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DENIS, MATISSE, KANDINSKY

Author(s): JEAN-PAUL BOUILLON


Source: Wallraf-Richartz-Jahrbuch , 1996, Vol. 57 (1996), pp. 263-276
Published by: Freunde des Wallraf-Richartz-Museum und des Museum Ludwig e.V.

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24661637

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DENIS, MATISSE, KANDINSKY

PAR JEAN-PAUL BOUILLON

La réaction négative de Denis aux Matisse de 1904 et II retrouvera dans la tradition française, le sentiment
surtout de 1905, lors de la présentation collective des du possible.«2
»Fauves« au Salon d'Automne, est bien connue, et il A cette date, Denis lui-même est en train de négocier
en a été fait état à maintes reprises - en dernier lieu, la dernière partie de son virage »classicisant«, que
avec beaucoup de finesse, par Jane Lee, dans le catalo- Cézanne va l'aider à conclure lors de la visite à Aix de
gue de l'exposition Denis1 -, mais le plus souvent, me janvier 1906. Il attaque vigoureusement ce qui lui
semble-t-il, comme d'une simple réaction de rejet, en semble le pur théoricisme des néo-impressionnistes, tel
somme, d'une manifestation d'incompréhension, au que le regain de faveur de Signac, après la mort
niveau du goût et du sentiment critique, devant une de Gauguin en 1903, semble en marquer le retour
forme nouvelle de peinture; forme qui marquerait de offensif. Tel est le sens, le sens principal en tout cas,
son côté une nouvelle étape dans l'histoire de la qu'il faut donner ici à »abstraction« et à »schéma
succession des avant-gardes. d'une théorie«: peinture excessivement cérébrale d'une
1905 serait en quelque sorte le moment du passage de part, et peinture excessivement coupée de la réalité
relais entre les idées de Gauguin et du mouvement d'autre part - par opposition notamment au travail de
nabi - plus généralement encore de la forme la plus Cézanne sur le motif, à sa »petite sensation«, comme
avancée de la peinture symboliste - à la peinture de au rapport des classiques (Poussin est l'exemple privi
Matisse, comme 1906-1907 (mort de Cézanne et légié) avec la nature.
Demoiselles d'Avignon) marquerait la ligne de passage En novembre 1905, au Salon d'automne - devant la
d'une autre avancée parallèle (et pour ainsi dire con- Femme au chapeau ou la Fenêtre ouverte à Colkoure donc -, et
currente: la question reste encore à débattre), du der- dans un texte rebaptisé ensuite »De Gauguin, de
nier Cézanne au premier Cubisme de Braque et de Whistler et de l'excès des théories«3 qui en indique
Picasso. mieux l'orientation, Denis consacre une page très
C'est ce schéma que je voudrais remettre en cause, en importante à ce qu'il
essayant de montrer: qu'il n'y a pas là simple réaction plus nouvelle et la p
de »rejet critique« et moins encore »d'incompréhen- se sent en plein dan
sion«; mais affrontement, »critique« en effet, de deux quelque chose subsi
conceptions différentes de la peinture (en soi, mais plus mais »c'est de l'ar
généralement par rapport à sa place et son rôle dans raire, comme serai
un certain type de société) - et c'est là sans doute que liste; ni de l'artificiel
je me séparerais le plus des analyses de Jane Lee; et que les tapissiers turcs
la conception de Denis, opposée en effet à celle de de plus abstrait encor
Matisse, n'est pas pour autant à rejeter du côté du contingence, la pein
passé, comme l'indique me semble-t-il, l'autre relais [...] C'est propremen
pris alors par Kandinsky, qui ouvre à son tour à une II faut s'arrêter sur ce
autre tradition dans l'histoire de la peinture du XXe vont bien au delà d
siècle, dont on voit peut-être mieux la force réappa- critique contempor
raître aujourd'hui. Denis décelant dans ces œuvres, où il n'y a évidem
ment pas d'»abstraction« au sens pour ainsi dire »t
nique« que le mot prendra quelques années plus ta
Denis et Matisse en 1905 et 1906 un changement radical pourtant - plus radical que
celui de la »forme« abstraite - de conception de la
»L'acte pur de peindre«: une coupure epistémologique peinture. Dans ces œuvres toujours figuratives natu
Rappelons d'abord les principaux textes et les faits. Tellement, Denis a pourtant bien senti cette rupture
En mai 1905, Denis, devant Luxe, calme et volupté (1904, majeure, ce basculement décisif vers ce qu'Apollinaire,
Musée d'Orsay), met en garde Matisse contre les et d'autres, appelleront peu avant la guerre, et de façon
»dangers de l'abstraction« et qualifie le tableau de peut-être plus superficielle - la différence vaudrait
»schéma d'une théorie«: »C'est dans la réalité qu'il qu'on s'y arrête - non pas »l'acte pur de peindre«,
développera le mieux ses dons, très rares, de peintre, mais la »peinture pure« - soit comme dit encore Denis

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l'entreprise de »reconstruire un art tout neuf avec 1903: »Le classique est celui qui stylise, synthétise,
notre seul raison«5. harmonise, simplifie, non seulement lorsqu'il peint, ce
Chez ce peintre-philosophe de formation qu'est Denis, n'est pas difficile, mais lorsqu'il voit.«12
et pour reprendre une expression très en vogue dans les A court terme, cette évolution conduira à la
années 1960 et 1970, on pourrait dire qu'il y a ici le étape de 1913-191513, que résume une page
sentiment très vif de la »coupure épistémologique« décisive du Journal, où l'on peut penser que Mat
instituée par cette façon de peindre, par rapport aux à nouveau indirectement visé: »Le classique est
théories du début des années 1890, et notamment par fait travailler: ce qui fournit un enseignem
rapport à la première phrase de l'article fameux d'août méthode, un outil [...] >Le dessin imite le
1890. Celle-ci se contentait, si l'on peut dire (car c'était réelles, dit Lebrun, au lieu que la couleur ne r
déjà une révolution majeure, et l'expression ne con- que ce qui est accidentel« Au lieu des deux
vient donc pas vraiment) de renverser les priorités: déformation objective< et déformation subje
»...avant d'être un cheval de bataille...« le tableau est Théories, il y a trois termes: - L'Art (Raison, T
»une surface plane recouverte de couleurs en un cer- Sensibilité), - La Sensation (Nature accident
tain ordre assemblées«6. En évacuant cette fois totale- jective), - Le Général (Nature objective, langa
ment, à ses yeux, la référence à la »contingence«, c'est- mun).«14 Et l'on peut penser que cette réintr
à-dire à une donnée extérieure au peintre (qu'on décisive du »Général«, qui détermine pour lors
l'appelle sujet, contenu, ou nature [...] n'a qu'une suite de l'œuvre de Denis, n'est en effet pas sa
importance secondaire pour le moment), Matisse, pour avec la réaction à »l'excès de subjectivité«
Denis, franchit naturellement une autre étape, consi- chez Matisse en 1905 et 1906.
dérable, et à laquelle lui-même se refuse, et ne peut, on A cet outillage théorique sophistiqué, alors en
va y revenir, que se refuser. révision, s'oppose donc simultanément, puisque les
Sur le plan théorique, les conséquences de cette »Notes d'un peintre« sont publiées en 1908, l'expres
rupture de fond sont nombreuses, et se traduisent dans sion et l'émotion de Matisse.
l'outillage conceptuel mis en œuvre par chacun. Expression, émotion, émotivité ...: les termes revie
Entre les années 1903 (date de son premier texte rétro- nent en effet constamment dans ce texte15. Mais,
spectif consacré à Gauguin) et 1909 (date de l'article comme on le sait, »l'expression« est ici aux antipod
»De Gauguin et de Van Gogh au classicisme«), Denis de l'»expressionnisme«, dans la mesure justemen
refait le point sur la théorie des années 1890. A la où elle ne renvoie pas à une réalité autre que celle
notion initiale d'»équivalent«7, il apporte le correctif l'œuvre, et se réfugie au contraire tout entière dans
de la »représentation«, qui renforce l'importance de la travail de sa mise en forme. C'est ce que résume
référence à la nature extérieure, tout en préservant, en formule extraordinaire, mais de prime abord un pe
partie par un artifice rhétorique, la notion d'une pein- énigmatique: »Je ne puis pas distinguer entre le sen
ture »symboliste« (Cézanne est considéré comme un ment que j'ai de la vie et la façon dont je le traduis«16
symboliste, dans un sens très élargi), puisqu'elle impli- Matisse posant ailleurs plus clairement encore s
que »transposition«. opposition à toute forme d'»expressionnisme«17.
Pour cela, Denis s'appuie en particulier sur une des for- C'est ce qui se manifeste en effet tout particu
mules fascinantes recueillies à Aix en janvier 19068, dans le rôle dévolu à la couleur, pour lequel M
modifiée et concentrée par lui dans un article majeur 1908, insiste lui-même sur le caractère e
de décembre 1906, où précisément Matisse est pris le personnel et subjectif de son entreprise: »L
plus violemment à parti: »Le soleil est une chose qu'on dominante de la couleur doit être de servi
ne peut pas reproduire, mais qu'on peut représenter.«9 possible l'expression [...] le côté expressif d
Soit la plus brillante reconversion sans doute des s'impose à moi de façon purement instinct
valeurs symbolistes: à l'expression »par le décor« des choix de mes couleurs ne repose sur aucu
peintres issus de Gauguin, qui prenait le contrepied de scientifique.«18 Le peintre réagit ainsi très
l'expression »par le sujet« des naturalistes, se substitue comme il le dit encore, au néo-impressi
en effet maintenant la »représentation« cézannienne, Signac, dans la ligne et, vraisemblablement
et classique, de la nature (le choix du soleil a natu- de Denis. Mais là où celui-ci le fait par un
Tellement valeur symbolique), par opposition à la fois à l'objectivité de la »représentation«, on pe
Matisse et à la tentative de »reproduction« du néo- c'est au contraire ici par un bond en avan
impressionnisme, qui, lui, »a mis le soleil en coupe subjectivisme.
réglée.«10 La couleur de Denis, en effet, a pu et pourra être tout
Renforcée par l'étude des classiques, de Raphaël à aussi »irréaliste«, mais elle n'implique
Poussin, cette notion débouche, pour le travail du jamais impliqué - le même investisseme
peintre, sur la nécessité du style, alors thème et notion purement émotionnel. Et l'on pou
centrale dans la pensée de Denis, en son sens fort et qu'elle reste toujours »tempérée« par
plein, y compris moral, social et même religieux11. Ce par le dessin, et finalement surtout,
qui aboutit encore plus concrètement, pour la peinture, expériences de 1890, par le sujet.
et surtout pour le mode de vision en même temps que tuera de nouveau à la fois son intensité
pour le mode de présentation, à cette définition de luminosité, sans doute à la vue des t

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n

Fig. 1 Maurice Denis, Eurydice, 1906, huile sur toile, 114 x 195,5 cm, collection particulière

justement, ce sera pour ajouter aussitôt le contrepoids semble un pur formalisme, reposant sur une démarche
d'une composition équilibrée, nettement classicisante, purement cérébrale. Mais, plus profondément, elle a à
et pour s'interdire le sujet »libre«, par la multiplication ses yeux pour défaut principal de reposer exclusive
notamment, après 1904, de références mythologiques ment sur ce sentiment individuel, sans référence ni à la
précises (fig. 1). nature objective ni au spectateur. Elle tombe donc pour
Dans ces tableaux d'apparence »profane«, l'épisode ainsi dire automatiquement sous le
mythologique offre surtout la caution d'une référence damnation déjà adressée à Vuillard en
extérieure - celle d'une histoire et d'un »texte«, comme termes voisins qui ne surprendront
l'a relevé justement Jane Lee, là où Matisse ne reprend jectivité, et péché d'orgueil. »Cette c
jamais qu'un »thème«. Et la présence humaine, autour stinct qui ne vous trompe pas d'ailleur
de quelques grands mythes à portée universelle (la d'une surabondance de dons naturels
mort d'Eurydice, la rencontre de Bacchus et Ariane...), sensualisme [...] il y a exagération de l
a pour fonction justement d'éviter ce qui serait le culte originalité, le travail capricieux, irrég
»profane« de la nature, de la lumière, en même temps selon la vie elle-même [...] Depuis
que de »l'acte pur de peindre«. La lumière éclatante travail de l'artiste est devenu plus sub
A'Eurydice vient d'un paysage de Bretagne (Noirmou- Toute émotion peut devenir sujet de t
tier), terre chrétienne, et non d'une Méditerranée cette lettre du 22 février 1898, on ne
nietzschéenne, comme on pourrait d'abord le penser, de retrouver au contraire, comme s
qui exalterait un monde sans Dieu; et de même celle de plusieurs des termes et des notions r
Bacchus et Ariane, en face de Perros-Guirec (fig. 2). Matisse exactement dix ans plus tar
Matisse, à l'inverse, ne cessera d'exalter le pouvoir de subjectivité - de »ce qu'il y a de p
expressif de la couleur en soi. »De Delacroix à Van tion individuelle« - celui-ci ajoute, ce
Gogh et principalement à Gauguin [...] on peut suivre sidérablement son cas, la pure cér
cette réhabilitation du rôle de la couleur, la restitution straction«.
de son pouvoir émotif«, comme il le déclarera encore Malgré ce que Matisse doit au prem
en 1945, citant également Cézanne, mais non pas travail formel, et qui apparaît à l'évide
Denis19: c'est en faisant de ce contenu le seul organi- pendant ces années là (par exemple
sateur, le seul responsable de l'organisation des surfaces 1907, version du Musée de Copenhag
que la couleur fauve, chez Matisse, rompt en effet avec nu matissien (celui, en 1907, du Nu
la référence »extérieure« des Nabis. Baltimore au premier chef) témoigne de ce double
En 1905, Denis ne peut que constater objectivement et péché - »subjectivité« et »abstraction« -, qui débor
avec finesse la présence de cette émotion dans la pein- donc très largement les problèmes de la seule peint
ture de Matisse: »C'est proprement la recherche de II a un nom: agnosticisme, terme sur lequel on
l'absolu. Et cependant, étrange contradiction, cet ab- revenir, et qui met en jeu toute une conception
solu est limité par ce qu'il y a au monde de plus relatif: monde, et de la société en particulier, comme du
l'émotion individuelle.«20 Elle ne peut que le surpren- que l'art a à y jouer, et que la forme qu'il prendra
dre, puisqu'elle paraît contradictoire avec ce qui lui seulement chargée de manifester.

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Fig. 2 Maurice Denis, Bacchus et Ariane, 1907, huile sur toile, 81 x 116 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage

Le religieux et le sacré départi, là où Matisse est en train de découvrir que les


Le classicisme de Denis n'est en effet pas seulement (ou valeurs du »sacré« lui sont au contraire tout i
n'est que très secondairement) une question de forme. res. Et c'est ce que traduit finalement avec f
Dans le cas du peintre foncièrement et inébranlable- clarté l'admirable et étonnante formule du ce
ment chrétien qu'est Denis depuis son plus jeune âge, cet article de 1906: »L'erreur des uns et des
cette conception repose sur la notion d'un monde créé notre erreur à tous, ç'a été de chercher avant t
par une divinité transcendante, conception qui exclut lumière. Il fallait chercher d'abord le royaume
donc, pour aller brièvement d'un terme à l'autre, la
»peinture en soi«.
L'expressivité matissienne est à proprement parler
immorale, impie, et même antisociale, comme l'indi
Fig.
que, en faisant le lien avec le texte qu'on vient de 3 Maurice
citer, ^ig. 3 Denis, LesDenis,
Maurice deux berceaux,
Les deux 1900, huile1900,
berceaux, sur h
carton, 44 x 50 cm, collection particulière
ce passage très explicite du Journal, en janvier 1914: carton' 44 x 50 cm- collection particulière
»En publiant Théories, je commençais d'avoir des dou
tes. J'ai reconnu depuis qu'il est absurde de vouloir, à
soi tout seul, créer sa propre technique de peintre,
comme il est absurde de s'en remettre à la seule raison
individuelle (caprice individuel) pour décider du bien
public et du bien particulier.«22 Cette autre opposition
ne concerne donc plus seulement cette fois la forme ni
même l'enjeu de la seule peinture et de son rapport à
»la nature«.
La chose est définitivement mise au clair un an plus
tard, en décembre 1906, dans le texte republié en 1912
sous le titre »Le soleil«, avec l'accusation renouvelée
d'»abstraction«, mais aussi d'individualisme et d'»anar
chie«23. Et enfin l'accusation, si étonnante au premier
abord, mais si pertinente à l'examen, d'wagnosticisme«:
»ce grand effort aboutit à la réaction d'empirisme et
d'agnosticisme que nous constatons aujourd'hui«.
Ce qui résume l'incompatibilité de fond avec la con
ception religieuse de l'art dont Denis ne s'est jamais

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f,
k ^6

Fig. 4 Maurice Denis, Maternité au Pouldu, 1899, huile sur carton, collé sur panneau, 64 X 79 cm, collection particulière

et sa justice, c'est-à-direl'expression de notre âme en couple et de l'enfant: c'est par excellence le foyer de la
beauté, et le reste nous eût été donné par surcroît.«24 famille et de la vie. Elle est donc vouée prioritairement
On pourra méditer longuement sur la formule, qui à la naissance, aux lits et aux berceaux (fig. 3).
résume elle-aussi excellement, me semble-t-il, cette Depuis l'autoportrait fameux de 1889, elle est destinée
divergence fondamentale. Matisse ne saurait assuré- d'abord à être fermée, mais sa fermeture, soulignée par
ment être qualifié de peintre »matérialiste«, - si la les rideaux, est aussi une ouverture sur le ciel: le soleil
notion, en soi, et avant 1914 plus encore, peut avoir un est une autre chose, qui vient d'un ailleurs - comme le
sens -, mais à l'intérieur d'un même courant d'opposi- rayon de l'Annonciation, qui témoigne de sa puissance
tion au matérialisme — sous la forme du naturalisme ou à traverser les murs (et c'est le sens, en particulier, de la
de tout autre avatar du réalisme - la rupture est désor- fenêtre de Mystère catholique de 1890) -, contrairement à
mais visible entre le »religieux«, du côté de Denis, qui la fenêtre de Matisse, majoritairement ouverte par
suppose une transcendance, comme une réalité ex- vocation. Chez Denis, quand la fenêtre s'ouvre, c'est, à
térieure, et un certain ordre social, et le »sacré«, du Perros ou au Pouldu par exemple, pour une redon
côté de Matisse, qui implique, si l'on peut dire, une dance de signification, avec la fenêtre ouverte sur la
»communion« directe, du peintre comme du specta- mer/mère, tout à fait explicite surtout dans la petite
teur avec le tableau, sans transcendance, sans média- série des Maternités devant la mer, autour de 1900 (fig. 4).
tion - et peut-être sans message. Dans la chambre de Matisse, l'ouverture de la fenêtre
Plusieurs thèmes et motifs majeurs, chez l'un et chez témoigne d'abord d'un »continuum spatio-temporel«,
l'autre, permettraient de suivre, de façon très parlante que l'usage de la couleur »fauve«, son égalisation des
je crois, ce clivage décisif entre les deux artistes. Je n'en valeurs et la suppression des ombres, sont chargées,
retiendrai que deux, à titre d'exemples, avec le thème entre autres choses, de manifester, comme on le voit
de la chambre et de la fenêtre d'une part, celui de la très clairement, me semble-t-il, dans les vues de Col
pastorale et du divertissement de l'autre, dont on sait, lioure, et dans la longue série des fenêtres postérieures,
pour Matisse au moins, l'importance. Je serais porté à croire que c'est par une réaction très
Le thème de la chambre a pourtant toujours été fon- consciente à cette prise de position »agnostique« sur la
damental aussi chez Denis, et ponctue son œuvre: signification des chambres et des fenêtres que Denis
depuis les quatre panneaux de décoration pour une réagit au contraire, l'année suivant le Salon d'Automne
chambre de jeune fille en 1892, en passant par la non de 1905, en refermant au contraire plus fermement
moins célèbre décoration pour une chambre à coucher son espace, en inscrivant une nouvelle fois la naissance
présentée par Bing en décembre 1895, et jusqu'à ces dans la chambre, et, simultanément, en accentuant
chambres, représentées en peinture cette fois, du début perspective, volumétrie, et »réalisme« relatif du dessin,
des années 1900. La chambre de Denis est celle du malgré ce qui reste l'irréalisme voulu et souligné de la

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couleur - comme l'indiquent bien les titres [Naissance
dans la chambre violette, 1906, fig. 5).
Matisse paraît répondre à son tour dans la Desserte de
1908 (Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage), avec la
représentation amphibologique d'un paysage-tableau
où la continuité des aplats intègre l'ouverture de la
fenêtre à la surface de la toile plus encore qu'à l'in
térieur de la pièce, pour nier toute réalité objective à la
»Nature«, au »Général«. A ce dernier stade, et dans ce
tableau tout particulièrement, l'espace de la chambre
et de la fenêtre débouche - s'ouvre naturellement,
pourrait-on dire -, sur le caractère »décoratif« qui en
assure l'unité. Le décoratif, en ce sens, est non seule
ment en relation étroite avec le sentiment du sacré,
comme Pierre Schneider l'a admirablement montré,
mais il aboutit aussi, dans la perspective de Denis, à
une sacralisation du tableau, comme l'indique ici l'inté
gration du personnage à son schéma, par les aplats et
les arabesques, mais comme va l'indiquer mieux
encore toute la série des »ateliers«, où la figure
humaine a disparu, et dont la valeur symbolique est
évidente.
.<* > .vy En devenant l'atelier de Matisse, la chambre de Denis,
lieu de la naissance de l'être humain, n'est désormais
plus en effet que lieu de la naissance de l'être d'art,
création qui a l'ambition d'être à l'image de celle du
»Grand Créateur«. A ces ateliers, on ne pourrait donc
mieux opposer que ce qui reste obtinément la chambre
du Portrait de famille de Denis, qui, en 1902, fait, exacte
■ T-i • i\t • .1 i . _, . i ment à l'inverse, éclater en deux le modèle même du
Fig. 5
rig. 5 Maurice
MauriceItems,
Denis,JNaissance
Naissance dans
dans la
lachambre
chambre violette,
violette, ' . .
1906,huile
1906, huile
sursur toile,
toile, 90
90 x x 64,5
64,5 cm, collection
cm, collection particulière decor nabl 9u
particulière
roses de 189325, pour »désacraliser«
projet d'art, et faire surgir en son cen
pièce réelle du logement de la rue de M
raphaélesque de la mère et des enfants (f
Les »pastorales« de Denis sont issues des
Puvis, dont elles reprennent même occ
le titre, par exemple au moment du Je
1900 réalisé pour Moreau-Nélaton (M
Fig. 6
Fig. 6 Maurice
MauriceDenis,
Denis,Portrait
Portraitdede famille,
famille, 1902,
1902, huile
huile sursur Les arbres de la
toile,
toile, 8080 x cm,
x 96 96 cm, collection
collection particulière
particulière cation symbolique, c
lignée, d'une »vie active« et d'une »vie c
là où Matisse opposera celle, dès la Joie d
(collection Barnes), du dionysiaque et de
pourrait dire que toute la différence, la v
est là, et qu'elle justifie ensuite seconda
inéluctablement, les différences de for
fient: la couleur matissienne et la subj
dessin sont, au fond, condamnées par
parce qu'elles manifestent en effet im
cette présence du bonheur dans les cho
corps qui est la signification du sacré.
Denis répondra à son tour avec les mul
jeux, dans lesquels la composante classi
par la forme que par l'intervention, sou
rences mythologiques, a pour fonction
dirais, d'éviter justement une totale et
»incarnation« dans le tableau (le »sentim
de Matisse, tout entier dans »la faço
traduis«). Et il n'est pas impossible mê

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? i s4

Fig. 7 Maurice Denis, Galatée (La poursuite), 1908, huile sur toile, 97 x

Fig. 8 Maurice Denis, La leçon de Fig. 9 Henrivers


violon, Matisse, La leçon
1909, de piano, 1916, huile sur
huile
toile,
sur carton, 74 x 50 cm, collection 245,1 x 212,7 cm, New York, Museum of Modern Art
particulière
sump'

H
'v%
'1

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voir dans le groupe central de la Galatée de 1908 (fig. 7), début du siècle, avec la même connaissance de la suite
si proche de la ronde du centre de la Joie de vivre, la de Van Gogh, et des Nabis comme du néo-impres
volonté de répondre directement, en opposant à la sionnisme. Chez l'un comme chez l'autre on peut par
plénitude matissienne de l'»être-là«, sous la double 1er d'une phase de formalisation »avant-gardiste«
forme, équilibrée et se suffisant à elle-même, de l'apol- (a fortiori, pour Kandinsky, dans le contexte allemand
linien et du dionysiaque, la »poursuite« (autre titre du de l'époque), et la comparaison d'oeuvres comme la
tableau) d'un bonheur qui, lui, demande à être con- Rue à Arcueil du premier, en 1899, et les Rues de Mur
quis, et n'appartient finalement qu'à l'autre monde. nau du second, à peu près dix ans plus tard, serait à cet
L'opposition s'incarne plus clairement encore dans égard tout à fait éloquente.
les tableaux religieux de Denis, où l'usage d'une cou- Chez l'un (en 1899) et chez l'autre (en 1908-1909) ce
leur montée et tout aussi suprêmement »irréaliste« type de paysage reste essentiellement placé pourtant
comme les aplats et les simplifications de dessin, pren- dans une optique qu'on peut qualifier de »réaliste«, la
nent, dans chaque détail (choix des couleurs, rapport soumission à un motif extérieur restant première, au
de la figure et du paysage, traitement de la perspec- niveau des contenus de représentation, et encore indé
tive ...), la signification d'un nouveau rejet de »l'agno- pendante du travail formel. La problématique, à partir
sticisme« matissien: en 1909 son Magnificat (collection de là, est au fond très voisine: on pourrait dire, som
particulière) dénonce ainsi par avance la Musique de mairement, qu'il s'agit d'arriver à surmonter cette
1910 de Matisse (Moscou, Musée Pouchkine). Comme dichotomie entre l'avancée formelle, qui implique à
se répondent encore ces deux »leçons« au premier court terme l'autonomie du tableau, et la »perte du
abord si voisines, La leçon de violon de Denis, vers 1909, sens« qu'elle paraît nécessairement supposer, en trou
et La leçon de piano de Matisse, en 1916 (fig. 8, 9): la vant la possibilité de signifier par la forme et non plus
musique de Denis est un apprentissage, où le »Maître« par le contenu de représentation,
est présent - la différence est essentielle; celle de Ma- La brève expérience néo-impressionniste, en 1904,
tisse est orgueilleusement solitaire, de même que le permet à Matisse d'évacuer totalement le »scientisme«
tableau trouve en lui seul, à la fois les lois de sa com- de Signac, mais en même temps, par l'accent majeur
position, et sa propre lumière, là où Denis insiste au mis sur le procédé, le réalisme de la vision: ce qui
contraire, par les ombres portées, sur la réalité favorise le passage aux sujets »arcadiens« détachés du
extérieure du soleil, »qu'on ne peut pas reproduire, naturalisme. Le basculement vers l'autonomie du
mais qu'on peut représenter«. tableau s'effectue pendant l'été 1905 à Collioure, avec
la découverte du pouvoir expressif de la couleur, c'est
à-dire, plus généralement, la notion d'expressivité de la
Denis et Kandinsky de 1907 à 1913 forme seule, et avant tout (mais non exclusivement)
de la couleur.
La forme et le contenu: problèmes théoriques Kandinsky prend une conscience aiguë du pouvoir de
Pourquoi alors convoquer ici Kandinsky? On pourrait la forme pendant les mêmes années, mais sa plus
invoquer facilement les raisons qu'on peut dire anec- grande crainte, on le sait, est celle du pur formalisme,
dotiques: le souci de Kandinsky de se documenter sur thème sur lequel il revient à maintes reprises dans »Du
les plus récentes tendances de la peinture européenne, Spirituel dans l'Art«. Sa solution n'est pas celle de
sa venue à Paris en 1906, la connaissance certaine qu'il »l'expressivité« matissienne, mais une solution qu'on
pouvait avoir des Nabis et de Denis en particulier..., peut dire au contraire d'ordre »symbolique«, voire
comme les études de Rose Washton Long ou de Jona- même proprement »symboliste«, au sens du Gauguin
than David Fineberg ont déjà commencé à le mettre en de 1895 plus encore que de Denis: celle qui veut que
évidence. Et les emprunts formels directs, comme pour dans le tableau il n'y ait rien à lire, mais seulement à
Matisse, seraient faciles à dénombrer, dans le principe voir, tout en renvoyant par le tableau, à une réalité
des aplats et du découpage arabesque notamment, tels autre qui n'est pas de l'ordre du visible. C'est ce que
qu'ils caractérisent le Kandinsky des premières gravu- résument peut-être le mieux les formules fameuses de
res et des scènes légendaires, mais tels qu'ils sont l'article publié en 1912 dans 1' Almanach du »Cavalier
assumés encore, sans reniement, en 1913, dans les bois bleu«, »Sur la question de la forme«, et notamment la
gravés pour Klänge par exemple, qui doivent encore au plus connue sans doute: »La forme est l'expression
Voyage d'Urien de Denis, exactement vingt ans plus tôt. extérieure du contenu intérieur«26 - contenu étant
Pourtant l'essentiel n'est pas là, mais, à mon avis, dans naturellement opposé à »sujet«, et en particulier à sujet
la continuité des deux trajectoires. »figuratif«, ou plus exactement sujet réductible à
Dans sa formation tardive et en partie autodidacte, l'ordre de la narration. Ou celles qui ouvrent en
Kandinsky, à côté des thèmes (sujets et contenus) »de septembre 1913 le grand article »Sur la peinture en
légende«, qui sont liés aux données de l'inconscient et tant qu'art pur«, mais qui ont été publiées une pre
à la structure de sa personnalité, a procédé à une mière fois dès 1910: »Aucune œuvre ne peut exister
actualisation de sa technique conduisant dans les sans contenu [...], le contenu détermine la forme:
années 1907-1908, et surtout au moment du point de la forme est l'expression matérielle du contenu abstrait.«2'1
démarrage décisif, à Murnau en 1909, à une »mise à Cette problématique est bien, en grande partie, celle
niveau«, qui l'amène parfois très près du Matisse du qui a été posée par Denis depuis le début des années

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1890. Et il y aurait notamment un parallèle très précis : ■ - s?2>

à faire entre plusieurs des formules de Denis dans sa


»Définition du néo-traditionnisme« de l'été 1890, et les
textes de Kandinsky que je viens de citer: »Et la pro
fondeur de notre émotion vient de la suffisance *Ti<

de ces lignes et de ces couleurs à s'expliquer elles


mêmes...«, et encore »De la toile elle-même, surface
plane enduite de couleurs, jaillit l'émotion, amère ou
consolante...«. Et pour finir, l'une des plus fortes et les
plus fascinantes: »En la beauté de l'œuvre, tout est con
tenu«28 - où l'on pourrait être tenté même de lire ce
dernier terme (»contenu«), à la lumière de l'œuvre
ultérieure de Denis, et de Kandinsky, comme un sub
stantif et non comme un participe passé.
Le schéma de Kandinsky en 1913: »émotion - senti
ment - œuvre - sentiment - émotion«29, me paraît à
ce titre descendre directement de celui que Denis a in -- -, ... , . lnn, , .,
Fig.Visite
... , . . , ,. . . , ri«. 1U Maurice Denis, 10 Maurice aDenis, Visite à Cézanne,
Dezanne, 1906, huile
lyOb, sur
huile sur
élaboré a partir de 1890, la ou Matisse substitue
toile, 51 X 64 cm, collection particulière pour ^ 5,
sa part l'expression directe, et pour ainsi dire égo
centrique, de l'émotion du peintre dans les moyens
de l'œuvre - sans l'étape du sentiment, et du même
coup sans signification de »contenu«: la toile de
Matisse est d'abord le miroir du peintre, ou son révéla- signification
teur, pour lui-même. Comme dit encore Matisse dans le thème du d
ses »Notes« de 1908 - dans un texte constamment certainement l
ramené à la première personne -, son but est de pous- sition VI en 1
ser la toile »pour pouvoir la reconnaître plus tard Städtische Ga
comme une représentation de mon esprit«30. Alors état d'une dou
que chez Denis et Kandinsky le spectateur est ainsi pur signe pl
l'objet de la transmission d'un message, finalité et justi- Le point d
fication du tableau (»la bonne nouvelle«, chez l'un tion, que renf
comme chez l'autre), celui de Matisse n'est invité qu'à est à cherche
partager le sentiment »lénifiant« comme disent les ment en 1909
»Notes d'un peintre« que ne peut manquer de provo- consacre plusi
quer cette complétude, cette plénitude: »Ce que je et en particulie
rêve, c'est un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, baigneuses lu
sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour catif et impo
tout travailleur cérébral f...] un lénifiant, un calmant au niveau du
cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil reposant sur
qui le délasse de ses fatigues physiques.«31 Ou, sans le triangle:
ce dernier prosaïsme - avec la part de provocation en triangle (le
humoristique qu'il contient, pour faire passer tout le tion suivan
sérieux de la chose -, mais avec le même sens, en ancien, qui ava
1949: »Un tableau doit procurer une satisfaction dégénérait
profonde, le repos et le plaisir le plus pur de l'esprit n'avaient p
comblé.«32 Ces dernières expressions ne sont pas L'application d
incompatibles avec la »béatitude« - en tous les sens du une âme, par
terme - que peut provoquer la présence du sacré, mais tural, com
elles marquent une nouvelle fois la différence com- angle n'est pas
mune avec un tableau de Denis ou de Kandinsky, du groupe, ma
auquel on ne songera certes pas à attribuer la même d'une maniè
préoccupation. En 1906 justement, Denis a interrogé Cézanne lui
En 1913, et alors que Denis élabore son schéma ter- même devant une autre version
naire (Art, Sensation, Général), Kandinsky fixe lui devant le triangle de la Sain
aussi sa formule, dans l'abstraction prônée de façon figurant directement la si
radicale par les textes théoriques, et dans la pseudo- celles de Murnau. Son imp
abstraction de fait des œuvres, dissimulant au mieux le entre autres significations,
nécessaire contenu par l'intégration d'un signe plastique sur la toile, résumant le ra
qui joue de sa totale pureté formelle et simultanément et la nature, tel qu'on l'a rap
de sa valeur de désignation (déictique), intégrée à la le schéma triangulaire des B

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m

/m
~

-mk

jr:

Fig. 11 Maurice Denis, La Princesse à la tour, 1914, huile sur toile, 98,2x 123,6 cm, Sa
Maurice Denis-Le Prieuré

Fig. 12 Wassily Kandinsky, Etude pour un saint Georges, 1917, huile sur carton, 61,4 x 91 cm, Moscou, Galerie Tret

ment moins pour lui que cette »victoire« sur la pure dix coups d'œil sur la toile, un sur la palette et un
sensation et l'émotion individuelle, comme l'indiquent sur la nature.«37 De son Cézanne »classique« on
les études homonymes qu'il réalise la même année35. rait dire en somme, d'une autre façon, que Den
Trois ans plus tard, Kandinsky reprend au contraire le une méthode, et le principe d'un mode de relatio
schéma pour accentuer la valeur à la fois composi- nature, là où Kandinsky dégage le principe d'un
tionnelle et spirituelle (les deux choses en l'occurrence de composition, et le moyen, inédit, de »redonne
sont identiques), du motif, sous la forme de la monta- âme« à »l'élément purement pictural«,
gne bleue, en triangle, de plusieurs de ses paysages de Mais du même coup on ne peut pas dire non plus
Murnau36. La progression paraît donc d'abord s'être semble-t-il, qu'à partir de Cézanne - le peintre
faite dans un sens opposé à l'avancée de Denis vers la trois artistes regardent alors sans doute le plus
nature objective, puis vers »le Général«. Comme écrira tivement -, Kandinsky soit passé du côté de Mat
Kandinsky en 1913 dans »Regards sur le passé«: dans la mesure précisément où la structuration
»...j'entendis dire à un artiste très connu: >En peig- forme, chez lui, est impérativement conditionnée p
nant, un coup d'œil sur la toile, un demi sur la palette présence de ce contenu, qui est forcément d'une
et dix sur le modèle« Cela sonnait très bien, mais je autre que ce que la toile met en œuvre, ce qui n'est
découvris bientôt que pour moi ce devait être l'inverse: le cas pour Matisse.

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HHK

Fig. 13 Maurice Denis, Saint Georges aux rochers rouges, 1910, huile sur toile, 75 X 130 c

Fig. 14 Maurice Denis, Les Bergers, 1909, huile sur toile, 97 x 180 cm, Moscou, Mus

• "t* ' ""


-

Thèmes et motifs Et ceci est vrai tout particulièrement du motif précis,


On ne sera donc pas trop surpris des conjonctions - et fondamental chez Kandinsky, on le
non pas seulement des coïncidences - de thématiques triomphant du dragon, présent chez Den
chez l'un et chez l'autre, à partir notamment de l'af- moins, avec par exemple cette Princesse dans
frontement, naturellement d'origine chrétienne, du conduit à terme à la série des Jeanne d'A
Bien et du Mal, tel qu'il s'incarne chez Kandinsky aussi moment de la guerre, mais qui peut r
bien dans les motifs des Saint-Georges, de la lutte con- tement avec le même sujet, en 1914 e
tre les dragons, et des chevaliers héroïques, que dans la Princesse à la tour (fig. 11). Et si l'on voula
structure de plus en plus franchement binaire de ses dente et considérable différence de for
tableaux majeurs (particulièrement frappante dans Com- aux œuvres allusives du peintre russe à pa
position VI), mais tel qu'il est présent depuis longtemps, suffirait de se référer à ces toiles à usage
dans sa forme également symbolique et légendaire, du doute des années 1915-1917, et par e
chez Denis, avec force dragons, princesses, chevaliers et pour un saint Georges de 1917 (fig. 12), cett
chevaux bondissants qui sont à l'évidence bien au delà éloignée du saint Georges que Denis peig
de la simple imagerie médiévalisante du Pèlerin passionné en 1910 (fig. 13), pour vérifier que chez
de Moréas ou des poésies d'Adolphe Retté38. la signification du motif reste bien déterm

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'A;; ^ - 'S (système binaire), - et non la conciliation, ni »l'équili
■ ' , /*■ * brc« chers à Mondrian -, du Spirituel et du matériel
chez Kandinsky.
Du même coup, chez l'un comme chez l'au
tableau désigne, il reste un signe: chez Mondria
à soi seul, homologue à l'essence du monde, m
Matisse aussi, à sa façon, dans ce qu'on sera
d'appeler une présence sensuelle du sacré. On
essayer de résumer ces deux options divergen
une dernière confrontation, en recourant à nou
thème de la »pastorale«, si essentiel chez Mati
Joie de vivre, qui a pu tenter épisodiquement la
Pastorale de Kandinsky (1911, New York, Gug
Museum), répond plus exactement sa Compo
(1910, ibid. pour l'étude, seule conservée) et l
rale« de sa partie droite, telle qu'elle s'oppo
ment aux flots déchainés et aux bouleversements de sa
partie gauche: la paix résulte d'une conquête, toujours
menacée. Les »Arcadies« bretonnes de Denis, de la
même façon, et à peu près au même moment, aussi
bien par leur sujet que par la maîtrise de leur »style
châtié« et durement conquis sur la subjectivité de la
sensation ou de l'wémotion« initiale, veulent témoigner
que ce bonheur ne se décline pas au »présent« matis
sien, mais se mérite, aussi bien dans un passé mytholo
gique que dans un »au delà«, que signale suffisamment
la présence de la mer, et le plus souvent des îles, en
face de Perros-Guirec, comme dans Les Bergers de 1909
(fig- 14).
Sur les plages de Denis, et notamment dans l'Age d'or
de 1912, dont la thématique d'ensemble résume cette
philosophie40, le divertissement sert à déployer toutes
les manifestations de la »vie active« et la présence sou
vent, surprenante en soi, du cavalier - non du cheval
seul -, y prend en effet un sens proche à nouveau de
celui qu'il a chez Kandinsky: l'Age d'Or est à préserver
du dragon - Jeanne d'Arc en sera bientôt chargée -,
pensée fondamentalement étrangère à la peinture de
Matisse (fig. 15). Sous leur abord anodin, simplement
idyllique si l'on peut dire, ces plages sont tout investies
de spiritualité et de signification symbolique: quand la
liberté de l'esquisse accentue la parenté formelle, le
Fig.
Fig. 15
15Maurice
MauriceDenis,
Denis,La La
Plage de l'Age
Plage d'Or,d'Or,
de l'Age première
première curieux rocher »en vague« qui soulève impétueu
étude
étuded'ensemble,
d'ensemble,1911, huilehuile
1911, sur carton, 44,5 X 44,5
sur carton, 24 cm,
x 24 cm, sement vers le ciel les amants de Denis marque mieux
Beauvais,
Beauvais, Musée départemental
Musée de l'Oise de
départemental 1 Oise sa paren^ avec [a fameuse »bordure blanche« qui
dans le célèbre tableau homonyme de Kandinsky, en
1913 (New York, Guggenheim Museum), marque le
triomphe du Bien sur le Mal, précipité dans l'abîme, en
Le motif de Denis (et son sujet, qu'il n'a jamais rejeté, bas à gauche, par le chevalier à la lance,
y compris dans sa phrase initiale de 1890) comme celui
de Kandinsky, dissimulé ou non, n'est pas »abstrait«.
Chez eux, la mise en œuvre de la forme ne vise pas au Conclusion
dévoilement d'une essence première et universelle du
monde en effet, comme la théosophie de Mondrian, Avec ce qui semble au premier abord, en 1905-1906,
mais repose sur une conception, sinon dualiste, du son incompréhension et son rejet de Matisse - qui
moins affirmant la distinction, fondamentale, d'une pourtant lui doit vraiment beaucoup -, Denis paraît
réalité terrestre et d'une réalité transcendante, qui ne fermer une voie, et rejeter du même coup son œuvre
saurait être absorbée tout entière dans celle du tableau, tout entière du côté du symbolisme, et du XIXe siècle
ni même lui être exactement homologue: ouvertement finissant. Les choses sont pourtant beaucoup plus com
chrétienne chez Denis, reposant sur l'affrontement plexes, et on ne peut plus s'en tenir à cette analyse

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sommaire, qui avait encore cours naguère, lorsque tent une autre ouverture: en réaffirmant que la forme
l'importance de l'œuvre de Denis et l'acuité comme la peut et doit être expressive d'un contenu, et, en
subtilité de sa pensée théorique étaient négligées, ou réponse à Matisse comme il y avait eu réponse à Vuil
méprisées. lard en 1898, d'un contenu objectif et de portée uni
En 1890, mais tout autant de 1900 à 1907 au moins, verseile, Denis donne les bases le
Denis ouvre des portes sur un autre avenir. Au début ture de Kandinsky, considé
des années 1900 il est sans doute l'un des plus impor- erronée, comme l'un des p
tants fondateurs d'une lignée »classicisante« du XXe »abstraite« radicale.
siècle, que l'on commence à peine aujourd'hui - dans C'est bien un moment clé, où
notre enthousiasme »post-moderniste« naturellement - de fond sur l'enjeu et l'avenir
à redécouvrir. Mais entre 1903 et 1907, à ce moment dinsky comme chez Denis, et a
charnière décisif, son interrogation de Cézanne comme suppose de ferveur et de conc
sa réfutation du néo-impressionnisme, et finalement ration comme dans la foi qu
sa condamnation de l'orientation prise par Matisse tableau reste une icône, et se refu
exactement au sortir des mêmes interrogations, appor- c'est une autre tradition de la

1 Jane Lee, Denis et »l'Ecole de Matisse«, dans: Maurice Denis 1870-1943, cat. expos. Lyon, Colog
1994-1995, pp. 61-72.
2 Article repris en dernier lieu dans Maurice Denis, Le Ciel et l'Arcadie, textes réunis, présent
Bouillon, Paris, 1993, p. 95, note 57.
3 Le Ciel et lArcadie [note 2], pp. 84-98, le nouveau titre ayant été donné par Denis au moment de
le volume Théories (1912).
4 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 96.
3 Ibid.
6 »Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est
essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées«, première phrase de l'article:
Définition du néo-traditionnisme, dans: Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 5.
7 »Nous affirmions que les émotions ou états d'âme provoqués par un spectacle quelconque, comportaient dans l'imagi
nation de l'artiste des signes ou équivalents plastiques capables de reproduire ces émotions ou ces états d'âme sans qu'il soit
besoin de fournir la copie du spectacle initial«, selon le résumé de 1909; Le Ciel et lArcadie [note 2], pp. 162-163 (c'est Denis qui
souligne).
8 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 113.
9 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 122.
10 Journal, octobre 1906 (t. 2, Paris, 1957, p. 47).
" »Le style, système de subordinations« (1898), Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 53; »le style, c'est une certaine grandeur
obtenue par des sacrifices volontaires, de l'expression par la simplification« (1904), ibid., p. 91, note 53.
>2 Ibid.
13 Signalée d'abord par le Journal, en janvier 1914: »Si j'écris un nouveau livre, ce sera [...] un essai de conciliation entre
le style et la réalité par la psychologie du Primitif, [...] par la copie innocente, virginale et sérieuse de la nature, par le don
d'enfance« (Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 177).
14 Le Ciel et lArcadie [note 2], pp. 180-181.
15 »Ce que je poursuis par-dessus tout, c'est l'expression«, édition des Ecrits et propos sur l'art (par Dominique Fourcade), Paris,
1972, p. 42.
16 Ibid.
17 »L'expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement
violent. Elle est dans toute la disposition de mon tableau« (Ecrits [note 15], p. 42).
18 Ecrits [note 15], p. 48.
19 Ecrits [note 15], p. 199.
20 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 96.
2> Journal, 1898 (t. 1, Paris 1957, pp. 139-140).
22 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 180, note 5.

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23 »Tous les caprices de l'intervention individuelle se donnent désormais libre cours. Il semble que cette anarchie se mani
feste avec d'autant plus de variété que le dogmatisme néo-impressionniste était plus précis et plus ordonné« (Le Ciel et l'Arcadie
[note 2], p. 119, comme la citation suivante).
24 Le Ciel et lArcadie [note 2], p. 120.
25 Voir l'analyse plus complète de ces œuvres dans Jean-Paul Bouillon, Maurice Denis, Genève, 1993, p. 64, 106.
26 Regards sur le passé et autres textes 1912-1922, Paris, 1974 (nouveau tirage, 1990), p. 147.
27 Regards [note 26], p. 193 (c'est Kandinsky qui souligne).
28 Le Ciel et l'Arcadie [note 2], p. 16, 17, 19.
29 Regards [note 26], p. 193.
30 Ecrits [note 15], p. 43.
31 Ecrits [note 15], p. 50.
32 Ecrits [note 15], p. 50, note 16.
33 Sur ce point et ce qui suit, voir en dernier lieu Jean-Paul Bouillon, Narration, description, événement, dans la genèse de
l'abstraction kandinskienne, dans: Peinture et rhétorique (Actes du colloque de l'Académie de France à Rome, 10-11 juin 1993),
sous la direction d'Olivier Bonfait, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1994, pp. 149-188.
34 Wassily Kandinsky, Du Spirituel dans l'Art (nouvelle traduction française par Nicole Debrand et Bernadette du Crest), Paris,
1989, p. 123.
35 Voir par exemple les »Baigneuses à la mare aux canes«, repr. dans Bouillon [note 25], p. 101.
36 Par exemple dans les »Montagnes bavaroises avec un village«, ou »La rue droite« (Munich, Städtische Galerie im Len
bachhaus).
37 Regards [note 26], p. 115.
38 II suffirait de rapprocher par exemple les »Trois jeunes princesses« du premier (1893, deux versions, collection particulière,
voir Bouillon [note 25], p. 56) et le célèbre »Couple à cheval« du second (1906-1907, Städtische Galerie im Lenbachhaus).
39 Collection particulière, repr. dans Bouillon [note 25], p. 57.
40 Voir Bouillon [note 25], p. 142 sq.

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