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o d e t t e mai n v ill e

Le grand cahier de Jérôme

Odette M a in v ille
À Maria, en Gaspésie, les parents de Jérôme nourrissent de
grands projets pour ce fils aîné, doué, rangé et sérieux. Ils

Le grand cahier
rêvent surtout de le voir poursuivre ses études et un jour, devenir
prêtre. Le jeune garçon avancera confiant sur cette voie toute
tracée, franchissant une à une les étapes qui le mèneront vers

de Jérôme
l’ultime objectif.
Ordonné prêtre au terme de ses études au Grand Séminaire
de Montréal, Jérôme reviendra exercer son ministère dans sa
Gaspésie natale, pour la plus grande fierté de ses parents et de
tout son village également.

L e g r a n d ca h i e r d e J é rô m e
Avec la fougue de sa jeunesse et l’ardeur de sa foi, Jérôme
s’investira pleinement dans les fonctions qui lui seront attribuées
en paroisse. Mais le chemin pour atteindre ses ambitions sera
plus sinueux que prévu. Jérôme se heurtera à de cuisants échecs
et à de douloureuses humiliations. Il se verra alors contraint de
réorienter sa vocation, ce qui l’entraînera sur des sentiers impré-
vus, lesquels occasionneront de tumultueux bouleversements.
Intrigues, confidences et même liaisons amoureuses, Jérôme
les confie à son grand cahier. Chaque page tournée ouvrira
alors sur de nouvelles avenues et suscitera de nouvelles prises
de conscience.

Odette Mainville est professeure retraitée de la Faculté de théologie et de


sciences des religions de l'Université de Montréal. Outre de nombreux écrits
disciplinaires, on lui doit trois romans, Le curé d'Anjou (Fides, 2011), La fille-mère
et le soldat (Fides, 2013) et Julie, droguée et prostituée malgré elle (Fides, 2018).

i s b n 978-2-7621-4 4 02-4

www.groupefides.com
F Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
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Le grand cahier
de Jérôme

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Odette M a in v ille

Le grand cahier
de Jérôme

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Conception de la couverture : Gianni Caccia (montage photographique à partir
d’une image de : © Priscilla Du Preez/Unsplash et © eukukulka/Shutterstock.com)
Mise en pages : Guylaine Michel (Claude Bergeron) et Bruno Lamoureux

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec


et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Le grand cahier de Jérôme / Odette Mainville.
Noms : Mainville, Odette, 1948- auteur.
Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20200074490 | Canadiana (livre numérique)
20200074504 | ISBN 9782762144024 | ISBN 9782762144031 (PDF) |
ISBN 9782762144048 (EPUB)
Classification : LCC PS8626.A4176 G73 2020 | CDD C843/.6—dc23
Dépôt légal : 1er trimestre 2020
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Groupe Fides inc., 2020

La maison d’édition reconnaît l’aide financière du gouvernement du Canada par


l’entremise du Fonds du livre du Canada pour ses activités d’édition. La maison d’édi-
tion remercie de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de
développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). La maison d’édition
bénéficie du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement
du Québec, géré par la SODEC.

imprimé au canada en mars 2020

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À Florian et Jeannette
Avec reconnaissance

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Partie I

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S es parents avaient rêvé de l’inscrire au cours classique. Ce


fameux parcours académique fréquenté surtout par les fils de
bonne famille, mais aussi par des fils issus d’humbles milieux
ruraux. Ces fils pour lesquels les parents nourrissaient de grands
rêves. Rêves de les voir accéder au panthéon des professions les
plus prisées. Prêtre, médecin, avocat... Professions socialement
nimbées, dans l’ordre, de la médaille d’or, d’argent et de bronze.
Un fils qui arborerait l’une d’elles ne serait-il pas la gloire du
village ? Mais par-dessus tout, la gloire de ses parents, dont il
rehausserait le statut aux yeux des pairs.
Depuis ses jeunes balbutiements, Jérôme avait éveillé de tels
rêves dans le cœur de son père et de sa mère, Omer et Cécile,
tous deux diplômés de l’école primaire... Tous deux néanmoins
nantis d’un potentiel intellectuel respectable et d’un jugement
droit, et qui répétaient comme idée fixe à leurs cinq enfants :
« Nous autres, on n’est pas allés à l’école, mais vous autres, vous
allez y aller ! » Une ritournelle si bien ancrée dans la tête de leurs
rejetons que chacun d’eux, garçon ou fille, évoluait avec cette
certitude : leur avenir devrait absolument emprunter les voies
de la scolarisation.
Mais les plus nobles espoirs d’Omer et de Cécile étaient
d’abord orientés vers Jérôme, leur aîné. Espoirs non d ­ issimulés

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qu’il revête un jour la soutane. S’ils se défendaient bien de vouloir
lui imposer la voie du futur, leur éloge peu subtil de la vocation
sacerdotale ne pouvait faire autrement qu’imprimer sa marque
dans la tête de l’enfant. Cette idée qu’il allait devenir prêtre un jour,
phare qui avait guidé sa croissance, avait donc éclipsé toute éven-
tuelle orientation professionnelle autre que celle du sacerdoce.
De toute façon, Jérôme était un enfant rangé, sérieux et respon-
sable, qui adhérait aux croyances religieuses de ses parents et qui se
conformait volontiers aux exigences et aux pratiques de la religion,
la religion catholique, qui imposait encore les diktats de sa morale
non seulement à la famille, mais à la société québécoise en général.

***

Jérôme Boutin était né en 1956, à Maria, un magnifique vil-


lage de la Baie-des-Chaleurs. Il avait vécu une enfance heureuse
en compagnie de ses sœurs, Francine, Micheline et Suzanne, et
de son frère, Alain, petit dernier de la famille.
Il avait commencé l’école à l’âge de six ans, comme c’était la
norme à cette époque où l’école maternelle n’était pas encore
inscrite au programme scolaire. Sa salle de classe regroupait
les élèves de première et de deuxième années. Particulièrement
doué, animé d’une insatiable curiosité, Jérôme se gavait de tout
ce qu’il voyait et entendait dans ce nouvel environnement qui le
ravissait. Rapide à effectuer les tâches assignées à son groupe de
première année, il prêtait l’oreille à ce qui se passait dans celui de
deuxième, se prenant même à répondre aux questions adressées
à ce groupe par l’institutrice. Mademoiselle Germaine – c’était
son nom –, amène et ouverte, loin de rabrouer ces intrusions,
les accueillait avec un sourire réjoui. Elle était fascinée par l’in-
telligence et le charme de cet enfant.
Il ne s’en était alors fallu que de quelques mois, le temps que
Jérôme acquière les rudiments de la lecture et du cal­cul, pour

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que mademoiselle Germaine propose à ses parents de placer leur
jeune prodige en deuxième année. Une proposition accueillie
d’autant plus favorablement qu’elle exprimait justement un
souhait qu’ils n’auraient, d’eux-mêmes, osé formuler.
L’enfant avait alors traversé sans encombre, en une seule année,
les programmes des deux premiers degrés de l’école primaire.

***
Les succès scolaires de Jérôme gonflaient ses parents d’or-
gueil, alimentant surtout leur grand rêve de l’inscrire au cours
classique. Ils avaient beau être de modestes paysans, ils avaient
vu dans leur entourage, et plus précisément dans leur propre
village de Maria, quelques jeunes garçons franchir les portes
du séminaire de Gaspé et s’y distinguer. Certains avaient même
« pris la soutane » ! Ils pouvaient donc, eux aussi, viser haut
pour leur Jérôme. D’autant plus que l’enfant, sans cesse stimulé
par les encouragements de sa mère – plus particulièrement, car
c’était elle qui l’accompagnait dans ses devoirs et ses leçons –,
­remportait régulièrement la palme du premier de classe.
Mais alors que Jérôme n’en était encore qu’à sa cinquième
année, une rumeur circulait au sein de la communauté au sujet
d’une réforme de l’éducation. On entendait parler d’une com-
mission royale d’enquête sur l’enseignement, la Commission
Parent, qui annonçait rien de moins qu’une restructuration
globale de l’éducation. Malgré la dif­ficulté, pour la plupart,
d’en déchiffrer le jargon, d’en anticiper les tenants et aboutis-
sants, la nouvelle faisait néanmoins jaser. Si elle semait espoir et
optimisme chez les uns, elle suscitait crainte et appréhension
chez les autres.
Ce qui inquiétait surtout Omer et Cécile, c’était cette rumeur
particulièrement tenace relativement à l’abolition du cours
classique. Ils refusèrent d’abord d’y prêter foi.

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— Qu’est-ce qu’on nous raconte encore ? s’exclamait Cécile. À
les écouter, on dirait qu’ils veulent débâtir le sys­tème scolaire...
— Pas rien que le système scolaire, renchérissait Omer, avec ce
maudit gouvernement, on est en train de débâtir tout le Québec.
Débâtir ? Ou recréer le Québec ?
En fait, la province amorçait une grande réforme scolaire qui
allait l’extirper d’une longue et sombre période, laquelle serait
ultérieurement qualifiée de « Grande ­Noirceur ». Une vague de
fond allait secouer, métamorphoser le Québec. Cette vague qui
serait, elle, coiffée du titre glorieux de « Révolution tranquille ».

***

Ainsi donc, l’implantation du système scolaire était arrivée


au bon milieu du premier cycle d’études de Jérôme. Ses parents
avaient dû faire le deuil de ce cours classique dont ils avaient tant
rêvé pour lui. Un deuil douloureux, car, à leurs yeux, le séminaire
de Gaspé aurait été un rempart contre les influences susceptibles
de miner la fragile traversée de l’adolescence.
Jérôme n’avait que onze ans au moment d’amorcer le cours
secondaire. Cette précocité, qui n’allait pas nécessairement de
pair avec son développement, avait suscité quelques inquié-
tudes chez ses parents. Bien sûr, Cécile et Omer veilleraient au
grain, rappelleraient à l’enfant l’importance de ne pas se laisser
distraire de ses études. Quant à ce phénomène nouveau de la
drogue dans les écoles, ils n’étaient guère en mesure de tenir de
discours le moindrement soutenu à ce sujet. Heureusement, leur
fils allait y échapper. Son comportement de bon élève sérieux et
studieux lui avait sans doute tenu lieu de bouclier. Les dangers
de la drogue ainsi évincés, l’enfant n’échapperait pas pour autant
aux tribulations de la puberté, qui ne manquerait quand même
pas d’infliger ses tests.

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***
Jérôme était un enfant plutôt renfermé, réfléchi, quelque peu
marginalisé par son attrait pour la solitude, mais aussi par cette
longueur d’avance qu’il avait sur ses pairs à bien des égards. Doté
d’une conscience morale et d’une maturité qui lui conféraient
une sorte d’autonomie dans sa façon d’appréhender sa réalité
et celle de son entourage, il savait d’intuition ce qui était bon
pour lui, il savait décanter ce qui était bénéfique ou nocif pour
l’atteinte de ses ambitions.
Bref, Jérôme avait le souci d’être un bon garçon. Et sa margi-
nalité, loin de le perturber, constituait plutôt sa zone de confort.
Ses copains pouvaient bien le taquiner à l’occasion, ils le respec-
taient néanmoins. De toute façon, le jeune garçon avait une force
de caractère qui l’affranchissait de la mesquinerie, qui lui valait
plutôt l’admiration de ses pairs. D’autant plus qu’il n’hésitait
jamais à venir en aide à l’un ou l’autre en difficulté.
Jérôme allait, en outre, conserver sa foi tout au long de
la traversée du secondaire. Il faisait partie de cette minorité
d’adolescents qui s’adonnait encore à la pratique religieuse
sans rechigner. Ses parents avaient d’ailleurs été fort récon-
fortés de le voir se joindre à l’équipe de pastorale de l’école
et participer à ses activités, lesquelles meublaient une bonne
partie de ses temps libres. Sa mère surtout veillait à entretenir la
flamme. Elle s’en remettait à l’abbé Roland Campeau, vicaire de
la paroisse, pour suppléer à ses propres efforts et lui garantir un
encadrement propice.
— Vous savez, monsieur l’abbé, il est tellement pieux, mon
Jérôme. Il a toujours dit qu’il voulait devenir prêtre. Je compte
sur vous pour le guider. Des fois, j’ai peur des influences pas
toujours catholiques qu’il pourrait subir à l’école. Si seulement
il avait pu suivre le cours classique !

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— Ne vous en faites pas, madame Cécile, je l’ai à l’œil. Je ne
perds pas une occasion de lui parler de sa future v­ ocation.
— Ça me rassure tellement, parce que vous savez, moi, je ne
m’y connais pas autant que vous dans ce domaine-là.
— C’est mon meilleur servant de messe. Il s’efforce toujours
de tout faire à la perfection. Alors, je prends plaisir à lui rappeler
qu’un jour, il ne sera plus simple servant de messe, mais il dira
lui-même la messe. Vous devriez voir ses yeux briller quand je
lui dis ça.
— En tout cas, monsieur l’abbé, mon mari et moi, on serait
bien contents de pouvoir donner un enfant au bon Dieu.
— Croyez-moi, on va travailler ensemble et on va y arriver.

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J érôme avait maintenant quinze ans. Il entamait sa dernière


année du cours secondaire. Il s’était si bien appliqué à ses études
durant ses premières années à la polyvalente, qu’il s’était régu-
lièrement retrouvé en tête du palmarès des meilleurs étudiants
de son école. Il s’était non seulement démarqué par ses succès
scolaires, mais également par son comportement exemplaire et
son empressement à aider les autres élèves. Il était évidemment
fort apprécié du corps professoral et cela le gonflait d’orgueil...
car orgueilleux, il l’était effectivement. D’ailleurs, une de ses
professeurs avait osé le lui reprocher. Il en avait été si profondé-
ment vexé que, sa vie durant, il suffisait d’évoquer le nom de
cette enseignante pour que surgissent à sa mémoire autant le
décor que le verbatim de l’épisode. Preuve que le reproche avait
atteint la cible.
Enfant à son arrivée à la polyvalente, il avait dû affronter cer-
taines peurs, dont celle de se retrouver dans un monde où tous
seraient plus grands que lui, car dans son imagination, les élèves
de niveau secondaire étaient tous phy­siquement grands. Mais il
avait su apprivoiser ses craintes en appliquant intuitivement les
bonnes stratégies : aller vers les autres, se rendre serviable, s’appli-
quer à ses travaux scolaires... Ou était-ce simplement la force de sa
personnalité, son charisme personnel, qui lui avait valu le r­ espect ?

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De toute manière, les énergies qu’il avait consacrées à cette
intégration l’avaient gardé d’inutiles distractions. Quatre années
écoulées. Quatre années entièrement dévouées à ses études.
Jérôme entamait maintenant la dernière étape de ce parcours.

***
Quatre années couronnées de succès, certes ! Mais au terme,
les défis avaient-ils été trop facilement relevés ? En tout cas,
Jérôme entreprenait cette dernière année avec assurance, comme
une étape à franchir tout simplement, plus ou moins stimulante
cependant. Il n’éprouvait plus cet impérieux besoin de l’effort à
l’étude, il allait réussir de toute façon.
En fait, une sorte de métamorphose s’opérait maintenant dans
l’âme et dans le corps de l’adolescent ; métamorphose que lui-
même ne comprenait pas réellement, mais qui le chamboulait
néanmoins. Inopinément submergé par la morosité, ou animé
d’une soif de revendication, ou aiguillonné par un désir de
changer le monde, autant d’énergies qui l’inondaient sans qu’il
sache vraiment les canaliser. Il avait quelques amis avec lesquels
il échangeait assez facilement, mais limitait ses contacts avec les
autres, qu’il considérait avec une certaine condescendance. À la
mai­son, il devenait impatient, bousculait autour de lui, répli-
quait sèchement, sans toutefois jamais faire preuve d’impolitesse
à l’égard de ses parents.
Mais surtout, des pulsions nouvelles s’attisaient en lui. Des
pulsions qu’il avait peut-être plus ou moins consciemment
refoulées jusque-là et qui, maintenant, frayaient tenacement leur
chemin. Des vibrations de plus en plus envahissantes, qu’il par-
venait mal à contrôler, se faufilaient même à travers ses prières.
Le soir, alors qu’il aurait voulu s’endormir sur les derniers mots
adressés au Seigneur, des images sulfureuses se profilaient à
travers les images sacrées ; cela à son grand désarroi, car, malgré
tous les changements opérés en lui, Jérôme conservait sa foi et

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demeurait pieux. Sa conscience était, par conséquent, vivement
éprouvée. Elle l’était encore davantage quand ces images impures
se prolongeaient jusque sous ses couvertures alors qu’il cédait à
des manipulations encore plus impures. Régulièrement, en effet,
n’en pouvant plus de refréner ces pulsions, Jérôme les soulageait
avec frénésie. Aussitôt après, sans la moindre distraction cette
fois, il récitait le plus fervent des actes de contrition, avec la
ferme résolution de se confesser le plus tôt possible.

***
À travers les péripéties de l’adolescence, Jérôme gardait le
cap vers la vocation sacerdotale. C’était pour lui un engagement
immuable, une destination future qu’il ne songeait même pas
à remettre en question. Un besoin de se consacrer à Dieu ? De
servir ses semblables ? D’atteindre un statut hautement prisé ? De
complaire aux attentes de ses parents ? Ou tout cela à la fois ? En
tout cas, Jérôme savait que son accomplissement professionnel
ne pourrait emprunter d’autre voie que celle de la prêtrise.
Cette vocation, qui semblait si bien inscrite dans ses gènes, ne
faisait quand même pas écran à la vie qui se déroulait autour de
lui. Car le cheminement à la polyvalente ne consistait pas seule-
ment en des contenus de cours à intégrer et des examens à réus-
sir ; il présupposait également le vivre ensemble dans l’harmonie.
Et inéluctablement, en raison de sa mixité, il favorisait l’éveil aux
attraits de l’autre sexe. Des couples se formaient alors plus ou
moins timidement ; des garçons et des filles se faufilaient main
dans la main ; d’autres s’affichaient avec ostentation ; des baisers
furtifs étaient même échangés par certains qui se croyaient, ou
non, à l’abri des regards. Jérôme, qui évoluait dans ce décor,
sentait monter l’ardent désir de goûter, lui aussi, à cet élixir des
caresses partagées.
Oui, Jérôme vibrait du désir de nouer des liens avec des
compagnes de classe. Mais comment concilier une éventuelle

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f­ réquentation et la fidélité à son idéal sacerdotal ? Cet engagement
ne lui dictait-il pas de résister fermement à l’attrait pour l’autre
sexe ? Plus facile à dire qu’à faire, quand le démon – car c’était
bien l’œuvre du démon, l’en avait prévenu l’abbé Campeau –
s’entêtait à lui livrer bataille. Bataille coriace s’il en était, car ce
démon disposait d’armes affûtées ; la plus subtile émanant de la
personnalité même du garçon, de ce charisme dont il était doté.
Car Jérôme était un garçon tout à fait charmant, grand et plutôt
beau, de belle prestance et confiant en lui-même. Tout ce qu’il
fallait pour attiser la convoitise des filles.
Jamais dépourvu d’astuce, pour mieux tarauder l’adolescent,
le vilain démon s’était alors déguisé en une fille d’apparence tout
à fait inoffensive, la toute mignonne Sylvie, si sage et si studieuse.
Habilement, ce démon avait su insuffler les arguments à sa
proie : quel mal pouvait-il y avoir à parler à cette copine ? Car
bien sûr, elle ne saurait être plus qu’une copine, lui assurait le
démon. Tout de même, une fois prêtre, il aurait aussi à côtoyer
les filles et les femmes. Or, pour s’y adonner adéquatement, ne
fallait-il pas s’y éduquer maintenant ?
Si bien que Jérôme, se laissant berner, baissa pavillon, sûr
qu’effectivement, il n’y avait pas de mal à causer avec la gentille
Sylvie. Sans compter qu’il avait déjà détecté quelques signes d’en-
couragement du côté de la belle. Eh oui ! En quoi cela pourrait-il
bien compromettre son cheminement vers la prêtrise ? D’au-
tant plus que l’ordination était encore loin. Une décennie, c’est
presque l’éternité.

***
Sylvie avait trépigné de joie quand Jérôme avait amorcé des
rapprochements. Elle se gonflait d’orgueil à la seule pensée
d’être l’élue, sachant pertinemment que d’autres compagnes le
convoitaient déjà. Que de fois, en effet, les avait-elle entendues, à
mi-voix, rougissant un peu, vanter les mérites de ce garçon ? Sans

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pavoiser, car Sylvie demeurait une jeune fille sobre et rangée,
elle éprouvait alors un vif plaisir à déambuler en compagnie de
Jérôme.
Lentement mais sûrement, les liens s’étaient effectivement tissés
entre les deux élèves. Ils se tenaient ensemble à l’école, fréquen-
taient les partys des copains en fin de semaine, se baladaient
dans les restos ou allaient ensemble au cinéma et, même, se
retrouvaient régulièrement chez les parents de Sylvie. Ses parents
étaient d’autant plus heureux de la voir avec ce garçon de bonne
réputation, sachant bien que, de toute façon, ils ne pourraient
empêcher leur adolescente de fréquenter des garçons.
Jérôme n’avait toutefois pas encore osé amener sa copine dans
sa propre famille. Sa mère n’avait pas été dupe pour autant, elle
dont les antennes étaient toujours déployées quand il s’agissait
de veiller au bien de ses enfants. Elle avait, au contraire, capté
les signaux et, à travers une fine filature, avait rapidement fait
collecte non seulement des indices, mais également des faits.
Comment, alors, aborder ce fils qui s’affirmait de plus en
plus ? Qui se rebiffait surtout contre les intrusions dans son
intimité. Cécile savait qu’il pouvait aisément se terrer dans le
mutisme ou se réfugier dans la bouderie, et compromettre ainsi
toute possibilité d’un échange fructueux.
Cécile avait d’abord parlé à son mari.
— Je le trouve pas mal jeune pour commencer à sortir avec
les filles.
— Il ne faudrait surtout pas que ça nuise à ses études.
— Pas seulement ça, Omer. Tu sais bien comme moi qu’il a
toujours dit qu’il voulait devenir prêtre.
— Oui, mais il peut changer d’idée. On ne peut l’empêcher
de...
— Écoute, Omer ! Il a rien que quinze ans, cet enfant-là. Il
faudra que je lui parle d’une manière ou d’une autre.
— Fais comme tu veux, mais...

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— Sais-tu, j’aurais presque envie d’en parler à l’abbé
Campeau.
— Tu peux toujours essayer, mais moi, je ne me mêle pas de ça.
— On sait bien, toi...
Si Cécile était déterminée à entretenir la flamme vocationnelle
dans l’âme de son fils, Omer, lui, faisait preuve de plus de sou-
plesse, voire de pragmatisme. Il regardait évoluer son rejeton,
se revoyant lui-même à son âge, et il se disait qu’à cette époque,
il n’aurait jamais pu enrôler son avenir dans la vêture rigide de
la prêtrise. Il se rappelait combien il aimait les filles, combien
il vibrait du désir de relations intimes avec elles. Jamais, non
jamais, il n’aurait pu envisager la vie dans la privation des plaisirs
charnels. Bien sûr, il n’osait faire de tels aveux à Cécile, n’osait lui
avouer que c’était précisément le souvenir de ses propres appétits
de jeunesse qui le rendait plus modéré à l’égard de Jérôme, elle
qui, déjà, le trouvait passablement g­ ourmand...
Cécile n’eut finalement pas à créer un prétexte pour entrer en
dialogue avec Jérôme. Son premier bulletin, qu’elle devait signer,
le lui avait fourni.
— Qu’est-ce qui se passe, Jérôme ?
— Quoi ? Je n’ai pas d’échecs.
— Tu n’as pas d’échecs, mais c’est loin de tes résultats
habituels.
— Pis !
Pendant qu’elle se penchait sur l’ensemble des annotations au
bulletin, Cécile réfléchissait à la façon d’aborder le sujet épineux.
Elle avait toujours eu d’excellentes relations avec son fils et elle ne
voulait surtout pas se l’aliéner maintenant. Elle leva sur lui un
regard empreint d’affection maternelle et y alla d’un ton calme
et aimant.
— Jérôme, je ne veux pas être sur ton dos, mais il me semble
qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas comme avant.
— Bah !

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— Tu as une blonde, hein ? Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
Jérôme rougit, baissa les yeux, sans répondre. Cécile respecta
son silence, tout en continuant de le fixer intensé­ment. Mais plus
que tout, elle tenait à préserver une ambiance de confiance et de
douceur.
— Tu n’as que quinze ans... Tu as de beaux projets en tête. Tu
ne crains pas que...
— Sylvie, c’est juste une amie comme ça. Quand même !
— Hum ! T’es sûr ?
Jérôme releva légèrement la tête. À travers son regard humide,
sa mère pouvait lire le tumulte intérieur. Elle retrouvait surtout
ce visage imprégné de bonté que même les turbulences de l’ado-
lescence n’arrivaient pas à altérer. Cécile se sentit rassurée.
— Tu dis toujours que tu veux devenir prêtre... Tu n’as pas
changé d’idée, hein ?
— Ben non !
— Je sais que tu es un bon garçon, mais si tu te mets à sortir
avec les filles... il me semble que ça pourrait t’égarer un peu... te
détourner peut-être de ton grand projet.
— ...
— Fais attention, Jérôme. Si tu veux, on va prier tous les
deux pour que le Seigneur te donne ses lumières et la force de
répondre à son appel.
Jérôme se retira dans sa chambre, partagée avec son petit
frère, Alain, qui s’était heureusement déjà endormi. Il s’assit sur
le bord de son lit, s’enfouit la tête entre les mains, lais­sant couler
les larmes. Le beau visage de Sylvie s’imposait dans son esprit
et il ne pouvait imaginer une rupture des liens avec elle. Il était
profondément bouleversé.
Il resta un long moment immobile, incapable de mettre de
l’ordre dans ses pensées. Finalement, il se laissa tomber à genoux.

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Mon Dieu, aidez-moi, je vous en prie ! Donnez-moi la force de faire
votre volonté.

Bien que longuement agenouillé, Jérôme n’avait su ajouter


d’autres mots à sa prière. Comme s’il n’osait demander à Dieu
la force d’abandonner Sylvie. Comme s’il craignait que Dieu
n’exauce une telle prière.

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C écile n’avait pas tardé à s’ouvrir à l’abbé Roland C ­ ampeau.


— Monsieur l’abbé, je ne voudrais pas commettre d’erreur...
être trop stricte, d’autant plus que, depuis quelque temps, il n’est
pas toujours facile à aborder. Il est de plus en plus renfermé,
souvent bourru. Je reconnais à peine mon doux Jérôme.
— Que voulez-vous ! C’est l’adolescence.
— Quand même, ça m’inquiète de le voir s’amouracher
comme ça. Sa vocation, vous savez...
— Ça ne veut pas dire que Jérôme va se détourner de son rêve
de devenir prêtre.
— Oui, mais... les tentations... pis tout ça... Vous savez ce que
je veux dire.
— Ne vous en faites pas, madame Cécile, j’ai toujours eu un
très bon contact avec lui. Je vais m’en occuper.
— Je compte sur vous. Ça serait tellement beau de pouvoir
donner un enfant au bon Dieu.
— Rassurez-vous, je vais lui parler.
L’abbé avait respectueusement écouté les propos de Cécile,
même si, à titre de confesseur, il était mieux informé qu’elle des
secrets de son fils, plus particulièrement des turbulences infligées
par une libido déjà bien éveillée. Il était, en effet, au courant des
tentations de la chair auxquelles l’ado était soumis. Il savait qu’il

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se livrait régulièrement au plaisir solitaire, dont il était honteux
et qu’il livrait à confesse sous l’emballage de « mauvais touchers ».
Oh, comme l’abbé se faisait compréhensif à l’égard de ce fameux
péché ! Maudit péché dont il connaissait trop bien la fourberie.
Quant aux amours de Jérôme et de Sylvie, le prêtre les
connaissait également, du simple fait que les french kiss s’ins-
crivaient désormais sur la liste des péchés soumise à chaque
confession. Pour ce type de péché, que l’abbé classait volontiers
dans la catégorie vénielle plutôt que mortelle, il aurait eu envie
de rassurer le jeune garçon en lui suggérant qu’un bon acte de
contrition aurait tout aussi bien pu l’effacer. Il s’en était cepen-
dant abstenu, de crainte d’inciter le pénitent à s’enhardir et à
oser toujours un peu plus dans ses rapports intimes avec Sylvie.
Mais jusque-là, si Jérôme se permettait de « mauvais touchers »
sur son propre corps, il n’en avait encore jamais confessé sur
celui de sa blonde, ce qui rassurait le prêtre.
Ainsi donc, grâce au sacrement de pénitence, l’abbé pouvait-il
suivre l’évolution de la relation amoureuse de ce jeune couple
et d’en évaluer le degré de dangerosité au fur et à mesure qu’elle
progressait. Rien de grave encore. Par contre, si cette mise à jour
de la mère lui avait été superflue, les inquiétudes qu’elle avait
exprimées avaient néanmoins incité le prêtre à plus de vigi-
lance. Il était de son devoir, pensa-t-il, d’amorcer un dialogue
avec Jérôme, avant que les deux tourtereaux ne franchissent les
limites jusque-là encore tolérables.
L’ouverture d’un tel dialogue allait être facilitée par la familia-
rité qui s’était d’ailleurs établie entre l’abbé ­Campeau et Jérôme,
qui avait l’habitude de fréquenter le presbytère. Il aidait le prêtre
dans de menus travaux, que ce dernier s’ingéniait à inventer,
s’il le fallait, ne serait-ce que pour continuer à le guider sur
la voie de sa vocation. Il connaissait aussi la soif intellectuelle
de l­’adolescent et voyait à l’alimenter de bonnes lectures, une
manière judicieuse de combler ses temps libres.

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— Alors, Jérôme, ça va à l’école ?
— Euh, oui.
Et sur le ton de la taquinerie :
— Et les belles petites filles, ça ne te taraude pas trop ?
Jérôme rougit, puis baissa les yeux sans répondre. Un silence
qui le trahissait, il en était trop conscient.
— Hum ! Tu ne dis rien. Est-ce que je me trompe si je dis qu’il
y en a déjà une dans ton cœur ?
Jérôme savait bien qu’il s’était déjà livré à de nombreux aveux
en confession. Mais dans les cours de catéchèse, n’avait-on
pas dit que, dans l’espace réduit de son confessionnal, le
prêtre ne reconnaissait pas les pénitents ? Ou, s’il lui arrivait
d’en reconnaître, qu’il était nanti de la grâce d’oublier les
péchés accusés.
— Tu es encore bien jeune, mon ami. Il faut faire ­attention.
— Sylvie... c’est juste une amie.
— T’es sûr ? Tu n’es pas un peu en amour ?
— Ben un peu, mais quand même, on ne fait rien de mal.
— Tu sais que le diable est toujours habile pour nous induire
en tentation. Et là où il est particulièrement habile, c’est à faire
miroiter les plaisirs de la chair, de l’impureté. Tu sais ce que je
veux dire. Des fois, on découvre ses ruses quand il est trop tard.
Tu ferais mieux de te concentrer sur tes études.
— Ouais.
— Puis il y a ta vocation aussi. Tu y penses toujours ? Tu as
toujours l’intention de devenir prêtre ?
— Bien sûr, voyons donc ! C’est certain que je veux devenir
prêtre.
Cette réplique ferme et déterminée avait quelque peu surpris
le prêtre, mais l’avait rassuré aussi.
— Alors, tu ne peux pas jouer avec le feu. Si tu te laisses dis-
traire de ta vocation, tu risques de t’égarer.
— ...

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— Tu sais, la voix du Seigneur s’est fait entendre, mais si tu n’y
portes pas toute l’attention qu’elle mérite, elle pourrait finir par
se perdre dans le brouhaha des plaisirs futiles et des distractions
de toutes sortes. Pire encore, si on ne l’écoute pas, le Seigneur
peut finir par se taire. Or, on ne peut être vraiment heureux que
dans la vocation à laquelle on est appelé.
Et l’abbé Campeau continuait d’étaler les arguments destinés à
détourner Jérôme de sa relation avec Sylvie. Argu­ments auxquels
le garçon mortifié ne réagissait qu’à travers des marmonnements
à peine audibles. Le prêtre avait clos le sujet sur cette remarque :
— Je sais que tu es un garçon intelligent et honnête. J’ai
confiance que tu vas réfléchir et prendre les meilleures décisions
pour ton bien. Après tout, tu es responsable de ta vie.
Des remarques d’allure toute simple, cependant porteuses
d’un lourd message. Elles prévenaient l’adolescent que lui
incombait la responsabilité de son avenir. D’un avenir qui, sem-
blait-il, ne saurait être ni heureux ni fructueux hors des voies
tracées par le Seigneur. Un avenir dont la réussite dépendrait
des décisions et des choix à prendre d’ores et déjà.

***
Ce soir-là, Jérôme n’avait pu se concentrer sur ses travaux
scolaires. Il était tout simplement déchiré par les propos de
l’abbé Campeau. Renfermé entre les murs de sa chambre,
encore une fois, il était en proie à une tempête intérieure qui le
secouait d’intenses bourrasques. Comment démêler l’écheveau
des recommandations et des conseils qui lui avaient été adressés ?
Conseils et recommandations, mais reproches aussi. Reproches
non explicitement formulés, qui se profilaient néanmoins à
travers les exhortations du prêtre. Du moins, ainsi Jérôme les
­ressentait-il vivement.
Les pensées se bousculaient et s’entremêlaient dans son esprit
à un tel rythme que le pauvre garçon parvenait mal à y mettre de

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l’ordre. Fidèle à son habituel réflexe, il tenta d’appeler Dieu à sa
rescousse. Mais encore une fois, les mots de la prière lui restèrent
figés dans la gorge. Mon Dieu, je vous en supplie, aidez-moi à voir
clair et à faire votre sainte volonté.
Il fut bientôt submergé par un flot des pensées qui
s’enchevêtraient :

Bien sûr, je veux devenir prêtre. Je le sais que c’est ma vocation. Je veux
faire du bien. Je veux aider les autres... Être prêtre, c’est la meilleure
façon.
Non, je ne pourrai jamais me marier. C’est bien correct... Mais je ne
peux pas laisser Sylvie maintenant. Je l’aime. Et si le démon... Non,
Sylvie est une bonne fille. Elle ne comprendra pas si je la laisse... Pis,
je ne veux pas la laisser. Mais quand on est ensemble, j’ai tellement
de désirs... impurs. Pardonnez-moi, Seigneur ! Ça n’empêche pas que
je serai prêtre quand même. C’est juste dans plusieurs années encore...

Et les minutes s’écoulaient sans que son mal s’atténue, sans


que ses pensées se coordonnent, sans que sa volonté l’oriente
vers une solution valable. Dans un élan de désespoir, il lança :
Ah ! Merde ! Je ne suis même plus capable de prier ! Ignorant que
ces tumultueux efforts en quête de lumière étaient sans doute la
plus belle prière qu’il venait d’adresser à son Seigneur.

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4

M algré la flamme des débuts, malgré la sincérité des paroles


échangées, l’aventure amoureuse des tourtereaux n’avait duré
que le temps d’une saison. Dès l’éveil du printemps, la belle avait
déjà cédé aux charmes d’un autre garçon.
Sylvie avait eu écho que Jérôme projetait de devenir prêtre.
Quand elle l’avait questionné à ce sujet, tentant sans doute
d’en minimiser l’éventualité ou simplement de l’éluder, il avait
répliqué avec un sourire charmeur : « Pour le moment, je suis en
amour avec toi. » Avait-elle cru qu’elle saurait bien le retenir ? Ou
savait-elle d’intuition que ce serait une idylle sans lendemain ?
Tant d’ambiguïté. Déjà âgée d’un an de plus que lui, elle avait
probablement jugé hasar­deux de trop investir dans cette relation.
Jérôme lui-même avait d’ailleurs vécu cette idylle dans une
sorte de paradoxe. Il envisageait toujours son avenir dans la vie
sacerdotale, tout en voulant quand même poursuivre sa relation
avec Sylvie. Un peu comme s’il s’en remettait au hasard pour
résoudre le dilemme. La rupture avait donc été douloureuse
pour l’adolescent. Sans prendre la peine d’en glisser mot à ses
proches, il s’était refermé encore davantage sur lui-même. La
tristesse de son visage ne mentait cependant pas et Cécile avait
vite compris. Bien qu’elle se soit sentie soulagée du dénouement,
elle souffrait néanmoins de la douleur de son enfant. Elle s’était

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toutefois abstenue d’aborder le sujet avec lui, de crainte d’enve-
nimer la situation. Eût-elle osé une parole de compassion qu’il
aurait sans doute répliqué : « C’est ce que tu souhaitais, de toute
façon. » Eût-elle suggéré qu’il en était mieux ainsi qu’elle aurait
sans doute avivé son amertume. Tout propos à cet égard pouvait
donc s’avérer périlleux et risquer de creuser le fossé entre la mère
et le fils.
Par ailleurs, l’abbé Campeau, lui, s’était senti autorisé de
prendre le relais. Son statut sacerdotal ne lui conférait-il pas ce
pouvoir de décrypter les volontés de Dieu et de les transmettre
aux fidèles ? La croyance populaire en cet attribut du prêtre était
bien ancrée dans la société québécoise. Sa parole éclairée com-
mandait le respect, ce que Cécile ne manquait pas de propager
parmi les siens. Fort de cette dignité, l’abbé pouvait donc se
permettre d’interpréter les signes envoyés par le Seigneur. Le
détournement de Sylvie vers un autre garçon était sûrement
un message d’en haut. L’éploré se devait de l’entendre et de s’y
soumettre. L’abbé comprenait sa souffrance, l’assurait-il, mais il
lui rappelait du même coup que la souffrance acceptée dans la foi
contribuait à épurer l’âme et à faire croître la vertu.
Le cœur lacéré, Jérôme accueillit néanmoins les propos du
prêtre avec confiance. N’était-ce pas justement ce que lui souf-
flait, depuis un moment déjà, une petite voix intérieure qu’il
s’était refusé d’écouter ? Les propos de l’abbé Campeau firent
donc leur chemin dans la conscience de Jérôme. Il allait les
porter dans ses prières et supplier le Seigneur, avec une piété
accrue, d’éclairer sa route et de lui donner le courage de faire sa
sainte volonté.
Pourtant, cette relation amoureuse avec Sylvie, si éphémère
fût-elle, avait inscrit une marque indélébile dans l’âme de l’ado-
lescent. Elle avait effectivement éveillé la passion de l’amour. Elle
avait allumé un désir qu’il ne pouvait encore clairement verba-
liser, ce désir si naturel de la complémentarité sexuelle.

31

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***
Jérôme entrait maintenant au cégep. La douleur de la rupture
avec la belle Sylvie s’était progressivement estompée, la blessure
s’était peu à peu cicatrisée et il en éprouvait maintenant un
certain soulagement. Il se sentait même libéré d’une entrave
qui l’avait distrait de sa vocation, p­ ensait-il. Les interprétations
formulées par l’abbé ­Campeau avaient fait leur chemin. Jérôme
les intégrait avec d’autant plus de conviction qu’il en venait lui-
même à croire que cette phase de sa vie avait sans doute été un
test épurateur. Un test qui le rendrait plus aguerri et plus fort
devant les tentations futures, toujours susceptibles de se dresser
sur son chemin.
Cette jeune fougue qui le stimulait maintenant pouvait bien
l’alimenter d’une pieuse naïveté, Jérôme apprendrait pourtant,
et bien vite, que l’avenir entraînerait dans son sillage d’inévi-
tables tribulations et d’autres robustes c­ ombats.
De toute manière, l’excitation liée à la découverte de cet uni-
vers qui s’ouvrait devant lui occupait largement son esprit. Il
avait franchi les portes du cégep avec une certaine appréhension,
mais avec grande curiosité surtout.
Il constata bien vite que le système collégial se démarquait du
milieu secondaire à bien des égards. Tout d’abord, l’encadrement
de la clientèle étudiante et les horaires, qui différaient tellement
de ce à quoi il avait été habitué, offraient maintenant un degré
d’autonomie qui flattait son orgueil. Une espace de liberté qu’il
envisageait de meubler de tant de façons. Jérôme entra donc
dans ce système avec fébrilité et plaisir.
Ainsi, après avoir apprivoisé les lieux, établi de bonnes rela-
tions avec ses professeurs et s’être familiarisé avec sa routine
quotidienne, il eut envie de tisser des liens avec ses pairs. Il était
surtout désireux d’intégrer un réseau propice aux échanges
sur la formation offerte au cégep, mais aussi sur ses propres

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a­ mbitions et ses valeurs. Car, après un certain laxisme au cours de
sa dernière année au secondaire, une véritable soif intellectuelle
se ravivait désormais en lui. Un nouvel élan le recentrait sur
son avenir et son projet vocationnel. Une nouvelle poussée de
croissance qui le tournait définitivement vers le monde adulte.

***
Une fois familiarisé avec son milieu d’étude, Jérôme n’avait
pas tardé à se joindre aux activités offertes par le service de pas-
torale du collège. Car, parallèlement à leur formation scolaire, les
élèves pouvaient aussi bénéficier de ressources religieuses et spi-
rituelles. D’ailleurs, l’abbé Roland Campeau avait déjà informé
l’aumônier du collège, son collègue et ami, l’abbé Normand
Malo, des ambitions de son jeune protégé. À vrai dire, il lui
avait brossé un portrait suffisamment détaillé de la personnalité
du garçon pour que l’aumônier sache déjà comment l’aborder
efficacement, ce qui lui permit d’amorcer rapidement une bonne
collaboration avec lui.
Mais aussi, avant même qu’il entre au cégep, l’abbé Campeau
lui avait encore réitéré ses sempiternelles recommandations,
ajoutant cette fois, dans un élan d
­ ’enthousiasme :
— Seulement deux années encore et tu entres au s­ éminaire !
— Oui, j’ai hâte.
— Mais je te le répète, fais attention à tes fréquentations.
Je sais que tu es un bon garçon et que tu es sérieux, mais rap-
pelle-toi que le diable est astucieux. Il aime les défis et ce sont
souvent les bons gars comme toi qui deviennent ses cibles de
prédilection.

***
Effectivement, le diable veillait au grain.
Une fois adapté à son nouvel environnement, alors que
les cours étaient devenus routine et que les résultats scolaires

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Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
à sebastien-cote

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s’étaient avérés à la hauteur de ses talents, le jeune garçon éprouva
un tel sentiment d’aise qu’il eut envie de se détendre avec ses
nouveaux copains. Il commença donc à participer, lui aussi, aux
rencontres d’amis. Or, advint ce qui devait advenir : l’attrait pour
les jeunes compagnes se rallumait avec une force accrue. Jérôme
ne sut donc pas résister aux avances de Nathalie, qui l’attirait
autant par son charme physique que par son intelligence vive.
Il l’avait croisée dans quelques-uns de ses cours, mais c’est au
cours d’une fête entre amis que le déclic s’était produit. Elle s’était
tenue à ses côtés, lui avait causé de choses et d’autres, l’avait fas-
ciné par la finesse de ses réparties. Enhardi par l’attention qu’elle
lui accordait, Jérôme s’était laissé entraîner sur la piste de danse.
Au rythme effréné d’une musique endiablée d’abord, dont il
avait eu peine à tenir la cadence, une musique plus langoureuse
avait pris le relais, à son grand soulagement. Une musique pro-
pice à la danse lascive, qui avait aussitôt fait resurgir les douces
sensations déjà éprouvées dans les bras de Sylvie.
De retour au cégep, Jérôme et Nathalie continuèrent de se
fréquenter avec plus d’assiduité. Les troubles de conscience
de Jérôme le hantèrent de plus belle, car le pauvre garçon ne
parvenait pas à mater la tentation. Il prit cependant bien soin
de confesser ses manquements à la pureté à un autre prêtre que
l’abbé Campeau.

***
N’empêche, Jérôme occupait une grande partie de ses loi-
sirs aux activités pastorales du cégep. Activités qui s’avéraient
justement favorables au regroupement de jeunes chrétiens, qui
parlaient allègrement de leur foi, qui partageaient aussi leur
désir de propager le bien dans le monde, tout en explorant les
lieux propices pour y arriver, en groupe ou chacun dans son
milieu respectif. Un terreau fertile où les attentes de Jérôme se
trouvaient comblées.

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Toutefois, ce cercle de jeunes chrétiens n’attirait pas parti-
culièrement Nathalie, qui finit par s’impatienter du temps que
Jérôme consacrait à ces activités au détriment de leur relation
amoureuse. Irritée, elle ne manquait pas de railler :
— C’est bien beau, toutes tes bonnes œuvres, mais ça gruge
pas mal de temps qu’on pourrait passer ensemble.
Si bien que la relation se détériora, jusqu’à la rupture.

***
Le parcours collégial de Jérôme fut encore parsemé de
quelques flirts. Ce qui, au lieu de calmer ses appétits, les exa-
cerba, évidemment. Cela, cependant, ne le détourna jamais de
sa détermination à devenir prêtre.

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5

« P ourquoi choisir de devenir prêtre alors qu’on assiste à une


désertion massive du sacerdoce par les membres du clergé ? »
C’était la question du jour soumise à la discussion par l’abbé
Malo à ce groupe d’étudiants et d’étudiantes du cégep. Question
insidieuse s’il en était. L’aumônier ne semblait-il pas insinuer
que la vocation sacerdotale devenait si hasardeuse qu’il ne valait
plus la peine de s’y engager ? Pourquoi ces jeunes compromet-
traient-ils donc leur avenir dans une ligne professionnelle en
voie d’extinction ?
Le groupe se rassemblait une fois par semaine pour discuter
de divers sujets qui leur étaient soumis par l’aumônier ou qu’ils
proposaient eux-mêmes. Ce jour-là, la question, dont l’intention
implicite était de susciter une saine inquiétude dans le cœur de
ces jeunes croyants, avait atteint la cible. Ils avaient aussitôt réagi.
— Mais voyons donc ! Il faut absolument des prêtres ; sinon,
l’Église va mourir, avait dit l’un.
— Oui, mais l’Église ne peut pas mourir puisque Jésus a pro-
mis qu’il serait avec elle jusqu’à la fin du monde, lança un autre.
Car si Jésus avait fait une telle promesse, elle s’appliquait
essentiellement à l’Église catholique, prétendaient ses ouailles.
Or, pour ces jeunes, comme pour l’ensemble des fidèles,
la pénurie de vocations sacerdotales était effectivement un

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­ roblème crucial, puisqu’elle compromettait l’avenir de l’Église,
p
croyaient-ils. Une conclusion qui émanait de la logique voulant
que la base de la vie chrétienne repose sur la pratique religieuse ;
or, la pratique ne pouvait être assurée que par l’intermédiaire des
ministres ordonnés. Comment, en effet, satisfaire à l’obligation
dominicale sans prêtres pour officier au saint sacrifice de la messe ?
Comment satisfaire à l’ensemble de la pratique sacramentelle sans
le prêtre, seule personne autorisée à administrer les sacrements ?
Oui, l’abbé avait bel et bien lancé ce sujet dans l’intention
d’aviver une saine inquiétude au sein du groupe, certain d’en-
traîner ces jeunes à se creuser les méninges et à proposer des
voies de solution. Il savait pertinemment qu’ils s’animeraient et
suggéreraient des façons de s’impliquer chacun personnellement
au collège et dans leur milieu respectif. Mais surtout, l’abbé Malo
voulait amener les gar­çons à une sorte d’introspection et de dis-
cernement, les rendre attentifs à un possible appel du Seigneur,
si discret qu’il pût être.
Bien sûr, Jérôme n’avait pas hésité à réitérer sa ferme réso-
lution de s’engager dans le sacerdoce. C’était bien connu et per-
sonne n’en fut étonné. Mais les autres demeuraient silencieux.
Malgré leur conviction qu’il fallait des prêtres, ils semblaient
craindre justement d’être la cible personnelle d’un tel appel ;
craindre qu’on ne détecte chez eux quelque signe indicateur à
cet effet. La spontanéité de Jérôme avait quelque peu allégé la
tension, sauvé la face peut-être... L’abbé ne l’entendait pas ainsi.
Aussi avait-il simplement lancé sur un ton badin :
— La flamme ne brûlerait-elle donc que dans le cœur de
Jérôme ?
Après un court silence, un garçon avait risqué la q ­ uestion :
— Mais comment savoir si on est appelé ?
La réponse de l’aumônier n’attendait que la question.
— La première condition, c’est d’être à l’écoute. Écouter peut
impliquer différentes attitudes. Par exemple, il faut s’adonner à

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la prière silencieuse, méditer surtout. Il faut se confesser souvent,
car ça oblige à refaire sans cesse des exa­mens de conscience ; ça
oblige à réfléchir sur la façon dont on mène sa vie. Il faut aussi
toujours être assidu à la messe, le dimanche évidemment, mais
en semaine également, quand c’est possible. Et puis, rien comme
une bonne retraite ! Car ça, ça oblige au silence total, loin de toute
dis­traction. Rien d’autre à faire que de rentrer en dedans de soi et
de faire un examen complet de sa conscience, que de réfléchir
sur son passé pour mieux envisager son avenir. Mais surtout et
par-dessus tout, il importe d’avoir un guide spirituel, un directeur
de conscience. C’est une voie privilégiée pour aider à faire un
bon discernement. Ne vous en faites pas, le directeur spirituel
n’est pas là pour faire de la pression, mais simplement pour
aider à r­ éfléchir.
Ouf ! La réponse de l’abbé Malo avait eu un effet rafraî-
chissant. Elle n’engageait pas à se dévoiler sur-le-champ, mais
ouvrait à un espace de réflexion. L’échange pouvait donc se
poursuivre dans la détente. Le jeune Yvon avait alors émis
cette hypothèse :
— On peut bien faire toute la démarche, se croire appelé, puis
se rendre compte une fois au séminaire qu’on n’est pas vraiment
bien. Ça pourrait être difficile de savoir si on doit rester ou sortir,
non ?
— Ne t’en fais pas ! Au séminaire, l’aspirant est bien encadré et
les prêtres chargés de sa formation ne l’encourageraient jamais
à demeurer entre les murs de l’institution s’il ne s’y épanouissait
pas.
Jérôme avait finalement lancé cette opinion, celle que l’abbé
Malo souhaitait entendre :
— En tout cas, je pense vraiment que la pénurie de prêtres ne
devrait pas nous décourager. Au contraire, c’est justement une
bonne raison de s’engager et de faire encore plus d’efforts pour
travailler au recrutement des vocations à la prêtrise.

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— Chose certaine, il faut toujours prier pour les vocations
sacerdotales.
C’était Françoise qui venait de prendre la parole. Cette jeune
et pieuse adolescente, dont la pensée qu’elle aurait pu, elle aussi,
être appelée au sacerdoce n’aurait même jamais effleuré l’esprit.
C’était encore l’époque où la question ne se posait pas. Les
femmes elles-mêmes défendaient l’idée que le sacerdoce était,
et serait toujours, strictement réservé aux hommes. Françoise
avait d’ailleurs ajouté qu’elle réfléchissait sérieusement à entrer
en communauté, où elle voulait se consacrer à l’enseignement.
Son intervention eut l’heur d’alléger l’ambiance et de lancer la
discussion vers d’autres avenues susceptibles d’enrichir le sujet
du jour.
— Vous savez, mes chères filles, que votre rôle n’est pas en
reste. Au contraire ! Vous pouvez contribuer largement à faire
croître la moisson, afin que de plus en plus de garçons aient le
courage de s’engager dans le sacerdoce.
Et voilà que ce propos de l’aumônier faisait maintenant entrer
les filles de plain-pied dans la discussion. Elles avaient un rôle
indispensable à jouer pour que les voies du S­ eigneur s’accom-
plissent, assurait-il, soucieux d’ennoblir leur vocation à diffé-
rents égards.
— Je t’encourage fortement à poursuivre ton idéal, Françoise.
Je suis certain que tu n’es pas la seule ici présente à recevoir une
telle invitation du Seigneur.
Et l’aumônier avait promené un regard chaleureux, bienveil-
lant, sur le groupe. Deux filles, rougissant un peu, avaient réagi
d’un timide sourire. Encouragé, l’abbé Malo avait poursuivi :
— L’apport des religieuses est extrêmement important. Tout
d’abord, par leur prière communautaire, mais aussi par leur
contribution à la formation des enfants dans les écoles. Elles
sont sans pareilles pour éduquer les élèves dans la foi chrétienne,
à travers la catéchèse d’abord, mais aussi à travers toutes les

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activités visant à stimuler la ferveur religieuse qu’elles instaurent
dans les écoles.
— Mais les mères chrétiennes sont importantes aussi, avait
rétorqué Juliette, qui ne s’en laissait jamais imposer. Moi, je veux
avoir des enfants.
— Absolument ! Les mères sont au premier rang. C’est sur
leurs genoux que les enfants reçoivent les premiers mots qui leur
font connaître Jésus, qui leur enseignent à réciter leurs prières.
— Et les pères, eux ? avait risqué coquinement un g­ arçon.
— Oui, bien sûr, les pères sont importants, par leur exemple
surtout. Mais vous comprendrez que, tellement occupés à
gagner la vie de leurs familles, ils sont trop absents du foyer
pour prendre pleinement part à l’éducation des enfants. C’est
la tâche des mères avant tout.
Ainsi s’était poursuivie la discussion. Elle avait beau s’être
élargie sur l’éducation des enfants en général, elle s’était rapide­
ment recentrée plus spécifiquement sur la nécessité des ­vocations
religieuses et sacerdotales. Mais si elle s’était longuement étendue
sur le sujet, elle avait pourtant éludé une question i­mportante,
celle du célibat imposé aux religieux et aux religieuses. Une ques-
tion qui trottait dans la tête de chacun et chacune, qui brûlait
toutes les lèvres. Pourtant, aucun garçon ni aucune fille n’avait
osé la soulever. La fameuse question dont découlait la suivante :
l’abstinence sexuelle.
Une pudeur retenait autant l’aumônier que ces jeunes chré-
tiens, ces garçons et ces filles dont la sexualité en effervescence
alimentait l’imaginaire. Cette force de la nature qui les habitait,
les hantait et taraudait leur conscience. Une puissance féroce
qui les induisait en tentation jusqu’à les faire céder à des gestes
peccamineux – du moins, ainsi considéraient-ils ces gestes. Le
prêtre le savait pourtant, lui aussi victime de ces mêmes tenta-
tions ; lui qui recevait en confession l’aveu de ces fautes enrobé
de formules rivalisant d’astuce et d’originalité, ces fautes dites

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d’impureté qui, invariablement, tenaient la tête du peloton de
tous les péchés accusés.
Qu’à cela ne tienne, à l’éventualité de cette question, qui ne fut
cependant pas posée, l’aumônier avait déjà préparé la réponse :
La grâce du Seigneur suffit.

***
Jérôme avait franchi les étapes de l’enfance et de l’adolescence.
Il avait couronné chaque stade de son parcours scolaire d’excel-
lents résultats. Il entrait désormais dans sa vie de jeune adulte.
Il avait été admis au Grand Séminaire de Montréal.

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6

C ’était son premier voyage à Montréal. C’était d’ailleurs


la première fois qu’il quittait sa Gaspésie natale. Ses parents
auraient tellement voulu l’accompagner, mais les obligations
familiales les en avaient empêchés. Jérôme avait donc fait le
trajet par train et avait été accueilli à la gare par un finissant
du séminaire, délégué par les autorités de l’institution. Il avait
tant de fois imaginé la métropole. Il la découvrait effervescente,
animée. Il en avait plein les yeux, et cela le ravissait plus que cela
ne l’intimidait. Il avait envie de découvrir le monde. Montréal en
était la porte d’entrée. Montréal signifiait surtout que son rêve
était en voie de se concrétiser.
Jérôme était heureux, fébrile, anxieux de franchir les portes du
séminaire. Après avoir arpenté la rue Sherbrooke, guidé par son
compagnon, il se retrouva enfin face à l’édifice. Il s’arrêta bouche
bée. Saisi d’une sorte d’euphorie, il contemplait, derrière un
muret de pierre, ce majestueux édifice. Le Grand Séminaire ! Cet
édifice d’une beauté archi­tecturale, qui se dressait gigantesque au
milieu d’une luxuriante végétation. Il regardait son imposante
façade surmontée d’une fière croix blanche, éloquent symbole
de la foi qui animait le lieu. Il restait là, immobile, à admirer le
décor. Il y était enfin !
Son accompagnateur lui toucha légèrement l’épaule.

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— Allez ! Il faut entrer maintenant. Tu verras, il y a encore plus
à admirer à l’intérieur.
Il y avait effectivement tant à admirer à l’intérieur. La porte
aussitôt franchie, le monumental escalier qui surplombait le
vaste hall d’entrée donnait le ton. Durant la visite, qui allait se
poursuivre plus tard dans la journée, Jérôme eut de quoi satis-
faire son appétit. Mais de toutes les splendeurs qui s’étalaient
sous ses yeux, la chapelle remportait la palme. Sa nef, bordée de
chaque côté de somptueuses stalles, fit rêver le jeune homme.
Il se voyait y prendre place, priant et psalmodiant d’un même
cœur avec tous ces religieux dont il ferait désormais partie. Il
exultait !
Dix-neuf ans, tout feu toute flamme, Jérôme faisait son entrée
au Grand Séminaire.

***
La formation générale allait s’étaler sur une période de quatre
ans. L’ensemble du programme, quant à sa structure et ses conte-
nus de cours, devait habiliter le futur prêtre à toutes les tâches
inhérentes au prestigieux rôle auquel il se destinait.
Mais, alors que la société québécoise s’ouvrait à la modernité,
le Grand Séminaire de Montréal ne semblait pas avoir emboîté
le pas. Il s’accrochait, au contraire, à la formation traditionnelle
qui avait ponctué son histoire, se méfiant du cursus théologique
offert en contexte ­universitaire.
Car la Révolution tranquille commençait effectivement à faire
ressentir ses effets dans les facultés de théologie. Les facultés
avaient cru à propos de ventiler quelque peu leurs programmes,
de manière à s’ajuster à ce vent de changement qui secouait un
Québec déterminé à s’émanciper du joug de l’Église. De nom-
breux diocèses, ainsi désireux de se mettre au diapason, permet-
taient désormais à leurs candidats au sacerdoce de s’inscrire dans
les facultés de théologie. Ils avaient compris que leurs futurs

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prêtres devaient être prêts à œuvrer dans cette société qui, jus-
tement, s’affranchissait des influences cléricales. Mais le diocèse
de Montréal résistait, retenant ses candidats au sacerdoce dans
l’enceinte du Grand Séminaire, comme si on n’avait pas encore
pris acte de la métamorphose qui s’opérait dans la province.
Ainsi, au Grand Séminaire, le cursus académique faisait une
large place à l’enseignement des dogmes : Dieu créateur, la Tri-
nité, Jésus vrai Dieu vrai homme, l’Immaculée Conception,
l’Assomption et, évidemment, l’infaillibilité papale. Les cours liés
à la morale étaient particulièrement mis en valeur, puisque les
futurs prêtres seraient mandatés pour en être les gardiens dans
ce prestigieux rôle qui les attendait. Quant à l’enseignement des
Saintes Écritures, on ne lui accordait qu’une mince place, fait
plutôt étrange considérant que la tradition chrétienne s’enracine
dans les livres de la Bible. Et quand un des professeurs, prêtre
sulpicien plus avant-gardiste, avait osé introduire des données
scientifiques de la recherche contemporaine dans ses cours
bibliques, les autorités du séminaire n’avaient pas hésité à l’exiler
au Manitoba.
Si les futurs prêtres devaient s’approprier les connaissances
théoriques pertinentes à l’exercice de leur ministère, ils devaient
impérativement se familiariser avec l’art de les appliquer. Ainsi,
pour la préparation au sacrement de pénitence, on jugeait
important de les exposer à une variété de cas susceptibles d’être
rencontrés au confessionnal. Ils devaient alors être en mesure
d’évaluer adéquatement la sévérité des fautes accusées afin
d’ajuster les pénitences appropriées.
Mais le sacrement auquel on accordait une importance fon-
damentale était celui de l’Eucharistie. Par le sacerdoce, le prêtre
n’était-il pas investi – rien de moins – du pouvoir d’opérer la
transsubstantiation ? De transformer le pain et le vin en corps et
sang du Christ ! Quel pouvoir ! Quel insigne honneur ! Aucun
effort ne devait donc être ménagé dans la préparation à exercer

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ce pouvoir. D’autant plus que l’Eucharistie était le sacrement
qui, précisément, devait rassembler la communauté chrétienne.
Était, en effet, pratiquante la personne qui, d’abord, observait
l’obligation dominicale. Les jeunes aspirants devaient donc
s’exercer entre eux à « dire la messe » selon les règles de l’art.
L’habi­litation à prononcer des sermons percutants et bien ciblés
s’inscrivait également parmi les exercices privilégiés durant la
formation au séminaire.
Par contre, une dimension pourtant fondamentale, qui carac-
térisait précisément le statut de prêtre, celle de la chasteté inhé-
rente au célibat imposé, était pratiquement ignorée au cours
de la formation. On n’abordait effectivement pas le thème de
la sexualité. Une omission difficilement justifiable, considérant
la puissance de cette force naturelle constitutive de la personne
humaine. La force de la libido, que le sacerdoce, malgré l’absti-
nence drastiquement imposée, ne pouvait oblitérer de l’esprit de
ces jeunes hommes. Cette pulsion qui, matée à l’état d’éveil par
la force de la volonté, pouvait resurgir insidieusement dans les
rêves, jusqu’à tirer sa victime du sommeil, la plonger dans une
irrépressible tentation, pour l’abandonner à ses remords après
assouvissement.
Comment pouvait-on effectivement éluder cet impératif de la
vie humaine dans la formation des futurs prêtres ? Était-ce l’ex-
périence même de ceux chargés de la formation qui incitait à une
telle pudeur ? Était-ce le fait d’un malaise de préconiser un mode
d’abstinence que, d’expérience, on savait quasi inatteignable ?
Comment, en effet, faire l’éloge d’une abstinence supposément
propice à l’atteinte d’un plus haut degré de sainteté quand l’his-
toire de ceux chargés de la prôner trahissait une incapacité à
l’observer ? Ce silence n’était-il pas une invitation implicite à
l’inaccessible idéal de la sublimation ?

***

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Dès les premiers jours au séminaire, Jérôme avait fièrement
endossé la soutane qu’il serait désormais tenu de porter au
quotidien. À l’extérieur, cependant, seul le port du col romain
était de rigueur. Il avait dû également s’adapter à la discipline de
l’institution qui, au timbre de la cloche, régulait l’horaire de ses
journées, depuis le lever jusqu’au coucher. Un horaire à travers
lequel s’inscrivaient les pratiques religieuses, les cours, les loisirs,
les repas ; bref, toute la vie des séminaristes.
Dans l’euphorie des débuts, Jérôme veillait à se conformer
scrupuleusement aux consignes de la maison et aux exigences
des études. Il visait surtout une performance digne d’honorer la
confiance de son évêque, qui avait appuyé sa candidature auprès
des autorités du Grand Séminaire. L’évêque avait choisi cette ins-
titution en raison précisément de sa rigueur traditionnelle, qui
saurait garder son protégé des influences, à ses yeux pernicieuses,
d’une société qui se délestait de ses nobles valeurs, prétendait-il
encore. Mais Jérôme voulait aussi, par une telle performance, se
faire la gloire de ses parents.

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7

M algré l’horaire très chargé de la formation des séminaristes,


la direction réservait un après-midi de congé à ses étudiants,
au cours duquel ils pouvaient se promener en ville. Un espace
récréatif, certes encadré de moult recommandations, néanmoins
jugé nécessaire afin que ces futurs pasteurs gardent contact avec
le monde séculier au sein duquel ils étaient appelés à œuvrer.
Jérôme accueillait ce moment hors des murs du séminaire
avec un immense plaisir. Jeune homme d’intelligence vive, il
avait besoin de déployer ses antennes au-delà de la sphère balisée
de son quotidien. Il avait une soif jamais assouvie d’apprendre,
de connaître. À ses yeux, Montréal offrait en condensé le grand
monde dont il n’avait guère pu imaginer, de sa lointaine cam-
pagne, toute la diversité et la splendeur.
Cela faisait maintenant plusieurs mois que Jérôme ­fréquentait
la ville sans que se tarissent sa fascination et son engouement.
Montréal était un labo à ciel ouvert, se ­plaisait-il à dire. Chaque
sortie était l’occasion d’arpenter de nouvelles artères ; il était
bouche bée devant ces immeubles colossaux qui les bordaient.
Que pouvait-il bien se tramer derrière toutes ces façades ? Il lui
arrivait même de s’aventurer à l’intérieur de l’un ou l’autre et
de déambuler, mine de rien, à travers les grands halls. « On peut
vous aider, Mon­sieur ? – Oh ! Excusez-moi ! Je crois m’être trompé

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d’adresse. » Souvent, avant d’être ainsi interpellé, il avait eu le
temps d’explorer les lieux et de prendre connaissance des ser-
vices qui y étaient offerts. En d’autres occasions, si le contexte
s’y prêtait, il osait plutôt : « Hum ! J’aimerais vous poser quelques
questions, si vous le permettez. » Avec la plus grande courtoisie, il
déballait alors ses questions, emmagasinait avidement les infor-
mations, puis repartait ravi. Il en était bien conscient, son col
romain pouvait, en l’occurrence, s’avérer un avantageux passeport
et, sans en faire ostentation, il savait néanmoins en tirer profit.
Jérôme était aussi ébloui par le foisonnement des vitrines com-
merciales, rivalisant toutes de créativité afin de capter l’attention
des consommateurs. Sa curiosité l’incitait évidemment à fran-
chir des portes. Il longeait alors les allées, scrutait les étalages,
palpait quelques objets ici et là. Jamais il n’avait vu autant de
marchandises, jamais il n’aurait pu imaginer une telle diversité.
Ainsi, Jérôme se promenait allègrement dans la ville, à la
fois ahuri par le trafic incessant et impressionné par l’ordre qui
permettait à tous ces véhicules de se côtoyer et de se croiser sans
heurt. Il lui était même arrivé, au cours de ses premières sorties,
de s’arrêter au coin de grandes intersections pour simplement
observer la magie des feux qui régulaient cette circulation ; qui
permettaient aussi aux piétons de se faufiler en sécurité à travers
le continuel vrombissement des moteurs.
Mais Jérôme aimait particulièrement emprunter le transport
souterrain, le fameux métro de Montréal, fasciné par la pos-
sibilité qu’il offrait de traverser les quartiers de la ville avec
une telle rapidité. Il observait les gens qui, sur les quais, atten-
daient patiemment la venue du prochain train. Il les regardait
s’y engouffrer pêle-mêle dès l’ouverture des portes. Quand il y
prenait place lui-même, il se plaisait à observer, voire à épier,
les passagers. Il réfléchissait, s’étonnait, se rassurait. Des préju-
gés s’écroulaient. Dans ce microcosme, sa vision du monde se
reconstruisait.

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Je n’en reviens pas de voir tous ces gens paisibles se côtoyer, s’ignorer,
se respecter. Il y en a de tous genres ; un échantillonnage de toutes les
races, de toutes les nations, de toutes les religions. Des habillements de
toutes apparences... Moi qui croyais que c’était dangereux d’habiter
dans la grande ville... Finalement, tous des gens comme nous autres...
J’ai l’impression que tout ce qu’ils souhaitent, c’est de vivre en paix.
Ouais ! Du monde comme nous autres...

Une sorte de réconfort s’installait effectivement dans son âme


quand il voyait cette cohabitation pacifique et métissée. Habil-
lement, coiffure, peau noire, teint cuivré, yeux bridés, autant de
signes permettant d’identifier ici un juif, là une religieuse, un
Africain, un Arabe, un Asiatique... qui, en revanche, prenaient
silencieusement place parmi tous ces autres voyageurs de race
blanche que ni l’habillement ni la couleur ne permettaient
d’associer à quelque appartenance ethnique ou religieuse que
ce soit. Toutes ces personnes silencieuses se dirigeaient vers des
lieux où elles passeraient sans doute la journée avant de refaire
le trajet inverse en fin d’après-midi.
Jérôme était captivé par cette multiplicité ethnique et reli-
gieuse. Il aurait tant voulu échanger avec l’un ou l’autre de ces
passagers, mais l’ambiance habituelle ne l’y invitait guère. Par-
fois, cependant, quand une ouverture se créait, il osait amorcer la
conversation avec un étranger. Respectueusement, il l’interrogeait
alors sur son lieu d’origine, son mode de vie, ses traditions. Et habi-
lement, mine de rien, il entraînait son interlocuteur sur ce terrain
qui lui était si cher, celui des valeurs humaines. Il finissait par
conclure que, fondamentalement, les êtres humains se rejoignent
sur l’essentiel, à savoir qu’ils nourrissent les mêmes quêtes
d’amour, de respect, de réussite et que tous ne souhaitent rien de
mieux que de vivre en sécurité et en harmonie dans leur milieu.
Oui, ces balades en ville, à pied ou en transport en commun,
devenaient pour Jérôme une vaste école. Il savait bien ­cependant

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que ce qui s’offrait à sa vue n’était encore que la pointe de la
pyramide inversée. Mais il avait déjà suffisamment appris pour
que sa perception de l’autre soit transformée. Certes, il ne pouvait
encore l’appréhender pleinement, mais une précieuse semence
était jetée. Une semence qui n’allait jamais cesser de croître sa
vie durant. Une semence qui allait se faire éclairage dans ses
relations avec ses s­ emblables.
Ses sorties en ville lui permettaient de mieux cadrer son choix
de vie face à la pluralité, mais aussi de l’évaluer en rapport avec
la complexité des options qui se déployaient sous ses yeux. De
prendre conscience, surtout, de certaines de ces options dont il
devrait plus difficilement faire le deuil. Par exemple, son cœur
ne s’attendrissait-il pas à la vue de jeunes enfants accrochés aux
bras de leurs parents ? Je n’en aurai jamais ! Et pourtant, il aurait
tant aimé tenir son propre enfant dans ses bras, l’éduquer, guider
ses pas sur le chemin de la vie. Mais il avait fait un choix et ce
choix ne le lui permettrait pas. Il regardait aussi les jeunes, filles
et garçons, se balader main dans main, et son cœur chavirait. Il
se revoyait lui-même avec Sylvie ou avec Nathalie, tendrement
enlacés. Il revivait, le temps d’un instant, les magnifiques sen-
sations qui l’avaient fait vibrer. Mon Dieu, aidez-moi ! Comment
vais-je résister ? Comment renoncer toute ma vie à l’attraction
des filles ? Comment mater cette force sexuelle qui me laisse si peu
de répit ? Mais là encore, il avait fait un choix et ce choix ne lui
permettait pas d’alimenter les rêves et désirs qu’il excluait d’em-
blée. Se ressaisissant alors, Jérôme s’efforçait de renouer avec les
exigences inhérentes à son idéal sacerdotal, redisait au Seigneur
sa volonté de s’y engager fermement.

Seigneur, je veux te servir dignement. Je veux me consacrer entière-


ment au service des âmes. Je veux que, par mon action, des âmes soient
guidées vers toi, qu’elles soient sauvées. Tu l’as promis, Seigneur, je le
sais, ta grâce ne me fera jamais défaut. Je t’en prie, recouvre-moi de

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ta protection afin que jamais je ne trahisse l’engagement que j’ai pris
envers toi et ta Sainte Église.

Heureusement pour Jérôme, ce même col romain, qu’il était


tenu de porter, lui servait de bouclier contre lui-même, contre
ses propres tentations. Qu’il marche dans la rue, qu’il voyage
en transport en commun ou qu’il soit attablé dans un resto,
son col romain aussitôt remarqué le classait dans une catégorie
particulière. Il avait beau être un garçon élégant, attrayant, du
genre à plaire aux jeunes filles, aucune d’elles n’osait lui adresser
quelques signaux susceptibles d’en appeler à son charme.

***
Il y avait pourtant eu cette fois où le diable y était allé de son
plus puissant arsenal, alors que Jérôme s’apprêtait justement
à franchir le seuil d’un resto très prisé par la jeunesse pour y
siroter un café. Cette fois où le diable lui avait même suggéré de
retirer ce fameux col romain. Juste pour voir ce que ça donnerait.
Oui, il avait dû se colleter durement avec le Malin afin de résister
à cette tentation de tester – simplement tester – la nature des
regards qui se porteraient vers lui sans ce col. Car avec le col, il
avait déjà une bonne idée de la nature de ces regards. Des regards
indifférents, certes ; d’autres, admiratifs ou méprisants, peut-
être ; d’autres, sûrement interrogateurs ou teintés d’incompré-
hension – Comment ce beau jeune homme pouvait-il se laisser
embrigader dans une voie de plus en plus marginalisée ? – Mais
surtout, et c’était bien là le nœud de la tentation, Jérôme aurait
voulu vérifier une fois, une seule fois encore, le regard des jeunes
filles sur lui. Il avait beau se refuser de l’admettre, il avait envie
de ce frisson que lui avait toujours causé l’attention des filles.
Et pourtant, un jour, malgré ce col, il avait osé :
— Euh... c’est plein partout. Vous permettez que je prenne
place à votre table ?

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— Bien sûr !
Oui, le restaurant était bondé, certes ; pourtant, il y avait
d’autres tables occupées par une seule personne où Jérôme
aurait aussi pu solliciter une place. Mais il avait minutieusement
choisi celle-là où se tenait une radieuse jeune fille, au visage
d’une limpide pureté. Il en était certain, il avait lu sur ce beau
visage l’esquisse d’un sourire l’invitant à la rejoindre.
— Je m’appelle Jérôme. Et vous ?
— Laurence. Soyez le bienvenu.
— Vous êtes de Montréal ?
— Non, je suis étudiante chez les Sœurs Grises, à l’École
supérieure des garde-malades. Mais vous, c’est facile de deviner
que vous êtes séminariste.
— Je pourrais difficilement prétendre le contraire !
Ils avaient longuement échangé, tous les deux manifestant un
réel intérêt à l’égard de leur champ d’études respectif. Jérôme
avait appris que Laurence était gaspésienne, elle aussi, qu’elle
habitait chez une tante à Montréal pendant ses études, mais qu’au
terme de sa formation, elle avait la ferme intention de retourner
exercer sa profession à Sainte-Anne-des-Monts, son village natal.
Quant à Jérôme, il lui avait également affirmé qu’il retournerait
en Gaspésie sans toutefois pouvoir préciser où exactement, car
cela relèverait du mandat que lui confierait son évêque.
— Je ne sais pas encore où je serai posté, mais je souhaite
ardemment qu’une part de mon ministère soit consacrée à
l’enseignement.
— Pourquoi alors avoir choisi le sacerdoce si vous rêviez
d’enseignement ?
— Bien, pour ce qui est de devenir prêtre, j’ai toujours eu ça
en tête d’aussi loin que je me souvienne. Un peu comme si...
comme si c’était une voie tracée de laquelle je ne pourrais dévier.
Mes parents, mes enseignants, les prêtres de mon entourage,
bref, tout le monde me voyait dans cette voie ; tout le monde

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­ ’encourageait à poursuivre dans cet idéal. J’avoue d’ailleurs
m
que, personnellement, je me suis toujours senti appelé à la
prêtrise. Et puis, au risque d’avoir l’air quétaine en ces temps où
on envoie tout en l’air, où on jette la religion par-dessus bord, eh
bien moi, je demeure un grand croyant et je veux consacrer ma
vie à faire du bien autour de moi.
— Hum ! C’est loin d’être quétaine ! Au contraire, je trouve ça
admirable. Je peux vous avouer que moi aussi, je suis croyante
et que j’ai reçu une très solide formation de la part des reli-
gieuses de ma paroisse. Pour moi également, la religion occupe
une place importante et le souci de faire du bien dans la ligne
professionnelle que j’ai choisie compte énormément pour moi.
Alors, sur ces points, on se rejoint.
Elle n’est pas seulement belle, elle est merveilleuse, se disait
Jérôme.
Ils avaient ainsi continué à parler de leur enfance gaspésienne,
de leur parcours scolaire, de leurs idéaux, de leurs valeurs. Le
temps avait filé, il fallait penser à quitter les lieux.
— Jérôme, ce fut fort agréable de parler avec vous. C’est
comme si on se connaissait depuis toujours.
— Très agréable, en effet ! Si agréable que je pense qu’on
pourrait laisser tomber le « vous », ne crois-tu pas, L ­ aurence ?
— Je le pensais, mais je n’osais pas le suggérer. Tu sais... ce
fameux col romain... ça dresse quand même une barrière, avait-
elle ajouté avec un sourire coquin.
— Bof ! On n’est plus dans les années 50. De nos jours, tout
le monde se tutoie, de toute façon. Dommage que je parte pour
les vacances d’été, on aurait pu continuer à échanger bien ami-
calement autour d’autres cafés.
— Bien, écoute, si tu me le permets, je vais aller te saluer à
la gare, avant que tu prennes le train. Peut-être que si on arrive
un peu d’avance, on aurait justement le temps pour un autre
petit café.

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— Bien d’accord ! Il n’y a pas de mal à se saluer une dernière
fois, parce qu’il y a bien peu de chances qu’on se croise à nouveau
à l’automne.

***
Ce fameux col romain... ça dresse quand même une barrière...
Cette remarque taraudait l’esprit de Jérôme depuis qu’il avait
quitté Laurence. Le soir, il s’était rendu à la chapelle pour médi-
ter devant le tabernacle. Il avait besoin de faire le point avec le
Seigneur.

Seigneur, j’ai plus que jamais besoin de ton soutien. Ce n’est certai-
nement pas à Toi que je pourrais le cacher, mais aujourd’hui, j’ai été
soumis à une grande tentation. Oui, une grande tentation comme
j’ai été prévenu que cela arriverait, d’ailleurs. Satan ! Maudit Satan !
Mais Seigneur, je crois fermement que ton secours ne me fera jamais
défaut, et qu’avec ton secours, je marcherai dans le droit chemin, ce
chemin que tu as tracé pour moi. Je sais, Seigneur, qu’il se dressera
bien d’autres tentations dans ma vie de prêtre. Après tout, je ne vivrai
pas en vase clos. Toute ma vie à venir, tout au long de mon ministère, je
serai en contact avec des femmes. Mais je crois fermement que chaque
tentation vaincue me rendra plus fort.

Jérôme était longtemps resté prostré à la chapelle, essayant vai-


nement de chasser de son esprit le beau visage de L ­ aurence. Au
moment de se relever, il avait lancé cette dernière supplication
à Dieu :

Seigneur, aie pitié de moi ! Efface de mon esprit le souvenir de Lau-


rence et... rends-moi digne de porter ce col romain.

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C ’était la fête ! C’était la liesse ! Jérôme revenait à la maison


après dix mois d’absence. Il n’avait pu revenir au temps de Noël ;
il en avait fait le sacrifice. Mais voilà maintenant qu’il passerait
deux mois au sein de sa famille, de sa paroisse, de son village, ce
village auquel il était très attaché.
À la maison, Omer et Cécile avaient organisé une fête d’ac-
cueil pour ce fils dont ils étaient si fiers. Jérôme ne pouvait, pour
sa part, refouler l’orgueil qui lui gonflait le cœur. Héros du jour,
loué par tous, il se baladait parmi les invités comme s’il avait
plané sur un nuage. En cette festive rencontre en son honneur,
le col romain ne se dressait plus en barrière. Au contraire ! Il était
objet de célébration, symbole d’admiration. Jérôme se pavanait,
arborant ce fameux col comme un paon étalant son plumage.
La présence du vicaire, Roland Campeau, invité spécial à la
fête, rehaussait l’importance du moment. Jérôme en était visi-
blement flatté. Certes, avec allégresse, il parlait, riait avec tous,
rendant à chacun une équitable reconnaissance, mais il aimait
particulièrement s’entretenir avec le prêtre. N’avait-il pas franchi
un degré, si ténu fût-il encore, qui l’introduisait dans une sphère
de connivence réservée à cette caste privilégiée du clergé ? Cette
caste qui n’avait pas encore tout perdu de son lustre dans la
société. N’avait-il pas, en effet, posé un pied sur ce terrain pavé

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de la dignité sacerdotale ? D’ailleurs, loin de s’offusquer de cette
complicité de leur fils avec l’abbé Campeau, Omer et Cécile en
étaient flattés. Ils avaient surtout hâte de le voir, dans le chœur,
lors de la célébration dominicale, en soutane aux côtés du prêtre.
L’aura du fils rejaillirait sur eux, toute la communauté paroissiale
en serait témoin.

***
Jérôme n’avait effectivement pas tardé à s’impliquer dans
les activités paroissiales. Il aimait particulièrement participer
à la préparation des liturgies. Il aimait accueillir les paroissiens
à l’entrée de l’église, se prêtant ainsi aux regards admiratifs
souvent assortis de paroles flatteuses. Tout sourire, il recevait les
éloges, par ailleurs anticipés, feignant néanmoins de minimiser
ses propres mérites par des répliques de circonstance, songées
d’avance.
Mais Jérôme prenait plus particulièrement plaisir à s’activer
dans le chœur. Vêtu de la soutane et de l’aube, il se faisait un
point d’honneur d’assister le célébrant à l’autel, de faire les
lectures et même, à l’occasion, de prononcer l’homélie. Com-
municateur d’une éloquence notable, il manifestait un talent
assuré pour la proclamation de la Parole.
Toujours animé d’une grande piété, il participait à la messe
matinale presque tous les jours. En même temps, c’était pour lui
une occasion d’entraîner de jeunes enfants de chœur à servir la
messe. Il avait pris la responsabilité de gérer la liste des volon-
taires et de les accompagner dans le service. Il ne manquait pas
de les encourager, de vanter leurs mérites. Il faisait si bien que
les petits ne rechignaient jamais quand venait leur tour de servir.
Ainsi, Jérôme aimait prêter main-forte au curé, s’affairant à
différentes tâches dans le presbytère et à diverses activités parois-
siales. Mais il aimait notamment passer du temps en compagnie
des jeunes et s’en faire le grand frère. Dans la cour de l’école

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primaire, qui tenait lieu de terrain de jeux durant la période des
vacances, il s’était engagé à faire de l’animation deux jours par
semaine. Il organisait des jeux d’équipe en petits ou plus grands
groupes, inventait des activités toutes plus ingénieuses les unes
que les autres, veillait surtout à ce qu’aucun enfant ne soit laissé
de côté, à ce que les plus démunis participent et soient r­ espectés.
La popularité du jeune séminariste s’était rapidement répan-
due et la fréquentation du terrain de jeux s’était accrue les jours où
il assurait l’animation. Les plus timides s’étaient progressivement
pointés, sûrs d’être protégés par Jérôme, qui ne tarissait pas
d’astuces pour les intégrer, toujours soucieux de les entraîner
dans des activités visant spécifiquement à leur faire prendre
conscience de leurs propres capacités. C’était son grand défi
que d’extirper de leurs coquilles les plus timorés, de louer leurs
succès, si minimes fussent-ils, devant tous, dès que l’occasion
s’y prêtait. Son plus grand bonheur était alors de voir de jeunes
visages s’illuminer de sourires, de les voir afficher la fierté d’une
réussite là où ils s’en seraient crus incapables. Il aimait sincère-
ment les enfants, cultivait le souci de les protéger et de les voir
s’épanouir.
Mais son zèle ne se limitait pas à l’animation auprès des
enfants. Il débordait d’une soif de servir et de faire le bien tou-
jours et partout. Or, la municipalité de Maria offrait des espaces
privilégiés à ce jeune homme désireux d’étendre ses activités béné-
voles, puisqu’elle opérait deux centres de santé dans les limites de
son territoire, en l’occurrence un hôpital et une résidence pour
personnes en perte d’autonomie.
Ce village, humble par sa faible population, grandiose par sa
situation géographique entre mer et montagne, avait effective-
ment su attirer l’attention d’âmes dévouées aux grandes causes
humanitaires. Car, longtemps avant que l’État prenne en charge
l’éducation et la santé, des communautés religieuses avaient géné-
reusement comblé ces besoins vitaux en établissant des écoles et

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en fondant des hôpitaux dans les villes et villages de la province.
Dans le village de Maria, c’était la communauté des sœurs Saint-
Paul-de-Chartres qui, quelques décennies auparavant, avait
offert à la municipalité son école et son hôpital, mais également
une première résidence pour les personnes en perte d’autonomie.
Les deux centres de santé de Maria accueillaient volontiers des
personnes aptes et désireuses de le faire à exercer un apostolat
bénévole auprès des malades et des bénéficiaires de ces centres
de santé. En l’occurrence, le col romain de Jérôme s’avérait un
passeport garanti auprès de ces personnes vulnérables, et plus
particulièrement auprès des personnes âgées. Ce fut donc pour
lui une occasion privilégiée d’y exercer son charisme. La grande
majorité de ces personnes vénérait le statut du prêtre, croyait en
ses pouvoirs et le respectait avec ferveur. Que Jérôme n’ait encore
été qu’aspirant à la prêtrise n’influençait guère leur opinion à
son égard. À leurs yeux, il était déjà dans le giron des personnes
consacrées. Il était un homme de Dieu.
Jérôme, le cœur plein de compassion à l’égard des résidents
de ces milieux de santé, recevait un accueil des plus chaleureux,
autant de la part du personnel que des bénéfi­ciaires. Sa simple
présence illuminait les visages et lui attirait les plus sincères
paroles de reconnaissance. Son attitude bienveillante suscitait
donc la confiance de tous. Une confiance d’autant plus béné-
fique auprès de ces résidents, qui éprouvaient souvent le besoin
de se livrer en confidences. Confidences que Jérôme accueil-
lait avec grande compassion, veillant toujours à dire les mots
susceptibles de soulager les consciences, parfois lourdement
chargées depuis longtemps. À quelques occasions, il avait même
dû freiner les élans de certains qui, justement inspirés par ce
fameux col, débitaient leurs fautes en espérant déjà l’absolution.
Jérôme devait alors préciser que son statut d’aspirant à la prê-
trise, et non de prêtre ordonné, ne lui conférait pas encore ce
pouvoir d’absoudre. Une précision qui, si elle ne permettait pas

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les aveux selon la formule propre au sacrement, ne changeait
guère les faits, car ces personnes anxieuses de soulager leur
conscience « confessaient » néanmoins toutes ces fautes dont
elles se croyaient c­ oupables.
Jérôme aimait sincèrement ces gens qui se confiaient à lui et
il les accueillait toujours dans le plus grand souci de prononcer
à leur égard des paroles de réconfort. Ce rôle lui procurait une
grande joie ; il en retirait pure gratification. Bien conscient que
s’il n’avait pas encore le pouvoir d’absoudre, il mettait néan-
moins à profit ce talent naturel d’accueil et d’écoute, anticipant
avec bonheur le moment où, justement, il pourrait exercer ce
plein pouvoir de remettre les péchés.
Bref, ces activités pastorales comblaient de joie ce jeune
homme aux grandes aspirations. Les fruits qu’il en recueillait
lui confirmaient qu’il marchait bel et bien dans la voie que le
Seigneur lui avait tracée. Il se découvrait à lui-même et oui,
il anticipait ce grand jour où il détiendrait les pleins pouvoirs
inhérents à sa vocation.

***
Mais les vacances comportaient aussi leurs risques...
Outre ses nombreuses implications bénévoles, Jérôme avait
aussi inscrit à son horaire estival de joyeuses retrouvailles avec
les copains de son village. Certains lui avaient rendu visite à
domicile ou l’avaient reçu chez eux, mais l’avaient également
invité à participer à quelques activités récréatives. Ensemble, ils
avaient fait du vélo, escaladé la montagne, marché sur le rivage,
joué à la balle ou s’étaient simplement engagés dans de joviales
discussions, tout en dégustant une bière à l’occasion.
Mais la cloche allait bientôt sonner la fin de la récréation et
Jérôme devrait rentrer au séminaire. Quelques-uns de ses plus
proches amis avaient donc voulu célébrer une dernière fois sa
présence parmi eux. Martin en avait pris l’initiative.

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— Jérôme, on ne peut pas te laisser repartir sans fêter un peu.
Qu’est-ce que tu penserais d’un petit feu de plage, demain soir ?
S’il pleut, on fera ça au sous-sol, chez moi.
— Pourquoi pas ! Et qui sera là ?
— Mario et Francis avec leurs blondes, Jeannette et Denise, et
Marc, bien sûr. Juste un beau petit groupe, comme tu peux voir.
— Entendu !
Tôt en soirée le lendemain, les copains et les copines étaient
au rendez-vous comme prévu. Quelques-uns s’étaient rajou-
tés quand ils avaient eu écho de la rencontre, dont Samuel
et ses sœurs, Lise et Carole. Bref, tout un groupe que Jérôme
connaissait bien et dont il appréciait la compagnie. Ce soir-là, il
avait revêtu jeans et tee-shirt... et avait délaissé son col romain.
La règle du séminaire, si rigide fût-elle, le permettait pour les
activités sportives ou autres travaux nécessitant un habillement
particulier. Ce soir-là, Jérôme avait décidé, par extension, de
placer le party de plage dans la catégorie « activités sportives »...
La joyeuse bande avait d’abord parcouru la grève en quête de
morceaux de bois secs, petits, moyens ou effilés, qu’ils avaient
minutieusement dressés en pyramide, avant de craquer une
allumette. Le savoir-faire d’anciens scouts aidant, l’opération
avait été bellement réussie.
Accroupis autour du feu, garçons et filles, charmés par la
magie des flammes, étaient demeurés quasi silencieux pendant
un bon moment. Puis le groupe s’était animé peu à peu. Les
histoires, les rires, les chants... la bière aidant. Car cela allait de
soi, siroter une bière agrémentait ce bon moment de fin des
vacances. À cet égard, Jérôme ne rechignait certainement pas.
Il aimait, lui aussi, tenir cette bouteille qui, en quelque sorte,
lui tenait lieu de point de liaison au groupe. Car qu’avait-il
encore en commun avec ce groupe ? Petite école, jeux de l’en-
fance, rêves d’avenir... Or, c’était justement ses rêves d’avenir
qui traçaient une ligne de démarcation entre eux et lui. Eux

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rêvaient de mariage, d’une famille ; lui s’engageait sur la voie
du célibat, qui bannissait toute perspective de vie de couple, de
tenir ses propres enfants dans ses bras. Cette voie du célibat qui
le marginalisait.
La soirée avançait. Un certain calme s’était rétabli. Un couple
avait marché dans la pénombre, s’était éloigné jusqu’à perte
de vue. Puis, l’ambiance aidant, un garçon et une fille s’étaient
rapprochés, s’étaient serrés l’un contre l’autre, le bras du garçon
encerclant le corps de la fille, la tête de la fille posée sur l’épaule
du garçon. Jérôme regardait, nostalgique. Envieux. Les quelques
bières qu’il avait ingurgitées aiguisaient ses tourments, jusqu’à
lui triturer les entrailles.
— Bon, les amis, je vais rentrer. J’ai encore une bonne journée
de préparatifs avant de prendre le train, demain soir.
Jérôme était alors rentré chez lui, s’était promptement retiré
dans sa chambre, avait laissé tomber ses vêtements sur le pied
du lit et s’était glissé entre ses draps. Mais il n’avait pas envie
de dormir. Les images de couples enlacés envahissaient son
esprit, avivant de tumultueux désirs. Le hantaient. Privation ?
Refoulement ? Ça en était trop ! Ses passions exacerbées s’impo-
sèrent impitoyables. Glissant les mains sous les couvertures, il se
masturba avec frénésie.
Assouvi, las, honteux de son geste coupable, Jérôme gisait sur
le matelas, rongé de remords. Imbécile ! J’ai encore péché. Mon
Dieu, venez à mon secours ! Comment vais-je donc tenir toute ma
vie dans l’abstinence ? Toute ma vie, privé de relations sexuelles ?
Mon Dieu, que tes exigences sont lourdes !
Jérôme n’avait d’autre recours en attendant sa prochaine
confession que de réciter son acte de contrition, ce qu’il fit avec
toute la ferveur de son âme. Puis il chercha le sommeil. En vain !
Il pensait à son départ, le lendemain, et il n’en avait pas envie. Il
pensait à la vie au séminaire, réglée au quart de tour, à l’horaire
strict auquel chacun devait se soumettre sans le moindre écart.

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Lui qui avait pris goût à une certaine liberté quant à son emploi
du temps dans la maison de ses parents.
Mais il fallait repartir le lendemain.

Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020


à sebastien-cote

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Partie II

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Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
à sebastien-cote

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J érôme avait traversé avec brio toutes les étapes de sa formation


théologique et philosophique au Grand Séminaire de Montréal.
Ordonné prêtre à vingt-trois ans, il était le plus jeune de sa cuvée.
Avant qu’il rejoigne le lieu assigné pour l’exercice de son
premier mandat ministériel, son évêque lui avait évidemment
permis de célébrer sa première messe dans son village natal, où
il avait été accueilli avec tous les hommages dus à son nouveau
statut. Dans son topo d’ouverture, le curé avait tenu les plus
élogieuses paroles à son égard.
— Aujourd’hui, nous avons l’insigne honneur d’accueillir
un fils de notre paroisse, l’un des plus brillants, qui endosse
désormais la vêture sacerdotale, avec les pleins pouvoirs qui s’y
rattachent...
Tendant le bras vers Jérôme assis dans le chœur face à l’assem-
blée, il avait lancé en cri de ralliement :
— Voici Jérôme Boutin !
D’un seul élan, l’assemblée s’était dressée pour acclamer le
jubilaire d’une chaleureuse ovation. Le visage empourpré, mais
illuminé d’un sourire radieux, Jérôme s’était levé pour accueillir
ces applaudissements nourris, qui ne semblaient plus vouloir
s’arrêter. Après s’être incliné à plusieurs reprises vers les fidèles,
Jérôme avait étendu les mains pour tempérer cette liesse.

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Puis, en grande solennité, au son de l’orgue, le service avait
débuté. Le jeune prêtre avait proclamé l’Évangile et prononcé
l’homélie. Une homélie qu’il avait commencée en exprimant sa
joie débordante et en adressant sa plus vive reconnaissance à
toute l’équipe qui avait si bien ourdi la préparation et le dérou-
lement de cette cérémonie. Mais il avait réservé ses plus cha-
leureuses paroles pour ses parents, qui prenaient place avec son
frère et ses sœurs dans les premiers bancs. Le bonheur se lisait
sur chaque visage de cette famille sur laquelle rejaillissaient les
honneurs du jour, rendus au fils prodige.
Quand vint le moment crucial de la consécration, Jérôme fut
saisi d’un vif émoi. Troublé par ce pouvoir qui lui était en cet
instant dévolu, il fit une pause imprégnée de recueillement. Le
silence planait sur l’assemblée. Tous les regards s’étaient figés sur
lui. Lui, Jérôme, s’apprêtait à prononcer les paroles qui allaient
opérer le miracle ! Transformer le pain et le vin en corps et sang
du Christ ! Il éleva bien haut l’hostie, « Ceci est mon corps livré
pour vous... », puis la coupe, « Ceci est la coupe de mon sang... »
Au moment de distribuer la communion, le jeune prêtre
s’avança vers l’allée centrale, dignement, chaque pas mesuré, le
regard grave. Il accueillit en première ligne son père et sa mère.
Au moment de recevoir le pain consacré par les mains de ce fils
béni, Cécile avait été saisie d’extase, Omer avait laissé échapper
une larme. Frère et sœurs avaient suivi, animés d’un sentiment de
fierté, conscients que leur aîné était désormais plus qu’un grand
frère. Il était maintenant marqué d’un signe qui le distinguerait
à jamais au sein de la fratrie.
Puis le service s’était achevé dans l’allégresse. De nombreux
fidèles s’étaient dirigés vers le prêtre pour lui serrer la main,
pour lui faire l’accolade, pour l’encenser de paroles admira-
tives. La scène semblait ne plus vouloir s’arrêter, mais Jérôme
n’avait aucune envie de s’esquiver. Il savourait chaque instant.
Il exultait !

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Évidemment, la fête s’était prolongée avec les siens tout le
reste de la journée.

***
L’évêque Rinfret avait été édifié par le désir manifesté par
Jérôme de servir auprès des plus déshérités du diocèse. Le prélat
n’avait donc pas hésité à combler ses aspirations en le nommant
vicaire dans une paroisse très pauvre de la côte gaspésienne.
Et pourtant !

***
Durant sa dernière année de formation au Grand ­Séminaire de
Montréal, un professeur, le père Blondin, qui avait bien remar-
qué ses aptitudes intellectuelles, ne manquait pas d’encourager
le jeune séminariste par des annotations élogieuses sur les pages
de ses travaux académiques. Il aimait aussi s’entretenir avec lui.
— Tu es sur le point de quitter le séminaire. Dans quel type
de ministère espères-tu œuvrer ?
— Je souhaite être mandaté dans un milieu pauvre où je
pourrai travailler avec les plus démunis.
— Travailler avec les plus démunis, toi ! Pour faire quoi ?
— Je ne sais pas... pour les aider à s’en sortir... Je verrai bien
le travail à faire quand je serai rendu là.
Le père Blondin lui avait jeté un regard sceptique, désolé.
— Jérôme, je me permets de te dire... tu n’es pas fait pour ça.
Oui, travailler auprès des plus démunis est une noble mission ;
il en faut, des personnes dévouées pour s’y prêter et il y en a
beaucoup, heureusement. Mais toi, je ne te vois pas là.
Jérôme avait été offusqué des propos de son professeur. Com-
ment osait-il minimiser la valeur de ses aspirations à se donner
aux plus petits de ce monde ? Le père Blondin avait lu sur son
visage le sentiment de dépit suscité par ses propos.

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— Ouais ! Tu n’as pas l’air de me croire, mais j’espère qu’un
jour, tu te souviendras de ce que je te dis maintenant.
— ...
— Je te dirais même que, si tu étais membre de ma communauté,
c’est ici, dans ce séminaire, que tu pourrais faire valoir tes talents.
Tu serais affecté à une tâche professorale, je peux te l’assurer.
— Hein ! Je n’en serais jamais capable.
— Je t’ai déjà entendu dire que tu aurais aimé enseigner.
— À des enfants, oui, si je n’étais pas devenu prêtre. Mais je n’ai
pas les talents nécessaires pour accéder à un niveau supérieur
d’enseignement.
— Je dois conclure que tu n’es pas vraiment conscient de ton
potentiel.
Jérôme éprouvait de plus en plus de frustration. Il lança pour
finir :
— De toute façon, le Seigneur m’a appelé à une autre vocation
et je tâcherai d’y répondre avec tout le zèle dont je serai capable.
— On ne peut jamais mieux servir le Seigneur que dans la
ligne des talents qu’il nous a donnés.
Le père Blondin s’affligeait de constater qu’il ne pouvait exer-
cer d’influence au-delà des limites de son rôle de professeur. Quant
à Jérôme, il avait véritablement été contrarié par les commen-
taires du père Blondin. Des commentaires qui avaient eu pour
effet de fouetter sa détermination à poursuivre ses ambitions à se
consacrer aux plus démunis. De toute manière, le jeune homme
n’accordait pas foi aux paroles de son professeur. Il se croyait réel-
lement incapable de poursuivre des études de niveau supérieur.

***
Animé de la flamme de jeune apôtre, Jérôme avait été investi
dans ses nouvelles fonctions de vicaire dans la paroisse Saint-
Léonce. Il avait été accueilli au presbytère par le curé Labrie, qui
lui avait assigné ses locaux, chambre et bureau.

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Jérôme était impressionné par le charme du lieu. Un presby-
tère vaste, au décor un peu rustique rehaussé par la chaleur de ses
boiseries. Le premier étage comportait toutes les pièces requises
pour les activités normales d’un tel lieu. Outre le vaste salon, la
cuisine et la salle à manger, il y avait le bureau du curé près de
l’entrée principale, de même qu’un plus petit local, attribué au
vicaire. Mais il y avait aussi, séparée par un corridor pour en
assurer l’intimité, une vaste chambre assortie d’une salle de bain
privée, réservée à l’évêque pour ses visites pastorales, si rares
fussent-elles. L’étage supérieur se divisait en deux parties : la pre-
mière comprenait trois chambres, dont celle assignée à la ména-
gère et deux autres destinées aux éventuels visiteurs ; la deuxième,
désignée le cloître, comprenait également trois chambres, l’une
pour le curé, une autre pour le vicaire, et la troisième destinée à
accueillir un prêtre visiteur.
Bref, une sorte de vieux manoir qui se dressait sur une col-
line, surplombant le village. Un manoir qui détonnait avec
l’indigence des mansardes alignées de chaque côté de la route
cahoteuse longeant le fleuve. Mais personne n’aurait même
pensé à s’en offusquer. Chaque village ne revendiquait-il pas son
clocher ? Or, à chaque clocher son curé, seigneur du lieu, qu’il
fallait loger avec dignité, conformément aux honneurs inhérents
à son rang.
Dès son arrivée au presbytère, Jérôme avait évidemment fait
connaissance avec la ménagère, mademoiselle Gertrude, une
vieille fille dans la cinquantaine qui semblait parfaite­ment à
l’aise dans le décor. Cette femme à tout faire accueillante, mais
discrète, jouissait de l’estime et de la confiance du curé. Estime
et confiance acquises par son aptitude remarquable à gérer la
maison. Ainsi dégagé des soucis domestiques, le curé pouvait
effectivement mieux s’adonner aux charges ministérielles dévo-
lues à son statut. Outre ses talents, qui en faisaient une ménagère

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hors pair, Jérôme allait découvrir chez elle une fine intelligence
sous des dehors d’une grande simplicité.

***
Il n’avait cependant pas été prévu que Jérôme occupe la fonc-
tion de vicaire bien longtemps. Au contraire, son évêque avait
des vues bien précises quant à son avenir.
En fait, l’accession de Jérôme au sacerdoce coïncidait avec
une période extrêmement difficile au sein de l’Église, en l’occur-
rence l’abandon du clergé par de nombreux prêtres qui avaient
choisi de se laïciser, la plupart en vue de se marier. Des prêtres
qui avaient pourtant nourri de grands espoirs dans la foulée
des ouvertures annoncées par le concile Vatican II. On leur
laissait entendre, en effet, que ce n’était désormais plus qu’une
question de temps avant que le célibat sacerdotal soit aboli.
Plusieurs prêtres, qui entretenaient déjà une relation amoureuse
avec une femme, attendaient ce moment pour enfin normaliser
leur union clandestine. Mais, au cours de la décennie suivant
la clôture des travaux conciliaires, alors que rien ne bougeait à
cet égard, la déception se substitua à l’espérance, la morosité
s’installa au cœur d’un grand nombre. La flamme vacillait, le
temps de l’indécision; un temps pendant lequel ces prêtres se
sentaient ballotés entre la volonté de respecter leur vœu initial
et la menace de voir les années défiler jusqu’à ce qu’il soit trop
tard. La perspective d’une vieillesse asséchée par la solitude, par
la frustration d’une soif inassouvie, avait finalement eu raison
de leur vocation. De nombreux prêtres décidèrent finalement
de quitter le navire.
C’était l’hémorragie !
Une hémorragie qui désarçonnait les autorités ecclésiales,
qui imposait des défis colossaux à ceux qui devaient néanmoins
continuer à rassembler les troupeaux et à assurer tous les services
pastoraux inhérents à la vie chrétienne tels qu’édictés par la

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sainte Église catholique. Le prélat du diocèse gaspésien, l’évêque
Rinfret, était de ceux qui devaient jongler avec ce dilemme et
trouver des stratégies susceptibles de garder la gouverne des
paroisses sous la tutelle des prêtres, malgré le déficit accablant
des ­effectifs.
Cette crise de la désertion du clergé, amplifiée par le départ
à la retraite de nombreux prêtres âgés, plaça donc l’Église du
Québec dans une situation des plus précaires, l’obligeant à des
réaménagements paroissiaux majeurs, dont les regroupements
de paroisses sous la gouverne d’un même prêtre. Les évêques
devaient alors manœuvrer dans ces eaux troubles quant aux assi-
gnations des quelques nouvelles recrues fraîchement ordonnées.
Avec les risques que cela comportait, cependant.
Or, c’est dans ce contexte que Jérôme était arrivé dans la
paroisse Saint-Léonce. Le curé Labrie, déjà affaibli par la mala-
die, prévoyait de se retirer prochainement dans une maison de
santé dédiée aux personnes en perte d’autonomie. L’évêque
lui avait donc demandé de patienter encore un peu, le temps
d’entraîner Jérôme à la tâche, le temps qu’il se familiarise avec les
lieux et ses activités, afin qu’il puisse prendre la relève. La pers-
pective de la prise en charge de la cure, loin d’effrayer le jeune
téméraire, le ravissait. Une perspective qui rejoignait assurément
ses ambitions, toujours en effervescence.

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L a tête encore pleine des bruits de la ville, Jérôme avait l’im-


pression d’être soudainement transplanté sur une autre planète.
Non, il n’était plus en vacances, il était bel et bien installé, en
permanence, dans ce village qui se profilait entre mer et mon-
tagnes, où la vie semblait s’écouler au ralenti.
Jérôme avait imaginé le travail qu’il aurait à accomplir dans
cette paroisse où il était mandaté. Bien qu’informé des mœurs
peu raffinées du village de Saint-Léonce et de la misère qui sévis-
sait parmi ses habitants, il avait néanmoins anticipé avec opti-
misme l’impact positif qu’aurait sa pastorale en cette paroisse.
Fort du bagage des connaissances acquises au séminaire et avec
toute la fougue de sa jeunesse – une fougue cependant impré-
gnée de naïveté –, il était convaincu que lui, Jérôme, saurait bien
trouver remède aux maux qui affligeaient cette population et la
remettre sur la voie de la dignité.
Dès son arrivée dans la paroisse, lors de sa première
messe, il avait su mettre à profit cette courtoisie qui le carac-
térisait si bien. Il avait reçu les fidèles à la porte de l’église,
avait tendu la main, veillant à se présenter autant de fois
qu’il avait serré de mains. Il avait ensuite commencé le ser-
vice en assurant les paroissiens de son entière dis­ponibilité,
exprimant le désir de travailler en étroite col­laboration avec
eux. Le premier contact avait donc été chaleureux et cordial.

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Mais la dure réalité allait rapidement tempérer l’enthousiasme
du néophyte. Il se retrouvait avec un prêtre âgé, malade, qui,
pour sa part, avait accueilli avec le plus grand soulagement la
venue du jeune nouveau. Épuisé, le curé Labrie n’avait qu’un
seul désir : céder à son vicaire la gouverne de la paroisse et se
retirer. Il s’était donc empressé de le placer face à la besogne,
étalant l’éventail des responsabilités qui allaient lui incomber. Il
avait ouvert les livres, fait la liste des diverses tâches à accomplir,
donné des instructions sommaires quant aux modes de fonc-
tionnement jugés pertinents, nommé les quelques collaborateurs
sur lesquels il pouvait compter. Le curé lui avait aussi vanté le
dévouement des infatigables religieuses qui assumaient une
importante partie des tâches de la paroisse. Il l’avait assuré que
ces femmes connaissaient mieux que quiconque les besoins des
gens et qu’elles seraient ses meilleures alliées.
Les obligations s’annonçaient lourdes. Jérôme réalisait finale-
ment qu’il avait beaucoup à apprendre, tout à a­ pprivoiser.

***
La pauvreté du village et l’indigence de sa population s’affi-
chaient de tant de façons. Jérôme, qui n’en avait pas soupçonné
l’ampleur, était quelque peu abasourdi.
Il y avait toutes ces maisons qui se dressaient sur des terrains
parsemés d’ordures, de débris, de détritus, quand ce n’était de
carcasses de vieilles bagnoles éventrées. Des chaumières aux
façades délabrées, au recouvrement extérieur inachevé, ou qui
n’avaient jamais été peintes ; d’autres, abandonnées, aux carreaux
brisés, aux portes enfoncées. Au fond des terrains, des granges
aux toits écroulés, des instruments aratoires abandonnés, des
cuvettes rouillées...
Mais avant tout, il y avait des hommes, des femmes, des enfants
qui habitaient ce village. Il fallait entendre leur langage ! Des
hommes aux propos émaillés de jurons ; des femmes v­ ociférant

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des menaces de punitions à la marmaille ; des enfants qui, dans
leurs jeux, avaient déjà intégré le vocabulaire des parents. Meu-
glements de bovins, aboiements de chiens, miaulements de chats
sauvages se faufilant en quête de vermine à croquer... Même les
piaillements des oiseaux en perdaient leur charme.
Tel était le décor qui s’offrait au jeune vicaire dès qu’il fran-
chissait les portes du presbytère. Un décor qui déton­nait avec
le confort dont il jouissait à l’intérieur. Il en était mal à l’aise,
avait peine à dissimuler son désarroi. Soudainement, cette belle
pastorale dont il avait rêvé, cette pastorale scénarisée avec tant de
dévotion, perdait ses contours, s’embrouillait quant à ses modes
d’emploi.

***
Dès le départ, Jérôme avait compris que le curé lui remettait
les rênes, qu’il se retirait de la scène et qu’il n’attendait plus que
l’assentiment de son évêque pour enfin quitter la demeure. Ce
pauvre curé Labrie avait même résisté, tant il était las et épuisé,
à la tentation d’intercéder auprès du prélat pour devancer le
moment de son départ. Il s’en était abstenu par scrupule, n’osant
tromper la confiance de son supérieur, qui comptait sur lui pour
entraîner le jeune vicaire aux tâches ministérielles.
Il n’allait pourtant pas tarder à partir, et ce, de façon définitive.
Un matin, le curé Labrie ne s’était pas présenté au déjeuner.
Mademoiselle Gertrude, habituée à sa ponctualité, s’en était
inquiétée. Mais n’étant pas autorisée à traverser le cloître, elle
avait attendu le retour de Jérôme, qui s’était absenté pour sa
messe matinale. Dès qu’il avait posé le pied dans le presbytère,
elle l’avait interpellé :
— Monsieur le curé n’est pas encore venu déjeuner. Ce n’est
pas normal. Pouvez-vous aller voir si tout est correct ?
Jérôme s’était aussitôt dirigé vers la chambre du curé, pressen-
tant le pire. Il l’avait trouvé semi-conscient, encore allongé sous

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les couvertures. Il l’avait aussitôt fait transporter à l’hôpital,
où il était décédé le jour suivant. Il avait succombé à une crise
cardiaque.
Jérôme était dévasté. Un mois à peine après son arrivée dans
la paroisse, il lui semblait que le monde s’écroulait autour de
lui. Il se sentait écrasé par l’ampleur de la tâche, qu’il ne savait
plus trop bien sous quel angle aborder. Et pourtant, lors de la
rencontre qu’il avait eue avec son évêque après les funérailles de
l’abbé Labrie, il avait bien pris soin de dissimuler ses craintes et
appréhensions.
En effet, ce jeune prêtre, sur qui on fondait tant d’espoirs,
n’avait pas voulu afficher la moindre faiblesse susceptible d’en-
tacher cette belle réputation qui l’avait précédée. Orgueil ou
détermination ? Il avait tout simplement jugé qu’il en allait de
son avenir. Car il avait la ferme conviction que le fait d’exhiber
quelque fragilité ou vulnérabilité ébranlerait la confiance de
son évêque et, dès lors, mettrait en péril ses rêves d’une noble
carrière au sein du clergé.
Il lui était donc impératif, avant tout, de se ressaisir et de
réfléchir à la façon la plus efficace d’aborder la tâche. Il n’en
demeurait pas moins qu’âgé de vingt-quatre ans à peine, lui
incombait la charge d’une cure grevée d’énormes problèmes.

***
Mademoiselle Gertrude n’était cependant pas dupe.
— Monsieur le curé...
Jérôme avait sursauté. Gertrude avait souri.
— Oui, je sais, tout est si brusque, si nouveau, mais il faudra
bien vous habituer à ce titre, n’est-ce pas ?
Il avait simplement baissé la tête, à court de mots. Ce titre son-
nait faux à ses oreilles. Ce titre si lourd de responsabilités. Il lui
faudrait du temps pour s’y faire, mais surtout pour en assumer
les obligations inhérentes.

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— Venez donc vous asseoir, qu’on prenne le temps de jaser
un peu.
Il s’était laissé entraîner au salon, sentant vaguement que
cette femme était, en cet instant, la bouée à laquelle il pouvait
s’agripper.
— Vous savez, Jérôme... Euh, je peux vous appeler Jérôme ?
Il avait simplement hoché la tête. Gertrude, soucieuse de ne rien
précipiter, avait gardé un moment de silence, le temps de lui faire
bien ressentir sa présence à elle. Qu’il prenne conscience qu’elle
pourrait quelque chose pour lui. Elle savait que, dès son arrivée,
Jérôme avait éprouvé une belle sympathie à son égard ; une sym-
pathie par ailleurs partagée, car elle aussi avait aimé ce grand ado
– c’est ainsi qu’elle le voyait – dont elle avait envie de prendre soin.
— Tu sais, Jérôme... Oups ! Vous savez...
Jérôme avait, d’un signe de la main, acquiescé à ce tutoiement.
— C’est bien correct, mademoiselle Gertrude. Laissez tomber
les titres et le vouvoiement.
Il avait failli ajouter : « Vous pourriez être la mère dont j’aurais
tant besoin en ce moment. » Mais l’exprimer eût été faire aveu
du désarroi qui l’assaillait ; c’eût été faire aveu de la peur qui lui
triturait les entrailles. La ménagère avait repris avec une bonho-
mie néanmoins dotée d’une intuitive sagesse :
— Une vieille fille, ça peut servir à quelque chose. Fais-moi
confiance, ça fait assez longtemps que je suis dans ce presbytère
pour en connaître tous les rouages. J’ai vu les prêtres accomplir
leurs tâches ; je comprenais ce qu’ils faisaient, j’apprenais et des
fois, je me disais que j’aurais été capable de faire leur job. Mais
je suis juste une femme ! Que voulez-vous !
Puis elle avait ajouté d’un air coquin :
— Reste que des fois, j’aurais aimé ça entendre ce qui se dit
en confession.
Elle s’était mise à rire, appliquant une tape sur le genou
de Jérôme. Lui-même n’avait pu retenir un petit éclat devant

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l­’audacieuse contenance de cette femme qui, elle avait beau
simuler la modestie, était au contraire tout à fait consciente de
sa force.
— Mine de rien, je vais t’aider.
— Je vais en avoir besoin, mademoiselle Gertrude. Merci
d’être là.
Gertrude savait qu’elle avait créé le climat, qu’elle avait atteint
le but. Non, elle ne laisserait pas entendre à Jérôme qu’elle avait
détecté sa faiblesse, bien que lui-même le ressentît bien ; mais
l’admettre eût été abandonner ce qui lui restait de prérogatives
inhérentes à son statut. Ensemble, ils avaient toutefois poursuivi
la conversation. Ils avaient abordé tant de sujets ; ils avaient parlé
d’approches efficaces, de stratégies à appliquer.
Lentement, Jérôme s’était détendu, sentant qu’il avait une
force à ses côtés.

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G ertrude alla répondre à la sonnerie de la porte.


— Oh ! Bonjour, madame Louis. Quel bon vent vous amène ?
— Bonjour, mademoiselle Gertrude... Euh... est-ce que ça
serait possible de parler au nouveau curé, euh... l’abbé... ?
— Boutin. Attendez, je vais voir s’il peut vous recevoir. Mais...
vous n’avez pas l’air dans votre assiette, vous. Rien de grave,
j’espère ?
La femme baissa la tête sans répondre. Elle n’avait surtout
pas envie de se confier à la ménagère. Sans insister, Gertrude se
dirigea vers le salon.
— Madame Louis Leblanc voudrait te voir. Elle a vraiment
l’air en piteux état. Je la fais entrer dans ton bureau ?
Jérôme plaça un signet entre les pages de son bréviaire, puis
le déposa sur la table près de son fauteuil.
— Oui, je vais la recevoir, mais d’abord, situez-moi donc un
peu à son sujet.
— Oh, mon Dieu ! C’est la misère incarnée. Elle a sept ou huit
enfants. Son mari prend un coup, pis, quand il prend un coup, je
te le dis, ce n’est pas drôle dans la cabane !
— Est-ce qu’il travaille ?
— Des jobines par-ci par-là, pis quand il a une cenne, il la
boit.

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— Bon, faites-la asseoir dans mon bureau. Dites-lui que ça
ne sera pas long.
Jérôme ferma les yeux, se recueillit. Mon Dieu, aidez-moi !
Faites que je trouve les bons mots, que je fasse les bonnes choses.
Avec des papillons dans l’estomac, il se dirigea vers son bureau.
C’était une première du genre.
— Bonjour, madame... Ça va ?
Question inutile s’il en était ! La détresse se lisait sur les traits
de cette femme qui se tenait tremblante sur le bord de sa chaise.
Elle bafouilla quelques sons inintelligibles, prit une longue
respiration, puis inclinant la tête, se mit à pleurer. Jérôme se
sentit désemparé. Rempli de compassion, il aurait voulu se lever,
la prendre sur son cœur... Mais non, ça ne se faisait pas. C’était
une femme, il était prêtre... Il attendit un moment, cherchant
ses mots.
— Euh... peut-être que je pourrais faire quelque chose pour
vous aider... Pouvez-vous me dire ce qui vous rend aussi triste ?
Maintenant, la femme sanglotait. Les minutes s’écoulaient.
Jérôme aurait eu envie d’appeler Gertrude à sa rescousse. Mais
non, il ne pouvait pas faire ça, non plus. La pauvre femme finit
par balbutier :
— Mes enfants ont faim... je n’ai rien à leur donner à manger.
— Où sont-ils en ce moment ?
— À la maison. C’est ma plus vieille qui les garde.
— Et votre mari ?
— Je ne le sais pas. Il est parti hier soir... il n’est pas encore
rentré.
Après avoir péniblement échangé quelques phrases, Jérôme
n’avait su mieux faire que de rassurer l’éplorée en lui disant qu’il
lui donnerait de quoi manger, pour elle et ses enfants.
— Attendez-moi, je reviens dans un instant.
Le prêtre avait alors demandé à Gertrude de rassembler
quelques provisions, pain, fromage, beurre d’arachide, pâtes

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alimentaires... et de remplir deux grands sacs qu’il avait sortis
d’une armoire. Gertrude avait ouvert les portes du garde-manger
et puisé à ses tablettes copieusement garnies de boîtes de conserve
et de denrées sèches, puis elle avait complété avec des aliments
périssables retirés du réfrigérateur. Les bras chargés de ses lourds
sacs, Jérôme était revenu dans son bureau.
— Suivez-moi, je vais vous raccompagner en auto.
La femme avait balbutié quelques remerciements. Reconnais-
sante, certes ; humiliée aussi ; désireuse, surtout, de nourrir ses
enfants affamés.
Jérôme avait été secoué par cette misère. À son retour au
presbytère, il avait éprouvé le besoin d’en parler avec Gertrude.
— La misère de cette pauvre femme me brise le cœur.
— Hum ! C’est seulement la pointe de l’iceberg. Il y a bien
d’autres familles qui se retrouvent dans une situation semblable.
C’est le bien-être social qui fait vivre les familles... si on peut
appeler ça « faire vivre ».
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire pour aider ces gens-là ? On
ne peut tout de même pas se mettre à nourrir toutes les familles
dans le besoin.
— Il y en a qui vont frapper à la porte du couvent. À ce
moment-là, c’est les sœurs qui leur viennent en aide.
Jérôme la regarda un moment, pensif.
— Les sœurs, vous dites... Peut-être que... Oui, je vais aller chez
les sœurs et voir avec elles s’il n’y aurait pas moyen de mettre
quelque chose sur pied. Quelque chose de permanent qui pour-
rait aider les gens à s’en sortir. Ouais ! Demain, je vais aller jaser
de ça avec les sœurs.
— Bonne chance !
Jérôme avait regardé sa ménagère, perplexe. Ce « bonne
chance » n’avait rien pour fouetter son optimisme, mais il n’avait
guère le goût d’étirer la conversation. À table au souper, il était
demeuré plutôt silencieux. Gertrude voyait bien son désarroi.

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– Si jeune avec une tâche tellement lourde sur les épaules. Un
enfant ! Ça n’a aucun sens ! – Mais elle n’avait pas osé intervenir
de crainte de l’irriter. Elle avait déjà observé qu’il préférait qu’on
le laisse tranquille quand il choisissait de garder le silence.
En fait, Jérôme, de tempérament plutôt introverti, avait déve-
loppé une certaine prudence qui l’incitait souvent à dresser des
barrières quand il le jugeait opportun, à se terrer dans le mutisme.
Il ne livrait pas aisément ses états d’âme, si ce n’était à des inter-
locuteurs qu’il perçût aussi forts ou plus forts que lui-même.
Ceux-là seulement avaient droit à ses confidences.
Après le repas, Jérôme s’était retiré au solarium, avait pris le
journal et essayé de se concentrer, mais il ne retenait rien de ce
qu’il lisait. Il gardait néanmoins le journal entre ses mains pour
se donner une certaine contenance. Il avait l’esprit troublé et
c’était bien l’une de ces occasions où il n’avait justement pas
envie de discuter avec Gertrude. – Elle ne comprendrait pas, de
toute façon.
Tôt en soirée, il était monté à sa chambre. S’étant laissé choir
dans son fauteuil, il était resté là, immobile, hanté par une sorte
de reproche qui lui taraudait la conscience depuis qu’il avait
laissé la pauvre femme à la porte de sa maison : « L’homme ne se
nourrit pas seulement de pain, mais de toute parole venant de la
bouche de Dieu. »
Une parole d’Évangile qui le renvoyait à cette déficience qui
était la sienne, cette incapacité à accueillir une âme en détresse.
Car Jérôme se sentait désarçonné, à court de paroles, devant
l’autre en quête de réconfort. Non, il ne manquait pas d’em-
pathie, d’altruisme, il manquait simplement d’aisance pour
l’exprimer.

J’ai donné à manger à cette femme, mais qu’est-ce je sais d’elle ? J’étais
tellement mal à l’aise de la voir pleurer. Je n’ai pas su l’accueillir. Je n’ai
pas su l’écouter. Elle pleurait et je n’ai même pas essayé de savoir ce qui

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la tourmentait. Des paroles de réconfort... elle en avait probablement
autant besoin que de pain. Oui, elle et ses enfants ont mangé ce soir,
mais cette femme est-elle moins triste pour autant ? Va-t-elle se sentir
mieux demain ? « Bienheureuse celle qui pleure, elle sera consolée. »
Hum ! Pas par moi, de toute évidence ! J’ai échoué au premier test.

Puis Jérôme avait adressé cette prière à Dieu :

Seigneur, aie pitié de ma faiblesse. Je veux pourtant être un serviteur


utile, capable de communiquer l’espérance aux affligés, mais pour y
arriver, j’ai besoin de ta lumière et de ta force. Or, je me sens tellement
démuni. Je t’en prie, insuffle-moi les paroles de sagesse et de réconfort.
Rends-moi digne de la mission que tu m’as confiée.

Il s’était couché avec la ferme intention de se rendre au cou-


vent dès le lendemain et de s’informer auprès des religieuses s’il
y avait déjà, dans la paroisse, des œuvres pour venir en aide aux
déshérités.

***
Le lendemain en matinée, Jérôme s’était dirigé vers le couvent,
qui se trouvait sur le terrain face au presbytère. Elles étaient trois
religieuses : la supérieure et enseignante, sœur Marie-Émilie, une
autre enseignante, sœur Sainte-Luce, et la cuisinière, ou femme à
tout faire, sœur Claude-de-Jésus. Il fut accueilli par la supérieure
avec toute la déférence due à son statut. Elle le fit passer au parloir.
Après les propos de circonstance, Jérôme fit part à la religieuse
de son expérience de la veille.
— Pauvre vous ! Ce que vous avez vu hier, c’est juste un échan-
tillon de ce que vous allez apprendre à connaître avec le temps.
— Oui, je sais qu’il y a beaucoup de pauvreté dans le village,
mais je me demandais s’il n’y aurait pas moyen de mettre en
œuvre quelque chose, des activités, des services pour venir en
aide à ces gens.

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— Ah ! Je ne voudrais pas vous décourager, mais j’en suis
arrivée à croire qu’il n’y a pas grand-chose à faire. C’est simple,
ils ne veulent pas s’aider. Il faudrait tout faire pour eux et c’est
toujours à recommencer.
— Oui, mais...
— Vous avez l’air étonné, hein. Laissez-moi juste vous
expliquer un peu. Les gens, ici, créent leur propre misère. Ils
se marient entre eux ; des mariages consanguins, comme on
appelle ça. Vous comprenez bien qu’en partant, ça contribue
tout simplement à perpétuer les tares. Il y a donc beaucoup de
problèmes de santé mentale ; mais de santé physique aussi, à
cause de la mauvaise alimentation. Oui, ça mange n’importe
quoi, ce qui leur tombe sous la main. Et ça, c’est sans parler de
l’hygiène ! Si je vous disais que dans certaines maisons, il n’y a
même pas d’eau courante.
— Quoi !
— Pas d’eau courante, pas de salle de bain, non plus,
évidemment.
— Je savais que c’est un village pauvre, mais à ce point-là...
Monsieur le curé Labrie ne m’a pas mis au courant de tout ça.
— Monsieur le curé Labrie était très malade, épuisé. Il avait
juste envie de déguerpir. Il n’avait donc pas intérêt à vous décou-
rager en arrivant. Malheureusement, comme vous le savez, il n’a
pas eu la chance de profiter de sa retraite.
— Oui, oui, je vois. Mais pour en revenir à tous ces pauvres
gens... il y a les enfants à travers ça... Ils vont recommencer l’école
dans quelques semaines. Il faut tout de même qu’ils mangent,
qu’ils aient de quoi se vêtir.
— Les enfants, j’en ai la charge à l’école, justement. Une bande
de petits délinquants ! Que voulez-vous ! Avec l’exemple qu’ils
ont à la maison, on ne peut s’attendre à faire des miracles avec
eux. Je vous dis qu’il faut avoir la poigne ferme ! C’est un défi
de tous les jours.

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Et la religieuse en avait rajouté encore et encore. Jérôme était
si abasourdi qu’il en perdait ses moyens. Toute éventuelle solu-
tion qu’il essayait de suggérer pour alléger la misère rebondissait
comme une balle sur le mur. La bonne sœur avait réplique
défaitiste à tout remède proposé.
— Croyez-moi, tout a été essayé, mais rien ne tient avec ce
monde-là.
Jérôme était complètement désarçonné. Il était reparti telle-
ment déçu de n’avoir pu faire valoir la moindre mesure suscep-
tible de venir en aide à cette population. Mais il était surtout
décontenancé face à un tel déficit d’empathie de la part de la
religieuse. La seule pensée que c’était cette même religieuse qui
accueillait les enfants à l’école et qui avait main haute sur les
orientations éducatives et disciplinaires le faisait frémir. Avait-il
donc atterri dans un milieu où la vie évoluait en mode circu-
laire ? Sans issue possible ?
En fait, quand Jérôme s’était présenté au couvent, il avait
en tête le désir que soit mise sur pied une œuvre, quelque
chose comme un comptoir où vêtements, nourriture et autres
accessoires domestiques pourraient être offerts au prix de
quelques pièces de monnaie. Non seulement avait-il constaté
qu’un tel comptoir n’existait pas, mais à peine avait-il for-
mulé l’idée d’en implanter un que la religieuse avait balayé
la suggestion du revers de la main. Les gens du milieu ne
seraient pas assez débrouillards pour en assurer l’entretien,
prétendait-elle.
Jérôme se sentit quelque peu désarçonné. Il était généreux et
dévoué quand il s’agissait de s’impliquer dans les mouvements
sociaux et caritatifs déjà existants et il avait des idées pour en
suggérer d’éventuels, mais il ne semblait pas avoir le talent ou la
créativité de les réaliser lui‑même.
Sœur Claude-de-Jésus, qui travaillait dans la pièce d’à côté,
avait entendu les commentaires de sa supérieure.

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L ’été tirait à sa fin et les enfants avaient repris le chemin de


l’école. Jérôme croyait qu’il était de son devoir de rencontrer les
enfants. Il avait donc planifié sa visite des classes en accord avec
la supérieure, sœur Marie-Émilie. C’était une école primaire, la
seule école du village, de construction relativement récente et
bien aménagée.
La directrice avait pris soin de préparer les élèves à cette
visite. La visite du prêtre était un événement dans l’école, car le
curé Labrie n’y était allé que très rarement et encore moins au
cours des dernières années, alors que sa santé n’avait cessé de se
détériorer. Quand les enfants étaient rentrés de récréation en
après-midi, sœur Marie-Émilie leur avait adressé la parole avant
qu’ils regagnent leurs classes respectives.
— Demain, notre nouveau curé, monsieur l’abbé Jérôme Bou-
tin, va visiter chacune des classes. Ce n’est pas n’importe qui,
c’est le représentant du Seigneur Jésus qui vient vers vous. Je
vous demande donc de vous montrer dignes de l’honneur qui
vous sera fait. J’attends de vous tous que vous l’accueilliez avec la
plus grande politesse. Soyez proprement vêtus, tenez-vous droit,
répondez clairement à ses questions.
C’était quelques-unes des nombreuses recommandations
que sœur Marie-Émilie avait adressées aux enfants. Une liste de

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recommandations qui surtout s’était terminée par cette sévère
mise en garde :
— Si j’entends dire que l’un ou l’autre n’a pas respecté les
consignes, c’est à mon bureau qu’il sera convié et je sau­rai bien
lui inculquer les bonnes manières.
Aux admonestations de la directrice, non seulement les
enfants frémissaient de crainte, mais aussi les institutrices, qui
devaient répondre de la bonne conduite de leurs élèves. Car
sœur Marie-Émilie ne manquait pas de rappeler à son devoir
l’une d’elles qui, selon ses convenances, aurait osé ne pas s’y
conformer.
Mais ce que ni les institutrices ni les élèves n’auraient pu
imaginer, c’était bien que le jeune curé, lui-même, éprouvait
une certaine nervosité à la perspective de ces rencontres. Car s’il
avait bien su s’amuser avec les enfants sur les terrains de jeux au
temps de ses vacances de séminariste, il en allait autrement de
son rôle à titre de pasteur. Il devait maintenant s’adresser aux
élèves dans chacune des classes.
Jérôme avait eu l’occasion d’observer les enfants dans la cour
de récréation. Il y avait ceux qui se disputaient un ballon, qui se
colletaient, qui rivalisaient à la course ; des filles qui sautaient à
la corde, qui se promenaient en causant ; des enfants qui s’adon-
naient à d’autres jeux encore. Mais il y avait aussi ces jeunes
appuyés au mur de l’école, l’air triste, à qui personne ne tendait
la main pour les inviter à partager les jeux.
Somme toute, des enfants comme on pouvait en observer
dans toutes les cours d’école. À la différence peut-être de l’habil-
lement. Les beaux vêtements bien ajustés, expressément achetés
pour inaugurer la rentrée scolaire, semblaient plutôt rares. On
voyait plus souvent des pantalons rapiécés, des chemises élimées,
des robes trop amples, visiblement transmises d’une plus vieille
à une plus jeune. Il en était de même des chaussures, usées,
éculées. Bref, de prime abord, la pauvreté se dévoilait davantage

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dans la tenue vestimentaire que dans le comportement des
enfants en récréation.
Jérôme avait donc visité les classes, en commençant par la
première année. Il avait rencontré ce premier groupe d’élèves,
des petits bouts de chou, plutôt intimidés par la présence de cet
homme haut de taille, si bien avertis de n’enfreindre la moindre
règle de politesse qu’ils avaient à peine osé ouvrir la bouche
quand le prêtre les interpellait. Jérôme avait alors essayé d’ajus-
ter son langage, mais n’avait guère trouvé mieux à dire que des
banalités : Quelle matière préféraient-ils en classe ? L’importance
d’être toujours gentils entre les compagnons et les compagnes,
d’être polis avec les aînés. La nécessité de ne pas oublier de
réciter leurs prières, d’être attentifs à ce que Jésus attend d’eux.
Invitation à venir le visiter au presbytère s’ils le désiraient... Des
propos à peu près les mêmes d’une classe à l’autre, simplement
ressassés pour convenir au niveau de langage, selon le degré des
élèves auxquels il s’adressait.
Il avait éprouvé un certain malaise au terme de ses visites. Il
avait trouvé les enfants peu communicatifs, mais se proposait
de chercher des façons de mieux les rejoindre et d’établir un
meilleur contact avec eux dans le futur.
Alors que Jérôme s’apprêtait à quitter l’école, il croisa sœur
Claude-de-Jésus. En fait, la religieuse avait discrètement surveillé
les allées et venues du prêtre à l’intérieur du couvent dans l’in-
tention de l’interpeller au moment de son départ.
— Monsieur l’abbé Boutin, j’aimerais ça vous parler à un
moment donné.
— Mais vous êtes toujours la bienvenue au presbytère. Je serai
heureux de vous accueillir.
— C’est juste que... je ne sais pas trop comment dire, mais si
je vais vous rencontrer au presbytère, sœur Marie-Émilie va
vouloir savoir pourquoi...

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Jérôme l’avait regardée, étonné. La supérieure avait-elle un
ascendant tel sur le quotidien de ses consœurs qu’elle se permet-
tait d’exiger des comptes rendus de leurs ­déplacements ?
— Écoutez, comme c’est vous qui vous occupez de l’entretien
de l’autel et de la sacristie, vous n’aurez qu’à dire que je vous ai
demandé de venir me voir pour la préparation de la messe de
dimanche prochain.
— D’accord. Je pourrais peut-être vous voir demain après-
midi, si vous êtes disponible.
— Je vous attends, disons vers 14 heures.

***
Sœur Claude-de-Jésus, Anne Dubé de son identité civile, était
elle-même native de Saint-Léonce. Une femme fort intelligente
qui n’avait malheureusement pas dépassé le stade de l’école
primaire. Aînée d’une famille nombreuse, elle avait dû rester à
la maison pour venir en aide à sa mère, de santé fragile, qui en
avait plein les bras. Durant son enfance, elle avait été victime
d’inceste de la part de son père. Dès qu’il était en état d’ébriété,
il trouvait moyen de prendre l’enfant à l’écart et d’abuser d’elle.
Ce qu’il regrettait après coup, mais il recommençait toujours
néanmoins. Il disait à la fillette qu’il l’aimait beaucoup, qu’il
aimait la caresser et se faire caresser par elle, que tout cela était
correct, mais qu’il ne fallait pas en parler à sa maman – ni à
personne d’autre, d’ailleurs –, car elle serait fâchée et la punirait.
Des propos qui s’entremêlaient dans la tête de la petite Anne,
semant la confusion. Confusion qui se transforma bientôt en
culpabilité à mesure qu’elle grandissait et comprenait que ces
intimités avec son père étaient « péché ».
L’enfant avait l’âme d’autant plus troublée que la piété incul-
quée par sa mère la mettait en garde contre tous les manque-
ments « qui faisaient de la peine à Jésus ». Anne, alors toujours
soucieuse de purifier son âme, multipliait les confessions,

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s­ ’accusant surtout des gestes impurs imposés par son père.
Jusqu’à ce qu’un confesseur plus éclairé lui dise que cela n’était
pas de sa faute, qu’elle ne devait pas se sentir coupable et qu’elle
n’avait pas à s’en confesser. Des paroles rassurantes certes, mais
qui ne la délivraient pas pour autant du marasme dans lequel
elle était plongée, ni de la honte qu’il générait. S’il en était, cela
ajoutait simplement à sa confusion : elle participait à des gestes
mauvais, mais elle n’avait pas à s’en confesser.
Dès qu’elle eut atteint l’âge de seize ans, Anne exprima le
désir d’entrer au couvent. C’était pour elle la façon d’échapper
au milieu familial, mais surtout de laver son âme de toute la
souillure dont elle avait été maculée. Elle voulait s’en purifier et
elle croyait que ce n’était qu’à t­ ravers une vie vouée à la chasteté
qu’elle pourrait y arriver. La communauté religieuse, qui œuvrait
dans sa paroisse, avait accepté de l’héberger à sa maison-mère
pendant un an à titre de postulante avant de l’introduire au
noviciat. Tout accommodement lui convenait, pourvu qu’elle
quitte le toit familial.
Après avoir été éloignée de son village pendant plus de vingt
ans, sœur Claude-de-Jésus avait exprimé le désir de venir se
joindre aux autres religieuses qui y résidaient. En fait, sans
l’avouer à ses supérieures, elle avait jonglé avec l’éventualité de
quitter la communauté et de retourner dans son patelin. Ce qui
l’avait surtout retenue d’opter pour le départ de la communauté,
c’était la perspective de se retrouver seule sans formation particu-
lière, d’autant plus qu’elle n’avait nullement envie de se mettre à
la recherche d’un conjoint. Par ailleurs, son père étant désormais
décédé, elle avait envie de se retrouver près de sa mère qui, tout
en étant toujours de santé fragile, demeurait néanmoins active
dans son entourage.
Mais il y en avait encore, derrière cette volonté de revenir chez
elle, un désir mal défini de se porter à la rescousse de la misère
qui affligeait les gens de son milieu ; car de la misère, il y en avait

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toujours et elle en était très attristée. Elle avait par ailleurs com-
pris que ses consœurs, qui se livraient à l’enseignement, n’étaient
pas particulièrement intéressées à s’impliquer dans des œuvres
sociales. Elle n’avait pu compter, non plus, sur la participation
du curé Labrie à cet égard. La venue d’un nouveau et jeune curé
avait ravivé ses espoirs.

***
Comme convenu, sœur Claude-de-Jésus s’était présentée au
bureau du curé le lendemain après-midi.
— Merci de m’accueillir, monsieur l’abbé.
— Soyez la bienvenue. Si je peux vous être utile...
— C’est que, l’autre jour, quand vous parliez avec sœur
Marie-Émilie, je travaillais dans la pièce d’à côté. Ce n’est pas
que je veux écouter les conversations des autres, mais j’ai quand
même entendu des choses qu’elle vous a dites... des choses qui
me font mal à entendre.
— Comme ?
— Bien, la façon dont elle parle des gens de Saint-Léonce. Vous
savez, je suis née et j’ai été élevée ici. Je sais qu’il y a beaucoup de
pauvreté, qu’il y a des choses qui se passent... Mais il me semble
qu’on pourrait essayer de faire quelque chose pour ces gens-là
au lieu de simplement les mépriser.
— Avez-vous parlé de cela avec vos consœurs ?
— Elles enseignent et elles trouvent qu’elles ont déjà assez à
faire comme ça.
— Et vous, vous avez des suggestions pour leur venir en aide ?
— Bien, c’est justement en entendant ce que vous proposiez à
sœur Marie-Émilie quand vous êtes venu au couvent la semaine
dernière que ça m’a donné l’audace de venir vous voir. Vous
avez dit qu’on pourrait peut-être mettre sur pied une sorte de
comptoir où les gens pourraient se procurer des choses à bon
marché. C’est exactement dans ce sens-là que j’aimerais faire

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quelque chose. Déjà, si les gens pouvaient payer, même une
toute petite somme, pour ce dont ils ont besoin, ça serait moins
humiliant que de se faire tout donner par charité. Je ne sais pas
trop comment dire ça, mais il me semble que ça rehausserait
l’image qu’ils se font d’eux-mêmes.
— Oui, ça contribuerait sûrement à rehausser leur estime
personnelle.
Le jeune curé se sentait ragaillardi par les idées exprimées par
l’humble religieuse. Enfin, il avait trouvé une oreille attentive,
une femme prête à collaborer à son projet. Ou était-ce plutôt lui
qui allait justement soutenir le projet de la religieuse et collabo-
rer à sa mise en œuvre ? Plus il l’écoutait, plus il constatait qu’il
avait devant lui une femme de talent, dotée d’un sens pratique
qui lui faisait un peu défaut.
Ensemble, Jérôme et sœur Claude-de-Jésus avaient donc
exploré des pistes pour implanter un tel comptoir. Plus ils échan-
geaient, plus les idées fusaient. Oui, ils allaient contacter les
marchands des environs et recueillir les restes d’inventaire. Ils
allaient rencontrer les épiciers pour s’approvisionner de denrées
qu’on allait retirer des étalages. La religieuse avait aussi nommé
des gens du village qu’ils pourraient interpeller et inviter à se
joindre au projet. Cela les valoriserait tellement, assurait-elle.
Jérôme s’animait. Il était heureux.
— Oh ! Monsieur l’abbé, s’il vous plaît, dites à sœur Marie-
Émilie que c’est vous qui m’avez demandé de vous assister dans
ce projet. De même, elle sera fière de permettre à une des sœurs
de travailler avec le curé.
— Si vous le souhaitez, mais il me semble injuste de m’appro-
prier le mérite de vos bonnes idées.
— Je vous en prie, il faut que ce soit comme ça.
Enhardie par l’ambiance favorable suscitée par leurs échanges,
sœur Claude-de-Jésus avait ajouté :
— Euh... je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais si
vous permettez, j’aimerais simplement ajouter une chose.

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— Je vous écoute.
— J’ai aussi entendu ce que ma supérieure a dit au sujet des
enfants à l’école. Elle est dure avec eux... Elle les punit beaucoup,
et même, elle les frappe avec une verge. Oui, elle bat les enfants
et ça me fait vraiment mal au cœur.
— Ouais !
— J’ai l’impression que ça les endurcit plutôt que de les
redresser. Il me semble que si on les aimait davantage... En tout
cas, je ne sais pas si vous pourriez faire quelque chose de ce
côté-là.
— C’est la directrice. Je ne sais pas jusqu’à quel point je peux
me mêler de ce qui se passe à l’école. Mais je verrai.
Si Jérôme avait vibré d’enthousiasme devant la pers­pective
d’introduire des mesures concrètes pour tirer ses paroissiens de
leur misère, la dernière intervention de sœur Claude-de-Jésus
venait cependant de le replacer face à ses limites.

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13

J érôme avait été habile et astucieux. Revenu vers sœur Marie-


Émilie, il lui avait demandé la permission d’utiliser les services
de sœur Claude-de-Jésus pour mettre sur pied le projet d’un
comptoir populaire. La religieuse s’était sentie honorée par cette
déférence du prêtre, qui daignait solliciter son approbation. Elle
lui avait alors adressé cette réplique :
— Vous savez, la pauvre sœur Claude-de-Jésus n’a jamais été
bien créative au sein de la communauté. Comme elle est sans
instruction, on n’a guère pu lui confier d’autres tâches que celles
de ménagère, de cuisinière... Et puis encore là, sa cuisine ! Mais
avec un homme de votre calibre pour la guider, elle pourra sans
doute se rendre utile.
Jérôme avait été sidéré par la condescendance de sœur Marie-
Émilie à l’égard de sa consœur. Il comprenait maintenant pour-
quoi cette dernière avait souhaité qu’il intervienne lui-même
auprès de sa supérieure. Pourtant, la rencontre qu’il avait eue
avec sœur Claude-de-Jésus, quelques jours auparavant, lui avait
permis de déceler en elle une fine intelligence. « Une lampe ne
doit pas être mise sous le boisseau », avait-il pensé. Il avait effecti-
vement eu le sentiment que cette humble religieuse était douée
d’un potentiel stagnant, de talents étouffés qui ne demandaient
qu’à être mis à profit. Il se réjouissait donc à la perspective de

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la voir concrétiser des œuvres qu’il jugeait tellement nécessaires
dans la paroisse, alors que lui-même ne se sen­tait pas doté de la
dextérité requise pour les réaliser.
Sœur Claude-de-Jésus n’était probablement pas tout à fait
consciente de son potentiel. Elle semblait plutôt avoir une piètre
estime d’elle-même, reflet, sans doute, du regard des autres.
Elle avait, par conséquent, toujours accepté avec obéissance les
rôles subalternes qui lui avaient été assignés. Elle s’était alors
réfugiée dans la prière et l’abnégation. Mais voilà que même de
l’oraison elle avait fini par se lasser, n’y trouvant plus de véritable
consolation. À quoi cela rimait-il ? Qu’est-ce que cela changeait
finalement de prier, prier, toujours prier ? Dieu omniscient et
omnipotent avait-il donc besoin que l’être humain intercède
auprès de Lui pour intervenir ? Sans quoi, Il abandonnerait ses
propres créatures à leur misère ? Tout cela apparaissait main-
tenant dénué de bon sens aux yeux de sœur Claude-de-Jésus.
Cette prise de conscience avait progressivement fait son che-
min dans l’âme de la religieuse. Une prise de conscience qui la
plongeait dans le désarroi, car si elle n’avait plus la prière, à quoi
pouvait-elle désormais se raccrocher ? À quoi rimait sa vie reli-
gieuse ? Un désarroi qui transpirait parfois dans son attitude et
qui avait été interprété par sœur Marie-Émilie comme une mani-
festation de plus de l’apathie naturelle de sœur Claude-de-Jésus.
Mais voilà que ce geste d’audace imprévu, un soubresaut ino-
piné qui l’avait conduite vers l’abbé Boutin, allait lui infuser un
souffle nouveau. Ce geste allait, au tournant de sa quarantaine,
ouvrir devant elle un horizon insoupçonné. Un monde où elle
pourrait s’accomplir en faisant fructifier des habiletés qui la
dévoileraient, certes, à son entourage, mais en premier lieu à
elle-même.

***

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Pour donner crédibilité aux premières initiatives de sœur
Claude-de-Jésus, Jérôme l’avait accompagnée auprès des
quelques paroissiens susceptibles d’être recrutés et invités à
s’investir dans le projet d’implantation d’un comptoir populaire.
Il le fallait bien pour inspirer confiance à ces gens dont on avait
toujours jugé inutile de solliciter la collaboration. Le prêtre ne
revêtait-il pas à leurs yeux la tunique du savoir et du pouvoir ?
Jérôme devait donc tirer profit de cette aura que lui conférait
son statut pour tirer ses ouailles de la léthargie.
Cependant, étonnées de l’invitation qui leur était adressée,
étonnées qu’on les consulte quant aux besoins les plus urgents
de la population et sur les façons les plus efficaces de les aborder,
les quelques personnes interpellées avaient d’abord eu le réflexe
de se soustraire à cette invitation.
— Que voulez-vous qu’on fasse ? On est pauvres et on vit au
jour le jour.
— Ce n’est certainement pas nous autres, le petit monde, qui
a le pouvoir de changer les choses.
— Hum ! Vous pensez que la sœur cuisinière est capable de
nous sortir de la misère ? Franchement !
Et tant d’autres paroles d’incrédulité et de scepticisme aux-
quelles le jeune curé répliquait :
— Attention ! Moi, je vous dis qu’on a absolument besoin de
vous autres pour changer les choses. Vous avez plein de talents
cachés. Si vous essayez de les mettre en pratique, ça va en inspirer
d’autres, qui vont commencer, eux aussi, à mettre la main à la
pâte. Et puis, vous ne le savez peut-être pas encore, mais vous
avez une force pour vous accompagner : sœur Claude-de-Jésus !
Vous allez voir que la petite cuisinière est capable de faire bien
d’autres choses que des galettes. Et puis – bonne nouvelle ! –
vous n’aurez même pas à chercher de local. Je mets le sous-sol
de l’église à votre disposition. C’est l’endroit idéal pour installer
notre petit commerce.

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Et Jérôme d’ajouter, coquin :
— Et puis, qui sait ? Il y en a certains qui vont se rendre
compte que ce n’est pas si dangereux que ça de mettre les pieds
à l’église.
— Ben, si vous pensez qu’on peut être utiles à quelque chose,
on peut bien essayer.
Et de fil en aiguille, des idées avaient été exprimées, des gestes
avaient été posés, des résultats positifs avaient été atteints. Un
comptoir avait été établi avec la collaboration de marchands
environnants, de cultivateurs, de fermières, et d’autres orga-
nismes encore. Des citoyens de Saint-Léonce et des environs
allaient aussi y déposer des objets qui ne leur étaient plus utiles,
lesquels pouvaient être revendus à prix minime.
Jérôme avait su mettre à profit son charme naturel. Sœur
Claude-de-Jésus avait déployé des énergies inattendues. Des
paroissiens inspirés s’étaient agrégés au projet. Des citoyens de
Saint-Léonce avaient éprouvé une sorte de dignité à pouvoir
acheter, ne serait-ce au prix de quelques sous, des produits et
denrées utiles à leur consommation quotidienne.
Il y avait cependant sœur Marie-Émilie, dont les propos
demeuraient teintés d’ambivalence. Elle ne pouvait certes pas
s’opposer au travail de sa consœur, mais les mots de félicitations
ou d’encouragement à son égard avaient du mal à franchir ses
lèvres. Tout ce qu’elle trouvait à dire se résumait à peu près à ceci :
— C’est vraiment intéressant de pouvoir venir en aide aux
pauvres. Une chance que notre cher curé est toujours là avec ses
bonnes idées.
Sœur Claude-de-Jésus qui, certes, se découvrait en mettant ses
talents au service des autres, souffrait néanmoins de la dévalo-
risation de son travail par sa supérieure. Elle avait fini par s’en
ouvrir à l’abbé Boutin, qui avait simplement répondu :
— Ouais ! C’est pas mal difficile pour moi d’aller faire
des remontrances à votre supérieure. Je vais y réfléchir. Mais

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Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
à sebastien-cote

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e­ ntre-temps, ne vous laissez pas décourager. Vous faites un travail
trop précieux pour qu’on fasse entrave à votre dévouement.
La religieuse avait simplement ajouté, sans grande conviction :
— Sœur Marie-Reine, responsable des couvents en région, va
venir visiter notre maison le mois prochain...
Une réplique qui n’avait pas échappé à l’esprit vif de Jérôme.
Quand sœur Marie-Reine s’était présentée à Saint-Léonce, il
l’avait invitée au presbytère. Il avait alors vanté le travail de sœur
Claude-de-Jésus, mais il avait aussi déploré l’attitude négative
de sœur Marie-Émilie à son égard. Ce à quoi la visiteuse avait
simplement répliqué :
— Malheureusement, je ne suis guère surprise. Sœur Marie-
Émilie a toujours posé problème dans la communauté. On a
cru qu’en lui confiant la direction d’un couvent, cela aurait pu
canaliser ses appétits de pouvoir, mais on se rend compte que
ce n’était pas la solution. D’autant plus que j’ai aussi entendu
parler de son comportement avec les enfants. Il y a beaucoup de
choses nocives auxquelles il faudra bien remédier.
Dès que l’année scolaire avait pris fin, la supérieure provin-
ciale avait trouvé prétexte à rappeler sœur Marie-Émilie et à lui
confier une tâche plus adaptée à sa personnalité à l’intérieur
même de la maison-mère.

***
Était-ce l’implantation rassembleuse du comptoir ? Était-ce le
dévouement contagieux d’une humble religieuse ? Était-ce la jeu-
nesse charismatique du curé ? Les citoyens du petit village snobé
se découvraient lentement un autre visage. Certains s’étaient
rapprochés de l’église, allant jusqu’à participer plus régulière-
ment à ses célébrations. Jérôme se réjouissait de cette évolution.
Oui, Jérôme se réjouissait de ce que sa paroisse se tire lentement
de son dénuement. Il cherchait à multiplier les contacts avec les
paroissiens, à les visiter, les encourager ; mais quand il se retrouvait

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dans l’espace privé de son presbytère, il sombrait souvent dans une
sorte de nostalgie. Ce qui faisait dire à mademoiselle Gertrude :
— Tu as l’air de t’ennuyer, Jérôme. Quand tu es entouré de
tes paroissiens, tu sembles joyeux, mais quand tu rentres au
presbytère, on dirait que ce n’est plus pareil.
— Peut-être juste la fatigue qui prend le dessus.
Gertrude avait pourtant raison. Jérôme avait beau essayer de
se convaincre que son ministère lui seyait, qu’il en allait de sa
vocation de s’y consacrer pleinement, il ressentait néanmoins un
creux au fond de lui-même. Une soif inassouvie qu’il ne trouvait
pas comment combler dans ce milieu culturellement limité. Il
se retirait alors dans son bureau et cherchait quelque réconfort
dans les livres. Mais là encore, la littérature se faisait rare, les
livres qui auraient pu correspondre à ses préférences n’étaient
pas toujours à portée de main.
« On ne s’accomplit vraiment qu’en mettant ses talents au ser-
vice de ses semblables. » Une pensée qui infiltrait ses pensées,
dans ses moments de méditation surtout. Une pensée tenace
qu’il balayait habituellement en passant à autre chose. Mais ce
soir-là, alors qu’il éprouvait une certaine lassitude, cette pensée
s’imposait fermement. Il déposa alors le livre qu’il tenait entre
ses mains, s’installa confortablement dans son fauteuil et se
concentra expressément sur cette pensée.

« On ne s’accomplit vraiment qu’en mettant ses talents au service de


ses semblables. » Ouais ! Une belle phrase que je répète souvent autour
de moi, qui me donne un petit air de sagesse. Mais finalement, je me
demande si elle s’applique vraiment à moi. Est-ce vraiment dans la
ligne de mes talents, ce que je fais ici ? Des fois, j’ai l’impression de
jouer un rôle artificiel... de ne pas être vraiment moi-même à travers
ce monde-là... J’aurais voulu enseigner... mais enseigner à qui, à Saint-
Léonce ? Ah, pis ! J’étais appelé au sacerdoce ; il s’agit simplement de
continuer à chercher dans ma vocation les meilleures façons de servir
le Seigneur.

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14

L es années avaient passé. Jérôme occupait la cure de Saint-


Léonce depuis dix ans. Une décennie ! Étape propice au bilan.
Jérôme avait décidé de se retirer dans un chalet près d’un lac.
Une retraite pour réfléchir. Il n’avait inscrit qu’un seul élément
à l’ordre du jour : Faire le point sur mes dix ans de sacerdoce.
C’était le début de l’automne. La lumière du soleil se profilait
à travers les arbres encore pleins de leur feuillage coloré, proje-
tant leur ombre dans les eaux limpides du lac. La splendeur du
spectacle, la pureté de l’air, la quiétude du lieu, une oasis de paix
pour rasséréner l’âme.
Jérôme avait choisi d’habiter ce chalet à compter du lundi,
alors que la plupart des visiteurs avaient regagné leur domicile.
Il avait envie de solitude. Il avait besoin de flâner, de lire, de
méditer. Il anticipait aussi avec délice l’apéro qu’il dégusterait
en fin d’après-midi, le bon vin dont il arroserait son repas à la
brunante. Si Jérôme n’en faisait jamais abus, il savait néanmoins
que le spiritueux avait l’heur de stimuler la muse.
Faire le point sur ses dix ans de sacerdoce, seul élément à
l’ordre du jour, certes, mais qui devrait cependant se subdiviser
afin de réviser les différents aspects de son parcours sacerdotal.

***

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Ses débuts ministériels avaient été teintés de craintes et de
tâtonnements. Fraîchement sorti du séminaire, la tête bourrée
de grandes théories qu’il avait la ferme intention d’appliquer à
sa pastorale, Jérôme avait rapidement déchanté, constatant que
la réalité du quotidien ne correspondait pas nécessairement aux
mises en situation qu’il avait idéalement forgées.
D’emblée et en toute honnêteté, il devait maintenant recon-
naître que l’entrée en scène de sœur Claude-de-Jésus avait été, à
ses débuts, un atout majeur. Car même s’il avait lui-même sol-
licité sa collaboration, c’était bien grâce à sa créativité à elle que
la paroisse était lentement sortie de sa somnolence. Un processus
lent, certes, mais qui l’avait néanmoins gardé, lui, d’une trop
grande désillusion face à ses propres limites. Car la religieuse ne
s’était pas contentée d’instaurer le fameux comptoir populaire,
elle avait aussi mis sur pied nombre d’activités rassembleuses et
stimulantes avec les enfants et avec les adultes également. Petit
à petit, elle avait su créer une sorte d’apprivoisement, elle avait
su identifier les forces des villageois pour tirer profit de précieux
talents en latence. Ainsi avait-elle obtenu d’eux une collabora-
tion remarquable. Aidée de bénévoles, elle réunissait les enfants,
le samedi, dans la salle de récréation du couvent, pour les faire
bricoler, chanter, danser ou tout simplement s’amuser.
Jérôme n’en revenait pas de l’apport de cette humble reli-
gieuse. Il avait l’impression d’avoir découvert une source inépui-
sable de créativité. Une force qui avait effectivement suppléé à
sa propre faiblesse, se devait-il d’admettre en toute sincérité,
s’il voulait que l’examen de conscience soit honnête, lucide et
fructueux ; s’il voulait que cette pause soit un tremplin vers un
nouveau départ.
Un examen de conscience cependant douloureux, car Jérôme
constatait, avec crainte et tremblement, qu’il ne s’épanouissait
guère dans le ministère paroissial. Au contraire, il se trouvait
souvent démuni devant les problèmes auxquels il faisait face.

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Il n’avait qu’à repenser aux banalités qu’il s’entendait pronon-
cer en réponse aux aveux au confessionnal. Ces aveux qui lui
révélaient tares et déviances, ou encore peccadilles et scrupules
injustifiés, mais qui, dans un sens ou dans l’autre, auraient dû
apporter éclairage à son ministère, le baliser et l’orienter vers des
interventions plus efficaces.
Toutes ces fautes avouées qu’il devait absoudre, auxquelles il
devait appliquer la pénitence jugée appropriée :
— Mon père, je m’accuse d’avoir fait de mauvais touchers à
une femme qui n’était pas la mienne, cinq fois.
— Mon père, je m’accuse d’avoir pris des objets dans la grange
d’un voisin.
— Mon père, je m’accuse d’avoir eu de mauvaises ­pensées.
— Mon père, je m’accuse de m’être fait des touchers impurs,
trois fois.
— Mon père, je m’accuse d’avoir sacré, euh... plusieurs fois.
— Mon père, je m’accuse d’avoir menti à ma mère.
— Mon père, je m’accuse de m’être disputé avec mon frère.
— Mon père, je m’accuse d’avoir été gourmande.
— Mon père, je m’accuse...
Et autant d’aveux enrobés de formules propres à camoufler la
honte du pénitent. Mais il y avait aussi ce type d’aveu, insuppor-
table, qui déchirait l’âme du prêtre :
— Mon père, je m’accuse d’avoir fait de mauvaises choses avec
mon père... mon oncle... un monsieur...
Des voix d’enfants, des fillettes ou des garçons qui se croyaient
coupables de l’ignoble faute commise par des adultes sans ver-
gogne, qui souillaient leurs âmes et qui leur en faisaient porter
le poids.
Jérôme avait eu beau se leurrer en se disant qu’il était lié par le
secret de la confession, il le savait maintenant, l’excuse n’avait été
que faux-fuyant. Un faux-fuyant, alors qu’en fait, le confession-
nal lui dressait un portrait du troupeau dont il avait la charge,

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étalait sous son regard les problèmes qui rongeaient la vie de
tant de gens. Des gens qui auraient eu tellement besoin d’une
oreille attentive, d’une main tendue, de gestes concrets à leur res-
cousse. Le confessionnal qui aurait pu lui suggérer des lieux, des
organismes vers lesquels se tourner, des ressources susceptibles
de suppléer aux carences de son inexpérience, ou simplement
de son inaptitude à affronter de tels problèmes.
Mais Jérôme se perdait dans les dédales des consciences trou-
blées. Il se l’avouait maintenant, il y aurait eu bien des moyens de
s’attaquer aux tares qui affligeaient ces villageois sans enfreindre
le secret de la confession. Mais il n’avait su mieux faire que de se
plonger dans la prière, implorant Dieu pour qu’il se porte au
secours des pécheurs, des pauvres, des affligés de sa paroisse.

Il y aurait eu des moyens, mais je me sens tellement gauche. Prier,


prier... Je comprends de plus en plus que, finalement, Dieu n’a de
mains que celles des hommes et des femmes de bonne volonté. Je
découvre de plus en plus qu’Il n’intervient qu’à travers ceux et celles
qui ont à cœur d’accomplir ses œuvres.

Pourtant, face à ce désolant constat, il retournait à la prière.

Seigneur, je me sens perdu... inutile parfois. J’ai célébré des messes,


j’ai distribué des sacrements, j’ai visité des malades, j’ai accueilli des
personnes au presbytère... Mais il me semble que c’est si peu. Les gens
ne sont guère revenus vers toi pour autant. Ah, si ! Des choses se sont
améliorées, mais c’est bien sœur Claude-de-Jésus et son équipe qui
en sont les vrais artisans. Seigneur, aide-moi à découvrir en quoi et
comment je pourrais mieux te servir.

Puis Jérôme pensait au poids de sa solitude. Un poids qui


se faisait de plus en plus lourd à supporter. Oh ! Comme il avait
essayé de mater cette soif d’une vie partagée avec une conjointe.
Il se voyait au milieu de la trentaine, vibrant d’une libido jamais
assouvie, rêvant d’une rencontre pleinement assumée avec une

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femme. Une tentation que nulle prière n’avait encore réussi à
dompter. Une tentation à laquelle l’autogratification, de plus en
plus souvent répétée, n’offrait qu’un bien piètre substitut, tout
en ajoutant au fardeau de la culpabilité.
Il pensait à ce fameux célibat imposé. Un célibat dont il avait
jusque-là scrupuleusement observé les règles, mais qui se faisait
de plus en plus insoutenable, qui lui asséchait l’âme.

Pourquoi, Seigneur, ce célibat imposé ? Cette chasteté à laquelle ce


maudit célibat m’astreint, me torture et me déchire. Pourquoi cette
chasteté que je trouve cruelle ? Si seulement je peux encore nommer
cette privation « chasteté », alors que mon esprit est sans cesse hanté
par le désir de l’enfreindre. Pourquoi avoir doté l’être humain d’un
tel instinct, avoir enraciné en lui une telle soif, et avoir voulu que tes
prêtres en soient privés ? Est-ce que je serais un moins bon prêtre si
je cheminais avec une femme à mes côtés ? J’ai le sentiment qu’au
contraire, je te servirais avec un enthousiasme accru. Alors que main-
tenant, il me semble qu’une partie de mon être s’assèche, se flétrit.
Seigneur, anime-moi de ta force ; sinon, je ne pourrai poursuivre indé-
finiment cette route que tu as pourtant tracée pour moi...

Sa pensée se figea. Il resta là, inerte, comme en apesanteur.


Un moment d’éternité. Ou as-tu vraiment tracé cette route pour
moi, Seigneur ?
Voilà qu’au lieu de trouver réconfort dans sa prière, il s’enlisait
dans la détresse.

***
Jérôme le savait maintenant : il voulait quitter cet état de
vie. Mais tant d’obstacles se dressaient devant lui. Simplement
la douleur que sa laïcisation infligerait à sa mère ne serait-elle
pas un obstacle incontournable ? Et le sentiment d’échec, d’em-
barras... Lui, Jérôme Boutin, qui avait scandé, tout au long de
son enfance et de sa jeunesse, qu’il allait devenir prêtre, devrait

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maintenant avouer qu’il s’était trompé. Et s’il quittait cet état de
vie, qu’allait-il faire ? Quel genre de travail pourrait-il accomplir ?
Il n’avait d’autre formation professionnelle que celle liée à son
statut sacerdotal.
Puis Jérôme avait essayé de réviser les diverses dimensions
de son ministère, d’y chercher des aspects gratifiants. En vain !
L’obscur nuage de la chasteté les assombrissait tous. Non, il ne
trouvait pas dans le ministère sacerdotal de voies propices à son
accomplissement, à son plein é­ panouissement.

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15

L es quelques jours de retraite au chalet n’avaient pas néces-


sairement généré les bénéfices escomptés. Jérôme revenait dans
son presbytère tout aussi déprimé, sinon plus, qu’au début de
son congé. Il avait eu beau retourner les cartes dans tous les sens,
aucune avenue ne lui avait paru exempte d’embûches, aucune
n’ouvrait dans la pleine lumière.
Rester ou partir ? L’alternative effectivement encore trop
lourde d’incertitudes, de risques et d’aléas avait incité Jérôme à
laisser passer l’hiver avant de faire un choix. Il savait, en outre,
que Gertrude songeait sérieusement à se retirer dans un centre
pour personnes âgées. Il serait mal avisé, pensait-il, de l’im-
portuner avec ses craintes et ses incertitudes. C’était cependant
sous-estimer le flair intuitif de la chère ménagère.
Gertrude éprouvait, en effet, des problèmes de santé qui
réduisaient considérablement sa motricité. Si elle hésitait encore
à partir, c’était bien à cause de son attachement au presbytère,
qui était sa demeure depuis plus de quarante ans. Attachement
au lieu physique, certes, mais attachement psychologique aussi,
en raison de la place importante qu’elle avait toujours occupée
auprès des prêtres qu’elle avait servis. La seule présence de cette
femme d’un dévouement sans faille, d’un jugement sûr et éclairé,
avait toujours contribué à créer un climat de confiance et de

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sécurité dans la maison, et cela lui était douce gratification. Au
milieu des tribulations du quotidien, des hommes en soutane
trouvaient réconfort et apaisement auprès d’elle. Elle suppléait,
modestement certes, à l’absence féminine imposée à ces hommes
en raison de leur statut sacerdotal.
Mais c’était plus particulièrement avec Jérôme que mademoi-
selle Gertrude avait développé une relation spéciale, quasi mater-
nelle. Il était si jeune au moment de son arrivée qu’elle avait
naturellement ressenti le besoin d’entourer ce grand garçon,
tellement beau, tellement sympathique. Elle souriait à ses grands
discours passionnés, parfois échevelés, à ses nobles idéaux...
quelque peu naïfs. Il va bien finir par mûrir, se disait-elle.
Pour le jeune prêtre, cette femme forte, au cœur d’or, se faisait
une seconde mère. Elle avait toujours su l’accueillir, l’écouter, le
valoriser, l’encourager. Pas étonnant qu’après toutes ses années
auprès d’elle, la perspective de son départ obscurcisse encore
davantage l’horizon déjà embrumé du pauvre Jérôme.
Mais voilà qu’une nouvelle l’attendait à son retour du chalet.
Une nouvelle qui allait finalement contribuer à rebrasser les cartes.
— La secrétaire de l’évêché a téléphoné. Monseigneur aime-
rait te rencontrer.
— Ah oui  ? À quel sujet ?
Gertrude l’avait regardé avec un léger sourire.
— Tu n’en as vraiment aucune idée ? Tu ne penses pas qu’il
pourrait vouloir te confier un nouveau mandat ?
Jérôme la regarda, un moment silencieux, puis un filet de
lumière éclaira son visage. Ça réglerait mon dilemme. Gertrude
avait lu sa pensée.
— Comme tu n’as plus l’air vraiment heureux ici, ça pourrait
être un nouveau départ pour toi.
— Ouais ! Ça pourrait être intéressant.
— En tout cas, moi, ça me coûterait moins de quitter le pres-
bytère sachant que tu ne serais plus là. Sachant surtout que tu

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occuperais un poste certainement plus à la hauteur de tes talents.
Je partirais plus en paix.
— Il ne faut pas, non plus, vendre la peau de l’ours avant de
l’avoir tué. Je vais d’abord voir ce que Monseigneur a à me dire.

***
Une fois de plus, le flair de Gertrude avait eu raison. Jérôme
avait rencontré son évêque, qui lui avait effectivement proposé
une nouvelle cure.
— En fait, vous auriez la responsabilité de deux paroisses. Mais
soyez rassuré, vous seriez assisté dans chacune d’elles par une
très bonne équipe pastorale. Vous savez, les temps ont changé,
on dispose maintenant d’agentes de pastorale qui détiennent de
bons diplômes universitaires. Et croyez-moi, elles sont fières de
leurs responsabilités ; elles accomplissent un excellent boulot.
Elles savent créer des équipes de bénévoles pour les seconder,
des équipes qui en ratissent large, à part ça. Finalement, le prêtre
coordonne ces équipes et, bien entendu, il supervise leur travail
de manière qu’il n’y ait pas de dérives. En ce sens, son autorité
bien assumée est essentielle. Évidemment, le prêtre demeure le
seul responsable de la pratique sacramentelle ; mais encore là,
les équipes pastorales en assurent la majeure partie de la pré-
paration. Ce qui importe par-dessus tout, et j’insiste là-dessus,
c’est de voir à maintenir les équipes dans l’orthodoxie. C’est la
prérogative du prêtre que de s’en assurer.
Le discours de l’évêque se prolongea encore, étalant l’éventail
des responsabilités qu’il offrait à Jérôme, ne manquant surtout
pas de souligner les aspects gratifiants liés à l’exercice d’une telle
fonction. Ainsi avait-il conclu :
— Vous allez ressentir avec encore plus d’acuité la grandeur
et l’importance de votre sacerdoce. Je pense sin­cèrement que
vous le méritez bien après vos dix ans à Saint-Léonce. Oui, vous
méritez bien mieux que ça.

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Jérôme avait quitté son évêque tout à fait ragaillardi. Sponta-
nément, une prière lui était montée au cœur :

Mon Dieu, voilà que tu viens à ma rescousse. Voilà que tu réponds


à mes doutes, à mes hésitations. Pardonne ma fai­blesse et rends-moi
digne de l’honneur que tu me fais en me confiant de grandes respon-
sabilités. Tu éclaires ma voie, alors que je marchais dans les ténèbres.
Tu m’as laissé patauger dans mes hésitations pour mieux me relancer.
Maintenant, Seigneur, je veux te redire mon plein engagement à te
servir dans la noble voie sacerdotale. Tu m’as fait l’insigne honneur de
me choisir pour être prêtre, je veux donc en être digne. Or, je sais que
ton secours ne me fera jamais défaut. À moi de savoir user de discer-
nement pour saisir tes volontés. Seigneur, je t’en prie, fortifie-moi,
sois mon rempart.

***
Jérôme allait demeurer dans sa Gaspésie natale. Il serait désor-
mais à la tête des paroisses de Saint-David et Sainte-­Sophie.
Il avait été investi dans ses nouvelles fonctions au milieu de
grandes réjouissances. Les équipes paroissiales, dynamiques et
créatives, avaient effectivement organisé une belle fête en son
honneur. Elles avaient mis à profit des talents du milieu, dont
ceux des chœurs de chant, entre autres. Les enfants avaient aussi
participé. Dans les écoles, les élèves avaient offert des chants et
des mises en scène tout à fait candides et savoureuses. Bien sûr,
des discours de bienvenue avaient été adressés à Jérôme, par des
adultes et par des enfants. De quoi gonfler l’ego du prêtre, qui
se sentait maintenant porté par la ferveur de l’accueil, porté par
la foi que ses nouvelles ouailles projetaient sur lui.
Car paradoxalement, une renommée de pasteur créatif et
rassembleur l’avait précédé auprès de ses futurs paroissiens.
Comment cela s’expliquait-il ?
En fait, la réputation peu enviable qui, de tout temps, avait
stigmatisé le village de Saint-Léonce était légendaire dans toute

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la région et au-delà. Il y avait même eu, dans le passé, une équipe
de la télévision qui était débarquée dans le village afin de pro-
duire un documentaire. Une équipe qui, surtout, avait su abuser
de la bonne foi des gens en vue d’obtenir leur collaboration.
En effet, après avoir promis de mettre en valeur les qualités des
villageois et les efforts de certains pour bâtir un meilleur milieu
de vie, les producteurs du documentaire n’avaient retenu au
montage que des images avilissantes et des propos dénigrants.
Bref, on avait exagéré une situation déjà suffisamment déplo-
rable, au grand désarroi de ceux et celles qui avaient accordé leur
confiance à cette équipe. Une exagération qui avait suscité une
juste colère, voire un effet-choc qui avait stimulé des initiatives
au sein de la population pour prendre en charge son devenir et
s’extirper de la misère.
La remontée sociale, si lente et si fragile fût-elle au cours des
années de service de Jérôme auprès de la communauté, avait
été, elle aussi, largement exagérée. Or, à qui avait-on attribué
les mérites de cette remontée ? À la jeunesse et au dynamisme
de ce prêtre qui avait pris les rênes de la paroisse, refoulant ainsi
dans l’ombre l’ardeur créative de l’humble sœur Claude-de-
Jésus. C’était elle qui avait su aborder ces gens avec respect, avec
fine psychologie, de manière à les rendre acteurs de leur propre
délivrance. La prestance du prêtre avait occulté la modestie de
la religieuse.
Qu’elle fût méritée ou non, cette renommée qui avait si bien
promu la candidature de Jérôme et lui avait mérité l’honneur
inhérent à ses nouvelles fonctions allait lui insuffler un nouvel
élan. Il avait, en effet, de nouveaux défis et cela le stimulait
vivement. Mais ce qui gonflait encore son optimisme, c’était
que déjà, avant l’investiture officielle, il avait eu l’occasion de
s’entretenir avec les équipes actives dans les deux paroisses. Or,
à son grand bonheur, il avait pu découvrir le degré de forma-
tion spécialisée des agentes de pastorale, mais aussi les talents

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des ­nombreux bénévoles impliqués dans diverses activités
paroissiales. Il y avait des professionnels, des enseignants et
bien d’autres personnes qui, sans détenir de grands diplômes,
manifestaient débrouillardise et dévouement.
L’appétit intellectuel de Jérôme de même que sa soif de com-
munion des esprits allaient enfin être assouvis. Il le sentait déjà,
il pourrait discuter d’actualité, aborder des sujets culturels, lit-
téraires et quoi encore. Mais avant tout, il avait surtout envie de
s’entretenir avec ces femmes, agentes de pastorale, et de bâtir des
projets d’avenir avec elles. Dans son for intérieur, il savait qu’il
disposait désormais d’une équipe capable de penser et d’agir ;
capable de suppléer à ses lacunes quand il s’agissait d’opérer
concrètement sur le terrain.

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S i elles s’étaient contentées d’être créatives en animation


pastorale ! Mais voilà qu’elles se permettaient de critiquer son
approche sacramentelle, ses liturgies routinières... et même de
contester ses assises théologiques.

***
Dans chacune des deux paroisses, Saint-David et Sainte-So-
phie, les agentes de pastorale étaient en poste depuis quelques
années déjà et elles faisaient preuve d’un dynamisme remar-
quable. Mais surtout, elles jouissaient d’une grande autonomie.
Leur curé, au bord de la retraite, n’avait pas éprouvé la moindre
frustration à l’égard du leadership de ces femmes et des façons
innovantes qu’elles introduisaient. Au contraire, il s’était senti
délesté de lourds fardeaux qu’il ne pouvait plus guère assumer.
Mais Jérôme, lui, était jeune, vigoureux et fort orgueilleux
de son statut. Aussi était-il désireux de se prévaloir de l’auto-
rité inhérente à ses prérogatives sacerdotales. S’il s’était d’abord
réjoui d’être assisté d’équipes pastorales qualifiées, il n’avait
cependant pas anticipé tous les défis qu’il rencontrerait. Des
défis qui allaient parfois même remettre en cause les bases de
sa formation théologique acquise au Grand Séminaire, une
formation déphasée, semblait-il, par rapport à celle toujours en

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évolution dispensée dans les facultés de théologie des grandes
universités du Québec.
Alors qu’il s’était cru solidement en selle en accédant à ses
nouvelles fonctions, Jérôme allait progressivement, douloureu-
sement, constater qu’il était effectivement outillé d’un bagage
quelque peu périmé. Refusant de céder à la désillusion, il avait
d’abord essayé de défendre ses approches et ses pratiques, mais
les moyens pour les promouvoir s’amenuisaient au fil des
confrontations.
De bonne foi, les agentes de pastorale, Rachel et ­Jocelyne,
avaient sincèrement voulu en arriver à une collaboration pro-
ductive avec lui. Peine perdue, elles se retrouvaient désarçon-
nées quand, par exemple, elles l’entendaient s’en remettre aux
formules dogmatiques du fameux Catéchisme catholique pour
fonder sa pratique. Des formules anachroniques, véhiculant
pourtant la théologie sacramentelle et liturgique acquise au
Grand Séminaire ; ainsi s’était-il cru bien libéral et respectueux
de l’autonomie féminine quand il avait dit :
— Je compte sur toi, ma chère Rachel, pour trouver des
mots simples pour dire aux enfants le sens et la grandeur de la
transsubstantiation.
— La quoi ?!
— Bien oui, je sais que c’est un défi, mais il faut quand même
rendre le mystère accessible à ces petits qui se préparent à leur
première communion. Vous avez l’habitude de leur parler, de vous
mettre à leur portée. Vous êtes meilleures que moi pour le faire.
Les deux femmes avaient échangé des regards exaspérés. Si
elles s’étaient jusque-là abstenues de contestations trop expli-
cites, elles en arrivaient désormais à la conclusion qu’elles
devaient se faire entendre. Jocelyne avait pris la parole.
— Écoute, Jérôme, c’est le temps qu’on se parle franchement.
On n’en est plus à l’époque du sacrement « signe sensible institué
par Jésus-Christ pour nous donner la grâce » ou du truc de magie

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opéré par le prêtre qui a le pou­voir de transformer le pain et le
vin en chair et sang du Christ. Voyons donc !
— Mais l’Eucharistie...
— Bien justement, parlons-en, de l’Eucharistie ! Crois-tu vrai-
ment que Jésus, à ce moment ultime de sa vie, sachant très bien
que ses heures étaient comptées, ait eu comme principal souci
d’instituer l’Eucharistie pour qu’on puisse l’adorer pendant les
siècles à venir ? Ou ne crois-tu pas plu­tôt qu’il ait voulu inciter
ses disciples à reprendre le flambeau et à poursuivre son œuvre ?
Rachel avait renchéri :
— Voyons donc, Jérôme ! Pas besoin d’être un homme – que
dis-je ? – d’être un homme consacré, soi-disant doté de pouvoirs
surnaturels, pour faire mémoire de ce dernier repas de Jésus
avec les siens. Qui peut me dire, à moi, une femme, que je n’ai
pas le droit de faire mémoire du dernier repas de Jésus ? Veux-tu
le savoir, mon cher Jérôme ? J’en ai présidé, des Mémorial de la
Cène, et ce, à plusieurs reprises et dans différents milieux. Mais
d’abord, j’ai toujours scrupuleusement pris soin d’expliquer aux
participants et participantes le sens des symboles et des paroles
de l’événement et de bien faire comprendre que la célébration
était l’occasion de redire son engagement à la suite de Jésus. Oui,
l’occasion de s’engager, de prendre le relais de sa mission, de
promouvoir les idéaux qu’il a défendus. Bref, de poursuivre ses
œuvres dans le monde d’aujourd’hui et de défendre les causes de
justice qu’il défendrait s’il était physiquement parmi nous.
Et comme si ce n’était pas assez, Jocelyne ajouta encore :
— « Eucharistie » traduit l’expression grecque « rendre grâce »,
tandis que « mémorial » implique de se rappeler ce qu’il a fait
pour mieux prendre le relais.
Jérôme les écoutait, sidéré. Il les écoutait, mais était cependant
encore incapable d’appréhender toute la portée de leurs propos.
Sidéré d’entendre ces deux femmes se relayer en duo pour lui
livrer un vibrant discours de mise à jour. Elles continuaient,

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dissertant de tant d’approches nouvelles qui redéfinissaient les
pratiques cultuelles, liturgiques et sacramentelles ; les resituaient
dans le langage de la symbolique, et non du mystère dont on les
avait toujours occultées.
Jérôme avait bafouillé quelques répliques, tenté quelques
objections, mais visiblement vaincu par l’argumentaire trop
logique de ses interlocutrices, il avait dû battre en retraite. Visi-
blement humilié, il se taisait, immobile, regard tourné vers
le sol. Les deux femmes, quoique convaincues du nécessaire
déblocage qu’elles avaient entamé, compatissaient néanmoins
à son désarroi. Refusant de l’y abandonner, Rachel s’était alors
portée à sa rescousse.
— Jérôme, on ne demande pas mieux que de travailler avec
toi, mais on ne peut pas continuer à enseigner aux gens des
notions dépassées. Ils n’en veulent plus. Nos églises se vident
à une vitesse effarante. On a la chance d’entamer un nouveau
départ avec les enfants. Ne ratons pas cette chance, car elle ne
reviendra pas.
— Ouais ! Je me rends compte que... oui, vous avez reçu une
formation pas mal plus poussée que... Mais quand même, il faut
rester connecté avec l’évêque... On ne peut pas tout chambouler.
— Rachel a pourtant raison. Il faut avancer. Mais je suis
convaincue d’une chose, il ne faut pas attendre qu’on nous la
donne, cette permission d’avancer ; sinon, on est condamnés
à la stagnation. Il faut oser, innover, être créatifs. C’est la seule
façon de progresser.

***
Quand les deux femmes s’étaient retrouvées seules elles
avaient poursuivi la discussion :
— Jocelyne, je suis déçue. On avait pourtant mis beaucoup
d’espoir dans la venue de ce jeune prêtre dans nos communautés.
Finalement, on constate que plus ça change, plus c’est pareil.

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— Eh bien, Rachel, je ne suis pas aussi pessimiste. Je demeure
plutôt convaincue que Jérôme est loin d’être un esprit obtus.
C’est simplement qu’il n’est pas un gars de terrain. Comment
dire ? C’est un intellectuel et non un praticien. Oui, c’est ça, c’est
un intellectuel.
— En tout cas, c’est avec lui qu’il faut travailler et il fau­dra
faire preuve de doigté pour en arriver à une pratique pastorale
qui a du sens.
— Absolument ! Il faut éviter de se braquer, mais chercher
plutôt à prendre notre place dans la collaboration. Il faut trouver
une façon d’avancer sans toujours le faire se sentir déphasé. En
fait, il s’agit de discuter avec lui, de l’amener habilement à faire
partie de la solution.
— Tu as raison, ma chère Jocelyne. On y est peut-être allées
un peu trop brusquement, aujourd’hui.
— Et dire qu’il avait l’air si content de se retrouver avec notre
équipe !
— Ça se comprend, considérant d’où il arrive. On ne peut pas
dire que Saint-Léonce soit le milieu le plus stimulant du Québec.
Or, le fait qu’il y ait ici des agentes formées en milieu universitaire
a dû lui paraître stimulant. Tu comprends, la perspective de
pouvoir échanger intellectuellement... Sauf que ça ne fera pas
de lui une personne de terrain pour autant.
— Ouais ! Le côté positif, c’est bien qu’il soit un homme ave-
nant, plein de bonne volonté. À nous de faire marcher l’intuition
féminine et de tirer le meilleur de la situation.
Puis Rachel avait lancé en boutade :
— Un si bel homme ! Je me demande comment il a bien pu
aboutir dans le sacerdoce.

***
Jérôme, quant à lui, avait eu du mal à se ressaisir. Mais il
n’était pas question de se laisser abattre. Il avait « rechoisi » son

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s­ acerdoce au moment de sa nomination à la tête des deux
paroisses assignées par son évêque, il était donc déterminé à
assumer sa décision.

Il me faut aller de l’avant, mais comme c’est difficile ! J’ai l’impression


d’être assis entre deux chaises : d’un côté, les directives de mon évêque,
qui sont loin d’être progressistes ; de l’autre, le dynamisme foudroyant
de ces femmes... C’est clair qu’elles avancent sur la voie d’un essentiel
renouveau, qu’elles jouissent d’une solide formation. Moi, j’en suis
encore avec mes vieilles notions tellement conservatrices du Grand
Séminaire. Il faudrait bien me mettre à jour, mais quand ? Com-
ment ? Je ne peux tout de même pas recommencer mes études. Pour le
moment, je n’ai pas d’autre choix que de faire de la place à mes agentes
de pastorale. Mais comment y ajuster mon rôle de pasteur... de chef
de la communauté ?

Jérôme avait beaucoup réfléchi. Deux avenues s’ouvraient


devant lui. D’une part, il allait consulter ses collègues prêtres des
paroisses environnantes quant au mode de fonctionnement dans
leurs communautés ; d’autre part, il se proposait d’y aller avec
franchise dans ses rapports avec les agentes de pastorale quant
à la répartition des tâches. Il avait tout simplement décidé de
reconnaître en toute modestie les écarts qui les séparaient et de
leur accorder la latitude nécessaire pour qu’elles puissent accom-
plir leur travail de la façon la plus productive possible, en vue du
bien de la communauté. Oui, avait-il conclu, la franchise était
la seule voie d’assurer harmonieusement sa mission auprès des
fidèles. Il lui faudrait une bonne dose d’humilité, mais Jérôme
était un homme droit et consciencieux et il ferait ce qu’il devait.

***
— Bonjour, Jérôme. Content de te voir.
— Merci de m’accueillir, Frédéric.
— Viens t’asseoir, qu’on jase un peu.

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Jérôme avait contacté un ancien collègue du séminaire. Ils
étaient, à l’époque, des copains sans être de proches amis. Ils
s’étaient revus sporadiquement depuis le temps des études, mais
voilà qu’ils se retrouvaient maintenant curés de paroisses du
même district. Jérôme savait que Frédéric avait la fibre pastorale
naturellement affûtée. Il avait donc décidé de venir discuter de la
charge ministérielle qui leur incombait respectivement. Il était
surtout déterminé à y aller de franchise et d’honnêteté. Après
les préambules de circonstance, il avait abordé le sujet de front.
— Dis-moi, comment t’en tires-tu avec tes agentes de
pastorale ?
— Magnifiquement ! C’est une bénédiction de les avoir.
— Oui, mais tu ne trouves pas qu’elles veulent parfois occuper
plus de terrain qu’il ne leur en revient ?
— Qu’est-ce que tu entends par ça ?
— Je ne sais pas trop comment dire, mais elles arrivent avec
leurs nouvelles théories et elles ont l’air de vouloir tout chambou-
ler. Elles te regardent comme si tes façons de faire remontaient
au temps des dinosaures. C’est quoi, le rôle du curé là-dedans ?
— Écoute, Jérôme, je comprends ce que tu veux dire, mais
je t’assure que, de mon côté, ça ne me pose aucun pro­blème.
Elles arrivent avec un bagage universitaire à la fine pointe de
la théologie. Elles ont bénéficié de stages en pastorale sous une
guidance professionnelle impeccable. Wow ! Quelle chance pour
nos communautés ! Laissons-les agir. J’oserais même ajouter :
laissons-les nous instruire.
Frédéric continuait de vanter les avantages d’un tel apport
dans les communautés chrétiennes. Il percevait cependant l’effet
douloureux de son discours sur l’âme de son collègue. Les traits
crispés du visage de Jérôme ne mentaient pas.
— Jérôme, si je peux me permettre... On est bien différents,
toi et moi. Moi, dans l’exercice du ministère paroissial, je me sens
comme un poisson dans l’eau. Plus je suis entouré de personnes

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compétentes susceptibles de m’aider à améliorer ma pratique,
plus j’éprouve de satisfaction. Mais toi, Jérôme, tu es plus... je
dirais... tu es plus du genre intellectuel. Je l’avais déjà remarqué
au séminaire.
— Oui, mais je veux remplir ma mission de prêtre... de curé
le mieux possible. Je veux être à la hauteur de ma vocation.
Tu ne devrais peut-être même pas être curé. Frédéric avait
retenu cette réflexion qui lui avait sillonné l’esprit. Il n’en croyait
pas moins que Jérôme ne serait jamais vraiment à l’aise comme
pasteur. Il lui avait dit en souriant :
— Je t’aurais bien vu tenir le poste d’un de nos professeurs
au séminaire.
— Pour le moment, je suis curé. Il faut que j’apprenne à faire
mon boulot comme il se doit.
Les deux collègues avaient échangé encore longuement. Fré-
déric avait généreusement fait part de tous les trucs et de toutes
les astuces qu’il avait crus utiles à son compagnon. Jérôme avait
été attentif et réceptif. Il repartait avec la ferme volonté de mettre
en application les conseils de son collègue.
— Merci, Frédéric. Ça fait du bien d’échanger.
— Ne te gêne surtout pas de revenir.
— Oui, il y a d’autres sujets qu’on pourrait éventuellement
aborder.
— À ta guise ! Si on peut s’entraider, je ne demande pas mieux.

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À la recommandation de son médecin, afin de compléter ses


examens de routine, Jérôme s’était rendu au CLSC pour des
prises de sang. Il attendait, quelque peu nerveux – car il n’aimait
pas la « piqûre » – l’entrée de l’infirmière dans le local fermé où
on l’avait invité à s’asseoir.
La porte s’ouvrit.
— Bonjour, monsieur...
Elle s’arrêta, bouche bée...
— Mais c’est... Jérôme ?
Il la dévisageait, cherchant désespérément à mettre un nom
sur ce beau visage. Elle le regardait, souriait, hochant légèrement
la tête comme pour venir en aide à sa mémoire.
— Mais vous êtes... Attendez... quelque part à Montréal... dans
un restaurant... Votre nom, c’est...
— Laurence.
— Oui, Laurence. Quelle belle surprise de vous revoir ! Mais
comment pouvez-vous vous souvenir de moi, de mon nom ?
— Hum ! Il y a des visages et des noms qu’on n’oublie jamais.
Ça fait bien des années... Dix ans ? Quinze ans ?
— Il s’en est passé, des choses, durant toutes ces années.
Puis Laurence ajouta, esquissant un sourire coquin :
— Euh... je ne vois pas de col romain. Toujours prêtre ?

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— Oui, je suis prêtre. Mais le col romain, c’était au temps du
Grand Séminaire. Maintenant, je ne le porte que quand c’est
nécessaire, autrement... Mais toi, Laurence, qu’es-tu devenue ?
— Infirmière, de toute évidence ! Mais bien plus encore.
— Wow ! Dommage qu’on n’ait pas le temps de jaser un peu,
de faire le point sur toutes ces années écoulées.
— Pour le moment, j’ai une prise de sang à faire à un beau
jeune homme, ici, devant moi. Ensuite... hum... c’est presque
l’heure du dîner. On pourrait manger ensemble. Qu’en dis-tu ?
— Excellente idée !
Jérôme et Laurence s’étaient attablés dans un restaurant tout
près. Eh oui ! Ils avaient fait le point.
Jérôme avait alors appris que Laurence était en couple, mariée
depuis huit ans avec un professeur de cégep ; qu’elle avait un petit
garçon de cinq ans et une fillette de deux ans ; qu’elle menait une
vie relativement heureuse et qu’elle se plaisait beaucoup dans
sa profession.
Laurence avait appris que Jérôme avait été curé dans un
milieu défavorisé ; qu’il avait éprouvé certaines difficultés ; qu’il
avait traversé de sérieuses remises en question vocationnelles,
mais que maintenant, il avait une cure plus gratifiante ; qu’il
menait une vie relativement heureuse et qu’il était toujours en
quête d’accomplissement personnel.
Au moment de se séparer, Jérôme avait osé...
— Écoute, Laurence, il me semble qu’on aurait encore bien
des choses à se dire.
— Tu me prends les mots de la bouche, mon cher Jérôme. Il ne
reste qu’à préciser où et quand.
— Pourquoi pas chez moi ? On serait plus à l’aise pour
échanger.

***
Jérôme habitait seul dans sa maison-presbytère. Au Québec,
à cette époque-là, il devenait de plus en plus fréquent que les

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presbytères traditionnels, ces immenses manoirs qui, historique-
ment, n’avaient servi à abriter que quelques personnes – le curé,
le vicaire et la servante – soient recyclés en centres communau-
taires multifonctionnels. La plupart des curés emménageaient
dès lors dans des maisons de taille modérée, comparables à celles
des citoyens ordinaires. La maison de Jérôme était de cet acabit.
Au rez-de-chaussée, cuisine, salle à manger, salon, bureau et salle
d’eau ; à l’étage, quatre chambres à coucher et salle de bain. Une
femme, ménagère et cuisinière, venait une fois par semaine faire
l’entretien de la maison et cuisiner des mets pour consommation
immédiate et à long terme.
Laurence avait profité d’un après-midi de congé pour se
rendre chez Jérôme. Le prêtre l’avait accueillie, simplement vêtu
d’un jean et d’un tee-shirt, un habillement subtilement choisi qui
abolissait cette distance un jour imposée par le col romain. Lau-
rence, elle, revêtait une blouse satinée rose et une jupe ample au
mollet, une tenue sobre qui, toutefois, ne dissimulait en rien son
charme et son élégance. Le sourire lumineux qui irradiait de son
visage à peine maquillé avait d’emblée réjoui le cœur de son hôte.
Jérôme allait-il avouer qu’il était hanté par le visage de la belle
infirmière depuis sa visite au CLSC ? Certes non ! Pourvu qu’il
ne soit pas trahi par sa joyeuse fébrilité ; pourvu qu’il contrôle le
débit de ses paroles, le rythme de ses gestes ; pourvu que l’aveu
ne se passe de paroles.
Il l’avait invitée à prendre place dans un fauteuil face au sien.
Puis il y était allé de cette suggestion... toute réfléchie d’avance,
dans la mesure où l’ambiance le permettrait :
— Pourquoi pas un petit mousseux pour marquer nos
retrouvailles ?
— Tout à fait de mise ! Je ne résiste pas.
Décidément, cette spontanéité de Laurence, sans faire
ombrage à sa dignité, répandait chaleur et simplicité. Un air
réjouissant flottait dans la pièce. Jérôme se sentait heureux.

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Le prêtre et l’infirmière avaient d’abord causé de choses et
d’autres, de quoi combler les premiers moments de la visite. Mais
ni l’un ni l’autre n’étaient dupes. Laurence, plus spontanée, mais
également persuadée de dire des paroles qui seyaient aux deux,
admit sans ambages :
— Écoute, Jérôme, je ne te cacherai pas que je suis vraiment
heureuse de t’avoir retrouvé.
Encouragé par cet aveu, Jérôme en oublia sa retenue :
— Facile de voir que je partage ce sentiment. Je dirais même
que les images, comme on dit, tournent en boucle dans ma tête
depuis notre rencontre au CLSC.
Et Laurence d’en rajouter :
— Eh bien ! Inutile de jouer à faire semblant, ton visage m’est
resté en mémoire depuis notre première rencontre au temps de
nos études à Montréal.
Puis elle dit en riant :
— Je t’assure que si tu ne t’étais pas destiné à la prêtrise,
j’aurais sûrement tenté ma chance. Je te revois aujourd’hui et
j’avoue que je te trouve aussi, sinon plus, séduisant qu’à l’époque.
Non, Laurence n’était pas femme à faire semblant. Cette
franche simplicité avait ébranlé la toute naturelle réserve de
Jérôme. Il s’en voulut alors de ne trouver mieux à bafouiller :
— Mais tout de même, ça va avec ton conjoint... euh, com­
ment s’appelle-t-il ?
— Mathieu. Oui, ça va... ça va. On s’aime bien... nous avons
deux enfants... On fait ce qu’il faut pour que ça marche, mais...
ce n’est pas le grand amour.
Jérôme était profondément remué. Lui, secondaire de tempé-
rament, qui avait besoin d’écouter, d’analyser, d’assi­miler... voilà
que tout se bousculait dans sa tête. Alors qu’il pensait trouver
un rempart contre la tentation qui l’assaillait dans la stabilité
de l’union de Laurence et de son conjoint – le temps de réflé-
chir, quoi ! –, il y trouvait plutôt une faille par où elle semblait
­l’inviter à se faufiler. Mais l’interdit se dressait encore fermement.

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­ ésister. Encore résister. Il n’avait, une fois de plus, trouvé mieux
R
à dire que cette banale réplique :
— Mais avec le temps, tout peut s’améliorer, non ?
— Hum ! Avec le temps, c’est justement la routine qui s’est
installée. Ah ! Je ne dis pas que ça va mal entre Mathieu et moi,
je dis simplement que la passion n’y est pas.
— ...
— Puis je considère qu’à mon âge, la passion a encore son
importance. Qu’en penses-tu ?
Jérôme la regardait, l’écoutait... et il sentait s’éveiller en lui
cette passion qu’elle évoquait justement. Que dire ? Que faire ?
Rien ! Il se terrait dans le silence. Un silence qui s’imposa à tous
les deux pendant un long moment. Un silence qui, néanmoins,
se faisait trop éloquent. Qui devenait trahison. Elle, lui, tous les
deux avaient compris.
Il tendit le bras vers elle. Elle se leva, vint à sa rencontre. Il la
regarda, figé, confus, puis balbutia :
— Laurence... je vis un coup de foudre.
Était-ce pudeur ? Était-ce dignité ? Ni l’un ni l’autre n’osa fran-
chir la barrière encore dressée.

***
Trop tard ! Jérôme se retrouvait maintenant sous l’emprise
d’insoutenables tourments. Il avait combattu durant toutes ces
années les affres de la chasteté. Il avait tenu ferme, convaincu
que le choix du sacerdoce imposait aussi le choix de l’abstinence.
Oh ! Il avait certes connu la tentation, mais au désir brûlant de la
copulation, il avait tant de fois substitué l’autoérotisme.
Cette fois, il le sentait bien, plus rien n’était pareil. Si ! Il dési-
rait sexuellement cette femme. Mais le désir sexuel s’ins­crivait
dans une soif de pleine communion à la personne de Laurence.
La consommation en serait alors le couronnement.
Jérôme ne pouvait plus, ne voulait plus résister à cette pulsion
naturelle de l’amour.

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18

S ix mois s’étaient écoulés depuis cette fameuse rencontre au


CLSC. Jérôme et Laurence se retrouvaient aussi souvent que
leur agenda le leur permettait. Ils vivaient leur amour passion-
nel à l’abri des regards, cependant dans l’angoisse d’être à tout
moment démasqués.
Il avait brisé le lien de chasteté imposé par son sacerdoce.
Elle avait brisé le lien de fidélité imposé par son mariage.

***
Jérôme avait connu la tempête. Sa conscience avait été vive-
ment secouée par de tumultueuses bourrasques. Cependant inca-
pable de faire marche arrière, il était désormais sous le joug de
la passion amoureuse.
Jérôme et Laurence avaient maintes fois discuté de la com-
plexité de leur relation ; avaient abordé les difficultés inhérentes à
sa poursuite ; l’avaient considérée sous toutes ses coutures, mais
sans jamais envisager la rupture comme issue probable.
Jérôme incarnait habituellement le rôle d’éveilleur
de conscience, qui étalait les obstacles à la poursuite de cette
relation clandestine ; Laurence incarnait le rôle de la modéra-
trice, qui y trouvait légitimation et suscitait apaisement. Comme
si Jérôme s’assurait de soumettre tout obstacle au tribunal de

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Laurence, confiant qu’elle saurait le démolir dans un argumen-
taire sans faille. Comme si Jérôme avait voulu laver son âme de
toute souillure, soulager sa conscience de tout scrupule, mais
surtout libérer sa passion de toute entrave. Cette passion, la plus
vive éprouvée à ce jour. Cette passion dont il ne voulait plus se
détacher.
Au fil des jours, Jérôme en était donc venu à assumer avec une
relative sérénité le choix d’avoir intégré cette relation amoureuse
à sa vie sacerdotale. Mais l’absolution dont il bénéficiait, celle
de son amoureuse, revêtait-elle toute garantie d’impunité ? La
complice pouvait-elle se faire agente du pardon ?
Jérôme avait eu beau endosser la justesse des arguments de
Laurence, il ne serait pleinement rassuré qu’absout par une
personne dûment mandatée.

***
— Frédéric, j’aime les échanges que nous avons depuis notre
première rencontre, j’aime surtout la complicité que nous avons
développée. C’est intéressant de pouvoir confronter ses idées
avec quelqu’un qui a reçu la même formation de base et qui a les
mêmes référents. Pourtant, quand nous étions au Grand Sémi-
naire, rien ne laissait présager que nous pourrions éventuellement
être à ce point sur la même longueur d’onde.
— Ouf ! Heureusement, on a fait du chemin depuis le Grand
Séminaire. La vraie vie s’est chargée de nous remettre sur les rails.
— En tout cas, elle a bouffé bon nombre de nos illusions.
— Elle nous a surtout fait découvrir que nous avons plus de
connivences que de différences.
— Ça devient de plus en plus important pour moi. Ça me fait
tellement de bien de pouvoir parler de ce que nous vivons dans
notre état de vie, notre fameuse « vie ­consacrée ».
— Ça relativise et ça favorise le discernement, mais sur­tout,
ça permet de prendre des distances.

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— Parlant de discernement, aujourd’hui, mon cher ami, j’ai
quelque chose de bien particulier à soumettre à ta sagesse. Es-tu
d’attaque ?
— Toujours ! Je t’écoute.
Jérôme inclina la tête, fit un moment de silence, puis, après
une bonne respiration, lança :
— Je n’irai pas par quatre chemins... je suis en amour, en
amour par-dessus la tête.
— Si je te disais que j’avais deviné ?
— Ah oui  ?
— Ben, voyons ! Pour l’œil averti, ça transpire. Je dis bien : pour
l’œil averti.
— Difficile de dissimuler un sentiment aussi vibrant...
— Jérôme, je me réjouis de tout cœur avec toi. Pourvu
qu’elle... comment s’appelle-t-elle, déjà ?
— Laurence.
— ... pourvu que Laurence partage tes sentiments, bien
évidemment.
— Tu veux dire que...
— Je veux dire que tu vis une situation normale. Et si tu per-
mets, je vais prendre le temps de te dire tout ce que je pense de
ce genre de situation. Mais d’abord, quelques préambules, dont
le premier : moi aussi, je suis en amour.
Jérôme ne put retenir un regard d’étonnement. Frédéric eut
un éclat de rire.
— Ok, Jérôme, je sais ce que tu penses : Toi, un homo, en
amour ? Parce que, oui, c’est vrai, je suis homosexuel, et je sais
pertinemment que lorsqu’un homme est homosexuel, il aurait
beau vouloir le camoufler, il est immanquablement démasqué
par son entourage. Mais te surprendrais-je si je te disais que les
homosexuels ont les mêmes besoins d’amour érotique que les
hétéros ?
— ...

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— Voilà ! Je vis une relation amoureuse, dans la discrétion.
Une relation amoureuse ordonnée, mais qui m’épanouit énor-
mément et qui me rend tellement plus humain à l’égard des
gens qui font partie de ma cure ou de tous ceux que je côtoie,
tout simplement.
— Alors, tu es heureux...
— Oh si ! Je suis heureux ! Et sache, mon ami, que je ne m’en
confesse pas.
— ...
— Surpris ? Pourquoi je me confesserais d’aimer et d’être
heureux ?
— Deuxième préambule ?
— Le voici ! Si moi, je ne m’en confesse pas, nous savons très
bien, toi et moi, que plusieurs prêtres s’en confessent. En consé-
quence, nous savons très bien qu’il n’y a pas que toi et moi qui
avons dérogé à la fameuse chasteté. Oui, cette fameuse chasteté
qui vient en prime avec le célibat sacerdotal. Tu n’es pas sans
avoir remarqué également ces prêtres de passage qui choisissent
de se confesser à un prêtre hors de leur patelin. Et pour cause !
Or, pour en avoir discuté avec d’autres prêtres – oui, oui, je l’ai
fait ! – et pour m’être renseigné de diverses manières, j’en arrive
au constat que les prêtres abstinents ne forment vraiment pas
la majorité. Au contraire !
— Ouais ! Sacrée chasteté ! Ce n’est pas tenable.
— Tu as parfaitement raison, ce n’est pas tenable. Et tu sais
pourquoi ce n’est pas tenable ?
— ... ?
— Parce que c’est contre nature ! Or, personne n’est tenu de
s’astreindre à ce qui est contre nature. C’est d’une logique impla-
cable, non ?
— Tu as absolument raison.
— La pulsion sexuelle est d’une force telle que la réprimer de
façon catégorique et sans concession – surtout pour un homme

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– risque de causer plus de tort que de bien à celui qui tente de
l’étouffer. Ce qui risque alors de se répercuter dans ses relations
avec les autres, de les altérer même. Rien comme l’épanouisse-
ment personnel pour devenir un bon serviteur, n’est-ce pas ?
Or, ce qui génère la vie et qui fait de toi un meilleur serviteur ne
peut pas être mauvais.
— La force sexuelle étouffée peut effectivement avoir un effet
d’assèchement, j’en conviens. Tu te souviens de notre vieux pro-
fesseur, le père Dubreuil, qui nous a tellement radoté qu’il avait
toujours observé son vœu de chasteté. Il nous parlait même de
femmes qui lui avaient fait des propositions au confessionnal. Or,
c’était l’homme le plus aride, le plus aigri du corps professoral.
Sans parler de la scandaleuse misogynie qui transpirait de tous
ses discours. Au lieu d’édifier ses étudiants, il les repoussait.
Aucun n’avait envie d’imiter sa « vertu ». Au contraire, les étu-
diants le ridiculisaient allègrement.
— Je m’en souviens trop bien. Et quelle vertu asséchée, en
effet !
— Tu sais que quelques étudiants, qui avaient fini par en avoir
marre de ses élucubrations, avaient fait des plaintes auprès de la
direction du séminaire ?
— Non, je ne le savais pas. C’est pour ça qu’à un moment
donné, on ne le voyait plus.
— Oui, la direction l’avait discrètement muté à d’autres
fonctions.
— Mais pour en revenir à notre « chasteté », un ex-­collègue,
qui a quitté le sacerdoce et qui est maintenant marié, avait eu
cette formule extrêmement forte pour la qualifier : « Imposer la
chasteté, c’est cruel ! »
Jérôme afficha un large sourire. La détente s’installait.
— J’ai l’impression que tu es en train de jeter un faisceau de
lumière sur ce qui était en latence dans mon esprit. Ou, pour le dire
plus simplement, tu mets des mots sur ce que je pense vraiment.

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— Mais tu auras évidemment compris que je rejette catégo-
riquement toute déviance, tout abus.
— Bien sûr !
— La relation sexuelle consensuelle n’a rien à voir avec la
pédophilie ou quelque abus que ce soit. D’ailleurs, l’abolition
du célibat réduirait sûrement bon nombre d’abus.
— De toute façon, le célibat sacerdotal arrive tardivement
dans l’histoire de l’Église.
— Quelque part autour du xie ou xiie siècle, si je ne m’abuse.
— Et tu sais pourquoi on l’a imposé ?
— ...
— Ce sont des préoccupations d’ordre monétaire, bien
enrobées sous de faux prétextes théologiques, qui l’ont motivé.
En fait, l’assistance financière de l’Église accordée au prêtre
marié risquait de passer à ses héritiers et, de ce fait, d’appauvrir
l’Institution.
— Hum ! Très édifiant. Mais pour en revenir au fameux céli-
bat, Vatican II avait semé tellement d’espoir. On croyait en une
véritable ouverture prochaine ; finalement, les années ont passé et
rien n’a changé. Tant de prêtres déçus ont alors quitté le navire.
— Mais au sujet de tes amours, c’est quand même important
de prendre en considération le conjoint de ta bien-­aimée. Qu’en
est-il ? Est-ce que c’est destructeur pour lui ?
Jérôme informa son ami de la relation cahoteuse entre Lau-
rence et Mathieu. Laurence était même convaincue, précisa-t-il,
que Mathieu entretenait lui aussi une aventure à l’extérieur du
foyer.
— Mais toi, tu n’as pas l’intention de quitter le sacerdoce pour
cohabiter avec elle ?
— Absolument pas ! De son côté, elle est bien consciente que
le statu quo est nécessaire pour la stabilité de ses jeunes enfants.
Et de mon côté, je ne me vois pas emménager avec une femme
qui a déjà deux bambins. C’est sûr que j’aurais aimé ça avoir

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des enfants, mais les miens, pas ceux d’un autre. Mais au-delà
de ce motif, je veux demeurer prêtre. Oui, j’ai vécu une période
de turbulence, j’ai connu des doutes, mais maintenant, j’ai refait
mon choix et je compte bien l’assumer.
— Dans ce cas, mon ami, je prends à cœur mon rôle de
confesseur. Je t’absous et te donne comme pénitence de prendre
au moins cinq jours pour réfléchir en quoi ta relation amoureuse
va faire de toi un meilleur serviteur.
Ils éclatèrent d’un rire joyeux. L’ambiance se faisait sereine.
— Trêve de plaisanteries, Frédéric, notre discussion me fait
du bien. Elle contribue à clarifier mes idées, à confirmer ce que
je pensais, tout simplement. Car je n’avais pas vraiment de réels
troubles de conscience. Ou, pour employer une vieille formule, je
ne me sentais pas en état de péché mortel. Mais tu es sûrement
d’accord que lorsqu’on vit une expérience aussi forte, ça devient
un besoin vital de l’exprimer, de la partager avec quelqu’un qui
peut comprendre et en qui on a confiance.
Jérôme était reparti tout à fait rasséréné.

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19

J ocelyne et Rachel devaient rencontrer Jérôme pour la prépa-


ration sacramentelle des enfants de troisième année qui allaient
recevoir le sacrement du pardon et faire leur première commu-
nion. Les deux agentes de pastorale avaient déjà minutieusement
structuré l’ensemble de la démarche avant de se présenter au
prêtre. Elles repassaient une dernière fois la préparation avant
la rencontre. Rachel avait dit :
— Je pense que c’est pas mal complet. Jérôme devrait être
satisfait.
— Il s’habitue à notre façon de travailler.
— Heureusement, il commence à lâcher prise.
Jérôme avait progressivement accepté de laisser les agentes de
pastorale travailler à leur guise. En avait-il eu le choix ? L’ajus-
tement avait, à l’occasion, suscité quelques frustrations de part
et d’autre, mais elles s’étaient fermement opposées à tout recul
par rapport aux approches nouvelles déjà implantées dans
le milieu. D’ailleurs, ces agentes de pastorale ne faisaient pas
cavalier seul ; elles étaient secondées par toute une équipe de
parents et de bénévoles, et la préparation sacramentelle se faisait
en collaboration avec cette équipe. Les agentes organisaient
des rencontres collectives avec les parents, mais allaient aussi
à domicile.

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Rachel et Jocelyne avaient particulièrement insisté sur l’im-
portance d’une formule adaptée pour le sacrement du pardon,
en raison de la vulnérabilité des jeunes consciences. Elles savaient
cependant que Jérôme n’avait qu’une vague idée de l’approche
qu’elles préconisaient. Pour l’apprivoiser, elles avaient astu-
cieusement préparé une petite mise en scène teintée d’humour.
Petite mise en scène introduite d’abord par une légère flatterie,
assortie de sourires charmeurs et d’une gestuelle adaptée. Joce-
lyne avait dit :
— Jérôme, tu es tellement gentil avec tout le monde, je ne
doute pas que tu le seras tout autant avec les enfants qui vien-
dront te rencontrer pour le sacrement du pardon.
— Pourquoi voudrais-je donc les effrayer ?
Voilà, il se prêtait au jeu. Jocelyne poursuivit :
— Supposons que je suis une petite fille de huit ans qui se
présente devant toi. Je n’ai vraiment pas commis de fautes irrépa-
rables, mais j’ai eu, à l’occasion, des comportements... euh, disons
pas toujours gentils, une série de peccadilles, disons. Je ne saurais
pas exactement comment les avouer, mais je serais terriblement
intimidée si tu commençais à fouiller dans ma conscience afin
de me les faire accuser.
Jérôme avait souri. Avec une note de fausse naïveté, il avait
adopté le ton et ainsi permis à la pédagogue de poursuivre sa
leçon :
— Comment alors en arriver à leur faire confesser leurs
péchés ?
— Ne t’en fais pas, nous les aurons pratiqués d’avance.
— Ah oui ! Explique, je t’en prie.
— Plus sérieusement, nous tâchons d’amener les petits à
distinguer les attitudes et les comportements qui favorisent une
ambiance plus harmonieuse dans leurs familles, à l’école, avec
leurs amis. Nous essayons de leur montrer comment ils peuvent
devenir meilleurs et, pour ce faire, nous les entraînons à réfléchir

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sur ce qu’ils pourraient changer ou améliorer pour y arriver.
Ainsi, au lieu d’alourdir le poids de la culpabilité, comme c’était
trop souvent le cas autrefois, on les aligne sur des voies propices
à une saine croissance.
— Un genre d’examen de conscience, en réalité.
— Précisément ! Et quand tu les reçois individuellement, tu
continues le dialogue en ce sens.
— Et pour pénitence ? Je leur fais faire un chemin de croix ?
— Exactement ! Tu as tout compris.
Jérôme se prêtait, une fois encore et de bon gré, s­ emblait-il, à
ces petites comédies auxquelles le soumettaient régulièrement
ses compagnes de travail.
Mais...

***
Quand elles s’étaient retrouvées seules , les deux femmes
avaient poursuivi l’échange :
— Pauvre Jérôme ! Un si bon gars, plein de bonne volonté, mais
c’est quand même difficile pour lui de prendre le virage.
— J’ai l’impression qu’il est dépassé par toutes ces nouveautés
en pastorale. Pour le dire franchement, Rachel, je suis d’avis
qu’il n’est tout simplement pas fait pour être pas­teur. Je ne sais
pas trop comment l’expliquer, mais on dirait qu’il plane dans
d’autres sphères.
— Heureusement qu’il n’est pas au courant de l’expérience
que j’ai vécue auprès d’un malade en phase terminale, la semaine
dernière. Il serait aux abois.
— Raconte-moi donc !
— Comme tu le sais, je consacre une journée par semaine au
Centre Sacré-Cœur pour les personnes en perte d’autonomie.
Or, il y avait là un homme âgé du nom de Réginald, qui n’était
vraiment pas commode. En fait, il avait le don d’horripiler tout
le personnel autant par ses remarques mes­quines que par ses

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gestes brusques. Son comportement devenait de plus en plus
intolérable, mais, comme on le savait proche de la fin, on incitait
tout le monde à la patience. C’est alors que j’ai commencé à le
visiter. Je te fais un petit résumé de ma première visite.

— Bonjour, monsieur Réginald.


Un regard torve pour toute réponse.
— Comment allez-vous aujourd’hui ?
— Mal ! (Assaisonné de quelques jurons.)
— Vous permettez que je m’assoie un peu près de votre lit ?
— Assois-toi par terre, si tu veux.
— Ouais, monsieur Réginald, je vois que vous n’êtes pas de bonne
humeur. Vous pouvez me dire ce qui vous écœure, si ça vous tente.
— Tu veux savoir ce qui m’écœure ? Tu vas le savoir.
— Certainement ! Je vous écoute.

— Voilà, ma chère Jocelyne, qu’une écluse s’est ouverte. Il a


commencé par se plaindre de tous les services de la résidence. J’ai
simplement écouté en encourageant le flot de ses récriminations
par de petites remarques égrenées ici et là, du genre : – Ça vous
irrite, ces comportements-là. – Vous en avez assez de vous faire
parler comme ça. – Vous auriez parfois envie de leur cracher tout
ce que vous avez sur le cœur. – Vous souffrez de ne pas pouvoir vous
lever, de ne pas pouvoir faire les choses par vous-même. – Etc.
— En fait, Rachel, tu as appliqué la fameuse méthode de
l’écoute active.
— Exactement ! Tellement efficace ! Chacune de mes petites
interventions, que je veillais à placer minutieu­sement au bon
endroit, était l’occasion d’une véritable décharge. Ça a duré une
bonne demi-heure. Et veux-tu savoir la conclusion ?
— Vas-y !
— Quand il a eu fini de déballer tout son venin, il s’est tu
pendant un bon moment. J’ai bien pris soin de ne pas rompre
le silence. J’ai simplement posé très légèrement ma main sur son

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bras. J’avais senti, à ce moment-là, que je pouvais le faire. Puis à
peine audible, il a laissé échapper : – Ah pis ! J’imagine qu’ils font
ce qu’ils peuvent. Il était visiblement épuisé. Je gardais ma main
sur son bras. J’avais l’impression de lui infuser un brin de paix.
Alors, je me suis levée lentement, je me suis légèrement penchée
vers lui et je lui ai dit : – Je vais repasser vous voir. Et je me suis
retirée sur la pointe des pieds.
— Et tu y es retournée ?
— Oui. Pour te faire une longue histoire courte, je vais
te résumer la suite. J’y suis retournée, non pas une fois par
semaine, mais chaque jour, parce que je sentais qu’il n’en avait
pas pour bien longtemps et que je ne pouvais pas me permettre
de l’échapper, si je peux m’exprimer ainsi. Au cours des visites
subséquentes, avec la même approche, celle que tu appelles
« écoute active », tranquillement, je l’ai amené à se raconter.
Crois-le ou non, il m’a, un peu chaque jour, déballé sa vie. Pas
nécessairement en ordre chronologique, les épisodes s’entremê-
laient souvent. Une vie de bandit, tout simplement ! Rien qu’il n’a
pas fait. Voler, trafiquer, maltraiter ses enfants, il s’est battu dans
les bars. Il serait même indirectement responsable de la mort
d’un homme au temps de sa jeunesse. Je te fais grâce des détails,
car la liste a été longue. Mais j’accueillais tout et l’encourageais
toujours à poursuivre, avec des paroles bienveillantes exemptes
de jugement. Or, je sentais que son agressivité baissait un peu
chaque jour. Même que les dernières fois où je me suis pré-
sentée à son chevet, il me recevait avec un léger sourire. Même
les membres du personnel ne le recon­naissaient plus. Je leur ai
simplement suggéré d’être très discrets, de ne pas lui poser de
questions ; bref, de le laisser tranquille.
Jocelyne écoutait, pendue aux lèvres de sa compagne.
— Et maintenant, le plus bel épisode ! Quand je me suis
présentée près de lui, ce jour-là, il était calme, mais très affai­bli.
J’ai simplement dit bonjour sans rien ajouter. Je sentais que je

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devais lui laisser l’initiative de la parole. Or, voici ce qu’il m’a dit,
essoufflé, dans un lent débit de phrases entrecoupées :

— Je sens que ça achève. Ouais, ça ne sera plus long... je vais mourir...


Je ne peux pas dire que je suis fier de ma vie. Une vie de trimpe...
Un bandit, c’est ça que j’ai été. J’ai ben l’impression que je m’en vais
directement chez le diable.

Alors là, j’ai senti que c’était le temps d’intervenir, de dire ce que
j’avais d’ailleurs préparé depuis un bon moment.

— Monsieur Réginald, croyez-vous en Dieu ?


— Bah ! J’ai certainement pas l’impression qu’il va vou­loir de moi
en haut-là, de toute façon.
— Regrettez-vous la vie que vous avez menée ?
— Ah, ma p’tite fille ! Si je pouvais seulement la recommencer !
— Monsieur Réginald, écoutez bien ce que je vais raconter. Interdit
de m’interrompre avant que j’aie fini ce que j’ai à vous dire.
Il m’a regardée avec un petit sourire.
— Je suis d’accord avec vous pour dire que vous n’avez pas mené une
vie exemplaire. Mais là, vous avez fait un genre de révision de votre
vie, un examen de conscience, comme on disait avant. En plus, vous
avez du remords, du regret. Si vous aviez une seconde chance, vous
feriez autrement. Eh bien, je peux vous dire que Jésus a côtoyé des
gars qui n’avaient pas fait une meilleure vie que vous. Il a mangé avec
certains d’entre eux. Puis, quand il voyait que ces gens-là regrettaient
sincèrement leurs bêtises et qu’ils étaient prêts à changer de vie, vous
savez ce qu’il leur disait : « Va en paix, tes péchés te sont pardonnés. »
Je me suis tue un bon moment et je l’ai laissé réfléchir à ça.
Puis je lui ai pris la main, j’ai légèrement posé mon autre main
sur son front et j’ai doucement repris :
— Monsieur Réginald, la compassion de Jésus n’est pas différente
aujourd’hui de ce qu’elle l’était autrefois, quand il était sur la terre.

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En son nom, je vous dis : Vos péchés sont pardonnés. Laissez-vous
aller dans la paix. Mourez en paix. Il va vous accueillir dès que vous
traverserez le seuil de la mort, qui vous mène dans l’autre vie.
Je suis restée là sans bouger. Jocelyne, je te le jure, j’ai vu les
traits de son visage se décontracter petit à petit, puis j’ai vu des
larmes perler de ses yeux. Il ne bougeait pas, je ne bougeais
pas. Au bout de quelques minutes, il s’est endormi. J’ai tout
doucement retiré mes mains et je suis sortie de la chambre. Le
lendemain, quand je suis retournée, on m’a dit qu’il était tombé
dans le coma durant la nuit et qu’il était décédé quelque peu
avant midi.
— Quelle belle expérience ! En fait, tu lui as donné
l’absolution.
— Appelle ça comme tu voudras, mais selon moi, je me suis
tout simplement faite témoin de Jésus. Témoin de ce qu’il aurait
dit, j’en étais convaincue. J’ai simplement dit ce qu’il voulait que
je dise, à sa place.
— Ce que tu viens de me raconter me fait réfléchir énormé-
ment. C’est tellement humain et c’est tellement divin à la fois.
Au fond, le sacrement du pardon, c’est ça.
— Oui, c’est ça. Mais va donc faire comprendre ça aux prêtres
imbus de leur pouvoir. Va donc expliquer ça à l’évêque.
— Ouais ! Tu te ferais excommunier, ma chère amie, si tu leur
racontais ton expérience. Ce pouvoir dont ils se croient nantis
de par leur sacerdoce fait leur gloire, leur orgueil. Ils sont loin
d’être prêts à en céder la moindre partie aux laïcs, encore moins
à une femme.
— En tout cas, je peux te dire que, pour ma part, j’ai vécu
l’une des plus belles expériences de ma vie.

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20

L es deux agentes de pastorale l’avaient gentiment soumis à


une petite comédie, celle de la préparation pénitentielle, et à
bien d’autres du genre. C’était en quelque sorte une tactique
pédagogique afin de poursuivre leur travail, mais personne
n’était dupe. Jérôme se prêtait néanmoins au jeu, la seule bouée
à laquelle s’accrocher pour masquer son désarroi.
Un désarroi qui s’installait un peu plus chaque jour, à mesure
que s’estompaient ses illusions. Il réalisait non seulement qu’il ne
pouvait s’opposer au vent de nouveauté incarné dans la pastorale
quotidienne des agentes Rachel et Jocelyne, mais surtout qu’il
n’avait, lui, d’autres pistes à proposer que celle de la pratique
traditionnelle, d’emblée exclue par ses collaboratrices. Il lui
fallait donc renoncer à toute velléité de résistance.
Jérôme se remettait en question. Lui qui, au départ, s’était
enorgueilli de cette cure qui lui avait été confiée à la tête de deux
paroisses, il réalisait péniblement qu’il n’arrivait pas à s’intégrer
dans la mouvance, mais qu’il ne savait pas non plus comment
remédier à la situation. Redéfinir son mandat ? Mais comment ?
Surtout pas se tourner vers son évêque pour y chercher des
solutions. Il savait pertinemment que ce dernier était au fait
du renouveau pastoral implanté dans l’Église du Québec. Or,
se plaindre du travail des agentes, si bien inscrit dans la ligne de

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ce renouveau, aurait été avouer son inaptitude à assumer les
responsabilités inhérentes à sa cure.
Faute de mieux, Jérôme avait effectivement choisi de lais-
ser travailler les agentes à leur guise. Il se donnait le temps
de réfléchir. Les propos de son collègue Frédéric l’y incitaient
d’ailleurs : – On est bien différents, toi et moi. Moi, dans l’exercice
du ministère paroissial, je me sens comme un poisson dans l’eau.
Mais toi, Jérôme, tu es plus... du genre intel­lectuel. Je l’avais déjà
remarqué au séminaire.
« ... du genre intellectuel ». Non, il n’était pas homme de ter-
rain, il en prenait de plus en plus conscience. N’était-ce pas
toujours avec un soupir de soulagement qu’au terme de sa
journée où il avait « fait du ministère », il trouvait refuge dans
les livres ? Aucune journée, effectivement, ne s’achevait sans
qu’il se soit accordé quelques bons moments en compagnie de
grands auteurs. Il aimait particulièrement ces auteurs engagés,
contemporains ou anciens, ceux de l’époque romantique, entre
autres, qui osaient dénoncer l’hypocrisie légaliste des dirigeants
de leur époque. Un Victor Hugo, par exemple. Cet avant-gardiste
l’inspirait particulièrement. Il admirait les valeurs qu’il faisait
endosser à ses personnages, lesquelles valeurs priorisaient, s’il
le fallait, les principes de justice sociale au détriment des diktats
légalistes, religieux et politiques. Une morale qui, effective-
ment, s’opposait aux pratiques inhumaines, avilissantes ; qui
dénonçait déjà la peine de mort ; qui prenait parti en faveur
de la prostituée ; qui exonérait le larcin s’il était à la faveur du
pauvre. Jérôme se confortait au contact de ces valeurs qui éveil-
laient celles latentes au fond de son âme ; qui nourrissaient
davantage sa spiritualité que les lectures imposées en raison
de son statut de prêtre. Il se plaisait également à la lecture de
biographies, disant à la blague que c’était une façon agréable de
connaître l’histoire, tout en se mettant le nez dans l’intimité de
personnages célèbres.

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Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
à sebastien-cote

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Bref, la littérature offrait à Jérôme cette oasis où il pouvait se
rebrancher à son être profond. Il lui arrivait même de penser
qu’il pourrait, lui aussi, se mettre à l’écriture. Il avait rêvé, au
temps de son adolescence, de se faire romancier. Ce rêve refai-
sait surface avec ténacité. Il aimait par­ticulièrement le roman
historique et comptait bien s’y essayer un jour.

***
Les moments en compagnie de Laurence étaient une autre
oasis dans la vie de Jérôme. Ces moments faisaient maintenant
partie de sa vie comme une nourriture dont il ne pouvait ni ne
voulait plus se passer. C’était dans la plus harmonieuse récipro-
cité que les deux amoureux vivaient leur passion. Ils trouvaient
toujours moyen, chacun de leur côté, de subtiliser à leur horaire
respectif quelque espace, afin de se gaver ensemble des sulfureux
plaisirs de l’amour.
Ni l’un ni l’autre n’éprouvait remords ou culpabilité. Pour
Jérôme, c’était cette grâce qui lui permettait de s’évader des
préoccupations quotidiennes et d’assumer les responsabilités
ministérielles auxquelles il ne comptait d’ailleurs pas se dérober.
Pour Laurence, c’était une compensation pour l’absence de
passion au sein de son couple, compensation qui lui permettait
de rester dans le giron familial afin d’assurer à ses deux jeunes
enfants une stabilité propice à leur croissance. Leur relation
amoureuse ainsi rationalisée évoluait d’autant plus aisément
qu’ils étaient également complices quant à leurs goûts et fan-
tasmes dans l’assouvissement érotique. Ils aimaient se conforter
en se disant, avec un brin d’humour, que c’était pour eux une
vitamine pour une meilleure hygiène mentale à long terme, ou
un palliatif aux tribulations p
­ onctuelles.
Ce jour-là, dans un élan de tendresse, Jérôme lui avait dit :
— Je ne peux plus m’imaginer la vie sans cet amour que nous
partageons. Je trouve simplement très difficile de ne pas t’avoir

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à mes côtés chaque jour. Je trouve difficile de ne pas pouvoir me
présenter en ta compagnie dans les rencontres sociales, lors de
moments récréatifs, de réjouissances. Je trouve difficile de savoir
que je ne pourrai jamais te tenir la main en public.
— Tu as tout à fait raison. Mais mieux vaut vivre notre amour
en secret et assumer les restrictions qu’il impose que d’y renon-
cer, n’est-ce pas ?
— Certainement !
— Il y a aussi mes enfants, mes précieux trésors que je ne
voudrais léser pour rien au monde.
— Parlons-en, des enfants ! C’est une chance inouïe que
d’avoir des enfants, que d’avoir ses propres enfants à aimer.
— Tu trouves difficile de ne pas en avoir ?
— C’est l’un des plus grands renoncements de ma vie. Oui,
si tu savais à quel point j’aimerais avoir mes propres enfants... à
aimer, à serrer sur mon cœur, à guider... Mais je sais que je n’en
aurai jamais et cela creuse un douloureux vide dans ma vie. Je
sais que je vais vieillir sans enfants...
— Je te comprends tellement. Je n’aurais moi-même jamais
pu imaginer ma vie sans enfants. Il est possible qu’un jour je me
sépare de Mathieu, mais je ne le ferai jamais au détriment de leur
bien-être. Actuellement, dans la maison, il n’y a pas de véritables
tensions qui pourraient nuire à leur développement. Ce sont des
enfants visiblement heureux et c’est très important pour moi
que ça demeure ainsi. D’ailleurs, Mathieu est un très bon père
et je trouverais injuste de le priver de leur présence quotidienne.
— C’est vrai que, dans la séparation, c’est habituellement le
père qui est davantage privé de ses enfants.
— Non, vraiment, je ne pourrais envisager la vie de mes petits
déchirée entre leur père et leur mère. Bref, il en est ainsi. Si je
dois me séparer un jour, je ne le ferai pas avant que les enfants
soient adultes.
Jérôme la regarda, hésitant.

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— Toi, tu n’es pas vraiment heureuse dans ton mariage...
— Et toi, tu n’es pas vraiment heureux dans ton ­sacerdoce.
Il y eut un long moment de silence. Un silence trop éloquent.
Jérôme s’était alors levé, avait tendu la main à Laurence et
l’avait entraînée vers la chambre.

***
Après que Laurence l’eut quitté, Jérôme était monté dans son
auto et avait roulé un peu au hasard. C’était sa journée de congé
et il avait éprouvé le besoin d’aller réfléchir ailleurs qu’entre les
murs de son presbytère. Il avait finalement emprunté une route
longeant un boisé qui menait à un lac tout à fait splendide.
C’était une journée ensoleillée d’octobre, enjolivée du cha-
toyant coloris des arbres, agrémentée du chant des oiseaux. Les
enfants étaient encore à l’école, les adultes, encore au boulot. À
part une dame âgée qui promenait son chien à bonne distance,
Jérôme se retrouvait seul dans le silence de la nature. Il s’assit
directement par terre, les genoux repliés encerclés de ses bras.
Il s’abandonna au calme ambiant. Pendant un long moment,
il n’engagea aucune réflexion particulière, laissant son esprit
vaga­bonder, libre de tout contrôle. Puis, les paroles de Laurence
s’in­sinuèrent tranquillement. Son sacerdoce ! Qu’en était-il ?
Il avait beau essayer d’y réfléchir, ses pensées s’entremêlaient
sans déboucher sur aucune avenue. Ou était-ce que Jérôme ne
voulait pas qu’elles s’alignent dans une orientation précise ?
Qu’elles le dirigent prématurément dans une voie qui déciderait
déjà de son avenir ? Comme s’il ne voulait pas d’un choix qui le
fixerait irrévocablement dans un état plutôt que dans un autre.
Il balaya alors de son esprit ces paroles de Laurence.
D’ailleurs, ses pensées revenaient immanquablement vers
ses parents, vers sa mère surtout. Il ne pouvait ignorer la fierté
qu’il lisait sur son visage chaque fois qu’elle le voyait affairé à ses
occupations ministérielles. Chaque fois alors, pour ses parents,

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il endossait la tenue propre à la fonction. Il ne savait trop com-
ment, mais il retrouvait, dans ces circonstances, la fierté, l’orgueil
de ses débuts. Il réincarnait le rôle que, jeune ordonné, il avait
si bien joué, ce rôle qui lui avait infusé tant d’illusions. Comme
si la présence de ses parents avait ce pouvoir de le réaligner sur
les rails de ses rêves d’enfance.
Ainsi, le mirage d’une déception infligée à ses parents
obstruait, semblait-il, la voie à toute réflexion de nature
vocationnelle.
— Ah pis ! Je n’ai tout de même pas à me plaindre. Je cha­peaute
deux paroisses fort bien animées d’un grand éventail d’activités.
J’entretiens de très belles relations avec les paroissiens. Et surtout,
j’ai une vie amoureuse enviable. À chaque jour suffit sa peine !
La brise s’était levée. Jérôme monta dans son auto et prit le
chemin du retour.

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Partie III

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D ix ans ! Une autre décennie dans la vie sacerdotale de Jérôme.


Dix ans responsable des paroisses Saint-David et Sainte-Sophie.
Comme si chaque décennie exigeait son bilan, Jérôme s’y
prêtait encore une fois. Il l’avait déjà fait au terme de ses dix
années passées à la tête de sa première cure, à Saint-Léonce.
Après remises en question et hésitations, avec un nouveau man-
dat assorti de ses défis, il avait, à ce moment-là, « rechoisi » son
sacerdoce. Et voilà, dix ans plus tard, mêmes remises en question,
mêmes hésitations...
Maintenant dans la quarantaine, avec une intensité accrue,
avec urgence, Jérôme éprouvait encore le besoin de faire le point
sur sa vie, sa vocation, son avenir. Pour mieux réfléchir, pour
mieux organiser ses idées, il avait commencé par les jeter pêle-
mêle sur papier, comme elles avaient surgi à son esprit.

J’ai eu beau essayer... j’ai fait semblant... je me suis fait accroire que
ça allait, que ça irait... Je ne suis pas heureux.
Jocelyne est partie, elle s’est engagée ailleurs. Elle s’est peut-être dit
qu’elle pourrait travailler avec un curé plus stimulant. Raymonde,
qui la remplace, fait un bon travail avec Rachel. Oui, Rachel, une
force de la nature. Une perle ! Ça fait longtemps qu’elle a pris l’initiative
de faire son tra­vail sans trop compter sur moi. J’allais écrire « sans
perdre son temps à me demander mon avis ». Elle le fait sans arro­gance,

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en m­ aintenant l’harmonie dans toute l’équipe, toujours en faisant
attention pour ne pas me faire sentir trop gauche. Mais oui, je le suis,
gauche ! Oui, je me sens humilié de me voir aussi gauche. Oui, c’est
Rachel, la vraie responsable de toute l’organisation des deux paroisses.
Moi, je suis là comme pour valider, pour apposer le sceau.
Quarante-trois ans ! Qu’est-ce que je fais maintenant ? Je quitte
la barque ? Pour aller où ? Pour faire quoi ? Peu importe le travail
que je pourrais faire dans ce patelin, je serais toujours « l’ex-curé »...
« Hé ! C’était notre ancien curé ! » Me faire regarder... alimenter les
cancans... Il faudrait m’expatrier. Où ? À Montréal ? À Québec ?
Au moins quand j’avais Laurence ! Ah, pis, ça ne marchait plus.
Je n’ai surtout pas envie d’aller brailler chez l’évêque. De toute
façon, il a l’air tellement... ouais ! Malgré tout, Monseigneur Rinfret
était plus branché que lui.
Merde ! Qu’est-ce que je vais devenir ?
Je vais aller jaser avec mon bon vieux Frédéric. Lui, au moins, il n’a
pas les deux pieds dans la même bottine.

***
Frédéric avait déjà flairé la détresse de son ami au moment de
l’appel téléphonique. Il avait alors décidé de lui accorder tout
l’espace requis, en toute intimité, là où ils ne seraient dérangés
par personne. Il l’avait donc convié, ce dimanche après-midi,
au chalet de ses parents. Il avait allumé un feu dans l’âtre. Les
flammes crépitaient, c’était chaleureux, ça sentait bon. Puis il
avait débouché une bouteille de vin blanc. – Ça stimule la verve,
s’était-il dit.
— Viens t’asseoir confortablement. J’ai tout le temps voulu.
— Merci, Frédéric. Quel beau décor !
Prendre le temps de se fondre dans la chaleur ambiante, de
s’imprégner du climat propice à la confidence, Frédéric ne vou-
lait rien précipiter. D’emblée, Jérôme sentit descendre en lui une
paix qu’il n’avait pas éprouvée depuis un bon moment. Il était
content, rassuré.

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Comme il seyait, les deux collègues avaient d’abord échangé
quelques nouvelles, parlé de choses et d’autres avant d’aborder
le sujet principal à l’ordre du jour. Le pragmatisme habituel de
Frédéric avait donné le ton.
— Pour en venir à ta situation, mon cher Jérôme, je crois com-
prendre que ça ne va pas comme sur des roulettes.
— Non, ça ne va pas bien du tout. Et crois-moi, si j’ai décidé
de venir te rencontrer, ce n’est pas pour camoufler ni enrober les
affaires, mais pour y aller avec franchise. Je viens vers toi parce
que je vois que, toi, tu fais du bon boulot et que tu es heureux
dans ton ministère, ce qui est loin d’être mon cas.
— Allons-y ! Parlons franchement, alors. Je t’écoute.
— Commençons par le commencement. À la sortie du Grand
Séminaire, fort de mon bagage académique, j’ai débuté dans le
ministère avec toute la fougue du jeune prêtre. Mais la théorie
et la pratique, c’est deux choses dif­férentes, je m’en suis rendu
compte rapidement. Les débuts ont donc été difficiles. Je ne
t’apprends rien, tu en as été témoin. Je ne réussissais pas, je me
décourageais ; j’essayais de repartir à zéro, ça ne fonctionnait pas
davantage ; je recommençais... Tu es au courant de tout ça aussi.
Bref, un scénario qui tourne en boucle, parsemé de maladresses,
de déceptions, d’échecs, d’humiliations, et quoi encore ? C’est ça,
mon histoire depuis le début. J’en suis toujours au même point.
Je ne suis pas heureux. J’aurais envie de sacrer tout ça là ! Mais
après, où aller ? Quoi faire ? Je ne sais tout simplement pas dans
quelle direction m’orienter.
— Ouais ! Bon résumé ! Mais as-tu une explication au fait que
tu n’arrives pas à fonctionner dans ton travail ?
— Je n’aime pas ce genre de travail là ! Est-ce clair ? Je n’ai pas
d’idées innovatrices. Je n’arrive pas à entrer dans la mouvance
du renouveau. Ce sont les agentes de pastorale, avec les différents
comités de bénévoles, qui font tourner les deux paroisses. Aussi
simple que ça !

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— ...
— J’en viens à la conclusion que, moi, je ne suis là que pour
les tâches réservées au prêtre : dire la messe, donner l’absolu-
tion... puis pavoiser quand une réunion ou une fête réclame que
« l’homme consacré » soit présent pour rehausser l’événement.
Voyons donc ! C’est de la pure comédie !
— Je suis bien d’accord avec toi sur ce dernier point, mais il
ne faut pas oublier que ceux qui viennent encore à l’église, les
pratiquants, eux, trouvent ça important, la présence du prêtre. Je
dirais même que c’est rassurant pour eux. Ils croient vraiment
en son pouvoir surnaturel.
— Je le sais, mais moi, je suis encore assez franc avec moi-
même pour comprendre que c’est complètement faux. Que c’est
un leurre. Un leurre ! Que je n’ai aucun pouvoir particulier. Y
crois-tu, toi ?
— Hum ! Ce que je trouve important, c’est de m’accommoder
aux besoins des croyants ; c’est de leur fournir les services qu’ils
réclament ; c’est surtout de ne scandaliser personne. Puis, j’avoue
qu’en me présentant ainsi devant eux, je n’ai aucunement le
sentiment d’être un imposteur. Je crois en ce que je fais. Je crois
surtout dans le bien que je fais aux gens, qui ont besoin des
services religieux et qui, justement, croient en l’importance du
prêtre. Comment dirais-je ? C’est qu’à leurs yeux, la paroisse sans
le prêtre, ça serait comme si la religion s’effritait. Enfin, pour
eux, pas de religion catholique sans prêtre.
— Oui mais, toi, tu réussis à faire adéquatement tout ce que
tu viens de décrire. Moi, je n’y arrive même pas.
— Écoute, Jérôme, je ne passerai pas par quatre chemins, et je
crois te l’avoir déjà dit, j’ai toujours pensé que tu n’étais pas fait
pour la prêtrise. Je ne connais pas les motifs qui t’y ont poussé,
mais, non, tu n’es pas fait pour ce genre de travail.
— Diagnostic lapidaire... mais cruellement juste.

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Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
à sebastien-cote

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Frédéric le regardait, impitoyable, résolu à ne pas reculer d’un
pouce, car l’heure avait sonné pour son confrère. Ce confrère qui
ne pouvait plus se permettre, une fois encore, de faire marche
arrière. Il devait réorienter son avenir. Frédéric sentait que lui
incombait, à ce moment précis, la responsabilité de le pousser
hors de ses ornières, vers une voie nouvelle, là où il s’accompli-
rait enfin.
— Vingt ans de ma vie... perdus.
— C’est faux, Jérôme ! Rien n’est perdu. La misère, l’échec,
la merde... tout ça, c’est de l’engrais. Tout ça peut se traduire
en précieuse expérience qui fera ta force dans le futur. Oui, j’en
suis convaincu, tout de ton passé peut être un tremplin pour un
nouveau départ.
— Et je serais bon à quoi, alors ?
— Par exemple, je te verrais dans l’enseignement.
— C’est ce que j’aurais aimé faire, mais maintenant, c’est un
peu tard pour y penser.
— Voyons donc ! Tu n’es tout de même pas rendu à bout d’âge.
Il s’agirait de voir dans quelle branche tu pourrais t’orienter.
— ...
— Mais certainement pas vers le primaire ou le secondaire.
Au niveau collégial, peut-être.
— Mon très perspicace copain, je crois que tu touches la
bonne corde. C’est une perspective qui a subrepticement essayé
de faire son chemin dans mon esprit à l’occasion, mais que j’ai
toujours refoulée à cause de mon travail. J’essayais de me dire
qu’il ne fallait pas mêler les cartes, que j’en avais déjà assez sur
le dos. Mais je ne ferme pas la porte. Je vais y penser. De toute
façon, il faut absolument que je trouve ma voie... une voie qui
cadrerait encore avec mon sacerdoce. Oui, réorienter ma carrière
dans de nouveaux créneaux.
— Parce que tu as l’intention de rester à l’intérieur du cadre ?

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— Une chose à la fois ! Pour le moment, je dois régler le
problème lié à mon travail. Puis, à bien y penser, je n’ai pas
l’intention de quitter la prêtrise.
Frédéric l’avait regardé d’un air sceptique, mais avait jugé
prudent, à ce stade, de ne pas en rajouter. Le fardeau était déjà
suffisamment lourd sur les épaules de son confrère. Il avait d’ail-
leurs le pressentiment que la lumière continuerait de le guider
progressivement jusqu’au bout du tunnel.
— J’ai pleine confiance que tu entames maintenant ta
remontée.
Puis hésitant...
— Hum... Laurence... j’ai l’impression qu’elle ne fait plus
partie du décor.
— Effectivement. Ça a quand même duré longtemps, clo-
pin-clopant dans les derniers temps, je l’avoue, mais ça s’est
finalement éteint.
— ...
— Ben, elle avait ses obligations familiales, de plus en plus
pressantes avec les enfants à l’école, puis elle a eu une pro­motion
à son travail, puis... Ah pis ! La vraie raison, c’est pro­bablement
qu’elle a fini par se tanner de mes plaintes au sujet de mon
travail, de mes gémissements à tout propos... J’imagine qu’elle
voulait vivre une relation amoureuse et non jouer à la thérapeute.
Je ne la blâme pas, non plus. Même de mon côté, la ferveur
avait diminué. Au début, ça avait été un coup de foudre mutuel.
Mais un coup de foudre, ça reste un coup de foudre ! Quand
ça commence au sommet de la pyramide, il faut s’attendre à ce
qu’éventuellement, ça redescende. Pour moi, en dernier, ce n’est
pas édifiant à avouer, c’était simplement devenu l’occasion de
satisfaire un besoin. Mais à part ça...
Un sourire narquois au coin des lèvres, Frédéric avait dit :
— Et maintenant, tu fais quoi pour le satisfaire, ce besoin ?
— Devine !

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Et puis, d’un regard complice, d’un hochement de tête
approbateur...
— Là où c’est accessible, hein. Tu fais bien.
— Et toi, Frédéric, où en sont tes amours ? Avec Marcel, ton
copain, c’est stable ?
— On est très bien ensemble. La flamme est toujours là.
Mais tu sais, pour un prêtre, il y a moins de problèmes dans une
relation homosexuelle qu’hétérosexuelle ; surtout quand, dans
la relation hétérosexuelle, la femme est déjà en couple, comme
c’était le cas pour toi. La rencontre est donc plus facile dans ma
situation.
— Tant mieux pour toi !
— Je t’avoue que, pour Marcel et moi, notre relation contri-
bue non seulement à combler un besoin primaire, mais elle
contribue surtout à stabiliser notre vie. On se sent plus dégagés
pour nous consacrer à notre travail.
Les deux collègues avaient continué à bavarder encore un bon
moment. Visiblement, Jérôme se sentait bien. Comme si un abcès
avait été crevé. La plaie demeurait douloureuse, mais le pus en
était évacué.
C’était la fin de l’après-midi, il fallait prendre le chemin du
retour.
— Frédéric, ce qui devait sortir est enfin sorti. Je repars
confiant.
— Tu pourras toujours compter sur moi, et surtout, sur ma
discrétion absolue. Rappelle-toi seulement que pour régler un
problème, il faut le regarder en face. Or, quand il est prisonnier
en dedans de soi, il faut commencer par le sortir. C’est ce que
tu as fait.
— Grâce à toi !

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22

J érôme était rentré chez lui en fin d’après-midi, le cœur léger,


l’âme rassérénée. Il savait qu’une rupture venait de s’opérer avec
son passé et, même s’il ne savait pas encore ce que serait son
avenir, il voyait devant lui un espace pour le bâtir.
Le diagnostic de Frédéric avait, par ailleurs, été franc et
direct : J’ai toujours pensé que tu n’étais pas fait pour la prê­trise...
tu n’es pas fait pour ce genre de travail. Pourtant, Jérôme ne s’ar-
rêtait encore qu’au deuxième volet de ce diagnostic. Comme si
le nœud de son problème ne tenait qu’au genre de travail dont
il avait jusqu’alors eu la charge, mais qui ne lui convenait pas.
Comme si son statut sacerdotal pourrait encore cadrer efficace-
ment dans une nouvelle mouture, dans la mesure où elle serait en
harmonie avec ses talents et ses forces. Ce deuxième volet se fai-
sait donc catalyseur pour un nouveau départ. Plus question d’un
retour en arrière, Jérôme voulait trouver sa voie pour le futur.

***
Il avait avisé son équipe pastorale qu’en raison d’une fatigue
accrue et sur recommandation de son médecin (petit mensonge
pieux), il devait s’accorder une semaine de repos. Il s’était alors
retiré dans le silence d’un cloître, celui de l’abbaye cistercienne
d’Oka. Il aurait là toute latitude pour organiser son emploi du

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temps et pourrait de surcroît profiter d’un accompagnement
spirituel, selon qu’il en exprimerait le désir. Or, c’était précisé-
ment ce qu’il souhaitait.
Jérôme connaissait de réputation le père Damien au sein de
cette abbaye, ce moine que tant de gens, clercs ou laïcs, allaient
consulter. Le père Damien était effectivement reconnu pour son
écoute paisible, pour son aptitude à lire les âmes, pour la perspi-
cacité de ses conseils, mais surtout pour son habileté à guider la
personne dans un fin discernement de façon à lui faire découvrir
par elle-même la voie la plus propice à son épanouissement.
Jérôme était donc déterminé à se prévaloir de tout ce que cette
oasis aurait à lui offrir : silence, repos, intériorisation, errance
dans la nature, accompagnement spirituel et plus encore. Il
avait choisi de ne pas s’imposer d’horaire fixe ni de contraintes
quant à la participation aux offices religieux. La chapelle serait,
pour lui, un lieu de recueillement où il pourrait se retirer selon
ses besoins. Faire le vide, se donner l’espace nécessaire pour
justement recommencer à faire le plein.
On lui avait assigné une petite chambre meublée d’un lit
étroit, d’une chaise et d’une table de travail, d’une berçante et
d’un lavabo. Une chambre modeste, cependant confortable et
bien éclairée. En franchissant le seuil, Jérôme avait respiré paix et
sérénité. – Voilà exactement ce dont j’ai besoin. – Il avait déposé sa
valise et son porte-­documents, s’était assis sur la berçante, s’était
abandonné au calme ambiant. Fixant le vide, il avait simplement
laissé errer son esprit.
Jérôme était demeuré ainsi immobile pendant un très long
moment dans une sensation d’apesanteur, comme si son âme
flottait hors de son corps. Il en éprouvait un bien-être tel qu’il
n’en avait pas ressenti depuis longtemps. Qui l’eut observé aurait
vu un visage imprégné de sérénité, illuminé d’un léger sourire.
Il eut peine à se tirer de cette extase. Lentement, il leva les
yeux, promena un regard autour de la pièce.

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à sebastien-cote

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Quelle paix ! La béatitude, ça doit être ça. Merci, mon Dieu, de m’accor-
der ce temps de répit. Oh, comme j’en avais besoin ! Je suis vraiment
dans le lieu idéal, tout désigné pour me rebrancher sur la vie, pour
discerner ce que je veux comme avenir. J’ai hâte de m’entretenir avec
le père Damien ; mais avant de le faire, je dois réfléchir très soigneu-
sement aux sujets que je veux aborder avec lui. Ah pis ! Pourquoi ne
pas me laisser aller au fil des idées qui sur­giront ? On m’a tellement
vanté le charisme de ce saint homme... Il en a vu d’autres avant moi.
Pourquoi ne pas simplement me laisser guider par lui ?... Bon main-
tenant, il faut organiser un peu mes choses.

Jérôme s’était levé, avait ouvert sa valise et rangé ses vête-


ments dans les tiroirs et la penderie, avait étalé sur la table le
contenu de sa mallette, bible, bréviaire, crayon, papier... Puis il
avait décidé d’aller faire une marche dans la nature, afin de se
fondre dans ce bienfaisant environnement qui l’accueillait géné-
reusement. Il avait lentement déambulé à travers les sentiers,
parmi les magnifiques pommiers en fleurs. Il avait admiré le
paysage, humé les odeurs, écouté le silence ponctué du gazouillis
des oiseaux.
***
— Bonjour, frère Jérôme. C’est avec plaisir que je vous
accueille. Mettez-vous à votre aise.
— Merci, père Damien. Je suis tellement heureux de vous
rencontrer. J’ai entendu tant de bonnes choses à votre sujet.
— Oh, vous savez, je ne fais rien de spécial. Simplement
accueillir les gens en m’efforçant toujours de le faire comme Jésus
le ferait à ma place.
Le moine venait de prononcer des mots qui répandaient
confiance, espérance surtout, dans l’âme de Jérôme. « ... comme
Jésus le ferait à ma place. » Des mots qui se faisaient garants
des fruits qu’une telle séance pourrait générer en lui. Des mots
qui posaient déjà le premier pavé sur le chemin d’un nouveau

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départ. Car faire à la manière de Jésus ne pouvait que générer
la vie.
— Mais d’abord, j’espère que vous êtes confortable dans votre
chambre et ailleurs dans la maison. C’est la première condition
pour un séjour fécond.
— Absolument ! Je ne pourrais demander mieux.
— Alors, frère Jérôme, voyons où vous en êtes. Déjà plusieurs
années de vie sacerdotale, je présume.
— Vingt ans, en effet.
— Beaucoup d’expérience à votre actif, alors.
— Oui, bien sûr, j’ai fait du ministère, j’ai accompli bien
des choses... vous savez, toutes ces tâches dévolues au curé. Pas
nécessaire d’élaborer bien longtemps sur ce genre de travail que
vous connaissez aussi bien que moi. Mais voyez-vous, j’en suis
maintenant au milieu de ma vie et je veux me tourner vers le
futur. Oui, laisser le passé derrière moi et essayer de discerner la
meilleure façon de bâtir mon avenir.
Le père Damien l’avait regardé calmement, avait laissé planer
le silence... jusqu’à créer un léger malaise, jusqu’à déstabiliser
quelque peu son visiteur. Puis il avait dit sur un ton monocorde :
— Vous savez, mon frère, quiconque veut réaligner son avenir
ne peut faire l’économie de son passé. Un avenir fructueux ne
peut se construire qu’à partir du chemin parcouru.
— ...
Sur le même ton, le moine rajouta cette laconique, mais impé-
rative remarque :
— On ne peut envisager la guérison sans identifier la maladie.
Jérôme sentit des papillons lui triturer l’estomac. Parler de
son passé, qu’il considérait comme un échec, c’était se livrer à
un humiliant exercice. Baissant les yeux, il hésitait, cherchant
encore, vainement, un chemin de détour. Le père Damien se tai-
sait, recueilli. Il savait créer cette ambiance de paix et de réconfort
capable d’apprivoiser la peur, d’apaiser l’angoisse. Pourtant, son

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regard empreint de patience, magnanime mais tenace, signifiait
à ce pauvre Jérôme qu’il ne pourrait s’esquiver.
Jérôme prit une longue respiration, puis soupira, r­ ésigné.
— Puisque je dois être franc, je vais tâcher de vous faire un
récit honnête de mon parcours.
— Tout mon temps est à votre disposition.
— Si je commence par le commencement, je peux vous assu-
rer que j’ai eu une enfance choyée où tout semblait me sourire.
Amour de mes parents, succès à l’école, confiance de mes pro-
fesseurs, accompagnement spirituel assidu... J’ai été un enfant
modèle, un bon adolescent ; j’ai tout simplement été la fierté de
mes parents et de mes éducateurs. Tout le monde savait, tout le
monde le disait, j’allais devenir prêtre. Je n’ai jamais pensé qu’il
aurait pu en être autrement. D’ailleurs, c’était glorifiant ; je m’en
enorgueillissais même.
Jérôme s’était tu un instant. Comme si cette dernière phrase,
ce qu’il venait tout juste de dire, se révélait un indicateur d’un
motif vocationnel mal éclairé. Il balaya comme intruse cette
furtive pensée. La suite de sa confession ne ferait pourtant que
l’accentuer.
— Je suis entré au Grand Séminaire vibrant d’ambition, gon-
flé du désir de me donner entièrement au Seigneur et de le servir
dans le plus grand dévouement et la plus grande fidélité dès
que ma formation serait achevée. Encore au séminaire, je dois
avouer que j’étais parmi les plus forts de mon groupe. Comme
au primaire, au secondaire, au cégep, je venais à la rescousse
de mes collègues pour les études. Rien pour atténuer l’orgueil
qui m’habitait déjà, mais je mettais l’aide que j’apportais sur le
compte de l’altruisme, de la charité. Or, j’étais certain que, dès
que j’entrerais dans le ministère paroissial... oui, j’étais certain
que je serais encore... le meilleur.
Jérôme avait laissé échapper ces dernières paroles d’une voix
étouffée. Puis, plongeant la tête entre ses mains, il éclata en

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sanglots. Le père Damien le laissa épancher sa douleur dans
un flot de larmes. Tout le temps voulu. Quand, à travers renifle-
ments et soupirs, Jérôme sembla prêt à reprendre le débit de sa
confession, le père Damien n’eut que cette sobre réplique pour
l’y encourager :
— Vous avez déjà posé un diagnostic préliminaire. Je suis prêt
à accueillir la suite.
Jérôme lui fit alors une longue, très longue narration de son
parcours en paroisse depuis son arrivée à Saint-Léonce jusqu’à
ce moment précis où il avait décidé de venir chercher secours
auprès de ce valeureux moine. Il avait courageusement dépeint,
sans ménager un détail, son inaptitude à assumer le travail
pastoral qui lui était imparti. Tout avait déferlé. Quand il eut
achevé, il dit simplement :
— J’avais honte de m’adonner à ces aveux, j’ai honte d’étaler
mes faiblesses, mais je me sens maintenant s­ oulagé.
— Vous qui n’aviez été habitué qu’à être le plus fort, vous
découvriez que vous ne l’étiez plus dans les tâches inhérentes à
vos fonctions de prêtre.
— Exactement ! Et j’ai cumulé échec sur échec, humiliation
sur humiliation.
— Avez-vous songé à quitter le sacerdoce ?
— J’y ai songé, mais jamais sérieusement.
Jérôme avait retenu juste à temps : – Je ne pourrais jamais faire
cela à ma mère. Elle en mourrait de chagrin. – Le père Damien
n’était cependant pas dupe. Il aurait pu, à l’instar de l’ami Frédé-
ric, attester que Jérôme n’était pas fait pour le sacerdoce. Mais le
moment n’était pas venu. D’ailleurs, le serait-il ultérieurement ?
Il ne le savait pas encore. Il dit simplement :
— Si vous considérez que vous devez demeurer dans le sacer-
doce, il vous faut donc maintenant identifier les orientations
qui le rendraient efficace. Autrement dit, vous devez réfléchir au
genre de travail qui s’inscrirait dans la ligne de vos talents, tout

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en pouvant s’intégrer dans le cadre de votre engagement sacer-
dotal. Mais surtout, et j’insiste, un travail qui, tout en redonnant
sens à votre sacerdoce, serait propice à votre épanouissement.
— Oui, je comprends. Il le faut absolument, au risque de me
retrouver à nouveau dans un cul-de-sac.
— Mais pour l’instant, je crois que cette première séance a été
suffisamment éprouvante. Je vous suggère de vous retirer et de
réfléchir expressément à ce que vous souhaitez pour votre futur.
Quand vous serez prêt pour un autre entretien, faites-moi signe
et je serai là pour vous. Maintenant, je vous en prie, allez vous
reposer.
Jérôme afficha un léger sourire quand il serra la main du père
Damien. Ce dernier y avait détecté un rayon de lumière. Jérôme
avait regagné sa chambre d’un pas lourd, s’était laissé choir sur
son lit et avait glissé dans un bienfaisant sommeil.

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23

C rayon en main, Jérôme contemplait la page blanche devant


lui sur la table de travail.
Après sa rencontre avec le père Damien, il s’était accordé plein
repos. Il avait dormi, était allé se promener dans la nature, avait
récité son bréviaire, avait fait une visite à la chapelle.
À la chapelle, il s’était assis, n’avait ni fermé les yeux ni cherché
à formuler de prière, mais s’était simplement laissé imprégner
de la paix ambiante. Une sorte de mystère remplissait l’espace de
ce lieu, flottait jusque dans ses moindres interstices. Jérôme le
savourait. Plus tard, quand il était revenu à sa chambre, il s’était
simplement dit : – J’ai été là, immobile, sans même chercher à
prier. – Puis avec une note d’autodérision : – Non, je n’ai pas prié,
j’ai simplement communié au mystère de Dieu.
Jérôme parvenait enfin à prendre ses distances de son quoti-
dien en paroisse, même à en faire abstraction. C’était l’objectif
qu’il s’était proposé quand il avait décidé de s’accorder un séjour
au monastère ; c’était la première balise à poser. Il était donc
satisfait de ce début. Ce lâcher-prise lui avait aussi valu une nuit
de repos comme il n’en avait pas connu depuis longtemps.
Levé de bon matin, après le petit déjeuner, il avait entrepris
de s’attaquer à la tâche que lui avait attribuée le père Damien en
prévision de leur deuxième rencontre : réfléchir expressément à

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ce qu’il souhaitait pour le futur. Il avait commencé à griffonner
pêle-mêle les idées qui surgissaient à son esprit. Cela faisait un
bon moment qu’il s’adonnait à l’exercice sans parvenir à trouver
un fil conducteur susceptible d’unifier ses réflexions. Il relisait
pour la énième fois les mots, les expressions, les demi-phrases,
tout ce gribouillis qu’il avait jeté sur le papier.

La Trinité... l’Esprit, une personne ? C’est quoi, l’Esprit ? Du vent ? Un


fantôme ? En tout cas, pas une place de choix comparable à celle du
Père et du Fils... Prier ? Si je prie pour un malade, Dieu va lui venir en
aide et si je ne prie pas, Il va le laisser crever ? Ouais, j’ai du pouvoir !
Prier pour les pauvres, les affamés, les persécutés... pour la paix...
Ouais ! Rien qu’à regarder le monde aller, on peut juger de l’efficacité
de toutes ces invocations. Qu’est-ce que ça change ? Ça fait longtemps
que je n’en vois plus l’utilité... mais je fais quand même prier mes
paroissiens en faveur de ces causes-là... Pas trop logique ! J’aime-
rais comprendre... Jésus engendré par l’Esprit saint... Franchement !
Pauvre Joseph, dans cette histoire-là. Les sacrements institués par
Jésus, Christ... l’extrême-onction ? La confirmation... Institués par
Jésus, Christ ? Ah, oui ! Quand alors ?

Et la liste s’allongeait. Ainsi Jérôme avait-il noirci quel­ques


feuilles de tout ce qui semblait obscurcir sa foi. Il lisait et reli-
sait. – Voilà ! Toutes ces questions que je me pose et qui restent sans
réponse. Ma foi est devenue un véritable fromage gruyère.

***
En début d’après-midi, Jérôme s’était rendu au bureau du père
Damien, avec en main les feuilles griffonnées de ses réflexions
de la matinée.
— Vous avez l’air en forme, frère Jérôme.
— Après notre rencontre d’hier, je me suis accordé plein repos,
physique et mental. Ce matin, je me suis réveillé, léger, l’esprit libre,
prêt à me soumettre à l’exercice que vous m’avez recommandé.

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— Résultat ?
— Bien, je n’en suis pas arrivé à définir exactement ce je veux
pour le futur, mais je me suis adonné à un brassage d’idées que
je crois préliminaires à une nouvelle ­orientation.
— Intéressant. Je vous écoute.
— Lors de notre première rencontre, j’ai fait une sorte de
confession générale sur mes antécédents jusqu’à mon ordi-
nation, puis sur le chemin parcouru à titre de curé dans deux
cures différentes, pour en arriver à... à avouer que ça a été un
chemin parsemé d’échecs et pour finalement conclure que je ne
suis pas fait pour ce genre de travail. Cet étalement déjà achevé,
je ne compte pas y revenir. Mais je réalise qu’au cours de cette
longue période, la moitié de ma vie, parallèlement à ce travail
ministériel, il y a eu une sorte de cogitation latente, si je peux me
permettre de juxtaposer ces deux mots. Oui, un questionnement
ou, plutôt, une série de questions, de sujets litigieux que j’ai
traînés au fil des années. Des questionnements que je balayais de
mon esprit, que je n’osais pas partager avec des collègues, à cause
d’une sorte de scrupule, j’imagine, pour éviter les jugements sur
l’intégrité de ma foi et, surtout, sur mon aptitude à exercer mon
ministère. Des questionnements que j’aurais encore moins voulu
partager avec les fidèles, de crainte de les scandaliser, d’ébran-
ler leur foi. Imaginez si même le curé commence à avoir des
doutes... Mais auprès de vous, c’est le temps ou jamais. À vous,
je sens que je peux tout dire, que je peux dévoiler le tréfonds de
mon âme.
— Oui, vous pouvez tout dire.
— Voilà ! Cet avant-midi, j’ai aligné sur ces feuilles de papier
tous ces questionnements, doutes, malaises...
Jérôme avait alors longuement défilé et commenté l’en-
semble des notes inscrites sur ses feuilles. Le père Damien lui
avait accordé une écoute imperturbable. Une écoute qui –
Jérôme le percevait au fil de ses aveux – témoignait d’une fine

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c­ ompréhension et qui, visiblement, acheminait la séance vers
une ouverture fructueuse. Son attitude corporelle, l’expression
de son visage, son silence éloquent, tout de la part du moine
fortifiait la confiance de Jérôme et stimulait le bienfaisant épan-
chement de son âme.
Quand il eut achevé, le père Damien le fixa longuement d’un
regard magnanime, avec un léger hochement de tête, laissant
planer dans la pièce, comme il savait si bien le faire, un silence
précurseur des paroles de sagesse qu’il s’apprêtait à prononcer.
— Mon frère, le réalisez-vous ? Tout ce long questionnement
que vous venez d’étaler est en parfaite cohérence avec... disons-le
franchement, avec votre inaptitude au travail de terrain.
Jérôme sursauta, tandis qu’un grand point d’interrogation lui
barrait le visage. Le moine se contenta d’un léger sourire.
— La raison majeure qui explique votre inaptitude à ce tra-
vail, c’est tout simplement que vous n’y croyez pas.
— Je ne crois pas...
— Exactement ! Sans en être pleinement conscient, vous ne
croyez pas, en grande partie, à la pertinence du témoignage que
vous vous croyez tenu de véhiculer auprès des fidèles à travers
l’exercice de vos fonctions. Votre longue confession le confirme
manifestement.
Jérôme se mit à réfléchir à ce diagnostic énoncé par le père
Damien. Petit à petit, il commença à saisir... à acquiescer. Le
moine lui laissa tout le temps voulu pour assimiler.
— Vous avez raison... vous avez cruellement raison.
— ...
— Mais qu’est-ce que je fais maintenant ?
— Je vous retourne la question : Que faites-vous ­maintenant ?
— Chercher réponse à mes questions.
— Voilà !
— Mais où ?
— Là où vous êtes le plus susceptible de trouver ces réponses.

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— Certainement pas auprès de mes confrères.
— Ni auprès de moi, non plus. Vos questionnements sont
majeurs, je dirais fondamentaux. Il faut les soumettre à des
spécialistes en la matière.
— À des théologiens ?
— Là où vous serez le plus susceptible de trouver réponse, vous
ai-je dit.
— ...
— C’est ce sur quoi vous aurez à réfléchir d’ici notre pro-
chaine rencontre.
Cette fois-là, Jérôme alla s’asseoir sous un pommier et pour-
suivit immédiatement la réflexion.

***
Quand, pour la troisième fois, Jérôme se présenta au bureau
du sage moine, il affichait un sourire satisfait. Le moine lui rendit
son sourire et, sans prononcer une parole, lui indiqua d’un geste
de la main le fauteuil où il l’invitait à prendre place.
— Merci, Père. Je crois pouvoir dire que, cette fois, vous
m’avez amené à franchir le seuil.
— S’il y a un seuil franchi, le mérite vous en revient. Je n’y
pourrais rien si vous n’aviez d’abord manifesté des dis­positions
favorables et, surtout, fait montre de la volonté requise.
— C’est clair et net, je ne veux pas poursuivre dans la voie du
ministère paroissial. Je ne veux plus être curé. Je veux réorienter
mon avenir.
— Et comment ?
— J’aimerais m’inscrire à un programme en théologie. De
quelle envergure, je ne saurais encore le dire ; mais je veux aller
là où on aborde les questions religieuses, les données de la foi,
de l’histoire de l’Église, où on aborde tous ces sujets sous l’angle
de la science.
— Et cet endroit se trouve... ?

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— Dans une université. Qui dit approche universitaire dit
approche scientifique, n’est-ce pas ?
— Vous vous apprêtez donc à faire un grand saut qui transfor-
mera votre vie et qui vous mènera sans doute à l’épanouissement.
— Ouais ! Mais il me reste une étape certainement difficile à
traverser.
— Laquelle ?
— Convaincre mon évêque. Avec la pénurie de prêtres dispo-
nibles en paroisse, je doute qu’il me laisse aisément partir.
— Votre accomplissement personnel et votre épanouis-
sement ne regardent que vous. Retenez ceci : vous ne serez
jamais meilleur serviteur que dans la mesure où vous servi-
rez dans la ligne de vos talents. Et j’ajouterai que plus vous
développerez vos talents, plus vous serez heureux. Et encore
ceci : vous découvrirez en vous des talents, des forces que vous
n’auriez autrement jamais soupçonnés. Quant à votre ave-
nir, il vous appartient et votre évêque ne peut en décider à
votre place.
Jamais le père Damien n’avait, jusque-là, été aussi volubile.
Jérôme buvait ses paroles. Son visage s’illuminait comme s’il
venait d’apercevoir devant lui une large route baignée de soleil.
Il allait quitter le bureau de son bienfaiteur quand il s’arrêta
et reprit place dans son fauteuil.
— Père Damien, je vous ai tout dit, sauf...
— Sauf ?
— Euh... la chasteté... ça ne fait plus partie de mes engage-
ments initiaux. Je veux dire... non, je ne pratique pas la chasteté.
— Et pourquoi vous êtes-vous permis de franchir ce seuil ?
— Parce que pour moi, l’abstinence sexuelle, c’était intenable.
Parce que je crois que la sexualité fait intrinsèquement partie
de la nature humaine. Parce que la rencontre sexuelle favorise
l’épanouissement de l’être humain. Parce que s’en abstenir est
tout simplement asséchant, parce que...

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— Je vois que ce plaidoyer est tout sauf improvisé. Fort bien
rodé, en effet.
— Oui, père Damien.
— Vous n’éprouvez donc aucune culpabilité à mener une vie
sexuelle active ?
— Non, je n’en éprouve aucune.
— Allez en paix, frère Jérôme.

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24

L ’évêque avait déjà reçu quelques commentaires faisant état


de lacunes relativement à la manière dont Jérôme s’acquittait
de sa tâche. Mais n’en recevait-il pas également au sujet de la
plupart de ses curés ? – Personne n’est parfait. De toute façon, il y
aura toujours quelqu’un pour se plaindre de tout et de rien. – Il y
avait déjà une telle pénurie de prêtres, le prélat considérait qu’il
ne pouvait risquer de perdre ceux qui étaient encore en fonc-
tion. Il crut donc sage de ne pas accorder d’importance indue
aux propos concernant Jérôme, si peu élogieux qu’ils fussent.
Jusqu’à ce que...
— Merci de m’accueillir, Monseigneur.
— Je vous en prie ! Que puis-je faire pour vous ?
— Euh... je ne sais trop comment vous dire... j’ai besoin de
votre compréhension.
— ...
— Voilà, je ne peux pas continuer à servir en paroisse... Non,
je ne me sens plus à ma place... Je veux quitter la double cure
de Saint-David et Sainte-Sophie. Ça fait maintenant plus de dix
ans et...
— Toute une annonce ! Normalement, il revient à l’évêque de
procéder aux nominations et aux assignations de tâches. Mais
allez ! Je veux bien prendre le temps de vous écouter.

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Cette condescendance de la part de l’évêque, loin d’affermir
son autorité aux yeux de son visiteur, avait plutôt fouetté sa
détermination. Jérôme décida alors d’aller droit au but.
— Je ne me sens plus à l’aise dans le ministère paroissial.
Comment dirais-je ? Je n’ai plus le sentiment d’accomplir ma
tâche adéquatement. Je suis fatigué. Je veux prendre un congé
sabbatique.
— Un instant ! Une telle décision ne se prend tout de même
pas unilatéralement. Il convient d’en discuter avec votre
supérieur.
Jérôme dut se retenir pour ne pas se lever et sortir. Mais il
souhaitait que les choses se fassent dans l’ordre et, à cette fin, il
devait obtenir l’assentiment de son évêque. Connaissant le prélat,
il avait cependant anticipé ce type de réaction et s’y était préparé.
— Monseigneur, avec tout le respect que je vous dois, je main-
tiens que je ne peux continuer à servir dans les fonctions qui
sont les miennes actuellement. Je sollicite donc votre compré-
hension, car je veux réorienter ma carrière, tout en préservant
mon statut de prêtre.
— Dois-je comprendre que, si vous ne pouviez procéder selon
votre volonté, vous pourriez envisager de... réduire votre statut
à l’état laïc ?
Jérôme s’abstint de paroles ; la détermination dans son regard
se faisait réponse. L’évêque comprit.
— Très bien. Dites-moi alors ce que vous envisagez.
— Faire une année d’études en théologie.
— Une année d’études en théologie ! Où ?
— Dans une faculté de théologie... je n’ai pas encore choisi
laquelle.
— Pourvu que vous ne choisissiez pas la Faculté de théologie de
l’Université de Montréal, où l’on véhicule toutes sortes d’idées et
d’hypothèses plus loufoques les unes que les autres. Un véritable
endroit pour perdre la foi.

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— S’il savait que c’est exactement à cette faculté que je compte
m’inscrire.
L’évêque avait bien compris, d’une part, que la décision de
Jérôme était déjà bien réfléchie, bien arrêtée, et que, d’autre
part, lui opposer un refus comportait un trop grand risque, celui
d’abîmer sa propre autorité sans pour autant infléchir la décision
de son subalterne.
— C’est bien. Prenez cette année de recyclage et, au terme, on
discutera du mandat qui conviendra le mieux à vos compé-
tences. Veuillez cependant, au cours de cette année, demeurer
en contact avec les instances de l’évêché et faire rapport de vos
activités.
— Merci, Monseigneur.

***
Un grand pas venait d’être franchi. Jérôme était rentré au
presbytère soulagé, satisfait. Il respirait d’aise, avec le sentiment
qu’à ce moment même, l’horizon s’ouvrait clair et lumineux
devant lui. Au mitan de sa vie, il avait la possibilité de rompre
avec un passé jonché de doutes et d’insatisfactions et de poser
le pied sur un sol qui lui permettrait de redessiner son avenir en
harmonie avec son être profond. Ou n’était-ce pas surtout que,
fort de ce passé, il pouvait désormais s’aligner aguerri et éclairé
vers un futur à sa mesure ? Il jubilait à la pensée de se retrouver
bientôt à l’université, ce lieu de haut savoir où il pourrait enfin
épancher cette soif intellectuelle jusque-là trop souvent sacrifiée
aux exigences d’un service pastoral qui lui convenait si peu.
« Pourvu que vous ne choisissiez pas la Faculté de théologie de
l’Université de Montréal, où l’on véhicule toutes ces idées et hypo-
thèses plus loufoques les unes que les autres. Un véritable endroit
pour perdre la foi. » Cette remarque de son évêque tintait encore
à ses oreilles et le faisait sourire. N’était-il pas justement en
train de feuilleter le syllabus de ladite Faculté ? Il s’était, en effet,

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procuré la documentation relative aux différents programmes
qu’elle offrait. Il contemplait, ébloui, la diversité des cours et
l’envergure des domaines couverts. On offrait des certificats, des
mineurs, des majeurs, un baccalauréat spécialisé... Jérôme aurait
voulu tout choisir, s’inscrire à tous les cours. Il allait donc opter
pour le programme le plus élaboré, en l’occurrence le bacca-
lauréat. N’avait-il pas dit à son évêque qu’il ne voulait s’accorder
qu’une année de recyclage ? N’allait-il pas, au contraire, s’engager
dans un cursus d’envergure ? Jérôme n’avait pas dit toute la vérité,
mais il n’en éprouvait pas le moindre scrupule. – Un jour à la
fois !
Si cette visite chez l’évêque avait été incontournable, elle
répondait surtout à une préoccupation de Jérôme, celle de quit-
ter son poste sans que des nuages n’assombrissent le ciel de son
nouveau départ. Il se voulait libre, affranchi de toute controverse
avec son Église, en ce moment où il allait effectivement amorcer
le grand virage.

***
Le dimanche après-midi, Jérôme s’était rendu chez ses
parents. Omer et Cécile vivaient seuls dans la maison familiale
que leurs enfants avaient quittée l’un après l’autre, depuis un
bon moment déjà. C’était toujours, pour eux, une grande joie
d’accueillir Jérôme, ce fils prêtre dont ils se faisaient gloire dans
leur entourage. Bien sûr, Jérôme ne les avait jamais entretenus
de ses difficultés en paroisse. Il ne voulait surtout pas les attrister,
pas plus d’ailleurs qu’il ne souhaitait exposer à leurs yeux cette
faiblesse personnelle qui le rongeait intérieurement.
Jérôme avait simplement avisé ses parents qu’il voulait leur
faire part d’un nouveau projet. Sa sœur, Micheline, serait à la
maison et il s’en réjouissait. Il aimait particu­lièrement cette
femme brillante, ouverte et cultivée, avec laquelle il avait de
belles conversations chaque fois qu’il en avait l’occasion. Elle

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avait été mariée ; maintenant divorcée et sans enfant, elle avait
connu d’autres liaisons de plus ou moins courte durée. Elle
faisait carrière à titre de muséologue, une formation qu’elle
avait acquise au fil des ans et qui lui valait maintenant d’occuper
un poste de direction au musée de sa région, ce qui l’amenait à
voyager beaucoup, pour son plus grand bonheur.
Attablés tous les quatre, ils levaient leur coupe à la cuisinière
qui leur servait, comme à son habitude, un délicieux repas. Sou-
cieux de ne pas causer d’angoisse à ses parents, Jérôme avait alors
amorcé le sujet sur un ton jovial, teinté d’optimisme, avec des
mots bien choisis, des mots susceptibles de paraître rassurants
à leurs oreilles.
— Je vous annonce qu’après dix ans de dur labeur en paroisse,
mon évêque m’accorde un congé sabbatique afin que je puisse
me prévaloir d’une année de perfectionnement, ou plus exacte-
ment de ressourcement. Je me suis inscrit à la Faculté de théolo-
gie de l’Université de Montréal.
Ses parents l’avaient regardé, étonnés, voire inquiets. Pour eux,
leur fils ne pouvait occuper de fonction plus honorable que
celle de pasteur à la tête d’un grand troupeau de fidèles. Sa mère
s’était tue, prudente, mais son père, peu réputé pour faire dans
la nuance, avait vivement répliqué :
— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ? Ta job, c’est
d’être curé, non  ?
— Oui, bien sûr, mais pour être bon curé et pour demeurer
efficace, c’est comme dans toute autre chose, il faut se recycler
de temps en temps.
— Qu’est-ce que tu veux apprendre de plus ? La messe et puis
les sacrements, ça ne change tout de même pas. Tu dois quand
même commencer à connaître toutes les recettes par cœur. Je ne
vois pas ce qu’un recyclage pourrait t’apporter de plus.
— Voyons, Omer ! On a toujours quelque chose à apprendre
dans la vie et tu sais que Jérôme a toujours aimé se cultiver.

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Cécile était intervenue davantage pour freiner les remar­ques
appréhendées de la part de son mari que par conviction per-
sonnelle, car elle-même se désolait de voir ce fils chéri quitter sa
cure. Mais, plus perspicace, elle voulait comprendre mieux cette
décision de Jérôme, quitte à mijoter, plus tard, dans son cœur,
les inquiétudes que pourrait éventuellement générer ce virage.
Micheline, quant à elle, se taisait, résolue plutôt à reprendre
ultérieurement la conversation, seule avec son frère. De toute
manière, connaissant bien les personnalités de son père et de sa
mère, Jérôme avait préparé les arguments les plus aptes à freiner
les objections de courte vision de l’un et apaiser les angoisses
de l’autre. Aussi avait-il gagné son pari. Le repas s’était donc
poursuivi joyeusement. D’autant plus joyeusement qu’Omer en
avait profité pour se désaltérer le gosier du bon vin que Jérôme
avait apporté.
En milieu de soirée, alors qu’Omer commençait à cogner des
clous et que Cécile ressentait la fatigue générée par les émotions
du jour, Jérôme les avait incités à aller se reposer. Alors que les
deux aînés se retiraient dans leur chambre, Micheline avait d’un
clin d’œil retenu Jérôme au salon.
— Dis donc, le grand frère, c’est quoi, ces histoires de
reprendre les études ?
Jérôme l’avait d’abord regardée hésitant, puis avait choisi d’y
aller de franchise avec cette femme dont il admirait la perspi-
cacité et le bon jugement. D’ailleurs, il avait opté pour en finir
avec le faire-semblant.
— Micheline, toi la grande intuitive de la famille, je ne te
cacherai pas que le travail de curé, je commence à en avoir ras
le bol. J’en suis aussi rendu à me poser bien des questions de
l’ordre de la foi, de la théologie... Ouais, j’ai envie d’aller là où on
peut en creuser les fondements, où on peut discuter librement.
J’en ai assez de me tenir à la surface, j’ai maintenant le goût d’ex-
plorer les profondeurs.

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Micheline lui jeta un regard perplexe.
— Et ton sacerdoce, mon frère, ça tient dans un programme
comme celui-là ?
— Je t’avoue, Micheline, que je ne le remets pas en question.
Je peux demeurer prêtre, tout en faisant autre chose que de jouer
au curé, ne crois-tu pas ?
— Tu ne le remets pas en question... pour le moment ?
Jérôme avait accueilli sa remarque interrogative avec un léger
ricanement.
— Tu es trop fine mouche pour que j’essaie de te cacher quoi
que ce soit. Si j’avais des envies de prendre le large, à toi, je le
dirais. Mais il m’apparaît plus avisé d’aborder un problème à la
fois. Pour le moment, je veux étudier et éventuellement enseigner.
Avec un bac, je pourrais faire de l’enseignement. Je ne sais pas
encore exactement où et comment. Peut-être dans le nouveau
programme d’éthique et culture religieuse. Je verrai en temps
et lieu.
Mais l’intuitive Micheline n’en démordait pas.
— Oui, mais si tu découvrais ensuite que... le sacerdoce... hum...
que ce n’est plus ce qui te convient, il commencerait à se faire
tard, disons, pour fonder une famille.
— Oui, je sais bien, mais de toute façon, il est déjà tard.
Micheline lui avait jeté un petit regard narquois.
— Pis les femmes, ça ne te manque pas ?
Avec un moment d’hésitation, il avait simplement eu cette
réplique teintée d’un léger sourire complice :
— Ma chère sœur, sache que ça fait déjà un bon moment que
je ne m’enfarge plus dans les fleurs du tapis.
— Je m’en doutais bien. Tant mieux pour toi !

Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020


à sebastien-cote

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Partie IV

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25

S eptembre battait son plein. La nature revêtait déjà ses cou-


leurs, sans que Montréal ait encore pour autant cédé à la fraî-
cheur de l’automne. Le soleil continuait à darder ses rayons sur le
vaste campus, à illuminer ses collines et ses flancs de montagne.
Jérôme adorait s’y promener. Il profitait des pauses du midi pour
déambuler seul à travers ses sentiers, jamais las d’admirer la ville
étalée au pied de ce majestueux mont Royal.
Cela faisait maintenant un mois qu’il avait commencé sa
formation à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.
Inscrit à titre d’étudiant régulier au baccalauréat en théologie,
il aurait pu se prévaloir d’un allègement de son parcours en
raison d’acquis relevant de sa formation antérieure au Grand
Séminaire, un privilège auquel il avait toutefois renoncé.
Jérôme n’avait voulu d’aucune manière écourter son parcours.
Il avait précisément choisi le cursus le plus élaboré afin de réé-
valuer les enseignements reçus lors de sa première formation. Il
savait que les approches scientifiques de la Faculté se démarque-
raient des approches pastorales préconisées au Grand Séminaire,
dont les visées étaient principalement orientées vers la pratique
en paroisse.
C’est quand même avec un peu de nervosité que Jérôme s’était
présenté sur le campus. Nerveux à l’idée qu’il pourrait ne pas

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être au diapason au sein de cette clientèle étudiante assurément
triée sur le volet. Mais il s’était délesté, dès les premiers jours, de
cette pudique réserve, comprenant qu’au contraire, il intégrait
fort harmonieusement les rangs de ce milieu de haut savoir. Il
participait allègrement aux échanges et discussions, les alimen-
tait de ses propres interventions et questions. D’abord surpris
de constater à quel point sa contribution était remarquée et
valorisée, il eut encore maintes occasions de savourer les effets
gratifiants de cette reconnaissance quand, dans les corridors,
d’autres étudiantes et étudiantes venaient vers lui pour entendre
ses opinions, pour alimenter leurs propres réflexions. De même
était-il spontanément invité à joindre un groupe pour les séances
de travail en équipe. Il ne refusait jamais, non plus, son aide à
quiconque la sollicitait.
Jérôme croyait rêver. Il adorait ses cours. Il admirait l’érudi-
tion de ses professeurs, il savourait les discussions animées que
ces derniers suscitaient en classe. Rien n’était tabou, tout sujet
pertinent à la matière pouvait être abordé, débattu, voire réfuté.
Il avait nettement l’impression d’être entré dans un nouvel uni-
vers. Tout lui plaisait. Il se sentait comme un poisson dans l’eau...
ou comme un oiseau libéré de sa cage. La paroisse, les activités
pastorales, les réunions d’équipe, les rendez-vous au presbytère,
cela lui paraissait si loin, comme si tout cela flottait vaguement
dans un nébuleux passé. Comment avait-il pu y donner tant
d’années de sa vie ? S’il ne savait pas encore exactement ce que lui
réservait l’avenir, il savait pertinemment qu’il ne foulerait plus
les ornières de son passé.
Jérôme vivait en pension dans une communauté religieuse
féminine qui accueillait des religieux et religieuses faisant un
retour aux études. Il logeait dans une modeste chambre assortie
d’une pièce attenante qui lui servait de bureau. Il lui était loisible,
et il s’en prévalait, de vivre dans une sorte de retrait, dans une
intimité qui répondait bien à son goût de solitude. Il voyageait en

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transport en commun, un mode qu’il avait si bien su apprivoiser
lors de ses études au Grand Séminaire. Il aimait aussi l’ambiance
de la grande ville, car paradoxalement, ce milieu fourmillant de
monde lui permettait de se fondre dans l’anonymat, ce qui n’est
guère possible en milieu rural.
Oui, Jérôme était transporté sur une autre planète et il n’en
finissait pas de savourer cette bienfaisante liberté qui, en fond
de scène, illuminait son quotidien.

***
À l’université, si Jérôme se mettait volontiers à l’écoute de
quiconque requérait son aide ou simplement son attention, il
aimait aussi se retirer seul à la grande bibliothèque des sciences
humaines de l’institution. Dès que les travaux étaient assignés
par les professeurs, il s’y rendait afin de se procurer les ouvrages
recommandés avant que d’autres ne les retirent des rayons. Il
aimait, de toute façon, se retrouver dans le silence de ce lieu, dans
cette ambiance si propice à la cogitation. Il lui arrivait même, le
midi, d’y manger son sandwich et d’y siroter son café en atten-
dant le retour en classe, en début d’après-midi.
Jérôme aimait la solitude, mais il se délectait aussi d’échanges
privés avec quelques étudiants avec lesquels il se reconnaissait
des affinités. Parmi eux, il y avait cet aspirant à la prêtrise, Ray-
mond, qui, dès les premiers jours, s’était tourné vers lui et le
rejoignait immanquablement au signal de la pause. Ce jeune
homme au rire franc, qui fumait cigarette sur cigarette et qui
travaillait comme serveur dans un bar gai, adorait discuter avec
Jérôme des contenus de cours, des compétences et de la péda-
gogie des professeurs. Assis sur les larges rebords des fenêtres
qui longeaient un long couloir du pavillon, ils n’en finissaient
de ressasser et de refaire ensemble la matière acquise en classe.
Raymond s’étonnait de voir Jérôme, ce prêtre déjà doté d’une
longue formation théologique, reprendre le parcours du début.

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— Mon cher Raymond, sache que tu es bien chanceux de
commencer tes études théologiques dans une faculté universi-
taire. Ainsi, quand tu seras ordonné, tu pourras commencer ton
ministère avec une ouverture et un sens critique autrement plus
affûté que dans mon cas.
— Que veux-tu dire ?
— C’est bien simple, les gens n’en veulent plus, de cette reli-
gion truffée de théories et de pratiques apprises par cœur dans
le petit catéchisme. Ils n’en veulent plus, de ces sacrements aux
pouvoirs magiques et de ces liturgies insipides. Bienheureux
es-tu d’avoir échappé à cette époque où les fidèles devaient
se soumettre aux pratiques désuètes et aux diktats de la reli-
gion. Eh bien, moi, je suis de ceux qui n’y ont pas échappé. Ou
aurais-je pu y échapper – de justesse, car la nouvelle catéchèse
arrivait déjà quand j’étais au secondaire – si je n’avais pas fait
ma formation au Grand Séminaire, là où on avait encore bien
du mal à se distancier de la pratique traditionnelle. Or, quand
je suis arrivé en paroisse, les nouvelles approches étaient déjà
implantées. Mais moi, du haut de mon statut – que dis-je ? – de
mon pouvoir sacerdotal, j’ai voulu imposer mes visées et mes
méthodes conservatrices, évidemment révolues. Je n’ai pas su
capter les messages de mes collaborateurs, ou plutôt de mes col-
laboratrices, car désormais, ce sont majoritairement des femmes,
des agentes de pastorale, tu le sais très bien, qui accomplissent
une grande partie du travail en paroisse. Non, je n’ai pas su
m’adapter.
Jérôme se tut un instant, fixant le sol, cherchant à dissimuler
son désarroi. Puis dans un grand soupir, il releva résolument la
tête.
— Raymond, j’ai souffert de cette maladresse... de mon
incompétence. Ce n’est pas peu dire que de passer plus de deux
décennies à essayer de me faire accroire que j’y arriverais, à
essayer d’étouffer ce sentiment de... Comment dire ? D’échec ?

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Non, à cette époque-là, je refusais l’idée de l’échec, car ça aurait
été comme m’avouer à moi-même que ma vocation sacerdotale
était une erreur. C’était impensable ! J’ai toujours voulu être
prêtre. Mais mon sacerdoce, qui aurait dû être source d’épa-
nouissement, devenait une sorte de cage qui me bloquait l’ho-
rizon. Jusqu’à ce que...
— ... ?
— Jusqu’à ce que je pile sur mon orgueil et que je commence
à en parler à un ami prêtre en qui j’avais confiance. Un ami qui,
dans toute sa simplicité et toute sa candeur, m’a renvoyé à mes
vraies forces. Ces forces qui logent davantage dans le monde
intellectuel que dans la praxis. Et là, tranquillement, un constat
s’est faufilé dans mon esprit, jusqu’à s’y installer de plus en plus
tenacement. Puis, il y a eu cette importante rencontre, dont je t’ai
déjà parlé d’ailleurs, avec le père Damien à la trappe d’Oka. Ce
grand sage n’a fait que marteler le clou. C’était la tape dans le dos
dont j’avais besoin pour avancer, pour réorienter mon avenir.
— Ce n’était pourtant pas difficile à décoder, mon cher ami.
Il suffit de t’écouter en classe, de discuter avec toi... Je me suis
rendu compte de cela dès les premiers contacts avec toi.
— Oui, je suis vraiment heureux ici à la Faculté, mais il
demeure un volet de mon expérience en paroisse qui me cha-
grine... je dirais, qui suscite certains remords en moi... qui me
fait souffrir même.
— Mais quoi donc ?
— J’ai été un éteignoir pour mes valeureuses collaboratrices,
ces agentes de pastorale qui amenaient des idées et des pratiques
modernes. Je n’arrivais pas à les suivre et, au lieu de chercher à
comprendre, à me mettre au pas, mon orgueil a pris le dessus et
j’ai plutôt cherché à imposer mon autorité de... curé... de sacré
curé !
Avec un petit rire d’encouragement, Raymond avait simple-
ment lancé :

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— Oh ! ne t’en fais pas ! Je suis certain qu’elles s’en sont
remises depuis.
— Oui, mais qu’est-ce qu’elles peuvent bien encore pen­ser
de moi ?
— Tiens ! Tiens ! Ton orgueil serait-il en train de reprendre le
dessus ?
— Tu as raison, mais tu sais comme moi qu’il ne suffit pas de
vouloir effacer une blessure pour y arriver.
— Hum ! Je n’ai certainement pas la prétention de détenir la
sagesse de ton fameux moine Damien, mais j’ai une petite idée
quand même de ce qui pourrait t’aider à guérir.
— Vas-y donc !
— Aller humblement – oui, humblement, cette fois ! – ren-
contrer ces femmes et parler franchement avec elles. Admettre
tout simplement ce que tu viens de confesser, si je peux me
permettre d’utiliser un terme de circonstance.
— Plus facile à dire qu’à faire.
— Hé ! Penses-y comme il faut ! Non seulement tu arriverais
à cicatriser cette fameuse blessure qui continue à te faire mal,
mais tu épaterais sûrement ces dames. Oui, tu te rehausserais
dans leur estime. Et elles ne pourraient que penser du bien de
toi, justement.
Raymond afficha un grand sourire teinté d’enthousiasme.
— Elles diraient sans doute quelque chose comme « Ça prend
de la force de caractère, de la grandeur d’âme même, pour revenir
avouer ses torts », et sûrement une foule d’autres commentaires
du genre à ton égard.
— Tu crois vraiment ?
— Bien oui, Jérôme, elles t’admireraient d’avoir le courage de
reconnaître tes torts. Elles t’admireraient aussi d’avoir le cou-
rage de réaligner ton orientation professionnelle. T’en rends-tu
compte, mon ami ? Non seulement tu te ferais du bien à toi-
même, mais tu en ferais aussi à ces femmes.

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— Ouais ! C’est plein de bon sens. Je constate qu’il n’y avait
rien de fort dans mon attitude, que c’était plutôt une manifes-
tation de faiblesse.
— Je comprends que ce n’est pas nécessairement facile à
digérer, mais...
— ... mais je dois passer par là. C’est le seul chemin vrai­ment
réparateur. C’est le tremplin pour un nouveau départ.
— Très juste !
— Ouais ! Pas facile, mais c’est ce que je vais faire dès ma pro-
chaine visite dans mon patelin. Je vais aller voir ces courageuses
agentes de pastorale.
Jérôme avait tenu parole. Il avait rencontré ces femmes, qui
l’avaient accueilli avec grande joie. Surtout, elles n’avaient pas
caché leur admiration pour son courage et son honnêteté. Une
rencontre, somme toute, tonifiante pour elles et pour lui. Une
rencontre qui avait permis de tourner la page.

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J érôme éprouvait toujours autant de bonheur à participer à


ses cours. Il s’acquittait de ses travaux et examens avec un succès
tel qu’il n’avait osé espérer. Les annotations élogieuses de ses
professeurs non seulement vantaient sa fine compréhension de
la matière, mais l’encourageaient aussi à poursuivre ses études
au-delà du premier cycle. Une éventualité qu’il n’avait certes
pas envisagée quand il avait choisi de s’inscrire à la Faculté de
théologie, mais qui faisait son chemin à mesure que s’accroissait
sa fascination pour la discipline.
Un soir, dans la quiétude de son bureau, alors qu’il en était à la
fin de sa deuxième année d’études à la Faculté, Jérôme repassait
son parcours et évaluait ses acquis. Lui revint alors en mémoire
sa bénéfique rencontre avec le père Damien. C’était bien grâce à
l’accompagnement de ce sage qu’il avait entrepris des études uni-
versitaires. Il se rappelait pertinemment qu’après lui avoir avoué
sa maladresse à accomplir son ministère paroissial, son guide
l’avait simplement retourné à sa propre réflexion afin qu’il en
décèle lui-même les causes. Jérôme se souvenait que, de retour
en séance avec le père, il avait déballé une liste de questions
relatives aux croyances et aux pratiques religieuses et exprimé
les doutes qui taraudaient sa conscience. Il s’étonnait mainte-
nant de l’issue de cette rencontre. Après l’avoir religieusement

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écouté, le moine n’avait pas cherché à décortiquer ses questions
ou à réfuter ses doutes, mais s’en était simplement tenu à cette
conclusion : « La raison majeure qui explique votre inaptitude à ce
travail (pastoral), c’est tout simplement que vous n’y croyez pas. »
Le père Damien avait-il réellement cherché à éluder les ques-
tions de Jérôme ? Certainement pas. Avait-il voulu lui signifier
que ses doutes entraient en contradiction avec le message pas-
toral qu’il devait transmettre à ses ouailles ? Vraisemblablement.
Ou encore avait-il fait montre de clair­voyance en invitant Jérôme
à remonter à la racine de cette inaptitude au travail pastoral ?
Il l’avait surtout habilement orienté vers les personnes les plus
aptes à accueillir ses questionnements, en l’occurrence les théolo-
giens. Le moine avait, de toute évidence, eu cette juste intuition
que, pour devenir un meilleur serviteur parmi ses semblables,
Jérôme devait d’abord identifier ses véritables talents afin de les
développer et de les mettre à profit. Quant à la pertinence de
sa vocation sacerdotale, si son guide spirituel en avait douté, il
s’était abstenu de l’exprimer.
Ce soir-là, dans le silence de son humble logis, Jérôme réalisait
plus que jamais que toutes ces remises en question qu’il avait
soumises au père Damien trouvaient effectivement leur perti-
nence dans le cadre de sa formation théologique universitaire.
Mais aussi avait-il vite fait de constater que, loin de proposer des
solutions toutes ficelées d’avance, son programme les resituait
plutôt sur un horizon élargi, suscitant de nouveaux question-
nements. Jérôme entendait d’ailleurs la voix du professeur Ber-
geron affirmant, du haut de son éloquence, que les dogmes ne
peuvent ni ne doivent être encastrés dans les limites d’un cadre
figé, mais bien « qu’ils pointent vers une réalité infinie qu’aucune
définition ne saurait pleinement englober ou traduire adéqua-
tement ». Et tant d’autres propos de la bouche de ce maître
flamboyant, qui tenait pendues à ses lèvres des classes entières
avides d’en entendre toujours davantage. Tant de ses propos

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qui osaient remonter à la genèse des doctrines pour en sonder
les structures prétendument immuables. Tant de ses propos qui
avaient cependant eu l’heur d’alléger peu à peu les scrupules de
l’étudiant Jérôme. C’était un univers. Cela le fascinait.
Ce soir-là, pour encore mieux savourer le chemin parcouru,
Jérôme laissa vagabonder sa mémoire jusqu’à ses débuts de jeune
prêtre. Jusqu’à cette époque où il était prêt à défendre bec et
ongles l’enseignement de l’Église dans son intégralité ; à défendre
chaque article de sa doctrine, avec la plus grande conviction
que la religion catholique était la seule vraie, la seule légitime.
J’étais conservateur, j’étais papiste, j’étais... intégriste. Oui, que de
chemin parcouru ! C’était au temps de ma jeunesse, bien avant de
rencontrer ce sage père Damien et, surtout, bien avant de connaître
le bonheur de m’abreuver aux enseignements de ces prestigieux
professeurs de la Faculté de théologie.
Maintenant, tout bouillonnait dans son esprit. Tout s’entre-
mêlait, autant les joies des fabuleuses découvertes que les incon-
forts des assises secouées. Car, il devait l’admettre, il éprouvait
tout de même un certain malaise à voir ses certitudes s’estomper.
C’était beaucoup et sans doute trop à la fois. Jérôme progressait
certes, mais il avait l’impression de nager entre deux eaux.
Jérôme essaya de se remettre à la lecture de l’ouvrage qu’il
tenait en main, Le Dieu crucifié, de Jürgen Moltmann, dont
il devait faire la synthèse dans le cadre d’un de ses cours. En
vain. Tant de doutes s’insinuaient à travers les lignes du savant
ouvrage. Son titre à lui seul le plongeait dans la perplexité. Une
perplexité telle qu’il ne se sentait plus capable d’adhérer à tout
ce contenu doctrinal, déjà sous-tendu dans le titre lui-même.
Voilà donc que toutes ces questions, tous ces doutes et plus
encore, qu’il avait déballés aux oreilles du père Damien, refai-
saient obstinément surface, avec une densité accrue. Jérôme se
mit à griffonner, comme il aimait si bien le faire quand il voulait
rassembler ses idées et mieux les cerner.

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Un Dieu crucifié... Jésus Dieu ? Engendré par l’Esprit saint... Franche-
ment ! Allez donc raconter ça à un incroyant ! Tant de choses ressassées
depuis mon entrée à la Faculté. La Providence ? Rien à y comprendre.
Si Dieu prend soin de la création, comment le fait-il donc ? Des
guerres, des mas­sacres, des populations qui crèvent de faim, des gens
torturés... Prier pour toutes ces causes ? Ça change quoi ? Oui, je me
rappelle avoir exprimé de telles choses au père Damien. Je me demande
si lui-même ne se posait pas des questions du même genre. En tout
cas, il ne m’a pas réellement répondu. Sa suggestion de m’inscrire en
théologie, ouais, c’était sans doute sa réponse. Il me dirigeait vers les
vrais spécialistes !
Tiens ! Aller en voir un, vrai spécialiste, c’est justement ce que j’ai
l’intention de faire maintenant. Et celui-là, je ne lui laisserai pas la
chance de s’esquiver. Oh non !

***

Jérôme avait pris rendez-vous avec le professeur Gilles May-


rand, un jésuite spécialiste des Évangiles synoptiques. Durant
la première session à la Faculté, il avait suivi un cours de ce
professeur. Un cours qui l’avait alors secoué, à tel point qu’il
s’était juré de ne plus jamais s’inscrire à aucun de ses cours, dans
la mesure où il lui serait loisible de le faire. Mais après le choc de
ce premier cours, il ne pouvait s’empêcher de ressasser toutes ces
théories nouvelles, toutes ces audacieuses approches qui avaient
subrepticement fait leur chemin dans son esprit. Tant et si bien
que, loin de fuir les cours du professeur Mayrand, Jérôme les
recherchait désormais.
Cet éminent professeur, qui n’avait d’ailleurs pas été dupe
des réactions réfractaires de l’étudiant, avait su, au contraire,
détecter la juste valeur de son potentiel. Ce fut donc avec un
sourire en coin, un brin narquois, qu’il avait accueilli Jérôme.
— Merci de me recevoir, monsieur Mayrand.
— C’est avec un grand plaisir.

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— Je dois vous avouer d’emblée que votre premier cours m’a
beaucoup fait souffrir. Je m’étais juré de ne jamais en suivre un
autre, et pourtant, me voilà en train d’achever mon troisième.
Ne disant mot, mais toujours souriant, le professeur Mayrand
le regardait d’un air enjoué, visiblement heureux d’accueillir ce
brillant étudiant.
— Oui, je peux vous avouer que s’il y a un professeur qui m’a
déstabilisé dans cette Faculté, c’est bien vous.
Le professeur continuait de sourire.
— Par contre, autant votre premier cours a été déstabilisateur,
autant il a été déclencheur. Mais maintenant, je me sens comme
assis entre deux chaises. Je suis fasciné par tout ce que j’apprends,
mais en même temps, oui, je vis un réel inconfort... je dirais
même, une certaine angoisse. Il me semble voir tellement de
pierres se détacher... Je commence même à craindre que mon
édifice ne s’écroule complètement.
— ...
— Vous savez, j’étais bien dans ma forteresse au temps de mes
certitudes. Mais maintenant, il y a tellement de choses auxquelles
je n’arrive plus à croire...
— Comme ?
— Je ne crois pas que Jésus soit Dieu.
— Moi non plus.
— Je ne crois pas au péché originel.
— Moi non plus.
— Je ne crois pas à l’Assomption de Marie.
— Moi non plus
— Je ne crois pas...
Et ainsi s’allongeait la liste. Et ainsi, chaque aveu d’incroyance
de l’étudiant recevait le même acquiescement du professeur.
Jérôme s’arrêta enfin, le fixant d’un regard interrogateur, quelque
peu désarçonné. Le professeur Mayrand, quant à lui, se taisait,
imperturbable.

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— Euh... Écoutez, monsieur Mayrand, je venais ici en espé-
rant que vous me feriez la démonstration que j’ai tort. Oui, que
vous me feriez enfin la démonstration que ces données de foi
sont fondées... que vous me présenteriez un argumentaire qui
rétablirait la foi dans laquelle je trouvais autrefois sécurité et
confort. Mais là, j’ai l’impression que tout s’effrite.
— Premièrement, sachez bien qu’une fois qu’on a mis le pied
dans la porte, on en a déjà trop vu pour faire marche arrière.
Même si vous le vouliez, vous ne pourriez plus revenir à vos
anciennes sécurités. Il ne vous reste donc qu’à vous tourner vers
l’avant. Et non, cher Jérôme, rien ne s’effrite. Vous entrez dans ce
monde où on a le droit de remettre ses croyances en question,
où on a le droit de remettre en question tout ce qui, à notre avis,
doit l’être. Oui, je dis bien, croire ne doit pas être une obligation,
mais bien une adhésion libre et profondément ressentie. Vous
n’avez pas à croire contre votre raison. Vous n’êtes pas tenu de
croire quelque formule doctrinale que ce soit si, au tréfonds de
votre âme, elle va l’encontre de votre propre logique.
— Ouf !
— Toute cette liste de vos « incroyances » que vous venez de
déballer, c’est une sorte de libération. Oui, vous êtes en train de
libérer l’espace nécessaire pour revoir sous un autre angle tout
ce bagage antérieurement reçu. Vous avez maintenant le chemin
ouvert pour soumettre les concepts, les croyances, les pratiques,
pour tout soumettre au crible de la science. C’est effectivement
cette liberté qui mène à la libération que vous offre la Faculté
de théologie.
Jérôme était bouche bée.
— Vous dites donc que je suis libre de croire ou de ne pas croire
ce que l’Église enseigne comme des vérités de foi ?
— J’insiste encore sur ce point : vous êtes libre de croire ce
qui vous paraît raisonnable et d’abandonner ce qui paraît inac-
ceptable. Oui, et j’insiste, vous entrez dans cet espace qui vous

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à sebastien-cote

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dégagera de toutes frontières imposées. Un espace qui vous
permettra de définir ce en quoi vous pouvez et voulez croire.
Passé de l’étonnement à la gratitude, Jérôme avait quitté le
bureau du professeur Mayrand l’âme allégée. Il avait plus que
jamais le goût de poursuivre ses études théologiques.

***
Cette rencontre entre Jérôme et le professeur Mayrand n’avait
été que la première d’une très longue série. Elle ne serait effec-
tivement que le début d’un long cheminement qu’ils feraient
ensemble dans les méandres de la science, certes, mais sur les
voies de l’amitié, surtout.

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27

J érôme s’acheminait vers la fin de son baccalauréat, qu’il avait


traversé en deux ans seulement. Sa fascination pour la théologie
ne tarissant pas, il ne pouvait se résoudre à quitter la Faculté. Il
avait donc décidé de poursuivre ses études à la maîtrise. Résigné,
ou sagement conseillé, son évêque ne songeait plus à le retenir.
Jérôme suivait un de ses derniers cours de premier cycle,
offert par le professeur Mayrand sur le thème de la résurrection.
Ce cours lui était comme une brise rafraîchissante qui venait
en quelque sorte épurer cette donnée fondamentale de la foi
chrétienne de tant d’inepties véhiculées à son sujet. Inspiré par
ses approches innovantes, Jérôme avait puisé dans ce cours
l’inspiration pour un sujet de mémoire. Une fois de plus, il s’était
rendu au bureau du professeur.
— Gilles, j’aimerais discuter avec toi d’un projet de mémoire
de maîtrise.
Au fil de leurs fréquentes discussions, ils avaient développé de
telles connivences que les formalités de la bienséance s’étaient
peu à peu assouplies.
— Heureux que tu t’orientes dans cette voie. Je présume que
tu as déjà en tête une ligne particulière que tu aimerais explorer.
— Je t’avoue d’abord que ton cours sur la résurrection est sans
doute le plus éclairant de tous ceux que j’ai suivis jusqu’ici. Quel

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décapage ! Et puis les élogieuses annotations que tu as abondam-
ment « griffonnées » sur mon dernier travail... Hum ! Excuse le
terme, mais il faut presque une compétence en graphologie pour
décrypter tes h­ iéroglyphes...
Habitué à ce genre de remarques au sujet de son écriture,
Gilles riait de bon cœur.
— Oui, tes nombreuses annotations, fort stimulantes, m’ont
incité à relire attentivement les textes évangéliques portant sur
la résurrection et les apparitions, et je pense avoir cerné un sujet
qui pourrait être développé.
— Vas-y ! Je t’écoute.
— J’aimerais aborder la séquence de l’apparition du Ressus-
cité aux femmes au tombeau, le matin de Pâques, dans le dernier
chapitre de l’Évangile de Matthieu.
— Et sous quel angle penserais-tu l’aborder ?
— Dans la foulée de ce que j’entends dans ton cours et des
lectures que je suis amené à faire pour mes travaux, je commence
à avoir de sérieux doutes sur l’authenticité de cette apparition.
Mon objectif serait donc de vérifier si cette apparition a vrai-
ment eu lieu, si elle est historique.
— Et si tu découvres qu’elle n’est pas historique, il te faudra
alors expliquer pourquoi l’évangéliste l’a insérée dans son récit ;
autrement dit, tu devras justifier son rôle théologique dans la
finale de cet Évangile.
— Oui, mais tu pourrais être là pour me guider, car justement,
j’aimerais que tu sois mon directeur à la m ­ aîtrise.
— Ouais ! Ça pourrait être une belle expérience.
Le professeur avait attentivement écouté l’étudiant, et après
avoir redressé quelques tangentes, il en arriva à la conclusion que
Jérôme avait en main un sujet pertinent à explorer. Il accepta donc
de le diriger dans ce parcours académique de deuxième cycle.

***

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Comment les enseignements du professeur Mayrand, et ceux
d’autres collègues, avaient-ils pu rejoindre les intérêts de Jérôme,
au point de l’inciter à poursuivre sa quête de sens sur un sujet
aussi vaste, aussi alambiqué que celui de la résurrection ?
En fait, il s’agissait d’enseignements fondamentaux qui
s’adressaient tout simplement à la raison. Des enseignements
qui, sans être si compliqués, étaient d’une telle logique qu’ils
auraient pu être vulgarisés et être transmis à l’ensemble des
croyants. Jérôme les récapitulait ainsi :

— Non, les morts ne ressuscitent pas avec un corps matériel. L’idée


d’une chair corruptible dans l’au-delà, dans l’immatériel, est en soi
une injure à la science.
— Pour les mêmes raisons, les apparitions du R ­ essuscité n’ont pas
pu être d’ordre physique, mais bien plutôt d’ordre spirituel. Autrement
dit, les apparitions de Jésus n’auraient pas pu être perceptibles par un
observateur neutre ni enregistrées sur une pellicule photographique.
— Non, les manifestations du Ressuscité n’ont vraisemblablement
pas dû être de simples rencontres de courtoisie ; elles ont plutôt dû
avoir des motivations pratiques, comme une incitation à poursuivre
la mission enclenchée par Jésus lui-même au cours des années où il a
foulé le sol p­ alestinien.
— Et si les apparitions de Jésus ont eu pour motif la poursuite de
sa mission, elles ne pouvaient guère s’adresser à des femmes, qui, à
l’époque, étaient considérées comme mineures du berceau à la tombe.
Elles ne pouvaient même pas franchir le seuil de leur demeure sans
être voilées ou accompagnées d’un père, d’un mari ou d’un fils majeur.
Comment auraient-elles pu, alors, parcourir villes et villages afin
d’évangéliser ? Et même si elles avaient osé défier les interdits, quelle
valeur aurait eu leur témoignage aux oreilles masculines ?
— De toute façon, dans la liste la plus ancienne des apparitions,
celle transmise par saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens,
aucune femme n’est mentionnée, mais strictement des hommes aptes,
justement, à jouer un rôle missionnaire d’évangélisation.

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C’était effectivement ce dernier constat à l’endroit des femmes
qui avait éveillé de sérieux soupçons dans l’esprit de Jérôme
quant à l’historicité d’une telle apparition en leur faveur. Il
croyait donc que son hypothèse pourrait être soumise à l’épreuve
d’une méthode bien choisie pour en vérifier la pertinence.
Jérôme n’était cependant pas sans appréhender les réactions
de la théologie féministe, qui avait déjà tant misé sur le fait que
les récits évangéliques concernant la résurrection plaçaient les
femmes comme premières bénéficiaires d’apparitions du Res-
suscité. Le professeur Mayrand l’avait d’ailleurs mis en garde
quant au fait qu’il risquait de s’attirer les foudres des partisanes
de ce mouvement. Il l’avait alors avisé qu’il devrait absolument
cerner le motif théologique qui avait justifié l’attribution tardive
de cette toute première apparition du Ressuscité à des femmes.
Il avait insisté sur le fait qu’il lui faudrait surtout faire ressortir
le côté positif d’une telle attribution.
Après avoir envisagé l’éventuel chemin à parcourir et les
probables écueils à surmonter, Jérôme souhaitait plus que tout
mener à terme son projet de recherche. Le professeur Mayrand
croyait aux capacités de son étudiant et se réjouissait de pouvoir
l’accompagner. Il avait accueilli le sujet avec d’autant plus d’in-
térêt qu’il avait lui-même poussé des études dans le domaine,
ce qui l’avait d’ailleurs conduit à offrir ce fameux cours sur la
résurrection.
Jérôme s’orientait donc maintenant vers les études de deu-
xième cycle avec grande confiance. Dans un débordement d’en-
thousiasme, il avait même dit à son professeur :
— Je ne sais pas encore où je vais en arriver avec tout ça, mais
le monde merveilleux que j’ai découvert ici m’apporte tellement
de bonheur que j’ai l’impression que je ne serai jamais plus
capable de quitter cette fameuse Faculté de théologie.
Parole prémonitoire s’il en était.

***

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À vrai dire, ses nouvelles connaissances s’étaient avérées un
délice pour l’intellect de l’étudiant. Il révisait ses propos passés
et se désolait quelque peu de constater à quel point il avait trop
souvent raté la cible. Il avait tout simplement ressassé dans ses
prêches les mêmes notions sur la vie après la mort qui lui appa-
raissaient maintenant si dénuées de sens, surtout celles relatives
à la réanimation de la chair, laquelle serait, à la fin des temps,
réunie à l’âme pour l’éternité, dans la béatitude ou le châtiment.
Jérôme réfléchissait à tout cela et en éprouvait une certaine gêne.
Par ailleurs, s’il se savait peu doué pour le travail de ter­rain,
il se reconnaissait toutefois un certain talent pour l’art oratoire.
Or, il se découvrait maintenant une aptitude à vulgariser les
données scientifiques. Il se savait effectivement capable de les
transmettre, sans les diluer, dans un langage accessible. N’avait-il
pas déjà commencé à le faire récemment, en ces occasions où il
avait été invité à prononcer l’homélie au cours de célébrations
eucharistiques ? Il pouvait alors observer, dans l’auditoire, les
visages captivés par ses propos et, immanquablement, à la fin
de la célébration, il avait reçu des commentaires élogieux. –
« C’est la première fois que j’entends les choses expliquées de la sorte.
C’était tellement clair, et intéressant surtout. » Ou encore : « Si on
prenait la peine de nous expliquer les choses comme ça, les gens
seraient plus intéressés. Pourquoi les prêtres ne le font-ils pas ? »
À cela, Jérôme avait envie de répondre que rares sont les curés
et les vicaires qui ont des compétences en interprétation des
textes sacrés.
Depuis quelque temps, Jérôme était également invité à offrir
des sessions de formation biblique en milieu populaire. Son
enseignement recevait un accueil des plus gratifiants. Et quel
plaisir il en retirait lui-même à l’offrir !
Voilà ! Jérôme se découvrait enfin. Il se découvrait vulgarisateur,
apte à rendre le substrat des connaissances acquises sans jamais
en diluer les concepts, mais en ajustant son langage à l’auditoire

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qu’il avait devant lui. Parler le langage des gens qui daignaient
l’accueillir, c’était, p
­ ensait-il, faire preuve du respect le plus
élémentaire à leur égard.

***
Petit à petit, les lignes de son avenir professionnel se dessi-
naient. Jérôme n’aurait encore su préciser exactement le cadre
dans lequel il évoluerait, mais il se voyait de plus en plus net-
tement transmettre ses nouvelles connaissances et, surtout, les
mettre à profit pour un plus large public.

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J érôme avait traversé sans encombre les étapes menant à l’ob-


tention de son diplôme de maîtrise. Encouragé par son directeur
de recherche tout autant que par la direction de la Faculté, il
allait entamer ses études de troisième cycle. Le doctorat s’an-
nonçait comme un long parcours où le candidat s’aventurerait
sur des sentiers encore à défricher. Une aventure envoûtante,
certes, celle de mettre le pied dans l’arène des chercheurs, mais
une aventure périlleuse qui serait inévitablement ponctuée
d’obstacles et de moments de solitude.
D’ailleurs, le professeur Mayrand avait pris soin de le convier
à une sérieuse réflexion avant de s’engager dans un tel périple.
— Le doctorat peut s’avérer une longue et pénible traversée.
On ne s’y engage pas sans en jauger les enjeux et surtout sans
avoir un objectif précis en tête. Qu’est-ce que tu entrevois pour
le futur ?
— Bien, j’aimerais beaucoup, au terme de mes études docto-
rales, décrocher un poste de professeur dans un département ou
une faculté de théologie. Tout au moins, je pourrais être chargé
de cours. D’ailleurs, je pourrais être déjà admissible à l’obtention
de charges de cours à titre d’étudiant au doctorat.
— Tu dois cependant savoir que, dans ce domaine, les offres
d’emploi ne se retrouvent pas dans les petites annonces classées

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du journal. Au contraire, les candidatures sont triées sur le volet.
Tu penses pouvoir te classer parmi les finalistes ?
— Bien encadré, bien dirigé, je devrais éventuellement pou-
voir acquérir les compétences nécessaires.
Le professeur avait souri à la réplique astucieuse de son étu-
diant, qui le renvoyait à ses propres compétences de mentor. Il
ne doutait pas de la détermination et des aptitudes de Jérôme à
entreprendre la grande traversée, mais désireux de ne rien laisser
au hasard, il lui avait dit :
— D’accord ! Mais je veux quand même que tu ailles ren­contrer
le doyen de la Faculté et que tu aies son avis avant de t’engager
pleinement dans ce long périple.
Ce que fit Jérôme, qui reçut la pleine approbation du doyen,
assortie de judicieux conseils et d’exhortations à la persévérance.

***
L’étudiant voguait sur la lancée des encouragements de ses
professeurs. Il entrait cependant dans un régime tout à fait
différent de ce qu’il avait connu au cours de ses deux premiers
cycles d’études. Un parcours qui faisait appel à l’autonomie du
candidat ; un parcours qui, hormis les séminaires de recherche
obligatoires, lui laissait pleine initiative quant à l’organisation
de son horaire.
Jérôme bénéficiait d’un bureau dans les locaux mêmes de la
Faculté, ce qui le rendait particulièrement heureux. Il était en effet
coutume à l’université de mettre des bureaux à la disposition
des doctorants. Non seulement cela favorisait-il la rencontre
des doctorants entre eux, mais cela permettait également une
certaine cohabitation avec les professeurs.
Jérôme croyait rêver. Tout de cet environnement lui plaisait.
Plus il le fréquentait, plus il réalisait qu’il avait enfin atterri dans
son véritable domaine, dans ce milieu auquel il appartenait véri-
tablement. Il se rendait à son bureau tôt le matin, pour souvent

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ne revenir à sa pension qu’en fin d’après-midi ou même en
soirée. Ainsi dégagé de ce cadre restreint où il habitait depuis sa
venue à Montréal, il respirait allègrement dans ce vaste environ-
nement universitaire. Son horaire était partagé entre de longues
périodes de travail personnel, de nombreuses visites à la biblio-
thèque, des rencontres de discussions avec d’autres étudiants et
les quelques activités obligatoires inscrites au programme.
Mais des brèches s’ouvraient de plus en plus dans l’arma­ture
religieuse de cet homme au passé pourtant si conservateur.
Tous ces doutes qui avaient, petit à petit, perforé l’armure de
sa foi et qui, en même temps, avaient troublé sa conscience ne
suscitaient plus maintenant la moindre angoisse. Il y voyait, au
contraire, autant de nouvelles ave­nues à explorer et savourait
avec délice chaque nouvel éclairage sur ce qui avait été, pendant
si longtemps, le bagage de ses croyances. Un bagage qui lui avait
pourtant semblé infrangible.

***
Il avait fallu bien peu de temps avant que la Faculté recon­
naisse les aptitudes de Jérôme à l’enseignement. Bien que les
offres de charges de cours fussent soumises aux procédures d’ap-
pel de candidatures, il avait sans trop de mal obtenu son premier
cours d’été sur le campus. Un cours qui devait évidemment être
connexe à son champ d’études.
Jérôme avait travaillé pendant des mois à la préparation de ce
cours. Il le découvrait maintenant, la mise en œuvre d’un cours
universitaire nécessitait effectivement des mois de recherche et
de labeur. Mais chaque étape préparatoire lui confirmait qu’il
avançait pas à pas dans ce monde où il se sentait vraiment heu-
reux. Et pourtant, il avait encore peine à croire que lui, Jérôme,
allait offrir un cours dans cette prestigieuse Faculté. Ce serait en
plein cœur du mois de juillet. Un cours intensif qui se donnait à
raison de trois heures par jour, pendant trois semaines.

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Quand vint le matin du grand jour, il quitta fébrilement son
bureau pour se rendre à sa salle de cours. Ô bienfaisante canicule
qui endossa la responsabilité des sueurs de nervosité perlant sur
son front au moment de pénétrer dans la salle !
C’était un vaste local à gradins, bien rempli, comme la majo-
rité des cours d’été. Car, outre les étudiants réguliers désireux
d’accélérer leur cheminement en ajoutant un tel cours à leur
parcours régulier, il y en avait aussi de nombreux autres déjà
sur le marché du travail, qui poursuivaient une spécialisation à
temps partiel ou qui voulaient simplement s’accorder le plaisir
de creuser un domaine d’intérêt. Jérôme accueillait donc dans
sa classe une clientèle diversifiée, locale ou venue d’ailleurs, des
Maritimes, de l’Ontario et même du Manitoba.
La plupart, sinon tous, ignoraient que ce chargé de cours en
était à ses premières armes. Nul n’aurait pu deviner que des
papillons lui trituraient l’estomac. Son statut de ­néophyte n’allait
d’ailleurs aucunement se voir trahi ; dès qu’il prit la parole, il
avait déjà gagné son auditoire.
C’était la première d’une longue série de charges de cours
que Jérôme allait assumer tout au long de ses études doctorales.

***
Au moment où Jérôme était devenu doctorant à la Faculté
de théologie, son ami Raymond, quant à lui, entrait au Grand
Séminaire afin de parachever sa formation en vue d’accéder au
sacerdoce. Bien qu’il ait déjà terminé avec suc­cès ses études de
baccalauréat et de maîtrise à la Faculté de théologie, l’évêque de
son diocèse posait comme condition à son ordination qu’il fasse
une année supplémentaire au Grand Séminaire. Une exigence qui
reflétait bien la méfiance que nourrissaient les autorités ecclésiales
à l’égard de la for­mation offerte à la Faculté. Raymond s’y était
conformé, tout simplement parce qu’il tenait à accéder à la prê-
trise. N’eût été que cette formalité lui faisait perdre une année,

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il s’en serait amusé, car elle n’altérait ni ne redressait en rien la
solide formation qu’il avait reçue à la Faculté.
Raymond aimait discuter avec Jérôme de son expérience.
— Toi et moi, nous aurons poursuivi un parcours inversé. Toi,
tu as commencé au Grand Séminaire pour arriver à la Faculté
de théologie, alors que moi, je fais le chemin contraire.
— Je te plains, mon ami. Pour moi, c’est la chance de ma vie
d’avoir pu réévaluer ma formation initiale à la lumière de mes
études à la Faculté de théologie.
— Tu connais l’idée qui court au sujet de ces deux ­institutions ?
— Non.
— Des étudiants du Grand Séminaire se plaisent à dire que
dans cette institution, on enseigne les vérités de foi, alors qu’à la
Faculté de théologie, on soumet des h ­ ypothèses.
— Wow ! Heureux sont-ils, au Grand Séminaire, de détenir la
Vérité ! Quelle prétention ! Mais surtout, quelle naïveté ! Quant
à moi, je suis tellement heureux d’être libéré d’une panoplie
de croyances qui, il faut l’avouer, font trop souvent injure à la
raison.
Et tous les deux s’amusaient allègrement des préjugés et de la
méfiance qui campaient chacune des deux institutions dans ses
positions respectives.
— Mais comment comptes-tu profiter de ta double ­for­mation,
une fois ordonné ?
— Je veux œuvrer en paroisse et travailler à éduquer les parois-
siens à travers mes homélies et des sessions de ­formation ; et
même au sein des liturgies, je ferai tout pour démystifier tout
ce qui peut l’être.
— Tant mieux si tu as le goût de le faire, et je suis certain
que tu en as le talent. C’est exactement de ce genre de réédu­
cation qu’on aurait besoin dans toutes les paroisses, au lieu de
continuer à garder les gens dans des croyances dépassées et des
pratiques désuètes.

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— Mais toi, Jérôme, as-tu l’intention, un jour, de retourner
en paroisse ?
— Jamais !
— Ouais ! L’évêque qui voudrait te faire changer d’idée devra
se lever de bonne heure.
— Je n’étais tout simplement pas fait pour ce genre de minis-
tère. Je regrette seulement de n’être pas venu à la Faculté plus tôt.
— Mais à part offrir des charges de cours, qu’est-ce que tu
comptes faire de ton temps à la fin de ton doctorat ?
— Bien, justement, je rêve de décrocher un poste professoral.
D’autant plus qu’à cet égard, je reçois beaucoup d’encourage-
ments de la part des professeurs et même de la direction de la
Faculté.

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29

— B onjour, ma féministe préférée.


Jérôme et Catherine occupaient des bureaux juxtaposés dans
les locaux de la Faculté et ils aimaient échanger sur les sujets de
leurs recherches respectives. Mais ils avaient surtout développé
une franche amitié et éprouvaient toujours un vif plaisir à dis-
cuter tout simplement. Il leur arrivait fréquemment, à l’heure
du midi, de manger leur lunch ensemble et de poursuivre leurs
échanges. Bref, ils n’en finissaient jamais.
Catherine avait choisi comme sujet de recherche doc­torale de
creuser la relation de Jésus avec les femmes dans les Évangiles.
Jérôme, qui n’avait pas encore accordé de réflexion approfondie
au sujet, l’avait d’abord interrogée quant à son angle d’approche.
— Très simple, mon cher Jérôme, je veux, au final, faire la
démonstration qu’il n’y a aucun fondement théologique à l’ex-
clusion des femmes du sacerdoce.
— Hum ! Tu as du pain sur la planche. Le pape et ses lieu­
tenants brandissent depuis toujours l’argument que Jésus n’a pas
choisi de femmes parmi les Douze pour jus­tifier cette exclusion.
— L’argument le plus vide que l’on puisse évoquer. Oui, il faut
vraiment être à court d’arguments pour brandir encore celui-là,
complètement dépourvu de fondement théologique.

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— Je te le répète, ma jolie Catherine, tu as du pain sur la
planche.
— Écoute, mon ami, tu as toi-même touché à la condition des
femmes dans ton mémoire de maîtrise. Tu dois quand même
avoir vu passer des choses concernant la place que Jésus leur a
accordée.
Jérôme avait répliqué d’un air espiègle :
— Et justement, j’en suis arrivé à la conclusion que l’apparition
qui leur était attribuée dans l’Évangile de M ­ atthieu n’était pas
historique.
— Je sais que tu fais par exprès pour m’étriver, mais j’aurai
bien l’occasion de t’exposer mes arguments et tu verras qu’ils
sont solides.
— Ah oui ! Dépêchons-nous, créons l’occasion.
— Tiens, viens donc prendre le lunch chez moi demain. On
pourra jaser librement. D’autant plus que je serai sur mon ter-
rain, alors tu n’auras qu’à bien te tenir.
— Hum ! L’invitation est alléchante, mais je sais que tu as bien
d’autres chats à fouetter.
— Fais-moi accroire que ça ne t’intéresse pas !
— Tu sais très bien que je ne demande pas mieux.

***

Catherine était mariée à Réal, un ingénieur qui était réguliè-


rement appelé à voyager pour son travail. Le couple, qui avait
une fillette de huit ans, Liane, avait convenu de ne pas avoir
d’autres enfants en raison des contraintes liées à leur situation
respective : lui, parce qu’il devait souvent s’absenter du foyer et
ne pouvait contribuer autant qu’il l’aurait souhaité à l’éducation
de sa progéniture ; elle, parce qu’elle avait choisi de reprendre des
études universitaires et de creuser ce domaine de la théologie,
qui la fascinait.

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Jérôme s’était présenté chez Catherine, une rose à la main, un
peu avant midi. Il remarqua d’emblée la tenue particulièrement
soignée de son amie. N’avait-elle pas quelque peu accentué le fard
sur son visage également ? Quant à l’odeur de la cuisine, elle avait
de quoi titiller l’appétit.
— Ça sent bon.
— Oui, mais pour aiguiser le désir, que dirais-tu d’un petit
rosé avant de passer à table ?
— Certainement pas de refus !
Comme c’était la première fois que Jérôme visitait son amie à
son domicile, elle lui fit faire une tournée rapide de la demeure.
Sans luxe, mais bien aménagée et sobrement décorée, elle révélait
néanmoins un confort certain, tout en dégageant une ambiance
paisible et sereine. Un décor harmonieux qui, somme toute, se
faisait le reflet de la per­sonnalité de l’hôtesse. Telle fut l’impres-
sion de Jérôme en parcourant les pièces.
Avec une joie partagée, Jérôme et Catherine dégustèrent leur
vin tout en échangeant des propos de circonstance. Puis ils pas-
sèrent à table. Dès le repas engagé, ils plongèrent allègrement
au cœur des sujets qui les fascinaient autant l’un que l’autre, en
l’occurrence leurs recherches d ­ octorales.
— Alors, tu penses convaincre Sa Sainteté que les femmes
seraient dignes d’accéder au sacerdoce. Un peu prétentieuse,
ma chère amie !
— Et toi, tu penses convaincre Sa Sainteté que l’Esprit saint
n’est pas une personne. Rien de moins que le démantèlement de
la Trinité ! Un peu prétentieux, mon cher ami !
— D’accord ! On marque chacun un point. Alors, parle-moi
de tes arguments, que j’écouterai religieusement.
— Premièrement, cher monsieur le Curé, prends le temps de
relire les Évangiles et compte le nombre de femmes qui se sont
retrouvées en compagnie de Jésus. Une femme condamnée à
mort par sa religion, cette femme accusée d’adultère dont il

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prend la défense. Il a dû penser qu’elle ne pouvait tout de même
pas avoir commis l’adultère toute seule. Et cette Samaritaine ! Tu
sais très bien que les ­Samaritains étaient ennemis jurés des Juifs.
Non seulement ça, mais ce n’était même pas permis à une femme
de parler à un homme en public. Or, Jésus parle à cette femme,
cette Samaritaine. Double infraction ! Même ses disciples, qui
étaient allés faire des courses, eux habitués à le voir si libre face
à la Loi, sont scandalisés de la scène à leur retour.
— Bon d’accord ! En as-tu d’autres ?
— Oui ! La femme atteinte d’hémorragie, qui ne pouvait avoir
de vie conjugale normale et qui, par conséquent, ne pouvait pas
avoir d’enfants. Tu sais bien que les femmes juives ne trouvaient
de reconnaissance sociale que dans leur maternité. C’était pour
elles une honte d’être stériles. Évidemment, la stérilité était tou-
jours attribuée à la femme. Jésus la guérit pour qu’elle puisse au
moins retrouver le peu de dignité qui lui était accordée.
— Et qu’elle puisse avoir des relations conjugales afin qu’elle
puisse jouir un peu elle aussi, tant qu’à y être !
— Bien justement ! Pour Jésus, les femmes y avaient droit
autant que les hommes, non ?
— D’accord ! D’accord ! Continue ta liste.
— Il y a encore ladite pécheresse qui ose entrer dans la maison
de Simon le pharisien, où Jésus était invité à dîner, pour y pleurer
ses péchés. Quelle audace ! Une femme pécheresse qui entre chez
un pharisien et qui se permet de toucher son invité. Il est évident
que, pour se permettre de tels gestes, il fallait qu’elle connaisse
l’attitude favorable de Jésus à l’égard des femmes. Jésus va même
la donner en exemple à son hôte.
— Tu parles de Marie-Madeleine ?
— Ah non ! Pas toi aussi qui commets cette erreur ? Non, il
ne s’agit pas de Marie de Magdala. On ne mentionne jamais le
nom de la pécheresse dans cet Évangile. Marie de Magdala n’est
jamais dite pécheresse.

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— Ben, voyons donc ! Pourquoi alors cette réputation lui
aurait-elle été imputée ? Une réputation qui a traversé les siècles
et qu’on lui accole encore aujourd’hui ?
— Parce qu’on n’a jamais su lire correctement ces passages
d’Évangile et qu’on ne le sait pas davantage aujourd’hui.
— Alors, expliquez-moi, madame l’Exégète.
— On dit de Marie de Magdala qu’au moment de sa gué­rison,
il en est sorti sept démons. Or, les démons n’ont rien à voir avec
le mal moral, mais bien avec les maladies physiques ou mentales.
Ils sont les causes ou l’explication des maladies. Comme le disait
le professeur Mayrand – ton directeur de recherche, justement – :
« Les démons, à l’époque, c’était un peu comme aujourd’hui
quand ton médecin ne sait pas ce que tu as et qu’il se dépêtre en
disant que tu as attrapé un virus. »
— Ah bon ! Les démons, c’étaient des virus ?
— Tu peux bien te moquer si tu le veux, mais ça revient à peu
près à ça. Or, sept étant le chiffre parfait ou chiffre de la pléni-
tude – vous devez au moins savoir ça, monsieur le Curé ? – si on
dit que Marie de Magdala était tourmentée par sept démons, ça
devait vouloir dire qu’elle était atteinte d’une maladie incurable.
— Continue, j’aime ça.
— N’as-tu jamais lu aussi qu’il y a eu des femmes disciples ?
Pas parmi les douze apôtres, mais des femmes qui ont suivi
Jésus depuis la Galilée jusqu’à Jérusalem. Un trajet de plus de
trois jours de marche. Pas mal pour des femmes qui n’avaient
pas le droit de sortir de leurs maisons sans être accompagnées
par un père, un mari ou un fils majeur. En passant, « suivre
un maître » était précisément l’expression biblique pour dési-
gner le disciple. Et pour finir avec cette histoire de femmes
disciples, Marie de Magdala était justement une leader parmi
ces femmes.
— Intéressant ! On entend parfois dire que cette fameuse
Marie de Magdala était la femme ou la blonde de Jésus.

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Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
à sebastien-cote

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— Tu fais par exprès ! Mais de toute façon, je n’ai aucun scru-
pule à penser que Jésus ait pu avoir une femme ou une blonde,
comme tu dis. Par contre, il n’y a aucun fondement historique à
ça. Absolument aucun ! Penses-tu que si sa propre femme avait
fait partie du groupe de celles qui l’ont suivi, on ne l’aurait pas
identifiée, au même titre qu’on a identifié les autres, d’ailleurs ?
— Ça tombe sous le sens.
Et sur la même lancée, Catherine avait déballé d’autres
exemples faisant la preuve que Jésus avait libéré les femmes
du joug de la tradition juive ; qu’il avait poussé cette libération
au-delà de toutes les limites permises, de toutes les frontières
imaginables dans la société et la culture de l’époque. Outre ses
gentilles taquineries, Jérôme savourait toutes les explications de
son amie, il buvait ses paroles.
— Catherine, c’est superbement intéressant ce que tu
expliques. Oui, c’est une recherche absolument nécessaire dans
l’Église machiste d’aujourd’hui.
— Machiste, dis-tu ! Misogyne, surtout !
— Ouais ! Difficile de dire le contraire.
— Et ceci encore, pour clore mon « speech » : quand l’Église,
par la bouche de tous ces hommes en robe qui la gouvernent,
prétend qu’elle ne peut permettre aux femmes d’accéder au
sacerdoce parce qu’il n’y avait pas de femmes parmi les Douze,
elle brandit, je te le répète encore une fois, le prétexte le plus
dénué de fondement théologique qui puisse être évoqué. Or,
c’est l’argument toujours brandi par Rome. Un faux argument,
même répété ad nauseam, ne deviendra pas vérité pour autant.
C’est donc scandaleux que les ténors du Vatican osent motiver
cette exclusion par souci de fidélité à Jésus. Fidélité ou trahison ?
— Ouais ! Trahison...
— Bon, la prochaine fois, ce sera à toi de déboulonner
un autre monument avec tes élucubrations au sujet de ton
« Saint-Esprit ».

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— Parce que tu veux dire qu’il y aura une prochaine fois ?
— Écoute ! Tu ne me laisseras sûrement pas sur mon appétit.
Je veux t’entendre à mon tour. Non, mon cher Jérôme, tu ne te
défileras pas.
— Comme si j’avais envie de me défiler.
L’après-midi avait passé comme l’éclair. Quand vint le temps
de partir, debout près la porte, Jérôme avait dit :
— Quelle magnifique rencontre ! Merci de tout cœur, chère
amie.
Il allait se pencher pour lui faire la bise sur la joue quand,
dans un élan de tendresse, Catherine s’était enlacée autour de
son corps. Jérôme en fut vivement troublé, mais ne bougea pas.
Alors qu’elle desserrait l’étreinte, elle le regarda dans les yeux,
tendrement. Après un moment d’hésitation, elle susurra :
— Embrasse-moi, Jérôme.
Ce fut un long et voluptueux baiser.

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30

T rois petits coups sur sa porte. Son cœur palpita.


— Entrez.
La porte s’ouvrit. Jérôme se leva, se tint immobile derrière
son bureau pendant que Catherine refermait derrière elle. Ils se
fixèrent un moment, un léger sourire, de joie ou de malaise, figé
sur leurs visages. Jérôme s’avança alors vers elle, prit ses mains
dans les siennes. Ils se regardaient en silence. Dans un muet,
mais éloquent dialogue, leurs pensées se rejoignaient. Ils étaient
sur la même longueur d’onde.
— Viens. Assieds-toi.
Il la conduisit vers le fauteuil, tandis qu’il se tira une chaise et
prit place à ses côtés.
— Jérôme, on ne peut pas faire semblant. Il s’est passé quelque
chose. On doit se parler.
— Je t’attendais, d’ailleurs.
— Cet élan de... d’affection qui m’a poussée vers toi, hier, n’était
pas prémédité, mais certainement latent.
— Absolument ! Un lien s’est effectivement tissé entre nous,
au fil du temps.
— Écoute, Jérôme, je ne suis pas venue te faire une déclaration
d’amour. Je suis simplement venue te dire que j’ai une attirance
physique... sexuelle... oui, n’ayons pas peur des mots, j’ai une
attirance sexuelle envers toi.

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Cette brutale franchise, que la pudeur du prêtre aurait sans
doute retenue, exprimait pourtant les sentiments de Jérôme
également.
— Ma chère Catherine, je ne saurais te cacher que tes mots
traduisent les émotions que j’éprouve aussi à ton égard. Mais
la situation est loin d’être simple. Qu’est-ce qu’on fait avec ça ?
— Il faut prendre le temps d’en parler franchement. Je ne suis
pas du genre à laisser une situation dans le flou en attendant de
voir ce que l’avenir en fera. Au contraire, j’aime bien savoir où je
m’en vais. Oui, j’aime analyser le moment présent pour avoir
un regard aussi lucide que possible sur ce vers quoi je m’aligne.
— Je suis tout à fait d’accord. À nous, donc, de clarifier notre
situation.
— Par contre, je ne crois pas qu’on soit dans l’endroit idéal
pour le faire. La journée commence à peine et la rou­tine de la
Fac se met en branle. Ce n’est donc pas l’ambiance la plus propice
pour entreprendre un dialogue aussi intime, qui risque d’être
interrompu à tout moment.
— Tu suggères...
— ... que tu viennes chez moi, demain soir, disons vers
20 heures, quand la petite sera couchée.
— J’y serai.

***
L’intervalle entre les deux rencontres ne fut certes pas le plus
favorable aux cogitations académiques. Les efforts de concen-
tration de l’un et de l’autre sur leurs travaux respectifs étaient
sans cesse entrecoupés de flashs de la veille ou tissés de propos
qu’ils anticipaient en vue de leur rencontre du lendemain. Cet
intervalle leur avait, en tout cas, permis à tous les deux de mettre
de l’ordre dans leurs idées et de bien se préparer à un échange
qu’ils voulaient fructueux.
Le lendemain soir, Jérôme se présenta à l’heure convenue.

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La lumière tamisée du salon, la musique douce en fond de
scène, le parfum de Catherine... une ambiance finement créée
qui ne mentait pas.
— Est-ce que je peux te servir un digestif ?
— Digestif ? Ou plutôt apéritif aux échanges à venir ?
— Tu es trop subtil ! Même si je suis certaine que nous n’au-
rons pas besoin d’un tel stimulant pour nous dire les vraies
choses, je suis quand même d’avis que ça jase encore mieux un
petit verre à la main.
— Tout à fait d’accord.
Il avait choisi un gin, elle s’était versé un scotch. Ils avaient pris
place côte à côte sur le sofa. Rien n’était laissé au hasard. Ce n’était
que prélude, mais l’issue se dessinait déjà.
Ils avaient levé leurs verres. Un bisou à peine esquissé, ils
avaient éludé les préambules. Jérôme avait lancé :
— Tu m’attires, je t’attire. Nous savons où nous voulons en
venir. Mais si j’ai bien saisi tes propos d’hier, tu veux que l’on
précise les paramètres de la relation que nous entamons.
Telle était l’entrée en matière entre ces deux intellectuels pour
qui la raison se devait de ne pas tout céder à la passion.
— Tu le sais, je suis mariée. Ma vie avec Réal va relativement
bien. Ce n’est peut-être pas la grande passion, mais tout de
même, nous nous aimons. Nous avons du plaisir ensemble, nous
avons de beaux échanges et nous par­tageons des intérêts. Il est,
de plus, un très bon père pour Liane. Il voyage beaucoup et je
pense que ça fait notre affaire à tous les deux. Lui, il aime voyager,
moi, j’aime me retrouver seule de temps en temps. Quant à sa
fidélité au cours de ses séjours à l’étranger, eh bien, je ne me fais
pas trop d’illu­sions, mais je ne lui pose pas de questions. En fait,
notre union m’accorde la stabilité nécessaire à la poursuite de
mes ambitions. Bref, je n’ai pas l’intention de divorcer.
— Ça adonne bien, car moi, je n’ai pas l’intention de
défroquer.

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Ils avaient ri de bon cœur, sachant néanmoins qu’ils venaient
de placer les balises et d’établir les bornes à l’aventure qui se
pointait à l’horizon.
— Tout comme ton mariage, mon sacerdoce non plus n’est
pas parfait. J’ai connu des ratés. J’ai été en paroisse, vicaire et
curé, pendant vingt ans. J’ai compris de la dure façon que je
n’étais pas particulièrement fait pour le travail pastoral. Ce
n’était donc pas ma place. Bien guidé, je suis alors retourné
aux études. Des études qui m’apportent énormément de bon-
heur. Je pense bien me diriger vers une carrière professorale,
probablement écourtée en raison de mon âge, mais j’y rêve
quand même. Et puis, il y aura tou­jours de l’espace pour faire
de l’enseignement à titre de chargé de cours dans différentes
universités, comme c’est d’ailleurs déjà le cas, mais aussi pour
bien d’autres ouvertures professionnelles à l’intérieur même de
l’Église. Ma formation pourra, en effet, s’avérer une ressource
importante dans l’Institution, à titre de consultant par exemple,
ce qui serait fort gratifiant pour moi. Ainsi, comme le cadre de ta
vie matrimoniale t’offre la stabilité pour combler tes aspirations
intellectuelles, le cadre de ma vie sacerdotale m’offre à peu près
les mêmes avantages.
— Hum ! C’est un peu comme si notre état de vie nous était
davantage un cadre utilitaire à l’achèvement de nos ambitions
qu’une vocation.
— Peut-être, mais l’un n’exclut pas l’autre.
— Donc, tu n’envisagerais pas de te marier.
— Absolument pas ! Ça te rassure ?
— Sûrement autant que ma détermination à rester mariée
doit te rassurer.
Décidément, humour et finesse d’esprit s’invitaient au
rendez-vous.
— À vrai dire, je me suis déjà posé la question : n’aurais-je
pas dû me marier ? Mais à bien y réfléchir, c’était plutôt le désir

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d’avoir une famille, d’avoir mes propres enfants qui me man-
quait le plus. D’ailleurs, ça me manquera toujours. Mais je peux
dire que maintenant, l’idée du mariage s’est complètement
estompée. La vie commune avec une épouse aurait nécessaire-
ment ses exigences, imposerait des obliga­tions et des restrictions
que je verrais, aujourd’hui, comme des entraves. En d’autres
mots, ça chamboulerait ma liberté et ça altérerait l’harmonie
dans laquelle je baigne en ce moment.
Avec un petit air narquois, Catherine avait osé :
— Mais tu ne me feras tout de même pas croire que tes appé-
tits sexuels viennent de se réveiller tout dernièrement.
— Oh, non !
— Tu les as sublimés ? Tu les as offerts en expiation pour tes
péchés ?
— Comme tu es perspicace ! On ne peut rien te cacher.
— Sérieusement, si ce n’est pas trop indiscret, comment les
as-tu gérés jusqu’à maintenant ?
— Voyons donc, Catherine ! Ne joue pas à la naïve. Tu sais
bien que j’ai eu des aventures à l’occasion. J’ai même eu une
relation, qui a duré un certain temps, avec une vieille connais-
sance retrouvée, une flamme du temps de mes études au Grand
Séminaire. Une flamme étouffée à l’époque, évidemment ; ou
sublimée, comme tu dirais.
— Je comprends donc que le bris de la chasteté ne t’a pas causé
de problèmes de conscience particuliers ?
— Au contraire, j’ai vite compris que l’imposition de la chas-
teté, c’est contre nature. Comme s’écriait spontanément un de
mes confrères : « Imposer la chasteté, c’est cruel ! »
— Wow !
— Réfléchissons-y un moment. Nous sommes des êtres
sexués et la pulsion sexuelle est l’une des plus fortes qui nous ani-
ment. Elle fait partie intégrante de la nature humaine. En toute
logique, assumer cette force et vivre en harmonie avec elle, c’est

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c­ ertainement plus propice à l’épanouissement que de la refouler,
ne crois-tu pas ?
— Ouais, la refouler avec les risques qu’elle ressurgisse sour-
noisement sous des aspects plus ou moins déplorables, comme
c’est souvent le cas.
— Que la chasteté soit contre nature – tu ne t’en étonne-
ras sûrement pas –, c’est aussi l’opinion de la majorité de mes
confrères avec lesquels j’ai discuté de la question. Or, les confes-
sions le confirment (ceci reste entre nous deux), les infractions
des prêtres à cet égard sont loin d’être rares, que ce soit dans la
ligne de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité.
— Ça ne m’étonne pas.
— Je peux t’assurer qu’en ce qui me concerne, le fait de vivre
en harmonie avec ma sexualité contribue largement à mon épa-
nouissement et, j’en suis convaincu, fait de moi une meilleure
personne.
— Hum ! Je serais malvenue de te contredire.
— Je ne te le conseille pas.
Animés par ce plaisir, teinté d’humour, d’être ensemble, mais
aussi par le bienfaisant élixir des spiritueux, Jérôme et Catherine
avaient longuement échangé. Leur discussion avait su dissiper
tout nuage, tout scrupule, s’il en était encore. Ils se sentaient
bien. Ils étaient libres.
Leur dialogue s’était peu à peu tari, avait fait place à des ébats
passionnés.
Catherine avait entraîné Jérôme vers la chambre à c­ oucher...

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L e trio s’était à nouveau attablé dans un resto pour le repas du


midi. Raymond se joignait de plus en plus souvent aux discus-
sions. S’ils aimaient tant se retrouver, c’était, bien sûr, au nom de
leur franche amitié, mais surtout en raison de leurs connivences
idéologiques en matière religieuse, qui s’alimentaient de leurs
réflexions mutuelles.
Jérôme avait obtenu ce poste tant rêvé de professeur à la
Faculté de théologie, où il était hautement apprécié tant par
la clientèle étudiante que par ses collègues, mais aussi par la
direction. Catherine coordonnait la pastorale dans un diocèse
de la Rive-Sud de Montréal, tandis que ­Raymond était curé d’une
paroisse du diocèse de Joliette.
Quant à la relation plus intime entre Jérôme et Catherine, elle
était devenue routinière, davantage une occasion de satisfaire des
besoins primaires que véritable liaison amoureuse. Ils étaient
d’excellents amis et, à la blague, ils s’amusaient à se dire que leur
amitié « jouissait », en prime, des plus sul­fureux orgasmes.
— Avez-vous déjà vu une femme à la tête d’une religion ?
C’était l’entrée en matière de la discussion. Une fois de plus,
Catherine avait donné le ton.
— Mais voyons donc, chère Catherine ! Dans la Sainte Église
catholique, il faut d’abord passer par le sacerdoce avant d’oser

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aspirer au sommet de la pyramide. Or, saint Jean-Paul II l’a
dit : « L’Église n’a pas autorité de conférer l’ordination sacerdo-
tale aux femmes et cela doit demeurer de manière définitive. »
Ignores-tu encore que, lorsque le Saint-Père se prononce en
matière doctrinale, sa parole est infaillible ?
Raymond ne manquait jamais une occasion de titiller la fibre
féministe de son amie et d’aiguiser sa verve. Ses remarques
taquines, teintées de bruyants éclats de rire, avaient l’heur d’avi-
ver la conversation et de l’entraîner sur des horizons élargis.
D’ailleurs, Jérôme et Raymond s’abreuvaient de ses arguments,
s’en enrichissaient. Catherine le savait bien et s’en amusait, mais
elle ne manquait pas, pour autant, de sauter chaque fois dans
l’arène et de jouer le jeu. Or, cette fois, la réplique de Raymond
avait matière à étof­fer le menu.
— Une chose à la fois, mon cher Raymond ! J’ai d’abord
évoqué le fait que toutes les religions sont chapeautées par des
hommes. Un lieu privilégié pour exercer leur domination sur
les femmes.
Jérôme, arborant un large sourire, se délectait d’avance de la
leçon annoncée. Il l’avait maintes fois entendue, mais la savou-
rait toujours. Il n’avait donc pas manqué d’attiser la braise.
— N’est-ce pas là une preuve de la supériorité masculine ?
— De la supériorité masculine ? Non ! De l’instinct de domi-
nation mâle ? Oui !
— Explique-nous donc ça, ma chère Catherine.
— Passons par un petit détour et observons les animaux. Le lion
domine la lionne ; le taureau domine la vache ; le coq domine la
poule ; ainsi se multiplient les exemples chez les animaux. Je vous
le concède, il semble donc être dans la nature même du règne
animal que le mâle soit dominant à l’égard de la femelle. Il est
plus agressif, plus batailleur. Observons seulement les petits gar-
çons se colletailler dans la cour de récréation ; une attitude que
vous ne verrez normalement pas du côté des filles. Considérons

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encore les conflits, les guerres qui ont ponctué l’histoire de l’huma­
nité. Les hommes en sont pratiquement toujours les initiateurs et
les militaires sont très majoritairement des hommes. Il est donc
juste d’affirmer que la force physique du mâle surpasse celle de
la femelle, qu’il est, de par sa nature, plus agressif qu’elle. Cela
pourrait expliquer cet élan dominateur qui le caractérise. Mais...
— ... ?
Un point d’interrogation s’était affiché sur le visage des deux
hommes, et Catherine s’en amusait.
— Mais la supériorité physique n’atteste en rien de la supério-
rité intellectuelle. L’histoire récente de notre Q
­ uébec le démontre
clairement. Quand, dans la foulée de la ­Révolution tranquille,
l’éducation s’est démocratisée, la preuve n’a plus été à faire que
les filles étaient aussi intelligentes que les garçons et qu’elles
pouvaient tout autant qu’eux accéder aux professions libérales,
jusque-là chasse gardée des hommes ; qu’elles pouvaient, par
exemple, occuper des chaires universitaires, de hautes fonctions
administratives et politiques, et quoi encore. Bien sûr, l’affirma-
tion de l’égalité des sexes doit prendre en compte la spécificité
de chacun d’eux, de leur caractère respectif. Par contre, j’ai la
ferme conviction que la reconnaissance de l’égalité des sexes
passe d’abord et avant tout par la scolarisation, et des filles et
des garçons. J’insiste sur ce point : une société qui préconise la
scolarisation de toute sa population pose les bases de la libéra-
tion et de l’émancipation de la femme. Cela se vérifie dans notre
propre milieu, mais aussi dans les pays occidentaux et partout
en Amérique du Nord.
Les deux hommes écoutaient avec un vif intérêt. ­Raymond
avait simplement murmuré :
— Je commence à voir où tu nous entraînes. Ton argumen-
taire doit s’appliquer au domaine religieux également.
— Voilà ! La religion est effectivement un autre domaine
de domination masculine de la femme. Que dis-je ! La religion

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se fait le véhicule par excellence de cette domination, car en
raison de sa structure, établie par des hommes, en raison de ses
croyances et de ses normes, encore édictées par des hommes, la
religion, quelle qu’elle soit, prétend inévitablement véhiculer les
volontés divines. Or, n’est-il pas fondamental, voire incontour-
nable, dans toute religion de se soumettre aux décrets divins ?
En conséquence, si les enseignements sacrés, encore et toujours
interprétés par des hommes, prétendent qu’il en est de la volonté
de Dieu que la femme soit soumise à l’homme, elle n’a d’autre
choix que de s’incliner, de se conformer, d’obéir.
— Oui, mais ne lit-on pas dans l’Épître aux Éphésiens :
« Femmes, soyez soumises à vos maris » (5,22) ?
— Jérôme, ça prend bien un spécialiste des Écritures Saintes
comme toi pour en faire une lecture fondamen­taliste. Tu sais
pertinemment qu’il faut tenir compte du contexte où cette
consigne, attribuée à saint Paul, a été formulée et voir pourquoi
elle l’a été. Ce qu’elle signifiait à cette époque ne vaut plus néces-
sairement aujourd’hui. Mais je sais bien que tu veux simplement
jeter de l’huile sur le feu.
— Je te taquine, évidemment, et je sais très bien que notre
Église ne manque jamais de puiser aux textes bibliques pour
étayer ses positions misogynes, sans chercher à comprendre les
contextes qui les ont motivées.
— Oui, elle a le don de les extraire de leur contexte et de les
utiliser à ses fins, avait renchéri Catherine.
Sur ce, Raymond avait dit d’un air pensif :
— Faudrait-il alors conclure que les lectures fondamentalistes
de la Bible ne sont pas le propre des sectes ? Ce serait donc un
sérieux problème dans l’Église catholique également.
— Contente de te l’entendre dire. Pour ma part, ça fait long-
temps que je l’ai constaté. Et pour cause, le Vatican est davan-
tage peuplé de dogmaticiens que de biblistes. D’ailleurs, c’est
malheureusement le problème dans l’ensemble de l’Église : les

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personnes aptes à faire une saine lecture des textes bibliques se
font plutôt rares dans les communautés chrétiennes. Un constat
qui s’applique aux prêtres également, car on a juste à écouter
leurs homélies pour se rendre compte qu’ils sont peu nombreux
à faire une interprétation adéquate d’un passage d’Évangile.
— Hé ! Hé ! Je me fais un devoir, chaque fois que je fais une
homélie, d’actualiser le texte de l’Évangile et de le rendre vivant
pour le monde d’aujourd’hui.
— Oups ! Pardonne-moi, cher Raymond, je te le concède
entièrement. Mais avoue que tu es une exception. Ah ! Ça pour-
rait sûrement être le cas de Jérôme aussi, mais disons que, main-
tenant, ce n’est plus son fort de prêcher dans les églises.
— Pour en revenir à ce que tu as si bien exposé au sujet de
la domination des femmes par les pouvoirs religieux, c’est loin
d’être rassurant pour elles dans de nombreux pays.
— En effet, Jérôme ! J’ai entendu quelque part cette affirmation
tellement juste : « Quand le pouvoir religieux s’impose, les droits
des femmes reculent. » On ne saurait mieux dire. Et justement,
on n’a qu’à observer ce qui se passe dans certains pays, par
exemple en Iran, en Turquie et dans bien d’autres encore, où
les droits des femmes avaient connu de réelles avancées. Dès
que la gouvernance de ces pays est tombée sous la férule du
pouvoir religieux, on a vu les droits des femmes bafoués. Que
dire de l’obligation de porter le tcha­dor ou le voile en Iran dans
la foulée de la révolution islamique de 1979 ? Des restrictions
épouvantables imposées aux femmes par le régime taliban en
Afghanistan ? Et la liste peut s’allonger encore et encore.
— Ouais ! Ça prouve justement que les droits des femmes
ne sont jamais définitivement acquis. Il s’agit que le religieux
prenne le pouvoir et ça en est fait. Et tout ça, au nom de Dieu.
Pauvre Dieu !
— Oui, Jérôme, c’est un triste constat. Mais pour en reve­nir à
la question du sacerdoce des femmes, il ne faut certainement pas

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se faire d’illusions. Je te trouve courageuse, ma chère Catherine,
de continuer à lutter dans cette arène. Personnellement, je ne
manque jamais une occasion de dénoncer cette exclusion des
femmes dans ma paroisse et partout où la situation se prête à
aborder le sujet.
— J’ai souvent discuté de la question avec Jérôme et je ne veux
pas reprendre tout le débat, mais simplement redire l’incohé-
rence flagrante dans l’argument du pape pour justifier le refus
d’admettre des femmes dans le sacerdoce. Il dit que Jésus n’a pas
choisi de femmes parmi les Douze, mais, on l’a déjà dit, ça aurait
été impensable, à l’époque, d’envoyer des femmes en mission.
Or, il affirme ne pas avoir le pouvoir de modifier ce choix de
Jésus en intégrant justement les femmes au sacerdoce. Pourtant,
Jésus n’a pas institué de dogmes, alors que l’Église s’est permis
de les mul­tiplier. Que penser du dogme de l’Assomption pro-
mulgué par Pie XII aussi récemment qu’en 1950 ? Marie serait
montée au ciel avec son corps, rien de moins !
— Où est le ciel ? Où flotte son corps ? Les scientifiques
doivent être morts de rire, avait dit Raymond en rigolant. Ouais !
On aurait pu se passer de celui-là !
— Et que dire du dogme de l’Immaculée Conception ? Marie
aurait été exemptée de la tache originelle. Or, la question de la
tache originelle ne fait même plus partie de l’enseignement offi-
ciel de l’Église. Mais le meilleur, c’est le dogme de l’infaillibilité
du pape. Doté d’un tel caractère, il peut donc promulguer des
dogmes aussi – j’allais dire aussi loufoques – aussi absurdes que
ceux de l’Immaculée Conception et de l’Assomption de Marie,
mais il ne peut rien changer au fait que Jésus n’ait pas choisi
de femmes parmi les Douze et, par conséquent, qu’il ne peut
permettre leur accès au sacerdoce. Il n’y aurait qu’un petit pas à
faire pour y arriver, comparativement aux pas de géant qui ont
conduit à décréter ces dogmes qui n’ont plus aucune pertinence
aujourd’hui.

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— J’en suis à me demander pourquoi les femmes restent à
servir une institution aussi injuste à leur égard, avait murmuré
Jérôme d’un air perplexe.
— Oui, pourquoi s’entêtent-elles à rester dans cette Église
qui ne veut d’elles qu’à titre de servantes ? Ça va tout à fait à
l’encontre de l’action libératrice que Jésus lui-même a menée
en leur faveur.
— Raymond, je me suis souvent posé cette question et
voici à quoi j’en arrive. Je pense que le monde des femmes qui
demeurent pratiquantes peut être partagé en deux grandes caté-
gories : il y a celles, la majorité, qui ne se posent tout simplement
pas ce genre de questions et pour qui c’est un besoin ou un
devoir de conscience de pratiquer leur religion ; et il y a celles
qui luttent fermement pour le droit des femmes dans l’Église et
qui croient que, pour faire avancer les choses, cette lutte doit être
menée à l’intérieur même de l’Église. Il s’agit le plus souvent,
dans cette ­deuxième catégorie, de militantes féministes, souvent
théologiennes. Elles considèrent qu’en raison de leur statut,
elles n’ont pas le droit de baisser les bras, que ce combat dans
le catholicisme est un autre lieu où il est essentiel de défendre
les droits des femmes. Et, on l’aura compris, elles revendiquent
surtout et fermement l’accès des femmes au sacerdoce.
— Mais toi, Catherine, où est-ce que tu te situes dans cette
lutte ?
— Pour le moment, je suis coordonnatrice de la pastorale
dans mon diocèse et à ce titre, je n’ai d’autre choix que de me
fondre dans la pratique que cela suppose. Mais je n’ai aucune
aspiration au sacerdoce et personnellement, contrairement à
nombre de théologiennes féministes, je ne milite pas en faveur
de ce privilège pour les femmes.
— Ah non ! Mais pourquoi donc ?
— Parce que, comme j’en ai déjà discuté avec Jérôme, je ne
crois pas au sacerdoce dans sa forme actuelle. Parce que je ne

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veux pas être complice de cette déformation de l’enseignement
de Jésus. Il a demandé de s’engager à promouvoir ses options,
à les actualiser toujours et partout, oui, à les rendre vivantes,
selon les besoins du milieu et du moment. On a fait de cette
recommandation un minis­tère sacré, un sacrement, qui confère
un statut de prestige avec ses pouvoirs inhérents, « magiques »,
dont celui de transformer la matière du pain et du vin, le plus
prisé par ces hommes ordonnés.
— Tu n’y vas pas de main morte, ma chère, mais ça fait
réfléchir.
— Raymond, je t’avoue que ça fait déjà un bon moment que
les propos de Catherine me font réfléchir. Tout cela est très
sérieux et, même si on voulait s’esquiver, se boucher les yeux, ça
devient de plus en plus impossible.

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Partie V

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32

I l aimait s’asseoir au coin de cette fenêtre du salon, si radieuse-


ment illuminé quand le soleil y plongeait ses rayons. Ce matin-là,
bien calé dans son fauteuil, Jérôme avait choisi de flâner paisi-
blement en sirotant son café.
Quinze ans d’enseignement à la Faculté de théologie. Il avait
soixante-sept ans. Au terme de ce trimestre printanier, il s’en
allait maintenant à la retraite.
Jérôme laissa se dérouler le film.

***
Il y était arrivé quelque peu tardivement ; y avait néanmoins
fait une brillante carrière. Il avait connu un vif succès dans ses
salles de cours ; il avait contribué à l’avancement de l’exégèse
biblique, tant par ses écrits que par ses prises de parole, sur la
scène nationale et internationale. Il avait noué de valeureux liens
avec les ténors de sa d ­ iscipline.
Était-ce la joie ? Était-ce la nostalgie ? Ou était-ce la joie teintée
de nostalgie qui l’animait en ce moment ? Jérôme avait désiré
cette retraite ; il n’en ressentait pas moins une douloureuse
déchirure à la pensée de quitter la scène. Une scène où il avait
connu des moments de gloire les plus gratifiants. Une scène
qui l’avait propulsé dans les sphères du haut savoir. Une scène

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qui, surtout, l’avait dévoilé à lui-même. Tant d’épisodes qui s’y
étaient joués défilaient maintenant à l’écran de sa mémoire.
Pendant un long moment, Jérôme avait laissé son esprit flotter
au fil de ses souvenirs. Puis il s’était levé et avait mar­ché vers son
bureau. Il avait retiré des rayons de sa bibliothèque quelques
ouvrages qu’il avait signés, les avait feuilletés encore. Il avait
feuilleté aussi des ouvrages collectifs, où son nom s’insérait dans
la table des matières, parmi ceux d’éminents chercheurs. Des
pages qui le ramenaient aux heures d’intense labeur, mais qui,
il devait se l’avouer, le gonflaient d’orgueil.
Puis Jérôme était retourné s’asseoir sous les reflets du soleil.
Il avait seulement envie de rêver. Des images se déployaient
lumineuses et réjouissantes, celles de sa carrière professorale.
S’immisçaient, intruses, celles de sa vie sacerdotale, car depuis
longtemps, le statut du professeur avait occulté celui du prêtre.
Mais prêtre il était demeuré, non seulement parce que son poste
de professeur dans cette faculté canonique le commandait, mais
aussi parce qu’il ne voyait pas l’opportunité de repartir sur une
autre piste.

Je suis un prêtre non pratiquant.

Une pensée qui le faisait sourire et qui, sans gêner sa


conscience, témoignait toutefois de l’immense chemin par-
couru. Non, il ne pavoisait pas à ce sujet, soucieux de n’indi-
gner personne. D’ailleurs, il se prêtait encore aux exi­gences de la
pratique quand il le fallait. Certains collègues de la Faculté, il le
savait bien, avaient aussi, et avec la même discrétion, délaissé
cette forme de pratique religieuse, qui avait perdu son sens à
leurs yeux.
Si ni lui ni ses collègues ne se targuaient d’avoir pris une telle
distance, leurs échanges n’en témoignaient pas moins de leurs
connivences. Peu importe leurs champs de compétence – histoire

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du christianisme, sacramentaire, études bibliques, théologie
fondamentale, éthique –, ils en venaient, tacitement ou explici-
tement, aux mêmes conclusions : la religion catholique, pas plus
que les autres confessions chré­tiennes, ne pouvait, à moins de
notables pirouettes rhétoriques, ancrer tout de ses dogmes, de
ses croyances ou de ses liturgies dans le mouvement initié par
Jésus lui-même.
Et pourtant, paradoxalement, ces ténors de la discipline, dis-
tants ou pratiquants, continuaient de revendiquer des réformes
à l’intérieur même de leur Église. Comme si rompre avec elle eût
été extirper une partie de leur âme. Comme si, surtout, une telle
rupture se serait faite jugement sur la pertinence de cette carrière
professionnelle, de ce vaste investissement intellectuel auquel ils
avaient consacré la majeure partie de leur vie.
Jérôme était encore de ceux-là qui réclamaient, haut et fort,
que l’Église se modernise ; qu’elle fasse justice aux femmes ;
qu’elle se départisse de ses richesses à la faveur des démunis ;
qu’elle se consacre davantage aux grandes causes humani-
taires ; et quoi encore. Comme ses collègues, Jérôme souhaitait
des réformes, mais sans envisager de quitter définitivement
le navire.
Incohérence ? Ou réelle conviction d’avoir encore sa place
dans l’Institution ? Pouvait-il encore faire la différence ? S’il
avait, en tout cas, abandonné la plupart des rites traditionnels,
il avait quand même restructuré sa propre pratique. Il conti-
nuait d’offrir des rencontres et de présider à des cérémonies
religieuses bien incarnées dans la vie des gens auxquels elles
s’adressaient. Des rencontres et des cérémonies fort prisées et
réclamées dans de nombreux organismes et cercles de réflexion,
car les participants y reconnaissaient leur vécu, leurs intérêts et
leurs préoccupations.
Jérôme cherchait-il, à travers ces pratiques renouvelées, à
légitimer son choix de rester ? N’avait-il pas, sans consentir à se

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l’avouer, déjà quitté le navire ? La solitude de la marge, une pers-
pective qui, de toute évidence, dressait encore son épouvantail.

***
Ces quinze années de vie professionnelle avaient été fort
gratifiantes, mais elles avaient aussi été ponctuées d’épreuves. Son
grand ami Raymond était décédé d’un cancer du poumon. « Je
ne l’ai pas volé, disait-il dans les derniers moments de sa vie, j’ai
tellement fumé. » Un décès qui avait beaucoup affecté Jérôme, car
les deux comparses avaient une grande complicité intellectuelle,
qui s’affirmait tant dans leur pra­tique que dans leurs croyances.
Il y avait aussi sa relation avec Catherine, qui s’était quelque
peu effritée, ou simplement transformée. Elle avait vieilli, ses
intérêts avaient évolué... et sa libido aussi. Tous les deux se
rencontraient encore à l’occasion, mais la fréquence de leurs
intimités avait progressivement décliné, jusqu’à se tarir tout à
fait. Une situation dont Jérôme s’était d’ailleurs bien accommodé.
Chaque année, au cours de ses vacances, il revenait à Maria,
son village natal. Mais là encore, les choses avaient bien changé.
Ses parents étaient décédés depuis quelques années déjà, tan-
dis que ses sœurs Francine et Suzanne ainsi que son frère Alain
avaient quitté le village. Il n’y restait que Micheline, toujours à la
direction du musée de la région.
Micheline et Jérôme avaient toujours entretenu de belles
connivences. Elle s’était toujours intéressée au parcours de son
frère. Trop intuitive pour que celui-ci puisse lui dissimuler ses
états d’âme, elle s’était faite sa complice depuis leur jeunesse.
Jérôme valorisait son ouverture d’esprit et sa grande discrétion.
Il ne manquait donc pas de partager avec elle ses expériences, ses
questionnements, ses secrets. Elle l’accueillait avec joie lors de ses
retours au village. Et précisément au cours de l’été où il avait pris
sa retraite, Jérôme était revenu refaire le plein d’énergie, et de
souvenirs aussi, sur le bord de la magnifique Baie-des Chaleurs.

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Jérôme et Micheline avaient déambulé sur la plage, puis
s’étaient assis sur un amas rocheux face à la mer.
— N’aurais-tu pas envie de revenir en Gaspésie, maintenant
que tu es à la retraite ?
— Je ne sais pas. La ville offre tellement plus d’opportunités.
Puis avouons que c’est plus facile, pour moi, d’être un prêtre
marginal en ville que dans mon village natal.
— Ouais, évidemment ! Mais que comptes-tu y faire
maintenant ?
— J’aime beaucoup offrir des sessions de formation dans les
paroisses et dans différents organismes. Je suis d’ailleurs impli-
qué dans certains de ces organismes.
— Comme ça, tu comptes continuer à faire de l’enseignement.
— En fait, ce sont des sessions de vulgarisation. J’ai d’ailleurs
toujours continué à offrir de telles sessions tout au long de ma
carrière. Je me disais que la recherche scientifique n’a de sens que
si elle se traduit dans la langue du peuple et se met à son service.
Mais ce type d’implication n’a rien à voir avec la lourdeur de la
tâche universitaire.
— Et le prêtre dans tout ça ?
Ils avaient échangé un regard amusé. Micheline n’était pas
naïve, Jérôme le savait pertinemment.
— Je n’ai pas l’intention de quitter le bateau, si c’est ça que
tu veux savoir.
— Tu n’as pourtant plus de ministère, plus rien du genre.
— Oui, mais justement, mon statut me permet d’avoir une
influence que je considère comme étant positive dans les milieux
que je fréquente. Je dirais que c’est un sacerdoce réorienté, mais
certainement valable ; en tout cas, un sacerdoce davantage dans
la ligne de mes convictions, plus en harmonie avec moi.
— Justement, qu’est-ce qu’il en reste, de tes convictions ?
— Elles ont évidemment emprunté de sérieuses tan­gentes,
mais en même temps, j’ai la satisfaction de croire qu’elles se
sont épurées.

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— ... ?
— Tu vois, durant une grande partie de ma carrière uni­
versitaire, j’ai poussé mes recherches dans une ligne fort en
vogue depuis quelques décennies, en l’occurrence ce créneau que
l’on appelle « la quête du Jésus historique ». On cherche à retracer
le personnage, l’homme qu’il a été, ce qu’il a fait, ce qu’il a promu.
Précisément, à départager ce qui est vraiment historique à son
sujet de ce qui relève de l’évolution de la foi des communautés.
Pour le dire plus simplement, on ne parle pas d’un Jésus Dieu,
mais bien d’un Jésus homme. Je t’avoue que ça me fascine énor-
mément. Une fascination qui s’est avérée efficace, qui a produit
ses fruits aussi bien dans mes salles de cours que dans les milieux
populaires où j’interviens.
— Intéressant. J’aimerais bien être proche quand tu offres des
sessions de ce genre. Je ne manquerais pas d’y assister.
Puis Micheline avait regardé son frère d’un petit air moqueur
avant d’ajouter :
— Et pour en revenir à ta vraie job de curé ?
— Décidément, tu n’en démords pas ! Ne ris pas, mais je suis
de ceux qui espèrent encore faire évoluer les choses au sein de
l’Institution.
— Tu ne désespères donc pas de l’Église. Hum ! Tant mieux si
ça t’inspire encore. Moi, j’ai complètement d ­ écroché.
Et ensemble, ils avaient longuement discuté de sujets et d’en-
jeux qu’ils avaient, d’ailleurs, si souvent abordés. Micheline ne
tarissait pas de questions, d’objections, d’intuitions. Il en avait
résulté un riche échange qui, pour Jérôme, avait présenté l’avan-
tage de faire une synthèse de sa situation, de la mieux circons-
crire et, par la même occasion, de la mieux clarifier pour sa sœur.
Un échange qui allait se faire déclencheur de beaucoup plus
encore.

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33

D e retour chez lui, Jérôme avait choisi de laisser passer l’été


avant de se remettre au travail. Il songeait maintenant à la réa-
lisation d’un beau projet, celui d’écrire un roman. Un rêve qu’il
avait déjà nourri au temps de son adolescence.
Et pourtant...

***
Depuis son séjour dans son village natal, Jérôme ne cessait de
ressasser cette longue conversation qu’il avait eue avec sa sœur,
Micheline. Tout refaisait surface avec acuité et ténacité, braquant
résolument les projecteurs sur tant de pensées qu’il avait souvent
mijotées, d’opinions qu’il avait exprimées. Des pensées et des
opinions qui prenaient main­tenant un nouveau relief.
Un bagage de réflexions qu’il avait effectivement développées
au fil de ses années en théologie et qui avait fait de lui un chré-
tien critique à l’égard de la religion, certes, mais sans pour autant
remettre en cause sa pertinence. Il avait dénoncé, lutté, mené ses
combats à l’intérieur même de son appartenance religieuse. Mais
voilà que maintenant, c’était précisément la pertinence même
de cette appartenance qu’il remettait en cause, ce qui le troublait
profondément. Bana­liser la question, la refouler, rien n’y faisait.
Au contraire, elle s’imposait obstinément.

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Jérôme s’était alors mis à jeter sur papier, épars, les thèmes
qui se bousculaient dans son esprit : – pyramide hiérarchique
de l’Église, titres de ses dirigeants, train de vie luxueux, dogmes,
mépris des femmes... et la liste se prolongeait. Jérôme relisait cette
liste, quand elle lui apparut soudainement à la manière d’une
table des matières. Et la révisant encore, il se dit que la pertinence
de chaque article de cette liste devait être jaugée à l’aune d’un
incontournable critère : son rapport à Jésus lui-même.
Homme méthodique s’il en était, Jérôme comprit, en effet,
qu’il n’arriverait vraiment à cerner ce tumulte qui bouillonnait
en lui, à l’analyser et à le dominer, qu’en orga­nisant ses pensées
de façon à les préciser davantage. Ainsi décida-t-il, avant d’en-
treprendre son nouveau projet d’écriture, d’ordonner de manière
plus systématique ses croyances et ses incroyances, ses réticences et
ses revendications, pour, effectivement, mieux les comprendre et
mieux les contrôler. Pour clore une carrière avant de se tourner
vers une autre.
Cet après-midi-là, Jérôme sortit en ville dans l’intention
d’aller s’asseoir au parc La Fontaine et de laisser encore à ses
pensées le temps de s’ébrouer librement avant de les har­nacher
sur papier. Passant devant la vitrine d’une papeterie, il observa,
parmi divers objets en montre, une pile de cahiers à couverture
noire rigide. Il entra, en prit un dans ses mains, le palpa. C’était
un grand cahier qui retenait entre ses couvertures des pages non
lignées, d’un blanc cassé, de texture lisse et ferme. Il prit plaisir
à manipuler ce cahier qui, pensa-t-il avec un brin d’humour, lui
inspirait le respect.
Il a de la classe. Pourquoi ne pas en faire un confident ? Confi­
dent du tumulte de mon âme. Hum ! Il pourrait sûrement m’aider
à mettre de l’ordre dans mes réflexions.
Souriant, Jérôme se dirigea vers la caisse, déposa les pièces de
monnaie requises sur le comptoir et repartit avec le grand cahier
noir. Oubliant le parc La Fontaine, il se dirigea vers son logis,

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certain qu’il amorçait une belle aventure avec ce cahier, qui allait
effectivement devenir son complice.

***

Jérôme voulait procéder avec ordre. Il crut alors opportun de


formuler, en premier lieu, les prémisses qui jetteraient un éclai-
rage sur ses opinions ; prémisses à partir desquelles il pourrait
évaluer ses prises de position, pour mieux les étayer et mieux les
fonder par la suite. Il se dit alors qu’en toute logique, il devait
ancrer sa réflexion dans la personne même de Jésus, dont la
religion catholique se prétendait la porte-parole. Les ancrer dans
la personne de Jésus, pour le faire guide de ses réflexions et ainsi
mieux camper ses positions à l’égard, justement, de sa religion.
Il allait, à cet effet, s’inspirer des fruits de cette fameuse quête du
Jésus historique, à laquelle il avait activement participé au cours
de sa carrière universitaire.
Jérôme ouvrit le cahier, y entra ses premières réflexions.

Jésus a commencé sa vie publique en se faisant baptiser par Jean le


Baptiste. Une façon d’approuver ce que Jean ensei­gnait et préconisait.
Jean invitait tout simplement à la pratique de la justice entre les
êtres humains. Par contre, il n’a fait aucune allu­sion à une quelconque
pratique religieuse. De toute façon, il s’était retiré dans le désert et
il avait, lui-même, délaissé une telle pratique. Pour lui, se convertir
consistait à mener une vie honnête, juste et altruiste. Rien de plus !
Jésus a été d’accord avec ce que Jean prêchait. D’ailleurs, il l’a
endossé et l’a proclamé à son tour quand il a dit : « J’ai eu faim et vous
m’avez donné à manger ; j’étais étranger et vous m’avez accueilli ; nu,
vous m’avez vêtu ; malade et vous m’avez visité ; en prison et vous êtes
venus à moi... »
Étrangement, à l’instar de Jean, Jésus, non plus, ne pose jamais la
pratique religieuse comme condition de salut... alors que, dans l’Église,
c’est justement cette pratique qui tient le haut du pavé.

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Ce fut la première entrée qui figurait dans le grand cahier noir.
Une mise en situation qui amena ensuite Jérôme à réfléchir aux
fréquentations que Jésus avait entretenues. Il remarquait qu’il
avait plus particulièrement privilégié les petites gens, ceux-là
mêmes que, trop souvent, la religion reléguait au banc des
accusés.
Jérôme écrivit alors longuement au sujet de ces personnages,
ces gens ordinaires que Jésus mettait en valeur. Tant de choses
bouillonnaient en lui. Il eut le goût d’en discuter avec Gilles
Mayrand, ce cher professeur qui avait dirigé ses études à la
maîtrise et au doctorat, ce grand ami qu’il n’avait jamais cessé de
fréquenter. Leurs discussions se déroulaient le plus souvent le
midi, alors qu’ils s’attablaient dans un restaurant.
— Gilles, ne te moque pas si je te dis que j’ai entrepris de
confesser les tumultes de mon âme à un beau grand cahier.
— Ah oui ! J’espère que ce cahier comporte plusieurs pages,
répliqua Gilles d’un air taquin.
— Je veux compiler une multitude de réflexions et de ques-
tions qui me taraudent l’esprit. Bien sûr, plusieurs d’entre elles
ont déjà alimenté nos propos au fil des années. Mais là, je veux
y mettre de l’ordre.
Un sourire au coin des lèvres, Jérôme fixa son ami avant de
poursuivre.
— Je me suis d’abord concentré sur la personne de Jésus. En
fait, je l’ai placé en fond de scène, question d’en faire le juge de
mes élucubrations.
— Pauvre Jésus, tu lui mets toute une responsabilité sur les
épaules.
— Sérieusement, c’est un exercice qui me fait prendre
conscience à quel point ce personnage a été révolutionnaire.
— À qui le dis-tu !
— Tu sais, je ne fais pas qu’écrire, j’ai l’impression de voir un
film se dérouler. Oui, il me semble voir ce Jésus se pro­mener le

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long du lac de Tibériade. Il me semble le voir, l’entendre jaser
tout bonnement avec les pêcheurs, ces gars rustres, illettrés,
dédaignés des « grands » de sa religion.
— C’est bien ce qu’il y a de plus renversant de penser que c’est
justement ce genre d’hommes que Jésus a invités à le suivre,
autrement dit à devenir ses disciples, au lieu de se tourner vers
ces « grands », comme tu le dis si bien. Ces « grands » qui contrô-
laient la vie du peuple à partir du Temple de Jérusalem et des
synagogues répandues à travers tout le pays. Ces « grands » qui
aimaient tellement s’afficher en portant des vêtements d’apparat
et des signes ostentatoires, alors que Jésus, lui, s’habillait hum-
blement à la manière des gens du peuple.
— En réalité, Jésus n’a jamais hésité à enfreindre les prescrip-
tions religieuses, quand il le jugeait nécessaire pour des motifs
humanitaires. Imagine ! Enfreindre la loi la plus valorisée entre
toutes, celle liée à l’observance du sabbat, pour guérir. Rien de
plus naturel à nos yeux, mais ce n’était pas le cas à l’époque.
— De toute façon, on ne peut pas dire qu’il ait été, lui-même,
un grand « pratiquant ». D’ailleurs, quand il est allé au Temple
de Jérusalem, lieu sacré par excellence de la religion juive, ce fut
pour y foutre le bordel.
— Pas étonnant qu’il ait eu tant de prises de bec avec les chefs
religieux.
— Absolument ! Il n’a jamais mâché ses mots quand il s’est
agi de leur adresser d’acerbes reproches au sujet de leur rigidité à
l’égard des prescriptions religieuses, de l’imposition de fardeaux
aux gens ordinaires, et surtout pour dénoncer leur hypocrisie.
— Mais selon moi, les passages d’Évangile les plus renversants,
les plus révolutionnaires, sont ceux qui concer­nent les rapports
que Jésus a entretenus avec les femmes. Oui – ô scandale ! –, il
a côtoyé des femmes... plusieurs femmes... et parmi elles, une
Samaritaine même. Il leur a adressé publiquement la parole,
alors que c’était formellement interdit. Il les a guéries de leurs

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maladies. Certaines d’entre elles sont devenues non seulement
ses amies, mais ses disciples également.
— C’est là qu’on peut mesurer la force du personnage ; la
force de son influence pour en arriver à convaincre ces femmes
« cloîtrées » de le suivre, elles qui, normalement, ne pou-
vaient pas franchir le seuil de leur porte sans être voilées. Elles
avaient encore moins le droit de suivre un maître sur la route,
évidemment.
— On peut difficilement imaginer l’affront. En fait, Jésus a tout
simplement considéré les femmes comme égales aux hommes. Il
a poussé leur délivrance loin au-delà de toutes les limites impo-
sées par sa religion et par les normes sociales d’alors.
Ainsi, Jérôme discutait avec Gilles de tous ces sujets déjà
consignés dans son grand cahier noir. Il y avait effectivement
détaillé tant de comportements audacieux de Jésus au sein de
son peuple et à l’égard de sa religion. Mais Jérôme était particuliè-
rement fasciné par cette liberté qu’affichait Jésus à l’endroit des
prescriptions religieuses et par l’audace de ses propos, quand il
jugeait nécessaire d’en dénoncer les abus. Liberté et audace qui
l’avaient effectivement plus d’une fois placé dans des situations
de conflit avec les autorités religieuses.
Et leur discussion, comme à l’habitude, s’était prolongée,
animée et joviale.

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O ui, Jérôme avait maintes fois commenté et critiqué ce qu’il


considérait comme des incohérences et des dérives dans l’Église
catholique. Il avait espéré, mais sans trop y croire, d’éventuels
redressements. Non, il n’avait pas encore sérieusement envisagé
d’autre voie que celle de continuer à cheminer entre ses murs.
Ou ne refusait-il pas plutôt de se colleter avec une telle pers-
pective qui signifiait un trop grand bouleversement, voire un
renversement radical dans sa vie de sexagénaire ? Le statu quo
ne lui semblait-il pas plus confortable ? Mais voilà qu’à la suite
de sa rencontre avec Gilles, il n’arrivait plus à étouffer cette voix
intérieure qui le confrontait à sa propre cohérence.
Jérôme s’était une fois de plus tourné vers ce grand cahier
noir, ce confident qui finissait toujours par le replacer face à sa
propre personne. Il se prévalut donc à nouveau de sa compli-
cité, du réconfort qu’il lui procurait, du courage surtout d’aller
jusqu’au bout. Et cette fois encore, il avait rempli des pages
et des pages. Il en était alors arrivé à un moment crucial de
sa réflexion :

En quoi l’Église, qui se présente comme légataire du message de Jésus


et responsable de perpétuer sa mission dans le monde, reproduit-elle
les choix et les modèles que ce Jésus avait préconisés ?

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Il fixa longuement cette question qu’il venait de jeter sur
papier ; demeura pantois, craintif d’en rédiger la réponse.
Poursuivant sa réflexion, Jérôme noircissait des pages, alignait
des positions promues et défendues par cette Église sous la
gouverne d’un monarque ; des décrets édictés par ce monarque
soi-disant doté de l’infaillible pouvoir de promulguer les vérités
de foi. Jérôme alignait aussi toutes ces erreurs et tous ces abus
qui, au fil des siècles, ont sillonné l’histoire de cette Église : des
croisades ponctuées de pillages éhontés ; une chasse aux sorcières
et une inquisition barbare ; des missions génocidaires auprès
d’Autochtones des Amériques...

***

Jérôme relisait les entrées de son cahier, abasourdi par tout


ce qu’il y avait rassemblé. Or, ce qui s’imposait maintenant à ses
yeux, c’était le contraste flagrant entre l’humilité de Jésus et le
faste déployé au sein de l’Église. Il eut alors envie de poursuivre
le dialogue déjà si fructueusement entamé avec son ami, Gilles.
Ils se retrouvèrent donc de nouveau attablés dans leur restaurant
favori. L’échange ne tarda pas à prendre son envol.
— Gilles, je n’en finis pas de réfléchir à ce qu’a été le pro­jet de
Jésus, et surtout à l’aboutissement de son projet. Et ce qui m’ap-
paraît maintenant de façon flagrante, c’est que l’Église a rétabli
un système analogue à celui qu’il a dénoncé jusqu’à sa mort.
— Oups ! Lourde affirmation. Explique donc.
— Tout d’abord, il y a un contraste flagrant entre l’humilité
de Jésus et le faste déployé au sein de l’Église. Rien qu’à penser
aux titres que s’arrogent les membres de la hié­rarchie, c’est tout
simplement ahurissant. « Sa Sainteté ». Quel être humain peut
vraiment être coiffé d’un tel titre ? « Saint-Père »...
— Ce « Saint-Père » qui siège sur un trône royal... bien sûr,
puisqu’il est « Souverain Pontife ». Hum ! Jésus de Nazareth

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se sentirait bien modeste face à cet illustre dignitaire... qui se
prétend pourtant son vicaire.
— « Excellence ». Que peut-on viser de plus lorsqu’on a atteint
l’excellence ? « Monseigneur ». Un titre jadis attribué aux princes
des familles souveraines. Les évêques et les cardinaux ne sont-ils
pas considérés comme les Princes de l’Église ? Des princes qui
habitent des « palais épiscopaux », qui revêtent des habits d’ap-
parat et qui s’ornent d’or et de pierres précieuses.
— Tu as raison. C’est une Église pyramidale modelée à l’image
de la monarchie. Rien de moins !
— Une hiérarchie d’hommes en robes qui, d’ailleurs, aiment
féminiser leurs titres : Sa Sainteté, Son Excellence, Son Émi-
nence... On évoque même leur noble personne à la troisième
personne du singulier... « Son Éminence est présentement
occupée... » Mais quelle vanité ! « Révérendissime », « Révérend
Père »... et quoi encore ? Ouf ! J’en ai la nausée.
— Bien sûr, ces titres dressent des barrières, des distances
incommensurables entre ces dignitaires et le peuple chrétien.
Ce peuple de gens ordinaires que, justement, Jésus a privilégiés
au détriment des « grands » de sa religion, comme tu l’évoquais
déjà. C’est à se demander si Jésus de Nazareth serait digne de se
présenter devant ces aristocrates au gou­vernail de l’Église.
— Bien justement, si je devais croiser une de ces éminences de
l’Église catholique, je ne saurais quelle attitude adopter, quel geste
poser, quelle parole formuler... Bref, je ne saurais quel comporte-
ment siérait le mieux à leur dignité. Et pourtant, si j’avais le grand
bonheur de croiser physiquement Jésus, je me sentirais si bien, si à
l’aise, si heureux de m’asseoir à ses côtés, de l’écouter, de lui poser
des questions. Il me semble que j’éprouverais une grande paix,
car je saurais qu’il m’accueille comme je suis, sans conditions...
— Oui, effectivement, une hiérarchie d’hommes en robes...
ironiquement machistes ; qui marginalise les femmes ; ces
femmes à jamais exclues du sacerdoce par la papauté.

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— Mais comment peut-on bafouer ainsi le sort de plus de la
moitié des personnes qui forment le peuple chrétien ? Toutes
ces femmes sur les épaules desquelles repose la bonne marche
de tant de communautés chrétiennes. Ces femmes qui, dans
nos milieux, sont grandement responsables du maintien de la
vie des paroisses. Un tel déni de leurs droits au nom de Jésus !
Quelle trahison !
— Que dire aussi de tant de rituels qui remplissent nos litur-
gies ? Tant de formules, de paroles, de lectures, que la majorité
des participants ne comprennent même pas. Tous ces rituels
qu’on répète encore et encore comme des formules magiques.
— Que dire de ces sacrements prétendument institués par
Jésus, Christ ? Voyons donc ! Il en faut de l’imagination pour
ancrer l’institution de chacun d’eux dans la mission terrestre
de Jésus.
— La vérité, c’est que Jésus n’a tout simplement institué
aucun sacrement. Lui si critique, justement, à l’égard de la
« magie » des rites ; si critique également à l’égard de la hiérarchie
qui les imposait.
— Oui, une hiérarchie autoritaire qui attachait effectivement
une grande importance à une panoplie de pratiques rituelles et
religieuses passablement décrochées de la vie quotidienne.
— Il ne faut pas s’étonner qu’on ait voulu se débarrasser de
lui, qu’on l’ait condamné à mort.
— Bien sûr ! Le problème, c’est que son exemple et ses propos
avaient un effet libérateur sur le « petit peuple ». Ça commençait
à énerver passablement les dirigeants, parce qu’à mesure que
les gens se mettaient à le suivre et à se détourner de la religion
officielle, c’est leur autorité même qui s’en trouvait minée.
— C’est justement ça. Les chefs religieux perdaient de leur
prestige. Il fallait, en conséquence, faire disparaître Jésus.
— Par contre, il faut bien comprendre que si, après son exé-
cution, Jésus était resté mort – si tu me permets l’expression

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–, tout se serait arrêté là et on n’aurait probablement jamais
entendu parler de lui. Car, après tout, il n’était pas le premier
révolutionnaire, ou éveilleur de conscience, à être exécuté.
— Voilà ! Le fait que Dieu l’ait relevé d’entre les morts a fait
toute la différence.
— Eh oui ! On a interprété sa résurrection comme approba-
tion intégrale par Dieu de tout ce qu’il avait enseigné et promu
et, par la même occasion, elle devenait jugement de Dieu contre
ceux qui l’avaient fait exécuter.
— Précisément ! Par ce geste d’éclat, Dieu se prononçait. Il
reconnaissait en Jésus le véritable modèle pour l­’humanité.
— Tout à fait !
— Tu sais à quoi ça conduit, toute cette réflexion ?
— ...
— L’Église a rétabli un système analogue à celui que Jésus a
décrié avec véhémence.
— Tu as raison. On peut aisément dresser un parallèle entre
l’Institution catholique et le système religieux au temps de Jésus,
soit celui du judaïsme.
— Pour le dire brièvement : Rome, c’est la Jérusalem de
l’époque ; le Vatican, c’est le Temple ; le Pape, c’est le Grand-­
Prêtre ; la Curie romaine, c’est le Grand Conseil de la religion juive
d’alors ; et évidemment, la banque du Vatican, c’est la banque
du Temple.
— Ouais ! Soi-disant par fidélité à Jésus, l’Église a rétabli un
système à peu près semblable à celui qui l’avait condamné à mort.
— Fidélité ? Ou trahison ?
— Une horrible trahison que bien peu de pratiquants sont
en mesure d’évaluer.
Les deux hommes se regardèrent pendant un bon moment,
puis Jérôme rompit le silence.
— Gilles, j’en arrive à une douloureuse conclusion.
— ... ?

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— Je ne peux, à la fois, être disciple de Jésus et faire par­tie
d’une institution qui le trahit.
— ...
— Je choisis d’être disciple de Jésus.

***
Jérôme avait glissé entre les pages de son grand cahier noir
une synthèse de la discussion qu’il avait eue avec son ami Gilles.
Ces dernières entrées lui apparaissaient désormais comme un
vis-à-vis qu’il pouvait regarder, scruter, juger.
Une ahurissante conclusion s’imposait effectivement à la
conscience de Jérôme. Une douloureuse brisure lui déchirait
l’âme. Jérôme contemplait son grand cahier noir et mal­gré la
souffrance qu’il éprouvait à cet instant même, il lui reconnaissait
tout le mérite de l’avoir entraîné dans la lumière. Ce cahier avait
une vie, il lui insufflait le courage de réacheminer son avenir dans
la cohérence de ses convictions.
Jérôme aurait-il pu seulement deviner que le grand cahier noir
allait devenir le médium responsable de ce revirement radical ?

***
Ce fut le jour où Jérôme renonça à la soutane, à son appar­
tenance à l’Église. C’était, à ses yeux, l’incontournable condition
pour devenir disciple de Jésus. Il avait quitté le grand Montréal et
était revenu s’établir dans sa Gaspésie natale. Dans sa demeure,
qui lui offrait une vue imprenable sur la Baie-des-Chaleurs, il
allait enfin entamer cette nouvelle carrière à laquelle il avait tant
rêvé. Alors que s’estompaient les douceurs de l’été, il honorerait
la promesse d’écrire son premier roman.

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Ce livre a été achevé d’imprimer en mars 2020
sur les presses de l’imprimerie Marquis.

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o d e t t e mai n v ill e
Le grand cahier de Jérôme

Odette M a in v ille
À Maria, en Gaspésie, les parents de Jérôme nourrissent de
grands projets pour ce fils aîné, doué, rangé et sérieux. Ils

Le grand cahier
rêvent surtout de le voir poursuivre ses études et un jour, devenir
prêtre. Le jeune garçon avancera confiant sur cette voie toute
tracée, franchissant une à une les étapes qui le mèneront vers

de Jérôme
l’ultime objectif.
Ordonné prêtre au terme de ses études au Grand Séminaire
de Montréal, Jérôme reviendra exercer son ministère dans sa
Gaspésie natale, pour la plus grande fierté de ses parents et de
tout son village également.

L e g r a n d ca h i e r d e J é rô m e
Avec la fougue de sa jeunesse et l’ardeur de sa foi, Jérôme
s’investira pleinement dans les fonctions qui lui seront attribuées
en paroisse. Mais le chemin pour atteindre ses ambitions sera
plus sinueux que prévu. Jérôme se heurtera à de cuisants échecs
et à de douloureuses humiliations. Il se verra alors contraint de
réorienter sa vocation, ce qui l’entraînera sur des sentiers impré-
vus, lesquels occasionneront de tumultueux bouleversements.
Intrigues, confidences et même liaisons amoureuses, Jérôme
les confie à son grand cahier. Chaque page tournée ouvrira
alors sur de nouvelles avenues et suscitera de nouvelles prises
de conscience.

Odette Mainville est professeure retraitée de la Faculté de théologie et de


sciences des religions de l'Université de Montréal. Outre de nombreux écrits
disciplinaires, on lui doit trois romans, Le curé d'Anjou (Fides, 2011), La fille-mère
et le soldat (Fides, 2013) et Julie, droguée et prostituée malgré elle (Fides, 2018).

www.groupefides.com
F
Licence enqc-13-114289-LIQ435583 accordée le 10 novembre 2020
à sebastien-cote

Le grand cahier de Jerome_couvert final.indd 1 2020-03-06 9:14

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