un
‘montage entrepreneurial et financier similsre au capital risque actu imtan les
problémes gence dans un contexte information asymetiqueetdersqueélevé. Le
Parage des bénéfces dela noweleindustrie entre ls imprmeuts et es ibies est
‘termine par le conte des ressources rte, notamment acs & la demand, plus
‘ue par la echnologe qui n'est pas protégé légalement.
Gutenberg -imprimerie
The invention of moving types printing by Gutenberg
This article uses economic theory for analysing the invantian and difusion of mecha
‘ica printing. Major conclusions are as follows. The invention of moving types pining
by Gutenberg resuts fom the expansion of demand for writings atthe end of the
‘Midale Age in Europe (demand pull tis an iaventon by recombination of exsting
!echniques. he persistence ofan inferior technology (xylogrephy in China aver con.
tures resus from high switching costs generating path dependency. The invention is
developed thanks to a financial and entreprneuril mechanism similar to venture
capita hich reduces the agency problems ina context of information asymmetry. The
shoring of the benefits generated by the new indusay between printers and back
salle is conditioned by the contol over the Scacest resources, notably acess to
‘demand, mare than by the technology which i nat lagally protected,
Gutenberg - printing
Codes JL: 050, nea.
Deminigue Guellec, Office Euopéen des reves, 80258 Minchon, Allemagne.
gualec@epo.rg.Je'remorie le ProtessourFrenco's Caron pour ses encouragemens ot
583 présiaux commentaires aur ue version aniéieura deo text, Lauteures sul Tessas
Sable des lites et des possiblesereurs conlanues dans oot ate sins que des opinions
fuly sone dis,
REP 114 (21 mars-avrit 2006
* LES ENJEUX ECONOMIQUES DE L°INNOVATION70 ____— Dominique Guellec
1. Introduction’
En 14542 une Bible est imprimée par Johannes Gutenberg & Mayence
Allemagne). Cette « Bible & 42 lignes » (la B42) est vraisemblablement le
premier livre imprimé en Occident, Le livre imprimé connait un succes im.
frédiat : en quelques décennies les imprimeurs, éditeurs et libraires fleuris-
‘sent dans toute Europe, les éditions et les tirages se multiplient, et cette
technologie nouvelle donne naissance & une industrie nouvelle
La vie de Gutenberg est trés mal connue, du fait de la pauvreté des
sources documentairas®. ll est né vers fa fin du XIV® sigcle, & Mayenoe, au
Confluent du Rhin et de la Main. Il s‘agit d'une région trés industrielle deja,
vec de nombreuses entreprises de metallurgie de précision : fabrication de
lous, de serrures, qui sont & I'époque de la haute technologie. Gutenberg
lui-méme est formé comme orfevre. A la suite de troubles politiques il quitte
Mayence vers 1430 pour s'établir & Strasbourg. La, avec quelques associés,
iH fande une entreprise de fabrication industrielle de « miroirs » destinés aux
dizaines de millers de pélerins d’Aix-la-Chapalis. Ces miroirs sont des pit.
os de métal réfléchissantes, ils sont réputés conserver les images quiils ont
aptées fen occurrence celles de le procession dAix-la-Chapelle}. Das cette
période, et avec les mémes associés, Gutenberg s'interesse & !'imprimerie,
Gest adire a la reproduction mécanique des écrts. Craignant sans doute
Timitation, il mane sa recherche dans le plus grand secret. On connait done
‘assez mal la nature de cette recherche durant cette période. II semble ce
pendant que dés ce moment (vers 1439} Gutenberg en est arrivé @ la solu
fion de principe au probléme de impression mécanique. Des caractéres de
métal (« types ») sont fondus dans un moule (« matrice ») modelé par un
poingon, et ils sont agenceés (v composts ») de fagon a constituer des pages
tentigres (x formes »} qui sont encuite placées sur une presse qui imprime
ur le papier. Aucun texte imprimé durant cette période ou dans le période
immédiatement postérieure ne nous est parvenu, et 'on en conclut que le
systéme de Gutenberg était pas encore réellement opérationnel:: il est
Suffisamment mar pour attirer le soutien d'un investisseur exterieur en 1448
seulement,
En afet, lorsque Gutenberg revient @ Mayence vers 1488, il conclut un
contrat avec Johan Fust, homme d'affaires et commercant de la ville, qui
finance la poursuite de la recherche sur plusieurs années : achat de matériel,
salaires des ouvriers ete. En 1453/1454 sortent les premiers documents im-
primés par Gutenberg, le « Livre de la Sibylle » (Bechtel p. 265 sq}, un « Do-
hat » (manuel de grammaire latine, tr8s populaire deja sous forme de copie
7 Timprimerie en général et limprimerie & earactires mobiles en parte, on
inventecs om Onion len avant que FOecident ne sy interasse, Cl fr.
‘2 Enso.
3. Muine de querante documents contemporain de sa vie cient fe nom de Gutenbarg
urls plopant tes semen factuels dans In suite Ge oe texte, nous nous sommes abgnes
‘Sur Beeftel 18821, la publetion de synthase fa plus recente sur la question. autres auvta
Be Tesonquer nove ont ele pericutorement utes Febyre et Marin |T@36) Audin (1862,
{Bie 96a Matin (1868) et Kap 9961
REP 114 (2) mars-aveil 2008Yee
|
|
Los enjeux économiques de Vnnovation a7
Manuscrite), et le « Calendrier Ture » /Bechtel p. 339 sq), Ces livres sont en
caractéres dits « DK-type », qui sont les ascendants directs des « textura »
ui serviront pour fa B42 & venir (Bechtel p. 350), par rapports auxquels ils
sont moins soignés et s‘usent plus rapidement (Bechtel p. 336)
Ainsi la premiére moitié des années 1450 est consacrée A développer la
technique et & fabriquer des prototypes, dont 'aboutissement est la B42. Le
succés technique est a la mesure de effort. La B42 est publide en 1454,
imprimée @ environ 150 exemplaires sur papier et 30 exemplaires sur valin
Elle connait un succés immeédiat, elle est largement vendue par souscription.
Cependant sur le plan économique il en va différemment pour Gutenberg: il
entre en conflit avec son associé Fust, et apparemment est désavoue par le
tribunal de Mayence. 1! continue dans activité 'impression, mais avec un
succés économique mitigé {il meurt en 1468 dans un état de fortune médio-
cre}. Fust de son céte établit une entreprise d'édition qui connaitra un grand
suvoés jusqu'au debut du XV siécle, avec l'aide de Tun de ses ouvriers et
futur gendre qui a travaillé avec Gutenberg, Petrus Schotier
A partir de ce moment la diffusion de l'imprimerie dans toute ("Europe
occidentale est tres rapide (Febvre ot Martin 1956, dans la suite F&M, p. 259-
273), commencant par les villes allemandes proches de Mayence (Bramberg,
Nuremberg, Francfort). Une Bible est imprimée Strasbourg des 1459, une
imprimerie est établie a Paris en 1470, En 1480, des ateliers typographiques
fonctionnent dans 110 villes d'Europe, en 1800, elles sont 236. impact de
imprimerie, « general purpose technology », sera bien sir immense, elle
transforme les conditions de diffusion, de stockage et done de production de
la connaissance. Vaccélération des progrés du savoir gui marque la Renais
sance el s'est poursuivie depuis lors n’aurait pu avoir lieu sans un moyen de
diflusion fiable et peu codteux des savairs nouveaux telle limprimeric.
objet de ce texte est d'expaser les mécanismes économiques a 'ceuvre
{dans cette invention et dans a diffusion. On testera sur le cas particulier de
\'imprimerie un certain nombre d'hypottiéses de économie de l'innovation
Le texte est structuré selon les principaux résultats, qui sont les suivants,
+ Linvention de limprimerie en Occident a été tirée par la demande. La
demande d’écrits en général, et de livres en particulier, croit fortement en
Occident au cours du Moyen Age. Elle correspond aux besoins d'une socigte
plus nombreuse, plus riche et plus cultivée, La croissance économique sus
site fe besoin d’une reproduction mécanique des écrits, qui réduirait les
coats ot permettrat I’harmonisation et la qualité dans la communication. La
taille du marché devient suffsammont grande au XV" siécle pour permettre
& une technique & coit fixe élevé, reposant donc sur des économis
d'échelle, de devenir plus elficiente que la copie manuscrite. La baisse du
‘coat variable (le papier} renforce l'attrait de Yimprimerie mécanique,
* Le systéme de Gutenberg, les caractores mobiles de métal, est sélec:
tionné parmi un ensemble de systemes concurrents, car il offte la. plus
grande qualité au cout le plus bas. La persistance en’Chine d'un systeme
‘és antérieur ot techniquement inférieur (la « xylographie tabellaite ») s'ox
plique par existence dans ce pays des infrastructures correspondant a cette
technique (qualifications, techniques complémentaires, réseaux de distribu
REP 114 (21 mars-avril 2004mm Dominique Guetlec
tion), qui fa rendent pour longtemps économiquement supérieure : ily a en
ce sens une « dépendance au sentior du systéme technique due & des
coits de transition |« switching cost »)
+ Linvention de Gutenberg consiste en une « recombinaison » de techni-
‘ques préexistantes, qui ont du étre adaptées a cet effet (moulage, presse,
cencrel, Le « district industriel » rhénan, au cceur duquel se situe Mayence,
spécialisé dans la métallurgie de haute précision, a fourni un environnement
favorable 4 V'invention, notamment Ia disponibilité des qualifications diver-
ses requises et des capitaux.
* Un offort de recherche étalé sur prés de quinze ans a été nécessaire,
consommant un capital considérable. Des arrangements contractuels part
culiers, mélanges de dette et d'actions, dont certains similaires au moderne
capital risque, ont été mis en place dans le cadre d'une véritable start-up,
afin de repondre aux problémes dincitation, de partage du risque et d'asy-
métrie informationnelle inhérents un projet innovant.
* Ce nest pas la mattrise de la technique (non brevetée et d’accés relat
vement aisé une fois invention réalisée!, mais celle des actifs compiémen:
taires (connaissance du marché et accés a la demande notamment, rares et
restreints, qui déterminent le partage des bénefices issus de la nouvelle
Industrie entre les différents agents, Ainsi les imprimeurs, de plus en plus
nombreux et en concurrence, n’ont qu'une part réduite du revenu, [a plus
grande part allant aux éditeurs et libraires. Les consommateurs bénéficient
dlimmenses exteralités, sous la forme d'une réduction du prix et d'une
diversification de Voffre d’écrits. Ltalie, la France et fa Hollande, pays de
forte demande oli sont établis les libraives, bénéficient finalement de im-
primerie plus que ’Allemagne, pays dinvention.
2 Une invention tirée par la demande
2.1. « Demand pull » et « technology push »
économie de la technologie distingue depuis Jacob Schmookler [1964]
‘deux mécanismes alternatifs d'induction de I'invention : le demand pull et le
technology push. Cette approche est-elle pertinente dans le cas de l'inven:
tion de imprimerie?
Selon Schmookler 11964], & chaque période le savoir existant rend possi
bles une multiplicté de potentiaités d’inventions, dont certaines seulement
seront sélectionnées, donc réalisées. Chaque invention effective résulte d'un
choix par des agents de combiner certaines composantes du savoir existant,
choix orienté par une volonté {x will»), Cette volonté nait comme réponse &
lune demande percue: ce sont seulement les inventions pour lesquelles
certains agents pensent quill existe un marché qui seront réalisées, « What
EP 114 (21 mars-aviil 2004ioe
Les enjeux économiques de innovation — pene 74)
we invent is the joint product of what we know and what we want. That we
invent all that we can seems highly improbable, That we cannot invent ali
that we want is certain. We invent what we can and want. » (Schmookler
(1964) p. 651. Schmookler propose le modéle suivant (p. 66-67): on range
Sur une liste les inventions possibles & une date donaée, avec leur cont
altendu ; on range sur une autre liste les inventions demandées en cette
méme période, avec le revenu espéré. Puis 'on confronte ces listes, ne
conservant que les inventions qui sont présentes sur les deux, et les ran
geant par ordre décroissant de la dfférence entre revenu at cout. Les inven.
tions seront réalisées selon ordre ainsi fixé, Selon Schmookler, « the cen.
tral problem may be conceived of as that of ascertaining whether the
inventions of any period ate to be explained primarily by changes in the lst
OF possible inventions or by changes in the list of desired inventions, «
{p. 179). Vimpulsion pour une invention peut venir soit de Voffre (une dé
ouverte scientifique rend possible ou réduit le cout d'une invention), soit de
'a demande (dont expansion ageroit le revenu espéré). Une étude sur plu
sieurs secteurs industriels aux Etats-Unis dans la premigre moitié duu XX".
siécle montre selon Schmookler que c‘est généralement la damande {ie la
volonté de résoudre un probleme posé en termes dconomiques) aul est le
Facteur déclenchant (p. 72}: les ventes et les cours boursiers des entreprises
un secteur précédent les depots de brevets, La conclusion est que. ln.
vention primarily constitutes a response to prospective profits from inven.
tion, such profit expectations are determined mainly by the dennand for
inventions, and the latter in turn is controlled by sales of the class of goods
fo which the invention relates.» {p. 136)
lest évident qu'une invention réussie économiquement exige 4 la fois la
résence d'une demande ot celle de la technologie correspondante, et cette
evidence a permis @ certains auteurs de ramener la position de Schmookior
& une tautologie (Rosenberg {1982}}: mais cela n'est vrai qu’ex-post, De
méme qu'en théorie macro-économique I'égalité ex-post (a équilibre) de
Volfre et de la demande n’interdit pas de distinguer les chocs d'offre des
chocs dle demande, la distinction des impulsions nées de la demande de
celles nées de l'offre dans le domaine de ‘invention est pertinente, en co
au'elle permet de comprendre la démarche de Vinventeur et son articulation
avec des facteurs économiques et sociaux plus généraux de epoque cons!
érée. On va montrer que la demande pour un systeme de reproduction des
textes standardisé et & colt réduit a era en Occident dans la période qui
récéde invention de I'imprimerie, suscitant de multiples efforts de recher,
che parmi lesquels celui de Gutenberg aboutira aux meilleurs résultats, La
_méme séquence s'est produite en Chine prés de mille ans plus tt, expan
sion de la demande suscitant une réponse de Moti basée sur les techniques
alors disponibles, évidemment moins avancées que celles dont disposait
Gutenberg. I s’ensuit la constitution de deux systemes techniques distinets,
Fun en Chine l'autre en Occident, répondant & un méme besoin mais nee &
des époques différentes et donc dans un contexte technique diferent
EP 118 (2) mars-avril 2008m4
Dominique Guetiee
2.2. Expansion de la demande
La demande pour Vécrit en général, et les livres en particulier, crott en
rope & partir du XII siécle, et s‘accélére notablement dans la premiére
moitié du XV° sigcle. On détient aujourd'hui dans les collections publiques
&t privées plus de menuscrits du seul XV° siecle que de toute la période
500-1400. La conservation inégale des manuscrits selon leur ancienneté ne
peut expliquer @ elle seule une telle dfférence. lly @ aussi une forte crois
sance des documents administratifs, commerciaux ou d'information géné.
rale (Bechtel, p. 560sq)
UEglise est un agent essentiel de cotte animation de fa demande, Les
‘monastéres sont pour beaucoup dotés de bibliothéques, riches parfois de
Plusieurs millers d'ouvrages manuscrits. Ceux-ci sont fréquemment pro-
duits en interne, dans les ateliers de copie (scriptorial des monastares, do.
‘minicains et bénédictins notamment. L'Eglise a aussi rocours 4 l'écrit pour
des textes plus courts, telles les indulgences {ce sont des textes de l'ardre
dune page, trés standardisés, consistant en une promesse par FEglise de
remission des péchés contre paiement d'une cortaine somme d'argent) ou
des communications officielles, du Pape ou d'un évéque par exemple.
Avec expansion du systéme universitaire en Europe occidentale, la de-
mande de livres profanes ou de commentaires profenes de livres sacrés
connait une forte croissance aux XIV® et XV* sigcles. LUniversite de Paris a
10.000 étudiants vers 1400. Les bibliothéques universitaires se développent.
Ces livres doivent permettre aux professeurs de préparer leurs cours ef aux
dtudiants de les réviser. Nombre d'universités eréent leur propre systeme de
fabrication et de commercialisation des manuscrits nécessaires pour suivre
Venseignement, employant parfois des dizaines d'artisans (Bechtel p. 101),
En amont de 'université, les écoles sant de plus en plus nombreuses : c'est
une véritable explosion que connait ‘Allemagne par exemple dans ce do.
maine dans la premigre moitié du XV" siecle (Martin [1988], p. 196), Cos
Seoles sont foriement consommatrices de manuels standardisés, notam-
ment des donats. Ces donats seront parmi les premiers produits offers par
les imprimeurs,
En liaison avec Vinstauration d'administrations publiques plus structurées
et avec l'expension commerciale, les administrations publiques et les entre
prises, commerces ou banques, produisont une quantité croissante d'orts
standardises, avis, réglements ou contrats types (Martin [1988], p. 166-1)
ya enfin une demande venant de particuliers, concernant encore des
livres religieux, mais aussi des ouvrages profanes : calendrers, livres dheu.
‘es, tratés juridiques ou méme romans de chevalerie (Bechtel p. 98-106), La
montée de I'alphabétisation fait des lecteurs de plus en plus nombreux, Des
artisans copistes satisfont cette demande.
expansion de la demande s'inscrit dans le processus de croissance éco:
stomique des sociétés occidentales, lequel @ pour corollaires l'enrichisse.
ment collectif ot individuel, la complexification des structures et des
tions entre entités économiques ou sociales, et un accroissement du niveau
REP 116 (2) mars-aviil 2004epee
Les enjeux économiques de s'innovation —__________ 175
de culture des individus. Lenrichissement signific la capacité & allouer plus
de ressources des biens nouveaux, parmi lesquels se trouve le livre. La
complexification est indissociable de la craiscance : praduire, distribuer et
‘gérer une quantité plus grande de richesses implique une division du travail
approfondie (diversité des activités, spécialisation professionnelle et spa:
tialel, des organismes de plus grande taille (Etat, banques|, et ayant des
relations plus intenses entre eux. Assurer la cohérence d'un tel systéme
implique une communication plus dense et plus standardisée le méme
message doit étre communiqué & olusieurs agents), dont écrit est un sup.
port Les professions qui ont pour tache de traiter de information, exigeant
dane une utilisation de I'écrt, s2 développent (juristes, cleres au service de
VEtat ou du secteur privé). Lexpansion de lécrit doit étre rattachée aussi
directement au progrés de l'alphabstisation dans les sociétés d'Europe oc-
cidentale. Le capital humain stimule 1a demande d'information et de
connaissance. ! stimule aussi offre : avec des « intellectuels » maintenant
plus nombreux, Vactivité d’écriture de textes littéraires, philosophiques ou
scientifiques a repris en Occident & partir du XP siecle, et les écrits originaux
{venant s'ajouter aux textes religieux et classiques) se font plus nombreux.
Dans ce contexte ail écrit prend plus d'importance IEglise, puissance cul
turelle dominante, ne peut rester en retrait. Un plus grand nombre de che:
tiens ont la possibilité d'accéder sans intermédiaire aux Ecritures, dont il
importe done de contréler la diffusion, Or la reproduction manuscrite des
textes ost source d'erreurs cumulatives : chaque erreur commise dans une
copie sera transmise comme génétiquement aux copies subséquentes, les
duelles ajouteront d'autres erreurs encore etc. II s'agit aussi, en normalisant
les textes canons, de marquer sans ambiguité les limites au-dela desquelles
commence lhérésie, contre laquelle Ia lutte est engagée. LEglise eprouve
dane un besoin de standardisation dos textes, qui est exprimé clairement
avant ‘invention de Gutenberg (Concile de Ferrare, (1438),
2.3. La réponse de offre
En conséquence de ‘augmentation de la demande de textes, les tirages
montent: il n’est pas exceptionnel dens la premiére moitié du XV" siécle,
surtout pour les livres d'heures, qu'un modéle soit copié & cent, deux cents
ou méme quatre cents exemplaires (chiffres voisins des tirages des futurs
incunables, les premiers imprimés}. La croissance de Ia consommation de
livres se traduit par une expansion de l'industrie de la copie manuscrite, qui
suscite des tentatives de rationalisation des méthodes de production visant
4 accroitre la productivité, Aux ateliers religieux, rattachés a des monaste
res, s’ajoutent & partir du XII siécle des ateliers laiques. On observe, &la fin
du XIV" siéclo, une multiplication des ateliers de copistes, qui atteignent
parfois une grande tale (plusieurs dizaines de travailleurs), avec une orga-
nisation industrielle qui en fait de véritables manufactures de livres division
dy travail entre copistes (chacun en charge d'un chapitre, qu'il copie et
recopie de multiples fois), constitution de fonds doriginaux (utilisés comme
matrices ») pour éviter les erreurs dues a la copie de copie... Dans les
ateliers universitaires, des dizaines d'artisans sont réunis dans la statio,
REP 116 (2) mars-aveil 2008ary
"atelier. Vexemplaire de base, vérifié par le professeur, constitue I'étalon de
'a copie, c'est Fexemplar. Il est divisé en cahiers de ordre de huit pages
chacun, distribués aux artisans ou aux étudiants qui font leur propre copie.
Uavantage de cette division du travail est qu'elle permet dimmobiliser
exemplar moins longtemps (cheque copiste n’en utilise qu'une partic, las.
sant le reste disponible pour dautres copistes), de rentabilser ainsi ce qui
Constitue un précieux capital. Cette organisation vise aussi & réduire le cout
direct par des gains de productivité lids & la plus grande spécialisation des
travailleurs, le copiste préfigurant ici Vouvrier de la manufacture d'épingles
d’Adam Smith. Elle vise enfin a normaliser les textes, 8 évter la prolifération
de versions divergentes d'un méme texte
Le volume plus élevé de la production transforme done les conditions de
activité de copie. Il fournit opportunité de réduire le coat gréce 4 des
Sconomies d'échelle, et il crée un besoin de standardisation plus poussée.
Division du travail, standardisation du produit: c'est une logique industrielle
ui s'insteure progressivement dans activité de la copie avant méme la
disponibilité des techniques industrielles,
Les techniciens qui recherchent un systéme d'imprimerie dans la premisre
moitié du XV° sigcle sont conscients de ce contexte, de méme que le sont
les « gros consommateurs » telles les institutions religieuses. Lidée de mé.
caniser limprimerie n'est pas propre 8 Gutenberg, elle r’est pas le fruit
accidentel d'une trouvaille technique particulier elle refiete au contraire un
besoin consciemment ressenti par des consommateurs et qui suscite de
‘multiples tentatives du cété de loffre. Des tentatives visant & trouver un
moyen de reproduction mécanique des textes se font jour des 1430, avec la
xylographie. La technologie finslement gagnante, les caractéres mobiles de
métal, est une branche particuliére d'un courant de recherche plus large.
Comment information, la conscience d'un besoin, estelle passée de la
demande & offre? Le role des intermédiaires a été essentiel. Johan Fust,
associé de Gutenberg, est commercant de profession, done habitue & faire
le pont entre la demande et Votre. if rencontre a plusieurs reprises un clere
de haut rang, le futur Cardinal de Cusa, promoteur du développement cul.
ture! de Allemagne et bibliophile, sans doute au fait de existence c’un tel
procédé en Chine (il @ passé une longue période 8 Constantinople, au
contact de l‘Orient) et qui lui en parle certainement (Kapr p. 121}. De plus,
existence de « gros consommateurs », les institutions du Clergé, facilite lo
processus de transmission de la demande & offre. Ces consommateurs ne
sont pas atomistiques, ils ont un réel pouvoir sur le marché notamment su
niveau local, lls peuvent commander de grandes quantités de livres qui
amortissent le cobt fixe de limpression, d’autant plus qu'ils payent pariois
Gavance ou méme eréent leur propre atelier. Loffre est ainsi controle par
‘5 consommateurs, qui sont pleinement au fait des contraintes techniques.
Cest une situstion ‘similaire & celle des donneurs dordre publics
aujourd'hui, par exemple le Département de la défense américain, qui est
unique ou principal consommateur de certains produits et organise lui-
mame offre (pour assurer la conformité de I'innovetion a ses besoins, pour
limiter les codts, etc. Les premiers imprimés sont pour la plupart des éerits
‘religieux, livres, prospectus ou indulgences, et les donats. De méme que les
monastéres avaient leur propre atelier de copie, nombre d'évéchés vont se
AEP 114 (2) mare-avril 2004Les enjeux économiques de Vinnovation — a
doter d'une imprimerie ou contracter exclusivement avec un imprimeur
dans la seconde moitié du XV" siécle: celui-ci est » embauché » par une
autoritéreligieuse pour imprimer un texte fixé en un nombre dexemplaires
fixé, entiérement pris en charge par 'autorité religieuse, qui avance donc le
capital. Certes imprimeria échappera bien vite au controle economiaue de
"Eglise, en diversifiant sa production et servant ainsi d'autres consomma,
‘teurs : mais fe réle de Eglise dans les premiers imprimés, et done dans le
rocessus économique qui méne a invention et la diffusion de l'imprimeria,
Fen est pas moins fondamental
és son apparition, Vimprimerie rencontre un succés fulgurant, signe
dune forte demande latente forte: 2 la fin du XV" siécle, soit moins de
50 ans apris invention de Gutenberg, ily a déja eu 27 000 éditions, environ
10 millions d'exemplaires (77 % en latin, 45 % d'ouvrages religieux), impr,
més dans 236 villes (Martin 1988, p. 217-8). Le rile moteur de la demande
est aussi ilustré parle cas de la Chine, que nous examinerons en detail plus
loin, La demande s'y est développée prés d’un millénaire plus tat qu’en
Europe et pour des raisons similaires (richesse de la sociéte, alphabctisa
tion), et offre y a alors répondu : cependant les techniques disponibles 4 o8
‘moment (mitieu du ler millénaire) ne permettaient pas une invention comme
celle de Gutenberg insuffisante maturité de la métallurgiel, et c'est une
autre technique, la gravure sur bois (xylographie) qui a ét6 dévelappse
Comme le montrent les efforts engages dans la xylographie en Europe des
les années 1430, si fétat de la technique dans le domaine de l'orfevrerie
S'avait pas permis les caractéres mobiles de métal, une industrie des
« livres-blocs » gravés sur bois se serait cortainement développée. Une de-
mands forte a, dans le cas de l'Occident comme dans celui de la Chi
‘amené les inventeurs a chercher la réponse technique la mieux approprios
compte tenu des connaissances disponibles,
2.4. Une invention complémentaire : le papier
augmentation de fe demande pour I'écrt n'est pas seulement le résultat
de conditions économiques, sociales ou culturelles générales. Elle provient
aussi de certaines évolutions technologiques spécifiques, au premier rang
desquelles les progrés dans la fabrication du papier. Jusque-la le support de
"écrit en Europe est le parchemin, fait de peau de veau nettoyde, séchée et
tirée (le vélin, parchemin de qualité supérieure, est fait de peau de veau
nouveau-né). Le vélin est race et cher
La premiére papeterie européenne est ouverte en Espagne vers 11504, et
la production de papier devient abondante au miliew XIV" lorsque le prix
baisse, du fait notamment de la disponibilité de linge de corps comme
matiére premiere (Audin 11964), p. 649-50). usage du papier se répand en
Europe, pour les documents administratifs comme pour ies livres
“ets IE” ost invents par les chinois au debut de noe dre (a promiére mention est
aide environ 8 Yan 108 de note ore, mal lo papier evsie Gai avant I et eae a
Arabes au cours du IX" sacle et da la aux Europsens
REP 116 (2) mars-avril 2004178 Dominique Guellec
La baisse du prix du papier se poursuil au cours du XV" siécle du fait des
rogrés de fa technique de fabrication. Ceux-ci résultent des efforts d'inno-
vation engagés par les producteurs, qui sont permis et encouragés par Is
demande croissante. Le contexte qui favorise apparition de Vimprimeris
expligue aussi dans une large mesure les progrés du papier. Le rapport du
brix du vélin & celui du papier est de l'ordre de 2 au début du XV" siecle en
Allemagne, et de ordre de & 3 au milieu du XV" siécle (Kapr p. 182). Se
chant que le papier représente environ 50% du codit d'un livee imprimé a la
fin du XV° siécle encore (F&M, p. 162-172), une réduction de son prix telle
que celle observée dans la premiére moitié du XV° sidcle @ un impact tres
fort sur le codt unitaire du livre. En prenant les ordres de grandeur précé
dents, on caloule que le codt d'un livre en parchemin est environ le double
de celui d'un livre en papier. De fat, le prix des livres en vélin est tout au
long du XV* siécle environ trois fois plus élevé que celui des mémes livres
‘sur papier (Kapr, p. 182), c® qui pourrait refléter & la fois la difference de coat
ot la « prime a fa qualité », c’est-é-dire une marge bénéficiaire plus élevée
our le vendeur gréce & une segmentation du marché, le vélin étant le haut
de gamme dont la demande signale un acheteur disposé payer plus.
La diminution du prix du papier avantage Imprimerie par rapport a la
copie manuscrite. En effet, les fonctions de production de ces deux activités
sont essentiellement différentes. Pour la copie manuscrite il s'agit d'une
fonction de production 8 rendements d'échelle constants: le cout unitaite
ast indépendant du niveau de Ia production (les efforts de division du travail
etc. peuvent induire des économies d’échelle, mais celles-ci seront faibles
tant que la technologie de base restera inchangée). Pour Vimprimerie par
contre il y a clairement un cost fixe (constituer les formes etc.) et un cout
variable, pour essentiel le papier (on laisse de c6te ici les cotts de distri-
bution, qui sont a priori indépendants de la technique de production). Se
fondant sur les chifres de Kapr ip. 182) pour la B42, Yon peut estimer que le
coiit fixe (indépendant du nombre d'exemplaires) représente environ
580 gulden, que le coit vatiable est de 5 guiden par exemplaire pour les
copies panier (dont plus de la moitié pour le papier lui:méme) et 12 guden
our les copies vélin
La baisse du prix du papier entraine une baisse du prix du livre, done une
‘augmentation de la demande de livres, laquelle favorise la technique & ren.
dements d’échelle croissants imprimerie mécanique) par rapport a la tech:
nique @ rendements constants (copie manuscritel, car le coi fixe peut étre
‘amorti sur un nombre plus grand de copies. On a ginsi un effet de ricochet
d'un développement technique (le papier) sur un autre Wimprimerie}, via
son effet direct sur la demande.
Lo fait que la 842 ait été imprimée d'embiée sur papier pour plus de 80
Pour cent de ses exemplaires, plutot que sur vélin, montre que les inven-
teurs de limprimerie (au moins Fust} étaient canscients de cet état du mar-
ché, qui a dd étre 'une des variables entrant dans leur calcul économique.
AEP 184 (2) mare-avril 2004Les enjeux économiques de l'innovation —_ 179
3. Une autre voie technique était-elle
possible ?
3.1. exploration de plusieurs voies
techniques : xylographie et métallographie
Wy a dans fa premitre moitié du XV" (@ partir de 1430 environ} une
recherche trés active d'un systeme d'impression & grande échelle et faible
coit. Gutenberg n’est pas le seul a se lancer dans l'aventure, d'autres le font
en Europe, surtout en Hollande et en Allemagne (Gille p. 84) Plusieurs votes
technologiques sont explorées. En plus des caractéres mobiles métalliques
de Gutenberg, deux voies ont été clairement identifiges par les historiens : ia
xylographie (gravure sur bois} et impression tabellaire (gravure sur métal
de pages entires). Selon Bechtel (p. 84): « La technique métallurgique qui
finalement 'emporta ne peut étre isolée de l'ensemble de ces recherches.
Elle participa a la course vers invention en partant sur fa méme ligne. »
La xylographie apparait en Europe vers la fin du XIV° oi elle sert alors & la
‘reproduction d'images pieuses et de cartes & jouer. Elle se perfectionne dans
la premidre moitié du XV* et s‘oriente vers impression de textes, en repro-
duisant d’abord quelques mots, puis des pages entiéres, et en groupant les
fouilles ainsi reprographiées en de véritables livres: on parle de «livre
bloc », de « xylographie tabellaire ». En 1437, 13 lignes d'un livret sont xy.
lographiées (Gille p. 8). Ce n’est pas avant 1440 qu'un livre entier est xylo-
graphié. Un graveur hollandais (peut-étre Laurens de Coster) a l'idée de
Préfabriquer des mots entiers récurrents (par exemple « Jésus »), puis des
lettres, ce qui évite de les regraver & chaque nouvel usage. On en arrive
done & des caractores mobiles en bois, mais ils sont utlisés pour imprimer
dos affiches, pas des livres (Audin p. 658-60). La xylographie atteint son
‘apogée en Europe dans la seconde moitié du XV" siécle, apres la naissance
de Vimprimerie (Kapr p. 20-251. Elle est alors utilisée essantiellement pour la
eproduction d'images s‘insérant dans les livres imprimés avec des caracte-
res de métal, De concurrente potentielle elle devient alors complément du
systéme de Gutenberg. Elle a servi en quelques occasions pour des imita
tions de faible coi et faible qualité de livres imprimés (Bechtel p. 80). En
effet, la xylographie requiert moins de matériel que imprimerie & caractéres
mobiles, et pas de metal: ella peut donc étre entreprise avec un capital
moins éleve. Elle ne peut cependant satisfaire qu'un public peu exigeant en
terme de qualité et son apparition sur le marché du livre sera sans lende-
‘main.
Quels sont les handicaps de la xylographie ? Les types en bois sont de
piétre qualité (la sculpture sur bois ne peut atteindre la précision infra-
millimétrique nécessaire pour des lettres de taille courante) et les lettres ne
sont pas standardisées (on retalle entidrament le caractére a chaque fois),
donnant aux textes ainsi imprimés un aspect assez chaotique, Dans le cas de
REP 114 (21 mars-ovril 2004eae ere ee PR EREEEENE Dorirrers Guplec
Coractéres mobiles, fe bois a aussi inconvénient d'un manque de précision
ans la découpe du type, qui interdit un ajustement suffisamment précis des
caractéres lors de la mise en page (ca qui est confirmé par des essais
‘alisés & la fin du XIX° siecle, mentionnés par Bechtel p. 80) Enfin, la xyio.
‘graphie a un handicap de coit, car les pages entiéres ne sont pas réutilisa-
bles pour un autee livre, alors que chacune nécessite de 30 a 35 heures do
Préparation pour atteindre un niveau de qualité acceptable (Audin p. 660-1).
En 1740, avec un moule similaite & celui de Gutenberg, un fondeur expati-
‘mente réalise 4 types @ la minute. Méme si 'on suppose une vitesse moin-
dre pour Gutenberg, par exemple un type a la minute, cela est bien plus
levé que la productivité de la gravure sur bois. (Kapr p. 129)
Une autre voie technologique a somble-til été explorée en Hollande {on
cite encore Laurens de Coster impression tabellaire avec des plaques de
‘métal, Le principe est de presser un poingon de métal dur dans un grand
moule rectangulaire {en métal mou, tel le cuivre, ou rempli de sable), la
Imatrice, en imprimant les lettres cote & cOte sur une page. Puis un alliage est
fondu dans ce moule, et la plaque ainsi formée est imprimée sur le papier.
Mais cote technique apparemment plus simple que les caracteres mobiles
ne pouvait pas bien marcher. En effet: 1) dans le cas d'un moule de métal
les impressions laissées par les poingons dans le moule se repoussent mu-
tuellement (deformation du métall, et dans le cas d'un moule empli de sable
on n‘obtiendra pas la précision nécessaire a des lettres de taille normale :
2} les empreintes leissées par les poincons peuvent diffcilement étre de
profondeur strictement constante : ainsi le moulage final présente des lot-
Utes de hauteurs inégales, et lors de impression les plus hautes tendent &
abimer (percer) le papier tandis que les plus basses ne le touchent pas et
done ne s‘impriment pas.
Une autre concurrente potentielle de Iimprimerie & caractiéres mobiles est
'a « taille douce w, c’est-a-dire la gravure en creux des lettres sur une plaque
de métal, encre étant mise dans fa rainure, Cette technique est mise av
point vers 1452 (Audin p. 654-5). Les essais I'utlisant pour impression de
textes sont peu concluants, et elle deviendra ta technique utilisée pour les
images et les letirines (lettres-titres) (F&M p. 133, Kapr p. 20-25). Elle rom.
place progressivement dans ce rdle la gravure d’épargne sur bois lchample.
ver|, jusqu’a la supplanter totalement a la fin du XVI siécle du fait de sa
précision bien plus grande dans le trait. lle connait son apogée longtemps
aprés les débuts de limprimerie, dont elle est complement et non concur
rente,
Au total, il apparait que la supériorité de la technique de Gutenberg a été
Feconnue dés son apparition, du moins en Occident, Les autres voies tech-
nologiques ont certes été explorées et méme développées, mais elles ont
#8 cantonnées & des eréneaux étroits ou a des fonctions particuligres. Le
Potente technologique de Ia xylographie s'est avéré trop faible et trop long
4 développer pour que cette technique puisse menacer celle de Gutenberg,
alors méme qu’alle était largement dominante an Chine.
REP 114 (2) mars.avel 2008Les enjeux économiques de innovation ag
elle
3.2. Une autre voie technologique étai
possible ? La xylographie en Chine
A Vopposé de l'Occident, VOrient et notamment la Chine ont langtemps
connu la xylographie tabellaire comme technologie dominante pour Vimpr
erie, apres méme F'invention de impression & caractéres mobiles de mé
tal en Corée et en Occident. Il faut attendre prés de 3 siacles apres Guten
berg pour que fa technique de celui-ci devienne dominante en Chine
serait‘on face & un cas de « dépendance au sentier »? Le théorie de la
dépendance au sentier (path dependency) développée par Paul David (1985)
affirme qu'une technologie inférieure peut rester durablement dominante
Sur le marché face & une technologie qui lui est supérieure, simplement
arce qu’a un instant donné eile pu installer une domination temporaita,
accidentelle. Celle-ci pout provenir de facteurs qui n’ont rien a voir avec les
aractéristiques techniques, il peut s’agir d'une stratégic commerciale
meilleure, de la conquéte d'un client important, du fait que cette technologie
etait Ia premiére arrivée sur le marché et a donc pu le préempter. En (ait,
tout accident historique peut expliquer cette domination temporsite, ce qui
Justifie Vadage selon lequel « history matters » {par opposition a « efficiency
‘matters »). Le mécanisme qui explique l'amplification et fa pérennisation de
Cette domination est apparenté a des rendements d'échelle. La technique
gui domine & un instant donne va eréer une habitude de consommation, elle
va gagner en efcience par des rendements d'échelle dans la production, par
le fait qu’elle se perfectionne plus vite grace a des efforts d'amslioration plus
conséquents iliés 8 une plus grande abondance de ressources pour eatts
technique que pour les concurrentes}. Elle suscite des infrastructures spé-
Gialisées (techniques complementaires, travailleurs qualifies, entreprises
Spécialisées, réseaux commerciaux dédiés) qui renforcent encore son effioa
Cité. Ainsi, les techniques alternatives émergentes ont un grand handicap
méme si leur potentiel de développement est plus éleve que celui de Is
{echnique daminante. Certes un agent économique doté d'anticipations par
faites pourrait transcender cala, mais un agent aussi clairvoyant peut ne pes
exister (qui peut prétendre connaitre le potentiel de développement d'une
technique embryonnaire ?). De plus ce n’est pas un, mais de nombreux
‘agents qui sont impliqués dans le processus (par exemple du fait des infras
tructures complémentairas} et tous ces agents peuvent ne pas bien se coor.
donner. Certains agents ont effectué des investissements iéversibles (par
exemple en qualification) et résistent & un changement de technique dom.
ante qui dévaloriserat ces investissements. Un tel mécanisme expliquerait
selon David la domination du clavier QWERTY aux Etats-Unis, malgré sa
Berformance moindre par rapport & des alternatives tel Dvorak, ou la victoire
du standard VHS sur le BetaMax en matiéra de vidéo. Ces exemples, et fa
théorie sousjacente, ont été contestés par Liebowitz et Margolis 11994)
selon lesquels les techniques finalement dominantes étaient bien les
Imeilloures, et qui excluent existence dans ces cas d'une défaillance de
Coordination des agents & travers le marché. On va ici s‘intertoger sur les
‘mécanismes de dépendance au sentier qui ont pu jouer en Orient en matiore
dimprimerie.
REP 114 (21 mars-avril 2006182 _—_______ Dominique Gueliee
Des tivres xylographiés sont avérés en Chine dés le Vill sidcle de notre
are. Non seulement les chinois inventent 'imprimerie, mais ils lutilisent
largement. Les premiers imprimés sont des ouvrages simples (par exemple
les calendriatsl, puis viendront les livres proprement dits, essentiellement
dans la période Song [X*-Xil* siécle}. Das le IX° siacle ies ateliers de xylo-
graphie sont présents dans toute la Chine et leur production est trés abon.
dante. lls impriment des classiques (pour la préparation des examens de
mandarins notamment}, des encyclopédies, des livres d'histoire et de géo-
tgraphie, des calendriers et almanachs, de « argent funéraire », des textes
Feligieux et soutras, des images, une littérature populaire foisonnante (6p0-
ées, historiettesl, des essais politiques (dont certains, interdits par !Empe-
Feur, sont imprimés anonymement dans les provinces reculdes et circulent
jusque dans la capitale) ot au XI" sidcle des billets de banque (Chia (1996).
La Chine est en avance sur I'Occident non seulement pour invention, mais
‘aussi pour |'utlisation de limprimerie & grande échelle. Au-dela de la xylo-
‘graphie tabellaire, les caractéres mobiles sont inventés en Orient (d'abord
en bois ou en terre cuite en 1045, puis en métal en Carée au début du
XV° siecle, 60 ans avant Gutenberg)
En Orient utilisation des caractéres mobiles est restée oxtrémement limi
162, sporadique, et réservée a des travaux de haut de gamme, alors méme
que la xylographie continuait d’étre d'usage courant. En Chine, usage des
types était restreint aux textes officiels, aux classiques et, partir de 1638, &
la « Gazette de Beijing ». Au Japon, i! était limité & environ 300 textes, ral
‘gieux ou classiques, publiés entre 1593 et 1643. Méme les prétres européens,
Utilisent fa xylographie pour impression de traductions de livres occiden-
‘taux au XVII sidcle (F8M p. 302-305}, C’est au XIX" siécle seulemant que les
caractéres mobiles deviennent dominants. Pourquoi cette exclusion de la
technique considérés en Occident comme supérieure ? Deux explications
principales, non exclusives, ont été evaneées.
Pramigrement, la spécificté de Ieriture chinoise (calligraphique) par cap
port a l'écriture alphabétique, Les caractéres chinois sont au nombre de
40 000 environ. Graver des poincons, mouler et fondre un tel nambre de
caractéres différents, gérer une casse, tout cela implique un effort bien plus
grand que pour las deux au trois cents caracteres nécessaires a Vécriture
alphabetique (Chartier [1996], Macioti [1989])). Cependant en Corée, en 1448,
lun alphabet de 25 lettres est mis au point & initiative du rai Sejong en vue
de facilter Vimprimerie a caractéres mobiles (Macioti [1989)}: mais les fet-
trés le dédaigneront, préférant rester aux caractdres chinois (on imagine le
coiit que pourrait représenter pour une société un changement de systeme
d'écriture). La spécificité de lécriture chinoise ne peut cependant tout expli-
quer: qu‘elle rende plus difficile Futiisation de caractéres mobiles est indé-
niable, mais ce systéme est néanmoins supérieur & la xylographie tabellaire
méme pour cette écriture, comme le montre son triomphe final. En fait, dos
recherches sont activement menées en Chine dés le XVI siacle pour amé-
liorer le systeme typographique : « procédés pour impression de planches
en 3 ou 4 couleurs, puis § a Iére WanLi (1873-18191, progres remarquables,
de édition, invention & Songjiang d'un alliage de cuivre et de plamb pour la
fonte des caracteres mobiles. » (Gernet [1972], p. 272). Une grande encyclo:
pédie est éditée on 1725 sur commande de 'Empereur: w elle sera imprimés
REP 114 (2) mars-aveil 2008f
Les enjeux économiques de innovation —____________ 183
en caractéres mobiles en cuivre en 1728 et compte au total prés de 10 mil:
lions de caractéres décriture. » (Gernet (1972), p. 445], Ces efforts montrent
‘que vertains milieux sont conscients du progres patentiel que présente le
systéme typographique, méme pour I'écriture chinoise.
Deuxiémement, les chinois sont passés moitres dans l'art de la xylogra-
hie, quills ont porté au cours des siécles & un niveau incomparable & celui
atteint en Occident par cette technique. Jacques Gernet (1972, p. 294) af
firme que les travaux des xylographes chinois sont de bien meilleure qualité
que ceux des occidentaux, plus fins, plus précis, lis ont développé des tech.
Niques spécifiques, tel ce genre de papior qui est traversé par rencre, si bien
‘que |'on peut imprimer directement avec une plaque de bois gravse & I'en-
Groit (ce qui facilite grandement lopération de gravurel. On peut plonger
cetie explication dans un cadre plus large. Les chinois sont les premiers
‘nventeurs de Vimprimerie, car leur avance technique et économique engen-
dre un besoin d'écrit plus précoce qu’en Europe. A cette époque (milieu du
premier millénaire) la métallurgie n'est pas encore assez mature pour per
mettre les caractéres métalliques d'une qualité suffisante et d'un codt accep:
table. Les chinois développent donc la xylographie, réponse rationnelle a la
demande compte tenu des connaissances techniques disponibles. Le de
‘mand pulls exerce sur une offre technologique moins avancée que celle qui
sera disponible quelques siécles plus tard ot dont se servira Gutenberg, Les
chinois portent la xylographie a un sommet de qualité et de performance
par des efforts de recherche pluriséculaires, ils construisent les infrastruct-
res économiques et sociales qui lui permettent de fonctionner de facon
satisfaisante [développent les corporations, les qualifications, les résesux
commerciaux, etc). Le cout du passage au caractere mobile de métal dé
passe dans ce contexte le bénéfice qu'il procurerait : on est face & un cas
typique de path dependency. Celle-ci cependant est temporaire et le principe
Ufeificience dynamique reprend plus tard le dessus, assurant la suprématie
des caractéres mobiles de métal. Il est symptomatique que ce soient princi
alement des éditions entreprises par IEtat(telle cette encyclopédie de 1725
citée ci-dessus) qui aient initié le passage de l'ancienne a la nouvelle tech.
Aologie, alors méme qu'il existait un secteur privé tres actif dans cette acti-
vité. lly a défaut de coordination par le marché {chaque agent atomistiquo
1a ni Fintérét ni Jes moyens d'opérer isolément le passage & la nouvelle
technologie), et Etat peut y remédier par une initiative d'ampleur suffisante
Ce n'est pas le probleme de !'Qccident, late comer, qui n’a pas comme les
Chinois engagé des investissements irrécouvrables dans l'ancienne techni
‘que et peut donc passer directement a la technique nouvelle sans encourir
les cotits de transitions (switching casts) qui s"imposent en Chine. Le mar
ché européen sera immédiatement conquis par les types de métal, sans que
la technique de la xylographie ait le temps de s'y développer.
REP 114 (2) mars-avril 2004i _ Dominique Guellee
4, Une invention
par « recombinaison »
Comment le nouveau émerge-til de ancien ? Proust a pu dire dans le cas
de Ia littérature que « lécrivain nouveau est celui qui unit les choses de
relations nouvelles » (cité par Jean Tadié, Marcel Proust, tome 2 p. 404). La
Nouveauté n'émergerait pas ex-nihilo, mais elle naitrait comme réarrange-
ment de ancien. Linvention technique et la découverte scientifique sont
vues par nombre d'auteurs comme des « reeombinaisons » de connaissan-
ces existantes. Ainsi Usher [1927]: « Invention finds its distinctive feature in
the constructive assimilation of preexisting elements into new syntheses,
‘new patterns, or new configurations of behavior. » Schumpeter [1911] décrit
Ventrepreneuriat comme étant « the carrying out of new combinations » ; et
aussi: « As a rule, the new combinations must draw the necessary means of
production from some old combinations... develapment consists primarily in
employing existing resources in a different way, in doing new things with
them. ». Schmookler (7964), p. 13) va dans le meme sens: « Every invention
‘s a new combination of pre-existing knowledge which satisfies some
want.» On peut aussi citer André Leroi-Gouthan, pour lequel l'adoption
comme l'invention consistent en Ia création de nouvelles associations entre
techniques existantes, ces associations constituant & leur tour de nouvelles
techniques ((1964], tome 2, p. 397). « La cohésion [du milieu technique] reste
suffisante pour que de loin en loin un individu réalise la jonction de plu-
sieurs corps techniques et en tire par association des traits techniques nou:
veaux » ip. 348). Weitzman (1998) présente une formalisation mathématique
de cette problématique, fondée sur analyse combinatoire,
Dans te cas de 'imprimerie, le constat est fait par Kapr {p. 132): « Guten
borg’s invention is strictly a bringing together of many inventions and the
‘modified application of known working practices for printing from type. The
hand-mould represents the central item in this cluster of discoveries, but the
printing press shares almost equivalent importance. » En fait, toutes les
composantes de base préexistent a Gutenberg : caractéres isolés, presse,
moulage, poingon, encre ; fa presse vient de la viticulture ot est deja utilisée
our impression sur tissu (Kapr p. 133) ; le poingon et le moulage viennent
do Vorfévrerie ; Vencre est déja utilisée par les copistes et les imprimeurs sur
toile, Le principe méme de Timprimerie par des caractéres mobiles a été
expérimenté en Occident peu avant que Gutenberg ne le mette en ceuvre
llettres en bois pour réaliser des affiches). Uceuvre de Gutenberg va consis
ter & combiner ces différents dispositifs et les adapter & usage particulier de
Vimprimerie. « Comme Imprimerie] n'est pas sortie du aéant, elle a utilisé
Ge qui préexistait. Mais, regardant plus vers le travail des fondeurs de mon-
naies que vers celui des menuisiers talleurs de planches ou des graveurs au:
burin, Pinventeur de limprimerie modeme ne réussit pas en rapprochant et
fen perfectionnant des techniques servant deja a des impressions primitives,
mais en recomposant des procédés utilisés pour tout autre chose, » (Bechtal
83-88),
REP 114 (21 mars-avil 2006Les enjeux économiques de Sinnovation 185
apport propre de Gutenberg consiste (autant que Yon puisse en juger par
des sources fragmentaires) en ‘invention du moule & main et d'un alliage
métallique aux qualités particulieres. Dans chaque cas Gutenberg s'est di
rectement inspiré des savoirs existants et il a adapté chacune de ces tech-
niques @ Vapplication spécifique et nouvelle & laquelle il les destinait, im.
primerie. Au-dela de ses apports & quelques techniques particuléres, la
Contribution essentielle de Gutenberg est bien sir d'avair combing ces ci
{erentes techniques dans un projet cohérent: il ul a fallu pour cela élaborer
tune vision claire de la fin recherchée (un systame dimprimerie & caracteres
mobiles de métal), choisir les techniques idoines, et les adapter de telle
facon qu'elle puissent fonctionner ensemble,
Une fois acquis le principe des caractéres mobiles de métal, Ia difficulté
technique réside principalement dans l'abtention d'une précision suffisante
des caractéres : i faut des ceractéres de petite taille mais aisément lsibles,
done clairement dessines et ajustés les uns aux autres. Il faut de plus gérer
la variabilité de Ia taille des types: les lettres sont de largeur inégale, par
exemple i et w, et il faut donc des corps de lettre de largeur différente. La
cchaine d’opérations mise en place par Gutenberg est [a suivante, Un poin-
gon de metal dur (le bronze est choisiinitialement semble-til, i sera plus
tard remplacé par l'acier, suivant peut-étre une invention de Schoffer) im:
prime une matrice de metal tendre (le cuivre), dans laquelle sont fondus des
lypes feits d'un alliage ayant un point de fusion bas. Cette chaine d’opéra-
tions nest pas nouvelle. utilisation du poingon de métal pour imprimer sur
ln cartain support (meétal, terre, ce, parchemin, papyrus est ancienne (avé-
rée chez les romains et les gaulois, Audin, p. 660}. A époque de Gutenberg
les orfévres taillaient des poingons et gravaient en creux monnaies, mé-
dailles et sceaux. Les relieurs inscrivaient au poincon en lettres de bronze le
titre et le nom de auteur sur la couverture en cuir des manuscrts.
Le probleme auquel Gutenberg applique cette chaine technique est cepen-
dant nouveau, par son caractére a la fois systématique (faire de nombreux
types identiques), dtférencié (de nombreuses sortes différentes de types, de
ordre de 250 pour la B42) et la précision exigée {pour 'esthétique des
caractéres imprimés, pour la hauteur des types comme pour leur largeur, qui
assure la qualité de leur assemblage en lignes et en pagesi. La grande
invention de Gutenberg est le moule manuel de fonte de caractére (en alle-
mand handgiessinstrumend. li s‘agit d'un petit moule de taille réglable au
fond duquel se trouve la matrice, qui permet de faire varier aisémant et avec
tune grande précision la dimension des types fondus. La taille réglable du
moule permet d'adapter celle des caractéres, et la haute précision du sé
glage (2/10° de milimatres de tolérance) assure celle des caractéres. Attein-
dre une telle précision représente une performance technique pour l'epo-
que.
Complément & ce moule, un alliage ayant les propriétés voulues : point de
fusion bas (il sera done @ base de plombl, une certaine dureté (les caractares
rie doivent pas se déformer lorsqu'lls sont pressés) et une durabilité suff
santa, Lalliage auguel Gutenberg aboutit (approximativement le suivant
plomb 83%, étain 5% ot antimoine 12%) posséde ces qualités. De plus il
Fefroidit vite et se dilate en refroidissant, il se moule donc trés bien (@pouse
la forme du moule}, ce qui contribue encore la précision des types. Les
REP 114 (2) mars-aveil 2004a Dominique Gueliec
slliages sont alors couramment réalisés par les orfévres, qui en connaissent
assez bien les propriétés et ont done produit un savoir empirique qui aura
guidé Gutenberg dans sa recherche. Il est probable que Gutenberg a essaye
de nombreux alliages, des combinaisons de métaux élémentaires, avant de
trouver celui qui avait les proprietés requises. La démarche de Gutenberg
serait en cela tout & fat similaire & colle d'autres inventeurs dont les recher
ches sont mieux connuss : James Watt essaie de multiples combinaisons
Walliages métalliques pour le cylindre de sa machine & vapeur (un alliage
que Ion. puisse travailler avec suffisamment de précision pour assuror
"etanchéité du piston et qui ait suffisamment de résistance strueturelle et de
durete ; Scherer [1982], p. 18); Thomas Edison essaie 6 000 fibres de car
bone différentes avant de trouver celle qui fournit le meilleur filament (rap-
Port lumiérefchaleur} pour son ampoule (Weitzman {1998}, . 234). Cotte
démarche essentiellement empiriste (tétonnement) est rendue nécessaire
dans tous ces cas par absence d'un modéle scientifique, général, adéquat,
Qui permette de prévoir les propriétés d'une combinaison donnge de com
Posants sans avoir besoin de 'essayer. C’est aussi la démarche de Ia recher
{eho en matiére de médicament tout au long du XX° siécle, ou I'on essaie des
millers, voire de millions, de molécules (combinaisons) afin didentifier cel.
les (rarés) qui ont les propriétés recherchées.
Le moulage des caractéres constitue le coeur de l‘invention de Gutenberg
‘mais il n’en constitue pas la totalité. Pour un systéme dimpression de qua,
't@ et de cout économiques il faut certains dispositfs supplémentaires aul
existaient certes auparavant, mais que Gutenberg (ou ses assistants) duit
adapter & leur usage nouveau.
Gutenberg utilise la presse 4 imprimer, dont invention semble insépara
ble de celle des types de métal, Auparavant, la technique du frotton était
utilisée, notamment pour impression sur tissu, Elle consiste 4 appliquer
tune pression sur le dos de la surface a imprimer, de telle fagon que celle-ot
adhere étroitement & la surface imprimante et que l'encre soit ainsi transfé
fe entre les deux surfaces. Cependant le frattan est mal adapté au papier,
‘matériau fragile. I applique une pression inégale sur la surface, et done il
abime te papier jusqu’a souvent le percer. De plus il est impossible avec
cette technique diimprimer les deux cétés d’une fouill La presse fournira
done un gain en qualité, en productivite, et une économie de papier, La
Presse utiisée par Gutenberg est probablement analogue a celles qu'on
Uutilisait pour imprimer les tissus, ou méme aux pressoirs pour le vin et
‘huile (Gille p. 86}
Gutenberg doit aussi adapter lencre. Lenore adaptée aux caractéres mé.
talliques differe de celle qui correspond @ la copie manuserite ou méme & la
xylographie. Celle-ci n’a pas la consistance voulue pour 'imprimerie, elle
‘est pas assez gresse (Venere doit adhérer aux caractéres avant d'etre trans
‘erée au papier, ce qu'elle ne pourra faire si elle est trop liquide). De nou
velles recherches, cette fois-oi dans le domaine de la chimie, seront néces
saires pour aboutir a la bonne composition (Audin p. 652), mais on ignore
tout de cela, si ce n’est que le résultat cherché a été obtenu,
Comment cette synthése de techniques variées a-telle été possible, pour
guelles raisons Gutenberg en atil été lautour principal ? Gutenberg etait
issu d'une famille dorfevres, et il a été luisméme formé 8 cet art (au dbut
AEP 114 [2} mars-aril 2004LR ee
Les enjeux économiques de Vinnovation —________ 187
de sa période sirasbourgeoise semble-till. l possédait donc les connaissan-
ces nécessaires au perfectionaement des techniques qui sont au cosur de
son invention. Mais Gutenberg n'est pas soul : ses compétences d'orfevre,
comme celles de ses associés et employés successifs, sinscrivent dans le
contexte d'une industrie métallurgique tres active et innovante dans la val:
le du Phin et notamment 3 Mayence au XV" siecle (fabrication de clous, de
rasoirs, de serrures, d'outils etc. Cette région était un « péle de compé-
tence » dans la métallurgie de précision, comme la Silicon Valley peut Iatre
aujourd'hui dans V'informatique. C'est cet environnement qui a rendu possi-
ble la série de synthéses et d'adaptations qui aboutit & 'imprimerie,
5. Lentreprise Gutenberg :
le capitalisme entrepreneurial
Selon Schumpeter [1911], entrepreneur a un rdle de pionnier dans le
développement économique. Il batit des empires industriels fondés sur le
‘mise en ceuvre des innovations. Cette vision de l'entrepreneur comme étant
8 la fois un inventeur et un capitalste s'applique assez directement & cer
tains cas historiques, tel Thomas Edison ou Louis Renault. Cependant Fn:
vention et sa mise en ceuvre industrielle sont des opérations qui requiérent
dune part des ressources financiéres, dont linventeur en général ne dis-
pose pas, dautre part une large palette de talents (techniques, financiers,
commerciaux, gestionnaires} dont il est rare quills soient réunis chez un
‘méme individu. Vinventeur devra done faire appel a des investisseurs exté-
rieurs et a des professionnels possédant les compétences qu'il n'a pas lui:
méme. Un tel partage des rdles dans la mise en couvre de l'invention est
assez courant historiquement. C'est le cas notamment pour Watt, avec le
‘apitaliste Boulton, et pour Gutenberg, avec Fust. C'est aussi le cas
aujourd'hui & grande échelle avec le systéme du capital risque. Le capital
risqueur apporte & entrepreneur des capitaux (qu'il @ ui-méme empruntés}
et des compétences an matiere de gestion qui permettent le développement
et la valorisation économique de linvention.
Si apport de fonds extérieurs est une nécessité, et si la complémentarité
des differents talents est une source claire de gains, cette ouverture du
processus d'invention sur des individus autres que V'inventeur induit aussi
de diffciles problémes de partage : partage des coiits, du risque, du pouvcir,
du revenu. De plus la structure informationnelle d'une entreprise fondée sur
tune invention est particuligrement complexe : grande incertitude quant au
résultat, asymétries informationnelles entre Vinventeur et les partenaires.
Seules des formes contractuelles particuliares sont a méme de réduire ces
problemes. Nous allons voir comment dans le cas de linvention de limpri-
‘erie le probleme a été posé, comment i a été résolu, finalement, au detti-
ment de linventeur,
La recherche pour l'imprimerie coite cher : il faut acheter equipement
(presse) et les matériaux (métaux}, payer des ouviiers spécialisés dans ces
REP 114 (2} mars-avril 2006188 Dominique Guellec
différents domaines, et Gutenberg lui-méme doit assurer se subsistence
durant ces nombreuses années (prés de 15 ans au total, entre ia fin des
années 1430 et le milieu des années 1450). II a donc fallu trouver le capita,
Gutenberg commence sa recherche a Strasbourg, et bien qu'on ne sache
as le montant qu'ont investi ses partenaires et luicméme, il se mesure en
‘entaines de gulden. Gutenberg y a prabablement mis de ses propres fonds,
issus d'une opération commerciale antérieure apparemment réussie {les mi
rors d'Aix-la-Chapelle). De retour a Mayence, en 1448, Gutenberg emprunte
180 gulden. Puis la dépense augment, nécessitant des capitaux plus élevés,
Qui sont trouvés auprés de Fust : Gutenberg obtient de lui 800 guiden vers
1449-1450 et @ nouveau 800 gulden en 1452. Le salaire annuel d'un ouvrier
ualifié est alors de 30 gulden environ. Sil'on veut convertir ces sommes en
ouvair d'achat actuel, assimilons ouvrier qualifié a technicien, dont le cout
total pour 'emplayeur (salaire annuel y compris contributions sociales) est
de Vordre de 50 000 euros. Ainsi Gutenberg, par ses 1 600 gulden, dépenso
en fait léquivalont (en 2004) de 2,7 millions d’Euros. Ajoutant les dépenses
de Strasbourg et celles de 1448, on obtient un minimum de 4 millions
euros dépensés dans la recherche conduisant & limprimerie. C'est un
montant trés élevé pour I'époque, comple tenu notamment de son abjet, la
recherche : la plupart des inventions étaient alors le fruit de "activité cou.
ante des artisans {améliorations incrémentales, serendipity) plus que de
projets bien definis ot de longue durée.
Le risque est élevé et Gutenberg a des difficultés & trouver des financeurs.
Diailleurs le risque se réalise. Les recherches strasbourgeoises se soldent
ar un échec commercial, puisqu’aucun livre vendu n’en sort, done aucun
Fevenu pour les investissours. De méme, Gutenberg n’arrivera pas a rem.
bourser les 150 quiden empruntées en 1448. Ceux-ci staiont garantis par un
cousin, et les héritiers de celui-ci devront rembourser des annoes durant
(30 ans plus tard fa dette n’est toujours pas éteinte) (Bechtel p. 322). Enfin
les actes du proces de 1454 tendent 4 montrer que la B42 olle-méme n'est
as un succes commercial, puisque Gutenberg est dans limpossibilité de
remboursor Fust. Lincertitude concerne non seulement le résultat, mais ex.
ante le coiit de la recherche : Gutenberg a emprunte initialement (1449.50)
800 gulden & Fust, et devant le dépassement des coats envisagés il dait lui
‘omprunter @ nouveau 800 gulden en 1452,
De tels codts reflétent Ia diffculté de la recherche, De par 'ampleur des
ressources nécessaires, invention passe par la mise en place d'une vérita-
ble entreprise, Gutenberg est d'abord un ingénieur, Il a lidée de mettre
ensemble toutes les technologies nécossaires a limprimerie, et il contribue
dle facon décisive a les adapter. Il est aussi un entreprenour au sens schum-
Petérien. Il est animé d'une vision, Timprimerie & caractéres mobiles de
‘metal, il consacre 18 ans de sa vie & la réaliser, il erée les entreprises neces.
saires, change de financeur lorsqu'il le faut (de Strasbourg a Mayence). De
plus, c'est lui qui gére I'entreprise: il administre les fonds qui lui sont versés
par Fust, il paie les salaires, il contréle atelier
Johan Fust est un riche homme d'affaire et commergant de Mayence, et il
‘tervient en premier lieu comme financeur de Vopération. Cependant i
engage apparemment que peu de ses propres fonds dans Fentreprise
selon 98 dies, il @ emprunté 7 860 des 1600 guiden prétés 4 Gutenberg
REP 116 (2) mors-aveil 2004Les anjeux économiques de Finnovation —_____________ 189
Cela ferait de lui un intermédiaire financier, un capital risqueur avant heute,
ui oriante les capitaux vers une entreprise nouvelle. Son réle ne s'arréte
pas la cependant. Il est impliqué dans aspect commercial de Vopération. 1
a lexpérience du commerce, sa profession, et c'est un homme cultive, ams:
tour de livres. Son implication directe dans les ventes de la B42 est probable,
et elle est certaine dans des opérations ultérieures, Dans lentreprise ds
librairie/ édition/ imprimerie qu'il développe aprés le départ de Gutenberg il
‘met en place lui-méme le réseau de distribution en Europe, il est en contact
Avec les personnages importants de Mayence, notamment les membres du
clergé, qui seront les premiers clients de la 842. Fust ne fait pas que vendre
tun produit élaboré par Gutenberg : il a une certaine vision du marché du
livre imprimé et il veut Ia traduire dans le produit (Bechtel p, 485-4991. Cela
est reflété en partie dans la B42, et plus encore dans certains livres qu'il
dite ensuite dans sa propre enireprise (le « Psautier de Mayence » en 1487
notamment, considéré par les bibliophiles actuels comme Tun des plus
beaux incunables du fait de ses letires-titres bicolores). II voit Ie livre im
prime comme a continuation du livre manuserit, s'adressant au méme pu-
blic, qui a des exigences fortes de qualité et de sophistication et est disposé
8 payer un prix en conséquence. Fust est donc le « financier », mais aussi
largement le « commercial » de l'apération. De plus, Fust n'est pes un capi-
taliste ordinaire: fils et rere d'orfevre (Kapr p, 198i, il est verse dans l'art
ue pratique Gutenberg, et comme un capital risqueur aujourd'hui il est
capable d'évaluer d'un point de vue technique le projet qui lui est soumis,
Le contrat qui fie les deux hommes est complexe et connu seulement &
travers les actes (incomplets} du procés qui les oppose par le suite. Dans un
premier temps, en 1449 ou 1450, Fust avance & Gutenberg 800 gulden. 1
‘agit d'un prét, dont le collatéral est 'équipement qu'il a servi a acheter. Les
intéréts sont de 6 % par an, mais ils sont remboursables seulement en cas
d'échec de l'opération. On ne sait pas ce que devaitétre le gain de Fust en
ccas de suceés. Puis en 1452 V'entreprise est & cours de capital, et Gutenberg
doit procéder & un nouvel appel de fonds. Fust s'engage alors pour un
montant supplémentsire de 800 gulden, payables en trois versements an:
‘nuels : 300 gulden en 1452 et & nouveau en 1453, puis 200 en 1454 (Guten:
berg atfirme lors du proces que le montant n'a pas été intégralement verse}
Ce second engagement de Fust n’est plus un prét, mais une prise de parti-
cipation. Sa rémunération sera un part des bénéfices en cas de succes, et il
pongera les pertes en cas d’échec. Voila pour la contribution de Fust, Quen
stil de celle de Gutenberg ? Apparemment Gutenberg fournit seulement sa
compétence et sa technologie, Ila apporté a Fust en 1449 un projet deja
avancé (aprés les années de recherche strasbourgeoises) mais qui n'est pas
encore opérationnel. Il va employer les années 1449-54 8 mettre au point sa
technique et & produire un « prototype » destiné @ la vente, 1a 842. De la
méme fagon en 1439 a Strasbourg l'apport de Gutenberg & sa premiere
entreprise état sa compétence, les aulres associés apportant las fonds. Kapr
|p. 83-84) note que ce type de contrat, qu’ll qualifie de « coopérative n, cha-
un apportant au pot commun ce qu'il posséde, qui le capital, qui le savoir,
et ou les bénéfices de {'entreprise sont partagés, est alors rare en Allema
gne, mais plus courant en tae
REP 114 (2) mars-avit 2008
i
\
i190 Dominique Gueliec
Ce type de contrat peut étre analysé au regard de la théorie moderne de la
finance d'entreprise (Hart [1995}}, en termes de partage du risque et d'inci
tation dans un contexte d‘incertitude et d'asymétrie informationnelle.
Diabord, ce contrat est un mixte de dette ot d'action, La dette fait porter une
plus grande part du risque sur 'emprunteur, car il est ruiné en cas de
banqueroute {c'est d'ailleurs ce qui arrivera a Gutenberg), alors que le pré-
teur peut espérer retrouver une pattie au moins de sa mise. Le fait qu'il y ait
tun collatéral, le matériel, renforce ce point® (Fust récupérera effectivement
les équipements]. En cas de succés, inversement, le préteur ne recevia
qu'un montant fixé 8 Yavance (le montant du prét plus lintérét). Cela peut
roprésenter une part modeste du benéfice de l'apération dans le cas ol
celle-ci a été trés rentable ice que l'on peut attendre d'une entreprise risquée
lorsqu’elle réussit). Ainsi, avec un tel contrat, une part importante du risque
epose sur Gutenberg. A inverse, les actions (participation au capital) font
peser plus de risque sur l'apporteur de capitaux, qui se trouve alors en
bosition de residual claimant. Vactionnaire aura une rémunération d'autant
plus forte que les bénéfices auront été élevés. Les incitations des agents
découlent du risque qu’ils assument et des bnéfices qu’ils peuvent espé-
rer: la dette doit inciter 'emprunteur 8 un effort maximal, de méme que
"action pour 'investisseur. Lors du procés Gutenberg essaiera de montrer
qu'une partie des fonds était des actions, Fust soutenant a linverse qu'il ne
S'agissait que de dette, chacun cherchant & faire peser sur autre le poids de
"'échec commercial. On remarque aussi le versement échelonné (en trois,
{ois} des 800 guiden a partir de 1452. Cette méthode est aujourd'hui utilsée
par les capital risqueurs. Elle contraint entrepreneur a se retourner régulié
Fement vers ses financeurs pour pouvoir poursuivre son opération, devant
done leur rendre des comptes et restant ainsi sous leur contrdle.
Pourquoi un tel contrat ? Le probleme pour Fust est 'asymétvie informa-
tionnelle. N'étant pas quotidiennement a Iatelier il ne sat pas exactement
ce que Gutenberg fait avec le capital qu'il lui a fourni, et il craint un detour.
nement des fonds. n'a d'allours sans doute pas tort D'une part Gutenberg
«a deéjé pratiqué cela : a Strasbourg il a utilisé pour limprimerie des fonds qui
lui avaient été fournis pour la production des mirairs. Ses associés V'ont
découvert par hasard et on exigé date intégrés a cette aventure que Gu-
tenberg leur avait cachée. D’autre part il semble qu’a Mayence Gutenberg ait
utilisé le materiel et la technologie de l'entreprise commune pour imprimer
«pour son compte » certains documents, Ce serait le cas notamment de
Findulgence a 31 lignes (connue comme « 131 ») imprimée probablement en
1454 par Gutenberg sans en référer & Fust et pour son propre compte. Lors
du procés, Fust se plaint de la non transparence et Gutenberg s’engage 8
‘fournir les « véritables comptes » de entreprise (que "on n’a pas retrouves
ontils été perdus ? Gutenberg ne les a-til pas fournis 7)
Gutenberg lui aussi est en position inconfortable. Il se trouve face & ce
dilemme identifié par Arrow [1971] concernant la vente de connaissance
acheteur veut examiner la connaissance avant de l'acheter, afin d’en esti-
‘mer la valeur, mais une fois qu'il ’a vue il la connait et n’a done plus intérét
5, ul eat pat contre sttnue ii por ls cause de non vemboursemant des ints ca8
arene
REP 114 (2) mars-avtit 2004Les enjeux économiques de Innovation —________ 191
4 payer...Ce dilemme peut étre résolu aujourd'hui souvent grave au brevet,
{qui étabiit le droit de propriété du vendeur et le protege done, dans certaines
limites, contre l'expropriation. Mais le brevet n'existe pas en Allemagne au
XV? siécle, et Gutenberg n'a done aucun droit légal sur son invention. C'est
pourquoi il méne toute sa recherche dans le plus grand secret. Mais vis-i-vis
de son financeur il doit divulguer une partie de Information dés le début,
pour le convaincre de la valeur de son projet, avec le risque d'étre ensuite
dépoulé, C'est dailleurs ce qui se produira une fois l'aventure de la B42
achevee. Afin de contourner la résistance de Gutenberg a divulguer Iinfor-
mation, a rendre compte des avanoées de sa recherche apres qu'l ait obtenu
les fonds, Fust établit des liens directement avec certains ouvriers de l'en-
reprise. Parmi les ouvriers embauchés par Gutenberg se trouve Petrus
Schaffer, qui apprendre si bien la technique qu'il contribuers substantielle:
‘ment a la perfectionner. Or Petrus Schatfer semble apparenté a Fust [esti
son fils adoptif 2}, et en tous cas il deviendra par la suite son gendre : par ce
biais, Fust prend le controle du capital de connaissance de Gutenberg, et n'a
finalement plus besoin de lui, Ayant son futur gendre comme ingénieur, Fust
a résolu le probléme de l'asymétrie informationnelie puisque I'agent est
‘maintenant interessé au résultat autent que le principal (dont il héritera}
La victoire de Fust sur Gutenberg lors du procés annonce la domination
future des commergants (éditeurs et libraires} sur les artisans (imprimeursl,
‘qui se traduire par une répartition du revenu largement défavorable a ceux
«i. Les raisons de f'éviction de Gutenberg sont donc plus générales qu’ane:
dotiques, comme le montre la suite de Ihistoire.
6. Structuration d’une industrie
nouvelle et partage du revenu
Limprimerie constitue un progrés dans ‘infrastructure technique du sa
voir ('est-a-dire l'ensemble des dispositifs tachniques utilisés dans la pro-
duction, la diffusion et le stockage du savoir), elle est done facteur de crois
sence de la productivité des activités lides a la connaissance, Limprimerie
est la source d'un énorme surplus social: comment celui-ci estil réalisé ?
Comment est-il partagé entre les differents types o’agents ?
6.1. Droits de propriété : partage du revenu
et diffusion de I'invention
Lon peut opposer Johannes Gutenberg & dautres grands inventeurs,tels
James Watt ou Thomas Edison : alors que ces deux derniers ont utilisé le
systéme du brevet pour s‘enrichir grace a leurs inventions, un tel systeme
Fexistait pas @ Mayence & I'époque de Gutenberg, et celui-ci sera dépos-
sédé de son invention.
REP 114 (2} mars-avril 2008192 Dominique Guellec
Le probléme des droits de propriété sur la technique est illustré par les
muttiples proces qui opposent Gutenberg @ ses associés et ses financeurs
successifs, a Strasbourg comme a Mayence. Ila passé sa vie dans le secret,
essayant de dissimuler ses travaux. Ainsi 8 Strasbourg: il est associé a trois
autres hommes, pour produire des miroirs. Lorsque ceux-ci découvrent par
hasard que Gutenberg travaille sur ce projet jinitulé dans les actes du pro-
85, de fagon eryptique, « art et entreprise » ou « art et aventure », en Alle
mand « kunst und afentur »), et qu'l utilise vraisemblablement des ressour-
tes de l'association pour ce projet qu‘ll mene pour son propre comple, ils
exigent alors d'y participer aussi. Gutenberg a donc essayé de cacher 'exis-
tence méme de ce projet. Lorsque un des assaciés décéde, Gutenberg
envoie immédiatement a son domicile un charpentier démonter la presse 8
imprimer qui s'y trouve : il veut éviter 8 tout prix que quiconque découvre
Vexistence méme de entreprise en cours,
La volonté de Gutenberg de rester caché est illustrée dans le texte du
proces de 1439 : « C'est alors qu’Andreas Dritzehn l'un des trois associés de
Gutenberg] en a eu connaissance et a prié Gutenberg de leur enseigner et
apprendre aussi tel art, et il s'est offor a s’acquitter selon son désir. Entre
temps le sieur Anthon Heilman (un autre des associés] Iui demanda la
-méme chose pour son frére Andreas ; il prit en consideration la requéte des
deux demandeurs et il leur promit de leur enseigner et apprendre cela, et
aussi de leur donner et transférer la moitié de cot « art et entreprise », de
telle sorte que eux deux auraient une part, Hans Rifle [le troisierne associé]
lune autre, et lui [Gutenberg] la moitié. C’est pourquoi les deux Andreas
deveient payer 160 gulden & Gutenberg, dans sa bourse, pour leur enseigner
et apprendre Mart. »(traduit par Bechtel p. 213-4),
absence d'un systéme de droits de propriété intellectuelle& cette époque
a-telle constitué un frein a l'innovation ? La réponse est incertaine, mais
sans doute plutot négative. Si il avait existé un systeme de droits de pro:
priété industrielle plus solide, Yimprimerie serait peut-étre née plus vite, car
Gutenberg naurait pas eu a se cacher, et la stratégie du sectet a ralenti la
recherche. Cependant le brevet ne peut atre délivré que lorsque la recherche
4 abouti, ot il ne dissuade donc pas inventeur de garder le secret avant que
des résultats substantiels aient été obtenus. D'un autre cts, la diffusion de
imprimerie a été extrémement rapide, et avec elle des parfectionnements
significatfs ont été apportés progressivement & invention intiale par ceux
ui Font mise en ceuvre. Une protection forte de ‘invention aurait certaine
ment entrave sa difusion, et aursit done limité les améliorations subséquen-
tes. Vexemple do Watt est & ce ttre illustratif: le brevet obtenu par Watt sur
la machine @ vapeur en 1769, confirmé en 1775 et maintenu jusqu’en 1800,
2 empéché toute amélioration de cette technologie nouvelle par des tiers
jusqu’a expiration du brevet. Le progres de la technique de la vapeur a
ainsi été ralenti, comme l'a monteé Ia frénésie inventive qui s'est développée
au lendemain de l'expiration du brevet (traduisant une réserve dinvention
réfrénéo par le brevet. Voir Daumas [1964] et Scherer [198115
1 Dé fous lagons, les dispositions accordant un monopole exploitation sur une tech
ge, aul apparaiesent au Xi siecle on aie du Nord, vient une vad resent
{8 conceinee, nempéchant nullement'on ariaan dollar simmplaner Gan une aves eke
REP 114 (2) mers-avril 2008ree
Les enjeux économiques de l'innovation 183
La diffusion de Iimprimerie& travers "Europe est le fait d'ouvriers typo
araphes cabord aliemands, ceux formés par Gutenberg, puis les éleves de
ceuxcci ete, C'est done la mobilté des hommes qui assure la difusion de la
technique nouvelle. En effet, celle-i n'est pas formalisée [dans des brevets
av des manuels par exemple} et, & Vimage des autres techniques a cette
époque, elle voyage seulement avec son support humain’. Schaffer a fait
jer le secret 8 ses ouvriers, mais en vain (F&M p. 243). Johann Neumesteir
est Tun de ces imprimeurs vagabonds. Compagnon de Gutenberg en 1460,
il part sétablr a Rome en 1484, puis en Ombrie, il revient & Mayence (1479),
‘epart & Albi puis s’tablit & Vienne ot finalement se fixe @ Lyon (1485, Dans
chacune de ces ville i install un atelier, et forme a son tour de nouveaux
imprimeurs. Sur les 49 imprimeurs de Lyon en 1500, 20 sont frangals, 2 a.
lomands, Sitaliens, 1 belge et 1 espagnol F&M p. 223)
En Angleterre une politique active est menée pour atirer ces travailleurs
porteurs de la technique nouvelle: « En 1484 un Acte du Parlement avait en
particulier dispensé (les typographes étrangers), quelle que fat leur origine,
des restrictions imposées au travail étranger » (F&M p. 273), De 1476 4 1598
les deux tiers des imprimeurs établis en Angleterre sont étrangers, Puis
progressivement, lofsqu’augmente le nombre d’anglais dans la profession,
les restrictions pour les étrangers sont renforcées et un Acte de 1538 annule
finalement celui de 1484,
6.2. La création d'une nouvelle industrie :
constituer les réseaux de distribution
Aprés la découverte de Gutenberg, le principal obstacle au développe.
‘mant de Vindustrie du livre n‘est plus d'ordre technique mais commercial: i
faut pouvoir vendre ce que l'on @ imprimé, De ce point de vue le marché du
livre est divisé en deux segments, qui obéissent a des mécanismes écono-
miques largement distincts : Eglise et les universités d'une part, et la masse
ddes particuliers (v consommateurs atomistiques ») d’autre par.
LEglise catholique est chronologiquement le premier consommateur,
our des Bibles ou des missels notamment, Das cardinaux, des évéchés, des
abbayes ou de riches paroisses ont des besoins importants, qu'ils satisfont
de différentes maniéres. lls peuvent passer des commandes en gros aux
imprimeurs en place (par exemple le fameux « Psaultier de Mayence » en
1457, commandé par une paroisse de cette ville). Certains font venir des
imprimeurs avec leur matériel et les établissent @ demure, soit pour impri
mer sur commande (F&M p. 248-2601, soit qu'il les salarient. De telles pra.
tiques se répandent des les premiares années de l'imprimeria (3 partir de
1460 environ). Ensuite les clercs des universités : des les années 1470 se
fe braver rau
‘Pour y expla la mame technique, Ain dans es conditions de spo
iectte fa postion
Rullment froin a dynariqua utarieure dea technique seule aura
tie Gutenberg face 8 Fuchs
7. 4 Une decouvete technique, &cete époque (XV" sce] du moins, ne se propage quére
‘que par des migrations d ouvir.» Ice (1964, 9. 66)
REP 114 (2) mars-avril 2008
i
iyea Dominique Cuetec
développe dans les villes universitaires la production de livres d’étude (clas-
siques, religieux), puis assez vite de livres profanes. Les éditeurs visent done
d'abord les marchés les plus x centralisés », « localisés », ceux qui paient
immediatement ou méme avancent le capital. Limportance de gros consom-
mmateurs dans les phases initiales des techniques nouvelles est une cons-
tante historique. Le développement de Vinformatique dés les années 1940
s'est opéré & l'ombre de l'armée américaine, qui fournissait des débouchés
Stables et assurés aux producteurs. Consommateur riche et bien informé sur
les conditions de ta technologie et les voies possibles de son progrés, "ar
mée américaine a ici joué un r6le similaire & celui de Eglise catholique pour
Vimprimeria,
La situation est plus complexe pour le marché constitué de la masse des
consommateurs individuels. Comment atteindre les innombrables consom:
mateurs potentiels, identifier ce qu'ils désirent, les informer de Votre dispo-
nibble, leur faire parvenir l'objet physiquement ? Le livre est un produit ex-
trémement différencié, les consommateurs sont dispersés et les couts de
communication {notamment de transport) sont élevés. Le livre souleve done
tun probléme complexe de « matching » (rencontre) entre offre et demande,
qui sera resolu par le développement progressif de réseaux commerciaux
spécialisés : expansion des professions d'éditeur et de libraire, passage d’ac~
cords entre libraires de différentes villes (qui s'échangent leurs catalogues
ou leurs produits), développement de foires (Francfort, déja) oli se rencon-
trent ces acteurs, développement du colportage. La connaissance de la de-
mande est difficile & acquérir alors méme quelle est maintenant indispen-
sable : la copie manuserite était réalisée sur commande, le produit ayant
done un client ex-ante. il en va différemment avec I'imprimé. Ce sont des
centaines d’exemplaires qui sont imprimés, Ie plupart devant trouver acqué
reur ex-post. D’ol la nécessité d’anticiper correctement la demande et de
pouvoir communiquer avec les consommateurs, pour les informer des titres
disponibles et les livrer effectivement.
Si le premier frein que rencontre l'industrie du livre dans son développe-
ment est d’ordre commercial, le second est I'accés au capital. Limprimerie
immobilise une quantité considérable de capital, pas tant dans les équipe:
iments, qui sont relativement peu onéreux, que dans le papier et les stocks
d'en-cours ou d'invendus. Ceux-ci sont dautant plus élevés que la distribu-
tion est difficile (une édition est en général vendue sur plusieurs années)
Crest le développement des réseaux commerciaux et I'augmentation du
capital disponible, et non I'évolution de la technologie (quasiment inchan:
gée sur la période}, qui expliquent augmentation du nombre d'exemplaires
de chaque edition: les tirages moyens passent de 100-150 exemplaires
jusqu’a 1470 & 200-300 vers 1480, 500 vers 1490, 1000 vers 1500 (F&M
309 sql. En effet, ces copies peuvent dorénavant tre écoulées plus rapi
‘dement qu/auparavant, réduisant ainsi la durée d'immobilisation du capital,
cet des industrels plus prosperes peuvent immobiliser un montant plus élevé
de capital
‘REP 114 (2) mars-aveil 2008ed
Les enjeux dconomiques de l'innovation
6.3. Partager le revenu
Parmi les professions du livre, los gagnants sont les éditeurs et libraires ot
les perdants sont les imprimeurs. Ceux-ci, lorsquils ne sont pas en meme
temps éditeurs, sont pour la plupart relativement pauyres. Parmi ceux qui se
lancent dans 'aventure jusque vers 1500, beaucoup en sortent ruinés (Audin
1964, p. 664-5). En réaction, nombre de compagnans typographes dans la
misére se font colporteurs (F&M p. 236). A Tinverse beaucoup d’éciteurs et
de libraires sfenrichissent.
La technique n'est ni complexe & mettre en couvre ni protégée légalement,
cet le métier d'imprimeur est ainsi trés ouvert (« libre entrée »), done concur:
rentiel : ce qui tire fe prix de marché du labeur vers le bas. A linverse,
acces au marché du produit fini, le livre, est réglementé ou restreint
comme le montrent de multiples exemples. Le gouvernement venitien ac
corde le 18 novembre 1469 & Jean de Spire un « privilege oxclusif d'edition
sur le teritoire de Venise et de son district », fermant ce territoire a Fimpor-
tation de livres imprimés ailleurs (& la mort du titulaire en 1470 ce privilege
ne sera pas renouvele) (Braunstein [1984)). Des lois accordent des privileges
4 -un nombre restreint de fournisseurs de la Sorbonne ; i! faut des connec-
tions personnelies avec les dignitaires de lEglise pour les avoir comme
clients ; une autorisation royale est requise pour dditer au XVI" siecle en
France, pour des raisons de contrdle politique, mais elle se traduit par une
restriction économique. Ces restrictions s'ajoutent & la grande connaissance
du marché indispensable a l'éditeurflibraire, compétence difficile & acquérir
et rare, Vendre les livres est plus dificila que les produire, et celui qui
contréie Faccés a la demande est done en position de force. Le fait que ce
soit l2 soit le facteur clé est montré par exemple parla lettre adressée au
Pape en mars 1472 par les imprimeurs Sweynheym et Pannart: ils ont en
stock 12 475 copies invendues de divers livres et demandent au Pape une
assistance financiére en échange de laquelle il pourra so servir a volonté
dans leur stock (Kapr p. 276-278). De plus les libraires travallent en réseau,
s‘échangeant livres, catalogues et clients. Ils peuvent ainsi mieux couvrir
leurs marchés respectifs, répondre a la demande locale, sans enfler leur
stock. Il y a done une forte coopération au sein de la profession. Une telle
coopération engendre un coat d'entrée supplémentaire (il faut non seule:
‘ment le capital financier at les compétences, mais aussi l'acceptation des
pairs), done une réduction de la concurrence (les « titulaires » contrélent
entrée et done la limitent), et une augmentation du revenu de ceux qui sont
ainsi protégés {au détriment notamment des imprimeurs)
Le second facteur limitatt est fe capital. Comme le montre Yexpérience de
Sweynheym et Pannartz Ie livre requiert Vimmobilisation d'un capital élevé
(stock de livres non encore vendus}, lequel doit étre remboursé et remunéré.
Les grands éditeurs peuvent travailler sur leurs fonds propres, mais les
autres doivent emprunter (souvent a des éditeurs plus riches, qui compran.
nent mieux économie du métier que les banquiers). Quant aux imprimeurs,
2 moins quils ne soient aussi éditeurs, ils doivent d'une fagon ou d'une
autre se faire avancer le capital. Le capital joue comme barrigre a entrée, et
cela plus fortement au stade de la distribution qu’a celui de impression
REP 114 (2} mars-avrit 2006