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LES JUDAÏSMES DANS TOUS LEURS ÉTATS

AUX Ier-IIIe SIÈCLES


(LES JUDÉENS DES SYNAGOGUES,
LES CHRÉTIENS ET LES RABBINS)
Judaïsme ancien et origines du christianisme
Collection dirigée par
Simon Claude Mimouni (EPHE, Paris)

Équipe éditoriale:
José Costa (Université de Paris-III)
David Hamidovic (Université de Lausanne)
Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)

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LES JUDAÏSMES DANS
TOUS LEURS ÉTATS
AUX Ier-IIIe SIÈCLES
( LES JUDÉENS DES SYNAGOGUES,
LES CHRÉTIENS ET LES R ABBINS)

Actes du colloque de Lausanne


12-14 décembre 2012

publiés sous la direction de

Claire C li va z , Simon Claude M iMou ni et Bernard P ouderon

2015
© 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout
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D/2015/0095/117
ISBN 978-2-503-55465-5

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Introduction
Simon C. Mimouni
Histoire du judaïsme et du christianisme antiques. Remarques épis-
témologiques et méthodologiques . . . . . . . . . . . . . 13

Partie I. Judaïsme synagogal


Marie-Françoise Baslez
La synagogue et la cité : identifications diasporiques des commu-
nautés juives d’Asie Mineure (Ier-IIIe siècles) . . . . . . . . . 35
Étienne Nodet
Flavius Josèphe et la « reconstruction » du judaïsme entre 70 et 100 57
Emmanuel Friedheim
Sur l’existence de Juifs polythéistes en Palestine au temps de la
Mishna et du Talmud : une nouvelle approche . . . . . . . . 73
Annette Y. Reed
Old Testament Pseudepigrapha and post-70 Judaism . . . . . 117
David Hamidovic
De la judaïté des inscriptions dans la mondialisation des premiers
siècles de notre ère . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

Partie II. Mouvements chrétiens


Daniel Marguerat
Le judaïsme synagogal dans les Actes des Apôtres . . . . . . . 177
Simon Butticaz
« Qui vous a ensorcelés ? » (Ga 3,1). Les adversaires de Paul
en Asie Mineure : lecture en miroir de la lettre aux Galates . . . 201
Jörg Frey
The Johannine Prologue and the References to the Creation of the
World in Its Second Century Receptions . . . . . . . . . . 221
460 TABLE DES MATIÈRES

Bogdan Bucur
Early Christian Exegesis of Biblical Theophanies and the Parting
of the Ways : Justin of Neapolis and Clement of Alexandria . . . 245

Benjamin Bertho
Judaïsme, historiographie et apologétique chez Théophile d’Anti-
oche : d’Abraham à Flavius Josèphe . . . . . . . . . . . . 275

Bernard Pouderon
Le judaïsme tel que perçu dans la littérature patristique, de l’Athé-
nien Aristide à Clément d’Alexandrie . . . . . . . . . . . 297

Claire Clivaz
Pratiques de lecture, identités et prise de conscience : la question
des miniatures et du βιβλαριδιοη d’Apocalypse 10, 2.9-10 . . . . 325

Charlotte Touati
Le purgatoire dans les textes égyptiens entre le Ie et le IIIe siècle . 349

Partie III. Mouvements rabbiniques


José Costa
Canon et traduction (Septante, Aquila) : des traditions rabbiniques
en rapport avec le judaïsme synagogal ? . . . . . . . . . . 367

Ron Naiweld
The Discursive Machine of Tannaitic Literature : The Rabbinic
Resurrection of the Logos. . . . . . . . . . . . . . . . 405

Conclusion
Hervé Inglebert
Les jeux d’autorité dans le monde judéen romain des IIe-Ve siècles :
rabbins, patriarche et communautés synagogales . . . . . . . 437

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AVANT-PROPOS 1

Mesdames et Messieurs, chers collègues, nous sommes très heureux,


Claire Clivaz, Bernard Pouderon et moi-même, de vous accueillir ici à
l’Université de Lausanne, et de vous y souhaiter la bienvenue. Nous tenons
à remercier chacun d’entre vous d’avoir répondu à notre invitation à par-
ticiper à ce colloque international, que nous avons choisi d’intituler « Les
judaïsmes dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles », avec comme sous-titre
« Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins ».
Cette rencontre a été rendue possible grâce à la générosité d’un certain
nombre d’institutions et laboratoires qui ont accepté d’assurer à notre
colloque des conditions de travail optimales, nous voulons dire l’Univer-
sité de Lausanne avec l’Institut romand des sciences bibliques (en la per-
sonne de son directeur Christophe Nihan), l’Ecole pratique des Hautes
études (Section des sciences religieuses) avec le Laboratoire d’étude sur les
monothéismes (en la personne de son directeur Olivier Boulnois), l’Uni-
versité François Rabelais de Tours avec le Centre d’études supérieures de
la Renaissance. À ces institutions, il convient d’ajouter le Fonds national
suisse de la recherche scientifique, l’Institut universitaire de France, la
Fondation pour l’enseignement du judaïsme à l’Université de Lausanne,
la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lau-
sanne. Sans le soutien de ces institutions, que nous avons plaisir à remer-
cier chaleureusement, nous ne serions pas tous ici présents.
Le thème choisi, dont il convient de souligner l’importance aussi bien
dans l’étude des origines chrétiennes que dans celle du judaïsme d’après la
destruction du Temple, a été maintes fois traité au cours de ces dernières
décennies et les publications individuelles ou collectives qui l’abordent ne
cessent de paraître à un rythme soutenu, essentiellement dans l’aire anglo-
phone. Il nous est cependant apparu nécessaire d’y revenir, notamment au
regard des nouveaux paramètres de la recherche qui se mettent en place
graduellement et qui transforment considérablement nos perspectives
historiques, notamment notre perception des rapports entre ce que l’on
appelle aujourd’hui le christianisme et le judaïsme.
Les recherches historiques sur le judaïsme des premiers siècles de notre
ère ont subi en effet de nombreux changements de perspectives depuis
près d’une décennie, même s’il est vrai qu’elles se fondent sur les ouvrages

1. On a conservé le caractère oral à cet avant-propos qui a ouvert les travaux du


colloque.

10.1484/M.JAOC-EB.5-108065
8 AVANT-PROPOS

précurseurs d’Erwin R. Goodenough, dont les plus anciens remontent à


1935, un savant auquel il nous semble important de rendre ici hommage.
Durant de nombreuses années, on a pensé que si le judaïsme se caracté-
risait par sa diversité avant 70, la destruction du temple de Jérusalem lors
de la première guerre de Judée a entraîné une rapide simplification du pay-
sage, provoquant le déclin voire la disparition des mouvements sadducéens,
esséniens et zélotes, et favorisant l’ascension de ceux des pharisiens ou des
rabbins. Ce scénario paraît de plus en plus contestable, et il a été forte-
ment remis en cause par un certain nombre de chercheurs. Sa contestation
pose la question de la durée exacte de la période qui a permis aux rabbins
de sortir d’une situation marginale pour en arriver à une position d’auto-
rité dans la société judéenne antique, puisque aussi bien ils sont effective-
ment parvenus à acquérir une position dominante.
Après Seth Schwartz en 2001, qui a travaillé sur la thèse de la déjudéi-
sation des Judéens (mais, pour des raisons familiales, il n’a pas pu être des
nôtres), puis Emmanuel Friedheim en 2006, qui a fait des recherches simi-
laires sur la question de la paganisation des Judéens (il est quant à lui pré-
sent parmi nous), j’ai proposé, dans un ouvrage publié cette année même
(2012) aux Presses Universitaires de France dans la Collection Nouvelle
Clio, la thèse d’un scénario à trois dimensions : celle d’un judaïsme syna-
gogal (subsistant après la destruction du Temple de Jérusalem en 70, tant
en Palestine qu’en Diaspora, et réunissant la classe des prêtres et celle des
notables qui en prennent la direction dans le cadre de ce que l’on appelle
la synagogue comme leur lieu de culte privilégié), celle d’un mouvement
chrétien (où se retrouvent des Judéens et des Grecs – ces derniers étant
alors des « sympathisants ») et celle d’un mouvement rabbinique (où se
réunissent des disciples autour de leurs « sages ») ; il semble que si le pre-
mier a été largement majoritaire, les deux autres ont été plus que mino-
ritaires. Il est en tout cas vraisemblable que le judaïsme synagogal n’a été
ni déjudéisé ni paganisé, même s’il a subi l’influence du monde romain,
de ses penseurs et de ses cultes plus fortement que le christianisme ou le
rabbinisme, du moins pour la période comprise entre le IIe et le IVe siècle.
Ce qu’il faut surtout retenir de cette proposition, c’est que le judaïsme
d’après 70 ne se réduit pas au seul mouvement rabbinique, mais qu’il est
constitué d’une variété de courants ou mouvances, majoritaires ou mar-
ginales, au point qu’on peut parler de « judaïsmes » (au pluriel) pour
cette époque. Les bouleversements qu’entraînent les recherches actuelles
imposent des changements de perspectives qui concernent toutes les formes
du judaïsme : celles des mouvements rabbiniques ou des mouvements chré-
tiens, mais aussi celles des Judéens synagogaux.
Dans les retombées de la déconstruction du schéma dit du Parting of
the Ways, le défi qui s’offre à nous est de cesser de confronter un « chris-
tianisme » monolithique et un « rabbinisme » monolithique pour consi-

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AVANT-PROPOS 9
dérer la diversité des mouvements chrétiens comme de ceux des rabbins
tout au long du IIe siècle, voire bien après, jusqu’au IVe siècle, en prêtant
attention au dialogue tout aussi constant que conflictuel que les uns
nouent avec les autres. C’est ainsi que les chrétiens comme les rabbins vont
durant plusieurs siècles tenter d’imposer en leur sein une unité utopique,
tout aussi improbable qu’impossible, en définissant leurs frontières à partir
de concepts comme l’hérésie ou le canon. Ils parviendront, les uns comme
les autres, à réduire progressivement l’influence du judaïsme synagogal et,
par endroit, à le laminer au point de le faire disparaître de manière appa-
remment durable.
C’est en fonction de ces changements de perspectives que les organi-
sateurs de ce colloque se sont proposé de revenir sur toutes les formes de
judaïsmes d’après 70, afin de faire un bilan d’étape dans une recherche
performante dont les résultats sont de plus en plus abondants et évolu-
tifs. Pour ce faire, ils ont envisagé de considérer ensemble les trois formes
de judaïsmes du Ier au IIIe siècle, une période fondatrice à tout point de
vue (y compris identitaire) : celle des Judéens synagogaux, celle des mouve-
ments chrétiens et celle des mouvements rabbiniques. Puis, ils ont défini
une problématique qui prenne en compte non pas les origines de ces trois
ensembles, qui s’ancrent de toute façon dans le judaïsme d’avant 70, mais
leur développement et leur coexistence aux IIe et IIIe siècles au sein de
l’empire romain, à partir de leurs documentations respectives (« sacrées »
ou « mystiques ») et de leurs caractéristiques culturelles par rapport à un
environnement gréco-romain.
Nous arrêtons ici cette brève introduction pour vous laisser la parole, et
nous vous souhaitons à toutes et à tous, durant ces trois jours, un excellent
et studieux colloque.

Claire Clivaz, Simon Claude Mimouni et Bernard Pouderon


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I ntroductIon
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H ISTOIRE DU JUDAÏSME ET
DU CHRISTIANISME ANTIQUES
QUELQUES REMARQUES ÉPISTÉMOLOGIQUES
ET MÉTHODOLOGIQUES

Simon C. MiMouni
École pratique des Hautes études – Section des sciences religieuses, Paris

Summary
These epistemological and methodological remarks on the issues raised by the
Early Jewish and Early Christian studies are notably focused on the conti-
nuity and discontinuity phenomena, that can lead to « redoubtable » effects
in the contemporaneous ideological elaborations. Beside general assessments
on Judaism and Christianity in classical and late Antiquity, the argument
focuses particularly on a general presentation of a underestimated Juda-
ism form, called « synagogal Judaism ». Relationship between Judaism and
Christianity at a time where Christianity is only a movement among others
will be studied also, as well as questions about legitimacy, that have lead
to conflicts producing the distinction or the separation and the progressive
establishment of the two religions.

Résumé
Dans ces quelques remarques épistémologiques et méthodologiques sur les
problèmes que posent les études historiques du judaïsme et du christianisme
antiques on se penche notamment sur les phénomènes de continuité et de dis-
continuité dont les incidences peuvent être « redoutables » dans les élabora-
tions idéologiques contemporaines. Outre des propos généraux sur le judaïsme
et le christianisme dans l ’Antiquité classique et tardive, on donne surtout une
présentation générale d’une forme méconnue du judaïsme que l ’on appelle
« judaïsme synagogal ». On parle aussi des rapports entre judaïsme et chris-
tianisme à l ’époque où ce dernier n’est qu’un mouvement parmi d’autres
dans le cadre du premier, et des questions de légitimités qui ont débouché
sur des conflits engendrant la distinction ou la séparation et la mise en place
progressive de deux religions.

10.1484/M.JAOC-EB.5-108066
14 INTRODUCTION

Tous les problèmes qui vont être abordés ici reposent sur une question
essentielle : « Comment produire une histoire scientifique du judaïsme et
du christianisme antiques en déconstruisant les représentations confes-
sionnelles et en reconstruisant l’émergence et l’évolution de ces religiosités
mises en contexte ? » Pour ce faire, on a tendance à se situer plutôt du
côté de la méthode historique « positiviste », fondée sur la philologie et
l’histoire, et non du côté de la méthode historique « comparatiste », fon-
dée sur l’anthropologie et la sociologie, mais sans opposer nécessairement
ces deux méthodes qui ont tendance à se compléter quand on les utilise à
bon escient.
Cette déconstruction et cette reconstruction doivent évidemment se
faire dans le respect mutuel que se doivent deux disciplines aussi diffé-
rentes que le sont l’histoire et la théologie qui, pourtant, se croisent en
permanence dans le monde chrétien catholique et protestant, parfois de
manière heurtée, pour ne pas dire plus.

Observations introductives
Dans le cadre de ces observations introductives, à des fins de démons-
tration, il paraît nécessaire d’attirer l’attention sur les phénomènes bien
connus de continuité et de discontinuité qui sont des facteurs importants
en histoire, notamment quand il s’agit de l’histoire antique de ce que l’on
appelle, pour faire bref, le « judaïsme » et le « christianisme » 1.
On propose ici de penser que la continuité relève de la fiction et la dis-
continuité de la réalité, surtout afin de rompre avec une dichotomie éla-
borée par Aristote contre Démocrite, notamment en mathématique et en
physique, qui est plus favorable à la continuité qu’à la discontinuité, et sur
laquelle on vit toujours depuis – conditionnant ainsi les idéologies et le
retour aux origines fatalement meilleures que le présent 2 .
Observons que la théologie fonctionne en général sur la continuité
et dissimule souvent les discontinuités : c’est pourquoi l’histoire, en tant
que « science » et non en tant que « littérature », en tant que discours
« scientifique » et non en tant que discours « rhétorique », devrait avoir
pour fonction essentielle de mettre en évidence ces discontinuités – ce qui
n’est pas toujours le cas actuellement dans les recherches dites historiques.

1. On développe ici des éléments déjà abordés dans S.C. M iMouni, « Sur la
question entre “jumeaux” et “ennemis” aux Ier et IIe siècles », dans S.C. M iMouni
– B. Pouderon (éd.), La croisée des chemins revisitée. Quand la « Synagogue » et
l ’« Église » se sont-elles distinguées ? Actes du colloque de Tours, 18-19 juin 2010,
Paris, 2012, p. 7-20, spécialement p. 12-13.
2. Voir M. Carion, « Continuité et discontinuité. Un faux problème ? », dans
F. WorMS – J.-J. Wunengurger (éd.), Bachelard et Bergson : continuité et disconti-
nuité ? Une relation philosophique au cœur du XXe siècle, Paris, 2008, p. 3-25.

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INTRODUCTION 15
En effet, l’histoire ne devrait pas entrer nécessairement dans la démarche
de la continuité et devrait mettre constamment en évidence les disconti-
nuités car, en principe, cette discipline travaille plus sur les différences que
sur les ressemblances : les premières apportant plus d’informations que les
secondes. Sans compter que, sur la durée, les discontinuités, particulière-
ment plurielles et diverses, apparaissent comme correspondant plus aux
réalités humaines que la continuité, au singulier, qui est un artifice, une
ruse, à des fins de légitimité tant théologique que politique – c’est-à-dire,
en un mot, idéologique. Ainsi, l’historien devrait être constamment à la
recherche des discontinuités dans le temps et dans l’espace : c’est à cette
fin qu’il devrait mettre en œuvre des questions et des concepts propres à
sa discipline, les seuls qui peuvent lui permettre la mise en évidence des
ruptures dans le temps et dans l’espace.
Les phénomènes de continuité et de discontinuité n’ont pas toujours été
bien pensés et ont souvent été inversés afin, consciemment ou inconsciem-
ment, de tromper non seulement les adversaires mais surtout les partisans
de telle ou telle position. Ainsi, par exemple, on a considéré durant long-
temps que le bolchévisme d’une part et le fascisme et le nazisme d’autre
part sont des idéologies en opposition et donc en déconnexion certaine,
voire absolue. Il s’est avéré depuis qu’il n’en a rien été : en effet, comme
déjà en son temps Marcel Mauss l’a souligné avec perspicacité et justesse,
la connexion entre l’idéologie dite de gauche et les deux idéologies dites de
droite doit apparaître comme évidente, à cause notamment de l’influence
des écrits du théoricien politique Georges Sorel, dont se sont réclamés tout
à la fois Lénine, Mussolini et, indirectement (à travers Mussolini), Hitler
également 3. La mise en continuité de ces trois idéologies, alors qu’elles se
donnent en discontinuité, permet ainsi de comprendre les influences réci-
proques qui se sont exercées sur elles.
C’est pourquoi, en histoire, les phénomènes de continuité et de discon-
tinuité devraient être étudiés de manière plus approfondie qu’ils ne le sont
aujourd’hui : ils devront l’être, si tant est qu’on s’en donne la peine, du point
de vue sociologique et anthropologique, car ils pourraient constituer ainsi
la clef d’une conception historique plus ou moins « neutralisée », désamor-
cée si l’on préfère, notamment des commencements du christianisme et du
rabbinisme dans un judaïsme qu’ils ont tant absorbé et imbibé qu’ils s’en
sont tous deux prétendu être les successeurs légitimes alors qu’ils ne le sont
pas nécessairement. Pour ce faire, le christianisme comme le rabbinisme,
chacun à sa manière, ont mis en place des stratégies de dissimulation des
discontinuités tellement élaborées que l’historien peine à les démasquer.
En ce qui concerne le judaïsme au sens large, incluant le christianisme et
tous les autres rameaux qui en ont poussé en son sein à toutes les époques,

3. Voir une lettre de Marcel Mauss citée dans le recueil de d. Hollier , Le


Collège de sociologie, textes de Bataille, Caillois, etc., Paris, 1979, p. 541-542.
16 INTRODUCTION

la continuité repose évidemment sur le mythe. Le mythe en question est


fondé sur la Bible, considérée comme « Écriture Sainte », qui dispose d’un
texte et d’un corpus variables selon non seulement les relevances mais aussi
les langues et les cultures : les principales étant l’hébreu ou l’araméen et le
grec. L’interprétation biblique, variable elle aussi, permet l’établissement de
cette continuité que l’historien doit démasquer sans que ce soit au préju-
dice du croyant actuel, notamment en distinguant le niveau idéologique et
le niveau scientifique. Observons seulement, et en simplifiant à l’extrême,
que les chrétiens et les rabbins n’ont pas disposé de la même Bible : les
premiers ont eu à leur disposition le texte grec dit des « Septante » et les
seconds le texte hébreu dit des « Massorètes » – il y a aussi le cas de la
Bible des Synagogaux (notamment dans les versions grecques d’époque
byzantine) ou celui de la Bible des Samaritains, sans compter celui de la
Bible des Karaïtes.
Parmi les autres mythes, mentionnons, par exemple, les récits de l’Assem-
blée de Jérusalem (pour les chrétiens) ou de l’Assemblée de Yabneh (pour
les rabbins), même s’ils reposent néanmoins sur des évènements historiques.
À l’évidence, les représentations auxquelles ces stratégies conduisent ont
parfaitement mieux convenu à l’historien durant longtemps, le confortant
d’une certaine manière dans ses propres représentations confessionnelles et
identitaires. Il peut être « rude », en effet, de réaliser que ces stratégies ont
abusé, en les mystifiant, bien des générations dont on se croit descendre : il
est possible d’affirmer, de manière qui peut paraître cynique, sans risque de
se tromper, que le mythe des origines a encore de beaux jours devant lui !

Remarques et réflexions sur le judaïsme antique

Ces remarques et ces réflexions sur le judaïsme antique n’ont pour


objectif que de faire percevoir l’étendue des difficultés pour l’historien,
du moins quand il est critique à l’égard de ses sources littéraires et refuse
leurs perspectives fatalement apologétiques et polémiques, sinon d’ailleurs
elles n’auraient jamais été écrites et encore moins conservées.
On considère de manière habituelle qu’il existe « un » judaïsme, qui
se reconnaît comme tel et revendique une tradition uniforme de l’origine
jusqu’à nos jours : selon cette tradition, le judaïsme se déclare issu de la
Torah écrite (le Tanak) et de la Torah orale (la Mishnah), l’une et l’autre
attribuées à Moïse. Même si elle est traversée de multiples groupes et cou-
rants de pensée ouvertement contradictoires, l’unité de cette tradition est
considérée comme fondée sur des textes, des croyances et des pratiques que
les fidèles reconnaissent en totalité ou en partie.
Au risque de contredire ce postulat « théologique », qui est souvent
estimé comme normatif, on propose ici de penser qu’il n’en a rien été,
du moins dans l’Antiquité, mais sans doute aussi pour les périodes posté-

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INTRODUCTION 17
rieures. Disons déjà que ce postulat est représentatif d’« un » judaïsme, le
rabbinisme, mais qu’il en existe d’autres, de nombreux autres.
On sait que les reconstitutions du passé n’ont guère de place dans les
traditions religieuses en général. C’est notamment le cas dans la tradition
rabbinique qui fonctionne sur la mémoire et non sur l’histoire, et que
les travaux de l’historiographie depuis toujours – les livres bibliques dits
historiques sont plutôt des ouvrages prophétiques – y sont dépourvus de
fonction : les thèses historiques sont habituellement considérées comme des
spéculations plutôt mouvantes à caractère idéologique. C’est pourquoi, la
tradition rabbinique préfère se situer depuis l’Antiquité – à partir du Ier ou
du IIe siècle – dans un ahistoricisme plus ou moins absolu 4 . Il est évident
que le travail de l’historien ne saurait reposer sur ces paramètres qui sont
de l’ordre des représentations théologiques fonctionnant sur le concept de
vérité « absolue », et non de la reconstitution historique, laquelle repose
plutôt sur le concept de réalité « plausible ».
La construction de l’histoire du judaïsme, reprise souvent sur celle du
christianisme ou même de certains états européens en quête d’une identité
commune (comme par exemple l’Allemagne), a été marquée par les idéo-
logies des XIXe et XXe siècles, notamment le nationalisme et le sionisme,
qui n’en est qu’un des avatars.
On doit observer que le peuple judéen, comme de nombreux autres dans
l’Antiquité, est un peuple « théocratique » : en ce sens qu’il a constam-
ment été représenté comme conduit par son dieu, avec ses prêtres et ses
cultes – et ce, en dépit de brouilles passagères entre le peuple et son dieu
interprétées comme des « infidélités », d’ailleurs bien souvent aussitôt
pardonnées. Réciproquement, la religion du peuple judéen est représen-
tée comme « temporelle » : en ce sens que la déférence ou la négligence,
qui sont manifestées à l’égard de son dieu, ont constamment été conçues
comme conditionnant et expliquant le déroulement du passé du peuple,
notamment pour légitimer la possession de la terre. C’est ainsi que s’est
établi progressivement un rapport dialectique entre le passé du peuple et
le passé de sa religiosité, entre le passé des Judéens et le passé du judaïsme
– en relation avec le temps présent et le temps futur.
Ces précisions générales étant entendues, on peut avancer que pour un
scientifique faire l’histoire du judaïsme ancien, c’est avant tout faire l’his-
toire d’une religion, mais pas uniquement, car c’est aussi faire l’histoire d’un
peuple installé sur sa terre (la Judée) et dispersé hors de sa terre (la Dias-
pora) – c’est dire la complexité de cette histoire dont l’appréhension n’est
pas plus évidente que la compréhension à cause du brouillage de la tradition
qui transmet ses textes. Sans compter que, quand on s’intéresse à l’histoire

4. À ce sujet, voir Y.H. YeruSHalMi, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive,


Paris, 1984 ; Y.H. YeruSHalMi, Transmettre l ’histoire juive. Entretiens avec Sylvie
Anne Goldberg de Yosef Hayim Yerushalmi, Paris, 2012.
18 INTRODUCTION

du judaïsme ancien, il convient de ne pas confondre histoire des Judéens et


histoire de la Palestine. La première est l’histoire d’un peuple, la seconde est
l’histoire d’une terre, et cela, même si l’on est amené à étudier la religion du
peuple qui vit sur cette terre mais qui vit aussi, ne l’oublions pas, en dehors
de cette terre. L’histoire du judaïsme ancien apparaît finalement comme
l’histoire d’une revendication d’un peuple sur sa terre dont la légitimité est
fondée sur l’élection divine et la donation divine d’une terre à son peuple
– du moins, si l’on se laisse prendre par les représentations traditionnelles.
Á partir plus ou moins de la première moitié du Ier siècle avant notre
ère, l’histoire des Judéens, en Palestine et en Diaspora, fait partie inté-
grante de l’histoire des Romains et de l’histoire des Iraniens : il s’agit là
d’une évidence mais qui n’est affirmée de manière claire que depuis seule-
ment quelques dizaines d’années, car auparavant l’histoire judéenne a été
conçue comme une histoire uniquement religieuse. L’utilisation de sources
strictement documentaires – papyrologiques, épigraphiques, archéolo-
giques et numismatiques – a permis depuis d’établir les interférences et
les interactions entre le monde judéen et son environnement immédiat
ou lointain. Le peuple judéen n’est nullement un isolat dans l’Antiquité,
même si, par la suite, en tant que peuple juif, jusqu’aux XIXe-XXe siècles,
il a pu être considéré comme tel, tant dans le monde chrétien que dans le
monde musulman.
Les religiosités antiques sont toutes ritualistes, ne reposant sur aucune
révélation mais sur un sacerdoce de prêtres et un panthéon de divinités.
On pense qu’il n’en a jamais été de même pour la religion des Judéens car
ses croyances et ses pratiques ne reposent que sur un seul dieu. On peut se
demander ce faisant si l’on ne subirait pas les représentations d’une docu-
mentation qui crée une univocité qui est pourtant des plus curieuses dans
le monde antique.
Quoi qu’il en soit de cette question, on postule après d’autres et avec
d’autres que le judaïsme d’après 70, comme celui d’avant 70, n’a pas été
uniforme. En effet, entre le Ier et le IVe siècle, voire après, outre le mou-
vement des chrétiens et le mouvement des rabbins, une autre forme de
judaïsme a existé, c’est celle que l’on appelle le judaïsme synagogal et
que l’on va maintenant présenter de manière succincte car c’est la moins
connue, étouffée qu’elle a été par les deux autres formes durant longtemps.

Présentation du judaïsme synagogal 5


Le judaïsme synagogal trouve ses racines et ses origines dans le peuple
judéen d’avant la révolte de 66-74 : il est constitué par tous ceux parmi les

5. On reprend ici des éléments développés dans S.C. M iMouni, Le judaïsme


ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins,
Paris, 2012, p. 553-566.

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INTRODUCTION 19
Judéens qui n’appartiennent pas aux deux grands mouvements de l’époque,
celui des pharisiens ou plus tard des rabbins et celui des nazoréens ou plus
tard des chrétiens. Il s’agit donc d’une troisième entité judéenne dont les
membres ne relèvent pas en principe des deux autres groupes composant le
peuple judéen – on laisse de côté ici la question des esséniens qui consti-
tuent plutôt une secte, ou celle des sadducéens qui constituent plutôt un
parti, ainsi que les divers mouvements messianiques ou prophétiques et bap-
tistes qui n’ont eu qu’une existence limitée dans le temps ou interstitielle.
De fait, ce judaïsme est celui qui est le plus commun. Il ne faudrait
d’ailleurs pas trop forcer les frontières entre lui et les autres mouvements,
car, de par leurs porosités, on peut y rencontrer en effet aussi bien des
rabbins que des chrétiens.
Cette entité judéenne pour l’époque d’après 70, qui est actuellement
l’objet d’une « mise au jour », est désignée, faute de mieux, par l’expres-
sion « judaïsme synagogal », car il est à la fois de langue et de culture hel-
lénistes comme de langue et de culture araméennes : raison pour laquelle
il est difficile de le désigner par les expressions « judaïsme helléniste » ou
« judaïsme araméen », comme on tente parfois de le faire.
L’existence de ce judaïsme pose le problème de la portée de la culture
helléniste et de la culture araméenne sur les Judéens de Palestine à l’époque
grecque et à l’époque romaine, sa diffusion et son influence sur l’ensemble
du peuple, et pas seulement sur ses érudits sacerdotaux et ses élites aristo-
cratiques. On sait, en effet, qu’au i er siècle de notre ère, un certain nombre
de Judéens de Palestine appartiennent à la culture grecque : une situation
qui remonte assurément à la conquête d’Alexandre le Grand et aux domi-
nations lagide et séleucide.
On va fournir quelques éléments qui relèvent plutôt d’un état des
recherches, des sources et des questions que d’une réelle présentation syn-
thétique.

État des recherches


Il convient de distinguer entre l’ancienne historiographie et la nouvelle
historiographie, entre les anciens paradigmes et les nouveaux paradigmes,
puis d’émettre une hypothèse nouvelle qui repose sur les acquis les plus
récents.
- L’a ncien ne h istor iog raph ie et les a nciens pa ra d ig mes
Selon l’ancienne historiographie, le judaïsme est plurivoque avant l’an
70 de notre ère, mais la destruction du Temple de Jérusalem a entraîné
une rapide unification du paysage religieux qui provoqua le déclin voire
la disparition des sadducéens, des esséniens et des sicaires ou zélotes, et
favorisa l’ascension du mouvement des pharisiens ou rabbins. Ce scénario,
qui néglige le mouvement des chrétiens dans la mesure où elle le considère
20 INTRODUCTION

déjà à l’extérieur du judaïsme, repose sur les anciens paradigmes suivants :


(1) une certaine continuité entre pharisiens et rabbins ; (2) la mise en place
d’une autorité rabbinique puissante et légitime ; (3) des décisions prises à
Yabneh par une assemblée rabbinique dont l’application s’est étendue à
l’ensemble du monde judéen.
La majeure partie des critiques, sous l’influence des historiens de confes-
sion juive comme Guedalia Alon et Ephraim E. Urbach, estime, en effet,
non sans nuances, que pour subsister le judaïsme, essentiellement – pour
ne pas dire exclusivement – sous la gouvernance du mouvement pharisien/
tannaïte de l’école d’Hillel, avec à sa tête Rabban Yohanan ben Zakkaï, a
été repensé dans toutes ses structures politiques et religieuses. C’est ainsi
qu’est soutenue par ces savants et par bien d’autres la thèse d’un judaïsme
rabbinique (celui des rabbins) qui remplace paisiblement et naturellement,
mais toutefois dans une certaine urgence, le judaïsme sacerdotal (celui
des prêtres).
Il en a été de même pour les historiens de confession chrétienne comme
Emil Schürer (1901-1904 4), Gregory F. Moore (1927), Marie-Joseph
Lagrange (1931) et Joseph Bonsirven (1935) qui ont considéré que le chris-
tianisme et le rabbinisme ont succédé directement au judaïsme sacerdotal
et palestinien juste après la chute du temple de Jérusalem en 70, estimant
même que la séparation entre christianisme et judaïsme remonte aux alen-
tours des années 50 à la suite de l’assemblée de Jérusalem et des décisions
qui y ont été prises.
On peut même dire, sans risque de se tromper, que les hypothèses des
historiens de confession juive trouvent leurs prémisses dans les reconstruc-
tions des historiens de confession chrétienne.
- L a nouvel le h istor iog raph ie et les nouveau x pa rad ig mes
Selon la nouvelle historiographie, ce scénario ne peut plus être retenu
pour les raisons suivantes : (1) la continuité entre pharisiens et rabbins
est difficile à établir avec précision, puisque les rabbins ne mentionnent
presque jamais les pharisiens dans leurs écrits et, quand ils le font, c’est
souvent d’une manière fort critique ; (2) la mise en place de l’autorité rab-
binique a été tout aussi longue que partielle et, de toute façon, elle semble
s’être limitée à leurs disciples à l’intérieur même de leur mouvement : son
champ d’action est donc loin de toucher tous les Judéens ; (3) les décisions
de l’assemblée de Yabneh posent de nombreux problèmes, car le « synode »
est plus une construction mythique qu’une réalité historique et, même si
des décisions ont été prises par les autorités rabbiniques aux alentours des
années 80, elles n’ont touché que les membres du mouvement des rabbins
et nullement les Judéens dans leur ensemble.
La nouvelle historiographie, suivant une ligne tracée depuis déjà plu-
sieurs décennies par Alan F. Segal en 1986 mais qui est bien plus ancienne
puisqu’elle remonte au moins jusqu’à Erwin R. Goodenough en 1934,

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INTRODUCTION 21
montrent de plus en plus qu’il paraît préférable de considérer qu’après 70,
en Palestine, au moins deux mouvements religieux, et non un seul, ont
survécu à la catastrophe : un premier dans la perspective des anciens pha-
risiens, celui des rabbins ; un second dans la perspective des anciens nazo-
réens, celui des chrétiens. Ces mêmes critiques insistent ensuite et surtout
sur l’existence d’une troisième catégorie qui a aussi survécu à la destruction
du sanctuaire et à ses conséquences et qui n’a pas constitué un mouvement
proprement dit : c’est celle formée par l’immense majorité des Judéens
de langue et de culture grecques mais aussi de langue et de culture ara-
méennes qui ne sont ni pharisiens, ni nazoréens. Il s’agit tout simplement
des Judéens qui partagent l’existence et l’activité politiques et civiques des
Grecs et autres au milieu desquels ils vivent, sans nécessairement avoir été
« déjudaïsés » comme on l’affirme parfois, peut-être à des fins de dénigre-
ment ou de délégitimation.
Comme l’observe avec justesse José Costa, dans un travail encore inédit
et en cours de publication à partir d’une habitation à diriger des recherches
soutenue en 2011 6, la nouvelle historiographie estime que l’ancienne his-
toriographie a commis une double erreur en considérant que (1) les seuls
documents judéens pour les IIe-IVe siècles étant issus du mouvement rab-
binique, c’est donc que celui-ci est le seul judaïsme existant, et que (2)
comme dans ces documents les rabbins semblent parler du mouvement
rabbinique comme du judaïsme, c’est qu’il ne peut y en avoir d’autre. Ainsi
que le souligne José Costa dans ce même travail, l’idée d’un patriarche,
issu du mouvement rabbinique et reconnu par les autorités romaines, qui
dirige sur le plan politique et religieux l’ensemble des Judéens de Palestine
et dont l’autorité s’étend aux Judéens de Diaspora, est également remise en
cause comme le montrent notamment l’étude des tensions entre les rab-
bins et les patriarches, ou encore la reconnaissance officielle du patriarcat
par Rome à une époque tardive.
Certains critiques comme Shaye J.D. Cohen ou David Goodblatt se
situent à mi-chemin entre ce que l’on peut appeler l’ancienne et la nouvelle
historiographie. Ils refusent notamment de distinguer le judaïsme syna-
gogal (helléniste et araméen) des autres formes existantes et estiment que
le « judaïsme » repose (1) soit sur un caractère ethnico-religieux fondé sur
l’ancienneté et sur la culture, (2) soit sur un caractère identitaire qualifié
de national élaboré sur la torah, la langue hébraïque et un personnel sacer-
dotal approprié. Il s’agit pour la plupart de ces critiques de conserver la
primauté au rabbinisme, comme selon l’ancien paradigme, et de renvoyer
les autres dans les marges de l’hérésie.

6. Voir pour le moment J. CoSta, Le judaïsme helléniste après 70 en Palestine :


mythe ou réalité ? Réflexions autour de l ’œuvre d ’E. Goodenough et de son rapport
à la littérature rabbinique, École pratique des Hautes études, Section des sciences
religieuses, Paris, 2011 (Mémoire d’habilitation à diriger des recherches).
22 INTRODUCTION

D’autres critiques encore, comme Seth Schwartz en 2001 et Emmanuel


Friedheim en 2003, estiment que pendant toute la période, qui a suivi
les deux révoltes contre Rome, la Palestine, après 135, a été foncièrement
« déjudéïsée » au sens où les Judéens, étant complètement hellénisés, ne
s’identifient comme judéens que sur le plan ethnique – les rabbins ne for-
mant alors qu’un petit groupe conservant certaines traditions issues du
mouvement pharisien. Ils vont même jusqu’à soutenir que c’est la chris-
tianisation de l’empire romain et sa « dépaganisation » qui sont à l’ori-
gine de la « rejudéïsation » de la Palestine après 350 environ : à la suite
du développement des communautés chrétiennes, on assisterait donc à
l’émergence, dans nombre de lieux, de communautés judéennes centrées
autour de synagogues, soulignant que les rabbins eux-mêmes seraient restés
étrangers à cette évolution. Pour ces critiques, le mouvement rabbinique au
sein du judaïsme, en tant que culture hégémonique, ne serait véritablement
parvenu au pouvoir qu’au cours de la première période islamique (à partir
des vii e-viii e siècles).
- Une hy pot hèse nouvel le
On propose, dans un ouvrage qui est paru en 2012, la thèse d’un scé-
nario résolument à trois dimensions et non à deux : celle d’un judaïsme
synagogal, celle d’un mouvement chrétien et celle d’un mouvement rab-
binique – si le premier a été très majoritaire, les deux autres ont été plus
que minoritaires.
On doit à Erwin R. Goodenough, auquel il faut rendre justice et hom-
mage plus qu’on ne le fait habituellement, la thèse de l’existence, à l’époque
grecque et romaine, d’un judaïsme fortement hellénisé mais aussi mystique
et donc messianique, attesté notamment par l’œuvre de Philon d’Alexan-
drie et par des prières judéo-grecques mises au jour par Wilhelm Bousset
dans le Livre VII des Constitutions apostoliques. Une thèse qu’il reprend et
développe sur des fondements archéologiques et iconographiques dans son
immense œuvre sur les symboles judéens dans l’Antiquité gréco-romaine.
Une thèse qui a été contestée, de manière radicale, par nombre de savants
de son époque, dont Arnaldo Momigliano qui l’a considérée comme « sin-
gulière », mais qui a été acceptée, non sans réticences parfois, par d’autres,
dont Morton Smith et Elias Bickerman.
Il semble difficile de penser que ce judaïsme synagogal ait été déjudéisé
et paganisé, même s’il a plus subi l’influence du monde romain, de ses pen-
seurs et de ses cultes, que le christianisme ou le rabbinisme, du moins entre
le IIe et le IVe siècle. Il n’est pas du tout sûr, en effet, que les Judéens de
Palestine du milieu du ii e siècle au milieu du iv e siècle aient accepté, pour
la plupart, de vivre selon les normes de la société grecque et d’adhérer à ses
cultes ritualistes. Dans les cités, les Judéens ont certainement eu un rôle
non négligeable, comme le montrent les documents archéologiques et épi-
graphiques, mais cela n’implique pas pour autant qu’ils aient renoncé à leur

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INTRODUCTION 23
ethnicité et encore moins à leur appartenance traditionnelle – les faits de
vivre à la grecque et d’utiliser la langue grecque ne sont pas nécessairement
significatifs pour parler d’une « déjudéisation » et d’une « paganisation ».
Il n’est pas sûr non plus que parler de paganisation des Judéens, comme
on le fait parfois, ne soit pas une manière de reprendre le discours du mou-
vement rabbinique qui manifeste une tendance à vouloir ainsi disqualifier
ses opposants judéens, notamment en les assimilant aux « païens ».
En tout cas, cette hellénisation des Judéens des ii e-iii e siècles permet de
comprendre pourquoi le mouvement chrétien à cette époque, dont l’auto-
nomie par rapport au mouvement rabbinique ne saurait être mise en doute,
s’est développé dans le cadre de la culture et de la pensée grecques non
sans rapport avec le judaïsme hellénistique dont on dit, plus à tort qu’à
raison, qu’il aurait disparu avec la grande révolte de la Diaspora orientale
contre Rome en 115-117.
- R écapit u lati f
Bref, ce qu’il faut surtout retenir c’est que le judaïsme d’après 70 ne se
réduit pas au seul judaïsme rabbinique mais que, comme celui d’avant 70,
il est constitué de plusieurs variétés, mouvances majoritaires ou marginales.
Il n’est évidemment pas question dans ce scénario de nier l’originalité
du christianisme et du rabbinisme, mais de montrer, qu’après 70, ils ne
représentent nullement le judaïsme majoritaire.

État des sources


Le judaïsme synagogal est documenté par des sources qui ont précé-
demment été considérées soit comme chrétiennes (pour la littérature apo-
cryphe), soit comme rabbiniques (pour la littérature targoumique ou poé-
tique). Sans compter qu’il existe aussi une documentation archéologique,
épigraphique et numismatique de caractère judéen, assez abondante, qui
n’est nullement rabbinique.
La littérature judéo-grecque doit mériter dorénavant la plus ample
attention, car certains de ses écrits, classés parmi le corpus des pseudépi-
graphes ou apocryphes de l’Ancien Testament, voire ceux du Nouveau Tes-
tament, pourraient bien provenir de communautés judéennes de langue et
de culture grecques vivant en Palestine. Ainsi, par exemple, la Vie d’Adam
et Ève ou les Vies des Prophètes, dont l’histoire des traditions et des rédac-
tions semble mieux adaptée à un contexte palestinien qu’à un contexte
diasporique. Il en va aussi sans doute de même pour les Testaments des
Douze Patriarches, un écrit qui pourrait relever d’un groupe judéen accep-
tant toutefois certains aspects des croyances et pratiques chrétiennes.
On ne doit pas négliger aussi la littérature chrétienne, qui peut être
d’un certain apport dans la mesure où elle est en partie issue de Judéens
ou de Grecs chrétiens en contact avec des Judéens non chrétiens, comme
24 INTRODUCTION

c’est le cas par exemple de Justin de Néapolis avec son Dialogue avec Try-
phon qui date du milieu du ii e siècle mais aussi d’Hégésippe, vraisembla-
blement un chrétien d’origine judéenne, dont l’œuvre, les Hypomnemata,
n’est accessible que par des fragments conservés chez Eusèbe de Césarée.
Les sources archéologiques, épigraphiques et papyrologiques purement
« judéennes » sont encore rares pour les Ier-IIe siècles, en tout cas pour
celles qui sont identifiables comme telles. Elles n’en sont pas moins de plus
en plus importantes et signifiantes à partir des iii e-iv e siècles.
Les sites de Sepphoris et de Tiberias n’ont pas livré de synagogues
datant du ii e ou du iii e siècle : celles qui ont été mises au jour ne sont, en
effet, que du iv e et du v e siècle. Aucune trace judéenne n’a apparemment
été découverte lors des fouilles du site de Beth-Shéan, l’ancienne Scytho-
polis, dont l’hellénisation semble avoir été importante.
On doit toutefois mentionner la nécropole de Beth-Shéarim, en Basse-
Galilée, qui a livré de nombreuses inscriptions funéraires en grec, en ara-
méen et en hébreu. Ce site, fouillé de 1935 à 1940 et de 1953 à 1959,
paraît avoir été le cimetière principal de notables judéens originaires de
Palestine et de Diaspora, ceux ayant appartenu au judaïsme synagogal
comme au mouvement rabbinique, mais seulement à partir du iii e siècle
et durant tout le iv e siècle – la ville a été détruite en 351 par les troupes
romaines lors de la révolte judéenne contre Gallus.
Des inscriptions relativement tardives, sur pierre ou mosaïque, portent
la mention de « rabbi » : selon certains critiques, elle ne renverrait qu’à
un titre honorifique en usage dans les synagogues, mais, selon d’autres,
elle attesterait la présence du mouvement rabbinique dans ces mêmes lieux
de cultes : la question demeure extrêmement discutée, mais il est probable
qu’il ne s’agisse que d’un titre honorifique que l’on rencontre d’ailleurs
aussi dans la littérature chrétienne pour désigner Jésus (notamment dans
l’Évangile selon Jean).
Les émissions monétaires en bronze des villes de Lydda, de Sepphoris
et de Tiberias, datant des ii e-iii e siècles, qui utilisent des motifs judéens,
comme la branche de palmier, sur leurs revers, montrent que les Judéens, à
cette époque, sont largement intégrés dans la vie civique.
En ce qui concerne les sources littéraires du judaïsme synagogal, une
prudence critique est nécessaire car, pour la plupart, elles ont été récupé-
rées et transmises ensuite par leurs opposants et successeurs, qu’ils soient
chrétiens ou rabbins. Il en a été ainsi de la Bible, du Targoum et de la
liturgie des Judéens (les prières comme les poèmes) synagogaux que l’on
retrouve soit chez les chrétiens soit chez les rabbins.
Tout ce que l’on peut savoir de précis sur la Bible du Second Temple
vient soit par la voie de la langue grecque ou araméenne, soit par la voie de
la langue hébraïque ou araméenne. Il semble qu’il convienne d’accorder de
plus en plus de considération à la première voie, car elle paraît renvoyer au

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INTRODUCTION 25
judaïsme synagogal qui est de langue et de culture hellénophones comme
de langue et de culture araméophones, en opposition à la seconde voie qui
provient exclusivement du mouvement rabbinique. Il faut être tout aussi
prudent avec la première voie qu’avec la seconde, car si la première a été
récupérée et transmise par le christianisme, la seconde l’a été par le rabbi-
nisme. En effet, par exemple, pour ce qui est du judaïsme synagogal ara-
méophone, il a été trop souvent confondu avec le mouvement rabbinique
qui a d’ailleurs, plus tard (pas avant le VIIe siècle), récupéré sa littérature
liturgique (notamment les targoumim et les piyyoutim) et ses lieux de culte
(la synagogue).

État des questions


On ne donne que quelques observations sur le judaïsme synagogal afin
de souligner l’intérêt des orientations de recherches qui restent encore à
faire, dont certaines sont d’ailleurs en cours.
On commence seulement à reconnaître que le judaïsme synagogal hel-
lénophone, tant en Palestine qu’en Diaspora, qui est dans la continuité du
judaïsme hellénistique d’avant 70, n’a nullement disparu à la suite de la
révolte de 115-117. On le retrouve attesté en Palestine, certes il est vrai à
une date plus tardive, mais aussi en Diaspora, à Rome, à Éphèse, à Alexan-
drie, à Antioche et partout ailleurs sur le pourtour de la mer Méditerranée.
Les sources numismatiques et épigraphiques retrouvées en Palestine
montrent que les Judéens des ii e-iii e siècles sont largement intégrés à la vie
des cités – Tibériade, Sepphoris et Lydda – dans lesquelles ils résident.
À Sepphoris, dans des inscriptions sur des poids, sont mentionnés des
agoranomoi ou des bouleutai judéens dont certains sont des prêtres – il en
est question aussi dans quelques passages de la littérature rabbinique. Il
est certain que dans cette cité, comme sans doute dans bien d’autres, ont
coexisté des Judéens plutôt bien intégrés et largement hellénisés relevant
du judaïsme synagogal, et des Judéens plutôt fermés et largement imper-
méables à toute influence grecque, appartenant au mouvement rabbinique :
de ce fait, les conflits entre les deux catégories n’ont pas manqué, comme
on peut le constater dans la littérature rabbinique.
Il convient de souligner qu’aucune synagogue palestinienne de l’Anti-
quité tardive n’est construite selon les « normes » rabbiniques, et même
que l’interdiction des images, qui est biblique (Lv 26, 1), n’y a jamais été
respectée. Sur les nombreuses mosaïques qui décorent les sols de ces syna-
gogues sont en effet représentés non seulement des motifs bibliques mais
aussi des motifs issus de la mythologie gréco-romaine – suivant ainsi, en
partie du moins, une précision du Targoum du Pseudo-Jonathan sur Lv
26, 1 qui affirme que la production d’images et de portraits est autori-
sée à condition qu’elle soit destinée au culte judéen dans la synagogue et
sous réserve que l’on ne se prosterne pas devant eux. Il convient d’ajouter
26 INTRODUCTION

que les Judéens ont reporté sur les synagogues nombre des attributs du
temple, notamment la sainteté : ce qui a conduit certains critiques à parler
de « templisation » des synagogues et à établir un parallèle avec le phéno-
mène des églises pour le mouvement chrétien.
Ce judaïsme synagogal, au même titre que le mouvement rabbinique, a
comporté des tendances mystiques. Ce qui n’impose pas nécessairement
d’opposer ces deux formes de mysticisme, surtout sur des critères unique-
ment linguistiques. En tout cas, ce pourrait être dans la forme de mysti-
cisme en provenance de ce judaïsme synagogal que s’enracinerait l’Évangile
selon Jean ou la littérature chrétienne gnosticisante dont l’Évangile selon
Philippe est un éminent représentant.
Le motif des deux lumières, celle du dieu d’Israël et celle de son éma-
nation, est central dans le judaïsme hellénisé, ainsi que l’a montré Erwin
R. Goodenough dans son étude intitulée précisément By Light, Light.
Une centralité qui est attestée dans la mystique judéenne mais aussi dans
la pensée paulinienne comme dans la pensée johannique, et encore dans
l’art synagogal, notamment avec l’utilisation du symbolisme astral. Ce
motif a été préservé dans des traditions midrashiques sur le « manteau de
lumière » commentant le Ps 104, 2, suscitant parfois des réticences chez
certains rabbins.
Vers 360, l’empereur Julien affirme dans son Contre les Galiléens, frag-
ment 72, que « les Judéens se conduisent comme (les autres) ethnicités,
sauf qu’ils ne reconnaissent qu’un dieu. Il s’agit là de quelque chose qui
leur est particulier et qui nous est étranger. Car le reste nous est d’une
certaine manière commun : temples, sanctuaires, autels, rituels de purifica-
tions, certaines injonctions où nous ne divergeons pas les uns des autres, ou
bien seulement de façon insignifiante ». Une description qui correspond à
ce que l’on sait par ailleurs des Judéens non rabbiniques et non chrétiens
et dont cet empereur a dû se sentir assez proche, à l’opposé des rabbiniques
et des chrétiens. C’est sans doute à ces Judéens hellénisés, comportant dans
leurs rangs des prêtres, que Julien a dû proposer de reconstruire le temple
de Jérusalem, en aucun cas aux rabbiniques et aux chrétiens, qui se sont
opposés à ce projet dans la mesure où il donnait trop de pouvoir à l’ancien
sacerdoce et à ses pratiques sacrificielles.
En tout cas, c’est dans ce contexte, sans doute consécutif à cet échec de
restauration de l’ancien sanctuaire de Jérusalem, que le mouvement rabbi-
nique va commencer à asseoir de plus en plus son autorité en définissant
ses frontières, les identifiant avec celles du judaïsme, et en disant qui est
judéen et qui ne l’est pas – même si c’est vers cette époque que la charge
patriarcale disparaît. Paradoxalement, il apparaît que c’est avec la christia-
nisation de l’empire romain et la transformation de la Palestine en terre
sainte chrétienne que les rabbins vont imposer progressivement leur auto-
rité sur l’ensemble des Judéens.

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INTRODUCTION 27
On doit se demander ce qu’est devenu le judaïsme synagogal qui, selon
toure apparence, contrairement aux mouvements des chrétiens et des rab-
bins, n’a pas survécu aux aléas du temps.
Les recherches les plus récentes sur le mouvement rabbinique posent
la question de la durée exacte de la période qui a permis aux rabbins de
passer d’une situation marginale à une position d’autorité dans la société
judéenne antique. Selon certains critiques, les rabbins ne deviennent domi-
nants que vers la fin du IIe ou le début du IIIe siècle. Selon d’autres cri-
tiques, l’hégémonie rabbinique a mis beaucoup de temps à se mettre en
place, et elle doit être localisée plus en Babylonie qu’en Palestine et datée
soit du IVe siècle (la constitution hégémonique du christianisme ayant
conduit aussi à celle du rabbinisme) soit du VIIe siècle (avec l’émergence et
la conquête des Arabes musulmans), voire du VIIIe siècle (avec la mise en
place du califat abbasside à Bagdad).
Les conflits entre le mouvement des rabbins et le mouvement des chré-
tiens avec le judaïsme synagogal ont été nombreux et se sont traduits, à
une date difficile à déterminer avec précision, par la victoire des descen-
dants des pharisiens/rabbins et des nazoréens/chrétiens et par la dispari-
tion du groupe majoritaire dont les membres rejoindront sans doute les
vainqueurs, rabbins ou chrétiens, à l’exception peut-être de certains d’entre
eux qui maintiendront leurs traditions ancestrales dans l’empire byzantin
durant tout le Moyen Âge, et dont on retrouve des traces dans la liturgie
du judaïsme romaniote, qui a survécu bien après la chute de Constanti-
nople en 1453.

Récapitulatif
C’est donc une histoire à trois voix (judaïsme synagogal [helléniste
ou araméen], mouvement des rabbins, mouvement des chrétiens) et non
à deux (mouvement des rabbins, mouvement des chrétiens), voire à une
seule (mouvement des rabbins), qu’il convient dorénavant de prendre en
considération dans toute histoire du judaïsme ancien après 70. Les rab-
bins comme les chrétiens n’ont constitué encore à l’époque que des mou-
vements relativement minoritaires.
Par conséquent, il apparaît erroné de confondre « judaïsme » et « rab-
binisme » : ce dernier n’ayant constitué durant plusieurs siècles qu’une des
composantes du peuple judéen dans le cadre d’un mouvement. Il serait
tout aussi erroné de considérer que le « christianisme » est déjà à distin-
guer du « judaïsme » : même si ses relations avec le « rabbinisme » ont été
conflictuelles au moins depuis le milieu du Ier siècle.
Ceci étant, cette tri-répartition du judaïsme est évidemment une créa-
tion des chercheurs actuels qu’on ne retrouve jamais telle quelle dans la
documentation, même si de chaque groupe subsiste une documentation.
Cette perspective, si elle est forcée, est risquée : elle peut, en effet, débou-
28 INTRODUCTION

cher sur la réification de chacun des trois groupes jusqu’à les concevoir
comme des entités distinctes dont l’existence idéologique et politique est
au moins dans une certaine mesure fictive.

Observations conclusives

Dans le cadre de ces observations conclusives, il paraît nécessaire d’attirer


l’attention sur des questions de terminologie, lesquelles sont d’autant plus
importantes qu’elles sont invariablement marquées par des questions d’idéo-
logie, et par conséquent difficiles à aborder tellement les textes sont confus.
Les termes utilisés exercent une influence qui est déterminante pour
toute approche. Il n’est pas anodin pour désigner les Judéens de l’Anti-
quité d’utiliser le mot Juif, alors que celui-ci n’est pas antérieur au Moyen
Âge occidental, avec tout ce que cela signifie dans la mise en réduction et
en soumission de ce peuple par l’Église, à la fois protectrice et persécutrice
dans le cadre de relations complexes.
Il est fréquent de parler d’histoire du judaïsme quand il s’agit d’histoire
du rabbinisme et d’histoire du peuple juif quand il s’agit d’histoire du
judaïsme. Une explication est nécessaire : on considère, habituellement, que
le judaïsme, en tant que religion révélée, commence avec Moïse au Mont
Sinaï, se référant ainsi à une tradition spécifique qui se donne elle-même
le nom de « Torah » et que le peuple juif est un englobant concernant des
Juifs qui ne reconnaissent pas forcément le judaïsme, certains le rejetant
partiellement ou en totalité pour pratiquer d’autres voies. Une telle oppo-
sition est dénuée de sens : il est vrai que tous les Juifs ne reconnaissent pas
le judaïsme, du moins tel qu’on le définit au travers de ses traditions écrites
et orales ainsi que de ses pratiques qui en réalité relèvent du rabbinisme.
Mais ce qui est encore plus inexact, c’est la manière de définir le judaïsme
en le renvoyant à la figure tutélaire de Moïse, qui est celle des rabbiniques,
et en omettant la figure tutélaire d’Abraham, qui est celle des synagogaux
– deux groupes qui finalement s’opposent sur bien des points.
Le judaïsme, qui est inséparable du peuple juif, est davantage une forme
de culture globale qui enveloppe à la fois certaines croyances et des pra-
tiques qui s’imposent à tous et d’autres qui ne s’imposent qu’à certains
d’entre eux. Le judaïsme est fondé sur des formes de savoirs et des modèles
intellectuels, éthiques et politiques, instruits par des textes écrits (la Bible),
alors que le rabbinisme ajoute à ces textes écrits (la Bible) des traditions
orales (le Talmud). Le judaïsme est un mode de pensée et d’existence qui
est à considérer dans le cadre d’une société non limitée géographiquement
ou chronologiquement.
Partant d’une définition aussi large, on peut y inclure des mouvements
aussi divers que l’ont été le judaïsme sacerdotal, le judaïsme synagogal, le
judaïsme rabbinique, le judaïsme karaïte, voire le judaïsme chrétien – on se

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INTRODUCTION 29
tient là dans les limites de l’Antiquité classique et tardive. Tous font partie
du peuple juif et revendiquent la figure d’Israël, tous se veulent le Verus
Israel, mais tous s’en excluent réciproquement avec opiniâtreté et parfois
férocité pour cause de déviance (minout selon la terminologie rabbinique)
ou d’hérésie (hairesis selon la terminologie chrétienne).
Ce n’est qu’après l’émergence de l’islam, dont les origines sont peut-être
à situer dans certaines mouvances du judaïsme chrétien (l’ébionisme), que
les rabbins de Babylonie, qui vivent proches du pouvoir abbasside de Bag-
dad, commencent à ambitionner une hégémonie sur l’ensemble du peuple
juif et à utiliser l’appellation de « judaïsme » pour désigner leur mouve-
ment – une appellation qui, du moins en hébreu et en araméen, n’est appa-
remment pas antérieure au VIIIe siècle. Face à ce que l’on peut appeler un
demi-échec, puisque tous les Juifs ne se sont pas ralliés à leur mouvement,
ils semblent abandonner l’appellation « peuple juif », très peu usitée dans
leurs textes, pour l’appellation « judaïsme », surtout utilisée par les chré-
tiens pour désigner leurs opposants juifs, plus d’ailleurs les synagogaux que
les rabbiniques.

Comment ne pas redire encore et toujours combien les historiens


doivent cesser de voir les religiosités de l’Antiquité avec leur regard issu de
la Modernité des XVIIe-XVIIIe siècles, au risque de l’anachronisme avec
ses contre-sens et faux-sens. Ils doivent cesser de voir le judaïsme antique
mais aussi sans doute médiéval à l’aune de cette Modernité, qui n’a presque
pas touché les Juifs en dehors de ceux qui l’ont quitté tout s’en réclamant
toujours d’une manière ou d’une autre.
C’est ce que l’on a essayé de faire ici en proposant ces quelques remarques
épistémologiques et méthodologiques, qui peuvent apparaître encore trop
disparates et qui le sont sans aucun doute.
Il faut cependant avouer que la recherche historique sur le judaïsme et
le christianisme antiques est actuellement dans une telle remise en cause
qu’il est trop tôt pour présenter une synthèse cohérente et nouvelle.

Excursus 1 : le mouvement chrétien

On va procéder sous forme de remarques et de réflexions, qui ont pour


objectif de faire percevoir l’étendue des difficultés qui se présentent à
l’historien, du moins quand il veut se distancer de ses sources qui lui pro-
posent une certaine vision du passé.
Le christianisme des deux ou trois premiers siècle est tout entier dans
le judaïsme, non pas évidemment dans le rabbinisme ou dans le synagogal,
mais en concurrence avec eux : cette remarque porte aussi bien sur le chris-
tianisme d’origine judéenne que sur le christianisme d’origine grecque,
ce qui a été, pour ce dernier, source de nombreux problèmes avec l’État
30 INTRODUCTION

romain à cause de l’obligation de pratiquer le culte impérial ou le culte


civique – surtout à partir de la seconde moitié du IIIe siècle, avec les per-
sécutions générales qui sont mises en place.
Le christianisme remonte-t-il à Jésus ou à l’Église ? Une question diffi-
cile qui tourmente bien des théologiens et des historiens. Pourtant, tout
porte à croire que c’est plutôt à l’Église, qui s’est mise en place dans l’Em-
pire et avec l’Empire à partir du IVe siècle, que le christianisme remonte
– pour ce faire, on commet une confusion philologique, à des fins idéo-
logiques, entre « communautés » au pluriel et « église » au singulier :
ainsi, de la pluralité originelle, on est amené à l’unicité paradisiaque et on
affirme qu’à l’origine tout est unicité et que la pluralité est seconde – il
est bien connu, en effet, malgré les travaux fondamentaux de Walter Bauer
(1934) et d’Alain Le Boulluec (1985), que l’hérésie provient de l’orthodo-
xie ! Ce n’est évidemment plus ainsi qu’il faut raisonner, du moins quand
on se situe en histoire et non en théologie.
Toutefois, ce n’est qu’à partir du IVe siècle que l’on voit émerger un
christianisme et un judaïsme – en réalité il s’agit du seul rabbinisme et
non de l’ensemble du judaïsme –, qui se veulent chacun majoritaires dans
leur camp (= orthodoxes) et qui prétendent l’un et l’autre remonter à
« Israël », une entité théologique fictive et non une entité politique réelle,
et ce même si leurs racines sont ancrées dans la marginalité, dans le groupe
nazoréen pour le premier et dans le groupe pharisien pour le second –
issus l’une comme l’autre du judaïsme pluriel du Second Temple. Tout cela
s’est fait dans le temps et avec le temps, et non pas de manière spontanée.
Dans le christianisme, après la destruction du Temple de Jérusalem, on
a tendance à se réclamer du pouvoir des prêtres – sans doute pour s’oppo-
ser aux rabbins, qui le récuse, et avec lesquels les chrétiens sont en conflit.
Il n’est donc pas étonnant de voir les chrétiens adopter nombre des règles
sacerdotales en vigueur à l’époque du Second Temple, alors qu’elles sont
abandonnées par les rabbins.
Les chrétiens trouvent certes leur légitimité dans la figure de Jésus de
Nazareth, qu’ils apprécient et valorisent d’ailleurs de manières diverses et
multiples (prophétiques ou messianiques mais aussi comme un être plutôt
humain ou plutôt divin). Ils renvoient pourtant leurs origines à la Torah,
dont ils maintiennent la validité tout en la relativisant par divers procédés
d’interprétation textuelle – notamment celui de l’allégorie grecque.
Ce faisant, les chrétiens revendiquent, non sans raison, la même origine
que les rabbins. C’est pourquoi, pour assurer leur légitimité, les uns et les
autres se réclament du Verus Israel, c’est-à-dire du même héritage cultu-
rel : celui qui remonte à l’Israël ancien, au Vetus Israel, selon des repré-
sentations qui sont d’ailleurs rarement antérieures aux époques perse ou
grecque. Ce serait donc une erreur d’appréciation que de penser qu’il y
a eu « captation d’héritage », car l’histoire des idées et des faits montre

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INTRODUCTION 31
que les rabbins comme les chrétiens sortent du même moule, que les uns
et les autres sont originaires du peuple judéen vivant en Palestine ou en
Diaspora entourés de leurs sympathisants ou de leurs catéchumènes non
judéens – ce sont ces derniers qui formeront, de plus en plus, la foule des
communautés croyant en Jésus.
Le christianisme, à travers ses théologiens, ceux qu’il va estimer comme
« orthodoxes », a voulu se distinguer du judaïsme et notamment du rabbi-
nisme : il n’y parviendra réellement qu’au IVe siècle, même si les prémisses
de cette distinction remontent déjà au IIe siècle.
Les chrétiens, contrairement aux rabbins, croient au Messie et observent
la Torah – cette dernière n’étant pour eux nullement abrogée –, qu’il rela-
tivise par divers procédés qui permettent de la rendre acceptable aux Grecs
(notamment par l’allégorisation de la circoncision). De plus, ils récupèrent
l’héritage sacerdotal, qu’ils interprètent de manière sensible, mais sans
tellement s’en écarter. Ils n’ont pu le faire que par le biais des chrétiens
d’origine judéenne, ceux de langue et de culture araméennes, mais aussi
ceux de langue et de culture grecques car c’est à eux que les chrétiens
d’origine grecque doivent cet héritage.
On constate combien le conflit entre chrétiens et rabbins a été inévi-
table, il en a été de même avec le judaïsme synagogal, qui revendiquait lui
aussi le même héritage.
Cette perspective, tracée à grands traits et sans doute trop simplifiée
pour ne pas dire caricaturée, montre que le christianisme et le rabbinisme
sont issus du même monde religieux, à savoir : les croyances et pratiques du
peuple judéen, autrement dit le judaïsme.

Excursus 2 : le mouvement rabbinique

Les rabbins et les patriarches n’ont pas assuré, de manière exclusive, la


direction politique et spirituelle du judaïsme après la disparition du temple
de Jérusalem en 70 : ils ne sont non plus ni à l’origine de son sauvetage ni
de son renouveau. Il est démontré depuis un certain temps déjà, à partir
d’une analyse des structures du mouvement rabbinique, que son influence
et son autorité sur le peuple judéen ont été relativement restreintes et
qu’elles ont été limitées aux cercles de leurs disciples, les seuls à apprécier
l’érudition et le charisme de ses sages.
Dans le mouvement rabbinique, à partir d’une certaine époque diffi-
cile à définir avec précision, il y a eu discontinuité entre le pouvoir des
rabbins et le pouvoir des prêtres, mais pour mieux installer leur pouvoir,
les rabbins, dans le traité des Pirqé Abot, incorporé tardivement dans la
Mishnah, le font remonter au début du Second Temple, lors de l’instaura-
tion, plus fictive que réelle, de la Torah d’Esdras – à la fois un scribe et un
prêtre. Ainsi, le pouvoir des prêtres palestiniens est transcendé par celui
32 INTRODUCTION

des scribes babyloniens, puis des pharisiens et enfin des rabbins dont l’ori-
gine babylonienne est souvent soulignée dans les textes (= sages tannaïtes
et sages amoraïtes).
Le mouvement rabbinique cherche à réduire une certaine discontinuité
avec la période du Second Temple en établissant une continuité avec la
Torah de cette époque qui dépend des prêtres et non pas des rabbins,
lesquels n’existent pas encore – du moins sous la forme qu’ils prendront
plus tard. Les pharisiens trouvent leur légitimité dans la Torah d’Esdras
et, ce faisant, ils renvoient leurs origines à l’époque des prêtres du Second
Temple : il est évident cependant que l’émergence de leur mouvement n’est
pas antérieure à l’époque hasmonéenne et qu’il est composé de scribes qui
ont tendance à s’opposer aux prêtres de cette famille prétendant représen-
ter le grand sacerdoce, alors qu’ils ne sont que d’une maison modeste dans
la hiérarchie sacerdotale. Il s’agit de deux discontinuités qui s’opposent
pour la détention du pouvoir religieux et donc politique, car à l’époque les
deux pouvoirs sont inséparables et inconcevables l’un sans l’autre.

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