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L’image apocalyptique

Pour Olivier Ammour-Mayeur et pour Nathalie Gillain

« Je ne suis pas un maître à penser. Je suis un maître à


dépenser, si vous voulez. […] Je ne propose rien. Je
propose qu’on n’y croie plus. Rien. À rien de ce qu’on
décide en dehors de soi. Je propose qu’on ne croie plus rien
de cela. Ce n’est pas la pensée. À moins que ça ne soit
ça. »1

« Que le cinéma aille à sa perte, c’est le seul cinéma. / Que le monde aille à sa perte,
qu’il aille à sa perte, c’est la seule politique. »2 Si l’on a beaucoup glosé sur la vocation
politique de cette double déclaration, autant peut-être que sur le projet cinématographique
d’ensemble qu’elle semble supposer, d’aucuns parlant de cinéma impossible3 ou de mort du
cinéma4, l’on n’a jamais vraiment comparé la structure des deux propositions : elles
apparaissent rigoureusement parallèles, quoiqu’elles ne le soient pas. Les deux propositions
sont concaténées non selon un rapport causal mais plutôt suivant la pente d’une fatalité
empreinte de joie (la fameuse « voie du gai désespoir »). Aux yeux de Marguerite Duras, le
cheminement vers la perte est un geste politique empreint de compassion à l’endroit du
monde – dans le sens le plus étendu : entre partage de souffrance et partage d’enthousiasme –
et le cinéma représente déjà en soi un cheminement vers la perte, intrinsèquement,
essentiellement. La nature de l’image cinématographique, dans l’imaginaire de l’écrivain
passé derrière la caméra, serait donc à quérir du côté d’une perte à venir, un « ça ne sera
plus » à contrecourant de l’image photographique selon Roland Barthes5, qui se soutient d’un
« ça a été » surgissant du passé.
« Savoir jusqu’où je vais pouvoir aller. Mettre ça à l’épreuve aussi, ce truc pourri qu’on
appelle le cinéma. »6. Aller au plus loin des possibles avec ce médium que Duras estime
sclérosé, éprouver sa validité de support artistique, toujours jugé inférieur à l’écriture. L’on
peut se demander dans quelle mesure l’infériorité que l’écrivain cinéaste attribue au cinéma
n’est pas simplement fonction de sa perversion, de sa sclérose, de son pourrissement. Duras
n’attaque jamais vraiment la matérialité du support médiatique en tant que tel, sauf à rappeler
qu’il emprisonne l’imagination, ce que ne fait pas le texte, a priori. D’ailleurs, si elle pratique
le cinéma, si elle vante les mérites de certains réalisateurs, comme Jacques Tati par exemple,
c’est bien parce que le support peut acquérir ses lettres de noblesse propres en échappant à la
tentation sclérotique qui lui est intrinsèque.
Regrettant quelque peu le muet, prisant le noir et blanc, conspuant le cinéma américain,
Duras pointe surtout la récupération idéologique du cinéma par l’instauration de codes
spécifiques, d’une « syntaxe »7 particulière, syntaxe qui distingue justement le livre du film.

1
Marguerite Duras, La Couleur des mots. Entretiens avec Dominique Noguez autour de huit films, Paris, Benoît
Jacob, 2001, p. 149. Dorénavant : CM, suivi de la page.
2
Marguerite Duras, Le Camion, Paris, Minuit, 1977, p. 74. Dorénavant : C, suivi de la page.
3
Sarah Gaspari, Formes en mutation. Le cinéma « impossible » de Marguerite Duras, Rome, Aracne, 2005, coll.
AIO.
4
Madeleine Borgomano, L’Écriture filmique de Marguerite Duras, Paris, Albatros, 1985, coll. Ça cinéma.
5
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du Cinéma-Gallimard-Seuil,
1980.
6
Marguerite Duras, Les Yeux verts, Paris, Étoile-Cahiers du Cinéma, 1996, p. 140. Dorénavant YV, suivi de la
page.
7
Le mot « syntaxe » est fréquent chez Duras à propos du cinéma. S’il renvoie certes à l’écrit, il appartient aussi
au vocabulaire classiquement associé à l’analyse cinématographique. Toutefois, ce terme s’avère singulièrement

1
« La syntaxe du cinéma n’a plus à être apprise. Un enfant de sept ans sait lire un film à travers
son montage. Mais il reste que c’est quand même là, à l’endroit du spectateur, que se fait le
cinéma. Le livre suppose un accès à lui, pas le film. Une pratique est suffisante pour devenir
spectateur de films. » (YV, p. 104). À cette syntaxe, l’écrivain oppose une syntaxe de la
destruction et du dépeuplement, deux mots clefs employés à l’envi lorsqu’il s’agit de rendre
compte de son travail de cinéaste8. Parce qu’elle repose sur un usage volontairement positif de
la sclérose intrinsèque au support image, cette syntaxe peut être qualifiée d’apocalyptique, au
sens où elle révèle, littéralement, une destruction, une fin de monde qui se joue tant sur le plan
idéologique que sur le plan de la représentation, dont elle explore et expose les limites. Plus
encore que l’apocalypse thématique qui se dessine au fil de l’œuvre cinématographique (et,
presque indifféremment, littéraire), c’est l’aspect apocalyptique du support de l’image
cinématographique qui retiendra ici mon attention, à travers les déclarations de l’auteur sur sa
propre pratique et, bien sûr, à partir des productions qu’elle commente abondamment.

*
* *

À l’évidence, l’on ne peut s’empêcher de songer aux premières armes que Duras a
fourbies de main de maître, dans le paysage cinématographique, se saisissant du territoire
apocalyptique par excellence, Hiroshima, à travers le scénario de commande qui annonce
thématiquement la course de l’humanité tout entière vers sa propre perte : « Ça
recommencera », dit la Française9. Le cinéma de Duras – ou à tout le moins son rapport à la
problématique de l’apocalypse autant que son rapport à l’image – s’origine dans cette
première expérience de scénariste, même si la caméra était alors tenue par Alain Resnais10.
Dans une certaine mesure, Duras va par la suite tâtonner, dans les années 1960, avant de
mettre au jour la voie qui lui est singulière, à partir de cette charnière au cœur de sa carrière,
qui va la voir passer derrière la caméra pendant une dizaine d’années, délaissant par la même
occasion l’univers romanesque qu’elle avait pris soin d’élaborer durant les décennies
précédentes. À travers des œuvres comme Une aussi longue absence ou La Musica, ce qui
émerge, c’est une atmosphère d’après la fin : Duras ne raconte pas tant une histoire qui tend
vers son dénouement que ce qui viendrait se jouer après que le mot « fin » d’un film
hollywoodien a envahi l’écran, après qu’un couple s’est séparé, après qu’un être disparu a été
prononcé mort, etc.
Un point de butée a été atteint à la fin des années 1960 avec les romans de cette époque,
sur le plan de la forme : L’Amante anglaise n’est plus qu’un dialogue ; Détruire, dit-elle,
Abahn Sabana David et L’Amour voient leur dimension narrative curieusement réduite au
point de confiner à l’écriture scénaristique. Or, les trois derniers textes – dont la portée
politique n’est plus à démontrer – deviendront tous, respectivement, un film : Détruire, dit-
elle, La Femme du Gange et Jaune le soleil. Chacun des trois romans contenait déjà sinon un
cheminement vers la perte par le biais d’une destruction, du moins une annonce prophétique
de la destruction à venir : l’incendie de S. Thala, l’expression du désir de la « fin du monde »
ou de la « destruction capitale » sont des appels patents à la tabula rasa des sociétés et des
modes de vie humains à la fin du troisième quart du XXe siècle, sous-tendus par les
traumatismes encore récents et autres épées de Damoclès que sont la Shoah et la bombe

pertinent et symptomatique, en ceci qu’il jette un pont entre ces deux arts paradigmatiques, par oppositions aux
arts syntagmatiques.
8
Voir, à cet égard, CM, p. 107.
9
Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, 1960, coll. Folio, p. 33.
10
On se rappelle de l’enchevêtrement d’images apocalyptiques en réseau proposées par l’écrivain au réalisateur
de Nuit et brouillard, dont celui-ci n’a sélectionné qu’une portion congrue.

2
atomique. L’homme a désormais les moyens d’éradiquer sa propre présence sur la terre, quitte
à éradiquer toute forme de vie même.
De plus, les événements de Mai 68 vont fournir à Duras la matière d’une rédemption
possible par le biais de la destruction, même si elle réfute le terme de « messianique », qu’elle
associe, de manière assez significative, au terme de « mécanique » (CM, pp. 148-149). La
destruction portée par Alissa dans le film Détruire, dit-elle ne se dévoile pas, à première vue
du moins, par le truchement de l’image : les plans sont fixes ou en travellings lents, le jeu des
comédiens est ostensiblement détaché de toute psychologie et le calme règne sur l’hôtel…
jusqu’au finale, qui se distingue de l’atmosphère feutrée ayant régné jusqu’alors sur le film
par l’introduction d’une musique tonitruante et de bruits de bombardements qui ne le sont pas
moins. La dissociation de l’apparence de l’image et de l’invraisemblable sonore est patente,
même si le son est commenté dans le dialogue entre Stein et Max Thor11. Ce finale pourrait
donner l’impression que les personnages sont désormais les derniers survivants d’une guerre
éclair, alors qu’eux-mêmes ont prôné la destruction au cours du film. Survivance de prophètes
élus, pourrait-on suggérer. La destruction intégralement tournée vers l’avenir qui en passera
par les mains d’Alissa se présage encore dans les films ultérieurs ; Duras bâtit une
communauté d’élection autour de son « cinéma différent », qui accueille aussi bien les
personnages mis en scène (ces survivants d’après la fin) que les spectateurs sensibles à la
dimension politique déployée par les œuvres successives qui constituent sa filmographie.
L’écriture cinématographique de Duras est profondément politique : si la réalisatrice fait
s’équivaloir le cinéma et la politique du point de vue du mensonge12, elle sous-entend dans
une certaine mesure que son propre cinéma se veut également action politique.

Et vouloir faire du cinéma, c’est aussi, justement, sortir de ce rôle de consommateur du cinéma
capitaliste, c’est s’extraire, se sevrer de cette consommation réflexe dont on peut dire qu’elle
parachève de façon criante le cercle infernal de la consommation tout court. Ce faisant on accuse. On
peut dire que tout le cinéma parallèle accuse. (YV, p. 107)

Le cinéma devient le lieu de la résistance, plus encore que la littérature, du fait de son
immédiateté (ou de son illusion d’immédiateté) mais aussi de son succès auprès des jeunes
qui sont l’avenir du monde, à plus forte raison après 1968. Cependant, l’image est un
pharmakon : remède et poison à la fois, car son immédiateté, si illusoire soit-elle, peut
s’avérer être un puissant instrument d’asservissement.

C’est sur cette défaite de l’écrit que – pour moi – se bâtit le cinéma. C’est dans ce massacre que réside
son attrait essentiel et déterminant. Car ce massacre c’est justement le pont qui vous mène à l’endroit
même de toute lecture. Et encore plus loin : à l’endroit même du subissement tout court que suppose
toute existence vécue dans la société actuelle. On peut dire cela d’une autre façon : que l’option quasi
universelle de la jeunesse pour le cinéma est une option – consciente ou intuitive – d’ordre politique.
Que vouloir faire du cinéma c’est justement vouloir aller droit vers le lieu de son subissement : le
spectateur. (YV, p. 107)

La place que Duras octroie au spectateur est celle d’un lecteur ; manière sans doute de jouer
de la posture de l’écrivain cinéaste du dimanche, entre autres choses. Mais il importe aussi à

11
Leslie Hill commente cette scène en en soulignant la composition d’ensemble, y compris sur le plan du point
de fuite vers le ciel crépusculaire « in characteristically apocalyptic manner » (Leslie Hill, Marguerite Duras.
Apocalyptic Desires, Londres, Rootledge, 1993, p. 92).
12
« Le cinéma et la politique, c’est pareil. Tout ça relève du spectacle. Le cinéma relève du spectacle, la
politique est un spectacle, divertissant ou non – pour beaucoup c’est un divertissement. » (Marguerite Duras,
Outside. Papiers d’un jour, Paris, POL, 1984, coll. Folio, p. 214 et initialement dans Marguerite Duras, Paris,
Albatros, 1979, coll. Ça/Cinéma, p. 114 – dorénavant MD, suivi de la page).

3
l’auteur d’India Song de se saisir d’un registre et d’un genre discursifs spécifiques comme
mode de l’avertissement politique13 et de souligner la valeur iconique charriée par ce genre :
l’apocalypse.
Le texte apocalyptique véhicule des images violentes qui marquent l’imagination à
dessein : contrairement à la prophétie, dont l’origine oraculaire est plutôt d’ordre sonore,
l’apocalypse est un ensemble de visions inspirées de contemplations divines, qui se transmet
par le biais d’images impressionnantes, paradoxales ou énigmatiques qui ne rendent
qu’approximativement les réalités entrevues. Le genre apocalyptique s’inscrit dans une
perspective politique qui critique le pouvoir en place et mobilise pour ce faire une temporalité
spécifique qui porte dans un passé plus ou moins reculé les représentations d’un futur
possible, nourri intégralement d’un sentiment d’oppression et de persécution vécu au présent.
En ce sens, ce genre fournit au lecteur une vision extrêmement pessimiste du présent comme
du futur, qui contient pourtant paradoxalement un espoir tourné vers un avenir ultérieur qui
verra le triomphe du Règne divin, l’avènement de la Jérusalem Céleste. Là me semble se tenir
l’essence du projet cinématographique durassien.
« Avec ce passé derrière nous, c’est encore difficile d’extraire, de dépeupler, de débâtir.
Le progrès c’est quand on y parvient. Si je ne croyais pas qu’on puisse quelquefois y parvenir
je ne ferais jamais plus de cinéma. » (MD, p. 21). Le mot de progrès, peu goûté par Duras en
général, est ici employé dans un sens qui l’écarte de tout ancrage positiviste : il s’agit plutôt
de le comprendre, pour prendre des termes lacaniens, comme une « traite sur l’avenir »14, qui
projette sur l’image présente à l’écran un fugace spectre de la destruction toujours déjà en
cours et toujours à venir. Cette opposition à l’attendu social par l’instauration d’un chaos,
d’une désobéissance résolue envers l’horizon d’attente de tout autre qui soit soumis à la Loi,
comme Élisabeth Alione dans Détruire, devient acte de courage et de foi, résistance à l’ordre
établi : « La charnière, c’est la peur inculquée, du manque, du désordre. Il faut la surmonter.
Je le dis : quand quelqu’un n’a plus cette peur, il fait du tort à tous les pouvoirs. » (MD,
p. 115). À la peur inculquée, Duras oppose une autre peur, d’ordre téléologique, qui révèle
plus qu’elle n’asservit : « La peur de la catastrophe : L’intelligence politique » (C, p. 42), une
équivalence qui ne laisse pas de faire appel à la leçon de l’Apocalypse johannique et du genre
de l’apocalypse en général.
Par le texte apocalyptique, c’est le mystère de l’avènement qui est révélé –
étymologiquement, apocalypse signifie révélation – où coïncident présent et futur, confrontant
deux ordres de réalité différents au sein de la révélation. Ostensiblement, le cinéma de Duras
dénonce les fausses prophéties du cinéma qui n’est pas le sien, ce cinéma « sans lendemain »
(C, p. 77) synonyme de mensonge : « Ce n’est plus la peine de nous faire le cinéma de
l’espoir socialiste. De l’espoir capitaliste. Plus la peine de nous faire celui d’une justice à
venir, sociale, fiscale, ou autre. […] Plus la peine de nous faire le cinéma de la peur. De la
révolution. De la dictature du prolétariat. De la liberté. » (C, p. 73). Au contraire, la vraie foi
qui se dégage du cinéma de l’écrivain est celui d’un désabusement qui est l’espérance même :
« On croit plus rien. On croit Joie : on croit : plus rien » (C, p. 73). Mais déjà India Song
présentait la même caractéristique d’une joie née de la destruction même : « India Song, c’est
peut-être, oui, la mise en échec de toute reconstitution. S’il y a réussite d’India Song il ne peut
s’agir que de la mise en œuvre d’un projet d’échec. Aboutissement qui me remplit d’espoir. »
(MD, p. 22). La mise en œuvre de l’échec devient l’occasion même de l’espoir et de la joie, la
fameuse « voie du gai désespoir », mais celle-ci n’est pas seulement affaire de texte, au
contraire : cette voie est tracée, inscrite dans la matière du support de l’image même.

13
« Tout le cinéma différent débouche sur le procès de la société » (propos recueilli par Nicole Lise Bernheim,
dans Marguerite Duras tourne un film, Paris, Albatros, 1975, coll. Ça/Cinéma, p. 119).
14
Jacques Lacan, Le Transfert. Séminaire VIII, Paris, Seuil, 1991-2001, coll. Champ freudien, p. 263.

4
*
* *

L’apocalypse du cinéma durassien est donc thématique mais aussi structurelle,


conditionnée par son matériau : l’image se veut apocalyptique. L’image détient un pouvoir de
révélateur (au double sens photographique et apocalyptique), quoique la révélation n’annonce
que perte et destruction par la grâce même de l’opération de monstration. Ce qui est montré
est toujours déjà irrémédiablement perdu et détruit. Si elle réécrivait la plupart de ses textes,
parfois de manière obsessionnelle, Duras n’a jamais déclaré un livre raté 15 (tout au plus
L’Homme menti et Theodora Katz n’ont-ils jamais été achevés ; ils n’ont toutefois pas été
publiés non plus). Par contre, selon son propre et fier aveu, son cinéma est un ensemble de
films ratés ou d’échecs, ce qui ne l’empêche pas de les donner à voir : les délabrements du
décor et la disparition des personnages de Son Nom de Venise dans Calcutta désert, le ratage
sur lequel reposent Le Camion et Le Navire Night, le double tournage des Mains négatives à
propos duquel Duras déclare finalement qu’elle a « presque tout gardé des plans ratés » (YV,
p. 124), le reniement de Baxter, Véra Baxter, le noir abyssal de L’Homme atlantique par
manque de chutes de pellicule venant d’Agatha, autant d’exemples à chaque fois distincts qui
renvoient pourtant tous à un unique paradoxe : le film est raté parce que l’image n’a pas
montré ce qu’elle était censée montrer et c’est ce qui en fait la réussite aux yeux de la
réalisatrice16. « Le film d’Aurélia Steiner Vancouver était impossible. Il a été fait. Le film est
admirable parce qu’il n’essaie même pas de corriger l’impossibilité. Il accompagne cette
impossibilité, il marche à son côté. » (YV, p. 110). Les accidents de parcours, les erreurs plus
ou moins délibérées ou récupérées provoquent la licence, l’impudence et l’effronterie de
l’écrivain qui vise à introduire la dimension de l’incorrection sous toutes ses facettes comme
processus créateur constitutif de son cinéma.
Traditionnellement, le rôle de l’image, au cinéma, consiste à renvoyer au référent
fictionnel de la fable contée par le biais de corps et de décors concrets. Or, le cinéma de Duras
se détache du référent : Duras indique bien que Delphine Seyrig n’incarne pas Anne-Marie
Stretter, mais en tient lieu ; de même elle et Depardieu lisant le texte qui met en scène la
femme du Camion et le chauffeur ; de même les adultes qui tiennent lieu des Enfants que sont
Ernesto et Jeanne. La cinéaste affirme dans cette optique « voler au spectateur une certaine
représentation » (CM, p. 155), notamment à propos de l’emploi du conditionnel dans Le
Camion. Cependant, cette spoliation, qui irrite nombre de spectateurs, ne se cantonne pas à
des effets de texte (ou, plus largement, à des effets de bande sonore), auquel cas l’écrivain
n’aurait pas délaissé si longtemps son entreprise strictement littéraire pour embrasser la
carrière de réalisatrice. Il s’agit là d’une intention esthétique, qui se traduit également par un
traitement spécifique du matériau image : « Je pourrais tourner rien, des mots, des longueurs :
c’est bien, parce qu’on ne peut pas […] tourner une histoire cohérente [dans le Palais
Rothschild]. On peut y tourner des choses qui ne tiennent pas debout – c’est une belle
définition – des choses éreintées, éreintées de savoir, de temps, d’intelligence. » (CM, p. 130).
Le film durassien se veut déborder de sens, alors qu’il infléchit considérablement les ressorts
usuels de la représentation et de la référentialité.

15
Et pourtant : « C’est rien de rater un livre. Il y a des livres ratés qui sont sublimes. L’homme sans qualités que
je mets au-delà des Proust. » (Marguerite Duras, Le Monde extérieur. Outside 2, Paris, POL, 1993, p. 22 –
dorénavant ME, suivi de la page). Le raté serait donc à comprendre comme une certaine qualité d’inachèvement.
16
La seule exception est Baxter, Véra Baxter, sans doute du fait du « subissement » affiché par les personnages à
l’écran : seul le son de la « turbulence extérieure », destiné à être objet de regard – dans la version idéale que
Duras destine à la scène théâtrale, à la suite de la déception engendrée par le film – au même titre que « la mer »
ou « le soir » (Marguerite Duras, Véra Baxter ou les plages de l’Atlantique in Théâtre IV, Paris, Gallimard, 1999,
p. 10), représente une échappée, mais même celle-ci est étouffante, presque étourdissante.

5
Le doute référentiel est systématique dans le traitement des personnages et de l’espace :
le Voyageur de commerce est nié dans sa fonction même par les deux amies de Nathalie
Granger, les comédiens du Navire Night sont présentés comme tels, etc. La séquence de
maquillage du Navire Night est ainsi symptomatique d’un attrait pour l’« envers du décor »,
qui englobe aussi bien la séquence de la vaisselle dans Nathalie Granger que la lecture du
texte dans la fameuse « chambre noire » du Camion. Ce traitement vaut aussi pour l’espace
qui apparaît à l’écran : le Palais Rothschild délabré de Son Nom de Venise dans Calcutta
désert détruit l’ambiance référentielle indienne d’India Song ; les statues qui figurent (ou ne
figurent pas17) la Judée dans Césarée ; la « chambre noire », en lieu et place de la cabine du
camion qui ne sera jamais vue (mais au départ de laquelle le spectateur verra). Les exemples
sont légion. Espace et personnages, réciproquement, jettent le doute sur leurs référents
respectifs, comme dans India Song :

Ce double rectangle contenait la zone épicentrale de tout le film : la photographie de la morte Anne-
Marie Stretter sur le piano avec les roses et l’encens à sa mémoire : l’autel. Celui-ci devait toujours
encombrer le lieu, gêner, et, bien entendu, mettre en doute tout ce qui se passait dans le rectangle,
autour de lui. (MD, p. 19)

De cette façon, l’image ne se défait pas de son référent, mais de la syntaxe coutumière
qui tend à faire coïncider toutes les composantes cinématographiques, dans ce « pléonasme »
que Duras évite soigneusement, ainsi que le lui fait remarquer Isi Beller (YV, p. 93). La
musique de film, dans le cinéma classique, constitue très souvent la marque de ce pléonasme :
« Dans le cinéma qui triche, la musique accompagne, habille, fait passer »18. Au contraire,
Duras emploie la musique – et les sons, plus généralement – pour écorner invisiblement la
surface lisse de l’image. La façon dont la réalisatrice parle de son propre usage de la musique
témoigne assez du caractère foncièrement cataclysmique ou apocalyptique qu’elle lui
assigne : « Quand la musique a lieu, elle recouvre tout. Elle relègue tout derrière elle. Eh bien,
c’est la musique de la réception d’India Song qui a déferlé sur tout le film. » (CM, p. 89)19.
Dans L’Image-temps20, Deleuze ne s’y était d’ailleurs pas trompé : chez Duras, les images ne
sont pas brutales malgré le phénomène de la « classe de la violence » et, en effet, c’est le son
qui est brutal, parce qu’il est brut ou parce qu’il vient « crever l’écran », comme dans la
dernière scène paisible de Détruire, dit-elle, où la musique et le bruit de bombardement
viennent octroyer un surcroît de signification à l’image, la détournant de sa référentialité
initiale. Et comme dans toute bonne tragédie, où les actes insoutenables (Œdipe se crevant les
yeux en est l’exemple type) ont lieu en coulisses, la plupart des sons violents sont maintenus
hors scène : la « turbulence extérieure » de Véra Baxter ou le cri du Vice-consul en sont sans
doute les exemples les plus flagrants. Mais le son n’est pas l’image même, il n’en est que le
complément perturbateur qui interfère avec la référentialité classique et la neutralise, ne fût-ce
que partiellement.

17
« Les statues de la Concorde et les Maillol étaient beaucoup trop somptueuses pour l’espèce de désert que
représente Le Navire Night. Elles étaient encore trop figuratives. » (YV, p. 124).
18
Nicole Lise Bernheim, op. cit., pp. 121-122.
19
Le jugement que Duras porte sur la musique dans Nathalie Granger va, en ce sens, plus loin encore, lui
conférant une dimension anxiogène : « Est-ce que vous avez remarqué que le surgissement de la musique dans le
film, toujours très aigu, d’ailleurs, correspond à des moments de peur, d’inquiétude ? Elle n’est jamais
rassurante. Elle n’est jamais prémonitoire d’un bonheur à venir, ni un soulagement à la peine. Elle est toujours
comme le creusement d’une inquiétude qui est déjà là. Son affirmation. Sa confirmation. Elle agit comme ça,
comme un complément d’inquiétude. » (CM, pp. 55-56).
20
Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, coll. Critique, pp. 336-341.

6
*
* *

Peut-on toutefois faire du cinéma, produire de l’image sans représenter ? « Il y a


toujours une image. Même en l’absence d’image, il y a toujours un écran à regarder, là où
poser les yeux. » (CM, p. 126)21. L’image cinématographique n’est pas l’image
photographique : au noème du « ça a été » de Barthes, l’on pourrait opposer un « c’est en train
d’être », « c’est en train d’avoir lieu », voire un « ça va arriver » anxiogène, qui déplace la
temporalité de l’image ; elle demeure écran, mais cet écran nous « point » autrement22, dans
une autre temporalité, qui touche davantage à la conjugaison du présent et de la présence dans
leur tension vers l’imminence23. « Bon ou mauvais, sublime ou exécrable, le film représente
cet arrêt définitif [de l’imaginaire]. La fixation de la représentation une fois pour toutes et
pour toujours. » (C, p. 75). Toutefois, Duras vise à escamoter et le présent et la présence. Du
moins dans le sens d’une représentation cohérente : ce geste systématique sous l’œil de la
caméra durassienne cherche explicitement à éviter le « présent de la reconstitution » (CM,
p. 78) ou la « collusion entre le passé et le présent, qui est le film commercial dans toute son
horreur » (CM, p. 81). La logique singulière imprimée à la technique du travelling (et des
panoramiques) répond à la même nécessité. Un échange avec Dominique Noguez s’avère
particulièrement instructif à cet égard :

D. N. : […] Est-ce que ces fameux mouvements de caméra, ces longs travellings, ces panoramiques
lents qui deviennent […], à partir de ce film, une caractéristique importante de votre cinéma, est-ce
que c’est comme ça que vous l’expliquez : parce qu’il n’y a pas de raison de s’arrêter ? Ce serait une
sorte de théorie du travelling assez amusante.
M. D. : Il n’y a pas de vide. Vous ne pouvez pas filmer le vide parce que le vide, ça n’existe pas. Ça
n’existe pas non plus dans Son Nom de Venise. Qu’est-ce que je filme ? Je filme des pièces vidées.
Vidées des meubles, vidées des gens. Il n’y a plus rien, sauf des glaces brisées.

La qualité d’état ne convient pas aux objectifs poursuivis par Duras : il est essentiel de donner
naissance à la temporalité différée de la figurabilité par le biais de pièces « vidées » et non
« vides ». Et Duras d’achever son propos :

Vous ne passez pas sur quelqu’un avec une caméra. Vous vous arrêtez. […] C’est la figure humaine
qui fait que la caméra s’arrête, c’est la figure humaine qu’elle va chercher […]. Ou bien elle va
chercher tout ce qui est signe d’elle, une chaise par exemple. Mais là, dans Son nom de Venise, les
travellings n’avaient absolument aucune raison de retenir le moindre détail. C’est le gouffre. C’est une
surface lisse, qui est celle de la mort. (CM, pp. 116-117)

Atteindre la « distraction de la représentation » (MD, p. 114) en passe par ce


« dépeuplement » de l’acteur qu’elle prône : « Ça nous sort beaucoup de ces films congestifs
où les gens font des efforts pour être présents, en vain. Et là, c’est eux qui créent le présent.
Ce sont les comédiens. Ils ne sont présents à rien, sauf à eux-mêmes. Et c’est une présence
relâchée, distraite, lointaine. Comme dans la mort – on peut le supposer, toujours. » (CM,
p. 81). L’événement de l’image durassienne se projette en réalité dans une présence amoindrie
21
De surcroît, sur un plan pragmatique, un embryon de représentation empêche le rejet total de la part du public :
« Un commencement de représentation. L’image qui aurait été vue entre autres si le film avait été tourné. Sans ça
le film n’aurait peut-être pas été supportable. » (MD, p. 128).
22
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du Cinéma-Gallimard-Seuil,
1980.
23
À propos de l’imminence dans la littérature contemporaine, je me permets de renvoyer à mon article : « Notes
entre aujourd’hui et demain » in Les Lettres romanes, « Le souci de l’avenir chez les écrivains francophones »,
dir. Christophe Meurée, t. 66, n°3-4, 2012, pp. 485-499.

7
au profit d’une tension vers l’avenir, un avenir morbide mais joyeux. Intervient en ce sens la
légitime question du rapport de l’image à l’événement dans le cinéma de Duras, cette dernière
soulignant son importance cruciale, de l’ordre de la « sensation » et du « choc » qu’il convient
de « transmettre au plus grand nombre », dans un geste poétique de portée politique.

De tous les modes de dire, le cinéma sera sans doute le dernier parce qu’il se présente comme le plus
inaccessible – du fait de la technique – et le plus séparé de l’événement. En fait, au contraire, c’est ce
moyen-là qui sera le plus apte à recréer le choc de l’événement soit : « Bleu le ciel ce matin, soleil »24,
et à le transmettre au plus grand nombre. Quatre mots, deux images articulées entre elles par une
syntaxe muette, invisible, très proche de coïncider, dans un non-dit, avec la sensation originelle. (YV,
p. 105)

Dans son dépeuplement et sa destruction constitutifs, l’image cinématographique durassienne


doit révéler un événement qui se livre comme un choc. Les décors dépeuplés, désaffectés ou
détruits, comme dans Agatha, Son Nom de Venise, Jaune le soleil, Les Mains négatives ou
encore Aurélia Steiner (Vancouver), pour ne prendre que les plus marquants, font surgir par
suggestion une référentialité post-apocalyptique. De la même façon, la mer, qu’elle soit
présente ou « posée en principe » (CM, p. 141) lorsqu’elle n’apparaît pas à l’écran, hante
presque tous les films de Duras et est considérée par la réalisatrice comme « un élément
d’anéantissement, de fin du monde » (MD, p. 129). Ce qui doit surgir de la contemplation de
l’eau aussi bien que du noir, c’est le mouvement de tension vers un avenir cataclysmique.

Ce qu’on voit parfois survenir sur le noir ce sont des lueurs, des formes, des gens qui passent dans la
cabine, des appareils oubliés dans les fenêtres de la cabine, et des formes non identifiables, purement
oculaires, surgies de l’immensité du repos des yeux par le noir, ou bien au contraire, de l’épouvante
qui devrait venir à certains quand on leur propose de regarder sans leur proposer d’objet à voir. […]
Les cours d’eau, les lacs, les océans ont la puissance des images noires. Comme elles, ils vont. (ME,
p. 15)

Par l’évidement de l’image qui constitue sa syntaxe même, Duras vise donc le trop-plein
de l’effraction de l’avenir, d’un avenir détruit, ce que ne peut faire le texte, qui comble le vide
de par sa nature de code normatif, même lorsqu’il cherche à exprimer le vide même : « C’est
un vide au milieu de l’image, le fleuve. Quelquefois, une phrase l’enjambe. Il y a des ponts. Il
y a peut-être des passages du langage, qu’on peut tenter. Mais après, on revient au vide, on
retourne dans le vide. C’est ça, Aurélia Steiner (Melbourne). » (CM, p. 188). Le vide est en
quelque sorte inatteignable, quoique l’image puisse s’en approcher par un mouvement de
désaffection ou de dégradation, à condition que ce mouvement ne se limite pas à exposer des
motifs référentiels (« un vide ») mais investisse et contamine la matière même du support
image (« le vide » auquel les films de Duras tentent sans cesse de retourner). La distance entre
le référent attendu et l’apparence détruite ou vidée configure la temporalité apocalyptique qui
sous-tend la dynamique de figurabilité singulière au cinéma de Duras, au sein de laquelle
coïncident l’apocalypse thématique et l’apocalypse structurelle.

Le décalage entre une vraie ambassade, une ambassade plausible, comme on l’aurait trouvée dans le
commerce du cinéma et cette ambassade-là, cet hiatus-là a marqué tout le film, il est dans tout le film.
Je pense que c’est la fin du monde, oui, je pense qu’India-Song est aussi un film sur la fin du monde.
Je pense qu’on est là dans la fin du monde.25

24
Or, cette syntaxe était déjà celle qui surgissait dans les trois romans « adaptés » que sont Détruire, dit-elle,
L’Amour et Abahn Sabana David.
25
Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977, p 77.

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L’œil du spectateur n’est dès lors plus sollicité par un spectacle préconstruit, mais par
l’image spectrale de l’anéantissement possible de tout spectacle dans ce noir dont on dit qu’il
contient toutes les couleurs à la fois. Il en va de même des fréquents gros plans par lesquels la
réalisatrice tente de capter des surfaces ininterprétables et totalement polysémiques, comme la
robe pailletée dans Le Navire Night, qui évoque un magma en fusion, les murs décrépits et
fissurés dans Jaune le soleil, dans Son Nom de Venise ou dans Agatha, les scènes sous-
exposées où évoluent des ombres indiscernables (Les Mains négatives, India Song, Son Nom
de Venise, etc.), le ciel26 ou la mer, et ce dans l’ensemble de son cinéma. Même lorsque la
caméra recule et permet de distinguer le référent de l’image désormais lisible, c’est
l’impression première d’autres référents qui demeure dans l’esprit du spectateur, à laquelle
vient simplement s’ajouter le référent supplémentaire dévoilé par le nouveau cadrage, non tant
comme la révélation d’un trompe-l’œil que comme un surcroît de sens ou, mieux, comme une
surface dont la véritable nature aurait pu être percée à jour pendant quelques instants, sous un
certain angle ou à une certaine distance, avant d’en revenir à son allure commune rassurante.

La destruction, c’est un progrès aussi. C’est un progrès de la destruction. Il fallait voir jusqu’où elle
allait, la destruction. Je vois la destruction ainsi : comme si une première couche de réel était partie et
qu’une deuxième couche apparaisse dans le film, et qu’il faille la lire, la décrypter. Je parle
concrètement, matériellement. Une cheminée par terre en quatre morceaux, ça n’a rien à voir avec la
cheminée entière. Ça devient autre chose, un corps ou autre chose. (CM, p. 114)

En vertu du hiatus qui la tient à distance de son référent (dans la neutralisation


dynamique du pléonasme), l’image déploie son essence de révélateur, qui appelle
l’interprétation. C’est dans cette perspective que le spectacle qu’offre le cinéma peut être
rapproché de la lecture27.

Je suis dans un rapport de meurtre avec le cinéma. J’ai commencé à en faire pour atteindre l’acquis
créateur de la destruction du texte. Maintenant c’est l’image que je veux atteindre, réduire. J’en suis à
envisager une image passe-partout, indéfiniment superposable à une série de textes, image qui n’aurait
en soi aucun sens, qui ne serait ni belle ni laide, qui ne prendrait son sens que du texte qui passe sur
elle. (YV, p. 76, c’est Duras qui souligne)

La révélation s’appuie sur une reconnaissance de l’image qui permette son interprétation
multiple : elle doit donc se fonder à la fois sur un référent présent mais aussi sur un désir
d’avenir, désir qui inclut dans le même mouvement destruction de l’ordre présent et
avènement d’un ordre nouveau. La révélation empêche la clôture de la signification et rend
patente la béance de l’avenir, laissant l’interprète face à sa propre responsabilité : intégrer ou
non la communauté d’élection28. L’échec de la reconstitution fidèle d’un référent narratif, la
démultiplication des temporalités (au sein de la temporalité apocalyptique) et des
interprétations possibles créent l’espace (et le temps) nécessaire(s) à la révélation d’un monde
à venir.
Duras accomplit donc un geste démiurgique qui inverse la linéarité du récit biblique qui
s’éploie de la Genèse à l’Apocalypse, sans doute parfaitement consciente de la portée
26
Leslie Hill, élargissant la leçon donnée par Duras dans Les Lieux, considère tous les cieux crépusculaires,
nombreux dans l’œuvre cinématographiques, comme l’indice d’une atmosphère apocalyptique (Leslie Hill, op.
cit.).
27
« C’est dans ce massacre que réside son attrait essentiel et déterminant. Car ce massacre c’est justement le
pont qui vous mène à l’endroit même de toute lecture. » (YV, p. 107, loc. cit.).
28
Pour cette problématique dans le cinéma contemporain, voir Christophe Meurée, « Le complexe de Cassandre
au cinéma. Interférences temporelles de la révélation » in Arnaud Join-Lambert, Serge Goriély et Sébastien
Févry (dir.), L’Imaginaire de l’Apocalypse au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2012, coll. Structures et pouvoirs des
imaginaires, pp. 83-99.

9
intertextuelle de ce renversement29, auquel elle avait déjà procédé dans l’explicit du roman
qui, justement, avait ouvert la voie à la décennie cinématographique, L’Amour30. L’« acquis
créateur de la destruction du texte » n’apparaît donc comme paradoxal que dans la mesure où
l’on ne perçoit pas la rhétorique apocalyptique qui le sous-tend. Ainsi la réponse de Duras à
Noguez à propos de la Dame du Camion atteste-t-elle d’une volonté franche de ne pas réduire
le sens qui reste toujours à venir : « D. N. Mais alors, la femme du Camion est militante, de ce
point de vue. / M. D. Si vous voulez. D’une cause invisible. D’une cause à venir, peut-être.
Mais elle ne le sait pas. » (CM, p. 146). Cette « mission » relève d’abord de la réalisatrice qui,
pas plus que son personnage, n’a conscience du sens à suivre ou à donner, puisque passé et
présent sont déterminés depuis l’avenir (« c’est en train d’avoir lieu », « ça va arriver »). L’on
reconnaît ainsi cette connaissance de et dans l’ignorance qui est le principe duquel Duras se
réclame en tant qu’écrivain et dont nombre de ses personnages se réclament également, le
« pas la peine » d’Ernesto : « Il faut faire le cinéma de la connaissance de ça : plus la peine »
(MD, p 107 ; C, p 74).
La réalisation de chaque film se profile par conséquent comme un nouvel événement
apocalyptique : « Quand j’ai fait Son Nom de Venise dans Calcutta désert, ce n’était peut-être
pas qu’il m’arrivait quelque chose, c’est qu’il arrivait quelque chose au cinéma, c’était le
sentiment que j’avais et que c’était moi qui en était chargée, qui était chargée d’accomplir une
destruction dont le sens m’échappait31. » (MD, p. 95). La surcharge de sens émane de l’infime
qui échappe, du rien, de cette façon de filmer « au plus près du néant »32, sans en évaluer
pleinement la portée, tel un prophète apocalyptique qui vit de certitudes révélées dont le sens
lui demeure étranger, car il se soumet à l’autorité d’une inspiration transcendante.

*
* *

L’apocalypse durassienne, si elle est d’abord entée par les événements bien réels que
constituent les massacres du XXe siècle et les menaces diverses de destruction, détient un
pouvoir radicalement positif, incarné par le personnage d’Alissa dès Détruire, dit-elle. Toute
l’ambiguïté de l’apocalypse est de faire émerger l’espoir du renouveau à travers les paysages
dévastés, désertés ou désaffectés qui ponctuent de leur mouvement évanescent les images
tournées par Duras. Dès lors, le film doit être « vacant, pauvre, fait avec des trous »33.
Autrement dit, l’image cinématographique durassienne recrée du point de fuite, de
l’échappée, en modulant la qualité écranique de toute image par le mouvement même de ce
qu’elle montre, un mouvement particulièrement lent, parfois insensible, comme les travellings
de Son Nom de Venise dans Calcutta désert ou les changements de plans dans Agatha et les
lectures illimitées, qui nous font observer une allée donnant sur la plage en deux temps : par le
prisme d’une fenêtre opacifiée par les embruns, qui disparaît ensuite pour révéler le paysage.
De même, les mouvements du vent et de la mer, dans les plans fixes ou les lents
travellings, à l’instar des imperceptibles battements du cœur de Delphine Seyrig (India Song)

29
Duras persiste et signe dans Les Yeux verts : « Le cinéma fait remonter la parole vers son silence originel. Une
fois la parole détruite par le cinéma, elle ne revient plus nulle part, dans aucun écrit. Et chez le cinéaste, c’est le
pli même de sa destruction qui deviendra un acquis créateur. » (YV, p. 106).
30
Marguerite Duras, L’Amour, Paris, Gallimard, 1971, coll. Folio, pp. 130-131.
31
Elle ajoute, dans Les Yeux verts : « je ne suis pas au cinéma seulement mais tout à coup ailleurs, dans la zone
indifférenciée de moi-même où je reconnais sans avoir jamais vu, où je connais sans comprendre. Ici, tout se
rejoint, se fond, la blessure, le tranchant glacé de la pierre noire et la tiède douceur de l’image menacée. » (YV,
p. 94).
32
Ce sont les mots qu’emploie la cinéaste dans le documentaire Duras filme, réalisé par Jean Mascolo et Jérôme
Beaujour sur le tournage d’Agatha et les lectures illimitées.
33
Marguerite Duras, La Femme du Gange, Paris, Gallimard, 1973, p. 104.

10
ou de Claudine Gabay (Baxter, Véra Baxter) créent ce que Barthes aurait appelé le punctum,
mais un punctum qui capture l’œil pour mieux lui rendre la liberté au sein du piège que
constitue le sclérotique figement référentiel de l’image. Pour ce faire, le rôle joué par le texte
et par la musique est capital, en ceci que vient s’y greffer une autre image, mentale, dont il a
déjà abondamment été question dans la critique durassienne. Reste le travail de l’œil du
spectateur, dont la lecture de l’image est profondément désorientée par le point de fuite de
l’avenir, toujours indéfini, duquel procèdent passé et présent.
Duras a considérablement interrogé « cette matière lisse, le chemin d’images » (YV,
p. 106) qui défile sur l’écran, et utilise une métaphore magmatique pour parler du « courant
invincible du noir » (ME, p. 15), pour désigner ce qui du noir de L’Homme atlantique se
distingue d’un autre noir de cinéma. Or, ce magma, c’est aussi celui des gros plans de la robe
à paillettes, des murs décrépits, des statues renversées, des vitres opacifiées par les embruns,
des lueurs indiscernables d’une zone industrielle, d’un corps dénudé, de la mer, de la nuit,
etc. : autant d’accroches possibles pour l’œil qui se perd dans le mouvement imperceptible de
la surface magmatique, qui agit sur lui tout aussi imperceptiblement.

Ici le film ne dit rien. Son évolution est difficile à appréhender, il paraît ne pas changer, ne pas
progresser, ne pas avancer, n’être mobile que relativement à lui-même, à un axe d’immobilité qu’il se
serait imposé durant tout son trajet. Le changement, apparent ou réel, n’est pas extérieur au film, le
film le contient. Ainsi cette immobilité, cet axe de fixité autour duquel il se déroule, le retient en lui-
même, le clôt sur lui-même. Rien n’en part, n’en allège la densité. […] Le film ne se déroule pas, il
agit. […] Lorsque le pont est jeté entre vous et le film, vous êtes à votre tour enchaîné à la spirale, au
mouvement d’immobilité. Sur vous, de même, celle-ci agit, elle vous entraîne dans sa fréquence, son
irrésistible et immobile avancée. (YV, pp. 88-89)

L’image représente dès lors toujours ce qu’elle n’est pas, ou plus précisément, elle est à
la fois le visible qu’elle montre et l’invisible que l’interprétation du spectateur peut faire
émerger. « Ce que la parole profère, c’est aussi bien l’invisible que la vue ne voit que par
voyance, et ce que la vue voit, c’est ce que la parole profère d’indicible », dit Gilles Deleuze à
propos de Duras34. Dans les commentaires de ses films, celle-ci suggère d’ailleurs souvent
elle-même les images sous-jacentes que lui évoquent les images tournées : dans Duras filme,
l’aspect lagunaire de la plage de Trouville représente aussi la côte cubaine ou les rizières de
l’enfance pendant la saison sèche. L’exemple le plus impressionnant se trouve sans doute
dans le commentaire d’Aurélia Steiner (Melbourne), lorsque la cinéaste évoque les morts
algériens qui sont charriés par la Seine (CM, pp. 184-187). Autant d’images apocalyptiques,
fragments et vecteurs de cette « destruction capitale » désirée par la réalisatrice, dont elle
contemple les visions d’horreur depuis le retour des camps, depuis Hiroshima. Du visible de
la surface magmatique émane un invisible qui se nourrit du désir du spectateur et l’oriente
résolument vers l’avenir, car l’avenir n’est constitué que de désir35. Le constat de Lacan à
propos de « l’objet du désir » introduit, de la même façon, l’expérience impossible de cette fin
sans fin qui meut cependant tout individu humain : « Cet objet, but et fin de chacun, limité
sans doute parce que le tout est au-delà, ne peut être conçu que comme au-delà de la fin de
chacun »36.
Par l’image, Duras recrée une source de désir là où elle pense que le cinéma de grande
consommation et plus globalement les idéologies dominantes (capitalisme et communisme
étant en ce sens renvoyés dos à dos) l’ont éteint, c’est-à-dire dans le chef du spectateur, tout
comme Alissa fait renaître le désir d’autre chose chez Élisabeth Alione. Consentir à ce désir

34
Gilles Deleuze, op. cit., p. 340.
35
C’est le point de vue également défendu par Leslie Hill (op. cit., p. 37).
36
Jacques Lacan, op. cit., p. 251.

11
relève cependant de l’acte délibéré, car il ne s’agit pas d’exercer le pouvoir là où l’on vient
d’en déprendre le spectateur : « Je ne sais pas ce qu’est l’avenir politique en France, je ne sais
pas ce qu’est l’avenir du cinéma, et je m’en fous. Si j’avais la moindre idée sur l’avenir, je
ferais encore acte de pouvoir, mon jugement relèverait encore du pouvoir. » (MD, p. 11537).
Projet politique, certes, que Duras refuse cependant de faire subir au spectateur sous la forme
d’un nouvel asservissement, car elle sait intuitivement qu’au désir, l’on ne peut céder que
librement et seul : « Ce spectateur, je crois qu’il faut l’abandonner à lui-même, s’il doit
changer, il changera, comme tout le monde, d’un coup ou lentement, à partir d’une phrase
entendue dans la rue, d’un amour, d’une lecture, d’une rencontre, mais seul. Dans un
affrontement solitaire avec le changement. » (YV, p. 23).

Christophe Meurée
Chargé de recherche du F.R.S. / Fonds national de la recherche scientifique
Université catholique de Louvain

37
Et d’ajouter que la femme du Camion, parce qu’elle « invente » et « réinvente tout ce qu’on lui a appris », se
trouve au contraire « ouverte sur l’avenir » (MD, pp. 115-116, passim).

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