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Le Langage Secret Des Couleurs - Yann Caudal, Nicole Masson
Le Langage Secret Des Couleurs - Yann Caudal, Nicole Masson
Une enquête toute simple demandant « Quelle est votre couleur préférée ? » donne des
réponses massivement semblables dans une même aire géographique. Dans les pays occidentaux,
plus de la moitié des réponses donnent le bleu, par exemple, alors qu’au Japon, le rouge est
plébiscité.
On peut y voir la preuve que nos goûts les plus personnels sont en réalité dictés par notre
culture, et les couleurs n’échappent pas à la règle. Chacune correspond à un réseau de
significations précises, élaboré au fil des siècles, voire des millénaires. Si depuis le Moyen Âge,
le bleu illustre en Occident l’infini, le rêve, elle se trouve investie d’une puissance considérable.
Nous sommes donc en partie conditionnés par les représentations de ceux qui nous ont précédés
depuis des siècles.
Chaque couleur possède des significations précises et nos choix en la matière en disent long sur
nous-mêmes et ceux qui nous entourent. Si nous nous y intéressons de plus près, nous pouvons
aisément commencer à en jouer. Une chambre peinte en bleu ou en vert, teintes sereines et
reposantes, favorise la relaxation. En revanche, quelques touches d’un rouge tonique dans une
cuisine ou un bureau, lieux d’activités par excellence, participent à la vitalité familiale ou
professionnelle.
De même, la signalétique associe spontanément certaines couleurs au danger, comme le rouge,
d’autres à la santé, comme le vert et le blanc. Les spécialistes de l’image, les sémiologues, sont
ainsi capables de conseiller sur le choix des couleurs d’un logo ou de la dominante d’une
campagne de communication. Les professionnels du marketing, eux, jonglent avec les couleurs,
mais ne prennent guère le risque de détourner les codes, sous peine de faire baisser les ventes.
Aujourd’hui encore, la plupart des marques préfèrent ancrer leur image en reprenant strictement
les codes des couleurs.
Le pape immaculé
Le pape n’a pas toujours été habillé de blanc. Le premier à choisir cette couleur est
Pie V. Élu en 1566, il faisait à l’origine partie de l’ordre des dominicains, qui portent
une soutane blanche. Il a conservé cet habit une fois devenu pontife.
Chez les religieux, plusieurs ordres portent des habits blancs : les dominicains, mais
aussi les prémontrés et les chartreux, ainsi que les missionnaires envoyés dans des
pays chauds. Mais le pape est le seul à arborer une calotte blanche et une petite
cape blanche (appelée camail) sur sa soutane immaculée. Sa ceinture moirée est
aussi de la même couleur, avec ses armoiries brodées sur chacun des deux pans.
Lorsque le pape s’est doté d’un véhicule appelé familièrement la « papamobile »,
c’est naturellement le blanc qui a été choisi, comme tous les accessoires du Saint-
Père.
Replongeons-nous dans un univers plus symbolique en rappelant que dans toute pensée
mystique, chaque naissance est une renaissance, la mort précédant la vie. Voilà pourquoi le blanc
possède intrinsèquement une valeur plus néfaste. En Occident, durant tout le Moyen Âge, le
blanc symbolisa le deuil et la mort. Bien des exemples viennent le rappeler, comme le lin brut
non traité et non teint des linceuls ou la chemise immaculée des condamnés à mort, exécutés
dans la blancheur de l’aube – mot qui vient d’albus, un autre adjectif latin pour désigner le blanc
et qui nous a donné le mot « albinos ».
Cette relation du blanc avec la mort est aussi présente en Asie, où le blanc demeure aujourd’hui
encore la représentation du deuil. Au Japon, un kimono blanc est mis avec le défunt dans sa
tombe pour l’accompagner dans son dernier voyage. En Chine, on place parfois de petits sacs
contenant de la chaux autour du corps défunt pour le protéger dans l’au-delà.
En Afrique, le blanc est traditionnellement la couleur des morts, et lorsque les Bantous,
habitants du sud du Cameroun, virent un homme blanc pour la première fois, ils s’enfuirent,
totalement effrayés. Une fois rassurés sur ses intentions pacifiques, ils s’en approchèrent peu à
peu, en demandant des nouvelles de leurs ancêtres puisque, bien sûr, il arrivait tout droit du
royaume des morts ! Quant aux veuves africaines de Nouvelle-Guinée ou du Congo, la coutume
veut qu’elles se couvrent le visage d’un blanc mat durant plusieurs mois après la disparition de
leurs époux.
Dans le monde occidental, les fantômes sont représentés depuis le XIIIe siècle par une forme
vague enveloppée d’un linceul blanc : on imaginait que l’âme du défunt, en sortant de sa
sépulture, soulevait le suaire qui enveloppait le cadavre. Les dames blanches, femmes
malheureuses victimes de meurtres le plus souvent, reviennent selon les légendes hanter les lieux
où elles ont vécu. Rappelons que si seulement 15 % des Français croient aux revenants, c’est la
moitié de la population qui y souscrit au Royaume-Uni et aux États-Unis, et pratiquement la
totalité des Thaïlandais…
Valeur à la fois positive et négative, la symbolique du blanc s’ancre au plus profond de toutes
les cultures. Lumière primordiale opposée au noir des ténèbres, comme lorsque la magie blanche
tente de contrecarrer la magie noire, mais aussi pâleur cadavérique du corps dont s’est retiré le
rouge du sang et la force vitale, le blanc cultive toutes les ambiguïtés.
Longtemps, les sculptures ont été peintes de multiples couleurs. On en trouve des traces sur les
œuvres antiques et c’est assez surprenant. La statuaire du Moyen Âge reste souvent colorée et les
œuvres populaires ont perpétué cette tradition. Mais à partir de la Renaissance, alors qu’on
redécouvre l’art antique et que les effets du temps ont fait perdre toute couleur aux œuvres
exhumées, les sculpteurs conservent la pureté du marbre blanc qui met en valeur les formes.
En ce qui concerne la peinture, plus fragile, on sait simplement que dans la Grèce antique, les
peintres n’utilisaient que quatre couleurs : le blanc, le rouge, le jaune et le noir. Le pigment blanc
était obtenu difficilement à partir du plomb. Le blanc n’est guère utilisé tel quel à l’âge classique.
Il est d’abord un rehausseur de tons et constitue le plus souvent la couleur du support, celle sur
laquelle l’artiste va venir poser les nuances de sa palette. Le blanc est la valeur la plus lumineuse
de la gamme des gris et s’il est légèrement nuancé de bleu, il n’en est perçu que plus blanc
encore.
À l’ère moderne, les premiers apôtres du blanc intégral furent les impressionnistes tels que
Sisley ou Whistler, qui ont largement utilisé cette gamme chromatique pour exprimer toute la
douceur et la sérénité d’un paysage de neige. Un peu plus tard, le peintre cubiste Piet Mondrian
eut également recours aux qualités du blanc pour rehausser un choix de couleurs primaires. Le
premier monochrome de l’histoire de la peinture contemporaine est justement le Carré blanc sur
fond blanc (titre original complet : Composition suprématiste : carré blanc sur fond blanc), une
huile sur toile peinte par Kasimir Malevitch en 1918. Cette œuvre provocatrice n’a pas manqué
de susciter des réactions diverses.
Dans le même temps, l’architecte français Le Corbusier participa à l’entrée du blanc dans le
monde de la décoration intérieure, en prônant l’usage du lait de chaux pour créer une atmosphère
de calme et de bien-être. Cet usage a été largement repris par le grand architecte autrichien du
début du XXe siècle Adolf Loos.
Ces nouvelles tendances continuent d’influencer les designers et les décorateurs d’aujourd’hui,
qui privilégient les formes aux couleurs et s’appuient sur toutes les nuances du blanc pour mettre
en valeur les lignes les plus épurées.
« J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc,
voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du
Suprématisme. […] Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous. » Kasimir
Malevitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme
pictural, catalogue d’exposition, 1919.
Le blanc du marketing
Aujourd’hui, l’usage du blanc a largement dépassé le strict champ artistique et déborde dans de
nombreux domaines de la vie quotidienne. Ainsi, le blanc recouvre tous les murs de nos
hôpitaux, offrant un sentiment réconfortant d’hygiène et de pureté. Les laboratoires
pharmaceutiques ne s’y sont pas trompés. Après de nombreuses études de marché, tous se sont
accordés pour produire des médicaments essentiellement blancs, munis d’un emballage de la
même teinte.
Dans notre monde contemporain, le blanc a complètement perdu son aspect néfaste et
symbolise davantage le calme et la pureté. Dans les grandes occasions, les femmes du parti
démocrate américain arborent ainsi volontiers un « total look » en blanc pour rappeler les
suffragettes qui en avaient fait une de leurs couleurs fétiches. Ce fut le cas en février 2019, au
Congrès, pour célébrer le centenaire de ce mouvement d’émancipation politique, mais aussi le
7 novembre 2020, quand Kamala Harris apparut pour son premier discours de vice-présidente
élue avec chemisier perle et tailleur-pantalon blanc.
Pureté et bien-être sont autant de valeurs sûres dont les spécialistes du marketing se sont
empressés de tirer parti… Eh oui, le blanc fait vendre ! Forts de cette certitude, nos experts
rivalisent d’imagination. Des yaourts blancs « nature » à la lessive « qui lave plus blanc que
blanc » en passant par les pastilles de menthe, la blancheur permet, semble-t-il, d’oublier les
apports généreux de colorants et autres composants chimiques en affichant l’image d’une pureté
sans tache…
La puissance du blanc
La Maison-Blanche
La Maison-Blanche est le siège du pouvoir fédéral des États-Unis, où demeure le
président et d’où il exerce le pouvoir. George Washington a décidé en 1791 de faire
construire cette résidence au bord du fleuve Potomac, selon les plans de l’architecte
James Hoban. Achevée en 1800, sa construction en pierre blanche détonait parmi
les autres bâtisses en briques rouges. Détruite en 1814, mais reconstruite trois ans
plus tard, elle fut alors flanquée de terrasses et d’une façade semi-circulaire qui la
rend aujourd’hui célèbre. Depuis Theodore Roosevelt (1901), elle porte officiellement
et définitivement le nom de Maison-Blanche.
Il est amusant de noter que ce nom a aussi été donné, sans doute comme symbole
de puissance, au bâtiment au centre de Moscou qui est le siège du gouvernement
russe, dont la construction a commencé en 1965 et qui s’est achevé au tout début
des années 1980. Notons encore que le bâtiment présidentiel du Kirghizistan se
nomme aussi la Maison-Blanche. En effet, cette imposante construction de type
stalinien de sept étages, copiée sur le bâtiment russe, est doublée de marbre à
l’extérieur.
Fourrure blanche sur la blanche banquise, le bébé phoque s’appelle « blanchon » au Canada.
Tous les symboles fondamentaux du blanc se rattachent à son image : il incarne l’innocence, la
pureté et l’enfance, puisqu’il perdra cette fourrure immaculée en passant à l’âge adulte. Il vit
dans un monde qu’on aimerait vierge de toute présence humaine, menaçante ou polluante, un
monde froid et glacé, silencieux, inviolé… Notre petit blanchon, sans défense, d’une touchante
maladresse, est l’une des figures privilégiées de l’art inuit et presque un emblème national.
La neige est l’élément qu’on identifie le plus à la couleur blanche, et tout particulièrement les
sommets enneigés et les neiges éternelles. Le toit de l’Europe, avant de porter le nom de mont
Blanc qu’on lui connaît aujourd’hui, s’appelait le mont Maudit. Mais l’imaginaire est sans doute
plus fort que les craintes et les superstitions, et le nom de mont Blanc s’est imposé pour tout le
massif au XVIIIe siècle, le mont Maudit n’étant plus que l’appellation de l’un des sommets.
Le Grand Nord est la patrie du blanc. Les vastes étendues de glace et de neige semblent avoir
banni toute couleur sous ces latitudes. Même les animaux adoptent des pelages blancs leur
permettant de se fondre dans le milieu polaire, qu’il s’agisse des loups, des ours ou des petits
rongeurs. Pour un habitant des régions tempérées, l’uniformité du blanc a tout submergé. Les
Inuits ont une perception des choses bien plus fine : ils n’ont pas moins de sept mots pour
distinguer les différentes modulations de la couleur blanche…
Blanche-Neige
« II était une fois, en plein hiver, quand les flocons descendaient du ciel comme des
plumes et du duvet, une reine qui était assise et cousait devant une fenêtre qui avait
un encadrement de bois d’ébène, noir et profond. Et tandis qu’elle cousait
négligemment tout en regardant la belle neige au-dehors, la reine se piqua le doigt
avec une aiguille et trois petites gouttes de sang tombèrent sur la neige ; c’était si
beau, ce rouge sur cette neige, qu’en le voyant la reine songea : Oh ! si je pouvais
avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang et aussi noir de
cheveux que l’ébène de cette fenêtre ! »
Voilà le début du conte de Grimm. L’enfant naîtra, mais la reine mourra en couches
et une horrible marâtre viendra prendre sa place auprès du roi pour le plus grand
malheur de Blanche-Neige. Toute son histoire est marquée par cette opposition
entre le blanc et le rouge, comme l’explique Bruno Bettelheim dans son ouvrage
Psychanalyse des contes de fées. Le rouge des gouttes de sang, de la pomme
empoisonnée qu’offre la marâtre déguisée, symbolise la sexualité. Le blanc, renforcé
par l’inertie que représente la neige et la longue léthargie que subit la jeune fille,
signifie l’innocence. Le conte retrace le cheminement complexe qui permet de sortir
de l’enfance et de traverser l’épreuve de la puberté. Comme quoi il faut faire
attention aux lectures enfantines, beaucoup moins innocentes qu’il n’y paraît…
Le lys, selon la mythologie antique, est né d’une goutte de lait de la déesse Junon tombée au
sol alors qu’elle allaitait Hercule. Il représente la fécondité féminine. Il est ensuite devenu l’un
des attributs de l’allégorie de la Pudeur, jeune femme voilée, vêtue de blanc, qui tient un lys dans
sa main droite. Dans la représentation traditionnelle chrétienne, il figure auprès de la Vierge
Marie et de l’archange Gabriel, en particulier au moment de l’Annonciation. En héraldique, il est
connu comme l’emblème de la ville de Florence, mais surtout celui des rois de France.
Le muguet est l’une des premières fleurs printanières et son ancien nom latin en botanique
signifie « lys des vallées ». Ses corolles se tournant vers le bas, on a associé au muguet la vertu
d’humilité. Fleurissant en mai, il est aussi associé à la Vierge Marie, dont c’est le mois consacré.
La rose blanche représente un message d’amour, comme les autres roses, mais il s’agit plutôt
d’un amour platonique, très respectueux, un attachement qui s’affirme dans les débuts d’une
relation.
Dans l’Angleterre victorienne, les bouquets blancs ont été particulièrement à l’honneur dans la
décoration des intérieurs de la bonne société. Composés parfois d’œillets, de lilas ou de bruyère
blanche, ils illuminaient les salons et les boudoirs.
N’oublions pas sous d’autres latitudes la fleur du lotus blanc, qui surgit du marécage boueux et
qui symbolise l’épanouissement spirituel, aussi bien chez les anciens Égyptiens que dans le
bouddhisme.
LE NUANCIER
Albâtre
Argile
Azur brume
Beige clair
Blanc cassé
Blanc céruse
Blanc crème
Blanc d’argent
Blanc de lait
Blanc de lin
Blanc de platine
Blanc de plomb
Blanc de saturne
Blanc de Troyes
Blanc de zinc
Blanc d’Espagne
Blanc d’ivoire
Blanc écru
Blanc lunaire
Blanc neige
Blanc opalin
Blanc-bleu
Coquille d’œuf
Cuisse de nymphe
INTERMÈDE
Qui ne connaît pas la fameuse pomme de Newton ? En tombant, elle lui suggéra la célèbre loi
de la gravitation universelle. On connaît en revanche beaucoup moins bien le rôle
fondamental que ce savant anglais de la fin du XVIIe siècle a joué dans l’élaboration de la
théorie moderne des couleurs. Et pourtant, Newton a bien manqué de s’aveugler en
conduisant ses expériences d’optique ! Avec deux prismes achetés à la foire de Cambridge, il
développa la notion de réfraction de la lumière : il établit ainsi que le blanc n’est qu’une
sensation causée par un mélange hétérogène de rayons.
Ses observations réalisées grâce aux prismes montrent que la lumière se décompose en
diverses couleurs. Elles correspondent à des radiations qui ont chacune leur longueur d’onde.
Elles s’échelonnent depuis les infrarouges jusqu’aux ultraviolets, mais leur nombre a été
arbitrairement fixé à sept, par analogie avec les notes de musique : rouge, orangé, jaune, vert,
bleu, indigo, violet. On parle ainsi de gamme chromatique. L’ensemble des couleurs forme
une suite sans variation brusque, le passage de l’une à l’autre se faisant insensiblement. Ce
qui surprit le plus les contemporains de Newton, c’est qu’on pouvait non seulement dissocier
les différentes composantes de la lumière blanche, mais qu’il était possible de la reconstituer
ensuite en inversant le processus.
Ainsi, les expériences de ce savant ont constitué une véritable révolution dans la
compréhension des couleurs. Mais ses conceptions scientifiques ont aussi puissamment
rejailli sur l’imaginaire et la symbolique. Ainsi, le blanc est devenu une sorte de non-couleur
au statut très particulier, puisqu’elle contient toutes les couleurs à la fois. Valeur stable,
absolue, elle symbolise l’hygiène.
En construisant toutes les couleurs à partir des fondamentales (rouge, jaune, bleu) pour
obtenir les secondaires (orangé, violet, vert), la classification moderne a créé de nouveaux
réseaux d’opposition que ne connaissaient pas nos ancêtres. La société industrielle les a
largement employés comme symboles ou emblèmes : l’opposition entre rouge et vert
comporte ainsi de multiples applications pratiques, notamment avec les feux tricolores. Quant
au rouge (ou rosé), il est souvent considéré comme le « contraire » du bleu, par exemple pour
distinguer le chaud du froid, ou la layette traditionnelle des filles de celle des garçons. Les
découvertes de la physique ont ainsi enrichi notre perception des couleurs et des valeurs que
nous y attachons.
LE GRIS ET L’ARGENT
Entre le blanc et le noir s’échelonnent tous les gris, du plus clair au plus foncé. Teinte effacée,
assourdie, indécise, elle reste foncièrement triste. L’argent, lui, en est comme le reflet éclatant,
mais sa luminosité reste aussi froide dans la gamme des métallisés que la valeur du gris dans les
couleurs mates.
Le dieu Oupouaout
Chez les Égyptiens, parmi les dieux gardiens qui ont l’apparence d’un Canidé,
Oupouaout est représenté en tête des cortèges, car c’est celui qui ouvre le chemin. Il
a l’apparence d’un loup gris ou d’un lycaon, ce qui le différencie du dieu Anubis, qui
est de couleur noire.
Le spleen et l’ivresse
Le gris peut aussi devenir le signe du demi-deuil, c’est-à-dire d’une douleur, certes, mais
supportable et comme domestiquée.
C’est la tristesse des cendres éteintes, d’une sorte de poussière qui se dépose et endort la
souffrance. Ainsi, un temps gris est propice à la mélancolie.
Quand le poète Verlaine cherche une image pour rendre compte de la petite musique en
sourdine qu’il veut faire passer dans ses vers, il choisit l’expression la « chanson grise »,
marquant par là son parti pris de nuance et d’imprécision. Et il la valorise, car elle rend compte
de ses états d’âme. « Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint. »
Pourtant la couleur grise est souvent dévalorisée, associée à la tristesse et à la mauvaise
humeur. Ainsi, celui qui fait grise mine à quelqu’un lui réserve un accueil froid et désagréable.
Une vieille expression populaire, « avoir la grise », serait aujourd’hui traduite par avoir le blues
ou le cafard.
Le gris, c’est aussi la perte de conscience : ainsi, on se grise pour trouver l’oubli dans l’ivresse.
L’étourdissement n’est pas loin sous l’effet d’un parfum grisant. On se grise aussi si l’on
rencontre enfin le succès et la réussite : on perd le sens commun, on entre dans un état
d’exaltation et d’oubli des réalités.
Ventre-saint-gris !
Cet ancien juron un peu étrange est l’équivalent d’une sorte de « Par le bas-ventre
de saint François ». Comment saint François d’Assise s’est-il retrouvé affublé du
surnom de saint Gris ? L’explication en est simple : quand les franciscains, moines
qui décidèrent de suivre sa règle, choisirent leur vêtement, ils optèrent pour une toile
écrue, non teinte, pour se démarquer des bénédictins en noir et des cisterciens en
blanc. Cette couleur naturelle fut alors perçue par le public comme un gris sale. On
les appela donc les « frères gris », et leur fondateur devint… saint Gris !
Intermédiaire entre le noir infernal et le blanc divin, le gris est aussi dans la religion chrétienne
la couleur de la résurrection des morts. Le manteau de Jésus dans les représentations du
Jugement dernier au Moyen Âge est souvent de cette teinte. C’est en quelque sorte la couleur de
la condition humaine : ni ange ni bête, l’homme est marqué par ce gris moyen qui lui assigne sa
place dans la Création.
Couleur sans éclat, sans prestige, le gris qualifie parfois des objets purement utilitaires. Ainsi,
on appelle « littérature grise » l’ensemble des documents imprimés qui circulent hors des circuits
commerciaux, comme les rapports, les recueils de normes, les modes d’emploi, etc.
Indispensables, mais impossibles à quantifier et très peu valorisés…
C’est aussi le sort de la « grisette », nom donné au XIXe siècle aux jeunes filles de basse
condition, filles de boutique, brodeuses, couturières, obligées de travailler pour vivre. La grisette
va toutefois accéder à la célébrité à travers la littérature, qui en fait un personnage pittoresque.
Ce type féminin est attirant, avec sa naïveté charmante et sa débrouillardise : la grisette se
retrouve au cœur d’intrigues amoureuses multiples, dans le roman, la chanson ou le vaudeville.
Vert-de-gris
Le produit de la corrosion du cuivre est appelé le vert-de-gris, non pas en référence
à la couleur grise, mais à l’acide qui déclenche la réaction chimique : en ancien
français, on parle du « verte-grez », du vert produit par l’aigre. La couleur vert-de-
gris, un vert grisâtre, est associée depuis la Seconde Guerre mondiale à la couleur
des uniformes de l’armée allemande. Et les auxiliaires féminines sont surnommées
sous l’Occupation les « souris grises ».
L’argent peut sembler à première vue comme le contraire du gris terne et triste. Son étymologie
renvoie à un blanc minéral : argunas en sanskrit signifie « brillant et clair ». Il est travaillé en
bijou et en monnaie depuis l’Antiquité. On en retrouve dans des tombeaux datant de plus de six
mille ans.
Cependant, à bien y regarder, l’argent n’est plutôt qu’un éclat métallique qui partage avec le
gris une fondamentale froideur. En effet, autant l’or tire du soleil sa chaleureuse lumière, autant
l’argent est associé à la clarté glaciale de la lune. Les reflets de l’eau, des écailles de poissons,
évoquent aussi la froideur de l’élément liquide.
Depuis l’Antiquité, les bijoux d’argent sont plutôt perçus comme des amulettes pour préserver
des mauvais sorts. Ils n’ont pas les valeurs positives de l’or, associé à la richesse et à la
longévité. L’éclat de l’argent rappelle celui des armes blanches, des casques et des boucliers.
Notons cependant que si selon la tradition, l’arc et les flèches de Cupidon sont en argent, ce petit
dieu en fait un charmant usage qui nous réconcilie avec le terrible métal…
L’Earl Grey
Les amateurs connaissent bien ce thé parfumé à la bergamote et aux écorces
d’agrumes. Si on traduit son nom en français, il s’appelle le « comte gris ». En
réalité, rien à voir avec la couleur ! Il tire son nom d’une famille britannique célèbre,
les comtes de Grey, qui ont donné à l’Angleterre quelques secrétaires et ministres
au XIXe siècle.
LE NUANCIER
Anthracite
Ardoise
Argent
Argile
Bis
Bistre
Bitume
Bleu ardoise
Céladon
Châtaigne
Étain
Grège
Gris acier
Gris de Payne
Gris fer
Gris perle
Lin
Mastic
Plomb
Rose Mountbatten
Souris
Taupe
Tourterelle
Vert-de-gris
INTERMÈDE
Blanc : c’est une couleur yang qui ouvre l’espace. Mais elle peut aussi induire
l’isolement dans un sentiment de vide. Elle peut doper la détermination et la prise de
décision.
Gris : couleur sous le signe du yin, le gris invite à la contemplation, à la recherche de
perfection, en particulier sous la forme de reflets argentés. Mais sur un autre versant,
elle peut générer l’ennui et un excès de neutralité.
Vert : le vert se situe au passage entre yin et yang, marqué par une symbolique de
renouveau de la nature. Il instille une dynamique qui pousse à agir et donne confiance.
Il peut doper la créativité.
Brun : couleur de la terre et de l’enracinement, le brun est du côté du yin. Il rassure
par un sentiment de permanence, mais peut décourager et inspirer un sentiment de
nostalgie. Attention à l’immobilisme.
Jaune : c’est la couleur de la joie de vivre, mais aussi de la reconnaissance sociale. Le
jaune est une couleur yang tonique qui pousse à la communication. Elle favorise la
prise de décision.
Orange : couleur yang très positive, l’orange est du côté du changement sans susciter
d’agressivité. Elle évoque aussi désir et plaisir.
Rouge : le rouge pousse à l’action et se place du côté de la matérialisation. Sous le
signe du yang, le rouge donne un sentiment de protection, mais peut induire trop
d’excitation. Il va donner davantage de force à l’expression.
Rose : comme le vert, le rose permet de passer du yin au yang. Inspirant la tendresse et
l’amour de soi, il permet de s’ouvrir aux autres et incarne l’espoir. Il reste fragile et
léger, mais surtout profondément joyeux.
Bleu : le bleu profond relève du yin, il pousse à l’introspection et génère de
l’apaisement. Il pousse à la créativité dans les domaines les plus complexes. Il est
même censé aider à la convalescence.
Violet : le violet se situe du côté des activités intellectuelles et des aspirations
spirituelles. Il est une couleur yin plutôt mystérieuse, qui favorise le développement
des intuitions. Trop sombre, il peut conduire à la confusion et à la perte des repères.
Noir : couleur yin, le noir connecte avec la transformation intérieure et l’introspection.
Il favorise l’attention soutenue. Mais attention : la sensation de perte ou de tristesse
peut aussi surgir en cas d’excès.
LE VERT
Le vert est la couleur de la fortune, mais aussi celle de toutes les superstitions… Longtemps
délaissé, car il pouvait porter malheur, le vert accomplit aujourd’hui un véritable retour en force
en symbolisant le combat pour une nature préservée.
L’Homme vert
Appelé aussi l’Homme feuillu, ce personnage se caractérise surtout par un visage
orné de branchages, que l’on voit sculpté comme décoration architecturale. Il
appartient au folklore et à la littérature populaire de plusieurs peuples, qu’il s’agisse
des Grecs et des Romains avec leur cortège de divinités sylvestres, ou encore des
Celtes. En France, les légendes font de lui le maître des oiseaux. Il est puissant, lié à
la nature et à son énergie régénératrice. En Angleterre, beaucoup de pubs ont choisi
comme enseigne The Green Man. Dans le cycle des légendes arthuriennes apparaît
un Chevalier vert énigmatique que rencontre Gauvain lors de ses aventures.
Certains critiques y ont décelé la résurgence et la transformation du mythe celte de
l’Homme feuillu.
Cet archétype n’est peut-être pas sans rapport avec des figures mythiques
contemporaines telles que le superhéros Hulk, surnommé le Titan vert, ou encore le
Colosse de jade. On pense aussi à Shrek, l’ogre vert un peu dégoûtant, mais
fondamentalement gentil, ou encore à la mascotte de la marque Géant Vert, géant
débonnaire qui figure depuis 1928 sur les boîtes de conserve de la firme. Ils sont
tous dotés d’une force impressionnante.
Fraîcheur et écologie
Les défenseurs de l’environnement adoptent le vert dans leur communication. Et les partis
écologistes français et allemands l’ont intégré pour l’ensemble de leurs sigles et dans le nom
même de leurs partis. L’utilisation de cette teinte en politique n’est pourtant pas si récente. En
effet, on ne le sait pas toujours, mais la cocarde bleu-blanc-rouge de la Révolution française a
failli être verte ! Quand le 12 juillet 1789, Camille Desmoulins harangue la foule au Palais-Royal
pour qu’elle prenne les armes, il se saisit d’une feuille de tilleul pour s’en faire une cocarde en
l’accrochant à son chapeau. Mais très vite, les émeutiers vont se souvenir que le vert est
justement la couleur de la livrée des hommes du frère du roi (le futur Charles X) et ils rangeront
bien vite au placard la cocarde verte de l’espérance et de la révolution.
Le vert, c’est aussi la fraîcheur. Les parfumeurs parlent de « notes vertes » quand ils veulent
caractériser des senteurs proches de l’herbe coupée ou des feuilles froissées. La plante
emblématique de cette tonalité est le galbanum, pour la première fois utilisée majoritairement par
Balmain dans Vent Vert en 1947.
Cette valeur très naturelle et rafraîchissante est exploitée par les spécialistes de marketing
depuis longtemps pour les chewing-gums aux parfums de menthe et de chlorophylle. Plus
largement, le code couleur du bio est devenu le vert, ce qui permet au premier coup d’œil de
distinguer dans un rayon les produits qui répondent à cette norme.
Harmonieux, reposant pour l’œil, le vert a toujours occupé une large place dans la décoration
intérieure. Traditionnellement employé pour les lambris, les boiseries et les tissus
d’ameublement, le vert se décline en une large gamme de nuances : olive, pomme, citron, sapin,
prairie. Les camaïeux de verts peuvent assortir harmonieusement certaines teintes : vert sapin et
vert d’eau, gris-vert et émeraude…
Le mélange du blanc et du vert est assez rustique, idéal pour dynamiser un intérieur
campagnard. Les imprimés à carreaux sont très appréciés dans les pays scandinaves quand ils
allient le vert sombre et le jaune vif. Enfin, l’association un peu audacieuse d’un vert menthe et
d’un bleu très lumineux charge une pièce d’une atmosphère toute méditerranéenne. L’utilisation
du vert pour les portes extérieures et les volets est une tradition en France.
Le vert est d’abord un symbole de chance. Couleur du hasard et donc du destin, le vert revêt
également une forte connotation religieuse, en particulier dans le monde musulman. Dans le
Coran, cette teinte fondamentale est l’emblème de l’initiation à la connaissance de Dieu. Les
saints sont donc souvent vêtus de vert.
Elle serait la couleur préférée de Mahomet, qui arborait, dit-on, un manteau et un turban de
cette couleur. De fait, les exemplaires du Coran sont souvent reliés de vert, cette couleur est aussi
utilisée pour le décor des mosquées et elle figure en bonne place dans la communication
politique, et ce depuis l’époque des croisades, quand les combattants musulmans adoptèrent cette
couleur pour se reconnaître facilement dans les combats.
En terre d’islam, offrir à une personne amie un objet vert est bénéfique, et la coutume veut que
l’on jette de l’herbe bien verte en direction de la nouvelle lune pour rendre fertile le mois à venir.
Le personnage d’Al-Khidr (le Verdoyant), vêtu d’un manteau vert, est censé protéger du feu, des
serpents et autres scorpions. Il est présent dans la dix-huitième sourate et incarne la connaissance
révélée par la grâce divine. Immortel, ayant bu l’eau de l’éternelle jeunesse dans une source qu’il
découvrit au milieu du désert, il est présenté parfois comme le premier des prophètes.
Associé à la jeunesse et à la fortune, le vert est surtout considéré en Occident comme la couleur
de l’argent, du jeu et du sport.
Dès le Moyen Âge, le vert était déployé pour décorer les tribunes des tournois féodaux. Les
changeurs d’argent comptaient les pièces sur des tapis verts, comme on le voit sur les peintures
anciennes.
Pour le sport, les pelouses sur lesquelles se jouent golf, tennis ou football envahissent les
écrans de diffusion des événements sportifs.
Qu’il s’agisse de poker ou de jeux de casino traditionnels, les tapis verts sont de mise.
Traditionnellement, le feutre qui recouvre les tables de billard tout comme les tables de jeu de
bridge est d’une couleur verte assez soutenue. Sans doute s’exprime là encore toute la force du
hasard et de la fortune.
Puissance du jade
Le jade est une gemme très dure qui fait l’objet de toutes les attentions depuis des
millénaires. Deux civilisations, pourtant très éloignées géographiquement, lui ont
réservé une place particulière en l’associant à des pratiques magiques : les peuples
précolombiens et la Chine. Les Indiens pensaient qu’une pierre de jade pouvait
soigner les reins. Olmèques et Mayas ont laissé de magnifiques objets polis. Quant
aux Chinois, ils en ont fait un usage cérémoniel, en particulier dans les rites
funéraires, en plaçant un morceau de jade façonné en forme de cigale, par exemple,
dans la bouche du défunt comme symbole de la vie éternelle. Le jade était aussi la
pierre fine attachée à la puissance impériale et son sceptre était taillé dans cette
matière.
Lorsque la chance tourne, le vert porte-chance peut se mettre à porter malheur ! Ainsi, aucun
acteur de théâtre ne porte de vert sur scène. L’une des légendes explique que le soir de sa mort,
Molière portait du vert… Mais on dit aussi que certains costumes verts, teints avec des dérivés
d’arsenic, auraient aussi empoisonné des comédiens.
Cependant, les acteurs ne sont pas les seuls à nourrir une telle superstition. Le vert est
également redouté dans le monde maritime et les bateaux sont rarement peints en vert. En
Angleterre, la coutume veut que l’on évite de porter du vert le jour où l’on a des démarches
importantes à effectuer ainsi que le jour de ses noces.
Quels que soient les domaines, le vert semble très versatile et ambivalent, symbolisant suivant
les cas la fortune ou la malchance, l’espoir ou le coup du sort.
Les hommes aux rubans verts
Dans la littérature, deux personnages sont ridiculisés par le port de rubans verts. Le
premier, c’est Don Quichotte, qui se retrouve avec une cuirasse et un casque dont il
a le plus grand mal à se défaire. Ne parvenant pas à dénouer les rubans verts qui
retiennent son casque, une « salade » plus précisément, il en est réduit à dormir
avec, ce qui lui donne une étrange apparence !
Le second personnage, c’est Alceste, dans Le Misanthrope. Célimène, la coquette,
se moque de ses rubans verts démodés et extravagants. « Pour l’homme aux
rubans verts, il me divertit quelquefois, avec ses brusqueries, et son chagrin bourru ;
mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde », déclare-t-elle à
son propos.
Véronèse et le vert
La luminosité du vert tant admiré dans la toile du peintre Véronèse Les Noces de
Cana vient, semble-t-il, d’un soupçon d’arsenic mélangé aux pigments. Toutefois,
l’appellation « vert Véronèse » apparaît dans les nuanciers seulement deux siècles
après la mort du peintre : ce pigment à base d’arséniate de cuivre est commercialisé
par les marchands de couleurs avec la promesse pour le peintre débutant de se
rapprocher de la palette magistrale du maître…
Le vert n’est pas une couleur de tout repos. Les dragons sont souvent imaginés de cette
couleur. Lucifer lui-même, ange déchu, portait une émeraude lorsqu’il atterrit sur terre. Sur l’un
des vitraux de la cathédrale de Chartres, le diable est très inquiétant avec ses yeux verts ! Durant
tout le Moyen Âge, les femmes évitaient de porter une robe verte, facilement associée à la
sorcellerie. On attribuait des vêtements de cette teinte aux fous et aux criminels. Dans les
représentations théâtrales de la Passion du Christ qui se donnaient avant Pâques, Judas portait un
costume vert qui figurait son rôle de traître.
Le vert est donc très ambivalent et inspire aussi de la défiance, voire de la crainte. Il peut
évoquer aussi la moisissure, le pourrissement, la maladie, voire la mort. Certaines expressions
s’en font l’écho, comme être vert de peur ou de froid…
Au XIIe siècle, en Angleterre, dans le petit village de Woolpit, on découvrit un jour deux enfants
très étranges, parlant une langue inconnue et surtout ayant la peau verte. Après quelque temps
d’acclimatation et l’adoption de la même nourriture que les enfants du village, ils perdirent cette
couleur étonnante, mais ils restèrent au centre de la légende des « enfants verts de Woolpit »,
racontant qu’ils venaient d’un pays mystérieux où le soleil ne brillait jamais et où tout était de
couleur verte. Ils étaient peut-être simplement malades et souffraient de carences… Plus près de
nous, au XIXe siècle, les jeunes héroïnes romantiques ont souvent un teint pâle, un peu verdâtre ;
d’une apparence fragile, alanguie, maladive, atteintes de chlorose (en anglais green sickness),
sorte d’anémie qui les fait se pâmer à la première occasion, elles connaissent toutes les affres du
spleen de leurs homologues masculins.
Quant aux Martiens, appelés parfois « les petits gris » (little grey men), ils sont le plus souvent
dénommés « les petits hommes verts » (little green men), depuis les récits des années 1950 de
rencontres du troisième type aux États-Unis, en particulier au Kentucky, qui décrivaient ainsi les
extraterrestres. L’expression s’est imposée dans l’imaginaire collectif.
La fée verte
Surnommée la fée verte, l’absinthe est une boisson alcoolisée élaborée comme un
élixir presque magique, mais dont la consommation au XIXe siècle mena à la folie et à
l’intoxication ceux qui abusaient de ce spiritueux titrant à près de 70°… Elle connut
une vogue extraordinaire, devenant vers 1870 l’apéritif le plus consommé dans les
cafés. Diluée avec six à sept fois son volume d’eau, préparée selon un véritable
rituel, avec verre à pied idoine et petite cuillère trouée sur laquelle on posait un sucre
où l’on faisait couler goutte à goutte l’eau, elle figure dans nombre de toiles de
maître de cette époque, par exemple en 1875 Dans un café (ou L’Absinthe), huile
sur toile de Degas, ou encore en 1893 le portrait de Monsieur Boileau au café de
Toulouse-Lautrec, et même en 1903 la toile Le Buveur d’absinthe de Pablo Picasso.
Au début du XXe siècle, les ligues antialcooliques s’unirent pour la proscrire et elle
disparut au tout début de la Première Guerre mondiale.
LE NUANCIER
Absinthe
Amande
Anis
Avocat
Émeraude
Givré
Glauque
Hooker
Jade
Kaki
Menthe
Menthe à l’eau
Olive
Pistache
Sinople
Tilleul
Turquoise
Vert anglais
Vert bouteille
Vert chartreuse
Vert de chrome
Vert-de-gris
Vert de vessie
Vert d’eau
Vert empire
Vert épinard
Vert gazon
Vert impérial
Vert lichen
Vert lime
Vert malachite
Vert mélèze
Vert militaire
Vert mousse
Vert Nil
Vert opaline
Vert perroquet
Vert pin
Vert poireau
Vert pomme
Vert prairie
Vert prasin
Vert printemps
Vert sapin
Vert sauge
Vert smaragdin
Vert Véronèse
Vert viride
INTERMÈDE
Les couleurs du monde rural sont le brun et le vert et elles structurent l’espace : vert des plantes
et des arbres, brun de la terre, du bois, des feuillages d’automne. Mais, finalement, vert et brun
sont comme les deux faces d’un même principe, celui de l’énergie vitale.
Si le vert est éclatant, le marron est aussi riche de potentiel caché : la terre nourricière, épaisse,
dense, traduit par sa couleur la masse de ses composants nutritifs. Le marron, c’est la couleur de
l’humus, la couleur dans laquelle viennent se confondre en pourrissant toutes les autres couleurs,
une sorte de fusion de tous les principes de la nature.
Brut ou brutal ?
De la glèbe, la motte de terre qu’on cultive, à la plèbe, le bas peuple, il n’y a qu’une lettre
initiale de différence.
Depuis l’Antiquité, les vêtements des pauvres et des miséreux sont marqués par cette teinte
sombre et brune qui les rattache à la terre. Les Romains en bas de l’échelle sociale étaient
nommés les pullati, ce qui signifie littéralement « ceux qui sont habillés de brun ».
Entre l’accès difficile à l’hygiène et les travaux salissants, on comprend que ces teintes aient
été choisies par les travailleurs les plus misérables.
Le monde de la décoration se méfie de la fadeur et de la tristesse du brun, de son manque de
vibration et de lumière. Seuls les matériaux bruts comme le bois, dans toutes ses nuances de
coloration, ou le cuir, tirent leur épingle du jeu et sont mis en avant pour renforcer l’impression
de confort classique.
Les créateurs de mode réservent plutôt toutes les nuances de marron aux accessoires de
maroquinerie et aux chaussures, car le brun exerce sur nous une sorte de répulsion et de
fascination tout à la fois.
Certaines nuances chaudes sont notamment appréciées dans la mode : rehaussées par un bijou,
une teinte plus vive, jaune ou orange, elles mettent en valeur un teint clair, un maquillage
lumineux. Cependant, d’autres variations ternes semblent sales et rappellent désagréablement les
ordures et excrétions : le fameux caca d’oie n’est pas vraiment seyant !
Les teintes brunes sont aussi associées aux uniformes et aux armées. En 1848, sir
Harry Lumsden, qui dirigeait en Inde un régiment anglais, se désespérait de voir les uniformes
blancs sans cesse souillés par la poussière.
Il eut l’idée de faire teindre les tenues de ses hommes avec un mélange de café, de curry et de
jus de mûres. Les Indiens baptisèrent la couleur obtenue khaki, qui signifie « couleur de
poussière, de terre » en hindi.
Cette couleur est vraiment connotée comme celle des tenues de campagne ou de camouflage.
Dans l’usage ordinaire, on ne l’utilise vraiment dans la mode qu’en association avec des couleurs
chaudes et gaies qui en contrebalancent les effets négatifs.
Le brun de Bismarck
L’appellation brun de Bismarck, ou brun Bismarck, apparaît en France vers 1863,
quand Otto von Bismarck accède aux fonctions de ministre prussien des Affaires
étrangères. Elle caractérise d’abord un colorant industriel utilisé en médecine. Mais
la couleur finit par être aussi utilisée dans le domaine de la mode, avec des variantes
amusantes comme « Bismarck malade » quand le brun tire sur le jaune ou
« Bismarck en colère » quand elle vire au rouge foncé.
L’ombre et la lumière
Dans l’art, les pigments foncés apparaissent en peinture à partir de la Renaissance dans la
peinture à l’huile. Leur provenance est italienne, terre d’ombre (argile sombre provenant
d’Ombrie) et terre de Sienne, avec leurs variantes les plus sombres, ombre brûlée ou Sienne
brûlée. Ces coloris permettent à des artistes comme le Caravage d’obtenir des effets de clair-
obscur, faisant ressortir les rais de lumière sur des fonds ténébreux. Rembrandt a ajouté à sa
palette le pigment terre de Cassel, ou terre de Cologne, issu de matières organiques comme la
tourbe. Rubens et surtout Van Dyck y ont aussi eu recours, et cette teinte est devenue célèbre
sous le nom de brun Van Dyck.
N’oublions pas non plus le charme du sépia. Cette matière colorante que l’on tire de la seiche
est utilisée depuis l’Antiquité, et elle a trouvé un usage particulier dans le dessin et le lavis.
Léonard de Vinci et Raphaël, pour ne citer qu’eux, l’ont employée.
Elle donne des résultats raffinés, et dans notre esprit, elle est associée au passé et à la nostalgie.
En photographie, un tirage sépia est une sorte de variante du noir et blanc, avec les valeurs
sombres marquées par le brun. C’est ainsi que nous imaginons les photos jaunies par le temps,
les souvenirs anciens.
Le cinéma a parfois recours au sépia pour marquer un retour en arrière, un flash-back.
L’élégance du sépia vient du sens de la nuance qu’il introduit : le noir n’est plus noir, le blanc
devient crème, plus rien n’est tranché, dur, blessant.
C’est comme si le temps estompait la cruauté des souvenirs. Le brun est ainsi une sorte de
couleur de deuil, triste, mais doucement et délicieusement triste, une réconciliation avec la mort.
LE NUANCIER
Acajou
Alezan
Auburn
Ambre
Basané
Beige
Bismarck
Bistre
Bitume
Brique
Bronze
Brou de noix
Bureau
Caca d’oie
Cacao
Cachou
Café
Café au lait
Cannelle
Caramel
Châtaigne
Châtain
Chaudron
Chocolat
Citrouille
Fauve
Feuille-morte
Grège
Lavallière
Marron
Noisette
Ocre
Puce
Rouge tomette
Rouille
Sépia
Tabac
Terracotta
Terre d’ombre
Terre de Sienne
INTERMÈDE
Le soleil donne…
Couleur stridente, violente, aiguë, le jaune est à la fois la couleur la plus chaude et la plus
ardente. Cette couleur lumineuse est celle que l’œil humain perçoit le mieux. Plus simplement,
lorsqu’on interroge un enfant pour connaître sa couleur préférée, il répond bien souvent le jaune
et l’utilise abondamment dans ses dessins et peintures, notamment pour représenter la lumière.
Le jaune est en effet perçu comme une couleur chaude et dynamique, liée au soleil et à l’or.
Chez les Grecs, l’adjectif qu’on traduit par jaune, xanthós, recouvre une palette de couleurs allant
du rougeoiement du feu à la couleur blonde des blés, et peut-être même jusqu’à une sorte de vert-
de-gris.
Le blond vénitien
Parmi les multiples nuances pour caractériser la couleur des cheveux, le blond
vénitien fait rêver : la dénomination nous transporte à la Renaissance italienne,
quand la Sérénissime étendait son pouvoir sur la Méditerranée. Cependant, il ne
s’agit pas d’une couleur naturelle. Et le procédé n’est pas aussi poétique que son
nom le laisserait espérer… La femme qui souhaitait obtenir ce blond chaleureux
tirant sur le roux devait d’abord décolorer sa chevelure avec un bain d’urine de chat
ou de cheval, puis user d’une coloration à base de jus de citron, de rhubarbe et de
safran. L’exposition au soleil achevait de faire réagir les pigments.
Dans bien des religions, l’éternité divine est représentée par le jaune : du Vishnu des hindous
au Huitzilopochtli des Aztèques, du perse Mithra à l’Apollon grec, les dieux portent volontiers
des vêtements d’un jaune doré. Les cultes les plus anciens reposent sur l’adoration de l’astre
solaire, et la chair même des dieux est souvent représentée dans une couleur dorée ou jaune.
C’est le cas dans l’Égypte antique où, grâce aux pigments issus de l’oxyde de fer, on représentait
ainsi les corps divins et immortels. Quant au char solaire d’Apollon, il lui confère un halo doré
qui coïncide avec la promesse d’immortalité que porte ce dieu.
Autre exemple, le drapeau du Vatican mêle le blanc de la pureté et de la foi au jaune de la vie
éternelle. Liée à la puissance des dieux, cette couleur est aussi l’attribut des rois et des
empereurs, qui marquent ainsi l’origine divine de leur pouvoir. C’est d’ailleurs par des costumes
jaunes qu’on reconnaît ces personnages dans le théâtre de Pékin.
La veuve jaune
Quand Cory Aquino entra en politique aux Philippines pour poursuivre le combat de
son mari assassiné, les Occidentaux s’étonnèrent de la voir toujours paraître en
public dans des robes d’un jaune vif. L’image de la veuve, fidèle au souvenir de son
époux, cadrait mal avec cette couleur éclatante. La raison en était cependant fort
simple : le jaune, dans le système symbolique de cette région du monde, se trouve
être la couleur du deuil.
Capteur d’attention
Le jaune a toujours été une couleur facile à obtenir pour les teinturiers : elle est très répandue
dans la Rome antique, pour les vêtements de femme en particulier. Son usage dans la vie
quotidienne reflète surtout sa capacité à attirer l’attention.
Des boîtes aux lettres aux balles de tennis en passant par les affiches promotionnelles des
soldes des magasins, tout ce qui doit être repéré du premier coup d’œil est en jaune. Le premier
service de courrier en Europe fut organisé au tout début du XVIe siècle à la demande des
Habsbourg, dont les couleurs étaient le jaune et le noir. Ce service leur emprunta tout
spécialement le jaune, très visible.
En France, c’est en 1962 que Citroën crée spécialement pour la poste un modèle de 2 CV
arborant la couleur AC 311, un jaune bien reconnaissable qui permettait aussi à ses véhicules
d’être repérés par tous les temps. Beaucoup de pays ont adopté cette couleur. L’exception la plus
connue est la Grande-Bretagne, avec son rouge brillant bien caractéristique.
La mode au XXe siècle s’est emparée des couleurs fluo, que l’industrie chimique a parfaitement
stabilisées : le jaune translucide et lumineux a alors triomphé, depuis les vêtements et les
accessoires de toute une génération « techno » jusqu’aux feutres surligneurs de nos bureaux…
On peut difficilement trouver mieux pour attirer l’attention. Couleur violente, trop violente pour
qu’on l’adopte comme couleur de vêtements en toute circonstance, elle est cependant un
catalyseur d’énergie, un rehausseur de ton indispensable.
Les taxis
Beaucoup de compagnies de taxis de par le monde ont choisi le jaune pour
permettre aux clients de les repérer facilement dans le flux de la circulation. À Paris,
dès le XIXe siècle, les fiacres arboraient cette couleur. Mais c’est surtout à New York
que la couleur s’est imposée à tous les taxis agréés. Il faut consacrer quelques mots
à la plus célèbre des compagnies de taxis, la Yellow Cab Company, fondée à
Chicago en 1907 par John D. Hertz. Impliquée dans des trafics au moment où la ville
était le terrain de jeu des bandes rivales de la pègre, la société a changé de
propriétaire dans les années 1920. Et Monsieur Hertz s’est consacré à la location de
voiture en gardant la couleur jaune pour son logo !
Cependant, aux côtés du jaune vif et chaleureux existe une forme dégradée de jaune, pâle,
terne, tirant parfois sur le vert.
Cette nuance est perçue comme le repoussoir de l’or, une teinte terrestre, imparfaite, maléfique
à l’image du soufre. Ce qui explique peut-être qu’au fil des siècles, la couleur jaune n’a pas cessé
de se dévaloriser jusqu’à apparaître aujourd’hui comme l’une des couleurs les moins aimées dans
les sondages d’opinion.
Dès le Moyen Âge, le jaune a pris des connotations négatives : il symbolise plus
particulièrement la trahison et le mensonge. C’est ainsi qu’on peint en jaune les maisons des
faussaires et des parjures. Même en Chine, les maquillages des traîtres dans le théâtre
traditionnel ont une dominante jaune !
syndicats qui prônent la collaboration avec la classe dirigeante. Ils choisissent pour
emblème un gland jaune et un brin de genêt : les syndicats « jaunes » sont ainsi
créés et l’expression injurieuse « un jaune » entrera en 1935 dans le dictionnaire de
l’Académie.
Ce mauvais jaune est également associé à l’adultère : la fleur de souci symbolise la trahison
conjugale dans le langage des fleurs.
Associé au vert, et plus particulièrement dans des vêtements rayés, le jaune figure
traditionnellement depuis le Moyen Âge sur les costumes des bouffons en symbolisant le plus
grand désordre et la folie.
Enfin, l’un des symboles négatifs les plus forts et les plus anciens de la tradition occidentale est
sans doute l’étoile jaune. Couleur traditionnelle des vêtements de Judas le traître dans
l’iconographie médiévale, le jaune fut très tôt associé au peuple juif, mais aussi aux musulmans
ou aux lépreux. Les nazis au XXe siècle ont repris cet ancien signe d’infamie pour l’imposer aux
juifs de toute l’Europe.
Le passeport jaune
Dans la Russie des tsars, la prostitution était interdite, mais comme il était
impossible d’éliminer le plus vieux métier du monde (ou réputé tel), Nicolas Ier mit
plutôt en place une législation encadrant cette pratique. Un Comité fut instauré en
1843 pour suivre les prostituées sur le plan médical et éviter les troubles à l’ordre
public. La femme était alors dotée d’un passeport d’identification de couleur jaune,
appelé « ticket jaune » ou « carte jaune », qui rappelait la réglementation des
maisons closes, mais faisait aussi office de carnet de santé individuel. En russe, la
périphrase « porteuse de billet jaune » est devenue courante pour désigner une
prostituée.
Procédés chromatiques
Le maillot jaune
Tous les cyclistes rêvent de porter un jour le fameux maillot jaune qui permet de
repérer dans le peloton le coureur en tête du Tour de France. Pourquoi le choix de
cette couleur ? La raison, qu’on a souvent oubliée aujourd’hui – au point que
l’expression s’applique bien au-delà du domaine de la Petite Reine – est liée à la
publicité déjà à l’œuvre au début du siècle. En effet, le jaune était la couleur du
papier du journal L’Auto, qui organisait la course à l’origine. Ce jaune était une
couleur plutôt terne, destinée aux publications populaires, mais qui, transposée sur
la matière textile du maillot en 1919, est devenue le jaune éclatant de la victoire.
Richesse et sacré
L’or fut toujours l’objet de convoitise par excellence. Conquistadors partis chercher dans le
Nouveau Monde les mines et les filons, chercheurs d’or lancés sur les routes de l’Ouest
américain avec carrioles et familles, orpailleurs solitaires armés d’un seul tamis pour chercher les
pépites au sein des rivières, tous les hommes ont associé or et désir. Les femmes ne s’y trompent
pas, qui conjuguent ensemble bijoux et séduction… Les robes de soirée se parent volontiers
d’accessoires de ce précieux métal, quand le tissu lui-même n’est pas en partie composé de fils
dorés, comme pour placer le corps de la femme dans un écrin qui rehausse sa beauté et suscite
les désirs.
L’or, sans être à proprement parler une couleur, transmet son éclat à ce qui l’environne. Il est le
symbole du soleil, de la richesse et de l’opulence.
Dans les édifices sacrés de toutes les religions, on retrouve des ornements et des objets en or,
seule offrande digne des dieux. Dans les temples hindouistes, même les plus pauvres achètent de
petites feuilles d’or, qu’ils appliquent en signe de dévotion sur les statues des dieux qu’ils
vénèrent. Dans la religion catholique, Jésus et les saints sont représentés avec un cercle doré et
lumineux qui nimbe leur tête, une aureola corona (couronne dorée) devenue en français une
auréole.
Peut-on multiplier les décorations dorées dans son propre intérieur ? Une règle simple et de bon
sens s’impose aux particuliers : il faut, chez soi, éviter un étalage trop ostentatoire d’objets dorés
qui trahirait le nouveau riche ; des touches discrètes seules relèvent du bon goût.
La pomme d’or des Romains
La couleur orange semble être un or retombé sur terre. Son nom fait directement référence à
l’agrume, qui, par sa couleur chaude et sa forme ronde, était d’ailleurs appelée « pomme d’or » à
Rome. Il faut aussi dire que l’orange, avec ses multiples pépins, est un symbole de fécondité :
elle est donc associée à l’amour et à Vénus depuis l’Antiquité. C’est pourquoi la couronne de
fleurs d’oranger, blanches au pistil doré, est traditionnellement posée sur la tête des jeunes
mariées en France, en Angleterre et en Espagne. Ce fruit est un trésor pour la santé avec sa
vitamine C, et son arôme est l’un des plus complexes : on dénombre pas moins de quatre-vingt-
dix substances le composant !
Dans la nature, cette teinte orangée est souvent associée aux fruits : abricot, chair du melon, de
la goyave, de la papaye. Là encore, notre imagination est sollicitée : c’est toute la profusion de la
nature et de l’été que cette couleur nous suggère. L’orange se retrouve d’ailleurs, de façon
saugrenue, associé comme l’or au rayonnement du soleil : le carotène, pigment orange qu’on
retrouve notamment dans la carotte, est bien connu pour faciliter le bronzage !
Le Golden Gate
Le Golden Gate Bridge, qu’on pourrait traduire en français par le pont de la Porte
d’Or, est le plus célèbre des ponts suspendus américains et le symbole de la ville de
San Francisco. Il enjambe le Golden Gate, le détroit qui relie la fameuse baie à
l’océan Pacifique. Sa construction a duré quatre ans, de 1933 à 1937. Dès l’origine,
il a été peint en orange, dans la nuance dite « international orange ». Le choix de
cette teinte par l’architecte Irving Morrow a donné lieu à quelques polémiques, mais
elle s’est imposée et est devenue la véritable marque de fabrique de l’édifice.
Couleur pleine de vitalité, symbole de jeunesse et d’énergie positive, l’orange a été la couleur
fétiche des années 1970. En décoration, elle a envahi tous les tissus d’ameublement, coussins,
canapés, avec notamment de gros motifs géométriques ou floraux, mais elle a aussi marqué les
lampes et la vaisselle. Très décalée dans des environnements rétro, elle peut toujours être
dominante dans certains intérieurs.
Quand elle est utilisée par petites touches, c’est différent : elle dynamise et donne un sentiment
de convivialité et de confort. La décoration de type ethnique en fait aussi usage, en la mêlant aux
différents bruns et ocres, pour créer en particulier une ambiance d’inspiration africaine.
Dans l’univers de la mode, l’orange était également très répandu dans les seventies,
pratiquement en « total look ». Cette teinte est devenue aujourd’hui plus discrète, utilisée en
association avec des teintes plus sombres. Seule exception notable : la combinaison orange des
détenus américains, qui est tout d’un coup devenue célèbre suite à la série télé Orange is the new
black.
En américain, l’expression is the new black signifie être du dernier chic, tendance. Or dans
cette série, le personnage féminin central se retrouve en prison et passe tout son temps dans la
tenue de prisonnière : la salopette orange est alors devenue un vrai phénomène de mode, au point
qu’on a été obligé de faire revenir les détenus de certaines prisons à l’uniforme rayé noir et blanc
pour qu’il n’y ait pas de confusion !
Divin safran
La couleur orangée trouve aussi sa place dans la symbolique religieuse, en particulier dans le
bouddhisme. Fragile et très coûteux, le safran, épice et pigment que l’on tire des fleurs d’une
variété de crocus, permet de teindre les étoffes d’une magnifique couleur éclatante, quoiqu’assez
instable.
Ses vertus sont connues depuis l’Antiquité, et les moines bouddhistes les plus dévots se
reconnaissent à l’étoffe non cousue, ainsi teinte, qu’ils portent comme un vêtement enroulé
autour de leur corps.
Les Grecs connaissaient aussi cette fleur et son pouvoir colorant : une légende raconte que
Crocus était un beau jeune homme qui séduisit la nymphe Smilax.
Mais cette dernière se lassa de ses avances et le métamorphosa en fleur, avec au cœur de son
pistil des stigmates d’un orange très vif, pour rappeler l’amour fougueux de Crocus.
Or et orange forment ainsi comme un couple éclatant, métallique ou simplement lumineux,
symbole de puissance et de vitalité, rappelant tout ce que l’homme puise dans l’énergie solaire.
Faut-il revenir à Adam pour dérouler l’histoire du rouge dans les civilisations qui se sont
succédé ? Sans aucun doute, puisque ce nom lui-même signifie « rouge » ! Le principe vital
apparaît aussi lié à cette couleur dans les langues slaves, où rouge veut dire aussi « vivant » et
« beau ». C’est dire à quel point le rouge est à l’origine même de la vie.
Une couleur existe concrètement à travers les pigments que les hommes ont au fil du temps
sélectionnés et choisis. En ce qui concerne le rouge, les matières sont nombreuses et connues
depuis longtemps. Il suffit d’évoquer quelques noms pour en comprendre tout le prestige.
Parfois, ces pigments sont utilisés sur toute la planète depuis des millénaires.
C’est le cas du cinabre, qu’on trouve dès le Néolithique sur des peintures murales et dans le
cadre de rituels thérapeutiques ou funéraires. Cette poudre d’une couleur intense est connue aussi
bien à Byzance qu’en Chine, mais aussi au Pérou ou au Mexique d’avant la conquête. Il s’agit
d’un dérivé du sulfure de mercure. Substance naturelle d’abord, le cinabre donne par exemple
tout leur éclat aux fresques de Pompéi. Grecs et Romains le font venir sous forme de minerai
brut de mines situées en Espagne ou en Colchide et le traitent (broyage et lavage) avant de
l’utiliser. Il est précieux et cher, et parfois choisi pour orner les statues des dieux les jours de fête.
Chinois et peuples précolombiens le réservent plutôt pour les rites funéraires.
Plus tard, les alchimistes vont chercher à le produire de manière artificielle et lui donneront le
nom de vermillon. Dès lors, il apparaît dans les encres qui permettent de mettre en exergue des
mots ou des phrases dans les manuscrits et pour rehausser les enluminures. Dans toutes les
cultures, le cinabre est lié à la vie, à la mort et à toutes les manifestations de la plus haute
majesté.
Selon les sphères géographiques, certaines matières sont privilégiées. L’un des premiers foyers
d’utilisation des teintes rouges se trouve autour du Bassin méditerranéen, en Anatolie et en
Égypte, où triomphent plusieurs pigments spécifiques.
L’andrinople, ou rouge turc, par exemple, porte le nom d’une ville d’Asie mineure. Il est d’un
rouge soutenu tirant sur la couleur de la rouille. À base de chromate et d’oxyde de plomb,
fortement toxique, il est utilisé par les teinturiers. Sa formule est restée secrète jusqu’au Moyen
Âge, et les chimistes allemands parvinrent à la synthétiser à la fin du XVIIIe siècle.
Le carmin est obtenu à partir de deux espèces d’insectes séchés puis broyés. Le premier, le
kermès, est un parasite du chêne. Par dérivation, il a donné l’adjectif « cramoisi ». On le nomme
aussi kermès vermilium (petit ver) qui s’est transformé dans la langue française en « vermeil ».
Ce carmin écarlate sert depuis l’Égypte antique à teindre les tissus et le cuir.
Cet insecte a pratiquement disparu. L’autre source de carmin est la cochenille d’Amérique,
découverte par les conquistadors. Son pouvoir colorant est presque dix fois supérieur à celui du
kermès. Les Aztèques pratiquaient l’élevage de cet insecte parasite des cactus pour teindre le
coton et l’alpaga. Son commerce vers l’Europe fut extrêmement florissant.
Enfin, la pourpre à elle seule permet de comprendre toutes les connotations de puissance qui
entourent la couleur rouge. Obtenue à partir du suc d’un coquillage, le murex, cette teinture
animale est l’un des éléments culturels majeurs du Bassin méditerranéen.
Les Phéniciens en faisaient déjà grand cas à Tyr et à Sidon. Sa production résulte d’un travail
long et complexe, et donc fort coûteux, mais la teinte obtenue au bout du processus est définitive
et ne s’altère pas au fil du temps. La couleur pourpre est donc rapidement devenue l’apanage des
vêtements d’exception. Les empereurs romains étaient les seuls habilités à être entièrement vêtus
de pourpre, les autres citoyens devant se contenter d’une bande de couleur sur leur toge, plus ou
moins large en fonction de leur statut social. Le code élaboré par l’empereur Justinien interdisait
même sous peine de mort la vente et le port d’un vêtement pourpre. Symbole de pouvoir, la
couleur est réservée plus tard aux cardinaux de la chrétienté. L’expression « pourpre romaine »
est une métaphore pour évoquer leur dignité.
Garance
La garance est une plante qui fut cultivée en Flandres dès le Moyen Âge pour
teindre les vêtements. Elle se répandit dans d’autres régions européennes comme
l’Alsace et Avignon. En France, elle est utilisée de 1829 à la Première Guerre
mondiale pour les pantalons de l’infanterie. Trop visible par l’ennemi, elle est
abandonnée au profit du bleu horizon après bien des réticences. Garance est aussi
le surnom insolite du personnage inoubliable qu’incarne Arletty dans Les Enfants du
Paradis (1945) film de Marcel Carné sur un scénario de Jacques Prévert.
À feu et à sang
Le rouge est la tonalité des éléments fondamentaux de la vie : le feu et le sang. Ces
caractéristiques le rattachent logiquement à la force et donc à la conquête. S’il est intimement lié
à l’origine de la vie, le sang répandu est aussi symbole de mort.
Au Moyen Âge, les bourreaux étaient habillés de rouge. Et c’est dans le même esprit que
certaines cultures imposent aux femmes de s’éloigner de la société des hommes au moment de
leurs règles… Haine et passion, énergie vitale et pulsions de mort, le rouge illustre les émotions
les plus violentes de la nature humaine : dangereuses et destructrices, pétries d’amour et de désir.
Comme la langue française se plaît à le rappeler, nous sommes tour à tour rouges de colère, de
honte, ou de plaisir… Le point commun est une certaine forme de violence.
Lors des batailles navales de l’Ancien Régime, lorsqu’un navire hissait le pavillon rouge, il
indiquait qu’il ne ferait pas de quartier à son ennemi et que le sang allait couler. De même, une
loi du 21 octobre 1789 stipula pendant la Révolution française qu’en guise d’avertissement, les
autorités agiteraient un fanion rouge devant une foule menaçante qui ne voulait pas mettre fin à
un attroupement séditieux pour lui indiquer que la répression allait être sanglante.
Par une sorte de retournement symbolique, ce signal de déchaînement de la violence répressive
fut ensuite choisi comme signe de ralliement par les forces populaires. Le drapeau rouge
révolutionnaire est né, ponctuellement sans doute dès 1792, plus généralement à partir de la
révolution de 1848. Il est alors proposé comme drapeau de la République française, mais on lui
préfère le drapeau bleu, blanc, rouge.
À partir de la Commune de Paris, en 1871, le drapeau rouge devient le symbole du socialisme,
du communisme, de l’internationalisme ouvrier et des mouvements révolutionnaires. La couleur
rouge figure dans la communication politique de la gauche radicale dans pratiquement tous les
pays. L’Armée rouge est le nom que prend l’armée soviétique de 1917 à 1946. Le drapeau de
l’URSS était rouge avec une étoile pour symboliser l’armée, et une faucille et un marteau pour
représenter l’union des paysans et des ouvriers. Quant à ceux qu’on appelait les gardes rouges,
en Chine, ils constituaient sous Mao une jeune milice très active pendant la Révolution
culturelle.
La peur rouge
À deux reprises aux États-Unis, on a évoqué la peur rouge, ou la peur des rouges,
Red Scare en anglais, une première fois, juste après la Révolution d’octobre 1917 en
Russie et jusqu’à 1920, puis dans les années 1950, durant la période du
maccarthysme, pendant la Guerre froide. Les idées communistes ont alors été
criminalisées par crainte de la contagion et de l’infiltration de révolutionnaires
communistes sur le sol américain.
C’est sans doute parce que le rouge est symbole de puissance qu’il finit par faire peur, car la
force non contrôlée devient dangereuse. Par extension, le rouge symbolise ainsi certains instincts
de l’homme comme l’agressivité, le goût pour la destruction, mais aussi les pulsions sexuelles, et
l’on retrouve par exemple cette connotation dans les lanternes rouges jadis destinées à repérer les
maisons closes.
C’est le tapis déroulé pour les personnages officiels tout en étant aussi la couleur favorite des
sex-shops ! Le rouge illustre l’énergie vitale et le courage, mais possède aussi une face cachée.
Exprimant la transgression, il évoque également son contraire, l’interdit. Là encore, les
illustrations sont nombreuses dans notre vie quotidienne : feux rouges, panneaux de circulation
ou barres rouges destinées à prévenir du caractère dangereux d’un médicament.
Dans les codes d’alerte, le niveau rouge est toujours maximal. Le carton rouge, inventé après la
Coupe du monde de football de 1966, vient sanctionner la faute sportive la plus grave, entraînant
l’expulsion du fautif.
Si la planète rouge, la seule qui apparaît de cette couleur lors des observations astronomiques
du fait de l’abondance de l’oxyde de fer à sa surface, porte le nom de Mars depuis l’Antiquité,
c’est parce que cette couleur rouge est associée à la violence du dieu de la guerre chez les
Romains.
En communication, le rouge est utilisé quand il y a des connotations de danger, pour avertir ou
interdire, pour combattre le feu. Il permet d’exalter également une forme de virilité conquérante
dans le sport ou l’automobile.
Dans les années 1950 et 1960, les voitures se déclinaient surtout en bleu marine et noir, excepté
les bolides comme les Ferrari. Mais le rouge a su séduire par la suite les conducteurs de toutes
classes sociales, même si blanc, gris et noir restent encore aujourd’hui prédominants.
Le Baron rouge
Alors que les pionniers du combat aérien cherchaient à se cacher de l’ennemi en
adoptant pour leurs carlingues des couleurs de camouflage, l’as des as allemand,
Manfred von Richthofen (1892-1918) se distingua en faisant peindre son avion en
rouge vif, ce qui lui valut le surnom de Baron rouge. C’était cependant un choix
stratégique : pendant que les ennemis se focalisaient sur un avion très visible,
apparemment solitaire, le reste de l’escadrille restait caché dans les nuages et
pouvait fondre d’un coup sur les appareils du camp adverse. Ce grand téméraire
succomba cependant à la suite d’un combat en avril 1918.
Symbole de la vie, le rouge se plaît même à jouer les remèdes universels. Au Moyen Âge,
porter un vêtement rouge mettait à l’abri de la scarlatine, de la rougeole et même de la peste !
Aujourd’hui encore, au pays de Galles, un morceau de flanelle rouge est censé faire baisser les
fièvres et venir à bout des rhumatismes les plus tenaces. Outre-Manche toujours, on recommande
de porter un foulard rouge pour endiguer les maux de gorge, et les bébés portent
traditionnellement un morceau de soie rouge pour apaiser les poussées dentaires toujours
douloureuses. Dans ce domaine, la France ne fait pas exception à la règle, puisque dans le Sud-
Ouest, les foulures se soignent plus vite avec un bandage rouge. Les médecins eux-mêmes
accordent à cette couleur une influence certaine sur le corps : il provoque l’accélération du pouls
et celui du rythme respiratoire.
Plus tragiquement, c’est après avoir vu la détresse des soldats blessés après la bataille de
Solférino (1859) que Henry Dunant nourrit l’idée de créer une organisation de secours
internationale faisant respecter les droits humains.
Cet homme d’affaires genevois vit son projet aboutir en 1864, avec pour emblème une croix
rouge sur fond blanc, sorte de drapeau suisse aux couleurs inversées, mais aussi emblème très
visible et rappelant le soin nécessaire à apporter, de manière neutre, à tous les belligérants qui
avaient donné leur sang dans le conflit.
Dans certains pays, c’est un croissant rouge qui a été choisi. En France, certaines pharmacies
ont eu jusque dans les années 1950 une enseigne en forme de croix rouge, mais la loi leur a
imposé d’adopter une croix verte.
Le père Noël
Mais d’où vient la couleur du manteau du brave père Noël ? Est-il là pour soigner les
enfants sages ? Jusqu’au XIXe siècle, ce gros bonhomme est adopté dans les pays
anglo-saxons comme une sorte d’avatar de saint Nicolas. Il syncrétise aussi des
traditions de la mythologie nordique et se retrouve vêtu dans l’imagerie américaine
comme un vieillard des Flandres, avec sa pipe au coin de la bouche. Vêtu d’un bon
manteau, froid oblige, il n’est pas toujours rouge au début, il peut être vert ou même
bleu. Mais dans les années 1930, aux États-Unis, la marque Coca-Cola popularise
son image et tend à en figer la couleur dominante, qui fait partie de l’identité visuelle
de la boisson. La marche en avant du père Noël rouge est lancée.
Côté mode, le ton a surtout été donné par le couturier Christian Lacroix, originaire d’Arles et
passionné de tauromachie. Grâce à lui, manteaux et pulls se déclinent dans une large palette de
rouges, de l’écarlate au vermillon et du carmin au grenat. Voilà de quoi lutter contre l’ennui et la
grisaille ! L’univers de la déco n’échappe pas à la règle, et les salons d’architecture intérieure
mettent régulièrement en valeur sièges et tissus pourpres ou cramoisis, écarlates ou sang de
bœuf…
En décoration, on estime souvent qu’il faut jouer sur le rouge par petites touches pour réveiller
un ensemble un peu fade. Ainsi, une couverture piquée de rouge jetée sur un divan, un abat-jour
couleur feu ou un tapis vermillon donneront du relief à une pièce. Les spécialistes tentent aussi
des associations avec d’autres tonalités : le cramoisi, sans doute le plus excitant des rouges,
tranche encore mieux s’il se trouve à côté d’un vert sombre, un peu à la manière des tartans, les
fameux tissus écossais. Le blanc, lui, apprivoise le rouge, donnant un caractère de raffinement à
l’ensemble, comme en témoignent les célèbres toiles de Jouy. Enfin, les tissus rouges orientaux
s’accommoderont particulièrement bien du voisinage des bleu-vert ou des reflets dorés. Au
voisinage d’un feu de cheminée, c’est une réussite garantie.
En Chine, les vêtements rouges sont dévolus aux fêtes : naissance, mariage… La layette des
nourrissons n’est pas constituée de teintes pastel, mais au contraire de rouge censé porter chance
à l’enfant et le protéger. C’est aussi la couleur des robes de mariées comme symbole de joie et de
fidélité. Le rouge est lié aussi à la cour impériale, étant présent dans toutes les cérémonies
officielles, en particulier sous les Ming. Un recueil de règlements assez stricts en réglait tous les
usages depuis les expéditions militaires jusqu’aux cérémonies familiales.
Le Recueil des citations du président Mao – que tous les Chinois se devaient de brandir lors
des manifestations publiques pendant la Révolution culturelle – se trouve être le livre le plus
diffusé depuis 1964 après la Bible, ayant donné lieu à l’impression de plusieurs millions
d’exemplaires. On le surnomme familièrement en Occident le Petit Livre rouge, du fait de la
couleur de sa couverture en vinyle dans l’édition la plus populaire. Mais on ne le nomme jamais
ainsi en Chine. La couleur est ici faite pour rappeler la signification politique du mouvement
maoïste dont le livre fait la propagande. Il n’est plus vraiment diffusé depuis 1979.
Passion et érotisme
Quelles que soient les cultures et les époques, le rouge illustre la passion et l’Éros triomphant.
Les Indiens d’Amérique se passent sur le corps des pigments rouges dilués dans l’huile afin de
stimuler leurs forces et d’éveiller le désir. C’est aussi la couleur de l’amour divin absolu, aussi
bien chez les Égyptiens que les Hébreux. Quand arrive la crue du Nil, les eaux qui charrient des
limons ferrugineux prennent une couleur rouge qui devient dès lors le symbole de la fertilité.
Dans la culture arabe, le rouge est fortement érotisé et évoque l’afflux du sang sous l’effet du
désir. « Le rouge gagne toujours » est un dicton très populaire…
Offrir un rubis à une femme, c’est lui déclarer sa flamme. Depuis l’Antiquité, il passe pour être
la plus précieuse des pierres que Dieu a créées. Symbole d’amour et de loyauté, il unit les époux,
leur apportant la promesse d’un bonheur indéfectible. Dans la symbolique des pierres précieuses,
le rubis exprime aussi le courage, la joie, la prospérité et garantit la santé à son possesseur. Au
Proche-Orient, il est censé cicatriser les plaies et empêcher les fausses couches.
Quant au langage des fleurs rouges, il est très facile à décoder. Les variétés sont nombreuses et
on trouve toujours une espèce à chaque saison, même si la rose rouge est indéniablement la reine
des déclarations d’amour quand on veut signifier qu’il ne s’agit pas de sentiments platoniques,
mais au contraire d’une passion ardente. Du coup de foudre à l’idylle passionnée, toute la gamme
des sentiments vifs peut ainsi se révéler. Tulipes, amaryllis, hibiscus ou encore gerberas, le choix
est vaste : il suffit de se faire conseiller par le fleuriste !
Le petit Chaperon rouge ou le royaume de l’inconscient
« La grand-mère avait fait coudre pour sa petite-fille une pèlerine qui lui allait si bien,
que partout on l’appelait le petit Chaperon rouge… » Dès les premières lignes du
conte, le décor est campé et l’importance de la couleur rouge soulignée. Cette teinte
n’est bien sûr pas choisie au hasard… Si l’on considère que les contes de fées sont
l’expression symbolique des expériences les plus importantes de la vie, le rouge
prend là une part prépondérante. Il évoque la transgression de l’interdit, les émotions
violentes et particulièrement celles qui relèvent de la sexualité.
Il est vrai que pour les psychanalystes comme Bruno Bettelheim, le petit Chaperon
rouge aborde bien des problèmes que doivent résoudre les petites filles. On y
retrouve tout d’abord le conflit entre ce que l’on aime faire et ce que l’on doit faire
(les fameux principes de plaisir et de réalité), avec la scène de la forêt où le
Chaperon rouge se plaît à musarder au lieu de rejoindre la maison de sa grand-
mère. Le loup, lui, se charge de représenter les tendances négatives du séducteur :
son égoïsme, sa violence et son pouvoir de destruction. Le petit Chaperon rouge
succombera, mais sera heureusement sauvé par un chasseur qui le sortira du ventre
du loup. Morale du conte ? Bon et vertueux, le petit Chaperon rouge n’en est pas
moins exposé à la tentation…
Cyclisme
Le maillot jaune que porte le leader du classement a été choisi en fonction de la couleur des
pages du quotidien sportif L’Auto, qui organisait à l’origine le Tour de France. De même, le
premier du Giro, c’est-à-dire du Tour d’Italie, porte un maillot rose comme la couleur des
pages de la Gazzetta dello Sport qui l’organise.
Sur le Tour de France, le maillot vert, apparu en 1953, correspond au meilleur sprinter, en
hommage à l’un des sponsors de l’époque, la chaîne de magasins La Belle Jardinière. Quant
au maillot blanc à pois rouges, c’est celui du meilleur grimpeur qui s’est illustré dans les
épreuves de montagne. Il apparaît en 1975 et rend hommage par ses couleurs au chocolat
Poulain !
Rugby
Aujourd’hui, on les surnomme les All Blacks, mais les joueurs de l’équipe de Nouvelle-
Zélande n’ont pas toujours joué en noir. À l’origine, leur maillot était bleu et blanc. Mais en
1893, le capitaine de l’équipe Thomas Rangiwahia Ellison a demandé à ce que l’équipe
arbore un maillot noir qui représente pour les Maoris la vie et le succès. La fédération a
accepté et les résultats ont été au rendez-vous.
Tennis
Les tenues blanches étaient la règle au XIXe siècle pour pratiquer le sport dans les classes
supérieures, afin d’éviter toute marque de transpiration, particulièrement chez les dames.
C’est pourquoi quand le tournoi de Wimbledon a été créé en 1877, le règlement a fixé un
code vestimentaire assez strict avec la règle n° 9 : « Predominantly in white. » En 2014, on a
revu les prescriptions, qui se sont même durcies en proscrivant le blanc cassé ou la couleur
crème. Seules de très fines bandes de couleur sont tolérées à l’encolure et au bord des
manches.
Golf
Depuis 1949, au Tournoi des Maîtres, qu’on appelle aussi le Masters, une veste verte est
offerte au champion, qui doit la rendre au bout d’un an pour qu’elle soit stockée avec les
autres dans un vestiaire spécial. Cette veste est le vêtement officiel de l’Augusta National
Golf Club, dont le champion devient membre d’honneur. C’est le vainqueur de l’année
précédente qui présente sa veste au nouveau champion.
LE ROSE
Le rose est-il une couleur à part entière ? Pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, on n’a vu en
cette teinte qu’une simple nuance du rouge, pâle, non saturée, finalement peu appréciée.
Aujourd’hui, elle tient une place importante et controversée.
Fragile et tendre
C’est peut-être la limite de cette teinte qui est vite taxée de mièvre : un roman « à l’eau de
rose », expression qui apparaît au XIXe siècle, renvoie à des sentiments un peu fades.
Quand on a commencé à différencier les vêtements des nourrissons et des enfants selon leur
sexe, on s’est mis à réserver le bleu aux garçons (alors que c’était autrefois la couleur de la
Vierge Marie) et les filles se sont retrouvées habillées de rose.
Pour les teintures des tissus, c’est la découverte du bois de brésil (brasileum), ou pernambouc,
qui a permis d’obtenir des teintures fragiles, mais belles et délicates, qui ont progressivement
revalorisé le rose depuis le XVIe siècle.
Discret érotisme
Depuis les dernières décennies du XXe siècle, la couleur rose s’est trouvée associée aux moyens
d’entrer en contact pour des rencontres coquines. On parle ainsi de téléphone rose ou de
messageries roses. Quant à une série de téléfilms audacieux, elle a pris le titre de « Série rose ».
Il ne s’agit pas là de pornographie, mais d’un érotisme plus discret. Du coup, cette couleur tendre
n’est plus considérée comme fade, bien au contraire, et depuis la chanson La Vie en rose, qui a
fait le tour du monde, elle est synonyme d’amour et de tendresse.
Le rose entretient une relation particulière avec les bijoux. En effet, avant d’être l’énigmatique
et mythique personnage de dessin animé figurant au générique du film de Blake Edwards du
même nom (1963), « Panthère rose » est le nom d’un bijou sur lequel doit enquêter l’inspecteur
Clouseau. Ce diamant est détenu par la princesse Dala, et la protection de ce joyau ne s’avère pas
de tout repos !
Plus sérieusement, il existe des diamants de couleur rose, et un certain nombre d’entre eux sont
célèbres. Le plus ancien est sans doute le Daryā-e nour, l’un des plus gros et des plus rares. Il fait
partie des joyaux de la couronne iranienne et les chercheurs pensent qu’il est issu du Diamanta
Grande Table décrit en 1642 par le voyageur Jean-Baptiste Tavernier. Il pèse 182 carats. On peut
dire un mot également du Grand Mazarin, du nom de son premier propriétaire, qui l’a légué à la
monarchie française. Martian Pink, Pink Legacy et Pink Star sont les noms de trois autres
diamants roses plus modernes, découverts au XXe siècle. D’une qualité exceptionnelle, le Pink
Star a fait l’objet de toutes les attentions après une taille délicate, et a été exposé en 2003 à
Monaco.
Girly !
Des diamants aux femmes, il n’y a qu’un pas à franchir : les aventurières ne sont-elles pas
présentées parfois comme des croqueuses de diamants ? C’est la devise en tout cas de
Marilyn Monroe dans le film d’Howard Hawks Les hommes préfèrent les blondes (1953), avec
sa célèbre chanson Diamonds are a girl’s best friend ! Pour entonner ce refrain, elle arbore une
merveilleuse robe fourreau d’un rose vif, créée par William Travilla. Cette tenue mythique a été
reprise en hommage par bien des femmes célèbres. Ainsi Madonna, dans le clip de son hit
Material Girl, se présente dans la même tenue provocatrice. Le rose devient alors shocking et
plus du tout mièvre !
Depuis un siècle, on peut dire que le rose est devenu emblématique des femmes, très girly, tout
en représentant par ses nuances la gamme de toutes les attitudes possibles. On a vu la
provocation avec Marilyn, mais on peut aussi évoquer l’attitude de « Mamie » Eisenhower,
première dame des États-Unis de 1953 à 1961, qui semble vouée aux tenues de cette couleur qui
incarne pour elle la femme dévouée et serviable. On pense aussi au rose de la célèbre poupée
Barbie, bien vif : rares sont les petites filles qui y échappent !
Pour se moquer de cette vision stéréotypée et contester les propos les plus machistes de
Donald Trump, les participantes de la première marche féministe qui eut lieu après son élection à
la tête des États-Unis, la Women’s March de Washington, s’étaient tricoté des bonnets à oreilles
de chat (pussy en anglais) et bien entendu roses !
Renversement de valeurs
Aujourd’hui, en cette période de déconstruction des symboles, le rose strictement féminin a été
totalement remis en question. Le mouvement queer s’en est emparé pour brouiller les codes des
genres et on a vu émerger un autre rose, dégagé des conventions. On l’appelle le rose Millénial
ou Millenial Pink en anglais. Il ne s’agit pas vraiment d’une nuance, car il peut être saturé ou
pâle, voire saumoné. Il se définit comme une contre-proposition « dégenrée » pour les
féministes, hommes ou femmes d’ailleurs, refusant de voir l’idéal féminin entravé par des
modèles, qu’il s’agisse de poupées mannequin ou de princesses !
Désormais hommes et femmes peuvent arborer des vêtements roses sans préjugé. Plus
personne ne conteste le choix de cette couleur pour l’équipe de rugby du Stade français et ne
remettrait en cause pour cette raison leur virilité ! De même, une femme a le droit d’aimer le rose
sans être cataloguée parmi les rétrogrades ou les traditionalistes. Le rose a changé de statut
symbolique en quelques années.
LE NUANCIER
Barbie
Bisque
Bonbon
Bubblegum
Chair
Cherry
Coquille d’œuf
Cuisse de nymphe émue
Framboise
Framboise écrasée
Fuchsia
Incarnat
Hollywood
Millenial Pink
Misty Rose
Pelure d’oignon
Pompadour
Rose dragée
Rose Mountbatten
Rose persan
Rose shocking
Rose vif
Saumon
INTERMÈDE
COULEURS ET PSYCHOLOGIE
La psychologie s’intéresse depuis déjà de nombreuses années à l’influence des couleurs sur la
psyché humaine. Elle s’attache à comprendre ce que nous percevons symboliquement d’une
couleur, qu’il s’agisse d’une interaction spontanée ou au contraire du résultat d’une
connaissance acquise. Par exemple, les stimuli induits par des couleurs très vives relèvent
plutôt d’une réaction instinctive. Par contre, l’identification d’une tenue noire comme un
signe de deuil dépend vraiment de la culture du sujet.
Au moment où l’individu perçoit un signal coloré, il en fait une évaluation qui va exercer sur
lui une influence. Une lumière rouge, surtout clignotante, va l’alerter sur un danger potentiel
et l’amener à stopper son mouvement, voire à s’enfuir. Mais c’est souvent le contexte qui lui
en donnera véritablement la clef. On sait que les soigneurs des bêtes sauvages dans les zoos
évitent de porter des vêtements de couleur rouge, que les animaux pourraient percevoir
comme une agression ou une menace.
La psychophysique, ou psychologie expérimentale, relève plutôt des disciplines scientifiques
et médicales en observant les impacts sur l’activité cérébrale, alors que la psychologie des
couleurs se situe plutôt dans le champ des sciences humaines et des études culturelles. En
s’appuyant sur ces études, la sémiologie (étude des signes et de leur signification) apporte son
expertise aux publicitaires et aux architectes d’intérieur pour les conseiller efficacement.
Il y a des domaines où les études se poursuivent sans être pour le moment très concluantes.
On se demande par exemple si la couleur des pilules et autres médicaments influe sur leur
efficacité. Les urbanistes se demandent aussi si la couleur de l’éclairage dans les villes
pourrait diminuer la criminalité ou les taux de suicide sur une population. Pour le moment,
rien de déterminant ne ressort de ces investigations.
La répartition des couleurs selon les genres a été très fluctuante en fonction des époques. Le
rose pour les filles et le bleu pour les garçons n’a aucune origine « naturelle » ! Au Moyen
Âge, le rouge pâle est un symbole de virilité alors que le bleu, associé à la Vierge Marie, est
plutôt destiné aux filles. C’est Madame de Pompadour qui, en s’entichant du nouveau rose
mis au point par la Manufacture de Sèvres, va vouloir en faire la couleur dominante de son
environnement et qui va installer pour longtemps la valeur de fragilité et de féminité dont se
pare cette couleur. Le marketing au XXe siècle accentue la dichotomie bleu/rose, mais les
dernières années voient ces clichés battus en brèche, et aujourd’hui, leur signification liée au
genre s’est complètement brouillée.
Disons enfin un mot de la couleur des uniformes dans les prisons. Pendant des siècles, les
prisonniers gardaient leurs vêtements de misère et finissaient en haillons. Puis la société a
voulu faire des prisons un instrument de réhabilitation des hommes, tout en maintenant un
haut niveau de sécurité pour la société. En imposant un uniforme aux détenus, on pouvait
plus aisément les repérer en cas d’évasion ou de comportement suspect. En même temps, on
leur signifiait qu’ils étaient dans un processus de changement. Il ne faut pas non plus négliger
l’humiliation que ressent le détenu obligé chaque jour d’évoluer dans une tenue qu’il n’a pas
choisie, qu’elle soit rayée noir et blanc ou orange vif. Parfois, au sein de la prison, les
couleurs des uniformes permettent d’identifier si le détenu est un nouveau venu, s’il travaille
à l’extérieur ou dans quel bâtiment il réside. Certains établissements en profitent pour casser
le moral des détenus : ainsi en Caroline du Nord, une prison les habille en T-shirt rose avec
un pantalon rayé jaune et blanc ! Pas facile de faire bonne figure et d’avoir l’air d’un caïd…
LE BLEU
Existe-t-il une seule civilisation où le bleu se trouve porteur de valeurs négatives ? Il semblerait
bien que non. Cela s’explique sans doute par la couleur même d’un ciel serein et sans nuage : le
bleu évoque spontanément à tous les êtres humains le calme, la clarté, la paix. Azuréen, le bleu
nous porte vers l’infini. Il est même la couleur préférée des Occidentaux. C’est dire comme il
n’en finit pas de marquer notre univers de son empreinte.
Divin bleu
De la voûte céleste au paradis, il n’y a qu’un pas, si l’on peut dire. Et dans bien des religions, le
bleu est associé aux plus hautes valeurs spirituelles et aux divinités principales. C’est ainsi que la
peau de Krishna, le divin joueur de flûte de l’Inde, est bleue. Ce dieu populaire, présenté sous les
traits d’un enfant séduisant, est aussi un maître de sagesse qui distille le secret des cœurs purs. Il
est le huitième avatar de Vishnu, qu’on représente aussi comme un homme de couleur bleue avec
une parure royale et quatre bras.
Bleue aussi la teinte associée à Osiris, le dieu de la religion égyptienne capable de triompher de
la mort. On pense que c’est là l’origine d’une tradition, celle de peindre en bleu les murs des
nécropoles dans toute l’Égypte. L’autre grande divinité égyptienne qu’est Amon, liée à l’air et au
souffle, est aussi représentée comme un pharaon, mais avec des chairs bleues.
La tradition juive fait état d’une cité bleue, noyau symbolique présent en chaque humain, siège
de l’immortalité, où l’ange de la mort n’aurait nulle prise.
Dans tout l’Orient, le bleu agit comme un talisman, quelle que soit la religion professée : on
arbore des amulettes bleues, figurant parfois un œil en verre. Dans les Cyclades, les Grecs ont
pris l’habitude de badigeonner leurs maisons de peinture bleue pour protéger leur famille contre
les mauvaises influences. Le bleu apparaît donc comme la couleur qui protège contre les
agressions extérieures. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l’ONU a choisi cette couleur
symbolique pour les soldats de la paix que sont les Casques bleus.
Bleu de l’Occident
Dans la plupart des pays occidentaux, les sondages d’opinion aboutissent tous au même
résultat : le bleu est la couleur préférée de plus de la moitié des adultes, loin devant le vert
(20 %), puis le blanc et le rouge (chacun 10 %). Pourquoi le bleu a-t-il obtenu cette adhésion de
tous les Occidentaux, au point d’être la couleur du drapeau européen ou de celui de l’ONU ? Il
faut revenir bien loin en arrière, à la période où s’est cristallisé l’imaginaire collectif, vers les
XIIIe-XVe siècles.
Avant cette époque, le bleu est une teinte peu présente dans l’art. Les enluminures, par
exemple, lui laissent peu de place. Il faut dire que les pigments bleus sont extrêmement fragiles
et il est très difficile de tirer des végétaux, fleurs ou petits fruits, une belle teinte bleue capable de
resplendir sur la page.
Certes, la violette, la myrtille, le cassis ou le bleuet donnent des sucs colorés, mais le mélange
avec les onguents habituels, alun ou gomme, ne présente aucune stabilité quant au rendu de la
couleur. On pense alors que le bleu est fait pour être surtout admiré dans la nature. Il faut aussi
noter que dans l’Antiquité gréco-romaine, il n’existe pas vraiment de mot pour qualifier la
couleur bleue. Les Anciens sont plus sensibles à la brillance ou la luminosité d’une teinte qu’à sa
valeur colorimétrique : ainsi un bleu brillant leur semble plus proche d’un rouge brillant que d’un
bleu mat.
Dans toute l’Odyssée, ce long poème attribué à Homère, on ne trouve pas une seule mention de
la couleur bleue. L’adjectif kyaneos – qui a donné « cyan » – qualifie aussi bien des objets bleus
que noirs. Les cheveux d’Ulysse sont comparés à la fleur de la jacinthe, or il ne s’agit pas de
couleur, mais de boucles et de reflets dans ses cheveux noirs. Dans la Bible non plus, il n’est
pratiquement jamais question de bleu. Seuls les Égyptiens, qui, eux, étaient capables de produire
des pigments bleus, l’ont intégré à leur vocabulaire.
Cependant, on découvre durant le Moyen Âge une plante qui devient indispensable, la guède,
appelée encore le pastel des teinturiers. Cultivée d’abord en Picardie, en particulier vers Amiens,
elle permet d’obtenir de magnifiques pigments tirés du broyage de ses feuilles. Elle est la seule
source fiable de pigments bleus jusqu’au XVIIe siècle, qui découvre ensuite l’indigotier
d’Extrême-Orient.
C’est donc cette découverte technique qui influence l’imaginaire médiéval. Le bleu prend un
essor considérable. Jusque-là, le rouge tiré de la garance était la couleur par excellence, profonde
et saturée. Mais le bleu pastel finit par s’imposer, en particulier dans les domaines les plus
sacrés. Dans la religion chrétienne, depuis cette époque, le blanc et le bleu sont les couleurs de la
Vierge et symbolisent le détachement vis-à-vis des choses matérielles. Pour mettre sous la
protection de Marie le royaume de France, les rois capétiens adoptent un écu d’azur semé de
fleurs de lys d’or. La valeur protectrice de la couleur se voit aussi dans une tradition populaire.
Ainsi plaçait-on autrefois sous le patronage de la Vierge les enfants fragiles en les « vouant au
bleu » : ils devaient toujours porter des vêtements de cette couleur pour être préservés des
accidents et des maladies.
Précieux et rare
De même que pour les matières textiles, le bleu fut longtemps difficile à fixer durablement
pour les poteries. En effet, la température de cuisson des porcelaines est très haute et rares sont
les pigments qui supportent de telles chaleurs.
Au XIVe siècle, les Chinois s’aperçoivent que l’oxyde de cobalt remplit parfaitement ces
conditions. Après en avoir importé d’Iran, ils en découvrent en Chine. Les porcelaines de
l’époque Ming (entre 1400 et 1600 environ) bénéficient de cette technique et leur bleu rare a
conquis le monde entier. Les artisans de Delft reprendront aussi ce secret de fabrication.
Dans les arts décoratifs, cette couleur est ainsi devenue précieuse. On peut encore noter les
fonds bleus qu’utilise le créateur britannique Josiah Wedgwood au XVIIIe siècle : ses porcelaines
non vernissées sont juste rehaussées de figures en camée blanc s’inspirant des vases romains de
l’Antiquité.
Aujourd’hui encore, les vases bleus représentent une touche de raffinement dans un intérieur
contemporain.
Le bleu de Chartres
L’obtention du bleu dans les vitraux est le résultat de techniques très précises. Au
XIIe siècle, pour la basilique de Saint-Denis, on élabore un fondant sodique à partir de
Le sang bleu
D’où vient l’expression « avoir le sang bleu », qui veut dire être un aristocrate ? Il
semblerait que l’expression ait pris son origine en Espagne. Les nobles dans toute
l’Europe se protégeaient du soleil pour éviter de présenter des visages burinés
comme ceux des paysans exposés dehors en tout temps. Sous leur peau blanche et
fine, on pouvait donc voir se dessiner tout le réseau de leurs veines qui semblaient
alors délicatement bleutées…
La vie en bleu
Revenons au bleu qui porte à la rêverie, au bleu des vagues, de l’infini à l’horizon… En 1988,
toute une génération a adoré le film de Luc Besson, Le Grand Bleu. Le titre fait bien sûr allusion
à la mer, la « grande bleue » qui est le lieu de la compétition entre les plongeurs protagonistes du
film. Mais au-delà, le réalisateur met en scène l’appel de l’idéal, qui rend les personnages peut-
être inadaptés au monde réel et aux relations humaines. Pour suivre les dauphins, atteindre une
sorte de communion avec l’élément marin – devenir dauphin lui-même, qui sait ? –
Jacques Mayol, incarné par Jean-Marc Barr, se détache de tous les liens terrestres, même celui de
l’amour. Le bleu incarne aussi cela, entre fascination du vide et ivresse des profondeurs…
Mystère résolu !
Pourquoi le homard qui arbore de son vivant une teinte d’un bleu assez profond
devient-il rouge à la cuisson ? En mangeant le plancton, il accumule une protéine, la
crustacyanine, qui se lie avec les pigments de sa carapace et qui la teinte en bleu.
Cette apparence lui confère une certaine capacité de camouflage dans la mer. Par
contre, lorsqu’il est ébouillanté, cette protéine se décompose et le pigment orange de
sa carapace, riche en caroténoïdes, reprend le dessus.
Dans les tableaux classiques, pour représenter les différents plans jusqu’à l’horizon, les
peintres jouaient sur des dégradés de vert pâle et de bleu. Les couleurs se noient dans le bleu
lorsqu’elles s’éloignent de nous. Phénomène plus étonnant, au-dessus de certaines montagnes se
dévoile une sorte de halo bleu qui viendrait des aérosols libérés par certaines espèces d’arbres.
C’est ce qui a donné son nom aux montagnes Blue Ridge de Virginie, aux États-Unis, et peut-
être aussi à la fameuse expression de Jules Ferry « la ligne bleue des Vosges », pour évoquer la
frontière franco-allemande après la guerre de 1870.
D’autres nuances très vives ont au contraire caractérisé certains artistes. C’est le cas de
Yves Klein, qui a même réussi à déposer une nuance particulière de bleu outremer synthétique
associée à un liant spécifique.
Il est interdit de déposer une couleur (ce qui interdirait à d’autres peintres de l’utiliser !), mais
l’alliance d’un fond et d’un pigment est possible. Pour cet artiste plasticien, le dépôt même du
IKB (International Klein Blue) est un geste artistique.
La maison américaine de produits de luxe Tiffany & Co, elle, a eu une approche plus
commerciale : en déposant dans le domaine publicitaire le bleu Tiffany, variante de turquoise,
elle empêche toute autre entreprise d’utiliser ce code couleur pour sa promotion dans des
domaines d’activités proche du sien. Tous les bijoux Tiffany sont d’ailleurs présentés dans une
boîte bleue qui a donné son nom au très élégant Blue Box Coffee, à New York.
En communication, le bleu est certes une couleur froide, car dans les teintes soutenues, il donne
surtout une impression de sérieux et de sécurité, mais dans les nuances claires, il évoque la
rêverie et la jeunesse. Le poète romantique allemand Novalis raconte l’histoire d’un poète à la
recherche de son idéal poétique qu’il nomme la fleur bleue. L’expression « être fleur bleue » est
restée pour signifier un sentimentalisme un peu naïf.
Blues
En anglais, l’expression « to get to blues » signifie avoir des idées noires, et les blue
devils correspondent à ce que nous appelons dépression. Aussi, en 1903, quand
pour la première fois le musicien William Christopher Handy entend sur le quai d’une
petite gare du Mississipi un homme d’une infinie tristesse chanter en grattant sa
guitare, le mot « blues » s’impose à lui pour qualifier ce qu’il entend. L’homme noir
presse un couteau sur les cordes de son instrument comme le font les Hawaïens et il
en tire des sons déchirants. Il adaptera plus tard cette mélodie sous le titre de Yellow
dog blues, chanté par Bessie Smith. Techniquement, le blues se caractérise par
l’altération des troisième et septième notes de la gamme, qui passent ainsi des tons
majeurs aux tons mineurs. Ces blue notes seront ensuite adoptées par tous les
musiciens de jazz. L’expression blue notes est restée célèbre et c’est le nom choisi
par plusieurs boîtes de jazz des deux côtés de l’Atlantique. C’est aussi le nom d’un
label mythique fondé en 1939 par Alfred Lion et Max Margulis qui perdure encore.
Claude Nougaro y enregistra son dernier album en 2004, intitulé comme il se doit La
Note bleue.
Argent : le blanc
Or : le jaune
Gueules : le rouge
Sable : le noir
Azur : le bleu
Sinople : le vert
Pourpre : le gris violacé
Il faut d’emblée dire que ces couleurs sont en quelque sorte abstraites : peu importent les
nuances, l’azur peut être représenté par un bleu ciel ou un bleu marine, c’est l’idée de bleu
qui est utilisée comme emblème. Argent et or appartiennent à un premier groupe, les autres
couleurs à un second. La règle interdit de superposer ou de juxtaposer des couleurs du même
groupe. On voit bien là comment les couleurs assurent une structure fixe et contraignante, et
constituent ensemble un véritable système symbolique. Ajoutons que si de nos jours les
blasons sont tombés en désuétude, nous pouvons voir chaque jour des avatars de ces
emblèmes dans les couleurs des clubs de football, les casaques des jockeys, les logos de
certaines firmes ou encore les drapeaux nationaux.
Marques d’encre
Poussière de craie, sergent-major, encre violette… Nos souvenirs d’enfance s’égrènent sur ces
trois notes. Et tous les écoliers ont eu sur les doigts ces marques indélébiles qui trahissaient leur
apprentissage douloureux de l’écriture. Dans notre imaginaire, le violet est peut-être d’abord
cette couleur de l’encre, de l’empreinte, du tatouage.
Certaines tribus féroces que combattait César en Gaule se peignaient ainsi le corps en un violet
sombre pour effrayer les soldats romains qui croyaient voir, comme le rapporte Tacite, des
« armées de spectres ». Plus pacifiquement, des tribus primitives aux marins, bien des groupes
sociaux ont pratiqué et pratiquent encore les tatouages pour donner au corps une nouvelle
identité, des marques distinctives qui renforcent l’appartenance au clan. Même si les réalisations
en ce domaine sont parfois de véritables œuvres d’art polychromes, le violet tirant vers le bleu
reste la couleur de base de cette technique.
Dans l’Antiquité, le violet n’est pas du tout perçu comme un mélange de bleu et de rouge. Il est
avant tout une modalité sombre du bleu, une sorte d’avatar du noir.
Le latin médiéval appelle le violet subniger, c’est-à-dire « sous-noir ». C’est peut-être la
première raison qui explique que cette teinte soit l’une des couleurs du deuil en Occident, ou plus
exactement du demi-deuil, période qui succède au grand deuil et traduit le retour progressif à la
vie normale. Ce fut un privilège des rois de France à partir d’Henri III que d’arborer des
vêtements de couleur violette en cas de deuil, au lieu du noir plus banal, et de faire changer
toutes les tentures de leurs appartements en cette même teinte.
L’heure solennelle
Le violet trouve surtout son expression dans la vie religieuse. Dans le christianisme, il
symbolise la Passion du Christ, où Jésus allie ses deux natures, l’humaine et la divine. En
mariant ainsi le rouge terrestre et le bleu céleste dans l’iconographie classique, on revêt le Christ
d’une robe violette pendant sa Passion. C’est aussi pourquoi on tend des draperies de cette même
couleur dans le chœur des églises pour le Vendredi saint. Durant le Moyen Âge, pour la même
raison, certains livres liturgiques sont écrits en lettres d’or sur un vélin violet. On comprend
mieux dès lors que les martyrs soient eux aussi représentés avec des tenues violettes, par
référence au sacrifice du Christ dont ils témoignent au péril de leur vie.
Le violet est à l’époque bien perçu comme un mélange équilibré entre le rouge et le bleu. Il
devient ainsi très naturellement la couleur de la tempérance, de la réflexion et de la prière dans la
religion chrétienne. Les évêques l’ont adopté pour marquer leur tâche de pasteurs : ils doivent
guider les croyants sur une voie médiane qui sait fuir les tentations terrestres, mais aussi se
garder des excès de la passion fanatique.
Ce symbole d’équilibre attribué au violet dépasse largement le cadre de la civilisation judéo-
chrétienne, puisque la même valeur se retrouve dans l’ésotérisme du tarot. L’arcane XIV, c’est-à-
dire la carte nommée Tempérance, porte une figure énigmatique : une sorte d’ange tient dans
chaque main un vase, l’un bleu, l’autre rouge, et verse leur contenu l’un dans l’autre. C’est l’eau
vitale qui se crée à partir de ce mélange, formé en parts égales d’esprit et de sens, d’intelligence
et de passion, de sagesse et d’amour. On considère cette carte comme le symbole de l’alchimie,
de l’échange perpétuel entre le ciel et la terre, et donc du cycle des réincarnations. Cette
convergence des symboles autour du violet en fait une couleur solennelle et mystérieuse.
C’est par les bouquets que le violet reparaît dans notre univers quotidien, dans toute la richesse
de ses nuances. En effet, combien de variétés de fleurs déclinent la gamme des violets, tirant
davantage sur le rouge-rose ou sur le bleu ? Il suffit de citer, pêle-mêle, les bougainvillées, le
pétunia, le lilas, la mauve, l’iris, la jacinthe, l’hortensia, le chrysanthème, le fuchsia ou la
pensée… Les parfums associés à ces fleurs contribuent à créer une atmosphère de secret autour
de cette couleur.
La fleur qui en est la plus indissociable est évidemment la violette. Petite fleur à cinq pétales,
elle est traditionnellement le symbole de la modestie, sans doute parce qu’elle pousse en sous-
bois et se dissimule dans son feuillage. Elle est aussi une fleur funéraire, celle que Proserpine
cueillait lorsqu’elle fut envoyée aux Enfers, et elle se trouve, du coup, marquée par de
nombreuses superstitions populaires, négatives (elle annoncerait les décès), ou positives (elle
protégerait contre les fièvres)… Retenons plutôt son délicat parfum, léger et frais, qui en fait
l’une des fragrances préférées des toutes jeunes filles.
Aux États-Unis, le lilas violet a été choisi par le New Hampshire comme emblème national.
Quant à la violette des bois, elle est celui du Wisconsin, région où il n’en pousse pas moins d’une
vingtaine de variétés !
Dignité ou rébellion ?
Depuis le début du XXe siècle, les féministes ont cherché à sortir des images stéréotypées. Le
rose bonbon ou les couleurs pastel ne leur convenaient guère, pas plus que l’image faussement
masculine qu’on voulait plaquer sur elles. Dès 1908, Emmeline Pethick-Lawrence, journaliste
très active parmi les suffragettes du WSPU (Women’s Social and Political Union) a cherché une
palette de couleurs pour représenter le combat des femmes pour leurs droits.
Si le blanc fut choisi pour la pureté de leurs intentions, le vert le complétait pour l’espoir d’un
changement. Quant au violet, il venait dire la dignité de ces femmes. Les boutiques de mode se
mirent à vendre des accessoires tricolores plus ou moins discrets pour permettre d’afficher ses
convictions. Finalement, c’est plutôt la couleur violette qui s’est imposée au fil du militantisme,
surtout à partir des années 1970. Elle devient la couleur de la revendication pour l’égalité des
droits.
Si on se place sur un plan scientifique, nous appelons couleurs les radiations lumineuses que
l’œil humain est capable de percevoir. Leurs longueurs d’onde s’échelonnent de 400 nanomètres
(dix-millionièmes de mètre !) pour le rouge à 780 pour le violet. Les radiations directement
inférieures au rouge extrême sont les infrarouges, et au-delà du violet extrême, on trouve les
ultraviolets, puis les rayons X. Tout le monde connaît les UV, essentiels pour la bonne santé des
êtres vivants : en irradiant la peau, ils permettent la production de vitamine D, celle qui combat le
rachitisme. Hélas, ils sont aussi les responsables des coups de soleil et des lésions cutanées dues
aux trop fortes expositions solaires !
Les ultraviolets à l’état naturel sont essentiellement produits par le soleil, mais la haute
atmosphère en absorbe une grande partie avant qu’ils n’atteignent la surface de la Terre. Des
lampes à arc électrique peuvent en produire artificiellement et offrir en institut de beauté ou chez
soi un substitut au bronzage naturel.
Ainsi, le violet produit peut-être sur nous des vibrations mystérieuses, c’est une invitation au
secret, à la spiritualité, au sacré. Il reste à la fois puissant et discret, très présent sans ostentation ;
il est une sorte d’appel à déchiffrer les arcanes du grand livre de l’univers.
Bon appétit !
On s’est étonné – voire scandalisé – de la couleur mauve dont les fabricants de
bonbons avaient teinté certaines friandises gélatineuses qui semblaient peu
appétissantes aux adultes. Ces mêmes bonbons en sont venus à colorer le Purple
Drank, cocktail psychotrope à base de codéine, très dangereux, devenu à la mode
dans les années 1990 dans le milieu hip-hop américain et qui a produit des drames.
Mais si on y réfléchit bien, la nature, d’elle-même, a paré bien des aliments d’une
teinte violette bien tentante pour nos papilles. Bord violacé des feuilles d’artichaut,
violet sombre des aubergines ou des figues, curieuse teinte vineuse des choux qu’on
dit rouges, mais qui sont plutôt violets… Et surtout, les baies si savoureuses : cassis,
mûres, myrtilles ! Ne font-elles pas venir l’eau à la bouche ? Mystérieux stimuli de
l’appétit…
LE NUANCIER
Améthyste
Aubergine
Bleu-violet
Glycine
Héliotrope
Indigo
Lavande
Lilas
Mauve
Orchidée
Parme
Prune
Violet d’évêque
Violet minéral
Violine
Zinzolin
INTERMÈDE
MYSTIQUE ET ÉSOTÉRISME
Les grands textes mystiques parent volontiers les phénomènes surnaturels de diverses
couleurs. Dans le récit de l’Apocalypse de saint Jean, les quatre cavaliers se distinguent par
leur couleur. Ils apparaissent lorsque la fin du monde se déclenche, à l’ouverture des quatre
premiers sceaux. Le cavalier blanc est un conquérant muni d’un arc, le rouge, porteur de
l’épée, apporte le conflit et répand le sang, le cavalier noir avec sa balance va répandre le
manque et la famine, enfin le vert répand la peur et la mort.
Le récit de l’Éveil du Bouddha est aussi marqué par des auras de couleurs différentes qui se
dégagent et qui signifient les cinq sources de perfectionnement du bouddhisme : le bleu pour
la méditation, le jaune pour la pensée juste, le rouge pour l’énergie spirituelle, le blanc pour
la foi et l’orange, couleur la plus parfaite qui est la combinaison des autres, pour
l’intelligence.
Toutes les théories ésotériques ont aussi cherché à faire correspondre les valeurs, les
couleurs, les pierres, les métaux et les planètes dans des systèmes souvent complexes.
Les alchimistes distinguent d’abord dans leur travail sur la matière plusieurs étapes
auxquelles ils attribuent des couleurs. Ainsi la première phase est l’œuvre au noir, qui en
chauffant divers ingrédients, minerai, métal et acide, obtient un liquide bleu-noir. Ensuite, par
l’œuvre au blanc se produit une purification qui aboutit théoriquement à l’élixir de longue
vie, à la Pierre Blanche et au parachèvement du Petit Œuvre. Dans l’œuvre au jaune,
l’alchimiste cherche à recombiner autrement les éléments et à les sublimer. Enfin, l’œuvre au
rouge réalise l’union du mercure et du soufre, obtient la Pierre Rouge appelée aussi Pierre
philosophale, et achève le Grand Œuvre. Ce sont évidemment les étapes idéales d’un projet
toujours en devenir.
Les Mésopotamiens associaient chaque corps céleste à une couleur et à un métal, ce que
reprennent les tenants de l’hermétisme. Ainsi, le soleil est jaune et associé à l’or, la lune
blanche liée à l’argent, Mars est rouge et tient de la rouille, Mercure orange correspond au
mercure, évidemment, Vénus est verte et associée au cuivre, Jupiter bleu est lié à l’étain, et
enfin Saturne est noir et associé au plomb. Les adeptes de l’ésotérisme ont ensuite parfois
complexifié et revu ces réseaux de correspondances.
Voici, par exemple, le tableau un peu simplifié que propose Papus (de son vrai nom Gérard
Anaclet Vincent Encausse), fondateur de l’ordre martiniste, occultiste très célèbre de la
Belle Époque :
Couleur Corps céleste Pierre Vertu
Rouge Mars Rubis Audacieux
Vert Vénus Émeraude Ingénieux
Jaune Mercure Chrysoprase Joueur
Bleu clair Lune Chrysolithe Vagabond
Orange Soleil Topaze Grande âme
Violet Jupiter Améthyste Colérique
Noir Saturne Onyx Ambitieux
Bleu foncé Saturne Aigue-marine Marchand
Gris Jupiter Jaspe Fécond
LE NOIR
Nous posions une question pour le blanc : s’agit-il d’une couleur ? Nous pouvons être saisi par
le même doute en ce qui concerne le noir. On oppose bien en photographie le noir et blanc à la
couleur. Il n’empêche que le noir, entre deuil, ténèbres et élégance raffinée est à part entière une
couleur, au cœur même de la mystique et de l’esthétique.
leurs premiers journaux en France porte d’ailleurs pour nom Le Drapeau noir. Un
autre symbole de la lutte anarcho-syndicaliste apparaît aux États-Unis : c’est le wild
cat, le chat noir très maigre, le poil hérissé et prêt à mordre et griffer. Impossible à
domestiquer, lui aussi est noir et représente une lutte radicale.
Comme pour beaucoup de couleurs, la symbolique du noir est assez ambivalente dans certaines
civilisations. En Égypte ancienne, le nom du pays est kemet, la terre noire.
C’est une allusion au limon du Nil, qui évoque la fertilité et la renaissance. En effet, après
chaque crue du fleuve, ce dépôt s’avère vital pour l’agriculture et est source de prospérité. Cette
valeur positive permet de figurer aussi l’ambiguïté des divinités telles qu’Osiris ou Anubis, liées
à la fois à la mort et à la renaissance : elles sont souvent représentées avec une peau noire ou une
peau bleue.
En Orient et en Afrique du Nord, le noir reste lié au chaos originel, mais il revêt comme en
Égypte une connotation positive liée à la fertilité, à l’image des nuages noirs annonçant la pluie
bénéfique. C’est aussi sa valeur pour le peuple Massaï, qui guette les orages dans lesquels il voit
une bénédiction redonnant sa fertilité à la terre.
Pour un musulman, le noir représente l’étape ultime de son engagement spirituel, le blanc étant
traditionnellement la couleur des novices. Considéré comme la couleur absolue, il constitue
l’aboutissement de toutes les autres couleurs. Témoin de cette gradation mystique, la pierre noire
de La Mecque est insérée dans l’un des angles de la Kaaba, monument sacré de l’islam. Elle
serait un vestige de l’époque d’Adam et Ève, tombée du ciel pour leur montrer où construire le
premier temple sur la terre. De fait, son origine est inconnue, elle se présente comme une pierre
noire enchâssée dans un cadre d’argent, avec des reflets rougeâtres, et c’est Mahomet lui-même
qui l’aurait déposée là. Les pèlerins qui tournent autour de la Kaaba cherchent à la toucher ou à
l’embrasser à la fin de leur parcours. C’est pourquoi elle est polie par les attouchements
innombrables qu’elle a reçus depuis qu’elle est vénérée.
L’obsidienne
L’obsidienne est une roche noire d’origine volcanique qui revêt une importance
considérable dans toute l’Amérique centrale. Très dure, elle permet en effet de
réaliser des objets particulièrement tranchants à partir de l’arête de ses cassures.
L’obsidienne est présente pratiquement sur tous les sites archéologiques à travers
des objets utilitaires ou des armes, parfois aussi sous forme de statuettes.
Cependant, elle est aussi le matériau de prédilection pour confectionner les objets
rituels que sont les poignards destinés au sacrifice, les peuples précolombiens
associant cette pierre au sang versé. Dans les rituels d’autosacrifice, le sang ne peut
être versé que par un couteau en obsidienne.
Le noir en majesté
En Occident, le noir a parfois aussi tout l’éclat du sacré. Pensons aux mystérieuses Vierges
noires, statues féminines qui figurent la Vierge Marie, mais parfois aussi sainte Anne ou Sara la
Noire, personnage révéré par la communauté des gens du voyage, en particulier lors du
pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer. Ces effigies, qu’on retrouve en particulier dans le sud
de la France, utilisent des matériaux variés.
Parfois il s’agit du bois noir de l’ébène, parfois d’un bois local noirci par des pigments qui se
sont oxydés avec le temps, comme le blanc de plomb.
Mais qu’il s’agisse d’une intention première ou d’un effet du temps, leur couleur noire est
devenue un symbole de sacré et de mystère.
Elle les relie aussi à une très ancienne tradition, celle des déesses mères des religions antiques,
égyptiennes ou coptes, auxquelles on demande souvent leur intercession pour favoriser la
grossesse. Mais ces objets sont souvent d’abord des reliquaires de la Madone, sans doute
rapportés de Terre sainte pour les plus anciennes, comme on a pu le voir à partir d’analyse de
fragments permettant d’identifier des essences d’arbres du Proche-Orient. Les icônes byzantines
ou syriennes représentent aussi souvent des Vierges à l’enfant de couleur noire.
Ces statuettes sont en tout cas au cœur de légendes locales. Ainsi, la Vierge noire de
Rocamadour aurait été sculptée par saint Amadour lui-même, converti par Jésus et venu ensuite
en Gaule, ce qui lui conférerait un pouvoir d’intercession : le pèlerinage vers le sanctuaire, attesté
depuis une époque très ancienne, est célèbre depuis le XIIe siècle. Celle du Puy-en-Velay aurait
une origine orientale. Rapportée de croisade par le roi Louis IX selon la légende, on la connaît
par une gravure qui la représente, mais elle a été brûlée à la Révolution.
La Forêt-Noire
Le nom du massif montagneux de la Forêt-Noire (Schwarzwald en allemand) évoque
les divinités gauloises et celtes que ces peuples imaginaient vivre dans les bois et
qu’ils représentaient comme des sylves noires. Abnoba ou encore Arduinna,
latinisée en Diane Arduenna, ou encore Vosegus : toutes ces appellations renvoient
à ces entités divines sombres attachées aux lieux sylvestres. On y retrouve l’origine
aussi du nom de la forêt des Ardennes ou du massif des Vosges.
La peste noire
La grande épidémie de peste bubonique qui a si tragiquement frappé l’Europe au
milieu du XIVe siècle en tuant plus de vingt millions d’individus en seulement quatre à
cinq ans est connue sous le nom de « peste noire », ou « mort noire » depuis les
historiens du XVIe siècle. Le terme ne se réfère pas à des raisons cliniques ou
médicales, cet adjectif traduit plutôt le deuil continu qui frappait les familles et
l’horreur de cette pandémie.
Qu’il s’agisse de magie noire ou de messes noires, la présence du diable se fait sentir quand on
affiche cette couleur. La magie noire englobe toutes les pratiques rituelles qui sont animées de
mauvaises intentions, qu’il s’agisse de porter malheur, d’entrer en contact avec des entités
diaboliques, ou d’invoquer des esprits à des fins égoïstes et personnelles. Bref, d’avoir de
mauvaises intentions et de prier plutôt Satan que Dieu pour arriver à ses fins. Quant aux messes
noires, elles font partie des cérémonies les plus sacrilèges, consistant à inverser les usages
traditionnels de la messe, à profaner les rites pour nouer un pacte avec le diable au lieu de rendre
grâce à Dieu. La plupart des mages et des sorcières sont accusés de tels agissements lors de leurs
procès. Par opposition, la magie blanche, même si elle est réprouvée en tant que superstition,
cherche à agir pour répandre le bien. Parfois, la limite est ténue et ne tient qu’à des nuances dans
l’intention…
Il en est resté certaines superstitions comme celle liée aux chats noirs qui porteraient malheur.
Le petit félin est censé être l’animal domestique de prédilection des sorcières et la forme qu’elles
affectionneraient particulièrement quand elles ont recours à une métamorphose. Dans certaines
légendes locales, bretonnes ou occitanes, le chat d’argent, appelé aussi matagot ou mandragot,
est un chat noir qui sort chaque nuit chercher des pièces d’argent pour le sorcier qui a obtenu ce
service du Malin en échange de son âme…
Film noir, roman noir… Ce sont les termes qui correspondent à la classification des polars et
des thrillers, en particulier américains. Ces œuvres, traversées par des femmes fatales, des
détectives sans scrupule et volontiers alcooliques, mettent en scène un décor urbain assez
glauque et souvent nocturne. La violence et la menace en sont les ingrédients principaux.
Découvrant en particulier beaucoup de films de cette veine dans la production hollywoodienne
des années 1940, les critiques français inventèrent l’expression de « film noir », qui passa ensuite
dans la langue anglaise. On peut penser à des films comme Le Faucon maltais (1941), de
John Huston, avec Humphrey Bogart, ou encore Le Grand Sommeil (1946), de Howard Hawks,
La Dame de Shanghai (1948), d’Orson Welles… Les Européens ne sont pas en reste cependant,
si on pense à Ascenseur pour l’échafaud (1958), de Louis Malle, ou encore aux films de Jean-
Pierre Melville. Le film noir a conservé ses lettres de noblesse de part et d’autre de l’Atlantique.
Les titres sont innombrables, mais on peut tout de même citer Le Dahlia noir (2006) de
Brian de Palma, Brooklyn Affairs (2019) de Edward Norton ou encore pour la France
pratiquement toute l’œuvre de Claude Chabrol. Atmosphère sombre, personnages mal
intentionnés, tout est noir…
Paradoxalement, une longue tradition relie la couleur noire à la vertu et à une forme de
rigorisme. À la sortie du Moyen Âge, une révolution culturelle met à l’honneur le noir : c’est
l’extraordinaire invention de l’imprimerie. Livres et gravures déterminent chez les lettrés un
imaginaire en noir et blanc, même si les enluminures peuvent rehausser les ouvrages les plus
précieux. Au même moment ou presque émerge une nouvelle rigueur morale chrétienne, celle de
la Réforme, initiée par Luther et Calvin. Toute la symbolique de la religion protestante se
construit autour du blanc, du noir et du gris. Les autres couleurs, en particulier le rouge, trop
sensuel, se retrouvent bannies. La morale empreinte d’austérité se complaît dans les couleurs
sombres. Suite à la révolution industrielle qui se répand à partir de pays protestants, l’essor de la
bourgeoisie est aussi marqué par l’adoption pour les hommes de tenues sombres, sans fantaisie.
Costumes foncés, chemises blanches, voilà les goûts des premiers capitalistes ! Plus tard, cette
tendance touche les véhicules à moteur : Henri Ford, créateur de la célèbre marque américaine,
refuse de produire sur ses chaînes de montage des voitures d’une teinte autre que noire… C’est
aussi une question d’élégance, pour donner plus de valeur et une touche de sobriété raffinée à des
créations technologiques modernes. Ainsi, les premières machines à écrire, les premiers
téléphones, le matériel hi-fi se sont d’abord déclinés uniquement en noir. Quant aux fameux
stylos Mont-Blanc, symboles d’élégance sobre, ils sont noirs avec une simple étoile blanche sur
le capuchon.
Dans le vêtement, toute l’ambiguïté du noir se révèle : à côté des smokings et tuxedos qui
confèrent le plus grand prestige, on voit aussi les blousons noirs représenter le signe de
reconnaissance des loubards. Si punks et gothiques arborent des tenues entièrement noires, leur
pratique cohabite avec les « petites robes noires » des créateurs de mode, depuis Coco Chanel
jusqu’à Sonia Rykiel, la plus célèbre étant celle que porte Audrey Hepburn dans le film
Breakfast at Tiffany (Diamants sur canapé), dessinée pour elle par Hubert de Givenchy en 1961.
Cette pièce unique, vendue aux enchères en 2006, a dépassé les quatre cent mille livres sterling.
Sobriété et luxe font peuvent parfois faire le meilleur des ménages…
La morale peut toutefois devenir trop envahissante, en particulier en matière d’éducation.
Ainsi, la pédagogie noire est une forme très coercitive d’apprentissage. Le père de cette méthode,
Moritz Schreber, éducateur allemand du XIXe siècle, avait mis au point de véritables appareils de
torture pour contraindre les enfants, et appliquait des bains d’eaux glacés aux élèves
récalcitrants… Mauvaises pratiques et morale austère se conjuguèrent alors pour le pire. L’aîné
de ses fils se suicida ; le troisième, auteur d’un livre intitulé Mémoires d’un névropathe, fut
étudié par Freud et Lacan.
Le noir fait partie des pigments utilisés dès les temps préhistoriques dans l’art rupestre. Brillant
ou mat, il est présent dans toute l’histoire de la peinture. Cependant, deux peintres en ont fait un
usage très particulier.
D’origine ukrainienne, né à Kiev en 1879, Kasimir Malevitch est un peintre et un sculpteur qui
a marqué l’art moderne en créant un courant intitulé le suprématisme (voir le chapitre sur le
blanc). Intéressé par la recherche sur les tableaux monochromes, il a peint en 1915 son œuvre
intitulée Quadrangle, un carré noir qui a fait couler beaucoup d’encre. Entre spiritualité et
canular, l’œuvre a suscité bien des réactions. Pas tout à fait carrée, pas purement noire, est-elle le
fruit du hasard lors d’un repentir du peintre qui aurait barbouillé de noir une autre œuvre ? Ou au
contraire répond-elle à la fonction d’une icône ? Il s’agit en tout cas d’un geste artistique de
provocation futuriste. Lors de ses obsèques, selon les volontés de l’artiste, une reproduction du
tableau a accompagné Malevitch sur son corbillard.
Mais pour le noir, c’est sans conteste Pierre Soulages (né en 1919) qui est le peintre le plus
célèbre. La légende dit qu’en 1931, le petit garçon de douze ans rêve devant les grilles très
sombres de l’abbaye romane de Conques, grilles qui ont été forgées à partir de chaînes de
bagnards évadés. Pour lui, c’est désormais clair : art et liberté sont indissociables et le noir
devient sa couleur préférée à tout jamais. Il l’appelle volontiers « noir-lumière », ou encore, à
partir de 1990, « outrenoir » : « Au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir.
Outrenoir : noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir :
un autre champ mental que celui du simple noir. » Pour lui, la couleur noire contient en elle
toutes les autres et détient ainsi une force de vie inépuisable. Il l’emploie pour faire resplendir la
lumière. Sa première toile noire monochrome est Peinture 162 × 127 cm, 14 avril 1979,
conservée au musée de Montpellier. Dès lors, il ne travaille plus avec d’autres pigments, en
jouant seulement avec des effets de lumière. À la fin des années 1980, des commandes publiques
viennent marquer sa consécration : il fournit des cartons pour des tapisseries, mais surtout, il
s’attèle à la conception de 104 vitraux pour l’abbaye de Conques, renouant ainsi avec ses
premières émotions esthétiques d’enfant.
Landmarks
1. Cover