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Denis, Matisse, Kandinsky
Denis, Matisse, Kandinsky
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La réaction négative de Denis aux Matisse de 1904 et II retrouvera dans la tradition française, le sentiment
surtout de 1905, lors de la présentation collective des du possible.«2
»Fauves« au Salon d'Automne, est bien connue, et il A cette date, Denis lui-même est en train de négocier
en a été fait état à maintes reprises - en dernier lieu, la dernière partie de son virage »classicisant«, que
avec beaucoup de finesse, par Jane Lee, dans le catalo- Cézanne va l'aider à conclure lors de la visite à Aix de
gue de l'exposition Denis1 -, mais le plus souvent, me janvier 1906. Il attaque vigoureusement ce qui lui
semble-t-il, comme d'une simple réaction de rejet, en semble le pur théoricisme des néo-impressionnistes, tel
somme, d'une manifestation d'incompréhension, au que le regain de faveur de Signac, après la mort
niveau du goût et du sentiment critique, devant une de Gauguin en 1903, semble en marquer le retour
forme nouvelle de peinture; forme qui marquerait de offensif. Tel est le sens, le sens principal en tout cas,
son côté une nouvelle étape dans l'histoire de la qu'il faut donner ici à »abstraction« et à »schéma
succession des avant-gardes. d'une théorie«: peinture excessivement cérébrale d'une
1905 serait en quelque sorte le moment du passage de part, et peinture excessivement coupée de la réalité
relais entre les idées de Gauguin et du mouvement d'autre part - par opposition notamment au travail de
nabi - plus généralement encore de la forme la plus Cézanne sur le motif, à sa »petite sensation«, comme
avancée de la peinture symboliste - à la peinture de au rapport des classiques (Poussin est l'exemple privi
Matisse, comme 1906-1907 (mort de Cézanne et légié) avec la nature.
Demoiselles d'Avignon) marquerait la ligne de passage En novembre 1905, au Salon d'automne - devant la
d'une autre avancée parallèle (et pour ainsi dire con- Femme au chapeau ou la Fenêtre ouverte à Colkoure donc -, et
currente: la question reste encore à débattre), du der- dans un texte rebaptisé ensuite »De Gauguin, de
nier Cézanne au premier Cubisme de Braque et de Whistler et de l'excès des théories«3 qui en indique
Picasso. mieux l'orientation, Denis consacre une page très
C'est ce schéma que je voudrais remettre en cause, en importante à ce qu'il
essayant de montrer: qu'il n'y a pas là simple réaction plus nouvelle et la p
de »rejet critique« et moins encore »d'incompréhen- se sent en plein dan
sion«; mais affrontement, »critique« en effet, de deux quelque chose subsi
conceptions différentes de la peinture (en soi, mais plus mais »c'est de l'ar
généralement par rapport à sa place et son rôle dans raire, comme serai
un certain type de société) - et c'est là sans doute que liste; ni de l'artificiel
je me séparerais le plus des analyses de Jane Lee; et que les tapissiers turcs
la conception de Denis, opposée en effet à celle de de plus abstrait encor
Matisse, n'est pas pour autant à rejeter du côté du contingence, la pein
passé, comme l'indique me semble-t-il, l'autre relais [...] C'est propremen
pris alors par Kandinsky, qui ouvre à son tour à une II faut s'arrêter sur ce
autre tradition dans l'histoire de la peinture du XXe vont bien au delà d
siècle, dont on voit peut-être mieux la force réappa- critique contempor
raître aujourd'hui. Denis décelant dans ces œuvres, où il n'y a évidem
ment pas d'»abstraction« au sens pour ainsi dire »t
nique« que le mot prendra quelques années plus ta
Denis et Matisse en 1905 et 1906 un changement radical pourtant - plus radical que
celui de la »forme« abstraite - de conception de la
»L'acte pur de peindre«: une coupure epistémologique peinture. Dans ces œuvres toujours figuratives natu
Rappelons d'abord les principaux textes et les faits. Tellement, Denis a pourtant bien senti cette rupture
En mai 1905, Denis, devant Luxe, calme et volupté (1904, majeure, ce basculement décisif vers ce qu'Apollinaire,
Musée d'Orsay), met en garde Matisse contre les et d'autres, appelleront peu avant la guerre, et de façon
»dangers de l'abstraction« et qualifie le tableau de peut-être plus superficielle - la différence vaudrait
»schéma d'une théorie«: »C'est dans la réalité qu'il qu'on s'y arrête - non pas »l'acte pur de peindre«,
développera le mieux ses dons, très rares, de peintre, mais la »peinture pure« - soit comme dit encore Denis
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Fig. 1 Maurice Denis, Eurydice, 1906, huile sur toile, 114 x 195,5 cm, collection particulière
justement, ce sera pour ajouter aussitôt le contrepoids semble un pur formalisme, reposant sur une démarche
d'une composition équilibrée, nettement classicisante, purement cérébrale. Mais, plus profondément, elle a à
et pour s'interdire le sujet »libre«, par la multiplication ses yeux pour défaut principal de reposer exclusive
notamment, après 1904, de références mythologiques ment sur ce sentiment individuel, sans référence ni à la
précises (fig. 1). nature objective ni au spectateur. Elle tombe donc pour
Dans ces tableaux d'apparence »profane«, l'épisode ainsi dire automatiquement sous le
mythologique offre surtout la caution d'une référence damnation déjà adressée à Vuillard en
extérieure - celle d'une histoire et d'un »texte«, comme termes voisins qui ne surprendront
l'a relevé justement Jane Lee, là où Matisse ne reprend jectivité, et péché d'orgueil. »Cette c
jamais qu'un »thème«. Et la présence humaine, autour stinct qui ne vous trompe pas d'ailleur
de quelques grands mythes à portée universelle (la d'une surabondance de dons naturels
mort d'Eurydice, la rencontre de Bacchus et Ariane...), sensualisme [...] il y a exagération de l
a pour fonction justement d'éviter ce qui serait le culte originalité, le travail capricieux, irrég
»profane« de la nature, de la lumière, en même temps selon la vie elle-même [...] Depuis
que de »l'acte pur de peindre«. La lumière éclatante travail de l'artiste est devenu plus sub
A'Eurydice vient d'un paysage de Bretagne (Noirmou- Toute émotion peut devenir sujet de t
tier), terre chrétienne, et non d'une Méditerranée cette lettre du 22 février 1898, on ne
nietzschéenne, comme on pourrait d'abord le penser, de retrouver au contraire, comme s
qui exalterait un monde sans Dieu; et de même celle de plusieurs des termes et des notions r
Bacchus et Ariane, en face de Perros-Guirec (fig. 2). Matisse exactement dix ans plus tar
Matisse, à l'inverse, ne cessera d'exalter le pouvoir de subjectivité - de »ce qu'il y a de p
expressif de la couleur en soi. »De Delacroix à Van tion individuelle« - celui-ci ajoute, ce
Gogh et principalement à Gauguin [...] on peut suivre sidérablement son cas, la pure cér
cette réhabilitation du rôle de la couleur, la restitution straction«.
de son pouvoir émotif«, comme il le déclarera encore Malgré ce que Matisse doit au prem
en 1945, citant également Cézanne, mais non pas travail formel, et qui apparaît à l'évide
Denis19: c'est en faisant de ce contenu le seul organi- pendant ces années là (par exemple
sateur, le seul responsable de l'organisation des surfaces 1907, version du Musée de Copenhag
que la couleur fauve, chez Matisse, rompt en effet avec nu matissien (celui, en 1907, du Nu
la référence »extérieure« des Nabis. Baltimore au premier chef) témoigne de ce double
En 1905, Denis ne peut que constater objectivement et péché - »subjectivité« et »abstraction« -, qui débor
avec finesse la présence de cette émotion dans la pein- donc très largement les problèmes de la seule peint
ture de Matisse: »C'est proprement la recherche de II a un nom: agnosticisme, terme sur lequel on
l'absolu. Et cependant, étrange contradiction, cet ab- revenir, et qui met en jeu toute une conception
solu est limité par ce qu'il y a au monde de plus relatif: monde, et de la société en particulier, comme du
l'émotion individuelle.«20 Elle ne peut que le surpren- que l'art a à y jouer, et que la forme qu'il prendra
dre, puisqu'elle paraît contradictoire avec ce qui lui seulement chargée de manifester.
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Fig. 4 Maurice Denis, Maternité au Pouldu, 1899, huile sur carton, collé sur panneau, 64 X 79 cm, collection particulière
et sa justice, c'est-à-direl'expression de notre âme en couple et de l'enfant: c'est par excellence le foyer de la
beauté, et le reste nous eût été donné par surcroît.«24 famille et de la vie. Elle est donc vouée prioritairement
On pourra méditer longuement sur la formule, qui à la naissance, aux lits et aux berceaux (fig. 3).
résume elle-aussi excellement, me semble-t-il, cette Depuis l'autoportrait fameux de 1889, elle est destinée
divergence fondamentale. Matisse ne saurait assuré- d'abord à être fermée, mais sa fermeture, soulignée par
ment être qualifié de peintre »matérialiste«, - si la les rideaux, est aussi une ouverture sur le ciel: le soleil
notion, en soi, et avant 1914 plus encore, peut avoir un est une autre chose, qui vient d'un ailleurs - comme le
sens -, mais à l'intérieur d'un même courant d'opposi- rayon de l'Annonciation, qui témoigne de sa puissance
tion au matérialisme — sous la forme du naturalisme ou à traverser les murs (et c'est le sens, en particulier, de la
de tout autre avatar du réalisme - la rupture est désor- fenêtre de Mystère catholique de 1890) -, contrairement à
mais visible entre le »religieux«, du côté de Denis, qui la fenêtre de Matisse, majoritairement ouverte par
suppose une transcendance, comme une réalité ex- vocation. Chez Denis, quand la fenêtre s'ouvre, c'est, à
térieure, et un certain ordre social, et le »sacré«, du Perros ou au Pouldu par exemple, pour une redon
côté de Matisse, qui implique, si l'on peut dire, une dance de signification, avec la fenêtre ouverte sur la
»communion« directe, du peintre comme du specta- mer/mère, tout à fait explicite surtout dans la petite
teur avec le tableau, sans transcendance, sans média- série des Maternités devant la mer, autour de 1900 (fig. 4).
tion - et peut-être sans message. Dans la chambre de Matisse, l'ouverture de la fenêtre
Plusieurs thèmes et motifs majeurs, chez l'un et chez témoigne d'abord d'un »continuum spatio-temporel«,
l'autre, permettraient de suivre, de façon très parlante que l'usage de la couleur »fauve«, son égalisation des
je crois, ce clivage décisif entre les deux artistes. Je n'en valeurs et la suppression des ombres, sont chargées,
retiendrai que deux, à titre d'exemples, avec le thème entre autres choses, de manifester, comme on le voit
de la chambre et de la fenêtre d'une part, celui de la très clairement, me semble-t-il, dans les vues de Col
pastorale et du divertissement de l'autre, dont on sait, lioure, et dans la longue série des fenêtres postérieures,
pour Matisse au moins, l'importance. Je serais porté à croire que c'est par une réaction très
Le thème de la chambre a pourtant toujours été fon- consciente à cette prise de position »agnostique« sur la
damental aussi chez Denis, et ponctue son œuvre: signification des chambres et des fenêtres que Denis
depuis les quatre panneaux de décoration pour une réagit au contraire, l'année suivant le Salon d'Automne
chambre de jeune fille en 1892, en passant par la non de 1905, en refermant au contraire plus fermement
moins célèbre décoration pour une chambre à coucher son espace, en inscrivant une nouvelle fois la naissance
présentée par Bing en décembre 1895, et jusqu'à ces dans la chambre, et, simultanément, en accentuant
chambres, représentées en peinture cette fois, du début perspective, volumétrie, et »réalisme« relatif du dessin,
des années 1900. La chambre de Denis est celle du malgré ce qui reste l'irréalisme voulu et souligné de la
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Fig. 7 Maurice Denis, Galatée (La poursuite), 1908, huile sur toile, 97 x
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jr:
Fig. 11 Maurice Denis, La Princesse à la tour, 1914, huile sur toile, 98,2x 123,6 cm, Sa
Maurice Denis-Le Prieuré
Fig. 12 Wassily Kandinsky, Etude pour un saint Georges, 1917, huile sur carton, 61,4 x 91 cm, Moscou, Galerie Tret
ment moins pour lui que cette »victoire« sur la pure dix coups d'œil sur la toile, un sur la palette et un
sensation et l'émotion individuelle, comme l'indiquent sur la nature.«37 De son Cézanne »classique« on
les études homonymes qu'il réalise la même année35. rait dire en somme, d'une autre façon, que Den
Trois ans plus tard, Kandinsky reprend au contraire le une méthode, et le principe d'un mode de relatio
schéma pour accentuer la valeur à la fois composi- nature, là où Kandinsky dégage le principe d'un
tionnelle et spirituelle (les deux choses en l'occurrence de composition, et le moyen, inédit, de »redonne
sont identiques), du motif, sous la forme de la monta- âme« à »l'élément purement pictural«,
gne bleue, en triangle, de plusieurs de ses paysages de Mais du même coup on ne peut pas dire non plus
Murnau36. La progression paraît donc d'abord s'être semble-t-il, qu'à partir de Cézanne - le peintre
faite dans un sens opposé à l'avancée de Denis vers la trois artistes regardent alors sans doute le plus
nature objective, puis vers »le Général«. Comme écrira tivement -, Kandinsky soit passé du côté de Mat
Kandinsky en 1913 dans »Regards sur le passé«: dans la mesure précisément où la structuration
»...j'entendis dire à un artiste très connu: >En peig- forme, chez lui, est impérativement conditionnée p
nant, un coup d'œil sur la toile, un demi sur la palette présence de ce contenu, qui est forcément d'une
et dix sur le modèle« Cela sonnait très bien, mais je autre que ce que la toile met en œuvre, ce qui n'est
découvris bientôt que pour moi ce devait être l'inverse: le cas pour Matisse.
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Fig. 13 Maurice Denis, Saint Georges aux rochers rouges, 1910, huile sur toile, 75 X 130 c
Fig. 14 Maurice Denis, Les Bergers, 1909, huile sur toile, 97 x 180 cm, Moscou, Mus
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1 Jane Lee, Denis et »l'Ecole de Matisse«, dans: Maurice Denis 1870-1943, cat. expos. Lyon, Colog
1994-1995, pp. 61-72.
2 Article repris en dernier lieu dans Maurice Denis, Le Ciel et l'Arcadie, textes réunis, présent
Bouillon, Paris, 1993, p. 95, note 57.
3 Le Ciel et lArcadie [note 2], pp. 84-98, le nouveau titre ayant été donné par Denis au moment de
le volume Théories (1912).
4 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 96.
3 Ibid.
6 »Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est
essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées«, première phrase de l'article:
Définition du néo-traditionnisme, dans: Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 5.
7 »Nous affirmions que les émotions ou états d'âme provoqués par un spectacle quelconque, comportaient dans l'imagi
nation de l'artiste des signes ou équivalents plastiques capables de reproduire ces émotions ou ces états d'âme sans qu'il soit
besoin de fournir la copie du spectacle initial«, selon le résumé de 1909; Le Ciel et lArcadie [note 2], pp. 162-163 (c'est Denis qui
souligne).
8 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 113.
9 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 122.
10 Journal, octobre 1906 (t. 2, Paris, 1957, p. 47).
" »Le style, système de subordinations« (1898), Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 53; »le style, c'est une certaine grandeur
obtenue par des sacrifices volontaires, de l'expression par la simplification« (1904), ibid., p. 91, note 53.
>2 Ibid.
13 Signalée d'abord par le Journal, en janvier 1914: »Si j'écris un nouveau livre, ce sera [...] un essai de conciliation entre
le style et la réalité par la psychologie du Primitif, [...] par la copie innocente, virginale et sérieuse de la nature, par le don
d'enfance« (Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 177).
14 Le Ciel et lArcadie [note 2], pp. 180-181.
15 »Ce que je poursuis par-dessus tout, c'est l'expression«, édition des Ecrits et propos sur l'art (par Dominique Fourcade), Paris,
1972, p. 42.
16 Ibid.
17 »L'expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement
violent. Elle est dans toute la disposition de mon tableau« (Ecrits [note 15], p. 42).
18 Ecrits [note 15], p. 48.
19 Ecrits [note 15], p. 199.
20 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 96.
2> Journal, 1898 (t. 1, Paris 1957, pp. 139-140).
22 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 180, note 5.
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