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De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

Bernard Fourez
Dans Cahiers de psychologie clinique 2018/1 (n° 50), pages 17 à 43
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1370-074X
ISBN 9782807392267
DOI 10.3917/cpc.050.0017
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 17/09/2023 sur www.cairn.info par Njaka Andriamisolo (IP: 154.126.12.133)

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ENFANTS ET ADOLESCENTS
AUJOURD’HUI
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DE L’ENFANT RÊVÉ
À L’ADOLESCENT
SANS RÊVE
Bernard FOUREZ*
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Résumé À partir de la notion d’enfant du désir, l’auteur ana-
lyse la vision de l’enfant dans notre culture occidentale ac-
tuelle comme condition de positionnements éducatifs et de
développement psychique selon les traits de l’individualisme
contemporain. Il analyse ensuite certains modes relationnels
et sociaux émergeant de ce creuset. Enfin, ce prisme opérant
de l’enfant du désir permet de mieux saisir les importants
et nombreux tableaux cliniques de l’extinction chez l’ado-
lescent.
Mots-clés individualisme, enfant du désir, adolescents, pho-
bie scolaire, Tanguy.

Abstract Desire child is origin of special education, social


patterns and psychic development according to individual-
isms. From this viewpoint, the author analyses the new patho-
logical syndrome of extinction of the adolescent.
Keywords individualism, child desire, adolescent, school-
phobia, Tanguy. * Psychiatre systémicien,
bfourez@yahoo.fr

DOI: 10.3917/cpc.050.0019 19
20 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

Mettre un enfant au monde ou avoir un enfant

Les sociétés traditionnelles sont des sociétés organisées par


un ailleurs, une extériorité qui les gouverne (le divin, les
esprits…). Ce sont ainsi des sociétés fondées sur l’hétéro-
nomie, cette dernière se définissant par tirer ses lois de l’ail-
leurs, de l’Hétéros de l’Autre. Les sociétés hyper-modernes
sont organisées autour et par l’autonomie de l’individu ; l’in-
dividualisation et donc les valeurs intérieures de l’individu
sont devenues actrices du monde. Notre culture est gouver-
née par l’intériorité sociale en lieu et place de l’extériorité
sociale.
La naissance d’un enfant répondait jusqu’à il y a peu à
l’impératif de reproduction qui était une valeur extérieure à
l’enfant et aux parents. Nous avons cessé d’y obéir. Si l’en-
jeu était donc de mettre un enfant au monde, il est devenu
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actuellement le fait de désirer un enfant et d’avoir un
enfant. Ce dernier est envisagé comme le désir du parent
(valeur intérieure), c’est le parent qui le décide, ce qu’ins-
taure notamment la contraception. Cette aptitude à pouvoir
décider répond à l’impératif d’autonomie qui pourrait s’énon-
cer comme suit : « Je dois être la source de ce qui se passe ».
La reproduction est donc laissée au seul désir de l’individu et
comme l’indiquait une étudiante ayant travaillé la question
de la maternité, avoir un enfant constitue actuellement une
interruption volontaire de stérilité. En effet, si antérieurement
la femme était avant tout féconde, elle est actuellement du
fait de la contraception en condition de stérilité. C’est donc le
désir d’enfant qui va mettre en route la fécondité. L’enfant est
donc devenu l’enfant du désir. Cette expression signifie bien
que l’enfant est conçu dans un univers chimérique et non par
rapport à une réalité concrète de la mort ou du réel de la vie
sociale future.
La continuité de l’espèce a été une hantise pour la majeure
partie de ceux qui nous ont historiquement précédés. La mor-
talité infantile précoce – et aussi maternelle – fragilisait la
perpétuation de l’espèce. Actuellement, l’augmentation conti-
nue de la population à la surface du globe témoigne de l’assu-
rance de cette continuité. Toutefois, nous pouvons observer
dans certains pays (Russie) des statistiques indiquant que
moins d’une femme sur deux ont des enfants.
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 21

Faire-part de naissance : j’arrive !

S’il y a 40 ans les faire-part de naissance s’énonçaient encore


« Monsieur et Madame annoncent la venue d’un enfant », les
faire-part actuels sont le plus souvent énoncés comme une
déclaration de naissance affirmée par l’enfant lui-même :
« J’arrive ». Cela indique une projection d’autonomie obligée
sur l’enfant prononcée par les parents car, jusqu’à preuve du
contraire, ce sont eux – et non l’enfant – qui ont conçu le faire-
part. Mais cela dépose sur l’enfant qu’il est un être sans anté-
riorité, sans aucune médiation, il se construit par lui-même.
De plus, certains faire-part indiquent : « J’ai mis mon jean,
mes chaussettes, mes souliers et j’arrive ». Cet enfant est donc
un être ayant déjà à la naissance toutes ses compétences pour
se comporter et se mobiliser vers le monde. Autrement dit,
c’est comme si ces faire-part signalaient que l’enfant n’aurait
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plus à devoir être éduqué. On saisit mieux alors la déception
ou l’irritabilité chez le parent dès lors qu’il a affaire à un enfant
qui pose problème, que ce soit par son agitation, sa turbulence
ou son incompétence trois traits constitutifs de la réalité de
tout enfant et non pas de la chimère à propos de l’enfant.
De plus, si l’enfant est un enfant du désir, il s’agit pour le
parent que ce qu’il a désiré réussisse, (et non la volonté de
Dieu) sinon il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même dès lors
que son rejeton connaîtra le négatif ou l’échec. C’est le fameux
sentiment d’être un mauvais parent tellement véhiculé par les
parents contemporains et qui ne pouvait pas du tout s’ima-
giner dans les générations précédentes. Je me suis permis il
y a quelques années de questionner des parents – qui actuel-
lement ont entre 90 et 100 ans – sur leur sentiment d’avoir
été un mauvais parent. Ce ressenti leur était totalement étran-
ger et pour cause, car l’enfant était bien plus vu sous l’angle
d’une fatalité qui arrivait sans nécessairement qu’il y ait désir
(la majeure partie de l’humanité n’a pas été désirée et cela n’a
jamais été un problème). Les difficultés ou particularités pro-
blématiques de l’enfant étaient vues comme : c’est son carac-
tère ou c’est un enfant comme cela, il ressemble à son oncle
ou à sa grand-mère… toutes considérations recadrant le fait
comme un subi ou fatalité à savoir l’inverse de l’autonomie.
Du côté de l’enfant, la traversée des difficultés de l’existence
va évoquer le ressentiment d’être nul (une des plaintes les plus
22 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

fréquentes en consultation de pédopsychiatrie). En effet si je


suis considéré en tant qu’enfant comme un être ayant ses com-
pétences en lui et se déployant par lui-même, quand quelque
chose ne se passe pas bien, je ne peux m’en prendre qu’à
moi-même en me déclarant nul ou incompétent. Diane Drory,
pédopsychologue indique à propos de dessins des enfants, que
lorsqu’apparaissent des monstres, ces figures ne concernent
pas toujours des personnes ou des êtres venant d’ailleurs mais
assez souvent l’enfant lui-même ; ce qui signifie que l’enfant
se représente monstrueux comme s’il s’était choisi une mau-
vaise nature.

Enfant ovipare ou mammifère ?

L’enfant vu par le prisme aiguisé de l’autonomie est donc un


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être qui arrive au monde bardé d’un potentiel à l’état natif qu’il
conviendra par la suite de susciter et de faire fructifier : éveiller
le meilleur de lui-même. Cette conception éducative peut débou-
cher sur un positionnement d’abstention, ce qui ne veut pas dire
laxiste mais dans un rapport à distance afin d’attiser les poten-
tialités du petit être humain et ne pas perturber cette émergence
par une quelconque incorporation venue d’ailleurs. Autrement
dit, on le voit comme une sorte d’œuf ayant tout en lui et pour
qui l’éducation deviendra plus un phénomène d’incubation. Les
préceptes éducatifs des périodes précédentes étaient à l’inverse
vus sous l’angle d’un petit être à remplir du bagage nécessaire
à la constitution de l’adulte. Comme pour un mammifère allaité
par la génération précédente, il s’agissait plus d’incorporer ce
qui arrivait de l’extérieur. On était dès lors beaucoup plus dans
des logiques d’imprégnation donnant alors une éducation plus
impressive : ce qu’incorporait l’enfant lui provenait immanqua-
blement de l’ailleurs que lui, apporté par le monde et l’antério-
rité. Actuellement l’éducation de l’enfant affirme que « cela doit
venir de lui » et pas d’ailleurs, ce qui achemine le geste éduca-
tif dans une logique expressive. On comprend mieux alors les
interdits de fessée : cette dernière devient impensable car elle
illustre la trace apportée par l’ailleurs, se devant d’être incor-
porée par l’enfant. De même, dans l’enseignement, les direc-
tives politiques vont dans le sens de combattre la transmission
de façon magistrale au profit de l’activation des compétences.
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 23

Si donc les conceptions éducatives traditionnelles s’inscri-


vaient dans une volonté de permettre d’accéder à la réalité
via la médiation et l’identification à ceux qui font déjà partie
du monde et qui vont de la sorte transmettre les rouages de
celui-ci (dynamique maître/élève), le positionnement éducatif
actuel pourra s’aiguiller plus du côté de protéger les enfants
du réel afin de favoriser le libre épanouissement de leur poten-
tiel (dynamique de l’animateur). Les futurs adultes cherche-
ront-ils dès lors plus volontiers ce qui fait sens pour eux dans
le monde que de chercher à donner du sens au monde ? Se
façonneront-ils davantage selon le trait de l’individualisation
plus que celui de l’individuation et de la « personne » ? Je
reprendrais le terme de personne tel que précisé dans les tra-
vaux de Jean Gagnepain et repris par Quentel (2004)1 : être
une personne c’est être quelqu’un qui peut se déployer sur
fond de monde commun. En ce sens, l’enfant n’est pas une
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personne. Il n’a en général pas encore cette disposition à
s’énoncer sur fond de monde commun : quand on entend un
enfant raconter une histoire, on le voit raconter les choses à
partir de lui-même sans ajuster nécessairement ce qu’il énonce
à ceux qui écoutent. Il est dans une logique assez exclusive-
ment expressive.

La famille : incubateur de l’individu

La famille a toujours été le lieu d’un micro-social destiné à


déployer l’esquisse de la future entrée dans la vie, dans la
société, dans le macro-social. Marquée par l’enfant du désir
et traversée par l’impératif l’individualisation et l’autono-
mie immédiates, la famille devient de moins en moins le lieu
d’une expérience sociale mais bien plus d’une expérience
psychologique. La singularisation des attentes de l’enfant
est prise extrêmement au sérieux et bon nombre de parents
n’éprouvent aucune difficulté à devoir dépecer des situations
collectives pour les faire devenir individuelles ou singulières.
Combien de familles, en effet, offriront à des enfants un plat
différent car le désir de l’enfant A en termes de nourriture,
est différent de celui de l’enfant B ou C ou même, de don- 1 J.-Cl. Quentel, Penser
la différence de l’enfant,
ner le repas à un enfant qui préfère manger à 21 heures que Le Débat, Vol. 132 (5),
de participer au repas collectif de l’ensemble de la famille à pp. 5-26, 2004.
24 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

l’heure prévue pour tout le monde et qui ne se discute pas ?


Combien d’enfants aujourd’hui partagent-ils une chambre
avec un autre ?
Une question se pose dès lors : la famille socialise-t-
elle encore ? Non, elle psychologise surtout. La famille
devient ainsi essentiellement l’incubateur de l’individu qu’il
s’agit – dans la logique ovipare – de ne pas polluer par trop
d’éléments extérieurs qui risqueraient d’aller à l’encontre de
son épanouissement au singulier. Autrement dit, on aura ten-
dance à éviter à l’enfant tout ce qui est de l’ordre de l’imper-
sonnel qui situe l’humain dans le « être parmi les autres »
afin de ne pas passer à côté de sa fraction individuelle et
singulière.
Dans la logique de l’enfant autonome et du désir et dans
celle de l’épanouissement de ce dernier, comment penser
la frustration autrement que comme un désir de mort à son
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sujet ? Toute frustration en effet sert à stopper le rapport à soi
pour s’ouvrir précisément à autre chose que soi. Lorsqu’un
enfant est dans sa chambre en train de jouer, construire ou
tapoter sur un écran et qu’un parent prononce le « à table », il
y a quelque chose de frustrant pour cet enfant de devoir arrêter
son activité mais cette frustration l’ouvre immédiatement à
l’ailleurs que lui, le collectif familial qui se réunit.
L’enfant sera donc, de plus en plus, vu sur le seul plan
du singulier et de la sorte de plus en plus, comme un être
d’exception déjà constitué et surestimé. La tendance sera de
jauger chez lui ses potentialités singulières et non son ins-
cription dans la vie. De plus, étant un enfant du désir, cela
inscrira en lui qu’il n’existe que si quelqu’un le désire, ce qui
lui fera voir le rapport au monde comme une dyade affective
et moins comme une participation à un tout, dans une dimen-
sion symbolique. « Je n’existe que si quelqu’un me désire et
s’il ne me désire pas, il est contre moi, il me harcèle. » Nous
reconnaissons ici la source du sentiment paranoïde contempo-
2 B. Fourez, rain (Fourez, 2014)2. La dyade parents/enfant en s’organisant
Abandonnisme, autour du désir, fait chuter l’expérience parent/enfant d’un
paranoidie et identité
instable, témoins
niveau transcendental à un niveau affectif. Mettre un enfant
de la sortie des au monde envisage inexorablement la question d’une place
appartenances, dans le monde ce que laisse bien moins entrevoir la locution
Thérapie familiale,
« avoir un enfant ». Le rapport à l’autre s’effondre sur le seul
Genève, Vol. 35 (4),
pp. 353‑373, 2014. versant de l’affectif : « Je ne suis parmi les autres que si je suis
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 25

aimé à ma valeur intérieure ». On mesure bien ce que signi-


fie alors une organisation sociétale selon l’intériorité sociale.
On quitte donc la possibilité de reconnaissance symbolique
pour s’effondrer sur une reconnaissance imaginaire de type
affective. C’est alors que l’on voit, en retour dans le chef des
parents, une attente d’amour en provenance de l’enfant confir-
mant alors le bien-fondé du désir d’enfant et cela, l’enfant ne
peut pas ne pas le sentir. À ce moment, soit il peut en jouer et
s’inscrire dans des comportements stratégiques voire mani-
pulateurs ou il peut s’en angoisser. Or il est bien connu que
l’enfant déploie son angoisse par l’agitation, (l’adulte par la
pensée inquiète ou ruminante). On pourrait alors mieux sai-
sir l’enfant du désir comme une des conditions d’agitation et
d’hyperactivité.
Les parents sont donc en attente de reconnaissance d’être
toujours perçu comme un être désirant l’enfant. Cette attente,
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l’enfant la ressent, et j’émettrai l’hypothèse que ce climat
peut devenir une condition plus aisée de passage de l’enfant
dans une posture de grand-parentification, c’est-à-dire d’être
le parent de ses propres parents pour tenter de les rassurer par
rapport à cette implicite demande affective à visée de recon-
naissance (du désir d’enfant).
Notre clinique nous montre en effet bon nombre de structu-
rations selon la grand-parentification. De plus ces dispositions
de grand-parentification sont très probablement facilitées
dans un climat de postulat égalitaire où l’enfant peut se per-
cevoir comme ayant autant de droits d’occuper une position
haute que ses parents.

Mère culture, mère nature

La vision traditionnelle de l’enfance s’est inscrite dans un


certain naturalisme. La fusion initiale atteste bien de ce pri-
mat. L’enfant est considéré comme un petit d’homme dans
une vision tout à fait inégale des positions. Cet enfant, vu
comme fragile, très nettement insuffisamment constitué était
jusqu’au XVIIIe siècle considéré plus du côté de l’animal
que de l’humanité. Il s’agissait donc d’un enfant qui, vu de
façon naturaliste était un être à protéger, chez qui il conve-
nait de freiner l’exposition au monde avec le message : « Tu
26 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

feras cela quand tu seras plus grand ». Le développement trop


rigide de ce principe a volontiers mis en place des enfants
collés à leur mère, inhibés, timides, craintifs. Ce que l’on voit
de moins en moins.
À l’inverse, la mère contemporaine que l’on pourrait nom-
mer mère culture et qui serait la mère de l’enfant du désir, ne
semble pas trop s’inscrire dans une dynamique fusionnelle
mais plus dans un désir de composer un enfant le plus bardé
pour affronter la culture et dont on jouirait qu’il soit hyper-
doué ou HP. Il en résulte alors un enfant volontiers hyperactif
qui ne connaît pas l’arrêt et qui est ainsi dans le désir culturel
de sa mère. Si chez la mère nature, la fonction du père était
là pour arracher l’enfant à la mère et l’exposer au monde, la
mère culture n’a plus besoin de ce dernier pour le faire. Elle
expose très rapidement l’enfant à la société. Si la mère nature
se positionnait en méfiance par rapport à la société, la mère
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culture de l’enfant du désir se constituera plus en défiance
c’est-à-dire qu’elle exposera son enfant au monde mais elle a
dans son collimateur celui ou celle qui s’occupe de son enfant
à l’extérieur de la famille et qui pourrait provoquer le trauma-
tisme qui casserait le potentiel de son être d’exception. C’est
très probablement autour de cette défiance que s’est installé
le divorce des parents et de l’école et ce postulat, « le pro-
fesseur a toujours tort, l’enfant pas », qui percole de façon
tellement manifeste au cœur des rapports des parents avec
l’école et lors des réunions de parents dans les établissements
scolaires.

L’école : lieu de l’impersonnel

Si la famille apparaît comme l’incubateur de l’œuf qu’il


convient de regarder à l’aune de l’épanouissement singulier,
il n’en est pas de même pour l’école où l’enfant sera irré-
médiablement confronté à la touche de l’impersonnel. Mis
dans une classe, un parmi d’autres, il rencontrera de façon
cinglante l’interpellation de sa fraction impersonnelle. De la
même manière qu’une frustration est impensable pour l’édu-
cation actuelle de l’enfant du désir, les frustrations que vont
opérer la mise à l’école deviendront des lieux de souffrance
pour l’enfant. Il pourra vivre très difficilement cet accès à la
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 27

personne. Revenons sur ce terme de « personne ». Comme dit


plus haut, une personne est celui ou celle qui a la capacité de
se situer sur fond de monde commun. Persona en latin signifie
le masque. Dans les représentations théâtrales l’acteur se situe
derrière un masque (persona), qui était reconnu comme une
figure collective par les spectateurs et derrière ce masque se
trouve un acteur individuel qui agit une figure reconnue par
tous. De cette façon, cet acteur se situe sur fond de monde
commun. Une classe est un ensemble d’enfants que le pro-
fesseur voit au travers du masque de l’enfant à éduquer et
non comme uniquement l’enfant singulier. Peu habitué à ce
dispositif collectif l’enfant traduira volontiers une remarque
en provenance d’un professeur en : « il m’en veut ». Or cette
remarque ne se déploie pas dans une relation d’individu à
individu mais elle est adressée à l’enfant parmi d’autres à édu-
quer qui se doit de progresser sur le plan de son apprentissage.
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On remarque une fois de plus l’effondrement sur le singulier
comme source du réflexe paranoïde.
Notre enfant du désir est fortement vu sous l’angle du sin-
gulier donc comme un être d’exception d’une part et sures-
timé d’autre part. On comprend mieux alors que, lors d’une
difficulté ou plutôt de difficultés successives, l’enfant brusqué
par la touche impersonnelle va opérer un retour vers la famille
qui lui garantit la culture du singulier et du psychologique qui
le protège de la société, lieu de l’impersonnel et du social.
Nous sommes donc sur les lieux d’un ressort possible de la
phobie scolaire ou en tout cas du décrochage scolaire qui
s’avère le plus souvent être un refus scolaire.
Il est assez pathétique de constater que très fréquemment
le premier réflexe du parent qui a affaire à un de ses enfants
opérant un décrochage scolaire est : « Ne s’agirait-il pas d’un
HP ? ». Des tests sont alors pratiqués et reviennent positifs,
(avez-vous déjà entendu des tests négatifs concernant le
HP ?) : l’enfant est sauvé, il est un HP ce qui lui permettra de
se réasseoir sur son statut d’exception. Ouf, sauvés du préju-
dice de l’impersonnel, rassurés à nouveau de leur haute valeur,
certains reprendront alors le chemin de l’école. Mais ce qu’il
est étonnant de constater dans cette mascarade du diagnos-
tic d’HP est que nos braves enfants diagnostiqués comme tel,
affichent essentiellement un discours de plaintes de se sentir
à l’écart des autres du fait de leur spécificité d’exception !
28 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

Evidemment ! Quand on est une exception par définition on


ne fait pas partie des autres. Plainte exclusivement sociale
donc ; on ne les entend guère parler de leur haut potentiel,
c’est-à-dire de leur aptitude intellectuelle extraordinaire, de
ce qu’elle leur permet de connaître ou d’inventer, de ce à quoi
elle leur permet d’accéder… Non ils affichent essentiellement
un sentiment de perte et d’exclusion sociale. Ce qui me ferait
penser que l’on aurait plus intérêt à décrire ces enfants-là non
pas comme des HP mais comme des BPS à savoir des Bas
Potentiels Sociaux chez qui le statut de l’exception fait bar-
rage à la dynamique du social.

L’impératif d’estime de soi et de confiance


en soi, piège pour la sociabilité et la continuité
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L’estime de soi et la confiance en soi sont des figures de la
réflexivité post-moderne. En effet, l’humain a toujours eu
besoin de lieux de réflexivité sur lesquels il se transpose et
duquel lui reviennent des éléments le concernant, lui permet-
tant dès lors de se situer, se déduire ou se comprendre. Si
dans les civilisations traditionnelles la tradition, la religion,
le récit, les textes ou la culture sont les lieux de la réflexi-
vité renvoyant à l’individu ce dont il est construit, dès lors
que l’on est en période d’individualisme, le lieu de la réflexi-
vité a changé. Comprenons bien l’individualisme : ce n’est
pas une disposition à être nécessairement isolé ou en dehors
des autres, mais c’est une disposition à ne voir le monde
et les autres qu’à partir de l’individu, de la particule. Ce
rapport au moi s’est progressivement installé au cours de la
modernité pour se radicaliser en hypermodernité. La réflexi-
vité s’opérera dès lors sur le lieu de l’individu à savoir dans
une anthropologie de soi à soi c’est-à-dire l’estime de soi et
la confiance en soi.
Ces deux vecteurs tentent de renseigner l’individu sur ce
qu’il est en tant que capacité (confiance en soi) et de valeur
haute ou basse qu’il s’attribue (estime de soi). Mais alors,
comment va se gouverner le rapport aux autres dans cette
dynamique culturelle ? Au pays de l’estime de soi, comment
se gagne aujourd’hui l’immunité sociale ? Dans une société
traditionnelle marquée par l’appartenance, si je veux gagner
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 29

mon immunité sociale qui me permet d’aller sans difficulté


vers les autres, il conviendra que j’augmente mes traits de
similitude avec les autres pour en déduire que je fais partie de
ces derniers. Autrement dit, j’augmenterai ma dépendance au
système et aux autres pour, de la sorte, pouvoir les rejoindre.
Le regard en provenance des autres est projeté sur le fait que
ces derniers regardent ma conformité ou ma non conformité
à l’ensemble. Le regard en provenance de l’autre porte sur un
ajustement social.
Dans une culture hyper-moderne, cela ne se joue plus
de la même façon. L’immunité sociale s’acquiert à partir
du parfait accord de soi à soi, d’où se déduit une estime
de soi haute dont on va tenter de persuader l’autre afin que
celui-ci nous accepte comme interlocuteur ou comme être
d’échange. Je dois donc avoir la totale maîtrise de moi et de
mon image afin de maîtriser au mieux l’image que l’autre
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a de moi. Le rapport aux autres passe donc par le parfait
accord de soi à soi. Le problème est que dès lors que je
suis dans un moment d’existence où je vis des difficultés et
que l’estime (la valeur) que j’ai de moi-même peut devenir
basse, je me décréterai automatiquement comme un être qui
n’a plus l’aptitude pour pouvoir aller vers les autres. Nous
sommes là sur le lieu d’un « unijambisme anthropologico-
social ». En effet, si je suis bien et que j’ai une image haute
de moi, je peux aller vers les autres ; mais si je suis mal, je
m’en extrais. Les autres deviennent menaçants car je projette
sur eux un regard possible sur mon intériorité, sur ma préten-
due insuffisance intérieure (peur que les autres voient que je
ne suis pas bien dans ma peau, que je manque de confiance
en moi…), à savoir une projection sur l’autre que ce dernier
voie mes dispositions internes (intériorité sociale). Il s’agit
d’un regard bien plus cuisant. On comprend mieux alors un
redéploiement des phobies sociales dans un tel contexte, et,
pour l’enfance et l’adolescence, la phobie ou le refus sco-
laire. L’enfant se replie alors sur la famille qui le prémunit
du rapport à l’extérieur, et ce repli aurait pour mission de
réaugmenter et restaurer son estime de soi afin de pouvoir
réaffronter le social. Mission possible ? Plutôt impossible.
Ce dont attesteraient les temps illimités de ces décrochages
scolaires dont la durée rejoint plus le temps biblique que le
temps contemporain.
30 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

Les savoirs à l’heure de l’enfant du désir

Restons sur le champ de la scolarité et analysons l’acquisi-


tion du savoir. Historiquement, le savoir a été ce qui a per-
mis l’émancipation des dogmes. De plus, il fut l’eldorado à
conquérir pour permettre l’ascension sociale. Actuellement,
il apparaît que le mythe fondateur de l’acte d’enseignement
est celui de la spontanéité. Il s’agit que l’enfant puisse faire
éclore son intériorité selon un mode plus expressif qu’impres-
sif qui in fine le renvoie à un impératif premier d’authen-
ticité et donc de forte adhérence à soi. L’enseignement
semble avoir quitté le vecteur impressif pour favoriser le
vecteur expressif. Le par cœur étant d’ailleurs proscrit dans
les recommandations étatiques concernant l’enseignement.
Tout comme les cours magistraux. Tout cela n’est pas sans
impact sur le façonnement psychique de l’enfant écolier. Car
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le savoir, in fine, c’est précisément ce que l’on n’a pas en soi,
se confronter au savoir c’est pouvoir entrer dans la significa-
tion d’un autre monde en pouvant précisément sortir de soi-
même. Le savoir actuellement ne se limiterait-il au seul fait
de faire sienne une connaissance pour développer une propre
compétence ? Un professeur de français qui avait lu en classe
un passage de Molière écrit en alexandrin à ses étudiants, a
reçu d’un étudiant la question : « Ne peut-il pas parler comme
tout le monde celui-là ? » Une telle réflexion indique qu’il n’y
a pas ce transport en dehors de soi vers une antériorité histo-
rique, vers le XVIIe siècle, cet autre monde que lui et le sien,
qui a existé précédemment et qui composait sous forme de
poésie les textes théâtraux…
En Belgique d’ailleurs, les années d’enseignement de la
période de 12 à 18 ans portent le nom d’Humanités. Ce magni-
fique vocable n’est pas banal car il indique la voie d’accès
à l’Humanité, au monde des humains. On comprend mieux
alors la portée éducative que peut avoir l’étude de langues
mortes (grec et romain) qui appuie la dynamique de se trans-
porter dans un autre monde, de se déplacer sur le lieu de ce
dernier et non d’annexer des connaissances dans une logique
utilitaire puisqu’il n’est pas utile, en effet, de connaître une
langue morte.
En accord avec le principe d’authenticité, les préceptes
éducatifs relatifs à l’enseignement semblent donner plus
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 31

d’importance à ce que l’élève puisse donner son avis tel qu’il


le sent, ce qui aboutira à ne pouvoir défendre que sa position
propre et d’avoir assez de difficultés à se transposer dans un
autre monde que le sien. Se mettre à la place de l’autre devient
difficile à être pensé et mis en route.
Tout cela est pourtant d’importance car le travail de l’ado-
lescent nécessitera justement de rentrer dans la signification
d’un autre monde (le monde adulte) et pour ce faire de se
sortir de soi. On peut déjà mieux comprendre certaines diffi-
cultés à s’agencer vers la rentrée dans la vie et dans le monde
des adultes.
Précisons toutefois que les nouvelles pédagogies qui ont
pris leur source au début du 20 siècle avec Dewey ont bien
entendu apporté leurs lots de bénéfices et elles s’avèrent très
efficaces sur le plan de l’apprentissage pour autant que le souci
de suscitation de l’authenticité et de la spontanéité continue
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de se conjuguer avec les dynamiques impressives ; toutefois
si l’éducatif se replie de façon rigide sur ces principes d’émis-
sions du singulier, nous aboutissons à ces impasses existen-
cielles que cet article tente de dessiner.

La jeunesse a triomphé

Il est intéressant ici de rappeler le point de vue de Marcel


Gauchet concernant les différents âges de la vie. Dans une
société traditionnelle, la personne qui occupe la place réfé-
rentielle est bien entendu l’ancêtre ou le vieillard. En effet, ce
dernier représente celui qui a, pour un temps le plus long, pu
s’inscrire, relire, vivre, et faire revivre la tradition et l’anté-
riorité. Il est donc celui qui en connaît le plus et devient donc
la référence en termes de vérité. Dans une société essentiel-
lement tendue vers le devenir, vers le futur et vers le progrès
– comme dans les sociétés modernes et hyper-modernes –,
la figure de proue ne peut être que celle qui regarde vers le
futur : l’enfant. On comprend mieux le pédocentrisme de
notre époque et l’importance accordée à l’enfant tant dans ce
qu’il représente que dans ce qu’il est politiquement. En effet,
depuis 1989, avec les droits de l’enfant, ce dernier est devenu
un être politique ce qu’il n’a jamais été jusqu’alors, la place
politique n’étant acquise que par la rentrée dans le monde
32 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

adulte. La jeunesse peut donc se boucler sur elle-même, en


se passant de l’ancrage dans le réel du principe de réalité
que constitue l’entrée dans la vie, c’est-à-dire dans le stade
adulte. On mesure peut-être là quelque chose de l’ordre d’un
ressort qui s’est cassé sur le plan de la dynamique de l’accès
au stade adulte et donc de l’autonomisation des adolescents.
Si, en effet, l’enfant est déjà considéré comme autonome dès
son plus jeune âge comme indiqué plus haut, il n’y a plus de
ressort venant l’aiguiller à s’affranchir de cette situation et de
rentrer ainsi dans le stade adulte qui lui permet d’y accéder.
On saisit mieux à ce moment-là les grands tableaux psycho-
logiques d’arrêt existentiel que nous montrent les adolescents
en difficulté actuellement.
Il me semblerait important de revenir sur la notion d’en-
fant roi. Ce vocable définit la situation de l’enfant des années
1975-1995, période postsoixante-huitarde qui a installé la
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déhiérarchisation au nom de l’égalité et qui a fait voir l’enfant
comme égal au parent ; ce dernier adoptait alors un position-
nement laxiste vis-à-vis de l’enfant au nom du dictat : « Il est
interdit d’interdire ». À partir du milieu des années 90, l’enfant
roi laisse la place à l’enfant tyran car il a été muni au passage
des droits de l’enfant (1989) ; il est devenu apte à dire à ses
parents qu’il pourrait porter plainte et procéder contre eux.
Ce que l’on entend ! Ou à choisir ses parents et divorcer des
siens tel que cela commence à s’installer dans certains pays.
Car il se construit dans une période d’inflation législative sans
précédent dans l’histoire qui l’institue en être de droit, avide
de lois, justicier prêt à l’emploi (« Ralentis, tu passes près de
mon école ») dont la secrète devise est « il est interdit de ne
pas interdire ». Il n’a plus une once de contestation.
Si la jeunesse n’a plus besoin d’accéder au stade adulte
pour participer à la société, on saisit mieux aussi qu’un jeune
célibataire sans emploi, chez ses parents, aidé par la CPAS3,
n’entame chez lui nullement le fait qu’il ne participe pas à
la société. Il y a même une conviction d’être « autonome »
alors que concrètement il ne l’est pas du tout. Le très beau
film « Tanguy » montre bien cet élément d’un adolescent qui
est convaincu d’être autonome et qui vit de façon assez auto-
nome mais qui semble faire l’impasse de la réalité de cette
3 Centre Public
dépendance encore très importante. Et c’est ici que l’on peut
d’Action Sociale. mieux comprendre le changement des enjeux de la grande
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 33

adolescence : si nous avons beaucoup, sur le plan clinique,


regardé les passages à la vie adulte comme des difficultés à
se séparer des parents, il apparaît que les tableaux actuels res-
sortent bien moins à cet enjeu ou à cette difficulté mais bien
plus à une difficulté majeure à rentrer dans la vie, c’est-à-dire
à actionner ce ressort qui pousse vers l’avant, vers cet état
autre, cet état adulte vers lequel il convient que l’adolescent
s’engage. Mais cela vaut-il vraiment la peine de quitter le
stade référentiel que constitue l’enfance ? Y a-t-il une quel-
conque pertinence à opérer cette étape ?

Il faut sauver les garçons

Tel était le titre d’un livre (Auduc J.-L., 2009)4 relatant une
étude sur les résultats scolaires et constatant que ceux des filles
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étaient supérieurs à ceux des garçons. Force est de constater
que les pathologies de l’arrêt et de la difficulté d’entrer dans
la vie nous apparaissent, pour nous les cliniciens aussi plus
importantes chez les garçons que chez les filles.
Il me semble assez net de constater que se projeter dans la
vie adulte pour un garçon est devenu bien plus compliqué que
pour la fille actuellement. Que nous soyons dans un univers
totalement matriarcal ne fait plus de doute pour quiconque.
Les valeurs sont essentiellement matriarcales, liées à l’impor-
tance accordée à l’enfant, à l’égalité, à l’intériorité sociale et
toute la psychologie qui en découle. Le matriarcat s’occupe
beaucoup plus du soin, du souci, de la prévention et de l’im-
portance accordée au petit être singulier alors que la famille
matricée dans le masculin répond elle à un principe holiste de
la prépondérance de la loi sociale sur l’individu. L’impératif
de continuation de la société était véritablement ce qui noyau-
tait et portait le masculin dans la société. « Tu n’es rien si ce
n’est que continuer la société dans laquelle tu es ». D’où le
nom de famille du père.
Le mouvement de libération de la femme a abouti à pointer
cette dernière comme être exceptionnel ; notre culture n’arrête
pas de distiller de continuelles disqualifications du masculin
dans les magazines, publicités, discours ambiants et média-
4 J.-L. Auduc, Sauvons
tiques. Lorsque nous faisions un atelier intitulé « masculin-­ les garçons, Descartes
féminin » avec des groupes mixtes de patients, nous avons et Cie, Paris, 2009.
34 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

été surpris, ma collègue5 et moi-même, de constater que les


patientes s’avéraient incapables de prononcer des traits posi-
tifs concernant les hommes. (La fonction tranchante était défi-
nie comme un manque d’empathie, être taiseux équivaut à ne
pas communiquer alors qu’il s’agit de pratiquer le silence ou
parler de choses extérieures consiste à ne pas exprimer ses
émotions…, etc.). Le contraire n’était nullement vrai et l’on
voyait d’ailleurs bien plus d’intérêt et d’amour pour la femme
chez l’homme que dans la situation inverse. Combien de
publicités font-elles passer pour idiot le masculin concerné ?
Le cinéma français s’entête à ne mettre en scène que des
hommes infidèles, ne pensant qu’au sexe et maladroits avec
les enfants. Les pièces de théâtre et romans apparaissent ne
s’intéresser qu’à des histoires de femmes, etc.
Ainsi donc, avec l’effacement complet du masculin dans
la société, que reste-t-il comme figures d’identification ou
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d’idéal pour un adolescent ? Trois figures se détachent dans
ce qui se véhicule dans les discours médiatiques ou psy-
chologiques (c’est-à-dire les mêmes discours puisque la
psychothérapie est devenue culture dans notre société) :
le manipulateur, le pervers narcissique et l’obsédé sexuel.
Le triomphe du maternel est à son faîte et les deux figures
mises en exergue et pointées comme l’idéal dans la société
sont l’enfant et la mère. Ces deux catégories sont justement
celles qui ont connu l’émancipation durant la seconde moitié
du XXe siècle. Mais si la femme dans nos contrées est histori-
quement émancipée et libérée, on peut constater que la gente
féminine continue à s’instituer et à se définir comme victime.
L’enfant aussi l’y accompagne d’ailleurs. Il est bien évident
que dans une société inscrite dans une politique des droits des
individus, il y a probablement plus de pouvoir à s’instituer
du côté de la victime car les justices des Droits de l’Homme
iront tôt ou tard repérer ces victimes fictives afin de produire
5 Infirmière avec des lois et règlements qui vont restaurer les droits à ceux qui
qui je travaillais en pourraient en être dépourvus. Ce que n’arrêtent pas de faire
co‑intervention dans depuis quelques décennies les politiques des droits des indi-
le cadre d’un dispositif
d’hospitalisation de vidus. Il est d’ailleurs curieux de constater que la charte des
jour, durant 2 semaines Droits de l’Homme mentionne les droits enfants, les droits
pour un même groupe des femmes… et nullement le droit des hommes…
de patients, au sein du
CHU Dinant-Namur- Qu’en est-il de cette étonnante inégalité dans une idéologie
Godinne. et système de pensée qui se revendiquent, avant tout, du côté
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 35

de l’égalité des droits ? Vide symbolique, vide politique, donc,


vide psychologique pour le futur du jeune masculin dans nos
sociétés. Il n’est donc pas étonnant de voir une déchéance qui
s’installe du côté du genre masculin bien plus que du côté du
genre féminin. De plus, il apparaît que l’animus et son capital
de projection est capté, absorbé par les écrans barrant l’ins-
cription dans le réel.

Difficile mise en action du mécanisme


de l’identification

Dans une symbolique individualiste d’une part et égalitaire


d’autre part les ressorts de la construction psychique par
l’identification peuvent-ils être encore opérants pour un ado-
lescent ? Sont-ils encore empruntés ? Les processus d’iden-
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tification nécessitent en effet un dispositif d’inégalité en ce
sens que si je m’identifie à quelqu’un c’est que je le considère
comme mieux que moi, comme un idéal, donc en radicale
inégalité par rapport à moi. Mais dans une culture invitant à
définir son rapport aux autres en égalité, peut-il y avoir place
pour un tel mécanisme psychique ?
Ensuite, si le canon culturel est qu’il convient de trouver les
ressources en soi l’identification serait-elle déloyale à cette
injonction en ce sens qu’elle s’inscrit clairement dans le fait
de trouver les ressources en dehors de soi ? Incorporer ce qui
vient d’ailleurs contrevient-il au principe d’adhérence à soi ?
Serait-ce plus une dynamique impressive qu’expressive donc
proscrite ? Autrement dit l’adolescent pourrait-il être accusé
de plagiat s’il imite ou s’identifie ? Enfin, notre culture s’ins-
crit de plus en plus dans le Pragmatisme Américain dont,
Emerson et James s’avèrent les fondateurs, et Christophe
André le fervent successeur. N’oublions pas la devise ini-
tiale de cette philosophie, devise clairement explicitée par
Emerson : « Ne te cherche pas en dehors de toi-même ». La
loyauté à ce principe liquiderait-elle la possibilité d’identi-
fication puisque cette dernière procède de se chercher en
dehors de soi ?
Et s’il a bien intégré l’impératif d’authenticité que lui ont
seriné et ses parents et l’école, l’adolescent s’identifiant déso-
béirait-il à cette injonction ? L’imitation ne procède pas du
36 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

rapport à l’authenticité. Enfin, l’identification rend dépendant


de la personne à laquelle on s’identifie. Peut-on rentrer en
dépendance quand l’impératif d’autonomie ruisselle de par-
tout c’est-à-dire que la culture s’est rigidifiée sur le principe
d’autonomie de l’individu et n’est plus à même de reconnaître,
percevoir ou d’énoncer les bienfaits d’une dépendance ?
Compte tenu de ces éléments, y aurait-il alors un ralentis-
sement de la construction psychique dès lors que celle-ci se
prive de l’identification ?

Vignette clinique

Un garçon de 18 ans entame après sa rhétorique des études de


logistique. Il passe ses examens en janvier et dans le décours
de sa session d’examens, qui ne se passe pas bien, il arrête
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cette dernière, remet totalement en question la voie profes-
sionnelle qu’il a choisie et rentre à domicile pour de nom-
breux mois d’arrêt existentiel. Situation d’une banalité totale,
s’inscrivant dans le conformisme pathologique extrême dont
témoignent les adolescents contemporains en rentrant de la
sorte dans les pathologies de l’extinction. Dans le contexte
de cet arrêt, il me consulte, s’inscrit dans un service d’accro-
chage scolaire et je l’envoie passer des tests d’orientation psy-
chologique par rapport à un choix professionnel. Au retour de
ces tests, il signale que la psychologue qui s’est occupée de
lui, lui a posé la question de savoir ce qu’il souhaitait faire et
être dans sa vie professionnelle. Le patient m’énonce alors
de façon penaude et dépitée, qu’il est tout à fait incapable de
penser quelque chose de cet ordre et imaginer et construire un
futur est impensable. Se projeter dans l’avenir est une chose
totalement impossible pour lui et le ton qu’il emploie véhi-
cule le triste constat d’un impossible et nullement un refus de
réponse contestataire ou agressif à la question. Il argumente
alors que sa mère, fortement engagée dans des mouvements
d’épanouissement personnel, n’arrête pas de lui seriner les
principes de la confiance en soi de l’estime de soi et de l’im-
portance de vivre selon l’instant…
Bien évidemment, à ce moment, cela vient confirmer
l’impossibilité de rentrer dans une temporalité plus large
et plus grande que celle de l’instant. On mesure encore ici
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 37

l’importance de la conjonction de l’atomisation du temps


(durée/instant) et l’atomisation de l’individu (collectif/­
individu). On perçoit que le blocage de cet adolescent res-
sort notamment au fait de l’importance de l’adhérence à soi
– positionnement individualiste – et à cette vision écourtée du
temps qui est le rapport à l’instant. Le moment de l’adoles-
cence se devant d’être impérativement un moment de projec-
tion vers le futur, ces logiques d’atomisation ne permettent
nullement de rentrer dans cette dynamique de décentrage
de soi et de saut vers le futur. C’est ce qui pourrait donner
matière à expliquer ces énormes situations pathologiques
d’impossibilité d’entrer dans la vie. On mesure aussi ici qu’il
pourrait être dangereux de proposer en pathologie adolescen-
taire contemporaine les processus de pleine conscience qui
pourraient trop appuyer le rapport à l’instant.
Nous devons bien avoir au clair que l’importance accordée
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à l’individu avec cet hyper centrage sur soi et cette adhérence
à soi colossale qui s’installe comme noyaux culturels tant
dans la famille qu’à l’école, opère d’une part un « centrage »
important mais un décentrage impossible qui ne mène plus
à l’abstraction possible de soi-même. Les conséquences en
sont une difficulté notoire avec l’abstrait, une difficulté à ima-
giner, une problématique de mémorisation et une difficulté
à s’inscrire dans un débat (ce dernier ne sera que l’affirma-
tion du propre point de vue et l’impossibilité à se déplacer
du côté du point de vue de l’autre). Et quand l’adolescent
rencontre une difficulté, l’inaccessible n’est pas vu comme
quelque chose vers lequel il doit se remettre au travail pour y
arriver mais comme l’instant du prononcé de l’échec le pro-
clamant comme n’y arrivant pas définitivement. Le décalage
n’est pas possible. Il en résulte alors l’auto-dépréciation qui
plonge dans le sentiment d’être nul. L’effroi du doute de soi et
l’impossible traversée de ce dernier ne permet pas d’identifier
ces moments de tensions comme un donné de la condition
humaine. Ils sont ressentis au contraire comme une cuisante
défection singulière.
J’ai écrit le mot centrage entre guillemets car je constate
que dans la culture thérapeutique on parle souvent d’aider
le patient à mieux se centrer. S’agirait-il le plus souvent de
se pointer que de véritablement se centrer ? Ce dernier
terme implique en effet la présence d’une circonférence, une
38 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

périphérie qui confère au centre son identité et sa spécificité


de centre. Les propositions des thérapeutes m’apparaissent
aller plus dans l’invitation au pointage qui fait abstraction de
l’ailleurs et du tout, au profit du point que constitue l’individu.

Le binge drinking voie de salut pour se sortir


de soi ?

Y aurait-il des façons spécifiques à notre époque de com-


penser cette adhérence à soi par des conduites de se bous-
culer hors de soi, de se délier de soi ? Cet élément avait été
pointé par Gauchet (2002)6 dans son essai de psychologie
contemporaine.
Y aurait-il donc des pulsions de se décoller de soi ? Y a-t-
il un besoin de s’extraire de cette maîtrise de soi ? Le binge
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drinking m’apparaît la voie de salut pour cela. Au plus vite
être dans un état d’altération de soi indiquerait bien ce mou-
vement. La fonction de l’alcool ne serait plus l’apaisement
d’une tension intérieure pour se retrouver soi-même (confi-
guration névrotique), ni la constitution d’un social autour et
par l’alcool pour rejoindre mieux les autres, mais la plongée
la plus rapide vers l’état altéré de soi et le déliement de soi qui
peut en découler. Autrement dit ils se fuiraient eux-mêmes.
Ces patients explicitent très bien l’effet de l’alcool comme la
liquidation de cette maîtrise de soi préalable à la rencontre de
l’autre (cfr plus haut) et ils définissent d’ailleurs cette liquida-
tion comme un « lâcher prise ». Remarquons en effet que ces
conduites se passent au cœur d’une situation sociale et non
d’isolement.

Tableaux cliniques de révolte versus tableaux


cliniques de l’extinction

La clinique de l’adolescent en panne m’apparaît avoir forte-


ment changé depuis quelques décennies, le tableau de l’ex-
tinction s’étant déployé de façon très importante et celui de la
6 M. Gauchet, La révolte s’étant raréfié. Mais ces deux tableaux existent encore
démocratie contre elle-
même, Gallimard, Paris, bel et bien ; ceux de la révolte s’observent plus chez la fille et
2002. ceux de l’extinction chez le garçon.
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 39

Les premiers tableaux de révolte avaient à voir avec des


familles encore organisées sur le mode de l’appartenance,
c’est-à-dire à forte socialisation, à forte assignation des-
quelles l’extraction vers l’autonomisation se passait à grand
coup de butoir, et dans lesquelles les dynamiques fusionnelles
ébranlées se lisaient dans ces tableaux de positionnement
paradoxaux des parents qu’a si bien décrit, étudié et travaillé
la systémique en son temps (sois autonome, attitudes paren-
tales paradoxales énonçant l’autonomie et le stade adulte,
mais affichant dans le comportement une rétention au stade
de l’enfance, le couple appartenance/différenciation, etc.).
La séparation pour les parents s’affichait difficile et on les
voyait guettés par le nid vide (cfr la prescription invariable
de Selvini). L’espace propre de l’adolescent était difficile à
entrevoir dans ces milieux freinant l’individualisation et l’au-
tonomie. On voit donc la conjonction de la famille sociali-
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sante avec la conception de l’enfant nature (cfr plus haut). La
crise d’adolescence y prenait tout son sens avec ses opposi-
tions, ses conflits générationnels, ses éclats, ses fugues, ses
renvois scolaires…
Quant aux tableaux de l’extinction, ils sont caractérisés par
les arrêts à la maison dans la chambre, derrière l’ordinateur
qui alimente parfaitement le rapport à l’univers autorepésen-
tationnel d’une part, et l’extraction de toute épreuve du réel
d’autre part. Les adolescents sont alors dans un temps arrêté,
bien aidés sur ce point par le pétard chronicisé, et devenant
« rapidement » de véritables gastropodes comme le disaient
des éducateurs genevois travaillant avec une population d’ado-
lescents à problèmes. Ces tableaux ont à voir à mon sens avec
la faible socialisation des familles, au profit de leur forte psy-
chologisation, le statut d’autonomie trop vite prononcé, l’indi-
vidualisation excessive conduisant le futur adolescent vers un
rapport à soi exacerbé qui ne donne plus les moyens imagi-
naires et cognitifs de se décaler de soi, de se décentrer, de se
projeter dans le temps, de rêver, de s’imaginer un ailleurs vers
lequel il convient de tendre, tous ingrédients indispensables à
rentrer dans cet autre monde qu’est la vie adulte.
C’est en ce sens que la difficulté apparaît bien plus comme
des situations de difficile entrée dans la vie que de difficile
extraction de la famille. Si l’on revient au film Tanguy on
peut d’ailleurs observer un trait typique chez les parents : ils
40 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

ne retiennent pas l’enfant, au contraire ils veulent que Tanguy


dégage. Ils ne s’avèrent donc nullement concernés par le
nid vide. On est donc bien loin de la difficulté de sortir de la
fusion parents/enfants.
Il m’apparaît toutefois que lorsque je discute de ces situa-
tions avec des collègues, l’enjeu adolescentaire continue
de n’être vu que par la difficile extraction de la famille et
l’individualisation insuffisamment accomplie. L’accent est
porté sur des injonctions et plans d’appui d’individualisation
et d’acquisition d’autonomie alors que c’est probablement
d’un excès d’individualisation qu’ils sont malades. De plus,
on entend dans ces mêmes prises en charges l’importance
accordée à l’espace propre de l’adolescent. En ont-ils vrai-
ment besoin ou n’en ont-ils que déjà trop, leur espace de vie
et d’être au monde n’étant occupé que par eux-mêmes ? Je
reste convaincu qu’ils en ont de trop, et que c’est précisément
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de se sortir de soi et de trouver une place parmi les autres et
de pouvoir se mettre à la place des autres qu’ils ont besoin.
L’effondrement sur la relation affective relative à la mou-
vance de l’enfant du désir (cfr plus haut) rend très fragile la
dyade parent/enfant pour affronter l’adolescence. Si l’attente
des parents est celle de la reconnaissance de leur propre désir
d’enfant selon le seul véhicule de l’amour et de l’affectif, la
relation d’opposition de l’enfant devient un coup fatal pour le
parent. Il n’a plus les moyens de s’y sentir reconnu comme
parent désirant. Soit le parent s’effondre sur le plan dépres-
sif, se vivant plus encore comme un mauvais parent n’aimant
pas suffisamment ses enfants (cfr plus haut), soit l’adolescent
comprend bien que son comportement est préjudiciable à son
parent et il déploiera alors toute son énergie à s’inhiber sur
le plan agressif, protégeant ses parents de ce qu’il pourrait
leur adresser et nous avons alors affaire à des adolescents
restreints, s’éteignant de jour en jour mais toutefois indiqués
comme « gentils » par leurs parents. On est sur le lieu d’une
protection (valeur maternelle) réciproque. La relation conflic-
tuelle, non gentille ne peut alors être entrevue comme saine
ou faisant partie de l’ensemble des registres de l’humain ; elle
ne renseigne nullement le parent sur la reconnaissance par
l’enfant de son désir. Le film Tanguy relate cela de manière
très fine car dès qu’il y a une trace de conflit ou de désaccord
tant les parents que Tanguy énoncent le « On s’aime, hein ? »
De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve 41

N’oublions pas que l’histoire se termine au tribunal, ce qui


confirme bien que dans les politiques des droits des individus,
(politique des Droits de l’Homme) le droit semble devenu
l’outil de guerre entre les citoyens et plus uniquement l’outil
de paix. Il est devenu le lieu du déploiement de l’agressivité
ou de l’opposition (on remarque tellement bien cela avec les
recours en situation scolaire). Ces éléments nous font mieux
saisir la notion d’enfant tyran indiquée plus haut.

Conclusion

Cet article a voulu montrer que l’accès historique à l’enfant


du désir a radicalement changé la donne culturelle du fonde-
ment éducatif. L’accent porté sur l’individualisation dont fait
partie la logique de l’enfant du désir change le décours de la
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constitution d’un enfant et de son processus adolescentaire.
Certains ressorts anthropologiques apparaissent ainsi mis
au placard et de ce retrait pourraient naître des configurations
cliniques nouvelles :
–– Surimportance et surestime de l’enfance engendrant une
diminution de l’attrait à rejoindre la phase adulte
–– Perte du ressort de l’identification et ralentissement extrême
de la construction psychique.
–– Adhérence à soi empêchant le décalage, le décentrage de
soi, la projection dans l’ailleurs, le rêve du futur.
–– Atomisation du temps appuyant le rapport à l’instant qui
s’il n’est plus relaté à un passé et à un futur, empêche d’ac-
céder à une consistance de soi.
–– Maternisation des liens accentuant le rapport centripète à
l’intériorité, à l’affectif, à une relation de protection, de
sécurité, de prévention et désaccentuant les rapports à l’ex-
térieur, l’ailleurs et à l’audace.
Vu sous l’angle de perte de ressort, on pourrait expliquer
que les tableaux de souffrance basculent vers une extinction
et une passivité plus que vers une énergétique de la mise en
œuvre.
Ces différents éléments pourraient ainsi être vus comme
des foyers organisateurs de ces tableaux spécifiques de la
grande adolescence qui ne seraient donc plus à lire du côté
42 De l’enfant rêvé à l’adolescent sans rêve

de l’impossible extraction familiale (la famille comment en


réchapper) mais du côté de l’impossible entrée dans la vie.
Enfin, pour revenir aux tableaux pathologiques différents
selon le genre, les garçons semblent s’acheminer vers une
extinction plus qu’une révolte. Comme précisé, devenir un
homme adulte n’est plus très clair ou spécifique. On a beau-
coup parlé de la démission du père mais je préciserais que ce
dernier n’est pas devenu tout d’un coup démissionnaire mais
il a été tout simplement démissionné par la culture… sans
aucune résistance d’ailleurs. Il faut une symbolique cultu-
relle paternelle pour devenir père. N’omettons pas aussi que
la génération des pères des années et 80-90 a dû s’inscrire
dans un devoir de non transmission de ce qu’ils avaient pu
incorporer. Ils ont été interdits de transmettre à la fois la mas-
culinité et la paternité telles qu’ils les avaient apprises.
Il y donc pour les adolescents masculins contemporains un
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vide d’assignation culturelle par rapport à laquelle la tension,
le conflit lié au processus d’individuation a cessé d’exister
liquidant avec lui l’énergétique du ressort et de la vie. D’où
l’extinction chez les garçons qui ne sont pris que dans la seule
individualisation. De plus, l’animus apparaît capté et volé par
la virtualité ce qui donne les conditions pour se satisfaire de
toute absence d’inscription dans le réel.
Pour les gente féminine, il reste une assignation naturelle,
celle de la maternité, qui installe le conflit de l’individuation.
Les filles seraient alors plus invitées du côté de l’individua-
tion et plus dans une dynamique de l’énergétique du conflit et
de la révolte, bien supportées par ailleurs, par la mouvance de
l’émancipation féminine.

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