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Table of Contents

Identité
Copyright
Présentation
Du même auteur
La République
Remerciements
Abréviations
Introduction
Remarques préliminaires sur le texte et la traduction
La République
Livre I ([327a])
Livre II ([357a])
Livre III ([386a])
Livre IV ([419a])
Livre V ([449a])
Livre VI ([484a])
Livre VII ([514a])
Livre VIII ([543a])
Livre IX ([571a])
Livre X ([595a])
Notes
Bibliographie
Chronologie
I. Index des noms propres
II. Index des notions et des thèmes
III. Index des auteurs anciens
TABLE
Platon
La République
GF Flammarion
Traduction inédite, introduction, bibliographie et notes par Georges Leroux
Bibliographie mise à jour en 2016
© Flammarion, Paris, 2002.
Édition corrigée et mise à jour en 2016.

www.centrenationaldulivre.fr

ISBN Epub : 9782081484948


ISBN PDF Web : 9782081484962
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081386693
Ouvrage numérisé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)
Présentation de l'éditeur

La scène est au Pirée. Attablés dans la maison du vieux Céphale, Socrate et quelques amis
entreprennent de discuter des récompenses promises au juste dans l’au-delà . Qui peut le
mieux cerner l’essence de la justice ? La sagesse traditionnelle, les mythes anciens
semblent impuissants et Socrate a vite raison des prétentions du sophiste Thrasymaque.
Alors s’amorce avec Glaucon et Adimante, les frères de Platon placés en position
d’interlocuteurs philosophes, un long entretien qui, de la justice dans la cité, remonte vers
la justice de l’â me. L’histoire d’Athènes traverse sans cesse ce dialogue puissant, où la
proposition d’une cité parfaite et de la royauté des philosophes est à la fois la réponse à la
tourmente politique de la démocratie grecque et la recherche métaphysique des vertus de
l’â me et des objets de la raison.
Dans la traduction et le commentaire que je présente ici, j’ai cherché à construire
l’équilibre le plus rigoureux possible entre une lecture centrée sur l’histoire et une autre
qui prend la métaphysique comme foyer principal. Un des effets de cette perspective est
d’éviter une position trop courante aujourd’hui, la dépolitisation de l’œuvre. L’inquiétude
de celui qui aspire à la justice, Platon ne cesse de le rappeler, n’est-elle pas
indissociablement éthique et politique ?
Georges Leroux
Œuvres de Platon dans la même collection
– Alcibiade (nouvelle traduction de Chantal Marbœuf et Jean-François Pradeau).
– Apologie de Socrate. Criton (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Le Banquet (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Le Banquet. Phèdre.
– Charmide. Lysis (nouvelles traductions de L.-A. Dorion).
– Cratyle (nouvelle traduction de Catherine Dalimier).
– Euthydème (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Gorgias (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Hippias majeur. Hippias mineur (nouvelles traductions de Jean-François Pradeau et
Francesco Fronterotta).
– Ion (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Lachès. Euthyphron (nouvelles traductions de Louis-André Dorion).
– Lettres (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Les Lois (nouvelle traduction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau).
– Ménon (nouvelle traduction de Monique Canto).
– Ménexène (nouvelle traduction de Daniel Loayza).
– Les Mythes de Platon (textes choisis et présentés par Jean-François Pradeau).
– Parménide (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Phédon (nouvelle traduction de Monique Dixsaut).
– Phèdre (nouvelle traduction de Luc Brisson).
– Philèbe (nouvelle traduction de Jean-François Pradeau).
– Platon par lui-même (textes choisis et traduits par Louis Guillermit).
– Politique (nouvelle traduction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau).
– Protagoras (nouvelle traduction de Frédérique Ildefonse).
– Protagoras. Euthydème. Gorgias. Ménexène. Ménon. Cratyle.
– La République (nouvelle traduction de Georges Leroux).
– Second Alcibiade. Hippias mineur. Premier Alcibiade. Euthyphron. Lachès. Charmide. Lysis.
Hippias majeur. Ion.
– Sophiste (nouvelle traduction de Nestor L. Cordero).
– Sophiste. Politique. Philèbe. Timée. Critias.
– Théétète (nouvelle traduction de Michel Narcy).
– Théétète. Parménide.
– Timée. Critias (nouvelles traductions de Luc Brisson).
La République
REMERCIEMENTS
Comme tout traducteur, j'ai envers mes nombreux devanciers la dette qu'on peut avoir
envers ceux qui ont frayé le chemin. Leur nombre indique déjà l'ampleur de la tâ che.
Chaque génération veut retraduire ce texte fondamental et, en y procédant, y découvre
toujours du neuf. Pour mener à bien mon travail, j'ai pu compter sur l'amitié de plusieurs
collègues. À Vianney Décarie, Luc Brisson, Alain-Philippe Segonds, Philippe Hoffmann, Jean-
Marc Narbonne et Louis-André Dorion, traducteurs chevronnés, j'exprime des
remerciements particuliers. J'ai eu l'occasion de discuter de nombreuses fois avec eux et de
bénéficier de leur riche connaissance du texte platonicien. L'histoire grecque se trouve à
chaque tournant de ce dialogue, et je veux exprimer une reconnaissance toute spéciale à
ma collègue historienne Janick Auberger qui m'a généreusement guidé dans
l'interprétation de l'arrière-plan historique de la République.
A mes maîtres français, Mathieu G. De Durand (†), Pierre Hadot et Jean Pépin, je désire
exprimer toute ma gratitude. Leur enseignement a constitué pour moi un modèle de
rigueur et une inspiration constante.
Mes étudiants qui ont accompagné ce travail au cours des dernières années ont été, par
leurs questions et par leurs lectures, des collaborateurs fidèles. Je tiens à remercier
particulièrement Francis Careau, Steve Maskaleut, Alexis Thibault et Guillaume Pinson.
Sans le soutien de l'Université du Québec à Montréal, ce travail n'aurait pu être mené à
terme. Je remercie en particulier son programme d'aide à l'édition qui a apporté une
contribution à la révision du manuscrit. Je remercie également Raymonde Abenaïm, qui m'a
aidé à revoir le texte final de la traduction.
Je voudrais dédier ce travail à la mémoire de Raymond Bourgault, un père jésuite qui fut
mon professeur de grec au collège Sainte-Marie de Montréal. É lève à Paris de Pierre
Chantraine, il avait écrit sous sa direction une thèse sur l'Odyssée. Il consacra une partie
importante de sa vie à l'enseignement du grec et de la philosophie et ses exposés sur la
République sont restés gravés dans ma mémoire.
ABRÉ VIATIONS
DK : DIELS, Hermann, hrsg. von Walther KRANZ, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin,
Weidmann, 3 vols, 1968 (6e édition, 1951-1952).
DL : DIOGÈ NE LAË RCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction française sous la
direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, introductions, traductions et notes de J.-F. Balaudé, L.
Brisson, J. Brunschwig, T. Dorandi, M.-O. Goulet-Cazé, R. Goulet et M. Narcy, avec la
collaboration de Michel Patillon, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 1999.
DPA : GOULET, Richard (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques. Vol. I : Abammon à
Axiothea ; Vol. II : Babelyca d'Argos à Dyscolius ; Vol. III : D'Eccelos à Juvénal, Paris, Éditions
du CNRS, 1989, 1994 et 2000.
LGPN : FRASER, P.M. & MATTHEWS, E., A Lexicon of Greek Personal Names. Vol. II. Attica, edited
by M.J. Osborne and S.G. Byrne, Oxford, Clarendon Press, 1994.
PLG : BERGK, Theodorus, Poetae Lyrici Graeci, Leipzig, G. Teubner, 1882.

Apol.
Banq.
Charm.
Crat.
Euth.
Euthyph.
Gorg.
Hipp. maj.
I Alc.
Mén.
Parm.
Phil.
Pol.
Politiques
Protag.
Soph.
Théét.

Const. Ath.
Disc.
Enn.
Eth. Nic.
Hellén.
Il.
In Remp.
In Tim.
Mém.
Mét.
Météor.
Ném.
Od.
Olymp.
Op. rhét.
Poét.
Pyth.
Réf. soph.
Répub. Lacéd.
Rhét.
Sept
Théog.
Travaux
INTRODUCTION
Toute lecture de la République se trouve confrontée à deux partis extrêmes souvent
présentés comme mutuellement exclusifs : extraire le dialogue de l'histoire d'Athènes pour
en abstraire une proposition politique fondée sur une métaphysique, ou le rabattre
entièrement sur cette histoire et présenter la cité idéale, et la métaphysique qui la fonde,
comme illusion ou comme ressentiment devant les échecs de l'histoire. Prises isolément,
ces deux positions sont également impossibles et pourtant on les trouve constamment
réitérées dans la tradition de l'interprétation. L'une et l'autre sont nécessaires à
l'intelligence du projet platonicien, dont la richesse et la profondeur sont d'avoir cherché
sur un même horizon une compréhension de l'histoire grecque et l'expression d'un
fondement. On peut juger que la cité idéale représente une fantaisie dépourvue d'intérêt et
une réponse inadéquate aux aléas de la démocratie. On peut aussi juger que la
métaphysique des formes intelligibles et le privilège accordé à la philosophie constituent
des thèses exorbitantes, qu'il ne vaut plus la peine de discuter. Si on ne cesse de revenir à la
République, si tout le canon occidental la considère comme un chef-d'œuvre, c'est que sa
valeur réside dans la force et la complexité de la recherche qui met en branle le dialogue :
l'essence de la justice. Aux yeux de Platon – il faut le répéter, car une lecture équilibrée de
l'œuvre est à ce prix –, cette recherche est indissolublement historique et métaphysique.
L'ensemble du cadre dramatique du dialogue ne permet pas toujours d'apprécier le
contexte historique et le rapport précis des arguments avec les événements politiques qui
avaient marqué Platon. Inversement, plusieurs exemples comme plusieurs éléments repris
du mythe et de l'histoire font souvent obstacle à l'expression d'une doctrine philosophique
claire, comme si Platon avait fait exprès de brouiller les pistes. On ne saurait le lui
reprocher, dès lors qu'on a saisi que le principe même du dialogue est le croisement,
poursuivi jusque dans le plus fin détail, d'un argument sur la justice et d'une interprétation
du destin des cités. Le contexte historique constitue l'arrière-plan essentiel de la
République, dans la mesure où le dialogue est non seulement une réflexion sur la justice de
l'â me individuelle et le bonheur qui lui est associé, mais aussi sur la justice de la cité et la
possibilité d'une réponse philosophique aux tourments de la stásis, de la discorde politique.
Né à Athènes en 427, Platon grandit sous le régime de démocratie directe qui a accompagné
l'expansion athénienne et il est le témoin de toutes les turbulences associées aux défaites
successives de la cité de Périclès. Sa jeunesse se déroule alors que fait rage la guerre du
Péloponnèse (431-404) et le milieu aristocratique de sa naissance ne peut que l'avoir
rendu très tô t sensible aux enjeux politiques et aux causes d'un conflit aussi tragique. La
reddition aux mains de Sparte en 404 et l'imposition du régime oligarchique des Trente,
dont font partie son cousin Critias et son oncle Charmide, furent l'occasion d'une forme de
terreur qui n'a pas manqué de bouleverser sa période de formation. La démocratie fut
réinstaurée, Critias et Charmide trouvèrent la mort dans les troubles de la guerre civile et
nul ne sait ce qu'aurait été le destin politique de ce jeune aristocrate s'il n'avait fait au cours
de ces années tumultueuses la connaissance d'un homme d'exception. Ce qu'était la
conversation de Socrate, ce qu'était son exemple, Platon le sut mieux qu'aucun autre. Plus
qu'aucun autre aussi, il a souffert de sa mort. Il n'a pas trente ans et fréquente son maître
depuis plusieurs années quand, en effet, la démocratie réinstallée au pouvoir condamne
Socrate à boire la ciguë. Pour Platon, le procès de Socrate, accusé d'impiété, fut l'événement
décisif : il voulut non seulement en témoigner, ce qu'il fit dans le Criton, l'Apologie de
Socrate et le Phédon, mais il voulut s'engager à sa suite dans une existence vouée à la
philosophie.
Comment pouvait-il en effet ne pas se révolter quand la démocratie eut mis à mort Socrate
en 399 ? Comment pouvait-il accepter que Socrate soit associé aux ennemis de la
démocratie, au point d'en devenir le bouc émissaire ? Cette révolte est exprimée dans la
Lettre VII, que Platon envoie à ses amis de Syracuse où il a été invité en 388 à la cour de
Denys l'Ancien et dont il est rentré désabusé. Il y raconte ses déboires et il parle de Socrate
comme de son ami, « l'homme le plus juste de cette époque » (324e). Le récit de son
exécution est relié directement par Platon à la formation de ses convictions philosophiques
et au projet de la République : « À la fin, je compris que, en ce qui concerne toutes les cités
qui existent à l'heure actuelle, absolument toutes ont un mauvais régime politique ; car ce
qui en elles se rapporte aux lois se trouve dans un état pratiquement incurable, faute
d'avoir été l'objet de soins extraordinaires aidés par la chance. Et je fus nécessairement
amené à dire, en un éloge à la droite philosophie, que c'est grâ ce à elle qu'on peut
reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les affaires de la cité que dans celles des
particuliers ; que donc le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de
ceux qui, dans la rectitude et la vérité, s'adonnent à la philosophie n'ait accédé à l'autorité
politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s'adonnent véritablement à la
philosophie, en vertu de quelque dispensation divine . » Cette conviction de fond constitue
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l'horizon à la fois politique et métaphysique de toute lecture de la République. Quelle


évolution conduisit ce jeune socratique, que tout destinait à de hautes responsabilités
politiques, à se consacrer à la réforme des cités, ce dont témoignent ses voyages en Sicile, et
ultimement à la vie philosophique au sein de l'Académie fondée en 387 ? Nous ne le savons
pas, mais nous savons que la République résulte de l'ensemble de cette évolution, dont elle
reflète aussi bien la complexité historique que le projet spéculatif.
S'il est certain que la représentation, au livre VII de la République, de la mort du philosophe
livré à la violence de ses contemporains qui ne veulent pas reconnaître son savoir, se veut
une évocation directe de la mort de Socrate, il faut prendre toute la mesure de la volonté de
Platon de ne pas reproduire dans la République une scène comme celles que l'on trouve
relatées dans le Phédon ou dans le Banquet. Le lien à l'histoire d'Athènes et à Socrate est ici
à la fois plus universel et plus indirect. Universel, dans la mesure où la République propose
une recherche générale sur la nature de la justice dans l'â me et dans la cité et une
représentation cyclique des régimes politiques, dans laquelle Platon prend soin de
s'éloigner de l'histoire de cités particulières ; indirect, dans la mesure où tous les éléments
de la République constituent une évocation de l'histoire récente d'Athènes, même si celle-ci
est parfois très voilée.
Dans la traduction et le commentaire annoté que je présente ici, j'ai d'abord cherché à
construire l'équilibre le plus rigoureux possible entre une lecture centrée sur l'histoire et
une autre qui prend la métaphysique comme foyer principal. Le texte du dialogue, son
cadre dramatique, ses personnages, la prodigieuse richesse de l'intertexte emprunté à la
culture d'Athènes invitent à travailler en visant ce but. Un des effets de cette perspective
est d'éviter une position trop courante aujourd'hui, la dépolitisation de l'œuvre.
Contrairement à nombre d'interprètes, qu'on croisera dans le commentaire, je ne crois pas
qu'on puisse faire de la République une recherche limitée à la nature de la moralité
individuelle, ni qu'on puisse diluer son concept de justice dans un ensemble où il perd sa
détermination comme principe et synthèse des vertus de l'â me et de la cité. C'est parce que
la justice concerne le pouvoir de la raison dans l'une comme dans l'autre qu'elle est à la fois
déterminée individuellement et pleinement politique. La République est une réponse à la
tourmente de l'histoire, et pas seulement aux troubles de l'â me.
I. Cadre dramatique et personnages du dialogue
La République, comme plusieurs autres dialogues, est située par Platon dans le dernier tiers
du Ve siècle, bien avant la date réelle de sa composition, mais son projet est inspiré par les
événements de sa jeunesse et par la mort de Socrate. Platon semble avoir voulu exploiter la
tension entre l'acceptation des valeurs traditionnelles et le nouvel intellectualisme, le
rationalisme représenté par la sophistique dont Thrasymaque est le porteur véhément, un
mouvement alimenté par le nouveau rô le cosmopolite d'Athènes. Cette tension est centrale
dans la République ; elle explique non seulement le choix du cadre dramatique, mais la
structure littéraire de l'œuvre dont l'effort philosophique se déploie entre une ouverture
centrée sur les valeurs traditionnelles et emblématisée par un culte importé de l'extérieur
et une conclusion où Platon revient à un exposé mythique élaboré et à une eschatologie
reposant sur un récit traditionnel. De la procession aux flambeaux de l'ouverture à la
procession du jugement des morts qui vient la clore, la République est profondément
dramatique. Les personnages mis en scène illustrent tous les registres de cette
dramatisation : du vieillard Céphale et de ses fils, qui représentent la culture traditionnelle,
en passant par le sophiste Thrasymaque et les interlocuteurs philosophes, au rang desquels
Platon a privilégié ses frères Adimante et Glaucon, c'est toute la société grecque qui est
convoquée pour mener à son terme la recherche sur la nature de la justice, le destin du
juste et la révolution cyclique de l'histoire.
Comme plusieurs dialogues de Platon, le récit de la République est rapporté à la première
personne par Socrate lui-même, qui le conduit du début à la fin. Le dialogue et l'ensemble
des échanges qui le constituent sont supposés avoir eu lieu la veille. À quelle date Platon a-
t-il voulu situer ce long entretien ? Bien qu'il ne s'agisse que d'une date approximative,
plusieurs historiens tendent à l'établir en 411 ou 410 . Socrate aurait alors été â gé de
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cinquante-sept ou cinquante-huit ans et Lysias, qui fait partie du petit cercle regroupé
autour de lui au Pirée, serait rentré de Thourioi à Athènes l'année précédente. Les
malheurs provoqués par la Tyrannie des Trente ne se sont pas encore abattus sur lui et
Platon qui écrit beaucoup plus tard les connaîtrait, mais n'en ferait pas mention. Au livre X,
600c, Platon laisse entendre que Protagoras et Prodicos sont encore vivants et, au premier
livre, Céphale est présenté comme un vieillard qui a pu rencontrer Sophocle. Ces éléments
reflètent certes le désir de Platon de placer l'entretien à une date assez reculée, mais si l'on
s'en tient à ces seules indications, rien ne permet de situer avec certitude le cadre
dramatique en 411/410.
La datation de l'entretien pourrait reposer, si on la connaissait, sur la date précise de la
mort de Céphale, mais celle-ci demeure historiquement très incertaine et il est peu
probable que Platon ait cherché à faire coïncider la date dramatique avec la chronologie de
la vie de Céphale . Pour préciser cette chronologie, on peut tenter de l'éclairer par ce que
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nous savons de Lysias, un des trois fils de Céphale avec Polémarque et Euthydème, tous
présents à l'entretien. Selon son biographe, le pseudo-Plutarque, à qui nous devons
l'essentiel de nos renseignements , l'orateur serait né à Athènes en 459/458, sans doute
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juste après l'arrivée de Céphale dans la cité, où il s'installe à l'invitation de Périclès. Comme
nous savons que Céphale a vécu les trente dernières années de sa vie à Athènes, il ne
pourrait être mort avant la date de 429/428, ce qui placerait l'entretien de la République
dans les années immédiatement antérieures . Sachant que 429 est l'année de la peste à
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Athènes, on peut suggérer que Céphale en fut victime.


Il est néanmoins difficile de parvenir à une datation rigoureuse, en raison d'éléments
contradictoires , et il faut s'en tenir au cadre dramatique général établi par Platon :
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l'entretien met en présence le vieillard Céphale, héritier d'une fortune de famille


importante qu'il a réussi à entretenir malgré la mauvaise gestion de son père Lysanias (I,
330b). Un inventaire des biens de Polémarque et Lysias est fourni par Lysias lui-même et
on y trouve une grande abondance de bijoux et d'armes en métal ouvragé . Lorsqu'il fait
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état des spoliations dont fut victime sa famille, Lysias ne mentionne pas son père, ce qui
confirme que, en 404, il était déjà mort. Si nous adoptons une chronologie reposant
principalement sur la biographie de Lysias, la date supposée de l'entretien de la République
se situerait donc avant la mort de Céphale, vers 430, ce qui s'accorde bien avec l'arrivée de
Céphale à Athènes vers 460/459. Lysias serait né juste après, aux alentours de 459. À la
mort de son père, il est â gé de quinze ans et il part avec ses frères pour Thourioi, une
colonie d'Athènes dont il devient citoyen. Mais il se voit contraint de rentrer à Athènes, par
suite des sentiments hostiles de la colonie envers Athènes, vers 411.
Les efforts pour préciser cette chronologie par d'autres éléments du dialogue se révèlent
peu fructueux. C'est le cas par exemple du fait que Glaucon et Adimante se sont distingués à
la bataille de Mégare (II, 368a). Mais de quelle bataille s'agit-il exactement ? Peut-être la
bataille décrite par Diodore de Sicile (XIII, 65) et qu'on peut dater de 409. Il s'agirait alors
de la période précédant l'instauration des Trente ou le tout début de leur régime, puisque
Polémarque en sera la victime. Mais on peut aussi citer la bataille qu'évoque Thucydide (IV,
72) et qui eut lieu en 424. On le voit, cet indice ne permet pas de confirmer les hypothèses
tirées de la biographie de Lysias.
Même en l'absence d'une chronologie certaine pour le cadre temporel de l'entretien de la
République, on ne peut qu'être surpris de la discrétion de Platon sur les événements qui
avaient marqué la vie d'Athènes à la fin de la guerre du Péloponnèse. L'avènement de la
Tyrannie des Trente, à laquelle il fait allusion en parlant des sycophantes , et la suite des
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renversements politiques qui se succédèrent jusqu'à la mort de Socrate sont passés sous
silence, alors même que l'entretien met en scène Polémarque, Nicératos et Lysias qui furent
historiquement des victimes de ce régime politique. Platon ne pouvait pas ne pas avoir à
l'esprit la communauté de destin tragique, sous des régimes différents, qui avait uni ses
protagonistes et il savait que ce destin constituait pour ses contemporains l'horizon de
lecture de son œuvre. On peut suggérer qu'il attendait du contraste entre le destin politique
violent de l'Athènes des années de la Tyrannie et la discussion sereine sur la récompense
du juste une dramatisation du dialogue philosophique et une illustration de la distance qui
sépare l'effort philosophique de l'engagement dans l'histoire.
La scène se déroule au Pirée, alors que Socrate, en compagnie de Glaucon, est descendu de
la ville haute d'Athènes pour célébrer le culte nouvellement introduit d'une déesse
septentrionale, Bendis. Ils croisent en chemin, alors qu'ils remontent de la procession,
Polémarque, le fils du marchand Céphale, qui est accompagné d'Adimante, le frère de
Glaucon, de Nicératos, fils de Nicias et de quelques autres amis. Polémarque invite Socrate
et Glaucon à demeurer au Pirée et Adimante fait valoir que la fête nocturne mérite de rester
au port. On promet de grandes nouveautés et en particulier une cavalcade aux flambeaux.
Se laissant convaincre, tout le groupe se dirige vers la maison de Polémarque, où il s'attable
en attendant la fête de nuit. Dans la maison, se trouvent Lysias, l'orateur, et Euthydème qui
sont les frères de Polémarque. On note aussi la présence de trois autres personnages, le
sophiste Thrasymaque de Chalcédoine, qui jouera un rô le important dans le premier
moment de l'entretien, Charmantide de Pæanée et Clitophon, fils d'Aristonyme, qui eux
demeureront absents de la discussion, si l'on fait exception d'une brève remarque de
Clitophon (340a-b). Céphale enfin, le père de la famille, est déjà attablé ; ceint d'une
couronne, il vient de sacrifier dans la cour de sa demeure et c'est avec lui que Socrate
entame la conversation. La scène de la République est donc une scène nocturne, habitée des
présages de la mort et des récompenses de l'au-delà .
Les personnages du dialogue d'ouverture, Céphale et son fils Polémarque, représentent la
culture traditionnelle d'Athènes. Platon leur confie l'amorce de la recherche. Même si leur
famille est d'origine sicilienne, ils sont présentés comme représentant les convictions
ordinaires des Athéniens : à la fois honnêtes et candides, ils expriment des positions qui
font écho aux opinions les plus répandues sur la justice, opinions dont le dialogue dès son
ouverture va chercher à manifester l'insuffisance. Céphale est syracusain, ses fils
Polémarque et Lysias sont des marchands enrichis, qui ont renoncé à la vie politique de
leur cité, une attitude peu susceptible de plaire à Platon. La famille sera ruinée, mais, à
l'ouverture du dialogue, ils jouissent encore de leur prospérité ; ils seront expropriés par
les Trente après la date du dialogue et Polémarque sera exécuté. Lysias deviendra un
orateur et, dans son Contre Ératosthène, il évoque la ruine de ses parents. Sa famille a vécu
comme un sujet juste de la démocratie, sans commettre d'injustice, sans en subir (XII, 4-6).
Ni la richesse donc, ni la justice n'ont profité aux fils de Céphale, mais la République n'en dit
rien et Platon présente leurs convictions de manière sereine à des lecteurs qui savaient à
quoi cette sérénité avait conduit. Aucun d'eux n'est par ailleurs animé par une conviction
philosophique susceptible de lui conserver une place dans le dialogue.
Les interlocuteurs sont par la suite peu nombreux et plus le dialogue progresse, plus
Socrate prend en charge l'ensemble de l'échange, laissant seulement aux protagonistes le
soin de répondre brièvement à ses questions. Dans le premier livre, on doit cependant
noter l'importance donnée au personnage de Thrasymaque, le seul auquel Platon accorde
dans le dialogue un rô le de réel contradicteur. Sans doute parce qu'il représente tout le
mouvement de la sophistique, autant par le style emporté et vindicatif de ses interventions
que par les positions qu'il défend, Thrasymaque incarne dans la République, comme
Calliclès dans le Gorgias, l'autre de la raison, c'est-à -dire la position principale que
l'entreprise philosophique du dialogue cherche à réfuter. Ce portrait ne correspond pas
tout à fait à ce que nous savons du Thrasymaque historique, un sophiste éclairé et qui ne se
signale par aucune originalité particulière. Les fragments de son œuvre qui nous ont été
transmis par Denys d'Halicarnasse sont typiques d'un art oratoire qu'admirait déjà
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Théophraste et ils ne peuvent guère servir de fondement au personnage mis en scène par
Platon et qu'il décrit ailleurs (Sophiste, 231d) comme un « négociant en matière de savoir ».
Platon peint à travers lui l'ensemble d'un mouvement de pensée, dont il prend plaisir à
grossir les traits d'habileté et de cynisme qui étaient sans doute monnaie courante dans la
classe intellectuelle de son temps.
Les autres personnages entretiennent avec Socrate une conversation amicale et Platon a
précisément choisi comme interlocuteurs principaux de l'argument central sur la justice
ses propres frères, Adimante et Glaucon. Ils présentent ici l'image d'hommes dociles et
authentiquement désireux de parvenir au terme de la recherche. Tous deux sont l'objet de
l'attention et de l'estime de Socrate, mais Platon ne leur a pas confié un rô le dialectique
déterminant. Comme plusieurs autres interlocuteurs des dialogues, ils sont sincères,
intéressés par le progrès de la discussion et ils acceptent de laisser à Socrate toute la liberté
nécessaire pour développer ses positions. Leur attitude est donc une attitude de
collaboration conviviale et Socrate ne manque pas une occasion de leur témoigner sa
reconnaissance et de louer leur docilité. À travers la sympathie de Socrate, pourrait-on dire,
c'est l'affection fraternelle de Platon qui s'exprime et son admiration pour la vaillance (II,
368a) et les dispositions philosophiques de citoyens athéniens exemplaires. Glaucon est
doué pour les arts et pour les exercices physiques (III, 398c) et il montre de l'ardeur en
tout. Adimante semble plus porté vers les choses de l'esprit et c'est à lui que Socrate choisit
de s'adresser quand il est question de peindre les traits du philosophe (VI, 487a).
La richesse du portrait de Socrate dans la République exigerait une étude séparée. Maître
du jeu, il se montre au sommet de son art, jouant du dialogue avec finesse et parfois avec
ironie. Mais le trait majeur du portrait que Platon en donne ici est le contraste entre les
dialogues brefs, nerveux, où l'échange se montre pressé d'atteindre le but, et les morceaux
plus élaborés – dans certains cas majestueux ou tragiques – où Socrate apparaît comme un
esprit lyrique, porté par un projet philosophique sublime et conscient de sa place dans la
culture grecque. Son rapport à Homère en est l'exemple le plus vif : critique vis-à -vis de la
poésie, Socrate ne manque pourtant pas une occasion de le vénérer. Ce Socrate doit certes
encore beaucoup au maître des dialogues socratiques, mais il en transgresse le genre et les
limites pour atteindre le modèle même du philosophe dont Platon cherche à stimuler
l'éclosion dans la cité juste. Formé par la poésie et les sciences, sa sagesse fait de lui l'objet
de l'amour des dieux.
II. Place de la République dans l'œuvre de Platon
Si l'on en croit le début du Timée, la trilogie inachevée formée du Timée, du Critias et de
l'Hermocrate aurait été dans l'esprit de Platon la suite de la République. Même si l'on ne
trouve dans la République aucun élément annonciateur de ce projet synthétique, il faut
reconnaître une certaine parenté thématique entre le Timée et la République ; déjà
Aristophane de Byzance, le successeur d'É ratosthène à la Bibliothèque d'Alexandrie au
début du IIe siècle (c. 194 av. J.-C.), les avait rangés ensemble dans sa première trilogie. Ce
classement fut repris par Thrasylle, un savant alexandrin du premier siècle de notre ère,
qui est l'auteur, avec Dercyllide, de la présentation en tétralogie des dialogues. On peut
situer cette parenté sur deux plans : d'abord sur le plan de l'histoire d'Athènes, dont les
deux dialogues répercutent, de manière plus ou moins directe, à la fois la grandeur et les
misères historiques, mais surtout sur le plan de la métaphysique. Le Timée et la République
ont en effet en commun d'être les deux dialogues qui comportent des exposés complets de
la doctrine des formes intelligibles, présentés dans un ensemble qui lie la cosmologie et
l'ontologie de manière systématique. Toute perspective critique en est absente et la
synthèse de la métaphysique et du projet politique y est également élaborée.
Les hypothèses, aussi nombreuses que sophistiquées, de la philologie du XIXe siècle, sur le
caractère soi-disant composite de la République sont aujourd'hui considérées comme
insoutenables. Ni l'idée de rédactions successives, ni le jugement porté sur le caractère
prétendument artificiel de l'inclusion du livre I, l'entretien avec Thrasymaque en
particulier, ne suscitent encore de discussion. La composition rigoureuse du dialogue le
place d'emblée au cœur de l'œuvre platonicienne et les quelques témoignages anciens
citant des éditions en deux ou cinq livres doivent être rapportés à des éditions ultérieures,
et non à la rédaction de Platon lui-même . Cette rédaction s'est sans doute étendue sur
10

plusieurs années, mais cela n'autorise pas à parler de plusieurs éditions différentes . 11

Quels sont les indices à notre disposition pour préciser la date de composition du
dialogue ? Selon W.K.C. Guthrie, qui reprend la datation proposée en son temps par E.
Zeller, l'ouvrage aurait été terminé avant 374, donc plusieurs années après le premier
voyage de Platon en Sicile, mais avant le deuxième . Dans la Lettre VII (326a-b), on trouve
12

un passage qui reprend certaines formulations de la thèse des philosophes-rois (V, 473c-e
et VI, 499b). Cette lettre relate les voyages de Platon en Sicile, dont le premier peut être
daté vers 388/387 ; mais outre le fait que son authenticité soit encore très discutée, la date
de sa composition demeure difficile à situer et, si Platon en est l'auteur, elle doit être le fait
13

des dernières années de sa vie, probablement vers 354. On ne peut donc rien tirer de cette
citation pour préciser la date de composition de la République, sinon que la composition ne
saurait remonter à une période antérieure à ce premier séjour. Comme A. Diès le suggère,
la meilleure hypothèse est celle d'une période étendue, allant de la fondation de l'Académie
en 387, au retour de Syracuse, jusque vers 370, c'est-à -dire avant les voyages de 367 et de
361. Cette période correspond à la rédaction des trois autres grands dialogues
métaphysiques, où la doctrine de l'â me immortelle et des formes intelligibles est présentée
avec une argumentation enthousiaste et avec le soutien de récits mythologiques élaborés :
le Banquet, le Phédon et le Phèdre. Parce qu'il s'agit des riches années de la première
communauté philosophique, regroupée sur un domaine consacré à Academos et nommé
par la suite pour cette raison « Académie », on peut penser que cette doctrine fut l'objet de
discussions nombreuses, mais la République, à la différence du Phédon, n'en suppose pas le
cadre déjà constitué : la scène du Pirée est une scène publique, à la fois civile et religieuse,
elle n'a rien d'une réunion de disciples, ni d'une communauté savante. On pourrait même
dire que la scène de la République est représentée comme une anticipation qui prépare
l'Académie, puisque Platon y expose un programme d'éducation philosophique qui en
deviendra la structure et l'inspiration.
Si tout ce qui précède la République la prépare, plusieurs dialogues rédigés dans la dernière
période de la vie de Platon en prolongent la réflexion. De la République au Politique, le
statut de l'ordre politique se modifie quelque peu en se concrétisant ; tout en demeurant le
modèle de la justice, il s'assortit de précisions sur l'art royal requis de ceux qui veulent
s'investir dans le gouvernement de la société. La métaphore du tisserand précise celle du
médecin et le grand mythe des â ges nous donne quelque lumière sur la distance qui
toujours pour Platon sépare l'histoire de la forme intelligible. Les Lois représentent un
second état de la philosophie politique. Il est sans doute inexact d'y voir un projet
entièrement différent de celui de la République ; elles seules ont à vrai dire la consistance
d'un projet concret et il s'agit là du complément nécessaire de la République qui lui fournit
ce qui lui manquait : la législation.
À dire vrai, la discussion poursuivie dans les Lois gravite autour du double pô le de la cité et
de ses lois et, si la majeure partie est consacrée au projet de législation, la cité n'en a pas
moins été conçue dans la foulée de la République. La présence des interlocuteurs de Sparte
et de Crète, sans cesse mise en contraste avec le discours de l'Athénien, veut précisément
définir les modèles qui doivent guider le projet législatif. L'aristocratie militaire de Sparte,
la tradition crétoise d'autorité, figures implicites de la République, sont rapportées de
manière explicite dans les Lois à l'idéal athénien de la rationalité. L'unité de la philosophie
politique de Platon est en général mal appréciée. Le lecteur de la République comprend
souvent mieux le sens d'une proposition s'il en voit la portée dans les Lois : ces deux
œuvres s'interprètent l'une par l'autre. Toutes deux sont motivées par le projet de contrer
l'arbitraire des lois, de vaincre la sophistique et d'assurer à l'ordre politique des
fondements autres que la violence et la coercition.
III. Structure et plan de la République
La structure de l'œuvre est complexe et manifeste un souci de composition d'une
exemplaire rigueur. L'insertion au premier livre d'un morceau composé à une date sans
doute assez antérieure , l'entretien de Socrate avec Thrasymaque, ne constitue en aucune
14

manière une objection à l'unité de l'ouvrage ; cet entretien particulier constitue en effet la
présentation de la discussion de la thèse habituelle des sophistes et permet à Platon de
procéder ensuite au développement de ses propres positions. Bien que la République nous
soit transmise en une suite de dix livres, cette disposition segmentée est entièrement
artificielle ; les ruptures introduites par les éditeurs alexandrins entre les livres II, III et IV,
et plus loin entre les livres V, VI et VII, et VIII et IX, correspondaient sans doute à des
exigences codicologiques. Certains éditeurs et traducteurs modernes ont proposé des
découpages en chapitres , mais on peut, suivant l'analyse de A. Diès , montrer que la
15 16

structure d'ensemble se partage en cinq blocs qui correspondent aux grandes articulations
de l'œuvre et qui permettent de conserver la division en livres. Cette structure générale est
la suivante :

I. Ouverture. Les conceptions traditionnelles et sophistiques de la justice


II. La dé finition de la justice
III. Les conditions de ré alisation de la cité juste
IV. L'injustice dans la cité et dans l'individu
V. Les ré compenses de la justice. Mythe final

1. La structure générale de la République


On dégagera cependant mieux la structure générale de la République si, laissant de cô té
provisoirement une lecture linéaire, on se représente l'ouvrage comme une série de huit
enchâ ssements mutuellement inclusifs, dont le centre est formé par le grand texte de la
dialectique sur la justice (IV, 427e-445e), où vient culminer toute la recherche. Cette suite
de morceaux qui se répondent par couples fait apparaître une structure où se reflète
clairement la dépendance rigoureuse du politique et du métaphysique. La justice s'est
perdue dans le trouble de l'histoire et la déchéance des régimes politiques, tout autant que
dans la corruption des â mes individuelles, et la philosophie va se recentrer sur elle pour en
ressaisir l'essence. Le schéma suivant résume la structure qui expose la progression de
l'argument central du dialogue vers l'essence de la justice et ses conséquences sur l'analyse
de l'histoire et sur le bonheur du juste. Cette structure montre la symétrie entre l'ouverture
et la fin de l'œuvre, de même que la rigueur du cheminement dialectique vers le cœur de
l'œuvre, la justice de l'â me.

I MYTHE ET ESCHATOLOGIE
1. I, 327a-331d
2. X, 608c-621d

II POÉ SIE ET PHILOSOPHIE


1. I, 331e-336a
2. X, 595a-608d

III AVANTAGE ET BONHEUR


1. I, 336b-354c
2. IX, 576c-592b

IV GENÈ SE ET DÉ CLIN DES CITÉ S


1. II, 367e-376c
2. VIII, 543a-IX, 576b

V MUSIQUE ET SCIENCES
1. II, 376c-III, 412c
2. VI-VII, 502a-541b

VI LE CHOIX DES GARDIENS


1. III, 412c-414c
2. V-VI, 471d-502c

VII GUERRE ET PAIX


1. III, 414b-IV, 423d
2. V, 461e-471c

VIII FEMMES ET ENFANTS


1. IV, 425e-427c
2. V, 449a-461d

LA JUSTICE
IV, 427e-445e

Cette structure en forme de « grande voû te », pour reprendre une expression de Jacques
Brunschwig, peut être résumée en exposant les correspondances de chacune des parties.
Elle permet de développer un plan linéaire, qui sera présenté juste après.
I. L'ouverture et la fin du dialogue suspendent au Ciel l'ensemble de l'œuvre, par le moyen
de références mythologiques traditionnelles qui donnent tout leur sens aux morceaux du
prélude et de la conclusion. On y rencontre le vieillard Céphale, homme du mythe et non de
la philosophie, préoccupé de la mort et rempli du souci religieux de la justice par les rites.
Inquiet du rapport de la justice et de la vie future, il croise Socrate qui descend d'Athènes
au Pirée pour la fête de Bendis [I, 327a-331d]. À cette ouverture résolument religieuse
correspond une fin qui lui fait écho et où revient le thème de la rétribution. Il s'agit du récit
d'Er le Pamphylien sur la descente aux Enfers et le Jugement des morts, mythe qui sauve
ceux qui croient à la rétribution et à l'image duquel Socrate demande qu'on conçoive sa
République. Le récit incorpore la doctrine de l'immortalité de l'â me et le dualisme qui en est
le corollaire et s'achève sur la vision de l'harmonie universelle, suspendue au Fuseau de la
Nécessité. La présence imposante de l'hiérophante y rappelle l'angoisse de Céphale au
moment même où elle y répond par l'espoir de la récompense céleste promise au juste [X,
614b-621d].
II. L'entretien avec Polémarque établit l'inaptitude de la poésie et de la culture
traditionnelle à définir la justice ; le poète Simonide est critiqué et presque ostracisé.
L'interlocuteur suivant, Thrasymaque, n'est que la répétition d'une figure constante dans la
pensée politique de Platon : le violent. Il réintroduit dans la discussion de la République les
questions du Gorgias, en reprenant les thèses de Calliclès sur la domination de la force et de
la nature sur la culture et la justice politique. Il soutient en effet que la justice est l'avantage
du plus fort. Sa position permet à Socrate de faire ressortir par contraste la tâ che
philosophique d'une justice transcendante qui dépasse la sophistique [I, 331e-336a]. À
cette charge contre la poésie et la sophistique répond au livre X [595a-608b] le
bannissement de la poésie de la cité juste idéale ; elle n'est que le relais périmé de la pensée
mythique. Ce discours ne génère pas la vertu mais s'adresse à l'irrationnel ; comme la
sophistique, soucieuse de l'opinion et non moins répréhensible, cet art imitatif est coupé de
la vérité qui réside au niveau des formes intelligibles. Cette seconde inclusion dit en quel
sens la République doit être interprétée comme une réaction contre l'amoralisme de la
tradition ou le relativisme de la sophistique ; Platon lie la sophistique et l'interprétation des
poètes à l'opinion et aux passions, dénonçant la démocratie où elles ont librement cours et
qu'elles contribuent à corrompre. C'est sur ce fond qu'il fait ressortir de manière contrastée
la philosophie, œuvre de la raison et chemin de la connaissance vraie, dont le régime
politique ne saurait être que celui de l'idéal révélé par le paradigme de la République.
III. Le thème suivant est celui du bonheur, dont il s'agit de savoir s'il est le corollaire de la
justice ou de l'injustice. Cette question permet d'enclencher la recherche sur l'essence de la
justice, en allant au-delà de la considération des avantages qu'elle procure. Socrate soutient
que seul le juste est heureux, et que la justice constitue en elle-même le plus grand bien de
l'â me (367e). Telle est la fonction propre de l'â me et cet axiome engendre toute la suite de
la recherche [I, 336b-367e]. Cette thèse sera reprise et mieux étayée dans le
développement correspondant [IX, 576c-592b], où l'injustice est associée au malheur et où
la supériorité des plaisirs de la connaissance est démontrée à l'aide de la théorie des
parties de l'â me. Le problème du développement du livre I est alors résolu, et Thrasymaque
réfuté, puisque le juste réalise en lui la cité idéale, paradigme de la justice. C'est à ce niveau
que le bonheur dépasse en réalité le plaisir banal et la volonté du gain.
IV. Mythe et eschatologie, poésie et philosophie, avantage et bonheur, ces thèmes sont
religieux et moraux. Ce sont eux néanmoins qui ouvrent et ferment la République, ce sont
eux qui déterminent la portée de la question politique de la justice. Le motif politique
n'intervient en effet qu'au moment où la philosophie découvre sa myopie devant le
problème de l'essence de la justice idéale et décide d'avoir recours à un paradigme ; le
philosophe va tenter de lire la configuration de la justice dans le texte écrit en plus gros
caractères que constitue la société politique. C'est l'introduction du motif psychopolitique,
dont l'interprétation commande toute la lecture de l'œuvre. La méthode passe donc de
l'â me à la cité pour des motifs de clarté. Platon commence par en décrire la formation, sous
la pression du besoin économique naturel qui entraîne la division du travail [II, 367e-
376a]. Puis il montre que la société est rapidement attaquée par le cancer du gain
économique qui la mène à la guerre. Il s'avère donc nécessaire de trouver à la société
malade tout autant des réformateurs que des gardiens. On finit par convenir que les plus
adéquats seront les philosophes. Si ce motif est politique, c'est que sa matière est politique,
bien que le sens de toute la recherche soit métaphysique ; l'essence de la justice est
l'unique fil conducteur du développement. Le passage correspondant [VIII, 543a-IX, 576b]
est plus explicitement politique : c'est la fameuse « poléogonie » ou généalogie des régimes
politiques. Platon y montre une succession systématique de quatre régimes, avec leurs
qualités et leur propre type d'homme : la timocratie ou gouvernement d'une aristocratie
militaire, l'oligarchie, la démocratie et la tyrannie. Chacun se dégrade infailliblement dans
celui qui suit, de manière déterminée. Sans en faire la théorie et sans se soucier de la
véracité historique, ce développement suppose une doctrine de l'évolution politique fondée
sur la dégénérescence des rapports sociaux.
V. La nécessité de donner le pouvoir à des gardiens est établie et leur éducation ne peut se
concevoir que planifiée, puisqu'ils seront responsables de l'ensemble du corps social. On
évitera d'y introduire la mythologie qui est erratique. Cette nouvelle critique de la poésie
d'imitation, assortie de règles pour la production de discours mythologiques et d'œuvres
musicales austères, est suivie de développements sur le rô le propédeutique de la musique
et de la gymnastique, éléments traditionnels de la paideía grecque [II, 376a-412c]. Des
précisions ultérieures sont apportées dans le bloc correspondant [VI, 502d-VII, 541b] qui
constitue le texte le plus célèbre de la République et qu'on serait tenté de substituer, pour
en faire le centre de l'œuvre, à la dialectique de la justice. Il s'agit du texte sur la forme du
bien, soleil de l'être, que contemple le philosophe-gardien après un apprentissage
méthodique des sciences et des mathématiques. Pour faire saisir ici la profondeur du savoir
qu'il veut communiquer, Platon emploie trois analogies : le soleil, la ligne, la caverne. Ces
trois morceaux ont une même structure pédagogique, même s'il est difficile de faire
correspondre rigoureusement leur doctrine métaphysique particulière. À vrai dire,
l'importance capitale de ce développement sur la dialectique et la forme du bien lui vient
de sa situation dans l'ensemble de la République tout autant que de sa profondeur
métaphysique. Ce n'est pas l'histoire politique, si réglée soit-elle, qui instruit les gardiens ;
elle est par trop répétitive, elle appartient trop au devenir. Pour faire de la politique une
science, il faut la soustraire au devenir et à l'opinion pour la soumettre à l'existence
tutélaire de la forme de la justice. C'est par la médiation de la contemplation philosophique
que la politique s'ordonne selon la métaphysique, qu'elle se calque sur la forme qu'elle
découvre au terme de la paideía philosophique. La correspondance de ce morceau avec la
critique de la poésie montre en quel sens Socrate conçoit la philosophie comme ce qui doit
succéder à la culture d'Homère.
VI. Il faut maintenant choisir ces gouvernants idéaux ; le passage qui suit [III, 412c-414c]
s'applique à préciser les critères de leur sélection, les traits de leur naturel, les épreuves
qu'on leur fera subir, les vertus qu'on exigera d'eux. Cette série d'épreuves permet de
distinguer les gardiens parfaits des auxiliaires. Le vrai critère n'est cependant présenté que
dans le développement correspondant [V, 471d-VI, 502c] sur les philosophes et les qualités
requises pour accéder aux fonctions qui leur sont réservées. Comme la réalisation d'une
telle cité dépend de la possibilité de trouver de tels hommes et d'achever leur formation,
c'est ici que Platon pose la question du degré possible de concrétisation du modèle qu'il
vient d'élaborer. Nulle conclusion n'est claire sur ce sujet ; seule sa possibilité théorique est
affirmée, mais cela ne surprend pas puisque la forme existe toujours et déjà éminemment
au moment même où elle rend possible la pensée. Ce n'est pas elle qui est l'envers de
l'histoire, c'est l'histoire qui est l'envers de la forme de la justice.
VII. De manière à assurer l'harmonie sociale, les gardiens feront tout pour que les hommes
croient qu'ils sont frères. C'est la fonction du mythe des races. La vérité de cette croyance
sera pour ainsi dire une vérité restreinte, puisqu'elle veut surtout masquer le statut spécial
des gardiens. La communauté des biens et des femmes et le privilège de la contemplation
caractérisent l'existence des gardiens ; ces traits particuliers les soustraient du régime que
par ailleurs ils établissent pour les autres. Platon affirme que le bonheur n'est pas réservé à
une seule classe, mais il semble considérer comme inévitable le conflit des possédants et
des dépossédés [IV, 422e]. Cette préoccupation de l'unité du corps social reçoit un écho
appuyé dans le texte parallèle [V, 461e-471c] sur la propriété et les sources de la discorde
civile. Platon y demande en effet qu'on remplace la dénomination du rapport
maître/esclave qui caractérise la démocratie par celle de sauveur auxiliaire/peuple
nourricier. Il se tait sur la possibilité d'un conflit entre la multitude et ses gardiens, car pour
lui la lutte des classes ne saurait exister à ce niveau puisque les gardiens sont dépourvus de
propriété. Le désir du gain exclut qu'on puisse posséder le pouvoir politique et l'unité des
gardiens garantit l'unité du corps social entier [465b]. Cette conviction est suivie d'une
protestation contre la guerre.
VIII. Le dernier doublet, qui précède et suit immédiatement le grand développement sur la
justice, se rapproche du droit positif ; on y trouve des règles diverses concernant surtout
les femmes et les enfants, énoncées dans le souci de renforcer l'unité de la communauté des
gardiens parfaits. À ces prescriptions s'ajoutent une note sur la religion de la cité idéale, de
même que le grand projet d'abolir la structure familiale et de confier l'éducation à la cité
[IV, 425e-427c et V, 449a-461d]. C'est au centre de cette structure enchâ ssée que se trouve
le morceau cardinal de la République, la dialectique de la justice [IV, 427e-445e]. Une fois le
paradigme développé et la cité fondée, Platon propose de la « visiter de l'intérieur », de
manière à y saisir la figure de la justice. L'entreprise est toute déductive et particulièrement
complexe. Platon part de la division des vertus cardinales, familière à son époque : sagesse,
courage, modération et justice, et lui confère d'emblée la fonction d'un axiome. Cherchant
ensuite à rapporter à chacune des classes de la cité modèle l'une des vertus, il fait voir que
la justice est en reste. En effet, la sagesse est la vertu des gardiens, le courage celle des
guerriers auxiliaires et la modération celle de la multitude. Cette classification se fait à
partir du désir dominant de chaque groupe et de l'excellence qui le règle. À la justice échoit
le rô le de sauver l'ensemble, en assignant à chacun sa fonction. La possibilité même de la
tripartition sociale, tout autant que sa sauvegarde, c'est cela la justice.
Il faut maintenant appliquer à l'â me individuelle ce qui a été découvert à l'échelle de la
société politique. L'effort de Platon va consister à retrouver dans la tripartition de l'â me la
structure même de la cité et la suite vient établir un parallèle rigoureux entre la classe
gouvernante et la raison, entre les guerriers et l'ardeur irascible, entre le groupe des
travailleurs et le désir (lógos, thumós, epithumētikón). La belle adéquation de la structure
de l'â me à celle du paradigme politique donne donc à penser que la justice doit s'y
concevoir de la même manière, comme l'harmonie fonctionnelle de trois parties. Le résultat
obtenu est proclamé et Platon y reconnaît la réalisation d'un rêve, celui de parvenir, suivant
une inspiration divine, au modèle de la justice.
2. Plan de la République

I. OUVERTURE DE LA RÉPUBLIQUE

1. Les conceptions traditionnelles de la justice


Entretien avec Cé phale sur la vieillesse
– le rô le de la richesse dans l'accès au bonheur
– inquiétudes devant la mort et les récits de l'Hadès
– la justice est motif d'espérance et de sérénité
– quelle est la nature de la justice ?

2. La poésie et la justice
Entretien avec Polémarque sur la maxime « faire du bien à ses amis »
– interprétation de la pensée de Simonide
– caractère énigmatique de la poésie, critique d'Homère (334a)
– apories sur l'utilité et la justice

3. La thè se sophistique : Thrasymaque


Entretien avec Thrasymaque sur la dé finition « la justice est l'intérêt du plus fort » (338c)
1. La notion de l'avantage du plus fort (339e-340e)
2. Art, utilité et intérêt de celui qui gouverne, du plus fort (341a-343c)
3. La justice est un bien étranger (avantage et pré judice)
4. Argument de Socrate : la justice est plus profitable
5. Les sorts du juste et de l'injuste : la question du bonheur (348a)
– Thrasymaque : l'injustice est habileté et vertu
– Socrate : la justice est sagesse et bonté (350c)
6. Fonctions et vertus de l'â me (353a-354c)

II. VERS UNE DÉ FINITION DE LA JUSTICE

4. Méthode psychopolitique et poléogonie


1. Intervention de Glaucon : la justice comme bien
– élimination des conceptions fautives de la justice (357a-362d)
– l'anneau de Gygès (359c-360d) et le bonheur de l'injuste
2. Intervention d'Adimante : critique de conceptions populaires (362d-368a)
– critique de la mythologie de la récompense (363b) et de la religion populaire (365d)
– recherche d'une nouvelle méthode et de nouveaux arguments
3. Intervention de Socrate : une nouvelle recherche par analogie
– le thème psychopolitique : petits et grands caractères (368b-369b)
– la méthode : justice de la cité et justice de l'individu
4. Recherche sur la formation de la cité de nature (369b-371d)
– origine de la cité et spé cialisation des tâ ches
5. La naissance de l'injustice et la formation des classes (372a-376c)
– nécessité de créer une armée
– nécessité de bien choisir les gardiens
– aptitudes requises des gardiens : bon naturel, courage, tempérament, instinct philosophique (375e)
– l'éducation des gardiens : dons corporels par la gymnastique, dons intellectuels par la poé sie et la musique

5. Mythologie, musique et gymnastique : l'éducation des gardiens dans la cité juste


1. Thé ologie et poésie : la critique des mythes (376c-398b)
– proposition de modèles pour les ré cits exemplaires
– règles pour la diction : l'imitation dans le récit, le dialogue dramatique
2. Le rô le de la musique et de la poésie dans l'éducation (398c-403c)
– critique des harmonies et des instruments
– critique du rythme
– rô le de la musique : pouvoirs de l'harmonie dans l'éducation
3. Le rô le de la gymnastique dans l'éducation (403c-412b)
– diététique et médecine : idé al de la simplicité
– force morale et force physique, courage et sagesse
– équilibre et complé mentarité de la gymnastique et de la musique

6. Les qualités des gardiens


1. Priorité de l'intérêt de la cité
2. É preuves nécessaires dans le choix des gardiens

7. Mandats des gardiens


1. Le noble mensonge : le mythe des races
2. Le mode de vie des gardiens : éducation, habitat, régime
3. Limites de la cité et exigences pour son unité

8. Règles diverses de la cité juste


1. Priorité de l'éducation
2. Importance de la tradition dans la musique et la gym-astique
3. Prescriptions et législation : limites respectives, austérité des lois
4. Primauté de l'institution religieuse : loi d'Apollon (427b)

9. Dialectique de la justice
1. Les quatre vertus de la cité : sagesse, courage, modération et justice
1.1. La sagesse appartient au corps des gouvernants (429a)
1.2. Le courage appartient au corps des guerriers auxiliaires
1.3. La modération pré sente dans la multitude et dans le corps des gouvernants
1.4. La justice : le devoir universel d'exercer sa fonction propre (433a)
2. Justice dans l'individu et justice dans la cité
2.1. Résumé de l'argument de la République (434d-e) : argument psychopolitique (435a-d)
2.2. Analyse de l'â me : la distinction du désir et de la raison
2.2.1. Analyse de l'expérience des contraires
2.2.2. Position du principe intermédiaire : l'ardeur colérique et morale
2.3. Conclusions : justice et injustice dans l'â me individuelle (santé et maladie, harmonie et dysharmonie, disc

III. LES CONDITIONS DE RÉ ALISATION DE LA CITÉ JUSTE


Introduction : nécessité de préciser les conditions particulières de la cité juste et hésitations de Socrate devan

10. La communauté des femmes


1. É galité des femmes et des hommes (451e) : la première vague
2. Le partage des fonctions est avantageux pour la cité, le cas de la guerre
3. La communauté des femmes et des enfants entre les gardiens : la deuxième vague d'objections (457d)
4. Prescriptions relatives aux unions et aux enfants

11. La communauté des gardiens


1. La communauté est fondée sur l'accord et l'unité
2. La nature des citoyens : idéal de la fraternité (463c), loi paternelle
3. Le bonheur des gardiens
4. L'éducation guerrière des enfants : courage et bravoure
5. Mesures panhelléniques

12. Le naturel philosophe


1. La réalisation de la cité et ses conditions de possibilité
1.1. Avantages de la réalisation de cette cité
1.2. Possibilités de réalisation (472b)
– le modèle de l'homme juste et de la cité parfaite
– nécessité des philosophes-rois (473c-d) : la troisième vague d'objections
2. Dé monstration du privilège des philosophes : leur connaissance
2.1. Définition du philosophe : amant de la sagesse et du beau en soi (476b)
2.2. Nature de la philosophie : science et opinion
2.3. La connaissance du philosophe est le fondement de son privilè ge (VI, 484a)
3. Objection d'Adimante : les philosophes sont incapables de servir la cité
4. Le philosophe dans la cité
4.1. Les philosophes sont rares, exceptionnel
4.2. Devoirs de la cité envers le philosophe
4.3. La vie philosophique et le modèle divin (500c)

13. L'éducation des rois philosophes : sciences et dialectique


1. Les gardiens parfaits seront philosophes (503b)
1.1. Programme de hautes études (504a) et long circuit
1.2. Savoir suprême : la forme du bien (505a-509b)
– le rejeton du bien, son image (506e)
– analogie du soleil (507b-509b)
1.3. Le visible et l'intelligible (509c-521b)
– le schéma de la ligne (509d-511e)
– allégorie de la caverne (514a-518b)
2. La formation philosophique des gardiens
2.1. Nature de l'éducation (518b-519c)
2.2. Obligations des gardiens : devoir de gouverner
2.3. Propé deutique de la science philosophique (521c-531d)
– les sciences : arithmétique, gé ométrie, astronomie, stéréométrie et harmonie musicale
2.4. La dialectique et la connaissance du bien (532c-535a)
3. Retour sur le choix des gardiens (535a-541b)

IV. LES FORMES DE L'INJUSTICE DANS LA CITÉ ET DANS L'Â ME INDIVIDUELLE

14. Généalogie des systè mes politiques


1. Les quatre espèces de régimes défectueux et les individus correspondants
2. La timocratie (545c-550c)
1. Origine du régime : la discorde (545d)
2. Caractéristiques de la timocratie
3. L'homme timocratique
3. L'oligarchie (550c-555b)
1. Nature du régime : pouvoir de l'argent
2. Origine du régime : la poursuite de la richesse
3. La loi oligarchique : loi du cens
4. Caractéristiques du régime
5. L'homme oligarchique : (553a)
4. La démocratie (555b-562a)
1. Origine du régime
2. Caractéristiques : la liberté
3. L'homme démocratique (558c)
5. La tyrannie (562a-IX, 576b)
1. Généalogie de la tyrannie
2. Formation de l'homme tyrannique
3. L'homme tyrannique vu en lui-même

15. La thèse socratique : seul le juste est heureux


1. Argument politique (577c-580c)
– servitude du tyran
2. Argument psychologique (580d-583c)
– la meilleure classe d'hommes
3. Argument métaphysique (583c-592b)
– comparaison des plaisirs : psychologie morale et spiritualité
Conclusion : le juste est le plus sage et le plus heureux

16. Bannissement de la poésie


1. Le règlement sur la poésie : rejet de l'art de l'imitation
2. Critique d'Homère et des poètes
3. Généralisation : usage, fabrication, imitation (poésie et peinture)

V. CONCLUSION DE LA RÉPUBLIQUE

17. Eschatologie et mythe de rétribution


1. Perspectives eschatologiques : rétribution et immortalité de l'â me (608c-613e)
2. Le récit d'Er le Pamphylien (614a-621d)
– le jugement des â mes : châ timents et ré compenses
– modèle cosmologique et Né cessité
– mythe de la métempsycose et du choix de l'existence (617d)

Conclusions du mythe et exhortation finale à la justice et à la sagesse

Conclusions du mythe et exhortation finale à la justice et à la sagesse


IV. Le projet politique et philosophique de la politeia
En quel sens la République est-elle une politeía, une constitution politique ? S'agit-il d'une
utopie ? S'agit-il encore d'un projet totalitaire ? Ces trois questions ont beaucoup occupé le
commentaire ancien et moderne, et il faut y revenir ici brièvement. On a pu noter que le
terme politeía était récent dans la langue grecque : on le trouve employé pour la première
fois par Hérodote (IX, 34), où il désigne le droit individuel de résider dans une cité. Le sens
collectif est celui du titre de l'Athēnaîōn Politeía du pseudo-Xénophon, un usage que l'on
retrouve dans le célèbre discours de Périclès chez Thucydide, discours prononcé à l'hiver
431-430. Cet éloge de la constitution politique athénienne exprime clairement combien le
terme de politeía recouvrait ce que les Athéniens révéraient dans leur culture politique . 17

Aristote, au deuxième livre de ses Politiques (II, 7-8,1267b19-29), fait écho aux Politeiai de
Phaléas de Chalcédoine et d'Hippodamos de Milet. D'autres exemples d'intellectuels
engagés dans les affaires publiques viennent à l'esprit, notamment Protagoras, familier de
Périclès, qui passe pour avoir écrit une Politeía et qui participa avec lui à la fondation et à
l'urbanisation de la colonie de Thourioi en 443. Dans sa classification des constitutions,
Hérodote (III, 82) pourrait avoir été influencé par la discussion de Protagoras .18

Cet effort était motivé par une situation de guerre quasi permanente. De 490 à 338,
Athènes fut en guerre deux années sur trois. Dans ses Lois (I, 626a), Platon fait dire au
spartiate Megillos que la guerre est la condition humaine. La République est l'exemple le
plus clair d'une œuvre remplie à la fois de l'horreur de la guerre et du désir de la mener de
manière victorieuse. Les Grecs et notamment les Athéniens n'ont jamais pensé pouvoir se
défaire de la guerre et cela explique, selon plusieurs historiens, que préoccupés de leurs
19

conflits incessants, ils aient placé au cœur de leur réflexion politique le travail sur les
constitutions et qu'ils aient si peu discuté les causes de la guerre en général. La guerre
correspond par ailleurs à l'idéal du courage, de la virilité (andreía) et elle constitue
l'occasion de mettre en valeur la beauté et la noblesse (aristeía) des guerriers, toujours
désireux de trouver sur le champ de bataille la belle mort. Toute la structure de
l'expérience morale grecque est agonique, notamment cette tension inscrite dans la
psychopolitique entre les exigences de la raison et les forces inférieures. Cette morale est
encouragée par l'éducation, dont Platon reprend entièrement le modèle dans sa cité idéale,
où les qualités guerrières sont présupposées au choix des gardiens parfaits.
L'œuvre de Platon s'inscrit donc dans un mouvement de réflexion sur la nature de la
politeía, autant que sur son organisation : quelle est en effet l'essence du lien politique qui
associe les citoyens (polītai) dans une cité (pólis) ? S'agit-il d'abord du fondement offert par
les lois ? S'agit-il du choix du régime qui détermine le choix et le nombre de ceux qui
exercent le pouvoir et font respecter les lois ? S'agit-il encore du rapport de la législation à
l'essence de la justice ? Il y a ici plusieurs registres de la réflexion, qui tous émargent au
vaste concept de la politeía grecque. Celle-ci est à la fois, en effet, la constitution, le régime
et le fondement du gouvernement. Isocrate ne disait-il pas que la politeía est l'â me de
chaque cité (Aréopagitique, 14) ? Elle résume en ce sens l'histoire de chaque cité, la force de
ses institutions et même si, en un sens restreint, politeía désigne concrètement le régime
particulier d'une cité, ce sens restreint s'adosse toujours au sens ouvert et général de la
culture. À l'organisation de la cité (katástasis) correspond en effet une histoire et une
identité qui s'expriment fondamentalement dans la politeía.
C'est sur cet horizon de l'effort « constitutionnel » qu'on doit comprendre le projet
politique et philosophique de Platon. L'autobiographie de la Lettre VII montre en effet que
l'évolution d'un projet de constitution concret et engagé dans une situation politique
comme celle de Syracuse vers une réflexion de nature fondationnelle a été fortement
favorisée par le contexte historique des cités grecques et de la colonisation. La rédaction de
constitutions représentait une haute responsabilité et elle sollicitait les meilleurs esprits.
L'effort de la République ne saurait donc être détaché de ce contexte historique de la cité.
S'il semble s'en éloigner par le caractère radical, ou franchement irréaliste, de plusieurs de
ses propositions, notamment celles qui concernent le choix des gardiens, leurs règles de vie
et leur communauté, ce projet demeure un projet profondément réformateur, qui cherche à
manifester les lacunes de tous les systèmes représentés dans l'histoire. Le long
développement des livres VIII et IX sur le déclin des régimes politiques dans les cités, qu'on
peut à juste titre présenter comme la première philosophie de l'histoire, manifeste à cet
égard le contrepoint historique de la constitution de la cité idéale : la distance qui les
sépare est l'enjeu même de la philosophie politique. Les requêtes adressées au philosophe
pour déterminer une politeía idéale ne sont jamais si détachées de l'exemple historique
qu'on soit contraint de lire la République comme une pure utopie, encore moins comme une
simple métaphore de la justice de l'â me individuelle.
Penser la politeía, c'est donc mesurer par les instruments de la philosophie l'écart qui
sépare toute constitution historique d'un modèle de justice idéale. L'argument
philosophique de la République consiste à mettre en tension la recherche de cette justice
purement normative d'abord avec la genèse de la cité politique (II, 369b-IV, 427c), et
ensuite avec la succession de ses formes dégénérées (VIII, 543a-IX, 592b) : la proposition
des philosophes-rois qui résulte de cette approche trouve en effet son sens dans le projet
de donner une responsabilité ultime au travail de la raison, dans l'espoir de vaincre les
troubles de l'histoire politique.
Cette proposition est-elle un programme politique que Platon considérait de manière
réaliste ? Utopie ou réalisme ? Le choix de Platon consiste à opposer une vision naturaliste
de la constitution politique, saisie comme politeía transcendante, aux conceptions des
sophistes, toutes plus ou moins imprégnées par le conventionnalisme et le relativisme
ambiant. Ce choix s'exprime aux livres I et II par le refus de considérer l'autorité de la
tradition (poétique et gnomique) et la recherche d'une rationalisation de la justice ; celle-ci
ne sera découverte que dans l'approche psychopolitique (II, 367e), c'est-à -dire par le
moyen d'une recherche qui progressera de la structure des vertus de la cité à une
métaphysique de l'â me. La critique de la tradition a pour corollaire le refus de l'histoire :
quand Platon écrit qu'on ne peut s'en remettre aux croyances de nos pères (VII, 538d), ce
n'est pas pour attendre du seul progrès le remède aux maux qui affligent les cités. Son
projet réformateur se fonde en effet sur la saisie d'une essence réelle de la justice dans la
cité, et c'est en ce sens qu'on présente souvent la République comme l'origine du droit
naturel . S'agissant de la recherche du meilleur régime politique, cette présentation peut se
20

justifier, mais Platon n'a pensé ni la question du fondement naturel du pouvoir de l'É tat, ni
celle de la positivité des lois. Son naturalisme est donc assez restreint. Contre
Thrasymaque, qui représente la thèse contraire posant la convention humaine et sociale
comme origine unique de la loi, Platon fait valoir la vérité d'un modèle réel et naturel de la
cité : le vieux débat qui opposait phúsis et nómos trouve donc dans la République une
réponse claire et nette. La cité idéale correspond à la cité naturelle, seule réfutation
véritable du conventionnalisme et du relativisme.
Comme plusieurs intellectuels avant lui, Platon fut certainement intéressé par des projets
de réforme concrets. Trois essais de mise en pratique de ses idées politiques à Syracuse,
des années 388 à 361 (Lettre VII, 342a), demeureront sans résultat et le détourneront
définitivement de l'action politique vers une philosophie qu'il est cependant difficile de ne
pas qualifier de politique. Il y a péril à prendre à la lettre la systématisation trop claire de
son autobiographie, au terme de laquelle la philosophie véritable ne peut que suivre
l'expérience politique. À ce compte, il serait risqué de parler de la philosophie politique de
Platon, si vraiment l'une doit se substituer à l'autre. Ce que nous apprend le platonisme,
c'est que la philosophie n'est pas le substitut de l'action politique, mais son paradigme ; et,
à l'intérieur de la philosophie, le discours métaphysique n'est pas le substitut du discours
politique ou législatif, mais son fondement. Il n'y a pas une société politique corrompue et
une activité philosophique réservée aux purs (VI, 496b), mais une société historique, faible
copie de la société idéale, dont la philosophie cherche le modèle pour l'établir ou le rétablir.
Si le platonisme constituait seulement une philosophie du dépit politique, ou l'expression
d'un ressentiment, on devrait alors expliquer que Platon ait continué jusqu'à sa soixante-
cinquième année à se préoccuper pratiquement de réformes politiques et qu'il nous ait
donné les Lois après la République et non la République après les Lois.
Le double échec de la démocratie et de la tyrannie, de la liberté et de la domination,
l'impuissance à contrer la dégénérescence politique d'Athènes et en général l'émiettement
politique de la cité grecque ont produit une modification capitale dans le discours
philosophique, dans sa double dimension politique et philosophique. Avant Platon, la cité
identifie la Grèce autant qu'elle la détermine ; c'est l'unité politique qui la distingue de la
multitude barbare, mais aussi la règle de toutes les manifestations sociales, de toutes les
formes de la culture. La loi, sous la forme des concepts régulateurs de justice, d'harmonie
sociale (eunomía, eukosmía), contient le chaos social causé par l'avènement des
bourgeoisies au temps de Solon. La substitution même de la loi comme Justice (Nómos) à la
loi comme arrêt et légalité occasionnelle, décret à peine contrô lé par Thémis, est le fruit de
ce passage à l'organisation de la cité. La loi et la cité, Nómos et Pólis, c'est tout un, comme le
montre l'exemple du dialogue de Socrate avec les Lois personnifiées dans le Criton (50c). La
philosophie pré-platonicienne fut marquée par une aussi forte détermination. Pas un
penseur qui ne fît correspondre à sa recherche des causes de l'Univers le concept
ordonnateur de Loi. La cosmologie trouva à s'expliciter dans la métaphore de la Justice
(Díkē) de l'univers. La philosophie empruntait, pourrait-on dire, la matrice de son discours
à une forme politique particulièrement structurée.
Avec l'ébranlement de la société du Ve siècle, cette forme ne pouvait se maintenir. Elle avait
cependant marqué la philosophie, lui fournissant les concepts d'ordre et de justice, d'unité
et de multiplicité, tous transmis par le moyen de métaphores empruntées à la vie politique.
On peut concevoir la philosophie politique de Platon comme un renversement de cette
conception de l'ordre politique. Ce n'est plus l'ordre politique stable de la cité qui transmet
sa structure à une recherche philosophique incertaine, mais un discours politique fissuré
par l'expérience qui cherche à se rassurer métaphysiquement. De modèle qu'il était pour la
pensée présocratique, l'ordre politique devient la copie brouillée d'un ordre transcendant ;
il constitue la matière d'une forme qui réside ailleurs, l'histoire d'une idée dont la
découverte toute intellectuelle et extatique a pour effet de suspendre désormais le discours
politique au discours philosophique et de n'accepter pour légitime qu'une politique dictée
par cette subordination.
Dans ce contexte, évoquer chez Platon la construction d'une utopie laisserait entendre deux
choses bien différentes, qu'il faut clairement distinguer si l'on veut comprendre de quoi son
œuvre est faite. D'abord et avant tout, le fait que cette cité, mise en œuvre avec amour et
dans tous les détails, constituerait la cité idéale. Cela, nettement, Platon l'aura voulu et
pensé. S'il n'emploie pas le mot d'« utopie », il sait néanmoins ce qu'est un páradeigma.
Modèle de toutes les cités, destinée à faire envie à toutes les autres et capable au plus haut
point de leur résister comme de les dominer, la cité platonicienne serait en effet le
paradigme de toute cité. La politeía de Platon, mot qui donne son titre au dialogue, renvoie
en effet à la meilleure constitution politique pour une cité, pour une pólis. Ces mots ont une
importance, dans la mesure où ils désignent des unités clairement délimitées (Athènes,
Corinthe, Syracuse) et des régimes constitutionnels (démocratie, timocratie, etc.), dont la
description et la comparaison constituent le point de départ de la pensée politique
occidentale.
La République, une utopie pour Athènes, pour Syracuse ? Platon ne voyait sans doute plus
les choses de cette façon. Des historiens comme A. Toynbee ont suggéré qu'il décrivait avec
nostalgie Sparte pour expliquer l'humiliation d'Athènes sous la démocratie. C'est possible,
mais le modèle idéal qu'il dégage est en fait pour lui un modèle philosophique parfait,
entièrement produit par le travail de la raison, quand elle s'exerce à saisir l'essence de la
justice et du bien. Très prudent sur les conditions de réalisation de cette cité, il se contente
de la mettre en suspens. On a beaucoup commenté à cet égard les quelques passages où il
semble vouloir indiquer que cette constitution est marquée au coin de l'irréel, qu'il ne s'agit
que d'un effort de pensée. En fait, les démêlés avec le réel ont transformé ce réformateur
issu de l'aristocratie en théoricien philosophe et nous avons là un premier sens de l'utopie,
sens en vertu duquel la proposition d'une cité idéale se trouve contrainte d'emblée de
mettre en suspens les conditions de sa réalisation. Son idéalité n'est que l'aspect le plus
élevé, le plus abstrait de sa profonde normativité : reconnaître qu'il s'agit de la cité idéale
équivaut à reconnaître que toutes les cités réelles ne s'en approchent que très
médiocrement, mais que toutes doivent y tendre.
Mais, à ce premier sens de l'utopie comme idéalité, Platon n'a jamais cessé de joindre la
notion d'une utopie historique qui forme le volet le plus mystérieux de sa pensée. Trois
textes ici méritent qu'on les considère d'un même regard : le livre VIII de la République, le
Timée et le Politique. Il s'agit en effet de textes dans lesquels, sous des formes qui vont du
mythe à l'exposé historique argumenté, la cité idéale montre qu'elle appartient d'ores et
déjà à l'histoire et que cette appartenance est une nécessité. Tout se passe en effet comme
si Platon, désillusionné par les aléas de toute réforme politique contemporaine, choisissait
de penser le présent comme un moment dans la chaîne de l'utopie : si ce présent est la
déception qu'il semble constituer, si l'injustice règne aussi violemment que la corruption,
c'est parce que l'idéal est derrière nous ou devant nous, dans un cycle aussi impétueux que
nécessaire, qui est le cycle d'engendrement et de dépérissement des régimes politiques. En
ce sens, le livre VIII de la République, qui est bien sa portion la moins spéculative, dans la
mesure où il amorce l'effort d'une description historique et psychopolitique des régimes,
constitue peut-être, adossé au mythe du Politique, la clé de sa lecture.
L'utopie rationnelle d'une cité idéale, dans laquelle la justice de l'â me individuelle
correspond point pour point, dans l'équilibre des vertus, à l'équilibre du corps politique
tout entier, n'est pas une impossibilité ; elle représente au contraire un moment, à la fois
précaire et tragique, du cycle du réel. Ce moment, ce stade, est nécessaire au déroulement
de l'ensemble de la chaîne qui voit la corruption s'installer, de la manière la plus
mystérieuse, au cœur de l'existence pure et stable de la république parfaite, et qui va
l'entraîner jusque dans les abîmes de la démocratie et de la tyrannie, régime abhorré entre
tous, mais d'où paradoxalement pourra resurgir la lumière de la raison et la nécessité du
gouvernement des philosophes. Ce cycle est-il lui aussi une construction purement
rationnelle, ou Platon y reconnaissait-il autre chose qu'une logique, un véritable
déploiement de la justice dans l'histoire, qu'on y intègre ou non un â ge d'or, forme
mythique entre toutes de l'utopie politique ? Il faut reconnaître que cette dimension de
l'utopie, en tant que stade sur le chemin historique de la justice, ne peut être entièrement
détachée de l'idéalité rationnelle de la justice. Si Platon avait pensé en effet que l'idéal est
nécessairement impossible, que la cité idéale est irréalisable en dépit du fait qu'elle soit
pensable par la raison, il n'aurait pas adjoint à sa République cette analyse du cycle dans
laquelle l'idéal et son contraire appartiennent en quelque sorte à une logique identique.
Il y a donc deux aspects très distincts de l'utopie platonicienne. Platon a vécu à une époque
où il était encore pensable de réformer des cités entières en leur imposant des
constitutions, mais il a lui-même rapidement pris conscience de l'impossibilité de croire en
ces projets sans les fonder sur une entreprise philosophique solide. Sa République
correspond à ces deux finalités de la pensée utopique. Dans un premier sens, elle développe
le modèle d'une cité gouvernée selon les impératifs d'une théorie de la justice qui accorde
les privilèges du pouvoir à la souveraineté de la raison, c'est-à -dire à la classe des
philosophes. Ce modèle est lui-même fondé sur une psychopolitique complexe, dans
laquelle les trois classes de la cité (gouvernants, guerriers, producteurs) sont animées des
mêmes vertus (sagesse, courage, modération) que les trois parties de l'â me, conférant à
l'ensemble une harmonie rationnelle a priori indéfectible. Cette harmonie est la justice
idéale, saisie par le travail de la raison philosophique. À cette idéalité d'emblée spéculative,
toujours déjà mise en suspens par le philosophe, Platon a joint un autre sens utopique : il
n'a pas fait de cette cité idéale un non-lieu, ou encore un lieu purement transcendant, mais
au contraire, de manière mystérieuse, il a eu l'audace d'associer cette idéalité au
déroulement de l'histoire. Qu'on le prenne comme on pourra, l'idéalité ne contredit pas
l'existence, elle est un moment de sa réalisation, elle est essentielle à la saisie du cycle
éternel du déploiement de la justice.
Cette dimension spéculative, ou rationnelle, ne peut être ramenée aux dimensions de la
seule observation, dans la mesure où la raison est d'emblée emportée par le désir du
meilleur, par l'attrait de ce qui n'existe pas encore, cela pour quoi on allait inventer plus
tard le mot d'« utopie ». Platon, qui n'en disposait pas, savait pleinement cependant de quoi
il retournait : toute sa vie, il avait éprouvé la déception des lieux politiques existants et
toute sa vie il avait désiré exprimer ce qui n'existait pas dans le présent comme forme
idéale saisie par la raison aussi bien que comme stade mystérieux d'une histoire de cette
raison.
Ce renversement a entraîné dans sa suite toute la philosophie politique classique. Malgré
d'indéniables efforts vers l'empirisme et, chez Platon lui-même comme chez Aristote dans
ses Politiques, le recueil d'une somme d'observations de type objectif, le platonisme a
définitivement lié la théorie politique à la recherche des fondements de l'ordre politique,
créant par là un langage et une problématique politique de type métaphysique. L'É tat
moderne n'est pas la cité, le droit moderne a peu en commun avec la loi grecque et
cependant les formulations modernes de ces questions de fondement sont coulées dans le
moule même qu'avait forgé Platon.
Par ailleurs, le versant spéculatif de la République ne doit pas faire oublier non seulement
l'origine, mais le rô le politique de l'œuvre. Pour abstraite qu'elle soit et même si elle est
coupée de la configuration des cités de la Grèce alexandrine que ni Platon ni Aristote
n'avaient prévue, elle est néanmoins concrète, et ce à un double titre. D'abord, en ce qu'elle
a précipité l'institutionnalisation de la philosophie. L'Académie , qui fut principalement une
21

école de science politique, est aussi la première institution philosophique. Son rô le dans la
formation des monarchies hellénistiques ultérieures est réel et mesurable et le modèle de
la République y représenta longtemps l'expression ultime de la pensée politique. Ensuite, la
pensée politique de Platon a incorporé à son dernier stade, celui des Lois, une grande partie
de la législation athénienne et a fait sienne la tâ che pratique du législateur, avec les
instruments auxiliaires de l'histoire politique et de la rhétorique. Elle amorce ainsi ce qui
deviendra explicite avec Aristote : la sociologie politique et le droit comparé.
La République est-elle un projet totalitaire ? Cette question, toujours déjà piégée, a hanté
tous les commentateurs du pouvoir des philosophes-rois, et elle s'est cristallisée après la
Deuxième Guerre mondiale dans un livre qui résume à lui seul toutes les inquiétudes
libérales à l'endroit de Platon. C'est celui de Karl Popper, où se trouve élaborée de manière
détaillée une critique qui vire à l'accusation et dont le thème est le totalitarisme . Pour lui,
22

les éléments qui sont légitimés par l'autorité de la raison sont les suivants :
l'autoperpétuation du système par l'éducation et l'eugénisme ; le contrô le des mariages et
des naissances ; la censure de l'art et de la littérature et la propagande du noble mensonge.
Mais sa critique la plus profonde se porte contre le pouvoir d'une élite vouée à empêcher
tout changement et à maintenir le système inégalitaire en place. Selon Karl Popper, Platon
s'oppose clairement aux trois fondements de la pensée humaniste et libérale :
l'égalitarisme (élimination des privilèges de nature), l'individualisme (priorité des droits
individuels) et le libéralisme qui réduit la fonction de l'É tat à la protection les droits des
individus et de leur liberté. Cette critique a suscité un débat très nourri qui a permis de
23

préciser plusieurs questions abordées de manière imprécise dans la République : le statut


des individus et de la communauté, la place du bonheur individuel, les conséquences du
principe de la spécialisation fonctionnelle, l'inégalité dans l'accès à la vertu et au savoir, les
fondements de la division des classes et de la coercition du groupe des gardiens.
Totalitaire est un prédicat qui qualifie un système d'intention concentrationnaire, alliant
dictature et contrô le militaire, et qui suppose une définition de l'É tat que Platon ne possède
ni ne défend. Si la République en fournit une approximation, l'esquisse est néanmoins
suspendue et mise entre parenthèses à cause de son caractère paradigmatique : la cité
idéale est un modèle de vertus, la réalisation concrète, mis à part le choix et la formation
des gardiens, est laissée dans la marge. De plus, les prescriptions autoritaires de la
République, le célèbre communisme de Platon ou l'importance du corps des guerriers
auxiliaires, ne s'appliquent qu'aux gardiens, laissant pour ainsi dire dans le vide la question
de la vie des producteurs. La formation d'une classe de guerriers professionnels constitue à
cet égard un des aspects les plus étonnants du projet platonicien, dans la mesure où , en
Grèce, l'exercice de la force armée n'a jamais été l'attribut d'une classe fonctionnelle
spécialisée. Le soldat-citoyen se forme certes en vue de cette activité, qui est le cœur de sa
responsabilité, et le groupe auquel il appartient est dévoué de manière très différenciée aux
intérêts de la cité .
24

Platon n'a donc pas développé les conséquences de la subordination du politique au


métaphysique dont il s'est fait l'ouvrier ; le totalitarisme en est une, mais on ne la trouve
nulle part clairement explicitée. F.M. Cornford a noté dans son essai sur les Lois que la 25

mesure dans laquelle le projet platonicien se distingue du projet socratique est celle même
de la perte de la foi en la liberté. Socrate voulait la réforme morale des individus et pensait
une cité formée d'individus libres et parfaits ; Platon croit que seule une cité politique
contraignante peut parfaire la nature humaine. De la République aux Lois, il y a un net
renforcement des mesures par lesquelles le savoir métaphysique imprime sa force dans
l'ordre politique ; si dans la République la seule contemplation des gardiens entraîne la
confiance de la multitude et explique l'absence du droit, déjà le Politique insiste sur l'art de
l'homme politique, sur sa tâ che de gouvernant et finalement les Lois y ajoutent tout
l'appareil de la législation et de la coercition. C'est, dit Platon, le mortier de l'édifice social.
Ces trois types de médiation entre l'intelligible et l'histoire sont tous raccrochés à la
Divinité, qu'il s'agisse du Fuseau de la Nécessité, du Dieu du Politique ou de la Divinité qui
manipule la marionnette humaine par la raison.
Dans ses Principes de la philosophie du droit [§ 185 et § 206], Hegel a critiqué la pensée
politique de Platon à partir de l'exclusion de la subjectivité qu'elle postule. Il voyait en
particulier dans l'abolition de la famille la disparition du milieu où peut se développer la
libre disposition de soi et dans la tripartition en classes par les gouvernants la suppression
de l'exercice de la volonté libre. Ce double échec à penser la liberté équivaut à la
suppression de l'essentiel de l'ordre politique moderne : le conflit, l'opposition, l'accès
égalitaire au pouvoir, la mise en présence d'individus. Dans sa formulation extrême, la
science politique platonicienne constitue une abolition pure et simple de l'ordre politique
au profit de la domination philosophique. Sans doute cette formulation est-elle exagérée,
dans la mesure où elle développe une conclusion absente du platonisme : si dépendant qu'il
soit, le politique est toujours et déjà chez Platon mêlé au métaphysique. Le jugement de
Hegel va néanmoins au but. Il manque à cette philosophie politique ce qui bien sû r ne
viendra qu'ensuite avec le christianisme, puis avec Hobbes et Rousseau : le concept de la
volonté libre et des droits, garants de l'égalité.
V. Justice de la cité, justice de l'â me
L'interprétation politique et historique de la République repose sur son projet
métaphysique fondamental : la justice de l'â me. À plusieurs interprètes contemporains, ce
concept paraît manquer de détermination : en quel sens s'agit-il de la justice ? Dikaiosúnē
est un concept ouvert et il désigne tout autant la justice comme droiture dans les choix de
la vie que l'équité et l'égalité dans le système des droits et la répartition sociale de la
richesse. On doit noter en effet que la justice s'oppose d'abord à la pleonexía, au désir
individuel du gain, qui constitue pour Platon la source principale de l'immoralité, de
l'injustice. On note également que cette conception n'a pas de répondant au registre des
droits, de l'égalité : Aristote déjà l'avait remarqué . Constatant que Platon semble
26

privilégier la discussion de la vertu la plus générale, qu'il demeure plus intéressé par la
justice d'un caractère que par la justice d'une action , plusieurs lecteurs contemporains ont
27

suggéré que la République ne s'intéresse que très indirectement à la justice sociale et


politique . Cette question est de grande portée, car elle engage toute l'interprétation de la
28

République. Pour la discuter, il faut revenir sur la structure méthodique qui apporte au
dialogue son argument le plus net : le motif psychopolitique, introduit au livre II et
poursuivi jusqu'à la dialectique de la justice qui se conclut au livre IV.
Cette analogie de la cité et de l'â me est présentée sans ambiguïté : la recherche de la
structure de l'â me et de ses vertus, en raison de sa difficulté, sera facilitée si l'on fait
l'examen d'une structure plus vaste et plus claire, la structure de la cité (II, 368d). C'est
ainsi que la tripartition sociale (dirigeants/auxiliaires/producteurs) permet d'entrevoir la
tripartition de l'â me (raison/ardeur morale/désir), et d'y saisir l'unité des vertus : la justice
en effet est le principe harmonieux de la sagesse, du courage et de la modération qui sont
les vertus communes de la cité et de l'â me. Cette analogie a été beaucoup discutée dans la
littérature récente, et les interprètes se rangent, depuis le grand article de F.M. Cornford en
1912, dans deux positions qu'on pourrait qualifier de complémentaires. Pour certains, la
tripartition de l'â me est une structure métaphysique artificielle, conçue pour s'ajuster sur
la tripartition de la cité que plusieurs interprètent comme une structure possédant un
fondement historique, héritage de la culture indo-européenne. D'autres au contraire
pensent que la structure métaphysique est primitive et que sa symétrie fonctionnelle avec
la tripartition de la cité ne correspond à aucune position heuristique démontrable.
Une lecture exclusivement individualiste de la République est en effet d'emblée contrainte
d'exposer la justice comme pure moralité, et d'en séparer tous les éléments qui associent la
justice à son contexte politique, et en particulier à l'éradication de la stásis. Dans ce
nouveau contexte en effet, tout conflit est d'abord et exclusivement moral, et le conflit
politique, le désordre civil ne sont que des illustrations métaphoriques des turbulences de
la raison. Cela ne semble guère possible. La priorité du politique par rapport à la
psychologie morale a toujours constitué une position argumentée sur la base de l'ensemble
de l'œuvre, et non seulement sur la seule analyse du livre IV. La justice de l'individu dépend
en effet de la justice de la cité, tout comme la justice de l'ensemble dépend de la justice des
individus. Si la République et son portrait de la cité juste n'ont aucun autre but que de
dessiner l'image d'un modèle de vie morale que chacun doit réaliser intérieurement (V,
472b-d, IX, 592a-b), si cet idéal devient le but du motif psychopolitique, lequel doit devenir
sa cité à lui-même (592a7), que faire de ces passages où l'accès à la justice individuelle est
soumis à l'avènement politique et historique de la cité juste (V, 473c, VI, 499b) ? Nous
avons donc déjà deux arguments de fond pour refuser ce type de lecture : premièrement,
l'importance politique du conflit, au cœur même de l'argument, et deuxièmement, la
nécessité d'un ordre politique pour réaliser la vertu, et donc la subordination de la moralité
à la justice de la cité.
Selon cette lecture qui privilégie une moralité individuelle, la perspective de Platon ne
serait donc tributaire d'aucun souci politique, ni même d'une critique de l'égalitarisme
revendiqué par les mouvements démocratiques. Ce serait au contraire une psychologie
morale métaphorisée, et la tripartition du livre IV, un élément marginal de l'argument de la
République. Ne faut-il pas, en prenant cette lecture à rebours, montrer que l'éthique
grecque est nettement liée à la considération de la pólis ? Ne faut-il pas compter au nombre
des témoins les plus déterminants de cette lecture qui intègre le politique et le
métaphysique l'Éthique à Nicomaque et les Politiques d'Aristote, qui sont les premières
lectures critiques de la République, lectures qui non seulement acceptent entièrement le
cadre politique de sa proposition de la cité juste, mais qui s'attachent résolument à en
critiquer les aspects politiques les plus concrets, comme les constitutions ou le
communisme ? Platon lui-même, ouvrant le Timée (17c), présentait ainsi le projet de la
République : « Hier donc, si je ne m'abuse, les propos que je tenais sur l'organisation de la
cité portaient pour le principal sur cette question : quelle était, selon moi, la constitution la
meilleure et quelle sorte d'hommes elle exigeait . »
29

Tous les aspects isomorphes de la tripartition sont tributaires de cette dynamique politique
: ordre et désordre, harmonie et disharmonie, équilibre et excès caractérisent également le
rapport des parties de l'â me et de la cité. De même sur le plan moral, tous les prédicats de
l'ordre, de l'harmonie et de l'équilibre sont empruntés aux vertus politiques de l'amitié, de
la concorde, du respect de la hiérarchie des fonctions (IV, 442c-d), alors que les prédicats
du désordre sont tributaires de la guerre civile (stásis), de la maladie politique et de la
laideur. L'analyse de Platon est soutenue par l'allégorie du chariot du Phèdre : le
thumoeidés est un principe intermédiaire, analogue au rô le de la fonction militaire dans la
structure politique (440d). Ce principe est-il réellement un intermédiaire ? N'est-il pas
toujours aux ordres de la raison, et peut-il vraiment se mutiner en se rangeant du cô té du
désir (440a-b) ? N'est-il pas désigné comme allié naturel de la raison (441a2, e6) ? Ce serait
oublier qu'il peut être corrompu par le désir et une éducation médiocre (441a3, et VIII,
553c ; voir aussi IX, 572a et 585c-d où le thumoeidés est montré impulsif et nécessitant une
discipline). L'analyse de tous ces passages montre que Platon reconnaît une alliance
possible du thumoeidés et du désir, ce qui est dans la ligne de l'analogie politique. Une
dernière question : si l'â me est tripartite, possède-t-elle un principe d'unité qui transcende
ses trois parties ? Cette question trouve, elle aussi, une réponse qui est d'abord politique :
de la même manière que la cité ne possède pas de principe externe, sauf à invoquer le
modèle intelligible de la justice que contemple le philosophe, de la même manière l'â me est
unifiée par elle-même, dans le principe interne de sa justice.
Justice de l'â me, justice de la cité ? Cette question ne reçoit aucune réponse mesurée, si on
la détache de la question de la nature de la vertu : les vertus en effet sont définies comme
perfections ou excellences des classes ou parties de la cité, et ensuite comme excellences
des fonctions ou principes de l'â me. La liste des quatre vertus constitutives (IV, 435b1) est
un thème classique de la morale grecque, mais elle n'est ni constante ni canonique dans
l'œuvre de Platon. La position synthétique de la justice nous aide ici à comprendre
comment le registre moral des vertus détermine à son tour une interprétation politique : si
la structure politique n'était aussi fondamentale, la justice serait-elle placée en position de
vertu de l'harmonie et de la concorde ? C'est le modèle général de la tripartition politique
qui maintient, peut-on dire, la psychologie des vertus dans un cadre d'interprétation
politique. À aucun moment, et c'est le mérite de G. Vlastos de l'avoir montré , la justice n'est
30

conçue comme vertu de la distribution ou de l'égalité : la justice est pure harmonie


politique, et c'est ce qui explique qu'elle soit exemplairement la vertu des gouvernants,
alors que la modération est la vertu de tous les groupes.
La fin de la République articule cette conception sur la doctrine de l'immortalité. L'accès à
une description pure, libérée de toute attache au motif psychopolitique, est rendu possible
par la purification philosophique qui résulte de la discipline, de l'exercice ascétique et de
toute forme de contrô le hégémonique de l'â me par et pour elle-même. Comme Platon
l'affirme, seule l'épreuve de la mort montrera la vérité de la tripartition (X, 612a3 ; voir IV,
443d3-7, 435d1-3). Mais portons attention au fait que c'est par la topique tripartite que la
question de la simplicité est conquise : dit autrement, alors que le rapport au corps
engendre une éthique de la différence, la tripartition vise le plus bel assemblage, la
simplicité d'une harmonie dans l'â me, et non pas la simplicité d'une â me entièrement
libérée du corps. Ce passage est sans doute hésitant, mais il prolonge la tripartition hors de
sa matrice politique d'origine et il rend possible une interprétation des parties et des
éléments qui n'est plus uniquement politique : on pourrait parler d'un conflit spirituel ou
purement ascétique.
Ni les choses de l'histoire, ni même les â mes ne sont assez « réelles » pour parvenir à ce
paradigme d'elles-mêmes ; il faut d'une certaine manière qu'il se révèle, et cette tâ che est
celle de l'éducation philosophique des gardiens. Le modèle auquel parvient la République
ne serait qu'une proportion toute formelle s'il devait se réduire à une pure harmonie. Cette
harmonie des fonctions n'est en fait que la représentation d'une domination de la raison, à
laquelle correspond dans la cité le gouvernement de philosophes-rois. C'est bien plutô t la
parenté d'essence entre la raison et les formes intelligibles qu'elle découvre qui constitue le
fondement véritable de cette conception de la justice. Par l'effort du philosophe, une brèche
est ouverte dans la réalité qui permet d'y découvrir le véritable ordre politique.
La domination de la raison lui vient de son accès privilégié aux formes, puisque c'est cela
même qui la définit. Telle est la signification fondamentale de l'allégorie de la caverne. La
justice de l'â me individuelle, tout comme la justice de la cité, consiste donc, à travers la
figure de la tripartition fonctionnelle, à réaliser le reflet d'une tripartition ontologique plus
haute : le bien, les formes, l'histoire. C'est sur ce registre que s'accomplit la jonction de la
doctrine de la justice et de la métaphysique des formes. Platon conduit les gardiens à une
connaissance ultime, acquise au terme d'un parcours méthodique à travers les sciences.
Mais l'objet de leur contemplation s'identifie-t-il à une justice transcendante ? Quelle est la
nature de ce bien, dont la sublimité fait reculer Socrate (VI, 509b) ? L'autorité des
philosophes-rois leur vient en effet de cette connaissance suprême : s'ils peuvent
reconnaître dans le réel la vérité d'un ordre fondateur de la justice, vérité constituée par la
tripartition de l'â me, de la cité et de leurs vertus, c'est d'abord parce que leur formation les
rend capables de la connaissance des formes et du bien. Ainsi s'articule la dépendance
explicite de la justice par rapport à un ordre plus profond, métaphysique et religieux, où se
donne à contempler la suprématie de l'éternel sur ce qui passe, du modèle sur le reflet
historique et où se donne à suivre une trace qui toujours remonte et jamais ne descend.
Le privilège de l'ordonnance réfléchie appartient à une classe, à cause de la communication
qu'elle établit avec les formes intelligibles. Ce lien de connaissance est peut-être
mystérieux, mais il est réel. Dans la pensée de Platon, ce rô le est une tâ che et un travail ; on
doit y contraindre le philosophe qui aurait tendance à s'en abstenir. Comme tout travail,
celui-ci est conçu sur le mode de la « technique » qu'il commande, c'est-à -dire un travail de
production contrô lé par une forme. Ainsi, par exemple, le cordonnier qui doit posséder la
connaissance antérieure de la forme pour fabriquer le soulier est dans la même situation
que le philosophe-roi qui doit connaître la forme de la tripartition et la forme de la justice
pour diriger la cité. La métaphore artisanale est partout dans le platonisme ; son usage
dans le domaine politique a favorisé la subordination du politique au métaphysique, en
excluant de la société celui qui la construit, en lui conférant des habiletés qui ne se
communiquent pas à son produit. La métaphore médicale produit les mêmes effets ; la
maladie qui est l'absence d'harmonie du corps social peut être guérie par un médecin, mais
suivant l'analogie, le médecin sera toujours à l'extérieur de son patient. Ainsi en va-t-il de
l'aurige et du pilote de navire qui a fourni jusqu'à son nom au gouvernant (kubernḗtēs).
Platon a voulu que ses gouvernants possèdent une science politique analogue à celle qui est
requise par les diverses techniques dont il a tiré les métaphores de sa théorie. Il leur a
cependant adjoint des prédicats qui en modifient profondément le sens. Si le pilote d'un
navire connaît l'art de la navigation, il n'est pas nécessairement celui qui détermine la
direction. Dans la transposition de la métaphore platonicienne, c'est cependant toujours lui
qui le fait en fixant les normes et les valeurs de la vie politique. De ce rô le découle pour le
gouvernant la tâ che de persuader le peuple de la nécessité de ce qu'il lui impose. Le noble
récit de la fraternité qui impose la société de classes n'est qu'une des figures de cette
rhétorique. Contrairement à Périclès, dans l'oraison funèbre qu'on trouve chez Thucydide,
Platon ne donne au peuple ni le pouvoir de faire les lois – ce qui est conforme à la
métaphore –, ni le pouvoir de les juger, ce qui la contredit.
Par ailleurs, la métaphore médicale qui identifie un corps sain à un corps où règne
l'harmonie a évacué de cette théorie politique ce que peuvent avoir de positif le conflit, la
dissension et en général le débat politique. L'ordre politique s'y trouve marqué d'une
ambiguïté qui porte, mal refermées, les cicatrices de l'expérience athénienne ; cet ordre est
proclamé, il est affirmé comme existant toujours et déjà , au niveau des formes, mais il
exclut, au registre de l'histoire, les précaires équilibres de l'expérience politique. La
démocratie de la parole est remplacée par une pédagogie du discours à sens unique ; un
édit des gouvernants aux gouvernés, matière turbulente, excitée par les rhéteurs, mais
capable de s'ordonner selon la forme philosophique.
Ce bref survol ne rend pas justice aux questions nombreuses qui se posent à la lecture de la
République et qui ont suscité une riche tradition d'interprétation : la spécialisation des
tâ ches produit-elle une cité qui n'est plus qu'un seul organisme, ruinant la liberté
individuelle ? Peut-elle venir à bout de la résistance des classes inférieures ? Une éducation
réservée à une élite ne condamne-t-elle pas à l'usage de la coercition pour régler le corps
social ? La domination des rois-philosophes, fondée sur un savoir réservé, n'en fait-elle pas
des experts qui se privent de l'expérience des autres ? À ces questions qui concernent le
modèle politique de la cité idéale, la souveraineté de la raison, il faut aussi ajouter toutes
celles qui émargent à la position métaphysique des formes intelligibles, à l'ontologie et à
l'épistémologie qui en découlent. Des passages comme les trois discours du soleil, de la
ligne et de la caverne ou comme le grand mythe final de rétribution constituent en eux-
mêmes des loci classici de l'histoire de la pensée. L'architecture d'ensemble permet de les
resituer dans le projet de Platon, elle n'en épuise jamais la signification philosophique.
La conséquence de la sujétion du politique au métaphysique, c'est la difficulté de toute
question concernant la possibilité de réaliser la cité dont le modèle est esquissé. Il ne s'agit
pas dans la République d'un projet de fondation, mais de l'établissement d'un paradigme.
C'est pourquoi les expressions qui qualifient l'élaboration de la cité idéale sont si
imprécises. Platon parle tantô t d'un rêve [IV, 443b], d'une blague [VII, 536c], d'un
paradigme, d'une possibilité [VI, 499c-d], d'une cité originelle, l'Atlantide ; cette question
n'est pas tranchée et il n'est pas nécessaire qu'elle le soit. On pourrait s'attendre à ce que
Platon tire une règle de sa théorie de la dégradation systématique des régimes politiques
pour y voir le retour éternel du même, sous la figure de la forme et de sa corruption
historique. Il n'en est rien. Il faudra attendre les Lois pour obtenir une proposition concrète
qui égale son vœu d'un régime parfait : ce sera une constitution mixte, récupérant certains
aspects de l'égalité démocratique et de la domination monarchique [III, 693d-701e]. La
République se satisfait de rapporter l'histoire politique à sa norme et de désigner ceux qui
connaissent cette norme : les philosophes. Ce qu'ajouterait l'existence dans l'histoire à la
forme de la justice n'est jamais vraiment indiqué, bien que l'inverse soit toujours fortement
accentué. C'est que le rapport de ce modèle à l'expérience est univoque : aucune expérience
ne le corrige, aucune ne le modifie, mais toutes ne peuvent que contribuer à en préciser les
contours, à le mieux révéler, de la même manière qu'aucune maladie ne modifie le concept
de la santé, bien que toutes le rendent plus précis. En même temps que plus reculé, plus
distant, plus inaccessible.
VI. Le texte de la République et le commentaire ancien
Les textes des dialogues de Platon sont établis à partir de manuscrits qui reposent sur des
prototypes du IXe siècle ; ceux-ci auraient été recopiés à partir d'archétypes copiés entre le
Ier siècle avant Jésus-Christ et le Ve siècle de notre ère. Ces archétypes proviendraient
d'exemplaires conservés dans les grandes bibliothèques hellénistiques (Alexandrie,
Pergame, Athènes et Antioche). La première transmission, décrite dans la notice de
Diogène Laërce (III, 37), fait état d'une transcription sur tablette de cire, ce qui ne doit sans
doute pas s'entendre littéralement. Au Ve siècle avant Jésus-Christ en effet, l'écriture s'était
répandue et son adoption dans un alphabet ionien avait été confirmée par décret à Athènes
en 403. Platon écrivait sans doute sur des papyrus et à l'encre. Des copies circulaient assez
librement et on peut faire état d'un certain nombre de bibliothèques privées à Athènes,
notamment au Lycée . Nous ne pouvons cependant faire mention d'aucun indice attestant
31

de l'existence d'une bibliothèque de l'Académie (Strabon, XIII, 1, 54). On se réunissait pour


entendre lire certains ouvrages, comme par exemple ces textes de Zénon d'É lée dont fait
mention Platon dans le Parménide (126c). L'exemple de l'arcadienne Axiothea, venue à
l'Académie déguisée en homme, après avoir entendu lire la République, est un bon indice de
la diffusion de l'ouvrage . La division en livres ne peut être attribuée à Platon lui-même,
32

plusieurs témoignages contradictoires rendant impossible l'identification d'une édition en


livres séparés à l'époque de la première Académie.
Les copies réalisées à l'Académie différaient-elles des copies qui circulaient dans le milieu
athénien et à l'extérieur d'Athènes ? Plusieurs historiens du XIXe siècle soutenaient que les
autographes mêmes de Platon auraient été confiés à l'Académie et les responsabilités de la
copie placées sous l'autorité de Philippe d'Oponte et des scolarques ayant succédé à son
héritier Speusippe. Ce sont ces autographes qui auraient été acheminés à la Bibliothèque
d'Alexandrie par les soins de Démétrius de Phalère, qui les avait transmis à Ptolémée Soter
au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ . Mais Henri Alline a soulevé plusieurs objections à
33

ces hypothèses, en insistant sur le fait que l'Académie cherchait plutô t à s'assurer de la
qualité des copies qu'elle conservait, mais pas nécessairement de la constitution d'une
collection d'autographes.
Le plus grand commentaire ancien de la République qui nous ait été transmis est
incontestablement celui du néoplatonicien Proclus (412-485) . Dans sa lecture, Proclus
34

associe le Timée et la République, comme deux œuvres qui sont liées par le fond et qui se
complètent, ce qui explique qu'il reprenne dans son commentaire du Timée une
récapitulation de l'argument de la République (28, 14 ; 55, 26 Festugière) de manière
élaborée. Par cette récapitulation de Proclus, nous apprenons que les philosophes de
l'É cole avaient coutume de commenter la République de manière détaillée. Origène, Longin,
Jamblique, Porphyre et plusieurs autres sont en effet cités comme ayant tenu des
interprétations divergentes sur plusieurs points, et en particulier sur le rapport entre la
doctrine de la constitution politique, comme universel, et la philosophie de la nature . 35

Aucun commentaire ne nous a été transmis avant celui de Proclus, mais il faut faire la part
de l'importance des Politiques d'Aristote ou du De Republica de Cicéron, qui sans être des
commentaires, font néanmoins état d'une discussion élaborée des doctrines de la
République à leur époque. Nous savons aussi que Harpocration, un lexicographe alexandrin,
avait écrit un commentaire en vingt-deux volumes, de même que les platoniciens Albinus
(c. 140-160) et Théon de Smyrne (c. 115-140). La tradition du néoplatonisme arabe nous a
transmis un commentaire d'Averroès sur certains passages . 36

L'établissement du texte de la République a été l'objet d'un travail assidu au tournant du XXe
siècle. L'histoire de la tradition montre en effet que le texte a été lu et relu avec rigueur et
précision, de telle sorte que la transmission a livré un texte parmi les plus clairs et les plus
indubitables de toute l'Antiquité. C'est la conclusion à laquelle arrive l'étude d'Henri Alline,
étude qu'on peut corriger et compléter par les travaux récents de Gerard Boter.
L'histoire de l'édition moderne a permis, en se fondant sur une tradition saine et fiable, de
produire un texte de grande qualité. Des éditions d'Aldus Manutius (1534) et d'Henri
Estienne (Stephanus, 1578) à celles de J. Adam (1902), John Burnet (1902), É mile Chambry
(1932-1934) et Paul Shorey (1930-1935), le texte s'est consolidé. Récemment, une
nouvelle génération de philologues croient venu le temps d'une nouvelle édition critique de
la République (G. Boter, 1989 ; R.S. Slings, 1988). G. Boter a entrepris l'examen de la
tradition directe et il a revu toute l'histoire de l'édition moderne, depuis l'édition aldine,
pour identifier les manuscrits qui avaient été utilisés. Il analyse également les traductions
et la tradition indirecte, grecque, latine et arabe.
REMARQUES PRÉ LIMINAIRES
SUR LE TEXTE ET LA TRADUCTION
1. Le texte
J'ai suivi le texte de l'édition d'Oxford, édité par John Burnet (Platonis Opera, t. IV, Oxford,
Clarendon Press, 1962 [1902]). Le travail sur le texte de la République a pu bénéficier de
nombreuses études, et le texte de Burnet a été discuté et critiqué par plusieurs éditeurs
postérieurs. Le plus important d'entre eux est James Adam (The Republic of Plato,
Cambridge, Cambridge UP, vol. 1-2, 1965 [1902]), qui commente les parties du texte de
Burnet qui étaient disponibles au moment où il préparait son édition et propose plusieurs
modifications. L'édition de J. Adam repose également sur les travaux, toujours valables, de
Bernard Jowett et Lewis Campbell (Plato's Republic, Oxford, Clarendon Press, vol. 1, 2 & 3,
1894). Elle constitue la source la plus complète pour l'étude de la République, dont elle
récapitule la tradition critique et synthétise le commentaire. J'y ai puisé abondamment,
notamment dans les riches appendices philologiques placés à la fin de chaque livre. Tout
lecteur désireux de suivre le grec pas à pas doit retourner à cette édition. Depuis, de
nombreux travaux sont parus, apportant plusieurs compléments et suggestions. Pour
l'essentiel, je m'en suis tenu au texte de Burnet, et chaque fois que je m'en suis écarté pour
des raisons que je jugeais nécessaires, je l'ai signalé dans les notes. Ces passages ne sont
pas nombreux.
Comme la plupart des traducteurs de la présente collection, je ne me suis considéré tenu
par aucune ponctuation. Mais à ce chapitre, j'ai adopté également une pratique très
conservatrice.
La division en pages suit l'édition d'Henri Estienne, dite édition Stephanus, publiée à
Genève en 1578. J'ai conservé, malgré l'intérêt du modèle de division en chapitres
récemment introduit par R. Waterfield (1993), la division traditionnelle en dix livres.
2. La traduction
Comme plusieurs dialogues de la maturité de Platon, la République comprend des morceaux
de styles très différents. J'ai cherché à produire une traduction précise et simple, tout en
tentant d'être fidèle à ces différences de composition qui font la richesse du texte. La
structure de la phrase grecque et l'ordre des mots ne peuvent certes pas toujours être
rendus avec exactitude, mais j'ai préféré la plupart du temps une traduction plus proche du
grec à une paraphrase élégante, mais qui prendrait le risque d'un éloignement trop grand.
Chaque terme investi par Platon d'une signification technique a été traduit avec le plus
d'homogénéité possible, particulièrement en ce qui concerne le vocabulaire de la
métaphysique. Dans tous les cas difficiles, les notes permettront de mesurer les nuances.
Les insertions que j'ai jugées nécessaires dans la traduction sont signalées par des crochets
obliques < >. Il s'agit la plupart du temps d'élisions impossibles en français. J'ai retraduit
tous les passages des auteurs que cite Platon.
Cette nouvelle traduction de la République doit beaucoup aux efforts de mes nombreux
devanciers. Les qualités et le scrupule philologique de la traduction de Léon Robin sont
reconnus de tous. La fluidité de la traduction d'É mile Chambry emporte l'admiration. Parmi
les auteurs de traductions dans d'autres langues, il faut signaler en langue anglaise, la
traduction de G.M.A. Grube, dont le travail fut récemment revu par C.D.C. Reeve, celle de
Allan Bloom et, pour les livres V et X, celle de Stephen Halliwell, richement annotée. La
traduction déjà classique en langue allemande de Otto Apelt est également d'un grand
secours. En langue italienne, l'entreprise de Mario Vegetti apporte une contribution
critique d'une grande importance.
3. Les notes
Je propose un appareil de notes qui, en raison de la longueur du texte de la République, ne
peut atteindre le degré de précision et de détail de l'annotation d'autres dialogues dans
cette collection. Un nombre important de passages auraient mérité une annotation
beaucoup plus étendue. Je m'en suis tenu à l'essentiel, en particulier sur les questions de
métaphysique et d'épistémologie des livres VI et VII, pour lesquels il semble indispensable
de recourir à un commentaire séparé. Mon objectif principal a été de donner au lecteur les
moyens de suivre l'argument philosophique du dialogue, en insistant sur toutes les
marques susceptibles de clarifier la progression de l'exposé. Le double plan, structural et
linéaire, que je propose dans l'introduction sert de soutien à ce travail de lecture. J'ai
également cherché, à titre d'objectif complémentaire, à éclairer tous les aspects historiques
et mythologiques qui constituent l'arrière-plan du projet de la République : les nombreux
mythes, les évocations de l'histoire, l'intertexte littéraire et philosophique demandent, en
effet, chaque fois une explication. Quand il était impossible de le faire brièvement, j'ai
renvoyé à un instrument de travail qui permettra au lecteur de poursuivre. Finalement,
parce que la République est le texte central de l'œuvre platonicienne, je n'ai ménagé aucun
effort pour signaler les passages parallèles susceptibles de l'éclairer dans le corpus
platonicien. J'ai aussi noté plusieurs références aristotéliciennes. Le premier commentaire
de la République est fourni par les Politiques d'Aristote, une œuvre qui nous donne souvent
le moyen de comprendre, en les critiquant, les positions de Platon. Le grand commentaire
de Proclus, rédigé plusieurs siècles plus tard, est également une source inépuisable de
remarques, aussi bien philologiques que philosophiques, et j'y ai puisé aussi souvent que
possible. Le lecteur contemporain trouvera dans ces deux monuments bien plus que ce que
je signale ici.
L'érudition moderne sur la République est si considérable qu'elle semble devenue
immaîtrisable. Dans l'appareil de notes, je me suis contenté de renvoyer à des travaux qui
me semblent utiles, et je les ai cités en abrégé par la seule mention de l'auteur et de l'année.
La bibliographie placée en fin d'ouvrage en donne les références complètes. Les travaux
bibliographiques de Luc Brisson, qui sont la base de toute la recherche sur Platon
aujourd'hui, permettront de compléter ce qui paraîtra au lecteur sommaire ou incomplet.
Enfin, pour la translittération du grec, suivant la pratique habituelle de la présente
collection, j'ai eu recours au système de transcription utilisé par É mile Benveniste
(Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, É ditions de Minuit, 1969, tome 2).
La République 11
Livre I

[327a]
J'étais descendu hier au Pirée , en compagnie de Glaucon , fils d'Ariston, pour faire mes
11 22 33

prières à la déesse , et j'étais en même temps désireux d'assister à la fête . De quelle


44 55

manière allaient-ils la célébrer, puisqu'ils le faisaient pour la première fois ? Bien sû r, j'ai
trouvé la procession des gens du lieu fort belle, mais la manière dont défilèrent les Thraces
66

ne me parut pas moins convenir à la célébration. Une fois nos prières terminées et après
avoir pris le temps de regarder la fête, [327b] nous nous étions mis en chemin pour
retourner vers la ville. Or, nous ayant aperçus de loin, alors que nous étions pressés de
rentrer chez nous, Polémarque , fils de Céphale, nous dépêcha son jeune serviteur pour
77

nous prier de l'attendre. Celui-ci, m'attrapant par-derrière par mon manteau, nous dit : «
Polémarque vous demande de l'attendre. » M'étant retourné vers lui, je m'informai pour
savoir où se trouvait son maître. « Le voici, dit-il, il arrive derrière moi, attendez-le. – Eh
bien, dit Glaucon, nous allons l'attendre. »
Et quelques instants plus tard, Polémarque [327c] arriva en compagnie d'Adimante, le
frère de Glaucon, de Nicératos , fils de Nicias, et de quelques autres, qui rentraient de la
88

procession.
Polémarque dit alors :
« Socrate, vous me semblez pressés de rentrer en ville.
– Tu n'as pas tort de le penser, dis-je.
– Et vois-tu, dit-il, combien nous sommes ?
– Comment ne pas le voir ?
-Alors, dit-il, ou bien vous l'emporterez sur nous, ou bien vous resterez ici.
– N'existe-t-il pas, dis-je, une autre possibilité : ne pourrions-nous vous convaincre qu'il
faut nous laisser partir ?
– Mais alors il s'agirait pour vous, dit-il, de pouvoir convaincre des gens qui ne vous
écoutent pas ?
– Non, certainement pas, dit Glaucon.
– On ne vous écoutera pas, mettez-vous cela dans la tête. »
[328a] Adimante, prenant la parole, dit :
« Peut-être justement n'êtes-vous pas au courant qu'il y aura en soirée une course aux
flambeaux, à cheval, en l'honneur de la déesse ?
– À cheval ? m'écriai-je, en voilà une nouveauté ! C'est à cheval qu'ils porteront les
flambeaux et se les passeront dans le relais de la course ? Est-ce bien cela que tu veux
99

dire ?
– C'est bien cela, dit Polémarque, et en plus, ils prépareront une fête de nuit qui vaut la
1010

peine d'être vue. Après le dîner, nous comptons bien nous lever pour sortir et assister à la
fête nocturne ; nous serons en compagnie de plusieurs jeunes gens d'ici et nous pourrons
discuter. Mais restez donc, [328b] et n'allez pas refuser ! »
Alors Glaucon répondit :
« Il semble bien qu'il faille rester.
– Eh bien, si c'est ton avis, dis-je, c'est ce qui s'impose. »
Nous prîmes donc la direction de la maison de Polémarque et, arrivés là , nous tombâ mes
sur Lysias , et aussi Euthydème , les frères de Polémarque. Il y avait là également
1111 1212

Thrasymaque de Chalcédoine , et Charmantide de Pæanée , et aussi Clitophon , le fils


1313 1414 1515

d'Aristonyme. À l'intérieur se trouvait Céphale , le père de Polémarque, qui me sembla


1616

beaucoup vieilli. Il faut dire qu'il y avait longtemps [328c] que je ne l'avais vu. Il avait pris
place sur un siège à coussin et il portait une couronne sur la tête, car il venait tout juste
d'offrir un sacrifice dans la cour. Nous nous assîmes donc autour de lui : quelques sièges
étaient disposés là , en cercle.
Aussitô t qu'il m'aperçut, Céphale s'empressa de me saluer et dit :
« Socrate, tu ne descends pas souvent nous voir au Pirée, il le faudrait pourtant. Si j'avais
encore la force de monter facilement en ville, tu n'aurais pas besoin de te déplacer ici,
[328d] c'est nous qui irions vers toi. Mais dans les circonstances, il est nécessaire que tu
viennes ici plus fréquemment. Tu dois bien savoir qu'en ce qui me concerne, autant les
plaisirs du corps s'affadissent, autant les désirs et les plaisirs qui ont trait aux entretiens
prennent de l'importance. Ne résiste pas, joins-toi à la compagnie de ces jeunes gens , et 1717

quand tu viens nous rendre visite ici, que ce soit comme à des amis, à des gens qui sont très
proches de toi.
– Bien sû r, Céphale, répondis-je, je suis heureux de dialoguer avec des gens qui sont
avancés en â ge. Car il me semble [328e] qu'il nous faut apprendre auprès d'eux, comme
nous apprenons auprès de gens qui se sont engagés sur un chemin que nous devrons sans
doute nous aussi parcourir, de quelle nature est ce chemin, s'il est pénible et difficile, ou
aisé et agréable. Et j'aurais justement plaisir à apprendre de toi comment, puisque te voilà
parvenu à cette étape de la vie, tu comprends ce que les poètes appellent “le seuil de la
vieillesse ” : est-ce un moment difficile de la vie ? Toi, qu'en dirais-tu ?
1818

– [329a] Par Zeus, Socrate, dit-il, je veux bien de mon cô té te dire comment je vois les
choses. Souvent, en effet, nous nous réunissons entre gens â gés à peu près du même â ge,
conservant sa valeur au vieux dicton . Dans ces réunions, la plupart d'entre nous se
1919

lamentent, ils regrettent les plaisirs de leur jeunesse et ils se remémorent les délices de
l'amour, la bonne chère et les autres plaisirs du même ordre, et ils récriminent comme s'ils
étaient privés de biens d'une grande importance : comme ils vivaient bien alors, et
maintenant ils ne vivent même plus ! Certains d'entre eux [329b] se plaignent de la
manière dont leurs proches traitent la vieillesse, comme du rebut, et sur cette lancée, ils se
lamentent en rendant la vieillesse responsable de tous les maux. Mais, à mon avis, Socrate,
ils ne blâ ment pas le vrai responsable, car si la vieillesse était la vraie cause, j'aurais moi
aussi subi l'épreuve de tous ces maux du fait de mon grand â ge, et ce serait aussi le cas de
tous ceux qui sont parvenus à cet â ge de la vie. Or, je peux affirmer que j'ai rencontré pour
ma part d'autres vieillards qui ne partagent pas du tout cette attitude, et notamment le
poète Sophocle . Un jour j'étais à ses cô tés et on lui posa la question : “Comment te sens-tu,
2020

[329c] Sophocle, par rapport aux plaisirs de l'amour ? Es-tu encore capable d'avoir une
relation avec une femme ?” Et celui-ci de répondre : “Tais-toi, bonhomme, je suis enchanté
de m'en être sorti, comme si je m'étais échappé d'un maître enragé et sauvage !” Il
m'impressionna alors par cette belle réponse, et encore aujourd'hui elle ne me fait pas
moins impression. À tous égards en effet, pour ce genre de choses, il se produit dans la
vieillesse une grande paix et une libération. Quand les désirs perdent leur intensité et
s'apaisent, alors se réalise absolument la parole de Sophocle : [329d] on se trouve libéré
2121

de tyrans nombreux et maniaques. Quant aux plaintes de ces vieillards, et notamment en ce


qui concerne leurs proches, il n'en existe qu'une seule cause, Socrate, et ce n'est pas la
vieillesse des personnes, mais leur caractère. S'ils sont équilibrés et d'un tempérament
serein, la vieillesse ne sera pas pour eux un tel fardeau ; sinon, Socrate, ce n'est pas
seulement la vieillesse, mais aussi la jeunesse qui se révélera pénible pour eux. »
Et moi, subjugué par son propos et désireux de le voir poursuivre, je le poussai à le faire et
lui dis :
« Je pense bien, Céphale, que quand tu tiens ce langage, [329e] la plupart de ceux qui
t'écoutent ne te suivent pas. Ils croient plutô t que si tu supportes aisément la vieillesse, ce
n'est pas grâ ce à ton caractère, mais parce que tu possèdes une grande fortune . Pour les
2222

riches, en effet, on dit que les consolations ne manquent pas.


– Tu dis vrai, dit-il, ils ne sont pas d'accord avec moi. Certes, ils tiennent un point, mais pas
autant qu'ils le pensent. C'est la parole de Thémistocle qui convient, lorsqu'il répondit à
2323

l'homme de Sériphos. Celui-ci l'injuriait en lui disant qu'il ne devait pas sa réputation
[330a] à son mérite, mais à sa cité. Et Thémistocle de répondre que s'il avait été lui-même
de Sériphos, il n'aurait pas une telle renommée, mais que l'autre, s'il avait été athénien, n'en
aurait eu guère plus. Ce propos s'applique bien à ceux qui ne sont pas riches et qui trouvent
la vieillesse pénible : il est vrai que l'homme de bien , s'il est dans le besoin, ne supportera
2424

pas la vieillesse sans difficulté, mais celui qui n'est pas un homme de bien aura beau être
riche, il ne trouvera pas pour autant la sérénité pour lui-même.
– Dis-moi, Céphale, repris-je, le gros de ta fortune te vient-il d'un héritage de famille , ou
2525

l'as-tu acquis par toi-même ?


– Tu me demandes ce que j'ai acquis, [330b] Socrate ? En ce qui concerne l'accroissement
de ma fortune, je tiens une position intermédiaire entre mon père et mon grand-père. Mon
grand-père, dont je porte le nom, a hérité d'une fortune à peu près égale à celle que je
possède actuellement, et il la multiplia plusieurs fois. Mon père, Lysanias, la ramena à un
niveau inférieur à ce qu'elle est maintenant. Quant à moi, je me réjouis de léguer à mes
enfants ici présents une fortune non pas moindre, mais un peu plus importante que celle
que j'ai reçue en héritage.
– Si je t'ai interrogé là -dessus, repris-je, c'est que tu ne m'as pas semblé trouver un plaisir
particulier [330c] dans la possession de la richesse ; c'est ainsi que se comportent en
général ceux qui ne l'ont pas acquise par eux-mêmes. Ceux qui, au contraire, l'ont acquise
par eux-mêmes y sont deux fois plus attachés que les autres. En effet, de même que les
poètes se réjouissent de leurs poèmes, et les pères de leurs enfants, ainsi ceux qui se sont
enrichis accordent beaucoup d'importance à leur fortune parce qu'elle est leur œuvre, et
aussi bien sû r du fait de son utilité, comme tout le monde. C'est la raison pour laquelle ils
sont pénibles à fréquenter : ils ne veulent parler de rien d'autre que de leur richesse.
2626

– Tu dis vrai, dit-il.


– Tout à fait, [330d] dis-je, mais dis-moi encore autre chose : à ton avis, quel est le plus
grand bien que tu as retiré de la possession d'une grande fortune ?
2727

– Si je devais le dire, je ne serais sans doute pas capable, dit-il, de convaincre grand monde
de sa valeur. En effet, sache bien ceci Socrate, reprit-il, que lorsque quelqu'un se
rapproche de ce qu'il entrevoit comme sa fin, alors lui viennent des craintes et des
2828

angoisses relatives à des choses qui auparavant ne l'inquiétaient pas. Les récits qu'on
raconte sur l'Hadès, et le fait qu'on doive là -bas rendre compte des injustices commises
2929 3030

ici-bas, il s'en moquait jusque-là , mais désormais [330e] son â me est troublée à l'idée que
3131

ces récits soient véridiques. Et lui-même, soit parce qu'il est affaibli par la vieillesse, soit
parce qu'il se rapproche désormais du monde de là -bas, il leur accorde une plus grande
importance. L'anxiété donc et une réelle frayeur surgissent en lui, et il se met à réfléchir
3232

et à examiner s'il a commis quelque injustice envers quiconque. Celui qui découvre alors
dans son existence plusieurs injustices et qui, comme les enfants , s'éveille au beau milieu
3333

de ses rêves, celui-là est rempli d'effroi, et il vit dans une horrible appréhension. [331a] Si
au contraire sa conscience ne lui fait reproche d'aucune faute, une douce espérance
l'accompagne sans cesse, cette “bonne nourrice du vieillard”, selon l'expression de Pindare.
Car, Socrate, ce grand poète a parlé avec grâ ce de celui qui conduit sa vie selon la justice et
la piété, quand il dit :
Douce, lui caressant le cœur
nourrice de la vieillesse, l'espérance l'accompagne
elle qui gouverne souverainement
l'opinion ballottée en tous sens des mortels .
3434

« Oui, ce sont là des paroles admirables. Ayant ce poème en tête, je soutiens que la
possession des richesses représente la valeur la plus élevée, mais pas pour [331b]
n'importe quel homme, seulement pour l'homme de bien. Ne pas tromper ni mentir, même
involontairement, n'avoir aucune dette, qu'il s'agisse de l'offrande d'un sacrifice à un dieu,
ou d'une créance à quelqu'un, quand le moment est venu de partir là -bas sereinement, à
tout cela la possession des richesse peut contribuer pour une large part. Elle présente
également bien d'autres avantages, mais si on évalue les uns et les autres, je dirais pour ma
part, Socrate, que la richesse n'est pas le moindre pour un homme réfléchi.
– Tu parles très bien, Céphale, dis-je. [331c] Mais en ce qui concerne cette chose-là elle-
même, la justice , dirons-nous dès lors qu'il s'agit simplement de dire la vérité et de
3535 3636

rendre à chacun ce qu'on en a reçu ? Ces deux actes mêmes, ne les faisons-nous pas tantô t
de manière juste, tantô t de manière injuste ? Je propose le cas suivant : si quelqu'un
recevait des armes de la part d'un ami tout à fait raisonnable, mais que celui-ci étant
devenu fou les lui redemande, tout le monde serait d'accord pour dire qu'il ne faut pas les
lui rendre et que celui qui les rendrait ne ferait pas un acte juste, pas plus que celui qui se
proposerait de dire la vérité à un homme dans un tel état.
– [331d] Tu as raison, dit-il.
– Ce n'est donc pas une définition de la justice que de la définir comme étant le fait de dire
3737

la vérité et de rendre ce qu'on a reçu.


– Bien au contraire, Socrate, dit alors Polémarque intervenant dans la discussion, si
toutefois nous en croyons Simonide . 3838

– Sans doute, reprit Céphale, mais je vous laisse en discuter, car je dois maintenant
m'occuper des offrandes sacrées.
– Par conséquent, reprit-il, moi, Polémarque, je serai l'héritier de tes positions ? 3939

-Absolument, répliqua-t-il en riant, et il s'en alla aussitô t pour sacrifier les offrandes.
– Dis-nous donc [331e], repris-je, toi l'héritier de la discussion, ce que dit Simonide de la
justice et pourquoi tu affirmes qu'il a raison.
– Il affirme, dit-il, qu'il est juste de rendre à chacun ce qu'on lui doit . Ce propos me semble
4040

à moi une bonne manière de présenter les choses.


– Pour sû r, répondis-je, il n'est pas facile de ne pas le croire, c'est un homme sage et divin .
4141

Ce qu'il veut dire cependant, Polémarque, peut-être le comprends-tu quant à toi, mais moi
je ne le comprends pas. Il est assez clair qu'il n'entend pas, comme nous le disions tantô t , 4242

que si quelqu'un s'est vu confier quelque chose en dépô t, il doive le rendre à celui qui le lui
réclame alors que celui-ci a perdu la raison. Et pourtant [332a], ce qu'on a confié en dépô t
constitue à n'en pas douter quelque chose qu'on doit rendre, n'est-ce pas ?
-Oui.
– Mais il faut éviter en toute circonstance de le rendre à celui qui le réclame et qui n'a plus
sa raison ?
-C'est vrai, dit-il.
– Alors Simonide veut donc dire autre chose, semble-t-il, quand il dit qu'il est juste de
rendre ce qu'on doit ?
– Par Zeus, dit-il, autre chose certainement ! Car il pense que les amis ont le devoir de
4343

faire du bien à leurs amis, en aucun cas de leur faire du mal.


– Je comprends, dis-je. Il ne rend pas ce qu'il doit, celui qui rend de l'argent à celui qui le lui
a confié en dépô t [332b], si la restitution et la récupération comportent des dommages et
si celui qui reprend et celui qui restitue sont des amis. N'est-ce pas de cette manière que
s'exprime Simonide ?
– Tout à fait.
– Mais alors, à des ennemis, faut-il rendre ce que par hasard on leur devrait ?
– Oui, absolument, dit-il, en tout cas ce qui leur est dû ; or, ce qu'on doit à un ennemi, je
pense, en tout cas ce qu'un ennemi doit à son ennemi, c'est ce qui lui convient : du mal.
– Apparemment donc, dis-je, Simonide s'est exprimé par énigmes , c'est en poète qu'il a
4444

tenté de dire ce qu'est le juste. Il se représentait, [332c] semble-t-il, ce qui est juste comme
le fait de rendre à chacun ce qui convient ; c'est ce qu'il a appelé “ce qu'on doit”.
– Mais qu'en penses-tu ? dit-il.
– Par Zeus, repris-je, si on lui avait demandé : “Simonide, l'art qu'on appelle la médecine, à
qui justement rend-il ce qui est dû et ce qui convient, et que donne-t-il alors ?”, quelle aurait
été selon toi sa réponse ?
– De toute évidence, dit-il, il donne aux corps les remèdes, les aliments et les boissons.
– Et ce qu'on appelle l'art culinaire, à qui donne-t-il ce qui est dû et ce qui convient, et que
donne-t-il alors ?
– [332d] Il donne les assaisonnements aux plats cuisinés.
– Bien ! Et maintenant, l'art qui porterait le nom de justice , à qui rend-il ce qui est dû , et
4545

que donne-t-il ?
– S'il faut, Socrate, répondit-il, être conséquent avec ce que nous venons de dire, la justice
rend aux amis et aux ennemis respectivement des biens et des maux.
– Donc, faire du bien à ses amis et du mal aux ennemis, c'est cela qu'il appelle la justice ?
– Il me semble.
– Or, qui est le plus en mesure de faire du bien à ses amis malades ou du mal à ses ennemis,
du point de vue de la maladie et de la santé ?
– Le médecin.
– [332e] Et qui peut le faire pour les navigateurs, par rapport aux dangers de la mer ?
– Le pilote.
– Et qu'en est-il du juste ? Dans quelle action et en fonction de quelle tâ che est-il le plus en
4646

mesure d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis ?


– À la guerre , en combattant contre les uns et en s'alliant avec les autres, me semble-t-il.
4747

– Très bien, mais mon cher Polémarque, le médecin n'a guère d'utilité pour ceux qui ne sont
pas souffrants ?
– C'est vrai.
– Et le pilote n'est guère utile à ceux qui ne sont pas en mer.
– Sans doute.
– Mais alors, le juste ne sera guère utile à ceux qui ne sont pas en guerre ?
– Cela ne me semble pas du tout le cas.
– [333a] La justice serait donc utile aussi en temps de paix ?
– Elle est utile.
– Et l'agriculture également, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Pour recueillir les fruits de la terre ?
– Oui.
– Et l'art de la cordonnerie serait aussi utile ?
– Oui.
– Tu pourrais, je pense, dire qu'il l'est pour se procurer des chaussures ?
– Tout à fait.
– Mais alors, la justice, en vue de quel usage ou de quelle possession dirais-tu qu'elle est
utile en temps de paix ?
– Par rapport aux contrats , Socrate.
4848

– Qu'entends-tu par contrats : des associations ou quelque chose d'autre ?


– Oui, des associations.
– Est-ce cependant l'homme juste [333b] qui, pour placer les dés au jeu , sera un associé
4949

bon et utile, ou n'est-ce pas plutô t le joueur de dés expérimenté ?


– Le joueur expérimenté.
– Et s'il s'agit de poser des briques ou des pierres, le juste est-il un associé plus utile et
meilleur que le maçon ?
– Aucunement.
– Mais en vue de quelle association le juste est-il un meilleur associé que le maçon et le
joueur de cithare, de la même manière que le joueur de cithare est meilleur que le juste
pour ce qui est de faire vibrer les cordes ?
– Pour les affaires d'argent, il me semble.
– Sauf peut-être, Polémarque, le cas où il faut faire usage de l'argent, par exemple lorsqu'il
faut mettre de l'argent en commun pour acheter ou vendre [333c] un cheval. Dans ce cas, je
pense, ce sera l'expert en chevaux, n'est-ce pas ?
– Il semble bien.
– Et, s'il s'agit d'un navire, ce sera sans doute le constructeur naval ou le pilote ?
– Apparemment.
– Alors, dans quelle situation le juste sera-t-il plus utile que les autres dans l'utilisation
commune de l'argent ou de l'or ?
– Lorsqu'il s'agit de faire un dépô t et de le garder intact, Socrate.
– Veux-tu dire lorsqu'on n'a pas besoin d'utiliser son argent, mais qu'on le met de cô té ?
– Exactement.
– C'est donc quand l'argent demeure inutilisé que la justice devient alors utile pour lui ?
– [333d] Il y a des chances.
– Alors, lorsqu'il faut garder une serpe en dépô t, c'est la justice qui sera utile, autant dans
les choses faites collectivement que dans les actions privées ; mais s'il faut l'utiliser, alors
5050

ce sera l'art de la vigne ?


– Il semble bien.
– Et s'il s'agit de garder un bouclier ou une lyre, sans les utiliser, la justice alors sera utile ;
mais s'il faut les utiliser, alors ce sera l'art de l'hoplite ou l'art du musicien ?
– Nécessairement.
– Et en général, quant à tout le reste, la justice sera pour chaque chose inutile aux fins de
l'usage , mais utile dans le cas où il n'y a pas d'usage ?
5151

– C'est probable.
– [333e] Mais alors, mon ami, la justice n'est rien de vraiment valable si elle ne présente
d'utilité que pour les choses inutiles. Mais examinons la situation suivante. N'est-ce pas
l'homme le plus habile à porter des coups au combat, que ce soit au cours d'un pugilat ou
5252

dans les autres formes de lutte, qui l'est également le plus à se protéger des coups ?
– Tout à fait.
– Et n'est-ce pas celui qui est apte à se protéger d'une maladie qui sera aussi le plus habile à
la transmettre en secret ?
– Il me semble.
– Mais le bon gardien [334a] d'une armée, n'est-ce pas celui-là même qui est capable de
dérober les biens des ennemis, autant leurs plans que leurs autres projets d'actions ?
5353

– Tout à fait.
– Par conséquent, cela dont on peut être le gardien habile, on en sera aussi l'habile voleur.
– Il semble.
– Alors, si le juste est habile à garder de l'argent, il l'est aussi à le dérober.
– C'est en tout cas, dit-il, le sens de ton raisonnement.
– Ainsi donc, le juste vient apparemment de se révéler comme une sorte de voleur, et cela, il
y a des chances que ce soit chez Homère que tu l'aies appris. Le grand poète en effet a de
l'affection pour le grand-père maternel d'Ulysse, [334b] Autolycos , et il dit de lui qu'il
5454

“surpassait tous les hommes dans l'art de dérober et dans l'art de se parjurer”. Il semblerait
donc que la justice, aussi bien selon toi que selon Homère et Simonide , soit en quelque
5555

sorte l'art de dérober, mais un art mis au service de ses amis et utilisé pour nuire à ses
ennemis. N'est-ce pas ainsi que tu présentais les choses ?
– Par Zeus, pas du tout ! s'écria-t-il, mais je ne sais plus, moi, ce que je disais . Pourtant, la
5656

justice m'apparaît toujours, à moi, comme le fait de rendre service à ses amis et de nuire à
ses ennemis.
– [334c] Mais qu'entends-tu par amis ? Parles-tu de ceux qui donnent l'impression à
quelqu'un d'être honnêtes, ou de ceux qui le sont réellement, même s'ils ne donnent pas
l'impression de l'être ? Et de même pour les ennemis ?
– Il est naturel, dit-il, d'aimer ceux qu'on estime utiles et d'éprouver de la haine à l'égard de
ceux qu'on juge malhonnêtes.
– Mais les hommes ne font-ils pas erreur dans ce domaine, avec la conséquence que
plusieurs personnes leur semblent honnêtes, alors qu'en réalité elles ne le sont pas, et
inversement ?
– Ils se trompent alors.
– Et ainsi donc, pour eux, les gens de bien sont leurs ennemis, et les malhonnêtes, leurs
amis ?
– Oui, certainement.
– Et néanmoins, il serait juste dans leur cas de rendre service aux personnes malhonnêtes
[334d] et de nuire aux gens de bien ?
– Il semble.
– Mais pourtant, les gens de bien sont justes et bien incapables de commettre l'injustice ?
– C'est vrai.
– En suivant ton raisonnement, il serait juste de faire du mal à ceux qui ne commettent pas
d'injustice.
– Jamais de la vie ! Socrate, dit-il, c'est le raisonnement qui semble malhonnête.
– Alors, repris-je, c'est aux gens injustes qu'il est juste de nuire, et ce sont les justes qu'il
faut aider ?
– Ce raisonnement semble meilleur que celui de tout à l'heure.
– Donc, Polémarque, pour beaucoup de gens, advenant qu'ils se trompent dans leur
jugement sur les hommes, il sera juste [334e] de nuire à leurs amis, puisqu'il s'agit pour
eux de gens malhonnêtes, et de rendre service à leurs ennemis, qu'ils estiment honnêtes.
De la sorte, nous parvenons à une conclusion contraire à ce que nous présentions comme la
pensée de Simonide.
– Voilà bien, dit-il, comment les choses se passent. Mais modifions l'argument, car nous
risquons d'avoir mal présenté l'ami et l'ennemi.
– En les présentant de quelle manière, Polémarque ?
– En présentant celui qui semble honnête comme étant l'ami.
– Et maintenant, dis-je, comment allons-nous modifier l'argument ?
– Présentons, dit-il, celui qui semble honnête et l'est réellement comme l'ami. Quant à celui
qui semble l'être, [335a] mais ne l'est pas réellement, il semblera être ami, mais ne le sera
pas. Posons la même thèse en ce qui concerne l'ennemi.
– L'ami donc, apparemment , selon ce raisonnement, sera l'homme de bien, et l'ennemi
5757

sera l'homme malhonnête.


– Oui.
– Tu nous suggères donc d'ajouter à ce qui est juste quelque chose de plus que ce que nous
disions d'abord, quand nous disions que le juste consiste à faire du bien à l'ami et du mal à
l'ennemi. Maintenant, outre cela, tu suggères de s'exprimer comme suit : qu'il est juste de
faire du bien à l'ami qui est réellement bon, et de faire du mal à l'ennemi qui est réellement
malhonnête ?
– Tout à fait, dit-il, [335b] il me semble que ce serait une bonne façon de le dire.
– Est-ce donc, repris-je, le fait d'un homme juste de faire du mal à un homme, quel qu'il
5858

soit ?
– Mais certainement, dit-il, il faut faire du mal aux gens malhonnêtes et qui sont des
ennemis.
-Mais si l'on maltraite les chevaux, deviennent-ils meilleurs ou pires ?
– Ils deviennent pires.
– Est-ce par rapport à l'excellence propre aux chiens, ou par rapport à celle des chevaux ?
– Par rapport à celle des chevaux.
– Et si on maltraite les chiens, deviennent-ils pires par rapport à l'excellence propre aux
chiens, et non à celle des chevaux ?
– Nécessairement.
– Et pour les êtres humains, camarade, [335c] ne faut-il pas affirmer que lorsqu'on leur fait
du mal, ils deviennent pires par rapport à leur excellence humaine propre ?
– Oui, certes.
– Mais la justice n'est-elle pas l'excellence humaine ?
– Cela aussi, il faut l'affirmer.
– Et donc ces êtres humains que l'on maltraite, mon ami, ils deviendront nécessairement
plus injustes ?
– Il semble bien.
– Mais les musiciens ont-ils le pouvoir, par leur art de la musique, de rendre quelqu'un non-
musicien ?
– C'est impossible.
– Et par l'art de l'équitation, les cavaliers peuvent-ils rendre quelqu'un non-cavalier ?
– Cela ne se peut pas.
– Mais les justes sont-ils capables, par la justice, de rendre injustes ? Et pour généraliser,
[335d] les gens de bien peuvent-ils, par l'excellence de la vertu, rendre les autres méchants
?
– Mais c'est impossible.
– Ce n'est pas, en effet, je pense, le résultat de la chaleur que de refroidir, mais le résultat de
son contraire.
– Oui.
– Ni de la sécheresse de rendre humide, mais du contraire.
– Exactement.
– Ni donc l'effet de l'homme de bien de nuire, mais celui de son contraire.
– Il semble.
– Mais l'homme juste est-il homme de bien ?
– Certainement.
– Ce n'est donc pas l'œuvre de l'homme juste que de nuire, Polémarque, ni à son ami ni à
quiconque, mais c'est au contraire l'œuvre de l'homme injuste.
– Tu me sembles dire tout à fait vrai, [335e] Socrate, dit-il.
– Si donc quelqu'un soutient que le juste consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû , et s'il
veut dire par là , en pensant à l'homme juste, qu'il doit rendre du mal à ses ennemis, mais
qu'il doit aider ses amis, il ne sera pas sage en s'exprimant de la sorte. Car alors, il n'a pas
dit vrai : en aucun cas il ne nous a semblé juste de faire du mal à qui que ce soit.
– Je suis bien d'accord, dit-il.
– Nous combattrons donc ensemble toi et moi, repris-je, si quelqu'un vient soutenir que tel
a été le propos de Simonide, ou de Bias, ou de Pittacos, ou de quelque autre bienheureux
sage.
– De mon cô té, dit-il, je suis certes prêt à participer à ce combat.
– Mais sais-tu, dis-je, [336a] de qui me semble être cette maxime, qui dit qu'il est juste de
faire du bien à ses amis et de faire du mal à ses ennemis ?
– De qui ? demanda-t-il.
– Je pense qu'elle est de Périandre, ou de Perdiccas, ou de Xerxès, ou d'Isménias de
Thèbes , ou de quelque autre riche personnage qui se croit de ce fait nanti d'un grand
5959

pouvoir.
– Tu dis tout à fait vrai, répondit-il.
– Bien, dis-je, mais puisque ni la justice ni le juste ne semblent pouvoir s'identifier à cela,
comment pourrait-on les exprimer autrement ? »
[336b] Or Thrasymaque s'était élancé à plusieurs reprises, au milieu même de notre
discussion, pour capter la parole, mais il en avait été empêché par ceux qui avaient pris
place près de lui et qui étaient désireux de suivre l'argument jusqu'au bout. Comme nous
faisions une pause, à l'instant où je disais ces paroles, il ne fut plus capable de rester
tranquille, mais se ramassant sur lui-même comme un animal sauvage, il bondit sur nous
comme pour nous mettre en pièces.
Aussi bien Polémarque que moi, effrayés, nous fû mes stupéfaits. Mais lui, s'avançant au
milieu du groupe, s'écria :
« Qu'est-ce donc, dit-il, que ce bavardage qui s'empare de vous depuis déjà un moment,
[336c] Socrate ? Et pourquoi faire l'idiot, en vous faisant les uns aux autres des
courbettes ? Si vraiment tu es désireux de savoir ce qu'est le juste, ne fais pas seulement
qu'interroger et ne mets pas tout ton honneur à engager une réfutation chaque fois qu'on
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te répond quelque chose. Reconnais le point suivant : il est plus facile d'interroger que de
répondre, et toi aussi réponds, et dis ce qu'est selon toi le juste. Mais garde-toi [336d] de
me répondre que le juste est ce qu'il faut, ni ce qui est avantageux, ni ce qui rapporte, ni le
profitable, ni l'intérêt. Dis-moi plutô t clairement et précisément ce que tu veux dire, car moi
je n'admettrai pas que tu énonces de telles balivernes. »
Et moi, en l'écoutant, je fus décontenancé, et de le regarder me remplissait d'effroi ; et il me
semble que si je ne l'avais regardé avant qu'il ne jette son regard sur moi, je serais devenu
muet. De fait, dès le moment où il avait commencé à se fâ cher du cours qu'avait pris notre
discussion, j'avais le premier jeté un regard dans sa direction [336e], de sorte que je me
trouvai capable de lui répondre, et je finis par lui dire en tremblant un peu :
« Thrasymaque, ne sois pas dur à notre endroit. Si nous faisons fausse route dans l'examen
de nos arguments, moi autant que Polémarque, sache que c'est bien involontairement. Ne
va pas croire que si nous cherchions de l'or, nous serions disposés à faire des courbettes les
uns devant les autres au cours de notre recherche et à mettre en péril la possibilité d'en
trouver, et que maintenant que nous cherchons la justice , une question qui a une bien
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plus grande valeur que beaucoup d'or, tu nous croirais assez fous pour nous incliner les uns
devant les autres, au lieu de consacrer sérieusement nos efforts à la faire apparaître. Non,
ne va pas le croire, mon ami. Je pense plutô t que nous n'en sommes pas capables. De votre
part, vous autres, les habiles , [337a] sans doute méritons-nous plutô t de la compassion,
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bien plus en tout cas que de la dureté. »


À ces mots, il se mit à ricaner amèrement et il dit :
« Ô Héraklès, voilà bien la fameuse ironie dont Socrate a l'habitude ! Je le savais et j'avais
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prédit à ceux qui sont présents ici que tu refuserais de répondre, que tu feindrais
ironiquement mille ruses plutô t que de répondre si on te posait quelque question.
– Tu es un expert , Thrasymaque, dis-je. Tu savais bien que si tu demandais à quelqu'un
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comment on produit le nombre douze, et que tu le prévenais [337b] en ajoutant : “Prends


garde, bonhomme, de ne pas dire que c'est deux fois six, ni trois fois quatre, ni six fois deux,
ni quatre fois trois, parce que je ne tolérerai pas de telles balivernes”, personne, c'est clair
pour toi je pense, ne répondrait à une question posée de la sorte. Mais s'il te disait :
“Thrasymaque, qu'as-tu en tête ? que je ne donne aucune des réponses que tu as prévues ?
Penses-tu, homme admirable, que même si la réponse se trouve être l'une de celles-là , je
donnerais autre chose que la vraie réponse ? Est-ce cela que tu as en tête ?” [337c] Que lui
dirais-tu à celui-là en manière de réponse ?
– Vraiment ! s'écria-t-il, comme si cela avait quelque rapport avec ce que j'ai dit !
– Rien en tout cas ne l'empêche, dis-je, et même s'il s'agit de choses sans rapport, mais
qu'elles présentent quelque ressemblance pour celui qui interroge, crois-tu qu'il donnera
moins la réponse qui lui semble la bonne, que nous le lui interdisions ou non ?
– Et toi, dit-il, as-tu donc l'idée d'agir autrement ? Vas-tu choisir ta réponse parmi celles que
j'ai exclues d'avance ?
– Je ne serais pas surpris, dis-je, toute réflexion faite, de me trouver de cet avis.
– Mais alors, dit-il, si je vous montre qu'à cô té de toutes ces réponses, [337d] il en existe
une autre concernant la justice, et bien meilleure, quelle épreuve croirais-tu mériter ? 6565

– Quelle épreuve, répondis-je, sinon celle qui convient à un ignorant ? Il lui incombe en
quelque sorte d'apprendre auprès de celui qui sait, et voilà bien une épreuve que j'estime
mériter.
– Tu es accommodant, dit-il ; mais en plus de l'épreuve d'apprendre, tu verseras aussi de
l'argent .
6666

– Soit ! quand j'en aurai, dis-je.


– Mais tu en as, dit Glaucon. S'il ne s'agit que d'argent, Thrasymaque, parle, nous nous
cotiserons tous pour Socrate.
-Je pense bien ! [337e] s'écria-t-il, pour que Socrate fasse ce qu'il a l'habitude de faire, qu'il
ne réponde pas, mais qu'il s'approprie la réponse d'un autre pour la réfuter.
– Comment quelqu'un pourrait-il répondre, repris-je, excellent homme, quand d'abord on
ne sait pas et qu'on le reconnaît, quand ensuite, même si on a une idée, on s'est fait dire de
ne donner à ces questions aucune des réponses qu'on juge appropriées par quelqu'un qui
n'est pas de moindre calibre ? C'est à toi plutô t qu'il revient de parler, [338a] toi qui
déclares savoir et avoir quelque chose à dire. Ne te dérobe pas, fais-moi le plaisir de
répondre et ne regimbe pas à l'idée d'enseigner à ce bon Glaucon et à tous les autres. »
Quand je lui eus dit cela, Glaucon et les autres le prièrent de ne pas refuser. Et
Thrasymaque, manifestement, était désireux de parler, il escomptait un certain prestige à la
pensée de la réponse magnifique qu'il détenait. Mais il faisait semblant de s'obstiner pour
que ce soit moi qui propose la réponse. Il finit cependant par donner son accord, puis il dit :
« [338b] Voilà bien l'habileté de Socrate . Lui, il ne consent pas à enseigner quoi que ce
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soit, mais il fait le tour auprès des autres pour apprendre, et cela sans même leur en être
reconnaissant.
– Quand tu dis, répondis-je, que je m'instruis auprès des autres, tu dis vrai, Thrasymaque,
mais quand tu affirmes que je ne suis pas reconnaissant, tu ne dis pas la vérité. Je paie dans
la mesure de mes moyens, et cela je ne peux le faire qu'en formulant des éloges. Car des
biens matériels, je n'en ai pas. Mais avec quel empressement je m'applique à le faire, quand
quelqu'un me semble bien parler, tu vas le constater à l'instant, dès que tu auras répondu.
Je pense, en effet, [338c] que tu vas bien parler.
– Prête donc l'oreille, dit-il. Je soutiens, moi, que le juste n'est rien d'autre que l'intérêt du
plus fort . Mais quoi ! Tu ne me couvres pas d'éloges ? Non, tu n'y consentiras pas.
6868

– Je dois d'abord comprendre, dis-je, ce que tu veux dire. Pour le moment, je ne le sais pas
encore. Tu affirmes que ce qui est juste est l'intérêt du plus fort, mais que peux-tu vouloir
dire par là , Thrasymaque ? Tu ne veux tout de même pas dire que si Poulydamas , le 6969

lutteur au pancrace, est plus fort que nous et qu'il soit dans son intérêt de manger de la
viande de bœuf pour sa forme physique, le même régime alimentaire soit [338d] pour
nous, même si nous lui sommes inférieurs, à la fois avantageux et juste ?
– Tu es franchement méprisable, Socrate, dit-il, tu t'empares de mon argument de manière
à le dénaturer complètement.
– Pas du tout, excellent homme, dis-je, mais expose-moi plus clairement ce que tu veux dire.
– Eh bien, ne sais-tu pas, dit-il, que parmi les cités , certaines sont de régime tyrannique,
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d'autres de régime démocratique, d'autres de régime aristocratique ?


– Comment ne le saurais-je pas ?
– Or, dans toute cité, ce qui détient le pouvoir , c'est ce qui gouverne ?
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– C'est certain.
– Or tout gouvernement institue les lois [338e] selon son intérêt propre, la démocratie
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institue des lois démocratiques, la tyrannie, des lois tyranniques, et ainsi pour les autres
régimes politiques. Une fois les lois instituées, ils proclament juste pour les gouvernés ce
qui de fait correspond à leur propre intérêt, et si quelqu'un les transgresse, ils le punissent
comme violateur de la loi et auteur d'une injustice. Voilà donc, excellent homme, ce que je
soutiens : dans toutes les cités, [339a] le juste est la même chose, c'est l'intérêt du
gouvernement en place. Or, c'est ce gouvernement qui exerce en quelque sorte le pouvoir,
de sorte qu'à quiconque raisonne avec bon sens s'impose la conclusion suivante : partout,
c'est la même chose qui est juste, c'est-à -dire l'intérêt du plus fort.
– Maintenant, dis-je, j'ai compris ce que tu veux dire. Est-ce vrai ou non ? Je vais essayer de
le savoir. C'est donc l'intérêt, Thrasymaque, qui est le juste, voilà ce que toi aussi tu as
répondu, même si tu m'empêchais de faire cette réponse, à quoi s'ajoute cependant [339b]
la mention “du plus fort”.
– Un ajout certes négligeable, dit-il.
– Il n'est pas encore clair qu'il s'agisse d'une mention importante, mais il est bien clair par
contre qu'il faut examiner si tu as raison. Car, puisque moi aussi je suis d'accord pour
reconnaître que le juste consiste en un certain intérêt, mais que toi tu ajoutes à cet intérêt
en déclarant qu'il s'agit de l'intérêt du plus fort, et puisque cela moi je l'ignore, alors il faut
l'examiner.
– Vas-y, entreprends l'examen, dit-il.
– Qu'il en soit ainsi, dis-je. Dis-moi, tu affirmes bien que l'obéissance aux gouvernants est
quelque chose de juste, n'est-ce pas ?
– Je le soutiens.
– Or, les dirigeants sont-ils infaillibles [339c] dans leurs cités respectives, ou peuvent-ils
d'une manière ou d'une autre se tromper ?
– De toute évidence, dit-il, ils peuvent se tromper.
– Ainsi donc, quand ils entreprennent d'instituer des lois, ils en établissent qui sont bonnes,
et d'autres qui ne le sont pas ?
– C'est ce que je pense.
– É tablir de bonnes lois, c'est dès lors instituer les choses qui sont dans leur intérêt à eux,
alors que les mauvaises instituent des choses qui leur sont préjudiciables ? Est-ce ainsi que
tu l'entends ?
– Oui, c'est ainsi.
– Mais ce qu'ils ont institué, il y a obligation pour les gouvernés de le faire, et voilà en quoi
consiste le juste ?
– Comment faire autrement ?
– Il est donc juste, [339d] en suivant ton argument, de faire non seulement ce qui est dans
l'intérêt du plus fort, mais aussi de faire le contraire, ce qui n'est pas dans son intérêt.
– Que dis-tu là ? dit-il.
– Ce que tu dis toi-même, il me semble. Mais examinons mieux. Ne nous sommes-nous pas
mis d'accord sur le fait que les gouvernants, dans ce qu'ils imposent à leurs gouvernés, se
trompent à l'occasion sur ce qui serait le mieux pour eux-mêmes, mais qu'il est juste que les
gouvernés exécutent ce que les gouvernants imposent ? N'avons-nous pas un accord sur ce
point ?
– Si, je le pense, dit-il.
– Songe aussi, [339e] repris-je, que tu as reconnu qu'il est juste de faire des choses qui ne
sont pas dans l'intérêt des gouvernants et des plus forts, dans tous les cas où les
gouvernants, sans le vouloir, imposent des choses qui leur sont préjudiciables ; car tu
soutiens qu'il est juste que les gouvernés exécutent ce que ceux qui gouvernent leur ont
imposé. Dès lors, très sage Thrasymaque, n'en découle-t-il pas nécessairement qu'il est
juste de faire le contraire de ce que tu soutiens ? Car c'est bien ce qui est préjudiciable aux
plus forts qui se trouve en quelque sorte imposé aux plus faibles.
– Oui, [340a] par Zeus, Socrate ! s'écria Polémarque, c'est très clair.
– Bien sû r, intervint Clitophon, si tu te proposes d'agir comme témoin de Socrate . 7373

– Et en quoi, dit-il, a-t-il besoin d'un témoin ? Thrasymaque lui-même convient que les
gouvernants imposent parfois des choses qui leur sont nuisibles, et qu'il est juste que les
gouvernés les exécutent.
– En effet, exécuter ce qui a été ordonné par les dirigeants, c'est cela, Polémarque, que
Thrasymaque a établi comme le juste.
– Il a également établi, Clitophon, que le juste est ce qui est dans l'intérêt du plus fort,
[340b] et après avoir établi ces deux propositions, il a reconnu que parfois les plus forts
ordonnent aux plus faibles, qui sont leurs gouvernés, d'exécuter des choses qui leur sont
préjudiciables à eux-mêmes. De ces propositions sur lesquelles il y a accord, il résulte que
le juste n'est pas davantage ce qui est l'intérêt du plus fort que ce qui n'est pas dans son
intérêt.
– Mais, reprit Clitophon, il voulait dire par l'intérêt du plus fort ce que le plus fort estime
être son intérêt ; c'est là ce que le plus faible doit exécuter, et c'est cela que Thrasymaque
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a établi comme juste.


– Mais ce n'est pas de cette manière qu'il s'est exprimé, dit Polémarque.
– [340c] Cela ne fait aucune différence, Polémarque, dis-je, et si c'est ce que Thrasymaque
veut dire à présent, eh bien, nous l'admettrons. Mais dis-moi, Thrasymaque, est-ce cela que
tu voulais exposer comme le juste ? Le juste est-il ce que le plus fort croit être l'intérêt du
plus fort, que cela soit avantageux ou non ? Dirons-nous que telle est ta position ?
– Absolument pas, dit-il. Crois-tu par hasard que j'appelle le plus fort celui qui se trompe,
alors même qu'il se trompe ? 7575

– Pour moi en tout cas, dis-je, je croyais que c'était ta position, quand tu étais d'accord pour
dire que les gouvernants ne sont pas infaillibles [340d], mais qu'à l'occasion ils se
trompent.
– Un fourbe, un sycophante , voilà Socrate, dit-il, ce que tu es dans les discussions.
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Appelles-tu par exemple médecin celui qui se trompe au sujet des malades, du fait même
qu'il se trompe ? Ou encore expert en calcul, celui qui se trompe dans un calcul, au moment
même où il fait erreur, et du fait même de son erreur ? À mon avis, nous recourons alors à
une manière de parler , quand nous disons que le médecin s'est trompé, que l'expert en
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calcul, que le grammairien se sont trompés. Je pense que chacun d'eux, dans la mesure où il
correspond au nom que nous lui attribuons [340e], ne se trompe jamais. Si bien qu'à parler
rigoureusement, puisque toi aussi tu veux parler rigoureusement, aucun expert dans un art
ne se trompe, car il ne se trompe que dans la mesure où son savoir l'abandonne, et dans ce
cas, il n'est plus expert dans un art. Qu'on soit expert dans un art, qu'on soit un savant ou
un dirigeant, il en résulte que personne ne se trompe [341a] en tant qu'il est un dirigeant.
Tout le monde peut néanmoins dire que le médecin s'est trompé, et que le dirigeant s'est
trompé. Considère dès lors que je viens à mon tour de te répondre de cette manière. Pour
que mon propos soit absolument rigoureux, je pose donc que le dirigeant, en tant que
dirigeant, ne se trompe pas, et que s'il ne se trompe pas, il établit ce qu'il y a de mieux pour
lui-même et que c'est cela que le gouverné doit exécuter. Pour conclure, comme je le disais
au point de départ, le juste consiste à faire ce qui est dans l'intérêt du plus fort.
– Soit, Thrasymaque, repris-je, tu crois donc que je fais le sycophante ?
– Certainement, répondit-il.
– Crois-tu que c'est dans l'intention délibérée de te faire du tort dans la discussion que je
t'ai interrogé comme je l'ai fait ?
– Je ne le sais que trop bien, dit-il. Mais cela ne te sera d'aucun profit, car tes vilaines
manœuvres ne m'échappent pas, [341b] et tu ne pourras pas me faire violence dans la
discussion sans que je m'en aperçoive.
– Je ne m'y risquerais pas non plus, bienheureux Thrasymaque, dis-je. Mais pour éviter que
pareille chose se reproduise, définis comment tu entends le dirigeant et le plus fort :
l'entends-tu selon l'acception ordinaire, ou au sens strict que tu viens de dire, c'est-à -dire
celui dont l'intérêt est précisément ce qu'il est juste que le plus faible exécute ?
– J'entends, répondit-il, au sens le plus strict, celui qui gouverne. Accuse-moi de
manœuvres, traite-moi de sycophante à cause de cette définition, si tu peux, je ne ferai rien
pour te retenir, mais je ne t'en crois pas [341c] capable.
– Me crois-tu assez fou, repris-je, pour entreprendre de tondre un lion et ruser comme un
sycophante avec Thrasymaque ?
– Tu viens pourtant d'essayer, dit-il, et comme pour le reste, tu en es incapable.
– Finissons-en avec ce genre de choses, dis-je. Dis-moi plutô t : le médecin, celui que tu viens
de définir au sens strict, est-il quelqu'un qui cherche à s'enrichir ou est-il le thérapeute de
ceux qui sont malades ? Ne parle que de celui qui est réellement médecin.
– C'est celui, dit-il, qui est le thérapeute des malades.
– Et qu'en est-il du pilote ? Le vrai pilote est-il le chef des matelots, ou un matelot ?
– Il est le chef [341d] des matelots.
– Je pense, en effet, qu'il ne faut pas tenir compte du fait qu'il navigue sur le bateau et il ne
faut pas l'appeler matelot, car ce n'est pas en raison du fait qu'il navigue qu'on l'appelle
pilote, mais à cause de son art et du commandement qu'il exerce sur les matelots.
– C'est vrai, dit-il.
– Donc, pour chacun de ces deux-là , il existe un intérêt particulier ?
– Tout à fait.
– N'est-ce pas justement l'art, dis-je, qui par nature s'occupe de cela, rechercher pour
chacun ce qui est son intérêt et le lui procurer ?
– C'est son objet, dit-il.
– Et pour chacun des arts, existe-t-il un intérêt particulier autre que celui d'atteindre sa
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perfection le plus possible ?


– [341e] En quel sens poses-tu cette question ?
– C'est comme si, dis-je, tu me demandais s'il suffit au corps d'être un corps, ou s'il
nécessite autre chose. Je te répondrais : pour sû r, il a besoin d'autre chose, et c'est pour
cette raison qu'on a maintenant inventé l'art de la médecine, parce que le corps est
déficient et qu'il ne se suffit pas à lui-même. C'est dans le but de lui procurer ce qui est dans
son intérêt que l'art s'est constitué. Si je m'exprime de cette manière, cela te semble-t-il
correct ou non ?
– Correct, [342a] dit-il.
– Mais quoi ! L'art médical lui-même est-il déficient ? Les autres arts manquent-ils à ce
point de quelque excellence ? Par exemple, les yeux ont-ils besoin de la vue, et les oreilles
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de l'ouïe, et leur manquerait-il pour cette raison un art particulier pour faire l'examen de ce
qui constitue leur intérêt propre et le leur procurer ? Existe-t-il dans l'art lui-même quelque
déficience, et faut-il pour chaque art un autre art dont la fonction est de faire l'examen de
l'intérêt du premier, et pour l'art qui fait cette recherche, encore un autre après lui, et ainsi
de suite à l'infini ? Ou bien s'occupera-t-il lui-même de [342b] rechercher son propre
intérêt ? Ou bien n'a-t-il besoin ni de lui-même ni d'un autre pour examiner son intérêt en
fonction de sa propre déficience, compte tenu du fait qu'aucun art ne présente quelque
déficience ou erreur que ce soit, et qu'il ne convient pas qu'un art recherche autre chose
que l'intérêt de l'objet dont il constitue l'art, tandis que lui-même, en tant qu'art véritable,
est sans défaut et parfait, aussi longtemps qu'un art, au sens strict du terme, demeure
intégralement ce qu'il est ? Examine ce point selon l'usage strict du langage, est-ce ainsi que
la chose se présente, ou autrement ?
– Il semble qu'il en aille de cette manière, dit-il.
– Ainsi, dis-je, l'art médical n'examine pas [342c] ce qui est l'intérêt de la médecine, mais
l'intérêt du corps ?
– Oui, dit-il.
– Ni l'art hippique l'intérêt de l'art hippique, mais l'intérêt du soin des chevaux ? Et en
général, aucun art n'examine son intérêt à lui, puisqu'il ne manque de rien, mais celui de
l'objet dont il s'occupe.
– Il semble bien que ce soit le cas, dit-il.
– Or, Thrasymaque, les arts dirigent et gouvernent l'objet dont ils constituent l'art. »
Il m'accorda ce point, mais non sans quelque réticence.
« Ainsi donc, aucune science n'examine, pas plus qu'elle ne le prescrit, ce qui est l'intérêt
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du plus fort, mais bien ce qui est l'intérêt de ce qui est plus faible [342d] et qui est dirigé
par elle. »
Il finit par m'accorder également ce point, non sans avoir tenté de s'y opposer. Lorsqu'il
l'eut concédé, je lui dis :
« N'y a-t-il pas alors un autre point ? N'est-il pas vrai qu'aucun médecin, en tant que
médecin, n'examine ce qui est dans l'intérêt du médecin, ni ne le prescrit, mais bien ce qui
est l'intérêt du malade ? Il a été reconnu que le médecin, au sens rigoureux, est le dirigeant
des corps, et non pas un expert en enrichissement, nous sommes bien tombés d'accord sur
ce point, n'est-ce pas ? »
Il en convint.
« Et aussi que le pilote, au sens strict, est le dirigeant des matelots, [342e] et non pas un
matelot ?
– Cela a été accordé.
– Un tel pilote et un tel dirigeant ne fera donc pas l'examen de ce qui est l'intérêt du pilote,
pas plus qu'il ne le prescrira, mais bien de ce qui est l'intérêt du matelot et du subordonné.
»
Il en convint avec peine.
« Par conséquent, Thrasymaque, repris-je, aucun homme, quel qu'il soit, en aucune fonction
de direction, dans la mesure où il exerce cette direction, ne considère ce qui est son intérêt
propre, ni ne le prescrit, mais bien ce qui est utile à celui qu'il dirige et par rapport auquel il
est l'expert en son art, et c'est en tenant compte de lui et en considérant ce qui est son
intérêt et son bien qu'il dit ce qu'il propose et fait tout ce qu'il fait. »
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[343a] Parvenus à ce moment de notre discussion, il était devenu évident pour tous que
notre définition du juste s'était muée en position contraire. Thrasymaque, au lieu de
répondre, demanda :
« Dis-moi, Socrate, as-tu une nourrice ?
– Quoi ? m'exclamai-je, ne vaudrait-il pas mieux répondre que de poser des questions
pareilles ?
– C'est que, dit-il, elle te laisse la morve au nez et néglige de te moucher, alors que tu en as
besoin, elle qui ne t'a même pas appris à distinguer un berger de ses moutons !
– Pourquoi ça, en particulier ? dis-je.
– Parce que tu penses que les bergers [343b] et les bouviers considèrent ce qui est le bien
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de leurs moutons ou de leurs bœufs et qu'ils les engraissent et les soignent dans une tout
autre perspective que le bien de leurs maîtres et le leur propre. De la même manière, tu
penses que ceux qui dirigent dans les cités, j'entends ceux qui gouvernent réellement, se
représentent d'une certaine façon ceux qu'ils dirigent dans un état d'esprit différent de ce
qu'on conçoit à l'endroit des moutons, et que nuit et jour ils considèrent autre chose que les
moyens de les exploiter dans leur intérêt. Et tu as fait tellement de progrès [343c] dans la
connaissance du juste et de la justice, de l'injuste et de l'injustice, que tu ignores que la
justice et le juste constituent en réalité le bien d'un autre , c'est l'intérêt du plus fort et de
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celui qui dirige, et que ce qui revient en propre à celui qui obéit et qui sert, c'est le
dommage ; que l'injustice est le contraire, qu'elle commande à ceux qui sont
authentiquement moraux et justes , que les subordonnés contribuent à l'intérêt de celui
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qui est le plus fort, qu'ils font son bonheur en étant à son service, mais qu'ils ne font [343d]
aucunement leur propre bonheur. Dans ta suprême naïveté, Socrate, il serait requis que tu
regardes les choses comme suit : l'homme juste est en toutes circonstances placé dans une
position inférieure à l'homme injuste. Prenons d'abord le cas des contrats où ils s'associent
mutuellement : tu ne trouveras jamais, lorsque l'association est dissoute, que le juste a
profité plus de l'association que l'injuste, mais bien qu'il y a perdu. Prenons ensuite le cas
des affaires de la cité, lorsqu'il faut payer des contributions, le juste, dans une situation
d'égalité de fortune, va devoir contribuer davantage, l'autre moins. Dans le cas des
rétributions, [343e], l'un ne reçoit rien, l'autre récolte beaucoup. Lorsque, par ailleurs,
chacun d'eux exerce quelque fonction publique, ce sera le lot de l'homme juste, quand bien
même il ne subit pas d'autres dommages, que de voir sa situation personnelle se détériorer
du fait qu'il la néglige, et de ne tirer aucunement profit de la chose publique, parce qu'il est
juste. Il se trouve par ailleurs en butte à l'hostilité de ses parents et de ses proches, parce
qu'il ne consent pas à leur rendre service au détriment de la justice. Pour l'homme injuste,
c'est tout le contraire qui lui arrive. Je parle de celui qui, comme je le disais à l'instant, est
capable de retirer [344a] des profits considérables. C'est cet homme-là que tu dois prendre
en considération si tu veux discerner à quel point, dans le cas des particuliers, l'injustice est
plus profitable que la justice. Le plus facile pour t'en rendre compte, c'est d'aller jusqu'à
considérer l'injustice la plus totale , celle qui rend l'homme qui la commet tout à fait
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heureux et qui, au contraire, fait des victimes de l'injustice et de ceux qui refusent de la
commettre des gens tout à fait malheureux. Il s'agit du pouvoir tyrannique, qui n'y va pas
petit à petit pour s'emparer du bien d'autrui, mais le fait avec violence d'un seul coup, qu'il
s'agisse de biens sacrés et profanes, de biens privés et publics. [344b] Prenons le cas de
quelqu'un qui a commis pareille injustice, dans l'un ou l'autre de ces domaines, et qui n'a
pu le cacher : on le punira et il encourra les blâ mes les plus sévères – on traitera en effet de
profanateurs, de trafiquants d'esclaves, de perçeurs de murailles, de brigands, de voleurs
tous ceux qui ont commis de la moindre façon de tels méfaits. Prenons, au contraire, le cas
de quelqu'un qui, outre les biens des citoyens, s'est emparé de leur personne et les a
réduits en esclavage, au lieu de ces injures ignominieuses, les gens de ce genre seront
appelés heureux et fortunés, non seulement de la part de leurs concitoyens, [344c] mais
aussi de la part de tous ceux qui prennent connaissance de ce que celui-là a commis
l'injustice la plus complète. Ce n'est pas en effet par crainte de commettre des actes
injustes, mais au contraire par crainte de la subir, que ceux qui blâ ment l'injustice
s'emploient à le faire. Ainsi donc, Socrate, l'injustice, quand elle se développe suffisamment,
est plus forte, plus libre, plus souveraine que la justice, et comme je le disais au point de
départ, le juste est en réalité ce qui est l'intérêt du plus fort, et l'injuste constitue pour soi-
même avantage et profit. »
Après ces paroles [344d], Thrasymaque avait dans l'idée de s'en aller, lui qui, comme un
maître de bains, avait inondé nos oreilles du flot torrentiel de son discours. Mais ceux qui
assistaient à la discussion ne lui en donnèrent pas la permission et le forcèrent à rester
pour justifier les propositions qu'il venait de présenter. De mon cô té, je le pressai
également de rester et je lui dis :
« Thrasymaque, homme démonique , tu nous lances un tel discours et tu te mets en tête de
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partir sans nous avoir expliqué correctement, et sans même t'être assuré de savoir si la
chose est comme tu le dis ou non ! Crois-tu donc avoir entrepris de définir un sujet de peu
d'importance [344e] et non la règle de l'existence entière, celle que chacun de nous doit
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suivre s'il doit vivre la vie la plus profitable ?


– Et moi, pour mon compte, dit Thrasymaque, je jugerais qu'il en va autrement ?
– Tu en as bien l'air, dis-je, à moins que tu ne te soucies pas de nous, et que tu n'aies pas à
cœur le fait que nous mènerons une existence plus ou moins heureuse, dans l'ignorance où
nous serons de ce que toi tu affirmes savoir. Mais, mon bon, efforce-toi donc plutô t de nous
le montrer à nous aussi, tu ne te trouveras pas plus mal [345a] de nous aider, autant que
nous sommes. Quant à moi, je te dis mon sentiment, je ne suis pas persuadé, et je ne crois
pas que l'injustice soit plus profitable que la justice, même dans le cas où on lui donne libre
cours et qu'on ne l'empêche pas de faire les actes qu'elle souhaite faire. Allons, mon bon,
admettons que quelqu'un soit injuste et qu'il puisse commettre l'injustice, soit parce qu'il le
fait de manière cachée, soit encore qu'il ait la force de l'imposer, tu ne me convaincras pas
pour autant que cela lui est plus profitable que la justice. Je ne suis pas seul à le penser,
sans doute se trouve-t-il quelqu'un d'autre [345b] parmi nous qui en est également
convaincu. Persuade-nous donc sérieusement, bienheureux, que nous raisonnons
incorrectement quand nous faisons de la justice quelque chose de plus grande valeur que
l'injustice.
– Mais comment m'y prendre, dit-il, pour te convaincre ? Si je n'ai pas réussi à te persuader
par ce que je viens de dire, que puis-je ajouter de plus ? Faut-il que je dépose mon discours
à l'intérieur même de ton â me ?
– Par Zeus, dis-je, n'en fais rien ! Tiens-toi plutô t d'abord aux choses que tu as dites, ou si tu
modifies ta position, fais-le ouvertement et sans nous tromper. Tu vois bien à présent,
[345c] Thrasymaque, pour réexaminer ce que nous avons dit auparavant, qu'après avoir
donné d'abord la définition du médecin véritable, tu ne t'es pas senti pour autant tenu de
conserver rigoureusement la définition du véritable berger. Tu crois au contraire qu'il
mène paître ses moutons en tant qu'il est un berger, non pas en ayant en vue le bien ultime
de son troupeau, mais plutô t comme un festoyeur qui s'apprête à faire un bon repas à
l'occasion de quelque réjouissance, ou encore en pensant à les vendre, comme un homme
d'affaires, [345d] et pas du tout comme un berger. Or, l'art du berger n'a certainement pas
souci de quoi que ce soit d'autre que de l'objet auquel il est ordonné, dans la mesure où il
lui procure le plus grand bien possible. Quant à cet art lui-même, ce qui le rend excellent lui
est fourni de manière suffisante, en tout cas tant qu'il ne perd pas son essence d'art
pastoral. De la même manière, je croyais tout à l'heure qu'il nous fallait tomber d'accord
sur le fait que tout gouvernement, dans la mesure où il est réellement un gouvernement,
n'envisage aucun autre bien que le bien ultime du sujet qu'il gouverne et dont il a le soin, et
cela qu'il s'agisse du gouvernement [345e] dans la sphère politique ou dans la sphère
privée. Mais toi, penses-tu que ceux qui gouvernent dans les cités, j'entends bien ceux qui
gouvernent réellement, gouvernent de leur plein gré ?
– Non, par Zeus, dit-il, ce n'est pas une opinion, j'en ai la certitude !
– Mais quoi, Thrasymaque, repris-je, les autres fonctions de pouvoir, n'as-tu pas réfléchi au
fait que personne ne consent de son plein gré à les exercer, mais que ceux qui le font
exigent un salaire, considérant qu'il ne découlera de cet exercice du pouvoir aucun
avantage pour eux-mêmes, mais seulement [346a] pour ceux qu'ils gouvernent ? Dis-moi
seulement ceci : ne disons-nous pas toujours que chacun des arts se différencie des autres,
du fait qu'il possède une compétence propre ? Et ne va pas répondre, bienheureux, en
disant le contraire de ce que tu penses, afin que nous progressions un peu.
– C'est en effet sur ce point, dit-il, qu'ils sont différents.
– Chaque art ne nous procure-t-il pas un avantage particulier, et non un avantage qui soit
commun à tous comme c'est le cas de la médecine et de la santé, de l'art du pilotage et de la
sécurité dans la navigation, et ainsi de suite pour les autres arts ?
– Tout à fait.
– Et donc l'art de gagner un salaire fournit un salaire ? C'est là , en effet, [346b] sa
compétence particulière. Irais-tu jusqu'à dire que l'art de la médecine est le même que l'art
du pilotage ? Ou bien, si tu veux proposer une définition rigoureuse, comme tu l'as soutenu,
ne convient-il pas de penser plutô t que si un expert en navigation améliore sa santé en
raison des avantages que lui procure la navigation en mer, ce n'est pas une raison
suffisante pour appeler son art du nom d'art médical ?
– Non certes, dit-il.
– Et je ne crois pas non plus que tu appelles médecine l'art de gagner un salaire, si
d'aventure quelqu'un améliore sa santé en gagnant un salaire.
– Non, certes.
– Mais alors, la médecine serait-elle l'art de gagner un salaire parce qu'en la pratiquant
quelqu'un gagne un salaire ?
– [346c] Non, dit-il.
– Mais n'avons-nous pas reconnu que chaque art procure un avantage particulier ?
– Admettons, dit-il.
– Or, quel que soit l'avantage que tous les experts dans un art particulier retirent en
commun, il est clair qu'ils le tirent d'un certain élément commun et identique dont ils font
usage dans leur art.
– Il semble bien, dit-il.
– Or, nous disons que les experts dans un art retirent un avantage quand ils touchent un
salaire, du fait de ce que, conjointement à leur pratique, ils font usage de l'art de gagner un
salaire. »
Il en convint avec peine.
« Ce n'est donc point de leur art particulier [346d] que provient cet avantage qu'est la
rétribution d'un salaire, mais, à regarder la question rigoureusement, la médecine produit
la santé, l'art de gagner un salaire produit le salaire, l'art de l'architecte produit l'habitation
et l'art de produire le salaire qui vient avec lui, produit le salaire, et ainsi en est-il de tous
les autres arts : chacun accomplit ce qui est sa fonction propre et est profitable à l'objet
auquel il est ordonné. Mais si le salaire ne vient pas s'adjoindre à l'art, l'expert dans un art
retire-t-il quelque avantage de son art ?
– Il ne semble pas, dit-il.
– Mais cet art ne procure-t-il pas quelque avantage, même dans le cas [346e] où il est
exercé gratuitement ?
– Je crois bien.
– Dès lors, Thrasymaque, une chose est évidente, c'est qu'aucun art, ni aucun
commandement, ne procure ce qui est avantageux pour lui-même, mais au contraire,
comme nous l'avons dit auparavant, il ne procure et ordonne que ce qui est avantageux au
sujet commandé, parce qu'il considère ce qui est l'intérêt du plus faible et non pas celui du
plus fort. Voilà justement pourquoi, mon cher Thrasymaque, je soutenais tout à l'heure que
personne ne consent de son plein gré à commander et à prendre en main le redressement
des maux d'autrui, et qu'on exige plutô t un salaire, parce que celui qui s'efforce de bien
[347a] exercer son art, ne réalise ni ne commande jamais pour lui-même le bien ultime,
dans la fonction même de commander selon son art , mais toujours pour le sujet auquel il
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commande. C'est pour cette raison, semble-t-il, qu'il convient d'accorder un salaire à ceux
qui sont disposés à consentir à la fonction de commandement, soit de l'argent, soit des
honneurs, et de prévoir une punition s'ils le refusent.
– Que veux-tu dire par là , Socrate ? demanda Glaucon. Je comprends qu'il s'agit de deux
salaires distincts, mais cette punition dont tu parles et comment tu l'associes à la part du
salaire, je ne le saisis pas.
– C'est parce que tu ne saisis pas, dis-je, ce qu'est le salaire des meilleurs, [347b] celui pour
lequel les plus compétents exercent le commandement, quand ils consentent à le faire. Ne
sais-tu pas que l'amour des honneurs et de la richesse passe pour une attitude
répréhensible, et qu'elle l'est de fait ?
– Je le sais, dit-il.
– Pour cette raison, dès lors, repris-je, ce n'est pas pour les richesses ni pour les honneurs
que les gens de bien consentent à gouverner : ils ne souhaitent aucunement être considérés
comme des salariés en exerçant ouvertement leur fonction de commander contre un
salaire, pas plus qu'ils ne souhaitent être traités de voleurs en retirant personnellement de
leur fonction des avantages occultes. Ils ne le font pas davantage en vue des honneurs, car
ils ne recherchent pas les honneurs. Il est donc nécessaire [347c] que la perspective d'une
punition vienne les contraindre à s'engager, s'ils doivent consentir à prendre le
commandement. De là vient, pour celui qui s'engage spontanément dans l'exercice du
gouvernement sans avoir subi la pression de la contrainte, le risque de s'attacher une
réputation déshonorante. Or, la punition la plus sévère est d'être commandé par quelqu'un
de plus médiocre que soi, si on ne consent pas à gouverner soi-même. C'est parce qu'ils
redoutent cette punition, me semble-t-il, que les gens valeureux prennent le pouvoir quand
ils le font. Ils s'engagent alors dans l'exercice du gouvernement sans rechercher leur intérêt
personnel, ni comme s'ils en attendaient de l'agrément, mais bien par nécessité, et parce
qu'il ne leur est pas loisible [347d] de confier le pouvoir à des gens meilleurs qu'eux-
mêmes ou tout simplement semblables à eux. Si d'aventure une cité composée d'hommes
de bien venait à exister, l'abstention des fonctions de gouvernement serait l'objet de bien
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des rivalités, comme on le fait à présent pour parvenir à gouverner, et il serait tout à fait
manifeste que le gouvernant véritable n'est pas disposé naturellement à rechercher son
intérêt personnel, mais bien celui du sujet qu'il gouverne. Dès lors, quiconque a pris
conscience de cela choisirait de recevoir l'aide d'autrui plutô t que de prendre la peine
d'aider autrui. Sur ce point donc, je ne m'accorde aucunement avec Thrasymaque, lui qui
soutient que le juste est ce qui est l'intérêt du plus fort, mais nous pourrons en poursuivre
l'examen à une autre occasion. De beaucoup plus important me semble ce que dit à présent
Thrasymaque, quand il affirme que la vie de l'injuste est plus heureuse que celle de
l'homme juste. Mais toi, Glaucon, dis-je, laquelle choisirais-tu ? De quelle position dirais-tu
qu'elle est la plus vraie ?
– L'existence du juste est à mon avis plus profitable.
– [348a] Tu as bien entendu, dis-je, Thrasymaque passer en revue à l'instant tous les
bienfaits de l'existence de l'homme injuste ?
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– Je l'ai entendu, dit-il, mais je ne suis pas convaincu.


– Alors, veux-tu que nous le persuadions, si nous pouvons en trouver le moyen, qu'il n'a pas
raison ?
– Comment ne le voudrais-je pas ? dit-il.
– Si donc, repris-je, nous exposons, en opposant argument contre argument , tous les
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bienfaits qu'à son tour recèle l'existence juste, et que par la suite il réplique, et que nous
proposions un autre argument, il faudra faire le compte des biens et mesurer ce que,
chacun de nous, nous aurons avancé [348b] dans nos arguments respectifs, et nous aurons
besoin d'arbitres pour nous départager. Si, au contraire, nous examinons la question
comme tout à l'heure, en nous mettant d'accord entre nous au fur et à mesure, alors nous
serons en même temps arbitres et orateurs.
– Exact, dit-il.
– Laquelle de ces deux méthodes, dis-je, te plaît davantage ?
– Celle-ci, la dernière.
– Eh bien, allons-y, Thrasymaque, repris-je, réponds-nous en reprenant depuis le début. Tu
soutiens que la parfaite injustice est plus profitable que la justice parfaite ?
– C'est exactement ce que je soutiens [348c], dit-il, et j'ai exposé mes raisons.
– Eh bien, voyons, comment présenterais-tu la question dans la perspective de ces deux
positions ? Donnes-tu à l'une des deux le nom de vertu, et à l'autre le nom de vice ?
– Comment l'éviter ?
– Alors, tu appelleras vertu la justice, et vice l'injustice ?
– Vraisemblablement, mon cher, dit-il, alors que j'affirme précisément que c'est l'injustice
qui est profitable et que la justice ne l'est pas.
– Mais alors, qu'en est-il ?
– C'est le contraire, répondit-il.
– C'est la justice qui est un vice ?
– [348d] Non, mais il s'agit simplement de l'ingénuité d'une bonne nature . 9292

– Alors, l'injustice serait à tes yeux une nature malicieuse ?


– Non, dit-il, elle est plutô t un discernement judicieux .
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– Selon toi, Thrasymaque, les hommes injustes sont à la fois des sages prudents et des gens
de bien ?
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– Oui, dit-il, ceux qui peuvent être entièrement injustes , ceux qui sont capables de
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soumettre des cités et des nations entières d'hommes. Tu penses peut-être que je parle des
coupeurs de bourses. Bien sû r, dit-il, de telles activités aussi apportent leur profit tant
qu'elles passent inaperçues, mais elles ne méritent pas qu'on en parle à cô té de celles que je
viens de mentionner.
– [348e] Je n'ignore pas, dis-je, ce à quoi tu réfères, mais je suis étonné de te voir ranger
l'injustice aux cô tés de la vertu et de la sagesse, et la justice avec leur contraire.
– Et pourtant, c'est bien ainsi que je les range.
– Voilà , dis-je, qui devient plus rigide, camarade, il n'est guère facile de voir quoi dire
ensuite. Car, si tu posais que l'injustice est profitable, tout en concédant qu'il s'agit d'un vice
ou d'une chose honteuse, comme certains autres le font, nous aurions de quoi te répondre,
en évoquant les opinions communes. Mais à présent, de toute évidence, tu t'apprêtes à
soutenir qu'il s'agit de quelque chose de bien et de prestigieux, et tu es sur le point de lui
attribuer toutes les autres qualités [349a] que nous attribuions pour notre part au juste,
puisque tu as eu l'audace de ranger l'injuste au rang de la vertu et de la sagesse.
– Tu prédis la vérité même, dit-il.
– Il n'y a pourtant pas lieu, repris-je, de se rebiffer et il faut poursuivre notre examen en
argumentant tant et aussi longtemps que je pourrai présupposer que tu dis ce que tu
penses. Car tu me sembles, Thrasymaque, faire à présent cet examen en toute simplicité et
dire ce que tu estimes vrai.
– Quelle différence cela fait-il pour toi, dit-il, si c'est ce que je pense ou non ? Tâ che plutô t
de réfuter l'argument.
– [349b] Peu m'importe en effet, dis-je. Mais essaie de ton cô té de répondre aux questions
suivantes. Crois-tu que l'homme juste voudra prendre avantage de quelque manière de
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l'homme juste ?
– Jamais, dit-il, autrement il ne serait plus l'ingénu civilisé qu'il est à présent.
– Mais quoi, ne voudra-t-il pas prendre avantage de l'action juste ?
– D'une action injuste non plus, dit-il.
– Et de l'homme injuste, penserait-il prendre avantage et jugerait-il juste de le faire, ou
alors le jugerait-il injuste ?
– Il jugerait que c'est juste, dit-il, et il le penserait, mais sans être capable de s'y résoudre.
– Mais ce n'est pas cela, dis-je, que je te demande, mais bien si le juste [349c] ne penserait
pas prendre avantage du juste, et ne le souhaiterait pas, alors qu'il le penserait de l'homme
injuste ?
– C'est bien le cas, dit-il.
– Et qu'en est-il pour l'homme injuste ? Croirait-il légitime de prendre avantage du juste et
de l'action juste ?
– Comment ne le ferait-il pas, dit-il, lui qui considère légitime de prendre avantage de tout
le monde ?
– Ainsi donc, l'homme injuste prendra avantage même de l'homme injuste et de l'action
injuste, et il fera tous les efforts nécessaires en vue d'exploiter au maximum tout le monde ?
– C'est cela.
– Voilà que nous avons établi quelque chose, dis-je. Le juste ne prend pas avantage de son
semblable, mais de celui qui n'est pas juste comme lui, tandis que l'homme injuste prend
avantage [349d] de son semblable comme de celui qui n'est pas comme lui.
– Tu le formules superbement, dit-il.
– Or l'injuste, dis-je, est sage et bon, alors que le juste n'est ni l'un ni l'autre.
– Cela aussi est bien dit, dit-il.
– Ainsi donc, repris-je, l'homme injuste ressemble à l'homme sage et bon, et l'homme juste
ne leur ressemble pas ?
– Comment, en effet, dit-il, celui qui possède ces qualités pourrait-il ne pas ressembler à
ceux qui les possèdent également, alors que l'autre qui ne les possède pas leur
ressemblerait ?
– Bien. Ainsi chacun des deux est donc tel que ceux auxquels il ressemble ?
– Mais que peut-il être d'autre ? dit-il.
– Soit, Thrasymaque. Dis-tu que tel homme est musicien, alors que tel autre [349e] est
étranger à l'art de la musique ?
– Je l'affirme.
– Lequel est sage, lequel est dépourvu de sagesse ?
– C'est le musicien qui est sage, bien sû r, et celui qui est étranger à l'art musical est
dépourvu de sagesse.
– Et celui qui est sage, n'est-il pas bon aussi dans le domaine où il est sage, alors que celui
qui est dépourvu de sagesse est mauvais dans le domaine où il n'est pas sage ?
– Si.
– Et qu'en est-il de l'expert dans l'art médical ? N'en va-t-il pas de même pour lui ?
– Oui, il en va de même.
– Et alors, excellent homme, te semble-t-il que l'homme musicien qui accorde sa lyre
consentira à prendre avantage de l'homme musicien dans l'action de tendre ou de détendre
les cordes, et estimera légitime de tirer profit de lui ?
– Je ne crois pas.
– Et qu'en sera-t-il d'un homme dépourvu d'art musical ?
– Oui, forcément, dit-il.
– Qu'en sera-t-il de l'expert en médecine ? [350a] Dans l'art de prescrire le régime pour
s'alimenter et boire, consentira-t-il à prendre avantage d'un expert médical, ou même du
savoir médical ?
– Non, certes.
– Le fera-t-il d'un homme non expert en médecine ?
– Oui.
– Vois de même, en considérant tout savoir comme toute absence de savoir, s'il te paraît
que quelque expert que ce soit consentirait à prendre avantage, soit en actions, soit en
paroles, d'un autre expert, ou s'il ne serait pas plutô t désireux de réaliser les mêmes choses
que son semblable en poursuivant la même activité.
– Mais peut-être, dit-il, faut-il reconnaître qu'il en va de cette manière.
– Qu'en sera-t-il de celui qui ne possède pas le savoir ? Ne voudra-t-il pas prendre avantage
sans distinction de celui qui possède le savoir [350b] et de celui qui en est dépourvu ?
– Peut-être.
– Et celui qui possède le savoir est sage ?
– Je le soutiens.
– Et le sage est bon ?
– Je le soutiens.
– Celui qui est bon et sage ne consentira pas à prendre avantage de son semblable, mais
bien de celui qui n'est pas son semblable et qui est son contraire ?
– Il me semble, dit-il.
– Tandis que celui qui est méchant et ignorant voudra prendre avantage de son semblable
comme de son contraire ?
– Il semble.
– Or justement, Thrasymaque, dis-je, l'homme injuste ne tire-t-il pas avantage selon nous
aussi bien de celui qui ne lui ressemble pas que de son semblable ? N'est-ce pas ce que tu as
dit ?
– C'est ce que j'ai dit, dit-il.
– Le juste ne [350c] tirera donc pas avantage de son semblable, mais de celui qui ne lui
ressemble pas ?
– Oui.
– L'homme juste ressemble donc, dis-je, à l'homme sage et bon, alors que l'homme injuste
ressemble à l'homme méchant et ignorant.
– Il y a des chances.
– Nous avons pourtant convenu que chacun des deux tient vraiment de chacun de ceux
auxquels il ressemble.
– Nous sommes tombés d'accord là -dessus.
– Il est donc démontré que l'homme juste est à la fois bon et sage, alors que l'homme injuste
est ignorant et méchant. »
Thrasymaque donna son accord sur tous ces points, pas aussi aisément que je le rapporte
maintenant, mais [350d] en se rebiffant et à grand-peine. Il suait abondamment, d'autant
que c'était le cœur de l'été, et je constatai alors ce que je n'avais jamais observé jusque-là :
Thrasymaque rougissait. Mais après être convenus que la justice est vertu et sagesse, et
l'injustice vice et ignorance, je repris :
« Entendu, ce point est établi pour nous, mais nous avons affirmé également que l'injustice
est aussi une force considérable, ne t'en souviens-tu pas, Thrasymaque ?
– Je m'en souviens, dit-il. Mais pour ma part, je ne suis pas heureux de ce que tu viens de
dire, et j'ai quelque chose à dire à ce propos. Mais si je prends la parole, je sais bien [350e]
que tu m'accuseras de faire une harangue. Laisse-moi donc m'exprimer comme je le
souhaite, ou, si tu veux interroger, fais-le. Moi, de mon cô té, ainsi qu'envers les vieilles
femmes qui racontent des histoires, je répondrai par un oui ou un non, d'un signe de la tête.
– Au moins, dis-je, ne réponds pas contre ta pensée.
– Comme il te plaira, dit-il, puisque tu ne me permets pas de parler. Mais que souhaites-tu
de plus ?
– Rien, par Zeus, dis-je, mais si vraiment tu veux faire ainsi, fais-le. Moi, je vais t'interroger.
– Eh bien, interroge.
– Je te poserai donc la même question que tout à l'heure, [351a] dans le but de conduire à
son terme notre discussion sur la question : qu'est-ce donc que la justice par comparaison
avec l'injustice ? On a affirmé, à un moment donné, que l'injustice était plus puissante et
plus forte que la justice. Mais à présent, dis-je, s'il est vrai que la justice est sagesse et vertu,
il est facile, je pense, de montrer qu'elle est plus forte que l'injustice, puisque l'injustice est
ignorance. Personne ne va contester ce point. Je ne vais pas pour autant, Thrasymaque,
recourir à quelque chose d'aussi simple, je compte plutô t examiner la chose d'une autre
manière. N'existe-t-il pas, dis-moi, une cité qui soit injuste [351b] et qui entreprenne
d'asservir d'autres cités de manière injuste, ou qui en réduise plusieurs en esclavage sous
sa domination ?
– Sans doute, dit-il. La cité la meilleure, celle qui est parfaitement injuste sera d'ailleurs la
première à le faire.
– Je comprends, dis-je, que telle était bien ta position. Mais je concentre mon examen sur le
point suivant. Est-ce qu'une cité qui devient plus forte qu'une autre cité peut exercer son
pouvoir en se passant de la justice, ou sera-t-il nécessaire que cette cité ait recours à la
justice ?
– S'il en va, dit-il, comme tu le disais tout à l'heure, [351c] c'est-à -dire si la justice est
sagesse, alors elle doit recourir à la justice. Si au contraire il en est comme moi je le disais,
alors elle devra recourir à l'injustice.
– Je me réjouis tout à fait, cher Thrasymaque, dis-je, que tu ne fasses pas que hocher la tête
et que tu me répondes si bien.
– C'est que je veux te faire plaisir, dit-il.
– Tu fais bien, mais fais-moi un plaisir de plus et dis-moi : crois-tu qu'une cité, une armée,
un bande de brigands ou de voleurs, ou tout autre groupe engagé ensemble dans une
activité injuste, pourrait réussir si ses membres étaient injustes les uns envers les autres ?
– [351d] Non, certes, dit-il.
– Et s'ils évitaient d'être injustes, ne réussiraient-ils pas mieux ?
– Tout à fait.
– Ce sont en effet des dissensions , Thrasymaque, que l'injustice engendre parmi eux, et
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aussi sans doute des haines et des conflits, alors que la justice engendre la concorde et
l'amitié, n'est-ce pas ?
– Admettons, dit-il, je ne veux pas de différend avec toi.
– Mais tu es vraiment accommodant, excellent homme. Mais dis-moi encore une chose : si
c'est l'œuvre propre de l'injustice que de susciter la haine partout où elle surgit, que ce soit
chez les hommes libres ou chez les esclaves, ne les conduira-t-elle pas à se haïr les uns les
autres, à s'engager dans des conflits, et ne les rendra-t-elle pas incapables de s'engager
[351e] les uns les autres dans une entreprise commune ?
– Si, certainement.
– Et si l'injustice se produit entre deux personnes ? Ne seront-elles pas en conflit, ne se
haïront-elles pas, ne deviendront-elles pas hostiles l'une à l'égard de l'autre, comme elles le
sont à l'égard des justes ?
– Elles le seront, dit-il.
– Et dans le cas, homme merveilleux, où l'injustice se produit dans un seul individu, est-ce
qu'elle ne perdra pas sa propre puissance, ou alors la conservera-t-elle sans affaiblissement
?
– Elle demeurera sans aucun affaiblissement, dit-il.
– Est-ce donc alors qu'elle apparaît détentrice d'une telle puissance que, quelle que soit
l'entité où elle surgisse – ville, nation, armée, un groupe quelconque – elle ait pour premier
résultat de la rendre incapable [352a] d'agir en accord avec elle-même, en raison de la
dissension et de la discorde qu'elle entraîne, et ensuite de la rendre ennemie d'elle-même
et de tout un chacun qui est son opposé et qui est juste ? N'est-ce pas le cas ?
– Si, tout à fait.
– Et dans le cas où elle se trouve dans un seul individu, je pense qu'elle produira les mêmes
effets, puisqu'il est dans sa nature de les produire. En premier lieu, elle le rendra incapable
d'agir : il deviendra la proie de la dissension interne le rendant incapable de trouver un
accord intérieur avec lui-même, et ensuite il deviendra ennemi de lui-même aussi bien que
des personnes justes. N'est-ce pas le cas ?
– Oui.
– Mais, mon ami, les dieux ne sont-ils pas aussi justes ?
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– Admettons, [352b] dit-il.


– Et donc l'homme injuste sera l'ennemi des dieux, Thrasymaque, et le juste sera leur ami ?
– Régale-toi de ton discours, dit-il, frondeur. Car ce n'est pas moi qui vais te contredire, de
crainte de me mettre à dos ceux qui sont ici.
– Eh bien, allons, repris-je, gave-moi du reste du festin en continuant à me répondre comme
à présent. Les hommes justes nous paraissent plus sages, meilleurs et davantage capables
d'agir, alors que les hommes injustes semblent même incapables d'agir les uns avec les
autres, [352c] et lorsque nous affirmons de certains d'entre eux que, tout en étant injustes,
ils ont à l'occasion réalisé avec vigueur, les uns avec les autres, une entreprise en commun,
cela nous déclarons que c'est une complète fausseté. Car s'ils avaient été vraiment injustes,
ils ne se seraient pas épargnés les uns les autres, et il est évident qu'il se trouvait chez eux
une certaine justice qui les empêchait de commettre des injustices les uns envers les autres
dans le moment même où ils le faisaient contre les autres, et c'est pour cette raison qu'ils
ont pu faire ce qu'ils ont fait. Ils ont mis leur énergie dans leurs actes injustes, alors qu'ils
n'étaient en fait qu'à moitié corrompus par leur injustice, puisque ceux qui sont totalement
dépravés et absolument injustes sont incapables d'agir. Voilà [352d] comment je
comprends le cours des choses, et ce n'est pas selon la perspective que tu as posée au point
de départ. Il faut maintenant examiner si les justes vivent une existence meilleure que les
injustes, et s'ils sont plus heureux qu'eux, question que nous nous étions proposé
d'examiner dès le début. Il semble bien à présent qu'ils le soient, c'est en tout cas mon
opinion, d'après les propos que nous avons tenus. Il faut néanmoins approfondir l'examen,
car notre discussion ne porte pas sur quelque question arbitraire, mais sur la règle
particulière selon laquelle il faut vivre.
– Examine donc, dit-il.
– Je poursuis l'examen, dis-je. Alors, dis-moi, existe-t-il selon toi une fonction propre du
cheval ?
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– [352e] Selon moi, oui.


– Alors, est-ce que tu poserais comme la fonction propre du cheval, ou de quoi que ce soit
d'autre, ce qu'il est seul à pouvoir exécuter par lui-même, ou en tout cas le plus
parfaitement ?
– Je ne comprends pas, dit-il.
– Alors, procédons de la manière suivante. Existe-t-il quelque chose d'autre que les yeux
qui te permette de voir ?
– Non, certes.
– Et alors, quelque chose d'autre que les oreilles pour entendre ?
– Rien d'autre.
– Dès lors, nous affirmerions à juste titre qu'il s'agit là de leur fonction propre ?
– Assurément.
– Mais encore, [353a] ne pourrais-tu tailler le sarment de vigne avec un coutelas, une
hachette et beaucoup d'autres outils ?
– Pourquoi pas ?
– Mais aucun, je pense, ne ferait le travail aussi bien qu'une serpette faite exprès pour cette
tâ che.
– C'est vrai.
– N'admettons-nous pas dès lors que c'est là la fonction propre de la serpette ?
– Nous le poserons, en effet.
– Maintenant donc, je pense, tu saisiras mieux ce que je disais tout à l'heure, quand je te
demandais si la fonction propre de quelque chose n'est pas ce qu'elle est seule à effectuer,
ou en tout cas ce qu'elle réalise plus parfaitement que toutes les autres.
– Oui, je comprends, et à mon avis, il s'agit bien là de ce qui constitue [353b] la fonction
propre de chaque chose.
– Bien, dis-je. Or, pour toute chose à laquelle une fonction particulière est associée, n'existe-
t-il pas, selon toi également, une excellence ? Et pour en revenir à ce que je disais tantô t, il
existe bien, disons-nous, une fonction propre des yeux ?
– Elle existe.
– Il existe donc également une excellence des yeux ?
– Une excellence aussi.
– Et alors, il y avait aussi une fonction propre des oreilles ?
– Oui.
– Et donc une excellence aussi ?
– Une excellence aussi.
– Et il en va de même pour toutes les autres choses ? N'est-ce pas le cas ?
– C'est le cas.
– Mais voilà , est-ce que les yeux pourraient accomplir convenablement leur fonction propre
s'ils étaient dépourvus [353c] de leur excellence propre, et qu'à la place de l'excellence, ils
aient le défaut ?
– Comment est-ce possible ? dit-il. Tu fais sans doute allusion au fait qu'au lieu de posséder
la vision, ce serait la cécité.
– Peu importe ce qu'est leur excellence, dis-je. Ce n'est pas l'objet particulier de mon
questionnement, mais je demande plutô t si c'est grâ ce à son excellence propre que ce qui
est doté d'une fonction propre accomplit bien ses œuvres, ou si c'est par le défaut qu'il
l'accomplit mal ?
– Sur ce point en tout cas tu dis vrai, dit-il.
– Donc les oreilles aussi, si elles sont privées de leur excellence propre, accompliront mal
leur fonction particulière ?
– Certainement.
-Formulerons-nous [353d] le même argument pour toutes les autres choses ?
– À mon avis, oui.
– Allons, poursuivons en examinant le point suivant. Existe-t-il une fonction propre de
l'â me, une fonction qui ne peut être achevée par le moyen d'aucun des êtres existants, nul
d'entre eux, quelque chose qui soit à peu près du genre suivant : se soucier, commander,
délibérer, et toutes les fonctions de ce genre ? Est-il pensable d'attribuer ces fonctions à
quoi que ce soit d'autre qu'à l'â me, et ne devrions-nous pas affirmer qu'elles en sont les
fonctions spécifiques ?
– À rien d'autre.
– Et le fait de vivre maintenant ? Ne dirons-nous pas qu'il s'agit d'une fonction de l'â me ?
– Tout à fait, dit-il.
– Et dès lors, ne dirons-nous pas qu'il existe une excellence propre de l'â me ?
– Nous l'affirmerons.
– [353e] Est-ce que l'â me accomplira jamais bien ses fonctions propres, Thrasymaque, si
elle est privée de son excellence propre, ou est-ce impossible ?
– C'est impossible.
– Ainsi donc, une â me mauvaise gouvernera nécessairement mal, elle prendra mal soin des
choses, alors que nécessairement l'â me bonne les réussira toutes.
– C'est une nécessité.
– Ne sommes-nous pas tombés d'accord que la justice est une vertu, et que l'injustice est un
vice ?
– Nous l'avons reconnu, en effet.
– Par conséquent, l'â me juste et l'homme juste vivront bien, alors que l'injuste vivra mal.
– C'est ce que semble montrer ton raisonnement, dit-il.
– [354a] Mais assurément, celui qui vit bien est bienheureux et rempli de bonheur, celui
100100

qui ne vit pas bien, le contraire.


– Sans doute.
– Ainsi donc, l'homme juste est heureux, l'homme injuste malheureux.
– Admettons, dit-il.
– Mais le malheur ne présente aucun avantage, alors que le bonheur est avantageux.
– Sans doute.
– Dès lors, bienheureux Thrasymaque, l'injustice ne présentera jamais plus d'avantages que
la justice.
– Que cela soit pour toi, Socrate, ton festin des Bendidies.
– C'est grâ ce à toi, Thrasymaque, répondis-je, car tu es devenu gentil et tu as cessé de faire
le difficile. On ne peut pas dire que je me sois régalé parfaitement, mais [354b] c'est ma
faute, pas la tienne. Comme les gloutons qui ne cessent de piquer dans tous les plats qu'on
leur présente, sans avoir goû té le plat précédent de manière appropriée, moi aussi je pense
avoir fait de même : avant d'avoir trouvé ce que nous examinions au point de départ, à
savoir ce que peut bien être le juste, laissant cette question de cô té, j'ai concentré mon
effort sur l'examen de la question suivante : la justice est-elle vice et ignorance, ou est-elle
sagesse et vertu ? Puis, un nouvel argument ayant surgi, à savoir que l'injustice procure
plus d'avantages que la justice, je n'ai pas pu m'empêcher de laisser le sujet précédent pour
aller vers cette question, avec le résultat que [354c] maintenant la discussion n'a produit
aucun savoir. Car tant que je ne sais pas ce qu'est le juste, je saurai encore moins s'il s'agit
d'une vertu ou non, et si celui qui la possède est malheureux ou heureux. »
Livre II

[357a]
En ce qui me concerne, j'avais parlé ainsi et je croyais être déchargé de la responsabilité de
la discussion, mais apparemment il ne s'agissait que d'un prologue. Car Glaucon, qui se
montre toujours l'homme le plus valeureux envers et contre tous, ne manqua pas cette fois
11

encore l'occasion de s'opposer à la retraite de Thrasymaque , et il dit :


22

« Socrate, souhaites-tu seulement avoir l'air de nous convaincre, ou veux-tu [357b] nous
persuader réellement que le juste est de toute façon préférable à l'injuste ?
33

– Vous en persuader réellement, dis-je, voilà ce que je choisirais si cela dépendait de moi.
– Alors, dit-il, tu ne fais pas ce que tu veux. Dis-moi, en effet, n'existe-t-il pas, selon toi, un
bien d'une telle sorte que nous acceptons de le posséder non pas en fonction du désir de ce
44

qu'il en résultera, mais parce que nous l'aimons pour lui-même , comme c'est le cas de la
55

joie et de tous ces plaisirs innocents, et qui n'engendrent par la suite rien d'autre que de la
joie pour celui qui les possède ?
– Je crois pour ma part, répondis-je, qu'il existe un bien de cette sorte.
– [357c] Mais alors, n'existe-t-il pas également un bien que nous aimons pour lui-même et
aussi pour ce qui en découle, comme par exemple être réfléchi, voir, être en santé ? De tels
biens, en effet, nous les chérissons en quelque sorte à double titre.
– Si, dis-je.
– Ne vois-tu pas une troisième espèce de biens, au sein de laquelle nous trouvons le fait de
faire de l'exercice, le fait de soigner le malade, la pratique de la médecine, et toute autre
pratique lucrative ? Nous avons tendance à parler de ces biens comme de choses qui
demandent un effort, mais qui nous rendent service, et ce n'est pas pour eux-mêmes
[357d] que nous acceptons de les posséder, mais pour les salaires et les autres avantages
qui en découlent.
– Il y a bien en effet cette troisième espèce, dis-je, mais alors ?
– Dans laquelle de ces espèces, dit-il, places-tu la justice ?
– Je pense, dis-je, [358a] que c'est dans la plus belle, celle du bien que doit aimer, à la fois
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pour lui-même et pour ce qui en découle, celui qui a le désir d'être bienheureux.
– Ce n'est pourtant pas l'opinion courante, dit-il, la plupart des gens la classent dans
l'espèce des biens pénibles, une espèce dont il faut s'occuper en vue des salaires et de la
bonne réputation que l'opinion lui confère, mais qu'il faut fuir en tant que telle en raison de
son caractère difficile.
– Je sais bien, dis-je, que c'est l'opinion habituelle, et il y a longtemps que Thrasymaque
dénigre la justice en la présentant comme une chose de ce genre, alors qu'il fait l'éloge de
l'injustice. Mais moi, semble-t-il, je suis du genre qui ne comprend pas facilement.
– Eh bien, soit, [358b] dit-il, écoute ce que j'ai à dire moi aussi, pour voir si tu seras de mon
avis. Thrasymaque, me semble-t-il, a cédé plus rapidement que nécessaire, fasciné par toi
comme par un serpent. En ce qui me concerne, la démonstration de chacune des thèses
n'est aucunement ce que j'avais en tête. Je suis désireux d'entendre ce qu'est chacune,
justice et injustice, et quel pouvoir chacune possède , existant en elle-même et par elle-
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même dans l'â me, en mettant de cô té les salaires et les conséquences qui en découlent.
88

Voici comment je compte procéder, si tu le juges à propos. Je vais passer en revue


l'argument de Thrasymaque et je présenterai d'abord [358c] ce qu'est la justice telle qu'on
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en parle ordinairement, et d'où elle émane. En second lieu, je montrerai que tous ceux qui
en font l'objet de leur occupation le font contre leur gré et parce qu'ils y sont contraints, et
non pas parce qu'elle est un bien. En troisième lieu, je montrerai qu'ils agissent ainsi de
manière apparemment raisonnable, parce que, à les entendre, l'existence de l'homme
injuste est évidemment bien meilleure que celle du juste. Quant à moi, Socrate, ce n'est pas
mon avis : je suis en fait perplexe, j'ai les oreilles bourdonnantes à force d'écouter
Thrasymaque et des milliers d'autres, alors que je n'ai encore entendu personne présenter
comme je le souhaiterais l'argument soutenant [358d] la supériorité de la justice sur
l'injustice. Je souhaiterais, en effet, l'entendre louer en elle-même et pour elle-même, et
c'est en m'adressant à toi que je crois pouvoir le réclamer. Pour cette raison, je vais
m'appliquer du mieux que je peux à faire un éloge de l'existence injuste, et cela fait, je te
montrerai de quelle manière je souhaiterais à mon tour t'entendre blâ mer l'injustice et
faire l'éloge de la justice. Mais vois si ce que je propose est aussi ce que tu souhaites.
– C'est ce que je souhaite le plus, dis-je. Est-il un autre sujet [358e] sur lequel un homme
sensé se réjouisse de parler et d'entendre parler aussi souvent que celui-là ?
– Paroles excellentes ! dit-il. É coute maintenant ce que j'ai dit que je présenterais en
premier sur le sujet, ce qu'est et d'où provient la justice.
« On répète, en effet, que commettre l'injustice est par nature un bien, et que le fait de
1010

subir l'injustice est un mal ; on dit aussi que subir l'injustice représente un mal plus grand
que le bien qui consiste à la commettre. Par conséquent, lorsque les hommes commettent
des injustices les uns envers les autres, et lorsqu'ils en subissent, et qu'ils font l'expérience
des deux, commettre et subir l'injustice, ceux qui sont incapables de fuir le mal et [359a] de
choisir le bien jugent qu'il leur sera profitable de passer un accord les uns avec les autres
pour ne plus commettre ni subir l'injustice. C'est dans cette situation qu'ils commencèrent
à édicter leurs lois et leurs conventions, et ils appelèrent la prescription instituée par la
1111

loi “ce qui est légal” et “ce qui est juste”. Telle est bien l'origine et l'essence de la justice :
elle tient une position intermédiaire entre ce qui est le bien suprême, qui est d'être injuste
sans qu'on puisse nous rendre justice, et ce qui est le pire, c'est-à -dire de subir l'injustice et
d'être impuissant à venger l'honneur ainsi flétri. Le juste se trouve au milieu de ces deux
extrêmes, il n'est pas aimé [359b] comme un bien, mais il est honoré seulement parce
qu'on est impuissant à commettre l'injustice <en toute impunité>. Car celui qui est en
mesure de commettre l'injustice et qui est réellement un homme ne s'engagerait jamais
dans une convention pour empêcher de commettre l'injustice et de la subir. Il serait bien
fou de le faire. Voilà donc, Socrate, la nature de la justice, ce qu'elle est et quelle elle est, et
quelles sont par nature ses origines, comme on le dit.
« Que ceux qui pratiquent la justice le fassent contre leur gré et par impuissance à
commettre l'injustice, nous le saisirons très bien si nous nous représentons en pensée la
situation suivante. [359c] Accordons à l'homme juste et à l'homme injuste un même
pouvoir de faire ce qu'ils souhaitent ; ensuite, accompagnons-les et regardons où le désir de
chacun va les guider. Nous trouverons l'homme juste s'engageant à découvert sur le même
chemin que l'homme injuste, mû par son appétit du gain cela même que toute la nature
1212

poursuit naturellement comme un bien, mais qui se voit ramené par la force de la loi au
respect de l'équité. Pour que le pouvoir dont je parle soit porté à sa limite, il faudrait leur
donner à tous les deux les capacités qui autrefois, selon ce qu'on rapporte, étaient échues
[359d] à l'ancêtre de Gygès le Lydien . Celui-ci était un berger au service de celui qui
1313

régnait alors sur la Lydie. Après un gros orage et un tremblement de terre, le sol s'était
fissuré et une crevasse s'était formée à l'endroit où il faisait paître son troupeau. Cette vue
l'émerveilla et il y descendit pour voir, entre autres merveilles qu'on rapporte, un cheval
d'airain creux, percé de petites ouvertures à travers lesquelles, ayant glissé la tête, il
aperçut un cadavre, qui était apparemment celui d'un géant. Ce mort n'avait rien sur lui,
[359e] si ce n'est un anneau d'or à la main, qu'il prit avant de remonter. À l'occasion de la
réunion coutumière des bergers, au cours de laquelle ils communiquaient au roi ce qui
concernait le troupeau pour le mois courant, notre berger se présenta portant au doigt son
anneau. Ayant pris place avec les autres, il tourna par hasard le chaton de l'anneau vers la
paume de sa main. Cela s'était à peine produit qu'il devint [360a] invisible aux yeux de
ceux qui étaient rassemblés autour de lui et qui se mirent à parler de lui, comme s'il avait
quitté l'assemblée. Il en fut stupéfait et, manipulant l'anneau en sens inverse, il tourna le
chaton vers l'extérieur : ce faisant, il redevint aussitô t visible. Prenant conscience de ce
phénomène, il essaya de nouveau de manier l'anneau pour vérifier qu'il avait bien ce
pouvoir, et la chose se répéta de la même manière : s'il tournait le chaton vers l'intérieur, il
devenait invisible ; s'il le tournait vers l'extérieur, il devenait visible. Fort de cette
observation, il s'arrangea aussitô t pour faire partie des messagers délégués auprès du roi
[360b] et parvenu au palais, il séduisit la reine. Avec sa complicité, il tua le roi et s'empara
ce faisant du pouvoir. Supposons à présent qu'il existe deux anneaux de ce genre, l'un au
doigt du juste, l'autre au doigt de l'injuste : il n'y aurait personne, semble-t-il, d'assez
résistant pour se maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux biens
d'autrui et de ne pas y toucher, alors qu'il aurait le pouvoir de prendre impunément au
marché ce dont il aurait envie, de pénétrer dans [360c] les maisons pour s'unir à qui lui
plairait, et de tuer les uns, libérer les autres de leurs chaînes selon son gré, et d'accomplir
ainsi dans la société humaine tout ce qu'il voudrait, à l'égal d'un dieu . S'il se comportait de
1414

la sorte, il ne ferait rien de différent de l'autre, et de fait les deux tendraient au même but.
On pourrait alors affirmer qu'on tient là une preuve de poids que personne n'est juste de
son plein gré , mais en y étant contraint, compte tenu du fait qu'on ne l'est pas
1515

personnellement en vue d'un bien : partout, en effet, où chacun croit possible pour lui de
commettre l'injustice, il le fait. Car tout homme croit que l'injustice lui est [360d] beaucoup
plus avantageuse individuellement que la justice, et c'est à juste titre que chacun le pense,
comme le soutiendra celui qui expose un argument de ce genre. Si quelqu'un s'était
approprié un tel pouvoir et qu'il ne consentît jamais à commettre l'injustice ni à toucher
aux biens d'autrui, on le considérerait, parmi ceux qui en seraient avisés, comme le plus
malheureux et le plus insensé des hommes. Ils n'en feraient pas moins son éloge en
présence les uns des autres, se dupant mutuellement dans la crainte de subir eux-mêmes
une injustice. Voilà comment se présentent les choses.
« Pour ce qui est du jugement à porter sur l'existence de ceux dont [360e] nous parlons,
nous ne serons en mesure d'exprimer ce jugement correctement que si nous considérons
séparément l'homme le plus juste et l'homme le plus injuste. Sinon, ce ne sera pas possible.
Comment faire cette séparation ? Voici. N'enlevons rien à l'injustice de l'homme injuste, et
n'enlevons rien non plus à la justice de l'homme juste, mais supposons que chacun réalise
parfaitement l'activité qui est la sienne. D'abord, que l'homme injuste fasse comme les
artisans de haut calibre, par exemple comme le pilote expert, comme un grand médecin qui
a conscience de ce qui est possible et de ce qui n'est pas possible dans l'exercice de son art :
ce qui est possible, [361a] il l'entreprend, ce qui ne l'est pas, il le laisse de cô té. S'il lui
arrive de faire erreur, il est capable de corriger la situation. De même, il faudrait aussi que
l'homme injuste mène adroitement ses entreprises injustes et qu'il le fasse en passant
inaperçu, s'il doit devenir vraiment injuste. Celui qui se laisse découvrir , on jugera qu'il
1616

est médiocre. L'injustice ultime , c'est, en effet, de paraître juste tout en ne l'étant pas.
1717

Accordons donc à l'homme parfaitement injuste l'injustice absolue, et qu'on n'y retranche
rien : permettons plutô t que la réputation de justice la plus élevée lui soit reconnue, alors
qu'il commet les injustices les plus graves ; [361b] s'il fait quelque erreur, qu'il soit en
mesure de se corriger ; qu'il soit réellement capable de parler de manière à persuader, si
l'on dénonce l'une de ses entreprises injustes, et qu'enfin il soit en mesure d'user de
violence dans toutes les situations où la violence est requise, en se fondant sur son courage,
sur sa force, et avec l'aide de ses amis et de ses richesses. En face de pareil homme,
évoquons à cô té de lui l'homme juste, un homme simple et noble, qui, selon la parole
d'Eschyle, ne consent pas à seulement paraître homme de bien, mais qui veut être tel.
Enlevons-lui ce paraître, car s'il paraît juste, [361c] il recevra les honneurs et les
gratifications qui sont accordés à celui qui paraît juste, et dès lors il ne sera pas clair s'il est
juste en raison des honneurs et des gratifications, ou en raison de ce qui est juste. Il faut
donc qu'il soit dépouillé de tout, sauf de la justice, et qu'on le mette dans la situation
contraire à celle du précédent : que sans avoir commis aucune injustice, il ait la réputation
de l'injustice la plus considérable, afin qu'il soit mis à l'épreuve dans son engagement
envers la justice par son indifférence à l'égard de la mauvaise réputation et de toutes les
1818

conséquences qui en découlent ; qu'il aille, inébranlable, jusqu'à la mort [361d] –


paraissant être injuste au cours de sa vie, mais étant au contraire juste – afin que, parvenus
tous les deux au terme ultime, l'un de la justice, l'autre de l'injustice, on puisse juger lequel
des deux est le plus heureux.
– Oh, oh ! mon cher Glaucon, m'écriai-je, avec quelle énergie tu polis, pour parvenir à porter
un jugement, le portrait de ces deux hommes, on dirait que tu polis une statue !
– Je fais du mieux que je peux, dit-il. Maintenant que nous savons ce qu'ils sont, il ne sera
pas vraiment difficile, à mon avis, de passer en revue dans notre discussion quel genre de
vie les attend l'un et l'autre. Il faut faire cet examen [361e], et même si l'exposé est mené
avec une certaine rudesse, pense, Socrate, que ce n'est pas moi l'auteur, mais ceux qui font
l'éloge de l'injustice en la plaçant au-dessus de la justice. Ils vont nous dire en effet que le
juste, dans la situation où je l'ai représenté, sera fouetté, soumis à la torture, emprisonné,
qu'on lui brû lera les yeux , et qu'enfin [362a], après avoir enduré tant de sévices, il sera
1919

empalé et qu'il reconnaîtra qu'il faut vouloir, non pas être juste, mais le paraître. Ainsi, la
phrase d'Eschyle aurait beaucoup mieux convenu à la description de l'injuste, car ils
2020

diront que c'est lui, l'injuste, qui en réalité se voue à une activité porteuse de vérité , au2121

lieu de mener son existence selon l'apparence : en effet, son désir n'est pas de paraître
injuste, mais de l'être.
…Moissonnant dans sa pensée le sillon profond
[362b] d'où germent les nobles desseins.
« Tout d'abord, il commande dans sa cité, parce qu'il présente l'apparence d'être un juste ;
ensuite, il prend femme là où il le souhaite, il donne ses enfants en mariage à qui il veut, il
s'engage dans des liaisons et des associations selon son bon plaisir, et il tire avantage de
l'ensemble de ses activités en exploitant son manque de scrupule à être injuste. Dans les
conflits où il prend parti, qu'ils soient de nature privée ou publique, il prend le dessus et en
retire plus que ses adversaires. Avantagé par rapport à eux, il s'enrichit, il favorise ses amis,
[362c] il nuit à ses ennemis ; les sacrifices qu'il offre aux dieux, les rituels qu'il pratique, il
ne les consacre pas seulement selon les règles, mais avec magnificence, et dès lors il rend
aux dieux un culte supérieur à celui du juste et des hommes qu'il souhaite dominer. Par
conséquent, selon les apparences, il lui reviendra d'être plus aimé des dieux que le juste . 2222

Voilà comment, Socrate, dit-on, les dieux et les hommes offrent à l'homme injuste une
existence meilleure qu'à l'homme juste. »
Après ces paroles de Glaucon, [362d] j'avais à l'esprit quelque chose à répliquer à ces
propos, mais son frère Adimante intervint :
« Tu ne crois quand même pas, Socrate, que nous avons traité adéquatement de
l'argument ?
– Mais que faut-il y comprendre ? dis-je.
– Le point qui devait le plus être soumis à la discussion, dit-il, n'a pas été soulevé.
– Eh bien, repris-je, suivant le dicton , que le frère vienne en aide au frère ! Qu'il en aille de
2323

même pour toi : s'il a laissé échapper quelque chose, viens le secourir. Il a pourtant tenu
des propos suffisants pour me jeter par terre et m'enlever toute possibilité de venir au
secours de la justice.
– [362e] Tu ne dis rien qui vaille, dit-il, écoute plutô t ce que j'ai à dire. Nous devons en effet
exposer les arguments qui sont contraires à ceux qu'il a soutenus, les arguments de ceux
2424

qui font l'éloge de la justice et blâ ment l'injustice, si nous voulons clarifier ce que me
semble vouloir dire Glaucon. Les pères, n'est-ce pas, dans leurs discours à leurs fils,
insistent sur la nécessité [363a] d'être juste, et ainsi font tous ceux qui partagent cette
responsabilité ; ils ne font cependant pas l'éloge de la justice pour elle-même , mais en
2525

tenant compte de la considération qui en découle : en effet, le but recherché est qu'en
paraissant juste, cette réputation ait pour conséquence l'accès aux charges, les alliances par
mariage et tout ce que Glaucon a exposé tout à l'heure et qui échoit au juste de par sa
renommée. Ceux qui s'expriment de la sorte font encore plus grand cas de ce qui s'attache
aux réputations : ils accordent du crédit aux faveurs acquises auprès des dieux, et ils n'en
ont que pour les biens abondants que les dieux, disent-ils, dispensent aux hommes pieux.
Ainsi parlaient le noble Hésiode et aussi Homère, le premier en disant qu'en faveur des
2626

justes, les dieux font que [363b]


les chênes portent à leur sommet des glands
et des abeilles dans leurs troncs.
« Et il ajoute que
les brebis laineuses plient sous le poids de leur toison
« et il mentionne de nombreux autres bienfaits de ce genre. Quant à Homère , il s'en 2727

rapproche, lui qui dit à peu près ce qui suit :


<ta gloire va jusqu'au ciel>,
comme celle d'un roi irréprochable, rempli du respect
de Dieu et qui se porte au secours du bon droit ;
la terre noire porte [363c] les blés et les orges,
les arbres ploient sous le poids des fruits,
les brebis ne cessent d'engendrer, et la mer offre les poissons.
« Musée et son fils , quant à eux, accordent aux justes de la part des dieux des biens encore
2828

plus excitants. Ils les conduisent, en paroles, chez Hadès, ils les font prendre place sur les
couchettes et leur préparent le banquet réservé aux hommes pieux , où ils se couvrent de
2929

couronnes, et passent [363d] tout leur temps à s'enivrer, comme si la plus belle
récompense de la vertu était une ivresse éternelle. D'autres encore donnent aux
récompenses accordées par les dieux une portée plus considérable. Ses enfants, les enfants
de ses enfants, et toute une postérité pour sa lignée, voilà , disent-ils, ce que laisse derrière
lui l'homme saint et fidèle à ses serments. Ce sont de tels propos qui constituent leurs
éloges de la justice. Pour les hommes impies et injustes, au contraire, ils les plongent dans
une sorte de boue , dans l'Hadès, et ils les forcent à porter de l'eau dans un tamis, et au
3030

cours de leur existence [363e] ils leur donnent une réputation infâ me ; tous ces châ timents
que Glaucon a attribués aux justes, qui paraissent injustes aux yeux des autres, ils les
appliquent aux méchants ; ils n'en ont pas d'autres à leur disposition. Tel est donc leur
éloge et leur blâ me, dans le cas de chacun des deux, de la justice et de l'injustice.
« Examine donc, Socrate, en plus de ces considérations, une autre espèce d'arguments
relatifs à la justice et à l'injustice, un discours populaire et repris par les poètes. D'une
3131

voix unanime, [364a] tous célèbrent dans des hymnes la beauté de la modération et de la 3232

justice, mais ils les présentent comme des choses ardues et pénibles, alors que
l'intempérance et l'injustice sont agréables et facilement accessibles, puisqu'elles ne sont
honteuses qu'aux yeux de l'opinion et de la loi. Ils présentent les injustices comme étant
plus avantageuses en général que les actes justes et ils acceptent sans difficulté de féliciter
et d'honorer, en public comme en privé, les hommes malhonnêtes qui sont riches et qui
disposent de bien d'autres pouvoirs ; les autres, ils ne les honorent pas et ils les regardent
de haut, pour peu qu'ils soient [364b] affaiblis et pauvres, tout en reconnaissant qu'ils sont
meilleurs que les autres. Mais de tous ces arguments, ceux qu'ils tiennent concernant les
dieux et la vertu sont les plus étonnants : selon eux, les dieux affligent bien des hommes
3333

justes d'un destin malheureux et rendent leur existence mauvaise, alors qu'ils donnent à
ceux qui sont à l'opposé un destin contraire. Des charlatans et des devins viennent aux 3434

portes des riches, ils les persuadent que les dieux leur ont conféré un certain pouvoir, en
raison de leurs sacrifices et de leurs incantations : si quelque injustice [364c] a été
commise par eux-mêmes ou par leurs ancêtres, ils pourront en guérir par le biais de
plaisirs et de fêtes. Désire-t-on faire du mal à un ennemi en particulier, ils feront
moyennant une petite rétribution, du tort à l'homme juste comme à l'homme injuste, en
recourant à des formules incantatoires et à des envoû tements, car les dieux, prétendent-ils,
se laissent convaincre de leur rendre service. Toutes ces prétentions, ils les rattachent au
témoignage des poètes ; certains, pour faire voir combien le vice est facile, chantent que
la méchanceté, il est facile d'y accéder en nombre [364d]
le chemin qui y mène est sans obstacles,
et elle loge tout près,
mais devant la vertu, les dieux ont placé la sueur 3535

« et, ajoutent-ils, il s'agit d'un chemin long, plein d'embû ches et escarpé. D'autres font
témoigner Homère, pour montrer la soumission des dieux aux hommes, car Homère lui 3636

aussi a dit :
les dieux eux-mêmes peuvent être influencés
avec des sacrifices, avec de douces supplications,
[364e] avec des libations et la fumée des sacrifices, les hommes les apaisent
et les implorent, quand ils ont transgressé la loi et commis une faute
« Ils mettent en avant quantité de livres de Musée et d'Orphée , fils de la Lune et des 3737

Muses, dit-on, pour fonder sur eux les règles de leurs sacrifices, et ils font croire, non
seulement aux individus mais aussi aux cités, qu'on peut être délivré et purifié de ses
injustices par des sacrifices et des plaisirs innocents, que ce soit [365a] au cours de sa vie,
et même après la mort. Ils appellent initiations les rites qui nous délivrent des maux de là -
3838

bas ; et ceux qui n'offrent pas de sacrifices, des choses terrifiantes les attendent.
« Tous ces discours, mon cher Socrate, et tous ceux du même acabit sur la vertu et sur le
vice, qui nous exposent leur valeur selon les hommes et les dieux, quel effet ont-ils,
pensons-nous, sur les â mes des jeunes gens qui leur prêtent l'oreille, eux qui sont doués
d'un bon naturel et qui sont capables de butiner, pour ainsi dire, sur tous ces propos pour
en tirer un raisonnement concluant sur le genre [365b] d'homme qu'ils doivent devenir et
sur le moyen de conduire son existence pour qu'elle soit la meilleure ? Selon toute
apparence, ce jeune homme se dira à lui-même, avec Pindare , 3939

Est-ce par la justice que je gravirai la haute enceinte


ou par des fourberies trompeuses, pour m'y retrancher et y passer ma vie ?
« Ces paroles me disent que si je suis juste, et que je n'en donne pas l'apparence, alors je
n'en tirerai aucun profit, mais plutô t des peines et des châ timents évidents, alors que si
j'assortis une vie injuste d'une apparence de justice, on dira que mon existence est digne
des dieux. En conséquence, [365c] puisque le paraître , comme l'expliquent les sages,
4040

vient à bout même de la vérité et se montre souverain pour le bonheur, c'est dans cette
direction qu'il faut entièrement se tourner. Il convient donc de représenter en cercle tout
autour de moi, comme une façade et un décor – la peinture d'un artifice de vertu – et il 4141

faudra tirer derrière moi le renard, subtil et astucieux, du très sage Archiloque . “Mais, 4242

dira-t-on, il n'est pas facile de toujours se cacher quand on est méchant.” Rien d'autre de ce
qui a de la valeur, dirons-nous en guise de réponse, n'est facile d'accès. Et pourtant, [365d]
si nous voulons être heureux, c'est ce chemin qu'il faut prendre, comme il nous est tracé
par ces discours. Pour ce qui est de nous cacher, nous nous rassemblerons dans des ligues
et des hétairies , et il existe des maîtres de persuasion pour nous transmettre l'expertise
4343

du discours populaire et de la plaidoirie devant le tribunal. Puisant dans leur art, tantô t
nous persuaderons, tantô t nous contraindrons par la force, dans le dessein de nous enrichir
tout en évitant d'affronter la justice. “Mais il est impossible de demeurer caché des dieux, ni
de les contraindre par la force”, dira-t-on. Mais, s'ils n'existent pas, ou si rien de ce qui
concerne les affaires humaines ne leur importe, pourquoi faudrait-il se soucier [365e] de
leur échapper ? Et s'ils existent et s'ils ont souci des affaires humaines, nous ne savons
4444

pas qui ils sont, ou nous n'avons entendu parler d'eux par aucun intermédiaire si ce n'est
les lois et les poètes qui ont fait leur généalogie. Or, ces mêmes poètes nous affirment que
les dieux peuvent être influencés et persuadés par les sacrifices, les prières de supplication,
les offrandes. Il faut les croire sur ces deux points, ou ne les croire sur aucun. Et donc, s'il
faut le croire, il conviendra de commettre l'injustice et d'offrir des sacrifices en profitant de
nos injustices. [366a] Car en étant justes, nous serons seulement exempts de châ timents de
la part des dieux, mais nous renoncerions par ailleurs aux profits provenant de l'injustice.
É tant injustes au contraire, nous aurons le profit et, tout en poursuivant nos transgressions
et nos fautes, nous les persuaderons par nos supplications et ainsi nous échapperons aux
châ timents. “Mais, dira-t-on, chez Hadès, nous devrons expier devant la justice les injustices
que nous avons commises en ce monde, nous-mêmes ou les enfants de nos enfants.” Mais,
mon ami, répondra celui qui raisonne, les initiations possèdent également une grande
efficacité, de même que les dieux libérateurs , comme en témoignent les cités [366b] les
4545

plus célèbres et les enfants des dieux qui, devenus poètes et interprètes des dieux, nous
4646 4747

apportent la révélation que les choses sont bien ainsi.


En vertu de quel argument donc accorderions-nous notre préférence à la justice plutô t qu'à
l'injustice extrême ? Si nous prenons possession de l'injustice en la recouvrant d'une belle
parure fallacieuse, nous conduirons notre action en vivant et en mourant selon notre
disposition d'esprit, et cela sous le regard des dieux comme sous celui des hommes, suivant
par là le discours du plus grand nombre, mais aussi des gens éminents. Sur le fond de tous
les propos que nous avons échangés, Socrate, de quel moyen dispose donc, pour consentir à
[366c] respecter la justice, celui qui possède quelque force d'â me ou de corps, quelque
position de fortune ou de naissance, et ne pas s'esclaffer quand il entend qu'on en fait
l'éloge ? À coup sû r, si quelqu'un est en mesure de démontrer que ce que nous avons dit est
faux et s'il détient la certitude que la justice est le bien suprême, il aura une grande
compassion pour ceux qui sont injustes et ne manifestera aucune colère à leur endroit. Il
sait que, mis à part ceux qu'un naturel divin dégoû te de l'injustice ou encore que
4848

l'emprise d'un savoir tient éloignés d'elle, il ne se trouve [366d] personne parmi les autres
qui soit juste de son plein gré ; et si on blâ me l'injustice, c'est que le manque de courage, la
vieillesse, ou quelque autre faiblesse rend impuissant à la commettre. Qu'il en aille ainsi,
c'est clair. Car le premier parmi ceux qui se trouvent dans cette situation, lui en donne-t-on
le moyen, sera le premier à commettre l'injustice, et cela autant qu'il en sera capable. Et la
cause de tout cela n'est rien d'autre que ce qui a motivé tout notre discours, mon frère et
moi, en nous adressant à toi, Socrate, pour te dire : “Ô mon merveilleux ami, parmi vous
tous qui [366e] vous présentez comme les propagateurs de la justice, en commençant par
les héros des temps anciens dont les paroles nous ont été conservées jusqu'à ce jour,
personne n'a jamais blâ mé l'injustice ou loué la justice pour d'autres raisons que pour les
réputations, les honneurs et les gratifications qui en découlent. Ce qu'elles réalisent
chacune d'elles, par leur efficacité propre dans l'â me où elles sont présentes, cachées aux
yeux des dieux et des hommes, personne jamais, ni dans le langage poétique ni dans la
langue ordinaire, n'a démontré de manière adéquate que l'une est le plus grand des maux
que l'â me renferme en elle-même, et que la justice en revanche est le plus grand bien. Si, en
effet, [367a] dès le point de départ, vous vous entendiez tous à nous parler de cette
manière et si vous nous en persuadiez dès l'enfance, nous ne chercherions pas à nous
garder les uns les autres de commettre l'injustice, mais chacun serait pour lui-même son
propre gardien , dans la crainte de cohabiter avec le plus grand des maux s'il en venait à
4949

commettre l'injustice.”
Voilà , Socrate, et sans doute Thrasymaque pourrait-il ajouter encore quelque chose à ces
propos, ou un autre pourrait certes s'exprimer sur la justice et l'injustice, en renversant
grossièrement leur efficacité respective, en tout cas c'est ce qui me semble. Quant à moi – je
me sens tenu de ne rien [367b] te cacher – c'est avec le désir de t'entendre soutenir la
thèse contraire que je parle, en y mettant toute l'application dont je suis capable. Ne te
contente donc pas de nous montrer dans ton exposé que la justice est supérieure à
l'injustice ; montre-nous aussi ce que chacune produit chez celui qui la possède en elle-
même et par elle-même, l'une produisant le mal, l'autre le bien. Ne tiens pas compte des
réputations, comme Glaucon te l'a recommandé, car si tu ne fais pas abstraction dans
chacun des cas des réputations réelles, et que tu y ajoutes les réputations fausses, nous
dirons que tu ne fais pas l'éloge du juste, mais bien du paraître juste, et que tu ne blâ mes
pas l'injuste, [367c] mais le paraître injuste, et que tu nous recommandes, étant injuste, de
passer inaperçu, et que dès lors tu tombes d'accord avec Thrasymaque pour dire que le
juste est un bien étranger, que c'est un bien qui est l'intérêt du plus fort, alors que l'injuste
est utile et avantageux en lui-même, tout en étant nuisible au plus faible. Puisque tu as
reconnu que la justice appartient aux biens les plus élevés, ces biens qui méritent certes
d'être possédés pour les conséquences qui en découlent, mais plus encore pour ce qu'ils
sont en eux-mêmes , comme c'est le cas pour le fait de voir, d'entendre, de penser, et bien
5050

sû r aussi d'être en santé, [367d] et tous les autres biens authentiques de cette sorte, qui
s'imposent par leur nature propre et non en fonction de l'opinion, fais donc l'éloge de la
justice pour ce qu'elle a de bénéfique en elle-même et par elle-même pour celui qui la
possède, et blâ me l'injustice ; que les autres s'occupent de faire l'éloge des récompenses et
des réputations. En ce qui me concerne, j'accepterais que d'autres que toi fassent de cette
manière un éloge de la justice et qu'ils blâ ment l'injustice, en portant aux nues et en
dénigrant pour l'une et pour l'autre les réputations et les récompenses, mais de ta part, je
ne l'accepterais pas, à moins que tu ne l'ordonnes, puisque tu as passé toute ta vie [367e] à
ne faire l'examen d'aucune autre question que celle-là . Ne limite donc pas ton discours à
nous montrer que la justice est supérieure à l'injustice, montre-nous plutô t ce que chacune
d'elles produit de par son pouvoir propre chez celui qui la possède, qu'elle échappe ou non
au regard des dieux et des hommes, à savoir que l'une est un bien, et l'autre un mal. »
Moi, je les avais écoutés et j'étais rempli d'admiration comme toujours pour le naturel de
Glaucon et d'Adimante, mais en vérité j'en éprouvai cette fois un très grand plaisir [368a]
et je leur dis :
« Il n'avait pas tort, ô fils de cet homme fameux , l'amant de Glaucon, de commencer ainsi
5151

les élégies où il vante votre rô le à la bataille de Mégare 5252

Enfants d'Ariston, race divine issue d'un homme illustre !


Il me semble, mes amis, que cet éloge est approprié. L'épreuve que vous traversez est
véritablement divine, puisque vous n'êtes pas convaincus que l'injustice est meilleure que
la justice, même après avoir fait tant d'efforts pour parler sur le sujet. À mon avis, vous
n'êtes réellement pas convaincus, [368b] j'en vois la preuve dans tout le reste de votre
comportement, car si je me limitais à vos discours, je n'aurais pas confiance en vous. Mais
plus j'ai confiance en vous, plus je deviens perplexe quant à ce que je dois faire. D'une part,
en effet, je suis privé de ressources sur la manière de porter secours à la justice – il me
semble que j'en suis incapable – et la preuve en est qu'alors que je croyais bien démontrer
par mes arguments à Thrasymaque que la justice est meilleure que l'injustice, vous n'êtes
pas sensibles à ma démonstration. Mais, d'un autre cô té, je ne peux pas me permettre de ne
pas lui venir en aide, car je crains qu'il n'y ait là motif d'impiété, dans le cas où la justice
[368c] se trouverait bafouée publiquement et que je me désiste et ne me porte à sa
défense, et cela jusqu'à mon dernier souffle et tant que j'aurai la force de prendre la parole.
Ce qui s'impose, c'est donc que je lui vienne en aide, comme je peux et autant que j'en suis
capable. »
Alors Glaucon et les autres me supplièrent de m'y appliquer par tous les moyens et de ne
pas abandonner la discussion, mais au contraire de chercher à découvrir ce que sont
chacune d'elles, justice et injustice, et ce qui est vrai concernant leur utilité respective. Je
leur donnai alors mon opinion :
« La recherche que nous entreprenons n'a rien d'ordinaire, elle demande, à mon avis, un
regard bien aiguisé. [368d] Puisque la question est obscure pour nous, je crois, repris-je,
5353

qu'il faut effectuer cette enquête de la manière suivante. Si, devant des gens dont la vue
manque d'acuité, on disposait des lettres formées en petits caractères pour qu'ils les
reconnaissent de loin, et que l'un d'eux s'avise que les mêmes lettres se trouvent ailleurs en
plus grands caractères et dans un cadre plus grand, je crois que cela leur apparaîtrait
comme un don d'Hermès de reconnaître d'abord les grands caractères, pour examiner
5454

ensuite les petits et voir s'il s'agit des mêmes.


– Très bien, répondit Adimante, mais quel rapport, Socrate, [368e] vois-tu là avec notre
recherche sur la justice ?
– Je vais te répondre, dis-je. La justice, disons-nous, existe pour un homme individuel. Elle
existe donc aussi, d'une certaine manière, pour la cité entière ?
– Tout à fait, dit-il.
– Or, la cité est plus grande que l'homme individuel ?
– Elle est plus grande, dit-il.
– Peut-être alors existe-t-il une justice qui soit plus grande dans un cadre plus grand, et
donc plus facile à saisir. Si donc vous le souhaitez, [369a] nous effectuerons d'abord notre
recherche sur ce qu'est la justice dans les cités ; ensuite, nous poursuivrons le
questionnement de la même manière dans l'individu pris séparément, en examinant dans
la forme visible du plus petit sa ressemblance avec le plus grand.
5555

– Eh bien, dit-il, à mon avis, tu présentes bien la question.


– Et alors, dis-je, si nous considérions dans notre discours une cité en train de se former ,5656

ne verrions-nous pas aussi la justice s'y développer, tout autant que l'injustice ?
5757

– C'est possible, dit-il.


– Une fois la cité formée, aurions-nous quelque espoir d'y voir plus facilement ce que nous
cherchons ?
– [369b] Beaucoup plus facilement.
– Vous semble-t-il qu'il faille nous efforcer d'entreprendre cette recherche ? Ce n'est pas
une mince affaire, je pense, réfléchissez-y.
– C'est tout réfléchi, dit Adimante, ne fais pas autre chose.
– Or, selon moi, repris-je, la cité se forme parce que chacun d'entre nous se trouve dans la
5858

situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au contraire de manquer de beaucoup de


choses. Y a-t-il, d'après toi, une autre cause à la fondation d'une cité ?
– Aucune, dit-il.
– Dès lors, un homme recourt [369c] à un autre pour un besoin particulier, puis à un autre
en fonction de tel autre besoin, et parce qu'ils manquent d'une multitude de choses, les
hommes se rassemblent nombreux au sein d'une même fondation, s'associant pour
s'entraider . C'est bien à cette société que nous avons donné le nom de cité, n'est-ce pas ?
5959

– Exactement.
– Mais quand un homme procède à un échange avec un autre, qu'il donne ou qu'il reçoive,
c'est toujours à la pensée que cela est mieux pour lui ?
– Tout à fait.
– Eh bien, allons, dis-je, construisons en paroles notre cité , en commençant par ses débuts
6060

et ce sont nos besoins, semble-t-il, qui en constitueront le fondement.


– Assurément.
– Mais le premier et le plus important [369d] des besoins est de se procurer de la
nourriture, pour assurer la subsistance et la vie.
– Oui, absolument.
– Le deuxième est celui du logement ; le troisième, celui du vêtement et des choses de ce
genre.
– C'est bien cela.
– Mais voyons, repris-je, comment la cité suffira-t-elle à pourvoir à de tels besoins ? Y a-t-il
un autre moyen qu'en faisant de l'un un laboureur, de l'autre un maçon, de l'autre un
tisserand ? Ajouterons-nous également un cordonnier ou quelque autre artisan pour
s'occuper des soins du corps ?
– Certainement.
– La cité réduite aux nécessités les plus élémentaires serait donc formée de quatre ou cinq
6161

hommes.
– [369e] Il semble bien.
– Mais alors ? Faut-il que chacun d'eux offre le service de son propre travail, le mettant en
commun à la disposition de tous les autres, par exemple que le laboureur procure à lui seul
les vivres pour quatre et multiplie par quatre le temps et l'effort pour fournir le blé [370a]
et le partager avec les autres, ou encore, sans se soucier d'eux, qu'il produise pour ses seuls
besoins seulement le quart de ce blé, en un quart de temps, et qu'il consacre les trois quarts
restants, l'un à la préparation d'une maison, l'autre au vêtement, l'autre à des chaussures,
et qu'au lieu de chercher à mettre en commun les choses qu'il possède, il exerce sa propre
activité par lui-même et pour lui seul ? »
6262

Et Adimante répondit :
« Sans doute, Socrate, serait-il plus facile de faire ce que tu as dit d'abord.
– Par Zeus, dis-je, rien d'étonnant à cela ! De fait, moi aussi, pendant que tu parles, je
réfléchis au fait que chacun de nous, au point de départ, ne s'est pas développé
naturellement de manière tout à fait [370b] semblable, mais que la nature nous a
différenciés, chacun s'adonnant à une activité différente. N'est-ce pas ton avis ?
– C'est bien mon avis.
– Mais quoi ? Qui exercerait l'activité la mieux réussie, celui qui travaillerait dans plusieurs
métiers, ou celui qui n'en exercerait qu'un seul ?
– Celui qui n'en exercerait qu'un seul.
– Mais il est néanmoins aussi évident, je pense, que si quelqu'un laisse passer l'occasion
propice de réaliser quelque chose, le travail est gâ ché.
– C'est clair, en effet.
– C'est que, je pense, la chose à faire n'est pas disposée à attendre le loisir de celui qui doit
la faire, mais nécessairement, celui qui fait doit [370c] s'appliquer à faire ce qui est à faire,
en évitant de le considérer comme une occupation secondaire.
– Nécessairement.
– Le résultat est que des biens seront produits en plus grande quantité, qu'ils seront de
meilleure qualité et produits plus facilement, si chacun ne s'occupe que d'une chose selon
ses dispositions naturelles et au moment opportun, et qu'il lui soit loisible de ne pas
s'occuper des travaux des autres.
– Très certainement.
– Il faut donc, Adimante, des citoyens en plus grand nombre que les quatre occupés aux
tâ ches dont nous avons parlé. Le laboureur ne fabriquera sans doute pas sa charrue lui-
même, s'il veut qu'elle soit de qualité, [370d] ni sa houe, ni les autres outils nécessaires au
travail de la terre. Le maçon non plus ne fabriquera pas ses outils, il lui en faut beaucoup à
lui aussi ; et la même chose peut être dite du tisserand et du cordonnier. N'est-ce pas ?
– C'est vrai.
– Voilà donc des constructeurs, des forgerons, et beaucoup d'artisans de ce genre, qui vont
s'associer à notre petite cité et en augmenter la population.
– Tout à fait.
– Mais ce ne serait pas encore quelque chose de très important, si on omettait d'y joindre
des bouviers, des bergers et les autres types de pasteurs, [370e] afin que les laboureurs
6363

puissent disposer de bœufs pour leurs labours, que les maçons comme les laboureurs
puissent utiliser des attelages pour leurs charriages, et que les tisserands et les cordonniers
puissent disposer de peaux et de laines.
– Ce ne serait plus une petite cité, dit-il, si elle devait contenir tous ceux-là .
– Mais, repris-je, fonder cette cité dans un endroit tel qu'elle n'ait besoin de rien importer,
c'est quasi impossible.
– Impossible, en effet.
– Elle aura donc besoin d'autres citoyens, qui lui procureront d'une autre cité les choses
dont elle manque.
– Elle en aura besoin.
– Mais si celui qui est chargé d'importer part les mains vides, sans rien apporter de ce qui
6464

manque à ceux auprès de qui il compte se procurer les choses qui manquent à ses
concitoyens, il reviendra les mains vides, n'est-ce pas ?
– C'est mon avis.
– Il faut donc produire sur place non seulement les biens qui sont suffisants à son usage
propre, mais aussi des biens, en quantité et en qualité, [371a] destinés à ceux qui en ont
besoin.
– Il le faut, en effet.
– Il nous faut donc dans notre cité des laboureurs en plus grand nombre, et de même pour
les autres artisans.
– Un plus grand nombre, en effet.
– Il nous faut également d'autres personnes chargées de l'importation et de l'exportation
des biens. Ces agents sont des marchands, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Nous aurons donc besoin de marchands ?
– Assurément.
– Et si le commerce se fait par voie de mer, il nous faudra encore [371b] beaucoup d'autres
artisans, notamment ceux qui sont experts dans les activités maritimes . 6565

– Il en faudra un grand nombre.


– Mais alors ? Au sein de la cité elle-même, comment les citoyens s'échangeront-ils les biens
que chacun aura produits ? Car c'est bien dans ce but que nous avons fondé une cité, en
rendant possible leur association .6666

– C'est clair, dit-il, ils vendent et ils achètent.


– De là , l'instauration de la place publique et de la monnaie, symbole de l'échange .6767

– Assurément.
– Mais si le laboureur, ou quelque autre artisan, venu proposer [371c] au marché le produit
de son travail, ne se trouve pas là au même moment que ceux qui ont besoin de se procurer
sa marchandise, abandonnera-t-il son travail pour venir s'asseoir sur le marché ?
– Pas du tout, dit-il. Il y a des gens qui, voyant cette situation, organisent à leur profit cette
charge de service. Dans les cités correctement administrées, il s'agit le plus souvent de ceux
qui sont faibles physiquement et inaptes à exécuter un autre travail. La tâ che qui leur
convient est de rester au marché, [371d] d'acheter des marchandises contre un paiement
en argent à ceux qui ont besoin de les vendre, et de les revendre contre paiement en argent
à ceux qui ont besoin de se les procurer.
– Tel est donc, repris-je, la nécessité qui fait naître des commerçants dans notre cité. Nous
appelons bien commerçants ceux qui sont installés au marché, et qui se chargent de la
vente et de l'achat, alors que nous appelons marchands ceux qui se déplacent de cité en cité
?
– C'est exact.
– Il y a encore d'autres gens, je pense, chargés de fonctions de service, des gens [371e] dont
la valeur pour la société ne repose pas vraiment sur leurs qualités intellectuelles, mais
plutô t sur leur force physique, qui les rend aptes aux travaux pénibles. Ceux-là vendent
l'usage de leur force ; on les appelle salariés du fait, je pense, qu'ils appellent salaire le
6868

prix de leur effort, n'est-ce pas ?


– C'est exact.
– Ces salariés sont donc également, selon toute apparence, le complément de la cité.
– Il me semble.
– Dès lors, Adimante, la cité ne s'est-elle pas assez développée à nos yeux pour être achevée
?
– Peut-être.
– Alors, où donc se trouvera éventuellement en elle la justice ? Et l'injustice ? Et parmi tout
ce que nous avons scruté, de quoi en particulier chacune sera-t-elle concomitante ?
– Quant à moi, dit-il, [372a] je n'en ai pas idée, Socrate, à moins que ce ne soit dans quelque
usage de ces biens que font les hommes dans leurs relations entre eux.
– Il est possible, dis-je, que tu dises juste, il faut le considérer sans se laisser arrêter.
– Considérons en premier lieu de quelle manière vont vivre les gens qui se sont organisés
ainsi. Que vont-ils produire, si ce n'est du blé, du vin, des vêtements et des chaussures ? Ils
vont aussi construire des habitations et, durant l'été, la plupart exerceront leurs
occupations sans vêtements ni chaussures, mais l'hiver venu, ils seront vêtus [372b] et
chaussés comme il faut. Ils se nourriront de farines qu'ils auront préparées à partir de
6969

l'orge, ou encore du froment de blé, ils les feront griller, ou ils les pétriront, pour en faire de
belles galettes et des pains servis sur du chaume ou sur des feuilles bien propres. É tendus
sur des couches fleuries de smilax et de myrte, ils se régaleront, eux et leurs enfants, à
7070

boire du vin, la tête couronnée et chantant des hymnes de louange aux dieux. C'est ainsi
qu'ils vivront heureux, rassemblés les uns les autres, [372c] évitant une progéniture qui 7171

excéderait leurs ressources, pour se prémunir contre la misère et la guerre. »


Alors Glaucon prit la parole.
« C'est apparemment sans cuisine élaborée que tu fais banqueter ces gens-là .
– Tu as raison, dis-je, j'avais oublié qu'ils ont aussi des plats cuisinés ; mais, bien sû r, ils
auront du sel, des olives, du fromage, et ils feront cuire des oignons et des légumes, qui sont
le menu des gens qui vivent à la campagne. Nous leur servirons également des desserts
faits de figues, de pois chiches et de fèves, et ils feront griller des baies de myrte et des
glands, [372d] tout en buvant avec modération. Passant ainsi leur vie en paix et en bonne
santé, et mourant sans doute à un â ge avancé, ils transmettront la même vie à leurs
descendants. »
Il poursuivit :
« Si tu mets sur pied une cité de pourceaux, Socrate, dit-il, tu ne leur offrirais pas d'autre
pâ ture que celle-là ?
– Mais, répondis-je, que faut-il leur offrir, Glaucon ?
– Ce que veut la coutume, dit-il. Je pense qu'il faut leur procurer des couches pour qu'ils
s'étendent, si on veut éviter qu'ils soient inconfortables, et qu'ils prennent les repas [372e]
à table, et qu'ils aient les mêmes mets cuisinés et desserts qu'aujourd'hui.
– Très bien, dis-je, je comprends. Nous n'examinons pas seulement, semble-t-il, la cité telle
qu'elle se développe, mais une cité qui est parvenue au luxe , et sans doute n'est-il pas
7272

mauvais de le faire. C'est peut-être en effet en examinant une cité de ce genre que nous
pourrons saisir comment la justice et l'injustice prennent racine dans les cités à un moment
donné. Or, justement, la cité véritable me semble être celle que j'ai décrite, en tant qu'elle
constitue un état en santé. Mais si vous souhaitez que nous étudiions une cité gonflée
d'humeurs, rien ne l'interdit. Cela ne sera apparemment pas [373a] du goû t de certains,
pas plus que ce régime alimentaire ; ils se procureront des couches, des tables et du
mobilier supplémentaire ; et aussi des mets cuisinés, des parfums, des essences à brû ler,
des hétaïres , des friandises, et tout cela dans une grande variété de formes. Ce dont j'ai
7373

parlé en premier, on ne le mettra plus au rang des choses nécessaires, les maisons, les
manteaux et les chaussures, mais on va devoir inventer la peinture et l'ornementation, et se
procurer l'or, l'ivoire et toutes les matières de ce genre, n'est-ce pas ?
– Oui, [373b] dit-il.
– Il convient dès lors d'agrandir encore la cité. Car cette cité que nous avons décrite – la cité
saine – ne suffit plus ; il faut la remplir d'une multitude de gens, en la faisant croître du
7474

nombre de ceux qui ne concourent dans les cités à rien de nécessaire, comme par exemple
les chasseurs en tout genre, les imitateurs, c'est-à -dire le grand nombre de ceux qui
s'appliquent aux dessins et aux couleurs, et aussi la foule de ceux qui s'occupent de
musique, les poètes et ceux qui les entourent, les rhapsodes, les acteurs, les choreutes, les
entrepreneurs, les fabricants d'accessoires de toutes sortes, et notamment [373c] de ce qui
concerne la toilette des femmes. Nous aurons de fait besoin d'un plus grand nombre de
gens de service : ne crois-tu pas qu'il nous faudra des pédagogues, des nourrices, des
gouvernantes, des femmes de chambre, et aussi des coiffeurs et de fins cuisiniers et des
bouchers ? Ajoutons-y des porchers. Rien de cela ne se trouvait dans notre première cité,
car rien de cela ne nous manquait, alors que dans celle-ci, tout cela nous est nécessaire. Il
nous faudra encore des bestiaux de toute espèce pour ceux qui en mangent, n'est-ce pas ?
– Comment faire autrement ?
– [373d] Et donc nous aurons davantage besoin de médecins en suivant ce régime que
dans le régime précédent ?
– Davantage.
– Et le pays, lui qui suffisait jusqu'alors à nourrir ses habitants, il deviendra trop petit et il
ne suffira plus. Qu'en dis-tu ?
– Je suis d'accord.
– Dès lors ne faudra-t-il pas découper à notre usage une partie du territoire voisin, si nous
voulons avoir assez de terre à pâ turage et à labour, et eux, de leur cô té, ne découperont-ils
pas notre terre, s'ils ne résistent pas non plus à la possession illimitée de richesses,
7575

transgressant eux aussi [373e] la limite des biens nécessaires ?


– De toute nécessité, Socrate, dit-il.
– Nous nous ferons donc la guerre, c'est ce qui s'ensuit, Glaucon ? Comment pourrait-il en
être autrement ?
– Il en sera bien ainsi, dit-il.
– Mais nous ne pouvons pas vraiment aborder, repris-je, la question de savoir si la guerre
est néfaste ou bénéfique, mais seulement le point suivant : nous avons découvert l'origine
7676

de la guerre dans ce qui produit pour les cités les maux les plus grands, qu'ils soient privés
ou publics, chaque fois qu'ils y surviennent.
– Tout à fait.
– Il faut donc, mon ami, agrandir encore la cité, et pas d'un petit nombre, [374a] mais d'une
armée entière, qui puisse se mobiliser pour protéger tous les biens de la cité, et qui puisse
combattre les envahisseurs pour les biens dont je viens de parler.
– Mais quoi ? dit-il, ils n'en sont pas capables eux-mêmes ?
– Non, repris-je, si toi-même et nous tous sommes justement tombés d'accord, lorsque nous
avons façonné la cité ; nous avons en effet pratiquement reconnu, si tu t'en souviens, qu'il
est impossible qu'un seul accomplisse correctement tous les métiers.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, repris-je, [374b] le combat relié à la guerre ne te semble-t-il pas relever d'un art
particulier ?
7777

– Si, bien sû r.
– Faut-il donc accorder en quelque sorte plus d'importance à l'art du cordonnier qu'à l'art
de la guerre ?
– Pas du tout.
– Mais justement, nous avons interdit au cordonnier d'entreprendre en même temps le
métier de laboureur, de tisserand, de maçon ; qu'il s'en tienne au métier de cordonnier, afin
que le produit de la cordonnerie soit de qualité ; et à chacun des autres artisans, nous avons
de la même manière confié un seul métier, celui pour lequel il est naturellement doué et
auquel il veut se consacrer [374c] durant toute sa vie, à l'exclusion de tous les autres, en
profitant de toutes les occasions favorables pour parfaire son métier. Pour en revenir aux
métiers de la guerre, n'est-il pas de la plus haute importance qu'ils soient bien exercés ? Ou
alors ces métiers sont-ils si faciles que n'importe qui parmi les agriculteurs, les cordonniers
ou tout autre expert exerçant un métier puisse devenir en même temps un homme de
guerre ? Même un joueur de trictrac ou d'osselets ne peut devenir expert, à moins de s'y
être consacré depuis l'enfance et non pas en s'y adonnant à temps perdu. Suffit-il de
prendre un bouclier [374d] ou tout autre équipement dans l'arsenal des armes de guerre
pour devenir le jour même un hoplite ou un expert combattant dans quelque autre art
militaire en préparation de la guerre, alors que le seul fait de se munir des autres
instruments ne fera de personne un artisan ou un athlète, et l'instrument ne sera d'aucune
utilité à celui qui ne possède pas le savoir de chaque art, et qui ne s'est pas formé par un
entraînement adéquat ?
– Car autrement, dit-il, les instruments posséderaient une valeur considérable.
– Ainsi, repris-je, plus la fonction des gardiens [374e] est importante , plus le temps qu'on
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y consacre doit excéder celui qu'on consacre aux autres fonctions, et plus elle requiert une
expertise et un soin de la plus grande importance.
– C'est ce que je pense, dit-il.
– Ne faut-il pas aussi pour cette occupation des dispositions naturelles ?
– Si, bien sû r.
– C'est donc notre tâ che, semble-t-il, si du moins nous en sommes capables, de sélectionner
quelles dispositions naturelles , et quelle sorte de dispositions, sont requises pour la garde
7979

de la cité ?
– C'est bien notre tâ che.
– Par Zeus, dis-je, nous nous chargeons là d'une affaire qui n'est pas ordinaire. Il ne faut pas
s'en démettre pour autant, dans la mesure où nous en avons la force.
– [375a] Non, il ne le faut pas, dit-il.
– Penses-tu alors, repris-je, que le naturel d'un jeune chien de race diffère du naturel d'un
jeune homme bien né, quand il s'agit de la fonction de gardien ?
– Comment l'entends-tu ?
– Qu'il leur faut d'une certaine manière, à l'un et à l'autre, une vue perçante pour percevoir
l'ennemi et le pourchasser dès qu'il est découvert, et de la force pour le combattre aussi
quand il est à portée.
– Il leur faut en effet, dit-il, toutes ces qualités.
– Et aussi que chacun soit courageux, s'il doit bien combattre.
– Assurément.
– Mais un cheval, ou un chien ou un animal quelconque sera-t-il porté à être courageux s'il
n'est pas rempli d'une espèce d'ardeur , proche de la colère ? [375b] N'as-tu pas
8080
remarqué que la colère est indomptable et invincible, et qu'une â me imprégnée tout
8181

entière de colère demeure imperturbable devant tout et qu'elle ne saurait céder ?


– Je l'ai remarqué.
– Dès lors, les qualités requises du corps pour être gardien sont manifestes.
– Oui.
– Et pour ce qui est de l'â me, elles le sont également : le gardien doit être rempli de cette
ardeur proche de la colère.
– Oui, cela aussi.
– Mais Glaucon, repris-je, comment ne seront-ils pas féroces les uns à l'égard des autres et
envers les autres citoyens, doués qu'ils sont de pareils naturels ?
– Par Zeus, dit-il, ce n'est pas facile.
– Mais il faut pourtant qu'ils soient doux à l'égard [375c] des leurs, tout en étant hostiles
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à leurs ennemis. Sinon, ils n'attendront pas que d'autres les anéantissent, mais ils
prendront les devants pour le faire eux-mêmes.
– C'est vrai, dit-il.
– Mais alors, dis-je, que ferons-nous ? Où trouverons-nous un tempérament qui soit à la fois
doux et rempli d'une grande ardeur ? D'une certaine façon, l'ardeur impétueuse et le doux
naturel constituent des contraires.
– Il semble bien.
– Et pourtant, si le gardien est dépourvu de l'un ou de l'autre, il ne pourra être un bon
gardien. Or, qu'il soit pourvu des deux semble de l'ordre de l'impossible, et dès lors [375d]
il s'ensuit qu'il est impossible de trouver un bon gardien.
– Il y a des chances, dit-il. »
Alors j'éprouvai de mon cô té un sentiment de perplexité et, ayant passé en revue ce que
nous venions de dire, je poursuivis :
« C'est à juste titre, mon ami, que nous sommes perplexes, car nous avons laissé de cô té
l'analogie que nous avions proposée.
8383

– Que veux-tu dire ?


– Nous n'avons pas réfléchi au fait qu'il existe des naturels d'un genre que nous aurions
pensé impossible, des naturels qui intègrent ces contraires.
– Où donc ?
– On peut les observer chez d'autres animaux, mais surtout chez celui que nous comparions
au gardien. [375e] Tu sais sans doute que pour les chiens de bonne race , c'est là le
8484

caractère qu'ils possèdent naturellement : pour les gens de la maison et pour les
connaissances, ils sont aussi doux que possible, alors que pour les inconnus, c'est tout le
contraire.
– Je le sais, bien sû r.
– C'est donc possible, dis-je, et nous ne cherchons pas quelque chose qui ne soit pas naturel
en cherchant un gardien de ce genre.
– Il ne semble pas.
– Dès lors, ne crois-tu pas qu'il manque encore quelque chose à celui qui doit devenir
gardien, à savoir de posséder, outre l'ardeur impétueuse, un naturel philosophe ? 8585

– Comment cela ? dit-il, je [376a] ne comprends pas.


– Cela aussi, dis-je, tu l'observeras chez les chiens, et c'est quelque chose qui est digne
d'admiration chez un animal.
– De quoi s'agit-il ?
– C'est que le chien se met à grogner dès qu'il voit un inconnu, et pourtant il n'en a reçu
aucun mal avant. S'il voit au contraire un homme qu'il connaît, il se montre affectueux,
même s'il n'en a jamais reçu auparavant aucun bienfait. Est-ce que cela ne t'a jamais étonné
?
– Jusqu'à présent, dit-il, je n'y ai pas vraiment porté attention, mais il est clair que c'est là ce
qu'il fait.
– Mais en cela, il révèle une sensibilité naturelle d'une certaine finesse [376b] et
authentiquement philosophe.
– Comment cela ?
– C'est que, dis-je, il ne distingue une figure amie d'une figure ennemie par nul autre moyen
que celui de reconnaître la première et de ne pas connaître l'autre. Or, comment ne
s'agirait-il pas de quelqu'un de rempli du désir de connaître , celui qui par la connaissance
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et par l'ignorance peut distinguer le prochain de l'étranger ?


– Il ne saurait en être autrement, dit-il.
– Eh bien, justement, dis-je, être rempli du désir de connaître et être philosophe, n'est-ce
pas la même chose ?
– C'est la même chose, en effet, dit-il.
– Poserons-nous donc aussi sans hésiter que l'homme aussi , s'il veut être doux envers ses
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proches et ses connaissances [376c], doit être naturellement philosophe et rempli du désir
de connaître ?
– Nous le poserons, dit-il.
– Donc philosophe, rempli d'ardeur impétueuse, prompt et fort, voilà ce que sera pour nous
le naturel de celui qui veut devenir l'excellent et valeureux gardien de la cité.
8888

– Oui, absolument, dit-il.


– Celui-là , voilà ce qui le constitue. Mais de quelle manière seront élevés chez nous ces
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gardiens et comment seront-ils formés ? Et pour nous, examiner ce point est-il une sorte de
travail préliminaire [376d] pour saisir le but ultime de toutes nos recherches : comment la
justice et l'injustice adviennent dans la cité ? Il le faut pour ne pas laisser s'échapper un
argument pertinent, ou alors pour éviter que nous nous dispersions. »
Alors le frère de Glaucon prit la parole :
« Oui, pour ma part, dit-il, je suis tout à fait d'avis que cela sera un travail préliminaire pour
le but de notre recherche.
– Par Zeus, mon ami Adimante, dis-je, il ne faut pas y renoncer, même s'il doit s'agir de
quelque chose de plus long.
– Il ne faut pas.
– Eh bien, faisons comme si nous allions fabuler en racontant une histoire et en prenant
notre temps pour ce faire, et formons donc [376e] ces hommes en discourant à leur
propos.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Quelle sera donc leur formation ? Il est certes difficile, n'est-ce pas, d'en trouver une qui
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soit meilleure que celle qui a été inventée au cours des â ges ? L'art de la gymnastique existe
en effet pour les corps, et l'art de la musique pour l'â me .
9191

– Oui, c'est cela.


– Ne commencerons-nous pas d'abord à assurer cette formation par la musique plutô t que
par la gymnastique ?
– Assurément.
– Admets-tu que l'art de la musique comporte des discours, ou ne l'admets-tu pas ?
– Je l'admets.
– Il existe, n'est-ce pas, deux espèces de discours, l'un étant le discours vrai, l'autre le
discours faux ?
– Oui.
– Il convient de former [377a] à l'aide des deux, mais d'abord à l'aide des discours faux . 9292

– Je ne comprends pas, dit-il, ce que tu veux dire.


– Tu ne comprends pas, dis-je, que nous commençons par raconter des histoires aux
enfants ? Ce faisant, il ne s'agit en quelque sorte, pour le dire d'un trait, que d'un discours
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faux, même s'il s'y trouve du vrai. Pour commencer, en effet, on a recours à des histoires à
l'intention des enfants, avant même d'avoir recours aux exercices du gymnase.
– C'est vrai.
– Voilà pourquoi je disais qu'il faut d'abord s'attacher à la musique avant la gymnastique.
– C'est juste, dit-il.
– Or, tu sais bien qu'en toute tâ che, la chose la plus importante est le commencement et 9494

en particulier pour tout ce qui est jeune et tendre ? [377b] C'est en effet principalement
durant cette période que le jeune se façonne et que l'empreinte dont on souhaite le
9595

marquer peut être gravée.


– Oui, absolument.
– Dès lors, laisserons-nous aussi facilement les enfants écouter les premières histoires sur
lesquelles ils tombent, échafaudées par les premiers venus, et accueillir dans leur â me des
opinions qui sont pour la plupart contraires à celles qu'ils devraient avoir selon nous, une
fois adultes ?
– Nous ne le permettrons d'aucune manière.
– Il nous faut donc commencer, semble-t-il, par contrô ler les fabricateurs d'histoires . 9696

[377c] Lorsqu'ils en fabriquent de bonnes, il faut les retenir, et celles qui ne le sont pas, il
faut les rejeter. Nous exhorterons ensuite les nourrices et les mères à raconter aux enfants
les histoires que nous aurons choisies et à façonner leur â me avec ces histoires, bien plus
qu'elles ne modèlent leurs corps quand elles les ont entre leurs mains. Quant aux
9797

histoires qu'elles racontent à présent, la plupart devraient être abandonnées.


– Lesquelles ? demanda-t-il.
– C'est en considérant, dis-je, les récits majeurs que nous verrons également comment
9898

aborder ceux qui sont mineurs, car il faut que tous les récits, des plus grands aux plus
petits, soient marqués de la même empreinte et produisent le même effet, [377d] n'est-ce
pas ton avis ?
– Si, c'est ce que je pense, dit-il, mais je ne vois pas de quels récits majeurs tu parles.
– Ce sont les histoires, répondis-je, que Hésiode et Homère nous ont racontées l'un et
l'autre, et les autres poètes aussi. Ce sont eux, en effet, qui ont raconté aux hommes ces
histoires fictives qu'ils ont composées et qu'ils continuent de raconter.
– Quelles sont donc ces histoires, dit-il, et que trouves-tu à leur reprocher ?
– Ce qu'il faut, dis-je, d'abord et par-dessus tout leur reprocher, c'est-à -dire le fait que l'on y
mente d'une manière qui ne convient pas.
– [377e] De quoi s'agit-il ?
– Lorsqu'on représente mal dans leur discours ce que sont les dieux et les héros, comme
lorsqu'un dessinateur dessine des choses qui ne ressemblent aucunement à ce à quoi il
souhaitait les faire ressembler en les dessinant.
– On a raison, dit-il, de blâ mer de telles représentations, mais comment l'entendons-nous et
de quelles représentations parlons-nous ?
– Pour commencer, repris-je, c'est bien le mensonge le plus considérable que le mensonge
de celui qui, parlant des êtres les plus élevés, s'exprime fallacieusement de manière
inappropriée, en rapportant comment Ouranos a commis les actes que Hésiode lui
9999

attribue, et comment Cronos à son tour se serait vengé. [378a] Quant aux actes accomplis
par Cronos et à ce qu'il subit de la part de son fils, même si c'était vrai, je ne croirais pas
qu'il convienne de les raconter à la légère à ceux qui sont dépourvus de jugement et qui
sont jeunes. Je crois qu'il vaut mieux les passer sous silence et, s'il devient nécessaire
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d'en parler, de les divulguer au plus petit nombre et en gardant le secret, après avoir offert
en sacrifice, à la place d'un porc, quelque victime de choix difficile à trouver, de manière
que le moins de gens possible aient l'occasion de les entendre.
– Oui, en effet, dit-il, ces récits-là sont choquants.
– Et il ne convient pas, Adimante, de les raconter [378b] dans notre cité , pas plus qu'il ne
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convient de dire à un jeune auditeur qu'en commettant les crimes les plus graves, il ne fait
rien qui puisse scandaliser, et qu'en malmenant de toutes les façons un père lui-même
injuste , il ne fait que se conformer à l'exemple des premiers et des plus grands dieux.
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– Non, par Zeus, dit-il, à moi non plus, cela ne me semble pas des choses appropriées à dire.
– Il ne faut pas raconter non plus, repris-je, absolument pas, que les dieux font la guerre aux
dieux , qu'ils se tendent des pièges, qu'ils se battent – rien de cela en effet n'est vrai –
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[378c] si nous voulons que les futurs gardiens de la cité considèrent comme le déshonneur
le plus grand de se traiter mutuellement d'ennemis à la légère. Ces histoires de combats de
géants , et toutes ces querelles de toutes sortes, qui conduisent des dieux et des héros à
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affronter leurs proches et ceux de leur entourage, qu'on évite de les raconter et de les
représenter en peinture. Si nous voulons au contraire les persuader que jamais un citoyen
n'a considéré un autre citoyen comme son ennemi, et que cela serait chose impie, alors que
telles soient les histoires que les vieux et les vieilles [378d] doivent rapidement préférer
pour les enfants. Une fois qu'ils seront devenus adultes, que les poètes continuent de
composer pour eux des récits fidèles à ces paroles. Mais de raconter que Héra a été
enchaînée par son fils, que Héphaïstos a été jeté dans un précipice par son père parce
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qu'il avait voulu protéger sa mère assaillie de coups, et tous ces combats de dieux que
Homère a mis dans ses poèmes, cela, il ne faut pas l'admettre dans la cité, que ces poèmes
aient été composés ou non avec une intention allégorique . Car un jeune n'est pas en
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mesure de discerner une intention allégorique de ce qui n'en possède pas, et ce qu'il
ressent à son â ge, en formant ses opinions, a tendance à devenir ineffaçable [378e] et
immuable. C'est sans doute la raison pour laquelle il convient par-dessus tout de composer
les premières histoires qu'ils entendent comme des récits superbement racontés en vue de
les disposer à la vertu.
– Cela est raisonnable, dit-il, mais si on nous demandait encore ce que nous entendons par
là et quels sont ces récits , que dirions-nous ? »
107107

Je lui répondis :
« Adimante, dans la situation présente, nous ne sommes pas poètes, ni toi ni moi, [379a]
mais fondateurs de cité . Aux fondateurs il revient de connaître les modèles suivant
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lesquels les poètes doivent composer leurs récits ; s'ils s'écartent de ces modèles en
composant, il ne faut pas les laisser faire, mais il n'appartient pas aux fondateurs de
composer eux-mêmes les récits.
– C'est juste, dit-il. Mais pour ce qui concerne cette question, les modèles à suivre pour les
discours sur les dieux , quels seraient-ils ?
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– Ils seraient à peu près les suivants, dis-je. Il faut toujours représenter le dieu tel qu'il
est , qu'on le présente dans une composition épique, dans des vers lyriques ou dans une
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tragédie.
– Il le faut, en effet.
– Par conséquent, le dieu est réellement bon [379b], et c'est ainsi qu'il faut en parler ?
112112

– Sans doute.
– Mais rien de ce qui est bon n'est nuisible, n'est-ce pas ?
– C'est mon avis.
– Or, ce qui n'est pas nuisible nuit-il ?
– En aucune manière.
– Mais ce qui ne nuit pas fait-il du mal ?
– Cela n'en fait pas.
– Ce qui ne produit aucun mal ne saurait être non plus la cause d'aucun mal ? 113113

– Comment, en effet ?
– Mais quoi, ce qui est bon est-il bienfaisant ?
– Oui.
– C'est donc la cause de ce qui se fait de bien ?
– Oui.
– Donc, le bien n'est pas la cause de toute chose, mais il est la cause des choses qui sont
bonnes, il n'est pas la cause des maux.
– Absolument, [379c] dit-il.
– Par conséquent, repris-je, le dieu, puisqu'il est bon, ne serait pas non plus – comme la
plupart des gens le disent – la cause de tout, mais il n'est la cause que d'un petit nombre de
choses qui adviennent aux êtres humains, et de la plus grande part, il n'en est pas la cause.
Car pour nous, les biens sont en nombre beaucoup plus restreint que les maux : pour les
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biens, il ne faut chercher aucune autre cause que lui, mais pour les maux, il faut en chercher
d'autres causes et ne pas en rendre le dieu responsable.
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– Tu me sembles dire des choses tout à fait vraies, dit-il.


– Dès lors, repris-je, il ne faut pas accepter de la part d'Homère , ni d'un autre poète, qu'il
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commette au sujet des dieux l'erreur suivante, [379d] erreur qu'il exprime absurdement :
Deux jarres sont disposées sur le seuil de Zeus
remplies de sorts, l'une de sorts heureux, l'autre de sorts malheureux.
« Et celui à qui Zeus donne un mélange de l'une et de l'autre
tantô t, il se trouve en présence du mal, tantô t il se trouve en présence du bien
« mais celui qui ne reçoit que la deuxième jarre, sans mélange
la faim mauvaise le poursuit sur la terre divine.
« [379e] Et en ajoutant que
Zeus est pour nous le dispensateur qui alloue les sorts heureux et malheureux.
« De même pour la violation des serments et des trêves, dont Pandaros s'est rendu
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coupable, si quelqu'un affirme qu'il l'a commise sous l'emprise d'Athéna ou de Zeus, nous
ne l'approuverons pas, pas plus que si on impute à Thémis et à Zeus la [380a] querelle et le
jugement des déesses . Il ne sera pas non plus permis que les jeunes écoutent des choses
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comme celles qu'Eschyle raconte quand il dit que


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un dieu implante chez les mortels la responsabilité coupable


quand il veut détruire entièrement leur demeure.
« Et si quelqu'un présente dans ses poèmes, ceux qui contiennent ces vers iambiques, les
épreuves de Niobé, ou encore les épreuves des Pélopides, ou celles de Troie ou quelque
autre sujet semblable, il ne lui sera pas loisible de les représenter comme l'œuvre du dieu,
ou s'il les attribue au dieu, il doit en proposer une explication qui se rapprocherait du
discours [380b] que nous recherchons dans le moment. Il doit affirmer, d'une part, que le
dieu est l'auteur d'œuvres justes et bonnes et, d'autre part, que ceux qui ont été châ tiés en
ont tiré un bienfait. Quant à dire que ceux à qui on a rendu justice sont misérables et que le
dieu a été cause de ce châ timent , il ne sera pas loisible au poète de le faire. Si le poète dit
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au contraire que les méchants, du fait qu'ils sont misérables, méritaient leur châ timent et
qu'ils ont bénéficié de la punition infligée par le dieu, il faut leur permettre de le faire.
Affirmer que le dieu, dans sa bonté, est responsable des malheurs de quelqu'un, cela, nous
devrons nous y opposer par tous les moyens, comme nous nous opposerons à ce que
quelqu'un tienne de tels propos, ou y prête l'oreille, dans sa cité, si celle-ci doit être régie
par une bonne législation. Qu'il s'agisse des plus jeunes [380c] comme des plus vieux, qu'il
s'agisse de récits composés en mètres ou de récits sans métrique, il faut s'y opposer, car
celui qui raconterait de telles paroles ne dirait pas des choses saintes, il s'agirait de paroles
qui sont vaines pour nous et sans aucune cohérence d'ensemble.
– Je serai donc de ton cô té pour voter cette loi, dit-il, elle me plaît.
– Cette loi sera donc, repris-je, la première des lois relatives aux dieux et le premier des
modèles auxquels on devra se conformer, tant les conteurs dans leurs récits que les poètes
dans leurs poèmes : que le dieu n'est pas la cause de toute chose, mais seulement des biens.
– Cela est tout à fait satisfaisant, dit-il.
– Que sera [380d] dès lors la deuxième loi ? Crois-tu que le dieu soit un magicien capable,
en vertu d'une sorte de stratégie délibérée, de nous apparaître ici et là sous des figures
diverses , tantô t en se produisant lui-même par la transformation de son être propre en
121121

plusieurs formes, tantô t en nous trompant par la production autour de lui de semblants de
ce genre ? N'est-il pas plutô t simple et, de tous les êtres, le moins capable de se détacher de
sa figure propre ?
– Je ne suis pas capable, dit-il, de te répondre pour l'instant.
– Mais qu'en est-il du point suivant ? N'est-il pas nécessaire, si toutefois un être peut sortir
de sa propre forme, soit qu'il se métamorphose lui-même de sa propre initiative, soit qu'il
soit transformé [380e] par un autre ?
– Il le faut.
– Or, les choses les meilleures ne sont-elles pas celles qui sont le moins susceptibles d'être
altérées et mises en mouvement par autre chose qu'elles-mêmes ? Par exemple, le corps
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le plus sain et le plus vigoureux n'est-il pas celui qui sera le moins altéré par les nourritures
et les boissons, par les efforts, et de même pour toute plante, celle qui sera la moins altérée
par la chaleur du soleil, les vents et les autres phénomènes qui l'affectent ? [381a]
– Nécessairement.
– Et dans le cas de l'â me, n'est-ce pas la plus courageuse et la plus réfléchie qui sera la 123123

moins troublée et la moins altérée par les épreuves de l'extérieur ?


– Oui.
– Et il en irait sans doute ainsi de tous les objets fabriqués, mobilier, constructions,
vêtements : selon le même principe, ceux qui sont bien fabriqués et en bon état sont ceux
qui sont le moins sujets à l'altération du temps et des autres facteurs susceptibles de les
détériorer.
– C'est bien le cas.
– Dès lors, tout être bien constitué, que ce soit par nature, en vertu [381b] de l'art, ou pour
ces deux raisons à la fois, sera le moins susceptible de subir un changement causé par un
autre.
– Il semble bien.
– Et pourtant, le dieu, tout comme les choses qui concernent le dieu, est absolument parfait.
– Nécessairement.
– Et alors, pour cette raison, le dieu est le moins susceptible de recevoir plusieurs formes.
– Le moins susceptible, assurément.
– Mais ne peut-il se changer et s'altérer lui-même ?
– De toute évidence, dit-il, si toutefois il s'altère.
– Se change-t-il alors en mieux et en plus beau, ou en pire et en plus laid ?
– Si vraiment il s'altère, dit-il, c'est nécessairement dans le sens du pire. [381c] Nous avons
affirmé, en effet, qu'il ne manque au dieu, pour ainsi dire, ni beauté ni vertu.
– Tu dis tout à fait juste, dis-je. Et s'il en est ainsi, penses-tu quant à toi, Adimante, qu'un
être quel qu'il soit, dieu ou homme, puisse lui-même se rendre pire à dessein ? 124124

– C'est impossible, dit-il.


– Il est donc impossible, dis-je, même pour un dieu , de vouloir s'altérer lui-même, mais il
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semble au contraire que chacun des dieux, parce qu'il est le plus beau et le meilleur
possible, demeure dans sa forme propre éternellement et absolument.
– Il me semble, dit-il, que cela est tout à fait nécessaire.
– Alors, excellent homme, [381d] repris-je, qu'aucun poète ne vienne nous dire que
les dieux, prenant l'apparence d'étrangers venus de lieux divers,
déguisés de toutes sortes de manières, parcourent les villes 126126

« et qu'aucun ne vienne, avec ses racontars sur Protée et Thétis, nous présenter dans des
tragédies ni d'autres formes de poèmes Héra transformée en prêtresse qui mendie 127127

pour les enfants bienfaisants du fleuve argien Inachos


« et [381e] qu'on ne vienne pas nous raconter les nombreux autres mensonges du même
genre. Que de leur cô té les mères, influencées par ces poètes, n'aillent pas terroriser les
enfants, en leur racontant des histoires leur faisant croire que certains dieux errent dans la
nuit, camouflés sous les traits d'étrangers nombreux et de tout acabit. Elles éviteront ainsi,
en même temps, de blasphémer contre les dieux et de rendre leurs enfants plus peureux.
– Qu'elles s'en gardent, en effet !
– Mais, repris-je, les dieux eux-mêmes , tout en n'étant pas en mesure de se transformer,
128128

peuvent-ils nous faire croire qu'ils apparaissent sous ces formes diverses en ayant recours
à des stratagèmes trompeurs ou comme par enchantement ?
– Peut-être, dit-il.
– Mais quoi, répliquai-je, [382a] un dieu consentirait-il à mentir, en paroles ou en action,
pour nous présenter une fantasmagorie ?
– Je ne sais pas, dit-il.
– Tu ne sais pas, dis-je, que le mensonge véritable , si on peut s'exprimer de la sorte, tous
129129

les dieux et tous les hommes le haïssent ?


– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire, répondis-je, que personne ne consent de son plein gré à être trompé dans ce
qui constitue la partie souveraine de soi-même et concernant les choses qui sont
130130

souveraines, mais qu'au contraire on craint pardessus tout d'y introduire le mensonge.
– Je ne saisis pas mieux, dit-il.
– C'est parce que tu crois, dis-je, [382b] que je formule quelque chose de sublime . Je dis
131131

simplement que, s'agissant des êtres réels, ce que chacun accepte le moins, c'est d'être
trompé et de demeurer trompé en son â me, d'être privé de connaissance et par là de
posséder et de conserver la fausseté, voilà ce que tous haïssent absolument en pareille
situation.
– Et de beaucoup, dit-il.
– Eh bien, justement, ce dont je parlais à l'instant, voilà ce qu'on désignerait tout à fait
correctement du nom de mensonge véritable, c'est-à -dire l'ignorance en son â me de celui
qu'on a trompé. Parce que le mensonge dans les paroles n'est qu'une certaine imitation
d'une affection de l'â me, [382c] un simulacre qui se produit par la suite, ce n'est pas un
132132

mensonge sans mélange. N'en est-il pas ainsi ?


– Oui, tout à fait.
– Ainsi donc, le mensonge réel est haï non seulement des dieux, mais des hommes.
133133

– Il me semble.
– Mais qu'en est-il du mensonge en paroles ? Quand et à qui est-il assez utile pour ne plus
mériter qu'on le haïsse ? N'est-ce pas à l'égard des ennemis et de ceux qui comptent parmi
nos amis, dans le cas où la folie ou quelque manque de jugement leur fait entreprendre
quelque chose de mauvais ? Le mensonge ne devient-il pas alors une sorte de remède utile,
capable de les en détourner ? Et pour la composition de ces histoires dont [382d] nous
parlions tout à l'heure, quand du fait de notre ignorance des circonstances véridiques
entourant les choses du passé, nous assimilons le plus possible le mensonge au réel, ne
rendons-nous pas de cette manière le mensonge utile ?
– Si, dit-il, c'est bien le cas.
– Mais en vertu de laquelle de ces raisons le mensonge serait-il utile à un dieu ? Est-ce
l'ignorance des choses du passé qui le ferait recourir au mensonge en l'assimilant au vrai ?
– Ce serait vraiment ridicule, dit-il.
– Il ne saurait donc se trouver dans un dieu rien d'un poète menteur.
– Il ne me semble pas.
– Mais en viendrait-il à mentir [382e] par crainte de ses ennemis ?
– Loin de là .
– Serait-ce alors en raison du manque de jugement ou de la folie de ses proches ?
– Mais personne n'est ami d'un dieu chez les imbéciles et les fous.
134134

– Il n'y a donc pas de raison pour qu'un dieu soit menteur.


– Il n'y en a pas.
– Ainsi donc le démonique tout comme le divin est absolument étranger au mensonge.
135135
– Oui, absolument, dit-il.
– Le dieu est donc absolument simple, et véridique en actes et en paroles, et il ne se change
pas lui-même, pas plus qu'il ne trompe les autres, ni par des illusions, ni par des paroles, ni
par l'envoi de signes, que ce soit à l'état de veille ou en rêve.
– [383a] Oui, c'est bien mon avis, et c'est ce qui me semble en t'entendant parler.
– Tu m'accordes donc, repris-je, que le second modèle auquel doivent se conformer le
langage et la composition au sujet des dieux, c'est que les dieux ne sont pas des magiciens
qui se transforment, et qu'ils ne nous égarent pas par des mensonges en paroles ou en
action.
– Je suis bien d'accord.
– Ainsi donc, tout en faisant l'éloge de nombreuses choses chez Homère, il y en a une que
nous n'approuverons pas, c'est le message envoyé en rêve par Zeus à Agamemnon. Nous
136136

ne ferons pas non plus l'éloge d'Eschyle, quand Thétis dit qu'Apollon [383b] chantant lors
de ses noces
célébrait ses heureuses naissances
et des vies exemptes de maladies et longues
après avoir proclamé tout cela, sur mon destin aimé des dieux
il entonna un péan, me redonnant courage.
Et moi qui espérais que la bouche divine de Phoibos soit sans mensonge,
source vive de l'art divinatoire.
Or ce dieu, qui chantait lui-même des hymnes, qui siégeait lui-même au banquet,
qui lui-même avait clamé ces choses, c'est lui-même le meurtrier
de mon enfant à moi 137137
.
« [383c] Quand donc quelqu'un dira pareilles choses au sujet des dieux, nous sévirons et
nous ne lui accorderons pas de chœur , et nous ne le tolérerons pas non plus des maîtres
138138

responsables de la formation des jeunes, si nos gardiens doivent devenir respectueux des
dieux et divins eux-mêmes , pour autant qu'il soit possible à un homme de le devenir.
139139

– Pour ma part, dit-il, je m'accorde entièrement avec ces modèles et j'y aurai recours
comme s'il s'agissait de lois. »
Livre III

[386a]
« Voilà donc, repris-je, pour ce qui concerne les dieux, le genre de choses que nos gardiens 11

devront et ne devront pas entendre, dès leur enfance, s'ils doivent vénérer les dieux et
leurs parents, et s'ils veulent donner une réelle valeur à leur amitié mutuelle.
– Et je pense, dit-il, que notre position est juste.
– Mais que faut-il faire s'ils doivent aussi être courageux ? Ne faut-il pas non seulement leur
adresser ces récits, mais en composer qui soient susceptibles de leur faire craindre la mort
le moins possible ? [386b] Ou alors crois-tu qu'on puisse devenir courageux tout en
conservant au-dedans de soi-même cette terreur ?
– Par Zeus, dit-il, moi je ne le crois pas.
– Mais alors ? Quand on croit à l'existence de l'Hadès et qu'on pense qu'il s'agit de quelque
22

chose de terrible, crois-tu qu'on puisse être dépourvu de crainte devant la mort et, dans les
combats, la préférer à la défaite et à l'esclavage ?
– En aucune manière.
– Il faut donc apparemment que nous exercions un contrô le sur ceux qui entreprennent de
composer sur ces sujets mythiques et que nous les priions de ne pas dénigrer de la sorte les
choses de l'Hadès en les décrivant sans nuance, mais plutô t d'en faire l'éloge, compte tenu
du fait qu'ils n'en parlent pas [386c] de manière véridique et que leurs histoires ne sont
d'aucune utilité à ceux qui s'apprêtent à devenir des hommes de guerre.
– Il le faut assurément, dit-il.
– Nous effacerons donc, dis-je, en commençant par ce morceau épique, tous les passages du
genre de celui-ci :
Je préférerais être un assistant aux labours, au service d'un autre homme,
fû t-il dépourvu de terre et menant une existence de rien,
que de commander à tous les morts qui ont péri 33

« et celui-ci : [386d]
<Il craignait> qu'apparaisse aux mortels et aux immortels la demeure
épouvantable, remplie de ténèbres, celle qu'ont en horreur même les dieux 44

« et encore :
Hélas ! il existe encore dans les demeures de l'Hadès
une espèce d'â me, un simulacre,
mais lui font défaut absolument
les forces vitales 55
« et celui-ci :
à lui seul appartient le sens et la raison, les autres sont des ombres qui s'envolent 66

« et :
l'â me prenant son vol en quittant ses membres surgit chez Hadès
lamentant son destin, abandonnant virilité et jeunesse 77

« [387a] et celui-ci :
l'â me souterraine, pareille à une fumée,
s'en est allée en poussant des cris perçants 88

« et :
… comme lorsque des chauves-souris au fond d'un antre sacré
voltigent avec des cris perçants, quand l'une d'elles est tombée
de la grappe suspendue au rocher, où elles s'attachent les unes aux autres,
ainsi elles s'en allaient ensemble en poussant des cris perçants .
99

« [387b] Pour ces passages, et tous ceux du même genre, nous prierons Homère et les
autres poètes de ne pas s'irriter que nous les raturions. Non pas parce que ces passages ne
seraient pas poétiques et agréables aux oreilles du grand nombre, mais parce que plus ils
sont poétiques , moins ils conviennent aux oreilles des enfants et des hommes qui doivent
1010

être libres et redouter l'esclavage plus que la mort.


1111

– Absolument.
– Il nous faut donc également mettre de cô té tous ces noms, noms terrifiants et effrayants,
qui entourent ces choses – Cocyte, Styx , [387c] mâ nes, spectres , et tous les noms de ce
1212 1313

type – qui, lorsqu'on les prononce, font frissonner comme on l'imagine tous ceux qui les
entendent. Peut-être ces expressions seraient-elles bienvenues dans un autre contexte,
mais nous craignons pour nos gardiens qu'ils ne deviennent plus nerveux et plus fragiles 1414

qu'il ne convient.
– Et nous avons raison de le redouter, dit-il.
– Il faut donc retrancher ces expressions ?
– Oui.
– Et faire usage dans le langage d'un type d'expressions contraire, et pareillement dans
1515

les compositions ?
– É videmment.
– Nous enlèverons donc également les plaintes [387d] et les lamentations des personnages
célèbres ?
– Il le faut, dit-il, ne serait-ce que par souci de cohérence avec nos positions antérieures.
– Examine donc, repris-je, si nous avons raison de les enlever ou non. Nous affirmons bien
que l'homme sage ne considérera pas le fait de mourir comme une chose terrible pour
1616

quelqu'un de sage, même si celui-ci est son compagnon . 1717

– Nous l'affirmons, en effet.


– Il ne se lamentera donc pas sur lui-même, comme s'il subissait une terrible épreuve.
– Non, certes.
– Mais nous admettons aussi que s'il existe un homme tel qu'il se suffise pleinement lui-
même pour bien vivre, et qu'à la différence [387e] des autres il ait le moins besoin
1818

d'autrui, c'est bien cet homme sage.


– C'est vrai, dit-il.
– Le fait d'être privé d'un fils, d'un frère, ou de richesses, ou de quelque autre bien de ce
genre sera pour lui, moins que pour tout autre, une chose terrible.
– Moins que pour tout autre, en effet.
– Il se lamentera moins que tout autre et, s'il doit affronter une situation malheureuse, il le
supportera le plus sereinement du monde.
– Tout à fait.
– Ainsi, nous aurons raison de supprimer pour les hommes renommés les lamentations
funèbres ; nous les confierons plutô t aux femmes, mais non à celles qui sont des femmes de
valeur , et [388a] aussi à ceux des hommes qui sont médiocres, de manière à dissuader de
1919

les imiter ceux que nous prétendons élever pour la garde du pays.
– Nous aurons raison, dit-il.
– Une fois de plus, nous prierons Homère et les autres poètes de ne pas représenter Achille,
fils d'une déesse,
étendu tantô t sur le cô té, tantô t au contraire sur le dos,
tantô t sur le ventre, puis debout et errant,
en proie à l'agitation,
sur le rivage de la mer stérile 2020

[388b] « ni
prenant de ses deux mains la noire poussière
et la répandant sur sa tête 2121

« ni pleurant et gémissant, dans toutes les situations où ce poète l'a représenté, ni Priam
proche des dieux par la naissance, se répandant en prières
et se roulant dans la fange,
et appelant chacun de ses hommes par leur nom . 2222

« Nous insisterons encore davantage pour que ces poètes ne représentent pas les dieux en
lamentations et clamant :
[388c] Hélas ! Malheureuse que je suis, hélas ! j'ai donné naissance à un héros d'exception .
2323

« Et s'ils le font pour certains dieux, qu'ils n'aient pas l'impudence de représenter le plus
grand des dieux de manière si peu vraisemblable qu'il puisse dire :
Hélas ! c'est un homme qui m'est cher que je vois de mes yeux
poursuivi autour de la citadelle, et mon cœur en est affligé . 2424

« Et :
Aïe ! aïe ! Malheur, que Sarpédon, lui que j'aime le plus parmi les hommes,
[388d] son destin soit de succomber sous les coups de Patrocle, fils de Ménœtios .
2525

« Si en effet, mon cher Adimante, nos jeunes gens prenaient au sérieux de telles histoires au
lieu de s'en moquer comme de propos indignes des dieux, on croirait difficilement que l'un
d'eux, parce qu'il est un homme, s'en trouverait indigne, et qu'il s'adresserait des reproches
pour le cas où quelque chose de cette manière de s'exprimer ou de se comporter lui
échapperait. Au contraire, sans honte et sans courage, devant la moindre épreuve il
multiplierait les plaintes funèbres et les lamentations.
– [388e] Tout à fait vrai, dit-il.
– Or cela, il ne le faut pas, comme la discussion à l'instant nous l'a fait comprendre.
Demeurons-en convaincus, jusqu'à ce qu'on nous persuade par une discussion meilleure.
– Non, en effet, il ne le faut pas.
– Il ne faut pas non plus qu'ils soient portés à rire . Car, il faut insister là -dessus, lorsqu'on
2626

s'abandonne à un rire violent, la modification que ce rire provoque sera elle aussi violente.
– C'est ce qui me semble, dit-il.
– Il sera donc inacceptable de représenter des hommes de grande valeur incapables de
résister au rire, [389a] et encore moins s'il s'agit de dieux.
– Encore moins, certainement, dit-il.
– Dès lors, nous n'accepterons pas qu'Homère tienne au sujet des dieux des propos comme
les suivants :
Mais un rire irrépressible se déclencha parmi les dieux bienheureux
quand ils aperçurent Héphaïstos s'agitant dans la salle .
2727

« Si on suit ton raisonnement, il est impossible d'accepter cela.


– Si tu tiens, dit-il, à en faire ma position ! En tout cas, c'est en effet [389b] inacceptable.
– Mais il faut aussi accorder beaucoup d'importance à la vérité. Car si nous avons eu raison
de parler comme nous l'avons fait tout à l'heure, et si réellement le mensonge n'est
d'aucune utilité pour les dieux et qu'il est par contre utile aux hommes à la manière d'une
2828

espèce de drogue, il est évident que le recours à cette drogue doit être confié aux médecins,
et que les profanes ne doivent pas y toucher.
2929

– C'est évident, dit-il.


– C'est donc à ceux qui gouvernent la cité, si vraiment on doit l'accorder à certains, que
revient la possibilité de mentir, que ce soit à l'égard des ennemis, ou à l'égard des citoyens
quand il s'agit de l'intérêt de la cité. Pour tous les autres, il est hors de question qu'ils y
recourent. Si, [389c] par ailleurs, il arrive qu'un individu particulier mente à nos
gouvernants, nous dirons qu'il commet une faute grave, plus grave encore que celle qui
consiste à mentir à son médecin quand on est malade, ou à cacher au pédotribe les choses
qui concernent sa condition physique quand on fait de l'exercice, ou encore à ne pas
communiquer au pilote l'état réel du navire et de l'équipage, en lui mentant sur sa propre
situation ou sur l'activité des membres de l'équipage.
– C'est très juste, dit-il.
– Par conséquent, si on prend quelqu'un à mentir [389d] dans la cité,
… provenant du groupe des artisans,
soit devin, soit guérisseur de maladies, soit équarisseur de poutres 3030

« on le châ tiera, en alléguant qu'il a entrepris de renverser et de mettre en péril la cité,


comme s'il s'agissait d'un navire.
– Surtout, dit-il, dans le cas où des actions viennent compléter les paroles.
– Mais alors, la modération n'est-elle pas aussi nécessaire à nos jeunes gens ?
3131

– Sans aucun doute.


– En ce qui concerne la modération, les points les plus importants ne sont-ils pas pour
l'essentiel d'être soumis aux chefs et, pour les chefs eux-mêmes, [389e] d'être modérés en
ce qui a trait aux plaisirs du vin, de l'amour et de la table ?
– Il me semble.
– Ces propos, par exemple, que Homère met dans la bouche de Diomède, nous dirons, je
pense, qu'il s'agit d'une manière heureuse de s'exprimer :
Mon ami, assieds-toi en silence, obéis
à mon commandement 3232

« et le passage qui suit :


Les Achéens, respirant la fureur, s'avançaient
en silence, craignant leurs dirigeants , 3333

« et les autres passages de ce genre.


– Excellent.
– Mais que dire des propos suivants ?
Sac à vin, homme aux yeux de chien, au cœur de cerf ? 3434

« [390a] et ce qui vient ensuite a-t-il quelque valeur ? Et tous ces autres propos juvéniles,
en prose ou en poésie, que des gens ordinaires adressent à leurs gouvernants ?
– Non, aucune valeur.
– Je ne crois pas, en effet, qu'il s'agisse de propos qu'il convienne de faire entendre aux
jeunes, si on veut les conduire à la modération. Que ces propos puissent par ailleurs
apporter à l'un ou l'autre du plaisir, on ne s'en étonnera pas. Mais quel est ton avis, toi ?
– Je pense de cette manière.
– Mais quoi, lorsqu'on représente l'homme le plus sage, disant que rien ne lui paraît plus
beau que [390b]
… des tables débordant
de pain et de viandes, et un échanson qui porte
le vin puisé au cratère et le verse dans les coupes ,
3535

« cela te paraît-il bien propre à disposer un jeune à l'égard de la maîtrise de soi 3636
? Ou
encore :
Mourir de faim est le destin le plus misérable qu'on puisse subir ? 3737

« Ou que Zeus, veillant seul alors que les autres dieux et les hommes se reposaient, oublia
d'un coup tous les projets qu'il avait conçus [390c] parce qu'il se trouvait sous l'emprise du
désir amoureux, et qu'il fut si remué à la vue d'Héra qu'il ne consentit pas à se rendre dans
la chambre, mais voulut s'unir à elle sur-le-champ et lui dit être en proie à un désir tel qu'il
n'en avait pas connu de semblable depuis la première fois où ils étaient devenus amants
à l'insu de leur parents 3838

« ou qu'Arès et Aphrodite furent enchaînés par Héphaïstos pour des gestes de ce genre.
3939

– Non, par Zeus, dit-il, cela ne me semble pas convenable.


– Mais au contraire, [390d] si des encouragements sont adressés en actes et en paroles
4040

par des hommes exemplaires pour affronter toutes les situations, il convient d'attacher nos
oreilles et nos regards à ces propos, comme par exemple dans le passage suivant :
S'étant frappé la poitrine, il exhorta son cœur par ces paroles :
Tiens ferme, mon cœur ! Tu as déjà enduré des épreuves plus rudes . 4141

– Tu as tout à fait raison, dit-il.


– Il ne faut pas accepter non plus que les hommes reçoivent des cadeaux et qu'ils soient
avides de richesses.
– [390e] En aucune manière.
– Ni chanter devant eux que
les cadeaux font fléchir les dieux, les cadeaux font fléchir les rois vénérables ,4242

« ni faire l'éloge du pédagogue d'Achille, Phénix, pour l'avoir sagement conseillé en lui
recommandant de venir en aide aux Achéens pour peu qu'on lui fasse des cadeaux, mais
4343

de ne pas renoncer à son ressentiment si on ne lui en faisait pas. Et quant à Achille lui-
même, nous ne porterons pas de jugement sur lui et nous ne serons pas d'accord pour dire
qu'il a été avide de richesses au point d'accepter des cadeaux de la part d'Agamemnon, et
de ne rendre une dépouille qu'après en avoir reçu la rançon, [391a] et de ne pas y
consentir autrement.
– Il n'est certes pas juste, dit-il, de faire l'éloge de tels passages.
– J'ose à peine affirmer, repris-je, parce qu'il s'agit d'Homère , qu'il est impie d'attribuer de
4444

tels propos à Achille et de se laisser persuader par ceux qui les reprennent. Et pareillement
quand il lui fait dire à Apollon :
Tu as abusé de moi, archer au tir puissant, le plus funeste de tous les dieux,
certes, je me vengerais de toi si j'en avais le pouvoir . 4545

« [391b] Il est également impie de dire qu'il résista au fleuve , qui était un dieu, et qu'il
4646

était prêt à le combattre, et encore qu'il aurait dit, parlant de sa chevelure consacrée à
l'autre fleuve, le Sperchios :
Je voudrais offrir ma chevelure au héros Patrocle 4747

« lequel était mort. Qu'il ait fait pareille chose, on ne peut le croire. Quant à ces passages où
Hector est traîné autour du monument funèbre de Patrocle et où des prisonniers sont
4848

égorgés sur son bû cher, tout cela, nous le déclarerons non véridique et nous ne
permettrons pas qu'on fasse croire [391c] à nos hommes qu'Achille, qui est l'enfant d'une
déesse et du très vertueux Pélée, un homme issu de la troisième génération après Zeus et 4949

élève du très sage Chiron, ait été la proie d'un tel trouble qu'il ait été affecté de deux
maladies contraires, une servilité assortie de cupidité et, à l'opposé, une attitude de mépris
envers les dieux et les hommes.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, repris-je, ne nous laissons pas persuader et ne laissons pas dire non plus que
Thésée, fils de Poséidon, et Pirithoü s, fils de Zeus, [391d] se soient lancés dans ces
enlèvements abominables , comme on le rapporte, ni qu'aucun autre enfant d'un dieu,
5050

qu'aucun héros ait eu l'audace d'accomplir des actions aussi abominables et sacrilèges, du
genre de celles qu'on leur attribue fallacieusement aujourd'hui. Forçons plutô t les poètes à
reconnaître ou bien qu'ils n'ont pas commis de tels actes, ou alors qu'ils ne sont pas les
enfants des dieux. Qu'ils ne puissent pas dire les deux choses à la fois, et qu'ils
n'entreprennent pas de persuader nos jeunes que les dieux engendrent des maux, et que
les héros ne sont en rien supérieurs aux hommes. Car [391e] comme nous le disions dans 5151

ce qui précède, de tels propos ne sont ni respectueux du sacré ni vrais. N'avons-nous pas
démontré, en effet, qu'il est impossible que les maux proviennent des dieux ?
– Comment cela serait-il possible ?
– De surcroît, ces propos sont dangereux pour ceux qui les entendent. Tout homme en effet
s'excusera lui-même d'être méchant, s'il est persuadé qu'il s'agit d'actes tels qu'en
commettent et en ont commis
les proches parents des dieux eux-mêmes,
ceux qui sont tout près de Zeus, qui ont sur le mont Ida
un autel de Zeus père, placé dans l'éther 5252

« et en qui
le sang des êtres démoniques n'est pas encore tari.
« Pour ces raisons, il faut mettre fin à ces histoires, de crainte qu'elles n'engendrent chez
nos jeunes [392a] une grande propension à la méchanceté.
– Oui, absolument, dit-il.
– Eh bien, repris-je, quelle espèce de discours nous reste-t-il encore à examiner, pour
déterminer ceux qu'il faut tenir et ceux qu'il ne faut pas tenir ? On a discuté, en effet, de la
façon dont il faut parler des dieux, des démons, des héros et de ceux qui sont dans
l'Hadès .5353

– Oui, exactement.
– Il nous resterait donc l'espèce des discours qui concerne les êtres humains ?
– Oui, c'est évident.
– Mais il nous est impossible, mon ami, de régler cette question pour l'instant.
– Pourquoi ?
– Parce que, je pense, nous dirions que les poètes et les prosateurs commettent les plus
5454

grandes erreurs [392b] en parlant des êtres humains quand ils avancent, par exemple, que
nombreux sont ceux qui sont heureux tout en étant injustes, qu'il y a des justes
malheureux, que l'injustice est profitable pour peu qu'elle demeure cachée, et qu'au
contraire la justice constitue un bien pour autrui, mais un dommage pour soi-même. Nous
dirions qu'il faut s'abstenir de tenir pareils discours, et nous prescririons de chanter et de
raconter le contraire, ne crois-tu pas ?
– Si, j'en suis bien persuadé.
– Et alors, si tu conviens que j'ai raison, je pourrai en conclure que tu es d'accord avec le but
de notre recherche depuis le tout début ?
– Tu as raison de le supposer, dit-il.
– [392c] Dès lors, s'il faut précisément tenir au sujet des êtres humains ces discours-là ,
nous en conviendrons lorsque nous aurons découvert ce qu'est la justice et si, par nature,
5555

elle constitue un avantage pour celui qui la possède, qu'il passe pour être juste ou non ?
– Excellent, dit-il.
– Nous voici donc au terme de ce qui concerne les discours. Il faut poursuivre, je pense, en
examinant la question qui touche à la manière de dire , et alors nous aurons examiné
5656

l'ensemble de ce qu'il faut dire, et de la façon dont il faut le dire. »


Alors Adimante intervint :
« Je ne saisis pas ce que tu entends par là .
– Mais c'est pourtant nécessaire, [392d] dis-je. Peut-être saisiras-tu mieux de la manière
suivante. Tout ce que disent les conteurs d'histoires et les poètes n'est-il pas le récit
raconté d'événements ou passés, ou présents, ou futurs ?
– Comment cela serait-il autre chose ?
– Or, n'ont-ils pas recours soit à un récit simple , soit à un récit issu d'une imitation, soit
5757

encore à une forme mixte ?


– Ce point également, dit-il, j'aurais besoin de le comprendre avec plus de clarté.
– Apparemment, dis-je, je suis un maître ridicule, je ne suis pas clair. Comme ceux qui sont
incapables de discourir, je ne tenterai pas de te montrer ce que je veux dire à partir d'une
vision d'ensemble, [392e] mais en reprenant seulement une partie. Réponds-moi alors, tu
connais par cœur les premiers vers de l'Iliade, où le poète dit que Chrysès pria Agamemnon
de lui rendre sa fille, que celui-ci se mit en colère et que l'autre, puisqu'il n'obtenait pas
satisfaction, [393a] invoqua le dieu contre les Achéens ?
– Je les connais.
– Tu sais donc que jusqu'à ces vers
… et il conjurait tous les Achéens
et surtout les deux Atrides, régisseurs des peuples ,
5858

« le poète parle en son nom propre et n'entreprend pas d'orienter notre pensée dans un
autre sens, comme si c'était un autre que lui-même qui parlait. Pour les vers qui viennent
ensuite, au contraire, [393b] il parle comme s'il était lui-même Chrysès, et il s'efforce le
plus possible de nous donner l'illusion que ce n'est pas Homère qui s'exprime, mais le
prêtre, c'est-à -dire un vieillard. Et c'est en gros de cette manière qu'il a composé l'ensemble
du récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l'Odyssée.
– C'est vrai, dit-il.
– Or, n'y a-t-il pas récit chaque fois qu'il rapporte les paroles prononcées autant que
lorsqu'il rapporte ce qu'il y a entre les paroles ?
– Nécessairement.
– Mais, lorsqu'il rapporte un discours particulier [393c] comme s'il était quelqu'un d'autre,
ne dirons-nous pas qu'il calque, autant que possible, sa façon de s'exprimer sur celle de
chacun de ceux à qui, nous prévient-il, il va donner la parole ?
– C'est ce que nous dirons. Que dire d'autre, en effet ?
– Or, se conformer soi-même à un autre, soit par la voix, soit par l'apparence extérieure,
5959

c'est imiter celui à qui on se conforme ?


– Sans doute.
– Donc dans cette situation, semble-t-il, lui et les autres poètes composent leur récit au
moyen de l'imitation.
– Assurément.
– Par contre, si le poète ne se camouflait jamais, toute sa composition poétique et tout le
récit seraient chez lui exempts d'imitation. [393d] Mais pour que tu ne dises pas que tu ne
saisis pas comment cela se passerait, je vais te l'exposer. Si en effet Homère, après avoir
raconté que Chrysès , portant sur lui la rançon de sa fille, était venu supplier les Achéens
6060

et en particulier leurs rois, et continuait de s'exprimer non comme s'il était Chrysès mais
comme s'il était toujours Homère, tu sais bien qu'il ne s'agirait pas d'une imitation mais
d'un simple récit. Cela donnerait à peu près ceci – je le formule sans le mettre en vers bien
entendu, car je ne suis pas un fabricant de vers : “Le prêtre étant venu supplia [393e] les
dieux de leur accorder de prendre Troie, tout en leur laissant la vie sauve, et il demanda
qu'on lui rende sa fille en échange d'une rançon et par respect pour le dieu. Quand il eut
prononcé ces paroles, les autres exprimèrent leur respect et leur approbation, mais
Agamemnon se mit en colère et lui ordonna de quitter pour ne jamais revenir, de peur que
son sceptre et les bandelettes du dieu ne le protègent plus. Il dit ensuite que sa fille ne
serait pas relâ chée avant d'avoir vieilli avec lui à Argos. Il ordonna au prêtre de s'en aller et
de ne pas l'irriter, s'il voulait rentrer chez lui [394a] sain et sauf. À ces mots, le vieillard fut
rempli de frayeur et s'éloigna en silence, mais une fois loin du camp, il adressa de
nombreuses prières à Apollon, l'invoquant par ses titres divins et, le lui rappelant, il
demanda si quelque chose de ce qu'il lui avait offert, soit dans les sanctuaires des temples,
soit dans les sacrifices sacrés, lui avait jamais été agréable. En reconnaissance de tout cela,
il le supplia de frapper les Achéens pour leur faire payer les larmes qu'il versait.” C'est ainsi,
dis-je, camarade, [394b] que se construit un récit simple, dépourvu d'imitation.
– Je comprends, dit-il.
– Comprends dès lors, dis-je, qu'il s'agit d'une espèce de récit qui est le contraire de l'autre,
quand on retranche ce que dit le poète entre les paroles rapportées, pour ne laisser que les
interventions alternées.
– Et cela, dit-il, je le comprends bien, parce que c'est la forme même de la tragédie.
– Rapprochement très juste, dis-je. Je pense qu'il sera désormais clair pour toi – je n'étais
pas en mesure de le montrer tantô t – qu'il existe une forme qui recourt entièrement à
6161

l'imitation, tant pour l'art de la composition poétique que pour l'art de raconter les
histoires [394c] : comme tu dis, c'est la tragédie et la comédie. Il y a ensuite la narration
racontée ; quand elle est l'œuvre du poète lui-même : tu la trouveras surtout dans les
dithyrambes. Et enfin, il y a celle qui procède en recourant aux deux premières : on la
trouve dans la poésie épique et aussi dans plusieurs autres compositions, si tu vois ce que
je veux dire.
– Mais oui, dit-il, je comprends bien ce que tu voulais dire tout à l'heure.
– Rappelle-toi aussi qu'antérieurement à ceci, nous disions que nous avions exposé ce qu'il
fallait dire, et qu'il restait à faire l'examen de la manière de le dire.
– Je m'en souviens.
– Or, voilà précisément ce que je voulais dire, [394d] qu'il était nécessaire de nous mettre
d'accord pour savoir si nous allions permettre aux poètes de nous composer des récits
imitatifs, et donc d'imiter certaines choses et pas d'autres, et lesquelles dans chacun des
cas, ou si nous n'allions permettre aucune imitation.
– Je devine, dit-il, que tu considères la question de savoir si nous accepterons ou non
l'introduction de la tragédie et de la comédie dans notre cité.
– Peut-être, dis-je, peut-être s'agit-il de plus encore que ces deux là . Pour ma part, en effet,
je n'en sais trop rien, mais là où l'argument de la discussion , tel un souffle, nous portera,
6262

c'est là que nous devrons nous rendre.


– Tu parles bien, dit-il.
– [394e] Considère à présent le point suivant, Adimante : faut-il que nos gardiens soient
6363

experts dans l'art de l'imitation ou non ? Ne découle-t-il pas de ce que nous avons dit
précédemment que chacun ne pourrait se consacrer de manière satisfaisante qu'à une
occupation unique, et non à plusieurs, et que s'il entreprenait de toucher à plusieurs, il
échouerait dans toutes, en tout cas s'il s'agit d'y acquérir une certaine réputation ?
– Comment faire autrement ?
– Ne faut-il pas dès lors tenir le même raisonnement en ce qui concerne l'imitation ? Le
même homme, incapable d'imiter plusieurs choses, ne l'est-il pas tout autant d'une seule ?
– En effet, il en est incapable.
– Il pourra encore moins [395a] se consacrer en même temps à des occupations de grande
importance, imiter plusieurs choses et devenir expert dans l'art de l'imitation, puisque les
deux imitations qui paraissent d'une certaine manière si proches l'une de l'autre, la
comédie et la tragédie , les mêmes poètes ne sauraient les pratiquer avec succès en même
6464

temps. Tu les désignais bien tout à l'heure du nom d'imitation, n'est-ce pas ?
– Oui, c'est mon avis, et tu dis vrai quand tu dis que les mêmes poètes ne peuvent les
pratiquer en même temps.
– On ne peut même pas être rhapsode et acteur en même temps.
6565

– C'est vrai.
– Et ce ne sont pas non plus les mêmes acteurs pour les comédies et pour les tragédies
[395b], et pourtant tout cela est de l'imitation, n'est-ce pas ?
– Ce sont des imitations.
– Et il me semble, Adimante, que la nature de l'homme est réduite en fragments encore 6666

plus petits que ceux-là , de sorte qu'il sera incapable d'imiter avec succès plusieurs choses
ou de faire ces choses mêmes dont les reproductions ressemblantes sont des imitations.
– Tout à fait vrai, dit-il.
– Si donc nous voulons préserver notre premier principe , à savoir que nos gardiens,
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dégagés de tous les autres métiers, doivent être les artisans [395c] de la liberté de la cité,
6868

qu'ils en soient les experts et qu'ils ne doivent s'occuper de rien d'autre que de ce qui y
conduit, il faut donc qu'ils ne fassent rien d'autre et n'imitent rien d'autre. S'ils doivent
imiter quelque chose, qu'ils imitent ce qu'il leur convient d'imiter dès l'enfance, des
hommes courageux, modérés, pieux, libres et tout ce qui s'en rapproche, et qu'ils évitent de
pratiquer des actions qui ne sont pas libres ou d'imiter des choses qui sont basses, ni quoi
que ce soit de honteux, de crainte de prendre goû t à ce qui constitue la réalité dont provient
l'imitation . N'as-tu pas remarqué [395d] que les imitations, si dès la jeunesse on ne cesse
6969

de les développer, se transforment en habitudes et deviennent une autre nature, tant pour
le corps et la voix que pour l'esprit ?
– Bien sû r, dit-il.
– Nous ne permettrons donc pas, dis-je, à ceux dont nous affirmons vouloir prendre soin et
qui doivent devenir eux-mêmes des hommes de bien qu'ils imitent, alors qu'ils sont des
hommes, une femme, jeune ou vieille, injuriant son mari ou se mettant en colère contre les
dieux pour rivaliser avec eux, soit qu'elle se croit heureuse, soit encore que dans le malheur
elle s'abandonne aux plaintes [395e] et aux lamentations. Nous leur permettrons encore
moins de l'imiter souffrante, amoureuse ou dans les douleurs de l'enfantement.
– Absolument pas, dit-il.
– Ils n'imiteront pas non plus les esclaves, femmes ou hommes, dans leurs activités
d'esclaves.
– Non plus.
– Ni apparemment les hommes méchants et lâ ches, qui font tout le contraire de ce que nous
disions à l'instant, eux qui médisent les uns des autres et se bafouent, eux qui, ivres ou
[396a] sobres, tiennent des propos déshonorants. Ils n'imiteront pas non plus tout ce que
ces gens-là , en paroles et en actions, s'infligent à eux-mêmes et aux autres. Je pense, par
ailleurs, qu'il ne faut pas les habituer à ressembler à ceux qui sont fous, ni en paroles ni en
actions ; il convient certes de connaître les fous, comme les hommes et les femmes
méchants, mais il ne faut aucunement agir à leur manière ni les imiter.
– Tout à fait vrai, dit-il.
– Eh bien, repris-je, les forgerons, et les artisans en tout genre, et les rameurs qui font
avancer les trières, et ceux qui leur commandent, et tout ce qui [396b] s'y rapporte, faut-il
les imiter ?
– Et comment le leur permettrait-on, dit-il, puisqu'il ne leur sera même pas permis
d'accorder leur attention à ces métiers ?
– Mais alors, les hennissements des chevaux , les mugissements des taureaux, le murmure
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des rivières, le fracas de la mer, les coups de tonnerre et tous les bruits de ce genre, tout
cela sera-t-il pour eux objet d'imitation ?
– Non, dit-il, car il leur est interdit d'être fous, ou de se rendre semblables à ceux qui sont
fous.
– Si donc, repris-je, je comprends bien ce que tu dis, il y a une espèce d'expression et de
narration à laquelle aurait recours l'homme de bien véritable [396c] lorsqu'il fait un récit,
7171

chaque fois qu'il est tenu de s'exprimer ; et il existe une autre espèce, différente de celle-ci,
qui en vient toujours à caractériser l'activité de raconter de celui qui est à l'opposé de
l'homme de bien par le naturel et par la formation.
– Quelles sont ces espèces ? demanda-t-il.
– À mon avis, répondis-je, un homme mesuré , lorsque dans son récit il tombe sur quelque
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expression ou action d'un homme de bien, consentira à prendre la parole comme s'il était
cet homme-là , et il n'aura pas honte de cette imitation, surtout s'il imite cet homme bon
dans une action ferme et sensée [396d]. Il l'imitera de moins en moins si cet homme est
diminué par les maladies, le désir amoureux, l'ivresse ou quelque autre infortune. S'il doit
imiter quelqu'un qui n'est pas digne de lui, il ne consentira pas à adopter sérieusement les
traits de quelqu'un qui lui est inférieur, sauf très brièvement, dans les cas où cet homme
aura fait quelque chose de valable ; mais il en aura honte cependant, parce qu'il n'est pas
exercé à imiter ces sortes de gens, et parce qu'il éprouve de la difficulté à se modeler sur
7373

les types des êtres médiocres pour s'y conformer. [396e] La réflexion de l'homme mesuré
le porte à ne pas estimer l'imitation, si ce n'est par manière de jeu.
– C'est naturel, dit-il.
– Il aura donc recours à un récit semblable à celui que nous évoquions tout à l'heure au
sujet des vers d'Homère, et sa manière de s'exprimer participera des deux espèces à la fois,
c'est-à -dire de l'imitation et du simple récit , mais la part de l'imitation sera petite pour un
7474

discours élaboré. Ou alors ne dis-je là rien d'important ?


– Bien sû r, dit-il, voilà le modèle à suivre pour un tel orateur.
– Par conséquent, dis-je, celui qui n'est pas de ce calibre [397a], plus il sera médiocre, plus
il imitera n'importe quoi. Il n'estimera pas qu'il existe quelqu'un qui lui soit inférieur, si
bien qu'il entreprendra avec sérieux de tout imiter, même devant un public nombreux. Cela
inclut les choses dont nous parlions à l'instant, les coups de tonnerre, les rafales de vent, de
grêle, les bruits des essieux et des poulies, les sons des trompettes, des flû tes et des
chalumeaux et de tous les instruments, sans compter les cris des chiens, des moutons, des
oiseaux. Toute sa manière de s'exprimer aura donc recours [397b] à l'imitation des voix et
des gestes, et ce qui appartient au récit sera donc minime.
– Nécessairement, dit-il, cela aussi.
– Telles sont donc, dis-je, les deux espèces de manières de s'exprimer dont je voulais parler.
– Oui, en effet, dit-il.
– Or, la première de ces deux espèces ne présente que de petites variations , et lorsqu'on
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aura donné à son expression l'harmonie et le rythme qui lui conviennent, n'en résulte-t-il
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pas pour celui qui s'exprime correctement qu'il ne s'écarte guère de ce style d'expression et
qu'il se maintient dans une harmonie unifiée – du fait que les variations sont infimes – et
également dans un rythme [397c] qui pareillement est constant ?
– C'est bien exact, dit-il, il en va ainsi.
– Mais qu'en est-il de l'autre espèce ? N'exige-t-elle pas le contraire, c'est-à -dire toutes les
harmonies, tous les rythmes, si elle doit s'exprimer selon son mode propre, puisqu'elle
comporte une grande diversité de formes dans ses variations ?
– Si, c'est bien le cas.
– Mais tous les poètes et en général tous ceux qui s'expriment ne doivent-ils pas avoir
recours soit au premier de ces types pour la manière de s'exprimer, soit au second, soit
encore à une mixture des deux ?
– Nécessairement, dit-il.
– [397d] Que ferons-nous donc ? dis-je. Admettrons-nous dans la cité tous ces types, l'un
ou l'autre des types non mélangés, ou encore le type mixte ?
– Si ma voix l'emporte, dit-il, nous admettrons le type non mélangé qui imite le vertueux . 7777

– Pourtant, Adimante, le type mixte est bien agréable ; en fait, c'est le plus agréable pour les
enfants, pour leurs pédagogues et pour le plus grand nombre, c'est le genre opposé à celui
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que tu préfères.
– C'est le plus agréable, en effet.
– Mais, repris-je, tu me répliqueras peut-être qu'il ne s'accorde pas avec notre constitution
politique , parce que [397e] chez nous il n'existe pas d'homme double ou multiple, compte
7979

tenu du fait que chacun exerce une seule activité.


– En effet, il ne s'accorde pas avec elle.
– Voilà pourquoi c'est seulement dans une telle cité que nous trouverons un cordonnier qui
soit cordonnier, et non pilote en plus d'exercer l'activité de cordonnerie ; et un laboureur
qui soit laboureur, et non juge en plus d'exercer le métier de l'agriculture, et un homme de
guerre qui soit homme de guerre, et non commerçant en plus d'exercer le métier de la
guerre, et ainsi pour toutes les activités.
– C'est vrai, dit-il.
– [398a] Il semble donc que si un homme capable par son talent de se transformer de mille
manières et d'imiter toutes sortes de choses venait en personne dans notre cité avec le
projet d'y représenter ses compositions poétiques, nous le vénérerions comme un être
sacré, merveilleux, délicieux, mais nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui dans
notre cité, et qu'il n'est pas conforme à la loi qu'il s'y intègre. Nous l'enverrions dans une
autre cité, non sans avoir oint sa tête de parfums et l'avoir couronné de tresses de laine.
8080

En ce qui nous concerne, nous exigerons un poète plus austère et moins plaisant [398b],
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et un raconteur d'histoires utile, qui n'imiterait pour nous que la manière de s'exprimer de
l'homme vertueux, et qui proposerait ses discours selon ces modèles que nous avons
prescrits dans nos lois dès l'origine, lorsque nous avons entrepris de former nos guerriers.
– Oui, certes, dit-il, c'est ce que nous ferions si cela était en notre pouvoir .
8282

– À présent, mon ami, dis-je, je crois bien que nous avons parcouru en long et en large ce
qui dans l'art musical et poétique a trait aux discours et aux histoires. Nous avons traité
8383

en effet de ce qu'il faut dire, et de la façon dont il convient de le dire.


– C'est ce que je crois aussi, dit-il.
– Dès lors [398c], dis-je, il nous reste ensuite à traiter du mode du chant et des mélodies.
– Oui, c'est évident.
– Or, tout le monde est en mesure, n'est-ce pas, de trouver ce que nous devons en dire et ce
que sont ces modes, s'ils doivent être en harmonie avec ce que nous avons posé auparavant

Alors Glaucon se mit à rire et dit :
« En ce qui me concerne, Socrate, je risque de me trouver exclu de ce “tout le monde” ! Pour
l'instant, je n'ai pas les moyens d'expliquer ce que sont ces modes que nous devons
exposer. Mais j'en ai l'intuition.
– En tout cas, repris-je, voici un premier point sur lequel tu es d'emblée capable de
répondre : [398d] c'est que la mélodie est constituée de trois éléments, la parole,
l'harmonie et le rythme.
– Pour cela, oui, dit-il.
– Or, dans la mesure où il s'agit de parole, il ne semble y avoir aucune différence avec la
parole non chantée, en ce qui a trait à la conformité à ces modèles que nous avons
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proposés tout à l'heure et à la manière de faire ?


– C'est vrai, dit-il.
– Quant à l'harmonie et au rythme, ils doivent accompagner la parole.
– Comment faire autrement ?
– Mais pourtant, nous avons affirmé que les plaintes funèbres et les lamentations ne
convenaient pas à nos compositions.
– Non, en effet.
– Quelles sont donc les harmonies [398e] des plaintes funèbres ? Dis-le moi, puisque tu es
musicien .
8585

– C'est l'harmonie lydienne mixte 8686

, dit-il, la lydienne aiguë et quelques autres du même genre.


– Celles-là , dès lors, dis-je, faut-il les éliminer ? Elles sont en effet inutiles, même pour les
femmes qui doivent être décentes, pour ne rien dire des hommes.
– Tout à fait.
– Par ailleurs, il n'y a rien de plus inconvenant pour les gardiens que l'ivresse, la mollesse et
la paresse.
– En effet.
– Et quelles sont les harmonies qui sont molles et propices aux beuveries ?
– Il y a une harmonie de type ionien, dit-il, et une de type lydien, que certains appellent
harmonies relâ chées.
– [399a] Eh bien, mon ami, y a-t-il une manière d'utiliser ces harmonies pour des hommes
de guerre ?
– Aucune, dit-il. Il ne te reste guère que la dorienne et la phrygienne.
– Je ne connais pas bien les harmonies, repris-je, mais laisse-nous celle qui pourrait imiter
de manière convenable les tons et les accents d'un homme courageux, engagé dans une
8787

action guerrière ou dans toute autre entreprise violente et qui, abandonné par le destin,
court au-devant des blessures et de la mort ou tombe en proie à quelque autre malheur
[399b], mais qui dans toutes ces situations résiste au destin en joignant les rangs et en
tenant bon. Laisse-nous-en une autre encore, capable d'imiter un homme engagé dans une
action pacifique, non violente, mais qu'il accomplit de plein gré : soit qu'il veuille persuader
quelqu'un de lui donner ce qu'il requiert – en adressant une prière au dieu, ou bien en
influençant un homme par ses leçons et ses conseils – soit, au contraire, qu'il accède lui-
même à la demande d'autrui, lorsqu'on lui sert une leçon ou qu'on veut l'influencer et qui,
dans la foulée, agira de manière réfléchie et sans arrogance, mais en toutes circonstances
mènera une activité empreinte de sagesse et de mesure [399c] en se contentant de ce qui
arrive. Ce sont ces deux harmonies, la violente et la volontaire, qui imiteront le mieux les
accents de ceux qui souffrent et de ceux qui sont heureux, de ceux qui sont sages et de ceux
qui sont courageux. Ces harmonies, laisse-les-nous . 8888

– Justement, dit-il, ces harmonies que tu demandes de te laisser ne sont autres que celles
que je mentionnais à l'instant.
– Dès lors, dis-je, nous n'aurons besoin ni d'instruments polycordes , ni de composition 8989

panharmonique dans nos chants et nos mélodies.


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– Il me semble que non, dit-il.


– Nous n'entretiendrons donc pas de fabricants de lyres triangulaires, de harpes, et de tous
ces instruments [399d] polycordes et de type panharmonique ?
– Apparemment non.
– Et que dire des fabricants de flû tes et des flû tistes, les accueilleras-tu dans la cité ? La
flû te n'est-elle pas ce qui est le plus polycorde, et les instruments qui sont de type
panharmonique ne sont-ils pas justement des imitations de la flû te ?
– C'est évident, dit-il.
– Il te reste donc, dis-je, la lyre et la cithare, qui sont utiles dans la cité. Pour la campagne, la
syrinx serait utile pour les bergers.
– C'est en tout cas, dit-il, le sens de notre argument.
– D'ailleurs, [399e] repris-je, nous ne faisons rien de nouveau, mon ami, en accordant notre
préférence à Apollon et aux instruments d'Apollon , plutô t qu'à Marsyas et aux
9191

instruments de Marsyas.
– Par Zeus, dit-il, apparemment non.
– Par le chien ! m'écriai-je, nous ne nous sommes pas aperçus que nous venions encore
9292

une fois de purifier la cité dont nous dénoncions le luxe amollissant . 9393

– Et nous avons été sages de le faire, dit-il.


– Eh bien, dis-je, purifions aussi le reste. Faisant suite en effet aux harmonies, il faudrait
maintenant que nous abordions les rythmes. Il ne faut pas rechercher des rythmes
multiples, ni des mesures de formes variées, mais discerner quels sont les rythmes propres
à l'existence d'un homme ordonné et courageux . Une fois qu'on les a discernés [400a], il
9494

faut forcer le pied et la mélodie à suivre la parole d'un tel homme, et non la parole à
9595

suivre le pied et la mélodie. Quels seraient ces rythmes, ta tâ che est de nous les indiquer,
comme tu l'as fait pour les harmonies.
– Mais, par Zeus, dis-je, je ne sais pas quoi dire. Ce que je pourrais dire, pour l'avoir
observé, c'est qu'il y a trois espèces de rythmes à partir desquels les mesures sont
9696

structurées, de la même manière qu'il existe quatre espèces de tons d'où on tire toutes les
harmonies. Mais quel rythme est susceptible d'imiter quelle existence, cela je ne suis pas en
mesure de le dire.
– Sur ces questions, [400b] dis-je, nous prendrons conseil auprès de Damon , pour savoir 9797

quelles mesures conviennent à la servilité, à l'excès violent , à la folie, et à toute autre


9898

forme de vice, et quels rythmes sont propres aux qualités contraires. Je crois l'avoir
entendu parler de manière obscure d'un certain “enople” , qu'il caractérisait comme une
9999

mesure composite, et aussi du dactyle et de l'héroïque : je ne sais trop comment il en


assurait la composition, ni comment il posait de manière égale les hautes et les basses, en
les développant en brèves et en longues. Il nommait également, c'est ce que je crois savoir,
iambe un certain mètre, trochée un autre, et il leur attachait des longues et des brèves.
[400c] Dans certains de ces mètres, je crois, il critiquait ou louait les mouvements de la
mesure non moins que les rythmes eux-mêmes, quand il ne s'agissait pas de quelque trait
qui leur était commun. Je ne suis pas en mesure d'en parler davantage, mais comme je l'ai
dit, remettons-nous en pour ces questions à Damon, car un exposé définitif exigerait autre
chose qu'une brève présentation, ne crois-tu pas ?
– Par Zeus, c'est aussi mon avis.
– Mais voici, par ailleurs, un point sur lequel tu peux porter un jugement net, c'est que la
grâ ce dans les gestes ou l'absence de grâ ce dépendent de la qualité du rythme ou de
100100

l'absence de rythme ?
– Sans doute.
– Or, la qualité du rythme [400d] et l'absence de rythme suivent en s'y conformant ce qui
se caractérise par une expression de qualité, ou ce qui est le contraire, et il en va de même
pour une harmonie de qualité et une absence d'harmonie, s'il est vrai que le rythme tout
comme l'harmonie suivent la parole, comme on le disait tout à l'heure, et non la parole le
rythme et l'harmonie.
– Et de fait, dit-il, il faut qu'ils accompagnent la parole.
– Mais le mode propre à la manière de s'exprimer, repris-je, et le discours lui-même, ne
dépendent-ils pas du caractère de l'â me ?
– Nécessairement.
– Et tout le reste ne dépend-il pas de la manière de s'exprimer ?
– Si.
– Ainsi, l'excellence du discours et de l'harmonie, la grâ ce du geste et du rythme découlent
de l'excellence du caractère [400e], non de ce que nous désignons ainsi par euphémisme
101101

et qui n'est qu'absence de réflexion, mais au contraire de cette réflexion authentique d'un
caractère où s'allient le bien et le beau.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Nos jeunes ne doivent-ils pas se mettre en quête de toutes ces qualités, s'ils doivent
102102

exercer leur activité propre ?


– Ils doivent le faire.
– L'art graphique [401a] est aussi d'une certaine façon rempli de ces qualités , comme
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tout l'artisanat qui relève de cet art ; l'art du tissage, l'art de la broderie, l'art de
l'architecture et aussi l'art de la fabrication de tous les autres objets domestiques en sont
remplis. La nature des corps en est aussi remplie, de même que celle des êtres vivants, car
dans tout cela, la grâ ce de l'apparence est présente, ou alors c'est l'absence de grâ ce. Le
défaut de grâ ce dans l'apparence, le manque de rythme et d'harmonie s'apparentent à la
laideur du langage et du caractère, et les qualités contraires sont à la fois les parentes et les
imitations du caractère opposé, celui de l'homme sage et excellent.
– Oui, absolument, dit-il.
– Mais les poètes, repris-je, sont-ils les seuls que [401b] nous devrons soumettre à des
règles et contraindre de ne présenter dans leurs compositions poétiques que les images du
caractère vertueux, ou alors de s'abstenir de présenter des compositions chez nous ; ou
devrons-nous soumettre aussi à des règles les autres artisans, et leur interdire de
représenter dans leur production le caractère vicieux, l'intempérance, la servilité, l'absence
de grâ ce, que ce soit dans les images des êtres vivants, dans l'architecture, ou dans tout
autre genre de représentation artisanale, ou alors, s'ils ne peuvent l'éviter, ne pas
permettre qu'ils produisent chez nous ? Cela, afin d'éviter que nos gardiens ne soient élevés
au milieu des images du vice, comme dans un pâ turage vicié [401c], qu'ils n'y cueillent et
n'y paissent tous les jours, petit à petit, de grandes quantités de ces diverses choses et
finissent, sans s'en apercevoir, par amasser dans leur â me un mal immense. Ne faut-il pas
se mettre à la recherche de ces artisans qui se montrent doués d'un talent naturel qui les
rend capables de suivre à la trace la nature du beau et du gracieux, afin que, semblables à
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ceux qui habitent une contrée saine, les jeunes bénéficient de tout et, quelle que soit la
provenance de ce qui émane des belles œuvres pour frapper leurs yeux et leurs oreilles,
qu'ils l'accueillent comme une brise qui apporte la santé de contrées salubres, et [401d]
dès l'enfance, les dispose insensiblement à la ressemblance, à l'amour et à l'harmonie avec
la beauté de la raison ?
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– Voilà bien, dit-il, la façon la plus belle de les élever.


– Dès lors, Glaucon, repris-je, n'est-ce pas pour les motifs suivants qu'élever les enfants
dans la musique <et dans la poésie > constitue une valeur suprême ? Parce que le rythme
106106

et l'harmonie, plus que tout, pénètrent au fond de l'â me, la touchent avec une force d'une
très grande puissance en lui apportant la grâ ce, et l'imprègnent dès lors de cette grâ ce, si
on a été correctement élevé ? Et parce que, en l'absence de cela, c'est le contraire qui se
produit ? [401e] Et aussi parce que celui qui aura été élevé comme il convient aura la plus
vive conscience des lacunes et de la médiocrité dans les objets de fabrication artisanale,
autant que de la médiocrité dans les êtres naturels ? À juste titre, on s'en irrite et on fait
l'éloge des belles choses, on s'en réjouit et on les recueille au fond de l'â me pour s'en
nourrir et devenir un homme de bien, [402a] tandis que pour les choses déshonorantes, on
a raison de les blâ mer et de les détester dès l'enfance, avant même que de pouvoir entendre
raison. Quand la raison intervient, on la chérit et on la reconnaît du fait même de notre
parenté avec elle, et cela d'autant plus qu'on a été élevé de cette manière.
– Tels me semblent être en effet, dit-il, les motifs d'une éducation dans la musique <et dans
la poésie>.
– Eh bien, repris-je, de la même manière qu'en ce qui concerne la lecture nous n'en avons
une maîtrise satisfaisante que lorsque les lettres , dont le nombre est limité, ne nous
107107

échappent plus dans tous les mots où elles sont combinées et que nous ne leur accordons
plus d'importance, [402b] comme s'il ne fallait pas les reconnaître, que ce soit dans un
petit ou dans un grand mot, mais que nous faisons l'effort de les saisir partout parce que
nous ne deviendrions pas des lecteurs avant d'en être là …
– C'est vrai.
– … et aussi que les images des termes écrits, si elles apparaissaient par hasard à la surface
des eaux ou des miroirs, nous ne saurions les reconnaître avant d'avoir reconnu les lettres
elles-mêmes, mais qu'il s'agit du même art et de la même étude…
– Oui, tout à fait.
– … eh bien ! devant les dieux, je prétends que, de la même manière, nous ne serons pas
formés en musique <et en poésie>, ni nous-mêmes ni ceux que nous voulons [402c] former
pour être gardiens, avant d'avoir reconnu les formes 108108

de la modération et du courage, de la libéralité et de la magnanimité, et des autres vertus


109109

qui en sont les sœurs, comme également les formes qui sont leurs contraires, partout où
elles sont combinées, et avant d'avoir pris conscience de leur présence et de la présence de
leurs images dans les êtres où elles subsistent, sans en négliger aucune, ni dans les petites
choses ni dans les grandes, et de considérer qu'elles appartiennent au même art et à la
même étude.
– Oui, de toute nécessité, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, [402d] celui chez qui se trouveraient réunies, pour son â me la
beauté morale, et pour son apparence des qualités qui s'accordent avec cette beauté et
entrent en résonance avec elle parce qu'elles participent du même modèle, ne serait-ce pas
le plus beau spectacle pour celui qui peut le contempler ?
110110

– Et de beaucoup.
– Or, le plus beau est aussi le plus aimable ?
– Oui, forcément.
– C'est donc par-dessus tout de tels hommes que serait épris l'homme formé à la
111111

musique <et à la poésie>, et d'un homme dépourvu de cette consonance des qualités, il ne
sera pas amoureux.
– Non, dit-il, en tout cas si c'est dans l'â me que se trouve le défaut. Si le défaut est un défaut
du corps, il le supportera et consentira à les chérir.
– Je comprends, dis-je. [402e] C'est que tu as ou que tu as eu de jeunes aimés de ce genre,
et je t'approuve. Mais dis-moi une chose : existe-t-il quelque compatibilité entre la
modération et le plaisir débordant ?
– Mais comment cela se pourrait-il, dit-il, puisque ce plaisir rend aussi frénétique que la
douleur ?
– Et entre ce plaisir et la vertu en général ?
– [403a] Aucunement.
– Et entre ce plaisir et l'excès violent ? Et l'indiscipline ?
– Oui, plus que tout.
– Or, y a-t-il pour toi un plaisir plus grand et plus vif que le plaisir des choses de
l'amour ?
112112

– Non, dit-il, et il n'y en a pas de plus fou.


– Au contraire, l'amour correct consiste par nature à aimer avec modération et selon
l'esprit de la musique ce qui est ordonné et beau ?
– Oui, certainement, dit-il.
– Il ne faut donc laisser rien de fou ni d'apparenté à l'indiscipline venir dans les parages de
l'amour correct ?
– Non, il ne faut pas le laisser.
– Il ne faut donc pas laisser s'approcher [403b] ce plaisir fou, ni le laisser avoir part aux
rapports de l'amant et des jeunes aimés qui s'aiment d'un amour correct.
– Non, par Zeus, Socrate, dit-il, il ne faut pas le laisser s'en approcher.
– Ainsi donc, semble-t-il, dans la cité que nous sommes en train de fonder, tu établiras
comme loi que l'amant, s'il peut l'en persuader, embrasse le jeune aimé, qu'il se tienne dans
sa compagnie et le touche comme s'il était son fils, en vue de ce qui est beau et bien, et
qu'en ce qui concerne le reste, il se comporte avec celui qu'il entoure de ses soins de telle
manière que jamais on ne puisse présumer que quelque chose de plus important soit 113113

intervenu entre eux. [403c] Sinon, il se verra reprocher son manque de raffinement et de 114114

délicatesse.
– Qu'il en soit ainsi, dit-il.
– Est-ce qu'il te semble à toi aussi, repris-je, que nous avons atteint le terme de notre
discussion sur la musique <et la poésie> ? Elle s'achève en tout cas là où elle doit aboutir,
car les questions relatives à la musique <et la poésie> doivent aboutir aux questions
concernant l'amour du beau . 115115

– Je suis bien d'accord, dit-il.


– Après la musique <et la poésie>, c'est par la gymnastique qu'il faut former les jeunes gens.
– Sans doute.
– Il faut donc que dès l'enfance, et tout au cours de leur vie, ils soient formés
rigoureusement dans cet art. [403d] Voici, selon moi, la manière de faire. Examine-la aussi
de ton cô té. Pour moi, ce n'est pas le corps, si fiable soit-il, qui rend par sa vertu propre
l'â me bonne, mais c'est au contraire l'â me bonne qui, par sa vertu, procure au corps ce qui
le rendra le meilleur possible. Que t'en semble-t-il à toi ?
– À moi aussi, dit-il, il me semble qu'il en va ainsi.
– Dès lors, après avoir soigné l'esprit de manière satisfaisante, ne ferions-nous pas bien de
confier à l'art de la gymnastique la tâ che de préciser les soins du corps, [403e] en nous
contentant d'indiquer pour notre part seulement les modèles , afin d'éviter les exposés
116116

trop élaborés ?
– Tout à fait.
– Nous avons dit qu'ils doivent se garder de l'ivresse, car plus que tout autre, le gardien doit
éviter de s'enivrer, de crainte de ne plus savoir où il se trouve.
– Il serait en effet ridicule, dit-il, qu'un gardien ait besoin d'un gardien.
– Qu'en est-il de leur nourriture ? Nos hommes sont des athlètes engagés dans un combat
117117

de la plus haute importance, n'est-ce pas ?


– Si.
– Est-ce que le régime de ceux qui s'entraînent aujourd'hui conviendrait [404a] à de tels
gardiens ?
– Peut-être.
– Mais, repris-je, c'est un type de régime endormant et dangereux pour la santé. Ne vois-tu
pas que ces athlètes qui s'entraînent passent leur vie à dormir et que, pour peu qu'ils
s'écartent de la diète qui leur est prescrite, ils sont atteints de graves et violentes
maladies ?
– Je le vois bien.
– Il faut pour ces athlètes de la guerre, repris-je, un régime plus rigoureux, eux qui comme
les chiens doivent demeurer en alerte et développer pour leur œil et leur oreille la plus
118118

grande acuité. Lors des campagnes militaires, ils sont soumis à de nombreux changements
[404b] dans la boisson et l'alimentation, selon le climat des étés et des hivers, et en dépit
de tout cela, ils doivent maintenir une santé robuste.
– C'est mon avis.
– Dès lors, la meilleure gymnastique ne serait-elle pas la sœur de cet art poétique et
musical fait de simplicité que nous avons exposé tout à l'heure ?
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire une sorte de gymnastique simple et modeste, et qui convienne avant tout à la
guerre.
– Quelle serait donc sa nature ?
– C'est chez Homère, dis-je, qu'on pourrait s'instruire de cela. Car tu sais que lors des repas
que ses héros prennent au cours des campagnes militaires, on ne leur sert pas de poisson,
[404c] même s'ils se trouvent en bord de mer sur l'Hellespont , ni de viandes bouillies,
119119

mais seulement des viandes grillées, qui sont justement les plus faciles à apprêter pour des
soldats. Presque partout en effet, il sera pour ainsi dire plus commode de se servir
simplement du feu que de se déplacer avec un attirail de cuisine.
– Et comment !
– Quant aux desserts, je crois savoir qu'Homère n'en a jamais fait mention. Les autres qui
s'entraînent ne savent-ils pas que pour avoir une bonne condition physique il faut
s'abstenir de toutes ces choses ?
– Ils ont bien raison d'y prendre garde, dit-il, et de s'en abstenir.
– [404d] Quant à la table de Syracuse et à la cuisine sophistiquée de Sicile, il ne semble
120120

pas, cher ami, que tu les recommandes, si bien sû r ces principes te paraissent corrects ?
– Je ne crois pas.
– Tu blâ meras également chez ces hommes qui veulent avoir une bonne condition physique
le fait de prendre auprès d'eux une jeune maîtresse corinthienne ? 121121

– Oui, absolument.
– Et dès lors aussi, les délices renommés de la pâ tisserie attique ?
– Naturellement.
– Car je pense qu'on ferait un rapprochement approprié en comparant l'ensemble de cette
alimentation et de cette diète à la composition mélodique et au chant produits sur la
totalité du registre harmonique et incorporant tous les rythmes, [404e] n'est-ce pas ?
– Si, bien sû r.
– Ici en effet la variété engendre l'indiscipline, là elle engendre la maladie, tandis que la
simplicité dans la musique engendre la modération dans l'â me, et dans la gymnastique elle
produit la santé pour le corps, n'est-ce pas vrai ?
– Tout à fait vrai, dit-il.
– Mais si l'indiscipline et la maladie [405a] prolifèrent dans la cité, n'y voit-on pas s'ouvrir
quantité de tribunaux et de cliniques ? Le droit et la médecine n'y sont-ils pas à l'honneur,
quand les hommes libres s'y affairent énergiquement et en grand nombre ?
– Comment l'éviter ?
– Pourrais-tu trouver meilleur indice d'une éducation médiocre et déshonorante dans une
cité que le besoin de médecins et de juges, à qui on fait honneur non seulement chez les
gens ordinaires et les travailleurs manuels, mais aussi chez ceux qui se vantent d'avoir été
formés dans un esprit libéral ? Ne [405b] trouves-tu pas que c'est une honte et l'indice
sérieux d'un manque d'éducation que de se trouver contraint de recourir à une justice
empruntée à d'autres , qu'on regarde comme des maîtres et des arbitres, en raison de
122122

l'impossibilité d'en trouver chez soi ?


– C'est la chose la plus honteuse de toutes.
– Ne crois-tu pas, repris-je, qu'il est plus honteux encore, non seulement de passer la
majeure partie de sa vie dans des tribunaux, engagé dans des procès à la défense ou à la
poursuite, mais encore, par manque de conviction morale, de se laisser persuader de faire
bonne figure pour cette seule raison qu'on se croit habile [405c] à être injuste et capable
de tous les subterfuges, de s'échapper par mille ruses et détours et de se tirer d'affaire au
prix de contorsions ? À quelle fin ? Pour éviter la justice et ce, au sujet de questions
insignifiantes et dépourvues de valeur, parce qu'on ne sait pas combien il est plus beau et
plus noble d'ordonner sa vie de manière à ne pas avoir besoin d'un juge qui dort sous notre
nez.
– Si, dit-il, cela me paraît encore plus honteux.
– Avoir besoin, par ailleurs, de la médecine, repris-je, non pas pour des blessures ou pour
l'une ou l'autre de ces maladies qui jalonnent le cours des saisons, mais parce qu'en [405d]
raison de sa paresse et du régime que nous avons décrit, on se remplit comme un marécage
de fluides et de gaz, pour ensuite forcer les ingénieux disciples d'Asclépios à désigner ces
maladies du nom de “flatulences” et de “catarrhes”, ne trouves-tu pas cela honteux ?
– Si, dit-il, et il s'agit vraiment de noms de maladies inédits et étranges .
123123

– De tels noms, dis-je, n'existaient pas, je pense, du temps d'Asclépios. La preuve ? Ses fils,
[405e] voyant à Troie une femme donner à boire à Eurypyle qui était blessé du vin de
124124

Pramnos abondamment saupoudré de farine et de fromage râ pé [406a], potion réputée


inflammatoire, ne la blâ mèrent pas, et ils ne désapprouvèrent pas non plus cette manière
de soigner recommandée par Patrocle.
– C'était en effet, dit-il, une boisson étrange pour quelqu'un dans cet état.
– Pas vraiment, dis-je, si tu considères le fait que les Asclépiades n'avaient pas recours
autrefois à l'art médical d'aujourd'hui – qui est l'art d'une école médicale , comme ils
125125

disent – et cela jusqu'au temps d'Hérodicos . Ce dernier était un maître de gymnase qui,
126126

une fois devenu malade, combina la gymnastique à l'art médical et fit en sorte de s'épuiser
d'abord [406b] totalement lui-même, et puis beaucoup d'autres après lui.
– De quelle manière ? demanda-t-il.
– En se préparant une mort lente, dis-je. Il soignait sans cesse sa maladie, qui était mortelle,
et il ne trouva pas, je pense, le moyen de se guérir lui-même. Sa vie durant, il fut son propre
médecin et il se tint à l'écart de toute espèce d'occupation, au point de s'épuiser si le hasard
l'éloignait de sa diète coutumière. Mais parce que son habileté rendait sa mort difficile, il
vécut jusqu'à un â ge avancé.
– Un bel avantage certes, dit-il, qu'il tira de son art !
– Un avantage bien prévisible, dis-je, [406c] pour celui qui ignore que ce n'est ni par défaut
de savoir ni par manque d'expérience qu'Asclépios n'enseigna pas cette manière de se
soigner à ses descendants, mais parce qu'il savait que partout où existent des lois
excellentes, une tâ che propre est assignée à chacun dans la cité, qu'il est obligé d'exercer, et
que personne n'a le loisir de passer sa vie à être malade et à se soigner. C'est un fait que
nous trouvons drô le quand nous l'observons chez les artisans, alors que chez les riches et
les gens qui semblent heureux, nous ne lui portons pas attention !
– Comment cela ? dit-il.
– Un charpentier, repris-je, [406d] quand il est malade, jugera normal de consulter le
médecin pour obtenir un remède qu'il ingurgitera pour vomir son mal, ou alors pour s'en
débarrasser par une purge, par une cautérisation, ou par une incision. Mais si on lui
prescrit une longue diète, qu'on lui recouvre la tête de bonnets de feutre, et tout ce qui va
avec, il aura vite fait de répliquer qu'il n'a pas le loisir d'être malade et qu'il ne trouve
aucun intérêt à vivre, s'il en résulte qu'il ne pense qu'à sa maladie et en est conduit à
négliger le travail qu'il doit faire. Et là -dessus, il congédiera ce médecin [406e] et,
retournant à sa diète habituelle, il recouvrera la santé et mènera sa vie en exerçant son
métier. Si sa condition physique n'est pas suffisante pour résister, la mort le tirera d'affaire.
– Pour un tel homme, dit-il, voilà bien la médecine à laquelle il convient d'avoir recours !
– Est-ce parce qu'il est responsable d'une tâ che, dis-je, [407a] et que s'il ne l'exerçait pas, il
ne trouverait aucun intérêt dans l'existence ?
– C'est évident, dit-il.
– Tandis que pour le riche, nous pourrions dire qu'aucune tâ che ne le réclame de manière
telle que s'il était contraint de s'en éloigner, son existence deviendrait invivable.
– On peut le dire, assurément.
– N'as-tu pas entendu, repris-je, ce mot de Phocylide , qui dit à peu près ceci :
127127

… quand on dispose de quoi vivre, il faut s'exercer à la vertu ?


– C'est bien ce que je pense, dit-il, d'abord et avant toute chose.
– N'allons pas, dis-je, nous disputer avec lui sur ce point, mais soyons nous-mêmes nos
propres maîtres et tentons de savoir si le riche doit s'occuper de cet exercice de la vertu et
si son existence est invivable [407b] autrement, ou si cette manière de cultiver la maladie
qui empêche le charpentier et tous les autres artisans de se consacrer à leur travail ne
constitue en rien un obstacle au précepte de Phocylide.
– Mais si, par Zeus, dit-il. Rien, pratiquement, ne constitue un plus grand obstacle que cette
préoccupation excessive du corps, qui va bien au-delà de la gymnastique. C'est une
préoccupation qui devient gênante dans la gestion d'une maison, dans les expéditions
militaires et dans les charges qui exigent qu'on siège dans la cité.
– Mais là où cette préoccupation constitue l'obstacle le plus sérieux, c'est quand elle
entrave les études de toute nature, l'activité de réflexion et la concentration [407c] sur
128128

soi-même, car elle fait craindre des tensions dans la tête et des vertiges, dont elle rend
responsable la philosophie. Le résultat ? Partout où l'on pratique la vertu et où elle est mise
à l'épreuve de cette manière, partout cette préoccupation y fait obstacle. Constamment, en
effet, elle amène à croire qu'on est malade et fait en sorte qu'on ne cesse de se plaindre de
sa condition physique.
– Il semble bien, dit-il.
– Aussi dirons-nous qu'Asclépios lui aussi savait cela, et que c'est pour cette raison qu'il a
révélé l'art de la médecine à ceux dont l'état général est tel que la nature et une bonne diète
leur assurent une condition physique saine, et qui ne souffrent que [407d] d'affections très
localisées. C'est à eux et à leurs habitudes qu'est destinée sa médecine. Il les débarrassait
de leurs maladies par des drogues ou des interventions, tout en leur prescrivant leur diète
habituelle, pour ne pas nuire à leur activité politique. Par contre, à l'égard de ceux qui sont
affligés d'une condition physique totalement maladive, il n'entreprenait pas, par des diètes
faites de légères ponctions progressives et d'infusions, de rendre leur existence longue et
misérable, ni de leur faire engendrer des enfants qui, selon toute vraisemblance, seraient
constitués comme eux. Au contraire, il n'a pas pensé qu'il fallait soigner celui qui n'était pas
en mesure de vivre [407e] une vie d'une durée normale, parce que cela ne présente aucun
intérêt ni pour lui ni pour la cité.
129129

– C'est un Asclépios politique, dit-il, que tu nous présentes là !


– C'est clair, dis-je, et aussi ses enfants ! Ne vois-tu pas que c'est précisément parce qu'il
était un tel homme politique que pendant qu'ils se montraient vaillants [408a] au combat
devant Troie, ils continuaient d'exercer la médecine comme je viens de le dire ? Ne te
souviens-tu pas que lorsque Ménélas fut blessé d'un coup par Pandaros
130130

… en suçant le sang de la blessure, ils versèrent dessus des drogues calmantes,


« ils ne lui prescrivirent pas ce qu'il fallait boire ou manger ensuite, pas plus qu'ils ne
l'avaient fait pour Eurypyle, en se fondant sur le fait que les drogues suffisaient à guérir des
hommes qui, avant d'être blessés, étaient en santé et avaient un régime ordonné, [408b]
même s'ils avaient cru bon de boire à ce moment-là la potion ? Un homme maladif et
indiscipliné, ils ne croyaient pas qu'il soit profitable, ni à lui-même ni aux autres, qu'il
continue de vivre, ni que l'art de la médecine soit destiné à de tels hommes, ni qu'il fallait
les soigner, fussent-ils plus fortunés que Midas . 131131

– Les enfants d'Asclépios, tels que tu les décris, étaient vraiment très astucieux !
– Comme il convient, repris-je, et pourtant les auteurs de tragédies et Pindare ne sont guère
convaincus par notre propos. Ils disent qu'Asclépios 132132
était fils d'Apollon et que
néanmoins il se laissa persuader [408c] à prix d'or de soigner un homme riche qui était
déjà mourant, et que pour cette raison il fut frappé de la foudre. Pour notre part, prenant en
compte ce que nous avons dit auparavant, nous ne pourrons les croire sur les deux points à
la fois : nous dirons que s'il était le fils d'un dieu, il n'était pas cupide ; s'il était cupide, alors
il n'était pas le fils d'un dieu.
– Très juste, dit-il, ce que tu apportes là . Mais que penses-tu de ceci, Socrate ? N'est-il pas
nécessaire que nous puissions disposer de bons médecins dans notre cité ? Or les meilleurs
médecins seront sans doute ceux qui auront eu entre les mains le plus grand nombre de
gens en santé et [408d] de gens malades, et de la même manière les meilleurs juges sont
ceux qui ont eu affaire à des natures de toute espèce ?
– Bien sû r, dis-je, il est question d'avoir de bons médecins et de bons juges, mais sais-tu
ceux que je tiens pour tels ?
– Je le saurai si tu m'en parles, dit-il.
– Eh bien, je vais essayer, dis-je, mais toi, par contre, tu as posé du même coup une question
sur une affaire qui n'est pas apparentée.
– Comment ? dit-il.
– Pour commencer par les médecins, dis-je, ceux qui deviendraient les plus habiles seraient
ceux qui commenceraient dès leur jeunesse à se mettre au contact du plus grand nombre
possible de constitutions physiques déficientes, en plus de faire l'apprentissage de leur art.
[408e] Eux-mêmes auraient été affligés de plusieurs maladies et ne seraient pas
naturellement dotés d'une condition physique parfaitement saine. Car ce n'est pas, je
pense, grâ ce à leur corps qu'ils soignent le corps, autrement il ne leur serait jamais loisible
d'être en mauvaise santé ou de tomber malades. C'est par l'â me qu'ils soignent le corps,
133133

et il ne sera guère possible à l'â me de soigner quoi que ce soit si elle est de mauvaise
constitution ou si elle devient malsaine.
– C'est juste, dit-il.
– Tandis que le juge, mon ami, c'est par l'â me qu'il commande à l'â me, [409a] et il n'est pas
permis à l'â me de se former dès la jeunesse au contact d'â mes corrompues, ni de traverser
l'expérience de toutes les injustices en les commettant elle-même, dans la seule visée de
pouvoir de manière lucide à partir d'elle-même témoigner des injustices commises par les
autres, à l'instar de ce que fait le corps pour les maladies. Il faut que dès sa jeunesse, au
contraire, elle soit demeurée innocente et exempte d'habitudes mauvaises, si elle doit, en
vertu de son excellence propre, juger sainement des choses justes. Voilà la raison pour
laquelle ceux qui sont dotés d'un bon tempérament paraissent dès leur jeunesse des gens
simples et faciles à tromper par ceux qui sont injustes : ils ne disposent pas en effet [409b]
en eux-mêmes de modèles d'expérience semblables à ceux des gens corrompus.
134134

– Oui, certes, dit-il, c'est tout à fait leur expérience.


– Pour cette raison, repris-je, le bon juge ne doit pas être un jeune homme, mais un homme
mû r ; il faut qu'il ait développé par son expérience la connaissance du genre de chose que
constitue l'injustice, qu'il n'en ait pas pris conscience comme d'une caractéristique propre
présente dans son â me, mais qu'il se soit appliqué à l'étudier longuement comme une chose
étrangère présente chez les autres, de manière à saisir comment elle est en elle-même un
mal, en ayant recours pour cela à son savoir et non à son expérience [409c] personnelle.
– Un tel juge serait certes, dit-il, de mon point de vue, un juge remarquable.
– Et ce serait, dis-je, le bon juge que tu réclamais. Car celui qui possède une â me bonne est
bon. Par contre, celui qui est habile et soupçonneux, celui qui a lui-même commis plusieurs
injustices et se croit pour cette raison ingénieux et expert quand il a affaire à des gens qui
sont comme lui, il paraît certes habile dans sa circonspection, parce qu'il réfléchit à partir
des modèles qu'il a en lui-même ; mais lorsqu'il se trouve en présence de gens de bien 135135

que l'â ge a mû ris, [409d] alors il paraît rempli de sa propre fatuité, méfiant quand il ne
convient pas de l'être, et incapable de reconnaître une disposition saine, parce qu'il ne
dispose pas du modèle d'une telle disposition. Mais comme il tombe plus souvent sur des
gens corrompus que sur des gens honnêtes, il passe pour être plus expert qu'ignorant, à ses
yeux comme aux yeux des autres.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Donc, le juge qu'il faut rechercher, repris-je, le juge bon et sage, ce ne sera pas celui-là ,
mais le premier. Car la corruption morale 136136
ne saurait jamais reconnaître l'excellence
morale et se reconnaître elle-même en même temps, alors que l'excellence morale d'une
nature qui prend le temps de se former pourra saisir à la fois la connaissance [409e] de la
corruption morale aussi bien que la connaissance d'elle-même. C'est donc, selon moi, celui-
ci qui devient sage, et non pas le méchant.
– C'est aussi mon avis, dit-il.
– Dès lors, tu établiras, par voie de législation , une médecine telle que nous l'avons
137137

présentée, accompagnée dans la cité d'une magistrature du genre que nous avons dit : elles
prendront soin de tes citoyens, ceux qui sont bien dotés naturellement pour ce qui
concerne leur constitution physique et [410a] leur â me. Quant à ceux qui ne sont pas bien
dotés, dans le cas de ceux qui ne disposent pas d'une bonne constitution physique, on leur
permettra de mourir, et dans le cas de ceux qui sont dans leur â me d'un naturel vicié et qui
sont inguérissables, ces magistrats les feront mourir eux-mêmes . 138138

– Faire ainsi s'est imposé comme ce qu'il y a de mieux à faire, dit-il, autant pour ceux qui en
souffrent que pour la cité.
– Quant aux jeunes gens, repris-je, il est clair qu'ils prendront la précaution d'éviter d'avoir
à recourir à la magistrature, s'ils cultivent ce genre simple de musique <et de poésie> qui,
nous l'avons dit, engendre la modération.
– Sans doute, dit-il.
– [410b] Celui qui est formé en musique <et en poésie> ne poursuivra-t-il pas l'art de la
gymnastique sur les mêmes pistes et, s'il le veut, ne prendra-t-il pas la résolution de ne
jamais recourir à l'art de la médecine, sauf en cas de nécessité ?
– C'est bien mon avis.
– Quant aux exercices et aux efforts requis par la gymnastique, il ne s'y engagera qu'avec
l'objectif d'éveiller l'ardeur morale 139139
de sa nature, plutô t que la force physique et,
contrairement aux autres athlètes, il ne s'astreindra pas aux régimes et aux exercices à
seule fin d'y gagner une vigueur physique.
– C'est très juste, dit-il.
– Or dis-moi, Glaucon, ceux qui préconisent une formation fondée sur la musique <et la
poésie> et sur la gymnastique, [410c] ne le font-ils pas dans un autre but que ce que
certains supposent, à savoir prendre soin du corps par la gymnastique, et de l'â me par la
musique <et la poésie> ?
– Mais dans quel autre but ? dit-il.
– Il se pourrait fort bien, repris-je, que l'une et l'autre aient été préconisées principalement
pour l'â me.
– Comment cela ?
– N'as-tu pas remarqué, dis-je, à quelle disposition d'esprit parviennent ceux qui passent
140140

leur vie à pratiquer la gymnastique, sans toucher à la musique <et à la poésie> ? Ou alors la
disposition d'esprit de ceux qui font l'inverse ?
– De quelle disposition [410d] parles-tu ? dit-il.
– De la sauvagerie et de la rudesse des uns, dis-je, et de la mollesse et de la douceur des
autres.
– Je l'ai remarqué, dit-il. Ceux qui s'adonnent exclusivement à la gymnastique parviennent à
une disposition d'une excessive brutalité, alors que ceux qui se consacrent uniquement à la
musique <et à la poésie> deviennent plus mous que ce qui est bon pour eux.
– Et pourtant, dis-je, cette brutalité tient de cet élément d'ardeur morale de leur nature, et
s'il est élevé correctement, cet élément devient courageux, alors que s'il est tendu à l'excès,
il devient rude et insupportable, comme on peut le prévoir.
– C'est mon avis, dit-il.
– Et la douceur [410e] ne caractérise-t-elle pas le naturel philosophe qui, trop relâ ché,
141141

devient exagérément mou, alors que s'il est bien élevé, il demeure doux et ordonné ?
– C'est bien le cas.
– Or, nous prétendons que les gardiens doivent posséder ces deux naturels.
– Il le faut, en effet.
– Il faut donc les harmoniser l'un avec l'autre ?
– Oui, certainement.
– Et l'â me de celui qui sera en harmonie sera à la fois sage et courageuse ? [411a]
– Tout à fait.
– Celle de celui qui ne sera pas en harmonie sera lâ che et sauvage ?
– Oui, certainement.
– Donc, lorsque quelqu'un laisse la musique du son de la flû te l'envahir et verser dans son
â me, pour ainsi dire par le couloir de ses oreilles, ces harmonies suaves, relâ chées et
plaintives dont nous parlions à l'instant, et qu'il passe toute sa vie à chantonner et à se
laisser porter par le chant, celui-là , s'il possédait quelque élément d'ardeur morale, il
l'assouplit comme [411b] on le fait pour le fer, et il le rend utile alors qu'il était inutile et
raide. Mais s'il ne cesse de s'y adonner et de se laisser charmer, il s'ensuit que son ardeur
rapidement se dissout et fond jusqu'à diluer entièrement son courage et à l'exciser de son
â me comme on couperait un tendon, produisant de la sorte un “guerrier ramolli ”. 142142
– C'est bien ainsi que les choses se passent, dit-il.
– Et si, repris-je, il a été doté dès la naissance d'un naturel dépourvu d'ardeur, très tô t il
aura produit ce résultat. Si, par contre, il est doté d'un naturel moralement ardent, il rend
son cœur prompt à s'emporter, il l'affaiblit et, pour des choses insignifiantes, [411c] le fait
s'embraser et s'éteindre aussitô t. Ceux-là , au lieu d'être remplis d'ardeur morale,
deviennent irascibles et coléreux, ils sont pleins de ressentiment.
– Tout à fait.
– Que se passe-t-il, au contraire, s'il consacre tous ses efforts à la gymnastique et se livre
aux plaisirs de la table, mais sans toucher à la musique ni à la philosophie ? Tout d'abord,
prenant conscience de sa condition physique, ne se remplit-il pas de fierté et d'ardeur et ne
devient-il pas lui-même plus courageux ?
– Si, assurément.
– Mais qu'arrive-t-il dans le cas où il n'exerce aucune activité qui le fasse communier avec la
Muse ? [411d] Même s'il possède à l'intérieur de lui-même, dans son â me, un désir de
143143

savoir , comme il ne goû te à aucune science et ne prend part à aucune recherche, à


144144

aucune discussion, ni à quelque autre activité de <poésie et de> musique, ce désir ne


s'affaiblit-il pas, ne devient-il pas sourd et aveugle du fait justement qu'il n'est ni mis en
éveillé ni alimenté, et que ses sensations ne sont pas purifiées ?
– C'est bien le cas, dit-il.
– Un tel homme, je crois bien, devient hostile au discours et étranger à l'art des Muses, et
145145

il n'aura plus recours à aucune discussion argumentée pour persuader. Comme un animal
sauvage, il s'engage dans toutes ses activités [411e] avec violence et brutalité, et il vit dans
l'ignorance et la grossièreté, de manière chaotique et disgracieuse.
– Voilà tout à fait sa situation, dit-il.
– Il semble bien donc, je présume, que ce soit pour ces deux éléments, à savoir le naturel
ardent et le naturel philosophe, qu'un dieu a donné aux hommes ces deux arts de la
musique et de la gymnastique. Il ne les a pas donnés pour l'â me et pour le corps, si ce n'est
de manière complémentaire , mais bien pour ces deux éléments, afin qu'ils s'harmonisent
146146

l'un avec l'autre [412a], dans une tension et une détente portées jusqu'au point qui
convient.
– Il semble bien, en effet, dit-il.
– Ainsi, celui qui mêle la gymnastique et la musique dans le plus bel ensemble et qui les
applique à son â me avec le plus de mesure, celui-là , c'est à bon droit que nous le
déclarerons parfait musicien et souverainement harmonieux, et il l'est bien davantage
147147

que celui qui accorde entre elles les cordes d'un instrument.
– Selon toute vraisemblance, Socrate, dit-il.
– Il nous faudra donc en tout temps dans notre cité, Glaucon, quelqu'un de ce genre pour
exercer un contrô le , si la constitution politique doit être sauvegardée ?
148148

– [412b] Assurément, il nous le faudra, et le meilleur possible.


– Voilà donc quels seraient les modèles de notre éducation et de notre manière d'élever
149149

les enfants. Pourquoi, en effet, chercherait-on à s'étendre sur les danses de ces hommes, sur
leurs chasses, sur leurs déplacements avec des chiens, sur leurs concours gymniques et
hippiques ? Il est en gros évident que ces activités doivent suivre ces modèles et il ne sera
pas difficile à présent de trouver comment.
– Ce n'est guère difficile, dit-il.
– Bien, dis-je, mais que nous reste-t-il ensuite à déterminer ? N'est-ce pas de choisir quels
150150

sont parmi ces hommes eux-mêmes ceux qui commandent et ceux qui sont commandés ?
– [412c] Si, bien sû r.
– Or, que les plus vieux doivent être les chefs, et les plus jeunes ceux qui obéissent, cela est
évident ?
– C'est évident.
– Et qu'il doit s'agir des meilleurs d'entre eux ?
– Cela aussi.
– Et parmi les cultivateurs, les meilleurs ne sont-ils les mieux doués pour l'agriculture ?
– Si.
– Eh bien, puisque nos chefs doivent être les meilleurs parmi les gardiens, ne faut-il pas
qu'ils soient les plus doués pour garder la cité ?
– Si.
– Ne faut-il pas dès lors qu'ils soient, dans ce but, réfléchis, compétents et soucieux du bien
de la cité ?
– [412d] Tout à fait.
– Mais on se souciera d'autant plus de la cité qu'on s'en trouvera l'ami.
– Nécessairement.
– Or, justement, ce qu'on aime le plus, croit-on, c'est ce dont l'intérêt coïncide avec les
mêmes objets que soi, à la pensée que le succès de l'autre se confond avec le sien propre, et
inversement alors si ce n'est pas le cas.
– Exactement, dit-il.
– Il faut donc sélectionner parmi nos gardiens ces hommes qui, après examen, nous
sembleront déployer pendant toute leur vie le plus d'énergie à faire ce qu'ils estiment
151151

être l'intérêt de la cité, [412e] et qui ne consentiraient d'aucune façon à des activités
contraires.
– Oui, ce sont ceux-là qui conviennent, dit-il.
– Il faut donc, me semble-t-il, les observer à toutes les étapes de leur vie, pour voir s'ils sont
bien les gardiens de ce principe et si, sous l'effet d'un sort ou de la contrainte, ils n'en
viennent pas à mettre de cô té et à oublier leur conviction qu'il est nécessaire de faire ce
qu'il y a de mieux pour la cité.
– Que veux-tu dire par “mettre de cô té” ?
– Je vais te le dire, répondis-je. Il me semble qu'une opinion nous sort de l'esprit, soit de
152152

notre plein gré, soit involontairement. De notre plein gré, lorsqu'il s'agit [413a] d'une
opinion fausse, quand on s'en avise par la suite ; involontairement, lorsqu'il s'agit de toute
opinion vraie.
– Pour celle qui nous sort de l'esprit de notre plein gré, dit-il, je comprends ; mais pour ce
qui est involontaire, j'ai besoin que tu me l'expliques.
– Mais quoi ! Ne penses-tu pas comme moi, dis-je, que c'est malgré eux que les êtres
humains sont privés des biens, mais que c'est de leur plein gré qu'ils renoncent aux maux ?
Or, n'est-ce pas un mal que de se faire illusion sur la vérité, et un bien que d'être dans la
vérité ? Ou n'est-ce pas, à ton avis, être dans la vérité que de se former des opinions sur
153153

les êtres tels qu'ils sont ?


– Bien sû r, dit-il, tu as raison, et à mon avis ceux qui sont privés de l'opinion vraie le sont
contre leur volonté.
– Or, [413b] ne souffrent-ils pas de cette privation parce qu'ils sont victimes d'une forme
de rapt, ou parce qu'ils sont ensorcelés ou qu'ils y sont forcés violemment ?
154154

– Je ne comprends pas davantage, dit-il.


– Je risque de m'exprimer comme un poète tragique, repris-je. Quand je parle d'être victime
d'une forme de rapt, je parle de ceux qui ont été dissuadés de quelque opinion et de ceux
qui sombrent dans l'oubli, parce que la raison pour les uns, le temps pour les autres, leur
enlève à leur insu leur opinion. Comprends-tu à peu près maintenant ?
– Oui.
– Quand je parle de ceux qui ont été forcés, je veux dire ceux que le chagrin ou la douleur
ont conduits à changer d'opinion.
– Je comprends bien cela aussi, dit-il, et tu as raison.
– Ceux qui sont ensorcelés sont ceux [413c] qui, selon moi, et cela toi aussi tu peux
l'affirmer, changent d'opinion soit parce qu'ils sont charmés par le plaisir, soit parce qu'ils
sont troublés par la crainte.
– Apparemment, dit-il, tout ce qui trompe produit un ensorcellement.
– Revenons donc à ce que je disais tout à l'heure : il faut rechercher quels sont ces gardiens
excellents qui s'en tiennent au principe qui leur impose de toujours faire ce qui se présente
à eux comme le bien supérieur de la cité. Il faut donc les mettre à l'épreuve dès l'enfance,
155155

en leur proposant des activités au sein desquelles on est le plus susceptible d'oublier ce
principe et de se trouver induits en erreur, et ensuite porter son choix sur celui qui est
demeuré fidèle au principe et ne s'est pas laissé abuser [413d], et exclure au contraire les
autres. N'est-ce pas ce qu'il faut faire ?
– Si.
– Il faut également les confronter à des efforts, et aussi à des souffrances et à des luttes, où
on les soumettra aux mêmes épreuves.
– C'est juste, dit-il.
– Enfin, repris-je, ne faut-il pas préparer pour eux une troisième espèce d'épreuve, une
épreuve d'ensorcellement, et les observer ? De même qu'on examine les poulains qu'on
mène au milieu du bruit et du vacarme pour voir lesquels sont craintifs, on doit de même
confronter nos jeunes guerriers à des situations horribles, puis les relancer dans les
plaisirs, [413e] de manière à les éprouver beaucoup plus qu'on n'éprouve l'or par le feu.
On observera dès lors lequel semble le moins affecté par l'ensorcellement et garde la
meilleure attitude en toute circonstance, gardien de lui-même en raison de son
156156

excellence, comme de la musique <et de la poésie> qu'il a apprises, lequel dans toutes ces
épreuves se maintient accordé à la règle du rythme et de l'harmonie, demeurant enfin tel
qu'il doit être pour être le plus bénéfique à lui-même et à la cité. Celui qui aura traversé
entièrement les épreuves de l'enfance , de la jeunesse et de l'â ge adulte et qui en sera
157157

sorti non entamé, [414a] celui-là il faudra l'établir comme gouvernant et gardien de la cité ;
il conviendra de l'honorer durant sa vie et jusqu'à sa mort, et de lui consentir en partage
des privilèges insignes pour ce qui concerne les tombeaux et les autres monuments
158158

commémoratifs. Quant à celui qui n'en sortira pas indemne, nous l'exclurons. Voilà donc,
Glaucon, dis-je, en quoi consiste notre procédure de sélection et d'établissement des
gouvernants et des gardiens, si on doit la présenter selon un modèle général et sans
l'élaborer avec précision.
– Il me semble à moi aussi, dit-il, qu'il faut en gros procéder de cette manière.
– Mais ce qui serait réellement l'appellation la plus exacte, ne serait-ce pas d'appeler
[414b] gardiens ceux qui gardent entièrement la cité, aussi bien des ennemis de l'extérieur
que des amis de l'intérieur, en empêchant que les uns ne veuillent lui faire du mal, et pour
éviter que les autres n'y emploient leurs capacités ? Et d'appeler auxiliaires et assistants 159159

des décisions des gouvernants ces jeunes que nous appelions à l'instant gardiens ?
– Il me semble, dit-il.
– Quel moyen serait alors à notre disposition, dis-je, dans le cas où se présente la nécessité
de ces mensonges dont nous parlions tout à l'heure, pour persuader de la noblesse d'un
certain mensonge d'abord les gouvernants eux-mêmes, et si ce n'est pas possible, le reste
160160

de la cité ? [414c]
– Quel mensonge ? demanda-t-il.
– Rien de nouveau, dis-je, seulement une affaire phénicienne , qui s'est passée autrefois
161161

déjà en maints endroits, comme l'ont dit et fait croire les poètes, mais qui n'est pas arrivée
chez nous et qui, à ce que je sache, n'est pas susceptible de se reproduire et dont on ne se
convaincra pas facilement.
– Tu me sembles, dit-il, avoir quelque difficulté à en parler.
– Tu verras bien, dis-je, quand j'aurai parlé, qu'il y a des raisons d'hésiter.
– Parle, dit-il, n'aie crainte.
– Je parlerai donc, [414d] et pourtant je ne sais trop comment j'en aurai l'audace, ni à quels
arguments je pourrai recourir pour le faire. J'entreprendrai en premier lieu de persuader
les gouvernants eux-mêmes et les hommes de guerre, ensuite le reste de la cité, que tout ce
dont nous les avons nourris et formés, tout cela était pour ainsi dire comme des rêveries
dont ils font l'expérience lorsqu'elles se présentent à eux. En réalité, ils étaient alors
modelés dans le sein de la terre et élevés, eux, leurs armes, et tout leur équipement en
162162

cours de fabrication ; [414e] quand ils furent entièrement confectionnés, la terre qui est
leur mère les a mis au monde, et maintenant ils doivent considérer cette contrée où ils se
trouvent comme leur mère et leur nourrice et la défendre si on l'attaque, et réfléchir au fait
que les autres citoyens sont comme leurs frères, sortis eux aussi du sein de la terre.
– Pas surprenant, dit-il, que tu aies eu longtemps scrupule à formuler ce mensonge.
– Il y avait, en effet, dis-je, [415a] de bonnes raisons. Mais écoute néanmoins la suite de
l'histoire : “Vous qui faites partie de la cité, vous êtes tous frères , leur dirons-nous en
163163

poursuivant l'histoire, mais le dieu, en modelant ceux d'entre vous qui sont aptes à
gouverner, a mêlé de l'or à leur genèse ; c'est la raison pour laquelle ils sont les plus
précieux. Pour ceux qui sont aptes à devenir auxiliaires, il a mêlé de l'argent, et pour ceux
qui seront le reste des cultivateurs et des artisans, il a mêlé du fer et du bronze. Dès lors, du
fait que vous êtes tous parents, la plupart du temps votre progéniture sera semblable à
vous, mais il pourra se produire des cas où [415b] de l'or naîtra un rejeton d'argent, et de
l'argent un rejeton d'or, et ainsi pour toutes les filiations entre eux. Aussi le dieu prescrit-il
d'abord et avant tout à ceux qui gouvernent d'être les excellents gardiens des rejetons
comme de personne d'autre, et de ne rien protéger avec autant de soin qu'eux, en tenant
compte de ces métaux qui ont été mélangés à leurs â mes : si leurs propres rejetons sont
formés d'un alliage de bronze et de fer, qu'ils n'aient [415c] aucune forme de pitié à leur
égard et qu'ils les assignent aux tâ ches des artisans et des cultivateurs, en respectant ce qui
convient à leur nature ; si par ailleurs surgissent dans leur descendance quelques rejetons
alliant l'or et l'argent, qu'ils respectent leur valeur et qu'ils les élèvent, les uns à la tâ che de
gardiens et les autres à la tâ che d'auxiliaires, tenant compte de ce que l'oracle dit que la
164164

cité périra si son gardien est de fer ou si elle est gardée par l'homme de bronze.” À présent,
disposes-tu de quelque moyen pour persuader de cette histoire ?
– Aucun, dit-il, [415d] s'il s'agit de ces hommes-là eux-mêmes. Mais dans le cas de leurs fils
et de ceux qui viendront après eux, leurs descendants et leur postérité, oui.
– Et même cela, repris-je, renforcerait leur souci de la cité et de leurs relations mutuelles,
car je suis près de comprendre ce que tu veux dire. Cette histoire suivra de toute façon le
165165

chemin où la conduira la tradition. Quant à nous, fourbissons les armes de ces fils de la
terre et faisons-les avancer sous la conduite des gouvernants. Qu'ils se mettent en marche
pour découvrir sur le territoire de la cité l'endroit le meilleur pour y établir leur
campement , là où ils pourront le mieux contenir les habitants de l'intérieur, [415e] s'il
166166

s'en trouve qui ne veulent pas obéir aux lois, et résister aux attaques de l'extérieur, si
l'ennemi attaque le troupeau comme un loup. Quand ils auront établi leur campement et
offert les sacrifices qui sont requis, qu'ils dressent leurs tentes. Qu'en dis-tu ?
– Qu'ils fassent ainsi, dit-il.
– Qu'elles soient suffisantes pour les protéger des rigueurs de l'hiver et des chaleurs de
l'été ?
– Sans doute, car tu veux probablement parler, dit-il, de leurs habitations ?
– Je parle, bien sû r, dis-je, des quartiers des soldats, et non des habitations des
commerçants.
– [416a] Comment, dit-il, diffèrent-elles, selon toi, l'une de l'autre ?
– Je vais essayer, repris-je, de te l'expliquer. Ce serait en effet une chose tout à fait
épouvantable, et d'une certaine manière absolument honteuse, que des bergers élèvent des
chiens pour en faire leurs auxiliaires pour les troupeaux, et qu'ils fassent en sorte qu'en
raison de leur manque de discipline, ou de la faim, ou de quelque autre mauvaise habitude,
ces chiens se mettent eux-mêmes à faire du mal aux moutons, et qu'au lieu d'être des
chiens, ils deviennent semblables à des loups.
– Ce serait terrible, dit-il, pour sû r.
– Ne faut-il pas se garder, [416b] par tous les moyens, que nos auxiliaires se comportent
ainsi à l'égard des citoyens et qu'en raison de leur force supérieure, ils se mettent à
ressembler à des tyrans sauvages au lieu d'être des protecteurs bienveillants ?
– Il faut s'en garder, dit-il.
– Or la précaution la plus grande qu'on puisse prendre n'est-elle pas de faire en sorte qu'ils
reçoivent une éducation de réelle qualité ?
– Mais ne l'ont-ils pas déjà reçue ? » dit-il.
Et moi de répondre :
« Ce n'est pas une position que nous devrions soutenir avec trop d'insistance, mon cher
Glaucon. Ce qui mérite d'être soutenu, en revanche, c'est ce que nous disions tout à l'heure,
qu'il faut leur donner en partage [416c] une éducation de qualité , quelle qu'elle soit, s'ils
167167

doivent développer la plus grande douceur possible entre eux et à l'égard de ceux qui sont
placés sous leur garde.
– Tu as bien raison, dit-il.
– Mais en plus de cette éducation, si on y réfléchit, on dira qu'il faut que leurs habitations
comme l'ensemble de leurs biens ne les empêchent pas d'être des gardiens aussi parfaits
que possible, et que rien ne les dispose à la malveillance à l'égard des autres [416d]
citoyens.
– Et on aura raison de le dire.
– Vois donc, repris-je, s'ils doivent devenir tels que nous venons de dire, s'il ne faut pas
qu'ils mènent leur vie et soient logés selon certaines modalités particulières . D'abord, nul
168168

bien ne sera la possession privée d'aucun d'entre eux, sauf ce qui est de première
nécessité ; ensuite, aucun ne possédera d'habitation ou de cave telles que quiconque le
souhaite ne puisse y entrer. Quant aux commodités qui sont nécessaires à ces hommes, qui
sont des athlètes de la guerre à la fois tempérants et courageux, que cela soit l'objet d'une
ordonnance [416e] des autres citoyens qui leur alloueront en compensation de leur garde
ce qu'il faut pour traverser l'année, sans surplus ni manque. Qu'ils soient assidus aux
syssities et qu'ils vivent en communauté, comme ceux qui sont en expédition militaire.
169169

Pour l'or et l'argent, on leur dira que les dieux ont donné à leur â me de l'or et de l'argent
divins, et qu'ils n'ont pas besoin de l'or et de l'argent des hommes ; on leur dira aussi qu'il
n'est pas pieux de souiller cette possession divine, en l'alliant à la possession de l'or mortel,
parce que quantité d'actes impies ont été commis au nom de la monnaie du grand nombre
[417a], alors que l'or qui se trouve en eux est pur. Parmi les habitants de la cité, qu'ils
soient les seuls à n'avoir pas droit de prendre une part, ou de toucher l'or et l'argent, les
seuls à ne pouvoir entrer sous un toit qui en abrite, en porter sur eux comme ornement, ou
boire dans un récipient d'or ou d'argent. C'est ainsi qu'ils assureront leur salut et
170170

sauveront la cité. Car dès qu'ils posséderont privément de la terre, une habitation et de
l'argent, ils deviendront administrateurs de leurs biens, cultivateurs au lieu d'être les
gardiens de la cité ; et au lieu d'être les compagnons défenseurs [417b] des autres citoyens,
ils en deviendront les tyrans et les ennemis, remplis de haine et eux-mêmes haïs, ils
passeront leur vie conspirant contre les autres et deviendront objets de conspiration, et ils
redouteront bien davantage et plus souvent les ennemis de l'intérieur que ceux de
l'extérieur, se précipitant vers la ruine eux-mêmes et l'ensemble de la cité. Voilà donc, pour
conclure, les motifs qui nous conduisent à établir de cette manière l'habitation des gardiens
et les autres modalités de leur existence. Ne faut-il pas en faire des dispositions de la loi ?
– Si, tout à fait », dit Glaucon.
Livre IV

[419a]
Et alors Adimante, s'interposant, dit :
« Que diras-tu pour ta défense, Socrate, si quelqu'un s'avise de t'objecter que tu ne rends
pas ces hommes vraiment heureux et que cette situation se produit par leur faute, eux à
11

qui en vérité la cité appartient, mais qui ne jouissent par contre d'aucun des biens de la cité,
par comparaison avec d'autres qui possèdent des domaines agricoles et s'établissent dans
des résidences somptueuses et imposantes, pour lesquelles ils acquièrent tout le mobilier
qui convient ? Ceux-là offrent aux dieux des sacrifices privés, ils accueillent des étrangers,
et pour en venir aux questions que tu abordais à l'instant, ils possèdent de l'or et de
l'argent, ainsi que tous ces biens qu'on a l'habitude de reconnaître à ceux qui sont en
chemin vers la félicité. On pourrait risquer d'affirmer qu'ils apparaissent tout simplement
comme des auxiliaires salariés [420a] résidant dans la cité, ne faisant rien d'autre que de
monter la garde.
– Oui, dis-je, et cela tout en recevant leur nourriture, mais nul autre salaire outre les repas,
comme en reçoivent les autres, de sorte que s'ils faisaient le projet de voyager à l'étranger à
titre privé, il ne leur serait pas loisible d'offrir des cadeaux à des compagnes de voyage , ou
22

même de dépenser en quelque autre endroit de leur choix, comme le font ceux qui dans
notre opinion sont des gens heureux. Ces aspects-là , et quantité d'autres du même genre, tu
les exclus de ton accusation.
– Eh bien, dit-il, faisons en sorte de les inclure également dans l'accusation. [420b]
– Tu demandes ce que nous répondrons pour notre défense ?
– Oui.
– C'est en suivant le même chemin, dis-je, que nous trouverons, je crois, les choses qu'il faut
dire. Nous affirmerons en effet qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que ces hommes soient,
dans ces circonstances, tout à fait heureux , et que nous n'établissons pas cette cité en
33

ayant pour seule perspective qu'un groupe unique soit chez nous exceptionnellement
44

heureux, mais bien la cité tout entière autant que possible. Nous avons pensé, en effet, que
c'est dans une telle cité que nous trouverions vraiment la justice et, à l'inverse, que nous
trouverions l'injustice dans la cité établie de la pire façon, de sorte qu'en les examinant de
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près, [420c] nous pourrions porter un jugement sur ce que nous recherchons depuis si
longtemps. Notre tâ che actuelle, croyons-nous, consiste donc à façonner la cité heureuse,
non pas en y prenant un petit nombre pour en faire des gens heureux, mais pour la rendre
heureuse tout entière. La cité qui se trouve à l'opposé, nous l'examinerons dans la foulée.
« C'est comme si quelqu'un venait vers nous, alors que nous serions en train de peindre des
statues d'hommes, et nous reprochait de ne pas appliquer les plus belles couleurs sur les
parties les plus belles de l'être vivant : les yeux, en effet, qui sont bien la partie la plus belle,
n'auraient pas été peints en pourpre , mais en noir. Il me semble que nous [420d] aurions
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raison de nous défendre en répliquant : “Homme étonnant, ne crois pas que nous devions
peindre les yeux de manière si belle qu'ils finissent par ne plus paraître être des yeux, et
ainsi pour les autres parties du corps ; vois plutô t si en rendant à chacune ce qui lui
convient, nous rendons l'ensemble beau. Et dans le cas qui nous occupe présentement, ne
nous force pas à accorder aux gardiens un bonheur tel qu'il les transforme en tout autre
chose que des gardiens. [420e] Nous savons comment habiller les agriculteurs de tenues
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luxueuses, les couvrir d'or et leur ordonner de ne travailler la terre que selon leur bon
plaisir ; nous savons comment installer les potiers sur des lits de banquet, allongés sur le
cô té droit , buvant et faisant bombance auprès du feu, en plaçant devant eux leur tour de
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potier pour le cas où l'envie leur prendrait de tourner une céramique, et nous savons
comment rendre de cette manière tous les autres heureux afin de rendre la cité tout entière
heureuse. Non, vraiment, ne nous mets pas cela dans la tête ! Si nous devions te suivre, il en
résulterait que l'agriculteur ne serait plus un agriculteur, [421a] et le potier ne serait plus
un potier, et personne d'autre n'occuperait plus ces fonctions qui sont constitutives de la 99

cité. L'argument a cependant moins de poids pour ces autres fonctions. Si ce sont en effet
des savetiers qui deviennent médiocres et se corrompent, et prétendent remplir leur
fonction sans être ce qu'ils prétendent, cela n'a rien de grave pour une cité. Mais quand il
s'agit des gardiens des lois et de la cité, qui paraissent tels sans l'être, tu vois bien qu'ils
peuvent détruire toute la cité de fond en comble, tout comme ils sont par ailleurs les seuls
capables de saisir l'occasion de la bien gouverner et de lui procurer du bonheur.”
1010

« Alors, si pendant que nous fabriquons des gardiens authentiques, qui soient le moins
possible susceptibles de faire du mal à la cité [421b], notre interlocuteur en fait de son cô té
une sorte d'agriculteurs, heureux pour ainsi dire de banqueter dans des festivals, mais non
heureux dans la cité, peut-être parle-t-il en ce cas d'autre chose que d'une cité ? Il nous faut
donc examiner si nous voulons instituer des gardiens dans la perspective suivante, à savoir
que le plus grand bonheur possible soit leur lot à eux, ou alors s'il faut envisager cette
perspective pour la cité entière et examiner si le bonheur sera son lot à elle ; il faudra alors
contraindre ces auxiliaires, de même que les gardiens, [421c] à envisager de réaliser ce
bonheur et les en persuader, de sorte qu'ils deviennent les meilleurs artisans possible dans
leur fonction propre, et de la même manière pour tous les autres. La cité se développant
dans son entièreté de cette manière et se trouvant ainsi bien administrée, il faudra laisser
la nature accorder à chacun des groupes la possibilité d'avoir part au bonheur.
1111

– À mon avis, dit-il, tu parles très justement.


– Mais alors, dis-je, selon toi, le propos qui serait frère de celui-ci serait-il une parole qui
convient ?
– Quel propos au juste ? [421d]
– Considère maintenant les autres artisans, pour savoir si ce sont ces facteurs qui les
corrompent au point d'en devenir mauvais.
– Quels facteurs précisément ?
– La richesse, dis-je, et la pauvreté.
– Comment cela ?
– De la manière suivante. À ton avis, un fabricant de vases qui s'est enrichi aura-t-il encore
le désir de s'occuper de son art ?
– Non, pas du tout, dit-il.
– Il deviendra alors paresseux et indolent, plus qu'il ne l'était auparavant ?
– Oui, bien plus.
– Il devient dès lors un fabricant de vases médiocre ?
– C'est bien cela, dit-il, bien moins bon.
– Et certes, si en raison de la pauvreté il se trouve privé de ses outils ou de quelque autre
des choses utiles à son art, il façonnera des œuvres moins valables ; [421e] quant à
l'enseignement qu'il dispense à ses fils et aux autres à qui il enseigne, il en fera de moins
bons artisans.
– Comment l'éviter ?
– En raison donc de ces deux facteurs considérés ensemble, la pauvreté et la richesse , les 1212

œuvres des artisans sont moins réussies et les artisans eux-mêmes plus médiocres.
– Apparemment.
– Quant aux gardiens, il semble bien que nous ayons découvert d'autres choses, dont il faut
prendre garde par tous les moyens qu'elles s'insinuent jamais par inadvertance dans la cité.
– Lesquelles ?
– [422a] La richesse, dis-je, et la pauvreté. La première parce qu'elle engendre le goû t du
luxe, la paresse et l'appétit de la nouveauté ; la deuxième, parce qu'elle entraîne la
1313

servilité et la médiocrité dans le travail, en plus de l'appétit de la nouveauté.


– Oui, tout à fait, dit-il. Mais justement, Socrate, examine comment notre cité sera en
mesure de faire la guerre si elle se trouve privée de richesses, surtout si elle doit combattre
une cité à la fois grande et riche.
– Contre une seule cité, c'est clair, dis-je, ce sera plus difficile, [422b], alors que contre deux
cités de ce genre, ce sera plus facile.
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– D'abord, la chose suivante, dis-je : s'il devient nécessaire d'engager le combat, ne
combattront-ils pas des hommes riches, alors qu'ils sont eux-mêmes des athlètes de la
guerre ?
– Oui, c'est ce qui se produira, dit-il.
– Eh bien, Adimante, dis-je, un pugiliste unique, disposant de la meilleure préparation
possible dans ce genre de combat, ne mènera-t-il pas, à ton avis, un combat facile contre
deux adversaires qui ne sont pas pugilistes et qui sont de surcroît riches et gras ?
– Peut-être pas, dit-il, s'il doit les combattre ensemble.
– Même dans le cas, dis-je, où il aurait la possibilité, en prenant la fuite [422c] et ensuite en
se retournant de continuer à porter des coups au premier qui s'attaquerait à lui ? Et à
supposer qu'il puisse répéter la chose plusieurs fois dans la chaleur d'un plein soleil ? Celui
qui combattrait de la sorte ne viendrait-il pas à bout de nombreux adversaires de ce genre ?
– Pour sû r, dit-il, il n'y aurait là rien d'étonnant.
– Mais ne crois-tu pas que les riches disposent d'une connaissance et d'une expérience de
l'art du pugilat plus considérables que de celui de la guerre ?
– C'est bien ce que je pense, dit-il.
– Alors nos athlètes , selon toutes les apparences, combattront facilement contre des
1414

adversaires deux fois et même trois fois plus nombreux qu'eux ?


– Je serai d'accord avec toi, dit-il, tu me sembles en effet avoir raison.
– [422d] Que se passerait-il alors s'ils envoyaient une délégation dans une cité étrangère,
pour lui porter en toute sincérité le message suivant : “Nous, nous ne faisons aucun usage
de l'or ni de l'argent ; notre loi nous l'interdit, alors que cela vous est permis ; si donc vous
faites alliance avec nous pour faire la guerre, vous pourrez vous emparer des biens de nos
adversaires ?” Crois-tu qu'il se trouverait des hommes qui ayant entendu ces propos
choisiraient de combattre des chiens robustes et élancés, au lieu de faire la guerre aux cô tés
de ces chiens contre des moutons gras et sans défense ?
– Selon moi, non. Mais, dit-il, si c'est dans une seule cité que viennent s'accumuler les
richesses des autres, [422e] prends garde que cela ne présente un danger pour la cité qui
ne dispose pas de telles richesses.
– Bienheureux sois-tu, dis-je, si tu crois que toute cité autre que celle-là même que nous
avons établie mérite d'être appelée “cité” !
– Mais que veux-tu dire ? dit-il.
– C'est une dénomination plus étendue, dis-je, qu'il faut donner aux autres cités. Chacune
d'elles constitue en effet une multiplicité de cités, et non pas une seule cité, selon
l'expression des joueurs . Il y en a d'abord deux , quelle que soit la cité, en guerre l'une
1515 1616

contre l'autre, [423a] la cité des pauvres et la cité des riches. Dans chacune de ces deux
cités, il s'en trouve par ailleurs une multiplicité ; si tu les considérais comme une seule, tu te
tromperais complètement, alors que si tu les considères comme une multiplicité, c'est-à -
dire en donnant aux uns les biens des autres, de même que leurs pouvoirs ou les gens eux-
mêmes, tu disposeras toujours de nombreux alliés et tu auras peu d'ennemis. Tant et aussi
longtemps que ta cité sera administrée avec modération, conformément à ce qui a été établi
tout à l'heure, elle sera la plus puissante – je ne veux pas dire par la qualité de sa
réputation, mais la plus puissante véritablement – et cela, même si elle ne dispose que de
mille hommes. Tu ne trouveras pas facilement, en effet, ni chez les Grecs ni chez les
Barbares, une cité unique d'une telle grandeur, [423b] encore qu'il soit facile d'en trouver
plusieurs qui semblent plus grandes que celle-ci. À moins que tu ne soies d'un autre avis ?
– Non, par Zeus, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, voici ce qui constituerait la limite la meilleure pour nos1717

dirigeants, celle qu'il faut fixer à la dimension de la cité et qui, en fonction de son extension,
déterminera son territoire et fera abandonner le reste.
– Quelle limite ? dit-il.
– Je pense, dis-je, à la limite suivante : que, dans son essor, la cité s'accroisse jusqu'à ce
point où elle consent encore à demeurer une, et non au-delà .
– [423c] Excellent, dit-il.
– Nous prescrirons donc aux gardiens une directive supplémentaire , en leur demandant
1818

de prendre garde par tous les moyens que la cité ne soit ni petite ni grande au seul regard
de sa réputation, mais qu'elle constitue plutô t quelque chose d'autonome et d'unifié.
– Peut-être leur prescrirons-nous là , dit-il, quelque chose de simple.
– Alors voici, dis-je, quelque chose d'encore plus simple, un point que nous avons
mentionné dans notre propos antérieur en disant qu'il faudrait, chaque fois que naîtrait
chez les gardiens un rejeton de qualité médiocre , le renvoyer chez les autres habitants
1919

[423d], et chaque fois que naîtrait chez les autres un rejeton de grande valeur, il faudrait le
renvoyer chez les gardiens. Ceci dans le but de clarifier le fait que les autres citoyens
doivent s'occuper de cette fonction particulière qui leur est propre à chacun, celle pour
laquelle ils sont naturellement doués, de telle façon que chacun s'occupant de cette
fonction qui est la sienne ne devienne pas multiple, mais un, et de cette manière la cité tout
entière croîtra comme une cité unique, et non plusieurs.
– Cette prescription, dit-il, est en effet de moindre importance que la précédente.
– Certes, dis-je, mon bon Adimante, nous n'allons pas leur imposer, comme on pourrait le
croire, un grand nombre de directives importantes, elles sont toutes plutô t banales, [423e]
si seulement ils prennent garde à ce qu'on présente comme l'unique grande prescription, et
que moi j'appellerais, plutô t que grande, la prescription suffisante.
– Laquelle donc ? dit-il.
– L'éducation, dis-je, et la manière d'élever les rejetons . Car s'ils sont bien éduqués et
2020

qu'ils deviennent des hommes mesurés , ils discerneront aisément toutes ces
2121

recommandations, de même que tout ce qu'à présent nous laissons de cô té – la possession


des épouses, les mariages et la procréation – et ils sauront qu'il faut en ces choses [424a]
agir le plus possible en conformité avec le proverbe qui veut qu'entre amis , tout est
2222

commun.
– Ce serait, en effet, dit-il, la manière la plus correcte.
– Et sans doute, dis-je, une constitution politique, à condition d'avoir au départ une bonne
impulsion, développe-t-elle son mouvement de croissance de façon concentrique . La 2323

manière d'élever et d'éduquer les enfants, si elle demeure honnête, produit des natures
bonnes ; et, à leur tour, des natures honnêtes, quand elles reçoivent une éducation de cette
qualité, deviennent meilleures encore que celles qui les ont précédées, tant en ce qui
concerne la procréation que pour le reste, [424b] comme cela se produit aussi chez les
autres animaux.
– C'est probable, dit-il.
– Pour le résumer maintenant en peu de mots, il faut que les gardiens qui prennent soin 2424

de la cité s'attachent à ceci, à savoir qu'ils ne la laissent pas se corrompre hors de leur
connaissance ; ils doivent plutô t veiller à ce que, envers et contre tout, il n'y ait pas
d'innovation en gymnastique et en musique en dehors de la règle établie, mais qu'on les
garde, autant que possible, telles quelles, de crainte que lorsqu'on proclame que
… les hommes estiment davantage le chant
le plus nouveau qui se répand autour de ceux qui chantent 2525

« [424c] on ne croie souvent que le poète désigne non des chants nouveaux, mais un mode
nouveau de chant, et que l'on n'en fasse l'éloge. Or il ne faut ni faire l'éloge de pareille
innovation, ni interpréter les vers de cette manière. Il faut, en effet, se prémunir d'une
conversion à une forme inusitée de musique, comme il faut en général se prémunir contre
ce qui constitue un danger. Car nulle part les modes de la musique ne sont ébranlés sans
2626

que ne soient ébranlées par le fait même les lois politiques les plus élevées, comme
l'affirme Damon, et c'est aussi ma pensée.
– Et moi aussi certainement, dit Adimante, compte-moi parmi ceux qui en sont convaincus.
– [424d] Quant à l'édifice réservé à la garde , dis-je, apparemment c'est sur cette base,
2727

n'est-ce pas, qu'il faut le construire pour les gardiens, dans la musique <et dans la poésie>.
– Certes, dis-je, cette insoumission aux lois , en s'insinuant, passe aisément inaperçue.
2828

– Oui, dis-je, comme si la musique n'était qu'un jeu et comme si elle ne pouvait produire
rien de mauvais.
– En effet, dit-il, elle ne produit rien d'autre, si ce n'est qu'elle s'établit lentement, alors que
tranquillement elle s'infiltre dans les mœurs et dans les occupations. À partir de là , gagnant
en puissance, elle atteint les contrats que les hommes passent les uns avec les autres, et des
contrats elle se dirige vers les lois [424e] et les constitutions politiques avec une totale
impudence, Socrate, jusqu'à ce qu'elle finisse par renverser tout ce qui tient du privé
comme du public.
– Soit, dis-je, mais est-ce bien ainsi que les choses se passent ?
– C'est ce qui me semble à moi, dit-il.
– Par conséquent, nous l'affirmons depuis le début, il faut sans attendre faire participer nos
jeunes à un jeu qui les rapproche davantage de la loi, en tenant compte du fait que si ce
2929

jeu en vient à contourner la loi et que ces enfants agissent de même, [425a] il sera
impossible que ces jeunes se transforment en hommes respectueux des lois et intègres.
– Comment faire autrement ? dit-il.
– En effet, dès lors que dès leur jeune â ge les enfants, en jouant à des jeux convenables, se
verront présenter à travers la musique <et la poésie> l'idéal du respect de la loi , alors,
3030

contrairement à ceux dont nous venons de parler, ce respect de la loi les accompagnera en
toutes choses et les fera grandir, allant jusqu'à rectifier ce qui au cœur de la cité avait pu
antérieurement tomber en désuétude.
– Certes, c'est la vérité, dit-il.
– Et alors, même les règlements en apparence de moindre importance, toutes ces
3131

dispositions qu'auparavant on avait laissé disparaître, ces hommes-là les remettent en


vigueur.
– Lesquels ?
– [425b] Ceux-ci. Par exemple, le respect silencieux qu'il convient que les jeunes
manifestent devant ceux qui sont plus â gés ; les manières de s'asseoir et de se lever, et les
soins à l'égard des parents ; la manière de se coiffer, de s'habiller, de se chausser, tout ce
qui touche à l'apparence corporelle et tous les détails de ce genre. Ne crois-tu pas ?
– Si.
– Légiférer sur ces questions serait, je crois, candide. Cela ne se fait en effet nulle part, et
des lois sur ces questions ne pourraient être établies ni par écrit ni oralement.
– Comment le faire, en effet ?
– Il est en tout cas probable, Adimante, dis-je, que dans la mesure où quelqu'un est orienté
au point de départ dans une certaine direction par son éducation [425c], ce qui surviendra
par la suite pour lui sera conforme à cette orientation. Ce qui est semblable n'appelle-t-il
pas le semblable ?
– Oui, en effet.
– Et je pense que nous pourrions dire qu'au bout du compte cela aboutit à quelque chose
d'achevé et de robuste, qu'il s'agisse de quelque chose de bien ou non.
– Inévitablement, dit-il.
– Et quant à moi, dis-je, c'est pour ces raisons que je n'entreprendrais pas de légiférer en
ces domaines.
– Cela va de soi, dit-il.
– Mais au nom des dieux, dis-je, que dire de ces questions qui se traitent au marché, de ces
3232

contrats que tous sur l'Agora négocient les uns avec les autres et, si tu veux, [425d] des
contrats relatifs aux travailleurs manuels, des libelles et des poursuites pour voies de fait,
du dépô t des plaintes devant la justice et de l'appointement des juges ? Que dire aussi, si la
chose s'impose, de la perception des impô ts ou des décrets qui leur sont relatifs, que ce soit
sur les places publiques ou dans les ports ? Que dire en général de toute la réglementation
des marchés, autant celle des villes que celle des ports, et de toutes les questions de ce
genre ? Oserons-nous légiférer en ces matières ?
– Non, cela ne vaut pas la peine de dicter des règlements à des hommes à tous égards
excellents. [425e] Toutes ces questions qui exigeraient de légiférer, ils les découvriront
facilement chacune en son temps.
– Oui, mon ami, dis-je, à condition cependant qu'un dieu leur accorde de conserver ces lois
que nous avons exposées plus tô t.
– Et sinon, dit-il, ils passeront leur vie à instituer sans cesse des législations dans ces
domaines et à les modifier, dans l'espoir d'atteindre un bien supérieur.
– Tu veux dire, dis-je, que de tels hommes vivront comme ceux qui sont atteints d'une
3333

maladie et qui, par indiscipline, ne consentent pas néanmoins à renoncer à un régime de vie
nocif.
– Oui, exactement. [426a]
– Et certes, ces hommes-là passeront leur vie de manière agréable ; en consultant les
médecins, ils n'obtiennent rien, sauf de multiplier leurs maux et de les aggraver, et ils
continuent néanmoins d'espérer, chaque fois qu'on leur conseille un médicament,
recouvrer la santé grâ ce à celui-ci.
– Voilà tout à fait, dit-il, le genre d'affections des malades de cette catégorie.
– Mais dis-moi, repris-je, n'est-il pas divertissant de constater chez eux qu'ils jugent comme
le plus méprisable de tous celui qui leur dit la vérité, à savoir que tant et aussi longtemps
qu'ils ne cesseront pas de s'enivrer, de s'empiffrer, de se vautrer dans les plaisirs
d'Aphrodite et de paresser, [426b] nul médicament, nulle cautérisation ni chirurgie, nulle
incantation ou amulette, ni aucun des moyens de cette nature ne sera de quelque utilité que
ce soit ?
– Ce n'est pas réjouissant du tout, dit-il. Il n'y a en effet aucun plaisir à rudoyer celui qui
parle avec justesse.
– Tu ne sembles pas, dis-je, porté à faire l'éloge d'hommes pareils.
– Non vraiment pas, par Zeus !
– En conséquence, si, comme nous le disions tout à l'heure, la cité tout entière agissait de
cette manière, tu n'en ferais pas l'éloge non plus. Ne te semble-t-il pas que parmi les cités
celles qui sont mal gouvernées se comportent exactement comme ces hommes-là , [426c]
quand elles interdisent à leurs citoyens de perturber l'ordre politique établi , en menaçant
3434

de la peine de mort celui qui le ferait ? En revanche, celui qui avec un maximum de
complaisance se met au service de ceux qui sont assujettis à une telle constitution
3535

politique, et qui cherche à les gratifier en les flattant et en allant au-devant de leurs désirs,
lui qui par ailleurs s'entend à les satisfaire, c'est lui qui sera l'homme de vertu, connaisseur
des choses essentielles, et c'est lui qui sera l'objet de leur vénération ?
– Elles me semblent effectivement, dit-il, faire la même chose, et je n'ai aucun éloge à en
faire, d'aucune sorte que ce soit.
– [426d] Et que dire de ceux qui consentent à se mettre au service de cités de ce genre et
qui montrent de l'ardeur à les servir ? N'admires-tu pas leur courage et leur bonne
volonté ?
– Je l'admire, dit-il, si je mets à part ceux qui sont trompés par ces gens-là et qui croient
qu'il s'agit de politiciens authentiques du seul fait qu'ils sont l'objet des éloges du grand
nombre.
– Que veux-tu dire ? N'as-tu pas, dis-je, de sympathie pour ces hommes-là ? À moins que tu
ne croies qu'il soit possible pour un homme qui ne sait pas comment mesurer, [426e] alors
que d'autres qui sont dans la même situation que lui affirment qu'il mesure quatre
coudées , de ne pas penser que cette mesure s'applique à lui ?
3636

– Non, cela je ne le pense pas, dit-il.


– Alors dans ce cas, ne sois pas intolérant. Ces hommes-là sont en effet, d'une certaine
façon, les plus charmants de tous les hommes, eux qui instituent les lois et qui les modifient
comme nous l'exposions tout à l'heure, toujours avec la pensée qu'ils trouveront une forme
de limite aux méfaits qui se commettent dans les contrats et dans ces matières que
j'abordais à l'instant, mais qui demeurent inconscients du fait qu'en réalité, pourrait-on
dire, ils sont en train de trancher la tête de l'Hydre .
3737

– [427a] Eh bien, dit-il, ils ne font en fait rien d'autre.


– Quant à moi, repris-je, j'ai pour ma part pensé que le véritable nomothète n'avait pas à
s'occuper de ce genre de lois, ni même à en traiter au sujet de la constitution politique, qu'il
s'agisse d'une cité possédant une bonne ou une mauvaise constitution. Dans le cas d'une
mauvaise constitution, parce que cela est inutile et n'apporte rien ; dans le cas d'une bonne
constitution, d'abord parce que n'importe qui découvrira ces dispositions, et ensuite parce
que ces dispositions découlent spontanément des occupations établies antérieurement . 3838

– [427b] Mais que peut-il bien nous rester, dit-il, qui puisse encore faire l'objet de notre
activité législative ?
3939

– Pour nous, répondis-je alors, il ne reste rien, mais pour l'Apollon de Delphes, il reste les
législations les plus essentielles , les plus belles et les plus fondamentales de toutes.
4040

– Lesquelles ? dit-il.
– Les législations relatives aux fondations des temples sacrés, aux sacrifices et à toutes les
choses qui concernent le culte des dieux, des démons et des héros. Aussi ce qui concerne les
sépultures des défunts et tout ce qui est requis pour servir ceux qui sont là -bas et leur
assurer la sérénité. Les choses de ce genre, nous ne les connaissons pas nous-mêmes quand
nous fondons une cité, et si nous sommes intelligents, nous ne nous laisserons influencer
par personne, [427c] pas plus que nous n'aurons recours à un exégète différent de celui de
nos ancêtres. Ce dieu, en effet, est de toute évidence l'exégète ancestral de toutes ces
4141

questions pour tous les hommes, lui qui, siégeant au centre de la terre, en son ombilic, y
exerce l'activité de l'interprétation.
– Ce que tu dis est juste, dit-il, et c'est ce qu'il faut faire.
– Mais alors, fils d'Ariston, dis-je, ta cité serait donc maintenant fondée . [427d] Dans cette
4242

cité, la prochaine étape sera d'examiner, t'étant muni au préalable d'une lumière adéquate,
la question suivante – fais-le toi-même et invite ton frère <Adimante>, Polémarque et les
autres à se joindre à toi – : est-il possible pour nous de voir de quelque manière où
exactement résident la justice et l'injustice, et comment elles diffèrent l'une de l'autre, et
laquelle doit posséder celui qui désire être heureux, et aussi si cet homme échappera ou
non au jugement de tous les dieux et de tous les hommes ?
– Tu dis n'importe quoi, lança Glaucon. Tu as promis de te mettre toi-même à sa recherche,
[427e] parce qu'il serait impie de ne pas venir en aide à la justice par tous les moyens qui
sont en ton pouvoir.
– Tu me remets en mémoire quelque chose de vrai, dis-je, et c'est bien de cette manière
qu'il faut procéder, mais encore faut-il que vous aussi vous vous joigniez à l'entreprise.
– Bien entendu, dit-il, nous le ferons.
– J'espère dès lors, repris-je, que nous parviendrons à découvrir cela de la manière suivante
: je pense que notre cité, si vraiment elle a été correctement fondée, sera absolument
excellente.
– Nécessairement, dit-il.
– Dès lors, manifestement, elle est sage, courageuse, modérée et juste .4343

– Manifestement.
– Par conséquent, chaque fois que nous trouverons en elle une de ces <vertus>, le reste sera
ce qui n'a pas été découvert ?
– [428a] Assurément.
– Ainsi, comme pour tout autre <ensemble> de quatre <éléments>, si nous nous mettions
4444

à la recherche de l'un de ces éléments en particulier dans quelque <ensemble> que ce soit,
quand nous reconnaîtrions cet élément en premier, cela devrait nous suffire ; mais si nous
devions reconnaître les trois autres d'abord, par le fait même de cette découverte, l'élément
recherché serait également découvert. Manifestement, il ne pourrait être en effet rien
d'autre que l'élément restant.
– Tu as raison, dit-il.
– Dès lors, dans le cas de ces éléments-ci, puisqu'ils se trouvent justement au nombre de
quatre, ne convient-il pas de faire la recherche de cette même manière ?
– C'est clair.
– Il me semble qu'en fait c'est la sagesse qui se manifeste clairement en premier dans cet
<ensemble>. [428b] Et quelque chose d'étrange apparaît en ce qui la concerne.
– Quoi donc ? demanda-t-il.
– La cité que nous avons décrite me semble être réellement sage. Elle est en effet sage dans
ses délibérations, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Et justement, cette qualité particulière, la sagesse dans les délibérations , il est manifeste
4545

qu'elle constitue une forme de savoir. Car ce n'est certainement pas l'ignorance, mais bien
le savoir qui fait que les hommes délibèrent avec sagesse, n'est-ce pas ?
– Manifestement.
– Il existe certes des savoirs nombreux et variés dans la cité.
– Comment en irait-il autrement ?
– Mais alors, est-ce en raison du savoir du charpentier que la cité doit être appelée sage et
prudente dans ses délibérations ?
– [428c] Non, pas du tout, dit-il, grâ ce au savoir du charpentier, la cité est appelée experte
dans l'art de la construction.
– Ce n'est donc pas en fonction du savoir relatif aux constructions en bois, un savoir qui
procurerait des conseils pour réaliser les charpentes les meilleures, que la cité est appelée
sage ?
– Certainement pas.
– Mais alors, serait-ce en fonction du savoir relatif aux objets de bronze ou en fonction de
quelque autre savoir de ce genre ?
– Non, ce n'est pas en fonction de savoirs de ce genre.
– Ce n'est pas non plus le savoir relatif à la production de la récolte à partir de la terre, car à
cet égard la cité est appelée experte en agriculture.
– C'est bien mon avis.
– Que dire de ceci ? repris-je. Existe-t-il dans la cité que nous venons de fonder un certain
savoir , propre à certains citoyens, [428d] en fonction duquel on ne délibère pas dans la
4646

cité au sujet d'une question particulière, mais au sujet de l'ensemble de la cité, en cherchant
de quelle manière notamment la cité entretient les meilleures relations aussi bien avec elle-
même qu'avec les autres cités ?
– Ce savoir existe assurément.
– Quel est-il ? dis-je, et chez qui le trouve-t-on ?
– Il s'agit, dit-il, de ce savoir qui consiste dans l'expertise de la garde, et il appartient en
propre à ces dirigeants que nous avons justement appelés les gardiens parfaits.
– En fonction de ce savoir particulier, comment appelles-tu donc la cité ? 4747

– Prudente dans ses délibérations, dit-il, et véritablement sage.


– Se trouvera-t-il dès lors, repris-je, à ton avis, dans notre cité plus de forgerons [428e] que
ces gardiens véritables ?
– Il y aura beaucoup plus de forgerons, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, au nombre de tous ceux qui sont l'objet d'une désignation
particulière parce qu'ils sont détenteurs de savoirs particuliers, ces gardiens ne
constitueront-ils pas parmi tous ceux-là le groupe le plus restreint ?
– Et de beaucoup.
– C'est donc en fonction du groupe le plus restreint , groupe qui est une partie d'elle-
4848

même, et en fonction du savoir particulier qui réside en lui et fait de lui la partie qui
supervise et qui dirige, que la cité fondée en accord avec la nature serait sage dans sa
4949

totalité. Et c'est ce groupe qui apparemment constitue naturellement le groupe le plus


restreint, [429a] parce que c'est à lui qu'il revient de participer à ce savoir particulier qui
est le seul, parmi tous les autres savoirs, à mériter le nom de sagesse.
– Ce que tu dis est tout à fait vrai, dit-il.
– Nous avons donc découvert, je ne sais trop de quelle manière, cet <élément> parmi les
quatre , à la fois ce qu'il est lui-même et là où il réside dans la cité.
5050

– À mon avis en tout cas, dit-il, nous l'avons découvert de manière satisfaisante.
– Et ensuite le courage, à la fois ce qu'il est lui-même et là où il réside dans la cité, ce
courage en vertu duquel la cité doit être appelée courageuse, il n'est pas vraiment difficile
de l'apercevoir.
– Comment l'entends-tu ?
– [429b] Qui affirmerait, dis-je, qu'une cité est courageuse ou lâ che, tout en tournant ses
regards vers quelque autre partie de la cité que celle qui assure sa défense et qui combat
militairement pour elle ?
– Il n'y a personne, dit-il, qui regarderait dans quelque autre direction.
– Je ne pense donc pas, dis-je, que le fait que les autres membres de la cité soient lâ ches ou
courageux serait décisif pour rendre la cité lâ che ou courageuse.
– Ce ne serait pas décisif.
– Ainsi donc, une cité est courageuse par une certaine partie d'elle-même, grâ ce à ce
pouvoir qui réside en elle et qui assure la préservation, en toute circonstance, du jugement
[429c] concernant les choses qu'il faut craindre , jugement qui affirme que ces choses
5151

demeurent les mêmes et du même type que celles que le législateur a désignées comme
telles dans l'éducation. N'est-ce pas cela que tu appelles courage ?
– Je n'ai pas bien compris, dit-il, ce que tu as dit. Reprends, je t'en prie.
– J'affirme pour ma part, dis-je, que le courage constitue une sorte de préservation.
– Quelle sorte de préservation, au juste ?
– La préservation du jugement qui résulte de la loi pendant toute la durée de l'éducation,
5252

concernant les choses à redouter, leur identité, leur nature. En parlant de préservation en
toute circonstance, je voulais dire le fait de maintenir le jugement, aussi bien dans les
épreuves difficiles que dans les situations agréables [429d], dans les désirs et dans les
craintes, et de ne pas en déroger. Si tu le désires, je suis disposé à le comparer à ce à quoi,
d'après moi, il est semblable.
– Je le veux bien.
– Ne sais-tu pas, dis-je, que les teinturiers, lorsqu'ils veulent teindre la laine de couleur
pourpre , choisissent en premier lieu, dans l'ensemble des laines de toutes les couleurs,
5353

une espèce naturelle filée à partir des fibres blanches ; ensuite, ils la préparent et ils s'en
occupent en y consacrant beaucoup de soin, de sorte qu'elle reçoive le mieux possible à
l'étape suivante la pourpre brillante, et c'est ainsi qu'ils font les teintures. [429e] Et si
quelque chose est teint selon ce procédé, il s'agira d'une teinture grand teint, et le lavage,
avec ou sans lessive, ne pourra pas enlever la couleur. Quant à ce qui n'est pas grand teint,
qu'on ait teint avec d'autres couleurs ou qu'on ait procédé sans préparation soignée, tu sais
bien ce qu'il en advient.
– Je sais, dit-il, que cela déteint et que c'est ridicule.
– Dès lors, dis-je, reconnais que nous étions en train de réaliser, autant que faire se peut,
quelque chose de ce genre, quand nous avons choisi les guerriers et [430a] que nous les
5454

avons éduqués par la musique, <la poésie> et la gymnastique. Ne va pas croire que nous
ayons arrangé tout cela dans un autre but : convaincus le mieux possible de la valeur des
lois, ils les reçoivent de nous comme une teinture, en sorte que leur jugement devient
grand teint, qu'il s'agisse du jugement concernant les dangers à redouter ou des autres
choses, en raison de leur nature et du fait qu'ils ont reçu la formation adéquate. Leur
teinture n'aura pas été effacée par ces lessives si redoutables pour délaver que sont le
plaisir – plus à craindre à cette fin que toute espèce de soude de Chalestra et que l'alcali –
5555

[430b] et la peine, la crainte et le désir, pires que n'importe quel détergent. Ce pouvoir
particulier, cette préservation en toute circonstance du jugement droit et conforme à la loi,
concernant les dangers à redouter et ceux qui ne le sont pas, c'est cela que moi j'appelle
courage, et je m'en tiens là , à moins que tu ne veuilles ajouter quelque chose.
– Mais je n'ai rien de plus à dire, dit-il. Tu me sembles en effet considérer que le jugement
droit qui se forme sur ces questions sans le soutien de l'éducation, par exemple celui
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qu'on trouve chez les bêtes ou chez les esclaves, n'est en aucune façon conforme à la loi, et
tu l'appelles d'un autre nom que celui de courage. [430c]
– Tu as tout à fait raison, dis-je.
– Très bien, alors je reconnais que c'est bien cela, le courage.
– Oui, accepte de le considérer, dis-je, comme le courage politique , et tu aurais raison de le
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considérer comme tel. Si tu veux, nous lui consacrerons plus tard une discussion plus fine.
Pour l'instant, en effet, ce n'est pas cela que nous cherchions, mais la justice. Aux fins de
notre recherche actuelle, cela suffit, je pense.
– Tu dis juste, dit-il.
– Eh bien, repris-je, il nous reste encore deux éléments à considérer dans la cité, [430d] la
modération, et cela même en vue de quoi nous élaborons toute cette recherche, la justice.
– Tout à fait.
– Comment faire dès lors pour découvrir la justice, de telle sorte que nous n'ayons pas à
nous préoccuper plus avant de la modération ?
– Pour l'heure, je n'en ai aucune idée, dit-il, et je ne souhaiterais pas que la justice soit
d'abord mise en lumière si cela doit avoir pour conséquence que nous renoncions à
l'examen de la modération. Mais si tu désires me faire plaisir, examine ce point avant
l'autre.
[430e] – Mais au contraire, dis-je, je le souhaite, ce serait une faute que de ne pas le faire.
– Alors examine la question, dit-il.
– Il faut faire cet examen, dis-je. Autant qu'on puisse l'entrevoir de notre position, la
modération semble constituer un certain accord, une harmonie , plus que les <vertus>
5858

précédentes.
– Comment ?
– La modération, dis-je, est une certaine forme d'ordre harmonieux, elle est la maîtrise de
certains plaisirs et désirs . C'est un peu ce qu'on veut dire quand on recourt à des
5959

expressions telles que “plus fort que soi-même”, je ne sais trop en quel sens, ou encore à
toutes les expressions de ce genre qui en constituent pour ainsi dire les indices dans le
langage. N'est-ce pas le cas ?
– Très certainement, dit-il.
– Est-ce qu'en fait l'expression “plus fort que soi-même” n'est pas une expression ridicule ?
Car celui qui est plus fort que lui-même serait le même de quelque manière que celui qui
est plus faible que lui-même, et celui qui serait plus faible serait aussi le même que celui qui
est plus fort. [431a] C'est au même “soi” qu'on réfère dans toutes ces expressions.
– Oui, certes.
– Mais, repris-je, ce discours me semble pourtant vouloir exprimer quelque chose
concernant l'â me, comme si dans le même être humain il y avait quelque chose de meilleur
et quelque chose de pire. Chaque fois que ce qui est naturellement le meilleur est le maître
de ce qui est le pire, c'est cela qu'on entend par “plus fort que soi-même”. Cela constitue au
moins une forme d'éloge ! Mais à chaque fois que, du fait d'une formation déficiente ou de
quelque mauvaise compagnie, ce qui est le meilleur et l'élément le plus rare se trouve
dominé par la force massive du pire, [431b], celui qui se trouve dans cet état est appelé
“plus faible que lui-même” et intempérant, et cela lui est adressé comme un blâ me.
– Oui, dit-il, et non sans fondement.
– Eh bien maintenant, dis-je, jette un regard sur notre jeune cité, et tu trouveras en elle l'un
de ceux-là . Tu diras qu'elle est appelée à juste titre “plus forte qu'elle-même”, si toutefois
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ce dans quoi la meilleure partie dirige la moins bonne doit être appelé modéré et plus fort
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que lui-même.
– Mais je la regarde, dit-il, et tu dis vrai.
– Et d'ailleurs, on trouverait de nombreuses formes différentes de désirs, de plaisirs et de
peines, notamment chez les enfants, [431c] chez les femmes et chez les domestiques, et
parmi ceux qu'on appelle hommes libres, chez la multitude des gens ordinaires.
– Très certainement, en effet.
– Mais pour ce qui est des désirs, des plaisirs et des peines qui sont simples et mesurés,
ceux qui bien sû r sont dirigés par un raisonnement soutenu par l'intellect et l'opinion
droite, tu les rencontreras chez le petit nombre, chez ceux qui sont doués d'un naturel
excellent et qui ont pu recevoir la meilleure éducation.
– C'est vrai, dit-il.
– Alors vois-tu que ceux-ci se trouvent justement dans ta cité, et que là les désirs de la foule
ordinaire [431d] sont dominés par les désirs et la sagesse qui résident dans la minorité de
ceux qui sont plus respectables ?
– Je le vois, dit-il.
– Si donc une cité particulière doit être dite plus forte que les plaisirs et les désirs, et elle-
même plus forte qu'elle-même, c'est bien celle-ci qui doit l'être.
– Absolument, dit-il.
– Et dès lors, elle sera aussi modérée à tous égards ?
– Tout à fait, dit-il.
– Et, de plus, d'un autre point de vue, s'il existe une cité dans laquelle [431e] ceux qui
dirigent et ceux qui sont dirigés ont la même opinion concernant ceux qui doivent diriger,
alors c'est certainement dans cette cité-ci que cela se produira. N'est-ce pas ton avis ?
– Si, dit-il, c'est tout à fait mon avis.
– Alors, parmi les citoyens, chez lesquels diras-tu que réside l'activité de modération,
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lorsqu'ils se trouvent dans ces dispositions ? Chez ceux qui dirigent ou chez ceux qui sont
dirigés ?
– Chez les deux, assurément, dit-il.
– Tu vois donc bien, dis-je, que nous avions correctement deviné tout à l'heure que la
modération ressemble à une forme d'harmonie ?
– Pourquoi donc ?
– Parce qu'elle n'est pas comme le courage et la sagesse, qui résident chacune dans une
partie particulière, [432a] procurant l'une la sagesse à la cité, l'autre le courage. La
modération n'agit pas de cette manière, elle s'étend en fait totalement à travers la cité tout
entière, faisant chanter le même chant au diapason, à ceux qui sont les plus faibles comme à
ceux qui sont les plus forts, et aussi à ceux qui se tiennent au milieu, que tu veuilles les
considérer du point de vue de leur sagesse ou du point de vue de leur force, ou encore de
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leur nombre, de leurs richesses ou de quoi que ce soit de ce genre. De sorte que nous
affirmerions tout à fait à bon droit que cette concorde est la modération, un accord
6464

naturel de l'élément meilleur et de l'élément moins bon, ayant pour objet de déterminer
celui qui doit commander dans la cité et dans chaque individu en particulier. [432b]
– Je suis tout à fait du même avis, dit-il.
– Excellent, dis-je. Trois <espèces > ont donc été repérées dans notre cité, du moins de
6565

manière suffisante pour en juger. Quelle pourrait donc bien être l'espèce qui reste, celle par
laquelle la cité participe encore davantage à la vertu ? Manifestement, c'est la justice.
– Oui, manifestement.
– Nous devons dès lors, Glaucon, tels des chasseurs nous placer en cercle autour du fourré
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et exercer notre vigilance pour éviter que la justice ne nous échappe quelque part et qu'en
disparaissant elle ne devienne invisible. [432c] Il est clair qu'elle se trouve par ici, quelque
part. Regarde donc attentivement et concentre-toi pour la repérer, tu pourrais
éventuellement la saisir plus rapidement que moi et me la signaler.
– Si seulement j'en étais capable ! dit-il. Aie plutô t recours à moi comme à quelqu'un qui
peut suivre et qui est capable de reconnaître ce qu'on lui montre, tu useras alors de moi de
façon tout à fait raisonnable.
– Suis-moi donc, repris-je, non sans avoir prié en ma compagnie.
– Je le ferai, dit-il, seulement, toi, prends la tête.
– Vraiment, dis-je, le lieu semble peu praticable et rempli d'obscurité. En tout cas, il est
couvert d'ombre et difficile à explorer. Mais il faut néanmoins s'y aventurer. [432d]
– Oui, il faut y aller », dit-il.
Et moi, de mon cô té, je l'aperçus et je m'écriai :
« Par ici, hé là , Glaucon, nous sommes peut-être tombés sur un indice, et selon moi l'objet
ne pourra pas facilement nous échapper !
– Tu apportes de bonnes nouvelles, dit-il.
– Sans doute, dis-je, notre état d'esprit était-il quelque peu stupide !
– Comment cela ?
– Déjà depuis longtemps, en fait depuis le début, bienheureux homme, il semble bien que
l'objet se roule à nos pieds, et néanmoins nous ne parvenions pas à l'apercevoir, nous
étions tout à fait ridicules. De la même manière que ceux qui tiennent quelque chose dans
leurs mains se mettent parfois en quête de ce qu'ils ont déjà , [432e] nous aussi nous
évitions de le regarder, et nous détournions notre regard en direction de quelque horizon
lointain, ce qui est explique sans doute qu'il nous échappait.
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– La chose suivante, dis-je, à savoir que depuis longtemps apparemment nous parlions de
cet objet et nous en entendions parler, sans toutefois comprendre nous-mêmes que nous
étions en train de l'exprimer d'une certaine manière.
– Voilà , dit-il, un bien long prélude pour celui qui désire entendre quelque chose ! [433a]
– É coute donc plutô t, dis-je, si j'arrive, moi, à en dire quelque chose. Ce que nous avons
établi dès le point de départ, alors que nous fondions la cité en posant ce qu'il faut y faire de
part en part, cela ou à tout le moins une certaine forme de <cette règle >, voilà ce qu'est à
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mon avis la justice. Nous avons posé en effet, et nous en avons parlé souvent si tu t'en
souviens, que chacun devait exercer une fonction particulière parmi celles qui concernent
la cité, celle-là même en vue de laquelle la nature l'a fait le mieux doué.
– C'est bien ce que nous disions.
– Et nous avons dit, de plus, que la justice consiste à s'occuper de ses tâ ches propres et à ne
pas se disperser dans des tâ ches diverses, et cela, nous l'avons souvent entendu dire de
plusieurs autres [433b] et nous-mêmes l'avons affirmé à plusieurs reprises.
– Nous l'avons affirmé, en effet.
– Eh bien, dis-je, mon ami, cela même, ce fait de s'occuper de ses tâ ches propres, pour peu
que cela en vienne à se produire selon une modalité particulière, c'est cela la justice. Sais-tu
comment j'en arrive à cette conclusion ?
– Non, dit-il, explique-le-moi.
– Il me semble, repris-je, que <la vertu> qui reste à découvrir parmi celles que nous avons
6868

considérées dans la cité – la modération, le courage et la sagesse – c'est celle-là : c'est elle,
en effet, qui procure à toutes les autres le pouvoir qui les fait advenir et, une fois
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advenues, elle leur procure la force de se maintenir aussi longtemps qu'elle subsiste au sein
de la cité. [433c] Et nous affirmions, en effet, que la justice constituait l'élément restant de
cet ensemble, si nous pouvions trouver les trois autres.
– Oui, nécessairement, dit-il.
– Mais, dis-je, si on avait par ailleurs à déterminer lequel de ces éléments, par son
avènement, contribue le plus à rendre notre cité bonne , on aurait du mal à juger s'il s'agit
7070

de l'unité d'opinion entre les dirigeants et les dirigés, ou alors de cette capacité de
maintenir chez les guerriers l'opinion conforme à la loi, concernant ce qu'il faut redouter et
ce qu'il ne faut pas craindre. Ou alors serait-ce [433d] la sagesse chez les dirigeants, cet art
de la garde qu'on trouve chez eux ? Ou alors est-ce le fait que la cité se procure à elle-même
le plus grand bien quand, dans le cas de l'enfant, de la femme, de l'esclave, de l'homme
libre , de l'artisan, du dirigeant aussi bien que du dirigé, chacun s'occupe de ce qui le
7171

concerne particulièrement et ne se disperse pas dans des tâ ches diverses ?


– Il serait difficile de le déterminer, dit-il, inévitablement.
– Il se trouve donc apparemment, quand il s'agit de contribuer à l'excellence de la cité, un
compétiteur qui entre en rivalité avec sa sagesse, sa modération et son courage, c'est la
capacité pour chacun de ceux qui résident dans la cité de s'occuper de sa tâ che propre.
– Assurément.
– Dès lors, tu soutiendrais que c'est la justice qui constitue le compétiteur de ces <vertus>,
s'il s'agit de contribuer à l'excellence de la cité ? [433e]
– Oui, tout à fait.
– Examine maintenant si, à ton avis, il en sera de même du point de vue suivant.
Attribueras-tu aux dirigeants de la cité le pouvoir de juger les causes portées devant les
tribunaux ?
– Bien sû r.
– Quand ils devront porter jugement, poursuivront-ils davantage quelque autre but que le
but suivant : faire en sorte que personne ne possède ce qui appartient aux autres, ni ne soit
privé de ce qui lui appartient en propre ?
– Aucun autre but que celui-là .
– Parce que cela est juste ?
– Oui.
– Et par conséquent, de ce point de vue également , on reconnaîtrait que la justice consiste
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dans la possession de ce qui est notre propriété et dans la pratique de notre tâ che propre.
7373

[434a]
– C'est bien cela.
– Vois donc maintenant si tu es du même avis que moi. Un charpentier qui entreprend de
faire le travail d'un cordonnier, ou un cordonnier qui entreprend de faire le travail d'un
charpentier, ou encore le fait qu'ils échangent leurs outils ou la reconnaissance qu'ils tirent
de leur métier, ou encore le même homme qui entreprend d'exercer ces deux métiers,
tenant compte du fait que l'on renverserait tout l'ordre des choses, à ton avis cela
causerait-il un grand tort à la cité ?
– Pas vraiment, dit-il.
– Mais je suppose que si un artisan ou quelqu'un d'autre naturellement doué pour les
affaires, [434b] après s'être élevé par la richesse, ou par le nombre de ses gens, ou par sa
puissance ou pour d'autres raisons de ce genre, entreprenait de joindre les rangs de la
classe militaire, ou alors que l'un des guerriers qui ne le mériterait pas entreprenait de
7474

joindre la classe responsable du conseil et de la garde, et que ces gens échangeaient les uns
avec les autres leurs outils et la reconnaissance qu'ils tirent de leur fonction, ou alors si un
même homme entreprenait d'accomplir toutes ces tâ ches en même temps, alors je pense
que tu jugerais que ce renversement et cette dispersion dans les tâ ches constitueraient la
destruction de la cité.
– Tout à fait.
– Cette dispersion dans une multiplicité de tâ ches au sein des trois classes de la cité, [434c]
cette inversion des tâ ches les unes avec les autres, constituent donc le plus grand tort pour
la cité, et c'est tout à fait à bon droit qu'on les jugerait comme une calamité extrême.
– Oui, parfaitement.
– Mais ne diras-tu pas que la calamité la plus grande à l'endroit de sa propre cité est
l'injustice ?
– Bien sû r.
– Voilà donc ce qu'est l'injustice. Tentons de le réexposer de la manière suivante. Le
contraire de cette injustice serait donc la justice, qui consisterait pour chaque classe –
7575

celle de l'homme d'affaires, celle du militaire auxiliaire, celle du gardien – à exercer ses
propres activités dans la cité ; c'est cela qui rendrait la cité juste. [434d]
– Mon opinion n'est pas différente, dit-il, la justice est cela et rien d'autre.
– Cependant, n'en faisons pas tout de suite, repris-je, l'objet d'une affirmation aussi
absolue, mais si on reconnaît que cette forme pénètre chacun des hommes pris
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individuellement et que là aussi on trouve la justice, alors nous nous accorderons pour
l'affirmer. Que pourrions-nous demander de plus ? Mais si tel n'est pas le cas, alors nous
examinerons autre chose. Pour l'instant donc, nous allons achever l'examen en fonction
duquel nous avons pensé qu'il serait plus facile, ayant entrepris dans un premier temps de
contempler la justice dans quelque ensemble plus vaste qui la contient, de saisir ensuite ce
qu'elle est dans un seul individu. [434e] C'était de plus notre opinion que cet ensemble
plus vaste est la cité, et nous en avons donc fondé une aussi parfaite que nous pouvions le
faire, sachant pertinemment que la justice existerait dans une cité qui serait bonne. Ce qui
nous est apparu alors dans cet ensemble plus vaste, transférons-le vers l'individu , et si les
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deux s'accordent, tout ira bien. Si, par contre, quelque chose de différent se manifeste dans
l'individu, nous ferons retour vers la cité pour le mettre à l'épreuve. [435a] Peut-être que si
nous les examinons l'un dans son rapport à l'autre et si nous les frottons ensemble , nous 7878

ferons alors, comme à partir d'un briquet, jaillir la justice. Une fois qu'elle sera devenue une
lumière évidente, nous la saisirons pour nous l'approprier.
– Mais, dit-il, tu parles en indiquant bien le chemin, et il faut procéder de cette manière.
– Alors, repris-je, ce qu'on appelle le même, qu'il s'agisse du plus grand ou du plus petit,
cela est-il dissemblable ou semblable sous le rapport qui le fait désigner comme le même ?
– Semblable, dit-il. [435b]
– Et l'homme juste ne sera donc en rien différent de la cité juste, sous le rapport de la forme
de la justice prise en tant que telle, mais il sera semblable à elle ?
7979

– Semblable, dit-il.
– Mais une cité semblait précisément être juste quand les trois groupes naturels présents
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en elle exerçaient chacun sa tâ che propre, et elle nous semblait modérée, ou encore
courageuse et sage, en raison d'affections et de dispositions particulières de ces mêmes
8181

groupes.
– C'est vrai, dit-il.
– Eh bien, mon ami, nous porterons le même jugement sur l'individu : s'il possède dans son
â me à lui ces mêmes classes , et qu'il éprouve les mêmes affections qui y correspondent,
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[435c] alors nous jugerons à bon droit qu'il est digne de porter les mêmes noms que la cité.
– De toute nécessité, dit-il.
– Mais voilà que nous butons maintenant, ô homme surprenant, dis-je, sur une question
banale concernant l'â me : possède-t-elle ou non en elle-même ces trois espèces ?
– À mon avis, il ne s'agit aucunement d'une question banale, dit-il. Peut-être, Socrate, le
dicton “les belles choses sont difficiles ” montre-t-il ici sa vérité ?
8383

– Apparemment, dis-je. Mais sache bien, Glaucon, que selon mon opinion, si nous en restons
à ces méthodes auxquelles nous recourons à présent dans nos discussions, [435d] jamais
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nous ne le comprendrons avec précision. Il existe en effet un autre chemin plus long et plus
complexe qui mène à ce but. Mais peut-être pouvons-nous néanmoins y parvenir
valablement à partir des propos et des questionnements menés jusqu'à maintenant ?
– Ne devrions-nous pas en effet nous en contenter ? dit-il. Dans les circonstances actuelles,
ce serait bien suffisant pour moi.
– Eh bien, dis-je, je m'en trouverai aussi entièrement satisfait.
– Alors ne te lasse pas, dit-il, poursuis ton examen. [435e]
– Ne devons-nous pas, dis-je, reconnaître nécessairement que ces trois mêmes espèces et
ces habitus qui se trouvent dans la cité existent aussi en chacun de nous ? Car ils ne sont
certainement pas parvenus là provenant de je ne sais quelle autre origine. Il serait en effet
ridicule de penser que l'ardeur du tempérament dans les cités ne trouve pas son origine
8585

dans les individus particuliers, ceux-là mêmes qui possèdent cette réputation, à l'exemple
de ceux qu'on trouve en Thrace et en Scythie, et presque dans toute la région du Nord ; ou
alors l'amour de la connaissance, [436a] qu'on pourrait tout à fait imputer à notre région,
ou encore l'amour des richesses, qu'on prétend trouver surtout chez les Phéniciens et chez
les habitants de l'É gypte.
– Oui, certainement, dit-il.
– Voilà ce qu'il en est, dis-je, et il n'y a rien là de difficile à comprendre.
– Certainement pas.
– Mais voici maintenant ce qui est difficile. Est-ce que nous accomplissons chacune de ces
actions en fonction d'un même principe identique , ou alors, s'il en existait trois,
8686

accomplissons-nous chaque action en fonction d'un principe différent ? Apprenons-nous en


fonction d'un principe différent ? Nous emportons-nous en fonction d'un autre principe qui
existe en nous-mêmes ? Désirons-nous les plaisirs de la nourriture et de la génération, et
tous ceux qui leur sont apparentés, en fonction d'un troisième principe ? Ou alors [436b]
agissons-nous, chaque fois que nous sommes portés par un élan, avec notre â me tout
entière engagée dans chacun de nos actes ? Voilà ce qui sera difficile à déterminer d'une
manière qui soit à la hauteur de notre entretien.
– C'est aussi mon avis, dit-il.
– Faisons dès lors l'effort de les distinguer de la manière suivante, pour voir si ces principes
sont identiques les uns aux autres, ou s'ils sont différents.
– Comment faire ?
– Il est clair que le même principe ne consentira pas à accomplir des choses contraires ou à
les subir en même temps, en fonction de la même partie de l'â me et en relation avec la
même chose. Par conséquent, si nous devions trouver que cela se produit dans ces choses,
nous saurons alors qu'il ne s'agit pas d'un principe identique, [436c] mais bien d'une
pluralité de principes.
– Très bien.
– Considère à présent ce que j'avance.
– Parle, dit-il.
– Est-il possible, repris-je, que la même chose, en même temps et sous le même rapport, se
tienne au repos et se meuve ?
– Aucunement.
– Mettons-nous donc d'accord de manière encore plus précise, pour éviter de nous disputer
au fur et à mesure que nous progresserons . Si quelqu'un devait dire d'un homme qui se
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tient au repos tout en bougeant ses mains et sa tête que le même homme se tient au repos
et se meut en même temps, je ne crois pas que nous serions d'avis qu'il convient de
s'exprimer de la sorte, [436d] mais il y aurait lieu de dire plutô t qu'une partie de lui-même
se tient au repos et qu'une autre se meut. Il en va bien ainsi, n'est-ce pas ?
– Oui, c'est le cas.
– Et alors si celui qui s'exprime ainsi continuait de s'amuser en apportant l'argument subtil
que voici : quand le pivot est planté au même endroit et qu'elles tourbillonnent autour de
leur axe, les toupies se tiennent totalement au repos en même temps qu'elles se meuvent,
ou alors si on disait que tout objet qui se meut circulairement en un point fixe accomplit
cela également, nous ne l'accepterions pas, parce que ce n'est pas en rapport avec la même
partie d'elles-mêmes que les choses qui agissent de la sorte [436e] se tiennent au repos et
se meuvent en même temps. Nous dirions plutô t que ces choses possèdent en elles-mêmes
un axe vertical et une circonférence, et qu'elles se tiennent au repos en fonction de leur axe
vertical – car elles ne subissent jamais aucune déclivité – et qu'elles se meuvent
circulairement en fonction de leur circonférence. S'il se produit que l'axe vertical incline
vers la droite, vers la gauche, devant ou derrière en même temps qu'il tourbillonne, alors il
ne se tient aucunement au repos.
– Et nous aurions raison, dit-il.
– Cette manière de présenter les choses ne nous troublera donc pas, et elle ne nous
persuadera pas que la même chose puisse simultanément, dans la même partie d'elle-
même [437a] et en rapport avec le même objet, subir, ou même être ou accomplir des
choses contraires.
– Moi, en tout cas, on ne m'en convaincra pas.
– Cependant, repris-je, pour ne pas nous trouver forcés de faire un examen suivi de toutes
ces objections et peiner à démontrer qu'elles ne sont pas fondées, faisons l'hypothèse qu'il
en est ainsi et allons de l'avant ! Mettons-nous d'accord que si d'aventure ces choses nous
apparaissent autrement qu'à présent, toutes les conséquences que nous en aurons tirées se
trouveront invalidées.
– Voilà justement, dit-il, comment il faut procéder. [437b]
– Mais alors, repris-je, faire signe qu'on approuve et faire signe qu'on désapprouve, désirer
s'approprier quelque chose et exprimer un rejet, tirer vers soi et repousser, toutes les
choses de ce genre, qu'il s'agisse de passions ou d'actions – il n'y aurait à cet égard aucune
différence – tu les considérerais comme des contraires les unes par rapport aux autres ?
– Certes, dit-il, il s'agit de choses contraires.
– Mais encore, dis-je, la faim et la soif, et en général les désirs, et aussi le vouloir et le
souhait, tout cela [437c] n'appartient-il pas d'une certaine manière à ces espèces que 8888

nous venons de poser ? Par exemple, n'affirmeras-tu pas que l'â me de celui qui désire se
tend de convoitise vers cela qu'elle désire, ou qu'elle attire vers elle ce qu'elle souhaite
posséder, ou encore que dans la mesure même où elle veut que quelque chose lui soit
procuré elle s'adresse à elle-même une expression d'approbation, comme si quelqu'un le
lui demandait, elle-même remplie du souhait que cela se produise ?
– Si.
– Mais encore, ne pas souhaiter et ne pas vouloir, et ne pas désirer, ne poserons-nous pas
que cela appartient au même genre que rejeter et repousser loin de soi, et toutes les choses
contraires à celles que nous venons d'évoquer ?
– [437d] Comment l'éviter ?
– Puisqu'il en est ainsi, n'admettrons-nous pas qu'il existe une espèce particulière de désirs,
et que les plus manifestes d'entre eux sont ceux que nous appelons la faim et la soif ?
– Nous l'affirmerons, dit-il.
– L'un est le désir de boire, l'autre de manger, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Alors la soif, en tant qu'elle est “soif”, constitue-t-elle dans l'â me le désir de quelque chose
de plus que ce que nous affirmons qu'elle désire ? Par exemple, la soif est-elle soif d'une
boisson chaude ou froide, abondante ou peu abondante, pour le dire en un mot, est-elle soif
d'une boisson déterminée ? Ou plutô t, s'il se trouve qu'un échauffement s'ajoute à la soif,
[437e] ne suscitera-t-il pas simultanément le désir de la fraîcheur, ou si c'est un
refroidissement, le désir de la chaleur ? Et si en raison de la présence de la quantité, la soif
est considérable, elle provoquera le désir de boire beaucoup, mais si la soif est petite, elle
provoquera le désir de boire peu ? Mais en ce qui concerne la soif en elle-même, elle ne
saurait jamais être le désir d'autre chose que de son objet naturel, la boisson en elle-même,
comme la faim est le désir de la nourriture, n'est-ce pas ?
– C'est bien vrai, dit-il, chaque désir, considéré en lui-même, est le désir de cela seul qui
constitue son objet naturel, alors que le désir de telle chose déterminée dépend des
éléments qui viennent s'y ajouter.
– [438a] Prenons garde, repris-je, si nous n'y réfléchissons pas, que quelqu'un nous trouble
en soutenant que personne ne désire la boisson, mais bien une boisson de bonne qualité, ni
la nourriture, mais un repas de bonne qualité. Tous désirent en effet ce qui est bon, cela
8989

va de soi. Si par conséquent la soif constitue un désir, alors ce serait le désir de ce qui est de
bonne qualité, qu'il s'agisse de boisson ou de quoi que ce soit qui est l'objet de son désir, et
il en serait ainsi de tous les autres désirs.
– Sans doute, dit-il, celui qui s'exprimerait de la sorte aurait-il l'impression de dire quelque
chose !
– Pourtant, repris-je, toutes les choses qui sont telles [438b] qu'elles sont relatives à
quelque chose, si elles sont d'une qualité déterminée, elles sont en rapport avec un objet
déterminé, c'est ma position, alors que les mêmes choses considérées en elles-mêmes n'ont
rapport chacune qu'à leur objet considéré en lui-même.
– Je n'ai pas compris, dit-il.
– Tu n'as pas compris qu'une chose plus grande n'est telle que par rapport à quelque
chose ?
– C'est vrai.
– Il s'agit donc de quelque chose de plus petit ?
– Oui.
– Et qu'une chose beaucoup plus grande n'est telle que par rapport à quelque chose de
beaucoup plus petit, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Et que ce qui a été autrefois plus grand l'a été par rapport à ce qui a été plus petit, et que
ce qui sera plus grand le sera par rapport à ce qui sera plus petit ?
– Mais bien sû r, dit-il.
– [438c] Et donc que le plus a rapport au moins, et que le double a rapport à la moitié, et
ainsi de tous les rapports de ce genre ; et d'autre part, que le plus lourd a rapport au plus
léger, le plus rapide au plus lent, et de même le chaud a rapport au froid, et ainsi de toutes
les choses du même genre, reconnais-tu qu'elles sont dans ce rapport-là ?
– Oui, tout à fait.
– Mais qu'en est-il dans le cas des savoirs ? Ne s'agit-il pas du même modèle ? Le savoir en
9090

lui-même est savoir de l'objet de connaissance en lui-même, c'est-à -dire de ce dont il faut
poser qu'il y a savoir. En revanche, un savoir particulier, un savoir déterminé est savoir
d'un objet déterminé et particulier. Voici comment je l'entends : [438d] lorsque se
constitua le savoir de la construction des édifices, ne se différencia-t-il pas des autres
savoirs au point qu'on lui a donné le nom d'architecture ?
– Oui, bien sû r.
– N'était-ce pas justement en raison du fait que c'était un savoir déterminé, tel qu'il était
différent de tous les autres ?
– Si.
– Or, n'était-ce pas parce que <l'architecture> était le savoir d'un objet déterminé qu'elle se
constitua en savoir déterminé ? Et n'est-ce pas le cas également des autres arts et des
autres savoirs ?
– C'est bien le cas.
– Eh bien maintenant, repris-je, si tu m'as bien compris, voilà comment tu peux exprimer ce
que je voulais dire à l'instant : toutes les choses qui, considérées selon leur nature, sont
relatives à un objet, lorsqu'on les considère seules et en elles-mêmes n'ont de rapport qu'à
elles-mêmes ; mais si, au contraire, on les considère en rapport à des objets déterminés,
alors elles constituent des choses déterminées. [438e] Je ne veux pas dire cependant
qu'elles deviennent telles que les objets auxquels elles se rapportent ; par exemple, je ne
veux pas dire que le savoir de ce qui est utile ou nocif à la santé soit lui-même utile ou nocif
à la santé, ou que le savoir du bien et du mal soit lui-même bon ou mauvais. Je soutiens
plutô t que puisque le savoir dans ce cas ne s'est pas constitué comme savoir en lui-même,
mais bien comme savoir d'un objet déterminé, c'est-à -dire de la santé et de la maladie, alors
il est devenu lui-même un savoir particulier. Voilà la raison pour laquelle on ne l'appelle
plus simplement “savoir”, mais savoir médical, compte tenu de l'objet déterminé qui s'y
adjoint.
– Je comprends, dit-il, et à mon avis tu as raison.
– [439a] Pour ce qu'il en est par ailleurs de la soif, repris-je, la rangeras-tu parmi les choses
qui sont telles qu'elles sont en fonction de leur rapport à un objet particulier ? Il est évident
que la soif est…
– … soif de boisson, répondit-il d'emblée.
– Or, si on la rapporte à une boisson particulière, il y aura donc une soif particulière, alors
que la soif considérée en elle-même n'est pas la soif de boire beaucoup ou peu, ni d'une
boisson de qualité ou médiocre, pour le dire en un mot, d'une boisson déterminée ; au
contraire, la soif considérée seule et en elle-même est par nature soif de la boisson en elle-
même.
– C'est tout à fait juste.
– Par conséquent, l'â me de celui qui est assoiffé ne souhaite pas, en tant qu'il a soif, [439b]
autre chose que de boire, c'est cela qu'elle désire, c'est vers cela que la porte son élan.
– C'est clair.
– Donc, si elle se trouve dans cet état de soif et que quelque chose l'entraîne dans une autre
direction, c'est qu'il existe en elle autre chose que cet être assoiffé et se démenant comme
9191

une bête pour parvenir à boire : car il n'est pas possible, nous l'avons reconnu, que la même
chose puisse, par la même partie d'elle-même et eu égard au même objet, produire des
effets contraires.
– Ce n'est pas possible, en effet.
– De la même manière, je pense qu'on a tort de représenter l'archer comme si ses mains
repoussaient et attiraient l'arc en même temps ; en fait, une main repousse l'arc loin de lui,
alors que l'autre l'attire vers lui.
– [439c] C'est évident, dit-il.
– Ne devons-nous pas reconnaître qu'il y a parfois des personnes qui ont soif et qui ne
veulent pas boire ?
– Bien sû r, dit-il, on en trouve plusieurs et souvent.
– Alors, dis-je, comment faudrait-il présenter leur état, si ce n'est en affirmant qu'il se
trouve dans leur â me quelque chose qui leur commande de boire, et une autre chose qui les
en empêche ? Cette dernière n'est-elle pas différente de la première, ne l'emporte-t-elle pas
sur la chose qui commande ?
– Si, dit-il, c'est bien mon avis.
– N'est-ce donc pas que le principe qui empêche de telles actions, lorsqu'il intervient , est 9292

le résultat du raisonnement, [439d] alors que ce qui s'agite et pousse vers l'action se
produit par l'entremise des passions et des troubles maladifs ?
– Il semble bien.
– Nous n'aurions donc pas tort, repris-je, de soutenir qu'il s'agit de deux principes, et qu'ils
diffèrent l'un de l'autre : l'un, celui par lequel l'â me raisonne, nous le nommerons le
principe rationnel de l'â me ; l'autre, celui par lequel elle aime, a faim, a soif et qui l'excite de
tous les désirs, celui-là , nous le nommerons le principe dépourvu de raison et désirant, lui
qui accompagne un ensemble de satisfactions et de plaisirs.
– [439e] Non, nous n'aurions pas tort de penser de cette manière.
– Par conséquent, repris-je, distinguons ces deux espèces qui se trouvent dans l'â me. Mais
pour ce qui est du cœur, cette espèce par laquelle nous nous emportons, s'agit-il d'une
troisième espèce , ou alors de quelle espèce parmi les deux premières est-elle la plus
9393

parente par nature ?


– Peut-être de la deuxième, dit-il, de l'espèce désirante.
– Mais justement, dis-je, on m'a rapporté le fait suivant et je l'ai cru : Léontios , fils9494

d'Aglaïon, remontait du Pirée en suivant le mur extérieur du Nord, et il aperçut des


cadavres qui gisaient au lieu des exécutions publiques. Il était à la fois pris du désir de
regarder, et en même temps il était rempli d'aversion et se détournait de cette vue. Pendant
un certain temps, il aurait résisté et se serait voilé le visage [440a], mais finalement
subjugué par son désir, il aurait ouvert grands les yeux et, courant vers les suppliciés, il
aurait dit : “Voilà pour vous, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle !”
– Moi aussi, dit-il, j'ai entendu cette histoire.
– Eh bien, dis-je, ce récit signifie que la colère fait parfois la lutte aux autres désirs, comme
9595

un principe à un principe distinct.


– Oui, c'est ce qu'il signifie, dit-il.
– Et dans bien d'autres circonstances, dis-je, ne sommes-nous pas souvent amenés à
observer [440b] que lorsque les désirs contraignent quelqu'un avec violence, en se
dressant contre l'activité de sa raison, il se méprise lui-même et s'emporte contre ce qui, en
lui-même, lui fait violence ? Et que, comme s'il y avait une dissension entre deux opposants
se faisant la guerre, le cœur d'un tel homme devient l'allié de la raison ? Mais que le cœur
fasse cause commune avec les désirs, alors que la raison prend le parti qu'il ne faut pas s'y
opposer, je ne crois pas que tu puisses affirmer l'avoir jamais observé en toi-même ni, je ne
crois pas non plus, chez quelqu'un d'autre.
– Non, en effet, par Zeus, dit-il.
– Mais que se passe-t-il, repris-je, [440c] lorsque quelqu'un pense qu'il a agi injustement ?
N'est-il pas vrai que plus son tempérament est noble, moins il sera disposé à s'emporter,
s'il doit subir la faim, le froid, ou toute autre épreuve de ce genre de la part de celui qui,
selon son jugement, lui inflige justement ces épreuves ? N'est-il pas vrai, c'est mon
argument, que son cœur ne consentira pas à s'emporter contre cet homme ?
– C'est vrai, dit-il.
– Mais que se passe-t-il lorsqu'au contraire quelqu'un estime être l'objet d'une injustice ?
Ne le voyons-nous pas bouillir intérieurement, s'indigner et combattre pour ce qui lui
9696

semble juste ? N'est-il pas vrai [440d] qu'endurant la faim, le froid et toutes les épreuves
de ce genre, il finit par en triompher et qu'il ne met pas fin à ses nobles efforts avant d'avoir
atteint son but quitte à en mourir, ou alors, à l'exemple du chien rappelé par le berger,
avant d'avoir été rappelé par la raison qui se trouve en lui et de s'en trouver apaisé ?
– C'est bien vrai, dit-il, il en va comme tu dis. Dans notre cité en tout cas, nous avons établi
les auxiliaires comme des chiens devant servir les dirigeants, eux qui sont pour ainsi dire
les bergers de la cité.
– Tu saisis bien, dis-je, ce que j'essaie d'exprimer. Mais n'es-tu pas par ailleurs convaincu de
la chose suivante ?
– [440e] Laquelle ?
– Qu'en ce qui concerne l'espèce de l'ardeur morale , il semble bien que ce soit le contraire
9797

de ce que nous disions tout à l'heure. Nous pensions en effet alors qu'il s'agissait d'un
principe désirant, alors que maintenant nous affirmons qu'il s'en faut de beaucoup et que,
dans le conflit intérieur de l'â me, ce principe prend les armes beaucoup plus pour soutenir
le principe de la raison.
– Oui, absolument, dit-il.
– Est-il alors si différent de ce principe, ou en constitue-t-il une certaine espèce particulière,
de telle sorte qu'il n'existerait pas trois espèces à l'intérieur de l'â me, mais deux, l'espèce
rationnelle et l'espèce désirante ? Ou bien que de la même manière que coexistent dans la
cité qui les contient trois groupes [441a], dont les fonctions sont la production de biens, la
garde auxiliaire et la délibération, de même il existerait dans l'â me une troisième espèce,
l'espèce de l'ardeur morale, dont la fonction naturelle est d'être un auxiliaire du principe
rationnel, à moins qu'il n'ait été corrompu par une mauvaise formation ?
9898

– Il constitue nécessairement, dit-il, une troisième espèce.


– Oui, repris-je, du moins s'il nous apparaît constituer quelque chose de différent du
principe rationnel, de la même manière qu'il nous est apparu différent du principe désirant.
– Mais il n'est pas difficile de le montrer, dit-il. On peut même observer cela chez les enfants
: dès la naissance, ils sont remplis de la ferveur du cœur, mais pour ce qui est du
raisonnement, certains ne me semblent [441b] jamais capables d'y prétendre, et la plupart
n'y accèdent que très tard.
– Oui, par Zeus, dis-je, tu as bien parlé. Et chez les bêtes aussi on peut observer que les
choses se passent comme tu les présentes. À ces observations, le passage d'Homère que 9999

nous avons cité plus haut en apporte confirmation :


… et s'étant frappé la poitrine, il réprimanda son cœur en lui tenant ce discours.
« On peut voir dans ce passage avec quelle clarté [441c] Homère représente comme une
espèce différente – l'une s'adressant à l'autre pour la réprimander – l'espèce qui a conclu le
raisonnement concernant ce qui est le meilleur et ce qui est le pire en s'adressant à l'espèce
emportée irrationnellement par le cœur.
– Tu as parfaitement raison, dit-il.
– Voilà donc, repris-je, que nous avons franchi le cap, non sans peine, et que nous nous
sommes mis d'accord de manière satisfaisante pour reconnaître que les classes qui
existent dans la cité sont bien les mêmes que celles qui existent dans l'â me de chacun
100100

pris individuellement, et qu'elles y sont présentes en nombre égal.


– C'est cela.
– N'est-il pas nécessaire, dès lors, de reconnaître que l'individu lui aussi est sage de la
même manière et en fonction du même principe que la cité ?
– Sans doute.
– [441d] Et que ce qui rend un individu courageux, et la manière dont il l'est, c'est cela
aussi qui rend la cité courageuse, et de la même manière ? Et qu'il en est ainsi pour tout ce
qui contribue à l'excellence, et que cela existe de part et d'autre ?
– Nécessairement.
– Et donc pour ce qui est d'être juste, Glaucon, je crois que nous affirmerons qu'un homme
est juste de la même manière que la cité l'est.
– Cela, nous l'affirmons de toute nécessité.
– Mais il n'est certes guère possible d'oublier que si cette cité-là est juste, c'est parce qu'en
elle chacun des trois groupes qui la composent s'occupe de ses tâ ches propres.
– Je ne crois pas, dit-il, que nous l'ayons oublié.
– Il faut alors nous souvenir que pour chacun de nous également, [441e] c'est dans la
mesure où chacun des <principes> qui nous constituent remplit ses fonctions que chacun
de nous sera juste et qu'il se consacrera à ce qui est sa tâ che propre.
– Oui, dit-il, il faut s'en souvenir.
– Donc, c'est au principe rationnel qu'il revient de commander, puisqu'il est sage et qu'il
possède la capacité de penser avec prévoyance pour la cité tout entière, alors qu'il
101101

revient au principe de l'ardeur du cœur de se soumettre au principe rationnel et de faire


alliance avec lui pour combattre à ses cô tés ?
– Tout à fait.
– Alors justement, pour faire suite à ce que nous disions , un mélange de musique, <de
102102

poésie> et de gymnastique ne produira-t-il pas pour eux un état d'accord, en tendant l'un 103103

et en le nourrissant [442a] de beaux discours et de connaissances, et en détendant l'autre


par des récits encourageants et en l'apaisant par l'harmonie et le rythme ?
– Si, parfaitement, dit-il.
– Et de la sorte, ainsi nourris, forts de ce qu'ils savent être véritablement leur fonction et
éduqués dans ce but, ils prendront la position de commande du principe désirant, lequel
occupe le plus massivement notre â me et par nature désire insatiablement les biens
matériels ; ils le surveilleront pour empêcher que, se rassasiant des plaisirs qu'on attribue
au corps, il ne grandisse et se fortifie [442b] au point d'abandonner sa tâ che propre et
d'entreprendre au contraire d'asservir et de diriger ceux qui ne sont pas tributaires de son
genre, et ainsi bouleverser l'existence entière de tous.
– Oui, dit-il, assurément.
– Par conséquent, repris-je, comment mieux monter la garde contre ces ennemis de
104104

l'extérieur aussi, dans l'intérêt de l'â me entière et du corps, si ce n'est en confiant à un


principe la fonction de délibération, et à l'autre la fonction de combat, en se mettant aux
ordres de celui qui dirige et en exécutant par son courage les décisions découlant de la
délibération ?
– Voilà .
– Et c'est, je pense, en vertu de cette partie-là que nous qualifions quelqu'un de courageux
[442c], lorsque chez lui le principe de l'ardeur morale parvient à maintenir, nonobstant les
peines et les plaisirs, ce qui est promulgué par la raison concernant ce qui est à craindre
105105

ou ne l'est pas.
– Tu as raison, dit-il.
– Et nous qualifions quelqu'un de sage en vertu de cette petite partie de lui-même qui
dirige en lui et qui a communiqué ces préceptes, puisque c'est elle justement qui possède
en elle-même la connaissance de ce qui est le bien de chacun, autant de la partie que du
tout composé de ces trois principes joints ensemble.
– Exactement.
– Mais alors, ne qualifions-nous pas quelqu'un de modéré en raison de l'amitié et de la
concorde entre ces trois principes, [442d] lorsque le principe qui dirige et ceux qui sont
dirigés s'accordent pour reconnaître que le principe rationnel doit commander et que les
principes dirigés n'entrent pas en conflit avec lui ?
– Pour sû r, la modération, dit-il, n'est rien d'autre que cela, qu'il s'agisse d'une cité ou d'un
individu particulier.
– Enfin, selon ce que nous avons souvent exposé , si quelqu'un doit être juste, c'est bien
106106

en suivant ce modèle qu'il le deviendra.


– De toute nécessité.
– Eh bien, repris-je, est-ce que la justice a perdu pour nous son contour défini au point de
107107

sembler différente de ce qu'elle paraissait dans la cité ?


– Non, dit-il, à moi en tout cas, elle n'apparaît pas autrement.
– Il y a un moyen, dis-je, de consolider [442e] parfaitement notre position si d'aventure il
restait dans notre â me un brin de perplexité, c'est en la transposant sur des situations
banales .
108108

– Lesquelles donc ?
– Par exemple, s'il fallait nous mettre d'accord précisément sur une question concernant
cette cité et sur l'homme individuel qui a grandi et qui a été formé conformément à son
modèle : est-il pensable qu'un tel homme détourne un dépô t d'or ou d'argent dont il serait
le dépositaire ? Qui, selon toi, jugerait qu'il peut être l'auteur d'un acte pareil, [443a] lui
plutô t que ceux qui ne sont pas tels que lui ?
– Personne, dit-il.
– Et alors, cet homme ne serait-il pas étranger aux pillages des temples, aux vols, aux
trahisons, aussi bien dans ses relations personnelles à ses compagnons que dans la vie
publique des cités ?
– Il y serait étranger.
– Et certainement, il ne sera d'aucune manière infidèle à la parole donnée sous serment, et
à tous ses autres engagements.
– Comment le pourrait-il ?
– Quant aux adultères, à la négligence dans le soin des parents, aux manquements dans le
culte des dieux, tout cela convient à tout autre que lui.
– Certes, à tout autre, dit-il.
– Et la raison de tout cela, [443b] n'est-ce pas que chacun des principes qui sont en lui
exerce sa fonction propre, qu'il s'agisse de diriger ou d'être dirigé ?
– Oui, c'est cela et rien d'autre.
– Alors, te demandes-tu encore si la justice est autre chose que cette puissance capable
109109

de produire de tels hommes et de telles cités ?


– Par Zeus, dit-il, non, pas moi.
– Ainsi donc, notre rêve a été parfaitement accompli, ce rêve qui, comme nous le disions,
110110

nous laissait entrevoir, dès les premières esquisses de la construction de notre cité, que
nous serions peut-être amenés, grâ ce à un dieu, à tomber sur un principe [443c] et un
certain modèle de la justice.
– Oui, certainement.
– Il s'agissait donc là , Glaucon, d'une image de la justice, une image qui nous a soutenus, à la
pensée que celui qui est par nature cordonnier a raison d'exercer sa tâ che de cordonnier et
nulle autre, et le charpentier de construire des charpentes, et ainsi des autres tâ ches.
– Il semble bien.
– La vérité est que la justice était apparemment quelque chose de ce genre, à la différence
près qu'elle ne concerne pas [443d] la réalisation extérieure des tâ ches propres de
l'homme, mais l'action intérieure, celle qui existe dans un rapport réel à lui-même et à ses
tâ ches : que l'homme juste n'autorise aucune partie de lui-même à réaliser des tâ ches qui
lui sont étrangères, qu'il ne laisse pas les classes qui existent dans son â me se disperser
dans les tâ ches les unes des autres, mais qu'il établisse au contraire un ordre véritable des
tâ ches propres, qu'il se dirige lui-même et s'ordonne lui-même, qu'il devienne un ami pour
lui-même, qu'il harmonise les trois <principes> existant en lui exactement comme on le fait
des trois termes d'une harmonie musicale – le plus élevé, le plus bas et le moyen, et
111111

d'autres s'il en existe dans l'intervalle –, [443e] qu'il lie ensemble tous ces <principes> de
manière à devenir, lui qui a une constitution plurielle , un être entièrement unifié,
112112

modéré et en harmonie. Ainsi, s'il lui arrive d'exercer une activité en vue de la possession
de la richesse, ou des soins du corps, ou de quelque affaire politique, ou de relations avec
des particuliers, que dans toutes ces occasions il agisse de telle façon qu'il trouve juste et
belle, en la nommant ainsi, l'activité qui préserve cette disposition et en assure la
réalisation, et qu'il appelle sagesse la connaissance qui préside à cette activité ; et qu'il
113113

appelle au contraire activité injuste [444a] celle qui va toujours à l'encontre de cette
disposition, et ignorance l'opinion qui préside à cette activité.
– Absolument, Socrate, dit-il, tu dis vrai.
– Admettons, dis-je. Pour l'homme juste comme pour la cité juste, et aussi pour la justice,
c'est-à -dire la justice qui se trouve en chacun d'eux, si nous affirmions que nous les avons
découverts, il semble bien, je pense, que nous ne mentirions pas.
– Non certes, par Zeus, dit-il.
– L'affirmerons-nous alors ?
– Affirmons-le.
– Alors soit, dis-je. Il nous faut ensuite poursuivre, je crois, en examinant l'injustice.
– C'est clair.
– Ne faut-il pas qu'elle soit une sorte de dissension interne entre ces trois <principes>
114114

qui existent [444b], une forme d'activité qui se disperse en s'ingérant dans les tâ ches des
autres, et la révolte d'une partie de l'â me contre le tout, dans le but de diriger dans l'â me ce
qui ne lui convient pas, puisque cette partie est par nature telle qu'il lui revient d'être
esclave de la classe qui est réellement dirigeante ? C'est en cela, je pense, mais également
115115

dans le trouble et la confusion qui s'y attachent, que nous pourrons affirmer que consistent
l'injustice, l'indiscipline, la lâ cheté, l'ignorance, et en un mot, toute espèce de vice.
– Oui, tout cela est du même ordre, [444c] dit-il.
– Dès lors, repris-je, commettre des injustices et être injuste, de même qu'accomplir des
actes justes, tout cela ne se trouve-t-il pas clairement mis en lumière, si vraiment nous
distinguons bien l'injustice et la justice ?
– Comment cela ?
– C'est que, repris-je, tout cela en fait ne diffère en rien des choses saines et des choses
malsaines, étant entendu que ces dernières sont au corps ce que les autres sont à l'â me.
– De quelle manière ? demanda-t-il.
– Les choses saines engendrent la santé, les choses malsaines [444d] la maladie.
116116

– Oui.
– De la même manière, les actions justes engendrent la justice, et les actions injustes
l'injustice ?
– Nécessairement.
– Il revient en effet à la santé de produire, pour <les éléments> du corps, une structure qui
par nature les fait commander et se soumettre les uns aux autres, alors qu'au contraire la
maladie produit une structure qui les fait commander et se soumettre les uns aux autres
contre l'ordre naturel.
– En effet.
– De même, repris-je, engendrer la justice ne produit-il pas pour les <principes> de l'â me
une structure qui par nature les fait commander et se soumettre les uns aux autres, alors
que l'injustice produit une structure qui les fait commander et se soumettre contre l'ordre
naturel ?
– C'est évident, dit-il.
– La vertu serait donc apparemment une forme de santé, la beauté et le bon état [444e] de
l'â me, alors que le vice en serait la maladie, la laideur et la faiblesse.
– C'est vrai.
– Or les occupations qui sont belles ne conduisent-elles pas à la possession de la vertu,
alors que celles qui sont honteuses conduisent au vice ?
– Nécessairement.
– Il semble donc qu'il nous reste alors à examiner s'il est profitable de faire des actions
117117

justes, [445a] de se consacrer aux belles occupations et d'être juste – que le fait d'être tel
passe inaperçu ou non – ou alors de commettre des actes injustes et d'être injuste, en
118118

comptant que justice ne sera pas rendue, et qu'on n'aura pas à s'amender par suite du
châ timent.
– Mais, Socrate, dit-il, cette recherche me semble sur le point de devenir ridicule. Si, quand
la nature du corps se corrompt, l'existence ne nous semble plus vivable – même quand on
peut goû ter tous les mets et toutes les boissons, jouir de l'opulence complète autant que du
pouvoir absolu – alors quand c'est la nature même de ce principe qui nous fait vivre qui est
troublée [445b] et corrompue, nous devrions admettre que l'existence serait encore
vivable, même si quelqu'un pouvait faire tout ce qu'il veut, sauf ce qui le libérerait du vice
et de l'injustice et lui ferait acquérir la justice et l'excellence, en accordant bien entendu que
l'une et l'autre sont bien telles que nous les avons exposées ?
– Ridicule en effet, dis-je. Mais puisque justement nous avons exposé ces questions au point
de pouvoir les considérer avec la plus grande clarté possible et de juger qu'il en est bien
ainsi, il ne faut pas reculer.
– Non, par Zeus, dit-il, pas question de renoncer.
– Concentre-toi maintenant, [445c] dis-je, afin de voir également combien, selon moi, le
vice a d'espèces, en tout cas d'espèces qui méritent considération.
– Je te suis, dit-il, mais parle.
– Eh bien, repris-je, parvenus pour ainsi dire au point élevé où l'horizon se dégage, puisque
c'est en ce point du dialogue que nous sommes de fait arrivés, il me semble qu'il y a une
espèce unique de l'excellence , alors qu'il existe un nombre illimité d'espèces du vice, au
119119

nombre desquelles quatre surtout méritent d'être retenues.


– Que veux-tu dire ? dit-il.
– Autant il existe de types de constitutions politiques constituant des espèces distinctes,
dis-je, autant il risque d'y avoir de types de l'â me.
– Combien en existe-t-il [445d] donc ?
– Cinq pour les constitutions politiques, dis-je, et cinq pour l'â me.
– Dis-moi lesquels, dit-il.
– Je dis, repris-je, que la constitution politique que nous avons exposée pourrait constituer
un type distinct, bien qu'on puisse lui donner deux noms ; si un seul homme se démarque
120120

du groupe des dirigeants, alors il s'agit d'une royauté, alors que s'il y en a plusieurs, on
l'appelle aristocratie.
– C'est vrai, dis-je.
– Je déclare donc, repris-je, qu'il s'agit d'une espèce unique. Qu'il y ait un seul ou plusieurs
dirigeants, [445e] il est impensable qu'ils viennent bouleverser les lois fondamentales de la
cité, s'ils se fondent sur la formation et l'éducation que nous avons décrites.
– Ce n'est guère vraisemblable », dit-il.
Livre V

[449a]
« Voilà donc le genre de cité – et le genre de constitution politique – que j'appelle à présent
bonne et droite, ainsi que le type d'homme qui lui correspond. Pour autant que celle-ci soit
droite, j'appelle les autres formes mauvaises et défectueuses, qu'il s'agisse de
l'administration des cités aussi bien que de l'organisation du caractère pour l'â me des
11

individus, et ces formes déficientes sont de quatre espèces.


– Quelles sont ces espèces, dit-il ? »
J'allais en faire la liste moi-même, comme elles m'apparaissent chacune se produire en se
transformant [449b] les unes à partir des autres, mais Polémarque qui se tenait assis un
peu plus loin qu'Adimante, tendant la main et saisissant ce dernier par son manteau à la
hauteur de l'épaule, le tira vers lui et, le tenant contre lui, lui dit quelques mots à voix basse,
dont nous n'entendîmes pratiquement rien, sauf ceci :
« Laisserons-nous passer, dit-il, ou alors que ferons-nous ?
– Non, pas le moins du monde, dit alors Adimante, élevant alors la voix. »
Et moi je repris :
« Qu'est-ce donc que vous ne laisserez pas passer ?
– Toi, dit-il. [449c]
– Mais pour quelle raison précisément, dis-je ?
– Tu nous sembles prendre la chose bien légèrement, dit-il, et tu nous dérobes une part
entière, et non la moindre, de la discussion, pour éviter d'avoir à l'élaborer. Tu as cru nous
échapper en affirmant négligemment au sujet des femmes et des enfants qu'il était bien
22

clair pour tout le monde qu'entre amis tout est commun.


– N'est-ce pas exact, Adimante ? repris-je.
– Certes, dit-il, mais cette “exactitude”, comme toute chose, a besoin d'un exposé argumenté
montrant le mode particulier de cette communauté. Car il pourrait en exister plusieurs.
[449d] Ne laisse donc pas de cô té le mode dont tu parles. Il y a longtemps en effet que nous
attendons, en supposant que tu voudrais peut-être revenir sur la question de la procréation
des enfants – comment les enfants doivent être engendrés et, une fois qu'ils sont nés,
comment on les élèvera – et en général sur toute cette question de la communauté des
femmes et des enfants dont tu parles. Nous pensons qu'il s'agit d'une question d'une
grande importance, et même d'une importance capitale pour la constitution politique, selon
que cela se produira correctement ou incorrectement. Maintenant donc, puisque tu
abordes une autre forme de constitution politique avant même d'avoir exposé ces
questions de manière satisfaisante, nous avons convenu, ainsi que tu viens de l'entendre,
[450a] de ne pas te laisser aller plus loin avant que tu n'aies exposé toutes ces questions,
comme tu l'as fait pour les autres.
– Moi aussi, dit Glaucon, comptez-moi maintenant comme participant à ce vote unanime . 33

– De toute manière, dit Thrasymaque, crois-bien, Socrate, que ces opinions sont celles de
nous tous.
– Qu'est-ce que vous avez manœuvré là , dis-je, en vous en prenant à moi ? Quelle multitude
d'arguments mettez-vous de nouveau en branle, comme si on reprenait dès le début le
44

sujet de la constitution politique ? En ce qui me concerne, je me réjouissais d'avoir déjà


exposé cette question, heureux qu'on laisse passer, en acceptant cet exposé tel qu'il avait
été alors formulé. En le rappelant maintenant, [450b] vous ne savez pas quel essaim
d'arguments vous venez réveiller ! Moi, c'est parce que je l'ai vu que je l'ai mis de cô té alors,
de crainte qu'il ne nous en apporte une multitude !
– Mais quoi ! s'écria Thrasymaque, crois-tu que ceux qui se trouvent ici sont venus pour
fondre de l'or, et non pour entendre des arguments ?
– Pour discuter, certes, dis-je, mais avec mesure !
– La mesure de telles discussions , Socrate, reprit Glaucon, est la vie entière pour les esprits
55

sensés. Mais ne t'inquiète pas pour nous, réponds plutô t toi-même à propos de ces
questions que nous avons soulevées, sans te lasser et comme il te semblera devoir les
exposer : [450c] quelle est donc cette communauté des enfants et des femmes destinée à
nos gardiens , communauté des soins pour ceux qui sont encore petits, au cours de cette
66

période intermédiaire entre la naissance et l'éducation qui semble de toutes la plus


77

éprouvante ? Essaie donc de nous dire selon quelle modalité elle doit advenir.
– Ce n'est guère facile à exposer, heureux homme, dis-je. Le sujet présente plusieurs motifs
de perplexité , encore plus que ceux que nous avons traités jusqu'à maintenant. Et en effet
88

on pourrait mettre en doute que les choses dont on parle soient possibles, et même si elles
devaient se réaliser dans d'excellentes conditions, on pourrait tout aussi bien douter qu'il
s'agisse des choses les meilleures. [450d] C'est la raison pour laquelle une sorte de doute
s'attache à ces questions : notre discours, mon cher camarade, ne serait-il pas qu'un vœu
pieux ?
99

– N'aie aucune crainte de cette sorte, dit-il. Ceux qui seront tes auditeurs ne sont ni des
ignorants, ni des sceptiques, ni des malveillants. »
Je repris alors moi-même :
« Ô toi, le meilleur des hommes, est-ce dans le désir de m'encourager que tu dis cela ?
– C'est bien mon intention, dit-il.
– Eh bien, repris-je, c'est alors tout le contraire que tu fais. Si j'avais moi-même confiance
de bien savoir ce dont je parle, cette parole rassurante serait bienvenue. Car en présence
des personnes sages et des amis, dire la vérité, du moins ce qu'on en sait, au sujet des
questions les plus importantes qui nous sont chères, constitue une entreprise sans risque
et rassurante, [450e] mais si on présente des arguments alors qu'on est perplexe et dans
un état de recherche, ce que précisément je fais, c'est quelque chose d'effrayant et qui peut
déraper [451a]. Non que cela prête à rire, ce serait puéril, mais de peur que, si je faillis à la
vérité, ce ne sera pas seulement moi-même qui déraperai, mais aussi les amis que je me
trouverai à entraîner sur toutes ces questions au sujet desquelles il convient de déraper le
moins possible. Je me prosterne donc devant Adrastée , Glaucon, pour ce que je m'apprête
1010
à dire. J'ai bon espoir, en effet, que ce soit une faute de moindre importance de devenir
involontairement le meurtrier de quelqu'un que celle de devenir trompeur au sujet des 1111

institutions qui sont belles, bonnes et justes. Il est donc d'emblée préférable de courir ce
risque-là en présence d'ennemis plutô t qu'en présence d'amis. [451b] Aussi est-ce très
bien que tu viennes m'encourager ! » 1212

Alors Glaucon, se mettant à rire, dit :


« Mais, Socrate, si nous devons faire l'expérience de quelque discordance du fait de ce
discours, nous t'acquitterons pour ainsi dire de l'accusation de meurtre, et nous jugerons
que tu es innocent et que tu ne nous as pas trompés. Mais parle-donc en toute confiance.
1313

– Eh bien, dis-je, celui qui a été acquitté dans ce cas est considéré comme innocent, comme
le dit la loi, de sorte qu'il est probable que s'il l'est dans ce cas, il le soit aussi dans le second.
– Parle donc alors, puisque telle est la situation.
– Il faut par conséquent, repris-je, que je fasse marche arrière, en disant maintenant les
choses qu'il aurait sans doute fallu dire alors dans l'ordre. [451c] Peut-être serait-il dès
lors correct, après avoir exploré entièrement la fonction masculine, d'explorer également la
fonction féminine , d'autant plus que tu insistes pour procéder de la sorte. Pour ce qui est
1414

de ces hommes, nés et éduqués comme nous l'avons exposé, il n'y a pas selon notre opinion
d'autre possession ni disposition des femmes et des enfants qui soit correcte, si ce n'est
pour eux de suivre cette tendance que, dès le point de départ, nous avons cherché à leur
donner. Or nous avions entrepris dans notre discours d'établir ces hommes, en quelque
sorte comme les gardiens d'un troupeau.
– Oui. [451d]
– Soyons donc conséquents en accordant <aux femmes> une naissance et des soins de
même nature, et examinons si cela nous convient ou non.
– Comment cela, dit-il ?
– De la manière suivante. Croyons-nous que les femelles de nos chiens de garde doivent 1515

garder en leur compagnie ce que les mâ les gardent, et également chasser avec eux et faire
tout le reste en commun avec eux, ou pensons-nous qu'elles doivent demeurer à l'intérieur
du foyer, en présumant que le fait d'être mères de chiots et responsables de les élever les
rend incapables de ces tâ ches, alors que les mâ les peineraient et prendraient tout le soin
des troupeaux ? [451e]
– Elles doivent tout accomplir en commun avec eux, dit-il. Sauf que nous les utilisons
comme des êtres plus faibles, alors que nous avons recours aux mâ les comme à des êtres
plus forts.
– Est-il dès lors possible, repris-je, d'avoir recours à quelque être vivant pour les mêmes
tâ ches, si on ne lui a pas procuré les mêmes soins et la même éducation ?
– Non, ce n'est guère possible.
– Si donc nous devons avoir recours aux femmes pour les mêmes fonctions que les
hommes, il faut leur enseigner les mêmes choses. [452a]
– Oui.
– Or eux, on leur a donné la musique et la gymnastique.
– Oui
– Il faut donc également que ces arts soient accordés aux femmes, de même que ce qui
concerne la guerre, et il faut avoir recours à elles dans les mêmes conditions.
– Cela semble découler de ce que tu dis, dit-il.
– Peut-être alors, repris-je, bien des choses que nous exposons maintenant paraîtraient-
elles ridicules et contraires à l'usage, si on mettait en pratique ce qu'on avance en paroles.
– Oui, en effet, dit-il.
– Que vois-tu, dis-je, de vraiment ridicule là -dedans ? N'est-ce pas évidemment de laisser
les femmes s'entraîner nues dans les palestres en compagnie des hommes, [452b] non
seulement les jeunes femmes, mais celles qui sont déjà plus â gées, à l'exemple de ces
hommes â gés qui aiment encore s'exercer nus dans les gymnases , même s'ils sont ridés et
1616

plus très agréables à regarder ?


– Oui, par Zeus, dit-il, cela paraîtrait ridicule, surtout à notre époque !
– Eh bien, repris-je, puisque nous avons cédé à notre désir de parler, il ne faut pas avoir
peur des moqueries des beaux esprits, quelles que soient les objections qu'ils formuleraient
au regard de la réalisation de ce changement , [452c] tant en ce qui concerne les exercices
1717

de gymnastique que la musique, et encore moins le port des armes et l'art de la cavalerie.
– Tu as raison, dit-il.
– Mais puisque nous avons commencé à parler, il faut que nous progressions jusqu'à ce
point de la loi qui semble rébarbatif. Demandons à ces beaux esprits de ne pas exercer leurs
tâ ches mais d'être sérieux, et rappelons-leur qu'il n'y a pas si longtemps qu'aux yeux des
Grecs certaines choses paraissaient honteuses et ridicules qui le sont encore aujourd'hui
aux yeux de la majorité des Barbares, à savoir que des hommes se laissent voir nus.
Rappelons-leur aussi que lorsque les Crétois, les premiers, puis les Lacédémoniens
commencèrent à s'exercer à la gymnastique, [452d] pour les gens raffinés de ce temps-là ,
tout cela était objet de raillerie. Ne le crois-tu pas ?
– C'est mon avis.
– Mais lorsque, je pense, au jugement de ceux qui faisaient tous ces exercices, il apparut
préférable de se dévêtir que de demeurer vêtu, même ce qui semblait ridicule à leurs yeux
disparut devant ce que les arguments révélaient comme ce qu'il y a de meilleur. Et cela
montra combien sot est celui qui trouve ridicule autre chose que ce qui est mal, et
également celui qui entreprend de faire rire en tournant en ridicule tout autre spectacle
[452e] que ce qui est insensé et mauvais, et de la même manière, pour ce qui est de la
vision du beau, également sot celui qui tend tous ses efforts en se déterminant vers tout
autre but que le bien.
– C'est tout à fait certain, dit-il.
– Ne convient-il pas dès lors, quand on discute ces questions, de s'accorder d'abord sur le
point suivant : s'agit-il de choses réalisables ou non ? Ensuite, de confier au débat – qu'on
désire s'y adonner pour le plaisir de la joute ou qu'on le fasse sérieusement – [453a] la
question de savoir si la nature humaine , quand il s'agit de la femelle, est capable de
1818

s'associer avec le genre du mâ le dans toutes ses tâ ches, ou alors pas même dans une seule,
ou bien si elle est capable de s'associer dans certaines tâ ches, mais pas dans d'autres. Ne
convient-il pas alors de se demander auquel de ces deux genres appartient l'activité de la
guerre ? Celui qui de la sorte aurait disposé du meilleur point de départ ne serait-il pas en
mesure, selon toute probabilité, de parvenir à la conclusion la meilleure ?
– Tout à fait, dit-il.
– Veux-tu alors, repris-je, que nous en débattions nous-mêmes entre nous, en nous mettant
à la place des autres, pour éviter que les positions et les arguments de l'adversaire ne
demeurent seuls à subir le siège ? [453b]
– Rien ne l'empêche, dit-il.
– Parlons donc ainsi à leur place, en disant : “Socrate et Glaucon, rien n'exige que d'autres
engagent le débat avec vous. Vous-mêmes, au moment initial de la fondation , alors même
1919

que vous mettiez en place la cité, vous avez reconnu que chacun devait exercer uniquement
les tâ ches qui lui convenaient en fonction de sa nature.”
– Nous étions d'accord là -dessus, je crois. Comment faire autrement ?
– “Or est-il possible que la femme ne diffère pas entièrement de l'homme par sa nature ?”
– Comment pourrait-elle ne pas être différente ?
– “C'est donc une fonction différente qu'il convient d'attribuer à l'un et à l'autre, fonction
qui s'accordera avec la nature de chacun ?” [453c]
– Assurément.
– “Comment ne pas reconnaître dès lors que vous commettez maintenant une faute et que
vous affirmez le contraire les uns des autres quand vous dites que les hommes et les
femmes doivent accomplir les mêmes tâ ches, alors qu'ils possèdent une nature
éminemment distincte ?” Auras-tu, homme admirable, de quoi réfuter ces propos ?
– Comme ça, tout de go, dit-il, ce n'est guère facile. Mais je te prierai, et je t'en prie en fait,
de te faire l'interprète de l'argument à notre place, quel que soit cet argument.
– Voilà bien, dis-je, Glaucon, les propos, et tous ceux de même acabit, que depuis longtemps
je prévoyais et redoutais, [453d] alors que j'hésitais à aborder la question de la loi relative
à la possession et à la formation des femmes et des enfants.
– Par Zeus, dit-il, cela ne semble pas facile !
– Non, en effet, dis-je. Mais il en va pourtant ainsi : que quelqu'un tombe dans une petite
piscine ou qu'il tombe en pleine mer, il n'en devra pas moins nager.
– Oui, certainement.
– Par conséquent, il nous faut nager nous aussi, et tenter de nous tirer d'affaire de cet
2020

argument, que nous mettions notre espoir dans un dauphin pour nous soutenir, ou dans
quelque autre moyen de salut extraordinaire. [453e]
– Il semble bien, dit-il.
– Tâ che donc de voir, repris-je, si nous pourrons trouver quelque issue. Nous sommes
d'accord qu'une nature distincte doit se consacrer à quelque activité distincte, et nous
reconnaissons que la nature de la femme est différente de la nature de l'homme. Et voilà
qu'à présent nous affirmons que des natures distinctes doivent se consacrer aux mêmes
occupations. C'est bien cela qui nous est reproché ?
– Oui, parfaitement.
[454a] – Il est certes d'une puissance formidable, dis-je, Glaucon, l'art de contredire . 2121

– Comment cela ?
– C'est que, dis-je, plusieurs me semblent, même involontairement, y succomber et ils en
arrivent à croire qu'ils ne se disputent pas, mais qu'ils dialoguent réellement. Ils sont bien
incapables d'examiner ce dont on parle en y introduisant des distinctions selon les espèces,
et ils poursuivent, en s'en tenant à l'expression elle-même, la contradiction dans le discours
tenu, de sorte qu'ils entretiennent entre eux un rapport qui tient davantage de la querelle
que du dialogue.
– En effet, dit-il, cette situation est celle de nombre de gens, mais cela nous affecte-t-il nous
mêmes dans le moment ? [454b]
– Oui, tout à fait, dis-je. Sans le vouloir, nous courons en tout cas le risque de nous attacher
à la contradiction.
– Comment ?
– Le fait qu'une nature qui est différente ne doit pas se trouver en situation d'exercer les
mêmes occupations, c'est courageusement et dans un esprit éristique que nous en
poursuivons l'examen en nous attachant seulement au mot. Et pourtant, au moment où
nous avons attribué des occupations différentes à une nature différente, et les mêmes
occupations à une nature identique, nous n'avons pas du tout examiné de quelle manière
nous définissons le genre particulier de cette différence de nature et celui de cette
2222

identité de nature, ni ce à quoi elles se rapportent.


– Non, en effet, dit-il, nous ne l'avons pas examiné. [454c]
– Par conséquent, dis-je, il ne nous est guère possible, apparemment, de nous interroger
pour savoir si la nature des chauves est la même que celle des hommes chevelus, et non pas
une nature contraire, et puis lorsque nous aurions été d'accord pour dire qu'elle est
contraire, s'il appartenait aux chauves d'exercer l'occupation de savetier, de l'interdire aux
chevelus, et si ce devait être les chevelus, de l'interdire aux autres.
– Ce serait certes ridicule, dit-il.
– Est-ce que ce ne serait pas ridicule, repris-je, pour une autre raison, à savoir qu'à ce
moment-là nous n'avons pas posé la nature identique et la nature différente de manière
absolue, mais que nous n'avons porté attention qu'à l'espèce d'altérité et de similitude qui
se rapporte à ces occupations ? [454d] Par exemple, nous avons dit qu'un homme doué
pour la médecine et un homme qui a l'esprit médical possèdent la même nature. Ne le
2323

crois-tu pas ?
– C'est mon avis.
– Mais un homme doué pour la médecine et un homme doué pour la construction en ont
une différente ?
– Oui, absolument différente.
– Par conséquent, dis-je, pour le genre des hommes et pour celui des femmes, s'il apparaît
2424

différent pour l'exercice d'un art particulier ou encore pour une occupation particulière,
nous affirmerons qu'il faut attribuer cet art ou cette occupation à l'un des deux. Mais si le
genre n'apparaît différer que sur ce seul point, à savoir que le genre féminin enfante,
[454e] alors que le genre masculin féconde, alors nous affirmerons qu'il n'a aucunement
été démontré pour autant que la femme diffère de l'homme quant à l'objet de notre
discussion, mais nous serons encore d'avis que nos gardiens et leurs femmes doivent
exercer les mêmes occupations.
– Et nous l'affirmerons avec raison, dit-il.
– Par conséquent, nous solliciterons celui qui nous tient un propos contraire, en lui
demandant de nous apprendre la chose suivante : [455a] pour quel art ou pour quelle
occupation, parmi ceux qui touchent l'organisation de la cité, la nature de la femme et la
nature de l'homme constituent-elles non pas une même nature, mais des natures
différentes ?
– Ce serait juste en tout cas.
– Peut-être bien que ce que tu disais il y a un instant, un autre le dirait également, à savoir
que s'exprimer sur-le-champ de manière satisfaisante n'a rien de facile, et pour celui qui
examine la question, rien de difficile non plus.
– Il le dirait sans doute, en effet.
– Veux-tu alors que nous exigions de celui qui nous oppose des arguments de ce genre de
nous accompagner, [455b] pour le cas où nous pourrions lui montrer qu'il n'existe aucune
occupation propre à la femme en ce qui concerne l'administration de la cité ?
– Oui certainement.
– “Allons”, lui intimerons-nous, “réponds : quand tu disais justement que celui-ci était doué
naturellement pour quelque chose, et que celui-là ne l'était pas, voulais-tu dire par là que le
premier apprenait cette chose avec facilité, et l'autre avec difficulté ? Et que le premier, à
partir d'un court apprentissage deviendrait très inventif dans le domaine de son expertise,
alors que l'autre, même après avoir bénéficié d'un apprentissage étendu et d'une grande
application ne pourrait retenir ce qu'il aurait appris ? Et que chez le premier les fonctions
du corps se subordonneraient à la pensée, mais que chez l'autre elles lui feraient obstacle ?
[455c] Existe-t-il d'autres critères que ceux-là pour te permettre de distinguer dans chaque
cas celui qui est doué naturellement et celui qui ne l'est pas ?”
2525

– Personne, dit-il, ne pourrait en énoncer d'autres.


– As-tu par ailleurs connaissance d'une activité exercée par les êtres humains, et dans
laquelle le genre des hommes ne se distingue pas à tous égards de celui des femmes ? À
moins que nous ne nous étendions en discours sur l'art du tissage, ou encore sur le soin
porté à la confection des pâ tisseries et des mets cuisinés, arts dans lesquels le genre
féminin semble vraiment montrer sa valeur et où il serait tout à fait ridicule de le
considérer comme inférieur ? [455d]
– Tu dis vrai, dit-il, en affirmant que dans toutes les activités l'un des genres est, pour
2626

ainsi dire, dominé entièrement par l'autre. Sans doute plusieurs femmes sont-elles
meilleures que bien des hommes dans plusieurs activités, mais dans l'ensemble, il en va
comme toi tu le dis.
– Il n'y a donc pas, mon ami, d'occupation relative à l'administration de la cité qui
appartienne à une femme parce qu'elle est une femme, ni à un homme parce qu'il est un
homme, mais les dons naturels sont répartis de manière semblable dans les deux genres
d'êtres vivants. La femme participe naturellement à toutes les occupations, l'homme de son
cô té participe à toutes également, [455e] mais dans toutes ces activités, la femme est un
être plus faible que l'homme.
– Tout à fait.
– Alors assignerons-nous toutes les occupations aux hommes, et n'en concéderons-nous
aucune à la femme ?
– Comment le ferions-nous ?
– Mais il existe certes, je pense, comme nous l'affirmerons, une femme douée pour la
médecine, et une autre qui ne l'est pas, et telle femme douée pour la musique, et telle autre
non musicienne par nature.
– Bien entendu. [456a]
– Et n'en existe-t-il pas une qui soit douée pour la gymnastique et l'art de la guerre, alors
qu'une autre ne montrera aucune disposition pour l'art militaire et n'aura aucun goû t pour
la gymnastique ?
– C'est bien ce que je pense.
– Mais alors, en existera-t-il une qui aime la sagesse et une autre qui la déteste ? et une qui a
de l'ardeur morale, et une autre qui n'en a pas ?
– C'est bien le cas.
– Il existe donc une femme douée pour la fonction de gardien, et une autre qui ne l'est pas.
N'est-ce pas là justement cette aptitude naturelle que nous recherchions pour les hommes
que nous destinons à la fonction de gardien ?
– Celle-là même, en effet.
– C'est donc bien la même aptitude naturelle à la garde de la cité qui existe chez la femme
autant que chez l'homme, sauf que dans le premier cas, cette aptitude est plus faible, dans
le second, plus forte.
– Apparemment. [456b]
– C'est donc bien de telles femmes qu'il faut choisir pour vivre en communauté avec des
hommes du même genre, et pour exercer l'activité de garde ensemble, puisqu'elles y sont
aptes et montrent une parenté de nature avec eux.
2727

– Tout à fait.
– Ne faut-il pas attribuer les mêmes occupations aux naturels identiques ?
– Si, les mêmes.
– Nous sommes donc revenus à notre point de départ, après avoir fait le tour de la question,
et nous sommes d'accord pour reconnaître qu'il n'est pas contre-nature d'accorder aux
femmes des gardiens <une éducation> par l'art de la gymnastique et de la musique.
– Nous le reconnaissons en effet entièrement.
– Nous n'avons donc pas institué des législations impossibles, ni semblables à des vœux
pieux, puisque nous avons institué la loi conformément à la nature. [456c] C'est au
2828

contraire ce qui se passe aujourd'hui dans ce domaine qui semble plutô t contre nature.
– Il semble bien.
– Or précisément notre examen ne consistait-il pas à vérifier si nous parlions de choses
possibles et qui soient les meilleures ?
– C'est cela.
– Et qu'il s'agisse de choses possibles, cela a été l'objet d'un véritable accord ?
– Oui.
– Et qu'il s'agisse des choses les meilleures, c'est sur ce point qu'il faut ensuite se mettre
d'accord ?
– C'est clair.
– Or donc, pour ce qui est de produire une femme apte à la fonction de garder, ce n'est pas
une éducation différente qui nous fera tantô t des hommes, et tantô t des femmes, [456d] du
fait notamment que cette éducation prend en charge le même naturel ?
– Elle ne sera pas différente.
– Quelle est donc ton opinion sur le point suivant ?
– Lequel ?
– Selon ton jugement, supposes-tu que tel homme est meilleur et tel autre pire, ou alors
2929

juges-tu que tous sont semblables ?


– Pas du tout.
– Ainsi donc, dans la cité que nous avons fondée, crois-tu que les meilleurs hommes que
nous aurons produits seront les gardiens, eux qui auront bénéficié de l'éducation que nous
avons proposée, ou alors s'agira-t-il des savetiers, eux qui auront été instruits dans l'art de
la cordonnerie ?
– Tu poses là une question ridicule, dit-il.
– Je comprends, dis-je. Mais alors, parmi tous les citoyens, ne sont-ce pas les premiers qui
sont les meilleurs ? [456e]
– Et de beaucoup.
– Mais alors, les femmes aptes à la fonction de garder ne seront-elles pas elles-mêmes les
meilleures parmi les femmes ?
– Et là aussi, de beaucoup.
– Et quoi de meilleur pour une cité que de produire en son sein les femmes et les hommes
les meilleurs possible ?
– Non, il n'y a rien de meilleur.
– Et c'est cela qu'accompliront la musique et la gymnastique, lorsqu'on les appliquera
comme nous venons de l'exposer ? [457a]
– Comment en serait-il autrement ?
– Ce n'est donc pas seulement une législation réalisable que nous avons instituée, mais
3030

encore la meilleure qui soit pour une cité.


– Oui, c'est le cas.
– Il faudra dès lors que les femmes des gardiens se dépouillent de leurs vêtements , 3131

puisqu'elles se couvriront d'excellence au lieu de manteaux, et il faut aussi qu'elles


participent à la guerre comme à tout ce qui concerne la garde de la cité, et elles ne doivent
s'occuper de rien d'autre. De toutes ces tâ ches cependant, il faut confier aux femmes une
part plus légère qu'aux hommes, compte tenu de la faiblesse de leur genre. [457b] Quant à
l'homme qui tourne en ridicule les femmes qui s'exercent nues, alors qu'elles s'adonnent à
la gymnastique en vue de la fin la meilleure, “il cueille un fruit de sagesse qui n'est pas mû r”
et il ne semble pas savoir de quoi il se moque, ni même ce qu'il fait. Car voilà bien en effet la
plus belle maxime qu'on puisse répéter, à savoir que c'est le bénéfique qui est beau , et le
3232

nuisible qui est laid.


– Oui, absolument.
– Pouvons-nous affirmer qu'en nous exprimant sur cette législation relative aux femmes,
nous échappons à quelque chose qui, dans les circonstances, ressemble à un raz de marée , 3333

de sorte que nous ne sommes pas entièrement submergés en proposant que nos gardiens
et aussi les gardiennes s'occupent de toutes leurs tâ ches en commun [457c] et que notre
discours s'accorde pour ainsi dire avec lui-même quand il énonce des propositions aussi
réalisables que bénéfiques ?
– Et ce n'est certes pas à une petite vague que tu échappes là ! dit-il.
– Tu ne diras pas qu'elle était grosse, repris-je, quand tu auras vu celle qui vient après.
– Parle, que je la voie, dit-il.
– À cette législation, dis-je, ainsi qu'à toutes celles qui ont précédé, je pense, fait suite la
législation que voici.
– Laquelle ?
– Que ces femmes soient toutes communes à tous ces hommes, [457d] et qu'aucune ne
cohabite avec aucun en privé ; que les enfants également soient communs, et qu'un parent
ne sache pas lequel est sa progéniture, ni un enfant son parent.
– Cela va susciter une perplexité encore plus considérable que la législation précédente,
dit-il, tant pour ce qui est de la réalisabilité que du caractère bénéfique.
– Je ne pense pas, dis-je, qu'on puisse contester, en ce qui concerne le caractère bénéfique,
que ce soit un bien excellent que les femmes soient communes et que les enfants soient
communs, si toutefois cela est possible . Je pense par ailleurs que sur la question du
3434

caractère réalisable ou non, il se produira une contestation très vive. [457e]


– C'est sur l'une et l'autre, dit-il, qu'on peut prévoir pas mal de controverse.
– Tu présentes, dis-je, un système d'arguments, alors que de mon cô té, je croyais pouvoir
me dégager au moins de l'autre question, à savoir si cela t'était apparu bénéfique, et dès
lors il ne me serait resté que la question de savoir si c'est réalisable ou non.
– Eh bien, ton mouvement de dégagement n'est pas passé inaperçu, dit-il ; présente-moi
plutô t les arguments pour l'une et pour l'autre.
– Il faut se soumettre, dis-je, à la justice ! Accorde-moi cependant la faveur suivante. [458a]
Autorise-moi un petit congé, comme les paresseux qui ont l'habitude de nourrir leur pensée
par eux-mêmes, lorsqu'ils déambulent en solitaires. Ce genre d'hommes en effet, avant
même de se mettre en quête du moyen de réaliser ce qu'ils souhaitent, s'en désintéressent,
afin de n'avoir pas à s'épuiser en délibérations sur ce qui est réalisable et sur ce qui ne l'est
pas. Ils présument que ce qu'ils désirent se trouve réellement à leur portée, et dès lors ils
mettent en ordre le reste et se réjouissent à l'examen détaillé de ce qu'ils feront une fois la
chose réalisée, rendant ainsi leur â me déjà paresseuse plus paresseuse encore. [458b]
Alors maintenant, moi aussi je me ramollis, et j'ai bien envie de repousser à plus tard la
tâ che d'examiner cette question de la possibilité. Pour le moment, en présumant qu'il s'agit
de choses réalisables, j'examinerai avec ta permission comment les dirigeants mettront
tout cela en ordre une fois cet état de choses arrivé, et aussi pourquoi, si ces choses se
réalisaient, ce serait tout à fait utile pour la cité et pour les gardiens. Voilà ce que je vais
tenter d'examiner en premier de concert avec toi, en remettant les questions précédentes à
plus tard, si tu me laisses faire.
– Je te laisse faire, bien entendu, dit-il ; vas-y de ton examen.
– Je pense donc, repris-je, que s'ils sont dignes de ce nom, [458c] les dirigeants ainsi que
ceux qui dans ces domaines sont leurs auxiliaires consentiront, pour ce qui est de ces
derniers, à faire ce qu'on leur aura ordonné, et pour ce qui est des premiers, à leur donner
des ordres ; ils le feront dans certains cas en obéissant eux-mêmes aux lois, et dans d'autres
cas, pour lesquels nous nous en remettrons à eux, en imitant ces lois . 3535

– C'est probable, dit-il.


– Quant à toi donc, dis-je, toi qui es pour eux le législateur, de la même manière que tu as
choisi les hommes, tu choisiras pour eux également les femmes et tu les attribueras autant
que possible en fonction d'un naturel similaire . Comme ils auront en commun leurs
3636

logements et aussi les repas collectifs , et qu'aucun d'entre eux ne possédera privément
3737

rien de tel, ils seront dès lors ensemble, [458d] et c'est ensemble qu'ils se mêleront dans
les gymnases aussi bien que dans toute leur formation et que, en vertu d'une nécessité que
je crois quasi naturelle, ils seront poussés à s'unir les uns aux autres. Ne crois-tu pas que
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nous parlions ici de réelles nécessités ?


– De nécessités qui ne sont pas géométriques, dit-il, mais bien érotiques, et qui risquent
d'être plus stimulantes que les autres pour convaincre et entraîner la masse du peuple.
– Oui certainement, dis-je. Mais après cela, Glaucon, qu'ils s'unissent les uns aux autres ou
qu'ils fassent quoi que ce soit d'autre de manière désordonnée, [458e] cela ne sera pas
pieux dans une cité de gens heureux, et les dirigeants ne le permettront pas.
– Ce n'est guère juste, en effet, dit-il.
– Il est donc clair que notre prochaine tâ che est de donner aux mariages le caractère le plus
sacré possible. Ceux qui seraient sanctifiés seraient les plus bénéfiques.
3939

– Oui, absolument. [459a]


– Or, comment seront-ils les plus bénéfiques ? Je te le demande, Glaucon. Je vois bien dans
ta maison des chiens de chasse et quantité d'oiseaux de race. N'as-tu pas, par Zeus,
consacré quelque soin à leurs unions et à la reproduction ?
– Comment l'entends-tu ?
– D'abord, parmi ces oiseaux, bien qu'ils soient de race, n'y en a-t-il pas certains qui sont les
meilleurs et qui se développent comme tels ?
– Il y en a.
– Et est-ce que tu favorises également la reproduction de tous, ou te préoccupes-tu surtout
de la reproduction des meilleurs ?
– Des meilleurs.
[459b] – Eh bien, surtout des plus jeunes ou bien des plus vieux, ou encore de ceux qui ont
atteint la maturité ?
– De ceux qui ont atteint la maturité.
– Et si on ne favorisait pas la reproduction de cette manière, crois-tu que la race des
oiseaux et celle des chiens seraient chez toi nettement inférieures ?
– C'est mon avis, dit-il.
– Et que crois-tu qu'il arriverait à la race des chevaux, dis-je, et à celle des autres animaux ?
Crois-tu qu'il en irait autrement ?
– Ce serait bien étonnant, dit-il.
– Oh là là , dis-je, mon cher compagnon, mais il faut alors que nos dirigeants soient au plus
haut point éminents, si toutefois il en va de même pour la race des êtres humains. [459c]
– Il en va certes ainsi, dit-il, mais quel est ton point ?
– C'est qu'il y a nécessité pour eux, repris-je, de recourir à l'usage de nombreuses drogues.
Prenons le cas d'un médecin : pour des corps qui ne requièrent pas de drogues, mais qui
appartiennent à des gens qui veulent se soumettre à une diète, nous sommes d'avis qu'un
médecin même médiocre suffit ; mais lorsqu'il devient nécessaire de recourir aux drogues,
nous savons qu'il faut un médecin plus audacieux . 4040

– C'est vrai, mais quel est le rapport ?


– Le rapport est le suivant, dis-je. C'est à une quantité considérable de mensonges et de4141

tromperies que nos dirigeants risquent de devoir recourir dans l'intérêt de ceux qui sont
dirigés. [459d] Nous avons déclaré quelque part que toutes les choses de ce genre étaient
4242

utiles, en tant qu'elles relèvent des drogues.


– Et c'était à juste titre, dit-il.
– Eh bien maintenant, dans les mariages ainsi que dans la procréation, il semble bien que
4343

la justesse de ce jugement ne soit pas moindre.


– Comment cela ?
– Il faut, dis-je, selon les points sur lesquels nous sommes tombés d'accord, que les hommes
les meilleurs s'unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible, et le plus
rarement possible pour les plus médiocres s'unissant aux femmes les plus médiocres ; il
faut aussi nourrir la progéniture des premiers , et non celle des autres, [459e] si on veut
4444

que le troupeau soit de qualité tout à fait supérieure ; et il faut enfin que tout cela se
produise hors de la connaissance de tous, sauf des dirigeants eux-mêmes, si justement la
troupe des gardiens doit être le plus possible exempte de dissension interne.
– C'est tout à fait correct, dit-il.
– Il faudra donc des législations instituant certaines fêtes au cours desquelles nous
rassemblerons les promises et les promis ; il faudra également des sacrifices [460a] et des
hymnes composés par nos poètes, convenant expressément aux cérémonies des mariages.
Nous laisserons aux dirigeants la question du nombre des mariages , afin que le plus
4545

possible ils préservent le même nombre d'hommes, compte tenu des guerres, des maladies
et de tous les facteurs de ce genre et afin d'éviter que la cité ne devienne plus grande ou
plus petite.
– Avec raison, dit-il.
– Je pense aussi qu'il faudra faire des tirages au sort sophistiqués, de manière que
4646

l'homme médiocre, après chaque union, en rende le sort responsable, et non les dirigeants.
– Oui, certainement, dit-il. [460b]
– Quant à ceux des jeunes qui excellent de leur cô té, à la guerre ou ailleurs, il faut bien
entendu leur accorder des privilèges, et toutes sortes de récompenses, en particulier une
liberté plus généreuse de partager leur couche avec les femmes, de façon telle qu'en même
temps, en vertu de ce prétexte, le plus grand nombre possible d'enfants soient conçus par la
semence de tels hommes.
– Oui, c'est bien.
– Et donc les enfants nés de ces unions seront toujours pris en charge par ceux qui ont la
responsabilité de veiller sur eux – qu'il s'agisse d'hommes ou de femmes, ou des deux
ensemble –, car ces responsabilités sont bien sû r communes aux femmes et aux hommes ?
– Oui.
[460c] – Recevant donc les enfants de ceux qui sont excellents, je pense qu'ils les
conduiront dans l'enclos auprès de certaines nourrices qui habitent à l'écart, dans un
endroit réservé de la cité. Quant à la progéniture de ceux qui ont moins de valeur , et dans
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tous les cas où naîtrait chez les premiers un enfant malformé, ils les cacheront comme il
convient dans un endroit secret et isolé.
– Si on veut, dit-il, que la race des gardiens soit pure.
– Ces responsables s'occuperont donc des soins des nourrissons, et ils amèneront les mères
dans l'enclos quand elles auront les montées de lait, [460d] employant toute espèce de
stratagème pour faire en sorte qu'aucune ne reconnaisse le sien. Ils en feront venir
4848

d'autres qui ont du lait, si les premières ne devaient plus être capables d'allaiter, et ils
auront soin que chacune d'entre elles n'allaite que pendant une période de temps bien
mesurée, et ils confieront les veilles et les autres soins aux gouvernantes et aux nourrices.
– D'après ce que tu dis, dit-il, il sera très facile pour les femmes des gardiens de concevoir
des enfants.
– C'est ce qui convient, dis-je. Mais exposons la suite de ce que nous avions proposé. Nous
avons affirmé que la progéniture devait être engendrée par ceux qui ont atteint la maturité.
– C'est vrai. [460e]
– Eh bien, es-tu d'avis comme moi que la durée moyenne de la maturité est de vingt années
pour une femme et de trente pour un homme ?
– De quelles années s'agit-il pour eux, dit-il ?
– Pour la femme, dis-je, elle peut enfanter pour la cité en commençant à sa vingtième année
et jusqu'à sa quarantième année ; pour l'homme, de son cô té, dès le moment où il atteint le
sommet de sa performance à la course , qu'il engendre pour la cité à partir de là jusqu'à
4949

l'â ge de cinquante-cinq ans. [461a]


– Pour l'un et pour l'autre, en effet, dit-il, cela correspond à la maturité du corps et de
l'esprit.
– Ainsi donc, toutes les fois que parmi eux un plus vieux ou un plus jeune que cet â ge
s'engagera dans la procréation pour la communauté, nous déclarerons qu'il s'agit d'une
faute impie et injuste, dans la mesure où elle fait naître pour la cité un enfant qui, s'il
demeure caché, aura été conçu et grandira sans la protection des sacrifices et des prières
que les prêtresses et les prêtres, de même que la cité toute entière, offriront à l'occasion de
chaque mariage pour que les enfants nés de parents excellents soient meilleurs, et pour que
les enfants nés de parents utiles à la cité soient encore plus utiles qu'eux, [461b] alors que
cet enfant-là aura été conçu dans l'ombre, par suite d'une terrible incapacité de se dominer.
– Nous aurons raison, dit-il.
– Ce sera la même législation, dis-je, si l'un de ceux qui sont encore en â ge de procréer
s'attache à l'une des femmes qui sont dans cette période de leur vie, sans qu'un dirigeant ne
les ait unis. Nous déclarerons en effet que cet homme impose à la cité un enfant bâ tard,
dépourvu de toute légitimité et de toute consécration.
– Nous aurons tout à fait raison, dit-il.
– Mais lorsque, par ailleurs, les femmes et les hommes auront dépassé l'â ge d'engendrer,
nous laisserons, je pense, les hommes quasiment libres de s'unir avec qui ils veulent,
[461c] sauf avec leur fille, leur mère, les filles de leurs filles et les femmes en remontant
plus haut que la mère ; il en sera de même pour les femmes : sauf avec leur fils, leur père, et
les parents de ceux-ci en ligne ascendante ou descendante. Instruits de toutes ces
restrictions, ils auront à cœur par-dessus tout de ne jamais faire voir la lumière du jour , 5050

ne fû t-ce qu'à un seul fruit de la grossesse, si d'aventure il avait été conçu ; et dans le cas où
l'un d'eux vient à voir le jour malgré tout, qu'on en dispose de telle façon qu'il n'y ait
aucune subsistance pour lui.
– Ces propositions, dit-il, sont mesurées. [461d] Mais quel moyen auront-ils pour
5151

distinguer les uns des autres leurs pères, leurs filles et tous les parents que tu mentionnais
tout à l'heure ?
– Ils n'en auront pas le moyen, dis-je. Mais à compter du jour où l'un d'eux devient l'époux
promis, tous les enfants qui seront nés dans les dix mois , et même le septième mois
5252

suivant, tous ceux-là qui sont des enfants de sexe masculin, il les appellera ses fils, et les
enfants de sexe féminin ses filles, et eux l'appelleront père. De la même façon, leurs enfants
à eux, il les appellera petits-enfants, et ceux-ci à leur tour l'appelleront grand-père (et aussi
grand-mère). Quant à ceux qui seront nés durant la période où leurs mères et leurs pères
engendraient, ils s'appelleront frères et sœurs, [461e] en conséquence de quoi, comme
nous le disions tantô t, ils ne s'attacheront pas les uns aux autres. La législation accordera
que des frères et des sœurs cohabitent , si le tirage au sort en décide et que la Pythie y
5353

donne son consentement.


– Il s'agira de mesures tout à fait correctes, dit-il.
– Telle est donc, Glaucon, cette communauté des femmes et des enfants pour les gardiens
de ta cité. Qu'elle s'avère cohérente avec le reste de la constitution politique et tout à fait la
meilleure, il faut en donner confirmation ensuite par le moyen de notre argumentation.
Comment procéderions-nous autrement ? [462a]
– Par Zeus, de cette manière même, dit-il.
– Est-ce qu'alors le point de départ de notre accord ne serait pas de nous demander à nous-
mêmes quel est le plus grand bien que nous puissions formuler en vue de l'organisation de
la cité, ce bien que le législateur doit viser quand il établit les lois, et de même quel est le
plus grand mal ? Et ensuite d'examiner si ce que nous venons d'exposer à l'instant
s'harmonise heureusement avec ce qui constitue pour nous la trace du bien, et ne
s'harmonise pas avec celle du mal ?
– Par-dessus tout, dit-il.
– Or, existe-t-il pour une cité un mal plus grand que celui qui la déchire et la morcelle au
5454

lieu de l'unifier ? [462b] Existe-t-il un plus grand bien que ce qui en assure le lien et
l'unité ?
– Nous n'en connaissons pas.
– Or, la communauté du plaisir et de la peine lie ensemble, lorsque tous les citoyens se
réjouissent ou s'affligent autant que possible de la même manière de leurs gains ou de leurs
pertes ?
– Oui certainement, dit-il.
– Et c'est au contraire l'expression individuelle des sentiments de ce genre qui divise,
lorsque les uns souffrent et que les autres trouvent motif à se réjouir des mêmes
événements qui affectent la cité et ceux qui en sont les citoyens ? [462c]
– Comment ne serait-ce pas le cas ?
– Est-ce que justement cela ne provient pas du fait que dans la cité on ne prononce pas en
même temps des expressions comme “c'est à moi” et “ce n'est pas à moi” ? et de la même
manière pour “cela appartient à quelqu'un d'autre” ?
– Parfaitement.
– De quelque cité que ce soit donc, si la majorité pour le même sujet et dans la même
mesure dit d'une chose “c'est la mienne” et “ce ne n'est pas à moi”, on dira de cette cité
qu'elle est la mieux administrée ?
– Oui, et de beaucoup.
– Et c'est bien cette cité qui se rapproche le plus d'une personne unique ? De la même
5555

manière, s'il arrive que l'un de nous se blesse au doigt , alors tout l'organisme qui attache
5656

ensemble le corps et l'â me dans un système unique, placé sous l'autorité du principe
directeur, [462d] éprouve en lui-même la blessure, et il souffre tout entier en même temps
que la partie qui a mal. C'est en ce sens, n'est-ce pas, que nous disons que la personne a mal
au doigt, et que nous tenons le même langage pour tout autre élément qui constitue l'être
humain, qu'il s'agisse de la souffrance d'une partie affectée par la douleur ou du plaisir
d'une autre qui est guérie ?
– C'est bien le même langage, dit-il. Et quant à ce que tu demandes, c'est en effet la cité qui
se rapproche le plus de cet homme-là qui est la cité la mieux gouvernée.
– Dès lors, je crois, lorsqu'un des citoyens éprouvera quoi que ce soit de bien ou de mal,
[462e] une telle cité se trouvera tout à fait en position d'affirmer que l'élément qui est
affecté lui appartient et elle se réjouira ou souffrira tout entière avec lui.
– Nécessairement, dit-il, s'il s'agit d'une cité qui a de bonnes lois.
– Le temps est venu, dis-je, de revenir à notre cité et d'examiner en elle les traits sur
lesquels nous sommes tombés d'accord dans notre discussion, pour savoir si c'est bien elle
qui possède au plus haut degré ces traits, ou alors si quelque autre cité les possède plus que
la nô tre.
– C'est bien ce qu'il faut faire en effet, dit-il. [463a]
– Eh bien, qu'en est-il ? Il existe, n'est-ce pas, dans les autres cités aussi, des dirigeants et un
peuple, comme il en existe dans celle-ci également ?
– Il en existe.
– Tous ceux-là se donnent les uns les autres le nom de citoyens ?
– Comment ne serait-ce pas le cas ?
– Mais en plus de s'appeler du nom de citoyens, comment dans les autres cités le peuple
nomme-t-il les dirigeants ?
– Dans la plupart des cités, il les nomme “despotes”, mais dans les cités qui ont des régimes
démocratiques, ils s'en tiennent au même nom, “dirigeants”.
– Mais qu'en est-il du peuple dans notre cité ? En plus d'être des “citoyens”, que dit-il que
sont les dirigeants ? [463b]
– Ils sont des protecteurs , et aussi des auxiliaires, dit-il.
5757

– Et eux, comment appellent-ils le peuple ?


– Ils les appellent “donneurs de salaires” et aussi “nourriciers”.
– Et dans les autres cités, comment les dirigeants appellent-ils leurs peuples ?
– “Esclaves ”, dit-il.
5858

– Et comment les dirigeants s'appellent-ils les uns les autres ?


– “Codirigeants”, dit-il.
– Et comment s'appellent les nô tres ?
– “Cogardiens”.
– Peux-tu dire alors si, parmi les dirigeants des autres cités, l'un d'eux peut appeler l'un de
ceux qui codirigent avec lui un parent , et tel autre quelqu'un d'étranger à sa parenté ?
5959

– Oui, plusieurs.
– Il considère donc celui qui est proche comme l'un des siens et il le dit, alors que celui qui
est extérieur, [463c] il ne le considère pas comme l'un des siens ?
– Oui, c'est bien ainsi.
– Mais qu'en est-il de tes gardiens ? Est-il possible que l'un d'entre eux considère l'un de ses
cogardiens comme quelqu'un qui ne fait pas partie de ses parents, ou encore qu'il s'adresse
à lui de cette manière ?
– Aucunement, dit-il, car pour chacun de ceux qu'il rencontrera, c'est un frère ou une sœur,
ou un père et une mère, un fils ou une fille, ou les descendants ou les aïeuls de ceux-ci qu'il
croira rencontrer.
– Tu dis là des choses excellentes, dis-je, mais continue encore un peu. Leur imposeras-tu
par la législation de seulement recourir à ces noms de parenté, ou bien aussi d'accomplir
toutes les actions [463d] qui correspondent à ces noms ? Par exemple, à l'égard des pères,
toutes ces actions que la loi prescrit en matière de respect, de sollicitude et de soumission
envers ceux qui sont nos géniteurs, faute de quoi il ne se produira rien de bien, venant des
dieux ou des hommes, pour celui qui accomplirait des actions qui ne seraient ni pieuses ni
justes, si on agissait autrement ? Pour toi, ces préceptes sont-ils bien ceux que tous les
citoyens ne cesseront de murmurer aux oreilles des enfants, dès leur plus jeune â ge, au
sujet de leurs pères – en tout cas de ceux qu'on leur présentera comme tels –, et au sujet de
leurs autres parents, ou s'agit-il d'autre chose ? [463e]
– Ce sont bien ceux-là , dit-il. Il serait en effet ridicule qu'ils fassent seulement proclamer les
noms de parenté, sans les tâ ches qui leur correspondent.
– Ainsi donc, parmi toutes les cités, c'est surtout dans la nô tre qu'ils s'exprimeront en
harmonie à propos de quelqu'un qui réussit quelque chose ou qui y échoue, en ayant
recours à l'expression que nous mentionnions tout à l'heure, à savoir “ce qui est mien
réussit” ou alors “ce qui est mien échoue”.
– C'est tout à fait vrai, encore une fois, dit-il. [464a]
– Or, justement, n'avons-nous pas affirmé, suivant la conviction liée à cette expression, qu'il
en découle que les plaisirs tout autant que les peines sont affaire commune ?
– Et nous avons eu raison de l'affirmer.
– Par conséquent, ce que nos citoyens posséderont le plus en commun, c'est cela même
qu'ils désigneront comme “ce qui est à moi ” ? Et c'est bien en possédant en commun cela
6060

qu'ils auront une parfaite communauté de peine et de plaisir ?


– Oui, une grande communauté.
– Or, précisément, la cause n'en est-elle pas, outre l'organisation générale , la communauté
6161

des femmes et des enfants chez les gardiens ?


– Oui, c'est certainement la cause principale, dit-il. [464b]
– Mais nous nous sommes mis d'accord pour reconnaître que c'est là le plus grand bien
pour une cité, en comparant une cité bien administrée à un corps, pour le rapport qu'il
entretient avec une partie de lui-même quant à la peine et au plaisir.
– Et c'est à juste titre, dit-il, que nous nous sommes accordés là -dessus.
– Dès lors, la cause du plus grand bien pour la cité nous est apparue comme étant la
communauté des enfants et des femmes chez les auxiliaires . 6262

– Oui, c'est juste.


– Et de la sorte, nous sommes aussi d'accord avec ce qui été dit avant . Nous avions en effet
6363

affirmé, n'est-ce pas, qu'ils ne devaient posséder ni maisons privées, ni terre, ni bien,
[464c] mais qu'ils devaient recevoir leur subsistance des autres, comme salaire de leur
garde, et la dépenser tous en commun, s'ils voulaient être réellement des gardiens.
– Avec raison, dit-il.
– Eh bien, est-ce que, comme je le soutiens, les propositions qui ont été formulées
antérieurement, ajoutées à ce que nous venons de dire, ne contribuent pas à faire d'eux de
véritables gardiens, en évitant qu'ils ne déchirent la cité de part en part en leur disant non
pas la même chose, mais les uns une chose, les autres une autre chose ? L'un tirerait vers sa
maison à lui tout ce qu'il lui serait possible d'acquérir à l'écart des autres, l'autre vers une
autre maison, la sienne propre, [464d] et s'ils avaient une femme et des enfants différents,
ils feraient de leurs plaisirs et de leurs peines des affaires privées, puisqu'ils seraient des
individus privés. À l'opposé, s'ils partageaient la même conviction concernant leur foyer, ne
tendraient-ils pas tous vers la même chose et n'éprouveraient-ils pas autant que possible
de la même manière la peine et le plaisir ?
– Oui, parfaitement, dit-il.
– Mais alors quoi ? Les procès et les plaintes des uns contre les autres ne disparaîtront-ils
pas pour ainsi dire d'eux-mêmes, du fait qu'on ne possédera rien de privé, exception faite
de son corps, tout le reste étant commun ? [464e] D'où justement il résultera, n'est-ce pas,
qu'ils seront eux exempts de discorde , de toutes ces discordes dans lesquelles les
6464

hommes trouvent motif à dissension du fait de la possession de richesses, d'enfants et de


parents ?
– Ils en seront nécessairement délivrés, dit-il.
– Et de plus, on ne trouverait légitimement chez eux aucun procès pour cause de violence
ou de voies de fait. Nous serions enclins à dire en effet qu'il est beau et juste que des
hommes se défendent contre ceux de leur â ge, posant ainsi comme une nécessité le soin
6565

apporté au corps.
– Avec raison, dit-il. [465a]
– Et cette législation, dis-je, a également raison sur le point suivant : si jamais quelqu'un se
met en colère contre quelqu'un d'autre, s'il réduit son agressivité par ce moyen de défense,
il sera moins porté vers des dissensions plus graves.
– Oui, exactement.
– C'est à l'homme plus â gé, par ailleurs, qu'il aura été prescrit de diriger tous les plus jeunes
et aussi de les corriger.
– C'est clair.
– Il est aussi clair qu'un plus jeune, sauf dans les cas où les dirigeants le lui ordonneraient,
ne doit jamais entreprendre, comme il est normal, de faire violence à un homme plus vieux
ni de le frapper. Et je pense qu'il ne lui manquera jamais de respect, sous aucune
considération. Un double gardien l'en empêchera, [465b] la crainte et aussi la pudeur : la
pudeur en le retenant de toucher aux géniteurs, et la crainte d'autre part, puisque les autres
se porteront au secours de celui qui a été attaqué, les uns en tant que fils, les autres en tant
que frères ou père.
– Oui, c'est bien ainsi que cela se passe, dit-il.
– Ainsi donc, grâ ce aux lois, les hommes vivront à tous égards en paix les uns avec les
autres ?
– Oui, entièrement en paix.
– Comme, par ailleurs, ils n'ont eux-mêmes aucune dissension entre eux, il n'y a aucun
danger que jamais le reste de la cité ne devienne factieuse, ni envers eux, ni envers ses
membres.
– Non, en effet.
– Quant aux [465c] maux de moindre importance dont ils se trouveraient délivrés, j'hésite
à en parler en raison de leur caractère peu convenable : la flatterie des pauvres à l'égard
des riches, l'épreuve de leur indigence et la misère de tous ces tracas quand on élève des
enfants et qu'on est contraint de ramasser de l'argent pour subvenir aux besoins de ses
proches ; les dettes que l'on contracte, celles que l'on rembourse ; les provisions sur
lesquelles on veut par tous les moyens mettre la main, pour les femmes et les gens de la
maison, en les leur confiant pour qu'ils les administrent. La quantité de tracas, mon ami,
qu'on subit en rapport avec ces affaires, leur diversité, c'est bien clair, tout cela est sans
noblesse et ne vaut pas qu'on en parle. [465d]
– C'est bien clair, en effet, dit-il, même pour un aveugle.
– Ils seront donc délivrés de tous ces maux et ils vivront une vie absolument bienheureuse,
plus encore que celle des vainqueurs d'Olympie . 6666

– Comment ?
– Ces derniers ne connaîtront en quelque sorte qu'une fraction du bonheur qui sera le lot
des gardiens. Leur victoire à eux est en effet plus belle et l'entretien public dont ils sont
l'objet est plus complet. Ils vainquent en effet d'une victoire qui est le salut de la cité tout
entière et ils sont eux-mêmes, ainsi que leurs enfants, soutenus par l'entretien public pour
tout le reste de ce qui est nécessaire à l'existence. Leur cité leur accorde des privilèges au
cours de leur vie, [465e] et quand ils sont morts ils reçoivent en partage un noble tombeau.
– Excellent, dit-il.
– Te souviens-tu alors, dis-je, qu'au cours de notre entretien, nous avons été assaillis par
6767

l'argument de je ne sais plus qui à l'effet que nous ne rendrions pas les gardiens heureux,
[466a] eux qui pourraient posséder tout ce qui appartient aux citoyens, mais qui en fait
n'en posséderaient rien ? Nous avons dit, n'est-ce pas, que nous examinerions cette
question plus tard, si elle devait surgir, mais que nous étions alors en train de produire des
gardiens qui seraient d'authentiques gardiens, et de façonner la cité qui serait, dans la
mesure de nos moyens, la plus heureuse qui soit, et non pas de considérer un seul groupe
social dans la cité pour le rendre, lui, heureux.
– Je m'en souviens, dit-il.
– Et alors ? La vie de nos auxiliaires , si vraiment elle paraît bien plus belle et bien
6868

meilleure que celle des vainqueurs à Olympie, [466b] est-ce qu'elle ne semble pas à
certains égards comparable à la vie des cordonniers, ou à celle de certains autres artisans,
ou à celle des agriculteurs ?
– Non, il ne me semble pas, dit-il.
– Mais pourtant, ce que je disais à cette occasion-là , il est juste de le reprendre à présent. Si
le gardien doit entreprendre d'être heureux au point de ne plus être gardien, et s'il ne se
satisfait plus d'une vie ainsi mesurée et convenable, et qui constitue selon nos dires la vie la
meilleure, mais si au contraire une conception insensée et juvénile du bonheur s'empare de
lui [466c] et le pousse à s'approprier par son pouvoir tous ces biens qui se trouvent dans la
cité, alors il se rendra compte qu'Hésiode était réellement sage, lui qui disait que la moitié
6969

vaut d'une certaine façon plus que le tout.


– S'il a recours à moi comme conseiller, il en restera à cette vie-là .
– Tu es donc d'accord, dis-je, avec la communauté des femmes et des hommes dont nous
avons fait l'exposé, en matière d'éducation, d'enfants et de garde des autres citoyens ? Tu es
d'accord que les hommes et les femmes doivent garder en commun, soit en demeurant
dans la cité, soit en allant à la guerre, et qu'ils doivent chasser ensemble comme chez les
chiens, [466d] et qu'ils doivent autant que possible de toutes les façons accomplir toute
chose en commun ? Et en faisant les choses de cette manière, ils réaliseront donc les choses
les plus belles et rien qui soit contraire à la nature de la femme dans son rapport à
l'homme, dans la mesure où chacun des sexes existe par nature en communauté avec
l'autre ?
– Je suis bien d'accord, dit-il.
– Voici par conséquent, dis-je, ce qu'il reste à déterminer : est-il vraiment possible que cette
communauté advienne chez les êtres humains, comme elle existe chez les autres animaux,
et comment cela sera-t-il possible ?
– Par ces paroles, tu prends les devants sur ce que je m'apprêtais à soulever. [466e]
– En ce qui concerne ceux qui sont engagés dans la guerre, dis-je, la manière dont ils feront
la guerre est assez claire, je pense.
– Comment cela ? dit-il.
– Ils feront campagne ensemble, et ils mèneront à la guerre ceux des enfants qui sont
vigoureux, afin qu'ils observent bien, comme les enfants des autres artisans, les activités
dont ils devront être les artisans à leur tour, une fois devenus adultes. [467a] En plus de
cette observation, ils serviront à leur poste et fourniront assistance pour tout ce qui
concerne la guerre, et ils prendront soin des pères et des mères. N'as-tu pas remarqué,
dans le cas des autres métiers, comment, par exemple, les enfants des potiers pendant
longtemps observent tout en apportant leur aide, avant de s'atteler eux-mêmes au travail
de la poterie ?
– Si, certainement.
– Est-ce qu'il faudra donc aux potiers éduquer leurs enfants avec plus de soin que les
gardiens, autant par l'expérience que par l'observation des tâ ches qui leur reviennent ?
– Ce serait tout à fait ridicule, dit-il.
– Et de surcroît tout animal combat de manière différente, [467b] si ceux qu'il a conçus
sont présents.
– C'est bien le cas. Mais il y a un danger, Socrate, et non des moindres : s'ils doivent être
vaincus, chose qui est fréquente à la guerre, c'est qu'ils ne causent la perte de leurs enfants
en plus de la leur et ne rendent le reste de la cité incapable de s'en relever.
– Tu dis vrai, dis-je, mais toi, penses-tu que le plus important à prévoir soit d'éviter toute
espèce de danger ?
– Pas du tout.
– Eh bien ? Si jamais il faut courir un danger, n'est-ce pas dans la situation où ils
deviendront meilleurs en se comportant de manière correcte ?
– C'est bien clair. [467c]
– Mais penses-tu que cela n'ait aucune conséquence, et que cela ne vaille pas le danger
encouru, que leurs enfants qui s'apprêtent à devenir des hommes de guerre observent ou
non les réalités de la guerre ?
– Non, je pense plutô t que cela fait une différence quant à ce que tu dis.
– Par conséquent, il sera donc requis de faire en sorte que les enfants soient observateurs
de la guerre, et de chercher par ailleurs à leur procurer la sécurité, et tout ira bien, n'est-ce
pas ?
– Oui.
– Or, justement, dis-je, pour commencer, leurs pères ne seront-ils pas en mesure, puisqu'il
s'agit d'hommes qui ne sont pas ignorants, mais au contraire d'experts en expéditions, de
distinguer celles qui sont dangereuses [467d] et celles qui ne le sont pas ?
– C'est probable, dit-il.
– Ils les conduiront donc dans certaines expéditions, et pour d'autres, ils pèseront le pour
et le contre.
– Avec raison.
– Et ils placeront bien sû r à leur tête pour être leurs dirigeants, dis-je, non pas les plus
médiocres d'entre eux, mais ceux que l'expérience et l'â ge ont rendus aptes à devenir des
chefs et des pédagogues .7070

– C'est ce qui convient.


– Mais par contre, dirons-nous, plusieurs choses se produisent pour nombre de gens
autrement que ce qu'ils avaient prévu.
– Oui, en effet.
– C'est donc en prévision de tels événements, mon ami, qu'il est bien de leur donner des
ailes quand ils sont enfants, afin que, si cela devient nécessaire, ils puissent s'échapper en
s'envolant. [467e]
– Que veux-tu dire ? dit-il.
– Quand ils sont encore très jeunes, dis-je, il faut les faire monter à cheval, et une fois qu'on
leur a enseigné à monter, les conduire à ce champ d'observation sur des chevaux qui ne 7171

seront ni impétueux ni combatifs, mais qui auront le pas le plus léger possible et qui seront
très dociles. De cette manière, ils pourront très bien observer leur tâ che et c'est ainsi qu'en
toute sécurité ils pourront, le cas échéant, s'échapper en suivant leurs chefs plus â gés.
– Tu me sembles avoir raison, dit-il. [468a]
– Mais qu'en est-il, dis-je, de tout ce qui concerne le combat ? Comment convient-il que tes
soldats se comportent entre eux et à l'égard des ennemis ? Est-ce que mes opinions sur ces
questions te semblent correctes ou non ?
– Dis-moi comment tu les conçois, dit-il.
– Celui qui parmi eux, dis-je, a abandonné son rang ou jeté ses armes, ou qui lâ chement a 7272

commis une action de ce genre, ne faut-il pas le réduire à exercer le métier d'artisan ou 7373

d'agriculteur ?
– Si, certainement.
– Et celui qui est capturé vivant chez les ennemis, ne faut-il pas l'offrir en cadeau à ceux qui
l'ont fait prisonnier, pour qu'ils utilisent leur capture comme ils le souhaitent ? [468b]
– Si, parfaitement.
– Celui qui, par contre, a excellé au combat et s'est acquis une réputation, ne te semble-t-il
pas qu'il doit être d'abord couronné, en cours d'expédition, par les jeunes gens et aussi par
les enfants qui prennent part ensemble à l'expédition, chacun à tour de rô le ? Ou ne faut-il
pas le faire ?
– Je suis de cet avis.
– Eh quoi, qu'on le salue de la main droite ?
– Oui, cela aussi.
– Mais voici quelque chose, je pense, dis-je, qui ne te semblera pas bien avisé.
– Quel genre de chose ?
– Qu'il embrasse chacun et soit embrassé par lui.
7474

– Si, absolument, dit-il. Et je fais un ajout à cette législation : [468c] tant et aussi longtemps
qu'ils seront dans cette expédition, qu'aucun de ceux qu'il souhaiterait embrasser ne puisse
se refuser à lui, afin que si par hasard on est amoureux de quelqu'un, d'un garçon ou d'une
fille, que personne ne mette plus de cœur à recevoir les trophées de l'excellence.
– Bien, dis-je. Que par ailleurs des mariages soient accessibles en plus grand nombre pour
7575

les guerriers valeureux que pour les autres, et que le choix se porte plus souvent vers de
tels hommes que vers les autres, de sorte que le plus grand nombre possible d'enfants
soient engendrés par de tels hommes, cela on l'avait déjà dit.
– Nous l'avions dit, en effet.
– Et de plus, [468d] même selon Homère il est juste d'honorer par de telles récompenses
ceux qui parmi les jeunes sont valeureux. C'est ainsi qu'Homère dit qu'à Ajax, qui s'était
illustré au combat,
on accorda l'honneur des morceaux du dos dans leur longueur 7676
« parce qu'on pensait que cet honneur revenait à un homme courageux, dans la force de sa
jeunesse, et qu'il aurait pour effet de faire croître aussi bien sa gloire que sa vigueur.
– Ce sont des paroles très justes, dit-il.
– Nous suivrons donc Homère, dis-je, en tout cas sur ces paroles. Et en effet, nous
honorerons quant à nous, dans les sacrifices comme dans toutes les occasions de ce genre,
les hommes valeureux, en autant qu'ils manifesteront leur valeur. Nous le ferons à la fois
par des hymnes et par les dispositions que nous formulions à l'instant, et en plus de cela,
par des sièges, et par des viandes, et par des coupes pleines 7777

« [468e] afin que tout en les honorant, nous fortifiions les hommes et les femmes de valeur.
– Paroles excellentes, dit-il.
– Soit ! Et parmi ceux qui seront morts durant l'expédition, pour celui qui aura trouvé la
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mort en s'illustrant, ne devrons-nous pas déclarer sans délai qu'il appartient à la race d'or 7979

?
– Si, avant toute chose.
– Mais ne suivrons-nous pas Hésiode, quand il dit que lorsque certains des hommes d'une
telle race trouvent la mort, alors [469a]
… ils parviennent à l'état de démons purs habitant sur la terre,
valeureux, protégeant du mal, gardiens des hommes doués de la parole
– Nous le suivrons, en effet.
– Et puis, après avoir consulté le dieu pour connaître la manière qui est prescrite pour
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porter en terre ces êtres démoniques et divins , et selon quel protocole particulier, ne les y
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porterons-nous pas comme cela nous aura été prescrit ?


– Comment n'y serions-nous pas disposés ?
– Et pour la suite des temps, nous prendrons soin de leurs sépultures [469b] et nous nous
y prosternerons comme sur les tombeaux d'êtres démoniques ? Et n'établirons-nous pas
ces mêmes législations chaque fois que mourra, de vieillesse ou autrement, l'un de ceux qui
durant leur existence auront été jugés comme des êtres exceptionnellement valeureux ?
– En effet, ce serait juste, dit-il.
– Eh bien, comment nos soldats se comporteront-ils à l'égard des ennemis ?
– Sur quel point ?
– D'abord en ce qui concerne l'esclavage, paraît-il juste que des cités grecques réduisent en
esclavage des Grecs ? Ne faudrait-il pas plutô t, autant que possible, qu'elles l'interdisent à
toute autre cité et qu'elles établissent l'habitude d'épargner la race grecque, [469c] en
étant elles-mêmes assez prudentes pour ne pas subir l'esclavage aux mains des Barbares ?
– Oui, dit-il, il importe de l'épargner de toutes les manières et entièrement.
– Et par conséquent, il paraît juste que les Grecs eux-mêmes ne possèdent pas d'esclaves
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grecs, et qu'ils conseillent aux autres Grecs de s'en abstenir tout autant ?
– Oui, exactement, dit-il. De cette façon, ils se tourneraient en effet plutô t vers les Barbares,
et ils éviteraient de s'attaquer entre eux.
– Mais quoi ? repris-je, si on est victorieux, dépouiller ceux qui sont morts , sauf pour ce
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qui est de leurs armes, est-ce bien ? Pour les lâ ches, n'est-ce pas là un prétexte pour éviter
d'affronter [469d] l'ennemi au combat, comme s'ils accomplissaient quelque chose
d'obligatoire, chaque fois qu'ils s'accroupissent devant un mort ? De nombreuses armées
n'ont-elles pas été détruites par une telle conduite de pillage ?
– Si, certainement.
– Et cela ne semble-t-il pas un acte indigne de la liberté et motivé par la seule cupidité que
de dépouiller un cadavre ? Et considérer comme un ennemi le corps de celui qui est mort,
alors que l'ennemi s'est envolé, n'abandonnant derrièrelui que l'instrument de son combat,
n'est-ce pas le fait d'un esprit efféminé et mesquin ? Crois-tu que ceux qui se comportent de
cette manière se distinguent des chiennes, [469e] qui grognent contre les pierres qui leur
sont lancées, mais qui ne s'attaquent pas à celui qui les lance ?
– Non, pas vraiment.
– Faut-il dès lors mettre fin à ce dépouillement des cadavres et à ces interdictions de
rapatrier les dépouilles ?
– Par Zeus, il faut y mettre fin certainement, dit-il.
– Nous ne porterons certes pas davantage les armes des ennemis dans les temples sacrés
pour en faire des offrandes, et [470a] si nous nous soucions avec quelque bienveillance des
autres Grecs, nous ne le ferons surtout pas s'il s'agit de leurs armes à eux. Nous craindrons
que ce ne soit au contraire une forme de souillure que de porter dans un lieu sacré de telles
armes qui viennent de ceux qui nous sont apparentés , à moins que le dieu ne s'exprime
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vraiment autrement.
– Nous aurons tout à fait raison, dit-il.
– Mais que dire de la dévastation de la terre grecque par les armes et de la destruction des
maisons par le feu ? Tes soldats commettront-ils de telles actions contre leurs ennemis ?
– Si tu nous communiques ton opinion, dit-il, je l'écouterai avec plaisir.
– À mon avis, dis-je, il me semble qu'ils ne feront ni l'un ni l'autre, mais ils saisiront
néanmoins la récolte de l'année. [470b] Et pour quelle raison, veux-tu que je te le dise ?
– Oui, certainement.
– Il me semble que de la même façon que nous disposons de deux noms pour nommer cela
– guerre et dissension –, il existe également deux réalités, les noms référant à deux types
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de différences entre les deux. Quand je parle de ces deux réalités, je veux dire d'une part ce
qui est apparenté au même peuple et lui appartient, et de l'autre le différent et l'étranger.
Or, à l'hostilité à l'endroit du proche on donne le nom de dissension, à celle qui se porte
contre ce qui est différent on donne le nom de guerre.
– Tu ne dis certes là , dit-il, rien de surprenant.
– Vois alors si ce que je vais dire est aussi habituel. [470c] J'affirme en effet que la race
grecque est elle-même pour elle-même proche et apparentée, et qu'elle est étrangère et
autre pour la race barbare.
– Bien, dit-il.
– Quand les Grecs se battent contre les Barbares, et les Barbares contre les Grecs, nous
dirons qu'ils se font la guerre et qu'ils sont par nature ennemis. Cette hostilité, il faut
l'appeler guerre. Mais quand les Grecs entreprennent contre des Grecs une action de ce
genre, nous dirons qu'ils sont par nature amis, mais que dans cette situation la Grèce est
malade et en proie à la dissension interne [470d]. Ce type d'hostilité, il faut le nommer
dissension.
– J'approuve quant à moi, dit-il, que l'on envisage les choses de cette manière.
– Examine alors ceci, dis-je : dans cette dissension, telle que nous nous accordons à la
reconnaître de nos jours, s'il se produit où que ce soit quelque chose de ce genre et qu'une
cité se divise, si les deux parties ravagent réciproquement leurs champs et incendient leurs
maisons, on jugera que la dissension interne est chose abominable et qu'aucune d'entre
elles n'aime la cité, car autrement, elles n'auraient jamais eu l'audace d'agresser leur
nourrice et leur mère. Ce qui semble par ailleurs une action mesurée, c'est pour les
vainqueurs de piller la récolte des vaincus, [470e] et de réfléchir au fait qu'ils finiront par
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se réconcilier et qu'ils ne seront pas toujours en guerre.


– Cette pensée , dit-il, est plus que la précédente vraiment le fait d'hommes plus civilisés .
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– Eh alors quoi, dis-je, la cité que tu fondes ne sera-t-elle pas grecque ?


– Il faut qu'elle le soit, dit-il.
– Les citoyens en seront-ils, par conséquent, à la fois valeureux et civilisés ?
– Oui, tout à fait.
– Mais ne seront-ils pas amis des Grecs ? Ne penseront-ils pas que la Grèce est leur famille
et ne partageront-ils pas les mêmes réalités sacrées que les autres Grecs ?
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– Entièrement. [471a]
– Par conséquent, ils seront d'avis que le conflit qui les oppose aux Grecs, du fait qu'il
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s'agit de parents, constitue une dissension et ils ne le nommeront plus “guerre” ?


– Non, en effet.
– Et ils se comporteront par conséquent comme des gens qui sont appelés à se réconcilier ?
– Oui, certainement.
– C'est donc avec bienveillance qu'ils modéreront leurs adversaires et éviteront de les
punir par l'esclavage ou par la destruction : ils seront en effet leurs modérateurs, et non
leurs ennemis.
– C'est bien ainsi qu'ils agiront, dit-il.
– Par conséquent, puisqu'ils sont Grecs, ils ne dévasteront pas la Grèce, ils n'incendieront
pas les demeures et ils ne s'entendront pas non plus pour voir, dans chaque cité, tous les
citoyens comme leurs ennemis, qu'il s'agisse des hommes, des femmes et des enfants, mais
seulement quelques-uns d'entre eux qui sont responsables du conflit. [471b] Et pour
toutes ces raisons, ils ne consentiront pas à dévaster leur terre, en pensant que la plupart
sont leurs amis, ni à détruire leurs maisons, et ils ne poursuivront le conflit que jusqu'à ce
que les responsables soient contraints, par les innocents qui souffrent, à en rendre justice.
– Quant à moi, dit-il, je m'accorde à dire que c'est ainsi que nos citoyens doivent se
comporter envers leurs adversaires grecs ; à l'endroit des Barbares, ils se comporteront
comme les Grecs le font à présent les uns à l'égard des autres.
9191

– É tablirons-nous donc cette législation à l'intention des gardiens : ne pas ravager la terre,
[471c] ne pas incendier les maisons ?
– É tablissons-la, dit-il, et statuons qu'il s'agit, comme les précédentes, d'une bonne
législation. Mais il me semble, Socrate, que si on t'encourage à parler de questions de cet
ordre, tu ne pourras jamais garder en mémoire ce que tu as laissé de cô té pour élaborer sur
le point suivant, notamment la possibilité que cette constitution politique voie le jour, et
9292

aussi de quelle manière elle pourrait éventuellement y parvenir. C'est que si elle devait
advenir, je pense, toutes choses seraient excellentes dans la cité où cette constitution
adviendrait. Je mentionnerai quant à moi ce que tu laisses de cô té, à savoir que <les
gardiens> combattraient le mieux leurs ennemis, [471d] puisqu'ils seraient le moins
susceptibles de s'abandonner les uns les autres, du fait qu'ils se reconnaissent comme
frères, pères et fils et se donnent entre eux ces noms. Et de plus, si le sexe féminin doit se
joindre à l'expédition – que ce soit dans la même position tactique, que ce soit disposé dans
une position arrière, de façon à faire peur aux ennemis –, et si jamais il devenait nécessaire
de demander de l'aide, je sais que de cette manière ils seraient absolument invincibles. Et je
vois aussi tous les avantages dont ils pourraient disposer à la maison et qu'on laisse à
présent de cô té. [471e] Eh bien, compte tenu que je reconnais que tout cela serait possible,
et des myriades d'autres choses, si cette constitution politique venait à exister, alors ne
m'en dis pas davantage, mais faisons l'effort de nous persuader de la question même : qu'il
s'agit de quelque chose de possible, et comment cela est possible, et le reste, laissons-le de
cô té. [472a]
– C'est bien abruptement, dis-je, que tu fais irruption dans mon discours et que tu ne
tolères pas que je prenne mon temps. Peut-être ne sais-tu pas qu'après avoir échappé à
grand-peine à deux vagues, tu m'assailles de la plus grande et de la plus redoutable de cet
ensemble de trois vagues . Quand tu l'auras vue et entendue, tu me pardonneras
9393

certainement d'avoir évidemment hésité et d'avoir eu peur de proposer un argument aussi


étrange et d'entreprendre d'en faire l'examen.
– Plus tu tiendras pareils propos, dit-il, moins nous te laisserons [472b] te taire sur la
manière dont cette constitution politique peut en venir à exister. Parle donc plutô t, sans
tergiverser.
– Eh bien, donc, repris-je, il faut d'abord se remettre en mémoire ceci : c'est en recherchant
ce qu'est la justice et l'injustice que nous en sommes arrivés là .
– Oui, il le faut. Mais encore ? dit-il.
– Rien. Mais si nous découvrons ce qu'est la justice, jugerons-nous que l'homme juste ne
doit lui-même aucunement différer de la justice, mais lui être à tous égards conforme ?
[472c] Ou alors nous satisferons-nous qu'il s'en rapproche le plus possible et qu'il en
participe plus que les autres ?
– Comme tu dis, dit-il, nous nous en satisferons.
– C'était donc pour obtenir un modèle , dis-je, que nous cherchions à savoir ce qu'est la
9494

justice en soi, et ce que serait un homme parfaitement juste, s'il devait exister , et quel
9595

genre d'homme il serait une fois qu'il serait advenu ; et de la même manière pour l'injustice
et pour l'homme le plus injuste. Nous avions pour but de les regarder , pour voir comment
9696

ils nous apparaîtraient eu égard au bonheur et à son contraire. Nous serions dès lors forcés
de reconnaître, pour ce qui nous concerne nous-mêmes, que celui qui leur serait le plus
semblable [472d] aurait le sort le plus semblable au leur. Ce n'était donc pas dans le but
précis de démontrer comment ces choses-là peuvent en venir à exister.
– En cela, dit-il, tu dis vrai.
– Or, crois-tu qu'il serait un moins bon peintre celui qui aurait peint un modèle de ce que
serait l'homme le plus beau et qui en aurait rendu tous les traits de manière satisfaisante
dans son dessin, mais qui n'aurait pu démontrer qu'un tel homme est également
susceptible d'exister ?
– Par Zeus ! Selon moi non, dit-il.
– Eh bien ? Dirons-nous, n'avons-nous pas nous aussi construit dans notre recherche un
modèle de cité bonne ? [472e]
– Certainement.
– Crois-tu dès lors que nous parlions de manière moins satisfaisante pour cette seule raison
que nous ne serions pas en mesure de démontrer qu'il est possible de fonder une cité de la
façon qui a été proposée ?
– Certes non, dit-il.
– Voilà donc ce qui est vrai, dis-je, c'est ainsi. Mais si vraiment il faut, pour te faire plaisir,
que je m'efforce de démontrer ceci, à savoir de quelle manière surtout et dans quelle
mesure, <cette cité> serait le plus réalisable, qu'on m'accorde les mêmes points en vue de
pareille démonstration.
– Lesquels ? [473a]
– Est-il possible que quelque chose soit mis en pratique tel que formulé en paroles, ou alors
est-ce par nature que l'action concrète atteint moins la vérité que l'expression orale,
9797

même si ce n'est pas l'avis de tel ou tel ? Mais toi, reconnais-tu que c'est le cas ou non ?
– Je le reconnais, dit-il.
– Alors ne me force pas à te montrer que toutes ces choses que nous avons exposées en
paroles doivent en tous points se réaliser aussi telles quelles dans les faits. Mais, si nous
nous rendons capables de découvrir comment une cité pourrait être fondée de la manière
9898

la plus proche possible de ce que nous avons dit, nous pourrons affirmer que nous avons
découvert [473b] comment peuvent se réaliser ces choses que tu réclames. Ne serais-tu
pas satisfait d'en arriver là ? Moi en tout cas, je m'en contenterais.
– Et moi aussi, dit-il.
– Dès lors, l'étape suivante sera apparemment que nous essayions de chercher, et aussi de
mettre en évidence, ce qui en ce moment va mal concrètement dans les cités et qui les
empêche d'être établies de cette façon-là , et sur la base de quel changement minuscule une
cité pourrait en venir à ce mode de constitution politique – autant que possible un seul et
sinon deux, et sinon, alors, les changements les moins nombreux et les plus petits quant à
leur portée. [473c]
– Tout à fait, dit-il.
– Or, justement, dis-je, nous sommes en mesure de montrer, je pense, qu'en changeant une
seule chose une cité pourrait se transformer, une chose qui n'est certes ni négligeable ni
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aisée, mais qui est du moins possible.


– Laquelle ? dit-il.
– J'en suis justement, dis-je, à la chose même que nous avions comparée à la plus grande
vague. Cette chose sera donc formulée, même si elle doit, comme la vague qui déferle,
m'inonder de ridicule et de discrédit. Examine donc ce que je m'apprête à dire.
100100

– Parle, dit-il.
– À moins que, dis-je, les philosophes n'arrivent à régner dans [473d] les cités 101101

, ou à moins que ceux qui à présent sont appelés rois et dynastes ne philosophent de
manière authentique et satisfaisante et que viennent à coïncider l'un avec l'autre pouvoir
politique et philosophie ; à moins que les naturels nombreux de ceux qui à présent se
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tournent séparément vers l'un et vers l'autre n'en soient empêchés de force, il n'y aura pas,
mon ami Glaucon, de terme aux maux des cités ni, il me semble, à ceux du genre humain.
103103

[473e] Et d'ici que cela se produise, cette constitution politique que nous avons exposée
dans le dialogue que nous entretenons maintenant ne pourra jamais se développer
pleinement, ni voir la lumière du soleil. C'est justement cela qui suscite en moi depuis
longtemps une hésitation à parler , puisque je vois bien à quel point ce discours ira contre
104104

l'opinion. Il est en effet difficile de constater qu'autrement on ne pourrait être heureux, ni


dans la vie privée ni dans la vie publique. »
Et lui :
« Socrate, dit-il, quelle proposition et quel argument viens-tu de lancer là ! Maintenant que
tu l'as formulé, tu peux penser qu'un grand nombre de gens, et pas particulièrement des
gens ordinaires, vont ainsi sur-le-champ se dépouiller pour ainsi dire de leurs manteaux
[474a] et aller nus s'emparer de la première arme que chacun trouvera et se précipiter
vers toi, prêts à accomplir de grands exploits. Si tu ne les repousses pas par tes arguments
et ne leur échappes pas, c'est réellement accablé par leur mépris que tu recevras ta peine.
– Mais justement, n'auras-tu pas été, toi, dis-je, responsable de tout cela ?
– Certes, dit-il, et j'aurai bien fait. Mais toi, non, je ne te trahirai pas et je te défendrai avec
105105

ce que je peux. Je le peux par ma bienveillance et aussi en t'exhortant, et peut-être pourrais-


je répondre mieux qu'un autre à tes questions d'une manière qui conviendra. [474b] De
ton cô té, puisque tu auras pour toi un tel soutien, essaie de montrer à ceux qui sont
incrédules que les choses sont bien comme tu les présentes.
– Oui, il faut essayer, dis-je, d'autant que tu me procures une alliance au combat aussi
précieuse. Il me semble dès lors nécessaire, si nous voulons échapper par tous les moyens à
ceux dont tu parles, de définir à leur intention qui sont les philosophes dont nous parlons
106106

et dont nous avons l'audace d'affirmer qu'ils doivent diriger. De cette façon, une fois qu'ils
seront devenus bien visibles, on pourra se défendre [474c] en montrant qu'il revient à
certains, par nature, de s'attacher à la philosophie et de commander dans la cité, tandis
qu'il revient aux autres de ne pas s'y attacher et de suivre celui qui commande.
– Ce serait, en effet, dit-il, le moment de les définir.
– Allons-y, accompagne-moi dans cette direction pour voir si nous pourrons, d'une façon ou
d'une autre, exposer la question de manière satisfaisante.
– En avant ! dit-il.
– Faudra-t-il donc te rappeler, dis-je, ou alors t'en souviens-tu, que lorsque nous disons que
quelqu'un aime quelque chose, il faut que celui-ci apparaisse, si on doit parler
correctement, non pas comme aimant tel élément et non tel autre, mais bien comme
chérissant toute la chose ? [474d]
– Il faut apparemment me le rappeler, dit-il, car je ne l'ai pas tout à fait présent à l'esprit.
– C'est à un autre, dis-je, Glaucon, qu'il aurait fallu dire ce que tu dis, mais cela ne convient
guère à un homme érotique d'oublier que tous les garçons qui sont dans l'éclat de leur
107107

jeunesse aiguillonnent d'une manière ou d'une autre et émeuvent l'homme érotique qui est
attiré par eux, parce qu'ils lui semblent dignes de ses soins et de son affection. N'est-ce pas
ainsi que vous vous comportez envers ceux qui sont vos jeunes beaux ? Celui qui a le nez
écrasé, vous en faites l'éloge en le disant charmant, d'un autre qui a un nez d'aigle, vous
direz qu'il est royal, et de celui qui se trouve entre les deux, vous direz qu'il est
parfaitement proportionné. Vous direz que ceux qui ont la peau sombre [474e] ont un air
viril, alors que ceux qui ont le teint clair sont des enfants des dieux. Quant à l'expression
“couleur de miel”, de qui donc est-elle la création, sinon d'un amant en quête d'un nom
flatteur pour le teint mat et tout disposé à s'en accommoder pourvu qu'il accompagne la
jeunesse ? Pour le dire en un mot, vous saisissez tous les prétextes et vous avez recours à
toutes les manières de parler [475a] qui vous permettent de ne rejeter aucun de ceux qui
s'épanouissent dans l'éclat de la jeunesse.
– Si tu souhaites, dit-il, me prendre comme exemple pour parler des hommes érotiques et
de leurs agissements, j'y consens pour le bénéfice de notre entretien.
– Mais quoi ? dis-je, ceux qui aiment le vin, ne vois-tu pas qu'ils font la même chose ? qu'ils
ont de l'attirance pour tous les vins, sous n'importe quel prétexte ?
– Si, certainement.
– Quant à ceux qui recherchent les honneurs, à mon avis, tu peux observer que s'ils ne
parviennent pas à devenir stratèges, ils deviennent les chefs d'un tiers de tribu , et que108108

lorsqu'ils n'arrivent pas à se faire honorer par des gens importants et respectables, [475b]
ils se contentent d'être honorés par des gens de moindre importance et plus ordinaires,
puisqu'ils se montrent avides de l'honneur en général.
– Oui, parfaitement.
– Faut-il dès lors affirmer ou nier le point suivant ? Celui que nous disons possédé du désir
de quelque chose , affirmerons-nous qu'il désire toute l'espèce de cette chose, ou qu'il
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désire tel élément et non tel autre ?


– Toute l'espèce.
– Par conséquent, le philosophe lui aussi, nous dirons qu'il est possédé du désir de la
sagesse, non pas de tel ou tel élément, mais de la sagesse toute entière ?
– C'est vrai.
– Et donc celui [475c] qui se montre réfractaire aux connaissances, surtout s'il est jeune et
s'il ne peut se rendre compte de ce qui est utile et de ce qui ne l'est pas, nous ne dirons pas
qu'il est amoureux du savoir ni amoureux de la sagesse, de la même manière que celui
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qui se montre difficile à l'endroit des nourritures, nous dirons qu'il n'est pas affamé et qu'il
n'a aucun désir de nourriture, et qu'il n'est pas un ami de la nourriture, mais un mauvais
mangeur.
– Et nous aurons raison de l'affirmer.
– Mais celui qui consent volontiers à goû ter à tout savoir, et qui joyeusement se porte vers
la connaissance et qui se montre insatiable, celui-là nous affirmerons en toute justice qu'il
est philosophe, n'est-ce pas ? »
Glaucon dit alors :
« Tu trouveras certainement plusieurs cas de ce genre [475d] et de bien étranges. Tous
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ceux qui aiment les spectacles, par exemple, me semblent être tels en raison de leur plaisir
d'apprendre ; quant à ceux qui aiment l'écoute, ce sont sans doute ceux qui sont les plus
étonnants à compter parmi les philosophes, eux qui ne consentiraient pas de leur plein gré
à assister à des échanges d'arguments et à une discussion comme la nô tre, et qui ont pour
ainsi dire loué leurs oreilles et circulent partout pour écouter tous les chœurs lors des
Dionysies , ne manquant ni les Dionysies des cités ni celles des campagnes. Alors tous
113113

ceux-là , et tous ces autres qui deviennent experts dans ce genre de connaissances et [475e]
dans les arts inférieurs , dirons-nous qu'ils sont philosophes ?
114114

– Aucunement, dis-je, mais seulement semblables à des philosophes.


– Et les philosophes véritables , dit-il, quels sont-ils, selon toi ?
115115

– Ce sont ceux qui aiment, dis-je, le spectacle de la vérité.


– Cela aussi, dit-il, est exact. Mais en quel sens entends-tu cela ?
– À un autre que toi , dis-je, il serait très difficile de l'expliquer. Mais toi, je pense, tu
116116

tomberas d'accord avec moi sur le point suivant.


– Lequel ?
– Puisque le beau est l'opposé du laid, il s'agit donc de deux choses différentes . [476a]
117117

– Forcément.
– Or donc, puisqu'il s'agit de deux choses différentes, chacune d'elles est une ?
– Oui, c'est le cas.
– Pour le juste et pour l'injuste aussi, et pour le bon et le mauvais, et ainsi pour toutes les
formes , on peut tenir le même discours : chacune en elle-même est une, mais parce que
118118

chacune se manifeste partout en communauté avec les actions et avec les corps, et les
119119

unes en rapport avec les autres, chacune paraît alors être multiple.
– Tu as raison, dit-il.
– Eh bien, c'est en ce sens, dis-je, que je fais la distinction qui sépare, d'une part ceux qu'à
l'instant tu appelais amateurs de spectacles et amateurs des arts et doués pour l'action, et
d'autre part ceux qui sont l'objet de notre entretien [476b] et que seuls on nommerait
légitimement philosophes.
– En quel sens, dit-il, dis-tu cela ?
– Ceux qui aiment écouter, dis-je, et ceux qui aiment les spectacles chérissent les belles
sonorités, les belles couleurs, les belles figures et toutes les œuvres qu'on compose à partir
de ces éléments, mais quand il s'agit du beau lui-même , leur pensée est incapable d'en
120120

voir la nature et de le goû ter.


– C'est effectivement le cas, dit-il.
– Mais alors, ceux qui sont capables d'aller vers le beau en soi et de le voir en lui-même ne
seraient-ils donc pas rares ? [476c]
– Oui, certes.
– Celui par conséquent qui reconnaît l'existence de belles choses, mais qui ne reconnaît pas
l'existence de la beauté elle-même et qui ne se montre pas capable de suivre, si quelqu'un le
guide vers la connaissance de la beauté, celui-là , à ton avis, vit-il en songe ou éveillé ?
121121 122122

Examine ce point. Rêver, n'est-ce pas la chose suivante : que ce soit dans l'état de sommeil
ou éveillé, croire que ce qui est semblable à quelque chose ne lui est pas semblable, mais
constitue la chose même à quoi cela ressemble ?
– Pour ma part, dit-il, je dirais en effet que rêver, c'est bien cela.
– Mais alors, pour prendre le cas contraire, celui qui pense que le beau en soi est quelque
123123

chose <de réel> [476d] et qui est capable d'apercevoir aussi bien le beau lui-même que les
êtres qui en participent , sans croire que les êtres qui en participent soient le beau lui-
124124

même, ni que le beau lui-même soit les choses qui participent de lui, à ton avis, celui-là vit-il
lui aussi à l'état de veille ou vit-il en songe ?
– À l'état de veille, dit-il, bien sû r.
– Par conséquent, n'aurions-nous pas raison d'affirmer que sa pensée est connaissance , 125125

parce qu'elle est la pensée de quelqu'un qui connaît, et que celle de l'autre est opinion,
puisqu'il s'agit de la pensée de quelqu'un qui opine ?
– Si, tout à fait.
– Mais alors que dire si celui-ci se fâ che contre nous , lui dont nous disons qu'il a une
126126

opinion, mais qu'il ne connaît pas, et que dire encore s'il conteste que nous disions vrai ?
[476e] Aurons-nous de quoi le calmer et le persuader sereinement, tout en lui cachant qu'il
n'est pas en bonne santé ?
– C'est en tout cas ce qu'il faut faire, dit-il.
– Alors va, examine ce que nous lui dirons, à moins que tu ne souhaites que nous nous
adressions à lui de la manière suivante, en lui disant que s'il sait quelque chose, personne
n'en sera jaloux, mais qu'au contraire nous serions très heureux de constater qu'il sait
quelque chose. Nous lui dirions : “Allons, dis-nous, celui qui connaît, connaît-il quelque
chose ou ne connaît-il rien ?” Toi justement, réponds-moi à sa place.
– Je répondrai, dit-il, qu'il connaît quelque chose.
– Quelque chose qui est ou qui n'est pas ? [477a]
127127

– Quelque chose qui est. Comment en effet ce qui n'est pas pourrait-il être connu ?
– Avons-nous alors considéré ce point de façon satisfaisante, même si nous pourrions
l'examiner beaucoup plus en détail, à savoir que ce qui est complètement est
128128

complètement connaissable, alors que ce qui n'est aucunement est entièrement


inconnaissable ?
– Oui, de manière tout à fait satisfaisante.
– Bien. Mais si une certaine chose est ainsi disposée qu'elle est et n'est pas à la fois, ne se
trouve-t-elle pas au milieu, entre ce qui est purement et simplement et ce qui, au contraire,
n'est aucunement ?
– Si, au milieu.
– Par conséquent, comme nous avons convenu que la connaissance s'établit sur ce qui est et
que, nécessairement, la non-connaissance s'établit sur ce qui n'est pas, pour ce qui
129129

concerne cela qui se trouve au milieu, il faut chercher quelque intermédiaire [477b] entre
ignorance et savoir, s'il existe par hasard quelque chose de ce genre ?
– Oui, certainement.
– Or, ne disons-nous pas que l'opinion est quelque chose ?
– Comment faire autrement ?
– Disons-nous que c'est une autre capacité de savoir ou la même ?
– Une autre.
– C'est donc à une chose que l'opinion se rattache, et le savoir à une autre, et chacun des
deux selon la capacité qui lui est propre.
– Oui, c'est cela.
– Or, le savoir se rattache par nature à ce qui est, dans le but de connaître de quelle manière
est ce qui est ? Il me semble cependant nécessaire de définir d'abord les choses de la
manière suivante.
– Comment ? [477c]
– Nous affirmerons que les capacités constituent un certain genre d'êtres , grâ ce 130130

auxquelles nous pouvons nous-mêmes ce que nous pouvons, et en général toute autre
chose peut elle aussi ce qu'elle peut. Par exemple, je dis que la vue et l'ouïe appartiennent
au genre des capacités, si toutefois tu comprends ce que je veux dire par ce genre.
– Mais je le comprends, dit-il.
– Prête l'oreille alors à ce que j'entrevois concernant ces capacités. Dans une capacité en
effet, je ne vois quant à moi aucune couleur, ni aucune forme, ni rien de ce genre, comme on
en trouve dans plusieurs autres choses. Tout cela, je le considère de manière à distinguer
pour moi-même certaines choses et dire que les unes sont différentes des autres. [477d]
Dans une capacité, par contre, je considère seulement ceci : sur quoi elle porte et ce qu'elle
effectue, et c'est pour cette raison que j'ai appelé chacune d'entre elles une capacité. Celle
qui se rattache au même objet et qui effectue le même résultat, je l'appelle la même
capacité , et celle qui se rattache à un objet différent et qui produit un résultat différent, je
131131

l'appelle une capacité différente. Et toi, comment fais-tu ?


– De cette manière, dit-il.
– Alors reviens sur ce point, dis-je, excellent homme. La connaissance, affirmes-tu qu'elle
est une certaine capacité, ou la places-tu dans quelque autre genre ?
– Dans le premier genre, dit-il, et j'affirme qu'elle est la plus vigoureuse de toutes les
capacités. [477e]
– Mais alors, l'opinion, la mettrons-nous dans le genre de la capacité ou dans un autre genre
?
– Pas du tout, dit-il. Ce par quoi, en effet, nous sommes capables de formuler une opinion,
cela n'est rien d'autre que l'opinion.
– Mais un peu auparavant, tu as accordé que ce n'était pas la même chose, la connaissance
et l'opinion.
– Comment, en effet, dit-il, un homme sensé pourrait-il soutenir que ce qui est infaillible est
identique à ce qui ne l'est pas ?
– Bien, dis-je, on voit clairement que nous nous sommes mis d'accord [478a] pour dire que
l'opinion est autre chose que la connaissance.
– Elle est différente.
– C'est donc en rapport avec une chose différente que chacune d'elles est par nature
capable de quelque chose ?
– Nécessairement.
– Pour ce qui est de la connaissance, c'est en rapport n'est-ce pas avec ce qui est qu'elle
peut connaître comment se comporte ce qui est ?
– Oui.
– Quant à l'opinion, disons-nous, elle peut opiner.
– Oui.
– Est-ce qu'elle a pour objet la même chose que la connaissance connaît ? Et ce qui est
connu et ce qui est opiné, est-ce la même chose, ou bien est-ce impossible ?
– C'est impossible, dit-il, en fonction de ce sur quoi nous sommes tombés d'accord. Si l'on
admet que chaque capacité se rattache naturellement à un objet différent, et que l'une et
l'autre constituent des capacités, connaissance autant qu'opinion, [478b] tout en étant
chacune différente, comme nous l'affirmons, alors en fonction de cela il n'y a pas moyen
que ce qui est connu et ce qui est opiné soient la même chose.
– Par conséquent, si c'est ce qui est qui est connu, alors ce qui est opiné serait autre que ce
qui est ?
– Oui, autre.
– Serait-ce alors sur ce qui n'est pas qu'on opine ? ou bien est-il impossible aussi d'opiner
sur ce qui n'est pas ? Réfléchis-y. Celui qui opine ne rapporte-t-il pas son opinion à quelque
chose ? ou bien est-il au contraire possible d'opiner, sans opiner sur quoi que ce soit ?
– C'est impossible.
– Mais alors, celui qui opine opine donc sur quelque chose ?
– Oui.
– Mais, par ailleurs, ce qui n'est pas, serait-il plus correct de le désigner non pas comme une
certaine chose, [478c] mais comme rien ?
– Oui, certes.
– Mais nous avons rapporté, par nécessité, l'ignorance à ce qui n'est pas, et la connaissance
à ce qui est ?
– Avec raison, dit-il.
– On n'opine donc ni sur ce qui est, ni sur ce qui n'est pas ?
– Non, en effet.
– Par conséquent, l'opinion ne serait ni ignorance ni connaissance.
– Il semble bien que non.
– Est-elle donc quelque chose d'extérieur à ces deux-là , dépassant la connaissance en clarté
ou l'ignorance en manque de clarté ?
– Non, ni l'un ni l'autre.
– Mais alors, dis-je, l'opinion te semble-t-elle constituer quelque chose de plus obscur que
la connaissance, ou alors quelque chose de plus clair que l'ignorance ?
– Oui, dit-il, et de beaucoup. [478d]
– Elle se trouverait alors entre les deux ?
– Oui.
– L'opinion serait donc quelque chose d'intermédiaire entre eux deux ?
– Oui, parfaitement.
– Or, nous avions affirmé dans nos propos antérieurs que si quelque chose paraissait telle
qu'en même temps elle fû t et ne fû t pas, une telle chose se trouverait à occuper le milieu
entre ce qui est purement et simplement et ce qui n'est aucunement, et qu'il n'y aurait ni
connaissance ni ignorance se rapportant à elle, mais quelque chose qui serait à son tour
apparu comme intermédiaire entre l'ignorance et la connaissance ?
– C'est juste.
– Or, à présent, est apparu entre elles deux ce que nous appelons opinion ?
– C'est ce qui est apparu. [478e]
– Il nous resterait donc apparemment à trouver ce qui participe de l'un et de l'autre, de
l'être et du non-être, et qu'il ne serait correct de désigner purement et simplement ni de
l'un ni de l'autre nom, afin que, si cela apparaissait, nous puissions le désigner en toute
justice comme cela qui est opiné, rapportant ainsi les extrêmes aux extrêmes et les
intermédiaires au milieu. N'est-ce pas ainsi qu'il faut procéder ?
– Si, de cette manière.
– Ces fondements étant posés, dirai-je, qu'il me parle et qu'il me réponde, [479a] ce
gentilhomme qui pense que le beau lui-même, et une certaine idée du beau lui-même , qui 132132

toujours existe identiquement à tous égards, cela n'existe pas, mais qui apprécie par contre
une pluralité de belles choses, lui, cet amateur de spectacles, qui refuse absolument que
l'on affirme que le beau constitue une certaine unité, et le juste, et ainsi du reste. “Excellent
homme, dirons-nous, parmi toutes ces nombreuses belles choses, y en a-t-il qui ne puissent
paraître laides ? et parmi les choses justes, quelque chose qui ne puisse paraître injuste ? et
parmi les choses pieuses, quelque chose qui ne puisse paraître non conforme à la piété ?”
[479b]
– Non, dit-il, mais les choses belles paraissent nécessairement laides aussi, sous un certain
aspect, comme toutes celles qui sont l'objet de ton questionnement.
– Mais qu'en est-il des nombreuses choses qui sont deux fois plus grandes ? Ne paraissent-
elles pas à l'occasion deux fois moins grandes plutô t que deux fois plus grandes ?
– Pas du tout.
– Et les choses que nous affirmons être grandes ou petites, légères ou lourdes, seront-elles
mieux désignées par ces noms-là que par les noms opposés ?
– Non, mais chacune tiendra toujours, dit-il, de l'un et de l'autre.
– Alors, est-ce que chacune de ces nombreuses choses est, plutô t qu'elle n'est pas, ce qu'on
dit qu'elle est ?
– Elles ressemblent à ces jeux de mots équivoques, dit-il, qu'on échange dans les banquets,
[479c] et à l'énigme des enfants au sujet de l'eunuque, sur le coup donné à la chauve-
133133

souris, quand on dit de manière énigmatique avec quoi et sur quoi il l'a frappée. Ces choses
elles aussi parlent par énigmes, et il n'est guère possible de penser de manière stable
qu'aucune d'elles ou bien est ou bien n'est pas, ni que ce soit les deux à la fois ni aucun des
deux.
– Possèdes-tu les moyens, dis-je, d'en tirer quelque chose ? Où pourrais-tu leur assigner
une meilleure position que la place intermédiaire entre l'être et le non-être ? Car, bien sû r,
elles ne paraîtront pas plus obscures que ce qui n'est pas en raison d'un surcroît de non-
être, [479d] pas plus qu'elles ne seront plus claires que ce qui est en vertu d'un surcroît
d'être.
– C'est absolument vrai, dit-il.
– Il semble donc que nous ayons découvert que les nombreux jugements du grand nombre
au sujet du beau et des autres choses oscillent pour ainsi dire entre ce qui n'est pas et ce
qui est purement et simplement.
– C'est ce que nous avons découvert.
– Or, nous nous étions auparavant mis d'accord que si quelque chose de ce genre
apparaissait, il faudrait le nommer objet d'opinion , et non objet de connaissance, ce qui
134134

erre dans l'intermédiaire et qui est saisi par la puissance intermédiaire.


– Nous étions tombés d'accord là -dessus. [479e]
– Ceux qui regardent les nombreuses choses belles, mais qui ne voient pas le beau lui-
même et ne sont pas capables de suivre quelqu'un qui les mène vers lui ; ceux qui
regardent les nombreuses choses justes, mais pas le juste lui-même, et ainsi de tout le reste,
nous affirmerons qu'ils ont des opinions sur toutes choses, mais qu'ils ne connaissent rien
de ce sur quoi ils opinent.
– Oui, nécessairement, dit-il.
– Mais que dire de ceux qui regardent chacune de ces choses en elle-même, ces choses qui
sont toujours identiques sous tous les aspects ? N'affirmerons-nous pas qu'ils les
connaissent et qu'ils n'opinent pas ?
– Si, c'est également nécessaire.
– Par conséquent, nous déclarerons qu'ils ont, eux, de l'affection et de l'amour [480a] pour
ces choses dont il y a connaissance, et les premiers pour ce dont il y a opinion ? Ne nous
souvenons-nous pas avoir déclaré qu'ils aimaient et contemplaient les belles sonorités et
les belles couleurs, et les choses de ce genre, mais n'acceptaient pas que le beau lui-même
soit quelque chose de réel ?
– Oui, nous nous en souvenons.
– Est-ce qu'alors nous ferons entendre une fausse note en les appelant amis de l'opinion
plutô t qu'amis de la sagesse, philosophes ? Et s'en prendront-ils à nous de manière hostile
si nous parlons de la sorte ?
– Non, en tout cas s'ils m'en croient, dit-il. Car s'en prendre à ce qui est vrai, ce n'est pas
justice.
– Et donc ceux qui ont de l'affection pour cela même qui en chaque chose est, il faut les
appeler amis de la sagesse, philosophes, et non amis de l'opinon ?
– Oui, absolument. »
Livre VI

[484a]
« Ainsi donc, Glaucon, repris-je, en ce qui concerne ceux qui sont philosophes et ceux qui ne
le sont pas, c'est en suivant le chemin d'une discussion longue et quelque peu tortueuse que
nous avons pu distinguer qui sont les uns et qui sont les autres.
– Sans doute, dit-il, n'aurait-il guère été facile d'y parvenir par un chemin rapide.
– Apparemment non, dis-je. Il me semble, en tout cas, que notre discussion nous paraîtrait
meilleure si nous n'avions eu que ce point à débattre et s'il n'y avait eu nécessité de
traverser les nombreuses questions qui demeurent en suspens pour celui qui veut
11

examiner en quoi la vie juste diffère de la vie injuste. [484b]


– Que nous reste-t-il donc à débattre après ce point ?
– Quoi d'autre, repris-je, que ce qui s'ensuit ? Puisque les philosophes sont ceux qui sont
capables d'entrer en contact avec ce qui subsiste toujours de manière identique et selon les
mêmes termes, alors que ceux qui en sont incapables et se perdent en se dispersant 22

entièrement dans les choses multiples ne sont pas des philosophes, lesquels parmi eux
faut-il choisir comme chefs de la cité ?
– Mais comment pourrions-nous donc, en discutant de la question, les désigner
correctement ?
– Que ceux, quels qu'ils soient, repris-je, qui semblent capables de garder les lois et les
33

coutumes des cités, soient institués gardiens.


– Bien, dit-il. [484c]
– N'est-ce pas là une chose évidente, repris-je ? Entre un aveugle et quelqu'un à la vue
perçante, à qui faut-il confier la garde de quoi que ce soit ?
– Comment cela ne serait-il pas évident ? dit-il.
– En quoi donc les aveugles te semblent-ils différer de ceux qui sont privés de la
connaissance de chacun des êtres en tant qu'il est réellement, eux qui n'ont dans leur â me
44

aucun modèle clair et qui sont incapables de contempler, comme le peintre le fait, la vérité
la plus élevée, de s'y rapporter sans cesse et d'en tirer la vue la plus exacte possible, de
manière à établir ensuite, ici-bas , [484d] les règles des choses belles, des choses justes et
55

des choses bonnes , s'il y a encore lieu de le faire , et de protéger par leur garde les règles
66 77

déjà établies ?
– Non, par Zeus, répondit-il, il n'y a pas grande différence !
– Instituerons-nous de préférence comme gardiens ces aveugles, ou bien plutô t ceux qui
connaissent chaque être réel, eux qui d'ailleurs ne le cèdent en rien aux autres pour ce qui
88

est de l'expérience et qui ne leur sont inférieurs en aucun genre de mérite ?


– Il serait certainement absurde d'en choisir d'autres, dit-il, surtout s'ils ne le cèdent en rien
quant au reste ; ils l'emporteraient, en effet, par cela même qui constitue la chose la plus
importante, ou peu s'en faut, sur les premiers. [485a]
– Ne devons-nous pas aborder maintenant la question de savoir de quelle manière ces
gardiens pourront posséder tout à la fois ces aptitudes inhérentes à la connaissance et à
l'expérience ?
– Oui, absolument.
– C'est ce que nous disions au début de cet entretien : il faut d'abord connaître à fond leur
naturel , et je crois que lorsque nous serons tout à fait d'accord sur cette question, nous
99

conviendrons que les mêmes personnes peuvent détenir l'ensemble de ces aptitudes et
qu'aucune autre, hormis elles, ne doit être chef de la cité.
– Comment cela ?
– En ce qui concerne les naturels des philosophes, convenons d'abord de ceci : [485b] ils
sont toujours épris de cette science qui peut éclairer pour eux quelque chose de cet être qui
existe éternellement et ne se dissipe pas sous l'effet de la génération et de la corruption.
1010

– Convenons-en.
– Et en outre, repris-je, reconnaissons qu'ils sont amoureux de l'essence tout entière , et 1111

qu'ils n'en abandonnent de leur plein gré aucune partie, petite ou grande, précieuse ou sans
valeur, comme nous l'avons expliqué au cours de nos discussions antérieures sur ceux qui
1212

recherchent les honneurs et sur les êtres érotiques . 1313

– Tu as raison, dit-il.
– Considère maintenant une qualité supplémentaire et vois s'il n'est pas nécessaire de la
trouver dans le naturel [485c] de ceux qui doivent être tels que nous les avons décrits.
– Laquelle ?
– La sincérité , et la volonté de ne jamais admettre de plein gré le mensonge, mais de le
1414

détester au contraire et de chérir la vérité.


– Il semble bien, dit-il.
– Il n'est pas seulement probable, mon cher ami, mais absolument nécessaire que celui qui,
par sa nature, est plein de dispositions amoureuses chérisse tout ce qui s'apparente aux
garçons qui sont l'objet de ses amours, ou s'en approche.
1515

– C'est juste, dit-il.


– Eh bien, pourrais-tu trouver quelque chose de plus proche de la sagesse que la vérité ?
– Comment le pourrait-on ? dit-il.
– Est-il possible, par ailleurs, qu'un même naturel soit à la fois un naturel philosophe et ami
du mensonge ? [485d]
– Aucunement.
– Par conséquent, celui qui aime réellement le savoir ne doit-il pas, dès son jeune â ge, se
1616

mettre énergiquement en quête de la vérité tout entière ?


– Absolument.
– Mais quand les désirs se portent avec intensité vers un objet unique, nous savons que
d'une certaine manière ils s'affaiblissent pour ce qui est des autres objets, comme si le flot
s'en trouvait détourné dans cette seule direction.
– Sans doute.
– Eh bien, chez celui dont le flot des désirs se porte vers les sciences et vers tout ce qui s'y
apparente, celui-là , je pense, ne recherche que le plaisir de l'â me, considérée en elle-même
et pour elle-même, et il délaisse les plaisirs que procure le corps, s'il est bien
authentiquement un philosophe, et non seulement une sorte de contrefaçon . [485e]
1717

– De toute nécessité.
– Un tel homme sera sû rement modéré , et totalement dépourvu de cupidité, car les
1818

raisons pour lesquelles on se préoccupe des richesses, en plus de l'abondance des


ressources, c'est à tout autre que lui qu'il revient de s'en préoccuper.
– C'est bien cela. [486a]
– Voici encore quelque chose qu'il faut certainement considérer, si tu veux distinguer le
naturel philosophe de celui qui ne l'est pas.
– De quoi s'agit-il ?
– Garde-toi bien que ce naturel ne comporte quelque servilité . La petitesse d'esprit est en
1919

effet absolument incompatible avec une â me qui doit tendre sans cesse à embrasser dans
leur totalité et leur plénitude le divin et l'humain.
– C'est la vérité même, dit-il.
– Mais pour cette pensée douée d'une sublime grandeur et vouée à la contemplation du 2020

temps dans sa totalité, de l'essence tout entière, crois-tu qu'il soit possible de considérer la
vie humaine comme une chose de grande valeur ?
– Impossible, dit-il. [486b]
– Ainsi donc, un tel homme ne considérera pas la mort comme quelque chose de terrible ?
– Lui moins que quiconque . 2121

– Il semble bien qu'un naturel lâ che et servile ne puisse donc prendre part à la philosophie
véritable ?
– Il ne me semble pas, dit-il.
– Mais quoi ? Celui dont le naturel est ordonné, qui ne recherche pas la richesse et n'est ni
servile, ni vaniteux, ni lâ che, est-il possible qu'il puisse se montrer peu sociable , ou qu'il
2222

devienne même injuste ?


– Ce n'est pas possible.
– Ainsi, dans ton examen de l'â me philosophe et de celle qui ne l'est pas, tu devras
2323

chercher à observer si dès sa jeunesse elle est vraiment juste et douce, ou bien si elle est
insociable et sauvage.
– Oui, absolument. [486c]
– Tu ne négligeras pas ceci non plus, je pense ?
– Quoi donc ?
– Si elle a de la facilité ou de la difficulté à apprendre. Peut-on espérer en effet de quelqu'un
qu'il prenne jamais sérieusement goû t à une activité qui l'ennuie et le conduit péniblement
à un résultat médiocre ?
– Cela n'est guère possible.
– Et s'il ne peut rien retenir de ce qu'il apprend, s'il oublie tout, comment serait-il possible
qu'il ne soit pas vide de science ?
– Comment, en effet ?
– Si donc il peine sans résultat, ne penses-tu pas qu'il sera amené finalement à se détester
lui-même autant qu'il déteste l'activité en question ? [486d]
– Comment en serait-il autrement ?
– Ainsi donc, nous n'admettrons pas au rang des â mes vraiment philosophes une â me
dépourvue de mémoire, mais nous exigerons plutô t une â me douée d'une excellente
mémoire.
– Tout à fait.
– Mais nous n'affirmerions pas non plus qu'un naturel dépourvu de culture et de grâ ce
2424

puisse conduire à autre chose qu'à un manque de mesure ?


– Sans doute.
– Or la vérité, selon toi, est-elle parente du défaut de mesure ou de la mesure ?
2525

– De la mesure.
– Nous chercherons donc une pensée qui joigne naturellement aux autres qualités la
mesure et la grâ ce, une pensée qui, suivant son propre développement , se laissera guider
2626

vers ce qui est la forme de chaque être ?2727

– Comment en serait-il autrement ? [486e]


– Mais quoi ? Peut-être considères-tu que toutes les qualités que nous avons passées en
revue ne sont pas nécessaires, ni étroitement liées les unes aux autres, dans cette â me qui
doit parvenir à la pleine et parfaite saisie de l'être ?
2828

– Elles y sont tout à fait nécessaires, dit-il. [487a]


– Est-il donc possible de trouver quelque chose à redire à une occupation à laquelle on ne
serait jamais vraiment capable de se consacrer, à moins d'être naturellement doué de 2929

mémoire, de facilité à apprendre, de grandeur d'â me, de grâ ce, et si l'on n'est ami ni parent
de la vérité, de la justice, du courage et de la modération ?
– Mô mos elle-même n'y trouverait rien à redire !
3030

– Eh bien, repris-je, n'est-ce pas à pareils naturels, parfaits par l'éducation et par
l'expérience, et à eux seuls que tu voudras confier la cité ? » [487b]
Alors Adimante intervint :
« Personne, Socrate, ne saurait opposer quoi que ce soit aux arguments que tu viens
d'apporter, et pourtant ceux qui t'écoutent ont une curieuse impression chaque fois que tu
les formules comme tu le fais maintenant. Ils ont le sentiment que du fait de leur
3131

inexpérience dans l'art de questionner et de répondre, la discussion les entraîne chaque


fois un peu à cô té de la question, et qu'à la fin de l'entretien ces petits écarts accumulés font
apparaître une erreur de taille, laquelle contredit les premières positions acceptées. Tout
se passe comme au trictrac où les joueurs inexpérimentés finissent par être bloqués par
3232

les joueurs habiles et n'arrivent plus à se déplacer : [487c] tes auditeurs finissent par être
bloqués et, dans ce nouveau genre de trictrac qui ne se joue pas avec des pions, mais avec
des arguments, ils en arrivent à ne plus savoir quoi dire. Et pourtant, à ce petit jeu, la vérité
ne gagne rien du tout ! Et je te fais cette remarque en considérant ce qui se passe en ce
moment : on pourrait, en effet, te dire maintenant que si le raisonnement ne nous donne
pas le moyen de prendre le contrepied de chacune de tes interrogations, on peut voir en fait
que tous ceux qui s'efforcent de pratiquer la philosophie – non pas dans le but de s'y
3333

former, en y consacrant leur jeunesse et en la mettant de cô té par la suite, [487d] mais en


s'y attardant trop longtemps –, ceux-là pour la plupart deviennent des personnes tout à fait
étranges, pour ne pas dire de vrais pervers. Quant à ceux qui paraissent les plus doués, il en
va pareillement : en raison même de cette occupation dont tu fais l'éloge, ils souffrent de
quelque affection qui les rend inutiles au service des cités. »
À ces mots, je repris :
« Eh bien, crois-tu que ceux qui parlent de la sorte mentent ?
– Je n'en sais rien, répondit-il, mais je serais curieux d'entendre ce que tu en penses toi-
même.
– Sache-le, je pense qu'ils disent la vérité. [487e]
– Mais alors, dit-il, comment peut-on soutenir que les cités ne seront pas soulagées de leurs
maux tant que les philosophes n'y exerceront pas le pouvoir, si nous convenons que les
3434

philosophes leur sont inutiles ?


– Tu me poses là une question, repris-je, à laquelle on ne peut répondre qu'en recourant à
une comparaison.
– Et, pourtant, dit-il, je ne pense pas que tu aies coutume de t'exprimer par
comparaisons ! [488a]
3535

– Bon, dis-je, tu te moques de moi, après m'avoir jeté sur une proposition si difficile à
démontrer. É coute pourtant ma comparaison, et tu te rendras compte encore mieux à quel
point je suis avide de comparaisons. Le traitement que subissent les personnes les plus
douées dans leur rapport à leur cité est si pénible à supporter qu'il n'y a pas d'exemple de
traitement aussi difficile où que ce soit, et que pour en composer une image susceptible
d'en rendre compte, il faut rassembler des éléments tirés de plusieurs sources, un peu à la
manière des peintres, quand ils peignent des êtres mi-boucs mi-cerfs et d'autres créatures
de ce genre. Représente-toi donc quelque chose comme ceci, se produisant sur plusieurs
navires ou sur un seul : un patron plus grand et plus fort que tous les membres de
l'équipage, mais un peu sourd, affligé d'une vue un peu courte [488b] et dont les
connaissances nautiques sont aussi courtes que la vue ; des matelots se disputant les uns
les autres le gouvernail, chacun prétendant qu'il lui revient de piloter bien qu'il n'ait jamais
appris l'art du pilotage et ne puisse se réclamer d'aucun maître, ni préciser à quel moment
il l'a étudié ; plus encore, ces matelots professent que cet art ne s'enseigne pas et ils sont
même prêts à mettre en pièces celui qui affirmerait qu'il s'agit de quelque chose qui
s'enseigne. Représente-toi donc ces matelots qui se pressent sans relâ che autour de leur
patron, [488c] le priant et le harcelant de cent manières pour qu'il leur confie la barre du
capitaine, allant parfois, s'ils ne réussissent pas à l'obtenir et que d'autres y parviennent, à
les tuer ou à les balancer par-dessus bord. Le brave patron, ils le réduisent à l'impuissance,
ils l'intoxiquent à la mandragore, ils l'enivrent ou recourent à quelque autre expédient pour
se rendre maîtres du navire et faire main basse sur la cargaison. Après quoi, ils se mettent à
boire et à festoyer, et leur navigation ressemble à ce qui est prévisible avec de tels marins.
[488d] Par surcroît, ils encensent et appellent navigateur, grand pilote, expert en
navigation celui qui – soit en persuadant le patron, soit en le soumettant de force – aura eu
l'habileté de les aider à devenir des chefs, alors qu'ils blâ ment en le traitant d'inutile celui
qui ne les aide pas. Ils ne se rendent même pas compte que le vrai pilote doit
nécessairement se soucier du temps, des saisons, du ciel, des astres, des vents et de tous les
éléments qui ont de l'importance dans l'exercice de son art, s'il veut réellement devenir un
véritable commandant de navire. Quant à la manière de piloter , [488e] avec ou sans
3636

l'assentiment de certains membres de l'équipage, ils ne croient pas qu'il soit possible de
l'apprendre, ni par la théorie ni par l'expérience pratique, et par là -même d'apprendre la
technique du pilotage. Quand pareilles choses se produisent sur des navires, ne crois-tu pas
que le vrai pilote sera traité de rêveur perdu dans les nuages , [489a] de bavard, de
3737

propre à rien, par ces mêmes marins qui ont affrété de la sorte leurs navires ?
– En effet, dit Adimante.
– Je ne pense pas, repris-je, qu'il soit nécessaire d'examiner ce tableau en détail pour
comprendre qu'il représente la situation des cités dans leurs rapports avec les vrais
philosophes et pour saisir ce que je dis.
– Ah, je crois bien ! dit-il.
– Eh bien, maintenant, cet homme qui s'étonne que les philosophes ne soient pas honorés
dans les cités, instruis-le de cette comparaison et tâ che de le persuader qu'il serait
beaucoup plus surprenant qu'ils y soient honorés ! [489b]
– Oui, je l'instruirai, dit-il.
– Montre-lui aussi que tu dis vrai en affirmant que les plus sages parmi ceux qui sont
engagés en philosophie sont inutiles à la foule. Cette inutilité, convainc le plutô t d'en rendre
responsables ceux qui n'emploient pas les philosophes, et non les sages eux-mêmes. Car il
n'est pas naturel que le pilote prie les matelots de se soumettre à son commandement, ni
3838

que les sages aillent aux portes des riches ; il s'est trompé, le bel esprit qui a dit cela. La
vérité est que c'est au malade, [489c] riche ou pauvre, d'aller frapper à la porte des
médecins, et en général à celui qui a besoin d'être dirigé d'aller à la porte de celui qui est
capable de diriger. Et non pas au commandant de prier ses subordonnés de se laisser
commander, si vraiment son commandement est requis. Mais tu ne te tromperas pas en
comparant nos dirigeants politiques à ces matelots dont nous venons de parler, et ceux que
ces matelots traitent d'inutiles et de rêveurs perdus dans les nuages à ceux qui sont de
véritables pilotes.
– C'est très juste, dit-il.
– Et maintenant, à partir de ces considérations et en tenant compte de ce que nous avons
établi, il n'est pas facile que la meilleure occupation soit respectée par ceux qui s'affairent
3939

à des choses tout à fait contraires. [489d] Mais les attaques les plus intenses et les plus
4040

violentes qui se portent contre la philosophie sont le fait de ceux qui se disent occupés des
mêmes objets, ceux-là mêmes qui, selon ce que tu affirmes, font dire au détracteur de la
philosophie que la majorité de ceux qui s'y consacrent sont des êtres pervers et que les plus
sages sont inutiles ; et, sur ce point, nous nous sommes mis d'accord, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Nous avons donc expliqué la raison de l'inutilité des sages ?
– Assurément.
– Veux-tu ensuite que nous examinions pourquoi la majorité d'entre eux sont
nécessairement pervers et que nous essayions de montrer, dans la mesure du possible, que
la cause n'en est pas la philosophie elle-même ? [489e]
– Certainement.
– Reprenons notre entretien, en ayant bien en mémoire notre point de départ, quand nous
examinions le naturel qu'il faut développer si l'on doit devenir un homme de valeur . 4141

[490a] Ce qui doit diriger cet homme-là , tu t'en souviens, c'est d'abord la vérité, que le
philosophe doit prendre pour guide et poursuivre entièrement et en toute chose ; car un
imposteur ne participera jamais à une philosophie véritable.
– C'est bien ce que nous avons dit.
– Eh bien, sur ce point, ne nous trouvons-nous pas en complète opposition avec ce qu'on
pense généralement du philosophe ?
– Je pense bien ! dit-il.
– Or donc, ne produirions-nous pas une justification raisonnable en disant que celui qui est
animé du véritable amour du savoir est naturellement disposé à lutter pour atteindre
l'être , [490b] et que sans s'attarder sur chacun des nombreux objets particuliers qui
4242

n'existent qu'en apparence, il va de l'avant, il ne faiblit pas, et son amour n'a de cesse qu'il
n'ait saisi l'être de chaque nature en elle-même, par cette partie de son â me qui est apte à
4343

entrer en contact avec cette réalité – et cette aptitude de l'â me lui vient de sa parenté avec
cette réalité –; et que, s'étant approché de cette réalité, s'étant réellement uni à l'être ,
4444 4545

ayant engendré intellect et vérité, il connaît, il vit, et il se nourrit véritablement. Et ainsi


cessent pour lui les douleurs de l'enfantement, et non avant, n'est-ce pas ?
– Ce serait la justification la plus raisonnable, en effet, dit-il.
– Mais quoi ? Cet homme aura-t-il tendance à aimer le mensonge, ou au contraire à le haïr
absolument ? [490c]
– Il le haïra, dit-il.
– Or, quand la vérité dirige, on ne saurait dire, je pense, qu'elle traîne derrière elle le chœur
des maux.
– Comment le dirait-on, en effet ?
– Mais on dirait plutô t qu'elle entraîne à sa suite la pureté et la justice des mœurs,
qu'accompagne la modération.
– C'est juste, dit-il.
– Mais à quoi sert-il de se contraindre à ranger en ordre, en reprenant depuis le début, ce
qui constitue le chœur du naturel philosophe ? Tu te souviens sans doute que le courage,
4646

la grandeur d'â me, la facilité à apprendre, la mémoire semblaient représenter des éléments
appropriés de cet ensemble. Sur quoi tu m'as fait l'objection que chacun se trouvera
contraint de s'accorder avec nos positions, [490d] mais que si on met de cô té nos
discussions, pour considérer en eux-mêmes les philosophes dont nous discourons, chacun
pourrait affirmer qu'on voit bien que certains parmi eux sont inutiles, et la plupart des
autres totalement dépravés. En examinant la cause de cette accusation, nous en sommes
venus à la question suivante : pourquoi sont-ils pour la plupart dépravés ? Et voilà
pourquoi nous avons repris la question de la véritable nature des philosophes et avons dû
4747

en proposer une définition. [490e]


– C'est bien cela, dit-il.
– Il faut maintenant, repris-je, examiner les corruptions de ce naturel, comment il se gâ te
chez plusieurs, et combien peu échappent à la corruption ; il se trouve que ceux qui y
échappent ne sont pas tant ceux qu'on traite de pervers que ceux qu'on traite d'inutiles.
[491a] Ensuite, nous examinerons aussi les naturels qui imitent ce naturel philosophe et
qui en usurpent l'occupation, et nous verrons quelle est la nature de ces â mes qui,
parvenues à une occupation supérieure et dont elles sont elles-mêmes indignes, ont par la
multitude de leurs fausses notes attaché à la philosophie, partout et dans tous les esprits, la
réputation dont tu fais état.
– De quelles corruptions parles-tu ?
– Je vais tenter, dis-je, dans la mesure de mes moyens, de les examiner avec toi. Voici en
premier lieu, je pense, un point sur lequel nous aurons l'accord de chacun : pareil naturel,
doué de toutes ces qualités que nous avons mises en ordre à l'instant en vue de la
formation d'un philosophe accompli, germe rarement chez les êtres humains. [491b] On
n'en trouve pas beaucoup, ne crois-tu pas ?
– Je le crois volontiers.
– Or, considère le nombre de causes – et de causes pernicieuses – qui affectent ce petit
4848

nombre.
– Lesquelles ?
– Ce qu'il y a de plus étonnant à entendre là -dessus, c'est que chacune des qualités que 4949

nous avons louées dans ce naturel arrive à perdre l'â me qui le détient et l'arrache à la
philosophie ; je veux dire le courage, la modération, et l'ensemble des qualités que nous
avons exposées.
– C'est déconcertant, dit-il, d'entendre parler de la sorte. [491c]
– Mais, repris-je, il y a plus : tout ce qu'on considère comme des biens, la beauté, la richesse,
la force physique, la puissance des alliances politiques et tous les avantages de ce genre,
tout cela corrompt l'â me et l'arrache à la philosophie. Tu as là le type de corruptions dont je
veux parler.
– Je vois, dit-il, mais je souhaiterais que tu m'en donnes une explication plus précise.
– Considère bien, dis-je, la question dans son ensemble, et la chose s'éclairera pour toi. Ce
que nous venons d'en dire ne te paraîtra plus du tout déconcertant !
– Comment souhaites-tu que je m'y prenne ? dit-il. [491d]
– Nous savons, repris-je, que toute semence et tout être en croissance, végétal ou animal,
5050

s'ils ne trouvent pas la nourriture qui leur convient ni la saison ou l'emplacement favorable,
souffrent à proportion de leur vigueur du manque d'une quantité plus grande des choses
qui leur sont nécessaires. Car le mauvais est en quelque sorte davantage le contraire de ce
qui est bon qu'il n'est le contraire de ce qui n'est pas bon.
– Comment en serait-il autrement ?
– Il y a donc quelque raison de penser que le meilleur naturel, placé dans un milieu de
croissance qui lui est hostile, deviendra pire qu'un naturel médiocre.
– On peut le penser. [491e]
– Adimante, repris-je, affirmons-nous donc également que les â mes douées des meilleurs
naturels, si elles subissent une mauvaise éducation, deviendront particulièrement
mauvaises ? Ou alors crois-tu que les grandes injustices et la perversité pure soient le fait
d'une â me médiocre, et non pas d'une nature vigoureuse gâ tée par les conditions de son
milieu de croissance ? Crois-tu qu'un naturel faible soit jamais susceptible d'être cause de
grands biens ou de grands maux ?
– Non, je ne crois pas, dit-il, je suis de ton avis. [492a]
– Par conséquent, si le naturel philosophe, tel que nous l'avons défini, a la chance de
recevoir l'instruction qui lui convient, il s'ensuit nécessairement, à mon avis, que son
développement le mènera à la vertu tout entière ; si, au contraire, ce naturel est semé et
pour croître s'enracine dans un milieu qui ne lui convient pas, son développement le
conduira à toutes les formes opposées de ces vertus, à moins qu'un des dieux n'intervienne
opportunément pour le protéger ! Et toi, penses-tu comme tout le monde que certains
jeunes sont actuellement corrompus par les sophistes, et que certains sophistes font ce5151

travail de corruption à titre de simples particuliers, ce qui est déjà digne de mention ? Ne
crois-tu pas plutô t que ceux qui répandent ces propos sont eux-mêmes les plus grands
sophistes, [492b] eux qui sont passés maîtres dans l'art d'éduquer et de former selon leur
bon plaisir jeunes et vieux, hommes et femmes ?
– Et quand donc le font-ils ? dit-il.
– Lorsqu'ils se pressent nombreux, répondis-je, pour siéger dans les assemblées 5252

politiques, dans les tribunaux, dans les théâ tres, dans les camps militaires, et à tout autre
rassemblement ou regroupement de la population, et qu'ils blâ ment ou qu'ils louent ce qui
se dit ou ce qui se fait, tout cela dans un grand vacarme où ils dépassent les bornes, dans un
sens comme dans l'autre, en hurlant et en applaudissant, tandis que les rochers avoisinant
le lieu où ils se trouvent leur renvoient [492c] l'écho redoublé du tumulte de leurs huées et
de leurs éloges. En pareille circonstance, quel jeune homme crois-tu capable, comme on dit,
de contenir son cœur ? Quelle éducation particulière résisterait sans être emportée dans ce
cataclysme de blâ mes et de louanges, dérivant au gré du courant qui l'entraîne ? N'en
viendra-t-il pas à juger à leur manière de ce qui est beau et de ce qui est vil ? N'épousera-t-il
pas les mêmes préoccupations que ces gens-là ? Ne deviendra-t-il pas comme eux ? [492d]
– Il y sera nécessairement poussé, Socrate, dit-il.
– Et nous n'avons pas encore abordé la nécessité la plus contraignante, repris-je.
– Laquelle ? dit-il.
– La nécessité que ces éducateurs-là , ces sophistes, mettent en avant dans leur action,
quand ils échouent à persuader par la parole. Ne sais-tu pas qu'ils châ tient par la
dégradation civique, par la confiscation des biens et par la mort celui qu'ils ne parviennent
pas à convaincre ?
– Bien sû r que je le sais, dit-il.
– Quel autre sophiste, crois-tu, quelles leçons privées pourraient tenter d'aller à contre-
courant et prévaloir ? [492e]
– Selon moi, aucune, dit-il.
– Aucune en effet, repris-je, et ce serait même une bêtise considérable que d'essayer ! Car
pour ce qui est d'atteindre la vertu, un caractère ne se modifie pas – aucun ne s'est
5353

modifié ni ne se modifiera jamais – s'il est éduqué selon l'éducation transmise par ces gens-
là ; entendons bien, camarade, un caractère humain. Pour le caractère divin, il faut, selon la
maxime, faire cas de l'exception qu'il représente pour notre argument, car tu dois savoir
que tout ce qui, dans l'organisation actuelle des régimes politiques, [493a] est sauvé et
devient ce qu'il doit devenir, tu peux l'affirmer sans te tromper, tout cela doit son salut à la
faveur divine.
– Mon opinion là -dessus, dit-il, n'est pas différente de la tienne.
– Et voici, repris-je, un point encore où tu seras de mon avis.
– Lequel ?
– Tous ces particuliers qui se font payer, ceux que ces gens-là justement appellent
5454

sophistes et qu'ils regardent comme des rivaux dans les domaines des arts, n'enseignent
pas d'autres doctrines que celles-là mêmes qu'adopte la population lorsqu'elle se réunit en
assemblée. Et c'est à cela qu'ils donnent le nom de sagesse. Ils ressemblent en cela à
quelqu'un qui, dans le but de nourrir un animal grand et fort, s'instruirait d'abord de ses
instincts et de ses appétits, [493b] de la manière de l'approcher et de le toucher ; des
moments où il est de contact difficile et où il est plus doux et des raisons qui le rendent
ainsi ; des sons de voix qui, dans telle circonstance, le font pousser tel ou tel cri et des sons
qui l'adoucissent ou l'irritent. Après avoir appris tout cela, après avoir partagé l'existence
de l'animal et consacré beaucoup de temps à l'observer, notre homme donne le nom de
sagesse à son expérience, il la systématise pour en faire un art et se met à l'enseigner sans
connaître véritablement, dans ces doctrines comme dans ces comportements instinctifs, ce
qui est beau ou laid, bien ou mal, juste ou injuste. [493c] Il utilise tous ces termes selon les
opinions du gros animal, il appelle bonnes les choses qui lui font plaisir, mauvaises celles
qui l'irritent, incapable par ailleurs de donner quelque fondement de raison à tous ces
jugements. Il va jusqu'à appeler justes et belles des choses qui sont nécessaires, n'ayant
jamais pris en considération la différence fondamentale qui sépare la nature de ce qui est
bon et celle de ce qui est nécessaire, pas plus qu'il n'est en mesure de la faire voir à
quelqu'un d'autre. Au nom de Zeus, pareil énergumène ne te semblerait-il pas un éducateur
bien étrange ?
– Je pense bien ! dit-il.
– Eh bien, vois-tu quelque différence entre cet homme et celui qui conçoit la sagesse [493d]
comme une connaissance de l'instinct et des plaisirs d'une multitude hétéroclite réunie en
assemblée, qui se met à juger de peinture, de musique ou même de politique ? Quelqu'un
adresse-t-il la parole à cette assemblée pour lui présenter un poème ou quelque autre
5555

œuvre d'art, ou encore un projet de service public, et rend-il la foule souveraine sur ces
questions, allant jusqu'à dépasser les limites du nécessaire, eh bien la nécessité qu'on
appelle nécessité de Diomède le forcera à produire les œuvres que cette foule approuve.
5656

Que ces œuvres soient véritablement bonnes et belles, as-tu jamais entendu quelqu'un en
rendre compte de manière qui ne soit pas ridicule ? [493e]
– Non, dit-il, et je ne pense pas jamais en entendre.
– Maintenant que tu as compris tout cela, je te rappelle le point suivant. Est-il possible que
la multitude reconnaisse et finisse par admettre que c'est le beau en soi, et non la
multiplicité des choses belles, qui existe, [494a] et que c'est chaque chose en soi qui existe,
et non la multiplicité des choses particulières ?
– Pas le moins du monde, dit-il.
– Il est donc impossible , dis-je, que la multitude soit philosophe.
5757

– C'est impossible.
– C'est donc une nécessité que ceux qui se consacrent à la philosophie fassent l'objet de
critiques de la part du peuple.
– C'est une nécessité.
– Et aussi de la part de ces particuliers qui s'associent à la foule et n'ont qu'un désir, celui
de lui plaire ?
– C'est clair.
– À partir de là , quelle issue entrevois-tu pour le salut du naturel philosophe, si on veut
qu'il demeure constant dans son occupation et atteigne son but ? Représente-toi la chose en
tenant compte de ce que nous venons de dire. [494b] Nous avons convenu que la facilité à
apprendre, la mémoire, le courage et la grandeur d'â me appartiennent à ce naturel.
– Oui.
– Eh bien, celui qui se trouve ainsi doué ne sera-t-il pas le premier parmi tous ses
camarades d'enfance, surtout si le développement de son corps s'harmonise naturellement
avec son â me ?
– Cela ne fait aucun doute, dit-il.
– Dès lors, quand il sera devenu adulte, ses parents et ses concitoyens voudront, je pense,
l'employer pour leurs propres affaires.
– Comment ne le feraient-ils pas ? [494c]
– Ils s'inclineront donc devant lui, ils lui présenteront leurs requêtes et leurs hommages,
s'appropriant d'avance en le flattant le pouvoir qui lui est destiné.
– C'est en tout cas, dit-il, souvent de cette manière que les choses se passent.
– Que penses-tu donc, dis-je, qu'un homme pareil puisse faire au milieu de gens de cette
5858

sorte, surtout si le hasard l'a fait naître dans une grande cité et si de surcroît il est riche et
noble, beau de visage et bien constitué ? Ne penses-tu pas qu'il se gonflera d'un espoir
extraordinaire, allant jusqu'à s'imaginer qu'il pourra devenir capable de gouverner autant
les Grecs que les Barbares ? [494d] Et dans la foulée, ne s'élèvera-t-il pas lui-même
jusqu'au sommet, rempli de façon insensée de prétention et de vaine arrogance ?
5959

– Assurément, dit-il.
– Et si, alors qu'il se trouve dans ces dispositions, quelqu'un s'approche doucement de lui 6060

et lui dit la vérité, que l'esprit lui fait défaut alors qu'il en aurait besoin, que l'esprit ne
s'acquiert point, à moins de tendre toutes ses énergies à l'acquérir, penses-tu qu'au sein de
tant de médiocrité il prêtera l'oreille avec grâ ce à ces paroles ?
– Il s'en faut de beaucoup, dit-il.
– Si néanmoins, repris-je, son heureux naturel et sa parenté d'esprit [494e] avec de tels
6161

discours le rendent capable d'y être sensible de quelque manière et, faisant volte-face, de se
laisser convertir à la philosophie, que pensons-nous que fassent alors ceux qui croient
qu'ils perdront ses services et sa solidarité ? N'est-ce pas toute espèce de manœuvre et de
discours qu'ils déploieront, aussi bien auprès de lui afin de le dissuader qu'auprès de celui
qui cherche à le convaincre, pour lui en ô ter le moyen, et cela autant par des machinations
dans sa vie privée que par des actions intentées publiquement contre lui ? [495a]
6262

– C'est inévitable, dit-il.


– Eh bien, est-il encore pensable qu'un tel homme se voue à la philosophie ?
– Ce n'est guère possible.
– Tu vois donc, repris-je, que nous n'avions pas tort de dire que les éléments constitutifs 6363

du naturel philosophe, lorsqu'ils se développent dans un milieu de formation défavorable,


sont cause d'une forme de détournement de son occupation, autant que ces prétendus
biens, les richesses et tout avantage du même genre.
– Non, dit-il, on a plutô t eu raison de parler de la sorte.
– Voilà donc, merveilleux ami, repris-je, l'étendue et les caractéristiques [495b] de la
destruction et de la corruption qui affectent le meilleur des naturels dans sa quête de
l'occupation la plus élevée, ce naturel rare entre tous, comme nous l'avons dit . Et c'est au
6464

sein d'un tel groupe d'hommes que surgissent ceux qui sont les artisans des pires maux
pour les cités comme pour les particuliers, et aussi ceux qui sont les artisans des plus
grands biens, quand ils se trouvent entraînés dans cette direction. Mais une nature
médiocre n'accomplit jamais rien de grand à l'égard de qui que ce soit, individu ou cité.
– C'est très vrai, dit-il.
– Or, ceux-là qui se détournent ainsi d'une occupation qui leur convient suprêmement
[495c] et qui abandonnent la philosophie à son isolement et à son célibat , ils vivent une
6565

vie qui ne convient pas à leur nature et n'est pas authentique. La philosophie de son cô té,
telle une orpheline sans parents, d'autres personnes indignes l'envahissent, la profanent et
la couvrent d'insultes, de ces insultes auxquelles ont recours ceux qui, tu nous l'as rapporté,
font profession de l'injurier, en accusant ceux qui participent à son entreprise ou bien de ne
servir à rien, ou encore, comme c'est le cas du plus grand nombre, d'être dignes de tous les
maux.
– Ce sont bien les propos habituels, dit-il.
– Et ils sont assez vraisemblables, repris-je. En effet, d'autres hommes de moindre
stature , voyant que la place est inoccupée, [495d] mais remplie de beaux noms et riche
6666

de belles apparences, comme des prisonniers échappés de leurs prisons et trouvant 6767

refuge dans des sanctuaires, s'empressent à leur tour de quitter leur métier pour
embrasser la philosophie, et ce sont justement ceux que le hasard a rendus experts dans
leur petit métier. Car, en dépit du fait qu'elle soit traitée de la sorte, la philosophie conserve
précisément, par comparaison avec les autres professions, un prestige plus imposant,
auquel aspirent en grand nombre des personnes dépourvues de dons naturels, elles dont la
constitution physique a été affaiblie par leur art et leur métier [495e] et dont l'â me a été
mutilée et flétrie par des travaux abrutissants . N'est-ce pas inévitable ?
6868

– En effet, dit-il.
– Te semblent-ils différents, repris-je, d'un forgeron chauve et trapu qui, après avoir gagné
quelque argent, à peine libéré de ses entraves et décrassé au bain public, se procure un
habit neuf et, paré comme un jeune marié, entreprend d'épouser la fille de son maître pour
fuir sa solitude et sa pauvreté ? [496a]
– Il n'y a aucune différence, dit-il.
– Quels rejetons pourraient vraisemblablement naître de tels parents, si ce n'est des êtres
bâ tards et chétifs ?
– Fatalement.
– Eh quoi ? Si ceux qui sont indignes de culture s'approchent de la philosophie et, en dépit
6969

de leur indignité, s'associent à ses activités, quelles pensées et quelles opinions sont-ils à
notre avis susceptibles d'engendrer ? Des sophismes, n'est-ce pas, pour les appeler du nom
qui leur convient véritablement ? Rien qui soit légitime, rien qui relève d'une pensée
véritable . 7070

– C'est tout à fait juste, dit-il.


– Il reste donc, Adimante, repris-je, [496b] un tout petit nombre de personnes qui sont en
toute dignité susceptibles de s'associer à la philosophie. Il peut s'agir de quelque noble
caractère , formé par une éducation de qualité et que l'exil contraint à demeurer loin de
7171

son pays ; protégé d'éventuels corrupteurs, il demeure naturellement fidèle à la


philosophie. Ce peut être encore quelque grande â me élevée dans une petite cité et qui se
détourne des affaires politiques pour lesquelles elle n'a plus de respect. Ou encore, pour
faire court, quelqu'un qui, à bon droit, n'éprouve plus de respect pour quelque autre métier
et qui, doué d'un bon naturel, passe à la philosophie. Peut-être le frein qui retient encore
notre compagnon Théagès est-il susceptible d'en retenir quelques autres ; [496c] car tous
7272

les autres facteurs ont été mis en œuvre pour tenir Théagès à l'écart de la philosophie, alors
même que la préoccupation de ses malaises physiques l'y retient, le gardant éloigné des
affaires politiques. Mon cas personnel – le signe démonique – ne mérite pas qu'on en
7373

parle ; parmi ceux qui m'ont précédé, il ne s'est produit que rarement, et peut-être même
chez personne. Or, ceux qui font partie de ce petit nombre, ceux qui ont goû té la douceur et
la félicité d'un tel trésor, ils ont pleinement pris conscience de la folie de la multitude et ils
ont vu que personne, pour ainsi dire, ne mène d'action politique saine, et [496d] qu'il n'est
point de compagnon de bataille avec qui, en marchant, on puisse porter secours à la justice
et assurer son salut. Ils ont vu, au contraire, que comme un homme tombé parmi les7474

fauves, refusant de s'associer à leurs iniquités, mais impuissant à résister seul à la horde en
furie, <le philosophe > va périr sans avoir aucunement rendu service à sa cité et à ses
7575

amis, stérile pour lui-même comme pour les autres. Pénétré de ces réflexions sur tout cela,
celui-ci demeure tranquille et il ne s'occupe que de ses affaires personnelles, comme un
voyageur surpris par la tempête et qui s'abrite derrière un mur pour se protéger des
tourbillons de poussière et des rafales de pluie. Voyant de même les autres entièrement
imprégnés d'iniquité, il s'estime heureux [496e] s'il peut lui-même vivre sa vie d'ici-bas
pur d'injustice et d'actions impies et achever sa séparation de cette vie avec une belle
espérance , dans la sérénité et la paix de l'â me. [497a]
7676

– Oui, certes, dit-il, il quitterait cette vie non sans avoir accompli des choses, et non les
moindres !
– Il n'aurait pas non plus, repris-je, accompli les plus grandes, n'ayant pas eu la chance de
bénéficier du régime politique favorable, car dans un régime convenable, il n'en deviendra
lui-même que plus grand, et en même temps que son salut personnel il assurera celui des
affaires de la communauté. Il me semble maintenant que nous avons suffisamment discuté
des causes de l'attaque à l'endroit de la philosophie et de son caractère injuste, à moins que
tu ne veuilles ajouter quelque chose ?
– Non, je ne vois rien à ajouter sur ce point, dit-il. Mais parmi les constitutions politiques
actuelles, laquelle convient le mieux à la philosophie selon toi ? [497b]
– Il n'y en a pas une seule, répondis-je, mais je déplore justement qu'aucune organisation 7777

parmi les constitutions politiques actuelles ne soit digne du naturel philosophe. Pour cette
raison, ce naturel perd sa direction et s'altère. Comme une graine exotique semée en sol
étranger perd ses propriétés en cherchant à s'adapter au terrain indigène qui la domine,
ainsi en est-il de cette espèce même qui ne parvient pas à conserver dans la situation
actuelle sa force propre, mais qui dégénère en un caractère différent. Mais si elle rencontre
la constitution politique parfaite, [497c] d'une perfection égale à la sienne, alors elle
montrera qu'elle est quelque chose de véritablement divin, tout le reste – les autres natures
et les autres occupations – n'étant que chose humaine. É videmment, tu vas me demander
maintenant quelle est cette constitution politique !
– Tu te trompes, dit-il, ce n'est pas cela que j'allais te demander, mais bien si c'est la
constitution politique que nous avons déterminée en fondant notre cité, ou une autre.
– Celle-là même, repris-je, à tous égards, hormis le point suivant que nous avons discuté
auparavant, à savoir qu'il devrait toujours y avoir au cœur de la cité quelque fonction
dépositaire de la raison de la constitution politique, [497d] pareille à cette raison dont tu
7878

disposais, toi le nomothète, quand tu instituais les lois.


– Nous en avons discuté, en effet, dit-il.
– Mais, repris-je, c'est un point qui n'a pas été suffisamment éclairci, par crainte des
objections que vous, vous souleviez afin de mettre en relief l'ampleur et la difficulté de
7979

l'exposé. En outre, ce qui reste n'est absolument pas ce qu'il y a de plus facile à exposer
dans le détail.
– De quoi s'agit-il ?
– De quelle manière une cité qui entreprend de réaliser la philosophie ne se gâ tera pas. Car
tous les grands projets comportent des risques, et il est vrai, comme on dit, que les belles
choses sont difficiles . [497e]
8080

– Mais que cela ne t'empêche pas, dit-il, de mener l'exposé à son terme en clarifiant ce
point.
– Si je n'y réussis pas, ce ne sera pas faute de le désirer, repris-je, mais parce que je ne le
pourrai pas. Puisque tu es là , tu pourras au moins témoigner de ma détermination.
Considère encore une fois ma résolution et l'audace que je mets à proposer que
l'engagement d'une cité dans cette occupation doit être le contraire de ce qui se passe
actuellement.
– Comment ?
– À présent, repris-je, ceux qui s'engagent dans cette occupation sont des jeunes gens, à
peine sortis de l'enfance ; dans l'intervalle qui les sépare du moment où ils fonderont un
foyer qu'ils devront gérer et feront des affaires, [498a] ils s'approchent de sa partie la plus
difficile , et ensuite ils s'en éloignent, eux qui se formaient en vue de devenir des
8181

philosophes accomplis, précisément au regard de cette partie la plus difficile dont je parle,
celle qui concerne les arguments. Dans le reste de leur vie, s'ils sont invités à rencontrer
ceux qui se consacrent à cette occupation et s'ils sont désireux de devenir leurs auditeurs,
ils considèrent qu'il s'agit certes de grandes choses, mais qu'il faut les pratiquer comme on
pratique une activité secondaire. Lorsque arrive enfin l'â ge de la vieillesse, mis à part
quelques-uns, ils sont plus éteints que le soleil d'Héraclite , dans la mesure où ils ne s'y
8282

attachent plus avec aucune ardeur. [498b]


– Comment faudrait-il s'y prendre, dit-il ?
– Il faudrait que cela soit tout le contraire. Quand ils sont des enfants et des jeunes gens, il
faudrait qu'ils s'engagent dans une formation et dans une philosophie qui soient propres à
la jeunesse ; il faudrait aussi qu'ils aient grand soin de leur corps, alors qu'ils grandissent et
deviennent des hommes, s'assurant de la sorte un soutien pour la philosophie . À mesure
8383

qu'ils avancent en â ge vers ce moment où l'â me commence d'atteindre sa maturité, il faut


les astreindre aux exercices qui sont propres à celle-ci. Enfin, lorsque la force vient à
manquer et qu'ils sont exclus des activités politiques et militaires, [498c] qu'on les laisse
vaquer en liberté et sans rien faire d'autre <que de la philosophie>, si ce n'est comme
8484

activité secondaire, eux qui désirent mener une existence heureuse et qui, alors qu'ils
s'apprêtent à mourir, couronnent la vie qu'ils ont vécue par le destin qui est à leur mesure
là -bas.
– Tu me sembles, cher Socrate, dire la vérité avec un enthousiasme sincère, dit-il. Je
présume cependant que la majorité de ceux qui nous écoutent montreront encore plus
d'enthousiasme à émettre des objections et qu'ils ne seront aucunement convaincus, à
commencer par Thrasymaque . 8585

– Ne cherche pas à nous brouiller, Thrasymaque et moi, dis-je, [498d] juste au moment où
nous sommes devenus des amis, encore que nous n'étions pas vraiment des ennemis
auparavant. Nous n'épargnerons aucun effort avant de les avoir persuadés, lui et les autres,
ou encore jusqu'à ce que nous leur procurions du soutien en vue de cette vie-là , alors que,
venus à une nouvelle existence , ils seront confrontés à des arguments comme ceux-ci.
8686

– C'est d'un court laps de temps dont tu parles, dit-il.


– Ce moment n'est rien, dis-je, si on le compare à la totalité du temps. Ce n'est pourtant pas
une surprise si le grand nombre n'est pas convaincu par les arguments que nous formulons,
car ils n'ont jamais vu se réaliser ce dont nous parlons maintenant. Ils ont plutô t vu [498e]
des propos de ce genre délibérément mis en rapport de similitude les uns avec les autres,
8787

mais sans s'enchaîner spontanément comme à présent. Mais s'agissant d'un homme qui se
trouve, dans les limites du possible, parfaitement conformé et identifié à la vertu, aussi bien
dans l'action que dans le discours, [499a] un homme qui gouverne dans une autre cité du
même type, jamais ils n'en ont vu, ni un ni plusieurs, n'est-ce pas ton avis ?
– Non, jamais.
– Encore moins n'ont-ils prêté suffisamment l'oreille, mon bienheureux, à des propos beaux
et libres, du genre de ceux qui s'appliquent à la recherche du vrai de toutes les manières
possibles dans le but d'atteindre la connaissance, et qui saluent de loin les subtilités et les
arguties qui n'ont nul autre but que la réputation et la dispute, devant les tribunaux comme
dans les rencontres privées.
– Ils ne l'ont pas fait, dit-il.
– C'est pour ces motifs, dis-je, et parce que nous l'avions pressenti alors, [499b] que nous
avons affirmé, non sans une certaine frayeur et contraints par la vérité, qu'aucune cité,
aucune constitution politique, et de la même manière aucun homme, ne deviendra jamais
parfait avant qu'une certaine nécessité ne vienne, par l'effet de la chance, confier à ces
quelques philosophes , eux qui sont peu nombreux, qui ne sont pas corrompus, eux qu'on
8888

traite aujourd'hui d'inutiles, qu'ils le veuillent ou non, la charge d'une cité, et contraindre la
cité de leur obéir, [499c] ou avant qu'un authentique amour pour la philosophie véritable,
émanant d'une inspiration divine, ne s'empare des fils de ceux qui sont au pouvoir ou qui
règnent dans les royaumes, ou encore de ces gouvernants eux-mêmes. Que l'une de ces
situations se produise, ou même les deux, j'affirme ne disposer quant à moi d'aucun
argument pour le déclarer impossible. Si tel était le cas, on se moquerait avec raison de
nous, puisque nous ne ferions que répéter des propos qui ressemblent à des prières . 8989

N'est-ce pas le cas ?


– Il en est bien ainsi.
– Si donc, dans le temps infini qui s'est écoulé, il s'est présenté quelque nécessité pour ceux
qui étaient éminents en philosophie de prendre la charge d'une cité, ou s'il existe même
maintenant pareille nécessité dans quelque région barbare, en un lieu qui soit vraiment
éloigné de notre regard, [499d] ou encore si cela doit se produire dans l'avenir, en ce cas
nous sommes prêts à combattre pour cet argument en vertu duquel la constitution
politique que nous avons discutée existe et existera quand la Muse elle-même deviendra
9090

souveraine de la cité. Il n'est pas impossible, en effet, que cela se produise, pas plus que
nous ne discourons de choses impossibles. Que ces choses-là soient difficiles, nous le
reconnaissons par ailleurs.
– À moi aussi, dit-il, les choses semblent ainsi.
– Dirais-tu, repris-je, qu'aux yeux du grand nombre ce n'est pas le cas ?
– Peut-être, dit-il.
– Mon bienheureux, dis-je, n'accuse pas si sévèrement le grand nombre. [499e] Ils seront
sû rement d'un autre avis si, au lieu de trouver plaisir à leur chercher querelle, tu les
reprends doucement et si tu dissipes leur agressivité à l'égard du désir de connaissance en
leur montrant ceux que tu nommes philosophes et en distinguant, [500a] comme on vient
de le faire, leur véritable nature et leur occupation, afin qu'ils ne croient pas que tu parles
de ceux qu'eux-mêmes pensent être les philosophes. Et s'ils parviennent à les considérer
9191

de cette façon, tu reconnaîtras sû rement qu'ils se forment une opinion différente et qu'ils
répondent différemment. À moins que tu ne supposes que quelqu'un d'un caractère
paisible se fâ che contre celui qui n'est pas irritable, ou encore que quelqu'un d'un caractère
généreux ne devienne hargneux envers celui qui n'est pas envieux ? Je te dirai, en te
devançant, que je crois qu'un naturel si difficile existe sû rement chez quelques-uns, mais
qu'on ne le trouve pas dans la multitude.
– Je partage franchement ton avis, dit-il. [500b]
– Et ne t'accordes-tu pas avec moi sur le point suivant : les responsables de la disposition
mauvaise de la multitude envers la philosophie sont ceux qui, se trouvant hors d'elle, ne lui
appartiennent pas, eux qui ont fait irruption bruyamment, abusant sans cesse les uns des
autres, et trouvant plaisir à la querelle en fabriquant sans arrêt des arguments qu'ils 9292

dirigent contre les personnes, ce qui est tout à fait indigne de la philosophie ?
– Tout à fait, dit-il.
– Celui-là , en effet, mon cher Adimante, qui garde l'esprit réellement tourné vers les êtres
qui sont n'a pas vraiment le loisir d'abaisser le regard vers les affaires des hommes,
9393

[500c] ni de se remplir d'envie et de malveillance en combattant contre eux. Bien au


contraire, en regardant et en contemplant ces êtres bien ordonnés et éternellement
disposés selon cet ordre, ces êtres qui ne commettent pas davantage l'injustice qu'ils ne la
subissent les uns des autres et qui subsistent dans cette harmonie ordonnée selon la raison,
<les philosophes> les imitent et cherchent le plus possible à leur ressembler. À moins que
tu ne croies qu'il y ait moyen pour quelqu'un qui vit en présence de ce qu'il admire, d'éviter
de l'imiter ?
– C'est impossible, dit-il.
– C'est ainsi que le philosophe, qui vit en présence de ce qui est divin et harmonieux,
devient lui-même divin et harmonieux, autant qu'il est possible à un être humain de l'être.
[500d] Mais la calomnie ne s'en répand pas moins chez plusieurs.
– C'est tout à fait le cas.
– Si donc, repris-je, il se trouve contraint de mettre en pratique, en les ramenant au niveau
des mœurs humaines, les choses qu'il a vues là -bas, et de prendre position à la fois en
public et en privé, au lieu de se concentrer sur sa propre formation, crois-tu qu'il deviendra
un médiocre artisan de la modération, et de la justice, et de toute vertu qui concerne le
peuple ?
9494

– Pas le moins du monde, dit-il.


– Mais si pour la plupart les gens prennent conscience que nous disons la vérité au sujet du
philosophe, [500e] demeureront-ils hostiles aux philosophes et se méfieront-ils de nous
quand nous affirmons qu'une cité ne connaîtra jamais autrement le bonheur si l'esquisse
n'en a été tracée par ces artistes peintres qui travaillent selon le modèle divin ?
– Ils ne seront pas hostiles, dit-il, à condition qu'ils en prennent conscience. Mais de quelle
sorte d'esquisse parles-tu ? [501a]
– Ils prendraient la cité et les caractères des êtres humains comme une tablette à
esquisser , dis-je, et en premier lieu, ils la nettoyeraient, ce qui déjà n'est pas facile. Mais tu
9595

vois dès lors qu'ils seraient, ce faisant, très différents des autres, du simple fait de refuser
de s'engager à rédiger des lois pour une cité – ou pour un particulier – avant de l'avoir
reçue propre, ou d'avoir opéré ce nettoyage eux-mêmes.
– Et ils auraient raison, dit-il.
– Cela fait, ne crois-tu pas qu'ils esquisseront le plan de la constitution politique ?
– Sans doute. [501b]
– Ensuite, je pense qu'en complétant leur travail, ils regarderont souvent des deux cô tés,
d'abord vers ce qui est juste par nature comme vers ce qui est beau et modéré, et vers
9696

tout ce qui est du même genre, et puis ensuite en direction de ce qu'ils voudraient
incorporer chez les êtres humains. De cette façon, en mélangeant et en broyant les diverses
occupations, ils produiraient la représentation humaine , en se fondant sur cela même
9797

qu'Homère a appelé forme divine et représentation divine, lorsqu'elle s'est produite dans
l'humanité.
– Bien, dit-il.
– Et je pense que tantô t ils effaceront certains traits, tantô t ils les dessineront à nouveau,
[501c] jusqu'à ce qu'ils aient rendu les caractères humains le plus possible agréables au
dieu .
9898

– Ainsi, le dessin en deviendrait tout à fait sublime, dit-il.


– Sommes-nous donc, dis-je, en train de persuader de quelque façon ces gens qui, selon tes
dires, se disposaient à nous attaquer, que le peintre des constitutions, c'est celui que nous
venons de leur vanter ? C'est à cause de lui que ces gens étaient malveillants, parce que
nous lui avions confié les cités. En entendant cela, se trouvent-ils maintenant dans des
dispositions plus conciliantes ?
– Et de beaucoup, dit-il, s'ils savent se maîtriser. [501d]
– Comment, en effet, pourront-ils encore contester ? Serait-ce en affirmant que les
philosophes ne sont pas amoureux de ce qui est et de la vérité ?
9999

– Ce serait certes absurde, dit-il.


– Serait-ce en disant que leur naturel, ce naturel 100100
que nous venons de décrire, est
apparenté à ce qui est le meilleur ?
– Non, cela non plus.
– Quoi alors ? Diront-ils que ce naturel, quand il a la chance de tomber sur les occupations
qui lui conviennent, ne sera pas parfaitement bon et philosophe, et même meilleur
qu'aucun autre ? Ou alors dira-t-on que ce sont eux qui le sont davantage, eux que nous
avions nous-mêmes exclus ? [501e]
– Sû rement pas.
– Seront-ils donc encore irrités quand nous dirons que tant que la classe des philosophes 101101

ne sera pas au pouvoir dans une cité, il n'y aura, ni pour la cité ni pour les citoyens, aucun
répit à leurs maux, et que la constitution politique dont nous faisons le portrait par nos
102102

paroles ne trouvera pas sa réalisation dans les faits ?


– Peut-être le seront-ils moins, dit-il.
– Je t'en prie, dis-je, ne disons pas qu'ils sont simplement moins fâ chés [502a], mais qu'ils
sont devenus tout à fait affables et qu'ils se sont laissé convaincre, de telle sorte que, par
honte si ce n'est pour un autre motif, ils tombent d'accord avec nous ?
– Très bien alors, dit-il.
– Pour ceux-là , repris-je, admettons donc qu'ils sont convaincus sur cette question. En ce
qui concerne le point suivant, quelqu'un contestera-t-il qu'il pourrait arriver que des
enfants de rois ou encore de personnes qui sont au pouvoir naissent doués de naturels
philosophes ?
– Personne ne le contestera, dit-il.
– Et s'il arrivait qu'il en naisse qui soient tels, quelqu'un pourrait-il soutenir que selon toute
nécessité ils deviendraient corrompus ? Qu'il leur soit difficile de s'en garder, nous sommes
les premiers à le reconnaître, [502b] mais que dans la totalité du temps, il n'y ait pas un
seul d'entre eux qui soit jamais sauvé, se trouvera-t-il quelqu'un pour le contester ?
– Comment le pourrait-on ?
– Mais assurément, repris-je, s'il en naît un seul 103103
et qu'il gouverne une cité qu'il a
convaincue, alors il sera capable de mener à leur terme les choses dont nous doutons pour
l'instant.
– Oui, il sera capable, dit-il.
– Si un gouvernant en effet, dis-je, établit les lois et les occupations que nous avons décrites,
il n'est certes pas impossible que les citoyens consentent à agir en conséquence.
104104

– Non, pas du tout.


– Mais justement, ces opinions qui sont les nô tres, est-il surprenant ou même impossible
qu'elles soient les opinions des autres ?
– Non, moi je ne le pense pas, dit-il. [502c]
– Et justement, qu'il s'agisse des opinions les meilleures, si toutefois elles sont réalisables,
nous l'avons montré de manière satisfaisante, je pense, dans ce qui a précédé.
– Oui, de manière satisfaisante.
– Nous en sommes donc maintenant au point où il semble que les positions que nous avons
tenues concernant la législation soient les meilleures, dans la mesure où on peut les
réaliser, mais qu'il est difficile de les réaliser, encore que cela ne soit certes pas impossible.
– C'est bien la situation, dit-il.
– Par conséquent, puisque cet exposé est arrivé non sans difficulté à son terme, il convient
d'exposer ensuite ce qui reste, c'est-à -dire de quelle façon et sur la base de quelles
connaissances et [502d] de quelles occupations seront introduits les sauveurs de la
constitution politique, et à partir de quel â ge chacun d'entre eux s'appliquera à chaque
activité et à chaque savoir ?
– Certes, dit-il, c'est ce qu'il convient d'exposer.
– Elle ne m'aura servi à rien, repris-je, cette astuce d'avoir laissé de cô té dans notre
105105

discussion antérieure la difficile question de la possession des femmes, et aussi celles de la


procréation des enfants et de l'organisation des gouvernants. Je l'ai fait sachant que ce qui
constitue l'institution absolument véritable est de nature à susciter de la convoitise et
combien son avènement est difficile. Car maintenant, la nécessité d'exposer ces questions
n'en est pas moins indispensable. [502e] Pour ce qui est des questions relatives aux
femmes et aux enfants, on en a terminé, mais en ce qui concerne la question des
gouvernants, il faut s'y pencher, en reprenant pour ainsi dire à partir du commencement . 106106

Nous avons dit, tu t'en souviendras, qu'ils doivent se montrer [503a] amis de la cité, mis à
l'épreuve dans les plaisirs et dans les peines, et qu'ils ne doivent pas se montrer prompts à
renier leur engagement dans les situations de grand effort ou de souffrance, ni dans aucune
forme d'adversité. Celui qui en est incapable doit être rejeté, alors que celui qui en ressort
entièrement purifié, comme l'or passé à l'épreuve du feu, doit être institué gouvernant et
on doit lui offrir des privilèges et des présents, durant sa vie comme après sa mort. Voilà les
propos que nous tenions, alors que l'argument s'insinuait en dissimulant son visage,
[503b] de peur de déclencher ce à quoi nous avons affaire maintenant.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il, je m'en souviens effectivement.
– J'hésitais en effet, mon ami, repris-je, à dire ce que nous venons maintenant de risquer.
Osons donc à présent affirmer que ceux qui doivent être établis comme les gardiens les
plus accomplis seront les philosophes.
107107

– Oui, que cela soit affirmé clairement, dit-il.


– Pense bien, dès lors, qu'ils seront probablement en petit nombre. Car ce naturel que nous
avons décrit comme devant être leur lot, ses éléments sont rarement portés à croître en
harmonie de façon à constituer un tout, mais la plupart ont tendance au contraire à croître
distinctement. [503c]
– Comment cela ? dit-il.
– Tu sais bien que ceux qui ont de la facilité à apprendre, une bonne mémoire, l'esprit fin et
perspicace, et tout ce qui s'associe à ces qualités, eux qui sont juvéniles et doués d'un esprit
de grand calibre, tu sais bien qu'ils n'ont pas naturellement tendance à consentir tout à la
fois de vivre en harmonie, dans la tranquillité et la stabilité, mais qu'au contraire de tels
hommes se laissent emporter par leur vivacité d'esprit au hasard des circonstances, et tout
ce qu'il y a de stable en eux se désagrège.
– Tu as raison, dit-il.
– Par contraste, les caractères stables et qu'on ne modifie pas aisément, [503d] à qui on
108108

aurait plus facilement affaire parce qu'ils sont plus fiables, ceux justement qui à la guerre
ne se laissent pas ébranler par les craintes, se comportent de la même manière à l'égard
des connaissances : ils sont difficiles à ébranler et ont du mal à apprendre, comme s'ils
étaient engourdis, et ils ne sont plus que sommeil et bâ illements dès qu'il faut déployer
quelque effort sur ce point.
– C'est bien le cas, dit-il.
– Mais nous, nous avons affirmé qu'il leur faut participer de l'une et l'autre aptitude, de
109109

manière heureuse et louable, ou alors il ne convient pas de leur offrir la formation la plus
achevée, ni l'accès aux honneurs et au gouvernement.
– C'est juste, dit-il.
– Ne crois-tu pas que cela sera rare ?
– Comment en serait-il autrement ? [503e]
– Il faut donc les mettre à l'épreuve dans ces situations de peine, de peur et de plaisir dont
nous avons parlé tout à l'heure, et ce que justement nous avions laissé de cô té à ce
110110

moment, nous le dirons maintenant : il faut qu'ils s'exercent dans plusieurs connaissances,
de manière à observer si leur naturel est à même de supporter les connaissances les plus
élevées ou s'il se découragera, [504a] comme ceux qui se découragent dans d'autres
entreprises .
111111

– Il convient sû rement, dit-il, de chercher à l'observer de cette manière. Mais de quelles


connaissances très élevées parles-tu ?
– Tu te rappelles sans doute, repris-je, qu'après avoir distingué trois espèces de l'â me, nous
avons cherché à tirer les conclusions de cette distinction en ce qui concerne la justice, la
modération, le courage et la sagesse, et cela pour chaque vertu considérée dans sa
particularité.
– Si je ne m'en souvenais pas, répondit-il, je ne serais pas digne d'entendre la suite.
– Tu te rappelles bien aussi ce que nous avons dit juste avant ?
– Quoi donc ? [504b]
– Nous avons affirmé en quelque sorte que pour parvenir à contempler ces vertus dans la
112112

perspective la meilleure, il fallait emprunter un autre chemin, plus long ; à celui qui
113113

l'aurait parcouru, elles apparaîtraient en pleine lumière, encore qu'il soit possible de
compléter nos raisonnements antérieurs par des démonstrations conséquentes. Et vous,
vous avez affirmé que cela suffirait, et c'est ainsi que je vous fis alors un exposé qui
manquait, il me semble, de la rigueur nécessaire. Mais peut-être était-il satisfaisant, c'est à
vous de le dire.
– Mais quant à moi, dit-il, ton exposé était satisfaisant et il me semble que c'est aussi le cas
pour les autres. [504c]
– Mais, mon ami, repris-je, quand il s'agit de sujets de ce genre, une mesure qui s'écarte si
peu que ce soit de ce qui est ne peut s'avérer satisfaisante ; car aucune mesure imparfaite
114114

ne saurait être la mesure de quoi que ce soit. Cependant, il y a parfois des gens qui estiment
que cela déjà est suffisant et qu'il ne sert à rien de pousser la recherche plus avant.
– Ils sont encore plus nombreux, dit-il, ceux que leur indolence amène à ce sentiment !
– Mais justement, repris-je, voilà un sentiment dont n'a aucunement besoin le gardien de la
cité et des lois.
– Apparemment, dit-il.
– Ce gardien, camarade, repris-je, il lui faut justement parcourir le chemin plus long [504d]
et, quand il s'instruit, il ne doit pas moins ménager ses efforts que quand il s'exerce au
gymnase. Autrement, comme nous le disions tout à l'heure, il ne parviendra jamais au
terme de ce savoir qui est à la fois le plus haut et celui qui lui convient le plus.
115115

– Alors, dit-il, les choses dont nous avons parlé ne sont pas les choses les plus hautes, et il y
a quelque chose de supérieur à la justice et à tout ce que nous avons passé en revue ?
– Oui, quelque chose de supérieur, repris-je, et à l'égard de ces vertus mêmes, il ne faut pas
seulement en regarder l'esquisse, comme ce que que nous faisons à présent, mais encore ne
pas renoncer à en contempler le tableau le plus achevé . Ne serait-il pas ridicule de tout
116116

mettre en œuvre à propos d'autres choses de peu d'importance, [504e] en cherchant à


atteindre le plus de rigueur et le plus de clarté possible, et de ne pas juger dignes de la plus
grande rigueur les sujets les plus élevés ?
– Si, dit-il. Mais crois-tu, poursuivit-il, qu'on te laissera sans te demander ce qu'est ce savoir
suprême dont tu parles et quelle est, selon toi, sa nature ?
– Pas du tout, répondis-je, mais c'est à toi de m'interroger. Du reste, ce n'est pas peu
souvent que tu m'as entendu traiter de ce sujet, et maintenant, ou bien tu n'as pas la chose
à l'esprit, ou bien encore tu ne penses qu'à me présenter de nouveaux embarras en me
contredisant. [505a] Et c'est cela, je crois, qui est plutô t le cas : tu m'as entendu exposer
souvent qu'il n'existe pas de savoir plus élévé que la forme du bien , et que c'est par cette
117117

forme que les choses justes et les autres choses vertueuses deviennent utiles et
118118

bénéfiques. Et tu ne doutes pas à présent que c'est là ce que je m'apprête à dire, en ajoutant
pour te répondre que nous ne connaissons pas cette forme de manière satisfaisante. Or, si
nous ne la connaissons pas, dussions-nous connaître au suprême degré toutes les choses
qui existent en dehors d'elle, tu sais que cette connaissance ne nous servirait à rien, de
même que nous ne possédons rien sans la possession du bien. [505b] À moins que tu ne
croies qu'il y ait avantage à posséder quelque chose que ce soit, qu'elle soit bonne ou non ?
Ou encore à connaître toute chose 119119
sans connaître le bien, en se privant de la
connaissance du beau et du bon ?
– Non, par Zeus, ce n'est pas mon avis, dit-il.
– Mais, par ailleurs, tu sais aussi que la plupart des gens croient que le bien s'identifie au
plaisir, et quant à l'élite des gens raffinés, elle croit qu'il s'identifie à la connaissance.
– Comment en serait-il autrement ?
– Et tu sais aussi, mon ami, que ceux qui croient cela ne parviennent pas à montrer ce qu'est
cette connaissance, et qu'au bout du compte ils sont amenés à dire que c'est la
connaissance du bien.
– Et ma foi, dit-il, on pourrait en rire. [505c]
– Comment ne le ferait-on pas, en effet, repris-je, si nous faisant le reproche de ne pas
connaître le bien, ils nous en parlent ensuite comme si nous le connaissions ? Ils affirment
que la connaissance est la connaissance du bien, comme si nous devions comprendre ce
qu'ils disent dès qu'ils prononcent le nom de bien.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Mais que penser de ceux qui définissent le bien par le plaisir ? Leur discours est-il
120120

moins plein d'erreurs que celui des autres ? Ne sont-ils pas, eux aussi, contraints
d'admettre qu'il y a des plaisirs mauvais ?
– Oui, absolument.
– Il leur faut donc, je crois, reconnaître que les mêmes choses peuvent être à la fois bonnes
et mauvaises, n'est-ce pas ? [505d]
– En effet.
– Il est donc clair qu'il y a autour de cette question des controverses considérables et
nombreuses ?
– Comment le nier ?
– Mais quoi ? N'est-il pas également évident que la plupart des gens vont choisir ce qui
semble juste et beau et que, même si cela n'est pas la réalité, ils n'en désirent pas moins le
pratiquer, le posséder et en montrer l'apparence, alors que personne ne se contente de
posséder des biens qui ne sont qu'apparents, mais qu'on recherche au contraire des biens
qui sont réels, chacun méprisant l'apparence en ce domaine ?
– Cela est certain, dit-il.
– Or, ce bien que toute â me poursuit et qui constitue la fin de tout ce [505e] qu'elle
121121

entreprend, ce bien dont elle pressent l'existence sans pouvoir, dans sa perplexité, saisir
pleinement ce qu'il peut être, ni s'appuyer sur une croyance solide comme celle qu'elle
entretient à l'égard d'autres objets – ce qui par ailleurs la prive du bienfait qu'elle pourrait
tirer de ces objets –, ce bien si grand et si précieux, [506a] dirons-nous qu'il doit demeurer
dans l'obscurité pour ceux qui sont les meilleurs dans la cité, ceux-là à qui nous confierons
tout ?
– Certainement pas, dit-il.
– En tout cas, dis-je, je pense que les choses justes et les choses belles, lorsqu'elles sont
maintenues dans la méconnaissance de ce en quoi elles sont aussi des choses bonnes, ne
possèdent pas un gardien de grande valeur si ce gardien doit ignorer ce bien qui les
concerne. Je devine même que personne ne connaîtra suffisamment le juste et le beau avant
de connaître ce bien.
– Tu devines juste, dit-il.
– Ainsi donc, notre constitution politique sera parfaitement ordonnée, [506b] si c'est un tel
gardien qui veille sur elle, un gardien qui possède cette connaissance !
– Nécessairement, dit-il. Mais toi, Socrate, que penses-tu que soit le bien ? Est-ce la science ?
Est-ce le plaisir ou quelque chose d'autre ?
– Le voilà donc, le cher homme ! m'écriai-je. Je voyais bien – et cela était clair depuis
longtemps – que tu ne te contenterais pas de l'opinion des autres sur ces questions !
– C'est, dit-il, qu'il ne me semble pas juste, Socrate, que tu te montres capable d'exposer les
doctrines des autres, et non les tiennes, compte tenu de tout le temps que tu as passé à
t'occuper de ces questions. [506c]
– Qu'est-ce à dire ? repris-je. Te paraît-il plus juste de parler des choses qu'on ne connaît
pas comme si on les connaissait ?
– Non, dit-il, pas comme si on les connaissait, mais en consentant à exposer ses convictions
personnelles.
– Que dis-tu là ? repris-je. N'as-tu pas remarqué à quel point sont viles toutes les
opinions qui sont dépourvues de science ? Les meilleures d'entre elles sont aveugles :
122122

vois-tu quelque différence entre des aveugles suivant correctement leur chemin et ceux qui
possèdent une opinion vraie, mais sans posséder l'intelligence ?
– Aucune, dit-il.
– Tiens-tu donc à contempler des choses viles, aveugles et difformes, si tu peux entendre
par ailleurs des choses claires et belles ? [506d]
– Au nom de Zeus, Socrate, s'écria alors Glaucon, ne t'arrête pas comme si tu étais arrivé au
but ! Nous serons satisfaits si tu exposes la nature du bien de la même manière que tu as
exposé la nature de la justice, de la modération et des autres vertus.
– Et pour moi aussi, camarade, repris-je, ce serait un motif de plein contentement ; mais je
crains de n'en être pas capable et, si je devais en prendre le risque, d'attirer sur moi la
moquerie en raison de ma maladresse. Mais, bienheureux amis, laissons de cô té pour
l'instant la question du bien tel qu'il est en lui-même, [506e] car il me semble supérieur
123123

à ce que notre effort présent peut espérer atteindre, en tout cas selon l'estimation que j'en
fais pour le moment ; je consens, par contre, à vous parler de ce qui me paraît le rejeton du
bien et qui lui ressemble le plus, si cela vous convient. Sinon, laissons cela de cô té.
124124

– Mais parle-nous-en, dit-il. Une autre fois, tu nous revaudras cela en nous donnant
l'histoire du père. [507a]
– Je voudrais bien, dis-je, qu'il soit en mon pouvoir de m'acquitter de cette dette et que vous
puissiez quant à vous la percevoir, au lieu de nous contenter comme à présent des seuls
intérêts. Recevez donc cet enfant, lui qui est le produit du bien lui-même. Mais prenez
125125

garde que, sans le vouloir, je ne vous induise en erreur de quelque façon, en vous remettant
un compte erroné du produit !
– Nous y prendrons garde, dit-il, dans la mesure du possible. Mais parle seulement.
– Mettons-nous d'accord au préalable, dis-je, et rappelons-nous ce que je vous ai dit
auparavant , tout comme ce dont nous nous sommes déjà entretenus plusieurs fois en
126126

d'autres circonstances. [507b]


– De quoi veux-tu parler ? dit-il.
– Il y a plusieurs choses belles, dis-je, et plusieurs choses bonnes, et nous affirmons que
chacune existe ainsi, et nous les distinguons par le langage.
– Nous l'affirmons, en effet.
– Nous affirmons aussi l'existence du beau en soi et du bien en soi, et de même pour toutes
ces choses que nous avons d'abord posées comme multiples, nous les posons maintenant,
renversant notre approche , selon la forme unique de chacune, comme une essence
127127

unique, et nous appelons chacune “ce qui est”.


– C'est cela.
– Et nous disons ensuite que les choses multiples sont vues, mais qu'elles ne sont pas
pensées, alors que les formes sont pensées mais ne sont pas vues.
128128

– Absolument. [507c]
– Et maintenant, par quelle partie de nous-mêmes voyons-nous les choses visibles ?
– Par la vue, dit-il.
– Et de même, repris-je, nous entendons par l'ouïe les choses audibles, et par les autres
sens nous percevons la totalité des choses sensibles.
– Sans doute.
– N'as-tu pas remarqué, repris-je, à quel point l'artisan de nos sens s'est dépensé pour
129129

rendre possible la faculté de voir et d'être vu ?


130130

– Non, pas vraiment, dit-il.


– Eh bien, considère la question de la manière suivante. N'y a-t-il pas quelque chose d'un
genre différent qui soit requis à l'ouïe et à la voix, l'une pour entendre, l'autre pour être
entendue, [507d] de telle sorte que si cette troisième chose fait défaut, l'ouïe n'entend pas
et la voix n'est pas entendue ?
– Je ne vois rien de ce genre, dit-il.
– Et je crois, repris-je, que pour beaucoup d'autres sens, pour ne pas dire tous, il n'est
besoin de rien de ce genre . À moins que tu ne puisses m'en citer un ?
131131

– Non, je ne peux pas, dit-il.


– Mais en ce qui concerne la possibilité de voir et d'être vu, ne conçois-tu pas qu'il faut
quelque chose de ce genre ?
– Comment cela ?
– Admettons que la vue soit présente dans les yeux et que celui qui s'en trouve doué
entreprenne de s'en servir, admettons aussi la présence d'une coloration dans les
132132

choses : [507e] à moins que n'intervienne un troisième genre d'élément, propre par nature
à cette fin, tu sais que la vue ne verra rien et que les couleurs demeureront invisibles.
– De quel genre d'élément parles-tu donc ? dit-il.
– De ce que tu appelles la lumière, repris-je.
– Tu dis vrai, dit-il.
– Ainsi donc, ce n'est pas selon un type de rapport de peu d'importance que le sens de la
133133

vue et la faculté de voir [508a] se trouvent liés par un lien plus précieux que tous les liens
qui unissent les autres <sens et leurs objets>, à moins que tu ne tiennes la lumière pour
quelque chose de peu de valeur.
– Mais il s'en faut de beaucoup, dit-il, que ce soit une chose sans valeur.
– Quel est, selon toi, celui des dieux du ciel qui détient le pouvoir de causer ce lien, lui
134134

dont la lumière donne à la vue de voir magnifiquement, et aux choses visibles d'être vues ?
– Celui-là même que tu désignerais, dit-il, comme tout le monde ; car c'est le soleil
manifestement que tu me demandes de nommer.
– Eh bien, la vue, par sa nature, n'entretient-elle pas avec ce dieu le rapport suivant ?
– Comment cela ?
– La vue n'est pas le soleil, ni elle-même, ni l'organe dans lequel elle se forme [508b] et que
nous appelons l'œil.
– Non, en effet.
– Et pourtant, de tous les organes relatifs aux sens, je pense que l'œil est celui qui
135135

ressemble le plus au soleil.


– De beaucoup.
– Et, en outre, la puissance qu'il possède, ne la tire-t-il pas du soleil, comme une
émanation provenant de lui ?
136136

– C'est absolument le cas.


– Et ainsi le soleil, qui n'est pas la vue mais qui en constitue par ailleurs la cause, n'est-il pas
vu par cette vue même ?
– Il en est ainsi, dit-il.
– Eh bien, sache-le, dis-je, c'est lui que j'affirme être le rejeton du bien, lui que le bien a
engendré à sa propre ressemblance, [508c] de telle façon que ce qu'il est lui, [le bien], dans
le lieu intelligible par rapport à l'intellect et aux intelligibles, celui-ci, <le soleil>, l'est
137137

dans le lieu visible par rapport à la vue et aux choses visibles.


– Comment cela ? demanda-t-il. Reprends ton exposé pour moi.
– Tu sais, repris-je, que les yeux, lorsqu'on les tourne vers ces objets colorés que n'éclaire
plus la lumière du jour, mais seulement quelque lueur nocturne, perdent leur acuité et
semblent devenir presque aveugles, comme si la clarté de la vision les avait quittés ?
– Oui, bien sû r, dit-il.
– Et je pense bien que si les yeux se tournent vers des objets que le soleil [508d] illumine,
ils les voient nettement, et il semble bien que la vision soit claire pour ces mêmes yeux.
– Sans doute.
– Conçois donc, maintenant, qu'il en est de même pour la vision de l'â me. Lorsqu'elle se
tourne vers ce que la vérité et l'être illuminent, alors elle le pense, elle le connaît et elle
semble posséder l'intellect . Lorsqu'elle se tourne cependant vers ce qui est mêlé
138138

d'obscurité, sur ce qui devient et se corrompt, alors elle a des opinions dans lesquelles elle
s'embrouille en les revirant en tous sens, et on dirait qu'elle est alors dépourvue d'intellect.
– C'est ce qui semble. [508e]
– Eh bien, ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à celui qui connaît le
pouvoir de connaître, tu peux déclarer que c'est la forme du bien. Comme elle est la cause
de la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance , et 139139

si tu reconnais à l'une et à l'autre – la connaissance et la vérité – une certaine beauté, tu


porteras un jugement correct si tu estimes qu'il existe encore quelque chose de plus beau
[qu'elles]. La connaissance et la vérité, il est juste de penser qu'elles sont, comme la lumière
[509a] et la vue, semblables au soleil dans le monde visible, mais il n'est pas correct de les
identifier au soleil ; et de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la
connaissance et la vérité sont semblables au bien, alors qu'il serait incorrect d'identifier
l'une ou l'autre au bien : la nature du bien, en effet, doit être quelque chose d'encore plus
précieux !
– Tu parles, dit-il, d'une beauté extraordinaire, si le bien produit la connaissance et la vérité
et s'il les surpasse lui-même en beauté. Tu ne le présentes assurément pas comme le plaisir.
– Prends garde à ce que tu dis, répondis-je, et porte attention plutô t à cette image de lui.
[509b]
– Comment ?
– Je pense que tu admettras que le soleil confère aux choses visibles non seulement le
pouvoir d'être vues, mais encore la genèse, la croissance et la subsistance, encore que lui-
même ne soit aucunement genèse.
– Comment le serait-il, en effet ?
– Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n'est pas seulement leur
cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c'est leur être et aussi leur
essence qu'ils tiennent de lui, même si le bien n'est pas l'essence, mais quelque chose qui
140140

est au-delà de l'essence, dans une surabondance de majesté et de puissance. » [509c]


Et alors Glaucon, facétieux, s'exclama :
« Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance !
– C'est toi le responsable, repris-je, tu m'as forcé à exprimer mes opinions à son sujet.
– Ne t'arrête pas là , dit-il, et si tu n'acceptes pas de poursuivre, complète au moins ta
comparaison avec le soleil.
– Sans doute, repris-je, me faut-il compléter passablement de choses.
– Dans ce cas, dit-il, n'en laisse pas la moindre de cô té.
– Je pense, repris-je, que j'en laisserai de cô té un grand nombre. Dans les circonstances,
cependant, et autant que possible, je n'en omettrai pas de manière délibérée.
– Garde-toi de le faire, dit-il. [509d]
– Alors, repris-je, représente-toi bien, en suivant notre manière de nous exprimer, qu'il
existe deux souverains : l'un règne sur le genre intelligible et sur le lieu intelligible, l'autre,
de son cô té, règne sur l'horatón, c'est-à -dire sur le visible (je ne dis pas ouranós , le ciel,
141141

de peur de paraître vouloir faire un jeu de mots sophistiqué). Tu vois bien de toute façon
qu'il y a là deux genres différents, le visible et l'intelligible ?
– Je le saisis bien.
– Sur ce, prends, par exemple, une ligne coupée en deux segments d'inégale longueur ;
142142

coupe de nouveau, suivant la même proportion que la ligne, chacun des deux segments –
celui du genre visible et celui du genre intelligible – et tu obtiendras ainsi, eu égard à un
rapport réciproque de clarté et d'obscurité dans le monde visible, le second segment, celui
des images. [509e] J'entends par images d'abord [510a] les ombres, ensuite les reflets qui
se produisent sur l'eau ou encore sur les corps opaques, lisses et brillants, et tous les
phénomènes de ce genre. Tu comprends ce que je veux dire ?
– Mais je comprends bien.
– Pose alors l'autre segment auquel celui-ci ressemble, les animaux qui nous entourent, et
tout ce qui est soumis à la croissance, aussi bien que l'ensemble du genre de ce qui est
fabriqué.
– Je le pose, dit-il.
– Accepterais-tu aussi de dire, repris-je, que la division a été effectuée sous le rapport de la
vérité et de la non-vérité, de telle sorte que l'opinable est au connaissable ce que l'objet
143143

ressemblant est à ce à quoi il ressemble. [510b]


– Je l'admets absolument, dit-il.
– Examine aussi comment il faut couper la section de l'intelligible.
– De quelle façon ?
– Voici. Dans une partie de cette section, l'â me, traitant comme des images les objets qui,
dans la section précédente, étaient les objets imités , se voit contrainte dans sa recherche
144144
de procéder à partir d'hypothèses ; elle ne chemine pas vers un principe, mais vers une
145145

conclusion. Dans l'autre section toutefois, celle où elle s'achemine vers un principe
anhypothétique, l'â me procède à partir de l'hypothèse et sans recourir à ces images, elle
accomplit son parcours à l'aide des seules formes prises en elles-mêmes.
– Je n'ai pas bien compris, dit-il, ce que tu viens d'exposer. [510c]
– Eh bien, reprenons, dis-je. Tu comprendras mieux après ce que je vais dire maintenant.
Tu sais bien, je pense, que ceux qui s'occupent de géométrie , de calcul et d'autres choses
146146

du même genre font l'hypothèse du pair et de l'impair, des figures et des trois espèces
d'angles, et de toutes sortes de choses apparentées selon la recherche de chacun, et qu'ils
traitent ces hypothèses comme des choses connues ; quand ils ont confectionné ces
hypothèses, ils estiment n'avoir à en rendre compte d'aucune façon, ni à eux-mêmes ni aux
autres, [510d] tant elles paraissent évidentes à chacun ; mais ensuite, en procédant à partir
de ces hypothèses, ils parcourent les étapes qui restent et finissent par atteindre, par des
démonstrations progressives, le point vers lequel ils avaient tendu leur effort de recherche.
– Eh oui, dit-il, je sais parfaitement cela.
– Aussi bien dois-tu savoir qu'ils ont recours à des formes visibles et qu'ils construisent des
raisonnements à leur sujet, sans se représenter ces figures particulières, mais les modèles
auxquels elles ressemblent ; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et sur la
diagonale en soi, mais non pas sur cette diagonale dont ils font un tracé, et de même pour
les autres figures. [510e] Toutes ces figures, en effet, ils les modèlent et les tracent, elles
qui possèdent leurs ombres et leurs reflets sur l'eau, mais ils s'en servent comme autant
d'images dans leur recherche [511a] pour contempler ces êtres en soi qu'il est impossible
de contempler autrement que par la pensée.
– Tu dis vrai.
– Eh bien, voilà présenté ce genre que j'appelais l'intelligible : dans sa recherche de ce
genre, l'â me est contrainte d'avoir recours à des hypothèses ; elle ne se dirige pas vers le
principe, parce qu'elle n'a pas la force de s'élever au-dessus des hypothèses, mais elle
utilise comme des images ces objets qui sont eux-mêmes autant de modèles pour les copies
de la section inférieure, et ces objets, par rapport à leurs imitations, sont considérés comme
clairs et dignes d'estime. [511b]
– Je comprends, dit-il, tu veux parler de ce qui relève de la géométrie et des disciplines
connexes.
– Et maintenant, comprends-moi bien quand je parle de l'autre section de l'intelligible, celle
qu'atteint le raisonnement lui-même par la force du dialogue ; il a recours à la construction
d'hypothèses sans les considérer comme des principes, mais pour ce qu'elles sont, des
hypothèses, c'est-à -dire des points d'appui et des tremplins pour s'élancer jusqu'à ce qui
est anhypothétique, jusqu'au principe du tout. Quand il l'atteint, il s'attache à suivre les
conséquences qui découlent de ce principe et il redescend ainsi jusqu'à la conclusion,
[511c] sans avoir recours d'aucune manière à quelque chose de sensible, mais uniquement
à ces formes en soi, qui existent par elles-mêmes et pour elles-mêmes, et sa recherche
s'achève sur ces formes.
– Je ne comprends pas parfaitement, dit-il, tu évoques une grande entreprise, me semble-t-
il ; tu veux montrer que la connaissance de l'être et de l'intelligible, qu'on acquiert par la
science du dialogue, la dialectique , est plus claire que celle que nous tirons de ce qu'on
147147

appelle les disciplines . Dans ces disciplines, les hypothèses servent de principes, et ceux
148148
qui les contemplent sont contraints pour y parvenir de recourir à la pensée, et non pas aux
sens ; [511d] comme leur examen cependant ne remonte pas vers le principe, mais se
développe à partir d'hypothèses, ceux-là ne te semblent pas posséder l'intelligence de ces
objets, encore que ces objets seraient intelligibles s'ils étaient contemplés avec le principe.
Tu appelles donc pensée, me semble-t-il, et non intellect, l'exercice habituel des géomètres
et des praticiens de disciplines connexes, puisque la pensée est quelque chose
d'intermédiaire entre l'opinion et l'intellect.
– Mais tu me suis parfaitement, repris-je. Et maintenant, adjoins à nos quatre sections les
quatre états mentaux de l'â me 149149
: l'intellection, pour la section supérieure, la pensée,
[511e] pour la deuxième ; donne le nom de croyance à la troisième, et à la dernière celui de
représentation, et range-les selon la proportion suivante : plus les objets de ces états
mentaux participent à la vérité, plus ils participent à l'évidence.
– Je comprends, dit-il, je suis d'accord et je dispose le tout comme tu dis. »
Livre VII

[514a]
« Eh bien, après cela, dis-je, compare notre nature, considérée sous l'angle de l'éducation et
de l'absence d'éducation, à la situation suivante . Représente-toi des hommes dans une
11

sorte d'habitation souterraine en forme de caverne. Cette habitation possède une entrée
disposée en longueur, remontant de bas en haut tout le long de la caverne vers la lumière.
22

Les hommes sont dans cette grotte depuis l'enfance, les jambes et le cou ligotés de telle
sorte qu'ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux,
[514b] incapables de tourner la tête à cause de leurs liens. Représente-toi la lumière d'un
feu qui brû le sur une hauteur loin derrière eux et, entre le feu et les hommes enchaînés, un
chemin sur la hauteur, le long duquel tu peux voir l'élévation d'un petit mur, du genre de
ces cloisons qu'on trouve chez les montreurs de marionnettes et qu'ils érigent pour les
33

séparer des gens. Par-dessus ces cloisons, ils montrent leurs merveilles.
– Je vois, dit-il.
– Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent [514c] toutes sortes d'objets
fabriqués qui dépassent le muret, des statues d'hommes [515a] et d'autres animaux,
façonnées en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c'est bien
normal, certains parlent, d'autres se taisent.
– Tu décris là , dit-il, une image étrange et de bien étranges prisonniers.
– Ils sont semblables à nous, dis-je. Pour commencer, crois-tu en effet que de tels hommes
auraient pu voir quoi que ce soit d'autre, d'eux-mêmes et les uns des autres, si ce ne sont
les ombres qui se projettent, sous l'effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d'eux ?
– Comment auraient-ils pu, dit-il, puisqu'ils ont été forcés leur vie durant de garder la tête
immobile ? [515b]
– Qu'en est-il des objets transportés ? N'est-ce pas la même chose ?
– Bien sû r que si.
– Alors, s'ils avaient la possibilité de discuter les uns avec les autres, n'es-tu pas d'avis qu'ils
considéreraient comme des êtres réels les choses qu'ils voient ?
44

– Si, nécessairement.
– Et que se passerait-il si la prison recevait aussi un écho provenant de la paroi d'en face ?
Chaque fois que l'un de ceux qui passent se mettrait à parler, crois-tu qu'ils penseraient que
celui qui parle est quelque chose d'autre que l'ombre qui passe ?
– Par Zeus, non, dit-il, je ne le crois pas.
– Mais alors, dis-je, [515c] de tels hommes considéreraient que le vrai n'est absolument
rien d'autre que les ombres des objets fabriqués.
– De toute nécessité, dit-il.
– Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la
guérison de leur égarement, dans l'éventualité où , dans le cours des choses , il leur 55

arriverait ce qui suit. Chaque fois que l'un d'entre eux serait détaché et contraint de se lever
subitement , de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de
66

ces mouvements il souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces


choses [515d] dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu'il répondrait si
quelqu'un lui disait que tout à l'heure il ne voyait que des lubies , alors que maintenant,
77

dans une plus grande proximité de ce qui est réellement, et tourné davantage vers ce qui
est réellement, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant chacune des choses
qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? Ne crois-tu pas
qu'il serait incapable de répondre et qu'il penserait que les choses qu'il voyait auparavant
étaient plus vraies que celles qu'on lui montre à présent ?
– Bien plus vraies, dit-il. [515e]
– Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même, n'aurait-il pas mal aux
yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces choses qu'il est en mesure de distinguer
? Et ne considérerait-il pas que ces choses-là sont réellement plus claires que celles qu'on
lui montre ?
– C'est le cas, dit-il.
– Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant remonter la pente raide et
si on ne le lâ chait pas avant de l'avoir sorti dehors à la lumière du soleil, n'en souffrirait-il
pas [516a] et ne s'indignerait-il pas d'être tiré de la sorte ? Et lorsqu'il arriverait à la
lumière, les yeux éblouis par l'éclat du jour, serait-il capable de voir ne fû t-ce qu'une seule
des choses qu'à présent on lui dirait être vraies ?
– Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas sur le coup.
– Je crois bien qu'il aurait besoin de s'habituer, s'il doit en venir à voir les choses d'en-haut.
Il distinguerait d'abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les images des
hommes et des autres êtres qui s'y reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la
88

suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le ciel, et
le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière [516b] des astres et de la lune,
qu'il ne contemplerait de jour le soleil et sa lumière.
– Comment faire autrement ?
– Alors, je pense que c'est seulement au terme de cela qu'il serait enfin capable de discerner
le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est étranger,
mais lui-même en lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu'il est.
– Nécessairement, dit-il.
– Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c'est lui qui produit les saisons
et les années, et qui régit tout ce qui se trouve [516c] dans le lieu visible, et qui est cause
d'une certaine manière de tout ce qu'ils voyaient là -bas.
– Il est clair, dit-il, qu'il en arriverait là ensuite.
– Mais alors quoi ? Ne crois-tu pas que, se remémorant sa première habitation, et la sagesse
de là -bas , et ceux qui étaient alors ses compagnons de prison, il se réjouirait du
99

changement, tandis qu'eux il les plaindrait ?


– Si, certainement.
– Les honneurs et les louanges qu'ils étaient susceptibles de recevoir alors les uns des
autres, et les privilèges conférés à celui qui distinguait avec le plus d'acuité les choses qui
passaient et se rappelait le mieux celles qui défilaient habituellement avant les autres,
lesquelles après et lesquelles ensemble, [516d] celui qui était le plus capable de deviner, à
partir de cela, ce qui allait venir, celui-là , es-tu d'avis qu'il désirerait posséder ces privilèges
et qu'il envierait ceux qui, chez ces hommes-là , reçoivent les honneurs et auxquels on
confie le pouvoir ? Ou bien crois-tu qu'il éprouverait ce dont parle Homère , et qu'il 1010

préférerait de beaucoup,
étant aide-laboureur, être aux gages d'un autre homme, un sans terre,
« et subir tout au monde plutô t que de s'en remettre à l'opinion et de vivre de cette
1111

manière ? [516e]
– C'est vrai, dit-il, je crois pour ma part qu'il accepterait de tout subir plutô t que de vivre de
cette manière-là .
– Alors, refléchis bien à ceci, dis-je. Si, à nouveau, un tel homme descendait pour prendre
place au même endroit, n'aurait-il pas les yeux remplis d'obscurité, ayant quitté tout d'un
coup le soleil ?
– Si, certainement, dit-il.
– Alors, s'il lui fallait de nouveau concourir avec ceux qui se trouvent toujours prisonniers
là -bas, en formulant des jugements pour discriminer les ombres de là -bas, dans cet
1212

instant où il se trouve alors aveuglé, avant que [517a] ses yeux ne se soient remis et le
temps requis pour qu'il s'habitue étant loin d'être négligeable, ne serait-il pas l'objet de
moqueries et ne dirait-on pas de lui : “comme il a gravi le chemin qui mène là -haut, il
revient les yeux ruinés”, et encore : “cela ne vaut même pas la peine d'essayer d'aller là -
haut ?”. Quant à celui qui entreprendrait de les détacher et de les conduire en haut, s'ils
avaient le pouvoir de s'emparer de lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils
pas ?
1313

– Si, absolument, dit-il.


– Eh bien, c'est cette image , dis-je, mon cher Glaucon, [517b] qu'il faut rattacher tout
1414

entière à ce que nous disions auparavant : en assimilant l'espace qui se révèle grâ ce à la vue
à l'habitation dans la prison, et le feu qui s'y trouve à la puissance du soleil, et en
rapportant la remontée vers le haut et la contemplation des choses d'en-haut à l'ascension
de l'â me vers le lieu intelligible, tu ne risques pas de te tromper sur l'objet de mon
espérance , puisque c'est sur ce sujet que tu désires m'entendre. Seul un dieu sait peut-
1515

être si cette espérance coïncide avec le vrai. Voilà donc comment m'apparaissent les choses
qui se manifestent à moi : dans le connaissable, ce qui se trouve au terme, [517c] c'est la
forme du bien, et on ne la voit qu'avec peine, mais une fois qu'on l'a vue, on doit en
conclure que c'est elle qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est
droit et beau, elle qui dans le visible a engendré la lumière et le seigneur de la lumière , 1616

elle qui dans l'intelligible, étant elle-même souveraine, procure vérité et intellect ; et que
c'est elle que doit voir celui qui désire agir de manière sensée, soit dans sa vie privée, soit
dans la vie publique.
– Je partage moi aussi ta pensée, dit-il, en tout cas autant que j'en suis capable.
– Alors va, repris-je, partage aussi ma pensée sur ceci et ne t'étonne pas que ceux qui sont
allés là -bas ne consentent pas à s'adonner aux affaires des hommes, mais que leurs â mes
1717
n'éprouvent toujours d'attirance que pour ce qui est en-haut. Qu'il en soit ainsi n'est sans
doute rien que de naturel, [517d] si vraiment là aussi les choses se passent conformément
à l'image que nous venons d'esquisser.
– Tout à fait naturel, en effet, dit-il.
– Mais alors, trouves-tu là quelque raison de t'étonner si quelqu'un, qui est passé des
contemplations divines aux malheurs humains, se montre malhabile et apparaît bien
ridicule, lorsque encore ébloui et avant d'avoir pu s'habituer suffisamment à l'obscurité
ambiante, il se trouve forcé, devant les tribunaux ou dans quelque autre lieu, de polémiquer
au sujet des ombres de ce qui est juste, ou encore des figurines dont ce sont les ombres, et
1818

d'entrer en compétition [517e] sur la question de savoir comment ces choses peuvent être
comprises par ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ?
– Ce n'est d'aucune manière étonnant, dit-il. [518a]
– Mais justement, quelqu'un de réfléchi, dis-je, se souviendrait qu'il y a deux sortes de
troubles des yeux, et qu'ils se produisent suivant deux causes : lorsque les yeux passent de
la lumière à l'obscurité, et de l'obscurité à la lumière. Prenant en considération que les
mêmes transformations se produisent pour l'â me, chaque fois qu'il verrait une â me
troublée et rendue impuissante à distinguer quelque chose, il ne rirait pas de manière
stupide, mais il examinerait si, venant d'une vie plus lumineuse, c'est par manque
d'habitude qu'elle se trouve dans l'obscurité, ou si, passant d'une ignorance considérable à
un état plus lumineux, elle a été frappée d'éblouissement par l'éclat supérieur de la lumière.
[518b] Pour lui, dès lors, la première serait remplie de bonheur par cette expérience et par
cette vie, tandis que l'autre serait à plaindre, et dans le cas où il éprouverait le désir de se
moquer de cette dernière, son rire serait moins ridicule que s'il prenait pour cible l'â me qui
vient d'en haut, de la lumière.
– Ce que tu dis là , dit-il, est certainement très juste.
– Il faut donc, dis-je, si cela est vrai, que nous en venions à la position suivante sur ces
questions : l'éducation n'est pas telle que la présentent certains de ceux qui s'en font les
hérauts . Ils affirment, n'est-ce pas, que la connaissance n'est pas dans l'â me [518c] et
1919

qu'eux l'y introduisent, comme s'ils introduisaient la vision dans des yeux aveugles.
– Oui, c'est ce qu'ils affirment, dit-il.
– Mais notre discussion de maintenant, dis-je, montre précisément que cette puissance
réside dans l'â me de chacun, ainsi que l'instrument grâ ce auquel chacun peut apprendre :
2020

comme si un œil se trouvait incapable de se détourner de l'obscurité pour se diriger vers la


lumière autrement qu'en retournant l'ensemble du corps, de la même manière c'est avec
l'ensemble de l'â me qu'il faut retourner cet instrument hors de ce qui est soumis au
devenir, jusqu'à ce qu'elle devienne capable de s'établir dans la contemplation de ce qui est
et de ce qui, dans ce qui est, est le plus lumineux. Or cela, c'est ce que nous affirmons être le
bien, [518d] n'est-ce pas ?
– Oui.
– Il existerait dès lors, dis-je, un art pour cela, un art de ce retournement , un art consacré
2121

à la manière dont cet instrument peut être retourné le plus facilement et le plus
efficacement possible, non pas l'art de produire en lui la puissance de voir, puisqu'il la
possède déjà sans être toutefois correctement orienté, ni regarder là où il faudrait, mais
l'art de mettre en œuvre ce retournement.
– Oui, apparemment, dit-il.
– Dès lors, les autres vertus qu'on appelle vertus de l'â me risquent bien d'être assez
2222

proches de celles du corps, car en réalité elles n'y sont pas d'abord présentes, elles sont
produites plus tard [518e] par l'effet des habitudes et des exercices. La vertu qui s'attache
à la pensée appartient toutefois apparemment plus que tout à quelque principe divin , 2323

quelque chose qui ne perd jamais sa puissance, mais qui, en fonction du retournement qu'il
subit, devient utile et bénéfique, ou au contraire inutile et nuisible. [519a] N'as-tu jamais
réfléchi à propos de ceux qu'on dit méchants, mais aussi habiles, à quel point leur â me
médiocre possède une vue perçante et distingue avec acuité ce vers quoi elle s'est
orientée ? Cette â me n'a pas la vue faible, mais elle est néanmoins contrainte de se mettre
au service de la méchanceté, de sorte que plus elle regarde avec acuité, plus elle commet
d'actions mauvaises.
– Oui, exactement, dit-il.
– Toutefois cette â me médiocre, dis-je, elle qui appartient à une telle nature, si dès l'enfance
on la taillait et qu'on coupait les liens qui l'apparentent au devenir, [519b] comme des
poids de plomb qui se sont ajoutés à sa nature sous l'effet de la gourmandise et des
2424

plaisirs et convoitises de ce genre et qui tournent la vue de l'â me vers le bas ; si elle s'en
trouvait libérée et se retournait vers ce qui est vrai, cette même partie des mêmes êtres
humains verrait ce qui est vrai avec la plus grande acuité, de la même manière qu'elle voit
les choses vers lesquelles elle se trouve à présent orientée.
– Apparemment, dit-il.
– Mais dis-moi, que dire de ceux qui sont dépourvus d'éducation et ne possèdent aucune
expérience de la vérité ? N'est-il pas probable – et je dirais même fatal, tenant compte de ce
qui a été dit auparavant – qu'ils ne gèrent jamais une cité de manière satisfaisante, [519c]
pas plus que ceux qu'on laisse passer leur temps jusqu'à la fin de leur vie à s'éduquer ? Les
premiers, parce qu'ils n'ont pas dans la vie un but unique qu'ils doivent viser pour faire
tout ce qu'ils accomplissent dans leur vie privée ou publique ; les autres, parce qu'ils
n'accompliront rien de tel de leur plein gré, convaincus qu'ils sont de s'être établis de leur
vivant dans les îles des Bienheureux .2525

– C'est vrai, dit-il.


– C'est donc notre tâ che, dis-je, à nous les fondateurs , que de contraindre les naturels les
2626

meilleurs à se diriger vers l'étude que nous avons déclarée la plus importante dans notre
propos antérieur , c'est-à -dire à voir le bien et à gravir le chemin de cette ascension,
2727

[519d] et, une fois qu'ils auront accompli cette ascension et qu'ils auront vu de manière
satisfaisante, de ne pas tolérer à leur égard ce qui est toléré à présent.
– De quoi s'agit-il ?
– De demeurer, dis-je, dans ce lieu, et de ne pas consentir à redescendre auprès de ces
prisonniers et à prendre part aux peines et aux honneurs qui sont les leurs, qu'il s'agisse de
choses ordinaires ou de choses plus importantes.
– Alors, dit-il, nous serons injustes à leur égard, et nous rendrons leur vie pire, alors qu'elle
pourrait être meilleure pour eux ? [519e]
– Une fois de plus, mon ami, dis-je, tu as oublié qu'il n'importe pas à la loi qu'une classe
particulière de la cité atteigne au bonheur de manière distinctive, mais que la loi veut
mettre en œuvre les choses de telle manière que cela se produise dans la cité tout entière,
en mettant les citoyens en harmonie par la persuasion et la nécessité, [520a] et en faisant
en sorte qu'ils s'offrent les uns aux autres les services dont chacun est capable de faire
bénéficier la communauté . C'est la loi elle-même qui produit de tels hommes dans la cité,
2828

non pas pour que chacun se tourne vers ce qu'il souhaite, mais afin qu'elle-même mette ces
hommes à son service pour réaliser le lien politique de la cité.
2929

– C'est vrai, dit-il, j'avais oublié, en effet.


– Observe alors, Glaucon, dis-je, que nous ne serons pas injustes à l'endroit de ceux qui chez
nous deviennent philosophes, mais que nous leur tiendrons un discours juste en les
contraignant, en plus du reste, à se soucier des autres et à les garder. Nous leur dirons en
effet qu'il est normal que ceux qui en viennent à occuper leur position dans les autres cités
[520b] ne participent pas aux tâ ches qu'on y assume. Ils s'y développent en effet de par
leur propre initiative, sans l'agrément de la constitution politique qui se trouve dans
chacune de ces cités, et il est juste que ce qui se développe par soi-même, ne devant sa
subsistance à personne, n'ait aucunement à cœur de payer à quiconque le prix de son
entretien. “Mais dans votre cas, leur dirons-nous, c'est nous qui, pour vous-mêmes comme
pour le reste de la cité, comme cela se passe dans les essaims d'abeilles, vous avons
engendrés pour être des chefs et des rois, en vous donnant une éducation meilleure et plus
parfaite qu'aux autres, et en vous rendant plus aptes à participer à l'un et l'autre modes de
vie . [520c] Il vous faut donc redescendre, chacun à son tour, vers l'habitation commune
3030

des autres et vous habituer à voir les choses qui sont dans l'obscurité. Quand vous y serez
habitués, en effet, vous verrez dix mille fois mieux que ceux de là -bas, et vous saurez
identifier chacune des figures : ce qu'elles sont, de quoi elles sont les figures, parce que
3131

vous aurez vu le vrai concernant les choses belles, justes et bonnes. De cette manière, la cité
sera administrée en état de vigilance par vous et par nous, et non en rêve , comme à
3232

présent, alors que la plupart sont administrées par des gens qui se combattent les uns les
autres pour des ombres et qui deviennent factieux afin de prendre le pouvoir, comme s'il y
avait là un bien de quelque importance. [520d] Car voici en quoi consiste le vrai là -dessus :
la cité au sein de laquelle s'apprêtent à gouverner ceux qui sont le moins empressés à
diriger, c'est celle-là qui est nécessairement administrée de la meilleure façon et la plus
exempte de dissension, tandis que celle que dirigent ceux qui sont dans l'état contraire se
trouve dans la situation opposée.”
– Oui, exactement, dit-il.
– Crois-tu dès lors que ceux dont nous avons assuré la subsistance, quand ils entendront ce
discours, ne se laisseront pas persuader et qu'ils ne consentiront pas à peiner comme les
autres dans la cité, chacun à son tour, tout en résidant la majeure partie de leur temps entre
eux dans la région pure ? [520e]
3333

– C'est impossible, dit-il, car nous prescrirons des règles justes à des hommes justes. Par
ailleurs, c'est avant tout comme vers un devoir que chacun d'eux se portera vers le pouvoir,
contrairement à ceux qui dirigent maintenant dans chaque cité.
– Voilà bien la situation, mon camarade, dis-je. Si tu peux découvrir, pour ceux qui
s'apprêtent à diriger, [521a] une vie meilleure que le pouvoir, tu peux alors faire advenir
une cité bien administrée. C'est en effet dans cette cité seulement que dirigeront ceux qui
sont réellement riches : riches non pas d'or, mais de cette richesse qui est nécessaire à
l'homme heureux, c'est-à -dire une vie bonne et remplie de sagesse . Mais si ce sont des
3434

mendiants et des gens que leur vénalité porte vers des biens privés qui s'emparent des
affaires publiques, croyant qu'il se trouve là du bien qu'il faut accaparer, alors ce ne sera
pas possible. Si le pouvoir, en effet, devient l'objet d'un affrontement, une guerre de ce
genre, parce qu'elle est intérieure et qu'elle fait s'affronter ceux qui sont apparentés, les
détruit eux-mêmes autant que le reste de la cité.
– C'est tout à fait vrai, dit-il. [521b]
– Or, repris-je, conçois-tu une autre vie susceptible de faire mépriser les charges politiques,
si ce n'est la vie de la philosophie véritable ?
– Non, par Zeus, dit-il.
– Mais par ailleurs, il faut que ce ne soient pas des amoureux du pouvoir qui se portent vers
lui, sinon, ceux qui en sont les amoureux rivaux se combattront certainement.
– Comment faire autrement ?
– Alors qui d'autre contraindras-tu à se diriger vers la garde de la cité, sinon ceux qui sont
les plus sages quant aux meilleurs moyens d'administrer une cité, eux qui sont titulaires
d'autres honneurs que les honneurs politiques, et qui mènent une vie meilleure que la vie
politique ?
– Il n'y a personne d'autre, dit-il. [521c]
– Veux-tu alors que nous examinions maintenant de quelle manière de tels hommes seront
produits dans la cité, et comment on les conduira vers la lumière, comme on dit que
certains sont montés depuis l'Hadès jusque vers les dieux ?
3535

– Comment ne le voudrais-je pas ? dit-il.


– Faire cela, il semble bien que ce ne soit pas comme le retournement d'une coquille 3636

d'huître au jeu, mais bien la conversion d'une â me qui laisse derrière elle un jour mêlé de
nuit, pour aller vers un jour véritable, puisqu'il s'agit d'une ascension vers ce qui est,
ascension que nous affirmons être la vraie philosophie.
– Très certainement.
– Par conséquent, il faut examiner quel enseignement détient la capacité de produire
3737

cela ?
– Comment faire autrement ? [521d]
– Quel serait alors, Glaucon, l'enseignement capable de tirer l'â me de ce qui devient vers ce
qui est ? Mais en disant cela, je pense au même moment à la chose suivante : n'avons-nous
pas affirmé que lorsqu'ils étaient jeunes, ils devaient être des athlètes de la guerre ?
3838

– Nous l'avons affirmé, en effet.


– Il faut donc que l'enseignement que nous cherchons procure quelque chose qui s'ajoute à
cette formation ?
– Quoi donc ?
– Qu'il ne soit pas inutile à des hommes de guerre.
– Il le faut sans doute, dit-il, si toutefois cela est possible.
– Or c'est d'une part par la gymnastique, n'est-ce pas, et d'autre part par <la poésie> et la
musique que nous les avons formés dans ce que nous avons proposé auparavant ? [521e]
3939

– Oui, grâ ce à elles, dit-il.


– Or la gymnastique, bien sû r, est entièrement concernée par ce qui devient et ce qui se
corrompt : c'est en effet à la croissance et au dépérissement du corps qu'elle préside.
– Il semble bien.
– Ce ne serait donc pas là l'enseignement que nous cherchons. [522a]
– Non, en effet.
– Mais serait-ce alors la musique, telle que nous l'avons exposée auparavant ?
– Mais celle-ci, dit-il, était justement le corrélat de la gymnastique, si tu t'en souviens : elle
éduquait les gardiens en leur donnant des habitudes, contribuant à leur procurer un certain
état harmonieux sur la base de l'harmonie musicale, et non pas un savoir, et de même une
disposition bien rythmée sur la base du rythme musical. La musique procure de surcroît
dans ses paroles d'autres habitudes, qui sont parentes des habitudes précédentes, autant
dans les fictions des mythes que dans les discours qui se rapprochent de la vérité, mais on
ne trouve en elle aucun enseignement orienté [522b] vers ce bien que, toi, tu recherches
4040

dans le moment.
– Avec quelle précision, dis-je, tu me remets cela en mémoire ! En effet, elle ne comportait
en réalité rien de tel. Mais, Glaucon, homme démonique, qu'est-ce qui pourrait présenter
une telle qualité ? Tous les autres arts , en effet, nous ont semblé être quasiment des arts
4141

de tâ cherons…
– Quoi d'autre ? Mais alors quel autre enseignement reste-t-il, si nous mettons de cô té la
musique, la gymnastique et les arts ?
– Allons, dis-je, si nous ne pouvons en prendre aucun à l'extérieur de ceux-ci, prenons-en
un parmi ceux qui se rattachent à tous les autres.
– Lequel ? [522c]
– Par exemple, cet enseignement commun, auquel recourent de manière complémentaire
tous les arts, tous les raisonnements et toutes les sciences, celui que tout le monde doit
apprendre en premier.
– Lequel ? dit-il.
– Cet enseignement ordinaire, dis-je, qui consiste à reconnaître le un, le deux et le trois. Je
veux dire par là , pour faire vite, le nombre et le calcul. Car dans leur cas, l'état des choses
n'est-il pas que tout art ainsi que toute science se voient forcés d'en devenir les
partenaires ?
– Oui, certainement.
– Par conséquent, l'art de la guerre aussi ?
– De toute nécessité, dit-il. [522d]
– Certes, dis-je, dans les tragédies , c'est un stratège totalement ridicule que Palamède
4242

nous montre chaque fois en Agamemnon. N'as-tu pas remarqué que Palamède affirme
qu'ayant découvert le nombre, c'est lui qui devant Troie assigna à l'armée les positions
pour la bataille, lui qui dénombra les vaisseaux et tout le reste, comme si avant lui rien de
cela n'avait été dénombré et comme si, apparemment, Agamemnon n'avait même pas su
combien de pieds il avait, comme si vraiment il ne savait même pas compter ? Dès lors, quel
genre de stratège crois-tu qu'il ait pu être ?
– Un stratège bien étrange, à mon avis, dit-il, si cela était vrai. [522e]
– Statuerons-nous alors, dis-je, en disant que c'est un enseignement des plus nécessaires à
l'homme de guerre que de pouvoir calculer et compter ?
– Le plus nécessaire de tous, dit-il, s'il veut comprendre quoi que ce soit aux positions des
troupes pour la bataille, ou même s'il veut seulement être un être humain.
– Tu as donc, dis-je, de cet enseignement la même conception que moi ?
– Laquelle ? [523a]
– Il risque de constituer un de ces enseignements que nous cherchons, et qui conduisent
naturellement à l'intellection , mais dont personne ne fait un usage correct, alors qu'il est
4343

tout à fait apte à tirer vers l'être.


– En quel sens, dit-il, dis-tu cela ?
– J'essaierai, dis-je, de clarifier au moins mon point de vue. Ce que je choisis, selon mon
jugement, comme susceptible de conduire ou non au but que nous formulons, joins-toi à
moi pour le considérer – qu'il s'agisse de l'affirmer avec moi ou de le refuser – et, de cette
façon, nous verrons plus clairement si la chose est telle que je la devine.
– Fais voir, dit-il.
– Eh bien, si tu peux l'observer, dis-je, j'attire ton attention sur le fait que dans les
perceptions, [523b] certaines choses n'invitent pas l'intellection à un examen
supplémentaire, puisqu'elles sont jugées de manière satisfaisante par la perception, tandis
que d'autres l'incitent tout à fait à cet examen, puisque la perception n'y fabrique rien de
ferme .
4444

– Visiblement, dit-il, tu veux parler des choses qui apparaissent de loin et de celles qui sont
dessinées comme la peinture en trompe l'œil.
– Pas du tout, dis-je, tu n'as pas trouvé ce dont je parle.
– Alors de quoi parles-tu ? dit-il.
– Les choses qui ne sollicitent pas l'intellection, dis-je, sont celles qui ne suscitent pas
simultanément une perception contraire ; celles qui suscitent une perception contraire, je
considère qu'elles sollicitent l'intellection, [523c] puisque alors leur perception ne 4545

manifeste pas plus la chose que ce qui lui est opposé, qu'il s'agisse de choses qui se
présentent de près ou de loin. Ce que je dis là deviendra plus clair si je prends cet exemple 4646

: disons que nous avons là trois doigts, le plus petit, le second et le moyen.
– Très bien, dit-il.
– Tiens bien compte du fait que j'en parle comme d'objets vus de près. Examine dès lors
avec moi ce qui suit à leur sujet.
– Quoi ?
– Chacun, n'est-ce pas, apparaît être de la même manière un doigt, et de ce point de vue cela
ne fait aucune différence [523d] qu'on le voie au milieu ou à l'extrémité, qu'il soit blanc ou
noir, qu'il soit gros ou mince, et ainsi pour tout ce genre de qualités. Dans tous ces cas, en
effet, l'â me de la plupart des hommes n'est pas forcée d'interroger l'intellection sur ce que
peut bien être un doigt, car jamais la vue ne lui a signifié simultanément qu'un doigt était le
contraire d'un doigt.
– Non, en effet, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, une perception de ce genre ne serait vraisemblablement pas
susceptible de solliciter [523e] ni d'éveiller l'intellection.
– Non, vraisemblablement.
– Mais dis-moi, leur grandeur et leur petitesse, la vue les voit-elle de manière satisfaisante ?
Et est-ce que cela ne fait aucune différence pour elle que l'un d'entre eux soit placé au
milieu ou aux extrémités ? N'en va-t-il pas de même pour le toucher, quand il s'agit de
grosseur ou de minceur, de mollesse ou de dureté ? Et les autres sensations ne manifestent-
elles pas ces qualités de manière insatisfaisante ? N'est-ce pas de la manière suivante que
chacune d'entre elles procède : d'abord, [524a] le sens de la perception qui est assigné à ce
qui est dur n'est-il pas nécessairement assigné aussi à ce qui est mou, et il rapporte à
l'â me qu'il a la perception de quelque chose qui est à la fois dur et mou ?
4747

– Oui, c'est ainsi, dit-il.


– Par conséquent, dis-je, il est nécessaire que dans les cas de ce genre l'â me soit perplexe et
qu'elle se demande ce que peut bien signifier cette sensation qui présente l'objet dur, si elle
le présente également comme mou, et qu'elle se demande aussi, pour la sensation du léger
et du lourd, ce qu'est le léger, et le lourd, et si la sensation signifie le lourd comme léger, et
le léger comme lourd ? [524b]
– En effet, dit-il, ces communications sont bien étranges pour l'â me et elles réclament un
4848

examen.
– Dans de tels cas, dis-je, il est vraisemblable que l'â me essaiera en premier lieu, en
sollicitant le raisonnement et l'intellection , d'examiner si chacune des qualités rapportées
4949

est unique, ou si elle est double.


– Par la force des choses.
– Par conséquent, s'il apparaît qu'il s'agit de deux choses, c'est que chacune paraît à la fois
différente et une ?
– Oui.
– Si donc chacune des deux est une, et que prises ensemble elles sont deux, l'â me concevra
ces deux-là comme des choses séparées. [524c] Car si elle ne les séparait pas, elle ne les
5050

concevrait pas comme deux, mais comme une seule.


– C'est juste.
– Or, nous affirmons bien que la vue voit le grand et le petit non pas comme quelque chose
qui est séparé, mais comme quelque chose qui est confondu, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Mais pour produire cette clarification, l'intellection a été contrainte de voir grand et petit
non pas comme confondus, mais comme séparés, contrairement à ce que faisait la vue.
– C'est vrai.
– Par conséquent, n'est-ce pas de là que nous vient d'abord l'idée de demander ce que peut
bien être le grand, et aussi le petit ?
– Oui, absolument.
– Et c'est ainsi que nous avons désigné d'une part l'intelligible, et d'autre part le visible.
[524d]
– C'est tout à fait exact, dit-il.
– C'est précisément cela que j'essayais de dire à l'instant, à savoir que certaines choses sont
propres à solliciter la pensée, et les autres non. Celles qui viennent frapper la sensation en
même temps que leurs contraires, je les définis comme susceptibles de solliciter la pensée,
alors que celles qui ne le font pas sont impropres à éveiller l'intellection.
– Je comprends bien, maintenant, dit-il, et je suis du même avis que toi.
– Mais alors, le nombre et l'unité, de quel type te semblent-ils ?
– Je n'arrive pas à le concevoir, dit-il.
– Eh bien alors, représente-toi la chose, dit-il, à partir de ce que nous avons dit auparavant.
Si, en effet, l'unité peut être vue de manière suffisante, telle qu'elle est en elle-même, ou
être saisie par quelque autre sensation, [524e] elle ne saurait être en mesure de nous tirer
vers l'être, comme nous l'avons dit au sujet du doigt. Si, par contre, on voit toujours
simultanément en elle une certaine contradiction , de sorte qu'elle ne semble pas plus être
5151

une que le contraire, il faudrait alors certainement recourir à quelque chose pour en juger,
et l'â me serait nécessairement perplexe et forcée dans ce cas de faire une recherche. Elle
mettrait alors en elle-même la réflexion en mouvement, et elle se demanderait
nécessairement ce que peut bien être l'unité en elle-même : [525a] ainsi l'étude relative à
l'unité ferait partie de ces études qui conduisent à la contemplation de ce qui est , et qui y
5252

convertissent.
– Oui, certainement, dit-il, la vision relative à l'unité détient tout à fait cette propriété : nous
voyons en effet simultanément la même chose comme une et comme une quantité infinie
de choses.
– Par conséquent, s'il en est ainsi de l'unité, dis-je, la même situation se produit pour tout
autre nombre ?
– Forcément.
– Or, tout l'art du calcul et aussi toute l'arithmétique ont pour objet le nombre ?
5353

– Exactement. [525b]
– Ces arts paraissent dès lors capables de conduire à la vérité.
– Oui, en effet, de manière extraordinaire.
– Il semble donc bien qu'ils feraient partie des enseignements que nous cherchons. Il est en
effet nécessaire à un homme de guerre, pour ses dispositions tactiques, de les apprendre ;
quant au philosophe qui doit s'attacher à l'être en se dégageant du devenir, il doit aussi les
apprendre, ou alors il ne deviendra jamais expert dans l'art du raisonnement . 5454

– C'est cela, dit-il.


– Or notre gardien se trouve être à la fois homme de guerre et philosophe.
– Certes.
– Il serait dès lors approprié de faire de cet enseignement l'objet d'une législation, Glaucon,
et de convaincre ceux qui désirent prendre part aux tâ ches les plus élevées de la cité [525c]
de se porter vers l'art du calcul et de s'y appliquer, non pas comme un exercice utile aux
affaires privées, mais dans le but d'atteindre la contemplation de la nature des nombres par
l'intellection elle-même. Non pas donc comme un exercice en vue de la vente ou de l'achat,
comme le font les marchands et les commerçants, mais en ayant pour finalité la guerre et, 5555

au bout du compte, cette conversion naturelle de l'â me, qui se dégage du devenir et se
tourne vers la vérité et vers l'être.
– Tu l'exprimes magnifiquement, dit-il.
– Et certes, repris-je, je conçois bien, [525d] maintenant qu'on a discouru sur
l'enseignement du calcul, à quel point cet art est subtil et combien il nous est utile à maints
égards pour ce que nous désirons, si bien entendu on s'en occupe dans un but de
connaissance, et non à des fins mercantiles.
– De quelle manière ? dit-il.
– Dans le but que nous venons de dire, dis-je. Cet art conduit l'â me avec une sorte de
fermeté vers le haut, et il la force à dialoguer au sujet des nombres eux-mêmes, en
n'acceptant en aucun cas, si on dialogue avec elle, de faire intervenir des nombres attachés
à des corps visibles ou tangibles. Tu connais bien ceux qui sont habiles dans ces questions :
[525e] si on entreprend par un argument de scinder l'unité elle-même, ils se mettent à en
rire et ne l'acceptent pas ; mais si toi tu en fais de la petite monnaie, eux la multiplient en
s'appliquant à ce qu'elle n'apparaisse jamais comme une unité, mais comme des parties
multiples.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il. [526a]
– Mais alors, Glaucon, à ton avis, si quelqu'un leur demandait : “Ô hommes étonnants, de
quels nombres discutez-vous ? Selon votre jugement, l'unité dans ces nombres est telle que
chaque unité est chaque fois égale à toute autre et qu'elle ne présente pas la moindre
différence, ne possédant en elle-même aucune partie”, que crois-tu qu'ils répondraient ?
– D'après moi, ils répondraient qu'ils parlent de nombres qu'il faut se contenter de
concevoir, mais qu'il est impossible de s'approprier de quelque autre façon.
– Vois-tu alors, mon ami, dis-je, que cet enseignement risque de nous être réellement
nécessaire, [526b] puisqu'il semble bien forcer l'â me à recourir à l'intellection elle-même 5656

pour atteindre la vérité elle-même ?


– Et en effet, dit-il, c'est tout à fait ce qu'il réussit.
– Mais dis-moi, as-tu déjà porté attention au fait suivant ? Ceux qui sont naturellement
doués pour le calcul se montrent pour ainsi dire naturellement plus vifs dans tous les
autres enseignements, alors que ceux qui sont lents, si on les forme et si on les exerce dans
cet enseignement, à défaut d'autre bénéfice, n'en progressent pas moins en devenant plus
brillants qu'ils n'étaient auparavant ?
– Oui, c'est le cas, dit-il.
[526c] – Et par ailleurs, à mon avis, tu ne trouverais pas facilement plusieurs
enseignements susceptibles d'exiger plus d'efforts de celui qui en fait l'apprentissage et s'y
exerce que cet enseignement-là .
– Non, en effet.
– Compte tenu de toutes ces raisons, il importe de ne pas négliger cet enseignement et il
faut que ceux qui sont doués des meilleurs naturels y soient formés.
– J'abonde dans ton sens, dit-il.
– Voilà donc, dis-je, un premier enseignement adopté dans notre programme. Examinons
maintenant le deuxième, lequel se rapporte au premier, pour voir s'il nous convient de
quelque manière.
– Lequel ? demanda-t-il. Veux-tu dire la géométrie ?
– Cela même, dis-je. [526d]
– Tout ce qui en elle touche à la guerre, dit-il, il est clair que cela convient. En effet, pour
l'installation des campements et pour l'assaut des places fortes, pour les opérations de
rassemblement et de déploiement de l'armée, et aussi pour toutes les manœuvres qui sont
effectuées au cours des expéditions, aussi bien dans les batailles que dans les
déplacements, celui qui serait géomètre se distinguerait nettement de celui qui ne le serait
pas.
– Mais à coup sû r, dis-je, pour toutes ces opérations, une petite part de géométrie et de
calcul devrait suffire. Mais ce qu'il faut examiner, c'est l'ensemble de la géométrie, dont la
portée est plus considérable, de manière à voir si elle peut de quelque manière tendre vers
ce but supérieur : [526e] parvenir à faire distinguer plus facilement la forme du bien. Or
nous affirmons que tout ce qui incline l'â me à se tourner vers ce lieu sublime dans lequel
réside l'être le plus heureux de ce qui est , ce qu'elle doit elle-même absolument regarder,
5757

tout cela tend vers ce but.


– Tu as raison, dit-il.
– Par conséquent, si elle incline à contempler l'être, elle convient ; si c'est le devenir, elle ne
convient pas.
– C'est bien ce que nous affirmons. [527a]
– Or le point suivant, dis-je, même ceux qui ne possèdent qu'une expertise réduite de la
géométrie ne nous le disputeront pas : cette connaissance est entièrement à l'opposé de ce
qu'en disent ceux dont elle constitue le domaine.
– Comment cela ? dit-il.
– Ils en traitent d'une manière bien ridicule et bien utilitaire. C'est en effet comme des
praticiens, soucieux d'abord de leur pratique, qu'ils fabriquent toutes leurs propositions, en
parlant de mettre au carré , ou alors d'appliquer et d'additionner, et en formulant tous
5858

leurs énoncés de cette manière, [527b] alors que tout cet enseignement, on ne s'y consacre
qu'en visant la connaissance .5959

– Oui, absolument, dit-il.


– Il faut, par conséquent, s'entendre sur un point supplémentaire.
– Lequel ?
– Qu'on étudie la géométrie en vue de la connaissance de ce qui est toujours , et non de ce
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qui se produit à un moment donné puis se corrompt.


– On tombera facilement d'accord là -dessus. La géométrie est en effet connaissance de ce
qui est toujours.
– Elle serait dès lors capable, noble ami, de tirer l'â me vers la vérité, et de modeler la
pensée philosophique en orientant vers ce qui est en haut ce qu'à présent nous orientons à
tort vers le bas.
– Autant que cela est possible, dit-il. [527c]
– Il faut par conséquent, autant que cela est possible, enjoindre à ceux qui résident dans ta
cité de beauté de ne négliger d'aucune manière la géométrie, sans compter que les
6161

bienfaits supplémentaires ont aussi leur importance.


– Lesquels ? dit-il.
– Ceux-là mêmes dont tu as parlé, dis-je, les bienfaits relatifs à la guerre, et nous savons
bien en plus, quand il s'agit de mesurer le progrès dans tous les savoirs, qu'il y aura un
monde de différence entre celui qui s'est attaché à l'étude de la géométrie et celui qui ne s'y
est pas attaché.
– Un monde, certes, par Zeus, dit-il.
– Allons-nous donc l'instituer comme deuxième enseignement pour les jeunes gens ?
– Oui, instituons-la, dit-il.
[527d] – Mais alors ? Comme troisième enseignement, instituerons-nous l'astronomie ?
N'est-ce pas là ton avis ?
– C'est bien mon avis, dit-il. Ê tre à même, en effet, de bien saisir le calendrier saisonnier des
mois et des années, cela convient non seulement à l'agriculture ou à la navigation, mais
aussi, et non dans une moindre mesure, à l'art de la stratégie militaire.
– Tu es gentil, dis-je, tu ressembles à quelqu'un qui, en présence de la foule, craindrait de
paraître vouloir encourager des enseignements inutiles. Il n'y a rien d'ordinaire – c'est au
contraire assez difficile – à faire admettre que, dans ces enseignements , un certain
6262

instrument de l'â me de chacun se trouve purifié et revivifié [527e], un instrument qui est
corrompu et aveuglé par les autres occupations, un instrument qu'il serait plus important
de sauver que des milliers d'yeux : c'est par lui seul, en effet, que la vérité est vue. À ceux
dès lors qui sont du même avis que toi, tu paraîtras t'exprimer de manière tout à fait
admirable, mais ceux qui n'en ont jamais pris conscience jugeront sans doute que tu parles
pour ne rien dire. Ils ne voient en effet dans cet enseignement aucun autre avantage qui soit
digne de mention. [528a] Examine donc ici même avec lesquels de ces gens tu veux
discuter, ou alors si tu ne discutes avec aucun des autres, vois si ce n'est pas d'abord pour
toi-même que tu élabores la majeure partie de ces arguments, sans toutefois en écarter
quiconque serait en mesure d'en tirer quelque profit.
– C'est bien cela que je choisis, dit-il, c'est pour moi-même principalement que je parle, que
je pose des questions et que je réponds.
– Alors, reviens en arrière, dis-je, car maintenant nous n'avons pas enchaîné correctement
avec ce qui suivait la géométrie.
– Comment avons-nous fait ? dit-il.
– Après la surface plane, dis-je, nous avons pris le solide déjà en mouvement [528b], avant
de le considérer tel qu'il est en lui-même. Il serait correct de reprendre la troisième
dimension à la suite de la deuxième. Il s'agit de cette dimension, bien sû r, qui concerne les
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cubes et qui participe de la profondeur.


– C'est celle-là , en effet, dit-il. Mais ces questions-là , Socrate, ne semblent pas avoir encore
6464

trouvé de solutions.
– De cela, dis-je, il y a en effet deux causes. D'une part, parce que aucune cité ne les tient en
honneur, ces questions qui sont difficiles sont l'objet de recherches menées sans
enthousiasme ; d'autre part, ceux qui s'adonnent à ces recherches ont besoin d'un
superviseur, sans l'aide duquel ils ne pourraient faire de découvertes. Or il est difficile de
trouver un superviseur, et ensuite, s'il en existait un, ceux qui dans la situation actuelle sont
engagés dans ces recherches [528c] ont une si haute opinion d'eux-mêmes qu'ils ne
pourraient lui obéir. Si par contre une cité tout entière, qui tiendrait ces matières en haute
estime, les supervisait, alors ils obéiraient, et ces recherches, menées de façon continue et
avec zèle, rendraient manifeste la qualité de leur objet. Puisque même actuellement, alors
qu'elles sont méprisées et freinées par le grand nombre, et alors que ceux qui les étudient
ne trouvent guère d'argument pour justifier leur utilité, elles se développent néanmoins
par la force de leur charme en dépit de toutes ces difficultés, il n'y a rien d'étonnant à ce
qu'elles soient apparues. [528d]
– Ces recherches ont certes bien du charme, dit-il, un charme extraordinaire. Mais explique-
moi plus clairement ce que tu disais à l'instant. Tu as donc posé la géométrie comme la
discipline qui s'occupe de la surface.
– Oui, dis-je.
– Ensuite, dit-il, tu as posé l'astronomie comme venant immédiatement après elle, et plus
tard tu es revenu en arrière.
– Il est vrai, dis-je, que dans ma hâ te à exposer rapidement tout en même temps, j'ai plutô t
réussi à ralentir. À la suite vient, en effet, la recherche méthodique de la dimension de la
profondeur, mais parce que dans la recherche elle est ridiculisée, j'ai passé outre et, après
avoir parlé de la géométrie, j'ai parlé de l'astronomie, [528e] qui concerne la profondeur
en mouvement.
– Tu l'exposes correctement, dit-il.
– Posons donc, repris-je, l'astronomie comme quatrième enseignement, en supposant que
la discipline que nous laissons pour l'instant de cô té, <la stéréométrie>, pourra être
maintenue, si éventuellement une cité en poursuit l'étude.
– C'est probable, dit-il. Et tenant compte, Socrate, du reproche que tu viens de me faire
concernant la vulgarité de mon éloge de l'astronomie, je vais en faire à présent l'éloge
comme toi tu t'y appliques. [529a] Il me semble qu'il est évident pour chacun que cette
discipline pousse l'â me à regarder vers le haut et qu'elle la conduit des choses d'ici-bas vers
celles de là -bas.
– Peut-être, dis-je, est-ce évident pour tout le monde sauf pour moi ! Car moi, ce n'est pas
mon avis.
– Mais alors, quel est ton avis ? dit-il.
– À en juger par la manière dont se l'approprient aujourd'hui ceux qui servent de guides en
philosophie , il me semble qu'elle fait regarder entièrement vers le bas.
6565

– Comment l'entends-tu ? dit-il.


– Ce n'est pas sans prétention, dis-je, que tu me sembles concevoir à ton usage ce qu'est la
connaissance des choses d'en haut. Tu risques, en effet, de penser [529b] que si quelqu'un
entreprend d'observer, en renversant la tête, un plafond orné de peintures, il croira le
contempler par l'intellection et non par les yeux. Peut-être ta pensée est-elle lucide, et la
mienne naïve ! Je ne peux pas, en effet, considérer qu'il existe d'autre étude capable
d'orienter le regard de l'â me vers les choses d'en haut que celle qui se concentre sur ce
6666

qui est réellement et sur l'invisible. Si quelqu'un entreprend, en regardant bouche bée les
choses d'en haut et bouche fermée les choses d'en bas, de faire l'étude d'un objet parmi les
objets sensibles, j'affirme qu'il n'en comprendra jamais rien – car il n'existe pas de
connaissance de ces objets-là – [529c] et que son â me ne regardera pas vers le haut, mais
6767

bien vers le bas, même s'il voulait apprendre en position couchée, sur le dos, que ce soit sur
terre ou sur mer.
– C'est justice pour moi, dit-il. Tu as eu raison de me faire ce reproche. Mais comment alors
disais-tu qu'il fallait aborder l'étude de l'astronomie, si on voulait, contrairement à l'étude
qui en est faite à présent, en faire une étude utile pour les questions que nous discutons ?
– De cette manière, dis-je. Toutes ces décorations qui ornent le ciel, puisqu'elles ont été
ouvragées dans le ciel visible, on jugera certes qu'il s'agit des plus belles et des plus exactes
au sein du visible. [529d] Mais au regard des choses véritables, elles sont très inférieures,
si on considère ces mouvements qu'emportent la vitesse réelle et la lenteur réelle, dans
leurs relations réciproques au sein du nombre véritable et selon les configurations
véritables, et qui emportent à leur tour tout ce qui réside en elles. Cela peut être saisi par la
raison et par la pensée, mais non par la vue. À moins que tu ne sois d'un autre avis ?
– Nullement, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, il faut recourir à cette riche décoration du ciel comme à des
modèles en vue de la connaissance de ces choses supérieures. De la même manière que
[529e] si quelqu'un découvrait par hasard des dessins remarquablement tracés et exécutés
avec minutie, qui seraient l'œuvre de Dédale ou de quelque autre artisan ou dessinateur,
6868

n'importe quel expert en géométrie jugerait en effet, en les voyant, qu'il s'agit de travaux
magnifiquement ouvragés, mais il trouverait ridicule d'en entreprendre sérieusement
l'examen s'il s'agissait d'y trouver la vérité des segments égaux, ou doubles, ou de toute
autre forme de proportion symétrique. [530a]
– Comment ne serait-ce pas absurde ? dit-il.
– Quant à celui qui est versé en astronomie, dis-je, s'il contemple les mouvements des
astres, ne sera-t-il pas pénétré d'une conviction semblable ? Il jugera qu'il s'agit sans doute
d'un système constitué des œuvres les plus magnifiques, et que ce système a été produit
par l'artisan du ciel et de tout ce qui s'y trouve. Mais pour ce qui est de la symétrie de la
6969
nuit par rapport au jour, et de ces deux-là par rapport au mois, et du mois par rapport à
l'année, et des autres astres par rapport à l'ensemble de ces phénomènes et entre eux,
[530b] à ton avis, ne s'étonnera-t-il pas de l'attitude de celui qui pense que ces
phénomènes se produisent toujours de manière identique, et qu'on n'y trouve aucune
déviation, et qui entreprend de pénétrer par tous les moyens la vérité de ces phénomènes,
compte tenu du fait qu'il s'agit de corps et qu'ils sont visibles ?
– À t'écouter, dit-il, c'est aussi mon avis.
– C'est donc en procédant par problèmes, dis-je, que nous étudierons ainsi l'astronomie, à
la manière de la géométrie. Nous laisserons de cô té les <phénomènes> célestes , si nous
7070

voulons réellement, en entreprenant l'étude de l'astronomie, rendre utile, d'inutile qu'il


était, [530c] cet élément de l'â me qui par nature est apte à la pensée.
– Tu proposes là , dit-il, une tâ che à plusieurs égards beaucoup plus considérable que celle
qui est aujourd'hui effectuée par l'astronomie.
– Je pense pour ma part, dis-je, que nous proposerons une organisation du même genre
pour les autres enseignements, si nous voulons être de quelque utilité en tant que
législateurs. Mais te vient-il à l'esprit quelque autre enseignement qui puisse convenir ?
– Non, tout de suite, comme ça, je ne vois pas, dit-il.
– Pourtant, ce n'est pas une seule espèce , mais plusieurs, dis-je, que présente le
7171

mouvement [530d], tel que je le conçois. Celui qui est savant serait peut-être en mesure de
les énumérer toutes, mais pour nous il y en a deux qui ressortent nettement.
– Lesquelles ?
– En plus de la précédente, dis-je, il y a l'espèce correspondante.
– Laquelle ?
– Il est probable, dis-je, que comme les yeux sont attachés à l'astronomie, de même les
oreilles sont attachées au mouvement harmonique, et que ces connaissances sont liées
l'une à l'autre comme des sœurs, ainsi que les Pythagoriciens l'affirment, et nous
7272

également, Glaucon, qui sommes d'accord avec eux. À moins que nous ne fassions les
choses autrement ?
– Convenons de faire ainsi, dit-il. [530e]
– Par conséquent, dis-je, puisqu'il s'agit d'une tâ che multiple, nous nous renseignerons
auprès d'eux pour savoir comment ils traitent de ces questions et s'ils en ajoutent quelque
autre. En ce qui nous concerne, eu égard à tous ces sujets, nous garderons ce qui nous est
propre.
– Quoi donc ?
– Que jamais ceux que nous formons n'entreprennent d'apprendre sur ces sujets quoi que
ce soit d'imparfait et qui ne viserait pas toujours le terme auquel doivent parvenir toutes
les connaissances, ce but dont nous parlions à l'instant au sujet de l'astronomie. Ne sais-tu
pas que dans le domaine de l'harmonie aussi, ils s'adonnent à une étude différente, mais du
même genre ? [531a] Quand ils mesurent, en effet, les sonorités et les accords les uns par
rapport aux autres, ils y peinent infiniment comme les astronomes.
– Par les dieux, dit-il, c'est vrai, ils sont franchement ridicules ! Ils discutent de choses
auxquelles ils donnent le nom de “densités”, et on les voit qui tendent l'oreille, comme s'ils
tentaient de discerner une voix provenant du voisin, les uns affirmant qu'ils perçoivent
dans le registre intermédiaire un certain son, et qu'il s'agit de l'intervalle le plus petit qu'on
puisse mesurer, les autres contestant cette affirmation en disant qu'il s'agit d'un son
semblable à ceux qui ont déjà été émis. Les uns et les autres placent les oreilles bien avant
l'intellect. [531b]
– Toi, dis-je, tu veux parler de ces braves gens qui triturent les cordes et les soumettent à la
torture en les étirant sur des chevalets. Mais pour éviter que l'image ne soit indû ment
élaborée, avec les coups de plectre qu'on donne et les reproches qu'on fait aux cordes de
résister et de pavoiser, je mets un terme à la comparaison, et j'affirme que je ne parle pas
d'eux mais bien de ceux que nous faisions à l'instant le projet d'interroger concernant
7373

l'harmonie. Ils font, en effet, la même chose qu'on fait en astronomie : [531c] ils
recherchent les nombres qui se trouvent dans ces accords qui sont entendus, mais ils ne
s'élèvent pas à la considération de problèmes. Par exemple, ils n'examinent pas quels
nombres sont en accord et lesquels ne le sont pas, et pourquoi ils le sont ou non.
– Tu parles d'une entreprise prodigieuse ! dit-il.
– Utile en tout cas, dis-je, pour ce qui est de la recherche du beau et du bien, mais inutile
quand on la poursuit dans un autre but.
– Probablement, dit-il.
– Je pense pour ma part, dis-je, que ce parcours méthodique [531d] à travers tous les
7474

enseignements que nous avons exposés, s'il parvient à ce point où ils trouvent les uns par
rapport aux autres leur communauté et leur association naturelle, et s'il établit par le
raisonnement en quoi ils sont apparentés les uns aux autres, en tirera quelque contribution
en vue de cette recherche que nous souhaitons mener, et ce ne sera pas en vain que nous
aurons peiné. Autrement, ce sera sans aucun profit.
– Moi aussi, dit-il, je vois l'avenir de cette façon. Mais tu parles d'une tâ che énorme, Socrate.
– C'est l'œuvre du prélude , dis-je, ou alors de quoi parles-tu ? Ne savons-nous pas que
7575

toutes ces choses ne sont que le prélude de ce chant que nous devons apprendre ? Car ceux
qui sont habiles dans ces matières, tu ne les crois sans doute pas [531e] habiles en
dialectique ?
7676

– Non, par Zeus, dit-il, si on fait exception d'un petit nombre que j'ai eu, moi, l'occasion de
rencontrer.
– Mais alors, dis-je, ceux-là qui ne sont capables ni de rendre raison ni de suivre un
raisonnement, seront-ils un jour en mesure de comprendre quoi que ce soit de ce qu'il faut,
selon nous, comprendre ?
– Rien de cela, non plus, dit-il. [532a]
– Par conséquent, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas justement enfin ce chant que chante
l'exercice du dialogue ? Ce chant, bien qu'il soit un chant intelligible, la puissance de la vue
7777

pourrait l'imiter. La vue, disions-nous, entreprend de porter d'abord le regard sur les êtres
vivants en eux-mêmes, et ensuite sur les astres en eux-mêmes, et puis en dernier de
regarder le soleil en lui-même. De cette même manière, chaque fois que quelqu'un
entreprend par l'exercice du dialogue, sans le support d'aucune perception des sens, mais
par le moyen de la raison, de tendre vers cela même que chaque chose est, et qu'il ne
s'arrête pas avant [532b] d'avoir saisi par l'intellection elle-même ce qu'est le bien lui-
même, il parvient au terme de l'intelligible, comme celui de tout à l'heure était parvenu au
terme du visible.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Mais alors, n'appelles-tu pas “dialectique” une démarche de ce genre ?
– Si, bien sû r.
– Cette libération de leurs liens , dis-je, et cette réorientation du regard, des ombres vers
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les simulacres et puis vers la lumière, et cette remontée depuis la grotte souterraine jusque
vers le soleil ; et une fois parvenus là , cette direction du regard vers les apparences
divines [532c] à la surface des eaux et vers les ombres des choses qui sont réellement – et
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non comme avant vers les ombres des simulacres, ombres projetées par une autre lumière,
telle qu'elle semble une lumière remplie d'ombre si on la compare au soleil, en raison de
l'incapacité de regarder immédiatement les animaux, les plantes et la lumière du soleil –
voilà ce que toute cette entreprise des arts que nous avons exposés a le pouvoir de réaliser.
Elle possède, en effet, le pouvoir d'effectuer cette remontée de ce qu'il y a de meilleur dans
l'â me vers la contemplation de l'excellence dans les êtres qui sont réellement, de la même
manière que tout à l'heure on faisait s'élever ce qu'il y a de plus clairvoyant dans le corps
vers la contemplation de ce qu'il y a de plus éclatant dans le lieu corporel et visible. [532d]
– Moi, dit-il, j'admets ce que tu dis là . Et pourtant, il s'agit de propositions tout à fait
difficiles à admettre, encore que d'un autre point de vue, elles soient également difficiles à
refuser. Néanmoins, posons que ces propositions sont telles que nous les exposons à
présent, car ce n'est pas seulement dans le moment présent qu'on devra en entendre
l'exposé, mais il faudra nous y attaquer de nouveau plusieurs fois encore. Passons
maintenant au chant lui-même et tentons de l'exposer de la même manière que nous avons
exposé le prélude. Présente-nous donc le mode particulier de cette capacité de dialoguer,
[532e] et en quelles espèces elle se divise, et aussi les chemins qu'elle emprunte. Selon
toute apparence, ces chemins seraient en effet susceptibles de conduire en ce lieu même où
résiderait, pour celui qui s'est mis en chemin, la fin de sa démarche et le terme de son
voyage. [533a]
– Glaucon, mon ami , dis-je, tu ne seras plus capable de m'y accompagner, même si de mon
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cô té l'enthousiasme ne ferait pas défaut : car ce n'est plus l'image de ce dont nous parlons
que tu verrais, mais le vrai lui-même, en tout cas tel qu'il m'apparaît, à moi. Qu'il soit
réellement tel ou non, on ne peut pour l'instant s'acharner à le démontrer ; mais qu'il se
trouve quelque chose de cet ordre à voir, cela on peut l'affirmer avec certitude. N'est-ce pas
?
– Oui, certainement.
– Par conséquent, on peut aussi affirmer que c'est la capacité de dialoguer qui serait seule
capable de montrer cela à l'expert dans les disciplines que nous avons exposées, et que par
tout autre moyen ce serait impossible ?
– Oui, dit-il, cela aussi mérite d'être affirmé avec certitude. [533b]
– Sur le point suivant en tout cas, dis-je, personne ne s'objectera à ce que nous disions qu'il
existe un autre parcours méthodique qui entreprend, en suivant un cheminement précis, de
saisir au sujet de toute chose, concernant chacune en elle-même, ce que chacune est
réellement. Tous les autres arts , au contraire, ou bien s'orientent en fonction des opinions
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ou des désirs des hommes, ou alors se placent tous dans la perspective du devenir et de la
composition des êtres, ou alors en fonction du soin à donner aux êtres qui croissent
naturellement ainsi qu'aux choses qui sont produites artificiellement. Quant aux arts qui
restent, ceux qui selon nous saisissent quelque chose de ce qui est réellement, la géométrie
par exemple et les arts qui en dépendent, nous voyons bien qu'ils ne font encore que rêver
de ce qui est réellement, [533c] et qu'il leur sera impossible de voir comme dans l'état
d'éveil aussi longtemps que, dans leur recours à des hypothèses, ils les abandonneront à
leur inertie sans être capables d'en rendre raison. S'agissant en effet de cela qui a pour
point de départ ce qu'il ne connaît pas, et dont le point d'arrivée aussi bien que les étapes
intermédiaires se trouvent enchaînés à un terme qui lui demeure inconnu, quelle mise en
œuvre pourrait jamais faire de pareil assemblage une science ?
– Aucune, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, le parcours dialectique est le seul à progresser de cette manière,
en supprimant les hypothèses pour atteindre le premier principe lui-même, afin de s'en
trouver renforcé ; [533d] il est réellement le seul qui soit capable de tirer doucement l'œil
de l'â me, enfoui dans quelque bourbier barbare, et de le guider vers le haut en ayant
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recours, pour le soutenir dans son mouvement de retournement, à ces arts que nous avons
exposés. En raison de l'usage, nous avons souvent appelé ces arts des “sciences”, mais il
leur faut un autre nom, un nom qui exprime plus de clarté que ce qui appartient à l'opinion,
mais par contre plus d'obscurité que ce qui relève de la science : dans notre propos
antérieur, nous l'avons défini quelque part comme la “pensée ”. Je ne crois pas qu'il y ait
8383

lieu de disputer du nom, [533e] alors qu'il nous revient de faire l'examen de choses aussi
importantes que celles qui s'imposent à nous.
– Non, en effet, dit-il.
– Il nous plaira donc , dis-je, comme auparavant, de nommer la première section science,
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et la deuxième pensée, [534a] la troisième croyance, et la quatrième représentation. Il


suffira aussi de nommer ces deux dernières prises ensemble opinion, et les deux premières
ensemble, intellection. On dira alors que l'opinion concerne le devenir, alors que
l'intellection vise l'être : ce que l'être est par rapport au devenir, l'intellection l'est par
rapport à l'opinion, et ce que l'intellection est par rapport à l'opinion, la science l'est par
rapport à la croyance, et la pensée par rapport à la représentation. Quant à l'analogie entre
les choses auxquelles ces fonctions se rapportent, et à la division en deux de chacune des
sections – celle de ce qui est objet d'opinion et celle de l'intelligible – laissons cela de cô té,
Glaucon, afin de ne pas nous empêtrer dans des arguments autrement plus complexes que
ceux que nous avons traversés. [534b]
– En ce qui me concerne en tout cas, dit-il, pour autant que je sois capable de suivre, je suis
pour l'essentiel du même avis que toi.
– Est-ce que tu acceptes d'appeler dialecticien celui qui est capable de saisir la raison de
l'essence de chaque chose ? et pour celui qui n'en est pas capable, diras-tu que dans la
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mesure même de son incapacité d'en rendre raison à lui-même et à autrui, il possède
d'autant moins d'intelligence de cette chose ?
– Sinon, comment pourrais-je affirmer qu'il la possède ?
– Or, au sujet du bien aussi, il en va de même. Celui qui n'est pas en mesure de distinguer
par le discours la forme du bien, en la séparant de toutes les autres [534c], et comme dans
un combat, de passer à travers toutes les réfutations, en se déterminant énergiquement à
les affronter non pas sur la base de l'opinion, mais sur la base de l'essence ; celui qui ne
fraie pas son chemin à travers tous ces obstacles grâ ce à un discours infaillible, ne diras-tu
pas que c'est sans connaître le bien lui-même, pas plus qu'aucun autre bien, qu'il se
comporte de la sorte ? Si d'une certaine manière il entre en contact avec son reflet, tu diras
que c'est par l'opinion qu'il y parvient, et non par la science, et que parcourant, comme
dans un sommeil livré aux rêves, sa vie présente, avant même d'avoir pu s'éveiller ici-bas,
[534d] il parviendra d'abord chez Hadès pour s'y endormir définitivement.
– Par Zeus, dit-il, c'est exactement ce que j'affirmerai.
– Mais par ailleurs, ces enfants qui sont les tiens, eux que tu élèves et éduques en
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élaborant un discours, si un jour tu devais les élever dans la réalité, tu ne les laisserais pas,
je crois, aussi dépourvus de rationalité que les grandeurs irrationnelles, devenir dirigeants
dans la cité et maîtres des choses essentielles.
– Non, en effet, dit-il.
– Leur imposeras-tu alors une législation leur prescrivant de s'investir d'abord et avant
tout dans cette éducation qui les rendra aptes à interroger et à répondre de la manière la
plus scientifique qui soit ? [534e]
– Oui, j'instituerai cette législation avec ton soutien.
– Mais alors il te semble donc, dis-je, que la dialectique réside dans cette partie supérieure,
pour ainsi dire au sommet, de nos enseignements, comme une pierre de faîte, et qu'il ne
serait pas correct de placer un autre enseignement au-dessus d'elle, mais que nous
trouvons [535a] ici le terme de ce qui concerne ces enseignements ?
– Oui, c'est ce qui me semble, dit-il.
– Alors, il te reste à effectuer la répartition, dis-je : à qui nous confierons ces enseignements
et de quelle manière.
– C'est clair, dit-il.
– Or, te rappelles-tu, dans le choix des dirigeants que nous avons fait antérieurement, qui
nous avons choisi ?
– Comment ne m'en souviendrais-je pas ? dit-il.
– Eh bien, tout bien considéré, dis-je, ce sont ces naturels-là qu'il faut sélectionner. Il
convient en effet de préférer ceux qui sont les plus fermes et les plus courageux, et
présentent la plus belle apparence autant que possible. [535b] Mais en plus de ces critères,
il faut rechercher ceux qui possèdent non seulement un caractère valeureux et viril, mais
également et de toute nécessité des aptitudes naturelles pour cette éducation.
– Quelles aptitudes désires-tu retenir ?
– Il faut, bienheureux homme, dis-je, qu'ils possèdent une grande ardeur à l'étude des
sciences, et qu'ils n'aient pas de difficulté à apprendre. Les â mes, en effet, sont
certainement beaucoup plus facilement découragées par les études scientifiques difficiles
que par les exercices pratiqués dans les gymnases, car l'effort est quelque chose qui leur est
plus familier, il leur est propre et ne se trouve justement pas partagé avec le corps.
– C'est vrai, dit-il.
[535c] – Il faut aussi rechercher quelqu'un qui ait de la mémoire, qui ne se fatigue pas
facilement, et qui soit porté vers l'effort en toute circonstance. De quelle manière
autrement, crois-tu, quelqu'un consentira-t-il à faire tous les efforts exigés du corps, et à
aller jusqu'au bout d'un tel apprentissage scientifique et d'un tel exercice ?
– Personne n'y consentira, dit-il, à moins d'être naturellement tout à fait doué pour cela.
– Or l'erreur actuelle, dis-je – et c'est la raison du mépris qui s'abat maintenant sur la
philosophie, comme nous l'avons dit auparavant –, c'est qu'on s'attache à la philosophie
sans la mériter : ce ne sont pas des bâ tards, en effet, qui doivent s'y attacher, mais
seulement des fils légitimes.
– Que veux-tu dire ? dit-il. [535d]
– Je veux dire d'abord que celui qui désire s'y attacher ne doit pas vaciller dans son ardeur
à l'effort, le désirant à moitié et le détestant à moitié. C'est ce qui se produit chaque fois que
quelqu'un aime la gymnastique, la chasse, et tous les exercices qui sollicitent un effort
physique, mais n'aime pas l'étude, n'aime ni apprendre ni s'engager dans la recherche, mais
déteste au contraire l'effort requis par tous ces exercices. Et celui dont l'ardeur à l'effort est
orientée dans une direction entièrement contraire, il est lui aussi boiteux.
– Tu dis tout à fait vrai, dit-il.
– Par conséquent, dis-je, par rapport à la vérité également, nous considérerons également
8787

estropiée une â me qui hait le mensonge délibéré [535e], le supporte difficilement pour
elle-même et se scandalise du mensonge des autres, mais qui accepte par contre
sereinement le mensonge involontaire et, lorsqu'elle est en quelque sorte convaincue
d'ignorance, ne s'en scandalise pas, mais se vautre sans scrupule dans son ignorance,
comme un porc ? [536a]
– Oui, absolument, dit-il.
– Et en ce qui a trait à la modération, dis-je, et aussi au courage et à la grandeur d'â me, et à
toutes les parties de l'excellence vertueuse , il ne faut pas être moins vigilant à distinguer
8888

le bâ tard et le fils légitime. Lorsqu'on ne sait pas bien, en effet, faire l'examen des questions
de ce genre, c'est de manière inconsciente – qu'il s'agisse d'un individu ou de la cité – qu'ils
ont recours à des boiteux et à des bâ tards pour ce que la situation requiert, en prenant les
uns comme amis, les autres comme dirigeants.
– Et certes, dit-il, telle est bien la situation.
– C'est donc notre devoir à nous, dis-je, de nous occuper soigneusement de toutes ces
questions. [536b] Car en effet, si nous éduquons des hommes aux membres et à l'esprit
droits, une fois que nous les aurons conduits à un tel apprentissage et à une telle discipline,
la justice elle-même ne nous fera aucun reproche, nous aurons en effet sauvé la cité et la
constitution politique. Si au contraire, nous y conduisons des personnes d'un autre genre,
nous obtiendrons exactement le contraire et nous inonderons la philosophie d'un flot de
ridicule encore plus considérable.
– Ce serait assurément une honte, dit-il.
– Tout à fait, dis-je, mais dans la situation présente, c'est moi qui semble couvert de
ridicule.
– Comment cela ? dit-il. [536c]
– J'avais oublié, dis-je, que nous étions en train de jouer, et j'ai parlé avec un peu
d'emphase. Alors que je parlais, en effet, j'ai tourné mon regard vers la philosophie et la
voyant injustement couverte de boue , il me semble que je me suis laissé emporter et que,
8989

rempli pour ainsi dire de colère envers ceux qui en sont responsables, j'ai dit ce que j'ai dit.
– Non, par Zeus, dit-il, en tout cas pas d'après moi, qui étais l'auditeur.
– Mais c'est pourtant mon avis à moi, dis-je, moi, l'orateur. N'oublions pas ceci toutefois :
dans notre choix antérieur, nous avons choisi des personnes arrivées à maturité , mais 9090

dans le choix présent, on ne pourra pas l'accepter. Car il ne faut pas se fier à Solon [536d]
9191

quand il affirme qu'en vieillissant quelqu'un peut apprendre beaucoup de choses. En fait,
on en est encore moins capable que de courir, et tous les efforts exigeants et fréquents
restent le lot des jeunes.
– Nécessairement, dit-il.
– Par conséquent, en ce qui concerne les calculs, et les démonstrations géométriques, et
l'ensemble de la formation propédeutique qui doit être inculquée avant la formation
dialectique, il faut le leur proposer quand ils sont enfants, et sans conférer à cet
enseignement la structure d'un programme d'enseignement obligatoire . 9292

– Pourquoi donc ? [536e]


– Parce que, dis-je, aucun homme libre ne doit s'engager dans l'apprentissage de quelque
connaissance que ce soit comme un esclave. S'il est vrai en effet que les efforts corporels,
imposés par une discipline contraignante, ne peuvent aucunement faire de mal au corps,
par contre aucun enseignement imposé de force à l'â me ne pourra y demeurer.
– C'est vrai, dit-il.
– É vite donc de recourir à la force, dis-je, homme excellent, [537a] quand tu formes les
enfants dans ces matières, fais-le plutô t en jouant. De cette façon, tu pourras mieux
distinguer ce pour quoi chacun est naturellement doué.
– Ce que tu dis, dit-il, est plein de sens.
– Or tu te souviens , dis-je, que nous avons affirmé qu'il fallait conduire les enfants à la
9393

guerre, sur des chevaux, pour qu'ils l'observent, et que, si cela ne devait présenter aucun
danger, il fallait également les conduire à proximité du combat et leur faire goû ter le sang,
comme aux chiots ?
– Je m'en souviens, dit-il.
– Dès lors, dans toutes ces situations, dis-je, dans les efforts, dans les apprentissages et
dans les exercices qui présentent des risques, celui qui se montrera dans chaque
circonstance le plus alerte , il faudra le classer dans un groupe à part. [537b]
9494

– À quel â ge ? dit-il.
– Au moment, dis-je, où on les libérera des exercices gymnastiques obligatoires. Durant
cette période en effet, qu'elle se soit étendue sur deux ou sur trois années, il était
impossible de s'adonner à autre chose. Fatigue et sommeil sont les ennemis des études. Et
en même temps, ce sera l'une des épreuves, et non la moindre, que chacun montre qui il est
dans les exercices gymnastiques.
– Oui, comment faire autrement ? dit-il.
– Donc, après cette période, dis-je, ceux qui auront été choisis parmi les jeunes de vingt ans
recevront des honneurs plus grands que les autres, [537c] et les enseignements qu'on leur
avait présentés sans ordre dans leur éducation enfantine, il faudra les articuler pour
produire une vue synoptique de leur parenté les uns avec les autres, et aussi avec la
9595

nature de ce qui est réellement.


– Seul, en effet, dit-il, un tel enseignement peut demeurer bien ferme chez ceux en qui il est
implanté.
– Et c'est également, dis-je, la meilleure épreuve pour distinguer le naturel dialectique de
celui qui ne l'est pas. Car celui qui peut accéder à une vue synoptique est dialecticien, tandis
que l'autre ne l'est pas.
– Je pense comme toi, dit-il.
– Sur ces questions, dès lors, dis-je, il sera nécessaire que tu les évalues, de manière à
reconnaître ceux qui sont le plus capables parmi eux de se qualifier : [537d] ceux qui
seront constants dans les études, constants également à la guerre et dans les autres devoirs
prescrits par la loi. C'est à ceux-là , lorsqu'ils auront dépassé l'â ge de trente ans, qu'on
donnera la préférence, dans le groupe de ceux qui auront déjà été recrutés, pour recevoir
des honneurs supérieurs. Puis on examinera, en mettant à l'épreuve leur capacité de
dialoguer, lequel est en mesure de se mettre en chemin, libre de la vue et de toute activité
9696
de perception, pour se diriger avec le soutien de la vérité vers cela qui est réellement en soi.
Il s'agit là , mon camarade, d'une tâ che qui réclame un soin considérable.
– Pourquoi en particulier ? dit-il. [537e]
– N'es-tu pas conscient, dis-je, du mal qui résulte de la pratique actuelle de la dialectique ?
– Lequel ? dit-il.
– On s'y remplit, dis-je, d'une sorte de mépris des lois .
9797

– Oui, exactement, dit-il.


– Or trouves-tu étonnant, dis-je, que cela leur arrive, et n'éprouves-tu pas de la compassion
envers eux ?
– Mais comment au juste ? dit-il.
– C'est, dis-je, comme si un enfant adopté, élevé dans un grand luxe, au sein d'une famille à
la fois noble et étendue, [538a] et entouré de flatteurs nombreux, s'apercevait une fois
devenu adulte qu'il n'est pas l'enfant de ceux qu'on disait ses parents, sans toutefois
pouvoir découvrir ceux qui l'ont réellement engendré : peux-tu deviner quelle serait son
attitude à l'égard de ces flatteurs, et à l'égard de ceux qui ont conclu l'adoption, à l'époque
précise où il n'était pas au courant des circonstances de cette adoption et, à l'opposé, au
moment où il en prend connaissance ? Ou alors souhaites-tu entendre comment je me le
représente ?
– C'est ce que je souhaite, dit-il.
– Je peux donc deviner, dis-je, que durant la période où il ne connaîtrait pas la vérité, il
honorerait davantage [538b] son père et sa mère, et tous ceux qui selon toute apparence
sont les autres membres de sa famille, que les flatteurs, et qu'il serait plus attentif aux
besoins particuliers qu'ils exprimeraient ; il serait encore moins porté à désobéir à la loi
pour leur faire du tort, en paroles ou en actes, et il leur désobéirait moins à eux qu'aux
flatteurs sur les questions d'importance.
– C'est probable, dit-il.
– Quand cependant il aura pris conscience de ce qui en est, je peux deviner qu'il se
montrerait moins attentif à exprimer sa vénération et son zèle. À l'endroit des flatteurs par
contre, il se montrerait plus empressé et il leur obéirait bien davantage qu'auparavant, en
menant sa vie désormais selon leurs volontés [538c] et en cherchant leur compagnie sans
se cacher, alors que de ce prétendu père et de ceux dont on voulait faire sa famille, à moins
d'être naturellement tout à fait exceptionnel, il n'aurait aucun souci.
– Tu décris, dit-il, exactement la situation qui se produirait. Mais comment cette image
s'applique-t-elle à ceux qui s'attachent à la discussion des arguments ?
– De la manière suivante. Nous possédons, n'est-ce pas, depuis que nous sommes enfants,
des croyances sur ce qui est juste, et sur ce qui est beau. Nous avons été élevés dans ces
croyances, comme sous la gouverne de parents, en leur obéissant comme à des dirigeants,
et en les vénérant.
– Oui, c'est vrai. [538d]
– Or il existe également d'autres occupations, qui sont contraires à ces croyances et qui
procurent des plaisirs, qui flattent notre â me et l'attirent à elles, sans convaincre toutefois
ceux qui sont un tant soit peu mesurés ; ces derniers, en effet, honorent les croyances
paternelles et leur obéissent comme à des dirigeants.
– C'est exact.
– Mais dis-moi, repris-je, [qu'arrivera-t-il] si on vient poser la question suivante à
quelqu'un qui se trouve dans cette situation : “Qu'est-ce que le beau ?” [Qu'arrivera-t-il] si,
ayant répondu ce qu'il a entendu de la bouche du législateur, sa parole se trouve réfutée et
si, en ne cessant de le réfuter
9898

de mille manières, on le renvoie à l'opinion que ce qu'il a nommé tel n'est aucunement plus
beau qu'il n'est honteux ; [538e] et si ensuite on fait de même pour ce qui est juste, pour ce
qui est bon, et pour ce qu'il tenait le plus en estime, après cela, crois-tu que son attitude à
l'égard de ces valeurs sera faite de vénération et de soumission respectueuse ?
– Il est fatal, dit-il, qu'il ne les vénérera, ni ne leur obéira plus autant.
– Mais alors, dis-je, lorsqu'il en sera venu à penser que ces choses ne sont plus vénérables
ni constitutives de son patrimoine comme auparavant, sans qu'il ait découvert les choses
qui sont véritables, [539a] est-il vraisemblable qu'il s'orientera vers quelque autre forme
de vie que celle qui le flatte ?
– Non, ce n'est guère vraisemblable, dit-il.
– Il sera donc devenu, je pense, quelqu'un qui méprise la loi, alors qu'il la respectait
auparavant.
– Nécessairement.
– Par conséquent, dis-je, n'est-ce pas la situation probable de ceux qui s'attachent de la
sorte aux dialogues argumentés et, comme je le disais à l'instant, une situation tout à fait
digne de notre sympathie ?
– Et aussi de notre pitié, dit-il.
– Par conséquent, si tu veux éviter que nos hommes de trente ans ne soient l'objet d'une
telle pitié, tu devras les attacher à la pratique des arguments en ayant recours à toutes
sortes de précautions ?
– Oui, exactement, dit-il. [539b]
– Eh bien, n'est-ce pas déjà une précaution importante que d'empêcher qu'ils n'y goû tent
quand ils sont jeunes ? Je pense en effet que tu t'es rendu compte que les très jeunes gens,
lorsqu'ils goû tent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage,
comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de
contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se
réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se
trouvent dans leur entourage.
– Oui, dit-il, ils en raffolent.
– Dès lors, lorsqu'ils ont eux-même réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés
par plusieurs, [539c] ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit
de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent eux-
mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la 9999

part de tous les autres.


– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Pour sa part, un homme plus â gé, dis-je, ne consentira pas à participer à pareil délire. Il
cherchera à imiter celui qui désire dialoguer afin d'examiner le vrai plutô t que celui qui
s'amuse à contredire pour le seul plaisir du jeu. Il sera lui-même plus mesuré, [539d] et il
rendra cette occupation davantage digne d'estime, au lieu d'en faire un objet méprisable.
– C'est juste, dit-il.
– Or justement, tous les propos que nous avons tenus auparavant sur cette question
100100

constituaient des préliminaires à cette précaution, notamment quand nous affirmions que
les naturels auxquels on donnerait le privilège de participer aux dialogues argumentés
devaient être bien ordonnés et sereins, et que ce ne serait pas comme maintenant celui qui
se trouve là par hasard, et qui ne convient aucunement, qui pourrait s'engager dans cette
voie ?
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Suffit-il donc, en ce qui concerne la participation aux dialogues, de s'y tenir sans faillir et
en y mettant toute son ardeur, laissant de cô té tout le reste, et de s'y exercer comme à une
gymnastique qui serait l'équivalent de la gymnastique du corps, mais en y consacrant deux
fois plus d'années que pour ces exercices physiques ? [539e]
– Veux-tu dire, dit-il, six années ou quatre ?
– Ne t'en fais pas, dis-je, mettons cinq. Après cette période , tu devras faire en sorte qu'ils
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redescendent dans la caverne de tout à l'heure et les forcer à exercer le commandement


dans les affaires de la guerre et dans toutes les fonctions qui sont propres aux jeunes gens,
de manière que leur expérience ne prenne aucun retard sur celle des autres. Et là encore,
dans ces circonstances, il faudra les mettre à l'épreuve, [540a] pour voir s'ils peuvent
demeurer inébranlables quand ils seront tiraillés de tous cô tés, ou s'ils seront ébranlés.
– Combien de temps, dit-il, prévois-tu pour cela ?
– Quinze ans, dis-je. Quand ils auront atteint cinquante ans, ceux d'entre eux qui auront
triomphé de ces épreuves et auront excellé à tous égards dans toutes ces fonctions, aussi
bien dans les tâ ches concrètes que dans les sciences, il faudra les mener vers le but final et
les forcer, en relevant la vision de leur â me, à porter leur regard en direction de ce qui
procure à toutes choses la lumière : en contemplant le bien lui-même et en ayant recours à
lui comme à un modèle, [540b] ils ordonneront la cité et les particuliers comme ils se sont
ordonnés eux-mêmes, pendant tout le reste de leur vie, chacun à son tour. Qu'ils consacrent
la plus grande partie de leur temps à la philosophie, mais lorsque vient leur tour, qu'ils
s'impliquent dans les tâ ches politiques et prennent chacun le commandement dans l'intérêt
de la cité, en l'exerçant non pas comme s'il s'agissait d'une fonction susceptible de leur
apporter des honneurs, mais comme une tâ che nécessaire. Quand ils auront éduqué
d'autres hommes de cette manière, en les rendant tels qu'eux-mêmes, qu'ils leur
abandonnent alors le rô le de gardiens de la cité et qu'ils partent de leur cô té résider dans
les îles des Bienheureux. La cité leur dédiera des monuments et leur offrira des sacrifices
publics, comme on le fait pour des êtres démoniques , [540c] si toutefois la Pythie y
102102

donne son consentement, et sinon, comme à des êtres humains à la fois bienheureux et
divins.
– Ils sont magnifiques, Socrate, dit-il, les dirigeants que tu viens de façonner à la manière
d'un sculpteur de statues.
– Et les dirigeantes aussi, dis-je, mon cher Glaucon. Ne crois pas que ce que j'ai dit concerne
plus les hommes que les femmes, celles d'entre elles en tout cas qui naissent avec des
naturels adéquats.
– C'est juste, dit-il, si elles doivent en effet partager tout également avec les hommes,
comme nous l'avons exposé . [540d]
103103

– Mais alors quoi ? dis-je. Ê tes-vous d'accord pour dire que ce que nous avons élaboré au
sujet de la cité et de la constitution politique n'est aucunement un ensemble de vœux
pieux ? Ê tes-vous d'accord pour dire aussi que s'il s'agissait de choses difficiles , elles n'en
104104

sont pas moins réalisables d'une certaine manière, qui n'est pas différente de celle que
nous avons proposée ? Lorsque les vrais philosophes seront parvenus au pouvoir dans une
cité – qu'il s'agisse de plusieurs ou d'un seul – et lorsqu'ils mépriseront les honneurs qu'on
recherche aujourd'hui, jugeant ces honneurs contraires à la liberté et sans valeur, ils feront
alors ce qui est droit [540e] et ils considéreront les honneurs qui en découlent comme la
plus haute valeur, dans la mesure où ils estimeront que le juste est ce qui est le plus
nécessaire ? Et se mettant dès lors au service du juste, et cherchant à le favoriser, ils
ordonneront la cité qui est la leur ?
– De quelle façon ? dit-il.
– Ceux qui dans la cité, dis-je, auront de fait dépassé l'â ge de dix ans, [541a] ils les
enverront tous à la campagne , et ils protégeront leurs propres enfants des mœurs de
105105

l'époque actuelle, qui sont justement les mœurs de leurs parents, et ils les élèveront selon
leurs propres conceptions et selon leurs lois, celles-là mêmes que nous avons exposées à
l'instant. De cette manière, la cité s'établira elle-même très rapidement et très aisément
selon la constitution politique que nous avons élaborée, et elle atteindra au bonheur, et le
peuple qui l'accueillera en tirera le plus grand profit ?
– Oui, exactement, dit-il. Et tu me sembles, Socrate, [541b] avoir bien mis à jour comment
cet état de choses pourrait advenir, s'il devait un jour se produire.
– Eh bien, dis-je, ne disposons-nous pas d'arguments suffisants au sujet de cette cité et de
l'homme qui lui est semblable ? Car le discours que nous tiendrons sur ce que cet homme
doit être lui-même est assez clair, n'est-ce pas ?
– Il est clair, dit-il. Et pour la question que tu viens de poser, il me semble que nous sommes
arrivés au terme de la discussion. »
Livre VIII

[543a]
« Bien, Glaucon, nous sommes désormais d'accord pour reconnaître les points suivants : si
une cité doit atteindre le sommet pour son administration, les femmes y seront communes,
les enfants et toute leur formation y seront communs, de même que les occupations, en
temps de guerre et en temps de paix. Ses rois seront ceux de ses citoyens qui seront
parvenus à l'excellence dans la philosophie aussi bien que dans l'art de la guerre.
– Nous sommes d'accord, dit-il.
– Nous sommes également tombés d'accord sur le point suivant [543b] : lorsque les
gouvernants auront été confirmés dans leur position, ils conduiront les soldats pour les
installer dans les habitations dont nous avons déjà parlé. Personne n'y possédera quoi que
ce soit en propre, ces habitations étant la propriété de tous. Outre ces mesures relatives aux
habitations, nous sommes également tombés d'accord, tu t'en souviendras, sur la question
des biens qui pourraient demeurer en leur possession.
– Je m'en souviens effectivement, dit-il, nous pensions qu'aucun d'entre eux ne devait
posséder rien de ce que possèdent à présent les autres gouvernants, mais qu'en tant
qu'athlètes de la guerre et gardiens , ils devaient recevoir des autres une compensation
11

pour leur garde [543c] équivalant à l'entretien d'une année aux fins de leur tâ che, de
manière à assurer le nécessaire pour eux-mêmes et à veiller sur l'ensemble de la cité.
– Tu as raison, dis-je. Mais allons, maintenant que nous avons atteint le terme de cette
enquête, rappelons-nous à partir de quelle position nous avons dérivé, afin de revenir sur
22

le chemin que nous avons quitté.


– Ce n'est guère compliqué, dit-il. Tu parlais à peu près comme tu viens de le faire l'instant,
33

en montrant que tu avais complété l'exposé de tes arguments concernant la cité. Tu


affirmais qu'une cité comme celle que tu venais de décrire constituait pour toi une cité
excellente, de même que l'homme [543d] qui lui ressemble, et cela alors que tu étais,
semble-t-il, en mesure de présenter une cité et un homme encore plus beaux. Mais [544a]
tu en concluais toutefois que si cette cité est juste, alors les autres sont défectueuses. De ces
autres formes de constitution politique, si je me souviens bien, tu disais qu'il existe quatre
espèces dignes d'être discutées pour en faire voir les défauts, de même que les espèces
44

d'hommes qui leur ressemblent. De cette manière, après les avoir toutes examinées et
après s'être entendus sur ce que devaient être l'homme le meilleur et l'homme le pire, nous
pouvions discuter pour savoir si le meilleur est le plus heureux et le pire le plus
malheureux, ou s'il en va autrement. Et alors que je te demandais quelles étaient ces quatre
espèces de constitution politique, [544b] à ce moment Polémarque et Adimante ont pris la
parole, et c'est ainsi que relevant leur argument, tu as abouti là où nous en sommes.
– Tu as récapitulé de la manière la plus exacte, dis-je.
– Fais donc comme un lutteur , redonne-moi la même prise, et quand je te pose la même
55

question, essaie de reprendre ce que tu t'apprêtais à dire alors.


– Si toutefois j'en suis capable, dis-je.
– C'est que pour ma part, reprit-il, je suis désireux d'entendre au moins comment tu
présentes ces quatre espèces de constitution politique.
– [544c] Ce n'est pas difficile, dis-je, tu les reconnaîtras, car les espèces que j'ai en tête
portent des noms bien connus. La première est celle qui reçoit les éloges de tout le monde,
c'est la constitution politique de Crète et de Lacédémone . La deuxième, qui vient
66

également en second pour les éloges, est celle qu'on appelle oligarchie : il s'agit d'une
constitution politique affligée de défauts considérables. Il y a ensuite une espèce qui est
l'opposé de la précédente, la démocratie, et enfin, il y a la noble tyrannie, qui se distingue
de toutes les autres, elle qui représente la quatrième et ultime maladie de la cité.
Distingues-tu [544d] quelque autre forme de constitution politique qui puisse tomber sous
une espèce clairement identifiée ? Les régimes dynastiques et les royautés qu'on peut
acheter , de même que certaines autres formes semblables de constitutions politiques,
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participent en quelque manière de ces quatre espèces, et on ne les trouverait pas en moins
grand nombre chez les Barbares que les chez les Grecs.
– On dit qu'il y en a beaucoup, en effet, dit-il, et des formes étranges.
– Or sais-tu, repris-je, qu'il existe nécessairement autant d'espèces de caractères 88

d'hommes qu'il existe d'espèces de constitutions politiques ? Ou alors crois-tu que les
constitutions politiques surgissent “des chênes ou des rochers ”, et non des caractères de
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ceux qui habitent dans les cités, [544e] lesquels, comme lorsque les poids de la balance se
1010

renversent, finissent par entraîner tout le reste du cô té où ils penchent ?


– Selon moi, elles ne peuvent absolument pas provenir d'ailleurs que de là .
– Si donc il existe cinq espèces de cités, il devrait exister également cinq dispositions de
l'â me pour les individus particuliers.
1111

– Sans doute.
– Or nous avons déjà présenté le type qui correspond à l'aristocratie, et c'est à juste titre
que nous avons affirmé qu'il était bon et juste.
– [545a] Nous l'avons présenté.
– Ne convient-il pas ensuite de passer en revue les espèces inférieures, le type d'homme qui
recherche la victoire et les honneurs, lui dont l'existence est conforme à la constitution
politique de Lacédémone, et ensuite l'homme oligarchique, l'homme démocratique et
l'homme tyrannique ? Quand nous aurons observé lequel est le plus injuste, nous pourrons
alors l'opposer à l'homme le plus juste, et notre discussion sera complète si elle nous
permet de voir comment la justice pure, par comparaison avec l'injustice sans mélange,
détermine le bonheur ou le malheur de qui la possède. De cette manière, si nous sommes
convaincus par la position de Thrasymaque, nous pourrons nous engager [545b] sur la
voie de l'injustice ou, au contraire, si la discussion qui commence maintenant à nous
éclairer nous en persuade, nous mettre en chemin vers la justice.
– Tout à fait, dit-il, voilà comment il faut procéder.
– Et justement, comme nous avons commencé en examinant d'abord les caractères qui se
1212

voient dans les constitutions politiques, avant ceux qui se trouvent chez les individus, parce
que cela serait plus clair, ne convient-il pas maintenant de poursuivre de cette manière en
examinant d'abord la constitution politique qui recherche les honneurs. Comme je ne
dispose pas d'un autre nom pour la désigner, je l'appellerai ou bien timocratie, ou bien
timarchie . Nous poursuivrons en examinant l'homme qui lui correspond, et ensuite nous
1313

examinerons l'oligarchie et [545c] l'homme oligarchique. Puis, après avoir considéré la


démocratie, nous porterons notre regard sur l'homme démocratique. En quatrième lieu,
nous en viendrons à la cité soumise à un tyran et, après l'avoir examinée, nous porterons
cette fois notre regard sur l'â me tyrannique, et nous nous efforcerons de nous donner les
moyens de porter un jugement sur ces questions que nous avons mises en avant.
– Cette manière de développer l'examen et d'exercer le jugement, dit-il, serait en effet
rationnelle.
– Eh bien donc, repris-je, essayons d'expliquer de quelle manière la timocratie pourrait
naître de l'aristocratie. N'est-ce pas [545d] en vertu d'un principe simple et net ? Toute
1414

constitution politique se transforme à partir de l'élément qui y détient le pouvoir de


gouverner, quand la discorde se produit au sein de cet élément. Tant que cet élément
maintient sa cohésion , même s'il s'agit d'un groupe restreint, il est impossible de
1515

l'ébranler.
– Il en va, en effet, de cette manière.
– Dès lors, Glaucon, dis-je, comment notre cité sera-t-elle ébranlée, et de quelle manière les
auxiliaires et les chefs entreront-ils en conflit les uns avec les autres et même entre eux ?
Veux-tu qu'à l'instar d'Homère, nous priions les Muses de nous dire
… comment la discorde pour la première fois s'abattit 1616

« et que nous les fassions s'exprimer [545e] à la manière des tragédiens ? Elles
s'adresseraient à nous avec légèreté comme à des enfants, et comme si elles parlaient avec
sérieux, nous leur prêterions un langage empreint de sublimité ?
– Comment ?
– À peu près de la manière suivante : [546a] “Il est difficile qu'une cité structurée comme la
vô tre soit ébranlée. Mais puisque, pour tout ce qui est né, il y a corruption, cette structure
non plus ne pourra se maintenir à jamais, mais elle se dissoudra. Et voici comment se
produira cette dissolution. Il existe, non seulement pour les plantes enracinées dans le sol,
mais aussi pour les animaux qui vivent à la surface de la terre, des périodes de fécondité et
de stérilité de leur â me et de leur corps , chaque fois que les révolutions périodiques
1717 1818

achèvent pour chaque espèce animale et végétale la rotation de leurs cycles, traversée
brève pour ceux qui ont une vie brève, et longue pour ceux qui ont une vie longue. Or, pour
ce qui est de la fécondité et de la stérilité de votre race, ceux que vous avez formés pour
être les chefs de la cité, si [546b] compétents soient-ils , ne seront pas en mesure, même
1919

en alliant le raisonnement à l'observation, d'en discerner le cycle ; ce cycle leur échappera


et il leur arrivera d'engendrer des enfants quand il ne le faudrait pas. Pour la génération
divine , il y a une période que contient un nombre parfait, alors que pour celle des êtres
2020

humains, il s'agit d'un nombre dans lequel certaines multiplications dominatrices et


2121

dominées, présentant trois termes et quatre facteurs, procèdent par voie de similitude et
de dis similitude, de progression et de régression, pour en venir à manifester toutes les
correspondances et [546c] les expressions qu'ils entretiennent les uns avec les autres. La
base épitrite de ces éléments, quand elle est accouplée avec le nombre cinq, produit deux
harmonies si on la multiplie trois fois : l'une est faite d'un nombre également égal et de cent
pris cent fois, alors que l'autre est équilatérale pour une part, mais pour l'autre
rectangulaire, avec un cô té de cent multiplié par le nombre résultant des diagonales
rationnelles de cinq, chacun diminué de un, ou des diagonales irrationnelles diminuées de
deux, et un cô té de cent multiplié par le cube de trois.
“C'est ce nombre géométrique tout entier qui est le maître de tout ceci, des naissances qui
2222

sont les meilleures comme de celles qui sont les moins bonnes ; s'il advient que par
ignorance [546d] vos gardiens unissent à contretemps des jeunes femmes à des jeunes
2323

hommes, il en résultera des enfants qui ne seront favorisés ni par la nature, ni par la
chance. La génération de ceux qui les précèdent établira les meilleurs d'entre eux dans leur
position, mais comme ils ne le méritent pas, à peine auront-ils accédé aux responsabilités
de leurs pères qu'ils se mettront à gouverner sans se soucier de nous, les Muses, même s'ils
sont les gardiens, en n'accordant pas toute l'importance nécessaire d'abord à la musique
<et à la poésie>, ensuite à la gymnastique. D'où il résultera que vos jeunes seront
dépourvus de culture . Les gouvernants issus de cette génération ne s'installeront pas
2424

comme de véritables gardiens, [546e] ils seront incapables de discerner les races d'or,
[547a] d'argent, de bronze et de fer, qui sont les races d'Hésiode autant que les races de
2525

chez vous. Le fer s'étant mélangé à l'argent, et le bronze à l'or, il en résultera un défaut
d'homogénéité et d'harmonie qui, lorsqu'il se produit et où que ce soit, engendre toujours
la guerre et la haine. ‘Voici la génération ', il faut le dire, dont procède la discorde civile,
2626

partout où elle surgit et toujours.”


– Reconnaissons, dit-il, qu'elles ont répondu avec justesse.
– Nécessairement, dis-je, puisqu'elles sont les Muses.
– Et, ensuite, dit-il, que disent [547b] encore les Muses ?
– Lorsque la discorde surgit, dis-je, alors les deux ensembles de races se mettent à tirer <la
constitution politique> chacun de son cô té : les races de fer et de bronze tendent vers la
2727

recherche de la richesse, la possession de la terre, des habitations, de l'or et de l'argent,


tandis que les races d'or et d'argent, qui ne souffrent pas de la pauvreté compte tenu du fait
qu'elles sont riches par nature de la richesse de leurs â mes, tirent en direction de la vertu
et de l'ancien système . Elles se dressent violemment les unes contre les autres, elles
2828

entrent en conflit, mais elles finissent par convenir de mettre en commun la terre et les
habitations, pour les répartir et les donner en propriété privée, [547c] ; quant à ceux qui
auparavant étaient placés sous leur garde, eux qu'elles considéraient comme des citoyens
libres, des amis et des pourvoyeurs, elles les asservissent à présent comme des périèques 2929

et des domestiques, alors qu'elles-mêmes s'occupent de la guerre et de la garde des autres.


– Il me semble, dit-il, que c'est à partir de là que se produit le changement.
– Eh bien ! dis-je, cette constitution politique n'occupera-t-elle pas la position intermédiaire
entre l'aristocratie et l'oligarchie ?
– Si, tout à fait.
– Bien, voilà comment se produit le changement, mais une fois modifié, comment ce régime
se gouvernera-t-il ? N'est-il pas évident que [547d] cette constitution imitera sur certains
3030

points la constitution politique antérieure, mais que sur d'autres elle imitera aussi
l'oligarchie, du fait qu'elle occupe la position intermédiaire ? N'est-il pas également évident
qu'elle aura aussi quelque chose en propre ?
– Si, dit-il.
– Or justement, par son respect des gouvernants, par l'abstention du corps militaire vis-à -
vis des tâ ches de l'agriculture, des métiers manuels et de toute activité lucrative, par
l'organisation des repas en commun, par la pratique de la gymnastique et des combats
guerriers, par toutes ces caractéristiques, cette constitution n'imitera-t-elle pas la
constitution <aristocratique> antérieure ?
– Si.
– En revanche, la peur de placer les sages [547e] au rang de gouvernants – en raison du
3131

fait qu'on ne trouvera plus des hommes d'une telle fermeté et d'une telle simplicité, mais
seulement des types mélangés –, l'inclination à favoriser des hommes remplis d'ardeur
virile et plus rustres, doués naturellement pour la guerre plus que pour la paix, [548a]
3232

l'estime portée aux ruses des affaires de guerre et aux stratagèmes, la conduite perpétuelle
de l'activité guerrière : la plupart de ces caractéristiques ne seront-elles pas détenues en
propre par cette constitution ?
– Si.
– De tels hommes, repris-je, seront avides de richesses , à l'instar de ceux des constitutions
3333

oligarchiques. Ils développeront une adoration passionnée pour l'or et l'argent, encore qu'il
s'agisse d'une adoration occulte, puisqu'ils posséderont des voû tes et des trésors cachés
personnels, où ils les garderont secrètement ; ils auront également des maisons, dont
l'enceinte leur servira de retranchement à la manière de niches privées, au sein desquelles
[548b] ils consentiront des dépenses extravagantes pour leurs femmes et la foule de ceux
qu'ils choisiront.
– Très juste, dit-il.
– Ils seront donc avares de leurs richesses, parce qu'ils les vénèrent et les possèdent en
secret, tout en se montrant prodigues des richesses des autres, qu'ils convoitent. Ils
jouissent en cachette de leurs plaisirs et cherchent à échapper aux lois comme des enfants
cherchent à échapper à leur père, parce qu'ils ont été éduqués sous la contrainte, et non par
la persuasion, et cela en raison d'une part de leur négligence de la Muse véritable, la Muse
qui s'accompagne de discours argumentés et de la philosophie, [548c]et d'autre part de la
priorité qu'ils ont accordée à la gymnastique plutô t qu'à la musique.
– Tu décris une constitution politique, dit-il, qui est un mélange complet de bien et de mal.
3434

– Elle est en effet mixte, dis-je, mais il s'y trouve une caractéristique tout à fait manifeste,
compte tenu du fait que c'est seulement l'élément d'ardeur virile qui y domine : c'est
l'ambition des victoires et le goû t des honneurs.
– Oui, très manifeste, dit-il.
– Voilà donc, repris-je, comment cette constitution politique se développerait et quelles
seraient ses caractéristiques, s'il faut en esquisser [548d] une description dans notre
dialogue, sans chercher à la compléter dans le détail. Cette esquisse suffit, en effet, à nous
faire voir l'homme le plus juste et l'homme le plus injuste, et ce serait par ailleurs une tâ che
impossible que de décrire d'une part toutes les constitutions politiques, et d'autre part tous
les caractères, sans rien laisser de cô té.
– Et nous avons raison de procéder ainsi, dit-il.
– Quel est donc l'homme qui correspond à cette constitution politique ? Comment s'est-il
formé et de quel type est-il ?
– Je pense, dit Adimante, qu'il se rapproche passablement de notre Glaucon ici présent , en 3535

tout cas pour ce qui est de l'ambition de la victoire.


– [548e] Peut-être sur ce point, dis-je, mais il me semble qu'il possède des caractéristiques
naturelles qui ne lui correspondent pas.
– Lesquelles ?
– Il est nécessairement, repris-je, plus arrogant et aussi plus indifférent à l'art des Muses,
bien qu'il le goû te ; il aime les discours , mais cela n'en fait pas un orateur. Un homme de
3636

ce type est brutal envers les esclaves [549a], au lieu de marquer simplement sa
3737

supériorité, comme le fait celui qui a reçu une éducation adéquate. Par contre, il se montre
doux envers les hommes libres, et entièrement soumis aux gouvernants. Il aime le pouvoir
et les honneurs. Il ne se croit pas digne de gouverner en mettant en avant sa seule capacité
de discourir, ou toute autre qualité de ce genre, mais parce qu'il est amateur de
gymnastique et de chasse, il se fonde plutô t sur ses responsabilités militaires et sur toutes
les activités qui gravitent autour de la guerre.
– C'est en effet, dit-il, le caractère qui correspond particulièrement à cette constitution
politique.
– Or, pareil homme, dis-je, pourra sans doute dans sa jeunesse [549b] mépriser les
richesses, mais plus il avancera en â ge, plus il y trouvera du plaisir, parce qu'il participe
d'un naturel qui convoite les richesses et qu'il n'est pas absolument pur dans son attitude à
l'égard de la vertu, vu que le meilleur gardien lui aura fait défaut.
– Quel est ce gardien ? demanda Adimante.
– C'est la raison, dis-je, mêlée à la musique et à la poésie. Elle seule en effet, par sa présence,
conserve la vertu tout au cours de l'existence de celui en qui elle réside.
– Tu dis bien, dit-il.
– Et tel est donc, dis-je, le jeune homme timocratique, qui est semblable à la cité du même
type.
– Voici maintenant, repris-je, [549c] de quelle manière à peu près il se forme. Il arrivera à
l'occasion qu'il soit le jeune fils d'un homme de bien, résident d'une cité régie par une
3838

mauvaise constitution politique ; cet homme fuit les honneurs, les responsabilités, les
procès et tout cet affairement public, jusqu'à consentir à s'effacer pour ne pas avoir
d'ennuis.
– De quelle manière exactement, dit-il, devient-il timocratique ?
– Lorsque, dis-je, pour commencer il entend sa mère se plaindre que son mari ne fait pas
partie du groupe des dirigeants [549d], ce qui a pour effet de l'inférioriser aux yeux des
autres femmes ; elle le voit ensuite très peu appliqué à se procurer des richesses, incapable
de s'engager dans un conflit et de hausser le ton, que ce soit dans les causes privées ou dans
les affaires publiques, et plutô t indifférent lui-même aux questions de cette nature ; elle se
rend compte qu'il ne pense jamais qu'à lui-même et n'a pour elle qu'une attitude
d'indifférence, à mi-chemin entre le respect et le mépris. Elle se plaint de tout cela et lui dit
que son père n'est pas un homme, qu'il se laisse aller indû ment, et quantité d'autres
reproches de même nature dont [549e] les femmes ont tendance à réciter la litanie en
pareilles situations.
– Et comment ! dit Adimante, voilà bien leur genre, toutes ces plaintes à n'en plus finir !
– Tu sais aussi, repris-je, que les serviteurs de ces gens-là tiennent à l'occasion, en secret,
des propos du même genre au fils de la famille. En apparence, ils sont bien intentionnés,
mais s'il leur arrive de rencontrer un débiteur que le père ne poursuit pas, ou quelqu'un
d'autre qui se trouve en faute à son égard, ils recommandent au fils, quand il sera devenu
adulte, d'humilier tous [550a] ces gens-là et de chercher à se montrer plus homme que son
père. Hors de chez lui, le fils entend d'autres propos du même genre, et il constate que ceux
qui se limitent à leur propres affaires dans la cité sont traités d'imbéciles et que leur
réputation est médiocre, tandis que ceux qui se mêlent des affaires des autres sont honorés
et loués. Alors le jeune homme qui entend et voit tout cela, et qui par ailleurs prête l'oreille
aux paroles de son père et qui observe de près ses occupations en les comparant à celles
des autres, se voit tiraillé des deux cô tés : d'abord du cô té de son père [550b], qui nourrit
et fait croître le principe rationnel de son â me , et du cô té des autres, qui alimentent la
3939

partie désirante et l'élément d'ardeur virile. Comme son naturel n'est pas celui d'un homme
méchant, mais qu'il a été influencé par les mauvaises fréquentations des autres, il se porte
vers la position intermédiaire entre les deux, et il remet le pouvoir de gouverner en lui-
même à la partie intermédiaire, celle qui recherche la victoire et qui est remplie d'ardeur,
et il devient un homme arrogant et entiché d'honneurs.
– Tu me sembles, dit-il, avoir exposé remarquablement la formation de ce caractère.
– Nous avons donc, [550c] repris-je, le deuxième type de constitution politique et le
deuxième type d'homme.
– Nous l'avons, dit-il.
– Ne devrions-nous pas maintenant reprendre le propos d'Eschyle , 4040

… un autre homme rangé en face d'une autre cité,


« ou plutô t, parler d'abord de la cité pour suivre notre hypothèse de départ ?
4141

– Assurément, dit-il.
– Ce serait donc, je crois, l'oligarchie qui prendrait la suite de cette constitution politique.
4242

– De quel système politique parles-tu, dit-il, quand tu parles d'oligarchie ?


4343

– C'est, répondis-je, la constitution politique fondée sur la valeur de la propriété, où les


riches commandent et où les pauvres [550d] n'ont aucune part au pouvoir.
– Je comprends, dit-il.
– Ne faut-il pas expliquer d'abord comment le changement s'opère de la timarchie vers
l'oligarchie ?
– Si.
– En fait, dis-je, même un aveugle verrait clairement comment ce changement s'effectue.
– Comment ?
– Cette voû te, dis-je, où chacun entasse l'or, voilà ce qui va ruiner cette constitution
politique. Tout d'abord, en effet, ils découvrent des raisons de dépenser pour eux-mêmes,
et pour cela ils se soustraient aux lois et ne leur obéissent plus, [550e] ni eux, ni leurs
femmes.
– Apparemment, dit-il.
– Par la suite, je pense, chacun observe autrui et cherchant à lui faire concurrence, ils font
en sorte que le grand nombre finit par se transformer en devenant semblable à eux.
– Apparemment.
– À partir de ce moment, repris-je, ils se mettent en quête d'une richesse toujours plus
considérable, et plus ils y accordent de valeur, moins ils en accordent à la vertu. N'y a-t-il
pas entre la richesse et la vertu une différence telle que, si on se les représente posées l'une
et l'autre sur les plateaux d'une balance, elles exercent leur pesée toujours dans un sens
opposé ?
– Certes, dit-il.
– Si la richesse est honorée [551a] dans une cité, et aussi les riches, la vertu y sera moins
honorée, de même que les gens de bien.
– C'est clair.
– Or ce qui est l'objet constant d'honneurs, on s'y applique, alors que ce qui n'est pas l'objet
d'honneurs, on le néglige.
– C'est ainsi.
– De cette façon, au lieu d'être des hommes amoureux de la victoire et amoureux de
l'honneur, ils finissent par devenir amoureux de l'enrichissement et amoureux de l'argent.
Ils font l'éloge de l'homme riche, ils l'admirent et le portent au pouvoir. Quant au pauvre, ils
le méprisent.
– C'est vrai.
– Dès lors, ils établissent une loi qui représente désormais la définition de la constitution
4444

oligarchique [551b] : ils déterminent par ordonnance une certaine quantité de richesses –
une quantité d'autant plus grande que l'oligarchie est riche, d'autant plus petite qu'elle est
faible – et ils proclament que se verra interdire de participer aux responsabilités du
pouvoir celui dont la fortune n'atteint pas la valeur déterminée par l'ordonnance. Ils
mettent en application ces mesures soit par des dispositions contraignantes, soit encore
par les armes, ou alors, avant d'en venir jusque-là , ils imposent cette constitution politique
en recourant à l'intimidation. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent ?
– Si, c'est ainsi, dit-il.
– Voilà donc, pour le dire d'un trait, comment se présente ce système politique.
– Oui, dit-il, mais quel est le mode d'être de cette constitution politique ? Quels sont ces
défauts [551c] que nous avons affirmé qu'elle comportait ?
– En premier lieu, répondis-je, cela même qui constitue sa définition et fait qu'elle est ce
qu'elle est. Pense seulement en effet à ce qui se passerait si on choisissait les pilotes de
navires de cette manière, en fonction de la valeur de leurs avoirs, et si le pauvre, fû t-il
4545

plus expert dans l'art du pilotage, ne pouvait jamais être admissible…


– Ce serait, dit-il, une navigation bien médiocre que cette navigation-là !
– Or, n'en serait-il pas de même pour quelque autre forme de commandement ?
– C'est ce que je pense, pour ma part.
En faisant exception du commandement de la cité, dis-je, ou en l'incluant également ?
– En l'incluant tout à fait, dit-il, d'autant qu'il constitue le commandement le plus difficile et
le plus important. [551d]
– L'oligarchie comporterait donc un premier défaut d'une certaine importance.
– Il semble bien.
– Eh bien, le défaut suivant, le trouveras-tu moindre que le précédent ?
– Lequel ?
– Une telle cité, nécessairement, ne sera pas une cité, mais deux : une cité des pauvres, une
cité des riches, habitant en un même lieu et conspirant constamment les uns contre les
autres.
– Par Zeus, dit-il, ce défaut n'est pas moindre que le précédent.
– Et il n'y a certes rien de bien dans le trait suivant, quand ils se trouvent paralysés au
moment de faire la guerre à une autre cité, parce qu'ils seraient forcés de recourir au
peuple qu'ils ont armé et qu'ils le craignent plus que [551e] les ennemis, ou alors de ne
4646

pas y recourir, de façon à montrer dans l'activité même du combat qu'ils sont
d'authentiques oligarques, [c'est-à -dire une élite], alors même qu'ils ne consentiraient pas à
utiliser leurs richesses à cette fin, du fait de leur avarice.
– Rien de bien, en effet.
– Eh bien, ce que nous avons réprouvé tout à l'heure, cette tendance à se disperser dans 4747

les affaires des autres, et le fait que l'agriculture, les affaires commerciales, [552a] les
affaires de la guerre soient, dans cette constitution politique, concentrées aux mains des
mêmes personnes, penses-tu que cela soit correct ?
– Pas le moins du monde.
– Vois donc à présent si, de tous ces maux, le mal suivant n'est pas le plus grand et si cette
constitution n'est pas la première à le manifester ?
– Lequel ?
– La liberté de vendre tous ses biens , et la liberté pour quelqu'un d'autre de les acquérir ;
4848

et une fois qu'on a tout vendu, la possibilité de demeurer dans la cité, sans appartenir à
aucun des groupes constitutifs de la cité, sans être commerçant, ni artisan, ni cavalier, ni
hoplite, mais en portant le nom de pauvre et d'indigent.
– [552b] Elle est la première à le permettre, dit-il.
– Cette manière de faire n'est certes pas interdite chez ceux qui sont gouvernés selon la
constitution oligarchique, car autrement on n'y trouverait pas des gens qui sont
excessivement riches, et d'autres qui sont totalement démunis.
– C'est juste.
– Fais aussi attention au point suivant. Lorsqu'un homme de ce type, dès lors qu'il était
riche, dépensait sa fortune, se montrait-il alors plus utile à la cité, dans ces fonctions dont
nous discutions à l'instant ? Alors qu'apparemment il était au nombre des gouvernants, il
n'était en réalité ni gouvernant ni serviteur de la cité, mais seulement quelqu'un qui
dilapide son bien, n'est-ce pas ?
– Exact, dit-il, il était en apparence un serviteur de la cité, mais il n'était en fait rien [552c]
d'autre qu'un dissipateur.
– Accepterais-tu, repris-je, que nous disions que de la même manière que le faux bourdon
naît dans une alvéole pour devenir le fléau de la ruche , un tel homme naît comme le faux
4949

bourdon de la maison, pour devenir le fléau de la cité ?


– Certainement, Socrate, répondit-il.
– Mais n'est-il pas vrai, Adimante, que si le dieu a constitué tous les faux bourdons ailés
comme des êtres dépourvus d'aiguillon, il a par contre constitué certains faux bourdons
pédestres comme des êtres dépourvus d'aiguillon, mais pour certains autres, il les a faits
pourvus d'aiguillons redoutables ? En vieillissant, les faux bourdons sans aiguillon finissent
par devenir mendiants, [552d] tandis que tous les faux bourdons pourvus d'aiguillon
finissent par porter le nom de malfaiteur ?
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Il est donc évident, dis-je, que partout où tu vois des mendiants dans une cité, il existe
aussi, cachés quelque part sur ce territoire, des voleurs, des coupeurs de bourses, des
pilleurs de lieux sacrés et des auteurs de toute espèce de maux de ce genre.
– C'est évident, dit-il.
– Eh bien, dans les cités oligarchiques, ne vois-tu pas qu'il y a des mendiants ?
– Tous ou presque le sont, dit-il, à l'exception des dirigeants.
– Ne devons-nous pas supposer, dis-je [552e], qu'il se trouve dans ces cités un grand
nombre de ces malfaiteurs pourvus d'aiguillons, que les dirigeants contiennent
soigneusement par la force ?
– Nous devons le penser assurément, dit-il.
– Or, n'est-ce point au manque d'éducation, à une formation médiocre et à l'organisation de
la constitution politique que nous attribuerons la présence d'hommes pareils dans la cité ?
– C'est ce que nous affirmerons.
– Tel est donc ce qui pourrait se présenter comme la cité gouvernée oligarchiquement, et
tels sont les maux qu'on y trouve, et sans doute y en a-t-il davantage encore !
– Oui, c'est à peu près cela, dit-il.
– Nous en avons donc terminé [553a], dis-je, pour cette constitution politique qu'on
appelle oligarchie, celle qui établit ses dirigeants à partir de la valeur de leurs biens.
Examinons ensuite l'homme qui correspond à cette constitution, comment il se forme, et
quel type d'homme il devient.
– Oui, dit-il, faisons-le.
– N'est-ce pas précisément de la manière suivante que cet homme, de timocratique se
transforme en homme oligarchique ?
– De quelle manière ?
– Quand un fils naît d'un tel homme, il imite d'abord son père et marche sur ses traces ; par
la suite, il prend soudainement conscience que son père s'est brisé contre la cité, [553b]
comme un navire s'échoue sur un récif, parce qu'il s'est donné corps et biens – soit qu'il ait
pris la tête d'une expédition militaire, soit qu'il ait accepté quelque autre responsabilité
prestigieuse – pour finir traîné au tribunal , vilipendé par des sycophantes, puis condamné
5050

à mort ou à l'exil, privé de ses droits et dépouillé de toute sa fortune.


– Cela peut se produire, dit-il.
– Quand il a vu tout cela, mon ami, quand il l'a enduré et qu'il a été dépossédé de ses biens,
il est, je pense, rempli de crainte et il se dépêche aussitô t de renverser du trô ne qui réside
en son â me [553c] la recherche de l'honneur et cet élément d'ardeur virile dont nous
parlions ; puis, humilié par la pauvreté, il se convertit avidement à la quête du profit, et il
accumule des richesses à coups de petites économies et à force de travail. Ne penses-tu pas
qu'un tel homme en vient alors à faire monter sur le trô ne de son â me ce principe de désir,
cet appétit de richesse, et à l'établir grand Roi à l'intérieur de lui-même, en le revêtant de
5151

la tiare et de colliers, et en le ceignant du cimeterre des Perses ?


– C'est bien ce que je pense, dit-il.
– Quant au principe rationnel et à l'élément d'ardeur, [553d], je pense qu'il les place par
terre, de part et d'autre aux pieds du Roi, et il en fait ses esclaves : il oblige le principe
rationnel à ne rien faire d'autre que de calculer et rechercher des moyens d'accroître sa
fortune, et il force l'élément d'ardeur à n'admirer et à n'honorer que la richesse et les
riches, et à s'enorgueillir de ce que sa réputation ne soit fondée sur rien d'autre que la
possession de richesses et de tout autre bien propre à y contribuer.
– Il n'existe pas, dit-il, de moyen plus rapide et plus efficace pour transformer un jeune
homme imprégné du sens de l'honneur en homme avide de richesse.
– [553e] Mais justement, repris-je, cet homme n'est-il pas un oligarque ?
– Telle est bien, en tout cas, la transformation de l'homme qui ressemble à cette
constitution politique dont provient l'oligarchie.
– Examinons à présent s'il ressemble à celle-ci.
– [554a] Oui, examinons-le.
– Ne lui ressemble-t-il pas d'abord de par cette volonté de produire surtout des richesses ?
– Sans contredit.
– Et aussi parce qu'il est économe et industrieux. Il ne satisfait que les désirs nécessaires
qu'il éprouve, il ne se permet aucune autre dépense, et il maîtrise les autres désirs, qu'il
juge frivoles.
– Oui, exactement.
– Il est assez austère, dis-je, il transforme tout en argent, c'est un homme qui ne pense qu'à
thésauriser, un de ceux [554b] dont la foule fait l'éloge. Cet homme n'est-il pas celui qui
ressemble à la constitution politique que nous avons décrite ?
– Pour ma part, dit-il, je le crois. Pour sû r, ce sont principalement les richesses qui sont
honorées dans cette cité et chez ce type d'homme.
– Je ne crois pas, repris-je, qu'un tel homme ait jamais cherché à se donner une éducation.
– Je ne le crois pas non plus, dit-il, car autrement il n'aurait pas installé un aveugle au 5252

poste de chef du chœur, et il ne lui rendrait pas hommage par-dessus tout.


– Bien, dis-je, mais prête attention à ceci : ne dirons-nous pas que c'est en raison de son
manque d'éducation qu'ont surgi en lui des désirs semblables aux faux bourdons, les uns
mendiants, [554c] les autres malfaisants, des désirs réprimés de force par son autre souci ?
– Si, tout à fait, dit-il.
– Or sais-tu, dis-je, dans quelle direction il faut regarder pour découvrir ces désirs
malfaisants ?
– Où donc ? dit-il.
– Observe les cas où ils sont chargés de la tutelle des orphelins, ou lorsque toute autre
occasion de ce genre, où ils ont toute latitude de commettre l'injustice, se présente à eux.
– C'est vrai.
– Cette situation rend manifeste, n'est-ce pas, que dans les autres engagements où il jouit
d'une bonne réputation et donne l'impression d'être juste, il réprime [554d] ses mauvais
désirs par une sorte de contrainte de décence qu'il exerce sur lui-même ? Non pas parce
qu'il les persuade que ce serait un choix inférieur, ni parce qu'il les adoucit par l'exercice de
la raison : c'est plutô t la nécessité et la crainte qu'il éprouve qui le lui imposent, parce qu'il
tremble pour le reste de sa fortune.
– C'est certain, dit-il.
– Mais par Zeus, mon ami, dis-je, quand l'occasion se présentera de dépenser les biens
d'autrui, c'est chez ces gens-là que tu trouveras naturellement implantés ces désirs qui
tiennent du faux bourdon.
– Oui, dit-il, pour sû r.
– Bien évidemment, un tel homme ne serait pas exempt de discorde séditieuse à 5353

l'intérieur de lui-même, car il n'est pas un, mais pour ainsi dire double ; [554e] la plupart
du temps cependant, si les désirs affrontent les désirs, ce sont les meilleurs qui l'emportent
sur les pires.
– C'est ainsi.
– Pour cette raison, je pense qu'un tel homme montrera une apparence extérieure plus
respectable que nombre d'autres, mais la vertu véritable, celle qui est concorde et
harmonie intérieure de l'â me, fuira bien loin de lui.
– Je le crois.
– Et par surcroît cet homme parcimonieux fera un bien médiocre [555a] adversaire, s'il
s'agit dans la cité de rechercher entre particuliers ou bien une victoire, ou bien une part
d'honneur pour les choses qui se méritent. Lui ne consent aucunement à dépenser de
l'argent pour acquérir une réputation honorable, ni pour aucun des concours de ce genre. Il
craint de réveiller des désirs de dépenser et de les appeler à son secours dans le combat
pour la victoire : fidèle à la manière oligarchique, il n'engage qu'une petite partie de ses
forces dans le combat, de sorte qu'il se retrouve le plus souvent en position de vaincu, mais
il demeure riche.
– Et comment ! dit-il.
– Douterons-nous encore longtemps, dis-je, que ce parcimonieux, ce financier ne soit
ordonné selon une ressemblance avec la cité oligarchique ? [555b]
– Pas du tout, dit-il.
– C'est la démocratie, semble-t-il, qu'il faut examiner à présent. Voyons de quelle manière
elle se produit et, une fois instaurée, quelles sont ses caractéristiques, de manière à saisir le
caractère de l'homme qui lui est apparenté pour le faire passer en jugement.
– En tout cas, de cette façon, dit-il, nous serions fidèles à notre manière de procéder.
– Eh bien, repris-je, la transformation de l'oligarchie en démocratie ne s'effectue-t-elle pas
de la manière suivante ? Ne se produit-elle pas sous l'effet d'une aspiration insatiable à
l'égard du bien qu'on se fixe comme but, à savoir devenir le plus riche possible ?
– Comment cela ?
– [555c] Ceux qui commandent dans cette constitution politique n'exercent leur
commandement, je pense, qu'en se fondant sur la quantité de leurs possessions ; ils ne
consentent pas à contrô ler par une législation les jeunes qui se dissipent dans l'indiscipline,
pour les empêcher de dépenser leurs biens et leur éviter la ruine. Leur but est de leur
prêter sur hypothèque, de manière à devenir ensuite propriétaires des biens de ces gens-là ,
pour être encore plus riches et plus considérés.
– C'est ce qu'ils désirent le plus.
– Or n'est-il pas évident d'emblée que dans une cité, on ne peut estimer la richesse et
acquérir en même temps la modération requise, [555d] et qu'au contraire on en arrive
nécessairement à négliger l'une ou l'autre ?
– C'est assez clair, dit-il.
– Ainsi, dans les oligarchies, c'est en négligeant <la modération> et en tolérant l'indiscipline
que les dirigeants réduisent parfois à la pauvreté des hommes qui n'étaient pas dépourvus
de qualités par leur naissance.
– C'est certain.
– Ceux-là demeurent inactifs dans la cité, où ils sont, je pense, bien pourvus d'aiguillons et
armés, les uns criblés de dettes, les autres couverts d'infamie, les autres des deux à la fois ;
remplis de haine, ils complotent contre ceux qui se sont approprié leurs biens et contre
tout le monde, désireux d'une seule chose : voir apparaître un régime nouveau . 5454

– [555e] C'est bien cela.


– Quant aux financiers, ils se tiennent cois et font mine de ne pas les apercevoir, mais ils ne
manquent pas de darder leur aiguillon, c'est-à -dire leur argent, contre tous ceux du groupe
des autres qui se laissent faire ; multipliant par cent les intérêts de leur capital patrimonial,
[556a] ils font proliférer dans la cité les faux bourdons et les mendiants.
– Comment, en effet, n'y seraient-ils pas nombreux ?
– Et par ailleurs, repris-je, un tel mal qui se propage comme un incendie, ils ne consentent
pour l'éteindre aucun des moyens qu'il faudrait : ils ne veulent ni de ce moyen que j'ai
mentionné, qui consiste à contrô ler les dépenses arbitraires du bien de chacun, ni de cet
autre moyen consistant à faire une législation en vue de supprimer de tels abus.
– Quelle législation ?
– Une loi qui viendrait en complément du contrô le, et qui contraindrait les citoyens à se
5555

soucier de la vertu. Si, en effet, on prescrivait de conclure la plupart des contrats de gré à
gré aux risques du prêteur [556b], les citoyens rechercheraient la richesse avec moins
d'impudence, et on verrait moins se développer dans la cité ces maux que nous décrivions à
l'instant.
– Beaucoup moins, dit-il.
– À présent, au contraire, repris-je, pour toutes ces raisons précisément, les gouvernants
réduisent dans la cité les gouvernés à une situation de ce genre. Pour ce qui est d'eux et de
leurs enfants, ne voit-on pas les jeunes profiter d'une vie de luxe et devenir incapables de
tout effort pour les activités du corps et de l'esprit ? Ne sont-ils pas mous et indolents,
incapables de discipline [556c] dans les plaisirs et dans les peines ?
– Si, en effet.
– Et eux-mêmes, les pères, négligeant tout le reste, hormis l'argent, ne développent pas
davantage le souci de la vertu que les pauvres.
– Non, en effet.
– Or donc, lorsque nantis de pareilles dispositions, les gouvernants et les gouvernés se
trouvent rassemblés, soit à l'occasion d'un trajet qui les fait cheminer ensemble, soit pour
quelque autre motif de rassemblement, par exemple une ambassade, ou une expédition
militaire au cours de laquelle ils s'embarquent pour combattre ensemble, ou lorsqu'ils
s'observent mutuellement au milieu des dangers [556d], ce ne sont jamais dans ces
circonstances les pauvres qui sont l'objet du mépris des riches. Au contraire, le plus
souvent, quand un homme pauvre, maigre, brû lé par le soleil, posté dans la bataille près
d'un homme riche, nourri à l'ombre, chargé du poids inutile de sa graisse, le voit essoufflé
et sans ressources, ne crois-tu pas qu'il pense que ces gens-là ne sont riches que du fait de
la lâ cheté des pauvres ? Et quand ils se retrouvent entre eux, ne se disent-ils pas les uns
autres : “Ces hommes-là sont à notre merci, [556e] ils ne valent rien” ?
– Je sais bien, en effet, dit-il, que c'est leur manière habituelle.
– Or, comme un corps vulnérable n'a besoin que d'un léger choc de l'extérieur pour tomber
malade, et qu'il arrive parfois que, même sans motif externe, il devienne la proie de
troubles, de la même manière une cité, placée dans une situation analogue, devient malade
au moindre prétexte et se livre à elle-même une bataille intérieure : on requiert pour le
soutien militaire des ressources de l'extérieur, certains faisant appel à une cité
oligarchique, d'autres à une cité démocratique, et il arrive même que la dissension se
propage dans la cité sans intervention extérieure.
– [557a] Oui, absolument.
– L'avènement de la démocratie se produit à mon avis lorsque les pauvres, forts de leur
5656

victoire, exterminent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui
restent le pouvoir politique et les responsabilités de gouverner. Le plus souvent même,
dans la cité démocratique, ces responsabilités sont tirées au sort.
– Voilà bien en effet, dit-il, comment advient ce système politique de la démocratie, soit
qu'il se produise par le recours aux armes, soit encore qu'il résulte de la peur qui fait fuir
les autres, ceux qui détenaient le pouvoir antérieurement.
– Comment donc, repris-je, ces gens-là s'administrent-ils ? Quelle est la nature d'une
constitution politique de ce genre ? [557b] Il est clair que l'homme qui lui est apparenté
nous apparaîtra comme l'homme démocratique.
– C'est clair, dit-il.
– Eh bien, tout d'abord, ne faut-il pas dire que les citoyens y sont libres et que la cité laisse
5757

place à la liberté et à la libre expression ? et que dans cette cité règne le pouvoir de faire
tout ce qu'on veut ?
– C'est en tout cas ce qu'on raconte, dit-il.
– Mais partout où règne un tel pouvoir, il est évident que chacun peut s'y aménager un
genre de vie particulier, selon son bon plaisir.
– C'est évident.
– On trouvera donc, je pense, dans cette [557c] constitution politique plus que dans toute
autre, des hommes de toute provenance.
– Sans doute.
– Il y a des chances, dis-je, que cette constitution soit la plus belle de toutes. Comme un
manteau bigarré , orné de toutes les couleurs, ce gouvernement bariolé de tous les
5858

caractères semblerait être le plus beau. Et sans doute, ajoutai-je, cette constitution, à
l'image des ornements bigarrés qui subjuguent les enfants et les femmes, fait-elle
l'admiration du grand nombre.
– Oui, certainement, dit-il.
– Et c'est dans ce gouvernement, bienheureux homme, [557d] dis-je, qu'il est approprié de
chercher une constitution politique.
– Comment donc ?
– Parce que en raison de la liberté qu'on y trouve, il contient toutes les espèces de
constitutions politiques et il est probable que celui qui souhaite établir une cité, ce que
nous avons tenté de faire à présent, n'aura besoin que de se rendre dans une cité
gouvernée démocratiquement pour y choisir le genre qui lui plairait : c'est comme si on
était entré dans un grand marché aux constitutions politiques, et une fois le choix fait, on
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n'a qu'à fonder la cité selon le modèle choisi.


– Sans doute, dit-il, les modèles [557e] n'y manquent pas, en effet.
– Et justement, repris-je, dans une cité de ce genre, on ne se voit soumis à aucune obligation
de gouverner, même si on en possède les capacités, pas plus que l'on n'est soumis au
gouvernement des autres si l'on n'y consent pas. Il n'y a aucune obligation de faire la
guerre, même si les autres y sont engagés, ni de maintenir la paix, quand les autres s'y
attachent, si on ne le désire pas ; et d'un autre cô té, si une loi empêche d'exercer une
responsabilité de gouvernant ou de magistrat, on a la possibilité de diriger ou de siéger
néanmoins au tribunal, si on le désire. [558a] Une telle manière de mener son existence
n'est-elle pas une grâ ce des dieux et un pur délice, en tout cas pendant qu'elle dure ?
– Sur le moment, dit-il, oui, sans doute.
– Et dis-moi, la clémence des habitants à l'égard de ceux qui ont fait l'objet de
condamnations n'est-elle pas attrayante ? N'as-tu pas remarqué à l'occasion, dans cette
constitution politique, que des hommes condamnés à mort ou à l'exil n'en demeurent pas
moins dans la cité et y circulent en plein cœur, et de quelle manière, comme si personne ne
s'en souciait ni ne les observait, les condamnés s'y promènent comme les esprits des
héros ?
6060

– Si, j'en ai vu beaucoup, dit-il.


– Et que dire de la tolérance et de la complète [558b] ouverture d'esprit de cette
constitution ? N'est-elle pas remplie du mépris de ces principes que nous avons présentés
en leur accordant notre vénération, à l'occasion de la fondation de notre cité ? Ne disions-
nous pas, en effet, qu'à moins d'être doué d'un naturel exceptionnel, personne ne peut
jamais devenir un homme de bien si les jeux de son enfance n'ont pas été placés dans un
environnement de qualité, et s'il ne s'est pas appliqué à toutes les activités qui y concourent
? Avec quelle superbe on foule aux pieds tous ces principes, sans aucunement se
préoccuper de la nature des activités susceptibles de former pour les tâ ches politiques celui
qui s'y destine, alors qu'on est respecté si on consent seulement à déclarer qu'on s'accorde
avec les tendances [558c] de la masse !
– Il s'agit en effet, dit-il, d'une constitution bien noble !
– Voilà donc, dis-je, les traits que présenterait la démocratie, avec d'autres qui leur sont
apparentés. Il s'agit apparemment d'une constitution politique agréable, privée d'un réel
gouvernement, bariolée, et qui distribue une égalité bien particulière tant aux égaux qu'à
6161

ceux qui sont inégaux.


– Et de fait, dit-il, tu parles d'une chose bien connue.
– Considère à présent, repris-je, ce qu'est l'individu de ce type dans sa vie privée. À moins
qu'il ne convienne d'examiner d'abord, comme nous l'avons fait pour la constitution
politique, comment il se forme ?
– En effet, dit-il.
– N'est-ce pas de la manière suivante ? Il naîtrait, je crois, fils de cet homme parcimonieux
et oligarchique de tout à l'heure, [558d] et il serait élevé par son père selon les habitudes
qui sont les siennes ?
– Probablement.
– Lui aussi se force à maîtriser les plaisirs qui le tiraillent, dans la mesure où ils conduisent
à dépenser, et non à s'enrichir, raison pour laquelle on les désigne comme des désirs non
nécessaires.
– C'est clair, dit-il.
– Voudrais-tu, dis-je, que pour éviter trop de confusion dans notre discussion, nous
commencions par définir les désirs nécessaires et ceux qui ne le sont pas ?
6262

– Je veux bien, dit-il.


– Eh bien, ceux que nous ne serions pas en mesure de repousser, il conviendrait de les
appeler nécessaires, et de même tous ceux [558e] qu'il nous est utile de satisfaire ? Car
c'est pour nous une nécessité naturelle que d'éprouver ces deux types de désirs, n'est-ce
pas ?
– Oui, certainement.
– C'est donc à juste titre [559a] que nous les désignons de ce nom, “nécessaires” ?
– À juste titre, oui.
– Eh bien, pour ceux dont on peut se débarrasser, si on s'y applique quand on est jeune,
ceux-là dont l'expérience ne produit aucun bien et entraîne même le contraire, à tous ceux-
là donnons le nom de désirs non nécessaires, et nous aurons raison de le faire, n'est-ce
pas ?
– Nous aurons raison.
– Appliquons-nous maintenant à choisir un exemple des uns et des autres, afin de les saisir
selon leur type général.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Le désir de se nourrir par exemple, pour se maintenir en santé et en forme, qui est un
désir pour la nourriture en elle-même et pour la préparation des repas, n'est-il pas un désir
nécessaire ? [559b]
– Je crois bien.
– Ce désir de nourriture est en quelque sorte nécessaire pour deux raisons : il s'agit d'un
désir utile, et d'autre part c'est un désir auquel un être vivant ne peut résister.
6363

– Oui.
– Et le désir de la cuisine apprêtée également, s'il peut contribuer à la bonne forme
physique.
– Assurément.
– Mais qu'en est-il du désir qui va au-delà de cette limite, le désir de mets plus élaborés 6464

que ceux que nous venons de décrire, un désir dont on peut se débarrasser pour la plupart
d'entre nous si dès l'enfance on a appris à le réprimer ? Ce désir n'est-il pas nuisible pour le
corps comme il l'est pour l'â me, si on pense à la sagesse et à la modération ? [559c] Ne
l'appellerait-on pas à juste titre non nécessaire ?
– Nous aurions tout à fait raison de le faire.
– Eh bien, ne dirons-nous pas que ces désirs sont des désirs de dépense, alors que les
autres sont des désirs d'acquisition, puisque nos travaux en profitent ?
– Sans doute.
– Nous en dirons autant des désirs amoureux et des autres ?
– Oui.
– Et cet homme que nous appelions tout à l'heure un faux bourdon, ne le considérions-nous
pas comme un homme qui déborde de ces plaisirs et de ces désirs et qui est asservi par
ceux qui ne sont pas nécessaires, alors que l'homme qui est dirigé par les plaisirs et les
désirs nécessaires est l'homme parcimonieux [559d] de l'oligarchie ?
– Sans doute.
– Maintenant, dis-je, reprenons, de façon à exposer comment l'homme démocratique
advient à partir de l'homme oligarchique. Il me semble que dans de nombreux cas, c'est de
la manière suivante.
– Comment ?
– Quand un jeune homme, élevé comme nous l'avons dit tout à l'heure, sans éducation
véritable et dans un esprit de parcimonie, a goû té du miel des faux bourdons et qu'il s'est
tenu dans la compagnie de ces insectes ardents et funestes, prompts à lui procurer des
plaisirs variés, chatoyants et multiformes, c'est alors que la transformation s'amorce en
quelque sorte pour lui : [559e] <il passe intérieurement > d'une constitution oligarchique
6565

à une constitution démocratique.


– De toute nécessité, dit-il.
– Et de la même manière que la cité s'est transformée sous l'effet du secours apporté à l'une
de ses parties par une alliance en provenance de l'extérieur, le semblable s'alliant au
semblable, ainsi le jeune homme se transforme quand l'une des espèces de désirs qui sont
en lui reçoit, de l'extérieur elle aussi, un soutien provenant d'un élément apparenté et
semblable, n'est-ce pas ?
– Si, absolument.
– Et je pense que si quelque allié vient porter secours, pour le renforcer, au pouvoir
oligarchique qui réside en lui, qu'il s'agisse de son père ou des autres membres de sa
famille [560a] qui lui adressent des reproches ou qui l'admonestent, alors il en résulte un
conflit et un contre-conflit , une bataille intérieure de lui-même contre lui-même.
6666

– Sans doute.
– Il arrive parfois, je pense, que la partie démocratique le cède à la partie oligarchique, et
alors certains désirs se trouvent ou bien éliminés, ou alors expulsés par une forme de
pudeur qui subsistait dans l'â me du jeune homme, et l'ordre a été restauré.
– Cela se produit en effet quelquefois, dit-il.
– Mais il arrive aussi, je pense, qu'à ces désirs expulsés succèdent d'autres désirs qui leur
sont apparentés, des désirs nourris sans qu'on y prenne garde et qui, en raison de
l'incurie [560b] qui caractérise l'éducation donnée par le père, se sont multipliés et
6767

renforcés.
– C'est du moins, dit-il, ce qui a tendance à se produire.
– Dès lors, ils l'ont attiré dans le milieu de leurs fréquentations, et de manière occulte ces
désirs se sont unis pour en produire une multitude d'autres.
– Sans doute.
– Pour finir, ils ont envahi, je pense, l'acropole de l'â me du jeune homme, ayant compris
qu'elle était vide de connaissances, d'occupations nobles et de discours vrais, toutes choses
qui constituent les sentinelles et les gardes les meilleurs dans les esprits des hommes
[560c] aimés des dieux.
– Les meilleurs, et de beaucoup, dit-il.
– C'est alors, je pense, que des raisonnements et des opinions mensongers et fanfarons
montent à l'assaut pour occuper la même place chez ce jeune homme.
– Inévitablement, dit-il.
– Dès lors, de retour chez ces Lotophages , est-ce qu'il n'y habite pas au vu de tous ? Et s'il
6868

reçoit de ses proches une aide quelconque pour renforcer la tendance parcimonieuse de
son â me, alors ces discours fanfarons viennent barrer les portes du rempart royal qui se
trouve en lui : ils ne laissent pas pénétrer [560d] l'aide alliée, pas plus qu'ils n'accueillent
l'ambassade des paroles de bon conseil de particuliers plus â gés. Ce sont ces discours qui
dominent dans la bataille, et taxant la pudeur de stupidité, ils la rejettent au-dehors et la
bannissent sans vergogne. La modération, qu'ils invectivent en la taxant de lâ cheté, ils la
rejettent en la couvrant d'injures et ils expulsent la mesure et la discipline dans la dépense,
en persuadant le jeune homme, en lui donnant pour cortège une multitude de désirs
inutiles, qu'il s'agit d'attitudes de paysans et indignes d'un homme libre.
– Oui, absolument.
– Quand ils ont fait le vide de ces vertus et purifié l'â me de ce jeune homme, qui se trouve
désormais placée [560e] sous leur tutelle et destinée à l'initiation de grands mystères , 6969
alors ils ramènent au sein d'un grand cortège la démesure, l'anarchie, la prodigalité et
l'impudence, éblouissantes et couronnées. Ils se répandent en discours louangeurs et les
affublent de noms charmeurs, appelant la démesure “éducation réussie”, et l'anarchie
“liberté”, et la prodigalité “magnificence”, et l'impudence “courage”. [561a] N'est-ce pas en
gros de cette manière, continuai-je, qu'un jeune homme se transforme pour passer d'un
régime où il a été élevé dans les désirs nécessaires à un régime où il peut donner libre cours
aux plaisirs non nécessaires et inutiles et s'abandonner à eux ?
– Manifestement, dit-il, c'est de cette manière.
– Par la suite, cet homme mène, je pense, une existence où il dépense autant d'argent,
d'effort et de temps pour les plaisirs nécessaires que pour ceux qui ne le sont pas. Si par
ailleurs il a de la chance, et si sa frénésie bachique ne lui fait pas dépasser les bornes, mais
que, avec la maturité de l'â ge, le gros [561b] de la turbulence s'étant apaisé, il laisse
revenir des groupes d'expulsés et qu'il ne s'abandonne pas entièrement lui-même à ceux
qui reviennent, alors il conduit sa vie en établissant une sorte d'équilibre entre les plaisirs :
il confie toujours le commandement de son â me au plaisir qui surgit soudainement, comme
s'il était soumis au destin, jusqu'à ce qu'il en soit rassasié, puis il s'abandonne à un autre, et
cela sans en mépriser aucun, mais en les nourrissant de manière égale.
– C'est vrai.
– Quant au discours vrai, repris-je, il ne lui fait pas bon accueil et ne le laisse pas entrer
dans la salle de garde. Si on se risque à lui dire que certains plaisirs découlent [561c] de
désirs nobles et bons, alors que d'autres naissent de désirs mauvais, et qu'il faut cultiver et
valoriser les premiers, réprimer et dompter les seconds, dans toutes ces circonstances il
hoche la tête en signe de dédain. Pour lui, selon ce qu'il prétend, ils sont tous pareils et
doivent être considérés de valeur égale.
– Certes, dit-il, dans la condition qui est la sienne, il ne peut faire autrement.
– Dès lors, continuai-je, il passe ses journées à satisfaire sur cette lancée le désir qui fait
irruption : aujourd'hui il s'enivre au son des flû tes, demain il se contente de boire de l'eau
et se laisse maigrir ; un jour il s'entraîne au gymnase, le lendemain il est lascif et indifférent
à tout [561d], et parfois on le voit même donner son temps à ce qu'il croit être la
philosophie. Souvent il s'engage dans la vie politique et, se levant sur un coup de tête, il dit
et fait ce que le hasard lui dicte. S'il lui arrive d'envier les gens de guerre, le voilà qui s'y
implique ; s'agit-il des commerçants, il se précipite dans les affaires. Sa vie ne répond à
aucun principe d'ordonnancement, à aucune nécessité ; au contraire, l'existence qu'il mène
lui semble mériter le qualificatif d'agréable, libre, bienheureuse, et il vit de cette manière en
toute circonstance.
– Tu as remarquablement [561e] décrit, dit-il, la vie d'un homme égalitaire . 7070

– Je crois aussi, dis-je, qu'il est multiforme et qu'il déborde d'une multitude de caractères,
lui qui est l'homme magnifique et bariolé, à l'image de cette cité. Nombre d'hommes et de
femmes envient cette sorte d'existence, parce qu'elle contient une pléiade de modèles de
constitutions politiques et de modes de vie.
– Voilà notre homme, en effet, dit-il.
– Eh bien, rangeons cet homme comme la contrepartie [562a] de la démocratie, c'est lui
que nous aurons raison de désigner comme l'homme démocratique.
– Oui, rangeons-le, dit-il.
– À présent, repris-je, c'est la constitution politique la plus belle et le type d'homme le plus
beau qu'il nous reste à exposer, la tyrannie et le tyran.
– Exactement, dit-il.
– Vois donc, mon cher camarade, de quelle manière se produit le régime tyrannique. Il est
évident, en effet, qu'il résulte en gros d'une transformation de la démocratie.
– C'est évident.
– Est-ce que le mode de transformation de la démocratie à la tyrannie n'est pas le même
que de l'oligarchie à la démocratie ? [562b]
– Comment ?
– Le bien qu'on mettait de l'avant, dis-je, et qui constituait le but en vue duquel l'oligarchie
a été instaurée, c'est la quête de toujours plus de richesse, n'est-ce pas ?
– Si.
– Or, c'est l'appétit insatiable de richesse et, découlant de cette quête de la richesse, la
négligence de tout le reste, qui ont conduit à la ruine de cette constitution.
– C'est vrai, dit-il.
– Eh bien, n'est-ce pas justement l'appétit insatiable de ce que la démocratie considère
comme son bien qui va conduire à sa perte ?
– Qu'est-ce qu'elle considère à ton avis comme son bien ?
– La liberté, répondis-je. Ce bien-là , tu entendras dire dans une cité gouvernée
démocratiquement [562c] que c'est le bien le plus beau et que pour cette raison, la cité
démocratique est la seule où un homme libre par sa naissance jugera digne de s'établir.
– Cette affirmation, dit-il, on l'entend souvent, en effet.
– Eh bien, repris-je, et c'est là ce que je m'apprêtais à dire, n'est-ce pas le désir insatiable de
ce bien et la négligence de tout le reste qui déstabilisent cette constitution politique et la
mettent en situation de recourir nécessairement à la tyrannie ?
– Comment ? dit-il.
– Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard
sous la coupe de mauvais échansons [562d] et s'enivre du vin pur de la liberté, dépassant
les limites de la mesure, alors ceux qui sont au pouvoir, s'ils ne sont pas entièrement
complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les
châ tier comme des criminels et des oligarques.
– Voilà ce que la cité fait, dit-il.
– Quant à ceux, repris-je, qui respectent l'autorité des gouvernants, on les invective en les
traitant d'hommes serviles et de vauriens, mais les gouvernants qui passent pour des
gouvernés, et les gouvernés qui passent pour des gouvernants, ce sont eux dont on fait
l'éloge en privé comme en public, ce sont eux auxquels on accorde du respect. N'est-il pas
inévitable que dans une telle [562e] cité l'esprit de liberté s'étende à tout ?
7171

– Si, nécessairement.
– Et qu'il se propage, cher ami, continuai-je, jusqu'à l'intérieur des maisons privées, de telle
sorte qu'au bout du compte l'anarchie s'implante même chez les animaux sauvages ?
– De quoi parlons-nous ici ? demanda-t-il.
– Vois, par exemple, quand le père prend l'habitude de se comporter comme s'il était
semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait
l'égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l'endroit de ses
parents. Dans quel but ? Devenir libre. Et pareillement pour le métèque [563a] qui se fait
l'égal du citoyen, et le citoyen l'égal du métèque, et de même pour l'étranger.
– Voilà bien comment les choses se passent, dit-il.
– Oui, voilà les faits, continuai-je, et il y en a d'autres de même nature, mais de moindre
importance. Dans ce régime, le maître craint ceux qui sont placés sous sa gouverne et il est
complaisant à leur endroit. Les élèves, eux, ont peu de respect pour les maîtres, et pas
davantage pour leurs pédagogues . On peut dire que généralement les jeunes conforment
7272

leurs gestes au modèle des plus vieux et ils rivalisent avec eux en paroles et en actions. De
leur cô té, les vieux sont racoleurs, ils se répandent en gentillesses et en amabilités auprès
des jeunes [563b], allant jusqu'à les imiter par crainte de paraître antipathiques et
autoritaires.
– Oui, exactement, dit-il.
– Et, mon ami, repris-je, le point limite de cette liberté de la masse est atteint dans une cité
de ce genre, quand les hommes et les femmes vendus en esclavage ne sont pas moins libres
que ceux qui les achètent. Et nous allions presque oublier de mentionner l'égalité de
droits et la liberté qui ont cours dans les rapports entre les femmes et les hommes, et
7373

entre les hommes et les femmes.


– Eh bien, ne faut-il pas suivre Eschyle , demanda-t-il, [563c] quand il propose que “nous
7474

disions ce qui à l'instant nous venait sur la langue” ?


– Certes, dis-je, et c'est justement ce que je m'apprêtais à dire. Dans cette cité, en effet, les
animaux qui sont au service des hommes sont plus libres que dans une autre. On ne le
croira pas tant qu'on ne l'aura pas observé. C'est là que les chiennes, pour suivre le
proverbe, deviennent absolument semblables à leurs maîtresses, et les chevaux comme les
â nes, habitués à se déplacer fièrement en toute liberté, bousculent à tout coup le passant
qu'ils trouvent sur leur chemin, si par mégarde celui-ci ne se range pas. Et tout le reste est à
l'avenant, [563d] une pléthore de liberté !
– Tu exprimes, s'exclama-t-il, ce à quoi je songeais. Quand il m'arrive de me mettre en route
pour la campagne, j'en fais moi-même l'expérience.
– Et la conséquence principale de tous ces facteurs conjugués, repris-je, tu peux la
concevoir : tout cela rend l'esprit des citoyens irritable, avec le résultat qu'ils se fâ chent et
se révoltent à la moindre occasion où se présente pour eux un élément de contrainte. Tu
sais bien qu'au bout du compte, d'une certaine manière, ils ne manifestent plus aucun
respect ni pour les lois écrites, ni pour les lois non écrites, tant ils sont désireux que
personne ne soit, de quelque façon, [563e] leur maître.
– Je le sais trop bien, dit-il.
– Tel est donc, mon ami, repris-je, l'amorce belle et juvénile, à partir de laquelle se
développe selon moi la tyrannie.
– Juvénile, pour sû r, dit-il, mais que se produit-il ensuite ?
– La même maladie, répondis-je, qui s'est manifestée dans l'oligarchie et qui a conduit à sa
perte, se développe ici en raison de la permissivité qui se répand avec une ampleur et une
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force plus considérables, au point d'asservir la démocratie. Car de fait une action
démesurée dans un sens a tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que
ce soit dans les saisons, [564a], dans la végétation ou dans les organismes, et cela ne vaut
pas moins pour les constitutions politiques.
– Vraisemblablement, dit-il.
– Une liberté excessive ne peut donc apparemment se muer qu'en une servitude excessive,
et cela aussi bien pour l'individu que pour la cité.
– C'est en effet probable.
– Il est dès lors vraisemblable, repris-je, que la tyrannie ne puisse prendre forme à partir
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d'aucune autre constitution politique que la démocratie, la servitude la plus étendue et la


plus brutale se développant, à mon avis, à partir de la liberté portée à son point le plus
extrême.
– Cela est cohérent, en effet, dit-il.
– Mais sans doute, repris-je, n'était-ce pas là l'objet de ta question. Tu demandais quelle est
cette maladie qui, se développant aussi bien au sein de l'oligarchie [564b] que de la
démocratie, finit par asservir celle-ci ?
– C'est vrai, dit-il.
– Eh bien, repris-je, voici : je parlais de la classe des hommes paresseux et dépensiers, le
contingent le plus courageux dirigeant les autres, le contingent le moins courageux se
plaçant derrière eux. Ce sont eux que nous assimilons à des faux bourdons, les premiers
sont dotés d'aiguillons, les autres non.
– Exact, dit-il.
– Or, continuai-je, ces deux espèces d'hommes introduisent le trouble dans toute
constitution politique où ils apparaissent, un peu à la manière du phlegme et de la bile 7777

dans le corps. [564c] Pour les uns et les autres, à l'exemple de l'apiculteur consciencieux, le
bon médecin et le bon législateur de la cité doivent prendre des mesures bien à l'avance,
d'abord et avant tout pour éviter qu'ils ne surviennent, et s'ils apparaissent, pour les
éliminer le plus rapidement possible de la ruche, eux et aussi leurs alvéoles.
– Oui, par Zeus, s'écria-t-il, c'est tout à fait ce qu'il faut faire.
– Voici à présent, repris-je, comment nous nous y prendrons pour saisir avec plus de
discernement ce que nous cherchons.
– Comment ?
– Divisons théoriquement en trois parties la cité gouvernée démocratiquement, comme
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elle est composée en fait. Le premier groupe est en quelque sorte cette [564d] classe <de
paresseux> qui se développe en son sein, en raison de la permissivité qui règne, non moins
que dans la cité gouvernée oligarchiquement.
– C'est le cas.
– Elle est cependant beaucoup plus agressive dans la démocratie que dans l'oligarchie.
– Comment ?
– C'est que dans le régime oligarchique, du fait qu'on ne la valorise pas et qu'on la tienne à
l'écart des responsabilités du pouvoir, cette classe demeure inutilisée et sans vigueur. Dans
la démocratie, par contre, c'est elle qui se trouve pour ainsi dire mise en avant, à l'exception
de quelques-uns , et c'est le contingent le plus agressif qui prend la parole et qui passe à
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l'action, alors que l'autre groupe demeure assis sur les tribunes, bourdonne, et ne permet à
personne [564e] d'exprimer des propos différents. Il en résulte que dans cette constitution
politique toutes les affaires sont administrées par ce groupe de gens, si on fait exception
d'un petit nombre de choses.
– C'est exact, dit-il.
– Il y a ensuite un autre groupe qui se distingue toujours de la multitude.
– Lequel ?
– Comme tout le monde recherche la richesse, ceux qui sont naturellement plus ordonnés
deviendront la plupart du temps les plus riches.
– Naturellement.
– C'est de là , je pense, que les faux bourdons tirent le plus de miel et qu'ils le récoltent avec
le plus de facilité.
– Comment en effet, dit-il, en récolterait-on auprès de ceux qui ne possèdent pas grand-
chose ?
– Aussi est-ce cette espèce de riches, je pense, qu'on appelle plante à faux bourdons.
– Sans doute, dit-il.
– Le peuple constitue [565a] le troisième groupe, tous ceux qui sont travailleurs de leur
métier et ne s'occupent pas des affaires publiques ; ils ne possèdent pas des biens
considérables. C'est le groupe le plus nombreux et le plus puissant dans la démocratie
quand il se rassemble.
– C'est lui, en effet, dit-il, mais il ne consent pas souvent à le faire, à moins qu'on ne lui
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donne une part de miel.


– Aussi lui en donne-t-on toujours, répondis-je, et cette part varie selon la capacité qu'ont
ceux qui dominent de dépouiller les riches de leur fortune pour la redistribuer au peuple,
en gardant bien sû r pour eux-mêmes la part la plus grande.
– Voilà bien comment s'opère le partage, [565b] dit-il.
– Ceux qu'on dépouille de leurs biens sont, je pense, obligés de se défendre : ils s'adressent
au peuple et font tout ce qu'ils peuvent.
– Comment faire autrement ?
– Même s'ils ne sont pas désireux de changer de régime, les autres les tiennent pour
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responsables, en les accusant de conspirer contre le peuple et d'être du parti des


oligarques.
– É videmment.
– Dès lors, quand au bout du compte ils voient le peuple, non pas de manière délibérée,
mais par ignorance et subjugué par ceux qui les accusent, entreprendre [565c] de leur faire
du tort, alors, qu'ils le veuillent ou non, ils deviennent aussitô t d'authentiques oligarques, et
cela non pas de leur propre chef, mais parce que ce mal est encore le fait du faux bourdon
qui les pique de son aiguillon.
– Exactement.
– Alors prolifèrent les mises en accusation, les procès et les luttes qui font s'opposer les uns
aux autres.
– C'est certain.
– Or le peuple n'a-t-il pas l'habitude de toujours choisir quelqu'un pour le placer à sa tête,
8282

de l'entretenir et de lui donner toujours plus d'importance ?


– C'est bien son habitude.
– Une chose est dès lors évidente, repris-je, [565d] c'est que si le tyran doit germer quelque
part, c'est sur le rameau de ce protecteur, et nulle part ailleurs, qu'il va éclore.
– De toute évidence.
– Et quel sera le point de départ de cette transformation du protecteur en tyran ? N'est-ce
pas évidemment quand ce protecteur va se mettre à faire exactement ce qu'on raconte dans
la légende du temple de Zeus Lycien en Arcadie ?
8383

– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.


– On raconte que lorsqu'on a goû té aux entrailles humaines, découpées en morceaux
mélangés aux autres victimes de sacrifice, on se transforme nécessairement [565e] en
loup. N'as-tu pas entendu raconter cette légende ?
– Je l'ai entendue.
– N'est-ce donc pas de la même manière que celui qui est à la tête du peuple, quand il a sous
son emprise une foule entièrement subjuguée, ne s'abstient plus de s'abreuver du sang de
ceux de sa tribu ? N'est-ce pas justement quand, par des accusations injustes du genre de
celles qu'apprécient ces gens-là , il les traîne devant les tribunaux pour leur enlever la vie,
qu'il se souille lui-même ? N'est-ce pas quand il goû te d'une langue et d'une bouche impies
le sang de ses parents qu'il exile et qu'il tue, [566a] alors même qu'il laisse entrevoir une
remise des dettes et un partage des terres, que fatalement un tel homme se voit condamné
par le destin ou bien à périr de la main de ses ennemis, ou alors à devenir tyran et à se
transformer d'être humain en loup ?
– Oui, inévitablement, dit-il.
– C'est lui dès lors, repris-je, qui introduira la dissension civile contre ceux qui détiennent
la richesse.
– C'est lui.
– Or, si après avoir été banni, il revient en faisant violence à ses ennemis, ne rentre-t-il pas
comme un tyran accompli ?
– C'est clair.
– Mais si, d'autre part, ses ennemis sont incapables de le chasser ou alors [566b] de le
mettre à mort, en montant les citoyens contre lui, ils comploteront pour le faire mourir
secrètement d'une mort violente.
– C'est en tout cas ce qui a tendance à se produire, dit-il.
– C'est alors la requête tyrannique bien connue que découvrent, dans cette situation, tous
ceux qui sont parvenus à ce stade : le tyran demande au peuple des gardes du corps, afin
que lui, le défenseur du peuple, soit protégé.
– C'est certain, dit-il.
– Et on lui en accorde, je pense, car ils sont réellement inquiets pour lui, alors que pour eux-
mêmes, ils sont remplis de confiance.
– C'est certain. [566c]
– Aussi quand un homme qui possède des richesses observe cette situation et qu'il se voit
accusé, en raison de sa fortune, d'être un ennemi du peuple, alors celui-là , mon cher
camarade, il se conforme à l'oracle rendu à Crésus : 8484

… le long de l'Hermos caillouteux,


il s'enfuit, il ne s'attarde pas, il ne craint pas de passer pour lâ che.
– En effet, reprit-il, il ne devrait pas craindre que cela se produise une deuxième fois.
– C'est bien ce que je pense, dis-je, s'il devait être repris, il serait mis à mort.
– Fatalement.
– Quant à ce protecteur du peuple dont nous parlons, il est clair qu'on ne peut pas dire de
lui qu'il gît,
sa forte stature abattue sur le sol. 8585

« [566d] Bien au contraire, après avoir abattu plusieurs adversaires, il est monté sur le
char de la cité, et de protecteur, le voilà devenu un tyran accompli.
– Qu'espérer d'autre ? dit-il.
– Examinons maintenant, repris-je, le bonheur de l'homme, et celui de la cité au sein de
laquelle s'est formé un mortel de ce genre.
– Oui, dit-il, faisons cet examen.
– Au début, durant les premiers jours, repris-je, il n'est que sourires et amabilités envers
tous ceux qu'il rencontre, n'est-ce pas ? Il clame qu'il n'est pas un tyran, [566e] il se répand
en promesses, aussi bien en privé qu'en public, il libère les gens de leurs dettes, et il
redistribue la terre au peuple et à ceux de son entourage, et à tous il se montre agréable et
plein de douceur ?
– Nécessairement, dit-il.
– Mais je pense que lorsque dans ses relations avec ses ennemis extérieurs , il finit par
8686

s'arranger avec les uns et faire périr les autres, et que le calme s'installe de leur cô té, alors
il commence infailliblement par provoquer des guerres, afin que le peuple éprouve le
besoin d'avoir un chef.
– Oui, c'est probable.
– [567a] Et sans doute aussi pour que ceux qui contribuent de leur richesse aux impô ts
militaires s'appauvrissent, ainsi ils seront contraints de se replier sur leurs occupations
journalières et conspireront moins contre lui ?
– C'est clair.
– Et s'il soupçonne, je pense, que certains nourrissent des idées de liberté et ne veulent pas
se plier à son commandement, il trouve dans la guerre le prétexte pour les perdre en les
livrant aux ennemis ? Pour toutes ces raisons, le tyran se voit placé devant la constante
nécessité de provoquer la guerre ?
– Nécessairement.
– Mais ces actions ne feront que le rendre plus odieux [567b] aux yeux des citoyens ?
– Inévitablement.
– Or, au nombre de ceux qui ont contribué à le mettre en place et qui se trouvent au
pouvoir, ne s'en trouve-t-il pas certains qui ont conservé leur franc parler et critiquent les
événements qui se produisent, du moins ceux qui sont les plus courageux ?
– On peut le supposer.
– S'il veut régner, le tyran sera donc forcé de supprimer tous ces gens-là , si bien qu'il ne
laissera ni chez ses amis ni chez ses ennemis, personne qui ait de la valeur.
– C'est clair.
– Il faut donc qu'il discerne avec acuité celui qui est courageux, celui qui a de la grandeur
d'â me, [567c] celui qui est prudent, celui qui est riche. La nature de son bonheur est telle
qu'il est forcé de leur livrer combat à tous, qu'il le veuille ou non, de comploter contre eux
jusqu'à ce qu'il en ait purgé la cité.
– Quelle belle manière de purger ! dit-il.
– Oui, répondis-je, c'est le contraire de la purgation des médecins pour les corps. Tandis
que les médecins retranchent l'élément pernicieux pour laisser ce qu'il y a de meilleur, lui
s'applique à faire le contraire.
– Il semble qu'il y soit contraint, dit-il, s'il veut régner.
– [567d] Le voici prisonnier d'une bienheureuse nécessité, repris-je : s'il remplit sa
fonction de protecteur, il doit cohabiter avec la masse des gens médiocres et subir leur
mépris, sinon, il doit renoncer à la vie.
– Telle est bien sa situation, dit-il.
– N'est-il pas vrai que plus il se rendra odieux aux citoyens par ses actions, plus il aura
besoin d'une garde nombreuse et fiable ?
– Nécessairement.
– Mais qui seront ces gardes fiables ? Et où les recrutera-t-il ?
– Ils viendront d'eux-mêmes, répondit-il, ils seront même nombreux à voler vers lui, s'il
leur verse un salaire.
– Des faux bourdons, m'écriai-je, par le chien ! Tu penses [567e] à des faux bourdons
étrangers, s'abattant par myriades !
– Tu as raison, dit-il, c'est bien ce que je pense.
– Mais lui dans son pays ? Est-ce qu'il ne sera pas désireux de…
– De quoi ?
– D'enlever les esclaves aux citoyens, et après les avoir libérés, de les faire membres de sa
garde personnelle ?
– Certainement, dit-il, car ceux-là seraient assurément pour lui les gardes les plus fiables.
– Voilà que tu décris pour le tyran une situation bienheureuse, s'il peut compter sur de tels
amis [568a] et sur des hommes aussi fiables, après qu'il aura fait périr ceux qui étaient là
en premier.
– Mais ce sont bien ceux-là , dit-il, auxquels il a recours.
– Et certes, ces compagnons-là , repris-je, n'ont qu'admiration pour lui, et ceux qui sont
citoyens de fraîche date le fréquentent, tandis que les citoyens honnêtes le haïssent et le
8787

fuient.
– Comment ne le fuiraient-ils pas ?
– Ce n'est pas sans raison, repris-je, que la tragédie passe en général pour être une forme
de sagesse et qu'Euripide y occupe une place prestigieuse.
8888

– Pourquoi donc ?
– C'est qu'entre autres choses, il a formulé cette maxime, qui témoigne d'un esprit profond :
“Les tyrans deviennent habiles [568b] par la fréquentation des gens habiles.”
Manifestement, il voulait désigner comme gens habiles ceux avec lesquels le tyran est en
relation.
– Il fait également l'éloge de la tyrannie, dit-il, en la considérant comme quelque chose qui
rend égal aux dieux , pour ne rien dire de plusieurs autres propos de lui et des autres
8989

poètes.
– Voilà pourquoi, dis-je, en raison même de leur sagesse, les poètes de la tragédie vont nous
pardonner, à nous et à ceux qui sont gouvernés d'une manière proche de la nô tre, si nous
ne les accueillons pas dans notre cité parce qu'ils se sont faits les laudateurs de la tyrannie.
– Oui, c'est aussi mon opinion, dit-il, ils nous pardonneront, du moins [568c] ceux d'entre
eux qui ont un jugement quelque peu raffiné.
– Or ce sont eux, je pense, qui vont circulant à travers les autres cités, où ils rassemblent les
foules. Engageant contre salaire de belles voix, puissantes et persuasives, ils entraînent les
constitutions politiques vers la tyrannie et la démocratie.
– Oui, exactement.
– Ils reçoivent donc par surcroît des salaires pour ces fonctions, et on leur rend des
9090

honneurs, surtout quand il s'agit, comme on peut s'y attendre, des tyrans, mais aussi en
deuxième lieu, quand il s'agit d'une démocratie. Mais plus ils s'élèvent vers les crêtes pour
atteindre le sommet des constitutions politiques, plus leur gloire [568d] retombe, comme
si par manque de souffle elle ne pouvait plus progresser.
– Oui, tout à fait.
– Mais, repris-je, ce point nous fait sortir de notre chemin. Revenons-en à cette escorte
militaire du tyran dont nous parlions, et voyons comment il nourrira cette garde splendide
et nombreuse, bariolée et toujours changeante.
– Manifestement, dit-il, s'il se trouve dans la cité des trésors sacrés il y puisera au point de
les vider, et aussi longtemps que suffira le produit des biens dont il aura disposé, il réduira
d'autant les contributions qu'il impose au peuple.
– [568e] Mais que fera-t-il quand ces biens seront épuisés ?
– Il est évident, dit-il, qu'il se nourrira des biens de son patrimoine, lui, ses convives, ses
compagnons et ses compagnes.
– Je vois ! répondis-je. Le peuple qui a engendré le tyran le nourrira, lui et sa suite.
– Il y sera bien forcé, dit-il.
– Que dis-tu là ? m'exclamai-je. Et si le peuple se fâ che et proclame qu'il n'est pas juste
qu'un fils dans la fleur de l'â ge soit nourri par son père, qu'au contraire il revient au fils de
nourrir son père ? Et s'il affirme que le père [569a] n'a pas mis le fils au monde et qu'il ne
l'a pas établi pour se voir, quand son fils sera devenu grand, devenir lui-même l'esclave de
ses esclaves et pour le nourrir, lui, ses esclaves et le ramassis de loques qui l'entourent,
alors qu'il a simplement voulu en lui confiant l'exercice du pouvoir le libérer des riches et
de ceux qu'on appelle dans la cité les gens de bien ? Et si le peuple lui donne maintenant
l'ordre de quitter la cité, lui et sa suite, comme un père chasse de sa demeure son fils et ses
convives désagréables ?
– Alors, par Zeus, s'écria-t-il, le peuple [569b] comprendra quel genre de nourrisson il a
engendré pour le chérir et le faire grandir, et qu'il était trop faible pour pouvoir chasser
plus fort que lui.
– Que dis-tu ? répliquai-je. Le tyran aurait l'audace de faire violence à son père, et s'il
n'obéit pas, de le frapper ?
– Oui, dit-il, après l'avoir dépouillé de ses armes.
– Un parricide, repris-je, voilà comment tu décris le tyran, un soutien nourricier qui
brutalise ses vieux parents, et voilà bien, apparemment, ce qu'on s'entend à reconnaître
comme la tyrannie. Ajoutons que le peuple, désireux comme on dit de fuir la fumée de
l'esclavage au service des hommes libres, s'est précipité vers le feu [569c] du pouvoir
despotique des esclaves. En contrepartie de cette fameuse liberté étendue et indépendante
des circonstances <de la démocratie>, il s'est laissé envelopper dans la servitude la plus
pénible et la plus amère, la soumission à des esclaves.
– En effet, dit-il, voilà tout à fait ce qui se produit.
– Eh bien ! repris-je, nous exprimerons-nous avec inconvenance si nous affirmons avoir
exposé de manière satisfaisante comment la tyrannie résulte d'une transformation de la
démocratie et comment elle se développe à partir de là ?
– L'exposé est tout à fait satisfaisant », dit-il.
Livre IX

[571a]
« Il reste maintenant, repris-je, à examiner l'homme tyrannique lui-même, comment il se
développe à partir de l'homme démocratique, et une fois constitué, quelle est sa nature et
quel est son mode de vie, s'il est un homme misérable ou un bienheureux.
– Oui, dit-il, c'est bien lui qui reste à examiner.
– Mais sais-tu, dis-je, ce que je souhaiterais de plus ?
– Quoi donc ?
– Un exposé concernant les désirs, car il me semble que nous n'avons pas suffisamment
distingué ce qu'ils sont et aussi ce que sont leurs espèces. Si ce point fait défaut, [571b] la
recherche relative à notre objet manquera de clarté.
– Eh bien, dit-il, n'est-il pas encore temps pour cela ?
– Si, certainement. Examine ce que je souhaite y observer. C'est le point suivant : parmi les
plaisirs et les désirs qui ne sont pas nécessaires, certains me semblent déréglés. Ils
11

surgiront probablement en chacun, mais s'ils sont réprimés par les lois et par les désirs
meilleurs, en accord avec la raison, ils pourront être entièrement éliminés chez certains
hommes, ou demeurer affaiblis et réduits, tandis que chez les autres, ils seront plus forts et
[571c] plus nombreux.
– Mais de quels désirs et de quels plaisirs parles-tu ? demanda-t-il.
– De ceux qui s'éveillent durant le sommeil , répondis-je, chaque fois que l'autre partie de
22

l'â me – la partie qui est rationnelle, sereine et faite pour diriger – est endormie et que la
partie bestiale et sauvage, repue d'aliments et de boissons, s'agite et repoussant le sommeil
cherche à se frayer un chemin et à assouvir ses penchants habituels. Tu sais que dans cet
état elle a l'audace de tout entreprendre, comme si elle était déliée et libérée de toute
pudeur et de toute sagesse rationnelle. Elle n'hésite aucunement à faire le projet, [571d]
selon ce qu'elle se représente, de s'unir à sa mère, ou à n'importe qui d'autre, homme, dieu,
animal ; elle se souille de n'importe quelle ignominie, elle ne renonce à aucune nourriture,
et pour le dire en un mot, elle ne recule devant aucune folie ni aucune infamie.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Mais selon moi, lorsqu'un homme adopte pour lui-même un comportement sain et
modéré et qu'il ne s'abandonne au sommeil qu'après avoir mis la partie rationnelle de son
â me en éveil et l'avoir nourrie de beaux discours et de belles réflexions, en se livrant pour
lui-même à l'exercice spirituel intérieur , sans avoir toutefois soumis la partie désirante
33

[571e] ni à la privation ni à l'excès, de sorte qu'elle trouve le repos et ne cause à la [572a]


partie supérieure aucun trouble par sa jouissance ou sa souffrance ; lorsqu'il laisse cette
partie supérieure seule, pure, et par elle-même faire son examen et se porter vers la saisie
de ce qu'elle ne connaît pas , qu'il s'agisse de quelque chose des faits passés, ou alors des
44

êtres présents, ou encore de ce qui doit advenir ; lorsque de cette manière il a adouci
l'élément d'ardeur [de son â me] et qu'il s'endort sans s'être mis en colère contre personne
et d'un cœur serein ; lorsqu'il a apaisé ces deux parties de l'â me et qu'il a mis en
mouvement la troisième, celle où réside la pensée, et que dans cet état il s'abandonne au
repos, c'est alors, tu le sais, que cet homme atteint le mieux la vérité , et c'est alors que les
55

visions [572b] des songes qui envahissent l'imagination sont le moins déréglées.
– Oui, dit-il, je pense qu'il en va absolument ainsi.
– Sur ces questions, sans doute, nous nous sommes laissés entraîner à trop en dire, mais
nous souhaitons néanmoins faire remarquer le point suivant, c'est qu'il existe en chacun de
nous une espèce de désirs qui est terrible, sauvage et sans égard pour les lois. On la trouve
même chez le petit nombre de ceux qui sont selon toute apparence mesurés, et c'est cela
justement qui devient manifeste à travers les songes. Vois si ce que je dis te paraît avoir
quelque intérêt et si tu l'approuves.
– Mais je l'approuve.
– À présent, rappelle-toi comment nous avons présenté l'homme du peuple . [572c] Il 66

s'était développé, pourrait-on dire, de cette façon : il a été élevé depuis son enfance sous la
férule d'un père parcimonieux, qui n'accordait de valeur qu'aux désirs conduisant à la
richesse et qui méprisait les désirs non nécessaires, parce qu'ils relèvent de la frivolité et
de la pure coquetterie, n'est-ce pas ?
– Si.
– Porté à fréquenter des hommes plus raffinés et en proie aux désirs dont nous venons de
parler, il s'est livré à tous les excès et s'est lancé dans le genre d'existence de ses amis, par
aversion pour la parcimonie de son père. Doué cependant d'un naturel supérieur à celui de
ses corrupteurs, écartelé entre deux tendances, [572d] il avait adopté une position
intermédiaire entre les deux genres de vie : empruntant à l'un et à l'autre d'une manière
qui était, de son point de vue, mesurée, il menait une existence qui n'était ni servile ni
déréglée, et c'est de cette façon que d'oligarchique il était devenu partisan du peuple.
– Telle était bien, dit-il, et telle est encore l'opinion que nous nous formons de cet homme.
– Suppose à présent, repris-je, que cet homme, ayant vieilli à son tour, ait un jeune fils élevé
selon les habitudes de son père.
– Je le suppose.
– Suppose maintenant qu'il lui arrive les mêmes choses qu'à son père, qu'il soit entraîné
[572e] à un total dérèglement, que ceux qui l'entraînent désignent sous le nom de liberté
complète ; suppose encore que son père et aussi le reste de sa parenté viennent soutenir
ces désirs qui tiennent la position intermédiaire, tandis que les autres apportent un soutien
opposé. Quand ces magiciens redoutables et ces fabricants de tyrans n'ont plus d'autre
espoir de dominer le jeune homme, ils déploient toutes leurs habiletés pour faire naître en
lui un amour particulier , qui prend la tête de ces désirs paresseux, ceux qui portent à
77

[573a] dissiper toutes les ressources : cet amour est une sorte de grand faux bourdon ailé,
n'est-ce pas ? À moins que tu ne croies que l'amour chez ces gens-là soit quelque chose
d'autre ?
– À mon avis, dit-il, il ne s'agit de rien d'autre que cela.
– Dès lors, quand les autres désirs bourdonnant autour de lui – ces désirs imprégnés des
fumées de l'encens et de la myrrhe, des parfums des guirlandes de fleurs, des effluves du
vin et de tous les plaisirs dissolus qui sont le propre de ce genre de compagnie – le font
grandir et le nourrissent jusqu'à cette extrémité où ils vont planter dans ce faux bourdon
l'aiguillon du désir, alors ce grand chef de l'â me, en proie à la folie, réclame son escorte
[573b] et bondit frénétiquement. Lui arrive-t-il de trouver dans cet homme certaines
opinions ou certains désirs possédant encore quelque valeur et conservant quelque
pudeur, il les extermine et les expulse hors de chez lui, jusqu'à ce qu'il ait purgé son â me de
toute modération et l'ait emplie d'une folie qui l'aliène.
– Tu décris parfaitement, dit-il, la genèse de l'homme tyrannique.
– N'est-ce pas pour cette raison, dis-je, que le dicton antique présente l'Amour comme un
tyran ?
– Il y a des chances, dit-il.
– Et en conséquence, mon ami, repris-je, l'homme ivre n'a-t-il pas, lui aussi, une manière de
penser tyrannique ? [573c]
– Il en a une, en effet.
– Et sans doute l'homme en proie au délire et pris de démence entreprend-il de commander
non seulement aux hommes, mais aussi aux dieux, et encore nourrit-il l'espoir d'en être
capable ?
– Certainement, dit-il.
– Alors, homme démonique, repris-je, un homme devient parfaitement tyrannique quand
son naturel ou ses occupations, ou encore les deux à la fois, l'ont rendu ivre, amoureux et
mélancolique .88

– Tout à fait.
– C'est donc ainsi, apparemment, que se forme un tel homme, mais qu'en est-il donc de son
genre de vie ?
– À la manière de ceux qui plaisantent, je te répondrai que cela, [573d] c'est à toi qu'il
revient de me le dire !
– Bien, je te le dirai, dis-je. J'imagine, en effet, que ce ne sont ensuite chez ces gens-là que
des fêtes, des célébrations et des réjouissances, en compagnie des courtisanes et avec tout
ce qui s'ensuit, de sorte que le tyran É ros, installé à l'intérieur, prend le gouvernement de
tout ce qui relève de l'â me.
– Nécessairement, dit-il.
– Dès lors, chaque jour et chaque nuit, des désirs violents ne bourgeonnent-ils pas en se
multipliant autour de lui, chacun réclamant quantité de choses ?
– Ils sont nombreux, certes.
– Alors rapidement ses revenus sont dépensés, s'il y en a de disponibles ?
– Inévitablement.
– Après cela, [573e] il s'endette et il se met à dilapider son capital.
– Sans doute.
– Et quand il aura tout laissé aller, n'est-il pas inévitable que sa jeune couvée de désirs drus
et véhéments se mette à crier, tandis que les hommes piqués pour ainsi dire par l'aiguillon
des désirs multiples – et en particulier par le désir d'É ros lui-même, lui qui commande à
tous les autres comme aux gardiens de son escorte – s'agitent frénétiquement en tout sens
pour voir si quelqu'un possède encore quelque chose, de manière à le dépouiller, si
possible, par ruse [574a] ou par force ?
– Si, certainement, dit-il.
– Il se voit donc forcé de prendre de tous les cô tés, s'il veut s'épargner des souffrances et
des angoisses insupportables.
– Nécessairement.
– Et dès lors, de même que les plaisirs qui ont proliféré en lui ont triomphé des plaisirs
antérieurs et les ont privés de ce qui leur revenait, de même il estimera pour son propre
compte, si jeune soit-il, pouvoir prendre le dessus sur son père et sur sa mère, et les priver
de ce qui leur revient, en s'appropriant les biens paternels lorsqu'il aura dépensé sa part.
– Oui, certainement, dit-il.
– Et si ses parents ne les lui accordent pas, [574b] n'essaiera-t-il pas d'abord de les voler et
de les tromper ?
– Absolument.
– Et s'il en est incapable, ne se saisira-t-il pas ensuite de leurs biens en leur faisant
violence ?
– Je le crois, dit-il.
– Et alors, admirable ami, si son vieux père et sa vieille mère résistent et s'opposent à lui,
montrera-t-il à leur égard quelque sympathie et hésitera-t-il à recourir aux méthodes des
tyrans ?
– Pour ma part, dit-il, je ne me sens guère rassuré pour les parents d'un homme pareil !
– Mais, par Zeus, dis-moi, Adimante, s'il tombe amoureux d'une courtisane qu'il fréquente
depuis peu et qui ne représente pas pour lui une relation sérieuse, lui sacrifiera-t-il sa
mère, qui est pour lui une relation d'amour ancienne [574c] et indispensable ? S'il tombe
amoureux d'un bel adolescent qu'il fréquente depuis peu et qui ne représente pas pour lui
une relation sérieuse, lui sacrifiera-t-il son vieux père, un homme dont l'heure est passée,
mais qui est pour lui une relation nécessaire et le plus ancien de tous les amis ? Crois-tu
qu'un homme pareil irait jusqu'à couvrir de coups ses parents et à les forcer de servir ses
nouvelles relations, s'il les introduisait dans sa demeure ?
– Mais oui, par Zeus, dit-il.
– C'est apparemment un bonheur formidable, dis-je, que d'avoir engendré un fils
tyrannique !
– Tout à fait, dit-il.
– Et alors, quand pour un tel homme les biens de ses père et mère [574d] viennent à faire
défaut, et que l'essaim des plaisirs s'est fortement concentré à l'intérieur de lui, ne
cherchera-t-il pas d'abord à pénétrer par effraction dans une maison ou à voler le manteau
d'un promeneur nocturne, pour ensuite aller piller un temple ? Et dans toutes ces
circonstances, les opinions qu'il s'était formées depuis sa tendre enfance sur les actions qui
sont belles et sur celles qui sont blâ mables, ces opinions qui passent pour justes tomberont
néanmoins sous la coupe de ces nouvelles opinions affranchies de la servitude et qui
servent d'escorte à É ros, et elles domineront en sa compagnie. Ces dernières opinions ne se
libéraient auparavant qu'en rêve, dans le sommeil, au temps où il était [574e] encore
soumis aux lois et à son père, et alors qu'il entretenait intérieurement une forme
d'existence démocratique. Mais une fois soumis à la tyrannie d'É ros, ce qu'il lui arrivait
parfois de devenir en songe, il le sera désormais constamment à l'état de veille, et il ne
reculera devant aucun meurtre terrifiant, il ne s'abstiendra d'aucune nourriture, d'aucun
forfait. É ros, qui vit en lui [575a] tyranniquement, dans l'anarchie et le désordre, parce
qu'il y règne seul, conduira celui qui l'héberge, comme une cité, à des excès d'audace, pour
se nourrir lui-même ainsi que sa cohorte, une cohorte venue de l'extérieur , en raison de
99

ses fréquentations médiocres, mais provenant également de l'intérieur, sous l'influence de


ces manières d'être qui subsistent en lui et qui se sont libérées. N'est-ce pas là le mode de
vie d'un tel homme ?
– C'est bien son mode de vie, dit-il.
– Or, repris-je, si les gens de cette espèce sont en nombre restreint dans une cité [575b], et
que le reste de la population est modéré, ils la quittent pour aller servir d'escorte à quelque
autre tyran ou lui prêter main-forte moyennant une solde de mercenaire, s'il arrive qu'il
soit en guerre. Mais si la paix et la tranquillité règnent partout, ils se livrent dans la cité à
quantité de petits méfaits.
– De quels méfaits parles-tu ?
1010

– Par exemple, ils volent, ils franchissent les enceintes des maisons, ils coupent les bourses,
ils dépouillent les gens de leurs habits, ils profanent les temples, ils trafiquent des esclaves.
Il leur arrive, s'ils sont doués pour la parole, de se faire sycophantes ; ils produisent de faux
témoignages et se laissent corrompre par des pots-de-vin.
– Il s'agira de petits méfaits, dit-il, [575c] si vraiment le nombre de ces gens-là est
restreint !
– Les petits méfaits, repris-je, sont petits en effet quand on les compare aux grands, et tous
ces maux, quand on pense à la misère et au malheur causés à la cité par un tyran, n'arrivent
pas, comme on dit, à hauteur de la cible ! Mais quand les gens de cette espèce prolifèrent
dans la cité, eux et la compagnie de ceux qui les suivent, et quand ils prennent conscience
du nombre qu'ils représentent, alors ce sont eux qui donnent naissance au tyran, avec le
soutien du peuple stupide. Et lui, plus que tous les autres, porte en son â me le tyran le plus
achevé [575d] et le plus imposant qui soit.
1111

– C'est probable, dit-il, puisqu'il serait en effet celui qui possède le plus de dispositions
tyranniques.
– Les choses iront ainsi si les gens capitulent de leur plein gré, mais si la cité ne cède pas,
alors de la même manière qu'il a châ tié à leur heure ses père et mère, le tyran fera de même
pour sa patrie, s'il en a le pouvoir : il y introduira ses nouveaux compagnons et il leur
asservira cette “matrie” chérie , pour parler comme les Crétois, cette patrie qu'il dominera
1212

et qu'il entretiendra. Tel est bien le terme ultime que poursuit le désir d'un pareil homme.
– [575e] Oui, dit-il, c'est en tous points cela.
– Or, repris-je, ces gens-là ne développent-ils pas ces traits dans leur vie privée, avant
même de prendre le commandement dans la cité ? Tout d'abord, dans leurs rapports avec
ceux qu'ils fréquentent, ou bien ils trouvent en leur compagnie des flatteurs prêts à les
servir entièrement, ou bien, s'ils ont besoin d'un service particulier, [576a] ils s'abaissent
eux-mêmes, poussant l'effronterie jusqu'à adopter tous les comportements qui les feraient
passer pour des proches puis, une fois leur but atteint, se comportent comme des étrangers
?
– Oui, exactement.
– Ainsi donc, ils vivent toute leur vie sans être jamais les amis de personne, ils sont toujours
les maîtres ou les esclaves de quelqu'un d'autre. Car pour ce qui est de la liberté et de
l'amitié véritables, la nature tyrannique ne les goû tera jamais.
– Assurément non.
– Dès lors, n'aurions-nous pas raison de considérer ces gens-là comme des gens indignes de
confiance ?
– Comment faire autrement ?
– Et injustes au plus haut point, si vraiment nous avons eu raison [576b], dans notre
discussion antérieure, de tomber d'accord sur la nature de la justice ? 1313

– Mais, dit-il, nous avons sans doute eu raison de le faire.


– À présent, repris-je, récapitulons en ce qui concerne l'homme le plus mauvais : il est,
pourrait-on dire, celui qui se montre à l'état de veille tel que celui en état de rêve que nous
avons décrit.
– Oui, en effet.
– Or cet homme devient tel quand, en raison de son naturel suprêmement tyrannique, il
parvient à régner seul, et il le devient d'autant plus qu'il passe du temps dans une existence
marquée par la tyrannie.
– Fatalement , conclut Glaucon, reprenant la suite de la discussion.
1414

– Mais, repris-je, celui qui se révèle le plus misérable n'apparaîtra-t-il pas également
comme le plus malheureux ? [576c] Et celui qui aura exercé la tyrannie durant la période la
plus longue et de la manière la plus absolue, ne deviendra-t-il pas, pour dire vrai, l'homme
le plus absolument et le plus constamment malheureux ? Pour le grand nombre, les
opinions sur ce point sont multiples.
– Il est fatal, dit-il, qu'il en aille ainsi.
– Un autre point encore, dis-je : l'homme tyrannique serait certes semblable à la cité
gouvernée tyranniquement, et le partisan du peuple semblable à la cité gouvernée
démocratiquement, et ainsi de suite pour les autres ?
– Oui, sans doute.
– Or, ce qu'est une cité par rapport à une autre cité, quand on la considère du point de vue
de la vertu et du bonheur, un homme l'est également par rapport à un autre homme ?
– [576d] Oui, assurément.
– Quel est donc, du point de vue de la vertu, le rapport de la cité gouvernée tyranniquement
à la cité gouvernée selon la royauté, que nous avons décrite au point de départ ?
– Elles sont totalement le contraire l'une de l'autre, dit-il : l'une est la meilleure, l'autre la
pire.
– Je ne te demanderai pas, repris-je, laquelle est laquelle, c'est assez clair ! Mais s'il est
question de leur bonheur ou de leur malheur, ton jugement est-il le même ou est-il
différent ? Ne nous laissons pas aveugler par la vue du tyran, qui n'est après tout qu'un seul
individu, ni par le petit nombre de ceux qui l'entourent, mais comme il est nécessaire de
pénétrer dans la cité pour la considérer dans son ensemble, enfonçons-nous [576e]
entièrement en elle pour l'observer, et de cette manière nous pourrons exprimer notre
opinion.
– Ta demande est fondée, dit-il, et il est évident pour tout le monde qu'il n'y a pas de cité
plus malheureuse que la cité gouvernée tyranniquement, alors qu'il n'y en a pas de plus
heureuse que la cité gouvernée selon la royauté.
– Il serait donc correct, repris-je, si je le demandais, [577a] d'exprimer la même exigence
pour l'examen des hommes individuels, c'est-à -dire de ne juger digne de porter un
jugement à leur sujet que celui qui possède le pouvoir spirituel de saisir de l'intérieur le
caractère de l'homme individuel et qui ne se laisse pas éblouir comme un enfant par
l'apparence extérieure, par la prestance des mœurs tyranniques que ces gens-là mettent en
scène pour leur public extérieur, mais qui au contraire voit ce caractère de part en part. Si
donc j'étais d'avis qu'il nous faut tous écouter celui qui est en mesure de porter un
jugement , parce qu'il aura été le familier de la vie quotidienne du tyran et qu'il aura pu
1515

observer les événements qui se déroulent dans sa demeure, tout comme les rapports qu'il
entretient avec chacun de ses proches [577b], des rapports où il se montre dépouillé de
tout artifice théâ tral, celui qui l'aura aussi observé dans les situations où le peuple est en
danger, n'aurions-nous pas raison de lui demander, à lui qui a observé tout cela, de donner
un avis public sur le bonheur et le malheur du tyran par comparaison avec les autres ?
– Sur ce point également, dit-il, ta demande serait entièrement fondée.
– Eh bien, repris-je, veux-tu que nous nous placions nous-mêmes dans la position de ceux
qui sont capables de porter ce jugement et qui ont déjà eu l'occasion de connaître ces gens-
là , afin de pouvoir disposer de quelqu'un qui puisse répondre à nos questions ?
– Oui, je suis bien d'accord.
– Eh bien, allons-y, dis-je, examinons la chose comme suit. [577c] Gardant en mémoire la
ressemblance de la cité et de l'homme individuel, et procédant en considérant
successivement l'une et l'autre, dis-moi ce qu'est leur situation respective.
– Quelle situation ? demanda-t-il.
– Pour commencer, répondis-je, considérons la cité : dirais-tu qu'une cité gouvernée
tyranniquement est libre ou qu'elle est asservie ?
– Elle est asservie, dit-il, autant qu'il est possible de l'être.
– Et pourtant, tu y vois des maîtres et des hommes libres ?
– J'en vois, dit-il, mais en petit nombre. La quasi-totalité, pour ainsi dire, dans cette cité, et
notamment le groupe le plus respectable, est réduite à un esclavage déshonorant et
misérable.
– Si donc, repris-je, l'homme individuel [577d] ressemble à la cité, n'est-il pas fatal de
retrouver chez lui aussi la même structure ? Son â me n'est-elle pas remplie d'une extrême
servitude , n'est-elle pas le lieu d'un très grand manque de liberté ? Les parties de son â me
1616

qui étaient les plus respectables ne sont-elles pas sous la domination de la partie inférieure,
la plus mauvaise, la plus démente ?
– Fatalement, dit-il.
– Mais alors, d'une â me pareille, diras-tu qu'elle est esclave ou libre ?
– Je dirai certainement qu'elle est esclave.
– Or, précisément, une cité gouvernée tyranniquement est esclave et ne fait pas du tout ce
qu'elle souhaite faire ?
– Pas du tout.
– Par conséquent, l'â me disposée à la tyrannie [577e] ne fait pas le moins du monde ce
qu'elle souhaiterait faire, je parle de l'â me considérée dans son entièreté. Entraînée de
force constamment par la piqû re d'un taon, elle sera remplie de trouble et de remords.
– Nécessairement.
– Mais la cité gouvernée tyranniquement sera-t-elle riche ou pauvre ?
– Elle sera pauvre.
– Une â me soumise à la tyrannie [578a] est donc nécessairement toujours pauvre et sans
ressources.
– C'est vrai, dit-il.
– Eh alors, n'est-il pas fatal qu'une telle cité tout autant qu'un tel homme soient envahis par
la crainte ?
– De toute nécessité, certes.
– Trouveras-tu dans quelque autre cité plus de lamentations, plus de plaintes, plus de
gémissements et de souffrances que dans celle-ci ?
– Certainement pas.
– Et trouveras-tu des choses de ce genre dans quelque autre individu plus que dans cet
homme tyrannique, rendu dément par les désirs et les passions érotiques ?
– Non, par la force des choses, dit-il.
– Or c'est, je crois, en te fondant sur l'observation de tous ces phénomènes et [578b] des
autres du même genre que tu as jugé que cette cité était la plus malheureuse des cités ?
– N'était-ce pas à juste titre ? demanda-t-il.
– Si, assurément, dis-je. Mais pour en revenir à l'individu tyrannique, que dis-tu quand tu
observes l'ensemble de ces traits ?
– Qu'il est, et de beaucoup, le plus malheureux de tous les hommes, dit-il.
– En disant cela, répliquai-je, tu n'as plus raison.
– Comment cela ? dit-il.
– C'est que, répondis-je, cet homme n'est pas encore le plus malheureux qui puisse exister.
– Mais qui le serait alors ?
– Celui que voici te paraîtra sans doute encore plus malheureux que lui.
– De quel homme s'agit-il ?
– Celui qui [578c] dans sa condition tyrannique, répondis-je, ne passe pas sa vie dans une
existence privée, mais qui est assez malchanceux pour qu'un concours de circonstances
particulier l'amène à devenir tyran.
– Je présume, dit-il, si on se rapporte à ce que nous disions auparavant, que c'est toi qui dis
la vérité.
– Oui, repris-je, mais il ne faut pas seulement exprimer des opinions sur ces questions, mais
examiner sérieusement la question à l'aide d'un raisonnement du type suivant. Cette
recherche concerne en effet l'objet le plus important, la question de la vie bonne ou de la
1717

vie mauvaise.
– Très juste, dit-il.
– Vois donc si je procède bien. Il me semble, en effet, que nous devons le concevoir [578d]
en menant notre examen sur cette question à partir de ces exemples.
– Lesquels ?
– La représentation d'un de ces particuliers, que leur richesse a rendu propriétaires dans
les cités de nombreux esclaves . Ils ont avec les tyrans ceci de commun, ils commandent à
1818

plusieurs, et le tyran ne diffère que par le nombre de ceux auxquels il commande.


– C'est une différence, en effet.
– Or, tu sais bien que ces gens-là mènent une vie tranquille et qu'ils ne craignent pas leurs
domestiques ?
– De quoi auraient-ils peur, en effet ?
– De rien, dis-je, mais en vois-tu la raison ?
– Oui, c'est que la cité tout entière prête assistance à chacun des individus particuliers.
– Bien vu, [578e] dis-je, mais alors, si quelque dieu retirait de la cité l'un de ces particuliers
qui possèdent une cinquantaine d'esclaves ou même plus, et le transférait, lui, son épouse
et ses enfants, avec tous ses biens et tous ses domestiques dans un désert, où il ne pourrait
recevoir l'assistance d'aucun homme libre, dans quel état de crainte, en proie à quelles
frayeurs crois-tu qu'il se trouverait en pensant à son sort, à celui de son épouse et de ses
enfants, craignant constamment d'être assassiné par ses serviteurs ?
– La crainte s'emparerait entièrement de lui, dit-il.
– N'en serait-il pas dès lors [579a] réduit à rallier à sa cause certains de ses esclaves, à leur
faire quantité de promesses, à les affranchir sans y être contraint, bref n'apparaîtrait-il pas
lui-même comme le flatteur de ceux qui sont pourtant à son service ?
– Ce serait pour lui une nécessité contraignante, dit-il, s'il veut éviter de périr.
– Et que se passerait-il, repris-je, si le dieu établissait autour de lui un cercle de voisins
nombreux, qui ne toléreraient pas que quelqu'un prétende commander aux autres et qui
seraient déterminés, dans le cas où ils surprendraient quelqu'un à le faire, à lui infliger les
châ timents les pires ?
– Je pense, répondit-il, [579b] qu'à tous égards sa situation irait de mal en pis, puisqu'il
serait entouré entièrement de gens hostiles qui le surveilleraient.
– Or, n'est-ce pas dans une prison semblable qu'est enchaîné le tyran, lui dont le naturel est
bien celui que nous avons décrit, un homme envahi de quantité de craintes de toute sorte et
de désirs érotiques ? Lui dont l'â me est habitée par la curiosité, il est pourtant le seul des
citoyens à ne pouvoir voyager nulle part, le seul à ne pouvoir contempler ce que les autres
hommes libres sont avides de contempler. Il mène une existence enchaînée au foyer
domestique, comme une femme, [579c] et ne peut qu'envier les autres citoyens, dans la
mesure où chacun d'entre eux peut se déplacer à l'extérieur pour aller voir ce qui
l'intéresse.
– Telle est absolument sa situation, dit-il.
– Voilà donc quels sont les maux que récolte massivement l'homme qui se gouverne mal
lui-même, cet homme que tu as jugé tout à l'heure comme le plus malheureux de tous,
l'homme tyrannique, lorsque au lieu de mener la vie d'un particulier, il se voit contraint par
un concours de circonstances à exercer la tyrannie : le voilà , impuissant à se dominer lui-
même, qui entreprend de commander aux autres, comme un individu malade et incapable
de se contrô ler qui serait empêché de mener une vie privée, mais serait au contraire forcé
d'entrer en compétition avec d'autres [579d] et de soutenir la lutte avec eux toute sa vie
durant.
– Ta comparaison, Socrate, est tout à fait juste.
– Dès lors, repris-je, mon cher Glaucon, il fera l'expérience d'un malheur absolu et, une fois
devenu tyran, il mènera une existence encore plus misérable que celle que tu jugeais toi-
même la plus misérable de toutes ?
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Ainsi donc, en réalité, et même si on pense le contraire, le véritable tyran est un véritable
esclave , lui dont l'extrême flagornerie et l'extrême servilité conduisent à se faire [579e] le
1919

flatteur des plus misérables ; il ne satisfait aucun de ses désirs, et il apparaît au contraire
comme le plus démuni, par rapport au plus grand nombre de choses, un homme réellement
pauvre, si l'on savait observer son â me entière. Il passe toute sa vie dans la peur, pris de
crampes et de convulsions, s'il est vrai que son état ressemble à celui de la cité qu'il
commande. Or il y ressemble, n'est-ce pas ?
– Certainement, dit-il.
– [580a] Or, en plus de ces traits, attribuerons-nous également à cet homme ceux dont
nous avons parlé au point de départ , à savoir que nécessairement – et cela sera chez lui
2020

encore plus accentué qu'au début, en raison de l'exercice du pouvoir – il sera plein d'envie,
perfide, injuste, incapable d'amitié, impie, bref, il accueillera tous les vices et les fera
croître. En conséquence de tout cela, il sera lui-même suprêmement malheureux et, par
suite, il rendra malheureux aussi ceux qui sont dans son entourage.
– Personne de sensé, dit-il, ne te contredira.
– Eh bien, allons-y à présent, repris-je, ainsi que le juge de dernière instance [580b]
2121

prononce son jugement, toi aussi fais de même, déclare qui occupe le premier rang à ton
avis pour ce qui est du bonheur, et qui occupe le deuxième rang, et exprime ton jugement
les concernant tous les cinq, l'homme royal, l'homme timocratique, l'homme oligarchique,
l'homme démocratique, l'homme tyrannique.
– Le jugement est facile, dit-il. Pour ce qui est de la vertu et du vice, du bonheur et de son
contraire, je les juge pour ma part dans l'ordre où ils se sont présentés, comme on juge les
chœurs qui entrent en scène.
– Alors, aurons-nous recours aux services d'un héraut, repris-je, ou dois-je proclamer moi-
même que le fils d'Ariston a jugé que le meilleur et le plus juste [580c] est le plus heureux,
et que cet homme est l'homme le plus royal , celui qui exerce la royauté sur lui-même,
2222

alors que l'homme le plus mauvais et le plus injuste est le plus malheureux, cet homme que
sa situation a rendu le plus tyrannique, et qui exerce sur lui-même et sur la cité la tyrannie
la plus absolue ?
– Fais-en la proclamation, toi, dis-je.
– Dois-je ajouter, repris-je, que ces hommes sont tels, que tous les hommes et tous les dieux
en aient connaissance ou non ? 2323

– Ajoute-le, dit-il.
– C'est bien, dis-je. Cela constituera pour nous une première démonstration [580d], mais
en voici une deuxième , vois si elle a quelque mérite.
2424

– Quelle est-elle ?
– Si, de même que la cité est divisée en trois classes, l'â me de chaque individu est aussi
divisée en trois, on en tirera à mon avis une démonstration supplémentaire.
– Laquelle ?
– Celle-ci. Puisqu'il existe trois espèces de l'â me, il me semble qu'il y aura aussi trois
espèces de plaisirs , propres à chacune d'elles. Il en sera de même pour les désirs et pour
2525

les principes de commandement.


– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– La première espèce, avons-nous affirmé, est celle par laquelle l'homme apprend, la
deuxième, celle par laquelle il a de l'ardeur. Quant à la troisième, en raison de son caractère
polymorphe, nous n'avons pas pu la désigner d'un nom unique, qui lui soit propre [580e],
mais nous lui avons donné le nom de ce qu'il y a en elle de plus important et de plus fort :
nous l'avons en effet appelée “espèce désirante”, à cause de la force des désirs relatifs à la
nourriture, à la boisson, aux plaisirs d'Aphrodite et à tout ce qui leur est associé. Nous
l'avons aussi appelée “amie de l'argent ”, parce que c'est principalement avec de l'argent
2626

que les désirs de ce genre trouvent à se satisfaire. [581a]


– Ce sont des appellations correctes, dit-il.
– Si donc nous affirmions que le plaisir de cette espèce et son affection se portent vers le
profit, ne disposerions-nous pas d'un principe de base pour appuyer notre raisonnement,
de manière à clarifier pour nous de quoi il s'agit chaque fois que nous parlerions de cette
partie de l'â me ? En l'appelant “amie de l'argent et amie du profit”, ne la désignerions-nous
pas correctement ?
– C'est en tout cas l'opinion que je m'en fais, dit-il.
– Mais dis-moi, l'élément d'ardeur, n'affirmons-nous pas qu'il tend toujours tout entier vers
le pouvoir, la victoire et la renommée ?
– [581b] Si, certainement.
– Si donc nous déclarions qu'il est “ami de la victoire” et “ami de l'honneur”, serait-ce
approprié ?
– Ce serait tout à fait approprié.
– Mais l'espèce par laquelle nous apprenons, il est évident pour chacun qu'elle est toujours
tout entière orientée vers la connaissance de la vérité, où qu'elle soit, et que, parmi les
espèces de l'â me, elle est celle qui se soucie le moins des richesses et de la réputation.
– Oui, et de loin.
– Si nous l'appelions “amie du savoir” et “amie de la sagesse”, philosophe , ne la 2727

désignerions-nous pas de la manière qui convient ?


– Si, nécessairement.
– Or, repris-je, dans les â mes [581c] de certains, c'est cette espèce qui commande, alors
que chez d'autres, c'est l'une des deux autres, selon la situation ?
– C'est bien le cas, dit-il.
– C'est pour cette raison que nous affirmons qu'il existe trois genres d'hommes
principaux , le philosophe, l'ami de la victoire et l'ami du profit.
2828

– Exactement.
– Et il existe donc également trois espèces de plaisirs, chacune subsistant dans chaque
genre d'homme ?
– Oui, tout à fait.
– Or sais-tu, dis-je, que si tu entreprenais de demander à ces trois hommes, chacun
considéré selon son espèce, lequel de ces genres de vie est le plus agréable, chacun se
mettrait à faire le plus grand éloge de son mode de vie à lui ? Celui qui poursuit la richesse
te dira que par comparaison avec le plaisir du gain [581d], le plaisir des honneurs ou de la
connaissance est sans valeur, à moins qu'on ne puisse en tirer quelque argent.
– C'est vrai, dit-il.
– Et que dire de celui qui recherche les honneurs ? demandai-je. Ne considère-t-il pas le
plaisir provenant des richesses comme un plaisir vulgaire, et le plaisir engendré par le
savoir comme un plaisir vaporeux et frivole, puisque le savoir n'apporte pas l'honneur ?
– C'est ce qu'il pense, dit-il.
– Quant au philosophe, continuai-je, quel jugement croyons-nous qu'il portera sur les
autres plaisirs par comparaison avec le plaisir de connaître [581e] le vrai, tel qu'il est, et de
se maintenir continuellement dans l'activité d'apprendre ? Ne jugera-t-il pas que ces
plaisirs sont bien éloignés du plaisir véritable ? Et ne les appelle-t-il pas des plaisirs
réellement nécessaires, dans la mesure où il n'aurait aucunement besoin de ces plaisirs, si
la nécessité ne l'y contraignait par ailleurs ?
– Oui, c'est bien ainsi qu'il convient de le comprendre, dit-il.
– Maintenant, repris-je, puisque nous discutons des plaisirs considérés chacun selon son
espèce et du mode de vie qui leur est propre, non pas dans la perspective du genre de vie
qui serait le plus honorable ou le plus honteux, ni même le meilleur ou le pire, mais dans la
perspective du genre de vie le plus agréable et le plus exempt de peine [582a], comment
saurons-nous lequel de ces hommes dit le plus vrai ?
– Pour ma part, répondit-il, je ne suis vraiment pas capable de le dire.
– Examine la chose de la manière suivante. Par qui faut-il faire juger les choses qui doivent
être bien jugées ? N'est-ce pas par l'expérience, par la sagesse et par la raison ? Trouverait-
on un meilleur critère de jugement que ceux-là ?
– Comment pourrait-on en trouver ? dit-il.
– Poursuivons l'examen. Des trois hommes que nous avons identifiés, lequel possède la
plus grande expérience pour tous ces plaisirs dont nous avons parlé ? Celui qui recherche le
profit, s'il avait les ressources de connaître la vérité telle qu'elle existe en elle-même,
aurait-il, à ton avis, plus d'expérience du plaisir issu de la connaissance [582b] que le
philosophe n'en a du plaisir provenant de la recherche du gain ?
– L'écart est considérable, dit-il, car il est nécessaire que le philosophe goû te, dès son
enfance, à ces autres plaisirs, alors que celui qui recherche le profit, s'il lui arrive de
connaître les êtres réels , n'éprouve aucune nécessité de goû ter la douceur de ce plaisir, ni
2929

d'en tirer quelque expérience. Bien au contraire, même s'il s'y appliquait, ce ne serait pas
facile pour lui.
– Ainsi, repris-je, le philosophe l'emporte de beaucoup sur celui qui recherche le gain, par
l'expérience qu'il possède de l'un et l'autre de ces plaisirs.
– Oui, de beaucoup. [582c]
– Et qu'en est-il de lui par rapport à celui qui recherche les honneurs ? Le philosophe sera-
t-il moins expérimenté dans le plaisir issu de l'honneur, que l'ami de l'honneur dans le
plaisir provenant de la réflexion ?
– Mais l'honneur, dit-il, si toutefois chacun d'eux atteint le but vers lequel il tend, s'attache à
eux tous : le riche, en effet, tout comme le courageux et le sage, sont honorés par la
multitude, de sorte que tous acquièrent l'expérience de ce plaisir qui découle des honneurs
qui leur sont témoignés, de leur nature. Le plaisir qui résulte de la contemplation de ce qui
est, sa nature propre, il est impossible à quiconque de le goû ter, sauf au philosophe.
– Pour ce qui est du critère de l'expérience [582d] donc, dis-je, c'est le philosophe qui juge
le mieux parmi ces hommes.
– Oui, et de beaucoup.
– Et en plus, il sera le seul à avoir acquis cette expérience en y joignant la sagesse de la
réflexion .
3030

– Oui, pour sû r.
– Mais encore, l'instrument qui est nécessaire pour juger n'est pas l'instrument de celui qui
recherche le profit, ni celui de l'ami des honneurs, mais celui du philosophe.
– Lequel ?
– Les raisonnements , car n'avons-nous pas affirmé que c'est par eux qu'il faut juger ?
3131

– Si.
– Les raisonnements sont l'instrument par excellence du philosophe.
– Forcément.
– Or, si les objets soumis au jugement étaient jugés de la meilleure manière par la richesse
3232

et le profit, ceux qui seraient l'objet de l'éloge [582e] et du blâ me de l'ami du profit
seraient fatalement considérés comme les objets du jugement le plus vrai.
– Oui, nécessairement.
– Mais s'ils étaient jugés selon les honneurs, la victoire et le courage, ne seraient-ce pas
alors ceux qui seraient l'objet de l'éloge ou du blâ me de l'ami des honneurs ou l'ami de la
victoire ?
– É videmment.
– Mais puisque c'est par l'expérience, la sagesse de la réflexion et le raisonnement ?
– Ce seront nécessairement, répondit-il, ceux que louent le philosophe, amoureux de la
sagesse, et le philologue , amoureux des raisonnements, qui seront les objets les plus vrais.
3333

– Ainsi, des trois [583a] plaisirs que nous avons reconnus, c'est celui de cette partie de
l'â me par laquelle nous connaissons qui serait le plus agréable, et celui de nous en qui cette
partie commande, c'est lui qui jouit de la vie la plus agréable ?
– Comment en serait-il autrement ? dit-il. En tout cas, c'est en maître laudateur que
l'homme réfléchi fait l'éloge de son propre mode de vie.
– Quelle vie, repris-je, et quel plaisir notre juge placera-t-il au second rang ?
– Il est évident que ce sera le plaisir de l'homme de guerre et de celui qui recherche les
honneurs, car leur plaisir à tous deux est beaucoup plus proche du sien que celui de
l'homme qui se voue à la recherche du profit.
– Le plaisir de l'ami du gain viendra donc, semble-t-il, au dernier rang.
– Sans doute, dit-il.
– Voilà donc [583b] les deux démonstrations qui se succéderaient, et dans les deux cas, le
juste aurait la victoire sur l'injuste. Pour la troisième, remettons-nous-en, à la manière
olympique, à Zeus olympien et sauveur . Considère que, mis à part le plaisir de l'homme
3434

réfléchi, le plaisir des autres n'est ni entièrement réel, ni entièrement pur ; ce n'est pour
ainsi dire, à la manière de la peinture d'ombres, qu'une esquisse de plaisir , comme je crois
3535

l'avoir entendu de la bouche d'un de ces sages . Et si c'est le cas, ce pourrait bien être la
3636

chute la plus importante, la chute qui décide de tout.


– Oui, certes, mais que veux-tu dire ?
– Je te le ferai découvrir de la manière suivante, dis-je, mais engage-toi aussi dans la
recherche en me donnant des réponses. [583c]
– Interroge donc, dit-il.
– Et toi, dis-moi, demandai-je : ne disions-nous pas que la douleur est le contraire du plaisir
?
– Si, bien sû r.
– Or, n'existe-t-il pas également un état qui ne soit ni jouissance ni souffrance ?
– Cela existe assurément.
– Et que dans cette position intermédiaire , placé au milieu de l'un et l'autre, il y a une
3737

sorte de repos de l'â me par rapport à chacun d'eux ? N'est-ce pas ainsi que tu vois la chose ?
– Si, de cette manière, dit-il.
– Te souviens-tu, repris-je, des discours de ceux qui sont malades, les propos qu'ils tiennent
quand ils sont souffrants ?
– Lesquels ?
– Que rien n'est plus agréable que d'être en santé, mais [583d] qu'ils ne s'étaient pas rendu
compte que c'était ce qu'il y a de plus agréable, jusqu'à ce qu'ils tombent malades.
– Je m'en souviens, dit-il.
– Et n'entends-tu pas dire par ceux qui sont en proie à une souffrance extrême qu'il n'y a
rien de plus agréable que de cesser de souffrir ?
– Je l'ai entendu.
– Et dans nombre d'autres situations de ce genre, tu as pu observer, je pense, que les
hommes qui se trouvent dans ces états de souffrance vantent d'abord le fait de ne pas
souffrir, et la tranquillité qui lui est associée, comme ce qu'il y a de plus agréable, et non la
jouissance.
– C'est que cet état de tranquillité, dit-il, devient sans doute alors un état agréable et
plaisant.
– De même, quand on est dans la jouissance et qu'elle cesse [583e], la tranquillité qui suit
le plaisir constituera une souffrance.
– Peut-être, dit-il.
– Dès lors, cette tranquillité, cet état que nous avons dit à l'instant intermédiaire entre l'un
et l'autre – <entre la jouissance et la souffrance> – deviendra alors l'un et l'autre, peine et
plaisir.
– Il semble bien.
– Or, est-il possible que ce qui n'est ni l'un ni l'autre devienne l'un et l'autre ?
– Il ne me semble pas.
– Or, l'agréable qui se produit dans l'â me, tout comme le pénible, sont l'un et l'autre une
sorte de mouvement, n'est-ce pas ?
– Oui.
– [584a] Et ce qui n'est ni pénible ni agréable, cela n'est-il pas apparu à l'instant comme un
état de tranquillité et une position médiane entre chacun des deux ?
– Cela nous est bien apparu de cette manière.
– Comment dès lors peut-on estimer correct que le fait de ne pas souffrir soit chose
agréable, et le fait de ne pas jouir chose pénible ?
– C'est impossible.
– Cet état de repos n'est donc pas, mais paraît être un état agréable par comparaison à l'état
de souffrance, et source de souffrance par rapport à l'état agréable dans une situation
particulière, et rien de ces illusions n'est sain si on le rapporte à la vérité du plaisir, ce n'est
qu'une sorte de mystification .3838

– C'est en tout cas, dit-il, la signification de l'argument.


– Considère à présent, repris-je, [584b] ces plaisirs qui ne sont pas issus des douleurs, de
3939

manière à ne pas aller croire, dans leur cas comme dans le cas précédent, que ce soit un fait
de nature que le plaisir soit la cessation d'une souffrance, et la souffrance la cessation d'un
plaisir.
– De quelle situation parles-tu, dit-il, et de quels plaisirs ?
– Il y en a un grand nombre, très différents, mais si tu veux bien y porter attention, il y a
surtout les plaisirs de l'odorat . Ces plaisirs se produisent soudainement, avec une
4040

intensité exceptionnelle, et sans avoir été précédés de souffrances ; quand par ailleurs ils
cessent, ils n'entraînent dans leur suite aucune souffrance.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Ne nous laissons donc pas persuader [584c] que le plaisir pur soit une cessation de la
souffrance, ni que la souffrance soit une cessation du plaisir.
– Non, en effet.
– Et pourtant, repris-je, ce qui s'attache à l'â me par l'intermédiaire du corps et qu'on
4141

appelle plaisirs – et ce sont sans doute les plus nombreux et les plus intenses – ces plaisirs
sont de cette espèce : ce sont des cessations de souffrances.
– Oui, c'est ce qu'ils sont.
– N'en est-il pas de même des sensations anticipées et des souffrances anticipées qui se
4242

produisent dans l'appréhension des choses à venir, ne sont-elles pas de même nature ?
– Si, elles le sont.
– Sais-tu justement, repris-je, ce qu'elles sont [584d] et à quoi surtout elles ressemblent ?
– À quoi ? demanda-t-il.
– Tu reconnais bien, dis-je, qu'il existe dans la nature un haut, un bas et un milieu ?
– Oui.
– Es-tu d'avis que lorsque quelqu'un se trouve transporté du bas vers le milieu, il croit être
emporté ailleurs que vers le haut ? Et quand il est arrivé au milieu et qu'il considère son
point de départ, que peut-il penser d'autre sinon qu'il est en haut, puisqu'il n'a pas vu le
haut véritable ?
– Par Zeus, dit-il, je ne crois pas quant à moi qu'il puisse penser autre chose que cela.
– Mais s'il était ramené à son point de départ, dis-je, [584e] il croirait être ramené en bas,
et il aurait raison de le croire.
– Comment faire autrement ?
– Il aurait donc toutes ces impressions parce qu'il n'a pas d'expérience de ce que sont le
haut véritable, et le milieu, et le bas ?
– Manifestement.
– Serais-tu dès lors surpris que les gens qui n'ont aucune expérience de la vérité possèdent
des opinions qui ne sont pas saines sur quantité d'autres sujets, et notamment sur ce qui
concerne le plaisir et la souffrance et sur ce qui tient le milieu entre l'un et l'autre ? La
conséquence en est que lorsqu'ils passent à la souffrance, ils croient réellement [585a]
qu'ils souffrent, et ils souffrent véritablement. Lorsqu'ils passent de la souffrance à l'état
intermédiaire, ils croient fortement qu'ils sont parvenus à la plénitude du plaisir, et comme
des gens qui placeraient en opposition le gris et le noir, faute de connaître d'expérience le
blanc, ils opposent ainsi l'absence de souffrance et la souffrance, par manque d'expérience
du plaisir, et ce faisant, ils se font illusion.
– Par Zeus, dit-il, je n'en serais pas étonné, et je le serais bien davantage du contraire !
– Et maintenant, représente-toi les choses de la manière suivante. La faim, la soif et les
autres états de ce genre ne constituent-ils pas des sortes de vides [585b] dans l'état du
4343

corps ?
– Sans doute.
– Et l'ignorance et la déraison ne sont-elles pas de même un vide dans l'état de l'â me ?
– Si, certainement.
– Or, on peut combler ce vide en prenant de la nourriture, ou en renforçant l'intellect ?
– Nécessairement.
– Mais la plénitude qui sera plus réelle, résultera-t-elle de ce qui existe le moins ou de ce
qui existe le plus ?
– Manifestement, elle provient de ce qui existe le plus.
– Or, lequel de ces deux genres, crois-tu, participe le plus de l'être pur ? Est-ce le genre de la
nourriture, de la boisson, de la cuisine et de toute espèce de nourriture, ou est-ce l'espèce
de l'opinion vraie, de la science, de l'intellect, [585c] et en général de toute vertu ? Juges-en
de la manière suivante : ce qui tient de ce qui est toujours semblable, de ce qui est immortel
et véritable, ce qui est soi-même de ce genre et qui se produit dans un être de ce genre, cela
te paraît-il être davantage que ce qui n'est jamais semblable, qui est mortel, et qui est soi-
même de ce genre et qui se produit dans un être de ce genre ?
– Ce qui tient de ce qui est toujours semblable, dit-il, l'emporte de beaucoup.
– Mais l'être de ce qui est toujours dissemblable participe-t-il davantage de l'être que de
4444

la science ?
– Nullement.
– Mais quoi ? Participe-t-il davantage de la vérité ?
– Non plus.
– S'il participe moins de la vérité, ne participe-t-il pas moins de l'être aussi ?
– Nécessairement.
– Donc, [585d] en général, les genres de choses qui concernent le soin du corps participent
moins de la vérité et de l'être que les genres de choses qui concernent le soin de l'â me ?
– Beaucoup moins.
– Et le corps lui-même, ne crois-tu pas qu'il en participe moins que l'â me ?4545

– C'est mon opinion.


– Par conséquent, ce qui s'emplit le plus des êtres réels et qui est lui-même davantage réel,
s'emplit plus réellement que ce qui s'emplit d'êtres moins réels et qui est lui-même moins
réel ?
– Nécessairement.
– Si donc il est agréable de se remplir des choses qui nous conviennent naturellement, ce
qui se remplit plus réellement et de choses plus réelles [585e] jouit plus réellement et plus
véritablement d'un plaisir véritable, tandis que ce qui participe d'êtres moins réels se
remplit d'une manière moins véritable et moins ferme, et participe d'un plaisir moins fiable
et moins vrai.
– De toute nécessité, dit-il.
– Ceux qui ne possèdent donc pas l'expérience de la réflexion et de la vertu, [586a] qui se
rassemblent constamment dans les festins et dans les activités de ce genre, sont emportés,
semble-t-il, vers le bas, et ensuite de nouveau vers la région médiane, et ils errent de cette
façon leur vie durant. Jamais ils ne franchissent ce niveau pour accéder à la hauteur
véritable, et jamais ils ne parviennent à cette contemplation orientée vers le haut. Ils ne
sont pas dès lors comblés par l'être qui existe réellement, ils ne goû tent jamais un plaisir
qui soit ferme et pur. Bien au contraire, le regard constamment tourné vers le bas, à la
manière du bétail, ils sont penchés vers le sol et ils vont pâ turant de table en table,
s'engraissant et copulant. Ils se querellent [586b] pour obtenir toujours plus de ces choses-
là , ils s'encornent mutuellement, ils se blessent à coups de sabots de fer, ils se tuent avec
leurs armes, emportés par leur insatiabilité. C'est qu'ils n'ont pas rempli d'êtres réels ni ce
qui en eux existe réellement, ni la demeure qui le contient .4646
– C'est un oracle parfait , Socrate, dit Glaucon, que tu formules là pour la vie de la plupart
4747

des hommes.
– N'est-ce donc pas une nécessité qu'ils ne connaissent que des plaisirs mêlés de peines,
des simulacres, des ébauches du plaisir authentique qui ne se dégagent qu'en fonction de
leur disposition les uns par rapport aux autres ? [586c] Il en résulte que ces plaisirs
paraissent intenses, les uns autant que les autres, et qu'ils font naître chez ces êtres
délirants des passions érotiques violentes qui s'emparent d'eux et les font se quereller,
comme on se battait sous les murs de Troie, au dire de Stésichore , pour le fantô me
4848

d'Hélène, par ignorance de la vérité.


– Si, il y a grande nécessité, dit-il, qu'il existe quelque chose de ce genre.
– Mais dis-moi, en ce qui concerne l'élément d'ardeur , n'est-il pas nécessaire que les
4949

choses ne se passent pas autrement, lorsque cette partie est elle-même mise en activité ? La
recherche des honneurs ne le rendra-t-elle pas envieux, l'amour de la victoire ne le rendra-
t-il pas violent, le caractère impétueux ne le rendra-t-il pas colérique, de sorte qu'il
cherchera sans réflexion ni intelligence à obtenir une pléthore d'honneurs, [586d] de
victoire et d'impétuosité ?
– Oui, les mêmes choses, dit-il, doivent se passer aussi pour cet élément-là .
– Eh bien, alors, repris-je, nous affirmerons sans hésiter que lorsque ces désirs relatifs à la
recherche de l'honneur et à l'amour de la victoire obéissent à la science et à la raison, et
poursuivent les plaisirs sous leur égide pour atteindre ceux vers lesquels le principe
réfléchi les guide, ils auront alors accès aux plaisirs les plus vrais, parce qu'ils se laissent
guider par la vérité, et cela dans la mesure où ils sont capables d'en saisir de vrais. Ils
auront ainsi accès aux plaisirs qui leur sont propres [586e], s'il est vrai que ce qui est le
bien suprême de chaque chose est également ce qui lui est le plus propre.
– Mais il s'agit, en effet, de ce qui lui est le plus propre.
– Quand donc l'â me tout entière obéit au principe philosophique et qu'elle n'est le siège
d'aucune discorde, alors il revient à chaque partie de réaliser l'ensemble de ses activités
propres et de devenir juste. C'est alors que chacune détient les plaisirs qui lui sont propres,
les plaisirs les plus élevés, et [587a] les plaisirs les plus vrais qu'elle soit en mesure de
goû ter.
– Oui, parfaitement.
– Mais quand c'est l'une des autres parties qui domine, il se trouve qu'elle ne découvre pas
en elle-même le plaisir qui lui est propre et qu'elle contraint les autres à poursuivre un
plaisir qui leur est étranger et qui n'est pas véritable.
– Oui, c'est le cas, dit-il.
– Or, ce qui s'écarte le plus de la philosophie et de la raison est aussi ce qui peut le plus
produire de tels effets ?
– Oui, et de beaucoup.
– Mais ce qui s'écarte le plus de la raison, n'est-ce pas aussi ce qui s'écarte de la loi et de
l'ordre ?
– Si, c'est clair.
– Or, manifestement, ce qui s'en écarte le plus, [587b] ce sont les désirs érotiques et
tyranniques ?
– Et de loin.
– Et ce qui s'en écarte le moins, ce sont les désirs royaux et ordonnés ?
– Oui.
– Je crois, par conséquent, que c'est le tyran qui sera le plus éloigné du plaisir véritable et
qui lui est propre, et que le moins éloigné, ce sera l'autre.
– Nécessairement.
– Dès lors, repris-je, le tyran vivra la vie la plus désagréable, tandis que le roi vivra la vie la
plus agréable.
– Absolument.
– Sais-tu, demandai-je, à quel point le tyran mène une vie plus désagréable que le roi ?
– Je le saurai si tu me le dis, dit-il.
– Il y a, semble-t-il, trois plaisirs : l'un est légitime, les deux autres sont bâ tards. Le tyran
ayant franchi les limites des plaisirs bâ tards pour aller au-delà [587c], fuyant la loi et la
raison, vit en compagnie d'une escorte de plaisirs serviles. Il n'est pas facile de mesurer à
quel point il est inférieur [au roi], sinon peut-être de la manière suivante.
– Laquelle ? dit-il.
– Le tyran s'écarte de l'homme oligarchique en occupant pour ainsi dire le troisième rang,
car entre eux, en position intermédiaire, se trouvait le partisan du peuple.
– Oui.
– Par conséquent, si nos propos antérieurs sont vrais, il vit avec un simulacre de plaisir de
troisième rang, si on le rapporte à la vérité dont il s'écarte ?
– L'homme oligarchique est pour sa part en troisième position par rapport à l'homme royal,
[587d] si nous posons que l'homme aristocratique et l'homme royal sont un seul homme.
– Il est le troisième, en effet.
– Le tyran est donc éloigné du plaisir véritable d'un nombre équivalant à trois fois trois , 5050

dis-je.
– Il semble.
– Par conséquent, repris-je, le simulacre du plaisir tyrannique serait, considéré sous l'angle
de sa grandeur, un nombre exprimant une surface.
– Assurément.
– Il n'y a qu'à le porter au carré, puis au cube, pour faire voir de quelle distance il est
éloigné de l'homme royal.
– Cela est évident, dit-il, en tout cas pour un expert en calculs.
– Et si, en renversant la perspective, [587e] on veut exprimer à quelle distance le roi se
trouve du tyran, dans l'écart qui le sépare de lui pour ce qui est de la vérité du plaisir, on
trouvera, une fois la multiplication effectuée, qu'il vit de manière sept cent vingt-neuf fois
plus agréable, et que le tyran est plus malheureux selon le même écart.
– Tu as mis en avant, dit-il, un calcul prodigieux pour exprimer la différence de ces deux
hommes, l'homme juste et [588a] l'homme injuste, sous l'angle du plaisir et de la
souffrance.
– Le chiffre n'en est pas moins exact et conforme à leur existence, dis-je, si toutefois les
jours et les nuits, les mois et les années y correspondent.
– Mais justement, dit-il, il y a correspondance.
– Par conséquent, si l'homme bon et juste l'emporte à ce point sur l'homme méchant et
injuste pour ce qui est de son plaisir, de quelle prodigieuse distance le dépassera-t-il par la
grâ ce de son existence, par sa beauté et sa vertu ?
– Par Zeus, dit-il, une distance vraiment prodigieuse !
– Excellent, dis-je, et maintenant que nous sommes parvenus à ce point de la discussion
[588b], reprenons les propos que nous avons échangés et qui nous ont conduits là où
5151

nous sommes. Agir injustement, disions-nous, est avantageux à l'homme qui est
parfaitement injuste, à condition qu'il passe pour un homme juste. N'est-ce pas ainsi que la
thèse fut exposée ?
– C'est bien ainsi.
– Et maintenant, repris-je, ouvrons la discussion avec celui qui parle ainsi, puisque nous
nous sommes mis d'accord sur la conséquence respective de l'agir injuste et de l'agir juste.
– Comment ? demanda-t-il.
– Façonnons par la pensée une image de l'â me , pour que celui qui tient ces propos réalise
5252

ce qu'il dit.
– Quelle image ? demanda-t-il. [588c]
– Une image, répondis-je, comme celle de ces natures antiques dont les mythes rapportent
la genèse : la Chimère, Scylla, Cerbère, et un certain nombre d'autres constituées d'un
ensemble de formes naturelles multiples réunies en un seul être.
– C'est en effet ce qu'on raconte, dit-il.
– Façonne donc la forme unique d'un animal composite et polycéphale, possédant à la fois
les têtes d'animaux paisibles et d'animaux féroces, disposées en cercle, et accorde-lui le
pouvoir de se transformer et de développer toutes ces formes par lui-même.
– Cet ouvrage sera l'œuvre d'un modeleur habile, dit-il, [588d] mais comme la pensée est
plus malléable que la cire et les matériaux de ce genre, la voici modelée.
– Modèle à présent une autre forme, celle d'un lion, puis celle d'un homme, mais fais en
sorte que le premier soit beaucoup plus grand, et que le second vienne en deuxième.
– Voilà qui est plus facile, dit-il, c'est modelé.
– Attache maintenant ensemble ces trois formes, en les réunissant en une seule, de manière
qu'elles s'ajustent pour ainsi dire naturellement les unes avec les autres.
– Elles sont attachées ensemble.
– Façonne ensuite un recouvrement extérieur, l'image d'un être unique, celle d'un être
humain, de telle sorte que quelqu'un qui ne pourrait voir les formes contenues à l'intérieur,
mais [588e] ne pourrait que saisir l'apparence extérieure, croie voir un être vivant unique,
un être humain.
– Le recouvrement est façonné, dit-il.
– Disons maintenant à celui qui affirme qu'il est utile à cet homme d'être injuste, et qu'il ne
lui sert à rien de pratiquer la justice, que sa position n'est rien d'autre que l'affirmation
suivante : qu'il serait avantageux pour lui de fortifier, en lui prodiguant des soins
attentionnés, la bête aux mille formes et le lion, tout comme ce qui va avec le lion, et
d'affamer au contraire l'être humain [589a] pour l'affaiblir, de sorte que les deux autres
l'entraîneront là où ils veulent aller et, au lieu de les accoutumer à vivre ensemble et à
développer leur amitié, de les laisser se déchirer et s'entre-dévorer en se battant.
– Celui qui fait l'éloge de l'injustice, dit-il, affirme exactement cela, en effet.
– Au contraire, celui qui soutient que pratiquer la justice est utile affirme qu'il faut faire et
dire cela même qui rend l'homme intérieur plus souverain sur l'être humain, [589b] et
5353

qui lui fait prendre soin de son nourrisson aux têtes multiples. Comme le paysan qui
entretient et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les espèces sauvages de
proliférer, cet homme intérieur fait alliance avec le naturel du lion et prodiguant ses soins
en les partageant avec tous, c'est ainsi qu'il les élèvera, en développant leur amitié mutuelle
et avec lui-même.
– Oui, c'est exactement ainsi que s'exprime celui qui fait l'éloge du juste.
– Alors, de toute façon, celui qui fait l'éloge des actes justes dirait la vérité, [589c] alors que
celui qui fait l'éloge des actes injustes mentirait. Qu'on se situe dans la perspective du
plaisir, ou de la bonne renommée, ou de l'utilité, celui qui loue le juste dit la vérité, alors
que celui qui le dénigre ne dit rien de valable, et c'est sans savoir qu'il blâ me ce qu'il blâ me.
– Selon moi, dit-il, il n'en connaît absolument rien.
– Essayons de le convaincre en douceur – car ce n'est pas de son plein gré qu'il se trompe –
en lui demandant : “Bienheureux homme, ne pourrions-nous pas soutenir que les
distinctions juridiques entre les choses honorables et les choses honteuses ont été
5454

élaborées sur la base suivante ? Les choses honorables se fondent sur le fait que la partie
bestiale de notre nature est soumise à [589d] la partie humaine, ou mieux encore, à la
partie divine , alors que les choses honteuses consistent à rendre la partie paisible esclave
5555

de la partie sauvage ?” Il tombera d'accord, sinon que dira-t-il ?


– S'il n'en tient qu'à moi, dit-il, il sera convaincu.
– Existe-t-il dès lors, repris-je, sur la base de cet argument, quelqu'un pour qui il soit
avantageux de s'approprier injustement de l'or, s'il est vrai qu'il ne peut le faire sans que le
geste de prendre l'or ne cause du même coup l'asservissement de la partie la plus noble de
lui-même à la partie la plus mauvaise ? Pensera-t-il, si [589e] pour prendre l'or il doit
réduire à l'esclavage aux mains d'hommes brutaux et méchants son fils et sa fille, qu'il fait
quelque chose qui est à son avantage, même s'il doit en retirer une somme considérable ?
Et s'il asservit la partie la plus divine de lui-même à la partie la plus dépourvue de divinité
et la plus impure et n'en éprouve aucune pitié, ne sera-t-il pas de ce fait malheureux [590a]
? Et l'or ne viendrait-il pas contribuer à un désastre plus épouvantable encore que celui qui
affligea É riphyle , elle qui avait troqué la vie de son mari contre un collier ?
5656

– Beaucoup plus, dit Glaucon, car c'est moi qui fournis la réponse à sa place.
– Ainsi donc, ne crois-tu pas que si de tout temps on a blâ mé le manque de discipline, c'est
pour la raison suivante : dans ce comportement, on libère la terrible, la formidable bête
polymorphe, en franchissant la limite de ce qui est acceptable ?
– C'est clair, dit-il.
– Si l'on blâ me également l'arrogance et le mauvais caractère, n'est-ce pas [590b] parce
que la bête à forme de lion et de serpent se développe et prend de l'assurance au détriment
de l'harmonie ?
– Tout à fait.
– De même pour le luxe et la mollesse, ne les blâ me-t-on pas en raison du relâ chement et du
délabrement qu'ils causent dans cette partie de l'â me, du fait qu'ils y engendrent la
lâ cheté ?
– Sans doute.
– Et la flatterie et la servilité, ne les blâ me-t-on pas lorsque quelqu'un soumet ce même
élément impétueux à la bête turbulente, et que celle-ci, attirée par les richesses et avilie par
son appétit insatiable, prend l'habitude dès son jeune â ge de se transformer de lion en
singe ?
– [590c] Assurément, dit-il.
– Et l'artisanat et le travail manuel, pour quelle raison, crois-tu, présentent-ils un caractère
qui les fait déprécier ? Ne dirons-nous pas qu'il n'y a aucune autre raison sinon le fait que
quelqu'un possède par nature si faiblement la forme de ce qui est supérieur qu'il est
incapable de dominer ses bêtes intérieures, mais qu'il les entretient au contraire et ne se
montre capable que d'apprendre à les flatter ?
– Apparemment, dit-il.
– Ainsi donc, pour qu'un tel homme soit également dirigé par un principe semblable à celui
qui commande l'homme supérieur, n'affirmerons-nous pas qu'il doit devenir l'esclave de
cet [590d] homme supérieur, lui qui possède à l'intérieur de lui-même le principe
directeur divin ? Et cela, sans penser que cette domination qui s'exerce sur lui soit au
5757

désavantage de l'esclave, comme Thrasymaque le soutenait au sujet de ceux qui sont


5858

dirigés, mais en considérant au contraire qu'il est plus avantageux pour chacun d'être
soumis au principe divin et sage, surtout si ce principe réside à l'intérieur de chacun, et si
ce n'est pas le cas, de se trouver guidé de l'extérieur, afin que soumis au gouvernement de
ce même principe, tous soient autant que possible semblables et amis ?
– Oui, et nous aurions raison de l'affirmer, dit-il.
– Et n'est-il pas évident, repris-je, que la loi elle aussi [590e] vise le même but, elle qui fait
alliance avec tous ceux de la cité ? Et de même pour l'autorité que nous exerçons sur les
enfants, le fait que nous ne les laissions pas être libres tant que nous n'avons pas institué
chez eux, comme dans la cité, une constitution politique, et qu'ayant pris soin [591a] de ce
qu'il y a de meilleur en eux à l'aide de ce qu'il y a de meilleur en nous, nous n'y avons
installé un gardien et un chef semblable à nous ? Alors seulement nous les laissons libres.
– C'est évident, dit-il.
– De quelle manière donc, Glaucon, et sur la base de quel argument affirmerons-nous qu'il
est profitable de commettre l'injustice, ou d'être indiscipliné, ou de faire quelque chose de
déshonorant, tous actes qui nous rendent plus méchant, même si on doit en retirer plus de
richesse ou de pouvoir ?
– Nous ne l'affirmerons d'aucune manière, dit-il.
– Et de quelle manière affirmer qu'il est profitable à celui qui commet l'injustice de passer
inaperçu et de n'être pas soumis à la justice ? Celui qui passe inaperçu [591b] n'en
5959

devient-il pas plus méchant encore, alors que chez celui qui n'est pas caché et qui reçoit la
punition, l'élément bestial se calme et s'adoucit et que ce qui est doux se trouve libéré ?
Alors l'â me entière, réorientée vers la nature supérieure, acquiert, en devenant dépositaire
de la modération et de la justice alliées à la sagesse, une disposition de plus grande valeur
que le corps qui acquerrait force et beauté alliées à la santé, et cela d'autant plus que l'â me
possède plus de valeur que le corps ?
– Oui, assurément, dit-il.
– Ainsi donc, l'homme sensé [591c] vivra quant à lui en tendant de toutes ses forces vers ce
but. Il commencera en estimant les sciences grâ ce auxquelles il peut façonner cette â me qui
est la sienne ; les autres, il ne leur accordera pas d'importance.
– É videmment, dit-il.
– Ensuite, repris-je, pour ce qui concerne sa constitution physique et son régime
alimentaire, il ne mènera pas, en se concentrant sur cela, une vie orientée vers le plaisir
bestial et irrationnel. Et il n'aura de considération pour sa santé et n'entreprendra de
devenir fort, robuste ou beau que s'il doit par là -même devenir modéré. [591d] Par
ailleurs, il se montrera toujours soucieux de mettre en accord l'harmonie qui règne dans
son corps avec la symphonie intérieure qui la commande dans son â me.
6060

– Oui, c'est ce qu'il fera absolument, dit-il, du moins s'il doit devenir un véritable disciple
des Muses .
6161

– Dès lors, repris-je, pour ce qui concerne la possession de la richesse, ne cherchera-t-il pas
la même structure et la même symphonie ? Et, puisqu'il n'est pas influencé par ce que la
foule considère comme la source du bonheur, cherchera-t-il à faire croître infiniment le
volume de sa richesse, portant ainsi à l'infini le nombre de ses maux ?
– Je ne pense pas, dit-il.
– Mais, continuai-je, tournant son regard [591e] vers la constitution politique qui est à
l'intérieur de lui, et veillant à ne rien y perturber par excès ou par manque de fortune, il
procédera aux acquisitions et aux dépenses en suivant cette direction, selon la mesure dont
il est capable.
– Parfaitement, dit-il.
– Et pour ce qui est des honneurs, il les considérera selon les mêmes finalités [592a] : il
aura part à ceux dont il attend qu'ils le rendent meilleur et y goû tera, alors que ceux qui
pourraient détruire sa disposition intérieure, il les fuira, en privé comme en public.
– Il ne consentira donc pas, dit-il, à exercer des fonctions politiques, si toutefois il s'en
soucie ?
– Oui, par le chien, répondis-je, il s'en occupera dans sa propre cité, et sérieusement, mais
sans doute pas dans sa propre patrie , à moins qu'un destin divin ne lui en donne
6262 6363

l'occasion.
– Je comprends, dit-il, tu parles de la cité dont nous venons d'élaborer les fondations, une
cité qui existe certes dans nos discours, mais [592b] je ne crois pas qu'elle existe en
quelque endroit sur terre.
– Mais, dis-je, il en existe peut-être un modèle dans le ciel pour celui qui souhaite le
contempler et, suivant cette contemplation, se donner à lui-même des fondations. Que cette
cité existe quelque part, ou qu'elle soit encore à venir, cela ne fait d'ailleurs aucune
différence, car cet homme ne réaliserait que ce qui appartient à cette cité, et à nulle autre. »
Livre X

[595a]
« J'ai bien à l'esprit, repris-je, les raisons nombreuses et de toutes sortes qui nous font dire
que nous avons fondé notre cité le plus correctement possible, et je l'affirme surtout quand
je réfléchis au sujet de la poésie.
– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
– Du rejet absolu de cette partie de la poésie qui est imitative. Qu'elle doive être désormais
rejetée absolument , avec toute la vigueur possible, cela apparaît [595b] selon moi
11

beaucoup plus clairement depuis que nous avons distingué et isolé les différentes espèces
de l'â me.
– Que veux-tu dire ?
– À vous, je peux le dire, car vous n'irez pas me dénoncer aux poètes tragiques et à tous ces
autres poètes de l'imitation. Il me semble que toutes les œuvres de ce genre déforment
l'esprit de leur auditoire, à moins que ceux qui les entendent ne possèdent l'antidote, c'est-
à -dire la connaissance de ce qu'elles sont réellement.
– À quoi penses-tu quand tu parles ainsi ?
– Il faut que je le dise, même si l'affection et le respect que j'ai depuis l'enfance pour
Homère me font hésiter à parler. Il semble bien [595c] en effet avoir été le premier maître
et le guide de tous ces grands poètes tragiques. Mais le respect pour un homme ne doit pas
passer avant le respect pour la vérité et donc, je l'ai dit, il faut parler.
– Oui, certainement, dit-il.
– Alors, écoute, ou plutô t réponds aux questions.
– Vas-y de tes questions.
– Pourrais-tu me dire ce qu'est l'imitation en général ? Car moi-même je ne comprends pas
vraiment ce qu'elle vise.
– Et moi, s'exclama-t-il, je devrai le comprendre !
– Rien d'anormal à cela, repris-je, souvent des gens qui ont une vue faible [596a] voient les
choses avant ceux qui ont une vue perçante.
– C'est un fait, dit-il, mais en ta présence, je ne me sentirais pas capable de risquer une
parole, si même quelque chose me venait à l'esprit, alors vois de ton cô té.
– Eh bien, veux-tu que nous commencions notre examen en partant de ce point-ci, selon
notre méthode habituelle ? Nous avons, en effet, l'habitude de poser en quelque sorte une
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forme unique, chaque fois, pour chaque ensemble de choses multiples auxquelles nous
attribuons le même nom. Ou alors ne comprends-tu pas ?
– Je comprends.
– Prenons donc encore une fois, si tu le veux bien, l'un de ces ensembles multiples. Par
exemple, tu es d'accord, il existe de nombreux lits [596b] et de nombreuses tables.
– Oui, forcément.
– Mais les formes relatives à ces meubles, il n'y en a que deux, une forme de lit et une forme
de table.
– Oui.
– Or, n'avons-nous pas aussi l'habitude de dire que chacun des artisans qui fabrique ces
meubles réalise l'un les lits, l'autre les tables dont nous nous servons, le regard tourné en
direction de la forme, et ainsi pour tous les autres objets ? Car pour ce qu'il en est de la
forme elle-même, sû rement aucun des artisans ne la fabrique, [596c] comment le pourrait-
il, en effet ?
– Il ne le pourrait aucunement.
– Mais vois maintenant comment tu appelles cet artisan que voici ?
– Lequel ?
– Celui qui produit tous les objets que tous les artisans manuels font chacun pour son
compte.
– Tu parles là d'un homme habile et admirable !
– Un instant, tu vas bientô t le déclarer encore plus admirable. Car ce même artisan manuel
est non seulement en mesure de produire tous ces meubles, mais encore produit-il tous les
végétaux qui proviennent de la terre, et il façonne tous les êtres vivants – les autres êtres
aussi bien que lui-même – et en plus de cela, il fabrique la terre et le ciel, les dieux, et tout
ce qui existe dans le ciel, et tout ce qui existe sous terre dans l'Hadès.
– Tu parles, dit-il, [596d] d'un expert tout à fait admirable !
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– Tu es incrédule ? demandai-je. Mais dis-moi, considères-tu absolument impossible qu'un


tel artisan puisse exister ? Ou seulement que le créateur de toutes ces choses puisse exister
d'une certaine manière, mais non d'une autre ? N'as-tu pas le sentiment que toi-même, tu
serais en mesure de produire toutes ces choses d'une certaine manière ?
– Et quelle serait cette manière ? dit-il.
– Il n'y a là rien de difficile, répondis-je, et on la met en œuvre souvent et rapidement, et je
dirais même très rapidement, si seulement tu consens à prendre un miroir et à le retourner
de tous cô tés. Très vite, tu produiras le soleil [596e] et les astres du ciel, et aussi
rapidement la terre, rapidement toujours toi-même et les autres animaux, et les meubles et
les plantes, et tout ce dont on parlait à l'instant.
– Oui, dit-il, des apparences , mais certainement pas des êtres qui existent véritablement.
44

– Excellent, dis-je, et tu rejoins l'argument comme il convient. Car au nombre de ces


artisans, il faut compter aussi le peintre, n'est-ce pas ?
– Oui, nécessairement.
– Mais tu vas me dire, je pense, que ce qu'il produit n'est pas véritable, et pourtant le
peintre d'une certaine manière produit lui aussi un lit, n'est-ce pas ?
– Oui, il produit lui aussi un lit apparent.
– Et le fabricant de lits, ne disais-tu pas tout à l'heure [597a] qu'il ne produit pas la forme –
qui est, affirmons-nous, ce qu'est un lit – mais un lit particulier ?
– Je l'ai dit, en effet.
– Dès lors, s'il ne produit pas ce qui est, il ne produit pas l'être, mais quelque chose qui en
tant que tel ressemble à l'être, mais qui n'est pas l'être. Si quelqu'un affirmait que l'ouvrage
du fabricant de lits ou de quelque autre artisan manuel constitue un être qui est
complètement ce qu'il est, il risquerait de ne pas dire la vérité.
– Oui, c'est un fait, dit-il, et ce serait l'opinion de ceux qui discutent de ce genre
d'arguments.
– Ne soyons donc pas spécialement étonnés si cet objet fabriqué se présente comme
quelque chose d'obscur par comparaison avec la vérité.
– [597b] Non, en effet.
– Veux-tu maintenant, repris-je, qu'en nous référant à l'exemple de ces objets fabriqués
nous poursuivions la recherche pour saisir ce que cet imitateur peut bien être ?
– Comme il te plaira, dit-il.
– Eh bien, ces lits constitueront trois lits distincts. Le premier est celui qui existe par
nature , celui que, selon ma pensée, nous dirions l'œuvre d'un dieu. De qui pourrait-il s'agir
55

d'autre ?
– Personne, je pense.
– Le deuxième lit est celui que le menuisier a fabriqué.
– Oui, dit-il.
– Le troisième lit est celui que le peintre a fabriqué, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Ainsi donc, peintre, fabricant de lits, dieu, voilà les trois qui veillent aux trois espèces de
lits.
– Oui, ce sont ces trois-là .
– Pour ce qui est du dieu , soit [597c] qu'il ne l'ait pas souhaité, soit qu'une certaine
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nécessité l'ait contraint à ne pas produire plus qu'un lit unique qui existe par nature, en
tout cas il a produit ce lit unique qui est lui-même ce qu'est le lit. Deux lits de cette nature,
ou des lits plus nombreux encore, le dieu n'en a pas produit et n'en produira pas non plus.
– Pour quelle raison donc ? demanda-t-il.
– Parce que, répondis-je, s'il en produisait ne fû t-ce que deux, aussitô t il en apparaîtrait un
autre unique , dont ces deux-là posséderaient la forme, et celui-ci serait ce qu'est le lit
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véritable, et non les deux autres.


– C'est exact, dit-il.
– Le dieu savait cela, je pense, et parce qu'il voulait [597d] être l'auteur véritable du lit qui
existe réellement, et non le fabricateur particulier de tel ou tel lit, il a produit ce lit qui est
par nature unique.
– C'est ce qu'il semble.
– Veux-tu dès lors que nous lui donnions le nom de créateur naturel de cet être, ou
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quelque autre nom du même genre ?


– Ce serait juste, en effet, dit-il, puisqu'il a produit par nature cet être et tous les autres.
– Et qu'en est-il du menuisier ? Ne l'appellerons-nous pas artisan du lit ?
– Si.
– Et le peintre, artisan et producteur de cet objet ?
– En aucune manière.
– Mais alors, que diras-tu de son rapport particulier au lit ?
– Ceci, dit-il, [597e] me semble, à mon sens en tout cas, l'appellation qui lui convient le
mieux : il est l'imitateur de cet objet, dont eux sont les artisans.
– Bien, dis-je. Tu appelles donc imitateur l'auteur d'un produit qui se tient au troisième
rang par rapport à ce qui existe par nature ?
– Oui, exactement, dit-il.
– C'est donc ce que sera aussi l'auteur de tragédies, si vraiment il est imitateur : il sera
naturellement troisième après le roi et la vérité , et tous les autres imitateurs
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pareillement ?
– Cela risque d'être le cas.
– Nous voici tombés d'accord sur l'imitateur. Mais réponds à la question suivante [598a]
concernant le peintre : à ton avis, ce qu'il entreprend d'imiter, est-ce cet être unique qui
existe pour chaque chose par nature, ou s'agit-il des ouvrages des artisans ?
– Ce sont les ouvrages des artisans, dit-il.
– Tels qu'ils existent ou tels qu'ils apparaissent ? Cette distinction doit aussi être faite.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Ceci : un lit, si tu le regardes sous un certain angle, ou si tu le regardes de face, ou de
quelque autre façon, est-il différent en quoi que ce soit de ce qu'il est lui-même, ou bien
paraît-il différent tout en ne l'étant aucunement ? N'est-ce pas le cas pour tout autre objet ?
– C'est ce que tu viens de dire, dit-il, il semble différent, mais il ne l'est en rien.
– À présent, considère le point suivant. [598b] Dans quel but l'art de la peinture a-t-il été
créé pour chaque objet ? Est-ce en vue de représenter imitativement, pour chaque être, ce
qu'il est, ou pour chaque apparence, de représenter comment elle apparaît ? La peinture
est-elle une imitation de l'apparence ou de la vérité ?
– De l'apparence, dit-il.
– L'art de l'imitation est donc bien éloigné du vrai, et c'est apparemment pour cette raison
qu'il peut façonner toutes choses : pour chacune, en effet, il n'atteint qu'une petite partie, et
cette partie n'est elle-même qu'un simulacre. C'est ainsi, par exemple, que nous dirons que
le peintre peut nous peindre un cordonnier, un menuisier, et tous les autres artisans
[598c], sans rien maîtriser de leur art. Et s'il est bon peintre, il trompera les enfants et les
gens qui n'ont pas toutes leurs facultés en leur montrant de loin le dessin qu'il a réalisé
d'un menuisier, parce que ce dessin leur semblera le menuisier réel.
– Oui, assurément.
– Mais voici, mon ami, je présume, ce qu'il faut penser dans ces cas-là . Quand quelqu'un
vient nous annoncer qu'il est tombé sur une personne qui possède la connaissance de
toutes les techniques artisanales et qui est au courant de tous les détails concernant
chacune, un homme qui possède une connaissance telle [598d] qu'il ne connaît rien avec
moins de précision que n'importe quel expert, il faut lui rétorquer qu'il est naïf et
qu'apparemment il est tombé sur un enchanteur ou sur quelque imitateur qui l'a dupé, au
point de se faire passer pour un expert universel, en raison de son inaptitude propre à
distinguer ce en quoi consistent la science, l'ignorance et l'imitation.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– Eh bien, repris-je, il convient d'examiner dans la foulée la tragédie et celui qui en est le
chef de file, Homère. Nous entendons certaines gens prétendre que ces poètes tragiques 1010

connaissent tous les arts [598e], toutes les choses humaines qui se rapportent à la vertu et
au vice, et même les choses divines. Car il est nécessaire qu'un bon poète, s'il doit exceller
sur les sujets de sa création poétique, possède le savoir requis pour créer, faute de quoi il
serait incapable de produire des œuvres poétiques. Il faut donc examiner si les gens qui
tiennent ces propos ont connu de tels imitateurs et ont été trompés par eux au point que,
voyant leurs œuvres [599a], ils n'ont pas pris conscience qu'elles étaient éloignées du réel,
étant en troisième position par rapport à ce qui est, et pensé que même sans connaître la
vérité, il est néanmoins facile de les produire. Ces imitateurs ne créent en effet que des
fantasmagories, et non des êtres réels. Ou alors, il faut examiner si ce qu'ils disent a
quelque valeur, et si les bons poètes connaissent quelque chose des sujets qui les font
passer aux yeux du grand nombre pour des gens qui parlent bien.
– Certes, dit-il, il faut procéder à cet examen.
– Crois-tu que si quelqu'un était capable de produire les deux choses, à la fois l'objet à
imiter et le simulacre, il consacrerait ses efforts à la production artistique des simulacres 1111

et en ferait une priorité dans sa propre vie, comme [599b] s'il s'agissait de l'objet supérieur
de son existence ?
– Non, ce n'est certainement pas mon avis.
– Mais s'il était, je pense, un véritable connaisseur des choses qui constituent l'objet de son
imitation, il déploierait beaucoup plus d'efforts pour ces œuvres que pour les imitations, et
il s'emploierait à laisser derrière lui, comme autant de souvenirs mémorables, des œuvres
nombreuses et belles, et il aurait à cœur de faire plutô t l'objet d'un éloge que d'être celui
qui le prononce.
– C'est ce que je pense, dit-il, car l'honneur et l'utilité seraient sans comparaison.
– Par conséquent, nous ne demanderons pas de compte à Homère, ni à aucun autre poète,
de toutes ces professions dont ils ont fait leurs sujets. [599c] Nous ne demanderons pas si
tel d'entre eux a été un expert en médecine, et pas seulement un simple imitateur du
langage médical, ni à quelles gens un poète parmi ceux que connurent les anciens ou les
plus récents est réputé avoir rendu la santé, comme le fait Asclépios, ou quels savants dans
l'art médical ce poète a laissés derrière lui, comme celui-ci a laissé ses descendants. Ne les
interrogeons pas non plus sur les autres arts, laissons-les plutô t tranquilles. Mais sur les
sujets les plus importants et les plus sublimes dont Homère a entrepris de parler, tels que
les guerres, le commandement des armées, l'administration des cités et, au sujet de l'être
humain, l'éducation [599d], il est sans doute juste de l'interroger en l'interpellant : “Cher
Homère , s'il est vrai qu'en ce qui a trait à la vertu, tu ne sois pas en troisième position par
1212

rapport à la vérité, et que tu ne sois pas non plus un artisan qui se consacre à la fabrication
de simulacres – une définition que nous avons proposée pour l'imitateur – ; s'il est vrai que
tu te trouves en deuxième position, et que tu aies été capable de définir quelles occupations
sont en mesure de rendre les hommes meilleurs ou pires, dans la vie privée et dans la vie
publique, dis-nous laquelle parmi les cités a vu son administration améliorée grâ ce à toi,
comme Lacédémone l'a été grâ ce à Lycurgue, et quantité de cités, grandes et petites, [599e]
grâ ce à plusieurs autres dirigeants. Quelle cité reconnaît que tu as été un bon législateur et
que tu lui as été utile ? L'Italie et la Sicile ont eu Charondas , et nous, nous avons eu Solon.
1313

Mais pour toi, de quelle cité s'agit-il ?” Pourra-t-il en citer une seule ?
– Je ne crois pas, dit Glaucon. Les Homérides eux-mêmes n'en font pas mention.
1414

– Mais peut-on rappeler une guerre qui ait eu lieu de son temps, [600a] une guerre menée
avec succès, et qu'Homère aurait conduite en position de commandement ou pour laquelle
il aurait été tout au moins un conseiller ?
– Aucune.
– Mais a-t-il la réputation d'être un homme expert dans les travaux publics, lui attribue-t-on
de nombreuses idées ingénieuses dans les techniques ou dans d'autres domaines d'activité,
comme on le fait pour Thalès de Milet ou Anacharsis le Scythe ?
1515 1616

– On ne rapporte rien de tel.


– Mais ce qu'il n'a pas réalisé pour la vie publique, l'a-t-il fait pour des gens en privé ?
Homère passe-t-il pour avoir été lui-même, durant sa vie, le responsable de l'éducation de
ceux qui l'ont aimé pour l'avoir fréquenté, et qui ont transmis à la postérité [600b] une
conduite particulière de l'existence qu'on pourrait appeler homérique, à l'instar de
Pythagore qui fut lui-même aimé de manière exceptionnelle pour cette raison ? Ceux qui
1717

se réclament de lui, en effet, suivent un mode de vie qu'ils appellent pythagoricien, et ce fait
les rend manifestement différents aux yeux des autres.
– On ne rapporte rien de tel, dit-il. Car sans doute, Socrate, Créophyle , le disciple
1818

d'Homère, semble moins ridicule de par son nom que de par son éducation, si ce qu'on
rapporte sur Homère est vrai. On dit en effet que Créophyle fut, au cours de sa vie, l'objet
d'une indifférence notoire [600c] de la part de ce grand homme.
– C'est en effet ce qu'on rapporte, dis-je. Mais crois-tu, Glaucon, que si Homère avait été
réellement en mesure de former des hommes et de les rendre meilleurs, comme un homme
capable sur ces questions non pas de produire des imitations, mais de s'y connaître dans
ces matières, crois-tu qu'il ne se serait pas fait de nombreux compagnons qui l'auraient
honoré et aimé ? Pense à Protagoras d'Abdère et à Prodicos de Céos et à tant d'autres,
1919 2020

qui sont en mesure de convaincre ceux qui se tiennent dans l'intimité [600d] de leur vie
privée qu'ils ne sauraient administrer une maison ou leur cité s'ils ne s'en remettent pas à
eux pour leur formation. Ce savoir particulier fait d'eux l'objet d'une telle affection que c'est
tout juste si leurs compagnons ne les transportent pas en procession sur leurs épaules !
Allons donc, les compagnons d'Homère, s'il est vrai qu'il était capable de conduire les
hommes à la vertu, l'auraient laissé, et aussi Hésiode avec lui, se contenter de circuler pour
déclamer ses rhapsodies ! Voyons, ils ne se seraient pas attachés à eux plus encore qu'à leur
or pour les retenir, ils ne les auraient pas contraints à résider auprès d'eux [600e], et s'ils
n'avaient pas réussi à les convaincre, ils ne seraient pas devenus eux-mêmes leurs
pédagogues partout où ils allaient, jusqu'à ce qu'ils aient reçu une formation satisfaisante !
– Tu me sembles, Socrate, dit-il, énoncer la vérité même.
– Par conséquent, posons que tous les experts en poésie, à commencer par Homère, sont
des imitateurs des simulacres de la vertu et de tous les autres simulacres qui inspirent
leurs compositions poétiques, et qu'ils n'atteignent pas la vérité. Au contraire, comme nous
le disions à l'instant, le peintre produira un cordonnier qui paraîtra réel [601a], alors que
lui-même ne connaît rien à la cordonnerie, et qu'il le produit pour des gens qui ne s'y
connaissent pas davantage, mais qui observent les choses en se basant sur les couleurs et
les figures.
– Oui, certainement.
– De la même façon, je pense, nous dirons que l'expert en poésie, à l'aide de mots et de
phrases, émaillera chaque art des couleurs qui lui conviennent, sans connaître rien d'autre
que l'art d'imiter. Avec le résultat qu'il paraîtra s'exprimer magnifiquement aux yeux de
tous ceux qui ne jugent que sur les mots, toutes les fois qu'il s'exprimera sur la cordonnerie,
ou encore sur la conduite des armées, ou sur quelque autre sujet, en ayant recours à la
versification, au rythme et à l'harmonie. [601b] C'est grâ ce à cela en fait que ces œuvres
possèdent naturellement en elles-mêmes un charme considérable, car si on dépouille les
compositions des poètes des couleurs de la musique et qu'on les récite en se limitant à ce
2121

qu'elles sont par elles-mêmes, tu sais bien, je pense, comment elles nous apparaissent, tu
l'as sans doute remarqué.
– Oui, je l'ai remarqué, dit-il.
– Eh bien, dis-je, elles ressemblent aux visages de ceux qui ont l'éclat de la jeunesse, mais
qui perdent leur beauté, lorsqu'il nous arrive de les voir quand la fleur de leur beauté les a
quittés.
– Oui, tout à fait, dit-il.
– Eh bien, vas-y, considère le point suivant. Le poète qui fabrique le simulacre, l'imitateur,
n'entend rien, disons-nous, à ce qui existe réellement, il ne connaît que ce qui relève de
l'apparence [601c], n'est-ce pas ?
– Oui.
– À présent, ne laissons-pas la question traitée seulement à moitié, mais considérons-la
dans son entièreté.
– Parle, dit-il.
– Le peintre, disons-nous, peindra une bride et un mors ?
– Oui.
– Mais c'est le cordonnier et le forgeron qui les fabriqueront.
– Oui, certainement.
– Mais alors, le dessinateur entend-il quelque chose aux exigences requises pour les brides
et les mors ? Et même celui qui les a fabriqués, le forgeron et l'artisan du cuir, s'y entend-il ?
N'est-ce pas plutô t celui qui sait les utiliser, le cavalier, et lui seul ?
– C'est très vrai.
– Ne dirons-nous pas qu'il en va de même pour tout ?
– Comment cela ?
– [601d] Pour chaque objet, il existe ces trois arts-là : l'art de s'en servir, l'art de le
2222

fabriquer, l'art de l'imiter.


– Oui.
– Or l'excellence, la beauté, la justesse de chaque objet fabriqué, de chaque être vivant, de
chaque action sont-elles ordonnées à autre chose qu'à l'usage de chacun, c'est-à -dire à ce
pourquoi chacun existe, qu'il soit fabriqué ou bien qu'il existe naturellement ?
– C'est bien le cas.
– C'est donc une nécessité déterminante que pour chacun ce soit l'utilisateur qui soit le plus
expérimenté, et que ce soit lui qui communique au fabricant les qualités et les défauts de ce
qu'il produit, tels qu'ils se révèlent à l'usage pour celui qui les utilise. Par exemple, le
flû tiste informe le fabricant de flû tes sur les flû tes qui lui servent [601e] à jouer, et c'est lui
qui commandera celles qu'il convient de fabriquer, et le fabricant le servira.
– Forcément.
– Ainsi donc, celui qui sait informe sur les aspects utiles ou médiocres des instruments,
alors que l'autre les fabrique en se fiant à lui ?
– Oui.
– De la sorte, en ce qui concerne le même objet fabriqué, le fabricant maintiendra, quant à
ses qualités et à ses défauts, une croyance qui sera correcte , parce qu'il est en
2323
communication avec celui qui sait et qu'il est contraint de l'écouter [602a], mais c'est celui
qui l'utilise qui possède la science.
– Oui, certainement.
– L'imitateur, de son cô té, acquerra-t-il par l'usage la science des choses qui constituent le
sujet de son dessin, autrement dit, saura-t-il si elles sont belles et correctes ou non, ou alors
en aura-t-il une opinion correcte par la communication qu'il entretient nécessairement
avec celui qui sait et par les directives qu'il en reçoit sur ce qu'il convient de dessiner ?
– Ni l'un ni l'autre.
– Par conséquent, l'imitateur ne possédera pas de savoir et il n'aura pas d'opinion correcte
relativement aux objets qu'il imite, pour ce qui est de leur beauté ou de leur médiocrité ?
– Apparemment non.
– Charmant personnage que cet expert en imitation dans le domaine de la poésie, quand on
pense à sa connaissance de ce qu'il produit !
– Pas vraiment.
– Et pourtant, [602b] il ne se privera pas pour autant d'imiter, sans savoir ce qui fait que
chaque chose est médiocre ou utile. Mais, apparemment, ce qui semble beau au grand
nombre et à ceux qui ne savent pas, c'est cela qu'il imitera.
– Que peut-il faire d'autre ?
– Alors sur ces questions, il me semble en tout cas, notre accord est satisfaisant : en premier
lieu, que l'imitateur ne sait, sur ce qu'il imite, rien qui soit digne qu'on en parle, et que
l'imitation n'est qu'une activité puérile, dépourvue de sérieux ; en second lieu, que ceux qui
touchent à la poésie tragique en vers iambiques ou en vers épiques, sont tous des
imitateurs, autant qu'il est possible de l'être.
– Assurément.
– [602c] Par Zeus, repris-je, cette activité d'imiter n'a-t-elle pas un rapport avec ce qui
occupe la troisième position à partir de la vérité ? N'est-ce pas le cas ?
– Oui.
– Par ailleurs, sur quelle partie de ce qui constitue l'être humain exerce-t-elle le pouvoir
qu'elle possède ?
– De quelle partie veux-tu parler ?
– De ceci. La même grandeur, selon qu'on la regarde de près ou de loin, ne paraîtra pas
égale.
– Non, en effet.
– Et les mêmes objets, selon qu'on les observe dans l'eau ou hors de l'eau, paraissent
fracturés ou droits, et aussi concaves ou convexes, suivant une autre illusion optique qui est
l'effet des couleurs, et évidemment tout [602d] trouble de cette nature réside lui-même
dans notre â me. C'est à cette vulnérabilité de notre nature que l'art de la peinture
d'ombres, comme la prestidigitation et les nombreux tours du même genre, doit de ne le
céder en rien aux enchantements de la magie.
– C'est vrai.
– Mais la mesure, le calcul et la pesée ne se sont-ils pas révélés de magnifiques secours
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pour cela, de sorte que ce qui prend le commandement en nous, ce n'est pas l'apparence du
plus grand et du plus petit, du plus nombreux et du plus lourd, mais ce qui a effectué le
calcul et la mesure, ou encore la pesée ?
– Oui, forcément.
– [602e] Mais cela n'est-il pas la fonction de ce principe de la raison qui réside dans l'â me ?
– Oui, en effet, c'est sa fonction.
– Souvent, par ailleurs, les mêmes choses apparaissent simultanément contraires l'une à
l'autre pour ce principe qui a mesuré et qui a indiqué que certaines choses sont plus
grandes ou plus petites les unes que les autres, ou égales entres elles.
– Oui.
– Or, n'avons-nous pas dit qu'il était impossible que le même principe porte simultanément
deux jugements contraires sur les mêmes choses ?
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– Et nous avons eu raison de le dire.


– [603a] Par conséquent, ce qui porte jugement dans l'â me sans tenir compte de la mesure
ne saurait être identique à ce qui exerce le jugement en accord avec la mesure.
– Non, en effet.
– Mais sans doute le principe qui se fonde sur la mesure et sur le calcul serait la partie la
meilleure de l'â me ?
– Certes.
– Et donc ce qui occupe la position contraire appartiendrait aux éléments inférieurs de
nous-mêmes ?
– Forcément.
– Eh bien, c'est en recherchant un accord sur ce point que je disais que l'art du dessin, et en
général tout art d'imitation, réalise une œuvre qui est loin de la vérité et qu'il entretient
une relation avec ce qui, en nous-mêmes, est réellement à distance de la pensée réfléchie
[603b], et qu'il s'en fait le compagnon et l'ami, ne visant rien de sain ni de vrai.
– Oui, absolument, dit-il.
– Ainsi, le médiocre s'accouplant au médiocre, l'art imitatif n'engendre que du médiocre.
– Apparemment.
– Cela s'applique-t-il seulement, demandai-je, à l'art imitatif qui concerne la vue, ou aussi à
ce qui concerne l'écoute et que nous appelons poésie ?
– Cela s'applique probablement, dit-il, à la poésie aussi.
– Toutefois, repris-je, ne nous fions pas seulement à la vraisemblance que nous tirons de
l'art du dessin, mais allons tout de suite vers cette part de la pensée [603c] avec laquelle
l'art imitatif de la poésie entretient une relation, et voyons s'il s'agit de quelque chose de
médiocre ou de méritoire.
– C'est ce qu'il faut faire.
– Posons la question de la manière suivante. L'art imitatif représente, disons-nous, les êtres
humains engagés dans des actions qui sont ou bien forcées, ou bien accomplies de leur
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plein gré. De la réalisation de ces actions, ils tirent un sentiment d'avoir réussi ou d'avoir
échoué, et dans chaque cas, ils éprouvent soit de la peine, soit de la joie. L'imitation
représente-t-elle autre chose que cela ?
– Rien d'autre.
– Or, dans toutes ces actions, l'être humain se trouve-t-il dans une situation où son esprit
s'accorde avec lui-même ? [603d] Ou alors, de la même manière qu'il était en conflit avec
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lui-même pour les objets de sa vue et qu'il avait simultanément des opinions contraires à
leur sujet, se trouve-t-il ainsi dans ses actions en conflit avec lui-même et engagé dans une
lutte qu'il se livre à lui-même ? Mais je crois me rappeler que sur ce point du moins il n'est
pas nécessaire à présent de nous mettre d'accord, nous l'avons fait de manière suffisante à
l'occasion de toutes ces questions que nous avons discutées dans nos échanges antérieurs,
notamment sur le fait que notre â me est remplie de mille contradictions de ce genre qui s'y
développent simultanément.
– Nous avons eu raison, dit-il.
– Oui, nous avons eu raison, dis-je. Mais il me semble à présent requis [603e] d'exposer ce
que nous avons laissé de cô té alors.
– De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.
– Un homme de valeur , repris-je, s'il lui arrive de subir un coup du sort, comme de perdre
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son fils ou quelque chose à quoi il tient par-dessus tout, nous avons prétendu à ce moment-
là qu'il le supporterait plus facilement que les autres.
– Assurément.
– Eh bien, examinons à présent le point suivant en ce qui le concerne : n'éprouvera-t-il
aucune souffrance ? Ou, si cela est impossible, pourra-t-il modérer son chagrin ?
– C'est plutô t cette hypothèse, dit-il, qui est la vraie.
– [604a] Et maintenant, sur ce point, dis-moi : luttera-t-il à ton avis contre son chagrin, et y
résistera-t-il plutô t quand il sera exposé au regard des gens de son rang, ou lorsqu'il sera
seul et livré à lui-même dans son intimité ?
– Il le supportera bien plus, dit-il, lorsqu'il sera sous le regard des autres.
– Mais dans sa solitude, il osera, je pense, multiplier les plaintes dont il rougirait si on
devait les entendre, et il fera bien des choses qu'il serait confus qu'on le voie faire.
– Oui, c'est ainsi, dit-il.
– Or, ce qui l'enjoint de résister à sa peine, n'est-ce pas la raison et la loi, et ce qui le porte
[604b] au chagrin, n'est-ce pas l'épreuve de la souffrance elle-même ?
– C'est vrai.
– Mais lorsque deux poussées inclinant en sens contraire se produisent simultanément
dans l'être humain à l'égard du même objet, nous disons qu'il y a nécessairement deux
parties en lui.
– Forcément.
– Or l'une des deux est disposée à obéir à la loi, où que la loi la conduise ?
– Comment cela ?
– La loi dit qu'il n'y a rien de plus beau que de garder le plus possible son calme dans
l'adversité et de ne pas se révolter, d'abord parce que le bien et le mal inhérents à ces
situations ne se montrent pas avec évidence, ensuite parce que rien de bon pour l'avenir
n'en résulte pour celui qui les supporte mal, et enfin parce que aucune affaire
humaine [604c] ne mérite qu'on s'y intéresse sérieusement. De plus, dans ces situations,
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ce qui devrait se précipiter à notre secours s'en trouve précisément empêché par notre
souffrance.
– De quoi veux-tu parler ? demanda-t-il.
– De la réflexion qui délibère sur ce qui est arrivé, répondis-je. Il faut faire comme lorsque
nous jetons les dés : l'accepter et placer nos acquis en fonction de ce qui a été jeté, en
suivant le moyen que la raison a jugé le meilleur, au lieu de faire comme les enfants qui,
quand ils ont reçu un coup, portent la main sur leur blessure et s'épuisent à crier. Il faut au
contraire constamment habituer son â me à se hâ ter [604d] de venir guérir et rétablir ce
qui est tombé, et qui souffre, et à substituer aux lamentations l'art de la guérison.
– On se comporterait certes de la manière la plus correcte, dit-il, en réagissant ainsi aux
coups du sort.
– Or, affirmons-nous, c'est l'élément le meilleur qui consent à suivre ce raisonnement.
– Manifestement.
– Mais ce qui nous ramène au ressassement de la souffrance et aux gémissements, et qui se
montre inconsolable, ne dirons-nous pas qu'il s'agit de l'élément irrationnel, indolent et
enclin à la lâ cheté ?
– Si, c'est ce que nous dirons.
– Donc, il y a d'une part l'élément qui est disposé à une imitation multiple et bariolée
[604e], c'est l'élément excitable , et d'autre part le caractère réfléchi et serein, toujours
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égal à lui-même. Celui-ci ne peut être imité facilement, et si on le représente, il n'est pas
aisé de le reconnaître, surtout s'il s'agit d'une foule assemblée pour la fête ou de toutes
sortes de gens réunis au théâ tre, car cette imitation leur présente un état d'esprit qui leur
est étranger.
– [605a] Oui, assurément.
– Le poète imitateur de son cô té, manifestement, n'est pas naturellement porté vers ce
principe rationnel de l'â me et, s'il veut maintenir sa réputation auprès du grand nombre,
son savoir-faire ne tend pas à le conforter. Il vise plutô t le caractère excitable et bariolé, du
fait qu'il est facile à imiter.
– É videmment.
– Dès lors, nous ferons bien de nous en prendre à lui dès maintenant et de le placer dans
une position symétrique à celle du peintre. Sa production d'œuvres médiocres au regard de
la vérité le fait ressembler au peintre, et il s'apparente à lui aussi par les rapports qu'il
entretient avec cette autre partie [605b] de l'â me qui relève du même genre inférieur,
tandis qu'il n'en a pas avec la partie la meilleure. Et c'est ainsi que nous aurions déjà un
motif juste de ne pas l'accueillir dans une cité qui doit être gouvernée par de bonnes lois : il
éveille cette partie excitable de l'â me, il la nourrit et, en la fortifiant, il détruit le principe
rationnel, exactement comme cela se produit dans une cité lorsqu'on donne le pouvoir aux
méchants : on leur abandonne la cité et on fait périr les plus sages. De la même façon, nous
dirons que le poète imitateur instaure dans l'â me individuelle de chacun une constitution
politique mauvaise : il flatte la partie de l'â me qui est privée de réflexion, celle qui ne sait
pas distinguer le plus grand [605c] du plus petit et qui juge que les mêmes choses sont
tantô t grandes, tantô t petites, il fabrique artificiellement des simulacres, et il se tient
absolument à l'écart du vrai.
– Assurément.
– Ce n'est pourtant pas encore l'accusation la plus grave que nous formulerons contre la
poésie. C'est en effet le mal qu'elle est en mesure de causer aux gens de valeur – et seul un
petit nombre fait exception – qui est pour ainsi dire le plus terrifiant.
– Ce l'est certainement, si vraiment elle produit cet effet.
– Prête l'oreille et tu pourras en juger. Quand les meilleurs d'entre nous entendent Homère
ou quelque autre poète tragique [605d] imitant un de ces héros accablés par le malheur
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qui déclame une longue complainte mêlée de gémissements, ou quand on voit ces héros qui
chantent en se frappant la poitrine, tu sais bien que nous éprouvons du plaisir et que nous
nous laissons prendre à les suivre et à partager leur souffrance, et que nous mettons tout
notre sérieux à faire l'éloge du bon poète, c'est-à -dire de celui qui a le mieux réussi à nous
mettre dans un tel état.
– Je le sais, comment ne pas le savoir ?
– Mais quand un chagrin personnel survient à l'un d'entre nous, as-tu remarqué que nous
nous targuons du contraire, c'est-à -dire de nous montrer capables de demeurer calmes et
de l'endurer, [605e] parce que cette attitude est celle d'un homme, alors que l'autre, celle
que nous louions à l'instant, convient à une femme.
– Je l'ai remarqué, dit-il.
– Alors, dis-je, cet éloge est-il acceptable ? Avons-nous raison de regarder un homme
auquel on refuserait d'être identifié, et dont on aurait plutô t honte, et de lui trouver du
charme et d'en faire l'éloge, au lieu d'éprouver du dégoû t à son endroit ?
– [606a] Non, par Zeus, dit-il, cela ne semble pas raisonnable.
– En effet, repris-je, surtout si tu examines la chose comme suit.
– Comment ?
– Si tu réfléchis au fait que la partie de l'â me que nous cherchions tantô t à contenir par la
force, dans les circonstances de nos malheurs personnels – cette partie qui est assoiffée de
larmes et portée à se lamenter sans retenue, jusqu'à épuisement, parce qu'il est dans sa
nature d'éprouver de tels désirs – est justement la partie que viennent assouvir et combler
les poètes, tandis que la partie de nous-mêmes qui est par nature la meilleure, parce qu'elle
n'a pas été suffisamment formée par la raison et l'habitude, relâ che sa surveillance sur
cette partie encline à la lamentation, à la pensée que ce sont des sentiments qui lui sont
étrangers [606b] qu'elle regarde en spectatrice, et qu'il n'y a rien de honteux pour elle à se
répandre en éloges et à montrer de la compassion pour un autre homme qui pose comme
un homme de bien et s'afflige de manière inopportune ; si tu réfléchis au fait qu'au
contraire elle croit en tirer un profit, le plaisir, et qu'elle ne consentirait pas à s'en priver en
rejetant l'ensemble de l'œuvre poétique , tu verras, je pense, que bien peu de gens sont en
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mesure de se rendre compte que la jouissance passe nécessairement des affections des
autres à celles qui nous sont propres. Après avoir nourri et fortifié notre sentiment de pitié
dans les affections des autres, il n'est guère facile de le contenir dans les sentiments que
nous éprouvons personnellement.
– C'est tout à fait vrai, [606c] dit-il.
– Ne faut-il pas tenir le même argument au sujet du comique ? Si tu écoutes dans une
représentation de théâ tre ou dans une conversation privée une pitrerie que tu aurais honte
de faire pour provoquer le rire, et que tu y prends par ailleurs un réel plaisir au lieu d'en
mépriser la médiocrité, ne produis-tu pas le même effet que dans les sentiments de pitié ?
Ce désir de provoquer le rire que tu contenais en toi-même par ta raison, de crainte de
passer pour un pitre, tu lui donnes alors libre cours, et lui ayant donné en cette occasion la
fougue de la jeunesse, souvent tu perds conscience du fait que tu t'es excité dans la
compagnie de tes proches au point de devenir un fabricateur de farces.
– C'est certain, dit-il.
– [606d] Et à l'égard des choses de l'amour, de la passion et de tout ce qui dans l'â me
touche au désir, à la peine et au plaisir qui accompagnent, disons-nous, l'ensemble de notre
activité, n'est-ce pas ici encore le même argument ? C'est l'imitation poétique qui produit
en nous les effets de cette nature. Elle nourrit toutes ces choses en les irriguant, alors qu'il
faudrait les assécher ; elle les installe de façon à nous diriger, alors qu'il faudrait les
soumettre, pour que nous devenions meilleurs et plus heureux, et non pires et misérables.
– Je ne pourrais l'exprimer autrement, dit-il.
– Dès lors, Glaucon, repris-je, quand [606e] il t'arrivera de tomber sur des admirateurs
d'Homère, eux qui affirment que ce grand poète a éduqué la Grèce et qu'il mérite qu'on
entreprenne de connaître son œuvre pour apprendre à administrer et à éduquer dans le
domaine des affaires humaines, et qui recommandent qu'on mène sa vie en conformant la
totalité de notre existence à l'enseignement de ce grand poète [607a], il faudra les
considérer comme des amis et leur donner notre affection, en reconnaissant qu'ils sont les
meilleurs qu'on puisse trouver, et nous accorder avec eux pour dire qu'Homère est
suprêmement poétique et qu'il est le premier des poètes tragiques. Il faudra cependant
demeurer vigilants : les hymnes aux dieux et les éloges des gens vertueux seront la seule
3333

poésie que nous admettrons dans notre cité. Si au contraire tu y accueilles la Muse
séduisante, que ce soit dans la poésie lyrique ou épique, le plaisir et la peine régneront
alors dans ta cité à la place de la loi et de ce que la communauté reconnaît toujours comme
ce qu'il y a de mieux : la raison.
– C'est tout à fait vrai, dit-il.
– [607b] Voilà donc, dis-je, le raisonnement par lequel je voulais conclure, à l'occasion de
notre récapitulation sur la poésie : compte tenu de ce qu'elle est, nous avons eu des raisons
valables de l'avoir précédemment bannie de la cité. C'est, en effet, notre raisonnement qui
nous le commandait. Disons-lui encore, pour qu'elle ne nous accuse pas de rigidité et de
grossièreté, qu'il est ancien le conflit entre la philosophie et l'art de la poésie. Et en effet,
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“la chienne qui aboie contre son maître”, cette “glapissante”, et “celui qui est grand dans les
bavardages des insensés”, et “la foule [607c] des maîtres experts ”, et ceux qui “ergotent
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subtilement”, simplement parce qu'“ils sont dans le besoin”, et mille autres expressions qui
sont les signes de leur vieille opposition le montrent clairement. Affirmons néanmoins que,
pour notre part en tout cas, si la poésie imitative qui a pour objet le plaisir est en mesure de
fournir un argument justifiant qu'elle trouve sa place dans une cité soumise à de bonnes
lois, nous l'y ramènerions avec enthousiasme, car nous avons bien conscience d'être nous-
mêmes sensibles à son charme. Mais il serait par ailleurs impie de trahir ce qui nous
apparaît comme vrai. Toi-même, cher ami, n'éprouves-tu pas l'attrait de la poésie, surtout
[607d] quand tu l'admires dans l'œuvre d'Homère ?
– Oui, beaucoup.
– Il serait donc juste qu'elle revienne à cette condition, quand elle aura réussi à produire sa
justification, soit dans une forme lyrique, soit dans un autre mètre ?
– Oui, certainement.
– Nous accorderions sans doute aussi à ceux qui sont ses propagateurs, eux qui sans être
des experts en poésie sont néanmoins des gens qui goû tent la poésie, de tenir en son nom
un discours non versifié, visant à démontrer qu'elle n'est pas seulement agréable, mais
également utile pour les constitutions politiques et pour la vie humaine. Et nous les
écouterons de manière bienveillante, car nous en tirerons certainement quelque chose s'ils
nous font voir qu'elle n'est pas seulement agréable [607e], mais aussi utile.
– Comment n'en tirerions-nous pas quelque chose ? dit-il.
– Mais s'ils ne peuvent le montrer, mon cher compagnon, nous ferons comme ceux qui ont
déjà connu l'expérience de la passion amoureuse : quand ils jugent que leur amour a cessé
de leur être bénéfique, ils s'en détachent, en se faisant violence certes, mais ils le font. Et
nous sommes nous-mêmes dans la même situation, en raison de l'amour pour cette poésie
qui a germé en nous sous l'effet de l'éducation de nos belles constitutions politiques,
[608a] et nous serons bienveillants si on nous montre qu'elle est excellente et tout à fait
véridique. Mais tant qu'elle ne pourra produire cette justification, nous l'écouterons en
scandant pour nous-mêmes ce raisonnement que nous venons de formuler, qui est pour
nous une incantation, en faisant l'effort de ne pas tomber de nouveau dans la passion qui
est celle de la jeunesse et de la plupart des gens. Nous chanterons donc qu'il ne convient
pas de s'appliquer sérieusement à la poésie de ce genre, comme si elle atteignait la vérité et
constituait une activité sérieuse, mais qu'il faut en l'écoutant demeurer vigilant, si on
[608b] demeure soucieux de la constitution politique de soi-même, et considérer comme
une loi les dispositions que nous avons énoncées au sujet de la poésie.
– Je suis entièrement d'accord, dit-il.
– C'est en effet, repris-je, un combat d'importance, mon cher Glaucon, plus important qu'il
n'y paraît : deviendra-t-on bienfaisant ou méchant ? Aussi ne faut-il pas dévier de notre
chemin, en subissant l'influence des honneurs, des richesses, d'aucune fonction de pouvoir,
ou même de l'activité poétique ; rien de cela ne mérite qu'on en vienne à négliger la justice
et toute autre forme de vertu.
– Je suis d'accord avec toi, dit-il, pour en faire la conclusion de ce que nous avons exposé, et
je pense que tout le monde sera du même avis.
– [608c] Cependant, repris-je, nous n'avons pas exposé les récompenses les plus
importantes de la vertu, ni les prix qui y sont rattachés.
3636

– Tu évoques certes, dit-il, quelque chose d'une importance extraordinaire, s'il s'agit de
récompenses supérieures à celles dont nous avons parlé.
– Mais, demandai-je, que pourrait-il se produire qui soit d'importance dans une durée si
brève ? Car tout ce temps – pensons au temps qui va de l'enfance à la vieillesse – pourrait
n'être pas grand-chose par comparaison avec la totalité du temps ?
– Ce n'est même rien, dit-il.
– Mais quoi ! Penses-tu qu'un être immortel doive s'appliquer sérieusement pour une
durée pareille, et ne pas faire d'efforts [608d] quand il s'agit de la totalité du temps ?
– Non, je ne pense pas, mais dans quel but poses-tu cette question ?
– N'as-tu pas pris conscience, repris-je, que notre â me est immortelle et qu'elle ne périt
3737

jamais ? »
Et lui me regardant dans les yeux me dit avec étonnement :
« Non, par Zeus, mais toi, es-tu en mesure de soutenir cette affirmation ?
– Oui, répondis-je, j'aurais tort de ne pas le faire, et je pense que tu aurais tort aussi ; il n'y a
là rien de difficile.
– Pas pour moi, dit-il, mais j'aurais plaisir à entendre cette démonstration qui ne présente
pas de difficulté.
– Alors tu devrais m'écouter, dis-je.
– Parle seulement, dit-il.
– Il y a quelque chose que tu appelles le bien, et quelque chose que tu appelles le mal ?
– Oui.
– [608e] Eh bien, est-ce que tu les conçois comme moi ?
– Comment ?
– Que ce qui détruit et corrompt toute chose, c'est le mal, et que ce qui sauve et est
avantageux, c'est le bien.
– C'est ce que je pense, dit-il.
– Eh bien, ne dis-tu pas qu'il y a un mal pour chaque chose, et un bien pour chaque chose ?
Par exemple, pour les yeux [609a] l'ophtalmie, et pour tout le corps la maladie ; pour le blé
la nielle, pour le bois la pourriture, pour le cuivre et le fer la corrosion, et, c'est ce que
j'affirme, pour presque tous les êtres un mal naturel et une maladie pour chacun ?
– Si, dit-il.
– Or, lorsqu'un de ces maux survient, ne rend-il pas défectueux l'être auquel il s'attache, au
point de finir par le dissoudre et le détruire entièrement ?
– Oui, nécessairement.
– C'est donc le mal naturel de chaque être et sa méchanceté propre qui le détruisent, ou
alors si ce mal ne le détruit pas, rien d'autre certainement ne serait en mesure de le [609b]
corrompre. Car le bien, lui, ne saurait jamais faire périr quoi que ce soit, et pas davantage ce
qui n'est ni mauvais ni bon.
– Comment cela serait-il possible, en effet ? demanda-t-il.
– Si donc nous découvrons, parmi les êtres qui existent, un être avec un mal qui le rend
mauvais, mais qui est toutefois incapable de le dissoudre pour le détruire, ne serons-nous
pas dès lors convaincus que ce qui possède cette disposition naturelle ne saurait être
périssable ?
– Apparemment, dit-il, c'est ainsi.
– Mais quoi ! repris-je, n'y a-t-il pas pour l'â me quelque chose qui la rend mauvaise ?
– Bien sû r, dit-il, il y a tous les vices que nous avons passés en revue, l'injustice, et aussi
[609c] l'indiscipline, la lâ cheté, l'ignorance.
– Est-ce que l'un de ces vices peut causer sa dissolution et la faire périr ? Et applique-toi
bien à éviter que nous soyons victimes de l'illusion qui consiste à penser que l'homme
injuste et insensé , qu'on a surpris à commettre l'injustice, meure dans le moment même
3838

en raison de son injustice, qui constitue un défaut de l'â me. Procède plutô t de la manière
suivante. De même que la maladie du corps, qui constitue pour ainsi dire son mal propre, le
ronge et le détruit au point qu'il cesse d'être un corps, de même toutes ces choses dont
nous parlions à l'instant, du fait du mal qui est leur mal propre, qui s'attache à elles et
[609d] les envahit pour les corrompre, en viennent au point où elles ne sont plus, n'est-ce
pas ?
– Oui.
– Eh bien, va, examine aussi l'â me de cette manière. L'injustice qui l'a envahie, comme le
reste du mal, tout cela, du fait de l'avoir pénétrée et de s'y être incrusté, va-t-il la corrompre
et la flétrir au point de la conduire à la mort en la séparant du corps ?
– Nullement, dit-il, en tout cas pour ce point particulier.
– Et pourtant, ce serait paradoxal, repris-je, que d'affirmer que la défectuosité d'un autre
être vient détruire quelque chose, alors que sa propre défectuosité ne le fait pas.
– C'est paradoxal.
– Garde bien à l'esprit en effet, Glaucon, dis-je, [609e] que nous ne pensons pas que le
corps puisse périr sous l'effet de la mauvaise qualité des aliments, telle qu'elle se développe
en eux, que ce soit leur mauvaise conservation, la pourriture, ou tout autre défaut. Mais si la
mauvaise qualité des aliments eux-mêmes produit pour le corps un mal qui lui est propre,
nous dirons que c'est par l'intermédiaire des aliments, en raison du mal propre au corps
qu'est la maladie, qu'il a été détruit. Mais nous n'estimerons en aucun cas qu'il aura été
corrompu par la mauvaise qualité des aliments, qui constituent des êtres différents [610a]
de l'être qu'est le corps, c'est-à -dire par un mal étranger qui n'est pas l'auteur de son mal
propre.
– Ce que tu dis là , dit-il, est entièrement correct.
– En suivant maintenant un raisonnement identique, repris-je, n'allons pas croire, si un
défaut du corps ne peut entraîner pour l'â me un défaut de l'â me, que l'â me puisse périr
sous l'effet d'un mal qui lui est étranger, sans que son mal propre ne soit en cause, et donc
que quelque chose que ce soit puisse périr par l'effet du mal d'une autre chose.
– En effet, ce raisonnement a du bon.
– Dès lors, nous devons ou bien réfuter cette proposition, en montrant qu'elle n'est pas
fondée, ou bien, [610b] tant qu'elle ne sera pas réfutée, éviter d'affirmer que c'est sous
l'effet de la fièvre ou de quelque autre maladie, ou du meurtre, même dans le cas où le
corps tout entier aurait été découpé en minuscules morceaux, que c'est en raison de ces
facteurs que l'â me a été en quelque occasion détruite. On devrait avoir démontré
auparavant que l'â me devient elle-même plus injuste et plus impie en raison de ces
affections du corps. Mais quand dans un être pénètre un mal qui lui est étranger, mais que
par ailleurs le mal qui lui est propre ne s'y développe pas, [610c] ne tolérons pas qu'on
affirme que cet être est détruit, qu'il s'agisse de l'â me ou de quoi que ce soit d'autre.
– Indubitablement, dit-il, personne ne prouvera jamais que les â mes de ceux qui meurent
deviennent plus injustes du fait de la mort.
– Mais si quelqu'un, repris-je, avait l'audace de prendre le contre-pied de notre argument et
de soutenir, pour se soustraire à la nécessité de reconnaître que les â mes sont immortelles,
que celui qui meurt devient plus méchant et plus injuste, nous jugerions que si celui qui
tient cette position a raison, l'injustice est certes mortelle pour l'homme injuste, comme la
maladie, et que c'est [610d] en raison de ce mal, un mal qui est meurtrier par nature, que
ceux qui en sont atteints vont à la mort. Nous jugerions que ceux qui en sont atteints le plus
meurent plus tô t, alors que ceux qui en sont moins atteints meurent plus tard, et non pas
que les hommes injustes meurent sous le coup du châ timent que d'autres leur infligent,
comme cela se passe de nos jours.
– Par Zeus, dit-il, l'injustice n'apparaîtrait plus dès lors comme une chose si terrible, si elle
devait être mortelle pour celui qui en est atteint, car il serait délivré de ses maux. Je crois
plutô t qu'elle se révélera tout au contraire comme la meurtrière des autres, <ceux qui sont
dépourvus d'injustice>, si elle a l'occasion de les tuer, [610e] alors qu'elle procure une
grande vitalité à celui qui l'accueille, et cet être énergique, elle le maintient éveillé même la
nuit, tant elle semble, n'est-ce pas, se tenir bien éloignée de ce qui peut causer la mort.
– Tu dis juste, dis-je, car si la défectuosité propre de l'â me, le mal qui l'afflige
spécifiquement, n'est pas en mesure ni de la tuer ni de la détruire, il sera a fortiori difficile
que le mal voué à la destruction d'un autre être détruise l'â me ou un être autre, si ce n'est
celui auquel il est ordonné.
– Oui, a fortiori, dit-il, cela sera difficile.
– Or, quand un être ne périt ni sous l'effet d'un mal qui est le sien propre, ni d'un mal qui lui
est étranger [611a], il est évident que cet être nécessairement devra exister toujours, et
que s'il doit exister toujours, alors il est immortel.
– Nécessairement, dit-il.
– Eh bien, dis-je, considérons que ce point se trouve ainsi établi et, si tel est le cas, tu
conçois bien que ce seraient toujours les mêmes â mes qui existeraient. Elles ne sauraient,
3939

n'est-ce pas, devenir moins nombreuses, puisque aucune ne périt, ni plus nombreuses non
plus. Car si le nombre des êtres immortels devait s'accroître, tu sais bien qu'il s'accroîtrait
de ce qui est mortel, et tous les êtres, à la fin, deviendraient immortels.
– Tu dis vrai.
– Mais cela, repris-je, il ne faut pas l'admettre, car la raison ne le permet pas, [611b] et il ne
faut pas admettre non plus que l'â me, selon ce qui constitue sa nature la plus authentique,
soit ainsi faite qu'elle soit un être rempli de bariolage, d'hétérogénéité et de différence de
soi par rapport à soi.
– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Il n'est pas facile de montrer, repris-je, qu'un être composé de plusieurs parties soit
éternel, à moins qu'il ne s'agisse de la synthèse la plus parfaite , comme nous le voyons
4040

désormais pour l'â me.


– Ce n'est guère vraisemblable, en effet.
– Et pourtant, que l'â me soit un être immortel, cela, aussi bien notre argument présent que
d'autres arguments nous contraignent à l'admettre. Mais pour savoir ce qu'est cet être en
4141

vérité, il ne faut pas le considérer dans l'état de déchéance qui résulte [611c] de son union
avec le corps et de ses autres maux, comme nous le considérons à présent, mais tel qu'il
existe quand il se dégage dans sa pureté ; c'est ainsi qu'il faut le contempler, de manière
rigoureuse et en faisant appel à la pensée réfléchie. On le trouvera alors beaucoup plus
beau, et on distinguera en lui de manière plus claire les aspects de la justice et de
l'injustice et l'ensemble des traits que nous avons exposés. Ce que nous venons de dire au
4242

sujet de l'â me est vrai, telle qu'elle nous apparaît dans le présent. Nous l'avons considérée
cependant dans un état qui se rapproche de la vision de Glaucos , le dieu marin : [611d]
4343

celui qui le verrait aurait bien du mal à distinguer sa nature originelle, car certaines des
parties primitives de son corps sont fracturées, d'autres sont usées et complètement
érodées par les vagues, tandis que d'autres parties se sont ajoutées, formées de coquillages,
d'algues, de pétrifications, de sorte qu'il ressemble plutô t à n'importe quel animal qu'à ce
qu'il était naturellement. C'est ainsi que nous contemplons l'â me, dans un état où elle est
sujette à une myriade de maux. Mais voici, Glaucon, dans quelle direction il faut porter
notre regard.
– Vers quoi donc ? demanda-t-il.
– Il faut porter notre regard sur son amour de la sagesse [611e] et nous représenter ce à
4444

quoi elle s'attache et ce dont elle recherche la compagnie, en raison de sa parenté avec ce
qui est divin, immortel et éternel ; il faut penser à ce qu'elle deviendrait si elle s'engageait
tout entière à la suite d'un tel être et si, portée par un tel élan, elle s'arrachait aux fonds
marins où elle gît à présent, en se délestant des couches pétrifiées et des coquillages dont
elle est incrustée. Parce qu'elle se nourrit de nourritures terrestres, [612a] elle s'est en
effet couverte de nombreuses couches grossières, terreuses et pétrifiées en raison de ces
festins prétendument bienheureux dont elle se gorge. C'est alors qu'on pourrait voir sa
nature véritable, si elle possède plusieurs parties ou une seule , quelle est sa constitution,
4545

et quelle est sa nature. Pour l'instant, je crois que nous avons exposé de manière
satisfaisante les affections de l'â me dans l'existence humaine, de même que ses parties.
– Oui, de manière entièrement satisfaisante, dit-il.
– N'avons-nous pas dès lors, repris-je, résolu les autres questions au cours de notre
4646

dialogue, et ne l'avons-nous pas fait sans introduire la question des récompenses [612b] et
de la réputation qui découlent de la justice, comme l'ont fait, disiez-vous, Hésiode et
Homère ? N'avons-nous pas trouvé que la justice constitue par elle-même le bien suprême
de l'â me elle-même, que l'â me doit accomplir ce qui est juste, qu'elle ait ou non en sa
possession l'anneau de Gygès, et qu'elle ait ou non en plus de cet anneau le casque
d'Hadès ?
4747

– Tu dis tout à fait vrai, dit-il.


– Dès lors, Glaucon, dis-je, nous fera-t-on à présent reproche de restituer à la justice et à
l'ensemble de la vertu, outre ces bienfaits, les récompenses, [612c] aussi nombreuses que
variées que l'â me en reçoit de la part des hommes et des dieux, au cours de l'existence
humaine et après la mort ?
– Il n'y aurait là absolument rien de répréhensible, dit-il.
– Alors, rendez-moi ce que vous m'avez emprunté au cours de notre échange.
– Mais quoi donc ?
– Je vous ai concédé que l'homme juste pouvait passer pour être injuste, et l'homme injuste
pour être juste. Vous étiez en effet d'avis que même s'il était impossible de tenir cela caché
à la fois aux dieux et aux hommes, il était néanmoins nécessaire de vous l'accorder pour le
bénéfice de l'argument, de manière [612d] à discriminer la justice en elle-même de
l'injustice en elle-même. Ne t'en souviens-tu pas ?
4848

– J'aurais certes bien tort, dit-il, de ne pas m'en souvenir.


– Maintenant qu'elles ont été soigneusement discriminées, repris-je, je vous réclame en
retour, au nom de la justice, de reconnaître ensemble que l'opinion qu'on doit en avoir est
comparable à la faveur dont elle jouit auprès des dieux et des hommes, afin qu'elle
remporte les trophées, elle qui procure à ceux qui la possèdent ce qui résulte de leur
réputation. N'avons-nous pas montré que la justice procure les biens qui découlent de ce
qu'elle est réellement, et qu'elle ne trompe pas ceux qui l'accueillent véritablement ?
– [612e] Tu réclames ce qui est juste, dit-il.
– Vous allez donc, dis-je, me restituer d'abord ceci, à savoir que les dieux en tout cas ne se
méprennent pas sur ce qu'est chacun de ces deux personnages.
– Nous allons te le restituer, dit-il.
– Et si cela n'échappe pas aux dieux, l'un sera l'aimé des dieux, et l'autre celui qui est haï
d'eux, comme nous l'avons reconnu dès le point de départ . 4949

– C'est le cas.
– Pour celui qui est aimé des dieux, ne reconnaîtrons-nous pas que [613a] ce qu'il reçoit
des dieux, il le reçoit en totalité comme ce qui est le meilleur possible, à moins qu'un mal
particulier ne constitue pour lui la conséquence inévitable d'une faute antérieure ? 5050

– Oui, absolument.
– Il faut donc faire la supposition que dans le cas de l'homme juste, s'il devient la proie de la
pauvreté, ou des maladies, ou de quelque autre condition qui passe pour un mal, cela
aboutira en fin de compte pour lui à un bien, qu'il soit vivant ou mort. Celui qui met son
cœur à vouloir devenir juste et qui cherche par l'exercice de la vertu à se rendre, autant que
cela est possible à un homme, [613b] semblable à un dieu, celui-là ne saurait jamais
devenir l'objet de la négligence des dieux .
5151
– Selon toute vraisemblance, dit-il, un tel homme ne sera pas négligé par son semblable.
– Par conséquent, il convient de concevoir le contraire pour l'homme injuste ?
– Oui, absolument.
– Tels seraient donc, au regard des dieux, les trophées de la victoire qui reviennent au
5252

juste.
– Oui, c'est en tout cas mon sentiment, dit-il.
– Et qu'en est-il, repris-je, quand on se place du point de vue de la société humaine ? N'en
va-t-il pas de la manière suivante, pour dire les choses telles qu'elles sont ? Ceux qui sont
injustes, mais qui ne manquent pas d'habileté, ne se comportent-ils pas comme ceux qui
courent une belle course quand ils prennent le départ, mais pas quand ils reviennent ? Au5353

point de départ, ils courent rapidement, à grandes enjambées, mais quand ils terminent, on
les trouve [613c] ridicules, les oreilles aux épaules, <comme des chiens fatigués>, et on les
voit se retirer de la course, sans avoir reçu une couronne. Les vrais coureurs, par contre,
courent jusqu'au but, ils gagnent les prix et se voient couronnés. N'est-ce pas aussi ce qui se
produit la plupart du temps dans le cas des hommes justes ? Parvenus au but de chacune de
leurs actions, dans leurs relations comme dans toute leur existence, ils jouissent d'une
bonne réputation et emportent les prix que leur décernent leurs congénères ?
– Certainement.
– Tu supporteras donc que je dise de ces hommes justes ce que toi-même tu as dit de ceux
qui sont injustes. J'affirme en effet que les [613d] justes, quand ils parviennent à l'â ge de
leur maturité, s'ils souhaitent exercer ce pouvoir, prennent la direction des affaires de leur
cité. Ils contractent des mariages selon leur volonté et ils donnent leurs enfants en mariage
à ceux qu'ils choisissent. Tout ce que tu as dit en fait de ces hommes injustes, je l'affirme à
présent des hommes justes. Quant aux hommes injustes, j'affirme que la plupart d'entre
eux, à supposer que durant leur jeunesse ils aient pu demeurer inaperçus, quand ils
arrivent en fin de parcours, ils se font prendre et deviennent un objet de risée. Parvenus à
la vieillesse, misérables, ils sont couverts d'insultes de la part des étrangers et aussi de
leurs concitoyens, on les fustige, et ils sont victimes [613e] des rudesses dont tu parlais 5454

quand tu disais justement “ils seront torturés, ils seront marqués au fer”. Tous ces sévices,
si tu y réfléchis, tu m'as entendu dire qu'ils les subissaient. Vois donc si tu supporteras que
j'affirme cela.
– Oui, certes, dit-il, il s'agit de propos qui sont justes.
– Tels sont donc, repris-je, provenant des dieux et des hommes, les prix, les récompenses et
les présents qui échoient au juste au cours de son existence, [614a] et cela s'ajoute à ces
autres biens que lui procure la justice par elle-même. Voilà ce qu'ils seraient dans
l'ensemble.
– Il s'agit pour sû r de récompenses magnifiques et substantielles.
– Eh bien, repris-je, ces récompenses ne sont rien, ni en nombre ni en importance, en
comparaison de ce qui attend chacun, [le juste et l'injuste], après la mort. Et il faut entendre
ces choses afin que l'un et l'autre, l'ayant entendu, aient entièrement reçu ce que la
5555

discussion pouvait lui fournir d'utile.


– Consentirais-tu à les dire ? dit-il. Il n'y a pas beaucoup de choses que j'aurais plus plaisir
[614b] à écouter.
– Il ne s'agit certes pas, dis-je, d'un de ces récits pour Alkinoos que je me propose de te
5656

raconter, mais du récit d'un homme vaillant, dont le nom était Er , fils d'Arménios,
5757
originaire de Pamphylie. Il se trouve qu'il mourut au combat. Dix jours avaient passé 5858

quand on vint ramasser les cadavres déjà putréfiés, mais quand on le releva, lui, il était bien
conservé. On le porta chez les siens pour les funérailles, mais le douzième jour, alors qu'on
l'avait placé sur le bû cher funéraire, il revint à la vie, et une fois revenu à la vie, il raconta ce
qu'il avait vu là -bas. Aussitô t qu'elle se fut détachée de lui, dit-il, son â me s'était mise en
chemin en compagnie de plusieurs autres. [614c] Elles étaient parvenues dans un endroit
prodigieux, où il y avait dans la terre deux ouvertures contiguës , et dans les hauteurs du
5959

ciel, deux autres ouvertures situées juste en face. Des juges siégeaient dans l'espace
6060

intermédiaire entre ces ouvertures. Ceux-ci, quand ils avaient prononcé leur jugement,
ordonnaient aux justes de prendre le chemin qui vers la droite montait pour entrer au
ciel , leur ayant attaché sur le devant des indications concernant l'objet de leur jugement .
6161 6262

Aux injustes, ils ordonnaient de prendre le chemin qui vers la gauche va vers la région
inférieure, et ceux-là [614d] avaient dans le dos des indications concernant tout ce qu'ils
avaient fait. Comme il s'approchait à son tour, on lui dit qu'il lui fallait devenir le
messager auprès des hommes de ce qui se passait dans ce lieu, et les juges lui
6363

prescrivirent d'écouter et d'observer tout ce qui se passait dans cet endroit. Or il vit là les
â mes qui s'en allaient, en passant par l'une ou l'autre des ouvertures du ciel et de la terre,
après que le jugement eut été rendu pour chacune d'elles ; par les deux autres ouvertures, il
observa pour l'une, remontant de sous la terre, des â mes couvertes d'immondices et de
poussières, et pour l'autre, d'autres â mes qui descendaient du ciel et qui étaient pures. Et
ces â mes [614e] qui ne cessaient d'arriver semblaient pour ainsi dire parvenir au terme
d'un long voyage, et elles se dirigeaient, joyeuses , vers la plaine pour y établir leur
6464

campement, comme lors d'une fête civique . Celles qui se connaissaient se saluaient les
6565

unes les autres affectueusement, et celles qui provenaient de la terre s'enquéraient auprès
des autres des choses de là -haut, tandis que celles qui provenaient du ciel s'enquéraient
auprès de celles-ci des choses d'ici-bas. Et elles se racontaient leur histoire les unes aux
autres, les unes en pleurant et en gémissant au souvenir [615a] des maux de toutes sortes
qu'elles avaient endurés et dont elles avaient été témoins dans leur pérégrination
souterraine – un voyage qui avait duré mille ans –, tandis que les autres, celles qui
6666

venaient du ciel, racontaient leurs expériences heureuses et les visions d'une prodigieuse
6767

splendeur qu'elles avaient contemplées. Raconter ces nombreuses histoires, Glaucon,


exigerait beaucoup de temps, mais la chose principale, déclara-t-il, était la suivante : que
pour toutes les injustices commises dans le passé par chacune des â mes, et pour chacun de
ceux que ces injustices avaient atteint, justice était rendue pour toutes ces injustices
considérées une par une, et pour chacune la peine était décuplée – il s'agissait chaque fois
6868

d'une peine d'une durée de cent années, [615b] ce qui correspond en gros à la durée d'une
vie humaine – afin qu'elles aient à payer, au regard de l'injustice commise, un châ timent dix
fois plus grand. Par exemple, ceux qui avaient été responsables de la mort d'un grand
nombre de personnes, ou ceux qui avaient trahi leur cité ou leur armée et les avaient
conduites à l'esclavage, ou ceux qui avaient collaboré à quelque autre entreprise funeste,
pour chacun de ces méfaits, ils étaient rétribués par des souffrances dix fois plus grandes.
Ceux qui au contraire s'étaient répandus en actions bénéfiques, qui avaient été justes et
pieux, ils en recevaient le prix selon la même proportion. [615c] Pour ces enfants qui
mouraient à la naissance ou qui avaient vécu peu de temps, il racontait encore autre chose
qui ne mérite guère d'être rapporté. En ce qui concerne l'impiété ou la piété envers les
dieux et les parents, et le meurtre commis de ses propres mains, il faisait état de
rétributions encore plus grandes.
« Er rapportait en effet le cas d'un homme qui s'était vu demander par un autre où se
trouvait le grand Ardiaios . Or cet Ardiaios avait été tyran dans une cité de Pamphylie,
6969

mille ans déjà avant le moment de leur entretien. Il avait assassiné son vieux père, et
[615d] son frère aîné, et il avait été, disait-on, l'auteur de nombreux autres actes
abominables. L'homme ainsi questionné avait répondu, c'est Er qui le rapporte : “Il n'est
pas venu, il ne saurait venir ici. Nous avons pu voir, en effet, entre autres spectacles
terrifiants, celui-ci. Comme nous étions près de l'embouchure et sur le point de remonter à
la surface, et que nous avions enduré tout le reste, soudain nous avons aperçu cet Ardiaios
avec d'autres. Il s'agissait pour la plupart de tyrans, mais il y avait également quelques
individus particuliers qui avaient été coupables de grandes fautes. Alors qu'ils
s'apprêtaient [615e] à entreprendre la remontée, l'embouchure les bloqua : elle mugissait
chaque fois que l'un de ces individus, dont la disposition au crime était incurable ou que
7070

n'avait pas suffisamment amendé le châ timent qu'on leur avait infligé, amorçait la
remontée. C'est alors, rapportait-il, qu'il vit des hommes sauvages et couverts de flammes
qui se tenaient tout près et qui, prenant conscience du mugissement, se saisirent de
certains d'entre eux pour les emmener ; mais pour Ardiaios et pour quelques autres, ils leur
lièrent les mains, les pieds [616a] et la tête, ils les jetèrent à terre et les écorchèrent, ils les
traînèrent de cô té sur le bord du chemin et les frottèrent sur des buissons d'épines. À tous
ceux qui ne cessaient de défiler, ils expliquaient pour quels actes on les traitait de la sorte
et qu'on irait les précipiter dans le Tartare.” Dans cette situation, rapportait Er, ils avaient
éprouvé bien des frayeurs, et de toute sorte, mais la peur que ce mugissement ne se fasse
entendre lorsqu'ils remonteraient était la peur qui dominait, et ce fut pour eux un
soulagement que la bouche soit demeurée silencieuse quand ils remontèrent. Tels étaient
donc en gros les jugements qui avaient été rendus et les peines infligées, et tels étaient à
l'opposé les bienfaits qui leur correspondaient.
« [616b] Mais quand pour chaque groupe qui se trouvait dans la prairie sept jours s'étaient
écoulés, ils étaient forcés de lever le camp et de reprendre la route le huitième jour, pour
parvenir, quatre jours plus tard, à un endroit d'où on peut embrasser du regard une
lumière qui se répand d'en haut à travers toute la voû te céleste et sur la terre, droite
comme une colonne , et rappelant tout à fait l'arc-en ciel, mais plus brillante et plus pure.
7171

Ils parvinrent jusqu'à elle au bout d'une journée de marche, et là précisément, au milieu de
[616c] cette lumière, ils virent les extrémités des liens qui provenant du ciel se
7272

rattachaient à lui. Cette lumière constituait en effet le lien qui tient ensemble le ciel ;
comme ces cordages qui lient les trières, de la même manière elle contient toute la
révolution céleste. Aux extrémités de ces liens était rattaché le fuseau de Nécessité , par 7373

l'intermédiaire duquel tous les mouvements circulaires poursuivent leurs révolutions. La


tige de ce fuseau et le crochet étaient faits d'acier, et le peson d'un mélange d'acier et
d'autres matériaux. Voici quelle était la nature du peson [616d] : son apparence
7474

extérieure était semblable à celle qu'on voit dans notre monde, mais il faut se représenter
les éléments dont il était composé, d'après ce que rapportait Er, comme si dans un grand
peson creux et qu'on aurait évidé complètement, on en trouvait un autre semblable, mais
plus petit et enchâ ssé selon un ajustement parfait, sur le modèle de ces récipients qu'on
encastre les uns dans les autres. Un troisième s'enchâ ssait de la même manière, puis un
quatrième, et puis quatre autres. On comptait en effet huit pesons en tout, insérés les uns
dans les autres et montrant, quand on les regardait d'en haut, leurs rebords circulaires,
7575

[616e] mais autour de la tige, ils formaient l'enveloppe d'un seul peson. Cette tige
traversait de part en part, en son centre, le huitième peson. Or le premier peson, celui qui
était le plus à l'extérieur avait le rebord circulaire le plus large, le rebord du sixième était le
deuxième en largeur, celui du quatrième était le troisième, celui du huitième était le
quatrième, celui du septième était le cinquième, celui du cinquième était le sixième, celui
du troisième était le septième, et enfin celui du deuxième le huitième. Et le rebord
circulaire du plus grand était constellé d'étoiles, celui du septième était le plus brillant,
celui du huitième recevait sa couleur du septième [617a] qui l'illuminait, celui du deuxième
et celui du cinquième présentaient une apparence similaire, ils étaient plus pâ les que les
précédents, le troisième avait l'éclat le plus blanc, le quatrième était rougeoyant, le
deuxième arrivait en second pour la blancheur. Le fuseau tout entier était entraîné dans un
mouvement circulaire qui le faisait tourner sur lui-même, mais au sein de la rotation de
7676

l'ensemble, les sept cercles qui se trouvaient à l'intérieur tournaient lentement et en sens
contraire au mouvement de l'ensemble. Parmi les sept, le plus rapide était le huitième, puis
venaient le sixième et le cinquième, [617b] dont la révolution était simultanée. Le
quatrième, engagé dans cette rotation en sens inverse, leur semblait occuper le troisième
rang pour ce qui est de la vitesse, alors que le troisième occupait le troisième rang, et le
deuxième, le cinquième rang.
« Le fuseau lui-même tournait sur les genoux de Nécessité . Sur la partie supérieure de
7777

chaque cercle se tenait une Sirène , qui était engagée dans le mouvement circulaire avec
7878

chacun et qui émettait une sonorité unique, une tonalité unique, et de l'ensemble de ces
huit voix résonnait une harmonie unique. Il y avait aussi d'autres femmes qui siégeaient, au
nombre de trois, placées en cercle à égale distance, chacune [617c] sur un trô ne : elles
étaient les filles de Nécessité, les Moires , vêtues de blanc, la tête couronnée de
7979

bandelettes, Lachésis, Clotho et Atropos. Elles chantaient des hymnes qui ajoutaient à
l'harmonie du chant des sirènes, Lachésis célébrant le passé, Clotho le présent, Atropos
l'avenir. De plus, Clotho, la main droite posée sur le fuseau, aidait, en s'interrompant de
temps à autre, à la révolution du cercle extérieur, alors qu'Atropos faisait tourner de la
même manière de la main gauche les cercles intérieurs. Lachésis, elle, [617d] posait tout à
tour l'une de ses mains sur chacun des cercles.
« Quant à eux, lorsqu'ils furent arrivés, il leur fallut se rendre aussitô t auprès de Lachésis.
En premier lieu, un proclamateur les plaça dans un certain ordre, puis, prenant sur les
genoux de Lachésis des sorts et des modèles de vie , il gravit les gradins d'une tribune
8080

élevée et déclara : “Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Â mes éphémères , voici
8181

le commencement d'un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce
n'est pas un démon qui vous [617e] tirera au sort, mais c'est vous qui choisirez un
8282

démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par
la nécessité. De la vertu, personne n'est le maître , chacun, selon qu'il l'honorera ou la
8383

méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui
qui choisit. Le dieu, quant à lui, n'est pas responsable .”
8484

« Sur ces mots, il jeta les sorts sur eux tous, et chacun ramassa celui qui était tombé près de
lui, sauf Er lui-même, à qui on ne le permit pas. Et quand chacun eut ramassé son sort, il sut
clairement le rang qui lui était échu pour choisir. [618a] Après cela, il poursuivit en plaçant
devant eux, étalés sur le sol, les modèles de vie , le nombre en était de beaucoup supérieur
8585

à celui des â mes présentes. Il y en avait de toutes sortes. On y trouvait en effet les vies de
tous les animaux et la totalité des existences humaines. On trouvait parmi les vies
humaines des vies de tyran, certaines dans leur entièreté, d'autres interrompues au milieu
et s'achevant dans la pauvreté, l'exil, la mendicité. Il y avait aussi des vies d'hommes
renommés, soit pour leur aspect physique, leur beauté ou leur force et [618b] leur
combativité, soit pour leurs origines et les vertus de leurs ancêtres. Il y avait également des
vies d'hommes obscurs à tous égards, et il en allait de même pour les vies de femmes . 8686

L'arrangement particulier de l'â me n'y figurait cependant pas, du fait que celle-ci allait
8787

nécessairement devenir différente selon le choix qu'elle ferait. Mais les autres
caractéristiques de la vie étaient mélangées les unes aux autres, avec la richesse et la
pauvreté, la maladie et la santé, et il y avait aussi des conditions qui occupaient une
position médiane entre ces extrêmes.
« C'est là , semble-t-il, mon cher Glaucon, que réside tout l'enjeu pour l'être humain , et 8888

c'est au premier chef pour cette raison qu'il faut s'appliquer, chacun [618c] de nous, à cette
étude, en laissant de cô té les autres, c'est elle qu'il faut rechercher et qu'il faut cultiver ; il
s'agit en effet de savoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous
donnera la capacité et le savoir requis pour discerner l'existence bénéfique et l'existence
misérable, et de toujours et en tout lieu choisir l'existence la meilleure au sein de celles qui
sont disponibles. Celui qui fait le compte de toutes les caractéristiques de l'existence qu'on
vient à l'instant de rappeler, en considérant comment elles se combinent les unes aux
autres et comment elles se distinguent dans leur rapport à l'excellence de la vie, celui-là sait
ce qu'il en est du mélange de la beauté avec la misère et la richesse, [618d] et quel mal ou
quel bien est accompli par telle disposition particulière de l'â me, et quelles conséquences
résulteront du mélange de l'origine illustre ou roturière, de la vie privée et des
responsabilités publiques, de la vigueur ou de la faiblesse, des aptitudes intellectuelles ou
des handicaps, et de toutes les qualités de ce genre qui affectent l'â me, qu'il s'agisse de
qualités naturelles ou de qualités acquises. Il s'ensuivra, sur la base de la conclusion qu'il en
tirera, qu'il sera capable, le regard orienté vers la nature de l'â me, de choisir entre une vie
mauvaise et une vie excellente : [618e] il considérera comme mauvaise celle qui conduirait
l'â me à une condition dans laquelle elle deviendrait plus injuste, et excellente celle qui la
rendrait plus juste. Tout le reste, il aura la liberté de s'en éloigner. Nous avons vu en effet
que pendant la vie et après la mort, c'est ce choix qui s'impose. [619a] Il faut donc, en
maintenant cette conviction avec la rigidité de l'acier, s'acheminer vers Hadès, de manière à
ne pas se laisser éblouir là -bas aussi par les richesses et les maux de cette nature, de ne
8989

pas se jeter sur des vies tyranniques ou d'autres activités de ce genre qui causeraient des
maux innombrables et irréparables, chacun de nous en endurerait de plus grands encore,
mais plutô t de manière à savoir choisir la vie qui tient le milieu entre ces extrêmes, et fuir
les débordements dans les deux sens, à la fois dans l'existence présente, autant que
possible, et dans chacune des vies qui viendra ensuite. Car c'est de cette manière que l'être
humain atteint le bonheur suprême. [619b]
« Et alors notre messager du monde de là -bas nous rapporta que le proclamateur parla de
la manière suivante : “Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante
plutô t qu'une vie médiocre, pour peu qu'il en fasse le choix de manière réfléchie et qu'il la
vive en y mettant tous ses efforts. Dès lors, que le premier à choisir ne se montre pas
désinvolte dans son choix, et que le dernier à choisir ne se décourage pas.”
« Il rapporta ensuite que lorsque le proclamateur eut terminé, le premier à s'avancer pour
faire son choix choisit la plus extrême tyrannie. Dans sa folie, son avidité le conduisit à
choisir la tyrannie sans prendre le soin d'en faire l'examen sous tous ses aspects. [619c] Il
ne réalisa pas qu'au nombre des maux qui l'accompagnaient, il aurait pour destin de
manger ses propres enfants . Quand il put prendre le temps de l'examiner cependant, il se
9090

frappa la poitrine et gémit sur le choix qu'il venait de faire. Oublieux des paroles du
proclamateur, qui l'en avaient averti, il ne voulut pas reconnaître qu'il était lui-même
responsable de ces maux, et il en blâ ma le hasard, les démons et tout sauf lui-même. Il
faisait partie du groupe de ceux qui étaient descendus du ciel , ayant vécu sa vie antérieure
9191

dans une constitution politique bien ordonnée, où il avait pu participer à une vie vertueuse
par la force de l'habitude, mais sans philosophie. [619d] Pour le dire en un mot, la plupart
de ceux qui se laissaient prendre par le choix de ces situations étaient de ceux qui
descendaient du ciel, du fait qu'ils n'avaient pas été habitués à une vie de souffrances. Au
contraire, ceux qui émergeaient de la terre, parce qu'ils avaient souffert eux-mêmes et
qu'ils avaient vu les autres souffrir, pour la plupart ils ne se précipitaient pas pour faire
leur choix. Pour cette raison et aussi à cause du hasard de la distribution des sorts, il y avait
pour la majorité des â mes une permutation des vies bonnes et des vies mauvaises. Mais en
dépit de tout cela, si quelqu'un poursuit la vie philosophique d'une manière disciplinée
quand il vit sa vie ici sur terre, [619e] et si le choix des sorts ne lui attribue pas la dernière
place dans le choix des vies, alors, si on se fie à ce qu'Er a rapporté du monde de l'au-delà ,
on peut affirmer que non seulement il mènera ici-bas une vie heureuse, mais que le voyage
qui le conduira là -bas et ensuite le ramènera ici-bas ne se fera pas à travers le souterrain
rempli d'aspérités, mais au contraire sur la voie douce du chemin céleste.
« Er dit aussi que ce choix des vies par chaque â me individuelle constituait un spectacle qui
méritait d'être vu. [620a] C'était en effet à la fois pitoyable, drô le et surprenant. Dans la
plupart des cas, le choix découlait des habitudes de vie de leur existence antérieure. Il avait
vu par exemple l'â me qui avait autrefois appartenu à Orphée choisir la vie d'un cygne,
9292

parce qu'il haïssait le sexe féminin qui avait été l'instrument de sa propre mort et qu'il
voulait éviter d'avoir à s'unir à une femme pour engendrer. Il avait vu aussi l'â me de
Thamyras choisir la vie d'un rossignol. Il avait vu encore un cygne choisir de se
9393

transformer pour vivre une existence humaine, de même que plusieurs animaux doués
pour la musique faire le même choix. [620b] L'â me qui vint au vingtième rang choisit la vie
d'un lion. C'était l'â me d'Ajax , fils de Télamon. Il prit soin d'éviter la vie humaine, se
9494

souvenant du jugement concernant l'armure. L'â me qui venait ensuite était celle
d'Agamemnon, ses souffrances lui avaient aussi fait haïr l'espèce humaine et il choisit la vie
d'un aigle. L'â me d'Atalante avait eu en partage une place située vers le milieu, et quand
9595

elle vit que de grands honneurs étaient conférés à un athlète masculin, elle fit le choix de
cette vie-là , incapable de résister à ces honneurs. Après elle, [620c] il vit l'â me d'É péios ,
9696

le fils de Panopeus, revêtir la condition d'une femme artisane. Arrivé presqu'au terme du
choix, il vit l'â me de cet imbécile de Thersite , prenant la forme d'un singe. Le hasard avait
9797

voulu que l'â me d'Ulysse soit la dernière du lot à faire son choix. Le souvenir de ses
souffrances passées l'avait guérie du désir des honneurs et elle circula ici et là pendant un
long moment, à la recherche de la vie d'un homme simple, voué à son travail. Non sans mal,
elle finit par en trouver une qui gisait par terre, négligée de toutes les autres. [620d] Elle la
choisit joyeusement et déclara qu'elle aurait fait le même choix si elle avait été placée en
premier pour choisir. C'est d'une manière semblable que les â mes des autres animaux 9898

transitaient vers des existences humaines ou qu'elles changeaient entre elles de vies
animales. Les â mes des animaux injustes changeaient pour des vies de bêtes sauvages, les
â mes justes choisissaient des vies d'animaux dociles, et on était témoin de toutes sortes de
croisements.
« Après que toutes les â mes eurent choisi leur vie, elles s'avancèrent vers Lachésis en
suivant le rang qu'elles occupaient pour choisir. La déesse leur assigna à chacune un
démon, celui-là même que l'â me avait choisi comme gardien [620e] de sa vie et qui allait
veiller à l'accomplissement de leurs choix. Ce démon conduisit l'â me d'abord auprès de
Clotho , en la plaçant sous sa main alors qu'elle faisait tourner le fuseau engagé dans sa
9999

rotation, afin de sceller le destin que chacune avait choisi tout en l'ayant tiré au sort.
100100

Après que chacune l'eut touchée, le démon la conduisit au filage d'Atropos, pour rendre
irréversible ce qui venait d'être filé. À ce moment, sans pouvoir revenir sur ses pas, [621a]
elle progressait de cet endroit pour passer sous le trô ne de Nécessité et traverser de l'autre
cô té. Lorsque toutes les autres eurent traversé, elles se mirent en route vers la plaine du
Léthé , par une chaleur terrible et étouffante. Il n'y avait en effet aucun arbre, rien de ce
101101

que fait pousser la terre. Et là , au bord de ce fleuve Amélès, dont aucun récipient ne peut
contenir l'eau, elles établirent leur campement, car la nuit approchait. Toutes devaient
boire une certaine quantité de cette eau, mais celles qui n'étaient pas protégées par
l'exercice de la raison réfléchie, en buvaient plus que la mesure prescrite. Celle qui buvait, à
chaque fois oubliait [621b] tout le passé. Lorsqu'elles se furent couchées, sur le coup de
minuit, il y eut un coup de tonnerre et un tremblement de terre et elles furent en un éclair
transportées hors de cet endroit, chacune s'élevant vers le lieu de sa naissance, comme
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des étoiles fusant de toutes parts. Il avait été interdit à Er de boire de cette eau et lui-même
rapporta qu'il ne savait pas comment ni par quel chemin il avait été ramené dans son corps,
si ce n'est qu'en se réveillant brusquement, il eut conscience de se trouver là , à l'aube,
étendu sur le bû cher funéraire.
« Et voilà comment, Glaucon, cette histoire ne s'est pas perdue, mais a été préservée. Elle
pourrait aussi nous sauver [621c] nous-mêmes, si nous nous en persuadons, car nous
accomplirions alors une traversée heureuse du fleuve du Léthé, et nos â mes ne subiraient
aucune souillure. Car si nous sommes convaincus par mon discours, nous croirons que
103103

l'â me est immortelle et qu'elle est capable d'affronter tous les maux, capable aussi
d'accueillir tous les biens, et nous nous attacherons toujours au chemin qui monte là -
haut , et nous nous appliquerons à mettre en œuvre la justice de toutes les manières avec
104104

le secours de la raison. Ainsi, nous serons des amis pour nous-mêmes et aussi pour les
dieux, durant notre séjour terrestre autant qu'après, lorsque le temps sera venu de récolter
[621d] les trophées de la justice, à l'instar de ces athlètes victorieux qui défilent au stade.
C'est ainsi que durant cette vie et au cours de ce voyage de mille ans que nous avons décrit,
nous trouverons bonheur et succès dans notre vie. »
105105
NOTES
1. Le titre le plus habituel, Politeía, désigne le projet, courant dans l'histoire des cités
grecques, de donner une constitution politique pour fonder les institutions et formuler les
lois destinées aux citoyens. Diogène Laërce rapporte que Protagoras aurait écrit une
Politeía (IX, 55 ; DK, 80 ; A1). Ce texte serait le premier exemple d'une tradition littéraire
qui culmine dans la Politeía de Platon, mais l'information est douteuse, le même Diogène
ayant écrit que toute la Politeía de Platon se trouve dans les Antilogies de Protagoras (III, 37
; DK, 80 ; B5). Ce titre est aussi celui de l'Athēnaîōn Politeía, du pseudo-Xénophon, un texte
qui date des environs de 430. Par la suite, nous avons le témoignage de plusieurs écrits
portant ce titre, notamment plusieurs œuvres attribuées à Critias et à Thrasymaque. Sur
ces questions, voir J. Bordes (1982 : 24 sq.). En privilégiant ce titre, la tradition a surtout
retenu le propos réformateur de Platon. Ce titre ne recouvre pas cependant l'ensemble des
arguments du dialogue, et on ne s'étonnera pas de voir circuler dans plusieurs manuscrits
le titre Perì toû dikaíou, Sur le juste, un titre plus conforme aux arguments du premier livre
sur le bonheur du juste et à la doctrine de la justice du livre IV. Notons que plusieurs
manuscrits (par ex. A, Parisinus 1807, et T, Marcianus 4, 1) offrent les deux titres, tout
comme la notice de Diogène Laërce, qui reprend à cet égard la désignation des tétralogies
de Thrasylle. Dans son commentaire, Proclus note ces variations et insiste sur le fait que les
titres des dialogues sont l'œuvre de Platon lui-même et qu'ils indiquent son sujet principal ;
pour lui, il n'y a aucune hésitation : le titre est Politeía, et il désigne la recherche sur le
meilleur régime politique (In Platonis Rempublicam commentarii, I, 9, 1-10 Kroll ; I, 25
Festugière), mais le but du dialogue englobe à la fois la recherche sur le régime politique et
sur la justice de l'â me individuelle (In Remp., I, 11, 5-10 ; I, 27) : « Ne disons donc pas qu'il y
a deux buts, mais que le but concernant la justice politique et le but concernant la meilleure
constitution dans l'â me n'en forment qu'un seul… » (In Remp., I, 13, 9-11 ; I, 29).
Livre I
1. Selon Diogène Laërce (III, 37), qui cite Euphorion de Chalcis (frag. 152 Scheidweiler) et
Panétius de Rhodes (frag. 130 Van Straaten), le début de la République fut retravaillé
plusieurs fois. Ce fait est également rapporté plus tard par Denys d'Halicarnasse (Opuscules
rhétoriques, III, livre VI, 25, 32-33, Aujac et Lebel) au sujet d'une tablette découverte après
la mort de Platon et comportant plusieurs variantes de la première phrase de la République.
Cette anecdote témoigne de la vénération de la tradition pour le travail littéraire de la
République et n'est sans doute pas authentique.
2. Situé à quelque six kilomètres de la ville d'Athènes, décrite comme ville haute (tò ástu,
b1), le port du Pirée comportait plusieurs zones fortifiées. La cité avait été établie selon un
plan rectangulaire par Hippodamos de Milet, au milieu du Ve siècle et elle était reliée à
Athènes par les Longs Murs. Les fortifications avaient été détruites par Lysandre en 404
(Xénophon, Helléniques, II, 3, 11 Hatzfeld) lors de la capitulation devant Sparte, mais elles
furent reconstruites. Que la famille de Céphale ait choisi d'y habiter peut d'abord
s'expliquer par le fait que, étant d'origine sicilienne, elle ne se serait pas sentie entièrement
à l'aise dans la cité ; mais cela peut aussi s'expliquer par son engagement dans des activités
commerciales, et par le fait que la société y était prospère et sans doute plus cosmopolite.
Proclus insiste sur le caractère maritime du lieu choisi par Platon, dont il fait le site des
genèses vitales, alors que le site d'Athènes, où remonte Socrate, est celui des â mes délivrées
(In Remp., 17, 1-18, 7 ; I, 32 sq.).
3. Glaucon et son frère Adimante (327c) sont les fils d'Ariston et de Perictionè et ils sont
donc les frères de Platon. Principaux interlocuteurs de Socrate dans le dialogue, si on met à
part l'entretien avec Thrasymaque, ils sont tous deux vivement intéressés par le sujet
(Glaucon le montre en 357a-362c et Adimante en 362d-367e). Le découpage du dialogue
fait voir une alternance dans l'échange avec Socrate et on a pu montrer le souci de Platon
de conserver un équilibre tout au long de la République (A. Diès 1959 : XXII-XXVI). Leur
caractère est plus net au début, Adimante se montrant plus critique, alors que Glaucon,
présenté comme homme de culture (398e), est plus emporté, mais il s'efface
progressivement. Adimante était déjà présent dans l'Apologie (34a) – il assiste au procès de
Socrate –, et nous retrouvons à la fois Adimante et Glaucon dans le Parménide (126a-127a),
à l'occasion d'une réunion chez leur demi-frère Antiphon. Voir l'article sur Adimante
d'Athènes dans le Dictionnaire des philosophes antiques (I, § A23), avec l'arbre généalogique
de la famille de Platon proposé par L. Brisson.
4. Il s'agit ici, comme la suite le montre (354a), de la déesse Bendis, dont le culte fut
introduit à Athènes vers 430, ainsi que l'indique une inscription du Pirée (P. Foucart 1873 :
209). Cette date est soutenue par plusieurs historiens de la religion grecque (M.P. Nilsson
1947 : 92) et le culte fut encouragé par la cité (M.P. Nilsson 1951 : 45 sq.). Cette date est
cependant sujette à caution, car même Strabon (X, 3, 18) mentionne la scène d'ouverture de
la République pour dater l'introduction du culte. Bendis est une déesse d'origine thrace,
identifiée dans plusieurs sources, et notamment Proclus (In Remp., I, 18, 11 ; I, 33), à
Artemis. Cette identification est soutenue par un passage d'Hérodote relatif au culte rendu
par les femmes thraces (IV, 33). Son culte aurait été introduit au Pirée par des marchands
thraces (Foucart 1873 : 84). Xénophon mentionne le sanctuaire de Bendis au Pirée, il le
situe dans le prolongement de la route menant de la ville au temple d'Artémis de Munychie,
un des ports du Pirée (Hellén., II, 4, 11). La fête avait lieu le 19 et le 20 du mois de
thargélion. Proclus fait écho à ce culte orgiastique (In Platonis Timaeum commentaria, 21a
Diehl ; 84, 25-85, 26 Festugière) et il remarque, de manière intéressante, que les Bendidies
constituent un culte de la périphérie, opposé symétriquement au culte civique d'Athéna
(voir aussi In Remp., I, 18, 16-19, 23 ; I, 33). On ne peut qu'être surpris du désir de Socrate
de célébrer une divinité si peu athénienne, mais ce fait s'explique peut-être par la symétrie
recherchée par Platon, dans la construction littéraire de la République, entre une ouverture
placée sous l'égide d'une déesse nordique, chasseresse et associée comme Artémis aux
chevaux, et une fermeture, placée sous le signe du mythe d'Er, un Pamphylien, lui aussi
associé à des représentations terriennes et à une eschatologie chtonienne. Il convient par
ailleurs de noter qu'il s'agit d'une innovation et que l'attitude de Socrate peut être reçue
comme le signe d'une curiosité à l'égard d'un nouveau rite. Sur le festival des Bendídeia,
voir l'étude de L. Deubner (1932 : 219 sq.) et pour le rapport à la République, A.
Montepaone (1990). É galement, pour l'organisation des cérémonies et la fonction des
orgeons, W.S. Ferguson (1944 : 96 sq.) et R.R. Simms (1988 : 59-76).
5. Il faut distinguer deux moments dans les célébrations qui sont évoquées par Platon en
toile de fond de l'entretien de la République. Il y a d'abord, dans un premier moment, les
deux processions (pompḕ), qui eurent lieu en fin de journée, celle des Thraces et celle des
Piraïotes. Puis, comme la suite le montre, après le repas du soir, une fête nocturne,
accompagnée d'une cavalcade aux flambeaux (lampàs). Les processions et la cavalcade
constituent des nouveautés, mais Socrate et Glaucon semblent avoir voulu d'abord s'en
tenir aux processions ; convaincus par leurs amis, ils resteront pour la suite, qui leur paraît
plus inusitée. On peut se demander ce qu'ils eurent le temps d'en voir, compte tenu de la
longueur de l'entretien de la République, qui eut lieu dans la demeure de Céphale.
6. Platon désigne ici les habitants du Pirée, qui ne sont pas aux yeux de Socrate des
habitants de la ville d'Athènes à proprement parler et qui sont eux-mêmes différents des
hô tes de la célébration, les Thraces. Cette distinction des deux villes, pourtant rattachées
par le chemin des Longs Murs, était effective à l'époque de Platon et Xénophon l'atteste
également (Hellén., I, 4, 13). Voir également Lysias (Dis., XIII, 88).
7. Un des trois fils de Céphale, avec Lysias et Euthydème ; il est le seul à prendre la parole,
peut-être parce qu'il est l'aîné, et son rô le est limité au morceau introductif du premier
livre. Assassiné par la Tyrannie des Trente en 404, il présente dans le dialogue la figure
d'un interlocuteur peu averti des enjeux philosophiques de la discussion et soucieux plutô t
de défendre les positions traditionnelles de la sagesse populaire. Au moment de l'entretien,
il semble habiter encore la maison paternelle.
8. Fils de Nicias, Nicératos sera mis à mort comme Polémarque par la Tyrannie des Trente
en 404. Il est mentionné ailleurs par Platon (Lachès, 200d), alors que son père affirme qu'il
le confierait volontiers à la tutelle de Socrate. Par une note de Xénophon (Banq., III, 5), on
sait que son père lui avait fait apprendre tout Homère par cœur. Nicias était un puissant
notable athénien, farouchement opposé aux expéditions du parti démocrate. Il fut un des
principaux négociateurs de la paix conclue avec Sparte entre 423 et 421, une paix qui porte
son nom. Il se montre dans le Lachès un interlocuteur mesuré et qui estime Socrate. Voir à
son sujet la notice de L.-A. Dorion dans son édition du Lachès (1997 : 18-20). Xénophon dit
de Nicératos (Hellén., II, 3, 39) qu'il n'avait jamais commis d'acte démagogique et Lysias en
parle comme d'un homme sage (Disc., XVIII, 6).
9. S'agit-il de compétiteurs individuels, regroupés en équipes, tels que les décrit Pausanias
(Description de la Grèce, I, L'Attique, 30, 2) ou d'équipes de coureurs à relais qui se passent
le flambeau, comme on le voit ailleurs chez Platon (par exemple dans les Lois, VI, 776b) ? Si
l'on se reporte à Hérodote (VIII, 98), qui décrit une course en l'honneur d'Héphaïstos, il
s'agirait d'une course entre équipes de coureurs, le flambeau étant passé entre les coureurs
d'une même équipe. L'équipe victorieuse était celle dont le flambeau, toujours enflammé,
atteignait le premier le but. Notons que la description de Pausanias est insérée dans sa
description de l'Académie, située à l'extérieur d'Athènes, de ses autels et qu'elle précède
immédiatement celle du tombeau de Platon.
10. Le terme renvoie à ces célébrations nocturnes, qui se caractérisaient par des danses
frénétiques et des chants. Voir chez Sophocle le chœur bachique (Antigone, 1146-1152 Dain
et Mazon) et Euripide qui les mentionne à l'occasion des Panathénées (Héraklès, 781-783
Parmentier et Grégoire).
11. Fils de Céphale et frère de Polémarque, il est l'auteur de nombreux discours, dont
plusieurs ont été conservés. Voir l'étude de K.J. Dover (1968 : 28-46), qui analyse
l'ensemble du corpus conservé. À ce corpus, il faut ajouter une Vie de Lysias, qui figure dans
les Vies des dix orateurs du pseudo-Plutarque (Fowler). Ce texte reproduit plusieurs
éléments du Lysias de Denys d'Halycarnasse, dans son traité Sur les orateurs antiques
(Opuscules rhétoriques, I Aujac). À une date qui correspond sans doute à la mort de leur
père, vers 430/429, Lysias et Polémarque quittèrent Athènes pour séjourner à Thourioi. De
retour à Athènes vers 412/411, ils profitèrent de la fortune de leur héritage et du revenu
de la fabrique familiale d'armes et purent ainsi joindre les rangs de la meilleure société
d'Athènes, jusqu'à ce que, en 404, la Tyrannie des Trente les place dans une situation
difficile. Est-ce en raison de leurs sympathies démocratiques, ou tout simplement à cause
de leur fortune de métèques ? Lysias raconte comment il put faire cesser les menaces qui
pesaient sur lui en soudoyant celui qui était venu l'arrêter (Disc., XII, Contre Ératosthène, 8-
13). Polémarque fut tragiquement condamné à boire la ciguë (XII, 19). La différence de
destin des deux frères laisse perplexe, mais nous ne disposons d'aucun élément pour
l'interpréter. Le portrait de Lysias que nous donne Platon dans le Phèdre est celui d'un
maître de rhétorique, expert dans l'art de la composition des discours épidictiques (227a-c,
228a et 272c). Il est également l'auteur de plaidoyers destinés aux avocats du tribunal
(257c) et Socrate le prie de laisser l'art oratoire pour suivre l'exemple de son frère
Polémarque et s'engager dans la philosophie. Réfugié à Mégare après 404, il écrit le Contre
Ératosthène, un plaidoyer pour venger l'assassinat de son frère Polémarque. De retour à
Athènes, l'assemblée lui conféra la citoyenneté, mais ce décret fut abrogé et il ne reçut que
le privilège de l'isotélie, un statut qui assimile les métèques aux citoyens sur le plan fiscal.
On peut situer sa mort aux alentours de 380.
12. Fils de Céphale, frère de Lysias, il assiste sans intervenir à l'entretien de la République. Il
ne doit pas être confondu, même s'il séjournera lui aussi à Thourioi, avec le sophiste du
même nom qui figure dans le dialogue de Platon qui porte son nom.
13. Ce sophiste fameux était originaire de Chalcédoine en Bithynie, une colonie de Mégare
et la plupart des témoignages conservés le concernant montrent qu'il était bien connu
comme professeur de rhétorique à Athènes, où il prononça un plaidoyer Pour les gens de
Larissa (DK, 85 ; B2), aux alentours de 413 (voir par exemple le passage où Platon le
compare à un titan de la rhétorique, Phèdre, 267c et 269d). Aristophane s'en moque dans sa
première pièce, les Banqueteurs, jouée en 427 (DK, 85 ; A4). Platon mentionne qu'il exigeait
des honoraires pour son enseignement (infra, 337d). Dans le Clitophon, on voit le jeune
homme menacer de quitter Socrate pour aller suivre les leçons de Thrasymaque, parce qu'il
a la réputation d'être bien informé sur les questions d'éthique. Les fragments conservés de
ses discours (notamment le discours devant l'assemblée d'Athènes, DK, 85 ; B1) montrent
un critique politique averti et respectueux des traditions. Rien dans ce fragment ne semble
justifier la sévérité de Platon à son endroit dans ce passage de la République. Voir en ce sens
l'étude de E. Havelock (1957 : 233-239) et la discussion de W.K.C. Guthrie (1969 : 294-98).
Traduction des fragments dans J.-P. Dumont (1969 : 131-140). Voir également J.H. Quincey
(1981), qui étudie le détail des fragments et de la doxographie, dans le but de restituer le
personnage du rhéteur.
14. Né en 427/426, il figure au nombre des élèves d'Isocrate (Sur l'échange/Antidosis, 93
Mathieu). On peut retrouver son nom sur quelques inscriptions, voir LGPN, II, sub. 6.
15. Personnage politique important, attaché aux idéaux traditionnels tels que les avait
définis Solon. Cité en ce sens à deux reprises par Aristote (Const. Ath., XXIX, 2 et 3), il est
proche de Théramène et d'Anytos, deux ennemis de Socrate. Dans le premier entretien de
la République, Platon l'associe à la mouvance de Thrasymaque (340a). Dans le dialogue
pseudoplatonicien qui porte son nom, il est rapproché d'Alcibiade et de Critias et donné
comme exemple de renégat. On le voit se moquer des conversations philosophiques de
Socrate et louer au contraire la compagnie de Thrasymaque (Clitophon, 406a). On peut
dresser un parallèle entre les positions de Clitophon dans ce dialogue et les positions de
Thrasymaque dans le premier livre de la République. Voir sur ce personnage la notice de L.
Brisson (DPA, II, § C 175) et l'étude de S.R. Slings (1981).
16. Originaire de Syracuse, marchand prospère, Céphale serait venu à Athènes à l'invitation
de Périclès lui-même. C'est en tout cas ce que rapporte son fils, l'orateur Lysias, présent lui
aussi à l'entretien de la République (Contre Ératosthène, Disc., XII, 4). Fils de Lysanias, il a
quatre enfants : Polémarque, Lysias, Euthydème et une fille dont le nom n'a pas été
conservé. La biographie de Lysias (voir supra) nous apprend que Céphale passa à Athènes
les trente dernières années de sa vie et qu'il y vécut heureux, un bonheur que relève Platon
dans cette scène d'ouverture, notamment en le mettant en rapport avec le bonheur de
Sophocle, dont la vie passait pour avoir été exempte de malheur. Selon Lysias, son séjour à
Athènes lui acquit le respect des citoyens et ses fils développèrent pour leur cité d'adoption
un tel attachement que lorsqu'ils émigrèrent vers Thourioi, après la mort de leur père, vers
430 / 429, ils en furent bannis en raison de leurs sympathies athéniennes après
l'expédition de Sicile en 413. Voir la notice de R. Goulet sur Céphale (DPA, II, § C79). Sur son
attitude et la position que Platon lui prête, voir J.H. Sobel (1987) ; sur sa place dans
l'ouverture du dialogue, voir P. Javet (1982).
17. L'expression désigne l'ensemble de la compagnie rassemblée dans la maison, et non
seulement ses fils Lysias, Euthydème et Polémarque, qui sont déjà des adultes au moment
de l'entretien.
18. Le renvoi aux poètes désigne ici Homère (Od., XV, 246, et Il., XXII, 60, et XXIV, 486, où
Priam parle du « seuil maudit de la vieillesse »). Cicéron (De la vieillesse, 3 sq.) reprend
l'ensemble de ce passage. Voir aussi Hésiode, Les Travaux et les jours, 290 sq.
19. Selon le proverbe, que cite ailleurs Platon (Phèdre, 240c), « on se plaît dans la
compagnie de ceux de son â ge ». Voir également Lysis, 214a, Protagoras, 337d et Banquet,
195b.
20. La référence à Sophocle est placée ici dans une symétrie explicite au renvoi qui vient
juste après à Pindare (331a) ; le tragédien sert d'emblème à cette partie de l'entretien qui
évoque le souvenir et la mémoire, alors que le poète des odes permet d'exprimer les
sentiments en face de l'avenir, et en particulier de la mort. Que Céphale ait pu rencontrer le
poète Sophocle, alors que celui-ci était lui-même déjà vieux, ne permet pas vraiment de
préciser la chronologie de l'entretien, car la longévité de Sophocle, qui vécut de 497 à 405,
était sans doute déjà renommée. Parlant de ces vieillards qui récriminent, Platon fait peut-
être allusion à Sophocle (Antigone, vers 1165-1167) ; peu de poètes en effet ont tracé un
portrait plus sombre de la vieillesse que Sophocle (voir Œdipe à Colone, 1235 sq.).
21. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutô t qu'à une parole conservée de
Sophocle.
22. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutô t qu'à une parole conservée de
Sophocle.
23. Cette repartie était sans doute bien connue et on en trouve une variante dans Hérodote
(VIII, 125), où Thémistocle parle de la cité de Belbiné, en répliquant à un certain Timodème
qui en était originaire : « Eh oui ! Si j'étais de Belbiné, jamais je n'aurais reçu tant d'éloges à
Sparte, et tu n'y en obtiendrais pas non plus, mon ami, tout Athénien que tu sois » (trad. A.
Barguet).
24. Ce terme (epieikḕs) désigne l'homme qui a de la valeur et qui fait bonne figure dans la
société. Sa valeur ne le protège pas cependant du caractère pénible de la vieillesse, si la
fortune vient à lui manquer. Il ne s'agit donc pas ici de la vertu qui placerait le vertueux au-
dessus des misères de l'existence, mais de l'homme de bien au sens du juste traditionnel
auquel s'identifie Céphale.
25. Le récit que fait Céphale (330b-c) des aléas de la fortune de sa famille, où il se montre
critique de la gestion de son père Lysanias et admiratif de son grand-père Céphale, semble
fidèle à ce que rapporte Lysias (Contre Ératosthène, Disc., XII, 8 et 19). Ses fils héritèrent en
effet d'une fabrique d'armes qui employait cent vingt esclaves. Leur fortune personnelle
était très considérable et Lysias mentionne que lors des spoliations dont ils furent victimes,
ils avaient de l'or et de l'argent en quantité, en plus des boucliers de la fabrique et d'autres
métaux. En critiquant les nouveaux riches, au rang desquels Socrate évite de ranger
Céphale, Platon dresse un portrait amer des intérêts commerciaux des démocrates, dont il
ne cessera tout au long du dialogue de railler le désir insatiable.
26. Comment ne pas entendre ici l'écho de l'ouverture du Banquet (173c), alors que Socrate
oppose le plaisir de l'entretien philosophique à la niaiserie des conversations de riches ?
27. En posant cette question au vieillard Céphale, Socrate annonce déjà l'exposé central sur
le bien aux livres VI et VII du dialogue.
28. On peut percevoir ici un écho de Simonide (frag. 85, v. 7-10 Bergk).
29. La crainte qu'inspirent les mythes sur l'Hadès n'est pas un sentiment digne de la
philosophie et Socrate les critiquera, notamment pour cette raison, au livre II. En évoquant
ces mythes dans le prologue de la République, Platon les met en résonance avec le mythe
d'Er qui clô t le récit du dialogue au livre X. Ces mythes peuvent inspirer une attitude de
respect à l'endroit de la justice, en particulier s'ils soutiennent la foi en l'immortalité de
l'â me (voir infra, X, 621b), mais ils ne peuvent en fournir les fondements. Ils doivent en
effet être forgés d'après des modèles exemplaires (II, 379a) et ils s'adressent d'abord à la
sensibilité. Aussi bien au début qu'à la fin du dialogue, la représentation de l'au-delà joue
donc un rô le important, que Platon présente comme le complément possible de la
recherche philosophique sur les fondements de la justice. Dans le cours de l'argument
central de la République, la perspective eschatologique n'intervient cependant d'aucune
manière. Voir II, 363c ; III, 386b ; VI, 496e et 498d ; X, 608d et 613e.
30. S'agit-il seulement d'un jeu de mots ? Première mention nette de l'enjeu de la
République, la rétribution eschatologique des actes injustes est la forme mythique de la
justice : il y aura un jugement et l'homme injuste devra rendre compte des injustices
commises. L'expression « rendre justice des injustices » surprend, on peut la rapprocher de
Euthyphron, 8e. En évoquant (330e1) ceux qui se moquent de ces perspectives, Platon fait
écho au Gorgias (523a et 527a).
31. Il est important de noter que la mention de l'â me, dont le concept métaphysique jouera
un rô le fondamental au livre IV, intervient dès l'ouverture du dialogue. Dans le propos de
Céphale, il ne s'agit certes pas encore de l'â me comme support de la justice, voir infra,
353d, mais cette â me, comme la conscience (331a2) qui l'habite, constituent la prémisse de
toute la recherche de la République : comment déterminer l'essence de la justice de la cité,
sinon en la fondant sur la justice de l'â me ? Platon en pose le concept, sans chercher à le
déterminer comme sujet immortel, ou à le justifier comme séparé métaphysiquement du
corps, ce qui constitue l'objet du Phédon et sera présumé acquis tout au long du dialogue.
32. Cette anxiété est relative à l'existence réelle d'un au-delà et c'est donc la crainte qui
engendre l'examen de conscience et l'examen des injustices commises.
33. Voir le passage du Phédon, 77d-e, où Socrate, au moment de reprendre la
démonstration de l'immortalité de l'â me, évoque la crainte de la mort et la nécessité de
l'exorciser par la philosophie.
34. Vers de Pindare, d'origine incertaine (voir frag. 214 Maehler). Cette espérance douce
qui caractérise l'attitude de Céphale peut être rapprochée de celle de Socrate (Phédon,
114c), et de même le désir de s'acquitter de sa dette à l'endroit des dieux (Phédon, 118a).
Mais cette espérance n'est pas suffisante pour le philosophe, si elle doit signifier un repli
sur une existence sans risques et sans engagement au service des autres. C'est en tout cas
ce thème qui revient dans le discours de Socrate, au livre VI, 496d. Platon affectionne la
poésie de Pindare et il le cite cinq fois dans la République (I, 331a ; II, 365b ; III, 408b-c ;
VIII, 565e ; et X, 613b). Voir l'étude de É . Des Places (1949 : 171-179).
35. L'introduction du concept de la justice (dikaiosúnē), dont c'est ici la première mention,
apparaît à la jonction de l'entretien avec Céphale et de l'entretien suivant, avec son fils
Polémarque. L'histoire du concept de justice montre la lente évolution d'un concept lié
autant à la sagesse populaire qu'à la cosmologie archaïque. Quand Platon le recueille, il a
déjà été thématisé comme vertu. Voir l'étude de S. Darcus-Sullivan (1995 : 174-228), qui
présente tout l'arrière-plan chez Homère, Hésiode, les poètes et les penseurs
présocratiques. Voir également E.A. Havelock (1978).
36. Platon critique ici une définition de la justice par l'application pure et simple d'une
règle ou d'une norme, dans le but de montrer que la définition de la justice ne peut
s'accommoder d'un légalisme conventionnel.
37. Platon emploie ici le terme hóros pour désigner ce que serait une définition rigoureuse
de la justice. Fréquent dans le corpus platonicien, ce terme a plusieurs significations
(terme, notion, limite, critère, règle), mais la recherche des définitions (par exemple Gorg.,
470b10) caractérise d'emblée l'objet du dialogue philosophique. Il ne s'agit toutefois pas ici
d'un emploi technique, dans le sens de ce que serait par exemple une définition logique.
Aucune maxime de la tradition gnomique ne pourrait satisfaire aux critères de la définition
recherchée par Socrate.
38. Dès les premiers mots de son intervention, Polémarque associe sa position à celle du
poète Simonide. Tout ce morceau, qui s'étend de 331d à 336a, va en effet permettre à
Platon de montrer, en dépit de sa vénération pour les anciens sages, l'insuffisance de la
sagesse traditionnelle, telle qu'on peut la retrouver dans la poésie de Simonide. Défenseur
de la démocratie, Polémarque est proche de Socrate et a été condamné pour ses idées. Voir
l'exposé de sa position dans C. Page (1990).
39. Quand il se retire, pour laisser la place à son fils, Céphale lui lègue en effet les apories de
la morale traditionnelle, confiant qu'il saura relever le défi de définir la justice. Cicéron,
dans une lettre à Atticus (IV, 16) commente sa sortie en insistant sur le fait que le vieillard
quitte la discussion pour se consacrer aux choses pieuses, indiquant par là une limite de
l'enquête philosophique. La structure de la République intègre la tradition représentée par
Céphale, puisque cette ouverture religieuse, marquée à la fois par une fête et par la
célébration d'un rite, trouvera sa correspondance dans la fermeture du mythe d'Er. Voir P.
Javet (1982).
40. La maxime attribuée à Simonide appartient en fait à toute la tradition orale et Simonide
fait ici figure d'emblème de cette tradition recueillie par la poésie. Le poète de Céos (c. 556-
486) occupait une position prééminente dans la culture athénienne et il fut l'auteur
d'épitaphes et d'hymnes en l'honneur des guerriers morts au champ d'honneur lors des
guerres médiques. Proche de Thémistocle, on le retrouve à Syracuse vers 476, dans la
compagnie de Hiéron. La Lettre II de Platon (311a) le mentionne et le dialogue de
Xénophon sur Hiéron rapporte leurs échanges (II, 2, où la maxime est évoquée). Platon le
mentionne dans le Protagoras (316d-317c et 339a-347a), alors qu'il fait écho à un concours
poétique faisant rivaliser Protagoras et Simonide et propose une interprétation de sa
doctrine de la vertu. La maxime elle-même se retrouve attribuée à Pittacos chez Diogène
Laërce (DL, I, 78 Goulet-Cazé), mais on ne la retrouve pas dans les fragments conservés de
Simonide.
41. En quel sens Simonide est-il pour Socrate un sophós ? Ces vocables étaient courants
pour marquer l'admiration (par ex. Protag., 315e). Pour le sens du mot theîos chez Platon,
souvent ironique dans la bouche de Socrate, voir Ménon, 99c. L'apparente-t-il aux sages de
la tradition, Bias et Pittacos mentionnés en 335e, Solon et Thalès, dont il donne la liste dans
le Protagoras (343a-c) ? Ou ce jugement est-il ici une marque de plus de l'ironie de
Socrate ? Il n'y a aucune raison de douter de l'admiration de Platon pour Simonide. Socrate
le défend contre les critiques de Protagoras (340a-b) et il fait de son savoir le fondement de
la sagesse de Prodicos, qualifiée de divine. Les poètes ne sont-ils pas les éducateurs de la
jeunesse (Protag., 316d, 325e, 338e) ? Voir le concernant les remarques de M. Detienne
(1967 : 105-143). Ailleurs, Socrate estime que les poètes manquent de sagesse (Apol., 22a-
b), qu'ils se contredisent (Protag., 347e, Ménon, 71b), mais il n'en affirme pas moins que les
propos de ceux qui sont « sages » sont plus fiables (Théét.?, 152b, et Phèdre, 260a).
42. La critique faite à la définition de Céphale vaut-elle aussi pour la formulation de
Simonide ? Socrate montre facilement que la maxime de la sagesse traditionnelle ne saurait
convenir à toutes les circonstances et que Simonide lui-même ne l'aurait pas acceptée. Il est
donc nécessaire de rechercher une autre interprétation (332a).
43. Cet argument introduit une modalité dans l'interprétation de la maxime : la restitution
ne doit pas être dommageable aux amis, mais il convient qu'elle soit dommageable aux
ennemis. Cette maxime était courante et on la retrouve par exemple chez Hésiode (Travaux,
707 sq.), Pindare (Pyth., II, 83) et Eschyle (Prométhée, 1041 sq.). Socrate l'évoque comme
une conception populaire (Xénophon, Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35).
44. Comme dans le Charmide (162a) et dans le Théétète (152c, 194c), Socrate qualifie
d'énigme une formulation qui manque de clarté ou de rigueur. Il concède cependant que la
formulation poétique est susceptible de plusieurs significations, laissant ouverte la
possibilité que l'une d'entre elles convienne à la recherche philosophique. La recherche de
la signification acceptable va être menée par une analogie avec la médecine et la cuisine,
puis ensuite avec le pilotage (332e), pour tenter de préciser le sens de « ce qu'on doit ».
Cette analogie procède en ayant recours au concept de l'art (téchnē) : l'art de la justice
(332d2) peut-il être éclairé par l'art de la médecine ? Rend-il ce qu'il doit de la même
manière ?
45. Notons ici l'emploi de l'optatif, qui indique déjà la réticence de Socrate à concevoir la
justice comme une téchnē. Quelle est ici la portée de ce premier concept de justice ? J. Adam
(ad loc.) la conçoit comme la vertu correspondante de l'hosiótēs, c'est-à -dire de l'attitude
juste envers les dieux. C'est l'excellence humaine dans sa généralité, à laquelle fait écho
Théognis : « Dans la justice se concentre toute la vertu humaine” (Poèmes élégiaques, v.
147). Dans la conception grecque avant Platon, on peut considérer la justice comme
l'équivalent d'un concept de bien ou de moralité. Voir sur ce point S. Darcus Sullivan
(1995 : 174-227) et E. Havelock (1969). Les définitions de la justice dans l'œuvre de Platon
sont nombreuses et la définition populaire – l'art d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis
– se retrouve par exemple dans le Ménon (71e) et dans le Criton (49b), où Platon montre
comment elle doit être dépassée. Xénophon y fait écho (Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35) et Platon
peut à juste titre être considéré comme le premier à s'opposer à cette morale
conventionnelle. L'exemple en serait le vers de Pindare : « Puissé-je aimer mes amis ! Mais
rendant haine pour haine, je courrai sus à l'ennemi, comme un loup… » (Pyth., II, 82-83
Puech).
46. C'est la discussion de la justice comme téchne qui amène les concepts d'action et de
tâ che (prâxis et érgon). Présents dans plusieurs discussions socratiques sur la vertu, ces
concepts reviendront principalement au livre IV, alors que Platon voudra fonder sur la
tâ che propre de chacun la détermination de la justice de l'ensemble. Voir par exemple
Gorg., 451a, Protag., 311b et 318b.
47. Notons que le contexte premier proposé par Socrate pour l'interprétation de l'art de la
justice est la guerre. Les amis et les ennemis ne sont pas d'abord les particuliers dont on se
demanderait ce que signifie le devoir de les traiter justement, mais les alliés et les citoyens
de cités ennemies. Ce contexte est sans doute le plus déterminant dans toute l'enquête de la
République, dans la mesure où la justice doit d'abord garantir la paix et l'harmonie dans la
cité et dans les rapports entre les cités. Les contextes juridiques qui règlent les relations
des particuliers paraissent toujours subordonnés à cette signification première de l'amitié
et de l'inimitié, la signification d'abord politique et militaire. Ce contexte guerrier, repris au
livre V, est à la base de l'interprétation straussienne de la République, voir par ex. L. Craig
(1995).
48. Le terme générique (sumbólaia) est rapporté par Socrate à une forme plus englobante,
les associations (koinōnḗmata) Il s'agit dans le premier cas des obligations contractuelles
entre particuliers, principalement pour les prêts et les opérations impliquant de l'argent. Le
législateur en a la responsabilité (Pol., 295a), mais les particuliers peuvent également
contracter directement (infra, IV, 425c). Dans le second cas, il s'agit de toutes les ententes
et conventions, qu'elles impliquent ou non de l'argent.
49. Cette référence à la position des dés au jeu revient au livre VI (487b), pour illustrer la
manière de Socrate de bloquer l'argumentation, l'échange dialogué étant alors comparé au
jeu de dés.
50. Platon oppose ici non pas l'individu et la collectivité, mais les affaires impliquant des
tractations ou des associations et les affaires personnelles, privées.
51. L'argument développé par Socrate institue une comparaison entre les arts qui
correspondent aux métiers utiles (le pilote, le vigneron, le musicien, etc.) et l'art qui ne
correspond à aucun usage utile, à aucune chrḗsis. La conclusion paraît inévitable (333e),
l'art du juste est un art inutile, il est dépourvu de toute valeur. Platon n'est certes pas dupe
de ces analogies (voir ses remarques dans Pol., 277c et 297e), mais celles-ci permettent de
montrer la différence de registre entre l'art moral et la technique.
52. Le principe en vertu duquel si on connaît le bien, on connaît aussi le mal est ici appliqué
de manière sophistique. Voir Phédon, 97d, et Charm., 166e. L'exemple de la capacité de
voler est exposé dans l'Hippias mineur, 365c.
53. Il s'agit ici des stratégies militaires, plans de campagne et autres délibérations secrètes
dans les activités de la guerre.
54. Père d'Anticlée, grand-père maternel d'Ulysse, il vient dans l'Odyssée (XIX, 399-466)
voir son petit-fils et c'est lui qui lui donne son nom. Ulysse, blessé à la cuisse par un sanglier
lors d'une chasse, est soigné par Autolycos et ses fils. À quoi renvoie le propos d'Homère
que cite ici Platon ? Peut-être au fait que, dans l'Iliade (X, 262-68), Autolycos avait dérobé le
casque d'Amyntor qui allait plus tard protéger Ulysse.
55. Cette ironie à l'endroit des poètes est particulièrement bien placée, puisque
Polémarque entend faire reposer sur Simonide sa conception de la justice. Le paradoxe
auquel parvient en effet la discussion (334e) est le contraire de la pensée de Simonide : la
justice consisterait à faire du bien à ses ennemis et à nuire à ses amis. Présentée comme un
dilemme, l'argumentation qui se conclut ici est la suivante : ou bien il est juste de faire du
tort à ceux qui ne sont pas injustes à notre endroit et de faire du bien à ceux qui sont
injustes, ou bien il est juste de faire du tort aux amis et de faire du bien aux ennemis.
Polémarque considère que la première position est malhonnête, et la deuxième heurte de
front la maxime attribuée à Simonide.
56. Ce passage et le passage parallèle dans le Premier Alcibiade (127d), comme bien
d'autres passages chez Platon, illustrent l'état de confusion dans lequel Socrate plonge ses
interlocuteurs. La comparaison avec la torpille dans le Ménon (80a) en est l'image
saisissante.
57. Selon cette position, tout homme de bien sera un ami, et tout homme mauvais sera un
ennemi. Cette conception pourrait se rapprocher de certaines formulations attribuées à
Socrate, par exemple par Xénophon (Mém., II, 6, 14 sq.). Le raisonnement de Socrate
implique ici la possibilité de discerner l'apparence de la réalité dans l'identification des
amis et des ennemis.
58. La forme absolue de la condamnation de l'injustice contredit la morale traditionnelle de
la revanche : la justice, telle que la conçoit le philosophe, n'est pas compatible avec
l'hostilité. Platon contredit explicitement Xénophon (Mém., II, 6, 35, et II, 3, 14) qui
l'attribue à Simonide. Cet argument est ici développé par une curieuse analogie naturaliste :
de la même manière que le mal causé par un animal à un autre rend celui-ci plus mauvais,
l'injustice rend le sujet de l'injustice plus injuste encore. La justice ne saurait être la cause
de l'injustice. L'argument recourt au concept de l'excellence propre des animaux : l'exercice
du mal détériore leur excellence propre, qui est selon l'analogie l'équivalent de la vertu
humaine. Or la justice est l'excellence humaine propre (335c), en elle se résume l'ensemble
des vertus. Voir infra, II, 379c et en général la position socratique sur la condamnation de
l'injustice (335e et par exemple, Criton, 49b, et Gorg., 469b). L'ensemble de ce passage peut
être rapproché d'un fragment de Simonide (frag. 5, 10-14 Bergk) et concourt à la morale
traditionnelle qui associe la prospérité à la conduite du juste. Dans le Charmide (172a), la
réussite découle de la sagesse.
59. Cette liste associe Périandre, le tyran de Corinthe (c. 625-585), réputé pour la violence
de son pouvoir, Perdiccas II (c. 450-413), roi de Macédoine et allié changeant d'Athènes,
Xerxès, le fils de Darius, roi de Perse (486-465) et Isménias, roi de Thèbes : grands
personnages de la vie politique, leur richesse leur donne l'illusion d'un pouvoir réel. Aucun
tyran ne peut prétendre à un bonheur authentique (voir infra, IX, 587d). Dans le Ménon
(90a), Platon évoque le caractère suspect de la fortune d'Isménias. Xénophon rappelle
comment il fut condamné pour avoir spolié Timocrate de Rhodes (Hellén., III, 5, 1 ; V, 2, 35).
60. L'attaque de Thrasymaque est directe et elle vise en premier lieu la méthode de
l'argument socratique, l'élenkhos. Manifestant une attitude d'impatience, le sophiste exige
de Socrate qu'il se soumette lui aussi à la requête de fournir une réponse et propose à son
tour une définition. Cette impétuosité fait ranger Thrasymaque du cô té du Polos ou du
Calliclès du Gorgias et Platon le peint sous des traits qui frisent la caricature. Rien chez lui
ne semble mériter considération et sa violence disqualifie, pour ainsi dire a priori, sa
position. Le reproche fait à Socrate de se contenter de questionner est un leitmotiv
récurrent (Xénophon, Mém., I, 2, 36 ; IV, 4, 9) et on l'entend souvent chez Platon même
(Théét., 150c).
61. Platon semble insister ici sur la différence entre une discussion sur le juste et une
recherche, plus élaborée et plus difficile, sur la justice. Thrasymaque récapitule en effet les
définitions possibles du juste (336d) et les déclare sans intérêt, ce que ne contredira pas
Socrate.
62. Cette apostrophe aux sophistes n'est certes pas un compliment et dans la bouche de
Socrate, cette expression courante de l'admiration (deinós) se tourne ironiquement contre
une prétendue sagesse.
63. Souvent reprochée à Socrate, qualifiée de puérile, assimilée à une attitude purement
ludique, l'ironie fait partie au contraire de la méthode de la recherche socratique. Il s'agit
d'une attitude qui consiste à ne pas révéler ce qu'on sait, de manière à provoquer le
questionnement et approfondir la recherche. Voir par exemple Banq., 216e, et Théét., 150c,
avec l'étude de G. Vlastos (1990 : 37-68). Toute cette introduction sur la méthode de
Socrate et sur son attitude a pour but de dresser un portrait symétrique de la position
sophistique et de la recherche philosophique : le sophiste est un expert habile et malin, qui
connaît d'avance plusieurs réponses et propose d'en exclure plusieurs (337c), alors que le
philosophe cherche la vraie réponse.
64. En quel sens Socrate dit-il à Thrasymaque qu'il est sophòs, sinon pour lui signifier qu'il
voit bien dans son jeu ?
65. Thrasymaque s'exprime ici comme si l'attitude de Socrate, qui manifeste peut
d'ouverture à sa proposition, méritait une sorte de châ timent : si la réponse devait venir de
Thrasymaque, ne devrait-il pas endurer une correction qui le fasse souffrir (páschein) ? Le
passage fait écho à la coutume des tribunaux (Apol., 36b, et Lois, XI, 933d) qui faisait
demander à un accusé reconnu coupable de requérir une peine différente de celle requise
par l'accusation. Mais Socrate transforme cette épreuve souffrante en projet de
connaissance. Cet échange associe, comme toute la tradition grecque l'avait exprimé, la
souffrance et la connaissance (matheîn) ; par exemple, Eschyle, Agamemnon, 176.
66. Alors que les sophistes réclamaient un paiement pour leur enseignement et
parvenaient dans certains cas à amasser de belles fortunes (voir le cas de Protagoras,
réputé plus riche que Phidias lui-même, Ménon, 91d), Socrate menait une existence
modeste et revendiquait pour lui-même une style de vie exigeant un certain dénuement
(Apol., 23b). Il ne possède pas de biens matériels (338b).
67. Thrasymaque retourne ici contre Socrate le compliment ironique que celui-ci lui avait
adressé en 337a. La méthode de Socrate est aussi une sorte d'expertise dont on peut se
moquer, la profession de non-savoir s'acccompagnant, au dire de Thrasymaque, d'un
manque de gratitude à l'égard de ceux qui savent, les sophistes.
68. Cette définition, qui fait retour dans les Lois (IV, 714c), peut être considérée comme une
détermination plus précise de la définition de la justice comme intérêt, refusée par
Thrasymaque en 336d et notée par Socrate en 339b. Au livre suivant, Glaucon en fait une
théorie courante sur l'origine des constitutions et des cités (358c). Cette définition doit-elle
être rapprochée du constat de Thucydide (I, 76, 2), qui affirme que c'est le destin naturel
des faibles d'être dominés par les forts ? On ne saurait résumer la pensée politique
athénienne dans ce principe impérialiste, mais en le mettant dans la bouche de
Thrasymaque, Platon en fait la position des intellectuels qui ont soutenu la politique de
conquête et en un sens conduit Athènes à la défaite. La comparaison avec la position de
Calliclès dans le Gorgias (par ex. 483a) a été l'objet de plusieurs études, voir R.L. Klee (1930
: 317 sq.). La question est en effet d'abord politique : quelle est l'origine des cités, sinon
l'exercice de la force, comme l'exemple même d'Athènes le montre ? Voir aussi le vers de
Pindare (frag. 169 Snell), cité dans le Gorgias (484b), alors que Platon semble identifier la
loi du plus fort et la loi de la nature. Voir supra, II, 359c. La position de Thrasymaque a
donné lieu à de nombreuses études, voir d'abord P.P. Nicholson (1974), J. Churchill (1984),
C.D.C. Reeve (1985) et F.C. White (1988).
Pour analyser la thèse de Thrasymaque, il faut en séparer les propositions successives. La
première fait de la justice l'intérêt du plus fort (338c1). La seconde thèse fait de la justice le
bien d'un autre (343c). La première thèse résulte d'une lecture qui se présente elle-même
comme un regard lucide sur le lien social et on peut l'identifier à son fondement
philosophique qui est un conventionnalisme. C'est le dirigeant qui édicte les normes et les
lois, et la justice est donc le résultat de cette déclaration. Si l'origine de la justice est le
pouvoir, quel qu'il soit, alors son essence est d'emblée positive, ce qui la distinguerait de la
morale, qui, elle, pourrait être naturelle. Cette position traditionnelle était déjà représentée
dans le Criton, dans le passage de la Prosopopée des lois, alors que Socrate exprime son
respect de l'autorité des lois, fussent-elles injustes. La position de Thrasymaque va bien au-
delà cependant d'une simple constatation de l'autorité, puisqu'il soutient qu'il n'y a rien au-
delà de cette conformité, seulement du pouvoir. On doit également noter que Thrasymaque
ne s'embarrasse pas de cette distinction et considère toute la question de la justice sous le
regard de la positivité des lois. Comme les dirigeants, qui sont les plus forts de par leur
richesse et leur rang social, recherchent ce qui les avantage, ils auront tendance à
promulguer des lois qui leur sont avantageuses. Selon cette première formulation, la justice
est ce qui est élaboré politiquement (lois, pouvoir) et non pas ce qui est moralement
souhaitable (vie bonne). Socrate attaque cette formulation de manière directe : si le
dirigeant se trompe, ses lois sont-elles encore justes ? Thrasymaque répond en proposant
une deuxième formulation : la justice est obéissance aux lois (339b7), ce qui relève d'un
légalisme traditionnel. Cette position semble cependant marginale dans l'ensemble de son
argument et Thrasymaque la refuse quand Clitophon propose de la reprendre. Il propose
plutô t de discuter à partir d'un concept pur de dirigeant, c'est-à -dire d'un dirigeant
infaillible et qui ne saurait de ce point de vue même manquer à son propre intérêt.
Ce concept de dirigeant au sens strict, ou rigoureux, va permettre à Socrate de se
concentrer sur la nature de l'expertise requise de tout expert au sens strict, qu'il soit
médecin, pilote ou dirigeant : il s'agit de la science qui est le fondement de son art, de sa
téchnē. La justice, avant donc d'être définie comme vertu et excellence, est présentée
comme art de gouverner, comme art politique. Sur ce point, Thrasymaque et Socrate se
trouvent sur un terrain commun. Mais le point de leur désaccord est la finalité de cet art :
alors que Thrasymaque croit que le tyran et l'injuste, qui sont naturellement pléonectiques,
ne rechercheront que leur intérêt, Socrate soutient au contraire que les gouvernants
gouvernent dans l'intérêt des sujets (343a). Le traitement technique de la justice n'est donc
pas suffisant, seule la considération morale du télos peut assurer un modèle valable aux
yeux du philosophe. Toute la recherche de la République peut être considérée comme le
projet d'assurer un fondement autre que purement technique à l'art politique, car si ce
fondement est hors d'atteinte, il semble inévitable que le sophiste triomphe : la force de
l'intérêt propre dominera et la raison qui pourrait servir l'intérêt des autres, emportée par
la pléonexie (v.g. le désir insatiable de prendre avantage, en exploitant les faiblesses des
autres pour en tirer un gain), ne travaillera que pour elle-même. C'est la position de
Thrasymaque lui-même, qui défend dans un long discours les bienfaits de l'immoralisme.
La position socratique, qui est le contraire de la pléonexie, est que dans la mesure où l'art
politique est un art véritable, il doit servir l'autre (342c-343a). Cette position provoque
chez Thrasymaque l'expression d'un mépris à l'égard d'une attitude philosophique aussi
naïve que candide. Ce moment constitue une charnière importante dans l'argument,
puisqu'il sera l'occasion pour Thrasymaque (343b-344d) d'exposer sa thèse sur
l'infériorité de la justice, thèse qui en son point limite lui fait qualifier la justice de vice. Le
gouvernant est en effet un berger, mais son but est l'exploitation du troupeau et non le bien
de ses sujets. Il cherche d'abord l'oikeîon agathón, c'est-à -dire son bien propre et il
l'obtiendra par la force et par l'exercice de son intelligence. C'est lui qui, au sein même de
l'exploitation, est le véritable phrónimos, le vrai sage. On doit donc l'admirer. C'est
également lui seul qui atteindra le bonheur, car seul l'injuste, et en particulier le tyran
exploiteur, saura accumuler les avantages : son désir véritablement pléonectique, lui
procurera le vrai bonheur. Cette seconde thèse exige à son tour une réfutation complète,
puisque Socrate soutient que seul le juste est sage et heureux. À la pléonexie naturelle des
dirigeants exploiteurs et des cités dominatrices, il oppose le désir moral soutenu par la
raison et la connaissance. L'art politique moral sera par essence désintéressé, et sa
motivation sera conforme à une connaissance désintéressée. Le phrónimos en effet n'est
pas un habile calculateur, mais un sage vertueux qui recherche le modèle de la justice hors
de la sphère de l'intérêt.
Le développement de l'argument général de cet entretien est complexe et on peut le
comprendre mieux en le rapprochant du passage parallèle du Gorgias : non seulement
Calliclès est un personnage très proche de Thrasymaque, mais les thèses qu'il avance
semblent à plusieurs égards les mêmes. Le conventionnalisme est en effet une thèse
centrale de la pensée des sophistes, qui mettaient en question l'origine naturelle ou divine
des lois et des normes. La position de Protagoras, bien connue, n'est que l'emblème de tout
le mouvement qui agite les intellectuels autour de Périclès. La conception traditionnelle est
reflétée dans un fragment d'Antiphon (DK, 87 ; A44), où on lit que la justice consiste « à ne
pas transgresser les coutumes de la cité dans laquelle on vit comme citoyen ». Cette
conception sera critiquée par les sophistes, puisque les lois sont d'imposition arbitraire et
qu'elles pourraient se révéler contraires à la nature. Cet argument est au centre de la
position de Calliclès (Gorg., 482c-486d), qui oppose la nature et la loi. Selon lui, la loi
(nómos) est le fait des faibles, qui recherchent leur avantage, alors que la nature soutient
les forts. Leur force les portera à défier les lois et à renverser les conventions. L'entretien
avec Thrasymaque montre que cette position doit être nuancée et approfondie, car Platon
peut s'accorder avec Calliclès pour critiquer le conventionnalisme, mais pas jusqu'au point
de lui substituter la pure violence de la force naturelle. C'est pourquoi dans la discussion
avec Thrasymaque nous ne trouvons pas de distinction entre ce qui est conventionnel et ce
qui est naturel : dans la présentation de sa thèse qu'expose Platon, on ne trouve aucune
trace de naturalisme. Là où Calliclès pense un individu violent et plein de désir,
Thrasymaque représente un tyran, dont l'idéal de pouvoir politique n'est pas fondé sur une
pure violence naturelle. Il est seulement pléonectique et désireux de tourner les lois à son
avantage. La position de Thrasymaque n'en appartient pas moins au monde de la pensée
des sophistes, puisque la prémisse non énoncée de sa position est que l'immoralisme,
l'injustice vulgaire, correspond à ce qui serait juste par nature. Il reviendra à Glaucon, au
livre suivant (Rép., II, 359c), de mettre au jour cette prémisse naturaliste en l'exposant dans
les termes du débat nómos-phúsis.
Quelles sont les prémisses de l'immoralisme de Thrasymaque ? Il pense que la justice a un
fondement, mais qu'il est inutile de le respecter : l'injustice présente en effet des bienfaits
supérieurs, puisqu'elle est profitable, alors que la justice n'est jamais dans notre intérêt.
Cette deuxième portion de l'argument de Thrasymaque déplace le sujet de l'enquête : la
discussion se concentre moins sur la nature de la justice et place en son centre la question
du bénéfice de la justice. La forme principale de cette question subsidiaire concerne le
bonheur : le juste est-il heureux ? La suite de la République maintiendra liées ces deux
questions : la recherche sur la nature de la justice, qui se développe dans le thème
psychopolitique du livre IV, ne sera jamais dégagée de la recherche sur le bienfait de la
justice qui du livre II aux livres IX et X, propose une méditation sur le sort des justes et les
récompenses de la vie future.
69. Personnage historique, vainqueur à la 93e Olympiade en 408, il est mentionné dans
Pausanias (VI, 5) et Lysippe avait sculpté sa statue à Olympie.
70. Cette distinction tripartite (tyrannie, démocratie, aristocratie) annonce la distinction
quadripartite qui fera l'objet de l'enquête politique et psychomorale du livre VIII. Cette
classification était classique (voir Eschine, Ctesiphon, 6 ; Timarque, 4 ; et Pindare, Pyth., II,
86) et sera reprise par Aristote, Pol., III, 1279b4, qui considère les trois régimes comme des
déviations de la royauté (tyrannie), du gouvernement constitutionnel (démocratie) et de
l'aristocratie (oligarchie). Au nombre de ceux qui contribuèrent à en fixer la structure, il
faut faire une place à part à Hérodote, qui distingue le régime et ceux qui exercent le
pouvoir (III, 80-82). Voir sur cette classification, J. Bordes (1982 : 134, 232-249, et sur ce
passage de Rép., I, 338d : 249-252) et J. de Romilly (1959).
71. Il est difficile d'établir une relation de définition logique entre le pouvoir comme
exercice réel de la fonction de gouverner (árchein), et le principe abstrait de ce pouvoir
(krateîn) ; Platon soutient ici que c'est d'abord la fonction politique du gouvernant qui lui
assure le pouvoir qu'il exerce. Les termes grecs utilisés sont souvent équivalents. Notons
cependant que, dans la conception de Thrasymaque, le pouvoir exerce dans les trois
régimes la même fonction, celle de la force supérieure, qui édicte les lois. Cette distinction
fait retour dans l'argument, 342c8-9. Dans les Lois (IV, 714b sq.), Platon revient sur ce
rapport des lois aux régimes qui les édictent et il critique le pouvoir des régimes qui,
cherchant uniquement à se maintenir, n'ont aucun égard pour la justice de leurs lois. Au
regard de Thrasymaque, et de tous les réalistes politiques de sa mouvance, il paraissait
certainement idéaliste de rechercher le meilleur régime : chaque régime promulgue des
lois qui le servent, et les théoriciens qui accordent à ce fait un rô le prépondérant dans la
pensée politique se concentrent en conséquence sur la prééminence de l'archḗ. Voir J.
Bordes (1982 : 251).
72. Le terme traduit ici par gouvernement est archḗ, c'est-à -dire le pouvoir ; les formes
peuvent en varier selon les constitutions, certaines cités étant gouvernées
démocratiquement, d'autres tyranniquement, d'autres aristocratiquement, mais cela, selon
la thèse de Thrasymaque, ne modifie pas la conception de la justice. Le juste est toujours ce
qui est institué par le pouvoir en place, c'est-à -dire par les régimes qui gouvernent. Or,
chaque régime gouverne en suivant d'abord l'intérêt des dirigeants, de sorte que la justice
est toujours identique à ce que promulgue le gouvernement en place. Cette thèse est proche
de celle que propose Calliclès dans le Gorgias (482c-486d), mais il faut noter les
différences. Elle a pour corollaire la proposition qu'en tire immédiatement Socrate,
lorsqu'il en entreprend l'examen : l'obéissance au régime en place est nécessairement juste
(339b). Ce conventionnalisme n'est cependant pas exposé ici par l'opposition de la loi et de
la nature, contrairement à l'exposé de Calliclès dans le Gorgias. Ce thème de la pensée
sophistique était un topos courant à l'époque de Platon et Aristote le présente comme tel
(Réf. soph., 173a7-18). Dans le Protagoras, Hippias insiste sur la priorité de la nature (337c-
e), mais c'est seulement dans le Gorgias que Calliclès expose ce que signifie la nature : c'est
le règne de la force et du pouvoir, qui ne saurait être jugulé par les lois visant à protéger les
faibles. Dans le Théétète (177d), l'autorité des lois est le fondement de la justice. Par
contraste, la position de Thrasymaque ne recourt aucunement à la nature et se limite à une
apologie des conventions établies par les plus forts, alors que le Gorgias (504d) présente au
contraire les conventions comme des mesures protégeant les faibles.
73. Cette expression a ici le sens d'une intervention en faveur de la position de Socrate, ce
qui explique la réaction de Polémarque : Socrate n'a besoin d'aucun défenseur (márturos),
puisque Thrasymaque est d'accord avec lui.
74. Clitophon croit pouvoir corriger la thèse de Thrasymaque en distinguant l'intérêt réel
du plus fort de ce qui lui paraît être son intérêt, c'est-à -dire de son jugement. Mais même si
cette distinction ne correspond pas à la thèse de Thrasymaque, Socrate accepte de la
recevoir : elle ne modifie en rien, en effet, le paradoxe auquel la thèse conduit, dans tous les
cas, si on admet que les gouvernants peuvent se tromper.
75. Thrasymaque ne peut se résigner à considérer comme le plus fort celui qui se trompe,
dans le moment même où il se trompe : le plus fort, selon cette nouvelle modalité
introduite ici dans l'argument, n'est plus le plus fort, s'il se trompe. Thrasymaque
développe l'argument par le moyen d'analogies (340d) et il aboutit à la conclusion que le
nom d'un expert comme pilote, musicien ou gouvernant ne convient plus quand l'expert se
trompe. Il n'est plus dès lors qu'une manière de parler (340d5). Cette position repose donc
sur une distinction entre le sens strict ou rigoureux des désignations et leur sens non-
rigoureux : seul le premier peut servir l'argument, puisque l'expert ne peut se tromper en
tant qu'expert (dēmiourgòs, 340e4). L'analogie est menée pour la triade de l'expert, du
savant (sophòs) et du dirigeant (árchōn), trois fonctions qui supposent un savoir lié à leur
désignation même : ce savoir vient-il à manquer, la désignation perd son sens, et l'expert
n'agit plus en tant qu'expert, le dirigeant en tant que dirigeant, le savant en tant que savant.
76. Sous cette appellation, on désignait à Athènes des personnes qui s'adonnaient à la
dénonciation et qui cherchaient par tous les moyens à provoquer des procès, de manière à
mettre en valeur leurs habiletés rhétoriques et à encaisser les récompenses prévues en cas
de succès. Ces délateurs publics devinrent rapidement une plaie du système judiciaire. Plus
loin, Platon les mentionne (VII, 553b) pour critiquer leurs abus. Thrasymaque considère ici
que Socrate le provoque délibérément, pour lui faire du tort (341a), et c'est en ce sens qu'il
le traite de sycophante. Cet usage perdurera dans la doctrine de l'argumentation, voir
Aristote, Réf. soph., 15, 174b9 et Rhét., II, 24, 1402a14.
77. Le sophiste distingue ici, au moyen d'un vocabulaire technique rhḗma et ónoma,
l'expression et le nom, c'est-à -dire un usage qui peut varier quant à la précision et un
concept, qui lui est invariable et qui est fixé dans un nom. Voir pour cette distinction, Gorg.,
450d. Cette distinction recoupe-t-elle celle qui vient un peu plus loin (341b) entre l'usage
habituel, la manière de parler (hōs épos eipeîn) et le sens strict (akribeî lógōi) ? Pas
exactement, dans la mesure où la distinction entre l'expression et le nom suppose une
référence stricte (le concept du médecin renvoie à la fonction de la médecine exercée dans
sa perfection), alors que le sens strict désigne seulement la plus ou moins grande rigueur
dans l'usage du langage (voir infra, sur l'art au sens strict, 342b). Voir aussi le passage des
Lois (II, 656e) qui associe la manière de parler à un résumé de l'usage.
78. Si chaque art a un intérêt particulier, c'est dans la perfection de cet intérêt qu'il
réalisera ce qu'il poursuit, et non dans quelque intérêt différent ou adventice. Chaque
téchnē possède sa fonction propre (voir infra, 353b), qui est la finalité que chaque art
particulier poursuit. L'argument est élaboré à partir de deux fonctions, celle de la médecine
et celle du pilotage, des analogies très prisées dans les discussions socratiques.
79. Si les arts poursuivent une fonction particulière qui correspond à ce qui est leur intérêt
particulier, ils sont par ailleurs entièrement autosuffisants et ne requièrent pour eux-
mêmes aucun art de niveau hiérarchique supérieur. C'est en ce sens que Socrate soutient
que l'art possède une excellence (aretḗ) parfaite, autosuffisante : cette excellence s'identifie
à la perfection de sa fonction. L'argument de Socrate est construit en parfaite symétrie avec
le concept du dirigeant parfait de Thrasymaque, le dirigeant infaillible, le but étant de
montrer que l'un comme l'autre n'ont aucun intérêt pour eux-mêmes, ils ne servent que
leur fonction, c'est-à -dire l'autre (le malade, le gouverné, le navire). Sur ces questions, voir
les analyses de T. Irwin (1995 : 176-180).
80. Le développement de l'argument est complexe. Si les arts dirigent et gouvernent leur
objet, ils en sont la science (epistḗmē, 342c11). Cette affirmation se fonde sur la préséance
de la science : aucune téchnē ne peut s'exercer en tant que telle, elle suppose une science,
qui est le véritable fondement de son pouvoir sur l'objet. Cette proposition est essentielle à
la conclusion concernant l'intérêt du dirigeant (342d), car seul le dirigeant qui sait peut
exercer son art dans l'intérêt véritable de ses subordonnés. On peut voir ici l'argument
politique de la République entrer en scène, avant même son développement dans les livres
subséquents. C'est en ce sens seulement que le dirigeant est un expert de son art de
gouverner (342e9). Non seulement tient-il compte de l'intérêt de l'autre, du plus faible,
mais encore le fait-il sur la base de la science qui fonde son art. Cette position contredit
explicitement et complètement l'immoralisme de Thrasymaque, qui voit dans la justice une
ingénuité, une candeur et au bout du compte une aberration. Seule l'injustice est une vertu,
puisqu'elle seule permet d'atteindre le bonheur par la satisfaction des besoins. Sur la
doctrine de Thrasymaque et son lien à la sophistique, voir G.B. Kerferd (1981 : 117-123) et
sur son attitude à l'égard de la sōphrosúnē, voir H. North (1966 : 115).
81. La conjonction de l'intérêt et du bien (sumpherón et prépon, 342e10) montre ici
l'importance d'une conception morale de l'intérêt du plus faible.
82. La comparaison du dirigeant et du berger est fréquente chez Platon, qui compare même
les dieux de l'â ge d'or à des bergers (Pol., 271d). Socrate avait lui-même eu recours à cette
comparaison, mais dans le but opposé (Xénophon, Mém., III, 2, 1), évoquant l'exemple
d'Agamemnon chez Homère. Dans le Théétète (174d), le tyran exploite son troupeau le plus
possible.
83. L'expression pourrait signifier « un bien d'une autre nature, un bien étranger »
(allótrion agathòn), mais le sens de l'argument est de faire voir qu'être juste consiste à
rechercher le bien d'un autre que soi-même. Aristote (Eth. Nic., V, 3, 1130a3 ; 1134b5) note
que la justice est la seule des vertus à rechercher le bien d'un autre que soi.
84. Ce terme (euēthikō̂n, c6) est rare chez Platon (Rép., VII, 529b, Charm., 175c et Hipp. maj.,
301d). Il désigne ceux qui ont une attitude morale en toutes choses. Dans la bouche de
Thrasymaque, ce terme se transforme en reproche, puisque la moralité des faibles est le
signe de leur soumission. Tout le discours de Thrasymaque, qui se rapproche de celui de
Calliclès dans le Gorgias (490b, 511a, 521c) est une charge contre l'attitude morale,
puisque l'idéalisme est le fait des faibles, alors que le réalisme impose de considérer
l'exploitation comme un fait.
85. L'injustice la plus totale, celle qui est parfaite (teleōtátēn) est l'injustice tyrannique.
Suivant B. Jowett (ad loc.), on peut en comparer la description chez Euripide (Phéniciennes,
549), qui fait de l'injustice le bonheur du tyran. Ce thème du bonheur du tyran était assez
commun, Platon y fait allusion dans le Gorgias (au sujet du bonheur d'Archelaos de
Macédoine, 470d).
86. Socrate ironise ici sur les qualités de Thrasymaque. Ce qualificatif de « démonique »
désigne des êtres intermédiaires entre la divinité et l'humanité ; en II, 382e, Platon dit que
comme le divin, le démonique ne peut être que véridique. Appliqué au discours fallacieux
de Thrasymaque, l'apostrophe devient dérisoire, puisque dans la pensée de Platon, seul
Socrate est véritablement démonique, habité de la voix d'une conscience véridique. Sur ce
qualificatif utilisé comme apostrophe, voir l'étude de E. Brunius-Nilsson (1955).
87. Ce passage, auquel Platon fait écho plus bas (352d), permet d'approfondir le parallèle
avec la discussion menée sur le genre de vie dans le Gorgias (492c, 500c) : dans ces deux
morceaux, Platon décrit la vie du juste comme la vie exemplaire de l'être humain, qui n'est
réalisée dans sa perfection que par l'engagement dans la philosophie. Voir ensuite 377b,
578c, 608b. La règle (diagōgḗ) est le principe de conduite de toute l'existence, c'est une
direction que chacun doit suivre (diagómenos), s'il veut vivre la vie la plus profitable. La
distinction entre ce qui est profitable (lusitelḗs) et ce qui est bénéfique (ophélimon) ne
semble pas stricte.
88. Socrate rappelle à Thrasymaque que toute la discussion concerne la fonction
considérée dans la perfection de l'art, c'est-à -dire selon son concept rigoureux : il s'agit de
ceux qui commandent réellement (346b), des dirigeants en tant que dirigeants.
89. L'évocation de l'éventualité de la cité juste est-elle déjà le projet de la république
idéale ? Voir Ménon, 89b et 100a. Le thème de la réticence des sages à s'engager dans les
affaires publiques sera repris infra, VI, 520e-521a.
90. La discussion prend un nouveau cours et Socrate, plutô t abruptement, laisse de cô té la
discussion de la thèse de Thrasymaque sur la justice comme l'intérêt du plus fort ; il oriente
la discussion sur la question du bonheur de la vie du juste. Les bienfaits ( agathà) de
l'existence de l'homme injuste sont les profits qu'il en escompte, et Socrate propose de leur
opposer ceux de l'existence juste (348a). Ce thème ne sera conclu qu'au livre IX, après que
toute l'enquête du dialogue aura montré son fondement dans la doctrine métaphysique de
la justice. Selon plusieurs interprètes, l'argument principal de la République est celui de la
priorité de la justice, plus encore que la question de son essence : la justice est ce qui
bénéficie le plus à celui qui la pratique et ce bénéfice est le bonheur (et le plaisir qui lui est
associé). L'insistance de Socrate en 352d pour mener cet examen sur le bonheur va en effet
dans ce sens. Mais cette recherche n'est jamais détachée de la dialectique de la justice, telle
qu'on la trouve au livre IV. Voir G. Vlastos (1977) et R. Kraut (1992).
91. L'expression de la dialectique des arguments suppose une série symétrique des
bienfaits de l'existence injuste et de l'existence juste. Cette méthode qui fait le compte au
terme de la discussion n'a pas la faveur de Socrate, qui préfère que les points d'accord
soient marqués au fur et à mesure. La mise en parallèle de contradictions
(antikatateínantes, 348a7) renvoie peut-être à une méthode sophistique, mais elle pourrait
aussi dériver de l'usage des tribunaux, faisant alterner l'accusation et la défense.
92. Thrasymaque se refuse à qualifier la justice de vice, il se replie donc sur une position
condescendante : c'est une forme de naïveté, une ingénuité caractéristique des êtres
moraux, qui sont toujours des êtres simples. L'opposition entre euḗtheia et kakōḗtheia (d1-
2) permet d'exprimer le sens de ce prédicat : l'ingénuité est une forme de bonté morale du
caractère naturellement simple, auquel s'oppose le caractère malicieux, la mauvaise nature.
Le terme est traduit par G.M.A. Grube high-minded simplicity, qu'il oppose à low-minded.
Voir supra, 343c, sur les êtres qui sont naturellement moraux et plus loin, 349b4-5, le juste
qualifié d'« ingénu civilisé » par Thrasymaque. Le concept est évoqué de nouveau en III,
400e alors qu'il est rapproché d'un manque de rationalité.
93. Dans la bouche de Thrasymaque, cette vertu du jugement bien calculé semble bien
convenir à son idéal de la justice politique de ceux qui recherchent leur propre intérêt. Il
s'agit cependant d'un usage perverti de la prudence réfléchie, voir I Alc., 125e et Protag.,
318e. Au livre IV, Platon dira de cette prudence qu'elle est une authentique connaissance,
celle des gardiens (428b).
94. Que désigne ici le terme phrónimos ? S'agit-il de l'habileté de ceux qui savent s'en tirer,
tout en maintenant l'apparence de la moralité, ou de prudence authentique, c'est-à -dire de
sagesse ? Socrate s'exprime ici ironiquement et les sages de Thrasymaque ne sont en fait
que des habiles. Voir infra, 349d3
95. Thrasymaque identifie donc l'injustice la plus entière à l'injustice politique, considérant
l'injustice criminelle ou simplement morale d'un degré inférieur. En ayant recours à cette
distinction, Platon indique déjà la portée politique du concept de justice qui sera élaboré
dans la République : pour répondre à Thrasymaque, il ne faut pas seulement réfuter les
exemples ordinaires des injustices criminelles banales (les coupeurs de bourses), mais
l'injustice la plus haute, l'immoralité politique des dirigeants exploiteurs. C'est pourquoi la
direction de la discussion se concentrera sur ce point à partir de 351b, l'injustice de la cité
paraissant plus importante à discuter que l'injustice de l'individu. Mais Platon conservera
le parallèle au cours de tout le dialogue, et dans l'entretien avec Thrasymaque il le
maintient (voir 351e, sur les effets de l'injustice à l'intérieur de l'individu). Le conflit
interne, la dissension est le problème central de la politique grecque, et Platon le compare
souvent au désaccord intérieur (Lois, I, 626d). C'est sur cette base qu'il propose, comme
schème central de la recherche, le parallèle psychopolitique (II, 369a) qui aboutit au livre
IV à la définition de la justice comme harmonie interne sous l'égide de la raison.
96. L'expression traduite ici (pléon échein) recoupe le concept de la pléonexie. La forme
verbale (pleonekteîn, 349b8, 349c4) pourrait se traduire par « exploiter », « tirer profit de
». Sur le sens général de ce vocabulaire, voir J. Gutglueck (1988), qui insiste sur la notion
d'excès, mais note deux significations concurrentes : avoir plus (Gorg., 490c1) que sa juste
part ou se trouver dans une situation supérieure. Les deux sens sont souvent confondus.
Thrasymaque fonde sa position sur le fait de posséder plus d'avantages. Platon avait déjà
associé au caractère violent de Calliclès (Gorg., 508a) la pléonexie ; voir également Lois, III,
691a.
97. Le conflit interne (stásis) s'oppose à l'harmonie des esprits, qui est la véritable concorde
(homonóia) et l'amitié (philía). Notons que dans le fragment conservé du discours de
Thrasymaque (DK 85 ; B1), le sophiste est très attentif au rô le dévastateur de la discorde et
il plaide pour l'harmonie et la réconciliation entre les parties. Ici, Platon introduit le
parallèle entre les effets de l'injustice dans la cité et dans l'individu (352a). Ce rapport est
plus qu'une simple comparaison, puisque tout le livre IV sera consacré à montrer la
structure commune de l'â me et de la cité. Voir infra, 434d, 441c.
98. Dans le plaidoyer de Socrate, cette affirmation pourrait être une réplique directe à une
position de Thrasymaque, rapportée par Herméias (In Phaedr., 239, 21 Couvreur = DK, 85 ;
B8) : « Thrasymaque a écrit dans un discours quelque chose comme ceci : à savoir que les
dieux ne jettent nul regard sur les choses humaines, car sans cela ils ne se
désintéresseraient pas de ce qui est le plus important parmi les biens propres aux
hommes : à savoir la justice. » Pour la justice des dieux, voir Philèbe, 39e, Lois, IV, 716d, et
infra, 383e, 612e.
99. Première occurrence dans le dialogue du concept de fonction propre (érgon), destiné à
jouer un rô le de premier plan dans la définition des vertus constitutives de la cité et de
l'â me individuelle (II, 369e). La définition de l'excellence suppose en effet qu'on ait précisé
au préalable le sujet de cette excellence. En procédant par le moyen d'analogies matérielles
(par ex. la fonction propre d'une serpette), Platon isole la fonction propre : ce qu'une chose
ou un sujet réalise plus parfaitement que les autres (352b, mais également Gorg., 468b,
499e). À chaque fonction propre est associée une excellence et dans le domaine moral,
cette excellence est qualifiée de vertu. C'est l'excellence propre de l'â me (353d), elle doit
régir et diriger. Le thème est constant dans la pensée de Platon (par ex., Phèdre, 246b, Crat.,
400a, et Phédon, 94b). Il s'agit d'une doctrine métaphysique qui engage toute l'éthique et
Socrate l'introduit ici sur le mode d'un axiome plutô t que comme une position à démontrer.
Le terme grec aretḗ soutient l'une et l'autre. Sur l'histoire de ces concepts, voir S. Darcus-
Sullivan (1995 : 123-173). Cette histoire montre une évolution de la signification matérielle
(qualité d'une chose, d'un être) vers la signification morale et la doctrine de la vertu.
L'opposé de l'excellence est le défaut (kakía), qui dans le domaine moral devient le vice.
100. Le thème du bonheur du juste commande l'ouverture et la fermeture du dialogue, par
la double figure de Céphale et d'Er le Pamphylien. La perspective de l'immortalité en effet
n'est pas indifférente à la démonstration de l'essence de la justice, même si elle fait l'objet
principalement du Phédon. Le bien vivre, le thème existentiel de plusieurs dialogues
socratiques (par ex., Charm., 172a), marque sa supériorité sur l'immoralité de Calliclès et
de Thrasymaque. Platon raccorde donc cette recherche sur la justice avec la préoccupation
morale et métaphysique de l'ensemble des dialogues, une recherche sur la vie bonne qui
ouvre sur l'immortalité.
Livre II
1. Au livre VIII, Platon présente son frère Glaucon comme un tempérament typique de la
timocratie, en raison de son ardeur à combattre (548d). Son portrait dans la République
résulte de notes vivaces, comme son amour des animaux (V, 459a), son expérience dans les
choses de l'amour (V, 474d), qui font de lui un homme véritable, andreiótatos.
2. Glaucon souhaite que l'argument soit développé jusqu'à son terme, et ce n'est pas tant la
démission de Thrasymaque qu'il déplore que ce qui se présente comme l'interruption de la
recherche. Son propos consiste à la relancer sur de nouvelles bases, en se faisant le porteur
des opinions de ceux qui valorisent l'injustice. Ce n'est donc pas sa position personnelle
qu'il exposera, comme il le répète à plusieurs reprises, mais l'opinion de ceux qui font
grand cas de l'injustice quand elle peut demeurer impunie. La fable de l'anneau de Gygès
est introduite dans ce contexte et on peut la considérer comme le condensé d'une
anthropologie philosophique pessimiste, où la moralité de la justice est le seul résultat de la
contrainte sociale.
3. Cette locution doit s'interpréter littéralement et signifie que dans tous les cas, c'est-à -
dire absolument, la justice est préférable à l'injustice.
4. La classification des biens proposée ici par Glaucon repose sur la distinction de base
entre ce qui est bien en soi et ce qui est bien en vertu de ses conséquences. Platon va
soutenir que la justice appartient à la catégorie des biens qui sont excellents à la fois en
eux-mêmes et pour leurs conséquences. La discussion sur cette distinction s'est beaucoup
développée dans le commentaire analytique contemporain, en particulier chez T. Irwin
(1995) et N. White (1984). L'objet de la discussion se concentre sur la notion de bien en lui-
même : Platon présente-t-il un argument clair, susceptible de dégager un bien en soi de
toutes ses conséquences ? Par exemple, le plaisir ou le bonheur. Plusieurs interprètes ont
en effet noté qu'alors qu'il annonce une défense de la justice en tant que bien souverain,
l'argument de la République expose plutô t la justice comme un bien qui produit le bonheur.
La doctrine de Platon est-elle un eudémonisme ? Ou encore un utilitarisme ? T. Irwin
propose une interprétation suivant laquelle Platon ne confond pas la justice et le bonheur,
mais considère la justice comme une composante de la définition du bonheur. Cette
interprétation est critiquée à juste titre par N. White, qui se concentre pour sa part sur la
nature du lien de conséquence entre un bien et ce qui en découle : selon lui, il ne faut pas
durcir, en ayant recours à des catégories modernes, un lien de causalité que Platon cherche
précisément à analyser pour dégager la justice en elle-même, c'est-à -dire la possibilité
d'une justice considérée absolument. À cet égard, la comparaison avec la position
aristotélicienne dans l'Éthique à Nicomaque (I, 4, 1096b13-16) montre l'enjeu d'une
distinction du bien en soi et de l'utile. Autres passages sur la classification des biens :
Gorg.467e, Phil., 66a, Lois, I, 631b (les biens humains et les biens divins), et II, 697b
(priorité des biens de l'â me).
5. La notion d'un amour du bien en lui-même est illustrée ici par l'exemple de la joie et de
plaisirs innocents. Ce bien en soi est-il déjà l'expression du bien du livre VI (509b), celui qui
est au-delà de l'être et dont l'appréhension dépasse la connaissance de la raison ? Dans
l'interprétation de l'éthique de Platon, la réponse de Socrate est ici d'une importance
cruciale : il existe un tel bien, aimé pour lui-même et sans égard pour ce qui en découle. Ce
bien absolu, reconnu comme objet ultime de la recherche éthique, impose donc une
interprétation de la doctrine de la justice qui, au terme du parcours allant du livre II au
livre IX, identifiera la justice et le bien. On ne peut facilement admettre une lecture
eudémoniste ou utilitariste de l'éthique de la République. Pour les plaisirs innocents, voir
Lois, II, 667e.
6. Cette réponse, au premier abord, étonne. Compte tenu de la position de la question, on
attendrait que l'espèce la plus belle soit la plus souveraine, celle du bien en lui-même.
Platon classe la justice dans la seconde espèce, celle qui conjugue le bien en lui-même et ce
qui en découle ; être juste est assimilé à être réfléchi, à voir, à être en santé. N'est-ce pas
une réduction, dans la mesure où la vue n'est pas un bien en soi, mais un bien en raison de
ce qu'elle rend possible ? C'est sur la base de cette réponse que plusieurs interprètes ont
cherché à placer la doctrine platonicienne du bien dans une forme de conséquentialisme. Il
faut cependant observer l'incongruité dans l'exposé des conséquences : Platon présente
d'abord des conséquences de type fonctionnel (comme la vision) et des conséquences qui
sont de purs avantages matériels (comme des gratifications). La distinction de fond réside
donc entre la première et la deuxième espèce, prises ensemble et proposées comme objet
de l'analyse philosophique, et la troisième espèce, l'espèce de la simple utilité, considérée
comme inférieure. La justice considérée en soi, dans l'â me (358b5-6), est d'abord
distinguée de ses conséquences vulgaires ; son association au bonheur demeure par contre
bénéfique et constitue la question philosophique de la République. Comme la reprise du
livre IX le montre, le bonheur de l'existence du juste, aussi bien dans sa vie qu'après la
mort, n'est pas la justification de la justice, mais pour ceux qui sont à la recherche d'une
motivation, il peut représenter l'incitatif susceptible de convertir leur vie. Engagés sur ce
chemin, ils découvriront que le bonheur véritable n'est pas la conséquence matérielle de
l'existence juste, il en est un corollaire fondamental : c'est la justice qui détermine le
bonheur authentique.
7. Cette expression permet d'éclairer la question des conséquences : la puissance de la
justice réside dans ce qu'elle produit, l'existence juste qui seule permet un bonheur
authentique. L'aspect dynamique (dúnamis) introduit ici une effectivité de l'existence juste,
dont l'argument de Glaucon constitue l'exploration.
8. Locution principielle de la métaphysique, cette expression constituera d'abord le langage
de la forme intelligible, séparée du sensible et existant donc en soi et par soi. Il serait
exagéré de penser pouvoir retrouver ici cet usage métaphysique, alors que Glaucon ne fait
que proposer un dégagement de la justice de ses conséquences. C'est l'objet de sa requête
philosophique (358d2).
9. La distinction entre la nature de la justice et son origine (aussi 358e2, 359b4-5) ne donne
pas lieu à un exposé rigoureusement séparé.
10. Ce thème est présent dans plusieurs dialogues de jeunesse, et Platon n'a cessé de le
discuter : d'une part, la thèse forte de l'éthique socratique (subir l'injustice vaut mieux que
la commettre) appartient aux axiomes de la philosophie de Platon. Cette thèse est par
ailleurs dégagée ici de ce qu'on appelle le paradoxe socratique, à savoir que nul ne fait le
mal de son plein gré. C'est plutô t la thèse symétrique qui est présentée dans sa version
populaire : nul ne fait le bien de son plein gré, mais seulement sous la contrainte de la loi.
Dans l'exposé de Glaucon, qui rapporte une position proche de la thèse de Calliclès (Gorg.,
482 sq.), ce n'est pas tellement la motivation morale qui semble mériter discussion, mais la
mise en situation de la justice dans la société : les opinions qu'il rapporte ont toutes trait au
fait que la justice est inutile et que seule l'apparence de la justice mérite d'être poursuivie.
Le contexte de discussion est donc très différent de celui du Protagoras, par exemple,
puisque c'est d'abord la dimension sociale qui est soumise à discussion, et non pas la
psychologie morale de l'individu considéré isolément. Sur le caractère naturel du mal, et
l'état originel de guerre entre les hommes, voirs Lois, I, 626a.
11. Déjà exposée dans le Gorgias (483b), cette position sur l'origine des lois reçoit ici un
traitement plus nuancé : ce ne sont pas seulement les forts qui exploitent les faibles par les
lois, mais tous, en raison de leur expérience de l'injustice, croient nécessaire de se
contraindre mutuellement par l'institution des lois. L'origine des lois serait donc la volonté
commune de restreindre l'exercice de l'injustice. Non pas cependant en raison du bien que
constituerait la justice en soi, mais en raison du fait que l'injustice a des conséquences
désastreuses qu'il s'agit de contenir. Le bien n'est donc pas aimé pour lui-même, mais
seulement négativement : en raison de l'impuissance à commettre l'injustice. S'il possède
l'impunité, chacun choisira plutô t l'injustice : cette conception populaire, véhiculée par
Glaucon, qui prend soin de s'en distancer, représente un pessimisme que vient renforcer la
fable de l'anneau. Platon, en faisant exposer cette doctrine par Glaucon, ne donne pas
nécessairement son appui à ce contractualisme primitif et on notera que Socrate, sans le
contredire, n'en fait pas le fondement de la réflexion politique qu'il s'apprête à élaborer.
Voir Théét., 172b, et Lois, X, 889e, sur l'origine sociale des lois : les lois ne sont pas dans la
nature, elles résultent de la téchnē, soutient l'Athénien. Voir R. E. Allen (1987).
12. La construction étonne, le terme féminin (pleonexían) étant suivi du pronom neutre ;
mais on en a observé (B. Jowett, ad loc.) d'autres exemples (Théét., 146e). La nature en son
entier est donc animée de cet appétit du gain, de cette recherche d'une possession
supérieure et inégale. Seule la loi peut contraindre cet appétit à respecter la norme de
l'égalité. Cette contrainte exercée par la loi semble inspirée du passage du Gorgias (484b),
où Platon cite un vers de Pindare (frag. 169 Maehler : « La loi est reine de tout chez les
mortels et les immortels ») ; voir aussi Protag., 337d. L'égalité résulte de la loi, on ne
saurait la rechercher dans la nature.
13. Même si le récit d'Hérodote (I, 8-13) évoque l'histoire de Gygès lui-même, qui séduisit
l'épouse du roi Candaule, mais sans avoir recours au charme d'un anneau, et même si
Platon lui-même au livre X de la République (612b) parle simplement de l'anneau de Gygès,
la leçon des manuscrits est claire : il s'agit d'un ancêtre de Gygès. Voir la discussion de J.
Adam, ad loc. (app. I, vol. I : 126 sq.)
14. Ce terme, isótheon, est rare chez Platon. Par exemple, Phèdre, 255a1, et 258c2 ; infra,
VIII, 568b4. Il exprime ici la prétention à un pouvoir qui dépasse les capacités humaines et
n'est pas dépourvu d'ironie
15. Formulation rigoureusement antithétique de la position socratique, qui pose que
personne ne fait le mal de son plein gré. Voir infra, 366d.
16. Passer inaperçu est certes le sommet de l'art, voir Protag., 317a. Le médiocre (phaûlon,
a4) est donc simplement le malhabile.
17. Reprenant l'expression de Thrasymaque (I, 344a), Glaucon évoque l'injustice la plus
accomplie, la parfaite injustice, celle qui conjugue la perversité de l'apparence juste à la
vilenie complète.
18. Littéralement, par le fait qu'il ne ramollit pas sous l'effet de la mauvaise réputation. Une
image empruntée au vocabulaire des larmes, signifiant le fait de fondre, de se laisser
atteindre.
19. Ce portrait du martyre du juste est déjà présent dans le Gorgias (473c), où il préfigure
l'exposé du présent livre. Voir également, infra, livre X, 613e, sans compter la référence au
supplice du philosophe, lors de son retour dans la cité après la sortie de la caverne (VII,
517a). Dans ces trois descriptions, les sévices infligés au juste sont évoqués avec vivacité,
dans une description qui fait écho, il n'est pas permis d'en douter, à la mort de Socrate.
20. Platon fait référence ici aux Sept contre Thèbes, vers 592 : « car il ne veut pas paraître le
meilleur, il veut l'être », dont il cite juste après les deux vers suivants.
21. Selon l'exposé de la conception populaire, c'est l'injuste qui mène une existence
authentique, proche de la vérité ; la vérité pour lui, c'est la réalité de l'injustice, et non pas
l'apparence, requise socialement, de la justice.
22. Glaucon ne fait que reprendre les positions de ceux qui, dans la foulée des propos de
Thrasymaque, formulent des arguments cyniques en faveur de l'existence injuste, allant
jusqu'à faire de l'injustice une existence choyée des dieux.
23. Peut-être repris d'Homère (Od., XVI, 97 sq.) ; voir également Xénophon, Mém., II, 3, 19.
24. Alors que Glaucon s'est attaché à faire l'éloge de l'injustice (358d), Adimante va
s'attacher à faire l'éloge de la justice.
25. C'est-à -dire pour son mérite en tant que vertu, mais au contraire pour ses
conséquences. La présence du pronom (autò, a1) ne renvoie pas à la justice en soi, qui
serait la forme de la justice, mais à son mérite intrinsèque. Comparer avec Protag., 361a.
26. Citation de Hésiode (Travaux, 230), légèrement modifiée par Platon. Adimante recourt
aux grands textes de la culture classique pour fonder la doctrine morale de la rétribution
du juste, une doctrine courante dans la sagesse grecque. La justice comme mérite
appartient à la culture traditionnelle et déjà Hésiode affirmait : « Je veux aujourd'hui cesser
d'être juste, et moi, et mon fils : il est mauvais d'être juste, si l'injuste doit avoir les faveurs
de la justice ! Mais j'ai peine à croire que telles choses soient approuvées par Zeus le
prudent » (Travaux, 270-73). Platon reprend donc ici la morale traditionnelle qui veut que
les dieux récompensent le juste par la prospérité et par une postérité florissante. Voir en ce
sens également Homère, Od., V, 7, avec la discussion de A.W.H. Adkins (1960 : 61-85). Pour
le recours à l'autorité, voir déjà Hérodote, II, 53.
27. Homère, Od., XIX, 109-113.
28. L'évocation des châ timents de l'Hadès rappelle le Phédon (69c) et le Gorgias (493b).
Qu'ils soient attribués injustement aux justes, ou simplement présentés comme la
rétribution de l'injustice, ces châ timents sont pour Platon le résultat d'une imagination
inutile, car les châ timents véritables résident ailleurs, c'est-à -dire dans le mal lui-même qui
est bien au-delà de toute eschatologie mythique. Toute perspective de justification par la
rétribution est d'emblée inférieure à une justification philosophique intrinsèque. Le mythe
final du livre X présente une position différente, puisque la représentation des châ timents y
est décrite dans un but moral. Le fils de Musée est sans doute Eumolpe. Voir Protag., 316d,
et sur ce sujet E. Rohde (1952 : 369).
29. Allusion probable aux initiés de l'orphisme, dont les banquets sont décrits dans
l'Axiochus (371c-d), mais aussi sans doute aux délices promis à Héraklès (Od., XI, 602, et
Pindare, Ném., I, 71). Pour l'ensemble des récompenses et châ timents, voir Hésiode
(Travaux, 285) et Hérodote (VI, 86).
30. Voir infra, VII, 533d, avec l'allusion orphique de Phédon, 69c : « Quiconque arrive dans
l'Hadès sans avoir été admis aux Mystères et initié sera couché dans le bourbier ; mais celui
qui aura été purifié et initié partagera, une fois arrivé là -bas, la demeure des dieux. »
31. Cette opposition entre le discours des poètes et le discours populaire renvoie au
contenu de l'opinion courante, de la sagesse traditionnelle que Platon contraste ici sur les
textes des poètes. Voir plus loin, 366e, pour la même opposition et Phèdre (258d).
32. Première mention de la vertu de modération, associée à la justice. Les listes de vertus
étaient un lieu commun de la morale traditionnelle. Sur l'histoire des listes de vertus, et
notamment de la modération (sōphrosúnē), voir la riche étude de H. North (1966). Pour
Platon, voir L. Brisson (1993). Sur la difficulté de la vertu, comparer Protag., 339b, citant
Simonide.
33. Cette théologie populaire, véhiculée par les poètes, fait du destin des hommes l'objet du
caprice des dieux, une conception que Platon condamne plus encore que la doctrine de la
justification par la rétribution évoquée plus haut. Non seulement parce qu'elle donne lieu à
l'exercice de la charlatanerie, mais parce qu'elle est arbitraire et dépourvue de tout
fondement. Voir Sophocle, Philoctète, 447-452, et Euripide, Ion, 1621 : « Oui, qui voit sur
son toit s'acharner le malheur, doit reprendre courage et garder son respect pour les
dieux ; car les bons trouveront récompense à la fin : les méchants resteront misérables ! »
(trad. Parmentier et Grégoire).
34. J. Adam, ad loc., pense qu'il s'agit ici de confréries orphiques, décrites par Théophraste
(Caractères, 16). Voir P. Foucart (1873 : 153-157). Que les dieux ne se laissent pas
persuader de servir le caprice humain, Platon le dit dans l'Euthyphron (13d).
35. Citation d'Hésiode (Travaux, 286-89), reprise dans les Lois, IV, 718e et dans le
Protagoras, 340d, sous une forme légèrement augmentée. Voir également Phèdre, 272c, et
Xénophon, Mém., II, 1, 20. Platon montre comment on peut modifier le sens du vers
d'Hésiode, puisque le poète, loin de vanter la facilité du vice, montre plutô t l'effort requis
pour la justice.
36. Citation d'Homère, Il., IX, 497, légèrement modifiée. Dans son discours à Achille, Phénix
l'enjoint de ne pas se durcir ; même les dieux, lui dit-il, se laissent fléchir par des offrandes
et des prières. Platon a rejeté cette position dans les Lois, IV, 716e, et X, 905d.
37. Quelle connaissance Platon avait-il d'un corpus de textes orphiques ? Déjà , le Phédon,
69c, et le Philèbe, 66c font allusion à une doctrine bien constituée. B. Jowett, ad loc., évoque
le témoignage d'Euripide (Hippolyte, 953, et Alceste, 967) sur l'existence d'un corpus
orphique. L'association de Musée et d'Orphée était courante dans le contexte des cultes
d'É leusis : Orphée enseignait les mystères, alors que Musée était guérisseur et devin. Platon
en fait les enfants des Muses et de Selènè, la Lune, et il les évoque ensemble dans l'Apologie
(41a) et le Protagoras (316d). Hérodote (II, 53) soutient qu'il n'y a pas de poètes antérieurs
au couple Homère-Hésiode et qu'en conséquence Orphée et Musée leur sont postérieurs.
Voir M.L. Morgan (1990 : 111-114, et 1992).
38. Les rites associés à la vie de « là -bas », c'est-à -dire de l'Hadès, sont associés aux
mystères éleusiniens et il n'est pas dans l'habitude de Platon d'en présenter une image
négative. Dans le Phédon (69c), les initiations sont une approximation de la pensée
philosophique ; voir également Banq., 203a et 215c, et Euth., 277d. Métaphore du passage à
la connaissance, les mystères permettent l'accès au sens de l'expérience philosophique
comme conversion de la pensée et conviction de l'immortalité.
39. Fragment de Pindare, cité notamment par Cicéron (Ad Atticum, XIII, 38) et restitué par
Bergk (frag. 213 Maehler).
40. Fragment de Simonide (Scholie sur Euripide, Oreste, 782 = PLG frag. 76 Bergk).
41. Le terme skiagraphía désigne les peintures en trompe l'œil et Platon y recourt comme à
une représentation illusoire, le contraire même du réel. Dans le Phédon (69c), il oppose la
vertu authentique, qui réside dans la pensée, au trompe-l'œil de la vertu, qui est un échange
de plaisirs et de peines. Voir plus loin, dans le contexte de l'ontologie du réel et des
phénomènes, VII, 515d, 523b et 532c ; VI, 510a ; et X, 602d. Sur la question de la peinture,
voir E. Keuls (1978).
42. É vocation d'un vers du poète Archiloque (c. 650), qui avait associé la ruse et le renard
dans ses poèmes (frag. 224 Lasserre-Bonnard). Pour le présent passage, voir frag. 190.
43. La différence entre les unes et les autres n'est pas toujours claire : ces associations
politiques sont plus ou moins l'équivalent de partis, exigeant des serments d'allégeance
(voir Thucydide, VIII, 54). Le succès de la Tyrannie des Trente, pour ne mentionner qu'un
exemple, fut le résultat des actions d'associations de ce genre. Platon les présente ici
comme le refuge de ceux qui mènent une vie d'injustice. Voir Apol., 36b, et Théét., 173d. Un
passage des Lois laisse entendre que Platon interdirait toutes ces associations (IX, 856b).
Voir S.S. Monoson [2000 : 195].
44. Dans l'exhortation du livre X des Lois (885b), Platon classe en trois attitudes l'impiété :
croire que les dieux n'existent pas, croire qu'ils existent et n'ont aucun souci des affaires
humaines ; croire qu'ils sont faciles à fléchir par des prières et des sacrifices. Voir aussi
Lois, XI, 948c.
45. Probablement des divinités orphiques, comme Déméter ou Dionysos et Hécate. Voir la
discussion de M.L. Morgan (1990 : 108-123).
46. L'association de ces cités aux cultes à mystères donne à penser que Platon évoque ici
l'exemple d'Athènes, qui avait intégré les cultes d'É leusis. Voir W. Burkert (1992).
47. La postérité de Musée et d'Orphée (supra, 364e), point de départ de la lignée des poètes
et des interprètes de la volonté des dieux. Tout ce passage oppose la théologie orphique de
la libération des fautes aux exigences plus élevées d'une justice absolue, que Platon
présente sans possibilité de rédemption par la prière ou les sacrifices.
48. En quoi consiste cette theía phúsis ? L'origine divine de la vertu, et du naturel élevé qui
permettra d'identifier le philosophe, est une question récurrente chez Platon. Plus loin (VI,
492e-493a), il affirmera que ce naturel divin excède la naissance et l'éducation : le vertueux
constitue une exception, il est l'objet d'une dispensation divine. On peut le rapprocher de
cette theía moîra (Ménon, 99e ; Lois, I, 642c) qui distingue le philosophe et le vertueux.
49. Cette première mention du thème du gardien (phúlax) annonce la nécessité des
gardiens philosophes pour protéger la cité de l'injustice, puisque individuellement
personne n'est préparé, dès son enfance, au choix de la justice. Voir le passage parallèle,
Gorg., 472d-481b.
50. En revenant sur la classification des biens qui a servi de point de départ à l'exposé,
Adimante insiste davantage sur la valeur intrinsèque de la justice que sur la conjonction
des avantages et du bien en soi. Le bienfait de la justice, ce en quoi elle est secourable
(oninēsin, d3) peut donc être distingué de ses conséquences utiles ou profitables, comme
les récompenses ou les réputations. L'argument est conclu en identifiant la justice au bien
et l'injustice au mal, considérés absolument.
51. Socrate évoque ici la figure d'Ariston, comme le fragment qui suit le confirme, et non
pas Thrasymaque, comme J. Adam le supposait. Le jeu de mots sur la signification de son
nom (áristos, excellent) est explicité en IX, 580c. Il s'agit du père de Platon, d'Adimante et
de Glaucon. Quant à l'amant de Glaucon, désigné comme son erastḗs, P. Shorey (ad loc.)
pense qu'il pourrait s'agir de Critias. Le segment central est un fragment poétique, d'origine
inconnue (= West, 1971, Adespota, 1).
52. Bataille de 409 av. J.-C., décrite dans Diodore de Sicile (XIII, 65), l'un des nombreux
conflits entre Athènes et Mégare. Cette date crée un léger anachronisme pour la date
dramatique du dialogue : s'il faut la situer en 410, pour des motifs littéraires (voir
Introduction), la référence à cette bataille la ferait placer un an plus tard.
53. Socrate introduit ici, par le moyen d'une analogie avec la lecture de petits et de grands
caractères, ce qu'il est convenu d'appeler le motif psychopolitique. Le but de la recherche
est de saisir la nature de la justice dans l'â me, mais comme on n'y parvient pas, on peut
tenter de l'appréhender sur un registre où elle sera plus manifeste, celui de la cité. Dans un
passage du Politique (277d-278b), Platon recourt également à une analogie linguistique,
celle des syllabes, pour progresser du simple au complexe. Les sujets complexes requièrent
l'usage de paradigmes (277d1). Cette analogie intervient ailleurs (Théét., 205d-206a, et
infra, IV, 402a). De manière semblable, la méthode psychopolitique est introduite par
l'analogie de la lisibilité de caractères, la cité constituant une écriture plus lisible que l'â me,
parce que plus étendue. La fécondité de ce parallèle se révélera dans le développement de
l'argument, en particulier dans la doctrine de la vertu. Voir sur la méthode, Soph., 218c, et
Pol. 286a. Pour l'ensemble, voir T.J. Andersson (1971), une étude complète de la méthode
et de l'analogie structurale de l'â me et de la cité. La progression de l'analogie est souvent
rappelée par Platon en cours de route : 371e (fin de la description de la cité), 372e
(description de la cité malade), 376c (début du programme éducatif), 392c (fin de l'exposé
sur les discours) ; IV, 420b-c (objection d'Adimante), 427d (fin de l'exposé de la cité juste),
434d (justice dans l'individu), 472b (possibilité de la cité idéale) ; VIII, 545b (description
du déclin des cités) ; et IX, 577c (conclusion de l'argument du dialogue).
54. Le dieu de la communication et des messages est ici associé à l'interprétation de
l'analogie constitutive de la méthode de la République.
55. L'emploi du terme idéa s'entend ici de manière concrète, c'est l'objet de la vision, la
forme visible analogue aux petits caractères qu'il s'agit d'arriver à lire. La référence au
cadre et à la lisibilité laisse supposer que l'analogie est stricte et à aucun moment Platon ne
met en question l'idée que la nature de la justice soit identique dans l'â me et dans la cité.
Voir sur cette question F.M. Cornford (1912), qui argumente pour la priorité de la
tripartition politique et le caractère artificiel de la tripartition de l'â me, et à l'opposé, J.
Annas (1999), qui interprète la cité politique comme métaphore de l'â me individuelle.
56. Au parallélisme â me et cité, Platon ajoute la perspective de la généalogie : c'est en
retraçant le développement de la cité que la formation de la justice et de l'injustice
apparaîtra avec clarté. L'examen demeure théorique, puisqu'il s'agit d'une reconstruction
rationnelle, et non pas d'une véritable enquête qui aurait exigé un recours à l'histoire. Mais
très rapidement (II, 379a, et ensuite V, 458c), cette enquête devient une entreprise de
fondation : les participants à la discussion endossent le rô le de fondateurs de cités, de
législateurs. Cette transition de la généalogie à la recherche d'une forme idéale s'opère sans
que Platon n'intervienne pour la marquer clairement. C'est l'irruption de l'injustice qui en
est le motif principal.
57. En cours de route (IV, 420b), Platon modifie ce plan : l'exposé de la justice sera réservé
au livre IV, et l'injustice sera reportée à l'examen de la corruption, aux livres VIII et IX.
58. Cet exposé de la genèse de la cité primitive a une ambition historique limitée et doit
être mis en parallèle avec celui des Lois (III, 676a-680e), où le projet est plus précis. On
peut noter la présence de plusieurs aspects idylliques (Pol., 269c), mais l'essentiel est la
fondation économique et sociale qui sera reprise pour la cité idéale, et notamment pour la
séparation des tâ ches.
59. Socrate évoque d'abord l'absence d'autarcie économique, aucun membre de la société
n'étant autárkēs (b6) par lui-même. C'est le besoin réciproque qui rassemble les êtres
humains et transforme leur ensemble naturel en véritable cité : la sunoikía (c4), qui est
simple habitation en commun, constitue une forme primitive, qui se dépasse dans la cité
quand le lien économique devient social. L'idéal de l'autárkeia était déjà présent chez
Démocrite (DK 68 ; B 246).
60. La recherche philosophique qui s'amorce ici sera donc la restitution des étapes par
lesquelles s'instaure la cité. Au point de départ, il ne s'agit donc pas encore d'une cité
parfaite ou idéale, mais de la reconstitution de la cité primitive, fondée d'abord sur les
besoins (chreía, c10). La proposition d'une recherche par le discours, en paroles (tō̂i lógōi,
c9) en fait un travail spéculatif ou théorique, par opposition à ce que serait un projet
législatif concret, pratique.
61. Aristote (Pol., IV, 4, 1291a10-19) a critiqué ce passage, en le prenant à la lettre, comme
si Platon n'avait en vue qu'un ensemble de services matériels et ne voyait pas que la cité se
forme en vue du bien. Ce reproche étonne, tant la perspective de la République semble
précisément au contraire la formation de la cité en vue du bien.
62. La notion de tâ che propre (érgon, 369e2, ta hautoû práttein, 370a4) est destinée à jouer
un rô le fondamental dans la généalogie des groupes constitutifs de la cité idéale. En
l'introduisant ici dans la description de la cité primitive, Platon présente d'abord les tâ ches
spécialisées des artisans et hommes de métier. La sagesse consiste-t-elle à s'occuper de sa
spécialité ? Dans le Charmide (161e-163b), Socrate s'interroge sur le sens de l'expression «
s'occuper de sa propre activité », où il ne reconnaît pas une définition satisfaisante de la
sagesse. La diversité des talents et des aptitudes est l'œuvre de la nature (370b1, 370c4) et
elle ne résulte pas simplement de l'exercice, de l'occasion (kairō̂i, c4) ou de la nécessité des
tâ ches. Ce principe, qui vaut pour la cité primitive, sera lourd de conséquences quand il
s'agira de tenir compte des talents naturels dans la différenciation des groupes constitutifs
de la cité idéale, et en particulier des gardiens. Voir infra, III, 395b, et IV, 433a, et en
parallèle, Lois, VIII, 846d. Pour la discussion du principe, voir G. Vlastos (1977).
63. Tous les usages des animaux domestiqués sont mentionnés, sauf le plus habituel, celui
de fournir la viande. Celle-ci appartient à la cité luxueuse (373c). Dans le développement de
la cité primitive, Platon distingue les fonctions selon trois catégories : les besoins de base,
les fournisseurs d'outils, les pasteurs. Cette distinction correspond à une spécialisation
progressive, mais elle demeure spéculative. Par contre, l'intervention postérieure du
commerce pour des fins d'échange entre les cités semble constituer une séquence
différente.
64. Ce passage se signale par l'omission de l'existence de l'argent ; tout est effectué par
l'échange de biens. Voir infra, 371c.
65. Il s'agit des armateurs, qui travaillent en collaboration avec les négociants (Gorg., 511d-
e ; Pol., 290a).
66. Platon distingue le groupe primitif de la fondation (sunoikía) de la communauté
d'association (koinōnía, b5) qui regroupe les activités complémentaires. Ce vocabulaire de
la fondation des cités, riche d'implications politiques et économiques (voir Lois, V, 735b ;
IV, 713a), a été analysé dans la belle étude de M. Casevitz (1985 : 195 sq.).
67. Platon passe rapidement sur l'institution de la monnaie, qu'il présente comme un
symbole de la transaction. Elle semble réservée aux échanges dans la cité. Voir Lois, V,
742a, qui limite la possession d'argent, tout en admettant la nécessité d'une monnaie
commune aux cités grecques.
68. Il s'agit encore de citoyens, et Platon évite de mentionner l'existence des esclaves, sans
doute parce qu'ils n'appartiennent pas au corps civique. Plus loin, l'esclavage est réservé
aux Barbares (V, 469b-470c). Voir sur ce point G. Vlastos (1968 et 1973).
69. On note en effet que l'alimentation est végétarienne, et que le bétail est réservé aux
travaux des champs. Le végétarisme était-il pour lui un idéal, peut-être inspiré du
pythagorisme ? Voir Lois, VI, 782a-d. Ces farines étaient cuites de diverses manières,
principalement à base d'orge et de blé. Notons qu'il permet à ses militaires de manger de la
viande (III, 404b), et même de la viande de porc (373c), tout en ne se privant pas d'ironiser
au sujet de « ceux qui en mangent ». Voir la critique plus bas, lors de l'exposé du régime des
gardiens en III, 404d, et à l'occasion de la description de la démocratie en VIII, 559b. Pour
toutes les questions de l'alimentation en Grèce, voir J. Wilkins et alii (1995).
70. Le smilax est une plante à vignes, semblable au liseron commun. Voir Euripide,
Bacchantes, 107. Ce nom désignait aussi une variété de chêne en Arcadie, et la scène que
Platon décrit ici pourrait aussi bien évoquer des couches de feuilles de chêne.
71. Le contrô le de la population apparaît ici une condition de la prospérité et de la paix
(373d), et Platon y revient en IV, 421e-423c.
72. Où se situe la frontière entre la cité primitive qui se satisfait de biens fondamentaux, et
cette cité du luxe, que Platon caractérise d'abord par les banquets ? La première est la cité
saine, c'est la cité authentique, véritable (alēthinḕ, e6), alors que l'autre est remplie de
phlegme (e8) et malsaine. C'est cette cité remplie d'humeurs qui sera purgée (III, 399e).
L'exposé de la cité primitive se clô t ici ; vient ensuite, l'exposé des maux de la cité gonflée
d'humeurs (372e) qui vont exiger qu'elle soit purgée et dirigée par des gardiens, dont
l'exposé conduira à la dialectique des vertus du livre IV ; une fois la justice découverte, la
cité idéale des Gardiens philosophes, décrite aux livres V-VII, pourra être considérée
accomplie et l'exposé reviendra aux maux des régimes politiques. Pour la cité malsaine,
voir Lois, III, 691e. Voir aussi, pour la critique du luxe (truphḗ), P. Schmitt-Pantel (1992 :
452).
73. Platon durcit le trait, en rangeant au nombre des biens de luxe, « de toutes formes »
(pantodapá, a4), comme les essences et le mobilier, les compagnes de table et de couche,
qu'il associera plus loin aux prostituées corinthiennes (III, 404d). Ce passage, comme tant
d'autres, est souvent cité comme une critique du luxe athénien, que Platon identifie comme
la cause de la ruine aux mains de Sparte, austère et disciplinée.
74. Littéralement, la faire croître en volume et en nombre, avec une nuance nettement
péjorative. Cette cité du luxe sera en effet remplie de fonctions inutiles, et la liste que Platon
en donne, dans son désordre qui lie pêle-mêle les coiffeurs et les poètes, donne une
indication de son mépris du luxe et de l'ornement. Les poètes seront juste après l'objet
d'une critique conduisant à leur expulsion de la cité idéale (III, 399e). La conclusion du
morceau par l'ajout des porchers et des bestiaux (373c) ne manque pas d'ironie, après que
Glaucon eut qualifié la première cité de « cité de pourceaux ».
75. L'expansion territoriale et les conquêtes motivées par le désir de richesse apparaissent
donc comme les premières manifestations de l'injustice : une cité qui saurait se maintenir
dans l'état d'austérité développerait-elle l'injustice d'une autre manière ? Platon n'envisage
pas cette possibilité : pour lui, le franchissement de la limite des biens nécessaires (373e)
constitue le mal originaire. Au livre VIII (547a sq.), ce désir de luxe est présenté comme la
cause la plus importante de la dégénérescence du régime juste. De même, la chute de
l'Atlantide (Critias, 120d). Voir aussi Phédon 66c, Protag. 354b. Une cité en paix devra
protéger son territoire (Lois, VI, 760e et 778e). Cette théorie de la pleonexía centre donc
l'analyse platonicienne de la guerre essentiellement sur une détermination économique. Y.
Garlan (1989 : 32) remarque que jamais, pas plus chez Aristote que chez Platon, la réflexion
ne cherche à prendre en charge la coexistence des cités et leurs intérêts rivaux. Leur
analyse est centrée sur la cité autosuffisante et bien gérée. La formation des guerriers, la
stimulation du courage deviennent très importants. Mais n'y a-t-il pas d'autres motifs pour
un état aussi permanent, des motifs qui seraient plus politiques que strictement
économiques ? N'est-il pas question d'étendre une domination, de créer des alliances, de
forger des hégémonies ? L'impérialisme repose certes d'abord sur la puissance acquise par
la richesse. Platon est proche de Thucydide, dans sa réflexion sur les causes de la guerre du
Péloponnèse : les Spartiates craignaient d'abord la richesse croissante d'Athènes. Voir C.
Mossé (1995).
76. Cette remarque n'est pas banale ; dans la suite du dialogue, Platon distinguera la guerre
entre les cités (pólemos), qui peut être nécessaire et bénéfique, et la dissension, la discorde
(stásis), un conflit interne à la cité et qui est toujours néfaste. Les guerres sont causées par
le besoin économique (Phédon, 66c). La doctrine de la justice cherche d'abord à enrayer la
dissension interne des cités ; pour ce qui est de la justice entre les cités, dont le terme serait
la fin des guerres, Platon ne semble pas vouloir l'envisager. Sur la discorde et le thème de la
stásis, voir N. Loraux (1997).
77. Dans la cité primitive, on aurait pu attendre que Platon confie à chaque membre de la
cité la responsabilité de la défense et le service militaire, mais il considère ici un stade plus
développé, ou même déjà réformé, où l'armée correspond à un métier spécialisé. La
surprise de Glaucon (a3) est celle d'un Athénien, la spécialisation militaire étant plutô t une
caractéristique de Sparte. Ce passage est l'occasion d'un développement sur la
spécialisation, où Platon voit un engagement de la totalité de la vie humaine. Chaque tâ che
exige qu'on s'y consacre entièrement, de la jeunesse à la vieillesse, excluant donc ainsi tout
changement et ne tenant aucun compte de la polyvalence à l'égard de tâ ches différentes. Ce
principe de spécialisation extrême renforce, sur le plan de la structure sociale, le caractère
fixe et rigide des assignations fonctionnelles et restreint la mobilité ascendante de ceux qui
pourraient légitimement prétendre quitter le registre des métiers et de la production pour
atteindre les responsabilités militaires et politiques. Voir sur ces questions Y. Garlan
(1989) et V.D. Hanson (1990).
78. Déjà introduit (II, 367a), ce terme (phúlax) est ici employé pour la première fois au sens
de la fonction dans la cité. Il appartient d'emblée à la classe des protecteurs de la cité et
Platon, en l'introduisant, ne distingue pas avec précision la fonction militaire et la fonction
de gouvernant. Les militaires seront nommés plus loin auxiliaires (epíkouroi, III, 414b),
alors que les gardiens, eux qui sont les gardiens véritables (428d), seront les gouvernants
(árchontes, III, 389b et 412b). Il s'agit d'une fonction (érgon), qui requiert un art, une
expertise (téchnē), un soin (epimeleía) et des dispositions naturelles (phúsis, e4) qui
justifieront plus loin un programme éducatif spécialisé.
79. Platon associe à l'occupation (epitḗdeuma), qui est l'office particulier de chaque
fonction, une disposition naturelle (epitēdeía phúseōs), c'est-à -dire une aptitude
développée par la pratique et l'exercice d'une tâ che particulière. Dans la doctrine de
l'éducation qu'il s'apprête à proposer, la notion du « naturel » requis pour les tâ ches les
plus élevées de la cité comprendra aussi bien les aptitudes physiques et techniques
qu'intellectuelles et morales. Ce naturel (375a2) du jeune homme bien né constitue une
aptitude spécifique pour la tâ che la plus importante, la garde de la cité. La comparaison
avec le jeune chien de race rend problématique la qualification « bien né » pour le jeune
homme qu'on s'apprête à choisir : le rapprochement de gennaíon et de eugenoûs signifie
que Platon ne pense pas d'abord à la naissance aristocratique, mais surtout aux qualités
naturelles, en particulier les aptitudes physiques (vivacité, force) qui sont la base du
courage, vertu fondamentale du gardien-guerrier.
80. La difficulté de traduire ce terme (thumoeidḕs) varie selon les langues. Là où l'anglais a
tendance à préférer spiritedness, par exemple G.M.A. Grube, le français se trouve un peu
dépourvu et les traducteurs hésitent entre un vocabulaire moral (la colère) et une
expression purement psychologique (l'ardeur, l'impétuosité, le cœur ou le désir). Quand il
l'introduit ici comme déterminant du courage, Platon associe à la disposition belliqueuse
une forme de rage ou de colère, une impétuosité qui maintient le combattant dans son
attitude et le conduit à la victoire. Il s'agit, pourrait-on suggérer, d'une énergie qui tient de
la force du désir. Ici, le terme est un adjectif qui est formé sur le thumós (b1) et signifie ce
qui est de l'espèce du thumós, une forme d'ardeur colérique. Mais comme cette énergie
n'est pas purement physique, il s'agit d'une énergie de l'â me (b7). Au livre IV, ce terme va
acquérir un statut conceptuel de grande importance, puisqu'il va devenir l'instance
intermédiaire de la psychologie de Platon. Pour l'histoire du concept, voir S. Darcus
Sullivan (1995 : 54-69) ; pour une étude de sa formation, voir W. Jaeger (1946), qui fait
l'hypothèse d'une origine médicale. Platon le reprend peut-être du langage de Socrate, ce
que suggère J. Adam citant Xénophon (Mém., IV, 1, 3). Voir infra, IV, 439e et l'étude de A.
Hobbs (2000 : 8 sq.).
81. Fragment d'Héraclite, repris d'Aristote (Éthique à Eudème, II, 7, 1223b23) : « Il est
difficile de combattre la colère, car elle l'emporte au prix de la vie » (frag. 100 Conche).
82. L'association de la douceur et du courage rempli d'ardeur constitue le portrait moral de
l'homme politique (Pol., 306a-311c), dont l'équilibre se construit entre une audace
excessive et une mollesse sans courage. Voir infra, III, 410b sq., IV, 441e, VI, 503b-c, et
Théét., 144a-b. De même ici, le thumoeidès et le naturel doux sont complémentaires et
également nécessaires à l'excellence du gardien.
83. Le terme général, eikṓn, a ici le sens d'un moyen de comparaison.
84. Cette comparaison avec les chiens est récurrente dans le portrait des gardiens (cf. infra,
V, 451d pour le recrutement des femmes). Platon évoque ici un trait traditionnel des chiens
gardiens, déjà présent chez Héraclite : « Les chiens aboient seulement contre celui qu'ils ne
connaissent pas » (frag. 8 Conche) et repris chez Aristote (Pol., VII, 7, 5, 1327b38 sq.).
Citant ce passage de la République, Aristote attribue au thumós, faculté de l'â me, le
sentiment de la philía envers les amis. Ce flair de reconnaissance, Platon va le qualifier de
philosophique (376b1). On peut rappeler le retour d'Ulysse (Od., XVI, 4-10), alors que les
chiens n'aboient pas devant Télémaque.
85. L'expression est complexe, puisqu'il s'agit de l'ensemble des qualités et aptitudes
naturelles qui caractérisent celui qui pourra accéder aux responsabilités du philosophe
dans la cité. Il ne s'agit pas seulement du tempérament ou du caractère, mais aussi des
vertus morales. Sur ce passage, et sur toute la doctrine platonicienne du naturel
philosophe, voir d'abord l'étude très complète de M. Dixsaut (1985). Premier emploi (e10)
dans le texte de la République du terme philósophos. On peut noter à la suite de J. Adam que
dans l'exposé des livres II-IV, c'est surtout la portée morale de la philosophie qui est
soulignée, la sagesse étant d'abord de l'ordre du caractère et de l'agir ; ensuite, à partir du
livre V (473b), la portée est nettement plus intellectuelle. Voir pour le naturel philosophe,
V, 455c.
86. Philomathès, qualificatif déterminant du philosophe, amoureux de la connaissance (voir
infra, III, 411d, IV, 435e, V, 475c, VI, 485d et 490a, VII, 535d, et IX, 581b). Ce terme apparaît
aussi dans le Phédon (67b, 82c, 82d, 83a) et dans le Phèdre (230d). La comparaison avec le
chien pourrait avoir une connotation ironique à l'endroit des cyniques.
87. De quel homme s'agit-il ? L'homme en général ou celui qui est destiné à remplir la
fonction de gardien ? Platon applique à l'homme ce qu'il vient d'exposer sur le chien de
race.
88. Le thème du kalòs kagathòs est présent dans toute l'éthique grecque : la conjonction de
la beauté et de l'excellence morale se trouve au fondement de l'idéal de l'homme grec. Voir
infra, III, 396b, avec l'étude de A.W.H. Adkins (1960 : 156 sq.).
89. La suite de l'argument n'est pas dépourvue d'ambiguïté. La généalogie de la cité
primitive proposée par Socrate devait permettre de répondre à la question concernant
l'avènement de la justice et de l'injustice dans la cité. Socrate le rappelle ici. Cette
généalogie était par ailleurs inscrite dans le projet méthodique de saisir sur le plan de la
cité ce qu'on cherche à connaître d'abord pour l'â me humaine. Sur ces deux points, la
recherche a été amorcée dans une perspective qu'on pourrait qualifier d'historique – à
condition d'en maintenir le caractère spéculatif –, ou purement généalogique : comment
surgit l'injustice ? Comment advient la justice ? Il n'est donc pas encore question d'une
méthode pour rendre possible une cité idéale ou parfaite. Or, à ce point du dialogue, Platon
laisse s'introduire une perspective normative, en évoquant ce qui devrait être. De quel
travail préliminaire ou préalable (proúrgou, c8) s'agit-il ? Les passages où Platon revient
sur la progression du dialogue ne sont pas nombreux, il est important de les souligner. C'est
à Adimante, qui prend ici le relais de Glaucon, que Platon accorde le privilège d'appuyer
cette recherche (d4-5) et Socrate lui répond en proposant une nouvelle méthode, qui vient
donc compléter la généalogie et le motif psychopolitique : la formation de ces gardiens sera
exposée par le moyen d'une mise en discours qui empruntera le modèle du récit fabuleux
(en múthōi muthologoûntés). Platon distingue le premier â ge, où les gardiens sont élevés
(thrépsontai, c7) et la formation qui correspond à leur éducation à proprement parler
(paideuthḗsontai, c8 et d10). À compter de ce moment du dialogue, la perspective devient
normative et le premier exemple le montre clairement : le privilège du discours poétique
véridique.
90. Il semble plus conforme au terme grec paideía (e2) de le traduire par formation que par
éducation, le concept de formation englobant la totalité de la culture transmise et incluant
l'éducation à proprement parler. Mais il y aurait plusieurs arguments pour s'en tenir au
terme ordinaire, éducation. La transmission de la culture grecque s'effectuait surtout par
l'étude des poètes (Protag., 325e sq. ; Lois, VII, 810). Sur ce terme, son rapport à l'éducation,
voir d'abord H.-I. Marrou (1948 : 107-130) et l'étude classique de W. Jaeger (1944). Dans
son exposé, Platon opère une division claire : le premier moment est celui de la formation
morale, et ensuite dans un deuxième temps, il fait intervenir les disciplines intellectuelles.
La première étape concerne tous les gardiens, la deuxième est réservée aux futurs
gouvernants. Voir les chapitres correspondants dans l'étude de R. Nettleship (1961).
91. Parce que cet art est beaucoup plus vaste que la notion moderne de musique, et en
particulier parce qu'il englobe la poétique (les discours, e9) en son entier (épopée, poésie
lyrique, tragédie), on peut être tenté de recourir à une expression qui fait écho à
l'étymologie : l'art des Muses. Mais cette traduction présente plusieurs écueils, puisque
Platon se concentre autant sur la dimension poétique des mythes que sur l'harmonie
musicale et le rythme. Il semble préférable d'inviter le lecteur à adopter un concept plus
étendu de la musique, et à le compléter, là où le contexte l'exige, par celui de la poésie. Sur
la paideía classique, et notamment sur la double formation de la gymnastique et de la
musique, voir H.-I. Marrou (1948 : 74-86). Pour la musique, voir E. Moutsopoulos (1959).
92. Le discours faux est d'abord ici le discours de fiction. Le mythe appartient à cette
catégorie et il comporte une part de vérité (a6) dans la mesure où il propose une leçon
morale interprétable. Sa fonction dans l'éducation est d'emblée problématique (voir infra,
III, 411e). La fiction est-elle répréhensible ? Dans la suite de l'échange, Platon montre
clairement que ce n'est pas tant la représentation fictive ou l'imagination qui est
répréhensible que l'attribution fallacieuse aux dieux de prédicats et d'actions inacceptables
et la représentation de l'immoralité. Une fiction acceptable (377e) serait une fiction qui
présenterait une similitude et non une déformation. C'est donc la déformation qui est
mensongère, et non la fiction en tant que telle. Sur la question du múthos, voir L. Brisson
(1982 : 107-167).
93. Le premier sens du mot múthos est celui que Platon évoque ici, ces histoires ou ces
fables racontées aux enfants. Voir, pour une discussion de l'ensemble du vocabulaire du
mythe, L. Brisson (1982).
94. Voir le passage parallèle dans les Lois, VI, 753e, et infra, III, 401e.
95. Cette image est rare chez Platon et encore plus le verbe utilisé ici pour marquer
l'imprégnation du sceau (túpos, b2 et c8 ; ensēmḗnasthai, b2-3). Par un passage du Théétète
(191d), on comprend que Platon évoque l'image du cachet qui s'imprime dans la cire : un
don de Mnémosyne, la mère des Muses, cette cire accueille la culture et la science qui s'y
gravent « comme des marques d'anneaux que nous imprimerions ». Voir également 194c et
209c. Cette pénétration de l'empreinte doit être durable (Lois, I, 642b, et infra, III, 401d
pour l'influence de l'harmonie par le rythme). Tout le vocabulaire platonicien de
l'éducation est influencé par cette image de la plasticité de l'â me, où former signifie d'abord
façonner, modeler (377c : pláttein tàs psuchàs). Dans la jeunesse, l'empreinte est
ineffaçable et immuable (duséknipta te kai ametastáta, 378e1). L'empreinte est celle du
modèle qui doit disposer à la vertu (379a). Faudrait-il traduire, comme Luc Brisson le
suggère, par « moule », c'est-à -dire une empreinte en creux, le contraire de l'apotúpōma,
l'empreinte en relief ? Voir L. Brisson (1982 : 136). J'ai préféré conserver un terme plus
général. Voir aussi G. Roux, sur le terme túpos (1961). Ces modèles sont le fondement des
lois, voir infra, 380c et 383c.
96. Contrô ler en quel sens ? Le terme employé (epistatētéon, b11) indique qu'il pourrait
s'agir de règlements, de lois précises, allant jusqu'à une véritable censure.
97. Allusion probable au massage des nourrices, comparé ailleurs par Platon (Lois, VII,
789e) au modelage d'une cire. Voir également I Alc., 121d.
98. Je distingue dans la traduction, pour les mythes, le récit et l'histoire, suivant l'indication
donnée par la notion de « récit majeur ». Il s'agit ici des mythes qui ont une grande
importance par leur place dans la culture grecque, en tant qu'ensemble de la mythologie, et
qu'il faut distinguer des histoires et légendes particulières qui, dans certains cas, sont
constitutives de ces récits. On pourrait aussi parler de mythes majeurs et de mythes
mineurs, puisque Platon veut d'abord critiquer les mythes qui ont une portée théologique.
Platon n'est pas le premier à critiquer les mythes traditionnels, Xénophane et Héraclite
l'avaient fait avant lui (Diogène Laërce, VIII, 21 et IX, 18, avec les études de L. Brisson, 1996,
et J. Pépin, 1976, 2e édition). L'influence de Xénophane sur ce passage a été suggérée par D.
Babut (1974).
99. Platon amorce ici une longue série d'exemples, tous tirés de la mythologie classique et
constituant à ses yeux des représentations inacceptables de la divinité. Ce développement
sera conclu par des principes généraux sur la théologie. Le premier de ces exemples est
aussi bien le plus scandaleux, celui de la généalogie des Cronides. Voir Hésiode, Théogonie,
v. 136-210. Dans le Cratyle, Platon propose une étymologie allégorique pour Ouranos et ne
formule aucune réserve particulière à l'égard de ce mythe (Crat., 396b-c), alors que
l'Euthyphron (5e-6a) donne un exemple d'un recours pernicieux à la légende pour
persévérer dans une action immorale. Voir en général Lois, X, 886c.
100. Pour certains auditoires, ces mythes immoraux demeurent inoffensifs, alors que pour
les jeunes, ils sont très néfastes. Il est donc question de restrictions dans l'accès aux récits
de la mythologie. On notera la remarque concernant les victimes du sacrifice : les récits
faisaient à l'occasion partie de cérémonies précédées de sacrifices et pour y participer, il
fallait sacrifier un animal. En exigeant le sacrifice d'un animal de prix (un agneau par
exemple), au lieu du porc jugé médiocre, on limitait l'accès aux cérémonies.
101. S'agit-il déjà de la construction de la cité idéale, ou seulement de la cité dont Platon
retrace la généalogie ? La transition entre l'explication historique et la proposition d'une
cité harmonieuse n'est pas encore faite de manière nette. Platon évoque cependant les «
futurs gardiens de la cité » (c2), ce qui donne à entendre qu'il a quitté sa première
explication et qu'il est engagé dans la cité à construire.
102. Ce passage évoque l'exemple d'Euthyphron, recourant aux actions de Zeus pour
justifier sa propre impiété ; voir Euthyph., 5e-6b.
103. Platon est proche ici de Pindare : « Blasphémer les dieux est une mauvaise sagesse…
que la guerre ni les combats n'approchent des Immortels » (Olympiques, IX, 54 sq.).
104. Les gigantomachies (c4) étaient un sujet traditionnel, en particulier à Athènes. La
victoire d'Athéna était représentée sur le péplos sacré qu'on conduisait à l'É rechthéion lors
du défilé des grandes Panathénées (Euthyph., 6c) et elle était aussi le sujet des frises
sculptées du Parthénon.
105. Légende rapportée par Pausanias (Description de la Grèce, I, 20, 3), faisant écho à
Homère (Il., I, 590 sq. ; XVIII, 304).
106. Rare chez Platon, le terme huponoía signifie littéralement l'intention sous-jacente du
texte, ce qu'on comprend sous la lettre du texte. La remarque de Socrate dans le Banquet de
Xénophon (III, 6, 24) montre que le terme était courant : les rhapsodes ne connaissent pas
les significations sous-jacentes. Plutarque parlera de sens caché et il note que ce terme
ancien est remplacé par celui d'allégorie (Sur la lecture des poètes, Œuvres morales, I, 19e).
Malgré sa rareté, cette mention au début de sa critique des mythes montre que Platon était
familier de la méthode, dont il voyait l'illustration chez les cyniques, notamment
Antisthène. L'histoire du commentaire allégorique des poètes est complexe, voir d'abord
Jean Pépin (1976 : sur huponoía, 85-87 ; sur Platon, 112 sq.) et Luc Brisson (1996 : 49-58).
Le passage du Phèdre (222b-230a), qui exprime également une réticence à l'égard de
l'allégorie, ne se fonde pas sur un motif pédagogique, mais plus simplement sur la difficulté
de la tâ che. Voir l'article de J. Tate (1924). Le développement le plus important pour la
critique des mythes se trouve au livre X, 595a-608b.
107. La même question est posée dans les Lois, VII, 811, et Socrate répond que le texte des
Lois offre le meilleur modèle.
108. Première mention sans ambiguïté de la transition du dialogue d'une recherche sur la
généalogie de la justice et de l'injustice dans les cités vers une problématique normative et
spéculative, c'est-à -dire la recherche d'un modèle de cité. Socrate dit clairement à ses
interlocuteurs que leur discussion les engage comme oikistaì, fondateurs de cité. Le terme
(oikistaì póleōs, a1) est rare, voir VII, 519c, avec les remarques de M. Casevitz (1985 : 104
sq.). L'activité de fondation de cité était principalement tributaire de la colonisation, une
caractéristique centrale de la culture athénienne dont Platon tire plusieurs expressions
pour son entreprise d'une fondation philosophique de la cité juste. La précision de ce
vocabulaire politique marque l'importance de la justice politique dans la République, et son
articulation méthodique sur la recherche de la justice de l'â me.
109. Quelle est la nature de ces modèles que doivent suivre les poètes ? Il s'agit de récits
exemplaires, découlant de principes philosophiques et théologiques ; leur exemplarité tient
à leur statut de modèles, de véritables lois (nómōn te kai túpōn, 380c8, 383c7), capables de
guider la fabrication des récits, quel qu'en soit le genre (épopée, lyrisme, tragédie). Car
c'est le modèle qui est à l'origine de l'influence du récit dans l'â me des jeunes, et non les
histoires elles-mêmes, c'est-à -dire le fait qu'elles soient des fictions. Seul le modèle en effet
assure la transmission de la juste conception de la divinité. Le traducteur en langue
anglaise G.M. Grube propose le terme « patterns », qui exprime cette exemplarité. Sur le
terme túpos, voir supra, 377b.
110. Malgré sa richesse, il est difficile de traduire le terme grec theología (a5), introduit ici
pour la première et unique fois par Platon, par le terme théologie. Platon ne pense à aucune
doctrine spéculative ou herméneutique particulière, puisque c'est bien plutô t la
philosophie qu'il pratique qui doit la fournir, en énonçant les modèles pour guider la
fabrication des discours sur les dieux. Le terme a donc un sens d'abord concret et doit être
compris comme un terme parent de la mythologie. Parmi les discours mythiques, on doit
compter ceux qui concernent les dieux, leur domaine est celui de la theología. Il ne s'agit
donc pas de recherche spéculative sur la divinité, mais de représentation poétique des
dieux ou du dieu. Si un concept devait correspondre à la théologie philosophique ou même
à la métaphysique dont s'occuperont les penseurs postérieurs à Platon, ce serait justement
celui de ces modèles : Platon se concentre en effet sur deux propositions centrales, la bonté
et l'immutabilité de Dieu. L'histoire de ce terme après Platon est très riche, notamment
chez Aristote. Voir d'abord V. Goldschmidt (1950), qui soutient contre W. Jaeger (1947)
que Platon n'avait pas en vue une théologie philosophique, mais tout simplement une
partie de la mythologie (1950 : 149) ; également A.J. Festugière (1949 : 598-605) et G.
Naddaf (1996), qui revoit l'ensemble du débat.
111. Littéralement, « étant tel qu'il se trouve être ». Formule complexe, que Platon introduit
pour ouvrir un passage où plusieurs prédicats et attributs de la divinité vont être évoqués
dans le but de guider l'expression de son concept, de sa forme. Cette forme est réelle, elle
existe, il ne s'agit pas seulement d'une notion de la divinité qui serait le résultat d'une
spéculation.
112. La mention de l'article défini ne signifie pas que Platon présente un dieu qui serait
unique ou qui transcenderait les autres ; le sens est plutô t que si un être doit prétendre au
statut de la divinité, alors il doit posséder les attributs de la bonté et de l'immutabilité. Voir,
sur le mot theós chez Platon, l'étude très utile de J. Van Camp et P. Canart (1956). Sur la
bonté divine, voir Timée, 29e, 44c-45e, 68c, et Lois, X, 889d-900e. La théodicée doit montrer
que le dieu ne saurait être la cause du mal. Sur les attributs du dieu chez Platon, voir A.J.
Festugière (1930), qui rassemble les sources poétiques et philosophiques de la pensée
religieuse de Platon.
113. Platon reprendra cette affirmation au livre X (617e : theós anaítios) ; voir également
Timée, 42d. L'argument est fondé sur une prémisse analytique : le bien ne saurait être
cause du mal, mais seulement de ce qui est bienfaisant. Le sens de eupragía (b14) demeure
concret : c'est ce qui réussit, la prospérité (Protag., 345a3). Platon limite par ailleurs le
domaine d'exercice de la causalité divine pour l'humanité (c3-4 : oligōn mèn toîs anthrṓpois
aítios, pollō̂n dè anaítios). Cette proposition restreint cependant de manière vague
l'influence divine, voir infra, V, 473d. Cette confiance dans la bonté divine était déjà le fait
de Socrate, qui en reçoit les signes (Xénophon, Mém., I, 4 ; IV, 3) et elle trouve sa source
chez les poètes. Sur cette tradition, voir L. Gerson (1994).
114. Ce regard sombre sur le malheur humain imprègne la poésie grecque, voir Pindare
(Pyth., III, 81) et déjà Homère (Il., XXIV, 527 sq.), avec l'écho chez Platon (Pol., 273d : « rares
sont les biens, nombreux sont au contraire les maux que le monde s'incorpore, au risque
d'aboutir à se détruire lui-même avec ce qu'il enferme. »).
115. Ce passage est souvent cité comme témoin d'un dualisme proche de la doctrine
manichéenne d'une cause du mal, mais sa portée est surtout providentialiste et négative ;
on n'y trouve aucune assignation positive à une cause maligne.
116. Le passage cité ne se trouve pas tel quel chez Homère, notamment le dernier vers (e2)
qui est de provenance inconnue, peut-être une modification de Il., IV, 84. (Comparer Il.,
XXIV, 527-532 : « Car deux jarres, chez Zeus, reposent dans le sol ; l'une contient les maux,
l'autre enferme les biens qu'il destine aux mortels. L'homme à qui Zeus Tonnant fait des
dons mélangés est tantô t dans la peine, tantô t dans la joie. Celui qui ne reçoit de lui que la
misère est objet de mépris : la douloureuse faim le chasse de partout sur la terre divine ; il
erre abandonné des hommes et des dieux. » Trad. R. Flacelière.) Notons que Platon double
le nombre de jarres pour les maux, mais cela était peut-être le fait du texte d'Homère qu'il a
sous les yeux. Comparer avec Hésiode (Travaux, 669).
117. Guerrier lycien, allié de Troie, qu'Athéna incite à décocher une flèche contre Ménélas,
bien que la trêve eû t été négociée entre les Troyens et les Grecs. Voir Il., II, 824 sq., et IV,
86-147.
118. É pisode célèbre du jugement de Pâ ris, appelé par Zeus et soutenu par Hermès à
choisir laquelle d'Athéna, Aphrodite et Héra était la plus belle et lui remettre la pomme
d'or. Il choisit Aphrodite. Voir également Euthyph., 12a, qui fait écho au même poème qui
relate cet épisode, dont l'auteur est incertain, le Cypria. L'hypothèse de B. Jowett, ad loc,
reprise par plusieurs, selon laquelle Platon évoquerait ici la théomachie (Il., XX, 1-74) est
démentie par le contexte de l'exemple précédent, la guerre de Troie. Voir la longue note de
J. Adam, ad loc.
119. Fragment provenant peut-être de Niobé, une tragédie perdue d'Eschyle (frag. 154a
Radt). Fille de Tantale, sœur de Pélops, elle était mère de nombreux enfants, tous
assassinés par Apollon et Artemis, après qu'elle eut déclaré qu'elle était supérieure à Létô .
Ses malheurs ont été l'objet de plusieurs œuvres poétiques. Voir Il., XXIV, 599 sq., et les
fragments conservés d'Eschyle (Tragicorum Graecorum fragmenta, Radt).
120. La suite du passage montre que ce que Platon cherche à soustraire de la causalité
divine, c'est d'abord le malheur humain injustifié par une faute. Un châ timent est bénéfique
et peut être le résultat de la volonté divine s'il constitue une juste rétribution, une thèse qui
confirme la position rétributiviste de Platon, telle qu'on la retrouve dans les Lois, IX, 854d,
862e, et XI, 934a. La faute mérite en effet le châ timent, qui représente un bienfait moral
pour celui qui le subit. Le dieu ne veut pas le malheur des êtres humains, et dans les cas où
il le cause, suite à une faute, ce malheur est une forme de bienfait. Cette doctrine de la
rétribution, problématique dans la tragédie que critique ici Platon, fait retour en III, 409e ;
voir également Gorg., 478d et 480b sq. Voir sur cette question M.M. Mackenzie (1981).
121. La thèse de l'immutabilité divine s'oppose à plusieurs artifices récurrents dans la
mythologie grecque. Platon distingue deux types principaux de l'apparition du dieu sous
des figures visibles diverses (en állais idéais, d2) : d'abord la métamorphose divine elle-
même, le dieu transformant son être propre (tò hautoû eîdos, d3) en plusieurs formes
(pollàs morphás, d4), mais également (381d8) la possibilité que le dieu crée l'illusion de la
métamorphose, en le faisant croire aux êtres humains. Tous ces processus de la mythologie
sont des fictions inacceptables, parce qu'elles contredisent la simplicité (haploûn te eînai,
d5) de l'être divin. Le texte est difficile, car Platon, tout en critiquant la possibilité pour le
dieu de modifier son être propre, maintient néanmoins qu'il est lié à cette figure propre,
qui résulte de son être propre : le rapport entre idéa et eîdos est donc substantiel, l'être
divin ne peut se soustraire à sa forme propre (d8). Cette forme est-elle une apparence
visible ? Le terme idéa rend possible cette interprétation : il s'agit de la seconde occurrence
dans la République (369a), mais le terme est fréquent chez Platon (98 emplois) et reçoit
aussi une acception métaphysique abstraite. La discussion sur la métamorphose se
poursuit en deux temps : d'abord une généralisation du principe suivant lequel moins un
être s'altère, plus il est parfait ; ensuite, une conclusion dans le cas de l'être divin (381b6-
c9).
122. La distinction entre l'être automoteur et l'être mis en mouvement par un autre
constitue un axiome de la métaphysique de Platon ; la priorité de l'automoteur sert de
fondement à la définition de l'â me (Phèdre, 245c ; Timée, 37a). L'inaltérabilité est le
deuxième prédicat amené par Platon pour exposer le concept de la simplicité. Le principe
est généralisé pour tout objet, naturel ou fabriqué, en 381b.
123. L'association des deux vertus n'exclut pas la sōphrosúnē. Le phrónimos est le sage,
considéré du point de vue de l'usage de la raison (voir supra, I, 348d, 349e, et infra, III,
412c, V, 450d).
124. Personne ne peut devenir pire de son plein gré, suivant le principe socratique du
caractère involontaire du mal. Dans le cas de l'être divin, en vertu de l'axiome de la
souveraineté de sa perfection, toute altération serait nécessairement une détérioration. On
notera au passage cette expression implicite de la volonté divine, une formulation rare chez
Platon, la critique de l'anthropomorphisme allant jusqu'à rendre impossible l'assignation
d'un désir ou d'une volonté aux dieux.
125. La puissance du dieu a donc des limites, qui sont celles-mêmes de sa perfection et de
son concept.
126. Passage de l'Odyssée, XVII, 485-86. Platon omet le vers suivant : « faire l'examen des
vertus de la démesure et de la juste disposition des humains », un vers qui par son propos
moral réduit la portée de la critique de Platon. Ce passage est cité de nouveau dans le
Sophiste (216c), alors que Socrate compare le philosophe à ces visiteurs étrangers, venus
examiner la vie d'ici-bas.
127. Platon évoque pêle-mêle les métamorphoses célèbres de Protée (Od., IV, 456-458), de
Thétis, cherchant à se libérer de son union à Pélée (Pindare, Ném., IV, 62 sq.) et de Héra. Le
vers cité (d8) provient d'Eschyle (Xantriai, scolies sur les Grenouilles d'Aristophane, 1344 =
frag. 168 Radt).
128. Après avoir discuté la possibilité de la métamorphose divine, Platon aborde celle de la
tromperie. Les dieux ne peuvent tromper (Timée, 40d). Si l'être divin ne peut se
transformer lui-même, peut-il faire croire aux être humains qu'ils sont en présence
d'avatars différents, en leur présentant une « phantasmagorie » (phántasma, 382a2).
Terme peu fréquent chez Platon, cette apparence illusoire est un produit de l'imagination,
qu'il s'agisse d'un simulacre ou d'un spectre (voir infra, VI, 510a ; VII, 516b et 532c ; IX,
584a ; et X, 598b et 599a). É galement Phédon, 81d.
129. Cet oxymore est souligné par Platon, c'est le mensonge volontaire, la tromperie
délibérée. L'expression se retrouve en Théét., 189c, Soph. 263d.
130. Il s'agit du principe supérieur de l'â me ; voir Phédon, 94b-e. Platon associe ce principe
supérieur aux choses souveraines, les êtres réels (tà ónta, tà kuriṓtata b2). Ces êtres réels
et souverains sont-ils les dieux ? Si les dieux se présentaient aux être humains sous des
apparences fantaisistes, ils leur mentiraient absolument et fausseraient la connaissance de
ce qui est souverain et réel. Sur le mensonge concernant les êtres suprêmes, voir Lois, V,
731c. Qu'aucune tromperie ou ignorance ne soit volontaire est un principe cardinal de
l'éthique socratique (voir infra, III, 413a, IX, 589c).
131. Une proposition qui dépasserait l'entendement ordinaire, ou une doctrine religieuse
réservée à certains, alors que pour Socrate il s'agit d'une simple proposition sur l'â me et
sur la connaissance de la réalité de l'être divin. Une représentation fallacieuse de l'être
divin contredit la nature même de l'â me.
132. Terme central de l'ontologie platonicienne, le simulacre (eídōlon b10) est dépourvu de
substance et de réalité. Platon qualifie ici de simulacre l'imitation dans le langage (mímēma,
b9) de l'affection de l'â me, en quoi réside réellement la méconnaissance (ágnoia, b8) qui
résulte de la tromperie. Un mensonge est donc une imitation de l'ignorance, voir infra, IV,
443c.
133. La tromperie dans l'apparence illusoire, par opposition au mensonge en paroles (en
toîs lógois, c6), qui n'en est qu'une forme dérivée. Sur l'utilité du mensonge en paroles, ce
développement annonce le noble mensonge des gardiens de la cité idéale, et le justifie
presque par avance. Voir sur ce mensonge infra, III, 389b, et T. Brickhouse et N. Smith
(1983, 80). Le choix que fait le philosophe de composer une histoire pour s'approcher du
vrai constitue une stratégie acceptable, voir Protag., 320c-322c, et infra, III, 414b.
134. Les dieux chérissent ceux qui cultivent la sagesse et la raison, c'est l'enseignement
constant de Platon (infra, VI, 501c, et X, 612e). Voir aussi la discussion dans l'Euthyphron,
7a-15c. Mais il existe aussi une folie divine (Phèdre, 265a), bien distincte de la folie
ordinaire mentionnée ici ; et cette autre folie rapproche les dieux des créateurs et des
penseurs.
135. Les mentions d'une distinction entre le démonique et le divin sont rares chez Platon.
Ce passage est la première mention du démonique dans la République (VI, 496c, et VII, 531c
; voir aussi X, 614c), mais c'est dans le Banquet que le concept est exposé (202d, 219c) au
sujet de l'amour.
136. Allusion à un passage de l'Iliade, II, 1-34.
137. Vers provenant selon certains éditeurs du Jugement des armes, tragédie perdue
d'Eschyle (Scholies d'Aristophane, Acharniens, 883 = frag. 350 Radt). Selon S. Radt, l'origine
est incertaine (frag. 350, avec notes : 416 sq.). Voir également la description de la présence
d'Apollon dans l'Iliade, XXIV, 62.
138. Allusion au fait que les tragédies exigeant la constitution d'un chœur étaient plus
imposantes et nécessitaient plus de moyens. Il y avait aussi des représentations plus
simples, faites de récitations sans mise en scène élaborée.
139. Les gardiens seront pieux et respectueux de la divinité, mais ils deviendront eux-
mêmes divins. Cette doctrine de la divinisation dans l'exercice de la raison, par la
contemplation des formes intelligibles, trouve son expression parfaite dans la phrase
célèbre du Théétète, (176ac) où se condense l'idéal de la vie philosophique : se rendre
semblable au dieu. La ressemblance au dieu se fonde principalement sur l'atteinte de la
vertu, et en particulier la réalisation de la justice : « Le dieu n'est sous aucun rapport et
d'aucune manière injuste : il est au contraire souverainement juste et rien ne lui ressemble
davantage que celui de nous, qui à son exemple, est devenu le plus juste possible. » Cet
idéal sera repris au terme de la République, X, 613a.
Livre III
1. La coupure introduite par la division en livres est ici artificielle et Platon continue ici
l'exposé critique des normes qui doivent régir la fabrication des histoires de la mythologie.
Le texte doit donc être raccordé à la fin du livre II et la conclusion s'applique aux futurs
gardiens.
2. Ce passage ne doit pas être interprété comme une remise en question de l'existence
même d'un au-delà infernal, mais plutô t comme une critique des histoires terrifiantes. Les
mythes eschatologiques du Phédon et du Gorgias montrent la place importante que Platon
réservait à la pensée du royaume des morts et le rô le qu'il confiait à la représentation de
l'eschatologie dans la présentation de la doctrine de la rétribution. Voir à ce sujet J. Annas
(1982). Le livre X de la République reprend cet enseignement pour en faire l'horizon de la
doctrine de la justice. Le mythe d'Er (614b sq.) fait écho, en effet, à l'eschatologie évoquée
aux livres II (châ timent de Musée et de son fils, 363c-e) et III. La vie philosophique doit
permettre d'atteindre une forme de divinisation, mais le mythe eschatologique final laisse
entrevoir un séjour au ciel ou dans l'Hadès. La réalité de la destination infernale pour ceux
qui ont fait le mauvaix choix de vie ne saurait donc être mise en doute. Dans la pensée
classique, Hadès renvoie toujours au nom propre du fils de Cronos, et l'Hadès signifie par
conséquent le royaume d'Hadès. Voir E. Rohde (1951 : 249 sq.).
3. Od., XI, 489-491. Achille s'adresse ainsi à Ulysse qui le rencontre au royaume des morts,
alors qu'il y vient pour consulter Tirésias. Pour ce passage, et tous ceux qui suivent au
cours de cette critique de la poésie homérique, il est important de noter que même si les
citations du texte d'Homère ne sont pas toujours exactes, Platon semble présupposer une
connaissance complète de l'épopée, et en particulier des contextes dans lesquels les
expressions qui font l'objet de sa critique se trouvent.
4. Il., XX, 64-65. Paroles mises dans la bouche du seigneur des morts, Aïdoneus, qui craint
que Poséidon ne fasse éclater la terre et expose l'horreur du monde infernal.
5. Il., XXIII, 103-104. Paroles d'Achille, alors que l'â me de Patrocle s'apprête à quitter la
terre pour le royaume d'Hadès.
6. Od., X, 495. Paroles de Circé, qui conseille à Ulysse d'aller consulter Tirésias dans l'Hadès.
7. Il., XVI, 856-857. Vers où Homère conclut le récit de la mort de Patrocle, victime des
coups d'Hector.
8. Il., XXIII, 100-101. Achille évoque le fantô me de Patrocle, mais celui-ci, évanescent, lui
échappe.
9. Od., XXIV, 6-9. Il s'agit des â mes des prétendants, qui viennent de succomber aux coups
d'Ulysse.
10. Poétique signifie donc ici « fictif », ou même mythologique : plus la représentation
dépend de l'imagination du poète, qui ne saurait prétendre à la vérité (386c1), moins elle
peut servir à l'éducation des futurs gardiens. Sur la question de l'éducation au courage et
l'attitude devant la mort dans les combats, qui constituent ici la fin poursuivie par le
contrô le de la mythologie, voir plus loin le livre V.
11. Au livre I, 351d, Platon distingue les hommes libres et les esclaves, mais ici l'expression
du devoir de liberté des gardiens doit être rapportée à leur mandat fondamental : ils sont
les ouvriers de la liberté (395c, dēmiourgoùs eleutherías) et en tant que tels, ils doivent
posséder les qualités des hommes libres (395c6), c'est-à -dire de ceux qu'une éducation et
une formation complète ont libérés des servitudes de l'existence de l'homme ignorant. Il
est donc question ici d'une liberté qui dépasse le seul statut politique, pour atteindre l'idéal
libéral de la paideía. Voir infra, 405a et sur la liberté IX, 577d-e, et X, 617e. Sur la liberté,
voir l'étude de R. Mü ller (1997 : 45 sq.).
12. Noms de rivières infernales. Le Cocyte est la rivière des lamentations, un affluent de
l'Achéron aux Enfers. Il coule parallèlement au Styx (Hésiode, Théog., 361 sq. ; 383 sq. ; 775
sq.), un fleuve associé à une mythologie complexe en raison des propriétés magiques de ses
eaux.
13. L'existence des morts dans l'Hadès demeure effacée et imprécise. Voir Il., XV, 188, et XX,
61, avec les remarques de E. Rohde (1952 : 30 sq.).
14. Littéralement, « plus échauffés » (thermóteroi, c4), un terme que Platon associe au
travail de la chaleur sur le fer (infra, 411b, et Lois, II, 666c et 671b).
15. Platon distingue ici deux formes communes de la poésie : la récitation orale (lektéon) et
le texte poétique versifié et écrit (poiētéon).
16. Le terme epieikḗs présente une signification qui est à la fois plus ouverte et plus proche
de la morale populaire que les termes associés au lexique de la sagesse. Il désigne des
qualités de bonté et de gentillesse, associées à un tempérament réservé et modéré (Apol.,
22a5 ; Banq., 202a et 210b ; et infra, 404b7, VIII, 554c12). On pourrait parler d'un homme
mesuré. Que la mort ne soit pas un objet de crainte est un thème socratique important
(Apol., 41c sq.) et la doctrine rappelle l'ensemble de l'attitude de Socrate dans le Phédon.
17. Quel est le sens du lien qui lie le compagnon (hetaîrós, d6) à l'homme sage ? Le terme
est général, il exprime le lien d'amitié et n'a pas de connotations spécifiquement
homosexuelles.
18. L'idéal de l'autárkeia imprègne entièrement la morale grecque, mais il ne se
développera pleinement que chez les philosophes de la période hellénistique. Platon
évoque à quelques reprises le modèle de l'autárkēs (infra, II, 369b, et Théét., 169d ; Pol.,
271d ; Timée, 33d et 68e). Le concept connote celui de la liberté et de l'autonomie :
l'homme autosuffisant n'a pas besoin des autres pour les finalités de la vie bonne (tò eû zē̂n,
d12).
19. Spoudaíos est un terme fréquent chez Platon, il désigne les hommes et les femmes qui se
distinguent par leurs qualités physiques et morales. Voir Lois, IV, 707b, et infra, IV, 424e.
20. Il., XXIV, 3-12, décrivant la tristesse d'Achille au souvenir de son ami Patrocle. Le
vocabulaire métaphorique d'Homère associe l'agitation d'Achille au mouvement d'un
navire sur la mer.
21. Il., XVIII, 23-24.
22. Il., XXII, 414-415, décrivant la douleur de Priam à la mort de son fils Hector.
23. Il., XVIII, 54. À la mort de Patrocle, la déesse Thétis s'associe à la douleur de son fils
Achille et entraîne dans sa lamentation les Néréides.
24. Il., XII, 168-169. Paroles mises dans la bouche de Zeus, alors qu'il voit Hector poursuivi
par Achille.
25. Il., XVI, 433-434. Paroles mises dans la bouche de Zeus à la mort de Sarpédon.
26. La critique de Platon se déplace de l'expression de la tristesse à l'expression de la joie,
développant de la sorte une anthropologie austère, où tout excès dans l'expression du
sentiment apparaît comme un obstacle à la vertu, et en particulier au courage. L'homme de
valeur doit savoir se contrô ler, il ne doit donc pas se laisser dominer (kratouménous, e9)
par la tristesse ou la joie. La critique de la représentation des sentiments des dieux n'est
donc pas fondée principalement sur le caractère inacceptable de l'anthropomorphisme,
mais sur un motif pédagogique : les modèles divins doivent inspirer la formation morale
des futurs gardiens.
27. Il., I, 599-600.
28. Platon endosse un usage thérapeutique du mensonge, en particulier dans le domaine
politique. L'intérêt de la cité (ophelía tē̂s póleōs, b7) peut le justifier. Il ne le condamne donc
pas absolument sur le plan moral, voir supra, II, 382c, et infra, V, 459d. Le passage central
de ce double discours – interdit aux dieux, possible pour l'humanité – est celui du noble
mensonge, par le moyen duquel la différence sociale est présentée aux classes qui
composent la société (414c). L'importance de la vérité (alētheián, b2) s'oppose ici au
pouvoir de la fiction. Selon N. Smith et T. Brickhouse (1983), il n'y a donc pas de paradoxe
dans le fait que les philosophes soient les amants de la vérité et le fait qu'ils utilisent le
mensonge dans la conduite de la Cité. Ainsi, le problème n'est pas de savoir si oui ou non
les philosophes ont le droit d'utiliser le mensonge. Le débat doit plutô t porter sur la
justification morale que Platon présente pour défendre cette pratique.
29. Les gens ordinaires, les citoyens sans responsabilité particulière (idiṓtais, b5), par
opposition à ceux que la cité mandate pour exercer des responsabilités stratégiques, et en
particulier les gouvernants.
30. Od., XVII, 383-384. Citation curieuse, cette liste de métiers n'est pas extraite d'un
contexte pertinent pour la condamnation du mensonge. Platon veut sans doute pointer du
doigt les mensonges des devins et des guérisseurs.
31. Ce passage est le deuxième dans la République, faisant suite à II, 364a, où est introduit le
concept de modération (sōphrosúnē), un terme souvent traduit par tempérance. Essentiel
pour la compréhension de la structure des vertus de l'â me, il renvoie à une modération de
la partie inférieure de l'â me. Traduit également parfois par « maîtrise de soi », il s'agit d'un
idéal de contrô le et de mesure, dont l'importance dans l'éthique grecque remonte à
Homère. La modération fait l'objet d'une discussion importante dans le Charmide, et Platon
en discute également dans plusieurs dialogues. Les occurrences du terme dans la
République sont nombreuses dans les livres III, IV et VI. Voir sur l'histoire de cet idéal de
modération et sa place dans la doctrine des vertus, les travaux de H. North (1966).
32. Il., IV, 412. Paroles de Diomède, cherchant à calmer le bouillant Sthénélos dans sa
discussion avec Agamemnon.
33. Il., III, 8, décrivant la marche des Achéens vers la bataille.
34. Il., I, 225. Insultes proférées par Achille à l'endroit d'Agamemnon.
35. Od., IX, 8-10. Paroles d'Ulysse remerciant Alkinoos pour son hospitalité.
36. L'idéal de la modération implique le contrô le des passions et des désirs (infra, IV,
430e) : celui qui est maître de lui-même (egkrátēs) possède la vertu de modération, ces
deux vertus étant associées (Gorg., 491d).
37. Od., XII, 342. Euryloque enjoint ses compagnons d'abattre les troupeaux du soleil en
l'absence d'Ulysse.
38. Il., XIV, 294, décrivant le désir de Zeus apercevant Héra sur le mont Ida.
39. Od., VIII, 266 sq.
40. Concept important (kartería) dans la psychologie grecque, repris par Platon dans le
Lachès, 192b sq., où il indique la force courageuse, l'endurance, l'encouragement à tenir
bon devant l'ennemi et les dangers de l'affrontement guerrier. Voir également I Alc., 122c.
Cet idéal de courage guerrier, particulièrement mis en relief au livre V, est constant dans la
République. Voir J. de Romilly (1991).
41. Od., XX, 17-18. Paroles d'Ulysse, à la vue des exactions des prétendants.
42. Passage qu'on ne peut retracer chez Homère, peut-être une allusion à la Médée
d'Euripide (v. 964).
43. Il., IX, 602-605. Avec Jowett, ad loc., on doit noter cependant que ce portrait d'Achille est
peu fidèle (voir Il., XIX, 147 sq. et 278 sq.), le héros est un homme libre et indifférent aux
cadeaux. Il semble injuste de l'accuser, comme la tradition que rapporte Platon, de
philochrēmatía (391c).
44. Platon ne cache pas son affection pour Homère : tout ce passage montre qu'il le connaît
par cœur et qu'il l'admire, depuis son enfance (voir, par ailleurs, sa critique en X, 595b sq.).
45. Il., XXII, 15 et 20. Propos enflammés d'Achille à l'égard d'Apollon qui a favorisé les
Troyens.
46. É vocation de l'Iliade, XXI, 130-132 et 212-235, passage où Achille combat le fleuve
Scamandre.
47. Il., XXIII, 141-152, où Achille coupe sa chevelure qu'il vouait au fleuve Sperchios. Il sait
en effet que son vœu est par avance condamné et il offre donc sa chevelure à Patrocle.
48. É vocation de l'Iliade, XXIV, 14-18, et XXIII, 175, alors que durant douze jours
consécutifs, douze victimes furent offertes sur le bû cher funéraire.
49. Le père d'Achille est Pélée, et son grand-père est É aque, fils de Zeus.
50. Pirithoü s aida Thésée lors du rapt d'Hélène, et de son cô té Thésée apporta son soutien à
Pirithoü s qui désirait enlever Perséphone : chacun avait juré de se donner mutuellement
comme épouse une fille de Zeus. Voir Isocrate, Éloge d'Hélène, 20-22. Homère évoque
l'amitié de ces deux héros, mais c'est chez Pausanias qu'on trouve le récit de leurs
aventures communes.
51. Voir II, 378b et 380c.
52. Fragment d'Eschyle (Niobé, frag. 162 Radt). Il s'agirait de Tantale, père de Niobé, et de
sa famille. Passage cité par Strabon, XII, 870.
53. Cette classification semble traditionnelle ; on la trouve chez Platon en Crat., 397c-398e ;
Rép. IV, 427b ; Lois, IV, 717b, V, 738d, VII, 799a, 801e, 818c, et X, 910a. Peut-être d'origine
pythagoricienne (Jamblique y fait écho sans sa Vie de Pythagore, 37 et 100), on peut la
relier à Hésiode et au mythe des â ges (Travaux, 109 sq.).
54. Le terme générique qui englobe les discours autres que ceux des poètes, qu'il s'agisse
des récits de la mythologie, qu'ils soient présentés oralement ou composés par écrit,
comme la sagesse traditionnelle des maximes. Les fabricateurs de discours (logopoioì, a13)
regroupent donc tous ceux qui exercent une activité de composition et d'écriture dans le
cadre de la culture grecque, mais que leur métier distingue des poètes. Voir II, 365e, et Lois,
II, 660e.
55. Socrate reporte au terme de l'enquête sur la justice l'expression d'un accord sur les
principes de la représentation. La question fait retour en effet au livre IX, 588b-592d.
56. L'ensemble formé par le discours et l'expression, ou manière de dire (léxis), constitue le
tout de la poétique. Il y a plusieurs sortes de léxis, et toutes comportent une part
d'imitation, de mímēsis. Sur la production des images chez Platon, voir J.-P. Vernant (1979).
On peut penser que l'éducation des jeunes exigeait non seulement qu'ils écoutent les récits,
mais aussi qu'ils les miment, en s'identifiant à certains personnages. C'est le sens précis de
la musique, comme art musical des récits poétiques, comportant le rythme et le chant. Dans
le Gorgias (502c), la léxis ne figure pas dans la liste des formes poétiques. Voir Lois, II,
668a6-b10.
57. Cette classification des formes de la narration (récit raconté, diḗgēsis, d3) en récit
simple, récit issu d'une imitation et forme mixte appartient-elle à la poétique classique ?
Platon propose de l'illustrer par des exemples, et renonce au point de départ à une
synthèse (katà hólon, d9). Dans le Phèdre, 266e, il mentionne l'existence de manuels de
rhétorique et Aristote propose dans son traité du style (Perí léxeōs, Rhét., III, 16) un exposé
complet des techniques de narration, mais il faut rappeler que le contexte est celui de l'art
oratoire et non de la poétique ou de la mythologie. Aristote y fait cependant allusion dans la
Poétique, 3, 1448a19-27. Comme la suite le montre (393d), le récit simple est la narration
reportée, que nous appelons le style indirect, alors que le récit issu d'une imitation est le
style direct. La forme mixte combine, dans une même composition, les deux styles, ou
modes d'expression.
58. Il., I,15-16.
59. Le travail de l'imitation (mimeîsthaí, c6) vise la ressemblance, soit par la voix, soit par
l'apparence extérieure (schē̂ma, c7).
60. Récit repris de l'Iliade, I, 22-42.
61. Platon distingue ici les formes littéraires qui étaient classiques au Ve siècle : 1) le théâ tre
(tragédie et comédie), fondé entièrement sur l'imitation ; 2) le récit poétique (dithyrambe),
fondé entièrement sur la narration ; et 3) le genre mixte (poésie épique), où alternent les
répliques imitées et le récit du poète. Le dithyrambe appartenait à l'origine au culte de
Dionysos, mais quand il fut introduit à Athènes, sa forme s'était déjà sécularisée et faisait
l'objet de concours comme les tragédies. D'essence narrative, il alternait strophe et
antistrophe et on peut citer les noms de Simonide et de Bacchylide qui remportèrent
plusieurs prix dans ces concours. Sur les origines et l'histoire littéraire de la tragédie, voir
A. Lesky (1967).
62. Comme pour plusieurs passages où la signification de lógos demeure ouverte, Platon
désigne ici à la fois le mouvement de l'échange dialogué, qui porte les interlocuteurs vers
des conclusions produites par la discussion, et le travail de la raison qui est à l'œuvre dans
la dialectique et produit les arguments. L'image du lógos qui porte les interlocuteurs
comme un pneûma est pour Platon l'objet d'un mouvement d'autodérision. En II, 373b, les
acteurs sont reçus dans la cité, mais ici Platon esquisse le portrait d'une cité purifiée.
63. Seront-ils experts dans l'art de l'imitation ? Le vocabulaire de l'imitation est concentré
au livre III et au livre X, alors que Platon revient, pour la nuancer, sur la théorie de la
mímēsis. Le sens de la question est le suivant : l'expertise des gardiens dans l'imitation ne
doit pas les porter à se substituer aux poètes, mais comme la fonction de contrô le des
représentations poétiques est acceptée comme une prémisse, les gardiens devront avoir
une connaissance des arts qu'ils seront appelés à superviser. Par ailleurs, comme
l'imitation est essentielle à la formation morale, les gardiens imiteront des modèles de
vertu (395c).
64. Ailleurs (Banq., 223d), Socrate confie au même acteur la tragédie et la comédie, en vertu
du principe que la science est le pouvoir des contraires. Voir également Gorg., 502b, où la
tragédie est identifiée à un exercice de flatterie.
65. Les deux métiers étaient distincts, l'un était celui des spécialistes de la récitation de
l'épopée, l'autre celui des acteurs du théâ tre. En rapprochant les rhapsodes des acteurs,
Platon confirme que la récitation de l'épopée comportait une part d'imitation dans les
passages de style direct. Les rhapsodes se spécialisaient souvent dans l'art d'un seul poète
(Ion, 531c, 536b). É popée, tragédie, comédie comportent toutes des imitations (mimḗmata,
a5, b1) fabriquées par les poètes et reprises par les artisans de la récitation et du théâ tre.
66. Image rare, parfois employée dans le sens de la conversion en petite monnaie (Timée,
62a ; Ménon, 79a ; infra, VII, 525e). La spécialisation des occupations humaines et des
excellences qui leur sont associées exige une concentration sur des tâ ches très
fragmentées.
67. Renvoie à la première position développée par Socrate (supra, II, 374d-e), concernant la
spécialisation de la fonction de gouvernant. Le qualificatif akribeîs (c1) désigne des artisans
spécialisés, des experts compétents qui travaillent avec précision sur leur domaine propre
d'expertise. Cette notion d'« acribie », d'« expertise spécialisée », joue un rô le important
dans la détermination de la fonction propre des classes de la cité, au livre IV, alors que
Platon reviendra sur les tâ ches, les fonctions et les occupations du point de vue de ce qui
est propre à chaque groupe dans la cité.
68. Voir supra, ad 387b.
69. Le principe de la formation morale mis en avant ici est que l'imitation d'un
comportement peut induire une habitude et avoir une influence morale. Imiter en
reproduisant et prendre goû t à l'imitation d'une chose vile peut conduire à prendre goû t à
la chose même (toû eînai, c7). Que l'habitude (éthē d2) devienne une nature, et que la
formation du caractère doive s'appuyer sur ce principe, Platon y reviendra dans son exposé
sur l'éducation, infra. Voir 401b-c, et sur le but d'une formation à l'austérité, II, 383c. Sur la
formation du caractère, voir C. Gill (1985).
70. Description critique des effets de mise en scène, considérés comme le signe d'un déclin
de la pure forme dramatique. Voir Lois, II, 659a, avec le commentaire de R. Nettleship
(1961 : 105).
71. L'homme excellent et valeureux, kalòs kagathós, voir supra, II, 376c, et infra, 401e ;
Théét., 185e ; Timée, 88c.
72. Un homme équilibré (métrios, c5), dont le jugement est capable de discriminer une
imitation bénéfique d'une imitation néfaste. L'ensemble de ce passage laisse présupposer
que les occasions étaient fréquentes de s'adonner aux imitations de personnages de la
mythologie ou même de personnages publics. S'agit-il principalement d'exercices
dramatiques proposés aux jeunes, ou encore d'activités de groupe ? Il faut que les occasions
aient été nombreuses pour que Platon mette tant de soin à en détourner les futurs
gardiens. La culture du théâ tre et des concours qui y étaient associés multipliait sans doute
les représentations et stimulait les essais d'imitation.
73. Cette image empruntée à l'art du moulage renforce la métaphore des modèles que
favorise Platon (Théét., 191c, et Lois, VII, 800b) ; voir Timée, 50d (ekmageîon) pour une
expression semblable, mais en sens inverse, de l'impression d'une forme dans la matière
(ekmáttein). Imiter, c'est prendre la forme de quelqu'un d'autre et l'homme de bien
n'imitera pas facilement des formes inférieures.
74. Je suis Adam, qui lit en e6 haplē̂s, et non Burnet qui lit állēs.
75. Le premier style est celui du récit, et Platon évoque ici les variations rythmiques et
harmoniques de la récitation en discours indirect. Le récitant n'est pas amené à déployer
des artifices de toutes sortes, son style sera sobre et c'est le mérite de la narration avec un
minimum d'imitation. L'autre style exige au contraire une grande diversité de formes.
76. Platon évoque-t-il déjà l'accompagnement musical, dont il traitera plus loin ? On suivra
B. Jowett, ad loc., qui voit ici plutô t l'harmonie du débit (accent, ton) dans la récitation.
Aristote (Rhét., III, 1, 1403b26 sq.) dit bien que les interprètes se concentrent sur trois
points : le volume de la voix (mégethos), l'intonation (harmonía) et le rythme (ruthmòs). On
peut donc distinguer deux emplois pour l'harmonie et le rythme : un emploi dans la
récitation poétique, et un emploi plus strictement musical. Voir infra, 400a.
77. Jusqu'ici, les types d'expression ont été déterminés par des critères formels : imitation
directe du personnage ou récit indirect. En proposant de n'admettre dans la cité que le type
non mélangé « qui imite le vertueux » (epieikoûs, d4 et 398b2) – c'est-à -dire l'homme de
bien, l'homme mesuré, voir supra, 387b –, Adimante introduit un critère moral référant à
l'objet de l'imitation. Cette position est conforme au principe de psychologie morale avancé
par Socrate et restreint donc considérablement le recours à l'imitation. Même si le type
mixte a la faveur populaire, Socrate ne le juge pas conforme à la constitution politique. Pour
quelle raison ? Parce que chaque membre de la cité concentre son activité dans une seule
tâ che et que personne ne trouverait son intérêt à une imitation multiple. Ni dans le réel, ni
dans l'imaginaire, les citoyens de la république ne sont invités à être autre chose que leur
unique fonction propre. Ce principe, élaboré en 397d-398b, règle ici l'esthétique et il aura
des conséquences politiques et morales au livre IV, quand il s'agira de déterminer la nature
de la justice et la structure de la cité idéale.
78. Ces derniers accompagnaient les enfants au théâ tre, à l'école, au gymnase, et Platon
rappelle ailleurs comment ils devaient, dans la société traditionnelle, être rappelés à l'ordre
au théâ tre, pour écouter en silence et jusqu'à la fin les compositions jugées dignes par
l'autorité (Lois, III, 700c). Il montre ici à quel point il a conscience du caractère impopulaire
des mesures qu'il voudrait imposer.
79. Premier emploi dans le texte de la République du terme politeía. Nous le traduisons par
« constitution politique », préférant cette traduction à celle de régime, qui renvoie à un
régime particulier. Platon entreprend en effet de préparer un ensemble de principes et de
règles pour que la cité soit juste : il ne s'agit donc pas d'un régime plutô t que d'un autre,
mais d'une constitution générale de la cité. La traduction par « république », consacrée par
la tradition, a ses mérites, si on demeure capable d'entendre dans ce titre classique ce qui
concerne la pólis. Voir les études de J. Bordes (1982) et J.-F. Pradeau (1997).
80. Même chassé de la cité, le poète est vénéré à l'égal d'un dieu et oint de parfums. Proclus
(In Remp., 42, 1-10 ; I, 60) note ce paradoxe et il en fait la première question de son
commentaire sur la poétique de Platon. Sur l'onction des statues, voir J. Adam, ad loc.
81. Platon oppose le type du poète austère et du raconteur d'histoires (muthológōi, b1)
utile à un type fascinant par sa polyvalence et ses talents. La description de la vénération
dont ce dernier serait l'objet, dû t-il chercher à se fixer dans la cité, est ironique ; en fait, ce
poète divertissant et plaisant sera poliment invité à aller ailleurs. Le poète et le mythologue
de la cité idéale sont recrutés d'abord pour la sévérité et l'aspect moral de leurs imitations.
Ce recrutement sera l'objet de dispositions légales (b3), et recruter un poète d'un autre
type contredirait la loi (thémis, a6). La prescription est donc rigide et précise. On la
retrouve dans les Lois (VII, 817a-d).
82. Tout au long de la République, Platon multiplie les mentions de conditions qui
restreignent la portée pratique ou concrète du projet de la cité idéale. Le pouvoir
d'instituer cette cité n'appartient à personne, et la discussion philosophique est d'abord
soucieuse de développer des modèles pouvant donner lieu à des législations. Mais à aucun
moment Platon ne laisse croire qu'il s'agit d'autre chose que de propositions assorties
d'une condition de possibilité, « si cela était en notre pouvoir ». Voir supra, 389d.
83. Au sens large donné par Platon au terme mousikḗ, art des compositions poétiques,
épiques et tragiques, représentées parfois avec un accompagnement de musique et art de la
musique et des compositions instrumentales. Littéralement, l'art des Muses. Voir supra, II,
376e. Comme la suite du développement le montre, cet art se divise en deux grands
domaines : d'une part la matière poétique (ce qu'il faut dire et comment le dire), et d'autre
part le chant, les mélodies et les compositions instrumentales, que Platon aborde
maintenant. Tout ce passage (397a-402a) est commenté du point de vue de la musique
dans A. Barker (1984 : 124-140). Pour le commentaire aristotélicien, voir Pol., VIII,
1342a28-1342b34.
84. Les principes élaborés pour l'imitation dans les récits et les poèmes seront les mêmes
pour les paroles mise en musique : ils devront présenter les mêmes modèles (túpois, d5) de
conformité à la vertu et la même austérité formelle. Tout le domaine de l'esthétique – nous
dirions aujourd'hui poétique et musicale – est donc assujetti à des modèles prescrits pour
leur portée morale. Sur la musique dans l'œuvre de Platon, voir E. Moutsopoulos (1959).
85. Socrate l'affirme et Adimante ne proteste pas. En quel sens est-il mousikós ? Au sens
strict de praticien de la musique d'instruments ou du chant choral, ou au sens général de
connaisseur de l'art poétique et plus généralement encore, d'homme cultivé ? Le lien entre
poésie et musique était étroit et Pindare et Sophocle, par exemple, étaient aussi renommés
comme musiciens que comme poètes. Socrate s'adresse donc sans doute à Adimante dans
le sens le plus général. Selon Plutarque (De la musique, 15, 1136f), Platon lui-même aurait
reçu une formation musicale auprès de Dracon d'Athènes et de Metellus d'Agrigente, mais
c'est la pensée musicale de Damon qui l'influença le plus. Pour la conception de la musique
chez Platon, voir Protag., 326a ; Lachès, 188d ; Phédon, 60e ; Criton, 50d ; et I Alc., 106e.
86. La théorie grecque classique de l'harmonie distinguait plusieurs « harmonies » ou
modes harmoniques. Socrate va les soumettre ici à un examen qui devra en mesurer la
convenance au modèle moral souhaité pour la cité. Le terme grec harmonía désigne aussi
bien une échelle musicale qu'un mode privilégiant certaines règles de composition, et
notamment le choix des intervalles ou des registres. Le terme « mode » n'appartient pas
cependant à la théorie classique, et il faut sans doute parler de tropes. (Pour ce qui suit,
voir R.P. Winnington-Ingram 1936 ; A. Bélis 1996 : 363 et A.G. Wersinger 2001 : 171-191.)
Le rapport entre les harmonies et les sentiments ou les émotions apparaît déterminant
dans toute la culture musicale grecque et sans doute faut-il en attribuer l'importance au
lien de la musique et de la poésie. Platon ne propose pas un examen détaillé, qui suivrait
par exemple tout le système des tónoi d'Aristoxène, il se contente d'un choix représentatif.
Son approche semble influencée par la doctrine pythagoricienne, mais comme Platon n'a
laissé aucun écrit théorique sur la musique, il est difficile de reconstituer une théorie
platonicienne complète de l'harmonie. Son intérêt est surtout pédagogique et moral, mais il
ne pouvait éviter de connaître les théories qui avaient cours à Athènes. Parmi celles-ci, on
peut distinguer deux sciences : l'harmonique et la rythmique, différentes de la science des
instruments (organikḗ). L'harmonique est la science du mélos, c'est-à -dire de l'organisation
naturelle des sons musicaux. Elle comprend sept parties traditionnelles, auxquelles Platon
fait allusion ici : l) les sons (phthóggoi) ; 2) les intervalles (diástēmata) ; 3) les systèmes
(sústemata), dont le plus important est le système de référence du tétracorde ou de la
quarte ; 4) les genres (génos) : diatonique, chromatique et enharmonique ; 5) les tons
(tónoi, trópoi), appelés modes par plusieurs théoriciens latins tardifs, mais qui encore chez
Platon et Aristote portent le nom d'harmonies. Sur ce terme, voir l'appendice de A. Barker
(1984 : 163-168). Il s'agit des « différentes manières d'échelonner le grand système parfait,
dans quelque genre que ce soit, à partir d'une note de base thétique qui varie d'un trope à
l'autre » (A. Bélis 1996 : 363) ; 6) les métaboles (metabolaí), ou modulations et variations ;
et 7) la mélopée (melopoiía). Pour la structure générale de la théorie, voir infra, 400a.
Le premier groupe (lydien mixte, lydien aiguë et autres modes apparentés) est rejeté
d'emblée ; liés aux lamentations, ces modes harmoniques plaintifs sont inutiles pour la
formation du caractère. Voir le témoignage de Plutarque, citant Aristoxène (De la musique,
16, 1136-17, 1137). Le mode harmonique du deuxième groupe (mode ionien) est qualifié
de relâ ché (chalaraì, e10) et il est associé aux beuveries. Ce relâ chement s'oppose à
l'énergie tonique, voir infra, IX, 590b. Le troisième groupe (dorien et phrygien) est le seul
acceptable, puisque seul il imite le courage et l'ardeur virile. Sur ce point, voir aussi Lachès,
188d, où le mode dorien est qualifié de « seul vraiment grec ». Le critère régissant ces
jugements semble en effet celui de l'utilité dans la formation des hommes de guerre
(polemikō̂n, 399a). Quand il revient sur ces questions dans les Lois (II, 653d-673a ; 795a-
812e), Platon maintient le principe d'un choix rigoureux de la musique pour la formation
du caractère. C'est une opinion que retiendra Aristote (Pol., VIII, 1339a-1342b), qui lui
aussi privilégiera l'imitation de dispositions éthiques. Il sera même plus sévère que Platon,
allant jusqu'à rejeter l'harmonie phrygienne, parce qu'appartenant au genre passionné et
ne retenant donc que la dorienne. Platon justifie la conservation du mode phrygien, parce
qu'il s'accommode de la sobriété des hommes en paix, un argument difficilement
conciliable avec la critique d'Aristote qui le relie, quant à lui, à la frénésie et à
l'enthousiasme (loc. cit., 1341a23).
87. Platon donne ici deux portraits, le violent et le volontaire, qui constituent selon lui les
modèles moraux susceptibles de guider les compositions musicales et de guider le choix
des harmonies. Le premier est celui des situations violentes (biaíōi ergasíai, a7) : le portrait
de ce guerrier courageux, mis en situation d'affronter un grand péril et ultimement la mort
elle-même, doit être conservé en mémoire pour la suite du développement sur la formation
des gardiens. La musique qui reçoit la sanction du philosophe est la musique qui peut
imiter les tons et les accents d'un tel guerrier : son attitude héroïque montre une grande
force de caractère. Le second est celui des situations pacifiques (en eirēnikē̂i, b3) : le sage
agit de manière réfléchie et modérée, en conservant toujours le contrô le de son action. Ce
deuxième portrait, qui présente une tonalité quasi stoïcienne, complète le premier. Leur
ensemble compose en effet l'action de résistance dans la situation de violence et l'action de
juste initiative dans la situation de volonté et de délibération (infra, 399e, pour l'homme
courageux et ordonné, andreíou kaì kosmíou). Si nous cherchons à déterminer si Platon
voyait une convenance particulière entre les harmonies et ces deux portraits, nous
pourrions dire que le mode dorien convenait aux dispositions guerrières et le mode
phrygien aux dispositions de réflexion. Dans les Lois (III, 700d-e), Platon insiste sur le fait
que le plaisir n'est pas le bon critère pour juger les musiques et il blâ me les musiciens
dégénérés qui amenèrent la confusion des styles.
88. Il s'agit donc de la phrygienne, qui encourage la modération, et de la dorienne qui
stimule le courage. Voir infra, 410e. La conclusion en est qu'il faut exclure le registre
panharmonique. Le terme est rare chez Platon (ici et 404d) et il ne désigne pas un type
d'instruments, comme on l'a suggéré en le rapprochant du polycorde qui suit juste après,
mais un type de composition mêlant plusieurs harmonies.
89. Terme rare, qui pourrait renvoyer à des instruments possédant plusieurs cordes
(comme la lyre), ou rendant possibles des sons exigeant plusieurs notes (comme la flû te,
poluchordótaton, d4). Mais le contexte montre, puisque Platon conserve la lyre (d7), qu'il
veut exclure les instruments comme l'aulós, susceptibles de produire des accords
complexes, recourant à plusieurs modes (panharmoniques) et ne conserver que les
instruments plus simples de la tradition, parfois identifiés comme oligochordía. Voir le
témoignage de Plutarque sur le conflit des traditions (De la musique, 11, 1135-14, 1136).
Pour la polyvalence de l'instrument, voir les remarques de A. Barker (1984 : 57 et 64). Pour
trigō̂nōn, il ne saurait s'agir bien entendu de triangles, mais bien de lyres à trois angles ou
de petites harpes, produisant des sons voluptueux. Le pēktís est une forme de harpe,
d'origine lydienne (Hérodote, I, 17).
90. La prédilection de Platon pour les instruments simples ne permet pas cependant de
bien identifier les instruments qu'il jugerait parfaitement adéquats. Pourquoi exclure
l'aulós ? Selon certains, parce qu'il ne s'agit pas d'une simple flû te, mais plutô t d'une sorte
de hautbois ou de clarinette et comme eux construit avec une ou plusieurs anches. Voir K.
Schlesinger (1939) et A. Barker (1984 : 14 sq., avec illustrations) qui montrent que cet
instrument est fait de plusieurs tuyaux, parfois de longueur différente. On en tirait une
musique émotive, et l'instrument était propice aux lamentations et aux mélopées lascives.
Selon W. Anderson (1966 : 68), la musique tirée de l'aulós était trop individuelle, elle
n'avait rien de civique et devait être bannie pour cette raison. La possibilité d'en tirer des
modulations exagérées, comme ce qu'on pouvait entendre dans les rites corybantiques,
concourait à ce jugement. Platon exclurait donc les instruments de ce genre et conserverait
la flû te simple, comme la syrinx, proche du flageolet moderne. Proclus (In Alc., 197, 1-198,
13) commente le choix de Platon : « Platon a dit que l'art de la flû te est à éviter ; et de fait,
les instruments qui rendent toutes les harmonies et qui possèdent une multiplicité de
cordes sont des imitations des flû tes : car chacun des trous de la flû te produit, dit-on, au
moins trois sons, et si l'on ouvre des trous auxiliaires, plus encore. Or, il ne faut pas
admettre la totalité de la musique dans l'éducation, mais seulement ce qui, en elle, est
simple » (trad. Segonds). Voir aussi, In Remp., 63, 6-9 ; I, 79. Sur l'imitation des flû tes, Phil.,
56a – passage qu'on peut rapprocher d'Aristoxène, qui condamnait également l'aulós –, voir
A. Bélis (1986 : 98) et Lois, III, 700d et 790e-791b.
91. La place de la lyre dans les nombreuses versions des mythes d'Apollon a toujours été
importante, et elle est également nette dans l'iconographie. Dès sa naissance, le jeune dieu
reçoit de Zeus une lyre et une légende fait de lui le père d'Orphée (Hymne Homérique, v.
131 sq.). Platon ne mentionne pas cependant une autre légende, voulant que ce soit Hermès
qui ait inventé la lyre et qu'Apollon berger lui ait échangé l'instrument contre ses
troupeaux. Selon le même corpus de légendes, Apollon aurait aussi reçu d'Hermès la flû te,
qu'il lui avait échangée contre le caducée. Il est vrai que dans l'épisode du défi de Marsyas,
qui prétendait qu'il était meilleur musicien avec sa flû te qu'Apollon avec sa lyre, Apollon fut
vainqueur et l'écorcha vif. Marsyas aurait en effet inventé la flû te à deux ou plusieurs
tuyaux (Pausanias, X, 30, 9), qui est justement l'instrument rejeté ici par Platon, au profit de
la syrinx, ou flû te de Pan. Dans le Banquet (215a-d), Alcibiade compare Socrate aux silènes
sculptés avec un aulós à la main et au satyre Marsyas : les airs de Marsyas mettent les
auditeurs dans un état de possession, alors que Socrate, par le seul effet de ses paroles,
produit le même trouble. Le privilège accordé à Apollon pour l'harmonie tient sans doute
compte du fait qu'il préside à l'harmonie politique et à la fondation juste des cités. Voir
Pausanias, V, 14, 8. À cela, il faut ajouter le caractère hiératique recherché par Platon. Voir J.
Carlier (1981) et M. Detienne (1998 : 172-174) ; également W. Anderson (1966 : 66).
92. Ce serment cher à Socrate (Apol., 21e, avec la note de L. Brisson, ad loc.) est rare dans la
République (voir infra, IX, 592a). Il pourrait renvoyer au dieu égyptien Anubis, à tête de
chien.
93. Fortement et souvent dénoncée dans les Lois, (III, 695b, VII, 791d-794a), cette mollesse
associée au luxe est la faiblesse qui ne convient pas à une société guerrière. C'est la raison
pour laquelle elle ne doit pas être encouragée par les modes musicaux qui en l'imitant la
stimulent. Infra, IV, 422a, VIII, 556b, et IX, 590b.
94. Ces deux vertus sont au fondement des harmonies retenues par Platon dans le
développement qui précède ; elles engagent cette fois la recherche des rythmes qui leur
correspondent.
95. Au sens de la mesure battue par le pied, brève ou longue, et qui a donné son nom à
l'unité de base de la métrique. Voir infra, 400c2.
96. Les tons (phtóggois, a6) sont à la base du système des harmonies : il en existe quatre
espèces. S'agit-il des notes de base du tétracorde ? Platon semble le supposer (Théét.,
206b : « Et dans l'apprentissage d'un cithariste, avoir poussé jusqu'au bout cet
apprentissage, ce n'est pas autre chose qu'être capable de suivre la mélodie note par note,
sachant à quelle corde appartient chacune : qu'on appelle cela les éléments de la musique,
tout le monde en serait d'accord ? » Trad. M. Narcy). Ici plus qu'en aucun autre endroit de la
République on peut voir comment le concept de mousikḗ regroupe la musique
instrumentale et la scansion rythmée des textes. À l'époque de Platon, la pratique de la
lecture rythmée des textes des poètes était répandue et faisait partie de l'éducation. Les
rythmes et les harmonies doivent donc toujours être conçus dans une application à
plusieurs formes de l'art musical, et notamment à la poésie. Voir sur ce point W. Anderson,
(1994 : 145-165). Les trois espèces de rythmes (rhuthmoí, a2) sont à la base des mesures
(báseis, a5) : 1) il y a l'égal, dans les mesures où les quantités se divisent en deux valeurs
égales (dactyle, spondée, anapeste) ; 2) il y a ensuite les valeurs 3/2 comme le crétique, le
bachique et le péan ; et 3) les valeurs 1/2 comme l'iambe, l'ionique et le trochée. Sur la
métrique grecque, voir d'abord P. Maas (1962).
97. Personnage qui a la faveur de Socrate pour les questions de musique ; voir Lachès,
180c-d et 200a-b ; I Alc., 118c ; et infra, IV, 424c. Expert réputé, professeur de musique de
Périclès (Plutarque, Périclès, 4,1) et peut-être même de Socrate (Diogène Laërce, II, 19),
Damon d'Athènes aurait reçu une formation musicale auprès de Pythoclidès de Céos
(Protag., 316e). Chez Platon, voir également Lois, VII, 814d-816b. Platon le considère
comme un philosophe et un sophiste (Lachès, 180d et 197d), sans aller jusqu'à l'estimer
comme penseur politique, comme le fera plus tard Plutarque. On pense généralement que
Platon a repris les conceptions de Damon, sans chercher à les modifier, mais sur plusieurs
points il se montre original. Il bannit notamment le mode lydien relâ ché, qui aurait été une
invention de Damon et il se montre critique à l'endroit de son esprit d'innovation. Voir D.
Delattre (DPA, II § D 13 : 600-607), A. Barker (1984 : 168-169) et F. Lasserre (1954 : 53-
73). Sur la question de l'éducation musicale, C. Lord (1978), W. Anderson (1966 : 74 sq.).
98. Terme peu fréquent chez Platon (aneleuthería, b2), même dans la République, où il
désigne la bassesse d'une action indigne d'un homme libre ; voir infra, 391c et 400b ; IV,
422a ; VI, 486a ; VIII, 560d ; IX, 577d et 590b. Le terme húbris désigne une attitude
d'orgueil démesuré, traditionnellement associée dans la tragédie au mythe de Prométhée.
Dans la psychologie morale, il s'agit d'un excès qui peut impliquer une forme de violence.
Voir infra, 400b et 403a, et VIII, 560e.
99. Platon évoque ici une forme de trimètre dactylique, comportant des variations dans la
position des brèves. Sur la nature exacte de l'enóplíon, il confesse lui-même que
l'enseignement de Damon n'était pas clair. Voir P. Maas (1962 : 42). On peut le décrire
comme une forme composée d'un trochée et d'une syllabe longue (selon B. Jowett, ad loc, il
s'agirait du crétique, mais J. Adam favorise plutô t l'identification à un rythme de marche
d'inspiration ionique, comme on en trouve des exemples chez Tyrtée). Quant à la forme
héroïque, elle caractérise l'hexamètre dactylique ; Platon semble l'identifier ici au spondée,
mais on peut être sensible à une expression de Socrate affectant l'ignorance en ces matières
et s'en remettant à l'autorité de Damon. Voir 400c3, où Socrate affirme ne pas maîtriser ces
questions de prosodie.
100. Le geste gracieux suit un beau rythme (eurúthmōi, 8), alors que le manque de grâ ce
résulte d'un rythme défectueux. Le principe mis en œuvre ici par Platon est que la qualité
du rythme découle de son rapport au texte, à la parole qu'il accompagne. Cette relation
d'accompagnement est aussi le résultat d'une réelle influence, puisque l'expression (léxis,
d2) et le contenu de la parole (lógos) dépendent eux-mêmes du caractère de l'â me (psuchē̂s
ḗthei, d7). Accompagner (akoloutheî, c8) signifie donc suivre et dépendre du registre
supérieur : le poétique, autant l'expression que la matière, suit l'â me, et le musical
(principalement le rythme et l'harmonie) suit le poétique.
101. Platon s'empresse de préciser qu'il entend par là (euētheía, e1) le caractère comme
support de la vertu, c'est-à -dire la réflexion dirigée vers le beau et le bien, et non la simple
habitude, l'absence de réflexion.
102. Les futurs gardiens, mais dans le Protagoras (326b) l'éducation musicale est proposée
pour tous les jeunes : « dès qu'ils savent jouer de la cithare, ils leur apprennent les poèmes
d'autres grands poètes lyriques, qu'ils leur font jouer sur leur cithare, et, sous leur
contrainte, rythmes et harmonies deviennent familiers aux â mes des enfants, afin qu'ils se
civilisent, et que les progrès qu'ils font dans les rythmes et dans les harmonies favorisent la
qualité de leurs paroles comme de leurs actes ; car la vie des hommes tout entière a besoin
de rythme et d'harmonie » (trad. Ildefonse). Platon insiste ici sur la contribution de la
musique et de la poésie à la formation morale des gardiens, en vue de leur tâ che propre, la
garde de la cité.
103. La liste des qualités (400d11-e1) que doivent poursuivre les futurs gardiens associe la
grâ ce du geste et l'excellence du caractère. L'art autant que la nature en sont remplis,
comme de leur contraire : d'une part les objets produits par les arts en sont imprégnés
dans leur fabrication et ils manifestent dans leur apparence la beauté et l'harmonie ;
d'autre part, les corps et les êtres vivants en général, les plantes, sont eux aussi imprégnés
de la grâ ce et de l'harmonie de l'art. La nature et l'art participent donc des mêmes modèles
d'harmonie et de grâ ce, et l'éducation doit avoir pour fonction de les communiquer à l'â me
des jeunes.
104. Passage qui rappelle l'idéal du Banquet (210a-212a) et du Phèdre (251c), et la
gradation menant de la beauté des corps à la beauté immatérielle. Sur la beauté comme
nourriture de l'â me, voir Phèdre, 248b. Cet éloge de l'art évoque peut-être la sculpture et la
peinture, nommément absentes de la critique des arts poétiques.
105. Les traductions de ce passage varient beaucoup : on peut en effet replier le terme de la
formation des jeunes sur l'amour du « beau discours » (tōî kalōî lógōi, d2), en se fondant
sur le contexte de ce passage consacré aux règles de la poétique et de la musique ; on peut
également ouvrir la signification de l'expression vers l'idéal de la raison, en tenant compte
du fait que Platon lui-même insiste sur la conformité de la poésie et de la musique aux
termes ultimes de l'excellence de l'â me, le beau et le bien et qu'il place la finalité de
l'éducation poétique et musicale dans l'amour de la raison (402a3). Par la musique et la
poésie, l'enfant apprend à reconnaître sa parenté avec la raison. C'est ce parti qui a été suivi
ici et qui marque, à sa manière, la transition vers le livre IV, où Platon expose la doctrine de
la raison.
106. Suivant une indication fournie par la traduction de Grube, j'insère dans ce passage la
mention de la poésie, compte tenu du fait que Platon subsume ici, comme dans tout ce
passage depuis le début, la musique et la poésie sous l'appellation ancienne de mousikḗ,
l'art des Muses, la Musique comme art majeur. Voir la note, supra, 398b, et II, 376a.
107. Cette analogie avec le processus de la lecture n'est pas sans rappeler le recours à cette
image pour présenter la méthode psychopolitique de la République (supra, II, 368d). Si la
cité est écrite en gros caractères, et que nous arrivons à la lire, nous serons ensuite en
mesure de lire la structure de l'â me, écrite en plus petits caractères. Ici Platon développe la
comparaison : savoir lire, c'est avoir dépassé le stade où l'on identifie les lettres une à une
pour saisir le mot qu'elles forment. De même, être cultivé et formé en poésie et en musique,
c'est savoir reconnaître dans ces expressions de la culture la combinaison de toutes les
formes morales des vertus qui y sont présentes. Ces formes sont donc pour ainsi dire
l'unité constitutive de l'art. Sur cette image et la notion d'élément (stoicheîa, a8), voir
Théét., 201e-204. Les formes, et en particulier les formes de la vertu, sont les conditions
d'intelligibilité de toute représentation morale, et en particulier de l'art.
108. La thèse est complexe, non seulement parce que Platon introduit pour la première fois
dans le dialogue le concept métaphysique des formes des vertus (tà eídē, c2), mais surtout
parce que la connaissance de ces formes est posée comme une condition de la formation
musicale et poétique. Jusqu'ici, le développement présentait un argument pédagogique
justifiant la nécessité de cette formation pour les gardiens et cet argument se concluait par
l'évocation d'une finalité sublime, la ressemblance et l'amour de la raison. Une formation
en musique et en poésie rend donc possible la reconnaissance de la raison, et notamment
de la parenté de l'â me et de la raison, en se fondant sur une imprégnation lente, tout au
cours de l'enfance (402a), de la grâ ce et de l'harmonie. Mais ensuite, en introduisant une
analogie avec la lecture, Platon renverse la perspective : une réelle formation en musique et
en poésie n'est achevée que si elle parvient à cette connaissance des formes des vertus qui
se trouvent au fondement de la poésie et de la musique et qui en règlent les normes : la
modération, le courage, la libéralité, la magnanimité. Ces vertus, il faut les reconnaître : ce
sont les vertus du citoyen libre et engagé dans la vie publique et militaire. Platon en a fait le
portrait rapidement juste un peu plus haut : il est énergique et réfléchi. Il invite maintenant
à comprendre qu'une formation, et a fortiori une pédagogie, n'ont de sens que si elles sont
imprégnées de leur finalité : le même art et la même étude constituent l'apprentissage de la
vertu et l'apprentissage de la musique et de la poésie, de la même manière que le même art
et la même étude constituent l'apprentissage des lettres, des textes ou même de leurs
reflets. Le fond de l'argument est donc le suivant : la grâ ce et l'harmonie, communiquées
par la poésie et la musique, participent du même modèle que les vertus (402d3, toû autoû
túpou). Cet argument peut être développé dans deux directions distinctes : la communauté
de modèle justifie en profondeur l'éducation par la poésie et la musique, mais elle justifie
également de manière forte l'intervention relative à la place et au choix des artistes dans la
société. L'art a un effet moral et la cité doit en tenir compte.
Selon J. Adam, ad loc., ces formes ne doivent pas être interprétées à la lumière de la
métaphysique du livre VII, puisqu'il s'agit de la seule mention dans l'ensemble des livres I-
IV. Il ne s'agirait pas de formes séparées transcendantes, ni de leurs images dans les êtres,
mais seulement de modèles et d'images dans les arts. Cette interprétation semble
inutilement rigide et étroite. La perspective commune de l'esthétique et de la métaphysique
commande au contraire une interprétation ouverte, où les formes de la beauté et celles des
vertus apparaissent sur le même registre et imposent une formation identique (c7-8).
109. Ce terme rare (eleutheriótēs, c3) désigne la qualité de l'homme libre, l'idéal de
libéralité. Platon ne l'emploie que deux fois dans toute son œuvre : ici et en Théét., 144d.
Voir également supra, 387b et 395c pour l'adjectif. La liste ne peut être comparée à la liste
traditionnelle des vertus cardinales et on notera l'absence de la justice ; voir infra, VI, 486a.
110. L'évocation de cette contemplation (théama, d4) rappelle le Timée (87d), décrivant
l'équilibre de la beauté dans l'être vivant.
111. Passage qui évoque le Banquet (206c, 209b et 210b) : la qualité morale est à l'origine
du désir amoureux, le même recherchant le même, l'harmonieux s'attachant à
l'harmonieux, la beauté à la beauté.
112. Il s'agit du plaisir sexuel (tà aphrodísia, a5) que Platon associe aux plaisirs érotiques
(Lois, VIII, 841e, Banq., 192c, Phèdre, 254a). En le qualifiant de fou (manikōtéran, a6),
Platon l'oppose à l'amour droit et correct (orthòs érōs, a7), qu'il associe à la modération et à
la musique. Cet amour correct est le seul auquel on puisse donner une valeur, parce qu'il
est modéré et rigoureux.
113. Platon accorde donc au rapport homosexuel de l'amant (erastḗs, b6) et du jeune aimé
une fonction d'abord pédagogique et il condamne le lien sexuel en tant que tel, jugé
grossier et signe d'inculture, pour la raison qu'il conduit à l'excès et au manque de
modération. Ce passage, inséré dans le milieu d'une discussion sur les finalités morales de
l'éducation poétique et musicale, fait écho au Banquet (206b) par rapport auquel il
présente une approche plus austère de la pédérastie. Voir sur toute cette question
l'introduction de L. Brisson au Banquet (1998 : 55-65) et l'étude classique de K.J. Dover
(1982). Aristote (Pol., II, 4, 1262a) se montre critique de cette interdiction du rapport
sexuel, mais le contexte indique qu'il confond la prescription de Platon avec des interdits
de rapports entre membres d'une même famille.
114. Littéralement, Platon indique qu'un rapport sexuel serait le signe d'un manque de
culture poétique et musicale (amousías, c1), expression qui marque le lien entre l'objet de
la discussion et l'excursus sur la pédérastie. Voir infra, 411d, où l'inculte est celui qui
n'aime pas les discours, et V, 455e. Ailleurs, Platon associe le manque de culture et le
manque de philosophie (Soph., 259e).
115. Le poétique conduit à la philosophie, puisque la philosophie est amour de la beauté
(Banq., 204b) et musique suprême (Phédon, 61a). L'intermédiaire de la dialectique est
certes requis pour y accéder, mais Platon montre ici que la poésie conduit au seuil de la
philosophie. Sur le parallèle avec la doctrine de l'amour dans le Banquet, voir d'abord L.
Robin (1964).
116. De la même manière que pour l'éducation poétique et musicale, la discussion
philosophique se concentrera sur la formulation de modèles pour l'éducation physique : il
s'agit de normes et de finalités pour guider les soins et les exercices du corps. La priorité de
l'â me est une thèse centrale dans l'anthropologie de Platon et elle trouve dans ce passage
une application importante : la gymnastique ne poursuit aucun but autonome, à travers
l'exercice du corps, c'est toujours l'â me qui cherche sa perfection. Voir Charm., 156e ; Lois,
X, 891e sq. ; et infra, 410b-411e. À ce domaine appartient d'abord l'examen de la diète et de
la médecine, qui était central dans la tradition des Asclépiades. L'exposé concerne les futurs
gardiens (e5). Sur tout ce passage, voir R. Nettleship (1961 : 123 sq.).
117. La comparaison des défis des gardiens avec ceux des athlètes sera reprise dans le
cours de l'exposé sur leur formation. Ils doivent s'exercer sans relâ che, sur tous les plans :
musique et poésie, gymnastique, sciences et dialectique. Voir Lachès, 182a, Lois, VIII, 829e,
et Banq., 211c.
118. Comparaison que Platon affectionne particulièrement dans le domaine de la guerre ;
voir supra, II, 375a, et infra, V, 466c.
119. Le terme désigne toute la cô te qui s'étend du détroit du Bosphore à l'É gée (voir
Hérodote, IV, 38), et non seulement le détroit lui-même (aujourd'hui les Dardanelles).
120. Platon la connaissait de première main, il s'en moque dans la Lettre VII (326b).
121. La ville de Corinthe était réputée pour son luxe et son goû t des plaisirs et la
prostitution y était florissante. Voir supra, II, 373a, et Lois, VIII, 840a, où Platon de nouveau
met en garde les athlètes contre l'attrait des maîtresses, en particulier durant les jeux
olympiques.
122. Platon critique-t-il ici le fait même de devoir recourir aux tribunaux pour obtenir la
justice ? L'opposition entre « les autres » et « chez soi » (par'állōn, b2 ; oikeíōn, b4) marque
la nécessité, pour obtenir la justice, de sortir du cercle des proches, de la famille ou de la
parenté, dans le cas où la violence et l'indiscipline envahissent la cité. Une cité bien
ordonnée, harmonieuse et modérée, serait donc une cité où les différends et les conflits
seraient si peu importants qu'on pourrait les traiter dans le cadre de la parenté ou du clan
sans recourir à des tribunaux. Ce serait aussi une cité où le droit (l'art des tribunaux,
dikanikḗ, a2) ne serait pas très développé. Il faut ici entendre bien sû r non pas les lois, mais
l'expertise juridique et le travail des avocats. La critique de Platon porte donc sur l'excès du
recours aux procès, dont l'inflation connote à son époque le développement de la
rhétorique et de la sophistique. Voir la note de J. Adam, ad loc., sur le fait que Platon
n'emploie pas le terme dikastikḗ, qui désigne au contraire ce qu'il recommande (409e-
410a).
123. Du temps de Platon, ces termes étaient peu courants et encore proches de leur origine
dans le vocabulaire de la nature (explosions, torrents). Voir Crat., 440c. C'est la médecine
hippocratique qui leur a donné une signification technique et Platon se moque de ses
premiers représentants, ces « ingénieux disciples d'Asclépios ». Les écoles de Cos, de Cnide
et bien d'autres réclamaient un héritage direct d'Asclépios. Voir Banq. (186e) et pour une
introduction générale, M. Grmek (1995).
124. Cet épisode est raconté dans l'Iliade (XI, 580 sq., 828-836 et 624-650), mais Platon
mélange deux scènes différentes : la potion qu'il décrit fut donnée à Machaon l'Asclépiade
par Hécamède, alors qu'Eurypyle est soigné par Patrocle au moyen d'une poudre produite à
partir d'une racine. L'épisode de la potion est rapporté correctement dans l'Ion (538b) et il
est possible que le texte d'Homère dont disposait Platon ait relaté l'épisode autrement.
125. Et non pas « une pédagogie des maladies » (contra, B. Jowett, ad loc., qui cite Timée,
89d). On peut sans doute dire que la médecine « régit » les maladies, mais le contexte
montre que Platon critique l'inflation scolaire de la médecine et les abus d'autorité
auxquels elle conduit.
126. Personnage natif de Mégare, mentionné aussi dans le Protagoras (316e), où il est
présenté ironiquement comme un sophiste de grand calibre et dans le Phèdre (227d), où il
recommande la marche à pied. Voir Aristote, Rhét., I, 5, 1361b4.
127. Poète élégiaque, du milieu du Ve siècle, renommé pour ses épi-grammes. Platon cite ici
une maxime (frag. 8 Bergk) dont le sens pourrait se rapprocher de la maxime latine :
Primum vivere, deinde philosophari, qui représente un idéal rigoureusement contraire au
précepte socratique de la connaissance de soi et de la valeur suprême de la vie
philosophique.
128. Platon distingue ici les études (mathḗseis), les activités de réflexion (ennoḗseis) et la
concentration sur soi-même (melétas pròs heautòn). Dans la mesure où il s'agit de critiquer
un soin excessif du corps qui va jusqu'à faire obstacle à l'exercice de la philosophie, cette
liste nous met en présence des trois registres de l'exercice philosophique : l'étude des
sciences, dont le programme sera exposé plus loin, la réflexion qui est le cœur de la pensée
et enfin la méditation, pratiquée par le moyen d'exercices de concentration.
129. Cet enseignement d'Asclépios peut avoir des corollaires proches de l'euthanasie, et il
semble contradictoire avec le serment hippocratique lui-même. Selon quels critères et à
partir de quelles observations la vie d'un être humain cesse-t-elle d'avoir de l'intérêt ? Dans
le Lachès (195c-e), Socrate critique en le limitant le savoir médical et il pose la question : «
soutiens-tu que pour tous les hommes il est préférable de vivre ? N'y en a-t-il pas plusieurs
pour qui il vaudrait mieux être morts ? » (trad. Dorion). Les médecins peuvent-ils
répondre ? Non, répond-il en substance, c'est une décision morale qui relève du courage de
chacun. Il n'appartient donc pas au savoir médical de se prononcer sur le choix de vivre ou
de mourir. Cette position est moins nette dans notre passage, où on note la possibilité d'une
euthanasie passive (410a).
130. Passage de l'Iliade, IV, 218-219. Les deux fils d'Asclépios sont Machaon et Podalirios,
tous deux prétendant d'Hélène. Vaillants guerriers, leur réputation de médecins prodigieux
leur donnait un grand prestige. (Il., II, 729 sq., et XI, 833).
131. Vers de Tyrtée, poète qui vécut à Sparte et qui composa des exhortations au combat
(frag. 12 Bergk = 12, 6 West), cité également dans les Lois (II, 660e et 629e).
132. Eschyle (Agamemnon, v. 1022 sq.) évoque le fait qu'Asclépios fut à juste titre foudroyé
par Zeus pour avoir ressuscité Hippolyte ; ailleurs, Apollon demande que quelqu'un puisse
se substituer à Admète mourante, pour prolonger sa vie (Euripide, Alceste, 3) ; Pindare
(Pyth., III, 55-58), rapporte également l'épisode d'Asclépios foudroyé pour avoir tenté,
excité par la promesse de l'or, de redonner vie à Hippolyte.
133. Le commandement de l'â me est sa caractéristique primordiale, voir Gorg., 523c-e.
134. Il s'agit d'exemples typiques de comportements contraires à la vertu : les juges les
connaîtront en les observant chez les autres, mais leur formation devra faire en sorte qu'ils
évitent d'en faire eux-mêmes l'expérience. Au moment de juger, ce n'est donc pas leur
expérience personnelle qui leur servira (409c7), mais les modèles qu'ils ont appris à
reconnaître par leur savoir chez les autres. La connaissance de l'injustice implique celle de
la justice, voir I, 334a, dans la mesure où toute véritable connaissance est une connaissance
des contraires.
135. Allusion fine au procès de Socrate, dont on trouve l'écho infra, VII, 517a, et VIII, 560d.
136. Le vocabulaire de la psychologie morale de Platon varie beaucoup selon les passages.
La différence entre la médiocrité d'une personne vile (phaûlos) et la méchanceté d'une
personne corrompue (ponērós, a2 et b2) est une différence de degré ; être méchant (kakòs,
e2) désigne un caractère qui s'oppose absolument au caractère vertueux, c'est-à -dire à
l'homme bon. Les â mes viles et corrompues sont le produit d'une histoire personnelle dans
laquelle l'accumulation des expériences du vice a fini par produire un caractère méchant.
Platon évoque rarement la question de la faiblesse naturelle du caractère et il accorde
beaucoup d'importance, comme ce passage le montre, aux effets d'une expérience où le mal
se répète au point de s'imprégner. La corruption morale n'est donc pas une déficience ou
une tare, mais le produit d'une histoire personnelle. Cela ne l'empêche pas d'insister sur
l'importance d'avoir une bonne constitution au départ (410a), tant sur le plan physique que
moral.
137. Omniprésent dans le texte des Lois, en raison du propos législatif concret de ce
dialogue, le vocabulaire de l'activité législative semble plus rare et dispersé dans la
République. Les participants du dialogue se reconnaissent néanmoins une activité
nomothétique. Quel est le sens de cette activité de rédaction des lois ? L'exemple de
l'établissement des juges et des médecins montre qu'il s'agit de l'imposition d'un modèle
moral ; voir 398b, 403b et 425b-c, pour des exemples.
138. Les médecins et les juges sont donc appelés à exercer une fonction qui peut aller
jusqu'à la peine de mort pour ceux qui sont moralement corrompus. Le motif de l'intérêt
public de la cité est inséparable d'une perspective de rétribution personnelle, constante
dans la philosophie pénale de Platon : les peines, et la peine de mort en particulier, servent
le bien des individus. La mention de l'euthanasie des individus handicapés doit
s'interpréter en rapport avec l'euthanasie des enfants présentant des handicaps à la
naissance, voir infra, IV, 459d, 460c et 461c : il s'agit des mêmes dispositions implacables,
inspirées peut-être de pratiques spartiates.
139. Il semble difficile de maintenir toujours la même traduction pour thumoeidḕs : l'ardeur
morale du futur gardien est autant sa colère que cette forme d'impétuosité que l'éducation
doit orienter vers le bien. On évitera d'évoquer la virilité, puisque les femmes ont accès aux
responsabilités de gardien autant que les hommes et manifestent les mêmes qualités.
L'ambiguïté du vocabulaire du principe intermédiaire de l'â me, déjà présente depuis le
début du dialogue, sera soumise à la discussion dans l'examen de la psychologie morale au
livre IV. Platon montrera alors que la polarité de la raison et du désir n'est pas suffisante
pour saisir le dynamisme de l'être humain, il faut un principe intermédiaire susceptible de
s'allier à la raison, ou au contraire de se laisser dévoyer par le désir. Qualifier cette ardeur
de morale n'atténue en rien son aspect d'énergie psychique (spiritedness dans la majorité
des traductions en langue anglaise), il s'agit d'insister sur la nature morale de cette énergie
intermédiaire. Voir supra, II, 375a, et infra, 411a10. Ce principe est le support du courage,
mais s'il est mal formé, il engendre mollesse et lâ cheté.
140. Le vocabulaire annonce la distinction de l'état et de la disposition (héxis et diáthesis)
qui sera caractéristique de la psychologie morale postérieure à Platon. Il parle ici d'une
disposition qui influence la pensée (diánoian, c8) et qui n'est donc pas purement
psychologique. Par contre, la description de cette disposition se déploie sur un spectre qui
va de la brutalité à la douceur. Mais Platon, dont la théorie des vertus n'a pas adopté le
schéma des médiétés qui aura la faveur d'Aristote, n'est jamais systématique sur la
question des extrêmes : dans le cas présent, la douceur est présentée néanmoins comme un
idéal médian, puisqu'il y a une extrémité contraire, la mollesse.
141. Ce concept est appelé à jouer un rô le déterminant dans le choix des gardiens. Platon
l'introduit ici, presque en passant, au moment de conclure son exposé sur l'éducation
fondamentale. Les « deux naturels » (amphotéra, e5) sont le naturel philosophe et l'ardeur
du thumoeidès. Ils se combinent dans un idéal qui définit le futur gardien comme un naturel
d'exception, alliant la sage modération et le courage. Voir Pol., 306c-311c, qui propose une
réflexion proche de ce passage. Sur ce terme et les concepts apparentés, voir supra, II, 375e,
et infra, V, 455c.
142. Allusion possible à l'Iliade, XVII, 588, où Ménélas est traité par Apollon de porte-lance
ramolli. Pour la comparaison avec le travail sur le fer, voir supra, 387c. Platon recommande
l'assouplissement par la musique du naturel ardent, tout en reconnaissant ailleurs (398e)
que le risque de mollesse est inhérent à certains modes de la musique.
143. Cette désignation au singulier n'en recouvre pas moins tous les arts que Platon vient
de passer en revue, poésie et musique. Voir supra, II, 376e, et III, 402a.
144. Ce vocabulaire (philomathès, d1) qui caractérise l'homme de culture, dans son
opposition à l'homme purement physique et guerrier, a été introduit au livre II, 376b-c ;
Platon le reprend ici en accentuant l'importance du désir de connaissance pour caractériser
le naturel de l'homme harmonieux et équilibré. La liste des activités qui suit donne un bon
aperçu de ce que Platon considérait comme la culture : la connaissance, la recherche, la
discussion rationnelle, la poésie et la musique.
145. La misologie désigne une attitude d'indifférence ou d'hostilité à l'endroit du travail de
la raison, tel qu'il s'exerce en particulier dans le dialogue philosophique. Le terme est rare
chez Platon, voir le passage déterminant de Phédon, 89d-91c, et Lachès, 188c-e, où Platon
oppose le misólogos au philólogos, celui qui est « épris de discours » (trad. L.-A. Dorion).
C'est le manque de culture qui est ici tenu pour la cause de la misologie, alors que dans le
Phédon et dans le Lachès, c'est plutô t l'expérience malheureuse, et répétée, de la fausseté
des discours ou de l'inadéquation du discours et de l'action. Sur ce concept, voir L.-A.
Dorion (1993).
146. Le naturel ardent et le naturel philosophe viennent agir comme párergon du corps et
de l'â me, qu'ils complètent. Ce supplément ne constitue pas une psychologie adventice,
Platon le considère comme une part intégrale du tout de l'être humain. Le rapport du
naturel ardent au corps est cependant une position qu'il nuancera dans le livre IV, puisqu'il
sera clairement constitutif de l'â me dans son rapport au corps. Pour le terme, voir infra, VI,
498c2. La tension qu'il faut rechercher entre les deux est celle qui produit un équilibre de
l'ardeur morale et de la raison, équilibre que Platon prend le risque de présenter ici comme
une tension entre le corps et l'â me, mais qu'il limitera, au livre IV, aux rapports des parties
de l'â me entre elles. Tension et détente appartiennent au vocabulaire médical, mais Platon
met surtout en avant un idéal d'harmonie.
147. Parfaitement formé dans les arts de la poésie et de la musique, le mousikós anḗr est
l'homme parfaitement cultivé. Voir en ce sens Lachès, 188d, pour la description de l'idéal
de l'homme épris de culture et vrai musicien.
148. Cette fonction politique de l'homme cultivé annonce la fonction souveraine du
philosophe. Seule une paideía achevée peut prendre la responsabilité de protéger la
constitution politique, c'est-à -dire de la maintenir en relation avec les idéaux rationnels de
la culture et de lui éviter les dérives de la violence. Cette fonction de superviseur (epistátēs,
a10) se retrouve dans les Lois, VI, 765d, où Platon décrit le responsable de la paideía, et
qualifie sa tâ che de « la plus importante parmi les tâ ches suprêmes de la cité ».
149. Platon laisse de cô té d'autres aspects de la formation des futurs gardiens, qui
correspondent en fait plutô t à des activités de leur classe : chasses, concours hippiques,
danses constituent en effet les occupations d'une classe aisée et qui a accès au loisir. Que
Platon avoue ne pas vouloir s'engager dans un examen détaillé de ces occupations montre
autant peut-être ses réserves que sa conviction qu'il ne s'agit pas à proprement parler de
formation. Il affirme néanmoins que ces activités seront assujetties aux mêmes modèles.
150. Ce choix des gouvernants s'effectue dans le corps général des gardiens et ce passage
est le premier que Platon consacre à leur fonction, qui est à la fois celle de législateur et de
gouvernant (nomothète et archonte). Cette fonction sera décrite aux livres VI et VII, en
rapport avec la métaphysique du bien. À qui revient la procédure du choix des gardiens et
comment s'effectue-t-elle ? Platon ne le précise pas. Peut-être faut-il imaginer une sorte de
collège de sages ou de vieillards ? Dans la mesure où la première sélection a permis
d'identifier un nombre important de citoyens possédant les qualités requises, le choix
représente une décision difficile. Les critères mentionnés ici sont la sagesse, la compétence
et l'amour pour la cité (c12-13), qu'il faut sans doute comprendre comme une forme de
patriotisme. Comme on peut le noter, il n'est pas encore question de choisir des
philosophes ; voir infra, VI, 502d, et VII, 536c. Pour le choix, comparer, Lois, III, 690a.
151. Toutes leurs vertus seront orientées vers le bien de la cité et l'activité entière de ces
gardiens sera animée de l'intérieur par une grande ardeur, une énergie vouée à la
communauté (prothumía, e2). Apparenté au vocabulaire du thumoeidès et du thumós, ce
terme désigne autant leur zèle, leur empressement que leur dévouement exclusif à la cité,
c'est-à -dire leur loyauté. Il s'agit ici d'un principe (dógmatos, e6) qu'ils doivent protéger
autant que la cité elle-même. Voir Phèdre, 253c2.
152. Passage difficile, parce qu'il implique la thèse socratique sur le caractère involontaire
du mal, reprise ici à l'occasion d'une réflexion sur une conviction morale. Platon désigne
cette conviction comme une opinion (dóxa, e8 et e10). Cette opinion n'est pas une simple
croyance sur un état de fait, mais un engagement envers le bien de la cité. Socrate demande
comment les gardiens pourraient se départir de cet engagement, celui-là même en vertu
duquel ils auront été choisis. Il répond que ce serait bien involontairement qu'ils le feraient,
car tout éloignement du bien est involontaire. J'ai donc traduit dóxa par conviction, quand il
s'agit nettement de la détermination des gardiens envers le bien de la cité, et opinion quand
il s'agit du principe général de la thèse socratique. L'opinion vraie ne saurait être
abandonnée volontairement (413a1). Les facteurs qui menacent la conviction civique des
gardiens sont au nombre de trois : contrainte, ensorcellement, dissimulation. Dans tous les
cas, il s'agit d'affections de la mémoire, les poussant à oublier (e7).
153. L'opposition entre les deux états fondamentaux de la pensée est marquée par deux
expressions actives : être dans la vérité (alētheúein, a6 et 7), c'est-à -dire la posséder
activement, et former des opinions (doxázein, a7), qui peuvent être vraies ou fausses. Sur ce
vocabulaire de la dóxa, et sa portée philosophique dans la théorie de la connaissance, voir
infra, V, 477b sq., avec l'étude très complète de Y. Lafrance (1981).
154. Puisqu'ils ne sauraient abandonner leur conviction profonde envers le bien de la cité
volontairement, les gardiens ne le feront que s'ils sont ensorcelés ou alors parce qu'ils y
sont forcés par quelque violence. Sur le fait qu'ils soient victimes d'une forme de rapt, il
s'agit d'un jeu de mots (klapéntes, b1 et b4) sur le fait que le temps ou la raison ravit à
certains leurs convictions et leur mémoire. Le principe général est formulé en c4 : tout
éloignement de la vérité est le produit d'un ensorcellement, parce qu'il s'agit d'une illusion,
d'une forme de tromperie. Cet ensorcellement s'effectue par la force du plaisir (c2) ou
encore par le trouble qui résulte de la crainte. Platon se moque légèrement de l'ensemble
de sa présentation, en disant qu'il s'exprime comme un poète de la tragédie (tragikō̂s, b4).
Pour la solennité obscure des tragédiens, infra, VIII, 545e.
155. La détermination à poursuivre le bien de la cité sera donc soumise à diverses
épreuves. Platon distingue trois catégories (d7). Pour l'épreuve du temps et de la mémoire,
qui peut déstabiliser la raison, Platon demeure vague sur le moyen de mesurer leur
capacité à être induit en erreur et sur l'oubli. Les épreuves intellectuelles seront précisées
plus tard (voir VI, 503e). Pour le deuxième type, celui qui doit mesurer leur résistance à la
contrainte violente et à la souffrance, c'est plutô t l'endurance morale, c'est-à -dire la force
de leur prothumía qui sera éprouvée par les souffrances et les luttes (d4). Enfin, pour
l'ensorcellement, il faut prévoir des situations de plaisir et de crainte, ce qui permettra de
distinguer ceux qui résistent. Platon est plus précis sur la question du courage et de
l'épreuve particulière qu'il propose pour le mesurer. L'épreuve d'ensorcellement est placée
dans un contexte guerrier, qui n'est pas sans rappeler l'épreuve des enfants sur les champs
de bataille (V, 466e sq.). Voir Lois, II, 633b-635c, où l'influence spartiate semble assez nette.
Voir également en ce sens N.M. Kennell (1995) et A. Hobbs (2000).
156. Le gardien de la cité sera d'abord celui qui sait maintenir sa détermination. Pour cela,
il dispose de sa formation en musique et en poésie et de la vertu qui fait de lui un homme
de bien (agathòs, e3). Cet idéal, Platon le désigne du nom même du gardien de la cité, cet
homme excellent sera « gardien de lui-même » : il aura sur lui-même un contrô le absolu,
mis à l'épreuve sur tous les registres, et qui l'assure de résister contre la défaillance
intellectuelle, contre la contrainte et contre l'ensorcellement du plaisir et de la crainte.
157. La distinction des quatre â ges de la vie (enfance, jeunesse, maturité, vieillesse) est
récurrente chez Platon (voir par exemple VI, 497e-498a, et Lois, II, 664c-d). Selon Diogène
Laërce, elle correspondait chez Pythagore aux quatre saisons de l'année (VIII, 10).
158. Les honneurs dus aux gardiens de la cité après leur mort rappellent cette mémoire des
citoyens illustres, comme on la trouve dans l'oraison de Périclès (Thucydide, II, 43). Sur les
tombeaux et monuments, voir C. Clairmont (1993).
159. Jusqu'ici, la classe des gardiens demeurait l'ensemble indistinct de ceux que leur
formation et leurs qualités morales, soumises à diverses épreuves, qualifiaient pour les
tâ ches du gouvernement de la cité. À cet ensemble, Platon accordait sans autre précision le
nom de « gardiens ». Il propose maintenant de scinder ce groupe en deux : d'une part, le
petit nombre des gardiens chargés de la tâ che la plus haute, la garde complète de la cité, et
d'autre part, un groupe moins important, mais plus nombreux, qui sera constitué
d'auxiliaires (epíkouroi, b5). Ainsi s'esquisse pour la première fois la tripartition des classes
ou des groupes sociaux de la République, qui servira de matrice à la reconstruction
psychopolitique des vertus au livre IV. Comme la suite le montre (d3-4), il s'agit de la
distinction entre, d'une part, gouvernants et hommes de guerre, et d'autre part, reste de la
cité (árchontas, stratiéṓtas, kaì teḕn állēn pólin). Voir supra, II, 374d.
160. Ce récit mythique est moins un mensonge qu'une représentation fictive de la
fondation de la différence sociale. Privé à ce stade de la discussion de fondements
philosophiques et historiques rigoureux, il est présenté comme une initiative risquée et
audacieuse (tólmē, d1). Platon l'expose en deux parties : d'abord le mythe de l'autochtonie,
ensuite le mythe des races. Au livre II, 376e-377e, Platon a nettement affirmé que les
mythes sont des discours faux, une affirmation avancée dans le contexte de la critique des
discours sur les dieux ; au livre III, 386b-c, il reprend cette affirmation concernant les
choses de l'Hadès. Mais les mythes ont aussi une utilité, dans la mesure où ils peuvent
assurer la cohésion de la cité. Comme le souligne Luc Brisson (1982, 146), cette utilité est
indifférente à la fausseté. C'est la raison pour laquelle Platon revient ici sur les mensonges
qu'il acceptait pour les gouvernants en cas de nécessité (III, 389b7-9) : les gouvernants
pourront mentir pour être utiles à la cité (ep'ōphelía). L'exemple le plus clair est celui des
unions par mariage (459d-460d), dont le choix demeure le secret des gouvernants. Le
mythe est donc « converti en instrument idéologique » (Broze 1986 : 46). Sur la question
du mensonge dans la culture grecque, voir J.S. Zembaty (1988 : 532 sq., sur la République)
qui distingue plusieurs légitimations du discours faux chez Platon : le mensonge aux
ennemis, le mensonge aux amis pour les protéger du mal et les récits concernant le passé
qu'il faut transmettre, en dépit de notre ignorance et en raison de leur utilité. Le mensonge
des gouvernants peut se fonder sur le deuxième type, il est de nature médicinale, puisqu'il
repose sur un savoir thérapeutique des gardiens en vue de l'unité de la cité (428a-d). Pour
une mise au point et un examen des principaux critiques de l'usage du mensonge (K.
Popper, R. Crossman), qui accusent Platon de propagande ou de totalitarisme, voir d'abord
T.C. Brickhouse et N.D. Smith (1983), K. Moors (1988) et C. Page (1991).
161. La légende de la fondation de Thèbes par le phénicien Cadmos, malgré son caractère
mythique, paraissait facile à présenter au peuple (Lois, II, 663d-e) et la responsabilité du
législateur est de trouver des stratégies pour faire admettre la vérité. De la même manière,
au moment de persuader les gardiens de la nécessité d'introduire une différence de degré
et de valeur dans leur groupe, une opération difficile, Platon juge le recours au mensonge
de la mythologie incontournable. Pourquoi Platon recourt-il à la généalogie de Cadmos, qui
est thébaine, au lieu de puiser dans le mythe athénien ? Précisément, selon N. Loraux (1996
: 100 sq. et 176 sq.), pour montrer les impasses du recours à la seule identité et proposer
une ouverture. Une attitude déjà pleinement reconnaissable dans la place donnée aux
étrangers. On peut aussi évoquer l'origine des Spartiates dans la légende de Cadmos. Sur ce
point, voir H. Joly (1992). Sur cette légende, voir d'abord F. Vian (1963).
162. Le mythe de l'autochtonie pose que toute la culture de la cité vient au jour de la terre,
en son plein état de développement. Sa fonction est de valoriser le lien de la culture à un
territoire et de fonder l'appartenance commune de tous les citoyens à la cité. Platon
favorise ce thème (Pol., 271a ; Protag., 320b ; Banq., 190b ; Soph., 247c ; Timée, 23e et 42d ;
et Critias, 109c), qui était déjà présent dans la tragédie (Eschyle, Les Sept, 16-20 ; Euripide,
Ion, 589-592). Ce mythe expose une vérité (l'allégeance à la cité est fondée) et ne peut être
traité simplement comme un mensonge : si c'était le cas, Socrate affirmerait qu'il n'est pas
vrai que nous devons allégeance à la cité, mais que néanmoins nous devons en persuader
mensongèrement les citoyens. Pour l'unité du génos grec, voir Ménexène, 237b-c, 245c-d,
avec le commentaire de N. Loraux (1996 : 27-48, et pour le présent passage, 49-63). Voir
aussi K. Moors, avec le commentaire en sens opposé de D. Hyland (1988 : 254). Le mythe
du Politique (269a sq.) s'accorde avec une tradition qui liait le mythe de l'autochtonie à
celui de l'â ge d'or et cette tradition est sous-jacente à ce passage de la République.
163. Le mythe des races provient d'Hésiode (Travaux, 109-201). Platon transforme sa
structure généalogique, par le moyen de laquelle l'histoire était racontée dans un modèle
d'éloignement de l'â ge d'or, en un mythe concernant la différenciation des catégories de
membres de la société et leur spécialisation dans les trois grandes fonctions de la cité : le
gouvernement, le soutien militaire et la production (agriculture et artisanat). La généalogie
hésiodique, qui comportait cinq races (or, argent, bronze, héros, fer) devient une structure
fondamentale de types, réduits aux trois fonctions de la cité. Contrairement au mythe de
l'autochtonie, dont la vérité est dépourvue d'ambiguïté et de duplicité, le mythe des races
expose le fondement naturel de la différence sociale sous le couvert d'une affirmation de la
fraternité universelle. Celle-ci est mise de l'avant pour tempérer les aspects
potentiellement intolérables de l'inégalité des aptitudes que le mythe présente comme
naturelle. Chaque groupe est fermé sur lui-même et la mobilité entre eux est très
restreinte : le rejeton inapte doit être refoulé sans pitié vers les tâ ches inférieures (c1),
alors que les naturels plus doués sont promus aux tâ ches de direction. Si le mythe des races
n'est pas à proprement parler un mensonge, l'affirmation de la fraternité dont Platon le
préface n'est pas entièrement transparente. Voir Hésiode, Travaux, 109-201, avec l'analyse
classique de J.-P. Vernant (1971). Aristote a critiqué ce recours au mythe des métaux (Pol.,
II, 5, 1264b), parce qu'il condamne le législateur à choisir les gardiens dans le même
groupe de personnes, une stabilité que la pratique athénienne ne favorisait pas. Voir infra,
IV, 423d-e, et VIII, 546e. Il semble important de noter que ce mythe a un rô le provisoire
dans la construction de la République, puisque la dialectique des fonctions qui conduit au
livre IV à la métaphysique de l'â me procure un fondement métaphysique à la structure des
tâ ches : le mythe servira aux classes inférieures, alors que les gardiens auront une
connaissance de son fondement dans la métaphysique.
164. Cette partie du mythe constitue une interprétation d'Hésiode, dans la mesure où la
période qui correspond à la race de fer est aussi celle où les maux sont les plus nombreux.
165. Cette insertion annonce en un sens la description du cycle de l'histoire politique au
livre VIII : la division naturelle des classes n'est pas stable, l'histoire y introduit des
ruptures et Platon entrevoit un destin catastrophique dans le cycle qui conduit au déclin
des formes pures et du gouvernement de la race d'or. Même si Platon affirme que ce mythe
peut engendrer une forme de stabilité, s'il est objet de croyance de la part des classes
inférieures, le destin en ruinera fatalement le cours, comme l'enseigne la tradition
hésiodique.
166. Ce moment marque la rupture avec le mythe et le retour à la fondation concrète de la
cité, présentée ici comme un camp de guerre. Les fils de la terre devront choisir un
territoire et ils s'y établiront, en commençant par les auxiliaires, chargés de protéger le
groupe. Le soin à porter aux auxiliaires est primordial, pour défendre la jeune cité et pour
éviter que leur force ne se retourne contre les membres de la cité. Sur le danger de la
dissension, voir infra, V, 470c. Aristote a pensé que ces privilèges des auxiliaires allaient
dresser contre eux le reste des citoyens (Pol., II, 5, 1264a24), mais Platon pense que leur
éducation les prémunira contre toute tentation d'abus.
167. Glaucon s'étonne, à juste titre, du fait que Socrate semble vouloir revenir sur
l'éducation : n'en a-t-il pas traité en présentant la poésie, la musique et la gymnastique ?
Socrate répond qu'il ne faut pas s'en tenir à une position trop tranchée, annonçant par là le
programme beaucoup plus exigeant qui va suivre. Le passage parle à la fois des habitations
et de l'éducation des auxiliaires (b1), et des conditions de vie imposées en général aux
gardiens (c7). Mais puisque la fin du développement se concentre sur les athlètes de la
guerre – athlètes du combat le plus important, 402e – et compte tenu de la division
introduite nettement entre gardiens et auxiliaires, les mesures concernant la propriété
privée et les biens s'adressent de manière directe au groupe particulier des epíkouroi, dans
le but de contenir leur éventuelle arrogance.
168. Les prescriptions sur la propriété et le mode de vie font suite au programme éducatif
et sont seulement esquissées ; la description détaillée viendra au livre V.
169. Ces repas pris en commun étaient le lot des prytanes au prytanée de l'agora et Platon
suppose ici que dans la cité idéale, l'institution d'un repas communautaire des auxiliaires
sera maintenue. On les trouve aussi à Sparte et on a souvent cherché dans les institutions
des éphores le modèle qui aurait eu la faveur de Platon. Pour les banquets, voir Lois, VI,
762b-c, avec l'étude de P. Schmitt-Pantel (1992 : 147 sq. et 233 sq.). Pour l'influence de
Sparte, voir F. Ollier (1933).
170. Cette mention du salut doit être interprétée sur le plan moral et spirituel, comme les
passages ultérieurs (VI, 498e, 502b, et X, 621b) nous y invitent avec clarté.
Livre IV
1. La question du bonheur du juste, qui avait été laissée de cô té pour entreprendre la
généalogie de la cité heureuse, refait surface à l'occasion du mode de vie des gardiens. Leur
vie ne leur procurera pas le bonheur des citoyens prospères, puisqu'ils y auront renoncé.
S'ils n'ont pas accès à ce bonheur, leur existence n'est-elle pas l'équivalent d'une
servitude ? C'est le sens de ce que Socrate appelle « l'accusation » (katēgorías, 420a7)
d'Adimante, qui lui reproche de traiter ses gardiens comme de simples mercenaires
salariés. Comment cet état, si contraire à l'idéal grec de la liberté civique (prérogatives
religieuses, propriété, liberté de déplacement) pourrait-il être une situation enviable et
valorisée dans la cité ? La question du bonheur du juste est donc ici associée à celle du
bonheur des gardiens, et elle fera retour en V, 465e et à la fin du dialogue, en X, 612a sq.
2. De qui s'agit-il ? De maîtresses (hetaírais, a4) escortant les citoyens opulents qui
effectuent des voyages vers d'autres cités ou même vers les colonies.
3. La réponse de Socrate montre comment le bonheur des gardiens est assujetti au bonheur
de la cité toute entière. Critiquant cette conception, Aristote (Pol., II, 5, 1264b15) pense que
si la classe des gardiens est privée du bonheur, la cité entière ne sera pas heureuse. Cette
critique étonne, tant elle semble indifférente au concept du bonheur supérieur que Platon
développe pour les gardiens, un bonheur qui ne s'accomplit que dans le dévouement et le
service à la cité.
4. Le vocabulaire de la distinction des fonctions dans la cité est très varié dans la
République. Ici, Platon parle de groupe (éthnos, b7), au sens de corporation ou de caste
possédant des traits communs, et non de groupe national ou ethnique. Les trois groupes
fondamentaux constituent la cité entière et sont appelés par la nature à participer au
bonheur en exerçant leur fonction propre (421c5). Voir Gorg., 455b (le groupe des
artisans). Sur le bien général de la cité, comme fondement de la perfection des lois, voir
Lois, IV, 715b.
5. Notons qu'au point de départ de la recherche, la question de l'injustice n'était pas
envisagée (II, 368e, 372e), mais que Platon la fait intervenir en prévision de son examen
des formes dégénérées de la constitution politique (livres VIII et IX). Voir infra, 445c. Ce
passage montre comment la méthode de la République est à la fois une généalogie
reconstructrice (eureîn dikaiosúnēn, b9) et une proposition de fondation (oikízomen, b6).
L'examen du passé n'est certes pas la fondation de l'avenir, mais la recherche sur
l'avènement de l'injustice importe à la fondation spéculative de la cité juste.
6. Il était habituel de peindre les statues de plusieurs couleurs, et en particulier de faire
ressortir les yeux. Platon compare ici l'ensemble de la cité à une statue, et les gardiens aux
parties les plus belles ; il se défend de vouloir leur donner un statut tel qu'ils en viennent à
ne plus correspondre à leur fonction, qui est de servir. Ils ne doivent être en conséquence
ni choyés, ni ornés. Ce parti pour l'austérité donne une indication sur le caractère rutilant
de la statuaire classique, dont l'ornementation luxueuse paraissait à Platon déplacée pour
la fonction des gouvernants. Sur l'or et l'ivoire de la fameuse statue d'Athéna par Phidias,
voir Hipp. maj., 290b.
7. Une cité bien ordonnée posséderait les moyens de donner à chacun une opulence
considérable, mais si elle le faisait, elle détruirait la fonction de chaque classe. Le parti
d'austérité pour les gardiens doit en fait être étendu à tous les groupes de la cité, puisque
aucun d'entre eux ne saurait, sans dénaturer sa responsabilité particulière, s'adonner aux
activités du loisir et du luxe, et s'enfoncer ainsi dans la pure oisiveté. « Nous savons… » a
donc ici le sens de : « Nous pourrions, si nous le voulions, mais nous ne le voulons pas… ».
Ces descriptions de vêtements luxueux et de banquets sur des lits sont ici des caricatures
ironiques du bonheur.
8. Je conserve le texte de Burnet, qui sépare les mots (epì dexià, e4), mais sans adopter
l'interprétation de J. Adam qui y voit la disposition des convives de gauche à droite. Pour
ces questions de la place dans les banquets, voir la notice de L. Brisson sur le Banquet
(1998 : 36).
9. Platon introduit ici le thème central de la méthode psychopolitique : les trois grandes
fonctions qui constituent la cité dans son ensemble. Présentées ici comme des structures du
travail (schē̂ma, a2) – et selon la traduction de G.M.A. Grube, patterns of work –, ces
fonctions distinguent les groupes de la cité et sont hiérarchisées. L'importance
déterminante de la fonction des gardiens est associée ici principalement aux lois et à
l'administration de la vie de la cité. Plus loin, Platon introduit la fonction propre, ou la tâ che
propre (toû heautō̂n érgou, c2).
10. Les gardiens ont le pouvoir de détruire la cité, comme ils ont l'opportunité, la chance de
l'administrer bien et de la rendre heureuse. La notion du kairós, moment opportun et
occasion d'exercer une liberté, montre ici la part des circonstances dans l'exercice de la
fonction des gouvernants : s'ils sont les seuls à pouvoir exercer une fonction si
déterminante, ils peuvent également manquer l'occasion de le faire.
11. Au sens le plus général, l'ordre des choses qui justifie le recours au principe des
fonctions propres, comme formes naturelles de la différenciation sociale. Voir supra, II,
377a12, et Lois, VI, 765e : « En tout être de la nature, la première croissance, si elle part
bien, peut plus que tout porter la nature à sa perfection et lui donner sa fin (télos), son
achèvement approprié, qu'il s'agisse de plantes, d'animaux domestiques ou sauvages ou
d'êtres humains. » (Trad. É . Des Places modifiée.)
12. Dans son analyse des motifs du déclin des cités, Platon accorde beaucoup d'importance
aux questions économiques. La recherche de la richesse pour elle-même apparaît de
manière récurrente comme le motif principal de la corruption, et la présentation
constamment favorable de l'austérité a fait penser que Platon soutenait un modèle inspiré
de Sparte. Voir par exemple sa description de l'oligarchie, VIII, 551a-556.
13. Terme rare chez Platon (neōterismō̂i, voir infra, VIII, 555d), il pourrait signifier un
penchant révolutionnaire, la recherche de nouvelles manières de gouverner. Ici, dans le
contexte plus général des conditions de vie des membres de la cité et des gardiens, Platon
met en garde contre l'apparition subreptice (lḗsei, 421e8) de facteurs qui peuvent menacer
la stabilité et les habitudes acquises. Dans le cas présent par exemple, le goû t de modifier le
programme éducatif (infra, b5) en musique et en gymnastique. Pour la servilité
(aneleutherían, a2), voir supra, III, 391c et 400b : cette condition représente le contraire de
l'idéal de l'homme libre.
14. Platon parle ici des athlètes de la guerre (b4), un groupe qui comprend principalement
les gardiens, mais aussi les auxiliaires formés pour les soutenir. Ce sont eux qui par leurs
connaissances pourront facilement triompher des riches qui ne connaissent pas l'art de la
guerre. La comparaison avec des chiens robustes (d5), qui revient au livre V (infra, 451d)
est renforcée par une allusion probable au jeu des cités.
15. La formule est ambiguë. Platon pourrait vouloir dire « comme on dit en plaisantant »,
(voir infra, IX, 573d, ou Lois, VI, 780c), un jeu de mots intraduisible (ou pólis, allá poleîs :
non pas une ville, mais plusieurs). La plupart des traducteurs choisissent plutô t de suivre
une indication du scholiaste et de voir ici une allusion à un jeu de cités, joué sur une table
divisée en plusieurs cases, et opposant deux joueurs désignés comme des chiens. Voir la
description dans Pollux (Onomasticon, Lexicographi Graeci, IX, 98) et la discussion dans J.
Adam, ad loc.
16. Cette analyse politique de la division sociale repose-t-elle sur des observations
particulières ? Si les groupes constitués par la cité des riches et la cité des pauvres sont eux-
mêmes multiples, une administration soucieuse de modération ne travaillera pas à les
opposer, mais au contraire à redistribuer la richesse de manière à produire un équilibre. Ce
passage est la première mention dans la République d'un idéal de justice distributive, qui
suppose une définition de la justice différente de la définition en termes de simple
excellence morale.
17. La cité idéale est la cité la mieux administrée et soumise aux impératifs de la
modération (sōphrónōs, a6). Il n'existe pas d'ordre de grandeur, tant pour le nombre de
citoyens que pour l'extension du territoire, qui puisse être déterminé selon des critères
autres que celui du respect de la justice. La mention du nombre de mille hommes ( chilíōn,
a8) indique une limite inférieure ; ce chiffre a impressionné Aristote (Pol., II, 6, 1265a9),
qui y voit le nombre préconisé par Platon pour les auxiliaires ; ailleurs (Pol., II, 9, 1270a29),
il le rapproche d'un idéal implanté à Sparte. Platon ne se fait donc pas l'avocat d'une cité de
taille réduite, mais bien d'une cité qui rende possible la modération et la justice dans la
redistribution. Aristote (Pol., VII, 4, 1326a5, 1327a), se fait l'écho de cette réflexion : une
grande cité n'est pas nécessairement une cité populeuse, mais elle doit néanmoins être
autarcique. Pour Platon, l'idéal de la cité est d'abord sa cohésion politique interne, c'est-à -
dire la mesure dans laquelle elle résiste à la discorde (stásis) et maintient son unité (b10).
Cet idéal suppose la spécialisation fonctionnelle, voir infra, 423d. Sur la question de la stásis
et l'idéal de la cité unifiée, N. Loraux (1997). Sur la nature du lien social de la cohésion, voir
infra, V, 462b.
18. S'agit-il de quelque chose qui fait partie de la constitution ? Ou d'une recommandation
aux gardiens ? Le terme (próstagma, c3) est rare chez Platon, c'est le seul emploi dans la
République, et on compte cinq emplois au total dans tout le corpus. Cette prescription est en
fait une proposition dans la discussion, mais elle ne constitue pas à proprement parler une
disposition de la politeía. La directive concerne l'unité de la cité et son autonomie : l'unité
est la cohésion politique interne, l'autonomie (hikanḕ, c4) est le caractère suffisant du
territoire et des ressources, un idéal qui se rapproche de l'autarcie aristotélicienne (Pol., I,
2, 1252b29).
19. Allusion aux recommandations qui découlent du mythe des races et des métaux, voir
supra. Platon oppose ici le naturel médiocre (phaûlos, c8) et l'excellent et de grande valeur
(spoudaîos, d1) : ces attributs sont tous deux relatifs à des qualités surtout morales, quand
il s'agit d'adultes ; appliqués à de jeunes enfants, il ne peut s'agir que de dispositions ou de
caractères sur lesquels on porte un diagnostic pour les tâ ches à venir. Toute la procédure
du choix des gardiens repose sur une sélection opérée à partir de traits qui associent de
grandes capacités physiques avec des dispositions morales élevées. La détermination des
responsables de ce choix et les garanties exigées concernant leurs aptitudes à les effectuer
sans erreur ne semblent pas avoir préoccupé Platon, et notamment la question de la
reconnaissance de l'excellence morale chez l'enfant.
20. L'accent porté sur la priorité de l'éducation (paideía, e4) et la manière d'élever les
jeunes (trophḗn, e4) marque un tournant essentiel dans l'orientation du dialogue. Les
directives, qualifiées de simples ou faciles à mettre en application, qui concernaient l'unité
de la cité, l'extension du territoire ne sont en effet que des mesures complémentaires, par
rapport à la grande directive qui est le programme éducatif. Cette grande directive est la
seule nécessaire (suffisante, hikanón, e2), parce qu'à elle seule elle entraîne le respect de
toutes les autres. Un jugement bien formé fera en sorte que les gardiens seront compétents
dans tous les domaines où une expertise économique ou politique est requise. Dans son
vocabulaire, Platon distingue soigneusement ce qui a trait à la petite enfance, qu'il s'agit
d'élever, et ce qui concerne les jeunes, qu'il s'agit de former en les éduquant (trophḗ,
paídeusis, 424a5). Sur le concept de paideía, qui comprend aussi bien le curriculum de
l'éducation que la transmission de la culture grecque, voir d'abord H.-I. Marrou (1964), un
livre irremplaçable sur tous les sujets abordés dans les livres IV-VII de la République. Platon
récapitule en effet dans son projet de formation des gardiens les finalités essentielles de la
culture grecque, en même temps qu'il leur donne une formulation philosophique inédite.
Voir ensuite W. Jaeger (1944) et M. Dixsaut (1985).
21. Sur cet idéal de mesure (métrioi, e5), voir supra, III, 396c. La formation morale est-elle
le résultat de la seule éducation par la musique, la poésie et la gymnastique, ou nécessite-t-
elle la formation des sciences et de la dialectique, dont le programme n'a pas encore été
exposé ? Comme Platon associe cette formation à l'adoption des règles de la communauté,
on peut penser qu'il envisage l'ensemble de l'éducation prévue pour les gardiens. Voir
infra, VI, 497c et 502d.
22. Ce proverbe figure déjà dans le Lysis (207c) et est cité de nouveau en V, 449c. Son
insertion ici doit être interprétée en fonction de toutes les mesures de communauté que
Platon va proposer par la suite : communauté des biens, des femmes, des enfants, mesures
qui feront de la communauté des gardiens une communauté d'amis parfaits. Pour cet idéal
de l'égalité entre amis, voir Aristote, Eth. Nic., VIII, 9.
23. Il ne s'agit pas du mouvement d'une roue, mais du développement en extension d'un
cercle. L'image illustre l'influence des générations qui se suivent par l'éducation.
L'impulsion va donc du centre en se développant vers la périphérie, et non d'un point du
cercle vers le suivant sur la circonférence.
24. Platon les désigne parfois du nom de « soigneurs » (epimelētaîs, b4), une expression qui
dans son langage résonne de tout le soin de l'epiméleia, le soin de l'â me, la vigilance
philosophique. Voir Gorg., 516b1, 523b9.
25. Passage de l'Odyssée, I, 351-352. Parole placée dans la bouche de Télémaque, prenant la
défense de l'aède et qui s'adresse à Pénelope, laquelle souhaiterait entendre des chants
moins douloureux pour elle. Télémaque lui demande d'avoir le courage de l'entendre.
Comparer Pindare, Olymp., IX, 48.
26. L'insistance sur le conservatisme dans l'éducation musicale repose sur la tradition et
l'ordre établi (táxin, b6). Comme ailleurs dans son œuvre, Platon juge l'innovation risquée
(Lois, VII, 800b). L'influence des modes musicaux sur la constitution politique s'explique
sans doute par leur rapport chez Platon à la vie morale et à la formation du caractère. Il les
décrit dans les Lois (III, 700a-c) et insiste sur l'influence directe de la musique sur l'â me
(Lois, II, 673a). La musique n'est pas seulement un jeu (paidiâs, d5), mais une forme
essentielle de l'éducation (paideía). Une musique décadente n'est donc ni l'effet, ni le
symptô me de la décadence politique, elle en est surtout la cause. Sur l'autorité de Damon,
une fois de plus invoqué ici comme une référence prestigieuse, voir supra, 400b, et C. Lord
(1978). Sur l'importance des modes musicaux, voir III, 401d-404a, avec le commentaire de
W.D. Anderson (1966).
27. De quel édifice s'agit-il ? Platon, pour illustrer la communauté de formation des
gardiens et leur commun respect des traditions, évoque l'image d'un phulaktḗrion (d1), qui
serait sans doute l'équivalent de l'édifice placé sur l'Agora pour accueillir les prytanes, le
Prytanée. On y prendrait en commun les repas et on y discuterait des questions d'intérêt
public. Le fondement de la garde des gardiens est leur commun enracinement dans la
paideía qui fait d'eux des musiciens, c'est-à -dire des hommes de culture. Voir Lois, XI, 917b,
et XII, 962c.
28. Au sens qu'impose ici le contexte d'un manque de respect envers les traditions dans le
domaine de la musique, et notamment envers les lois de la composition. Cette paranomía
(d3) progresse lentement dans tout l'édifice social, pour en corrompre les mœurs et les
activités. Platon décrit la progression qui va des mœurs aux contrats, et puis aux lois et aux
constitutions elles-mêmes. Pour la paranomía de ceux qui manquent de culture, voir Lois,
III, 700d3 ; Rép., X, 572e.
29. Il s'agit toujours de l'éducation par la musique. Comme tout jeu qui concourt à
l'éducation, la musique doit rapprocher de la formation morale et civique ; voir Lois, VII,
798b-c, qui éclaire ce passage, en insistant sur le caractère nocif de l'innovation dans les
jeux.
30. L'eunomía (a3) est le contraire de la paranomía, elle doit inspirer le législateur qui
cherche un ordre parfait des lois et doit se transmettre dans l'éducation (Lois, XII, 960d3).
Seul emploi dans la République d'un terme rare chez Platon. Voir Lois, IV, 713e, et XII, 960d.
31. S'agit-il de lois ? Adimante, à l'écoute de l'objet de ces règlements (nómima, a8) de
politesse et de bonnes manières, serait tout prêt à réglementer, mais Socrate lui fait
remarquer qu'il s'agit de vœux pieux ; réglementer ou légiférer (nomotheteîn, b7) serait
franchement candide, naïf. Une bonne intention, mais condamnée à demeurer sans suite.
Voir Pol., 294b ; Lois, VII, 793 ; et Soph., 230a. L'ensemble est une critique de la décadence
athénienne, qui a laissé tomber en désuétude les règles du respect et de la bienséance,
autant qu'une évocation de la discipline de Sparte.
32. Platon passe en revue un certain nombre de points qui relèvent du droit civil et
commercial athénien, sur lequel il sera plus explicite dans les Lois (par ex. XI, 913a et
920d). Le marché de l'agora était à la fois une place de commerce et le site des grandes
institutions athéniennes, comme le Bouleutérion et le tribunal de l'Héliée. La décision de ne
pas légiférer dans les matières mêmes du droit s'explique de deux manières : Platon se
concentre sur les questions relatives à la constitution, et les matières du droit évoquées ici
lui paraissent relever d'une autre entreprise ; d'autre part, il en renvoie la responsabilité au
jugement des gardiens (425e), ce qui signifie qu'une fois formés et une fois la constitution
établie, ces gardiens auront la tâ che de légiférer, et non pas – contresens qu'on rencontre
trop souvent chez les critiques de Platon – de prendre eux-mêmes les décisions dans ces
matières spécialisées. Cette législation découlera de la distribution des fonctions, qui est la
base d'une cité bien ordonnée. Voir infra, 427a et l'étude de A. Laks (1991).
33. Platon désigne ici le groupe des « innovateurs », ceux qui ont toujours le souci de
modifier la législation, au lieu de s'en remettre à la sagesse d'une constitution fermement
établie. Cette critique sociale vise sans doute la discussion politique des sophistes et leur
effort de réforme des lois. On ne peut éviter de noter le paradoxe (e6-7) qui consiste, de la
part de Platon, à critiquer ceux qui passent leur vie à rechercher le bien supérieur (toû
beltístou). Notons cependant que Platon n'est pas moins sévère à l'endroit d'un
conservatisme intéressé, entretenu par la complaisance et l'habileté hypocrite des mêmes
sophistes (426c). Ce passage montre le double enjeu d'une réforme radicale et
philosophique de l'ordre politique : d'une part, rompre avec le mouvement des réformes
superficielles et purement juridiques, en recherchant une fondation politique stable ;
d'autre part, accepter de briser l'ordre établi (katástasis, 426c1), entretenu par la
rhétorique et la sophistique. Une version ancienne de l'adage « le mieux est l'ennemi du
bien », tout ce passage veut d'abord montrer que la réforme politique doit d'abord
commencer par la réforme de soi-même, et en particulier des mœurs (le régime de vie, le
luxe) d'une classe prospère et moralement dépravée. Voir par comparaison, Pol., 293c-
295b, où Platon insiste sur le caractère primordial des « gouvernants doués d'une science
véritable, qu'ils s'appuient sur des lois ou s'en passent ». Le privilège de l'homme royal se
situe au-delà de la force des lois, lesquelles sont toujours inadéquates par rapport à
l'instabilité des personnes et des circonstances. C'est la raison pour laquelle les lois doivent
s'appuyer sur des principes fondamentaux, qui sont le domaine des gouvernants.
34. S'agit-il du renversement de régime ou plus généralement de la menace de sédition qui
risque de corrompre l'ordre social ? Le concept de katástasis (c1) peut inclure la
constitution politique elle-même (voir supra, III, 414a, et infra, V, 464a, VI, 492e, 502d, et
VIII, 547b, 550c). Platon dresse ici le portrait de deux situations politiques antithétiques :
d'une part, une société qui interdit le changement fondamental par le moyen de la force, et
d'autre part une autre qui entretient l'ordre établi par la complaisance. Dans les deux cas, la
réforme radicale de la constitution est rendue impossible.
35. S'agit-il d'Isocrate, comme on l'a souvent suggéré ? Ce portrait de démagogue, qu'on
retrouve en VI, 493a, constitue plutô t un type athénien et s'il s'applique bien à Isocrate,
c'est qu'il englobe aussi bien les rhéteurs et les sophistes que les politiciens complaisants.
36. Unité de mesure traditionnelle, de la pointe du coude à la pointe du medius. Il s'agirait
ici d'un homme exceptionnellement grand. Voir I Alc., 126c-d, sur l'objet de la science de la
mesure (metrētikḗ) ; la coudée se divise en spithames.
37. Allusion au mythe des travaux d'Héraklès, alors qu'il dut affronter le monstre de Lerne,
un serpent à plusieurs têtes qui repoussaient une fois coupées. Voir Hésiode, Théog., 313
sq. Interprété littéralement, ce passage signifierait que tout le travail législatif des
réformateurs qui se fient aux lois est aussi peu efficace que de trancher la tête de l'hydre :
les maux qu'on veut vaincre réapparaissent aussitô t et de manière plus terrifiante.
38. Il s'agit ici du cas des cités qui possèdent une bonne constitution politique. Platon
maintient qu'il sera inutile de traiter de législations particulières dans ces cités,
puisqu'elles découleront automatiquement (autómata, a6) des activités (epitēdeumátōn,
a7) établies antérieurement (émprosthen). Deux significations sont possibles ici : l'une, le
sens fort, renvoie à l'ordre social établi par la tradition, par exemple l'ordre ancestral (Pol.,
296a, pour ce sens de l'adverbe). Platon voudrait alors dire que l'importance de la
législation dans une cité bien administrée est relativisée par le poids de la tradition.
L'autre, un sens plus faible, renvoie au fait que Platon a déjà proposé, dans la construction
de la cité, une hiérarchie fonctionnelle et que c'est elle qui sera la base de toute disposition
législative subséquente.
39. Le législateur, ou nomothète, remplit une fonction essentielle dans la cité (Pol., 309a ;
Lois, II, 660a) et son activité (nomothesía, b1) est l'objet de la réflexion politique de
plusieurs penseurs et philosophes. Voir R. Bodéü s (1982), qui a montré le caractère concret
de cette activité dans les institutions grecques, et en particulier le rô le de la philosophie
dans la formation des futurs nomothètes.
40. Comme plus tard dans les Lois (V, 738b, et livre X), Platon accorde à la législation dans
les matières religieuses un rô le cardinal dans l'organisation de la cité. Voir infra, V, 461e et
469a. Le recours à l'autorité d'Apollon est ici fondé sur la tradition ancestrale qui fait de
Delphes le centre de la terre et le siège de l'oracle. Platon évoque en effet le mythe de
fondation du sanctuaire d'Apollon, et notamment l'ombilic (omphaloû, c4). Le dieu est alors
qualifié d'exégète ancestral (pátrios exēgētḕs, c4), une fonction essentielle associée à son
attribut de fondateur de cités. M. Detienne (1998 : 171 sq.) a montré les significations de
cet attribut d'exégète : montrer le chemin, signifier et donc fonder (oikízontés, b9) une cité.
L'interprétation des oracles touchait l'ensemble du domaine politique, qu'il s'agisse de
décisions stratégiques, ou comme ici de fondation et de législation. Sur la tradition de
l'oracle et son rapport au mythe d'Apollon, voir G. Roux (1976) et J. Fontenrose (1978).
Pour le caractère intangible des prescriptions delphiques, voir Lois, V, 738b-d, et VIII, 828a.
Voir également M. Piérart (1974). Le sens du recours à Delphes peut également être celui
d'une ouverture de la cité idéale à l'idéal panhellénique de Delphes, Platon insistant (infra,
470e) sur l'ouverture aux religions de la Grèce. Voir en ce sens M.L. Morgan (1990 : 107).
Pour les dispositions concernant les sépultures, voir infra, 469a-470a.
41. Le texte de Burnet que nous suivons choisit de lire en c2 patríōi, et non pas patrṓōi,
attesté par quelques manuscrits. Voir B. Jowett, ad loc., et M. Piérart (1974, 348 n. 200).
Dans l'Euthydème (302d), Platon évoque Apollon patróos, patron des Athéniens, parce qu'il
est le père d'Ion. Dans le présent passage, où il institue l'autorité d'Apollon comme
fondateur de cités, c'est plutô t le dieu ancestral de toute la Grèce (pâsin anthrṓpois, c3)
dont il place le mythe au fondement de la cité nouvelle. La mention de l'ombilic et du centre
de la terre est en effet au cœur du mythe apollinien. À Athènes, Apollon exégète présidait
au choix des trois exégètes, responsables des lois religieuses. Ceci n'exclut aucunement une
référence implicite à la piété socratique, telle que l'évoque par exemple Xénophon (Mém., I,
3, 1).
42. Moment de transition capital dans la progression du dialogue, ce passage marque la
césure entre la fondation de la cité et l'approfondissement de la méthode psychopolitique
mise en place en II, 368a. La deuxième cité (II, 372e) est achevée et elle a atteint une
certaine perfection (e6). De la généalogie des groupes et des fonctions, et des premiers
propos sur l'éducation, Platon propose de passer maintenant à l'examen des vertus de la
cité, puisque la méthode consiste à rechercher dans la cité écrite en gros caractères les
traits essentiels de l'â me, les petits caractères de sa structure constitutive. La question de la
nature de la justice et de l'injustice fait donc retour de manière explicite (427d). La
récapitulation de la problématique philosophique est complète, puisque Platon distingue
nettement les questions soulevées antérieurement : la place de la justice et de l'injustice
dans la cité, leur différence, le rapport de la justice au bonheur et la question
eschatologique du jugement sur le juste et sur l'injuste. L'application de la méthode
psychopolitique se concentre en premier lieu sur la structure constitutive de la cité et de
l'â me, de manière à identifier les parties de l'une et de l'autre et les vertus
correspondantes.
43. Première mention de la liste des quatre vertus cardinales – voir également Phédon, 69c
et Lois, I, 630d-631c, un thème dont la tradition littéraire est complexe avant Platon (voir
Xénophon, Mém., III, 9, 1-5). J. Adam note que la piété occupe souvent la place d'une
cinquième vertu fondamentale (Protag., 329c, Lachès, 199d, Ménon, 78d, Gorg., 507b). Cette
liste découle-t-elle de la méthode de recherche de la République ? Elle semble plutô t lui
préexister, si on en juge par le fait que Platon semble tirer beaucoup du fait qu'on la
retrouve naturellement dans l'organisation de la cité. Pour la liste des vertus, et notamment
pour l'absence de la vertu de piété (hosiótēs), mentionnée dans le Gorgias, 507a-b, et le
Protagoras, 333a, voir L. Brisson (1993). Que cette liste de quatre vertus ait été
traditionnelle nous est confirmé par plusieurs textes de la période classique ; voir sur ce
sujet H. North (1966), et également K.J. Dover (1974). Pour des listes semblables chez
Platon, voir I Alc. 121d ; Banq., 195b-197b.
44. Le passage de trois à quatre dans la liste des objets de la recherche présuppose que
Platon ajoute à la triade des vertus traditionnelles (courage, modération, justice) une
quatrième vertu, la sagesse, également traditionnelle ; elle vient en effet compléter la liste
de base et Platon la présente comme primitive (prōtón, a11) dans la recherche. La méthode
de recherche proposée se présente comme une forme de déduction logique, mais sous son
apparente simplicité, elle apportera des difficultés considérables. La séparation
trifonctionnelle des classes de la cité ne permet pas en effet de reconnaître la place de la
justice pour une classe en particulier, de sorte que la procédure d'identification par «
résidu » montrera rapidement ses limites et exigera de passer à une méthode
métaphysique plus complexe. Pour le vocabulaire, notons que Platon ne recourt pas à un
concept technique d'« ensemble » : il parle seulement « pour tout… de quatre », une
expression elliptique courante en grec ancien. Dans la traduction, et compte tenu du
contexte associant la recherche à un ensemble fini, j'ai introduit le terme « ensemble » pour
désigner la somme des éléments soumis à la recherche. Par contre, il lui arrive de
mentionner les « parties » ou « éléments » constitutifs de l'ensemble (par ex. merei, 429b8,
au sujet du groupe des militaires).
45. Parce que Platon associe cette prudence particulière de la cité à la sagesse, il convient
de maintenir dans la traduction du terme grec (euboulía, b6) le lien de la délibération et de
la sagesse. Il s'agit d'un savoir (epistḗmē, b6). L'homme sage est ici l'eúboulos (428bc et
supra, I, 348d). Ailleurs, Platon fait de cette sagesse le savoir particulier de ceux qui
s'occupent de la constitution politique (I Alc., 125e4). Voir aussi Protag., 318e. Plus loin,
cette sagesse sera nommée phrónēsis (433b-c), mais sans qu'on doive y impliquer la saisie
intellectuelle du bien qui sera la proposition métaphysique du livre VI. L'importance et le
sens des aspects prudentiels et concrets de la sagesse dans le présent passage sont éclairés
par les textes parallèles de Xénophon (Mém., I, 2, 64, et IV, 1,2), qui permettent d'en saisir la
portée d'abord socratique.
46. Parmi la multitude des expertises et compétences qui constituent la cité, lesquelles
reposent toutes sur des savoirs particuliers (pollaì kaì pantodapaì epistē̂mai, b10), le savoir
politique possède sa spécificité : celle-ci est précisément de n'être pas relatif à quelque
domaine particulier (d1), mais de s'occuper de la cité dans son ensemble (hupèr hautē̂s
hṓlēs, d1). Pour la présentation de cet art royal, distinct des arts particuliers, voir Euth.,
291a, et Pol., 259b sq. Platon le désigne ici comme savoir de la garde, une expertise
particulière et réservée (phulakikḗ, d6) aux gardiens parfaits qui exercent la fonction de
gouverner. L'objet de ce savoir est présenté dans un premier moment comme les relations
de la cité avec elle-même et avec les autres cités, ce qui fait de l'objet du savoir politique un
art de gouverner.
47. La vertu de sagesse caractérise d'abord l'homme sage et rationnel, et elle constitue la
vertu de la partie rationnelle de l'â me. Une cité ne sera donc sage que si ses gouvernants le
sont, et il en va de même pour les autres vertus qui correspondent à des classes de la cité.
Ce point est discuté avec précision dans F.M. Cornford (1912). Voir infra, 443c.
48. Plus nombreux certes que des groupes d'artisans ou de commerçants, mais en quel
nombre ? L'idéal d'un très petit groupe de gouvernants ne permet pas de préciser si Platon
avait en vue une institution se rapprochant par exemple du Prytanée athénien, ou un
nombre encore plus restreint. Voir Pol., 292e où Platon risque quelques chiffres (« quelques
uns tout au plus », 293a4) et 297c, où l'hypothèse d'un seul gouvernant est évoquée.
49. Thèse constante dans la République, et qui en fonde le réalisme sur le plan
métaphysique, cette proposition confère donc à l'objet de la science politique le statut d'un
objet de connaissance, et non pas d'un enjeu contingent ou pratique. Voir supra, II, 370a et
421c.
50. Comme ailleurs dans ce développement, Platon a recours a des expressions elliptiques,
où il ne précise pas s'il s'agit des vertus, des savoirs, des parties ou éléments constitutifs de
la cité. Le premier moment de la réflexion a permis d'identifier le savoir politique,
compétence particulière des gardiens et fondement de la sagesse de la cité. Plusieurs
registres de la recherche sont donc explorés simultanément, au moins lors de cette
première étape et la base de la recherche est la spécialisation des tâ ches qui permet
d'identifier la vertu correspondante. Pour le vocabulaire des parties, on notera méros (b2)
désignant le groupe militaire.
51. Il ne s'agit pas d'une simple opinion (tḕn perì tō̂n deinō̂n dóxan, c1), mais d'un jugement
engendrant une conviction et une fermeté morale qui seront inébranlables en toute
circonstance (dià pantòs, c8). Ce jugement, fondé sur la loi, est nourri par l'éducation.
Platon sous-entend ici principalement le fait que les guerriers ne doivent pas craindre la
mort ou le combat, tout comme le courage peut être défini par une constance dans
l'attitude à l'égard des ennemis de la cité. Cela avait déjà été dit clairement en III, 386a et
387b. Voir également Lachès, 190 sq.
52. Le texte de ces lignes (c7-9) présente une certaine obscurité quant à l'identité de
l'antécédent (autē̂s sōtērían) ; voir J. Adam, ad loc., qui montre le lien avec 430b. La
présente traduction l'associe au jugement, qui doit être maintenu et renforcé dans
l'éducation.
53. Une couleur (halourgá, d5) décrite par Platon comme un mélange de rouge, de noir et
de blanc (Timée, 50d-e et 68c). Voir Aristote, Météorologiques, III, 2, 372a1 sq. La
métaphore de la teinture accompagne tout le développement : le choix des fibres blanches,
les plus pures, renvoie au choix des gardiens ; leur préparation soignée est l'équivalent de
l'éducation ; enfin, la teinture elle-même est la soumission aux lois, par la formation du
jugement et l'établissement de convictions stables eu égard à l'excellence.
54. Platon comprend-il dans ce groupe tous les soldats, tous les membres de la force
militaire ? Si c'est le cas, il faudrait étendre à tous les soldats, comme il le mentionne ici,
l'éducation et la culture par la musique, la poésie et la gymnastique qu'il a décrite pour le
groupe des gardiens et des auxiliaires (epíkouroi). Dans la cité platonicienne, le métier des
armes est un métier très spécialisé et Platon n'envisage à aucun moment que les simples
citoyens, engagés dans les diverses activités qui les rassemblent dans le troisième groupe,
puissent jamais être appelés à servir militairement. Les guerriers (ici, toùs stratiṓtas, e8)
reçoivent une formation exemplaire, qui les isole et fait d'eux le bassin au sein duquel
seront recrutés les meilleurs d'entre eux pour devenir gardiens.
55. Nom d'un lac de Macédoine, et de la ville établie sur ses bords où on produisait cette
soude.
56. Platon distingue donc deux instances du jugement droit (tḕn orthḕn dóxan, b6) : d'une
part, un jugement droit qui repose sur une éducation solide, ancrée dans la tradition
poétique de la culture grecque et donc imprégné de ses modèles moraux ; et d'autre part un
jugement droit qui relève de l'instinct, susceptible de former la bonne réaction à l'endroit
de ce qui est redoutable, mais qui n'est pas l'équivalent du courage moral. Ce dernier est
une vertu délibérée et consciente de ses modèles. Cette distinction permet d'éclairer une
variante du texte qui nous a été transmise par Stobée (b3 et b8). En donnant monímou et
mónimon, dont le sens est de demeurer stable, au lieu de nomímou et nómimon, qui signifie
une conformité à la loi, comme Burnet le retient, le sens du passage se banalise pour
signifier simplement que le jugement droit demeure stable. Mais l'opposition construite ici
par Platon est plus précise : Platon établit un contraste entre un jugement sur le danger
redoutable qui est un jugement spontané, et un jugement formé par l'éducation qui est
conforme aux lois. Le courage politique consiste précisément à maintenir en toute
circonstance un jugement sur le danger qui soit, en raison de son éducation, conforme à la
loi, avec toutes les conséquences que cela implique pour les guerriers, notamment la
nécessité d'affronter l'ennemi et de risquer la mort (voir infra, VI, 486a-b). Pour une
analyse entièrement différente, voir J. Adam, ad loc., qui pense qu'on ne saurait évoquer la
conformité à la loi dans un passage où Platon mentionne les bêtes. Que les animaux ne
puissent être courageux parce qu'ils sont privés de connaissance, Platon l'avait déjà affirmé
(Lachès, 197a sq.) et il n'évoque ici un courage des animaux qu'en mentionnant aussitô t
qu'on doit l'appeler autrement.
57. Socrate désigne le courage formé par l'éducation comme courage politique (c3), une
expression reprise par Aristote (Eth. Nic., III, 11, 1116a15-20), qui l'interprète comme
respect des lois. Il s'agit en fait du courage de la cité elle-même, quand ses guerriers sont
courageux. Ce courage est-il inférieur à la vertu philosophique, qui suppose une
connaissance ? Voir Lachès, 195a, et Protag., 349d. On peut certainement esquisser une
épistémologie des vertus, celles qui sont fondées seulement sur l'opinion droite étant
inférieures à celles qui se fondent sur la science. Voir infra, V, 467a, et VI, 486b. La
discussion annoncée (aûthis, c4) par Socrate ne reviendra pas dans le reste du dialogue et il
ne saurait s'agir du Lachès, dont la doctrine demeure socratique. Ailleurs, Platon compare
le courage des philosophes à celui des citoyens (Phédon, 68d). Notons avec J. Adam
l'importance de l'opinion droite comme fondement de cette partie de la paideía, par
comparaison avec l'importance de la science dans le programme des sciences.
58. Par comparaison avec la sagesse et le courage, la modération ne se présente pas
seulement comme une excellence exercée simplement par l'â me sur une situation externe ;
elle s'exerce au contraire comme une harmonie entre plusieurs termes à l'intérieur même
du sujet. Cette complexité exige donc une analyse de la psychologie morale qui sera
différente de la seule considération de la nature de la vertu. De plus, elle n'est pas la vertu
d'un groupe particulier, mais de toute la cité. Platon a recours à plusieurs expressions pour
le dire, accord (sumphonía, e3 et 432a8), harmonie (harmoníai, e4) et ordre harmonieux
(kósmos, e6) et il insistera sur l'aspect musical de cette hamonie politique et morale ( dià
pasō̂n sunáidontas, 432a3), au moment d'exposer la spécificité de la modération. Sur
l'harmonie, voir III, 398e. Sur l'harmonie de l'â me et la théorie de la justice, voir d'abord G.
Vlastos (1977).
59. Platon utilise ici un exemple repris du langage ordinaire qui vient illustrer la complexité
mise au jour par l'analyse de la modération : si le langage ordinaire (hṓs phasi, e7) recueille
les indices (íchnē, e9) ou les traces de cette complexité, c'est qu'il exprime la dualité propre
de la modération qui est une maîtrise de soi-même. Une complexité qui s'exprime
également quand on dit que quelqu'un a été « plus fort que lui-même » (kreíttō hautoû, e7,
self-control dans la traduction Grube). La tension entre soi et soi s'exprime aussi bien dans
la maîtrise morale (egkráteia, e7), que dans la force des désirs et des plaisirs qui peuvent
prendre le dessus. Dans le langage courant moderne, « plus fort que soi » désignerait plutô t
le fait que quelqu'un a été dominé par des forces qu'il ne contrô le pas ; mais Platon est très
clair : être plus fort que soi veut dire « se dominer, se contrô ler » (431a). Le lecteur
contemporain est donc invité à adopter cette perspective où le soi est d'emblée identifié
aux forces du désir que domine la raison. Sur l'idéal de la maîtrise de soi, voir supra, III,
390b3, Gorg., 491d10, et Phèdre, 256b2. Ailleurs Platon écrit : « La victoire sur soi-même
est de toutes les victoires la première et la plus glorieuse, alors que la défaite où l'on
succombe à ses propres armes est ce qu'il y a tout à la fois de plus honteux et de plus lâ che.
Et cela montre bien qu'une guerre se livre en chacun de nous contre nous-mêmes. » Dans
ce passage des Lois (I, 626e, trad. Des Places), décrivant la cité, la perspective est inversée,
puisque le « soi » est identifié à la partie qu'il s'agit de vaincre. Sur le concept de
modération, voir H. North (1966). Sur la cohérence de la doctrine tripartite, et l'intégration
de la modération dans les trois classes, voir F.M. Cornford (1912).
60. L'expression elliptique sous-entend la désignation des parties de l'â me qui trouvent
leur correspondant dans la cité. Si l'â me montre une tension et un combat entre la partie
rare et la meilleure et la partie la pire, qui est aussi la plus massive (plḗthous, a8), alors la
cité manifestera également cette dualité de parties différentes et contraires. Doit-on parler
de parties, d'éléments, de principes s'affrontant dans le combat qui est l'occasion de la
modération ? À ce stade de l'analyse, Platon n'a mentionné qu'une seule fois le vocabulaire
des parties au sujet de la cité. Il y revient dans l'analyse de la modération (infra, en mérei
tinì, 431e10). Pour l'â me, il demeure peu enclin à donner un nom aux éléments
correspondant qu'il cherche à identifier. Notons toutefois son insistance sur le « soi »
unique, en 431a et sur le fait que la distinction des parties pourrait n'être qu'une entreprise
logique. Sur la méthode de tout ce passage pour l'analyse de la psychologie qui conduit à la
distinction de la raison et du désir, voir d'abord T. Penner (1971) et J. Cooper (1991).
61. La définition de la modération par la maîtrise de soi n'est qu'une des définitions
possibles et elle ne figure pas au nombre de celles que Socrate examine dans le dialogue de
jeunesse qui lui est consacré, le Charmide. Il est important de noter que de ce dialogue à la
République, le concept de la sōphrosúnē s'est considérablement précisé. Les définitions
examinées par Socrate dans le Charmide montrent une extension à plusieurs formes
différentes de la sagesse, et en particulier à l'idéal de la connaissance de soi. Dans la
République, parce que cette vertu va devenir la seule vertu de la troisième classe, celle des
producteurs et artisans – et non pas contrairement à ce que croyait Aristote, leur vertu
propre, à l'exclusion des deux autres classes, voir Topiques, V, 6, 136b10, et 8, 138b1 –, sa
portée pratique et politique va prendre le dessus sur l'idéal philosophique examiné dans le
Charmide. De la connaissance de soi à la maîtrise de soi, c'est tout l'espace politique de la
vertu du peuple qui montre son importance pour la cité. Sur toutes ces questions, voir
d'abord H. North (1966) et plus récemment M.F. Hazebroucq (1997), sans oublier la note
de R. Demos (1956).
62. L'attribution de la vertu de modération à un groupe social particulier pose une
difficulté, dans la mesure où tous les groupes sont appelés à la modération pour produire
l'harmonie générale de la cité. Cela se manifeste en particulier dans le fait que la partie qui
accepte la domination des gouvernants doit y consentir, notamment en acceptant de choisir
pour le gouvernement le petit groupe des gardiens. Sur le vocabulaire exprimant
l'attribution de la vertu, notons que Platon insiste sur la présence (eneînai, e4), laissant de
cô té un rapport plus simple de prédication. Cette formulation plus difficile laisse présager
le rapport de participation de la vertu idéale dans l'expérience sensible et particulière et
présuppose, même de manière très indirecte, la doctrine des formes intelligibles. J. Adam,
ad loc., montre que l'argument concernant la modération progresse en trois temps : 1) la
cité idéale est modérée parce que plus forte qu'elle-même ; 2) elle est modérée, parce
qu'elle domine ses désirs et ses plaisirs ; et 3) elle est modérée parce que tous ses membres
partagent la même opinion concernant ceux qui doivent exercer le pouvoir.
63. La distinction de trois points de vue correspond aux trois groupes qui composent la cité
et qui entrent en harmonie par la modération : la sagesse de la raison (phronḗsei, a5)
caractérise le groupe des dirigeants ; la force (ischúi, a5) est le propre du groupe militaire ;
et le nombre et les richesses (plḗthei, chrḗmasin, a5-6) caractérisent le troisième groupe.
Les trois groupes sont désignés clairement : les plus forts, les intermédiaires, les plus
faibles.
64. Les traductions possibles de cet idéal politique de l'unité de la cité sont nombreuses et
il a semblé utile de retenir celle que la tradition a privilégiée, encore aujourd'hui. Cette
unité spirituelle (homónoia, a7) des citoyens n'est pas nécessairement une unanimité, mais
elle doit se fonder sur la reconnaissance de certains grands principes, et en particulier de la
structure de la cité et de l'assignation du pouvoir à la classe des meilleurs. Le mot n'est pas
fréquent chez Platon, sauf dans le Premier Alcibiade. Voir supra, I, 351d5, et Pol., 311b9
(passage final où la concorde et l'amitié sont présentées comme le fruit du tissage de l'art
royal, l'art politique).
65. Sur la question de la désignation des parties de la cité et de l'â me et des vertus
correspondantes, voir supra, 429a. Ici, Platon introduit le vocabulaire de l'espèce (eîdos, b3)
; par chacune des espèces de vertu, considérée dans sa particularité, la cité participe à la
vertu en général (b4). Pour eîdos comme désignation des parties d'un tout, voir infra la
classe des guerriers (434b2).
66. Comparaison fréquente chez Platon, quand il s'agit de saisir le travail de la pensée et la
patience attentive requise des philosophes. Voir Lachès, 194b, Parm., 128c, Lysis, 218c, et la
recherche du sophiste dans un lieu obscur (Soph., 254a). Tout le développement introductif
qui suit est présenté comme un prologue imagé à la découverte de la justice, écrit en filant
la métaphore de la chasse : le meneur et ceux qui suivent, la prière au départ, la traque et
les pistes (íchnos, d3), Platon a plaisir à l'écrire et le montre (makrón tō prooímion, e8).
Pour la pratique de la chasse, voir Xénophon, La chasse, VIII, 4-8. La prière s'adresse sans
doute à Apollon et Artémis (Xénophon, op. cit., VI, 13).
67. Platon montre ici le rapport philosophique qui structure toute la démonstration : la
règle, ou le principe, de la spécialisation fonctionnelle, sur laquelle la généalogie de la cité a
fondé la tripartition des groupes sociaux et la distribution des responsabilités, devient le
fondement de la définition de la justice. Cette règle constitue en effet l'axiome central de la
République, puisqu'elle détermine non seulement la méthode de la recherche, mais son
objet : la justice sera en effet définie comme l'harmonie des fonctions et comme la vertu
synthétique des vertus de chacune. Parce qu'elle dépasse la spécificité des vertus de chaque
fonction, elle peut sembler échapper à la recherche philosophique ; mais en fait, son
évidence lui vient de cette généralité même qui fait d'elle la vertu des vertus. Elle est en
effet la condition de possibilité (tḕn dúnamin, b9) des trois vertus fonctionnelles. Dans le
Charmide (162a), cette définition « s'occuper de ses tâ ches propres » est celle de la sagesse,
un terme alors général (sōphrosúnē) qui prend dans la République le sens de la modération.
Que la justice ne soit pas épuisée comme concept dans la règle de la spécialisation, Platon le
dit clairement : il s'agit d'une certaine forme, et il faut attendre l'exposé de la justice de
l'â me pour que la justice soit entièrement mise en lumière selon sa forme (eîdos, a3).
68. Littéralement, ce qui reste (tò hupóloipon, b7) ou l'élément qui reste, mais le contexte
montre clairement que Platon effectue ici une déduction de la vertu de justice dans la
structure complète des vertus, dont il exprime l'ensemble fini au nombre de quatre. Platon
laisse entendre ici que cette définition de la justice est courante, et qu'il l'a exposée lui-
même souvent. On n'en retrouve cependant aucun indice dans les dialogues, sauf peut-être
I Alc., 127c. Cette définition coïncide cependant avec celle de la sagesse ou de la modération
(sōphrosúnē) dans le Charmide (161b sq.), ce qui donne à penser que justice et modération
étaient liées par plusieurs traits dans la conception populaire de la morale. Voir l'excellente
note de J. Adam, qui cite le témoignage de Strabon (VII, 3, 4).
69. Platon attribue à la justice deux effets substantiels sur les autres vertus : d'abord, la
justice a le pouvoir de les faire advenir, elle est donc en quelque sorte la cause de
l'ensemble des vertus dont elle est la puissance ; la justice est ensuite la condition de leur
préservation dans la cité, puisque sans la justice, les autres vertus disparaîtront. Dúnamis et
sōtēría sont donc les deux attributs métaphysiques de la vertu de justice : causalité
originaire de vertus et cause de leur subsistance. Sur la vertu comme dúnamis, voir infra, V,
477c. À aucun moment dans cette analyse du livre IV, ni ailleurs dans la République, nous ne
trouvons l'écho de la question de l'unité de la vertu, ou même de la question de son unicité,
questions qui avaient occupé le Protagoras (329-333e). La séparation des vertus
particulières, qui les attache aux parties de l'â me et aux groupes constitutifs de la cité, est
une proposition qui semble à Platon parfaitement compatible avec la position synthétique
de la vertu de justice. Pour la distinction des vertus populaires et des vertus
philosophiques, voir Phédon (68b-69c, 82a-d et 83e). Sur l'ensemble des vertus, voir Lois,
XII, 963c-964a.
70. S'il fallait déterminer un genre pour l'ensemble des vertus, ce serait bien entendu le
bien. Ê tre bon est-il cependant l'équivalent d'être vertueux ? Platon affirme ici que c'est à la
justice qu'il appartient principalement de rendre la cité bonne, mais il ne l'affirmerait sans
doute pas de chaque vertu particulière. La priorité de la justice, analysée du point de vue de
l'ensemble de la moralité, peut donc se fonder sur le rapport au bien. Platon en fait ici la
synthèse de trois dispositions spécifiques : l'accord des citoyens entre eux (homodoxía, c6),
qu'il a proposée plus haut comme définition de la modération, la constance des guerriers
dans la préservation de la loi (sōtēría, c8), proposée comme définition du courage, et la
sagesse des gouvernants (phrónēsis, d1). La doctrine de la vertu est donc constante et
homogène.
71. Le caractère exhaustif de cette liste tend à inclure dans la cité la présence des esclaves.
Ils ne jouent cependant aucun rô le dans le modèle tripartite, et leur rô le politique est
pratiquement inexistant. Voir B. Calvert (1987).
72. En rapprochant une définition ordinaire de la justice, semblable à celle qu'il avait
discutée au livre I, 331e (rendre à chacun ce qui lui est dû ), de la formulation du principe de
la tâ che propre, Platon veut apporter une confirmation à la définition de la justice à laquelle
il parvient. Ce rapprochement demeure verbal et contribue peu à l'approfondissement de
l'argument, mais son insertion produit un effet ironique qui fait écho aux premiers
entretiens du dialogue. Sur l'argument qui s'amorce ici, voir N.D. Smith (1979).
73. Ce terme (heautoû héxis, e12), promis à une grande fortune dans la philosophie morale
d'Aristote et des penseurs de la période hellénistique, n'a sans doute pas toujours chez
Platon la rigueur technique du concept de « disposition ». Son sens varie beaucoup selon les
contextes (voir infra, IV, 435b7, 443e7, et X, 618d1, où il désigne les états de l'â me) et son
évolution vers la doctrine de la disposition a été favorisée par la réflexion de Platon sur la
vertu, sans toutefois qu'il y ait été l'objet d'une discussion élaborée. Introduit ici à la faveur
d'une analogie avec la propriété de biens, il en conserve le sens littéral : posséder ce qui est
à soi faisant comprendre ce que peut signifier posséder ce qui relève de soi. Platon insiste
ici sur l'exclusivité de la tâ che propre.
74. Faut-il éviter d'avoir recours à ce vocabulaire des classes pour la seule raison qu'il est
devenu surdéterminé dans la théorie sociale et politique moderne ? Platon parle ici de
l'eîdos du groupe militaire, de l'armée et ensuite de l'eîdos du conseil et de la garde. Il
modifie ensuite le vocabulaire et parle de trois groupes (triō̂n genō̂n, b9). Il ne s'agit pas de
groupes vaguement différenciés, mais de classes hiérarchisées au sens strict, possédant
chacune des qualités et des prérogatives particulières. Cela, le terme « classe » l'exprime
mieux que tout autre. Voir en sens contraire B. Jowett, ad loc, qui suggère function, un
terme abstrait qui ne semble guère compatible avec l'insistance sur le rang et le
changement de groupe.
75. Si l'injustice est la dispersion dans des tâ ches qui excèdent la spécialisation naturelle, la
justice n'en apparaît que plus fortement liée à cette spécialisation. Comme c'est la justice
qui rend possible les vertus spécifiques de chaque classe, elle constitue donc la vertu qui
unifie les vertus particulières. Cette conclusion est en consonance directe avec le principe
formulé en II, 370a : la définition est pleinement politique et ne suppose, à ce stade, aucun
fondement métaphysique.
76. Cette formulation n'a pas nécessairement ici une portée métaphysique. Platon veut
seulement dire que si on peut observer la même structure ou la même forme (eîdos, d3)
dans chaque individu, alors on pourrait en induire qu'elle constitue l'essence de la justice.
Pour ce sens du mot forme, voir supra, III, 402c. Cette forme n'est rien d'autre que la
tripartition des fonctions dont la justice sera l'harmonie. La progression qui va de
l'observation de la présence de la juste structure, caractérisée par le principe de la
spécialisation des tâ ches, à l'affirmation pleine et entière (pagíōs, d2) de la justice suppose
que l'analyse fasse un pas de plus. En toute rigueur, on pourrait soutenir que l'universalité
de la justice dans les cités constitue une base suffisante pour faire l'hypothèse d'une forme
intelligible de la justice, forme qui pourrait être différente de la justice observée, ou qu'on
cherche à saisir dans l'â me individuelle. Mais la doctrine de Platon consiste précisément à
affirmer que si la forme de la justice a un sens et une rigueur propres, c'est qu'elle est
identique dans les cités et dans les individus. Cette position force à adopter une définition
qui se concentre sur un rapport harmonieux, et donc sur des relations formelles, plus que
sur un contenu substantiel. Ordre et hiérarchie des fonctions prennent donc le pas sur des
finalités comme l'égalité et les droits, matières qui ne deviendront le cœur de la théorie de
la justice que bien après Platon.
77. De quelle nature exactement est la comparaison entre la cité, comme ensemble plus
vaste, et l'individu ? Il serait certes abusif d'instruire à partir de cette analogie le procès de
ce qui serait chez Platon une négation de l'individu. On ne s'en est pas privé et l'histoire du
commentaire en est remplie. Il importe cependant de bien séparer la méthode
psychopolitique, dont l'objectif est d'abord de parvenir à une conception philosophique de
la justice fondée sur la structure de l'â me, de toute espèce d'organicisme résultant en une
fusion des individus dans la cité, chacun n'étant que la réalisation d'une fonction du tout.
Ces questions ont occupé une part importante de la discussion sur la République, on en
trouvera un bon exposé dans G. Vlastos (1969 et 1977). La méthode même de l'analogie,
qui consiste à reporter sur l'â me individuelle la structure qui aura été saisie dans le tout de
la cité, est assujettie à plusieurs restrictions. Voir sur ces questions au premier rang T.
Andersson (1971), qui analyse l'ensemble des correspondances et montre la richesse et les
limites de la correspondance de structure. Sur la méthode analogique, voir Pol., 278a-c.
78. Une image qu'on retrouve dans la Lettre VII, 344b, à propos du travail de la dialectique.
79. L'analogie de structure qui permet de comparer l'â me individuelle et la cité, sous la
rapport de la justice, est une analogie fondée sur un rapport de similitude (hómoion, a8),
qui permet d'en prédiquer l'identité. Cette identité se fonde à son tour sur une
communauté de structure, à quoi Platon a identifié, à ce stade de la dialectique, la forme de
la justice (tò tē̂s diakoiosúnēs eîdos, b1-2).
80. Platon reprend ici pour désigner les trois fonctions de la cité le vocabulaire du groupe,
mais il le précise en affirmant qu'il s'agit de groupes naturels (trittà génē phúseōn, b5 et 7).
Voir supra, 434b. Ces groupes sont les classes constitutives de la cité, répondant chacune à
une fonction spécialisée.
81. La terminologie de la psychologie morale semble ici mieux déterminée que supra : il ne
s'agit pas seulement de possessions ou de propriétés particulières, mais de dispositions
spécifiques, liées à des attitudes, des affections (páthē te kaì héxeis, b7). Ces dispositions
sont des qualités stables, dont le lien à la doctrine de la vertu n'est pas examiné avec
rigueur par Platon, mais qui demeure néanmoins une forme d'habitude entraînant la
constance dans l'agir vertueux. Voir infra, 435e2, pour l'association des trois espèces avec
des habitus spécifiques (ḗthē).
82. Le jeu sur les termes est ici d'une grande complexité : Platon soutient que si on
reconnaît dans l'â me humaine les mêmes classes (tā autā taúta eídē, b9-c1 et c5) et les
mêmes affections et dispositions, alors on pourra en prédiquer la justice. Il semble donc y
avoir un équivalence entre les groupes naturels (génē, 441c et 443d) et les classes ou
espèces qui correspondent aux fonctions. Le vocabulaire logique qui sert à décrire
l'homologie fonctionnelle supporte donc une certaine variation. Cette tripartition n'est
jamais placée cependant en position de menacer l'unité intrinsèque de l'â me, une question
qui n'est pas posée dans cette analyse. Au livre X (611b sq.), l'â me véritable est identifiée
au principe rationnel, mais cette position métaphysique est introduite dans le contexte de
l'après-vie et ne permet pas de saisir comment Platon, dans l'état d'union au corps,
analysait l'unité des parties. Pour la psychologie de Platon, voir en premier T.M. Robinson
(1995), qui passe en revue toutes ces questions.
83. Maxime qui sera reprise par Socrate, infra, VI, 497d.
84. Comment Platon distingue-t-il cette méthode de l'analogie de structure et une méthode
plus approfondie (« le chemin plus long », d3), correspondant sans doute à la dialectique
des formes intelligibles ? S'agissant de l'unité de l'â me et de sa division en parties ou
fonctions, cette dialectique serait, tenant compte de cette affirmation, différente de la
dialectique du désir et de la raison qui va occuper la suite de ce développement. Celle-ci
serait-elle insatisfaisante ? Platon se dit prêt à s'en contenter et il l'évoque en VI, 504b,
mais sans porter un jugement. L'exposé sur la nature de la justice (VI, 504d-506a), tout
comme l'analyse de l'â me (VI, 509d-511e) ne constituent pas à cet égard des
développements qui apportent un traitement différent de celui présenté au livre IV, on peut
les considérer comme complémentaires. La notion même d'une forme de l'â me semble
diffuse dans la métaphysique de Platon et ce sont toujours plutô t les prédicats
(immortalité, divinité, etc..) qui sont l'objet de la dialectique. Comparer le Théétète, 184d, et
la doctrine des espèces de l'â me dans le Timée, 69a-73b. Sur le concept de la méthode
(toioútōn methódōn, d1), notons que Platon l'associe toujours à une recherche, une enquête
(infra, VII, 531c et 533c). Quant au but envisagé par ce chemin plus long, il pourrait s'agir
non seulement d'un approfondissement de la doctrine de l'â me, mais aussi des questions
éthiques associées à cette doctrine.
85. Pour illustrer le fait que les espèces de la cité et les habitus (ḗthē, e2) qui leur sont
associés proviennent des individus qui les composent, (voir infra, VIII, 544d) Platon dresse
ici une topographie morale de l'Antiquité qui recoupe la tripartition fonctionnelle : la classe
productive, animée par le désir de richesse (tò philochrḗmaton, 436a1) trouve son modèle
exemplaire chez Phéniciens et les É gyptiens ; la classe militaire, animée par l'ardeur du
tempérament (moral et colérique, tò thumoeidès, e4) est illustrée par l'exemple des Thraces
et des Scythes ; enfin, la classe qu'inspire l'amour de la connaissance (tò philomathès, e7),
Platon suggère d'en trouver le modèle à Athènes (chez nous, par'hēmîn, e7). Les
réputations morales des peuples de l'Antiquité étaient certainement fondées sur des
stéréotypes, et en général les gens du Nord sont plus ardents au combat militaire que ceux
du Sud. Par exemple, dans les Lois, V, 747c, Platon porte le même jugement sur le caractère
industrieux des Phéniciens et des É gyptiens. Sur ces questions, l'exemple d'Hérodote n'est
jamais très loin ; voir d'abord F. Hartog (1991). Mais aussi Aristote, Pol. VII, 1327b23-33,
qui propose une tripartition selon les climats : l'Europe septentrionale est pleine de cœur
et dépourvue d'intelligence, l'Asie est intelligente, mais dépourvue de courage, et les Grecs,
en position intermédiaire, ont toutes les qualités qui leur permettent de mener une vie
libre. Notons enfin le contexte général de la médecine hippocratique, qui favorisait ce
rapprochement, par exemple le traité Des airs, des eaux, des lieux (Littré).
86. Le texte grec ne désigne nommément aucun « principe », mais selon une habitude de
Platon déjà bien illustrée dans ce livre IV, il se contente de parler au moyen de pronoms
indéfinis abstraits (un certain, un différent, etc.). Cette manière de s'exprimer sous-entend
les termes qu'à l'occasion Platon emploie pour désigner les composantes de la cité :
groupes, classes et espèces et de manière moins précise, parties. Quand il demande si l'â me
individuelle possède les mêmes espèces et habitus (eídē te kaì ḗthē, 435e2) que la cité, il
réfère aux trois fonctions que réalisent concrètement les classes de la cité. Reportée sur
l'â me, cette question est exprimée par un datif de moyen : par le moyen de quoi
accomplissons-nous chacune de ces fonctions ? Cette formulation exige que nous quittions
le vocabulaire des classes et des parties pour introduire celui des principes. La langue
française ne peut pas s'ajuster à cette structure elliptique et il a paru nécessaire
d'introduire la mention d'un terme pour désigner cette entité de la psychologie, dont
Platon cherche ici à mesurer la différenciation. Ce texte appartient à la préhistoire de la
doctrine des facultés, qui se développera surtout chez Aristote, avec le vocabulaire des «
puissances » de l'â me. Platon s'applique à déterminer si l'â me est un principe unique, ou si
chaque fonction correspond à une principe distinct. Les trois fonctions sont clairement
désignées : connaître, désirer, s'emporter, de même que l'identité du « nous-mêmes », c'est-
à -dire du soi avec l'â me tout entière (b1). Platon ne fait-il que résister à un lexique précis
de la psychologie, ou ne dispose-t-il tout simplement pas d'un vocabulaire
métapsychologique satisfaisant ?
87. L'analyse de ce passage suppose une familarité avec la méthode de l'épreuve des
contraires, et pourrait indiquer un rapport avec la procédure du Phédon. On ne peut en tout
cas séparer ces deux analyses de prédicats de l'â me que tout rapproche. La forme du
raisonnement implique en effet plusieurs distinctions fondamentales de la logique
platonicienne : d'abord, la distinction entre agir et subir ; ensuite, la distinction entre la
relation à une chose et le rapport sous lequel est considérée cette relation ; enfin, les
notions de contrariété, identité et différence. La formulation du principe de non-
contradiction (b8) est d'ailleurs introduite comme une prémisse méthodique explicite
(comparer Théét., 154c-155c et 188a, Phédon, 102e-103b, Soph., 230b). Sur la base de ces
distinctions, une prémisse de nature métaphysique est d'abord posée (b8-10) : un principe
sera identique s'il subit ou produit des choses identiques, dans le même temps, sous le
même rapport et en relation avec la même chose. Pour cette formulation, voir Aristote,
Mét., III, 3, 1005b18-32. Si tel n'est pas le cas, alors il faudra envisager plus d'un principe.
L'analyse de cette psychologie dynamique, fondée sur la priorité ontologique de
l'opposition des principes et aboutissant à la mise en tension de la raison et du désir,
constitue un morceau central de la République : elle permet en effet la construction d'une
doctrine synthétique de l'â me et de la cité, synthèse de polarités dont l'argument principal
sera extrait pour définir la justice. Pour l'analyse de ce passage, voir d'abord T. Penner
(1971), R. W. Hall (1963) et J. Moline (1978).
88. Il s'agit des trois espèces (eídē, c1) de la cité, que l'analyse fait l'hypothèse de poser au
sein de l'â me individuelle. Après avoir écarté la possibilité que le même principe puisse
être la cause d'actions ou de passions contraires, Platon énumère un certain nombre
d'actions et de passions (eíte poiēmátōn, eíte pathēmátōn, b4), pour tenter d'en tirer une
première détermination d'actions et de passions fondamentales. Choisis sur le registre des
désirs et des expressions des désirs, ces exemples doivent permettre un premier
regroupement des actions et des passions de l'â me.
89. Une doctrine fréquemment reprise par Platon (Gorg., 468a, Ménon, 77c sq., Banq., 304e,
supra, III, 413a, et infra, VI, 505d). Mais le désir peut-il reconnaître le bien, si on tient
compte du fait qu'il n'en possède pas la connaissance ? Seule la raison peut déterminer le
désir vers le bien.
90. Il s'agit ici de tous les savoirs particuliers (epistḗmas, c6), à distinguer des sciences
constituées qui feront l'objet du curriculum philosophique. Je traduis parfois le même
vocable (epistḗmē) par savoir, dans le cas de savoirs multiples, et souvent associés à un art
ou à une compétence particulière (téchnē), et par science, quand il s'agit des sciences
canoniques, comme la géométrie ou l'harmonique. Cette distinction correspond à la
distinction pratiquée dans la philosophie de langue anglaise entre knowledge et science, une
distinction très utile notamment pour ce qui est de la précision du domaine de l'objet de
connaissance (mathḗmatos, c2). La mention du savoir en lui-même (c7) désigne le savoir
séparé de son objet ; comparer Parm., 137a sq., où le savoir en lui-même correspond à un
savoir pur, dont l'objet est la vérité intelligible et transcendante.
91. L'analyse de la distinction des principes constitutifs de l'â me a permis d'isoler, par
l'exemple de la soif, le registre fondamental du désir. Platon s'est prémuni contre une
objection qui associerait ce registre fondamental aux autres, en y voyant le rapport d'une
qualité particulière à un principe de base. Il le démontre en isolant de toute
particularisation le désir fondamental, sur l'exemple des savoirs particuliers distincts du
savoir en général. Considéré en lui-même, le désir est simple et non particularisé. C'est sur
la base de ce premier résultat que Platon peut maintenant lui opposer le second principe,
lequel sera isolé à partir de sa résistance au premier et du contrô le qu'il peut exercer sur
lui : la raison, le principe rationnel. À ce stade de l'analyse, la différence ontologique entre
le désir et la raison paraît moins importante que leur commune appartenance à la structure
fondamentale de l'â me : dans leur opposition, Platon reconnaît l'argument de leur
différence réelle et donc de la structure de l'â me. Ici comme auparavant, Platon se contente
de parler d'un certain « autre chose » pour désigner le second principe isolé par son
analyse. Ce principe est d'abord reconnu comme responsable de l'empêchement (tò kōlûon,
c9), un principe qui exerce donc une fonction de contrô le, qui freine le désir et les passions.
On parvient ainsi à une dualité de principes (d4-5), que Platon finit par désigner du nom de
leur fonction spécifique : le principe qui raisonne (tò logistikòn, d5) et le principe qui désire
(tò epithumētikón, d8), le principe rationnel et le principe désirant. Pour le principe
rationnel, voir infra, 441c, 571c, 587d et 605b. Dans la présente traduction, j'ai laissé de
cô té le vocabulaire latin de l'appétit (comparer, the irrational appetitive part, Grube).
92. B. Jowett, ad loc., fait remarquer l'importance de cette clause : le principe rationnel
n'intervient pas toujours et on peut supposer que chez certains il n'intervient pratiquement
jamais, ce qui les condamne à une existence entièrement dépourvue de raison. Voir infra,
441a9, et Théét., 186c. Cette éventualité ne modifie pas l'analyse générale de la structure de
l'â me. Pour la force des plaisirs et des désirs, un thème récurrent chez Platon, voir Timée,
86b, où Platon associe la maladie de l'â me à la déraison : « les plaisirs et les douleurs qui
présentent de l'excès doivent être considérés comme les maladies les plus graves pour
l'â me ».
93. L'analogie avec la cité pose sur ce point quelques difficultés. On ne saurait comparer
sans nuances le corps militaire de la cité et le thumoeidés. Comme le remarque J. Adam,
dans la cité le corps des gardiens et des gouvernants est beaucoup plus uni, les dirigeants
provenant du groupe des auxiliaires ; ensuite, certes, ils en sont clairement distingués, mais
leur commune provenance renforce leur communauté plutô t que leur différence. En ce
sens, la différence du principe rationnel et du principe de l'ardeur morale est
philosophiquement plus substantielle que la différence des gardiens et des auxiliaires. Le
thumoeidés est en effet le principe opposé du principe rationnel (II, 375a, IIII, 410d), mais à
compter de ce passage, l'analyse du thumoeidés montre un lien plus accentué au principe
rationnel, tout en affirmant qu'il serait plus proche du principe désirant. Dans le Timée (69c
sq.), l'espèce mortelle de l'â me contient à la fois le thumoeidés et l'epithumētikón. Dans le
Phèdre (253d), ils sont liés dans l'attelage, et le principe rationnel est identifié à l'aurige.
Voir aussi Lois, V, 731b-c, sur l'importance morale du principe intermédiaire.
94. Le site des exécutions était donc situé entre le mur du Nord qui allait d'Athènes au Pirée
et le mur moyen, qui lui était parallèle en direction du port de Phalère. Voir Gorg., 455e, et
Lysis, 203a. L'anecdote ne peut être rapportée à une source connue. Selon plusieurs
historiens, les cadavres étaient jetés dans un ravin, où les passants pouvaient les voir.
95. Tous les interprètes qui pensent qu'il faut associer le principe intermédiaire d'abord et
avant tout à la colère (tḕn orgḕn, a5) font grand cas de ce passage, mais il convient d'en
nuancer l'importance : Platon, dans l'analyse qui suit, veut isoler un troisième principe, qui
correspond à une force impétueuse. Quand il l'a introduite plus haut, c'est sous la double
figure de l'ardeur morale et de l'impétuosité physique. Dans les deux cas, il s'agit d'une
énergie qui peut redoubler la force du désir, mais aussi se ranger au parti de la raison.
L'analyse de la colère apporte beaucoup de limites au concept général du thumoeidés,
même si elle en constitue une expression déterminée. Le principe de l'ardeur n'est pas la
colère en tant que telle, mais une énergie plus libre et plus ouverte, qui peut se déterminer
selon la dynamique des désirs et de la raison. Dans l'anecdote présente, en quel sens
Léontios serait-il en colère ? Parce qu'il serait en colère à la vue des supplicés ? Il n'est
qu'emporté par son tempérament ou son instinct impétueux (voir infra, VI, 493a10). Le
principe apparenté au thumós, que Platon appelle d'un néologisme le thumoeidès, est donc
plus que la colère ; mais il est aussi différent du thumós, c'est-à -dire différent du simple
emportement du cœur. Notons cependant que le contraire de thumoeidès est áthumos (V,
456a4). Le cœur peut s'allier à la raison pour freiner le désir, mais Platon dans un premier
moment n'accepte pas que le cœur puisse s'allier avec les désirs si la raison s'y oppose
(440b). Notons au passage la comparaison avec le conflit politique des factions, la discorde
(stásis), auxquelles Platon associe les principes en opposition (hṓsper duoîn stasiazóntōin
súmmachōn, b2-3, et infra, e5). L'exemple suivant, celui des conséquences résultant d'une
situation d'injustice, montre que Platon entend par l'orgḗ (orgízesthai, c2) un sentiment de
scandale moral, déjà imprégné de raison.
96. S'agit-il de l'homme en son entier, ou du principe du cœur (thumós, c5) ? La
construction autorise les deux, mais il paraît plus logique de mettre en apposition deux
descriptions, celle de l'homme qui se sait injuste et celle de l'homme qui est convaincu de
son bon droit. La comparaison avec le chien rappelé par le berger (d2) peut s'entendre
également des deux sujets, mais voir contra B. Jowett, ad loc. Le texte grec est complexe et J.
Adam lui consacre un appendice (app. V, 272 sq.).
97. Platon parvient ainsi à la déduction du troisième principe, le principe de l'ardeur
morale (toû thumoeidoûs, e3), qu'il s'empresse de rapprocher de la classe des auxiliaires et
qui, comme ces derniers, sera plus proche de la raison que du principe désirant. La
traduction anglaise de Grube délaisse anger pour spiritedness, un choix de traducteur tout à
fait significatif et intéressant. Voir sur ce terme, introduit en II, 375a, nos remarques, ad loc.
Dans le présent passage, Platon parle d'abord du thumós, le cœur, et ensuite de l'espèce de
l'ardeur, qui tient donc du cœur son énergie de colère, d'emportement et qui en fait la force
de la vie morale. Voir A. Hobbs (2000 : chap. 1 et 2.)
98. Tout l'argument est assujetti par cette clause à une restriction d'une grande portée :
pour que l'ardeur morale et le cœur lui-même s'allient au principe rationnel, ils doivent
avoir été formés par une éducation excellente. Comme on ne peut faire l'hypothèse que
c'est le cas le plus général, alors cette situation risque d'être l'exception : le thumoeidès ne
sera pas généralement l'allié de la raison, en dépit de ce que Platon a affirmé en 440b. Voir
infra, IX, 590b, où la force du thumoeidès est comparée à une bête sauvage.
99. Ce vers d'Homère (Od., XX, 17) a déjà été cité au livre III, 390d ; il décrit le
comportement d'Ulysse se déterminant lui-même à supporter les offenses de ses servantes.
100. En toute rigueur, comme Platon a recours au vocabulaire des groupes de la cité (génē,
c6, et infra, pour les trois groupes, d9), il faudrait reconnaître l'existence des mêmes
groupes dans l'â me individuelle. Mais l'analogie présente une homologie de structure entre
des groupes ou classes d'une part, et des principes ou espèces de l'autre et le même
vocabulaire métapsychologique ne peut donc être transféré littéralement. Parler de classes
dans l'â me ne saurait être qu'une image résultant de l'analogie fonctionnelle. En toute
rigueur, il faudrait ici réintroduire ici le vocabulaire des principes constitutifs de l'â me
individuelle. Voir infra, 441e1.
101. Platon intègre dans les fonctions du principe rationnel la délibération (bouleutikón,
a1) et la prévoyance (promḗtheian, e5), qu'il lie à l'exercice du raisonnement et à la sagesse.
102. Raccord de l'argument avec le passage de III, 411e.
103. Recourant en conclusion aux contenus de l'éducation, Platon distingue les éléments de
la formation intellectuelle (les discours, c'est-à -dire principalement les raisonnements,
lógois, et les connaissances, mathḗmasin, 442a1) et ceux de la formation morale (récits
encourageants, harmonie et rythme), tous associés à la formation de base en gymnastique,
poésie et musique. Il ne convient pas de chercher ici un parallèle trop strict avec la
formation des classes de la cité, puisque la spécialisation de la formation pour les parties de
l'â me est sans contrepartie exacte dans la cité : en effet, tous les gardiens recevront une
formation gymnastique, poétique et musicale, alors que seulement certains d'entre eux
auront accès aux connaissances et aux raisonnements. Pour les discours encourageants
(paramuthouménē, 442a2), le terme fait écho à l'encouragement de Socrate dans le Phédon
(70b2). Est-ce une tâ che de la philosophie ou du mythe ? Ici, la paramythie semble d'abord
le fait du récit poétique ; voir infra, V, 450d10. Le contraste entre la tension du principe
rationnel et la détente du principe de l'ardeur est accentué par leur commune destination :
commander au principe désirant (prostḗsesthon, 442a5). Ce qui apparaît comme un oubli
de la gymnastique n'est sans doute que le résultat de l'importance croissante des
disciplines intellectuelles dans la progression de l'argument.
104. Parvenu à ce stade, l'analogie fonctionnelle, la description de la structure des
principes paraît à Platon exactement isomorphe à celle des groupes de la cité, au point qu'il
puisse parler des ennemis de l'extérieur au sujet des plaisirs extérieurs (voir III, 415d-e). Il
parlera également des commandements du principe rationnel, qu'il communique comme
des préceptes aux autres principes, une image qui évoque la communication de la loi aux
auxiliaires, en IV, 429c. Cet isomorphisme a des conséquences sur le vocabulaire
métapsychologique : Platon parlera du genre du principe désirant (b2), et juste après il
acceptera de désigner les principes de l'â me comme des parties (b10), une désignation qu'il
ne faut pas forcer sur le plan métaphysique. Voir sur cette question, T.M. Robinson (1995).
105. Je ne retiens pas le texte de Burnet, qui conserve le pluriel (tō̂n lógōn, c2) transmis par
les manuscrits, restreignant l'affirmation de Platon concernant les préceptes de la raison. Je
traduis le singulier, comme le suggère J. Adam. Sur la question de la priorité de la raison
dans tout ce passage, voir G. Klosko (1988).
106. C'est-à -dire le principe du respect et de la consécration à la tâ che propre.
107. Selon la méthode psychopolitique, le contour de la cité doit permettre de saisir la
structure moins lisible de l'â me. Voir la structure de l'â me exige une grande acuité et le
résultat de l'analyse des principes et des classes de la cité permet une vision plus claire (II,
368c). Ce qui était manifeste dans la cité devient en effet plus défini dans la saisie des
principes constitutifs de l'â me. Ce rappel de la situation d'obscurité fait référence à la
question de la justice dans l'individu en IV, 434d.
108. La mise à l'épreuve de la structure révélée par la méthode psychopolitique sera
justement effectuée en retournant aux premiers moments de la conversation avec Céphale
et Polémarque et aux exemples de comportements justes ou injustes proposés comme
illustrations de la justice ou de l'injustice (un détournement de fonds, etc.). Il s'agit des
enjeux quotidiens de l'honnêteté, de l'intégrité, mais aussi de la piété. Un modèle élaboré
philosophiquement doit aussi rendre compte de la justice au sens traditionnel, et en
particulier de l'association du juste et du pieux (voir Euthyph., 12e, sur la notion de piété
religieuse et son rapport à la justice). Voir infra, IX, 573b.
109. Toutes les vertus sont des puissances (dúnamin, b4), et dans le cas de la justice, ce
n'est pas une œuvre ou un habitus particulier qui en est le produit, mais des cités et des
personnes harmonieuses, dont la structure interne exhibe la parfaite maîtrise de la raison
et l'accord des principes et des classes.
110. Quel est ce rêve ? Platon qualifie ici de rêve le souhait ou le projet de saisir l'essence de
la justice, exprimée dans son principe fondateur et dans son modèle (eis archḗn te kaì
túpon, 443c1) par le moyen de la construction d'une cité. On peut restituer le déroulement
de cette construction en récapitulant ses principales étapes : en 432d-433a, Platon se met à
la poursuite de la justice dans un territoire obscur et peu praticable, mais cette recherche
n'est elle-même que l'accomplissement du projet énoncé en II, 370b, avec l'expression du
vœu d'y parvenir en 371e et 372a. Platon a donc une riche idée de la progression de la
recherche, des premières approximations aux résultats de la méthode psychopolitique. Au
point de départ, seule une image de la justice était disponible (eidōlón, c4) ; cette image
était une approximation, une esquisse, résultant de quelques exemples de spécialisation
des métiers sur la tâ che propre. Mais son intérêt réside dans le fait qu'elle peut conduire au
modèle. Ainsi s'accomplit le rêve qui de la cité peut ensuite reconduire au fondement de
l'â me et à son harmonie. Du modèle extérieur, on peut ainsi passer à la structure intérieure
de la justice (d1). Ce développement permet donc de distinguer cette forme de la justice,
encore indécise et imparfaite (433a), de sa forme achevée dans l'â me.
111. S'agit-il de trois notes placées sur un registre ? Si cette échelle est l'octave de
l'octacorde, alors la note de la corde la plus haute (neátē) correspondrait au registre le plus
bas dans l'harmonie moderne et représenterait le principe désirant, et inversement la plus
basse (hupátē) correspondrait à la plus haute et représenterait le principe rationnel. La
quarte, l'intermédiaire (mésē) serait le thumoeidès. Platon étend-il à la structure de l'â me la
possibilité d'intégrer d'autres notes du registre, comme il semble le suggérer ici ? Cette
suggestion fait partie de l'image musicale et ne semble pas avoir de portée sur la
psychologie. Voir supra, 432a.
112. Dans ce passage de conclusion, qui prend les allures d'une exhortation, Platon insiste
sur l'idéal d'harmonie et de liaison (sundésanta, e1) qui doit régler les principes constitutifs
de l'â me. Le vocabulaire de cet idéal harmonieux emprunte aussi bien à la musique, par sa
référence à l'harmonie et à la structure des intervalles, qu'à l'idéal de l'ordre cosmique. La
pluralité constitutive de l'â me humaine est faite de ces classes (génē, d3), reprises
analogiquement de la structure de la cité et correspondant aux trois grands principes.
L'â me humaine est donc de constitution plurielle (genómenōn ek pollō̂n, e1), elle est faite de
plusieurs. Comparer Epinomis, 992d.
113. Notons ici le parallèle strict qui, pour la première fois dans la République, associe
d'une part la justice, la sagesse et la connaissance, et d'autre part l'injustice, l'ignorance et
l'opinion.
114. Empruntée au vocabulaire politique (stásin tinà, b1), la description de l'injustice est le
contraire de la concorde et l'harmonie : il s'agit d'une dissension, d'un conflit engendrant la
discorde entre les principes constitutifs de l'â me humaine. La prétention du principe
désirant de diriger le principe rationnel est la cause principale du trouble (tarachḕn, b6)
qui produit l'injustice. L'extension du concept est présentée dans un certain désordre,
puisque Platon y regroupe indiscipline, lâ cheté, ignorance et toute forme de vice. Il y
englobe également (c6) tout ce qui est malsain, qu'on peut considérer analogiquement
comme l'injustice de ce qui est corporel. Cette analogie va se généraliser, puisque Platon
présente la justice comme la santé de l'â me. Le rapport de chacun de ces maux à l'injustice
demeure imprécis, notamment le rapport de l'ignorance et de l'injustice, qui présuppose la
thèse du caractère involontaire du mal. L'examen élaboré des formes de l'injustice sera
repris aux livres VIII et IX.
115. Le texte de Burnet (b5) semble ici inférieur au texte proposé par J. Adam, et repris par
É . Chambry ; il est en effet nécessaire de corriger ce qui est sans doute une répétition du
même au même. Je traduis en suivant Adam et Chambry.
116. Principe de médecine hippocratique, qu'on retrouve dans l'exposé du Timée (82a sq.)
sur l'origine des maladies.
117. La transition dans le dialogue est clairement marquée et Platon revient à la question
du caractère profitable de la justice. Cette question du bienfait ou des conséquences de la
justice était en effet au point de départ de la recherche (I, 354b), et elle sera reprise en
conclusion du dialogue, au livre IX. Pour l'instant, Glaucon la juge ridicule, compte tenu du
fait que la nature de la justice a été découverte et qu'il serait inutile de poursuivre un
examen de son caractère bénéfique. Socrate pense cependant que même si l'exposé a
atteint ce stade où la justice peut être envisagée dans toute son amplitude, l'enquête ne doit
pas reculer devant la nécessité d'examiner les formes de l'injustice, et notamment ses
formes politiques. Les questions de rétribution et la justification eschatologique ne sont pas
oubliées pour autant. Sur la conception de l'existence, comparer Gorg., 477b-e.
118. Référence à la problématique de départ, II, 367e ; sur le châ timent, II, 380b.
119. Le contraste entre le nombre illimité d'espèces du vice, même en tenant compte de la
restriction concernant ceux qui méritent considération, et l'espèce unique de l'excellence
(c5) place la question philosophique sur un registre différent de celui des vertus et des
vices. Mais Platon choisit assez abruptement de déterminer une liste de vices
fondamentaux, liste dont il reprend le principe à une classification des régimes politiques.
Le passage d'une considération purement morale de l'excellence et du mal, considérés en
tant que tels, à un examen de formes particulières de corruption politique est certes motivé
par l'introduction de la recherche sur les régimes politiques, mais celui-ci n'interviendra
qu'au livre VIII. La fin du livre IV montre donc une certaine précipitation et la mention des
types de constitution politique, dont la liste de cinq devrait livrer la liste des cinq vices de
l'â me, n'est même pas suivie de leur énumération. Platon se contente de mentionner la
royauté et l'aristocratie, qui correspondent au modèle de la constitution politique idéale,
celle qui correspond au type de l'excellence et de la justice.
120. L'exposé de la cité idéale n'a pas introduit, à ce stade, la possibilité d'un pouvoir
monarchique réservé à un seul homme. Platon parle toujours des gardiens comme d'un
groupe, même si plus tard il évoquera de nouveau la possibilité d'un seul (VII, 540d).
Comparer avec l'exposé du Politique (302c), où la royauté apparaît dans une position
supérieure à l'aristocratie, alors que la République tend à les identifier (IX, 587d).
Livre V
1. Les cités et les constitutions politiques sont défectueuses si elles conduisent à des
administrations mauvaises et si elles déforment le caractère des individus. La symétrie
esquissée entre l'administration d'une cité et l'organisation de l'â me (trópou kataskeuḗn,
a4) annonce les développements consacrés à l'analyse comparée des régimes et des
individus au livre VIII. Pour le même vocabulaire appliqué à la cité, voir infra, 455a2.
2. Adimante renvoie ici à la maxime évoquée en IV, 424a, en vertu de laquelle entre amis,
tout est l'objet d'un partage égal. Voir également Lysis, 207c, et Lois, V, 739c. La notion d'un
partage des femmes et des enfants n'est certes pas précise et Adimante demande des
explications sur le sens de cette communauté. Sa repartie sur l'exactitude prend Socrate au
mot : si cette communauté (koinōnías, c8) est fondée, il doit être possible de l'exposer avec
rigueur. Le texte grec montre ici un jeu de mots intraduisible sur le mot orthō̂s (c6, repris
en c7) : avancé par Socrate pour obtenir un assentiment, il est repris par Adimante pour
réclamer un exposé précis.
3. Expression plaisante de Glaucon, qui ironise sur la « communauté ».
4. Faut-il en effet retourner en arrière, et reprendre la discussion quand elle se met en
branle au livre I, 348b ? L'intervention de Thrasymaque (a5 et b3) laisse prévoir le pire.
5. Les esprits sensés, littéralement ceux qui possèdent de l'esprit (noûn échousin, b7), ceux
qui sont intelligents, c'est-à -dire ceux qui ont développé une conception juste de
l'existence, conception qui fait sa juste part à la recherche de la vérité par l'exercice de la
recherche en commun dans le dialogue. Pour ceux qui ont compris l'importance de
l'exercice dialectique, la vie entière leur paraît devoir lui être consacrée et il n'y a aucune
démesure à lui donner tout son temps. Cette position avait déjà été soutenue par Socrate,
en réponse aux railleries de Calliclès, dans le Gorgias (511c-513a). Voir également infra, VI,
498d, où Socrate évoque la possibilité de poursuivre l'entretien philosophique dans l'au-
delà , Théét., 173c, et Pol., 283c.
6. À ce stade de l'exposé de la cité idéale, les gardiens ont été nettement distingués des
auxiliaires. Socrate s'exprime ici comme si la communauté des femmes et des enfants leur
était spécifiquement destinée et réservée. Or, le nombre des gardiens n'a pas encore été
déterminé, et on peut faire l'hypothèse que ce nombre est très réduit. On est donc conduit à
déduire que cette communauté s'étend également aux auxiliaires, c'est-à -dire à l'ensemble
des gardiens, avant que Platon ne les divise en gardiens et auxiliaires.
7. La période de l'enfance compte six années (Lois, VII, 794c). Pour les prescriptions qui la
concernent, voir infra, 460b sq.
8. Socrate se prémunit contre la réaction prévisible de ses interlocuteurs, quand ils
entendront ses propositions sur la communauté. Ils seront incrédules et n'accorderont pas
beaucoup de crédit à ce qui risque de leur apparaître comme une fantaisie. Ils pourront se
trouver d'accord avec Socrate, mais ils demeureront perplexes (apistías, c7) devant le
manque de réalisme de ces mesures.
9. Notons que cette inquiétude ne s'applique qu'au projet de la communauté des femmes et
des enfants. Souvent citée comme un indice du fait que Platon concevait sa cité idéale
comme une utopie irréalisable, cette clause a une portée très limitée. Voir infra, 456c, et VII,
540d.
10. Socrate invoque la figure mythique d'Adrastée, comme dans le Phèdre (248c). Il s'agit
d'une figure de la Nécessité, dont Adrastéia est la fille dans la théogonie orphique ; comme
Anankè, elle est à la fois implacable dans la représentation du destin et vengeresse sous les
traits de la Némésis. Le nom provient sans doute du héros Adraste, roi d'Argos, qui mena le
combat des Sept contre Thèbes, récit repris par Eschyle. C'est en effet Eschyle qui le
premier mentionne la déesse Adrastéia dans son Prométhée (v. 936). Par cette invocation,
ironiquement pompeuse, Socrate veut donc se protéger des effets des paroles téméraires
qu'il s'apprête à prononcer.
11. Comme le projet de communauté s'attaquera directement aux institutions
traditionnelles, et notamment au mariage, le philosophe législateur sera une sorte de
calomniateur : pour promouvoir son modèle, il devra critiquer, pour le groupe des
gardiens, la tradition et des coutumes jugées belles, bonnes et justes.
12. Après s'être moqué des paroles encourageantes de Glaucon (450d5-6), protestant de la
bonne volonté des interlocuteurs présents, Socrate se montre un peu plus réceptif à la
paramuthía (d9) de ses amis. Pour ces encouragements, souvent prodigués aux moments
charnières d'un dialogue, alors que Socrate s'apprête à exposer des positions peu
conventionnelles ou des arguments difficiles, voir supra, IV, 441e. Ce passage clô t l'échange
d'ouverture qui s'était amorcé par l'interruption de Polémarque et d'Adimante, désireux
d'obtenir un exposé plus élaboré sur la communauté des femmes et des enfants. En disant à
Socrate qu'ils l'acquittent de toute discordance qui pourrait survenir, Glaucon fait écho au
propos de Polémarque en 449a. Dans cet échange, les interlocuteurs de Socrate sont venus
à bout des doutes ou des hésitations qui avaient conduit celui-ci à vouloir esquiver ce
développement dans la crainte de susciter une hostilité inutile. Ce passage, en apparence
anodin, trouve son importance dans la discussion sur le caractère révolutionnaire de
certaines doctrines platoniciennes ; il montre en effet que Platon était pleinement conscient
des risques pris dans l'énoncé de certaines propositions politiques, ce qui, contrairement à
l'interprétation générale proposée par Leo Strauss, ne l'amenait pas à les tenir secrètes,
mais plutô t à entourer de précautions l'exposé qu'il s'apprête à en faire. C'est le sens de
l'image des trois vagues successives d'objections : 1) contre la communauté des hommes et
des femmes dans la tâ che des gardiens (451c-457b) ; 2) contre la communauté des femmes
et des enfants (457b-466d) ; et 3) contre le communisme de la cité idéale et sa réalisabilité
(471c sq.).
13. Le vocabulaire de l'innocence utilisé ici renvoie aux lois punissant l'homicide
involontaire. Le coupable d'un tel homicide pouvait en effet être purifié par sa famille,
comme Platon le rappelle dans les Lois (IX, 865 et 869e). Ê tre déclaré katharós veut donc
dire à la fois être considéré purifié et innocent. Platon applique cette comparaison à
l'exposé qu'il s'apprête à mettre dans la bouche de Socrate : si cet exposé doit avoir des
conséquences déstabilisantes, et entraîner la discorde chez ses interlocuteurs, c'est bien
involontairement et Socrate demande par avance d'être considéré comme innocent.
14. Platon emploie ici le mot drâma (c2), dont la consonance avec l'action et les
personnages du théâ tre était pleinement audible dans le vocabulaire de son époque. On ne
saurait parler précisément de condition féminine, mais de l'ensemble des activités,
obligations et prérogatives qui sont réservées soit aux hommes, soit aux femmes. Il ne
s'agit pas principalement des conditions concrètes de leur existence, mais de leurs
attributions respectives dans la société, et en particulier des responsabilités que la loi
pourrait leur confier. J. Adam, ad loc., suggère une allusion aux mimes de Sophron, où
l'alternance des rô les féminins et masculins était mise en évidence.
15. Ici débute une analogie, qui mêle savamment la description des gardiens et celle d'une
meute de chiens et qui va conduire à une conclusion précise dans le cas de la guerre. Cette
analogie accentue la prémisse qui fonde sur la nature l'identité des capacités de l'homme et
de la femme eu égard aux tâ ches de gardien. Voir infra, 452e2, 453b, 454b, 455d. La
critique d'Aristote est sévère, voir Pol., II, 5, 1264b4.
16. Voir le Charmide, 153a, et Lois, VII, 813e, et VIII, 833c-d. Les gymnases sont des endroits
où il était coutume de s'exercer nu, et ils n'étaient pas accessibles aux femmes. Les Grecs
avaient pleinement conscience du caractère en quelque sorte culturel et traditionnel de
cette pratique et ils se moquaient volontiers (Hérodote, I, 10, et Thucydide, I, 6) des
Barbares qui se montraient incapables de l'accepter.
17. Platon ne commente pas fréquemment les transformations qu'il a en vue, pour en
évaluer la portée ; dans ce passage, il ne cesse au contraire de montrer qu'il s'agit d'un
changement radical, une transformation (metabolḗn, b8), qui ne peut manquer de susciter
les objections de ceux qui sont attachés à la tradition. Tout l'exposé est structuré selon la
métaphore des trois vagues successives, qui feront objection aux trois réformes principales
relatives à la vie des gardiens. L'allusion aux moqueries des beaux esprits laisse
soupçonner un contexte polémique et vise peut-être la comédie contemporaine, et
notamment Aristophane dans son Assemblée des femmes ; voir J. Adam, app. I au livre V,
344-355, qui propose une analyse comparative détaillée de la pièce et de ce passage et A.
Diès (1959 : XLIX-LII).
18. Platon pose la question selon une disjonction qui peut paraître surprenante : la nature
humaine peut-elle rendre possible, dans le cas de la femme, la participation à toutes les
tâ ches qu'elle rend possible dans le cas des hommes ? L'idée qu'une nature humaine
unique subsiste au-delà de la différence sexuelle constitue, à plusieurs égards, un
présupposé pour la pensée de Platon, mais ce n'est qu'un présupposé, jamais une position
élaborée. Ce passage n'est pas le seul où le concept de cette nature est évoqué – voir Théét.,
149c ; Timée, 90c ; Lois, IX, 854a ; et infra, V, 473d –, mais c'est le seul où elle est présentée
comme étant à la fois féminine et masculine. La suite du passage montre le caractère délicat
de l'échange et Socrate suggère de reprendre, comme s'ils étaient leurs, mais pour le seul
bénéfice de la discussion, les arguments de ceux que scandaliserait une approche trop
favorable à l'identité de nature chez les hommes et chez les femmes. De 453b2 à 453c5,
nous sommes donc en présence d'un échange fictif, proposé par Socrate. Que dit cet
échange ? Que l'identité de nature est une position insoutenable au regard des tâ ches à
accomplir, tâ ches dont la spécialisation constitue une prémisse de la constitution politique
juste. Glaucon reconnaît la force de l'objection, et il demande à Socrate de s'en porter
responsable, en se faisant l'interprète de cette position. Socrate est donc invité à proposer
le sens (hermēneûsai, c9) de l'objection. En s'adressant à Glaucon, Socrate fait état du
caractère paradoxal de la conclusion à laquelle le raisonnement l'a conduit. Si en effet des
natures différentes doivent conduire à des tâ ches différentes, comment maintenir l'égalité
de fonctions pour l'homme et la femme ? Mais le lecteur note que la prémisse (453c) n'est
jamais discutée, celle qui consiste à affirmer une nature différente. En quoi consiste cette
nature ? S'agit-il seulement de la fonction biologique de la reproduction ? C'est ce
développement qui s'amorce ici.
Ce féminisme de Platon a été souvent remarqué et louangé, notamment en raison de sa
portée sociale et politique. J. Adam pense qu'il s'agit d'une position socratique, critique de
la tradition et il cite Xéno-phon, Mém., II, 2, 5 et Banq., II, 9. Le caractère égalitaire de la
mesure constitue une exception notoire aux positions en général non égalitaires de Platon.
Voir S. Saïd (1986) et J. Annas (1976).
19. C'est-à -dire à ce moment de la discussion où la fondation de la cité fut imaginée comme
méthode de recherche sur la justice ; voir supra, II, 369a.
20. L'histoire d'Arion sauvé par un dauphin était bien connue, voir Hérodote I, 23-24.
L'introduction d'une métaphore continue de navigation ou de natation sur une mer
houleuse remonte plus haut, IV, 441c ; elle sera ravivée en 457c, avec l'image des vagues
successives dans la discussion.
21. L'art de contredire évoqué ici doit-il être rapporté à la dialectique ? Cette « antilogique
» est définie dans le Sophiste (225b). Proche de l'éristique (eristikō̂s, b5 et Ménon, 75c) en
tant que telle, elle est une discussion purement formelle, menée pour le plaisir de
l'affrontement et de la seule contradiction (antilogías, b2) ; seule la dialectique est
pratiquée dans le but de la recherche de la vérité (a5). Cette première occurrence dans la
République du terme exprimant le dialogue en commun, dans son opposition à l'éristique,
mérite d'étre soulignée. Sur les risques de tomber dans les défauts des « antilogiques », voir
Lysis, 216a, et Théét., 164c. Platon qui l'a souvent mise en scène (Phèdre, 261d ; Euth., 375c)
se montre ici critique des sophistes. Sur l'exigence de discuter des choses, et pas seulement
des mots, voir Soph., 218c. Sur cette question, voir A. Nehamas (1990).
22. Si l'hypothèse doit être maintenue d'une différence de nature entre les hommes et les
femmes, ce ne peut être seulement en raison d'une différence de fonctions. Il faut donc
poser la question plus fondamentale : quel est le genre de cette différence, comment la
caractériser ? En quel sens être femme signifie-t-il être différent ? Il y a en effet plusieurs
espèces de différences (eîdos tē̂s alloiṓseōs, c9) : certaines sont relatives aux qualités
physiques, d'autres à des fonctions, mais que signifie une différence absolue ? Si la
différence doit être posée absolument, il faut la fonder absolument. Or, jusqu'ici, cette
différence de nature demeure relative (ou pántōs, c7-8) et elle ne peut donc être
déterminée que par rapport à une fonction spécifique.
23. Le texte proposé par J. Burnet pose quelques problèmes, et nous suivons pour cette
ligne le texte adopté par É . Chambry. En opposant iatrikòn et iatrikḕn psuchḕn échonta,
comme qualificatifs susceptibles de renvoyer à une nature identique, Socrate veut mettre
en relief le fait qu'on a limité l'interrogation à une qualité, en évitant de l'étendre à tout
l'être. Il n'est pas nécessaire pour exprimer cette idée d'exiger du texte un redoublement
exact de la qualité, comme le suggère la correction proposée par J. Adam. Voir sa
discussion, et également B. Jowett, ad loc.
24. Platon a recours ici au vocabulaire du génos (d8), qu'il distingue donc de l'eîdos utilisé
auparavant (b6) pour distinguer les espèces de natures, c'est-à -dire les types de différence.
Le terme exprime davantage la différence qui sépare les sexes, mais en le superposant sur
la différence de nature que l'argument propose de tirer d'une analogie avec les métiers,
Platon veut montrer qu'une différence de fonction ne suffit pas à fonder une différence
absolue.
25. La différence de nature qui séparerait les hommes et les femmes se fonde-t-elle sur
certains dons naturels ? Platon en vient donc à s'interroger sur le talent naturel, un sujet
qui sera crucial dans la question du choix des gardiens, et notamment l'identification du
naturel philosophe. Voir supra, II, 375e. Ici le don naturel (euphufē̂, c1) est d'emblée associé
au don d'apprendre et de retenir. Celui qui est doué devient inventif (eurētikòs, b7) et chez
lui l'exercice de la pensée (dianoía, b9) domine les forces du corps. Ce rapport du corps à la
pensée est un des thèmes dominants de l'anthropologie platonicienne ; voir infra, VI, 498b,
et Protag., 326b.
26. L'expression du verbe au passif est forte (krateîtai, d2) et on ne saurait la contourner. Si
aucun des deux genres ne peut revendiquer des activités qui lui seraient réservées, sauf
l'exception évidente de la reproduction, en revanche dans la plupart des occupations les
femmes excellent moins que les hommes. Comparer Crat., 392c. Cet argument ne doit pas
être interprété comme un argument antiféministe, puisqu'il a d'abord pour but de protéger
l'identité de nature et de rendre possible l'accès égal aux fonctions du gouvernement. Cet
accès égal est la conclusion de tout ce développement, et il a pour corollaire (456b9-10)
l'accès à l'éducation par la musique, la poésie et la gymnastique. Parce que cette identité de
nature est maintenue, il faut également maintenir une participation égale, relative aux
fonctions, aux dons naturels (hai phúseis, d8). Cette égalité s'entend seulement de
l'extension des domaines d'activité, car sur le plan de sa qualité ou de son intensité, elle est
limitée : les femmes participent de tous les dons naturels, mais elles le font presque dans
tous les cas plus faiblement que les hommes. Aristote (Pol., I, 13, 1259b sq.), citant
expressément l'opinion de Socrate pour la contredire, maintient que la femme est
inférieure sur tous les plans, et en particulier en ce qui a trait aux vertus. Notons que le
présupposé de tout le développement du livre V est que le registre de la différence est celui
des occupations et des dons naturels, et à aucun moment Platon n'aborde la question des
vertus. Cet égalitarisme ne s'étend pas par ailleurs à toutes les femmes, il est réservé aux
futures gardiennes.
27. Cet argument qui justifie ici le mariage des semblables n'intervient pas quand, dans le
Politique (310a) et dans les Lois (VI, 773a sq.), Platon favorise plutô t les différences et la
complémentarité.
28. Cette affirmation récapitule le développement : l'accès des femmes au pouvoir est
pleinement naturel et cette égalité rend donc la législation réaliste.
29. La notion d'un homme meilleur absolument, sur tous les plans, intervient ici pour
désigner les gardiens. En toute rigueur, Platon ne devrait pas la tolérer en vertu du principe
de la spécialisation des tâ ches. Le meilleur gardien ne saurait être le meilleur savetier. Il
faut donc interpréter ce concept dans un sens différent de celui de l'excellence dans les
tâ ches et le référer à une excellence morale et intellectuelle à laquelle ne saurait prétendre
le membre d'une classe inférieure. La spécialisation fonctionnelle manifeste une inégalité
réelle, au regard d'une hiérarchisation des valeurs qui structurent les fonctions de la cité :
on est meilleur absolument si on est meilleur dans la classe supérieure. La classe inférieure
ne recevra pas une éducation sérieuse (d11), mais Platon semble lui reconnaître ailleurs
certaines prérogatives (voir VIII, 547c).
30. Platon revient de la sorte sur son interrogation antérieure : il ne s'agit pas d'un vœu
pieux, mais de mesures qui sont applicables et réalistes. Plus qu'une possibilité abstraite ou
spéculative, la communauté des gardiens, hommes et femmes, est une proposition
concrète. Voir infra, 466d et 471c.
31. Platon veut-il dire qu'elles doivent se dévêtir pour l'exercice gymnastique, comme les
hommes, ou qu'elles doivent adopter l'austérité de la condition des gardiens ? Le contexte
du questionnement (452b) montre que Platon croit qu'elles devront se dévêtir lorsqu'elles
partageront les activités de gymnastique des gardiens. L'allusion à ceux qui se moqueraient
de cette pratique, déjà évoquée supra, pourrait avoir une saveur littéraire. Par exemple, un
renvoi à Aristophane, et aux moqueries abondantes dans Lysistrata (v. 80 sq.). Selon A.
Bloom (1968 : 459 n. 15), il s'agirait ici d'un renvoi à un vers de Pindare (Pindari Carmina,
frag. 209 Snell). Alors que Pindare tournait en dérision la recherche philosophique de la
sagesse, Platon retourne ce fragment contre la comédie. A. Bloom, ad loc., insiste avec
finesse sur l'emploi du mot anḕr (b1 ), faisant voir comment Socrate identifie ce geste de
dérision à une virilité mal comprise, facilement captive de la poésie épique et prisonnière
d'un préjugé archaïque à l'endroit des femmes. Ce sont les êtres humains qu'ici l'argument
rationnel veut ramener à leurs fonctions, et la femme comme l'homme sont égaux devant
cet argument. Le masculin est donc incomplet, et son aspect guerrier, hostile à la
philosophie, constitue pour lui une limite. Pour la participation à la guerre, voir Hérodote,
IV, 116, citant le cas des femmes des Sauromates, et Lois, VII, 804e-806b.
32. Maxime d'inspiration socratique (voir Xénophon, Mém., IV, 6, 8), dont l'interprétation
utilitariste doit être tempérée par le contexte du jugement à porter sur une législation en
apparence suprenante, mais dont l'utilité révélera la beauté.
33. Les vagues successives (voir supra, 453d) qui auraient pu emporter la position de la
communauté des gardiens. À l'objection concernant la communauté de fonction et
d'éducation succède en effet une objection concernant la communauté de mariage et des
enfants. Cette prescription a fait l'objet de nombreux commentaires, et notamment la
question du communisme de Platon. On a cherché à montrer l'influence de la culture de
Sparte ou encore de ces peuples idéalisés en raison de leur proximité avec la nature (les
fameux Naturvölker). On oublie souvent que cette mesure ne concerne que les auxiliaires et
les gardiens (III, 417a), et que Platon à aucun moment ne préconise un tel communisme de
manière généralisée. Pour toute cette question, voir d'abord (R. Nettleship 1961 : 174-180)
; pour la place de l'individu, voir H.D. Rankin (1964).
34. Ici, comme plus haut, Platon apporte une réserve à la possibilité de cette communauté
des femmes et des enfants. Aristote ne croit cette mesure ni possible, ni bénéfique (Pol., II,
1, 1261a2).
35. De la même manière que les auxiliaires doivent être imprégnés des lois régissant les
modèles de la poétique, pour les imiter parfaitement dans leur vertu guerrière, les gardiens
doivent imiter les modèles proposés par le législateur. Platon distingue l'obéissance aux
lois et leur imitation, ce qui signifie la capacité des gardiens à créer de nouvelles lois
concrètes qui imitent les lois idéales. De la même manière, en Pol., 300a-e, Platon insiste
sur la nécessité d'imiter la constitution idéale, en se conformant à son esprit.
36. La position du législateur ici est ambiguë. Puisqu'il s'agit de réglementer les unions des
gardiens et des femmes avec lesquelles ils vivent en totale communauté, il faut distinguer
deux étapes dans la constitution du corps des gardiens : d'abord la sélection de ceux et
celles qui le composent, un processus qui est constant et récurrent. Comme on l'a déjà
indiqué, le nombre de membres de ce corps de gardiens demeure encore indéterminé et s'il
doit y avoir une sélection, la loi de la cité prévoit sans doute une forme de mécanisme de
cooptation avec des étapes progressives de sélection. La deuxième étape est l'application
de la réglementation, qui est sans doute la responsabilité des membres du corps eux-
mêmes, chargés de veiller aux unions. Le législateur doit donc prévoir à la fois les critères,
comme la similitude de naturel, permettant d'unir ceux qui ont des naturels qui se
rapprochent en qualité, et des mécanismes d'assignation des femmes aux hommes. La
proposition d'un calendrier nuptial interviendra au livre VIII, 546a sq.
37. Platon mentionne ces repas à trois reprises ; voir supra, III, 416e, et infra, VIII, 547d.
38. Il faut voir dans cette meîxis (d3) l'expression d'une union sexuelle, ce que confirme la
remarque suivante, qualifiant la nécessité qui pousse les hommes et les femmes recrutés
pour être gardiens les uns vers les autres de nécessité érotique. Mais Socrate a parlé juste
avant d'une existence commune, hommes et femmes se mêlant aux gymnases, et l'idée
implique une vie menée entièrement en commun, sans séparation d'aucune sorte.
39. Voir Lois, VIII, 841c-e, où ce jugement est réaffirmé. Toutes les règles sur les unions
sont inspirées certes de considérations eugénistes, mais cette réflexion est placée sous
l'égide des cultes de la cité. J. Adam évoque à juste titre l'union sacrée de Zeus et de Héra et
les unions des gardiens doivent être sanctifiées par la cité. Voir sur toute la question G.M.A.
Grube (1927).
40. Littéralement, un médecin plus « courageux » (andreiotérou, c6), car le risque est plus
sérieux. Dans le cas des unions, il ne s'agit pas ici de courage ; les unions doivent être
réglées avec des moyens plus audacieux et suivre un protocole exigeant.
41. En effet, en III, 382c-d et 389b, Socrate a affirmé la nécessité du noble mensonge et des
fictions fondatrices de l'autochtonie et de la différence des aptitudes. Dans le cas présent, il
s'agit certes encore de recourir à la fiction mythique qui a permis de sélectionner les
meilleurs, pour justifier leurs unions ; mais il s'agit aussi, c'est un pas de plus, de favoriser
certaines unions pour en défavoriser d'autres. Comment cela conduit-il à un mensonge ?
Parce que seuls les dirigeants (toùs árchontas, e2) auront connaissance des unions
privilégiées. Nous rencontrons de nouveau le problème de savoir qui constitue le groupe
des gardiens : seulement les dirigeants, ou tous les gardiens y incluant les auxiliaires. S'il
s'agit seulement des dirigeants, alors ils ne mentiront à personne ; il faut donc que ces
unions concernent un groupe plus étendu que les dirigeants, ou alors, autre hypothèse,
qu'il y ait au sein des gardiens, certains d'entre eux qui dirigent les autres et auxquels ils
peuvent mentir. On peut enfin considérer que les dirigeants règlent les mariages de tous les
citoyens, ce qui rendrait justice à l'institution des fêtes et au caractère public de la
célébration, mais alors Platon est passé sans prévenir des règles de la communauté des
gardiens à des règles concernant les unions dans toute la cité. La considération générale de
la santé, des guerres et de la taille de la cité (460a) montre que c'est cette dernière
hypothèse qu'il faut envisager : un eugénisme généralisé, et non pas seulement appliqué ou
même réservé au corps des gardiens. Notons cependant, en 460c6, que Platon semble
justifier la mesure de mise à l'écart des nouveau-nés malformés par la nécessité de purifier
la race des gardiens.
42. Voir III, 389d, et II, 382c-d.
43. Ces mariages ne correspondent pas à des unions à long terme, et peut-être faudrait-il
toujours traduire par « unions » (gámois, d4) un terme qui semble ici restreint à la
dimension reproductive, dans une fin stricte d'eugénisme ? Platon ne recourt-il pas au
vocabulaire de l'accouplement animal (súnerxis, 460a9) pour décrire ces unions ? Voir
infra, 461b, et Timée, 18d. Mais Socrate déclare vouloir donner à ces unions un caractère
sacré, et il déclare aussi qu'une cité où les unions seraient déréglées manquerait de piété.
Voir supra, 458e.
44. Première allusion à l'infanticide, voir supra, III, 410a, et infra, 460c et 461c.
45. On peut rapporter cette mesure, relative à la croissance de la cité, aux mesures du livre
VIII, 546a-d. Dans ses propos antérieurs sur la taille de la cité idéale, on se souviendra
qu'elle doit se fixer un idéal d'unité, qui semble finalement indifférent à un nombre
particulier de citoyens. Cet idéal n'est pas précisé dans le présent passage, mais la stabilité
de la cité doit être préservée des effets des guerres et des maladies. Voir IV, 423c.
46. Il s'agira donc de loteries mensongères, puisque les unions seront réglées secrètement
par les dirigeants. La sophistication du processus servira de camouflage.
47. Platon évoque-t-il ici une forme d'infanticide ? En 459d, Platon précise que les enfants
nés de l'union d'inférieurs ne seront pas l'objet des soins des gardiens ; comme il ne s'agit
que de protéger la qualité du groupe des gardiens, on peut penser que ces enfants seront
tout simplement l'objet des soins ordinaires des classes inférieures, mais le présent
passage semble rendre impossible cette interprétation charitable. Il s'agit ici en effet de
mettre à l'écart, dans un endroit secret et isolé (aporrḗtōi, c4), les enfants de moindre
valeur et éventuellement handicapés. Pour la majorité des interprètes, il s'agit d'un
euphémisme pour l'infanticide. Voir J. Adam, app. IV au livre V. Enfin, infra, en 461c, Platon
recommande de ne pas élever les enfants nés d'unions qui n'avaient pas reçu la sanction de
la cité, dans le cas où l'â ge prescrit a été dépassé et que l'avortement n'a pu être pratiqué.
Dans le Théétète (160c-161e), on peut retrouver derrière une métaphore élaborée, la
cérémonie de l'amphidrómia où étaient présentés les nouveau-nés et la mention de la
décision d'exposer ou non un enfant nouveau-né (161a). La position d'Aristote (Pol., VII,
16), plus claire et aussi sévère, ne laisse aucun doute sur l'opinion répandue. L'exemple des
pratiques de Sparte (apóthesis) était connu (Plutarque, Vie de Lycurgue, 16, 1) et reçoit ici
une sorte d'approbation implicite. Voir sur cette question de l'infanticide dans les cités
grecques l'étude de C. Patterson (1985 : 113), qui contient une riche bibliographie.
48. Ce système du secret concernant l'identité pouvait-il être sérieusement préconisé par
Platon ? Aristote en a douté (Pol., II, 3, 1262a14), pensant qu'il serait constamment déjoué.
49. La mention de ce sommet de performance (akmḕn, e6) pourrait faire référence à une
définition pythagoricienne ; voir R. Waterfield, (1993). J. Adam, ad loc., suggère de son cô té
une source lyrique, Pindare ou Bacchylide. Pour l'â ge du mariage des hommes, voir Lois, VI,
785b (pas avant trente ans), et 772d (pas avant vingt-cinq ans), et dans tous les cas avant
trente-cinq ans. Pour les filles, l'â ge du mariage varie entre seize et vingt ans (Lois, VI, 785b,
et VII, 833d). Le terme akmḕ est rare chez Platon (Banq., 219a, Phèdre, 230b, et Lois, VIII,
840a) et ne désigne pas tant la maturité que le sommet. C'est donc quand le jeune athlète
atteint le sommet de sa performance à la course que la loi lui permettra de commencer à
s'unir en vue de la reproduction. Tel serait le sens de l'expression limitant la procréation à
« ceux qui ont atteint la maturité » et on peut l'illustrer par l'exemple de Sparte, qui
préconisait des mesures limitatives apparentées (Plutarque, Vie de Lycurgue, 15, 4).
50. L'avortement est donc non seulement autorisé, mais prescrit dans le cas des unions qui
ont transgressé les règles de la cité. Ce point est confirmé dans les Lois, V, 740d, et le
témoignage d'Aristote montre que la pratique en était acceptée (Pol., VII, 16, 1335b20 sq.)
pour des raisons économiques.
51. La reconnaissance des pères par leurs enfants sera rendue impossible. Voir le parallèle
chez Aristophane, l'Assemblée des femmes, v. 535 sq.
52. Platon présente ici un calcul reposant sur les mois du calendrier lunaire. Comme les
parents ne connaissent pas leurs enfants, ni les enfants leurs parents, la désignation du lien
de parenté devient l'objet d'une convention purement formelle. Cette convention précise
qui pourra être considéré comme fils ou fille, père ou mère. Elle est rendue nécessaire par
la promulgation des prohibitions d'union sexuelle, toutes présentées selon un schéma
linéaire ascendant ou descendant. La convention est relative à la date précise de l'hymen
(d3), qui fait l'objet d'un festival (460a), lorsque l'époux est autorisé à s'unir. Les enfants
résultant de cette union pourront se considérer comme frères et sœurs s'ils sont nés durant
le dixième mois, et même exceptionnellement durant le septième mois qui suivent cette
union. Platon pense donc l'éventualité de naissances prématurées, puisque le septième
mois de ce calendrier équivaut en gros à la fin du sixième mois du calendrier actuel. Voir
sur ce point S. Halliwell (1993).
53. La prohibition de l'inceste est ici évidemment toute relative, puisque la désignation du
lien de fraternité dépend de la convention réglant la reconnaissance des enfants. Platon
donne donc à l'union des frères et des sœurs, comprise selon ce système, une certaine
légitimité, mais il précise que cette union doit être permise par l'oracle de Delphes. Voir
supra, 461b, qui semble cependant prohiber l'union entre frères et sœurs, au sens de la
communauté des gardiens. Cette contradiction rend perplexe et on doit se résoudre à
penser que Platon accepte de tolérer ce qu'il ne peut entièrement espérer contrô ler. Le
système en effet suppose que le tirage au sort permettra que des frères et des sœurs au
sens de la communauté des gardiens s'unissent, sauf s'ils sont des frères et sœurs selon le
sang. Pour cela, les gouvernants doivent savoir lesquels sont unis par le sang, et ils le feront
savoir par l'intermédiaire de l'oracle, ce qui fait dire à J. Adam que la prêtresse de Delphes «
platonisera » dans tous les cas.
54. Platon ne manque aucune occasion d'insister sur les maux causés par la dissension et la
discorde (stásis), présentées ici comme une déchirure de la cité, et de valoriser l'idéal
d'unité de la cité (IV, 423d). Voir supra, IV, 422e.
55. Cette comparaison entre l'individu et la cité, tous deux présentés comme des
organismes unifiés et sujets de passions et de souffrances communes, ne vise pas à faire
valoir une théorie organiciste du corps social, comme si la cité ne constituait qu'un seul
super-individu. Dans leur commentaire, R.C. Cross et A.D. Woozley (1964) avaient soutenu
cette interprétation selon laquelle la conception platonicienne de la cité relève d'une forme
d'organicisme métaphysique. Cette approche a été réfutée par J. Neu (1971), qui insiste sur
l'aspect métaphorique de cette analogie. Il ne s'agit pas non plus d'un symbolisme
purement rhétorique, comme le soutient S. Halliwell (1993), ce qui le contraint à y trouver
un paradoxe. Voir, pour une interprétation équilibrée, G. Vlastos (1977). Il est en effet
question d'une homologie de structure, qui repose sur le pouvoir de la raison de
commander aux autres parties, c'est-à -dire à l'â me en général et au corps. La communauté
(koinōnía, c11) de l'â me et du corps constitue une unité substantielle, unissant deux entités
distinctes (voir Lois, X, 903d). Voir supra, II, 368e, et infra, IX, 584c ; Théét., 186c ; Phil., 34c-
d ; et Timée, 64. Pour la traduction par « personne » du terme générique (henòs anthrṓpou,
c10), même si Platon ne disposait pas du concept de personne, elle semble préférable à “
homme » ou “ sujet ». Sur la question de la vie individuelle dans la cité de Platon, voir H.D.
Rankin (1964).
56. La comparaison avec la souffrance pourrait avoir une origine hippocratique ; voir le
traité Des lieux dans l'homme (VI, 278c1) qui suppose cette doctrine de la sympathie dans
l'organisme.
57. Platon a déjà dit que les gardiens sont les protecteurs de la constitution et des lois (voir
III, 417a, et infra, VI, 497a et 502d). Cette fonction politique est une forme de salut, mais
seulement si on maintient que le salut de la cité implique la protection de ses lois (Pol.,
297b). La garde de la cité est donc une forme de sauvegarde (voir III, 414b, et VI, 484d),
une responsabilité de salut et de protection (sōtērás, b1). Pour les auxiliaires, le terme
epíkouroi renvoie d'abord à la distinction qui sépare, par exemple chez Thucydide, les
soldats-citoyens de ceux qui les servent, et qui peuvent donc être considérés comme des
mercenaires. Dans la République, Platon emploie ce terme pour désigner la deuxième
classe, les guerriers qui sont au service des gardiens (458c1). Dans le présent passage,
l'expression semble devoir s'appliquer à toute la classe des gardiens, dont Platon veut
montrer qu'ils constituent le ciment qui unifie, plus que dans toute cité réelle, la cité idéale.
58. Le contraste entre une cité composée de dirigeants et d'esclaves, et la cité idéale,
composée de gardiens, d'auxiliaires et de nourriciers semble un peu forcé, et rend difficile
l'interprétation du terme « peuple » (toùs ḗdmous, b4) : le peuple doit-il être distingué des
citoyens ? On ne peut éviter cette question, puisque les citoyens ne sauraient, dans aucune
cité, être qualifiés d'esclaves par leurs dirigeants. Voir supra, IV, 433d.
59. Un membre de sa famille élargie (oikeîon, b12), c'est-à -dire de son oîkos. Platon
demande si les dirigeants des autres cités ont entre eux ce rapport de parenté qui fait d'eux
des proches, liés par un lien qui les distingue des autres (allótrion) et pas seulement des
étrangers.
60. Aristote a critiqué cette conception, jugée par lui naïve, de l'institution d'un rapport de
parenté conventionnel dans la classe des gardiens. La stimulation du sens de la
communauté par l'institution de la communauté des femmes et des enfants peut-elle venir
à bout de la parenté réelle et de la reconnaissance qui en découle ? Le principe de Platon
est formulé en 462c, non sans paradoxe : une société est unifiée quand ses membres en
majorité reconnaissent les mêmes choses comme leurs, en même temps. Dans un contexte
politique d'évaluation des gains et des pertes, des succès et des échecs, la rivalité suscitée
par la propriété individuelle de la progéniture serait, selon Platon, réduite, si tous
reconnaissaient que les échecs comme les succès sont le fait « des leurs ». Voir Aristote,
Pol., I, 13, 1260b4, et II, 4, 1262b1, qui reproche à Platon d'avoir naïvement pensé pouvoir
détruire le lien filial et la structure sociale de la parenté.
61. L'expression renvoie à l'institution de la constitution politique qui règle les autres
aspects de la vie de la cité. Souvent synonyme de constitution, l'organisation générale
(katástasis, a8) est établie par le législateur. Voir infra, VI, 492e et 497b, et dans le sens
d'une institution particulière, VI, 502d (l'établissement des magistrats).
62. On attendrait ici « chez les gardiens » (phúlakes), qui regroupe les auxiliaires et les
gouvernants. On peut penser que les gardiens-gouvernants ont passé l'â ge de l'union
sexuelle, et que ces règles ne les concernent pas. Mais Platon accepte tout de même pour les
hommes un mariage tardif (460e), qui peut correspondre à l'â ge de l'accès à la garde (VII,
540a). J. Adam suggère plutô t que Platon recourt ici au sens plus général du terme
epíkouros, qui fait de tous les gardiens des protecteurs de la cité.
63. Positions présentées en III, 415e sur la communauté des biens chez les gardiens.
64. L'idéal platonicien de la paix civile (voir 459e) peut-il se réaliser seulement à partir de
la concorde entre les gardiens ? Dans ses analyses de l'origine de la discorde, qu'il place au
centre de la dégénérescence des cités, Platon insiste d'abord sur l'aspect corrupteur de la
recherche du pouvoir (par ex. infra, VII, 520c-d et 545d). Ce désir de pouvoir affecte non
seulement les gardiens, mais toutes les classes. Pour éradiquer toute forme de stásis, il faut
donc une intervention autoritaire et une soumission aux gardiens. Cette intervention est
fondée sur un principe : que les gouvernants gouvernent, que les gouvernés obéissent (IV,
430e). Comme le mécanisme de la communauté des femmes et des enfants ne s'applique
qu'aux gardiens, comment les classes appelées à se soumettre à leur autorité trouveront-
elles, en elles-mêmes, les ressources nécessaires pour éviter les conflits de la propriété et la
recherche du gain et du pouvoir ? L'affirmation sereine (465b8-1) qui fait découler la paix
civile de toute la cité de l'harmonie régnant entre les gardiens repose donc sur un abîme
que même les analyses sociopolitiques du livre VIII ne parviennent pas à éclairer
entièrement. Voir la remarque d'Aristote, Pol., II, 5, 1264a10.
65. Si Platon accorde beaucoup d'importance à la paix civile, il semble ici apporter une
caution à des pratiques de combat pour régler certains différends. Il allègue que la force
physique y trouve son compte, les jeunes étant enclins à s'entraîner éventuellement dans
ce but. Ce passage est curieux et il constitue l'indice de l'importance des valeurs de virilité
guerrière à l'intérieur même de la cité. Inspiré encore une fois de Sparte (Xénophon, Répub.
Lacéd., IV, 6), cet idéal est d'abord associé au contexte de la guerre. Voir N.M. Kennell (1995
: 28-48). Pour la classification des délits criminels, voir Lois, IX, 879e sq., avec le
commentaire de T. Saunders (1993).
66. La comparaison du bonheur des gardiens avec celui des olympioniques fait écho à leur
présentation comme athlètes de la guerre (par ex. III, 416d ; IV, 422b ; VII, 521d ; et VIII,
543b). De manière plus générale, Platon aime associer l'excellence athlétique et l'excellence
morale (voir infra, VI, 503a ; IX, 583b ; et X, 613b et 621c, dernière phrase du dialogue et
hommage ultime au juste). Suivant S. Halliwell, ad loc., on peut noter un écho de Xénophane
(DK, 21 ; B2), comparant la valeur des athlètes d'Olympie et celle des philosophes dans la
cité.
67. Cet argument est celui d'Adimante, en 419a. L'ironie de Socrate est amicale, puisque
Adimante est un interlocuteur du dialogue depuis le début. Socrate veut tout simplement
dire qu'il n'a pas oublié cet argument. Le bonheur des gardiens ne dépend pas des
conditions matérielles que les citoyens associent le plus souvent au bonheur, notamment la
prospérité ; il est le résultat intrinsèque de leur vertu et celle-ci consiste à servir la cité. Par
comparaison, le bonheur de la cité résulte d'abord de la paix civile, de l'absence de stasis,
mais il demeure associé à la prospérité.
68. On note, une fois de plus, un certain flottement dans la désignation des gardiens. S'agit-
il du groupe entier dont les gardiens ne sont qu'un corps d'élite recruté pour gouverner, ou
s'agit-il d'un corps spécialisé dans les tâ ches militaires ? Voir infra, 458b, 463b et 464b-c.
Les gardiens gouvernants sont les seuls à recevoir l'éducation qui fera d'eux des
philosophes, alors que les auxiliaires (epíkouroi) s'occupent de tâ ches inférieures
(militaires et policières). Voir infra, III, 412b, et IV, 421b, 428d. La mention des auxiliaires à
ce stade de l'exposé est donc un bon indice de l'extension de la communauté des femmes et
des enfants à l'ensemble du groupe des gardiens.
69. Travaux, v. 40. Passage où le poète affirme qu'une fortune modeste acquise
honnêtement est préférable à une fortune plus considérable, acquise malhonnêtement. Voir
infra, 469a, et Lois, III, 690e, où ce passage est également cité.
70. Préparées par les pères, c'est-à -dire par ceux que la convention communautaire
reconnaît pour tels, ces expéditions seront confiées à des chefs de guerre capables de
former les jeunes et de les encadrer. Leur â ge et leur expérience en auront fait des
guerriers avisés. Platon les désigne comme des « tuteurs », des pédagogues (paidagōgoùs,
d7), responsables de l'éducation militaire concrète, sur les champs de bataille (voir Lois,
VIII, 829b). Cette mesure serait donc très différente du rô le confié aux pédagogues
athéniens, qui étaient en général des esclaves confinés à des tâ ches très subalternes. S'agit-
il de guerres de conquête, de campagnes au sein d'alliances ? Platon demeure peu précis
sur le type de guerres où les cohortes de jeunes seront appelées à observer, et
éventuellement fournir une assistance. Quant aux jeunes, cette expérience doit les endurcir
et empêcher qu'ils ne craignent le sang (voir infra, VII, 537a).
71. La possession d'un cheval marquait de manière claire l'appartenance à la classe des
chevaliers, la classe des hippeîs. Voir le témoignage d'Aristote, Const. Ath., VII, 4 et le
commentaire de F. Lissarague sur la représentation des cavaliers (1990 : 191 sq., et sur la
différence d'â ge des cavaliers, 203). La fonction de perípolos, de jeune attaché aux chevaux
chargé des patrouilles aux frontières, est mentionnée par Eschine (Sur l'ambassade, II,
167) ; voir P. Vidal-Naquet (1981 : 153 sq.). Platon fait sans doute mention ici de ces
fonctions de cavalerie qui ne sont pas à proprement parler des responsabilités hoplitiques.
La formation à l'art équestre et à la chasse faisait partie de la formation de l'élite et Platon
les intègre dans la préparation des gardiens (voir infra, III, 412b).
72. La lâ cheté au combat constitue certes l'acte le plus répréhensible dans une société
guerrière. On a souligné à quel point cette critique illustre chez Platon non seulement la
valorisation importante de l'activité militaire dans la société idéale qu'il décrit, mais encore
la nostalgie de l'â ge héroïque, à une époque où Athènes connaît plusieurs revers militaires.
Ces guerriers héroïques, auxquels tous les honneurs sont dus, ont été beaucoup
représentés sur les vases à figures. Voir l'étude de F. Lissarague (1990), qui se consacre aux
hoplites, aux archers et aux peltastes. Dans l'histoire des vertus de la culture grecque, le
courage fait figure de vertu première. Voir A.W.H. Adkins (1972), G. Nagy (1994) et A.
Hobbs (2000). Sur le rang occupé, il s'agit de la place occupée dans la stratégie du combat
(táxin, a5). La désertion était l'équivalent d'un crime (voir Lois, XII, 943a-d), et Platon fait
de la lâ cheté un motif suffisant pour être écarté des tâ ches de gardien (infra, VI, 486b). Sur
les mœurs associées aux guerres grecques, voir d'abord les travaux de W.K. Pritchett
(1971-1991). Plus récemment, voir V.D. Hanson (1990), dont l'étude rend le lecteur
moderne très sensible aux aspects concrets du métier des armes en Grèce classique, et
notamment aux risques de l'engagement et aux méthodes d'alignement.
73. Cette rétrogradation était-elle pensable ? Elle constituait certainement dans l'esprit de
Platon la sanction la plus extrême (voir supra, III, 415b). Faits prisonniers, les soldats
devenaient la propriété des vainqueurs et devaient s'attendre à connaître l'esclavage ou la
mort.
74. Platon distingue ici plusieurs hommages rendus par la troupe des guerriers à ceux qui
se sont illustrés au combat : d'abord les couronnes, marque publique de la vénération dans
plusieurs actes de la vie collective ; ensuite le salut guerrier de la main droite, qu'on peut
interpréter comme une forme d'hommage militaire (comparer Xénophon, Hellén., V, 1, 3) ;
enfin, une forme de gratification érotique et sexuelle, destinée à les rendre plus énergiques
(prothumóteros, c3). Bien que le modèle de la communauté implique les femmes, et que
Platon les mentionne spécifiquement ici (c3), le rapport évoqué ici est celui de
l'homosexualité guerrière masculine. Valorisée comme stimulation de la compétition,
Platon lui donne un rô le de formation ; voir Banq., 178e. Plus haut (III, 403b), Platon
semble exclure le rapport sexuel en tant que tel, mais ici, dans les circonstances bien
délimitées par l'occasion de la campagne militaire, il l'encourage. On ne saurait interpréter
le verbe philē̂sai (b11) comme signifiant une simple attitude de camaraderie entre soldats,
il s'agit d'un lien érotique qui va des embrassements entre les guerriers victorieux et les
plus jeunes comme les plus vieux soldats au lien sexuel que chacun de ces hommes
victorieux serait désireux d'entretenir et que personne ne doit lui refuser. Comparer Lois,
VI, 636b-c. Sur l'ensemble de la question de l'homosexualité guerrière, voir K.J. Dover
(1982).
75. La participation aux mariages était réglée par une sélection, et Platon applique ici une
conséquence de l'eugénisme développé plus haut : les soldats les plus valeureux pourront
participer à un nombre plus grand de festivals (voir supra, 460a).
76. Il., VII, 321-322. Dans cette description du banquet guerrier, Homère montre comment
Ajax reçut l'échine non découpée, alors que les autres ne recevaient que des morceaux. La
citation d'Homère dans ce contexte montre bien la nécessité pour Platon de donner des
modèles idéalisés aux auxiliaires et de purifier l'image des héros homériques de toute
immoralité. Voir supra, III, 386a sq.
77. Il., VIII, 162, et XII, 311.
78. Les morts au combat étaient enterrés sur place ; dans certains cas, on brû lait leurs
corps et on rapportait leurs ossements et leurs armes. Voir N. Loraux (1981 : 17-42). La
coutume athénienne, rapportée par Thucydide (II, 34, 1-8), veut que les ossements
rapportés à Athènes fassent l'objet de funérailles civiques une fois par année. Voir F.
Lissarague (1990 : 80) et C.W. Clairmont (1983). Platon parle ici des sépultures des héros
guerriers, revenus couverts de gloire des expéditions et décédés ensuite. Pour les autres
sépultures, établies en terre étrangère, elles étaient sans doute anonymes.
79. Référence au mythe des métaux, donné par Platon comme mythe fondateur de la
division hiérarchique des classes de la cité. Voir III, 415a-c. Par sa mort illustre au combat,
un auxiliaire se voit donc promu au rang le plus élevé de sa classe, celui des gardiens-
dirigeants, représentés dans l'idéologie fondatrice par la race d'or (voir IV, 424a).
80. Il s'agit d'Apollon, déjà pleinement désigné par Platon comme autorité et dieu tutélaire
des lois de la cité. Voir IV, 427b-c, et infra, 470a ; et comparer Lois, VI, 759c, et VIII, 828a.
81. Cette citation d'Hésiode (Travaux, 121-123) est donnée dans une version différente
dans le Cratyle, 397e-398a1, où Platon reprend l'expression « hommes mortels », et non «
hommes doués de parole » qui figure de manière surprenante ici. L'ajout de « protégeant
du mal » est aussi à noter. Les éditeurs d'Hésiode ont parfois choisi d'intégrer la citation de
Platon dans le texte d'Hésiode, même si les manuscrits donnent un texte plus sobre. Dans
son étude sur la représentation du guerrier, F. Lissarague (1990) donne plusieurs exemples
d'images de retour du guerrier mort, transporté avec ses armes et il montre également des
images représentant l'eidōlón du guerrier qui s'échappe de lui au moment de la mort. Ici,
Platon donne à ces héros des attributs religieux et il les divinise, dans le sens même où il les
conçoit comme susceptibles de rapprocher la cité de ses dieux. Ce culte des héros morts se
rapproche-t-il de celui que Platon propose pour les gardiens (VII, 540b, et supra, III, 392a) ?
La mémoire des uns et des autres doit être vénérée et elle a une fonction dans le maintien
des idéaux du courage et de la sagesse. Comparer avec le fragment d'Héraclite (frag. 31
Conche) et les cérémonies évoquées dans le Ménexène, 249b. On pourrait aussi entendre,
en écho au vers d'Hésiode, le fragment d'Héraclite évoquant « les gardiens vigilants des
vivants et des morts » (frag. 34 Conche).
82. Ce vœu de Platon ne correspond pas à l'histoire de l'esclavage, qui montre plusieurs
exemples de réduction en esclavage de citoyens grecs. Voir sur ces questions, W.K. Pritchett
(1971, vol. I). On peut cependant noter avec S. Halliwell, ad loc., un sentiment généralisé au
IVe siècle de critique de cette pratique, voir Xénophon, Hellén., I, 6,14. La place des esclaves
dans la cité idéale ne semble pas avoir beaucoup préoccupé Platon (on note une brève
mention en IV, 433d), et sans doute ne met-il pas en question la pratique courante. Une cité
juste ne saurait cependant pratiquer l'esclavage des Grecs qui est courant dans les cités
injustes (I, 351b). On doit donc imaginer que les citoyens producteurs et artisans
continuent d'avoir recours au travail des esclaves étrangers et que leur disponibilité sur le
marché demeure aussi importante que leur acquisition suite à des expéditions militaires.
Cette pratique est intégrée dans les Lois, VI, 776c-d.
83. Le respect des dépouilles des ennemis et l'interdiction de piller les cadavres s'inscrit
certainement dans la tradition qui intime aux guerriers de revenir dans la patrie « avec
leurs armes ou dessus », selon le mot cité par Plutarque, Apophtegmes laconiens, 241f ; voir
N. Loraux (1977). Platon donne donc ici sa caution au pillage des armes et des armures,
mais il blâ me tout acte de spoliation qui n'aurait pour but que la recherche de butin. Il
propose également de permettre que les ennemis puissent rapatrier leurs dépouilles. Cette
austérité convient certes aux gardiens, mais elle semble naïve si on pense aux finalités
économiques de la plupart des expéditions. Voir par comparaison le récit de Thucydide sur
la bataille de Délion (IV, 94-103) et le respect des enceintes sacrées. Le récit montre que
d'â pres négociations avaient sans doute souvent lieu pour pouvoir récupérer les morts de
chaque camp. (IV, 97-101). Pour la description des armes, voir V.D. Hanson (1990 : chap. VI
et pour le champ de bataille après l'affrontement, chap. XVII et XVIII).
84. De la même manière que Platon montre des réticences à l'égard de l'esclavage de
populations grecques, il manifeste ici lui-même ce qu'il exige de ses militaires, une «
bienveillance » (eunoías, a1) à l'endroit des autres Grecs. Ne sont-ils pas des parents
(oikeíōn, a3) ? La pratique de déposer des sortes de trophées militaires dans les temples
semble avoir été courante, voir Xénophon (Hellén., III, 3, 1) et l'étude de W.K. Pritchett (III,
277-295). Que Platon associe cette pratique à une forme de souillure religieuse (míasma,
a2), que seul Apollon pourrait consentir exceptionnellement, montre assez sa dévotion à
l'idéal panhellénique et en particulier à l'idéologie delphique (voir IV, 427b). Sur le respect
des territoires grecs conquis, et la demande de ne pas réduire les vaincus en servitude,
Platon innove certainement. Cette idée affleure dans le Ménexène, où la riposte modérée est
également recommandée (242d). Mais l'idée s'était développée avec l'idéal panhellénique,
et on en trouve l'expression par exemple chez Xénophon (Mém., IV, 2, 15 ; Agésilas, VII, 6 ;
Hellén., I, 6, 14). Sur la question de l'esclavage, voir Y. Garlan (1989 : 74 sq.). Les droits des
vainqueurs sont universels, et reconnus de haute Antiquité dans la pensée grecque. La
réduction en esclavage en était la conséquence la plus habituelle. Y. Garlan note cependant
qu'il est difficile d'évaluer la proportion de la population servile qui était d'origine grecque,
et celle qui provenait des pays barbares.
85. Ce découpage des identités montre la force de la polarité entre ceux qui sont de la
même cité et les autres. En dépit d'un certain sentiment de l'unité des Grecs comme peuple,
manifesté par les sanctuaires panhelléniques, la ligne de partage entre l'identique et le
différent passait traditionnellement entre ceux qui sont parents dans le même lien national
(oikeîon kaì suggenés, b6) et ceux qui sont d'un autre lieu et étrangers (allótrion kaì
othneîon, b7). Ce partage a déjà été évoqué par Platon (supra, 463b) au sujet des liens de
parenté des gardiens et il permet de distinguer traditionnellement la guerre (pólemos, b4)
d'une forme de conflit purement interne, la dissension, la discorde entre groupes dans la
cité (stásis). Platon en propose ici une conception entièrement différente – ne vient-il pas à
l'instant de rappeler que tous les Grecs sont apparentés ? – fondée sur l'unité de la race
(génos, c2) grecque. La conséquence en sera que tout conflit entre Grecs sera une forme de
stásis. Peut-être influencé par la pensée d'Isocrate (Panégyrique, 158), cet idéal est aussi
révolutionnaire qu'élevé, et il sera promis à un grand développement à l'époque
hellénistique. Quand Platon l'énonce, recourant sans hésiter au concept de l'amitié
politique (phúsei mèn phílous, c8) qu'il considère naturelle, les clivages nationaux
importants, et notamment la rivalité entre Athéniens et Spartiates, subsistaient encore. Lui-
même ne dit-il pas dans le Ménexène que seuls les Athéniens sont purement grecs (245c-
d) ? Faisant état de ce conflit ancestral, Thucydide affirme de son cô té que les
Lacédémoniens considéraient les Athéniens comme des gens d'une autre race (I, 102). Le
caractère quasi naturel de l'hostilité à l'endroit des Barbares (polemíous phúsei, c6), qui
semble ici la position de Platon, est sans doute exagéré par la volonté de renforcer l'idéal
hellénique. Mais cela semble avoir été une attitude grecque constante, voir par exemple
Hérodote, I, 4. Voir S. Halliwell, ad loc., pour un jugement sur l'ouverture de Platon aux
autres cultures.
86. Dans une perspective punitive, ou pour empêcher que la cité ennemie ne refasse ses
forces, la pratique semble avoir été courante et Platon lui apporte sa caution (également
supra, 470a). Selon S. Halliwell, ad loc., ces actions des vainqueurs ne s'arrêtaient pas là : on
déracinait les vignes, on coupait les arbres fruitiers et on brû lait les maisons. Le jugement
de Platon sur le pillage dans la guerre civile est par ailleurs sans appel : c'est chose
abominable, le résultat d'une maladie, la ruine de l'amour filial à l'endroit de la patrie.
87. La pensée de la réconciliation est plus civilisée que la maxime attribuée à Bias de
Priène, l'un des Sept Sages (Diogène Laërce, I, 87), voulant qu'il fallait « aimer comme des
gens qui haïront un jour, car la plupart des hommes sont mauvais ». La maxime est cité
dans Sophocle, Ajax, v. 679. Platon la renverse en laissant entendre qu'il faut haïr comme si
on allait aimer un jour.
88. Par opposition à sauvages et brutes. L'idéal de cette douceur (hḗmeroi, e7) caractérise
la civilisation grecque, et la distingue de la violence barbare. Platon l'associe à l'idéal de la
raison (IX, 571c).
89. Les Grecs ont une même religion et ils vénérent donc les mêmes dieux. À cette première
dimension de leur patrimoine religieux commun, il faut ajouter la communauté des grands
sanctuaires panhelléniques (Olympie, É pidaure, Delphes) qui constituaient l'institution la
plus concrète de l'identité grecque sur le plan spirituel. Traduire hierá par « temples »
semble un peu restreindre le concept général du patrimoine religieux commun, alors que
Platon insiste ici sur la vie religieuse commune. Voir sur ces questions, et notamment sur le
vocabulaire du sacré, J. Rudhardt (1958 : chap. I). La cité idéale ne sera pas liée à l'identité
grecque, mais elle en intégrera toutes les valeurs spirituelles et politiques.
90. Platon envisage donc la possibilité que la cité idéale entre en guerre avec d'autres cités
grecques, mais il propose dans la foulée un idéal irénique, inspiré de la vertu de
modération (a6, eumenō̂s sôphronioûsin). Que les citoyens de la cité idéale soient les
modérateurs des autres cités (a7) et qu'ils doivent toujours aller en guerre dans le but
d'une réconciliation ultime de tous les Grecs ne fait pas pour autant de la cité de Platon une
cité pacifiste. Par comparaison en effet, il ne semble pas empressé de modérer l'hostilité à
l'endroit des peuples barbares. La cité idéale n'est donc pas une cité en paix avec les autres,
elle adopte au contraire les ambitions traditionnelles de la conquête et de la domination et
plusieurs des mesures proposées pour la pacifier de l'intérieur ont en fait pour but de
mieux la disposer à la guerre avec ses ennemis. Cette dimension foncièrement guerrière
était sans doute inaliénable dans la conception politique d'un siècle qui venait de traverser
tant de guerres, et la formulation d'un idéal pacifiste généralisé semble avoir été hors de
portée. Voir sur la question l'interprétation générale de L. Craig (1995), avec nos
remarques en introduction. Sur le terme « modérateurs » (sōphronistḕs), il est difficile de
penser que Platon fait allusion à l'institution plus tardive des contrô leurs des éphèbes, que
mentionne Aristote (Const. Ath., XLII, 2).
91. Cette mention implique l'existence d'une violence répandue entre les cités grecques, au
moment même où Platon écrit cette partie de la République (et non à la date dramatique de
l'entretien). On peut citer plusieurs exemples, voir Isocrate, Panégyrique, 120 sq.
92. Moment charnière important dans le dialogue, ce passage fait écho à la succession des
trois vagues : la cité idéale est fondée sur la nature, et cette naturalité apporte la preuve de
la possibilité. Mais cette preuve est-elle acceptable ? La différence entre la question de la
désirabilité de la cité idéale et celle de sa réalisabilité intervient ici avec plus d'insistance
qu'auparavant. Par son recours à l'image des trois vagues successives, Platon avait certes
préparé le terrain à la considération de cette difficile question, introduite en 450c. La
réponse de Platon constitue sa doctrine sans doute la plus célèbre : la proposition de
confier la cité idéale au gouvernement de philosophes-rois est en effet la thèse qui identifie
le projet de la République aussi bien à un idéal politique de réforme radicale qu'à un
programme de formation philosophique qui culmine dans la métaphysique. L'intervention
de Glaucon priant Socrate de traiter enfin de la question de l'avènement de la cité juste
marque donc une transition d'une extrême importance dans la progression du dialogue :
Socrate est en effet invité à formuler l'élément le plus radical de son projet et, sans quitter
l'examen de questions concrètes, à énoncer la seule condition nécessaire de la réalisation
de la cité, le gouvernement des philosophes (voir 473c).
93. Les trois assauts contre le projet de la cité idéale sont dans l'ordre : l'intégration des
femmes au corps des gardiens, la communauté des femmes et des enfants et
l'établissement des rois-philosophes. Voir supra, 457b, et infra, 473c. L'image est déjà dans
l'Euthydème, 293a.
94. La nature de ce modèle (paradeígmatos, c4) est celle d'un terme idéal, posé en soi (autó
te, c4) pour éclairer la question de départ de la recherche, celle du bonheur du juste.
Découvrir la justice en soi devait en effet permettre de saisir l'homme juste comme modèle
de toute existence juste possible, et de mesurer ainsi le rapport de chaque vie particulière,
dans la perspective du bonheur, avec ce modèle. Ce propos récapitulatif de la recherche
poursuit deux buts : premièrement, il permet de limiter la portée du questionnement sur la
possibilité de réaliser la cité idéale. Si on devait ne pas pouvoir y parvenir, cela
n'entamerait en rien la vérité du modèle de la justice dégagé par l'analyse philosophique de
la cité idéale et de l'â me juste, tel qu'il a été exposé en IV, 432b-434d. Mais ce propos
montre également que la position de tout modèle, comme de tout en-soi, constitue pour
chaque existence historiquement contingente une finalité à réaliser. Cette réalisation n'est
jamais qu'une approximation, comme toute participation à un modèle en soi. L'écart qui
sépare l'homme concret du modèle de la justice n'a rien de scandaleux, et Socrate invite
Glaucon à l'accepter (c2). La modalité de la réalisation est celle-même de l'imitation, dont la
peinture fournit l'analogie. Chacun est invité à imiter comme le peintre l'objet-modèle,
chaque individu et chaque cité historique. Voir infra, VI, 501a où cette relation est proposée
selon la même analogie. Le modèle lui-même reçoit dans la métaphysique de Platon
plusieurs acceptions : de sa signification dans le domaine de la poétique, où son idéalité est
limitée à la présentation de types ou de valeurs à imiter, à sa signification métaphysique
(par ex. VI, 484c et 500e), qui l'associe aux réalités ultimes, le terme parádeigma couvre un
large spectre. Voir les analyses de R. Patterson (1985). La construction de la cité idéale est
associée directement à la justice en-soi, dont elle fournit les conditions de réalisation. Elle
n'est donc pas seulement une structure abstraite destinée à illustrer les relations de ses
parties constituantes – comme un modèle qu'on recopie pour le reproduire –, elle est à
proprement parler un idéal normatif, fondé sur une essence de nature transcendante. Je
traduis dans cette perspective autó par « en-soi », et non pas par « purement et simplement
» : c'est l'essence de la justice qui est évoquée et qui revient immédiatement en 476b6.
95. L'expression de cette éventualité contient une réserve sur l'avènement hypothétique
d'un homme parfaitement juste. Le texte transmis présente quelques difficultés, mais la
clause s'intègre très bien dans le raisonnement sur la distance qui sépare l'homme concret
de son modèle. Il n'y a pas d'indication contrefactuelle : Platon ne veut pas dire « mais nous
savons bien qu'il ne peut exister », il affirme seulement qu'il n'existe pas dans le présent et
que s'il existait, il réaliserait pleinement la justice.
96. L'exercice philosophique de la recherche du modèle idéal est analogue au travail du
peintre, qui cherche à saisir le sujet le plus beau. Cette recherche a pour but de rendre
possible un regard, une forme de contemplation, qui permet de mesurer la différence,
l'écart entre l'absolu et ce qui est en défaut de l'absolu. La pensée réside dans cette activité
de la vision du modèle, voir VI, 484c ; VII, 529d et 540a ; avec tout le dossier de textes dans
l'étude de L. Paquet (1973) sur le vocabulaire du regard et de la vision, et son importance
pour la métaphysique de Platon. Sur le modèle (parádeigma, d9), comparer Lois, V, 739c-e.
97. La distinction entre l'application concrète (prâxin, a2) et le discours théorique (léxeōs,
a2) est considérée d'abord abstraitement. Ce serait le propre du propos théorique que de
pouvoir atteindre mieux la vérité que la pratique, une position que Socrate d'emblée avoue
contestable (par certains). Mais cette position n'est pas conforme à l'épistémologie
platonicienne, qui voit autant dans le langage que dans les choses concrètes un défaut
d'être qui les aliène de la vérité des formes intelligibles. En quel sens Platon préfacerait-il
sa présentation du philosophe-roi et de la métaphysique par cette affirmation de la
supériorité du langage ? On peut penser que c'est d'abord dans le but de se soustraire à
l'obligation d'une démonstration qui serait d'abord concrète ou empirique et d'amener ses
interlocuteurs à faire confiance à la suite du dialogue pour y parvenir. L'opposition
pratique-théorie se retrouve en ce sens dans l'injonction de Socrate (a5-6) : que Glaucon,
d'emblée persuadé de la supériorité de la théorie, ne le contraigne pas à démontrer dans
les faits et les actes (érgoi, a6) ce qu'il propose en paroles (lógoi, a5). Le statut de la vérité,
indéfectiblement supérieur aux actes comme aux paroles, à la pratique comme à la théorie,
demeure transcendant.
98. Le rapport entre la découverte d'une cité très proche de l'idéal et la découverte de la
réalisabilité de la cité idéale pose le problème d'une stratégie de recherche par
approximation. À ce stade cependant, Platon devait concéder que la recherche n'a permis
de découvrir qu'une réalisation approximative de l'idéal, et dès lors la remarque doit
porter sur le « comment » de la réalisation : s'approcher le plus possible de la réalisation, et
découvrir comment on y procède, montre comment on pourrait, selon une projection vers
le modèle idéal, réaliser ce modèle. La réalisation parfaite de la cité idéale, et la
démonstration de la possibilité de cette réalisation, sont donc suspendues à une méthode
par approximation.
99. D'abord présenté comme une modification mineure, ce changement apparaît vite sous
sa véritable figure : c'est une transformation majeure et même s'il ne s'agit que d'un
changement unique (henòs, c2), le seul fait de l'envisager risque de submerger toute la
construction de la cité idéale proposée jusqu'ici. Cette troisième vague est donc un raz de
marée qui menace de tout emporter, aussi bien les réformes concernant les gardiens que
les mesures particulières sur la communauté. Mais c'est en même temps l'unique condition
nécessaire de la révolution politique qui doit mener à la cité idéale et Platon la considère
comme difficile, mais possible (dunatoû, c4). L'avènement de ce changement dépend-il de
l'avènement de l'ensemble des institutions de la cité idéale ? Si tel était le cas – voir en ce
sens VI, 497a-d –, la philosophie politique reposerait sur des prémisses circulaires et il faut
plutô t lier l'avènement de la cité à la formation des rois-philosophes. Socrate l'affirme
clairement en conclusion de son énoncé de fondation : les rois-philosophes sont
l'institution fondamentale de la cité idéale (e1-2), ils en sont la condition absolument
nécessaire. Si les conditions de leur formation ne sont pas réunies, comme la cité idéale
permet de le faire, alors une grâ ce divine suppléera (voir infra, VI, 499b).
100. La moquerie dont sont objets les philosophes, depuis Thalès de Milet jusqu'à Socrate –
qu'on pense seulement à son portrait chez Aristophane (par ex. Oiseaux, 310 sq.) ou encore
aux invectives de Calliclès dans le Gorgias, qualifiant la philosophie de jeu bon pour les
enfants – ne prédisposait certes pas à accueillir la proposition platonicienne avec respect et
confiance. Toute l'œuvre de Platon est au contraire imprégnée d'une conscience du rejet
dont le philosophe est l'objet, rejet dont Socrate fut l'exemple le plus cruel et qui reviendra
dans le portrait affligé du livre VI (487b). Le caractère puéril de l'exercice philosophique,
son inutilité, sont donc ici contrastées sur l'idéal de réforme que Platon fonde sur lui.
Contraste que Platon choisit d'exprimer dans une déclaration solennelle, qui emprunte
certaines formes oraculaires, bien ajustées à la formulation d'un idéal politique
révolutionnaire.
101. Platon propose d'unir la fonction politique et la fonction philosophique dans un seul
pouvoir qui fond, en les réconciliant, la théorie et la pratique. L'institution de cette nouvelle
royauté est en rupture complète avec les gouvernements royaux de l'histoire grecque et on
peut se demander pourquoi Platon a eu recours au concept de la royauté pour exposer cet
idéal d'une philosophie politiquement incarnée. Outre le prestige associé à la fonction
royale dans toutes les sociétés de l'Antiquité, il faut ici faire sa place à l'idée que la fonction
royale indo-européenne, comme tout le symbolisme politique et sacerdotal qui lui était lié,
s'était imposée à Platon comme un modèle exemplaire en raison de la structure tripartite à
laquelle elle présidait. Cette structure préside à l'analyse des classes sociales du livre IV et
établit le privilège de la royauté. Voir L. Brisson et M. Canto (1997). Hiérarchisant de
manière ordonnée la classe productive, la classe guerrière et la royauté, ce modèle
fournissait d'emblée une expression symbolique parfaite et conforme à la psychologie
politique qui avait permis de découvrir la nature de la justice. Les rois-philosophes ne
doivent donc pas être d'abord pensés comme de meilleurs rois ou des substituts de
royautés déchues, mais comme les rois de la grande structure trifonctionnelle qui s'énonce
comme modèle de la justice de l'â me et de la cité. Leur royauté sera la royauté de la raison
et elle s'exercera aussi bien dans l'â me que dans la cité. Voir en ce sens C.D.C. Reeve (1988 :
191 sq.).
Cette royauté pourra être plurielle, il convient d'y insister. À aucun moment dans cet
énoncé de fondation, Platon ne parle d'un roi unique : les Gardiens sont des rois et leur
groupe forme une sorte d'aristocratie naturelle (IV, 445d). Une désignation qui sera
maintenue plus avant (par ex. VI, 499b, VII, 520b, VIII, 543a, et IX, 576d) et qui conduit à
penser la royauté comme une forme symbolique du gouvernement de l'excellence et de la
justice, et non comme forme politique particulière liée au pouvoir d'un seul. Ce concept de
la royauté, comme forme sublime de l'exercice de la raison, est aussi bien le concept central
de l'art politique, et le texte du Politique (301e-302b) éclaire la République dans le sens de
la force du symbolisme de la royauté. L'art royal de gouverner est l'art souverain (Euth.,
291b-d). Si le roi doit être seul, c'est que l'expérience montrera qu'ils sont difficiles à
recruter (voir VI, 502a, et VII, 540d) et non pas en vertu des mérites intrinsèques du
gouvernement d'un seul.
102. Platon évoque ici les naturels de ceux qui se consacrent exclusivement à l'exercice du
pouvoir politique, ou à la philosophie. Dans les deux cas, il faudra les contraindre à une vie
qui allie politique et philosophie. Seule cette alliance peut sauver la cité. Cette contrainte se
retrouve au terme de l'allégorie de la caverne, alors que le philosophe sera forcé de
retourner dans la cité et elle constitue un portrait de la vie philosophique très différent de
celui, contemplatif et détaché, que nous trouvons dans le Théétète (173a sq.). Sur la
formation du naturel philosophe, voir R. Patterson (1987) et M. Dixsaut (1985).
103. Le caractère solennel évoque le texte de la Lettre VII (337a-b), mais l'éventualité de
cette fin des maux est contredite par le Théétète (176a), sur le caractère inéluctable du mal.
Platon l'envisage-t-il pour l'ensemble de l'humanité ? La mention du genre humain le laisse
ici supposer ; voir en ce sens VI, 499c.
104. Sur ce propos, et sur quelques autres, toute une école d'interprétation de la
philosophie politique de Platon s'est construite pour tenter d'évaluer ce qui serait demeuré
le non-dit du programme de Platon. Un non-dit considérable chez certains auteurs qui, de
Leo Strauss à L.H. Craig (1994), ont proposé une lecture minimale du projet de la
République, assortie d'hypothèses de grande portée sur un enseignement destiné
seulement à des initiés. Cette interprétation recoupe, sur plusieurs points, l'approche
générale de l'école dite de Tü bingen, concernant l'enseignement non écrit de Platon. Il ne
faut pas confondre cependant l'ésotérisme politique et un ésotérisme métaphysique,
supposant une doctrine cachée des principes. Par lecture minimale, on veut dire que la
République n'exposerait qu'une petite partie du projet politique révolutionnaire de Platon,
du fait précisément que Platon craignait une censure qui aurait pu avoir pour lui des
conséquences politiques et personnelles sérieuses. Cette interprétation n'est pas
corroborée par des textes comme ceux du livre V, où on trouve au contraire la formulation
des propositions les plus audacieuses, par exemple la communauté des femmes. Que
Socrate préface sa proposition du gouvernement des philosophes de l'expression d'une
certaine hésitation n'est que naturel et annonce au contraire qu'il s'apprête à dire ce qu'il
pense et souhaite, et non à le taire. Platon n'a jamais caché le caractère paradoxal, voire
révolutionnaire de sa philosophie politique (voir Gorg., 484c-486c et 514a-519d), pas plus
qu'il n'a cherché à occulter sa conviction que les idéaux pouvaient et devaient chercher à
infléchir le cours de l'histoire. Voir infra, VI, 499b. Sur la lecture ésotériste, voir le dossier
rassemblé par L. Brisson (1998).
105. Platon dépeint en Glaucon, son frère, un disciple attentionné de Socrate et même si
Xénophon (Mém., III, 6, 1) laisse entendre que Platon était plus proche que lui du maître, on
doit constater que dans le récit de Platon, le portrait ne va pas dans cette direction. Glaucon
est certes candide, mais sa bienveillance est sincère et Socrate l'accueille sans ironie.
106. Platon n'est certes pas le créateur du concept même de la philosophie, ni même le
premier à en forger le lexique. Mais il est certainement celui qui aura le plus contribué à
circonscrire dans une définition aussi bien la fonction que l'objet de la philosophie. On se
perd en conjectures sur les origines pythagoriciennes du terme et de la notion – sur cette
question, voir d'abord W. Burkert (1960) –, mais il semble certain que dans l'Athènes du IVe
siècle, Platon pouvait se fonder sur une réflexion très riche. L'étude de A.M. Malingrey
(1961) permet de retracer l'évolution du lexique, en particulier chez Isocrate. Voir
également P. Hadot (1995), et pour une étude fouillée du lexique platonicien, M. Dixsaut
(1985) et l'essai de J.S. Morrison (1958). La question fondamentale est celle de
l'équivalence entre l'objet de la recherche philosophique et le concept traditionnel de la
sagesse (sophía) : si le philosophe possède un savoir, ce savoir doit avoir un objet et Platon,
au cours des deux livres qui suivent l'introduction de la mesure radicale concernant leur
responsabilité au gouvernement des cités, va s'employer à donner un contenu substantiel à
cet objet. Si donc il s'agit de définir (diorísasthai, b5) les philosophes et de fonder sur la
maîtrise de la philosophie le pouvoir politique dans la cité, la suite de l'argument devra
démontrer que l'objet du savoir est réel et pertinent pour la tâ che propre. Au point de
départ (II, 376b), le philosophe est d'abord l'homme de la justice et de la morale ; mais la
possession d'un savoir particulier va faire de lui l'homme de la connaissance et de la saisie
du monde intelligible. Cette différence n'est pas un changement, mais un enrichissement du
concept qui correspond à son approfondissement métaphysique. Voir infra, VI, 486e, où
Platon insiste sur l'unité de toutes ces dimensions.
107. La définition du philosophe s'ouvre par l'évocation du caractère érotique du
tempérament philosophique, un trait qui rapproche ce portrait de celui peint par Diotime
dans le Banquet (209 sq.), avec le commentaire de P. Hadot (1995 : 70 sq.). Voir infra, VI,
485c et 490b, et VII, 490b. Notons la repartie de Glaucon (475a), qui accepte de figurer
comme erōtikós, puisque l'entretien le requiert. Plus haut, Socrate avait déjà mentionné les
jeunes amants de Glaucon (III, 402e). Cela signifie-t-il qu'il n'accepte pas spontanément
l'identification du philosophe à l'homme érotique ? On peut penser que Platon est aussi
audacieux sur ce plan qu'il l'est sur celui de la proposition politique. Le Phèdre (248d)
n'affirme-t-il pas que le philosophe est l'amant par excellence (erastḗs) ? Le Charmide ne
présente-t-il pas Socrate comme homme érotique (154b, et aussi Banq., 177d) ? L'évocation
de l'homosexualité se fait ici presque en passant et Platon fait parler Socrate comme si la
doctrine du Banquet était acquise. La description des qualités physiques prisées des
amants, et notamment les détails sur le teint et les visages, n'est si précise que parce que
l'analogie doit montrer la force du général sur le particulier. Sur cette question et sur la
réinterprétation philosophique du désir homosexuel, voir d'abord la synthèse de L. Brisson,
dans son introduction à sa traduction du Banquet (1998). Cette ouverture de la définition
du philosophe vise en fait à mettre en relief le désir et l'amour qui président à l'activité
philosophique : le philosophe est philókalos, il est amant de la beauté, et cet amour trouvera
ici son objet véritable, les formes intelligibles. C'est en effet en commençant par isoler la
forme de la beauté que Platon amorce la définition de l'objet du désir philosophique, et
c'est ce choix qui justifie en retour le portrait de l'homme érotique par lequel s'ouvre la
définition du philosophe.
108. Chacune des dix tribus avait un régiment d'hoplites (táxeis), commandée par un chef
de guerre. Ces troupes étaient divisées en trittyes, c'est-à -dire des tiers de troupes,
commandées à leur tour par des trittyarques. La fonction de stratège était la plus élevée
dans l'ordre du commandement militaire.
109. Tout ce passage est rempli du vocabulaire très diversifié du désir et de l'amour, propre
à la langue grecque. Platon multiplie et fait varier les termes, qui vont de l'amour en général
(phileîn) à l'affection (aspázesthai, agapân), au désir de l'éros (erân) et au désir en général
(epithumeîn). Les analogies qui doivent conduire au modèle du désir de ce qui est général
sont reprises de plusieurs domaines : les garçons, le vin, les honneurs, et le but poursuivi
par Socrate est de définir ce que signifie être « amant » de quelque chose. Dans la mesure
où la compréhension du désir philosophique impose de le comprendre comme désir d'un
tout, d'une totalité qui dépasse chacun des individus particuliers susceptibles de l'incarner,
toutes les formes du désir et de l'amour sont pour ainsi dire équivalentes : il s'agit dans
chaque cas d'une recherche pleinement orientée vers un objet général, identique.
110. La formulation générale recherchée par Socrate requiert une certaine universalisation
de l'objet : au-delà des individus particuliers, le désir recherche toute l'espèce (eîdos, b5),
c'est-à -dire la classe de l'objet recherché. L'espèce est ici opposée à ses éléments et elle
apparaît donc comme le concept formel d'un groupe ou d'une classe. La sophía peut-elle
constituer une classe de ce genre ? Socrate y range en effet les connaissances (tà
mathḗmata, b11), le savoir et il faut attendre plus loin dans le dialogue pour que les formes
intelligibles soient présentées comme l'essence de la sophía (VI, 502a). Quand il récapitule
ce raisonnement en VI, 485b, Platon insiste de nouveau sur le pouvoir intégrateur de
l'amour et du désir, dans la structuration de l'objet de la connaissance.
111. Platon ne semble pas distinguer avec rigueur l'amour du savoir et l'amour de la
sagesse et on serait tenté de traduire ici, pour respecter la symétrie des adjectifs grecs, «
philomathe » (philomathḗs, c2) et philosophe (philósophon, c2). Voir par exemple, supra, II,
376b8 ; III, 411d ; IV, 435e ; et infra, VI, 485d3, 490a9 ; VII, 535d ; et IX, 581b9. Autres
emplois dans le Phédon, 67b, 82c-d, 83a et 83e ; Phèdre, 230d. Le philosophe est amoureux
du savoir et Platon montrera comment la détermination de cette sagesse passe par une
analyse de son contenu comme savoir.
112. L'objection de Glaucon était prévisible, compte tenu de l'extension jusqu'ici très
ouverte du concept de savoir. Si les mathḗmata doivent comprendre toute forme de
spectacle et de discours poétique, alors la philosophie devient une sorte de recherche
universelle. Platon parle-t-il de groupes particuliers quand il désigne ces amateurs de
spectacles (philotheámones, d2) et ces amateurs de sons (philḗkooi, d3) ? Ces adjectifs,
forgés par lui, visent seulement à créer un contraste sur le type authentique de la recherche
et de l'amour, le philosophe. Notons que contrairement à ce qu'il décrit ici comme un
amour des chœurs tragiques – à rapprocher de l'amour des poètes (philopoiḗtai, X, 595b) –,
Platon parlera dans le Lysis (206c) de ces amateurs comme de passionnés de discussions ;
voir aussi Euth., 274c, et infra, IX, 582e, pour l'exemple des amoureux du discours
(philología, e8). La forme parfaite de la recherche et de l'amour pourra s'exprimer à
compter de ces formes symétriques, puisque le spectacle le plus élevé est le spectacle de la
vérité (e4).
113. On ne peut s'empêcher de noter la force du contraste entre l'austérité requise pour
l'entretien philosophique (diatribḗn, d5) et la recherche du divertissement sonore des
grands festivals tragiques de Dionysos. Ces fêtes avaient lieu à Athènes au printemps, et en
hiver dans les villages de la campagne. Elles étaient l'occasion de rassemblements
considérables et donnaient lieu à des processions spectaculaires, notamment
l'intronisation du dieu par des É phèbes portant des flambeaux. Voir A. Pickard-Cambridge
(1988).
114. Glaucon s'accorde parfaitement avec la recherche de Socrate et pour désigner tous ces
arts qui font l'objet de multiples passions dans la cité, il utilise un terme rare (technudríōn,
e1) – un hapax à rapprocher de techníon, en VI, 495d4 –, qui met en relief autant leur
dispersion que leur statut mineur dans l'échelle des valeurs qui place au sommet le savoir
philosophique.
115. Par contraste avec ceux qui ne seraient pas épris de manière authentique de la
sagesse, et pour lesquels la sophía ne serait qu'une expertise ou une connaissance parmi
d'autres, le philosophe véritable (alēthinoús, e3) est celui qui recherche d'abord la vérité
pour la contempler (e4). Le Phédon donne déjà plusieurs exemples de cette recherche de
l'authenticité, qui n'est pas seulement une question de sincérité dans la recherche, mais
d'adéquation avec l'objet philosophique (voir 64a et 67b). Le transfert de la métaphore de
la vision, qui fait des philosophes des amants du spectacle de la vérité (e4) met en relief la
dimension contemplative de l'exercice philosophique qui sera exprimée principalement
dans le langage du regard. Voir l'étude de L. Paquet (1973).
116. Socrate semble supposer ici de la part de Glaucon une connaissance préalable de la
doctrine qu'il s'apprête à exposer. Mais il pourrait aussi tout simplement montrer de
l'admiration pour sa disponibilité à l'entretien philosophique. Voir supra, 450b et 474a-c, et
infra, VI, 504e et 505a. Socrate a déjà exprimé sa sympathie pour Adimante et Glaucon (II,
367e) et on ne peut que noter le rô le stimulant des interventions de Glaucon dans la
progression de la recherche (II, 357a et 372c).
117. Socrate quitte la présentation inspirée du philosophe et entame une analyse logique
des concepts du beau et du juste par le moyen d'une méthode bien représentée dans le
Phédon : l'analyse des contraires (voir 102b-105b). La relation de contrariété entre deux
termes (dans le cas présent, entre deux prédicats, par exemple le beau et le laid) permet
d'affirmer leur dualité ; dans un deuxième temps, cette dualité se révèle être la preuve de la
différence logique de chacun des deux termes. S'ils peuvent être attributs de choses
particulières, possèdent-ils aussi une subsistance séparée en tant qu'universels ?
118. L'ensemble des prédicats comprend aussi bien les termes positifs que les termes
négatifs qui sont leurs contraires. Leur analyse logique permet d'identifier, au-delà de leur
apparente multiplicité dans les actions et dans les corps, une identité réelle qui est
l'identité de la forme. Même si la réalité de la forme (pántôn tō̂n eidō̂n, a5) est d'abord la
réalité de classe ou de l'espèce qui permet de regrouper les prédicats, l'affirmation de
l'unicité de chacune (autò mèn hèn hékaston, a5) permet de voir que Platon introduit ici le
concept métaphysique de la forme, dont ce passage est le premier exposé dans la
République. Il s'agit en effet aussi bien des classes de prédicats que de la forme unique qui y
préside, et qui présente dans les corps et dans les actions l'apparence de la multiplicité. Cet
argument sera repris infra, en 507b, pour conduire à l'affirmation de la subsistance des
formes intelligibles. Que veut dire Platon quand il parle de l'ensemble de toutes les
formes ? Repris du domaine des prédicats exprimant un jugement sur la valeur (beau, juste,
bon), le concept des formes désigne d'abord des propriétés morales. Ailleurs, Platon leur
adjoindra les attributs relationnels, qui conduiront aux formes des relations (par ex.
double, plus grand, etc., voir infra, 479b). Ces formes sont uniques (476a), immuables
(479a) et parfaites (484c-d). Platon ne présente aucune démonstration de cette doctrine, et
se contente d'un exposé qui la présuppose connue. Sur l'ensemble de la doctrine des objets
de la connaissance, dans son rapport à l'activité des gardiens, voir d'abord F.C. White
(1984).
119. Le type de rapport que les formes établissent avec les particuliers sensibles (corps et
actions) est communément décrit comme un rapport de participation (infra, d1), que
Platon présente ici comme une forme de communauté (koinōnía, a7). Il distingue le rapport
avec les sensibles, d'une part, et les rapports que les formes ont entre elles (kaì allḗlōn, a6) :
ces deux questions constituent des enjeux majeurs de la métaphysique et conduiront aux
apories du Parménide et du Sophiste (par ex. 250a sq.). Ce qui existe par soi (autò) de
manière éternelle se manifeste néanmoins dans la pluralité des êtres sensibles. La
discussion de toutes ces questions a donné lieu à beaucoup de travaux, dont la synthèse de
T. Penner (1987) constitue une analyse d'une rare finesse.
120. Parallèle au texte du Banquet – dans le discours de Diotime, 208-212 –, cette apologie
du beau en soi est préparée par l'expression de la philosophie comme amour. De la beauté
sensible et notamment de la beauté des corps à la beauté intelligible en quoi culmine la
dialectique de l'amour, le désir philosophique n'atteint sa pleine réalisation que dans
l'objet sublime et transcendant. Peut-on transposer cette dialectique sur le passage de la
République que Platon charge de présenter la doctrine des formes ? Remarquons d'abord,
avec S. Halliwell, ad loc., que le beau est aussi le nom du bien en grec (kalòs) et que sa
signification éthique est maintenue avec précision par Platon : non seulement les corps, ce
qui serait le point de départ de la ligne érotique du Banquet, mais aussi les actions, et donc
la portée morale de la République. On ne peut donc séparer kalòs de agathòs (voir supra,
451a7, 452e1, et infra, VI, 508e-509a). Notons ensuite que l'appréhension du beau est
d'abord exprimée comme amour et affection, et seulement ensuite comme connaissance, ce
qui rapproche de l'érotique du Banquet. (par ex. 205e). Une similitude que confirme la
mention d'une approche et d'une vision (b10), qui connote une expérience d'illumination
comme celle du Banquet (210a). Notons enfin que la position de l'entité intelligible et
transcendante comme en-soi (b6 et kath'autò, b11) est l'expression la plus constante du
statut de la forme chez Platon : voir Banq., 211b1, Phédon, 65d1, 100b6, avec les remarques
de S. Halliwell, ad loc. Du passage sur la nature du beau (III, 401c) à l'exposé métaphysique
du présent passage, la transcendance de la forme s'est imposée comme son aspect le plus
déterminant pour le philosophe.
121. De la même manière que Diotime guide Socrate dans l'ascension vers la forme
intelligible (Banq., 210a), le philosophe novice doit se laisser conduire vers la connaissance
(epì tḕn gnō̂sin, c3). Concédant que les philosophes seront rares, parce que peu nombreux à
pouvoir suivre ce chemin ardu, Socrate laisse entendre que même guidés, certains esthètes
refuseraient de passer de la contemplation des beautés sensibles à la beauté intelligible.
Platon accentue de nouveau le contraste entre ceux qui reconnaissent la beauté des arts et
ceux qui recherchent la beauté en soi. Pour l'hypothèse, difficile à soutenir, que Platon s'en
prendrait ici à Antisthène, voir J. Adam, ad loc.
122. Toute existence qui n'accède pas à la connaissance des formes demeure prisonnière
de l'illusion du rêve, et seuls les philosophes connaissent l'éveil. Cette image sera reprise
dans l'allégorie de la caverne, VII, 520c et 534c. Voir également Phédon, 74a-76d, Ménon,
81a et Banq., 209e-212a. Sur le rêve chez Platon, voir D. Gallop (1971).
123. Il faut suppléer ici un prédicat, puisque Platon ne saurait vouloir affirmer que le beau
en soi est une certaine chose, ou une chose (té ti, c8), mais bien, s'agissant de ceux qui
refusent de faire le pas vers l'affirmation philosophique de ce qui existe en soi, par lui-
même, de quelque chose de réel, et qui considèrent que seuls les corps et les actions sont
réels.
124. L'analyse du vocabulaire de la participation met en jeu toutes les relations que Platon
veut définir entre les formes et les êtres sensibles multiples. Le terme grec (méthexis)
s'entend d'un partage en extension, par exemple de parties ou de biens. Platon transforme
cet usage pour le faire servir à l'expression du rapport métaphysique entre ce qui existe en
soi et ce qui en constitue la manifestation dans le registre du sensible et du multiple, ce qui
éloigne de tout sens extensionnel et introduit un sens intensionnel. Voir Phédon, 100d.
Aristote a explicitement critiqué ce langage (Mét., A, 9, 991a20-22), le qualifiant de
métaphores poétiques, mais c'était sans mentionner que Platon lui-même avait cherché à le
préciser (Parm., 129-131).
125. Connaissance et savoir sont-ils synonymes ? Platon utilise indifféremment ici les
termes de la connaissance (gnṓsis, c3 et gnṓmèn, d5) et du savoir (epistḗmē, 477b1), la
pensée (diánoia, d5) étant d'abord une activité par laquelle l'esprit quitte le domaine du
sensible pour accéder à la forme intelligible. Platon oppose en effet connaître (gignṓskein,
d8 et eidénai, e5) et avoir une opinion (doxázein, d8) et c'est cette polarité, amenée sur
l'analogie de l'éveil et du sommeil, qui est ici analysée dans le but d'approfondir le concept
de la philosophie. Sur le lexique de l'opinion, voir les analyses de Y. Lafrance (1981). J'ai
maintenu la traduction habituelle de dóxa par opinion, tout en reconnaissant la richesse de
la réflexion menée chez les interprètes de la tradition analytique, insistant sur le fait que la
dóxa est d'abord une croyance ou une conviction (belief). Voir N.P. White (1976 et 1984).
L'opinion est en effet un jugement, mais privé de fondement de connaissance, comme
Socrate l'exposera principalement dans l'analogie de la ligne, infra.
126. S'agit-il d'Antisthène ? Le conflit avec Platon était ouvert et connu, mais Platon ne cite
son nom qu'une seule fois (Phédon, 59b) et on ne saurait identifier avec certitude cet
interlocuteur abstrait (qui fait retour en 479a, ce gentilhomme) avec le disciple de Socrate.
Celui-ci avait cependant écrit un traité sur l'opinion et la connaissance (Diogène Laërce, VI,
17) et Platon pourrait y faire allusion ici. Voir O. Goulet-Cazé (DPA, I, § A211).
127. Littéralement, « étant ou non étant ». Cette formulation par le moyen de participes
présents doit s'entendre au sens purement existentiel, par opposition à ce qui ne serait pas
réel. Pour l'analyse de significations différentes, logiques ou véridictionnelles, voir G.
Vlastos (1981), avec les remarques de S. Halliwell, ad loc.
128. Tout le passage qui suit (477a-480a) constitue le premier exposé de la métaphysique,
dans lequel Platon expose les principales propositions de l'épistémologie fondées sur la
distinction de ce qui est et de ce qui n'est pas, littéralement de l'étant et du non-étant, et
plus généralement de l'être et du non-être. L'expression est reprise dans le Sophiste, qui
expose ainsi son sens technique et rigoureux (248e7). La connaissance en effet est
connaissance de l'être réel et parfait, exposé comme être existant complètement (pantelō̂s
òn, a3), alors que l'ignorance est privée d'objet réel. Platon analyse cependant un domaine
intermédiaire (metaxù, a10) entre la connaissance et l'ignorance, le domaine de la dóxa,
dont l'objet est le monde de tout ce qui est fluctuant et variable, aussi bien dans le domaine
sensible que moral. La plupart des propositions avancées dans ce passage contiennent de
redoutables difficultés. On en signalera deux qui semblent essentielles. D'abord, les
rapports de la connaissance et de l'opinion : leur différence est-elle une différence de degré
(la même capacité ou une capacité différente, b5) ou une différence d'objet ? Ensuite, la
doctrine de l'être : ce qui est entièrement, la forme intelligible, parce qu'elle est
absolument, constitue-elle la négation de l'être pour la réalité sensible ? La première
question regroupe tous les problèmes associés à la position du réalisme en épistémologie ;
la deuxième est celle de la différence ontologique, c'est-à -dire de la distinction de l'être et
de l'étant.
Ce passage doit être lu dans la suite du questionnement sur la nature de la philosophie et
sur la définition des véritables philosophes. C'est à eux que Platon s'apprête à accorder la
connaissance fondamentale et ultime, qui justifie qu'on leur confie le gouvernement de la
cité. Pourquoi ? Parce que si l'ordre de la justice qu'ils devront imposer est fondé, ce doit
être dans une connaissance qui va au-delà des contingences et du caractère relatif du
sensible. La formation qui leur sera dispensée aura principalement pour but de les amener
à cette connaissance ultime, qui les dégage de l'opinion. La fin du livre V constitue à cet
égard un exposé d'ouverture sur la nature de la connaissance que Platon destine aux rois-
philosophes.
Sur la question de la doctrine de l'être, et son rapport avec la position platonicienne des
formes, ce passage de la République entre en résonance avec le Phédon (78d, 83b) et avec le
Timée (27d-28a). Sur l'impossibilité de connaître ce qui n'est pas (a1), comparer la
formulation du Parménide, 132b-c. Comme guides pour cette problématique, on citera les
études classiques de L. Robin (1932) et D. Ross (1951).
129. Platon distingue la non-connaissance (agnōsía, a9) de l'ignorance (ágnoia, b1) : la
première est l'absence de connaissance, qui résulte du défaut d'objet ; la seconde est le
contraire de la connaissance et appartient au même registre négatif que l'erreur, pour
laquelle Platon dispose aussi du terme amathía. Les termes positifs de la connaissance,
epistḗmē et gnṓsis possèdent d'emblée dans le présent passage une signification
métaphysique, ajustée à la nature de l'objet immatériel et transcendant (voir par exemple,
Phèdre, 247c-e).
130. L'affirmation concerne la différence de l'opinion et de la connaissance, eu égard à la
différence de la capacité qui les fonde. Ces capacités (dunámeis, c1) sont différentes et
Platon les range parmi les êtres (tō̂n óntōn, c1), c'est-à -dire parmi les choses qui rendent
possible quelque chose d'autre. Il s'agit d'une classe (génos, c1) générale, regroupant des
puissances ou des facultés. Pour la définition de la capacité en tant que telle, Platon la
considère comme un pouvoir d'effectuer quelque chose en s'établissant sur quelque chose
d'autre. Il s'agit donc d'une fonction, dont la connaissance et l'opinion sont des exemples.
Le rapport de la fonction à l'objet est exprimé par une préposition (epì, a9, b7) : la fonction
s'applique à son objet, elle s'établit sur lui. Le résultat est le produit (érgon, d1). Voir N.P.
White (1976) et N. Cooper (1986).
131. Plusieurs interprétations s'affrontent sur la nature de cette similitude de l'opinion et
de la connaissance, en tant que capacités. Cette similitude implique-t-elle une unique
fonction, possédant divers degrés (par exemple, la plus ou moins grande faillibilité, e6), ou
s'agit-il de fonctions différentes s'appliquant aux mêmes objets ? Et s'il s'agit d'objets
différents, et que seul l'objet de la connaissance est un être réel, quel sera le statut
ontologique de l'objet de l'opinion ? Le statut intermédiaire de l'opinion (478e) la place
entre l'être et le non-être, mais alors qu'il faudrait lui donner un objet correspondant dans
l'ontologie, Socrate hausse le ton et interpelle les amateurs de musique et d'art poétique.
C'est après un échange assez rapide que Socrate revient à la possibilité de placer quelque
chose entre l'être (ousía, 479c7) et le non-être.
132. Malgré un terme différent (idea, a1), la conception de la beauté en soi demeure
identique à celle que Platon a proposée plus haut dans le vocabulaire de l'eîdos (476a5). Il
s'agit toujours de la forme du beau lui-même, qui seule « est » au sens métaphysique,
puisque seule elle exclut toute composition avec son contraire. Je traduis néanmoins ici par
« idée », tout en mettant en garde contre une interprétation en termes purement
psychologiques de ce que sont les formes en-soi. Les formes en effet constituent des êtres
éternels, subsistant de manière identique (a2-3). Cette doctrine est constante dans la
métaphysique de Platon, voir infra, VI, 484b, 486d (pour l'idéa de chaque être) ; Banq.,
211a ; et Phédon, 78c-d. L'immatérialité de la forme est liée à son immutabilité et à sa
simplicité. Sur la terminologie de l'idée, voir G. Else (1936). Sur la question de la pluralité
de belles choses (pollà kalà, a3), voir J. Gosling (1960).
133. Selon les Scholies, il s'agirait d'une devinette, qu'il faudrait entendre comme suit : un
homme, qui n'était pas un homme, vit et ne vit pas un oiseau, qui n'était pas un oiseau,
perché sur du bois qui n'était pas du bois, et le frappa avec une pierre, qui n'était pas de la
pierre. La solution : un eunuque, doué d'une vision imparfaite, frappa une chauve-souris
perchée sur un roseau, avec une pierre ponce. Voir G.C. Greene (1938 : 235).
134. Il s'agit donc de l'objet intermédiaire entre l'être et le non-être, mais Platon ne le
désigne que par le langage du registre épistémologique auquel il correspond, l'opinion, et
ne lui consent aucune terminologie spécifique : l'opinable (doxastòn, d7) n'est pas le
connaissable (gnōstòn, d8), mais il ne semble pas possible à ce stade de le qualifier
ontologiquement comme intermédiaire entre l'être et le non-être. Ce n'est qu'un flux errant
(planētòn, d9), plus proche donc de l'instabilité du devenir que de la permanence de l'être.
Livre VI
1. La progression de l'argument est complexe. Après avoir discuté les trois grandes
réformes susceptibles de garantir l'avènement de la justice dans la cité, Socrate en est
arrivé au point où il doit apporter des arguments pour justifier le gouvernement des
philosophes. Pressé de définir qui ils sont, il propose une définition dont le critère est
l'objet de leur recherche : l'être et la vérité, qui s'opposent à l'opinion et aux apparences
changeantes du monde sensible. La question de la justice a-t-elle été oubliée en cours de
route ? Au moment de réamorcer la recherche sur la nature de la philosophie, Socrate
rappelle donc que c'est toujours sur l'horizon de la détermination de la justice que le
dialogue se poursuit.
2. Le mouvement erratique de l'opinion, déjà dénoncé supra (V, 479a), apparaît comme le
défaut le plus pernicieux quand il s'agit de choisir les gouvernants. L'être se distingue
absolument du monde de l'errance (485b3).
3. Faut-il durcir la différence entre instituer les lois et les protéger, en les conservant ?
Platon insiste sur la nécessité de la tradition, et un certain conservatisme semble associé
d'emblée pour lui à l'idée de la « garde » de la cité. Ce point est renforcé par le lien de la loi
et de la coutume. On ne peut cependant éviter de noter le paradoxe constitué par ce
conservatisme promu comme moyen d'une réforme radicale.
4. Reprenant les acquis de l'échange précédent sur l'objet de la connaissance
philosophique, Platon associe la vérité de l'être au modèle idéal (parádeigma, c8) dont il a
fait le terme constitutif de la cité et de la justice. S'il doit exister un rapport entre la
connaissance métaphysique de l'être immuable et la fonction politique de la garde de la
cité, c'est dans la conjonction de la vérité absolue (tò alēthéstaton, c9) et de la loi. Platon ne
recourt à aucun concept de fondation, ni même de justification de la loi : sa proposition
philosophique consiste plutô t à identifier, sur le même registre de la connaissance
supérieure, l'objet le plus élevé et la loi. Tous deux sont accessibles à la contemplation du
philosophe, qui saisit leur caractère permanent et intangible. Platon distingue de ce point
de vue un exercice déterminé de l'activité philosophique, qu'il condense ici dans une
formulation exemplaire : contempler le modèle idéal, se rapporter à lui et en tirer la vue la
plus exacte possible. Notons la constance de l'association de la vision et de la lumière à
l'exercice de la connaissance philosophique, dont l'objet se révèle dans la pureté d'une
lumière parfaite (Phédon, 67b, et supra, V, 477a). Pour la comparaison avec la
contemplation du peintre, rivé sur son modèle, voir supra, V, 472c, à l'occasion de la
discussion sur la nature du modèle idéal, et infra, 500e, où Platon reprend cette image.
5. L'opposition entre le monde de là -haut et celui d'ici-bas (kakeîse, entháde, c10-d1)
imprègne entièrement les grands développements des livres VI et VII : la vérité
n'appartient pas au monde sensible de l'histoire, elle est là -bas, dans ce monde immuable
contemplé par le philosophe. Voir infra, IX, 592b, et X, 610b.
6. La médiation de la contemplation de l'idéal s'effectue par la formulation de lois. Platon
parle ici des règles (tà nómima, d2), un terme concret, qui évoque l'aspect pratique de
législations diverses. Le sens précis de ces règles se rapproche de ce que nous pourrions
considérer comme des normes, c'est-à -dire des jugements portant sur les aspects normatifs
des actions humaines. Platon énumère trois domaines d'application, il s'agit de sa liste la
plus habituelle du domaine du jugement : le beau, le juste et le bien.
7. Dans le cas où la cité idéale est réalisée, les législations auront atteint un certain degré de
perfection et il ne sera pas nécessaire d'y revenir. Les institutions de la cité idéale auront
elles-mêmes fait l'objet d'une législation fondamentale, voir III, 412b, IV, 425a-427. La
stabilité recherchée pour les lois justifie, au moins partiellement, la fonction de
conservation des gardiens et, pour recourir aux distinctions modernes, on dira que dans la
cité idéale, le pouvoir exécutif est beaucoup plus important que le pouvoir législatif. La
tâ che des gardiens est de contempler les lois, de manière à prendre les bonnes décisions
pour la cité.
8. De quels autres peut-il s'agir ? Les gardiens ne sont certes pas inférieurs aux aveugles,
auxquels Platon les oppose ici pour la capacité de voir le réel, c'est-à -dire la vérité de l'être.
Il renvoie sans doute ici à ceux qui en demeurent au spectacle du monde sensible, et
notamment aux amateurs de l'art et de la poésie dont il a reconnu les mérites dans leur
recherche de la beauté, mais qui n'ont pas su franchir le pas menant à la saisie de l'être au-
delà de l'opinion. Ce sont eux les aveugles, et il faut noter que Socrate reconnaît ici autant
leur expérience (empeiríai, d6) que leur excellence (aretē̂s, d7). Les philosophes leur sont
cependant supérieurs pour une qualité fondamentale, la plus importante de toutes (tôi
megistôi, d9), qui dépasse l'expérience et la vertu : la vision de l'être. Le philosophe doit
donc posséder trois qualités essentielles : l'expérience, qui le relie à la pratique, l'excellence
de la vertu, qui fait de lui un être moralement bon, et la connaissance, qui lui ouvre l'accès
des réalités du monde immuable.
9. Il s'agit d'abord d'identifier leurs qualités et aptitudes, pour démontrer que les
philosophes peuvent à la fois être des personnes d'expérience et de grand mérite, et aussi
posséder une connaissance philosophique. Le questionnement fait donc retour sur les
points soulevés en V, 474b-475c. Toute l'analyse doit être rapportée au portrait moral
esquissé en II, 375a-377b, et elle sera complétée en VII, 535a sq., par les qualités
intellectuelles. Dans ses notes sur ces passages, J. Adam insiste beaucoup sur la différence
entre le portrait des livres II-IV, marqué par des exigences éthiques, et le portrait
hautement théorique et contemplatif des livres VI et VII. Cette différence ne doit cependant
pas être interprétée comme une rupture, mais comme un approfondissement. L'ensemble
des qualités requises pour devenir philosophe, Platon le désigne du nom de naturel (phúsin,
a5), un terme qui permet de mettre l'accent sur leurs dispositions et leur caractère. Par
exemple, infra, a10. Voir sur ce vocabulaire l'étude très complète de M. Dixsaut (1985 : 241-
268).
10. Platon revient sur l'exposé précédent (V, 475e), où il a distingué l'être éternel (ousías
tēs aeì oúsēs, b2) et le non-être, présenté ici comme monde instable de la génération et de la
corruption. Ces concepts sont introduits ici pour la première fois de manière technique
dans l'exposé de la métaphysique. Notons également la reprise de l'attitude de désir
amoureux (erôsin, b1) que les philosophes entretiennent à l'endroit de la connaissance de
l'être.
11. Platon compare ici la connaissance qui illumine quelque chose de l'être au désir
amoureux qui porte les philosophes vers la totalité de l'être. Certains traducteurs (v.g.
Grube) optent pour une lecture plus simple du texte, faisant de la connaissance
(mathēmatós, b1) l'antécédent de la reprise par Socrate à la réplique suivante (pásēs autē̂s,
b5) : même si ce raccord paraît plus conforme à la suite, qui identifie des parties petites et
grandes, attributs qui conviendraient bien à la science, l'accord grammatical l'interdit : c'est
cet être, stable et éternel, que le philosophe aime dans sa totalité, qu'il s'agisse d'un
élément de grande ou de moindre importance. J'ai traduit le terme sous-entendu, dans ce
cas ousía, par essence, pour bien marquer qu'il s'agit de la totalité de l'être intelligible,
c'est-à -dire de la totalité de ce qui est réellement au sens platonicien, et éviter que la
désignation de parties de l'être de moindre importance ne laisse entendre qu'il s'agisse de
choses sensibles. Cette idée de la dignité et de la valeur de la totalité de l'être est
parfaitement explicite ailleurs, par exemple Soph., 227a, et Parm., 130c-e.
12. V, 474d-475b.
13. Platon fait référence à sa présentation du désir philosophique, distingué de toute autre
espèce de désir, au livre V, 474c sq.
14. Dans son désir de mettre en relief l'amour de la vérité (stérgein, c4), Platon oublie peut-
être la prescription du noble mensonge qu'il a formulée à l'intention de ses gardiens. Mais il
faut éviter de durcir ce point, qui n'est pas paradoxal : car le noble mensonge n'est que le
recours à une fiction mythique pour présenter une vérité politiquement plus essentielle.
Voir supra, II, 382c, III, 389b et 414b (sur le noble mensonge), et V, 459d-460a, avec l'étude
de C. Page (1991). Pour la notion de sincérité, (apseúdeia, c3) comme incapacité de mentir,
il faut noter qu'elle se rapproche d'un concept d'infaillibilité : le philosophe ne peut mentir
d'une part parce qu'il ne le désire pas (condition de sincérité), mais aussi parce que sa
pensée est rivée sur la vérité (voir supra, II, 382e). C'est une caractéristique de l'être divin
ou démoniaque. Comparer Théét., 151d, où Socrate affirme, alors qu'il présente l'art
maïeutique de la philosophie, que « consentir au mensonge et masquer la clarté du vrai
m'est interdit par toutes les lois divines ».
15. Le dialogue continue de se mouvoir en parallèle avec le morceau qui a précédé au livre
V, sur le désir philosophique comme désir amoureux. Le vocabulaire ne laisse aucune
ambiguïté, et la nature du philosophe est emportée par un désir érotique (erōtikō̂s, c7) qui
se porte sur les jeunes garçons (paidikō̂n, c8). La symétrie avec le texte du Banquet porte à
poser la question de la proximité de date de rédaction de ces deux dialogues, l'un et l'autre
paraissant se présupposer mutuellement sur cette question de l'éros philosophique.
16. Platon reprend ici le terme qu'il a placé plus haut en polarité avec le désir
philosophique : le désir du savoir (philomathē̂, d3), inspiré par le même amour de la vérité.
Voir supra, V, 475c. Cet amoureux du savoir est porté dès sa jeunesse vers les sciences, tous
ses désirs coulent dans cette direction. Le texte grec ici montre une légère incongruité,
Platon acceptant de recourir au vocabulaire de l'epithumía (d6) pour exprimer le désir
intellectuel, alors que le terme se concentre la plupart du temps dans les désirs de la partie
inférieure de l'â me.
17. L'image est empruntée au vocabulaire du moulage (peplasménōs, d12), Platon opposant
le véritable philosophe à celui qui en aurait tous les traits, mais qui ne serait qu'une copie
conforme.
18. L'idéal de la modération est d'abord la vertu de la troisième partie de l'â me et il
convient particulièrement à la classe des producteurs et des artisans. Mais les auxiliaires et
les gardiens, même s'ils ne participent aucunement de la vie économique et des désirs qui
l'agitent, ne sont pas pour autant dépourvus de la modération. Cette vertu est pour eux
précisément la mise à distance du désir économique et du souci de l'enrichissement. Voir
supra, IV, 431a-432a.
19. Platon associe un défaut déjà mentionné plus haut (voir supra, II, 391c, III, 400b, et IV,
422a), la servilité indigne de l'homme libre, à un autre, une forme de manque d'envergure
et de pusillanimité, qui empêche de donner toute son énergie au travail de la réflexion et du
discours. Qu'est-ce en effet que cette petitesse d'esprit (smikrología, a5), sinon une forme
de mesquinerie, faite de petits calculs, qui éloigne de la recherche de la vérité ? Elle
s'oppose donc à la grandeur de la pensée philosophique (megaloprépeia, a8 et 503c). Voir
Critias, 112c.
20. Une traduction plus réservée lirait ici les tâ ches de l'étude, mais Platon évoque les
objets les plus grandioses de la philosophie, le temps et l'être, dans leur totalité et la tâ che
du philosophe est de garder le regard dans la direction de la réalité immuable supérieure.
La theōría, c'est cette activité de contemplation de l'être éternel, nourrie par l'exercice
incessant des sciences. Voir Théét., 173e, où l'â me du philosophe examine la totalité des
êtres.
21. É vocation de l'idéal philosophique de l'Apologie et du Phédon, où le philosophe est
présenté, par la figure de Socrate buvant la ciguë, comme un homme qui ne craint pas la
mort et considère l'existence terrestre comme une image fugace de la vraie vie de là -bas.
Voir supra, III, 386a.
22. Le contexte montre que Platon évoque les contrats et les conventions qui sont le plus
souvent l'occasion de l'injustice. Voir supra, II, 362b.
23. L'expression est donnée pour équivalente au « naturel philosophe » qui a été placée au
point de départ de la recherche : il ne s'agit pas seulement de dégager les traits de caractère
ou les aptitudes, mais aussi de cerner ce qui identifie moralement le philosophe, ses vertus
spécifiques. Platon décrit dans un même ensemble les dispositions naturelles et les vertus
qui leur correspondent. La liste de ces vertus est semblable à celle qu'on trouve dans le
Théétète (144d) et elle progresse des vertus qui règlent le désir à celles qui concernent
l'exercice de la raison. Le caractère juste et doux manifesté dans l'enfance s'oppose à la
violence et à la sauvagerie qui conduiront à devenir peu fiable (dussúmbolos, b7), et
insociable (duskoinṓnētos, b11), c'est-à -dire de relations difficiles. Cette forme
fondamentale de la justice est donc ancrée dans la douceur du tempérament et elle conduit
à la vertu de modération. Socrate cherche en effet d'abord à identifier ce qui évitera le
manque de mesure (ametría, d5) et produira au contraire l'harmonie ordonnée. De la
même manière, la disposition à apprendre (eumathḕs, c3) conduit à la sagesse
intellectuelle. Cette disposition exige d'abord et avant tout la mémoire (d2). Toutes ces
qualités, conclut Platon, sont enchaînées les unes aux autres (486e2). Voir sur la nécessité
des dispositions, Phil., 21b-e.
24. Platon rappelle ici l'éducation poétique et musicale qu'il a proposée pour les gardiens,
de même que l'éducation physique par la gymnastique, une formation qui leur assure à la
fois la culture et la grâ ce. Ces deux qualités sont de nouveau associées, comme lors de
l'exposé du programme de la paideía, à l'atteinte de la vertu de modération. Leur caractère
propédeutique pour la philosophie est également mis en relief. Voir supra, III, 400c-402c.
25. La transition des dispositions et vertus du désir aux dispositions de l'esprit est un peu
brusque. Le raisonnement semble le suivant : si la mesure, qui est le produit de la
modération et de l'ordre, est l'effet de dispositions à la culture et à la grâ ce exercées par
une éducation adéquate, ces mêmes qualités viendront renforcer la disposition de la
pensée à la connaissance de l'être, qui est la tâ che de la philosophie. La proposition qui en
donne la justification demeure cependant obscure : la vérité est parente de la mesure (d7).
Cette thèse est exposée dans le Philèbe, alors que Platon montre le rapport de la mesure et
de la sagesse (65a-d). « Rien n'est plus mesuré que l'intellect et la science. » Voir aussi 55d-
59d pour le rapport entre les sciences et la mesure.
26. La contradiction n'est qu'apparente. Platon veut dire que le développement de ces
dispositions naturelles de grâ ce et de mesure, chez celui qui est doté du naturel philosophe,
conduira naturellement (autophuès, d11) vers la pensée de l'être, mais qu'il devra
néanmoins y être guidé. L'éducation philosophique que Platon s'apprête à exposer pourra
donc s'appuyer sur ces dispositions fondamentales développées par la culture et la
gymnastique.
27. Au sens métaphysique développé à la fin du livre V, il s'agit ici de la forme de tout être,
en tant que cet être est immuable et éternel. Le terme idéa possède un vaste spectre de
significations, tributaires en partie de son étymologie qui l'associe au vocabulaire de la
vision. Il peut donc désigner l'aspect extérieur, la figure ou forme visible, et l'usage
métaphysique se dégage lentement dans l'œuvre de Platon. Voir supra, pour la forme du
beau lui-même, V, 479a1, et supra, pour la forme du bien, VI, 505a2, 508e, et VII, 517b9,
526e3 et 534b10. Ce vocabulaire, où la parenté de l’eîdos et de l'idéa pose plusieurs
problèmes dans l'interprétation de la doctrine des formes intelligibles, voir G.F. Else
(1936). La forme de chaque être est donc pour cet être ce à quoi il participe pour être ce
qu'il est.
28. Le verbe est concret (metalḗpsesthai, e3), il veut dire « participer, prendre part », mais
aussi « embrasser ». Une acception littérale de la « compréhension » donnerait une idée
fondée étymologiquement de cette expression cruciale pour l'activité philosophique :
comment la pensée saisit-elle en effet les formes ? Voir Phédon, 102b1.
29. Platon dispose ici la liste de toutes les aptitudes naturelles qu'il a passées en revue, et il
leur joint les vertus des parties de l'â me, telles que l'analyse du livre IV a permis de les
dégager. Pour une liste comparable, voir Théét., 144a-b, et dans les Lois, IV, 709, le portrait
du jeune tyran. On notera cependant que la sagesse (sophía) n'y figure pas nommément,
mais sous les espèces de cet amour de la vérité qui caractérise le philosophe. De l'édifice
complet des vertus (modération, courage, sagesse et justice), c'est en effet la nature de la
sagesse qui est maintenant examinée dans l'analyse de l'activité philosophique, puisque
c'est elle qui viendra couronner l'exercice de la raison.
30. Déesse de la critique et du sarcasme, voir Hésiode, Théog., 214.
31. Ce passage laisse entendre que la question des philosophes-rois était un thème
récurrent dans les entretiens de Socrate, mais la suite montre plutô t l'expression du regard
habituel sur la méthode socratique.
32. Cette comparaison de la discussion philosophique avec le jeu du trictrac est apportée
par Adimante, qui se décide à intervenir. Comparer avec le jeu des cités, évoqué en IV,
422e, et dans les Lois, VII, 820c-d. Il a suivi patiemment l'échange avec Glaucon, mais il lui
tarde de proposer une objection que le cours prévisible du dialogue ne permettra pas
d'introduire. Cette critique de la discussion socratique ne manifeste aucune hostilité, et elle
fait partie de tous les morceaux du même genre, dans lesquels Platon montre la
vulnérabilité de sa propre méthode, si elle est suivie avec trop de rigidité. On pense à la
comparaison de Socrate avec la torpille, dans le Ménon (80a-b), mais également au Gorgias
(461d, 495a) et au Sophiste (230b). Pour l'étude de l'élenkhos, voir d'abord R. Robinson
(1953) et A. Nehamas (1990).
33. Adimante se fait ici l'écho d'un reproche traditionnel à l'endroit de l'exercice la pensée
et de la philosophie : ceux qui s'y consacrent montrent beaucoup de lacunes dans la vie
pratique. L'hostilité d'Isocrate était bien connue (Sur l'échange, 258-269). Cette activité
convient à la période de la jeunesse, où elle contribue à la formation, mais y demeurer
attaché à l'â ge adulte mérite réprobation. Voir Gorg., 484c-486c, Théét., 173c-174d, et
Phédon, 64b. Le reproche de puérilité n'est sans doute pas le plus virulent, puisque aussitô t
Adimante le renforce : ceux qui s'y attardent trop longtemps deviennent presque fous et
pervers. Comparer Euth., 306e et Protag., 346a.
34. Renvoi à la déclaration de Socrate sur la nécessité du gouvernement des philosophes-
rois, supra, V, 473d.
35. Plus précisément, une image (eikṓn, e5). Platon a souvent recours à ces images, voir par
exemple le morceau d'Alcibiade (Banq., 215a). Ici, il s'agit d'une comparaison développée
sur plusieurs registres, qu'on pourrait considérer comme une allégorie. La cité
démocratique est représentée par le navire, le gouvernant par le pilote, les citoyens par les
matelots. Plusieurs éléments, sinon tous, de la critique platonicienne de la démocratie,
querelleuse et anarchique, se retrouvent dans ce tableau qui a pour but d'illustrer la
domination de l'ignorance et le mépris de la connaissance. Le jugement de Platon sur le
peuple peut être nuancé (voir infra, 499e), mais en général il le critique impitoyablement
(Apol., 30e). Cette image se fonde sur le double sens du pilotage (en grec, kubernḗtēs
signifie aussi bien le « pilote » que le « gouvernant », terme qui en provient
étymologiquement) et Platon l'a intégrée dans son lexique de l'art politique, par exemple
dans le Politique, où il reprend la même dénonciation de l'ignorance en matière de pilotage
politique (297e et 302a). Voir sur la comparaison l'étude de R. Bambrough (1956). Au
passage, Platon revient sur le thème de l'enseignement de la vertu politique, déjà discuté
dans le Protag., 319a-320d, et sur l'absence de maîtres véritables. Il insiste sur la nécessité
de cette science du gouvernement de la cité, que chacun confond avec la seule prise du
pouvoir. Voir supra, V, 473c, et le témoignage de Xénophon (Mém., IV, 2, 4-7, et III, 9, 11). Ce
passage annonce le développement final de l'allégorie de la caverne, avec l'évocation du
traitement réservé au philosophe. On en retrouve le thème dans le Politique (297a, 298a-
299b) et le morceau est cité par Aristote (Rhét., III, 1406b35-36) comme exemple de
comparaison.
36. Passage controversé, dont le sens est cependant clair. Je suis la lecture de J. Adam (voir
ses notes et l'appendice I, vol. II : 74-76, qu'il consacre à ces lignes difficiles). Les marins ne
croient pas possible que le pilote apprenne comment (hópōs, d8) diriger le navire, ni en
l'étudiant comme art (téchnēn, e1), ni en s'y exerçant (melétēn, e2), ce qui signifie qu'ils
nient la possibilité d'apprendre l'art même de la navigation (tḕn kubernētikḗn, e2). La
difficulté du texte provient de la clause finale, introduite par « et par là -même » (háma, e2),
dont le sens semble venir redoubler la phrase précédente. Certains (B. Jowett, ad loc., suivi
par P. Shorey) ont pensé que Platon voulait distinguer la prise de contrô le du navire et l'art
de naviguer, mais l'affirmation de Platon est simple : si les marins nient la possibilité
d'apprendre le comment de la navigation, alors c'est l'art lui-même qu'ils refusent. Sur
l'importance de cette métaphore pour la philosophie politique, voir R. Bambrough (1956).
37. Expression courante pour dénigrer le penseur, reprise de l'épisode de Thalès faisant
une chute parce qu'il regardait le ciel (voir DK, 11 ; A9, et Théét., 174a) et qu'on peut
comparer avec le portrait de Socrate dans les Nuées d'Aristophane (v. 288). Perdus dans la
contemplation du cours des astres (meteōroléschas, 489c6), les philosophes se voient
reprocher d'être aveugles au monde concret dans lequel ils vivent. Voir Apol., 18b, Pol.,
299b, et Phèdre, 270a.
38. Citation de Simonide, selon Aristote (Rhét., II, 1391a8). Voir infra, VIII, 568a.
39. La hiérarchie des occupations et des activités dans la cité est soumise à un principe
fondé sur deux critères : la proximité du monde de l'être et la capacité de diriger. Certaines
activités sont d'emblée supérieures à d'autres, et c'est un des points centraux de la critique
politique contemporaine à l'égard de la République : parce que Platon pose d'abord la
spécialisation fonctionnelle, et parce qu'il hiérarchise les fonctions, il rend impossible une
liberté des individus dans la cité de développer leurs capacités et de se déplacer vers
d'autres activités. Chacun paraît prisonnier de la fonction à laquelle ses capacités de base
vont l'identifier et ceci ruine la liberté d'accès aux fonctions politiques. L'expression est
reprise infra, 495b : la meilleure nature est destinée à l'activité la plus élevée. Voir sur ces
questions, K. Popper (1979), avec le recueil d'études publié par R. Bambrough (1967), et G.
Vlastos (1969 et 1971).
40. Platon prend ici à partie les sophistes, qui, tout en prétendant s'occuper de la vertu
politique et du bien de la cité, tournent en ridicule les philosophes véritables, et alors le
détracteur de la philosophie reprend leur hargne. Mais il semble accepter que ce reproche
soit partiellement fondé, puisqu'il propose d'examiner pourquoi une majorité de
philosophes sont pervers. Il distingue donc un usage excellent de la philosophie et un usage
dégénéré. Comparer le portrait du philosophe sans génie, Théét., 173c.
41. L'idéal de l'homme de valeur, qui allie l'excellence morale à la formation de grande
culture, est celui de l'homme libre et Platon l'associe au régime de l'oligarchie, voir VIII,
569a. Le recours fréquent de Socrate à cette expression (kalòs kagathòs, e4) qui valorise
l'homme d'élite pouvait être perçu comme une mise à distance de l'homme démocratique.
Voir supra, II, 376c et III, 396b.
42. Le passage qui décrit l'engagement de l'activité du philosophe vers l'être (pròs tò òn, a8)
est de nouveau inspiré par le vocabulaire érotique qui marque depuis le début le portrait
proposé par Socrate. Son amour l'emporte dans une quête qui rappelle en tous points
l'ascension du Banquet (206e), de même que la vision du Phèdre (248b), et qui aboutit à la
fois à l'union (kaì migeìs, b5) et à la fécondité dans l'enfantement. L'union est décrite
comme une union sexuelle et l'enfantement de l'intellect et de la vérité est précédé des
douleurs de l'accouchement (comparer Théét., 148e, 150b et 186a).
43. L'être réel est l'être immuable et éternel qui est au-delà de chaque chose particulière.
Platon a recours ici à une distinction entre l'être et l'objet naturel, c'est-à -dire entre ce qui
est véritablement (b3) et la nature comme ensemble d'objets chaque fois particuliers.
44. Cette affirmation très nette de la parenté de l'intellect et du monde de l'être intelligible
n'est accompagnée d'aucune démonstration dans la République ; celle-ci se trouve dans le
Phédon, 79d, et dans le Timée (90a-c). Platon réaffirme cette parenté en X, 611e.
45. La description de l'union emprunte un vocabulaire teinté à la fois de mysticisme et
d'érotisme, qui rappelle le Phèdre (246e-247d) et le Banquet (210a-212a).
46. La comparaison des vertus du naturel philosophe aux membres d'un chœur fait appel à
une métaphore fréquente chez Platon ; voir par ex. infra, VIII, 560e, 580b, Euth., 279c,
Théét., 173b. Platon reprend ici la liste de 487a.
47. On ne doit pas forcer la distinction, évoquée par la traduction entre le naturel
philosophe, comprenant l'ensemble des qualités et vertus qui font le philosophe véritable
et ce qui serait sa nature, exprimée éventuellement dans une définition. Platon est
également intéressé par une description morale du caractère et des vertus du philosophe et
par une définition qui exprime sa fonction propre dans la recherche de la vérité et de l'être.
Dans la mesure du possible, suivant en cela les indications très riches de M. Dixsaut (1985),
j'ai traduit par naturel les expressions relatives à la description morale et par nature, celles
qui tendent vers la saisie de la fonction métaphysique.
48. La cause n'est pas la philosophie elle-même, mais l'ensemble des facteurs pernicieux
qui affectent le petit nombre de naturels philosophes. Ce naturel ne se corrompt pas de lui-
même, mais les vertus qui le constituent peuvent subir l'influence du milieu environnant et
se dégrader. Voir infra, 494b. Parce qu'il est non seulement fort et bien doué, mais aussi
très sensible, le naturel philosophe demeure toujours fragile. Comparer Xénophon, Mém.,
IV, 1, 3-4.
49. Platon n'utilise aucun terme technique ici pour désigner les vertus, et il faudrait
traduire littéralement « chacune des choses ». Comme il s'agit de comprendre comment
sont affectées les dispositions morales du philosophe, et notamment ses vertus de courage
et de modération, j'ai traduit par un terme neutre.
50. La métaphore de l'organisme était déjà mise en place supra, 491b, quand Socrate
affirme que peu de naturels doués de toutes les qualités germent dans l'humanité. Les
naturels les plus vigoureux doivent être protégés par une éducation attentive, voir infra,
VII, 519a-b, alors que les naturels plus faibles ne présentent aucun intérêt : ils ne seront la
cause ni de grands maux, ni de grands bienfaits. Peut-être faut-il voir ici la raison pour
laquelle Platon ne propose aucun programme éducatif pour la troisième classe.
51. Platon semble vouloir distinguer entre ces sophistes qui enseignent à titre privé, ce qui
constitue déjà l'occasion d'une influence considérable sur la jeunesse, et l'influence
publique plus étendue qui accroît leur renommée et leur pouvoir corrupteur. Qui sont ces
megístous (a8) dont l'influence paraît si pernicieuse ? La suite montre que Platon veut, sans
disculper les sophistes considérés individuellement, prendre à partie le monstre de
l'opinion publique elle-même, le marché démocratique de l'opinion. C'est donc Athènes
elle-même, en proie à l'influence sophiste, qui est la cible de ce morceau véhément.
52. La description des lieux de parole de la cité démocratique mêle ici tous les registres de
la vie publique : politique, juridique, militaire, religieux et culturel. Partout, Socrate ne voit
que vacarme et influence indue de la rumeur qui véhicule la position des sophistes et
corrompt la jeunesse. Pour les rochers, on peut évoquer la Pnyx, où se rassemblait
l'ecclésia, l'Aréopage, l'Acropole et pour le théâ tre, sans doute le théâ tre de Dionysos. La
critique de la démocratie sera effectuée au livre VIII, 555b sq. Pour le vacarme
démocratique, 563c.
53. L'influence de l'éducation sur le caractère (ē̂thos, e4) peut s'apprécier selon les
contextes : si l'éducation des sophistes, et en général la tyrannie de l'opinion, ne peuvent
influencer le caractère vers le bien, Platon soutient néanmoins qu'ils peuvent le détériorer
et le corrompre. Le propos n'est paradoxal qu'en apparence, car l'affirmation porte d'abord
sur l'influence de l'éducation, et non sur la plasticité du caractère en général. Aucun
caractère en effet ne deviendra différent (alloîon, e3) de celui que favorise la tendance
générale, s'il demeure sous l'influence de l'éducation des sophistes. Comment expliquer dès
lors le surgissement des caractères excellents ? Platon affirme d'abord l'existence de
caractères divins (e5) exceptionnels. Il faut les attribuer à une faveur divine (theoû moîran,
493a1). Ce passage très pessimiste sur la possibilité de réformer les cités existantes, en
conservant leurs régimes politiques, conduit à la nécessité d'une révolution radicale, mais
celle-ci semble ne devoir trouver sa condition de possibilité que dans une grâ ce. Cette
notion de faveur divine a des antécédents chez Platon, on pense au texte du Ménon, 94b et
99c-d, faisant l'éloge des hommes divins : « Il nous apparaît que c'est par une faveur divine
que la vertu est présente chez ceux où elle se trouve. » Cette faveur divine est-elle une
intervention divine ou s'agit-il de l'exercice de la faculté divine, la raison présente chez
ceux qui la cultivent ? Le texte du Ménon (voir M. Canto-Sperber, ad loc.) laisse entendre
qu'il s'agit d'une vertu qui n'est pas le produit de l'intelligence et l'exception constituée par
l'avènement de l'homme politique sage serait donc à considérer comme une sorte de
miracle. Voir également, infra, IX, 592a, et Lois, XI, 951b. Pour le concept de theía moîra,
voir J. Souilhé (1930).
54. La critique platonicienne des sophistes et des orateurs imprègne presque tous les
dialogues, et ce passage se montre conforme aux reproches habituels de Socrate : les
sophistes sont d'abord des techniciens habiles, désireux de contrô ler le peuple, et prêts
pour cela à toutes les ruses et à toutes les subversions, y compris celles de leur propre
jugement. La distinction de la rhétorique et de la sophistique semble ici un peu effacée. Voir
le portrait des orateurs dans le Phèdre, 260c, et pour le peuple qu'il s'agit de flatter et
séduire, le Gorgias, 501b-502a. Comme ailleurs, Platon se montre également critique des
sophistes comme éducateurs, un rô le qu'ils avaient entièrement conquis dans l'Athènes de
Périclès. Voir sur leur influence l'étude de G. B. Kerferd (1981 : chap. 3), qui insiste sur le
fait que l'évaluation de leur influence doit être tempérée par la censure et les procès dont
ils furent l'objet.
55. La critique des œuvres d'art, ou la discussion de projets publics, par des orateurs et des
sophistes ne reposait pas, selon Platon, sur des fondements valables. Leur reprochant de
rendre compte (lógon didónai, d8) de manière ridicule de leurs jugements sur la beauté des
œuvres ou sur le bien de tel projet, Socrate assimile leurs attitudes à une pure flatterie. Se
soumettant à l'arbitrage de l'opinion populaire, ils renoncent en fait à l'exercice même de la
raison. Dans les Lois (II, 659b-c, et III, 700e), Platon évoque les concours de poésie et de
musique et il demande que les juges soient vertueux : ils ne doivent pas être les disciples
des spectateurs, mais leurs maîtres. Mais la culture démocratique d'Athènes a favorisé
l'avènement d'une « théâ tro-thérapie » : c'est l'image même de cette foule souveraine qu'il
peint ici. Il faut certes lui concéder quelques prérogatives, c'est le « nécessaire » requis par
l'assemblée ; mais aller au-delà conduit à la tyrannie de l'assemblée et au rejet du sage. Voir
infra, X, 605a.
56. La provenance de cette expression est douteuse, voir J. Adam, ad loc. Il s'agit
probablement, si on se reporte aux Scholies sur ce passage, d'une évocation de l'épisode de
l'Odyssée, où Ulysse attente à la vie de Diomède, mais ne réussit pas ; pour se venger,
Diomède lui attache les bras et le mène du bout de son épée.
57. Cette thèse est d'abord politique. Dans le contexte de la République, comme dans le
Politique (292e), l'accès à la philosophie comme responsabilité dans la cité est limité par la
rareté des dons naturels et par le rejet dont le philosophe véritable est l'objet de la part des
intellectuels qui dominent le peuple démocratique. La progression de l'argument repose
d'abord sur des faits : alors que les sophistes consentent à une attitude démagogique, le
philosophe véritable lui n'y consent pas. Ce n'est donc pas a priori, ou en vertu d'un
argument concernant la faiblesse rationnelle du peuple, que l'assemblée ne peut
reconnaître la valeur de la vérité, mais bien parce qu'elle est, dans les faits, c'est-à -dire
dans la culture de l'Athènes démocratique, dominée par des idéologues. Il faut donc, sur ce
point, réprimer une tendance (voir J. Adam, citant Gorg., 474a, et combien d'autres à sa
suite) qui rend la pensée politique de Platon naturellement hostile au peuple, ou
massivement méprisante à son endroit. Ce passage montre tout le contraire, le désir de
Socrate étant de rendre possible une éducation différente, de manière à libérer l'assemblée
de la domination de la rhétorique et de la sophistique. Si donc Platon affirme qu'il est
impossible que la multitude accepte la vérité de l'existence de l'en-soi et des formes, et par
conséquent devienne philosophe, c'est non seulement parce que les dons naturels sont
rares, mais parce qu'ils sont corrompus par la culture et brimés par l'éducation sophiste.
58. Platon pense-t-il à Alcibiade ? Il arrive que Socrate reproche à Alcibiade ses ambitions
de conquête chez les Barbares (I Alc., 105b). Plutarque (Alcibiade, 17, 2, 3) reprend cette
idée, et affirme que l'expédition de Sicile n'était qu'une étape sur le chemin d'une conquête
universelle. Comparer Thucydide, VI, 90, 2. Milite en faveur de cette identification la
mention de l'arrogance célèbre d'Alcibiade (phronḗmatos kenoû, d2 ; voir I Alc., 104a ;
Thucydide, V, 43, 2 ; et Plutarque, Alc., 34, 6, et 23, 8). Notons, sur la base de ce
rapprochement, que le philosophe peint par Platon est d'abord un homme politique, que sa
sagesse destine aux responsabilités de la cité. Un sage qui se mettrait à l'écart ne courrait,
de toute manière, aucun des risques de corruption de la vie publique.
59. Cette expression pourrait être une interpolation (áneu noû, d2), et certains éditeurs
modernes ont choisi de la supprimer, mais elle figure dans le texte lu par Damascius et le
sens est parfaitement cohérent : l'arrogance du jeune noble éduqué par les sophistes le
conduit à une ambition irrationnelle. Il n'est pas, lui, dépourvu d'intelligence, ce qui serait
un contresens, compte tenu de toutes les qualités qui le promettent à la vie de philosophe.
60. À l'exemple de Socrate lui-même, auprès d'Alcibiade, comme Platon le rappelle dans le
Banquet (215d) et infra, VII, 560d. Alcibiade se souvient d'avoir été bouleversé par les
arguments de Socrate, mais reconnaît avoir été incapable d'opérer une réforme profonde
de son attitude. On pourrait entendre ici une pointe de mélancolie chez Platon, à la pensée
d'un philosophe-roi perdu pour l'histoire.
61. En vertu de quel facteur l'esprit se montre-t-il réceptif aux arguments qui le requièrent
de venir vers la philosophie ? Cette parenté d'esprit (suggenès, d9) fait partie du naturel
philosophe, elle est donc présente depuis le début et ce n'est donc qu'au hasard des
circonstances, ou à la faveur divine mentionnée plus haut, que le naturel philosophe
menacé par la corruption devra de pouvoir entendre la voix de la raison.
62. Les procès intentés aux philosophes s'étaient multipliés, et l'exemple de Socrate, accusé
de corruption de la jeunesse et d'impiété est certainement présent à l'esprit de Platon
quand il écrit ces lignes. Voir Xénophon, Mém., I, 2, 12, et Apol., 24b. Sur l'accusation
d'impiété et les procès avant Socrate, voir la notice de L. Brisson dans son édition de
l'Apologie de Socrate et du Criton (1997 : 44-62).
63. Il s'agit de la liste des qualités et vertus requises du naturel philosophe. Platon,
exceptionnellement, a recours à un terme neutre (mérē, a5) pour désigner cet ensemble ; il
ne s'agit pas de parties, puisque cet ensemble constitue l'ē̂thos du philosophe, mais bien
d'éléments constitutifs.
64. Rappel de l'argument avancé en V, 476b, et VI, 491a-b.
65. Si le vrai philosophe s'unit à la philosophie, celui qui l'abandonne la laisse à sa solitude
de fiancée non épousée. Elle est alors courtisée par des prétendants qui ne la méritent pas
(voir supra, 489d, et infra, 495e). Référence aux rites du mariage athénien, voir Lois, XI,
924.
66. La formule vise la dérision, il s'agit d'hommes minuscules (anthrōpískoi, c9), qui
s'occupent d'arts minuscules. On a suggéré que Platon vise ici Antisthène et peut-être
Diogène, c'est possible. Platon déplore l'envahissement de la philosophie par tous les
technniciens de la parole et de la pensée, sophistes et orateurs confondus, dont il a fait le
portrait plus haut. Voir Protag., 318e. Il les décrit comme des gens qui occupaient des
métiers subalternes, et qui se sont promus eux-mêmes aux responsabilités les plus élevées.
On peut certes faire la liste de nombreux sophistes qui occupaient de petits métiers, avant
de venir faire profession des arts de la parole et de l'argument : Protagoras, Euthydème,
pour ne rien dire d'Hippias qui se vantait de maîtriser tous les arts. Mais un adversaire plus
vraisemblable peut être identifié dans la personne d'Isocrate (voir Sur l'échange, 271 sq.),
qui proclamait être philosophe. Le forgeron chauve et trapu (e5) le dépeint assez
correctement et déjà dans l'Euthydème, Socrate l'attaquait férocement (305a-c, avec les
notes de M. Canto-Sperber, ad loc.). Voir également Phèdre, 279b, où Isocrate est « revêtu »
de philosophie.
67. Métaphore fondamentale de la condition humaine, dont la philosophie est la libération,
ces prisons annoncent les prisonniers de la caverne. L'exemple du forgeron, libéré de ses
chaînes (e6), concourt à l'image. Le caractère privilégié de la vie philosophique, son
association à la vie divine, est ici marqué par sa désignation comme sanctuaire sacré (eis tà
hierà, d2).
68. Le terme (banausías, e2) renvoie à toutes les occupations qui sont le contraire de
l'activité de l'homme libre. Pas seulement les travaux manuels (voir infra, IX, 590c), mais
comme l'expliquera Aristote, tout ce qui peut constituer une entrave au développement de
l'intelligence et de la vertu (voir Pol., VIII, 2, 1337b5-22). Voir Xénophon, Économique, IV, 2.
69. S'agit-il de l'éducation philosophique, ou plus généralement de l'accès aux sciences et à
la culture de leur société ? Dans la mesure où la sagesse de la philosophie vient couronner
l'ensemble des arts et des sciences (Banq., 184e, Mén., 234a), on peut penser que l'indignité
des faux philosophes repose d'abord sur leur incapacité à devenir vertueux (Phèdre, 241c).
Plusieurs maîtrisent en fait une partie importante de la culture athénienne, notamment la
poésie et la musique, mais c'est l'exercice vertueux de la raison qui leur manque
absolument.
70. Platon oppose les sophismes (sophísmata, a8) à la pensée véritable (phronḗseōs
alēthinē̂s, a8), qui résulte de l'engendrement des pensées justes (dianoēmatá, a6). La
pensée qui s'élève engendre en effet des opinions et des pensées qui conviennent à la
philosophie (Banq., 206b, Euth., 306d).
71. La mention de la contrainte imposée par l'exil laisse supposer que Platon pense peut-
être ici à Dion, banni de Syracuse en 367. Ami de Platon, il représentait un bon candidat à
l'exercice philosophique du gouvernement d'une cité. Cette suggestion de J. Adam a son
mérite. Pour le rapport de Platon avec Dion, voir l'édition des Lettres de L. Brisson (1987 :
48 sq.).
72. Mentionné dans l'Apologie (33e), où il est présenté comme le fils de Démodocos de
Anagyros, un stratège dont on trouve le nom chez Thucydide (IV, 75), ce philosophe a
donné son nom à un dialogue apocryphe de Platon qui nous a été conservé. Dans la liste des
compagnons avec qui il s'entretient de philosophie, en vertu d'une dispensation divine –
mentionnée dans l'Apologie comme dans le présent passage, et également dans le Théagès,
128d – Socrate en parle à l'imparfait. Il était sans doute déjà mort à ce moment. Platon
évoque à travers lui la figure du jeune noble de bonne famille, que tout destinait à la vie
politique, mais qu'une santé chancelante en éloigne et maintient en philosophie. Dans le
dialogue apocryphe, il est présenté comme désireux d'apprendre la science politique
(126c) et décidé à suivre l'enseignement de Socrate.
73. Socrate ne s'y attarde pas, prétextant qu'il s'agit d'un phénomène trop rare pour qu'on
en tire un exemple. Cette voix divine a enjoint Socrate de ne pas s'engager dans une
carrière politique. « C'est une voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de
ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je
me mêle des affaires de la cité… » (Apol., 31d, trad. L. Brisson). Un interlocuteur, dans le
contexte de la discussion de la République qui diffère de celui de l'Apologie, pourrait à juste
titre demander à Socrate pourquoi lui-même s'est détourné de la politique. La réponse de
Socrate insiste sur le caractère exceptionnel de son expérience et elle implique donc que la
vocation philosophique débouche naturellement sur l'engagement politique, si les
circonstances sont favorables. Mais la rareté de l'expérience démonique va presque de pair
avec la rareté des conditions parfaites, et le morceau trouve sa conclusion naturelle dans
l'isolement et la retraite du philosophe condamné par la cité qui le contraint à ne
rechercher que son salut personnel. Quelle est la nature de ce signe démonique ? Est-ce une
voix divine ? Xénophon (Mém., I, 1, 2 ; I, 4, 15 ; IV, 3, 12 ; IV, 8, 1 et 5) nous enjoint de le
croire, en se raccordant au contexte apologétique du procès. Il ne faut pas le confondre avec
la mission de Socrate, intimée par l'Oracle de Delphes (Phédon, 60e). Voir également, Euth.,
272e ; Théét., 151a ; et Phèdre, 242b, avec l'appendice de J. Riddell (1877 : 109-117) et les
notes de L.-A. Dorion (2000). La tradition platonicienne – à commencer par le dialogue
apocryphe Théagès – s'est beaucoup intéressée à ce thème, où elle a puisé les fondements
du caractère divin de la vocation philosophique, et on peut citer plusieurs traités
importants, notamment ceux de Plutarque et d'Apulée. Pour l'importance de l'oracle dans
la cité, voir infra, VII, 540b.
74. Le sort cruel réservé par la cité au philosophe hante la philosophie de Platon et rappelle
à chaque instant le destin de Socrate. Déjà présent dans le Gorgias (521b-522e), cet
affrontement du philosophe et de la cité qui le condamne viendra conclure l'allégorie de la
caverne dans un tableau saisissant du martyr de la vérité. Dans la description désabusée
que nous trouvons ici de la corruption des cités, il faut entendre l'écho des expériences
politiques funestes de Platon en Sicile (Lettre VII, 326a), autant que la condamnation de la
cité démocratique qui mit à mort Socrate. Voir aussi Apol., 31e-32a.
75. Le passage du pluriel (hoi genómenoi, c5) au singulier (hikanòs ṑn, d3) dans la
description du petit nombre invite à concentrer l'attention sur le personnage du
philosophe, considéré comme le type de ce petit groupe qui se voit forcé de se replier sur
lui-même. Contraint de s'occuper de ses affaires (tà hautoû práttōn, d6), il ne s'occupera
plus que de philosophie et se retirera de la vie publique en attendant la mort. La retraite du
philosophe n'est pas exempte de déception, voire même de ressentiment, et Platon déplore
le fait que les cités ne puissent accueillir ceux qui seraient la condition de leur salut. Voir
Gorg., 515a-522e, et Lettre VII, 324b-326b.
76. Cette espérance est celle de la vie immortelle dans l'au-delà , qui constitue la
récompense du juste. Voir X, 621c-d, et supra, I, 331a, où Platon cite Pindare dans
l'entretien d'ouverture avec Céphale, faisant ainsi se correspondre l'espérance de la
tradition et celle de la philosophie. Voir aussi Phédon, 67c, où Socrate évoque la noble
espérance qui inspire le philosophe devant la mort et infra, VII, 517b.
77. Platon désigne de ce terme les régimes à proprement parler. Je traduis katástasis (b2)
par organisation pour marquer la différence avec la constitution politique elle-même, que
Platon nomme politeía. Ce passage compte parmi les rares mentions nettes d'une
distinction entre le régime, qui désigne le type abstrait, et les constitutions politiques
réelles, qui sont toujours, si on fait exception de la cité idéale décrite par le dialogue (c4), le
fait de cités particulières.
78. Ce passage est difficile, en raison du pronom neutre (ti, c8), qu'on ne peut aisément
contourner. Platon ne parle pas de personnes, mais de fonctions, responsables de
conserver le concept ou la théorie de la constitution, qui est le fondement des lois imposées
par le nomothète. J. Adam, ad loc., parle de « théorie rationnelle de la constitution », une
expression qui cerne bien la préoccupation de Platon ici. Cette responsabilité de la
rationalité de la constitution est la prérogative des rois-philosophes, et Platon veut
maintenant élucider davantage une conception qu'il a laissée, de son propre aveu,
imprécise dans le développement antérieur (voir supra, III, 412a-414). Les gouvernants
doivent en effet recevoir les lois et les appliquer, mais ils doivent aussi les protéger. La
position de Platon sur l'évolution de la législation souffre d'imprécision, dans la mesure où
la distinction entre la responsabilité législative du nomothète et celle des dirigeants n'est
pas élaborée. Voir IV, 429c.
79. Concernant le rô le des femmes et la communauté des femmes et des enfants, et ensuite
sur la réalisabilité de la cité idéale. Voir V, 449b et 471c.
80. Nouvelle citation de la maxime, voir IV, 435c, et VIII, 563e.
81. Dans la formation des philosophes, on peut distinguer trois étapes : la formation de
l'enfance, faite de la gymnastique et des arts de la poésie et de la musique ; ensuite, le
curriculum des sciences, que Platon s'apprête à exposer ; et finalement, les arguments (tò
perì toùs lógous, a3), qui sont l'objet de la science ultime, la dialectique. Contrairement à J.
Adam, je ne pense pas que Platon parle ici de manière sarcastique de ceux qui sont
considérés comme des philosophes accomplis, mais bien de ceux qui se destinent à une
formation complète, et qui s'interrompent en route. Ce sens de l'expression (hoi
philosophṓtatoi poioúmenoi, a2) est pleinement conforme aux occurrences subséquentes,
VIII, 538c, IX, 573b et 574b.
82. Fragment d'Héraclite (DK, 22 ; B6 = frag. 88 Conche), cité par Aristote, Météor., II, 2,
355a14 : « Le soleil est nouveau chaque jour. » La lecture de Platon est curieuse, le sens du
fragment étant que le soleil se maintient dans une nouveauté perpétuelle, et non que
chaque jour est l'occasion d'un soleil différent du précédent. C'est bien ainsi que Plotin,
lisant Platon, propose de le comprendre (Enn., II, 1, 2, 11).
83. La qualité de la condition physique constitue une condition essentielle pour l'exercice
de la vie intellectuelle ; voir Protag., 326b, et supra, III, 410a. Cet usage du terme
philosophie est ici très général, c'est la vie d'étude (Théét., 143d, 172c). Pour l'harmonie du
corps et de l'â me, favorisée par l'exercice, voir IX, 591c-d.
84. L'image est celle de la prairie où on va brouter, voir Protag., 320a, une image qui
pourrait évoquer les prairies célestes.
85. La présence de Thrasymaque, qui se tient en retrait, se laisse un peu oublier, mais on
peut douter qu'il ait été insensible aux attaques de Socrate contre les sophistes. Voir supra,
493a et 495c.
86. C'est-à -dire parvenus à ce monde de l'au-delà (ekeî, c4), où l'â me recommencera une
nouvelle vie. Faut-il parler au sens strict d'une réincarnation dans un autre corps ? La
doctrine du livre X (608d) le confirme, et Platon soulève donc bien ici la possibilité de
poursuivre hors de la vie présente des discussions philosophiques. Voir Apol., 41 et Phédon,
68a-b.
87. Passage intraduisible, jouant sur un effet de style, décrit par Aristote comme la
paromoiôse (Rhét., III, 9, 1410a24 sq.) : Platon enchaîne en effet legómenon et genómenon,
dont le sens peut être traduit littéralement comme je l'ai fait, mais il joue de plus sur cet
effet pour tourner en dérision les propos de la rhétorique. Le sens est donc que la majorité
a été saturée d'exemples deparomoiôse et deparisôse (formule rhétorique de l'égalité des
membres de phrases), mais elle n'a jamais vu quelqu'un qui soit réellement semblable et
égal (parisōménon kaì homoiōménon, e3) au modèle de la vertu.
88. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, et je préfère la lectio difficilior (parabálēi) à la leçon
majoritaire des manuscrits (peribálēi), dont la construction avec le datif ne donne aucun
sens acceptable. La conjecture de J. Adam ne me semble pas utile et lui-même reconnaît que
le texte présente une difficulté presque insurmontable. La nécessité et la chance dont il est
ici question peuvent être rapprochées du hasard divin de IX, 592a-e, autant que de la
faveur divine mentionnée supra (492e). L'avènement de la cité idéale est possible, grâ ce à
cette faveur divine, qui est pour le gouvernant une inspiration (epípnoia, c1). Pour la
mention des fils des gouvernants, qu'on peut rapprocher des princes et dynastes de V,
473d, on peut sans doute percevoir ici de nouveau une allusion au jeune Denys (Lettre VII,
327c). Enfin, pour l'ouverture sur le monde barbare, assez rare chez Platon, voir Phédon,
78a, et infra, 501b.
89. Plus exactement des vœux pieux. Platon reprend donc ici la thèse selon laquelle
l'éventualité d'une situation qui rende possible l'avènement des rois-philosophes constitue
une éventualité réelle. Il ne l'assortit, dans le présent passage, d'aucune restriction.
90. Il s'agit de la Muse de la Philosophie (voir G.M.A. Grube, ad loc.).
91. Passage difficile, où on a soupçonné une corruption. Voir l'appendice IV au livre VI, dans
J. Adam (II : 78). Cette phrase est supprimée en entier par J. Burnet, que je ne suis pas ici,
car il y a de bonnes raisons de la conserver.
92. Au lieu de s'intéresser aux questions fondamentales, ces sophistes qui sont étrangers à
la philosophie se disputent entre eux (voir Charm., 154a qui reprend la même expression).
Isocrate, qui se serait reconnu dans ce portrait, y a répondu (Sur l'échange, 260 sq.).
93. Les êtres réels, c'est-à -dire les formes intelligibles. La description du monde des formes
qui suit les présente comme des êtres bien ordonnés, selon un tout harmonieux et éternel
et évoque le monde des astres. Le monde des formes est par lui-même un kósmos (c4)
intelligible (katà lógon échonta), que le Phèdre présente comme un lieu au-delà du ciel
(247c). Voir Théét., 174d, et Phédon, 79c-d, pour cette définition de la pensée comme
élévation vers des objets sublimes. Comparer Timée, 47b-c, où la vie de la pensée est
imitation du mouvement éternel du ciel.
94. Il s'agit de la vertu que le philosophe peut communiquer au peuple, mais qui demeure à
un degré inférieur de la vertu inspirée par la raison philosophique chez le philosophe lui-
même. Voir Phédon, 82b, où Platon donne cette distinction.
95. Une tablette de cire ou d'argile, dont on se servait pour écrire. Cette tablette doit être
effacée, pour y inscrire de nouvelles écritures. Toute cité existante doit donc être purifiée
(katharàn, a3), avant de recevoir une nouvelle constitution ; cette idée se trouve aussi dans
les Lois, V, 735b-736c. La méthode mentionnée infra (VII, 540e), qui consiste à expurger de
la cité tous ses membres â gés de plus de dix ans, a quelque chose de si drastique qu'on
hésite à la prendre au sérieux. De l'esquisse à la finalisation complète de la constitution, il
faut sans doute compter plusieurs étapes. Voir infra, 504d, et Protag., 326d, pour la notion
de l'esquisse (diagraphē̂s, a1 ; hupographeḗ, a9). Le plan est une sorte d'abrégé
schématique des principes et des lois essentielles.
96. L'expression « par nature » (phúsei, b2) désigne la réalité intelligible de la vertu en soi.
97. Ce terme (andreíkelon, b5) appartient à la technique de la peinture (voir Crat., 424e) et
désigne un pigment produisant la ressemblance de l'être humain. Platon évoque les
fondements d'une anthropologie, où les formes éternelles du juste, du beau et du modéré
en soi, sont contemplées par le législateur qui leur associe les vertus qu'il implante dans
l'humanité et qui en sont, pour ainsi dire, les images. C'est ce mélange qui produit la
représentation humaine, c'est-à -dire la ressemblance du modèle exemplaire de la vertu et
de l'humanité. Platon rapproche cet homme exemplaire d'Achille « pareil aux dieux » (Il., I,
131), reprenant le concept de cette représentation divine (theoeíkelon, b7) induite dans
l'être humain par la contemplation des formes. Si l'être humain en effet porte en lui-même
cette image de Dieu, constitutive de sa propre représentation, c'est que les formes sont
divines. Plus l'homme se rapproche du monde intelligible, plus il accomplit son humanité
qui se fonde sur cette empreinte divine. Voir infra, IX, 589d-e. Je ne suis pas Burnet, qui lit
pròs ekeîn'aû, et j'adopte plutô t le texte de Adam, qui rend plus explicite le contraste entre
les deux directions du regard : d'une part le monde des formes, d'autre part la similitude
qui sera implantée dans l'humanité. Voir J. Adam, app. V, ad loc.
98. Comment est-ce l'œuvre des législateurs que de façonner les caractères de l'humanité ?
Il s'agit ici de législateurs idéaux, appartenant au monde d'une fiction transcendante qui
créerait non seulement la cité, mais les êtres humains destinés à l'habiter. Cette fiction d'un
être législateur intermédiaire partage certains traits avec le Démiurge du Timée, ne serait-
ce que sa contemplation créatrice des formes intelligibles. Dans ce moment de la
production des êtres humains, le législateur cherche à les rendre les plus agréables au dieu
possible. Voir infra, X, 612e. L'attribut (theophilḗs, c1) est riche de sens chez Platon, voir
Euthyph., 7a, qui associe ce terme à la piété, et infra, VIII, 560c, avec la définition du Philèbe,
39e : « Un homme juste, bon et pieux n'est-il pas aimé des dieux ? » Voir aussi Lois, IV, 716c.
99. Une traduction littérale du participe présent rend-elle justice au vocabulaire de l'être ?
La question se pose et mériterait tout un développement. Platon privilégie nettement un
participe avec l'article (toû óntos, d1) aux infinitifs. Mais si nous traduisons par « l'étant »,
alors nous produisons un contresens, dans la mesure où ce terme désigne précisément le
contraire de l'être qui est chez Platon, c'est-à -dire le monde des formes. Sur l'interprétation
de l'ontologie, et sa reprise dans la critique moderne, voir A. Boutot (1987).
100. La description réfère au passage de 485a sq. Pour les objecteurs, voir V, 474a, et ici, VI,
487c.
101. Platon reprend ici le vocabulaire des groupes de la cité, qu'il a proposé aux livres
précédents, et auxquels il a fait correspondre les vertus spécifiques. Je traduis, ici comme là ,
le terme génos par classe, ce qui désigne leur groupe en tant que tel. Voir supra, IV, 434b.
102. Le tableau de la cité idéale s'apparente aux fictions des histoires racontées, ce qui
explique que Socrate affirme en faire le récit (muthologoûmen, e4). Les aspects
généalogiques de la cité, tout comme ses aspects programmatiques, relèvent en effet d'une
forme de mythologie, qui ne sera mise à l'épreuve des faits qu'à l'avènement du
gouvernement des philosophes. Nous retrouvons ici l'opposition théorie et pratique (lógōi
et érgōi, e4) que Platon utilise souvent pour situer l'entreprise de la République. Voir supra,
III, 389d.
103. La confiance que met Platon dans le pouvoir d'un seul philosophe de causer une
modification radicale n'a rien de surprenant, si on pense aux espoirs qu'il mit dans les
projets de ses amis siciliens, pour ne rien dire de la confiance qu'il avait dans ses propres
capacités de réussir.
104. Dans cette éventualité, la plus optimiste qui soit, une cité verrait naître en son sein un
philosophe-roi qui, nonobstant les conditions concrètes de son existence, convaincrait ses
membres de le laisser gouverner pour établir la cité idéale. Selon cette hypothèse, il n'est
donc plus nécessaire que la cité ait été purgée : Platon envisage le consentement des
citoyens (ethélein, b8) et la possibilité d'implanter le système des occupations en trois
fonctions, et les lois qui lui correspondent. L'affirmation de conclusion ne conserve guère
l'enthousiasme des moments de fondation des premiers livres : non impossible (b8, c7),
difficile (c6, d7), voilà les jugements qui clô turent l'échange sur la réalisabilité du
gouvernement des philosophes. Mais voir V, 473b, légèrement plus optimiste. Toute
perspective concrète sera effacée, quand il affirmera plus avant que la cité est un modèle
céleste (IX, 592b).
105. Malgré un exposé substantiel des mesures concernant la communauté et la
procréation, Platon semble regretter de ne l'avoir pas lié à la question de l'institution des
gouvernants. Voir supra, V, 471c. Cette institution est la plus importante et la plus difficile
(pantelō̂s alēthḗs, d7-8).
106. L'exposé retourne au moment où Platon avait commencé à exposer la formation des
gardiens, supra, III, 413e, et annoncé le présent exposé. Mais alors que l'argument
demeurait voilé, il devra maintenant s'avancer de manière nette et précise.
107. Platon revient à la formule de III, 341b, ceux qui sont gardiens au sens strict, ce sont
les gardiens les plus accomplis (IV, 428d).
108. La liste des qualités, qu'on retrouve dans le Théétète (144a-b) est ici examinée du
point de vue de la stabilité, de la constance dans l'exercice d'un effort. Associées à la
juvénilité et à l'envergure d'un esprit de grand calibre, ces qualités ne seront pas
fréquemment développées en direction d'une harmonie stable.
109. Supra, 484d-487a.
110. Dans l'exposé sur les épreuves des gardiens, III, 413c sq.
111. Dans des efforts de nature autre qu'intellectuelle, par exemple à la guerre ou dans les
jeux olympiques. Je n'ai pas cru nécessaire de m'écarter du texte de Burnet, pour adopter la
conjecture áthlois, qui reçoit la faveur de Adam (ad loc.). Le texte est clair.
112. Platon récapitule la démonstration du livre IV, qui fait correspondre aux trois classes
de la cité les trois vertus symétriques, et donne à la justice la fonction synthétique de
constituer la vertu de l'harmonie de l'ensemble. Il rappelle ensuite les conclusions, voir IV,
435d-436a, 441c.
113. Ce long chemin est celui de l'examen de la paideía complète des gardiens, qui les
conduira au fondement de l'édifice des vertus. Voir IV, 435d, pour la mention antérieure du
chemin à parcourir. Ce chemin implique-t-il un changement dans la méthode philosophique
du dialogue ? Selon J. Adam, ad loc., Platon quitterait ici le terrain de la psychologie pour
celui de la métaphysique. Pour B. Jowett, il s'agirait d'un passage d'une conception
populaire à un examen dialectique. Les analyses du livre IV étaient pleinement spéculatives
et métaphysiques, dans la mesure où elles reposent sur le fondement de la structure de
l'â me immortelle et de la raison. On peut donc parler d'une psychologie qui est d'emblée
métaphysique, que les livres VI et VII vont compléter par la dialectique du bien au-delà de
l'être (509b).
114. Faisant écho au fait que la juste mesure de l'entretien philosophique est la vie entière
(voir supra, V, 450b), Socrate revient sur le lien de la perfection et de la mesure (Pol., 284a,
Phil., 64d et 66a). Adimante et ses compagnons se satisferaient sans doute d'un examen
moins approfondi (II, 372e, et V, 465e), mais il y a lieu de poursuivre.
115. La désignation de ce savoir au singulier (mathḗmatos, d3) le place au-dessus de tous
les autres, il constitue le terme de la formation des philosophes. Qualifié de savoir suprême
(mégiston, e4), ce savoir a pour objet la forme du bien et Platon l'appelle dialectique (voir
505a).
116. Cette distinction entre l'esquisse et le tableau achevé (hupographḕ/apergasía, d6-7)
reproduit au sujet du savoir moral les registres de réalité de la cité. De la même manière
que les cités réelles ne sont jamais que les esquisses de la cité idéale, les vertus saisies dans
l'action humaine ne sont que l'esquisse de ces vertus parfaites et transcendantes, qui
existent par soi et dont le fondement est la nature du bien. De l'exposé du livre IV sur les
vertus de l'â me à l'exposé sur les vertus en soi et sur le bien en soi, la progression de la
métaphysique est marquée comme un passage à la réalité. Plus loin, le rapport des vertus
au bien est exprimé comme le rapport de l'apparence à la réalité, voir infra, 505d-e.
117. Je ne conserve pas l'appellation traditionnelle (l'idée du bien), car on ne peut établir
une différence quelconque entre idéa et eîdos dans le vocabulaire métaphysique de Platon.
J'ai également traduit « forme » pour eîdos. Je n'ai pas noté le bien avec une majuscule de
majesté – comme cela pourrait s'imposer dans tous les cas où il s'agit de la forme absolue,
et non du concept du langage ordinaire – en raison de l'interprétation théologique, héritée
du néoplatonisme, que cette expression introduit alors explicitement. Cette interprétation
qui veut respecter précisément la sublimité et l'élévation que Platon associe à la nature de
la forme du bien a beaucoup de mérites intrinsèques, mais je ne crois pas qu'elle soit exclue
par une notation neutre. Deux questions majeures se posent concernant le bien chez Platon
: d'abord, quel était le statut de cette doctrine, dont Socrate dit à Adimante qu'il l'a
entendue exposée à plusieurs reprises (504e8 et 505a3) ? Cette question se trouve au
centre de l'approche dite ésotérique de la pensée de Platon : la doctrine du bien aurait été
le cœur d'un enseignement réservé aux initiés et non communiqué par écrit dans les
dialogues. Voir M.D. Richard (1986), qui résume le dossier des textes et présente une
histoire de l'interprétation, surtout allemande, de cette question difficile. Plus récemment,
L. Brisson (1998). On trouve ensuite la question, plus fondamentale, de la nature du bien
platonicien : doit-on l'identifier au Dieu de Platon, qui viendrait couronner sa
métaphysique, ou, tout en préservant sa prééminence, le maintenir au rang du monde des
formes ? Sur cette question aussi, l'interprétation est divisée. Voir au premier rang, A.J.
Festugière (1957), et on accordera une place à l'interprétation de H.G. Gadamer (1996).
Plusieurs exposés éclairent le sujet, en particulier G. Santas (1985), D. Hitchcock (1985) et
M. Baltes (1997).
118. Puisque c'est par la forme du bien que les choses justes sont justes, on peut exposer le
rapport métaphysique de cette forme suprême aux autres formes et aux êtres qui en
dépendent comme un rapport de participation. Mais Platon va préciser ce rapport en
élaborant le type de causalité qui peut éclairer le rapport du bien et de l'être. Il affirme lui-
même que notre connaissance est insatisfaisante, bien qu'elle soit essentielle.
119. Quelle est la nature de ce connaître (phroneîn, b2) ? Par le choix d'un terme associé à
l'idée de la sagesse philosophique (phrónēsis, b6), Platon allie le savoir d'une science
suprême à une activité de contemplation qui rend celui qui l'exerce meilleur et plus sage.
Platon critique donc ici la prétention à connaître le bien, sur le modèle d'une connaissance
ordinaire, et il pense que le statut de cette connaissance est plus élevé. S'il ne parle pas
d'une epistḗmē du bien, mais d'une phrónēsis, nous devons en tirer la conséquence
suivante : ce que la majorité croit être la connaissance du bien n'est pas la véritable
connaissance requise du philosophe. Voir sur ce concept, l'étude de M. Dixsaut (2000 : 93-
119).
120. Peut-on les identifier ? Peut-être les penseurs cyrénaïques, mais plus sû rement
l'opinion populaire en général. Pour la discussion, voir Phil., 13a-c, 67b, mais on peut suivre
J. Adam qui pointe aussi Calliclès (Gorg., 495a-49c).
121. Derrière tout bien particulier, poursuivi dans la recherche de ce qui est beau et juste,
se profile le bien suprême, la forme du bien, présentée ici comme terme ultime, et donc
cause finale au sens où Aristote y reviendra (Mét., Λ, 9, 1074b15 sq). Voir Phèdre, 98b, Phil.,
20d et 54c, et Lois, IV, 715e sq., passages où le lien de la finalité et du bien suprême est mis
en relief.
122. Platon introduit ici le concept de l'opinion droite, une opinion qui tout en étant vraie,
est dépourvue du savoir qui la fonde. En ce sens, elle est aveugle. Voir Ménon, 97a-98a,
Théét., 201c, et Timée, 51d-e. Platon l'affuble ici de trois adjectifs péjoratifs : vil, aveugle,
difforme. Sur ce concept et sa place dans l'épistémologie platonicienne, voir Y. Lafrance
(1982).
123. Malgré les efforts de plusieurs interprètes pour retrouver, soit dans le Philèbe, soit
dans un dialogue perdu, soit encore dans les doctrines non écrites, un exposé complet
concernant la nature du bien, il faut se rendre à l'évidence que le présent passage est tout
ce que contient le corpus platonicien sur le sujet. On peut aussi noter que la recherche sur
la justice (V, 472b) risquerait de se perdre si Socrate s'engageait dans un exposé sur la
métaphysique du bien.
124. L'image est empruntée au vocabulaire de la parenté, et laisse percer un écho de ces
princes et fils de rois mentionnés plus haut. Si le rejeton du bien est le soleil, le bien sera le
père (toû patròs, e6). Voir Lois, X, 897d.
125. Jeu de mots intraduisible, sur le double sens du mot tókos, qui signifie à la fois le
rejeton qui a été enfanté, et les intérêts résultant d'une dette. Voir infra, VIII, 555e, et pour
une expression comparable, Pol., 267a.
126. Voir V, 475e.
127. Périphrase nécessaire pour traduire pálin aû (b6) : pour chaque forme intelligible,
posée comme forme dont participent plusieurs choses multiples, il faut maintenant
affirmer qu'elle existe de manière unique, selon ce qu'elle est elle-même par elle-même,
comme forme. L'affirmation du multiple, qui s'exprime dans les distinctions du langage
ordinaire, est donc renversée par l'affirmation de la forme unique du beau, du juste et de
tous les prédicats du même genre. Sur la forme unique, voir Phil., 16c-d.
128. La structure de l'opposition entre le visible et l'intelligible repose sur la distinction de
deux opérations : percevoir – le sens de la vue agissant de manière métonymique pour
l'ensemble de la perception – et penser. Le vocabulaire de la pensée est construit pour
l'essentiel sur l'ensemble des termes formés à partir de l'intellect (noûs, noeîsthai, nóēsis,
tópos noētós, diánoia) : ce lexique noétique n'est pas en filiation directe avec celui de
l'intellect, qui s'imposera plus tardivement, et je crois plus fidèle, autant que possible, de le
maintenir dans sa parenté avec la pensée, et d'éviter les vocables qui rapprochent du
concept ou de l'intelligence.
129. Expression qu'on peut rapprocher de la démiurgie du Timée, et notamment de la
fabrication de l'â me humain (pour la perception, Timée, 61c-69a).
130. Ce n'est certes pas le sens ordinaire de la fonction ou de la faculté qui est exprimé ici
(dúnamin, c8), mais la possibilité, d'autant plus que l'expression regroupe les deux versants
du phénomène, la vue et la visibilité. Le terme sert d'antécédent dans le développement qui
suit, et revient en 508a1 et 508b6, pour exprimer le pouvoir spécifique de la vue et de l'œil.
131. L'argument repose sur le simple fait de la nécessité de la lumière pour l'exercice de la
vue, les autres sens (ouïe, toucher, odorat, goû t) ne requérant pas la lumière. Platon
connaissait le rô le de l'air dans la transmission du son (Timée, 67b) et s'il semble l'oublier
ici, c'est parce que l'argument se concentre sur la lumière, et non sur le médium nécessaire
pour chaque sens.
132. L'antécédent (en autoîs, d12) a été mis question, mais il ne fait aucun doute que Platon
assigne la présence de la couleur aux objets ; voir infra, 508c. Pour les arguments de ceux
qui soutiennent que Platon affirme ici que la couleur est dans les yeux, voir J. Adam (note
ad loc., et app. VIII, vol. II : 82-83).
133. Le sens de ce rapport est le lien de condition nécessaire qui soumet l'exercice d'un
sens à son milieu d'effectuation. Platon parle d'un type ou d'un genre de rapport (idéa, e6),
ce qui donne une bonne indication de son degré de formalité abstraite : il s'agit de la
catégorie de rapport liant les facultés à leurs objets. Comparer par exemple, Théét., 156a, et
pour un sens comparable du terme idéa, voir Phil., 64e.
134. Il est difficile, à compter de ce seul passage, d'affirmer que Platon considérait les
astres comme des êtres divins, mais d'autres passages le montrent clairement (Timée, 40a).
La question de la religion astrale de Platon a été beaucoup discutée dans la foulée de la
lecture de l'Épinomis, mais on peut en retrouver l'expression dans les dialogues. Voir P.
Boyancé (1952). Une interprétation purement métaphorique de la divinité du ciel ne
rendrait pas justice à l'ensemble de ce passage, qui associe la divinité céleste et la forme du
bien. Comparer Apol., 26c, où Socrate fait profession de foi en la divinité du soleil, et sa
prière à la fin du Banquet (220d).
135. Littéralement, ce qui possède au plus haut point la forme du soleil (hēlioeidéstatón, b3)
; voir infra, 509a1.
136. La métaphore de l'écoulement, de l'émanation (hṓper epírruton) aura une grande
portée dans l'histoire de l'interprétation néoplatonicienne de l'Un et du Bien et ce thème
trouve, pour ainsi dire, sa source ici. Le terme est rare, voir Timée, 43a et 80d.
137. Ce lieu intelligible est le monde des formes séparées, qui sera désigné ailleurs comme
monde intelligible (kósmos noētós). L'analogie du soleil produit ainsi une symétrie à quatre
termes : bien/soleil, lieu intelligible/lieu visible, êtres intelligibles (formes)/choses visibles,
intellect/vue. Sur la désignation de ce rapport comme une « analogie » (análogon, b13), et
sur tous les problèmes d'interprétation de cette analogie, voir d'abord Y. Lafrance (1987)
qui présente un bilan détaillé des interprétations. Voir aussi V. Goldschmidt (1971). Ce
rapport est complété ensuite par l'analogie de la vérité et de la lumière.
138. L'â me est donc le principe qui intègre l'intellect comme sa fonction la plus haute, parce
qu'elle est la fonction de la pensée. Y a-t-il un état de l'â me qui est dépourvu d'intellect ?
Quant l'â me ne se tourne pas vers les intelligibles, mais seulement vers les opinions, elle ne
pense pas au sens strict, et en conséquence elle n'actualise pas l'intellect. Quant à la
distinction des opérations de l'â me (d6), qui semblent montrer une progression de la
pensée à la connaissance, et de la connaissance à la possession de l'intellect (une forme de
saisie intellectuelle, que Platon nomme ensuite nóēsis), elle est exposée dans l'analogie qui
suit immédiatement, celle de la ligne.
139. Le texte est ici très difficile. J. Adam lui a consacré un appendice très utile (II : 83-84),
où il résume les arguments qui le conduisent à introduire une correction. Celle-ci semble en
effet s'imposer, car si nous conservons le génitif du participe des meilleurs manuscrits (hōs
gignōskoménēs, e4), la formulation devient redondante : Platon affirmerait que la forme du
bien serait la cause de la connaissance et de la vérité, en tant qu'elle est connue. En
adoptant l'accusatif, on obtient un sens satisfaisant : cause de la science et de la vérité, la
forme du bien est également susceptible d'être connue. Cela semble confirmé par la suite
de l'analogie, au sujet des objets connaissables (b6). Cette interprétation a été retenue par
Grube et je l'adopte également. Mais en sens contraire, voir B. Jowett, ad loc.
140. En redoublant l'énoncé concernant la subsistance de l'intelligible, Platon fait
intervenir une distinction, pour la première fois dans la République, entre l'être et l'essence.
S'agissant des intelligibles, c'est-à -dire des formes, le bien est leur cause. Mais quel est le
sens de cette causalité ? De la même manière que le soleil est la cause des êtres sensibles,
tout en n'étant pas lui-même leur genèse, le bien est la cause des êtres intelligibles, tout en
n'étant pas lui-même être. L'analogie ne permet pas d'aller au-delà , et il n'y a pas de
distinction correspondant à celle de l'être et de l'essence pour le monde sensible, dans la
mesure où il n'y a pas, dans la conception métaphysique de Platon, d'être du sensible,
seulement un devenir (génesis, b3). Il faut donc interpréter cette distinction. Selon J. Adam,
ad loc., elle est superficielle et les deux termes auraient le même sens ; on peut cependant
distinguer l'être comme subsistance de la forme (son éternité immuable), et son essence en
tant qu'elle est une forme, unique et accordée à un domaine de référence qui la spécifie
comme forme unique (par exemple, la forme du beau, le beau en soi). En plaçant la forme
du bien au-delà de l'essence, mais sans mentionner qu'elle est également au-delà de l'être,
on pourrait saisir une précision concernant la doctrine du bien : comme forme, la forme du
bien subsiste éternellement, au même titre que toutes les formes, mais comme bien, elle
transcende toute particularité et ne saurait donc être assimilée à ce qui fait de chaque
forme l'eîdos particulier qu'elle est, c'est-à -dire chaque fois une ousía particulière. Au
contraire, la forme du bien est au-delà des formes eu égard à cette transcendance (epékeina
tēs ousías, b9) qui la détermine comme absolue souveraineté. L'interprétation de ce
passage a été beaucoup influencée par l'importance de la forme du bien dans le
néoplatonisme, surtout chez Plotin (voir Enn., VI, 9). Selon cette interprétation, la forme du
bien est même au-delà de l'être, ce qui porte à sa limite l'affirmation encore obscure de la
République. Sur ce point, voir d'abord H.J. Krä mer (1969, 1990 et 1997).
141. La légèreté apparente du ton est sans doute favorisée par la remarque de Glaucon, qui
contient elle-même un jeu de mots : son hyperbolḗ (c2) est-elle la transcendance du bien ou
tout simplement l'idée d'une exagération dans le propos de Socrate ? On pourrait dire,
suivant une indication de G.M.A. Grube (voir DL, II, 118), qu'ici Socrate lui rend sa monnaie,
car ce n'est pas seulement un jeu de mots fondé sur la consonance de ouranós/horatós,
mais aussi un écho de ouranoû/ nóētoû, où s'entend le nom de l'intellect au génitif (noû)
associé au monde intelligible (nóētoû). J. Adam, ad loc., suppose de son cô té que Platon veut
éviter une étymologie courante (Crat., 396b), qui fait dériver le ciel (ouranós) du visible
(horatós), alors même qu'il s'agit ici de renforcer la proximité du ciel et des formes
intelligibles.
142. Proclus avait déjà pris position sur le texte (In Remp., I, 288, 20-24 ; III, 96) : s'agit-il de
segments égaux (ísa) ou inégaux (ánisa) ? Si le texte est clair et exprime nettement une
inégalité, la question se pose de savoir pourquoi une symétrie de deux mondes – et à
l'intérieur de chacun, entre deux registres distincts – doit s'exprimer dans cette inégalité.
Le privilège du monde intelligible impose de lui donner une représentation plus
importante, et ainsi en décroissant vers les domaines inférieurs de l'ontologie. Voir le
schéma, en annexe. L'érudition sur la ligne est plus abondante que sur tout autre passage
du corpus platonicien, et nous devons aux travaux de Y. Lafrance de pouvoir y voir un peu
clair. Ses travaux bibliographiques et critiques permettent en effet de retracer tous les
problèmes soulevés depuis l'Antiquité, et de revoir l'histoire de leur interprétation. Voir Y.
Lafrance (1987). Toute la classification repose sur les critères de la clarté (monde sensible)
et de la vérité (monde intelligible). Pour le rapport de la ligne et de la caverne, voir V.
Karasmanis (1988).
143. Deux formulations semblent se superposer pour désigner le domaine inférieur de la
ligne : dans un premier moment, Platon oppose le visible et l'intelligible, mais ici il désigne
le visible comme domaine de l'opinable (doxastòn, a9), qui s'oppose au connaissable
(gnōstón, a9) : cette terminologie, plus épistémologique qu'ontologique, revient infra, 511d,
et elle permet un rapprochement avec l'allégorie de la caverne, qui suit immédiatement, le
monde des ombres et des simulacres étant celui de l'opinion. La cohérence des trois grands
discours (soleil, ligne, caverne) a fait l'objet de plusieurs études, qui la plupart convergent
pour montrer la rigueur de l'ontologie.
144. Les objets imités par les images, et qui sont eux-mêmes les imitations des formes
intelligibles. Voir infra, la reprise de la question ontologique de l'imitation, X, 599a, et Lois,
III, 688b.
145. Il s'agit de propositions non démontrées, introduites ou bien comme les axiomes des
théoriciens, ou bien comme les hypothèses des géomètres. Voir Ménon, 86e (avec la note de
M. Canto-Sperber, ad loc.). L'hypothèse en métaphysique comprend certains traits de
l'hypothèse mathématique : le rapport à la démonstration est absolu (une hypothèse
demeure une hypothèse tant qu'elle n'est pas démontrée) et la productivité est une raison
suffisante de la formuler (même invérifiable, elle peut entraîner d'autres hypothèses). Dans
le présent passage, le premier moment est marqué par une dialectique ascendante :
l'examen des images et des objets conduit à faire l'hypothèse de leurs modèles réels, les
formes. Le sens de l'hypothèse est donc : considérant telle image, il existe tel être qui est
son modèle. Dans le monde intelligible cependant, les formes ne sont pas dans une relation
d'image ou d'imitation au principe non hypothétique, et la progression des formes vers le
principe suprême utilise cette fois les formes comme hypothèses. La formulation est alors :
si les formes existent, alors le bien existe. Voir infra, VII, 532a-533c. Admettons, dit
autrement, l'existence du beau en soi, ou du juste en soi, alors il faut démontrer que le juste
en soi n'est possible que par la forme du bien, et cela doit être fait dialectiquement, sans
recourir à aucun moment à des objets sensibles. Les aspects progressifs de la dialectique
sont dans le corpus platonicien plus manifestes que les exemples de déduction pure : on
peut noter, par exemple, la dialectique de l'égal dans le Phédon, ou de la beauté dans le
Banquet. Pour la déduction pure, on peut en trouver l'esquisse dans le Timée, alors que la
production de l'univers est déduite de la forme du Parfait incréé.
146. Ce passage doit être lu dans un rapport étroit au programme des sciences, qui
intervient en VII, 522c-531d. Platon se contente pour l'instant de distinguer les hypothèses
des sciences propédeutiques des hypothèses de la dialectique supérieure qui achemine
vers la position de la forme du bien. Pour les « formes visibles » que sont les dessins et
schémas des savants, voir Euth., 290b, et Lettre VII (342a sq.), qui ne sont jamais que des
approximations des schèmes mathématiques (VII, 526a). Ceux-ci sont des êtres en soi (autà
ekeîna, 511a), distincts des formes intelligibles. Ce passage pose la redoutable question du
statut des êtres intermédiaires entre les formes et les êtres sensibles particuliers, un
problème rendu plus aigu par la question du statut de la diánoia : si en effet la pensée
discursive (dianoia) constitue un registre intermédiaire entre l'opinion et la connaissance
de l'intellect, quels sont les objets qui lui correspondent ? Cette question est bien exposée
dans Y. Lafrance (1989). Voir également N.D. Smith (1981).
147. Les deux significations, à ce stade du dialogue, ne sont pas vraiment distinctes : Platon
tire le concept de la science dialectique de l'exercice même du dialogue, dont la force
(dúnamis, b4) rend possible le passage des formes au principe qu'est le bien.
148. Au sens strict, les arts ou types de savoirs particuliers qui constituent l'ensemble des
sciences (la géométrie, l'harmonique, mais aussi la musique et la poésie). Voir Protag.,
318e, et Théét., 145a-b. Comme le curriculum platonicien le montre, ces arts sont
principalement mathématiques, et cela explique que l'exposé se termine sur une distinction
claire de la pensée et de l'intellect : la pensée (diánoia) demeure liée à l'exercice des
mathématiques et elle ne se libère jamais des hypothèses, alors que l'intellect (noûs)
procède vers le principe anhypothétique et est à proprement parler le nom de la pensée
philosophique et dialectique.
149. Malgré sa provenance résolument contemporaine, cette traduction me semble la seule
qui soit adéquate pour páthēmata (d7). Il ne s'agit ni d'opérations particulières, qui
seraient finies et limitées, ni de facultés, qui désigneraient par exemple des fonctions ou
même des parties de l'â me. Comme l'ensemble de l'exposé de la ligne est organisé sur le
critère de la clarté et de la vérité, on peut sans risque proposer que Platon distingue ici les
états de l'â me, aux divers degrés de la perception et de la connaissance, c'est-à -dire selon
les objets vers lesquels elle se tourne pour percevoir et penser. Déjà en ce sens, J. Adam
parlait de state of mind. La représentation (eikasía) est l'état mental qui résulte de la pure
perception, c'est l'image mentale ; la croyance (pístis) est croyance dans la réalité du visible
et du sensible, supérieure en clarté à la pure représentation. On peut discuter sur la
nécessité de confiner la représentation aux seules images (eikónes), mais dans la mesure où
il s'agit de l'ensemble du monde de la doxa, il s'agit plutô t d'une différence de degré dans la
clarté de l'opinion ou de la perception, et non une stricte différence d'objets. Sur
l'épistémologie platonicienne et la question des formes et des états mentaux, voir d'abord
N.P. White (1992).
Livre VII
1. L'allégorie de la caverne propose une comparaison élaborée, dans laquelle chaque
élément est destiné à éclairer un aspect de la condition humaine. Son propos est à la fois
plus vaste et moins technique que l'exposé de la ligne, et la correspondance de l'ontologie
et de l'épistémologie de chacun de ces passages ne doit pas être recherchée avec trop de
précision. Les quatre divisions de la ligne ne sont pas en effet exactement équivalentes aux
quatre registres du monde de la caverne : les ombres sur la paroi, les objets dans la
caverne, les reflets à l'extérieur, et les objets extérieurs. L'interprétation de la lumière
réelle (515e), le soleil, renvoie cependant à l'analogie du soleil et favorise un
rapprochement avec la forme du bien. La situation d'origine (páthei, a1) n'est cependant
pas expliquée, ni rapportée à une cause particulière qui serait responsable de
l'enchaînement des prisonniers. L'abandon des prisonniers peut être rapporté au thème
orphico-pythagoricien de la prison du corps pour l'â me : le Phédon nous apprend que le
monde est pour ainsi dire le tombeau de l'â me. Cette situation d'enfermement est une
forme d'expérience qui représente la condition générale de l'existence humaine, considérée
dans son manque d'éducation (apaideusías, a2). Pour ce sens du terme pathos, voir supra,
VI, 488a. L'allégorie est un locus solus dans le corpus platonicien, même si on peut esquisser
un parallèle avec le Théétète (172c-177c), pour la question de la culture. On ne peut non
plus lui trouver de sources littéraires précises, même si le thème de l'antre et des grottes
est bien présent depuis Homère jusqu'à Empédocle (DK, 32 ; B120). Lié en général à
l'Hadès et à la divination, la caverne est le lieu exemplaire de la rencontre avec les morts.
Voir Proclus (In Remp., 292, 22-296, 15 ; II, 101-104) et la reprise de l'allégorie chez
Cicéron (De la nature des dieux, II, 95). La complexité de l'interprétation de ce passage,
souvent considéré comme le cœur de la République, lui vient de ce qu'il compose un abrégé
de l'ontologie, de la doctrine de la connaissance et de la philosophie politique : ce texte est
en effet autant un exposé de métaphysique qu'une leçon sur le devoir du philosophe de
s'engager dans les affaires de la cité, quel que doive être son destin. L'allégorie se termine
en effet par une leçon de courage, où le lecteur est invité à reconnaître Socrate. Il faut enfin
y voir, un moment rare chez Platon, une invitation à la liberté et une éthique qui la rend
pensable. Voir en ce sens la lecture de Th.A. Szlezak (1997), qui présente une synthèse de
l'interprétation contemporaine.
2. Le regard des prisonniers est tourné vers la paroi qui se trouve au fond de la caverne,
c'est-à -dire dans la portion basse du souterrain. La caverne possède une ouverture, qui
permettra à ceux qui se libèrent de sortir, mais cette ouverture est lointaine et la lumière
du jour ne pénètre pas jusqu'au fond. L'orifice est aussi large que le couloir caverneux et
l'inclinaison du souterrain est assez raide, voir infra, 515e7. Voir l'illustration en annexe.
3. Ils sont séparés des spectateurs par un petit muret, et comme il s'agit d'un théâ tre
d'ombres, ce muret les cache. Le long de ce muret, des porteurs d'objets divers se
déplacent, et la lumière du feu projette l'ombre de ces objets sur la paroi du fond de la
caverne. Il faut donc supposer qu'ils portent ces objets sur leurs têtes, ou assez en hauteur
pour que ces objets soient projetés sans qu'eux-mêmes apparaissent. Pour l'image des
marionnettes, voir Lois, I, 645b ; VII, 804b.
4. Je suis le texte de J. Burnet qui, contrairement à J. Adam et É . Chambry, opte pour une
lecture très simple, fidèle à la lecture de Proclus. Je ne retiens pas en effet onomázein, qui
oblige à des contorsions inutiles et qui résulte probablement dans la tradition majoritaire
(A, D, M) d'une corruption causée par la similitude avec nomízein. Le sens est très clair : les
prisonniers confondent les ombres avec les êtres réels (tà ónta, b5). Voir en ce sens Parm.,
130c, et Timée, 51b-52a.
5. La question se pose en effet de comprendre par quelle intervention une telle libération
pourrait intervenir, une question d'autant plus pressante que l'origine même de cette
situation d'enchaînement n'est pas expliquée par Socrate. S'agit-il d'une punition pour
quelque faute, s'agit-il d'une allégorie de l'existence humaine interprétable uniquement à la
lumière du mythe orphique de la chute de l'â me, ou simplement d'une représentation
destinée à faire comprendre les aspects épistémologiques du rapport entre le réel et
l'apparence livrée à l'opinion ? Dans cette allégorie, le niveau du dispositif instituant la
scène de l'existence enchaînée et livrée à l'égarement (aphrosúnē, c5) est certainement
aussi important que la distinction des niveaux d'être et de connaissance qui en a constitué,
pour toute la tradition platonicienne, l'interprétation la plus manifeste. Le terme phúsei
(c5) a été interprété très diversement. R. Nettle-ship (II : 260) le rend équivalent à un aveu
d'ignorance (no one knows how) ; J. Adam pense que la libération des prisonniers est un
retour à la condition « naturelle » (ad loc.).l convient de l'interpréter en rapport avec le
verbe qui suit (sumbaínoi, c6), le sens étant que cette libération serait accidentelle et
suivrait le cours hasardeux des choses. Déjà en ce sens, voir B. Jowett, ad loc. Si la libération
intervient dans le cours des choses, la remontée en revanche sera l'objet d'une contrainte :
les prisonniers résisteront et devront donc être forcés (bíai, e6) à remonter le souterrain
vers la lumière. Le rô le de l'éducation dans cette remontée correspond aux étapes de la
formation des gardiens, mais cette éducation est réservée à une élite et la libération
universelle ne peut être déduite de l'allégorie. Voir C. Strang (1988).
6. Le caractère soudain de la libération rappelle l'éblouissement et la soudaineté de la
révélation de l'être et du beau en soi, dans le Banquet (210e, 212c, 213c, 223b) ; voir
également infra, 516a-e, et Lettre VII, 341c.
7. À rapprocher de Phédon, 66c qui enchaîne les simulacres en tout genre et les futilités
(trad. M. Dixsaut). Voir aussi Gorg., 492c8. Le sens ordinaire de ce mot l'associe à des
sornettes, des paroles en l'air, mais ici il est question de choses vues : les reflets sur la paroi
des effigies portées dans la caverne.
8. Ces reflets sont visibles sur la surface de l'eau et ils font partie de l'ensemble de ce que
Platon désigne comme des simulacres (eídōla, a7). Voir infra, 520c, 532b-c, 534c ; en 532e,
Platon associe ces simulacres aux premiers objets de la pensée dialectique, point de départ
de la remontée vers les objets réels et le vrai. Pour le terme et la crainte de l'éblouissement,
voir Phédon, 100a.
9. Non pas que cette sagesse ait été grande ou supérieure, mais simplement qu'elle était
limitée, puisque le prisonnier libéré voit maintenant combien les connaissances dont il
disposait dans la caverne étaient réduites.
10. Ce passage de l'Odyssée (XI, 489-490) était déjà cité par Platon, au début du livre III
(386c). Il rapporte le témoignage d'Ulysse, descendu chez Hadès, au sujet du regret
éprouvé par Achille de sa vie sur terre : « J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service
chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grand chère que régner sur ces morts, sur tout ce
peuple éteint ! » (trad. Victor Bérard). L'analogie avec la caverne se fonde ici sur le fait
qu'Achille exprime son malheur dans le monde des ombres et son désir de retrouver la vie
réelle.
11. L'expression (doxázein, d7) ne signifie pas avoir ou exprimer une opinion, mais est ici
l'équivalent de se fonder sur l'opinion ; ceux qui ont quitté le monde de la grotte et ont pris
conscience de l'existence réelle d'un monde supérieur ne sauraient désirer retourner à leur
existence antérieure, marquée par l'apparence et l'opinion.
12. Le terme (gnōmateuónta, e8) est difficile à traduire, compte tenu qu'il s'agit d'un hapax
en grec classique. Les prisonniers s'exercent à reconnaître les ombres et à faire des
hypothèses sur ce qui défile devant eux. Une proximité étymologique avec le gnô mon
pourrait indiquer qu'il s'agit d'une mesure des ombres, mais le contexte de l'ontologie
favorise plutô t l'idée d'une reconnaissance des formes.
13. L'évocation du destin de Socrate est ici on ne peut plus claire et toute l'entreprise de «
libération » des Athéniens, prisonniers de la démagogie de leurs dirigeants, a conduit le
philosophe à une mort qui est ici expliquée par l'aveuglement, voire le ressentiment, d'une
population privée de culture et prompte à se retourner contre le messager de la raison.
14. L'allégorie est maintenant exposée pour sa signification, et la correspondance des
termes avec leur explication philosophique est explicitement proposée par Socrate (517a-
518b). La concordance de l'allégorie avec les discours du soleil et de la ligne pose plusieurs
problèmes de détail, auxquels une érudition abondante s'est attachée. Mais pour l'essentiel,
la structure qui sépare le monde visible et le monde intelligible est enrichie par
l'introduction d'une composante dynamique, qui est la vie du philosophe, de sa libération à
son engagement dans la vie politique active.
15. J'ai traduit au sens fort, en rapportant ce passage à la mention de la belle espérance (VI,
496e) et en tenant compte de la mention du dieu. Socrate n'exprime pas seulement un
souhait dans la progression du dialogue, mais il évoque l'horizon spirituel et métaphysique
de la dialectique. La libération par la connaissance conduit en effet ultimement à la
libération du corps, et cette perspective intervient nettement au livre IX, avec l'évocation
du bonheur du juste dans l'éternité. En ce sens, toute espérance est espérance de
l'immortalité de l'â me. La mention du dieu confirme cette interprétation et elle annonce la
fin de la République, où cette espérance est de nouveau proposée.
16. Rappel de la doctrine du bien, qui est le père du soleil. La mention, à peine esquissée, de
la possibilité de voir le bien – avec peine (mógis, c1) – est d'une grande importance pour la
discussion des limites de la connaissance chez Platon. Ce passage affirme en effet que la
forme du bien fait partie du monde connaissable (b8), mais cette proposition doit être
rapprochée de 509b, qui place le bien au-delà de l'être. Dans ces trois discours, sa
connaissance semble suspendue à une approche indirecte, ou alors comme la tradition
néoplatonicienne le proposera, par le moyen d'une appréhension, d'une saisie directe et
mystique. La comparaison avec l'intuition du beau en soi dans le Banquet (210e) favorise
cette interprétation. Sur cette question qui divise toute la tradition exégétique, voir d'abord
A.J. Festugière (1967) et M. Dixsaut (2000 : 121-151).
17. Ceux qui sont remontés hors du souterrain et analogiquement, ceux qui ont atteint la
connaissance du monde intelligible. La polarité du monde de là -bas (entaûtha, c8) et du
monde d'ici structure toute l'expérience intellectuelle et spirituelle du platonisme, dont la
dynamique d'ascension montre dans plusieurs passages son lien fondamental à la
métaphysique des formes. Voir, par exemple, Banq., 211d.
18. Seul emploi dans la République de ce terme, en général utilisé pour désigner des
statuettes religieuses (agalmátōn, d9). Voir Banq., 216d. La correspondance proposée ici,
dans le domaine de la vie des opinions et des jugements, concerne le rapport entre les
propos des cours de justice (les ombres) et la réalité des lois.
19. Qui sont ces propagateurs d'une théorie nouvelle de la formation et de l'éducation,
sinon les sophistes ? Le grand exposé sur l'éducation platonicienne qui s'amorce ici
commence par une déclaration de modestie, proche de la profession d'ignorance de Socrate
: Platon déclare en effet qu'il n'est pas comme ceux qui prétendent remplir l'â me de ceux
qu'ils forment. Ce passage doit être lu en résonance avec le Théétète (149 sq.), où Socrate
prétend seulement libérer les â mes de ceux qui s'adressent à lui. Pour la profession des
sophistes, voir Protag., 318e-319a, et Gorg., 447c.
20. Il s'agit de l'intellect, que Platon compare à l'œil de l'â me. En tant que puissance
d'apprendre et de contempler, l'intellect est la condition de possibilité de l'accès à la
connaissance ; il n'est pas, en lui-même, cette connaissance pour autant, laquelle ne
s'actualise que dans la contemplation des formes intelligibles. Il ne faut donc pas forcer
l'interprétation de ce passage vers une opposition entre ce que serait l'enseignement des
sophistes, et une doctrine innéiste, fondée sur la réminiscence, telle qu'on la trouve par
exemple dans le Ménon (81a sq.). Platon s'oppose simplement à un pur endoctrinement, et
il pense que la paideía réside plutô t dans une conversion de l'â me vers l'intelligible.
D'autres passages dans le corpus sont plus explicites sur la question de la réminiscence et
sur la parenté transcendante des formes et de l'intellect, par exemple, Phédon, 72e-73a.
21. Au sens classique du terme (téchnē, d3), cet art est donc un savoir qui est appelé à se
fonder sur une connaissance. La finalité explicite de la formation philosophique est
énoncée ici comme une conversion, qui est à la fois un détournement du monde du sensible
et de l'opinion et un retournement (periagōgē̂s, d4) vers le monde intelligible. Voir infra,
521c. Cet art ne conduit pas à une production, comme celui des sophistes, mais à une mise
en œuvre : il induit la puissance de la pensée, et ne prétend pas produire les connaissances,
encore moins les déverser purement et simplement dans l'esprit de ceux qui entreprennent
le parcours dialectique. Sur la « mise en œuvre », un terme rare (diamēchanḗsasthai, d7),
voir Lois, V, 746c, Lettre VII, 348a, et Banq., 216c. La comparaison avec le Ménon ne
s'impose pas : le fait que Platon mentionne ici l'existence de la « puissance de voir »
n'implique aucune connaissance antérieure, seulement la réalité du pouvoir de l'â me de
connaître l'intelligible.
22. Les vertus de l'â me, qui sont les vertus accompagnant l'exercice de la connaissance et
de la pensée (toû phronē̂sai, e2), sont mises en parallèle avec les vertus du corps, qu'on
appellerait plutô t qualités. Ce passage n'est qu'un exemple de la difficulté de traduire le
vocabulaire de l'excellence (aretḕ), qui recoupe aussi bien les excellences de la condition
physique que les vertus de l'â me. Comme le corps se développe par l'exercice, l'â me atteint
la vertu par la paideía. J. Adam, ad loc., note que le sens de la phrónēsis a changé, du livre IV
(428b et 433b) au présent passage, en raison du contexte plus intellectuel. En fait, le sens
s'est précisé, en approfondissant le lien de la vertu de la pensée à son exercice : la sagesse
qui trouve son premier domaine dans la modération s'accomplit chez Platon dans une
contemplation qui est l'essence du phroneîn, de la pensée. Comparer pour le sens moral
plus général, Protag, 333d, et pour le sens plus intellectuel, Phil., 11b-d.
23. La divinité de l'intellect participe de la divinité de l'â me et de son immortalité. Pour le
principe, je traduis ainsi tinòs (e2), qui exprime non pas un vague quelque chose, mais un
principe de l'â me. La vertu de la pensée est la sagesse intellectuelle, cette phrónēsis qui
atteint ici son registre le plus élevé. Sur ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 93-119).
24. Le poids des désirs et des convoitises appesantit l'â me et la garde rivée dans le devenir.
Voir infra, X, 611c, et Phédon, 81c. L'â me peut-elle, par le poids du désir, s'alourdir au point
de n'être que corps ? Notons l'idée qu'elle peut devenir de l'espèce du corps (Phédon, 83d),
puisque chaque plaisir la lie davantage, comme un clou, au corps.
25. Ces îles sont situées aux extrémités de la terre habitée. Elles sont décrites par Hésiode
(Travaux, v. 167-173), qui y place les héros de la quatrième race, mais aussi par Pindare
(Olymp., II, 75-86) qui y voit la récompense des â mes les plus pures. Voir infra, 540b, Gorg.,
526c et 520d (le lieu le plus pur), et Phédon, 114c et 109b. Platon associe donc
l'eschatologie de l'au-delà à ce monde des formes intelligibles, contemplé par le philosophe.
Celui-ci ne descendra pas de son plein gré. Voir I, 336e, qui annonce la nécessité de le
contraindre à retourner dans la caverne pour sauver ses frères.
26. Reprise du projet de fondation d'une cité parfaite, gouvernée par les rois-philosophes.
Platon passe maintenant au programme d'éducation des gardiens.
27. Voir supra, VI, 504e sq.
28. La spécialisation des fonctions dans la cité est le plus sû r moyen de rendre la totalité de
la cité heureuse. Les tâ ches de chacun contribuent au bien commun de la communauté (tò
koinòn, a1), une expression qui désigne tout à la fois les institutions communes et tout le
domaine de la vie publique, dēmosía. Voir Criton, 50a. Platon rappelle ici le principe de la
nécessité du bonheur pour l'ensemble de la cité dans son échange avec Adimante (IV,
419a), et il rappelle à Glaucon qu'il y avait déjà insisté (V, 466a).
29. Ce súndesmos est l'unité organique de la cité, réalisée par la mise en œuvre réglée par la
loi de la vie politique.
30. La vie contemplative du philosophe qui a atteint le terme de l'exercice dialectique et a
pu contempler le bien, et la vie active de l'homme politique engagé au service de la cité. Ce
passage est le plus explicite, dans tout le dialogue, concernant la polyvalence et la
complémentarité des aptitudes du philosophe. Cela ne signifie pas que la vie contemplative
soit de valeur égale à la vie active, sa supériorité est une thèse constante chez Platon et elle
constituera pour le philosophe-roi son occupation principale (d8). Voir Gorg., 484e, et
supra, VI, 496d-497a. Voir sur ce point L. Couloubaritsis (1982). Pourquoi les philosophes
résisteraient-ils à l'impératif de redescendre libérer leurs frères, puisque ce bien coïncide
avec le leur propre (412c) ? Dans la cité idéale, ils y pourvoiront à tour de rô le, de manière
à préserver leur bonheur contemplatif (540b). Sur la nécessité de l'action politique et sur
l'obligation d'y consentir, voir N. White(1986).
31. Allusion aux efforts de discrimination des figurines dont les ombres défilent devant les
prisonniers et qui représentent les opinions de la multitude. Les philosophes sauront
reconnaître ces figures (eídōla, c4), autant les objets que les ombres qu'ils projettent (voir
532b, et supra, 511a et 516a).
32. Allusion au vers d'Homère, Od., XIX, 547, voir supra, V, 476c.
33. Allusion au lieu (tópos, Théét., 177a) intelligible, qui est le monde des formes. Même si
l'expression est elliptique (en tō̂i katharō̂i, d8), la référence est nettement à ce que Platon a
désigné plus haut comme un monde séparé. Voir Phédon, 109b, pour la partie pure du ciel,
et 79d pour la désignation des formes comme tò katharón, pur, immortel et semblable à soi.
34. Cette sagesse est la sagesse de la pensée (phrónēsis) et elle repose sur la vertu de la
pensée (émphronos, a4) : remplie d'intelligence, sensée, rationnelle. Platon a très souvent
recours à ce terme dans son œuvre. Voir infra, b8, alors que Platon désigne les gardiens
comme « les plus sages » (phronimṓtatoi). Cette sagesse allie la formation intellectuelle, qui
les rend aptes à la saisie des formes du juste et du beau, et des capacités de sagesse
pratique, qui les habilitent aux décisions de la cité. Le rapport entre ces deux aspects de la
sagesse est une des questions les plus problématiques de la philosophie politique
platonicienne : comment la contemplation des formes rend-t-elle apte à la décision sage
dans le monde concret ? Voir sur ce point l'étude de M.P. Edmond (1991).
35. Quels exemples peut-on citer dans la mythologie grecque de telles ascensions ? Peut-
être le mythe d'Asclépios (voir supra, III, 408c), délivré de l'Hadès après avoir été blessé
par Zeus. Voir Pausanias, II, 31, 2. Ce mythe est repris dans l'apologétique chrétienne (voir
Justin, Dialogue avec Tryphon, 69, et Apologie, 121), qui y a vu un signe précurseur de la
doctrine chrétienne de la résurrection. Le mythe final de la République donne à cette
allusion toute sa signification, puisque la vie philosophique y est glorifiée dans le choix des
vies.
36. Il s'agit du jeu des coquilles (ostráka, c5), dont les Anciens ont fait ensuite un proverbe
qu'on pourrait formuler comme suit : « Ce n'est pas aussi facile que de retourner un jeton. »
Voir J. Adam, ad loc., qui y consacre un appendice (II : 181-182), avec la mention dans le
Phèdre (241b). La comparaison entre le retournement et la conversion (peristrophḗet
periagōgḕ) veut insister sur l'importance d'une conversion complète de l'â me par le moyen
de l'éducation. Voir supra, 518d. Le retournement précède la remontée, qui est anábasis et
epánodos (532b).
37. Il faut en effet examiner quels objets d'étude et quelles disciplines peuvent opérer ce
retournement. La suite du programme de l'éducation montre que Platon envisage un
curriculum complet de disciplines, aboutissant à une science suprême, la dialectique. Il
désigne ici l'ensemble de ces disciplines (mathèmatōn, c10).
38. Rappel de III, 403e, voir infra, VIII, 543b.
39. Rappelons que le concept de cette formation par la musique comprend tout à la fois
l'harmonie musicale et la poétique, c'est-à -dire la connaissance d'une mythologie purifiée
selon les modèles d'une théologie philosophique. Voir supra, II, 376e. Que la philosophie
soit aussi une musique, Platon le dit ailleurs (Phédon, 61a) : il s'agit au sens le plus large de
l'art des Muses, et en ce sens la philosophie est une œuvre d'art, avec la riche note de M.
Dixsaut, ad loc. Mais dans le présent passage, la musique n'est pas considérée comme une
science (ouk epistḗmēn, a5), et on ne peut donc en faire l'objet d'un enseignement
susceptible de contribuer directement à la formation philosophique. Son essence est
d'abord propédeutique. La complémentarité de la gymnastique et de la musique est fondée
sur la discipline des habitudes (III, 410c-412a), formée également par l'harmonie et le
rythme. Notons comment l'exposé général de la formation des gardiens se répartit dans
l'ensemble du dialogue : la gymnastique et la musique sont présentées avant les grands
exposés sur la métaphysique, alors que les disciplines propédeutiques et la dialectique sont
présentées ensuite. Platon donne le critère qui les distingue pour la formation : le premier
groupe concerne le sensible, alors que le second est orienté vers l'intelligible, et
ultimement vers le bien. Cette séparation pose le problème de l'esthétique : pourquoi en
effet les disciplines de la beauté du corps et des harmonies sensibles ne seraient-elles pas
placées dans un continuum qui les lie à la connaissance de l'intelligible, comme dans le
Banquet ? Cette question croise celle de la condamnation de la poésie et des arts visuels au
livre X. La formation poétique n'est pas une formation esthétique, mais d'abord morale ;
c'est ce qui distingue la critique du livre II et la condamnation du livre X.
40. Je ne retiens pas le texte de Burnet, et je préfère la leçon majoritaire des manuscrits qui
lit ici agathòn (b1), et non ágon. La redondance de pròs et de ágon est un argument
suffisant pour rejeter cette leçon.
41. Il s'agit de tous ces savoirs passés en revue (supra, VI, 495d). Il faut entendre ici les arts
au sens de téchnē, de savoirs particuliers comme la médecine ou la rhétorique. Pour la liste
qui enchaîne les arts, les raisonnements et les sciences (c1-2), elle n'a rien de systématique.
Platon veut seulement dire que le savoir recherché doit posséder une application
universelle. Nous en trouvons l'énoncé explicitement formulé dans les Lois, V, 747a-b. Voir
également Phil., 56-57, et Théét., 185e. Pour le concept de raisonnement (diánoiai, c2), il
pourrait s'agir, comme B. Jowett le suggère, du sens mathématique mentionné dans
l'exposé sur la ligne, supra, VI, 511c. Mais le contexte est général et laisse plutô t entendre
les opérations de la pensée en général.
42. Cette remarque surprenante se fonde sur le fait que les trois grands auteurs de
tragédies, Eschyle, Sophocle et Euripide, avaient écrit des pièces autour de la légende de
Palamède, dont seulement quelques fragments ont été conservés.
43. Le développement se raccorde à l'exposé de la ligne, et montre la progression de la
connaissance mathématique vers l'intellection (nóēsis) du monde intelligible et du bien.
Notons que l'extension de l'intellection varie selon les contextes : alors qu'ici, elle
s'applique à l'ensemble du monde intelligible et recoupe donc la science (epistḗmē), dans
l'exposé de la ligne, elle apparaît réservée à l'objet suprême, le bien (voir supra, VI, 511d).
On ne compte que vingt-huit emplois de ce terme dans le corpus platonicien, et dans la
République, les emplois au nombre de quinze sont concentrés dans l'exposé du livre VII, à
l'exception de 511d. Comme Platon dispose du terme correspondant d'intellect (noûs),
pour désigner le principe de l'â me, j'ai maintenu dans la traduction le sens induit par le
suffixe d'opération (-sis), et toujours traduit par intellection. Sur ce problème important de
la hiérarchie des opérations de connaissance, voir l'étude classique de L. Robin (1932). La
valeur des mathématiques dans la formation était pour Platon considérable, voir Lois, VII,
819d : ceux qui ne les connaissent pas ne sont pas des êtres humains ; voir également
Timée, 39b. Pour l'ensemble du passage sur le rô le des mathématiques (522c-531e), voir I.
Robins (1995).
44. Littéralement, « rien de sain » (oudèn hugiès, b4) c'est-à -dire rien de fiable (Soph.,
232a), rien de solide (Phédon, 90c).
45. L'opposition est nette entre la perception et l'intellection (aísthēsis/nóēsis), non pas
seulement parce que les perceptions sont imprécises ou troubles, mais aussi et surtout
parce qu'elles peuvent être contradictoires au sujet d'un même objet. Pour l'exemple de la
peinture en trompe l'œil, voir II, 365c, et X, 602d.
46. Cette analyse de la perception de sensations contradictoires trouve un parallèle précis
dans le Phédon, 101-102c, et dans le Théétète, 152d-154c. Notons que dans le Philèbe (14d),
ces exemples sont déclarés sans intérêt.
47. Littéralement, « il communique à l'â me ». Quel est le sens de cette indication de la
sensation à l'â me ? S'agit-il déjà , dans la théorie platonicienne de la connaissance, d'une
opinion ou d'un jugement porté sur la qualité d'un objet sensible ? Platon distingue
l'expérience de la perception et le sens qui y préside, mais il ne semble pas porté à
distinguer ici l'expérience sensible et la production de l'opinion. Il recourt néanmoins à un
jugement qui s'exprime par des termes concernant les qualités, et la sensation « signifie »
(sēmaínei, a7) des choses différentes, ce qui produit la perplexité de l'â me (ici, au sens
littéral de l'aporie, aporeîn). Seule la contradiction l'intéresse et l'expérience de la relativité
des perceptions.
48. Malgré le terme (hermēneîai, b1), il ne s'agit pas d'interprétations, puisque les sens ne
produisent pas des interprétations des objets, mais bien de ces rapports qui dans la
perception sont communiqués et conduisent à formuler des jugements du type « cet objet
est mou ».
49. Il s'agit de deux registres dans les niveaux de la connaissance, correspondant aux
principes de l'â me qui y préside, la pensée (diánoia) et l'intellect (noûs).
50. Le passage du vocabulaire de la sensation au vocabulaire noétique est subit. En effet, la
perplexité engendrée par la contradiction dans l'expérience sensible exige de recourir à un
registre supérieur de connaissance, qui est précisément le niveau que cherche à faire
reconnaître Platon pour son programme d'éducation : c'est le registre où la distinction des
formes requiert la saisie intellective de formes séparées, v.g. le grand et le petit, le mou et le
ferme. Là en effet où la perception tolère l'indistinction et la confusion, l'intellection
introduit la clarté de la séparation. La distinction de l'intelligible et du sensible (du visible
en l'espèce) se fonde donc sur la nécessité de cette séparation (524c13).
51. Plus précisément, un énoncé contradictoire (enantíōma, e3). Voir infra, X, 603d et I Alc.,
103a.
52. Toujours au sens fort et métaphysique, « de ce qui est réellement », « de l'être », en tant
qu'il est au-delà du devenir. Ce passage pose la question du rapport entre l'étude des
mathématiques et la dialectique : s'agit-il d'un continuum, ou d'études séparées ? L'aspect
propédeutique est posé clairement comme point de départ des études de philosophie. Voir
infra, 525c.
53. La distinction entre le calcul (logístikē) et l'arithmétique (arithmētikḕ, a9) ne
correspond pas aux notions contemporaines de ces sciences. Voir sur le sujet A. Wedberg
(1955) et I. Robins (1995), avec les passages du Gorgias (451b-c, 453e), du Théétète (198a),
du Charmide, 166a, et du Politique, 259e.
54. L'art du calcul constitue en effet une propédeutique à l'art du raisonnement, et Platon
ne saurait vouloir dire ici, ce qui serait redondant, qu'à moins d'apprendre le calcul, on ne
deviendra jamais expert en calcul. Le terme (logistikō̂i, b6) doit donc être entendu dans le
sens philosophique (voir en ce sens la traduction de G.M.A. Grube qui va plus loin, if they
are ever to become rational).
55. La mention de l'utilité du calcul pour la guerre n'est pas que rhétorique (contra, B.
Jowett, ad loc.). Il faut rappeler que la classe des gardiens, considérée dans son sens le plus
large, contient les auxiliaires, c'est-à -dire les chefs de guerre, et que toute l'entreprise de la
République vise à mettre sur pied une cité juste, heureuse, mais surtout débarrassée de la
stásis et victorieuse dans ses conquêtes. La guerre fait donc partie intégrante de la vie de la
cité juste et des responsabilités des gardiens. L'argument sera repris pour la géométrie,
voir 526d. En revanche, on notera le mépris des activités du commerce, voir supra, I, 345c.
56. C'est-à -dire sans aucune intervention de la perception sensible, rendant ainsi possible
la progression de la connaissance des nombres vers la connaissance du bien en soi. En ce
sens, la recherche doit donc se concentrer sur les nombres en eux-mêmes, sans exemple
sensible (d6). Alors que l'unité sensible est toujours divisible, l'unité intelligible ne l'est pas.
Voir Phil., 56c-e, qui distingue l'approche philosophique des nombres d'une approche
concrète ordinaire. La doctrine platonicienne du nombre a trouvé écho chez Aristote (Mét.,
A, 6, 987b14 sq.), qui confirme que pour Platon les nombres étaient des réalités
intermédiaires entre les objets sensibles et les formes. Sur cette question très débattue,
voir L. Robin (1963 : 203 sq. et 405 sq.).
57. Cet être heureux est la forme du bien et elle est présentée ici dans un langage qui
l'apparente au bonheur des dieux de la théologie grecque. Ce prédicat du bonheur suffit-il à
la considérer comme un dieu, ou ne s'agit-il que d'une prédication analogique ? Cette
question engage toute l'ontothéologie. Voir H.J. Krä mer (1969). En quel sens la géométrie
conduit-elle de manière directe à la saisie (katideîn, e2) la forme du bien ? En raison du
caractère abstrait de ses opérations, qui détachent l'esprit du sensible et l'orientent vers
l'intelligible. Voir Y. Lafrance (1980).
58. Les trois opérations géométriques auxquelles Platon fait ici allusion sont : la formation
d'un carré, suivant le théorème, à partir d'une ligne donnée ; le développement d'une
figure, suivant le théorème, à partir d'une ligne donnée sur un plan (v.g. un triangle
isocèle), et enfin ajouter une figure à une autre, en additionnant leurs surfaces. Voir par
exemple, Ménon, 87a, pour l'application, avec la note de M. Canto-Sperber, ad loc., sur le
sens de parateínein.
59. Platon adresse à la pratique courante de la géométrie les mêmes critiques qu'au calcul
et à l'arithmétique : il faut dépasser un usage utilitaire et en pousser l'étude sur le plan de
l'accès à l'intelligible. Toute la tradition de l'Académie, de Speusippe et Eudoxe à Proclus, a
maintenu cette position privilégiée de la géométrie qui était celle de Platon. Voir J. Adam,
ad loc., qui cite Jean Philopon et Proclus dans son Commentaire sur les É léments d'Euclide
(29 Friedlein) sur les vertus cathartiques de la géométrie. La géométrie est la deuxième
discipline (526c8), occupant la place intermédiaire entre l'arithmétique, dont l'objet est le
nombre et la constitution de la ligne, et la stéréométrie, dont l'objet est le volume dans
l'espace. Son domaine propre est la surface plane et les figures. Notons ici que l'usage du
mot « mathématiques » pour désigner l'ensemble de ces trois sciences n'est pas
platonicien, ce n'est qu'avec Aristote qu'il se généralisera. Quand il parle de ces «
enseignements », Platon ne désigne que les savoirs en général (mathḗmata) qu'il veut faire
contribuer à son programme éducatif.
60. Le but de la géométrie est la connaissance de l'intelligible. L'existence substantielle et
éternelle des formes a-t-elle pour corrélat l'existence substantielle et éternelle des
nombres et des figures ? Le rapport ontologique des formes et des objets mathématiques
est formulé dans le Timée (50c) comme un rapport d'imitation, mais dans la République la
doctrine des objets mathématiques demeure imprécise.
61. Hérodote (VII, 154) mentionne une cité de ce nom. Emploi unique de ce terme dans le
corpus platonicien (kallípolei, c2), l'expression s'adresse explicitement à Glaucon et marque
une certaine complicité dans le rêve de la cité idéale. Il ne s'agit pas d'un nom propre, mais
dans la tradition néoplatonicienne, ce terme deviendra le nom de la république de Platon.
62. C'est-à -dire l'ensemble des disciplines fondamentales des mathématiques. Chacune
concourt en effet à purifier l'œil de l'â me, qui est l'instrument (órganón, d8) de la
connaissance. Même si les considérations d'utilité pour la guerre sont pertinentes, le
passage suivant montre qu'elles ne doivent pas supplanter la connaissance essentielle, celle
du bien. Socrate invite donc Glaucon à choisir ses interlocuteurs : ceux qui discutent de
l'utilité des savoirs, ou les philosophes, c'est-à -dire ceux pour quoi la discussion est
intérieure et orientée vers la purification de l'â me. Cet intermède est suivi d'un
rétablissement de l'ordre des sciences dans le curriculum : l'astronomie, qui est l'étude des
corps en mouvement dans le ciel, ne saurait suivre immédiatement la géométrie, il faut
d'abord étudier les corps eux-mêmes en tant qu'ils sont des volumes.
63. Je maintiens cette traduction, qui est courante, même si J. Adam, à la suite de Schneider
(ad loc.), a sans doute raison d'insister sur le fait que le terme technique (aúxē) a le sens d'«
augmentation ». Ce terme, repris des pythagoriciens, présente la ligne comme une
augmentation du point, le plan comme une augmentation de la ligne, et le solide comme
une augmentation du plan. Voir son appendice II (II : 163-168).
64. Il est peu probable que Platon ait méprisé la stéréométrie de son époque, et le sens est
plutô t que ces questions demeurent encore des problèmes. C'est le cas par exemple du
fameux problème délien de la duplication du cube formulé au Ve siècle par Hippocrate de
Chios et qu'évoque Platon dans le Timée (32a). Voir T.L. Heath (1921 : chap. 6). De qui parle
Platon quand il pointe du doigt ces chercheurs (zētētikoì, c1), qui refusent l'autorité d'un
superviseur ? Se fondant sur une allusion de Plutarque (Démon de Socrate, VII, 579c) au fait
que Platon avait référé le problème délien à Eudoxe, J. Adam suggère que Platon pense
qu'Eudoxe pourrait être un tel superviseur. Présent à Athènes entre 368 et 361, il avait la
faveur de Platon et la mention du « charme » de la science est sans doute un écho du
charme d'Eudoxe. Il indiquerait alors que les membres de l'Académie possèdent une
compétence qui devrait leur faire jouer un rô le auprès des groupes de mathématiciens de
son époque. Voir sur ce point, D.H. Fowler (1987).
65. Platon pense peut-être à Isocrate (Sur l'échange, 261), qui reconnaissait le caractère
propédeutique de l'astronomie, mais aussi sans doute à des sophistes omniscients, comme
Hippias (voir Protag., 318e avec la mention des disciplines d'enseignement).
66. Allusion possible au Socrate peint par Aristophane dans les Nuées, qui se rapproche
assez de l'attitude de Glaucon. Cette suggestion de Nettleship (II : 274) ferait voir ici une
forme de réfutation ironique des critiques d'Aristophane. Voir Nuées, v. 171-74, 218-226, et
Apol., 19c.
67. Cette affirmation surprend, dans la mesure où tout le développement qui précède
postule que les sciences propédeutiques conduisent à une connaissance supérieure, qu'il
s'agisse de la connaissance des formes intelligibles ou de la forme du bien. Il s'agit donc ici
d'un concept rigoureux et restreint de la science, qui n'est science que dans la mesure où
elle prend pour objet l'intelligible. L'astronomie est un bon exemple de cette brèche entre
la perception des phénomènes visibles et la connaissance, seule véritable, des mouvements
idéaux, exprimés dans une mathématique céleste transcendante. Au-delà du ciel visible qui
n'en serait, en dépit de sa perfection, que l'image, il faut placer un ciel intelligible, constitué
de pures relations mathématiques, et qui emporte dans son pur mouvement intelligible les
êtres qui sont en lui, c'est-à -dire les formes pures des relations constitutives du ciel. Dans le
Timée (39d), les rapports entre cette astronomie pure et le mouvement des astres seront
présentés comme des rapports d'imitation. Voir l'exposé de G.E.R. Lloyd (1968). Notons par
ailleurs que cet exposé de l'objet de l'astronomie annonce en quelque sorte le modèle
cosmologique qui sera exposé dans le mythe final du livre X. Sur l'astronomie de Platon,
voir A. Mourelatos (1984) et I. Bulmer-Thomas (1981).
68. Allusion aux talents prodigieux du sculpteur Dédale, créateur du Labyrinthe du roi
Minos, dont les statues étaient si parfaites qu'on les croyait animées. Voir Euthyph., 11b, et
Ménon, 97d.
69. Ce démiurge (a6) est-il déjà celui du Timée ? Il faut voir un parallèle étroit entre la
fabrication du système céleste esquissée ici et l'exposé détaillé du Timée (31b-40d). Voir
sur ce point L. Brisson (1974).
70. En affirmant que l'astronomie mathématique doit procéder par problèmes, Platon veut
dire qu'elle doit se concentrer sur les mesures idéales, et non sur l'apparence sensible des
mouvements observés. L'exemple de la régularité (b3) montre assez bien la prééminence
des questions de l'identité (Timée, 28a-b, 37d, et Pol., 269d) dans la constitution d'une
physique pure des corps célestes. Croyait-il vraiment possible de la dégager entièrement de
l'observation ? J'ai introduit le mot « phénomènes » pour qualifier ce qui dans le ciel sera
négligé, c'est-à -dire l'apparence visible, puisque c'est le pur ciel intelligible qui sera
privilégié. Voir également Phédon, 97d-98b, où Platon dit sa déception devant une
astronomie purement physique et son désir d'une théorie illuminée par la forme du bien.
Voir enfin Lois VII, 821-822, où Platon expose une critique d'une astronomie qui accepte
des mouvements erratiques des astres.
71. Les deux mouvements les plus importants sont l'objet de l'Astronomie et de l'Harmonie,
mais Platon dresse ailleurs une liste plus complète (Lois, X, 893-894) des mouvements.
L'exposé du Timée (47b-e) reprend la même séquence de la vue et de l'ouïe, en opposant
l'étude des relations intelligibles découvertes par les sciences à la seule mesure du
sensible : « L'harmonie qui est faite de mouvements apparentés aux révolutions de notre
â me, n'apparaît pas à l'homme qui entretient avec les Muses un commerce guidé par
l'intelligence comme tout juste bonne à procurer un plaisir étranger à la raison, ce qui est
son utilité, comme le veut actuellement l'opinion » (47d, trad. L. Brisson). La parenté de
l'astronomie et de l'harmonie s'exprime dans le thème de l'harmonie des sphères, voir
infra, X, 617b. L'origine pythagoricienne est attestée par Aristote, De caelo, B, 9, 290b12.
Voir P. Boyancé (1941 : 148).
72. Déjà en IV, 424c, la mention de Damon pour l'enseignement de la musique orientait
vers le pythagorisme. La référence aux doctrines pythagoriciennes n'est pas un hommage
purement verbal, Platon reconnaissant leur importance. Mais sa critique semble viser leur
fascination pour la mesure des intervalles, présentée ici de manière caricaturale (531a3).
On a suggéré que cette critique ne visait pas d'abord les pythagoriciens, mais les «
musiciens » (mousikoí), une autre école d'harmonie qui mesurait les intervalles non pas
comme proportions, mais comme fractions d'un ton fondamental. C'est à cette école
qu'appartiendrait le terme technique « densité » (puknéṓmata, 531a4), un terme fréquent
chez Aristoxène. Il s'agit du quart de ton (puknón), défini par Aristoxène (Éléments de
l'harmonique, I, 24) et que Platon désapprouvait (voir Proclus, In Tim., II, 191 ; III, 238). Sa
critique des Harmoniciens, dont il qualifie le travail d'inutile, vise une pure technique (voir
aussi le reproche du Phèdre, 268e). Voir à ce sujet A. Bélis, qui étudie les polémiques contre
les Harmoniciens (1996 : 95). À sa suite, on peut montrer plusieurs points de concordance
entre Aristoxène et Platon, mais sur le point essentiel, la pédagogie morale de la musique et
le rô le de science harmonique, Aristoxène s'éloigne du pythagorisme qui inspire encore
Platon. Voir A. Bélis (1996 : 98-100). La suite montre cependant que Platon est également
insatisfait des recherches pythagoriciennes (531c), parce que l'harmonique souffre des
mêmes défauts que l'astronomie d'observation : peu intéressée par les pures relations
intelligibles, elle se perd en mesures de phénomènes sensibles. Exposé parallèle en Timée,
80b. Sur la place de l'astronomie dans le curriculum, voir I. Mueller (1991).
73. Platon ne veut pas aller plus loin dans la critique des mousikoí et il s'en prend à ceux
dont l'enseignement pourrait passer pour équivalent à sa conception de l'harmonique. Or
les pythagoriciens ne s'intéressent pas aux relations pures (c3), mais seulement aux
proportions qui existent dans le sensible et sont imparfaites. Dans son exposé sur l'â me du
monde (Timée, 35b-37d), Platon associe les harmonies parfaites à des structures
d'intervalles et insiste sur le rapport de l'â me à l'harmonie. C'est cette harmonie céleste qui
est sans doute à l'horizon du présent passage. Voir L. Brisson (1992 : 284-287, annexe 2).
74. La structure du curriculum platonicien est une structure propédeutique méthodique
(c10), qui prépare les futurs gardiens à la dialectique. La nature des enseignements
successifs et leur progression montrent une grande cohérence, en particulier dans leur
foyer commun, les mathématiques et le lien à la formation du raisonnement. Platon parle
ici d'une parenté des disciplines, établie par une approche déductive. Tous les aspects de
formation morale sont présupposés, et sont le fait de l'éducation par la poésie, la musique
et la gymnastique. Notons cependant un croisement de ces deux étapes de la paideía sur le
domaine de l'harmonie, d'abord communiquée par le rythme, et ensuite étudiée dans les
relations mathématiques pures. C'est cette discipline qui assure la continuité de l'ensemble
de la formation. Voir sur ce point, W. Jaeger (1964) et H.I. Marrou (1964), deux maîtres
livres sur la paideía de la Grèce classique.
75. Cette image présente les disciplines propédeutiques comme le prélude musical, dont la
dialectique sera la pièce principale, le chant (nómos, d8 et 532a1). Sur ce sens du terme
nómos, voir Timée, 29d (où L. Brisson le traduit par « thème »), et pour les préludes, Lois, V,
723e.
76. Qui sont ici ces dialektikoì ? Comme Platon n'a pas encore défini ce qu'il entend par l'art
de la dialectique, on peut penser qu'il veut dire ceux qui sont experts dans l'art du dialogue,
de la conversation rationnelle procédant par arguments. La dialectique véritable sera
définie par son objet et les dialecticiens authentiques seront donc les philosophes, alors
que les experts en dialogue ne sont que ceux qui s'y entendent dans l'art des questions et
des réponses.
77. La conception fondamentale de la dialectique repose sur l'art de dialoguer, en
procédant par questions et réponses. Je traduis ainsi l'expression tò dialégesthai (a2), dans
le but de maintenir le lien entre la procédure philosophique que Platon va exposer et le
dialogue lui-même, qui est un exercice actif et concret. Cet exercice permet à la raison de
progresser de manière purement intellectuelle vers la saisie des êtres en soi que sont les
formes intelligibles, et de là à l'intellection (nóēsis) de la forme du bien. Ce n'est que plus
loin (b4) que Platon donne le nom de cette science, la dialectique. Sur la méthode
dialectique chez Platon, voir d'abord R. Robinson (1953) ; pour le rapport aux
mathématiques, voir F.M. Cornford (1932) et I. Mueller (1992).
78. Platon poursuit l'interprétation de l'allégorie de la caverne, en la reportant sur le
programme propédeutique des sciences qu'il vient d'exposer. La remontée progressive le
long du couloir de la caverne, alors que les prisonniers s'habitueront lentement à
reconnaître, se voit donc interprétée comme le parcours méthodique qui conduit à la
dialectique ; celle-ci est la dernière étape, la science qui s'adresse directement à l'objet
intelligible, à cette lumière réelle qui est à l'extérieur du monde de la caverne.
79. Dans le monde naturel, les reflets du soleil et de la lumière sur l'eau sont la
manifestation de la divinité (supra, VI, 508a). Voir en ce sens Soph., 266c. Rien du monde du
simulacre ne peut atteindre la divinité du monde naturel, lequel n'est divin que par
participation au monde divin des formes et des dieux. Sur le rapport entre les formes et les
dieux, voir J.M. Rist (1964).
80. Alors que Glaucon vient d'exprimer le souhait, sinon la nécessité, de revenir sur
l'ensemble de la méthode dialectique, pour articuler les sciences propédeutiques et le
terme de la dialectique, Socrate lui répond qu'il n'en aurait pas les moyens. Il affirme
également que son enthousiasme est réel (voir par exemple, Banq., 209e, pour cette
détermination d'aller jusqu'à la vision ultime). Ce n'est pas la première fois que Socrate
s'adresse ainsi à son compagnon (voir 527d, 529a), mais il dit clairement ici que la vision
dont il dispose demeure incommunicable pour la majorité. L'objet de la recherche, la forme
du bien, échappe aux moyens actuels de la procédure mise en œuvre dans l'entretien, mais
Socrate en réserve la possibilité pour d'autres circonstances. Glaucon se souviendra plus
loin que Socrate n'a pas confiance en lui, 534b. Cette vision produirait une forme
d'éblouissement insupportable. On retrouve donc l'attitude de retrait, qu'il semble
impossible de considérer comme une théologie négative, qui avait caractérisé l'exposé sur
le bien : Socrate, lui, a accès à cette vision du vrai en soi, comme il pouvait contempler le
bien (VI, 506d-e), mais il ne croit pas possible de la communiquer. Notons cependant, à la
suite de J. Adam, ad loc., la mention d'une clause restrictive, « en tout cas tel qu'il
m'apparaît à moi » (a3-4). Sur l'interprétation ésotériste de ce passage, qui voit ici une
mention de la fameuse leçon sur le bien, dont fait mention Aristoxène de Tarente, et sur
l'ensemble de la question des réserves de Platon eu égard à la communication d'une
doctrine purement orale, voir l'excellente synthèse de M.-D. Richard (1986 : 58 sq.).
81. On peut distinguer ici une classification des arts en trois groupes : les arts de
complaisance (dont l'objet est l'opinion), les arts de production (poétique, production et
assemblages) et les arts de service (soins). Voir Gorg., 463b, 501a, Pol., 261-275e, et Soph.,
222e. Notons au passage que Platon semble vouloir accentuer l'écart entre la géométrie,
qui ne fait que rêver, et le monde de l'éveil, qui est celui de la dialectique, alors que l'exposé
précédent fait des sciences mathématiques une propédeutique d'éveil et de sortie de la
caverne. La posture est rhétorique, et cherche à mettre en relief le seul éveil véritable.
82. Allusion possible aux doctrines orphiques de la chute dans le bourbier, voir infra, II,
363d, avec le mythe du Phédon (110b sq.).
83. Dans l'exposé sur la ligne, supra, VI, 511d-e, Platon a défini la pensée (diánoia) comme
le type de savoir correspondant aux mathématiques. Ce rappel ne dispose aucunement
cependant du nom qu'il faudrait substituer au terme d'arts ou de sciences pour les
disciplines mathématiques, puisque la diánoia est une opération de l'esprit, inférieure d'un
registre à l'intellection (nóēsis). Ces termes ne désignent pas formellement des disciplines
ou des savoirs. La distinction semble donc parfois indécise dans l'épistémologie
platonicienne entre le lexique des opérations et celui du contenu des savoirs. Platon
reprend simplement ici, au moment de présenter la dialectique, les grandes articulations,
épistémologiques et ontologiques de la ligne.
84. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, qui conserve dans ce passage une ligne qui se trouve
dans toute la tradition manuscrite, mais où on peut déceler une interpolation d'origine
stoïcienne ; on y trouve en effet la mention d'une héxis dans l'â me (e4), correspondant au
nom et à la définition. Suivant l'opinion de J. Adam, à laquelle je me range, je supprime donc
cette interpolation et je conserve, à la reprise, areskei qui est présent dans les manuscrits.
85. Cette définition de la dialectique repose sur la composition de deux expressions
provenant d'univers conceptuels différents : d'une part, le concept socratique de « rendre
raison », ou de « saisir la raison », qui appartient en propre à la dialectique socratique et à
ses procédures ; d'autre part, l'objet de la dialectique, l'être et l'essence (ousía, b4), qui sont
les concepts centraux de la métaphysique des formes, et dont on ne peut affirmer la
présence dans la méthode socratique. Plus l'intellect saisit la raison (lógon, b3-4) de chaque
chose, plus il s'approche de la saisie de la forme, qui est identique à l'être et à l'essence.
86. Rappel de la perspective de la paideía, c'est-à -dire du programme éducatif destiné aux
jeunes qui doivent se former à devenir gardiens. Platon évoque de nouveau l'opposition
entre la formulation théorique d'un programme, et la perspective concrète et pratique de
l'éducation. Dépourvus de rationalité (alógous, d5), ces jeunes seraient comme les
grandeurs irrationnelles incommensurables : cette comparaison surprenante a été
expliquée de plusieurs manières, par exemple en rapport avec les fantaisies
mathématiques de Platon (Pol., 266b). Les jeunes seraient indéterminés et inaptes à saisir
les formes, qui constituent les fondements rationnels des choses. Le contexte fourni par
l'exposé sur la géométrie suggère sans doute un jeu de mots, et rien de plus.
87. Les exigences en rapport avec la vérité montrent une rigueur plus imposante : ce n'est
pas seulement le mensonge volontaire qui doit être condamné, mais aussi le mensonge
involontaire, que Platon associe à l'ignorance. Comme le mensonge a été présenté comme
une composante cruciale de la division des classes, cette exigence plus stricte doit être
interprétée ici dans sa relation au risque constant d'ignorance (amathía, e5) qui menace
l'étudiant non vigilant, et qui le conduira nécessairement au mensonge involontaire, du fait
même de son ignorance.
88. Quand l'ensemble des vertus des gardiens est considéré comme le tout que chacun doit
constituer, selon l'harmonisation de la justice qui unifie l'â me, la formation morale des
gardiens est achevée. On peut parler d'une excellence propre des gardiens, qui est pour
ainsi dire le sommet du progrès moral.
89. Platon évoque de nouveau les railleries des sophistes, mais peut-être surtout
l'imposture d'Isocrate (VI, 495e).
90. Il ne s'agit certes pas de vieillards, mais de citoyens qui ont dépassé l'â ge de la
formation. Dans le présent passage, Platon se ravise : compte tenu des exigences de la
paideía philosophique, il semble nécessaire de recruter d'abord des jeunes. Pour le premier
choix, voir supra, III, 412c, et infra, VIII, 543d.
91. Fragment célèbre de Solon (640-560), cité également dans le Lachès (188b et 189a) et
qui nous a été transmis par Plutarque (Vie de Solon, II = frag. 18 West) : « Je vieillis en
apprenant chaque jour plusieurs choses. » Solon avait été archonte d'Athènes en 594-593,
et il était un aïeul de Platon du cô té maternel. Poète élégiaque, il est aussi l'auteur de
réformes politiques d'une grande importance. Platon le critique ici sur un point mineur,
mais n'a cessé de le reconnaître comme un modèle de réformateur.
92. Alors que tout l'exposé préparatoire est présenté comme un curriculum obligatoire,
imposant une séquence dans les disciplines, Platon introduit ici une perspective générale
pour mettre en relief ce que nous pourrions appeler le caractère libéral de sa philosophie
de l'éducation. Il ne s'agit pas en effet d'y astreindre quiconque, car l'étude se caractérise
par la liberté ; voir Phèdre, 240c et Lois, VII, 819b.
93. Voir supra, V, 467e.
94. Le terme est rare (entrechéstatos, a10) et inconnu chez les écrivains de la période
classique. Platon valorise dans toutes ces situations ce que nous appellerions aujourd'hui
l'énergie et l'agilité.
95. Tous les enseignements concourent en effet à une structure générale, qui produit une
connaissance unifiée (máthēsis, c4). Platon voit à ce système deux dimensions : d'abord les
liens entre les disciplines, qui sont organiques (voir sur la parenté, oikeiótēs, 526c), ensuite
la correspondance parfaite avec la structure de l'être réel, c'est-à -dire l'objet intelligible.
Cette vue synoptique est une caractéristique fondamentale du dialecticien (c7) : il est lui le
seul à posséder cette connaissance d'ensemble. Platon utilise la même expression de la vue
synoptique dans le Phèdre (265d et 273e), la vue d'ensemble conduisant à la forme unique.
Voir également Timée, 83c, et Soph., 253d.
96. Les étapes successives du choix des gardiens sont désormais plus précises et elles se
distribuent sur les â ges de la vie. La formation musicale, poétique et gymnique s'adresse à
l'enfance, puis vient la formation militaire, d'une durée de deux ou trois années. Ensuite,
ceux qui se sont distingués s'engagent dans les études propédeutiques, principalement
constituées par les disciplines du curriculum libéral, qui les mène jusqu'aux environs de
trente ans. Là , ceux qui se sont distingués sont recrutés pour l'apprentissage de la
dialectique. Peut-on inférer quelque chose du fait que Platon recourt à ce moment au
singulier pour désigner « celui » qui se destine à l'étude de l'être ? Il est certain que le
nombre de ceux qui montrent des aptitudes, plus les exigences se resserrent, va
décroissant, mais rien ne prescrit de ne choisir dans chaque cohorte qu'un seul candidat
pour la philosophie. L'expression de Platon ici est purement littéraire et n'exclut
aucunement que les candidats soient plus qu'un seul.
97. Voir infra, IX, 572e. Si Platon pense ici surtout à l'école d'Isocrate, ou même en général
aux sophistes, ce mépris des lois serait l'attitude engendrée par le relativisme. Privées de
fondement, objets d'arguties continuelles sur leur portée et sur leur signification, les lois
deviendraient le symptô me de la maladie de la dialectique. La suite expose comment Platon
conçoit l'invasion du relativisme. Le jeune qui est devenu paránomos (539a3) a cessé d'être
respectueux des lois (nómimos), un qualificatif qui désigne surtout celui qui respecte les
traditions et les coutumes sacrées. Voir Lois, VII, 793a.
98. Le texte grec montre ici une volonté, aussi nette qu'énergique, de s'en prendre à la
confusion de l'éristique et de la dialectique ; en montrant les dommages moraux qui
résultent d'une pratique abusive de la réfutation (élenkhos, d7-8), Platon illustre une fois de
plus les risques courus par tous ceux qui, recourant à l'art des sophistes, mettent en péril la
stabilité des enseignements de la tradition. J'ai traduit dógmata (c6) par croyances, dans le
but de conserver la référence possible à la croyance religieuse, tout en maintenant le fait
que Socrate insiste sur le fait qu'il s'agit de convictions profondes, ancrées depuis l'enfance.
On peut penser que Platon vise ici directement Alcibiade, voir supra, VI, 494c, et le passage
de Thucydide, VI, 15, 4. Mais le contexte invite plutô t à entendre un propos général, voir
Phil., 15d-16a.
99. Tout ce développement est habité par un désir de redresser l'image de la philosophie,
couverte de boue et de ridicule dans la société athénienne. Voir le portrait semblable qu'en
fait Socrate, donnant la parole à Protagoras (Théét., 166a-168c).
100. Platon récapitule ici la discussion qui a précédé, en renvoyant à VI, 485a sq., 490a,
503c et 535a.
101. La formation dialectique s'étalera donc sur une période de cinq années. Platon ne
précise rien concernant les écoles ou les maîtres, mais on peut supposer que l'existence de
l'Académie et son fonctionnement étaient assez connus pour qu'on comprenne qu'une
institution de ce genre serait requise. Sur ce point, voir M. Baltes (1993). Une fois terminé
cet apprentissage, les jeunes gardiens sont appelés au service de la cité pour une période
de quinze ans environ, et ils sont assignés à diverses fonctions publiques, au premier chef
les responsabilités militaires. Platon ne précise pas s'il conserverait les institutions
athéniennes, par exemple le prytanée ou l'archontat. Mais on peut supposer qu'un certain
nombre de ces institutions seraient requises.
102. La formation philosophique des gardiens et leur accès à la forme du bien en fait des
êtres exceptionnels, auxquels la cité rend un culte. Notons toutefois la mention de
l'approbation de l'oracle de Delphes, nécessaire pour toute institution à caractère religieux
et sacré. Rappel de 519c et de 469a.
103. Ce rappel de la place des femmes est bienvenu, compte tenu du fait que la tendance
naturelle de l'exposé est de privilégier les hommes, autant dans les exemples que dans les
modèles proposés. Platon n'oublie pas sa position réformatrice sur l'égalité des femmes,
voir supra, V, 451c.
104. Reprise du jugement de réalisabilité, formulé d'abord en VI, 502c. Les précautions et
hésitations de Platon sur l'aspect utopique de la cité idéale présentent des tonalités très
variées ; s'il semble douter sérieusement parfois de la faisabilité de l'ensemble de son
projet (472a-e, 592b), il lui arrive de l'envisager (502c, 540d-541b). L'ensemble cependant
donne à penser que l'exercice demeure théorique et spéculatif, et que Platon a rompu, au
moment d'écrire la République, avec tout projet concret de réforme concrète d'une cité.
Cette conclusion s'impose quand on lit les dernières lignes de ce livre VII, qui contiennent
la mesure la plus improbable de toutes : la purgation de la cité corrompue aux fins d'y
installer la cité juste. Que Platon la mentionne juste après avoir affirmé que la cité juste est
réalisable montre une forme d'ironie qui ne pouvait échapper à ses lecteurs. La répétition
de la formule sur le pouvoir des philosophes (« Lorsque les vrais philosophes seront
parvenus au pouvoir dans une cité… ») intervient ici de manière quasi incantatoire, et
Platon l'énonce une dernière fois, juste avant d'entreprendre sa description du déclin
irrémédiable des cités historiques.
105. Cette mesure de purgation radicale s'appliquerait à une cité existante, qui envisagerait
la réforme platonicienne. Tous les adolescents et les adultes seraient expulsés, de manière
à laisser les enfants en contact seulement avec des éducateurs philosophes.
Livre VIII
1. Le résumé des mesures convenues pour l'administration de la cité idéale concerne les
classes des gardiens et des auxiliaires. Rien de précis n'est retenu pour la troisième classe,
à laquelle ces mesures ne s'appliquent pas. Pour les athlètes de la guerre, voir supra, III,
404a, IV, 422c, VII, 521d ; pour les mesures sur leur mode de vie, voir supra, III, 414d-420b.
2. Platon présente comme une digression l'exposé des mesures sur la communauté et sur
l'éducation. Voir supra, V, 449a, où on retrouve une récapitulation identique (445c-e, 449a-
b). La fondation de la cité idéale doit exposer comment l'homme juste est le plus heureux
de tous et au moment de raccorder le propos sur la justice avec la question ultime du
bonheur, Platon propose de nouveau une exploration parallèle de l'â me et de la cité. Cette
fois, l'examen portera sur l'avènement des régimes et des types d'hommes qui leur
correspondent.
3. Renvoie à VII, 541b.
4. Platon reconnaît donc implicitement, comme il le faisait auparavant (voir IV, 445c), qu'il
existe une grand nombre de constitutions politiques différentes, mais il n'en retient que
quatre. Sans doute ces quatre sont-elles pour lui les grands types représentés dans
l'histoire politique de la Grèce, mais elles sont surtout les modèles d'un déclin systématique
dont les causes peuvent être élucidées. Il est possible de comprendre les défauts et
d'expliquer la dégénérescence des cités. Aristote (Pol., V, 12, 1316a1-b27) interprète le
choix de Platon comme une lecture historique, et non comme un modèle conceptuel, et il le
critique sévèrement. Mais Socrate demande à Glaucon s'il distingue d'autres formes que les
quatre principales qu'il énumère (idéan, c8), ce qui montre plutô t un intérêt pour une
classification générique que pour des exemples historiques significatifs. Plus loin, Socrate
affirme qu'il serait impossible de décrire tous les régimes existants (548d). Notons que ces
quatre formes n'incluent pas le type juste idéal, l'aristocratie qui correspond à une forme
d'â ge d'or historique que doit reproduire la cité juste idéale. Cet exposé combine une
analyse des formes politiques et une psychopathologie des individus qui sont les types
caractéristiques de chacune. Le fait qu'il s'agisse d'une typologie restreint
considérablement la portée historique de l'analyse et limite l'interprétation déterministe
qu'on trouve souvent de ce passage. Plusieurs questions demeurent sans réponse, et en
particulier celle qui concerne l'origine de la corruption amenant le déclin de la forme
parfaite. Pour une analyse générale de cet exposé, voir W.K.C. Guthrie (1975). Sur l'histoire
de la classification des régimes politiques, et notamment sur Hérodote (III, 80-82), voir J.
Bordes (1982).
5. Comparaison intéressante pour l'exercice de la dialectique, voir Phèdre, 236b, Phil., 13d,
et Lois, III, 682e. La relève de l'argument est comparée à une prise particulière.
6. Ce rapprochement était courant, voir Aristote, Pol., II, 10, 1271b. Pour le nom de
Lacédémone, Platon emploie ici le terme habituel, la constitution Laconique, une
désignation abrégée de Lacédémone, qui était alors le territoire du Péloponnèse, bordé au
nord par l'Argolide et l'Arcadie et à l'ouest par la Messénie. Sparte est le nom de la cité qui
parvint à la domination de ce vaste territoire vers la fin du VIIIe siècle. Les historiens placent
entre 800 et 600 la formation des institutions spartiates, traditionnellement attribuées à
Lycurgue. La réputation de ces institutions, fondées sur l'eunomía, était considérable, et
depuis la défaite d'Athènes aux mains des spartiates en 404, on pouvait, comme Platon, y
trouver les raisons de leur suprématie. Voir Hipp. maj., 283e, 285b, et Lois, III, 692c. Voir F.
Ollier (1933).
7. Ce régime politique, brièvement mentionné par Aristote (Pol., II, 11, 1273a36), ne peut
pas être rapproché des régimes dynastiques, où les fils succèdent aux pères : alors que
ceux-ci étaient bien connus (voir Thucydide, IV, 78, 3, et III, 62, 3, qui donne comme
exemples la Thessalie et Thèbes), cette royauté vénale ne peut pas être associée à un
exemple historique particulier.
8. Le parallèle qui sera élaboré rapproche les régimes politiques, autant dans leurs mœurs
concrètes que dans leurs constitutions, et les types d'hommes qui les représentent,
notamment dans les institutions de pouvoir. Le terme de « caractère » est très
certainement inadéquat, s'il s'agit de cerner l'ensemble des traits qui intéressent Platon
dans sa description morale des individus. C'est l'homme entier qu'il veut décrire, autant ses
dispositions naturelles que sa formation morale, son évolution et la corruption de son
caractère. Dans le présent passage, il n'est fait mention que de types (trópōn, d7), il sera
ensuite question de dispositions et de caractères (545b4). Le rapport de la cité à l'â me
individuelle était déjà mis en place au livre IV (voir supra, 435e).
9. Allusion à un vers de l'Odyssée, XIX, 163. Pénelope demande à Ulysse, qui ne s'est pas
encore fait reconnaître, de lui dire ses origines et sa famille. Ce vers est cité également dans
l'Apologie, 34d.
10. Image que Platon applique aux citoyens de chaque régime : le nombre de ceux qui
acquièrent des dispositions morales semblables finit par faire contrepoids à l'équilibre
antérieur et entraîne la déstabilisation du régime.
11. Il s'agit de la configuration particulière de l'â me individuelle. Platon applique à
l'occasion ce terme au corps (kataskeuḗ, e5), par exemple Gorg., 477b, mais c'est le plus
souvent l'â me qu'il décrit comme disposée ou organisée de telle ou telle manière (supra,
449a). Le terme peut aussi décrire la constitution d'une cité (Thucydide, II, 16, et Lois, V,
736b). Dans tous ces emplois, c'est la structure interne qui est désignée dans ses aspects de
construction et d'organisation. Compte tenu du modèle psychopolitique du livre IV, c'est
donc la structure de l'â me qui sera examinée ici, et notamment la question de l'hégémonie
de la raison. Ce terme semble équivalent à celui de « caractère », nettement introduit infra
en 545b4. Notons qu'à compter de ce moment l'aristocratie de la cité juste est réintroduite
dans le compte des formes de constitution politique, dont elle constitue la matrice
d'origine. Platon insère donc son exposé de fondation de la cité juste au principe de son
analyse de l'histoire politique, lui conférant par là même une place dans l'enchaînement des
formes historiques. Mais l'articulation de cette forme parfaite aux formes dégénérées n'est
pas soumise à examen.
12. Voir II, 368e. Ce rappel du point de départ de la recherche met en relief la portée de la
question sur le bonheur du juste ; l'exposé d'histoire politique n'a donc pas principalement
pour but l'explication de la corruption historique des régimes, puisqu'il vise ultimement la
démonstration concernant le bonheur du régime le plus juste. L'évocation de la position de
Thrasymaque montre la persistance de la question sur le bonheur du juste tout au long du
dialogue.
13. Le vocabulaire politique servant à désigner les régimes serait-il encore flottant ?
Aristote y a recours de manière technique (Eth. Nic., VIII, 12, 1160a36, et Pol., IV, 14), tout
comme Isocrate (Sur l'échange, 259e). C'est le régime que connut Athènes avant les
réformes de Solon et qui demeure en partie mythique dans l'image qu'en présente Platon.
Quant à l'aristocratie, c'est le régime idéal, la constitution politique royale du pouvoir des
meilleurs, les rois-philosophes. Platon ne l'identifie à aucun régime historique précis, mais
il fait l'hypothèse qu'un tel É tat idéal a existé. Ici encore, on peut parler d'une
représentation portée sur le registre du mythe, comme dans le Timée (23c) ou le Critias
(109b).
14. Voir Lois, III, 683e sq. Platon revient ici, comme au livre IV, sur le caractère pernicieux
de la discorde (stásis), qu'il identifie comme facteur central de la dégénérescence. Mais
cette fois, de manière plus précise qu'au livre IV, il identifie une stásis qui affecte les classes
des gardiens et des auxiliaires, et non le corps social entier, où elle aura tô t fait de se
répandre.
15. Il s'agit de son unité de pensée, quant aux valeurs et à la constitution politique. Le terme
(homonooûntos, d3) exprime le contraire de la stásis, c'est la concorde. Cet idéal
d'harmonie, déjà actif dans la pensée politique avant Platon, est ici repris autant pour
l'harmonie des parties de l'â me que pour la cohésion des parties de la cité. Tout l'exposé du
livre VIII suppose acquis le principe de la tripartition exposé au livre IV.
16. Il., XVI, 112 sq. Cette invocation d'Homère au moment d'exposer la cause originaire du
déclin des cités se calque sur la recherche mythique d'une cause divine des malheurs
humains. Voir l'invocation de Timée, 27c. Cette invocation est un facteur de plus qui vient
limiter l'interprétation purement historique de l'exposé, puisque Platon le place sous
l'égide de la poésie. Ce cadre poétique se verra renforcé par le développement ludique sur
le nombre nuptial. Voir en ce sens D. Frede (1997 :256 sq).
17. La prosopopée des Muses est un des passages les plus complexes de la République, en
raison des calculs sophistiqués qu'il propose pour mesurer les cycles de fertilité des êtres
vivants. La prémisse est simple : ces cycles de fertilité sont en rapport avec les durées de
vie et ils possèdent une période parfaite, au cours de laquelle la fécondation produira des
êtres supérieurs. Cette loi de la nature affecte tous les êtres vivants, et elle explique le cycle
de la vie des cités. On en retrouve l'expression dans le Timée, 41a, et dans le Phèdre, 245d.
Exprimable dans un nombre parfait, elle demeure malheureusement inaccessible à la
connaissance humaine et cette ignorance, malgré tous les efforts des meilleurs, sera la
cause de naissances imparfaites, lesquelles conduiront inévitablement au déclin de la cité
parfaite. Comme toujours dans la pensée de Platon, c'est l'ignorance humaine qui est la
cause du mal.
18. Tous les êtres vivants possèdent une â me et un corps. Les cycles de la fécondation et de
la gestation varient cependant selon les règnes et les espèces au sein de chaque règne. La
stérilité ou l'interruption dans la gestation sont attribuables à une fécondation intervenue
dans une période défavorable de la rotation cyclique, c'est-à -dire d'une durée
prédéterminée, inscrite dans le temps. Le rapport entre ces cycles et les rotations des
astres appartient à une mathématique astrologique supérieure, que Platon n'évoque pas ici.
19. Les gardiens sont mandatés pour prévoir le nombre et la période des mariages ; voir
supra, V, 460a. Mais leur compétence est limitée et certains désobéiront, entraînant
fatalement des unions médiocres ou improductives.
20. Platon distingue la génération de l'être éternel, qu'est le monde, et de l'être mortel,
qu'est le vivant. Par génération de l'être éternel, il faut comprendre ici ce que Platon
exposera dans le Timée (30a), c'est-à -dire l'arrangement harmonieux du cosmos par
l'intervention du démiurge lorsqu'il fabrique l'â me du monde. Que le monde ait été de
nature divine pour Platon ne laisse aucun doute, voir Timée, 28b et 34b. Voir sur ce point L.
Brisson (1974 : 267 sq.). Le nombre parfait de la génération divine demeure non exprimé,
mais on peut penser qu'il s'agit d'un nombre dont la perfection arithmologique (téleios,
546b4) est semblable à celui de la grande année (Timée, 39d), une période où tous les
cycles des planètes retournent simultanément à leur point de départ.
21. Le calcul conduisant au nombre de la génération pour les êtres humains ne possède pas
la perfection du nombre de la génération divine. On peut le présenter en deux formules : 1)
33 + 43 + 53 = 216 ; et 2) (3 x 4 x 5) 4 = 12 960 000 = 3 600 2 = 4 800 x 2 700. Le premier
nombre, 216, correspond à la plus courte période de gestation pour l'espèce humaine. Il est
obtenu en prenant les nombres du triangle pythagoricien (3, 4, 5) – un triangle qui
engendre le vivant, voir Proclus, In Remp., II, 43, 10 –, et en les mettant au cube. Aristote
(Pol., V, 12, 1316a5-8) cite ce nombre et confirme sa formule d'engendrement : « Le
principe est que la base épitrite conjuguée avec le nombre cinq produit deux harmonies,
voulant dire par là quand le nombre de la figure obtenue devient solide. » Si nous notons
qu'est épitrite le rapport 4/3, la conjugaison avec le nombre cinq conduit donc au triangle
de base 5 et de cô tés 3 et 4. Cela nous conduit à la seconde équation : si nous élevons à la
puissance 4, nombre du volume des solides chez les pythagoriciens, on obtient le nombre
nuptial exprimant les jours des 36 000 années solaires. Dans la seconde équation en effet,
le chiffre 12 960 000 exprime la durée de la grande année dans la vie de l'univers. Ce point
est illustré dans le mythe du Politique (269c-274e). On peut le représenter
géométriquement comme un carré, dont les cô tés sont de 3 600, ou comme un rectangle
dont les cô tés sont de 4 800 et 2 700. Le premier est de x fois cent, c'est-à -dire 36 fois, Le
rectangle est obtenu comme suit : le diamètre calculable (rationnel) de 5 est le chiffre
rationnel le plus proche de la diagonale réelle d'un carré qui possède un cô té de 5, c'est-à -
dire de racine carrée de 50. Ce nombre est 7. Puisque le carré de 7 est 49, nous obtenons le
cô té long du rectangle en diminuant 49 de 1, et en multipliant le résultat par cent. Cela nous
donne 4 800. Le diamètre irrationnel de 5 est la racine carrée de 50. Si on le met au carré,
diminué de 2, et multiplié par 100, cela produit également 4 800. Le cô té plus petit, cent au
cube de trois, est donc 2 700. Exprimé en années, ce nombre est de 36 000, c'est-à -dire dix
fois une année de 360 jours. Les deux harmonies sont celles qui sont mentionnées dans le
Politique (3 600 au carré et 4 800 x 2 700). Dans la première harmonie, la ressemblance
prévaut et le Monde glisse en croissant ; dans la seconde, c'est la dissemblance qui prévaut,
et le monde décline. Le chiffre platonicien de 36 000 ans correspond donc au nombre de la
Loi du devenir. Sa présentation par la voix des Muses en fait un exposé mythique, qui
recourt à l'incantation des Nombres pour entourer d'une aura céleste la loi du devenir et la
soustraire à la raison humaine. La solennité du ton, associée au caractère fantastique des
spéculations arithmologiques, invite à ne pas chercher une formule d'une précision
absolue, mais concourt tout de même à une approche faite de vénération et d'humilité
devant les lois de la génération du vivant. Proche des spéculations pythagoriciennes, et en
particulier dans le domaine de l'embryologie, ce nombre nuptial a engendré dans la
tradition néoplatonicienne les interprétations les plus extravagantes. Voir l'appendice de J.
Adam, ad loc. Pour l'interprétation du passage, voir E. Ehrhardt (1986).
22. La vénération de Platon pour les lois mathématiques qui régissent la nature confère à
ce nombre un statut particulier : c'est un maître (kúrios, c7) qui règle les grandes
harmonies cosmiques et humaines et ce statut a quelque chose de divin, autant dans son
pouvoir que dans sa majesté. Même si l'exposé est grandiloquent et caricatural, le principe
de la règle géométrique du flux universel demeure pour Platon la loi du devenir.
23. Le facteur relatif à l'ignorance des gardiens ne doit pas être sous-estimé, puisque la
raison humaine a des limites. La complexité du chiffre, les éléments contingents dans la
reconnaissance des individus et de leurs qualités, tous ces facteurs peuvent affecter les
décisions nuptiales. J. Adam, ad loc., soutient que le nombre ne s'applique pas à la
détermination d'un calendrier propice aux unions, mais seulement à l'exclusion d'unions
médiocres ou trop nombreuses. Cette interprétation restrictive va contre le sens obvie du
texte, qui calcule des cycles et qui les propose aux gardiens. Que doivent-ils y observer,
sinon les périodes propices ? Toute la tradition a lu ce texte de cette manière, de Jamblique
à Proclus. La notion même du temps opportun et du contretemps (parà kairón, d2) le
montre explicitement.
24. Privés de formation à la musique et à la poésie, ils seront privés des arts des Muses,
condition d'accès à la formation philosophique qui seule peut garantir la stabilité de la cité
juste. Platon met dans la bouche des Muses l'explication pour lui fondamentale du déclin
des cités, l'absence de paideía et de culture. Voir supra, IV, 424c. Le terme est fréquent chez
Platon, voir supra, I, 335c, 349e, et VI, 486d.
25. L'importance du mythe des races réside dans son caractère fondateur par rapport aux
trois classes de la cité. Y introduire la confusion, ne plus pouvoir discerner les classes
équivaut à ruiner l'équilibre constitutif de la structure de la cité. L'avènement de la stásis
est toujours lié en effet à un déséquilibre des classes, mais surtout au conflit entre les
gardiens eux-mêmes. On pourrait chaque fois traduire ce terme par « guerre civile », mais
Platon lui donne une extension plus grande, incluant tous les conflits sociaux et politiques.
Tous ne dégénèrent pas en guerres. Voir supra, III, 414e, Pol., 271a, et Hésiode, Travaux,
109-202.
26. Citation d'Homère, Il., VI, 211.
27. À ne pas confondre avec les classes qui leur correspondent dans un système parfait.
Platon veut dire ici que ces éléments mêlés aux races supérieures dans l'â me des gardiens
entrent en conflit avec leur tendance naturelle à l'ordre : alors que les gardiens ne
possédaient rien, ils se mettent à désirer posséder. Il va de soi que les classes de
producteurs et d'artisans possèdent déjà diverses propriétés et la discorde civile ne
proviendrait pas de leurs réclamations. Voir l'oracle de III, 415c, prédisant la ruine de la
cité si elle est confiée à un homme de fer ou de bronze.
28. L'ordre ancien, traditionnel, de la société juste. Pour le terme exprimant cette
organisation (sústasis), voir les Lois, III, 702d, VI, 782a, VII, 812c, VIII, 833a, IX, 858b. Ce
vocabulaire de grande importance dans le Timée est peu fréquent dans la République ; il
signifie la structure de la constitution de la cité, son organisation interne, sujette à la
détérioration. Voir néanmoins supra, V, 457e, et infra, VIII, 546a.
29. Institution de citoyens de seconde zone de Sparte, qu'on retrouve également en Crète,
en Thessalie et ailleurs. Comme le nom le dit, ces personnes étaient attachées à des
domaines ou à des familles, mais n'étaient pas des citoyens. On comptait des villes entières
de périèques, plus ou moins dominées par des cités plus importantes. Les domestiques
(oikétai) correspondent sans doute aux hilotes de Sparte, un groupe confiné aux tâ ches
inférieures. Voir V. Ehrenberg (1960).
30. Platon pense ici clairement à la Sparte du Ve siècle. Un exemple est l'insistance sur les
banquets, les syssities (voir supra, III, 416e). Comparer l'exposé de Platon avec celui
d'Aristote, Pol., II, 9, 1269a-1271b.
31. La réputation anti-intellectuelle des Spartiates était bien connue, et Platon ne grossit
pas le trait en les présentant d'abord comme des militaires. Voir Hipp. maj., 285b.
32. Comme type intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie, la timocratie est déjà la
cité de la partie intermédiaire de l'â me, le thumoeidès (e3), principe fondamental de toute
cité et de toute activité guerrière. Les aspects moraux d'énergie au service du bien,
d'enthousiasme font partie de cette ardeur, mais Platon se concentre ici d'abord sur la
nature militaire du régime. L'identification à Sparte favorise ce portrait. Notons ici deux
sens différents du même terme exprimant un trait de caractère : les aristocrates sont
simples (haploûs, e2), alors que les timocrates sont rustres (haploustérous, e3). Dans le
premier cas, il s'agit de l'austérité, dans le second, d'une certaine rusticité. La tendance à
penser que Platon, tout en plaçant ici Sparte en position inférieure à l'aristocratie, l'aurait
idéalisée au point de vouloir reproduire les institutions de Lycurgue, ou même le passé
dorien mythique, doit tout de même être tempérée par sa description de la passion de la
richesse, un trait qui ne saurait caractériser la cité idéale. Pas plus d'ailleurs que leur
mépris de la culture. Plusieurs historiens, au rang desquels on peut citer A. Toynbee, ont
pris à la lettre l'affirmation des Lois (III, 691b-693e), qui identifie Sparte à un modèle de
vertu. Platon certes voit en Lycurgue un dirigeant qui reçoit son inspiration de l'Apollon de
Delphes, mais les vertus de Sparte doivent être rapportées à ses défauts, et la cité idéale de
Platon recherche sans doute les uns, mais pas les autres. Sur toute cette question de
l'idéalisation de Sparte, voir F. Ollier (1933).
33. Voir I Alc., 122e, qi reprend cette affirmation concernant la richesse des Spartiates, une
richesse camouflée sous une grande austérité d'apparence. Aristote (loc. cit.) dit qu'aucune
cité n'était plus corrompue par l'argent que Sparte.
34. Aristote considérait la constitution spartiate comme une constitution mixte, au sens
technique que ce terme reçoit chez lui (Pol., IV, 9, 1294b18 sq.), alliant démocratie et
oligarchie. Mais ici, le sens ne semble guère technique, voir Lois, IV, 712d sq.
35. Cette remarque affectueuse rappelle l'amour de Glaucon pour la culture et les arts ; le
frère de Platon est à la fois mousikós (supra, III, 398e), ambitieux et combatif. Voir le
portrait qu'en fait Xénophon, Mém., III, 6, 1.
36. Voir Hipp. maj., 285d, où il est fait mention du désir des spartiates d'entendre les
généalogies des dieux et des héros, mais aussi de leur refus d'étudier les sciences. Mais cet
amour des discours n'en fait pas le centre de la culture, et les gouvernants ne s'en
remettent aucunement au pouvoir de la parole pour accéder au pouvoir. On peut entendre
ici une dénonciation supplémentaire du rô le des sophistes, voir Protag., 342e sq. La
mention du rô le de l'orateur montre que Platon estime une certaine rhétorique, mais à la
condition qu'elle ait une fonction limitée.
37. Par contraste avec les Athéniens, présentés comme nobles et indulgents (voir Lois, VI,
777a).
38. L'explication de la formation de l'homme timocratique est proposée à partir d'une
constitution mal gouvernée. Il ne s'agit donc pas de la cité idéale, mais d'une cité qui a
conservé un reste d'aristocratie. Sa transformation morale n'est pas entièrement parallèle à
celle de la cité : alors que celle-ci subit la loi universelle du devenir et entre dans un cycle
de déclin, qui aboutit au mélange des races et de là à la discorde civile, l'homme
timocratique se forme par la pression de son environnement immédiat (mère, proches,
serviteurs), qui l'éloigne du modèle aristocratique de son père.
39. Image qu'on peut rapprocher de l'Euthyphron, 2d. L'homme aristocratique maintient les
traditions de l'ordre ancien, et il cultive la raison. La suite montre que Platon veut dire que
l'homme aristocratique confie à la raison le pouvoir de se gouverner, alors que le jeune
timocrate, tiraillé, finira par l'abandonner au principe intermédiaire.
40. Adaptation libre de vers d'Eschyle (Sept, 451 et 570).
41. Il s'agit du projet comparatif de l'homme et du régime politique, voir supra, 545b.
42. É tymologiquement, l'oligarchie est le système du gouvernement de quelques
personnes, une élite de citoyens, propriétaires fortunés. Platon revient sur cette
étymologie, infra, 551e. Déjà Xénophon la désigne comme « ploutocratie », pouvoir des
riches (Mém., IV, 6, 12). Pour l'avènement du parti oligarchique à Athènes, en 411, voir
Thucydide, VIII, 65, et pour les événements de 404, voir Xénophon, Hellén., II, 3, 48. Chez
Aristote, Pol., III, 8, 1280a1, le critère de la richesse est également prédominant. Il croit
cependant, contre Platon, que la transformation qui produit l'oligarchie ne résulte pas d'un
désir de richesses chez les gouvernants (Pol., V, 12, 1316a39). Platon déforme-t-il
l'expérience de Sparte, qui lui sert ici de modèle historique ? La question est discutée et
l'histoire grecque donne plusieurs exemples de régimes timocratiques combinés avec des
éléments oligarchiques, le pouvoir de la fortune s'alliant à celui de la noblesse
traditionnelle.
43. Platon parle indifféremment de régime et de système, l'essentiel étant la structure
interne (katástasis) des classes et la place du pouvoir de la raison. Voir supra, III, 414a, IV,
425d et 426c, V, 464a, VI, 493a, 497b et 502d, VIII, 547b, et infra, 551b, 552e et 557a.
44. Avons-nous des exemples de telles lois, formulant des critères de fortune pour accéder
aux charges ? L'oligarchie de Solon était modérée et Platon en fait l'éloge dans les Lois (III,
698b), mais on n'y trouve pas de telles lois. Thucydide, présentant le gouvernement des
Cinq Mille (VIII, 97) mentionne un critère de fortune, pour un régime qu'il voit comme un
mixte d'oligarchie et de démocratie. Voir aussi pour le régime des Quatre Cents, VIII, 66.
Platon mentionne l'usage de la force et des armes, ce qui était certainement le lot habituel
des conflits entre les démocrates et les oligarques qu'il put observer presque toute sa vie.
Sans doute pense-t-il que la force était aussi nécessaire pour renverser la timocratie.
45. Reprise de la comparaison du commandement des navires, voir supra, I, 341c, et VI,
488a sq.
46. L'exemple des Spartiates qui armaient les hilotes peut illustrer ce point ; voir
Thucydide, VII, 19, III, 27, et IV, 80. Que les Spartiates aient aimé à ce point la richesse qu'ils
aient été réticents à la dépenser à des fins militaires, et notamment pour armer ces
mercenaires (ce qui est ici le sens de eisphérein, e3) semble confirmé par Aristote, Pol., II, 9,
1271b.
47. C'est le défaut absolument contraire à la spécialisation des tâ ches, qui seule permet la
concentration du pouvoir aux mains d'une classe d'experts. Cette dispersion acquiert chez
Platon le statut d'un vice politique (polupragmoneîn, e6).
48. Un reproche repris par Aristote, Pol., II, 9, 1270a19. L'enjeu est celui du « lot initial »
d'une cité, sa richesse constitutive, qui doit subsister, en traversant les générations. Voir
Lois, V, 744d. Plusieurs cités, et notamment Sparte, interdisaient la vente de la propriété
foncière.
49. Comparaison qu'on retrouve chez Hésiode, Travaux, 302-305 : « Les dieux et les
mortels s'indignent également contre quiconque vit sans rien faire et montre les instincts
du frelon sans dard, qui se refusant au travail, gaspille et dévore le labeur des abeilles »
(trad. Mazon).
50. Le destin des généraux aristocrates était souvent tragique, quand l'expédition tournait
à l'échec. On peut citer par exemple la bataille des Arginuses (Xénophon, Hellén., I, 6, 33, et
7, 4) et le mécontentement populaire qui s'ensuivit. La procédure de l'ostracisme est peut-
être ici sous-entendue, mais Platon pointe du doigt, une fois de plus, le recours aux faux
témoins (sukophántes, b4), un procédé ignominieux. Je n'ai pas adopté la correction de
Burnet, qui suit une émendation de Cobet et retranche blaptómenon (b4).
51. Allusion au Grand Roi des Perses, couronné de tiares. Voir la description de Xénophon,
Cyropédie, II, 4, 6.
52. Ploutos, dieu de la richesse, était représenté aveugle, parce que la richesse est
indifférente au bien et au mal. Voir Aristophane, qui lui consacra une pièce (Ploutos) en 388
et le présente guéri de sa cécité, de manière à ce que le dieu puisse récompenser les bons.
53. Tout comme la cité au sein de laquelle l'emprise de la raison n'est pas entière, l'homme
individuel qui se trouve en proie au conflit des désirs devient le lieu d'une discorde interne,
une forme de stásis équivalente sur le plan de la psychologie du conflit des groupes sociaux
de la cité.
54. Ce désir d'innover est-il un désir de révolution ? Il est fréquent de trouver ce mot
(neōterismós, e10) chez les traducteurs (v.g. Grube), mais Platon ne fait allusion ici à aucune
révolution particulière. Il faut noter cependant que l'avènement de la démocratie implique
une certaine violence révolutionnaire.
55. Ce type de lois restrictives a la faveur de Platon, qui les propose dans les Lois, V, 742c,
VIII, 849e, et XI, 915e. Les prêteurs s'engageraient à leurs propres risques, sans la
protection de la loi, ce qui freinerait le prêt usuraire et l'extorsion.
56. Le processus implique plusieurs phases : d'abord, un renversement violent, impliquant
meurtre et bannissement ; ensuite le partage égal du pouvoir (ex ísou, a4), qui est effectué
par le moyen du tirage au sort de la plupart des magistratures. Cette institution
caractérisait en effet la démocratie (voir Aristote, Rhét., I, 8, 1365b31 sq.).
57. La description de la cité démocratique est centrée sur la liberté. D'abord la liberté des
désirs, puisque c'est le principe du désir qui y règne, mais aussi la liberté de chacun
d'accéder aux charges, le pouvoir étant indifférent au mérite. Ce constat était partagé par
Aristote (Pol., VI, 2, 1317a40). Dans cette description, l'égalité de chacun est donc fonction
de la liberté des désirs de tous. La liberté d'expression (parresía, b5) s'ajoute à cette liberté
fondamentale ; voir par exemple Gorg., 461e. Sur le concept de liberté dans la démocratie
grecque, voir d'abord A. Laks (1999), et chez Platon, R. Muller (1997). La critique
platonicienne de la démocratie se trouve au cœur du débat sur le totalitarisme, par
exemple dans l'interprétation de K. Popper (1979). Mais elle ne doit pas être séparée de
l'expérience de la démocratie athénienne ; voir à ce sujet S.S. Monoson (2000 : 113-152).
L'étude déjà classique de M.H. Hansen (1993) fournit le contexte historique nécessaire.
58. Cette comparaison ironique illustre la diversité qui caractérise les styles de vie dans la
cité démocratique, chacun pouvant aménager sa vie comme il le désire. Il ne reste rien de
l'austérité traditionnelle, soumise à la loi aristocratique. La comparaison tire sa force du
fait qu'elle est reprise de la description d'un vêtement de luxe.
59. Le régime démocratique contient plusieurs éléments disparates et on peut y trouver de
quoi reconfigurer une constitution à partir de modèles différents. Platon ne veut pas dire ici
que la démocratie récapitule en les intégrant tous les régimes connus, mais qu'elle mélange
sans discernement plusieurs types d'institutions et de lois, d'une manière incohérente. Elle
est donc privée d'unité. Ce n'est pas un modèle, mais une foire aux modèles. Voir aussi Lois,
III, 681d. L'expérience athénienne qui sert ici de toile de fond nous est restituée avec toutes
ses contradictions et ses transformations successives, symptô mes d'instabilité. Platon
retient surtout la variété que rend possible la liberté, et ne trouve à la démocratie aucun
aspect positif. L'anarchie, l'incohérence, l'ambition individuelle sont pour lui des maux qui
condamnent le régime, et son exposé (557a-565c) est en complète opposition avec celui de
Thucydide (II, 35).
60. C'est-à -dire en toute impunité, du fait qu'ils y sont invisibles, et non pas comme des
héros qui seraient reconnus et louangés par la foule, ce qui serait de la part de Platon une
caricature. Contra, B. Jowett, ad loc.
61. Cette ironie sur le concept d'égalité doit être rapportée à la critique de la liberté : est-ce
en raison d'un excès de liberté que les égaux sur le plan du mérite et de la vertu cessent
d'être égaux et deviennent comparables à ceux qui sont sans éducation et sans vertu ?
L'analyse n'est pas élaborée ici, mais le principe de l'égalité géométrique, qui serait
conforme à la justice en soi, est formulé dans les Lois (VI, 757c) : « aux mérites plus grands,
de plus grands honneurs, tant qu'à ceux qui sont à l'opposé pour la vertu et pour
l'éducation, l'égalité dispense leur dû suivant la même règle ». Voir également Aristote, Pol.,
III, 9, 1280a.
62. L'exposé de la nature des désirs distingue les désirs nécessaires et les désirs non
nécessaires, et il faut le compléter par le passage du livre IX (571a), qui ajoute les désirs
contraires aux lois et illégitimes, qui caractérisent le tyran. Cette classification se rapproche
de celle d'É picure dans la Lettre à Ménécée. À la différence d'É picure cependant, Platon
n'introduit pas une catégorie supérieure de désirs naturels et non naturels et la catégorie
de l'illégitime (paránomos) ne peut pas être assimilée à « contraire à la nature ». Les désirs
nécessaires s'identifient aux désirs naturels (558e2). Cet exposé doit être lu en rapport
avec celui du livre IV (436a-438), qui porte sur la nature du désir et la spécificité de ses
objets.
63. Je suis le texte de J. Burnet, malgré les objections intéressantes de J. Adam. Le désir
nécessaire répond à deux critères, mentionnés en 558d et 559a : l'utilité, la nécessité. Si on
enlève la négation, on est contraint à une lecture très contournée : il s'agit d'un désir
nécessaire parce qu'il peut conduire à la mort, si on ne le satisfait pas. La différence de sens
est légère, mais le texte devient inutilement tortueux.
64. Le luxe de la cuisine athénienne a déjà fait l'objet de la critique de Platon, voir supra, II,
372c.
65. Passage que J. Adam juge corrompu, mais qui conserve une parfaite lisibilité dans le
texte de Burnet si on fait l'hypothèse qu'il manque quelques mots. Je n'adopte pas les
corrections compliquées de J. Adam et je suis J. Burnet, en introduisant simplement un
verbe pour commander l'expression de la transformation décrite par Platon.
66. À l'intérieur de l'â me du jeune homme élevé dans l'oligarchie, les désirs nécessaires
entrent en conflit avec les désirs inutiles et transforment son â me en champ de bataille. La
discorde (stásis kaì antístasis, a1) est renversée par une forme de contre-conflit, de
révolution inversée, pour rétablir l'ordre : cette image audacieuse emprunte à la
description des factions dans la guerre civile, tout en donnant au père un rô le fondamental
(b1).
67. Le père n'avait aucun intérêt pour l'éducation (554b, 559d) et la formation qu'il donne
à son fils manque de culture et de connaissances.
68. Comme les compagnons d'Ulysse (Od., IX, 81 sq.) ramollis par la sensualité du mode de
vie des Lotophages et oublieux de leur patrie, le jeune homme sera tiraillé et subjugué par
les désirs qui se disputent son â me. Le fait de se nourrir de lotus fait oublier le passé et
enferme dans les plaisirs du présent.
69. Le recours aux cérémonies des mystères d'É leusis surprend quelque peu, dans un
contexte où il ne peut être associé à l'élévation et à l'initiation. Platon n'a pas l'habitude
d'en faire la satire, et ici le cortège des mystes est identifié à la glorification des pseudo-
vertus démocratiques. La procession qui est évoquée ici rappelle l'ouverture du dialogue
(lampás, I, 328a). La frénésie bachique (561a9) du jeune démocrate mérite sans doute cette
ironie, mais elle met en relief également les ambivalences de Platon dans son attitude à
l'endroit du symbolisme des mystères, une attitude faite de vénération, quand le contexte
initatique entraîne vers l'intelligible, et de mépris, quand il s'agit de la musique de l'aulós
(c8) ou de la licence démocratique.
70. Le démocrate croit à l'égalité, il la recherche en toutes choses et c'est en ce sens qu'il est
égalitaire : les plaisirs et les désirs sont tous égaux. Le terme, formé sur l'idéal de l'égalité
(isonomía, Mén., 239a, et infra, 563b, où il est associé à la liberté), est rare (isonomikós, e1).
Seul emploi dans tout le corpus platonicien, il qualifie le genre de vie de celui qui place
l'égalité comme valeur suprême de l'existence. Platon montre la similitude de structure
entre l'existence, où tous les plaisirs et les désirs sont traités comme égaux, et la structure
politique, qui met en avant l'égalité des citoyens et leur substituabilité pour toutes les
responsabilités de la cité. De la même manière que la démocratie subit l'illusion de l'égalité,
en ne voyant pas la priorité des gardiens philosophes, l'individu démocratique subit
l'illusion des désirs équivalents et perd de vue la priorité de la raison.
71. Y a-t-il un usage de la liberté qui puisse trouver grâ ce aux yeux de Platon ? Le présent
passage illustre une signification particulière de ce concept, puisqu'il apparaît comme le
prédicat contraire au respect des hiérarchies et de l'ordre établi. Ce sens entièrement
négatif ne peut être attribué dans tous les contextes, mais il est clair ici que Platon désigne
l'anarchie, confirmant par là ce qu'il affirmait plus haut : les démocrates appellent liberté
l'anarchie. Voir la moquerie sur la liberté des animaux (infra, 563d1).
72. Cette fonction était inférieure à celle de maître, et elle se résumait à des tâ ches
d'accompagnement. Voir H.I. Marrou (1948 : 220).
73. Ce vocabulaire de l'isonomie exprime le concept central de la pensée démocratique :
l'égalité de tous les citoyens du point de vue du droit. Il est surprenant de constater sa
rareté chez Platon (voir Lettre VII, 336d, et Mén., 239a) et en particulier le fait que cette
égalité ne soit mentionnée ou discutée qu'une seule fois dans la République. Sur le concept
et son importance pour les Grecs, voir Hérodote (III, 80) et les remarques de J.-F. Balaudé
(1996). Sur la question de l'esclavage, Platon est le témoin d'une position traditionnelle,
bien qu'Aristote signale que le fait de consentir des droits aux esclaves soit la limite de la
démocratie (Pol., VI, 11, 1313b). Voir G. Vlastos (1941). Pour les droits des femmes,
l'affirmation présente n'entre pas en contradiction avec l'égalité reconnue pour les
gardiens : il s'agit ici de la cité démocratique entière, et l'ouverture manifestée au livre V ne
s'étend pas au-delà du corps des dirigeants.
74. Frag. 351 Radt.
75. Je traduis littéralement exousía (e8 et 564d2), un terme qui désigne l'esprit libertaire
général qui règne dans la société démocratique. Platon ne sous-entend aucun aspect
licencieux, cette permissivité étant simplement le contraire d'un ordre institué et
traditionnel. Voir par exemple, Thucydide, VII, 69.
76. Aristote était de cet avis (Pol., V, 5, 1305a) et Platon a certainement à l'esprit plusieurs
exemples, en particulier celui de Denys de Syracuse. On peut aussi penser, avec J. Adam, ad
loc., que Platon avait la certitude que la situation d'Athènes conduisait à la tyrannie de
manière inéluctable.
77. Cette remarque médicale est éclairée par l'explication fournie dans le Timée, 85d, où le
phlegme et la bile sont présentés comme l'origine de toutes les maladies qui produisent un
écoulement ou une inflammation. La cité démocratique est donc sujette à des troubles
inflammatoires.
78. Cette classification traditionnelle se trouve chez Euripide : « Il existe en effet trois
classes dans l'É tat. Les riches, tout d'abord, citoyens inutiles et sans cesse occupés
d'accroître leur fortune. Puis les pauvres, privés même du nécessaire. Ceux-là sont
dangereux ; car enclins à l'envie, séduits par les discours de pervers démagogues, ils
assaillent de traits cruels les possédants. Des trois classes, c'est la classe moyenne qui
sauve les cités : c'est elle qui maintient les institutions que l'É tat s'est données »
(Suppliantes, v. 238-245. Trad. Grégoire). Probablement une interpolation dans la tragédie,
ce texte témoigne cependant du sentiment politique favorisant la classe moyenne (voir
également Aristote, Pol., IV, 11, 1295a) et qui avait conduit à la révolution
antidémocratique de 411.
79. En démocratie, les dirigeants sont tous des faux bourdons exploiteurs et l'exception est
rare. On peut citer l'exemple d'Aristide (Gorg., 526b, et Ménon, 94a), général athénien qui
s'est illustré à Platées. Mais aussi Périclès, dont la réputation demeure sans tache
(Thucydide, II, 65, 8).
80. Les réunions de l'assemblée démocratique étaient devenues, avec le temps, désaffectées
et on dut recourir à l'institution d'une sorte de salaire de participation : c'est le miel auquel
fait allusion ici Platon (chez Aristote, Pol., IV, 6, 1293a, c'est le misthós de l'assemblée). Voir
également Aristophane, Guêpes, v. 655-79.
81. C'est-à -dire les dirigeants, que Platon assimile aux faux bourdons ; devant les
résistances des riches à se laisser dépouiller, les dirigeants les accusent pour les diffamer
aux yeux du peuple. Le groupe des riches se voit donc attaqué par les faux bourdons, et ils
se transforment contre leur gré en oligarques au sein même de la démocratie, pour
protéger leur richesse.
82. De quel personnage s'agit-il, sinon de ce protecteur du peuple, qui sans être titulaire
d'une magistrature, possédait néanmoins un statut ? Pour la fonction de prostátēs, voir
d'abord Hérodote, I, 127, II, 178, et Lois, VI, 766b. Voir aussi Aristote, Pol., V, 10, 1310b14,
sur le rô le des démagogues dans l'évolution de la tyrannie. Sur la possibilité d'identifier
historiquement le tyran décrit dans le passage (VIII, 565c ; IX, 580a), voir M. Meulder
(1989), qui critique toutes les hypothèses et aboutit à une conclusion sceptique.
83. La source est Pausanias, VIII, 2, 6, et le thème du loup dans le mythe de Zeus ou
d'Apollon court dans toute la mythologie grecque. Héros arcadien, Lycaon était un roi d'une
grande piété dans certaines versions, d'une grande impiété dans d'autres. Il aurait fait
servir à Zeus, qui lui aurait rendu visite sous un camouflage, la chair d'un de ses enfants.
Pour le punir, Zeus l'aurait changé en loup. C'est cette version du mythe qui doit être
rapportée aux sacrifices humains célébrés en l'honneur de Zeus lycien. Selon cette légende,
ceux qui participaient à ces sacrifices étaient ensuite changés en loups pour une période de
huit ans.
84. Voir Hérodote, I, 55. Le roi avait consulté la Pythie de Delphes pour savoir si la
monarchie durerait longtemps. Pour l'interprétation de l'oracle, voir I, 91.
85. Il., XVI, 776.
86. Ceux qu'il a bannis et exilés.
87. Si le tyran recrute sa garde parmi les esclaves et les affranchit, il en fait de nouveaux
citoyens. On note par exemple que Denys de Syracuse donnait ce nom (néoi polîtai, a5) à sa
garde d'affranchis. Voir Diodore de Sicile, XIV, 7.
88. La sagesse d'Euripide est ici tournée en dérision et Platon inverse le sens d'une maxime,
qui par ailleurs est attribuable à Sophocle plutô t qu'à lui. Il s'agit d'un fragment de l'Ajax de
Locres (frag. 13 Nauck).
89. Voir Euripide, Troyennes, 1169. J. Adam, ad loc., note cependant qu'Euripide critique la
tyrannie au moins aussi souvent qu'il en fait l'éloge. Voir, par exemple, Suppliantes, 429 sq.
90. Les tragédiens payaient les acteurs qui jouaient leur pièces, et Platon les apostrophes
dans les Lois (VII, 817b-c), en exprimant un désir de freiner leur influence politique sur la
jeunesse. Voir aussi Gorg., 501e.
Livre IX
1. La classification des plaisirs et des désirs avait été amorcée au livre précédent (VIII,
558d) avec la distinction des plaisirs nécessaires et des plaisirs non nécessaires. L'analyse
du dérèglement est poursuivie ici, à l'occasion du portrait du tyran. Sur le dérèglement
(paránomoi, b5), voir supra, 561a. Pour Platon, ce dérèglement est la force principale qui
s'oppose à la raison et il révèle la nature animale de la partie inférieure de l'â me. Voir
l'analyse parallèle dans le Phèdre, 254a.
2. Durant le sommeil, la raison est endormie, mais la partie inférieure de l'â me demeure
active et elle repousse le sommeil. L'â me est donc à ce stade à moitié endormie, et à moitié
éveillée : l'imagination est au travail, elle se représente plusieurs fantasmes d'union
sexuelle (d1), alors qu'elle est libérée du contrô le de la raison et de la honte. Pour l'analyse
de l'état du sommeil, voir Timée, 45e-46a. Platon semble décrire ici autant le rêve éveillé
que le rêve proprement dit, voir supra, V, 476c, et Timée, 70e-71e, avec la reprise chez
Cicéron, De divinatione, I, 29.
3. Cette méditation intérieure est un accord de l'esprit avec lui-même. É quivalant à une
sorte de concentration, l'â me sera en mesure de contenir la force des désirs inférieurs et
déréglés. Terme rare chez Platon (sunnoian, d8), cet exercice est apparenté au travail de la
pensée discursive. Voir Lois, VII, 790b, et Épinomis, 987c. La description de la perfection
philosophique qui occupe une part importante du livre IX s'inspire du modèle socratique
lui-même, et on en trouve le parallèle dans le Banquet et dans le Phédon. L'ascèse
philosophique est en effet le contraire de la tyrannie, qui est aliénation aux plaisirs et
impossibilité de se contrô ler soi-même. Travail de la pensée, concentration, méditation
accompagnent la vie réfléchie, et sans doute Platon en a-t-il accentué la place en
complément de l'exercice de la discussion et de la vie dans la cité. Voir sur cette question
l'étude de P. Hadot (1981 : 13-58).
4. Dans l'état du rêve, la partie rationnelle d'une â me mesurée pourra se porter vers un
contenu de connaissance insoupçonné : elle pourra saisir le passé et le futur. Ce passage
nous instruit-il sur la conception platonicienne de la divination ? Cicéron (De divinatione, I,
60-61) le pensait et a repris ce passage. On en trouve confirmation dans le Timée (71d-
72b), alors que Platon assigne à la partie désirante de l'â me la fonction de la divination
dans le sommeil : c'est elle en effet qui recueille les images et les simulacres produits
durant le sommeil, et c'est la raison qui les interprète ensuite. On note donc une différence
importante dans la fonction même de la connaissance des signes du futur, puisque dans le
présent passage, le principe rationnel est aussi bien le récepteur des images que
l'interprète. Sur cette question, voir L. Brisson (1974 : 201-208).
5. Non pas que la saisie de la vérité soit favorisée par le sommeil, ce qui serait un
contresens explicite de la philosophie de Platon, mais bien facilitée dans cet état de
sommeil ainsi préparé par comparaison avec un sommeil mal préparé et déréglé.
6. C'est l'homme de la démocratie, celui qui la soutient, mais Platon le désigne ici d'un autre
nom (dēmotikòn, b10 et d3). Pourquoi ce changement ? On pourrait traduire « populaire »,
pour indiquer l'appartenance à une couche sociale qui ne saurait être entièrement
méprisable. La présentation de Platon porte un jugement plus accueillant sur l'homme
démocratique et elle met en relief son caractère mesuré. Par comparaison avec le tyran en
effet, le démocrate conserve un reste de vertu. Voir supra, VIII, 559d-562a. Sa position, en
effet, est intermédiaire entre l'oligarchie et l'anarchie.
7. Cet amour dominateur (érōtá, e5) est l'équivalent du désir tyrannique, qui s'établit
comme désir impératif (voir supra, VIII, 564d). Il en devient le chef (prostátēs, 573b1). Dans
l'â me du jeune homme démocratique, un désir prend le dessus et il est alimenté par tous
les autres, qui le font croître au point de lui implanter l'aiguillon dont il était jusque là
dépourvu. Ce faux bourdon devient donc dangereux, il est désormais doté de l'aiguillon
d'un amour violent et irrationnel, qui lui instille folie et déraison. Cet aiguillon est celui du
désir comme soif (póthos, a7) ; comparer avec Phèdre, 253e.
8. Ces trois états de l'â me tyrannique sont identiques, il s'agit de trois états de folie (manía,
a8), qui échappent entièrement au contrô le de la raison. L'association de l'amour à la
tyrannie n'est pas moins importante que sa désignation comme folie : dans tous ces états,
l'â me est assujettie, elle est mue de l'extérieur et subordonnée à un autre (c3). Le portrait
du tyran auquel parvient Platon est donc, paradoxalement, celui d'un homme qui ne peut
plus rien contrô ler en lui-même : il est entièrement tyrannisé de l'intérieur par un désir qui
emporte tout. Notons la métaphore politique (diakubernâi, d4) d'un désir qui gouverne tout
dans l'â me tyrannique.
9. On peut faire ici le parallèle avec les cohortes de mercenaires, recrutées par la cité
tyrannique à l'extérieur. Voir supra, VIII, 567d. Quant aux désirs internes, il s'agit des
démocrates émancipés qui réclament anarchiquement le pouvoir de faire tout ce qu'ils
veulent. Leur émancipation, tenue sous un certain contrô le dans le régime démocratique,
atteint ici son point limite.
10. La liste de ces méfaits de la tyrannie figurait déjà au premier livre, voir supra, I, 334b.
Citant Xénophon (Mém., I, 2, 62, et Banquet, 4, 36), J. Adam, ad loc., suggère que cette liste
constituait un topos de l'injustice dans les milieux socratiques. Dans la description qui suit,
les parallèles sont nombreux avec le Hiéron de Xénophon. Pour la mention des sycophantes,
voir supra, I, 340d. Pour les temples, I, 344b.
11. C'est-à -dire la passion maîtresse, l'É ros tyrannique, déjà évoqué en 573d.
12. Si cette expression était proverbiale, il est difficile de la retracer. Quand on la trouve
citée plus tard, Platon est souvent donné comme sa source.
13. Renvoie à l'exposé central du livre IV, 441d-444e. Chaque type moral des régimes
dégénérés se voit jugé par rapport au modèle du juste dont l'â me est en harmonie, sous la
gouverne de la raison.
14. Notons ici le changement d'interlocuteur : l'examen de la dégénérescence des cités et
des caractères individuels est parvenu à son terme, et le dialogue reprend la question du
bonheur du juste, dont l'examen s'était interrompu une première fois au livre II, 368d, pour
laisser la place à la recherche engagée par le motif psychopolitique et ensuite au livre IV,
445a. Aristote (Pol., V, 12, 1316a25) a insisté sur le fait que le cycle platonicien de la
succession des régimes n'est pas rigoureux, puisque les tyrannies succèdent aux tyrannies
et ne donnent jamais lieu à la reprise du régime idéal aristocratique. Platon entretenait
cependant l'espoir d'une telle reprise, en plaçant ses attentes dans les fils des tyrans
auxquels une éducation philosophique pourrait apporter la vertu nécessaire à la réforme.
15. Compte tenu de l'expérience de Platon lui-même à la cour de Denys Ier de Syracuse, il est
difficile de ne pas entendre dans cette longue intervention de Socrate un plaidoyer
personnel de Platon pour établir la crédibilité de son jugement sur le malheur de la vie
tyrannique. Socrate l'affirme clairement, en évoquant le fait qu'il a eu l'occasion « de
connaître ces gens-là » (b7). Cela concorde avec le premier séjour de Platon à la cour de
Denys, qu'on peut dater de 388. Voir Lettre VII, 324a-327d, avec l'introduction de L. Brisson
(1987 : 132-166).
16. Le parallèle entre la servitude politique qui résulte de la soumission au tyran et la
servitude de l'â me, qui est soumission aux désirs et plaisirs de la partie inférieure de l'â me
aboutit à une conclusion identique : dans un cas comme dans l'autre, il y a une absence
complète de liberté. Sur ce concept de servitude (aneleuthería, d3), voir supra, III, 391c et
400b. Notons ici l'esquisse d'un concept de liberté qui serait autre que la liberté politique :
la volonté du tyran n'est pas libre, parce qu'elle est soumise au désir. Conformément à la
doctine socratique du mal involontaire, qui limite la volonté à la volonté du bien, on voit ici
en négatif l'amorce d'une liberté du bien qui serait libération des désirs inférieurs. Voir
infra, X, 617e. La structure (táxin, d2) ordonne les parties de l'â me et de la cité. Cette
similitude entre l'â me et la cité permet à Socrate d'affirmer que si la cité est malheureuse,
l'individu tyrannique (et suprêmement, le tyran au pouvoir lui-même, 578c1) sera le plus
malheureux. Ce premier argument (577b-580c) constitue l'ouverture de la démonstration
du bonheur du juste.
17. Dans l'examen du bonheur du juste, la question du bien demeure la plus fondamentale.
Le tournant de la discussion est souligné par la mention d'un argument de type particulier.
C'est cette insistance qui me porte à conserver le texte de J. Burnet (tṑi toioútōi lógōi), qui
lit ici un datif pour l'expression complète, et à ne pas adopter, malgré son intérêt, la
suggestion de J. Adam de lire un duel, dont le sens serait « d'examiner ces deux hommes ».
Contra, voir la traduction de G.M.A. Grube. Ce passage doit être mis en relation non
seulement avec la question de la priorité du juste, mais plus généralement avec le modèle
socratique du bien-vivre. Il introduit en effet un idéal de perfection, que seule la
philosophie peut réaliser. Sur l'ensemble de ce passage, voir M.C. Nussbaum (1986 : 136-
164) et R. Kraut (1997).
18. Ce passage donne à penser que les relations entre les esclaves et leurs propriétaires
étaient souvent difficiles, et sans doute Platon veut-il insister ici sur le fait que ces
difficultés étaient redoublées dans les régimes tyranniques. Le rapport entre la situation
réelle des esclaves dans les cités grecques et leur place dans la cité idéale de Platon
demeure un point obscur de sa pensée. Notons le nombre d'esclaves mentionné ici pour
une maison, soit environ une cinquantaine. Notons aussi que l'ordre maintenu dans les
cités est le résultat du contrô le des citoyens libres, et qu'il n'est aucunement fait mention
d'une forme quelconque de corps policier. Voir G. Vlastos (1968) et supra, IV, 433d.
19. L'ensemble de ce portrait du tyran peut être rapproché du Hiéron de Xénophon,
notamment la limitation de ses déplacements (voir Hiéron, I, 11).
20. Renvoie à VIII, 567a et 576a.
21. Ce passage nous met en présence des concours dramatiques au cours desquels les
auteurs présentaient leurs pièces. On comptait dix juges, qui chacun de leur cô té
consignaient leur classement des pièces. De ce groupe, cinq étaient choisis au hasard, et
leur jugement, fondé sur le premier verdict, constituait le jugement final. Voir le
témoignage de Lysias (IV, 3). Concernant le jugement final d'un juge de dernière instance, J.
Adam, ad loc., pense qu'il pourrait s'agir d'un juge qui a pu examiner l'ensemble d'un
concours et cela pourrait donc s'appliquer à ceux du groupe des cinq qui ont évalué
l'ensemble. Voir Lois, II, 659a, qui donne à penser que l'usage du singulier ici est générique
et ne réfère pas à un individu particulier. É galement, Lois, XII, 949a. Le philosophe sera le
juge ultime, voir infra, 583a. Pour une comparaison semblable des modes de vie, voir Phil.,
65a.
22. Ce thème de la souveraineté est à la fois politique et moral : seul celui qui sait exercer
sur lui-même une maîtrise parfaite peut prétendre au gouvernement de la cité. La politique
est définie en ce sens comme art royal, reposant sur une science (Pol., 259c et 308c-e) que
Platon identifie à la sagesse. Mais l'exercice de cette science suppose à son tour une
éducation morale parfaite, conduisant à la souveraineté de l'â me. Voir en ce sens Phédon,
30d, et Euth., 291b-292c.
23. Ce thème de l'action injuste cachée au regard des dieux et des hommes se raccorde à la
question de l'intégrité (II, 366e) et de l'anneau de Gygès.
24. Faisant suite au premier argument, repris de la comparaison de la cité et de l'individu
tyrannique, Socrate introduit un deuxième argument pour démontrer le bonheur du juste.
Cet argument, de nature psychologique, est fondé sur la structure de l'â me ; il court de 580c
à 583a.
25. Cette classification regroupe pour chaque partie de l'â me les désirs, plaisirs et principes
de commandement qui lui sont propres. Cette thèse est-elle compatible avec ce que nous
connaissons de la psychologie de Platon, à tout le moins dans la République ? Y a-t-il des
plaisirs du principe de la raison ? Inversement, y a-t-il un principe de commandement des
désirs ? Il ne s'agit pas seulement de donner une valeur au désir, pour en faire par exemple
un désir rationnel, mais d'introduire dans chaque registre de la psychologie, de nouvelles
distinctions, qui y reproduisent en quelque sorte la tripartition générale qui affecte
l'ensemble.
26. L'espèce désirante regroupe les désirs et appétits de toute nature, mais Platon est
soucieux de bien marquer son lien avec le désir du profit ; ce passage fait écho à l'analyse
de IV, 439d, alors que l'espèce désirante était désireuse de richesse (philochrḗmaton). Voir
également supra, VIII, 559d, pour les trois espèces du désir : oligarchique, démocratique et
tyrannique. J. Adam, ad loc., fait remarquer que cette caractéristique se retrouve dans les
trois espèces de désir, et qu'elle permet à Platon de construire un modèle parfaitement
homogène, conforme à la tripartition de l'â me : le sage sera philósophos, le guerrier sera
philónikos et philótimos et la troisième classe sera philochrḗmaton.
27. Pour rendre le texte grec plus sensible dans la traduction, j'ai placé cô te à cô te la
traduction littérale et l'adjectif que la tradition va imposer, mais qui est encore imbriqué
dans la formation littérale de l'expression de l'amour de la sagesse. Ce passage fait écho au
livre V, 474b. Voir sur l'évolution de ce vocabulaire, A.M. Malingrey (1961).
28. Il s'agit à proprement parler de trois types fondamentaux, par rapport auxquels une
grande diversité d'individus représentant des combinaisons particulières de
caractéristiques peut être dérivée. Cette typologie sera reprise chez Aristote (Eth. Nic., I, 3,
1095b) qui distingue la vie de plaisir, la vie politique et la vie théorétique.
29. C'est-à -dire les objets de la connaissance philosophique, les formes intelligibles. La
contemplation de l'être intelligible contient donc son plaisir propre, que ne peuvent goû ter
que les philosophes. La présence de ce vocabulaire ontologique renvoie ici directement aux
développements des livres VI et VII, et en particulier à la métaphysique de l'être véritable
comme objet de contemplation pour la philosophie.
30. Les trois critères du jugement (582a) sont l'expérience (empeiría), la sagesse
(phrónēsis) et la raison (lógos). Le critère de la sagesse est intellectuel, et non seulement
moral ; il ajoute à la compréhension de ce qui est sophós le trait d'une réflexion élaborée. La
différence entre la phrónēsis et la sophía exige donc de faire intervenir un critère
intellectuel plus marqué. Sur les nuances de ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 109 sq.). Le
parallèle avec l'exposé du Politique est précis, car l'art royal est exercice de la phrónēsis
(294a-b).
31. Le pluriel permet de préciser les instruments de la raison : les arguments particuliers et
les raisonnements qui les enchaînent dans des démonstrations. Le même terme (lógos) sert
à désigner le principe, l'argument et le raisonnement.
32. Il s'agit des plaisirs et des désirs liés au mode de vie particulier de chaque classe et de
chaque fonction de la société. Comme chaque groupe prétend que son mode de vie et ses
valeurs produisent la vie la plus heureuse, à qui appartiendra-t-il d'en juger ? La
démonstration montre que l'expérience du philosophe, parce qu'elle porte sur les trois
domaines, est la plus riche, et donc la plus compétente pour le jugement. Si ce jugement est
fondé, c'est alors la vie philosophique qui sera la plus heureuse. On peut trouver ici un
argument concluant pour fonder le bonheur de la vie des gardiens, et relier cette
démonstration à la question d'Adimante (IV, 419a sq.). Notons que cette position constitue
la réfutation du mépris de la philosophie, dont Socrate était l'objet dans le Gorgias (484e
sq.) de la part de Calliclès.
33. L'expression doit être prise littéralement, car elle est formée sur l'expression
symétrique du philosophe : il s'agit de l'amoureux de la raison, des arguments, des
raisonnements.
34. En plaçant la troisième démonstration sous l'égide de Zeus et en affirmant qu'elle
pourrait entraîner la pire des chutes, Platon veut montrer que la démonstration fondée sur
l'analyse des plaisirs et des peines est la plus rigoureuse et la mieux fondée. On avait en
effet l'habitude de faire les libations dans l'ordre suivant : Zeus olympien, héros, Zeus
sauveur. Voir Charm., 167a-b, Phil., 66d, et Lois, III, 692a. Pour la question de la chute,
Platon réfère ici aux pratiques de la lutte : une chute suivant la troisième prise était
considérée définitive. Voir Euth., 277c. L'ensemble de cette imagerie olympienne met en
relief l'importance du propos, voir Phèdre, 256b. Cette analyse sera reprise dans le Philèbe
(44c) et on la retrouve chez Aristote (Eth. Nic., VII, 12, 1152b-1154a, et X, 2, 1173a).
35. Cette métaphore reprise du lexique de la peinture (voir II, 365c) souligne l'aspect
illusoire et inachevé du plaisir du corps : comme dans la peinture d'ombres, il se soutient
du contraste entre le plaisir et la peine. Voir Phédon, 69b pour cette image appliquée à la
vertu de modération et de courage, vertus illusoires quand elles sont coupées de la
connaissance. Voir aussi Phil., 44c, et Théét., 208e.
36. De qui s'agit-il ? Le contexte porte à penser qu'il s'agit d'ascètes, orphiques ou
pythagoriciens, qui méprisaient les plaisirs du corps. On peut en effet comparer avec le
passage du Phédon (62b). Mais Platon n'utiliserait pas une expression aussi vague pour
parler d'une doctrine qui est après tout la sienne, et on doit donc penser que ces sages sont
ceux qui soutenaient une doctrine du plaisir différente, par exemple le fait que tout plaisir
est relatif. Voir sur ce passage J. Adam (II, app. IV, 378-380).
37. L'analyse du Philèbe éclaire ce passage (32e, 42e, 43d-44b, et Timée, 64c). Le plaisir et
la douleur sont des mouvements de l'â me, émotions ou affects (kínēseîs, 583e), alors que
cet état entre deux (metaxù, c7) est une forme de repos, un état de tranquillité (hēsuchía,
e2). L'état intermédiaire est-il pure neutralité, entre deux mouvements contraires ? Non,
car il est relatif au plaisir ou à la douleur qui a précédé et dont il représente la cessation : ce
qui suit la douleur paraît un plaisir, ce qui suit le plaisir paraît une souffrance. Socrate
affirme que c'est en apparence que la cessation de la souffrance est un plaisir ( 584a7).
Cette position est discutée par Aristote (Eth. Nic., X, 3-5).
38. Ceux qui confondent l'absence de souffrance avec le plaisir, ou la fin du plaisir avec la
souffrance, sont en proie à une forme d'enchantement, semblable à l'illusion qui résulte de
la peinture en trompe l'œil évoquée juste avant. Sur ce vocabulaire, voir Phil., 44c, supra, III,
413d, et infra, X, 602d.
39. Il s'agit des plaisirs purs, qui correspondent donc au concept du plaisir en tant que tel et
dont la privation n'est pas sensible. Le Banquet évoque les plaisirs de la pensée (207e). Voir
Phil., 51b, et Timée, 65a. Pour l'ensemble de l'exposé sur la nature du plaisir, voir J.C.B.
Gosling et C.C.W. Taylor (1982).
40. Platon a-t-il conservé ici le souvenir d'une croyance, dont on a l'écho chez Héraclite :
que les â mes, purifiées après la mort, peuvent encore sentir ? Le fragment d'Héraclite (frag.
99 Conche) semble une critique d'Homère (Od., XI, 36). Voir Phil., 51e. La notion de l'odorat
comme plaisir pur se trouve aussi chez Aristote (Eth. Nic., X, 2, 1173b18).
41. Il n'existe pas, à proprement parler, de plaisir corporel : tout plaisir est plaisir de l'â me,
mise en mouvement par une cause. Les plaisirs qui proviennent du corps sont des illusions
(Phil., 45a-47b), alors que les plaisirs purs de l'â me sont indépendants du corps, par
exemple les plaisirs de la connaissance (Théét., 184e-185e). Le corps demeure cependant
l'intermédiaire de toute sensation (186c).
42. Il s'agit de sensations et de souffrances qui sont mélangées, car elles contiennent une
part de l'appréhension qui introduit la relativité ; or tout ce qui est relatif n'est pas pur.
C'est ce que vient illustrer le recours à une topographie idéale, où l'espace est divisé en
haut, milieu et bas. Par cette image, Platon peut mettre en relief l'aspect illusoire de tout ce
qui est relatif, et du même coup la nécessité de penser philosophiquement la pureté de ce
qui existe en soi, le haut véritable (alēthō̂s, d9). Je ne crois pas que cette topographie ait une
interprétation cosmique (contra, J. Adam, ad loc., qui cite Phédon, 109, et Timée, 62c). Voir
infra, l'image des couleurs et plus loin, la reprise métaphysique, 586a, où le haut est le
monde intelligible. Une élaboration allégorique de cette représentation se trouve à la base
du mythe du Phèdre (247c). La mesure des plaisirs, et leur description selon une échelle de
registres, conduit Platon à la notion d'illusion et de faux plaisir. Mais la fausseté d'un plaisir
ne saurait contredire qu'il soit réellement éprouvé, et il faut donc entendre ici la fausseté
comme désignant une valeur moindre ; Platon cherche à exposer les mérites du plaisir
philosophique, et donc à fonder une échelle où il est le seul véritable.
43. Le vocabulaire de la psychologie du plaisir et de la douleur recourt ici à l'opposition
vide-remplissement (kénōsis-plērō̂sis), qu'on retrouve également dans l'analyse du Philèbe
(31e sq.). Il s'agit de qualifications de l'état (héxis, b1) du corps et de l'â me.
44. La discussion sur le texte transmis pour les lignes qui suivent est complexe, et je me
range à l'avis de J. Adam qui lit anomoíou (c7) : c'est la solution la moins insatisfaisante,
compte tenu de la suite des réponses négatives de Glaucon. Si on conserve le texte
majoritaire des manuscrits, comme le fait J. Burnet, ces réponses deviennent un complet
contresens. Ce qui ne ressemble pas à l'être ne saurait en participer plus que ce qui lui
ressemble, la position est claire. Voir supra, V, 479a, et VI, 500c.
45. Le dualisme strict de l'anthropologie platonicienne ne tolère en fait aucune
participation du corps à l'être réel, et si Platon l'évoque ici, c'est en référence au rô le
d'intermédiaire du corps dans l'accès au plaisir. L'â me seule est par nature semblable à
l'éternellement identique (VI, 490b), alors que le corps, plongé dans le devenir, ne peut
participer à l'identique. Ce dualisme strict sera confirmé infra, en X, 608d, et sa justification
philosophique est effectuée dans le Phédon, ce qui dispense Platon de la reprendre
entièrement ici.
46. Le corps est ici désigné, comme dans le Phédon, par l'image de la maison funéraire, du
tombeau. Ceux qui passent leur vie à rechercher les plaisirs corporels n'ont pas nourri leur
â me, qui est leur principe intérieur et leur être véritable, mais ils n'ont pas non plus nourri
la demeure corporelle de cet être, qui est comme son tombeau. Cette demeure est comme
un tonneau percé (Gorg., 493b2, tò steganón). Sur l'errance des corps, voir supra, VI, 485b,
Crat., 400c, et Gorg., 493a pour la doctrine du corps-tombeau, avec les remarques de P.
Courcelle (1966).
47. Au sens d'une maxime à recevoir et à respecter dans la conduite de la vie.
48. Poète lyrique de Sicile, qui a vécu de la fin du VIIe siècle au début du VIe siècle. Rendu
aveugle pour avoir parlé en mal d'Hélène dans un de ses poèmes, il recouvra la vue après
avoir composé une palinodie. Dans ce nouveau poème, il aurait cherché à innocenter
Hélène : elle n'aurait pas accompagné Pâ ris, mais aurait été victime d'une illusion
provoquée par les dieux et aurait été transportée à son insu en É gypte. Platon évoque à son
tour cette absence d'Hélène à Troie, les guerriers se battant pour son fantô me. Voir sur
cette légende Hérodote, II, 112-120, et la tragédie d'Euripide qui lui est consacrée. Platon
amorce la palinodie du Phèdre en le citant (Phèdre, 243a). Pour le texte, voir D.L. Page
(1962 : 93-141).
49. Dans la classification des désirs et des plaisirs, ceux qui sont relatifs au principe
intermédiaire de l'â me ne sont pas plus vrais ou authentiques que les plaisirs de la partie
appétitive inférieure. Platon distingue trois facteurs principaux dans la stimulation du désir
de cette partie : l'honneur, la victoire et l'impétuosité, mais chacun produit un défaut :
l'envie, la violence et la colère. Mais comme dans l'analyse du livre IV, ces désirs médians
peuvent aussi se soumettre à la règle de la raison et produire des plaisirs vrais. Cette
doctrine est conforme à la nature de la justice, puisque la soumission à la raison est
l'origine de toute justice, et la justice est le bonheur de chaque partie de l'â me. Tout désir,
s'il recherche le pouvoir et l'hégémonie, se condamne à des plaisirs irréels, mais s'il accepte
l'hégémonie de la raison, il pourra connaître un plaisir vrai, réel et qui lui appartient en
propre. L'élimination de la discorde est la condition fondamentale du bonheur, parce
qu'elle est l'essence de la justice (voir IV, 441d-444a).
50. Ce calcul arithmétique est-il sérieux ? Le seul intérêt de Platon ici pourrait être
d'aboutir au chiffre pythagoricien, 729. Si le tyran est en troisième position derrière
l'oligarque, son plaisir est aussi au troisième rang. Ce calcul peut être reconstitué de la
manière suivante : le roi, le timocrate et l'oligarque occupent les trois premières positions.
Le timocrate a huit fois moins de plaisir que le roi, et l'oligarque a vingt-sept fois moins de
plaisir. Les positions 4 et 5 sont des états de déclin indéterminés ; le démocrate occupe le
rang 6 ; les positions 7 et 8 sont indéterminées et le tyran occupe le neuvième rang. Le
plaisir du tyran est un simulacre de plaisir. Ce chiffre exprime une surface (3 x 3), il est
donc epípedon (d6) et parfaitement superficiel. Si on le porte au carré, on obtient 81, et au
cube, 729. Pourquoi ce calcul ? Fantaisie, volonté d'exprimer l'abîme du plaisir tyrannique ?
Platon s'en moque lui-même (e5), en parlant d'un calcul « prodigieux ». Pour le rapport aux
mois et aux jours de l'année, on note que 729 est double de 364,5 qui correspond au
compte pythagoricien des jours et des nuits de l'année ; c'est également le nombre de mois
de la grande année des pythagoriciens, évoqué dans le calcul, non moins fantasmagorique,
du nombre nuptial au livre VIII. Voir également Lois, VI, 771c.
51. Renvoie au livre II, 361a. Notons que l'exposé de la thèse demeure anonyme,
conformément à la position des interlocuteurs au livre II, tous soucieux de ne pas s'en faire
les défenseurs. Voir II, 360d et 366a. L'interlocuteur auquel Socrate pense ici n'est donc pas
nécessairement Thrasymaque.
52. Cette représentation polycéphale assemblera plusieurs natures. Elle rappelle le
modelage de l'être humain par le démiurge (Timée, 69d), réunissant l'â me immortelle et le
corps mortel. La Chimère tenait de la chèvre et du lion, et parfois on la représentait avec
une queue de serpent. Elle crachait des flammes de ses multiples têtes. Voir Hésiode
(Théog., 319 sq.). Scylla est un monstre marin, dont le corps de femme est joint à des chiens
féroces dans sa partie inférieure. Voir Od., XII, 73 sq. Quant à Cerbère, il s'agit du chien
gardien de l'Hadès : ce monstre avait trois têtes et une queue de serpent. Voir Il., VIII, 166
sq. On peut évoquer d'autres créatures monstrueuses de ce genre, par exemple les
centaures. La représentation de l'élément désirant de l'â me en bête sauvage se retrouve
dans le Timée, 70e. Son polymorphisme est un thème constant de la psychologie de Platon,
voir IV, 442a. Cette image, qui constitue une véritable allégorie, représente l'â me humaine
comme l'assemblage sous forme humaine de trois êtres : le monstre des désirs, le lion de
l'ardeur impétueuse et l'homme intérieur de la raison.
53. La souveraineté de l'homme intérieur est celle de la raison, et l'élément d'ardeur
impétueuse est son allié naturel (súmmachon, b3). L'idéal moral de la domination de soi-
même (egkráteia, b1) appartient à la doctrine de la justice, puisque celle-ci est d'abord
l'hégémonie de la raison pour produire l'harmonie du tout. Voir IV, 431a, et Gorg., 491d.
Cette souveraineté est la leçon fondamentale du mythe de l'attelage ailé (Phèdre, 246).
54. L'opposition de l'honorable et du honteux semble toujours plus primitive dans la
morale et dans le droit que celle du juste et de l'injuste ; elle suppose une approbation ou
une désapprobation directe de la communauté. Voir sur ce point A.W.H. Adkins (1960).
55. La parenté de l'homme avec Dieu est un thème constant dans la pensée grecque et
Platon en présente l'expression philosophique achevée (theiótaton, e3). L'être humain est
une plante qui a des racines célestes (Timée, 90a) et son â me est divine. Voir VI, 501b. Sur
ce point, voir É . Des Places (1964).
56. Od., XI, 326. É pouse d'Amphiaraos, qui s'était engagé à la consulter avant de partir à la
guerre, elle le perdit en acceptant de Polynice le collier d'Harmonie et en lui conseillant
d'accompagner Adraste. Parce qu'il s'était engagé, le roi ne put reculer et trouva la mort.
57. L'homme excellent, le vertueux est dirigé de l'intérieur par un principe divin (voir
supra, 589d), ce qui fait écho à la doctrine du Ménon (99e6) : la vertu est l'effet d'une
dispensation divine, theía moîra. Le philosophe en effet est pénétré d'une grâ ce toute
religieuse (Phédon, 67e6-69e5), qui le fait comparer à un initié des mystères. La
philosophie est en effet un art bachique, les philosophes sont les vrais bacchants (Phédon,
82b, avec les notes de M. Dixsaut, 1991 : 144-158). C'est cette doctrine qui éclaire ce
passage sur l'intellect divin. La partie rationnelle est toujours la partie philosophique
(589b1, d1), parce que le philosophe s'est soumis à la règle divine, règle tout intérieure
(oikeîon, d4). Voir le texte parallèle, pseudépigraphe, Sur la vertu (379c-d), qui est une
reprise du Ménon. Mais cette vertu d'origine divine n'exclut pas la connaissance,
contrairement à l'inspiration poétique qui est elle aussi theía moîra, mais privée de
connaissance (Apol., 22c ; Ion, 534c-536d). Le Ménon diffère ici de l'enseignement de la
République qui insiste sur le rô le de la connaissance et notamment des philosophes. Mais
cette connaissance est elle-même le résultat d'une dispensation providentielle, selon la
Lettre VII (326ab). Voir aussi supra, VI, 492e2-493a2, sur la theía moîra qui produit le
philosophe, en dépit des forces adverses dans la cité. É galement, Lois, IV, 715e, et Théét.,
176a.
58. Renvoie à I, 341a. Contrairement à ce que Thrasymaque soutenait, la Loi est
avantageuse pour ceux qui sont démunis et plus faibles : elle n'est pas l'avantage du plus
fort (I, 343c), mais elle produit le bien de l'ensemble de la cité.
59. Cet argument en faveur de la punition fait retour sur l'exposé de II, 380b. La valeur de la
punition est de nature morale, puisqu'elle contribue au progrès moral de l'â me fautive.
Cette position, déjà exprimée dans le Gorgias (509), fait placer Platon au rang des penseurs
rétributivistes et réformateurs et dans les Lois, elle donne lieu à plusieurs développements
précis. Voir sur la question M. Mackenzie (1981).
60. Ce passage reprend le thème spirituel de l'harmonie intérieure évoqué plus haut (III,
410a, et VI, 498b).
61. Cet homme musicien (mousikòs, d5) est celui qui a été formé en suivant le programme
de la paideía idéale, voir IV, 432a, 443d, et l'exposé du livre III.
62. Cette restriction étonne et fait peut-être allusion aux projets politiques de Platon en
Sicile. On peut suggérer un rapprochement avec la doxographie d'Anaxagore : ce
philosophe aurait désigné le ciel comme sa véritable patrie. Voir Diogène Laërce (II, 7). Sur
la vocation politique et l'intervention divine, voir supra, VI, 499b. Cette suggestion est
favorisée par l'évocation de la cité céleste (b2) qui vient juste après. La vraie patrie du
philosophe est en effet cette cité idéale construite par la philosophie, dont le modèle
(parádeigma, b2) se reflète dans la cité intérieure commandée par la raison (VII, 590e,
591e, et X, 605b et 608b). Le ciel est donc la métaphore du monde intelligible, ainsi que
l'avait compris Proclus (In Tim., II, 269 ; III, 312 sq.). Comparer ce passage avec le modèle
divin de Théét., 176e, Lois, V, 713b, 739d-e, et Pol., 297c.
63. Platon a évoqué plus haut la nécessité de circonstances parfaites pour que le projet
spéculatif de la cité idéale puisse se réaliser avec l'intervention du philosophe. Voir V, 470e,
VI, 492e, 499c et 502c sur la question de l'éventualité de la réalisation de la cité idéale, qui
représentent des passages un peu plus optimistes. Ici, Platon semble se replier sur la
réalisation de la cité spirituelle à l'intérieur de l'â me du philosophe. La conclusion est très
contournée, Platon semblant soucieux de restreindre la possibilité d'une action politique
concrète et plutô t désireux de favoriser l'ascèse personnelle et la vie philosophique. Ce
passage soutient une interprétation morale et individuelle de la toute la recherche
psychopolitique de la République : la cité ne serait qu'une métaphore de la vie intérieure, et
la souveraineté, le terme ultime de l'ascèse philosophique. Voir en ce sens J. Annas (1997).
Mais il faut noter que cette conclusion vient au terme de l'exposé des régimes dégénérés et
qu'elle constitue le terme de l'argument sur le bonheur du juste, opposé au prétendu
bonheur du tyran. Il s'agit donc plutô t d'une conclusion sur la priorité de la vie
philosophique, dans sa parfaite symétrie avec la justice dans les cités, et non d'une
interprétation qui dépolitise l'ensemble du dialogue. La mention de l'occasion favorable
évoque les projets syracusains de Platon et donne à ce passage son arrière-plan
autobiographique.
Livre X
1. Platon reprend la discussion de la nature de la poésie, en raccordant le propos à l'exposé
du livre III (392c). L'introduction de cette reprise, qui occupe la moitié du dernier livre de
l'œuvre (595a-608b) a été diversement jugée dans l'histoire de l'interprétation : on y a vu
un morceau mal intégré, placé là pour répondre à des critiques. Mais outre le fait qu'il était
déjà revenu brièvement sur le sujet de la poésie (VIII, 568a-d), on doit noter que Platon
s'apprête, dans la deuxième partie du livre, à présenter un exposé mythologique, qu'il
propose comme la clô ture de l'œuvre. On peut penser que la nécessité de justifier la
substitution du mythe philosophique aux mythes d'Homère et de la tragédie exigeait un
développement plus élaboré. L'hommage à Homère (b9-c2) est sincère et ce n'est pas toute
la poésie qui est rejetée, comme déjà l'exposé antérieur l'avait montré (III, 394b-398b),
mais seulement cette poésie qui ne se conforme pas aux modèles d'une théologie
exemplaire. Proclus a donné son appui à cette critique d'Homère, en montrant la portée des
arguments de Platon sur l'éducation des jeunes gardiens (In Remp., I, 159, 10-163, 9 ; I,
180-183). Sur la doctrine de l'imitation au livre X, voir A. Nehamas (1982), E. Belfiore
(1984) et S. Halliwell (1997). Sur l'unité de composition du livre X, voir D. Babut (1983 et
1985).
2. Même si la doctrine de l'imitation est reprise ici en rapport avec l'ontologie des livres VI
et VII, et non dans la perspective de la poétique et du style narratif et dramatique de
l'exposé des livres II et III (392c sq.), Platon ne fait aucune référence à l'exposé de la
métaphysique. La méthode habituelle est celle de l'interrogation par questions et réponses,
d'une part, et le recours à la dialectique des formes, d'autre part. La position de la forme
unique, correspondant à chaque ensemble d'êtres particuliers était, dans les livres
précédents, accordée aux prédicats moraux (bien, beau, juste). Ici, Platon l'applique aux
objets du monde sensible, dans leur particularité concrète, et parmi ceux-ci, aux objets
fabriqués artisanalement (skeúous, b7). Voir Crat., 389a-390a. Cette forme possède les
mêmes caractéristiques ontologiques de séparation, d'immatérialité et de transcendance
que les formes des prédicats moraux. Voir supra, V, 476a-e, pour la précision du rapport
entre la pensée et la forme.
3. Ce portrait ironique du peintre omnipuissant en poète et en sophiste (sophístēs, d1) le
place plus haut que les dieux, et le présente comme capable de se produire lui-même. Il est
démiurge universel, rien n'échappe à sa compétence.
4. L'opposition entre les apparences et la réalité recoupe entièrement l'ontologie de la ligne
et de la caverne, que Platon résume ici dans l'opposition entre phénomènes (phainómena,
e4) et êtres selon la vérité (ónta).
5. Et non pas « dans la nature », puisque le premier lit est la forme du lit, œuvre divine.
Comparer avec le juste « par nature », VI, 501b. Toute la nature, dans sa richesse, est déjà
une imitation du monde des formes, monde auquel Platon réserve la réalité de l'unique
nature véritable. Voir Phédon, 103b, et Parm., 132d : « Alors que ces formes sont comme
des modèles qui subsistent dans leur nature, les autres choses entretiennent avec elles un
rapport de ressemblance et en sont les copies ; en outre, la participation que les autres
choses entretiennent avec les formes n'a pas d'autre explication que celle-ci : elles en sont
les images » (trad. L. Brisson).
6. Le dieu de Platon est l'auteur de l'ensemble des formes qui composent le monde
intelligible. Est-il lui-même une forme éminente ou supérieure, comme la forme du bien
évoquée en VI, 509b, qui transcende l'être du monde des formes ? Dans la tradition
platonicienne, les formes seront comprises comme les pensées de Dieu, mais rien dans le
présent passage ne permet de soutenir cette interprétation. Platon maintient seulement
que dans l'ordre de la hiérarchie des causes, les formes sont au-delà de la nature matérielle,
et qu'elles sont elles-mêmes causées par le dieu. Rien ne permet non plus de marginaliser
l'affirmation théologique, en la considérant comme une expression poétique ou mythique.
La comparaison de ce dieu avec le démiurge du Timée montre plusieurs différences : alors
que le démiurge contemple des formes préexistantes pour produire le monde (28a-c), ici le
dieu est dit créateur des formes.
7. Cet argument fait retour dans le Timée (31a), au sujet de la multiplicité du monde
intelligible, et dans le Parménide (131c-132e), au sujet des formes et de la forme de
l'homme. Il appartient au concept de forme d'être unique pour tout ce qu'elle subsume, et
s'il devait en surgir plus d'une, alors nécessairement, une troisième surgirait aussi pour les
unifier. Abondamment discutée sous l'intitulé de l'argument du troisième homme, cette
thèse appartient à la fois à la logique et à la métaphysique. La discussion de ce passage a
insisté sur le fait que Platon quitte le domaine moral des qualités et des valeurs, comme
domaine d'application des formes (le beau, le juste), et engage la doctrine dans une
ontologie des objets, ce qui l'entraîne vers des difficultés considérables qui feront l'objet
des critiques du Parménide. On a suggéré que ce déplacement était causé par le contexte de
la discussion de la poésie, et que les conséquences en étaient immaîtrisables. Voir L.
Brisson (1994 : 29-43, et bibliographie afférente : 315 sq.). Sur la métaphysique des degrés
de réalité, voir R. Patterson (1985) et R.D. Parry (1985).
8. Cette désignation de Dieu comme auteur de la nature intelligible, c'est-à -dire de tout ce
qui existe en soi, est unique dans l'œuvre de Platon. Le terme était déjà chez Eschyle
(phutourgós, Suppliantes, v. 592) pour désigner Zeus, auteur de la race humaine. Voir aussi
Sophocle, Œdipe roi, v. 1482. Le créateur naturel s'oppose au fabricant (dēmiourgòn, d11).
Je prends le risque d'introduire la notion de création, car une traduction qui s'en tient au
registre de la fabrication ou de la production (fabricant naturel, auteur naturel) court un
risque plus sérieux, celui de maintenir le Dieu de Platon sur le plan de la nature, au sens où
nous l'entendons aujourd'hui.
9. Le tragédien imite son modèle : tout comme le peintre est troisième après l'objet concret
fabriqué et l'objet idéal par nature, produit par Dieu, le poète imite le roi et la vérité. J.
Adam, ad loc., pense, en se référant au Roi du monde intelligible de VI, 509d, que le roi et la
vérité sont le phutourgós, mais il y a de bonnes raisons de soutenir, compte tenu du sujet de
l'épopée et de la tragédie, que Platon parle ici du roi, héros historique, et de la vérité idéale
qui est transcendante. Voir J. Adam (II, livre X, app. I : 464-465).
10. La critique platonicienne de la poésie est présentée dans la suite de l'exposé sur les arts
visuels de l'imitation, principalement la peinture. Faisant retour sur les arguments des
livres II et III, Platon généralise cette critique en l'étendant à l'ensemble du prétendu savoir
poétique : parce qu'ils ne reconnaissent pas la distance qui les sépare de leur objet, et en
particulier des choses divines (tá theîa, e2), les poètes ne sauraient prétendre à la
connaissance. Ce passage a été lu dans la tradition comme l'expression la plus nette de
l'opposition de la philosophie et de la poésie, dans un affrontement pour gagner la position
principale dans la culture grecque. Ce conflit était certainement l'objet de débats
importants sur la place de l'épopée et de la tragédie dans l'éducation de la jeunesse. Platon
défend la priorité de la philosophie comme science véritable, contre un art qui, dans le
meilleur des cas, n'est qu'inspiration et enthousiasme. Voir Phèdre, 245a, Ion, 533d, et
Ménon, 99c.
11. Cette dépréciation de la valeur de l'art, autant de la poésie que des arts visuels, est
fondée sur deux arguments distincts, qui sont ici présentés de manière structurée : d'une
part, un argument ontologique, qui place le statut de la représentation dans un rapport de
pur simulacre, sans prégnance ontologique propre ; d'autre part, un argument politique,
qui intervient dans l'interpellation d'Homère : l'art est privé d'utilité politique dans
l'administration et la législation des cités. Cet argument possède un corollaire pédagogique,
sur lequel Platon ne revient pas, puisqu'il était au cœur de la critique de la poésie dans la
paideía des gardiens : la poésie transmet des modèles corrupteurs. Si ces modèles sont
rectifiés, la poésie peut-elle encore avoir un rô le ? Dans les premiers livres, Platon le
reconnaissait, alors qu'ici, dans un cadre plus strictement politique, il ne le reconnaît plus.
Voir infra, 602b, et Phèdre, 276c.
12. L'interpellation d'Homère contraste par sa dureté avec la vénération et la sincère
admiration des passages précédents. Le paradoxe d'une critique désireuse de contenir
l'influence des poètes et d'une autre qui blâ me leur stérilité politique n'a pas échappé à la
tradition, et Platon lui-même (Banq., 209c sq.) a présenté un jugement très différent :
Homère et Hésiode n'ont-ils pas laissé des œuvres immortelles, qui permettent de les
placer sur le même pied que Lycurgue et Solon ? Le contexte du Banquet, où Socrate est
amené à valoriser la création spirituelle et politique, en instituant une hiérarchie qui place
à un registre inférieur la procréation d'enfants, favorisait ce jugement. Ici, Lycurgue et
Solon, auteurs des lois de Sparte et d'Athènes, sont placés dans une position nettement
supérieure, pour ne pas dire de valeur absolue, en raison même du contexte de la
République. La recherche du roi-philosophe conduit précisément à produire un nouveau
Solon, le philosophe de la cité idéale. Notons également que Platon était, selon la tradition,
apparenté à Solon par sa mère (Diogène Laërce, III, 1).
13. Natif de Catane en Sicile, une colonie chalcidique, il a vécu probablement au Ve siècle.
Loué par Aristote pour la rigueur et la précision de son travail de législateur, il fait figure de
héros chez Diodore de Sicile (XII, 11-19). Voir Aristote, Pol., I, 2, 5, 1252b14 ; II, 12, 1274b.
14. Les textes de l'épopée homérique étaient chantés et récités par des rhapsodes
ambulants, mais certains d'entre eux en étaient les dépositaires et constituaient une sorte
d'autorité. Cette guilde, qui prétendait appartenir à la descendance de l'aède, se vouait à la
perpétuation des poèmes ; voir Pindare, Ném., II, 1. Voir aussi Ion, 530e, et Phèdre, 252b.
15. Philosophe présocratique d'Asie Mineure, qui vécut au VIe siècle. Considéré comme un
des Sept Sages, il aurait prédit une éclipse solaire (28 mai 585). Platon fait sans doute
allusion ici au fait qu'on lui attribuait l'invention de la géométrie, suite à ses études de
méthodes de mesure des terres en É gypte. Voir Diogène Laërce (I, 22-43).
16. Prince scythe, grand voyageur dans toute la Grèce. Il serait venu à Athènes en 592, où il
aurait été reçu par Solon. Hérodote rapporte cependant qu'il préférait Sparte (IV, 76).
Platon pense peut-être ici au fait qu'il aurait inventé le tour à poterie, ou même l'ancre
marine (Diogène Laërce, I, 101-105).
17. Le mode de vie pythagoricien, tel que le présentera plus tard Jamblique, était connu à
haute époque et Platon, sans préciser les aspects qui fondent son jugement, porte sur cette
vie philosophique un regard admiratif, où il ne faut chercher aucune ironie. Par plusieurs
aspects, Platon était proche des doctrines pythagoriciennes, et notamment par
l'importance des mathématiques. La présence des pythagoriciens Simmias et Cébès de
Thèbes dans le cercle de Socrate, le lien amical de Platon avec Archytas de Tarente (Lettre
VII, 338c, 339b), sont des indices historiques d'une influence directe. Sur ce point, voir
d'abord W. Burkert (1972 : 83-96).
18. Disciple fidèle d'Homère, son nom est ici l'objet d'une moquerie en raison de son
étymologie curieuse : celui qui se nourrit de viande, un trait que déjà plus haut (III, 411c)
Platon avait jugé incompatible avec une éducation à la poésie. Le poète Callimaque en fait
l'auteur de poèmes (Strabon, XIV, 638), mais Platon met plutô t en relief le mépris où le
tenait son maître.
19. Sophiste fameux, que Platon met en scène dans un dialoque qui porte son nom. Présent
durant de nombreuses années à Athènes, il y était l'objet d'une grande estime, à laquelle
Platon fait écho ici. Son rô le dans la fondation de la colonie de Thourioi en 444, alors qu'il
participa à l'élaboration de la législation, est peut-être ici rappelé par Platon. Sur son rô le
dans l'éducation et l'administration, voir Protagoras, 318e, et Ménon, 91a. Voir G.B. Kerferd
(1981 : 42-44). Si la date de composition de la République est 410, le fait de le présenter ici
comme vivant serait un anachronisme, car Protagoras serait mort en 411.
20. Sophiste qui avait fait partie de plusieurs ambassades à Athènes et qui était sans doute
vivant au moment de la mort de Socrate. Celui-ci, à plusieurs reprises dans l'œuvre de
Platon, s'en déclare le disciple (par ex. Charm., 161d, Lachès, 197d, Ménon, 96d, Phèdre,
267b). Platon le ridiculise dans le Protagoras, (337a, 339b, 341b-c) pour ses recherches
sophistiquées sur le langage. Voir G.B. Kerferd (1981 : 45-46).
21. Le rapport entre les paroles et l'ornement musical (rythme, harmonie) était certes
essentiel, mais pour Platon, le texte était central (Phédon, 61b) ; voir Gorg., 502c qui
reprend le même thème. Une composition doit s'imposer d'abord par son contenu, et pas
seulement pour le plaisir qu'elle offre aux spectateurs. Cette critique est constante chez
Platon, voir Lois, II, 658e.
22. L'argument pragmatique succède à l'argument tiré de l'ontologie, mais Platon ne
semble pas avoir été désireux de les coordonner. Les trois niveaux – le réel, l'objet existant
et le simulacre de la représentation – ne peuvent être simplement rapportés à la hiérarchie
pragmatique de l'expertise : celui qui sait utiliser, celui qui sait fabriquer, celui qui sait
imiter. Il faut introduire le terme de la connaissance, qui est commun à l'utilisateur et à
celui qui connaît le réel en soi : connaître la fonction, c'est nécessairement pouvoir saisir la
forme. Cette connaissance se fonde sur un critère d'expérience (d8). L'autonomie de la
sphère esthétique, la compétence propre qui est exigée des artistes est moins importante
que leur dépendance d'un savoir supérieur qui appartient à d'autres. Sur le critère d'utilité,
voir Euth., 288e.
23. Notons la réintroduction à ce stade de l'analyse du vocabulaire de l'épistémologie des
livres VI et VII (ligne et caverne). Car c'est bien une croyance (pisteúōn, e5) dépourvue de
science que le fabricateur met au service de son art, mais seul l'utilisateur connaît. Notons
qu'en VII, 596b, l'artisan contemple la forme et ne s'en remet à personne d'autre. Quant à
l'imitateur, son rapport à l'objet se limite à l'opinion correcte (602a4-5), rappelant IV,
430b.
24. Cette série des opérations apparaît comme l'antidote de l'illusion. Voir Protag., 356b, et
Phil., 55e, où ces opérations sont des métaphores de la pensée. Le rapport entre le calcul et
la raison (toû logistikoû, e1) est évoqué par l'étymologie commune du lógos, voir VII, 525b.
25. L'analyse psychologique du livre IV (430d, 436a-c) est présupposée ici, mais alors que
Platon au livre IV avait construit un modèle tripartite de l'â me, symétrique au modèle des
classes de la cité, il se satisfait ici d'une opposition simple entre la pensée, fondée sur la
mesure et le calcul, et la sensation, source d'erreurs et d'opinions. Le principe
intermédiaire (thumoeidès) ne concourt pas en effet aux questions de connaissance et
d'épistémologie qui sont discutées ici, puisque son rô le est d'abord moral et lié à
l'orientation de l'action. Sur l'opération de porter un jugement, il s'agit d'abord de la
formation d'opinion (doxázein, e8), mais Platon ne nomme pas d'un terme spécifiquement
lié à l'exercice de la rationalité l'opération supérieure qui consiste à privilégier une opinion
par rapport à une autre. Par les analyses du livre VI, nous savons qu'il s'agit de la diánoia.
26. Préfigurant la définition de la tragédie chez Aristote (Poét., 6, 1149b), Platon montre ici
la poésie tragique comme imitation de l'action humaine. Cet exemple expose le modèle de
l'imitation à plusieurs difficultés, notamment la question de la nature du modèle idéal de
l'action, laquelle n'est ni valeur (par exemple la forme de la justice), ni objet (par exemple
la forme du lit).
27. Reprise de l'opposition entre la concorde (homónoia, homonoētikō̂s, c10) et le conflit de
la stasis (d1) : ce n'est pas seulement sur le plan moral de la direction de l'action que ce
conflit se structure, comme l'analyse du livre IV (449c) le montrait, mais aussi sur le plan
de la perception, qui est l'occasion d'un conflit de jugements sur l'objet perçu. Platon
rappelle ici ses analyses du conflit dans l'â me, mais il entreprend de les compléter.
28. Reprise de l'exemple discuté en III, 387d-e.
29. Ce jugement sur l'action est relatif à l'importance des choses divines et du monde
intelligible ; voir par comparaison Lois, VII, 803b, alors que Platon reconnaît le caractère
nécessaire d'un engagement dans les affaires humaines. On pourrait mettre ce propos en
contradiction avec l'injonction politique qui est la leçon de la caverne, mais ce serait mal
mesurer la portée purement morale du présent passage, qui préfigure par plusieurs
aspects l'éthique stoïcienne : maîtrise de soi, consentement au nécessaire, priorité de la
raison.
30. S'agit-il du principe désirant ou de l'élément d'ardeur, le thumoeidès ? Jusqu'ici, Platon
s'est contenté d'un modèle de l'â me bipartite, où les désirs s'opposent au principe rationnel
comme les perceptions s'opposent à la pensée réfléchie. Faisant intervenir la délibération
sur l'action au théâ tre, et notamment l'appel aux émotions du public, on peut penser que
Platon réintroduit le principe intermédiaire de la psychologie du livre IV (411a-c), avec son
ambivalence et son irritabilité. Le terme est inhabituel, tó aganaktētikón (e2). La mention
de la cité intérieure dans l'â me (voir supra, IX, 590e) montre que le modèle tripartite est
encore présent dans l'analyse de l'émotion esthétique. La critique de la poésie dramatique
se fonde, en effet, sur les mêmes arguments que la critique de la peinture : la distance de la
vérité et l'excitation des parties inférieures de l'â me, par la production de simulacres.
31. Reprise des exemples dénoncés dans la critique de la poésie dramatique au livre III,
387d. Notons l'esquisse de l'analyse des émotions causées par le spectacle tragique : le
plaisir est associé à l'identification à la souffrance du héros, ce qui préfigure la pitié dans
l'analyse d'Aristote (Poét., 6, 1449b, et Pol., VIII, 5, 1339b15-1340b10). Voir aussi Phil. 48a.
Sur cette critique, qualifiée de très sérieuse, voir E. Belfiore (1983).
32. Si ce plaisir de l'émotion dramatique est condamnable, il faut se résigner à rejeter toute
l'œuvre, et non seulement les passages plus dramatiques susceptibles de solliciter
l'émotion. Platon propose donc ici une ascèse qui implique la privation de la représentation
émouvante, non seulement parce que l'émotion est un sentiment inférieur, mais parce
qu'elle produit un transfert sur le contrô le de soi : cultiver l'émotion au théâ tre, c'est
affaiblir notre capacité personnelle de contrô ler nos émotions personnelles (oikeîa, b7). La
position de Platon n'accorde donc aucun rô le à ce qui deviendra le cœur de l'esthétique de
la tragédie chez Aristote : la purification des émotions, la kátharsis.
33. Cette prescription est plus sévère que la conclusion sur la place de la poésie dans
l'éducation : alors qu'au livre II, Platon paraissait ouvert à une poésie réglée sur des
modèles théologiques, sans exclure d'emblée la narration épique ou le drame tragique en
tant que tels, il n'admet ici que deux catégories : les hymnes et les éloges. Cette prescription
se retrouve dans les Lois, VII, 801e. Elle découle d'une conformité à la raison, telle que le
reconnaît la communauté, c'est-à -dire la cité.
34. Les exemples cités par Platon sont des moqueries ou des invectives poétiques à
l'endroit de la philosophie, mais il ne cite pas d'attaques de philosophes contre les poètes.
Des exemples peuvent être retrouvés chez Héraclite (frag. DK, 22 ; B 40, 42, 56, 57 = 21, 29,
28, 25 Conche). Les expressions citées ici sont de provenance incertaine, peut-être étaient-
elles proverbiales. Voir S. Halliwell (1988).
35. Je conserve le texte de Burnet, qui présente les avantages de la simplicité dans le
contexte. Les efforts de J. Adam (ad loc., et app. IV, vol. II : 468-469) me paraissent inutiles ;
il n'y a aucune trace particulière d'Euripide dans cette expression. L'adjectif (diasóphôn, c1)
est certes unique, mais Aristophane (Oiseaux, 1219) nous donne un emploi du verbe et cela
suffit à le justifier entièrement.
36. L'argument sur l'imitation étant conclu, Platon entreprend la conclusion de l'ensemble
de la République. La question du bonheur du juste, posée au livre II (367e) est réintroduite
dans le contexte d'une rétribution dans la vie présente, ce qui constitue une perspective
tout à fait nouvelle. L'évocation des récompenses supérieures est évidemment celle du
bonheur éternel, dans l'au-delà . D'où l'étonnement de Glaucon : quelles récompenses
peuvent être supérieures aux récompenses de l'au-delà ?
37. La démonstration de l'immortalité est présentée comme une chose aisée, et sans doute
à ce stade du dialogue s'agit-il d'une conviction forte (voir supra, VI, 498d). Mais cette
conviction repose sur une démonstration complexe qui est l'œuvre du Phédon, que Platon
suppose sans doute connu ici. Il semble y faire allusion en 611b. Dans ce dialogue, la
difficulté de la démonstration est au contraire souvent mise en relief (69e, 80d) et Glaucon
le rappelle expressément. Voir aussi supra, I, 330d-e. L'argument proposé ici se fonde sur
les mêmes prémisses d'incorruptibilité de l'â me que le Phédon. Sur cet argument, voir T.M.
Robinson (1967).
38. Si l'â me n'était pas immortelle, l'homme injuste mourrait entièrement quand son corps
meurt. Toute la portée de la démonstration de l'immortalité est ici mise en relief par le
contexte de la rétribution de la vie du juste et de l'injuste. Les maux de l'â me peuvent-ils la
corrompre au point de la détruire et de la rendre mortelle ? Avec J. Adam, ad loc., on peut
noter que Platon se contente de refuser cette éventualité, qui serait pourtant naturelle en
vertu de la logique même de l'argument : chaque être ou substance périt du fait du mal qui
lui est propre, le corps de la maladie, et donc l'â me du vice. Voir Phédon, 93a-94b, qui
expose la pérennité de l'â me en toute circonstance, en raison de l'argument métaphysique
principal : l'â me est le principe de la vie (Phédon, 100b et 105c-d). Voir supra, I, 353d.
39. Le nombre des â mes immortelles serait donc constant. Cette doctrine doit être replacée
dans le cadre général de la doctrine de la réincarnation et de la rétribution, qui est
commune au Phèdre et à ce livre final de la République. Les cycles de l'incarnation de l'â me
sont variables, mais la durée éternelle est invariable : c'est sur cette durée que Platon place
la succession des récompenses et des châ timents qui font de l'alternance des vies la
conséquence de la vie vertueuse ou de la vie injuste. É ternellement engagées dans le cycle
des réincarnations, les â mes ne sont ni créées, ni détruites.
40. L'axiome métaphysique qui associe la simplicité à l'immortalité et à l'incorruptibilité
est mis en péril par la division de l'â me en parties ou principes opposés, telle qu'elle a été
établie au livre IV, 435a. Est-il possible de réconcilier cette division avec les exigences
métaphysiques de la simplicité ? Platon affirme que la synthèse de l'â me est parfaite. Sur la
doctrine de la simplicité, voir Phédon, 78b-81a. La conséquence sera que la partie
inférieure de l'â me ne participe pas à l'immortalité (612a), une thèse que le Timée exposera
de nouveau en parlant de l'espèce mortelle de l'â me (Timée, 69c sq.). En son point ultime
donc, seul le principe rationnel de l'â me est immortel, et donc seul il correspond au concept
de l'â me en tant que telle.
41. Platon rappelle les arguments du Phédon, et la suite montre que le Phèdre également est
présupposé dans le développement sur l'immortalité et la rétribution.
42. Lorsque le philosophe, par le moyen de la pensée rationnelle (logismō̂i, c3) contemple
l'â me dans sa pureté, à l'état d'être séparé du corps, il peut y saisir la justice et l'injustice.
Platon les désigne au pluriel – une occurrence unique dans le corpus pour ce qui est de la
justice –, ce qui signifie qu'elles apparaissent sous divers aspects ou selon diverses
instanciations qui n'apparaîtraient pas si l'â me demeurait considérée dans son union au
corps. L'â me pure révèle sa vertu ou sa corruption.
43. Pausanias (IX, 22, 7) raconte comment un pêcheur de Béotie, parfois présenté comme le
fils de Poséidon, devint immortel après avoir goû té d'une herbe magique. Il devint un dieu
marin, protecteur des pêcheurs. Virgile en fait le père de la Sibylle de Cumes (Géorg., I,
427). Le rapprochement de Glaucos et Glaucon dans ce morceau ne peut pas ne pas être
délibéré.
44. L'â me vertueuse immortelle est amoureuse de la sagesse, elle est philosophe et Platon
parle ici de la philosophie de l'â me (d10). Voir Phédon, 79d. La parenté de l'â me avec le
divin peut être exposée selon deux arguments : d'une part, la contemplation éternelle des
formes intelligibles, qui sont divines, fait de l'â me un être par nature associé à la divinité ;
mais il faut aussi compter d'autre part la parenté avec les dieux eux-mêmes, une thèse
moins explicite dans le Phédon, mais néanmoins présente (voir Timée, 90c-d, Phédon, 79a-
80b, et Lois, X, 899a-d).
45. L'enjeu métaphysique de la simplicité de l'â me est crucial pour l'exposé sur la
rétribution, mais Platon ne poursuit pas l'élaboration plus avant. Les difficultés d'une
conception tripartite sont passées sous silence, en particulier pour ce qui concerne
l'immortalité des parties inférieures. En évoquant un composé, le plus bel assemblage,
rendu parfait par la vertu, Platon fait contrepoids aux objections à la tripartition. Sur cette
question, voir T.M. Robinson (1995). Il faut passer de la considération dans l'existence
humaine à une considération à l'état séparé, dans l'au-delà . C'est ce que permet de faire un
exposé sur la rétribution.
46. Cette distinction entre les questions sur la nature (les autres questions) et la doctrine
de la rétribution était déjà présente au début du dialogue, et Platon a insisté sur la nécessité
de proposer une doctrine de la justice qui soit indépendante de la rétribution. Voir supra, II,
358e-362e. Il rappelle à cet égard la légende de l'anneau de Gygès (II, 359c) et le mérite
intrinsèque de la justice (II, 363a).
47. É vocation de l'Iliade, V, 844 sq., où Athéna se rend invisible, pour éviter qu'Arès ne la
voie. Ce thème repose sur une étymologie de Hadès (a-ideîn), qui en fait le royaume de
l'invisible. Socrate rappelle à Glaucon et Adimante qu'ils avaient reconnu l'impossibilité de
cacher l'injustice au regard des dieux (II, 361a-d et 367e).
48. Rappel de la discussion antérieure, II, 360e-361d.
49. En I, 352b.
50. Même si le cycle de la réincarnation sera présenté par le mythe final, la notion d'une
faute dans une existence antérieure est intégrée dans l'exposé sur la rétribution comme
une composante essentielle. Cette convergence du mythe et de l'argument philosophique
mérite d'être notée : la conclusion de la République doit apporter une réponse claire à la
question de la rétribution.
51. La thèse de la providence divine, et notamment de la providence qui protège le juste,
sera élaborée dans les Lois, X, 899d, mais elle est une partie intégrante de la doctrine de la
rétribution. Notons l'insistance sur l'intention (prothumeîsthai, a8) de faire le bien, comme
élément susceptible d'attirer la bienveillance divine, et non seulement l'existence méritoire
dans les faits. La certitude de la providence est associée à la parenté réelle, qui fait de l'â me
humaine un être semblable à Dieu. Cette parenté est le fondement de la finalité spirituelle
de toute existence humaine : se rendre semblable à Dieu. Voir Théét., 176b-177a, avec le
rappel de II, 383c, VI, 500c-501c, et Lois, V, 716b-d. Ce thème sera repris par toute la
tradition spirituelle du platonisme hellénistique et connaîtra une grande fortune dans la
théologie chrétienne, notamment chez les Pères cappadociens.
52. Quels sont-ils ? D'abord la faveur des dieux, qu'il ne faut pas chercher à mesurer dans
l'existence présente ; un malheur actuel peut n'être que la conséquence d'une faute
antérieure, mais sur la durée étendue de l'éternité de la vie de l'â me, la justice de l'â me
juste lui attirera les récompenses voulues par la divinité.
53. Platon pense aux courses sur le stade : la course double se courait d'une borne de
départ à l'autre extrémité, puis en sens inverse pour revenir à la borne de départ. Voir
supra, V, 465d.
54. Ces mauvais traitements étaient déjà évoqués en II, 361e, et il n'y a aucune raison de
supprimer cette parenthèse, comme J. Adam, ad loc., propose de le faire.
55. L'exposé des rétributions après la mort est l'occasion d'un mythe eschatologique qui
constitue la fresque finale de la République. Platon le présente expressément comme un
complément de la dialectique menée au cours du dialogue, le but étant que le juste et
l'injuste entendent dans son intégralité le message de la philosophie. Parallèle aux mythes
eschatologiques du Phèdre, du Phédon et du Gorgias (voir l'analyse comparée de J. Annas,
1982), cette description grandiose du jugement dernier est sans équivalent dans la
littérature grecque avant Platon. Depuis E. Rohde (1952 : 479-505), il est habituel de
rapporter ce mythe à des sources orphiques. Mais déjà Proclus, qui commente
abondamment ce passage, avait montré la pluralité des sources possibles de la description
de l'au-delà et des rétributions des â mes (In Remp., II, 110 ; III, 55).
56. On appelait ainsi les récits d'Ulysse chez le roi Alkinoos (Od., ch. IX-XII). Au chant XI,
nous trouvons un récit d'un voyage chez les morts (nékuia), dont plusieurs exemples se
retrouvent dans les mythes grecs. Voir E. Rohde (1952 : 40 sq. pour l'Odyssée et 250 sq.
pour d'autres exemples).
57. L'ensemble du récit est mis dans la bouche d'un personnage mythique, au sujet duquel
plusieurs débats firent rage dans l'Antiquité. Déjà , le philosophe épicurien Colotès (c. 310-
260) l'aurait identifié à Zoroastre, dans le but avoué de discréditer Platon en faisant de lui
un plagiaire des doctrines de la Perse. Proclus expose longuement la question, en citant
nombre d'auteurs anciens fascinés par cette question. Il explique clairement que l'origine
pamphylienne d'Er est motivée par le fait qu'il doit connaître le destin d'Ardiaios (615c),
qui fut un tyran connu de Pamphylie. L'origine d'Er n'est donc pas l'Arménie, comme on l'a
suggéré en se fondant sur une mauvaise transcription du nom du père, mais le littoral
oriental de l'Egée et la plaine de Pergame. Ce territoire demeura sous la domination perse
jusqu'à la conquête d'Alexandre. Le commentaire de Proclus sur ce récit constitue la partie
la plus substantielle de toute son interprétation de la République ; il s'agit d'une exégèse
détaillée et d'une grande richesse, en particulier pour les rapports aux sources littéraires.
Son approche symbolique et spirituelle propose de voir dans le mythe la position d'une
république cosmique, qui est le modèle de la cité à établir ici-bas. Le cosmos est le modèle
de la république socratique (In Remp., 96, 2-359, 10 ; III, 39-323 Festugière). Il faut aussi
noter que Cicéron, au moment d'achever son De Republica (VI, 8-26), lui a adjoint un récit
de rêve, le célèbre songe de Scipion, dont toute la structure et la doctrine sont inspirées du
récit d'Er.
58. Plusieurs indications relatives aux durées sont des multiples du nombre d'or
pythagoricien, en particulier les durées des châ timents.
59. Ces ouvertures (chásmata, c2) adjacentes du monde terrestre font face à deux
ouvertures dans la voû te céleste. La topographie de ce lieu démonique (tópon tinà
daimónion, c1), décrit comme une plaine (leimō̂n, 614e), est constituée par trois niveaux : le
ciel, le lieu intermédiaire des juges, la terre. Ce lieu est aussi décrit dans le Phédon (107d,
111c-112a) et dans le Gorgias (524a). C'est une étendue qui ne saurait correspondre à
l'éther (contra, Proclus, ad loc.), mais qui est un lieu terrestre (voir Phédon, 109e). Les â mes
y arrivent en groupes pour y être jugées après leur mort, et elles sont en présence de celles
qui reviennent de périodes de récompenses ou de punitions, alors qu'elles s'apprêtent à
connaître une nouvelle incarnation. Elles-mêmes ne transitent donc pas par ces ouvertures
pour arriver à la plaine du jugement. On peut en trouver une préfiguration chez Hésiode
(Théog., 740).
60. Comparer Gorg., 523e-524e, et Phédon, 107d et 113d, avec le commentaire de J. Annas
(1982). Platon a déjà mentionné la croyance au jugement des morts en II, 363c et 365a, en
référant à des sources orphiques.
61. Les â mes bienheureuses sont donc invitées à traverser la voû te céleste à travers
l'ouverture, de manière à accéder au lieu bienheureux de la sphère extérieure. Voir la
description similaire du Phèdre, 247b sq., avec le commentaire de Proclus (II, 160, 19 sq. ;
III, 105), qui identifie ce lieu avec celui des révolutions célestes divines. Dans le Gorgias
(524a), les â mes se dirigent ou bien vers les îles des Bienheureux, ou bien vers le Tartare.
62. À qui ces indications sont-elles destinées ? Dans le Gorgias (526b), Platon parle d'un
signe spécial, pour identifier chaque â me auprès de ceux qu'elle rencontrera dans la suite
de son périple.
63. Cette mission exceptionnelle n'est pas sans rappeler la vision du philosophe de l'au-delà
de la caverne, et les aspects chamaniques (S. Halliwell, ad loc.) constituent un symbolisme
approprié pour la transmission de la vision de l'au-delà .
64. Proclus (loc. cit.) dit que dans les deux cas, la joie provient de la lassitude des â mes dans
leurs séjours de récompense ou de châ timent. Certes, celles qui terminent une période de
punition ont un motif de se réjouir, mais comment expliquer la joie de celles qui reviennent
à la plaine du jugement pour connaître la suite de leur destin ? C'est, dit Proclus, qu'elles
sont lasses de leur bonheur et désireuses d'agir dans le monde. Ce désir de revenir
contraste avec la nécessité de contraindre le philosophe à retourner dans la caverne, tant
les délices du monde intelligible le ravissent et l'éloignent des tâ ches de la cité.
65. Platon évoque ici des rassemblements comme ceux d'Olympie ou d'autres festivals
panhelléniques.
66. Cette durée s'ajoute donc à la durée moyenne d'une vie humaine, alors que dans le
Phèdre, l'intervalle complet de la naissance à la réincarnation est de dix mille ans (249a,
248d-e).
67. Rappel des visions du Phèdre (250b-c) et le climat des cultes des Mystères éleusiniens.
68. Chaque peine est donc un multiple de la durée de la vie humaine, de sorte que chacune
est de mille années. Comme chaque faute et chaque offense individuelle est l'objet d'une
peine particulière, les châ timents s'allongent d'autant. La nature de la peine n'est pas
précisée, Platon se contentant de mentionner des maux de toutes sortes (a1). Mais ensuite,
il mentionne des souffrances dix fois plus grandes que celles qu'ils avaient infligées aux
autres : cela doit-il s'entendre selon l'intensité physique ou morale, ou selon la durée ? Le
contexte favoriserait une interprétation dans le sens de la durée : ces souffrances seraient
donc d'une durée dix fois plus longue que la vie humaine, et cela dans le cas de chaque
injustice commise. Mais l'expression est indéterminée et laisse la possibilité d'un châ timent
plus cruel que l'offense.
69. Un personnage de tyran, inventé par Platon. La critique de la tyrannie, présentée aux
livres VIII et IX, se conclut ici par la description de châ timents d'une extrême cruauté.
70. La punition dans ce cas peut donc être éternelle et son aspect réformateur peut
demeurer sans effet sur certaines â mes, puisqu'elles ne parviennent pas à s'amender. Voir
II, 380b, où Platon soutient que la volonté divine d'une rétribution par le châ timent vise
une fin réformatrice. Le passage parallèle du Phédon (113e) évoque pour les incurables les
mêmes supplices et la même fin dans les tourbillons du Tartare. Ardiaios est torturé,
produit en exemple (voir Gorg., 525b-d, pour un traitement semblable) et finalement jeté
au Tartare. Les tyrans forment le groupe le plus important des incurables ; pourquoi les
punir, sinon pour dissuader les autres ? Voir Gorg., 525d.
71. Pour parvenir à une représentation claire de cette scène, il est utile de distinguer la
description de la lumière sidérale qui atteint la terre et ensuite la description de la
révolution céleste. Il faut d'abord imaginer un axe traversant l'entièreté de la voû te céleste
et la terre. Si cette lumière rappelle l'arc-en-ciel, ce n'est pas d'abord par sa forme (l'arc),
mais par sa luminosité et sa couleur. Proclus (In Remp., II, 193, 21-199, 21 ; III, 141-144)
écarte l'interprétation, peut-être courante dans l'Antiquité, selon laquelle Platon décrit ici
la Voie lactée ou le cercle du zodiaque et il interprète cette lumière comme une lumière
incorporelle. Il mentionne cependant l'axe du monde (II, 199, 31), une interprétation qui
était peut-être celle de Théon de Smyrne et qui est reprise par J. Adam (II : 442 et 446). Cet
axe est décrit dans le Timée (40c), comme un fuseau autour duquel la terre est enroulée. La
lumière l'enveloppe de part en part, liant le sol de la terre à la voû te céleste. Voir sur ce
point H. Richardson (1926 : 129-131). L'ensemble du modèle cosmologique présenté ici
par Platon présente des difficultés d'interprétation considérables, si on cherche à en
préciser tous les détails. Le but de Platon est d'exposer le contexte cosmique d'une doctrine
de la Nécessité, en insistant sur l'harmonie des révolutions célestes. Cet enseignement sera
repris dans le Timée (90c-d). Il faut noter par ailleurs que l'harmonie invisible, saisie par la
pensée et objet de l'astronomie, est d'emblée supérieure à l'harmonie visible : cet
enseignement du livre VII (529d) introduit une certaine relativité dans l'approche de ce
système cosmologique, dont l'interprétation ne doit jamais laisser de cô té le fait qu'il s'agit
d'un mythe des fins dernières. L'ensemble de ce passage est d'abord poétique, sans exclure
que certains éléments soient empruntés à des théories cosmologiques de l'époque de
Platon.
72. La comparaison fournie par Platon avec les cordages des navires permet-elle d'éclairer
ces liens qui pendent de la voû te céleste ? Il s'agit de deux câ bles qui contiennent la
révolution astrale, sur le modèle des cordages qui enserrent les coques des navires, de la
poupe à la proue, pour les solidifier. J. Adam (ad loc.), tout en reconnaissant la difficulté,
propose de réconcilier d'une part la lumière droite, irradiant sur un axe, et une lumière
circulaire, contenant toute la voû te, à l'image des cordages du vaisseau. Il est impossible en
effet que la lumière soit restreinte au seul faisceau de l'axe, décrit comme une colonne,
puisque les liens qui enserrent sont aussi décrits comme appartenant à cette lumière. Le
faisceau lumineux traverse donc l'univers, mais il l'enserre également de l'extérieur. C'est
la seule façon de comprendre ce passage qui puisse harmoniser les deux éléments.
73. Ce fuseau, qu'on doit se représenter comme un fuseau artisanal (voir figure en annexe),
est constitué d'une tige, munie d'un crochet, et d'un peson. Platon attache ce fuseau aux
extrémités des liens de la lumière, qui actionnent la révolution céleste. Mais s'agit-il des
extrémités supérieures des liens ou de celles qui sont accrochées sur la voû te ? Il convient
de se représenter le fuseau comme le mécanisme symbolique de l'axe lumineux de
l'univers, et le fuseau actionne donc les extrémités supérieures, laissant non précisée la
position des extrémités inférieures. Le poids du peson, entraîné par le mouvement des
liens, donne donc son mouvement à la rotation de l'ensemble du mécanisme céleste. Cette
cosmologie compose plusieurs éléments : d'une part, la représentation d'un mouvement
circulaire, articulée sur un axe symbolique, le fuseau ; d'autre part, un lien avec le mythe
traditionnel de la filature, exprimant le temps de la destinée humaine et sa dépendance de
la Nécessité.
74. Ce poids (sphóndulon, c6) est évidé et à l'intérieur se trouve un appareil de huit
hémisphères concentriques, en forme de coupes, encastrées les unes dans les autres et
laissant voir à la surface les cercles constituant leurs bordures (voir figure en annexe).
L'axe du fuseau les traverse de part en part, au centre. Sur les bordures concentriques sont
disposées les étoiles et les planètes (voir figure en annexe). Cet ordre des planètes, inspiré
d'un modèle pythagoricien, semble identique à celui qu'on trouve dans le Timée, 38c sq. Ce
modèle des hémisphères concentriques est propre à Platon et il paraît difficile de chercher
à le réconcilier avec l'image précédente d'une sphère unique, contenant le ciel.
75. Les pesons encastrés varient en épaisseur, ce qui modifie leur poids. Le poids relatif de
chacun est exprimé par un ordre qui place les étoiles fixes en premier et la lune en dernier
(voir figure en annexe). Comme ces hémisphères sont ajustés de manière serrée les uns aux
autres (il n'y a pas d'espace intermédiaire, seulement une légère marge de jeu), la surface
constituée par les bordures est une surface quasi-pleine. L'épaisseur relative des bordures
représente la distance des orbites de chacun des astres : sur le plan transversal constitué
par les bordures des hémisphères, la position de chaque planète sera à la jointure
extérieure de la bordure de sa coupe. La description de chacun des hémisphères
constitutifs permet de les identifier à une planète particulière : le premier est constellé
d'étoiles ; le septième, le plus brillant est le Soleil ; le huitième, la Lune, reçoit sa lumière du
septième ; le deuxième et le cinquième, qui sont plus pâ les, correspondent à Saturne et à
Mercure ; le troisième est Jupiter et le quatrième, Mars ; Vénus est le sixième.
Compte tenu des réserves émises par Platon lui-même sur l'astronomie du monde visible et
son imprécision (VII, 529c-530b), le modèle qu'il présente ici ne saurait être pris trop
littéralement. On sera d'accord avec S. Halliwell (ad loc.) pour parler de l'image d'un ordre
métaphysique, et non d'une hypothèse astronomique. Sur les éléments pythagoriciens, voir
W. Burkert (1972 : 299-337).
76. Platon ne précise pas dans quel sens le fuseau, tiré par les câ bles de la lumière sidérale,
développe sa rotation. On doit supposer que c'est d'est en ouest pour l'appareil entier, mais
Platon précise que les sept pesons intérieurs ont des vitesses et des directions différentes :
les sept pesons intérieurs révolutionnent d'ouest en est, mais selon des vitesses distinctes.
Ces mouvements ne peuvent être expliqués par le modèle du Timée, en dépit de quelques
similitudes (Timée, 38c-d, 39c, 40b, et Épinomis, 986e), et on ne peut démontrer que Platon
voulait illustrer la rotation quotidienne de la terre. Cette rotation (periphorá, 616c4 ;
kukleîsthai strephómenon, a4-5) pose un problème pour le sixième et le cinquième (Vénus
et Mercure), dont le mouvement est dit simultané à celui du soleil : si l'orbite est différente
et la vitesse la même, ils ne peuvent accomplir leur cycle au cours de manière régulière.
Proclus qui a noté ce problème (In Remp., 226, 21 ; III, 180) pense qu'il s'agit des périodes.
77. Le modèle cosmologique se complète à compter de ce moment des divinités qui sont la
cause de son mouvement. Au sommet, siégeant au centre de l'univers, se trouve Nécessité.
Cette déesse est un concept personnifié (Anánkē), qui fut d'abord identifié à la force du
destin. On la trouve dans la théogonie orphique, où elle nourrit le jeune Zeus. Fille de
Cronos, elle est la sœur de Díkē (Justice). Platon en fait la mère des Moires (Parques). Déjà
Parménide avait fait de Nécessité la cause de tout mouvement, mais Platon la dépeint ici
dans un symbolisme majestueux, où il faut chercher plutô t une figure mythique qu'un
principe de physique.
78. Figures poétiques, perchées sur les rebords des sphères, elles produisent la musique
des sphères, laquelle correspond dans le système pythagoricien aux notes de l'Heptacorde.
Ce thème est devenu classique dans la tradition cosmologique, et en particulier dans le
platonisme. Voir Jamblique (Vie de Pythagore, 82 Brisson et Segonds) qui les associe à la
tetraktys et Proclus (loc. cit., II, 236, 20-239, 14 ; III, 192 sq.), qui explique ainsi l'origine de
l'octave, fait d'un accord unique des huit cercles et sept intervalles. Pour lui, ces sirènes
sont des â mes incorporelles. Platon ne semble pas embarrassé du fait que si trois astres
révolutionnent à la même vitesse, ils produiront la même note. L'origine du thème peut
être retracé dans l'Odyssée (XII, 39 et 159).
79. Lachésis est la Moire du passé, Clotho du présent et Atropos, de l'avenir. Voir Lois, XII,
960c, où Platon donne son appui au fait qu'on les vénère sous le nom de salvatrices et les
associe à la sauvegarde des lois. Présentes déjà chez Hésiode (Théog., 904 sq.) et chez
Eschyle (Prométhée enchaîné, 515 sq.), elles jouent ce rô le de filer les destinées. J. Adam, ad
loc., suggère que le mouvement de la main droite de Clotho soit réservé à l'hémisphère
externe, le plus estimable et concourant au mouvement du même (Timée, 36c), alors que
Atropos meut de la main gauche le cercle de l'autre, les hémisphères intérieurs.
80. La forme concrète de ces sorts n'est pas précisée. S'agit-il de billets sur lesquels un sort
ou un modèle de vie est inscrit ? Cette allocation de vies nouvelles est la forme symbolique
de la migration des â mes d'une existence vers une autre ; la doctrine pythagoricienne est ici
pleinement présupposée (voir en ce sens W. Burkert 1972 : 120-165) et Platon n'éprouve
pas le besoin de l'interpréter. En réservait-il l'expression à ce mythe grandiose ? Tous les
passages parallèles où cette doctrine intervient sont marqués d'un sceau religieux qui rend
difficile une interprétation rigoureuse dans le cadre de sa métaphysique de l'immortalité.
Voir par exemple, Ménon, 81a-b, et Phédon, 70c. Dans les Lois (IX, 872e), il qualifie la
doctrine indifféremment de mythe ou d'argument.
81. Les â mes sont immortelles, mais leur union à un corps particulier, dans une existence
particulière, leur confère, pour ainsi dire métaphoriquement, un destin éphémère. Voir
Lois, XI, 923a.
82. Le choix que fait chaque â me d'une existence particulière l'associe pour une période
donnée, soit mille cent années, à un démon particulier qui devient son double. Le démon
propre à chacun accompagne son â me (Phédon, 107d-e, 108b, 113d) pour la durée d'une
période, et l'â me en change donc quand elle vient en choisir un autre, au moment de la
réincarnation. Ce choix est un choix personnel, dont l'â me est seule responsable ; la divinité
n'est pas en cause. Les facteurs qui déterminent ce choix de l'existence sont d'abord,
comme Platon veut le montrer, l'état moral de l'â me de celui qui choisit. Cette conception
assujettit donc la liberté du choix au déterminisme qui découle de l'existence antérieure :
plus une â me s'est enfoncée dans le vice, plus il lui sera difficile de choisir autre chose
qu'une existence dans le mal. Inversement, plus quelqu'un sera vertueux, plus l'existence
qu'il choisira sera vertueuse. Ce principe est fidèle à l'éthique socratique, qui fait du choix
du bien le seul choix véritablement libre, alors que le choix du mal est le fruit d'une
ignorance, et donc un acte involontaire. Voir supra, IX, 577d-e.
83. Cette maxime, commentée par Proclus (In Remp., II, 276, 5 ; III, 234 sq.) se lit
littéralement : la vertu est chose sans maître. Seul le vertueux échappe à l'esclavage des
passions et des désirs, et c'est en ce sens que cette maxime connaîtra sa fortune dans
l'éthique stoïcienne. Voir par exemple É pictète, Entretiens, IV, 133. Platon avait déjà évoqué
cet idéal de maîtrise (supra, I, 329c).
84. Ce dieu ne doit pas être confondu avec le démon qui s'associe à l'â me dans sa nouvelle
existence, même si ces termes sont souvent synonymes (voir infra, 619c5) ; il s'agit d'une
divinité transcendante, et qui demeure indéterminée. Dans le Timée (41e-42e), le démiurge
révèle aux â mes les lois de la destinée : la première naissance est égale pour tous. Puis, en
raison des facteurs liés à l'existence sensible, certaines â mes connaissent la justice, d'autres
l'injustice. Les réincarnations successives apportent un destin qui est la conséquence de la
vertu ou du vice, et la possibilité de retourner à la béatitude originelle exige l'exercice de la
vertu et la domination du désir irrationnel. « Après leur avoir fait connaître tous ces
décrets pour ne pas être responsable du mal que par la suite pourrait commettre l'une ou
l'autre, il sema ces â mes les unes sur la terre, les autres sur la lune, et celles qui restaient
sur tous les autres instruments du temps » (42d). Ce texte invite à identifier le dieu au
démiurge du Timée. Voir également le mythe du Phèdre, 246a-250c. Platon ne fait que
reprendre ici le modèle théologique d'un dieu bon, qu'il a exposé au livre II, 379b. Voir
également Lois, X, 904b-d : « Ainsi changent tous les êtres qui ont une â me, par des
changements dont ils possèdent en eux-mêmes la cause et, alors même qu'ils changent, ils
se déplacent conformément à l'ordre et à la loi du destin. » Cette phrase du livre X fut
inscrite à l'Académie, avec une phrase du Phèdre (245c) affirmant l'immortalité de l'â me,
sur une borne en pierre, sur laquelle se trouvait un buste sculpté de Platon. Voir G.M.A.
Richter (1965, vol. II : 166, n° 8, et fig. 906). Sur l'ensemble de la doctrine de la liberté dans
ce mythe et dans la pensée de Platon, voir R. Mü ller (1997).
85. Il ne s'agit pas seulement de modèles moraux, où l'â me choisirait une existence plus ou
moins vertueuse, mais de formes de vie, incluant l'existence animale. La mention des vies
des animaux implique-telle la croyance dans la transmigration ? Il n'y a aucune raison de
refuser un texte aussi explicite. Cette croyance était fortement implantée, voir E. Rohde
(1952), et nous la trouvons mentionnée dans le Ménon, 81a, dans le Phédon, 81e et 113a,
dans le Phèdre, 249b, dans le Timée, 42b et 91d. Aristote l'atteste pour les pythagoriciens
(De anima, 407b21).
86. Dans le Timée, 42b, l'existence féminine apparaît comme un destin moins souhaitable
que l'existence masculine.
87. Il s'agit ici du mélange particulier résultant de la combinaison avec des formes de vie et
des conditions d'existence toujours particulières. Les sorts distribués par le proclamateur
proviennent des genoux de Lachésis, et leur origine est ultimement divine (comme dans ce
passage interpolé de l'Odyssée, XVIII, 136 sq.), mais l'â me elle-même y ajoute sa
constitution propre, ce qui produit son ordonnancement (táxin, b3).
88. L'intervention de Socrate introduit dans le récit une première interprétation morale de
l'enjeu éthique du choix de vie : cet enjeu (kîndunos, b7) dépend d'abord et avant tout de la
connaissance et de la capacité de discriminer le véritable bonheur. Le choix exige donc
l'engagement dans l'existence philosophique, qui seule peut garantir un choix excellent. La
connaissance morale concerne toutes les formes, morales et intellectuelles, de la vie
humaine. Cet éloge de la connaissance morale se termine sur une exhortation à la fermeté
(619a). Voir sur ce choix des formes de vie, K. Moors (1988).
89. C'est-à -dire dans la plaine du jugement, alors que le choix des sorts pourrait présenter
la tentation d'un choix d'une vie sans vertu. La vertu dans l'existence incarnée détermine la
vertu dans l'exercice du choix d'existence, mais réciproquement ce choix devient
irrévocable et engage la suite des réincarnations. Platon insiste pour montrer les risques du
mauvais choix, mettant en relief autant la possibilité de la liberté pour le vertueux que les
limites de cette liberté dans le cas de choix antérieurs médiocres.
90. Ce destin funeste hante toute la mythologie, depuis les enfants de Cronos jusqu'à
Thyeste, tyran d'Argos, à qui son frère Atrée avait servi ses propres enfants comme
nourriture.
91. Comment expliquer que ceux qui ont vécu une vie vertueuse choisissent la vie d'un
tyran ? Platon dit bien que leur vertu était le résultat de l'habitude et qu'elle était privée de
philosophie. Il faut en conclure que seule la vie philosophique authentique peut
prédisposer au choix existentiel heureux. Voir 614c-d, qui semble aller dans une autre
direction, et comparer avec Phédon, 82a-b, où les â mes vertueuses, mais non philosophes,
sont réincarnées dans des animaux sociables (guêpes, fourmis), avant de redevenir des
êtres humains. La vertu d'habitude prédispose donc à la sociabilité, mais elle ne peut éviter
le désir violent de la tyrannie, si le choix se présente. L'ensemble de la doctrine de la
préexistence est par ailleurs déterminé par les contraintes qui découlent de la priorité des
choix : ceux qui choisissent en premier ont un plus grand choix, et cela est indifférent à leur
vertu ou à leur vice. Cet élément de hasard fait partie de l'eschatologie platonicienne. Pour
le passage parallèle du Phèdre (248d-e), on notera à la suite de Proclus la même diversité
des formes de vie (In Remp., II, 319 ; III, 279).
92. S'agit-il de l'existence immédiatement antérieure, ou dans une autre existence parmi
toutes celles que cette â me a traversées ? Il est difficile d'interpréter le sens de cet «
autrefois » (pote, a4), sans mettre en question la nature exacte de l'â me qui subsiste d'une
incarnation à une autre. Le nom de cette â me change selon l'incarnation, et la somme des
expériences individuelles qui créent des habitudes de vie (sunḗtheian, a2) ne se dépose
dans aucune mémoire (621a), rendant ainsi impossible l'assignation d'une identité. C'est
donc seulement durant une incarnation particulière qu'une â me est ce qu'elle est, c'est-à -
dire l'â me d'un être. L'exemple d'Orphée, mentionné au début de la République (supra, II,
364e), comme celui de Thamyris, n'est pas introduit ici de manière indifférente : ces deux
poètes musiciens ont eux-mêmes, dans leur mythe, connu le monde de la mort (Banq.,
179d). Ce mythe du musicien parti chercher sa femme Eurydice aux Enfers connut une
fortune considérable à la période romaine (Virgile, Géorgiques, IV, 453 sq.), mais ici Platon
se concentre sur la mort d'Orphée. La tradition principale en rend responsables les femmes
de Thrace, sa région d'origine. Mais les raisons de ce meurtre demeurent obscures, les
principales gravitent autour de cultes masculins dont les femmes étaient exclues. Pausanias
(X, 30, 2) les évoque au sujet d'une peinture célèbre de Polygnotos, un peintre du Ve siècle.
Cette Nekyia peinte dans le trésor de Cnide à Delphes date d'environ 450 et elle représente
ces deux musiciens aux Enfers. Dans l'Apologie (41a), Socrate dit espérer rencontrer
Orphée et d'autres poètes dans l'Hadès. Notons qu'il y mentionne également, comme ici, la
rencontre d'Ajax et d'Ulysse.
93. Musicien poète, évoqué dans l'Iliade (II, 596-600) et dans l'Ion (533b), il passait pour
avoir été le maître d'Homère. Il fut aveuglé pour avoir rivalisé avec les Muses. Voir
également Lois, VIII, 829d. Comme Orphée qui choisit le cygne, dont le chant est
annonciateur de la mort (Phédon, 84e-85b), Thamyras choisit un oiseau chanteur de chants
prémonitoires.
94. Ce héros de l'épopée homérique est aussi le sujet d'une pièce de Sophocle. À la mort
d'Achille, il aurait revendiqué les armes du héros, mais celles-ci furent données à Ulysse
(Od., XI, 543-565). Ajax choisit le lion, auquel déjà il avait été comparé (Il., XVII, 133 sq., et
XI, 548 sq.), probablement en raison de sa vigueur guerrière. Voir supra, IX, 588d-590b,
pour le lien entre l'élément d'ardeur guerrière de l'â me et le symbole du lion.
95. Héroïne des mythes du Péloponnèse, elle est associée à la chasse. Nourrie par une
ourse, alors qu'elle avait été abandonnée par son père, elle demeura vierge comme sa
patronne Artémis. Un oracle lui aurait prédit que si elle se mariait, elle serait transformée
en animal. Elle fut changée en lionne, après avoir cédé la victoire à la course à son
prétendant Mélanion. Platon lui fait ici choisir la vie même de celui auquel elle avait cédé.
96. Mentionné dans l'Odyssée (XIII, 493), ce héros fit partie de l'expédition de Troie. Il se
distingua à la boxe aux jeux funèbres de Patrocle (Il., XXIII, 653-699). Son souvenir est
associé à la construction du cheval de Troie. S'il choisit l'existence d'une femme artisane,
c'est sans doute parce qu'il avait été l'adjoint d'Athéna dans la fabrication du cheval.
97. Guerrier qui se ridiculise en critiquant Agamemnon (Il., II, 211-277), il fut couvert de
coups par Ulysse, à l'approbation générale de l'assemblée. Platon le présente comme un
imbécile dans le Gorgias (525e).
98. Après avoir présenté le choix de vie des â mes d'êtres humains, Platon montre que les
â mes qui quittent des existences animales font le choix de vies humaines ou de vies
d'autres animaux, suivant les habitudes de vie justes ou injustes de leurs vies antérieures.
Ce morceau de conclusion illustre de manière on ne peut plus directe la doctrine de la
métempsycose, puisque les â mes des animaux et les â mes des êtres humains sont, à l'état
séparé, assez semblables pour choisir des incarnations semblables. Si on interprète ce
passage avec rigueur, cela signifie que l'â me, à l'état séparé, contient des principes de vie
qui ne seront pas tous mis en exercice dans l'incarnation suivante ; autrement on devrait
expliquer pourquoi les animaux ne sont pas rationnels, ou alors penser que l'â me à l'état
séparé ne possède pas le principe rationnel, lequel lui viendrait de l'incarnation humaine.
Cette difficulté montre l'incongruité de ce mythe final, si on cherche à interpréter chaque
élément hors de la visée eschatologique de l'ensemble.
99. Les trois Moires participent au scellement du destin des â mes. D'abord Lachésis, la
Moire du passé, qui préside au choix, comme son nom l'indique (Lachésis/lachṑn, e4) ;
ensuite Clotho, la Moire du présent dont le filage ne pourra être défait
(Clotho/epiklōsthénta, e5) ; enfin Atropos, qui marque l'irréversibilité
(Atropos/ametástropha, e5). Voir Lois, XII, 960c, pour les mêmes associations.
100. Lorsque le choix des vies est terminé, les individus sont pour ainsi dire reconstitués,
ce qui explique que Platon passe des â mes, comme sujets de la procession vers Lachésis
(d6), à chacun des individus particuliers (e4). Cette différence qui est perceptible dans le
texte grec apporte une précision importante à la doctrine, puisque, une fois qu'ils ont
traversé le trô ne de la Nécessité et bu l'eau du Léthé, les individus entament une existence
nouvelle et individualisée. La question de leur réintroduction dans le corps demeure
cependant non précisée : à quel moment, en effet, les â mes qui ont choisi se retrouvent-
elles dans le corps de l'existence matérielle qui s'amorce pour chacune ? Le lieu du
jugement et du choix des vies est un lieu des â mes, et non des corps de l'existence
terrestre ; leur identité est perceptible, sans être matérielle.
101. Léthé, l'Oubli, est la fille d'Eris, la Discorde. La source du Léthé (mentionnée chez
Aristophane, Grenouilles, 186) serait située dans l'Hadès et Platon est le principal témoin de
la tradition philosophique qui associe à l'eau de cette source l'oubli de l'existence
antérieure. Cette croyance était sans doute très ancienne, peut-être d'origine orphique. Le
contraste avec la plaine de la Vérité (Pedion Alètheias, Phèdre, 248b) est assez marqué pour
que Proclus le remarque (In Remp., II, 346, 19 ; III, 304). Dans cette plaine du Léthé, coule le
fleuve Amélès, dont le nom signifie « insouciant ». Voir sur ce thème de l'oubli, J.-P. Vernant
(1965 : 108-123).
102. On ne peut déduire de cette expression (contra, J. Adam, ad loc.) que les individus sont
alors dans un lieu souterrain. La représentation poétique de cette scène de métempsycose
s'achève en effet sur une sorte d'explosion sidérale, chacun étant propulsé vers son
nouveau destin à partir de la plaine du Léthé.
103. La question de la foi dans la doctrine avancée par le mythe doit être entièrement
rapportée à la démonstration philosophique : Platon pense certes que la foi au message
eschatologique du mythe peut contribuer au salut de l'â me, mais il exige surtout que
chacun fasse l'effort de se persuader philosophiquement de la vérité de la doctrine de
l'immortalité et de l'eschatologie qui lui est liée. Foi et persuasion possèdent des
connotations différentes, en particulier si la foi est associée à une attitude de l'esprit qui
exclurait la philosophie.
104. Ce chemin qui s'élève est celui du ravissement de Parménide, emporté vers la vérité
par les cavales, tout autant que le sentier d'Hésiode conduisant à la vertu (Travaux, 289-
292, déjà cité par Platon, infra, II, 364c-d). Cette ascension rappelle le chariot du Phèdre
(246c).
105. On a noté que ce dernier mot de la République est aussi une formule de salutation dans
les lettres de Platon, comme si Platon souhaitait ici à chacun de réussir ce passage à la
justice et à la vie selon la raison. Voir F. Chatelain (1987). L'expression (eû práttōmen, d2)
est l'équivalent d'un vœu de bonheur (par exemple, 603c et 619a) et dans un contexte où le
destin est si intimement lié au bonheur de chacun, on pourrait comprendre cette dernière
phrase comme un souhait de bonne chance. Le Phédon (58e, 95c) ne le dit pas autrement.
BIBLIOGRAPHIE
Dans la bibliographie qui suit, on trouvera les références de tous les travaux cités en abrégé
dans l'appareil de notes. À ces références, j'ai ajouté un certain nombre de travaux qui
seront utiles pour l'étude de points particuliers, ainsi que quelques références de travaux
publiés après la présente publication en 2002. J'ai cependant été très parcimonieux
concernant les études sur la métaphysique, les formes, la connaissance, la dialectique, car le
volume des publications rend toute sélection injuste, et je me suis limité dans ces domaines
à quelques études fondamentales. Ces références sont classées en trois grands ensembles :
1) les éditions, les traductions et les commentaires du texte de la République ; 2) les travaux
sur la pensée de Platon et sur la République ; 3) l'érudition historique complémentaire.
Les indications relatives aux éditions des auteurs de l'Antiquité cités dans les notes se
trouvent dans l'index des textes anciens.
La bibliographie des travaux platoniciens bénéficie, depuis le début des grands travaux de
Harold Cherniss, d'un instrument de travail incomparable. Poursuivis par Luc Brisson, ces
travaux ont été publiés sans interruption depuis 1959 dans la revue Lustrum et, plus
récemment, sous forme de monographie, chez l'éditeur Vrin. Pour pallier les lacunes de la
présente bibliographie, on se reportera donc aux instruments suivants : Harold Cherniss, «
Plato 1950-1957 », Lustrum 4 et 5 (1959 et 1960) ; Luc Brisson, « Platon 1958-1975 »,
Lustrum 20 (1977) ; Luc Brisson, en collaboration avec Hélène Ioannidi, « Platon 1975-
1980 », Lustrum 26 (1984), p. 205-206 ; « Platon 1980-1985 », Lustrum 30 (1988), p. 11-
294, avec des corrigenda à « Platon 1980-1985 », Lustrum 31 (1989), p. 270-271 ; « Platon
1985-1990 », Lustrum 35 (1993). Il faut ensuite consulter les travaux bibliographiques de
Luc Brisson, menés avec la collaboration de Frédéric Plin, Platon : 1990-1995. Bibliographie,
Paris, Vrin, 1999, avec des addenda aux tranches antérieures, p. 407-415, et avec la
collaboration de Benoît Castelnérac et Frédéric Plin, Platon : 1995-2000. Bibliographie,
Paris, Vrin, 2004. Pour les années subséquentes, Luc Brisson a publié sur le site de
l'International Plato Society une bibliographie annuelle accessible en fichiers distincts, de
2000-2001 à 2013-2014. Notons enfin que l'ensemble de la bibliographie platonicienne a
été recueilli dans une banque analytique, publiée sous la direction de Benoît Castelnérac
(voir Pythia, Paris, Vrin) et disponible par souscription. L'érudition de langue allemande
peut bénéficier du bilan de U. Zimbrich, Bibliographie zu Platons Staat. Die Rezeption der
Politeia im deutschsprachigen Raum von 1800 bis 1970, Francfort-sur-le-Main, 1994.
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Œuvres de Platon
J'ai utilisé les traductions des dialogues de Platon parues dans la présente collection, et
notamment les suivantes : Apologie de Socrate (Brisson, 1997), Le Banquet (Brisson, 1998),
Gorgias (Canto, 1987), Lachès et Euthyphron (Dorion, 1997), Lettres (Brisson, 1987),
Parménide (Brisson, 1994), Phédon (Dixsaut, 1991), Phèdre (Brisson, 1989), Protagoras
(Ildefonse, 1997), Théétète (Narcy, 1995), Timée (Brisson, 1992).
2. É tudes sur Platon et la République
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CHRONOLOGIE

Socrate

470 : Naissance de Socrate, dix ans aprè s la bataille de Salamine.

441-429 : Socrate semble avoir des liens avec l'entourage de Pé riclè s (avec Aspasie, Alcibiade, Axiochos, Callias).

430 : Hoplite à Samos


429 : Socrate sauve la vie d'Alcibiade à la bataille de Potidé e.

423 : Les Nuées d'Aristophane. À un â ge mû r, Socrate se marie avec Xanthippe dont il aura trois fils.

406/405 : Socrate, pré sident du Conseil. Le procè s des Arginuses.

404 : Socrate refuse d'obé ir aux Trente et d'arrê ter Lé on de Salamine.

399 : Socrate est accusé d'impié té , de corruption de la jeunesse et de pratique de religions nouvelles, par Anytos, chef de la dé mocratie restauré e pa
N.B. : En Grèce ancienne, on comptait les années comme années d'Olympiades. Or les jeux
Olympiques avaient lieu au mois d'aoû t. D'où le chevauchement de l'année grecque sur
deux de nos années civiles, qui commencent début janvier.
Par ailleurs, la périodisation des œuvres de Platon que nous proposons n'est
qu'approximative : rien n'assure que l'ordre de la composition des dialogues corresponde à
l'ordre dans lequel nous les citons à l'intérieur d'une même période.
I.INDEX DES NOMS PROPRES
II.INDEX DES NOTIONS ET DES THÈ MES
III.INDEX DES AUTEURS ANCIENS

Les trois index qui suivent sont compilés en faisant référence à la pagination de l'édition
d'Henri Estienne, dite édition Stephanus, publiée à Genève en 1578 et dont les indications
sont insérées dans le texte de la traduction. Cette pagination indique les colonnes de cette
édition en chiffres et les divisions de chacune en lettres.
Sont répertoriées dans les index aussi bien les références relatives au texte de la
République que celles qui renvoient au contenu des notes afférentes à chaque page du texte.
Le texte de l'introduction de la présente traduction n'a cependant pas été indexé.
La République
pagination de l'édition d'Henri Estienne
(Genève, 1578)
Livre I, 327a-354c
Livre II, 357a-383c
Livre III, 386a-417b
Livre IV, 419a-445d
Livre V, 449a-480a
Livre VI, 484a-511e
Livre VII, 514a-541b
Livre VIII, 543a-569c
Livre IX, 571a-592b
Livre X, 595a-621d
I. INDEX DES NOMS PROPRES
Académie, 527b, 528b, 539e, 617e
Achéens, 339e, 389e, 390e, 393a, 393d, 394a
Achéron, 387b
Achille, 364d, 386c-d, 387a, 388a-c, 389e, 390e, 391a-c, 501b, 516d, 620b
Acropole, 492b
Adimante, 327a, 327c, 362e, 363b, 367c, 368a, 376c, 398e, 419a, 425a, 449c, 451a, 465e,
475e, 487b-c, 504c, 505a, 520a, 582d, 612b ; interventions d'Adimante, 327c-328a, 362d-
367e, 368e-372a, 376d-398c, 419a-427d, 449a-450a, 487a-506d, 548d-576b
Admète, 408b
Adraste, 451a, 590a
Adrastée, 451a
Agamemnon, 343a, 383a, 389e, 390e, 392e, 393e, 522d, 620b-c
Aïdoneus, 386d
Ajax, 468d, 620a-b-d
Alcibiade, 328b, 399e, 487e, 494c-d, 538d
Alcinoos, 390b, 614b
Alexandre, 614b
Amélès, 621a
Amphiaros, 590a
Anacharsis, 600a
Anaxagore, 592a
Antiphon, 327a,
Antisthène, 378d, 476c-d, 495c
Anubis, 399e
Anytos, 328b
Aphrodite, 379e, 390c
Apollon, 380a, 383b, 391a, 394a, 399e, 408b, 411b, 427b-c, 432b, 469a, 470a, 509c, 547e,
565d
Apulée, 496c
Arcadie, 372b, 544c, 565d
Archelaos de Macédoine, 344a
Archiloque, 365c
Archytas de Tarente, 600b
Ardiaios, 614b, 615c-e
Aréopage, 492b
Arès, 390c, 612b
Arginuses, bataille des, 553b
Argolide, 544c
Argos, 381d, 393c
Aristide, 564d
Ariston, 327a, 368a, 427c, 580b
Aristoxène, 398e, 399c, 530d
Artémis, 327a, 380a, 432b, 620b
Asclépios, 521c
Asclépiades, disciples d'Asclépios, 405d, 406c, 407c-e, 408a-b, 599c
Atalante, 620b
Athéna, 327a, 378c, 379e, 420c, 612b, 620c
Atlantide, 373d
Atrée, 393a, 619c
Atropos, 617c, 620e
Attique, 404d
Autolycos, 334b

Bacchylide, 394b, 460e


Belbiné, cité de, 329e
Bendis, 327a, 354a
Bias, 331e, 335e, 470e
Bosphore, 404c
Bouleutérion, 425c.

Cadmos, 414c
Calliclès, 336c, 338c-e, 343c, 349b, 354a, 358e, 450b, 473c, 505c, 582d
Candaule, 359d
Cebès de Thèbes, 600b
Céphale, 327a, 328b, 329a, 329d, 330a-e, 331a, 331c-e, 354a, 442e, 496e
Cerbère, 588c
Chalcédoine, 328b
Chalestra, 430b
Charmantide, de Pæanée, 328b
Charondas, 599e
Chimère, 588c
Chiron, centaure, 391c
Chrysès, 392e, 393a, 393d
Cicéron, 331d
Circé, 386d
Clitophon, fils d'Aristonyme, 328b, 340a-b
Clotho, 617c, 620e
Cnide, école de, 405d ; trésor de, 620a
Cocyte, 387b
Corinthe, 336a, 404d
Cos, école de, 405d
Créophyle, 600b
Crésus, 566c
Crète, crétois, 452c, 544c, 547c, 575d
Critias, 328b, 368a,
Cronides, 377e
Cronos, 378a, 386b, 617b, 619c
Cyniques, 376b, 378d
Cyrénaïques, 505c

Damon, 398e, 400b, 400c, 424c, 530d


Darius, 336a
Dédale, 529e
Délion, 469c
Delphes, 427b, 461e, 470e, 496c, 540b, 547e, 566c, 620a
Déméter, 366a
Démiurge, 501c, 546b,
Démodocos de Anagyros, 496b
Denys de Syracuse, 499b, 564a, 568a, 577a
Dikè, Justice, 617b
Diogène, 495c
Diomède, 389e, 493d
Dion, 496b
Dionysos, 366a, 394b ; (théâ tre) 492b
Dionysies, fêtes, 475d
Diotime, prêtresse de Mantinée, 476c
Dorien, 399a
Dracon d'Athènes, 398e

É aque, 391c
É gée, 404c, 614b
É gypte, 436a, 586c, 600a
É leusis, mystères d'É leusis, 364d, 366a, 560e
É péios, 620c
É pidaure, sanctuaire, 470e
Er, fils d'Armenios, 327a, 330d, 331d, 354a, 386b, 614b
É rechthéion, 378c
É riphyle, 590a
É ris, la Discorde, 621a
Eschyle, 361b, 362a, 380a, 383b, 522c, 550c, 563c
Eudoxe, 527b, 528b
Eumolpe, fils de Musée, 363b
Euphorion de Chalcis, 327a
Euripide, 522c, 568a-b, 586c, 607c ; voir l'index des auteurs anciens.
Eurydice, 620a
Euryloque, 390b
Eurypyle, 405e, 408a
Euthydème, fils de Céphale, 327b, 328b, 495c
Euthyphron, 378b

Glaucon, 327a, 338c, 357a-b, 358b-e, 359a, 361a, 362c-e, 368a, 374b, 376c, 416c, 444e,
450a, 451a, 453a, 471c, 472c, 473c, 474a-d, 475d-e, 487b, 509d, 520a, 527c-d, 529b, 533a,
544a, 548d, 576b, 585c, 608c-d, 611c, 612b ; interventions de Glaucon, 327a-328a, 347a-
348b, 357a-362d, 362e, 363a, 367b, 367e-368a, 368c, 372c-376d, 398c-417b, 427d-449a,
450b-487a, 506d-548e, 576b-621d
Glaucos, 611c
Grèce, 606e
Grecs, 423b, 452c, 469b-471b, 494c, 544d
Gygès, roi de Lydie, anneau de Gygès, 357a, 359d, 580c, 612a

Hadès, dieu des Enfers, 330d, 363b-d, 365a, 366a, 386b-387a, 392a, 414b, 427b, 514a,
516d, 521c, 534d, 588b, 596c, 612b, 619a, 620a, 621a
Hécamède, 405e
Hécate, 366a
Hector, 386d, 387a, 388b-c, 391b
Hélène, 391d, 408a, 586c
Héliée, 425c
Hellespont, 404c
Héphaïstos, 328a, 378d, 389a, 390c
Héra, 378d, 379e, 381d, 390c, 458e
Héraclite, 377c, 498b, 584b
Héraklès, 337a, 363b, 426e
Hermès, 368e, 379e, 399e
Hermos, 566c
Hérodicos, 406a
Hérodote, 435e
Hésiode, 331c, 363b, 364c, 377d-e, 392a, 415c, 466c, 468e, 546e, 547a, 599d, 600d, 612b ;
voir l'index des auteurs anciens.
Hiéron, 331e
Hippias, 338e, 495c, 529a
Hippocrate de Chios, 528b
Hippodamos de Milet, 327a
Hippolyte, 408b
Homère, 327c, 331c, 334a-b, 343a, 363b, 364d, 377d, 378d, 379c-d, 383a, 387b, 388a,
388b, 389a-d-e, 390e, 391a-d, 393b, 393d, 396e, 404b, 404c, 405e, 441b, 468c, 468d, 501b,
514a, 516d, 545d, 595b-c, 598d, 599a-c-d, 600e, 605c, 606e-607a, 607d, 612b, 620a ; voir
l'index des auteurs anciens.
Homérides, 599e
Hydre, 426e

Ida, 390c, 391e


Îles des Bienheureux, 519c, 540b
Ilion, Troie, 393b, 522d
Inachos, 381d
Ion, 427c
Isménias, de Thèbes, 336a
Isocrate, 426c, 474b, 495d, 500b, 529a, 536c, 537e
Italie, 599e
Ithaque, 393b

Jamblique, 546d, 600b

Lacédémone, 452c, 544c, 599d


Lachésis, 617c-d, 618b, 620d-e
Laconien, 544c, 545a
Léontios, Athénien, 439e,440a
Léthé, fleuve de l'Oubli, 620e, 621a-c
Létô , 380a
Lotophages, 560c
Lycien (Zeus Lycaios), 565d
Lycurgue, 544c, 547e, 599d
Lydie, 359d, 398e
Lysandre, 327a Lysanias, 328b, 330b
Lysias, 327b, 328b
Lysippe, 338c

Machaon, 405e, 408a


Marsyas, satyre, 399e
Mégare, 328b, 368a, 406e
Melanion, 620b
Ménélas, 379e, 408a, 411b
Ménœtios, 388d
Messénie, 544c
Métellus d'Agrigente, 398e
Midas, 408b
Minos, 529e
Mnémosyne, 377b
Moires, 617b-c, 620e
Mô mos, 487a
Musée, 363b-c, 364d-e, 366a, 386b
Muses, 364e, 376e, 377b, 398b, 411d, 499d, 521d, 530c, 545d, 546a-b-d, 547a-b, 548b,
591d, 607a, 620a

Nécessité, 451a, 617c-617d, 620e, 621a


Nekyia, 620a
Némésis, 451a
Néréides, 388c
Nicératos, 327c-328b
Nicias, 327c
Niobé, 380a, 391e

Olympie, 338c, 465d, 466a, 470e


Olympien (Zeus), 583b
Orphée, 364d-e, 366a, 399e, 620a
Ouranos, 377e

Palamède, 522c
Pamphylie, 614b, 615c
Pandaros, 379e, 408a
Panétius de Rhodes, 327a
Panopeus, 620c
Pâ ris, 379e, 586c
Parménide, 617b, 621c
Parthénon, 378c
Patrocle, 386d, 388a-d, 391b, 405e, 620c
Pausanias, 391d ; voir l'index des auteurs anciens.
Pélée, 381d, 391c
Pélopides, 380a
Péloponnèse, 620b
Pénélope, 424b, 544d
Périandre, 336a
Perdiccas, 336a
Pergame, 614b
Périclès, 328b, 400b, 414a, 493a, 564d
Périctionè, 327a,
Perse, 533c
Perséphone, 391d
Phalère, port d'Athènes, 439e
Phénicien, 414c, 436a
Phénix, 364d, 390e
Phidias, 337d, 420c
Phocylide, 407a-b
Phoibos, Apollon, 383b
Pindare, 329a, 331a, 365b, 398e, 408b, 460e, 496e
Pirée, port d'Athènes, 327a, 328c, 439e
Pirithoü s, 391c-d
Pittacos, 331e, 335e
Platée, 564d-e
Plotin, 498b, 509c
Ploutos, 554b
Plutarque, 400b, 496c ; voir l'index des auteurs anciens.
Pnyx, 492b
Podalirios, 408a
Polémarque, 327b, 327c, 331c, 334b, 340a, 442e, 451a ; interventions de Polémarque,
327b-328b, 331d-336a, 339a-340c, 449b
Polos, 336c
Polygnotos, 620a
Polynice, 590a
Poulydamas, 338c
Poséidon, 386d, 391c, 611c
Pramnos, 405e
Priam, 328e, 388b
Proclus, 527b, 546d ; voir l'index des auteurs anciens.
Prodicos, 331e, 600c
Prométhée, 400b
Protagoras, 331e, 337d, 495c, 539c, 600c
Protée, divinité de la mer, 381d
Prytanée, 424d, 428e, 539e
Pythagore, 413e, 600b
Pythagoriciens, 530d, 531b, 546b, 583b, 587d, 614b, 616c, 617b, 618a
Pythie, oracle de Delphes, 461e, 540c, 566c
Pythoclidès de Céos, 400b

Sarpédon, 388c
Scamandre, 391b
Scylla, 588c
Scythie, 435e, 600a
Sélénè, 364e
Sériphos, 329e-330a
Sibylle de Cumes, 611c,
Sicile, 328b, 404d, 494c, 496d, 586c, 592a, 599e
Simmias, 600b
Simonide, 331d-332c, 334b, 334e, 335b, 335e, 394b
Sirène, 617b-c
Solon, 328b, 331e, 536d, 545b, 551a, 599d, 600a
Sophocle, 328b, 329a, 329b, 329c, 329d, 398e, 522c, 620b ; voir l'index des auteurs anciens.
Sophron, 451c
Sparte, 327a, 327c, 373a, 374b, 408a, 416e, 421e, 423b, 425a, 458d, 460c-e, 464e, 544c,
547c-e, 548a, 550c, 552a, 599d, 600a
Sperchios, 391b
Speusippe, 527b
Stésichore, 586c
Sthénélos, 389d
Styx, 387b
Syracuse, 331e, 404d, 496b

Tantale, 380a, 391e


Tartare, 615e, 616a
Télamon, 620b
Télémaque, 375e, 424b
Thalès, 331e, 473c, 488e, 600a
Thamyras, 620a
Théagès, 496b-c
Thèbes de Béotie, 336a, 414c, 451a, 544d
Thémis, 380a
Thémistocle, 329e, 331e
Théon de Smyrne, 616b
Théramène, 328b
Thersite, 620c
Thésée, 391c-d
Thessalie, 544d, 547c
Thétis, 381d, 383a, 388c
Thourioi, 328b, 600c
Thrace, 327a, 435e, 620a
Thrasymaque de Chalcédoine, 327a, 328b, 336c-e, 337a-d, 328b-e, 340a-d, 342a-c, 343c,
344d, 347a, 348a-d, 349b, 352a, 354a, 357a, 361a, 362c, 368a, 450a, 498c, 588b, 590d ;
interventions de Thrasymaque, 328b, 336b-354c, 357a, 358a-d, 367c, 450a-b, 498c-d, 590d
Thucydide, 463b, 551a ; voir l'index des auteurs anciens.
Thyeste, tyran d'Argos, 619c
Timocrate de Rhodes, 336a
Timodème, 329e
Tirésias, 386c-d
Troie, 380a, 393e, 405e, 408a, 586c, 620c
Troyens, 391a
Tyrtée, 400b

Ulysse, 334b, 375e, 386c-d, 387a, 390b-d, 441b, 493d, 516d, 544d, 560c, 614b, 620a, 620b,
620c

Xénophane, 377c
Xénophon, voir l'index des auteurs anciens.
Xerxès, 336a

Zeus, 329a, 332a, 332c, 334b, 339e, 345b, 345e, 350e, 363b, 368b, 370a, 374e, 375b, 376d,
378b, 379d-380a, 383a, 386b, 388c, 390b-c, 391c-e, 399e, 400a, 400c, 403b, 408b, 497b,
423b, 426b, 440b, 441b, 443b, 444a, 445b, 452b, 453d, 458e, 459a, 462a, 469e, 472e, 484d,
493c, 505b, 506d, 515b, 521b-c, 527c, 531e, 534d, 536c, 551d, 554d, 564c, 565d, 569a,
574b, 574c, 583b, 584d, 585a, 588a, 597d, 602c, 605e, 608d, 610d, 617b
II. INDEX DES NOTIONS ET DES THÈ MES
Allégorie, 378d, 514a (caverne), 517a,
 me, psuchḕ, 330e, 353d, 382a, 402d, 403e, 409a, 435b-436a (espèces et principes), 518c,
609c, 611a-d
Amis, 332e, 424a
Amour, erōs, érotique, erōtikós, 402d, 402e, 403a, 403c, 458d, 474c, 474d, 475a-b, 485b-c,
490b, 531b, 555d, 572e-573a, 585c, 586a, 587a, 607e-608a
Analogies, 368d, 434e, 439e, 442b (motif psychopolitique), 375d,
Ardeur, thumoeidés, 375a, 410b, 440e, 441a, 604e (voir Cœur)
Argent, qui recherche l'argent, 371b, 390d-e, 485e, 486b, 549b, 551a, 551e, 553d
Arithmétique, 522c-526c
Armée, 374a-d
Art, téchnē, 342b, 346a, 522b, 533b
Artisans, 389d, 395b, 596c
Astres, 508a, 529b-530a, 614d
Astronomie, 527d-532d
Aulós, 399c
Autarcie, 369c, 387d, 423c
Autochtonie, mythe, 414b
Auxiliaire, epíkouros, 374d, 414b, 415a, 415c, 416a-b, 420a, 421b, 429e, 434c, 439e, 440d,
441a, 458c, 463b, 464b, 466a, 545d, 575b
Avortement, 461c

Banquets, 372e, 416e, 468d


Barbares, 470c-471b
Bergers, 338c, 343a-b, 345b, 345d, 359d-e, 370e, 397b, 415e-416a, 422d, 440d, 451d, 459e
Beauté, le beau, tò kalón, 476c, 474d, 475e, 476b, 479e, 493e, 507b
Bien, tò agathòn, 336a, 338c, 343c (bien d'un autre), 357b-d (sortes de biens), 379b, 476b,
505a-509d, 517c, 526e, (forme du bien)
Bonheur, 348a, 354a, 357b, 419a-421b (des gardiens), 465d, 576d, 578c

Caractère, modèle, registre, type, túpos, 377b, 377c, 380c, 383a, 383c, 387c, 395c (et
habitude), 396e, 397c, 398b, 398d, 400d, 402d, 403c, 409d, 412b, 414a, 443c, 491c, 492e,
503c, 544d, 559a
Cause, 379b-c
Caverne, 514a-517b, 539e, 514a, 532b
Chasse, 373b, 412b, 432b, 451d, 459a, 466d, 531a, 535d, 549a
Cheval, 328a, 333c, 335b-c, 342c, 352d-e, 359d, 375a, 396b, 412b, 413d, 452c, 459b, 467e,
537a, 563c, 601c
Chien, 335b, 375a, 375e-376b, 389e, 397b, 404a, 416a, 422d, 440d, 451d-e, 459a-b, 466d,
469e, 537a, 539b, 563c, 607b
Cité, pólis, 347d, 351b, 368e (analogie â me et cité), 369a (généalogie), 372e (deuxièmecité),
376c, 378b, 427c (vertus), 471c (cité idéale), 527c (kallipolis)
Classes, groupes, génos, 420b, 434b, 436a, 501e, 564c
Cœur, courage, thumós, espèce du cœur, thumoeidés, 375a-b, 411a-c, 439e-441b, 456a,
467e, 553c-d, 548c, 572a, 586c-d
Colère, orgḗ,375a-b, 411c, 440a
Comédie, 394c-d, 395a, 395e, 452d, 606c
Commander, 346a
Commerce, 371a, 425c-d
Communauté, femmes et enfants, 449d-461e
Compétition, lutte, agṓn, 362b, 374b, 374d, 403e, 412b, 413d, 494e, 517d, 547d, 555a,
565c, 608b, 618b
Concorde, homónoia, 432a
Connaissance, 475b, 476c-d, 477a ; philomathēs, ami de la connaissance, 376b, 411a, 411d,
435e, 475c, 485d, 490a, 505b, 535d, 581b (voir Savoir)
Constitution, politeía, 327a, 397d, 427a, 464a, 497c, 499d, 544a (formes)
Contemplation, theōría, 486a, 520b
Contraires, 436b-437a, 475e
Contrats, 333a, 343d, 425c, 486b
Corps, 403c, 586b, 609c
Courage, andreía, 375a, 390d, 429a-430c, 468a
Cuisine, 332c, 372b-c, 373a, 373c, 404c, 404d, 559b

Démocratie, démocratique, 338d-e, 394d, 431c, 506a, 523a, 531d, 538a, 538b544c, 545c,
555b-565b, 568c, 569c, 571a
Démonique, démons, 344d, 382e, 392a, 469a, 496c (signe démonique)
Désir, epithumía, 431c, 437b-438b, 439b, 475b, 558d, 571a-572a
Dialectique, 454a, 532a-534e
Dieux, 377e-378e, 379a (le dieu), 380b-383c, 392a, 597b (le dieu),
Dissension interne, prise de parti, guerre civile, stásis, 351d-352a, 373e, 423b, 440b, 440e,
442d, 444a-d, 445a, 459e, 462a, 464e, 465a, 465b, 470b-d, 471a, 488b, 520c-d, 545d, 547a-
b, 554d, 556e, 560a, 566a, 586e, 603d
Disposition, héxis, 433e, 435b, 486d, 544e
Dithyrambe, 394bDóxa, 412e, 430b (voir Opinion)

É ducation, formation, paideía, 412b, 416b, 423e, 492c-, 504b, 521d, 534d
É galité, 558c, 561e, 563b (isonomie)
Eîdos, espèce, forme, 380d, 402c, 432b, 434b, 434d, 435b, 437c, 475b, 479a, 486d, 505a
Eschatologie, voir Rétribution Esclaves, 371e, 463b, 469c, 470a, 578d
Espérance, 331a, 496e, 517b
Esquisse, hupographḗ, 501a, 504d, 548c-d
Ê tre, étant, 477a, 485b, 490a-b, 501d, 504a, 525a,
Euthanasie, 407e, 460c
Excellence, aretḗ, 342a
Exécutions, 439e,
Exercice, 407c (philosophie), 484c, 487c, 571d
Existence juste, 348a, 361e,
Faux bourdon, 552c, 552e, 554b, 554d, 555d-556a, 559c-d, 564b-565c, 567d, 572e-573a,
573e, 577e
Femme, 451b
Flû te, 399d, 561c, 601d-e
Fonction propre, érgon, 352e, 374e, 421a ; 433a-d, voir Tâ che propre
Fondation, 371b, 378d, 420b, 427b
Formation, éducation, paideía, 376e, 412a
Forme, 434d, 435c, 475e (formes intelligibles), 486d, 500b, 505a, 534b (forme du bien),
507b, 582b, 596a
Fortune, 330d, 466c

Gardien, phúlax, 367a, 374d, 395b-397a (et l'art de l'imitation), 412b-414b (choix,
épreuves), 428e (nombre), 450c, 463b, 473d (rois)
Géométrie, 458d, 510c, 526c-527c, 546c
Gouvernement, archḗ, 338e, 374d
Grâ ce, 401a, 486d
Guerre, 373d-e, 466e-468b, 469a, 525c
Gymnastique, 376e, 403c, 451b (gymnases), 457a, 522b

Harmonie, harmonía, 397b, 398e, 430e (modération), 443d, 530e-531c, voir Rythmes
Hetairies, 365d, 420a
Homme de bien, epieikḗs, 329e, 387d ; kalós kagathós,376b, 396b-c, 397d, 489e
Homosexualité, 403b, 468b
Hypothèses, 510b, 533c

Idéa, forme visible, 369a, 380d, 479a, 486d, 505a


Image, figurine, reflet fantô me, eídōlon, 382b, 386d, 443c, 532a, 534c, 586b-c, 587c-d,
598b-599d, 600e, 601b ; 487e, eikṓn
Imitation, 394b (récits), 394e (art), 472c, 595b-607b
Instruments musicaux, 399c
Intellect, intellection, noûs, nóēsis, 523a, 524b, 533d
Intérêt, du plus fort, 338c
Ironie, eirōneía, 337a

Juges, 405b, 409b-410a


Justice, dikaiosúnē, définition de Polémarque, 331c, 335b ; définition de Thrasymaque,
338c, 343c, 359a ; 427d-444b (dialectique)

Lamentation, thrène, 387d-388d, 395e, 398d-e, 411a, 578a, 604a-b, 606a


Lettres, grámmata, 340d, 368d, 402a-b, 425b
Léxis, manière de dire, 392c-394d, 397b (espèces)
Libéralité, 402c
Liberté, eleuthería, 387b, 557b-d, 577d
Ligne, 509d-511e
Lois, nómos, législation, 359a, 377b, 409e, 424e, 427a, 425a (eunomía), 427a, 456b, 458c,
484d, 519e-520d
Luxe, 372e-373d, 404d, 420e

Magie, goēteía, 380d, 381e, 383a, 412e, 413b, 413d, 584a, 598d, 602d
Mariages, 459c-460e, 546b
Mal, 379a
Médecin, iatrós, médecine, 332c-e, 333e, 340d-e, 341c-342d, 346a-d, 349e-350a, 360e,
373d, 389b-d, 405a-408e, 409e, 410b, 426a-b, 438e, 454d, 455e, 459c, 489c, 515c, 564c,
567c, 599c, 604d
Mensonge, 382a, 382c, 389b-c, 414b-415d (noble mensonge), 459c, 485c, 490b, 535d
Métamorphose, 380d, 381d
Misologie, 411d
Modes musicaux, 398e
Modèle, parádeigma, túpos, 379a-380c, 402d, 409b, 472c-d, 484c, 500e, 529d, 540a, 557e,
559a, 561e, 592b, 617d, 618a
Modération, sōphrosúnē, 364a, 389d-390d, 423a, 430d-432a, 485e
Moîra, theía moîra, faveur divine, 493a, 590d
Monde, kósmos, 500b (monde intelligible), 508c
Mort, 386a-388d (crainte de la)
Musique, 376e, 398b-c (chant et mélodies), 399c (instruments), 400a (tons), 424c, 521d,
530d
Mystères, orphisme, 363b, 364d, 365a, 366a, 560e
Mythes, 330c (Hadès), 363b, 377a-c ; voir Récits

Naissances, 458d, 546a-547a (nombre nuptial),


Narration, 392d (voir Récits)
Nature, 453a (humaine), 454b
Naturel, 366c (divin), 374e, 375e, 410e (philosophe), 423c, 455b, 485a-497d
Navigation, 488a-489a
Nourriture, 403e-408b

Oligarchie, 550c-553a
Ombre, skiá, peinture en trompe l'œil, skiagraphía, 365c, 432c, 509e, 510e, 515a-d, 516a,
516e, 517d, 520c, 523b, 532b-c, 583b, 586b, 602d
Opinion, conjecture, jugement, 327c, 413a, 430b, 476d, 477b-478b, 479e, 490a, 493a, 506c
(opinion droite), 508d, 510a, 511a, 516d, 524a, 588b, 602e (voir Dóxa)
Oracle, chrēsmós, 415c, 566c, 586b
Ordonné, qui a le sens de l'ordre, dont l'â me est ordonnée, kósmios, 329d, 331b, 399e, 403a,
408b, 410e, 486b, 500c, 503c, 539d, 560d, 564e, 587b
Ousía, essence, 485b, 509b

Paix, 464e, 471a


Paradoxes socratiques, 358e, 381c, 382a, 412e
Paramythie, 441e, 451b
Parenté, 463b, 470a
Participation, méthexis, 476d
Peinture, 488a, 501a-d, 596e-598c
Philosophie, 536c ; philósophos, qui aime la sagesse, philosophe, 375e, 376c, 410c, 456a,
473c, 474b, 475b-d, 476b, 480a, 484a, 485c, 486a, 487e, 488a, 489a, 490d, 491b, 492a,
499b, 499c, 500c, 501d, 502a, 503b, 520a, 525b, 527b, 540d, 581d, 582b-d, 586e
Phrónēsis, 496a, 505b, 518d, 521a, 582d
Piété, hosiótes, 427e, 442e
Pilote, 341d,
Plaisir, 328d, 403a, 462b, 505b-c, 583b-587b (voir Désir)
Pléonexie, 338c, 349b, 359c, 373d
Poésie, 392d, 394b (formes littéraires), 401d (voir Mythes, Récits, Musique), 595c sq.
Poètes, 331e (Simonide), 334b, 373b
Pouvoir, 338d, 473d
Procession, 328a
Punition, 347c

Raison, le principe rationnel, tò logistikòn, 439c-441e


Recherche, 368c, 376c-d, 392b, 428a, 443b, 472c
Récit, histoire, mûthos, 330d, 350e, 359d-360b (l'anneau de Gygès), 376d, 377a-391e, 392a,
392d (expression), 394b, 398a, 414d-415c et 547a-b (les métaux et les races), 439e
(Léontios et les cadavres), 442a, 501e, 522a, 565d (l'homme-loup), 588c, 621b, 614b-621b
(Er) ; manière d'exposer, de dire (voir Léxis, Mythes)
Régimes politiques, 338d, 545b
Religion, 427b, 470e
Rétribution, 330d, 364b-366a, 380b, 386b, 608c-614a
Rêve, 443b, 476c
Rhapsodes, 395a
Richesse, 421d-423a ; philochrēmatistḗs, qui a le goû t de la richesse, 551a ; acquéreur de
richesses, chrēmatistḗs, 330b-c, 341c, 342d, 345d, 357c, 397e, 415e, 434b-c, 441a, 498a,
547b, 547d, 550e-551a, 552a, 553c, 555a, 555e, 556b-c, 558d, 559c, 561d, 562b, 564e,
572c, 578a, 581d, 583a
Rire, 388e
Royauté, roi, 473d, 502b
Rythme, rhuthmós, 397b-401e, 404e, 411e, 413e, 442a, 522a, 601a

Sacrifice, 328c, 331b, 331d, 362c, 364b-365a, 365e, 378a, 394a, 415e, 419a, 427b, 459e,
461a, 468d, 540c, 565d
Sage, sophós, 331e ; phrónimos, 338c, 381a
Sagesse, sophía, 351c, 428b-429a, 474b, 521a, 582d
Salaire, misthós,345e-347b, 357d-358b, 363d, 367d, 371e, 416e, 420a, 463b, 464c, 475d,
493a, 543c, 567d, 568c, 575b, 580b, 612b, 614a, 615c
Savoir, science, epistḗmē, 350a, 438c-e, 504d, 522b, 529b, voir Connaissance
Sceau, empreinte, túpos, 377b, 396d
Sculpture de figures humaines, andrías, 361d, 420c-d, 514c, 515a, 540c
Sentiments, 388e, 398e
Sépultures, 468e
Servilité, aneleuthería, 391c, 422a
Signification, hupónoia, 378d (allégorie)
Simulacre, eídōlon,381e, 382c, 443b, 516a, 599a
Soleil, 507b-509d, 515e-516b, 532c
Sommeil, húpnos, 330e, 404a, 415e, 476c, 503d, 534c-d, 537b, 571c-572b, 574e, 591b,
610e, 621b
Sophiste, sophistḗs, 489d, 492a-493d, 496a, 509d, 596d
Statues, 420c, 518d
Sycophante, 340d, 341a-c, 533b, 553b, 575b

Tâ che propre, 370a, 374b, 395b, 400e, 423d, 434b-435b, 453b (femmes)
Talents naturels, 370a, 375e, 401c, 455c
Teinture, 429d
Territoire, 423b
Théologie, 379a
Timocratie, 545c-548d ; timocrate, philótimos, qui recherche les honneurs, 347b, 475a,
485b, 545a-b, 548c, 549a, 550b, 551a, 553c, 553d, 581b, 582c, 583a, 586c
Tirage au sort, klē̂ros, 460a, 461e, 557a, 617d-e, 619d ; 561b, 617e, 619b, 620b-e
Tissage, 369d, 370d, 370e, 374b, 401a, 455c
Tragédie, tragique, 379a, 381d, 394b, 394c-d, 395a-b, 408b, 413b, 522d, 545e, 568a-d,
577b, 595b-c, 597e, 598d, 602b, 605c, 607a
Trente, Tyrannie des, 327c, 365d
Tyran, Tyrannie, 338d-e, 344a, 544c, 545a, 545c, 562a-c, 563e-564a, 565d-569c, 571a,
572e, 573b-580c, 587b-e, 615c-d, 618a, 619a-b

Vérité, 389b, 413a, 414a, 602c


Vertu, areteé, 348c, 402c, 407a, 412d (des gardiens), 427e, 487a, 518d
Vice, 445c
Vieillesse, 328e-330a
III. INDEX DES AUTEURS ANCIENS
Archiloque (Fragments. Lasserre et Bonnard, Paris, Les Belles Lettres)
190 : 365c
224 : 365c

Aristophane (Coulon et Van Daele, Paris, Les Belles Lettres)


Banqueteurs, (DK, 85 ; A 4) : 328b
Grenouilles, 186 : 621a
Guêpes, 655-79 : 565a
L'Assemblée des femmes, 535 sq. : 461d
Lysistrata, 80 sq. : 457a
Nuées
171-74 : 529b
218-226 : 529b
274 : 529b
288 : 488e
Oiseaux
310 sq. : 473c
1219 : 607c

Aristote
Constitution d'Athènes (Mathieu et Haussoulier, Paris, Les Belles Lettres)
VII, 4 : 467e
XXIX, 2 et 3 : 328b
XLII, 2 : 471a
De l'âme (Jannone et Barbotin, Paris, Les Belles Lettres)
407b21 : 618a
Du ciel (Moraux, Paris, Les Belles Lettres)
B, 9, 290b12 : 530c
Éthique à Eudème (Décarie, Paris, Vrin)
II, 7, 1223b23 : 375b
Éthique à Nicomaque (Tricot, Paris, Vrin)
I, 3, 1095b : 581c
I, 4, 1096b13-16 : 357b
III, 11, 1116a15-20 : 430c
V, 3, 1130a3 : 343c
V, 3, 1134b5 : 343c
VII, 12, 1152b-1154a : 583b
VIII, 9 : 424a
VIII, 12, 1160a36 : 545b
X, 2, 1173a : 583b
X, 2, 1173b18 : 584b
X, 3-5 : 583c
Métaphysique (Tricot, Paris, Vrin)
A, 6, 987b14 sq. : 525c
A, 9, 991a20-22 : 476d
Γ, 3, 1005b18-32 : 436c
Λ, 9, 1074b15 sq. : 505d
Météorologiques (Louis, Paris, Les Belles Lettres)
II, 2, 355a14 : 498b
III, 2, 372a1s : 429d
Poétique (Hardy, Paris, Les Belles Lettres)
3, 1448a19-27 : 392d
6, 1149b : 603c, 605d
Politique (Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres)
I, 2, 1252b14 : 599e
I, 2, 1252b29 : 423c
I, 13, 1259b sq. : 455d, 464b
II, 1, 1261a2 : 457d
II, 3, 1262a14 : 460c
II, 4, 1262a sq. : 403b, 464a
II, 5, 1264b : 415a, 415d, 420b, 451d, 464e
II, 6, 1265a9 : 423b
II, 9, 1269a-1271b : 547c
II, 9, 1270a19 : 552a
II, 9, 1270a29 : 423b
II, 10, 1271b : 544c, 551c
II, 11, 1273a36 : 544d
II, 12, 1274b : 599e
III, 1279b4 : 338d
III, 8, 1280a1 : 550c, 558c
IV, 4, 1291a10-19 : 369d
IV, 6, 1293a : 565a
IV, 9, 1294b18 sq. : 548c
IV, 11, 1295a : 564c
IV, 14 : 545b
V, 5, 1305a : 564a
V, 12, 1316a1-b27 : 544a, 546b, 550c, 576b
V, 10, 1310b14 : 565c
VI, 2, 1317a40 : 557b
VI, 11, 1313b : 563b
VII, 4, 1326a5 – 1327a : 423b
VII, 7, 5, 1327b23-33 : 435e
VII, 7, 5, 1327b38 sq. : 375e
VII, 16 : 460c : 461c
VIII, 2, 1337b, 5-22 : 495e
VIII, 1339a-1342b : 398e, 605d
VIII, 1341a23 : 398e
VIII, 1342a28-1342b34 : 398b
Réfutations sophistiques (Dorion, Paris, Vrin)
173a7-18 : 338e
174b9 : 340d
Rhétorique (Dufour et Wartelle, Paris, Les Belles Lettres)
I, 5, 1361b4 : 406a
I, 8, 1365b31 sq. : 557a
II, 1391a8 : 489b
II, 24, 1402a14 : 340d
III, 1, 1403b26 sq. : 397b
III, 9, 1410a24 sq. : 498d
III, 1406b35-36 : 487e
III, 16 : 392d
Topiques (Tricot, Paris, Vrin)
V, 6, 136b10 : 431b
V, 8, 138b1 : 431b

Aristoxène (Traité d'harmonique. Bélis, Paris, Klincksieck)


I, 24 : 530d

Cicéron
De la divination (Ax, Stuttgart, Teubner ; trad. fr. Appuhn, Paris GF-Flammarion)
I, 29 : 571c
I, 60-61 : 572a
De la nature des dieux (Plasberg & Ax, Stuttgart, Teubner ; trad. fr. Appuhn, Paris, GF-
Flammarion)
II, 95 : 514a
De la vieillesse. Caton l'Ancien (Wuilleumier, Paris, Les Belles Lettres)
3 sq. : 328e
Lettres à Atticus (Constans, Paris, Les Belles Lettres)
IV, 16 : 331d

Démocrite (Diels & Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zü rich, Weidmann ; trad. fr.
Dumont, Paris, Gallimard)
DK, 68 ; B 246 : 369c

Denys d'Halicarnasse (Lysias. Sur les orateurs antiques. Opuscules rhétoriques. Aujac et
Lebel, Paris, Les Belles Lettres)
I : 328b
III, Livre VI, 25, 32-33 : 327a

Diodore de Sicile (Bibliothèque Historique. Chamoux, Paris, Les Belles Lettres)


XII, 11-19 : 599e
XIII, 65 : 368a
XIV, 7 : 568a
Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres. Sous la dir. de Goulet-Cazé, Paris,
Le Livre de Poche)
I, 22-43 : 600a
I, 78 : 331e
I, 87 : 470e
I, 101-105 : 600a
II, 7 : 592a
II, 19 : 400b
II, 118 : 509d
III, 1 : 599d
III, 37 (DK, 80 ; B5) : titre
III, 37 : 327a
VI, 17 : 476d
VIII, 10 : 413e
VIII, 21 : 377c
IX, 18 : 377c
IX, 55 (DK, 80 ; A1) : titre

É pictète (Entretiens. Souilhé et Jagu, Paris, Les Belles Lettres)


IV, 133 : 617e

É picure (Lettres, Maximes, Sentences. Conche, Paris, Presses Universitaires de France)


Lettre à Ménécée : 558d

Eschine (de Budé et Martin, Paris, Les Belles Lettres)


Contre Ctesiphon, 6 : 338d
Contre Timarque, 4 : 338d
Sur l'ambassade, II, 167 : 467e

Eschyle
Agamemnon (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
116 : 337d
1022s : 408b
Prométhée (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
936 : 451a
1041s : 332a
Sept contre Thèbes (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
592 : 362a
16-20 : 414d
451 et 570 : 550c
Suppliantes (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)
592 : 597d
Fragments (Radt, Tragicorum Graecorum Fragmenta. vol. 3. Gö ttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht)
Niobé, fr. 154a : 380a
Niobé, fr. 162 : 391e
Scolies sur les Grenouilles, 1344.
fr. 168 : 381d
Scolies sur les Acharniens, 883,
fr. 350 : 383b
fr. 351 : 563b

Euripide
Alceste (Méridier, Paris, Les Belles Lettres)
3 : 408b
967 : 364d
Bacchantes (Grégoire et Meunier, Paris, Les Belles Lettres)
107 : 372b
Héraklès (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
781-783 : 328a
Hippolyte (Méridier, Paris, Les Belles Lettres)
953 : 364d
Ion (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
589-92 : 414d
1621 : 364b
Médée (Méridier, Paris, Les Belles Lettres)
964 : 390e
Phéniciennes (Grégoire, Méridier et Chapouthier, Paris, Les Belles Lettres)
549 : 344a
Suppliantes (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
238-245 : 564c
429 sq. : 568b
Troyennes (Grégoire et Parmentier, Paris, Les Belles Lettres)
1169 : 568b

Héraclite (Fragments. Conche, Paris, Presses Universitaires de France)


Fragment 8 : 375e
Fragment 21 : 607b
Fragment 25 : 607b
Fragment 28 : 607b
Fragment 29 : 607b
Fragment 31 : 469a
Fragment 34 : 469a
Fragment 88 : 498b
Fragment 99 : 584b
Fragment 100 : 375a, 375b

Hermeias (In Platonis Phaedrum Scholia. Couvreur, Hildesheim, Olms)


239, 21 : 352a
Hérodote (Histoires. Legrand, Paris, Les Belles Lettres)
I, 4 : 470b
I, 8-13 : 359d
I, 10 : 452b
I, 17 : 399c
I, 23-24 : 453d
I, 55 : 566c
I, 91 : 566c
I, 127 : 565c
II, 53 : 363b, 364d
II, 112-120 : 586c
II, 178 : 565c
III, 80-82 : 338d, 563b
IV, 33 : 327a
IV, 38 : 404c
IV, 76 : 600a
IV, 116 : 457a
VI, 86 : 363b
VII, 154 : 527c
VIII, 98 : 328a
VIII, 125 : 329e

Hésiode (Mazon, Paris, Les Belles Lettres)


Théogonie
136-210 : 377e
214 : 487a
313 sq. : 426e
319 sq. : 588b
361, 383, 775 : 387b
Travaux
40 : 466c
109, 392a : 415a
109-202 : 547a
121-123 : 469a
167-173 : 519c
230 : 363b
270-273 : 363b
285 : 363b
286-289 : 364c
289-292 : 621c
290 sq. : 328e
302-305 : 552c
669 : 379d
707 sq. : 332a
Hippocrate (Des lieux dans l'homme. Joly, Paris, Les Belles Lettres)
VI, 278c1 : 462c

Homère
L'Iliade (Mazon, Chantraine et alii, Paris, Les Belles Lettres)
I, 15-16 : 393a
I, 22-42 : 393d
I, 131 : 501b
I, 225 : 389e
I, 590 sq. : 378d
I, 599-600 : 389a
II, 1-34 : 383a
II, 211-277 : 620c
II, 596-600 : 620a
II, 729 sq. : 408a
II, 824 sq. : 379e
III, 8 : 389e
IV, 84 : 379d
IV, 86-147 : 379e
IV, 218-219 : 408a
IV, 412 : 389e
V, 844 sq. : 612b
VI, 211 : 547a
VII, 321-222 : 468d
VIII, 162 : 468d
IX, 497 : 364d
IX, 602-605 : 390e
X, 262-68 : 334b
XI, 548 sq. : 620b
XI, 580 sq. : 405e
XI, 624-650 : 405e
XI, 826-836 : 405e
XI, 833 : 408a
XII, 168-169 : 388c
XII, 311 : 468d
XIV, 294 : 390c
XV, 188 : 387c
XVI, 112 sq. : 545d
XVI, 433-434 : 388c
XVI, 776 : 566c
XVI, 856-857 : 386d
XVII, 133 : 620b
XVII, 588 : 411b
XVIII, 54 : 388c
XVIII, 166 sq. : 588b
XVIII, 304 : 378d
XIX, 147 sq. : 390e
XIX, 278 sq. : 390e
XX, 1-74 : 379e
XX, 61 : 387c
XX, 64-65 : 386d
XXI, 130-132 : 391b
XXI, 212-235 : 391b
XXII, 15 et 20 : 391a
XXII, 60 : 328e
XXII, 414-415 : 388b
XXIII, 23-24 : 388a
XXIII, 100-101 : 387a
XXIII, 103-104 : 386d
XXIII, 141-152 : 391b
XXIII, 175 : 391b
XXIII, 653-699 : 620c
XXIV, 3-12 : 388a
XXIV, 14-18 : 391b
XXIV, 62 : 383b
XXIV, 486 : 328e
XXIV, 527 sq. : 379c, 379d
XXIV, 599 sq. : 380a

L'Odyssée (Bérard, Paris, Les Belles Lettres)


I, 351-352 : 424b
IV, 456-458 : 381d
V, 7 : 363b
VIII, 266 sq. : 390c
IX-XII : 614b
IX, 8-10 : 390b
IX, 81 sq. : 560c
X, 495 : 386d
XI, 36 : 584b
XI, 326 : 590a
XI, 489-491 : 386c, 516d
XI, 543-565 : 620b
XI, 602 : 363b
XII, 73 sq. : 588b
XII, 342 : 390b
XIII, 493 : 620c
XV, 246 : 328e
XVI, 4-10 : 375e
XVI, 97 sq. : 362a
XVII, 383-384 : 389d
XVII, 485-486 : 381d
XVIII, 136 sq. : 618b
XIX, 109-113 : 363b
XIX, 163 : 544d
XIX, 399-466 : 334b
XIX, 547 : 520c
XX, 17-18 : 390d, 441b
XXIV, 6-9 : 387a
Hymnes homériques (Humbert, Paris, Les Belles Lettres)
131 sq. : 399e

Isocrate (Discours. Mathieu et Brémond, Paris, Les Belles Lettres)


Éloge d'Hélène
20-22 : 391d
Panégyrique
120 sq. : 471b
158 : 470b
Sur l'échange/Antidosis
93 : 328b
258-259 : 487c, 545b
260 sq. : 500b, 529a
271 sq. : 495c

Jamblique (Vie de Pythagore. Segonds et Brisson, Paris, Les Belles Lettres)


37 : 392a
100 : 392a

Justin (Hamman, Paris, Grasset)


Apologie, 121 : 521c
Dialogue avec Tryphon, 69 : 521c

Lysias (Discours. Gernet et Bizos, Paris, Les Belles Lettres)


Discours, IV, 3 : 580a
Discours, XII, 4 : 328b
Discours, XII, 8 : 330a
Discours, XII, 8-13 : 328b
Discours, XII, 19 : 328b
Discours, XII, 19 : 330a
Discours, XIII, 88 : 327a
Discours, XVIII, 6 : 327c

Pausanias (Description de la Grèce. Jones, Cambridge, Harvard University Press)


I, 30, 2 : 328a
I, 20, 3 : 378d
II, 31, 2 : 521c
V, 14, 8 : 399e
VI, 5 : 338c
VIII, 2, 6 : 565d
IX, 22, 7 : 611c
X, 30, 9 : 399e
X, 30, 2 : 620a

Phocylide (Poetae Lyrici Graeci. Bergk, Leipzig, Teubner)


Fragment 8 : 407a

Pindare (Puech, Paris, Les Belles Lettres)


Néméennes
I, 71 : 363b
II, 1 : 599e
IV, 62 sq. : 381d
Olympiques
II, 75-86 : 519c
IX, 48 : 424b
IX, 54 sq. : 378b
Pythiques
II, 82-83 : 332d
II, 83 : 332a
II, 86 : 338d
III, 55-58 : 408b
III, 81 : 379c
XII : 399c
Fragments (Maehler, post Snell, Leipzig, Teubner)
Fragment 169 : 338c, 359c
Fragment 214 : 331a
Fragment 209 : 457a
Fragment 213 : 365b

Plotin (Ennéades. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres)


II, 1, 2, 11 : 498b
VI, 9 : 509c

Plutarque
Sur la lecture des poètes (Œuvres morales, tome I. Flacelière et Irigoin, Paris, Les Belles
Lettres)
I, 19e : 378d
Apophtegmes laconiens (Œuvres morales, tome III. Fuhrmann, Paris, Les Belles Lettres)
241s : 469c
Démon de Socrate (Œuvres morales, tome VIII. Hani, Paris, Les Belles Lettres)
VII, 579c : 528b
Vies Parallèles (Flacelière et Chambry, Paris, Les Belles Lettres)
Alcibiade (tome III)
17, 2, 3 : 494c
23, 8 : 494c
34, 6 : 494c
Lycurgue (tome I)
15, 4 : 460e
16, 1 : 460c
Périclès (tome III)
4, 1 : 400b
Solon (tome II)
2,2 = Fragment 18 West : 536c
De la musique (Lasserre, Lausanne, Urs Graf-Verlag)
11, 1135-14, 1136 : 399c
15, 1136 : 398e
16, 11366-17, 1137 : 398e

Pollux (Onomasticon. Lexicographi Graeci, vol. 9, Bethe, Stuttgart, Teubner)


IX, 98 : 422e

Proclus
Sur le premier Alcibiade (Segonds, Paris, Les Belles Lettres)
197, 1 – 198, 13 : 399c
In primum Euclidis elementorum commentarii (Friedlein, Leipzig, Teubner)
29 : 527b
Sur la République (Texte grec : In Platonis Rempublicam commentarii, Kroll, Leipzig,
Teubner ; trad. fr. Festugière, Paris, Vrin)
I, 9, 1-10 : I, 25 : titre
I, 11, 5-10 : I, 27 : titre
I, 13, 9-11 : I, 29 : titre
I, 17, 1-18, 7 : I, 32 sq. : 327a
I, 18, 11 : I, 33 : 327a
I, 18, 16-19, 23 : I, 33 : 327a
I, 42, 1-10 : I, 60 : 398a
I, 63, 6-9 : 399c
I, 159, 10-163, 9 : I, 180-183 : 595c
I, 292, 22-296, 15 : II, 101-104 : 514a
II, 43, 10 : 546b
II, 110 : III, 55 : 614a-c
II, 160, 19 sq. : III, 105 : 614c-e
II, 193, 21-199, 21 : III, 141-44 : 616b
II, 226, 21 : III, 180 : 617a
II, 236, 20-239, 14 : III, 192 sq. : 617b
II, 276, 5 : II, 234 sq. : 617e
II, 288, 20-24 : III, 96 : 509d
II, 319 : III, 279 : 619c
II, 346, 19 : III, 304 : 621a
Sur le Timée (Texte grec : In Platonis Timaeum commentaria. Diehl, Leipzig, Teubner ; trad.
fr. Festugière, Paris, Vrin)
I, 84, 25-85, 26 ; I, 121 sq. : 327a
II, 191 ; III, 238 : 530d
II, 269 ; III, 312 sq. : 592a

Protagoras (voir Diogène Laërce)


Antilogies (DL, III, 37 : DK, 80 ; B5) : titre

Pseudo-Platon (Dialogues apocryphes. Souilhé, Paris, Les Belles Lettres)


Axiochus, 371c-d : 363b
Thèagès, 128d : 496b

Pseudo-Plutarque (Vies des dix orateurs. Fowler, Cambridge, Harvard University Press)
Vie de Lysias : 328b

Simonide (Poetae lyrici graeci. Bergk, Leipzig, Teubner)


Fragment 5, vv. 10-14 : 335b
Fragment 76 : 365c
Fragment 85, vv. 7-10 : 330d

Sophocle (Tragédies. Dain et Mazon, Paris, Les Belles Lettres)


Ajax
679 : 470e
Antigone
v. 1146-1152 : 328a
v. 1165-1167 : 329a
Œdipe à Colone
1235 sq. : 329a
Œdipe roi
1482 : 597d
Philoctète
447-452 : 364b
Fragments (Radt. Tragicorum Graecorum Fragmenta, vol. 4, Gö ttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht) Ajax, frag. 14 : 568a

Strabon (Géographie. Aujac, Lasserre, et al. Paris, Les Belles Lettres)


VII, 3, 4 : 433b
X, 3, 18 : 327a
XII, 870 : 391e
XIV, 638 : 600b

Thalès (Diels & Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zü rich, Weidmann ; trad. fr. Dumont,
Paris, Gallimard)
DK, 11 ; A 9 : 488e

Théognis (Poèmes élégiaques. Carrière, Paris, Les Belles Lettres)


v. 147 : 332d

Théophraste (Caractères. Navarre, Paris, Les Belles Lettres)


16 : 364b

Thrasymaque de Chalcédoine (Diels & Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zü rich,


Weidmann)
Discours devant l'assemblée d'Athènes
DK, 85 ; B 1 : 328b
DK, 85 ; B 1 : 351d
Pour les gens de Larissa
DK, 85 ; B 2 : 328b
Fragment incertain
DK, 85 ; B 8 : 351d

Thucydide (Histoire de la guerre du Péloponnèse. De Romilly, Paris, Les Belles Lettres)


I, 6 : 452b
I, 76, 2 : 338c
I, 102 : 470b
II, 16 : 544e
II, 34, 1-8 : 468e
II, 35 : 557d
II, 43 : 414a
II, 65, 8 : 564d
III, 27 : 551d
III, 62, 3 : 544d
IV, 75 : 496b
IV, 78, 3 : 544d
IV, 80 : 551d
IV, 94-103 : 469c
IV, 97-101 : 469c
V, 43, 2 : 494c
VI, 15, 4 : 538d
VI, 90, 2 : 494c
VII, 19 : 551d
VII, 69 : 563e
VIII, 54 : 365d
VIII, 65 : 550c
VIII, 66 : 551a
VIII, 97 : 551a

Tyrtée (Fragmenta. Iambi et elegi graeci. West, Oxford, Clarendon Press)


Fragment 12, 6 West : 408b

Virgile (Géorgiques. De Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres)


I, 427 : 611c
IV, 453 sq. : 620a

Xénophane (Diels & Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zü rich, Weidmann ; trad. fr.
Dumont, Paris, Gallimard)
Fragment DK, 21 ; B 2 : 465d

Xénophon
Agésilas (Marchant, Oxford, Clarendon Press)
VII, 6 : 470a
Banquet (Ollier, Paris, Les Belles Lettres)
II, 5 : 327c
II, 9 : 453a
III, 6, 24 : 378d
IV, 36 : 575b
Cyropédie (Bizos, Paris, Les Belles Lettres)
II, 4, 6 : 553c
Économique (Chantraine, Paris, Les Belles Lettres)
IV, 2 : 495e
Helléniques (Hatzfeld, Paris, Les Belles Lettres)
I, 4, 13 : 327a
I, 6, 14 : 469c, 470a
I, 6, 33 : 553b
I, 7, 4 : 553b
II, 2, 5 : 453a
II, 3, 11 : 327a
II, 3, 39 : 327c
II, 3, 48 : 550c
II, 4, 11 : 327a
III, 3, 1 : 470a
III, 5, 1 : 336a
V, 1, 3 : 468b
V, 2, 35 : 336a
Hiéron (Pierleoni, apud Strauss, Paris, Gallimard)
I : 575b
I, 11 : 579d
II, 2 : 331e
La Chasse (Delebecque, Paris, Les Belles Lettres)
VIII, 4-8 : 432b
VI, 13 : 432b
Mémorables (Livre I. Bandini et Dorion, Paris, Les Belles Lettres ; Livres II-IV. Marchant,
Cambridge, Harvard University Press)
I, 1, 2 : 496c
I, 2, 12 : 494e
I, 2, 36 : 336c
I, 2, 62 : 575b
I, 2, 64 : 428b
I, 3, 1 : 427c
I, 4 : 379b
I, 4, 15 : 496c
II, 1, 20 : 364c
II, 3, 14 : 332a, 332d, 335b
II, 3, 19 : 362d
II, 6, 14 sq. : 335a
II, 6, 35 : 332a, 332d, 335b
III, 2, 1 : 343 a
III, 6, 1 : 474a, 548d
III, 9, 1-5 : 427e
III, 9, 11 : 487e
IV, 1, 2 : 428b
IV, 1, 3 : 375a, 491b
IV, 2, 4-7 : 487e
IV, 2, 15 : 470a
IV, 3 : 379b
IV, 3, 12 : 496c
IV, 4, 9 : 336c
IV, 6, 8 : 457b
IV, 6, 12 : 550c
IV, 8, 1 et 5 : 496c
République des Lacédémoniens (Marchant, Oxford, Clarendon Press)
IV, 6 : 464e
TABLE
Remerciements
Abréviations
Introduction
Remarques préliminaires sur le texte et la traduction
La République
Livre I
Livre II
Livre III
Livre IV
Livre V
Livre VI
Livre VII
Livre VIII
Livre IX
Livre X

Notes
Bibliographie
Chronologie
I. Index des noms propres
II. Index des notions et des thèmes
III. Index des auteurs anciens

Flammarion
Notes

1. Lettre VII, 326a-b. Traduction de Luc Brisson.

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2. Cette date est proposée par B. Jowett et L. Campbell (1894, III : 2), qui reprennent les
arguments de plusieurs historiens, et elle est suggérée de nouveau par J. Adam (1965),
mais sans argument décisif. W.K.C. Guthrie (1975) cite avec approbation la date de 421,
proposée en son temps par A.E. Taylor (1926).

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3. Voir la discussion dans la notice consacrée à Céphalos de Syracuse, par Richard Goulet
(DPA, II, § C 79 : 263 sq.).

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4. Vie de Lysias, § C 79 : 835 ; voir notre note sur I, 328b.

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5. Selon une autre information du pseudo-Plutarque, Lysias, après avoir passé trentre-trois
années à Thourioi, serait rentré à Athènes en 412/411, ce qui forcerait à situer la mort de
Céphale en 444/443 et son arrivée à Athènes en 474/473. Mais cette mention d'un séjour
de trente-trois ans résulte sans doute d'une confusion avec la durée du séjour de Céphale à
Athènes.

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6. Se reporter au résumé présenté par R. Goulet (DPA, II, § C 79 : 264).


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7. Discours, XII, 8 et 19. Sur l'ensemble de cette question, voir A. Diès (1959 : CXXII-CXXXVIII),
K.J. Dover (1968 : 28-46) et W.K.C. Guthrie (1975 :437-438).

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8. Xénophon, par exemple, décrit ces événements avec précision, voir ses Helléniques, II, 3,
13-14.

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9. Denys d'Halicarnasse, Démosthène, 3 ; Isée, 20.

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10. Par exemple, le témoignage d'Aulu-Gelle (Nuits attiques, XIV, 3), citant Xénophon qui
affirmait avoir lu les deux livres « environ » qui avaient paru de la République. Voir la
discussion toujours valable de A. Diès (1959 : XXXIX-XLIII).

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11. H. Thesleff, dans une étude où il propose de nouveaux critères en vue de la constitution
d'une chronologie des dialogues, fait de la République une sorte de work in progress tout au
long de la vie de Platon sur la base d'une proto-République rédigée durant sa jeunesse, en
même temps que certains discours comme le discours du Phèdre. Comme plusieurs
dialogues, la République aurait subi l'intervention de membres de l'Académie ; elle serait,
selon Thesleff qui s'avoue ici en sympathie avec l'É cole de Tü bingen, une sorte de canevas
écrit servant à l'exercice dialectique oral, qui conserve en quelque sorte la primauté dans la
vie philosophique de l'école. Il est vrai que Diogène Laërce (III, 37) mentionne
qu'Euphorion et Panétius (IIIe siècle av. J.-C.) ont prétendu avoir trouvé plusieurs versions
du début de la République, mais ces versions différentes, faisant état de corrections, ne
seraient pas nécessairement le résultat d'interventions de membres de l'Académie. Voir H.
Thesleff (1982 : 100-116).

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12. W.K.C. Guthrie (1975 : 437).

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13. Voir la discussion très complète de Luc Brisson, dans son édition des Lettres (1987 :
132-163).

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14. On peut par ailleurs mettre en doute le fait que cet entretien ait été rédigé avant les
autres livres, l'art littéraire de Platon étant assez fin et complexe pour qu'il ait pu vouloir
reproduire dans la République un morceau imitant le style de l’élenkhos socratique dont il
avait fait la matière de ses premiers dialogues, par exemple le Lachès ou même le Gorgias.
Pour un survol de l'érudition sur la question de la composition du livre I, voir A. Diès
(1959 : XVIII-XXII).

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15. Le plus récent est le traducteur anglais R. Waterfield (1993) qui renonce entièrement à
la division en livres et propose quatorze chapitres. Ce modèle rappelle le découpage en
quarante chapitres de la traduction de F.M. Cornford (1941), qui de son cô té avait
supprimé tout l'échange dialogué et proposé un discours continu.

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16. A. Diès (1959 : XI), suivi en cela par plusieurs éditeurs et traducteurs.

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17. L'étude de ce vocabulaire a été effectuée dans J. Bordes (1982), qui montre un emploi
fréquent chez les prosateurs attiques. L'usage en est d'abord politique, et on ne le retrouve
pas dans la tragédie, ni chez les poètes. De tous, Platon est celui qui emploie le terme le plus
souvent (264 emplois).

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18. Voir J. Bordes (1982 : 249) qui critique cette thèse de F. Lasserre (1976), mais sans
apporter d'arguments déterminants.

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19. Voir en ce sens A. Momigliano (1966 : 112) et Y. Garlan (1989).


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20. Voir en ce sens L. Strauss (1954 : 101 sq., 154 sq.), avec les remarques de A. Neschke-
Hentschke (1995).

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21. Voir sur cette question M. Baltes (1993), H. Cherniss (1995) et I. Trampedach (1994).

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22. K. Popper (1979 [1945]).

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23. Voir les contributions recueillies dans R. Bambrough (1967) et les analyses de G.
Vlastos (1977).

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24. Voir Y. Garlan (1989 : 143 sq.).

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25. F.M. Cornford (1967 : 47-67).

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26. Éthique à Nicomaque, V, 2, 1129a31-b11.

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27. Voir les analyses de T. Irwin (1995 : 169-202).

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28. Pour J. Annas, qui représente cette position, c'est la tradition qui a fabriqué, en
l'historicisant, l'interprétation politique de Platon. Selon elle, il n'est question que de
moralité individuelle. Voir J. Annas (1997 : 141-160, et 1999 : 72-95) et dans le même sens
R. Waterfield (1993 : XVIII).

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29. Trad. Luc Brisson.

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30. G. Vlastos (1977).

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31. Sur toute cette question, on trouvera un excellent état de la recherche dans Y. Lafrance
(1994, II : 19-245).

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32. Diogène Laërce, III, 46.

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33. Voir sur ce point la discussion de L. Taran (1975 : 128-133).

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34. Le texte grec a été édité par W. Kroll (1899-1901), et traduit en français par A.-J.
Festugière (1970).

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35. Dans leur recueil de témoignages de l'histoire du platonisme antique, H. Dö rrie et M.


Baltes ont donné tout le dossier concernant les traces du commentaire des dialogues (H.
Dö rrie et M. Baltes, 1993, Bd.3 : 44-47, avec le commentaire, 201-209).

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36. É dition de E.I.J. Rosenthal (1964).

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1. Le titre le plus habituel, Politeía, désigne le projet, courant dans l'histoire des cités
grecques, de donner une constitution politique pour fonder les institutions et formuler les
lois destinées aux citoyens. Diogène Laërce rapporte que Protagoras aurait écrit une
Politeía (IX, 55 ; DK, 80 ; A1). Ce texte serait le premier exemple d'une tradition littéraire
qui culmine dans la Politeía de Platon, mais l'information est douteuse, le même Diogène
ayant écrit que toute la Politeía de Platon se trouve dans les Antilogies de Protagoras (III, 37
; DK, 80 ; B5). Ce titre est aussi celui de l'Athēnaîōn Politeía, du pseudo-Xénophon, un texte
qui date des environs de 430. Par la suite, nous avons le témoignage de plusieurs écrits
portant ce titre, notamment plusieurs œuvres attribuées à Critias et à Thrasymaque. Sur
ces questions, voir J. Bordes (1982 : 24 sq.). En privilégiant ce titre, la tradition a surtout
retenu le propos réformateur de Platon. Ce titre ne recouvre pas cependant l'ensemble des
arguments du dialogue, et on ne s'étonnera pas de voir circuler dans plusieurs manuscrits
le titre Perì toû dikaíou, Sur le juste, un titre plus conforme aux arguments du premier livre
sur le bonheur du juste et à la doctrine de la justice du livre IV. Notons que plusieurs
manuscrits (par ex. A, Parisinus 1807, et T, Marcianus 4, 1) offrent les deux titres, tout
comme la notice de Diogène Laërce, qui reprend à cet égard la désignation des tétralogies
de Thrasylle. Dans son commentaire, Proclus note ces variations et insiste sur le fait que les
titres des dialogues sont l'œuvre de Platon lui-même et qu'ils indiquent son sujet principal ;
pour lui, il n'y a aucune hésitation : le titre est Politeía, et il désigne la recherche sur le
meilleur régime politique (In Platonis Rempublicam commentarii, I, 9, 1-10 Kroll ; I, 25
Festugière), mais le but du dialogue englobe à la fois la recherche sur le régime politique et
sur la justice de l'â me individuelle (In Remp., I, 11, 5-10 ; I, 27) : « Ne disons donc pas qu'il y
a deux buts, mais que le but concernant la justice politique et le but concernant la meilleure
constitution dans l'â me n'en forment qu'un seul… » (In Remp., I, 13, 9-11 ; I, 29).

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1. Selon Diogène Laërce (III, 37), qui cite Euphorion de Chalcis (frag. 152 Scheidweiler) et
Panétius de Rhodes (frag. 130 Van Straaten), le début de la République fut retravaillé
plusieurs fois. Ce fait est également rapporté plus tard par Denys d'Halicarnasse (Opuscules
rhétoriques, III, livre VI, 25, 32-33, Aujac et Lebel) au sujet d'une tablette découverte après
la mort de Platon et comportant plusieurs variantes de la première phrase de la République.
Cette anecdote témoigne de la vénération de la tradition pour le travail littéraire de la
République et n'est sans doute pas authentique.

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2. Situé à quelque six kilomètres de la ville d'Athènes, décrite comme ville haute (tò ástu,
b1), le port du Pirée comportait plusieurs zones fortifiées. La cité avait été établie selon un
plan rectangulaire par Hippodamos de Milet, au milieu du Ve siècle et elle était reliée à
Athènes par les Longs Murs. Les fortifications avaient été détruites par Lysandre en 404
(Xénophon, Helléniques, II, 3, 11 Hatzfeld) lors de la capitulation devant Sparte, mais elles
furent reconstruites. Que la famille de Céphale ait choisi d'y habiter peut d'abord
s'expliquer par le fait que, étant d'origine sicilienne, elle ne se serait pas sentie entièrement
à l'aise dans la cité ; mais cela peut aussi s'expliquer par son engagement dans des activités
commerciales, et par le fait que la société y était prospère et sans doute plus cosmopolite.
Proclus insiste sur le caractère maritime du lieu choisi par Platon, dont il fait le site des
genèses vitales, alors que le site d'Athènes, où remonte Socrate, est celui des â mes délivrées
(In Remp., 17, 1-18, 7 ; I, 32 sq.).

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3. Glaucon et son frère Adimante (327c) sont les fils d'Ariston et de Perictionè et ils sont
donc les frères de Platon. Principaux interlocuteurs de Socrate dans le dialogue, si on met à
part l'entretien avec Thrasymaque, ils sont tous deux vivement intéressés par le sujet
(Glaucon le montre en 357a-362c et Adimante en 362d-367e). Le découpage du dialogue
fait voir une alternance dans l'échange avec Socrate et on a pu montrer le souci de Platon
de conserver un équilibre tout au long de la République (A. Diès 1959 : XXII-XXVI). Leur
caractère est plus net au début, Adimante se montrant plus critique, alors que Glaucon,
présenté comme homme de culture (398e), est plus emporté, mais il s'efface
progressivement. Adimante était déjà présent dans l'Apologie (34a) – il assiste au procès de
Socrate –, et nous retrouvons à la fois Adimante et Glaucon dans le Parménide (126a-127a),
à l'occasion d'une réunion chez leur demi-frère Antiphon. Voir l'article sur Adimante
d'Athènes dans le Dictionnaire des philosophes antiques (I, § A23), avec l'arbre généalogique
de la famille de Platon proposé par L. Brisson.

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4. Il s'agit ici, comme la suite le montre (354a), de la déesse Bendis, dont le culte fut
introduit à Athènes vers 430, ainsi que l'indique une inscription du Pirée (P. Foucart 1873 :
209). Cette date est soutenue par plusieurs historiens de la religion grecque (M.P. Nilsson
1947 : 92) et le culte fut encouragé par la cité (M.P. Nilsson 1951 : 45 sq.). Cette date est
cependant sujette à caution, car même Strabon (X, 3, 18) mentionne la scène d'ouverture de
la République pour dater l'introduction du culte. Bendis est une déesse d'origine thrace,
identifiée dans plusieurs sources, et notamment Proclus (In Remp., I, 18, 11 ; I, 33), à
Artemis. Cette identification est soutenue par un passage d'Hérodote relatif au culte rendu
par les femmes thraces (IV, 33). Son culte aurait été introduit au Pirée par des marchands
thraces (Foucart 1873 : 84). Xénophon mentionne le sanctuaire de Bendis au Pirée, il le
situe dans le prolongement de la route menant de la ville au temple d'Artémis de Munychie,
un des ports du Pirée (Hellén., II, 4, 11). La fête avait lieu le 19 et le 20 du mois de
thargélion. Proclus fait écho à ce culte orgiastique (In Platonis Timaeum commentaria, 21a
Diehl ; 84, 25-85, 26 Festugière) et il remarque, de manière intéressante, que les Bendidies
constituent un culte de la périphérie, opposé symétriquement au culte civique d'Athéna
(voir aussi In Remp., I, 18, 16-19, 23 ; I, 33). On ne peut qu'être surpris du désir de Socrate
de célébrer une divinité si peu athénienne, mais ce fait s'explique peut-être par la symétrie
recherchée par Platon, dans la construction littéraire de la République, entre une ouverture
placée sous l'égide d'une déesse nordique, chasseresse et associée comme Artémis aux
chevaux, et une fermeture, placée sous le signe du mythe d'Er, un Pamphylien, lui aussi
associé à des représentations terriennes et à une eschatologie chtonienne. Il convient par
ailleurs de noter qu'il s'agit d'une innovation et que l'attitude de Socrate peut être reçue
comme le signe d'une curiosité à l'égard d'un nouveau rite. Sur le festival des Bendídeia,
voir l'étude de L. Deubner (1932 : 219 sq.) et pour le rapport à la République, A.
Montepaone (1990). É galement, pour l'organisation des cérémonies et la fonction des
orgeons, W.S. Ferguson (1944 : 96 sq.) et R.R. Simms (1988 : 59-76).

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5. Il faut distinguer deux moments dans les célébrations qui sont évoquées par Platon en
toile de fond de l'entretien de la République. Il y a d'abord, dans un premier moment, les
deux processions (pompḕ), qui eurent lieu en fin de journée, celle des Thraces et celle des
Piraïotes. Puis, comme la suite le montre, après le repas du soir, une fête nocturne,
accompagnée d'une cavalcade aux flambeaux (lampàs). Les processions et la cavalcade
constituent des nouveautés, mais Socrate et Glaucon semblent avoir voulu d'abord s'en
tenir aux processions ; convaincus par leurs amis, ils resteront pour la suite, qui leur paraît
plus inusitée. On peut se demander ce qu'ils eurent le temps d'en voir, compte tenu de la
longueur de l'entretien de la République, qui eut lieu dans la demeure de Céphale.

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6. Platon désigne ici les habitants du Pirée, qui ne sont pas aux yeux de Socrate des
habitants de la ville d'Athènes à proprement parler et qui sont eux-mêmes différents des
hô tes de la célébration, les Thraces. Cette distinction des deux villes, pourtant rattachées
par le chemin des Longs Murs, était effective à l'époque de Platon et Xénophon l'atteste
également (Hellén., I, 4, 13). Voir également Lysias (Dis., XIII, 88).

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7. Un des trois fils de Céphale, avec Lysias et Euthydème ; il est le seul à prendre la parole,
peut-être parce qu'il est l'aîné, et son rô le est limité au morceau introductif du premier
livre. Assassiné par la Tyrannie des Trente en 404, il présente dans le dialogue la figure
d'un interlocuteur peu averti des enjeux philosophiques de la discussion et soucieux plutô t
de défendre les positions traditionnelles de la sagesse populaire. Au moment de l'entretien,
il semble habiter encore la maison paternelle.

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8. Fils de Nicias, Nicératos sera mis à mort comme Polémarque par la Tyrannie des Trente
en 404. Il est mentionné ailleurs par Platon (Lachès, 200d), alors que son père affirme qu'il
le confierait volontiers à la tutelle de Socrate. Par une note de Xénophon (Banq., III, 5), on
sait que son père lui avait fait apprendre tout Homère par cœur. Nicias était un puissant
notable athénien, farouchement opposé aux expéditions du parti démocrate. Il fut un des
principaux négociateurs de la paix conclue avec Sparte entre 423 et 421, une paix qui porte
son nom. Il se montre dans le Lachès un interlocuteur mesuré et qui estime Socrate. Voir à
son sujet la notice de L.-A. Dorion dans son édition du Lachès (1997 : 18-20). Xénophon dit
de Nicératos (Hellén., II, 3, 39) qu'il n'avait jamais commis d'acte démagogique et Lysias en
parle comme d'un homme sage (Disc., XVIII, 6).

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9. S'agit-il de compétiteurs individuels, regroupés en équipes, tels que les décrit Pausanias
(Description de la Grèce, I, L'Attique, 30, 2) ou d'équipes de coureurs à relais qui se passent
le flambeau, comme on le voit ailleurs chez Platon (par exemple dans les Lois, VI, 776b) ? Si
l'on se reporte à Hérodote (VIII, 98), qui décrit une course en l'honneur d'Héphaïstos, il
s'agirait d'une course entre équipes de coureurs, le flambeau étant passé entre les coureurs
d'une même équipe. L'équipe victorieuse était celle dont le flambeau, toujours enflammé,
atteignait le premier le but. Notons que la description de Pausanias est insérée dans sa
description de l'Académie, située à l'extérieur d'Athènes, de ses autels et qu'elle précède
immédiatement celle du tombeau de Platon.

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10. Le terme renvoie à ces célébrations nocturnes, qui se caractérisaient par des danses
frénétiques et des chants. Voir chez Sophocle le chœur bachique (Antigone, 1146-1152 Dain
et Mazon) et Euripide qui les mentionne à l'occasion des Panathénées (Héraklès, 781-783
Parmentier et Grégoire).

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11. Fils de Céphale et frère de Polémarque, il est l'auteur de nombreux discours, dont
plusieurs ont été conservés. Voir l'étude de K.J. Dover (1968 : 28-46), qui analyse
l'ensemble du corpus conservé. À ce corpus, il faut ajouter une Vie de Lysias, qui figure dans
les Vies des dix orateurs du pseudo-Plutarque (Fowler). Ce texte reproduit plusieurs
éléments du Lysias de Denys d'Halycarnasse, dans son traité Sur les orateurs antiques
(Opuscules rhétoriques, I Aujac). À une date qui correspond sans doute à la mort de leur
père, vers 430/429, Lysias et Polémarque quittèrent Athènes pour séjourner à Thourioi. De
retour à Athènes vers 412/411, ils profitèrent de la fortune de leur héritage et du revenu
de la fabrique familiale d'armes et purent ainsi joindre les rangs de la meilleure société
d'Athènes, jusqu'à ce que, en 404, la Tyrannie des Trente les place dans une situation
difficile. Est-ce en raison de leurs sympathies démocratiques, ou tout simplement à cause
de leur fortune de métèques ? Lysias raconte comment il put faire cesser les menaces qui
pesaient sur lui en soudoyant celui qui était venu l'arrêter (Disc., XII, Contre Ératosthène, 8-
13). Polémarque fut tragiquement condamné à boire la ciguë (XII, 19). La différence de
destin des deux frères laisse perplexe, mais nous ne disposons d'aucun élément pour
l'interpréter. Le portrait de Lysias que nous donne Platon dans le Phèdre est celui d'un
maître de rhétorique, expert dans l'art de la composition des discours épidictiques (227a-c,
228a et 272c). Il est également l'auteur de plaidoyers destinés aux avocats du tribunal
(257c) et Socrate le prie de laisser l'art oratoire pour suivre l'exemple de son frère
Polémarque et s'engager dans la philosophie. Réfugié à Mégare après 404, il écrit le Contre
Ératosthène, un plaidoyer pour venger l'assassinat de son frère Polémarque. De retour à
Athènes, l'assemblée lui conféra la citoyenneté, mais ce décret fut abrogé et il ne reçut que
le privilège de l'isotélie, un statut qui assimile les métèques aux citoyens sur le plan fiscal.
On peut situer sa mort aux alentours de 380.

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12. Fils de Céphale, frère de Lysias, il assiste sans intervenir à l'entretien de la République. Il
ne doit pas être confondu, même s'il séjournera lui aussi à Thourioi, avec le sophiste du
même nom qui figure dans le dialogue de Platon qui porte son nom.

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13. Ce sophiste fameux était originaire de Chalcédoine en Bithynie, une colonie de Mégare
et la plupart des témoignages conservés le concernant montrent qu'il était bien connu
comme professeur de rhétorique à Athènes, où il prononça un plaidoyer Pour les gens de
Larissa (DK, 85 ; B2), aux alentours de 413 (voir par exemple le passage où Platon le
compare à un titan de la rhétorique, Phèdre, 267c et 269d). Aristophane s'en moque dans sa
première pièce, les Banqueteurs, jouée en 427 (DK, 85 ; A4). Platon mentionne qu'il exigeait
des honoraires pour son enseignement (infra, 337d). Dans le Clitophon, on voit le jeune
homme menacer de quitter Socrate pour aller suivre les leçons de Thrasymaque, parce qu'il
a la réputation d'être bien informé sur les questions d'éthique. Les fragments conservés de
ses discours (notamment le discours devant l'assemblée d'Athènes, DK, 85 ; B1) montrent
un critique politique averti et respectueux des traditions. Rien dans ce fragment ne semble
justifier la sévérité de Platon à son endroit dans ce passage de la République. Voir en ce sens
l'étude de E. Havelock (1957 : 233-239) et la discussion de W.K.C. Guthrie (1969 : 294-98).
Traduction des fragments dans J.-P. Dumont (1969 : 131-140). Voir également J.H. Quincey
(1981), qui étudie le détail des fragments et de la doxographie, dans le but de restituer le
personnage du rhéteur.

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14. Né en 427/426, il figure au nombre des élèves d'Isocrate (Sur l'échange/Antidosis, 93
Mathieu). On peut retrouver son nom sur quelques inscriptions, voir LGPN, II, sub. 6.

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15. Personnage politique important, attaché aux idéaux traditionnels tels que les avait
définis Solon. Cité en ce sens à deux reprises par Aristote (Const. Ath., XXIX, 2 et 3), il est
proche de Théramène et d'Anytos, deux ennemis de Socrate. Dans le premier entretien de
la République, Platon l'associe à la mouvance de Thrasymaque (340a). Dans le dialogue
pseudoplatonicien qui porte son nom, il est rapproché d'Alcibiade et de Critias et donné
comme exemple de renégat. On le voit se moquer des conversations philosophiques de
Socrate et louer au contraire la compagnie de Thrasymaque (Clitophon, 406a). On peut
dresser un parallèle entre les positions de Clitophon dans ce dialogue et les positions de
Thrasymaque dans le premier livre de la République. Voir sur ce personnage la notice de L.
Brisson (DPA, II, § C 175) et l'étude de S.R. Slings (1981).

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16. Originaire de Syracuse, marchand prospère, Céphale serait venu à Athènes à l'invitation
de Périclès lui-même. C'est en tout cas ce que rapporte son fils, l'orateur Lysias, présent lui
aussi à l'entretien de la République (Contre Ératosthène, Disc., XII, 4). Fils de Lysanias, il a
quatre enfants : Polémarque, Lysias, Euthydème et une fille dont le nom n'a pas été
conservé. La biographie de Lysias (voir supra) nous apprend que Céphale passa à Athènes
les trente dernières années de sa vie et qu'il y vécut heureux, un bonheur que relève Platon
dans cette scène d'ouverture, notamment en le mettant en rapport avec le bonheur de
Sophocle, dont la vie passait pour avoir été exempte de malheur. Selon Lysias, son séjour à
Athènes lui acquit le respect des citoyens et ses fils développèrent pour leur cité d'adoption
un tel attachement que lorsqu'ils émigrèrent vers Thourioi, après la mort de leur père, vers
430 / 429, ils en furent bannis en raison de leurs sympathies athéniennes après
l'expédition de Sicile en 413. Voir la notice de R. Goulet sur Céphale (DPA, II, § C79). Sur son
attitude et la position que Platon lui prête, voir J.H. Sobel (1987) ; sur sa place dans
l'ouverture du dialogue, voir P. Javet (1982).

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17. L'expression désigne l'ensemble de la compagnie rassemblée dans la maison, et non


seulement ses fils Lysias, Euthydème et Polémarque, qui sont déjà des adultes au moment
de l'entretien.

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18. Le renvoi aux poètes désigne ici Homère (Od., XV, 246, et Il., XXII, 60, et XXIV, 486, où
Priam parle du « seuil maudit de la vieillesse »). Cicéron (De la vieillesse, 3 sq.) reprend
l'ensemble de ce passage. Voir aussi Hésiode, Les Travaux et les jours, 290 sq.

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19. Selon le proverbe, que cite ailleurs Platon (Phèdre, 240c), « on se plaît dans la
compagnie de ceux de son â ge ». Voir également Lysis, 214a, Protagoras, 337d et Banquet,
195b.

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20. La référence à Sophocle est placée ici dans une symétrie explicite au renvoi qui vient
juste après à Pindare (331a) ; le tragédien sert d'emblème à cette partie de l'entretien qui
évoque le souvenir et la mémoire, alors que le poète des odes permet d'exprimer les
sentiments en face de l'avenir, et en particulier de la mort. Que Céphale ait pu rencontrer le
poète Sophocle, alors que celui-ci était lui-même déjà vieux, ne permet pas vraiment de
préciser la chronologie de l'entretien, car la longévité de Sophocle, qui vécut de 497 à 405,
était sans doute déjà renommée. Parlant de ces vieillards qui récriminent, Platon fait peut-
être allusion à Sophocle (Antigone, vers 1165-1167) ; peu de poètes en effet ont tracé un
portrait plus sombre de la vieillesse que Sophocle (voir Œdipe à Colone, 1235 sq.).

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21. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutô t qu'à une parole conservée de
Sophocle.

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22. Renvoie au souvenir que Platon prête ici à Céphale, plutô t qu'à une parole conservée de
Sophocle.

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23. Cette repartie était sans doute bien connue et on en trouve une variante dans Hérodote
(VIII, 125), où Thémistocle parle de la cité de Belbiné, en répliquant à un certain Timodème
qui en était originaire : « Eh oui ! Si j'étais de Belbiné, jamais je n'aurais reçu tant d'éloges à
Sparte, et tu n'y en obtiendrais pas non plus, mon ami, tout Athénien que tu sois » (trad. A.
Barguet).

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24. Ce terme (epieikḕs) désigne l'homme qui a de la valeur et qui fait bonne figure dans la
société. Sa valeur ne le protège pas cependant du caractère pénible de la vieillesse, si la
fortune vient à lui manquer. Il ne s'agit donc pas ici de la vertu qui placerait le vertueux au-
dessus des misères de l'existence, mais de l'homme de bien au sens du juste traditionnel
auquel s'identifie Céphale.

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25. Le récit que fait Céphale (330b-c) des aléas de la fortune de sa famille, où il se montre
critique de la gestion de son père Lysanias et admiratif de son grand-père Céphale, semble
fidèle à ce que rapporte Lysias (Contre Ératosthène, Disc., XII, 8 et 19). Ses fils héritèrent en
effet d'une fabrique d'armes qui employait cent vingt esclaves. Leur fortune personnelle
était très considérable et Lysias mentionne que lors des spoliations dont ils furent victimes,
ils avaient de l'or et de l'argent en quantité, en plus des boucliers de la fabrique et d'autres
métaux. En critiquant les nouveaux riches, au rang desquels Socrate évite de ranger
Céphale, Platon dresse un portrait amer des intérêts commerciaux des démocrates, dont il
ne cessera tout au long du dialogue de railler le désir insatiable.

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26. Comment ne pas entendre ici l'écho de l'ouverture du Banquet (173c), alors que Socrate
oppose le plaisir de l'entretien philosophique à la niaiserie des conversations de riches ?

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27. En posant cette question au vieillard Céphale, Socrate annonce déjà l'exposé central sur
le bien aux livres VI et VII du dialogue.

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28. On peut percevoir ici un écho de Simonide (frag. 85, v. 7-10 Bergk).

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29. La crainte qu'inspirent les mythes sur l'Hadès n'est pas un sentiment digne de la
philosophie et Socrate les critiquera, notamment pour cette raison, au livre II. En évoquant
ces mythes dans le prologue de la République, Platon les met en résonance avec le mythe
d'Er qui clô t le récit du dialogue au livre X. Ces mythes peuvent inspirer une attitude de
respect à l'endroit de la justice, en particulier s'ils soutiennent la foi en l'immortalité de
l'â me (voir infra, X, 621b), mais ils ne peuvent en fournir les fondements. Ils doivent en
effet être forgés d'après des modèles exemplaires (II, 379a) et ils s'adressent d'abord à la
sensibilité. Aussi bien au début qu'à la fin du dialogue, la représentation de l'au-delà joue
donc un rô le important, que Platon présente comme le complément possible de la
recherche philosophique sur les fondements de la justice. Dans le cours de l'argument
central de la République, la perspective eschatologique n'intervient cependant d'aucune
manière. Voir II, 363c ; III, 386b ; VI, 496e et 498d ; X, 608d et 613e.

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30. S'agit-il seulement d'un jeu de mots ? Première mention nette de l'enjeu de la
République, la rétribution eschatologique des actes injustes est la forme mythique de la
justice : il y aura un jugement et l'homme injuste devra rendre compte des injustices
commises. L'expression « rendre justice des injustices » surprend, on peut la rapprocher de
Euthyphron, 8e. En évoquant (330e1) ceux qui se moquent de ces perspectives, Platon fait
écho au Gorgias (523a et 527a).

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31. Il est important de noter que la mention de l'â me, dont le concept métaphysique jouera
un rô le fondamental au livre IV, intervient dès l'ouverture du dialogue. Dans le propos de
Céphale, il ne s'agit certes pas encore de l'â me comme support de la justice, voir infra,
353d, mais cette â me, comme la conscience (331a2) qui l'habite, constituent la prémisse de
toute la recherche de la République : comment déterminer l'essence de la justice de la cité,
sinon en la fondant sur la justice de l'â me ? Platon en pose le concept, sans chercher à le
déterminer comme sujet immortel, ou à le justifier comme séparé métaphysiquement du
corps, ce qui constitue l'objet du Phédon et sera présumé acquis tout au long du dialogue.

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32. Cette anxiété est relative à l'existence réelle d'un au-delà et c'est donc la crainte qui
engendre l'examen de conscience et l'examen des injustices commises.

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33. Voir le passage du Phédon, 77d-e, où Socrate, au moment de reprendre la
démonstration de l'immortalité de l'â me, évoque la crainte de la mort et la nécessité de
l'exorciser par la philosophie.

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34. Vers de Pindare, d'origine incertaine (voir frag. 214 Maehler). Cette espérance douce
qui caractérise l'attitude de Céphale peut être rapprochée de celle de Socrate (Phédon,
114c), et de même le désir de s'acquitter de sa dette à l'endroit des dieux (Phédon, 118a).
Mais cette espérance n'est pas suffisante pour le philosophe, si elle doit signifier un repli
sur une existence sans risques et sans engagement au service des autres. C'est en tout cas
ce thème qui revient dans le discours de Socrate, au livre VI, 496d. Platon affectionne la
poésie de Pindare et il le cite cinq fois dans la République (I, 331a ; II, 365b ; III, 408b-c ;
VIII, 565e ; et X, 613b). Voir l'étude de É . Des Places (1949 : 171-179).

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35. L'introduction du concept de la justice (dikaiosúnē), dont c'est ici la première mention,
apparaît à la jonction de l'entretien avec Céphale et de l'entretien suivant, avec son fils
Polémarque. L'histoire du concept de justice montre la lente évolution d'un concept lié
autant à la sagesse populaire qu'à la cosmologie archaïque. Quand Platon le recueille, il a
déjà été thématisé comme vertu. Voir l'étude de S. Darcus-Sullivan (1995 : 174-228), qui
présente tout l'arrière-plan chez Homère, Hésiode, les poètes et les penseurs
présocratiques. Voir également E.A. Havelock (1978).

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36. Platon critique ici une définition de la justice par l'application pure et simple d'une
règle ou d'une norme, dans le but de montrer que la définition de la justice ne peut
s'accommoder d'un légalisme conventionnel.

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37. Platon emploie ici le terme hóros pour désigner ce que serait une définition rigoureuse
de la justice. Fréquent dans le corpus platonicien, ce terme a plusieurs significations
(terme, notion, limite, critère, règle), mais la recherche des définitions (par exemple Gorg.,
470b10) caractérise d'emblée l'objet du dialogue philosophique. Il ne s'agit toutefois pas ici
d'un emploi technique, dans le sens de ce que serait par exemple une définition logique.
Aucune maxime de la tradition gnomique ne pourrait satisfaire aux critères de la définition
recherchée par Socrate.

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38. Dès les premiers mots de son intervention, Polémarque associe sa position à celle du
poète Simonide. Tout ce morceau, qui s'étend de 331d à 336a, va en effet permettre à
Platon de montrer, en dépit de sa vénération pour les anciens sages, l'insuffisance de la
sagesse traditionnelle, telle qu'on peut la retrouver dans la poésie de Simonide. Défenseur
de la démocratie, Polémarque est proche de Socrate et a été condamné pour ses idées. Voir
l'exposé de sa position dans C. Page (1990).

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39. Quand il se retire, pour laisser la place à son fils, Céphale lui lègue en effet les apories de
la morale traditionnelle, confiant qu'il saura relever le défi de définir la justice. Cicéron,
dans une lettre à Atticus (IV, 16) commente sa sortie en insistant sur le fait que le vieillard
quitte la discussion pour se consacrer aux choses pieuses, indiquant par là une limite de
l'enquête philosophique. La structure de la République intègre la tradition représentée par
Céphale, puisque cette ouverture religieuse, marquée à la fois par une fête et par la
célébration d'un rite, trouvera sa correspondance dans la fermeture du mythe d'Er. Voir P.
Javet (1982).

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40. La maxime attribuée à Simonide appartient en fait à toute la tradition orale et Simonide
fait ici figure d'emblème de cette tradition recueillie par la poésie. Le poète de Céos (c. 556-
486) occupait une position prééminente dans la culture athénienne et il fut l'auteur
d'épitaphes et d'hymnes en l'honneur des guerriers morts au champ d'honneur lors des
guerres médiques. Proche de Thémistocle, on le retrouve à Syracuse vers 476, dans la
compagnie de Hiéron. La Lettre II de Platon (311a) le mentionne et le dialogue de
Xénophon sur Hiéron rapporte leurs échanges (II, 2, où la maxime est évoquée). Platon le
mentionne dans le Protagoras (316d-317c et 339a-347a), alors qu'il fait écho à un concours
poétique faisant rivaliser Protagoras et Simonide et propose une interprétation de sa
doctrine de la vertu. La maxime elle-même se retrouve attribuée à Pittacos chez Diogène
Laërce (DL, I, 78 Goulet-Cazé), mais on ne la retrouve pas dans les fragments conservés de
Simonide.
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41. En quel sens Simonide est-il pour Socrate un sophós ? Ces vocables étaient courants
pour marquer l'admiration (par ex. Protag., 315e). Pour le sens du mot theîos chez Platon,
souvent ironique dans la bouche de Socrate, voir Ménon, 99c. L'apparente-t-il aux sages de
la tradition, Bias et Pittacos mentionnés en 335e, Solon et Thalès, dont il donne la liste dans
le Protagoras (343a-c) ? Ou ce jugement est-il ici une marque de plus de l'ironie de
Socrate ? Il n'y a aucune raison de douter de l'admiration de Platon pour Simonide. Socrate
le défend contre les critiques de Protagoras (340a-b) et il fait de son savoir le fondement de
la sagesse de Prodicos, qualifiée de divine. Les poètes ne sont-ils pas les éducateurs de la
jeunesse (Protag., 316d, 325e, 338e) ? Voir le concernant les remarques de M. Detienne
(1967 : 105-143). Ailleurs, Socrate estime que les poètes manquent de sagesse (Apol., 22a-
b), qu'ils se contredisent (Protag., 347e, Ménon, 71b), mais il n'en affirme pas moins que les
propos de ceux qui sont « sages » sont plus fiables (Théét.?, 152b, et Phèdre, 260a).

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42. La critique faite à la définition de Céphale vaut-elle aussi pour la formulation de


Simonide ? Socrate montre facilement que la maxime de la sagesse traditionnelle ne saurait
convenir à toutes les circonstances et que Simonide lui-même ne l'aurait pas acceptée. Il est
donc nécessaire de rechercher une autre interprétation (332a).

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43. Cet argument introduit une modalité dans l'interprétation de la maxime : la restitution
ne doit pas être dommageable aux amis, mais il convient qu'elle soit dommageable aux
ennemis. Cette maxime était courante et on la retrouve par exemple chez Hésiode (Travaux,
707 sq.), Pindare (Pyth., II, 83) et Eschyle (Prométhée, 1041 sq.). Socrate l'évoque comme
une conception populaire (Xénophon, Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35).

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44. Comme dans le Charmide (162a) et dans le Théétète (152c, 194c), Socrate qualifie
d'énigme une formulation qui manque de clarté ou de rigueur. Il concède cependant que la
formulation poétique est susceptible de plusieurs significations, laissant ouverte la
possibilité que l'une d'entre elles convienne à la recherche philosophique. La recherche de
la signification acceptable va être menée par une analogie avec la médecine et la cuisine,
puis ensuite avec le pilotage (332e), pour tenter de préciser le sens de « ce qu'on doit ».
Cette analogie procède en ayant recours au concept de l'art (téchnē) : l'art de la justice
(332d2) peut-il être éclairé par l'art de la médecine ? Rend-il ce qu'il doit de la même
manière ?

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45. Notons ici l'emploi de l'optatif, qui indique déjà la réticence de Socrate à concevoir la
justice comme une téchnē. Quelle est ici la portée de ce premier concept de justice ? J. Adam
(ad loc.) la conçoit comme la vertu correspondante de l'hosiótēs, c'est-à -dire de l'attitude
juste envers les dieux. C'est l'excellence humaine dans sa généralité, à laquelle fait écho
Théognis : « Dans la justice se concentre toute la vertu humaine” (Poèmes élégiaques, v.
147). Dans la conception grecque avant Platon, on peut considérer la justice comme
l'équivalent d'un concept de bien ou de moralité. Voir sur ce point S. Darcus Sullivan
(1995 : 174-227) et E. Havelock (1969). Les définitions de la justice dans l'œuvre de Platon
sont nombreuses et la définition populaire – l'art d'aider ses amis et de nuire à ses ennemis
– se retrouve par exemple dans le Ménon (71e) et dans le Criton (49b), où Platon montre
comment elle doit être dépassée. Xénophon y fait écho (Mém., II, 3, 14, et II, 6, 35) et Platon
peut à juste titre être considéré comme le premier à s'opposer à cette morale
conventionnelle. L'exemple en serait le vers de Pindare : « Puissé-je aimer mes amis ! Mais
rendant haine pour haine, je courrai sus à l'ennemi, comme un loup… » (Pyth., II, 82-83
Puech).

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46. C'est la discussion de la justice comme téchne qui amène les concepts d'action et de
tâ che (prâxis et érgon). Présents dans plusieurs discussions socratiques sur la vertu, ces
concepts reviendront principalement au livre IV, alors que Platon voudra fonder sur la
tâ che propre de chacun la détermination de la justice de l'ensemble. Voir par exemple
Gorg., 451a, Protag., 311b et 318b.

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47. Notons que le contexte premier proposé par Socrate pour l'interprétation de l'art de la
justice est la guerre. Les amis et les ennemis ne sont pas d'abord les particuliers dont on se
demanderait ce que signifie le devoir de les traiter justement, mais les alliés et les citoyens
de cités ennemies. Ce contexte est sans doute le plus déterminant dans toute l'enquête de la
République, dans la mesure où la justice doit d'abord garantir la paix et l'harmonie dans la
cité et dans les rapports entre les cités. Les contextes juridiques qui règlent les relations
des particuliers paraissent toujours subordonnés à cette signification première de l'amitié
et de l'inimitié, la signification d'abord politique et militaire. Ce contexte guerrier, repris au
livre V, est à la base de l'interprétation straussienne de la République, voir par ex. L. Craig
(1995).
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48. Le terme générique (sumbólaia) est rapporté par Socrate à une forme plus englobante,
les associations (koinōnḗmata) Il s'agit dans le premier cas des obligations contractuelles
entre particuliers, principalement pour les prêts et les opérations impliquant de l'argent. Le
législateur en a la responsabilité (Pol., 295a), mais les particuliers peuvent également
contracter directement (infra, IV, 425c). Dans le second cas, il s'agit de toutes les ententes
et conventions, qu'elles impliquent ou non de l'argent.

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49. Cette référence à la position des dés au jeu revient au livre VI (487b), pour illustrer la
manière de Socrate de bloquer l'argumentation, l'échange dialogué étant alors comparé au
jeu de dés.

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50. Platon oppose ici non pas l'individu et la collectivité, mais les affaires impliquant des
tractations ou des associations et les affaires personnelles, privées.

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51. L'argument développé par Socrate institue une comparaison entre les arts qui
correspondent aux métiers utiles (le pilote, le vigneron, le musicien, etc.) et l'art qui ne
correspond à aucun usage utile, à aucune chrḗsis. La conclusion paraît inévitable (333e),
l'art du juste est un art inutile, il est dépourvu de toute valeur. Platon n'est certes pas dupe
de ces analogies (voir ses remarques dans Pol., 277c et 297e), mais celles-ci permettent de
montrer la différence de registre entre l'art moral et la technique.

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52. Le principe en vertu duquel si on connaît le bien, on connaît aussi le mal est ici appliqué
de manière sophistique. Voir Phédon, 97d, et Charm., 166e. L'exemple de la capacité de
voler est exposé dans l'Hippias mineur, 365c.

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53. Il s'agit ici des stratégies militaires, plans de campagne et autres délibérations secrètes
dans les activités de la guerre.

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54. Père d'Anticlée, grand-père maternel d'Ulysse, il vient dans l'Odyssée (XIX, 399-466)
voir son petit-fils et c'est lui qui lui donne son nom. Ulysse, blessé à la cuisse par un sanglier
lors d'une chasse, est soigné par Autolycos et ses fils. À quoi renvoie le propos d'Homère
que cite ici Platon ? Peut-être au fait que, dans l'Iliade (X, 262-68), Autolycos avait dérobé le
casque d'Amyntor qui allait plus tard protéger Ulysse.

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55. Cette ironie à l'endroit des poètes est particulièrement bien placée, puisque
Polémarque entend faire reposer sur Simonide sa conception de la justice. Le paradoxe
auquel parvient en effet la discussion (334e) est le contraire de la pensée de Simonide : la
justice consisterait à faire du bien à ses ennemis et à nuire à ses amis. Présentée comme un
dilemme, l'argumentation qui se conclut ici est la suivante : ou bien il est juste de faire du
tort à ceux qui ne sont pas injustes à notre endroit et de faire du bien à ceux qui sont
injustes, ou bien il est juste de faire du tort aux amis et de faire du bien aux ennemis.
Polémarque considère que la première position est malhonnête, et la deuxième heurte de
front la maxime attribuée à Simonide.

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56. Ce passage et le passage parallèle dans le Premier Alcibiade (127d), comme bien
d'autres passages chez Platon, illustrent l'état de confusion dans lequel Socrate plonge ses
interlocuteurs. La comparaison avec la torpille dans le Ménon (80a) en est l'image
saisissante.

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57. Selon cette position, tout homme de bien sera un ami, et tout homme mauvais sera un
ennemi. Cette conception pourrait se rapprocher de certaines formulations attribuées à
Socrate, par exemple par Xénophon (Mém., II, 6, 14 sq.). Le raisonnement de Socrate
implique ici la possibilité de discerner l'apparence de la réalité dans l'identification des
amis et des ennemis.

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58. La forme absolue de la condamnation de l'injustice contredit la morale traditionnelle de


la revanche : la justice, telle que la conçoit le philosophe, n'est pas compatible avec
l'hostilité. Platon contredit explicitement Xénophon (Mém., II, 6, 35, et II, 3, 14) qui
l'attribue à Simonide. Cet argument est ici développé par une curieuse analogie naturaliste :
de la même manière que le mal causé par un animal à un autre rend celui-ci plus mauvais,
l'injustice rend le sujet de l'injustice plus injuste encore. La justice ne saurait être la cause
de l'injustice. L'argument recourt au concept de l'excellence propre des animaux : l'exercice
du mal détériore leur excellence propre, qui est selon l'analogie l'équivalent de la vertu
humaine. Or la justice est l'excellence humaine propre (335c), en elle se résume l'ensemble
des vertus. Voir infra, II, 379c et en général la position socratique sur la condamnation de
l'injustice (335e et par exemple, Criton, 49b, et Gorg., 469b). L'ensemble de ce passage peut
être rapproché d'un fragment de Simonide (frag. 5, 10-14 Bergk) et concourt à la morale
traditionnelle qui associe la prospérité à la conduite du juste. Dans le Charmide (172a), la
réussite découle de la sagesse.

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59. Cette liste associe Périandre, le tyran de Corinthe (c. 625-585), réputé pour la violence
de son pouvoir, Perdiccas II (c. 450-413), roi de Macédoine et allié changeant d'Athènes,
Xerxès, le fils de Darius, roi de Perse (486-465) et Isménias, roi de Thèbes : grands
personnages de la vie politique, leur richesse leur donne l'illusion d'un pouvoir réel. Aucun
tyran ne peut prétendre à un bonheur authentique (voir infra, IX, 587d). Dans le Ménon
(90a), Platon évoque le caractère suspect de la fortune d'Isménias. Xénophon rappelle
comment il fut condamné pour avoir spolié Timocrate de Rhodes (Hellén., III, 5, 1 ; V, 2, 35).

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60. L'attaque de Thrasymaque est directe et elle vise en premier lieu la méthode de
l'argument socratique, l'élenkhos. Manifestant une attitude d'impatience, le sophiste exige
de Socrate qu'il se soumette lui aussi à la requête de fournir une réponse et propose à son
tour une définition. Cette impétuosité fait ranger Thrasymaque du cô té du Polos ou du
Calliclès du Gorgias et Platon le peint sous des traits qui frisent la caricature. Rien chez lui
ne semble mériter considération et sa violence disqualifie, pour ainsi dire a priori, sa
position. Le reproche fait à Socrate de se contenter de questionner est un leitmotiv
récurrent (Xénophon, Mém., I, 2, 36 ; IV, 4, 9) et on l'entend souvent chez Platon même
(Théét., 150c).

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61. Platon semble insister ici sur la différence entre une discussion sur le juste et une
recherche, plus élaborée et plus difficile, sur la justice. Thrasymaque récapitule en effet les
définitions possibles du juste (336d) et les déclare sans intérêt, ce que ne contredira pas
Socrate.

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62. Cette apostrophe aux sophistes n'est certes pas un compliment et dans la bouche de
Socrate, cette expression courante de l'admiration (deinós) se tourne ironiquement contre
une prétendue sagesse.

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63. Souvent reprochée à Socrate, qualifiée de puérile, assimilée à une attitude purement
ludique, l'ironie fait partie au contraire de la méthode de la recherche socratique. Il s'agit
d'une attitude qui consiste à ne pas révéler ce qu'on sait, de manière à provoquer le
questionnement et approfondir la recherche. Voir par exemple Banq., 216e, et Théét., 150c,
avec l'étude de G. Vlastos (1990 : 37-68). Toute cette introduction sur la méthode de
Socrate et sur son attitude a pour but de dresser un portrait symétrique de la position
sophistique et de la recherche philosophique : le sophiste est un expert habile et malin, qui
connaît d'avance plusieurs réponses et propose d'en exclure plusieurs (337c), alors que le
philosophe cherche la vraie réponse.

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64. En quel sens Socrate dit-il à Thrasymaque qu'il est sophòs, sinon pour lui signifier qu'il
voit bien dans son jeu ?

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65. Thrasymaque s'exprime ici comme si l'attitude de Socrate, qui manifeste peut
d'ouverture à sa proposition, méritait une sorte de châ timent : si la réponse devait venir de
Thrasymaque, ne devrait-il pas endurer une correction qui le fasse souffrir (páschein) ? Le
passage fait écho à la coutume des tribunaux (Apol., 36b, et Lois, XI, 933d) qui faisait
demander à un accusé reconnu coupable de requérir une peine différente de celle requise
par l'accusation. Mais Socrate transforme cette épreuve souffrante en projet de
connaissance. Cet échange associe, comme toute la tradition grecque l'avait exprimé, la
souffrance et la connaissance (matheîn) ; par exemple, Eschyle, Agamemnon, 176.

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66. Alors que les sophistes réclamaient un paiement pour leur enseignement et
parvenaient dans certains cas à amasser de belles fortunes (voir le cas de Protagoras,
réputé plus riche que Phidias lui-même, Ménon, 91d), Socrate menait une existence
modeste et revendiquait pour lui-même une style de vie exigeant un certain dénuement
(Apol., 23b). Il ne possède pas de biens matériels (338b).

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67. Thrasymaque retourne ici contre Socrate le compliment ironique que celui-ci lui avait
adressé en 337a. La méthode de Socrate est aussi une sorte d'expertise dont on peut se
moquer, la profession de non-savoir s'acccompagnant, au dire de Thrasymaque, d'un
manque de gratitude à l'égard de ceux qui savent, les sophistes.

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68. Cette définition, qui fait retour dans les Lois (IV, 714c), peut être considérée comme une
détermination plus précise de la définition de la justice comme intérêt, refusée par
Thrasymaque en 336d et notée par Socrate en 339b. Au livre suivant, Glaucon en fait une
théorie courante sur l'origine des constitutions et des cités (358c). Cette définition doit-elle
être rapprochée du constat de Thucydide (I, 76, 2), qui affirme que c'est le destin naturel
des faibles d'être dominés par les forts ? On ne saurait résumer la pensée politique
athénienne dans ce principe impérialiste, mais en le mettant dans la bouche de
Thrasymaque, Platon en fait la position des intellectuels qui ont soutenu la politique de
conquête et en un sens conduit Athènes à la défaite. La comparaison avec la position de
Calliclès dans le Gorgias (par ex. 483a) a été l'objet de plusieurs études, voir R.L. Klee (1930
: 317 sq.). La question est en effet d'abord politique : quelle est l'origine des cités, sinon
l'exercice de la force, comme l'exemple même d'Athènes le montre ? Voir aussi le vers de
Pindare (frag. 169 Snell), cité dans le Gorgias (484b), alors que Platon semble identifier la
loi du plus fort et la loi de la nature. Voir supra, II, 359c. La position de Thrasymaque a
donné lieu à de nombreuses études, voir d'abord P.P. Nicholson (1974), J. Churchill (1984),
C.D.C. Reeve (1985) et F.C. White (1988).
Pour analyser la thèse de Thrasymaque, il faut en séparer les propositions successives. La
première fait de la justice l'intérêt du plus fort (338c1). La seconde thèse fait de la justice le
bien d'un autre (343c). La première thèse résulte d'une lecture qui se présente elle-même
comme un regard lucide sur le lien social et on peut l'identifier à son fondement
philosophique qui est un conventionnalisme. C'est le dirigeant qui édicte les normes et les
lois, et la justice est donc le résultat de cette déclaration. Si l'origine de la justice est le
pouvoir, quel qu'il soit, alors son essence est d'emblée positive, ce qui la distinguerait de la
morale, qui, elle, pourrait être naturelle. Cette position traditionnelle était déjà représentée
dans le Criton, dans le passage de la Prosopopée des lois, alors que Socrate exprime son
respect de l'autorité des lois, fussent-elles injustes. La position de Thrasymaque va bien au-
delà cependant d'une simple constatation de l'autorité, puisqu'il soutient qu'il n'y a rien au-
delà de cette conformité, seulement du pouvoir. On doit également noter que Thrasymaque
ne s'embarrasse pas de cette distinction et considère toute la question de la justice sous le
regard de la positivité des lois. Comme les dirigeants, qui sont les plus forts de par leur
richesse et leur rang social, recherchent ce qui les avantage, ils auront tendance à
promulguer des lois qui leur sont avantageuses. Selon cette première formulation, la justice
est ce qui est élaboré politiquement (lois, pouvoir) et non pas ce qui est moralement
souhaitable (vie bonne). Socrate attaque cette formulation de manière directe : si le
dirigeant se trompe, ses lois sont-elles encore justes ? Thrasymaque répond en proposant
une deuxième formulation : la justice est obéissance aux lois (339b7), ce qui relève d'un
légalisme traditionnel. Cette position semble cependant marginale dans l'ensemble de son
argument et Thrasymaque la refuse quand Clitophon propose de la reprendre. Il propose
plutô t de discuter à partir d'un concept pur de dirigeant, c'est-à -dire d'un dirigeant
infaillible et qui ne saurait de ce point de vue même manquer à son propre intérêt.
Ce concept de dirigeant au sens strict, ou rigoureux, va permettre à Socrate de se
concentrer sur la nature de l'expertise requise de tout expert au sens strict, qu'il soit
médecin, pilote ou dirigeant : il s'agit de la science qui est le fondement de son art, de sa
téchnē. La justice, avant donc d'être définie comme vertu et excellence, est présentée
comme art de gouverner, comme art politique. Sur ce point, Thrasymaque et Socrate se
trouvent sur un terrain commun. Mais le point de leur désaccord est la finalité de cet art :
alors que Thrasymaque croit que le tyran et l'injuste, qui sont naturellement pléonectiques,
ne rechercheront que leur intérêt, Socrate soutient au contraire que les gouvernants
gouvernent dans l'intérêt des sujets (343a). Le traitement technique de la justice n'est donc
pas suffisant, seule la considération morale du télos peut assurer un modèle valable aux
yeux du philosophe. Toute la recherche de la République peut être considérée comme le
projet d'assurer un fondement autre que purement technique à l'art politique, car si ce
fondement est hors d'atteinte, il semble inévitable que le sophiste triomphe : la force de
l'intérêt propre dominera et la raison qui pourrait servir l'intérêt des autres, emportée par
la pléonexie (v.g. le désir insatiable de prendre avantage, en exploitant les faiblesses des
autres pour en tirer un gain), ne travaillera que pour elle-même. C'est la position de
Thrasymaque lui-même, qui défend dans un long discours les bienfaits de l'immoralisme.
La position socratique, qui est le contraire de la pléonexie, est que dans la mesure où l'art
politique est un art véritable, il doit servir l'autre (342c-343a). Cette position provoque
chez Thrasymaque l'expression d'un mépris à l'égard d'une attitude philosophique aussi
naïve que candide. Ce moment constitue une charnière importante dans l'argument,
puisqu'il sera l'occasion pour Thrasymaque (343b-344d) d'exposer sa thèse sur
l'infériorité de la justice, thèse qui en son point limite lui fait qualifier la justice de vice. Le
gouvernant est en effet un berger, mais son but est l'exploitation du troupeau et non le bien
de ses sujets. Il cherche d'abord l'oikeîon agathón, c'est-à -dire son bien propre et il
l'obtiendra par la force et par l'exercice de son intelligence. C'est lui qui, au sein même de
l'exploitation, est le véritable phrónimos, le vrai sage. On doit donc l'admirer. C'est
également lui seul qui atteindra le bonheur, car seul l'injuste, et en particulier le tyran
exploiteur, saura accumuler les avantages : son désir véritablement pléonectique, lui
procurera le vrai bonheur. Cette seconde thèse exige à son tour une réfutation complète,
puisque Socrate soutient que seul le juste est sage et heureux. À la pléonexie naturelle des
dirigeants exploiteurs et des cités dominatrices, il oppose le désir moral soutenu par la
raison et la connaissance. L'art politique moral sera par essence désintéressé, et sa
motivation sera conforme à une connaissance désintéressée. Le phrónimos en effet n'est
pas un habile calculateur, mais un sage vertueux qui recherche le modèle de la justice hors
de la sphère de l'intérêt.
Le développement de l'argument général de cet entretien est complexe et on peut le
comprendre mieux en le rapprochant du passage parallèle du Gorgias : non seulement
Calliclès est un personnage très proche de Thrasymaque, mais les thèses qu'il avance
semblent à plusieurs égards les mêmes. Le conventionnalisme est en effet une thèse
centrale de la pensée des sophistes, qui mettaient en question l'origine naturelle ou divine
des lois et des normes. La position de Protagoras, bien connue, n'est que l'emblème de tout
le mouvement qui agite les intellectuels autour de Périclès. La conception traditionnelle est
reflétée dans un fragment d'Antiphon (DK, 87 ; A44), où on lit que la justice consiste « à ne
pas transgresser les coutumes de la cité dans laquelle on vit comme citoyen ». Cette
conception sera critiquée par les sophistes, puisque les lois sont d'imposition arbitraire et
qu'elles pourraient se révéler contraires à la nature. Cet argument est au centre de la
position de Calliclès (Gorg., 482c-486d), qui oppose la nature et la loi. Selon lui, la loi
(nómos) est le fait des faibles, qui recherchent leur avantage, alors que la nature soutient
les forts. Leur force les portera à défier les lois et à renverser les conventions. L'entretien
avec Thrasymaque montre que cette position doit être nuancée et approfondie, car Platon
peut s'accorder avec Calliclès pour critiquer le conventionnalisme, mais pas jusqu'au point
de lui substituter la pure violence de la force naturelle. C'est pourquoi dans la discussion
avec Thrasymaque nous ne trouvons pas de distinction entre ce qui est conventionnel et ce
qui est naturel : dans la présentation de sa thèse qu'expose Platon, on ne trouve aucune
trace de naturalisme. Là où Calliclès pense un individu violent et plein de désir,
Thrasymaque représente un tyran, dont l'idéal de pouvoir politique n'est pas fondé sur une
pure violence naturelle. Il est seulement pléonectique et désireux de tourner les lois à son
avantage. La position de Thrasymaque n'en appartient pas moins au monde de la pensée
des sophistes, puisque la prémisse non énoncée de sa position est que l'immoralisme,
l'injustice vulgaire, correspond à ce qui serait juste par nature. Il reviendra à Glaucon, au
livre suivant (Rép., II, 359c), de mettre au jour cette prémisse naturaliste en l'exposant dans
les termes du débat nómos-phúsis.
Quelles sont les prémisses de l'immoralisme de Thrasymaque ? Il pense que la justice a un
fondement, mais qu'il est inutile de le respecter : l'injustice présente en effet des bienfaits
supérieurs, puisqu'elle est profitable, alors que la justice n'est jamais dans notre intérêt.
Cette deuxième portion de l'argument de Thrasymaque déplace le sujet de l'enquête : la
discussion se concentre moins sur la nature de la justice et place en son centre la question
du bénéfice de la justice. La forme principale de cette question subsidiaire concerne le
bonheur : le juste est-il heureux ? La suite de la République maintiendra liées ces deux
questions : la recherche sur la nature de la justice, qui se développe dans le thème
psychopolitique du livre IV, ne sera jamais dégagée de la recherche sur le bienfait de la
justice qui du livre II aux livres IX et X, propose une méditation sur le sort des justes et les
récompenses de la vie future.

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69. Personnage historique, vainqueur à la 93e Olympiade en 408, il est mentionné dans
Pausanias (VI, 5) et Lysippe avait sculpté sa statue à Olympie.

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70. Cette distinction tripartite (tyrannie, démocratie, aristocratie) annonce la distinction


quadripartite qui fera l'objet de l'enquête politique et psychomorale du livre VIII. Cette
classification était classique (voir Eschine, Ctesiphon, 6 ; Timarque, 4 ; et Pindare, Pyth., II,
86) et sera reprise par Aristote, Pol., III, 1279b4, qui considère les trois régimes comme des
déviations de la royauté (tyrannie), du gouvernement constitutionnel (démocratie) et de
l'aristocratie (oligarchie). Au nombre de ceux qui contribuèrent à en fixer la structure, il
faut faire une place à part à Hérodote, qui distingue le régime et ceux qui exercent le
pouvoir (III, 80-82). Voir sur cette classification, J. Bordes (1982 : 134, 232-249, et sur ce
passage de Rép., I, 338d : 249-252) et J. de Romilly (1959).

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71. Il est difficile d'établir une relation de définition logique entre le pouvoir comme
exercice réel de la fonction de gouverner (árchein), et le principe abstrait de ce pouvoir
(krateîn) ; Platon soutient ici que c'est d'abord la fonction politique du gouvernant qui lui
assure le pouvoir qu'il exerce. Les termes grecs utilisés sont souvent équivalents. Notons
cependant que, dans la conception de Thrasymaque, le pouvoir exerce dans les trois
régimes la même fonction, celle de la force supérieure, qui édicte les lois. Cette distinction
fait retour dans l'argument, 342c8-9. Dans les Lois (IV, 714b sq.), Platon revient sur ce
rapport des lois aux régimes qui les édictent et il critique le pouvoir des régimes qui,
cherchant uniquement à se maintenir, n'ont aucun égard pour la justice de leurs lois. Au
regard de Thrasymaque, et de tous les réalistes politiques de sa mouvance, il paraissait
certainement idéaliste de rechercher le meilleur régime : chaque régime promulgue des
lois qui le servent, et les théoriciens qui accordent à ce fait un rô le prépondérant dans la
pensée politique se concentrent en conséquence sur la prééminence de l'archḗ. Voir J.
Bordes (1982 : 251).

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72. Le terme traduit ici par gouvernement est archḗ, c'est-à -dire le pouvoir ; les formes
peuvent en varier selon les constitutions, certaines cités étant gouvernées
démocratiquement, d'autres tyranniquement, d'autres aristocratiquement, mais cela, selon
la thèse de Thrasymaque, ne modifie pas la conception de la justice. Le juste est toujours ce
qui est institué par le pouvoir en place, c'est-à -dire par les régimes qui gouvernent. Or,
chaque régime gouverne en suivant d'abord l'intérêt des dirigeants, de sorte que la justice
est toujours identique à ce que promulgue le gouvernement en place. Cette thèse est proche
de celle que propose Calliclès dans le Gorgias (482c-486d), mais il faut noter les
différences. Elle a pour corollaire la proposition qu'en tire immédiatement Socrate,
lorsqu'il en entreprend l'examen : l'obéissance au régime en place est nécessairement juste
(339b). Ce conventionnalisme n'est cependant pas exposé ici par l'opposition de la loi et de
la nature, contrairement à l'exposé de Calliclès dans le Gorgias. Ce thème de la pensée
sophistique était un topos courant à l'époque de Platon et Aristote le présente comme tel
(Réf. soph., 173a7-18). Dans le Protagoras, Hippias insiste sur la priorité de la nature (337c-
e), mais c'est seulement dans le Gorgias que Calliclès expose ce que signifie la nature : c'est
le règne de la force et du pouvoir, qui ne saurait être jugulé par les lois visant à protéger les
faibles. Dans le Théétète (177d), l'autorité des lois est le fondement de la justice. Par
contraste, la position de Thrasymaque ne recourt aucunement à la nature et se limite à une
apologie des conventions établies par les plus forts, alors que le Gorgias (504d) présente au
contraire les conventions comme des mesures protégeant les faibles.

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73. Cette expression a ici le sens d'une intervention en faveur de la position de Socrate, ce
qui explique la réaction de Polémarque : Socrate n'a besoin d'aucun défenseur (márturos),
puisque Thrasymaque est d'accord avec lui.

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74. Clitophon croit pouvoir corriger la thèse de Thrasymaque en distinguant l'intérêt réel
du plus fort de ce qui lui paraît être son intérêt, c'est-à -dire de son jugement. Mais même si
cette distinction ne correspond pas à la thèse de Thrasymaque, Socrate accepte de la
recevoir : elle ne modifie en rien, en effet, le paradoxe auquel la thèse conduit, dans tous les
cas, si on admet que les gouvernants peuvent se tromper.

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75. Thrasymaque ne peut se résigner à considérer comme le plus fort celui qui se trompe,
dans le moment même où il se trompe : le plus fort, selon cette nouvelle modalité
introduite ici dans l'argument, n'est plus le plus fort, s'il se trompe. Thrasymaque
développe l'argument par le moyen d'analogies (340d) et il aboutit à la conclusion que le
nom d'un expert comme pilote, musicien ou gouvernant ne convient plus quand l'expert se
trompe. Il n'est plus dès lors qu'une manière de parler (340d5). Cette position repose donc
sur une distinction entre le sens strict ou rigoureux des désignations et leur sens non-
rigoureux : seul le premier peut servir l'argument, puisque l'expert ne peut se tromper en
tant qu'expert (dēmiourgòs, 340e4). L'analogie est menée pour la triade de l'expert, du
savant (sophòs) et du dirigeant (árchōn), trois fonctions qui supposent un savoir lié à leur
désignation même : ce savoir vient-il à manquer, la désignation perd son sens, et l'expert
n'agit plus en tant qu'expert, le dirigeant en tant que dirigeant, le savant en tant que savant.

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76. Sous cette appellation, on désignait à Athènes des personnes qui s'adonnaient à la
dénonciation et qui cherchaient par tous les moyens à provoquer des procès, de manière à
mettre en valeur leurs habiletés rhétoriques et à encaisser les récompenses prévues en cas
de succès. Ces délateurs publics devinrent rapidement une plaie du système judiciaire. Plus
loin, Platon les mentionne (VII, 553b) pour critiquer leurs abus. Thrasymaque considère ici
que Socrate le provoque délibérément, pour lui faire du tort (341a), et c'est en ce sens qu'il
le traite de sycophante. Cet usage perdurera dans la doctrine de l'argumentation, voir
Aristote, Réf. soph., 15, 174b9 et Rhét., II, 24, 1402a14.

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77. Le sophiste distingue ici, au moyen d'un vocabulaire technique rhḗma et ónoma,
l'expression et le nom, c'est-à -dire un usage qui peut varier quant à la précision et un
concept, qui lui est invariable et qui est fixé dans un nom. Voir pour cette distinction, Gorg.,
450d. Cette distinction recoupe-t-elle celle qui vient un peu plus loin (341b) entre l'usage
habituel, la manière de parler (hōs épos eipeîn) et le sens strict (akribeî lógōi) ? Pas
exactement, dans la mesure où la distinction entre l'expression et le nom suppose une
référence stricte (le concept du médecin renvoie à la fonction de la médecine exercée dans
sa perfection), alors que le sens strict désigne seulement la plus ou moins grande rigueur
dans l'usage du langage (voir infra, sur l'art au sens strict, 342b). Voir aussi le passage des
Lois (II, 656e) qui associe la manière de parler à un résumé de l'usage.

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78. Si chaque art a un intérêt particulier, c'est dans la perfection de cet intérêt qu'il
réalisera ce qu'il poursuit, et non dans quelque intérêt différent ou adventice. Chaque
téchnē possède sa fonction propre (voir infra, 353b), qui est la finalité que chaque art
particulier poursuit. L'argument est élaboré à partir de deux fonctions, celle de la médecine
et celle du pilotage, des analogies très prisées dans les discussions socratiques.
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79. Si les arts poursuivent une fonction particulière qui correspond à ce qui est leur intérêt
particulier, ils sont par ailleurs entièrement autosuffisants et ne requièrent pour eux-
mêmes aucun art de niveau hiérarchique supérieur. C'est en ce sens que Socrate soutient
que l'art possède une excellence (aretḗ) parfaite, autosuffisante : cette excellence s'identifie
à la perfection de sa fonction. L'argument de Socrate est construit en parfaite symétrie avec
le concept du dirigeant parfait de Thrasymaque, le dirigeant infaillible, le but étant de
montrer que l'un comme l'autre n'ont aucun intérêt pour eux-mêmes, ils ne servent que
leur fonction, c'est-à -dire l'autre (le malade, le gouverné, le navire). Sur ces questions, voir
les analyses de T. Irwin (1995 : 176-180).

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80. Le développement de l'argument est complexe. Si les arts dirigent et gouvernent leur
objet, ils en sont la science (epistḗmē, 342c11). Cette affirmation se fonde sur la préséance
de la science : aucune téchnē ne peut s'exercer en tant que telle, elle suppose une science,
qui est le véritable fondement de son pouvoir sur l'objet. Cette proposition est essentielle à
la conclusion concernant l'intérêt du dirigeant (342d), car seul le dirigeant qui sait peut
exercer son art dans l'intérêt véritable de ses subordonnés. On peut voir ici l'argument
politique de la République entrer en scène, avant même son développement dans les livres
subséquents. C'est en ce sens seulement que le dirigeant est un expert de son art de
gouverner (342e9). Non seulement tient-il compte de l'intérêt de l'autre, du plus faible,
mais encore le fait-il sur la base de la science qui fonde son art. Cette position contredit
explicitement et complètement l'immoralisme de Thrasymaque, qui voit dans la justice une
ingénuité, une candeur et au bout du compte une aberration. Seule l'injustice est une vertu,
puisqu'elle seule permet d'atteindre le bonheur par la satisfaction des besoins. Sur la
doctrine de Thrasymaque et son lien à la sophistique, voir G.B. Kerferd (1981 : 117-123) et
sur son attitude à l'égard de la sōphrosúnē, voir H. North (1966 : 115).

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81. La conjonction de l'intérêt et du bien (sumpherón et prépon, 342e10) montre ici


l'importance d'une conception morale de l'intérêt du plus faible.

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82. La comparaison du dirigeant et du berger est fréquente chez Platon, qui compare même
les dieux de l'â ge d'or à des bergers (Pol., 271d). Socrate avait lui-même eu recours à cette
comparaison, mais dans le but opposé (Xénophon, Mém., III, 2, 1), évoquant l'exemple
d'Agamemnon chez Homère. Dans le Théétète (174d), le tyran exploite son troupeau le plus
possible.

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83. L'expression pourrait signifier « un bien d'une autre nature, un bien étranger »
(allótrion agathòn), mais le sens de l'argument est de faire voir qu'être juste consiste à
rechercher le bien d'un autre que soi-même. Aristote (Eth. Nic., V, 3, 1130a3 ; 1134b5) note
que la justice est la seule des vertus à rechercher le bien d'un autre que soi.

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84. Ce terme (euēthikō̂n, c6) est rare chez Platon (Rép., VII, 529b, Charm., 175c et Hipp. maj.,
301d). Il désigne ceux qui ont une attitude morale en toutes choses. Dans la bouche de
Thrasymaque, ce terme se transforme en reproche, puisque la moralité des faibles est le
signe de leur soumission. Tout le discours de Thrasymaque, qui se rapproche de celui de
Calliclès dans le Gorgias (490b, 511a, 521c) est une charge contre l'attitude morale,
puisque l'idéalisme est le fait des faibles, alors que le réalisme impose de considérer
l'exploitation comme un fait.

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85. L'injustice la plus totale, celle qui est parfaite (teleōtátēn) est l'injustice tyrannique.
Suivant B. Jowett (ad loc.), on peut en comparer la description chez Euripide (Phéniciennes,
549), qui fait de l'injustice le bonheur du tyran. Ce thème du bonheur du tyran était assez
commun, Platon y fait allusion dans le Gorgias (au sujet du bonheur d'Archelaos de
Macédoine, 470d).

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86. Socrate ironise ici sur les qualités de Thrasymaque. Ce qualificatif de « démonique »
désigne des êtres intermédiaires entre la divinité et l'humanité ; en II, 382e, Platon dit que
comme le divin, le démonique ne peut être que véridique. Appliqué au discours fallacieux
de Thrasymaque, l'apostrophe devient dérisoire, puisque dans la pensée de Platon, seul
Socrate est véritablement démonique, habité de la voix d'une conscience véridique. Sur ce
qualificatif utilisé comme apostrophe, voir l'étude de E. Brunius-Nilsson (1955).

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87. Ce passage, auquel Platon fait écho plus bas (352d), permet d'approfondir le parallèle
avec la discussion menée sur le genre de vie dans le Gorgias (492c, 500c) : dans ces deux
morceaux, Platon décrit la vie du juste comme la vie exemplaire de l'être humain, qui n'est
réalisée dans sa perfection que par l'engagement dans la philosophie. Voir ensuite 377b,
578c, 608b. La règle (diagōgḗ) est le principe de conduite de toute l'existence, c'est une
direction que chacun doit suivre (diagómenos), s'il veut vivre la vie la plus profitable. La
distinction entre ce qui est profitable (lusitelḗs) et ce qui est bénéfique (ophélimon) ne
semble pas stricte.

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88. Socrate rappelle à Thrasymaque que toute la discussion concerne la fonction
considérée dans la perfection de l'art, c'est-à -dire selon son concept rigoureux : il s'agit de
ceux qui commandent réellement (346b), des dirigeants en tant que dirigeants.

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89. L'évocation de l'éventualité de la cité juste est-elle déjà le projet de la république


idéale ? Voir Ménon, 89b et 100a. Le thème de la réticence des sages à s'engager dans les
affaires publiques sera repris infra, VI, 520e-521a.

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90. La discussion prend un nouveau cours et Socrate, plutô t abruptement, laisse de cô té la


discussion de la thèse de Thrasymaque sur la justice comme l'intérêt du plus fort ; il oriente
la discussion sur la question du bonheur de la vie du juste. Les bienfaits ( agathà) de
l'existence de l'homme injuste sont les profits qu'il en escompte, et Socrate propose de leur
opposer ceux de l'existence juste (348a). Ce thème ne sera conclu qu'au livre IX, après que
toute l'enquête du dialogue aura montré son fondement dans la doctrine métaphysique de
la justice. Selon plusieurs interprètes, l'argument principal de la République est celui de la
priorité de la justice, plus encore que la question de son essence : la justice est ce qui
bénéficie le plus à celui qui la pratique et ce bénéfice est le bonheur (et le plaisir qui lui est
associé). L'insistance de Socrate en 352d pour mener cet examen sur le bonheur va en effet
dans ce sens. Mais cette recherche n'est jamais détachée de la dialectique de la justice, telle
qu'on la trouve au livre IV. Voir G. Vlastos (1977) et R. Kraut (1992).

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91. L'expression de la dialectique des arguments suppose une série symétrique des
bienfaits de l'existence injuste et de l'existence juste. Cette méthode qui fait le compte au
terme de la discussion n'a pas la faveur de Socrate, qui préfère que les points d'accord
soient marqués au fur et à mesure. La mise en parallèle de contradictions
(antikatateínantes, 348a7) renvoie peut-être à une méthode sophistique, mais elle pourrait
aussi dériver de l'usage des tribunaux, faisant alterner l'accusation et la défense.

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92. Thrasymaque se refuse à qualifier la justice de vice, il se replie donc sur une position
condescendante : c'est une forme de naïveté, une ingénuité caractéristique des êtres
moraux, qui sont toujours des êtres simples. L'opposition entre euḗtheia et kakōḗtheia (d1-
2) permet d'exprimer le sens de ce prédicat : l'ingénuité est une forme de bonté morale du
caractère naturellement simple, auquel s'oppose le caractère malicieux, la mauvaise nature.
Le terme est traduit par G.M.A. Grube high-minded simplicity, qu'il oppose à low-minded.
Voir supra, 343c, sur les êtres qui sont naturellement moraux et plus loin, 349b4-5, le juste
qualifié d'« ingénu civilisé » par Thrasymaque. Le concept est évoqué de nouveau en III,
400e alors qu'il est rapproché d'un manque de rationalité.

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93. Dans la bouche de Thrasymaque, cette vertu du jugement bien calculé semble bien
convenir à son idéal de la justice politique de ceux qui recherchent leur propre intérêt. Il
s'agit cependant d'un usage perverti de la prudence réfléchie, voir I Alc., 125e et Protag.,
318e. Au livre IV, Platon dira de cette prudence qu'elle est une authentique connaissance,
celle des gardiens (428b).

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94. Que désigne ici le terme phrónimos ? S'agit-il de l'habileté de ceux qui savent s'en tirer,
tout en maintenant l'apparence de la moralité, ou de prudence authentique, c'est-à -dire de
sagesse ? Socrate s'exprime ici ironiquement et les sages de Thrasymaque ne sont en fait
que des habiles. Voir infra, 349d3

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95. Thrasymaque identifie donc l'injustice la plus entière à l'injustice politique, considérant
l'injustice criminelle ou simplement morale d'un degré inférieur. En ayant recours à cette
distinction, Platon indique déjà la portée politique du concept de justice qui sera élaboré
dans la République : pour répondre à Thrasymaque, il ne faut pas seulement réfuter les
exemples ordinaires des injustices criminelles banales (les coupeurs de bourses), mais
l'injustice la plus haute, l'immoralité politique des dirigeants exploiteurs. C'est pourquoi la
direction de la discussion se concentrera sur ce point à partir de 351b, l'injustice de la cité
paraissant plus importante à discuter que l'injustice de l'individu. Mais Platon conservera
le parallèle au cours de tout le dialogue, et dans l'entretien avec Thrasymaque il le
maintient (voir 351e, sur les effets de l'injustice à l'intérieur de l'individu). Le conflit
interne, la dissension est le problème central de la politique grecque, et Platon le compare
souvent au désaccord intérieur (Lois, I, 626d). C'est sur cette base qu'il propose, comme
schème central de la recherche, le parallèle psychopolitique (II, 369a) qui aboutit au livre
IV à la définition de la justice comme harmonie interne sous l'égide de la raison.

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96. L'expression traduite ici (pléon échein) recoupe le concept de la pléonexie. La forme
verbale (pleonekteîn, 349b8, 349c4) pourrait se traduire par « exploiter », « tirer profit de
». Sur le sens général de ce vocabulaire, voir J. Gutglueck (1988), qui insiste sur la notion
d'excès, mais note deux significations concurrentes : avoir plus (Gorg., 490c1) que sa juste
part ou se trouver dans une situation supérieure. Les deux sens sont souvent confondus.
Thrasymaque fonde sa position sur le fait de posséder plus d'avantages. Platon avait déjà
associé au caractère violent de Calliclès (Gorg., 508a) la pléonexie ; voir également Lois, III,
691a.

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97. Le conflit interne (stásis) s'oppose à l'harmonie des esprits, qui est la véritable concorde
(homonóia) et l'amitié (philía). Notons que dans le fragment conservé du discours de
Thrasymaque (DK 85 ; B1), le sophiste est très attentif au rô le dévastateur de la discorde et
il plaide pour l'harmonie et la réconciliation entre les parties. Ici, Platon introduit le
parallèle entre les effets de l'injustice dans la cité et dans l'individu (352a). Ce rapport est
plus qu'une simple comparaison, puisque tout le livre IV sera consacré à montrer la
structure commune de l'â me et de la cité. Voir infra, 434d, 441c.

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98. Dans le plaidoyer de Socrate, cette affirmation pourrait être une réplique directe à une
position de Thrasymaque, rapportée par Herméias (In Phaedr., 239, 21 Couvreur = DK, 85 ;
B8) : « Thrasymaque a écrit dans un discours quelque chose comme ceci : à savoir que les
dieux ne jettent nul regard sur les choses humaines, car sans cela ils ne se
désintéresseraient pas de ce qui est le plus important parmi les biens propres aux
hommes : à savoir la justice. » Pour la justice des dieux, voir Philèbe, 39e, Lois, IV, 716d, et
infra, 383e, 612e.

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99. Première occurrence dans le dialogue du concept de fonction propre (érgon), destiné à
jouer un rô le de premier plan dans la définition des vertus constitutives de la cité et de
l'â me individuelle (II, 369e). La définition de l'excellence suppose en effet qu'on ait précisé
au préalable le sujet de cette excellence. En procédant par le moyen d'analogies matérielles
(par ex. la fonction propre d'une serpette), Platon isole la fonction propre : ce qu'une chose
ou un sujet réalise plus parfaitement que les autres (352b, mais également Gorg., 468b,
499e). À chaque fonction propre est associée une excellence et dans le domaine moral,
cette excellence est qualifiée de vertu. C'est l'excellence propre de l'â me (353d), elle doit
régir et diriger. Le thème est constant dans la pensée de Platon (par ex., Phèdre, 246b, Crat.,
400a, et Phédon, 94b). Il s'agit d'une doctrine métaphysique qui engage toute l'éthique et
Socrate l'introduit ici sur le mode d'un axiome plutô t que comme une position à démontrer.
Le terme grec aretḗ soutient l'une et l'autre. Sur l'histoire de ces concepts, voir S. Darcus-
Sullivan (1995 : 123-173). Cette histoire montre une évolution de la signification matérielle
(qualité d'une chose, d'un être) vers la signification morale et la doctrine de la vertu.
L'opposé de l'excellence est le défaut (kakía), qui dans le domaine moral devient le vice.

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100. Le thème du bonheur du juste commande l'ouverture et la fermeture du dialogue, par


la double figure de Céphale et d'Er le Pamphylien. La perspective de l'immortalité en effet
n'est pas indifférente à la démonstration de l'essence de la justice, même si elle fait l'objet
principalement du Phédon. Le bien vivre, le thème existentiel de plusieurs dialogues
socratiques (par ex., Charm., 172a), marque sa supériorité sur l'immoralité de Calliclès et
de Thrasymaque. Platon raccorde donc cette recherche sur la justice avec la préoccupation
morale et métaphysique de l'ensemble des dialogues, une recherche sur la vie bonne qui
ouvre sur l'immortalité.

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1. Au livre VIII, Platon présente son frère Glaucon comme un tempérament typique de la
timocratie, en raison de son ardeur à combattre (548d). Son portrait dans la République
résulte de notes vivaces, comme son amour des animaux (V, 459a), son expérience dans les
choses de l'amour (V, 474d), qui font de lui un homme véritable, andreiótatos.

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2. Glaucon souhaite que l'argument soit développé jusqu'à son terme, et ce n'est pas tant la
démission de Thrasymaque qu'il déplore que ce qui se présente comme l'interruption de la
recherche. Son propos consiste à la relancer sur de nouvelles bases, en se faisant le porteur
des opinions de ceux qui valorisent l'injustice. Ce n'est donc pas sa position personnelle
qu'il exposera, comme il le répète à plusieurs reprises, mais l'opinion de ceux qui font
grand cas de l'injustice quand elle peut demeurer impunie. La fable de l'anneau de Gygès
est introduite dans ce contexte et on peut la considérer comme le condensé d'une
anthropologie philosophique pessimiste, où la moralité de la justice est le seul résultat de la
contrainte sociale.

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3. Cette locution doit s'interpréter littéralement et signifie que dans tous les cas, c'est-à -
dire absolument, la justice est préférable à l'injustice.

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4. La classification des biens proposée ici par Glaucon repose sur la distinction de base
entre ce qui est bien en soi et ce qui est bien en vertu de ses conséquences. Platon va
soutenir que la justice appartient à la catégorie des biens qui sont excellents à la fois en
eux-mêmes et pour leurs conséquences. La discussion sur cette distinction s'est beaucoup
développée dans le commentaire analytique contemporain, en particulier chez T. Irwin
(1995) et N. White (1984). L'objet de la discussion se concentre sur la notion de bien en lui-
même : Platon présente-t-il un argument clair, susceptible de dégager un bien en soi de
toutes ses conséquences ? Par exemple, le plaisir ou le bonheur. Plusieurs interprètes ont
en effet noté qu'alors qu'il annonce une défense de la justice en tant que bien souverain,
l'argument de la République expose plutô t la justice comme un bien qui produit le bonheur.
La doctrine de Platon est-elle un eudémonisme ? Ou encore un utilitarisme ? T. Irwin
propose une interprétation suivant laquelle Platon ne confond pas la justice et le bonheur,
mais considère la justice comme une composante de la définition du bonheur. Cette
interprétation est critiquée à juste titre par N. White, qui se concentre pour sa part sur la
nature du lien de conséquence entre un bien et ce qui en découle : selon lui, il ne faut pas
durcir, en ayant recours à des catégories modernes, un lien de causalité que Platon cherche
précisément à analyser pour dégager la justice en elle-même, c'est-à -dire la possibilité
d'une justice considérée absolument. À cet égard, la comparaison avec la position
aristotélicienne dans l'Éthique à Nicomaque (I, 4, 1096b13-16) montre l'enjeu d'une
distinction du bien en soi et de l'utile. Autres passages sur la classification des biens :
Gorg.467e, Phil., 66a, Lois, I, 631b (les biens humains et les biens divins), et II, 697b
(priorité des biens de l'â me).

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5. La notion d'un amour du bien en lui-même est illustrée ici par l'exemple de la joie et de
plaisirs innocents. Ce bien en soi est-il déjà l'expression du bien du livre VI (509b), celui qui
est au-delà de l'être et dont l'appréhension dépasse la connaissance de la raison ? Dans
l'interprétation de l'éthique de Platon, la réponse de Socrate est ici d'une importance
cruciale : il existe un tel bien, aimé pour lui-même et sans égard pour ce qui en découle. Ce
bien absolu, reconnu comme objet ultime de la recherche éthique, impose donc une
interprétation de la doctrine de la justice qui, au terme du parcours allant du livre II au
livre IX, identifiera la justice et le bien. On ne peut facilement admettre une lecture
eudémoniste ou utilitariste de l'éthique de la République. Pour les plaisirs innocents, voir
Lois, II, 667e.

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6. Cette réponse, au premier abord, étonne. Compte tenu de la position de la question, on


attendrait que l'espèce la plus belle soit la plus souveraine, celle du bien en lui-même.
Platon classe la justice dans la seconde espèce, celle qui conjugue le bien en lui-même et ce
qui en découle ; être juste est assimilé à être réfléchi, à voir, à être en santé. N'est-ce pas
une réduction, dans la mesure où la vue n'est pas un bien en soi, mais un bien en raison de
ce qu'elle rend possible ? C'est sur la base de cette réponse que plusieurs interprètes ont
cherché à placer la doctrine platonicienne du bien dans une forme de conséquentialisme. Il
faut cependant observer l'incongruité dans l'exposé des conséquences : Platon présente
d'abord des conséquences de type fonctionnel (comme la vision) et des conséquences qui
sont de purs avantages matériels (comme des gratifications). La distinction de fond réside
donc entre la première et la deuxième espèce, prises ensemble et proposées comme objet
de l'analyse philosophique, et la troisième espèce, l'espèce de la simple utilité, considérée
comme inférieure. La justice considérée en soi, dans l'â me (358b5-6), est d'abord
distinguée de ses conséquences vulgaires ; son association au bonheur demeure par contre
bénéfique et constitue la question philosophique de la République. Comme la reprise du
livre IX le montre, le bonheur de l'existence du juste, aussi bien dans sa vie qu'après la
mort, n'est pas la justification de la justice, mais pour ceux qui sont à la recherche d'une
motivation, il peut représenter l'incitatif susceptible de convertir leur vie. Engagés sur ce
chemin, ils découvriront que le bonheur véritable n'est pas la conséquence matérielle de
l'existence juste, il en est un corollaire fondamental : c'est la justice qui détermine le
bonheur authentique.

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7. Cette expression permet d'éclairer la question des conséquences : la puissance de la


justice réside dans ce qu'elle produit, l'existence juste qui seule permet un bonheur
authentique. L'aspect dynamique (dúnamis) introduit ici une effectivité de l'existence juste,
dont l'argument de Glaucon constitue l'exploration.

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8. Locution principielle de la métaphysique, cette expression constituera d'abord le langage


de la forme intelligible, séparée du sensible et existant donc en soi et par soi. Il serait
exagéré de penser pouvoir retrouver ici cet usage métaphysique, alors que Glaucon ne fait
que proposer un dégagement de la justice de ses conséquences. C'est l'objet de sa requête
philosophique (358d2).
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9. La distinction entre la nature de la justice et son origine (aussi 358e2, 359b4-5) ne donne
pas lieu à un exposé rigoureusement séparé.

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10. Ce thème est présent dans plusieurs dialogues de jeunesse, et Platon n'a cessé de le
discuter : d'une part, la thèse forte de l'éthique socratique (subir l'injustice vaut mieux que
la commettre) appartient aux axiomes de la philosophie de Platon. Cette thèse est par
ailleurs dégagée ici de ce qu'on appelle le paradoxe socratique, à savoir que nul ne fait le
mal de son plein gré. C'est plutô t la thèse symétrique qui est présentée dans sa version
populaire : nul ne fait le bien de son plein gré, mais seulement sous la contrainte de la loi.
Dans l'exposé de Glaucon, qui rapporte une position proche de la thèse de Calliclès (Gorg.,
482 sq.), ce n'est pas tellement la motivation morale qui semble mériter discussion, mais la
mise en situation de la justice dans la société : les opinions qu'il rapporte ont toutes trait au
fait que la justice est inutile et que seule l'apparence de la justice mérite d'être poursuivie.
Le contexte de discussion est donc très différent de celui du Protagoras, par exemple,
puisque c'est d'abord la dimension sociale qui est soumise à discussion, et non pas la
psychologie morale de l'individu considéré isolément. Sur le caractère naturel du mal, et
l'état originel de guerre entre les hommes, voirs Lois, I, 626a.

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11. Déjà exposée dans le Gorgias (483b), cette position sur l'origine des lois reçoit ici un
traitement plus nuancé : ce ne sont pas seulement les forts qui exploitent les faibles par les
lois, mais tous, en raison de leur expérience de l'injustice, croient nécessaire de se
contraindre mutuellement par l'institution des lois. L'origine des lois serait donc la volonté
commune de restreindre l'exercice de l'injustice. Non pas cependant en raison du bien que
constituerait la justice en soi, mais en raison du fait que l'injustice a des conséquences
désastreuses qu'il s'agit de contenir. Le bien n'est donc pas aimé pour lui-même, mais
seulement négativement : en raison de l'impuissance à commettre l'injustice. S'il possède
l'impunité, chacun choisira plutô t l'injustice : cette conception populaire, véhiculée par
Glaucon, qui prend soin de s'en distancer, représente un pessimisme que vient renforcer la
fable de l'anneau. Platon, en faisant exposer cette doctrine par Glaucon, ne donne pas
nécessairement son appui à ce contractualisme primitif et on notera que Socrate, sans le
contredire, n'en fait pas le fondement de la réflexion politique qu'il s'apprête à élaborer.
Voir Théét., 172b, et Lois, X, 889e, sur l'origine sociale des lois : les lois ne sont pas dans la
nature, elles résultent de la téchnē, soutient l'Athénien. Voir R. E. Allen (1987).

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12. La construction étonne, le terme féminin (pleonexían) étant suivi du pronom neutre ;
mais on en a observé (B. Jowett, ad loc.) d'autres exemples (Théét., 146e). La nature en son
entier est donc animée de cet appétit du gain, de cette recherche d'une possession
supérieure et inégale. Seule la loi peut contraindre cet appétit à respecter la norme de
l'égalité. Cette contrainte exercée par la loi semble inspirée du passage du Gorgias (484b),
où Platon cite un vers de Pindare (frag. 169 Maehler : « La loi est reine de tout chez les
mortels et les immortels ») ; voir aussi Protag., 337d. L'égalité résulte de la loi, on ne
saurait la rechercher dans la nature.

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13. Même si le récit d'Hérodote (I, 8-13) évoque l'histoire de Gygès lui-même, qui séduisit
l'épouse du roi Candaule, mais sans avoir recours au charme d'un anneau, et même si
Platon lui-même au livre X de la République (612b) parle simplement de l'anneau de Gygès,
la leçon des manuscrits est claire : il s'agit d'un ancêtre de Gygès. Voir la discussion de J.
Adam, ad loc. (app. I, vol. I : 126 sq.)

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14. Ce terme, isótheon, est rare chez Platon. Par exemple, Phèdre, 255a1, et 258c2 ; infra,
VIII, 568b4. Il exprime ici la prétention à un pouvoir qui dépasse les capacités humaines et
n'est pas dépourvu d'ironie

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15. Formulation rigoureusement antithétique de la position socratique, qui pose que


personne ne fait le mal de son plein gré. Voir infra, 366d.

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16. Passer inaperçu est certes le sommet de l'art, voir Protag., 317a. Le médiocre (phaûlon,
a4) est donc simplement le malhabile.
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17. Reprenant l'expression de Thrasymaque (I, 344a), Glaucon évoque l'injustice la plus
accomplie, la parfaite injustice, celle qui conjugue la perversité de l'apparence juste à la
vilenie complète.

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18. Littéralement, par le fait qu'il ne ramollit pas sous l'effet de la mauvaise réputation. Une
image empruntée au vocabulaire des larmes, signifiant le fait de fondre, de se laisser
atteindre.

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19. Ce portrait du martyre du juste est déjà présent dans le Gorgias (473c), où il préfigure
l'exposé du présent livre. Voir également, infra, livre X, 613e, sans compter la référence au
supplice du philosophe, lors de son retour dans la cité après la sortie de la caverne (VII,
517a). Dans ces trois descriptions, les sévices infligés au juste sont évoqués avec vivacité,
dans une description qui fait écho, il n'est pas permis d'en douter, à la mort de Socrate.

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20. Platon fait référence ici aux Sept contre Thèbes, vers 592 : « car il ne veut pas paraître le
meilleur, il veut l'être », dont il cite juste après les deux vers suivants.

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21. Selon l'exposé de la conception populaire, c'est l'injuste qui mène une existence
authentique, proche de la vérité ; la vérité pour lui, c'est la réalité de l'injustice, et non pas
l'apparence, requise socialement, de la justice.

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22. Glaucon ne fait que reprendre les positions de ceux qui, dans la foulée des propos de
Thrasymaque, formulent des arguments cyniques en faveur de l'existence injuste, allant
jusqu'à faire de l'injustice une existence choyée des dieux.

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23. Peut-être repris d'Homère (Od., XVI, 97 sq.) ; voir également Xénophon, Mém., II, 3, 19.

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24. Alors que Glaucon s'est attaché à faire l'éloge de l'injustice (358d), Adimante va
s'attacher à faire l'éloge de la justice.

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25. C'est-à -dire pour son mérite en tant que vertu, mais au contraire pour ses
conséquences. La présence du pronom (autò, a1) ne renvoie pas à la justice en soi, qui
serait la forme de la justice, mais à son mérite intrinsèque. Comparer avec Protag., 361a.

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26. Citation de Hésiode (Travaux, 230), légèrement modifiée par Platon. Adimante recourt
aux grands textes de la culture classique pour fonder la doctrine morale de la rétribution
du juste, une doctrine courante dans la sagesse grecque. La justice comme mérite
appartient à la culture traditionnelle et déjà Hésiode affirmait : « Je veux aujourd'hui cesser
d'être juste, et moi, et mon fils : il est mauvais d'être juste, si l'injuste doit avoir les faveurs
de la justice ! Mais j'ai peine à croire que telles choses soient approuvées par Zeus le
prudent » (Travaux, 270-73). Platon reprend donc ici la morale traditionnelle qui veut que
les dieux récompensent le juste par la prospérité et par une postérité florissante. Voir en ce
sens également Homère, Od., V, 7, avec la discussion de A.W.H. Adkins (1960 : 61-85). Pour
le recours à l'autorité, voir déjà Hérodote, II, 53.

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27. Homère, Od., XIX, 109-113.

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28. L'évocation des châ timents de l'Hadès rappelle le Phédon (69c) et le Gorgias (493b).
Qu'ils soient attribués injustement aux justes, ou simplement présentés comme la
rétribution de l'injustice, ces châ timents sont pour Platon le résultat d'une imagination
inutile, car les châ timents véritables résident ailleurs, c'est-à -dire dans le mal lui-même qui
est bien au-delà de toute eschatologie mythique. Toute perspective de justification par la
rétribution est d'emblée inférieure à une justification philosophique intrinsèque. Le mythe
final du livre X présente une position différente, puisque la représentation des châ timents y
est décrite dans un but moral. Le fils de Musée est sans doute Eumolpe. Voir Protag., 316d,
et sur ce sujet E. Rohde (1952 : 369).

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29. Allusion probable aux initiés de l'orphisme, dont les banquets sont décrits dans
l'Axiochus (371c-d), mais aussi sans doute aux délices promis à Héraklès (Od., XI, 602, et
Pindare, Ném., I, 71). Pour l'ensemble des récompenses et châ timents, voir Hésiode
(Travaux, 285) et Hérodote (VI, 86).

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30. Voir infra, VII, 533d, avec l'allusion orphique de Phédon, 69c : « Quiconque arrive dans
l'Hadès sans avoir été admis aux Mystères et initié sera couché dans le bourbier ; mais celui
qui aura été purifié et initié partagera, une fois arrivé là -bas, la demeure des dieux. »

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31. Cette opposition entre le discours des poètes et le discours populaire renvoie au
contenu de l'opinion courante, de la sagesse traditionnelle que Platon contraste ici sur les
textes des poètes. Voir plus loin, 366e, pour la même opposition et Phèdre (258d).

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32. Première mention de la vertu de modération, associée à la justice. Les listes de vertus
étaient un lieu commun de la morale traditionnelle. Sur l'histoire des listes de vertus, et
notamment de la modération (sōphrosúnē), voir la riche étude de H. North (1966). Pour
Platon, voir L. Brisson (1993). Sur la difficulté de la vertu, comparer Protag., 339b, citant
Simonide.

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33. Cette théologie populaire, véhiculée par les poètes, fait du destin des hommes l'objet du
caprice des dieux, une conception que Platon condamne plus encore que la doctrine de la
justification par la rétribution évoquée plus haut. Non seulement parce qu'elle donne lieu à
l'exercice de la charlatanerie, mais parce qu'elle est arbitraire et dépourvue de tout
fondement. Voir Sophocle, Philoctète, 447-452, et Euripide, Ion, 1621 : « Oui, qui voit sur
son toit s'acharner le malheur, doit reprendre courage et garder son respect pour les
dieux ; car les bons trouveront récompense à la fin : les méchants resteront misérables ! »
(trad. Parmentier et Grégoire).

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34. J. Adam, ad loc., pense qu'il s'agit ici de confréries orphiques, décrites par Théophraste
(Caractères, 16). Voir P. Foucart (1873 : 153-157). Que les dieux ne se laissent pas
persuader de servir le caprice humain, Platon le dit dans l'Euthyphron (13d).

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35. Citation d'Hésiode (Travaux, 286-89), reprise dans les Lois, IV, 718e et dans le
Protagoras, 340d, sous une forme légèrement augmentée. Voir également Phèdre, 272c, et
Xénophon, Mém., II, 1, 20. Platon montre comment on peut modifier le sens du vers
d'Hésiode, puisque le poète, loin de vanter la facilité du vice, montre plutô t l'effort requis
pour la justice.

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36. Citation d'Homère, Il., IX, 497, légèrement modifiée. Dans son discours à Achille, Phénix
l'enjoint de ne pas se durcir ; même les dieux, lui dit-il, se laissent fléchir par des offrandes
et des prières. Platon a rejeté cette position dans les Lois, IV, 716e, et X, 905d.

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37. Quelle connaissance Platon avait-il d'un corpus de textes orphiques ? Déjà , le Phédon,
69c, et le Philèbe, 66c font allusion à une doctrine bien constituée. B. Jowett, ad loc., évoque
le témoignage d'Euripide (Hippolyte, 953, et Alceste, 967) sur l'existence d'un corpus
orphique. L'association de Musée et d'Orphée était courante dans le contexte des cultes
d'É leusis : Orphée enseignait les mystères, alors que Musée était guérisseur et devin. Platon
en fait les enfants des Muses et de Selènè, la Lune, et il les évoque ensemble dans l'Apologie
(41a) et le Protagoras (316d). Hérodote (II, 53) soutient qu'il n'y a pas de poètes antérieurs
au couple Homère-Hésiode et qu'en conséquence Orphée et Musée leur sont postérieurs.
Voir M.L. Morgan (1990 : 111-114, et 1992).

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38. Les rites associés à la vie de « là -bas », c'est-à -dire de l'Hadès, sont associés aux
mystères éleusiniens et il n'est pas dans l'habitude de Platon d'en présenter une image
négative. Dans le Phédon (69c), les initiations sont une approximation de la pensée
philosophique ; voir également Banq., 203a et 215c, et Euth., 277d. Métaphore du passage à
la connaissance, les mystères permettent l'accès au sens de l'expérience philosophique
comme conversion de la pensée et conviction de l'immortalité.
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39. Fragment de Pindare, cité notamment par Cicéron (Ad Atticum, XIII, 38) et restitué par
Bergk (frag. 213 Maehler).

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40. Fragment de Simonide (Scholie sur Euripide, Oreste, 782 = PLG frag. 76 Bergk).

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41. Le terme skiagraphía désigne les peintures en trompe l'œil et Platon y recourt comme à
une représentation illusoire, le contraire même du réel. Dans le Phédon (69c), il oppose la
vertu authentique, qui réside dans la pensée, au trompe-l'œil de la vertu, qui est un échange
de plaisirs et de peines. Voir plus loin, dans le contexte de l'ontologie du réel et des
phénomènes, VII, 515d, 523b et 532c ; VI, 510a ; et X, 602d. Sur la question de la peinture,
voir E. Keuls (1978).

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42. É vocation d'un vers du poète Archiloque (c. 650), qui avait associé la ruse et le renard
dans ses poèmes (frag. 224 Lasserre-Bonnard). Pour le présent passage, voir frag. 190.

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43. La différence entre les unes et les autres n'est pas toujours claire : ces associations
politiques sont plus ou moins l'équivalent de partis, exigeant des serments d'allégeance
(voir Thucydide, VIII, 54). Le succès de la Tyrannie des Trente, pour ne mentionner qu'un
exemple, fut le résultat des actions d'associations de ce genre. Platon les présente ici
comme le refuge de ceux qui mènent une vie d'injustice. Voir Apol., 36b, et Théét., 173d. Un
passage des Lois laisse entendre que Platon interdirait toutes ces associations (IX, 856b).
Voir S.S. Monoson [2000 : 195].

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44. Dans l'exhortation du livre X des Lois (885b), Platon classe en trois attitudes l'impiété :
croire que les dieux n'existent pas, croire qu'ils existent et n'ont aucun souci des affaires
humaines ; croire qu'ils sont faciles à fléchir par des prières et des sacrifices. Voir aussi
Lois, XI, 948c.

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45. Probablement des divinités orphiques, comme Déméter ou Dionysos et Hécate. Voir la
discussion de M.L. Morgan (1990 : 108-123).

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46. L'association de ces cités aux cultes à mystères donne à penser que Platon évoque ici
l'exemple d'Athènes, qui avait intégré les cultes d'É leusis. Voir W. Burkert (1992).
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47. La postérité de Musée et d'Orphée (supra, 364e), point de départ de la lignée des poètes
et des interprètes de la volonté des dieux. Tout ce passage oppose la théologie orphique de
la libération des fautes aux exigences plus élevées d'une justice absolue, que Platon
présente sans possibilité de rédemption par la prière ou les sacrifices.

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48. En quoi consiste cette theía phúsis ? L'origine divine de la vertu, et du naturel élevé qui
permettra d'identifier le philosophe, est une question récurrente chez Platon. Plus loin (VI,
492e-493a), il affirmera que ce naturel divin excède la naissance et l'éducation : le vertueux
constitue une exception, il est l'objet d'une dispensation divine. On peut le rapprocher de
cette theía moîra (Ménon, 99e ; Lois, I, 642c) qui distingue le philosophe et le vertueux.
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49. Cette première mention du thème du gardien (phúlax) annonce la nécessité des
gardiens philosophes pour protéger la cité de l'injustice, puisque individuellement
personne n'est préparé, dès son enfance, au choix de la justice. Voir le passage parallèle,
Gorg., 472d-481b.

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50. En revenant sur la classification des biens qui a servi de point de départ à l'exposé,
Adimante insiste davantage sur la valeur intrinsèque de la justice que sur la conjonction
des avantages et du bien en soi. Le bienfait de la justice, ce en quoi elle est secourable
(oninēsin, d3) peut donc être distingué de ses conséquences utiles ou profitables, comme
les récompenses ou les réputations. L'argument est conclu en identifiant la justice au bien
et l'injustice au mal, considérés absolument.

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51. Socrate évoque ici la figure d'Ariston, comme le fragment qui suit le confirme, et non
pas Thrasymaque, comme J. Adam le supposait. Le jeu de mots sur la signification de son
nom (áristos, excellent) est explicité en IX, 580c. Il s'agit du père de Platon, d'Adimante et
de Glaucon. Quant à l'amant de Glaucon, désigné comme son erastḗs, P. Shorey (ad loc.)
pense qu'il pourrait s'agir de Critias. Le segment central est un fragment poétique, d'origine
inconnue (= West, 1971, Adespota, 1).

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52. Bataille de 409 av. J.-C., décrite dans Diodore de Sicile (XIII, 65), l'un des nombreux
conflits entre Athènes et Mégare. Cette date crée un léger anachronisme pour la date
dramatique du dialogue : s'il faut la situer en 410, pour des motifs littéraires (voir
Introduction), la référence à cette bataille la ferait placer un an plus tard.

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53. Socrate introduit ici, par le moyen d'une analogie avec la lecture de petits et de grands
caractères, ce qu'il est convenu d'appeler le motif psychopolitique. Le but de la recherche
est de saisir la nature de la justice dans l'â me, mais comme on n'y parvient pas, on peut
tenter de l'appréhender sur un registre où elle sera plus manifeste, celui de la cité. Dans un
passage du Politique (277d-278b), Platon recourt également à une analogie linguistique,
celle des syllabes, pour progresser du simple au complexe. Les sujets complexes requièrent
l'usage de paradigmes (277d1). Cette analogie intervient ailleurs (Théét., 205d-206a, et
infra, IV, 402a). De manière semblable, la méthode psychopolitique est introduite par
l'analogie de la lisibilité de caractères, la cité constituant une écriture plus lisible que l'â me,
parce que plus étendue. La fécondité de ce parallèle se révélera dans le développement de
l'argument, en particulier dans la doctrine de la vertu. Voir sur la méthode, Soph., 218c, et
Pol. 286a. Pour l'ensemble, voir T.J. Andersson (1971), une étude complète de la méthode
et de l'analogie structurale de l'â me et de la cité. La progression de l'analogie est souvent
rappelée par Platon en cours de route : 371e (fin de la description de la cité), 372e
(description de la cité malade), 376c (début du programme éducatif), 392c (fin de l'exposé
sur les discours) ; IV, 420b-c (objection d'Adimante), 427d (fin de l'exposé de la cité juste),
434d (justice dans l'individu), 472b (possibilité de la cité idéale) ; VIII, 545b (description
du déclin des cités) ; et IX, 577c (conclusion de l'argument du dialogue).

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54. Le dieu de la communication et des messages est ici associé à l'interprétation de


l'analogie constitutive de la méthode de la République.
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55. L'emploi du terme idéa s'entend ici de manière concrète, c'est l'objet de la vision, la
forme visible analogue aux petits caractères qu'il s'agit d'arriver à lire. La référence au
cadre et à la lisibilité laisse supposer que l'analogie est stricte et à aucun moment Platon ne
met en question l'idée que la nature de la justice soit identique dans l'â me et dans la cité.
Voir sur cette question F.M. Cornford (1912), qui argumente pour la priorité de la
tripartition politique et le caractère artificiel de la tripartition de l'â me, et à l'opposé, J.
Annas (1999), qui interprète la cité politique comme métaphore de l'â me individuelle.

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56. Au parallélisme â me et cité, Platon ajoute la perspective de la généalogie : c'est en


retraçant le développement de la cité que la formation de la justice et de l'injustice
apparaîtra avec clarté. L'examen demeure théorique, puisqu'il s'agit d'une reconstruction
rationnelle, et non pas d'une véritable enquête qui aurait exigé un recours à l'histoire. Mais
très rapidement (II, 379a, et ensuite V, 458c), cette enquête devient une entreprise de
fondation : les participants à la discussion endossent le rô le de fondateurs de cités, de
législateurs. Cette transition de la généalogie à la recherche d'une forme idéale s'opère sans
que Platon n'intervienne pour la marquer clairement. C'est l'irruption de l'injustice qui en
est le motif principal.

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57. En cours de route (IV, 420b), Platon modifie ce plan : l'exposé de la justice sera réservé
au livre IV, et l'injustice sera reportée à l'examen de la corruption, aux livres VIII et IX.

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58. Cet exposé de la genèse de la cité primitive a une ambition historique limitée et doit
être mis en parallèle avec celui des Lois (III, 676a-680e), où le projet est plus précis. On
peut noter la présence de plusieurs aspects idylliques (Pol., 269c), mais l'essentiel est la
fondation économique et sociale qui sera reprise pour la cité idéale, et notamment pour la
séparation des tâ ches.

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59. Socrate évoque d'abord l'absence d'autarcie économique, aucun membre de la société
n'étant autárkēs (b6) par lui-même. C'est le besoin réciproque qui rassemble les êtres
humains et transforme leur ensemble naturel en véritable cité : la sunoikía (c4), qui est
simple habitation en commun, constitue une forme primitive, qui se dépasse dans la cité
quand le lien économique devient social. L'idéal de l'autárkeia était déjà présent chez
Démocrite (DK 68 ; B 246).

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60. La recherche philosophique qui s'amorce ici sera donc la restitution des étapes par
lesquelles s'instaure la cité. Au point de départ, il ne s'agit donc pas encore d'une cité
parfaite ou idéale, mais de la reconstitution de la cité primitive, fondée d'abord sur les
besoins (chreía, c10). La proposition d'une recherche par le discours, en paroles (tō̂i lógōi,
c9) en fait un travail spéculatif ou théorique, par opposition à ce que serait un projet
législatif concret, pratique.

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61. Aristote (Pol., IV, 4, 1291a10-19) a critiqué ce passage, en le prenant à la lettre, comme
si Platon n'avait en vue qu'un ensemble de services matériels et ne voyait pas que la cité se
forme en vue du bien. Ce reproche étonne, tant la perspective de la République semble
précisément au contraire la formation de la cité en vue du bien.

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62. La notion de tâ che propre (érgon, 369e2, ta hautoû práttein, 370a4) est destinée à jouer
un rô le fondamental dans la généalogie des groupes constitutifs de la cité idéale. En
l'introduisant ici dans la description de la cité primitive, Platon présente d'abord les tâ ches
spécialisées des artisans et hommes de métier. La sagesse consiste-t-elle à s'occuper de sa
spécialité ? Dans le Charmide (161e-163b), Socrate s'interroge sur le sens de l'expression «
s'occuper de sa propre activité », où il ne reconnaît pas une définition satisfaisante de la
sagesse. La diversité des talents et des aptitudes est l'œuvre de la nature (370b1, 370c4) et
elle ne résulte pas simplement de l'exercice, de l'occasion (kairō̂i, c4) ou de la nécessité des
tâ ches. Ce principe, qui vaut pour la cité primitive, sera lourd de conséquences quand il
s'agira de tenir compte des talents naturels dans la différenciation des groupes constitutifs
de la cité idéale, et en particulier des gardiens. Voir infra, III, 395b, et IV, 433a, et en
parallèle, Lois, VIII, 846d. Pour la discussion du principe, voir G. Vlastos (1977).

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63. Tous les usages des animaux domestiqués sont mentionnés, sauf le plus habituel, celui
de fournir la viande. Celle-ci appartient à la cité luxueuse (373c). Dans le développement de
la cité primitive, Platon distingue les fonctions selon trois catégories : les besoins de base,
les fournisseurs d'outils, les pasteurs. Cette distinction correspond à une spécialisation
progressive, mais elle demeure spéculative. Par contre, l'intervention postérieure du
commerce pour des fins d'échange entre les cités semble constituer une séquence
différente.

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64. Ce passage se signale par l'omission de l'existence de l'argent ; tout est effectué par
l'échange de biens. Voir infra, 371c.

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65. Il s'agit des armateurs, qui travaillent en collaboration avec les négociants (Gorg., 511d-
e ; Pol., 290a).

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66. Platon distingue le groupe primitif de la fondation (sunoikía) de la communauté


d'association (koinōnía, b5) qui regroupe les activités complémentaires. Ce vocabulaire de
la fondation des cités, riche d'implications politiques et économiques (voir Lois, V, 735b ;
IV, 713a), a été analysé dans la belle étude de M. Casevitz (1985 : 195 sq.).
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67. Platon passe rapidement sur l'institution de la monnaie, qu'il présente comme un
symbole de la transaction. Elle semble réservée aux échanges dans la cité. Voir Lois, V,
742a, qui limite la possession d'argent, tout en admettant la nécessité d'une monnaie
commune aux cités grecques.

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68. Il s'agit encore de citoyens, et Platon évite de mentionner l'existence des esclaves, sans
doute parce qu'ils n'appartiennent pas au corps civique. Plus loin, l'esclavage est réservé
aux Barbares (V, 469b-470c). Voir sur ce point G. Vlastos (1968 et 1973).

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69. On note en effet que l'alimentation est végétarienne, et que le bétail est réservé aux
travaux des champs. Le végétarisme était-il pour lui un idéal, peut-être inspiré du
pythagorisme ? Voir Lois, VI, 782a-d. Ces farines étaient cuites de diverses manières,
principalement à base d'orge et de blé. Notons qu'il permet à ses militaires de manger de la
viande (III, 404b), et même de la viande de porc (373c), tout en ne se privant pas d'ironiser
au sujet de « ceux qui en mangent ». Voir la critique plus bas, lors de l'exposé du régime des
gardiens en III, 404d, et à l'occasion de la description de la démocratie en VIII, 559b. Pour
toutes les questions de l'alimentation en Grèce, voir J. Wilkins et alii (1995).

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70. Le smilax est une plante à vignes, semblable au liseron commun. Voir Euripide,
Bacchantes, 107. Ce nom désignait aussi une variété de chêne en Arcadie, et la scène que
Platon décrit ici pourrait aussi bien évoquer des couches de feuilles de chêne.

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71. Le contrô le de la population apparaît ici une condition de la prospérité et de la paix
(373d), et Platon y revient en IV, 421e-423c.

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72. Où se situe la frontière entre la cité primitive qui se satisfait de biens fondamentaux, et
cette cité du luxe, que Platon caractérise d'abord par les banquets ? La première est la cité
saine, c'est la cité authentique, véritable (alēthinḕ, e6), alors que l'autre est remplie de
phlegme (e8) et malsaine. C'est cette cité remplie d'humeurs qui sera purgée (III, 399e).
L'exposé de la cité primitive se clô t ici ; vient ensuite, l'exposé des maux de la cité gonflée
d'humeurs (372e) qui vont exiger qu'elle soit purgée et dirigée par des gardiens, dont
l'exposé conduira à la dialectique des vertus du livre IV ; une fois la justice découverte, la
cité idéale des Gardiens philosophes, décrite aux livres V-VII, pourra être considérée
accomplie et l'exposé reviendra aux maux des régimes politiques. Pour la cité malsaine,
voir Lois, III, 691e. Voir aussi, pour la critique du luxe (truphḗ), P. Schmitt-Pantel (1992 :
452).

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73. Platon durcit le trait, en rangeant au nombre des biens de luxe, « de toutes formes »
(pantodapá, a4), comme les essences et le mobilier, les compagnes de table et de couche,
qu'il associera plus loin aux prostituées corinthiennes (III, 404d). Ce passage, comme tant
d'autres, est souvent cité comme une critique du luxe athénien, que Platon identifie comme
la cause de la ruine aux mains de Sparte, austère et disciplinée.

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74. Littéralement, la faire croître en volume et en nombre, avec une nuance nettement
péjorative. Cette cité du luxe sera en effet remplie de fonctions inutiles, et la liste que Platon
en donne, dans son désordre qui lie pêle-mêle les coiffeurs et les poètes, donne une
indication de son mépris du luxe et de l'ornement. Les poètes seront juste après l'objet
d'une critique conduisant à leur expulsion de la cité idéale (III, 399e). La conclusion du
morceau par l'ajout des porchers et des bestiaux (373c) ne manque pas d'ironie, après que
Glaucon eut qualifié la première cité de « cité de pourceaux ».

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75. L'expansion territoriale et les conquêtes motivées par le désir de richesse apparaissent
donc comme les premières manifestations de l'injustice : une cité qui saurait se maintenir
dans l'état d'austérité développerait-elle l'injustice d'une autre manière ? Platon n'envisage
pas cette possibilité : pour lui, le franchissement de la limite des biens nécessaires (373e)
constitue le mal originaire. Au livre VIII (547a sq.), ce désir de luxe est présenté comme la
cause la plus importante de la dégénérescence du régime juste. De même, la chute de
l'Atlantide (Critias, 120d). Voir aussi Phédon 66c, Protag. 354b. Une cité en paix devra
protéger son territoire (Lois, VI, 760e et 778e). Cette théorie de la pleonexía centre donc
l'analyse platonicienne de la guerre essentiellement sur une détermination économique. Y.
Garlan (1989 : 32) remarque que jamais, pas plus chez Aristote que chez Platon, la réflexion
ne cherche à prendre en charge la coexistence des cités et leurs intérêts rivaux. Leur
analyse est centrée sur la cité autosuffisante et bien gérée. La formation des guerriers, la
stimulation du courage deviennent très importants. Mais n'y a-t-il pas d'autres motifs pour
un état aussi permanent, des motifs qui seraient plus politiques que strictement
économiques ? N'est-il pas question d'étendre une domination, de créer des alliances, de
forger des hégémonies ? L'impérialisme repose certes d'abord sur la puissance acquise par
la richesse. Platon est proche de Thucydide, dans sa réflexion sur les causes de la guerre du
Péloponnèse : les Spartiates craignaient d'abord la richesse croissante d'Athènes. Voir C.
Mossé (1995).

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76. Cette remarque n'est pas banale ; dans la suite du dialogue, Platon distinguera la guerre
entre les cités (pólemos), qui peut être nécessaire et bénéfique, et la dissension, la discorde
(stásis), un conflit interne à la cité et qui est toujours néfaste. Les guerres sont causées par
le besoin économique (Phédon, 66c). La doctrine de la justice cherche d'abord à enrayer la
dissension interne des cités ; pour ce qui est de la justice entre les cités, dont le terme serait
la fin des guerres, Platon ne semble pas vouloir l'envisager. Sur la discorde et le thème de la
stásis, voir N. Loraux (1997).

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77. Dans la cité primitive, on aurait pu attendre que Platon confie à chaque membre de la
cité la responsabilité de la défense et le service militaire, mais il considère ici un stade plus
développé, ou même déjà réformé, où l'armée correspond à un métier spécialisé. La
surprise de Glaucon (a3) est celle d'un Athénien, la spécialisation militaire étant plutô t une
caractéristique de Sparte. Ce passage est l'occasion d'un développement sur la
spécialisation, où Platon voit un engagement de la totalité de la vie humaine. Chaque tâ che
exige qu'on s'y consacre entièrement, de la jeunesse à la vieillesse, excluant donc ainsi tout
changement et ne tenant aucun compte de la polyvalence à l'égard de tâ ches différentes. Ce
principe de spécialisation extrême renforce, sur le plan de la structure sociale, le caractère
fixe et rigide des assignations fonctionnelles et restreint la mobilité ascendante de ceux qui
pourraient légitimement prétendre quitter le registre des métiers et de la production pour
atteindre les responsabilités militaires et politiques. Voir sur ces questions Y. Garlan
(1989) et V.D. Hanson (1990).

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78. Déjà introduit (II, 367a), ce terme (phúlax) est ici employé pour la première fois au sens
de la fonction dans la cité. Il appartient d'emblée à la classe des protecteurs de la cité et
Platon, en l'introduisant, ne distingue pas avec précision la fonction militaire et la fonction
de gouvernant. Les militaires seront nommés plus loin auxiliaires (epíkouroi, III, 414b),
alors que les gardiens, eux qui sont les gardiens véritables (428d), seront les gouvernants
(árchontes, III, 389b et 412b). Il s'agit d'une fonction (érgon), qui requiert un art, une
expertise (téchnē), un soin (epimeleía) et des dispositions naturelles (phúsis, e4) qui
justifieront plus loin un programme éducatif spécialisé.

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79. Platon associe à l'occupation (epitḗdeuma), qui est l'office particulier de chaque
fonction, une disposition naturelle (epitēdeía phúseōs), c'est-à -dire une aptitude
développée par la pratique et l'exercice d'une tâ che particulière. Dans la doctrine de
l'éducation qu'il s'apprête à proposer, la notion du « naturel » requis pour les tâ ches les
plus élevées de la cité comprendra aussi bien les aptitudes physiques et techniques
qu'intellectuelles et morales. Ce naturel (375a2) du jeune homme bien né constitue une
aptitude spécifique pour la tâ che la plus importante, la garde de la cité. La comparaison
avec le jeune chien de race rend problématique la qualification « bien né » pour le jeune
homme qu'on s'apprête à choisir : le rapprochement de gennaíon et de eugenoûs signifie
que Platon ne pense pas d'abord à la naissance aristocratique, mais surtout aux qualités
naturelles, en particulier les aptitudes physiques (vivacité, force) qui sont la base du
courage, vertu fondamentale du gardien-guerrier.

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80. La difficulté de traduire ce terme (thumoeidḕs) varie selon les langues. Là où l'anglais a
tendance à préférer spiritedness, par exemple G.M.A. Grube, le français se trouve un peu
dépourvu et les traducteurs hésitent entre un vocabulaire moral (la colère) et une
expression purement psychologique (l'ardeur, l'impétuosité, le cœur ou le désir). Quand il
l'introduit ici comme déterminant du courage, Platon associe à la disposition belliqueuse
une forme de rage ou de colère, une impétuosité qui maintient le combattant dans son
attitude et le conduit à la victoire. Il s'agit, pourrait-on suggérer, d'une énergie qui tient de
la force du désir. Ici, le terme est un adjectif qui est formé sur le thumós (b1) et signifie ce
qui est de l'espèce du thumós, une forme d'ardeur colérique. Mais comme cette énergie
n'est pas purement physique, il s'agit d'une énergie de l'â me (b7). Au livre IV, ce terme va
acquérir un statut conceptuel de grande importance, puisqu'il va devenir l'instance
intermédiaire de la psychologie de Platon. Pour l'histoire du concept, voir S. Darcus
Sullivan (1995 : 54-69) ; pour une étude de sa formation, voir W. Jaeger (1946), qui fait
l'hypothèse d'une origine médicale. Platon le reprend peut-être du langage de Socrate, ce
que suggère J. Adam citant Xénophon (Mém., IV, 1, 3). Voir infra, IV, 439e et l'étude de A.
Hobbs (2000 : 8 sq.).

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81. Fragment d'Héraclite, repris d'Aristote (Éthique à Eudème, II, 7, 1223b23) : « Il est
difficile de combattre la colère, car elle l'emporte au prix de la vie » (frag. 100 Conche).

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82. L'association de la douceur et du courage rempli d'ardeur constitue le portrait moral de
l'homme politique (Pol., 306a-311c), dont l'équilibre se construit entre une audace
excessive et une mollesse sans courage. Voir infra, III, 410b sq., IV, 441e, VI, 503b-c, et
Théét., 144a-b. De même ici, le thumoeidès et le naturel doux sont complémentaires et
également nécessaires à l'excellence du gardien.

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83. Le terme général, eikṓn, a ici le sens d'un moyen de comparaison.

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84. Cette comparaison avec les chiens est récurrente dans le portrait des gardiens (cf. infra,
V, 451d pour le recrutement des femmes). Platon évoque ici un trait traditionnel des chiens
gardiens, déjà présent chez Héraclite : « Les chiens aboient seulement contre celui qu'ils ne
connaissent pas » (frag. 8 Conche) et repris chez Aristote (Pol., VII, 7, 5, 1327b38 sq.).
Citant ce passage de la République, Aristote attribue au thumós, faculté de l'â me, le
sentiment de la philía envers les amis. Ce flair de reconnaissance, Platon va le qualifier de
philosophique (376b1). On peut rappeler le retour d'Ulysse (Od., XVI, 4-10), alors que les
chiens n'aboient pas devant Télémaque.

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85. L'expression est complexe, puisqu'il s'agit de l'ensemble des qualités et aptitudes
naturelles qui caractérisent celui qui pourra accéder aux responsabilités du philosophe
dans la cité. Il ne s'agit pas seulement du tempérament ou du caractère, mais aussi des
vertus morales. Sur ce passage, et sur toute la doctrine platonicienne du naturel
philosophe, voir d'abord l'étude très complète de M. Dixsaut (1985). Premier emploi (e10)
dans le texte de la République du terme philósophos. On peut noter à la suite de J. Adam que
dans l'exposé des livres II-IV, c'est surtout la portée morale de la philosophie qui est
soulignée, la sagesse étant d'abord de l'ordre du caractère et de l'agir ; ensuite, à partir du
livre V (473b), la portée est nettement plus intellectuelle. Voir pour le naturel philosophe,
V, 455c.

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86. Philomathès, qualificatif déterminant du philosophe, amoureux de la connaissance (voir
infra, III, 411d, IV, 435e, V, 475c, VI, 485d et 490a, VII, 535d, et IX, 581b). Ce terme apparaît
aussi dans le Phédon (67b, 82c, 82d, 83a) et dans le Phèdre (230d). La comparaison avec le
chien pourrait avoir une connotation ironique à l'endroit des cyniques.

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87. De quel homme s'agit-il ? L'homme en général ou celui qui est destiné à remplir la
fonction de gardien ? Platon applique à l'homme ce qu'il vient d'exposer sur le chien de
race.

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88. Le thème du kalòs kagathòs est présent dans toute l'éthique grecque : la conjonction de
la beauté et de l'excellence morale se trouve au fondement de l'idéal de l'homme grec. Voir
infra, III, 396b, avec l'étude de A.W.H. Adkins (1960 : 156 sq.).

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89. La suite de l'argument n'est pas dépourvue d'ambiguïté. La généalogie de la cité


primitive proposée par Socrate devait permettre de répondre à la question concernant
l'avènement de la justice et de l'injustice dans la cité. Socrate le rappelle ici. Cette
généalogie était par ailleurs inscrite dans le projet méthodique de saisir sur le plan de la
cité ce qu'on cherche à connaître d'abord pour l'â me humaine. Sur ces deux points, la
recherche a été amorcée dans une perspective qu'on pourrait qualifier d'historique – à
condition d'en maintenir le caractère spéculatif –, ou purement généalogique : comment
surgit l'injustice ? Comment advient la justice ? Il n'est donc pas encore question d'une
méthode pour rendre possible une cité idéale ou parfaite. Or, à ce point du dialogue, Platon
laisse s'introduire une perspective normative, en évoquant ce qui devrait être. De quel
travail préliminaire ou préalable (proúrgou, c8) s'agit-il ? Les passages où Platon revient
sur la progression du dialogue ne sont pas nombreux, il est important de les souligner. C'est
à Adimante, qui prend ici le relais de Glaucon, que Platon accorde le privilège d'appuyer
cette recherche (d4-5) et Socrate lui répond en proposant une nouvelle méthode, qui vient
donc compléter la généalogie et le motif psychopolitique : la formation de ces gardiens sera
exposée par le moyen d'une mise en discours qui empruntera le modèle du récit fabuleux
(en múthōi muthologoûntés). Platon distingue le premier â ge, où les gardiens sont élevés
(thrépsontai, c7) et la formation qui correspond à leur éducation à proprement parler
(paideuthḗsontai, c8 et d10). À compter de ce moment du dialogue, la perspective devient
normative et le premier exemple le montre clairement : le privilège du discours poétique
véridique.

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90. Il semble plus conforme au terme grec paideía (e2) de le traduire par formation que par
éducation, le concept de formation englobant la totalité de la culture transmise et incluant
l'éducation à proprement parler. Mais il y aurait plusieurs arguments pour s'en tenir au
terme ordinaire, éducation. La transmission de la culture grecque s'effectuait surtout par
l'étude des poètes (Protag., 325e sq. ; Lois, VII, 810). Sur ce terme, son rapport à l'éducation,
voir d'abord H.-I. Marrou (1948 : 107-130) et l'étude classique de W. Jaeger (1944). Dans
son exposé, Platon opère une division claire : le premier moment est celui de la formation
morale, et ensuite dans un deuxième temps, il fait intervenir les disciplines intellectuelles.
La première étape concerne tous les gardiens, la deuxième est réservée aux futurs
gouvernants. Voir les chapitres correspondants dans l'étude de R. Nettleship (1961).

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91. Parce que cet art est beaucoup plus vaste que la notion moderne de musique, et en
particulier parce qu'il englobe la poétique (les discours, e9) en son entier (épopée, poésie
lyrique, tragédie), on peut être tenté de recourir à une expression qui fait écho à
l'étymologie : l'art des Muses. Mais cette traduction présente plusieurs écueils, puisque
Platon se concentre autant sur la dimension poétique des mythes que sur l'harmonie
musicale et le rythme. Il semble préférable d'inviter le lecteur à adopter un concept plus
étendu de la musique, et à le compléter, là où le contexte l'exige, par celui de la poésie. Sur
la paideía classique, et notamment sur la double formation de la gymnastique et de la
musique, voir H.-I. Marrou (1948 : 74-86). Pour la musique, voir E. Moutsopoulos (1959).

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92. Le discours faux est d'abord ici le discours de fiction. Le mythe appartient à cette
catégorie et il comporte une part de vérité (a6) dans la mesure où il propose une leçon
morale interprétable. Sa fonction dans l'éducation est d'emblée problématique (voir infra,
III, 411e). La fiction est-elle répréhensible ? Dans la suite de l'échange, Platon montre
clairement que ce n'est pas tant la représentation fictive ou l'imagination qui est
répréhensible que l'attribution fallacieuse aux dieux de prédicats et d'actions inacceptables
et la représentation de l'immoralité. Une fiction acceptable (377e) serait une fiction qui
présenterait une similitude et non une déformation. C'est donc la déformation qui est
mensongère, et non la fiction en tant que telle. Sur la question du múthos, voir L. Brisson
(1982 : 107-167).

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93. Le premier sens du mot múthos est celui que Platon évoque ici, ces histoires ou ces
fables racontées aux enfants. Voir, pour une discussion de l'ensemble du vocabulaire du
mythe, L. Brisson (1982).

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94. Voir le passage parallèle dans les Lois, VI, 753e, et infra, III, 401e.

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95. Cette image est rare chez Platon et encore plus le verbe utilisé ici pour marquer
l'imprégnation du sceau (túpos, b2 et c8 ; ensēmḗnasthai, b2-3). Par un passage du Théétète
(191d), on comprend que Platon évoque l'image du cachet qui s'imprime dans la cire : un
don de Mnémosyne, la mère des Muses, cette cire accueille la culture et la science qui s'y
gravent « comme des marques d'anneaux que nous imprimerions ». Voir également 194c et
209c. Cette pénétration de l'empreinte doit être durable (Lois, I, 642b, et infra, III, 401d
pour l'influence de l'harmonie par le rythme). Tout le vocabulaire platonicien de
l'éducation est influencé par cette image de la plasticité de l'â me, où former signifie d'abord
façonner, modeler (377c : pláttein tàs psuchàs). Dans la jeunesse, l'empreinte est
ineffaçable et immuable (duséknipta te kai ametastáta, 378e1). L'empreinte est celle du
modèle qui doit disposer à la vertu (379a). Faudrait-il traduire, comme Luc Brisson le
suggère, par « moule », c'est-à -dire une empreinte en creux, le contraire de l'apotúpōma,
l'empreinte en relief ? Voir L. Brisson (1982 : 136). J'ai préféré conserver un terme plus
général. Voir aussi G. Roux, sur le terme túpos (1961). Ces modèles sont le fondement des
lois, voir infra, 380c et 383c.

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96. Contrô ler en quel sens ? Le terme employé (epistatētéon, b11) indique qu'il pourrait
s'agir de règlements, de lois précises, allant jusqu'à une véritable censure.

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97. Allusion probable au massage des nourrices, comparé ailleurs par Platon (Lois, VII,
789e) au modelage d'une cire. Voir également I Alc., 121d.

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98. Je distingue dans la traduction, pour les mythes, le récit et l'histoire, suivant l'indication
donnée par la notion de « récit majeur ». Il s'agit ici des mythes qui ont une grande
importance par leur place dans la culture grecque, en tant qu'ensemble de la mythologie, et
qu'il faut distinguer des histoires et légendes particulières qui, dans certains cas, sont
constitutives de ces récits. On pourrait aussi parler de mythes majeurs et de mythes
mineurs, puisque Platon veut d'abord critiquer les mythes qui ont une portée théologique.
Platon n'est pas le premier à critiquer les mythes traditionnels, Xénophane et Héraclite
l'avaient fait avant lui (Diogène Laërce, VIII, 21 et IX, 18, avec les études de L. Brisson, 1996,
et J. Pépin, 1976, 2e édition). L'influence de Xénophane sur ce passage a été suggérée par D.
Babut (1974).

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99. Platon amorce ici une longue série d'exemples, tous tirés de la mythologie classique et
constituant à ses yeux des représentations inacceptables de la divinité. Ce développement
sera conclu par des principes généraux sur la théologie. Le premier de ces exemples est
aussi bien le plus scandaleux, celui de la généalogie des Cronides. Voir Hésiode, Théogonie,
v. 136-210. Dans le Cratyle, Platon propose une étymologie allégorique pour Ouranos et ne
formule aucune réserve particulière à l'égard de ce mythe (Crat., 396b-c), alors que
l'Euthyphron (5e-6a) donne un exemple d'un recours pernicieux à la légende pour
persévérer dans une action immorale. Voir en général Lois, X, 886c.

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100. Pour certains auditoires, ces mythes immoraux demeurent inoffensifs, alors que pour
les jeunes, ils sont très néfastes. Il est donc question de restrictions dans l'accès aux récits
de la mythologie. On notera la remarque concernant les victimes du sacrifice : les récits
faisaient à l'occasion partie de cérémonies précédées de sacrifices et pour y participer, il
fallait sacrifier un animal. En exigeant le sacrifice d'un animal de prix (un agneau par
exemple), au lieu du porc jugé médiocre, on limitait l'accès aux cérémonies.

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101. S'agit-il déjà de la construction de la cité idéale, ou seulement de la cité dont Platon
retrace la généalogie ? La transition entre l'explication historique et la proposition d'une
cité harmonieuse n'est pas encore faite de manière nette. Platon évoque cependant les «
futurs gardiens de la cité » (c2), ce qui donne à entendre qu'il a quitté sa première
explication et qu'il est engagé dans la cité à construire.

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102. Ce passage évoque l'exemple d'Euthyphron, recourant aux actions de Zeus pour
justifier sa propre impiété ; voir Euthyph., 5e-6b.

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103. Platon est proche ici de Pindare : « Blasphémer les dieux est une mauvaise sagesse…
que la guerre ni les combats n'approchent des Immortels » (Olympiques, IX, 54 sq.).

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104. Les gigantomachies (c4) étaient un sujet traditionnel, en particulier à Athènes. La
victoire d'Athéna était représentée sur le péplos sacré qu'on conduisait à l'É rechthéion lors
du défilé des grandes Panathénées (Euthyph., 6c) et elle était aussi le sujet des frises
sculptées du Parthénon.

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105. Légende rapportée par Pausanias (Description de la Grèce, I, 20, 3), faisant écho à
Homère (Il., I, 590 sq. ; XVIII, 304).

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106. Rare chez Platon, le terme huponoía signifie littéralement l'intention sous-jacente du
texte, ce qu'on comprend sous la lettre du texte. La remarque de Socrate dans le Banquet de
Xénophon (III, 6, 24) montre que le terme était courant : les rhapsodes ne connaissent pas
les significations sous-jacentes. Plutarque parlera de sens caché et il note que ce terme
ancien est remplacé par celui d'allégorie (Sur la lecture des poètes, Œuvres morales, I, 19e).
Malgré sa rareté, cette mention au début de sa critique des mythes montre que Platon était
familier de la méthode, dont il voyait l'illustration chez les cyniques, notamment
Antisthène. L'histoire du commentaire allégorique des poètes est complexe, voir d'abord
Jean Pépin (1976 : sur huponoía, 85-87 ; sur Platon, 112 sq.) et Luc Brisson (1996 : 49-58).
Le passage du Phèdre (222b-230a), qui exprime également une réticence à l'égard de
l'allégorie, ne se fonde pas sur un motif pédagogique, mais plus simplement sur la difficulté
de la tâ che. Voir l'article de J. Tate (1924). Le développement le plus important pour la
critique des mythes se trouve au livre X, 595a-608b.

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107. La même question est posée dans les Lois, VII, 811, et Socrate répond que le texte des
Lois offre le meilleur modèle.

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108. Première mention sans ambiguïté de la transition du dialogue d'une recherche sur la
généalogie de la justice et de l'injustice dans les cités vers une problématique normative et
spéculative, c'est-à -dire la recherche d'un modèle de cité. Socrate dit clairement à ses
interlocuteurs que leur discussion les engage comme oikistaì, fondateurs de cité. Le terme
(oikistaì póleōs, a1) est rare, voir VII, 519c, avec les remarques de M. Casevitz (1985 : 104
sq.). L'activité de fondation de cité était principalement tributaire de la colonisation, une
caractéristique centrale de la culture athénienne dont Platon tire plusieurs expressions
pour son entreprise d'une fondation philosophique de la cité juste. La précision de ce
vocabulaire politique marque l'importance de la justice politique dans la République, et son
articulation méthodique sur la recherche de la justice de l'â me.

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109. Quelle est la nature de ces modèles que doivent suivre les poètes ? Il s'agit de récits
exemplaires, découlant de principes philosophiques et théologiques ; leur exemplarité tient
à leur statut de modèles, de véritables lois (nómōn te kai túpōn, 380c8, 383c7), capables de
guider la fabrication des récits, quel qu'en soit le genre (épopée, lyrisme, tragédie). Car
c'est le modèle qui est à l'origine de l'influence du récit dans l'â me des jeunes, et non les
histoires elles-mêmes, c'est-à -dire le fait qu'elles soient des fictions. Seul le modèle en effet
assure la transmission de la juste conception de la divinité. Le traducteur en langue
anglaise G.M. Grube propose le terme « patterns », qui exprime cette exemplarité. Sur le
terme túpos, voir supra, 377b.

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110. Malgré sa richesse, il est difficile de traduire le terme grec theología (a5), introduit ici
pour la première et unique fois par Platon, par le terme théologie. Platon ne pense à aucune
doctrine spéculative ou herméneutique particulière, puisque c'est bien plutô t la
philosophie qu'il pratique qui doit la fournir, en énonçant les modèles pour guider la
fabrication des discours sur les dieux. Le terme a donc un sens d'abord concret et doit être
compris comme un terme parent de la mythologie. Parmi les discours mythiques, on doit
compter ceux qui concernent les dieux, leur domaine est celui de la theología. Il ne s'agit
donc pas de recherche spéculative sur la divinité, mais de représentation poétique des
dieux ou du dieu. Si un concept devait correspondre à la théologie philosophique ou même
à la métaphysique dont s'occuperont les penseurs postérieurs à Platon, ce serait justement
celui de ces modèles : Platon se concentre en effet sur deux propositions centrales, la bonté
et l'immutabilité de Dieu. L'histoire de ce terme après Platon est très riche, notamment
chez Aristote. Voir d'abord V. Goldschmidt (1950), qui soutient contre W. Jaeger (1947)
que Platon n'avait pas en vue une théologie philosophique, mais tout simplement une
partie de la mythologie (1950 : 149) ; également A.J. Festugière (1949 : 598-605) et G.
Naddaf (1996), qui revoit l'ensemble du débat.

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111. Littéralement, « étant tel qu'il se trouve être ». Formule complexe, que Platon introduit
pour ouvrir un passage où plusieurs prédicats et attributs de la divinité vont être évoqués
dans le but de guider l'expression de son concept, de sa forme. Cette forme est réelle, elle
existe, il ne s'agit pas seulement d'une notion de la divinité qui serait le résultat d'une
spéculation.

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112. La mention de l'article défini ne signifie pas que Platon présente un dieu qui serait
unique ou qui transcenderait les autres ; le sens est plutô t que si un être doit prétendre au
statut de la divinité, alors il doit posséder les attributs de la bonté et de l'immutabilité. Voir,
sur le mot theós chez Platon, l'étude très utile de J. Van Camp et P. Canart (1956). Sur la
bonté divine, voir Timée, 29e, 44c-45e, 68c, et Lois, X, 889d-900e. La théodicée doit montrer
que le dieu ne saurait être la cause du mal. Sur les attributs du dieu chez Platon, voir A.J.
Festugière (1930), qui rassemble les sources poétiques et philosophiques de la pensée
religieuse de Platon.

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113. Platon reprendra cette affirmation au livre X (617e : theós anaítios) ; voir également
Timée, 42d. L'argument est fondé sur une prémisse analytique : le bien ne saurait être
cause du mal, mais seulement de ce qui est bienfaisant. Le sens de eupragía (b14) demeure
concret : c'est ce qui réussit, la prospérité (Protag., 345a3). Platon limite par ailleurs le
domaine d'exercice de la causalité divine pour l'humanité (c3-4 : oligōn mèn toîs anthrṓpois
aítios, pollō̂n dè anaítios). Cette proposition restreint cependant de manière vague
l'influence divine, voir infra, V, 473d. Cette confiance dans la bonté divine était déjà le fait
de Socrate, qui en reçoit les signes (Xénophon, Mém., I, 4 ; IV, 3) et elle trouve sa source
chez les poètes. Sur cette tradition, voir L. Gerson (1994).

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114. Ce regard sombre sur le malheur humain imprègne la poésie grecque, voir Pindare
(Pyth., III, 81) et déjà Homère (Il., XXIV, 527 sq.), avec l'écho chez Platon (Pol., 273d : « rares
sont les biens, nombreux sont au contraire les maux que le monde s'incorpore, au risque
d'aboutir à se détruire lui-même avec ce qu'il enferme. »).

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115. Ce passage est souvent cité comme témoin d'un dualisme proche de la doctrine
manichéenne d'une cause du mal, mais sa portée est surtout providentialiste et négative ;
on n'y trouve aucune assignation positive à une cause maligne.

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116. Le passage cité ne se trouve pas tel quel chez Homère, notamment le dernier vers (e2)
qui est de provenance inconnue, peut-être une modification de Il., IV, 84. (Comparer Il.,
XXIV, 527-532 : « Car deux jarres, chez Zeus, reposent dans le sol ; l'une contient les maux,
l'autre enferme les biens qu'il destine aux mortels. L'homme à qui Zeus Tonnant fait des
dons mélangés est tantô t dans la peine, tantô t dans la joie. Celui qui ne reçoit de lui que la
misère est objet de mépris : la douloureuse faim le chasse de partout sur la terre divine ; il
erre abandonné des hommes et des dieux. » Trad. R. Flacelière.) Notons que Platon double
le nombre de jarres pour les maux, mais cela était peut-être le fait du texte d'Homère qu'il a
sous les yeux. Comparer avec Hésiode (Travaux, 669).

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117. Guerrier lycien, allié de Troie, qu'Athéna incite à décocher une flèche contre Ménélas,
bien que la trêve eû t été négociée entre les Troyens et les Grecs. Voir Il., II, 824 sq., et IV,
86-147.

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118. É pisode célèbre du jugement de Pâ ris, appelé par Zeus et soutenu par Hermès à
choisir laquelle d'Athéna, Aphrodite et Héra était la plus belle et lui remettre la pomme
d'or. Il choisit Aphrodite. Voir également Euthyph., 12a, qui fait écho au même poème qui
relate cet épisode, dont l'auteur est incertain, le Cypria. L'hypothèse de B. Jowett, ad loc,
reprise par plusieurs, selon laquelle Platon évoquerait ici la théomachie (Il., XX, 1-74) est
démentie par le contexte de l'exemple précédent, la guerre de Troie. Voir la longue note de
J. Adam, ad loc.

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119. Fragment provenant peut-être de Niobé, une tragédie perdue d'Eschyle (frag. 154a
Radt). Fille de Tantale, sœur de Pélops, elle était mère de nombreux enfants, tous
assassinés par Apollon et Artemis, après qu'elle eut déclaré qu'elle était supérieure à Létô .
Ses malheurs ont été l'objet de plusieurs œuvres poétiques. Voir Il., XXIV, 599 sq., et les
fragments conservés d'Eschyle (Tragicorum Graecorum fragmenta, Radt).

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120. La suite du passage montre que ce que Platon cherche à soustraire de la causalité
divine, c'est d'abord le malheur humain injustifié par une faute. Un châ timent est bénéfique
et peut être le résultat de la volonté divine s'il constitue une juste rétribution, une thèse qui
confirme la position rétributiviste de Platon, telle qu'on la retrouve dans les Lois, IX, 854d,
862e, et XI, 934a. La faute mérite en effet le châ timent, qui représente un bienfait moral
pour celui qui le subit. Le dieu ne veut pas le malheur des êtres humains, et dans les cas où
il le cause, suite à une faute, ce malheur est une forme de bienfait. Cette doctrine de la
rétribution, problématique dans la tragédie que critique ici Platon, fait retour en III, 409e ;
voir également Gorg., 478d et 480b sq. Voir sur cette question M.M. Mackenzie (1981).

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121. La thèse de l'immutabilité divine s'oppose à plusieurs artifices récurrents dans la
mythologie grecque. Platon distingue deux types principaux de l'apparition du dieu sous
des figures visibles diverses (en állais idéais, d2) : d'abord la métamorphose divine elle-
même, le dieu transformant son être propre (tò hautoû eîdos, d3) en plusieurs formes
(pollàs morphás, d4), mais également (381d8) la possibilité que le dieu crée l'illusion de la
métamorphose, en le faisant croire aux êtres humains. Tous ces processus de la mythologie
sont des fictions inacceptables, parce qu'elles contredisent la simplicité (haploûn te eînai,
d5) de l'être divin. Le texte est difficile, car Platon, tout en critiquant la possibilité pour le
dieu de modifier son être propre, maintient néanmoins qu'il est lié à cette figure propre,
qui résulte de son être propre : le rapport entre idéa et eîdos est donc substantiel, l'être
divin ne peut se soustraire à sa forme propre (d8). Cette forme est-elle une apparence
visible ? Le terme idéa rend possible cette interprétation : il s'agit de la seconde occurrence
dans la République (369a), mais le terme est fréquent chez Platon (98 emplois) et reçoit
aussi une acception métaphysique abstraite. La discussion sur la métamorphose se
poursuit en deux temps : d'abord une généralisation du principe suivant lequel moins un
être s'altère, plus il est parfait ; ensuite, une conclusion dans le cas de l'être divin (381b6-
c9).

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122. La distinction entre l'être automoteur et l'être mis en mouvement par un autre
constitue un axiome de la métaphysique de Platon ; la priorité de l'automoteur sert de
fondement à la définition de l'â me (Phèdre, 245c ; Timée, 37a). L'inaltérabilité est le
deuxième prédicat amené par Platon pour exposer le concept de la simplicité. Le principe
est généralisé pour tout objet, naturel ou fabriqué, en 381b.

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123. L'association des deux vertus n'exclut pas la sōphrosúnē. Le phrónimos est le sage,
considéré du point de vue de l'usage de la raison (voir supra, I, 348d, 349e, et infra, III,
412c, V, 450d).

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124. Personne ne peut devenir pire de son plein gré, suivant le principe socratique du
caractère involontaire du mal. Dans le cas de l'être divin, en vertu de l'axiome de la
souveraineté de sa perfection, toute altération serait nécessairement une détérioration. On
notera au passage cette expression implicite de la volonté divine, une formulation rare chez
Platon, la critique de l'anthropomorphisme allant jusqu'à rendre impossible l'assignation
d'un désir ou d'une volonté aux dieux.

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125. La puissance du dieu a donc des limites, qui sont celles-mêmes de sa perfection et de
son concept.

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126. Passage de l'Odyssée, XVII, 485-86. Platon omet le vers suivant : « faire l'examen des
vertus de la démesure et de la juste disposition des humains », un vers qui par son propos
moral réduit la portée de la critique de Platon. Ce passage est cité de nouveau dans le
Sophiste (216c), alors que Socrate compare le philosophe à ces visiteurs étrangers, venus
examiner la vie d'ici-bas.

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127. Platon évoque pêle-mêle les métamorphoses célèbres de Protée (Od., IV, 456-458), de
Thétis, cherchant à se libérer de son union à Pélée (Pindare, Ném., IV, 62 sq.) et de Héra. Le
vers cité (d8) provient d'Eschyle (Xantriai, scolies sur les Grenouilles d'Aristophane, 1344 =
frag. 168 Radt).

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128. Après avoir discuté la possibilité de la métamorphose divine, Platon aborde celle de la
tromperie. Les dieux ne peuvent tromper (Timée, 40d). Si l'être divin ne peut se
transformer lui-même, peut-il faire croire aux être humains qu'ils sont en présence
d'avatars différents, en leur présentant une « phantasmagorie » (phántasma, 382a2).
Terme peu fréquent chez Platon, cette apparence illusoire est un produit de l'imagination,
qu'il s'agisse d'un simulacre ou d'un spectre (voir infra, VI, 510a ; VII, 516b et 532c ; IX,
584a ; et X, 598b et 599a). É galement Phédon, 81d.

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129. Cet oxymore est souligné par Platon, c'est le mensonge volontaire, la tromperie
délibérée. L'expression se retrouve en Théét., 189c, Soph. 263d.

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130. Il s'agit du principe supérieur de l'â me ; voir Phédon, 94b-e. Platon associe ce principe
supérieur aux choses souveraines, les êtres réels (tà ónta, tà kuriṓtata b2). Ces êtres réels
et souverains sont-ils les dieux ? Si les dieux se présentaient aux être humains sous des
apparences fantaisistes, ils leur mentiraient absolument et fausseraient la connaissance de
ce qui est souverain et réel. Sur le mensonge concernant les êtres suprêmes, voir Lois, V,
731c. Qu'aucune tromperie ou ignorance ne soit volontaire est un principe cardinal de
l'éthique socratique (voir infra, III, 413a, IX, 589c).

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131. Une proposition qui dépasserait l'entendement ordinaire, ou une doctrine religieuse
réservée à certains, alors que pour Socrate il s'agit d'une simple proposition sur l'â me et
sur la connaissance de la réalité de l'être divin. Une représentation fallacieuse de l'être
divin contredit la nature même de l'â me.

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132. Terme central de l'ontologie platonicienne, le simulacre (eídōlon b10) est dépourvu de
substance et de réalité. Platon qualifie ici de simulacre l'imitation dans le langage (mímēma,
b9) de l'affection de l'â me, en quoi réside réellement la méconnaissance (ágnoia, b8) qui
résulte de la tromperie. Un mensonge est donc une imitation de l'ignorance, voir infra, IV,
443c.

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133. La tromperie dans l'apparence illusoire, par opposition au mensonge en paroles (en
toîs lógois, c6), qui n'en est qu'une forme dérivée. Sur l'utilité du mensonge en paroles, ce
développement annonce le noble mensonge des gardiens de la cité idéale, et le justifie
presque par avance. Voir sur ce mensonge infra, III, 389b, et T. Brickhouse et N. Smith
(1983, 80). Le choix que fait le philosophe de composer une histoire pour s'approcher du
vrai constitue une stratégie acceptable, voir Protag., 320c-322c, et infra, III, 414b.

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134. Les dieux chérissent ceux qui cultivent la sagesse et la raison, c'est l'enseignement
constant de Platon (infra, VI, 501c, et X, 612e). Voir aussi la discussion dans l'Euthyphron,
7a-15c. Mais il existe aussi une folie divine (Phèdre, 265a), bien distincte de la folie
ordinaire mentionnée ici ; et cette autre folie rapproche les dieux des créateurs et des
penseurs.

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135. Les mentions d'une distinction entre le démonique et le divin sont rares chez Platon.
Ce passage est la première mention du démonique dans la République (VI, 496c, et VII, 531c
; voir aussi X, 614c), mais c'est dans le Banquet que le concept est exposé (202d, 219c) au
sujet de l'amour.

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136. Allusion à un passage de l'Iliade, II, 1-34.

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137. Vers provenant selon certains éditeurs du Jugement des armes, tragédie perdue
d'Eschyle (Scholies d'Aristophane, Acharniens, 883 = frag. 350 Radt). Selon S. Radt, l'origine
est incertaine (frag. 350, avec notes : 416 sq.). Voir également la description de la présence
d'Apollon dans l'Iliade, XXIV, 62.

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138. Allusion au fait que les tragédies exigeant la constitution d'un chœur étaient plus
imposantes et nécessitaient plus de moyens. Il y avait aussi des représentations plus
simples, faites de récitations sans mise en scène élaborée.

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139. Les gardiens seront pieux et respectueux de la divinité, mais ils deviendront eux-
mêmes divins. Cette doctrine de la divinisation dans l'exercice de la raison, par la
contemplation des formes intelligibles, trouve son expression parfaite dans la phrase
célèbre du Théétète, (176ac) où se condense l'idéal de la vie philosophique : se rendre
semblable au dieu. La ressemblance au dieu se fonde principalement sur l'atteinte de la
vertu, et en particulier la réalisation de la justice : « Le dieu n'est sous aucun rapport et
d'aucune manière injuste : il est au contraire souverainement juste et rien ne lui ressemble
davantage que celui de nous, qui à son exemple, est devenu le plus juste possible. » Cet
idéal sera repris au terme de la République, X, 613a.

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1. La coupure introduite par la division en livres est ici artificielle et Platon continue ici
l'exposé critique des normes qui doivent régir la fabrication des histoires de la mythologie.
Le texte doit donc être raccordé à la fin du livre II et la conclusion s'applique aux futurs
gardiens.

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2. Ce passage ne doit pas être interprété comme une remise en question de l'existence
même d'un au-delà infernal, mais plutô t comme une critique des histoires terrifiantes. Les
mythes eschatologiques du Phédon et du Gorgias montrent la place importante que Platon
réservait à la pensée du royaume des morts et le rô le qu'il confiait à la représentation de
l'eschatologie dans la présentation de la doctrine de la rétribution. Voir à ce sujet J. Annas
(1982). Le livre X de la République reprend cet enseignement pour en faire l'horizon de la
doctrine de la justice. Le mythe d'Er (614b sq.) fait écho, en effet, à l'eschatologie évoquée
aux livres II (châ timent de Musée et de son fils, 363c-e) et III. La vie philosophique doit
permettre d'atteindre une forme de divinisation, mais le mythe eschatologique final laisse
entrevoir un séjour au ciel ou dans l'Hadès. La réalité de la destination infernale pour ceux
qui ont fait le mauvaix choix de vie ne saurait donc être mise en doute. Dans la pensée
classique, Hadès renvoie toujours au nom propre du fils de Cronos, et l'Hadès signifie par
conséquent le royaume d'Hadès. Voir E. Rohde (1951 : 249 sq.).

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3. Od., XI, 489-491. Achille s'adresse ainsi à Ulysse qui le rencontre au royaume des morts,
alors qu'il y vient pour consulter Tirésias. Pour ce passage, et tous ceux qui suivent au
cours de cette critique de la poésie homérique, il est important de noter que même si les
citations du texte d'Homère ne sont pas toujours exactes, Platon semble présupposer une
connaissance complète de l'épopée, et en particulier des contextes dans lesquels les
expressions qui font l'objet de sa critique se trouvent.

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4. Il., XX, 64-65. Paroles mises dans la bouche du seigneur des morts, Aïdoneus, qui craint
que Poséidon ne fasse éclater la terre et expose l'horreur du monde infernal.

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5. Il., XXIII, 103-104. Paroles d'Achille, alors que l'â me de Patrocle s'apprête à quitter la
terre pour le royaume d'Hadès.

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6. Od., X, 495. Paroles de Circé, qui conseille à Ulysse d'aller consulter Tirésias dans l'Hadès.

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7. Il., XVI, 856-857. Vers où Homère conclut le récit de la mort de Patrocle, victime des
coups d'Hector.

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8. Il., XXIII, 100-101. Achille évoque le fantô me de Patrocle, mais celui-ci, évanescent, lui
échappe.

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9. Od., XXIV, 6-9. Il s'agit des â mes des prétendants, qui viennent de succomber aux coups
d'Ulysse.

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10. Poétique signifie donc ici « fictif », ou même mythologique : plus la représentation
dépend de l'imagination du poète, qui ne saurait prétendre à la vérité (386c1), moins elle
peut servir à l'éducation des futurs gardiens. Sur la question de l'éducation au courage et
l'attitude devant la mort dans les combats, qui constituent ici la fin poursuivie par le
contrô le de la mythologie, voir plus loin le livre V.

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11. Au livre I, 351d, Platon distingue les hommes libres et les esclaves, mais ici l'expression
du devoir de liberté des gardiens doit être rapportée à leur mandat fondamental : ils sont
les ouvriers de la liberté (395c, dēmiourgoùs eleutherías) et en tant que tels, ils doivent
posséder les qualités des hommes libres (395c6), c'est-à -dire de ceux qu'une éducation et
une formation complète ont libérés des servitudes de l'existence de l'homme ignorant. Il
est donc question ici d'une liberté qui dépasse le seul statut politique, pour atteindre l'idéal
libéral de la paideía. Voir infra, 405a et sur la liberté IX, 577d-e, et X, 617e. Sur la liberté,
voir l'étude de R. Mü ller (1997 : 45 sq.).

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12. Noms de rivières infernales. Le Cocyte est la rivière des lamentations, un affluent de
l'Achéron aux Enfers. Il coule parallèlement au Styx (Hésiode, Théog., 361 sq. ; 383 sq. ; 775
sq.), un fleuve associé à une mythologie complexe en raison des propriétés magiques de ses
eaux.

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13. L'existence des morts dans l'Hadès demeure effacée et imprécise. Voir Il., XV, 188, et XX,
61, avec les remarques de E. Rohde (1952 : 30 sq.).

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14. Littéralement, « plus échauffés » (thermóteroi, c4), un terme que Platon associe au
travail de la chaleur sur le fer (infra, 411b, et Lois, II, 666c et 671b).

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15. Platon distingue ici deux formes communes de la poésie : la récitation orale (lektéon) et
le texte poétique versifié et écrit (poiētéon).

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16. Le terme epieikḗs présente une signification qui est à la fois plus ouverte et plus proche
de la morale populaire que les termes associés au lexique de la sagesse. Il désigne des
qualités de bonté et de gentillesse, associées à un tempérament réservé et modéré (Apol.,
22a5 ; Banq., 202a et 210b ; et infra, 404b7, VIII, 554c12). On pourrait parler d'un homme
mesuré. Que la mort ne soit pas un objet de crainte est un thème socratique important
(Apol., 41c sq.) et la doctrine rappelle l'ensemble de l'attitude de Socrate dans le Phédon.

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17. Quel est le sens du lien qui lie le compagnon (hetaîrós, d6) à l'homme sage ? Le terme
est général, il exprime le lien d'amitié et n'a pas de connotations spécifiquement
homosexuelles.

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18. L'idéal de l'autárkeia imprègne entièrement la morale grecque, mais il ne se
développera pleinement que chez les philosophes de la période hellénistique. Platon
évoque à quelques reprises le modèle de l'autárkēs (infra, II, 369b, et Théét., 169d ; Pol.,
271d ; Timée, 33d et 68e). Le concept connote celui de la liberté et de l'autonomie :
l'homme autosuffisant n'a pas besoin des autres pour les finalités de la vie bonne (tò eû zē̂n,
d12).

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19. Spoudaíos est un terme fréquent chez Platon, il désigne les hommes et les femmes qui se
distinguent par leurs qualités physiques et morales. Voir Lois, IV, 707b, et infra, IV, 424e.

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20. Il., XXIV, 3-12, décrivant la tristesse d'Achille au souvenir de son ami Patrocle. Le
vocabulaire métaphorique d'Homère associe l'agitation d'Achille au mouvement d'un
navire sur la mer.

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21. Il., XVIII, 23-24.

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22. Il., XXII, 414-415, décrivant la douleur de Priam à la mort de son fils Hector.

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23. Il., XVIII, 54. À la mort de Patrocle, la déesse Thétis s'associe à la douleur de son fils
Achille et entraîne dans sa lamentation les Néréides.

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24. Il., XII, 168-169. Paroles mises dans la bouche de Zeus, alors qu'il voit Hector poursuivi
par Achille.

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25. Il., XVI, 433-434. Paroles mises dans la bouche de Zeus à la mort de Sarpédon.

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26. La critique de Platon se déplace de l'expression de la tristesse à l'expression de la joie,


développant de la sorte une anthropologie austère, où tout excès dans l'expression du
sentiment apparaît comme un obstacle à la vertu, et en particulier au courage. L'homme de
valeur doit savoir se contrô ler, il ne doit donc pas se laisser dominer (kratouménous, e9)
par la tristesse ou la joie. La critique de la représentation des sentiments des dieux n'est
donc pas fondée principalement sur le caractère inacceptable de l'anthropomorphisme,
mais sur un motif pédagogique : les modèles divins doivent inspirer la formation morale
des futurs gardiens.

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27. Il., I, 599-600.

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28. Platon endosse un usage thérapeutique du mensonge, en particulier dans le domaine


politique. L'intérêt de la cité (ophelía tē̂s póleōs, b7) peut le justifier. Il ne le condamne donc
pas absolument sur le plan moral, voir supra, II, 382c, et infra, V, 459d. Le passage central
de ce double discours – interdit aux dieux, possible pour l'humanité – est celui du noble
mensonge, par le moyen duquel la différence sociale est présentée aux classes qui
composent la société (414c). L'importance de la vérité (alētheián, b2) s'oppose ici au
pouvoir de la fiction. Selon N. Smith et T. Brickhouse (1983), il n'y a donc pas de paradoxe
dans le fait que les philosophes soient les amants de la vérité et le fait qu'ils utilisent le
mensonge dans la conduite de la Cité. Ainsi, le problème n'est pas de savoir si oui ou non
les philosophes ont le droit d'utiliser le mensonge. Le débat doit plutô t porter sur la
justification morale que Platon présente pour défendre cette pratique.

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29. Les gens ordinaires, les citoyens sans responsabilité particulière (idiṓtais, b5), par
opposition à ceux que la cité mandate pour exercer des responsabilités stratégiques, et en
particulier les gouvernants.

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30. Od., XVII, 383-384. Citation curieuse, cette liste de métiers n'est pas extraite d'un
contexte pertinent pour la condamnation du mensonge. Platon veut sans doute pointer du
doigt les mensonges des devins et des guérisseurs.

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31. Ce passage est le deuxième dans la République, faisant suite à II, 364a, où est introduit le
concept de modération (sōphrosúnē), un terme souvent traduit par tempérance. Essentiel
pour la compréhension de la structure des vertus de l'â me, il renvoie à une modération de
la partie inférieure de l'â me. Traduit également parfois par « maîtrise de soi », il s'agit d'un
idéal de contrô le et de mesure, dont l'importance dans l'éthique grecque remonte à
Homère. La modération fait l'objet d'une discussion importante dans le Charmide, et Platon
en discute également dans plusieurs dialogues. Les occurrences du terme dans la
République sont nombreuses dans les livres III, IV et VI. Voir sur l'histoire de cet idéal de
modération et sa place dans la doctrine des vertus, les travaux de H. North (1966).

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32. Il., IV, 412. Paroles de Diomède, cherchant à calmer le bouillant Sthénélos dans sa
discussion avec Agamemnon.

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33. Il., III, 8, décrivant la marche des Achéens vers la bataille.

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34. Il., I, 225. Insultes proférées par Achille à l'endroit d'Agamemnon.

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35. Od., IX, 8-10. Paroles d'Ulysse remerciant Alkinoos pour son hospitalité.

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36. L'idéal de la modération implique le contrô le des passions et des désirs (infra, IV,
430e) : celui qui est maître de lui-même (egkrátēs) possède la vertu de modération, ces
deux vertus étant associées (Gorg., 491d).

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37. Od., XII, 342. Euryloque enjoint ses compagnons d'abattre les troupeaux du soleil en
l'absence d'Ulysse.

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38. Il., XIV, 294, décrivant le désir de Zeus apercevant Héra sur le mont Ida.

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39. Od., VIII, 266 sq.

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40. Concept important (kartería) dans la psychologie grecque, repris par Platon dans le
Lachès, 192b sq., où il indique la force courageuse, l'endurance, l'encouragement à tenir
bon devant l'ennemi et les dangers de l'affrontement guerrier. Voir également I Alc., 122c.
Cet idéal de courage guerrier, particulièrement mis en relief au livre V, est constant dans la
République. Voir J. de Romilly (1991).

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41. Od., XX, 17-18. Paroles d'Ulysse, à la vue des exactions des prétendants.

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42. Passage qu'on ne peut retracer chez Homère, peut-être une allusion à la Médée
d'Euripide (v. 964).
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43. Il., IX, 602-605. Avec Jowett, ad loc., on doit noter cependant que ce portrait d'Achille est
peu fidèle (voir Il., XIX, 147 sq. et 278 sq.), le héros est un homme libre et indifférent aux
cadeaux. Il semble injuste de l'accuser, comme la tradition que rapporte Platon, de
philochrēmatía (391c).

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44. Platon ne cache pas son affection pour Homère : tout ce passage montre qu'il le connaît
par cœur et qu'il l'admire, depuis son enfance (voir, par ailleurs, sa critique en X, 595b sq.).

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45. Il., XXII, 15 et 20. Propos enflammés d'Achille à l'égard d'Apollon qui a favorisé les
Troyens.

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46. É vocation de l'Iliade, XXI, 130-132 et 212-235, passage où Achille combat le fleuve
Scamandre.

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47. Il., XXIII, 141-152, où Achille coupe sa chevelure qu'il vouait au fleuve Sperchios. Il sait
en effet que son vœu est par avance condamné et il offre donc sa chevelure à Patrocle.

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48. É vocation de l'Iliade, XXIV, 14-18, et XXIII, 175, alors que durant douze jours
consécutifs, douze victimes furent offertes sur le bû cher funéraire.

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49. Le père d'Achille est Pélée, et son grand-père est É aque, fils de Zeus.

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50. Pirithoü s aida Thésée lors du rapt d'Hélène, et de son cô té Thésée apporta son soutien à
Pirithoü s qui désirait enlever Perséphone : chacun avait juré de se donner mutuellement
comme épouse une fille de Zeus. Voir Isocrate, Éloge d'Hélène, 20-22. Homère évoque
l'amitié de ces deux héros, mais c'est chez Pausanias qu'on trouve le récit de leurs
aventures communes.
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51. Voir II, 378b et 380c.

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52. Fragment d'Eschyle (Niobé, frag. 162 Radt). Il s'agirait de Tantale, père de Niobé, et de
sa famille. Passage cité par Strabon, XII, 870.

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53. Cette classification semble traditionnelle ; on la trouve chez Platon en Crat., 397c-398e ;
Rép. IV, 427b ; Lois, IV, 717b, V, 738d, VII, 799a, 801e, 818c, et X, 910a. Peut-être d'origine
pythagoricienne (Jamblique y fait écho sans sa Vie de Pythagore, 37 et 100), on peut la
relier à Hésiode et au mythe des â ges (Travaux, 109 sq.).

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54. Le terme générique qui englobe les discours autres que ceux des poètes, qu'il s'agisse
des récits de la mythologie, qu'ils soient présentés oralement ou composés par écrit,
comme la sagesse traditionnelle des maximes. Les fabricateurs de discours (logopoioì, a13)
regroupent donc tous ceux qui exercent une activité de composition et d'écriture dans le
cadre de la culture grecque, mais que leur métier distingue des poètes. Voir II, 365e, et Lois,
II, 660e.

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55. Socrate reporte au terme de l'enquête sur la justice l'expression d'un accord sur les
principes de la représentation. La question fait retour en effet au livre IX, 588b-592d.

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56. L'ensemble formé par le discours et l'expression, ou manière de dire (léxis), constitue le
tout de la poétique. Il y a plusieurs sortes de léxis, et toutes comportent une part
d'imitation, de mímēsis. Sur la production des images chez Platon, voir J.-P. Vernant (1979).
On peut penser que l'éducation des jeunes exigeait non seulement qu'ils écoutent les récits,
mais aussi qu'ils les miment, en s'identifiant à certains personnages. C'est le sens précis de
la musique, comme art musical des récits poétiques, comportant le rythme et le chant. Dans
le Gorgias (502c), la léxis ne figure pas dans la liste des formes poétiques. Voir Lois, II,
668a6-b10.

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57. Cette classification des formes de la narration (récit raconté, diḗgēsis, d3) en récit
simple, récit issu d'une imitation et forme mixte appartient-elle à la poétique classique ?
Platon propose de l'illustrer par des exemples, et renonce au point de départ à une
synthèse (katà hólon, d9). Dans le Phèdre, 266e, il mentionne l'existence de manuels de
rhétorique et Aristote propose dans son traité du style (Perí léxeōs, Rhét., III, 16) un exposé
complet des techniques de narration, mais il faut rappeler que le contexte est celui de l'art
oratoire et non de la poétique ou de la mythologie. Aristote y fait cependant allusion dans la
Poétique, 3, 1448a19-27. Comme la suite le montre (393d), le récit simple est la narration
reportée, que nous appelons le style indirect, alors que le récit issu d'une imitation est le
style direct. La forme mixte combine, dans une même composition, les deux styles, ou
modes d'expression.

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58. Il., I,15-16.

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59. Le travail de l'imitation (mimeîsthaí, c6) vise la ressemblance, soit par la voix, soit par
l'apparence extérieure (schē̂ma, c7).

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60. Récit repris de l'Iliade, I, 22-42.

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61. Platon distingue ici les formes littéraires qui étaient classiques au Ve siècle : 1) le théâ tre
(tragédie et comédie), fondé entièrement sur l'imitation ; 2) le récit poétique (dithyrambe),
fondé entièrement sur la narration ; et 3) le genre mixte (poésie épique), où alternent les
répliques imitées et le récit du poète. Le dithyrambe appartenait à l'origine au culte de
Dionysos, mais quand il fut introduit à Athènes, sa forme s'était déjà sécularisée et faisait
l'objet de concours comme les tragédies. D'essence narrative, il alternait strophe et
antistrophe et on peut citer les noms de Simonide et de Bacchylide qui remportèrent
plusieurs prix dans ces concours. Sur les origines et l'histoire littéraire de la tragédie, voir
A. Lesky (1967).

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62. Comme pour plusieurs passages où la signification de lógos demeure ouverte, Platon
désigne ici à la fois le mouvement de l'échange dialogué, qui porte les interlocuteurs vers
des conclusions produites par la discussion, et le travail de la raison qui est à l'œuvre dans
la dialectique et produit les arguments. L'image du lógos qui porte les interlocuteurs
comme un pneûma est pour Platon l'objet d'un mouvement d'autodérision. En II, 373b, les
acteurs sont reçus dans la cité, mais ici Platon esquisse le portrait d'une cité purifiée.

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63. Seront-ils experts dans l'art de l'imitation ? Le vocabulaire de l'imitation est concentré
au livre III et au livre X, alors que Platon revient, pour la nuancer, sur la théorie de la
mímēsis. Le sens de la question est le suivant : l'expertise des gardiens dans l'imitation ne
doit pas les porter à se substituer aux poètes, mais comme la fonction de contrô le des
représentations poétiques est acceptée comme une prémisse, les gardiens devront avoir
une connaissance des arts qu'ils seront appelés à superviser. Par ailleurs, comme
l'imitation est essentielle à la formation morale, les gardiens imiteront des modèles de
vertu (395c).
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64. Ailleurs (Banq., 223d), Socrate confie au même acteur la tragédie et la comédie, en vertu
du principe que la science est le pouvoir des contraires. Voir également Gorg., 502b, où la
tragédie est identifiée à un exercice de flatterie.

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65. Les deux métiers étaient distincts, l'un était celui des spécialistes de la récitation de
l'épopée, l'autre celui des acteurs du théâ tre. En rapprochant les rhapsodes des acteurs,
Platon confirme que la récitation de l'épopée comportait une part d'imitation dans les
passages de style direct. Les rhapsodes se spécialisaient souvent dans l'art d'un seul poète
(Ion, 531c, 536b). É popée, tragédie, comédie comportent toutes des imitations (mimḗmata,
a5, b1) fabriquées par les poètes et reprises par les artisans de la récitation et du théâ tre.

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66. Image rare, parfois employée dans le sens de la conversion en petite monnaie (Timée,
62a ; Ménon, 79a ; infra, VII, 525e). La spécialisation des occupations humaines et des
excellences qui leur sont associées exige une concentration sur des tâ ches très
fragmentées.

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67. Renvoie à la première position développée par Socrate (supra, II, 374d-e), concernant la
spécialisation de la fonction de gouvernant. Le qualificatif akribeîs (c1) désigne des artisans
spécialisés, des experts compétents qui travaillent avec précision sur leur domaine propre
d'expertise. Cette notion d'« acribie », d'« expertise spécialisée », joue un rô le important
dans la détermination de la fonction propre des classes de la cité, au livre IV, alors que
Platon reviendra sur les tâ ches, les fonctions et les occupations du point de vue de ce qui
est propre à chaque groupe dans la cité.

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68. Voir supra, ad 387b.

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69. Le principe de la formation morale mis en avant ici est que l'imitation d'un
comportement peut induire une habitude et avoir une influence morale. Imiter en
reproduisant et prendre goû t à l'imitation d'une chose vile peut conduire à prendre goû t à
la chose même (toû eînai, c7). Que l'habitude (éthē d2) devienne une nature, et que la
formation du caractère doive s'appuyer sur ce principe, Platon y reviendra dans son exposé
sur l'éducation, infra. Voir 401b-c, et sur le but d'une formation à l'austérité, II, 383c. Sur la
formation du caractère, voir C. Gill (1985).

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70. Description critique des effets de mise en scène, considérés comme le signe d'un déclin
de la pure forme dramatique. Voir Lois, II, 659a, avec le commentaire de R. Nettleship
(1961 : 105).

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71. L'homme excellent et valeureux, kalòs kagathós, voir supra, II, 376c, et infra, 401e ;
Théét., 185e ; Timée, 88c.

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72. Un homme équilibré (métrios, c5), dont le jugement est capable de discriminer une
imitation bénéfique d'une imitation néfaste. L'ensemble de ce passage laisse présupposer
que les occasions étaient fréquentes de s'adonner aux imitations de personnages de la
mythologie ou même de personnages publics. S'agit-il principalement d'exercices
dramatiques proposés aux jeunes, ou encore d'activités de groupe ? Il faut que les occasions
aient été nombreuses pour que Platon mette tant de soin à en détourner les futurs
gardiens. La culture du théâ tre et des concours qui y étaient associés multipliait sans doute
les représentations et stimulait les essais d'imitation.

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73. Cette image empruntée à l'art du moulage renforce la métaphore des modèles que
favorise Platon (Théét., 191c, et Lois, VII, 800b) ; voir Timée, 50d (ekmageîon) pour une
expression semblable, mais en sens inverse, de l'impression d'une forme dans la matière
(ekmáttein). Imiter, c'est prendre la forme de quelqu'un d'autre et l'homme de bien
n'imitera pas facilement des formes inférieures.

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74. Je suis Adam, qui lit en e6 haplē̂s, et non Burnet qui lit állēs.

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75. Le premier style est celui du récit, et Platon évoque ici les variations rythmiques et
harmoniques de la récitation en discours indirect. Le récitant n'est pas amené à déployer
des artifices de toutes sortes, son style sera sobre et c'est le mérite de la narration avec un
minimum d'imitation. L'autre style exige au contraire une grande diversité de formes.

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76. Platon évoque-t-il déjà l'accompagnement musical, dont il traitera plus loin ? On suivra
B. Jowett, ad loc., qui voit ici plutô t l'harmonie du débit (accent, ton) dans la récitation.
Aristote (Rhét., III, 1, 1403b26 sq.) dit bien que les interprètes se concentrent sur trois
points : le volume de la voix (mégethos), l'intonation (harmonía) et le rythme (ruthmòs). On
peut donc distinguer deux emplois pour l'harmonie et le rythme : un emploi dans la
récitation poétique, et un emploi plus strictement musical. Voir infra, 400a.

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77. Jusqu'ici, les types d'expression ont été déterminés par des critères formels : imitation
directe du personnage ou récit indirect. En proposant de n'admettre dans la cité que le type
non mélangé « qui imite le vertueux » (epieikoûs, d4 et 398b2) – c'est-à -dire l'homme de
bien, l'homme mesuré, voir supra, 387b –, Adimante introduit un critère moral référant à
l'objet de l'imitation. Cette position est conforme au principe de psychologie morale avancé
par Socrate et restreint donc considérablement le recours à l'imitation. Même si le type
mixte a la faveur populaire, Socrate ne le juge pas conforme à la constitution politique. Pour
quelle raison ? Parce que chaque membre de la cité concentre son activité dans une seule
tâ che et que personne ne trouverait son intérêt à une imitation multiple. Ni dans le réel, ni
dans l'imaginaire, les citoyens de la république ne sont invités à être autre chose que leur
unique fonction propre. Ce principe, élaboré en 397d-398b, règle ici l'esthétique et il aura
des conséquences politiques et morales au livre IV, quand il s'agira de déterminer la nature
de la justice et la structure de la cité idéale.

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78. Ces derniers accompagnaient les enfants au théâ tre, à l'école, au gymnase, et Platon
rappelle ailleurs comment ils devaient, dans la société traditionnelle, être rappelés à l'ordre
au théâ tre, pour écouter en silence et jusqu'à la fin les compositions jugées dignes par
l'autorité (Lois, III, 700c). Il montre ici à quel point il a conscience du caractère impopulaire
des mesures qu'il voudrait imposer.

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79. Premier emploi dans le texte de la République du terme politeía. Nous le traduisons par
« constitution politique », préférant cette traduction à celle de régime, qui renvoie à un
régime particulier. Platon entreprend en effet de préparer un ensemble de principes et de
règles pour que la cité soit juste : il ne s'agit donc pas d'un régime plutô t que d'un autre,
mais d'une constitution générale de la cité. La traduction par « république », consacrée par
la tradition, a ses mérites, si on demeure capable d'entendre dans ce titre classique ce qui
concerne la pólis. Voir les études de J. Bordes (1982) et J.-F. Pradeau (1997).

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80. Même chassé de la cité, le poète est vénéré à l'égal d'un dieu et oint de parfums. Proclus
(In Remp., 42, 1-10 ; I, 60) note ce paradoxe et il en fait la première question de son
commentaire sur la poétique de Platon. Sur l'onction des statues, voir J. Adam, ad loc.

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81. Platon oppose le type du poète austère et du raconteur d'histoires (muthológōi, b1)
utile à un type fascinant par sa polyvalence et ses talents. La description de la vénération
dont ce dernier serait l'objet, dû t-il chercher à se fixer dans la cité, est ironique ; en fait, ce
poète divertissant et plaisant sera poliment invité à aller ailleurs. Le poète et le mythologue
de la cité idéale sont recrutés d'abord pour la sévérité et l'aspect moral de leurs imitations.
Ce recrutement sera l'objet de dispositions légales (b3), et recruter un poète d'un autre
type contredirait la loi (thémis, a6). La prescription est donc rigide et précise. On la
retrouve dans les Lois (VII, 817a-d).

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82. Tout au long de la République, Platon multiplie les mentions de conditions qui
restreignent la portée pratique ou concrète du projet de la cité idéale. Le pouvoir
d'instituer cette cité n'appartient à personne, et la discussion philosophique est d'abord
soucieuse de développer des modèles pouvant donner lieu à des législations. Mais à aucun
moment Platon ne laisse croire qu'il s'agit d'autre chose que de propositions assorties
d'une condition de possibilité, « si cela était en notre pouvoir ». Voir supra, 389d.

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83. Au sens large donné par Platon au terme mousikḗ, art des compositions poétiques,
épiques et tragiques, représentées parfois avec un accompagnement de musique et art de la
musique et des compositions instrumentales. Littéralement, l'art des Muses. Voir supra, II,
376e. Comme la suite du développement le montre, cet art se divise en deux grands
domaines : d'une part la matière poétique (ce qu'il faut dire et comment le dire), et d'autre
part le chant, les mélodies et les compositions instrumentales, que Platon aborde
maintenant. Tout ce passage (397a-402a) est commenté du point de vue de la musique
dans A. Barker (1984 : 124-140). Pour le commentaire aristotélicien, voir Pol., VIII,
1342a28-1342b34.

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84. Les principes élaborés pour l'imitation dans les récits et les poèmes seront les mêmes
pour les paroles mise en musique : ils devront présenter les mêmes modèles (túpois, d5) de
conformité à la vertu et la même austérité formelle. Tout le domaine de l'esthétique – nous
dirions aujourd'hui poétique et musicale – est donc assujetti à des modèles prescrits pour
leur portée morale. Sur la musique dans l'œuvre de Platon, voir E. Moutsopoulos (1959).

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85. Socrate l'affirme et Adimante ne proteste pas. En quel sens est-il mousikós ? Au sens
strict de praticien de la musique d'instruments ou du chant choral, ou au sens général de
connaisseur de l'art poétique et plus généralement encore, d'homme cultivé ? Le lien entre
poésie et musique était étroit et Pindare et Sophocle, par exemple, étaient aussi renommés
comme musiciens que comme poètes. Socrate s'adresse donc sans doute à Adimante dans
le sens le plus général. Selon Plutarque (De la musique, 15, 1136f), Platon lui-même aurait
reçu une formation musicale auprès de Dracon d'Athènes et de Metellus d'Agrigente, mais
c'est la pensée musicale de Damon qui l'influença le plus. Pour la conception de la musique
chez Platon, voir Protag., 326a ; Lachès, 188d ; Phédon, 60e ; Criton, 50d ; et I Alc., 106e.

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86. La théorie grecque classique de l'harmonie distinguait plusieurs « harmonies » ou


modes harmoniques. Socrate va les soumettre ici à un examen qui devra en mesurer la
convenance au modèle moral souhaité pour la cité. Le terme grec harmonía désigne aussi
bien une échelle musicale qu'un mode privilégiant certaines règles de composition, et
notamment le choix des intervalles ou des registres. Le terme « mode » n'appartient pas
cependant à la théorie classique, et il faut sans doute parler de tropes. (Pour ce qui suit,
voir R.P. Winnington-Ingram 1936 ; A. Bélis 1996 : 363 et A.G. Wersinger 2001 : 171-191.)
Le rapport entre les harmonies et les sentiments ou les émotions apparaît déterminant
dans toute la culture musicale grecque et sans doute faut-il en attribuer l'importance au
lien de la musique et de la poésie. Platon ne propose pas un examen détaillé, qui suivrait
par exemple tout le système des tónoi d'Aristoxène, il se contente d'un choix représentatif.
Son approche semble influencée par la doctrine pythagoricienne, mais comme Platon n'a
laissé aucun écrit théorique sur la musique, il est difficile de reconstituer une théorie
platonicienne complète de l'harmonie. Son intérêt est surtout pédagogique et moral, mais il
ne pouvait éviter de connaître les théories qui avaient cours à Athènes. Parmi celles-ci, on
peut distinguer deux sciences : l'harmonique et la rythmique, différentes de la science des
instruments (organikḗ). L'harmonique est la science du mélos, c'est-à -dire de l'organisation
naturelle des sons musicaux. Elle comprend sept parties traditionnelles, auxquelles Platon
fait allusion ici : l) les sons (phthóggoi) ; 2) les intervalles (diástēmata) ; 3) les systèmes
(sústemata), dont le plus important est le système de référence du tétracorde ou de la
quarte ; 4) les genres (génos) : diatonique, chromatique et enharmonique ; 5) les tons
(tónoi, trópoi), appelés modes par plusieurs théoriciens latins tardifs, mais qui encore chez
Platon et Aristote portent le nom d'harmonies. Sur ce terme, voir l'appendice de A. Barker
(1984 : 163-168). Il s'agit des « différentes manières d'échelonner le grand système parfait,
dans quelque genre que ce soit, à partir d'une note de base thétique qui varie d'un trope à
l'autre » (A. Bélis 1996 : 363) ; 6) les métaboles (metabolaí), ou modulations et variations ;
et 7) la mélopée (melopoiía). Pour la structure générale de la théorie, voir infra, 400a.
Le premier groupe (lydien mixte, lydien aiguë et autres modes apparentés) est rejeté
d'emblée ; liés aux lamentations, ces modes harmoniques plaintifs sont inutiles pour la
formation du caractère. Voir le témoignage de Plutarque, citant Aristoxène (De la musique,
16, 1136-17, 1137). Le mode harmonique du deuxième groupe (mode ionien) est qualifié
de relâ ché (chalaraì, e10) et il est associé aux beuveries. Ce relâ chement s'oppose à
l'énergie tonique, voir infra, IX, 590b. Le troisième groupe (dorien et phrygien) est le seul
acceptable, puisque seul il imite le courage et l'ardeur virile. Sur ce point, voir aussi Lachès,
188d, où le mode dorien est qualifié de « seul vraiment grec ». Le critère régissant ces
jugements semble en effet celui de l'utilité dans la formation des hommes de guerre
(polemikō̂n, 399a). Quand il revient sur ces questions dans les Lois (II, 653d-673a ; 795a-
812e), Platon maintient le principe d'un choix rigoureux de la musique pour la formation
du caractère. C'est une opinion que retiendra Aristote (Pol., VIII, 1339a-1342b), qui lui
aussi privilégiera l'imitation de dispositions éthiques. Il sera même plus sévère que Platon,
allant jusqu'à rejeter l'harmonie phrygienne, parce qu'appartenant au genre passionné et
ne retenant donc que la dorienne. Platon justifie la conservation du mode phrygien, parce
qu'il s'accommode de la sobriété des hommes en paix, un argument difficilement
conciliable avec la critique d'Aristote qui le relie, quant à lui, à la frénésie et à
l'enthousiasme (loc. cit., 1341a23).

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87. Platon donne ici deux portraits, le violent et le volontaire, qui constituent selon lui les
modèles moraux susceptibles de guider les compositions musicales et de guider le choix
des harmonies. Le premier est celui des situations violentes (biaíōi ergasíai, a7) : le portrait
de ce guerrier courageux, mis en situation d'affronter un grand péril et ultimement la mort
elle-même, doit être conservé en mémoire pour la suite du développement sur la formation
des gardiens. La musique qui reçoit la sanction du philosophe est la musique qui peut
imiter les tons et les accents d'un tel guerrier : son attitude héroïque montre une grande
force de caractère. Le second est celui des situations pacifiques (en eirēnikē̂i, b3) : le sage
agit de manière réfléchie et modérée, en conservant toujours le contrô le de son action. Ce
deuxième portrait, qui présente une tonalité quasi stoïcienne, complète le premier. Leur
ensemble compose en effet l'action de résistance dans la situation de violence et l'action de
juste initiative dans la situation de volonté et de délibération (infra, 399e, pour l'homme
courageux et ordonné, andreíou kaì kosmíou). Si nous cherchons à déterminer si Platon
voyait une convenance particulière entre les harmonies et ces deux portraits, nous
pourrions dire que le mode dorien convenait aux dispositions guerrières et le mode
phrygien aux dispositions de réflexion. Dans les Lois (III, 700d-e), Platon insiste sur le fait
que le plaisir n'est pas le bon critère pour juger les musiques et il blâ me les musiciens
dégénérés qui amenèrent la confusion des styles.

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88. Il s'agit donc de la phrygienne, qui encourage la modération, et de la dorienne qui


stimule le courage. Voir infra, 410e. La conclusion en est qu'il faut exclure le registre
panharmonique. Le terme est rare chez Platon (ici et 404d) et il ne désigne pas un type
d'instruments, comme on l'a suggéré en le rapprochant du polycorde qui suit juste après,
mais un type de composition mêlant plusieurs harmonies.

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89. Terme rare, qui pourrait renvoyer à des instruments possédant plusieurs cordes
(comme la lyre), ou rendant possibles des sons exigeant plusieurs notes (comme la flû te,
poluchordótaton, d4). Mais le contexte montre, puisque Platon conserve la lyre (d7), qu'il
veut exclure les instruments comme l'aulós, susceptibles de produire des accords
complexes, recourant à plusieurs modes (panharmoniques) et ne conserver que les
instruments plus simples de la tradition, parfois identifiés comme oligochordía. Voir le
témoignage de Plutarque sur le conflit des traditions (De la musique, 11, 1135-14, 1136).
Pour la polyvalence de l'instrument, voir les remarques de A. Barker (1984 : 57 et 64). Pour
trigō̂nōn, il ne saurait s'agir bien entendu de triangles, mais bien de lyres à trois angles ou
de petites harpes, produisant des sons voluptueux. Le pēktís est une forme de harpe,
d'origine lydienne (Hérodote, I, 17).

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90. La prédilection de Platon pour les instruments simples ne permet pas cependant de
bien identifier les instruments qu'il jugerait parfaitement adéquats. Pourquoi exclure
l'aulós ? Selon certains, parce qu'il ne s'agit pas d'une simple flû te, mais plutô t d'une sorte
de hautbois ou de clarinette et comme eux construit avec une ou plusieurs anches. Voir K.
Schlesinger (1939) et A. Barker (1984 : 14 sq., avec illustrations) qui montrent que cet
instrument est fait de plusieurs tuyaux, parfois de longueur différente. On en tirait une
musique émotive, et l'instrument était propice aux lamentations et aux mélopées lascives.
Selon W. Anderson (1966 : 68), la musique tirée de l'aulós était trop individuelle, elle
n'avait rien de civique et devait être bannie pour cette raison. La possibilité d'en tirer des
modulations exagérées, comme ce qu'on pouvait entendre dans les rites corybantiques,
concourait à ce jugement. Platon exclurait donc les instruments de ce genre et conserverait
la flû te simple, comme la syrinx, proche du flageolet moderne. Proclus (In Alc., 197, 1-198,
13) commente le choix de Platon : « Platon a dit que l'art de la flû te est à éviter ; et de fait,
les instruments qui rendent toutes les harmonies et qui possèdent une multiplicité de
cordes sont des imitations des flû tes : car chacun des trous de la flû te produit, dit-on, au
moins trois sons, et si l'on ouvre des trous auxiliaires, plus encore. Or, il ne faut pas
admettre la totalité de la musique dans l'éducation, mais seulement ce qui, en elle, est
simple » (trad. Segonds). Voir aussi, In Remp., 63, 6-9 ; I, 79. Sur l'imitation des flû tes, Phil.,
56a – passage qu'on peut rapprocher d'Aristoxène, qui condamnait également l'aulós –, voir
A. Bélis (1986 : 98) et Lois, III, 700d et 790e-791b.

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91. La place de la lyre dans les nombreuses versions des mythes d'Apollon a toujours été
importante, et elle est également nette dans l'iconographie. Dès sa naissance, le jeune dieu
reçoit de Zeus une lyre et une légende fait de lui le père d'Orphée (Hymne Homérique, v.
131 sq.). Platon ne mentionne pas cependant une autre légende, voulant que ce soit Hermès
qui ait inventé la lyre et qu'Apollon berger lui ait échangé l'instrument contre ses
troupeaux. Selon le même corpus de légendes, Apollon aurait aussi reçu d'Hermès la flû te,
qu'il lui avait échangée contre le caducée. Il est vrai que dans l'épisode du défi de Marsyas,
qui prétendait qu'il était meilleur musicien avec sa flû te qu'Apollon avec sa lyre, Apollon fut
vainqueur et l'écorcha vif. Marsyas aurait en effet inventé la flû te à deux ou plusieurs
tuyaux (Pausanias, X, 30, 9), qui est justement l'instrument rejeté ici par Platon, au profit de
la syrinx, ou flû te de Pan. Dans le Banquet (215a-d), Alcibiade compare Socrate aux silènes
sculptés avec un aulós à la main et au satyre Marsyas : les airs de Marsyas mettent les
auditeurs dans un état de possession, alors que Socrate, par le seul effet de ses paroles,
produit le même trouble. Le privilège accordé à Apollon pour l'harmonie tient sans doute
compte du fait qu'il préside à l'harmonie politique et à la fondation juste des cités. Voir
Pausanias, V, 14, 8. À cela, il faut ajouter le caractère hiératique recherché par Platon. Voir J.
Carlier (1981) et M. Detienne (1998 : 172-174) ; également W. Anderson (1966 : 66).
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92. Ce serment cher à Socrate (Apol., 21e, avec la note de L. Brisson, ad loc.) est rare dans la
République (voir infra, IX, 592a). Il pourrait renvoyer au dieu égyptien Anubis, à tête de
chien.

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93. Fortement et souvent dénoncée dans les Lois, (III, 695b, VII, 791d-794a), cette mollesse
associée au luxe est la faiblesse qui ne convient pas à une société guerrière. C'est la raison
pour laquelle elle ne doit pas être encouragée par les modes musicaux qui en l'imitant la
stimulent. Infra, IV, 422a, VIII, 556b, et IX, 590b.

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94. Ces deux vertus sont au fondement des harmonies retenues par Platon dans le
développement qui précède ; elles engagent cette fois la recherche des rythmes qui leur
correspondent.

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95. Au sens de la mesure battue par le pied, brève ou longue, et qui a donné son nom à
l'unité de base de la métrique. Voir infra, 400c2.

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96. Les tons (phtóggois, a6) sont à la base du système des harmonies : il en existe quatre
espèces. S'agit-il des notes de base du tétracorde ? Platon semble le supposer (Théét.,
206b : « Et dans l'apprentissage d'un cithariste, avoir poussé jusqu'au bout cet
apprentissage, ce n'est pas autre chose qu'être capable de suivre la mélodie note par note,
sachant à quelle corde appartient chacune : qu'on appelle cela les éléments de la musique,
tout le monde en serait d'accord ? » Trad. M. Narcy). Ici plus qu'en aucun autre endroit de la
République on peut voir comment le concept de mousikḗ regroupe la musique
instrumentale et la scansion rythmée des textes. À l'époque de Platon, la pratique de la
lecture rythmée des textes des poètes était répandue et faisait partie de l'éducation. Les
rythmes et les harmonies doivent donc toujours être conçus dans une application à
plusieurs formes de l'art musical, et notamment à la poésie. Voir sur ce point W. Anderson,
(1994 : 145-165). Les trois espèces de rythmes (rhuthmoí, a2) sont à la base des mesures
(báseis, a5) : 1) il y a l'égal, dans les mesures où les quantités se divisent en deux valeurs
égales (dactyle, spondée, anapeste) ; 2) il y a ensuite les valeurs 3/2 comme le crétique, le
bachique et le péan ; et 3) les valeurs 1/2 comme l'iambe, l'ionique et le trochée. Sur la
métrique grecque, voir d'abord P. Maas (1962).

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97. Personnage qui a la faveur de Socrate pour les questions de musique ; voir Lachès,
180c-d et 200a-b ; I Alc., 118c ; et infra, IV, 424c. Expert réputé, professeur de musique de
Périclès (Plutarque, Périclès, 4,1) et peut-être même de Socrate (Diogène Laërce, II, 19),
Damon d'Athènes aurait reçu une formation musicale auprès de Pythoclidès de Céos
(Protag., 316e). Chez Platon, voir également Lois, VII, 814d-816b. Platon le considère
comme un philosophe et un sophiste (Lachès, 180d et 197d), sans aller jusqu'à l'estimer
comme penseur politique, comme le fera plus tard Plutarque. On pense généralement que
Platon a repris les conceptions de Damon, sans chercher à les modifier, mais sur plusieurs
points il se montre original. Il bannit notamment le mode lydien relâ ché, qui aurait été une
invention de Damon et il se montre critique à l'endroit de son esprit d'innovation. Voir D.
Delattre (DPA, II § D 13 : 600-607), A. Barker (1984 : 168-169) et F. Lasserre (1954 : 53-
73). Sur la question de l'éducation musicale, C. Lord (1978), W. Anderson (1966 : 74 sq.).

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98. Terme peu fréquent chez Platon (aneleuthería, b2), même dans la République, où il
désigne la bassesse d'une action indigne d'un homme libre ; voir infra, 391c et 400b ; IV,
422a ; VI, 486a ; VIII, 560d ; IX, 577d et 590b. Le terme húbris désigne une attitude
d'orgueil démesuré, traditionnellement associée dans la tragédie au mythe de Prométhée.
Dans la psychologie morale, il s'agit d'un excès qui peut impliquer une forme de violence.
Voir infra, 400b et 403a, et VIII, 560e.

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99. Platon évoque ici une forme de trimètre dactylique, comportant des variations dans la
position des brèves. Sur la nature exacte de l'enóplíon, il confesse lui-même que
l'enseignement de Damon n'était pas clair. Voir P. Maas (1962 : 42). On peut le décrire
comme une forme composée d'un trochée et d'une syllabe longue (selon B. Jowett, ad loc, il
s'agirait du crétique, mais J. Adam favorise plutô t l'identification à un rythme de marche
d'inspiration ionique, comme on en trouve des exemples chez Tyrtée). Quant à la forme
héroïque, elle caractérise l'hexamètre dactylique ; Platon semble l'identifier ici au spondée,
mais on peut être sensible à une expression de Socrate affectant l'ignorance en ces matières
et s'en remettant à l'autorité de Damon. Voir 400c3, où Socrate affirme ne pas maîtriser ces
questions de prosodie.

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100. Le geste gracieux suit un beau rythme (eurúthmōi, 8), alors que le manque de grâ ce
résulte d'un rythme défectueux. Le principe mis en œuvre ici par Platon est que la qualité
du rythme découle de son rapport au texte, à la parole qu'il accompagne. Cette relation
d'accompagnement est aussi le résultat d'une réelle influence, puisque l'expression (léxis,
d2) et le contenu de la parole (lógos) dépendent eux-mêmes du caractère de l'â me (psuchē̂s
ḗthei, d7). Accompagner (akoloutheî, c8) signifie donc suivre et dépendre du registre
supérieur : le poétique, autant l'expression que la matière, suit l'â me, et le musical
(principalement le rythme et l'harmonie) suit le poétique.

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101. Platon s'empresse de préciser qu'il entend par là (euētheía, e1) le caractère comme
support de la vertu, c'est-à -dire la réflexion dirigée vers le beau et le bien, et non la simple
habitude, l'absence de réflexion.

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102. Les futurs gardiens, mais dans le Protagoras (326b) l'éducation musicale est proposée
pour tous les jeunes : « dès qu'ils savent jouer de la cithare, ils leur apprennent les poèmes
d'autres grands poètes lyriques, qu'ils leur font jouer sur leur cithare, et, sous leur
contrainte, rythmes et harmonies deviennent familiers aux â mes des enfants, afin qu'ils se
civilisent, et que les progrès qu'ils font dans les rythmes et dans les harmonies favorisent la
qualité de leurs paroles comme de leurs actes ; car la vie des hommes tout entière a besoin
de rythme et d'harmonie » (trad. Ildefonse). Platon insiste ici sur la contribution de la
musique et de la poésie à la formation morale des gardiens, en vue de leur tâ che propre, la
garde de la cité.

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103. La liste des qualités (400d11-e1) que doivent poursuivre les futurs gardiens associe la
grâ ce du geste et l'excellence du caractère. L'art autant que la nature en sont remplis,
comme de leur contraire : d'une part les objets produits par les arts en sont imprégnés
dans leur fabrication et ils manifestent dans leur apparence la beauté et l'harmonie ;
d'autre part, les corps et les êtres vivants en général, les plantes, sont eux aussi imprégnés
de la grâ ce et de l'harmonie de l'art. La nature et l'art participent donc des mêmes modèles
d'harmonie et de grâ ce, et l'éducation doit avoir pour fonction de les communiquer à l'â me
des jeunes.

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104. Passage qui rappelle l'idéal du Banquet (210a-212a) et du Phèdre (251c), et la


gradation menant de la beauté des corps à la beauté immatérielle. Sur la beauté comme
nourriture de l'â me, voir Phèdre, 248b. Cet éloge de l'art évoque peut-être la sculpture et la
peinture, nommément absentes de la critique des arts poétiques.

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105. Les traductions de ce passage varient beaucoup : on peut en effet replier le terme de la
formation des jeunes sur l'amour du « beau discours » (tōî kalōî lógōi, d2), en se fondant
sur le contexte de ce passage consacré aux règles de la poétique et de la musique ; on peut
également ouvrir la signification de l'expression vers l'idéal de la raison, en tenant compte
du fait que Platon lui-même insiste sur la conformité de la poésie et de la musique aux
termes ultimes de l'excellence de l'â me, le beau et le bien et qu'il place la finalité de
l'éducation poétique et musicale dans l'amour de la raison (402a3). Par la musique et la
poésie, l'enfant apprend à reconnaître sa parenté avec la raison. C'est ce parti qui a été suivi
ici et qui marque, à sa manière, la transition vers le livre IV, où Platon expose la doctrine de
la raison.

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106. Suivant une indication fournie par la traduction de Grube, j'insère dans ce passage la
mention de la poésie, compte tenu du fait que Platon subsume ici, comme dans tout ce
passage depuis le début, la musique et la poésie sous l'appellation ancienne de mousikḗ,
l'art des Muses, la Musique comme art majeur. Voir la note, supra, 398b, et II, 376a.

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107. Cette analogie avec le processus de la lecture n'est pas sans rappeler le recours à cette
image pour présenter la méthode psychopolitique de la République (supra, II, 368d). Si la
cité est écrite en gros caractères, et que nous arrivons à la lire, nous serons ensuite en
mesure de lire la structure de l'â me, écrite en plus petits caractères. Ici Platon développe la
comparaison : savoir lire, c'est avoir dépassé le stade où l'on identifie les lettres une à une
pour saisir le mot qu'elles forment. De même, être cultivé et formé en poésie et en musique,
c'est savoir reconnaître dans ces expressions de la culture la combinaison de toutes les
formes morales des vertus qui y sont présentes. Ces formes sont donc pour ainsi dire
l'unité constitutive de l'art. Sur cette image et la notion d'élément (stoicheîa, a8), voir
Théét., 201e-204. Les formes, et en particulier les formes de la vertu, sont les conditions
d'intelligibilité de toute représentation morale, et en particulier de l'art.

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108. La thèse est complexe, non seulement parce que Platon introduit pour la première fois
dans le dialogue le concept métaphysique des formes des vertus (tà eídē, c2), mais surtout
parce que la connaissance de ces formes est posée comme une condition de la formation
musicale et poétique. Jusqu'ici, le développement présentait un argument pédagogique
justifiant la nécessité de cette formation pour les gardiens et cet argument se concluait par
l'évocation d'une finalité sublime, la ressemblance et l'amour de la raison. Une formation
en musique et en poésie rend donc possible la reconnaissance de la raison, et notamment
de la parenté de l'â me et de la raison, en se fondant sur une imprégnation lente, tout au
cours de l'enfance (402a), de la grâ ce et de l'harmonie. Mais ensuite, en introduisant une
analogie avec la lecture, Platon renverse la perspective : une réelle formation en musique et
en poésie n'est achevée que si elle parvient à cette connaissance des formes des vertus qui
se trouvent au fondement de la poésie et de la musique et qui en règlent les normes : la
modération, le courage, la libéralité, la magnanimité. Ces vertus, il faut les reconnaître : ce
sont les vertus du citoyen libre et engagé dans la vie publique et militaire. Platon en a fait le
portrait rapidement juste un peu plus haut : il est énergique et réfléchi. Il invite maintenant
à comprendre qu'une formation, et a fortiori une pédagogie, n'ont de sens que si elles sont
imprégnées de leur finalité : le même art et la même étude constituent l'apprentissage de la
vertu et l'apprentissage de la musique et de la poésie, de la même manière que le même art
et la même étude constituent l'apprentissage des lettres, des textes ou même de leurs
reflets. Le fond de l'argument est donc le suivant : la grâ ce et l'harmonie, communiquées
par la poésie et la musique, participent du même modèle que les vertus (402d3, toû autoû
túpou). Cet argument peut être développé dans deux directions distinctes : la communauté
de modèle justifie en profondeur l'éducation par la poésie et la musique, mais elle justifie
également de manière forte l'intervention relative à la place et au choix des artistes dans la
société. L'art a un effet moral et la cité doit en tenir compte.
Selon J. Adam, ad loc., ces formes ne doivent pas être interprétées à la lumière de la
métaphysique du livre VII, puisqu'il s'agit de la seule mention dans l'ensemble des livres I-
IV. Il ne s'agirait pas de formes séparées transcendantes, ni de leurs images dans les êtres,
mais seulement de modèles et d'images dans les arts. Cette interprétation semble
inutilement rigide et étroite. La perspective commune de l'esthétique et de la métaphysique
commande au contraire une interprétation ouverte, où les formes de la beauté et celles des
vertus apparaissent sur le même registre et imposent une formation identique (c7-8).

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109. Ce terme rare (eleutheriótēs, c3) désigne la qualité de l'homme libre, l'idéal de
libéralité. Platon ne l'emploie que deux fois dans toute son œuvre : ici et en Théét., 144d.
Voir également supra, 387b et 395c pour l'adjectif. La liste ne peut être comparée à la liste
traditionnelle des vertus cardinales et on notera l'absence de la justice ; voir infra, VI, 486a.

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110. L'évocation de cette contemplation (théama, d4) rappelle le Timée (87d), décrivant
l'équilibre de la beauté dans l'être vivant.

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111. Passage qui évoque le Banquet (206c, 209b et 210b) : la qualité morale est à l'origine
du désir amoureux, le même recherchant le même, l'harmonieux s'attachant à
l'harmonieux, la beauté à la beauté.

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112. Il s'agit du plaisir sexuel (tà aphrodísia, a5) que Platon associe aux plaisirs érotiques
(Lois, VIII, 841e, Banq., 192c, Phèdre, 254a). En le qualifiant de fou (manikōtéran, a6),
Platon l'oppose à l'amour droit et correct (orthòs érōs, a7), qu'il associe à la modération et à
la musique. Cet amour correct est le seul auquel on puisse donner une valeur, parce qu'il
est modéré et rigoureux.

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113. Platon accorde donc au rapport homosexuel de l'amant (erastḗs, b6) et du jeune aimé
une fonction d'abord pédagogique et il condamne le lien sexuel en tant que tel, jugé
grossier et signe d'inculture, pour la raison qu'il conduit à l'excès et au manque de
modération. Ce passage, inséré dans le milieu d'une discussion sur les finalités morales de
l'éducation poétique et musicale, fait écho au Banquet (206b) par rapport auquel il
présente une approche plus austère de la pédérastie. Voir sur toute cette question
l'introduction de L. Brisson au Banquet (1998 : 55-65) et l'étude classique de K.J. Dover
(1982). Aristote (Pol., II, 4, 1262a) se montre critique de cette interdiction du rapport
sexuel, mais le contexte indique qu'il confond la prescription de Platon avec des interdits
de rapports entre membres d'une même famille.

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114. Littéralement, Platon indique qu'un rapport sexuel serait le signe d'un manque de
culture poétique et musicale (amousías, c1), expression qui marque le lien entre l'objet de
la discussion et l'excursus sur la pédérastie. Voir infra, 411d, où l'inculte est celui qui
n'aime pas les discours, et V, 455e. Ailleurs, Platon associe le manque de culture et le
manque de philosophie (Soph., 259e).

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115. Le poétique conduit à la philosophie, puisque la philosophie est amour de la beauté
(Banq., 204b) et musique suprême (Phédon, 61a). L'intermédiaire de la dialectique est
certes requis pour y accéder, mais Platon montre ici que la poésie conduit au seuil de la
philosophie. Sur le parallèle avec la doctrine de l'amour dans le Banquet, voir d'abord L.
Robin (1964).

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116. De la même manière que pour l'éducation poétique et musicale, la discussion


philosophique se concentrera sur la formulation de modèles pour l'éducation physique : il
s'agit de normes et de finalités pour guider les soins et les exercices du corps. La priorité de
l'â me est une thèse centrale dans l'anthropologie de Platon et elle trouve dans ce passage
une application importante : la gymnastique ne poursuit aucun but autonome, à travers
l'exercice du corps, c'est toujours l'â me qui cherche sa perfection. Voir Charm., 156e ; Lois,
X, 891e sq. ; et infra, 410b-411e. À ce domaine appartient d'abord l'examen de la diète et de
la médecine, qui était central dans la tradition des Asclépiades. L'exposé concerne les futurs
gardiens (e5). Sur tout ce passage, voir R. Nettleship (1961 : 123 sq.).

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117. La comparaison des défis des gardiens avec ceux des athlètes sera reprise dans le
cours de l'exposé sur leur formation. Ils doivent s'exercer sans relâ che, sur tous les plans :
musique et poésie, gymnastique, sciences et dialectique. Voir Lachès, 182a, Lois, VIII, 829e,
et Banq., 211c.

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118. Comparaison que Platon affectionne particulièrement dans le domaine de la guerre ;


voir supra, II, 375a, et infra, V, 466c.

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119. Le terme désigne toute la cô te qui s'étend du détroit du Bosphore à l'É gée (voir
Hérodote, IV, 38), et non seulement le détroit lui-même (aujourd'hui les Dardanelles).
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120. Platon la connaissait de première main, il s'en moque dans la Lettre VII (326b).

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121. La ville de Corinthe était réputée pour son luxe et son goû t des plaisirs et la
prostitution y était florissante. Voir supra, II, 373a, et Lois, VIII, 840a, où Platon de nouveau
met en garde les athlètes contre l'attrait des maîtresses, en particulier durant les jeux
olympiques.

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122. Platon critique-t-il ici le fait même de devoir recourir aux tribunaux pour obtenir la
justice ? L'opposition entre « les autres » et « chez soi » (par'állōn, b2 ; oikeíōn, b4) marque
la nécessité, pour obtenir la justice, de sortir du cercle des proches, de la famille ou de la
parenté, dans le cas où la violence et l'indiscipline envahissent la cité. Une cité bien
ordonnée, harmonieuse et modérée, serait donc une cité où les différends et les conflits
seraient si peu importants qu'on pourrait les traiter dans le cadre de la parenté ou du clan
sans recourir à des tribunaux. Ce serait aussi une cité où le droit (l'art des tribunaux,
dikanikḗ, a2) ne serait pas très développé. Il faut ici entendre bien sû r non pas les lois, mais
l'expertise juridique et le travail des avocats. La critique de Platon porte donc sur l'excès du
recours aux procès, dont l'inflation connote à son époque le développement de la
rhétorique et de la sophistique. Voir la note de J. Adam, ad loc., sur le fait que Platon
n'emploie pas le terme dikastikḗ, qui désigne au contraire ce qu'il recommande (409e-
410a).

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123. Du temps de Platon, ces termes étaient peu courants et encore proches de leur origine
dans le vocabulaire de la nature (explosions, torrents). Voir Crat., 440c. C'est la médecine
hippocratique qui leur a donné une signification technique et Platon se moque de ses
premiers représentants, ces « ingénieux disciples d'Asclépios ». Les écoles de Cos, de Cnide
et bien d'autres réclamaient un héritage direct d'Asclépios. Voir Banq. (186e) et pour une
introduction générale, M. Grmek (1995).

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124. Cet épisode est raconté dans l'Iliade (XI, 580 sq., 828-836 et 624-650), mais Platon
mélange deux scènes différentes : la potion qu'il décrit fut donnée à Machaon l'Asclépiade
par Hécamède, alors qu'Eurypyle est soigné par Patrocle au moyen d'une poudre produite à
partir d'une racine. L'épisode de la potion est rapporté correctement dans l'Ion (538b) et il
est possible que le texte d'Homère dont disposait Platon ait relaté l'épisode autrement.

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125. Et non pas « une pédagogie des maladies » (contra, B. Jowett, ad loc., qui cite Timée,
89d). On peut sans doute dire que la médecine « régit » les maladies, mais le contexte
montre que Platon critique l'inflation scolaire de la médecine et les abus d'autorité
auxquels elle conduit.

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126. Personnage natif de Mégare, mentionné aussi dans le Protagoras (316e), où il est
présenté ironiquement comme un sophiste de grand calibre et dans le Phèdre (227d), où il
recommande la marche à pied. Voir Aristote, Rhét., I, 5, 1361b4.

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127. Poète élégiaque, du milieu du Ve siècle, renommé pour ses épi-grammes. Platon cite ici
une maxime (frag. 8 Bergk) dont le sens pourrait se rapprocher de la maxime latine :
Primum vivere, deinde philosophari, qui représente un idéal rigoureusement contraire au
précepte socratique de la connaissance de soi et de la valeur suprême de la vie
philosophique.

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128. Platon distingue ici les études (mathḗseis), les activités de réflexion (ennoḗseis) et la
concentration sur soi-même (melétas pròs heautòn). Dans la mesure où il s'agit de critiquer
un soin excessif du corps qui va jusqu'à faire obstacle à l'exercice de la philosophie, cette
liste nous met en présence des trois registres de l'exercice philosophique : l'étude des
sciences, dont le programme sera exposé plus loin, la réflexion qui est le cœur de la pensée
et enfin la méditation, pratiquée par le moyen d'exercices de concentration.

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129. Cet enseignement d'Asclépios peut avoir des corollaires proches de l'euthanasie, et il
semble contradictoire avec le serment hippocratique lui-même. Selon quels critères et à
partir de quelles observations la vie d'un être humain cesse-t-elle d'avoir de l'intérêt ? Dans
le Lachès (195c-e), Socrate critique en le limitant le savoir médical et il pose la question : «
soutiens-tu que pour tous les hommes il est préférable de vivre ? N'y en a-t-il pas plusieurs
pour qui il vaudrait mieux être morts ? » (trad. Dorion). Les médecins peuvent-ils
répondre ? Non, répond-il en substance, c'est une décision morale qui relève du courage de
chacun. Il n'appartient donc pas au savoir médical de se prononcer sur le choix de vivre ou
de mourir. Cette position est moins nette dans notre passage, où on note la possibilité d'une
euthanasie passive (410a).

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130. Passage de l'Iliade, IV, 218-219. Les deux fils d'Asclépios sont Machaon et Podalirios,
tous deux prétendant d'Hélène. Vaillants guerriers, leur réputation de médecins prodigieux
leur donnait un grand prestige. (Il., II, 729 sq., et XI, 833).

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131. Vers de Tyrtée, poète qui vécut à Sparte et qui composa des exhortations au combat
(frag. 12 Bergk = 12, 6 West), cité également dans les Lois (II, 660e et 629e).

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132. Eschyle (Agamemnon, v. 1022 sq.) évoque le fait qu'Asclépios fut à juste titre foudroyé
par Zeus pour avoir ressuscité Hippolyte ; ailleurs, Apollon demande que quelqu'un puisse
se substituer à Admète mourante, pour prolonger sa vie (Euripide, Alceste, 3) ; Pindare
(Pyth., III, 55-58), rapporte également l'épisode d'Asclépios foudroyé pour avoir tenté,
excité par la promesse de l'or, de redonner vie à Hippolyte.

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133. Le commandement de l'â me est sa caractéristique primordiale, voir Gorg., 523c-e.

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134. Il s'agit d'exemples typiques de comportements contraires à la vertu : les juges les
connaîtront en les observant chez les autres, mais leur formation devra faire en sorte qu'ils
évitent d'en faire eux-mêmes l'expérience. Au moment de juger, ce n'est donc pas leur
expérience personnelle qui leur servira (409c7), mais les modèles qu'ils ont appris à
reconnaître par leur savoir chez les autres. La connaissance de l'injustice implique celle de
la justice, voir I, 334a, dans la mesure où toute véritable connaissance est une connaissance
des contraires.

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135. Allusion fine au procès de Socrate, dont on trouve l'écho infra, VII, 517a, et VIII, 560d.

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136. Le vocabulaire de la psychologie morale de Platon varie beaucoup selon les passages.
La différence entre la médiocrité d'une personne vile (phaûlos) et la méchanceté d'une
personne corrompue (ponērós, a2 et b2) est une différence de degré ; être méchant (kakòs,
e2) désigne un caractère qui s'oppose absolument au caractère vertueux, c'est-à -dire à
l'homme bon. Les â mes viles et corrompues sont le produit d'une histoire personnelle dans
laquelle l'accumulation des expériences du vice a fini par produire un caractère méchant.
Platon évoque rarement la question de la faiblesse naturelle du caractère et il accorde
beaucoup d'importance, comme ce passage le montre, aux effets d'une expérience où le mal
se répète au point de s'imprégner. La corruption morale n'est donc pas une déficience ou
une tare, mais le produit d'une histoire personnelle. Cela ne l'empêche pas d'insister sur
l'importance d'avoir une bonne constitution au départ (410a), tant sur le plan physique que
moral.
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137. Omniprésent dans le texte des Lois, en raison du propos législatif concret de ce
dialogue, le vocabulaire de l'activité législative semble plus rare et dispersé dans la
République. Les participants du dialogue se reconnaissent néanmoins une activité
nomothétique. Quel est le sens de cette activité de rédaction des lois ? L'exemple de
l'établissement des juges et des médecins montre qu'il s'agit de l'imposition d'un modèle
moral ; voir 398b, 403b et 425b-c, pour des exemples.

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138. Les médecins et les juges sont donc appelés à exercer une fonction qui peut aller
jusqu'à la peine de mort pour ceux qui sont moralement corrompus. Le motif de l'intérêt
public de la cité est inséparable d'une perspective de rétribution personnelle, constante
dans la philosophie pénale de Platon : les peines, et la peine de mort en particulier, servent
le bien des individus. La mention de l'euthanasie des individus handicapés doit
s'interpréter en rapport avec l'euthanasie des enfants présentant des handicaps à la
naissance, voir infra, IV, 459d, 460c et 461c : il s'agit des mêmes dispositions implacables,
inspirées peut-être de pratiques spartiates.

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139. Il semble difficile de maintenir toujours la même traduction pour thumoeidḕs : l'ardeur
morale du futur gardien est autant sa colère que cette forme d'impétuosité que l'éducation
doit orienter vers le bien. On évitera d'évoquer la virilité, puisque les femmes ont accès aux
responsabilités de gardien autant que les hommes et manifestent les mêmes qualités.
L'ambiguïté du vocabulaire du principe intermédiaire de l'â me, déjà présente depuis le
début du dialogue, sera soumise à la discussion dans l'examen de la psychologie morale au
livre IV. Platon montrera alors que la polarité de la raison et du désir n'est pas suffisante
pour saisir le dynamisme de l'être humain, il faut un principe intermédiaire susceptible de
s'allier à la raison, ou au contraire de se laisser dévoyer par le désir. Qualifier cette ardeur
de morale n'atténue en rien son aspect d'énergie psychique (spiritedness dans la majorité
des traductions en langue anglaise), il s'agit d'insister sur la nature morale de cette énergie
intermédiaire. Voir supra, II, 375a, et infra, 411a10. Ce principe est le support du courage,
mais s'il est mal formé, il engendre mollesse et lâ cheté.

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140. Le vocabulaire annonce la distinction de l'état et de la disposition (héxis et diáthesis)


qui sera caractéristique de la psychologie morale postérieure à Platon. Il parle ici d'une
disposition qui influence la pensée (diánoian, c8) et qui n'est donc pas purement
psychologique. Par contre, la description de cette disposition se déploie sur un spectre qui
va de la brutalité à la douceur. Mais Platon, dont la théorie des vertus n'a pas adopté le
schéma des médiétés qui aura la faveur d'Aristote, n'est jamais systématique sur la
question des extrêmes : dans le cas présent, la douceur est présentée néanmoins comme un
idéal médian, puisqu'il y a une extrémité contraire, la mollesse.
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141. Ce concept est appelé à jouer un rô le déterminant dans le choix des gardiens. Platon
l'introduit ici, presque en passant, au moment de conclure son exposé sur l'éducation
fondamentale. Les « deux naturels » (amphotéra, e5) sont le naturel philosophe et l'ardeur
du thumoeidès. Ils se combinent dans un idéal qui définit le futur gardien comme un naturel
d'exception, alliant la sage modération et le courage. Voir Pol., 306c-311c, qui propose une
réflexion proche de ce passage. Sur ce terme et les concepts apparentés, voir supra, II, 375e,
et infra, V, 455c.

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142. Allusion possible à l'Iliade, XVII, 588, où Ménélas est traité par Apollon de porte-lance
ramolli. Pour la comparaison avec le travail sur le fer, voir supra, 387c. Platon recommande
l'assouplissement par la musique du naturel ardent, tout en reconnaissant ailleurs (398e)
que le risque de mollesse est inhérent à certains modes de la musique.

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143. Cette désignation au singulier n'en recouvre pas moins tous les arts que Platon vient
de passer en revue, poésie et musique. Voir supra, II, 376e, et III, 402a.

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144. Ce vocabulaire (philomathès, d1) qui caractérise l'homme de culture, dans son
opposition à l'homme purement physique et guerrier, a été introduit au livre II, 376b-c ;
Platon le reprend ici en accentuant l'importance du désir de connaissance pour caractériser
le naturel de l'homme harmonieux et équilibré. La liste des activités qui suit donne un bon
aperçu de ce que Platon considérait comme la culture : la connaissance, la recherche, la
discussion rationnelle, la poésie et la musique.

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145. La misologie désigne une attitude d'indifférence ou d'hostilité à l'endroit du travail de
la raison, tel qu'il s'exerce en particulier dans le dialogue philosophique. Le terme est rare
chez Platon, voir le passage déterminant de Phédon, 89d-91c, et Lachès, 188c-e, où Platon
oppose le misólogos au philólogos, celui qui est « épris de discours » (trad. L.-A. Dorion).
C'est le manque de culture qui est ici tenu pour la cause de la misologie, alors que dans le
Phédon et dans le Lachès, c'est plutô t l'expérience malheureuse, et répétée, de la fausseté
des discours ou de l'inadéquation du discours et de l'action. Sur ce concept, voir L.-A.
Dorion (1993).

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146. Le naturel ardent et le naturel philosophe viennent agir comme párergon du corps et
de l'â me, qu'ils complètent. Ce supplément ne constitue pas une psychologie adventice,
Platon le considère comme une part intégrale du tout de l'être humain. Le rapport du
naturel ardent au corps est cependant une position qu'il nuancera dans le livre IV, puisqu'il
sera clairement constitutif de l'â me dans son rapport au corps. Pour le terme, voir infra, VI,
498c2. La tension qu'il faut rechercher entre les deux est celle qui produit un équilibre de
l'ardeur morale et de la raison, équilibre que Platon prend le risque de présenter ici comme
une tension entre le corps et l'â me, mais qu'il limitera, au livre IV, aux rapports des parties
de l'â me entre elles. Tension et détente appartiennent au vocabulaire médical, mais Platon
met surtout en avant un idéal d'harmonie.

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147. Parfaitement formé dans les arts de la poésie et de la musique, le mousikós anḗr est
l'homme parfaitement cultivé. Voir en ce sens Lachès, 188d, pour la description de l'idéal
de l'homme épris de culture et vrai musicien.

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148. Cette fonction politique de l'homme cultivé annonce la fonction souveraine du


philosophe. Seule une paideía achevée peut prendre la responsabilité de protéger la
constitution politique, c'est-à -dire de la maintenir en relation avec les idéaux rationnels de
la culture et de lui éviter les dérives de la violence. Cette fonction de superviseur (epistátēs,
a10) se retrouve dans les Lois, VI, 765d, où Platon décrit le responsable de la paideía, et
qualifie sa tâ che de « la plus importante parmi les tâ ches suprêmes de la cité ».

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149. Platon laisse de cô té d'autres aspects de la formation des futurs gardiens, qui
correspondent en fait plutô t à des activités de leur classe : chasses, concours hippiques,
danses constituent en effet les occupations d'une classe aisée et qui a accès au loisir. Que
Platon avoue ne pas vouloir s'engager dans un examen détaillé de ces occupations montre
autant peut-être ses réserves que sa conviction qu'il ne s'agit pas à proprement parler de
formation. Il affirme néanmoins que ces activités seront assujetties aux mêmes modèles.

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150. Ce choix des gouvernants s'effectue dans le corps général des gardiens et ce passage
est le premier que Platon consacre à leur fonction, qui est à la fois celle de législateur et de
gouvernant (nomothète et archonte). Cette fonction sera décrite aux livres VI et VII, en
rapport avec la métaphysique du bien. À qui revient la procédure du choix des gardiens et
comment s'effectue-t-elle ? Platon ne le précise pas. Peut-être faut-il imaginer une sorte de
collège de sages ou de vieillards ? Dans la mesure où la première sélection a permis
d'identifier un nombre important de citoyens possédant les qualités requises, le choix
représente une décision difficile. Les critères mentionnés ici sont la sagesse, la compétence
et l'amour pour la cité (c12-13), qu'il faut sans doute comprendre comme une forme de
patriotisme. Comme on peut le noter, il n'est pas encore question de choisir des
philosophes ; voir infra, VI, 502d, et VII, 536c. Pour le choix, comparer, Lois, III, 690a.

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151. Toutes leurs vertus seront orientées vers le bien de la cité et l'activité entière de ces
gardiens sera animée de l'intérieur par une grande ardeur, une énergie vouée à la
communauté (prothumía, e2). Apparenté au vocabulaire du thumoeidès et du thumós, ce
terme désigne autant leur zèle, leur empressement que leur dévouement exclusif à la cité,
c'est-à -dire leur loyauté. Il s'agit ici d'un principe (dógmatos, e6) qu'ils doivent protéger
autant que la cité elle-même. Voir Phèdre, 253c2.

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152. Passage difficile, parce qu'il implique la thèse socratique sur le caractère involontaire
du mal, reprise ici à l'occasion d'une réflexion sur une conviction morale. Platon désigne
cette conviction comme une opinion (dóxa, e8 et e10). Cette opinion n'est pas une simple
croyance sur un état de fait, mais un engagement envers le bien de la cité. Socrate demande
comment les gardiens pourraient se départir de cet engagement, celui-là même en vertu
duquel ils auront été choisis. Il répond que ce serait bien involontairement qu'ils le feraient,
car tout éloignement du bien est involontaire. J'ai donc traduit dóxa par conviction, quand il
s'agit nettement de la détermination des gardiens envers le bien de la cité, et opinion quand
il s'agit du principe général de la thèse socratique. L'opinion vraie ne saurait être
abandonnée volontairement (413a1). Les facteurs qui menacent la conviction civique des
gardiens sont au nombre de trois : contrainte, ensorcellement, dissimulation. Dans tous les
cas, il s'agit d'affections de la mémoire, les poussant à oublier (e7).

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153. L'opposition entre les deux états fondamentaux de la pensée est marquée par deux
expressions actives : être dans la vérité (alētheúein, a6 et 7), c'est-à -dire la posséder
activement, et former des opinions (doxázein, a7), qui peuvent être vraies ou fausses. Sur ce
vocabulaire de la dóxa, et sa portée philosophique dans la théorie de la connaissance, voir
infra, V, 477b sq., avec l'étude très complète de Y. Lafrance (1981).

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154. Puisqu'ils ne sauraient abandonner leur conviction profonde envers le bien de la cité
volontairement, les gardiens ne le feront que s'ils sont ensorcelés ou alors parce qu'ils y
sont forcés par quelque violence. Sur le fait qu'ils soient victimes d'une forme de rapt, il
s'agit d'un jeu de mots (klapéntes, b1 et b4) sur le fait que le temps ou la raison ravit à
certains leurs convictions et leur mémoire. Le principe général est formulé en c4 : tout
éloignement de la vérité est le produit d'un ensorcellement, parce qu'il s'agit d'une illusion,
d'une forme de tromperie. Cet ensorcellement s'effectue par la force du plaisir (c2) ou
encore par le trouble qui résulte de la crainte. Platon se moque légèrement de l'ensemble
de sa présentation, en disant qu'il s'exprime comme un poète de la tragédie (tragikō̂s, b4).
Pour la solennité obscure des tragédiens, infra, VIII, 545e.

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155. La détermination à poursuivre le bien de la cité sera donc soumise à diverses
épreuves. Platon distingue trois catégories (d7). Pour l'épreuve du temps et de la mémoire,
qui peut déstabiliser la raison, Platon demeure vague sur le moyen de mesurer leur
capacité à être induit en erreur et sur l'oubli. Les épreuves intellectuelles seront précisées
plus tard (voir VI, 503e). Pour le deuxième type, celui qui doit mesurer leur résistance à la
contrainte violente et à la souffrance, c'est plutô t l'endurance morale, c'est-à -dire la force
de leur prothumía qui sera éprouvée par les souffrances et les luttes (d4). Enfin, pour
l'ensorcellement, il faut prévoir des situations de plaisir et de crainte, ce qui permettra de
distinguer ceux qui résistent. Platon est plus précis sur la question du courage et de
l'épreuve particulière qu'il propose pour le mesurer. L'épreuve d'ensorcellement est placée
dans un contexte guerrier, qui n'est pas sans rappeler l'épreuve des enfants sur les champs
de bataille (V, 466e sq.). Voir Lois, II, 633b-635c, où l'influence spartiate semble assez nette.
Voir également en ce sens N.M. Kennell (1995) et A. Hobbs (2000).

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156. Le gardien de la cité sera d'abord celui qui sait maintenir sa détermination. Pour cela,
il dispose de sa formation en musique et en poésie et de la vertu qui fait de lui un homme
de bien (agathòs, e3). Cet idéal, Platon le désigne du nom même du gardien de la cité, cet
homme excellent sera « gardien de lui-même » : il aura sur lui-même un contrô le absolu,
mis à l'épreuve sur tous les registres, et qui l'assure de résister contre la défaillance
intellectuelle, contre la contrainte et contre l'ensorcellement du plaisir et de la crainte.

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157. La distinction des quatre â ges de la vie (enfance, jeunesse, maturité, vieillesse) est
récurrente chez Platon (voir par exemple VI, 497e-498a, et Lois, II, 664c-d). Selon Diogène
Laërce, elle correspondait chez Pythagore aux quatre saisons de l'année (VIII, 10).

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158. Les honneurs dus aux gardiens de la cité après leur mort rappellent cette mémoire des
citoyens illustres, comme on la trouve dans l'oraison de Périclès (Thucydide, II, 43). Sur les
tombeaux et monuments, voir C. Clairmont (1993).

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159. Jusqu'ici, la classe des gardiens demeurait l'ensemble indistinct de ceux que leur
formation et leurs qualités morales, soumises à diverses épreuves, qualifiaient pour les
tâ ches du gouvernement de la cité. À cet ensemble, Platon accordait sans autre précision le
nom de « gardiens ». Il propose maintenant de scinder ce groupe en deux : d'une part, le
petit nombre des gardiens chargés de la tâ che la plus haute, la garde complète de la cité, et
d'autre part, un groupe moins important, mais plus nombreux, qui sera constitué
d'auxiliaires (epíkouroi, b5). Ainsi s'esquisse pour la première fois la tripartition des classes
ou des groupes sociaux de la République, qui servira de matrice à la reconstruction
psychopolitique des vertus au livre IV. Comme la suite le montre (d3-4), il s'agit de la
distinction entre, d'une part, gouvernants et hommes de guerre, et d'autre part, reste de la
cité (árchontas, stratiéṓtas, kaì teḕn állēn pólin). Voir supra, II, 374d.

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160. Ce récit mythique est moins un mensonge qu'une représentation fictive de la


fondation de la différence sociale. Privé à ce stade de la discussion de fondements
philosophiques et historiques rigoureux, il est présenté comme une initiative risquée et
audacieuse (tólmē, d1). Platon l'expose en deux parties : d'abord le mythe de l'autochtonie,
ensuite le mythe des races. Au livre II, 376e-377e, Platon a nettement affirmé que les
mythes sont des discours faux, une affirmation avancée dans le contexte de la critique des
discours sur les dieux ; au livre III, 386b-c, il reprend cette affirmation concernant les
choses de l'Hadès. Mais les mythes ont aussi une utilité, dans la mesure où ils peuvent
assurer la cohésion de la cité. Comme le souligne Luc Brisson (1982, 146), cette utilité est
indifférente à la fausseté. C'est la raison pour laquelle Platon revient ici sur les mensonges
qu'il acceptait pour les gouvernants en cas de nécessité (III, 389b7-9) : les gouvernants
pourront mentir pour être utiles à la cité (ep'ōphelía). L'exemple le plus clair est celui des
unions par mariage (459d-460d), dont le choix demeure le secret des gouvernants. Le
mythe est donc « converti en instrument idéologique » (Broze 1986 : 46). Sur la question
du mensonge dans la culture grecque, voir J.S. Zembaty (1988 : 532 sq., sur la République)
qui distingue plusieurs légitimations du discours faux chez Platon : le mensonge aux
ennemis, le mensonge aux amis pour les protéger du mal et les récits concernant le passé
qu'il faut transmettre, en dépit de notre ignorance et en raison de leur utilité. Le mensonge
des gouvernants peut se fonder sur le deuxième type, il est de nature médicinale, puisqu'il
repose sur un savoir thérapeutique des gardiens en vue de l'unité de la cité (428a-d). Pour
une mise au point et un examen des principaux critiques de l'usage du mensonge (K.
Popper, R. Crossman), qui accusent Platon de propagande ou de totalitarisme, voir d'abord
T.C. Brickhouse et N.D. Smith (1983), K. Moors (1988) et C. Page (1991).
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161. La légende de la fondation de Thèbes par le phénicien Cadmos, malgré son caractère
mythique, paraissait facile à présenter au peuple (Lois, II, 663d-e) et la responsabilité du
législateur est de trouver des stratégies pour faire admettre la vérité. De la même manière,
au moment de persuader les gardiens de la nécessité d'introduire une différence de degré
et de valeur dans leur groupe, une opération difficile, Platon juge le recours au mensonge
de la mythologie incontournable. Pourquoi Platon recourt-il à la généalogie de Cadmos, qui
est thébaine, au lieu de puiser dans le mythe athénien ? Précisément, selon N. Loraux (1996
: 100 sq. et 176 sq.), pour montrer les impasses du recours à la seule identité et proposer
une ouverture. Une attitude déjà pleinement reconnaissable dans la place donnée aux
étrangers. On peut aussi évoquer l'origine des Spartiates dans la légende de Cadmos. Sur ce
point, voir H. Joly (1992). Sur cette légende, voir d'abord F. Vian (1963).

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162. Le mythe de l'autochtonie pose que toute la culture de la cité vient au jour de la terre,
en son plein état de développement. Sa fonction est de valoriser le lien de la culture à un
territoire et de fonder l'appartenance commune de tous les citoyens à la cité. Platon
favorise ce thème (Pol., 271a ; Protag., 320b ; Banq., 190b ; Soph., 247c ; Timée, 23e et 42d ;
et Critias, 109c), qui était déjà présent dans la tragédie (Eschyle, Les Sept, 16-20 ; Euripide,
Ion, 589-592). Ce mythe expose une vérité (l'allégeance à la cité est fondée) et ne peut être
traité simplement comme un mensonge : si c'était le cas, Socrate affirmerait qu'il n'est pas
vrai que nous devons allégeance à la cité, mais que néanmoins nous devons en persuader
mensongèrement les citoyens. Pour l'unité du génos grec, voir Ménexène, 237b-c, 245c-d,
avec le commentaire de N. Loraux (1996 : 27-48, et pour le présent passage, 49-63). Voir
aussi K. Moors, avec le commentaire en sens opposé de D. Hyland (1988 : 254). Le mythe
du Politique (269a sq.) s'accorde avec une tradition qui liait le mythe de l'autochtonie à
celui de l'â ge d'or et cette tradition est sous-jacente à ce passage de la République.

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163. Le mythe des races provient d'Hésiode (Travaux, 109-201). Platon transforme sa
structure généalogique, par le moyen de laquelle l'histoire était racontée dans un modèle
d'éloignement de l'â ge d'or, en un mythe concernant la différenciation des catégories de
membres de la société et leur spécialisation dans les trois grandes fonctions de la cité : le
gouvernement, le soutien militaire et la production (agriculture et artisanat). La généalogie
hésiodique, qui comportait cinq races (or, argent, bronze, héros, fer) devient une structure
fondamentale de types, réduits aux trois fonctions de la cité. Contrairement au mythe de
l'autochtonie, dont la vérité est dépourvue d'ambiguïté et de duplicité, le mythe des races
expose le fondement naturel de la différence sociale sous le couvert d'une affirmation de la
fraternité universelle. Celle-ci est mise de l'avant pour tempérer les aspects
potentiellement intolérables de l'inégalité des aptitudes que le mythe présente comme
naturelle. Chaque groupe est fermé sur lui-même et la mobilité entre eux est très
restreinte : le rejeton inapte doit être refoulé sans pitié vers les tâ ches inférieures (c1),
alors que les naturels plus doués sont promus aux tâ ches de direction. Si le mythe des races
n'est pas à proprement parler un mensonge, l'affirmation de la fraternité dont Platon le
préface n'est pas entièrement transparente. Voir Hésiode, Travaux, 109-201, avec l'analyse
classique de J.-P. Vernant (1971). Aristote a critiqué ce recours au mythe des métaux (Pol.,
II, 5, 1264b), parce qu'il condamne le législateur à choisir les gardiens dans le même
groupe de personnes, une stabilité que la pratique athénienne ne favorisait pas. Voir infra,
IV, 423d-e, et VIII, 546e. Il semble important de noter que ce mythe a un rô le provisoire
dans la construction de la République, puisque la dialectique des fonctions qui conduit au
livre IV à la métaphysique de l'â me procure un fondement métaphysique à la structure des
tâ ches : le mythe servira aux classes inférieures, alors que les gardiens auront une
connaissance de son fondement dans la métaphysique.

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164. Cette partie du mythe constitue une interprétation d'Hésiode, dans la mesure où la
période qui correspond à la race de fer est aussi celle où les maux sont les plus nombreux.

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165. Cette insertion annonce en un sens la description du cycle de l'histoire politique au
livre VIII : la division naturelle des classes n'est pas stable, l'histoire y introduit des
ruptures et Platon entrevoit un destin catastrophique dans le cycle qui conduit au déclin
des formes pures et du gouvernement de la race d'or. Même si Platon affirme que ce mythe
peut engendrer une forme de stabilité, s'il est objet de croyance de la part des classes
inférieures, le destin en ruinera fatalement le cours, comme l'enseigne la tradition
hésiodique.

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166. Ce moment marque la rupture avec le mythe et le retour à la fondation concrète de la


cité, présentée ici comme un camp de guerre. Les fils de la terre devront choisir un
territoire et ils s'y établiront, en commençant par les auxiliaires, chargés de protéger le
groupe. Le soin à porter aux auxiliaires est primordial, pour défendre la jeune cité et pour
éviter que leur force ne se retourne contre les membres de la cité. Sur le danger de la
dissension, voir infra, V, 470c. Aristote a pensé que ces privilèges des auxiliaires allaient
dresser contre eux le reste des citoyens (Pol., II, 5, 1264a24), mais Platon pense que leur
éducation les prémunira contre toute tentation d'abus.

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167. Glaucon s'étonne, à juste titre, du fait que Socrate semble vouloir revenir sur
l'éducation : n'en a-t-il pas traité en présentant la poésie, la musique et la gymnastique ?
Socrate répond qu'il ne faut pas s'en tenir à une position trop tranchée, annonçant par là le
programme beaucoup plus exigeant qui va suivre. Le passage parle à la fois des habitations
et de l'éducation des auxiliaires (b1), et des conditions de vie imposées en général aux
gardiens (c7). Mais puisque la fin du développement se concentre sur les athlètes de la
guerre – athlètes du combat le plus important, 402e – et compte tenu de la division
introduite nettement entre gardiens et auxiliaires, les mesures concernant la propriété
privée et les biens s'adressent de manière directe au groupe particulier des epíkouroi, dans
le but de contenir leur éventuelle arrogance.

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168. Les prescriptions sur la propriété et le mode de vie font suite au programme éducatif
et sont seulement esquissées ; la description détaillée viendra au livre V.

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169. Ces repas pris en commun étaient le lot des prytanes au prytanée de l'agora et Platon
suppose ici que dans la cité idéale, l'institution d'un repas communautaire des auxiliaires
sera maintenue. On les trouve aussi à Sparte et on a souvent cherché dans les institutions
des éphores le modèle qui aurait eu la faveur de Platon. Pour les banquets, voir Lois, VI,
762b-c, avec l'étude de P. Schmitt-Pantel (1992 : 147 sq. et 233 sq.). Pour l'influence de
Sparte, voir F. Ollier (1933).

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170. Cette mention du salut doit être interprétée sur le plan moral et spirituel, comme les
passages ultérieurs (VI, 498e, 502b, et X, 621b) nous y invitent avec clarté.

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1. La question du bonheur du juste, qui avait été laissée de cô té pour entreprendre la
généalogie de la cité heureuse, refait surface à l'occasion du mode de vie des gardiens. Leur
vie ne leur procurera pas le bonheur des citoyens prospères, puisqu'ils y auront renoncé.
S'ils n'ont pas accès à ce bonheur, leur existence n'est-elle pas l'équivalent d'une
servitude ? C'est le sens de ce que Socrate appelle « l'accusation » (katēgorías, 420a7)
d'Adimante, qui lui reproche de traiter ses gardiens comme de simples mercenaires
salariés. Comment cet état, si contraire à l'idéal grec de la liberté civique (prérogatives
religieuses, propriété, liberté de déplacement) pourrait-il être une situation enviable et
valorisée dans la cité ? La question du bonheur du juste est donc ici associée à celle du
bonheur des gardiens, et elle fera retour en V, 465e et à la fin du dialogue, en X, 612a sq.

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2. De qui s'agit-il ? De maîtresses (hetaírais, a4) escortant les citoyens opulents qui
effectuent des voyages vers d'autres cités ou même vers les colonies.

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3. La réponse de Socrate montre comment le bonheur des gardiens est assujetti au bonheur
de la cité toute entière. Critiquant cette conception, Aristote (Pol., II, 5, 1264b15) pense que
si la classe des gardiens est privée du bonheur, la cité entière ne sera pas heureuse. Cette
critique étonne, tant elle semble indifférente au concept du bonheur supérieur que Platon
développe pour les gardiens, un bonheur qui ne s'accomplit que dans le dévouement et le
service à la cité.
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4. Le vocabulaire de la distinction des fonctions dans la cité est très varié dans la
République. Ici, Platon parle de groupe (éthnos, b7), au sens de corporation ou de caste
possédant des traits communs, et non de groupe national ou ethnique. Les trois groupes
fondamentaux constituent la cité entière et sont appelés par la nature à participer au
bonheur en exerçant leur fonction propre (421c5). Voir Gorg., 455b (le groupe des
artisans). Sur le bien général de la cité, comme fondement de la perfection des lois, voir
Lois, IV, 715b.

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5. Notons qu'au point de départ de la recherche, la question de l'injustice n'était pas


envisagée (II, 368e, 372e), mais que Platon la fait intervenir en prévision de son examen
des formes dégénérées de la constitution politique (livres VIII et IX). Voir infra, 445c. Ce
passage montre comment la méthode de la République est à la fois une généalogie
reconstructrice (eureîn dikaiosúnēn, b9) et une proposition de fondation (oikízomen, b6).
L'examen du passé n'est certes pas la fondation de l'avenir, mais la recherche sur
l'avènement de l'injustice importe à la fondation spéculative de la cité juste.

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6. Il était habituel de peindre les statues de plusieurs couleurs, et en particulier de faire
ressortir les yeux. Platon compare ici l'ensemble de la cité à une statue, et les gardiens aux
parties les plus belles ; il se défend de vouloir leur donner un statut tel qu'ils en viennent à
ne plus correspondre à leur fonction, qui est de servir. Ils ne doivent être en conséquence
ni choyés, ni ornés. Ce parti pour l'austérité donne une indication sur le caractère rutilant
de la statuaire classique, dont l'ornementation luxueuse paraissait à Platon déplacée pour
la fonction des gouvernants. Sur l'or et l'ivoire de la fameuse statue d'Athéna par Phidias,
voir Hipp. maj., 290b.

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7. Une cité bien ordonnée posséderait les moyens de donner à chacun une opulence
considérable, mais si elle le faisait, elle détruirait la fonction de chaque classe. Le parti
d'austérité pour les gardiens doit en fait être étendu à tous les groupes de la cité, puisque
aucun d'entre eux ne saurait, sans dénaturer sa responsabilité particulière, s'adonner aux
activités du loisir et du luxe, et s'enfoncer ainsi dans la pure oisiveté. « Nous savons… » a
donc ici le sens de : « Nous pourrions, si nous le voulions, mais nous ne le voulons pas… ».
Ces descriptions de vêtements luxueux et de banquets sur des lits sont ici des caricatures
ironiques du bonheur.

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8. Je conserve le texte de Burnet, qui sépare les mots (epì dexià, e4), mais sans adopter
l'interprétation de J. Adam qui y voit la disposition des convives de gauche à droite. Pour
ces questions de la place dans les banquets, voir la notice de L. Brisson sur le Banquet
(1998 : 36).

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9. Platon introduit ici le thème central de la méthode psychopolitique : les trois grandes
fonctions qui constituent la cité dans son ensemble. Présentées ici comme des structures du
travail (schē̂ma, a2) – et selon la traduction de G.M.A. Grube, patterns of work –, ces
fonctions distinguent les groupes de la cité et sont hiérarchisées. L'importance
déterminante de la fonction des gardiens est associée ici principalement aux lois et à
l'administration de la vie de la cité. Plus loin, Platon introduit la fonction propre, ou la tâ che
propre (toû heautō̂n érgou, c2).

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10. Les gardiens ont le pouvoir de détruire la cité, comme ils ont l'opportunité, la chance de
l'administrer bien et de la rendre heureuse. La notion du kairós, moment opportun et
occasion d'exercer une liberté, montre ici la part des circonstances dans l'exercice de la
fonction des gouvernants : s'ils sont les seuls à pouvoir exercer une fonction si
déterminante, ils peuvent également manquer l'occasion de le faire.

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11. Au sens le plus général, l'ordre des choses qui justifie le recours au principe des
fonctions propres, comme formes naturelles de la différenciation sociale. Voir supra, II,
377a12, et Lois, VI, 765e : « En tout être de la nature, la première croissance, si elle part
bien, peut plus que tout porter la nature à sa perfection et lui donner sa fin (télos), son
achèvement approprié, qu'il s'agisse de plantes, d'animaux domestiques ou sauvages ou
d'êtres humains. » (Trad. É . Des Places modifiée.)

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12. Dans son analyse des motifs du déclin des cités, Platon accorde beaucoup d'importance
aux questions économiques. La recherche de la richesse pour elle-même apparaît de
manière récurrente comme le motif principal de la corruption, et la présentation
constamment favorable de l'austérité a fait penser que Platon soutenait un modèle inspiré
de Sparte. Voir par exemple sa description de l'oligarchie, VIII, 551a-556.

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13. Terme rare chez Platon (neōterismō̂i, voir infra, VIII, 555d), il pourrait signifier un
penchant révolutionnaire, la recherche de nouvelles manières de gouverner. Ici, dans le
contexte plus général des conditions de vie des membres de la cité et des gardiens, Platon
met en garde contre l'apparition subreptice (lḗsei, 421e8) de facteurs qui peuvent menacer
la stabilité et les habitudes acquises. Dans le cas présent par exemple, le goû t de modifier le
programme éducatif (infra, b5) en musique et en gymnastique. Pour la servilité
(aneleutherían, a2), voir supra, III, 391c et 400b : cette condition représente le contraire de
l'idéal de l'homme libre.

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14. Platon parle ici des athlètes de la guerre (b4), un groupe qui comprend principalement
les gardiens, mais aussi les auxiliaires formés pour les soutenir. Ce sont eux qui par leurs
connaissances pourront facilement triompher des riches qui ne connaissent pas l'art de la
guerre. La comparaison avec des chiens robustes (d5), qui revient au livre V (infra, 451d)
est renforcée par une allusion probable au jeu des cités.

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15. La formule est ambiguë. Platon pourrait vouloir dire « comme on dit en plaisantant »,
(voir infra, IX, 573d, ou Lois, VI, 780c), un jeu de mots intraduisible (ou pólis, allá poleîs :
non pas une ville, mais plusieurs). La plupart des traducteurs choisissent plutô t de suivre
une indication du scholiaste et de voir ici une allusion à un jeu de cités, joué sur une table
divisée en plusieurs cases, et opposant deux joueurs désignés comme des chiens. Voir la
description dans Pollux (Onomasticon, Lexicographi Graeci, IX, 98) et la discussion dans J.
Adam, ad loc.

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16. Cette analyse politique de la division sociale repose-t-elle sur des observations
particulières ? Si les groupes constitués par la cité des riches et la cité des pauvres sont eux-
mêmes multiples, une administration soucieuse de modération ne travaillera pas à les
opposer, mais au contraire à redistribuer la richesse de manière à produire un équilibre. Ce
passage est la première mention dans la République d'un idéal de justice distributive, qui
suppose une définition de la justice différente de la définition en termes de simple
excellence morale.

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17. La cité idéale est la cité la mieux administrée et soumise aux impératifs de la
modération (sōphrónōs, a6). Il n'existe pas d'ordre de grandeur, tant pour le nombre de
citoyens que pour l'extension du territoire, qui puisse être déterminé selon des critères
autres que celui du respect de la justice. La mention du nombre de mille hommes ( chilíōn,
a8) indique une limite inférieure ; ce chiffre a impressionné Aristote (Pol., II, 6, 1265a9),
qui y voit le nombre préconisé par Platon pour les auxiliaires ; ailleurs (Pol., II, 9, 1270a29),
il le rapproche d'un idéal implanté à Sparte. Platon ne se fait donc pas l'avocat d'une cité de
taille réduite, mais bien d'une cité qui rende possible la modération et la justice dans la
redistribution. Aristote (Pol., VII, 4, 1326a5, 1327a), se fait l'écho de cette réflexion : une
grande cité n'est pas nécessairement une cité populeuse, mais elle doit néanmoins être
autarcique. Pour Platon, l'idéal de la cité est d'abord sa cohésion politique interne, c'est-à -
dire la mesure dans laquelle elle résiste à la discorde (stásis) et maintient son unité (b10).
Cet idéal suppose la spécialisation fonctionnelle, voir infra, 423d. Sur la question de la stásis
et l'idéal de la cité unifiée, N. Loraux (1997). Sur la nature du lien social de la cohésion, voir
infra, V, 462b.

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18. S'agit-il de quelque chose qui fait partie de la constitution ? Ou d'une recommandation
aux gardiens ? Le terme (próstagma, c3) est rare chez Platon, c'est le seul emploi dans la
République, et on compte cinq emplois au total dans tout le corpus. Cette prescription est en
fait une proposition dans la discussion, mais elle ne constitue pas à proprement parler une
disposition de la politeía. La directive concerne l'unité de la cité et son autonomie : l'unité
est la cohésion politique interne, l'autonomie (hikanḕ, c4) est le caractère suffisant du
territoire et des ressources, un idéal qui se rapproche de l'autarcie aristotélicienne (Pol., I,
2, 1252b29).

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19. Allusion aux recommandations qui découlent du mythe des races et des métaux, voir
supra. Platon oppose ici le naturel médiocre (phaûlos, c8) et l'excellent et de grande valeur
(spoudaîos, d1) : ces attributs sont tous deux relatifs à des qualités surtout morales, quand
il s'agit d'adultes ; appliqués à de jeunes enfants, il ne peut s'agir que de dispositions ou de
caractères sur lesquels on porte un diagnostic pour les tâ ches à venir. Toute la procédure
du choix des gardiens repose sur une sélection opérée à partir de traits qui associent de
grandes capacités physiques avec des dispositions morales élevées. La détermination des
responsables de ce choix et les garanties exigées concernant leurs aptitudes à les effectuer
sans erreur ne semblent pas avoir préoccupé Platon, et notamment la question de la
reconnaissance de l'excellence morale chez l'enfant.

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20. L'accent porté sur la priorité de l'éducation (paideía, e4) et la manière d'élever les
jeunes (trophḗn, e4) marque un tournant essentiel dans l'orientation du dialogue. Les
directives, qualifiées de simples ou faciles à mettre en application, qui concernaient l'unité
de la cité, l'extension du territoire ne sont en effet que des mesures complémentaires, par
rapport à la grande directive qui est le programme éducatif. Cette grande directive est la
seule nécessaire (suffisante, hikanón, e2), parce qu'à elle seule elle entraîne le respect de
toutes les autres. Un jugement bien formé fera en sorte que les gardiens seront compétents
dans tous les domaines où une expertise économique ou politique est requise. Dans son
vocabulaire, Platon distingue soigneusement ce qui a trait à la petite enfance, qu'il s'agit
d'élever, et ce qui concerne les jeunes, qu'il s'agit de former en les éduquant (trophḗ,
paídeusis, 424a5). Sur le concept de paideía, qui comprend aussi bien le curriculum de
l'éducation que la transmission de la culture grecque, voir d'abord H.-I. Marrou (1964), un
livre irremplaçable sur tous les sujets abordés dans les livres IV-VII de la République. Platon
récapitule en effet dans son projet de formation des gardiens les finalités essentielles de la
culture grecque, en même temps qu'il leur donne une formulation philosophique inédite.
Voir ensuite W. Jaeger (1944) et M. Dixsaut (1985).

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21. Sur cet idéal de mesure (métrioi, e5), voir supra, III, 396c. La formation morale est-elle
le résultat de la seule éducation par la musique, la poésie et la gymnastique, ou nécessite-t-
elle la formation des sciences et de la dialectique, dont le programme n'a pas encore été
exposé ? Comme Platon associe cette formation à l'adoption des règles de la communauté,
on peut penser qu'il envisage l'ensemble de l'éducation prévue pour les gardiens. Voir
infra, VI, 497c et 502d.

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22. Ce proverbe figure déjà dans le Lysis (207c) et est cité de nouveau en V, 449c. Son
insertion ici doit être interprétée en fonction de toutes les mesures de communauté que
Platon va proposer par la suite : communauté des biens, des femmes, des enfants, mesures
qui feront de la communauté des gardiens une communauté d'amis parfaits. Pour cet idéal
de l'égalité entre amis, voir Aristote, Eth. Nic., VIII, 9.

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23. Il ne s'agit pas du mouvement d'une roue, mais du développement en extension d'un
cercle. L'image illustre l'influence des générations qui se suivent par l'éducation.
L'impulsion va donc du centre en se développant vers la périphérie, et non d'un point du
cercle vers le suivant sur la circonférence.

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24. Platon les désigne parfois du nom de « soigneurs » (epimelētaîs, b4), une expression qui
dans son langage résonne de tout le soin de l'epiméleia, le soin de l'â me, la vigilance
philosophique. Voir Gorg., 516b1, 523b9.

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25. Passage de l'Odyssée, I, 351-352. Parole placée dans la bouche de Télémaque, prenant la
défense de l'aède et qui s'adresse à Pénelope, laquelle souhaiterait entendre des chants
moins douloureux pour elle. Télémaque lui demande d'avoir le courage de l'entendre.
Comparer Pindare, Olymp., IX, 48.

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26. L'insistance sur le conservatisme dans l'éducation musicale repose sur la tradition et
l'ordre établi (táxin, b6). Comme ailleurs dans son œuvre, Platon juge l'innovation risquée
(Lois, VII, 800b). L'influence des modes musicaux sur la constitution politique s'explique
sans doute par leur rapport chez Platon à la vie morale et à la formation du caractère. Il les
décrit dans les Lois (III, 700a-c) et insiste sur l'influence directe de la musique sur l'â me
(Lois, II, 673a). La musique n'est pas seulement un jeu (paidiâs, d5), mais une forme
essentielle de l'éducation (paideía). Une musique décadente n'est donc ni l'effet, ni le
symptô me de la décadence politique, elle en est surtout la cause. Sur l'autorité de Damon,
une fois de plus invoqué ici comme une référence prestigieuse, voir supra, 400b, et C. Lord
(1978). Sur l'importance des modes musicaux, voir III, 401d-404a, avec le commentaire de
W.D. Anderson (1966).

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27. De quel édifice s'agit-il ? Platon, pour illustrer la communauté de formation des
gardiens et leur commun respect des traditions, évoque l'image d'un phulaktḗrion (d1), qui
serait sans doute l'équivalent de l'édifice placé sur l'Agora pour accueillir les prytanes, le
Prytanée. On y prendrait en commun les repas et on y discuterait des questions d'intérêt
public. Le fondement de la garde des gardiens est leur commun enracinement dans la
paideía qui fait d'eux des musiciens, c'est-à -dire des hommes de culture. Voir Lois, XI, 917b,
et XII, 962c.

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28. Au sens qu'impose ici le contexte d'un manque de respect envers les traditions dans le
domaine de la musique, et notamment envers les lois de la composition. Cette paranomía
(d3) progresse lentement dans tout l'édifice social, pour en corrompre les mœurs et les
activités. Platon décrit la progression qui va des mœurs aux contrats, et puis aux lois et aux
constitutions elles-mêmes. Pour la paranomía de ceux qui manquent de culture, voir Lois,
III, 700d3 ; Rép., X, 572e.

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29. Il s'agit toujours de l'éducation par la musique. Comme tout jeu qui concourt à
l'éducation, la musique doit rapprocher de la formation morale et civique ; voir Lois, VII,
798b-c, qui éclaire ce passage, en insistant sur le caractère nocif de l'innovation dans les
jeux.

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30. L'eunomía (a3) est le contraire de la paranomía, elle doit inspirer le législateur qui
cherche un ordre parfait des lois et doit se transmettre dans l'éducation (Lois, XII, 960d3).
Seul emploi dans la République d'un terme rare chez Platon. Voir Lois, IV, 713e, et XII, 960d.

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31. S'agit-il de lois ? Adimante, à l'écoute de l'objet de ces règlements (nómima, a8) de
politesse et de bonnes manières, serait tout prêt à réglementer, mais Socrate lui fait
remarquer qu'il s'agit de vœux pieux ; réglementer ou légiférer (nomotheteîn, b7) serait
franchement candide, naïf. Une bonne intention, mais condamnée à demeurer sans suite.
Voir Pol., 294b ; Lois, VII, 793 ; et Soph., 230a. L'ensemble est une critique de la décadence
athénienne, qui a laissé tomber en désuétude les règles du respect et de la bienséance,
autant qu'une évocation de la discipline de Sparte.

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32. Platon passe en revue un certain nombre de points qui relèvent du droit civil et
commercial athénien, sur lequel il sera plus explicite dans les Lois (par ex. XI, 913a et
920d). Le marché de l'agora était à la fois une place de commerce et le site des grandes
institutions athéniennes, comme le Bouleutérion et le tribunal de l'Héliée. La décision de ne
pas légiférer dans les matières mêmes du droit s'explique de deux manières : Platon se
concentre sur les questions relatives à la constitution, et les matières du droit évoquées ici
lui paraissent relever d'une autre entreprise ; d'autre part, il en renvoie la responsabilité au
jugement des gardiens (425e), ce qui signifie qu'une fois formés et une fois la constitution
établie, ces gardiens auront la tâ che de légiférer, et non pas – contresens qu'on rencontre
trop souvent chez les critiques de Platon – de prendre eux-mêmes les décisions dans ces
matières spécialisées. Cette législation découlera de la distribution des fonctions, qui est la
base d'une cité bien ordonnée. Voir infra, 427a et l'étude de A. Laks (1991).

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33. Platon désigne ici le groupe des « innovateurs », ceux qui ont toujours le souci de
modifier la législation, au lieu de s'en remettre à la sagesse d'une constitution fermement
établie. Cette critique sociale vise sans doute la discussion politique des sophistes et leur
effort de réforme des lois. On ne peut éviter de noter le paradoxe (e6-7) qui consiste, de la
part de Platon, à critiquer ceux qui passent leur vie à rechercher le bien supérieur (toû
beltístou). Notons cependant que Platon n'est pas moins sévère à l'endroit d'un
conservatisme intéressé, entretenu par la complaisance et l'habileté hypocrite des mêmes
sophistes (426c). Ce passage montre le double enjeu d'une réforme radicale et
philosophique de l'ordre politique : d'une part, rompre avec le mouvement des réformes
superficielles et purement juridiques, en recherchant une fondation politique stable ;
d'autre part, accepter de briser l'ordre établi (katástasis, 426c1), entretenu par la
rhétorique et la sophistique. Une version ancienne de l'adage « le mieux est l'ennemi du
bien », tout ce passage veut d'abord montrer que la réforme politique doit d'abord
commencer par la réforme de soi-même, et en particulier des mœurs (le régime de vie, le
luxe) d'une classe prospère et moralement dépravée. Voir par comparaison, Pol., 293c-
295b, où Platon insiste sur le caractère primordial des « gouvernants doués d'une science
véritable, qu'ils s'appuient sur des lois ou s'en passent ». Le privilège de l'homme royal se
situe au-delà de la force des lois, lesquelles sont toujours inadéquates par rapport à
l'instabilité des personnes et des circonstances. C'est la raison pour laquelle les lois doivent
s'appuyer sur des principes fondamentaux, qui sont le domaine des gouvernants.

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34. S'agit-il du renversement de régime ou plus généralement de la menace de sédition qui


risque de corrompre l'ordre social ? Le concept de katástasis (c1) peut inclure la
constitution politique elle-même (voir supra, III, 414a, et infra, V, 464a, VI, 492e, 502d, et
VIII, 547b, 550c). Platon dresse ici le portrait de deux situations politiques antithétiques :
d'une part, une société qui interdit le changement fondamental par le moyen de la force, et
d'autre part une autre qui entretient l'ordre établi par la complaisance. Dans les deux cas, la
réforme radicale de la constitution est rendue impossible.

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35. S'agit-il d'Isocrate, comme on l'a souvent suggéré ? Ce portrait de démagogue, qu'on
retrouve en VI, 493a, constitue plutô t un type athénien et s'il s'applique bien à Isocrate,
c'est qu'il englobe aussi bien les rhéteurs et les sophistes que les politiciens complaisants.

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36. Unité de mesure traditionnelle, de la pointe du coude à la pointe du medius. Il s'agirait


ici d'un homme exceptionnellement grand. Voir I Alc., 126c-d, sur l'objet de la science de la
mesure (metrētikḗ) ; la coudée se divise en spithames.

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37. Allusion au mythe des travaux d'Héraklès, alors qu'il dut affronter le monstre de Lerne,
un serpent à plusieurs têtes qui repoussaient une fois coupées. Voir Hésiode, Théog., 313
sq. Interprété littéralement, ce passage signifierait que tout le travail législatif des
réformateurs qui se fient aux lois est aussi peu efficace que de trancher la tête de l'hydre :
les maux qu'on veut vaincre réapparaissent aussitô t et de manière plus terrifiante.

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38. Il s'agit ici du cas des cités qui possèdent une bonne constitution politique. Platon
maintient qu'il sera inutile de traiter de législations particulières dans ces cités,
puisqu'elles découleront automatiquement (autómata, a6) des activités (epitēdeumátōn,
a7) établies antérieurement (émprosthen). Deux significations sont possibles ici : l'une, le
sens fort, renvoie à l'ordre social établi par la tradition, par exemple l'ordre ancestral (Pol.,
296a, pour ce sens de l'adverbe). Platon voudrait alors dire que l'importance de la
législation dans une cité bien administrée est relativisée par le poids de la tradition.
L'autre, un sens plus faible, renvoie au fait que Platon a déjà proposé, dans la construction
de la cité, une hiérarchie fonctionnelle et que c'est elle qui sera la base de toute disposition
législative subséquente.

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39. Le législateur, ou nomothète, remplit une fonction essentielle dans la cité (Pol., 309a ;
Lois, II, 660a) et son activité (nomothesía, b1) est l'objet de la réflexion politique de
plusieurs penseurs et philosophes. Voir R. Bodéü s (1982), qui a montré le caractère concret
de cette activité dans les institutions grecques, et en particulier le rô le de la philosophie
dans la formation des futurs nomothètes.
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40. Comme plus tard dans les Lois (V, 738b, et livre X), Platon accorde à la législation dans
les matières religieuses un rô le cardinal dans l'organisation de la cité. Voir infra, V, 461e et
469a. Le recours à l'autorité d'Apollon est ici fondé sur la tradition ancestrale qui fait de
Delphes le centre de la terre et le siège de l'oracle. Platon évoque en effet le mythe de
fondation du sanctuaire d'Apollon, et notamment l'ombilic (omphaloû, c4). Le dieu est alors
qualifié d'exégète ancestral (pátrios exēgētḕs, c4), une fonction essentielle associée à son
attribut de fondateur de cités. M. Detienne (1998 : 171 sq.) a montré les significations de
cet attribut d'exégète : montrer le chemin, signifier et donc fonder (oikízontés, b9) une cité.
L'interprétation des oracles touchait l'ensemble du domaine politique, qu'il s'agisse de
décisions stratégiques, ou comme ici de fondation et de législation. Sur la tradition de
l'oracle et son rapport au mythe d'Apollon, voir G. Roux (1976) et J. Fontenrose (1978).
Pour le caractère intangible des prescriptions delphiques, voir Lois, V, 738b-d, et VIII, 828a.
Voir également M. Piérart (1974). Le sens du recours à Delphes peut également être celui
d'une ouverture de la cité idéale à l'idéal panhellénique de Delphes, Platon insistant (infra,
470e) sur l'ouverture aux religions de la Grèce. Voir en ce sens M.L. Morgan (1990 : 107).
Pour les dispositions concernant les sépultures, voir infra, 469a-470a.

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41. Le texte de Burnet que nous suivons choisit de lire en c2 patríōi, et non pas patrṓōi,
attesté par quelques manuscrits. Voir B. Jowett, ad loc., et M. Piérart (1974, 348 n. 200).
Dans l'Euthydème (302d), Platon évoque Apollon patróos, patron des Athéniens, parce qu'il
est le père d'Ion. Dans le présent passage, où il institue l'autorité d'Apollon comme
fondateur de cités, c'est plutô t le dieu ancestral de toute la Grèce (pâsin anthrṓpois, c3)
dont il place le mythe au fondement de la cité nouvelle. La mention de l'ombilic et du centre
de la terre est en effet au cœur du mythe apollinien. À Athènes, Apollon exégète présidait
au choix des trois exégètes, responsables des lois religieuses. Ceci n'exclut aucunement une
référence implicite à la piété socratique, telle que l'évoque par exemple Xénophon (Mém., I,
3, 1).

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42. Moment de transition capital dans la progression du dialogue, ce passage marque la


césure entre la fondation de la cité et l'approfondissement de la méthode psychopolitique
mise en place en II, 368a. La deuxième cité (II, 372e) est achevée et elle a atteint une
certaine perfection (e6). De la généalogie des groupes et des fonctions, et des premiers
propos sur l'éducation, Platon propose de passer maintenant à l'examen des vertus de la
cité, puisque la méthode consiste à rechercher dans la cité écrite en gros caractères les
traits essentiels de l'â me, les petits caractères de sa structure constitutive. La question de la
nature de la justice et de l'injustice fait donc retour de manière explicite (427d). La
récapitulation de la problématique philosophique est complète, puisque Platon distingue
nettement les questions soulevées antérieurement : la place de la justice et de l'injustice
dans la cité, leur différence, le rapport de la justice au bonheur et la question
eschatologique du jugement sur le juste et sur l'injuste. L'application de la méthode
psychopolitique se concentre en premier lieu sur la structure constitutive de la cité et de
l'â me, de manière à identifier les parties de l'une et de l'autre et les vertus
correspondantes.

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43. Première mention de la liste des quatre vertus cardinales – voir également Phédon, 69c
et Lois, I, 630d-631c, un thème dont la tradition littéraire est complexe avant Platon (voir
Xénophon, Mém., III, 9, 1-5). J. Adam note que la piété occupe souvent la place d'une
cinquième vertu fondamentale (Protag., 329c, Lachès, 199d, Ménon, 78d, Gorg., 507b). Cette
liste découle-t-elle de la méthode de recherche de la République ? Elle semble plutô t lui
préexister, si on en juge par le fait que Platon semble tirer beaucoup du fait qu'on la
retrouve naturellement dans l'organisation de la cité. Pour la liste des vertus, et notamment
pour l'absence de la vertu de piété (hosiótēs), mentionnée dans le Gorgias, 507a-b, et le
Protagoras, 333a, voir L. Brisson (1993). Que cette liste de quatre vertus ait été
traditionnelle nous est confirmé par plusieurs textes de la période classique ; voir sur ce
sujet H. North (1966), et également K.J. Dover (1974). Pour des listes semblables chez
Platon, voir I Alc. 121d ; Banq., 195b-197b.

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44. Le passage de trois à quatre dans la liste des objets de la recherche présuppose que
Platon ajoute à la triade des vertus traditionnelles (courage, modération, justice) une
quatrième vertu, la sagesse, également traditionnelle ; elle vient en effet compléter la liste
de base et Platon la présente comme primitive (prōtón, a11) dans la recherche. La méthode
de recherche proposée se présente comme une forme de déduction logique, mais sous son
apparente simplicité, elle apportera des difficultés considérables. La séparation
trifonctionnelle des classes de la cité ne permet pas en effet de reconnaître la place de la
justice pour une classe en particulier, de sorte que la procédure d'identification par «
résidu » montrera rapidement ses limites et exigera de passer à une méthode
métaphysique plus complexe. Pour le vocabulaire, notons que Platon ne recourt pas à un
concept technique d'« ensemble » : il parle seulement « pour tout… de quatre », une
expression elliptique courante en grec ancien. Dans la traduction, et compte tenu du
contexte associant la recherche à un ensemble fini, j'ai introduit le terme « ensemble » pour
désigner la somme des éléments soumis à la recherche. Par contre, il lui arrive de
mentionner les « parties » ou « éléments » constitutifs de l'ensemble (par ex. merei, 429b8,
au sujet du groupe des militaires).

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45. Parce que Platon associe cette prudence particulière de la cité à la sagesse, il convient
de maintenir dans la traduction du terme grec (euboulía, b6) le lien de la délibération et de
la sagesse. Il s'agit d'un savoir (epistḗmē, b6). L'homme sage est ici l'eúboulos (428bc et
supra, I, 348d). Ailleurs, Platon fait de cette sagesse le savoir particulier de ceux qui
s'occupent de la constitution politique (I Alc., 125e4). Voir aussi Protag., 318e. Plus loin,
cette sagesse sera nommée phrónēsis (433b-c), mais sans qu'on doive y impliquer la saisie
intellectuelle du bien qui sera la proposition métaphysique du livre VI. L'importance et le
sens des aspects prudentiels et concrets de la sagesse dans le présent passage sont éclairés
par les textes parallèles de Xénophon (Mém., I, 2, 64, et IV, 1,2), qui permettent d'en saisir la
portée d'abord socratique.

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46. Parmi la multitude des expertises et compétences qui constituent la cité, lesquelles
reposent toutes sur des savoirs particuliers (pollaì kaì pantodapaì epistē̂mai, b10), le savoir
politique possède sa spécificité : celle-ci est précisément de n'être pas relatif à quelque
domaine particulier (d1), mais de s'occuper de la cité dans son ensemble (hupèr hautē̂s
hṓlēs, d1). Pour la présentation de cet art royal, distinct des arts particuliers, voir Euth.,
291a, et Pol., 259b sq. Platon le désigne ici comme savoir de la garde, une expertise
particulière et réservée (phulakikḗ, d6) aux gardiens parfaits qui exercent la fonction de
gouverner. L'objet de ce savoir est présenté dans un premier moment comme les relations
de la cité avec elle-même et avec les autres cités, ce qui fait de l'objet du savoir politique un
art de gouverner.

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47. La vertu de sagesse caractérise d'abord l'homme sage et rationnel, et elle constitue la
vertu de la partie rationnelle de l'â me. Une cité ne sera donc sage que si ses gouvernants le
sont, et il en va de même pour les autres vertus qui correspondent à des classes de la cité.
Ce point est discuté avec précision dans F.M. Cornford (1912). Voir infra, 443c.

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48. Plus nombreux certes que des groupes d'artisans ou de commerçants, mais en quel
nombre ? L'idéal d'un très petit groupe de gouvernants ne permet pas de préciser si Platon
avait en vue une institution se rapprochant par exemple du Prytanée athénien, ou un
nombre encore plus restreint. Voir Pol., 292e où Platon risque quelques chiffres (« quelques
uns tout au plus », 293a4) et 297c, où l'hypothèse d'un seul gouvernant est évoquée.

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49. Thèse constante dans la République, et qui en fonde le réalisme sur le plan
métaphysique, cette proposition confère donc à l'objet de la science politique le statut d'un
objet de connaissance, et non pas d'un enjeu contingent ou pratique. Voir supra, II, 370a et
421c.

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50. Comme ailleurs dans ce développement, Platon a recours a des expressions elliptiques,
où il ne précise pas s'il s'agit des vertus, des savoirs, des parties ou éléments constitutifs de
la cité. Le premier moment de la réflexion a permis d'identifier le savoir politique,
compétence particulière des gardiens et fondement de la sagesse de la cité. Plusieurs
registres de la recherche sont donc explorés simultanément, au moins lors de cette
première étape et la base de la recherche est la spécialisation des tâ ches qui permet
d'identifier la vertu correspondante. Pour le vocabulaire des parties, on notera méros (b2)
désignant le groupe militaire.

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51. Il ne s'agit pas d'une simple opinion (tḕn perì tō̂n deinō̂n dóxan, c1), mais d'un jugement
engendrant une conviction et une fermeté morale qui seront inébranlables en toute
circonstance (dià pantòs, c8). Ce jugement, fondé sur la loi, est nourri par l'éducation.
Platon sous-entend ici principalement le fait que les guerriers ne doivent pas craindre la
mort ou le combat, tout comme le courage peut être défini par une constance dans
l'attitude à l'égard des ennemis de la cité. Cela avait déjà été dit clairement en III, 386a et
387b. Voir également Lachès, 190 sq.

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52. Le texte de ces lignes (c7-9) présente une certaine obscurité quant à l'identité de
l'antécédent (autē̂s sōtērían) ; voir J. Adam, ad loc., qui montre le lien avec 430b. La
présente traduction l'associe au jugement, qui doit être maintenu et renforcé dans
l'éducation.

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53. Une couleur (halourgá, d5) décrite par Platon comme un mélange de rouge, de noir et
de blanc (Timée, 50d-e et 68c). Voir Aristote, Météorologiques, III, 2, 372a1 sq. La
métaphore de la teinture accompagne tout le développement : le choix des fibres blanches,
les plus pures, renvoie au choix des gardiens ; leur préparation soignée est l'équivalent de
l'éducation ; enfin, la teinture elle-même est la soumission aux lois, par la formation du
jugement et l'établissement de convictions stables eu égard à l'excellence.

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54. Platon comprend-il dans ce groupe tous les soldats, tous les membres de la force
militaire ? Si c'est le cas, il faudrait étendre à tous les soldats, comme il le mentionne ici,
l'éducation et la culture par la musique, la poésie et la gymnastique qu'il a décrite pour le
groupe des gardiens et des auxiliaires (epíkouroi). Dans la cité platonicienne, le métier des
armes est un métier très spécialisé et Platon n'envisage à aucun moment que les simples
citoyens, engagés dans les diverses activités qui les rassemblent dans le troisième groupe,
puissent jamais être appelés à servir militairement. Les guerriers (ici, toùs stratiṓtas, e8)
reçoivent une formation exemplaire, qui les isole et fait d'eux le bassin au sein duquel
seront recrutés les meilleurs d'entre eux pour devenir gardiens.

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55. Nom d'un lac de Macédoine, et de la ville établie sur ses bords où on produisait cette
soude.

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56. Platon distingue donc deux instances du jugement droit (tḕn orthḕn dóxan, b6) : d'une
part, un jugement droit qui repose sur une éducation solide, ancrée dans la tradition
poétique de la culture grecque et donc imprégné de ses modèles moraux ; et d'autre part un
jugement droit qui relève de l'instinct, susceptible de former la bonne réaction à l'endroit
de ce qui est redoutable, mais qui n'est pas l'équivalent du courage moral. Ce dernier est
une vertu délibérée et consciente de ses modèles. Cette distinction permet d'éclairer une
variante du texte qui nous a été transmise par Stobée (b3 et b8). En donnant monímou et
mónimon, dont le sens est de demeurer stable, au lieu de nomímou et nómimon, qui signifie
une conformité à la loi, comme Burnet le retient, le sens du passage se banalise pour
signifier simplement que le jugement droit demeure stable. Mais l'opposition construite ici
par Platon est plus précise : Platon établit un contraste entre un jugement sur le danger
redoutable qui est un jugement spontané, et un jugement formé par l'éducation qui est
conforme aux lois. Le courage politique consiste précisément à maintenir en toute
circonstance un jugement sur le danger qui soit, en raison de son éducation, conforme à la
loi, avec toutes les conséquences que cela implique pour les guerriers, notamment la
nécessité d'affronter l'ennemi et de risquer la mort (voir infra, VI, 486a-b). Pour une
analyse entièrement différente, voir J. Adam, ad loc., qui pense qu'on ne saurait évoquer la
conformité à la loi dans un passage où Platon mentionne les bêtes. Que les animaux ne
puissent être courageux parce qu'ils sont privés de connaissance, Platon l'avait déjà affirmé
(Lachès, 197a sq.) et il n'évoque ici un courage des animaux qu'en mentionnant aussitô t
qu'on doit l'appeler autrement.

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57. Socrate désigne le courage formé par l'éducation comme courage politique (c3), une
expression reprise par Aristote (Eth. Nic., III, 11, 1116a15-20), qui l'interprète comme
respect des lois. Il s'agit en fait du courage de la cité elle-même, quand ses guerriers sont
courageux. Ce courage est-il inférieur à la vertu philosophique, qui suppose une
connaissance ? Voir Lachès, 195a, et Protag., 349d. On peut certainement esquisser une
épistémologie des vertus, celles qui sont fondées seulement sur l'opinion droite étant
inférieures à celles qui se fondent sur la science. Voir infra, V, 467a, et VI, 486b. La
discussion annoncée (aûthis, c4) par Socrate ne reviendra pas dans le reste du dialogue et il
ne saurait s'agir du Lachès, dont la doctrine demeure socratique. Ailleurs, Platon compare
le courage des philosophes à celui des citoyens (Phédon, 68d). Notons avec J. Adam
l'importance de l'opinion droite comme fondement de cette partie de la paideía, par
comparaison avec l'importance de la science dans le programme des sciences.

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58. Par comparaison avec la sagesse et le courage, la modération ne se présente pas


seulement comme une excellence exercée simplement par l'â me sur une situation externe ;
elle s'exerce au contraire comme une harmonie entre plusieurs termes à l'intérieur même
du sujet. Cette complexité exige donc une analyse de la psychologie morale qui sera
différente de la seule considération de la nature de la vertu. De plus, elle n'est pas la vertu
d'un groupe particulier, mais de toute la cité. Platon a recours à plusieurs expressions pour
le dire, accord (sumphonía, e3 et 432a8), harmonie (harmoníai, e4) et ordre harmonieux
(kósmos, e6) et il insistera sur l'aspect musical de cette hamonie politique et morale ( dià
pasō̂n sunáidontas, 432a3), au moment d'exposer la spécificité de la modération. Sur
l'harmonie, voir III, 398e. Sur l'harmonie de l'â me et la théorie de la justice, voir d'abord G.
Vlastos (1977).

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59. Platon utilise ici un exemple repris du langage ordinaire qui vient illustrer la complexité
mise au jour par l'analyse de la modération : si le langage ordinaire (hṓs phasi, e7) recueille
les indices (íchnē, e9) ou les traces de cette complexité, c'est qu'il exprime la dualité propre
de la modération qui est une maîtrise de soi-même. Une complexité qui s'exprime
également quand on dit que quelqu'un a été « plus fort que lui-même » (kreíttō hautoû, e7,
self-control dans la traduction Grube). La tension entre soi et soi s'exprime aussi bien dans
la maîtrise morale (egkráteia, e7), que dans la force des désirs et des plaisirs qui peuvent
prendre le dessus. Dans le langage courant moderne, « plus fort que soi » désignerait plutô t
le fait que quelqu'un a été dominé par des forces qu'il ne contrô le pas ; mais Platon est très
clair : être plus fort que soi veut dire « se dominer, se contrô ler » (431a). Le lecteur
contemporain est donc invité à adopter cette perspective où le soi est d'emblée identifié
aux forces du désir que domine la raison. Sur l'idéal de la maîtrise de soi, voir supra, III,
390b3, Gorg., 491d10, et Phèdre, 256b2. Ailleurs Platon écrit : « La victoire sur soi-même
est de toutes les victoires la première et la plus glorieuse, alors que la défaite où l'on
succombe à ses propres armes est ce qu'il y a tout à la fois de plus honteux et de plus lâ che.
Et cela montre bien qu'une guerre se livre en chacun de nous contre nous-mêmes. » Dans
ce passage des Lois (I, 626e, trad. Des Places), décrivant la cité, la perspective est inversée,
puisque le « soi » est identifié à la partie qu'il s'agit de vaincre. Sur le concept de
modération, voir H. North (1966). Sur la cohérence de la doctrine tripartite, et l'intégration
de la modération dans les trois classes, voir F.M. Cornford (1912).

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60. L'expression elliptique sous-entend la désignation des parties de l'â me qui trouvent
leur correspondant dans la cité. Si l'â me montre une tension et un combat entre la partie
rare et la meilleure et la partie la pire, qui est aussi la plus massive (plḗthous, a8), alors la
cité manifestera également cette dualité de parties différentes et contraires. Doit-on parler
de parties, d'éléments, de principes s'affrontant dans le combat qui est l'occasion de la
modération ? À ce stade de l'analyse, Platon n'a mentionné qu'une seule fois le vocabulaire
des parties au sujet de la cité. Il y revient dans l'analyse de la modération (infra, en mérei
tinì, 431e10). Pour l'â me, il demeure peu enclin à donner un nom aux éléments
correspondant qu'il cherche à identifier. Notons toutefois son insistance sur le « soi »
unique, en 431a et sur le fait que la distinction des parties pourrait n'être qu'une entreprise
logique. Sur la méthode de tout ce passage pour l'analyse de la psychologie qui conduit à la
distinction de la raison et du désir, voir d'abord T. Penner (1971) et J. Cooper (1991).

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61. La définition de la modération par la maîtrise de soi n'est qu'une des définitions
possibles et elle ne figure pas au nombre de celles que Socrate examine dans le dialogue de
jeunesse qui lui est consacré, le Charmide. Il est important de noter que de ce dialogue à la
République, le concept de la sōphrosúnē s'est considérablement précisé. Les définitions
examinées par Socrate dans le Charmide montrent une extension à plusieurs formes
différentes de la sagesse, et en particulier à l'idéal de la connaissance de soi. Dans la
République, parce que cette vertu va devenir la seule vertu de la troisième classe, celle des
producteurs et artisans – et non pas contrairement à ce que croyait Aristote, leur vertu
propre, à l'exclusion des deux autres classes, voir Topiques, V, 6, 136b10, et 8, 138b1 –, sa
portée pratique et politique va prendre le dessus sur l'idéal philosophique examiné dans le
Charmide. De la connaissance de soi à la maîtrise de soi, c'est tout l'espace politique de la
vertu du peuple qui montre son importance pour la cité. Sur toutes ces questions, voir
d'abord H. North (1966) et plus récemment M.F. Hazebroucq (1997), sans oublier la note
de R. Demos (1956).

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62. L'attribution de la vertu de modération à un groupe social particulier pose une


difficulté, dans la mesure où tous les groupes sont appelés à la modération pour produire
l'harmonie générale de la cité. Cela se manifeste en particulier dans le fait que la partie qui
accepte la domination des gouvernants doit y consentir, notamment en acceptant de choisir
pour le gouvernement le petit groupe des gardiens. Sur le vocabulaire exprimant
l'attribution de la vertu, notons que Platon insiste sur la présence (eneînai, e4), laissant de
cô té un rapport plus simple de prédication. Cette formulation plus difficile laisse présager
le rapport de participation de la vertu idéale dans l'expérience sensible et particulière et
présuppose, même de manière très indirecte, la doctrine des formes intelligibles. J. Adam,
ad loc., montre que l'argument concernant la modération progresse en trois temps : 1) la
cité idéale est modérée parce que plus forte qu'elle-même ; 2) elle est modérée, parce
qu'elle domine ses désirs et ses plaisirs ; et 3) elle est modérée parce que tous ses membres
partagent la même opinion concernant ceux qui doivent exercer le pouvoir.

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63. La distinction de trois points de vue correspond aux trois groupes qui composent la cité
et qui entrent en harmonie par la modération : la sagesse de la raison (phronḗsei, a5)
caractérise le groupe des dirigeants ; la force (ischúi, a5) est le propre du groupe militaire ;
et le nombre et les richesses (plḗthei, chrḗmasin, a5-6) caractérisent le troisième groupe.
Les trois groupes sont désignés clairement : les plus forts, les intermédiaires, les plus
faibles.

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64. Les traductions possibles de cet idéal politique de l'unité de la cité sont nombreuses et
il a semblé utile de retenir celle que la tradition a privilégiée, encore aujourd'hui. Cette
unité spirituelle (homónoia, a7) des citoyens n'est pas nécessairement une unanimité, mais
elle doit se fonder sur la reconnaissance de certains grands principes, et en particulier de la
structure de la cité et de l'assignation du pouvoir à la classe des meilleurs. Le mot n'est pas
fréquent chez Platon, sauf dans le Premier Alcibiade. Voir supra, I, 351d5, et Pol., 311b9
(passage final où la concorde et l'amitié sont présentées comme le fruit du tissage de l'art
royal, l'art politique).

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65. Sur la question de la désignation des parties de la cité et de l'â me et des vertus
correspondantes, voir supra, 429a. Ici, Platon introduit le vocabulaire de l'espèce (eîdos, b3)
; par chacune des espèces de vertu, considérée dans sa particularité, la cité participe à la
vertu en général (b4). Pour eîdos comme désignation des parties d'un tout, voir infra la
classe des guerriers (434b2).
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66. Comparaison fréquente chez Platon, quand il s'agit de saisir le travail de la pensée et la
patience attentive requise des philosophes. Voir Lachès, 194b, Parm., 128c, Lysis, 218c, et la
recherche du sophiste dans un lieu obscur (Soph., 254a). Tout le développement introductif
qui suit est présenté comme un prologue imagé à la découverte de la justice, écrit en filant
la métaphore de la chasse : le meneur et ceux qui suivent, la prière au départ, la traque et
les pistes (íchnos, d3), Platon a plaisir à l'écrire et le montre (makrón tō prooímion, e8).
Pour la pratique de la chasse, voir Xénophon, La chasse, VIII, 4-8. La prière s'adresse sans
doute à Apollon et Artémis (Xénophon, op. cit., VI, 13).

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67. Platon montre ici le rapport philosophique qui structure toute la démonstration : la
règle, ou le principe, de la spécialisation fonctionnelle, sur laquelle la généalogie de la cité a
fondé la tripartition des groupes sociaux et la distribution des responsabilités, devient le
fondement de la définition de la justice. Cette règle constitue en effet l'axiome central de la
République, puisqu'elle détermine non seulement la méthode de la recherche, mais son
objet : la justice sera en effet définie comme l'harmonie des fonctions et comme la vertu
synthétique des vertus de chacune. Parce qu'elle dépasse la spécificité des vertus de chaque
fonction, elle peut sembler échapper à la recherche philosophique ; mais en fait, son
évidence lui vient de cette généralité même qui fait d'elle la vertu des vertus. Elle est en
effet la condition de possibilité (tḕn dúnamin, b9) des trois vertus fonctionnelles. Dans le
Charmide (162a), cette définition « s'occuper de ses tâ ches propres » est celle de la sagesse,
un terme alors général (sōphrosúnē) qui prend dans la République le sens de la modération.
Que la justice ne soit pas épuisée comme concept dans la règle de la spécialisation, Platon le
dit clairement : il s'agit d'une certaine forme, et il faut attendre l'exposé de la justice de
l'â me pour que la justice soit entièrement mise en lumière selon sa forme (eîdos, a3).

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68. Littéralement, ce qui reste (tò hupóloipon, b7) ou l'élément qui reste, mais le contexte
montre clairement que Platon effectue ici une déduction de la vertu de justice dans la
structure complète des vertus, dont il exprime l'ensemble fini au nombre de quatre. Platon
laisse entendre ici que cette définition de la justice est courante, et qu'il l'a exposée lui-
même souvent. On n'en retrouve cependant aucun indice dans les dialogues, sauf peut-être
I Alc., 127c. Cette définition coïncide cependant avec celle de la sagesse ou de la modération
(sōphrosúnē) dans le Charmide (161b sq.), ce qui donne à penser que justice et modération
étaient liées par plusieurs traits dans la conception populaire de la morale. Voir l'excellente
note de J. Adam, qui cite le témoignage de Strabon (VII, 3, 4).

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69. Platon attribue à la justice deux effets substantiels sur les autres vertus : d'abord, la
justice a le pouvoir de les faire advenir, elle est donc en quelque sorte la cause de
l'ensemble des vertus dont elle est la puissance ; la justice est ensuite la condition de leur
préservation dans la cité, puisque sans la justice, les autres vertus disparaîtront. Dúnamis et
sōtēría sont donc les deux attributs métaphysiques de la vertu de justice : causalité
originaire de vertus et cause de leur subsistance. Sur la vertu comme dúnamis, voir infra, V,
477c. À aucun moment dans cette analyse du livre IV, ni ailleurs dans la République, nous ne
trouvons l'écho de la question de l'unité de la vertu, ou même de la question de son unicité,
questions qui avaient occupé le Protagoras (329-333e). La séparation des vertus
particulières, qui les attache aux parties de l'â me et aux groupes constitutifs de la cité, est
une proposition qui semble à Platon parfaitement compatible avec la position synthétique
de la vertu de justice. Pour la distinction des vertus populaires et des vertus
philosophiques, voir Phédon (68b-69c, 82a-d et 83e). Sur l'ensemble des vertus, voir Lois,
XII, 963c-964a.

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70. S'il fallait déterminer un genre pour l'ensemble des vertus, ce serait bien entendu le
bien. Ê tre bon est-il cependant l'équivalent d'être vertueux ? Platon affirme ici que c'est à la
justice qu'il appartient principalement de rendre la cité bonne, mais il ne l'affirmerait sans
doute pas de chaque vertu particulière. La priorité de la justice, analysée du point de vue de
l'ensemble de la moralité, peut donc se fonder sur le rapport au bien. Platon en fait ici la
synthèse de trois dispositions spécifiques : l'accord des citoyens entre eux (homodoxía, c6),
qu'il a proposée plus haut comme définition de la modération, la constance des guerriers
dans la préservation de la loi (sōtēría, c8), proposée comme définition du courage, et la
sagesse des gouvernants (phrónēsis, d1). La doctrine de la vertu est donc constante et
homogène.

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71. Le caractère exhaustif de cette liste tend à inclure dans la cité la présence des esclaves.
Ils ne jouent cependant aucun rô le dans le modèle tripartite, et leur rô le politique est
pratiquement inexistant. Voir B. Calvert (1987).

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72. En rapprochant une définition ordinaire de la justice, semblable à celle qu'il avait
discutée au livre I, 331e (rendre à chacun ce qui lui est dû ), de la formulation du principe de
la tâ che propre, Platon veut apporter une confirmation à la définition de la justice à laquelle
il parvient. Ce rapprochement demeure verbal et contribue peu à l'approfondissement de
l'argument, mais son insertion produit un effet ironique qui fait écho aux premiers
entretiens du dialogue. Sur l'argument qui s'amorce ici, voir N.D. Smith (1979).

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73. Ce terme (heautoû héxis, e12), promis à une grande fortune dans la philosophie morale
d'Aristote et des penseurs de la période hellénistique, n'a sans doute pas toujours chez
Platon la rigueur technique du concept de « disposition ». Son sens varie beaucoup selon les
contextes (voir infra, IV, 435b7, 443e7, et X, 618d1, où il désigne les états de l'â me) et son
évolution vers la doctrine de la disposition a été favorisée par la réflexion de Platon sur la
vertu, sans toutefois qu'il y ait été l'objet d'une discussion élaborée. Introduit ici à la faveur
d'une analogie avec la propriété de biens, il en conserve le sens littéral : posséder ce qui est
à soi faisant comprendre ce que peut signifier posséder ce qui relève de soi. Platon insiste
ici sur l'exclusivité de la tâ che propre.

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74. Faut-il éviter d'avoir recours à ce vocabulaire des classes pour la seule raison qu'il est
devenu surdéterminé dans la théorie sociale et politique moderne ? Platon parle ici de
l'eîdos du groupe militaire, de l'armée et ensuite de l'eîdos du conseil et de la garde. Il
modifie ensuite le vocabulaire et parle de trois groupes (triō̂n genō̂n, b9). Il ne s'agit pas de
groupes vaguement différenciés, mais de classes hiérarchisées au sens strict, possédant
chacune des qualités et des prérogatives particulières. Cela, le terme « classe » l'exprime
mieux que tout autre. Voir en sens contraire B. Jowett, ad loc, qui suggère function, un
terme abstrait qui ne semble guère compatible avec l'insistance sur le rang et le
changement de groupe.

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75. Si l'injustice est la dispersion dans des tâ ches qui excèdent la spécialisation naturelle, la
justice n'en apparaît que plus fortement liée à cette spécialisation. Comme c'est la justice
qui rend possible les vertus spécifiques de chaque classe, elle constitue donc la vertu qui
unifie les vertus particulières. Cette conclusion est en consonance directe avec le principe
formulé en II, 370a : la définition est pleinement politique et ne suppose, à ce stade, aucun
fondement métaphysique.

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76. Cette formulation n'a pas nécessairement ici une portée métaphysique. Platon veut
seulement dire que si on peut observer la même structure ou la même forme (eîdos, d3)
dans chaque individu, alors on pourrait en induire qu'elle constitue l'essence de la justice.
Pour ce sens du mot forme, voir supra, III, 402c. Cette forme n'est rien d'autre que la
tripartition des fonctions dont la justice sera l'harmonie. La progression qui va de
l'observation de la présence de la juste structure, caractérisée par le principe de la
spécialisation des tâ ches, à l'affirmation pleine et entière (pagíōs, d2) de la justice suppose
que l'analyse fasse un pas de plus. En toute rigueur, on pourrait soutenir que l'universalité
de la justice dans les cités constitue une base suffisante pour faire l'hypothèse d'une forme
intelligible de la justice, forme qui pourrait être différente de la justice observée, ou qu'on
cherche à saisir dans l'â me individuelle. Mais la doctrine de Platon consiste précisément à
affirmer que si la forme de la justice a un sens et une rigueur propres, c'est qu'elle est
identique dans les cités et dans les individus. Cette position force à adopter une définition
qui se concentre sur un rapport harmonieux, et donc sur des relations formelles, plus que
sur un contenu substantiel. Ordre et hiérarchie des fonctions prennent donc le pas sur des
finalités comme l'égalité et les droits, matières qui ne deviendront le cœur de la théorie de
la justice que bien après Platon.

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77. De quelle nature exactement est la comparaison entre la cité, comme ensemble plus
vaste, et l'individu ? Il serait certes abusif d'instruire à partir de cette analogie le procès de
ce qui serait chez Platon une négation de l'individu. On ne s'en est pas privé et l'histoire du
commentaire en est remplie. Il importe cependant de bien séparer la méthode
psychopolitique, dont l'objectif est d'abord de parvenir à une conception philosophique de
la justice fondée sur la structure de l'â me, de toute espèce d'organicisme résultant en une
fusion des individus dans la cité, chacun n'étant que la réalisation d'une fonction du tout.
Ces questions ont occupé une part importante de la discussion sur la République, on en
trouvera un bon exposé dans G. Vlastos (1969 et 1977). La méthode même de l'analogie,
qui consiste à reporter sur l'â me individuelle la structure qui aura été saisie dans le tout de
la cité, est assujettie à plusieurs restrictions. Voir sur ces questions au premier rang T.
Andersson (1971), qui analyse l'ensemble des correspondances et montre la richesse et les
limites de la correspondance de structure. Sur la méthode analogique, voir Pol., 278a-c.

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78. Une image qu'on retrouve dans la Lettre VII, 344b, à propos du travail de la dialectique.

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79. L'analogie de structure qui permet de comparer l'â me individuelle et la cité, sous la
rapport de la justice, est une analogie fondée sur un rapport de similitude (hómoion, a8),
qui permet d'en prédiquer l'identité. Cette identité se fonde à son tour sur une
communauté de structure, à quoi Platon a identifié, à ce stade de la dialectique, la forme de
la justice (tò tē̂s diakoiosúnēs eîdos, b1-2).

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80. Platon reprend ici pour désigner les trois fonctions de la cité le vocabulaire du groupe,
mais il le précise en affirmant qu'il s'agit de groupes naturels (trittà génē phúseōn, b5 et 7).
Voir supra, 434b. Ces groupes sont les classes constitutives de la cité, répondant chacune à
une fonction spécialisée.

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81. La terminologie de la psychologie morale semble ici mieux déterminée que supra : il ne
s'agit pas seulement de possessions ou de propriétés particulières, mais de dispositions
spécifiques, liées à des attitudes, des affections (páthē te kaì héxeis, b7). Ces dispositions
sont des qualités stables, dont le lien à la doctrine de la vertu n'est pas examiné avec
rigueur par Platon, mais qui demeure néanmoins une forme d'habitude entraînant la
constance dans l'agir vertueux. Voir infra, 435e2, pour l'association des trois espèces avec
des habitus spécifiques (ḗthē).

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82. Le jeu sur les termes est ici d'une grande complexité : Platon soutient que si on
reconnaît dans l'â me humaine les mêmes classes (tā autā taúta eídē, b9-c1 et c5) et les
mêmes affections et dispositions, alors on pourra en prédiquer la justice. Il semble donc y
avoir un équivalence entre les groupes naturels (génē, 441c et 443d) et les classes ou
espèces qui correspondent aux fonctions. Le vocabulaire logique qui sert à décrire
l'homologie fonctionnelle supporte donc une certaine variation. Cette tripartition n'est
jamais placée cependant en position de menacer l'unité intrinsèque de l'â me, une question
qui n'est pas posée dans cette analyse. Au livre X (611b sq.), l'â me véritable est identifiée
au principe rationnel, mais cette position métaphysique est introduite dans le contexte de
l'après-vie et ne permet pas de saisir comment Platon, dans l'état d'union au corps,
analysait l'unité des parties. Pour la psychologie de Platon, voir en premier T.M. Robinson
(1995), qui passe en revue toutes ces questions.

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83. Maxime qui sera reprise par Socrate, infra, VI, 497d.

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84. Comment Platon distingue-t-il cette méthode de l'analogie de structure et une méthode
plus approfondie (« le chemin plus long », d3), correspondant sans doute à la dialectique
des formes intelligibles ? S'agissant de l'unité de l'â me et de sa division en parties ou
fonctions, cette dialectique serait, tenant compte de cette affirmation, différente de la
dialectique du désir et de la raison qui va occuper la suite de ce développement. Celle-ci
serait-elle insatisfaisante ? Platon se dit prêt à s'en contenter et il l'évoque en VI, 504b,
mais sans porter un jugement. L'exposé sur la nature de la justice (VI, 504d-506a), tout
comme l'analyse de l'â me (VI, 509d-511e) ne constituent pas à cet égard des
développements qui apportent un traitement différent de celui présenté au livre IV, on peut
les considérer comme complémentaires. La notion même d'une forme de l'â me semble
diffuse dans la métaphysique de Platon et ce sont toujours plutô t les prédicats
(immortalité, divinité, etc..) qui sont l'objet de la dialectique. Comparer le Théétète, 184d, et
la doctrine des espèces de l'â me dans le Timée, 69a-73b. Sur le concept de la méthode
(toioútōn methódōn, d1), notons que Platon l'associe toujours à une recherche, une enquête
(infra, VII, 531c et 533c). Quant au but envisagé par ce chemin plus long, il pourrait s'agir
non seulement d'un approfondissement de la doctrine de l'â me, mais aussi des questions
éthiques associées à cette doctrine.

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85. Pour illustrer le fait que les espèces de la cité et les habitus (ḗthē, e2) qui leur sont
associés proviennent des individus qui les composent, (voir infra, VIII, 544d) Platon dresse
ici une topographie morale de l'Antiquité qui recoupe la tripartition fonctionnelle : la classe
productive, animée par le désir de richesse (tò philochrḗmaton, 436a1) trouve son modèle
exemplaire chez Phéniciens et les É gyptiens ; la classe militaire, animée par l'ardeur du
tempérament (moral et colérique, tò thumoeidès, e4) est illustrée par l'exemple des Thraces
et des Scythes ; enfin, la classe qu'inspire l'amour de la connaissance (tò philomathès, e7),
Platon suggère d'en trouver le modèle à Athènes (chez nous, par'hēmîn, e7). Les
réputations morales des peuples de l'Antiquité étaient certainement fondées sur des
stéréotypes, et en général les gens du Nord sont plus ardents au combat militaire que ceux
du Sud. Par exemple, dans les Lois, V, 747c, Platon porte le même jugement sur le caractère
industrieux des Phéniciens et des É gyptiens. Sur ces questions, l'exemple d'Hérodote n'est
jamais très loin ; voir d'abord F. Hartog (1991). Mais aussi Aristote, Pol. VII, 1327b23-33,
qui propose une tripartition selon les climats : l'Europe septentrionale est pleine de cœur
et dépourvue d'intelligence, l'Asie est intelligente, mais dépourvue de courage, et les Grecs,
en position intermédiaire, ont toutes les qualités qui leur permettent de mener une vie
libre. Notons enfin le contexte général de la médecine hippocratique, qui favorisait ce
rapprochement, par exemple le traité Des airs, des eaux, des lieux (Littré).

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86. Le texte grec ne désigne nommément aucun « principe », mais selon une habitude de
Platon déjà bien illustrée dans ce livre IV, il se contente de parler au moyen de pronoms
indéfinis abstraits (un certain, un différent, etc.). Cette manière de s'exprimer sous-entend
les termes qu'à l'occasion Platon emploie pour désigner les composantes de la cité :
groupes, classes et espèces et de manière moins précise, parties. Quand il demande si l'â me
individuelle possède les mêmes espèces et habitus (eídē te kaì ḗthē, 435e2) que la cité, il
réfère aux trois fonctions que réalisent concrètement les classes de la cité. Reportée sur
l'â me, cette question est exprimée par un datif de moyen : par le moyen de quoi
accomplissons-nous chacune de ces fonctions ? Cette formulation exige que nous quittions
le vocabulaire des classes et des parties pour introduire celui des principes. La langue
française ne peut pas s'ajuster à cette structure elliptique et il a paru nécessaire
d'introduire la mention d'un terme pour désigner cette entité de la psychologie, dont
Platon cherche ici à mesurer la différenciation. Ce texte appartient à la préhistoire de la
doctrine des facultés, qui se développera surtout chez Aristote, avec le vocabulaire des «
puissances » de l'â me. Platon s'applique à déterminer si l'â me est un principe unique, ou si
chaque fonction correspond à une principe distinct. Les trois fonctions sont clairement
désignées : connaître, désirer, s'emporter, de même que l'identité du « nous-mêmes », c'est-
à -dire du soi avec l'â me tout entière (b1). Platon ne fait-il que résister à un lexique précis
de la psychologie, ou ne dispose-t-il tout simplement pas d'un vocabulaire
métapsychologique satisfaisant ?

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87. L'analyse de ce passage suppose une familarité avec la méthode de l'épreuve des
contraires, et pourrait indiquer un rapport avec la procédure du Phédon. On ne peut en tout
cas séparer ces deux analyses de prédicats de l'â me que tout rapproche. La forme du
raisonnement implique en effet plusieurs distinctions fondamentales de la logique
platonicienne : d'abord, la distinction entre agir et subir ; ensuite, la distinction entre la
relation à une chose et le rapport sous lequel est considérée cette relation ; enfin, les
notions de contrariété, identité et différence. La formulation du principe de non-
contradiction (b8) est d'ailleurs introduite comme une prémisse méthodique explicite
(comparer Théét., 154c-155c et 188a, Phédon, 102e-103b, Soph., 230b). Sur la base de ces
distinctions, une prémisse de nature métaphysique est d'abord posée (b8-10) : un principe
sera identique s'il subit ou produit des choses identiques, dans le même temps, sous le
même rapport et en relation avec la même chose. Pour cette formulation, voir Aristote,
Mét., III, 3, 1005b18-32. Si tel n'est pas le cas, alors il faudra envisager plus d'un principe.
L'analyse de cette psychologie dynamique, fondée sur la priorité ontologique de
l'opposition des principes et aboutissant à la mise en tension de la raison et du désir,
constitue un morceau central de la République : elle permet en effet la construction d'une
doctrine synthétique de l'â me et de la cité, synthèse de polarités dont l'argument principal
sera extrait pour définir la justice. Pour l'analyse de ce passage, voir d'abord T. Penner
(1971), R. W. Hall (1963) et J. Moline (1978).

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88. Il s'agit des trois espèces (eídē, c1) de la cité, que l'analyse fait l'hypothèse de poser au
sein de l'â me individuelle. Après avoir écarté la possibilité que le même principe puisse
être la cause d'actions ou de passions contraires, Platon énumère un certain nombre
d'actions et de passions (eíte poiēmátōn, eíte pathēmátōn, b4), pour tenter d'en tirer une
première détermination d'actions et de passions fondamentales. Choisis sur le registre des
désirs et des expressions des désirs, ces exemples doivent permettre un premier
regroupement des actions et des passions de l'â me.

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89. Une doctrine fréquemment reprise par Platon (Gorg., 468a, Ménon, 77c sq., Banq., 304e,
supra, III, 413a, et infra, VI, 505d). Mais le désir peut-il reconnaître le bien, si on tient
compte du fait qu'il n'en possède pas la connaissance ? Seule la raison peut déterminer le
désir vers le bien.

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90. Il s'agit ici de tous les savoirs particuliers (epistḗmas, c6), à distinguer des sciences
constituées qui feront l'objet du curriculum philosophique. Je traduis parfois le même
vocable (epistḗmē) par savoir, dans le cas de savoirs multiples, et souvent associés à un art
ou à une compétence particulière (téchnē), et par science, quand il s'agit des sciences
canoniques, comme la géométrie ou l'harmonique. Cette distinction correspond à la
distinction pratiquée dans la philosophie de langue anglaise entre knowledge et science, une
distinction très utile notamment pour ce qui est de la précision du domaine de l'objet de
connaissance (mathḗmatos, c2). La mention du savoir en lui-même (c7) désigne le savoir
séparé de son objet ; comparer Parm., 137a sq., où le savoir en lui-même correspond à un
savoir pur, dont l'objet est la vérité intelligible et transcendante.

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91. L'analyse de la distinction des principes constitutifs de l'â me a permis d'isoler, par
l'exemple de la soif, le registre fondamental du désir. Platon s'est prémuni contre une
objection qui associerait ce registre fondamental aux autres, en y voyant le rapport d'une
qualité particulière à un principe de base. Il le démontre en isolant de toute
particularisation le désir fondamental, sur l'exemple des savoirs particuliers distincts du
savoir en général. Considéré en lui-même, le désir est simple et non particularisé. C'est sur
la base de ce premier résultat que Platon peut maintenant lui opposer le second principe,
lequel sera isolé à partir de sa résistance au premier et du contrô le qu'il peut exercer sur
lui : la raison, le principe rationnel. À ce stade de l'analyse, la différence ontologique entre
le désir et la raison paraît moins importante que leur commune appartenance à la structure
fondamentale de l'â me : dans leur opposition, Platon reconnaît l'argument de leur
différence réelle et donc de la structure de l'â me. Ici comme auparavant, Platon se contente
de parler d'un certain « autre chose » pour désigner le second principe isolé par son
analyse. Ce principe est d'abord reconnu comme responsable de l'empêchement (tò kōlûon,
c9), un principe qui exerce donc une fonction de contrô le, qui freine le désir et les passions.
On parvient ainsi à une dualité de principes (d4-5), que Platon finit par désigner du nom de
leur fonction spécifique : le principe qui raisonne (tò logistikòn, d5) et le principe qui désire
(tò epithumētikón, d8), le principe rationnel et le principe désirant. Pour le principe
rationnel, voir infra, 441c, 571c, 587d et 605b. Dans la présente traduction, j'ai laissé de
cô té le vocabulaire latin de l'appétit (comparer, the irrational appetitive part, Grube).

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92. B. Jowett, ad loc., fait remarquer l'importance de cette clause : le principe rationnel
n'intervient pas toujours et on peut supposer que chez certains il n'intervient pratiquement
jamais, ce qui les condamne à une existence entièrement dépourvue de raison. Voir infra,
441a9, et Théét., 186c. Cette éventualité ne modifie pas l'analyse générale de la structure de
l'â me. Pour la force des plaisirs et des désirs, un thème récurrent chez Platon, voir Timée,
86b, où Platon associe la maladie de l'â me à la déraison : « les plaisirs et les douleurs qui
présentent de l'excès doivent être considérés comme les maladies les plus graves pour
l'â me ».

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93. L'analogie avec la cité pose sur ce point quelques difficultés. On ne saurait comparer
sans nuances le corps militaire de la cité et le thumoeidés. Comme le remarque J. Adam,
dans la cité le corps des gardiens et des gouvernants est beaucoup plus uni, les dirigeants
provenant du groupe des auxiliaires ; ensuite, certes, ils en sont clairement distingués, mais
leur commune provenance renforce leur communauté plutô t que leur différence. En ce
sens, la différence du principe rationnel et du principe de l'ardeur morale est
philosophiquement plus substantielle que la différence des gardiens et des auxiliaires. Le
thumoeidés est en effet le principe opposé du principe rationnel (II, 375a, IIII, 410d), mais à
compter de ce passage, l'analyse du thumoeidés montre un lien plus accentué au principe
rationnel, tout en affirmant qu'il serait plus proche du principe désirant. Dans le Timée (69c
sq.), l'espèce mortelle de l'â me contient à la fois le thumoeidés et l'epithumētikón. Dans le
Phèdre (253d), ils sont liés dans l'attelage, et le principe rationnel est identifié à l'aurige.
Voir aussi Lois, V, 731b-c, sur l'importance morale du principe intermédiaire.

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94. Le site des exécutions était donc situé entre le mur du Nord qui allait d'Athènes au Pirée
et le mur moyen, qui lui était parallèle en direction du port de Phalère. Voir Gorg., 455e, et
Lysis, 203a. L'anecdote ne peut être rapportée à une source connue. Selon plusieurs
historiens, les cadavres étaient jetés dans un ravin, où les passants pouvaient les voir.

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95. Tous les interprètes qui pensent qu'il faut associer le principe intermédiaire d'abord et
avant tout à la colère (tḕn orgḕn, a5) font grand cas de ce passage, mais il convient d'en
nuancer l'importance : Platon, dans l'analyse qui suit, veut isoler un troisième principe, qui
correspond à une force impétueuse. Quand il l'a introduite plus haut, c'est sous la double
figure de l'ardeur morale et de l'impétuosité physique. Dans les deux cas, il s'agit d'une
énergie qui peut redoubler la force du désir, mais aussi se ranger au parti de la raison.
L'analyse de la colère apporte beaucoup de limites au concept général du thumoeidés,
même si elle en constitue une expression déterminée. Le principe de l'ardeur n'est pas la
colère en tant que telle, mais une énergie plus libre et plus ouverte, qui peut se déterminer
selon la dynamique des désirs et de la raison. Dans l'anecdote présente, en quel sens
Léontios serait-il en colère ? Parce qu'il serait en colère à la vue des supplicés ? Il n'est
qu'emporté par son tempérament ou son instinct impétueux (voir infra, VI, 493a10). Le
principe apparenté au thumós, que Platon appelle d'un néologisme le thumoeidès, est donc
plus que la colère ; mais il est aussi différent du thumós, c'est-à -dire différent du simple
emportement du cœur. Notons cependant que le contraire de thumoeidès est áthumos (V,
456a4). Le cœur peut s'allier à la raison pour freiner le désir, mais Platon dans un premier
moment n'accepte pas que le cœur puisse s'allier avec les désirs si la raison s'y oppose
(440b). Notons au passage la comparaison avec le conflit politique des factions, la discorde
(stásis), auxquelles Platon associe les principes en opposition (hṓsper duoîn stasiazóntōin
súmmachōn, b2-3, et infra, e5). L'exemple suivant, celui des conséquences résultant d'une
situation d'injustice, montre que Platon entend par l'orgḗ (orgízesthai, c2) un sentiment de
scandale moral, déjà imprégné de raison.

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96. S'agit-il de l'homme en son entier, ou du principe du cœur (thumós, c5) ? La
construction autorise les deux, mais il paraît plus logique de mettre en apposition deux
descriptions, celle de l'homme qui se sait injuste et celle de l'homme qui est convaincu de
son bon droit. La comparaison avec le chien rappelé par le berger (d2) peut s'entendre
également des deux sujets, mais voir contra B. Jowett, ad loc. Le texte grec est complexe et J.
Adam lui consacre un appendice (app. V, 272 sq.).

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97. Platon parvient ainsi à la déduction du troisième principe, le principe de l'ardeur


morale (toû thumoeidoûs, e3), qu'il s'empresse de rapprocher de la classe des auxiliaires et
qui, comme ces derniers, sera plus proche de la raison que du principe désirant. La
traduction anglaise de Grube délaisse anger pour spiritedness, un choix de traducteur tout à
fait significatif et intéressant. Voir sur ce terme, introduit en II, 375a, nos remarques, ad loc.
Dans le présent passage, Platon parle d'abord du thumós, le cœur, et ensuite de l'espèce de
l'ardeur, qui tient donc du cœur son énergie de colère, d'emportement et qui en fait la force
de la vie morale. Voir A. Hobbs (2000 : chap. 1 et 2.)

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98. Tout l'argument est assujetti par cette clause à une restriction d'une grande portée :
pour que l'ardeur morale et le cœur lui-même s'allient au principe rationnel, ils doivent
avoir été formés par une éducation excellente. Comme on ne peut faire l'hypothèse que
c'est le cas le plus général, alors cette situation risque d'être l'exception : le thumoeidès ne
sera pas généralement l'allié de la raison, en dépit de ce que Platon a affirmé en 440b. Voir
infra, IX, 590b, où la force du thumoeidès est comparée à une bête sauvage.

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99. Ce vers d'Homère (Od., XX, 17) a déjà été cité au livre III, 390d ; il décrit le
comportement d'Ulysse se déterminant lui-même à supporter les offenses de ses servantes.

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100. En toute rigueur, comme Platon a recours au vocabulaire des groupes de la cité (génē,
c6, et infra, pour les trois groupes, d9), il faudrait reconnaître l'existence des mêmes
groupes dans l'â me individuelle. Mais l'analogie présente une homologie de structure entre
des groupes ou classes d'une part, et des principes ou espèces de l'autre et le même
vocabulaire métapsychologique ne peut donc être transféré littéralement. Parler de classes
dans l'â me ne saurait être qu'une image résultant de l'analogie fonctionnelle. En toute
rigueur, il faudrait ici réintroduire ici le vocabulaire des principes constitutifs de l'â me
individuelle. Voir infra, 441e1.

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101. Platon intègre dans les fonctions du principe rationnel la délibération (bouleutikón,
a1) et la prévoyance (promḗtheian, e5), qu'il lie à l'exercice du raisonnement et à la sagesse.

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102. Raccord de l'argument avec le passage de III, 411e.

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103. Recourant en conclusion aux contenus de l'éducation, Platon distingue les éléments de
la formation intellectuelle (les discours, c'est-à -dire principalement les raisonnements,
lógois, et les connaissances, mathḗmasin, 442a1) et ceux de la formation morale (récits
encourageants, harmonie et rythme), tous associés à la formation de base en gymnastique,
poésie et musique. Il ne convient pas de chercher ici un parallèle trop strict avec la
formation des classes de la cité, puisque la spécialisation de la formation pour les parties de
l'â me est sans contrepartie exacte dans la cité : en effet, tous les gardiens recevront une
formation gymnastique, poétique et musicale, alors que seulement certains d'entre eux
auront accès aux connaissances et aux raisonnements. Pour les discours encourageants
(paramuthouménē, 442a2), le terme fait écho à l'encouragement de Socrate dans le Phédon
(70b2). Est-ce une tâ che de la philosophie ou du mythe ? Ici, la paramythie semble d'abord
le fait du récit poétique ; voir infra, V, 450d10. Le contraste entre la tension du principe
rationnel et la détente du principe de l'ardeur est accentué par leur commune destination :
commander au principe désirant (prostḗsesthon, 442a5). Ce qui apparaît comme un oubli
de la gymnastique n'est sans doute que le résultat de l'importance croissante des
disciplines intellectuelles dans la progression de l'argument.

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104. Parvenu à ce stade, l'analogie fonctionnelle, la description de la structure des


principes paraît à Platon exactement isomorphe à celle des groupes de la cité, au point qu'il
puisse parler des ennemis de l'extérieur au sujet des plaisirs extérieurs (voir III, 415d-e). Il
parlera également des commandements du principe rationnel, qu'il communique comme
des préceptes aux autres principes, une image qui évoque la communication de la loi aux
auxiliaires, en IV, 429c. Cet isomorphisme a des conséquences sur le vocabulaire
métapsychologique : Platon parlera du genre du principe désirant (b2), et juste après il
acceptera de désigner les principes de l'â me comme des parties (b10), une désignation qu'il
ne faut pas forcer sur le plan métaphysique. Voir sur cette question, T.M. Robinson (1995).

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105. Je ne retiens pas le texte de Burnet, qui conserve le pluriel (tō̂n lógōn, c2) transmis par
les manuscrits, restreignant l'affirmation de Platon concernant les préceptes de la raison. Je
traduis le singulier, comme le suggère J. Adam. Sur la question de la priorité de la raison
dans tout ce passage, voir G. Klosko (1988).

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106. C'est-à -dire le principe du respect et de la consécration à la tâ che propre.

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107. Selon la méthode psychopolitique, le contour de la cité doit permettre de saisir la
structure moins lisible de l'â me. Voir la structure de l'â me exige une grande acuité et le
résultat de l'analyse des principes et des classes de la cité permet une vision plus claire (II,
368c). Ce qui était manifeste dans la cité devient en effet plus défini dans la saisie des
principes constitutifs de l'â me. Ce rappel de la situation d'obscurité fait référence à la
question de la justice dans l'individu en IV, 434d.

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108. La mise à l'épreuve de la structure révélée par la méthode psychopolitique sera


justement effectuée en retournant aux premiers moments de la conversation avec Céphale
et Polémarque et aux exemples de comportements justes ou injustes proposés comme
illustrations de la justice ou de l'injustice (un détournement de fonds, etc.). Il s'agit des
enjeux quotidiens de l'honnêteté, de l'intégrité, mais aussi de la piété. Un modèle élaboré
philosophiquement doit aussi rendre compte de la justice au sens traditionnel, et en
particulier de l'association du juste et du pieux (voir Euthyph., 12e, sur la notion de piété
religieuse et son rapport à la justice). Voir infra, IX, 573b.

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109. Toutes les vertus sont des puissances (dúnamin, b4), et dans le cas de la justice, ce
n'est pas une œuvre ou un habitus particulier qui en est le produit, mais des cités et des
personnes harmonieuses, dont la structure interne exhibe la parfaite maîtrise de la raison
et l'accord des principes et des classes.

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110. Quel est ce rêve ? Platon qualifie ici de rêve le souhait ou le projet de saisir l'essence de
la justice, exprimée dans son principe fondateur et dans son modèle (eis archḗn te kaì
túpon, 443c1) par le moyen de la construction d'une cité. On peut restituer le déroulement
de cette construction en récapitulant ses principales étapes : en 432d-433a, Platon se met à
la poursuite de la justice dans un territoire obscur et peu praticable, mais cette recherche
n'est elle-même que l'accomplissement du projet énoncé en II, 370b, avec l'expression du
vœu d'y parvenir en 371e et 372a. Platon a donc une riche idée de la progression de la
recherche, des premières approximations aux résultats de la méthode psychopolitique. Au
point de départ, seule une image de la justice était disponible (eidōlón, c4) ; cette image
était une approximation, une esquisse, résultant de quelques exemples de spécialisation
des métiers sur la tâ che propre. Mais son intérêt réside dans le fait qu'elle peut conduire au
modèle. Ainsi s'accomplit le rêve qui de la cité peut ensuite reconduire au fondement de
l'â me et à son harmonie. Du modèle extérieur, on peut ainsi passer à la structure intérieure
de la justice (d1). Ce développement permet donc de distinguer cette forme de la justice,
encore indécise et imparfaite (433a), de sa forme achevée dans l'â me.

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111. S'agit-il de trois notes placées sur un registre ? Si cette échelle est l'octave de
l'octacorde, alors la note de la corde la plus haute (neátē) correspondrait au registre le plus
bas dans l'harmonie moderne et représenterait le principe désirant, et inversement la plus
basse (hupátē) correspondrait à la plus haute et représenterait le principe rationnel. La
quarte, l'intermédiaire (mésē) serait le thumoeidès. Platon étend-il à la structure de l'â me la
possibilité d'intégrer d'autres notes du registre, comme il semble le suggérer ici ? Cette
suggestion fait partie de l'image musicale et ne semble pas avoir de portée sur la
psychologie. Voir supra, 432a.

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112. Dans ce passage de conclusion, qui prend les allures d'une exhortation, Platon insiste
sur l'idéal d'harmonie et de liaison (sundésanta, e1) qui doit régler les principes constitutifs
de l'â me. Le vocabulaire de cet idéal harmonieux emprunte aussi bien à la musique, par sa
référence à l'harmonie et à la structure des intervalles, qu'à l'idéal de l'ordre cosmique. La
pluralité constitutive de l'â me humaine est faite de ces classes (génē, d3), reprises
analogiquement de la structure de la cité et correspondant aux trois grands principes.
L'â me humaine est donc de constitution plurielle (genómenōn ek pollō̂n, e1), elle est faite de
plusieurs. Comparer Epinomis, 992d.

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113. Notons ici le parallèle strict qui, pour la première fois dans la République, associe
d'une part la justice, la sagesse et la connaissance, et d'autre part l'injustice, l'ignorance et
l'opinion.

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114. Empruntée au vocabulaire politique (stásin tinà, b1), la description de l'injustice est le
contraire de la concorde et l'harmonie : il s'agit d'une dissension, d'un conflit engendrant la
discorde entre les principes constitutifs de l'â me humaine. La prétention du principe
désirant de diriger le principe rationnel est la cause principale du trouble (tarachḕn, b6)
qui produit l'injustice. L'extension du concept est présentée dans un certain désordre,
puisque Platon y regroupe indiscipline, lâ cheté, ignorance et toute forme de vice. Il y
englobe également (c6) tout ce qui est malsain, qu'on peut considérer analogiquement
comme l'injustice de ce qui est corporel. Cette analogie va se généraliser, puisque Platon
présente la justice comme la santé de l'â me. Le rapport de chacun de ces maux à l'injustice
demeure imprécis, notamment le rapport de l'ignorance et de l'injustice, qui présuppose la
thèse du caractère involontaire du mal. L'examen élaboré des formes de l'injustice sera
repris aux livres VIII et IX.

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115. Le texte de Burnet (b5) semble ici inférieur au texte proposé par J. Adam, et repris par
É . Chambry ; il est en effet nécessaire de corriger ce qui est sans doute une répétition du
même au même. Je traduis en suivant Adam et Chambry.

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116. Principe de médecine hippocratique, qu'on retrouve dans l'exposé du Timée (82a sq.)
sur l'origine des maladies.

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117. La transition dans le dialogue est clairement marquée et Platon revient à la question
du caractère profitable de la justice. Cette question du bienfait ou des conséquences de la
justice était en effet au point de départ de la recherche (I, 354b), et elle sera reprise en
conclusion du dialogue, au livre IX. Pour l'instant, Glaucon la juge ridicule, compte tenu du
fait que la nature de la justice a été découverte et qu'il serait inutile de poursuivre un
examen de son caractère bénéfique. Socrate pense cependant que même si l'exposé a
atteint ce stade où la justice peut être envisagée dans toute son amplitude, l'enquête ne doit
pas reculer devant la nécessité d'examiner les formes de l'injustice, et notamment ses
formes politiques. Les questions de rétribution et la justification eschatologique ne sont pas
oubliées pour autant. Sur la conception de l'existence, comparer Gorg., 477b-e.

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118. Référence à la problématique de départ, II, 367e ; sur le châ timent, II, 380b.

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119. Le contraste entre le nombre illimité d'espèces du vice, même en tenant compte de la
restriction concernant ceux qui méritent considération, et l'espèce unique de l'excellence
(c5) place la question philosophique sur un registre différent de celui des vertus et des
vices. Mais Platon choisit assez abruptement de déterminer une liste de vices
fondamentaux, liste dont il reprend le principe à une classification des régimes politiques.
Le passage d'une considération purement morale de l'excellence et du mal, considérés en
tant que tels, à un examen de formes particulières de corruption politique est certes motivé
par l'introduction de la recherche sur les régimes politiques, mais celui-ci n'interviendra
qu'au livre VIII. La fin du livre IV montre donc une certaine précipitation et la mention des
types de constitution politique, dont la liste de cinq devrait livrer la liste des cinq vices de
l'â me, n'est même pas suivie de leur énumération. Platon se contente de mentionner la
royauté et l'aristocratie, qui correspondent au modèle de la constitution politique idéale,
celle qui correspond au type de l'excellence et de la justice.

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120. L'exposé de la cité idéale n'a pas introduit, à ce stade, la possibilité d'un pouvoir
monarchique réservé à un seul homme. Platon parle toujours des gardiens comme d'un
groupe, même si plus tard il évoquera de nouveau la possibilité d'un seul (VII, 540d).
Comparer avec l'exposé du Politique (302c), où la royauté apparaît dans une position
supérieure à l'aristocratie, alors que la République tend à les identifier (IX, 587d).

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1. Les cités et les constitutions politiques sont défectueuses si elles conduisent à des
administrations mauvaises et si elles déforment le caractère des individus. La symétrie
esquissée entre l'administration d'une cité et l'organisation de l'â me (trópou kataskeuḗn,
a4) annonce les développements consacrés à l'analyse comparée des régimes et des
individus au livre VIII. Pour le même vocabulaire appliqué à la cité, voir infra, 455a2.

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2. Adimante renvoie ici à la maxime évoquée en IV, 424a, en vertu de laquelle entre amis,
tout est l'objet d'un partage égal. Voir également Lysis, 207c, et Lois, V, 739c. La notion d'un
partage des femmes et des enfants n'est certes pas précise et Adimante demande des
explications sur le sens de cette communauté. Sa repartie sur l'exactitude prend Socrate au
mot : si cette communauté (koinōnías, c8) est fondée, il doit être possible de l'exposer avec
rigueur. Le texte grec montre ici un jeu de mots intraduisible sur le mot orthō̂s (c6, repris
en c7) : avancé par Socrate pour obtenir un assentiment, il est repris par Adimante pour
réclamer un exposé précis.

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3. Expression plaisante de Glaucon, qui ironise sur la « communauté ».

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4. Faut-il en effet retourner en arrière, et reprendre la discussion quand elle se met en
branle au livre I, 348b ? L'intervention de Thrasymaque (a5 et b3) laisse prévoir le pire.

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5. Les esprits sensés, littéralement ceux qui possèdent de l'esprit (noûn échousin, b7), ceux
qui sont intelligents, c'est-à -dire ceux qui ont développé une conception juste de
l'existence, conception qui fait sa juste part à la recherche de la vérité par l'exercice de la
recherche en commun dans le dialogue. Pour ceux qui ont compris l'importance de
l'exercice dialectique, la vie entière leur paraît devoir lui être consacrée et il n'y a aucune
démesure à lui donner tout son temps. Cette position avait déjà été soutenue par Socrate,
en réponse aux railleries de Calliclès, dans le Gorgias (511c-513a). Voir également infra, VI,
498d, où Socrate évoque la possibilité de poursuivre l'entretien philosophique dans l'au-
delà , Théét., 173c, et Pol., 283c.

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6. À ce stade de l'exposé de la cité idéale, les gardiens ont été nettement distingués des
auxiliaires. Socrate s'exprime ici comme si la communauté des femmes et des enfants leur
était spécifiquement destinée et réservée. Or, le nombre des gardiens n'a pas encore été
déterminé, et on peut faire l'hypothèse que ce nombre est très réduit. On est donc conduit à
déduire que cette communauté s'étend également aux auxiliaires, c'est-à -dire à l'ensemble
des gardiens, avant que Platon ne les divise en gardiens et auxiliaires.

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7. La période de l'enfance compte six années (Lois, VII, 794c). Pour les prescriptions qui la
concernent, voir infra, 460b sq.

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8. Socrate se prémunit contre la réaction prévisible de ses interlocuteurs, quand ils
entendront ses propositions sur la communauté. Ils seront incrédules et n'accorderont pas
beaucoup de crédit à ce qui risque de leur apparaître comme une fantaisie. Ils pourront se
trouver d'accord avec Socrate, mais ils demeureront perplexes (apistías, c7) devant le
manque de réalisme de ces mesures.

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9. Notons que cette inquiétude ne s'applique qu'au projet de la communauté des femmes et
des enfants. Souvent citée comme un indice du fait que Platon concevait sa cité idéale
comme une utopie irréalisable, cette clause a une portée très limitée. Voir infra, 456c, et VII,
540d.

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10. Socrate invoque la figure mythique d'Adrastée, comme dans le Phèdre (248c). Il s'agit
d'une figure de la Nécessité, dont Adrastéia est la fille dans la théogonie orphique ; comme
Anankè, elle est à la fois implacable dans la représentation du destin et vengeresse sous les
traits de la Némésis. Le nom provient sans doute du héros Adraste, roi d'Argos, qui mena le
combat des Sept contre Thèbes, récit repris par Eschyle. C'est en effet Eschyle qui le
premier mentionne la déesse Adrastéia dans son Prométhée (v. 936). Par cette invocation,
ironiquement pompeuse, Socrate veut donc se protéger des effets des paroles téméraires
qu'il s'apprête à prononcer.

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11. Comme le projet de communauté s'attaquera directement aux institutions
traditionnelles, et notamment au mariage, le philosophe législateur sera une sorte de
calomniateur : pour promouvoir son modèle, il devra critiquer, pour le groupe des
gardiens, la tradition et des coutumes jugées belles, bonnes et justes.

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12. Après s'être moqué des paroles encourageantes de Glaucon (450d5-6), protestant de la
bonne volonté des interlocuteurs présents, Socrate se montre un peu plus réceptif à la
paramuthía (d9) de ses amis. Pour ces encouragements, souvent prodigués aux moments
charnières d'un dialogue, alors que Socrate s'apprête à exposer des positions peu
conventionnelles ou des arguments difficiles, voir supra, IV, 441e. Ce passage clô t l'échange
d'ouverture qui s'était amorcé par l'interruption de Polémarque et d'Adimante, désireux
d'obtenir un exposé plus élaboré sur la communauté des femmes et des enfants. En disant à
Socrate qu'ils l'acquittent de toute discordance qui pourrait survenir, Glaucon fait écho au
propos de Polémarque en 449a. Dans cet échange, les interlocuteurs de Socrate sont venus
à bout des doutes ou des hésitations qui avaient conduit celui-ci à vouloir esquiver ce
développement dans la crainte de susciter une hostilité inutile. Ce passage, en apparence
anodin, trouve son importance dans la discussion sur le caractère révolutionnaire de
certaines doctrines platoniciennes ; il montre en effet que Platon était pleinement conscient
des risques pris dans l'énoncé de certaines propositions politiques, ce qui, contrairement à
l'interprétation générale proposée par Leo Strauss, ne l'amenait pas à les tenir secrètes,
mais plutô t à entourer de précautions l'exposé qu'il s'apprête à en faire. C'est le sens de
l'image des trois vagues successives d'objections : 1) contre la communauté des hommes et
des femmes dans la tâ che des gardiens (451c-457b) ; 2) contre la communauté des femmes
et des enfants (457b-466d) ; et 3) contre le communisme de la cité idéale et sa réalisabilité
(471c sq.).

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13. Le vocabulaire de l'innocence utilisé ici renvoie aux lois punissant l'homicide
involontaire. Le coupable d'un tel homicide pouvait en effet être purifié par sa famille,
comme Platon le rappelle dans les Lois (IX, 865 et 869e). Ê tre déclaré katharós veut donc
dire à la fois être considéré purifié et innocent. Platon applique cette comparaison à
l'exposé qu'il s'apprête à mettre dans la bouche de Socrate : si cet exposé doit avoir des
conséquences déstabilisantes, et entraîner la discorde chez ses interlocuteurs, c'est bien
involontairement et Socrate demande par avance d'être considéré comme innocent.

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14. Platon emploie ici le mot drâma (c2), dont la consonance avec l'action et les
personnages du théâ tre était pleinement audible dans le vocabulaire de son époque. On ne
saurait parler précisément de condition féminine, mais de l'ensemble des activités,
obligations et prérogatives qui sont réservées soit aux hommes, soit aux femmes. Il ne
s'agit pas principalement des conditions concrètes de leur existence, mais de leurs
attributions respectives dans la société, et en particulier des responsabilités que la loi
pourrait leur confier. J. Adam, ad loc., suggère une allusion aux mimes de Sophron, où
l'alternance des rô les féminins et masculins était mise en évidence.
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15. Ici débute une analogie, qui mêle savamment la description des gardiens et celle d'une
meute de chiens et qui va conduire à une conclusion précise dans le cas de la guerre. Cette
analogie accentue la prémisse qui fonde sur la nature l'identité des capacités de l'homme et
de la femme eu égard aux tâ ches de gardien. Voir infra, 452e2, 453b, 454b, 455d. La
critique d'Aristote est sévère, voir Pol., II, 5, 1264b4.

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16. Voir le Charmide, 153a, et Lois, VII, 813e, et VIII, 833c-d. Les gymnases sont des endroits
où il était coutume de s'exercer nu, et ils n'étaient pas accessibles aux femmes. Les Grecs
avaient pleinement conscience du caractère en quelque sorte culturel et traditionnel de
cette pratique et ils se moquaient volontiers (Hérodote, I, 10, et Thucydide, I, 6) des
Barbares qui se montraient incapables de l'accepter.

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17. Platon ne commente pas fréquemment les transformations qu'il a en vue, pour en
évaluer la portée ; dans ce passage, il ne cesse au contraire de montrer qu'il s'agit d'un
changement radical, une transformation (metabolḗn, b8), qui ne peut manquer de susciter
les objections de ceux qui sont attachés à la tradition. Tout l'exposé est structuré selon la
métaphore des trois vagues successives, qui feront objection aux trois réformes principales
relatives à la vie des gardiens. L'allusion aux moqueries des beaux esprits laisse
soupçonner un contexte polémique et vise peut-être la comédie contemporaine, et
notamment Aristophane dans son Assemblée des femmes ; voir J. Adam, app. I au livre V,
344-355, qui propose une analyse comparative détaillée de la pièce et de ce passage et A.
Diès (1959 : XLIX-LII).

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18. Platon pose la question selon une disjonction qui peut paraître surprenante : la nature
humaine peut-elle rendre possible, dans le cas de la femme, la participation à toutes les
tâ ches qu'elle rend possible dans le cas des hommes ? L'idée qu'une nature humaine
unique subsiste au-delà de la différence sexuelle constitue, à plusieurs égards, un
présupposé pour la pensée de Platon, mais ce n'est qu'un présupposé, jamais une position
élaborée. Ce passage n'est pas le seul où le concept de cette nature est évoqué – voir Théét.,
149c ; Timée, 90c ; Lois, IX, 854a ; et infra, V, 473d –, mais c'est le seul où elle est présentée
comme étant à la fois féminine et masculine. La suite du passage montre le caractère délicat
de l'échange et Socrate suggère de reprendre, comme s'ils étaient leurs, mais pour le seul
bénéfice de la discussion, les arguments de ceux que scandaliserait une approche trop
favorable à l'identité de nature chez les hommes et chez les femmes. De 453b2 à 453c5,
nous sommes donc en présence d'un échange fictif, proposé par Socrate. Que dit cet
échange ? Que l'identité de nature est une position insoutenable au regard des tâ ches à
accomplir, tâ ches dont la spécialisation constitue une prémisse de la constitution politique
juste. Glaucon reconnaît la force de l'objection, et il demande à Socrate de s'en porter
responsable, en se faisant l'interprète de cette position. Socrate est donc invité à proposer
le sens (hermēneûsai, c9) de l'objection. En s'adressant à Glaucon, Socrate fait état du
caractère paradoxal de la conclusion à laquelle le raisonnement l'a conduit. Si en effet des
natures différentes doivent conduire à des tâ ches différentes, comment maintenir l'égalité
de fonctions pour l'homme et la femme ? Mais le lecteur note que la prémisse (453c) n'est
jamais discutée, celle qui consiste à affirmer une nature différente. En quoi consiste cette
nature ? S'agit-il seulement de la fonction biologique de la reproduction ? C'est ce
développement qui s'amorce ici.
Ce féminisme de Platon a été souvent remarqué et louangé, notamment en raison de sa
portée sociale et politique. J. Adam pense qu'il s'agit d'une position socratique, critique de
la tradition et il cite Xéno-phon, Mém., II, 2, 5 et Banq., II, 9. Le caractère égalitaire de la
mesure constitue une exception notoire aux positions en général non égalitaires de Platon.
Voir S. Saïd (1986) et J. Annas (1976).

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19. C'est-à -dire à ce moment de la discussion où la fondation de la cité fut imaginée comme
méthode de recherche sur la justice ; voir supra, II, 369a.

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20. L'histoire d'Arion sauvé par un dauphin était bien connue, voir Hérodote I, 23-24.
L'introduction d'une métaphore continue de navigation ou de natation sur une mer
houleuse remonte plus haut, IV, 441c ; elle sera ravivée en 457c, avec l'image des vagues
successives dans la discussion.

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21. L'art de contredire évoqué ici doit-il être rapporté à la dialectique ? Cette « antilogique
» est définie dans le Sophiste (225b). Proche de l'éristique (eristikō̂s, b5 et Ménon, 75c) en
tant que telle, elle est une discussion purement formelle, menée pour le plaisir de
l'affrontement et de la seule contradiction (antilogías, b2) ; seule la dialectique est
pratiquée dans le but de la recherche de la vérité (a5). Cette première occurrence dans la
République du terme exprimant le dialogue en commun, dans son opposition à l'éristique,
mérite d'étre soulignée. Sur les risques de tomber dans les défauts des « antilogiques », voir
Lysis, 216a, et Théét., 164c. Platon qui l'a souvent mise en scène (Phèdre, 261d ; Euth., 375c)
se montre ici critique des sophistes. Sur l'exigence de discuter des choses, et pas seulement
des mots, voir Soph., 218c. Sur cette question, voir A. Nehamas (1990).

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22. Si l'hypothèse doit être maintenue d'une différence de nature entre les hommes et les
femmes, ce ne peut être seulement en raison d'une différence de fonctions. Il faut donc
poser la question plus fondamentale : quel est le genre de cette différence, comment la
caractériser ? En quel sens être femme signifie-t-il être différent ? Il y a en effet plusieurs
espèces de différences (eîdos tē̂s alloiṓseōs, c9) : certaines sont relatives aux qualités
physiques, d'autres à des fonctions, mais que signifie une différence absolue ? Si la
différence doit être posée absolument, il faut la fonder absolument. Or, jusqu'ici, cette
différence de nature demeure relative (ou pántōs, c7-8) et elle ne peut donc être
déterminée que par rapport à une fonction spécifique.

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23. Le texte proposé par J. Burnet pose quelques problèmes, et nous suivons pour cette
ligne le texte adopté par É . Chambry. En opposant iatrikòn et iatrikḕn psuchḕn échonta,
comme qualificatifs susceptibles de renvoyer à une nature identique, Socrate veut mettre
en relief le fait qu'on a limité l'interrogation à une qualité, en évitant de l'étendre à tout
l'être. Il n'est pas nécessaire pour exprimer cette idée d'exiger du texte un redoublement
exact de la qualité, comme le suggère la correction proposée par J. Adam. Voir sa
discussion, et également B. Jowett, ad loc.

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24. Platon a recours ici au vocabulaire du génos (d8), qu'il distingue donc de l'eîdos utilisé
auparavant (b6) pour distinguer les espèces de natures, c'est-à -dire les types de différence.
Le terme exprime davantage la différence qui sépare les sexes, mais en le superposant sur
la différence de nature que l'argument propose de tirer d'une analogie avec les métiers,
Platon veut montrer qu'une différence de fonction ne suffit pas à fonder une différence
absolue.

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25. La différence de nature qui séparerait les hommes et les femmes se fonde-t-elle sur
certains dons naturels ? Platon en vient donc à s'interroger sur le talent naturel, un sujet
qui sera crucial dans la question du choix des gardiens, et notamment l'identification du
naturel philosophe. Voir supra, II, 375e. Ici le don naturel (euphufē̂, c1) est d'emblée associé
au don d'apprendre et de retenir. Celui qui est doué devient inventif (eurētikòs, b7) et chez
lui l'exercice de la pensée (dianoía, b9) domine les forces du corps. Ce rapport du corps à la
pensée est un des thèmes dominants de l'anthropologie platonicienne ; voir infra, VI, 498b,
et Protag., 326b.

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26. L'expression du verbe au passif est forte (krateîtai, d2) et on ne saurait la contourner. Si
aucun des deux genres ne peut revendiquer des activités qui lui seraient réservées, sauf
l'exception évidente de la reproduction, en revanche dans la plupart des occupations les
femmes excellent moins que les hommes. Comparer Crat., 392c. Cet argument ne doit pas
être interprété comme un argument antiféministe, puisqu'il a d'abord pour but de protéger
l'identité de nature et de rendre possible l'accès égal aux fonctions du gouvernement. Cet
accès égal est la conclusion de tout ce développement, et il a pour corollaire (456b9-10)
l'accès à l'éducation par la musique, la poésie et la gymnastique. Parce que cette identité de
nature est maintenue, il faut également maintenir une participation égale, relative aux
fonctions, aux dons naturels (hai phúseis, d8). Cette égalité s'entend seulement de
l'extension des domaines d'activité, car sur le plan de sa qualité ou de son intensité, elle est
limitée : les femmes participent de tous les dons naturels, mais elles le font presque dans
tous les cas plus faiblement que les hommes. Aristote (Pol., I, 13, 1259b sq.), citant
expressément l'opinion de Socrate pour la contredire, maintient que la femme est
inférieure sur tous les plans, et en particulier en ce qui a trait aux vertus. Notons que le
présupposé de tout le développement du livre V est que le registre de la différence est celui
des occupations et des dons naturels, et à aucun moment Platon n'aborde la question des
vertus. Cet égalitarisme ne s'étend pas par ailleurs à toutes les femmes, il est réservé aux
futures gardiennes.

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27. Cet argument qui justifie ici le mariage des semblables n'intervient pas quand, dans le
Politique (310a) et dans les Lois (VI, 773a sq.), Platon favorise plutô t les différences et la
complémentarité.

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28. Cette affirmation récapitule le développement : l'accès des femmes au pouvoir est
pleinement naturel et cette égalité rend donc la législation réaliste.

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29. La notion d'un homme meilleur absolument, sur tous les plans, intervient ici pour
désigner les gardiens. En toute rigueur, Platon ne devrait pas la tolérer en vertu du principe
de la spécialisation des tâ ches. Le meilleur gardien ne saurait être le meilleur savetier. Il
faut donc interpréter ce concept dans un sens différent de celui de l'excellence dans les
tâ ches et le référer à une excellence morale et intellectuelle à laquelle ne saurait prétendre
le membre d'une classe inférieure. La spécialisation fonctionnelle manifeste une inégalité
réelle, au regard d'une hiérarchisation des valeurs qui structurent les fonctions de la cité :
on est meilleur absolument si on est meilleur dans la classe supérieure. La classe inférieure
ne recevra pas une éducation sérieuse (d11), mais Platon semble lui reconnaître ailleurs
certaines prérogatives (voir VIII, 547c).

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30. Platon revient de la sorte sur son interrogation antérieure : il ne s'agit pas d'un vœu
pieux, mais de mesures qui sont applicables et réalistes. Plus qu'une possibilité abstraite ou
spéculative, la communauté des gardiens, hommes et femmes, est une proposition
concrète. Voir infra, 466d et 471c.

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31. Platon veut-il dire qu'elles doivent se dévêtir pour l'exercice gymnastique, comme les
hommes, ou qu'elles doivent adopter l'austérité de la condition des gardiens ? Le contexte
du questionnement (452b) montre que Platon croit qu'elles devront se dévêtir lorsqu'elles
partageront les activités de gymnastique des gardiens. L'allusion à ceux qui se moqueraient
de cette pratique, déjà évoquée supra, pourrait avoir une saveur littéraire. Par exemple, un
renvoi à Aristophane, et aux moqueries abondantes dans Lysistrata (v. 80 sq.). Selon A.
Bloom (1968 : 459 n. 15), il s'agirait ici d'un renvoi à un vers de Pindare (Pindari Carmina,
frag. 209 Snell). Alors que Pindare tournait en dérision la recherche philosophique de la
sagesse, Platon retourne ce fragment contre la comédie. A. Bloom, ad loc., insiste avec
finesse sur l'emploi du mot anḕr (b1 ), faisant voir comment Socrate identifie ce geste de
dérision à une virilité mal comprise, facilement captive de la poésie épique et prisonnière
d'un préjugé archaïque à l'endroit des femmes. Ce sont les êtres humains qu'ici l'argument
rationnel veut ramener à leurs fonctions, et la femme comme l'homme sont égaux devant
cet argument. Le masculin est donc incomplet, et son aspect guerrier, hostile à la
philosophie, constitue pour lui une limite. Pour la participation à la guerre, voir Hérodote,
IV, 116, citant le cas des femmes des Sauromates, et Lois, VII, 804e-806b.

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32. Maxime d'inspiration socratique (voir Xénophon, Mém., IV, 6, 8), dont l'interprétation
utilitariste doit être tempérée par le contexte du jugement à porter sur une législation en
apparence suprenante, mais dont l'utilité révélera la beauté.

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33. Les vagues successives (voir supra, 453d) qui auraient pu emporter la position de la
communauté des gardiens. À l'objection concernant la communauté de fonction et
d'éducation succède en effet une objection concernant la communauté de mariage et des
enfants. Cette prescription a fait l'objet de nombreux commentaires, et notamment la
question du communisme de Platon. On a cherché à montrer l'influence de la culture de
Sparte ou encore de ces peuples idéalisés en raison de leur proximité avec la nature (les
fameux Naturvölker). On oublie souvent que cette mesure ne concerne que les auxiliaires et
les gardiens (III, 417a), et que Platon à aucun moment ne préconise un tel communisme de
manière généralisée. Pour toute cette question, voir d'abord (R. Nettleship 1961 : 174-180)
; pour la place de l'individu, voir H.D. Rankin (1964).

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34. Ici, comme plus haut, Platon apporte une réserve à la possibilité de cette communauté
des femmes et des enfants. Aristote ne croit cette mesure ni possible, ni bénéfique (Pol., II,
1, 1261a2).

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35. De la même manière que les auxiliaires doivent être imprégnés des lois régissant les
modèles de la poétique, pour les imiter parfaitement dans leur vertu guerrière, les gardiens
doivent imiter les modèles proposés par le législateur. Platon distingue l'obéissance aux
lois et leur imitation, ce qui signifie la capacité des gardiens à créer de nouvelles lois
concrètes qui imitent les lois idéales. De la même manière, en Pol., 300a-e, Platon insiste
sur la nécessité d'imiter la constitution idéale, en se conformant à son esprit.

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36. La position du législateur ici est ambiguë. Puisqu'il s'agit de réglementer les unions des
gardiens et des femmes avec lesquelles ils vivent en totale communauté, il faut distinguer
deux étapes dans la constitution du corps des gardiens : d'abord la sélection de ceux et
celles qui le composent, un processus qui est constant et récurrent. Comme on l'a déjà
indiqué, le nombre de membres de ce corps de gardiens demeure encore indéterminé et s'il
doit y avoir une sélection, la loi de la cité prévoit sans doute une forme de mécanisme de
cooptation avec des étapes progressives de sélection. La deuxième étape est l'application
de la réglementation, qui est sans doute la responsabilité des membres du corps eux-
mêmes, chargés de veiller aux unions. Le législateur doit donc prévoir à la fois les critères,
comme la similitude de naturel, permettant d'unir ceux qui ont des naturels qui se
rapprochent en qualité, et des mécanismes d'assignation des femmes aux hommes. La
proposition d'un calendrier nuptial interviendra au livre VIII, 546a sq.

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37. Platon mentionne ces repas à trois reprises ; voir supra, III, 416e, et infra, VIII, 547d.

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38. Il faut voir dans cette meîxis (d3) l'expression d'une union sexuelle, ce que confirme la
remarque suivante, qualifiant la nécessité qui pousse les hommes et les femmes recrutés
pour être gardiens les uns vers les autres de nécessité érotique. Mais Socrate a parlé juste
avant d'une existence commune, hommes et femmes se mêlant aux gymnases, et l'idée
implique une vie menée entièrement en commun, sans séparation d'aucune sorte.

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39. Voir Lois, VIII, 841c-e, où ce jugement est réaffirmé. Toutes les règles sur les unions
sont inspirées certes de considérations eugénistes, mais cette réflexion est placée sous
l'égide des cultes de la cité. J. Adam évoque à juste titre l'union sacrée de Zeus et de Héra et
les unions des gardiens doivent être sanctifiées par la cité. Voir sur toute la question G.M.A.
Grube (1927).

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40. Littéralement, un médecin plus « courageux » (andreiotérou, c6), car le risque est plus
sérieux. Dans le cas des unions, il ne s'agit pas ici de courage ; les unions doivent être
réglées avec des moyens plus audacieux et suivre un protocole exigeant.

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41. En effet, en III, 382c-d et 389b, Socrate a affirmé la nécessité du noble mensonge et des
fictions fondatrices de l'autochtonie et de la différence des aptitudes. Dans le cas présent, il
s'agit certes encore de recourir à la fiction mythique qui a permis de sélectionner les
meilleurs, pour justifier leurs unions ; mais il s'agit aussi, c'est un pas de plus, de favoriser
certaines unions pour en défavoriser d'autres. Comment cela conduit-il à un mensonge ?
Parce que seuls les dirigeants (toùs árchontas, e2) auront connaissance des unions
privilégiées. Nous rencontrons de nouveau le problème de savoir qui constitue le groupe
des gardiens : seulement les dirigeants, ou tous les gardiens y incluant les auxiliaires. S'il
s'agit seulement des dirigeants, alors ils ne mentiront à personne ; il faut donc que ces
unions concernent un groupe plus étendu que les dirigeants, ou alors, autre hypothèse,
qu'il y ait au sein des gardiens, certains d'entre eux qui dirigent les autres et auxquels ils
peuvent mentir. On peut enfin considérer que les dirigeants règlent les mariages de tous les
citoyens, ce qui rendrait justice à l'institution des fêtes et au caractère public de la
célébration, mais alors Platon est passé sans prévenir des règles de la communauté des
gardiens à des règles concernant les unions dans toute la cité. La considération générale de
la santé, des guerres et de la taille de la cité (460a) montre que c'est cette dernière
hypothèse qu'il faut envisager : un eugénisme généralisé, et non pas seulement appliqué ou
même réservé au corps des gardiens. Notons cependant, en 460c6, que Platon semble
justifier la mesure de mise à l'écart des nouveau-nés malformés par la nécessité de purifier
la race des gardiens.

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42. Voir III, 389d, et II, 382c-d.

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43. Ces mariages ne correspondent pas à des unions à long terme, et peut-être faudrait-il
toujours traduire par « unions » (gámois, d4) un terme qui semble ici restreint à la
dimension reproductive, dans une fin stricte d'eugénisme ? Platon ne recourt-il pas au
vocabulaire de l'accouplement animal (súnerxis, 460a9) pour décrire ces unions ? Voir
infra, 461b, et Timée, 18d. Mais Socrate déclare vouloir donner à ces unions un caractère
sacré, et il déclare aussi qu'une cité où les unions seraient déréglées manquerait de piété.
Voir supra, 458e.

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44. Première allusion à l'infanticide, voir supra, III, 410a, et infra, 460c et 461c.

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45. On peut rapporter cette mesure, relative à la croissance de la cité, aux mesures du livre
VIII, 546a-d. Dans ses propos antérieurs sur la taille de la cité idéale, on se souviendra
qu'elle doit se fixer un idéal d'unité, qui semble finalement indifférent à un nombre
particulier de citoyens. Cet idéal n'est pas précisé dans le présent passage, mais la stabilité
de la cité doit être préservée des effets des guerres et des maladies. Voir IV, 423c.

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46. Il s'agira donc de loteries mensongères, puisque les unions seront réglées secrètement
par les dirigeants. La sophistication du processus servira de camouflage.
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47. Platon évoque-t-il ici une forme d'infanticide ? En 459d, Platon précise que les enfants
nés de l'union d'inférieurs ne seront pas l'objet des soins des gardiens ; comme il ne s'agit
que de protéger la qualité du groupe des gardiens, on peut penser que ces enfants seront
tout simplement l'objet des soins ordinaires des classes inférieures, mais le présent
passage semble rendre impossible cette interprétation charitable. Il s'agit ici en effet de
mettre à l'écart, dans un endroit secret et isolé (aporrḗtōi, c4), les enfants de moindre
valeur et éventuellement handicapés. Pour la majorité des interprètes, il s'agit d'un
euphémisme pour l'infanticide. Voir J. Adam, app. IV au livre V. Enfin, infra, en 461c, Platon
recommande de ne pas élever les enfants nés d'unions qui n'avaient pas reçu la sanction de
la cité, dans le cas où l'â ge prescrit a été dépassé et que l'avortement n'a pu être pratiqué.
Dans le Théétète (160c-161e), on peut retrouver derrière une métaphore élaborée, la
cérémonie de l'amphidrómia où étaient présentés les nouveau-nés et la mention de la
décision d'exposer ou non un enfant nouveau-né (161a). La position d'Aristote (Pol., VII,
16), plus claire et aussi sévère, ne laisse aucun doute sur l'opinion répandue. L'exemple des
pratiques de Sparte (apóthesis) était connu (Plutarque, Vie de Lycurgue, 16, 1) et reçoit ici
une sorte d'approbation implicite. Voir sur cette question de l'infanticide dans les cités
grecques l'étude de C. Patterson (1985 : 113), qui contient une riche bibliographie.

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48. Ce système du secret concernant l'identité pouvait-il être sérieusement préconisé par
Platon ? Aristote en a douté (Pol., II, 3, 1262a14), pensant qu'il serait constamment déjoué.

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49. La mention de ce sommet de performance (akmḕn, e6) pourrait faire référence à une
définition pythagoricienne ; voir R. Waterfield, (1993). J. Adam, ad loc., suggère de son cô té
une source lyrique, Pindare ou Bacchylide. Pour l'â ge du mariage des hommes, voir Lois, VI,
785b (pas avant trente ans), et 772d (pas avant vingt-cinq ans), et dans tous les cas avant
trente-cinq ans. Pour les filles, l'â ge du mariage varie entre seize et vingt ans (Lois, VI, 785b,
et VII, 833d). Le terme akmḕ est rare chez Platon (Banq., 219a, Phèdre, 230b, et Lois, VIII,
840a) et ne désigne pas tant la maturité que le sommet. C'est donc quand le jeune athlète
atteint le sommet de sa performance à la course que la loi lui permettra de commencer à
s'unir en vue de la reproduction. Tel serait le sens de l'expression limitant la procréation à
« ceux qui ont atteint la maturité » et on peut l'illustrer par l'exemple de Sparte, qui
préconisait des mesures limitatives apparentées (Plutarque, Vie de Lycurgue, 15, 4).

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50. L'avortement est donc non seulement autorisé, mais prescrit dans le cas des unions qui
ont transgressé les règles de la cité. Ce point est confirmé dans les Lois, V, 740d, et le
témoignage d'Aristote montre que la pratique en était acceptée (Pol., VII, 16, 1335b20 sq.)
pour des raisons économiques.

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51. La reconnaissance des pères par leurs enfants sera rendue impossible. Voir le parallèle
chez Aristophane, l'Assemblée des femmes, v. 535 sq.

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52. Platon présente ici un calcul reposant sur les mois du calendrier lunaire. Comme les
parents ne connaissent pas leurs enfants, ni les enfants leurs parents, la désignation du lien
de parenté devient l'objet d'une convention purement formelle. Cette convention précise
qui pourra être considéré comme fils ou fille, père ou mère. Elle est rendue nécessaire par
la promulgation des prohibitions d'union sexuelle, toutes présentées selon un schéma
linéaire ascendant ou descendant. La convention est relative à la date précise de l'hymen
(d3), qui fait l'objet d'un festival (460a), lorsque l'époux est autorisé à s'unir. Les enfants
résultant de cette union pourront se considérer comme frères et sœurs s'ils sont nés durant
le dixième mois, et même exceptionnellement durant le septième mois qui suivent cette
union. Platon pense donc l'éventualité de naissances prématurées, puisque le septième
mois de ce calendrier équivaut en gros à la fin du sixième mois du calendrier actuel. Voir
sur ce point S. Halliwell (1993).

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53. La prohibition de l'inceste est ici évidemment toute relative, puisque la désignation du
lien de fraternité dépend de la convention réglant la reconnaissance des enfants. Platon
donne donc à l'union des frères et des sœurs, comprise selon ce système, une certaine
légitimité, mais il précise que cette union doit être permise par l'oracle de Delphes. Voir
supra, 461b, qui semble cependant prohiber l'union entre frères et sœurs, au sens de la
communauté des gardiens. Cette contradiction rend perplexe et on doit se résoudre à
penser que Platon accepte de tolérer ce qu'il ne peut entièrement espérer contrô ler. Le
système en effet suppose que le tirage au sort permettra que des frères et des sœurs au
sens de la communauté des gardiens s'unissent, sauf s'ils sont des frères et sœurs selon le
sang. Pour cela, les gouvernants doivent savoir lesquels sont unis par le sang, et ils le feront
savoir par l'intermédiaire de l'oracle, ce qui fait dire à J. Adam que la prêtresse de Delphes «
platonisera » dans tous les cas.

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54. Platon ne manque aucune occasion d'insister sur les maux causés par la dissension et la
discorde (stásis), présentées ici comme une déchirure de la cité, et de valoriser l'idéal
d'unité de la cité (IV, 423d). Voir supra, IV, 422e.

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55. Cette comparaison entre l'individu et la cité, tous deux présentés comme des
organismes unifiés et sujets de passions et de souffrances communes, ne vise pas à faire
valoir une théorie organiciste du corps social, comme si la cité ne constituait qu'un seul
super-individu. Dans leur commentaire, R.C. Cross et A.D. Woozley (1964) avaient soutenu
cette interprétation selon laquelle la conception platonicienne de la cité relève d'une forme
d'organicisme métaphysique. Cette approche a été réfutée par J. Neu (1971), qui insiste sur
l'aspect métaphorique de cette analogie. Il ne s'agit pas non plus d'un symbolisme
purement rhétorique, comme le soutient S. Halliwell (1993), ce qui le contraint à y trouver
un paradoxe. Voir, pour une interprétation équilibrée, G. Vlastos (1977). Il est en effet
question d'une homologie de structure, qui repose sur le pouvoir de la raison de
commander aux autres parties, c'est-à -dire à l'â me en général et au corps. La communauté
(koinōnía, c11) de l'â me et du corps constitue une unité substantielle, unissant deux entités
distinctes (voir Lois, X, 903d). Voir supra, II, 368e, et infra, IX, 584c ; Théét., 186c ; Phil., 34c-
d ; et Timée, 64. Pour la traduction par « personne » du terme générique (henòs anthrṓpou,
c10), même si Platon ne disposait pas du concept de personne, elle semble préférable à “
homme » ou “ sujet ». Sur la question de la vie individuelle dans la cité de Platon, voir H.D.
Rankin (1964).

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56. La comparaison avec la souffrance pourrait avoir une origine hippocratique ; voir le
traité Des lieux dans l'homme (VI, 278c1) qui suppose cette doctrine de la sympathie dans
l'organisme.
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57. Platon a déjà dit que les gardiens sont les protecteurs de la constitution et des lois (voir
III, 417a, et infra, VI, 497a et 502d). Cette fonction politique est une forme de salut, mais
seulement si on maintient que le salut de la cité implique la protection de ses lois (Pol.,
297b). La garde de la cité est donc une forme de sauvegarde (voir III, 414b, et VI, 484d),
une responsabilité de salut et de protection (sōtērás, b1). Pour les auxiliaires, le terme
epíkouroi renvoie d'abord à la distinction qui sépare, par exemple chez Thucydide, les
soldats-citoyens de ceux qui les servent, et qui peuvent donc être considérés comme des
mercenaires. Dans la République, Platon emploie ce terme pour désigner la deuxième
classe, les guerriers qui sont au service des gardiens (458c1). Dans le présent passage,
l'expression semble devoir s'appliquer à toute la classe des gardiens, dont Platon veut
montrer qu'ils constituent le ciment qui unifie, plus que dans toute cité réelle, la cité idéale.

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58. Le contraste entre une cité composée de dirigeants et d'esclaves, et la cité idéale,
composée de gardiens, d'auxiliaires et de nourriciers semble un peu forcé, et rend difficile
l'interprétation du terme « peuple » (toùs ḗdmous, b4) : le peuple doit-il être distingué des
citoyens ? On ne peut éviter cette question, puisque les citoyens ne sauraient, dans aucune
cité, être qualifiés d'esclaves par leurs dirigeants. Voir supra, IV, 433d.

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59. Un membre de sa famille élargie (oikeîon, b12), c'est-à -dire de son oîkos. Platon
demande si les dirigeants des autres cités ont entre eux ce rapport de parenté qui fait d'eux
des proches, liés par un lien qui les distingue des autres (allótrion) et pas seulement des
étrangers.

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60. Aristote a critiqué cette conception, jugée par lui naïve, de l'institution d'un rapport de
parenté conventionnel dans la classe des gardiens. La stimulation du sens de la
communauté par l'institution de la communauté des femmes et des enfants peut-elle venir
à bout de la parenté réelle et de la reconnaissance qui en découle ? Le principe de Platon
est formulé en 462c, non sans paradoxe : une société est unifiée quand ses membres en
majorité reconnaissent les mêmes choses comme leurs, en même temps. Dans un contexte
politique d'évaluation des gains et des pertes, des succès et des échecs, la rivalité suscitée
par la propriété individuelle de la progéniture serait, selon Platon, réduite, si tous
reconnaissaient que les échecs comme les succès sont le fait « des leurs ». Voir Aristote,
Pol., I, 13, 1260b4, et II, 4, 1262b1, qui reproche à Platon d'avoir naïvement pensé pouvoir
détruire le lien filial et la structure sociale de la parenté.

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61. L'expression renvoie à l'institution de la constitution politique qui règle les autres
aspects de la vie de la cité. Souvent synonyme de constitution, l'organisation générale
(katástasis, a8) est établie par le législateur. Voir infra, VI, 492e et 497b, et dans le sens
d'une institution particulière, VI, 502d (l'établissement des magistrats).

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62. On attendrait ici « chez les gardiens » (phúlakes), qui regroupe les auxiliaires et les
gouvernants. On peut penser que les gardiens-gouvernants ont passé l'â ge de l'union
sexuelle, et que ces règles ne les concernent pas. Mais Platon accepte tout de même pour les
hommes un mariage tardif (460e), qui peut correspondre à l'â ge de l'accès à la garde (VII,
540a). J. Adam suggère plutô t que Platon recourt ici au sens plus général du terme
epíkouros, qui fait de tous les gardiens des protecteurs de la cité.

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63. Positions présentées en III, 415e sur la communauté des biens chez les gardiens.

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64. L'idéal platonicien de la paix civile (voir 459e) peut-il se réaliser seulement à partir de
la concorde entre les gardiens ? Dans ses analyses de l'origine de la discorde, qu'il place au
centre de la dégénérescence des cités, Platon insiste d'abord sur l'aspect corrupteur de la
recherche du pouvoir (par ex. infra, VII, 520c-d et 545d). Ce désir de pouvoir affecte non
seulement les gardiens, mais toutes les classes. Pour éradiquer toute forme de stásis, il faut
donc une intervention autoritaire et une soumission aux gardiens. Cette intervention est
fondée sur un principe : que les gouvernants gouvernent, que les gouvernés obéissent (IV,
430e). Comme le mécanisme de la communauté des femmes et des enfants ne s'applique
qu'aux gardiens, comment les classes appelées à se soumettre à leur autorité trouveront-
elles, en elles-mêmes, les ressources nécessaires pour éviter les conflits de la propriété et la
recherche du gain et du pouvoir ? L'affirmation sereine (465b8-1) qui fait découler la paix
civile de toute la cité de l'harmonie régnant entre les gardiens repose donc sur un abîme
que même les analyses sociopolitiques du livre VIII ne parviennent pas à éclairer
entièrement. Voir la remarque d'Aristote, Pol., II, 5, 1264a10.

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65. Si Platon accorde beaucoup d'importance à la paix civile, il semble ici apporter une
caution à des pratiques de combat pour régler certains différends. Il allègue que la force
physique y trouve son compte, les jeunes étant enclins à s'entraîner éventuellement dans
ce but. Ce passage est curieux et il constitue l'indice de l'importance des valeurs de virilité
guerrière à l'intérieur même de la cité. Inspiré encore une fois de Sparte (Xénophon, Répub.
Lacéd., IV, 6), cet idéal est d'abord associé au contexte de la guerre. Voir N.M. Kennell (1995
: 28-48). Pour la classification des délits criminels, voir Lois, IX, 879e sq., avec le
commentaire de T. Saunders (1993).

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66. La comparaison du bonheur des gardiens avec celui des olympioniques fait écho à leur
présentation comme athlètes de la guerre (par ex. III, 416d ; IV, 422b ; VII, 521d ; et VIII,
543b). De manière plus générale, Platon aime associer l'excellence athlétique et l'excellence
morale (voir infra, VI, 503a ; IX, 583b ; et X, 613b et 621c, dernière phrase du dialogue et
hommage ultime au juste). Suivant S. Halliwell, ad loc., on peut noter un écho de Xénophane
(DK, 21 ; B2), comparant la valeur des athlètes d'Olympie et celle des philosophes dans la
cité.

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67. Cet argument est celui d'Adimante, en 419a. L'ironie de Socrate est amicale, puisque
Adimante est un interlocuteur du dialogue depuis le début. Socrate veut tout simplement
dire qu'il n'a pas oublié cet argument. Le bonheur des gardiens ne dépend pas des
conditions matérielles que les citoyens associent le plus souvent au bonheur, notamment la
prospérité ; il est le résultat intrinsèque de leur vertu et celle-ci consiste à servir la cité. Par
comparaison, le bonheur de la cité résulte d'abord de la paix civile, de l'absence de stasis,
mais il demeure associé à la prospérité.

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68. On note, une fois de plus, un certain flottement dans la désignation des gardiens. S'agit-
il du groupe entier dont les gardiens ne sont qu'un corps d'élite recruté pour gouverner, ou
s'agit-il d'un corps spécialisé dans les tâ ches militaires ? Voir infra, 458b, 463b et 464b-c.
Les gardiens gouvernants sont les seuls à recevoir l'éducation qui fera d'eux des
philosophes, alors que les auxiliaires (epíkouroi) s'occupent de tâ ches inférieures
(militaires et policières). Voir infra, III, 412b, et IV, 421b, 428d. La mention des auxiliaires à
ce stade de l'exposé est donc un bon indice de l'extension de la communauté des femmes et
des enfants à l'ensemble du groupe des gardiens.

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69. Travaux, v. 40. Passage où le poète affirme qu'une fortune modeste acquise
honnêtement est préférable à une fortune plus considérable, acquise malhonnêtement. Voir
infra, 469a, et Lois, III, 690e, où ce passage est également cité.

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70. Préparées par les pères, c'est-à -dire par ceux que la convention communautaire
reconnaît pour tels, ces expéditions seront confiées à des chefs de guerre capables de
former les jeunes et de les encadrer. Leur â ge et leur expérience en auront fait des
guerriers avisés. Platon les désigne comme des « tuteurs », des pédagogues (paidagōgoùs,
d7), responsables de l'éducation militaire concrète, sur les champs de bataille (voir Lois,
VIII, 829b). Cette mesure serait donc très différente du rô le confié aux pédagogues
athéniens, qui étaient en général des esclaves confinés à des tâ ches très subalternes. S'agit-
il de guerres de conquête, de campagnes au sein d'alliances ? Platon demeure peu précis
sur le type de guerres où les cohortes de jeunes seront appelées à observer, et
éventuellement fournir une assistance. Quant aux jeunes, cette expérience doit les endurcir
et empêcher qu'ils ne craignent le sang (voir infra, VII, 537a).

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71. La possession d'un cheval marquait de manière claire l'appartenance à la classe des
chevaliers, la classe des hippeîs. Voir le témoignage d'Aristote, Const. Ath., VII, 4 et le
commentaire de F. Lissarague sur la représentation des cavaliers (1990 : 191 sq., et sur la
différence d'â ge des cavaliers, 203). La fonction de perípolos, de jeune attaché aux chevaux
chargé des patrouilles aux frontières, est mentionnée par Eschine (Sur l'ambassade, II,
167) ; voir P. Vidal-Naquet (1981 : 153 sq.). Platon fait sans doute mention ici de ces
fonctions de cavalerie qui ne sont pas à proprement parler des responsabilités hoplitiques.
La formation à l'art équestre et à la chasse faisait partie de la formation de l'élite et Platon
les intègre dans la préparation des gardiens (voir infra, III, 412b).

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72. La lâ cheté au combat constitue certes l'acte le plus répréhensible dans une société
guerrière. On a souligné à quel point cette critique illustre chez Platon non seulement la
valorisation importante de l'activité militaire dans la société idéale qu'il décrit, mais encore
la nostalgie de l'â ge héroïque, à une époque où Athènes connaît plusieurs revers militaires.
Ces guerriers héroïques, auxquels tous les honneurs sont dus, ont été beaucoup
représentés sur les vases à figures. Voir l'étude de F. Lissarague (1990), qui se consacre aux
hoplites, aux archers et aux peltastes. Dans l'histoire des vertus de la culture grecque, le
courage fait figure de vertu première. Voir A.W.H. Adkins (1972), G. Nagy (1994) et A.
Hobbs (2000). Sur le rang occupé, il s'agit de la place occupée dans la stratégie du combat
(táxin, a5). La désertion était l'équivalent d'un crime (voir Lois, XII, 943a-d), et Platon fait
de la lâ cheté un motif suffisant pour être écarté des tâ ches de gardien (infra, VI, 486b). Sur
les mœurs associées aux guerres grecques, voir d'abord les travaux de W.K. Pritchett
(1971-1991). Plus récemment, voir V.D. Hanson (1990), dont l'étude rend le lecteur
moderne très sensible aux aspects concrets du métier des armes en Grèce classique, et
notamment aux risques de l'engagement et aux méthodes d'alignement.

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73. Cette rétrogradation était-elle pensable ? Elle constituait certainement dans l'esprit de
Platon la sanction la plus extrême (voir supra, III, 415b). Faits prisonniers, les soldats
devenaient la propriété des vainqueurs et devaient s'attendre à connaître l'esclavage ou la
mort.

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74. Platon distingue ici plusieurs hommages rendus par la troupe des guerriers à ceux qui
se sont illustrés au combat : d'abord les couronnes, marque publique de la vénération dans
plusieurs actes de la vie collective ; ensuite le salut guerrier de la main droite, qu'on peut
interpréter comme une forme d'hommage militaire (comparer Xénophon, Hellén., V, 1, 3) ;
enfin, une forme de gratification érotique et sexuelle, destinée à les rendre plus énergiques
(prothumóteros, c3). Bien que le modèle de la communauté implique les femmes, et que
Platon les mentionne spécifiquement ici (c3), le rapport évoqué ici est celui de
l'homosexualité guerrière masculine. Valorisée comme stimulation de la compétition,
Platon lui donne un rô le de formation ; voir Banq., 178e. Plus haut (III, 403b), Platon
semble exclure le rapport sexuel en tant que tel, mais ici, dans les circonstances bien
délimitées par l'occasion de la campagne militaire, il l'encourage. On ne saurait interpréter
le verbe philē̂sai (b11) comme signifiant une simple attitude de camaraderie entre soldats,
il s'agit d'un lien érotique qui va des embrassements entre les guerriers victorieux et les
plus jeunes comme les plus vieux soldats au lien sexuel que chacun de ces hommes
victorieux serait désireux d'entretenir et que personne ne doit lui refuser. Comparer Lois,
VI, 636b-c. Sur l'ensemble de la question de l'homosexualité guerrière, voir K.J. Dover
(1982).

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75. La participation aux mariages était réglée par une sélection, et Platon applique ici une
conséquence de l'eugénisme développé plus haut : les soldats les plus valeureux pourront
participer à un nombre plus grand de festivals (voir supra, 460a).

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76. Il., VII, 321-322. Dans cette description du banquet guerrier, Homère montre comment
Ajax reçut l'échine non découpée, alors que les autres ne recevaient que des morceaux. La
citation d'Homère dans ce contexte montre bien la nécessité pour Platon de donner des
modèles idéalisés aux auxiliaires et de purifier l'image des héros homériques de toute
immoralité. Voir supra, III, 386a sq.

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77. Il., VIII, 162, et XII, 311.

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78. Les morts au combat étaient enterrés sur place ; dans certains cas, on brû lait leurs
corps et on rapportait leurs ossements et leurs armes. Voir N. Loraux (1981 : 17-42). La
coutume athénienne, rapportée par Thucydide (II, 34, 1-8), veut que les ossements
rapportés à Athènes fassent l'objet de funérailles civiques une fois par année. Voir F.
Lissarague (1990 : 80) et C.W. Clairmont (1983). Platon parle ici des sépultures des héros
guerriers, revenus couverts de gloire des expéditions et décédés ensuite. Pour les autres
sépultures, établies en terre étrangère, elles étaient sans doute anonymes.

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79. Référence au mythe des métaux, donné par Platon comme mythe fondateur de la
division hiérarchique des classes de la cité. Voir III, 415a-c. Par sa mort illustre au combat,
un auxiliaire se voit donc promu au rang le plus élevé de sa classe, celui des gardiens-
dirigeants, représentés dans l'idéologie fondatrice par la race d'or (voir IV, 424a).

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80. Il s'agit d'Apollon, déjà pleinement désigné par Platon comme autorité et dieu tutélaire
des lois de la cité. Voir IV, 427b-c, et infra, 470a ; et comparer Lois, VI, 759c, et VIII, 828a.

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81. Cette citation d'Hésiode (Travaux, 121-123) est donnée dans une version différente
dans le Cratyle, 397e-398a1, où Platon reprend l'expression « hommes mortels », et non «
hommes doués de parole » qui figure de manière surprenante ici. L'ajout de « protégeant
du mal » est aussi à noter. Les éditeurs d'Hésiode ont parfois choisi d'intégrer la citation de
Platon dans le texte d'Hésiode, même si les manuscrits donnent un texte plus sobre. Dans
son étude sur la représentation du guerrier, F. Lissarague (1990) donne plusieurs exemples
d'images de retour du guerrier mort, transporté avec ses armes et il montre également des
images représentant l'eidōlón du guerrier qui s'échappe de lui au moment de la mort. Ici,
Platon donne à ces héros des attributs religieux et il les divinise, dans le sens même où il les
conçoit comme susceptibles de rapprocher la cité de ses dieux. Ce culte des héros morts se
rapproche-t-il de celui que Platon propose pour les gardiens (VII, 540b, et supra, III, 392a) ?
La mémoire des uns et des autres doit être vénérée et elle a une fonction dans le maintien
des idéaux du courage et de la sagesse. Comparer avec le fragment d'Héraclite (frag. 31
Conche) et les cérémonies évoquées dans le Ménexène, 249b. On pourrait aussi entendre,
en écho au vers d'Hésiode, le fragment d'Héraclite évoquant « les gardiens vigilants des
vivants et des morts » (frag. 34 Conche).

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82. Ce vœu de Platon ne correspond pas à l'histoire de l'esclavage, qui montre plusieurs
exemples de réduction en esclavage de citoyens grecs. Voir sur ces questions, W.K. Pritchett
(1971, vol. I). On peut cependant noter avec S. Halliwell, ad loc., un sentiment généralisé au
IVe siècle de critique de cette pratique, voir Xénophon, Hellén., I, 6,14. La place des esclaves
dans la cité idéale ne semble pas avoir beaucoup préoccupé Platon (on note une brève
mention en IV, 433d), et sans doute ne met-il pas en question la pratique courante. Une cité
juste ne saurait cependant pratiquer l'esclavage des Grecs qui est courant dans les cités
injustes (I, 351b). On doit donc imaginer que les citoyens producteurs et artisans
continuent d'avoir recours au travail des esclaves étrangers et que leur disponibilité sur le
marché demeure aussi importante que leur acquisition suite à des expéditions militaires.
Cette pratique est intégrée dans les Lois, VI, 776c-d.

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83. Le respect des dépouilles des ennemis et l'interdiction de piller les cadavres s'inscrit
certainement dans la tradition qui intime aux guerriers de revenir dans la patrie « avec
leurs armes ou dessus », selon le mot cité par Plutarque, Apophtegmes laconiens, 241f ; voir
N. Loraux (1977). Platon donne donc ici sa caution au pillage des armes et des armures,
mais il blâ me tout acte de spoliation qui n'aurait pour but que la recherche de butin. Il
propose également de permettre que les ennemis puissent rapatrier leurs dépouilles. Cette
austérité convient certes aux gardiens, mais elle semble naïve si on pense aux finalités
économiques de la plupart des expéditions. Voir par comparaison le récit de Thucydide sur
la bataille de Délion (IV, 94-103) et le respect des enceintes sacrées. Le récit montre que
d'â pres négociations avaient sans doute souvent lieu pour pouvoir récupérer les morts de
chaque camp. (IV, 97-101). Pour la description des armes, voir V.D. Hanson (1990 : chap. VI
et pour le champ de bataille après l'affrontement, chap. XVII et XVIII).

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84. De la même manière que Platon montre des réticences à l'égard de l'esclavage de
populations grecques, il manifeste ici lui-même ce qu'il exige de ses militaires, une «
bienveillance » (eunoías, a1) à l'endroit des autres Grecs. Ne sont-ils pas des parents
(oikeíōn, a3) ? La pratique de déposer des sortes de trophées militaires dans les temples
semble avoir été courante, voir Xénophon (Hellén., III, 3, 1) et l'étude de W.K. Pritchett (III,
277-295). Que Platon associe cette pratique à une forme de souillure religieuse (míasma,
a2), que seul Apollon pourrait consentir exceptionnellement, montre assez sa dévotion à
l'idéal panhellénique et en particulier à l'idéologie delphique (voir IV, 427b). Sur le respect
des territoires grecs conquis, et la demande de ne pas réduire les vaincus en servitude,
Platon innove certainement. Cette idée affleure dans le Ménexène, où la riposte modérée est
également recommandée (242d). Mais l'idée s'était développée avec l'idéal panhellénique,
et on en trouve l'expression par exemple chez Xénophon (Mém., IV, 2, 15 ; Agésilas, VII, 6 ;
Hellén., I, 6, 14). Sur la question de l'esclavage, voir Y. Garlan (1989 : 74 sq.). Les droits des
vainqueurs sont universels, et reconnus de haute Antiquité dans la pensée grecque. La
réduction en esclavage en était la conséquence la plus habituelle. Y. Garlan note cependant
qu'il est difficile d'évaluer la proportion de la population servile qui était d'origine grecque,
et celle qui provenait des pays barbares.

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85. Ce découpage des identités montre la force de la polarité entre ceux qui sont de la
même cité et les autres. En dépit d'un certain sentiment de l'unité des Grecs comme peuple,
manifesté par les sanctuaires panhelléniques, la ligne de partage entre l'identique et le
différent passait traditionnellement entre ceux qui sont parents dans le même lien national
(oikeîon kaì suggenés, b6) et ceux qui sont d'un autre lieu et étrangers (allótrion kaì
othneîon, b7). Ce partage a déjà été évoqué par Platon (supra, 463b) au sujet des liens de
parenté des gardiens et il permet de distinguer traditionnellement la guerre (pólemos, b4)
d'une forme de conflit purement interne, la dissension, la discorde entre groupes dans la
cité (stásis). Platon en propose ici une conception entièrement différente – ne vient-il pas à
l'instant de rappeler que tous les Grecs sont apparentés ? – fondée sur l'unité de la race
(génos, c2) grecque. La conséquence en sera que tout conflit entre Grecs sera une forme de
stásis. Peut-être influencé par la pensée d'Isocrate (Panégyrique, 158), cet idéal est aussi
révolutionnaire qu'élevé, et il sera promis à un grand développement à l'époque
hellénistique. Quand Platon l'énonce, recourant sans hésiter au concept de l'amitié
politique (phúsei mèn phílous, c8) qu'il considère naturelle, les clivages nationaux
importants, et notamment la rivalité entre Athéniens et Spartiates, subsistaient encore. Lui-
même ne dit-il pas dans le Ménexène que seuls les Athéniens sont purement grecs (245c-
d) ? Faisant état de ce conflit ancestral, Thucydide affirme de son cô té que les
Lacédémoniens considéraient les Athéniens comme des gens d'une autre race (I, 102). Le
caractère quasi naturel de l'hostilité à l'endroit des Barbares (polemíous phúsei, c6), qui
semble ici la position de Platon, est sans doute exagéré par la volonté de renforcer l'idéal
hellénique. Mais cela semble avoir été une attitude grecque constante, voir par exemple
Hérodote, I, 4. Voir S. Halliwell, ad loc., pour un jugement sur l'ouverture de Platon aux
autres cultures.

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86. Dans une perspective punitive, ou pour empêcher que la cité ennemie ne refasse ses
forces, la pratique semble avoir été courante et Platon lui apporte sa caution (également
supra, 470a). Selon S. Halliwell, ad loc., ces actions des vainqueurs ne s'arrêtaient pas là : on
déracinait les vignes, on coupait les arbres fruitiers et on brû lait les maisons. Le jugement
de Platon sur le pillage dans la guerre civile est par ailleurs sans appel : c'est chose
abominable, le résultat d'une maladie, la ruine de l'amour filial à l'endroit de la patrie.

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87. La pensée de la réconciliation est plus civilisée que la maxime attribuée à Bias de
Priène, l'un des Sept Sages (Diogène Laërce, I, 87), voulant qu'il fallait « aimer comme des
gens qui haïront un jour, car la plupart des hommes sont mauvais ». La maxime est cité
dans Sophocle, Ajax, v. 679. Platon la renverse en laissant entendre qu'il faut haïr comme si
on allait aimer un jour.

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88. Par opposition à sauvages et brutes. L'idéal de cette douceur (hḗmeroi, e7) caractérise
la civilisation grecque, et la distingue de la violence barbare. Platon l'associe à l'idéal de la
raison (IX, 571c).

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89. Les Grecs ont une même religion et ils vénérent donc les mêmes dieux. À cette première
dimension de leur patrimoine religieux commun, il faut ajouter la communauté des grands
sanctuaires panhelléniques (Olympie, É pidaure, Delphes) qui constituaient l'institution la
plus concrète de l'identité grecque sur le plan spirituel. Traduire hierá par « temples »
semble un peu restreindre le concept général du patrimoine religieux commun, alors que
Platon insiste ici sur la vie religieuse commune. Voir sur ces questions, et notamment sur le
vocabulaire du sacré, J. Rudhardt (1958 : chap. I). La cité idéale ne sera pas liée à l'identité
grecque, mais elle en intégrera toutes les valeurs spirituelles et politiques.

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90. Platon envisage donc la possibilité que la cité idéale entre en guerre avec d'autres cités
grecques, mais il propose dans la foulée un idéal irénique, inspiré de la vertu de
modération (a6, eumenō̂s sôphronioûsin). Que les citoyens de la cité idéale soient les
modérateurs des autres cités (a7) et qu'ils doivent toujours aller en guerre dans le but
d'une réconciliation ultime de tous les Grecs ne fait pas pour autant de la cité de Platon une
cité pacifiste. Par comparaison en effet, il ne semble pas empressé de modérer l'hostilité à
l'endroit des peuples barbares. La cité idéale n'est donc pas une cité en paix avec les autres,
elle adopte au contraire les ambitions traditionnelles de la conquête et de la domination et
plusieurs des mesures proposées pour la pacifier de l'intérieur ont en fait pour but de
mieux la disposer à la guerre avec ses ennemis. Cette dimension foncièrement guerrière
était sans doute inaliénable dans la conception politique d'un siècle qui venait de traverser
tant de guerres, et la formulation d'un idéal pacifiste généralisé semble avoir été hors de
portée. Voir sur la question l'interprétation générale de L. Craig (1995), avec nos
remarques en introduction. Sur le terme « modérateurs » (sōphronistḕs), il est difficile de
penser que Platon fait allusion à l'institution plus tardive des contrô leurs des éphèbes, que
mentionne Aristote (Const. Ath., XLII, 2).

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91. Cette mention implique l'existence d'une violence répandue entre les cités grecques, au
moment même où Platon écrit cette partie de la République (et non à la date dramatique de
l'entretien). On peut citer plusieurs exemples, voir Isocrate, Panégyrique, 120 sq.

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92. Moment charnière important dans le dialogue, ce passage fait écho à la succession des
trois vagues : la cité idéale est fondée sur la nature, et cette naturalité apporte la preuve de
la possibilité. Mais cette preuve est-elle acceptable ? La différence entre la question de la
désirabilité de la cité idéale et celle de sa réalisabilité intervient ici avec plus d'insistance
qu'auparavant. Par son recours à l'image des trois vagues successives, Platon avait certes
préparé le terrain à la considération de cette difficile question, introduite en 450c. La
réponse de Platon constitue sa doctrine sans doute la plus célèbre : la proposition de
confier la cité idéale au gouvernement de philosophes-rois est en effet la thèse qui identifie
le projet de la République aussi bien à un idéal politique de réforme radicale qu'à un
programme de formation philosophique qui culmine dans la métaphysique. L'intervention
de Glaucon priant Socrate de traiter enfin de la question de l'avènement de la cité juste
marque donc une transition d'une extrême importance dans la progression du dialogue :
Socrate est en effet invité à formuler l'élément le plus radical de son projet et, sans quitter
l'examen de questions concrètes, à énoncer la seule condition nécessaire de la réalisation
de la cité, le gouvernement des philosophes (voir 473c).

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93. Les trois assauts contre le projet de la cité idéale sont dans l'ordre : l'intégration des
femmes au corps des gardiens, la communauté des femmes et des enfants et
l'établissement des rois-philosophes. Voir supra, 457b, et infra, 473c. L'image est déjà dans
l'Euthydème, 293a.

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94. La nature de ce modèle (paradeígmatos, c4) est celle d'un terme idéal, posé en soi (autó
te, c4) pour éclairer la question de départ de la recherche, celle du bonheur du juste.
Découvrir la justice en soi devait en effet permettre de saisir l'homme juste comme modèle
de toute existence juste possible, et de mesurer ainsi le rapport de chaque vie particulière,
dans la perspective du bonheur, avec ce modèle. Ce propos récapitulatif de la recherche
poursuit deux buts : premièrement, il permet de limiter la portée du questionnement sur la
possibilité de réaliser la cité idéale. Si on devait ne pas pouvoir y parvenir, cela
n'entamerait en rien la vérité du modèle de la justice dégagé par l'analyse philosophique de
la cité idéale et de l'â me juste, tel qu'il a été exposé en IV, 432b-434d. Mais ce propos
montre également que la position de tout modèle, comme de tout en-soi, constitue pour
chaque existence historiquement contingente une finalité à réaliser. Cette réalisation n'est
jamais qu'une approximation, comme toute participation à un modèle en soi. L'écart qui
sépare l'homme concret du modèle de la justice n'a rien de scandaleux, et Socrate invite
Glaucon à l'accepter (c2). La modalité de la réalisation est celle-même de l'imitation, dont la
peinture fournit l'analogie. Chacun est invité à imiter comme le peintre l'objet-modèle,
chaque individu et chaque cité historique. Voir infra, VI, 501a où cette relation est proposée
selon la même analogie. Le modèle lui-même reçoit dans la métaphysique de Platon
plusieurs acceptions : de sa signification dans le domaine de la poétique, où son idéalité est
limitée à la présentation de types ou de valeurs à imiter, à sa signification métaphysique
(par ex. VI, 484c et 500e), qui l'associe aux réalités ultimes, le terme parádeigma couvre un
large spectre. Voir les analyses de R. Patterson (1985). La construction de la cité idéale est
associée directement à la justice en-soi, dont elle fournit les conditions de réalisation. Elle
n'est donc pas seulement une structure abstraite destinée à illustrer les relations de ses
parties constituantes – comme un modèle qu'on recopie pour le reproduire –, elle est à
proprement parler un idéal normatif, fondé sur une essence de nature transcendante. Je
traduis dans cette perspective autó par « en-soi », et non pas par « purement et simplement
» : c'est l'essence de la justice qui est évoquée et qui revient immédiatement en 476b6.

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95. L'expression de cette éventualité contient une réserve sur l'avènement hypothétique
d'un homme parfaitement juste. Le texte transmis présente quelques difficultés, mais la
clause s'intègre très bien dans le raisonnement sur la distance qui sépare l'homme concret
de son modèle. Il n'y a pas d'indication contrefactuelle : Platon ne veut pas dire « mais nous
savons bien qu'il ne peut exister », il affirme seulement qu'il n'existe pas dans le présent et
que s'il existait, il réaliserait pleinement la justice.

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96. L'exercice philosophique de la recherche du modèle idéal est analogue au travail du


peintre, qui cherche à saisir le sujet le plus beau. Cette recherche a pour but de rendre
possible un regard, une forme de contemplation, qui permet de mesurer la différence,
l'écart entre l'absolu et ce qui est en défaut de l'absolu. La pensée réside dans cette activité
de la vision du modèle, voir VI, 484c ; VII, 529d et 540a ; avec tout le dossier de textes dans
l'étude de L. Paquet (1973) sur le vocabulaire du regard et de la vision, et son importance
pour la métaphysique de Platon. Sur le modèle (parádeigma, d9), comparer Lois, V, 739c-e.

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97. La distinction entre l'application concrète (prâxin, a2) et le discours théorique (léxeōs,
a2) est considérée d'abord abstraitement. Ce serait le propre du propos théorique que de
pouvoir atteindre mieux la vérité que la pratique, une position que Socrate d'emblée avoue
contestable (par certains). Mais cette position n'est pas conforme à l'épistémologie
platonicienne, qui voit autant dans le langage que dans les choses concrètes un défaut
d'être qui les aliène de la vérité des formes intelligibles. En quel sens Platon préfacerait-il
sa présentation du philosophe-roi et de la métaphysique par cette affirmation de la
supériorité du langage ? On peut penser que c'est d'abord dans le but de se soustraire à
l'obligation d'une démonstration qui serait d'abord concrète ou empirique et d'amener ses
interlocuteurs à faire confiance à la suite du dialogue pour y parvenir. L'opposition
pratique-théorie se retrouve en ce sens dans l'injonction de Socrate (a5-6) : que Glaucon,
d'emblée persuadé de la supériorité de la théorie, ne le contraigne pas à démontrer dans
les faits et les actes (érgoi, a6) ce qu'il propose en paroles (lógoi, a5). Le statut de la vérité,
indéfectiblement supérieur aux actes comme aux paroles, à la pratique comme à la théorie,
demeure transcendant.

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98. Le rapport entre la découverte d'une cité très proche de l'idéal et la découverte de la
réalisabilité de la cité idéale pose le problème d'une stratégie de recherche par
approximation. À ce stade cependant, Platon devait concéder que la recherche n'a permis
de découvrir qu'une réalisation approximative de l'idéal, et dès lors la remarque doit
porter sur le « comment » de la réalisation : s'approcher le plus possible de la réalisation, et
découvrir comment on y procède, montre comment on pourrait, selon une projection vers
le modèle idéal, réaliser ce modèle. La réalisation parfaite de la cité idéale, et la
démonstration de la possibilité de cette réalisation, sont donc suspendues à une méthode
par approximation.

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99. D'abord présenté comme une modification mineure, ce changement apparaît vite sous
sa véritable figure : c'est une transformation majeure et même s'il ne s'agit que d'un
changement unique (henòs, c2), le seul fait de l'envisager risque de submerger toute la
construction de la cité idéale proposée jusqu'ici. Cette troisième vague est donc un raz de
marée qui menace de tout emporter, aussi bien les réformes concernant les gardiens que
les mesures particulières sur la communauté. Mais c'est en même temps l'unique condition
nécessaire de la révolution politique qui doit mener à la cité idéale et Platon la considère
comme difficile, mais possible (dunatoû, c4). L'avènement de ce changement dépend-il de
l'avènement de l'ensemble des institutions de la cité idéale ? Si tel était le cas – voir en ce
sens VI, 497a-d –, la philosophie politique reposerait sur des prémisses circulaires et il faut
plutô t lier l'avènement de la cité à la formation des rois-philosophes. Socrate l'affirme
clairement en conclusion de son énoncé de fondation : les rois-philosophes sont
l'institution fondamentale de la cité idéale (e1-2), ils en sont la condition absolument
nécessaire. Si les conditions de leur formation ne sont pas réunies, comme la cité idéale
permet de le faire, alors une grâ ce divine suppléera (voir infra, VI, 499b).

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100. La moquerie dont sont objets les philosophes, depuis Thalès de Milet jusqu'à Socrate –
qu'on pense seulement à son portrait chez Aristophane (par ex. Oiseaux, 310 sq.) ou encore
aux invectives de Calliclès dans le Gorgias, qualifiant la philosophie de jeu bon pour les
enfants – ne prédisposait certes pas à accueillir la proposition platonicienne avec respect et
confiance. Toute l'œuvre de Platon est au contraire imprégnée d'une conscience du rejet
dont le philosophe est l'objet, rejet dont Socrate fut l'exemple le plus cruel et qui reviendra
dans le portrait affligé du livre VI (487b). Le caractère puéril de l'exercice philosophique,
son inutilité, sont donc ici contrastées sur l'idéal de réforme que Platon fonde sur lui.
Contraste que Platon choisit d'exprimer dans une déclaration solennelle, qui emprunte
certaines formes oraculaires, bien ajustées à la formulation d'un idéal politique
révolutionnaire.

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101. Platon propose d'unir la fonction politique et la fonction philosophique dans un seul
pouvoir qui fond, en les réconciliant, la théorie et la pratique. L'institution de cette nouvelle
royauté est en rupture complète avec les gouvernements royaux de l'histoire grecque et on
peut se demander pourquoi Platon a eu recours au concept de la royauté pour exposer cet
idéal d'une philosophie politiquement incarnée. Outre le prestige associé à la fonction
royale dans toutes les sociétés de l'Antiquité, il faut ici faire sa place à l'idée que la fonction
royale indo-européenne, comme tout le symbolisme politique et sacerdotal qui lui était lié,
s'était imposée à Platon comme un modèle exemplaire en raison de la structure tripartite à
laquelle elle présidait. Cette structure préside à l'analyse des classes sociales du livre IV et
établit le privilège de la royauté. Voir L. Brisson et M. Canto (1997). Hiérarchisant de
manière ordonnée la classe productive, la classe guerrière et la royauté, ce modèle
fournissait d'emblée une expression symbolique parfaite et conforme à la psychologie
politique qui avait permis de découvrir la nature de la justice. Les rois-philosophes ne
doivent donc pas être d'abord pensés comme de meilleurs rois ou des substituts de
royautés déchues, mais comme les rois de la grande structure trifonctionnelle qui s'énonce
comme modèle de la justice de l'â me et de la cité. Leur royauté sera la royauté de la raison
et elle s'exercera aussi bien dans l'â me que dans la cité. Voir en ce sens C.D.C. Reeve (1988 :
191 sq.).
Cette royauté pourra être plurielle, il convient d'y insister. À aucun moment dans cet
énoncé de fondation, Platon ne parle d'un roi unique : les Gardiens sont des rois et leur
groupe forme une sorte d'aristocratie naturelle (IV, 445d). Une désignation qui sera
maintenue plus avant (par ex. VI, 499b, VII, 520b, VIII, 543a, et IX, 576d) et qui conduit à
penser la royauté comme une forme symbolique du gouvernement de l'excellence et de la
justice, et non comme forme politique particulière liée au pouvoir d'un seul. Ce concept de
la royauté, comme forme sublime de l'exercice de la raison, est aussi bien le concept central
de l'art politique, et le texte du Politique (301e-302b) éclaire la République dans le sens de
la force du symbolisme de la royauté. L'art royal de gouverner est l'art souverain (Euth.,
291b-d). Si le roi doit être seul, c'est que l'expérience montrera qu'ils sont difficiles à
recruter (voir VI, 502a, et VII, 540d) et non pas en vertu des mérites intrinsèques du
gouvernement d'un seul.

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102. Platon évoque ici les naturels de ceux qui se consacrent exclusivement à l'exercice du
pouvoir politique, ou à la philosophie. Dans les deux cas, il faudra les contraindre à une vie
qui allie politique et philosophie. Seule cette alliance peut sauver la cité. Cette contrainte se
retrouve au terme de l'allégorie de la caverne, alors que le philosophe sera forcé de
retourner dans la cité et elle constitue un portrait de la vie philosophique très différent de
celui, contemplatif et détaché, que nous trouvons dans le Théétète (173a sq.). Sur la
formation du naturel philosophe, voir R. Patterson (1987) et M. Dixsaut (1985).

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103. Le caractère solennel évoque le texte de la Lettre VII (337a-b), mais l'éventualité de
cette fin des maux est contredite par le Théétète (176a), sur le caractère inéluctable du mal.
Platon l'envisage-t-il pour l'ensemble de l'humanité ? La mention du genre humain le laisse
ici supposer ; voir en ce sens VI, 499c.

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104. Sur ce propos, et sur quelques autres, toute une école d'interprétation de la
philosophie politique de Platon s'est construite pour tenter d'évaluer ce qui serait demeuré
le non-dit du programme de Platon. Un non-dit considérable chez certains auteurs qui, de
Leo Strauss à L.H. Craig (1994), ont proposé une lecture minimale du projet de la
République, assortie d'hypothèses de grande portée sur un enseignement destiné
seulement à des initiés. Cette interprétation recoupe, sur plusieurs points, l'approche
générale de l'école dite de Tü bingen, concernant l'enseignement non écrit de Platon. Il ne
faut pas confondre cependant l'ésotérisme politique et un ésotérisme métaphysique,
supposant une doctrine cachée des principes. Par lecture minimale, on veut dire que la
République n'exposerait qu'une petite partie du projet politique révolutionnaire de Platon,
du fait précisément que Platon craignait une censure qui aurait pu avoir pour lui des
conséquences politiques et personnelles sérieuses. Cette interprétation n'est pas
corroborée par des textes comme ceux du livre V, où on trouve au contraire la formulation
des propositions les plus audacieuses, par exemple la communauté des femmes. Que
Socrate préface sa proposition du gouvernement des philosophes de l'expression d'une
certaine hésitation n'est que naturel et annonce au contraire qu'il s'apprête à dire ce qu'il
pense et souhaite, et non à le taire. Platon n'a jamais caché le caractère paradoxal, voire
révolutionnaire de sa philosophie politique (voir Gorg., 484c-486c et 514a-519d), pas plus
qu'il n'a cherché à occulter sa conviction que les idéaux pouvaient et devaient chercher à
infléchir le cours de l'histoire. Voir infra, VI, 499b. Sur la lecture ésotériste, voir le dossier
rassemblé par L. Brisson (1998).

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105. Platon dépeint en Glaucon, son frère, un disciple attentionné de Socrate et même si
Xénophon (Mém., III, 6, 1) laisse entendre que Platon était plus proche que lui du maître, on
doit constater que dans le récit de Platon, le portrait ne va pas dans cette direction. Glaucon
est certes candide, mais sa bienveillance est sincère et Socrate l'accueille sans ironie.

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106. Platon n'est certes pas le créateur du concept même de la philosophie, ni même le
premier à en forger le lexique. Mais il est certainement celui qui aura le plus contribué à
circonscrire dans une définition aussi bien la fonction que l'objet de la philosophie. On se
perd en conjectures sur les origines pythagoriciennes du terme et de la notion – sur cette
question, voir d'abord W. Burkert (1960) –, mais il semble certain que dans l'Athènes du IVe
siècle, Platon pouvait se fonder sur une réflexion très riche. L'étude de A.M. Malingrey
(1961) permet de retracer l'évolution du lexique, en particulier chez Isocrate. Voir
également P. Hadot (1995), et pour une étude fouillée du lexique platonicien, M. Dixsaut
(1985) et l'essai de J.S. Morrison (1958). La question fondamentale est celle de
l'équivalence entre l'objet de la recherche philosophique et le concept traditionnel de la
sagesse (sophía) : si le philosophe possède un savoir, ce savoir doit avoir un objet et Platon,
au cours des deux livres qui suivent l'introduction de la mesure radicale concernant leur
responsabilité au gouvernement des cités, va s'employer à donner un contenu substantiel à
cet objet. Si donc il s'agit de définir (diorísasthai, b5) les philosophes et de fonder sur la
maîtrise de la philosophie le pouvoir politique dans la cité, la suite de l'argument devra
démontrer que l'objet du savoir est réel et pertinent pour la tâ che propre. Au point de
départ (II, 376b), le philosophe est d'abord l'homme de la justice et de la morale ; mais la
possession d'un savoir particulier va faire de lui l'homme de la connaissance et de la saisie
du monde intelligible. Cette différence n'est pas un changement, mais un enrichissement du
concept qui correspond à son approfondissement métaphysique. Voir infra, VI, 486e, où
Platon insiste sur l'unité de toutes ces dimensions.

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107. La définition du philosophe s'ouvre par l'évocation du caractère érotique du


tempérament philosophique, un trait qui rapproche ce portrait de celui peint par Diotime
dans le Banquet (209 sq.), avec le commentaire de P. Hadot (1995 : 70 sq.). Voir infra, VI,
485c et 490b, et VII, 490b. Notons la repartie de Glaucon (475a), qui accepte de figurer
comme erōtikós, puisque l'entretien le requiert. Plus haut, Socrate avait déjà mentionné les
jeunes amants de Glaucon (III, 402e). Cela signifie-t-il qu'il n'accepte pas spontanément
l'identification du philosophe à l'homme érotique ? On peut penser que Platon est aussi
audacieux sur ce plan qu'il l'est sur celui de la proposition politique. Le Phèdre (248d)
n'affirme-t-il pas que le philosophe est l'amant par excellence (erastḗs) ? Le Charmide ne
présente-t-il pas Socrate comme homme érotique (154b, et aussi Banq., 177d) ? L'évocation
de l'homosexualité se fait ici presque en passant et Platon fait parler Socrate comme si la
doctrine du Banquet était acquise. La description des qualités physiques prisées des
amants, et notamment les détails sur le teint et les visages, n'est si précise que parce que
l'analogie doit montrer la force du général sur le particulier. Sur cette question et sur la
réinterprétation philosophique du désir homosexuel, voir d'abord la synthèse de L. Brisson,
dans son introduction à sa traduction du Banquet (1998). Cette ouverture de la définition
du philosophe vise en fait à mettre en relief le désir et l'amour qui président à l'activité
philosophique : le philosophe est philókalos, il est amant de la beauté, et cet amour trouvera
ici son objet véritable, les formes intelligibles. C'est en effet en commençant par isoler la
forme de la beauté que Platon amorce la définition de l'objet du désir philosophique, et
c'est ce choix qui justifie en retour le portrait de l'homme érotique par lequel s'ouvre la
définition du philosophe.

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108. Chacune des dix tribus avait un régiment d'hoplites (táxeis), commandée par un chef
de guerre. Ces troupes étaient divisées en trittyes, c'est-à -dire des tiers de troupes,
commandées à leur tour par des trittyarques. La fonction de stratège était la plus élevée
dans l'ordre du commandement militaire.

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109. Tout ce passage est rempli du vocabulaire très diversifié du désir et de l'amour, propre
à la langue grecque. Platon multiplie et fait varier les termes, qui vont de l'amour en général
(phileîn) à l'affection (aspázesthai, agapân), au désir de l'éros (erân) et au désir en général
(epithumeîn). Les analogies qui doivent conduire au modèle du désir de ce qui est général
sont reprises de plusieurs domaines : les garçons, le vin, les honneurs, et le but poursuivi
par Socrate est de définir ce que signifie être « amant » de quelque chose. Dans la mesure
où la compréhension du désir philosophique impose de le comprendre comme désir d'un
tout, d'une totalité qui dépasse chacun des individus particuliers susceptibles de l'incarner,
toutes les formes du désir et de l'amour sont pour ainsi dire équivalentes : il s'agit dans
chaque cas d'une recherche pleinement orientée vers un objet général, identique.

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110. La formulation générale recherchée par Socrate requiert une certaine universalisation
de l'objet : au-delà des individus particuliers, le désir recherche toute l'espèce (eîdos, b5),
c'est-à -dire la classe de l'objet recherché. L'espèce est ici opposée à ses éléments et elle
apparaît donc comme le concept formel d'un groupe ou d'une classe. La sophía peut-elle
constituer une classe de ce genre ? Socrate y range en effet les connaissances (tà
mathḗmata, b11), le savoir et il faut attendre plus loin dans le dialogue pour que les formes
intelligibles soient présentées comme l'essence de la sophía (VI, 502a). Quand il récapitule
ce raisonnement en VI, 485b, Platon insiste de nouveau sur le pouvoir intégrateur de
l'amour et du désir, dans la structuration de l'objet de la connaissance.

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111. Platon ne semble pas distinguer avec rigueur l'amour du savoir et l'amour de la
sagesse et on serait tenté de traduire ici, pour respecter la symétrie des adjectifs grecs, «
philomathe » (philomathḗs, c2) et philosophe (philósophon, c2). Voir par exemple, supra, II,
376b8 ; III, 411d ; IV, 435e ; et infra, VI, 485d3, 490a9 ; VII, 535d ; et IX, 581b9. Autres
emplois dans le Phédon, 67b, 82c-d, 83a et 83e ; Phèdre, 230d. Le philosophe est amoureux
du savoir et Platon montrera comment la détermination de cette sagesse passe par une
analyse de son contenu comme savoir.

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112. L'objection de Glaucon était prévisible, compte tenu de l'extension jusqu'ici très
ouverte du concept de savoir. Si les mathḗmata doivent comprendre toute forme de
spectacle et de discours poétique, alors la philosophie devient une sorte de recherche
universelle. Platon parle-t-il de groupes particuliers quand il désigne ces amateurs de
spectacles (philotheámones, d2) et ces amateurs de sons (philḗkooi, d3) ? Ces adjectifs,
forgés par lui, visent seulement à créer un contraste sur le type authentique de la recherche
et de l'amour, le philosophe. Notons que contrairement à ce qu'il décrit ici comme un
amour des chœurs tragiques – à rapprocher de l'amour des poètes (philopoiḗtai, X, 595b) –,
Platon parlera dans le Lysis (206c) de ces amateurs comme de passionnés de discussions ;
voir aussi Euth., 274c, et infra, IX, 582e, pour l'exemple des amoureux du discours
(philología, e8). La forme parfaite de la recherche et de l'amour pourra s'exprimer à
compter de ces formes symétriques, puisque le spectacle le plus élevé est le spectacle de la
vérité (e4).

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113. On ne peut s'empêcher de noter la force du contraste entre l'austérité requise pour
l'entretien philosophique (diatribḗn, d5) et la recherche du divertissement sonore des
grands festivals tragiques de Dionysos. Ces fêtes avaient lieu à Athènes au printemps, et en
hiver dans les villages de la campagne. Elles étaient l'occasion de rassemblements
considérables et donnaient lieu à des processions spectaculaires, notamment
l'intronisation du dieu par des É phèbes portant des flambeaux. Voir A. Pickard-Cambridge
(1988).
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114. Glaucon s'accorde parfaitement avec la recherche de Socrate et pour désigner tous ces
arts qui font l'objet de multiples passions dans la cité, il utilise un terme rare (technudríōn,
e1) – un hapax à rapprocher de techníon, en VI, 495d4 –, qui met en relief autant leur
dispersion que leur statut mineur dans l'échelle des valeurs qui place au sommet le savoir
philosophique.

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115. Par contraste avec ceux qui ne seraient pas épris de manière authentique de la
sagesse, et pour lesquels la sophía ne serait qu'une expertise ou une connaissance parmi
d'autres, le philosophe véritable (alēthinoús, e3) est celui qui recherche d'abord la vérité
pour la contempler (e4). Le Phédon donne déjà plusieurs exemples de cette recherche de
l'authenticité, qui n'est pas seulement une question de sincérité dans la recherche, mais
d'adéquation avec l'objet philosophique (voir 64a et 67b). Le transfert de la métaphore de
la vision, qui fait des philosophes des amants du spectacle de la vérité (e4) met en relief la
dimension contemplative de l'exercice philosophique qui sera exprimée principalement
dans le langage du regard. Voir l'étude de L. Paquet (1973).

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116. Socrate semble supposer ici de la part de Glaucon une connaissance préalable de la
doctrine qu'il s'apprête à exposer. Mais il pourrait aussi tout simplement montrer de
l'admiration pour sa disponibilité à l'entretien philosophique. Voir supra, 450b et 474a-c, et
infra, VI, 504e et 505a. Socrate a déjà exprimé sa sympathie pour Adimante et Glaucon (II,
367e) et on ne peut que noter le rô le stimulant des interventions de Glaucon dans la
progression de la recherche (II, 357a et 372c).

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117. Socrate quitte la présentation inspirée du philosophe et entame une analyse logique
des concepts du beau et du juste par le moyen d'une méthode bien représentée dans le
Phédon : l'analyse des contraires (voir 102b-105b). La relation de contrariété entre deux
termes (dans le cas présent, entre deux prédicats, par exemple le beau et le laid) permet
d'affirmer leur dualité ; dans un deuxième temps, cette dualité se révèle être la preuve de la
différence logique de chacun des deux termes. S'ils peuvent être attributs de choses
particulières, possèdent-ils aussi une subsistance séparée en tant qu'universels ?

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118. L'ensemble des prédicats comprend aussi bien les termes positifs que les termes
négatifs qui sont leurs contraires. Leur analyse logique permet d'identifier, au-delà de leur
apparente multiplicité dans les actions et dans les corps, une identité réelle qui est
l'identité de la forme. Même si la réalité de la forme (pántôn tō̂n eidō̂n, a5) est d'abord la
réalité de classe ou de l'espèce qui permet de regrouper les prédicats, l'affirmation de
l'unicité de chacune (autò mèn hèn hékaston, a5) permet de voir que Platon introduit ici le
concept métaphysique de la forme, dont ce passage est le premier exposé dans la
République. Il s'agit en effet aussi bien des classes de prédicats que de la forme unique qui y
préside, et qui présente dans les corps et dans les actions l'apparence de la multiplicité. Cet
argument sera repris infra, en 507b, pour conduire à l'affirmation de la subsistance des
formes intelligibles. Que veut dire Platon quand il parle de l'ensemble de toutes les
formes ? Repris du domaine des prédicats exprimant un jugement sur la valeur (beau, juste,
bon), le concept des formes désigne d'abord des propriétés morales. Ailleurs, Platon leur
adjoindra les attributs relationnels, qui conduiront aux formes des relations (par ex.
double, plus grand, etc., voir infra, 479b). Ces formes sont uniques (476a), immuables
(479a) et parfaites (484c-d). Platon ne présente aucune démonstration de cette doctrine, et
se contente d'un exposé qui la présuppose connue. Sur l'ensemble de la doctrine des objets
de la connaissance, dans son rapport à l'activité des gardiens, voir d'abord F.C. White
(1984).

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119. Le type de rapport que les formes établissent avec les particuliers sensibles (corps et
actions) est communément décrit comme un rapport de participation (infra, d1), que
Platon présente ici comme une forme de communauté (koinōnía, a7). Il distingue le rapport
avec les sensibles, d'une part, et les rapports que les formes ont entre elles (kaì allḗlōn, a6) :
ces deux questions constituent des enjeux majeurs de la métaphysique et conduiront aux
apories du Parménide et du Sophiste (par ex. 250a sq.). Ce qui existe par soi (autò) de
manière éternelle se manifeste néanmoins dans la pluralité des êtres sensibles. La
discussion de toutes ces questions a donné lieu à beaucoup de travaux, dont la synthèse de
T. Penner (1987) constitue une analyse d'une rare finesse.

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120. Parallèle au texte du Banquet – dans le discours de Diotime, 208-212 –, cette apologie
du beau en soi est préparée par l'expression de la philosophie comme amour. De la beauté
sensible et notamment de la beauté des corps à la beauté intelligible en quoi culmine la
dialectique de l'amour, le désir philosophique n'atteint sa pleine réalisation que dans
l'objet sublime et transcendant. Peut-on transposer cette dialectique sur le passage de la
République que Platon charge de présenter la doctrine des formes ? Remarquons d'abord,
avec S. Halliwell, ad loc., que le beau est aussi le nom du bien en grec (kalòs) et que sa
signification éthique est maintenue avec précision par Platon : non seulement les corps, ce
qui serait le point de départ de la ligne érotique du Banquet, mais aussi les actions, et donc
la portée morale de la République. On ne peut donc séparer kalòs de agathòs (voir supra,
451a7, 452e1, et infra, VI, 508e-509a). Notons ensuite que l'appréhension du beau est
d'abord exprimée comme amour et affection, et seulement ensuite comme connaissance, ce
qui rapproche de l'érotique du Banquet. (par ex. 205e). Une similitude que confirme la
mention d'une approche et d'une vision (b10), qui connote une expérience d'illumination
comme celle du Banquet (210a). Notons enfin que la position de l'entité intelligible et
transcendante comme en-soi (b6 et kath'autò, b11) est l'expression la plus constante du
statut de la forme chez Platon : voir Banq., 211b1, Phédon, 65d1, 100b6, avec les remarques
de S. Halliwell, ad loc. Du passage sur la nature du beau (III, 401c) à l'exposé métaphysique
du présent passage, la transcendance de la forme s'est imposée comme son aspect le plus
déterminant pour le philosophe.

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121. De la même manière que Diotime guide Socrate dans l'ascension vers la forme
intelligible (Banq., 210a), le philosophe novice doit se laisser conduire vers la connaissance
(epì tḕn gnō̂sin, c3). Concédant que les philosophes seront rares, parce que peu nombreux à
pouvoir suivre ce chemin ardu, Socrate laisse entendre que même guidés, certains esthètes
refuseraient de passer de la contemplation des beautés sensibles à la beauté intelligible.
Platon accentue de nouveau le contraste entre ceux qui reconnaissent la beauté des arts et
ceux qui recherchent la beauté en soi. Pour l'hypothèse, difficile à soutenir, que Platon s'en
prendrait ici à Antisthène, voir J. Adam, ad loc.

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122. Toute existence qui n'accède pas à la connaissance des formes demeure prisonnière
de l'illusion du rêve, et seuls les philosophes connaissent l'éveil. Cette image sera reprise
dans l'allégorie de la caverne, VII, 520c et 534c. Voir également Phédon, 74a-76d, Ménon,
81a et Banq., 209e-212a. Sur le rêve chez Platon, voir D. Gallop (1971).

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123. Il faut suppléer ici un prédicat, puisque Platon ne saurait vouloir affirmer que le beau
en soi est une certaine chose, ou une chose (té ti, c8), mais bien, s'agissant de ceux qui
refusent de faire le pas vers l'affirmation philosophique de ce qui existe en soi, par lui-
même, de quelque chose de réel, et qui considèrent que seuls les corps et les actions sont
réels.

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124. L'analyse du vocabulaire de la participation met en jeu toutes les relations que Platon
veut définir entre les formes et les êtres sensibles multiples. Le terme grec (méthexis)
s'entend d'un partage en extension, par exemple de parties ou de biens. Platon transforme
cet usage pour le faire servir à l'expression du rapport métaphysique entre ce qui existe en
soi et ce qui en constitue la manifestation dans le registre du sensible et du multiple, ce qui
éloigne de tout sens extensionnel et introduit un sens intensionnel. Voir Phédon, 100d.
Aristote a explicitement critiqué ce langage (Mét., A, 9, 991a20-22), le qualifiant de
métaphores poétiques, mais c'était sans mentionner que Platon lui-même avait cherché à le
préciser (Parm., 129-131).

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125. Connaissance et savoir sont-ils synonymes ? Platon utilise indifféremment ici les
termes de la connaissance (gnṓsis, c3 et gnṓmèn, d5) et du savoir (epistḗmē, 477b1), la
pensée (diánoia, d5) étant d'abord une activité par laquelle l'esprit quitte le domaine du
sensible pour accéder à la forme intelligible. Platon oppose en effet connaître (gignṓskein,
d8 et eidénai, e5) et avoir une opinion (doxázein, d8) et c'est cette polarité, amenée sur
l'analogie de l'éveil et du sommeil, qui est ici analysée dans le but d'approfondir le concept
de la philosophie. Sur le lexique de l'opinion, voir les analyses de Y. Lafrance (1981). J'ai
maintenu la traduction habituelle de dóxa par opinion, tout en reconnaissant la richesse de
la réflexion menée chez les interprètes de la tradition analytique, insistant sur le fait que la
dóxa est d'abord une croyance ou une conviction (belief). Voir N.P. White (1976 et 1984).
L'opinion est en effet un jugement, mais privé de fondement de connaissance, comme
Socrate l'exposera principalement dans l'analogie de la ligne, infra.
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126. S'agit-il d'Antisthène ? Le conflit avec Platon était ouvert et connu, mais Platon ne cite
son nom qu'une seule fois (Phédon, 59b) et on ne saurait identifier avec certitude cet
interlocuteur abstrait (qui fait retour en 479a, ce gentilhomme) avec le disciple de Socrate.
Celui-ci avait cependant écrit un traité sur l'opinion et la connaissance (Diogène Laërce, VI,
17) et Platon pourrait y faire allusion ici. Voir O. Goulet-Cazé (DPA, I, § A211).

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127. Littéralement, « étant ou non étant ». Cette formulation par le moyen de participes
présents doit s'entendre au sens purement existentiel, par opposition à ce qui ne serait pas
réel. Pour l'analyse de significations différentes, logiques ou véridictionnelles, voir G.
Vlastos (1981), avec les remarques de S. Halliwell, ad loc.
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128. Tout le passage qui suit (477a-480a) constitue le premier exposé de la métaphysique,
dans lequel Platon expose les principales propositions de l'épistémologie fondées sur la
distinction de ce qui est et de ce qui n'est pas, littéralement de l'étant et du non-étant, et
plus généralement de l'être et du non-être. L'expression est reprise dans le Sophiste, qui
expose ainsi son sens technique et rigoureux (248e7). La connaissance en effet est
connaissance de l'être réel et parfait, exposé comme être existant complètement (pantelō̂s
òn, a3), alors que l'ignorance est privée d'objet réel. Platon analyse cependant un domaine
intermédiaire (metaxù, a10) entre la connaissance et l'ignorance, le domaine de la dóxa,
dont l'objet est le monde de tout ce qui est fluctuant et variable, aussi bien dans le domaine
sensible que moral. La plupart des propositions avancées dans ce passage contiennent de
redoutables difficultés. On en signalera deux qui semblent essentielles. D'abord, les
rapports de la connaissance et de l'opinion : leur différence est-elle une différence de degré
(la même capacité ou une capacité différente, b5) ou une différence d'objet ? Ensuite, la
doctrine de l'être : ce qui est entièrement, la forme intelligible, parce qu'elle est
absolument, constitue-elle la négation de l'être pour la réalité sensible ? La première
question regroupe tous les problèmes associés à la position du réalisme en épistémologie ;
la deuxième est celle de la différence ontologique, c'est-à -dire de la distinction de l'être et
de l'étant.
Ce passage doit être lu dans la suite du questionnement sur la nature de la philosophie et
sur la définition des véritables philosophes. C'est à eux que Platon s'apprête à accorder la
connaissance fondamentale et ultime, qui justifie qu'on leur confie le gouvernement de la
cité. Pourquoi ? Parce que si l'ordre de la justice qu'ils devront imposer est fondé, ce doit
être dans une connaissance qui va au-delà des contingences et du caractère relatif du
sensible. La formation qui leur sera dispensée aura principalement pour but de les amener
à cette connaissance ultime, qui les dégage de l'opinion. La fin du livre V constitue à cet
égard un exposé d'ouverture sur la nature de la connaissance que Platon destine aux rois-
philosophes.
Sur la question de la doctrine de l'être, et son rapport avec la position platonicienne des
formes, ce passage de la République entre en résonance avec le Phédon (78d, 83b) et avec le
Timée (27d-28a). Sur l'impossibilité de connaître ce qui n'est pas (a1), comparer la
formulation du Parménide, 132b-c. Comme guides pour cette problématique, on citera les
études classiques de L. Robin (1932) et D. Ross (1951).

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129. Platon distingue la non-connaissance (agnōsía, a9) de l'ignorance (ágnoia, b1) : la


première est l'absence de connaissance, qui résulte du défaut d'objet ; la seconde est le
contraire de la connaissance et appartient au même registre négatif que l'erreur, pour
laquelle Platon dispose aussi du terme amathía. Les termes positifs de la connaissance,
epistḗmē et gnṓsis possèdent d'emblée dans le présent passage une signification
métaphysique, ajustée à la nature de l'objet immatériel et transcendant (voir par exemple,
Phèdre, 247c-e).

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130. L'affirmation concerne la différence de l'opinion et de la connaissance, eu égard à la


différence de la capacité qui les fonde. Ces capacités (dunámeis, c1) sont différentes et
Platon les range parmi les êtres (tō̂n óntōn, c1), c'est-à -dire parmi les choses qui rendent
possible quelque chose d'autre. Il s'agit d'une classe (génos, c1) générale, regroupant des
puissances ou des facultés. Pour la définition de la capacité en tant que telle, Platon la
considère comme un pouvoir d'effectuer quelque chose en s'établissant sur quelque chose
d'autre. Il s'agit donc d'une fonction, dont la connaissance et l'opinion sont des exemples.
Le rapport de la fonction à l'objet est exprimé par une préposition (epì, a9, b7) : la fonction
s'applique à son objet, elle s'établit sur lui. Le résultat est le produit (érgon, d1). Voir N.P.
White (1976) et N. Cooper (1986).

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131. Plusieurs interprétations s'affrontent sur la nature de cette similitude de l'opinion et


de la connaissance, en tant que capacités. Cette similitude implique-t-elle une unique
fonction, possédant divers degrés (par exemple, la plus ou moins grande faillibilité, e6), ou
s'agit-il de fonctions différentes s'appliquant aux mêmes objets ? Et s'il s'agit d'objets
différents, et que seul l'objet de la connaissance est un être réel, quel sera le statut
ontologique de l'objet de l'opinion ? Le statut intermédiaire de l'opinion (478e) la place
entre l'être et le non-être, mais alors qu'il faudrait lui donner un objet correspondant dans
l'ontologie, Socrate hausse le ton et interpelle les amateurs de musique et d'art poétique.
C'est après un échange assez rapide que Socrate revient à la possibilité de placer quelque
chose entre l'être (ousía, 479c7) et le non-être.

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132. Malgré un terme différent (idea, a1), la conception de la beauté en soi demeure
identique à celle que Platon a proposée plus haut dans le vocabulaire de l'eîdos (476a5). Il
s'agit toujours de la forme du beau lui-même, qui seule « est » au sens métaphysique,
puisque seule elle exclut toute composition avec son contraire. Je traduis néanmoins ici par
« idée », tout en mettant en garde contre une interprétation en termes purement
psychologiques de ce que sont les formes en-soi. Les formes en effet constituent des êtres
éternels, subsistant de manière identique (a2-3). Cette doctrine est constante dans la
métaphysique de Platon, voir infra, VI, 484b, 486d (pour l'idéa de chaque être) ; Banq.,
211a ; et Phédon, 78c-d. L'immatérialité de la forme est liée à son immutabilité et à sa
simplicité. Sur la terminologie de l'idée, voir G. Else (1936). Sur la question de la pluralité
de belles choses (pollà kalà, a3), voir J. Gosling (1960).

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133. Selon les Scholies, il s'agirait d'une devinette, qu'il faudrait entendre comme suit : un
homme, qui n'était pas un homme, vit et ne vit pas un oiseau, qui n'était pas un oiseau,
perché sur du bois qui n'était pas du bois, et le frappa avec une pierre, qui n'était pas de la
pierre. La solution : un eunuque, doué d'une vision imparfaite, frappa une chauve-souris
perchée sur un roseau, avec une pierre ponce. Voir G.C. Greene (1938 : 235).

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134. Il s'agit donc de l'objet intermédiaire entre l'être et le non-être, mais Platon ne le
désigne que par le langage du registre épistémologique auquel il correspond, l'opinion, et
ne lui consent aucune terminologie spécifique : l'opinable (doxastòn, d7) n'est pas le
connaissable (gnōstòn, d8), mais il ne semble pas possible à ce stade de le qualifier
ontologiquement comme intermédiaire entre l'être et le non-être. Ce n'est qu'un flux errant
(planētòn, d9), plus proche donc de l'instabilité du devenir que de la permanence de l'être.

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1. La progression de l'argument est complexe. Après avoir discuté les trois grandes
réformes susceptibles de garantir l'avènement de la justice dans la cité, Socrate en est
arrivé au point où il doit apporter des arguments pour justifier le gouvernement des
philosophes. Pressé de définir qui ils sont, il propose une définition dont le critère est
l'objet de leur recherche : l'être et la vérité, qui s'opposent à l'opinion et aux apparences
changeantes du monde sensible. La question de la justice a-t-elle été oubliée en cours de
route ? Au moment de réamorcer la recherche sur la nature de la philosophie, Socrate
rappelle donc que c'est toujours sur l'horizon de la détermination de la justice que le
dialogue se poursuit.

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2. Le mouvement erratique de l'opinion, déjà dénoncé supra (V, 479a), apparaît comme le
défaut le plus pernicieux quand il s'agit de choisir les gouvernants. L'être se distingue
absolument du monde de l'errance (485b3).

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3. Faut-il durcir la différence entre instituer les lois et les protéger, en les conservant ?
Platon insiste sur la nécessité de la tradition, et un certain conservatisme semble associé
d'emblée pour lui à l'idée de la « garde » de la cité. Ce point est renforcé par le lien de la loi
et de la coutume. On ne peut cependant éviter de noter le paradoxe constitué par ce
conservatisme promu comme moyen d'une réforme radicale.

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4. Reprenant les acquis de l'échange précédent sur l'objet de la connaissance


philosophique, Platon associe la vérité de l'être au modèle idéal (parádeigma, c8) dont il a
fait le terme constitutif de la cité et de la justice. S'il doit exister un rapport entre la
connaissance métaphysique de l'être immuable et la fonction politique de la garde de la
cité, c'est dans la conjonction de la vérité absolue (tò alēthéstaton, c9) et de la loi. Platon ne
recourt à aucun concept de fondation, ni même de justification de la loi : sa proposition
philosophique consiste plutô t à identifier, sur le même registre de la connaissance
supérieure, l'objet le plus élevé et la loi. Tous deux sont accessibles à la contemplation du
philosophe, qui saisit leur caractère permanent et intangible. Platon distingue de ce point
de vue un exercice déterminé de l'activité philosophique, qu'il condense ici dans une
formulation exemplaire : contempler le modèle idéal, se rapporter à lui et en tirer la vue la
plus exacte possible. Notons la constance de l'association de la vision et de la lumière à
l'exercice de la connaissance philosophique, dont l'objet se révèle dans la pureté d'une
lumière parfaite (Phédon, 67b, et supra, V, 477a). Pour la comparaison avec la
contemplation du peintre, rivé sur son modèle, voir supra, V, 472c, à l'occasion de la
discussion sur la nature du modèle idéal, et infra, 500e, où Platon reprend cette image.
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5. L'opposition entre le monde de là -haut et celui d'ici-bas (kakeîse, entháde, c10-d1)


imprègne entièrement les grands développements des livres VI et VII : la vérité
n'appartient pas au monde sensible de l'histoire, elle est là -bas, dans ce monde immuable
contemplé par le philosophe. Voir infra, IX, 592b, et X, 610b.

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6. La médiation de la contemplation de l'idéal s'effectue par la formulation de lois. Platon


parle ici des règles (tà nómima, d2), un terme concret, qui évoque l'aspect pratique de
législations diverses. Le sens précis de ces règles se rapproche de ce que nous pourrions
considérer comme des normes, c'est-à -dire des jugements portant sur les aspects normatifs
des actions humaines. Platon énumère trois domaines d'application, il s'agit de sa liste la
plus habituelle du domaine du jugement : le beau, le juste et le bien.

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7. Dans le cas où la cité idéale est réalisée, les législations auront atteint un certain degré de
perfection et il ne sera pas nécessaire d'y revenir. Les institutions de la cité idéale auront
elles-mêmes fait l'objet d'une législation fondamentale, voir III, 412b, IV, 425a-427. La
stabilité recherchée pour les lois justifie, au moins partiellement, la fonction de
conservation des gardiens et, pour recourir aux distinctions modernes, on dira que dans la
cité idéale, le pouvoir exécutif est beaucoup plus important que le pouvoir législatif. La
tâ che des gardiens est de contempler les lois, de manière à prendre les bonnes décisions
pour la cité.

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8. De quels autres peut-il s'agir ? Les gardiens ne sont certes pas inférieurs aux aveugles,
auxquels Platon les oppose ici pour la capacité de voir le réel, c'est-à -dire la vérité de l'être.
Il renvoie sans doute ici à ceux qui en demeurent au spectacle du monde sensible, et
notamment aux amateurs de l'art et de la poésie dont il a reconnu les mérites dans leur
recherche de la beauté, mais qui n'ont pas su franchir le pas menant à la saisie de l'être au-
delà de l'opinion. Ce sont eux les aveugles, et il faut noter que Socrate reconnaît ici autant
leur expérience (empeiríai, d6) que leur excellence (aretē̂s, d7). Les philosophes leur sont
cependant supérieurs pour une qualité fondamentale, la plus importante de toutes (tôi
megistôi, d9), qui dépasse l'expérience et la vertu : la vision de l'être. Le philosophe doit
donc posséder trois qualités essentielles : l'expérience, qui le relie à la pratique, l'excellence
de la vertu, qui fait de lui un être moralement bon, et la connaissance, qui lui ouvre l'accès
des réalités du monde immuable.

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9. Il s'agit d'abord d'identifier leurs qualités et aptitudes, pour démontrer que les
philosophes peuvent à la fois être des personnes d'expérience et de grand mérite, et aussi
posséder une connaissance philosophique. Le questionnement fait donc retour sur les
points soulevés en V, 474b-475c. Toute l'analyse doit être rapportée au portrait moral
esquissé en II, 375a-377b, et elle sera complétée en VII, 535a sq., par les qualités
intellectuelles. Dans ses notes sur ces passages, J. Adam insiste beaucoup sur la différence
entre le portrait des livres II-IV, marqué par des exigences éthiques, et le portrait
hautement théorique et contemplatif des livres VI et VII. Cette différence ne doit cependant
pas être interprétée comme une rupture, mais comme un approfondissement. L'ensemble
des qualités requises pour devenir philosophe, Platon le désigne du nom de naturel (phúsin,
a5), un terme qui permet de mettre l'accent sur leurs dispositions et leur caractère. Par
exemple, infra, a10. Voir sur ce vocabulaire l'étude très complète de M. Dixsaut (1985 : 241-
268).

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10. Platon revient sur l'exposé précédent (V, 475e), où il a distingué l'être éternel (ousías
tēs aeì oúsēs, b2) et le non-être, présenté ici comme monde instable de la génération et de la
corruption. Ces concepts sont introduits ici pour la première fois de manière technique
dans l'exposé de la métaphysique. Notons également la reprise de l'attitude de désir
amoureux (erôsin, b1) que les philosophes entretiennent à l'endroit de la connaissance de
l'être.

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11. Platon compare ici la connaissance qui illumine quelque chose de l'être au désir
amoureux qui porte les philosophes vers la totalité de l'être. Certains traducteurs (v.g.
Grube) optent pour une lecture plus simple du texte, faisant de la connaissance
(mathēmatós, b1) l'antécédent de la reprise par Socrate à la réplique suivante (pásēs autē̂s,
b5) : même si ce raccord paraît plus conforme à la suite, qui identifie des parties petites et
grandes, attributs qui conviendraient bien à la science, l'accord grammatical l'interdit : c'est
cet être, stable et éternel, que le philosophe aime dans sa totalité, qu'il s'agisse d'un
élément de grande ou de moindre importance. J'ai traduit le terme sous-entendu, dans ce
cas ousía, par essence, pour bien marquer qu'il s'agit de la totalité de l'être intelligible,
c'est-à -dire de la totalité de ce qui est réellement au sens platonicien, et éviter que la
désignation de parties de l'être de moindre importance ne laisse entendre qu'il s'agisse de
choses sensibles. Cette idée de la dignité et de la valeur de la totalité de l'être est
parfaitement explicite ailleurs, par exemple Soph., 227a, et Parm., 130c-e.

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12. V, 474d-475b.

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13. Platon fait référence à sa présentation du désir philosophique, distingué de toute autre
espèce de désir, au livre V, 474c sq.

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14. Dans son désir de mettre en relief l'amour de la vérité (stérgein, c4), Platon oublie peut-
être la prescription du noble mensonge qu'il a formulée à l'intention de ses gardiens. Mais il
faut éviter de durcir ce point, qui n'est pas paradoxal : car le noble mensonge n'est que le
recours à une fiction mythique pour présenter une vérité politiquement plus essentielle.
Voir supra, II, 382c, III, 389b et 414b (sur le noble mensonge), et V, 459d-460a, avec l'étude
de C. Page (1991). Pour la notion de sincérité, (apseúdeia, c3) comme incapacité de mentir,
il faut noter qu'elle se rapproche d'un concept d'infaillibilité : le philosophe ne peut mentir
d'une part parce qu'il ne le désire pas (condition de sincérité), mais aussi parce que sa
pensée est rivée sur la vérité (voir supra, II, 382e). C'est une caractéristique de l'être divin
ou démoniaque. Comparer Théét., 151d, où Socrate affirme, alors qu'il présente l'art
maïeutique de la philosophie, que « consentir au mensonge et masquer la clarté du vrai
m'est interdit par toutes les lois divines ».

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15. Le dialogue continue de se mouvoir en parallèle avec le morceau qui a précédé au livre
V, sur le désir philosophique comme désir amoureux. Le vocabulaire ne laisse aucune
ambiguïté, et la nature du philosophe est emportée par un désir érotique (erōtikō̂s, c7) qui
se porte sur les jeunes garçons (paidikō̂n, c8). La symétrie avec le texte du Banquet porte à
poser la question de la proximité de date de rédaction de ces deux dialogues, l'un et l'autre
paraissant se présupposer mutuellement sur cette question de l'éros philosophique.

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16. Platon reprend ici le terme qu'il a placé plus haut en polarité avec le désir
philosophique : le désir du savoir (philomathē̂, d3), inspiré par le même amour de la vérité.
Voir supra, V, 475c. Cet amoureux du savoir est porté dès sa jeunesse vers les sciences, tous
ses désirs coulent dans cette direction. Le texte grec ici montre une légère incongruité,
Platon acceptant de recourir au vocabulaire de l'epithumía (d6) pour exprimer le désir
intellectuel, alors que le terme se concentre la plupart du temps dans les désirs de la partie
inférieure de l'â me.

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17. L'image est empruntée au vocabulaire du moulage (peplasménōs, d12), Platon opposant
le véritable philosophe à celui qui en aurait tous les traits, mais qui ne serait qu'une copie
conforme.

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18. L'idéal de la modération est d'abord la vertu de la troisième partie de l'â me et il


convient particulièrement à la classe des producteurs et des artisans. Mais les auxiliaires et
les gardiens, même s'ils ne participent aucunement de la vie économique et des désirs qui
l'agitent, ne sont pas pour autant dépourvus de la modération. Cette vertu est pour eux
précisément la mise à distance du désir économique et du souci de l'enrichissement. Voir
supra, IV, 431a-432a.

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19. Platon associe un défaut déjà mentionné plus haut (voir supra, II, 391c, III, 400b, et IV,
422a), la servilité indigne de l'homme libre, à un autre, une forme de manque d'envergure
et de pusillanimité, qui empêche de donner toute son énergie au travail de la réflexion et du
discours. Qu'est-ce en effet que cette petitesse d'esprit (smikrología, a5), sinon une forme
de mesquinerie, faite de petits calculs, qui éloigne de la recherche de la vérité ? Elle
s'oppose donc à la grandeur de la pensée philosophique (megaloprépeia, a8 et 503c). Voir
Critias, 112c.

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20. Une traduction plus réservée lirait ici les tâ ches de l'étude, mais Platon évoque les
objets les plus grandioses de la philosophie, le temps et l'être, dans leur totalité et la tâ che
du philosophe est de garder le regard dans la direction de la réalité immuable supérieure.
La theōría, c'est cette activité de contemplation de l'être éternel, nourrie par l'exercice
incessant des sciences. Voir Théét., 173e, où l'â me du philosophe examine la totalité des
êtres.

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21. É vocation de l'idéal philosophique de l'Apologie et du Phédon, où le philosophe est
présenté, par la figure de Socrate buvant la ciguë, comme un homme qui ne craint pas la
mort et considère l'existence terrestre comme une image fugace de la vraie vie de là -bas.
Voir supra, III, 386a.

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22. Le contexte montre que Platon évoque les contrats et les conventions qui sont le plus
souvent l'occasion de l'injustice. Voir supra, II, 362b.

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23. L'expression est donnée pour équivalente au « naturel philosophe » qui a été placée au
point de départ de la recherche : il ne s'agit pas seulement de dégager les traits de caractère
ou les aptitudes, mais aussi de cerner ce qui identifie moralement le philosophe, ses vertus
spécifiques. Platon décrit dans un même ensemble les dispositions naturelles et les vertus
qui leur correspondent. La liste de ces vertus est semblable à celle qu'on trouve dans le
Théétète (144d) et elle progresse des vertus qui règlent le désir à celles qui concernent
l'exercice de la raison. Le caractère juste et doux manifesté dans l'enfance s'oppose à la
violence et à la sauvagerie qui conduiront à devenir peu fiable (dussúmbolos, b7), et
insociable (duskoinṓnētos, b11), c'est-à -dire de relations difficiles. Cette forme
fondamentale de la justice est donc ancrée dans la douceur du tempérament et elle conduit
à la vertu de modération. Socrate cherche en effet d'abord à identifier ce qui évitera le
manque de mesure (ametría, d5) et produira au contraire l'harmonie ordonnée. De la
même manière, la disposition à apprendre (eumathḕs, c3) conduit à la sagesse
intellectuelle. Cette disposition exige d'abord et avant tout la mémoire (d2). Toutes ces
qualités, conclut Platon, sont enchaînées les unes aux autres (486e2). Voir sur la nécessité
des dispositions, Phil., 21b-e.

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24. Platon rappelle ici l'éducation poétique et musicale qu'il a proposée pour les gardiens,
de même que l'éducation physique par la gymnastique, une formation qui leur assure à la
fois la culture et la grâ ce. Ces deux qualités sont de nouveau associées, comme lors de
l'exposé du programme de la paideía, à l'atteinte de la vertu de modération. Leur caractère
propédeutique pour la philosophie est également mis en relief. Voir supra, III, 400c-402c.

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25. La transition des dispositions et vertus du désir aux dispositions de l'esprit est un peu
brusque. Le raisonnement semble le suivant : si la mesure, qui est le produit de la
modération et de l'ordre, est l'effet de dispositions à la culture et à la grâ ce exercées par
une éducation adéquate, ces mêmes qualités viendront renforcer la disposition de la
pensée à la connaissance de l'être, qui est la tâ che de la philosophie. La proposition qui en
donne la justification demeure cependant obscure : la vérité est parente de la mesure (d7).
Cette thèse est exposée dans le Philèbe, alors que Platon montre le rapport de la mesure et
de la sagesse (65a-d). « Rien n'est plus mesuré que l'intellect et la science. » Voir aussi 55d-
59d pour le rapport entre les sciences et la mesure.

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26. La contradiction n'est qu'apparente. Platon veut dire que le développement de ces
dispositions naturelles de grâ ce et de mesure, chez celui qui est doté du naturel philosophe,
conduira naturellement (autophuès, d11) vers la pensée de l'être, mais qu'il devra
néanmoins y être guidé. L'éducation philosophique que Platon s'apprête à exposer pourra
donc s'appuyer sur ces dispositions fondamentales développées par la culture et la
gymnastique.

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27. Au sens métaphysique développé à la fin du livre V, il s'agit ici de la forme de tout être,
en tant que cet être est immuable et éternel. Le terme idéa possède un vaste spectre de
significations, tributaires en partie de son étymologie qui l'associe au vocabulaire de la
vision. Il peut donc désigner l'aspect extérieur, la figure ou forme visible, et l'usage
métaphysique se dégage lentement dans l'œuvre de Platon. Voir supra, pour la forme du
beau lui-même, V, 479a1, et supra, pour la forme du bien, VI, 505a2, 508e, et VII, 517b9,
526e3 et 534b10. Ce vocabulaire, où la parenté de l’eîdos et de l'idéa pose plusieurs
problèmes dans l'interprétation de la doctrine des formes intelligibles, voir G.F. Else
(1936). La forme de chaque être est donc pour cet être ce à quoi il participe pour être ce
qu'il est.

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28. Le verbe est concret (metalḗpsesthai, e3), il veut dire « participer, prendre part », mais
aussi « embrasser ». Une acception littérale de la « compréhension » donnerait une idée
fondée étymologiquement de cette expression cruciale pour l'activité philosophique :
comment la pensée saisit-elle en effet les formes ? Voir Phédon, 102b1.

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29. Platon dispose ici la liste de toutes les aptitudes naturelles qu'il a passées en revue, et il
leur joint les vertus des parties de l'â me, telles que l'analyse du livre IV a permis de les
dégager. Pour une liste comparable, voir Théét., 144a-b, et dans les Lois, IV, 709, le portrait
du jeune tyran. On notera cependant que la sagesse (sophía) n'y figure pas nommément,
mais sous les espèces de cet amour de la vérité qui caractérise le philosophe. De l'édifice
complet des vertus (modération, courage, sagesse et justice), c'est en effet la nature de la
sagesse qui est maintenant examinée dans l'analyse de l'activité philosophique, puisque
c'est elle qui viendra couronner l'exercice de la raison.
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30. Déesse de la critique et du sarcasme, voir Hésiode, Théog., 214.

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31. Ce passage laisse entendre que la question des philosophes-rois était un thème
récurrent dans les entretiens de Socrate, mais la suite montre plutô t l'expression du regard
habituel sur la méthode socratique.

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32. Cette comparaison de la discussion philosophique avec le jeu du trictrac est apportée
par Adimante, qui se décide à intervenir. Comparer avec le jeu des cités, évoqué en IV,
422e, et dans les Lois, VII, 820c-d. Il a suivi patiemment l'échange avec Glaucon, mais il lui
tarde de proposer une objection que le cours prévisible du dialogue ne permettra pas
d'introduire. Cette critique de la discussion socratique ne manifeste aucune hostilité, et elle
fait partie de tous les morceaux du même genre, dans lesquels Platon montre la
vulnérabilité de sa propre méthode, si elle est suivie avec trop de rigidité. On pense à la
comparaison de Socrate avec la torpille, dans le Ménon (80a-b), mais également au Gorgias
(461d, 495a) et au Sophiste (230b). Pour l'étude de l'élenkhos, voir d'abord R. Robinson
(1953) et A. Nehamas (1990).

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33. Adimante se fait ici l'écho d'un reproche traditionnel à l'endroit de l'exercice la pensée
et de la philosophie : ceux qui s'y consacrent montrent beaucoup de lacunes dans la vie
pratique. L'hostilité d'Isocrate était bien connue (Sur l'échange, 258-269). Cette activité
convient à la période de la jeunesse, où elle contribue à la formation, mais y demeurer
attaché à l'â ge adulte mérite réprobation. Voir Gorg., 484c-486c, Théét., 173c-174d, et
Phédon, 64b. Le reproche de puérilité n'est sans doute pas le plus virulent, puisque aussitô t
Adimante le renforce : ceux qui s'y attardent trop longtemps deviennent presque fous et
pervers. Comparer Euth., 306e et Protag., 346a.

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34. Renvoi à la déclaration de Socrate sur la nécessité du gouvernement des philosophes-


rois, supra, V, 473d.

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35. Plus précisément, une image (eikṓn, e5). Platon a souvent recours à ces images, voir par
exemple le morceau d'Alcibiade (Banq., 215a). Ici, il s'agit d'une comparaison développée
sur plusieurs registres, qu'on pourrait considérer comme une allégorie. La cité
démocratique est représentée par le navire, le gouvernant par le pilote, les citoyens par les
matelots. Plusieurs éléments, sinon tous, de la critique platonicienne de la démocratie,
querelleuse et anarchique, se retrouvent dans ce tableau qui a pour but d'illustrer la
domination de l'ignorance et le mépris de la connaissance. Le jugement de Platon sur le
peuple peut être nuancé (voir infra, 499e), mais en général il le critique impitoyablement
(Apol., 30e). Cette image se fonde sur le double sens du pilotage (en grec, kubernḗtēs
signifie aussi bien le « pilote » que le « gouvernant », terme qui en provient
étymologiquement) et Platon l'a intégrée dans son lexique de l'art politique, par exemple
dans le Politique, où il reprend la même dénonciation de l'ignorance en matière de pilotage
politique (297e et 302a). Voir sur la comparaison l'étude de R. Bambrough (1956). Au
passage, Platon revient sur le thème de l'enseignement de la vertu politique, déjà discuté
dans le Protag., 319a-320d, et sur l'absence de maîtres véritables. Il insiste sur la nécessité
de cette science du gouvernement de la cité, que chacun confond avec la seule prise du
pouvoir. Voir supra, V, 473c, et le témoignage de Xénophon (Mém., IV, 2, 4-7, et III, 9, 11). Ce
passage annonce le développement final de l'allégorie de la caverne, avec l'évocation du
traitement réservé au philosophe. On en retrouve le thème dans le Politique (297a, 298a-
299b) et le morceau est cité par Aristote (Rhét., III, 1406b35-36) comme exemple de
comparaison.

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36. Passage controversé, dont le sens est cependant clair. Je suis la lecture de J. Adam (voir
ses notes et l'appendice I, vol. II : 74-76, qu'il consacre à ces lignes difficiles). Les marins ne
croient pas possible que le pilote apprenne comment (hópōs, d8) diriger le navire, ni en
l'étudiant comme art (téchnēn, e1), ni en s'y exerçant (melétēn, e2), ce qui signifie qu'ils
nient la possibilité d'apprendre l'art même de la navigation (tḕn kubernētikḗn, e2). La
difficulté du texte provient de la clause finale, introduite par « et par là -même » (háma, e2),
dont le sens semble venir redoubler la phrase précédente. Certains (B. Jowett, ad loc., suivi
par P. Shorey) ont pensé que Platon voulait distinguer la prise de contrô le du navire et l'art
de naviguer, mais l'affirmation de Platon est simple : si les marins nient la possibilité
d'apprendre le comment de la navigation, alors c'est l'art lui-même qu'ils refusent. Sur
l'importance de cette métaphore pour la philosophie politique, voir R. Bambrough (1956).

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37. Expression courante pour dénigrer le penseur, reprise de l'épisode de Thalès faisant
une chute parce qu'il regardait le ciel (voir DK, 11 ; A9, et Théét., 174a) et qu'on peut
comparer avec le portrait de Socrate dans les Nuées d'Aristophane (v. 288). Perdus dans la
contemplation du cours des astres (meteōroléschas, 489c6), les philosophes se voient
reprocher d'être aveugles au monde concret dans lequel ils vivent. Voir Apol., 18b, Pol.,
299b, et Phèdre, 270a.

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38. Citation de Simonide, selon Aristote (Rhét., II, 1391a8). Voir infra, VIII, 568a.
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39. La hiérarchie des occupations et des activités dans la cité est soumise à un principe
fondé sur deux critères : la proximité du monde de l'être et la capacité de diriger. Certaines
activités sont d'emblée supérieures à d'autres, et c'est un des points centraux de la critique
politique contemporaine à l'égard de la République : parce que Platon pose d'abord la
spécialisation fonctionnelle, et parce qu'il hiérarchise les fonctions, il rend impossible une
liberté des individus dans la cité de développer leurs capacités et de se déplacer vers
d'autres activités. Chacun paraît prisonnier de la fonction à laquelle ses capacités de base
vont l'identifier et ceci ruine la liberté d'accès aux fonctions politiques. L'expression est
reprise infra, 495b : la meilleure nature est destinée à l'activité la plus élevée. Voir sur ces
questions, K. Popper (1979), avec le recueil d'études publié par R. Bambrough (1967), et G.
Vlastos (1969 et 1971).

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40. Platon prend ici à partie les sophistes, qui, tout en prétendant s'occuper de la vertu
politique et du bien de la cité, tournent en ridicule les philosophes véritables, et alors le
détracteur de la philosophie reprend leur hargne. Mais il semble accepter que ce reproche
soit partiellement fondé, puisqu'il propose d'examiner pourquoi une majorité de
philosophes sont pervers. Il distingue donc un usage excellent de la philosophie et un usage
dégénéré. Comparer le portrait du philosophe sans génie, Théét., 173c.

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41. L'idéal de l'homme de valeur, qui allie l'excellence morale à la formation de grande
culture, est celui de l'homme libre et Platon l'associe au régime de l'oligarchie, voir VIII,
569a. Le recours fréquent de Socrate à cette expression (kalòs kagathòs, e4) qui valorise
l'homme d'élite pouvait être perçu comme une mise à distance de l'homme démocratique.
Voir supra, II, 376c et III, 396b.

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42. Le passage qui décrit l'engagement de l'activité du philosophe vers l'être (pròs tò òn, a8)
est de nouveau inspiré par le vocabulaire érotique qui marque depuis le début le portrait
proposé par Socrate. Son amour l'emporte dans une quête qui rappelle en tous points
l'ascension du Banquet (206e), de même que la vision du Phèdre (248b), et qui aboutit à la
fois à l'union (kaì migeìs, b5) et à la fécondité dans l'enfantement. L'union est décrite
comme une union sexuelle et l'enfantement de l'intellect et de la vérité est précédé des
douleurs de l'accouchement (comparer Théét., 148e, 150b et 186a).

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43. L'être réel est l'être immuable et éternel qui est au-delà de chaque chose particulière.
Platon a recours ici à une distinction entre l'être et l'objet naturel, c'est-à -dire entre ce qui
est véritablement (b3) et la nature comme ensemble d'objets chaque fois particuliers.

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44. Cette affirmation très nette de la parenté de l'intellect et du monde de l'être intelligible
n'est accompagnée d'aucune démonstration dans la République ; celle-ci se trouve dans le
Phédon, 79d, et dans le Timée (90a-c). Platon réaffirme cette parenté en X, 611e.

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45. La description de l'union emprunte un vocabulaire teinté à la fois de mysticisme et


d'érotisme, qui rappelle le Phèdre (246e-247d) et le Banquet (210a-212a).
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46. La comparaison des vertus du naturel philosophe aux membres d'un chœur fait appel à
une métaphore fréquente chez Platon ; voir par ex. infra, VIII, 560e, 580b, Euth., 279c,
Théét., 173b. Platon reprend ici la liste de 487a.

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47. On ne doit pas forcer la distinction, évoquée par la traduction entre le naturel
philosophe, comprenant l'ensemble des qualités et vertus qui font le philosophe véritable
et ce qui serait sa nature, exprimée éventuellement dans une définition. Platon est
également intéressé par une description morale du caractère et des vertus du philosophe et
par une définition qui exprime sa fonction propre dans la recherche de la vérité et de l'être.
Dans la mesure du possible, suivant en cela les indications très riches de M. Dixsaut (1985),
j'ai traduit par naturel les expressions relatives à la description morale et par nature, celles
qui tendent vers la saisie de la fonction métaphysique.

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48. La cause n'est pas la philosophie elle-même, mais l'ensemble des facteurs pernicieux
qui affectent le petit nombre de naturels philosophes. Ce naturel ne se corrompt pas de lui-
même, mais les vertus qui le constituent peuvent subir l'influence du milieu environnant et
se dégrader. Voir infra, 494b. Parce qu'il est non seulement fort et bien doué, mais aussi
très sensible, le naturel philosophe demeure toujours fragile. Comparer Xénophon, Mém.,
IV, 1, 3-4.

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49. Platon n'utilise aucun terme technique ici pour désigner les vertus, et il faudrait
traduire littéralement « chacune des choses ». Comme il s'agit de comprendre comment
sont affectées les dispositions morales du philosophe, et notamment ses vertus de courage
et de modération, j'ai traduit par un terme neutre.

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50. La métaphore de l'organisme était déjà mise en place supra, 491b, quand Socrate
affirme que peu de naturels doués de toutes les qualités germent dans l'humanité. Les
naturels les plus vigoureux doivent être protégés par une éducation attentive, voir infra,
VII, 519a-b, alors que les naturels plus faibles ne présentent aucun intérêt : ils ne seront la
cause ni de grands maux, ni de grands bienfaits. Peut-être faut-il voir ici la raison pour
laquelle Platon ne propose aucun programme éducatif pour la troisième classe.

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51. Platon semble vouloir distinguer entre ces sophistes qui enseignent à titre privé, ce qui
constitue déjà l'occasion d'une influence considérable sur la jeunesse, et l'influence
publique plus étendue qui accroît leur renommée et leur pouvoir corrupteur. Qui sont ces
megístous (a8) dont l'influence paraît si pernicieuse ? La suite montre que Platon veut, sans
disculper les sophistes considérés individuellement, prendre à partie le monstre de
l'opinion publique elle-même, le marché démocratique de l'opinion. C'est donc Athènes
elle-même, en proie à l'influence sophiste, qui est la cible de ce morceau véhément.

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52. La description des lieux de parole de la cité démocratique mêle ici tous les registres de
la vie publique : politique, juridique, militaire, religieux et culturel. Partout, Socrate ne voit
que vacarme et influence indue de la rumeur qui véhicule la position des sophistes et
corrompt la jeunesse. Pour les rochers, on peut évoquer la Pnyx, où se rassemblait
l'ecclésia, l'Aréopage, l'Acropole et pour le théâ tre, sans doute le théâ tre de Dionysos. La
critique de la démocratie sera effectuée au livre VIII, 555b sq. Pour le vacarme
démocratique, 563c.

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53. L'influence de l'éducation sur le caractère (ē̂thos, e4) peut s'apprécier selon les
contextes : si l'éducation des sophistes, et en général la tyrannie de l'opinion, ne peuvent
influencer le caractère vers le bien, Platon soutient néanmoins qu'ils peuvent le détériorer
et le corrompre. Le propos n'est paradoxal qu'en apparence, car l'affirmation porte d'abord
sur l'influence de l'éducation, et non sur la plasticité du caractère en général. Aucun
caractère en effet ne deviendra différent (alloîon, e3) de celui que favorise la tendance
générale, s'il demeure sous l'influence de l'éducation des sophistes. Comment expliquer dès
lors le surgissement des caractères excellents ? Platon affirme d'abord l'existence de
caractères divins (e5) exceptionnels. Il faut les attribuer à une faveur divine (theoû moîran,
493a1). Ce passage très pessimiste sur la possibilité de réformer les cités existantes, en
conservant leurs régimes politiques, conduit à la nécessité d'une révolution radicale, mais
celle-ci semble ne devoir trouver sa condition de possibilité que dans une grâ ce. Cette
notion de faveur divine a des antécédents chez Platon, on pense au texte du Ménon, 94b et
99c-d, faisant l'éloge des hommes divins : « Il nous apparaît que c'est par une faveur divine
que la vertu est présente chez ceux où elle se trouve. » Cette faveur divine est-elle une
intervention divine ou s'agit-il de l'exercice de la faculté divine, la raison présente chez
ceux qui la cultivent ? Le texte du Ménon (voir M. Canto-Sperber, ad loc.) laisse entendre
qu'il s'agit d'une vertu qui n'est pas le produit de l'intelligence et l'exception constituée par
l'avènement de l'homme politique sage serait donc à considérer comme une sorte de
miracle. Voir également, infra, IX, 592a, et Lois, XI, 951b. Pour le concept de theía moîra,
voir J. Souilhé (1930).

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54. La critique platonicienne des sophistes et des orateurs imprègne presque tous les
dialogues, et ce passage se montre conforme aux reproches habituels de Socrate : les
sophistes sont d'abord des techniciens habiles, désireux de contrô ler le peuple, et prêts
pour cela à toutes les ruses et à toutes les subversions, y compris celles de leur propre
jugement. La distinction de la rhétorique et de la sophistique semble ici un peu effacée. Voir
le portrait des orateurs dans le Phèdre, 260c, et pour le peuple qu'il s'agit de flatter et
séduire, le Gorgias, 501b-502a. Comme ailleurs, Platon se montre également critique des
sophistes comme éducateurs, un rô le qu'ils avaient entièrement conquis dans l'Athènes de
Périclès. Voir sur leur influence l'étude de G. B. Kerferd (1981 : chap. 3), qui insiste sur le
fait que l'évaluation de leur influence doit être tempérée par la censure et les procès dont
ils furent l'objet.

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55. La critique des œuvres d'art, ou la discussion de projets publics, par des orateurs et des
sophistes ne reposait pas, selon Platon, sur des fondements valables. Leur reprochant de
rendre compte (lógon didónai, d8) de manière ridicule de leurs jugements sur la beauté des
œuvres ou sur le bien de tel projet, Socrate assimile leurs attitudes à une pure flatterie. Se
soumettant à l'arbitrage de l'opinion populaire, ils renoncent en fait à l'exercice même de la
raison. Dans les Lois (II, 659b-c, et III, 700e), Platon évoque les concours de poésie et de
musique et il demande que les juges soient vertueux : ils ne doivent pas être les disciples
des spectateurs, mais leurs maîtres. Mais la culture démocratique d'Athènes a favorisé
l'avènement d'une « théâ tro-thérapie » : c'est l'image même de cette foule souveraine qu'il
peint ici. Il faut certes lui concéder quelques prérogatives, c'est le « nécessaire » requis par
l'assemblée ; mais aller au-delà conduit à la tyrannie de l'assemblée et au rejet du sage. Voir
infra, X, 605a.

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56. La provenance de cette expression est douteuse, voir J. Adam, ad loc. Il s'agit
probablement, si on se reporte aux Scholies sur ce passage, d'une évocation de l'épisode de
l'Odyssée, où Ulysse attente à la vie de Diomède, mais ne réussit pas ; pour se venger,
Diomède lui attache les bras et le mène du bout de son épée.

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57. Cette thèse est d'abord politique. Dans le contexte de la République, comme dans le
Politique (292e), l'accès à la philosophie comme responsabilité dans la cité est limité par la
rareté des dons naturels et par le rejet dont le philosophe véritable est l'objet de la part des
intellectuels qui dominent le peuple démocratique. La progression de l'argument repose
d'abord sur des faits : alors que les sophistes consentent à une attitude démagogique, le
philosophe véritable lui n'y consent pas. Ce n'est donc pas a priori, ou en vertu d'un
argument concernant la faiblesse rationnelle du peuple, que l'assemblée ne peut
reconnaître la valeur de la vérité, mais bien parce qu'elle est, dans les faits, c'est-à -dire
dans la culture de l'Athènes démocratique, dominée par des idéologues. Il faut donc, sur ce
point, réprimer une tendance (voir J. Adam, citant Gorg., 474a, et combien d'autres à sa
suite) qui rend la pensée politique de Platon naturellement hostile au peuple, ou
massivement méprisante à son endroit. Ce passage montre tout le contraire, le désir de
Socrate étant de rendre possible une éducation différente, de manière à libérer l'assemblée
de la domination de la rhétorique et de la sophistique. Si donc Platon affirme qu'il est
impossible que la multitude accepte la vérité de l'existence de l'en-soi et des formes, et par
conséquent devienne philosophe, c'est non seulement parce que les dons naturels sont
rares, mais parce qu'ils sont corrompus par la culture et brimés par l'éducation sophiste.

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58. Platon pense-t-il à Alcibiade ? Il arrive que Socrate reproche à Alcibiade ses ambitions
de conquête chez les Barbares (I Alc., 105b). Plutarque (Alcibiade, 17, 2, 3) reprend cette
idée, et affirme que l'expédition de Sicile n'était qu'une étape sur le chemin d'une conquête
universelle. Comparer Thucydide, VI, 90, 2. Milite en faveur de cette identification la
mention de l'arrogance célèbre d'Alcibiade (phronḗmatos kenoû, d2 ; voir I Alc., 104a ;
Thucydide, V, 43, 2 ; et Plutarque, Alc., 34, 6, et 23, 8). Notons, sur la base de ce
rapprochement, que le philosophe peint par Platon est d'abord un homme politique, que sa
sagesse destine aux responsabilités de la cité. Un sage qui se mettrait à l'écart ne courrait,
de toute manière, aucun des risques de corruption de la vie publique.

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59. Cette expression pourrait être une interpolation (áneu noû, d2), et certains éditeurs
modernes ont choisi de la supprimer, mais elle figure dans le texte lu par Damascius et le
sens est parfaitement cohérent : l'arrogance du jeune noble éduqué par les sophistes le
conduit à une ambition irrationnelle. Il n'est pas, lui, dépourvu d'intelligence, ce qui serait
un contresens, compte tenu de toutes les qualités qui le promettent à la vie de philosophe.

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60. À l'exemple de Socrate lui-même, auprès d'Alcibiade, comme Platon le rappelle dans le
Banquet (215d) et infra, VII, 560d. Alcibiade se souvient d'avoir été bouleversé par les
arguments de Socrate, mais reconnaît avoir été incapable d'opérer une réforme profonde
de son attitude. On pourrait entendre ici une pointe de mélancolie chez Platon, à la pensée
d'un philosophe-roi perdu pour l'histoire.

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61. En vertu de quel facteur l'esprit se montre-t-il réceptif aux arguments qui le requièrent
de venir vers la philosophie ? Cette parenté d'esprit (suggenès, d9) fait partie du naturel
philosophe, elle est donc présente depuis le début et ce n'est donc qu'au hasard des
circonstances, ou à la faveur divine mentionnée plus haut, que le naturel philosophe
menacé par la corruption devra de pouvoir entendre la voix de la raison.

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62. Les procès intentés aux philosophes s'étaient multipliés, et l'exemple de Socrate, accusé
de corruption de la jeunesse et d'impiété est certainement présent à l'esprit de Platon
quand il écrit ces lignes. Voir Xénophon, Mém., I, 2, 12, et Apol., 24b. Sur l'accusation
d'impiété et les procès avant Socrate, voir la notice de L. Brisson dans son édition de
l'Apologie de Socrate et du Criton (1997 : 44-62).

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63. Il s'agit de la liste des qualités et vertus requises du naturel philosophe. Platon,
exceptionnellement, a recours à un terme neutre (mérē, a5) pour désigner cet ensemble ; il
ne s'agit pas de parties, puisque cet ensemble constitue l'ē̂thos du philosophe, mais bien
d'éléments constitutifs.

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64. Rappel de l'argument avancé en V, 476b, et VI, 491a-b.

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65. Si le vrai philosophe s'unit à la philosophie, celui qui l'abandonne la laisse à sa solitude
de fiancée non épousée. Elle est alors courtisée par des prétendants qui ne la méritent pas
(voir supra, 489d, et infra, 495e). Référence aux rites du mariage athénien, voir Lois, XI,
924.

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66. La formule vise la dérision, il s'agit d'hommes minuscules (anthrōpískoi, c9), qui
s'occupent d'arts minuscules. On a suggéré que Platon vise ici Antisthène et peut-être
Diogène, c'est possible. Platon déplore l'envahissement de la philosophie par tous les
technniciens de la parole et de la pensée, sophistes et orateurs confondus, dont il a fait le
portrait plus haut. Voir Protag., 318e. Il les décrit comme des gens qui occupaient des
métiers subalternes, et qui se sont promus eux-mêmes aux responsabilités les plus élevées.
On peut certes faire la liste de nombreux sophistes qui occupaient de petits métiers, avant
de venir faire profession des arts de la parole et de l'argument : Protagoras, Euthydème,
pour ne rien dire d'Hippias qui se vantait de maîtriser tous les arts. Mais un adversaire plus
vraisemblable peut être identifié dans la personne d'Isocrate (voir Sur l'échange, 271 sq.),
qui proclamait être philosophe. Le forgeron chauve et trapu (e5) le dépeint assez
correctement et déjà dans l'Euthydème, Socrate l'attaquait férocement (305a-c, avec les
notes de M. Canto-Sperber, ad loc.). Voir également Phèdre, 279b, où Isocrate est « revêtu »
de philosophie.

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67. Métaphore fondamentale de la condition humaine, dont la philosophie est la libération,


ces prisons annoncent les prisonniers de la caverne. L'exemple du forgeron, libéré de ses
chaînes (e6), concourt à l'image. Le caractère privilégié de la vie philosophique, son
association à la vie divine, est ici marqué par sa désignation comme sanctuaire sacré (eis tà
hierà, d2).

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68. Le terme (banausías, e2) renvoie à toutes les occupations qui sont le contraire de
l'activité de l'homme libre. Pas seulement les travaux manuels (voir infra, IX, 590c), mais
comme l'expliquera Aristote, tout ce qui peut constituer une entrave au développement de
l'intelligence et de la vertu (voir Pol., VIII, 2, 1337b5-22). Voir Xénophon, Économique, IV, 2.

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69. S'agit-il de l'éducation philosophique, ou plus généralement de l'accès aux sciences et à


la culture de leur société ? Dans la mesure où la sagesse de la philosophie vient couronner
l'ensemble des arts et des sciences (Banq., 184e, Mén., 234a), on peut penser que l'indignité
des faux philosophes repose d'abord sur leur incapacité à devenir vertueux (Phèdre, 241c).
Plusieurs maîtrisent en fait une partie importante de la culture athénienne, notamment la
poésie et la musique, mais c'est l'exercice vertueux de la raison qui leur manque
absolument.

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70. Platon oppose les sophismes (sophísmata, a8) à la pensée véritable (phronḗseōs
alēthinē̂s, a8), qui résulte de l'engendrement des pensées justes (dianoēmatá, a6). La
pensée qui s'élève engendre en effet des opinions et des pensées qui conviennent à la
philosophie (Banq., 206b, Euth., 306d).

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71. La mention de la contrainte imposée par l'exil laisse supposer que Platon pense peut-
être ici à Dion, banni de Syracuse en 367. Ami de Platon, il représentait un bon candidat à
l'exercice philosophique du gouvernement d'une cité. Cette suggestion de J. Adam a son
mérite. Pour le rapport de Platon avec Dion, voir l'édition des Lettres de L. Brisson (1987 :
48 sq.).

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72. Mentionné dans l'Apologie (33e), où il est présenté comme le fils de Démodocos de
Anagyros, un stratège dont on trouve le nom chez Thucydide (IV, 75), ce philosophe a
donné son nom à un dialogue apocryphe de Platon qui nous a été conservé. Dans la liste des
compagnons avec qui il s'entretient de philosophie, en vertu d'une dispensation divine –
mentionnée dans l'Apologie comme dans le présent passage, et également dans le Théagès,
128d – Socrate en parle à l'imparfait. Il était sans doute déjà mort à ce moment. Platon
évoque à travers lui la figure du jeune noble de bonne famille, que tout destinait à la vie
politique, mais qu'une santé chancelante en éloigne et maintient en philosophie. Dans le
dialogue apocryphe, il est présenté comme désireux d'apprendre la science politique
(126c) et décidé à suivre l'enseignement de Socrate.

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73. Socrate ne s'y attarde pas, prétextant qu'il s'agit d'un phénomène trop rare pour qu'on
en tire un exemple. Cette voix divine a enjoint Socrate de ne pas s'engager dans une
carrière politique. « C'est une voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de
ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je
me mêle des affaires de la cité… » (Apol., 31d, trad. L. Brisson). Un interlocuteur, dans le
contexte de la discussion de la République qui diffère de celui de l'Apologie, pourrait à juste
titre demander à Socrate pourquoi lui-même s'est détourné de la politique. La réponse de
Socrate insiste sur le caractère exceptionnel de son expérience et elle implique donc que la
vocation philosophique débouche naturellement sur l'engagement politique, si les
circonstances sont favorables. Mais la rareté de l'expérience démonique va presque de pair
avec la rareté des conditions parfaites, et le morceau trouve sa conclusion naturelle dans
l'isolement et la retraite du philosophe condamné par la cité qui le contraint à ne
rechercher que son salut personnel. Quelle est la nature de ce signe démonique ? Est-ce une
voix divine ? Xénophon (Mém., I, 1, 2 ; I, 4, 15 ; IV, 3, 12 ; IV, 8, 1 et 5) nous enjoint de le
croire, en se raccordant au contexte apologétique du procès. Il ne faut pas le confondre avec
la mission de Socrate, intimée par l'Oracle de Delphes (Phédon, 60e). Voir également, Euth.,
272e ; Théét., 151a ; et Phèdre, 242b, avec l'appendice de J. Riddell (1877 : 109-117) et les
notes de L.-A. Dorion (2000). La tradition platonicienne – à commencer par le dialogue
apocryphe Théagès – s'est beaucoup intéressée à ce thème, où elle a puisé les fondements
du caractère divin de la vocation philosophique, et on peut citer plusieurs traités
importants, notamment ceux de Plutarque et d'Apulée. Pour l'importance de l'oracle dans
la cité, voir infra, VII, 540b.

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74. Le sort cruel réservé par la cité au philosophe hante la philosophie de Platon et rappelle
à chaque instant le destin de Socrate. Déjà présent dans le Gorgias (521b-522e), cet
affrontement du philosophe et de la cité qui le condamne viendra conclure l'allégorie de la
caverne dans un tableau saisissant du martyr de la vérité. Dans la description désabusée
que nous trouvons ici de la corruption des cités, il faut entendre l'écho des expériences
politiques funestes de Platon en Sicile (Lettre VII, 326a), autant que la condamnation de la
cité démocratique qui mit à mort Socrate. Voir aussi Apol., 31e-32a.

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75. Le passage du pluriel (hoi genómenoi, c5) au singulier (hikanòs ṑn, d3) dans la
description du petit nombre invite à concentrer l'attention sur le personnage du
philosophe, considéré comme le type de ce petit groupe qui se voit forcé de se replier sur
lui-même. Contraint de s'occuper de ses affaires (tà hautoû práttōn, d6), il ne s'occupera
plus que de philosophie et se retirera de la vie publique en attendant la mort. La retraite du
philosophe n'est pas exempte de déception, voire même de ressentiment, et Platon déplore
le fait que les cités ne puissent accueillir ceux qui seraient la condition de leur salut. Voir
Gorg., 515a-522e, et Lettre VII, 324b-326b.

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76. Cette espérance est celle de la vie immortelle dans l'au-delà , qui constitue la
récompense du juste. Voir X, 621c-d, et supra, I, 331a, où Platon cite Pindare dans
l'entretien d'ouverture avec Céphale, faisant ainsi se correspondre l'espérance de la
tradition et celle de la philosophie. Voir aussi Phédon, 67c, où Socrate évoque la noble
espérance qui inspire le philosophe devant la mort et infra, VII, 517b.

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77. Platon désigne de ce terme les régimes à proprement parler. Je traduis katástasis (b2)
par organisation pour marquer la différence avec la constitution politique elle-même, que
Platon nomme politeía. Ce passage compte parmi les rares mentions nettes d'une
distinction entre le régime, qui désigne le type abstrait, et les constitutions politiques
réelles, qui sont toujours, si on fait exception de la cité idéale décrite par le dialogue (c4), le
fait de cités particulières.
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78. Ce passage est difficile, en raison du pronom neutre (ti, c8), qu'on ne peut aisément
contourner. Platon ne parle pas de personnes, mais de fonctions, responsables de
conserver le concept ou la théorie de la constitution, qui est le fondement des lois imposées
par le nomothète. J. Adam, ad loc., parle de « théorie rationnelle de la constitution », une
expression qui cerne bien la préoccupation de Platon ici. Cette responsabilité de la
rationalité de la constitution est la prérogative des rois-philosophes, et Platon veut
maintenant élucider davantage une conception qu'il a laissée, de son propre aveu,
imprécise dans le développement antérieur (voir supra, III, 412a-414). Les gouvernants
doivent en effet recevoir les lois et les appliquer, mais ils doivent aussi les protéger. La
position de Platon sur l'évolution de la législation souffre d'imprécision, dans la mesure où
la distinction entre la responsabilité législative du nomothète et celle des dirigeants n'est
pas élaborée. Voir IV, 429c.

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79. Concernant le rô le des femmes et la communauté des femmes et des enfants, et ensuite
sur la réalisabilité de la cité idéale. Voir V, 449b et 471c.

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80. Nouvelle citation de la maxime, voir IV, 435c, et VIII, 563e.

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81. Dans la formation des philosophes, on peut distinguer trois étapes : la formation de
l'enfance, faite de la gymnastique et des arts de la poésie et de la musique ; ensuite, le
curriculum des sciences, que Platon s'apprête à exposer ; et finalement, les arguments (tò
perì toùs lógous, a3), qui sont l'objet de la science ultime, la dialectique. Contrairement à J.
Adam, je ne pense pas que Platon parle ici de manière sarcastique de ceux qui sont
considérés comme des philosophes accomplis, mais bien de ceux qui se destinent à une
formation complète, et qui s'interrompent en route. Ce sens de l'expression (hoi
philosophṓtatoi poioúmenoi, a2) est pleinement conforme aux occurrences subséquentes,
VIII, 538c, IX, 573b et 574b.

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82. Fragment d'Héraclite (DK, 22 ; B6 = frag. 88 Conche), cité par Aristote, Météor., II, 2,
355a14 : « Le soleil est nouveau chaque jour. » La lecture de Platon est curieuse, le sens du
fragment étant que le soleil se maintient dans une nouveauté perpétuelle, et non que
chaque jour est l'occasion d'un soleil différent du précédent. C'est bien ainsi que Plotin,
lisant Platon, propose de le comprendre (Enn., II, 1, 2, 11).

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83. La qualité de la condition physique constitue une condition essentielle pour l'exercice
de la vie intellectuelle ; voir Protag., 326b, et supra, III, 410a. Cet usage du terme
philosophie est ici très général, c'est la vie d'étude (Théét., 143d, 172c). Pour l'harmonie du
corps et de l'â me, favorisée par l'exercice, voir IX, 591c-d.

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84. L'image est celle de la prairie où on va brouter, voir Protag., 320a, une image qui
pourrait évoquer les prairies célestes.

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85. La présence de Thrasymaque, qui se tient en retrait, se laisse un peu oublier, mais on
peut douter qu'il ait été insensible aux attaques de Socrate contre les sophistes. Voir supra,
493a et 495c.

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86. C'est-à -dire parvenus à ce monde de l'au-delà (ekeî, c4), où l'â me recommencera une
nouvelle vie. Faut-il parler au sens strict d'une réincarnation dans un autre corps ? La
doctrine du livre X (608d) le confirme, et Platon soulève donc bien ici la possibilité de
poursuivre hors de la vie présente des discussions philosophiques. Voir Apol., 41 et Phédon,
68a-b.

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87. Passage intraduisible, jouant sur un effet de style, décrit par Aristote comme la
paromoiôse (Rhét., III, 9, 1410a24 sq.) : Platon enchaîne en effet legómenon et genómenon,
dont le sens peut être traduit littéralement comme je l'ai fait, mais il joue de plus sur cet
effet pour tourner en dérision les propos de la rhétorique. Le sens est donc que la majorité
a été saturée d'exemples deparomoiôse et deparisôse (formule rhétorique de l'égalité des
membres de phrases), mais elle n'a jamais vu quelqu'un qui soit réellement semblable et
égal (parisōménon kaì homoiōménon, e3) au modèle de la vertu.

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88. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, et je préfère la lectio difficilior (parabálēi) à la leçon
majoritaire des manuscrits (peribálēi), dont la construction avec le datif ne donne aucun
sens acceptable. La conjecture de J. Adam ne me semble pas utile et lui-même reconnaît que
le texte présente une difficulté presque insurmontable. La nécessité et la chance dont il est
ici question peuvent être rapprochées du hasard divin de IX, 592a-e, autant que de la
faveur divine mentionnée supra (492e). L'avènement de la cité idéale est possible, grâ ce à
cette faveur divine, qui est pour le gouvernant une inspiration (epípnoia, c1). Pour la
mention des fils des gouvernants, qu'on peut rapprocher des princes et dynastes de V,
473d, on peut sans doute percevoir ici de nouveau une allusion au jeune Denys (Lettre VII,
327c). Enfin, pour l'ouverture sur le monde barbare, assez rare chez Platon, voir Phédon,
78a, et infra, 501b.

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89. Plus exactement des vœux pieux. Platon reprend donc ici la thèse selon laquelle
l'éventualité d'une situation qui rende possible l'avènement des rois-philosophes constitue
une éventualité réelle. Il ne l'assortit, dans le présent passage, d'aucune restriction.

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90. Il s'agit de la Muse de la Philosophie (voir G.M.A. Grube, ad loc.).

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91. Passage difficile, où on a soupçonné une corruption. Voir l'appendice IV au livre VI, dans
J. Adam (II : 78). Cette phrase est supprimée en entier par J. Burnet, que je ne suis pas ici,
car il y a de bonnes raisons de la conserver.

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92. Au lieu de s'intéresser aux questions fondamentales, ces sophistes qui sont étrangers à
la philosophie se disputent entre eux (voir Charm., 154a qui reprend la même expression).
Isocrate, qui se serait reconnu dans ce portrait, y a répondu (Sur l'échange, 260 sq.).
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93. Les êtres réels, c'est-à -dire les formes intelligibles. La description du monde des formes
qui suit les présente comme des êtres bien ordonnés, selon un tout harmonieux et éternel
et évoque le monde des astres. Le monde des formes est par lui-même un kósmos (c4)
intelligible (katà lógon échonta), que le Phèdre présente comme un lieu au-delà du ciel
(247c). Voir Théét., 174d, et Phédon, 79c-d, pour cette définition de la pensée comme
élévation vers des objets sublimes. Comparer Timée, 47b-c, où la vie de la pensée est
imitation du mouvement éternel du ciel.

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94. Il s'agit de la vertu que le philosophe peut communiquer au peuple, mais qui demeure à
un degré inférieur de la vertu inspirée par la raison philosophique chez le philosophe lui-
même. Voir Phédon, 82b, où Platon donne cette distinction.

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95. Une tablette de cire ou d'argile, dont on se servait pour écrire. Cette tablette doit être
effacée, pour y inscrire de nouvelles écritures. Toute cité existante doit donc être purifiée
(katharàn, a3), avant de recevoir une nouvelle constitution ; cette idée se trouve aussi dans
les Lois, V, 735b-736c. La méthode mentionnée infra (VII, 540e), qui consiste à expurger de
la cité tous ses membres â gés de plus de dix ans, a quelque chose de si drastique qu'on
hésite à la prendre au sérieux. De l'esquisse à la finalisation complète de la constitution, il
faut sans doute compter plusieurs étapes. Voir infra, 504d, et Protag., 326d, pour la notion
de l'esquisse (diagraphē̂s, a1 ; hupographeḗ, a9). Le plan est une sorte d'abrégé
schématique des principes et des lois essentielles.

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96. L'expression « par nature » (phúsei, b2) désigne la réalité intelligible de la vertu en soi.

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97. Ce terme (andreíkelon, b5) appartient à la technique de la peinture (voir Crat., 424e) et
désigne un pigment produisant la ressemblance de l'être humain. Platon évoque les
fondements d'une anthropologie, où les formes éternelles du juste, du beau et du modéré
en soi, sont contemplées par le législateur qui leur associe les vertus qu'il implante dans
l'humanité et qui en sont, pour ainsi dire, les images. C'est ce mélange qui produit la
représentation humaine, c'est-à -dire la ressemblance du modèle exemplaire de la vertu et
de l'humanité. Platon rapproche cet homme exemplaire d'Achille « pareil aux dieux » (Il., I,
131), reprenant le concept de cette représentation divine (theoeíkelon, b7) induite dans
l'être humain par la contemplation des formes. Si l'être humain en effet porte en lui-même
cette image de Dieu, constitutive de sa propre représentation, c'est que les formes sont
divines. Plus l'homme se rapproche du monde intelligible, plus il accomplit son humanité
qui se fonde sur cette empreinte divine. Voir infra, IX, 589d-e. Je ne suis pas Burnet, qui lit
pròs ekeîn'aû, et j'adopte plutô t le texte de Adam, qui rend plus explicite le contraste entre
les deux directions du regard : d'une part le monde des formes, d'autre part la similitude
qui sera implantée dans l'humanité. Voir J. Adam, app. V, ad loc.

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98. Comment est-ce l'œuvre des législateurs que de façonner les caractères de l'humanité ?
Il s'agit ici de législateurs idéaux, appartenant au monde d'une fiction transcendante qui
créerait non seulement la cité, mais les êtres humains destinés à l'habiter. Cette fiction d'un
être législateur intermédiaire partage certains traits avec le Démiurge du Timée, ne serait-
ce que sa contemplation créatrice des formes intelligibles. Dans ce moment de la
production des êtres humains, le législateur cherche à les rendre les plus agréables au dieu
possible. Voir infra, X, 612e. L'attribut (theophilḗs, c1) est riche de sens chez Platon, voir
Euthyph., 7a, qui associe ce terme à la piété, et infra, VIII, 560c, avec la définition du Philèbe,
39e : « Un homme juste, bon et pieux n'est-il pas aimé des dieux ? » Voir aussi Lois, IV, 716c.

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99. Une traduction littérale du participe présent rend-elle justice au vocabulaire de l'être ?
La question se pose et mériterait tout un développement. Platon privilégie nettement un
participe avec l'article (toû óntos, d1) aux infinitifs. Mais si nous traduisons par « l'étant »,
alors nous produisons un contresens, dans la mesure où ce terme désigne précisément le
contraire de l'être qui est chez Platon, c'est-à -dire le monde des formes. Sur l'interprétation
de l'ontologie, et sa reprise dans la critique moderne, voir A. Boutot (1987).

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100. La description réfère au passage de 485a sq. Pour les objecteurs, voir V, 474a, et ici, VI,
487c.

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101. Platon reprend ici le vocabulaire des groupes de la cité, qu'il a proposé aux livres
précédents, et auxquels il a fait correspondre les vertus spécifiques. Je traduis, ici comme là ,
le terme génos par classe, ce qui désigne leur groupe en tant que tel. Voir supra, IV, 434b.

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102. Le tableau de la cité idéale s'apparente aux fictions des histoires racontées, ce qui
explique que Socrate affirme en faire le récit (muthologoûmen, e4). Les aspects
généalogiques de la cité, tout comme ses aspects programmatiques, relèvent en effet d'une
forme de mythologie, qui ne sera mise à l'épreuve des faits qu'à l'avènement du
gouvernement des philosophes. Nous retrouvons ici l'opposition théorie et pratique (lógōi
et érgōi, e4) que Platon utilise souvent pour situer l'entreprise de la République. Voir supra,
III, 389d.

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103. La confiance que met Platon dans le pouvoir d'un seul philosophe de causer une
modification radicale n'a rien de surprenant, si on pense aux espoirs qu'il mit dans les
projets de ses amis siciliens, pour ne rien dire de la confiance qu'il avait dans ses propres
capacités de réussir.

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104. Dans cette éventualité, la plus optimiste qui soit, une cité verrait naître en son sein un
philosophe-roi qui, nonobstant les conditions concrètes de son existence, convaincrait ses
membres de le laisser gouverner pour établir la cité idéale. Selon cette hypothèse, il n'est
donc plus nécessaire que la cité ait été purgée : Platon envisage le consentement des
citoyens (ethélein, b8) et la possibilité d'implanter le système des occupations en trois
fonctions, et les lois qui lui correspondent. L'affirmation de conclusion ne conserve guère
l'enthousiasme des moments de fondation des premiers livres : non impossible (b8, c7),
difficile (c6, d7), voilà les jugements qui clô turent l'échange sur la réalisabilité du
gouvernement des philosophes. Mais voir V, 473b, légèrement plus optimiste. Toute
perspective concrète sera effacée, quand il affirmera plus avant que la cité est un modèle
céleste (IX, 592b).

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105. Malgré un exposé substantiel des mesures concernant la communauté et la
procréation, Platon semble regretter de ne l'avoir pas lié à la question de l'institution des
gouvernants. Voir supra, V, 471c. Cette institution est la plus importante et la plus difficile
(pantelō̂s alēthḗs, d7-8).

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106. L'exposé retourne au moment où Platon avait commencé à exposer la formation des
gardiens, supra, III, 413e, et annoncé le présent exposé. Mais alors que l'argument
demeurait voilé, il devra maintenant s'avancer de manière nette et précise.

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107. Platon revient à la formule de III, 341b, ceux qui sont gardiens au sens strict, ce sont
les gardiens les plus accomplis (IV, 428d).

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108. La liste des qualités, qu'on retrouve dans le Théétète (144a-b) est ici examinée du
point de vue de la stabilité, de la constance dans l'exercice d'un effort. Associées à la
juvénilité et à l'envergure d'un esprit de grand calibre, ces qualités ne seront pas
fréquemment développées en direction d'une harmonie stable.

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109. Supra, 484d-487a.

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110. Dans l'exposé sur les épreuves des gardiens, III, 413c sq.

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111. Dans des efforts de nature autre qu'intellectuelle, par exemple à la guerre ou dans les
jeux olympiques. Je n'ai pas cru nécessaire de m'écarter du texte de Burnet, pour adopter la
conjecture áthlois, qui reçoit la faveur de Adam (ad loc.). Le texte est clair.

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112. Platon récapitule la démonstration du livre IV, qui fait correspondre aux trois classes
de la cité les trois vertus symétriques, et donne à la justice la fonction synthétique de
constituer la vertu de l'harmonie de l'ensemble. Il rappelle ensuite les conclusions, voir IV,
435d-436a, 441c.
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113. Ce long chemin est celui de l'examen de la paideía complète des gardiens, qui les
conduira au fondement de l'édifice des vertus. Voir IV, 435d, pour la mention antérieure du
chemin à parcourir. Ce chemin implique-t-il un changement dans la méthode philosophique
du dialogue ? Selon J. Adam, ad loc., Platon quitterait ici le terrain de la psychologie pour
celui de la métaphysique. Pour B. Jowett, il s'agirait d'un passage d'une conception
populaire à un examen dialectique. Les analyses du livre IV étaient pleinement spéculatives
et métaphysiques, dans la mesure où elles reposent sur le fondement de la structure de
l'â me immortelle et de la raison. On peut donc parler d'une psychologie qui est d'emblée
métaphysique, que les livres VI et VII vont compléter par la dialectique du bien au-delà de
l'être (509b).

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114. Faisant écho au fait que la juste mesure de l'entretien philosophique est la vie entière
(voir supra, V, 450b), Socrate revient sur le lien de la perfection et de la mesure (Pol., 284a,
Phil., 64d et 66a). Adimante et ses compagnons se satisferaient sans doute d'un examen
moins approfondi (II, 372e, et V, 465e), mais il y a lieu de poursuivre.

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115. La désignation de ce savoir au singulier (mathḗmatos, d3) le place au-dessus de tous


les autres, il constitue le terme de la formation des philosophes. Qualifié de savoir suprême
(mégiston, e4), ce savoir a pour objet la forme du bien et Platon l'appelle dialectique (voir
505a).

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116. Cette distinction entre l'esquisse et le tableau achevé (hupographḕ/apergasía, d6-7)
reproduit au sujet du savoir moral les registres de réalité de la cité. De la même manière
que les cités réelles ne sont jamais que les esquisses de la cité idéale, les vertus saisies dans
l'action humaine ne sont que l'esquisse de ces vertus parfaites et transcendantes, qui
existent par soi et dont le fondement est la nature du bien. De l'exposé du livre IV sur les
vertus de l'â me à l'exposé sur les vertus en soi et sur le bien en soi, la progression de la
métaphysique est marquée comme un passage à la réalité. Plus loin, le rapport des vertus
au bien est exprimé comme le rapport de l'apparence à la réalité, voir infra, 505d-e.

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117. Je ne conserve pas l'appellation traditionnelle (l'idée du bien), car on ne peut établir
une différence quelconque entre idéa et eîdos dans le vocabulaire métaphysique de Platon.
J'ai également traduit « forme » pour eîdos. Je n'ai pas noté le bien avec une majuscule de
majesté – comme cela pourrait s'imposer dans tous les cas où il s'agit de la forme absolue,
et non du concept du langage ordinaire – en raison de l'interprétation théologique, héritée
du néoplatonisme, que cette expression introduit alors explicitement. Cette interprétation
qui veut respecter précisément la sublimité et l'élévation que Platon associe à la nature de
la forme du bien a beaucoup de mérites intrinsèques, mais je ne crois pas qu'elle soit exclue
par une notation neutre. Deux questions majeures se posent concernant le bien chez Platon
: d'abord, quel était le statut de cette doctrine, dont Socrate dit à Adimante qu'il l'a
entendue exposée à plusieurs reprises (504e8 et 505a3) ? Cette question se trouve au
centre de l'approche dite ésotérique de la pensée de Platon : la doctrine du bien aurait été
le cœur d'un enseignement réservé aux initiés et non communiqué par écrit dans les
dialogues. Voir M.D. Richard (1986), qui résume le dossier des textes et présente une
histoire de l'interprétation, surtout allemande, de cette question difficile. Plus récemment,
L. Brisson (1998). On trouve ensuite la question, plus fondamentale, de la nature du bien
platonicien : doit-on l'identifier au Dieu de Platon, qui viendrait couronner sa
métaphysique, ou, tout en préservant sa prééminence, le maintenir au rang du monde des
formes ? Sur cette question aussi, l'interprétation est divisée. Voir au premier rang, A.J.
Festugière (1957), et on accordera une place à l'interprétation de H.G. Gadamer (1996).
Plusieurs exposés éclairent le sujet, en particulier G. Santas (1985), D. Hitchcock (1985) et
M. Baltes (1997).

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118. Puisque c'est par la forme du bien que les choses justes sont justes, on peut exposer le
rapport métaphysique de cette forme suprême aux autres formes et aux êtres qui en
dépendent comme un rapport de participation. Mais Platon va préciser ce rapport en
élaborant le type de causalité qui peut éclairer le rapport du bien et de l'être. Il affirme lui-
même que notre connaissance est insatisfaisante, bien qu'elle soit essentielle.

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119. Quelle est la nature de ce connaître (phroneîn, b2) ? Par le choix d'un terme associé à
l'idée de la sagesse philosophique (phrónēsis, b6), Platon allie le savoir d'une science
suprême à une activité de contemplation qui rend celui qui l'exerce meilleur et plus sage.
Platon critique donc ici la prétention à connaître le bien, sur le modèle d'une connaissance
ordinaire, et il pense que le statut de cette connaissance est plus élevé. S'il ne parle pas
d'une epistḗmē du bien, mais d'une phrónēsis, nous devons en tirer la conséquence
suivante : ce que la majorité croit être la connaissance du bien n'est pas la véritable
connaissance requise du philosophe. Voir sur ce concept, l'étude de M. Dixsaut (2000 : 93-
119).

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120. Peut-on les identifier ? Peut-être les penseurs cyrénaïques, mais plus sû rement
l'opinion populaire en général. Pour la discussion, voir Phil., 13a-c, 67b, mais on peut suivre
J. Adam qui pointe aussi Calliclès (Gorg., 495a-49c).

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121. Derrière tout bien particulier, poursuivi dans la recherche de ce qui est beau et juste,
se profile le bien suprême, la forme du bien, présentée ici comme terme ultime, et donc
cause finale au sens où Aristote y reviendra (Mét., Λ, 9, 1074b15 sq). Voir Phèdre, 98b, Phil.,
20d et 54c, et Lois, IV, 715e sq., passages où le lien de la finalité et du bien suprême est mis
en relief.

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122. Platon introduit ici le concept de l'opinion droite, une opinion qui tout en étant vraie,
est dépourvue du savoir qui la fonde. En ce sens, elle est aveugle. Voir Ménon, 97a-98a,
Théét., 201c, et Timée, 51d-e. Platon l'affuble ici de trois adjectifs péjoratifs : vil, aveugle,
difforme. Sur ce concept et sa place dans l'épistémologie platonicienne, voir Y. Lafrance
(1982).

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123. Malgré les efforts de plusieurs interprètes pour retrouver, soit dans le Philèbe, soit
dans un dialogue perdu, soit encore dans les doctrines non écrites, un exposé complet
concernant la nature du bien, il faut se rendre à l'évidence que le présent passage est tout
ce que contient le corpus platonicien sur le sujet. On peut aussi noter que la recherche sur
la justice (V, 472b) risquerait de se perdre si Socrate s'engageait dans un exposé sur la
métaphysique du bien.

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124. L'image est empruntée au vocabulaire de la parenté, et laisse percer un écho de ces
princes et fils de rois mentionnés plus haut. Si le rejeton du bien est le soleil, le bien sera le
père (toû patròs, e6). Voir Lois, X, 897d.

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125. Jeu de mots intraduisible, sur le double sens du mot tókos, qui signifie à la fois le
rejeton qui a été enfanté, et les intérêts résultant d'une dette. Voir infra, VIII, 555e, et pour
une expression comparable, Pol., 267a.

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126. Voir V, 475e.

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127. Périphrase nécessaire pour traduire pálin aû (b6) : pour chaque forme intelligible,
posée comme forme dont participent plusieurs choses multiples, il faut maintenant
affirmer qu'elle existe de manière unique, selon ce qu'elle est elle-même par elle-même,
comme forme. L'affirmation du multiple, qui s'exprime dans les distinctions du langage
ordinaire, est donc renversée par l'affirmation de la forme unique du beau, du juste et de
tous les prédicats du même genre. Sur la forme unique, voir Phil., 16c-d.

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128. La structure de l'opposition entre le visible et l'intelligible repose sur la distinction de


deux opérations : percevoir – le sens de la vue agissant de manière métonymique pour
l'ensemble de la perception – et penser. Le vocabulaire de la pensée est construit pour
l'essentiel sur l'ensemble des termes formés à partir de l'intellect (noûs, noeîsthai, nóēsis,
tópos noētós, diánoia) : ce lexique noétique n'est pas en filiation directe avec celui de
l'intellect, qui s'imposera plus tardivement, et je crois plus fidèle, autant que possible, de le
maintenir dans sa parenté avec la pensée, et d'éviter les vocables qui rapprochent du
concept ou de l'intelligence.

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129. Expression qu'on peut rapprocher de la démiurgie du Timée, et notamment de la


fabrication de l'â me humain (pour la perception, Timée, 61c-69a).

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130. Ce n'est certes pas le sens ordinaire de la fonction ou de la faculté qui est exprimé ici
(dúnamin, c8), mais la possibilité, d'autant plus que l'expression regroupe les deux versants
du phénomène, la vue et la visibilité. Le terme sert d'antécédent dans le développement qui
suit, et revient en 508a1 et 508b6, pour exprimer le pouvoir spécifique de la vue et de l'œil.

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131. L'argument repose sur le simple fait de la nécessité de la lumière pour l'exercice de la
vue, les autres sens (ouïe, toucher, odorat, goû t) ne requérant pas la lumière. Platon
connaissait le rô le de l'air dans la transmission du son (Timée, 67b) et s'il semble l'oublier
ici, c'est parce que l'argument se concentre sur la lumière, et non sur le médium nécessaire
pour chaque sens.

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132. L'antécédent (en autoîs, d12) a été mis question, mais il ne fait aucun doute que Platon
assigne la présence de la couleur aux objets ; voir infra, 508c. Pour les arguments de ceux
qui soutiennent que Platon affirme ici que la couleur est dans les yeux, voir J. Adam (note
ad loc., et app. VIII, vol. II : 82-83).

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133. Le sens de ce rapport est le lien de condition nécessaire qui soumet l'exercice d'un
sens à son milieu d'effectuation. Platon parle d'un type ou d'un genre de rapport (idéa, e6),
ce qui donne une bonne indication de son degré de formalité abstraite : il s'agit de la
catégorie de rapport liant les facultés à leurs objets. Comparer par exemple, Théét., 156a, et
pour un sens comparable du terme idéa, voir Phil., 64e.

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134. Il est difficile, à compter de ce seul passage, d'affirmer que Platon considérait les
astres comme des êtres divins, mais d'autres passages le montrent clairement (Timée, 40a).
La question de la religion astrale de Platon a été beaucoup discutée dans la foulée de la
lecture de l'Épinomis, mais on peut en retrouver l'expression dans les dialogues. Voir P.
Boyancé (1952). Une interprétation purement métaphorique de la divinité du ciel ne
rendrait pas justice à l'ensemble de ce passage, qui associe la divinité céleste et la forme du
bien. Comparer Apol., 26c, où Socrate fait profession de foi en la divinité du soleil, et sa
prière à la fin du Banquet (220d).

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135. Littéralement, ce qui possède au plus haut point la forme du soleil (hēlioeidéstatón, b3)
; voir infra, 509a1.

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136. La métaphore de l'écoulement, de l'émanation (hṓper epírruton) aura une grande
portée dans l'histoire de l'interprétation néoplatonicienne de l'Un et du Bien et ce thème
trouve, pour ainsi dire, sa source ici. Le terme est rare, voir Timée, 43a et 80d.

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137. Ce lieu intelligible est le monde des formes séparées, qui sera désigné ailleurs comme
monde intelligible (kósmos noētós). L'analogie du soleil produit ainsi une symétrie à quatre
termes : bien/soleil, lieu intelligible/lieu visible, êtres intelligibles (formes)/choses visibles,
intellect/vue. Sur la désignation de ce rapport comme une « analogie » (análogon, b13), et
sur tous les problèmes d'interprétation de cette analogie, voir d'abord Y. Lafrance (1987)
qui présente un bilan détaillé des interprétations. Voir aussi V. Goldschmidt (1971). Ce
rapport est complété ensuite par l'analogie de la vérité et de la lumière.

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138. L'â me est donc le principe qui intègre l'intellect comme sa fonction la plus haute, parce
qu'elle est la fonction de la pensée. Y a-t-il un état de l'â me qui est dépourvu d'intellect ?
Quant l'â me ne se tourne pas vers les intelligibles, mais seulement vers les opinions, elle ne
pense pas au sens strict, et en conséquence elle n'actualise pas l'intellect. Quant à la
distinction des opérations de l'â me (d6), qui semblent montrer une progression de la
pensée à la connaissance, et de la connaissance à la possession de l'intellect (une forme de
saisie intellectuelle, que Platon nomme ensuite nóēsis), elle est exposée dans l'analogie qui
suit immédiatement, celle de la ligne.

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139. Le texte est ici très difficile. J. Adam lui a consacré un appendice très utile (II : 83-84),
où il résume les arguments qui le conduisent à introduire une correction. Celle-ci semble en
effet s'imposer, car si nous conservons le génitif du participe des meilleurs manuscrits (hōs
gignōskoménēs, e4), la formulation devient redondante : Platon affirmerait que la forme du
bien serait la cause de la connaissance et de la vérité, en tant qu'elle est connue. En
adoptant l'accusatif, on obtient un sens satisfaisant : cause de la science et de la vérité, la
forme du bien est également susceptible d'être connue. Cela semble confirmé par la suite
de l'analogie, au sujet des objets connaissables (b6). Cette interprétation a été retenue par
Grube et je l'adopte également. Mais en sens contraire, voir B. Jowett, ad loc.

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140. En redoublant l'énoncé concernant la subsistance de l'intelligible, Platon fait
intervenir une distinction, pour la première fois dans la République, entre l'être et l'essence.
S'agissant des intelligibles, c'est-à -dire des formes, le bien est leur cause. Mais quel est le
sens de cette causalité ? De la même manière que le soleil est la cause des êtres sensibles,
tout en n'étant pas lui-même leur genèse, le bien est la cause des êtres intelligibles, tout en
n'étant pas lui-même être. L'analogie ne permet pas d'aller au-delà , et il n'y a pas de
distinction correspondant à celle de l'être et de l'essence pour le monde sensible, dans la
mesure où il n'y a pas, dans la conception métaphysique de Platon, d'être du sensible,
seulement un devenir (génesis, b3). Il faut donc interpréter cette distinction. Selon J. Adam,
ad loc., elle est superficielle et les deux termes auraient le même sens ; on peut cependant
distinguer l'être comme subsistance de la forme (son éternité immuable), et son essence en
tant qu'elle est une forme, unique et accordée à un domaine de référence qui la spécifie
comme forme unique (par exemple, la forme du beau, le beau en soi). En plaçant la forme
du bien au-delà de l'essence, mais sans mentionner qu'elle est également au-delà de l'être,
on pourrait saisir une précision concernant la doctrine du bien : comme forme, la forme du
bien subsiste éternellement, au même titre que toutes les formes, mais comme bien, elle
transcende toute particularité et ne saurait donc être assimilée à ce qui fait de chaque
forme l'eîdos particulier qu'elle est, c'est-à -dire chaque fois une ousía particulière. Au
contraire, la forme du bien est au-delà des formes eu égard à cette transcendance (epékeina
tēs ousías, b9) qui la détermine comme absolue souveraineté. L'interprétation de ce
passage a été beaucoup influencée par l'importance de la forme du bien dans le
néoplatonisme, surtout chez Plotin (voir Enn., VI, 9). Selon cette interprétation, la forme du
bien est même au-delà de l'être, ce qui porte à sa limite l'affirmation encore obscure de la
République. Sur ce point, voir d'abord H.J. Krä mer (1969, 1990 et 1997).

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141. La légèreté apparente du ton est sans doute favorisée par la remarque de Glaucon, qui
contient elle-même un jeu de mots : son hyperbolḗ (c2) est-elle la transcendance du bien ou
tout simplement l'idée d'une exagération dans le propos de Socrate ? On pourrait dire,
suivant une indication de G.M.A. Grube (voir DL, II, 118), qu'ici Socrate lui rend sa monnaie,
car ce n'est pas seulement un jeu de mots fondé sur la consonance de ouranós/horatós,
mais aussi un écho de ouranoû/ nóētoû, où s'entend le nom de l'intellect au génitif (noû)
associé au monde intelligible (nóētoû). J. Adam, ad loc., suppose de son cô té que Platon veut
éviter une étymologie courante (Crat., 396b), qui fait dériver le ciel (ouranós) du visible
(horatós), alors même qu'il s'agit ici de renforcer la proximité du ciel et des formes
intelligibles.

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142. Proclus avait déjà pris position sur le texte (In Remp., I, 288, 20-24 ; III, 96) : s'agit-il de
segments égaux (ísa) ou inégaux (ánisa) ? Si le texte est clair et exprime nettement une
inégalité, la question se pose de savoir pourquoi une symétrie de deux mondes – et à
l'intérieur de chacun, entre deux registres distincts – doit s'exprimer dans cette inégalité.
Le privilège du monde intelligible impose de lui donner une représentation plus
importante, et ainsi en décroissant vers les domaines inférieurs de l'ontologie. Voir le
schéma, en annexe. L'érudition sur la ligne est plus abondante que sur tout autre passage
du corpus platonicien, et nous devons aux travaux de Y. Lafrance de pouvoir y voir un peu
clair. Ses travaux bibliographiques et critiques permettent en effet de retracer tous les
problèmes soulevés depuis l'Antiquité, et de revoir l'histoire de leur interprétation. Voir Y.
Lafrance (1987). Toute la classification repose sur les critères de la clarté (monde sensible)
et de la vérité (monde intelligible). Pour le rapport de la ligne et de la caverne, voir V.
Karasmanis (1988).

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143. Deux formulations semblent se superposer pour désigner le domaine inférieur de la


ligne : dans un premier moment, Platon oppose le visible et l'intelligible, mais ici il désigne
le visible comme domaine de l'opinable (doxastòn, a9), qui s'oppose au connaissable
(gnōstón, a9) : cette terminologie, plus épistémologique qu'ontologique, revient infra, 511d,
et elle permet un rapprochement avec l'allégorie de la caverne, qui suit immédiatement, le
monde des ombres et des simulacres étant celui de l'opinion. La cohérence des trois grands
discours (soleil, ligne, caverne) a fait l'objet de plusieurs études, qui la plupart convergent
pour montrer la rigueur de l'ontologie.

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144. Les objets imités par les images, et qui sont eux-mêmes les imitations des formes
intelligibles. Voir infra, la reprise de la question ontologique de l'imitation, X, 599a, et Lois,
III, 688b.

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145. Il s'agit de propositions non démontrées, introduites ou bien comme les axiomes des
théoriciens, ou bien comme les hypothèses des géomètres. Voir Ménon, 86e (avec la note de
M. Canto-Sperber, ad loc.). L'hypothèse en métaphysique comprend certains traits de
l'hypothèse mathématique : le rapport à la démonstration est absolu (une hypothèse
demeure une hypothèse tant qu'elle n'est pas démontrée) et la productivité est une raison
suffisante de la formuler (même invérifiable, elle peut entraîner d'autres hypothèses). Dans
le présent passage, le premier moment est marqué par une dialectique ascendante :
l'examen des images et des objets conduit à faire l'hypothèse de leurs modèles réels, les
formes. Le sens de l'hypothèse est donc : considérant telle image, il existe tel être qui est
son modèle. Dans le monde intelligible cependant, les formes ne sont pas dans une relation
d'image ou d'imitation au principe non hypothétique, et la progression des formes vers le
principe suprême utilise cette fois les formes comme hypothèses. La formulation est alors :
si les formes existent, alors le bien existe. Voir infra, VII, 532a-533c. Admettons, dit
autrement, l'existence du beau en soi, ou du juste en soi, alors il faut démontrer que le juste
en soi n'est possible que par la forme du bien, et cela doit être fait dialectiquement, sans
recourir à aucun moment à des objets sensibles. Les aspects progressifs de la dialectique
sont dans le corpus platonicien plus manifestes que les exemples de déduction pure : on
peut noter, par exemple, la dialectique de l'égal dans le Phédon, ou de la beauté dans le
Banquet. Pour la déduction pure, on peut en trouver l'esquisse dans le Timée, alors que la
production de l'univers est déduite de la forme du Parfait incréé.

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146. Ce passage doit être lu dans un rapport étroit au programme des sciences, qui
intervient en VII, 522c-531d. Platon se contente pour l'instant de distinguer les hypothèses
des sciences propédeutiques des hypothèses de la dialectique supérieure qui achemine
vers la position de la forme du bien. Pour les « formes visibles » que sont les dessins et
schémas des savants, voir Euth., 290b, et Lettre VII (342a sq.), qui ne sont jamais que des
approximations des schèmes mathématiques (VII, 526a). Ceux-ci sont des êtres en soi (autà
ekeîna, 511a), distincts des formes intelligibles. Ce passage pose la redoutable question du
statut des êtres intermédiaires entre les formes et les êtres sensibles particuliers, un
problème rendu plus aigu par la question du statut de la diánoia : si en effet la pensée
discursive (dianoia) constitue un registre intermédiaire entre l'opinion et la connaissance
de l'intellect, quels sont les objets qui lui correspondent ? Cette question est bien exposée
dans Y. Lafrance (1989). Voir également N.D. Smith (1981).

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147. Les deux significations, à ce stade du dialogue, ne sont pas vraiment distinctes : Platon
tire le concept de la science dialectique de l'exercice même du dialogue, dont la force
(dúnamis, b4) rend possible le passage des formes au principe qu'est le bien.

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148. Au sens strict, les arts ou types de savoirs particuliers qui constituent l'ensemble des
sciences (la géométrie, l'harmonique, mais aussi la musique et la poésie). Voir Protag.,
318e, et Théét., 145a-b. Comme le curriculum platonicien le montre, ces arts sont
principalement mathématiques, et cela explique que l'exposé se termine sur une distinction
claire de la pensée et de l'intellect : la pensée (diánoia) demeure liée à l'exercice des
mathématiques et elle ne se libère jamais des hypothèses, alors que l'intellect (noûs)
procède vers le principe anhypothétique et est à proprement parler le nom de la pensée
philosophique et dialectique.

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149. Malgré sa provenance résolument contemporaine, cette traduction me semble la seule


qui soit adéquate pour páthēmata (d7). Il ne s'agit ni d'opérations particulières, qui
seraient finies et limitées, ni de facultés, qui désigneraient par exemple des fonctions ou
même des parties de l'â me. Comme l'ensemble de l'exposé de la ligne est organisé sur le
critère de la clarté et de la vérité, on peut sans risque proposer que Platon distingue ici les
états de l'â me, aux divers degrés de la perception et de la connaissance, c'est-à -dire selon
les objets vers lesquels elle se tourne pour percevoir et penser. Déjà en ce sens, J. Adam
parlait de state of mind. La représentation (eikasía) est l'état mental qui résulte de la pure
perception, c'est l'image mentale ; la croyance (pístis) est croyance dans la réalité du visible
et du sensible, supérieure en clarté à la pure représentation. On peut discuter sur la
nécessité de confiner la représentation aux seules images (eikónes), mais dans la mesure où
il s'agit de l'ensemble du monde de la doxa, il s'agit plutô t d'une différence de degré dans la
clarté de l'opinion ou de la perception, et non une stricte différence d'objets. Sur
l'épistémologie platonicienne et la question des formes et des états mentaux, voir d'abord
N.P. White (1992).

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1. L'allégorie de la caverne propose une comparaison élaborée, dans laquelle chaque
élément est destiné à éclairer un aspect de la condition humaine. Son propos est à la fois
plus vaste et moins technique que l'exposé de la ligne, et la correspondance de l'ontologie
et de l'épistémologie de chacun de ces passages ne doit pas être recherchée avec trop de
précision. Les quatre divisions de la ligne ne sont pas en effet exactement équivalentes aux
quatre registres du monde de la caverne : les ombres sur la paroi, les objets dans la
caverne, les reflets à l'extérieur, et les objets extérieurs. L'interprétation de la lumière
réelle (515e), le soleil, renvoie cependant à l'analogie du soleil et favorise un
rapprochement avec la forme du bien. La situation d'origine (páthei, a1) n'est cependant
pas expliquée, ni rapportée à une cause particulière qui serait responsable de
l'enchaînement des prisonniers. L'abandon des prisonniers peut être rapporté au thème
orphico-pythagoricien de la prison du corps pour l'â me : le Phédon nous apprend que le
monde est pour ainsi dire le tombeau de l'â me. Cette situation d'enfermement est une
forme d'expérience qui représente la condition générale de l'existence humaine, considérée
dans son manque d'éducation (apaideusías, a2). Pour ce sens du terme pathos, voir supra,
VI, 488a. L'allégorie est un locus solus dans le corpus platonicien, même si on peut esquisser
un parallèle avec le Théétète (172c-177c), pour la question de la culture. On ne peut non
plus lui trouver de sources littéraires précises, même si le thème de l'antre et des grottes
est bien présent depuis Homère jusqu'à Empédocle (DK, 32 ; B120). Lié en général à
l'Hadès et à la divination, la caverne est le lieu exemplaire de la rencontre avec les morts.
Voir Proclus (In Remp., 292, 22-296, 15 ; II, 101-104) et la reprise de l'allégorie chez
Cicéron (De la nature des dieux, II, 95). La complexité de l'interprétation de ce passage,
souvent considéré comme le cœur de la République, lui vient de ce qu'il compose un abrégé
de l'ontologie, de la doctrine de la connaissance et de la philosophie politique : ce texte est
en effet autant un exposé de métaphysique qu'une leçon sur le devoir du philosophe de
s'engager dans les affaires de la cité, quel que doive être son destin. L'allégorie se termine
en effet par une leçon de courage, où le lecteur est invité à reconnaître Socrate. Il faut enfin
y voir, un moment rare chez Platon, une invitation à la liberté et une éthique qui la rend
pensable. Voir en ce sens la lecture de Th.A. Szlezak (1997), qui présente une synthèse de
l'interprétation contemporaine.

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2. Le regard des prisonniers est tourné vers la paroi qui se trouve au fond de la caverne,
c'est-à -dire dans la portion basse du souterrain. La caverne possède une ouverture, qui
permettra à ceux qui se libèrent de sortir, mais cette ouverture est lointaine et la lumière
du jour ne pénètre pas jusqu'au fond. L'orifice est aussi large que le couloir caverneux et
l'inclinaison du souterrain est assez raide, voir infra, 515e7. Voir l'illustration en annexe.

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3. Ils sont séparés des spectateurs par un petit muret, et comme il s'agit d'un théâ tre
d'ombres, ce muret les cache. Le long de ce muret, des porteurs d'objets divers se
déplacent, et la lumière du feu projette l'ombre de ces objets sur la paroi du fond de la
caverne. Il faut donc supposer qu'ils portent ces objets sur leurs têtes, ou assez en hauteur
pour que ces objets soient projetés sans qu'eux-mêmes apparaissent. Pour l'image des
marionnettes, voir Lois, I, 645b ; VII, 804b.

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4. Je suis le texte de J. Burnet qui, contrairement à J. Adam et É . Chambry, opte pour une
lecture très simple, fidèle à la lecture de Proclus. Je ne retiens pas en effet onomázein, qui
oblige à des contorsions inutiles et qui résulte probablement dans la tradition majoritaire
(A, D, M) d'une corruption causée par la similitude avec nomízein. Le sens est très clair : les
prisonniers confondent les ombres avec les êtres réels (tà ónta, b5). Voir en ce sens Parm.,
130c, et Timée, 51b-52a.

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5. La question se pose en effet de comprendre par quelle intervention une telle libération
pourrait intervenir, une question d'autant plus pressante que l'origine même de cette
situation d'enchaînement n'est pas expliquée par Socrate. S'agit-il d'une punition pour
quelque faute, s'agit-il d'une allégorie de l'existence humaine interprétable uniquement à la
lumière du mythe orphique de la chute de l'â me, ou simplement d'une représentation
destinée à faire comprendre les aspects épistémologiques du rapport entre le réel et
l'apparence livrée à l'opinion ? Dans cette allégorie, le niveau du dispositif instituant la
scène de l'existence enchaînée et livrée à l'égarement (aphrosúnē, c5) est certainement
aussi important que la distinction des niveaux d'être et de connaissance qui en a constitué,
pour toute la tradition platonicienne, l'interprétation la plus manifeste. Le terme phúsei
(c5) a été interprété très diversement. R. Nettle-ship (II : 260) le rend équivalent à un aveu
d'ignorance (no one knows how) ; J. Adam pense que la libération des prisonniers est un
retour à la condition « naturelle » (ad loc.).l convient de l'interpréter en rapport avec le
verbe qui suit (sumbaínoi, c6), le sens étant que cette libération serait accidentelle et
suivrait le cours hasardeux des choses. Déjà en ce sens, voir B. Jowett, ad loc. Si la libération
intervient dans le cours des choses, la remontée en revanche sera l'objet d'une contrainte :
les prisonniers résisteront et devront donc être forcés (bíai, e6) à remonter le souterrain
vers la lumière. Le rô le de l'éducation dans cette remontée correspond aux étapes de la
formation des gardiens, mais cette éducation est réservée à une élite et la libération
universelle ne peut être déduite de l'allégorie. Voir C. Strang (1988).

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6. Le caractère soudain de la libération rappelle l'éblouissement et la soudaineté de la
révélation de l'être et du beau en soi, dans le Banquet (210e, 212c, 213c, 223b) ; voir
également infra, 516a-e, et Lettre VII, 341c.

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7. À rapprocher de Phédon, 66c qui enchaîne les simulacres en tout genre et les futilités
(trad. M. Dixsaut). Voir aussi Gorg., 492c8. Le sens ordinaire de ce mot l'associe à des
sornettes, des paroles en l'air, mais ici il est question de choses vues : les reflets sur la paroi
des effigies portées dans la caverne.

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8. Ces reflets sont visibles sur la surface de l'eau et ils font partie de l'ensemble de ce que
Platon désigne comme des simulacres (eídōla, a7). Voir infra, 520c, 532b-c, 534c ; en 532e,
Platon associe ces simulacres aux premiers objets de la pensée dialectique, point de départ
de la remontée vers les objets réels et le vrai. Pour le terme et la crainte de l'éblouissement,
voir Phédon, 100a.

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9. Non pas que cette sagesse ait été grande ou supérieure, mais simplement qu'elle était
limitée, puisque le prisonnier libéré voit maintenant combien les connaissances dont il
disposait dans la caverne étaient réduites.

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10. Ce passage de l'Odyssée (XI, 489-490) était déjà cité par Platon, au début du livre III
(386c). Il rapporte le témoignage d'Ulysse, descendu chez Hadès, au sujet du regret
éprouvé par Achille de sa vie sur terre : « J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service
chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grand chère que régner sur ces morts, sur tout ce
peuple éteint ! » (trad. Victor Bérard). L'analogie avec la caverne se fonde ici sur le fait
qu'Achille exprime son malheur dans le monde des ombres et son désir de retrouver la vie
réelle.

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11. L'expression (doxázein, d7) ne signifie pas avoir ou exprimer une opinion, mais est ici
l'équivalent de se fonder sur l'opinion ; ceux qui ont quitté le monde de la grotte et ont pris
conscience de l'existence réelle d'un monde supérieur ne sauraient désirer retourner à leur
existence antérieure, marquée par l'apparence et l'opinion.

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12. Le terme (gnōmateuónta, e8) est difficile à traduire, compte tenu qu'il s'agit d'un hapax
en grec classique. Les prisonniers s'exercent à reconnaître les ombres et à faire des
hypothèses sur ce qui défile devant eux. Une proximité étymologique avec le gnô mon
pourrait indiquer qu'il s'agit d'une mesure des ombres, mais le contexte de l'ontologie
favorise plutô t l'idée d'une reconnaissance des formes.

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13. L'évocation du destin de Socrate est ici on ne peut plus claire et toute l'entreprise de «
libération » des Athéniens, prisonniers de la démagogie de leurs dirigeants, a conduit le
philosophe à une mort qui est ici expliquée par l'aveuglement, voire le ressentiment, d'une
population privée de culture et prompte à se retourner contre le messager de la raison.

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14. L'allégorie est maintenant exposée pour sa signification, et la correspondance des
termes avec leur explication philosophique est explicitement proposée par Socrate (517a-
518b). La concordance de l'allégorie avec les discours du soleil et de la ligne pose plusieurs
problèmes de détail, auxquels une érudition abondante s'est attachée. Mais pour l'essentiel,
la structure qui sépare le monde visible et le monde intelligible est enrichie par
l'introduction d'une composante dynamique, qui est la vie du philosophe, de sa libération à
son engagement dans la vie politique active.

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15. J'ai traduit au sens fort, en rapportant ce passage à la mention de la belle espérance (VI,
496e) et en tenant compte de la mention du dieu. Socrate n'exprime pas seulement un
souhait dans la progression du dialogue, mais il évoque l'horizon spirituel et métaphysique
de la dialectique. La libération par la connaissance conduit en effet ultimement à la
libération du corps, et cette perspective intervient nettement au livre IX, avec l'évocation
du bonheur du juste dans l'éternité. En ce sens, toute espérance est espérance de
l'immortalité de l'â me. La mention du dieu confirme cette interprétation et elle annonce la
fin de la République, où cette espérance est de nouveau proposée.

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16. Rappel de la doctrine du bien, qui est le père du soleil. La mention, à peine esquissée, de
la possibilité de voir le bien – avec peine (mógis, c1) – est d'une grande importance pour la
discussion des limites de la connaissance chez Platon. Ce passage affirme en effet que la
forme du bien fait partie du monde connaissable (b8), mais cette proposition doit être
rapprochée de 509b, qui place le bien au-delà de l'être. Dans ces trois discours, sa
connaissance semble suspendue à une approche indirecte, ou alors comme la tradition
néoplatonicienne le proposera, par le moyen d'une appréhension, d'une saisie directe et
mystique. La comparaison avec l'intuition du beau en soi dans le Banquet (210e) favorise
cette interprétation. Sur cette question qui divise toute la tradition exégétique, voir d'abord
A.J. Festugière (1967) et M. Dixsaut (2000 : 121-151).

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17. Ceux qui sont remontés hors du souterrain et analogiquement, ceux qui ont atteint la
connaissance du monde intelligible. La polarité du monde de là -bas (entaûtha, c8) et du
monde d'ici structure toute l'expérience intellectuelle et spirituelle du platonisme, dont la
dynamique d'ascension montre dans plusieurs passages son lien fondamental à la
métaphysique des formes. Voir, par exemple, Banq., 211d.

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18. Seul emploi dans la République de ce terme, en général utilisé pour désigner des
statuettes religieuses (agalmátōn, d9). Voir Banq., 216d. La correspondance proposée ici,
dans le domaine de la vie des opinions et des jugements, concerne le rapport entre les
propos des cours de justice (les ombres) et la réalité des lois.

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19. Qui sont ces propagateurs d'une théorie nouvelle de la formation et de l'éducation,
sinon les sophistes ? Le grand exposé sur l'éducation platonicienne qui s'amorce ici
commence par une déclaration de modestie, proche de la profession d'ignorance de Socrate
: Platon déclare en effet qu'il n'est pas comme ceux qui prétendent remplir l'â me de ceux
qu'ils forment. Ce passage doit être lu en résonance avec le Théétète (149 sq.), où Socrate
prétend seulement libérer les â mes de ceux qui s'adressent à lui. Pour la profession des
sophistes, voir Protag., 318e-319a, et Gorg., 447c.

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20. Il s'agit de l'intellect, que Platon compare à l'œil de l'â me. En tant que puissance
d'apprendre et de contempler, l'intellect est la condition de possibilité de l'accès à la
connaissance ; il n'est pas, en lui-même, cette connaissance pour autant, laquelle ne
s'actualise que dans la contemplation des formes intelligibles. Il ne faut donc pas forcer
l'interprétation de ce passage vers une opposition entre ce que serait l'enseignement des
sophistes, et une doctrine innéiste, fondée sur la réminiscence, telle qu'on la trouve par
exemple dans le Ménon (81a sq.). Platon s'oppose simplement à un pur endoctrinement, et
il pense que la paideía réside plutô t dans une conversion de l'â me vers l'intelligible.
D'autres passages dans le corpus sont plus explicites sur la question de la réminiscence et
sur la parenté transcendante des formes et de l'intellect, par exemple, Phédon, 72e-73a.

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21. Au sens classique du terme (téchnē, d3), cet art est donc un savoir qui est appelé à se
fonder sur une connaissance. La finalité explicite de la formation philosophique est
énoncée ici comme une conversion, qui est à la fois un détournement du monde du sensible
et de l'opinion et un retournement (periagōgē̂s, d4) vers le monde intelligible. Voir infra,
521c. Cet art ne conduit pas à une production, comme celui des sophistes, mais à une mise
en œuvre : il induit la puissance de la pensée, et ne prétend pas produire les connaissances,
encore moins les déverser purement et simplement dans l'esprit de ceux qui entreprennent
le parcours dialectique. Sur la « mise en œuvre », un terme rare (diamēchanḗsasthai, d7),
voir Lois, V, 746c, Lettre VII, 348a, et Banq., 216c. La comparaison avec le Ménon ne
s'impose pas : le fait que Platon mentionne ici l'existence de la « puissance de voir »
n'implique aucune connaissance antérieure, seulement la réalité du pouvoir de l'â me de
connaître l'intelligible.

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22. Les vertus de l'â me, qui sont les vertus accompagnant l'exercice de la connaissance et
de la pensée (toû phronē̂sai, e2), sont mises en parallèle avec les vertus du corps, qu'on
appellerait plutô t qualités. Ce passage n'est qu'un exemple de la difficulté de traduire le
vocabulaire de l'excellence (aretḕ), qui recoupe aussi bien les excellences de la condition
physique que les vertus de l'â me. Comme le corps se développe par l'exercice, l'â me atteint
la vertu par la paideía. J. Adam, ad loc., note que le sens de la phrónēsis a changé, du livre IV
(428b et 433b) au présent passage, en raison du contexte plus intellectuel. En fait, le sens
s'est précisé, en approfondissant le lien de la vertu de la pensée à son exercice : la sagesse
qui trouve son premier domaine dans la modération s'accomplit chez Platon dans une
contemplation qui est l'essence du phroneîn, de la pensée. Comparer pour le sens moral
plus général, Protag, 333d, et pour le sens plus intellectuel, Phil., 11b-d.

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23. La divinité de l'intellect participe de la divinité de l'â me et de son immortalité. Pour le


principe, je traduis ainsi tinòs (e2), qui exprime non pas un vague quelque chose, mais un
principe de l'â me. La vertu de la pensée est la sagesse intellectuelle, cette phrónēsis qui
atteint ici son registre le plus élevé. Sur ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 93-119).

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24. Le poids des désirs et des convoitises appesantit l'â me et la garde rivée dans le devenir.
Voir infra, X, 611c, et Phédon, 81c. L'â me peut-elle, par le poids du désir, s'alourdir au point
de n'être que corps ? Notons l'idée qu'elle peut devenir de l'espèce du corps (Phédon, 83d),
puisque chaque plaisir la lie davantage, comme un clou, au corps.

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25. Ces îles sont situées aux extrémités de la terre habitée. Elles sont décrites par Hésiode
(Travaux, v. 167-173), qui y place les héros de la quatrième race, mais aussi par Pindare
(Olymp., II, 75-86) qui y voit la récompense des â mes les plus pures. Voir infra, 540b, Gorg.,
526c et 520d (le lieu le plus pur), et Phédon, 114c et 109b. Platon associe donc
l'eschatologie de l'au-delà à ce monde des formes intelligibles, contemplé par le philosophe.
Celui-ci ne descendra pas de son plein gré. Voir I, 336e, qui annonce la nécessité de le
contraindre à retourner dans la caverne pour sauver ses frères.

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26. Reprise du projet de fondation d'une cité parfaite, gouvernée par les rois-philosophes.
Platon passe maintenant au programme d'éducation des gardiens.

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27. Voir supra, VI, 504e sq.

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28. La spécialisation des fonctions dans la cité est le plus sû r moyen de rendre la totalité de
la cité heureuse. Les tâ ches de chacun contribuent au bien commun de la communauté (tò
koinòn, a1), une expression qui désigne tout à la fois les institutions communes et tout le
domaine de la vie publique, dēmosía. Voir Criton, 50a. Platon rappelle ici le principe de la
nécessité du bonheur pour l'ensemble de la cité dans son échange avec Adimante (IV,
419a), et il rappelle à Glaucon qu'il y avait déjà insisté (V, 466a).

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29. Ce súndesmos est l'unité organique de la cité, réalisée par la mise en œuvre réglée par la
loi de la vie politique.

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30. La vie contemplative du philosophe qui a atteint le terme de l'exercice dialectique et a


pu contempler le bien, et la vie active de l'homme politique engagé au service de la cité. Ce
passage est le plus explicite, dans tout le dialogue, concernant la polyvalence et la
complémentarité des aptitudes du philosophe. Cela ne signifie pas que la vie contemplative
soit de valeur égale à la vie active, sa supériorité est une thèse constante chez Platon et elle
constituera pour le philosophe-roi son occupation principale (d8). Voir Gorg., 484e, et
supra, VI, 496d-497a. Voir sur ce point L. Couloubaritsis (1982). Pourquoi les philosophes
résisteraient-ils à l'impératif de redescendre libérer leurs frères, puisque ce bien coïncide
avec le leur propre (412c) ? Dans la cité idéale, ils y pourvoiront à tour de rô le, de manière
à préserver leur bonheur contemplatif (540b). Sur la nécessité de l'action politique et sur
l'obligation d'y consentir, voir N. White(1986).

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31. Allusion aux efforts de discrimination des figurines dont les ombres défilent devant les
prisonniers et qui représentent les opinions de la multitude. Les philosophes sauront
reconnaître ces figures (eídōla, c4), autant les objets que les ombres qu'ils projettent (voir
532b, et supra, 511a et 516a).

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32. Allusion au vers d'Homère, Od., XIX, 547, voir supra, V, 476c.

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33. Allusion au lieu (tópos, Théét., 177a) intelligible, qui est le monde des formes. Même si
l'expression est elliptique (en tō̂i katharō̂i, d8), la référence est nettement à ce que Platon a
désigné plus haut comme un monde séparé. Voir Phédon, 109b, pour la partie pure du ciel,
et 79d pour la désignation des formes comme tò katharón, pur, immortel et semblable à soi.

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34. Cette sagesse est la sagesse de la pensée (phrónēsis) et elle repose sur la vertu de la
pensée (émphronos, a4) : remplie d'intelligence, sensée, rationnelle. Platon a très souvent
recours à ce terme dans son œuvre. Voir infra, b8, alors que Platon désigne les gardiens
comme « les plus sages » (phronimṓtatoi). Cette sagesse allie la formation intellectuelle, qui
les rend aptes à la saisie des formes du juste et du beau, et des capacités de sagesse
pratique, qui les habilitent aux décisions de la cité. Le rapport entre ces deux aspects de la
sagesse est une des questions les plus problématiques de la philosophie politique
platonicienne : comment la contemplation des formes rend-t-elle apte à la décision sage
dans le monde concret ? Voir sur ce point l'étude de M.P. Edmond (1991).

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35. Quels exemples peut-on citer dans la mythologie grecque de telles ascensions ? Peut-
être le mythe d'Asclépios (voir supra, III, 408c), délivré de l'Hadès après avoir été blessé
par Zeus. Voir Pausanias, II, 31, 2. Ce mythe est repris dans l'apologétique chrétienne (voir
Justin, Dialogue avec Tryphon, 69, et Apologie, 121), qui y a vu un signe précurseur de la
doctrine chrétienne de la résurrection. Le mythe final de la République donne à cette
allusion toute sa signification, puisque la vie philosophique y est glorifiée dans le choix des
vies.

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36. Il s'agit du jeu des coquilles (ostráka, c5), dont les Anciens ont fait ensuite un proverbe
qu'on pourrait formuler comme suit : « Ce n'est pas aussi facile que de retourner un jeton. »
Voir J. Adam, ad loc., qui y consacre un appendice (II : 181-182), avec la mention dans le
Phèdre (241b). La comparaison entre le retournement et la conversion (peristrophḗet
periagōgḕ) veut insister sur l'importance d'une conversion complète de l'â me par le moyen
de l'éducation. Voir supra, 518d. Le retournement précède la remontée, qui est anábasis et
epánodos (532b).

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37. Il faut en effet examiner quels objets d'étude et quelles disciplines peuvent opérer ce
retournement. La suite du programme de l'éducation montre que Platon envisage un
curriculum complet de disciplines, aboutissant à une science suprême, la dialectique. Il
désigne ici l'ensemble de ces disciplines (mathèmatōn, c10).

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38. Rappel de III, 403e, voir infra, VIII, 543b.

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39. Rappelons que le concept de cette formation par la musique comprend tout à la fois
l'harmonie musicale et la poétique, c'est-à -dire la connaissance d'une mythologie purifiée
selon les modèles d'une théologie philosophique. Voir supra, II, 376e. Que la philosophie
soit aussi une musique, Platon le dit ailleurs (Phédon, 61a) : il s'agit au sens le plus large de
l'art des Muses, et en ce sens la philosophie est une œuvre d'art, avec la riche note de M.
Dixsaut, ad loc. Mais dans le présent passage, la musique n'est pas considérée comme une
science (ouk epistḗmēn, a5), et on ne peut donc en faire l'objet d'un enseignement
susceptible de contribuer directement à la formation philosophique. Son essence est
d'abord propédeutique. La complémentarité de la gymnastique et de la musique est fondée
sur la discipline des habitudes (III, 410c-412a), formée également par l'harmonie et le
rythme. Notons comment l'exposé général de la formation des gardiens se répartit dans
l'ensemble du dialogue : la gymnastique et la musique sont présentées avant les grands
exposés sur la métaphysique, alors que les disciplines propédeutiques et la dialectique sont
présentées ensuite. Platon donne le critère qui les distingue pour la formation : le premier
groupe concerne le sensible, alors que le second est orienté vers l'intelligible, et
ultimement vers le bien. Cette séparation pose le problème de l'esthétique : pourquoi en
effet les disciplines de la beauté du corps et des harmonies sensibles ne seraient-elles pas
placées dans un continuum qui les lie à la connaissance de l'intelligible, comme dans le
Banquet ? Cette question croise celle de la condamnation de la poésie et des arts visuels au
livre X. La formation poétique n'est pas une formation esthétique, mais d'abord morale ;
c'est ce qui distingue la critique du livre II et la condamnation du livre X.

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40. Je ne retiens pas le texte de Burnet, et je préfère la leçon majoritaire des manuscrits qui
lit ici agathòn (b1), et non ágon. La redondance de pròs et de ágon est un argument
suffisant pour rejeter cette leçon.

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41. Il s'agit de tous ces savoirs passés en revue (supra, VI, 495d). Il faut entendre ici les arts
au sens de téchnē, de savoirs particuliers comme la médecine ou la rhétorique. Pour la liste
qui enchaîne les arts, les raisonnements et les sciences (c1-2), elle n'a rien de systématique.
Platon veut seulement dire que le savoir recherché doit posséder une application
universelle. Nous en trouvons l'énoncé explicitement formulé dans les Lois, V, 747a-b. Voir
également Phil., 56-57, et Théét., 185e. Pour le concept de raisonnement (diánoiai, c2), il
pourrait s'agir, comme B. Jowett le suggère, du sens mathématique mentionné dans
l'exposé sur la ligne, supra, VI, 511c. Mais le contexte est général et laisse plutô t entendre
les opérations de la pensée en général.

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42. Cette remarque surprenante se fonde sur le fait que les trois grands auteurs de
tragédies, Eschyle, Sophocle et Euripide, avaient écrit des pièces autour de la légende de
Palamède, dont seulement quelques fragments ont été conservés.

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43. Le développement se raccorde à l'exposé de la ligne, et montre la progression de la
connaissance mathématique vers l'intellection (nóēsis) du monde intelligible et du bien.
Notons que l'extension de l'intellection varie selon les contextes : alors qu'ici, elle
s'applique à l'ensemble du monde intelligible et recoupe donc la science (epistḗmē), dans
l'exposé de la ligne, elle apparaît réservée à l'objet suprême, le bien (voir supra, VI, 511d).
On ne compte que vingt-huit emplois de ce terme dans le corpus platonicien, et dans la
République, les emplois au nombre de quinze sont concentrés dans l'exposé du livre VII, à
l'exception de 511d. Comme Platon dispose du terme correspondant d'intellect (noûs),
pour désigner le principe de l'â me, j'ai maintenu dans la traduction le sens induit par le
suffixe d'opération (-sis), et toujours traduit par intellection. Sur ce problème important de
la hiérarchie des opérations de connaissance, voir l'étude classique de L. Robin (1932). La
valeur des mathématiques dans la formation était pour Platon considérable, voir Lois, VII,
819d : ceux qui ne les connaissent pas ne sont pas des êtres humains ; voir également
Timée, 39b. Pour l'ensemble du passage sur le rô le des mathématiques (522c-531e), voir I.
Robins (1995).

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44. Littéralement, « rien de sain » (oudèn hugiès, b4) c'est-à -dire rien de fiable (Soph.,
232a), rien de solide (Phédon, 90c).

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45. L'opposition est nette entre la perception et l'intellection (aísthēsis/nóēsis), non pas
seulement parce que les perceptions sont imprécises ou troubles, mais aussi et surtout
parce qu'elles peuvent être contradictoires au sujet d'un même objet. Pour l'exemple de la
peinture en trompe l'œil, voir II, 365c, et X, 602d.

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46. Cette analyse de la perception de sensations contradictoires trouve un parallèle précis


dans le Phédon, 101-102c, et dans le Théétète, 152d-154c. Notons que dans le Philèbe (14d),
ces exemples sont déclarés sans intérêt.

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47. Littéralement, « il communique à l'â me ». Quel est le sens de cette indication de la
sensation à l'â me ? S'agit-il déjà , dans la théorie platonicienne de la connaissance, d'une
opinion ou d'un jugement porté sur la qualité d'un objet sensible ? Platon distingue
l'expérience de la perception et le sens qui y préside, mais il ne semble pas porté à
distinguer ici l'expérience sensible et la production de l'opinion. Il recourt néanmoins à un
jugement qui s'exprime par des termes concernant les qualités, et la sensation « signifie »
(sēmaínei, a7) des choses différentes, ce qui produit la perplexité de l'â me (ici, au sens
littéral de l'aporie, aporeîn). Seule la contradiction l'intéresse et l'expérience de la relativité
des perceptions.

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48. Malgré le terme (hermēneîai, b1), il ne s'agit pas d'interprétations, puisque les sens ne
produisent pas des interprétations des objets, mais bien de ces rapports qui dans la
perception sont communiqués et conduisent à formuler des jugements du type « cet objet
est mou ».

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49. Il s'agit de deux registres dans les niveaux de la connaissance, correspondant aux
principes de l'â me qui y préside, la pensée (diánoia) et l'intellect (noûs).

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50. Le passage du vocabulaire de la sensation au vocabulaire noétique est subit. En effet, la
perplexité engendrée par la contradiction dans l'expérience sensible exige de recourir à un
registre supérieur de connaissance, qui est précisément le niveau que cherche à faire
reconnaître Platon pour son programme d'éducation : c'est le registre où la distinction des
formes requiert la saisie intellective de formes séparées, v.g. le grand et le petit, le mou et le
ferme. Là en effet où la perception tolère l'indistinction et la confusion, l'intellection
introduit la clarté de la séparation. La distinction de l'intelligible et du sensible (du visible
en l'espèce) se fonde donc sur la nécessité de cette séparation (524c13).

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51. Plus précisément, un énoncé contradictoire (enantíōma, e3). Voir infra, X, 603d et I Alc.,
103a.

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52. Toujours au sens fort et métaphysique, « de ce qui est réellement », « de l'être », en tant
qu'il est au-delà du devenir. Ce passage pose la question du rapport entre l'étude des
mathématiques et la dialectique : s'agit-il d'un continuum, ou d'études séparées ? L'aspect
propédeutique est posé clairement comme point de départ des études de philosophie. Voir
infra, 525c.

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53. La distinction entre le calcul (logístikē) et l'arithmétique (arithmētikḕ, a9) ne


correspond pas aux notions contemporaines de ces sciences. Voir sur le sujet A. Wedberg
(1955) et I. Robins (1995), avec les passages du Gorgias (451b-c, 453e), du Théétète (198a),
du Charmide, 166a, et du Politique, 259e.

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54. L'art du calcul constitue en effet une propédeutique à l'art du raisonnement, et Platon
ne saurait vouloir dire ici, ce qui serait redondant, qu'à moins d'apprendre le calcul, on ne
deviendra jamais expert en calcul. Le terme (logistikō̂i, b6) doit donc être entendu dans le
sens philosophique (voir en ce sens la traduction de G.M.A. Grube qui va plus loin, if they
are ever to become rational).

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55. La mention de l'utilité du calcul pour la guerre n'est pas que rhétorique (contra, B.
Jowett, ad loc.). Il faut rappeler que la classe des gardiens, considérée dans son sens le plus
large, contient les auxiliaires, c'est-à -dire les chefs de guerre, et que toute l'entreprise de la
République vise à mettre sur pied une cité juste, heureuse, mais surtout débarrassée de la
stásis et victorieuse dans ses conquêtes. La guerre fait donc partie intégrante de la vie de la
cité juste et des responsabilités des gardiens. L'argument sera repris pour la géométrie,
voir 526d. En revanche, on notera le mépris des activités du commerce, voir supra, I, 345c.

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56. C'est-à -dire sans aucune intervention de la perception sensible, rendant ainsi possible
la progression de la connaissance des nombres vers la connaissance du bien en soi. En ce
sens, la recherche doit donc se concentrer sur les nombres en eux-mêmes, sans exemple
sensible (d6). Alors que l'unité sensible est toujours divisible, l'unité intelligible ne l'est pas.
Voir Phil., 56c-e, qui distingue l'approche philosophique des nombres d'une approche
concrète ordinaire. La doctrine platonicienne du nombre a trouvé écho chez Aristote (Mét.,
A, 6, 987b14 sq.), qui confirme que pour Platon les nombres étaient des réalités
intermédiaires entre les objets sensibles et les formes. Sur cette question très débattue,
voir L. Robin (1963 : 203 sq. et 405 sq.).

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57. Cet être heureux est la forme du bien et elle est présentée ici dans un langage qui
l'apparente au bonheur des dieux de la théologie grecque. Ce prédicat du bonheur suffit-il à
la considérer comme un dieu, ou ne s'agit-il que d'une prédication analogique ? Cette
question engage toute l'ontothéologie. Voir H.J. Krä mer (1969). En quel sens la géométrie
conduit-elle de manière directe à la saisie (katideîn, e2) la forme du bien ? En raison du
caractère abstrait de ses opérations, qui détachent l'esprit du sensible et l'orientent vers
l'intelligible. Voir Y. Lafrance (1980).

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58. Les trois opérations géométriques auxquelles Platon fait ici allusion sont : la formation
d'un carré, suivant le théorème, à partir d'une ligne donnée ; le développement d'une
figure, suivant le théorème, à partir d'une ligne donnée sur un plan (v.g. un triangle
isocèle), et enfin ajouter une figure à une autre, en additionnant leurs surfaces. Voir par
exemple, Ménon, 87a, pour l'application, avec la note de M. Canto-Sperber, ad loc., sur le
sens de parateínein.

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59. Platon adresse à la pratique courante de la géométrie les mêmes critiques qu'au calcul
et à l'arithmétique : il faut dépasser un usage utilitaire et en pousser l'étude sur le plan de
l'accès à l'intelligible. Toute la tradition de l'Académie, de Speusippe et Eudoxe à Proclus, a
maintenu cette position privilégiée de la géométrie qui était celle de Platon. Voir J. Adam,
ad loc., qui cite Jean Philopon et Proclus dans son Commentaire sur les É léments d'Euclide
(29 Friedlein) sur les vertus cathartiques de la géométrie. La géométrie est la deuxième
discipline (526c8), occupant la place intermédiaire entre l'arithmétique, dont l'objet est le
nombre et la constitution de la ligne, et la stéréométrie, dont l'objet est le volume dans
l'espace. Son domaine propre est la surface plane et les figures. Notons ici que l'usage du
mot « mathématiques » pour désigner l'ensemble de ces trois sciences n'est pas
platonicien, ce n'est qu'avec Aristote qu'il se généralisera. Quand il parle de ces «
enseignements », Platon ne désigne que les savoirs en général (mathḗmata) qu'il veut faire
contribuer à son programme éducatif.

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60. Le but de la géométrie est la connaissance de l'intelligible. L'existence substantielle et
éternelle des formes a-t-elle pour corrélat l'existence substantielle et éternelle des
nombres et des figures ? Le rapport ontologique des formes et des objets mathématiques
est formulé dans le Timée (50c) comme un rapport d'imitation, mais dans la République la
doctrine des objets mathématiques demeure imprécise.

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61. Hérodote (VII, 154) mentionne une cité de ce nom. Emploi unique de ce terme dans le
corpus platonicien (kallípolei, c2), l'expression s'adresse explicitement à Glaucon et marque
une certaine complicité dans le rêve de la cité idéale. Il ne s'agit pas d'un nom propre, mais
dans la tradition néoplatonicienne, ce terme deviendra le nom de la république de Platon.

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62. C'est-à -dire l'ensemble des disciplines fondamentales des mathématiques. Chacune
concourt en effet à purifier l'œil de l'â me, qui est l'instrument (órganón, d8) de la
connaissance. Même si les considérations d'utilité pour la guerre sont pertinentes, le
passage suivant montre qu'elles ne doivent pas supplanter la connaissance essentielle, celle
du bien. Socrate invite donc Glaucon à choisir ses interlocuteurs : ceux qui discutent de
l'utilité des savoirs, ou les philosophes, c'est-à -dire ceux pour quoi la discussion est
intérieure et orientée vers la purification de l'â me. Cet intermède est suivi d'un
rétablissement de l'ordre des sciences dans le curriculum : l'astronomie, qui est l'étude des
corps en mouvement dans le ciel, ne saurait suivre immédiatement la géométrie, il faut
d'abord étudier les corps eux-mêmes en tant qu'ils sont des volumes.

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63. Je maintiens cette traduction, qui est courante, même si J. Adam, à la suite de Schneider
(ad loc.), a sans doute raison d'insister sur le fait que le terme technique (aúxē) a le sens d'«
augmentation ». Ce terme, repris des pythagoriciens, présente la ligne comme une
augmentation du point, le plan comme une augmentation de la ligne, et le solide comme
une augmentation du plan. Voir son appendice II (II : 163-168).

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64. Il est peu probable que Platon ait méprisé la stéréométrie de son époque, et le sens est
plutô t que ces questions demeurent encore des problèmes. C'est le cas par exemple du
fameux problème délien de la duplication du cube formulé au Ve siècle par Hippocrate de
Chios et qu'évoque Platon dans le Timée (32a). Voir T.L. Heath (1921 : chap. 6). De qui parle
Platon quand il pointe du doigt ces chercheurs (zētētikoì, c1), qui refusent l'autorité d'un
superviseur ? Se fondant sur une allusion de Plutarque (Démon de Socrate, VII, 579c) au fait
que Platon avait référé le problème délien à Eudoxe, J. Adam suggère que Platon pense
qu'Eudoxe pourrait être un tel superviseur. Présent à Athènes entre 368 et 361, il avait la
faveur de Platon et la mention du « charme » de la science est sans doute un écho du
charme d'Eudoxe. Il indiquerait alors que les membres de l'Académie possèdent une
compétence qui devrait leur faire jouer un rô le auprès des groupes de mathématiciens de
son époque. Voir sur ce point, D.H. Fowler (1987).

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65. Platon pense peut-être à Isocrate (Sur l'échange, 261), qui reconnaissait le caractère
propédeutique de l'astronomie, mais aussi sans doute à des sophistes omniscients, comme
Hippias (voir Protag., 318e avec la mention des disciplines d'enseignement).

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66. Allusion possible au Socrate peint par Aristophane dans les Nuées, qui se rapproche
assez de l'attitude de Glaucon. Cette suggestion de Nettleship (II : 274) ferait voir ici une
forme de réfutation ironique des critiques d'Aristophane. Voir Nuées, v. 171-74, 218-226, et
Apol., 19c.

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67. Cette affirmation surprend, dans la mesure où tout le développement qui précède
postule que les sciences propédeutiques conduisent à une connaissance supérieure, qu'il
s'agisse de la connaissance des formes intelligibles ou de la forme du bien. Il s'agit donc ici
d'un concept rigoureux et restreint de la science, qui n'est science que dans la mesure où
elle prend pour objet l'intelligible. L'astronomie est un bon exemple de cette brèche entre
la perception des phénomènes visibles et la connaissance, seule véritable, des mouvements
idéaux, exprimés dans une mathématique céleste transcendante. Au-delà du ciel visible qui
n'en serait, en dépit de sa perfection, que l'image, il faut placer un ciel intelligible, constitué
de pures relations mathématiques, et qui emporte dans son pur mouvement intelligible les
êtres qui sont en lui, c'est-à -dire les formes pures des relations constitutives du ciel. Dans le
Timée (39d), les rapports entre cette astronomie pure et le mouvement des astres seront
présentés comme des rapports d'imitation. Voir l'exposé de G.E.R. Lloyd (1968). Notons par
ailleurs que cet exposé de l'objet de l'astronomie annonce en quelque sorte le modèle
cosmologique qui sera exposé dans le mythe final du livre X. Sur l'astronomie de Platon,
voir A. Mourelatos (1984) et I. Bulmer-Thomas (1981).

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68. Allusion aux talents prodigieux du sculpteur Dédale, créateur du Labyrinthe du roi
Minos, dont les statues étaient si parfaites qu'on les croyait animées. Voir Euthyph., 11b, et
Ménon, 97d.

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69. Ce démiurge (a6) est-il déjà celui du Timée ? Il faut voir un parallèle étroit entre la
fabrication du système céleste esquissée ici et l'exposé détaillé du Timée (31b-40d). Voir
sur ce point L. Brisson (1974).

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70. En affirmant que l'astronomie mathématique doit procéder par problèmes, Platon veut
dire qu'elle doit se concentrer sur les mesures idéales, et non sur l'apparence sensible des
mouvements observés. L'exemple de la régularité (b3) montre assez bien la prééminence
des questions de l'identité (Timée, 28a-b, 37d, et Pol., 269d) dans la constitution d'une
physique pure des corps célestes. Croyait-il vraiment possible de la dégager entièrement de
l'observation ? J'ai introduit le mot « phénomènes » pour qualifier ce qui dans le ciel sera
négligé, c'est-à -dire l'apparence visible, puisque c'est le pur ciel intelligible qui sera
privilégié. Voir également Phédon, 97d-98b, où Platon dit sa déception devant une
astronomie purement physique et son désir d'une théorie illuminée par la forme du bien.
Voir enfin Lois VII, 821-822, où Platon expose une critique d'une astronomie qui accepte
des mouvements erratiques des astres.

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71. Les deux mouvements les plus importants sont l'objet de l'Astronomie et de l'Harmonie,
mais Platon dresse ailleurs une liste plus complète (Lois, X, 893-894) des mouvements.
L'exposé du Timée (47b-e) reprend la même séquence de la vue et de l'ouïe, en opposant
l'étude des relations intelligibles découvertes par les sciences à la seule mesure du
sensible : « L'harmonie qui est faite de mouvements apparentés aux révolutions de notre
â me, n'apparaît pas à l'homme qui entretient avec les Muses un commerce guidé par
l'intelligence comme tout juste bonne à procurer un plaisir étranger à la raison, ce qui est
son utilité, comme le veut actuellement l'opinion » (47d, trad. L. Brisson). La parenté de
l'astronomie et de l'harmonie s'exprime dans le thème de l'harmonie des sphères, voir
infra, X, 617b. L'origine pythagoricienne est attestée par Aristote, De caelo, B, 9, 290b12.
Voir P. Boyancé (1941 : 148).

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72. Déjà en IV, 424c, la mention de Damon pour l'enseignement de la musique orientait
vers le pythagorisme. La référence aux doctrines pythagoriciennes n'est pas un hommage
purement verbal, Platon reconnaissant leur importance. Mais sa critique semble viser leur
fascination pour la mesure des intervalles, présentée ici de manière caricaturale (531a3).
On a suggéré que cette critique ne visait pas d'abord les pythagoriciens, mais les «
musiciens » (mousikoí), une autre école d'harmonie qui mesurait les intervalles non pas
comme proportions, mais comme fractions d'un ton fondamental. C'est à cette école
qu'appartiendrait le terme technique « densité » (puknéṓmata, 531a4), un terme fréquent
chez Aristoxène. Il s'agit du quart de ton (puknón), défini par Aristoxène (Éléments de
l'harmonique, I, 24) et que Platon désapprouvait (voir Proclus, In Tim., II, 191 ; III, 238). Sa
critique des Harmoniciens, dont il qualifie le travail d'inutile, vise une pure technique (voir
aussi le reproche du Phèdre, 268e). Voir à ce sujet A. Bélis, qui étudie les polémiques contre
les Harmoniciens (1996 : 95). À sa suite, on peut montrer plusieurs points de concordance
entre Aristoxène et Platon, mais sur le point essentiel, la pédagogie morale de la musique et
le rô le de science harmonique, Aristoxène s'éloigne du pythagorisme qui inspire encore
Platon. Voir A. Bélis (1996 : 98-100). La suite montre cependant que Platon est également
insatisfait des recherches pythagoriciennes (531c), parce que l'harmonique souffre des
mêmes défauts que l'astronomie d'observation : peu intéressée par les pures relations
intelligibles, elle se perd en mesures de phénomènes sensibles. Exposé parallèle en Timée,
80b. Sur la place de l'astronomie dans le curriculum, voir I. Mueller (1991).

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73. Platon ne veut pas aller plus loin dans la critique des mousikoí et il s'en prend à ceux
dont l'enseignement pourrait passer pour équivalent à sa conception de l'harmonique. Or
les pythagoriciens ne s'intéressent pas aux relations pures (c3), mais seulement aux
proportions qui existent dans le sensible et sont imparfaites. Dans son exposé sur l'â me du
monde (Timée, 35b-37d), Platon associe les harmonies parfaites à des structures
d'intervalles et insiste sur le rapport de l'â me à l'harmonie. C'est cette harmonie céleste qui
est sans doute à l'horizon du présent passage. Voir L. Brisson (1992 : 284-287, annexe 2).

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74. La structure du curriculum platonicien est une structure propédeutique méthodique


(c10), qui prépare les futurs gardiens à la dialectique. La nature des enseignements
successifs et leur progression montrent une grande cohérence, en particulier dans leur
foyer commun, les mathématiques et le lien à la formation du raisonnement. Platon parle
ici d'une parenté des disciplines, établie par une approche déductive. Tous les aspects de
formation morale sont présupposés, et sont le fait de l'éducation par la poésie, la musique
et la gymnastique. Notons cependant un croisement de ces deux étapes de la paideía sur le
domaine de l'harmonie, d'abord communiquée par le rythme, et ensuite étudiée dans les
relations mathématiques pures. C'est cette discipline qui assure la continuité de l'ensemble
de la formation. Voir sur ce point, W. Jaeger (1964) et H.I. Marrou (1964), deux maîtres
livres sur la paideía de la Grèce classique.

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75. Cette image présente les disciplines propédeutiques comme le prélude musical, dont la
dialectique sera la pièce principale, le chant (nómos, d8 et 532a1). Sur ce sens du terme
nómos, voir Timée, 29d (où L. Brisson le traduit par « thème »), et pour les préludes, Lois, V,
723e.

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76. Qui sont ici ces dialektikoì ? Comme Platon n'a pas encore défini ce qu'il entend par l'art
de la dialectique, on peut penser qu'il veut dire ceux qui sont experts dans l'art du dialogue,
de la conversation rationnelle procédant par arguments. La dialectique véritable sera
définie par son objet et les dialecticiens authentiques seront donc les philosophes, alors
que les experts en dialogue ne sont que ceux qui s'y entendent dans l'art des questions et
des réponses.

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77. La conception fondamentale de la dialectique repose sur l'art de dialoguer, en


procédant par questions et réponses. Je traduis ainsi l'expression tò dialégesthai (a2), dans
le but de maintenir le lien entre la procédure philosophique que Platon va exposer et le
dialogue lui-même, qui est un exercice actif et concret. Cet exercice permet à la raison de
progresser de manière purement intellectuelle vers la saisie des êtres en soi que sont les
formes intelligibles, et de là à l'intellection (nóēsis) de la forme du bien. Ce n'est que plus
loin (b4) que Platon donne le nom de cette science, la dialectique. Sur la méthode
dialectique chez Platon, voir d'abord R. Robinson (1953) ; pour le rapport aux
mathématiques, voir F.M. Cornford (1932) et I. Mueller (1992).
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78. Platon poursuit l'interprétation de l'allégorie de la caverne, en la reportant sur le


programme propédeutique des sciences qu'il vient d'exposer. La remontée progressive le
long du couloir de la caverne, alors que les prisonniers s'habitueront lentement à
reconnaître, se voit donc interprétée comme le parcours méthodique qui conduit à la
dialectique ; celle-ci est la dernière étape, la science qui s'adresse directement à l'objet
intelligible, à cette lumière réelle qui est à l'extérieur du monde de la caverne.

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79. Dans le monde naturel, les reflets du soleil et de la lumière sur l'eau sont la
manifestation de la divinité (supra, VI, 508a). Voir en ce sens Soph., 266c. Rien du monde du
simulacre ne peut atteindre la divinité du monde naturel, lequel n'est divin que par
participation au monde divin des formes et des dieux. Sur le rapport entre les formes et les
dieux, voir J.M. Rist (1964).

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80. Alors que Glaucon vient d'exprimer le souhait, sinon la nécessité, de revenir sur
l'ensemble de la méthode dialectique, pour articuler les sciences propédeutiques et le
terme de la dialectique, Socrate lui répond qu'il n'en aurait pas les moyens. Il affirme
également que son enthousiasme est réel (voir par exemple, Banq., 209e, pour cette
détermination d'aller jusqu'à la vision ultime). Ce n'est pas la première fois que Socrate
s'adresse ainsi à son compagnon (voir 527d, 529a), mais il dit clairement ici que la vision
dont il dispose demeure incommunicable pour la majorité. L'objet de la recherche, la forme
du bien, échappe aux moyens actuels de la procédure mise en œuvre dans l'entretien, mais
Socrate en réserve la possibilité pour d'autres circonstances. Glaucon se souviendra plus
loin que Socrate n'a pas confiance en lui, 534b. Cette vision produirait une forme
d'éblouissement insupportable. On retrouve donc l'attitude de retrait, qu'il semble
impossible de considérer comme une théologie négative, qui avait caractérisé l'exposé sur
le bien : Socrate, lui, a accès à cette vision du vrai en soi, comme il pouvait contempler le
bien (VI, 506d-e), mais il ne croit pas possible de la communiquer. Notons cependant, à la
suite de J. Adam, ad loc., la mention d'une clause restrictive, « en tout cas tel qu'il
m'apparaît à moi » (a3-4). Sur l'interprétation ésotériste de ce passage, qui voit ici une
mention de la fameuse leçon sur le bien, dont fait mention Aristoxène de Tarente, et sur
l'ensemble de la question des réserves de Platon eu égard à la communication d'une
doctrine purement orale, voir l'excellente synthèse de M.-D. Richard (1986 : 58 sq.).

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81. On peut distinguer ici une classification des arts en trois groupes : les arts de
complaisance (dont l'objet est l'opinion), les arts de production (poétique, production et
assemblages) et les arts de service (soins). Voir Gorg., 463b, 501a, Pol., 261-275e, et Soph.,
222e. Notons au passage que Platon semble vouloir accentuer l'écart entre la géométrie,
qui ne fait que rêver, et le monde de l'éveil, qui est celui de la dialectique, alors que l'exposé
précédent fait des sciences mathématiques une propédeutique d'éveil et de sortie de la
caverne. La posture est rhétorique, et cherche à mettre en relief le seul éveil véritable.

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82. Allusion possible aux doctrines orphiques de la chute dans le bourbier, voir infra, II,
363d, avec le mythe du Phédon (110b sq.).

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83. Dans l'exposé sur la ligne, supra, VI, 511d-e, Platon a défini la pensée (diánoia) comme
le type de savoir correspondant aux mathématiques. Ce rappel ne dispose aucunement
cependant du nom qu'il faudrait substituer au terme d'arts ou de sciences pour les
disciplines mathématiques, puisque la diánoia est une opération de l'esprit, inférieure d'un
registre à l'intellection (nóēsis). Ces termes ne désignent pas formellement des disciplines
ou des savoirs. La distinction semble donc parfois indécise dans l'épistémologie
platonicienne entre le lexique des opérations et celui du contenu des savoirs. Platon
reprend simplement ici, au moment de présenter la dialectique, les grandes articulations,
épistémologiques et ontologiques de la ligne.

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84. Je ne suis pas le texte de J. Burnet, qui conserve dans ce passage une ligne qui se trouve
dans toute la tradition manuscrite, mais où on peut déceler une interpolation d'origine
stoïcienne ; on y trouve en effet la mention d'une héxis dans l'â me (e4), correspondant au
nom et à la définition. Suivant l'opinion de J. Adam, à laquelle je me range, je supprime donc
cette interpolation et je conserve, à la reprise, areskei qui est présent dans les manuscrits.

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85. Cette définition de la dialectique repose sur la composition de deux expressions
provenant d'univers conceptuels différents : d'une part, le concept socratique de « rendre
raison », ou de « saisir la raison », qui appartient en propre à la dialectique socratique et à
ses procédures ; d'autre part, l'objet de la dialectique, l'être et l'essence (ousía, b4), qui sont
les concepts centraux de la métaphysique des formes, et dont on ne peut affirmer la
présence dans la méthode socratique. Plus l'intellect saisit la raison (lógon, b3-4) de chaque
chose, plus il s'approche de la saisie de la forme, qui est identique à l'être et à l'essence.

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86. Rappel de la perspective de la paideía, c'est-à -dire du programme éducatif destiné aux
jeunes qui doivent se former à devenir gardiens. Platon évoque de nouveau l'opposition
entre la formulation théorique d'un programme, et la perspective concrète et pratique de
l'éducation. Dépourvus de rationalité (alógous, d5), ces jeunes seraient comme les
grandeurs irrationnelles incommensurables : cette comparaison surprenante a été
expliquée de plusieurs manières, par exemple en rapport avec les fantaisies
mathématiques de Platon (Pol., 266b). Les jeunes seraient indéterminés et inaptes à saisir
les formes, qui constituent les fondements rationnels des choses. Le contexte fourni par
l'exposé sur la géométrie suggère sans doute un jeu de mots, et rien de plus.

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87. Les exigences en rapport avec la vérité montrent une rigueur plus imposante : ce n'est
pas seulement le mensonge volontaire qui doit être condamné, mais aussi le mensonge
involontaire, que Platon associe à l'ignorance. Comme le mensonge a été présenté comme
une composante cruciale de la division des classes, cette exigence plus stricte doit être
interprétée ici dans sa relation au risque constant d'ignorance (amathía, e5) qui menace
l'étudiant non vigilant, et qui le conduira nécessairement au mensonge involontaire, du fait
même de son ignorance.

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88. Quand l'ensemble des vertus des gardiens est considéré comme le tout que chacun doit
constituer, selon l'harmonisation de la justice qui unifie l'â me, la formation morale des
gardiens est achevée. On peut parler d'une excellence propre des gardiens, qui est pour
ainsi dire le sommet du progrès moral.

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89. Platon évoque de nouveau les railleries des sophistes, mais peut-être surtout
l'imposture d'Isocrate (VI, 495e).

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90. Il ne s'agit certes pas de vieillards, mais de citoyens qui ont dépassé l'â ge de la
formation. Dans le présent passage, Platon se ravise : compte tenu des exigences de la
paideía philosophique, il semble nécessaire de recruter d'abord des jeunes. Pour le premier
choix, voir supra, III, 412c, et infra, VIII, 543d.

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91. Fragment célèbre de Solon (640-560), cité également dans le Lachès (188b et 189a) et
qui nous a été transmis par Plutarque (Vie de Solon, II = frag. 18 West) : « Je vieillis en
apprenant chaque jour plusieurs choses. » Solon avait été archonte d'Athènes en 594-593,
et il était un aïeul de Platon du cô té maternel. Poète élégiaque, il est aussi l'auteur de
réformes politiques d'une grande importance. Platon le critique ici sur un point mineur,
mais n'a cessé de le reconnaître comme un modèle de réformateur.

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92. Alors que tout l'exposé préparatoire est présenté comme un curriculum obligatoire,
imposant une séquence dans les disciplines, Platon introduit ici une perspective générale
pour mettre en relief ce que nous pourrions appeler le caractère libéral de sa philosophie
de l'éducation. Il ne s'agit pas en effet d'y astreindre quiconque, car l'étude se caractérise
par la liberté ; voir Phèdre, 240c et Lois, VII, 819b.

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93. Voir supra, V, 467e.

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94. Le terme est rare (entrechéstatos, a10) et inconnu chez les écrivains de la période
classique. Platon valorise dans toutes ces situations ce que nous appellerions aujourd'hui
l'énergie et l'agilité.

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95. Tous les enseignements concourent en effet à une structure générale, qui produit une
connaissance unifiée (máthēsis, c4). Platon voit à ce système deux dimensions : d'abord les
liens entre les disciplines, qui sont organiques (voir sur la parenté, oikeiótēs, 526c), ensuite
la correspondance parfaite avec la structure de l'être réel, c'est-à -dire l'objet intelligible.
Cette vue synoptique est une caractéristique fondamentale du dialecticien (c7) : il est lui le
seul à posséder cette connaissance d'ensemble. Platon utilise la même expression de la vue
synoptique dans le Phèdre (265d et 273e), la vue d'ensemble conduisant à la forme unique.
Voir également Timée, 83c, et Soph., 253d.

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96. Les étapes successives du choix des gardiens sont désormais plus précises et elles se
distribuent sur les â ges de la vie. La formation musicale, poétique et gymnique s'adresse à
l'enfance, puis vient la formation militaire, d'une durée de deux ou trois années. Ensuite,
ceux qui se sont distingués s'engagent dans les études propédeutiques, principalement
constituées par les disciplines du curriculum libéral, qui les mène jusqu'aux environs de
trente ans. Là , ceux qui se sont distingués sont recrutés pour l'apprentissage de la
dialectique. Peut-on inférer quelque chose du fait que Platon recourt à ce moment au
singulier pour désigner « celui » qui se destine à l'étude de l'être ? Il est certain que le
nombre de ceux qui montrent des aptitudes, plus les exigences se resserrent, va
décroissant, mais rien ne prescrit de ne choisir dans chaque cohorte qu'un seul candidat
pour la philosophie. L'expression de Platon ici est purement littéraire et n'exclut
aucunement que les candidats soient plus qu'un seul.

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97. Voir infra, IX, 572e. Si Platon pense ici surtout à l'école d'Isocrate, ou même en général
aux sophistes, ce mépris des lois serait l'attitude engendrée par le relativisme. Privées de
fondement, objets d'arguties continuelles sur leur portée et sur leur signification, les lois
deviendraient le symptô me de la maladie de la dialectique. La suite expose comment Platon
conçoit l'invasion du relativisme. Le jeune qui est devenu paránomos (539a3) a cessé d'être
respectueux des lois (nómimos), un qualificatif qui désigne surtout celui qui respecte les
traditions et les coutumes sacrées. Voir Lois, VII, 793a.

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98. Le texte grec montre ici une volonté, aussi nette qu'énergique, de s'en prendre à la
confusion de l'éristique et de la dialectique ; en montrant les dommages moraux qui
résultent d'une pratique abusive de la réfutation (élenkhos, d7-8), Platon illustre une fois de
plus les risques courus par tous ceux qui, recourant à l'art des sophistes, mettent en péril la
stabilité des enseignements de la tradition. J'ai traduit dógmata (c6) par croyances, dans le
but de conserver la référence possible à la croyance religieuse, tout en maintenant le fait
que Socrate insiste sur le fait qu'il s'agit de convictions profondes, ancrées depuis l'enfance.
On peut penser que Platon vise ici directement Alcibiade, voir supra, VI, 494c, et le passage
de Thucydide, VI, 15, 4. Mais le contexte invite plutô t à entendre un propos général, voir
Phil., 15d-16a.

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99. Tout ce développement est habité par un désir de redresser l'image de la philosophie,
couverte de boue et de ridicule dans la société athénienne. Voir le portrait semblable qu'en
fait Socrate, donnant la parole à Protagoras (Théét., 166a-168c).

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100. Platon récapitule ici la discussion qui a précédé, en renvoyant à VI, 485a sq., 490a,
503c et 535a.

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101. La formation dialectique s'étalera donc sur une période de cinq années. Platon ne
précise rien concernant les écoles ou les maîtres, mais on peut supposer que l'existence de
l'Académie et son fonctionnement étaient assez connus pour qu'on comprenne qu'une
institution de ce genre serait requise. Sur ce point, voir M. Baltes (1993). Une fois terminé
cet apprentissage, les jeunes gardiens sont appelés au service de la cité pour une période
de quinze ans environ, et ils sont assignés à diverses fonctions publiques, au premier chef
les responsabilités militaires. Platon ne précise pas s'il conserverait les institutions
athéniennes, par exemple le prytanée ou l'archontat. Mais on peut supposer qu'un certain
nombre de ces institutions seraient requises.

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102. La formation philosophique des gardiens et leur accès à la forme du bien en fait des
êtres exceptionnels, auxquels la cité rend un culte. Notons toutefois la mention de
l'approbation de l'oracle de Delphes, nécessaire pour toute institution à caractère religieux
et sacré. Rappel de 519c et de 469a.

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103. Ce rappel de la place des femmes est bienvenu, compte tenu du fait que la tendance
naturelle de l'exposé est de privilégier les hommes, autant dans les exemples que dans les
modèles proposés. Platon n'oublie pas sa position réformatrice sur l'égalité des femmes,
voir supra, V, 451c.

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104. Reprise du jugement de réalisabilité, formulé d'abord en VI, 502c. Les précautions et
hésitations de Platon sur l'aspect utopique de la cité idéale présentent des tonalités très
variées ; s'il semble douter sérieusement parfois de la faisabilité de l'ensemble de son
projet (472a-e, 592b), il lui arrive de l'envisager (502c, 540d-541b). L'ensemble cependant
donne à penser que l'exercice demeure théorique et spéculatif, et que Platon a rompu, au
moment d'écrire la République, avec tout projet concret de réforme concrète d'une cité.
Cette conclusion s'impose quand on lit les dernières lignes de ce livre VII, qui contiennent
la mesure la plus improbable de toutes : la purgation de la cité corrompue aux fins d'y
installer la cité juste. Que Platon la mentionne juste après avoir affirmé que la cité juste est
réalisable montre une forme d'ironie qui ne pouvait échapper à ses lecteurs. La répétition
de la formule sur le pouvoir des philosophes (« Lorsque les vrais philosophes seront
parvenus au pouvoir dans une cité… ») intervient ici de manière quasi incantatoire, et
Platon l'énonce une dernière fois, juste avant d'entreprendre sa description du déclin
irrémédiable des cités historiques.

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105. Cette mesure de purgation radicale s'appliquerait à une cité existante, qui envisagerait
la réforme platonicienne. Tous les adolescents et les adultes seraient expulsés, de manière
à laisser les enfants en contact seulement avec des éducateurs philosophes.

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1. Le résumé des mesures convenues pour l'administration de la cité idéale concerne les
classes des gardiens et des auxiliaires. Rien de précis n'est retenu pour la troisième classe,
à laquelle ces mesures ne s'appliquent pas. Pour les athlètes de la guerre, voir supra, III,
404a, IV, 422c, VII, 521d ; pour les mesures sur leur mode de vie, voir supra, III, 414d-420b.

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2. Platon présente comme une digression l'exposé des mesures sur la communauté et sur
l'éducation. Voir supra, V, 449a, où on retrouve une récapitulation identique (445c-e, 449a-
b). La fondation de la cité idéale doit exposer comment l'homme juste est le plus heureux
de tous et au moment de raccorder le propos sur la justice avec la question ultime du
bonheur, Platon propose de nouveau une exploration parallèle de l'â me et de la cité. Cette
fois, l'examen portera sur l'avènement des régimes et des types d'hommes qui leur
correspondent.

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3. Renvoie à VII, 541b.

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4. Platon reconnaît donc implicitement, comme il le faisait auparavant (voir IV, 445c), qu'il
existe une grand nombre de constitutions politiques différentes, mais il n'en retient que
quatre. Sans doute ces quatre sont-elles pour lui les grands types représentés dans
l'histoire politique de la Grèce, mais elles sont surtout les modèles d'un déclin systématique
dont les causes peuvent être élucidées. Il est possible de comprendre les défauts et
d'expliquer la dégénérescence des cités. Aristote (Pol., V, 12, 1316a1-b27) interprète le
choix de Platon comme une lecture historique, et non comme un modèle conceptuel, et il le
critique sévèrement. Mais Socrate demande à Glaucon s'il distingue d'autres formes que les
quatre principales qu'il énumère (idéan, c8), ce qui montre plutô t un intérêt pour une
classification générique que pour des exemples historiques significatifs. Plus loin, Socrate
affirme qu'il serait impossible de décrire tous les régimes existants (548d). Notons que ces
quatre formes n'incluent pas le type juste idéal, l'aristocratie qui correspond à une forme
d'â ge d'or historique que doit reproduire la cité juste idéale. Cet exposé combine une
analyse des formes politiques et une psychopathologie des individus qui sont les types
caractéristiques de chacune. Le fait qu'il s'agisse d'une typologie restreint
considérablement la portée historique de l'analyse et limite l'interprétation déterministe
qu'on trouve souvent de ce passage. Plusieurs questions demeurent sans réponse, et en
particulier celle qui concerne l'origine de la corruption amenant le déclin de la forme
parfaite. Pour une analyse générale de cet exposé, voir W.K.C. Guthrie (1975). Sur l'histoire
de la classification des régimes politiques, et notamment sur Hérodote (III, 80-82), voir J.
Bordes (1982).

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5. Comparaison intéressante pour l'exercice de la dialectique, voir Phèdre, 236b, Phil., 13d,
et Lois, III, 682e. La relève de l'argument est comparée à une prise particulière.

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6. Ce rapprochement était courant, voir Aristote, Pol., II, 10, 1271b. Pour le nom de
Lacédémone, Platon emploie ici le terme habituel, la constitution Laconique, une
désignation abrégée de Lacédémone, qui était alors le territoire du Péloponnèse, bordé au
nord par l'Argolide et l'Arcadie et à l'ouest par la Messénie. Sparte est le nom de la cité qui
parvint à la domination de ce vaste territoire vers la fin du VIIIe siècle. Les historiens placent
entre 800 et 600 la formation des institutions spartiates, traditionnellement attribuées à
Lycurgue. La réputation de ces institutions, fondées sur l'eunomía, était considérable, et
depuis la défaite d'Athènes aux mains des spartiates en 404, on pouvait, comme Platon, y
trouver les raisons de leur suprématie. Voir Hipp. maj., 283e, 285b, et Lois, III, 692c. Voir F.
Ollier (1933).

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7. Ce régime politique, brièvement mentionné par Aristote (Pol., II, 11, 1273a36), ne peut
pas être rapproché des régimes dynastiques, où les fils succèdent aux pères : alors que
ceux-ci étaient bien connus (voir Thucydide, IV, 78, 3, et III, 62, 3, qui donne comme
exemples la Thessalie et Thèbes), cette royauté vénale ne peut pas être associée à un
exemple historique particulier.

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8. Le parallèle qui sera élaboré rapproche les régimes politiques, autant dans leurs mœurs
concrètes que dans leurs constitutions, et les types d'hommes qui les représentent,
notamment dans les institutions de pouvoir. Le terme de « caractère » est très
certainement inadéquat, s'il s'agit de cerner l'ensemble des traits qui intéressent Platon
dans sa description morale des individus. C'est l'homme entier qu'il veut décrire, autant ses
dispositions naturelles que sa formation morale, son évolution et la corruption de son
caractère. Dans le présent passage, il n'est fait mention que de types (trópōn, d7), il sera
ensuite question de dispositions et de caractères (545b4). Le rapport de la cité à l'â me
individuelle était déjà mis en place au livre IV (voir supra, 435e).

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9. Allusion à un vers de l'Odyssée, XIX, 163. Pénelope demande à Ulysse, qui ne s'est pas
encore fait reconnaître, de lui dire ses origines et sa famille. Ce vers est cité également dans
l'Apologie, 34d.

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10. Image que Platon applique aux citoyens de chaque régime : le nombre de ceux qui
acquièrent des dispositions morales semblables finit par faire contrepoids à l'équilibre
antérieur et entraîne la déstabilisation du régime.

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11. Il s'agit de la configuration particulière de l'â me individuelle. Platon applique à


l'occasion ce terme au corps (kataskeuḗ, e5), par exemple Gorg., 477b, mais c'est le plus
souvent l'â me qu'il décrit comme disposée ou organisée de telle ou telle manière (supra,
449a). Le terme peut aussi décrire la constitution d'une cité (Thucydide, II, 16, et Lois, V,
736b). Dans tous ces emplois, c'est la structure interne qui est désignée dans ses aspects de
construction et d'organisation. Compte tenu du modèle psychopolitique du livre IV, c'est
donc la structure de l'â me qui sera examinée ici, et notamment la question de l'hégémonie
de la raison. Ce terme semble équivalent à celui de « caractère », nettement introduit infra
en 545b4. Notons qu'à compter de ce moment l'aristocratie de la cité juste est réintroduite
dans le compte des formes de constitution politique, dont elle constitue la matrice
d'origine. Platon insère donc son exposé de fondation de la cité juste au principe de son
analyse de l'histoire politique, lui conférant par là même une place dans l'enchaînement des
formes historiques. Mais l'articulation de cette forme parfaite aux formes dégénérées n'est
pas soumise à examen.

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12. Voir II, 368e. Ce rappel du point de départ de la recherche met en relief la portée de la
question sur le bonheur du juste ; l'exposé d'histoire politique n'a donc pas principalement
pour but l'explication de la corruption historique des régimes, puisqu'il vise ultimement la
démonstration concernant le bonheur du régime le plus juste. L'évocation de la position de
Thrasymaque montre la persistance de la question sur le bonheur du juste tout au long du
dialogue.

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13. Le vocabulaire politique servant à désigner les régimes serait-il encore flottant ?
Aristote y a recours de manière technique (Eth. Nic., VIII, 12, 1160a36, et Pol., IV, 14), tout
comme Isocrate (Sur l'échange, 259e). C'est le régime que connut Athènes avant les
réformes de Solon et qui demeure en partie mythique dans l'image qu'en présente Platon.
Quant à l'aristocratie, c'est le régime idéal, la constitution politique royale du pouvoir des
meilleurs, les rois-philosophes. Platon ne l'identifie à aucun régime historique précis, mais
il fait l'hypothèse qu'un tel É tat idéal a existé. Ici encore, on peut parler d'une
représentation portée sur le registre du mythe, comme dans le Timée (23c) ou le Critias
(109b).

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14. Voir Lois, III, 683e sq. Platon revient ici, comme au livre IV, sur le caractère pernicieux
de la discorde (stásis), qu'il identifie comme facteur central de la dégénérescence. Mais
cette fois, de manière plus précise qu'au livre IV, il identifie une stásis qui affecte les classes
des gardiens et des auxiliaires, et non le corps social entier, où elle aura tô t fait de se
répandre.

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15. Il s'agit de son unité de pensée, quant aux valeurs et à la constitution politique. Le terme
(homonooûntos, d3) exprime le contraire de la stásis, c'est la concorde. Cet idéal
d'harmonie, déjà actif dans la pensée politique avant Platon, est ici repris autant pour
l'harmonie des parties de l'â me que pour la cohésion des parties de la cité. Tout l'exposé du
livre VIII suppose acquis le principe de la tripartition exposé au livre IV.
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16. Il., XVI, 112 sq. Cette invocation d'Homère au moment d'exposer la cause originaire du
déclin des cités se calque sur la recherche mythique d'une cause divine des malheurs
humains. Voir l'invocation de Timée, 27c. Cette invocation est un facteur de plus qui vient
limiter l'interprétation purement historique de l'exposé, puisque Platon le place sous
l'égide de la poésie. Ce cadre poétique se verra renforcé par le développement ludique sur
le nombre nuptial. Voir en ce sens D. Frede (1997 :256 sq).

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17. La prosopopée des Muses est un des passages les plus complexes de la République, en
raison des calculs sophistiqués qu'il propose pour mesurer les cycles de fertilité des êtres
vivants. La prémisse est simple : ces cycles de fertilité sont en rapport avec les durées de
vie et ils possèdent une période parfaite, au cours de laquelle la fécondation produira des
êtres supérieurs. Cette loi de la nature affecte tous les êtres vivants, et elle explique le cycle
de la vie des cités. On en retrouve l'expression dans le Timée, 41a, et dans le Phèdre, 245d.
Exprimable dans un nombre parfait, elle demeure malheureusement inaccessible à la
connaissance humaine et cette ignorance, malgré tous les efforts des meilleurs, sera la
cause de naissances imparfaites, lesquelles conduiront inévitablement au déclin de la cité
parfaite. Comme toujours dans la pensée de Platon, c'est l'ignorance humaine qui est la
cause du mal.

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18. Tous les êtres vivants possèdent une â me et un corps. Les cycles de la fécondation et de
la gestation varient cependant selon les règnes et les espèces au sein de chaque règne. La
stérilité ou l'interruption dans la gestation sont attribuables à une fécondation intervenue
dans une période défavorable de la rotation cyclique, c'est-à -dire d'une durée
prédéterminée, inscrite dans le temps. Le rapport entre ces cycles et les rotations des
astres appartient à une mathématique astrologique supérieure, que Platon n'évoque pas ici.

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19. Les gardiens sont mandatés pour prévoir le nombre et la période des mariages ; voir
supra, V, 460a. Mais leur compétence est limitée et certains désobéiront, entraînant
fatalement des unions médiocres ou improductives.

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20. Platon distingue la génération de l'être éternel, qu'est le monde, et de l'être mortel,
qu'est le vivant. Par génération de l'être éternel, il faut comprendre ici ce que Platon
exposera dans le Timée (30a), c'est-à -dire l'arrangement harmonieux du cosmos par
l'intervention du démiurge lorsqu'il fabrique l'â me du monde. Que le monde ait été de
nature divine pour Platon ne laisse aucun doute, voir Timée, 28b et 34b. Voir sur ce point L.
Brisson (1974 : 267 sq.). Le nombre parfait de la génération divine demeure non exprimé,
mais on peut penser qu'il s'agit d'un nombre dont la perfection arithmologique (téleios,
546b4) est semblable à celui de la grande année (Timée, 39d), une période où tous les
cycles des planètes retournent simultanément à leur point de départ.

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21. Le calcul conduisant au nombre de la génération pour les êtres humains ne possède pas
la perfection du nombre de la génération divine. On peut le présenter en deux formules : 1)
33 + 43 + 53 = 216 ; et 2) (3 x 4 x 5) 4 = 12 960 000 = 3 600 2 = 4 800 x 2 700. Le premier
nombre, 216, correspond à la plus courte période de gestation pour l'espèce humaine. Il est
obtenu en prenant les nombres du triangle pythagoricien (3, 4, 5) – un triangle qui
engendre le vivant, voir Proclus, In Remp., II, 43, 10 –, et en les mettant au cube. Aristote
(Pol., V, 12, 1316a5-8) cite ce nombre et confirme sa formule d'engendrement : « Le
principe est que la base épitrite conjuguée avec le nombre cinq produit deux harmonies,
voulant dire par là quand le nombre de la figure obtenue devient solide. » Si nous notons
qu'est épitrite le rapport 4/3, la conjugaison avec le nombre cinq conduit donc au triangle
de base 5 et de cô tés 3 et 4. Cela nous conduit à la seconde équation : si nous élevons à la
puissance 4, nombre du volume des solides chez les pythagoriciens, on obtient le nombre
nuptial exprimant les jours des 36 000 années solaires. Dans la seconde équation en effet,
le chiffre 12 960 000 exprime la durée de la grande année dans la vie de l'univers. Ce point
est illustré dans le mythe du Politique (269c-274e). On peut le représenter
géométriquement comme un carré, dont les cô tés sont de 3 600, ou comme un rectangle
dont les cô tés sont de 4 800 et 2 700. Le premier est de x fois cent, c'est-à -dire 36 fois, Le
rectangle est obtenu comme suit : le diamètre calculable (rationnel) de 5 est le chiffre
rationnel le plus proche de la diagonale réelle d'un carré qui possède un cô té de 5, c'est-à -
dire de racine carrée de 50. Ce nombre est 7. Puisque le carré de 7 est 49, nous obtenons le
cô té long du rectangle en diminuant 49 de 1, et en multipliant le résultat par cent. Cela nous
donne 4 800. Le diamètre irrationnel de 5 est la racine carrée de 50. Si on le met au carré,
diminué de 2, et multiplié par 100, cela produit également 4 800. Le cô té plus petit, cent au
cube de trois, est donc 2 700. Exprimé en années, ce nombre est de 36 000, c'est-à -dire dix
fois une année de 360 jours. Les deux harmonies sont celles qui sont mentionnées dans le
Politique (3 600 au carré et 4 800 x 2 700). Dans la première harmonie, la ressemblance
prévaut et le Monde glisse en croissant ; dans la seconde, c'est la dissemblance qui prévaut,
et le monde décline. Le chiffre platonicien de 36 000 ans correspond donc au nombre de la
Loi du devenir. Sa présentation par la voix des Muses en fait un exposé mythique, qui
recourt à l'incantation des Nombres pour entourer d'une aura céleste la loi du devenir et la
soustraire à la raison humaine. La solennité du ton, associée au caractère fantastique des
spéculations arithmologiques, invite à ne pas chercher une formule d'une précision
absolue, mais concourt tout de même à une approche faite de vénération et d'humilité
devant les lois de la génération du vivant. Proche des spéculations pythagoriciennes, et en
particulier dans le domaine de l'embryologie, ce nombre nuptial a engendré dans la
tradition néoplatonicienne les interprétations les plus extravagantes. Voir l'appendice de J.
Adam, ad loc. Pour l'interprétation du passage, voir E. Ehrhardt (1986).

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22. La vénération de Platon pour les lois mathématiques qui régissent la nature confère à
ce nombre un statut particulier : c'est un maître (kúrios, c7) qui règle les grandes
harmonies cosmiques et humaines et ce statut a quelque chose de divin, autant dans son
pouvoir que dans sa majesté. Même si l'exposé est grandiloquent et caricatural, le principe
de la règle géométrique du flux universel demeure pour Platon la loi du devenir.

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23. Le facteur relatif à l'ignorance des gardiens ne doit pas être sous-estimé, puisque la
raison humaine a des limites. La complexité du chiffre, les éléments contingents dans la
reconnaissance des individus et de leurs qualités, tous ces facteurs peuvent affecter les
décisions nuptiales. J. Adam, ad loc., soutient que le nombre ne s'applique pas à la
détermination d'un calendrier propice aux unions, mais seulement à l'exclusion d'unions
médiocres ou trop nombreuses. Cette interprétation restrictive va contre le sens obvie du
texte, qui calcule des cycles et qui les propose aux gardiens. Que doivent-ils y observer,
sinon les périodes propices ? Toute la tradition a lu ce texte de cette manière, de Jamblique
à Proclus. La notion même du temps opportun et du contretemps (parà kairón, d2) le
montre explicitement.

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24. Privés de formation à la musique et à la poésie, ils seront privés des arts des Muses,
condition d'accès à la formation philosophique qui seule peut garantir la stabilité de la cité
juste. Platon met dans la bouche des Muses l'explication pour lui fondamentale du déclin
des cités, l'absence de paideía et de culture. Voir supra, IV, 424c. Le terme est fréquent chez
Platon, voir supra, I, 335c, 349e, et VI, 486d.

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25. L'importance du mythe des races réside dans son caractère fondateur par rapport aux
trois classes de la cité. Y introduire la confusion, ne plus pouvoir discerner les classes
équivaut à ruiner l'équilibre constitutif de la structure de la cité. L'avènement de la stásis
est toujours lié en effet à un déséquilibre des classes, mais surtout au conflit entre les
gardiens eux-mêmes. On pourrait chaque fois traduire ce terme par « guerre civile », mais
Platon lui donne une extension plus grande, incluant tous les conflits sociaux et politiques.
Tous ne dégénèrent pas en guerres. Voir supra, III, 414e, Pol., 271a, et Hésiode, Travaux,
109-202.

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26. Citation d'Homère, Il., VI, 211.

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27. À ne pas confondre avec les classes qui leur correspondent dans un système parfait.
Platon veut dire ici que ces éléments mêlés aux races supérieures dans l'â me des gardiens
entrent en conflit avec leur tendance naturelle à l'ordre : alors que les gardiens ne
possédaient rien, ils se mettent à désirer posséder. Il va de soi que les classes de
producteurs et d'artisans possèdent déjà diverses propriétés et la discorde civile ne
proviendrait pas de leurs réclamations. Voir l'oracle de III, 415c, prédisant la ruine de la
cité si elle est confiée à un homme de fer ou de bronze.

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28. L'ordre ancien, traditionnel, de la société juste. Pour le terme exprimant cette
organisation (sústasis), voir les Lois, III, 702d, VI, 782a, VII, 812c, VIII, 833a, IX, 858b. Ce
vocabulaire de grande importance dans le Timée est peu fréquent dans la République ; il
signifie la structure de la constitution de la cité, son organisation interne, sujette à la
détérioration. Voir néanmoins supra, V, 457e, et infra, VIII, 546a.

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29. Institution de citoyens de seconde zone de Sparte, qu'on retrouve également en Crète,
en Thessalie et ailleurs. Comme le nom le dit, ces personnes étaient attachées à des
domaines ou à des familles, mais n'étaient pas des citoyens. On comptait des villes entières
de périèques, plus ou moins dominées par des cités plus importantes. Les domestiques
(oikétai) correspondent sans doute aux hilotes de Sparte, un groupe confiné aux tâ ches
inférieures. Voir V. Ehrenberg (1960).

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30. Platon pense ici clairement à la Sparte du Ve siècle. Un exemple est l'insistance sur les
banquets, les syssities (voir supra, III, 416e). Comparer l'exposé de Platon avec celui
d'Aristote, Pol., II, 9, 1269a-1271b.

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31. La réputation anti-intellectuelle des Spartiates était bien connue, et Platon ne grossit
pas le trait en les présentant d'abord comme des militaires. Voir Hipp. maj., 285b.

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32. Comme type intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie, la timocratie est déjà la
cité de la partie intermédiaire de l'â me, le thumoeidès (e3), principe fondamental de toute
cité et de toute activité guerrière. Les aspects moraux d'énergie au service du bien,
d'enthousiasme font partie de cette ardeur, mais Platon se concentre ici d'abord sur la
nature militaire du régime. L'identification à Sparte favorise ce portrait. Notons ici deux
sens différents du même terme exprimant un trait de caractère : les aristocrates sont
simples (haploûs, e2), alors que les timocrates sont rustres (haploustérous, e3). Dans le
premier cas, il s'agit de l'austérité, dans le second, d'une certaine rusticité. La tendance à
penser que Platon, tout en plaçant ici Sparte en position inférieure à l'aristocratie, l'aurait
idéalisée au point de vouloir reproduire les institutions de Lycurgue, ou même le passé
dorien mythique, doit tout de même être tempérée par sa description de la passion de la
richesse, un trait qui ne saurait caractériser la cité idéale. Pas plus d'ailleurs que leur
mépris de la culture. Plusieurs historiens, au rang desquels on peut citer A. Toynbee, ont
pris à la lettre l'affirmation des Lois (III, 691b-693e), qui identifie Sparte à un modèle de
vertu. Platon certes voit en Lycurgue un dirigeant qui reçoit son inspiration de l'Apollon de
Delphes, mais les vertus de Sparte doivent être rapportées à ses défauts, et la cité idéale de
Platon recherche sans doute les uns, mais pas les autres. Sur toute cette question de
l'idéalisation de Sparte, voir F. Ollier (1933).
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33. Voir I Alc., 122e, qi reprend cette affirmation concernant la richesse des Spartiates, une
richesse camouflée sous une grande austérité d'apparence. Aristote (loc. cit.) dit qu'aucune
cité n'était plus corrompue par l'argent que Sparte.

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34. Aristote considérait la constitution spartiate comme une constitution mixte, au sens
technique que ce terme reçoit chez lui (Pol., IV, 9, 1294b18 sq.), alliant démocratie et
oligarchie. Mais ici, le sens ne semble guère technique, voir Lois, IV, 712d sq.

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35. Cette remarque affectueuse rappelle l'amour de Glaucon pour la culture et les arts ; le
frère de Platon est à la fois mousikós (supra, III, 398e), ambitieux et combatif. Voir le
portrait qu'en fait Xénophon, Mém., III, 6, 1.

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36. Voir Hipp. maj., 285d, où il est fait mention du désir des spartiates d'entendre les
généalogies des dieux et des héros, mais aussi de leur refus d'étudier les sciences. Mais cet
amour des discours n'en fait pas le centre de la culture, et les gouvernants ne s'en
remettent aucunement au pouvoir de la parole pour accéder au pouvoir. On peut entendre
ici une dénonciation supplémentaire du rô le des sophistes, voir Protag., 342e sq. La
mention du rô le de l'orateur montre que Platon estime une certaine rhétorique, mais à la
condition qu'elle ait une fonction limitée.

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37. Par contraste avec les Athéniens, présentés comme nobles et indulgents (voir Lois, VI,
777a).

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38. L'explication de la formation de l'homme timocratique est proposée à partir d'une
constitution mal gouvernée. Il ne s'agit donc pas de la cité idéale, mais d'une cité qui a
conservé un reste d'aristocratie. Sa transformation morale n'est pas entièrement parallèle à
celle de la cité : alors que celle-ci subit la loi universelle du devenir et entre dans un cycle
de déclin, qui aboutit au mélange des races et de là à la discorde civile, l'homme
timocratique se forme par la pression de son environnement immédiat (mère, proches,
serviteurs), qui l'éloigne du modèle aristocratique de son père.

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39. Image qu'on peut rapprocher de l'Euthyphron, 2d. L'homme aristocratique maintient les
traditions de l'ordre ancien, et il cultive la raison. La suite montre que Platon veut dire que
l'homme aristocratique confie à la raison le pouvoir de se gouverner, alors que le jeune
timocrate, tiraillé, finira par l'abandonner au principe intermédiaire.

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40. Adaptation libre de vers d'Eschyle (Sept, 451 et 570).

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41. Il s'agit du projet comparatif de l'homme et du régime politique, voir supra, 545b.

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42. É tymologiquement, l'oligarchie est le système du gouvernement de quelques


personnes, une élite de citoyens, propriétaires fortunés. Platon revient sur cette
étymologie, infra, 551e. Déjà Xénophon la désigne comme « ploutocratie », pouvoir des
riches (Mém., IV, 6, 12). Pour l'avènement du parti oligarchique à Athènes, en 411, voir
Thucydide, VIII, 65, et pour les événements de 404, voir Xénophon, Hellén., II, 3, 48. Chez
Aristote, Pol., III, 8, 1280a1, le critère de la richesse est également prédominant. Il croit
cependant, contre Platon, que la transformation qui produit l'oligarchie ne résulte pas d'un
désir de richesses chez les gouvernants (Pol., V, 12, 1316a39). Platon déforme-t-il
l'expérience de Sparte, qui lui sert ici de modèle historique ? La question est discutée et
l'histoire grecque donne plusieurs exemples de régimes timocratiques combinés avec des
éléments oligarchiques, le pouvoir de la fortune s'alliant à celui de la noblesse
traditionnelle.

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43. Platon parle indifféremment de régime et de système, l'essentiel étant la structure


interne (katástasis) des classes et la place du pouvoir de la raison. Voir supra, III, 414a, IV,
425d et 426c, V, 464a, VI, 493a, 497b et 502d, VIII, 547b, et infra, 551b, 552e et 557a.

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44. Avons-nous des exemples de telles lois, formulant des critères de fortune pour accéder
aux charges ? L'oligarchie de Solon était modérée et Platon en fait l'éloge dans les Lois (III,
698b), mais on n'y trouve pas de telles lois. Thucydide, présentant le gouvernement des
Cinq Mille (VIII, 97) mentionne un critère de fortune, pour un régime qu'il voit comme un
mixte d'oligarchie et de démocratie. Voir aussi pour le régime des Quatre Cents, VIII, 66.
Platon mentionne l'usage de la force et des armes, ce qui était certainement le lot habituel
des conflits entre les démocrates et les oligarques qu'il put observer presque toute sa vie.
Sans doute pense-t-il que la force était aussi nécessaire pour renverser la timocratie.

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45. Reprise de la comparaison du commandement des navires, voir supra, I, 341c, et VI,
488a sq.

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46. L'exemple des Spartiates qui armaient les hilotes peut illustrer ce point ; voir
Thucydide, VII, 19, III, 27, et IV, 80. Que les Spartiates aient aimé à ce point la richesse qu'ils
aient été réticents à la dépenser à des fins militaires, et notamment pour armer ces
mercenaires (ce qui est ici le sens de eisphérein, e3) semble confirmé par Aristote, Pol., II, 9,
1271b.

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47. C'est le défaut absolument contraire à la spécialisation des tâ ches, qui seule permet la
concentration du pouvoir aux mains d'une classe d'experts. Cette dispersion acquiert chez
Platon le statut d'un vice politique (polupragmoneîn, e6).

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48. Un reproche repris par Aristote, Pol., II, 9, 1270a19. L'enjeu est celui du « lot initial »
d'une cité, sa richesse constitutive, qui doit subsister, en traversant les générations. Voir
Lois, V, 744d. Plusieurs cités, et notamment Sparte, interdisaient la vente de la propriété
foncière.

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49. Comparaison qu'on retrouve chez Hésiode, Travaux, 302-305 : « Les dieux et les
mortels s'indignent également contre quiconque vit sans rien faire et montre les instincts
du frelon sans dard, qui se refusant au travail, gaspille et dévore le labeur des abeilles »
(trad. Mazon).

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50. Le destin des généraux aristocrates était souvent tragique, quand l'expédition tournait
à l'échec. On peut citer par exemple la bataille des Arginuses (Xénophon, Hellén., I, 6, 33, et
7, 4) et le mécontentement populaire qui s'ensuivit. La procédure de l'ostracisme est peut-
être ici sous-entendue, mais Platon pointe du doigt, une fois de plus, le recours aux faux
témoins (sukophántes, b4), un procédé ignominieux. Je n'ai pas adopté la correction de
Burnet, qui suit une émendation de Cobet et retranche blaptómenon (b4).

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51. Allusion au Grand Roi des Perses, couronné de tiares. Voir la description de Xénophon,
Cyropédie, II, 4, 6.

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52. Ploutos, dieu de la richesse, était représenté aveugle, parce que la richesse est
indifférente au bien et au mal. Voir Aristophane, qui lui consacra une pièce (Ploutos) en 388
et le présente guéri de sa cécité, de manière à ce que le dieu puisse récompenser les bons.

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53. Tout comme la cité au sein de laquelle l'emprise de la raison n'est pas entière, l'homme
individuel qui se trouve en proie au conflit des désirs devient le lieu d'une discorde interne,
une forme de stásis équivalente sur le plan de la psychologie du conflit des groupes sociaux
de la cité.

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54. Ce désir d'innover est-il un désir de révolution ? Il est fréquent de trouver ce mot
(neōterismós, e10) chez les traducteurs (v.g. Grube), mais Platon ne fait allusion ici à aucune
révolution particulière. Il faut noter cependant que l'avènement de la démocratie implique
une certaine violence révolutionnaire.

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55. Ce type de lois restrictives a la faveur de Platon, qui les propose dans les Lois, V, 742c,
VIII, 849e, et XI, 915e. Les prêteurs s'engageraient à leurs propres risques, sans la
protection de la loi, ce qui freinerait le prêt usuraire et l'extorsion.

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56. Le processus implique plusieurs phases : d'abord, un renversement violent, impliquant


meurtre et bannissement ; ensuite le partage égal du pouvoir (ex ísou, a4), qui est effectué
par le moyen du tirage au sort de la plupart des magistratures. Cette institution
caractérisait en effet la démocratie (voir Aristote, Rhét., I, 8, 1365b31 sq.).

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57. La description de la cité démocratique est centrée sur la liberté. D'abord la liberté des
désirs, puisque c'est le principe du désir qui y règne, mais aussi la liberté de chacun
d'accéder aux charges, le pouvoir étant indifférent au mérite. Ce constat était partagé par
Aristote (Pol., VI, 2, 1317a40). Dans cette description, l'égalité de chacun est donc fonction
de la liberté des désirs de tous. La liberté d'expression (parresía, b5) s'ajoute à cette liberté
fondamentale ; voir par exemple Gorg., 461e. Sur le concept de liberté dans la démocratie
grecque, voir d'abord A. Laks (1999), et chez Platon, R. Muller (1997). La critique
platonicienne de la démocratie se trouve au cœur du débat sur le totalitarisme, par
exemple dans l'interprétation de K. Popper (1979). Mais elle ne doit pas être séparée de
l'expérience de la démocratie athénienne ; voir à ce sujet S.S. Monoson (2000 : 113-152).
L'étude déjà classique de M.H. Hansen (1993) fournit le contexte historique nécessaire.

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58. Cette comparaison ironique illustre la diversité qui caractérise les styles de vie dans la
cité démocratique, chacun pouvant aménager sa vie comme il le désire. Il ne reste rien de
l'austérité traditionnelle, soumise à la loi aristocratique. La comparaison tire sa force du
fait qu'elle est reprise de la description d'un vêtement de luxe.

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59. Le régime démocratique contient plusieurs éléments disparates et on peut y trouver de
quoi reconfigurer une constitution à partir de modèles différents. Platon ne veut pas dire ici
que la démocratie récapitule en les intégrant tous les régimes connus, mais qu'elle mélange
sans discernement plusieurs types d'institutions et de lois, d'une manière incohérente. Elle
est donc privée d'unité. Ce n'est pas un modèle, mais une foire aux modèles. Voir aussi Lois,
III, 681d. L'expérience athénienne qui sert ici de toile de fond nous est restituée avec toutes
ses contradictions et ses transformations successives, symptô mes d'instabilité. Platon
retient surtout la variété que rend possible la liberté, et ne trouve à la démocratie aucun
aspect positif. L'anarchie, l'incohérence, l'ambition individuelle sont pour lui des maux qui
condamnent le régime, et son exposé (557a-565c) est en complète opposition avec celui de
Thucydide (II, 35).

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60. C'est-à -dire en toute impunité, du fait qu'ils y sont invisibles, et non pas comme des
héros qui seraient reconnus et louangés par la foule, ce qui serait de la part de Platon une
caricature. Contra, B. Jowett, ad loc.

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61. Cette ironie sur le concept d'égalité doit être rapportée à la critique de la liberté : est-ce
en raison d'un excès de liberté que les égaux sur le plan du mérite et de la vertu cessent
d'être égaux et deviennent comparables à ceux qui sont sans éducation et sans vertu ?
L'analyse n'est pas élaborée ici, mais le principe de l'égalité géométrique, qui serait
conforme à la justice en soi, est formulé dans les Lois (VI, 757c) : « aux mérites plus grands,
de plus grands honneurs, tant qu'à ceux qui sont à l'opposé pour la vertu et pour
l'éducation, l'égalité dispense leur dû suivant la même règle ». Voir également Aristote, Pol.,
III, 9, 1280a.

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62. L'exposé de la nature des désirs distingue les désirs nécessaires et les désirs non
nécessaires, et il faut le compléter par le passage du livre IX (571a), qui ajoute les désirs
contraires aux lois et illégitimes, qui caractérisent le tyran. Cette classification se rapproche
de celle d'É picure dans la Lettre à Ménécée. À la différence d'É picure cependant, Platon
n'introduit pas une catégorie supérieure de désirs naturels et non naturels et la catégorie
de l'illégitime (paránomos) ne peut pas être assimilée à « contraire à la nature ». Les désirs
nécessaires s'identifient aux désirs naturels (558e2). Cet exposé doit être lu en rapport
avec celui du livre IV (436a-438), qui porte sur la nature du désir et la spécificité de ses
objets.

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63. Je suis le texte de J. Burnet, malgré les objections intéressantes de J. Adam. Le désir
nécessaire répond à deux critères, mentionnés en 558d et 559a : l'utilité, la nécessité. Si on
enlève la négation, on est contraint à une lecture très contournée : il s'agit d'un désir
nécessaire parce qu'il peut conduire à la mort, si on ne le satisfait pas. La différence de sens
est légère, mais le texte devient inutilement tortueux.

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64. Le luxe de la cuisine athénienne a déjà fait l'objet de la critique de Platon, voir supra, II,
372c.

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65. Passage que J. Adam juge corrompu, mais qui conserve une parfaite lisibilité dans le
texte de Burnet si on fait l'hypothèse qu'il manque quelques mots. Je n'adopte pas les
corrections compliquées de J. Adam et je suis J. Burnet, en introduisant simplement un
verbe pour commander l'expression de la transformation décrite par Platon.

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66. À l'intérieur de l'â me du jeune homme élevé dans l'oligarchie, les désirs nécessaires
entrent en conflit avec les désirs inutiles et transforment son â me en champ de bataille. La
discorde (stásis kaì antístasis, a1) est renversée par une forme de contre-conflit, de
révolution inversée, pour rétablir l'ordre : cette image audacieuse emprunte à la
description des factions dans la guerre civile, tout en donnant au père un rô le fondamental
(b1).

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67. Le père n'avait aucun intérêt pour l'éducation (554b, 559d) et la formation qu'il donne
à son fils manque de culture et de connaissances.

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68. Comme les compagnons d'Ulysse (Od., IX, 81 sq.) ramollis par la sensualité du mode de
vie des Lotophages et oublieux de leur patrie, le jeune homme sera tiraillé et subjugué par
les désirs qui se disputent son â me. Le fait de se nourrir de lotus fait oublier le passé et
enferme dans les plaisirs du présent.

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69. Le recours aux cérémonies des mystères d'É leusis surprend quelque peu, dans un
contexte où il ne peut être associé à l'élévation et à l'initiation. Platon n'a pas l'habitude
d'en faire la satire, et ici le cortège des mystes est identifié à la glorification des pseudo-
vertus démocratiques. La procession qui est évoquée ici rappelle l'ouverture du dialogue
(lampás, I, 328a). La frénésie bachique (561a9) du jeune démocrate mérite sans doute cette
ironie, mais elle met en relief également les ambivalences de Platon dans son attitude à
l'endroit du symbolisme des mystères, une attitude faite de vénération, quand le contexte
initatique entraîne vers l'intelligible, et de mépris, quand il s'agit de la musique de l'aulós
(c8) ou de la licence démocratique.

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70. Le démocrate croit à l'égalité, il la recherche en toutes choses et c'est en ce sens qu'il est
égalitaire : les plaisirs et les désirs sont tous égaux. Le terme, formé sur l'idéal de l'égalité
(isonomía, Mén., 239a, et infra, 563b, où il est associé à la liberté), est rare (isonomikós, e1).
Seul emploi dans tout le corpus platonicien, il qualifie le genre de vie de celui qui place
l'égalité comme valeur suprême de l'existence. Platon montre la similitude de structure
entre l'existence, où tous les plaisirs et les désirs sont traités comme égaux, et la structure
politique, qui met en avant l'égalité des citoyens et leur substituabilité pour toutes les
responsabilités de la cité. De la même manière que la démocratie subit l'illusion de l'égalité,
en ne voyant pas la priorité des gardiens philosophes, l'individu démocratique subit
l'illusion des désirs équivalents et perd de vue la priorité de la raison.

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71. Y a-t-il un usage de la liberté qui puisse trouver grâ ce aux yeux de Platon ? Le présent
passage illustre une signification particulière de ce concept, puisqu'il apparaît comme le
prédicat contraire au respect des hiérarchies et de l'ordre établi. Ce sens entièrement
négatif ne peut être attribué dans tous les contextes, mais il est clair ici que Platon désigne
l'anarchie, confirmant par là ce qu'il affirmait plus haut : les démocrates appellent liberté
l'anarchie. Voir la moquerie sur la liberté des animaux (infra, 563d1).

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72. Cette fonction était inférieure à celle de maître, et elle se résumait à des tâ ches
d'accompagnement. Voir H.I. Marrou (1948 : 220).

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73. Ce vocabulaire de l'isonomie exprime le concept central de la pensée démocratique :


l'égalité de tous les citoyens du point de vue du droit. Il est surprenant de constater sa
rareté chez Platon (voir Lettre VII, 336d, et Mén., 239a) et en particulier le fait que cette
égalité ne soit mentionnée ou discutée qu'une seule fois dans la République. Sur le concept
et son importance pour les Grecs, voir Hérodote (III, 80) et les remarques de J.-F. Balaudé
(1996). Sur la question de l'esclavage, Platon est le témoin d'une position traditionnelle,
bien qu'Aristote signale que le fait de consentir des droits aux esclaves soit la limite de la
démocratie (Pol., VI, 11, 1313b). Voir G. Vlastos (1941). Pour les droits des femmes,
l'affirmation présente n'entre pas en contradiction avec l'égalité reconnue pour les
gardiens : il s'agit ici de la cité démocratique entière, et l'ouverture manifestée au livre V ne
s'étend pas au-delà du corps des dirigeants.

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74. Frag. 351 Radt.

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75. Je traduis littéralement exousía (e8 et 564d2), un terme qui désigne l'esprit libertaire
général qui règne dans la société démocratique. Platon ne sous-entend aucun aspect
licencieux, cette permissivité étant simplement le contraire d'un ordre institué et
traditionnel. Voir par exemple, Thucydide, VII, 69.

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76. Aristote était de cet avis (Pol., V, 5, 1305a) et Platon a certainement à l'esprit plusieurs
exemples, en particulier celui de Denys de Syracuse. On peut aussi penser, avec J. Adam, ad
loc., que Platon avait la certitude que la situation d'Athènes conduisait à la tyrannie de
manière inéluctable.

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77. Cette remarque médicale est éclairée par l'explication fournie dans le Timée, 85d, où le
phlegme et la bile sont présentés comme l'origine de toutes les maladies qui produisent un
écoulement ou une inflammation. La cité démocratique est donc sujette à des troubles
inflammatoires.

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78. Cette classification traditionnelle se trouve chez Euripide : « Il existe en effet trois
classes dans l'É tat. Les riches, tout d'abord, citoyens inutiles et sans cesse occupés
d'accroître leur fortune. Puis les pauvres, privés même du nécessaire. Ceux-là sont
dangereux ; car enclins à l'envie, séduits par les discours de pervers démagogues, ils
assaillent de traits cruels les possédants. Des trois classes, c'est la classe moyenne qui
sauve les cités : c'est elle qui maintient les institutions que l'É tat s'est données »
(Suppliantes, v. 238-245. Trad. Grégoire). Probablement une interpolation dans la tragédie,
ce texte témoigne cependant du sentiment politique favorisant la classe moyenne (voir
également Aristote, Pol., IV, 11, 1295a) et qui avait conduit à la révolution
antidémocratique de 411.

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79. En démocratie, les dirigeants sont tous des faux bourdons exploiteurs et l'exception est
rare. On peut citer l'exemple d'Aristide (Gorg., 526b, et Ménon, 94a), général athénien qui
s'est illustré à Platées. Mais aussi Périclès, dont la réputation demeure sans tache
(Thucydide, II, 65, 8).

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80. Les réunions de l'assemblée démocratique étaient devenues, avec le temps, désaffectées
et on dut recourir à l'institution d'une sorte de salaire de participation : c'est le miel auquel
fait allusion ici Platon (chez Aristote, Pol., IV, 6, 1293a, c'est le misthós de l'assemblée). Voir
également Aristophane, Guêpes, v. 655-79.

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81. C'est-à -dire les dirigeants, que Platon assimile aux faux bourdons ; devant les
résistances des riches à se laisser dépouiller, les dirigeants les accusent pour les diffamer
aux yeux du peuple. Le groupe des riches se voit donc attaqué par les faux bourdons, et ils
se transforment contre leur gré en oligarques au sein même de la démocratie, pour
protéger leur richesse.

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82. De quel personnage s'agit-il, sinon de ce protecteur du peuple, qui sans être titulaire
d'une magistrature, possédait néanmoins un statut ? Pour la fonction de prostátēs, voir
d'abord Hérodote, I, 127, II, 178, et Lois, VI, 766b. Voir aussi Aristote, Pol., V, 10, 1310b14,
sur le rô le des démagogues dans l'évolution de la tyrannie. Sur la possibilité d'identifier
historiquement le tyran décrit dans le passage (VIII, 565c ; IX, 580a), voir M. Meulder
(1989), qui critique toutes les hypothèses et aboutit à une conclusion sceptique.

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83. La source est Pausanias, VIII, 2, 6, et le thème du loup dans le mythe de Zeus ou
d'Apollon court dans toute la mythologie grecque. Héros arcadien, Lycaon était un roi d'une
grande piété dans certaines versions, d'une grande impiété dans d'autres. Il aurait fait
servir à Zeus, qui lui aurait rendu visite sous un camouflage, la chair d'un de ses enfants.
Pour le punir, Zeus l'aurait changé en loup. C'est cette version du mythe qui doit être
rapportée aux sacrifices humains célébrés en l'honneur de Zeus lycien. Selon cette légende,
ceux qui participaient à ces sacrifices étaient ensuite changés en loups pour une période de
huit ans.
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84. Voir Hérodote, I, 55. Le roi avait consulté la Pythie de Delphes pour savoir si la
monarchie durerait longtemps. Pour l'interprétation de l'oracle, voir I, 91.

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85. Il., XVI, 776.

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86. Ceux qu'il a bannis et exilés.

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87. Si le tyran recrute sa garde parmi les esclaves et les affranchit, il en fait de nouveaux
citoyens. On note par exemple que Denys de Syracuse donnait ce nom (néoi polîtai, a5) à sa
garde d'affranchis. Voir Diodore de Sicile, XIV, 7.

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88. La sagesse d'Euripide est ici tournée en dérision et Platon inverse le sens d'une maxime,
qui par ailleurs est attribuable à Sophocle plutô t qu'à lui. Il s'agit d'un fragment de l'Ajax de
Locres (frag. 13 Nauck).

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89. Voir Euripide, Troyennes, 1169. J. Adam, ad loc., note cependant qu'Euripide critique la
tyrannie au moins aussi souvent qu'il en fait l'éloge. Voir, par exemple, Suppliantes, 429 sq.
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90. Les tragédiens payaient les acteurs qui jouaient leur pièces, et Platon les apostrophes
dans les Lois (VII, 817b-c), en exprimant un désir de freiner leur influence politique sur la
jeunesse. Voir aussi Gorg., 501e.

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1. La classification des plaisirs et des désirs avait été amorcée au livre précédent (VIII,
558d) avec la distinction des plaisirs nécessaires et des plaisirs non nécessaires. L'analyse
du dérèglement est poursuivie ici, à l'occasion du portrait du tyran. Sur le dérèglement
(paránomoi, b5), voir supra, 561a. Pour Platon, ce dérèglement est la force principale qui
s'oppose à la raison et il révèle la nature animale de la partie inférieure de l'â me. Voir
l'analyse parallèle dans le Phèdre, 254a.
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2. Durant le sommeil, la raison est endormie, mais la partie inférieure de l'â me demeure
active et elle repousse le sommeil. L'â me est donc à ce stade à moitié endormie, et à moitié
éveillée : l'imagination est au travail, elle se représente plusieurs fantasmes d'union
sexuelle (d1), alors qu'elle est libérée du contrô le de la raison et de la honte. Pour l'analyse
de l'état du sommeil, voir Timée, 45e-46a. Platon semble décrire ici autant le rêve éveillé
que le rêve proprement dit, voir supra, V, 476c, et Timée, 70e-71e, avec la reprise chez
Cicéron, De divinatione, I, 29.

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3. Cette méditation intérieure est un accord de l'esprit avec lui-même. É quivalant à une
sorte de concentration, l'â me sera en mesure de contenir la force des désirs inférieurs et
déréglés. Terme rare chez Platon (sunnoian, d8), cet exercice est apparenté au travail de la
pensée discursive. Voir Lois, VII, 790b, et Épinomis, 987c. La description de la perfection
philosophique qui occupe une part importante du livre IX s'inspire du modèle socratique
lui-même, et on en trouve le parallèle dans le Banquet et dans le Phédon. L'ascèse
philosophique est en effet le contraire de la tyrannie, qui est aliénation aux plaisirs et
impossibilité de se contrô ler soi-même. Travail de la pensée, concentration, méditation
accompagnent la vie réfléchie, et sans doute Platon en a-t-il accentué la place en
complément de l'exercice de la discussion et de la vie dans la cité. Voir sur cette question
l'étude de P. Hadot (1981 : 13-58).

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4. Dans l'état du rêve, la partie rationnelle d'une â me mesurée pourra se porter vers un
contenu de connaissance insoupçonné : elle pourra saisir le passé et le futur. Ce passage
nous instruit-il sur la conception platonicienne de la divination ? Cicéron (De divinatione, I,
60-61) le pensait et a repris ce passage. On en trouve confirmation dans le Timée (71d-
72b), alors que Platon assigne à la partie désirante de l'â me la fonction de la divination
dans le sommeil : c'est elle en effet qui recueille les images et les simulacres produits
durant le sommeil, et c'est la raison qui les interprète ensuite. On note donc une différence
importante dans la fonction même de la connaissance des signes du futur, puisque dans le
présent passage, le principe rationnel est aussi bien le récepteur des images que
l'interprète. Sur cette question, voir L. Brisson (1974 : 201-208).

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5. Non pas que la saisie de la vérité soit favorisée par le sommeil, ce qui serait un
contresens explicite de la philosophie de Platon, mais bien facilitée dans cet état de
sommeil ainsi préparé par comparaison avec un sommeil mal préparé et déréglé.

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6. C'est l'homme de la démocratie, celui qui la soutient, mais Platon le désigne ici d'un autre
nom (dēmotikòn, b10 et d3). Pourquoi ce changement ? On pourrait traduire « populaire »,
pour indiquer l'appartenance à une couche sociale qui ne saurait être entièrement
méprisable. La présentation de Platon porte un jugement plus accueillant sur l'homme
démocratique et elle met en relief son caractère mesuré. Par comparaison avec le tyran en
effet, le démocrate conserve un reste de vertu. Voir supra, VIII, 559d-562a. Sa position, en
effet, est intermédiaire entre l'oligarchie et l'anarchie.

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7. Cet amour dominateur (érōtá, e5) est l'équivalent du désir tyrannique, qui s'établit
comme désir impératif (voir supra, VIII, 564d). Il en devient le chef (prostátēs, 573b1). Dans
l'â me du jeune homme démocratique, un désir prend le dessus et il est alimenté par tous
les autres, qui le font croître au point de lui implanter l'aiguillon dont il était jusque là
dépourvu. Ce faux bourdon devient donc dangereux, il est désormais doté de l'aiguillon
d'un amour violent et irrationnel, qui lui instille folie et déraison. Cet aiguillon est celui du
désir comme soif (póthos, a7) ; comparer avec Phèdre, 253e.

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8. Ces trois états de l'â me tyrannique sont identiques, il s'agit de trois états de folie (manía,
a8), qui échappent entièrement au contrô le de la raison. L'association de l'amour à la
tyrannie n'est pas moins importante que sa désignation comme folie : dans tous ces états,
l'â me est assujettie, elle est mue de l'extérieur et subordonnée à un autre (c3). Le portrait
du tyran auquel parvient Platon est donc, paradoxalement, celui d'un homme qui ne peut
plus rien contrô ler en lui-même : il est entièrement tyrannisé de l'intérieur par un désir qui
emporte tout. Notons la métaphore politique (diakubernâi, d4) d'un désir qui gouverne tout
dans l'â me tyrannique.

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9. On peut faire ici le parallèle avec les cohortes de mercenaires, recrutées par la cité
tyrannique à l'extérieur. Voir supra, VIII, 567d. Quant aux désirs internes, il s'agit des
démocrates émancipés qui réclament anarchiquement le pouvoir de faire tout ce qu'ils
veulent. Leur émancipation, tenue sous un certain contrô le dans le régime démocratique,
atteint ici son point limite.

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10. La liste de ces méfaits de la tyrannie figurait déjà au premier livre, voir supra, I, 334b.
Citant Xénophon (Mém., I, 2, 62, et Banquet, 4, 36), J. Adam, ad loc., suggère que cette liste
constituait un topos de l'injustice dans les milieux socratiques. Dans la description qui suit,
les parallèles sont nombreux avec le Hiéron de Xénophon. Pour la mention des sycophantes,
voir supra, I, 340d. Pour les temples, I, 344b.

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11. C'est-à -dire la passion maîtresse, l'É ros tyrannique, déjà évoqué en 573d.

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12. Si cette expression était proverbiale, il est difficile de la retracer. Quand on la trouve
citée plus tard, Platon est souvent donné comme sa source.
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13. Renvoie à l'exposé central du livre IV, 441d-444e. Chaque type moral des régimes
dégénérés se voit jugé par rapport au modèle du juste dont l'â me est en harmonie, sous la
gouverne de la raison.

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14. Notons ici le changement d'interlocuteur : l'examen de la dégénérescence des cités et


des caractères individuels est parvenu à son terme, et le dialogue reprend la question du
bonheur du juste, dont l'examen s'était interrompu une première fois au livre II, 368d, pour
laisser la place à la recherche engagée par le motif psychopolitique et ensuite au livre IV,
445a. Aristote (Pol., V, 12, 1316a25) a insisté sur le fait que le cycle platonicien de la
succession des régimes n'est pas rigoureux, puisque les tyrannies succèdent aux tyrannies
et ne donnent jamais lieu à la reprise du régime idéal aristocratique. Platon entretenait
cependant l'espoir d'une telle reprise, en plaçant ses attentes dans les fils des tyrans
auxquels une éducation philosophique pourrait apporter la vertu nécessaire à la réforme.

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15. Compte tenu de l'expérience de Platon lui-même à la cour de Denys Ier de Syracuse, il est
difficile de ne pas entendre dans cette longue intervention de Socrate un plaidoyer
personnel de Platon pour établir la crédibilité de son jugement sur le malheur de la vie
tyrannique. Socrate l'affirme clairement, en évoquant le fait qu'il a eu l'occasion « de
connaître ces gens-là » (b7). Cela concorde avec le premier séjour de Platon à la cour de
Denys, qu'on peut dater de 388. Voir Lettre VII, 324a-327d, avec l'introduction de L. Brisson
(1987 : 132-166).

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16. Le parallèle entre la servitude politique qui résulte de la soumission au tyran et la


servitude de l'â me, qui est soumission aux désirs et plaisirs de la partie inférieure de l'â me
aboutit à une conclusion identique : dans un cas comme dans l'autre, il y a une absence
complète de liberté. Sur ce concept de servitude (aneleuthería, d3), voir supra, III, 391c et
400b. Notons ici l'esquisse d'un concept de liberté qui serait autre que la liberté politique :
la volonté du tyran n'est pas libre, parce qu'elle est soumise au désir. Conformément à la
doctine socratique du mal involontaire, qui limite la volonté à la volonté du bien, on voit ici
en négatif l'amorce d'une liberté du bien qui serait libération des désirs inférieurs. Voir
infra, X, 617e. La structure (táxin, d2) ordonne les parties de l'â me et de la cité. Cette
similitude entre l'â me et la cité permet à Socrate d'affirmer que si la cité est malheureuse,
l'individu tyrannique (et suprêmement, le tyran au pouvoir lui-même, 578c1) sera le plus
malheureux. Ce premier argument (577b-580c) constitue l'ouverture de la démonstration
du bonheur du juste.

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17. Dans l'examen du bonheur du juste, la question du bien demeure la plus fondamentale.
Le tournant de la discussion est souligné par la mention d'un argument de type particulier.
C'est cette insistance qui me porte à conserver le texte de J. Burnet (tṑi toioútōi lógōi), qui
lit ici un datif pour l'expression complète, et à ne pas adopter, malgré son intérêt, la
suggestion de J. Adam de lire un duel, dont le sens serait « d'examiner ces deux hommes ».
Contra, voir la traduction de G.M.A. Grube. Ce passage doit être mis en relation non
seulement avec la question de la priorité du juste, mais plus généralement avec le modèle
socratique du bien-vivre. Il introduit en effet un idéal de perfection, que seule la
philosophie peut réaliser. Sur l'ensemble de ce passage, voir M.C. Nussbaum (1986 : 136-
164) et R. Kraut (1997).

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18. Ce passage donne à penser que les relations entre les esclaves et leurs propriétaires
étaient souvent difficiles, et sans doute Platon veut-il insister ici sur le fait que ces
difficultés étaient redoublées dans les régimes tyranniques. Le rapport entre la situation
réelle des esclaves dans les cités grecques et leur place dans la cité idéale de Platon
demeure un point obscur de sa pensée. Notons le nombre d'esclaves mentionné ici pour
une maison, soit environ une cinquantaine. Notons aussi que l'ordre maintenu dans les
cités est le résultat du contrô le des citoyens libres, et qu'il n'est aucunement fait mention
d'une forme quelconque de corps policier. Voir G. Vlastos (1968) et supra, IV, 433d.

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19. L'ensemble de ce portrait du tyran peut être rapproché du Hiéron de Xénophon,
notamment la limitation de ses déplacements (voir Hiéron, I, 11).

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20. Renvoie à VIII, 567a et 576a.

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21. Ce passage nous met en présence des concours dramatiques au cours desquels les
auteurs présentaient leurs pièces. On comptait dix juges, qui chacun de leur cô té
consignaient leur classement des pièces. De ce groupe, cinq étaient choisis au hasard, et
leur jugement, fondé sur le premier verdict, constituait le jugement final. Voir le
témoignage de Lysias (IV, 3). Concernant le jugement final d'un juge de dernière instance, J.
Adam, ad loc., pense qu'il pourrait s'agir d'un juge qui a pu examiner l'ensemble d'un
concours et cela pourrait donc s'appliquer à ceux du groupe des cinq qui ont évalué
l'ensemble. Voir Lois, II, 659a, qui donne à penser que l'usage du singulier ici est générique
et ne réfère pas à un individu particulier. É galement, Lois, XII, 949a. Le philosophe sera le
juge ultime, voir infra, 583a. Pour une comparaison semblable des modes de vie, voir Phil.,
65a.

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22. Ce thème de la souveraineté est à la fois politique et moral : seul celui qui sait exercer
sur lui-même une maîtrise parfaite peut prétendre au gouvernement de la cité. La politique
est définie en ce sens comme art royal, reposant sur une science (Pol., 259c et 308c-e) que
Platon identifie à la sagesse. Mais l'exercice de cette science suppose à son tour une
éducation morale parfaite, conduisant à la souveraineté de l'â me. Voir en ce sens Phédon,
30d, et Euth., 291b-292c.

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23. Ce thème de l'action injuste cachée au regard des dieux et des hommes se raccorde à la
question de l'intégrité (II, 366e) et de l'anneau de Gygès.

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24. Faisant suite au premier argument, repris de la comparaison de la cité et de l'individu
tyrannique, Socrate introduit un deuxième argument pour démontrer le bonheur du juste.
Cet argument, de nature psychologique, est fondé sur la structure de l'â me ; il court de 580c
à 583a.

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25. Cette classification regroupe pour chaque partie de l'â me les désirs, plaisirs et principes
de commandement qui lui sont propres. Cette thèse est-elle compatible avec ce que nous
connaissons de la psychologie de Platon, à tout le moins dans la République ? Y a-t-il des
plaisirs du principe de la raison ? Inversement, y a-t-il un principe de commandement des
désirs ? Il ne s'agit pas seulement de donner une valeur au désir, pour en faire par exemple
un désir rationnel, mais d'introduire dans chaque registre de la psychologie, de nouvelles
distinctions, qui y reproduisent en quelque sorte la tripartition générale qui affecte
l'ensemble.

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26. L'espèce désirante regroupe les désirs et appétits de toute nature, mais Platon est
soucieux de bien marquer son lien avec le désir du profit ; ce passage fait écho à l'analyse
de IV, 439d, alors que l'espèce désirante était désireuse de richesse (philochrḗmaton). Voir
également supra, VIII, 559d, pour les trois espèces du désir : oligarchique, démocratique et
tyrannique. J. Adam, ad loc., fait remarquer que cette caractéristique se retrouve dans les
trois espèces de désir, et qu'elle permet à Platon de construire un modèle parfaitement
homogène, conforme à la tripartition de l'â me : le sage sera philósophos, le guerrier sera
philónikos et philótimos et la troisième classe sera philochrḗmaton.

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27. Pour rendre le texte grec plus sensible dans la traduction, j'ai placé cô te à cô te la
traduction littérale et l'adjectif que la tradition va imposer, mais qui est encore imbriqué
dans la formation littérale de l'expression de l'amour de la sagesse. Ce passage fait écho au
livre V, 474b. Voir sur l'évolution de ce vocabulaire, A.M. Malingrey (1961).

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28. Il s'agit à proprement parler de trois types fondamentaux, par rapport auxquels une
grande diversité d'individus représentant des combinaisons particulières de
caractéristiques peut être dérivée. Cette typologie sera reprise chez Aristote (Eth. Nic., I, 3,
1095b) qui distingue la vie de plaisir, la vie politique et la vie théorétique.

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29. C'est-à -dire les objets de la connaissance philosophique, les formes intelligibles. La
contemplation de l'être intelligible contient donc son plaisir propre, que ne peuvent goû ter
que les philosophes. La présence de ce vocabulaire ontologique renvoie ici directement aux
développements des livres VI et VII, et en particulier à la métaphysique de l'être véritable
comme objet de contemplation pour la philosophie.

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30. Les trois critères du jugement (582a) sont l'expérience (empeiría), la sagesse
(phrónēsis) et la raison (lógos). Le critère de la sagesse est intellectuel, et non seulement
moral ; il ajoute à la compréhension de ce qui est sophós le trait d'une réflexion élaborée. La
différence entre la phrónēsis et la sophía exige donc de faire intervenir un critère
intellectuel plus marqué. Sur les nuances de ce concept, voir M. Dixsaut (2000 : 109 sq.). Le
parallèle avec l'exposé du Politique est précis, car l'art royal est exercice de la phrónēsis
(294a-b).

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31. Le pluriel permet de préciser les instruments de la raison : les arguments particuliers et
les raisonnements qui les enchaînent dans des démonstrations. Le même terme (lógos) sert
à désigner le principe, l'argument et le raisonnement.

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32. Il s'agit des plaisirs et des désirs liés au mode de vie particulier de chaque classe et de
chaque fonction de la société. Comme chaque groupe prétend que son mode de vie et ses
valeurs produisent la vie la plus heureuse, à qui appartiendra-t-il d'en juger ? La
démonstration montre que l'expérience du philosophe, parce qu'elle porte sur les trois
domaines, est la plus riche, et donc la plus compétente pour le jugement. Si ce jugement est
fondé, c'est alors la vie philosophique qui sera la plus heureuse. On peut trouver ici un
argument concluant pour fonder le bonheur de la vie des gardiens, et relier cette
démonstration à la question d'Adimante (IV, 419a sq.). Notons que cette position constitue
la réfutation du mépris de la philosophie, dont Socrate était l'objet dans le Gorgias (484e
sq.) de la part de Calliclès.

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33. L'expression doit être prise littéralement, car elle est formée sur l'expression
symétrique du philosophe : il s'agit de l'amoureux de la raison, des arguments, des
raisonnements.

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34. En plaçant la troisième démonstration sous l'égide de Zeus et en affirmant qu'elle
pourrait entraîner la pire des chutes, Platon veut montrer que la démonstration fondée sur
l'analyse des plaisirs et des peines est la plus rigoureuse et la mieux fondée. On avait en
effet l'habitude de faire les libations dans l'ordre suivant : Zeus olympien, héros, Zeus
sauveur. Voir Charm., 167a-b, Phil., 66d, et Lois, III, 692a. Pour la question de la chute,
Platon réfère ici aux pratiques de la lutte : une chute suivant la troisième prise était
considérée définitive. Voir Euth., 277c. L'ensemble de cette imagerie olympienne met en
relief l'importance du propos, voir Phèdre, 256b. Cette analyse sera reprise dans le Philèbe
(44c) et on la retrouve chez Aristote (Eth. Nic., VII, 12, 1152b-1154a, et X, 2, 1173a).

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35. Cette métaphore reprise du lexique de la peinture (voir II, 365c) souligne l'aspect
illusoire et inachevé du plaisir du corps : comme dans la peinture d'ombres, il se soutient
du contraste entre le plaisir et la peine. Voir Phédon, 69b pour cette image appliquée à la
vertu de modération et de courage, vertus illusoires quand elles sont coupées de la
connaissance. Voir aussi Phil., 44c, et Théét., 208e.

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36. De qui s'agit-il ? Le contexte porte à penser qu'il s'agit d'ascètes, orphiques ou
pythagoriciens, qui méprisaient les plaisirs du corps. On peut en effet comparer avec le
passage du Phédon (62b). Mais Platon n'utiliserait pas une expression aussi vague pour
parler d'une doctrine qui est après tout la sienne, et on doit donc penser que ces sages sont
ceux qui soutenaient une doctrine du plaisir différente, par exemple le fait que tout plaisir
est relatif. Voir sur ce passage J. Adam (II, app. IV, 378-380).

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37. L'analyse du Philèbe éclaire ce passage (32e, 42e, 43d-44b, et Timée, 64c). Le plaisir et
la douleur sont des mouvements de l'â me, émotions ou affects (kínēseîs, 583e), alors que
cet état entre deux (metaxù, c7) est une forme de repos, un état de tranquillité (hēsuchía,
e2). L'état intermédiaire est-il pure neutralité, entre deux mouvements contraires ? Non,
car il est relatif au plaisir ou à la douleur qui a précédé et dont il représente la cessation : ce
qui suit la douleur paraît un plaisir, ce qui suit le plaisir paraît une souffrance. Socrate
affirme que c'est en apparence que la cessation de la souffrance est un plaisir ( 584a7).
Cette position est discutée par Aristote (Eth. Nic., X, 3-5).

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38. Ceux qui confondent l'absence de souffrance avec le plaisir, ou la fin du plaisir avec la
souffrance, sont en proie à une forme d'enchantement, semblable à l'illusion qui résulte de
la peinture en trompe l'œil évoquée juste avant. Sur ce vocabulaire, voir Phil., 44c, supra, III,
413d, et infra, X, 602d.

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39. Il s'agit des plaisirs purs, qui correspondent donc au concept du plaisir en tant que tel et
dont la privation n'est pas sensible. Le Banquet évoque les plaisirs de la pensée (207e). Voir
Phil., 51b, et Timée, 65a. Pour l'ensemble de l'exposé sur la nature du plaisir, voir J.C.B.
Gosling et C.C.W. Taylor (1982).

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40. Platon a-t-il conservé ici le souvenir d'une croyance, dont on a l'écho chez Héraclite :
que les â mes, purifiées après la mort, peuvent encore sentir ? Le fragment d'Héraclite (frag.
99 Conche) semble une critique d'Homère (Od., XI, 36). Voir Phil., 51e. La notion de l'odorat
comme plaisir pur se trouve aussi chez Aristote (Eth. Nic., X, 2, 1173b18).

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41. Il n'existe pas, à proprement parler, de plaisir corporel : tout plaisir est plaisir de l'â me,
mise en mouvement par une cause. Les plaisirs qui proviennent du corps sont des illusions
(Phil., 45a-47b), alors que les plaisirs purs de l'â me sont indépendants du corps, par
exemple les plaisirs de la connaissance (Théét., 184e-185e). Le corps demeure cependant
l'intermédiaire de toute sensation (186c).

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42. Il s'agit de sensations et de souffrances qui sont mélangées, car elles contiennent une
part de l'appréhension qui introduit la relativité ; or tout ce qui est relatif n'est pas pur.
C'est ce que vient illustrer le recours à une topographie idéale, où l'espace est divisé en
haut, milieu et bas. Par cette image, Platon peut mettre en relief l'aspect illusoire de tout ce
qui est relatif, et du même coup la nécessité de penser philosophiquement la pureté de ce
qui existe en soi, le haut véritable (alēthō̂s, d9). Je ne crois pas que cette topographie ait une
interprétation cosmique (contra, J. Adam, ad loc., qui cite Phédon, 109, et Timée, 62c). Voir
infra, l'image des couleurs et plus loin, la reprise métaphysique, 586a, où le haut est le
monde intelligible. Une élaboration allégorique de cette représentation se trouve à la base
du mythe du Phèdre (247c). La mesure des plaisirs, et leur description selon une échelle de
registres, conduit Platon à la notion d'illusion et de faux plaisir. Mais la fausseté d'un plaisir
ne saurait contredire qu'il soit réellement éprouvé, et il faut donc entendre ici la fausseté
comme désignant une valeur moindre ; Platon cherche à exposer les mérites du plaisir
philosophique, et donc à fonder une échelle où il est le seul véritable.

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43. Le vocabulaire de la psychologie du plaisir et de la douleur recourt ici à l'opposition
vide-remplissement (kénōsis-plērō̂sis), qu'on retrouve également dans l'analyse du Philèbe
(31e sq.). Il s'agit de qualifications de l'état (héxis, b1) du corps et de l'â me.

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44. La discussion sur le texte transmis pour les lignes qui suivent est complexe, et je me
range à l'avis de J. Adam qui lit anomoíou (c7) : c'est la solution la moins insatisfaisante,
compte tenu de la suite des réponses négatives de Glaucon. Si on conserve le texte
majoritaire des manuscrits, comme le fait J. Burnet, ces réponses deviennent un complet
contresens. Ce qui ne ressemble pas à l'être ne saurait en participer plus que ce qui lui
ressemble, la position est claire. Voir supra, V, 479a, et VI, 500c.

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45. Le dualisme strict de l'anthropologie platonicienne ne tolère en fait aucune


participation du corps à l'être réel, et si Platon l'évoque ici, c'est en référence au rô le
d'intermédiaire du corps dans l'accès au plaisir. L'â me seule est par nature semblable à
l'éternellement identique (VI, 490b), alors que le corps, plongé dans le devenir, ne peut
participer à l'identique. Ce dualisme strict sera confirmé infra, en X, 608d, et sa justification
philosophique est effectuée dans le Phédon, ce qui dispense Platon de la reprendre
entièrement ici.

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46. Le corps est ici désigné, comme dans le Phédon, par l'image de la maison funéraire, du
tombeau. Ceux qui passent leur vie à rechercher les plaisirs corporels n'ont pas nourri leur
â me, qui est leur principe intérieur et leur être véritable, mais ils n'ont pas non plus nourri
la demeure corporelle de cet être, qui est comme son tombeau. Cette demeure est comme
un tonneau percé (Gorg., 493b2, tò steganón). Sur l'errance des corps, voir supra, VI, 485b,
Crat., 400c, et Gorg., 493a pour la doctrine du corps-tombeau, avec les remarques de P.
Courcelle (1966).

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47. Au sens d'une maxime à recevoir et à respecter dans la conduite de la vie.

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48. Poète lyrique de Sicile, qui a vécu de la fin du VIIe siècle au début du VIe siècle. Rendu
aveugle pour avoir parlé en mal d'Hélène dans un de ses poèmes, il recouvra la vue après
avoir composé une palinodie. Dans ce nouveau poème, il aurait cherché à innocenter
Hélène : elle n'aurait pas accompagné Pâ ris, mais aurait été victime d'une illusion
provoquée par les dieux et aurait été transportée à son insu en É gypte. Platon évoque à son
tour cette absence d'Hélène à Troie, les guerriers se battant pour son fantô me. Voir sur
cette légende Hérodote, II, 112-120, et la tragédie d'Euripide qui lui est consacrée. Platon
amorce la palinodie du Phèdre en le citant (Phèdre, 243a). Pour le texte, voir D.L. Page
(1962 : 93-141).

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49. Dans la classification des désirs et des plaisirs, ceux qui sont relatifs au principe
intermédiaire de l'â me ne sont pas plus vrais ou authentiques que les plaisirs de la partie
appétitive inférieure. Platon distingue trois facteurs principaux dans la stimulation du désir
de cette partie : l'honneur, la victoire et l'impétuosité, mais chacun produit un défaut :
l'envie, la violence et la colère. Mais comme dans l'analyse du livre IV, ces désirs médians
peuvent aussi se soumettre à la règle de la raison et produire des plaisirs vrais. Cette
doctrine est conforme à la nature de la justice, puisque la soumission à la raison est
l'origine de toute justice, et la justice est le bonheur de chaque partie de l'â me. Tout désir,
s'il recherche le pouvoir et l'hégémonie, se condamne à des plaisirs irréels, mais s'il accepte
l'hégémonie de la raison, il pourra connaître un plaisir vrai, réel et qui lui appartient en
propre. L'élimination de la discorde est la condition fondamentale du bonheur, parce
qu'elle est l'essence de la justice (voir IV, 441d-444a).

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50. Ce calcul arithmétique est-il sérieux ? Le seul intérêt de Platon ici pourrait être
d'aboutir au chiffre pythagoricien, 729. Si le tyran est en troisième position derrière
l'oligarque, son plaisir est aussi au troisième rang. Ce calcul peut être reconstitué de la
manière suivante : le roi, le timocrate et l'oligarque occupent les trois premières positions.
Le timocrate a huit fois moins de plaisir que le roi, et l'oligarque a vingt-sept fois moins de
plaisir. Les positions 4 et 5 sont des états de déclin indéterminés ; le démocrate occupe le
rang 6 ; les positions 7 et 8 sont indéterminées et le tyran occupe le neuvième rang. Le
plaisir du tyran est un simulacre de plaisir. Ce chiffre exprime une surface (3 x 3), il est
donc epípedon (d6) et parfaitement superficiel. Si on le porte au carré, on obtient 81, et au
cube, 729. Pourquoi ce calcul ? Fantaisie, volonté d'exprimer l'abîme du plaisir tyrannique ?
Platon s'en moque lui-même (e5), en parlant d'un calcul « prodigieux ». Pour le rapport aux
mois et aux jours de l'année, on note que 729 est double de 364,5 qui correspond au
compte pythagoricien des jours et des nuits de l'année ; c'est également le nombre de mois
de la grande année des pythagoriciens, évoqué dans le calcul, non moins fantasmagorique,
du nombre nuptial au livre VIII. Voir également Lois, VI, 771c.

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51. Renvoie au livre II, 361a. Notons que l'exposé de la thèse demeure anonyme,
conformément à la position des interlocuteurs au livre II, tous soucieux de ne pas s'en faire
les défenseurs. Voir II, 360d et 366a. L'interlocuteur auquel Socrate pense ici n'est donc pas
nécessairement Thrasymaque.

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52. Cette représentation polycéphale assemblera plusieurs natures. Elle rappelle le
modelage de l'être humain par le démiurge (Timée, 69d), réunissant l'â me immortelle et le
corps mortel. La Chimère tenait de la chèvre et du lion, et parfois on la représentait avec
une queue de serpent. Elle crachait des flammes de ses multiples têtes. Voir Hésiode
(Théog., 319 sq.). Scylla est un monstre marin, dont le corps de femme est joint à des chiens
féroces dans sa partie inférieure. Voir Od., XII, 73 sq. Quant à Cerbère, il s'agit du chien
gardien de l'Hadès : ce monstre avait trois têtes et une queue de serpent. Voir Il., VIII, 166
sq. On peut évoquer d'autres créatures monstrueuses de ce genre, par exemple les
centaures. La représentation de l'élément désirant de l'â me en bête sauvage se retrouve
dans le Timée, 70e. Son polymorphisme est un thème constant de la psychologie de Platon,
voir IV, 442a. Cette image, qui constitue une véritable allégorie, représente l'â me humaine
comme l'assemblage sous forme humaine de trois êtres : le monstre des désirs, le lion de
l'ardeur impétueuse et l'homme intérieur de la raison.

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53. La souveraineté de l'homme intérieur est celle de la raison, et l'élément d'ardeur


impétueuse est son allié naturel (súmmachon, b3). L'idéal moral de la domination de soi-
même (egkráteia, b1) appartient à la doctrine de la justice, puisque celle-ci est d'abord
l'hégémonie de la raison pour produire l'harmonie du tout. Voir IV, 431a, et Gorg., 491d.
Cette souveraineté est la leçon fondamentale du mythe de l'attelage ailé (Phèdre, 246).

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54. L'opposition de l'honorable et du honteux semble toujours plus primitive dans la
morale et dans le droit que celle du juste et de l'injuste ; elle suppose une approbation ou
une désapprobation directe de la communauté. Voir sur ce point A.W.H. Adkins (1960).

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55. La parenté de l'homme avec Dieu est un thème constant dans la pensée grecque et
Platon en présente l'expression philosophique achevée (theiótaton, e3). L'être humain est
une plante qui a des racines célestes (Timée, 90a) et son â me est divine. Voir VI, 501b. Sur
ce point, voir É . Des Places (1964).

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56. Od., XI, 326. É pouse d'Amphiaraos, qui s'était engagé à la consulter avant de partir à la
guerre, elle le perdit en acceptant de Polynice le collier d'Harmonie et en lui conseillant
d'accompagner Adraste. Parce qu'il s'était engagé, le roi ne put reculer et trouva la mort.

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57. L'homme excellent, le vertueux est dirigé de l'intérieur par un principe divin (voir
supra, 589d), ce qui fait écho à la doctrine du Ménon (99e6) : la vertu est l'effet d'une
dispensation divine, theía moîra. Le philosophe en effet est pénétré d'une grâ ce toute
religieuse (Phédon, 67e6-69e5), qui le fait comparer à un initié des mystères. La
philosophie est en effet un art bachique, les philosophes sont les vrais bacchants (Phédon,
82b, avec les notes de M. Dixsaut, 1991 : 144-158). C'est cette doctrine qui éclaire ce
passage sur l'intellect divin. La partie rationnelle est toujours la partie philosophique
(589b1, d1), parce que le philosophe s'est soumis à la règle divine, règle tout intérieure
(oikeîon, d4). Voir le texte parallèle, pseudépigraphe, Sur la vertu (379c-d), qui est une
reprise du Ménon. Mais cette vertu d'origine divine n'exclut pas la connaissance,
contrairement à l'inspiration poétique qui est elle aussi theía moîra, mais privée de
connaissance (Apol., 22c ; Ion, 534c-536d). Le Ménon diffère ici de l'enseignement de la
République qui insiste sur le rô le de la connaissance et notamment des philosophes. Mais
cette connaissance est elle-même le résultat d'une dispensation providentielle, selon la
Lettre VII (326ab). Voir aussi supra, VI, 492e2-493a2, sur la theía moîra qui produit le
philosophe, en dépit des forces adverses dans la cité. É galement, Lois, IV, 715e, et Théét.,
176a.

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58. Renvoie à I, 341a. Contrairement à ce que Thrasymaque soutenait, la Loi est


avantageuse pour ceux qui sont démunis et plus faibles : elle n'est pas l'avantage du plus
fort (I, 343c), mais elle produit le bien de l'ensemble de la cité.
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59. Cet argument en faveur de la punition fait retour sur l'exposé de II, 380b. La valeur de la
punition est de nature morale, puisqu'elle contribue au progrès moral de l'â me fautive.
Cette position, déjà exprimée dans le Gorgias (509), fait placer Platon au rang des penseurs
rétributivistes et réformateurs et dans les Lois, elle donne lieu à plusieurs développements
précis. Voir sur la question M. Mackenzie (1981).

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60. Ce passage reprend le thème spirituel de l'harmonie intérieure évoqué plus haut (III,
410a, et VI, 498b).

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61. Cet homme musicien (mousikòs, d5) est celui qui a été formé en suivant le programme
de la paideía idéale, voir IV, 432a, 443d, et l'exposé du livre III.

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62. Cette restriction étonne et fait peut-être allusion aux projets politiques de Platon en
Sicile. On peut suggérer un rapprochement avec la doxographie d'Anaxagore : ce
philosophe aurait désigné le ciel comme sa véritable patrie. Voir Diogène Laërce (II, 7). Sur
la vocation politique et l'intervention divine, voir supra, VI, 499b. Cette suggestion est
favorisée par l'évocation de la cité céleste (b2) qui vient juste après. La vraie patrie du
philosophe est en effet cette cité idéale construite par la philosophie, dont le modèle
(parádeigma, b2) se reflète dans la cité intérieure commandée par la raison (VII, 590e,
591e, et X, 605b et 608b). Le ciel est donc la métaphore du monde intelligible, ainsi que
l'avait compris Proclus (In Tim., II, 269 ; III, 312 sq.). Comparer ce passage avec le modèle
divin de Théét., 176e, Lois, V, 713b, 739d-e, et Pol., 297c.

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63. Platon a évoqué plus haut la nécessité de circonstances parfaites pour que le projet
spéculatif de la cité idéale puisse se réaliser avec l'intervention du philosophe. Voir V, 470e,
VI, 492e, 499c et 502c sur la question de l'éventualité de la réalisation de la cité idéale, qui
représentent des passages un peu plus optimistes. Ici, Platon semble se replier sur la
réalisation de la cité spirituelle à l'intérieur de l'â me du philosophe. La conclusion est très
contournée, Platon semblant soucieux de restreindre la possibilité d'une action politique
concrète et plutô t désireux de favoriser l'ascèse personnelle et la vie philosophique. Ce
passage soutient une interprétation morale et individuelle de la toute la recherche
psychopolitique de la République : la cité ne serait qu'une métaphore de la vie intérieure, et
la souveraineté, le terme ultime de l'ascèse philosophique. Voir en ce sens J. Annas (1997).
Mais il faut noter que cette conclusion vient au terme de l'exposé des régimes dégénérés et
qu'elle constitue le terme de l'argument sur le bonheur du juste, opposé au prétendu
bonheur du tyran. Il s'agit donc plutô t d'une conclusion sur la priorité de la vie
philosophique, dans sa parfaite symétrie avec la justice dans les cités, et non d'une
interprétation qui dépolitise l'ensemble du dialogue. La mention de l'occasion favorable
évoque les projets syracusains de Platon et donne à ce passage son arrière-plan
autobiographique.

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1. Platon reprend la discussion de la nature de la poésie, en raccordant le propos à l'exposé


du livre III (392c). L'introduction de cette reprise, qui occupe la moitié du dernier livre de
l'œuvre (595a-608b) a été diversement jugée dans l'histoire de l'interprétation : on y a vu
un morceau mal intégré, placé là pour répondre à des critiques. Mais outre le fait qu'il était
déjà revenu brièvement sur le sujet de la poésie (VIII, 568a-d), on doit noter que Platon
s'apprête, dans la deuxième partie du livre, à présenter un exposé mythologique, qu'il
propose comme la clô ture de l'œuvre. On peut penser que la nécessité de justifier la
substitution du mythe philosophique aux mythes d'Homère et de la tragédie exigeait un
développement plus élaboré. L'hommage à Homère (b9-c2) est sincère et ce n'est pas toute
la poésie qui est rejetée, comme déjà l'exposé antérieur l'avait montré (III, 394b-398b),
mais seulement cette poésie qui ne se conforme pas aux modèles d'une théologie
exemplaire. Proclus a donné son appui à cette critique d'Homère, en montrant la portée des
arguments de Platon sur l'éducation des jeunes gardiens (In Remp., I, 159, 10-163, 9 ; I,
180-183). Sur la doctrine de l'imitation au livre X, voir A. Nehamas (1982), E. Belfiore
(1984) et S. Halliwell (1997). Sur l'unité de composition du livre X, voir D. Babut (1983 et
1985).

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2. Même si la doctrine de l'imitation est reprise ici en rapport avec l'ontologie des livres VI
et VII, et non dans la perspective de la poétique et du style narratif et dramatique de
l'exposé des livres II et III (392c sq.), Platon ne fait aucune référence à l'exposé de la
métaphysique. La méthode habituelle est celle de l'interrogation par questions et réponses,
d'une part, et le recours à la dialectique des formes, d'autre part. La position de la forme
unique, correspondant à chaque ensemble d'êtres particuliers était, dans les livres
précédents, accordée aux prédicats moraux (bien, beau, juste). Ici, Platon l'applique aux
objets du monde sensible, dans leur particularité concrète, et parmi ceux-ci, aux objets
fabriqués artisanalement (skeúous, b7). Voir Crat., 389a-390a. Cette forme possède les
mêmes caractéristiques ontologiques de séparation, d'immatérialité et de transcendance
que les formes des prédicats moraux. Voir supra, V, 476a-e, pour la précision du rapport
entre la pensée et la forme.

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3. Ce portrait ironique du peintre omnipuissant en poète et en sophiste (sophístēs, d1) le


place plus haut que les dieux, et le présente comme capable de se produire lui-même. Il est
démiurge universel, rien n'échappe à sa compétence.

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4. L'opposition entre les apparences et la réalité recoupe entièrement l'ontologie de la ligne
et de la caverne, que Platon résume ici dans l'opposition entre phénomènes (phainómena,
e4) et êtres selon la vérité (ónta).

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5. Et non pas « dans la nature », puisque le premier lit est la forme du lit, œuvre divine.
Comparer avec le juste « par nature », VI, 501b. Toute la nature, dans sa richesse, est déjà
une imitation du monde des formes, monde auquel Platon réserve la réalité de l'unique
nature véritable. Voir Phédon, 103b, et Parm., 132d : « Alors que ces formes sont comme
des modèles qui subsistent dans leur nature, les autres choses entretiennent avec elles un
rapport de ressemblance et en sont les copies ; en outre, la participation que les autres
choses entretiennent avec les formes n'a pas d'autre explication que celle-ci : elles en sont
les images » (trad. L. Brisson).

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6. Le dieu de Platon est l'auteur de l'ensemble des formes qui composent le monde
intelligible. Est-il lui-même une forme éminente ou supérieure, comme la forme du bien
évoquée en VI, 509b, qui transcende l'être du monde des formes ? Dans la tradition
platonicienne, les formes seront comprises comme les pensées de Dieu, mais rien dans le
présent passage ne permet de soutenir cette interprétation. Platon maintient seulement
que dans l'ordre de la hiérarchie des causes, les formes sont au-delà de la nature matérielle,
et qu'elles sont elles-mêmes causées par le dieu. Rien ne permet non plus de marginaliser
l'affirmation théologique, en la considérant comme une expression poétique ou mythique.
La comparaison de ce dieu avec le démiurge du Timée montre plusieurs différences : alors
que le démiurge contemple des formes préexistantes pour produire le monde (28a-c), ici le
dieu est dit créateur des formes.

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7. Cet argument fait retour dans le Timée (31a), au sujet de la multiplicité du monde
intelligible, et dans le Parménide (131c-132e), au sujet des formes et de la forme de
l'homme. Il appartient au concept de forme d'être unique pour tout ce qu'elle subsume, et
s'il devait en surgir plus d'une, alors nécessairement, une troisième surgirait aussi pour les
unifier. Abondamment discutée sous l'intitulé de l'argument du troisième homme, cette
thèse appartient à la fois à la logique et à la métaphysique. La discussion de ce passage a
insisté sur le fait que Platon quitte le domaine moral des qualités et des valeurs, comme
domaine d'application des formes (le beau, le juste), et engage la doctrine dans une
ontologie des objets, ce qui l'entraîne vers des difficultés considérables qui feront l'objet
des critiques du Parménide. On a suggéré que ce déplacement était causé par le contexte de
la discussion de la poésie, et que les conséquences en étaient immaîtrisables. Voir L.
Brisson (1994 : 29-43, et bibliographie afférente : 315 sq.). Sur la métaphysique des degrés
de réalité, voir R. Patterson (1985) et R.D. Parry (1985).

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8. Cette désignation de Dieu comme auteur de la nature intelligible, c'est-à -dire de tout ce
qui existe en soi, est unique dans l'œuvre de Platon. Le terme était déjà chez Eschyle
(phutourgós, Suppliantes, v. 592) pour désigner Zeus, auteur de la race humaine. Voir aussi
Sophocle, Œdipe roi, v. 1482. Le créateur naturel s'oppose au fabricant (dēmiourgòn, d11).
Je prends le risque d'introduire la notion de création, car une traduction qui s'en tient au
registre de la fabrication ou de la production (fabricant naturel, auteur naturel) court un
risque plus sérieux, celui de maintenir le Dieu de Platon sur le plan de la nature, au sens où
nous l'entendons aujourd'hui.

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9. Le tragédien imite son modèle : tout comme le peintre est troisième après l'objet concret
fabriqué et l'objet idéal par nature, produit par Dieu, le poète imite le roi et la vérité. J.
Adam, ad loc., pense, en se référant au Roi du monde intelligible de VI, 509d, que le roi et la
vérité sont le phutourgós, mais il y a de bonnes raisons de soutenir, compte tenu du sujet de
l'épopée et de la tragédie, que Platon parle ici du roi, héros historique, et de la vérité idéale
qui est transcendante. Voir J. Adam (II, livre X, app. I : 464-465).

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10. La critique platonicienne de la poésie est présentée dans la suite de l'exposé sur les arts
visuels de l'imitation, principalement la peinture. Faisant retour sur les arguments des
livres II et III, Platon généralise cette critique en l'étendant à l'ensemble du prétendu savoir
poétique : parce qu'ils ne reconnaissent pas la distance qui les sépare de leur objet, et en
particulier des choses divines (tá theîa, e2), les poètes ne sauraient prétendre à la
connaissance. Ce passage a été lu dans la tradition comme l'expression la plus nette de
l'opposition de la philosophie et de la poésie, dans un affrontement pour gagner la position
principale dans la culture grecque. Ce conflit était certainement l'objet de débats
importants sur la place de l'épopée et de la tragédie dans l'éducation de la jeunesse. Platon
défend la priorité de la philosophie comme science véritable, contre un art qui, dans le
meilleur des cas, n'est qu'inspiration et enthousiasme. Voir Phèdre, 245a, Ion, 533d, et
Ménon, 99c.

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11. Cette dépréciation de la valeur de l'art, autant de la poésie que des arts visuels, est
fondée sur deux arguments distincts, qui sont ici présentés de manière structurée : d'une
part, un argument ontologique, qui place le statut de la représentation dans un rapport de
pur simulacre, sans prégnance ontologique propre ; d'autre part, un argument politique,
qui intervient dans l'interpellation d'Homère : l'art est privé d'utilité politique dans
l'administration et la législation des cités. Cet argument possède un corollaire pédagogique,
sur lequel Platon ne revient pas, puisqu'il était au cœur de la critique de la poésie dans la
paideía des gardiens : la poésie transmet des modèles corrupteurs. Si ces modèles sont
rectifiés, la poésie peut-elle encore avoir un rô le ? Dans les premiers livres, Platon le
reconnaissait, alors qu'ici, dans un cadre plus strictement politique, il ne le reconnaît plus.
Voir infra, 602b, et Phèdre, 276c.

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12. L'interpellation d'Homère contraste par sa dureté avec la vénération et la sincère


admiration des passages précédents. Le paradoxe d'une critique désireuse de contenir
l'influence des poètes et d'une autre qui blâ me leur stérilité politique n'a pas échappé à la
tradition, et Platon lui-même (Banq., 209c sq.) a présenté un jugement très différent :
Homère et Hésiode n'ont-ils pas laissé des œuvres immortelles, qui permettent de les
placer sur le même pied que Lycurgue et Solon ? Le contexte du Banquet, où Socrate est
amené à valoriser la création spirituelle et politique, en instituant une hiérarchie qui place
à un registre inférieur la procréation d'enfants, favorisait ce jugement. Ici, Lycurgue et
Solon, auteurs des lois de Sparte et d'Athènes, sont placés dans une position nettement
supérieure, pour ne pas dire de valeur absolue, en raison même du contexte de la
République. La recherche du roi-philosophe conduit précisément à produire un nouveau
Solon, le philosophe de la cité idéale. Notons également que Platon était, selon la tradition,
apparenté à Solon par sa mère (Diogène Laërce, III, 1).

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13. Natif de Catane en Sicile, une colonie chalcidique, il a vécu probablement au Ve siècle.
Loué par Aristote pour la rigueur et la précision de son travail de législateur, il fait figure de
héros chez Diodore de Sicile (XII, 11-19). Voir Aristote, Pol., I, 2, 5, 1252b14 ; II, 12, 1274b.
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14. Les textes de l'épopée homérique étaient chantés et récités par des rhapsodes
ambulants, mais certains d'entre eux en étaient les dépositaires et constituaient une sorte
d'autorité. Cette guilde, qui prétendait appartenir à la descendance de l'aède, se vouait à la
perpétuation des poèmes ; voir Pindare, Ném., II, 1. Voir aussi Ion, 530e, et Phèdre, 252b.

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15. Philosophe présocratique d'Asie Mineure, qui vécut au VIe siècle. Considéré comme un
des Sept Sages, il aurait prédit une éclipse solaire (28 mai 585). Platon fait sans doute
allusion ici au fait qu'on lui attribuait l'invention de la géométrie, suite à ses études de
méthodes de mesure des terres en É gypte. Voir Diogène Laërce (I, 22-43).

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16. Prince scythe, grand voyageur dans toute la Grèce. Il serait venu à Athènes en 592, où il
aurait été reçu par Solon. Hérodote rapporte cependant qu'il préférait Sparte (IV, 76).
Platon pense peut-être ici au fait qu'il aurait inventé le tour à poterie, ou même l'ancre
marine (Diogène Laërce, I, 101-105).

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17. Le mode de vie pythagoricien, tel que le présentera plus tard Jamblique, était connu à
haute époque et Platon, sans préciser les aspects qui fondent son jugement, porte sur cette
vie philosophique un regard admiratif, où il ne faut chercher aucune ironie. Par plusieurs
aspects, Platon était proche des doctrines pythagoriciennes, et notamment par
l'importance des mathématiques. La présence des pythagoriciens Simmias et Cébès de
Thèbes dans le cercle de Socrate, le lien amical de Platon avec Archytas de Tarente (Lettre
VII, 338c, 339b), sont des indices historiques d'une influence directe. Sur ce point, voir
d'abord W. Burkert (1972 : 83-96).

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18. Disciple fidèle d'Homère, son nom est ici l'objet d'une moquerie en raison de son
étymologie curieuse : celui qui se nourrit de viande, un trait que déjà plus haut (III, 411c)
Platon avait jugé incompatible avec une éducation à la poésie. Le poète Callimaque en fait
l'auteur de poèmes (Strabon, XIV, 638), mais Platon met plutô t en relief le mépris où le
tenait son maître.

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19. Sophiste fameux, que Platon met en scène dans un dialoque qui porte son nom. Présent
durant de nombreuses années à Athènes, il y était l'objet d'une grande estime, à laquelle
Platon fait écho ici. Son rô le dans la fondation de la colonie de Thourioi en 444, alors qu'il
participa à l'élaboration de la législation, est peut-être ici rappelé par Platon. Sur son rô le
dans l'éducation et l'administration, voir Protagoras, 318e, et Ménon, 91a. Voir G.B. Kerferd
(1981 : 42-44). Si la date de composition de la République est 410, le fait de le présenter ici
comme vivant serait un anachronisme, car Protagoras serait mort en 411.

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20. Sophiste qui avait fait partie de plusieurs ambassades à Athènes et qui était sans doute
vivant au moment de la mort de Socrate. Celui-ci, à plusieurs reprises dans l'œuvre de
Platon, s'en déclare le disciple (par ex. Charm., 161d, Lachès, 197d, Ménon, 96d, Phèdre,
267b). Platon le ridiculise dans le Protagoras, (337a, 339b, 341b-c) pour ses recherches
sophistiquées sur le langage. Voir G.B. Kerferd (1981 : 45-46).

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21. Le rapport entre les paroles et l'ornement musical (rythme, harmonie) était certes
essentiel, mais pour Platon, le texte était central (Phédon, 61b) ; voir Gorg., 502c qui
reprend le même thème. Une composition doit s'imposer d'abord par son contenu, et pas
seulement pour le plaisir qu'elle offre aux spectateurs. Cette critique est constante chez
Platon, voir Lois, II, 658e.

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22. L'argument pragmatique succède à l'argument tiré de l'ontologie, mais Platon ne


semble pas avoir été désireux de les coordonner. Les trois niveaux – le réel, l'objet existant
et le simulacre de la représentation – ne peuvent être simplement rapportés à la hiérarchie
pragmatique de l'expertise : celui qui sait utiliser, celui qui sait fabriquer, celui qui sait
imiter. Il faut introduire le terme de la connaissance, qui est commun à l'utilisateur et à
celui qui connaît le réel en soi : connaître la fonction, c'est nécessairement pouvoir saisir la
forme. Cette connaissance se fonde sur un critère d'expérience (d8). L'autonomie de la
sphère esthétique, la compétence propre qui est exigée des artistes est moins importante
que leur dépendance d'un savoir supérieur qui appartient à d'autres. Sur le critère d'utilité,
voir Euth., 288e.

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23. Notons la réintroduction à ce stade de l'analyse du vocabulaire de l'épistémologie des
livres VI et VII (ligne et caverne). Car c'est bien une croyance (pisteúōn, e5) dépourvue de
science que le fabricateur met au service de son art, mais seul l'utilisateur connaît. Notons
qu'en VII, 596b, l'artisan contemple la forme et ne s'en remet à personne d'autre. Quant à
l'imitateur, son rapport à l'objet se limite à l'opinion correcte (602a4-5), rappelant IV,
430b.

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24. Cette série des opérations apparaît comme l'antidote de l'illusion. Voir Protag., 356b, et
Phil., 55e, où ces opérations sont des métaphores de la pensée. Le rapport entre le calcul et
la raison (toû logistikoû, e1) est évoqué par l'étymologie commune du lógos, voir VII, 525b.

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25. L'analyse psychologique du livre IV (430d, 436a-c) est présupposée ici, mais alors que
Platon au livre IV avait construit un modèle tripartite de l'â me, symétrique au modèle des
classes de la cité, il se satisfait ici d'une opposition simple entre la pensée, fondée sur la
mesure et le calcul, et la sensation, source d'erreurs et d'opinions. Le principe
intermédiaire (thumoeidès) ne concourt pas en effet aux questions de connaissance et
d'épistémologie qui sont discutées ici, puisque son rô le est d'abord moral et lié à
l'orientation de l'action. Sur l'opération de porter un jugement, il s'agit d'abord de la
formation d'opinion (doxázein, e8), mais Platon ne nomme pas d'un terme spécifiquement
lié à l'exercice de la rationalité l'opération supérieure qui consiste à privilégier une opinion
par rapport à une autre. Par les analyses du livre VI, nous savons qu'il s'agit de la diánoia.

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26. Préfigurant la définition de la tragédie chez Aristote (Poét., 6, 1149b), Platon montre ici
la poésie tragique comme imitation de l'action humaine. Cet exemple expose le modèle de
l'imitation à plusieurs difficultés, notamment la question de la nature du modèle idéal de
l'action, laquelle n'est ni valeur (par exemple la forme de la justice), ni objet (par exemple
la forme du lit).

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27. Reprise de l'opposition entre la concorde (homónoia, homonoētikō̂s, c10) et le conflit de
la stasis (d1) : ce n'est pas seulement sur le plan moral de la direction de l'action que ce
conflit se structure, comme l'analyse du livre IV (449c) le montrait, mais aussi sur le plan
de la perception, qui est l'occasion d'un conflit de jugements sur l'objet perçu. Platon
rappelle ici ses analyses du conflit dans l'â me, mais il entreprend de les compléter.

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28. Reprise de l'exemple discuté en III, 387d-e.

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29. Ce jugement sur l'action est relatif à l'importance des choses divines et du monde
intelligible ; voir par comparaison Lois, VII, 803b, alors que Platon reconnaît le caractère
nécessaire d'un engagement dans les affaires humaines. On pourrait mettre ce propos en
contradiction avec l'injonction politique qui est la leçon de la caverne, mais ce serait mal
mesurer la portée purement morale du présent passage, qui préfigure par plusieurs
aspects l'éthique stoïcienne : maîtrise de soi, consentement au nécessaire, priorité de la
raison.

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30. S'agit-il du principe désirant ou de l'élément d'ardeur, le thumoeidès ? Jusqu'ici, Platon


s'est contenté d'un modèle de l'â me bipartite, où les désirs s'opposent au principe rationnel
comme les perceptions s'opposent à la pensée réfléchie. Faisant intervenir la délibération
sur l'action au théâ tre, et notamment l'appel aux émotions du public, on peut penser que
Platon réintroduit le principe intermédiaire de la psychologie du livre IV (411a-c), avec son
ambivalence et son irritabilité. Le terme est inhabituel, tó aganaktētikón (e2). La mention
de la cité intérieure dans l'â me (voir supra, IX, 590e) montre que le modèle tripartite est
encore présent dans l'analyse de l'émotion esthétique. La critique de la poésie dramatique
se fonde, en effet, sur les mêmes arguments que la critique de la peinture : la distance de la
vérité et l'excitation des parties inférieures de l'â me, par la production de simulacres.

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31. Reprise des exemples dénoncés dans la critique de la poésie dramatique au livre III,
387d. Notons l'esquisse de l'analyse des émotions causées par le spectacle tragique : le
plaisir est associé à l'identification à la souffrance du héros, ce qui préfigure la pitié dans
l'analyse d'Aristote (Poét., 6, 1449b, et Pol., VIII, 5, 1339b15-1340b10). Voir aussi Phil. 48a.
Sur cette critique, qualifiée de très sérieuse, voir E. Belfiore (1983).

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32. Si ce plaisir de l'émotion dramatique est condamnable, il faut se résigner à rejeter toute
l'œuvre, et non seulement les passages plus dramatiques susceptibles de solliciter
l'émotion. Platon propose donc ici une ascèse qui implique la privation de la représentation
émouvante, non seulement parce que l'émotion est un sentiment inférieur, mais parce
qu'elle produit un transfert sur le contrô le de soi : cultiver l'émotion au théâ tre, c'est
affaiblir notre capacité personnelle de contrô ler nos émotions personnelles (oikeîa, b7). La
position de Platon n'accorde donc aucun rô le à ce qui deviendra le cœur de l'esthétique de
la tragédie chez Aristote : la purification des émotions, la kátharsis.

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33. Cette prescription est plus sévère que la conclusion sur la place de la poésie dans
l'éducation : alors qu'au livre II, Platon paraissait ouvert à une poésie réglée sur des
modèles théologiques, sans exclure d'emblée la narration épique ou le drame tragique en
tant que tels, il n'admet ici que deux catégories : les hymnes et les éloges. Cette prescription
se retrouve dans les Lois, VII, 801e. Elle découle d'une conformité à la raison, telle que le
reconnaît la communauté, c'est-à -dire la cité.

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34. Les exemples cités par Platon sont des moqueries ou des invectives poétiques à
l'endroit de la philosophie, mais il ne cite pas d'attaques de philosophes contre les poètes.
Des exemples peuvent être retrouvés chez Héraclite (frag. DK, 22 ; B 40, 42, 56, 57 = 21, 29,
28, 25 Conche). Les expressions citées ici sont de provenance incertaine, peut-être étaient-
elles proverbiales. Voir S. Halliwell (1988).

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35. Je conserve le texte de Burnet, qui présente les avantages de la simplicité dans le
contexte. Les efforts de J. Adam (ad loc., et app. IV, vol. II : 468-469) me paraissent inutiles ;
il n'y a aucune trace particulière d'Euripide dans cette expression. L'adjectif (diasóphôn, c1)
est certes unique, mais Aristophane (Oiseaux, 1219) nous donne un emploi du verbe et cela
suffit à le justifier entièrement.

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36. L'argument sur l'imitation étant conclu, Platon entreprend la conclusion de l'ensemble
de la République. La question du bonheur du juste, posée au livre II (367e) est réintroduite
dans le contexte d'une rétribution dans la vie présente, ce qui constitue une perspective
tout à fait nouvelle. L'évocation des récompenses supérieures est évidemment celle du
bonheur éternel, dans l'au-delà . D'où l'étonnement de Glaucon : quelles récompenses
peuvent être supérieures aux récompenses de l'au-delà ?

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37. La démonstration de l'immortalité est présentée comme une chose aisée, et sans doute
à ce stade du dialogue s'agit-il d'une conviction forte (voir supra, VI, 498d). Mais cette
conviction repose sur une démonstration complexe qui est l'œuvre du Phédon, que Platon
suppose sans doute connu ici. Il semble y faire allusion en 611b. Dans ce dialogue, la
difficulté de la démonstration est au contraire souvent mise en relief (69e, 80d) et Glaucon
le rappelle expressément. Voir aussi supra, I, 330d-e. L'argument proposé ici se fonde sur
les mêmes prémisses d'incorruptibilité de l'â me que le Phédon. Sur cet argument, voir T.M.
Robinson (1967).

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38. Si l'â me n'était pas immortelle, l'homme injuste mourrait entièrement quand son corps
meurt. Toute la portée de la démonstration de l'immortalité est ici mise en relief par le
contexte de la rétribution de la vie du juste et de l'injuste. Les maux de l'â me peuvent-ils la
corrompre au point de la détruire et de la rendre mortelle ? Avec J. Adam, ad loc., on peut
noter que Platon se contente de refuser cette éventualité, qui serait pourtant naturelle en
vertu de la logique même de l'argument : chaque être ou substance périt du fait du mal qui
lui est propre, le corps de la maladie, et donc l'â me du vice. Voir Phédon, 93a-94b, qui
expose la pérennité de l'â me en toute circonstance, en raison de l'argument métaphysique
principal : l'â me est le principe de la vie (Phédon, 100b et 105c-d). Voir supra, I, 353d.

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39. Le nombre des â mes immortelles serait donc constant. Cette doctrine doit être replacée
dans le cadre général de la doctrine de la réincarnation et de la rétribution, qui est
commune au Phèdre et à ce livre final de la République. Les cycles de l'incarnation de l'â me
sont variables, mais la durée éternelle est invariable : c'est sur cette durée que Platon place
la succession des récompenses et des châ timents qui font de l'alternance des vies la
conséquence de la vie vertueuse ou de la vie injuste. É ternellement engagées dans le cycle
des réincarnations, les â mes ne sont ni créées, ni détruites.

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40. L'axiome métaphysique qui associe la simplicité à l'immortalité et à l'incorruptibilité
est mis en péril par la division de l'â me en parties ou principes opposés, telle qu'elle a été
établie au livre IV, 435a. Est-il possible de réconcilier cette division avec les exigences
métaphysiques de la simplicité ? Platon affirme que la synthèse de l'â me est parfaite. Sur la
doctrine de la simplicité, voir Phédon, 78b-81a. La conséquence sera que la partie
inférieure de l'â me ne participe pas à l'immortalité (612a), une thèse que le Timée exposera
de nouveau en parlant de l'espèce mortelle de l'â me (Timée, 69c sq.). En son point ultime
donc, seul le principe rationnel de l'â me est immortel, et donc seul il correspond au concept
de l'â me en tant que telle.

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41. Platon rappelle les arguments du Phédon, et la suite montre que le Phèdre également est
présupposé dans le développement sur l'immortalité et la rétribution.

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42. Lorsque le philosophe, par le moyen de la pensée rationnelle (logismō̂i, c3) contemple
l'â me dans sa pureté, à l'état d'être séparé du corps, il peut y saisir la justice et l'injustice.
Platon les désigne au pluriel – une occurrence unique dans le corpus pour ce qui est de la
justice –, ce qui signifie qu'elles apparaissent sous divers aspects ou selon diverses
instanciations qui n'apparaîtraient pas si l'â me demeurait considérée dans son union au
corps. L'â me pure révèle sa vertu ou sa corruption.

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43. Pausanias (IX, 22, 7) raconte comment un pêcheur de Béotie, parfois présenté comme le
fils de Poséidon, devint immortel après avoir goû té d'une herbe magique. Il devint un dieu
marin, protecteur des pêcheurs. Virgile en fait le père de la Sibylle de Cumes (Géorg., I,
427). Le rapprochement de Glaucos et Glaucon dans ce morceau ne peut pas ne pas être
délibéré.

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44. L'â me vertueuse immortelle est amoureuse de la sagesse, elle est philosophe et Platon
parle ici de la philosophie de l'â me (d10). Voir Phédon, 79d. La parenté de l'â me avec le
divin peut être exposée selon deux arguments : d'une part, la contemplation éternelle des
formes intelligibles, qui sont divines, fait de l'â me un être par nature associé à la divinité ;
mais il faut aussi compter d'autre part la parenté avec les dieux eux-mêmes, une thèse
moins explicite dans le Phédon, mais néanmoins présente (voir Timée, 90c-d, Phédon, 79a-
80b, et Lois, X, 899a-d).

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45. L'enjeu métaphysique de la simplicité de l'â me est crucial pour l'exposé sur la
rétribution, mais Platon ne poursuit pas l'élaboration plus avant. Les difficultés d'une
conception tripartite sont passées sous silence, en particulier pour ce qui concerne
l'immortalité des parties inférieures. En évoquant un composé, le plus bel assemblage,
rendu parfait par la vertu, Platon fait contrepoids aux objections à la tripartition. Sur cette
question, voir T.M. Robinson (1995). Il faut passer de la considération dans l'existence
humaine à une considération à l'état séparé, dans l'au-delà . C'est ce que permet de faire un
exposé sur la rétribution.

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46. Cette distinction entre les questions sur la nature (les autres questions) et la doctrine
de la rétribution était déjà présente au début du dialogue, et Platon a insisté sur la nécessité
de proposer une doctrine de la justice qui soit indépendante de la rétribution. Voir supra, II,
358e-362e. Il rappelle à cet égard la légende de l'anneau de Gygès (II, 359c) et le mérite
intrinsèque de la justice (II, 363a).

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47. É vocation de l'Iliade, V, 844 sq., où Athéna se rend invisible, pour éviter qu'Arès ne la
voie. Ce thème repose sur une étymologie de Hadès (a-ideîn), qui en fait le royaume de
l'invisible. Socrate rappelle à Glaucon et Adimante qu'ils avaient reconnu l'impossibilité de
cacher l'injustice au regard des dieux (II, 361a-d et 367e).

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48. Rappel de la discussion antérieure, II, 360e-361d.

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49. En I, 352b.

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50. Même si le cycle de la réincarnation sera présenté par le mythe final, la notion d'une
faute dans une existence antérieure est intégrée dans l'exposé sur la rétribution comme
une composante essentielle. Cette convergence du mythe et de l'argument philosophique
mérite d'être notée : la conclusion de la République doit apporter une réponse claire à la
question de la rétribution.
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51. La thèse de la providence divine, et notamment de la providence qui protège le juste,


sera élaborée dans les Lois, X, 899d, mais elle est une partie intégrante de la doctrine de la
rétribution. Notons l'insistance sur l'intention (prothumeîsthai, a8) de faire le bien, comme
élément susceptible d'attirer la bienveillance divine, et non seulement l'existence méritoire
dans les faits. La certitude de la providence est associée à la parenté réelle, qui fait de l'â me
humaine un être semblable à Dieu. Cette parenté est le fondement de la finalité spirituelle
de toute existence humaine : se rendre semblable à Dieu. Voir Théét., 176b-177a, avec le
rappel de II, 383c, VI, 500c-501c, et Lois, V, 716b-d. Ce thème sera repris par toute la
tradition spirituelle du platonisme hellénistique et connaîtra une grande fortune dans la
théologie chrétienne, notamment chez les Pères cappadociens.

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52. Quels sont-ils ? D'abord la faveur des dieux, qu'il ne faut pas chercher à mesurer dans
l'existence présente ; un malheur actuel peut n'être que la conséquence d'une faute
antérieure, mais sur la durée étendue de l'éternité de la vie de l'â me, la justice de l'â me
juste lui attirera les récompenses voulues par la divinité.

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53. Platon pense aux courses sur le stade : la course double se courait d'une borne de
départ à l'autre extrémité, puis en sens inverse pour revenir à la borne de départ. Voir
supra, V, 465d.

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54. Ces mauvais traitements étaient déjà évoqués en II, 361e, et il n'y a aucune raison de
supprimer cette parenthèse, comme J. Adam, ad loc., propose de le faire.

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55. L'exposé des rétributions après la mort est l'occasion d'un mythe eschatologique qui
constitue la fresque finale de la République. Platon le présente expressément comme un
complément de la dialectique menée au cours du dialogue, le but étant que le juste et
l'injuste entendent dans son intégralité le message de la philosophie. Parallèle aux mythes
eschatologiques du Phèdre, du Phédon et du Gorgias (voir l'analyse comparée de J. Annas,
1982), cette description grandiose du jugement dernier est sans équivalent dans la
littérature grecque avant Platon. Depuis E. Rohde (1952 : 479-505), il est habituel de
rapporter ce mythe à des sources orphiques. Mais déjà Proclus, qui commente
abondamment ce passage, avait montré la pluralité des sources possibles de la description
de l'au-delà et des rétributions des â mes (In Remp., II, 110 ; III, 55).

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56. On appelait ainsi les récits d'Ulysse chez le roi Alkinoos (Od., ch. IX-XII). Au chant XI,
nous trouvons un récit d'un voyage chez les morts (nékuia), dont plusieurs exemples se
retrouvent dans les mythes grecs. Voir E. Rohde (1952 : 40 sq. pour l'Odyssée et 250 sq.
pour d'autres exemples).

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57. L'ensemble du récit est mis dans la bouche d'un personnage mythique, au sujet duquel
plusieurs débats firent rage dans l'Antiquité. Déjà , le philosophe épicurien Colotès (c. 310-
260) l'aurait identifié à Zoroastre, dans le but avoué de discréditer Platon en faisant de lui
un plagiaire des doctrines de la Perse. Proclus expose longuement la question, en citant
nombre d'auteurs anciens fascinés par cette question. Il explique clairement que l'origine
pamphylienne d'Er est motivée par le fait qu'il doit connaître le destin d'Ardiaios (615c),
qui fut un tyran connu de Pamphylie. L'origine d'Er n'est donc pas l'Arménie, comme on l'a
suggéré en se fondant sur une mauvaise transcription du nom du père, mais le littoral
oriental de l'Egée et la plaine de Pergame. Ce territoire demeura sous la domination perse
jusqu'à la conquête d'Alexandre. Le commentaire de Proclus sur ce récit constitue la partie
la plus substantielle de toute son interprétation de la République ; il s'agit d'une exégèse
détaillée et d'une grande richesse, en particulier pour les rapports aux sources littéraires.
Son approche symbolique et spirituelle propose de voir dans le mythe la position d'une
république cosmique, qui est le modèle de la cité à établir ici-bas. Le cosmos est le modèle
de la république socratique (In Remp., 96, 2-359, 10 ; III, 39-323 Festugière). Il faut aussi
noter que Cicéron, au moment d'achever son De Republica (VI, 8-26), lui a adjoint un récit
de rêve, le célèbre songe de Scipion, dont toute la structure et la doctrine sont inspirées du
récit d'Er.

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58. Plusieurs indications relatives aux durées sont des multiples du nombre d'or
pythagoricien, en particulier les durées des châ timents.

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59. Ces ouvertures (chásmata, c2) adjacentes du monde terrestre font face à deux
ouvertures dans la voû te céleste. La topographie de ce lieu démonique (tópon tinà
daimónion, c1), décrit comme une plaine (leimō̂n, 614e), est constituée par trois niveaux : le
ciel, le lieu intermédiaire des juges, la terre. Ce lieu est aussi décrit dans le Phédon (107d,
111c-112a) et dans le Gorgias (524a). C'est une étendue qui ne saurait correspondre à
l'éther (contra, Proclus, ad loc.), mais qui est un lieu terrestre (voir Phédon, 109e). Les â mes
y arrivent en groupes pour y être jugées après leur mort, et elles sont en présence de celles
qui reviennent de périodes de récompenses ou de punitions, alors qu'elles s'apprêtent à
connaître une nouvelle incarnation. Elles-mêmes ne transitent donc pas par ces ouvertures
pour arriver à la plaine du jugement. On peut en trouver une préfiguration chez Hésiode
(Théog., 740).

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60. Comparer Gorg., 523e-524e, et Phédon, 107d et 113d, avec le commentaire de J. Annas
(1982). Platon a déjà mentionné la croyance au jugement des morts en II, 363c et 365a, en
référant à des sources orphiques.

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61. Les â mes bienheureuses sont donc invitées à traverser la voû te céleste à travers
l'ouverture, de manière à accéder au lieu bienheureux de la sphère extérieure. Voir la
description similaire du Phèdre, 247b sq., avec le commentaire de Proclus (II, 160, 19 sq. ;
III, 105), qui identifie ce lieu avec celui des révolutions célestes divines. Dans le Gorgias
(524a), les â mes se dirigent ou bien vers les îles des Bienheureux, ou bien vers le Tartare.

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62. À qui ces indications sont-elles destinées ? Dans le Gorgias (526b), Platon parle d'un
signe spécial, pour identifier chaque â me auprès de ceux qu'elle rencontrera dans la suite
de son périple.

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63. Cette mission exceptionnelle n'est pas sans rappeler la vision du philosophe de l'au-delà
de la caverne, et les aspects chamaniques (S. Halliwell, ad loc.) constituent un symbolisme
approprié pour la transmission de la vision de l'au-delà .

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64. Proclus (loc. cit.) dit que dans les deux cas, la joie provient de la lassitude des â mes dans
leurs séjours de récompense ou de châ timent. Certes, celles qui terminent une période de
punition ont un motif de se réjouir, mais comment expliquer la joie de celles qui reviennent
à la plaine du jugement pour connaître la suite de leur destin ? C'est, dit Proclus, qu'elles
sont lasses de leur bonheur et désireuses d'agir dans le monde. Ce désir de revenir
contraste avec la nécessité de contraindre le philosophe à retourner dans la caverne, tant
les délices du monde intelligible le ravissent et l'éloignent des tâ ches de la cité.

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65. Platon évoque ici des rassemblements comme ceux d'Olympie ou d'autres festivals
panhelléniques.

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66. Cette durée s'ajoute donc à la durée moyenne d'une vie humaine, alors que dans le
Phèdre, l'intervalle complet de la naissance à la réincarnation est de dix mille ans (249a,
248d-e).

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67. Rappel des visions du Phèdre (250b-c) et le climat des cultes des Mystères éleusiniens.

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68. Chaque peine est donc un multiple de la durée de la vie humaine, de sorte que chacune
est de mille années. Comme chaque faute et chaque offense individuelle est l'objet d'une
peine particulière, les châ timents s'allongent d'autant. La nature de la peine n'est pas
précisée, Platon se contentant de mentionner des maux de toutes sortes (a1). Mais ensuite,
il mentionne des souffrances dix fois plus grandes que celles qu'ils avaient infligées aux
autres : cela doit-il s'entendre selon l'intensité physique ou morale, ou selon la durée ? Le
contexte favoriserait une interprétation dans le sens de la durée : ces souffrances seraient
donc d'une durée dix fois plus longue que la vie humaine, et cela dans le cas de chaque
injustice commise. Mais l'expression est indéterminée et laisse la possibilité d'un châ timent
plus cruel que l'offense.

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69. Un personnage de tyran, inventé par Platon. La critique de la tyrannie, présentée aux
livres VIII et IX, se conclut ici par la description de châ timents d'une extrême cruauté.

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70. La punition dans ce cas peut donc être éternelle et son aspect réformateur peut
demeurer sans effet sur certaines â mes, puisqu'elles ne parviennent pas à s'amender. Voir
II, 380b, où Platon soutient que la volonté divine d'une rétribution par le châ timent vise
une fin réformatrice. Le passage parallèle du Phédon (113e) évoque pour les incurables les
mêmes supplices et la même fin dans les tourbillons du Tartare. Ardiaios est torturé,
produit en exemple (voir Gorg., 525b-d, pour un traitement semblable) et finalement jeté
au Tartare. Les tyrans forment le groupe le plus important des incurables ; pourquoi les
punir, sinon pour dissuader les autres ? Voir Gorg., 525d.

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71. Pour parvenir à une représentation claire de cette scène, il est utile de distinguer la
description de la lumière sidérale qui atteint la terre et ensuite la description de la
révolution céleste. Il faut d'abord imaginer un axe traversant l'entièreté de la voû te céleste
et la terre. Si cette lumière rappelle l'arc-en-ciel, ce n'est pas d'abord par sa forme (l'arc),
mais par sa luminosité et sa couleur. Proclus (In Remp., II, 193, 21-199, 21 ; III, 141-144)
écarte l'interprétation, peut-être courante dans l'Antiquité, selon laquelle Platon décrit ici
la Voie lactée ou le cercle du zodiaque et il interprète cette lumière comme une lumière
incorporelle. Il mentionne cependant l'axe du monde (II, 199, 31), une interprétation qui
était peut-être celle de Théon de Smyrne et qui est reprise par J. Adam (II : 442 et 446). Cet
axe est décrit dans le Timée (40c), comme un fuseau autour duquel la terre est enroulée. La
lumière l'enveloppe de part en part, liant le sol de la terre à la voû te céleste. Voir sur ce
point H. Richardson (1926 : 129-131). L'ensemble du modèle cosmologique présenté ici
par Platon présente des difficultés d'interprétation considérables, si on cherche à en
préciser tous les détails. Le but de Platon est d'exposer le contexte cosmique d'une doctrine
de la Nécessité, en insistant sur l'harmonie des révolutions célestes. Cet enseignement sera
repris dans le Timée (90c-d). Il faut noter par ailleurs que l'harmonie invisible, saisie par la
pensée et objet de l'astronomie, est d'emblée supérieure à l'harmonie visible : cet
enseignement du livre VII (529d) introduit une certaine relativité dans l'approche de ce
système cosmologique, dont l'interprétation ne doit jamais laisser de cô té le fait qu'il s'agit
d'un mythe des fins dernières. L'ensemble de ce passage est d'abord poétique, sans exclure
que certains éléments soient empruntés à des théories cosmologiques de l'époque de
Platon.

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72. La comparaison fournie par Platon avec les cordages des navires permet-elle d'éclairer
ces liens qui pendent de la voû te céleste ? Il s'agit de deux câ bles qui contiennent la
révolution astrale, sur le modèle des cordages qui enserrent les coques des navires, de la
poupe à la proue, pour les solidifier. J. Adam (ad loc.), tout en reconnaissant la difficulté,
propose de réconcilier d'une part la lumière droite, irradiant sur un axe, et une lumière
circulaire, contenant toute la voû te, à l'image des cordages du vaisseau. Il est impossible en
effet que la lumière soit restreinte au seul faisceau de l'axe, décrit comme une colonne,
puisque les liens qui enserrent sont aussi décrits comme appartenant à cette lumière. Le
faisceau lumineux traverse donc l'univers, mais il l'enserre également de l'extérieur. C'est
la seule façon de comprendre ce passage qui puisse harmoniser les deux éléments.

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73. Ce fuseau, qu'on doit se représenter comme un fuseau artisanal (voir figure en annexe),
est constitué d'une tige, munie d'un crochet, et d'un peson. Platon attache ce fuseau aux
extrémités des liens de la lumière, qui actionnent la révolution céleste. Mais s'agit-il des
extrémités supérieures des liens ou de celles qui sont accrochées sur la voû te ? Il convient
de se représenter le fuseau comme le mécanisme symbolique de l'axe lumineux de
l'univers, et le fuseau actionne donc les extrémités supérieures, laissant non précisée la
position des extrémités inférieures. Le poids du peson, entraîné par le mouvement des
liens, donne donc son mouvement à la rotation de l'ensemble du mécanisme céleste. Cette
cosmologie compose plusieurs éléments : d'une part, la représentation d'un mouvement
circulaire, articulée sur un axe symbolique, le fuseau ; d'autre part, un lien avec le mythe
traditionnel de la filature, exprimant le temps de la destinée humaine et sa dépendance de
la Nécessité.

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74. Ce poids (sphóndulon, c6) est évidé et à l'intérieur se trouve un appareil de huit
hémisphères concentriques, en forme de coupes, encastrées les unes dans les autres et
laissant voir à la surface les cercles constituant leurs bordures (voir figure en annexe).
L'axe du fuseau les traverse de part en part, au centre. Sur les bordures concentriques sont
disposées les étoiles et les planètes (voir figure en annexe). Cet ordre des planètes, inspiré
d'un modèle pythagoricien, semble identique à celui qu'on trouve dans le Timée, 38c sq. Ce
modèle des hémisphères concentriques est propre à Platon et il paraît difficile de chercher
à le réconcilier avec l'image précédente d'une sphère unique, contenant le ciel.

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75. Les pesons encastrés varient en épaisseur, ce qui modifie leur poids. Le poids relatif de
chacun est exprimé par un ordre qui place les étoiles fixes en premier et la lune en dernier
(voir figure en annexe). Comme ces hémisphères sont ajustés de manière serrée les uns aux
autres (il n'y a pas d'espace intermédiaire, seulement une légère marge de jeu), la surface
constituée par les bordures est une surface quasi-pleine. L'épaisseur relative des bordures
représente la distance des orbites de chacun des astres : sur le plan transversal constitué
par les bordures des hémisphères, la position de chaque planète sera à la jointure
extérieure de la bordure de sa coupe. La description de chacun des hémisphères
constitutifs permet de les identifier à une planète particulière : le premier est constellé
d'étoiles ; le septième, le plus brillant est le Soleil ; le huitième, la Lune, reçoit sa lumière du
septième ; le deuxième et le cinquième, qui sont plus pâ les, correspondent à Saturne et à
Mercure ; le troisième est Jupiter et le quatrième, Mars ; Vénus est le sixième.
Compte tenu des réserves émises par Platon lui-même sur l'astronomie du monde visible et
son imprécision (VII, 529c-530b), le modèle qu'il présente ici ne saurait être pris trop
littéralement. On sera d'accord avec S. Halliwell (ad loc.) pour parler de l'image d'un ordre
métaphysique, et non d'une hypothèse astronomique. Sur les éléments pythagoriciens, voir
W. Burkert (1972 : 299-337).

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76. Platon ne précise pas dans quel sens le fuseau, tiré par les câ bles de la lumière sidérale,
développe sa rotation. On doit supposer que c'est d'est en ouest pour l'appareil entier, mais
Platon précise que les sept pesons intérieurs ont des vitesses et des directions différentes :
les sept pesons intérieurs révolutionnent d'ouest en est, mais selon des vitesses distinctes.
Ces mouvements ne peuvent être expliqués par le modèle du Timée, en dépit de quelques
similitudes (Timée, 38c-d, 39c, 40b, et Épinomis, 986e), et on ne peut démontrer que Platon
voulait illustrer la rotation quotidienne de la terre. Cette rotation (periphorá, 616c4 ;
kukleîsthai strephómenon, a4-5) pose un problème pour le sixième et le cinquième (Vénus
et Mercure), dont le mouvement est dit simultané à celui du soleil : si l'orbite est différente
et la vitesse la même, ils ne peuvent accomplir leur cycle au cours de manière régulière.
Proclus qui a noté ce problème (In Remp., 226, 21 ; III, 180) pense qu'il s'agit des périodes.

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77. Le modèle cosmologique se complète à compter de ce moment des divinités qui sont la
cause de son mouvement. Au sommet, siégeant au centre de l'univers, se trouve Nécessité.
Cette déesse est un concept personnifié (Anánkē), qui fut d'abord identifié à la force du
destin. On la trouve dans la théogonie orphique, où elle nourrit le jeune Zeus. Fille de
Cronos, elle est la sœur de Díkē (Justice). Platon en fait la mère des Moires (Parques). Déjà
Parménide avait fait de Nécessité la cause de tout mouvement, mais Platon la dépeint ici
dans un symbolisme majestueux, où il faut chercher plutô t une figure mythique qu'un
principe de physique.

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78. Figures poétiques, perchées sur les rebords des sphères, elles produisent la musique
des sphères, laquelle correspond dans le système pythagoricien aux notes de l'Heptacorde.
Ce thème est devenu classique dans la tradition cosmologique, et en particulier dans le
platonisme. Voir Jamblique (Vie de Pythagore, 82 Brisson et Segonds) qui les associe à la
tetraktys et Proclus (loc. cit., II, 236, 20-239, 14 ; III, 192 sq.), qui explique ainsi l'origine de
l'octave, fait d'un accord unique des huit cercles et sept intervalles. Pour lui, ces sirènes
sont des â mes incorporelles. Platon ne semble pas embarrassé du fait que si trois astres
révolutionnent à la même vitesse, ils produiront la même note. L'origine du thème peut
être retracé dans l'Odyssée (XII, 39 et 159).

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79. Lachésis est la Moire du passé, Clotho du présent et Atropos, de l'avenir. Voir Lois, XII,
960c, où Platon donne son appui au fait qu'on les vénère sous le nom de salvatrices et les
associe à la sauvegarde des lois. Présentes déjà chez Hésiode (Théog., 904 sq.) et chez
Eschyle (Prométhée enchaîné, 515 sq.), elles jouent ce rô le de filer les destinées. J. Adam, ad
loc., suggère que le mouvement de la main droite de Clotho soit réservé à l'hémisphère
externe, le plus estimable et concourant au mouvement du même (Timée, 36c), alors que
Atropos meut de la main gauche le cercle de l'autre, les hémisphères intérieurs.

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80. La forme concrète de ces sorts n'est pas précisée. S'agit-il de billets sur lesquels un sort
ou un modèle de vie est inscrit ? Cette allocation de vies nouvelles est la forme symbolique
de la migration des â mes d'une existence vers une autre ; la doctrine pythagoricienne est ici
pleinement présupposée (voir en ce sens W. Burkert 1972 : 120-165) et Platon n'éprouve
pas le besoin de l'interpréter. En réservait-il l'expression à ce mythe grandiose ? Tous les
passages parallèles où cette doctrine intervient sont marqués d'un sceau religieux qui rend
difficile une interprétation rigoureuse dans le cadre de sa métaphysique de l'immortalité.
Voir par exemple, Ménon, 81a-b, et Phédon, 70c. Dans les Lois (IX, 872e), il qualifie la
doctrine indifféremment de mythe ou d'argument.

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81. Les â mes sont immortelles, mais leur union à un corps particulier, dans une existence
particulière, leur confère, pour ainsi dire métaphoriquement, un destin éphémère. Voir
Lois, XI, 923a.

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82. Le choix que fait chaque â me d'une existence particulière l'associe pour une période
donnée, soit mille cent années, à un démon particulier qui devient son double. Le démon
propre à chacun accompagne son â me (Phédon, 107d-e, 108b, 113d) pour la durée d'une
période, et l'â me en change donc quand elle vient en choisir un autre, au moment de la
réincarnation. Ce choix est un choix personnel, dont l'â me est seule responsable ; la divinité
n'est pas en cause. Les facteurs qui déterminent ce choix de l'existence sont d'abord,
comme Platon veut le montrer, l'état moral de l'â me de celui qui choisit. Cette conception
assujettit donc la liberté du choix au déterminisme qui découle de l'existence antérieure :
plus une â me s'est enfoncée dans le vice, plus il lui sera difficile de choisir autre chose
qu'une existence dans le mal. Inversement, plus quelqu'un sera vertueux, plus l'existence
qu'il choisira sera vertueuse. Ce principe est fidèle à l'éthique socratique, qui fait du choix
du bien le seul choix véritablement libre, alors que le choix du mal est le fruit d'une
ignorance, et donc un acte involontaire. Voir supra, IX, 577d-e.

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83. Cette maxime, commentée par Proclus (In Remp., II, 276, 5 ; III, 234 sq.) se lit
littéralement : la vertu est chose sans maître. Seul le vertueux échappe à l'esclavage des
passions et des désirs, et c'est en ce sens que cette maxime connaîtra sa fortune dans
l'éthique stoïcienne. Voir par exemple É pictète, Entretiens, IV, 133. Platon avait déjà évoqué
cet idéal de maîtrise (supra, I, 329c).

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84. Ce dieu ne doit pas être confondu avec le démon qui s'associe à l'â me dans sa nouvelle
existence, même si ces termes sont souvent synonymes (voir infra, 619c5) ; il s'agit d'une
divinité transcendante, et qui demeure indéterminée. Dans le Timée (41e-42e), le démiurge
révèle aux â mes les lois de la destinée : la première naissance est égale pour tous. Puis, en
raison des facteurs liés à l'existence sensible, certaines â mes connaissent la justice, d'autres
l'injustice. Les réincarnations successives apportent un destin qui est la conséquence de la
vertu ou du vice, et la possibilité de retourner à la béatitude originelle exige l'exercice de la
vertu et la domination du désir irrationnel. « Après leur avoir fait connaître tous ces
décrets pour ne pas être responsable du mal que par la suite pourrait commettre l'une ou
l'autre, il sema ces â mes les unes sur la terre, les autres sur la lune, et celles qui restaient
sur tous les autres instruments du temps » (42d). Ce texte invite à identifier le dieu au
démiurge du Timée. Voir également le mythe du Phèdre, 246a-250c. Platon ne fait que
reprendre ici le modèle théologique d'un dieu bon, qu'il a exposé au livre II, 379b. Voir
également Lois, X, 904b-d : « Ainsi changent tous les êtres qui ont une â me, par des
changements dont ils possèdent en eux-mêmes la cause et, alors même qu'ils changent, ils
se déplacent conformément à l'ordre et à la loi du destin. » Cette phrase du livre X fut
inscrite à l'Académie, avec une phrase du Phèdre (245c) affirmant l'immortalité de l'â me,
sur une borne en pierre, sur laquelle se trouvait un buste sculpté de Platon. Voir G.M.A.
Richter (1965, vol. II : 166, n° 8, et fig. 906). Sur l'ensemble de la doctrine de la liberté dans
ce mythe et dans la pensée de Platon, voir R. Mü ller (1997).

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85. Il ne s'agit pas seulement de modèles moraux, où l'â me choisirait une existence plus ou
moins vertueuse, mais de formes de vie, incluant l'existence animale. La mention des vies
des animaux implique-telle la croyance dans la transmigration ? Il n'y a aucune raison de
refuser un texte aussi explicite. Cette croyance était fortement implantée, voir E. Rohde
(1952), et nous la trouvons mentionnée dans le Ménon, 81a, dans le Phédon, 81e et 113a,
dans le Phèdre, 249b, dans le Timée, 42b et 91d. Aristote l'atteste pour les pythagoriciens
(De anima, 407b21).

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86. Dans le Timée, 42b, l'existence féminine apparaît comme un destin moins souhaitable
que l'existence masculine.

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87. Il s'agit ici du mélange particulier résultant de la combinaison avec des formes de vie et
des conditions d'existence toujours particulières. Les sorts distribués par le proclamateur
proviennent des genoux de Lachésis, et leur origine est ultimement divine (comme dans ce
passage interpolé de l'Odyssée, XVIII, 136 sq.), mais l'â me elle-même y ajoute sa
constitution propre, ce qui produit son ordonnancement (táxin, b3).

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88. L'intervention de Socrate introduit dans le récit une première interprétation morale de
l'enjeu éthique du choix de vie : cet enjeu (kîndunos, b7) dépend d'abord et avant tout de la
connaissance et de la capacité de discriminer le véritable bonheur. Le choix exige donc
l'engagement dans l'existence philosophique, qui seule peut garantir un choix excellent. La
connaissance morale concerne toutes les formes, morales et intellectuelles, de la vie
humaine. Cet éloge de la connaissance morale se termine sur une exhortation à la fermeté
(619a). Voir sur ce choix des formes de vie, K. Moors (1988).

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89. C'est-à -dire dans la plaine du jugement, alors que le choix des sorts pourrait présenter
la tentation d'un choix d'une vie sans vertu. La vertu dans l'existence incarnée détermine la
vertu dans l'exercice du choix d'existence, mais réciproquement ce choix devient
irrévocable et engage la suite des réincarnations. Platon insiste pour montrer les risques du
mauvais choix, mettant en relief autant la possibilité de la liberté pour le vertueux que les
limites de cette liberté dans le cas de choix antérieurs médiocres.

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90. Ce destin funeste hante toute la mythologie, depuis les enfants de Cronos jusqu'à
Thyeste, tyran d'Argos, à qui son frère Atrée avait servi ses propres enfants comme
nourriture.

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91. Comment expliquer que ceux qui ont vécu une vie vertueuse choisissent la vie d'un
tyran ? Platon dit bien que leur vertu était le résultat de l'habitude et qu'elle était privée de
philosophie. Il faut en conclure que seule la vie philosophique authentique peut
prédisposer au choix existentiel heureux. Voir 614c-d, qui semble aller dans une autre
direction, et comparer avec Phédon, 82a-b, où les â mes vertueuses, mais non philosophes,
sont réincarnées dans des animaux sociables (guêpes, fourmis), avant de redevenir des
êtres humains. La vertu d'habitude prédispose donc à la sociabilité, mais elle ne peut éviter
le désir violent de la tyrannie, si le choix se présente. L'ensemble de la doctrine de la
préexistence est par ailleurs déterminé par les contraintes qui découlent de la priorité des
choix : ceux qui choisissent en premier ont un plus grand choix, et cela est indifférent à leur
vertu ou à leur vice. Cet élément de hasard fait partie de l'eschatologie platonicienne. Pour
le passage parallèle du Phèdre (248d-e), on notera à la suite de Proclus la même diversité
des formes de vie (In Remp., II, 319 ; III, 279).

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92. S'agit-il de l'existence immédiatement antérieure, ou dans une autre existence parmi
toutes celles que cette â me a traversées ? Il est difficile d'interpréter le sens de cet «
autrefois » (pote, a4), sans mettre en question la nature exacte de l'â me qui subsiste d'une
incarnation à une autre. Le nom de cette â me change selon l'incarnation, et la somme des
expériences individuelles qui créent des habitudes de vie (sunḗtheian, a2) ne se dépose
dans aucune mémoire (621a), rendant ainsi impossible l'assignation d'une identité. C'est
donc seulement durant une incarnation particulière qu'une â me est ce qu'elle est, c'est-à -
dire l'â me d'un être. L'exemple d'Orphée, mentionné au début de la République (supra, II,
364e), comme celui de Thamyris, n'est pas introduit ici de manière indifférente : ces deux
poètes musiciens ont eux-mêmes, dans leur mythe, connu le monde de la mort (Banq.,
179d). Ce mythe du musicien parti chercher sa femme Eurydice aux Enfers connut une
fortune considérable à la période romaine (Virgile, Géorgiques, IV, 453 sq.), mais ici Platon
se concentre sur la mort d'Orphée. La tradition principale en rend responsables les femmes
de Thrace, sa région d'origine. Mais les raisons de ce meurtre demeurent obscures, les
principales gravitent autour de cultes masculins dont les femmes étaient exclues. Pausanias
(X, 30, 2) les évoque au sujet d'une peinture célèbre de Polygnotos, un peintre du Ve siècle.
Cette Nekyia peinte dans le trésor de Cnide à Delphes date d'environ 450 et elle représente
ces deux musiciens aux Enfers. Dans l'Apologie (41a), Socrate dit espérer rencontrer
Orphée et d'autres poètes dans l'Hadès. Notons qu'il y mentionne également, comme ici, la
rencontre d'Ajax et d'Ulysse.

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93. Musicien poète, évoqué dans l'Iliade (II, 596-600) et dans l'Ion (533b), il passait pour
avoir été le maître d'Homère. Il fut aveuglé pour avoir rivalisé avec les Muses. Voir
également Lois, VIII, 829d. Comme Orphée qui choisit le cygne, dont le chant est
annonciateur de la mort (Phédon, 84e-85b), Thamyras choisit un oiseau chanteur de chants
prémonitoires.

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94. Ce héros de l'épopée homérique est aussi le sujet d'une pièce de Sophocle. À la mort
d'Achille, il aurait revendiqué les armes du héros, mais celles-ci furent données à Ulysse
(Od., XI, 543-565). Ajax choisit le lion, auquel déjà il avait été comparé (Il., XVII, 133 sq., et
XI, 548 sq.), probablement en raison de sa vigueur guerrière. Voir supra, IX, 588d-590b,
pour le lien entre l'élément d'ardeur guerrière de l'â me et le symbole du lion.

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95. Héroïne des mythes du Péloponnèse, elle est associée à la chasse. Nourrie par une
ourse, alors qu'elle avait été abandonnée par son père, elle demeura vierge comme sa
patronne Artémis. Un oracle lui aurait prédit que si elle se mariait, elle serait transformée
en animal. Elle fut changée en lionne, après avoir cédé la victoire à la course à son
prétendant Mélanion. Platon lui fait ici choisir la vie même de celui auquel elle avait cédé.

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96. Mentionné dans l'Odyssée (XIII, 493), ce héros fit partie de l'expédition de Troie. Il se
distingua à la boxe aux jeux funèbres de Patrocle (Il., XXIII, 653-699). Son souvenir est
associé à la construction du cheval de Troie. S'il choisit l'existence d'une femme artisane,
c'est sans doute parce qu'il avait été l'adjoint d'Athéna dans la fabrication du cheval.

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97. Guerrier qui se ridiculise en critiquant Agamemnon (Il., II, 211-277), il fut couvert de
coups par Ulysse, à l'approbation générale de l'assemblée. Platon le présente comme un
imbécile dans le Gorgias (525e).

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98. Après avoir présenté le choix de vie des â mes d'êtres humains, Platon montre que les
â mes qui quittent des existences animales font le choix de vies humaines ou de vies
d'autres animaux, suivant les habitudes de vie justes ou injustes de leurs vies antérieures.
Ce morceau de conclusion illustre de manière on ne peut plus directe la doctrine de la
métempsycose, puisque les â mes des animaux et les â mes des êtres humains sont, à l'état
séparé, assez semblables pour choisir des incarnations semblables. Si on interprète ce
passage avec rigueur, cela signifie que l'â me, à l'état séparé, contient des principes de vie
qui ne seront pas tous mis en exercice dans l'incarnation suivante ; autrement on devrait
expliquer pourquoi les animaux ne sont pas rationnels, ou alors penser que l'â me à l'état
séparé ne possède pas le principe rationnel, lequel lui viendrait de l'incarnation humaine.
Cette difficulté montre l'incongruité de ce mythe final, si on cherche à interpréter chaque
élément hors de la visée eschatologique de l'ensemble.

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99. Les trois Moires participent au scellement du destin des â mes. D'abord Lachésis, la
Moire du passé, qui préside au choix, comme son nom l'indique (Lachésis/lachṑn, e4) ;
ensuite Clotho, la Moire du présent dont le filage ne pourra être défait
(Clotho/epiklōsthénta, e5) ; enfin Atropos, qui marque l'irréversibilité
(Atropos/ametástropha, e5). Voir Lois, XII, 960c, pour les mêmes associations.

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100. Lorsque le choix des vies est terminé, les individus sont pour ainsi dire reconstitués,
ce qui explique que Platon passe des â mes, comme sujets de la procession vers Lachésis
(d6), à chacun des individus particuliers (e4). Cette différence qui est perceptible dans le
texte grec apporte une précision importante à la doctrine, puisque, une fois qu'ils ont
traversé le trô ne de la Nécessité et bu l'eau du Léthé, les individus entament une existence
nouvelle et individualisée. La question de leur réintroduction dans le corps demeure
cependant non précisée : à quel moment, en effet, les â mes qui ont choisi se retrouvent-
elles dans le corps de l'existence matérielle qui s'amorce pour chacune ? Le lieu du
jugement et du choix des vies est un lieu des â mes, et non des corps de l'existence
terrestre ; leur identité est perceptible, sans être matérielle.

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101. Léthé, l'Oubli, est la fille d'Eris, la Discorde. La source du Léthé (mentionnée chez
Aristophane, Grenouilles, 186) serait située dans l'Hadès et Platon est le principal témoin de
la tradition philosophique qui associe à l'eau de cette source l'oubli de l'existence
antérieure. Cette croyance était sans doute très ancienne, peut-être d'origine orphique. Le
contraste avec la plaine de la Vérité (Pedion Alètheias, Phèdre, 248b) est assez marqué pour
que Proclus le remarque (In Remp., II, 346, 19 ; III, 304). Dans cette plaine du Léthé, coule le
fleuve Amélès, dont le nom signifie « insouciant ». Voir sur ce thème de l'oubli, J.-P. Vernant
(1965 : 108-123).

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102. On ne peut déduire de cette expression (contra, J. Adam, ad loc.) que les individus sont
alors dans un lieu souterrain. La représentation poétique de cette scène de métempsycose
s'achève en effet sur une sorte d'explosion sidérale, chacun étant propulsé vers son
nouveau destin à partir de la plaine du Léthé.

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103. La question de la foi dans la doctrine avancée par le mythe doit être entièrement
rapportée à la démonstration philosophique : Platon pense certes que la foi au message
eschatologique du mythe peut contribuer au salut de l'â me, mais il exige surtout que
chacun fasse l'effort de se persuader philosophiquement de la vérité de la doctrine de
l'immortalité et de l'eschatologie qui lui est liée. Foi et persuasion possèdent des
connotations différentes, en particulier si la foi est associée à une attitude de l'esprit qui
exclurait la philosophie.

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104. Ce chemin qui s'élève est celui du ravissement de Parménide, emporté vers la vérité
par les cavales, tout autant que le sentier d'Hésiode conduisant à la vertu (Travaux, 289-
292, déjà cité par Platon, infra, II, 364c-d). Cette ascension rappelle le chariot du Phèdre
(246c).

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105. On a noté que ce dernier mot de la République est aussi une formule de salutation dans
les lettres de Platon, comme si Platon souhaitait ici à chacun de réussir ce passage à la
justice et à la vie selon la raison. Voir F. Chatelain (1987). L'expression (eû práttōmen, d2)
est l'équivalent d'un vœu de bonheur (par exemple, 603c et 619a) et dans un contexte où le
destin est si intimement lié au bonheur de chacun, on pourrait comprendre cette dernière
phrase comme un souhait de bonne chance. Le Phédon (58e, 95c) ne le dit pas autrement.

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