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Les Bacchanales :
du scandale domestique
à l’affaire d’État et au modèle
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.96.150.212)
Résumé - Quinze ans après sa victoire sur Hannibal, Rome est bouleversée par ce qu’on a appelé
« l’affaire des Bacchanales ». Tirant parti d’informations privées concernant un scandale familial, le
consul Postumius parvint à convaincre le Sénat de consacrer toute une année (186 av. J.-C.) à la lutte
contre ce « fléau ». Accusés de constituer « un second peuple dans Rome », de se livrer à des comporte-
ments contre nature, sous la conduite de « mères » initiatrices, et par-dessus tout d’organiser des asso-
ciations échappant au contrôle de l’État romain, les adeptes des Bacchanales furent impitoyablement
pourchassés à Rome et dans toute l’Italie. Cet article discute la vraie nature du mouvement et le degré
réel des fantasmes qui ont nourri une persécution conduite pour des motifs aussi bien privés que publics,
et qui visait à restaurer l’ordre traditionnel au sein de l’État comme de la famille.
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L
es faits, ou plutôt les données. Quinze ans après la conclusion victorieuse,
sur le sol africain, de la guerre contre la Carthage d’Hannibal (Zama,
202 av. J.-C.), un scandale familial éclate à Rome1, alors en passe de domi-
ner toute l’Italie, puis la Méditerranée. Le consul Postumius met au jour, au sein
d’une famille romaine honorablement connue, une affaire de captation d’héritage
au profit d’une secte bachique (Bacchanalia : des « Bacchanales », dit-il) prati-
quant des initiations sauvages. En accord avec le Sénat, il dénonce aux yeux de
tous et réprime à Rome et en Italie un « autre peuple dans Rome », concurrent du
système civique, familial, militaire et religieux : version officielle fidèlement trans-
mise par Tite-Live au bout de deux siècles. Au nom de quels principes, de quels
recoupements et de quels précédents l’autorité romaine a-t-elle transformé un fait
divers en affaire nationale ? Sous quelles formes la révélation progressive de
l’ampleur du scandale se déploie-t-elle progressivement à partir d’aveux
singuliers ? Quelle signification accorder à des châtiments qui articulent subtile-
ment le public et le familial ? Pourquoi et comment le récit de l’épisode a-t-il servi
de modèle à d’autres persécutions ?
Telles sont les questions que l’on est tenté de poser et qui ont en général été
mises en débat à propos de cette séquence d’événements reçus et transmis à Rome,
société traditionnelle s’il en fut, comme à la fois produits et producteurs d’impor-
tantes innovations, elles-mêmes suivies de restaurations proclamées. On retrou-
vera ci-dessous ces interrogations, mais abordées de manière en quelque sorte
transversale, et à partir du point de vue proposé par le présent ensemble : que nous
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Pour clarifier les choses aux yeux du lecteur supposé en général non spécia-
liste de la période et de la civilisation concernées, on trouvera en encadré quel-
ques documents traduits du latin. Ce sont des morceaux choisis de nos deux
principales sources : d’une part, le long récit présenté au livre XXXIX de l’his-
toire « Depuis la fondation de Rome » de Tite-Live (fin du Ier s. av. J.-C., un siè-
cle et demi après les événements), d’autre part l’inscription sur plaque de
bronze portant le « sénatus-consulte des Bacchanales », inscription datant de
l’épisode lui-même et retrouvée au XVIe siècle à Tiriolo de Calabre (antique Ager
Teuranus). Les extraits de Tite-Live suivent délibérément l’ordre d’un texte très
finement « monté » par l’historien latin. Les mots et expressions les plus signifi-
catifs pour le présent propos ont été signalés en caractères gras.
Tite-Live, XXXIX
8, 1-3. « L’année suivante [186 av. J.-C.] jadis initiée aux rites bachiques, et l’en
détourna les consuls Spurius Postumius détourne avec terreur.]
Albinus et Quintus Marcius Philippus
d’organiser leur armée et de mener la 10, 6. Elle savait que c’était une école de
guerre dans leurs provinces, pour les dépravations de toute sorte ; et il était
consacrer au châtiment d’une conspira- bien connu que depuis deux ans on n’y
tion intérieure (intestinae coniurationis). avait plus initié personne au-dessus de
[…] C’est aux deux consuls que l’on confia, l’âge de vingt ans…
par décret, l’enquête sur les associations 11-12. [Le jeune homme, chassé de chez
secrètes (de clandestinis coniurationibus)… lui pour avoir refusé l’initiation (l’« entrée
De l’affaire domestique à la dénonciation chez les Bacchant(e)s »), se réfugie chez sa
tante paternelle Aebutia, qui l’envoie se
9, 1-3. La souillure de ce fléau s’étendit de confier au consul Postumius.
l’Étrurie jusqu’à Rome comme une peste
contagieuse (ueluti contagione morbi). De proche en proche, le consul, après avoir
Tout d’abord, l’étendue de la ville, plus convoqué l’affranchie chez sa belle-mère,
apte à accueillir et à tolérer de tels confesse Hispala, qui révèle tout.]
maux, le dissimula ; jusqu’au jour enfin
13, 8-12. […] Alors Hispala expose l’ori-
où l’information parvint au consul
gine des mystères. Cela avait d’abord été
Postumius, et plus précisément de la façon
un sanctuaire de femmes […] ; habituelle-
suivante. Publius Aebutius, ayant perdu
ment, des matrones étaient choisies à tour
son père […] avait été élevé sous la tutelle
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Que nul ne détienne ni caisse commune S’il existait des contrevenants aux résolu-
ni magistrature. […] Qu’après cela nul ne tions stipulées plus haut, les sénateurs ont
prenne d’engagement collectif par ser- décidé qu’ils seraient passibles de la peine
ment mutuel ni par vœu ni par obligation de mort ; et de même le sénat a jugé bon
ni par promesses civiles, que nul que vous graviez ces prescriptions sur
n’échange sa parole avec quiconque une table de bronze ; ordre vous est
(neue post hac inter sed coniourase neue donné de l’afficher là où on pourra le
neue comuouise neue conspondise neue plus facilement en prendre connais-
conpromesise uelet neue quisquam sance ; ces Bacchanales, s’il en existe en
fidem inter sed dedise uelet). dehors des lieux reconnus consacrés
conformément à ce qui a été stipulé plus
Les actes de culte, que nul ne les accom- haut, ordre vous est donné, dans les dix
plisse en secret, ni en public ni en privé jours de la réception de ces tables, de les
(neue in poplicod neue in preiuatod) ; que faire disparaître. »
nul n’accomplisse d’actes de culte en
dehors de Rome, à moins de s’être pré-
senté au préteur urbain. […]
L’arrière-plan
Ce qui se dessine à l’arrière-plan de l’affaire et que celle-ci met en pleine
lumière, c’est la situation, inédite dans l’histoire de Rome, d’une cité restée
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Républicaine et aristocratique, Rome l’est autant que jamais au début du IIe siè-
cle av. J.-C. Tout s’y décide au Sénat, Conseil des Pères représentant les grandes
familles romaines. Les plus hauts magistrats, consuls et préteurs, appartiennent à
ce milieu ; soumis à élection annuelle, devant laisser passer un délai qu’un règle-
ment ultérieur fixera à deux ans avant d’accéder chaque fois à une fonction supé-
rieure (suivant le cursus questeur-édile-préteur-consul), ils sont dépendants de
cette assemblée aristocratique dont la grande force est la permanence et qui exerce
l’essentiel des pouvoirs en matière de finances, de justice, de politique extérieure,
de religion. Le peuple (c’est-à-dire le peuple des citoyens, de ceux qui détiennent
la civitas) a certes le droit de vote, et c’est lui qui élit les magistrats, mais selon des
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modalités telles que son infériorité et son assujettissement sont patents. Le mot de
patres, les « Pères », est significatif : de même que les « Pères conscrits » siègent au
Sénat, de même le père de famille a pleine et entière autorité (qui va théorique-
ment jusqu’au droit de vie et de mort) au sein de la familia sur sa femme, ses
enfants, ses dépendants et ses esclaves. La femme, qui transmet la citoyenneté
mais n’est jamais citoyenne, est entièrement subordonnée à son père, puis à son
mari et, si celui-ci vient à disparaître, à son tuteur. Juridiquement, elle n’a pas de
personnalité véritable et doit, par exemple, se faire représenter en justice, précisé-
ment par son tuteur. Elle est en somme traitée comme un mineur, comme un être
d’esprit faible ou dérangé. Le mot de « Pères », toujours, nous donne à entendre
ce qu’on a appelé, d’une expression heureuse, le monisme de la société romaine2 :
la vie familiale, la vie civique et, on va le voir, la vie religieuse, forment un même
ensemble indissociable. Le religieux, en particulier, est embedded, pour reprendre
le mot anglais mis naguère en vigueur à propos de l’économie par M. I. Finley3. Il
est intimement mêlé à tous les moments de la vie familiale et politique ; l’idée
même d’une quelconque organisation autonome en la matière, comme d’une
capacité de choix exercée par des individus ou des groupes, est ce qu’il y a de plus
étranger à la mentalité romaine. Le ciment de cette unité profonde est à la fois de
l’ordre du temps et de l’espace : je veux parler du double ancrage de la ville de
Rome, ancrage incarné par la figure de Camille, héros semi-légendaire des
années 390, dans son site et dans sa tradition. L’un et l’autre sont en quelque sorte
sacralisés par des succès qui prouvent que l’on a les dieux avec soi. L’ennemi de ce
civisme moniste et conservateur, c’est tout germe de désintégration pouvant venir
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2. Cf. Gallini (C.), Protesta e integrazione nella Roma antica, Bari, Laterza, 1970.
3. Cf. Finley (M. I.), L’économie antique, Paris, Minuit, 1975.
4. Puissance de la formulation latine, qui donne au fameux problème de « l’impérialisme romain » la
réponse la plus adéquate qui soit – verbale certes, mais pas plus que la question.
5. Le livre de Toynbee (A. J.), Hannibal’s Legacy. The Hannibalic War’s Effects on Roman Life, II. Rome and her
Neighbours after Hannibal’s Exit, London, Oxford University Press, 1965, reste fondamental.
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6. Pour ce qui suit, je me permets de renvoyer à mes deux ouvrages : Bacchanalia. La répression de 186 av.
J.-C. à Rome et en Italie, Rome, École Française de Rome, 1988 (ci-dessous cité Bacchanalia), et Bacchus.
Figures et pouvoirs, Paris, Belles Lettres, 1995 (ci-dessous : Bacchus).
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comme tel au peuple, avec l’accord du Sénat : il est assis sur sa chaise curule,
dominant sur son estrade les citoyens debout, qui n’ont pas la parole sinon
pour applaudir. Également parce que son discours (cf. 15-16) prend appui sur
une affaire familiale et sur le « montage » qu’il a réalisé, en exploitant la
rumeur7 et en jouant sur le « monisme » analysé plus haut, pour la transformer
en scandale d’État ; enfin parce que les premières lignes du sénatus-consulte
épigraphique (cf. encadré) apportent la preuve que tous les courants d’un Sénat
souvent très divisé à cette époque ont fait cause commune à ce sujet8. L’autorité
du pouvoir dénonciateur repose donc sur une puissante mise en scène, œuvre
du consul soutenu et mandaté par le Sénat. Cette mise en scène est redoublée
pour nous (« biaisée » aussi, mais dans quelle mesure ? Sans doute pas aussi
considérable qu’on a longtemps pu la croire ; cf. encadré), par la version de
Tite-Live, laquelle est aussi dépourvue de nuances que d’états d’âme.
Qui sont les victimes ? La « victime » : que voilà, ici, une notion moderne et
difficile à définir ! Le jeune fils de famille Aebutius et ses démêlés familiaux,
finalement fidèle à la res publica et pour cela récompensé ? Sa maîtresse la cour-
tisane au grand cœur Hispala, qui à la fin prend place, non sans paradoxe, dans
la galerie des héroïnes de Rome (19, 3) ? Derrière eux, l’État romain qu’on nous
présente en butte à des conjurations maléfiques… De l’autre côté, les bac-
chant(e)s accusé(e)s, qui seront au bout du compte les vraies victimes, mais à
qui on ne donne pas la parole – en tout cas, celle-ci ne nous a pas été transmise.
Accusés de mille maux, l’ont-ils été à tort ou à raison ? La question, primor-
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7. Cf. en dernier lieu Dubourdieu (A.), Lemirre (E.), « La rumeur dans l’affaire des Bacchanales », Latomus,
56, 1997.
8. Cf. Bacchanalia, p. 147-149. J’ai étudié ce point en détail dans « Caton et les Bacchanales », Papers of the
British School at Rome, 54, 1986, p. 29-39.
9. Giovannini (A.), « L’interdit contre les chrétiens : raison d’État ou mesure de police ? », Cahiers du Cen-
tre G. Glotz, VII, 1996.
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10. S. Reinach, pour expliquer le sort fait aux bacchants, se référait aux manichéens, aux juifs du moyen
âge, aux Templiers… et, au moins implicitement, à Dreyfus (cf. Pailler, Bacchus, p. 129-130). D’une cer-
taine façon, ce qui nous oppose, A. Giovannini et moi, est également le degré de confiance admirative que
nous faisons au système politico-juridique romain ; c’est cette confiance qui m’apparaît peut-être excessive
chez l’historien suisse, tandis que je dois lui sembler abusivement méfiant. Je rappellerai cependant, et pour
me limiter à un exemple, que le fait d’être, incontestablement, un « État de droit », comme l’était la puis-
sance romaine selon A. Giovannini, n’a pas empêché les États-Unis (parmi d’autres) de se livrer au XXe siè-
cle à quelques dérapages, notamment en matière de boucs émissaires : les victimes d’un certain McCarthy
en ont subi les conséquences. Quoi qu’il en soit, qu’après un examen aussi attentif de données remarqua-
blement abondantes pour l’époque, nous en venions l’un et l’autre, pour décrypter la vérité de l’épisode, à
nous appuyer sur des comparaisons aussi lointaines, fait partie de ces frustrations inhérentes à la recherche
en histoire ancienne, spécialement lorsqu’il s’agit d’une obsession bien contemporaine : celle de nommer
les bourreaux et d’« accompagner » les victimes (cf. inter alios Ricœur (P.), La mémoire, l’histoire, l’oubli,
Paris, Le Seuil, 2000, p. 104, 108, 205, 382, 420-421).
11. Cet auteur dénombre les « stéréotypes de la persécution » dans Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982,
p. 23-36.
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12. Cf. Scheid (J.), dir., Le délit religieux dans la cité antique, Rome, École française de Rome, 1981, en parti-
culier p. 157-159, où il est montré que les manquements « religieux » sont essentiellement sanctionnés
comme des atteintes à l’intérêt de la cité considérée comme un tout.
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du récit livien, qui justifie de bout en bout la démarche suivie et les décisions prises
par l’autorité. Dans ce bloc sans fissure, les accusés sont pour nous muets, enfer-
més dans l’image que donnent d’eux et de leur comportement des sources unilaté-
ralement répressives. En un mot, s’il faut parler à propos de ces événements de
dévoilement, c’est en établissant de nettes distinctions : dévoilement prétendu d’un
complot monté sinon de toutes pièces, du moins avec beaucoup de soin, mais à
partir d’éléments (statut des personnages, noms de famille, aspects juridiques…)
dont le réalisme saisissant ne laisse pas de doute sur leur authenticité13 ; dévoile-
ment assuré et très révélateur d’une réaction unanime de la classe dirigeante : cette
réaction est d’inquiétude, voire de désarroi, puisque le consul finit par enjoindre
aux citoyens bien nés que sont ses auditeurs de se débarrasser impitoyablement de
ceux de leurs proches qui se sont laissé entraîner par et « chez » les bacchant(e)s14.
En somme, la dénonciation de l’action déstabilisatrice d’« étrangers » à Rome
s’accompagne de ce terrible constat : le ver est dans le fruit.
L’espace de déploiement de l’affaire est caractéristique d’une cité aristocratique
de l’Antiquité. Ni Cour, ni Parlement, ni tribunal, ni Église constituée, ni expres-
sion de la rue, ni aucun des éléments du décor d’une « affaire » moderne – cela va
sans dire. Mais l’équivalent : Sénat, Assemblée (« informelle » : la contio convo-
quée ad hoc : 15, 1), mos maiorum, opinion concordante des grands et de la masse
du peuple. Le véritable espace, en fait, n’est autre que celui de la cité. Le leitmotiv
du consul, s’exprimant au nom de la tradition, c’est eux ou nous. Il dénonce « un
second peuple » (alter populus) agissant en secret (13, 12 ; 16, 4). Il exclut de la
simple humanité ceux « pour qui, par principe, rien n’est sacré » (13, 11 : nihil
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Derrière la série d’accusations capitales censées mettre au jour les secrets et les
dangers dont la secte serait porteuse, c’est en fait le vrai ciment de la cité romaine
qui se révèle. On reconnaît en creux la réaction de défense d’une communauté
soudée autour de l’unique serment public toléré : le sacramentum prêté au consul
par le jeune Romain lors de son recrutement dans la légion.
16. Emprunté au vocabulaire de Dumont (L.), Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications,
Paris, Gallimard, 1979 [1966], le mot « holisme » permet d’éviter les connotations trop contemporaines de
« totalitarisme ». Mais c’est bien de la subordination de l’individu au « tout » social qu’il est question en fin de
compte avec ces deux mots.
17. Je continue à utiliser le mot « religion(s) », malgré les critiques dont cet emploi a fait récemment l’objet
de la part de Dubuisson (D.), L’Occident et la religion, Paris, Complexe, 1998, qui lui préfère « formation
cosmographique » et de Borgeaud (P.), Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Le Seuil, 2004, qui choi-
sit (p. 206) : « histoire des relectures et des choix (élections), histoire des scrupules, des hésitations, histoire
des rites et des discours tâtonnants qui les accompagnent ». Face à de telles propositions, « religion » a le
mérite de la lisibilité ainsi que d’un emploi assez large et lâche pour convenir à toutes sortes de contextes ;
enfin, le mot dérive de l’antique religio, vocable latin dont j’explore ailleurs le sens et l’évolution (Ce que vous
lierez…, Presses Universitaires de Toronto, à paraître) – une évolution elle-même révélatrice de la signification
« lieuse » de ce vocable, riche d’infinies virtualités, et que nous n’avons sans doute pas fini d’explorer. Que
l’on estime ou non que « Dieu est mort », ne tuons pas la « religion » ! Cet appel rationnel et raisonnable se
heurte à ce qui devient une mode médiatique, voire médiologique ; le nouveau livre de Debray (R.) (Paris,
Fayard, 2005) a pour titre : Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion »… Un centenaire,
doit-on penser dans les milieux de l’édition, vaut bien une « messe ».
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18. On a cru pouvoir établir (Bacchanalia, p. 597-612) que la source principale de l’historien était le chro-
niqueur (« l’annaliste ») Aulus Postumius, cousin du consul de 186, qui a dû s’inspirer de près des archives
familiales, dans une œuvre écrite vers les années 160-150.
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certaines de ses intuitions, elle jette un jour nouveau sur des pratiques de la reli-
gion de Rome et sur plusieurs épisodes importants de son histoire22. Dans le cas
présent, on retrouve, martelé jusqu’à l’obsession, le thème de « l’autre peuple »,
agent de désagrégation de la communauté familiale, militaire et religieuse cons-
tituée en cité. Désagrégation opérée par la sorte de mimétisme exacerbé que
symbolise la récupération insidieuse par le groupe déviant du serment norma-
lement prêté par les recrues au consul-chef de guerre lors de la levée annuelle
des légions. L’exaspération de cette rivalité mimétique aboutit à la mise en
scène et en œuvre de la liquidation totale des bacchant(e)s. Il n’est pas jusqu’à
l’ultime phase repérée par R. Girard dans ce qu’il appelle la « crise sacrificielle »
dont on ne retrouve en 186 av. J.-C. un écho affaibli. En accordant in fine une
dérogation permettant d’échapper à la terreur à ceux qui auront prouvé que
leur piété envers Bacchus est d’observance traditionnelle, on ne « divinise » cer-
tes pas la victime, comme dans le schéma girardien, mais on reconnaît, purifiée
de ses travestissements contre nature, la vérité de son aspiration religieuse.
Cette fidélité réaffirmée aux dieux de la cité est une des conditions du salut de
celle-ci.
Disons les choses en termes plus traditionnels, en tout cas moins marqués au
sceau d’une théorie à la fois particulière dans son inspiration et généralisante
quant à son objet – en termes plus « idéologiques », si l’on veut, au sens de
C. Geertz et de P. Ricœur23. La violence de la réaction romaine en 186 av. J.-C.
est aussi au premier chef aveu de fragilité devant des évolutions ressenties
comme échappant à tout contrôle. De cette prise de conscience est né le besoin
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22. Cf. Pailler (J.-M.), « Girardiana. Rome, textes et tests », à paraître. L’exemple sans doute le plus frappant
est celui du sacrifice de la Vestale pour le salut de Rome.
23. Cf. Ricœur (P.), L’idéologie et l’utopie, Paris, Le Seuil, 1997, p. 335-351 (« Geertz »).
24. Par « mémoire active », expression plus pragmatique, me semble-t-il, que celle de « mémoire vive »,
j’entends celle qui informe et modèle pour la suite des temps aussi bien les institutions de la cité, prises au sens
large, que sa psyché collective et les comportements que celle-ci induit. Peu d’épisodes de l’histoire de Rome,
une histoire pourtant axée, au cours de sa constitution même, sur la puissance de figures déterminantes,
auront produit autant de mémoire active que l’affaire qui nous retient. Pour la mise en place des concepts et
des cadres de réflexion, Ricœur (P.), La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, ouvre des perspectives
éclairantes ; cf. en particulier p. 112 et s., 512 et s. et surtout les p. 97-105 (« La mémoire manipulée »), impor-
tantes pour notre propos, en ce qu’elles montrent – s’appuyant sur M. Weber et C. Geertz – que « l’idéologie
(fondée sur une “mémoire obligée”) peut être obtenue comme gardienne de l’identité, dans la mesure où elle
offre une réplique symbolique aux causes de fragilité de cette identité » (p. 100).
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25. Sur le sens de ce mot, on peut aussi bien se référer à Auerbach (E.), Figura, Paris, Belin, 1993, et Mimé-
sis, Paris, Gallimard, 1992, qu’à la tradition chrétienne d’interprétation des prophéties et figures de l’Ancien
Testament (à titre d’exemple, Grelot (P.), Sens chrétien de l’Ancien Testament, Paris, Desclée, 3e éd., 1962,
p. 23-27, 209-247, 286-326).
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mimétique26, sur la mauvaise voie et les faire tomber dans le piège : les enfants de
Mt 18, 6 (= Mc, 9, 42 ; Lc 17, 1) ; les jeunes initiés des Bacchanales. À cet exem-
plum négatif, la décision du Sénat oppose la valeur exemplaire du châtiment.
Implicitement, mais sans équivoque, le deuxième résultat, lui, prolonge une
évolution récente qui, pour n’être pas remise en question, va produire bien
d’autres motifs de crise dans la société romaine. Je veux parler de la mainmise
définitive sur l’Italie. En un temps où la ville de Rome est en voie d’expansion
considérable, notamment par l’afflux de ruraux et d’« étrangers », le théâtre des
opérations ne peut que s’élargir de Rome à la péninsule27. Ce dernier point est
un enjeu fondamental pour les sources anciennes (le sénatus-consulte épigra-
phique, Polybe – dont il ne reste sur cette affaire que de maigres fragments –,
Tite-Live, qui a dû s’inspirer en partie de l’œuvre du précédent) et représente
un apport historique essentiel. L’inscription retrouvée en Calabre illustre par-
faitement cet aspect, en confirmant que toute l’Italie était concernée : un consul
a sévi au Nord, l’autre (Postumius) au Sud. Le récit donne même l’impression
d’être construit, pour ce qui touche à ces sujets, selon une composition
embrassée : à l’évocation initiale d’un point de départ du mouvement néo-
bachique situé en Étrurie et dû à un « prêtre grec » évidemment charlatanesque,
mouvement amplifié par les réformes introduites dans le culte par une prêtresse
campanienne, fait pendant, au terme du récit, le déchaînement de la répression
dans toute l’Italie – moment décisif dans l’histoire de la péninsule. Un des objec-
tifs du pouvoir romain, en mettant en avant un « scandale » d’ampleur italienne,
était très précisément de justifier l’achèvement de sa main mise sur tota Italia.
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26. On ne s’étonnera pas que R. Girard ait plusieurs fois réfléchi à la notion biblique de « scandale » : cf.,
par exemple, Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 438-453.
27. Cf. Bacchanalia, p. 745-816 (« Un capital impérissable »).
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28. Sur la persécution de 64 et l’incendie de Rome présenté comme « prodige », cf. Pailler, art. à paraître.
29. Bacchanalia, p. 759-770.
30. Voisine, mais non identique. Voisine, en ce qu’elle se réfère elle aussi au stéréotype des Bacchanales. Et
en même temps très différente, puisque Pline mène une enquête sérieuse et matter of fact, là où Tacite uti-
lise un impressionnant bricolage de sources au profit d’une description mortifère.
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En effet, ceux que Liber [incarnation italienne de Bacchus] a institués sont riants
et joyeux ; les pratiques des Juifs sont bizarres et sordides » (V, 5, 10)31.
En fin de compte, à la relecture de tels textes, je serais plus enclin qu’autre-
fois32 à reconnaître une part de vérité dans le rapprochement, en lui-même
excessif, opéré par Salomon Reinach entre le sort des bacchants et celui connu
par des Juifs en maintes circonstances dans les âges suivants.
Quoi qu’il en soit, le modèle ainsi constitué a traversé les siècles et servi de
modèle à d’innombrables « persécutions » avec lesquelles il n’a d’affinités
qu’imaginaires, du moins aux yeux d’une histoire « positive » : après la conjura-
tion de Catilina, les poursuites de chrétiens en 64 et vers 110, d’autres persécu-
tions anti-chrétiennes, puis retournées contre les païens au IVe et au Ve s., les
chasses aux sorcières médiévales et modernes… Les Bacchanales, par l’image de
« secte de conjurés » qui s’en est imposée, sont bien, pour reprendre l’expres-
sion jadis employée par Thucydide à propos de son propre travail d’historien,
un ktèma eis aei, une assez sinistre « acquisition pour toujours ».
Ainsi l’affaire des Bacchanales s’inscrit-elle en tant que cause, au sens multi-
forme de ce terme, au sein d’une trame historique fort longue. Elle s’y inscrit en
amont comme en aval. L’affaire, typique « héritage d’Hannibal », selon la for-
mule d’Arnold Toynbee, c’est-à-dire de la deuxième guerre punique, prend
place, nous l’avons vu, dans une série inaugurée durant cette guerre et marque
l’élargissement définitif de l’horizon romain à l’échelle de la péninsule. Elle met
en avant la « contagion » (contagio) d’un mal irrésistible, porté par des cultes
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31. L’étude récemment consacrée aux sources et composantes plurielles de ce portrait par Borgeaud (Ph.),
Aux origines…, op. cit., p. 155-180, laisse doublement perplexe. D’une part, elle se désintéresse avec érudi-
tion du stéréotype du bouc émissaire à la constitution duquel Tacite apporte une si redoutable contribu-
tion. D’autre part, cette étude ne tient aucun compte de la qualité de quindécemvir de Tacite. Une des
fonctions de ce collège officiel de quinze prêtres était précisément d’observer les « religions étrangères » et
de déterminer à l’occasion d’événements graves, souvent marqués de prodiges, ce qui, dans ces religions,
pouvait être admis dans le corpus romain – et ce qui, par symétrie, était promis à l’expulsion.
32. Cf. Bacchus, p. 129-130.
33. Pas plus qu’il ne manifeste ou ne dissimule une insurrection des femmes, des jeunes ou de milieux plé-
béiens marginalisés, comme le voulait l’exégèse stimulante mais trop anachroniquement « marcusienne »
de l’ethnologue C. Gallini (1970…) citée plus haut, n. 2. Cf. Bacchanalia, p. 101-113.
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gion lointaine des mœurs et des idées, conséquence des conquêtes, aura bien
lieu à Rome, mais nettement plus tard, à partir de la fin du IIe s. av. J.-C., puis
tout au long de l’Empire. En 186, les premières grandes victoires de Rome en
Orient (Asie Mineure) sont encore trop récentes pour avoir produit un tel effet.
Le ferment bachique italien enraciné depuis plus de deux siècles en Grande
Grèce et en Étrurie, associé aux conséquences de la guerre, a largement suffi à
nourrir les terreurs essentiellement imaginaires qui ont été dénombrées plus
haut34.
De la même façon, les Bacchanales elles-mêmes allaient suffire, par la puis-
sance de choc de l’événement et la vigueur de l’interprétation qui en fut don-
née, à alimenter les fantasmes de la fin de la République, puis du temps de
l’Église souffrante et finalement triomphante. L’enchaînement de ces consé-
quences, bien au-delà des premières mesures institutionnelles prises après 186,
démontre, s’il en était besoin, que l’imaginaire facilement démonisant et le
désir destructeur des hommes ont souvent plus de poids sur le cours des événe-
ments que ce que nous nous obstinons à appeler la réalité des faits.
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Jean-Marie PAILLER est professeur d’his- Il est notamment l’auteur de Bacchanalia © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 02/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.96.150.212)
toire ancienne à l’Université de Toulouse II (École Française de Rome, 1988) ; Bacchus.
Le Mirail, membre de l’Institut universitaire Figures et pouvoirs (Paris, Belles Lettres,
de France et de l’Unité toulousaine d’archéo- 1995) ; Tolosa. Nouvelles recherches sur
logie et d’histoire (UTAH). Il est par ailleurs Toulouse Antique et son territoire, (dir.),
directeur de l’axe Patrimoine de la Maison École Française de Rome, 2002 ; Les mots
des sciences humaines et sociales de de la Rome antique (Toulouse, PUM, 2002) ;
Toulouse. Ce que vous lierez…, Toronto, Presses Uni-
pailler@univ-tlse2.fr versitaires, coll. « Athéna », sous presse
(2005).
34. Cf. Bacchus, p. 109-126 (« Sépulture interdite aux non bachisés : dissidence orphique et vêture
dionysiaque »).
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