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DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE .

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LITTÉRATURE GRECQUE MODERNE .

CHANTS POPULAIRES .

De tous les voyageurs modernes qui ont visité la


Grèce, et communiqué au public le résultat de leurs ob
servations , il en est à peine un seul qui ait daigné s'oc
cuper des habitans actuels de ce beau pays. Livrés tout
entiers à la contemplation des ruines , et bien résolus ,
avant leur départ , à ne trouver beau que ce qui porte
le cachet de la vénérable antiquité , ils passaient avec
indifférence auprès de tout ce qui n'avait pas de rapport
avec cette nature morte. Réunis par cette communauté
d'extase de convention, les hommes de tous les pays et de
toutes les opinions venaient rendre hommage aux cendres
des héros qui ne sont plus. Les partisans du despotisme
n'étaient pas moins ardens dans leurs éloges de ces hom
mes de la liberté , que les amis de la liberté eux-mêmes ;
les vertus des anciens temps leur inspiraient peu d'om
brage dans nos temps modernes ; et ils songeaient à ces
grands noms sans effroi , sachant bien que l'homme libre
au tombeau est aussi patient que l'esclave. Si , parmi tant
de voyageurs qu'attirait une oisive curiosité , il se trou
vait un de ces hommes dont l'ame ardente et l'esprit
élevé cherchent partout une gloire qu'ils admirent , une
infortune avec laquelle ils sympathisent ; bientôt , indi
gné de la barbarie stupide des maîtres turcs , et de la
lâche soumission des esclaves grecs , et fatigué de ce si
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lence monotone de la servitude , qui n'était interrompu
que par le bruit du fouet d'un Tartare , il se hâtait de
détourner ses regards de ce spectacle d'abaissement pour
les porter sur de plus illustres morts.
Telle était , en effet , la triste scène qu'offraient partout
les plaines de la Grèce. Ce n'était , certes , pas dans les
institutions impériales de Bysance que les Grecs auraient
pu puiser assez de force et de patriotisme pour résister
aux inondations des Musulmans. Après avoir perdu l'é
*
nergie qui les eût fait résister à des maîtres nés chez eux ,
pouvait-il leur rester assez de courage pour résister à des
maîtres étrangers ?
Mais si les peuples des plaines de la Grèce of
fraient partout le spectacle d'une dégénération de la
quelle ils se relèvent aujourd'hui avec tant dé gloire ,
l'esprit d'indépendance était loin d'avoir été compléte
ment étouffé . C'est dans les montagnes qu'il avait cherché
un refuge : c'est là que les voyageurs auraient dû aller
l'étudier. Depuis la conquête de 1453 , les Grecs monta
gnards n'ont cessé de résister aux envahissemens , et ja
mais ils n'ont été entièrement soumis. Les monts de la
Thessalie , de l'Épire , de l'Acarnanie , de l'Étolie , l'âpre
territoire de l'ancienne Lacédémone , les rochers de
Candie , ont été depuis ce temps l'asile de l'indépendance.
Toujours en armes , toujours obligés de défendre une li
berté précaire , toujours réfugiés dans des lieux presque
inaccessibles , et rebelles à toute culture , le seul moyen
d'existence de ces braves était de se répandre dans les
plaines pour porter l'épouvante et le pillage parmi leurs
ennemis turcs ou grecs. Quelquefois , les Grecs de la
plaine, eux-mêmes mécontens, accouraient se joindre à ces
belliqueuxmontagnards, pour redescendre ensuite exercer
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leur bravoure aux dépens des leurs. Le nom de Klephtes ,
voleurs , fut donné à ces tribus belliqueuses . Si , jusqu'ici ,
leurs nobles qualités ont été consacrées à porter le dé
sordre dans ce que la barbarie turque seule pouvait ap
peler un ordre social , c'est que cet ordre social était mal
constitué , et qu'une meilleure carrière était fermée à
leur courage ; mais qu'on leur donne une patrie et des
lois , et la même valeur mieux dirigée sera employée à
faire fleurir l'une et respecter les autres . Est - ce leur
faute , si , dans ce beau pays , la société était telle jus
qu'ici , qu'il fallait que l'homme rompît avec elle , sous
peine de perdre la plus noble de ses prérogatives , l'in
dépendance de son ame?
Si les voyageurs européens ont si mal apprécié les
Grees ; s'ils ont si peu connu la régénération qui se pré
parait, et qui devait éclater si promptement et d'une ma
nière si héroïque , c'est qu'ils n'avaient vu que les puis
sans et les riches du pays , c'est-à -dire ceux qui s'étaient
faits étrangers, et avaient abjuré, en quelque sorte, là race
conquise pour passer dans les rangs de la race conqué
rante. Si , au lieu de ne voir que les villes , ils eussent
voulu pénétrer dans les chaumières isolées , au milieu des
rochers et des forêts , ils eussent rencontré des mœurs et
des habitudes toutes différentes . C'est là que subsistent
encore quelques - unes des vertus antiques. J'en appelle
en témoignage ces chants qui vivent dans la mémoire du
peuple , sans jamais avoir été écrits ; ces chants ignorés
complétement , et négligés par les voyageurs ; mais dans
lesquels se peignent si bien les goûts et les coutumes d'un
peuple.
Dans un article que je publiai , il y a près de deux ans ,
dans le Constitutionnel , sur ces poésies dont je me féli
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cite d'avoir fait le premier connaître quelques fragmens ,
j'émettais , à ce sujet , une opinion que je crois pouvoir
reproduire ici. On me pardonnera peut-être de me répé
H
ter, si on trouve quelque justesse dans mes idées.
Ce n'est point , pensais-je alors , dans ces vastes et
sublimes compositions qui suffisent à elles seules pour
immortaliser un écrivain , et faire la gloire de tout un
siècle , qu'on reconnaît le mieux les traces des mœurs
fugitives, et des formes accidentelles qui caractérisent les
différentes époques de l'histoire d'une nation . L'auteur ,
concentré tout-à-fait en lui-même par l'intensité de ses
réflexions , s'isole , en quelque sorte , du monde réel où il
est retenu comme homme , pour s'élancer , comme poëte ,
dans un monde tout nouveau et tout imaginaire , et asso
cier aux êtres , aux mœurs et aux vertus réelles , des êtres ,
des mœurs et des vertus de sa création. Pour saisir avec
plus de vérité les usages divers et les habitudes sociales ,
il faut avoir recours à de moins importantes productions.
Un sonnet de Filicaja , une canzone de Pétrarque ou
d'Albo Crisso ( 1 ) , un couplet de notre Béranger , suffi

(1 ) Albo Crisso est l'anagramme de Carlo Bossi . C'est le nom


sous lequel cet homme d'un génie si étendu et si varié , en même
temps et d'une modestie si rare , avait fait imprimer ses nobles
poésies confiées seulement à quelques amis parmi lesquels je me
trouve trop heureux d'avoir pu être compris. Après de longues
souffrances , une mort cruelle a moissonné ce beau génie dans
toute la vigueur de son talent , dans tout l'éclat de ses vertus pu
bliques et privées. Un jour , peut- être , j'essaierai de faire con
naître cette ame ardente qui fut , pour me servir de ses propres
expressions :
Al ver lucerna
Scientillante del cielo , all'error dardo
Folgoroso , al mal far scutica inforna.
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ront pour révéler aux siècles à venir d'honorables vœux
et de patriotiques projets , sur lesquels l'histoire , quel
quefois trop dure pour les vaincus , pourrait garder un
injuste silence.
Souvent ces productions , en apparence frivoles , mais
quijettent une si vive lumière sur des transitions sociales,
n'ont pu arracher à l'oubli le nom de leur auteur. On ne
connaît pas d'une manière certaine , en France , le véri
table auteur de la célèbre Épître à ma Commère , sur le
trépas de l'âne ligueur ; celui de la fameuse ballade his
torique de Chevy Chace en Angleterre , est tout-à-fait
ignoré. Les Espagnols qui sont bien plus riches encore
que les Anglais en ballades ou romances historiques ,
particulièrement sur les guerres des Maures , et le's ex
ploits du Cid , les ont répétées jusqu'à ce jour de géné
ration en génération , sans rien connaître des poëtes pa
triotes auxquels ils en sont redevables. La romance
même si connue Ay de my Alhama , qu'il était défendu
sous peine de mort aux Arabes soumis de chanter en
Espagne , n'a pu apporter jusqu'à nous le nom de son
auteur.
Presque tous les pays de l'Europe possèdent un assez
grand nombre de ces chants nationaux , tel qu'était en
France le fameux Chant de Roland qu'on n'a pu re
trouver. Partout où la civilisation , et la littérature qui
n'en est que le reflet , ne sont encore que dans leur en
fance , de semblables essais peuvent seuls faire entrevoir
le génie et les besoins de la nation qui se prépare ainsi à
prendre son essor ; car les compositions plus importantes
d'une littérature qui commence , ne sont presque jamais
qu'une imitation improductive et maladroite des littéra
tures plus perfectionnées.
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Filles de la Grèce antique , les Muses , qui ont sou


vent souri aux scaldes et aux bardes des sombres climats
du Nord , ne pouvaient manquer de soutenir plus effica
cement encore les inspirations des Tyrtées de la Grèce
moderne. Aussi trouve-t-on dans leurs chants des mor
ceaux dont n'eussent pas rougi leurs ancêtres . Ces chants
sont en général fort courts , et tels qu'ils puissent être
retenus et répétés sans peine. Ce sont là les annales vé
ritables de la Grèce moderne. J'en citerai plusieurs
relatives à diverses situations sociales.
Voici un chant dans lequel est décrite toute la vie
d'un guerrier.

La Mort de l'Armatolos.

« Le soleil allait se coucher , et Démos donnait ses or


dres aux siens : Allez , leur dit-il , allez puiser de l'eau à la
fontaine sacrée , et préparez le repas du soir ; et toi Lam
prace , cher neveu , approche - toi de moi , revêts - toi
de mes armes et deviens chef à ma place. Et vous , mes
enfans , prenez cette épée solitaire , cette épée veuve de
son maître , coupez les vertes branches du sapin , éten
dez-les pour que je m'y repose. Amenez-moi ensuite le
directeur de ma conscience , afin que je me réconcilie
avec le ciel. Je lui dirai toutes mes actions , bonnes et
mauvaises. Trente ans je fus Armatolos , et vingt autres
années je fus Klephte ( 1 ) . La mort enfin s'approche, je vais
vous quitter. Bâtissez-moi un tombeau large et haut ,
afin que me levant debout, je puisse combattre , et , me

(1) Un Armatolos est un Grec armé reconnu par les Turcs pour
la protection du pays ; un Klephte est un Grec armé mis hors
la loi par les Turcs.
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plaçant de côté , charger mon arme. Laissez une fenêtre
sur la droite , afin que l'hirondelle y vienne m'annoncer
le printemps , et le rossignol m'avertir du retour du beau
mois de mai. »>
Après la vie orageuse du guerrier , voici l'intrépi
dité du marin.
Jannis.

« Un navire grec égaré , cotoie la presqu'île de Cas


sandra. Il est noir et a des voiles noires pour mieux échap
per aux regards. Il n'a pour pavillon que le ciel. Soudain
survient une corvette
*** turque au pavillon écarlate. A bas!
s'écrie-t-on , à bas les voiles. Qu'on amène les voiles .
" Moi ! reprend le capitaine grec ; moi , amener les voiles!
Me crois-tu la timidité d'une jeune mariée pour me don
ner des ordres ! Apprends que je suis Jannis , fils de Sla
tha , beau-fils de Bucovallas. Allons, mes braves , à l'a
bordage ; la poupe en avant ; répandez le sang musul
man , n'épargnez pas les infidèles! » Les Turcs virent de
bord et présentent la proue. Vaine manoeuvre ! Jannis
s'est élancé le premier à l'abordage , l'épée en main. Le
sang inonde les sabords , la mer est teinte de pourpre.
Le cri Allah ! Allah ! s'est fait entendre partout , et les
fils de Mahomet sont soumis. Aussi généreux dans la vic
toire que terrible dans le combat , Jannis ordonne qu'on
épargne les vaincus. »D
Les périls de la vie maritime ont inspiré heureusement
un de ces poëtes populaires. Voici un morceau qui m'a
semblé plein de charmes.
Le Marin.

Quiconque a une fille à marier , qu'il la marie plutôt


à un vieillard qu'à un marin même jeune. Le marin est
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destiné à toutes sortes de traverses et d'infortunes. S'il
dîne , il ne soupe pas ; s'il fait son lit , il ne se couche
Malheur , malheur à celui qui tombe malade à bord
d'un navire! Il n'a , près de lui , ni mère qui le soigne ,
ni père qui s'attendrisse , ni frère , ni sœur , il n'a per
sonne au monde. J'en ai connu un de ces infortunés. Le
capitaine et le pilote lui répétaient : « Habile marin ,
lève-toi enfin , examine les astres , et combine les cou
rans , afin que nous puissions entrer dans le port. Hélas!
s'écriait le marin , ne vous ai-je pas dit combien je souf
frais ; et vous , vous m'engagez à me lever ? Prenez-moi
donc , soulevez-moi et placez -moi sur le pont. Voyez
vous cette montagne qui domine tout le pays , cette mon
tagne dont la cime et les pieds sont couverts de nuages ;
c'est là qu'il faut aborder , c'est là que vous trouverez un
abri sûr. Jetez les ancres à droite et les cables à gauche;
et si je meurs , enterrez-moi près de l'église. Adieu ,
j'entends les mousses qui répètent le chant d'arrivée , et
je me sens défaillir. » A ces mots ses yeux se fermèrent.
Le jeune marin est mort. »
Souvent on retrouve dans ces chants un reste des idées
religieuses anciennes , mêlées aux idées religieuses du
christianisme. Aujourd'hui , comme autrefois , Caron est
le nocher des enfers , le terrible , l'inflexible Caron.
Voici une petite pièce qui m'a paru assez dramatique.

Constantin.

« Une jeune fille se vantait de ne pas craindre Caron ,


parce qu'elle avait neuf frères dont elle était glorieuse ,
parce qu'elle avait Constantin pour fiancé , Constantin ,
le beau Constantin qui a de nombreuses maisons , et qui
possède quatre châteaux. Mais Caron se change en un oi
1

1
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seau semblable à une noire hirondelle. Il arrive , il perce
de ses traits la jeune fiancée. Sa mère , sa pauvre mère
prononce l'élégie funèbre de sa fille , elle la baigne de
ses larmes. « Caron , s'écrie cette mère malheureuse , quel
ravage tu as exercé sur ma fille unique , sur ma fille
adorée. » Mais , voilà que son fiancé lui-même , le beau
Constantin , arrive des montagnes à la tête de quatre
cents hommes et de soixante-deux musiciens. Il arrive
l'infortuné ! joyeux et au son de la musique , quand tout-à
coup il croit voir une croix sortir de la maison de sa
belle-mère. « Peut-être , s'écrie-t-il , ma belle-mère ou
mon beau-père sont - ils morts ! peut-être quelqu'un de
mes beaux-frères aura-t-il été blessé ! » Plein d'inquié
tude , Constantin presse les flancs de son coursier noir ,
et s'avance vers l'église où il trouve l'architecte qui
construit une tombe. « Dis-moi , je te prie , lui demande
Constantin , dis - moi , architecte , pour qui est cette
tombe. -- C'est pour la fille à la chevelure blonde et aux
yeux noirs ; c'est pour celle qui avait neuffrères dont elle
était orgueilleuse , et Constantin pour fiancé , le beau
Constantin , qui a de nombreuses maisons et possède
quatre châteaux. — Je te prie , architecte , construis
ce tombeau large et haut autant qu'il le faut pour deux
personnes. » A ces mots , il tire un poignard d'or et se
perce le cœur. Le fiancé et la fiancée ont été déposés en
semble dans le même tombeau. »
Il serait intéressant de rechercher ainsi , dans ces
restes de poésie populaire , la trace du passage des su
perstitions antiques. On se convaincrait aisément sans
doute que si la langue des anciens Grecs s'est perpétuée
avec bien peu de changemens jusqu'à nos jours , les
mœurs des campagnes n'ont pas subi une révolution
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470 LE MERCURE

beaucoup plus grande. Je citerai un chant dans ce genre ,


que l'on pourra comparer à la célèbre Thestylis de
Théocrite (1).

La Malédiction.

« Chère lune , lune dorée , lune brillante , toi qui vas


disparaître , salue de ma part celui que j'aime , celui qui
m'a ravi mon cœur. Il m'embrassait et me disait : Non ,
jamais je ne renoncerai à toi ; et l'infidèle , il m'a aban
donnée comme on abandonne le chaume flétri dans les
champs , comme une église qui n'a pas encore été con
sacrée , comme une ville abandonnée au pillage . Souvent
je veux lui lancer mes malédictions ; mais mon ame se
trouble, mon cœur se resserre , mes entrailles s'émeuvent.
Je prononcerai toutefois ces terribles malédictions ; que
Dieu fasse ensuite à sa volonté. Puisse l'infidèle expirer
lentement , et , en me regrettant au milieu des douleurs ,
des soupirs , de l'abandon , des remords ; puisse-t-il se bri
ser comme le verre et fondre comme la cire ; puisse-t-il
expirer sous les poignards des Turcs ! »
On retrouve quelquefois dans ces chants la marche de
nos anciennes ballades. On en peut juger par celle-ci.

Le Départ.

« Déjà viennent les plaisirs de mai , déjà la rosée


ra
fraîchissante scintille sur les fleurs ; déjà la saison des
chaleurs s'avance . Le voyageur éloigné de chez lui pen
dant l'hiver , veut retourner parmi les siens. Dès la nuit
il selle son cheval et il le ferre ; il met les fers d'argent.
et les clous d'or et une belle bride , ornée de pierres pré

(1) L'Enchanteresse , deuxième idylle de Théocrite.


.

NES
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cieuses. La jeune fille qui l'aime et le veut pour mari ,
tient le flambeau pour l'éclairer , et lui verse dans un
vase brillant le vin du départ (1 ) . Autant de fois qu'elle
lui verse à boire , autant de fois elle lui répète : Em
mène-moi , mon seigneur , emmène-moi avec toi ; sur la
route je préparerai tes repas , je ferai le lit où tu te cou
cheras , et tout auprès , je ferai aussi le lit où je couche
rai. — Là , où je vais , ma jeune amie , les filles ne pénè
trent jamais. Il n'y pénètre que des hommes , des jeunes
gens et des braves. - Habille - moi à la francque ; revêts
moi d'un costume d'homme ; donne-moi aussi un cheval
vif, sellé d'une selle d'or. Je puis aller aussi vite que toi.
Je puis courir aussi intrépidement qu'un brave. Seule
ment , emmène-moi , mon seigneur , je t'en conjure , em
mène ta jeune amie avec toi. »
Ces traductions toutes littérales et prosaïques ne peu
vent que donner, sans doute, une bien faible idée des origi
naux grecs; elles suffiront du moins, je l'espère, pour prou
ver que ces chants contiennent des beautés poétiques
entièrement originales, et que leur étude doit nous révéler
les habitudes ordinaires de ce peuple qui commence
enfin à reprendre son rang parmi les peuples de l'Europe .
Puisse-t-il réussir dans sa noble entreprise ! le succès
sera deux fois glorieux pour lui ; la froide apathie des
nations européennes , dans cette cause , qui , autrefois ,
eût excité l'ardeur des peuples , comme des souve
rains , lui prouvera au moins qu'il ne doit ses succès qu'à
son énergie et à sa valeur. Ce qui doit ajouter encore à
sa gloire , c'est l'exemple donné par l'excellent patriote

(1 ) C'est ce que , dans nos vieux usages , nous appelons le coup


de l'étrier.

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472 LE MERCURE

Mavrocordatos qui , réélu une seconde fois à la prési


dence , a refusé d'accepter , pour ne pas s'exposer lui
même à la tentation de se transformer en souverain , et
pour accoutumer son pays à ne pas placer son espoir dans
un seul homme. Un jour, la Grèce libre aura des chants
de triomphe pour célébrer Mavrocordatos , et les dignes
patriotes qui ont concouru avec lui à l'affranchissement
'œuvre ,
de leur pays. En attendant ces nouveaux chefs-d'o
sachons rendre justice aux compositions plus légères ,
mais non moins instructives peut - être que la tradition
orale nous a transmises. Le public français doit accueillir
des compositions naturelles , fortes et gracieuses à la
fois.
On sera d'ailleurs , avant qu'il soit peu de temps , beau
coup plus en état de rendre à ces chants une ample justice.
Un de mes amis , M. Fauriel , écrivain d'une érudition
immense et d'un goût sûr , a réuni , ainsi que je l'avais
fait moi - même , un assez grand nombre de ces poésies
grecques originales , et il en prépare la publication. Les
recherches consciencieuses qu'il a faites sur tout ce qui
a rapport à ces chansons nationales , son instruction pro
fonde , son style facile sont une garantie à la fois de la
correction du texte grec , et de l'élégance , aussi bien
que de la fidélité de la traduction. Sir Walter Scott a
publié en Angleterre , sous le titre de Minstrelsy ofthe
scottish borders , une collection de ballades anglaises et
écossaises qui lui a mérité la reconnaissance de ses com
patriotes. M. Fauriel sera le Walter Scott des chants
grecs.
J.-A. BUCHON.

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