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Études littéraires

L’ironie du « Pleurer-Rire » chez Henri Lopès


Cyriaque L. Lawson-Hellu

Volume 30, numéro 2, hiver 1998 Résumé de l'article


En faisant intervenir les théories pragmatiques de l'ironie, l'article interroge
Poétiques du recueil les modalités de constitution de l'élément ironique dans le Pleurer-Rire, roman
contemporain de l'écrivain congolais Henri Lopès. Il s'agit ici de mettre en
URI : https://id.erudit.org/iderudit/501207ar évidence le symbolisme discursif de l'ironie dans l'écriture de Lopès, en
DOI : https://doi.org/10.7202/501207ar analysant le rapport du roman à son contexte socio-discursif de production et
d'intelligibilité - le " Pleurer-Rire " du roman africain post-colonial - et ses
modalités formelles d'intégration de l'élément ironique. Au terme de cette
Aller au sommaire du numéro
analyse, nous avons pu formuler un certain nombre d'hypothèses quant au
symbolisme discursif du recours à l'ironie chez Lopès, hypothèses qui, au
demeurant, en appellent non seulement au rapport de l'écrivain au pouvoir
Éditeur(s) politique duquel il participe et qu'il met en écriture, mais encore à son rapport
à l'institution littéraire négro-africaine francophone : d'une part, une stratégie
Département des littératures de l'Université Laval
défensive qui prend la forme de l'autocensure, d'autre part une stratégie
offensive qui tend à relativiser le discours sur les spécificités de la littérature
ISSN négro-africaine post-coloniale.
0014-214X (imprimé)
1708-9069 (numérique)

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Lawson-Hellu, C. L. (1998). L’ironie du « Pleurer-Rire » chez Henri Lopès.
Études littéraires, 30(2), 123–140. https://doi.org/10.7202/501207ar

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L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE »
CHEZ HENRI LOPÈS

Cyriaque L. Lawson-Hellu

Non, Tonton n'existe pas, ne peut exister, en ces jours, en ce continent.


C'est le fruit d'une imagination macabre qui frise la démence : c'est de la
bande dessinée ! [...] Le Pleurer-Rire est une offense au bon goût.
(le Pleurer-Rire)

• Pourquoi avoir retenu comme titre discursif de production et d'intelligibilité,


« l'Ironie du "Pleurer-Rire" chez Henri pour une meilleure saisie du rôle essentiel
Lopès » plutôt qu'un « l'Ironie du Pleurer- qu'y joue l'ironie, en quelque sorte d'évo-
Rire d'Henri Lopès » qui semble aller plus quer brièvement le « pleurer-rire » du ro-
de soi ? La nuance, de toute évidence, man africain. Il s'agit ensuite d'y analyser
excède le simple transfert syntaxico- les modalités d'intervention de l'élément
sémantique. Si le second « Pleurer-Rire » ironique, sur le double plan formel ou lin-
renvoie en effet au roman proprement dit, guistique et narratif, pour, en fin d'analyse,
il en est bien autrement du premier qui formuler quelques hypothèses sur le sym-
renvoie surtout à un état de la littérature bolisme discursif de l'ironie dans l'écriture
négro-africaine d'expression française, d'Henri Lopès, écrivain congolais contem-
principalement au renouveau esthétique porain. Sans sacrifier à l'identité du texte,
observé dans le roman des années 1970- l'étude fait intervenir pour l'essentiel les
1980. Cette nuance indique aussi l'orien- théories pragmatiques de l'ironie.
tation que nous donnons à l'analyse du
fonctionnement ironique dans le roman L'ère du « Pleurer-Rire »
d'Henri Lopès. Il s'agit ainsi de situer au Déjà par son titre, le roman, paru en
préalable le roman dans son contexte socio- 1982, annonçait l'entreprise assez particu-

Études Littéraires Volume 30 N° 2 Hiver 1998


ETUDES LITTERAIRES VOLUME 30 N" 2 HIVER 1998

Hère de l'écrivain congolais qui allie à une Effectivement, le Pleurer-Rire s'inscrit


désillusion amère sur la réalité socio- dans cette mouvance esthétique où la vio-
politique africaine un humour des plus co- lence sociale est élevée au niveau de la lan-
casses. En somme, en poursuivant l'hydre gue, et où le texte, alliant allégorie, para-
qui secoue tout le continent, le roman par- bole, métaphore, symbolisme, parodie et
ticipe non seulement d'une tradition criti- exagération, s'éloigne de renonciation réa-
que — sociale et politique ] — qui remonte liste, épique d'antan, au profit d'une écri-
aux premiers textes de la littérature noire, ture « heurtée, violente, tantôt baroque et
mais surtout du renouvellement esthétique polyphonique, tantôt surréaliste » (Chevrier,
des deux décennies qui ont suivi les indé- 1989, p. H). L'ironie apportera heureuse-
pendances et qui ont vu revenir sur le con- ment le « rire » dans cet univers du « pleu-
tinent le règne de l'arbitraire avec les régi- rer », pour compenser l'angoisse et la dé-
mes militaro-politiques. Dans cette nouvelle tresse, « présentant comme possible sinon
forme de colonisation interne, la critique normal ce qui est le plus invraisemblable »
sociale et politique se modernise, avec une (Lambert, p. 50). L'oxymore du « Pleurer-
volonté marquée, de la part des écrivains, Rire » se prête bien à ce paradoxe de la litté-
de traduire dans les formes narratives les rature africaine post-coloniale 4 qui met du
mêmes angoisses que celles exprimées dans « rire » dans la représentation du drame
les textes 2 : la démultiplication des voix socio-politique.
narratives chez un Valentin-Yves Mudimbe, Dans le roman proprement dit, il est
où, par exemple, écrit Fernando Lambert, question d'une « pause existentielle » qui
le lecteur est moins entraîné par les événe- donne au Maître d'hôtel (le narrateur) d'un
ments qui se déroulent qu'il n'évolue dans chef d'État d'Afrique (Tonton Hannibal-
une « intériorité où les personnages se Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé), sans pré-
voient, se regardent vivre » (Lambert, cision de nationalité, l'occasion de pein-
p. 49) ; ou l'adéquation tragique entre la dre le visage et la couleur de la Dictature,
langue et le monde chaotique, schizoph- les frasques et les bouffonneries d'un sol-
rénique, des colonels-présidents chez un dat anonyme rescapé de la grande guerre,
Sony Lab'Ou Tansi, par exemple. Le roman devenu « Général » ou « Maréchal-Président »
de celui-ci illustre assez bien cette nouvelle par la force des choses. Par la truculence
forme d'écriture qui mêle imaginaire déli- des tableaux défilent en une procession
rant, fable et mythe eschatologique. Le ro- infinie les coups d'éclat sans timbre d'un
man se fait le « crier-écrire du Pleurer-Rire », peuple et de son Chef, les parties de bras
conclura Jacques Chevrier 3, en reprenant de fer entre la conjoncture économique
le titre du roman de Lopès. générale, la misère sociale et l'opulence de

1 Voir Lambert, p. 47.


2 Voir Semujanga, 1992, p. 44.
3 Voir Chevrier, 1987, notamment l'introduction de la troisième partie intitulée « L'Afrique des Pleu-
rer-Rire », p. 364-365.
4 Voir à ce propos Kane. Les analyses du critique intègrent également les romans des premières
générations.

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L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPÈS

la classe politique, entre les libertés muse- ques de l'ironie : une valeur tropologique à
lées et les stratégies de conservation de la propension offensive, et une valeur argu-
« Magistrature Suprême ». Le Pleurer-Rire mentative proprement défensive. Ces deux
se signale aussi par une originalité struc- valeurs, moins antagoniques que complé-
turelle qui construit autour de son texte mentaires, se fondent sur le même principe
principal une mosaïque de voix — sa di- du dysfonctionnement que l'ironie produit
mension polyphonique —, une multipli- dans la « cohérence » discursive instinctive,
cité de textes-satellites organisés en un sur son rôle fondamental dans la subversion
5
tout signifiant et pragmatique, où se re- des discours sociaux .
laient l'histoire de l'ancien cuisinier du Dans son acceptation tropologique,
Relais, devenu maître d'hôtel, « Maître » l'ironie constitue, d'après Catherine
tout court, du nouveau maître du Pays, Kerbrat-Orecchioni, « [u]ne sorte de trope
ses aventures amoureuses, ses rencontres sémantico-pragmatique [...] qui chevauche
et sa correspondance avec la classe intel- les deux catégories [tropes sémantiques ou
lectuelle en exil. tropes « classiques » du genre métonymie,
métaphore, synecdoque et tropes pragma-
Œuvre forte et dense, complexe et lucide, le
Pleurer-Rire fonde son originalité sur sa structure tiques qui rassemblent les tropes illo-
polyphonique, son rythme varié et sa charge d'iro- cutoires et les énallages] » (Kerbrat-
nie et d'humour qui justifie son titre. Mêlant grâce Orecchioni, 1980, p. 3). De ce point de
et trivialité, fiction et réalité, citations et parodies,
il tente de renouveler l'écriture romanesque qui vue, l'ironie emprunte la voie de l'anti-
devient, ici, le lieu où diverses formes de langage phrase, « la relation existant entre le sens
s'engendrent les unes les autres, se répondent, s'en- littéral et dérivé, [étant] une relation d'an-
trecroisent, s'éclairent, ou se heurtent et enfin s'en-
chaînent dans un mouvement continu (Lopès, com-
tonymie, ou d'opposition sémantique »
mentaire en page-couverture au verso). (ibid., p. 11). La rupture de cohérence que
provoque le surgissement de l'ironie dans
Notre analyse de l'ironie du Pleurer-Rire une structure linguistique, discursive ou
tient compte de cette double spécificité du non, transparaît dans cette première défi-
texte. Il s'agira d'interroger, à la lumière nition liée à celle du trope. Dans la mesure
de théories linguistiques et pragmatiques où celui-ci opère un renversement de la
de l'ironie (Catherine Kerbrat-Orecchioni hiérarchie usuelle au niveau sémantique,
et Alain Berrendonner, principalement), les l'ironie-trope, du moment qu'elle est identi-
modalités de constitution de l'élément iro- fiée, promeut la valeur dérivée au rang de
nique dans le roman, sa dimension linguis- valeur dénotative, si l'on se réfère aux argu-
tique, ainsi que ses modalités narratives, ments de Kerbrat-Orrechioni, dégradant, de
son incidence sur le discours romanesque. fait, le sens littéral sous forme de trace6 con-
notée (ibid., p. 4). Alain Berrendonner trou-
Entre le trope et l'argumentation vera comme implication logique de cette
Deux valeurs fondamentales caractéri- conception une perception exclusivement
sent ou opposent les définitions pragmati- offensive de l'ironie. Ce que reconnaît

5 Voir Semujanga, 1996, p. 65.


6 Voir le chapitre V portant sur « L'ironie la métacommunication, l'argumentation, et les nor-
mes » dans Berrendonner.

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ETUDES LITTERAIRES VOLUME 30 N° 2 HIVER 1998

d'ailleurs Kerbrat-Orecchioni pour qui tropologique, à la différence que la distinc-


« [i]roniser, c'est toujours, d'une certaine tion de Berrendonner va plus loin et en
manière, railler, disqualifier, tourner en appelle à la circularité polysémique pro-
dérision, se moquer de quelqu'un ou de pre au paradoxe 8. L'ironie servirait, en fin
quelque chose » (Kerbrat-Orecchioni, de compte, à déjouer ou à prévenir certai-
p. 12). Ainsi, dans cette dynamique tropi- nes formes d'agression, les « sanctions »,
que, un énoncé P portant un jugement de résultant du fonctionnement des normes
valeur favorable à l'objet qualifié avec des institutionnelles. Les normes en question
prédicats axiologiques « positifs » devrait relèveraient, pour leur part, d'un code de
en fait exprimer un énoncé P à valeur procédure communicationnelle9 tacite, par-
* non-p
tagé par les utilisateurs de la langue et de ses
péjorative ou antiphrastique.
extensions sémiotiques. Berrendonner les
Cette définition polémique, qui a priori
reprend en trois points : 1) les règles de né-
perçoit l'ironie sous un angle agressif, répond
cessité où « il n'est pas possible de faire X
difficilement, aux yeux de Berrendonner, à
sans faire Y » ; 2) les règles de qualité où « il
la diversité de la matière ironique. Lui pré-
n'est pas bien de faire X sans faire Y » ; 3) les
fère une définition plutôt « pragmatique »
règles de cohérence où « il n'est pas cohé-
qui concéderait à l'ironie une portée dé-
rent de faire X sans faire Y » (Berrendonner,
fensive et la ferait relever du paradoxe
7 p. 228-231). Ces règles sont ramenées ensuite
argumentatif . Elle trouverait dès lors ses
à celle, unique, de cohérence.
conditions de possibilité dans le caractère
En faisant intervenir ainsi les notions de
« pluricodique » de la communication, dans
« normes » et de « règles » dans sa réflexion,
la possibilité de contradiction ou de dis-
Berrendonner invoque l'incidence de
cordance de valeurs liées à la complémen-
l'Institution dans toute démarche discur-
tarité entre énoncé et énonciation.
Dès lors que deux messages, dit-il, entretiennent
sive individuelle ou collective ; il inscrit,
un tel lien de cooccurrence nécessaire, il est pos- de fait, les valeurs illocutoires dans la logi-
sible de jouer sur ce lien pour établir entre eux que des rapports de pouvoir. Pour lui, l'Ins-
une discordance de valeurs, ou si l'on veut, une
titution « s'identifie à ses productions dis-
contradiction. L'énonciation peut renier ce que
dit l'énoncé, et inversement (Berrendonner, cursives, i.e. [...] son existence se ramène
p. 223-224). à celle de discours à fonction à la fois
prescriptive et évaluative » (ibid., p. 228).
Ici revient le même dysfonctionnement Dès lors, toute infraction à ces règles de
qui a fait attribuer à l'ironie sa valeur « bienséance communicationnelle » ap-

7 Une conception qu'Oswald Ducrot explicite en termes de discours « distancié », thèse elle-même
inspirée de la conception de Sperber et Wilson, autrement dit, de l'ironie comme « mention ». Voir Ducrot,
p. 210-211.
8 Contre la hiérarchisation des sens apportée par l'approche tropologique de l'ironie, Berrendonner
dit ceci : « Un paradoxe est justement une polysémie parfaitement circulaire, dans laquelle la hiérarchie des
sens se boucle, ou, ce qui revient au même, se mue en abyme : deux sens s'opposent entre lesquels il faut
choisir. [...] Dans un paradoxe, l'équivoque ne permet pas [une] hiérarchisation des sens, parce que [...]
chaque valeur infère sa [propre] contradiction » (Berrendonner, p. 226-227). Cette conception est empruntée
à Sperber et Wilson.
9 H.P. Grice, dans ses principes d'analyse de la situation conversationnelle, les appelait « maximes
de la conversation ». Voir Grice.

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L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPÈS

pellerait une sanction. L'ironie, en sa qua- Pays », au rythme des « habitudes » du dicta-
lité de paradoxe énonciatif, intervient pour teur (Lopès, p. 192-202). L'extrait présente
contourner la sanction. Au demeurant, en outre, toujours en raccourci, l'essentiel
Berrendonner parlera de l'ironie en tant que de la substance ironique de l'écriture
« réplique anti-fasciste » (ibid., p. 239), par d'Henri Lopès, du moins dans ses modali-
référence au « fascisme » de la langue évo- tés formelles. Nous retiendrons, dans ce
qué par Roland Barthes. Dans cette concep- sens, cinq modalités : l'antiphrase, l'euphé-
tion stratégique défensive, l'ironie permet- misme, l'hyperbole, l'effet de distanciation
trait au sujet de renonciation d'argumenter et le symbolisme des noms.
sans encourir éventuellement des sanctions Dans la mesure où nous nous référons à
pour inconvenance : « Un ironiste [, écrit la base tropologique de l'ironie, il convient
l'auteur sous forme de boutade,] ne pourra d'en fixer les catégories opératoires. En
jamais être convaincu d'inconvenance pour effet, dans son article sur l'ironie comme
infraction à une règle de cohérence : les co- trope, Kerbrat-Orecchioni relève cinq mar-
hérences, il les a toutes » (ibid., p. 238). queurs qui interviennent dans la détermi-
On retiendra donc que les deux accep- nation du sens global de tout énoncé, et
tations « stratégique argumentative » et particulièrement de l'énoncé ironique : 1)
tropologique de l'ironie s'accordent avant le matériel verbal et paraverbal de la sé-
tout sur le principe d'opposition de cette quence énonciative : les intonations, les
dernière. Notre analyse du Pleurer-Rire, le mimiques, etc. ; 2) les indices cotextuels
roman, se fonde sur cette hypothèse, dans et contextuels, éléments de la situation
ce sens que l'ironie y fonctionne en tant d'énonciation ; 3) les compétences linguis-
que trope et en tant que stratégie argu- tiques et paralinguistiques de l'enonciateur
mentative, aussi bien dans ses modalités et des énonciataires ; 4) les compétences
formelles et narratives que dans le symbo- culturelles et idéologiques de ceux-ci ; 5)
lisme discursif ou idéologique général de leur connaissance des « lois du discours »
l'écriture d'Henri Lopès. (Ducrot) ou des « règles conversation-
nelles » (Grice) (Kerbrat-Oriecchioni, 1980,
Les formes p. 9). Ces marqueurs interviennent dans le
Pour des raisons méthodologiques, nous décodage de l'ironie dans le texte de Lopès,
nous limiterons, dans l'analyse des modali- notamment en tenant compte des éléments
tés formelles de l'ironie, à un extrait du ro- de la situation d'énonciation, le cotexte et
man, une séquence qui présente une « vi- le contexte qui, à leur tour, en appellent
site de travail » du Chef de l'État dans une évidemment aux compétences linguisti-
province du pays, où il est donné au lec- ques et paralinguistiques des acteurs de
teur de vivre en raccourci le « rythme du renonciation, ici le lecteur et l'écrivain 10.

10 Les indices paraverbaux ne peuvent être fonctionnels ici par le caractère textuel de notre maté-
riau de travail. Le cotexte et le contexte par contre y répondent. Il faut préciser par ailleurs que le cotexte,
d'après Kerbrat-Orecchioni, « peut, dans le cas de l'ironie, prendre les formes d'un commentaire
métalinguistique [...], d'un modalisateur distanciateur (guillemets, « censé », « sic » [nous y ajoutons les varia-

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ETUDES LITTERAIRES VOLUME 30 N° 2 HIVER 1998

L'antiphrase aux termes initiaux de la phrase : « [v]isites


L'antiphrase est de loin le procédé le officielles » a en effet tout ce qu'il y a de
plus utilisé, en termes d'ironie, dans le ro- plus normal. Cependant, avec l'adverbe
man et plus particulièrement dans l'extrait « régulièrement » va se matérialiser l'éva-
à l'étude. Considérons le passage suivant : luation, voire le reproche du narrateur ; on
Je n'ai pas raconté tous les voyages de Tonton. Mais pense tout à fait à l'hyperbole ou à l'exa-
même si je me suis volontairement limité à quel- gération dans ces conditions. Le « réguliè-
ques-uns, le Chef adorait les déplacements. Visites rement » montre, en fait, une certaine es-
officielles ou de travail, voyages d'amitié, déplace-
ments rapides dans le cadre de sa politique de bon calade de la ou des normes. Le même
voisinage, conférences internationales de cette or- élément ironique, dans l'opposition in-
ganisation, puis de l'autre-là, sommets régionaux, terne, s'appuie sur des associations inha-
fêtes nationales des pays frères amis, ou camara-
des, et régulièrement, les séjours privés en France bituelles de paradigmes : on conçoit, par
et en Suisse. Aucune occasion de voir du pays exemple, que dans leurs relations bilatéra-
n'était négligée... (Lopès, p. 196) les ou multilatérales, par leur situation géo-
politique, des pays puissent être « frères »
Nous retenons ensuite les propositions (encore faudrait-il s'entendre sur le champ
ci-après : sémantique couvert par le terme « frères »)
i. «Je n'ai pas raconté tous les voyages de Ton- mais de là à devenir « frères amis » et, plus
ton ». encore, « camarades » n , la rupture est dé-
ii. « Le Chef adorait les déplacements ».
iii. «Visites officielles [...] pays frères amis, ou
finitivement consommée dans la cohé-
camarades, et régulièrement, des séjours privés rence interne de la phrase. Cette rupture
en France... » matérialise l'ironie et demande non plus
La proposition i introduit la première une lecture positive de la séquence, mais
séquence ironique du narrateur. Dès la une lecture « autre » qui prendrait, avec le
proposition ii, on entre dans le trope anti- concours des facteurs contextuels extra-
thétique où le prédicat axiologique A (po- linguistiques, socioculturels ou encore
sitif) « adorait », par sa configuration idéologiques, une dimension péjorative. À
cotextuelle, renvoie à un prédicat axiolo- ce moment aussi, on rejoint la théorie de
gique non-A négatif ; il porte en lui la con- l'infraction à la règle de cohérence de
damnation ou le reproche implicite de Berrendonner : « Il n'est pas cohérent de
l'énonciateur quant à la fréquence des dé- faire X sans faire Y », ou X renvoie à
placements du personnage de Tonton. l'énoncé produit par un E1} et Y, à une
La confirmation intervient dans la propo- norme admise (E^. Y, dans la proposition
sition iii. Là, l'ironie fonctionne sur le plan iii, pourrait être exprimée de la façon
syntagmatique par une opposition interne présuppositionnelle suivante : p : « les

tions typographiques comme l'italique] ou emphatique, etc. » (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 8). Pour sa part,
le contexte regrouperait tous les éléments hétérogènes « incluant l'environnement situationnel observable, le
type de discours dont il s'agit, la nature particulière des actants de renonciation, etc. » (idem.). Il serait assez
difficile d'établir une zone de démarcation catégorique entre ces deux paramètres qui, en dernière analyse,
s'interpénétrent et contribuent ensemble à l'émergence des sens possibles du texte.
11 Nous essayons d'oublier le renvoi implicite de camarade au mot d'ordre communiste...

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L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPÈS

pays du monde peuvent être frères par la Kerbrat-Orecchioni, on obtient le schéma


coopération, mais moins "frères amis "et suivant, où cohabitent trois classes argu-
encore moins "camarades" ». mentatives qui s'opposent, le négatif au
Considérons un autre passage qui re- positif (exiger * sonder), d'une part, et de
late les mesures « protocolaires » prises l'autre, les deux [(-) et (+)] vs au neutre :
par les services de sécurité en vue de la exiger vs écouter vs sonder
visite du Chef : O (0) (+)
Une semaine avant, des spécialistes des services Au premier niveau, les arguments r de
de Monsieur Gourdain, renforcés d'un clairvoyant,
p 2 et non-r de p 2 aboutissent à des conclu-
étaient partis en éclaireurs. Ils sondaient l'opinion,
inspectaient les pièces des maisons dans lesquel- sions Cr et C r qui sont valables à tout point
les le Chef logerait, distribuaient des liasses de gros de vue : Cr : conclusion « positive » : les
billets à son effigie, recensaient les vierges les plus émissaires font un travail de sondage effec-
appétissantes et éloignaient tous les mauvais es-
prits dans les mille sens du terme (Lopès, p. 197). tif ; C r : conclusion « négative » : les émis-
saires font un travail autre que du sondage.
Dans l'énoncé « Ils sondaient l'opinion », Au second niveau, les deux classes sont
aucune marque de prime abord ne signale contenues dans le terme neutre « écouter »,
ou ne relève une quelconque note d'ironie. avec pour conclusion possible l'argument
En effet, le terme « sonder » peut être pris « neutre » : les émissaires peuvent bien faire
dans un premier élan, en un sens positif, du sondage ou autre chose sans précision
alors qu'en réalité sa valeur « pertinente » (la porte est ouverte cependant à l'une ou
renvoie à la dimension opposée. On pose l'autre des deux conclusions précédentes) ;
que le prédicat axiologique subit ici une ce qu'une lecture superficielle laisserait
inversion ironique, c'est-à-dire adopte une voir. Elle est désignée Cr U C r .
« valeur argumentative inverse » (Berren-
En récapitulation, l'énoncé « Ils son-
donner). Il s'inscrit alors dans la structure
daient l'opinion », en tant que membre de
d'opposition ternaire suivante :pï : « Ils son-
Cr, c'est-à-dire un argument en faveur d'une
daient l'opinion », énoncé qui peut laisser
conclusion « positive », se voit transféré par
entendre d'autres énoncés tels que : p 2 : « Ils
antiphrase « verticale » (Berrendonner,
écoutaient l'avis des gens » et p 3 : « Ils exi-
p. 191), dans la classe opposée C r . C'est là
geaient un avis des gens ».
qu'il est utilisé ironiquement avec la valeur
Dans p 3 , l'ordre (la pression) intervient « Ils exigeaient un avis des gens » (non-r).
et se fait remarquer. Il ne serait pas exa- Dans cet énoncé, l'ironie fonctionne parce
géré de dire que ce « un » avis des gens ren- que le terme « sonder » est susceptible de
voie à ce que les représentants de l'ordre porter à la fois plusieurs valeurs argu-
veulent que la population dise. Cette ex- mentatives et elle découle non plus d'une
tension présuppositionnelle se vérifie aisé- opposition, mais d'une superposition de
ment dans la suite du passage où, parmi valeurs argumentatives contradictoires.
les présumés opposants au régime politi- D'après Berrendonner,
que, les gens retrouvent et dénoncent leurs
rivaux sentimentaux et leurs créanciers ! Concevoir l'ironie comme la superposition de
deux valeurs argumentatives contradictoires per-
En revenant ainsi à la structure d'oppo- met ainsi de comprendre la dualité de fonction-
sition ternaire de Berrendonner et de nement ironique propre à certains termes. Cette

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ETUDES LITTERAIRES VOLUME 30 N° 2 HIVER 1998

dualité tient au fait qu'un même terme peut avoir ces degrés inférentiels sous-entendent que
simultanément deux valeurs argumentatives (au
ceux qui gravitent autour du dictateur
demeurant tout à fait compatibles, l'une se dé-
duisant de l'autre) {idem.). n'ont pas le choix et doivent faire contre
mauvaise fortune bon cœur. Pas de dépit,
Évidemment, une telle « concession » mais de la résignation et même de l'allé-
faite à la conception tropologique, tradi- gresse ! L'euphémisme réside dans l'exten-
tionnelle de l'ironie, confère à cette der- sion implicite suivante : p 6 : « L'entourage
nière une caution majeure. Loin de l'infir- d'un dictateur est gras et dodu à force de
mer, elle lui enlève une certaine ambiguïté pots de vin » ; p 7 : « Ils ont bien de la peine
pour la conforter dans la dualité sens A vs à monter dans le camion », d'où remploi
sens Non-A. L'ironie fonctionne, dès lors, antinomique de « sportivement ».
à partir des deux niveaux d'appréhension, En fait, ce « sportivement » décrit pudi-
syntagmatique, d'une part, où intervient quement toutes les peines qu'auraient
forcément l'environnement cotextuel éprouvées ces Directeurs de Cabinet, ces
(dans la séquence précédente, le narrateur chefs de sous-sections du parti d'État, parti
annonçait l'ironie par un embrayeur unique, avec leur obésité caractéristique.
diégétique, ouvrant la porte, dans celle-ci, Si l'analyse dégage l'atmosphère de cour
à l'interprétation ironique par un clin autour du Général-Président et les conces-
d'œil : « dans les mille sens du terme ») et sions qui doivent se faire pour rester le plus
paradigmatique « vertical », de l'autre, coor- longtemps possible dans ses bonnes grâ-
donné par la configuration présuppo- ces, l'ironie à ce moment circule sur les
sitionnelle ou contextuelle. deux plans dégagés précédemment. Au
niveau syntagmatique, les termes « Land
L'euphémisme Rover » (véhicule utilisé en terrain acci-
L'euphémisme participe des mêmes denté), « camion » et « biringa-biringa » (par
principes de décodage que l'antiphrase. son expressivité onomatopéique) évo-
Dans le passage suivant : quent la rudesse à laquelle les pistes de
Le président et ses proches compagnons d'arme
campagne et les cahots du camion soumet-
montaient dans les Land Rover que la préfecture tent ces beaux messieurs de la « haute po-
possédait. La suite s'embarquait sportivement litique ». Mais, au plan paradigmatique, le
dans un camion, puis suivait le cortège à la biringa-
décodage demande une certaine conjonc-
biringa... (Lopès, p. 199)
tion d'expérience sociale avec le narrateur,
l'élément ironique réside dans la seconde une conjonction contextuelle, en somme,
phrase de la séquence et embraie sur le entre les partenaires du processus méta-
mode du sous-entendu, l'énoncé « s'embar- communicatif. Sans les extensions infé-
quait sportivement » inférant valablement : rentielles p 6 et p 7 , l'ironie dans « s'embar-
pL : « Les camions n'ont pas de confort » ; quait sportivement » a toutes les chances
p 2 : « Tonton et ses proches voyageaient de passer inaperçue. Au point de vue poly-
mieux » ; p 3 : « Voyager en camion de- phonique, c'est toute la condamnation de
mande de l'effort physique » ; p 4 : « La suite la majorité de la société brimée par la mi-
de Tonton n'a pas le choix » ; p 5 : « Il faut norité politique dirigeante qui passe dans
se résigner à choisir cette solution ». Tous les propos de l'énonciateur. Ainsi donc,

130
L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPÈS

l'ironie se fonde aussi bien sur le cotexte qu'il raconte : « Le souci d'objectivité, en re-
vanche, me fait le devoir de révéler que Tonton
que sur le contexte, cette fois-ci plus large,
prenait ses voyages au sérieux... » (Lopès, p. 196).
et en appelle au capital encyclopédique du
destinataire (le sujet de la lecture) à pro- p 2 : « Et la procession bruyante de chants et dan-
ses s'avançait vers la Grande Place, la place Han-
pos de la réalité incarnée par Tonton. Au-
nibal-Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé [nom du dic-
delà du texte intervient l'élément sociolo- tateur]. Un ballet coloré de mille richesses
gique extra-linguistique dans le discours. chorégraphiques du Pays, imbibait les sens... »
C'est pourquoi d'ailleurs Berrendonner (ibid., p. 199, c'est nous qui soulignons).
remarquait que : p } : Dans les cérémonies d'accueil du Président,
la réaction de la population provinciale est pré-
La valeur argumentative d'un énoncé peut être sentée de la sorte : « La foule, ravie, engloutit le
tantôt une caractéristique de son signifié pri- Chef sous ses applaudissements et pousse une
mitif [axe s y n t a g m a t i q u e et m ê m e para- longue clameur... » (ibid, p. 200, c'est nous qui
digmatique], tantôt une propriété dérivée [ex- soulignons).
tra-linguistique], calculable en même temps
qu'un sous-entendu (Berrendonner, p. 196). Dans pv l'énonciateur semble trop ob-
jectif pour qu'on dégage une conclusion
En ce qui concerne les autres modes de positive Cr de son énonciation. Il faut plu-
fonctionnement de l'ironie, on se situe tôt aller à un énoncé p^ avec conclusion
beaucoup plus à des niveaux de ruptures négative C r pour percevoir la couleur iro-
syntagmatiques avec des jeux sur les figu- nique du passage. On obtient la construc-
res de gradation, d'hyperbole et de distan- tion suivante : px : « Tonton prenait ses
ciation dans le discours. voyages au sérieux », avec comme argu-
ment : r : « C'est une très bonne chose pour
L'hyperbole la coopération internationale ou régio-
Lorsque Berrendonner conçoit que l'iro- nale » ; p' } : « Le souci d'objectivité me fait
nie vient par le fait de l'adjonction à une le devoir de révéler... », r' : « de révéler que
valeur première dite sens A, d'une valeur Tonton ne fait pas bien ». Le prédicat
non-A contraire, certes, mais exagérée, il axiologique « révéler » contient dès lors
annonce en fait la prégnance de l'hyper- l'idée d'infraction et de reproches.
bole dans la matérialisation de l'ironie. Dans p 2 , l'élément ironique repose sur
Il s'agit d'un argument exagéré, outré, en un le prédicat « imbibait », et dans p 3 , sur « en-
mot, trop fort pour être honnête. On com- gloutit ». Non seulement les deux prédicats
prend alors que cet argument, utilisé mal à
très positifs portent ce que Berrendonner
propos et quelque peu disconvenant, signale
mieux que p [énoncé au sens A] qu'il faut appelle des « valeurs argumentatives
aller chercher plus loin, et soit l'indice qu'un outrées », développant par la même occa-
décodage ironique de la séquence est requis sion la raillerie du sujet énonciateur (le
(ibid.,p. 189)
narrateur), mais encore, avec la dynami-
Dans l'extrait du Pleurer-Rire, l'ironie de que polyphonique du discours, ils repren-
certains passages fonctionne par le biais de nent les propos des thuriféraires de tout
cette utilisation hyperbolique. Nous rete- régime dictatorial autocratique. Ils se font
nons l'exemple des trois passages suivants : l'écho des louanges exagérées déversées
p, : toujours au sujet des voyages du Chef de à tout moment par les propagandistes des
l'État, le narrateur proclame l'objectivité de ce partis-États ; un reportage médiatique dans

131
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 30 N" 2 HIVER 1998

cette atmosphère utiliserait les mêmes ex- nage tiers, discours qu'il intègre dans son
travagances pour couvrir le voyage du enonciation ; il peut le faire aussi de son
« Père de la Nation », Tonton. propre discours. Pour l'extrait à l'étude,
Ainsi, l'ironie dans pl et p 2 , comme dans cela s'observe dans le passage qui relate
le texte du Pleurer-Rire, évolue sur un l'arrivée du Président dans la province avec
double niveau hyperbolique, celui de son faste habituel :
l'Énonciateur Ej le narrateur en l'occur- Les fonctionnaires et les élèves alignés, brandis-
rence le Maître, et celui des locuteurs E0 sant pancartes et calicots, rythmaient d'un mou-
(les thuriféraires du dictateur, dans ce cas) vement du pied ou du buste tout ce vacarme cha-
leureux. Tonton lisait un à un tous les mots d'or-
dont le premier reprend implicitement les dre riches en philosophie et singuliers par leur
discours. Ici, nous entrons déjà dans l'autre originalité : « Vive le père de notre nation », « Vive
mode de fonctionnement de l'ironie, tel le stratège suprême », et mille autres choses de
même farine, sans oublier une condamnation vi-
que dégagé par Sperber et Wilson, repris
goureuse de la Cinquième Colonne, les insultes
par la suite par Berrendonner et Ducrot, contre Haraka et les gens dont les noms finissaient
et que l'on retrouve dans le Pleurer-Rire : en iste (Lopès, p. 199).
l'ironie par effet de distanciation.
Il y est effectivement question de la
La distanciation métacommunication dont relève l'ironie.
L'ironie par effet de distanciation dérive Celle-ci s'inscrit dans la manière dont le
de la distance normative plus ou moins discours narratif est mené et dans la dis-
implicite créée entre le discours de tance qu'observe son auteur à son égard.
l'énonciateur principal E1} et celui d'un Les marqueurs de cette distance sont la troi-
locuteur probable EQ. Dans cette distance, sième personne narrative et le recours au
l'énonciateur Ex se charge du discours de discours rapporté (direct et indirect libre).
EQ (souvent le discours d'autres personna- Ainsi, avec « Vive le père de notre na-
ges ou d'une certaine opinion favorable au tion », « Vive le stratège suprême » (discours
dictateur) en y apposant sa réserve, un ju- directs), l'initiative est laissée aux mots d'or-
gement de valeur généralement négatif. dre des pancartes et des calicots. Mais par
Berrendonner développe sa conception de là débute la distance énonciative : le narra-
l'ironie comme « mention » dans ce sens. teur met d'abord au devant de la scène le
Une telle conception, déjà proposée par contenu de leur discours ; dans un second
Sperber et Wilson, précise bien que : temps, alors intervient explicitement l'iro-
L'ironie peut avantageusement être décrite comme nie, avec le discours rapporté au style indi-
fait de mention. Ironiser, ce serait produire un rect libre : « et mille autres choses de la
énoncé en l'utilisant non comme emploi (pour même farine, sans oublier une condam-
parler de la réalité), mais comme mention (pour
parler de lui, et signifier la distance qu'on prend à
nation vigoureuse de la Cinquième
son égard). L'ironie s'apparenterait ainsi à un fait Colonne... » (C'est nous qui soulignons).
de discours rapporté (Berrendonner, p. 197). L'énoncé mis en exergue par l'italique cesse
En somme, par l'effet de distanciation, d'appartenir aux calicots qui pourtant en
traduit dans la plupart des cas par le re- avaient la charge primitivement. Eux dénon-
cours au discours rapporté, l'énonciateur çaient avec la « dernière vigueur » tous les
peut commenter le discours d'un person- opposants au régime de Tonton, et ce fai-

132
L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPÈS

sant, obéissaient inconsciemment ou non Le symbolisme des noms


au conditionnement idéologique du parti Nous venons de voir que l'ironie fonc-
d'État, parti unique dit « de la Résurrection tionne parfaitement sur une base tropo-
Nationale ». En intégrant un tel énoncé logique dans le roman de Lopès, inscrivant
dans son énonciation, le narrateur se per- le paradoxe dans le discours interne tex-
met d'y apporter son commentaire, sa dé- tuel. Nous ajouterons aux différentes mo-
sapprobation et d'y relever l'essence ridi- dalités formelles relevées une dernière qui
cule. En se reportant à la théorie de l'ironie tient moins d'un effet stylistique que du
comme mention, on a le schéma suivant : rapport sémantique, ou de la fonction re-
Ej ff(D(E0(p)))J, où E renvoie à toute opé- présentative des noms donnés aux person-
ration d'énonciation avec un contenu nages.
propositionnel ; Ev renonciation qui re- Dans les cultures africaines, par-delà
prend en style indirect libre p, énoncés / leurs diversités ou leurs spécificités, le nom
inscriptions des calicots : « sans oublier donné à l'individu le détermine en l'inscri-
une condamnation... » ; E0, les calicots pris vant plus ou moins dans le système
ici comme locuteurs à statut particulier 12 cosmologique propre à sa communauté. Le
dont les propos sont jugés inconvenants nom n'est pas gratuit, en somme, ayant une
par l'enonciateur El ;f, les commentaires substance significative, un contenu symbo-
dépréciatifs, les qualitatifs utilisés : « et lique bien spécifique. Transféré dans l'uni-
mille autres choses de même farine » (pres- vers romanesque, sa dimension détermina-
que déjà un cliché). Si l'ironie est assez tive garde la même pertinence, de telle
explicite ici, il n'en est pas toujours ainsi sorte que les personnages anthropomor-
dans les p r o p r e s démonstrations de phes 13 portent souvent, en résumé dans
Berrendonner ; néanmoins, par sa perti- leur nom, les rôles qu'ils sont appelés à
nence, c'est une théorie qui introduit dans jouer dans la trame diégétique 14. Josias
le phénomène ironique la fonctionnalité de Semujanga fait justement participer le sym-
la polyphonie. Avec un discours démulti- bolisme des noms (noms de personnages
plié, le narrateur prend position par rap- et noms de lieux devenus « identithèmes »,
port à une énonciation qu'il produit et qui, selon le critique) de renonciation inter-
en fait, est l'écho d'un autre discours en- culturelle dans l'écriture francophone.
dossé et « amendé ». Pour lui, les toponymes et les anthro-

12 Nous nous référons à la distinction narratologique des actants-sujets où tout personnage an-
thropomorphique ou non est considéré comme actant ou sujet d'une action donnée dans le récit, donc
personnage « actif » au même titre que les êtres vivants. Forts de cela, les calicots ici ont un statut de
locuteurs même si a priori ils renvoient à ceux qui les ont produits.
13 Avec l'importante délocalisation des espaces géographiques observée dans le roman africain
post-colonial, le toponyme tend lui aussi à se charger des mêmes valeurs symboliques (plus ou moins
ludiques) que les anthroponymes.
14 Voir Séwanou Dabla, qui relève également l'importance sémantique et narrative de la dénomi-
nation des personnages principaux du Pleurer-Rire (Dabla, p. 152). Voir aussi T.Z. Kalondji, cité par S.
Dabla.

133
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 30 N° 2 HIVER 1998

ponymes « instituent le sujet de la culture chimiste bien connu de tous les débutants
que l'énonciateur et le lecteur convoquent en chimie expérimentale. L'extrait propose
nécessairement dans le roman » (Semujanga, ceci :
1996, p. 36). C'est comme le vin de palme, observe un mem-
Dans le Pleurer-Rire, et principalement bre de la délégation, relançant le débat sur le
dans l'extrait étudié, l'écrivain fait simple- Chivas. Le docteur Malvoisier, celui qui a passé
près de dix ans à Libotama, il a prouvé que ça
ment porter la charge ironique de son dis- contenait des vitamines (ibid, p. 197).
cours par la plupart des personnages, que
ceux-ci aient une fonction ou un statut De Lavoisier à Malvoisier, le glissement
narratifs importants ou non (personnages péjoratif se passe de commentaires et dé-
principaux, secondaires ou simplement gage à rebours le ridicule des propos de
évoqués). Ainsi en est-il d'un certain « Pr Monsieur le Membre de Délégation qui
Bouvier » évoqué dans la discussion haute- cherche à plaire au Chef. De même, lors-
ment scientifique entre Tonton et ses cour- que le chef de la sécurité de Tonton, dans
tisans à propos de prétendues vertus cura- le roman, se nomme « Monsieur Gourdin »,
tives du Chivas, boisson favorite du il n'est plus question d'analyse pour en
dictateur. D'après réminent professeur de dégager la portée ironique : « Une semaine
la faculté de médecine de Montpellier, le avant [, dit l'énonciateur,] des spécialistes
Chivas permettrait « la concentration de des services de Monsieur Gourdin, renfor-
l'esprit » et nettoierait « les reins » (Lopès, cés d'un clairvoyant, étaient partis en éclai-
p. 201), du moins tel que le rapporte Ton- reurs » (idem.}. Gourdin et répression mi-
ton. Ce qui est évidemment dépourvu de litaire s'inscrivent à la même enseigne.
fondement. L'énonciateur installe en fait
l'ironie dans la contradiction sémantique L'ironie tous azimuts
conduite par le mot « Bouvier ». La référence Si, dans l'analyse des modalités formel-
immédiate du terme (son sens dénoté, si les de l'ironie, l'accent a été mis sur l'as-
on veut), qui n'a rien à voir avec des étu- pect linguistique, voire rhétorique, l'ana-
des supérieures de médecine, tend à se lyse de ses modalités narratives s'intéresse
superposer au sens qu'il devrait avoir dans plutôt à son fonctionnement en rapport
le texte et relève alors le ridicule des asser- avec les personnages, leurs discours, la
tions de Tonton. De là à ce qu'un bouvier thématique générale et l'organisation du
se prononce sur des questions de santé récit. On retiendra d'ores et déjà que Lopès
humaine..., serait-on porté à se dire à la soumet au paradoxe de l'ironie les deux
lecture de ce passage. L'ironie réside dans grandes préoccupations du discours litté-
le voisinage des deux sens, réel et dié- raire négro-africain post-colonial : la ques-
gétique, « substantifique » et contextuel, tion de l'écriture et la thématique du pou-
du terme. voir. L'analyse reprend ces deux questions.
La remarque est la même pour le « Docteur Le rapport entre l'ironie et la problé-
Malvoisier » évoqué par un des courtisans de matique esthétique repose sur la pseudo-
Tonton, où l'ironie, dans son emploi, réside critique installée par l'écrivain dans le pro-
dans le glissement morphologique opéré sur cès narratif ; il s'agit aussi bien du fameux
le nom (réel et scientifique) de Lavoisier, « sérieux avertissement » qui ouvre le

134
L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPES

texte, que d'une série d'évaluations et de désapprouvant certains, la description des


contre-évaluations autour du « travail » du intellectuels du pays, par exemple (ibid,
narrateur. p. 51-52), corrigeant ou complétant
Dans le cas du « sérieux avertissement », d'autres, la biographie péjorative notam-
qui est en fait une parodie de censure, une ment du chef de sécurité du Guide, ancien
certaine « Association Interafricaine des militaire expatrié de la période coloniale,
Censeurs d'Afrique » aurait décidé de lais- symbole de l'étroite collaboration entre
ser publier le roman, malgré les atteintes Tonton et la France, par exemple (ibid,
de celui-ci aux libertés publiques, à l'iden- p. 77-78) ; ou apposant, à la rigueur, la con-
tité africaine, au respect des traditions, et tre-évaluation du narrateur aux commen-
surtout, en dépit de sa dérogation à l'idéal taires de son correspondant. Il s'agit, pour
d'évasion qui devrait caractériser toute lit- le Maître, de « révéler » les sources de ses
térature de ce nom. Le texte en appelle informations, de même que son apprécia-
enfin à la « sagacité » des critiques littérai- tion des événements racontés (ibid.,
res et à la « vigilance » des masses populai- p. 193). Lopès pousse le procédé jusqu'à
res pour « soulever une lame de fond de faire citer Jacques le fataliste de Diderot
contre-propagande, qui noiera, dans une par son narrateur, ceci dans le but de justi-
mer de points de vue sains, cette goutte fier les licences prises dans le roman quant
de poison anti-africain» (ibid., p. 12). La aux aventures amoureuses du personnage
parodie n'en reprend pas moins les ques- (ibid, p. 254). Il s'ensuit, dans ce dernier
tions essentielles qui se posent à la littéra- cas, un long passage en italiques tiré du
ture africaine post-coloniale : la probléma- roman de Diderot, qui vise en définitive à
tique linguistique, le rapport thématique, rappeler la parfaite convenance du. Pleurer-
l'identité africaine, le rapport de l'écriture Rire. S'agit-il d'une stratégie réelle de légi-
au pouvoir, la question de la réception de timation de la part d'un écrivain, ou d'une
l'écriture. Le renouvellement esthétique parodie de la recherche des équivalences ?
qu'introduit Lopès dans le Pleurer-Rire Rien ne permet de retenir l'une ou l'autre
relève justement de ces questions. Le « sé- des deux conclusions, tout aussi probables
rieux avertissement », par-delà la parodie, qu'invraisemblables. Le propre du para-
peut être valablement perçu comme le doxe est précisément d'élargir le champ
programme discursif de l'écrivain : la sub- des possibles sémantiques.
version des codes traditionnels. En ce qui concerne la prise en charge de
Dans le cas de l'auto-évaluation du ré- la thématique du pouvoir par le roman afri-
cit, l'écrivain crée autour de l'histoire prin- cain, nous nous référons à Jacques Chevrier
cipale de Tonton et de son maître d'hôtel, qui estime que les représentations du pou-
le narrateur, une série de textes satellites, voir se situent à trois niveaux, principale-
démarqués par des variations typographi- ment dans les textes post-coloniaux : d'une
ques, où le narrateur soumet son récit à part, l'incarnation du pouvoir chez ses dé-
l'évaluation d'un autre personnage en exil tenteurs et chez ceux qui les soutiennent
comme lui, autrefois directeur de cabinet ou les combattent (les intellectuels, les mar-
du dictateur. Les commentaires accompa- ginaux, par exemple) ; de l'autre, les réper-
gnent ainsi des passages clés du roman, cussions de ce pouvoir sur les assujettis, ses

135
ETUDES LITTÉRAIRES VOLUME 30 N° 2 HIVER 1998

modes d'expression et ses conséquences ; la même spontanéité que s'il s'agissait du


et enfin, la représentation du pouvoir au roi Pelé » Çibid., p. 87) 15. Ainsi, remarque-
plan narratif (stratégies empreintes de car- t-on, le peuple, les thuriféraires du dicta-
navalesque, de symbolisme et de parodie) teur et ses opposants passent indistincte-
(Chevrier, 1989, p. 4). Non seulement ces ment au crible de l'ironie du narrateur. On
représentations du pouvoir se retrouvent citera, pour mémoire, le chef de sécurité,
dans le Pleurer-Rire, mais elles y sont Monsieur Gourdin, que nous avons déjà
surdéterminées par le recours constant de évoqué, ou le chroniqueur officiel du Pou-
l'écrivain à l'ironie. Ainsi, le narrateur voir, l'éditorialiste Aziz Sonika, aussi ver-
n'aura de cesse de relever le ridicule de la satile que le jour et la nuit, à l'éloquence
double conception traditionnelle et mo- « amphigourique et démesurée » (ibid.,
derne du pouvoir par le dictateur : celui-ci p. 102). Seule « radio-trottoir », la rumeur,
se fait introniser avec rites et fastes, par les à l'opposé de l'éditorialiste, bénéficie de
anciens de son village, quelque temps après la clémence du narrateur, les versions plus
le coup d'État qui l'a mis au pouvoir (Lopès, ou moins fantaisistes qu'elle donne des
p. 44-50) ; ailleurs, c'est une paillote que événements, en marge des versions officiel-
se fait ériger le potentat dans la cour de les, ayant « meilleur goût », de l'avis du
son palais, en une réplique exacte de la peuple et du narrateur, un goût « frais »,
case de son village. C'est là, dit le narra- « pur » (ibid., p. 159). Le dernier élément
teur, qu'il « recevait ses collaborateurs aussi à inscrire au compte du traitement ironi-
bien que les diplomates en audience » que de la thématique du pouvoir tient au
(ibid, p. 38), à la désapprobation muette rapport hiérarchique, narratif et symboli-
des jeunes intellectuels du gouvernement. que, que l'écrivain instaure entre le narra-
Ceux-ci n'échappent d'ailleurs pas à l'iro- teur et le dictateur. Séwanou Dabla com-
nie du narrateur, qui trouve en eux des pare le Maître d'hôtel à Figaro, « témoin
férus de dialectique, aux raisonnements si lucide et ironique qui parvient, grâce à des
compliqués qu'ils ne peuvent s'exprimer pirouettes habiles, à relever l'agrément du
dans leurs langues maternelles (ibid., texte enfin libéré de la présence imposante
p. 17). Quant au peuple, ses rapports avec de l'auteur » (Dabla, p. 150). Il est le seul
le dictateur prendront aux yeux du narra- véritable « Maître » du dictateur, non seu-
teur une dimension pratiquement maso- lement parce qu'il est ainsi appelé par le
chiste : « Tonton est un dictateur, d'accord, chef suprême de la nation, mais aussi parce
mais le peuple aime l'applaudir, comme s'il qu'il aura été l'amant de la première dame
avait besoin de lui. [...] je vous jure en me du pays, la propre épouse du dictateur.
coupant le cou de l'index, il y a des mo- Comble d'ironie, cependant, il se retrou-
ments où le peuple ovationne Tonton avec vera en exil, lui aussi, à l'instar des oppo-

15 II faut dire ici que les responsabilités du peuple dans son assujettissement aux régimes d'excep-
tion reviennent assez souvent sous la plume des écrivains africains de la seconde génération, qu'il s'agisse
de Tchicaya U Tam'Si, qui pointe l'empirisme collectif dans les Méduses ou les Orties de la mer (voir à ce
propos Lawson-Hellu), ou de Sony Lab'Ou Tansi, qui cherche à démystifier le peuple de sa crédulité, dans
les Yeux du volcan.

136
L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPÈS

sants « réguliers » du système, non pour sanctions. Seulement, il n'y a infraction


délit d'opinion, mais pour un malentendu qu'à partir du moment où le « délit » est
issu de ses aventures amoureuses. dûment constaté et identifié. En poursui-
L'ironie de Lopès n'épargne finalement vant la réflexion de Berrendonner, l'ironie
aucun aspect du roman, les thèmes ou les permet donc au sujet locuteur de « brouil-
personnages dans leur « dire » et dans leur ler » les pistes, de camoufler son infraction
« faire », l'appareil d'État mis en texte, l'ins- et, ainsi, de contourner la sanction. L'iro-
titution littéraire, tout le monde en somme, nie, dit Berrendonner en conclusion à sa
y compris les experts occidentaux qui gra- réflexion :
vitent à degrés divers autour de Tonton (le apparaît [...] comme une ruse permettant de dé-
grand couturier, Serge de Ruyvère, qui jouer l'assujettissement des énonciateurs aux rè-
réussit par exemple à refiler au dictateur gles de la rationalité et de la bienséance publiques.
Elle représente donc un moyen — peut-être le
toute sa collection de costumes trois-
seul — qu'ait l'individu parlant de s'affranchir
pièces [Lopès, p. 68]). Mais alors, est-on d'une contrainte normative, sans avoir à subir les
en droit de se demander pourquoi cette sanctions qu'entraînerait une franche infraction
systématisation de la dérision dans le ro- (ibid.,p. 239).

man ? Cette omniprésence du paradoxe iro- Cette fonction sociale éminemment li-
nique dans ce qui reste désormais l'un des bératrice de l'individu que l'ironie peut
meilleurs « crier-écrire » de l'histoire post- remplir lui vient de sa nature paradoxale,
coloniale de l'Afrique ? « paradoxe communicatif », l'appelait-il au
début de son argumentation. Cela dit,
Un « art de la feinte » l'identification de l'incidence ironique dans
Dans sa conception de l'ironie, Berren- le texte permet de valider les notions de
donner disait ceci : normes et d'Institution dans et autour de
Je ne suis pas disposé à admettre ni que l'ironie l'écriture de Lopès. Cependant, alors que
soit un trope, ni qu'elle ait une fonction fonda- dans l'optique de Berrendonner l'une ap-
mentalement polémique. Il me paraît, bien au pelle forcément l'autre (sanctions et
contraire, que la fonction de l'ironie est fonda-
mentalement défensive (Berrendonner, p. 228).
Institution), dans l'univers socio-politique
africain, les normes sociales pâlissent de-
En cela, il estime que l'ironie sert plu- vant la toute puissance de l'Idéologie poli-
tôt à déjouer ou à prévenir les formes tique, une certaine dichotomie s'étant pro-
d'agression de nature semiotique qu'il ap- gressivement installée entre les « règles de
pelle « sanctions » et qui résultent du fonc- bienséance », les normes purement socia-
tionnement des normes institutionnelles. les, et un certain conditionnement idéolo-
En suivant les clauses du « contrat social » gique où de nouvelles normes « politiques »
qui stipulent, entre autres, une observation viennent infirmer les premières. C'est dans
stricte du « code de procédure communi- cette nouvelle conception de la Norme
cative » l6, toute infraction est passible de qu'il faut situer également l'écriture négro-

16 Voir les règles de grammaire, les articles et alinéas du code pénal sur les délits d'ordre discursifs,
offenses à caractère verbal, injures, mensonges, parjures, etc.

137
ETUDES LITTERAIRES VOLUME 30 N" 2 HIVER 1998

africaine des années 1970-1980. Là, il n'est stratégie offensive et défensive. La systé-
pas souhaité de « Dire » ce qui « Est », mais matisation du recours à l'ironie dans le ro-
de jouer la mascarade, comme les mem- man se justifierait ainsi, d'une part, et c'est
bres de la Délégation de Tonton dans l'ex- notre hypothèse, par la volonté de l'écri-
trait étudié. vain de récupérer la parole confisquée par
L'ironie chez Lopès vise certes à con- le même système auquel il appartient, qu'il
tourner une norme, mais serait-ce alors la met en texte, et qui gouverne l'Afrique fran-
norme politique ou idéologique qui se su- cophone des années 1970 à 1990 ; d'autre
perpose à toutes les autres, ou la norme part, par une tentative de démystification
sociale, les fameuses règles de bienséance, d'un certain discours, institutionnel, autour
qui restent tout de même valables en marge de la littérature négro-africaine d'expres-
de l'autre ? De manière brute, la réponse sion française.
peut être affirmative dans le sens des rè- Dans l'humour, disait justement Tchi-
gles de bienséance, au regard des éléments caya U Tarn'Si, écrivain congolais égale-
discursifs internes diégétiques, des simples ment, « il y a un art de vivre, une stratégie
digressions tropiques que l'utilisation de de la feinte » (Maximin, p. 12). Il faut rap-
l'ironie apporte dans l'ordre syntaxique des peler que Lopès, membre de l'historique
phrases ou dans l'ordre syntagmatique des F.E.A.N.F. (Fédération des Étudiants d'Afri-
séquences. L'ironie, en cela, permet au que Noire en France), entre 1957 et 1963
sujet énonciateur de relever par détour le et président de l'Association des Étudiants
ridicule de certaines situations discursives Congolais en France, a été tour à tour di-
dans le texte. Toutefois, dans la perspec- recteur général de l'enseignement au
tive où le discours de l'énonciateur-narra- Congo en 1966-67, ministre de l'éducation
teur considéré dans une optique polypho- nationale entre 1969 et 1971, ministre des
nique formerait écho avec une opinion affaires étrangères en 1972, premier minis-
publique, non pas celle de la Doxa (deve- tre en 1973, membre du comité central du
nue politique), mais celle du peuple, la parti congolais du Travail et ministre des
norme que tente de subvenir le discours finances entre 1977 et 1980, avant d'être
romanesque se référerait moins à la masse nommé à l'U.N.E.S.C.O. à Paris 17. Il fait
sociale toujours sous l'autorité de la « mo- publier son roman en 1979, au sein même
rale » traditionnelle (liée, entre autres, à du système que met en œuvre son écriture,
l'univers familial et scolaire de l'individu) car la succession des « colonels-présidents »
généralement codifiée par les structures marque aussi l'histoire politique du Congo,
policières de la société, qu'à la nomenkla- du moins entre 1969 et 1992. La situation
tura politique qu'il ne faut absolument plus n'est guère, du reste, plus reluisante sur
titiller avec des propos « directs ». Dès lors l'ensemble du continent à la même épo-
que l'on considère la norme dans ce sens que. C'est dire le rapport de force qui sous-
socio-politique, il est possible d'intégrer tend la production du texte et qui permet
l'ironie du Pleurer-Rire dans une double de constater non seulement que la récu-

17 Voir Chemain et Mouralis, p. 169-19 3

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L'IRONIE DU « PLEURER-RIRE » CHEZ HENRI LOPES

pération de la parole (par l'écriture) per- d'ouverture et de clôture du sens, qui


met à l'écrivain de dire la situation sociale explique l'esthétique particulière du ro-
et politique de l'Afrique, la portée offen- man : la subversion des codes tradition-
sive du recours à l'ironie, mais aussi, à tra- nels de réalisme et de linéarité narrative
vers l'ironie, art du paradoxe, de la feinte, au profit d'un texte et d'un discours « écla-
de contourner ce que l'on appellerait va- tés » ; une relativisation subtile des thèmes
lablement ici la censure, ou l'autocensure, traditionnels du discours sur la littérature
qui autorise à évoquer une dimension dé- africaine francophone : le rapport « om-
fensive au recours permanent de l'écrivain bilical » de l'écriture au fait politique, par
à l'ironie. Pour Maxime N'Débeka, poète exemple, ou son nécessaire engagement,
congolais : « Le rire, la dérision, à l'épo- entre autres. La même stratégie défensive
que coloniale, s'adressaient à l'autre. Mais qui, en fin de compte, fait emprunter à
l'autre n'est plus. Aujourd'hui la dérision l'écrivain la truculence du parler de
s'adresse au pouvoir actuel. Nous jouons « radio-trottoir », de la rumeur et de sa po-
avec le feu... » (Maximin, p. 12). C'est lysémie, mêlant adroitement le vraisem-
cette volonté de « dire », sans vraiment en blable au probable. Le « pleurer-rire » du
donner l'air, qui devient gage d'« impu- roman africain, à travers celui particulier
nité » et de conservation à Lopès, « mem- d'Henri Lopès, participe de ce paradoxe
bre de la cour », il faut le rappeler. C'est qui demeure, après tout, le meilleur as-
également cet art du « paradoxe », ce jeu pect de la polysémie.

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ETUDES LITTÉRAIRES VOLUME 30 N° 2 HIVER 1998

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