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"ETHIQUE ET LA PSYCHANALYS 3. ETHIQUE ET SEXUATION Paul MATHIS Le 25 novembre 1970, & Tokyo, cing hommes se fai- sdient hara~kiri dans la tradition des samoural’. A leur téte, était Mishima, Il mourut le premier, Ses dernigres paroles avaient été de harangue & I'adresse des officiers présents, pour le réveil d'une tradition martiale, Vingt années plus tét il écrivait ceci "Son incomparable nudité blanche rayonne sur un fond de crépuscule. Ses bras musclés, les bras d'un garde prétorien ac- coutumé a bander |'arc et & manier |'épée, sont levés selon un angle gracieux et ses poignets |iés sont croisés juste au-dessus de sa téte". (1) - Tel est le début de la description du St-Sébastien de Guido Reni, donnée par Mishima. Un peu plus loin'son texte se précise : "Ce jour la, & l'instant méme o0 je jetai les yeux sur cette image, tout mon étre se mit & trembler d'une joie palenne. Mon sang bouillonnait, mes reins se gonfloient comme sous l'effet de la colére. La partie monstrueuse de ma personne qui était préte & éclater attendait que j'en fisse usage, avec une ardeur jusqu'alors inconnue, me eprochant mon ignorance, haletante d'indignation, Mes mains, tout & fait inconsciemment, commencérent un geste qu'on ne leur avais jamais enseigné, Je sentis un je ne sais quoi secret et radieux bondir @ l'attaque, venu d'au-dedans de moi. Soudain la chose jaillit, apportant un énivrement aveuglant". (2) (1) - Confession d'un masque. , p, 44 - 45, (2) = Ibid., p, 45 - 46, 140 La conclusion est la suivante : "Ce fut ma premiére in. Ce fut aussi le début, maladroit et nullement prémé- dité, de mes "mauvaises habitudes". (3) éjocula Que signifie sur le plan de |'éthique, qu'une peinture occidentale représentant un martyr chrétien, déclenche une jou sance chez un écrivain japonais ? On peut déja lire en filigrane, dans le Soleil et |'Acier ce qui sera développé probablement, cu plus prés de la veriié, dans la confession d'un masque. On pourrait pour un moment ne retenir du Soleil et l'Acier, que certains passages porteurs d'une merveilleuse poésie 90 Ton sent l'accord de |"homme et du monde. Il est probable que quelque part en lui-m&me, tras personnellement, Mishima voulait vivre, "Alors, soudain, mon autre voix s'éleva au-dedans de moi, me disant que jamais, fdt-ce une seule fois, je n'avais réellement eu envie de mourir". (4) Mais son destin est plus tragique. Sa vie répercutée tras tét dans l'écriture, malgré |'écri- ture, se termine prématurément par un suicide. Les reptres familiaux classiques sont 1a, Le pére est absent l'incapacité ot avait toujours été mon pére de pren- dre une décision sur quelque question que ce fat...", (5). Pres~ que ironiquement, c'est par un livre du pére, qu'il va découvrir lunivers érotique, en cachette, @ travers le St-Sébastien, II dit peu de choses de sa mére. Le personnage dominant de sa petite enfance, possessif, a été la grand-mére. Ceci est banal, Il dit avoir noué précocement une affinité avec les mots au détriment du corps : "Chez la plupart des gens, je présume, le corps précéde le langage. Dans mon cas, ce sont les mots qui vin- rent en premier; ensuite, tardivement, selon toute apparence avec (3) - Confession d'un masque., p. 45 - 46, (4) = Ibid., p. 139, (8) = Ibid, p. 137, 141 répugnance et déja habillée de concepts, vint la chair. Elle était déja, il va sans dire, tristement gétée par les mots". (6) II 6crit son poeme sur St-Sébastien a I'age de 15 ans. Ce texte fait sentir, d'une fagon tras prégnante & travers la préci- sion de |'écriture, le lien tragique entre la pulsion homosexvelle'et la pulsion de mort. Mishima semble regretter I'importance que les mots ont pour lui. A-t-il senti qu'ils étaient inopérants ? L'écriture, pour lui, en tant que démarche trés personnelle, trés subjective, inti mement nécessaire, ne lui a pas permis de solutionner son dilemne. Ila remplacé le métal de la plume par celui du sabre. Ceci pose d'une fagon trés aigue, le caractére non néces- sairement opératoire de |'écriture. Dans la confession d'un masque, Mishima s'explique. |I lve son masque d'homme apparent, son masque de guerrier, son masque d'écrivain, pour laisser voir de son visage, ses l&vres réelles incapables d'embrasser une femme, car dans son fantasme, c'est un homme qu'il embrasse, et de surcroit un homme assessing : "Le jeune homme nu gisait la o0 il était tombé, les levres un peu écartées. Je posai sur ces l8vres un baiser prolongé." (7) Il parle de culpabilité, de chagrin surtout, quand il re- late ses rencontres avec Sonoko cette femme qui semble avoir eu initiative de l'approche. Le terme chagrin me paratt désigner & la fois l'espoir concevable, le désir vers elle possible, et aussi lo conviction de I'impossibilité de leur rencontre. "A chaque seconde, tandis que je voyais Sonoko approcher, j'étais saisi d'un chagrin intolérable. Jamais je n'dvais éprouvé pareille impression jusqu'a présent. Le chagrin semblait saper les fondements de mon existence et les faire chanceler, Jusqu'alors j'avais considéré les femmes avec un mélange artificiel de curiosité enfantine et le désir sexuel feint. Mon coeur n'avait jamais été ainsi ébranlé au premier coup d'oeil, par un chagrin aussi profond et inexplicable, un chagrin qui, de plus, ne faisait pas partie du réle que je jouais". (8) A certains instants, cette femme lui plaft. || se trouve bien avec elle : "Quoi qu'il en ft, je n'avais pas le moins du (6) ~ Le Soleil et l'Acier. , p. 9 (7) = Confession d'un masque., p. 98 (8) - Ibid., p. 143 - 144, 142 monde I'impression d'étre amoureux de cette fille si reposante, Pourtant je me sentais a I'aise avec elle". (9) Il stefforce de l'aimer, presque par devoir, pour faire preuve de bonne volonié : "J'avais décidé que je pouvais aimer une jeune fille sans éprouver le moindre désir". (10) Il sait l'impossible de leur accord, et un soir, l'ayant quittée, de retour chez lui, il écrit pour la premiére fois la nette tentation du suicide : "Quand j'arrivai ce soir la dans notre maison de banlieue, j'envisageai sérieusement le suicide, pour la premi- re fois de ma vie". (11) Sa crainte de la femme est telle, que la beauté du mon- de, lui apparait comme empreinte de coupure. Il voit la vague de la mer comme un tranchant de guil- lotine : "Soudain, la guillotine bleu sombre s'abattit, projetant une éclaboussure de sang blanc. Le corps de la vague, bouillon- nant et retombant, se langa & la poursuite de sa téte coupée et, pendant un moment, il refléta le bleu pur du ciel, ce méme bleu céleste qui mirotte dans les yeux d'un étre au seuil de la mort".(12) Si, melade, la main d'une femme se pose sur son front, c'est un froid d'acier qu'il pergoit : "Brusquement elle étendit la main et posa sa paume sur mon front. Le froid glacial de sa main contre ma peau me fit |'effet d'un coup de poignard et pourtant, c'était agréable", (13) Sa rupture accomplie avec Sonoko, il est désormais sur le chemin de la mort, Le Soleil et I'Acier témoigne de cette détermination, (9) - Confession d'un masque., p. 163 (10)- Ibid. , p. 132 (11)- Ibid. , p. 205 (12)- Ibid. , p. 89. (13)- Ibid. , p. 183 143 Différentes situations extérieures, en particulier celles liées & la guerre, vont faciliter cette conversion. Dans une usine, il sait qu'il est 18 dans un temple de la mort : "Je n'ai jamais vu une aussi étrange usine. La toutes les techniques de la science et de Ia gestion modernes, ainsi que la pensée exacte et rationnelle de nombreux esprits supérieurs, étaient vouées dun seul but ~ la Mort", (14) Ce qui a été investi dans un premier temps dans |'écritu~ re, ce quia été manqué avec la femme sera repris dans un second temps, au niveau du muscle, c'est-a-dire dans la performance du corps. Et ceci avec résolution, obstination, travail, ostentation, Il exposera & maintes occasions la permanence d'un nor~ cissisme dans |'éloge d'un corps qui ne cesse de se mirer; qui se voit se bendant enchdssé dans une carlingue; qui n'a d'égard au corps, qu'en tant que le corps de I'autre, de méme sexe, lui ren- ¢ trouve la mort voie son image, mais qui 4 la fin de la traject dans un moment narcissique ultime. Ceci trouvera sa justification dans les opérations suic des, possibles seulement par la détermination homosexuelle des éléments du groupe. Il prendra la filire de |'action du guerrier, au service d'une cause 00 sa problématique personnelle trouvera son ancrage. "Le sentiment de livrer son corps pour une cause i sufflait & mes muscles une vie nouvelle. Nous étions unis au-de~ vant de la mort et de la gloire; ce n'était plus seulement ma quéte personnelle." (15) - Ou encore : "L'équipe doit s'ouvrir & l'idée de la mort - ce qui signifie, naturellement, qu'il faut qu'elle soit une communauté de guerriers".... (16) Mais il ne méconnait pas, qu'en arriére plan de I'éner- gie, que le groupe lui insuffle, . s'il y a un désir érotique : "Ainsi la . beauté de I'escadrille~suicide o& l'on reconnait lo beauté non seulement au sens spirituel, mais, pour la plupart des hommes, éga- lement au sens ultra-érotique". (17) (14) = Confession d'un masque. p. 133 (15) - Le Soleil et l'Acier. p. 120 - 121 (16) - Ibid. p. 120 (17) = Ibid. p. 75. . 144 La fausseté de cette terminologie, de gloire et de beauté est fecilement cernable. Si sur le plan du réel, |'homme ne peut faire prévaloir la beauté de ce qui se nove dans un rapport & la femme, la gloire de remplacement & laquelle il aspire, ne fait que traduire |'imposture par laquelle il a été piégé. Malgré sa clairvoyance, Mishima n'a pu infléchir son destin, Il a demandé & I'Acier de lui bander les muscles, tout en en reconnaissant I'inanité : "M&me ma modeste expérience person- nelle suffit & me fournir d‘innombrables exemples d'esprits timorés enchdssés dans une musculature abondante". (18) Ila poussé son défi, jusqu'& paraftre non seulement nier, mais rechercher la douleur, & l'exemple du martyr chrétien : "A mesure que mon corps acquérait une musculature et par la, de la force, peu & peu se faisait jour en moi une inclination & accepter positivement la douleur, et l'intérét s'accrut que je portais a la souffrance physique", (19) Il n'aura pas d'autre issue que de suivre le mouvement dans lequel l'Acier I'a enfermé, pour le conduire par degrés, mi- nutieusement dosés, inéluctablement, vers la mort. "Longtemps; [lavais révé de I'instant od ce grain dans le ciel contiendrait ma Propre existence. Quel mode d'exister c'était la: quelle jouis- sance magnifique : $e pouvait-il qu'il y edt plus lumineuse insulte 4 l'esprit obstinément sédentaire 2 Comme il resplendissait en éven- trant I'immense rideau bleu, vif comme un coup de dague : Qui ne voudrait €tre ce glaive du firmament 2" (20) Il place sa jovissance dans cette éventration du ciel. Il sait qu'tl s'agit d'une représentation phallique : "A angle droit, tel un phallus d'argent effilé, le F 104 pointa vers le ciel, Soli- taire, semblable & un spermatozolde, j'y étois installé. Bientdt, jlallais savoir ce que ressentait le spermatozolde & I'instant de l'éjaculation," (21) Mishima ne s'explique pas davantage. Solidaire de son avion, il est l'avion, il est le phallus, il est méme, vil, le (18) ~ Le Soleil et I'Acier. p. 35, (19) = Ibid. p. 52 (20) ~ Le Soleil et l'Acier. p. 131 = 132 (21) = Ibid. p. 135 145 spermatozolde, || n'indique ainsi aucune caractéristique virile réelle. La femme n'existe pas. II est tout puissant dans |'espace, momentanément, seul. Mais ce n'est pas ainsi, identifié & un projectile, que Mishima rencontrera la mort, Elle se produira comme il |'a imaginé, dans le contexte d'un spectacle. II y exposera sa castration : peut~ &tre sans le savoir : il se verra s'exposant; il sera regardé comme il regardait St-Sébastien. Mishima exprime de fagon répétitive son impuissance sexuelle par la métaphore du sang. "Ce manque de sang", le con- duit @ retrouver le sang, non seulement dans le muscle gonflé, mais surtout dans I'effusion : "Mais ce que personne n'curait jamais pu découvrir, c'était le bizarre rapport inverse entre son manque de sang et mon appétit de sang. Mon insuffisance naturelle de sang avait d'abord implan- 18 en moi I'impulsion de raver d'effusions de sang. Et & son tour cette impulsion m'avait amené a perdre de plus en plus la substance du sang de mon corps, cccroissant ainsi mon appétit de sang", (22) Le phallus absent trouve une autre représentation dans le couteau, mettant en scéne un simulacre d'acte sexuel : “La vic~ time arque son corps, poussant un cri d'abandonné, un cri pitoyable et un spasme crispe les muscles autour de la blessure. Le couteau a 66 enfoui dans la chair frémissante avec autant de calme que s'il avait éfé introduit dans un fourreau. Un ruisseau de sang bovillonne, se répand et se met & couler sur ses cuisses lisses." (23) - Le saigne- ment devient I'équivalent de |'éjaculation solitaire. Prélude au seppuku, le spectacle imaginé est nécesscire. "La, dans mon théétre du meurtre, de jeunes glodicteurs romains offraient leur vie pour mon amusement; et toutes les morts qui y avaient liev, devaient non seulement ruisseler de sang, mais aussi staccomplir avec le cérémonial qui convenait". (24) x (22) - Confession d'un masque. p. 94 (23) = Ibid. p. 174 (24) ~ Ibid. p. 94 ~ 95 146 Si j'ai cité textuellement de nombreux passages de Mishima, c'était pour me tenir au plus prés de la tonalité émo- tionnellement vécue et iragiquement assumée d'une impasse dans laquelle, I'écriture malgré la précision de son approche n'a opé- ré aucun remaniement. L'écriture distille au lecteur sa séduction, au prix terminal pour I'écrivain d'un corps prématurément mis & mort. Les flaches d'un tableau religieux provoquent chez un ado- lescent une jouissance solitaire et l'une d'elles, sous la forme d'un poignard est saisie trente ans plus tard dons le réel par celui qui regardait fasciné. II n'y a plus en Occident, de martyrs reli~ gieux préparés en spectacle, sinon ceux de la tauramachie. Or Mishima meurt comme un martyr de la Rome antique, offert au holocauste. Dans la métaphore qu'il utilise, Mishima fait du sang qui lui manque l'indice de son impuissance, du sang qu'il veut récupérer dans le muscle, la marque de sa force et du sang maseu~ lin versé le signe du sacrifice et de la grandeur. C'est la je crois, larticulation commune, par la castration, du sens du sang répandu par le martyr chrétien et le guerrier japonais. Il y aura peut-étre l'aube d'une nouvelle éthique lorsque l'homme aura suffisamment largué son homosexualité et son narcissisme, y compris son narcis~ sisme d'écrivain, et qu'alors le sang de la femme vivante, dira plutét que le song de I'homme blessé ou tué, le réel de la sexua- tion. 147

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