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CPC 050 0017
CPC 050 0017
Bernard Fourez
Dans Cahiers de psychologie clinique 2018/1 (n° 50), pages 17 à 43
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1370-074X
ISBN 9782807392267
DOI 10.3917/cpc.050.0017
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 17/09/2023 sur www.cairn.info par Njaka Andriamisolo (IP: 154.126.12.133)
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Résumé À partir de la notion d’enfant du désir, l’auteur ana-
lyse la vision de l’enfant dans notre culture occidentale ac-
tuelle comme condition de positionnements éducatifs et de
développement psychique selon les traits de l’individualisme
contemporain. Il analyse ensuite certains modes relationnels
et sociaux émergeant de ce creuset. Enfin, ce prisme opérant
de l’enfant du désir permet de mieux saisir les importants
et nombreux tableaux cliniques de l’extinction chez l’ado-
lescent.
Mots-clés individualisme, enfant du désir, adolescents, pho-
bie scolaire, Tanguy.
DOI: 10.3917/cpc.050.0019 19
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actuellement le fait de désirer un enfant et d’avoir un
enfant. Ce dernier est envisagé comme le désir du parent
(valeur intérieure), c’est le parent qui le décide, ce qu’ins-
taure notamment la contraception. Cette aptitude à pouvoir
décider répond à l’impératif d’autonomie qui pourrait s’énon-
cer comme suit : « Je dois être la source de ce qui se passe ».
La reproduction est donc laissée au seul désir de l’individu et
comme l’indiquait une étudiante ayant travaillé la question
de la maternité, avoir un enfant constitue actuellement une
interruption volontaire de stérilité. En effet, si antérieurement
la femme était avant tout féconde, elle est actuellement du
fait de la contraception en condition de stérilité. C’est donc le
désir d’enfant qui va mettre en route la fécondité. L’enfant est
donc devenu l’enfant du désir. Cette expression signifie bien
que l’enfant est conçu dans un univers chimérique et non par
rapport à une réalité concrète de la mort ou du réel de la vie
sociale future.
La continuité de l’espèce a été une hantise pour la majeure
partie de ceux qui nous ont historiquement précédés. La mor-
talité infantile précoce – et aussi maternelle – fragilisait la
perpétuation de l’espèce. Actuellement, l’augmentation conti-
nue de la population à la surface du globe témoigne de l’assu-
rance de cette continuité. Toutefois, nous pouvons observer
dans certains pays (Russie) des statistiques indiquant que
moins d’une femme sur deux ont des enfants.
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plus à devoir être éduqué. On saisit mieux alors la déception
ou l’irritabilité chez le parent dès lors qu’il a affaire à un enfant
qui pose problème, que ce soit par son agitation, sa turbulence
ou son incompétence trois traits constitutifs de la réalité de
tout enfant et non pas de la chimère à propos de l’enfant.
De plus, si l’enfant est un enfant du désir, il s’agit pour le
parent que ce qu’il a désiré réussisse, (et non la volonté de
Dieu) sinon il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même dès lors
que son rejeton connaîtra le négatif ou l’échec. C’est le fameux
sentiment d’être un mauvais parent tellement véhiculé par les
parents contemporains et qui ne pouvait pas du tout s’ima-
giner dans les générations précédentes. Je me suis permis il
y a quelques années de questionner des parents – qui actuel-
lement ont entre 90 et 100 ans – sur leur sentiment d’avoir
été un mauvais parent. Ce ressenti leur était totalement étran-
ger et pour cause, car l’enfant était bien plus vu sous l’angle
d’une fatalité qui arrivait sans nécessairement qu’il y ait désir
(la majeure partie de l’humanité n’a pas été désirée et cela n’a
jamais été un problème). Les difficultés ou particularités pro-
blématiques de l’enfant étaient vues comme : c’est son carac-
tère ou c’est un enfant comme cela, il ressemble à son oncle
ou à sa grand-mère… toutes considérations recadrant le fait
comme un subi ou fatalité à savoir l’inverse de l’autonomie.
Du côté de l’enfant, la traversée des difficultés de l’existence
va évoquer le ressentiment d’être nul (une des plaintes les plus
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être qui arrive au monde bardé d’un potentiel à l’état natif qu’il
conviendra par la suite de susciter et de faire fructifier : éveiller
le meilleur de lui-même. Cette conception éducative peut débou-
cher sur un positionnement d’abstention, ce qui ne veut pas dire
laxiste mais dans un rapport à distance afin d’attiser les poten-
tialités du petit être humain et ne pas perturber cette émergence
par une quelconque incorporation venue d’ailleurs. Autrement
dit, on le voit comme une sorte d’œuf ayant tout en lui et pour
qui l’éducation deviendra plus un phénomène d’incubation. Les
préceptes éducatifs des périodes précédentes étaient à l’inverse
vus sous l’angle d’un petit être à remplir du bagage nécessaire
à la constitution de l’adulte. Comme pour un mammifère allaité
par la génération précédente, il s’agissait plus d’incorporer ce
qui arrivait de l’extérieur. On était dès lors beaucoup plus dans
des logiques d’imprégnation donnant alors une éducation plus
impressive : ce qu’incorporait l’enfant lui provenait immanqua-
blement de l’ailleurs que lui, apporté par le monde et l’antério-
rité. Actuellement l’éducation de l’enfant affirme que « cela doit
venir de lui » et pas d’ailleurs, ce qui achemine le geste éduca-
tif dans une logique expressive. On comprend mieux alors les
interdits de fessée : cette dernière devient impensable car elle
illustre la trace apportée par l’ailleurs, se devant d’être incor-
porée par l’enfant. De même, dans l’enseignement, les direc-
tives politiques vont dans le sens de combattre la transmission
de façon magistrale au profit de l’activation des compétences.
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personne. Il n’a en général pas encore cette disposition à
s’énoncer sur fond de monde commun : quand on entend un
enfant raconter une histoire, on le voit raconter les choses à
partir de lui-même sans ajuster nécessairement ce qu’il énonce
à ceux qui écoutent. Il est dans une logique assez exclusive-
ment expressive.
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sujet ? Toute frustration en effet sert à stopper le rapport à soi
pour s’ouvrir précisément à autre chose que soi. Lorsqu’un
enfant est dans sa chambre en train de jouer, construire ou
tapoter sur un écran et qu’un parent prononce le « à table », il
y a quelque chose de frustrant pour cet enfant de devoir arrêter
son activité mais cette frustration l’ouvre immédiatement à
l’ailleurs que lui, le collectif familial qui se réunit.
L’enfant sera donc, de plus en plus, vu sur le seul plan
du singulier et de la sorte de plus en plus, comme un être
d’exception déjà constitué et surestimé. La tendance sera de
jauger chez lui ses potentialités singulières et non son ins-
cription dans la vie. De plus, étant un enfant du désir, cela
inscrira en lui qu’il n’existe que si quelqu’un le désire, ce qui
lui fera voir le rapport au monde comme une dyade affective
et moins comme une participation à un tout, dans une dimen-
sion symbolique. « Je n’existe que si quelqu’un me désire et
s’il ne me désire pas, il est contre moi, il me harcèle. » Nous
reconnaissons ici la source du sentiment paranoïde contempo-
2 B. Fourez, rain (Fourez, 2014)2. La dyade parents/enfant en s’organisant
Abandonnisme, autour du désir, fait chuter l’expérience parent/enfant d’un
paranoidie et identité
instable, témoins
niveau transcendental à un niveau affectif. Mettre un enfant
de la sortie des au monde envisage inexorablement la question d’une place
appartenances, dans le monde ce que laisse bien moins entrevoir la locution
Thérapie familiale,
« avoir un enfant ». Le rapport à l’autre s’effondre sur le seul
Genève, Vol. 35 (4),
pp. 353‑373, 2014. versant de l’affectif : « Je ne suis parmi les autres que si je suis
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l’enfant la ressent, et j’émettrai l’hypothèse que ce climat
peut devenir une condition plus aisée de passage de l’enfant
dans une posture de grand-parentification, c’est-à-dire d’être
le parent de ses propres parents pour tenter de les rassurer par
rapport à cette implicite demande affective à visée de recon-
naissance (du désir d’enfant).
Notre clinique nous montre en effet bon nombre de structu-
rations selon la grand-parentification. De plus ces dispositions
de grand-parentification sont très probablement facilitées
dans un climat de postulat égalitaire où l’enfant peut se per-
cevoir comme ayant autant de droits d’occuper une position
haute que ses parents.
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culture de l’enfant du désir se constituera plus en défiance
c’est-à-dire qu’elle exposera son enfant au monde mais elle a
dans son collimateur celui ou celle qui s’occupe de son enfant
à l’extérieur de la famille et qui pourrait provoquer le trauma-
tisme qui casserait le potentiel de son être d’exception. C’est
très probablement autour de cette défiance que s’est installé
le divorce des parents et de l’école et ce postulat, « le pro-
fesseur a toujours tort, l’enfant pas », qui percole de façon
tellement manifeste au cœur des rapports des parents avec
l’école et lors des réunions de parents dans les établissements
scolaires.
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On remarque une fois de plus l’effondrement sur le singulier
comme source du réflexe paranoïde.
Notre enfant du désir est fortement vu sous l’angle du sin-
gulier donc comme un être d’exception d’une part et sures-
timé d’autre part. On comprend mieux alors que, lors d’une
difficulté ou plutôt de difficultés successives, l’enfant brusqué
par la touche impersonnelle va opérer un retour vers la famille
qui lui garantit la culture du singulier et du psychologique qui
le protège de la société, lieu de l’impersonnel et du social.
Nous sommes donc sur les lieux d’un ressort possible de la
phobie scolaire ou en tout cas du décrochage scolaire qui
s’avère le plus souvent être un refus scolaire.
Il est assez pathétique de constater que très fréquemment
le premier réflexe du parent qui a affaire à un de ses enfants
opérant un décrochage scolaire est : « Ne s’agirait-il pas d’un
HP ? ». Des tests sont alors pratiqués et reviennent positifs,
(avez-vous déjà entendu des tests négatifs concernant le
HP ?) : l’enfant est sauvé, il est un HP ce qui lui permettra de
se réasseoir sur son statut d’exception. Ouf, sauvés du préju-
dice de l’impersonnel, rassurés à nouveau de leur haute valeur,
certains reprendront alors le chemin de l’école. Mais ce qu’il
est étonnant de constater dans cette mascarade du diagnos-
tic d’HP est que nos braves enfants diagnostiqués comme tel,
affichent essentiellement un discours de plaintes de se sentir
à l’écart des autres du fait de leur spécificité d’exception !
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L’estime de soi et la confiance en soi sont des figures de la
réflexivité post-moderne. En effet, l’humain a toujours eu
besoin de lieux de réflexivité sur lesquels il se transpose et
duquel lui reviennent des éléments le concernant, lui permet-
tant dès lors de se situer, se déduire ou se comprendre. Si
dans les civilisations traditionnelles la tradition, la religion,
le récit, les textes ou la culture sont les lieux de la réflexi-
vité renvoyant à l’individu ce dont il est construit, dès lors
que l’on est en période d’individualisme, le lieu de la réflexi-
vité a changé. Comprenons bien l’individualisme : ce n’est
pas une disposition à être nécessairement isolé ou en dehors
des autres, mais c’est une disposition à ne voir le monde
et les autres qu’à partir de l’individu, de la particule. Ce
rapport au moi s’est progressivement installé au cours de la
modernité pour se radicaliser en hypermodernité. La réflexi-
vité s’opérera dès lors sur le lieu de l’individu à savoir dans
une anthropologie de soi à soi c’est-à-dire l’estime de soi et
la confiance en soi.
Ces deux vecteurs tentent de renseigner l’individu sur ce
qu’il est en tant que capacité (confiance en soi) et de valeur
haute ou basse qu’il s’attribue (estime de soi). Mais alors,
comment va se gouverner le rapport aux autres dans cette
dynamique culturelle ? Au pays de l’estime de soi, comment
se gagne aujourd’hui l’immunité sociale ? Dans une société
traditionnelle marquée par l’appartenance, si je veux gagner
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a de moi. Le rapport aux autres passe donc par le parfait
accord de soi à soi. Le problème est que dès lors que je
suis dans un moment d’existence où je vis des difficultés et
que l’estime (la valeur) que j’ai de moi-même peut devenir
basse, je me décréterai automatiquement comme un être qui
n’a plus l’aptitude pour pouvoir aller vers les autres. Nous
sommes là sur le lieu d’un « unijambisme anthropologico-
social ». En effet, si je suis bien et que j’ai une image haute
de moi, je peux aller vers les autres ; mais si je suis mal, je
m’en extrais. Les autres deviennent menaçants car je projette
sur eux un regard possible sur mon intériorité, sur ma préten-
due insuffisance intérieure (peur que les autres voient que je
ne suis pas bien dans ma peau, que je manque de confiance
en moi…), à savoir une projection sur l’autre que ce dernier
voie mes dispositions internes (intériorité sociale). Il s’agit
d’un regard bien plus cuisant. On comprend mieux alors un
redéploiement des phobies sociales dans un tel contexte, et,
pour l’enfance et l’adolescence, la phobie ou le refus sco-
laire. L’enfant se replie alors sur la famille qui le prémunit
du rapport à l’extérieur, et ce repli aurait pour mission de
réaugmenter et restaurer son estime de soi afin de pouvoir
réaffronter le social. Mission possible ? Plutôt impossible.
Ce dont attesteraient les temps illimités de ces décrochages
scolaires dont la durée rejoint plus le temps biblique que le
temps contemporain.
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le savoir, in fine, c’est précisément ce que l’on n’a pas en soi,
se confronter au savoir c’est pouvoir entrer dans la significa-
tion d’un autre monde en pouvant précisément sortir de soi-
même. Le savoir actuellement ne se limiterait-il au seul fait
de faire sienne une connaissance pour développer une propre
compétence ? Un professeur de français qui avait lu en classe
un passage de Molière écrit en alexandrin à ses étudiants, a
reçu d’un étudiant la question : « Ne peut-il pas parler comme
tout le monde celui-là ? » Une telle réflexion indique qu’il n’y
a pas ce transport en dehors de soi vers une antériorité histo-
rique, vers le XVIIe siècle, cet autre monde que lui et le sien,
qui a existé précédemment et qui composait sous forme de
poésie les textes théâtraux…
En Belgique d’ailleurs, les années d’enseignement de la
période de 12 à 18 ans portent le nom d’Humanités. Ce magni-
fique vocable n’est pas banal car il indique la voie d’accès
à l’Humanité, au monde des humains. On comprend mieux
alors la portée éducative que peut avoir l’étude de langues
mortes (grec et romain) qui appuie la dynamique de se trans-
porter dans un autre monde, de se déplacer sur le lieu de ce
dernier et non d’annexer des connaissances dans une logique
utilitaire puisqu’il n’est pas utile, en effet, de connaître une
langue morte.
En accord avec le principe d’authenticité, les préceptes
éducatifs relatifs à l’enseignement semblent donner plus
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de se conjuguer avec les dynamiques impressives ; toutefois
si l’éducatif se replie de façon rigide sur ces principes d’émis-
sions du singulier, nous aboutissons à ces impasses existen-
cielles que cet article tente de dessiner.
La jeunesse a triomphé
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déhiérarchisation au nom de l’égalité et qui a fait voir l’enfant
comme égal au parent ; ce dernier adoptait alors un position-
nement laxiste vis-à-vis de l’enfant au nom du dictat : « Il est
interdit d’interdire ». À partir du milieu des années 90, l’enfant
roi laisse la place à l’enfant tyran car il a été muni au passage
des droits de l’enfant (1989) ; il est devenu apte à dire à ses
parents qu’il pourrait porter plainte et procéder contre eux.
Ce que l’on entend ! Ou à choisir ses parents et divorcer des
siens tel que cela commence à s’installer dans certains pays.
Car il se construit dans une période d’inflation législative sans
précédent dans l’histoire qui l’institue en être de droit, avide
de lois, justicier prêt à l’emploi (« Ralentis, tu passes près de
mon école ») dont la secrète devise est « il est interdit de ne
pas interdire ». Il n’a plus une once de contestation.
Si la jeunesse n’a plus besoin d’accéder au stade adulte
pour participer à la société, on saisit mieux aussi qu’un jeune
célibataire sans emploi, chez ses parents, aidé par la CPAS3,
n’entame chez lui nullement le fait qu’il ne participe pas à
la société. Il y a même une conviction d’être « autonome »
alors que concrètement il ne l’est pas du tout. Le très beau
film « Tanguy » montre bien cet élément d’un adolescent qui
est convaincu d’être autonome et qui vit de façon assez auto-
nome mais qui semble faire l’impasse de la réalité de cette
3 Centre Public
dépendance encore très importante. Et c’est ici que l’on peut
d’Action Sociale. mieux comprendre le changement des enjeux de la grande
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Tel était le titre d’un livre (Auduc J.-L., 2009)4 relatant une
étude sur les résultats scolaires et constatant que ceux des filles
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étaient supérieurs à ceux des garçons. Force est de constater
que les pathologies de l’arrêt et de la difficulté d’entrer dans
la vie nous apparaissent, pour nous les cliniciens aussi plus
importantes chez les garçons que chez les filles.
Il me semble assez net de constater que se projeter dans la
vie adulte pour un garçon est devenu bien plus compliqué que
pour la fille actuellement. Que nous soyons dans un univers
totalement matriarcal ne fait plus de doute pour quiconque.
Les valeurs sont essentiellement matriarcales, liées à l’impor-
tance accordée à l’enfant, à l’égalité, à l’intériorité sociale et
toute la psychologie qui en découle. Le matriarcat s’occupe
beaucoup plus du soin, du souci, de la prévention et de l’im-
portance accordée au petit être singulier alors que la famille
matricée dans le masculin répond elle à un principe holiste de
la prépondérance de la loi sociale sur l’individu. L’impératif
de continuation de la société était véritablement ce qui noyau-
tait et portait le masculin dans la société. « Tu n’es rien si ce
n’est que continuer la société dans laquelle tu es ». D’où le
nom de famille du père.
Le mouvement de libération de la femme a abouti à pointer
cette dernière comme être exceptionnel ; notre culture n’arrête
pas de distiller de continuelles disqualifications du masculin
dans les magazines, publicités, discours ambiants et média-
4 J.-L. Auduc, Sauvons
tiques. Lorsque nous faisions un atelier intitulé « masculin- les garçons, Descartes
féminin » avec des groupes mixtes de patients, nous avons et Cie, Paris, 2009.
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d’idéal pour un adolescent ? Trois figures se détachent dans
ce qui se véhicule dans les discours médiatiques ou psy-
chologiques (c’est-à-dire les mêmes discours puisque la
psychothérapie est devenue culture dans notre société) :
le manipulateur, le pervers narcissique et l’obsédé sexuel.
Le triomphe du maternel est à son faîte et les deux figures
mises en exergue et pointées comme l’idéal dans la société
sont l’enfant et la mère. Ces deux catégories sont justement
celles qui ont connu l’émancipation durant la seconde moitié
du XXe siècle. Mais si la femme dans nos contrées est histori-
quement émancipée et libérée, on peut constater que la gente
féminine continue à s’instituer et à se définir comme victime.
L’enfant aussi l’y accompagne d’ailleurs. Il est bien évident
que dans une société inscrite dans une politique des droits des
individus, il y a probablement plus de pouvoir à s’instituer
du côté de la victime car les justices des Droits de l’Homme
iront tôt ou tard repérer ces victimes fictives afin de produire
5 Infirmière avec des lois et règlements qui vont restaurer les droits à ceux qui
qui je travaillais en pourraient en être dépourvus. Ce que n’arrêtent pas de faire
co‑intervention dans depuis quelques décennies les politiques des droits des indi-
le cadre d’un dispositif
d’hospitalisation de vidus. Il est d’ailleurs curieux de constater que la charte des
jour, durant 2 semaines Droits de l’Homme mentionne les droits enfants, les droits
pour un même groupe des femmes… et nullement le droit des hommes…
de patients, au sein du
CHU Dinant-Namur- Qu’en est-il de cette étonnante inégalité dans une idéologie
Godinne. et système de pensée qui se revendiquent, avant tout, du côté
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tification nécessitent en effet un dispositif d’inégalité en ce
sens que si je m’identifie à quelqu’un c’est que je le considère
comme mieux que moi, comme un idéal, donc en radicale
inégalité par rapport à moi. Mais dans une culture invitant à
définir son rapport aux autres en égalité, peut-il y avoir place
pour un tel mécanisme psychique ?
Ensuite, si le canon culturel est qu’il convient de trouver les
ressources en soi l’identification serait-elle déloyale à cette
injonction en ce sens qu’elle s’inscrit clairement dans le fait
de trouver les ressources en dehors de soi ? Incorporer ce qui
vient d’ailleurs contrevient-il au principe d’adhérence à soi ?
Serait-ce plus une dynamique impressive qu’expressive donc
proscrite ? Autrement dit l’adolescent pourrait-il être accusé
de plagiat s’il imite ou s’identifie ? Enfin, notre culture s’ins-
crit de plus en plus dans le Pragmatisme Américain dont,
Emerson et James s’avèrent les fondateurs, et Christophe
André le fervent successeur. N’oublions pas la devise ini-
tiale de cette philosophie, devise clairement explicitée par
Emerson : « Ne te cherche pas en dehors de toi-même ». La
loyauté à ce principe liquiderait-elle la possibilité d’identi-
fication puisque cette dernière procède de se chercher en
dehors de soi ?
Et s’il a bien intégré l’impératif d’authenticité que lui ont
seriné et ses parents et l’école, l’adolescent s’identifiant déso-
béirait-il à cette injonction ? L’imitation ne procède pas du
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Vignette clinique
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cette dernière, remet totalement en question la voie profes-
sionnelle qu’il a choisie et rentre à domicile pour de nom-
breux mois d’arrêt existentiel. Situation d’une banalité totale,
s’inscrivant dans le conformisme pathologique extrême dont
témoignent les adolescents contemporains en rentrant de la
sorte dans les pathologies de l’extinction. Dans le contexte
de cet arrêt, il me consulte, s’inscrit dans un service d’accro-
chage scolaire et je l’envoie passer des tests d’orientation psy-
chologique par rapport à un choix professionnel. Au retour de
ces tests, il signale que la psychologue qui s’est occupée de
lui, lui a posé la question de savoir ce qu’il souhaitait faire et
être dans sa vie professionnelle. Le patient m’énonce alors
de façon penaude et dépitée, qu’il est tout à fait incapable de
penser quelque chose de cet ordre et imaginer et construire un
futur est impensable. Se projeter dans l’avenir est une chose
totalement impossible pour lui et le ton qu’il emploie véhi-
cule le triste constat d’un impossible et nullement un refus de
réponse contestataire ou agressif à la question. Il argumente
alors que sa mère, fortement engagée dans des mouvements
d’épanouissement personnel, n’arrête pas de lui seriner les
principes de la confiance en soi de l’estime de soi et de l’im-
portance de vivre selon l’instant…
Bien évidemment, à ce moment, cela vient confirmer
l’impossibilité de rentrer dans une temporalité plus large
et plus grande que celle de l’instant. On mesure encore ici
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à l’individu avec cet hyper centrage sur soi et cette adhérence
à soi colossale qui s’installe comme noyaux culturels tant
dans la famille qu’à l’école, opère d’une part un « centrage »
important mais un décentrage impossible qui ne mène plus
à l’abstraction possible de soi-même. Les conséquences en
sont une difficulté notoire avec l’abstrait, une difficulté à ima-
giner, une problématique de mémorisation et une difficulté
à s’inscrire dans un débat (ce dernier ne sera que l’affirma-
tion du propre point de vue et l’impossibilité à se déplacer
du côté du point de vue de l’autre). Et quand l’adolescent
rencontre une difficulté, l’inaccessible n’est pas vu comme
quelque chose vers lequel il doit se remettre au travail pour y
arriver mais comme l’instant du prononcé de l’échec le pro-
clamant comme n’y arrivant pas définitivement. Le décalage
n’est pas possible. Il en résulte alors l’auto-dépréciation qui
plonge dans le sentiment d’être nul. L’effroi du doute de soi et
l’impossible traversée de ce dernier ne permet pas d’identifier
ces moments de tensions comme un donné de la condition
humaine. Ils sont ressentis au contraire comme une cuisante
défection singulière.
J’ai écrit le mot centrage entre guillemets car je constate
que dans la culture thérapeutique on parle souvent d’aider
le patient à mieux se centrer. S’agirait-il le plus souvent de
se pointer que de véritablement se centrer ? Ce dernier
terme implique en effet la présence d’une circonférence, une
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drinking m’apparaît la voie de salut pour cela. Au plus vite
être dans un état d’altération de soi indiquerait bien ce mou-
vement. La fonction de l’alcool ne serait plus l’apaisement
d’une tension intérieure pour se retrouver soi-même (confi-
guration névrotique), ni la constitution d’un social autour et
par l’alcool pour rejoindre mieux les autres, mais la plongée
la plus rapide vers l’état altéré de soi et le déliement de soi qui
peut en découler. Autrement dit ils se fuiraient eux-mêmes.
Ces patients explicitent très bien l’effet de l’alcool comme la
liquidation de cette maîtrise de soi préalable à la rencontre de
l’autre (cfr plus haut) et ils définissent d’ailleurs cette liquida-
tion comme un « lâcher prise ». Remarquons en effet que ces
conduites se passent au cœur d’une situation sociale et non
d’isolement.
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sante avec la conception de l’enfant nature (cfr plus haut). La
crise d’adolescence y prenait tout son sens avec ses opposi-
tions, ses conflits générationnels, ses éclats, ses fugues, ses
renvois scolaires…
Quant aux tableaux de l’extinction, ils sont caractérisés par
les arrêts à la maison dans la chambre, derrière l’ordinateur
qui alimente parfaitement le rapport à l’univers autorepésen-
tationnel d’une part, et l’extraction de toute épreuve du réel
d’autre part. Les adolescents sont alors dans un temps arrêté,
bien aidés sur ce point par le pétard chronicisé, et devenant
« rapidement » de véritables gastropodes comme le disaient
des éducateurs genevois travaillant avec une population d’ado-
lescents à problèmes. Ces tableaux ont à voir à mon sens avec
la faible socialisation des familles, au profit de leur forte psy-
chologisation, le statut d’autonomie trop vite prononcé, l’indi-
vidualisation excessive conduisant le futur adolescent vers un
rapport à soi exacerbé qui ne donne plus les moyens imagi-
naires et cognitifs de se décaler de soi, de se décentrer, de se
projeter dans le temps, de rêver, de s’imaginer un ailleurs vers
lequel il convient de tendre, tous ingrédients indispensables à
rentrer dans cet autre monde qu’est la vie adulte.
C’est en ce sens que la difficulté apparaît bien plus comme
des situations de difficile entrée dans la vie que de difficile
extraction de la famille. Si l’on revient au film Tanguy on
peut d’ailleurs observer un trait typique chez les parents : ils
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de se sortir de soi et de trouver une place parmi les autres et
de pouvoir se mettre à la place des autres qu’ils ont besoin.
L’effondrement sur la relation affective relative à la mou-
vance de l’enfant du désir (cfr plus haut) rend très fragile la
dyade parent/enfant pour affronter l’adolescence. Si l’attente
des parents est celle de la reconnaissance de leur propre désir
d’enfant selon le seul véhicule de l’amour et de l’affectif, la
relation d’opposition de l’enfant devient un coup fatal pour le
parent. Il n’a plus les moyens de s’y sentir reconnu comme
parent désirant. Soit le parent s’effondre sur le plan dépres-
sif, se vivant plus encore comme un mauvais parent n’aimant
pas suffisamment ses enfants (cfr plus haut), soit l’adolescent
comprend bien que son comportement est préjudiciable à son
parent et il déploiera alors toute son énergie à s’inhiber sur
le plan agressif, protégeant ses parents de ce qu’il pourrait
leur adresser et nous avons alors affaire à des adolescents
restreints, s’éteignant de jour en jour mais toutefois indiqués
comme « gentils » par leurs parents. On est sur le lieu d’une
protection (valeur maternelle) réciproque. La relation conflic-
tuelle, non gentille ne peut alors être entrevue comme saine
ou faisant partie de l’ensemble des registres de l’humain ; elle
ne renseigne nullement le parent sur la reconnaissance par
l’enfant de son désir. Le film Tanguy relate cela de manière
très fine car dès qu’il y a une trace de conflit ou de désaccord
tant les parents que Tanguy énoncent le « On s’aime, hein ? »
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 41
Conclusion
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constitution d’un enfant et de son processus adolescentaire.
Certains ressorts anthropologiques apparaissent ainsi mis
au placard et de ce retrait pourraient naître des configurations
cliniques nouvelles :
–– Surimportance et surestime de l’enfance engendrant une
diminution de l’attrait à rejoindre la phase adulte
–– Perte du ressort de l’identification et ralentissement extrême
de la construction psychique.
–– Adhérence à soi empêchant le décalage, le décentrage de
soi, la projection dans l’ailleurs, le rêve du futur.
–– Atomisation du temps appuyant le rapport à l’instant qui
s’il n’est plus relaté à un passé et à un futur, empêche d’ac-
céder à une consistance de soi.
–– Maternisation des liens accentuant le rapport centripète à
l’intériorité, à l’affectif, à une relation de protection, de
sécurité, de prévention et désaccentuant les rapports à l’ex-
térieur, l’ailleurs et à l’audace.
Vu sous l’angle de perte de ressort, on pourrait expliquer
que les tableaux de souffrance basculent vers une extinction
et une passivité plus que vers une énergétique de la mise en
œuvre.
Ces différents éléments pourraient ainsi être vus comme
des foyers organisateurs de ces tableaux spécifiques de la
grande adolescence qui ne seraient donc plus à lire du côté
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vide d’assignation culturelle par rapport à laquelle la tension,
le conflit lié au processus d’individuation a cessé d’exister
liquidant avec lui l’énergétique du ressort et de la vie. D’où
l’extinction chez les garçons qui ne sont pris que dans la seule
individualisation. De plus, l’animus apparaît capté et volé par
la virtualité ce qui donne les conditions pour se satisfaire de
toute absence d’inscription dans le réel.
Pour les gente féminine, il reste une assignation naturelle,
celle de la maternité, qui installe le conflit de l’individuation.
Les filles seraient alors plus invitées du côté de l’individua-
tion et plus dans une dynamique de l’énergétique du conflit et
de la révolte, bien supportées par ailleurs, par la mouvance de
l’émancipation féminine.
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