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Le mythe de Prométhée. Commentaire détaillé.

« Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que
le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la
terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre Quand le
moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir
et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui
laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner ». Sa demande
accordée il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la
vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux
d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille,
il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande
taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les
animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais
quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à
supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées,
suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées
enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur
donna en outre comme chaussures, soit des sabots de cornes, soit des peaux calleuses et dépourvues
de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux
autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques uns mêmes il donna d’autres animaux
à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leur victime pour assurer le salut de la
race.
Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les
animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait
que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien
pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il
fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour
donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts
avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent
à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science
politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans
l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc
furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y
dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à
l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite,
Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée.
Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux,
il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des
autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de
former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les
aliments du sol. Avec ces ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes
n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves toujours plus fortes qu’eux ;
les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la
guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait
parti. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ;
mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science
politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient.
Alors Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur
et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors
demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les
partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme,
expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même.
Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous » – «Entre
tous répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient
comme les arts, le partage exclusif de quelques uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout
homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ».
Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit
d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de
donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils
ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais quand on délibère sur la politique
où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il
faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité »
PLATON. Protagoras. [2]320.321c. Traduction d’Emile Chambry.

Remarque liminaire.

*
D’abord remarquons qu’il ne va pas de soi pour un philosophe de recourir à un mythe. La
philosophie n’a-t-elle pas émergé historiquement dans un mouvement de rupture avec la mythologie
? «Les subtilités de la fable, disait Aristote, ne valent pas la peine qu’on les soumette à un examen
sérieux. Renseignons-nous plutôt auprès de ceux qui raisonnent par démonstration».
*
Comment donc comprendre que le philosophe se mette à l’écoute du poète et accorde de
l’intérêt au récit mythique, au point comme c’est le cas avec Platon de l’introduire à des moments
clés de sa réflexion ? Deux réponses, me semble-t-il, s’imposent :
• Recourir au mythe revient toujours plus ou moins à avouer l’impuissance de la raison
humaine à élucider, par ses seules forces, la question qu’elle pose. Qu’est-ce que l’homme ?
Qui peut prétendre clore une telle interrogation ? Que l’injonction de se connaître soi-même
vienne d’une Pythie ou d’une Sphinge est lourd de sens. C’est qu’avec l’homme il y va
d’une énigme à sonder, non d’un problème à résoudre. Platon nous le dit entre les lignes.
En s’effaçant derrière le conteur, le philosophe pointe cette difficulté irréductible ; il trace les
limites de la rationalité, soulignant par avance les apories d’une anthropologie à
prétention positive. Le grand maître de la philosophie grecque procède ainsi chaque fois
qu’il est confronté à une réalité non déductible rationnellement. Il recourt au mythe, non
pour l’entendre à la lettre de ce qu’il raconte mais pour déchiffrer ce qui a rendu nécessaire
de recourir à lui et qu’il expose sous forme allégorique. Il s’agit ici de l’énigmatique nature
humaine. Ce produit raté de la nature, apprend-on, doit à sa dotation surnaturelle sa
spécificité et son statut d’exception. L’homme n’est pas un être vivant comme un autre.
Fondamentalement polymorphe, sa nature n’est pas circonscrite dans les limites d’une nature
mais se déploie dans la gamme riche et variée des cultures humaines. Tout se passe comme
si son dénuement originel était le chiffre d’une non-nature riche d’une infinité de possibles.
Par nature l’homme s’affranchit de la nature en produisant de la culture. Comment est-il
possible que la nature porte en son sein un être dont les modalités d’existence nient la nature
en faisant surgir de l’artifice ? Cela ne laisse pas d’être étonnant. Le mythe avant la
philosophie et la science, mais comme elles, dit cet étonnement de l’homme devant ce qui
est. Il cherche à sa manière à produire de l’intelligibilité. Il s’y emploie en racontant
comment quelque chose à vu le jour. Toujours récit d’une origine, il narre un drame ayant eu
lieu dans le temps sacré des commencements (« Il fut un temps jadis où les dieux existaient
mais non les espèces mortelles »), temps fondateur de l’ordre des choses tel qu’il est ici et
maintenant. Il est clair que nous ne recevons pas ces histoires comme devaient les entendre
les hommes de la tradition mythique. Nous ne devons jamais oublier que les mythes nous
sont transmis dans un genre qui n’était pas le leur. Ils étaient racontés, nous les lisons, ils
étaient reçus à la lettre de ce qu’ils disent, nous les interprétons avec le recul d’une raison
critique. Reste que les accueillir avec une intention bienveillante consiste à les prendre au
sérieux. Et nous rencontrons là une seconde réponse à notre question initiale.
• Recourir au mythe revient à lui restituer une dignité qui lui a parfois été injustement
refusée. Comment ne pas être émerveillé par l’intelligence du réel dont il est saturé et qui,
pour s’exposer par voie imaginaire n’en a pas moins de pertinence que la voie rationnelle ?
Il s’ensuit que les mythes se prêtent souvent à une transposition philosophique voire
scientifique. « Il y a en nous, disait Descartes, des semences de science, comme en un silex
des semences de feu; les philosophes les extraient par raison, les poètes les arrachent par
imagination: elles brillent alors davantage » (Olympiques).
Je vous convie donc à un exercice dont il faut bien saisir l’enjeu. Dans le récit mythique de
l’origine il s’agit de déchiffrer le souci philosophique du fondement, dans la genèse mythique la
construction rationnelle d’une réalité qui, aujourd’hui comme hier, demeure un objet
d’émerveillement. Cette réalité, c’est nous-mêmes.
*

Elucidation du mythe
*
La première partie révèle que l’homme est une espèce naturelle au même titre que les plantes et
les animaux. Tous se distinguent des dieux en ce qu’ils sont mortels. Ils naissent, croissent et
meurent. Leur existence se déploie dans le temps à la différence des dieux qui sont immortels.
Et pourtant l’espèce humaine se distingue des autres en ce qu’elle est victime de l’imprévoyance
d’Epiméthée. Le répartiteur des dons la constitue négativement comme celle qui manque des
attributs propres à assurer naturellement sa conservation. L’homme, dit le mythe, «est né nu, sans
chaussures, sans couvertures, ni armes ». Il est un animal démuni, condamné à disparaître si l’on
devait en rester là.
De fait l’homme est dépourvu de l’équipement naturel permettant aux autres espèces de s’adapter
à la nature. Il n’est pas doté d’un instinct, c’est-à-dire d’outils et de savoir-faire innés,
caractéristique plaçant la condition animale sous le signe de la perfection et l’inscrivant dans la pure
naturalité.
La vie instinctive est, en effet, immédiatement adaptée lorsque le milieu n’est pas perturbé et
entièrement déterminée tant dans ses moyens que dans ses fins. Elle est de part en part biologique.
• Les fins que poursuit l’animal sont la nourriture, la protection, la reproduction. Toutes se
ramènent à une seule : la conservation de l’espèce, finalité exclusivement biologique. En
tant qu’espèce naturelle l’homme a lui aussi à assurer cette finalité et le mythe raconté ici
par un sophiste ne lui en assigne pas d’autre. Mais on peut déjà se demander si une telle
fin épuise le sens de sa vie. C’est la question que pose Kant dans Idée d’une histoire
universelle d’un point de vue cosmopolitique. Pourquoi la nature n’a-t-elle pas doté l’homme
d’un instinct ? Kant répond qu’en lui donnant la raison et non un instinct, la nature a voulu
que l’homme se donne des fins relatives à sa nature d’être raisonnable. L’économie de la
dotation humaine est l’envers de son éminente dignité, une dignité qu’il paie cher, puisque
libre de se donner toutes sortes de fins il peut travailler à se détruire mais qui lui confère la
responsabilité de se fixer sa fin propre. En qualité d’être raisonnable, l’homme a à réaliser
les fins d’un être raisonnable. Sa finalité est éthique. Elle consiste moins à être heureux
qu’à se rendre digne de l’être. L’astrophysicien Hubert Reeves renouvelle aujourd’hui cette
interrogation. Mais hypnotisé par la puissance destructrice de l’espèce humaine apte
désormais à entraîner dans son désastre toute la planète, il se demande si l’homme n’est pas
en définitive une aberration de la nature.
• Au même titre que ses fins, les moyens mis en œuvre par l’animal sont des moyens naturels.
Il n’invente ni ses outils généralement annexés à son corps, ni ses manières de procéder.
Automatismes, stéréotypes ; même si elles ne sont pas exemptes de souplesse, les conduites
animales transforment bien des matériaux mais dans des opérations ne rusant jamais avec les
lois de la nature pour inaugurer un autre ordre. L’homme, au contraire, privé des dispositifs
naturels supplée l’avarice de la nature par son génie inventif. Il construit ses outils,
définit ses façons de faire en les perfectionnant peu à peu, augmente les pouvoirs de son
corps en les prolongeant par toutes les inventions techniques qui donnent à son action une
efficacité inégalée dans le monde animal. Même s’il est vrai que «l’homme est en continuité
avec la vie par la technique », comme l’a souligné Canguilhem dans La connaissance de la
vie, il est un élément de rupture dans le milieu naturel par cette même technique qui inscrit
son règne sous le signe de l’artifice.
C’est ce que la seconde partie du mythe donne à penser. Elle prend acte de cette spécificité
humaine et cherche à l’interroger dans ses conditions de possibilité.
L’intervention de Prométhée et d’Hermès met en scène la différence spécifiquement humaine.
Pour réparer l’étourderie de son frère (Epiméthée = l’imprévoyant ; celui qui pense après coup), le
titan Prométhée (le prévoyant) va voler à Héphaïstos et à Athéna le feu, c’est-à-dire le génie
créateur des arts. Le feu c’est l’outil universel, en particulier l’outil à faire des outils, c’est donc
l’intelligence.
Mais dans ce premier acte de la genèse de l’humanité, l’intelligence est l’intelligence
technicienne ou la raison instrumentale. Prométhée n’a pas eu le temps, ni le pouvoir de pénétrer
dans l’acropole de Zeus pour dérober le génie politique et moral. Il faudra une seconde
intervention divine, celle d’Hermès le messager de Zeus, pour donner aux hommes le sens de la
pudeur et de la justice sans lequel aucune cité ne peut s’instituer, Le mythe disjoint ainsi deux
aspects de la raison humaine, deux génies, littéralement deux parts divines la dimension technique
et la dimension morale.
*
PB : Quels sont le sens et l’enjeu de cette distinction ?
• Cela signifie-t-il que dans l’ordre chronologique le génie technique est plus urgent que le
génie politique et moral ? Le texte pourrait le laisser croire «Les arts mécaniques suffisaient
à les faire vivre », lit-on. A eux seuls, ils auraient le pouvoir d’assurer la survie comme si la
gestion du rapport de l’homme avec la nature précédait la gestion du rapport de l’homme
avec l’homme. Ayant d’abord vécu isolés, les hommes auraient découvert l’impuissance de
la raison instrumentale à organiser la cité au moment de la constitution des villes. Cette
lecture n’est évidemment pas recevable puisque l’homme est toujours déjà un être social
et que c’est dans un milieu social que son activité technicienne peut s’exercer. Il n’y a pas
de technique sauvage. Robinson ne doit son salut qu’à tout ce qu’il a incorporé d’habileté
technicienne dans un contexte humain. L’institution du rapport de l’homme avec la nature et
celle de son rapport avec l’autre sont contemporaines l’une de l’autre. L’interprétation
chronologique de cette distinction n’a pas de pertinence. Ce petit passage du texte a une
autre vocation, celle de préciser ce qui est au principe du rapport social en tant qu’il est un
rapport politique. Contrairement à une tradition solidement établie, ce texte nous dit que ce
n’est pas le besoin économique mais la nécessité de se défendre. Le rapport économique
n’est pas encore un rapport politique. La cité commence avec le militaire, non avec l’artisan.
Malgré les apparences c’est bien ce que dit le livre II de La République. [3]
• Alors, comment rendre compte de la distinction du génie technique et du génie politique et
moral ? Remarquons d’abord qu’il s’agit d’une distinction hiérarchique. Le génie
technique est l’objet d’un vol, le génie politique et moral d’un don : le premier, propriété
de dieux secondaires (Héphaïstos et Athéna) est offert aux hommes par un titan, c’est-à-
dire une puissance aussi bien maléfique que bénéfique ; le second est le don d’un dieu et pas
n’importe lequel, le dieu des dieux (Zeus). Le vol des arts utiles à la vie est puni par Zeus.
Prométhée est enchaîné au Caucase où un aigle vient continuellement lui dévorer le foie. On
sait par ailleurs qu’il sera délivré par Héraclès, le héros moral par excellence.
*
PB : Qu’est-ce donc qui fonde cette hiérarchie et est-elle légitime?
• On pourrait penser que la technique, c’est l’intelligence au service d’une finalité biologique
et que, comme telle, elle n’est pas encore l’affirmation d’une liberté purement humaine,
celle d’un sujet éthique capable de s’affranchir de la nécessité biologique pour inventer un
ordre humain. Il est pourtant erroné de s’engager dans cette direction car le mythe n’est pas
raconté par Socrate, il l’est par Protagoras; or le sophiste ne reconnaît pas une autonomie de
l’ordre spirituel et moral. Le don d’Hermès est encore présenté en terme utilitariste et
pragmatique. La pudeur et la justice, comme la connaissance des arts, ont une seule finalité
celle d’assurer la conservation de l’espèce.
• En droit, il faut d’ailleurs bien reconnaître que cette hiérarchie est difficilement légitimable.
L’ingéniosité technique ne procède-t-elle pas comme le sens politique et moral de
l’intelligence humaine avec toute la dignité qui s’attache à cette origine ? Or cette dignité a
largement été refusée à la technique par toute une tradition avec laquelle il n’est pas sûr que
nous ayons rompu. «L’homme fabrique des outils concrets et des symboles… les uns et les
autres recourant dans le cerveau au même équipement fondamental, écrit Leroi-Gourhan. Le
langage et l’outil sont l’expression de la même propriété de l’homme ». Pourtant l’un et
l’autre n’ont pas été identiquement valorisés, la disqualification de la technique par rapport à
des activités plus nobles étant clairement mise en scène dans ce mythe. En ce sens, le statut
du génie technique dans ce texte nous en apprend davantage sur les valeurs du monde grec
que sur l’essence de la technique. On peut faire cette lecture et ne voir dans le mythe de
Prométhée que le reflet d’une réalité socioculturelle. La fonction idéologique
l’emporterait donc en lui sur la fonction théorique. Je ne crois pas que ce soit là le dernier
mot, reste que cet aspect mérite approfondissement.
• Il y a bien chez les Grecs «un véritable blocage de la pensée technique », selon l’expression
de P.M. Schuhl. Dans la hiérarchie des valeurs l’idéal contemplatif vient en premier et
représente, avec l’idéal politique, un ordre de supériorité par rapport à l’idéal
chrématistique. Ils célèbrent la vie libérale et oisive, le naturel et disqualifient les
activités utilitaires, le travail servile et l’artificiel. Les structures socio-économiques de la
société grecque, marquées par l’abondance d’une main-d’œuvre servile, ont franchement
contribué à entretenir ces représentations mais, pour J.P, Vernant, il faut ajouter des facteurs
internes à la pensée technique elle-même. Il faut remarquer que «chez Homère le terme
technè s’applique au savoir-faire des démiurges, métallurgistes et charpentiers et à
certaines tâches féminines qui requièrent expérience et dextérité comme le tissage. Mais il
désigne tout aussi bien les magies d’Héphaïstos ou les sortilèges de Protée. Entre la
réussite technique et l’exploit magique la différence n’est pas encore marquée… Au reste
la catégorie sociale des démiurges comprend avec les professionnels du métal et du bois, les
confréries de devins, de hérauts, de guérisseurs, d’aèdes » Mythe et pensée chez les Grecs,
Maspero, 1969, p.227. Même lorsque à l’époque classique, et en particulier avec le
mouvement sophistique, la laïcisation de l’activité technique est opérée, on la rapporte à une
forme d’intelligence qui est soigneusement distinguée de l’intelligence théoricienne.
Opérant sur les réalités mouvantes du monde matériel, les arts mécaniques mettent en
jeu des capacités de souplesse, de ruses, de tours relevant de ce que les Grecs appellent
la métis. Prométhée qui joue des tours à Zeus, Prométhée le rusé qui s’institue par ses ruses
le bienfaiteur de l’humanité est une des grandes figures de la métis. L’art qu’il apporte lui
ressemble. Ce n’est pas une activité rationnelle, le savoir-faire n’est pas un savoir mais,
comme l’art des sophistes, une certaine rouerie permettant de dominer la nature à la
manière dont on domine les hommes. Par des expédients l’artisan sait intervenir au bon
moment pour prendre la nature au piège et retourner à son avantage une force plus forte que
lui. Il sait, comme le sophiste, transformer ce qui est le plus faible en plus fort. «De façon
analogue, nous dit J.P. Vernant, Aristote délimite le domaine de la mécanique comme celui
où, pour reprendre sa propre expression, «le plus petit domine le plus grand » (comme
l’ensemble des procédés qui permettent avec une petite force d’équilibrer ou de mouvoir les
poids les plus lourds. Qu’au moyen d’un levier la faible force d’un homme puisse l’emporter
sur celle beaucoup plus grande, d’une masse pesante, il y a là, en bonne logique, un
phénomène étrange». (Ibid. p. 236) Même si on cherche à la rationaliser, la technique,
par manque de cadre conceptuel, est rejetée du coté de la métis, des recettes acquises
par expérience. L’artisan n’a pas l’intelligence de ce qu’il fait. Il est vrai que les Grecs ne
connaissent pas encore les lois de la nature, qui révéleront ultérieurement dans la technique
une science appliquée. Le discrédit grec de la technique tient donc en grande partie à cette
manière de la rabattre au plan de la doxa. Elle n’a pas la dignité d’un véritable savoir…On
sait aujourd’hui ce qu’il faut en penser.
• Alors, n’y a-t-il pas d’autres raisons, légitimes cette fois-ci, susceptibles de justifier le statut
du génie technique dans ce mythe? Arrêtons-nous d’abord sur le fait qu’il est présenté
comme l’objet d’un vol. Prométhée confère à l’humanité un pouvoir qu’il dérobe au dieu de
la forge et à la déesse aux yeux de bronze. En faisant de l’ingéniosité technique une
prérogative divine, le mythe semble nous dire que toute conquête de pouvoir sur le réel est,
de la part des hommes, une façon de s’approprier un pouvoir qui n’est pas le leur. Ils sortent
des limites dans lesquelles ils devraient pieusement se maintenir, ils se rendent coupables
d’un acte de transgression dont ils doivent s’attendre à être punis. Le mythe exprime
ainsi la réaction de peur que, dans l’imaginaire, le geste et l’objet techniques ont
toujours largement suscitée. Hier comme aujourd’hui la technique est vécue comme une
puissance de transgression, elle revêt un caractère sacrilège comme si faire reculer les
frontières de l’impuissance était une manière de défier les dieux avec tous les risques que
recèle une telle démesure. Cette peur immémoriale de l’homme devant son propre
pouvoir, qu’il vit irrationnellement comme un pouvoir interdit, est plus que jamais à
l’œuvre dans une époque où la puissance technique n’a jamais été aussi grande. Le fantasme
du châtiment suprême, celui de Prométhée enchaîné au Caucase, c’est-à- dire de la vie prise
au piège de ses propres possibilités, hante la conscience de nos contemporains et nourrit
en grande partie le procès instruit contre ce qu’on appelle aujourd’hui la techno-science.
• La raison critique ne peut donc, là encore, suivre la signification mythique. La technique est
un pouvoir humain, rien qu’humain, C’est par elle que l’homme aménage ses conditions
d’existence pour promouvoir un monde dans lequel il réalise concrètement sa liberté. Il n’y a
pas d’existence authentiquement humaine dans l’impuissance. Le génie technique est non
seulement le signe de notre intelligence, il est le support et la marque de nos aspirations
morales. Le grand Kant, qui ne peut être soupçonné de secrètes tentations faustiennes,
l’affirme clairement : «Le développement moral suppose nécessairement cette aptitude
technique ». Gilbert Simondon écrit dans le même sens «L’opposition dressée entre la
culture et la technique, entre l’homme et la machine est fausse et sans fondement. Elle ne
recouvre qu’ignorance et ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité
riche en efforts humains et en forces naturelles et qui constitue le monde des objets
techniques, médiateurs entre la nature et l’homme » Du mode d’existence des objets
techniques.
• Et pourtant ce n’est pas sans raison que le mythe fait de la technique une puissance
dangereuse. Ce que dramatise la figure du titan. Les titans sont des divinités primitives,
enfants d’Ouranos et de Gaïa, ils symbolisent selon Paul Diel «les forces brutes de la terre
et, partant des désirs terrestres en état de révolte contre l’esprit (Zeus) ». Force matérielle, le
titan est potentiellement maléfique comme toute force de cette nature. Car une force est un
moyen et tout dépend des fins que ce moyen sert. Or ce n’est pas l’intelligence
technicienne qui peut poser les fins politiques et morales. Par principe, la fin de la
technique est l’efficacité. Le technicien s’efforce de mettre au point le procédé ou
l’instrument susceptible de produire le maximum d’effets avec le minimum de dépenses. Il
est donc clair que son activité doit être une activité subordonnée à une juridiction politique
et morale grâce à laquelle la puissance, qui est en soi indéterminée, peut servir les fins
supérieures de l’homme, à savoir la vie et la liberté. La mythologie grecque souligne cette
ambivalence des titans. Dans le combat qui oppose Zeus à Cronos, il y a ceux qui servent
le Cronide et Prométhée qui se met au service de l’Olympien. Sans la force titanique l’esprit
n’aurait pas triomphé, réciproquement sans la soumission du titan à la clairvoyance
olympienne, Prométhée est exposé à la malédiction du Caucase. Platon le rappelle dans le
Phèdre où la technique de Teuth, l’écriture, est jugée et refusée par le roi Thamous.
L’intelligence éthique doit éclairer le génie démiurgique sous peine de livrer ce dernier à
toutes les dérives. Ainsi la prévoyance de Prométhée est limitée. L’ordre et la justice,
propriétés de Zeus, lui demeurent étrangers. Voilà pourquoi il fait aux hommes un cadeau
empoisonné. Sa métis, non éclairée par le sens moral est destinée à se retourner contre lui,
au point que son frère jumeau Epiméthée n’est qu’un aspect de lui-même. Sans le don
d’Hermès, l’humanité armée du seul pouvoir technique est vouée à se détruire.

• La puissance sans la sagesse ne libère pas, elle aliène. Les Grecs nous le disent avec le
mythe d’Héraclès. C’est le héros moral qui, passant dans la région du Caucase, perce d’une
flèche l’aigle de Prométhée et rend au titan sa liberté. Mais Prométhée libéré continuera à
porter sur lui les stigmates des dangers de la force titanesque. Zeus lui enjoint de porter une
bague faite avec l’acier de ses chaînes et un morceau du rocher sur lequel il était attaché. Un
lien d’acier lie pour l’éternité le titan et son rocher. Entendons, les germes d’aliénation et
de mort qu’il recèle ne sont pas accidentels, ils sont constitutifs de sa nature. Seule la
supériorité éthique peut en détourner le sens en la sauvant du vertige de la puissance pour
la puissance.
• On voit les enjeux pédagogiques d’une telle analyse. Une civilisation scientifique et
technique comme la nôtre devrait plus que toute autre soigner la formation spirituelle et
morale des individus. Il y va de ses chances de salut. Plus de pouvoir appelle plus de qualité
éthique. Il faut bien avouer que de ce côté nous avons du souci à nous faire.
• Quoi qu’il en soit du sens de la distinction entre les deux génies, le mythe établit clairement
qu’ils ne sont l’un et l’autre une possibilité de l’humaine condition que parce que celle-ci
participe de la divinité. Prométhée et Hermès donnent aux hommes des capacités qui sont
d’abord des privilèges divins. Par-là il signifie que l’homme revêt une dimension de
supériorité propre à lui conférer un statut d’exception dans la création. Le mythe définit
l’homme en l’insularisant au sein de la nature et en le surnaturalisant, En tant que tel le
mythe de Prométhée constitue bien un des fondements de l’humanisme occidental.
«L’humanisme fonde l’homme en l’isolant dans la nature et en l’autonomisant en droit ;
l’homme est autosuffisant et puise sa légitimité et son fondement dans la Raison : homo-
sapiens est peut-être issu de la nature mais par sa Sapience il échappe à la nature », écrit
Edgar Morin. «L’envers de l’humanisme c’est la déification de l’homme, conçu comme sujet
absolu dans un univers d’objets, totalement légitimé dans sa conquête et maîtrise d’une
nature à laquelle il est par essence étranger »
• De fait, l’homme ainsi doté est alors décrit comme un producteur de culture. Il va être
agriculteur, tisserand, cordonnier, forgeron, technicien en un mot. Mais aussi inventeur de
religions, de langues, d’organisations sociales. Tous les aspects du fait culturel sont
nommés. Le mythe anticipe sur les découvertes paléontologiques car ces dernières font la
démonstration que, partout où il y a l’homme, il y a langage, technique, art, société etc.
L’homme est un animal parlant, un animal social, un animal religieux etc. Ce par quoi il est
tout cela témoigne de sa filiation divine. Comprenons, l’ordre anthropologique n’est pas
dans le prolongement de l’ordre animal. Il est ce qui rompt la continuité entre les êtres
vivants, ce qui arrache une créature à la pure naturalité pour la constituer comme
surnaturelle ou métaphysique. L’homme voue ainsi un culte aux dieux parce qu’il est
d’essence divine.
• Le texte propose ici une réflexion sur les fondements du phénomène religieux. Il en établit le
caractère universel et éternel dans la mesure où il l’ancre dans ce qu’il appelle «son affinité
avec les dieux ». Littéralement affinité signifie parenté par alliance. Les hommes et les
dieux ne sont pas des étrangers, ils sont liés les uns les autres par un lien intime. Manière de
dire que dans le culte qu’il rend à la divinité, c’est une dimension de lui-même que l’homme
célèbre. Son propre pouvoir de transcendance est ontologiquement lié à l’idée qu’il se fait
d’une transcendance. On remarque que le mythe alimente par avance les diverses
interprétations auxquelles se prêtera le phénomène religieux:
• L’idée de la divinité et le culte qu’elle sous-tend est-elle la marque du créateur sur la
créature comme l’enseigne le judéo-christianisme, l’hommage que la créature rend à celui
qui l’a faite à son image ? Ou bien l’homme aliène-t-il en Dieu sa propre nature, une nature
dont il se dépossède, qu’il ne sait plus reconnaître comme le dénoncera Feuerbach ? Dans un
cas Dieu vient en premier, l’homme est second; dans l’autre c’est l’inverse : Dieu est une
production humaine, l’objectivation de la nature humaine. Le mythe réserve les deux
lectures.
• Animal religieux l’homme est aussi un animal sémiotique. Alors que les animaux n’ont
affaire qu’à la présence des choses auxquelles ils réagissent en fonction de lois naturelles,
l’homme doté d’une fonction symbolique interpose entre les choses et lui des signes, de
telle sorte qu’il réagit à des significations. Il vit dans un univers de sens, il redouble la
présence du réel au niveau de la représentation et en change par-là le statut. La chose
n’existe pour lui que comme chose signifiée. Médiateur de ce qui est, le signe peut aussi
rendre présent ce qui n’est pas. Le pouvoir symbolique, principe de tous les autres affranchit
ainsi l’homme des frontières du donné et le constitue comme l’instituteur de son propre
monde. Si l’animal est prisonnier d’un milieu, l’homme ouvre un monde.

• Il institue ainsi les normes du rapport social, ce que la fin du récit mythique approfondit
particulièrement. Si la société est bien l’artifice que l’animal démuni a inventé pour résoudre
le problème de sa survie encore faut-il bien identifier ce qui la fonde.
*
PB : Qu’est-ce qui est au principe du lien social ?
• On pourrait croire que ce sont les intérêts économiques. N’est-ce pas Platon qui écrit dans le
livre II de La République [3] : «Ce qui donne naissance à une cité, c’est, je crois,
l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même et le besoin qu’il
éprouve d’une foule de choses »?
• Il y a bien là une cause occasionnelle mais ce n’est pas l’occasion déterminante. La
nécessité économique peut lier dans des rapports privés une multitude d’individus, elle ne
peut pas les cohérer au sein d’un espace public. Il faut pour cela un intérêt commun. Le
récit mythique dévoile l’origine du rapport social en tant qu’il est un rapport politique et
nous apprenons que c’est la nécessité de se défendre. De façon très profonde, il signifie que
la juxtaposition d’intérêts privés ne fera jamais un intérêt civil. Avec une pertinence qu’on
ne trouve que chez les grands penseurs politiques il nous invite à poser la question suivante :
qu’est-ce qui distingue un ensemble d’hommes simplement rassemblés, chacun étant inféodé
à sa volonté individuelle, d’une société où tous sont, non pas agrégés, mais unis de telle
sorte que l’unité d’une volonté commune se substitue à la pluralité des volontés
particulières?
• Soulignons la finesse de l’élucidation mythique. C’est le besoin général de sécurité qui
pousse les hommes à s’unir dans un corps politique ; la cité commence avec le militaire et
pourtant la solution de ce problème ne pourra jamais être une simple solution technique.
Elle requiert des vertus spécifiques, elle met en jeu la nature humaine dans d’autres
capacités que ses seules capacités instrumentales. Bref la cité n’est pas un artifice comme un
autre. Sans le don d’Hermès les hommes peuvent bien avoir l’intelligence de se regrouper,
ils n’ont pas encore celle de se traiter les uns les autres autrement que comme des simples
moyens. Aussi «quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres,
parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et
périssaient ».
• Si la faiblesse de ce mythe est de ne pas voir que la question économique peut être un intérêt
commun, sa force, en revanche, consiste à montrer que la seule dynamique du besoin, fut-il
sécuritaire, ne peut fonder le rapport de l’homme avec l’homme. Le seul calcul des intérêts
est impuissant à rendre viable le rapport humain parce que, concrètement, ces intérêts sont
trop hétérogènes. Voilà pourquoi le mythe revient sur ce qui différencie les aptitudes
techniques du sens politique et moral. Les premières n’ont pas été réparties également.
Chacun a été doté de capacités différentes, ce qui était requis pour que la division du travail
et les échanges soient possibles; mais la conséquence n’échappe pas plus à Protagoras
qu’elle n’échappe à Platon ou à Aristote, «Si le métier définit en chacun de nous ce qui le
différencie des autres, l’unité de la polis doit se fonder sur un plan extérieur à l’activité
professionnelle. A la spécialisation des tâches, à la différenciation des métiers, s’oppose la
communauté des citoyens définis comme égaux, semblables, nous dirions presque
interchangeables », commente J.P. Vernant. Aristote, par exemple, établit avec fermeté
qu’une polis, contrairement au domaine, nous dirions aujourd’hui l’entreprise, est une
communauté de gens libres et égaux unis dans un intérêt commun. Or, ni la cordonnerie, ni
la médecine, ni l’art militaire ne peuvent établir ces rapports d’égalité qui unissent les
hommes dans les liens de l’amitié. Il faut pour cela le sens de la pudeur et de la justice,
prérogatives olympiennes qu’Hermès a mission de partager équitablement entre tous les
hommes. «Les villes, en effet, ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts le
partage exclusif de quelques-uns » Tous les hommes sont porteurs d’une exigence éthique.
Déclinée ici comme sentiment de pudeur et souci de justice, cette exigence est toujours en
jeu dans le rapport avec l’autre, dès lors que ce rapport a couleur humaine. Par exemple, nul
homme ne supporte sans humiliation d’être réduit à une chose. Dans l’expérience de la
pudeur il témoigne du sens de sa dignité et aspire à être reconnu dans un «je ne sais quoi»
qui est au-delà de toute forme donnée de son existence. D’où son malaise ou sa colère
lorsqu’il se sent nié dans cette dimension de son être. «L’homme, disait Nietzsche, est un
animal aux joues rouges ». Il s’indigne dès que les valeurs, dont sa conscience est la
nostalgie-aspiration, sont bafouées, en particulier la valeur de justice qui lui semble devoir
régir le rapport social.
• Le mythe souligne donc ici avec force que la raison technique n’épuise pas la nature de la
raison. Celle-ci est plus qu’un outil permettant de résoudre les problèmes. Elle est une
instance éthique par laquelle l’homme peut définir les principes et fixer les fins, ce qui
suffit comme Kant l’a montré à conférer au sujet qui en est porteur une éminente dignité. Le
don d’Hermès arrache l’homme au statut des choses et lui confère celui de personne. Si
l’animal technicien suscite l’admiration, le sujet éthique inspire le respect. Dans l’esprit
de Protagoras le dévoilement de la dimension éthique également répartie en tous les hommes
sert à justifier la pratique de la démocratie : en dehors de leurs métiers, les artisans
peuvent avoir accès à la décision politique.
• Les enjeux sont très différents chez Aristote et chez Platon qui n’ont guère de sympathie
pour une « démocratie des artisans ». Contrairement au sophiste, Platon considère qu’il ne
suffit pas d’être doté du sens politique et moral pour juger avec rectitude en matière
politique et morale. Encore faut-il cultiver cette aptitude dans l’autonomie de son ordre, ce
qui exclut de cette compétence ceux dont la pratique est ordonnée à d’autres intérêts. Le
clivage est donc de taille, pour l’heure nous retiendrons que les uns et les autres se
rejoignent dans la construction subtilement élaborée de cette architecture complexe qu’est la
nature humaine. Tous suivent le mythographe pour insulariser l’être humain dans le système
des êtres vivants et tous seront légitimés par le discours scientifique.
• Sans doute la paléontologie contemporaine ne rapporte-t-elle pas la spécificité humaine à un
vol et à un don divins. Elle voit dans le développement du système nerveux et de
l’intelligence symbolique l’aboutissement d’une ligne évolutive zoologique. Le départ de
l’aventure humaine, explique ironiquement Leroi-Gourhan, «n’a pas été pris par le cerveau
mais par le pied ». La station verticale de l’archanthrope va en effet libérer conjointement les
mains et le cerveau. Cela étant, cette évolution marque un point de rupture. La continuité
entre l’homme et les autres êtres vivants est pulvérisée. Les modalités d’existence de
l’homme de Cro-Magnon ou de Neandertal portent la marque de l’ordre anthropologique.
L’animal producteur de culture n’est pas un simple animal. Comme dans le mythe,
l’anthropologue souligne l’infériorité première de l’espèce humaine. L’homme est dépourvu
d’instinct, les organes de son corps ne sont pas spécialisés anatomiquement. «Ni ses dents,
ni ses mains, ni son pied, ni finalement son cerveau n’ont atteint le haut degré de perfection
de la dent du mammouth, de la main et du pied du cheval, du cerveau de certains oiseaux, de
sorte qu’il est resté capable d’à peu près toutes les actions possibles, qu’il peut manger
pratiquement n’importe quoi, courir, grimper, utiliser l’organe invraisemblablement
archaïque qu’est dans son squelette la main, pour des opérations dirigées par un cerveau
surspécialisé dans la généralisation »
• Et comme dans le mythe aussi le discours scientifique est sensible au renversement
dialectique. Cette déficience naturelle se transforme en un avantage considérable. Les
progrès historiques d’homo-faber procèdent de cette indétermination originaire. Il va utiliser
son propre corps comme un outil, inventer des outils, prolonger et extérioriser les pouvoirs
de son corps, donnant naissance à un monde artificiel dans lequel la dimension
institutionnelle est essentielle. Ses dispositions naturelles se développent ainsi au sein d’un
milieu culturel qui accumule et transmet le capital des inventions humaines, qu’il s’agisse
des savoir-faire ou des systèmes symboliques. La société, remarque Leroi-Gourhan, joue
pour chaque homme le rôle de l’espèce pour l’animal. D’où cette conception de l’histoire
humaine qui s’articule en deux plans dissociés. «Celui de l’évolution phylétique qui fait de
l’humanité actuelle une collection d’individus aux propriétés physiques peu différentes de ce
qu’elles étaient il y a trente mille ans et celui de l’évolution ethnique qui fait de l’humanité
un corps extériorisé dont les propriétés globales sont en état de transformation accélérée »

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