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© Éditions Albin Michel, 2021

ISBN : 9782226460516

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Nam tangente Deo, fervidus ignis eris. « Si Dieu te touche, tu seras un feu
ardent. »

Giordano Bruno
Préambule

Le fantôme de frère Giordano

Je ne crois pas aux fantômes. Spectres, ectoplasmes et autres revenants


m’indiffèrent, sans doute parce que le réel, tangible, observable ou
vérifiable, suffit à nourrir mon besoin d’extraordinaire, mon plaisir d’être
surpris ou celui, plus discret, d’être effrayé. J’aime donc le savoureux mot
de Mme du Deffand : « Est-ce que je crois aux fantômes ? Non, mais j’en ai
peur ! » L’amie de Voltaire exprime, avec toute l’ironie d’une culture
française peu friande de fantômes, ce que m’inspire la pensée que notre
monde serait hanté, visité, parfois même assailli par des êtres à la corporéité
douteuse et à l’esprit dérangé ou espiègle. De fait, comment ne serions-nous
pas curieux, troublés, inquiets, terrifiés à l’idée qu’existerait, au-delà de
l’immédiate et perceptible réalité, un autre monde, presque invisible, qui
aurait le pouvoir d’intervenir sur le nôtre, de perturber nos existences, de les
influencer, en un mot de les hanter ?
Mais réfléchissons un instant et gardons notre sang-froid : pour nous
effrayer de cette manière, est-il vraiment nécessaire de faire appel à ces
êtres de l’ombre et des ténèbres, à leurs artifices embrumés et leur arsenal
de pacotille ? Le monde des idées ne remplit-il pas ce rôle fantasmagorique
avec une efficacité éprouvée ? Si je ne crois pas aux fantômes des contes et
des légendes, je suis convaincu que nos sociétés, nos cultures et nous-
mêmes sommes visités, hantés par certaines idées, certaines pensées surgies
des profondeurs du passé, par le souvenir, la mémoire de ceux qui les ont
élaborées, défendues, prêchées ou combattues. Je n’ai pas besoin de croire
aux fantômes : je suis persuadé qu’ils sont bel et bien parmi nous, qu’ils
hantent les châteaux de nos âmes, les couloirs de nos cultures, les aulas de
nos académies, les combles de nos sociétés. Et Giordano Bruno est l’un
d’entre eux.
Je n’exagère pas. D’ailleurs, dans l’une de ces dithyrambiques envolées
qu’il affectionne et par la bouche de Filoteo, son avatar, son porte-parole
dans De l’infinito, universo e mondi (De l’infini, de l’univers et des
mondes), lui-même s’est présenté sous les traits d’un spectre, d’un être hors
du commun : « Quel est ce fantôme, ce monstre inouï, cet homme
hétéroclite, ce cerveau extraordinaire ? » Nul doute que Bruno n’a pas la
modestie facile, mais au contraire une conviction bien trempée de ses
qualités intellectuelles… et une volonté inflexible, une propension
indéniable à les mettre en péril. Si ses contemporains lui accordent sans
aucune réticence de posséder un cerveau exceptionnel et d’être pourvu
d’une culture aussi riche qu’hétéroclite, le célèbre philosophe italien du
e
XVI siècle n’a pas tort de se qualifier lui-même de « fantôme » : sa vie fut

pour l’essentiel une errance presque ininterrompue à travers l’Europe, de


Naples à Rome, son ombre planant sur les villes de Genève, Toulouse,
Paris, Londres, Marbourg, Wittenberg, Prague, Francfort, Padoue et Venise.
Et il partage avec la gent fantomatique d’autres traits.
Nous ne possédons pas de portrait « certifié » de Bruno, mais celui
qu’en a brossé Ettore Ferrari pour réaliser la statue destinée à être érigée en
1889 sur le Campo de Fiori, à Rome, le lieu de son supplice, a toutes les
apparences d’un spectre. Les traits émaciés de son visage, la dureté de son
regard sont à peine dissimulés par le capuchon rabattu sur sa tête : le
sculpteur italien a choisi de faire porter à Bruno l’habit des Frères
prêcheurs, l’ample habit avec cape et capuche des religieux de saint
Dominique, qui, de fait, sied mieux à un fantôme que le discret habit noir
dont le penseur fit son costume habituel après qu’il eut quitté la prêtrise.
Ferrari a fait là un choix judicieux, car nous savons que l’érection de cette
statue, à proximité du Vatican et de la prison où fut emprisonné Bruno, a
longtemps alimenté la colère et hanté l’esprit des éminents voisins romains,
papes et cardinaux… à la mesure de l’enthousiasme que cette provocation a
suscité au sein des milieux défenseurs de la raison et de la libre pensée.
D’errance, de fascination et d’effroi, il est encore question pour décrire
la présence et l’influence de la pensée de Bruno au sein de la culture
européenne. Cet homme ne fut pas seulement le plus célèbre prisonnier de
e
l’Inquisition romaine à la fin du XVI siècle ; si, de son vivant, ses livres
n’étaient pas toujours aisés à se procurer (ni à lire, il faut bien l’avouer), ses
idées n’ont ensuite jamais cessé de circuler dans les cercles et les œuvres
philosophiques. Avant que sa statue soit commandée à Ferrari, Leibniz,
Diderot, Goethe, Hegel, Schelling avaient déjà abondamment disputé à
propos de ses idées et commenté leur caractère révolutionnaire. Le
philosophe italien n’est-il pas l’un des premiers à avoir défendu l’idée que
« c’est la force de la raison qui constitue l’unique mode d’accès à l’infini,
qui nous assure de son existence », l’idée que « l’infinité du devenir, le
grand spectacle du monde qui se joue inlassablement sous nos yeux est la
confirmation de ce sens profond que le moi ne peut découvrir qu’en lui-
même » (Ernst Cassirer) ? Il n’a jamais laissé indifférents les philosophes et
leurs écoles qui lui ont succédé. De quoi, disais-je donc, le considérer
comme un fantôme qui fascine et inspire depuis des lustres la pensée et la
culture européennes.
Je dois maintenant un aveu au lecteur : Giordano Bruno a aussi hanté
mon propre parcours et, pendant longtemps, m’a véritablement effrayé. La
complexité de sa pensée a été la principale raison, en même temps que le
meilleur alibi, pour ne pas trop l’approcher et même pour l’éviter. D’avoir
porté le même habit religieux que lui a pu aussi me servir d’excuse : il n’est
jamais facile pour un dominicain de parler de frères aussi controversés que
Giordano Bruno, l’hérétique brûlé à Rome, Jérôme Savonarole, le dictateur
religieux de Florence, ou Bernard Gui, l’inquisiteur rendu célèbre par
Umberto Eco et Le Nom de la rose. Mais je fréquente depuis trop longtemps
le champ des relations entre la science et la religion, je suis trop curieux de
nouvelles portions de ce territoire à explorer pour m’en tenir à cette réserve
qui doit si peu à la prudence, mais peut-être davantage à une forme de
paresse que la crainte ne peut totalement excuser. Je me suis donc décidé à
approcher, à fréquenter le fantôme de Bruno. Plus exactement, le fantôme
de frère Giordano.
Car je ne suis pas insensible au fait qu’il ait conservé, même après avoir
abandonné l’ordre dominicain, le prénom qu’il avait reçu au moment d’y
entrer : « Tu t’appelais Filippo, avait déclaré le prieur du couvent Saint-
Dominique de Naples, désormais tu t’appelleras fra Giordano [frère
Jourdain]. » Giordano, un prénom apprécié des Dominicains en mémoire et
par vénération du bienheureux Jourdain de Saxe, l’un des fondateurs de leur
ordre, mais aussi le prénom de son propre professeur de métaphysique,
Giordano Crispo. Qu’il ait obstinément refusé, après l’avoir quittée, de
rejoindre la vie religieuse et ses obligations ne change rien pour moi :
j’aime dire que, à la différence de l’amitié, la fraternité ne se choisit pas
mais s’impose parfois ; et c’est bien le cas de la fraternité religieuse. J’ai
donc voulu aborder le fantôme de cet ex-dominicain comme je le fais avec
mes frères en saint Dominique : en vérité et en miséricorde, selon l’esprit
même de la tradition et de la fraternité dominicaines.
Tels sont l’esprit et le style que j’ai choisi d’adopter ici. Ni le ton d’un
essai érudit, d’un traité complet, d’une analyse fouillée ou d’une exégèse
panoramique de la pensée et de l’œuvre de ce singulier penseur ;
honnêtement, j’en serais incapable, comme je serais incapable d’apporter la
moindre originalité, la moindre nouveauté vis-à-vis des nombreuses études
scientifiques et académiques déjà existantes. Ni le style de la fiction, de
l’œuvre romanesque que plusieurs auteurs contemporains ont privilégié
pour évoquer la figure, la posture, l’influence de cet étrange personnage
(qui n’a toutefois inspiré, à ma connaissance, qu’une œuvre
cinématographique, éponyme, en 1973) ; là encore, je ne saurais apporter
aucune idée vraiment nouvelle, mais je courrais plutôt le risque du pâle fac-
similé, de la maladroite imitation. J’ai donc choisi, pour approcher et parler
de frère Giordano, une démarche qui m’est désormais familière, celle de me
plonger dans la vie et l’œuvre d’hommes avec lesquels je me sens des
affinités, de communes convictions, de proches questionnements, parfois
d’analogues expériences. Ainsi ai-je eu l’opportunité et parfois la chance de
procéder avec Charles Darwin, le révolutionnaire de l’évolution du vivant,
René Dubos, le découvreur des antibiotiques et l’un des inspirateurs de la
première conférence internationale sur l’environnement, Henri Breuil, le
pape de la préhistoire, Pierre Teilhard de Chardin, le penseur du Christ
Oméga, et, plus récemment, Paul Virilio, l’architecte du vide et de la
catastrophe avec lequel j’ai dû me contenter d’un échange, interrompu par
sa disparition. Le plus souvent, j’ai accompli ces périples en curieux, en
amateur pourrais-je dire, cherchant moins à étudier, à analyser, à soupeser, à
critiquer qu’à me laisser toucher, questionner, voire bousculer par une
pensée, une expérience, une épreuve dont j’ai admis la singularité et, d’une
manière ou d’une autre, reconnu la franchise. Pour ce qui est de Bruno, de
sa vie et de sa pensée, si souvent et si aisément exposés au jugement, à la
critique, au dénigrement, l’exigence prônée par Albert Camus dans
Actuelles se révèle particulièrement juste : « L’honnêteté consiste à juger
une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits. » Tout comme le
conseil de Friedrich Nietzsche dans Le Gai Savoir : « Les hommes doivent
apprendre à rendre hommage autant qu’à mépriser. » Je refuse donc a priori
de mépriser frère Giordano, quand bien même il fut déclaré hérétique et
traité comme tel par les autorités ecclésiastiques de son temps ; je tenterai
au contraire de lui rendre ici un hommage, de lui offrir non plus un procès
ni un panégyrique, mais simplement un fraternel requiem. Et, pensant à l’air
sombre qu’emprunte son effigie du Campo de Fiori, je ne peux m’empêcher
d’ajouter, non sans un fraternel clin d’œil : que cela lui plaise ou non !
Introduction

« Tu seras un feu ardent » !

Le siècle de Giordano Bruno est celui de la découverte du Nouveau


Monde : alors qu’il est né au milieu du XVIe siècle, soit cinquante ans après
la mémorable expédition de Christophe Colomb, il peut encore écrire dans
Spaccio de la bestia trionfante (Expulsion de la bête triomphante), publié
en 1584, que « l’on vient de découvrir une nouvelle partie de la Terre,
appelée Nouveau Monde ». Est-il pour autant un homme de ce Nouveau
Monde ou, pour le moins, un homme de l’époque du Nouveau Monde ? Les
avis divergent à ce propos, les uns le considérant comme le dernier
représentant de l’âge de la Renaissance, les autres comme le premier des
penseurs modernes et même, à en croire James Joyce, le « père de la
philosophie moderne ». Il n’est guère facile de trancher une telle question
tant est profonde l’empreinte des Anciens, lointains ou proches
prédécesseurs, sur la réflexion et l’œuvre de Bruno, en même temps que
sont évidentes la liberté, la nouveauté, la singularité de sa pensée à leur
e
égard. Certes, qu’il soit mort à la charnière entre deux siècles, le XVI et le
e
XVII , relève des aléas propres à toute histoire, mais n’en véhicule pas moins
une troublante coïncidence avec la place qu’il occupe dans l’histoire de la
pensée occidentale.
Troublant aussi, même s’il peut paraître parfois avoir été forcé ou
exagéré, est le lien entretenu par sa vie et son œuvre avec le feu. Naître près
d’un volcan et mourir sur un bûcher pourrait relever là encore des hasards
d’une existence ; mais avoir entre-temps écrit : « Si Dieu te touche, tu seras
1
un feu ardent » ou encore : « Mes espoirs sont de glace et de feu mes
désirs 2 », avoir prévu d’être accompagné au jour de sa mort par « une
escorte de cinquante ou cent torches (qui ne lui feront pas défaut, quoique la
marche s’effectue alors en plein jour, s’il vient à mourir en terre catholique
3
romaine) », sans oublier l’ardeur de son caractère, voilà d’étranges
coïncidences qui ont incité de nombreux auteurs à parler du penseur italien
en des termes enflammés, comme d’un « homme de feu » ou d’un « homme
incendié ». Je cède moi-même à cette tentation littéraire pour évoquer une
autre figure d’Église, elle aussi controversée, dont le blason familial est
accompagné d’un vers de l’Énéide : Igneus est ollis et celestis origo, « De
feu est leur vigueur et du ciel leur naissance ». Frère Giordano aurait pu
adopter la même devise que la famille de Pierre Teilhard de Chardin car le
mot de Virgile paraît s’appliquer aux deux hommes, nés à plus de trois
siècles d’écart à proximité d’un volcan, le Vésuve pour l’un, le puy de
Dôme pour l’autre. Tout comme semble convenir aux deux hommes le mot
d’Émile Saisset, cité par un des biographes français de Bruno : « La
destinée, qui plaça son berceau au pied du Vésuve et le fit grandir sous un
ciel de feu, lui avait donné une âme ardente, impétueuse, une inquiète et
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mobile imagination . » Je serais évidemment tenté de poursuivre ce
rapprochement, voire cette comparaison : les deux hommes sont entrés dans
les ordres, celui des Frères prêcheurs pour l’Italien, celui des Jésuites pour
l’Auvergnat, ont mené des études de philosophie et de théologie, se sont
intéressés aux progrès scientifiques de leur époque, ont été condamnés par
les autorités romaines et celles de leurs communautés religieuses
respectives pour leurs idées considérées comme trop novatrices, trop
révolutionnaires – le premier finit sur le bûcher, le second en exil. Je serais
tenté… mais je n’ajouterai rien à ces brèves mentions : poursuivre au-delà
et sur le même registre n’apporterait probablement rien à la connaissance de
l’un comme de l’autre ni à la compréhension de leurs pensées. Dès lors,
sans oublier les accents de la fière devise des Teilhard de Chardin, je ne
tarderai plus à mettre mes pas dans ceux de frère Giordano pour tenter de
dessiner son portrait, de tracer sa course endiablée et éphémère à travers
e
l’Europe de la seconde moitié du XVI siècle, d’exposer les grands traits de
sa pensée, des débats qu’elle a suscités, de comprendre sa fin tragique.
Au risque de la caricature, j’invoquerai ce fraternel fantôme sous trois
vocables pour désigner les trois périodes de sa vie : l’homme blanc, ou le
religieux studieux et déjà effronté de Naples ; l’homme noir, ou le
philosophe porteur d’une pensée révolutionnaire qui embrase les universités
et les cours d’Europe ; l’homme nu, ou le prisonnier de l’Inquisition qui
tente de défendre ses idées plus encore que sa vie et meurt sur le bûcher à
Rome. Et je ponctuerai ce récit par la présentation des principaux éléments
de la personnalité et de la pensée, théologique et philosophique, de Bruno.
Chapitre 1

L’homme en blanc

Je me souviens de mon entrée dans l’ordre des Prêcheurs. Nous étions


six novices et le provincial, le supérieur de la province de France, nous a
déclaré : « Vous avez un an pour observer notre façon de vivre, et nous
avons un an pour observer les vôtres. Si nos mœurs vous conviennent et si
vos mœurs nous conviennent, alors vous pourrez vous engager par la
profession. » Des frères du couvent Saint-Pierre-Martyr de Strasbourg nous
avaient revêtus du bel habit blanc des Dominicains ; la grande cape noire
viendrait plus tard. Le provincial, dans son prêche, nous a mis en garde :
« L’habit que vous portez aujourd’hui est d’une blancheur impeccable,
comme pour refléter tout ce dont notre ordre peut être fier : saint
Dominique, notre fondateur, bien entendu, saint Thomas d’Aquin, le
Docteur angélique, Bartolomé de Las Casas, le défenseur des Indiens
d’Amérique du Sud, ou encore, plus proche de nous, le père Lacordaire…
Mais n’oubliez jamais, et ce dès aujourd’hui, que ce même habit ne manque
pas de taches, dont notre participation aux œuvres de l’Inquisition a été la
première et certainement pas la moindre. Désormais, vous devrez aussi
porter, assumer ces taches. »
Plus de quatre siècles avant moi, frère Giordano, sous les voûtes
gothiques du couvent dominicain de Naples, a accompli les mêmes gestes,
entendu la même formule. Je n’ai aucune idée, en revanche, de ce que le
supérieur de la communauté a pu dire aux jeunes novices. Mais je suis
convaincu que frère Giordano s’est senti, comme moi, envahi d’un
sentiment mêlé de fierté et de responsabilité : l’habit blanc que nous avons
porté tous les deux, s’il nous a conféré un statut singulier dans notre Église,
voire au sein de la société de nos époques respectives, s’est aussi vite révélé
être une sorte de page blanche sur laquelle nous devions écrire notre propre
itinéraire. Celui de frère Giordano n’a pas manqué d’étonnantes
circonvolutions.

Du volcan au cloître
Filippo Bruno est né en janvier 1548 (pour mémoire : Luther est mort
deux ans auparavant) à Nola, une ville voisine de Naples, à égale distance
de la Méditerranée et du Vésuve. La nature est magnifique autant que
généreuse pour les habitants de cette région, qui ont donc choisi pour
armoiries une corne d’abondance et pour dénomination celle de Campagna
felice (Campagne heureuse). Mais les temps sont troubles : le père du jeune
Filippo, qui s’est engagé dans le métier des armes au service du comte de
Caserte et des Espagnols, est le plus souvent absent de la maison familiale ;
sa mère, Fraulissa Savolino, a donc la charge du foyer comme de
l’éducation de son fils.
Le temps et le monde du jeune homme sont peuplés de naïves
croyances. Ne raconte-t-on pas que, un serpent s’étant approché de son
berceau, Filippo, encore nourrisson, aurait appelé ses parents à son secours
d’une voix aussi claire que distincte ? De quoi nourrir un récit
hagiographique si l’auréole avait couronné un parcours sans fautes au sein
de la tradition catholique, toujours friande à cette époque de visions
prémonitoires et de signes miraculeux ; les admirateurs du philosophe se
contenteront de conserver pieusement le souvenir de cet étrange épisode
comme le signe précurseur des facultés prodigieuses qu’il a ensuite
montrées.
Bruno n’a jamais oublié Nola, la ville de son enfance, le mont Cicala
tout proche, le mont Vésuve à l’horizon : il aime se présenter lui-même
sous le nom du Nolain et qualifier sa pensée de nolana filosofia
(philosophie nolaine). Pour un homme qui, dans son errance géographique,
est très rarement revenu sur ses pas, il n’est pas question d’y voir les
marques d’une quelconque nostalgie, mais plus sûrement la conviction
qu’une pensée, si élevée ou spirituelle soit-elle, n’en possède pas moins ses
racines dans un terroir bien concret, une réalité originaire acceptée et même
aimée. Sans pour autant jamais s’y attacher, s’en contenter.
Filippo quitte Nola en 1562 pour rejoindre l’université de Naples et y
apprendre la grammaire, la rhétorique, la logique. La période ne semble
guère propice aux études : l’année de l’arrivée de l’adolescent à Naples, la
ville est ébranlée à deux reprises par un violent tremblement de terre ;
n’oublions pas que, quinze siècles auparavant, la ville de Pompéi avait
disparu dans une semblable catastrophe naturelle… Mais ce n’est pas tout :
entre novembre 1562 et janvier 1563, une épidémie de peste tue plus de
vingt mille Napolitains. Ces tragiques événements n’empêchent
apparemment pas Filippo de profiter de ses cours et de ses lectures. Celle
du Phoenix sive artificiosa memoria de Pierre de Ravenne, publié en 1491,
lui fait découvrir l’art de la mémoire ; il n’hésite pas à écrire : « Ce fut une
petite étincelle qui, progressant en une méditation ininterrompue, propagea
un incendie sur de vastes hauteurs. De ces feux flamboyants ont jailli
5
nombre d’étincelles . » De quoi conforter ses admirateurs et ses biographes
qui aimeront à son propos jouer avec la symbolique du feu…
Dans les archives du couvent San Domenico Maggiore de Naples, nous
trouvons cette mention : « Le quinzième jour du mois de juin 1565, fut reçu
en l’habit des clercs le frère Giordano de Nola, qui, dans le siècle, s’appelait
Filippo. » Pourquoi le jeune Filippo est-il devenu frère Giordano ? La suite
de son itinéraire, voué à l’errance et achevé par une condamnation fatale,
rend cette question inévitable ; je vais tenter d’en proposer les réponses les
plus raisonnables, sans m’aventurer dans les méandres des explications
psychologiques, ni parmi les poncifs des discours spirituels.
L’attrait des études, le goût pour la philosophie et la théologie
constituent probablement les principaux motifs de la démarche du jeune
homme. Contrairement à leurs consœurs de Paris et du Nord de l’Europe,
les universités italiennes ne possèdent pas leurs propres facultés de
théologie, mais les enseignements de l’université de Naples ont lieu dans
l’enceinte du couvent Saint-Dominique. Dès le début de ses études, Filippo
peut donc assister aux cours de philosophie ou de théologie donnés par les
religieux dominicains ; et il use apparemment de cette possibilité. Les
professeurs de Saint-Dominique jouissent alors d’une belle réputation qu’ils
ne doivent pas seulement à l’un de leurs illustres prédécesseurs : saint
Thomas d’Aquin, l’auteur d’une célèbre Somme théologique, a séjourné et
enseigné dans ce couvent à la fin du XIIIe siècle. Grâce à une formation de
qualité et un recrutement soigné du corps professoral, l’enseignement
proposé par le couvent de Naples est considéré à l’époque de Bruno comme
le meilleur de l’Italie méridionale et les grades, les titres qu’il confère sont
reconnus dans le monde universitaire de l’époque, même au-delà des
frontières de la péninsule. Le jeune Nolain en est conscient.
La vie religieuse peut aussi attirer un homme dont l’esprit paraît
spontanément porté à la contemplation et la méditation, attiré par la
transcendance et l’absolu. De fait, l’œuvre qu’il va rédiger est véritablement
et profondément empreinte d’une quête qui a tous les traits d’une mystique,
d’un désir de s’unir à plus grand que soi : « Un autre est ce que j’aime,
écrit-il vingt ans après son entrée dans la vie religieuse, moi-même je me
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hais . » Comment les murs silencieux d’un cloître, la psalmodie répétée des
cantiques n’apparaîtraient-ils pas alors comme le lieu idéal pour
s’abandonner à un tel attrait spirituel ? D’ailleurs, la vocation dominicaine,
qui n’exige pas de quitter radicalement le monde mais laisse la clôture
monastique ouverte sur la ville, peut rassurer un jeune homme qui, loin de
repousser ou d’ignorer la société humaine, aime s’y retrouver, s’y plonger
pour en observer le spectacle, en particulier celui qu’offrent les rues
animées de Naples. Sans oublier les missions d’enseignement et de
prédication qui sont confiées aux Prêcheurs : Bruno a toujours montré un
goût pour la parole, lui qui explique qu’« un orateur ne soulève pas
7
d’affections s’il ne les éprouve pas lui-même ». Et si un jeune homme de
dix-sept ans est souvent habité d’un vif idéal de perfection, Filippo peut être
rassuré : même si les mœurs dans les couvents peuvent à cette époque être
parfois très relâchées (il n’est pas rare de voir des religieux condamnés aux
galères suite à des actes immoraux, illégaux, voire criminels), l’esprit qui
souffle sur l’Église au moment où s’achève le concile de Trente est celui de
la restauration, de la réformation et, en particulier, d’un profond
assainissement de la vie conventuelle. D’ailleurs, frère Giordano n’hésitera
jamais à rappeler aux autorités romaines la nécessité de poursuivre cette
réforme des institutions religieuses et ecclésiales.
À ces « nobles » raisons d’entrer dans la vie religieuse, j’en ajouterai
une dernière, celle de la sécurité. Je l’ai déjà indiqué : Filippo vit à une
époque troublée, bousculée. J’ai parlé des catastrophes naturelles ; après les
tremblements de terre de 1562 et la peste de 1563, Naples connaît la disette
en 1565, un nouveau tremblement de terre en 1570 et un nouvel épisode de
peste en 1576, l’année où frère Giordano quitte Naples et le couvent Saint-
Dominique. J’ai aussi évoqué la découverte du Nouveau Monde, l’ère des
grandes explorations maritimes : elles ébranlent les sociétés et les
économies, mais aussi les cultures et les certitudes européennes. J’ai enfin
parlé du concile de Trente, la réponse de Rome aux mouvements de réforme
nés en Europe du Nord : le siècle de Bruno est celui des sanglantes guerres
de religion, du tragique massacre de la Saint-Barthélemy déclenché le
24 août 1572… Comment, dans de telles conditions et pour peu qu’un élan
d’enthousiasme spirituel vous y porte, ne pas décider de franchir la porte du
couvent Saint-Dominique, ne pas demander à revêtir l’habit religieux afin
d’y goûter la paix de l’âme, d’y jouir de la satisfaction de l’esprit, d’y
profiter de la protection d’un statut social, enfin d’y trouver l’assurance du
gîte et du couvert ?
Frère Giordano reçoit donc l’habit blanc des Prêcheurs le 15 juin 1565
et commence son année de noviciat : il observe les mœurs de l’ordre et les
frères du couvent Saint-Dominique observent les siennes. Il se montre un
novice obéissant, sans doute pieux (comme le sont tous les novices…) ; sa
maturité psychologique, son goût pour les études et son souci pour la vie
régulière, son refus des dérives morales que j’ai décrites précédemment
conviennent aux supérieurs du couvent et « le jour seizième du mois de
juin 1566, il [est] reçu à la profession ». Désormais, qu’il l’accepte, le
regrette ou s’en défende, ce lien avec l’ordre des Frères prêcheurs ne sera
jamais totalement rompu : lorsqu’il sera emprisonné à Rome, les
Dominicains devront même verser une subvention à l’administration
pénitentiaire de l’Inquisition pour l’entretien de leur ancien confrère. Bien
entendu, lorsqu’il prononce ses vœux, allongé face contre terre devant son
supérieur, le jeune religieux ne peut s’imaginer un tel destin… même s’il se
fait déjà remarquer par sa liberté de pensée, à la hauteur de sa brillante
intelligence.

Premières échauffourées
Ses biographes aiment en effet raconter les premières échauffourées de
frère Giordano avec ses supérieurs. Encore novice, il est dénoncé pour avoir
ôté de sa cellule toutes les images saintes (dont celle de la plus célèbre
sainte parmi les Prêcheurs, Catherine de Sienne) et n’avoir conservé qu’une
croix… dépouillée du Crucifié ; comme si sa contemplation se portait déjà
au-delà des modalités transmises par les rites de la tradition catholique, au-
delà de l’immédiate réalité, vers cet infini où se croisent et s’abîment
horizontalité et verticalité. Dans le même esprit, frère Giordano dénigre
devant un jeune confrère des écrits spirituels dont il juge la portée
théologique médiocre – il s’agit en l’occurrence d’un pieux et fade ouvrage
intitulé Histoire des sept allégresses de la Madone… Des broutilles,
évidemment, surtout au regard de ce qu’il dénoncera par la suite ; elles lui
valent tout de même des avertissements de la part de ses supérieurs et
dévoilent notamment deux traits constitutifs de la personnalité du Nolain :
son désir de liberté dans ses manières de penser et de croire, sa rigueur et
son exigence intellectuelles, sans le moindre souci de conformité peureuse
ni d’orthodoxie frileuse.
Je le disais, Bruno est un étudiant brillant, comme l’illustre son parcours
au studium du couvent Saint-Dominique, accompli sans faute ni retard : en
juillet 1575, il est nommé lecteur en théologie, deux ans après avoir été
ordonné prêtre. Un cursus exemplaire au regard des critères religieux et
académiques de son temps… qui aboutit cependant à un coup d’éclat que
ses juges, vingt ans plus tard, n’omettront pas de lui rappeler. Début 1576,
au cours d’un de ces échanges qui constituent le quotidien de tous les
universitaires, de tous les penseurs, jusque dans la paix des cloîtres
dominicains, le Nolain entend l’un de ses confrères, le Lombard
Montalcino, prétendre que les hérétiques sont nécessairement des ignorants,
incapables de manipuler les concepts de la scolastique, cet art de penser la
théologie dont Thomas d’Aquin a été l’un des maîtres. Bruno s’insurge avec
vigueur : sans doute les hérétiques ne procèdent-ils pas de manière
scolastique ; néanmoins, ils sont capables de présenter leurs idées et leurs
intentions avec rigueur et clarté, tout comme le faisaient les Pères de
l’Église, les théologiens déclarés orthodoxes qui ont précédé l’âge de la
scolastique. Et le fougueux lecteur de rappeler les débats qui opposèrent, au
e
IV siècle, les théologiens à propos de l’hérésie d’Arius et de la nature du
Christ : aucun d’entre eux, orthodoxe ou hérétique, ne disposait des
ressources de la scolastique pour débattre de leurs idées, défendre leurs
positions. « Là-dessus, racontera Bruno lui-même au cours de son procès,
lesdits pères sautèrent en l’air, disant que je défendais les hérétiques et que
je prétendais qu’ils étaient savants 8. »
Il paraît évident que frère Giordano veut d’abord démontrer qu’il existe
d’autres manières, d’autres langages que la scolastique pour penser et
réfléchir théologiquement ; mais il est risqué de (paraître) prendre
la défense d’un hérétique aussi notable qu’Arius qui a nié la divinité du
Christ : n’est-ce pas supposer qu’en tout penseur, même hérétique, il puisse
y avoir sinon une part de vérité, du moins celle d’une intelligence et
d’une rigueur ? C’est là une idée fort dangereuse à défendre et même
inadmissible aux yeux des gardiens de la doctrine, de ceux qui prétendent
posséder eux-mêmes l’unique et indivisible vérité. Le Nolain ne l’ignore
évidemment pas, mais sans doute cède-t-il au plaisir de croiser le fer avec
ses confrères théologiens et de faire usage de son esprit aiguisé et de sa
riche culture intellectuelle ; ce ne sera pas la dernière fois.
Si l’affaire des images de piété s’est terminée par un rapport rapidement
classé, sa défense, même théorique et seulement apparente, des thèses
d’Arius conduit ses supérieurs à décider cette fois l’instruction d’un
véritable procès : il n’est pas question que le jeune théologien puisse avoir
la moindre occasion d’enseigner de telles idées parmi les étudiants du
renommé couvent Saint-Dominique. Bruno ne met que quelques heures à
comprendre qu’il est allé trop loin pour attendre la moindre indulgence de
la part de ses confrères ; sans l’ombre d’une apparente hésitation, il prend la
décision de quitter Naples au plus vite. Désormais, le cloître de frère
Giordano ne sera plus jamais celui d’un couvent, mais plutôt les routes
d’Europe. Son errance commence, une errance qui va durer dix-sept années,
jusqu’en mai 1592. Une errance qu’il n’a pas véritablement recherchée : il
n’a d’ailleurs de cesse de retrouver une « cellule », un lieu pas trop éloigné
d’une bibliothèque, où il puisse lire, réfléchir, méditer, écrire, publier et, si
possible, enseigner afin de gagner sa vie. Finie donc la quiétude du couvent,
loin du souci du lendemain ; le Nolain doit retourner dans le monde, en des
temps de troubles où la peste et la suspicion ecclésiastique ne tardent pas à
lui fermer les portes des cités, des universités et des demeures.
Chapitre 2

La pensée de Dieu

En 1988, Stephen Hawking publie un ouvrage qui lui permet d’accéder


à une notoriété mondiale : A Brief History of Time (Une brève histoire du
temps). Invité à en rédiger la préface, son collègue Carl Sagan n’hésite pas à
écrire qu’il s’agit d’« un livre sur Dieu… ou peut-être sur l’absence de
Dieu. Le mot Dieu emplit ces pages. Hawking s’embarque dans une
recherche pour répondre à la fameuse question d’Einstein, se demandant si
Dieu avait le choix en créant l’univers. Hawking essaie, et il le dit
explicitement, de comprendre la pensée de Dieu 9 ». J’ai souvent rapproché
cette remarque de Sagan de l’œuvre de Giordano Bruno, une œuvre qu’il a
élaborée, rédigée après avoir quitté le couvent Saint-Dominique et l’ordre
des Prêcheurs. Que m’importent ici les prémisses d’une théorie de la
relativité qui pourraient être décelées dans l’œuvre du Nolain et
autoriseraient à le relier au célèbre chercheur qui, à partir des travaux
d’Einstein sur le même sujet, a élaboré la thermodynamique des trous noirs.
Que m’importent les différences entre la théologie de l’Italien et la
théologie du Britannique, j’entends ce qu’ils peuvent entendre par
« Dieu » : tous deux paraissent engagés dans la même quête, celle de
connaître la pensée de Dieu. À première vue, les deux hommes partagent
une vision assez semblable, celle d’un univers sans limites dans l’espace,
sans commencement ni fin dans le temps ; une vision qui ne laisse guère de
place à un Créateur. Toutefois, le Dieu de Hawking reste bien mystérieux,
plutôt hypothétique, une sorte de grand architecte dont le mathématicien
penche à nier l’existence ; un Dieu qui n’a pas grand-chose à voir avec celui
qu’Einstein surnommait « le Vieux » et dont il disait qu’il ne jouait pas aux
dés. Le Dieu de Bruno, un Dieu indispensable à sa philosophie, a plus de
consistance, mais n’est pas traité avec plus de respect : « Dieu est nu 10 »,
écrit le Nolain dans son De gli eroici furori (Des fureurs héroïques).
Si Dieu hante les œuvres de Hawking et de Bruno, les deux hommes
s’intéressent différemment à l’humanité, à l’humaine condition. Rien de
vraiment étonnant de la part du successeur d’Isaac Newton et de Paul Dirac
à la chaire de mathématiques appliquées de l’université de Cambridge : la
charge de « professeur lucasien » (le nom courant de cette fonction) n’est
pas celle d’un philosophe. Le penseur italien, en revanche, connaît et
cherche à mettre en œuvre le mot de Térence : Homo sum ; humani nihil a
me alienum puto, « Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est
humain ne m’est étranger ». Mais de l’humain ce qui attire et retient Bruno,
c’est d’abord sa quête du divin.

Dieu en pièces
À plusieurs reprises et surtout à mesure qu’il se trouve pris au piège,
acculé par les autorités religieuses, tant catholiques que réformées, Bruno
prétend n’être pas théologien mais faire œuvre de philosophe ; il espère
ainsi échapper aux divers magistères religieux de son temps… comme si
ces derniers avaient déjà accordé à la philosophie une liberté, une
indépendance en matière d’enseignement et de pensée, alors qu’elle ne les
conquerra que bien plus tard. La défense du Nolain apparaît d’autant plus
faible, d’autant moins efficace que sa pensée et son œuvre, sans être
effectivement et explicitement théologiques, n’en parlent pas moins de
Dieu, avec une remarquable constance et un évident souci de mise en
question, de reformulation. Dieu hante littéralement la vie et la pensée du
Nolain, à l’instar d’un spectre, d’un fantôme vis-à-vis duquel il
n’éprouverait aucune crainte excessive mais au contraire une profonde et
irréfragable fascination. Malgré tout il ne faut évidemment attendre de sa
part ni adoration puérile de reliques, ni répétition servile de prières, ni
soumission aveugle aux formulations théologiques dûment validées par le
magistère. Il ne craint pas de mettre la théologie sens dessus dessous et
même Dieu en pièces. Comment s’y prend-il ? En traitant d’abord d’une
question aussi sensible qu’incontournable pour qui s’intéresse à l’idée de
Dieu : sa toute-puissance.
La confession de la toute-puissance divine a les allures d’un a-priori ;
elle constitue le premier article des Credo chrétiens et occupe pareille place
dans la plupart de leurs homologues des autres systèmes religieux :
pourrions-nous imaginer Zeus désarmé de son pouvoir fulgurant ou le
troisième œil de Brahma (qui rend le dieu hindou capable de réduire en
cendres tout ce qu’il scrute) aveuglé ? Toutefois, ce pouvoir n’échappe pas
à l’un de ces paradoxes dont les théologiens sont friands et qui se résume
par une question : Dieu pourrait-il créer une pierre si lourde qu’il ne puisse
pas lui-même la porter ? Le piège saute aux yeux : s’il pouvait créer un tel
rocher, Dieu cesserait d’être tout-puissant ; et s’il ne le pouvait pas, il serait
également pris en défaut de toute-puissance. Dès lors, quel lien convient-il
d’établir entre l’omnipotence accordée à la divinité et les limites posées par
les lois de la nature qui, en toute bonne foi, sont confessées avoir été créées
par Dieu lui-même ? Tel est le contenu de ce paradoxe théologique qui n’a
cessé de donner du fil à retordre aux milieux théologiques et
philosophiques. Afin de défendre l’impossibilité pour Dieu de vouloir une
chose et son contraire, frère Thomas d’Aquin, qui a vécu et enseigné au
couvent Saint-Dominique de Naples trois siècles avant frère Giordano, a
proposé de distinguer la possibilité logique (Dieu pourrait) et la puissance
réelle (Dieu peut).
Le Nolain aborde cet attribut divin sous un angle différent, celui choisi
par Jean Duns Scot et son disciple Guillaume d’Occam. Ces deux
théologiens des XIIIe et XIVe siècles affirmaient que Dieu exerce bel et bien
une puissance infinie sur tout ce qu’il a créé ; il convient seulement de
déclarer cette puissance absolue (potentia absoluta), car Dieu peut faire tout
ce qui n’implique pas de contradiction, et ordonnée (potentia ordinata), car
elle s’exerce selon les lois qu’elle institue librement. En aucun cas, la
puissance absolue de Dieu, qui n’est autre que sa liberté souveraine, ne peut
agir en excédant sa puissance ordonnée. Bruno s’appuie sur cette
distinction… pour l’écarter ou, plus exactement, pour la dépasser : Dieu ne
peut vouloir autre chose que ce qu’il veut, il ne peut pas faire autre chose
que ce qu’il fait. En Dieu, le choix et la nécessité, la liberté et l’action sont
identiques, contemporains : « Le pouvoir faire suppose le pouvoir être
fait 11. » Dès lors, parce que l’univers est l’effet d’une cause infinie, la trace
vivante d’une vigueur infinie, d’une puissance infinie mais aussi d’une
bonté infinie, l’univers ne peut être qu’infini. Bruno s’oppose ainsi
clairement à la position catholique, défendue par Thomas d’Aquin.
Mais l’univers est-il vraiment infini ? Bruno semble hésiter et
précise que « ce corps (qui nous paraît vaste et même extrêmement grand)
[n’est] à l’égard de la divine présence qu’un point et même un rien 12 ».
L’univers, dit-il encore, a besoin de l’éternité (et c’est là un nouveau point
d’opposition avec Thomas d’Aquin) pour être un et parfait ; il n’est un que
dans la multiplicité. Car il n’est pas identique à Dieu.
Bruno, en effet, ne confond jamais Dieu et l’univers ; il serait donc
erroné de parler de divinisation du monde ou de naturalisation du divin. Il
enseigne plutôt à s’adresser à l’univers, à rechercher l’union avec la nature
pour connaître ou tenter de connaître Dieu, que nous, les humains, ne
pouvons voir face à face. Car le moindre atome de l’univers est le
réceptacle de la puissance divine, de la potentia absoluta de Dieu, et, écrit-il
dans De la causa, principio et uno (De la cause, du principe et de l’un), « la
divinité est tout entière en n’importe quelle partie, de même que ma voix est
entièrement entendue de tous les côtés de cette salle 13 ». Bruno parle ainsi
de l’explication ultime de Dieu : présent partout, il est comme disséminé,
éparpillé, mis en pièces. Et tant mieux si l’univers compte une pluralité de
mondes : chacun d’entre eux n’offre-t-il pas un miroir au visage de Dieu ?
Rien d’étonnant à ce que l’idée que Dieu puisse s’unir à la nature
humaine, qui plus est à une personne humaine particulière, paraisse
inacceptable au Nolain. Le Christ est ainsi le grand perdant, le grand absent
de la pensée brunienne, qu’elle soit philosophique ou théologique, à moins
de réduire son rôle à celui d’un pasteur d’hommes. Bruno n’a que faire du
dogme de la Rédemption et moins encore, nous le verrons plus loin à
propos de sa critique de la théologie réformée, de la justification par la foi.
Pour lui, le sacrifice du Christ ne peut pas nous mettre en communication
avec la divinité ; seule la contemplation de l’univers infini nous conduit
jusqu’à Dieu en élargissant notre être, notre savoir, notre connaissance
jusqu’à l’infini. Parfois, le Nolain n’hésite pas à traiter le Christ
d’imposteur : il se moque de ce mage auquel les gens n’ont pas cru…

L’ombre et le désir
Giordano Bruno n’est pas seulement l’un des penseurs les plus brillants
de son temps, comme en conviennent nombre de ses contemporains, y
compris ses détracteurs et ses juges ; sa fougue, son audace, son
enthousiasme (au sens le plus étymologique du terme : le fait d’être possédé
par le divin, inspiré par un dieu) sont les reflets ou les effets d’une passion
pour les idées qui n’a rien d’un jeu sans but ni raison, mais relève d’un désir
de connaître la vérité du monde au sens le plus biblique du terme : celui de
toucher, d’aimer, de s’unir. Bruno est un être profondément mystique, son
livre Des fureurs héroïques en témoigne. Toutefois, cet élan s’enracine dans
une démarche de connaissance, une approche gnoséologique pour user du
terme consacré, non dénuée d’une conscience claire de la condition
humaine, de ce qu’il décrit comme la roue de la vicissitude et qui attache à
toute forme de connaissance un caractère ombreux.
Évidente est ici la référence au platonisme et au mythe de la caverne,
comme l’est aussi la critique d’un aristotélisme qui identifierait la vérité
avec l’apparence sensible et conduirait à sauver coûte que coûte les
phénomènes et leurs apparences. Il est temps, répète-t-il en pensant à
l’astronomie qui se pratique encore de son temps, de nous libérer de ces
« neuf sphères mobiles imaginaires par lesquelles vous en venez à vous
14
emprisonner la cervelle » et, plus généralement, de faire preuve de mesure
lorsque nous recourons au témoignage de nos sens. Les choses sont trop
changeantes, les apparences trop illusoires pour que nous leur accordions
totalement crédit : telle est la loi qui régit la scène du monde. Nombreuses
sont les ombres au milieu desquelles nous nous déplaçons. À celles nées des
limites de nos sens et qui ne peuvent revendiquer aucun principe de
certitude s’ajoutent celles de notre imaginaire, si plaisantes, si fascinantes
plutôt puisqu’elles reflètent nos propres désirs, nos propres angoisses.
Pensons aux œuvres créées par l’artiste, aux systèmes construits par le
législateur, aux rites pratiqués par le croyant, aux dogmes peaufinés par le
théologien. Mais le Nolain n’irait-il pas trop loin dans sa critique des
œuvres humaines ? Celle-ci ne serait-elle pas relativisée, mise en défaut par
sa propre pratique intellectuelle et son œuvre littéraire, par son
enthousiasme pour les pouvoirs de l’esprit et de l’imagination ? À moins
que, pour la même raison, elle ne se trouve consolidée par sa propre
expérience et par sa lucidité… En réalité, suggère-t-il, lorsque ombres et
reflets se trouvent ainsi mêlés, n’encourons-nous pas le malheur prophétisé
par Tirésias à Narcisse, qui ne vivrait, ne survivrait qu’à la seule condition
de ne jamais se connaître lui-même ? À trop créer les reflets de nous-mêmes
et de nos imaginaires au motif de mieux nous connaître, nous courons à
notre tour le risque de perdre notre propre identité, notre propre existence.
Mais l’ombre qui captive, qui fascine au premier chef frère Giordano est
bien entendu celle de Dieu. Ce Dieu que nous ne pouvons approcher que
per speculum et in aenigmate, « au moyen d’un miroir et d’une manière
15
obscure », selon l’expression de l’apôtre Paul , par l’intermédiaire de la
fantaisie et de l’imagination, comme ne cesse de répéter le Nolain. Car il a
beau faire, voisiner avec le panthéisme, répéter que Dieu est omni in
omnibus, « tout en tous », qu’il est l’âme de l’âme du monde, qu’il se
communique aux effets mêmes de la nature, qu’il est plus intime à la nature
que la nature elle-même, il sait que la divinité demeure inaccessible :
« Aussi ce dieu, en tant qu’il est absolu, n’a-t-il pas de rapport à nous 16. »
Prenons donc garde : quand le Nolain parle de l’ombre de Dieu, de son
reflet, de sa trace, il ne parle jamais de Dieu en personne ni même d’un de
ses attributs, mais bien de la nature, si brillante, éclatante, resplendissante
soit-elle ou, plus exactement, parce qu’elle nous apparaît comme telle. Pour
user d’un langage biblique, nous pourrions dire que la nature est l’ombre de
Dieu comme l’être humain est l’image de Dieu, plus exactement créé à son
image, à sa ressemblance. Nos esprits se tiennent à l’ombre de Dieu mais
notre connaissance est elle-même ombreuse. L’ombre est la seule proie qui
nous soit accessible… en même temps que nous en sommes les proies.
La mystique de frère Giordano s’enracine dans ce constat, en même
temps que dans cette conviction, cette foi devrais-je peut-être dire.
« Arpenteur du champ de la nature, appliqué à la pâture de l’âme, désireux
de cultiver l’esprit et habile à vêtir l’intellect 17 », il est habité par un désir
d’infini qui meut son engagement, son enthousiasme à apprendre comment
est fait le monde, seule passerelle envisageable pour approcher Dieu. Mais
l’infinité de son désir se heurte au seuil infranchissable de l’ombre derrière
laquelle se trouve la divinité. Et le Nolain précise, avec son goût pour les
énumérations que nous lui connaissons, que la substance divine et infinie ne
peut être connue de nous « que par l’intermédiaire d’un vestige, comme
disent les platoniciens ; d’un effet éloigné, comme disent les
péripatéticiens ; de vêtements, comme disent les cabalistes ; des épaules ou
du derrière, comme disent les talmudistes ; d’un miroir, d’une ombre ou
18
d’une énigme, comme disent les auteurs apocalyptiques ». À la lecture de
cet inventaire et à la mention du « derrière » divin, comment ne pas nous
rappeler que, durant sa jeunesse dominicaine, frère Giordano a été envoyé à
Rome pour se présenter devant le pape Pie V et faire montre de sa
singulière mémoire ; à l’occasion de cette visite, a-t-il découvert la voûte de
la chapelle Sixtine et contemplé la fresque monumentale achevée par
Michel-Ange en 1512 ? Si tel est le cas, il a dû apprécier la liberté et
l’audace avec lesquelles l’artiste florentin avait peuplé son œuvre : « Une
floraison de croupes cambrées, de fesses rebondies, de cuisses ouvertes, de
visages androgynes, de sexes enfantins, de muscles puissants jusqu’à la
démesure », écrit Ariane Walter. Curieux et observateur comme il est, le
jeune religieux a probablement remarqué les fesses de Dieu peintes par le
peintre à la théologie aussi malicieuse que celle du Nolain…
D’une même liberté, d’une même audace témoignent les œuvres de
Bruno, en même temps qu’elles portent un coup de projecteur d’une
violence extrême sur notre univers social de faux-semblants, d’illusions, de
fictions, de vicissitudes en tous genres. Comme une manière de dénoncer
les ombres dont nous nous accommodons ou que nous fabriquons nous-
mêmes pour dissimuler nos pratiques, nos faiblesses ou nos peurs. Certes, la
plume de Bruno est d’abord celle d’un fin observateur des mœurs de son
époque, d’un habile metteur en scène et d’un écrivain à l’imagination
puissante, mais ne perdons jamais de vue que son art de la comédie et de la
fable mêle sans cesse poésie et philosophie : le jeu incessant de
l’occultation et du dévoilement qui est la trame de l’intrigue, le ton toujours
comique, le recours au coup de théâtre sont autant de moyens pour mettre
en scène la coïncidence des contraires qui domine chaque aspect de la
nature et de l’existence humaine, qui constitue le terreau de l’expérience et
de la pensée du Nolain, mais aussi pour inviter le lecteur, le spectateur à
rechercher la vérité derrière l’objet, le phénomène qui, en un instant et pour
un instant seulement, attire leur attention.

Cantique
Celui qui fréquente les écrits du Nolain ne peut manquer de rencontrer
la figure d’Hubert de Liège, ce saint dont les chasseurs aiment célébrer la
mémoire au son de leurs trompes. Oublions l’étrange coutume qui consiste
à honorer par un chœur de sonneurs un homme auquel son Dieu reproche sa
pratique cynégétique – certes abusive puisqu’elle le conduit à profaner le
Vendredi saint ; remarquons en revanche que, s’il condamne la vénerie qu’il
qualifie de « magistrale folie », Bruno montre un goût immodéré pour la
chasse, mais seulement pour celle menée par l’esprit qui désire la
perfection, l’éternité, l’union avec la divinité, mais qui ne parvient jamais à
forcer sa proie et doit se contenter de sa trace, de son ombre. Du chasseur,
le Nolain cultive la persévérance, même s’il sait que l’ombre de Dieu est la
seule proie à laquelle il puisse aspirer. Mais il n’est ni saint Hubert pour se
laisser toucher par la grâce du Vendredi saint, ni le cardinal de Cues pour
recourir à la théologie afin d’approcher au plus près la divinité. Dans une
démarche proprement mystique qui ne s’encombre ni des rites ni des
dogmes, il n’attend pas de parvenir à toucher Dieu, mais espère plutôt être
touché par lui ; souvenons-nous du mot déjà cité : « Si Dieu te touche, tu
seras un feu ardent 19. » À la figure du pieux Hubert il préfère donc celle
d’Actéon et à la sainteté acquise à force d’ascèse et de renoncement la mors
osculi, la « mort par le baiser », en l’occurrence par le baiser de la déesse
Diane.
Rendu fameux par le récit qu’en fait Ovide, le drame d’Actéon, ce héros
victime de ses propres chiens et de ses serviteurs après avoir été transformé
en cerf par Diane qu’il avait surprise nue, ce drame prend sous la plume du
Nolain une allure toute différente de la lectio vulgaris, de la « lecture
courante ». Il dédaigne les leçons moralisatrices qui dénoncent les excès
d’une passion, qui décrivent le dénuement d’un homme abandonné par les
siens ; il ignore l’interprétation chrétienne qui reconnaît en Actéon une
figure du Christ, incarné en cerf et dévoré par son peuple ; il privilégie une
lecture amoureuse, sensuelle, érotique du mythe. « Il est plus facile à
l’esprit humain, explique-t-il, d’aimer la beauté-et-bonté divine que de la
comprendre » ; dès lors, si l’intellect doit être appliqué « à la chasse de la
divine sagesse, à l’appréhension de la beauté divine », ce que recherche le
Nolain, il convient d’attendre de l’amour et de la volonté de mouvoir, de
20
pousser en avant l’intellect afin qu’il les précède « comme une lanterne ».
La volonté et l’amour, la connaissance et l’intellect : nous retrouvons
l’alchimie dont le Nolain a fait sa morale, mieux encore sa règle de vie,
résumée dans la formule : « Que chacun compare ce qu’il veut à ce qu’il
sait, ce qu’il veut et sait à ce qu’il peut, ce qu’il veut, sait et peut à ce qu’il
doit, ce qu’il veut, sait, peut et doit à ce qu’il est, fait, possède et attend 21. »
Ici, si Diane est identifiée à la sagesse, Actéon quant à lui n’est pas une
création humaine ordinaire, mais un héros, un furieux, aime-t-il à dire, un
fou au sens où Bruno appelle « fous ceux dont le savoir ne se conforme pas
à la règle commune, soit qu’ils tendent plus bas, ayant moins de sens, soit
22
qu’ils tendent plus haut, ayant plus d’intellect ». Le penseur abandonne
donc rapidement le thème de la passion cynégétique pour lui préférer celui
de l’innamoramento, du choc amoureux qui naît de la vision du corps
dénudé et magnifique de Diane mais ne s’arrête évidemment pas à
l’émotion et au désir physiques : l’interprétation en est avant tout
métaphysique, théologique. Au terme de cette quête amoureuse, de cette
attirance érotique, « par le contact de son intellect avec cet objet divin, [le
furieux] devient un dieu ; il n’a d’autre penser que des choses divines, et le
laissent insensible et impassible les choses que le commun des hommes
ressent le plus vivement et dont il est le plus tourmenté 23 ». Bruno lit donc
le mythe d’Actéon dans une perspective d’élévation probablement étrangère
au poème d’Ovide, mais cohérente avec son principe spirituel. Chasseur
amoureux, il ne rêve que d’être embrassé par l’infini, quitte à être
déchiqueté par ses propres chiens.
Est-il utile de le répéter ? Cet « embrassement » de l’infini demeure un
désir jamais totalement satisfait, jamais véritablement comblé : « L’esprit
voudrait toujours aimer plus qu’il n’aime, voir toujours plus qu’il ne
voit 24. » Si le Nolain raconte la curée, la fin tragique du chasseur dévoré par
ses chiens, il n’ignore pas la course prolongée et répétée qui la précède :
avant d’être Actéon, il est la femme, l’amoureuse, la bien-aimée du
Cantique des cantiques qui erre dans les rues de la cité à la recherche de son
amant qui se dérobe à ses bras et à ses baisers chaque fois qu’elle croit
l’avoir trouvé, l’avoir rejoint, l’avoir enlacé. Ce rapprochement avec le plus
érotique des livres bibliques s’impose : au début des Fureurs héroïques,
Bruno confesse avoir « pensé d’abord donner à ce livre un titre semblable à
celui du livre de Salomon, lequel, sous l’écorce d’amours et d’affections
ordinaires, enferme pareillement de divines et héroïques fureurs, ainsi que
l’interprètent les docteurs mystiques et kabbalistes ; je voulais, pour tout
dire, l’appeler Cantique. Mais j’ai fini par y renoncer, pour plusieurs raisons
dont je ne rapporterai que deux. L’une est la crainte que j’ai conçue du
rigoureux sourcil de certains pharisiens qui m’auraient jugé coupable de
profanation pour avoir usurpé, en mon discours naturel et physique, des
titres sacrés et surnaturels, comme eux-mêmes les premiers, fieffés scélérats
et ministres de toute coquinerie, usurpent, et plus hautement qu’on ne peut
dire, les titres de sacrés, saints et divins orateurs, de fils de dieux, de prêtres
25
et de rois ». Je n’ai pu résister à citer cet extrait, comme le Nolain n’a pas
résisté non plus à acérer sa plume contre ses adversaires du moment :
l’amour pour l’infini ne l’a pas rendu aveugle sur le fini, sur ses bassesses et
ses lâchetés. Pour autant, je pense qu’il ne sert à rien de chercher, de
soupçonner un « amour ordinaire » qui aurait pu servir d’inspiration aux
Fureurs héroïques ; ici, frère Giordano se sépare du Cantique ou encore de
l’œuvre explicitement évoquée dans les Fureurs héroïques – j’entends
l’œuvre poétique de Pétrarque – et nie toute influence sur sa démarche de
cette forme de mélancolie que le Moyen Âge a volontiers cultivée. « Mon
premier et principal, moyen et accessoire, final et ultime dessein en cet
ouvrage de mon métier, martèle-t-il, fut et est de signifier la contemplation
divine 26. »
« Mais tous les hommes ne peuvent arriver là où un ou deux d’entre eux
peuvent atteindre », s’inquiète Cicada, l’un des interlocuteurs de Tansillo,
l’avatar de Bruno dans les Fureurs héroïques. Qu’importe, lui répond ce
dernier : « C’est assez que tous tentent la course ; il suffit que chacun fasse
son possible ; car une nature héroïque aimera mieux tomber ou échouer
dignement en de hautes entreprises qu’obtenir parfaite réussite en des
choses moins nobles, voire basses 27. » Oui, qu’importe la chute et même le
succès : l’essentiel se trouve dans l’aspiration. « Celui d’entre nous qui
aspire, explique Tansillo, il soupire aussi, et donc il respire 28. » L’alchimie
paraît simple, simpliste même, mais n’est-elle pas celle d’un homme qui a
tant erré sur les routes d’Europe, tant fréquenté les jardins philosophiques,
tant fouillé les arcanes magiques qu’il ne s’est pas seulement chargé d’un
bagage intellectuel riche et volumineux, mais s’est aussi dépouillé des
mirages les plus encombrants, des formules et des recettes les plus inutiles ?
« Point n’est besoin d’ouvrir les yeux au ciel, de lever les mains, de diriger
ses pas vers les temples, de fatiguer les oreilles des statues afin d’être mieux
exaucé ; ce qu’il faut, c’est descendre au plus intime de soi, considérant que
Dieu est proche, que chacun l’a avec soi et au-dedans de soi 29. »
Rien de surprenant alors si Bruno décrit le furieux et donc se décrit lui-
même comme un enfant nu : « Simple, pur, exposé à tous les accidents de
nature et de fortune, il édifie, par la force de la pensée, des châteaux dans
les nuages et une tour, entre autres choses, dont l’amour est l’architecte,
dont le feu d’amour est le matériau et dont lui-même est l’ouvrier 30. » Nous
paraissons loin de la fière et sombre effigie du Campo de Fiori ; nous
serions-nous rapprochés de la vraie « nature » ou, plus exactement, du
véritable esprit de frère Giordano ? L’enfant n’est pas encore alourdi par les
chaînes de la mémoire, ni encombré par les gravats de la nostalgie, ni gêné
par les rets de la morale humaine. Il peut apprécier le présent, imaginer le
futur, construire « des châteaux dans les nuages », tout comme le fait
l’esprit tombé amoureux d’une déesse. Il sera toujours temps, ensuite, attiré
comme le papillon par les flammes, de s’y brûler, de s’y évanouir, sans
aucune certitude, sans aucune assurance, sinon, comme l’a compris le
furieux, celle de risquer le martyre.
Chapitre 3

L’homme en noir

Défroqué. Parce que les prêtres sont aujourd’hui moins nombreux dans
notre société française et que le spectacle d’une soutane ou d’un habit
ecclésiastique s’est fait rare, ce mot a perdu de son usage mais non de son
caractère péjoratif. « Dans ma vie, explique Jack Beauregard, le fameux
pistolero du western spaghetti Mon nom est Personne, j’ai rencontré toute
sorte de gens : escrocs, assassins, prêtres plus ou moins défroqués, putains,
maquereaux, receleurs, même parfois quelques types réguliers. » Nous
voilà, frère Giordano et moi, en belle compagnie ! Nous n’avons pas quitté
le froc, l’habit blanc dominicain pour les mêmes raisons, ni dans de
semblables conditions ; la discrétion de sa fuite du couvent Saint-
Dominique n’a pas les mêmes motifs que celle de mon départ matinal du
couvent Saint-Jacques, une fois la dernière messe dite. Pour autant, je suis
convaincu qu’un trait nous rapproche : celui d’avoir pris cette décision
d’abord par souci de vérité. Même accusé par ses confrères professeurs de
Naples de défendre des hérétiques et leurs idées, le Nolain aurait
probablement pu trouver un arrangement, quitte à battre sa coulpe avec une
théâtralité exagérée et à jurer qu’il ne recommencerait plus ; mais il n’était
pas homme à un tel compromis, à une telle hypocrisie. C’est par désir d’être
vrai avec moi-même et mes sentiments, vrai avec mes frères en religion et
mon entourage que j’ai moi aussi quitté l’habit blanc et revêtu un costume
plus sobre. Comme frère Giordano, je n’en ai pas moins poursuivi, d’une
manière certes moins originale, ma quête intellectuelle, celle à laquelle
l’ordre des Prêcheurs nous avait tous les deux préparés. Jamais aucun habit
noir n’a empêché de le faire.

Entrée en hérésie
En fuite de son couvent, le jeune religieux (il n’a pas trente ans) n’a pas
pour autant quitté son ordre : il décide donc de rejoindre Rome pour y
trouver refuge. Ignorant les démêlés disciplinaires de frère Giordano, les
frères du couvent dominicain de Sainte-Marie-sur-la-Minerve, près du
Panthéon, lui offrent l’hospitalité ; dans leurs murs est mort, un siècle plus
tôt, le peintre Fra Angelico, et leur église conserve la dépouille de Catherine
de Sienne. Mais les nouvelles ne tardent pas à leur parvenir depuis le
couvent de Naples ; aux soupçons d’hérésie à l’encontre du jeune
professeur s’ajoute la découverte de livres dans le vase de nuit de la cellule
du fugitif, des ouvrages interdits, comme ceux écrits par Érasme, dont il a
osé lire les paragraphes défendus par la censure romaine en détachant la
colle qui normalement les dissimule à la vue des pieux lecteurs, même
diplômés en théologie. Toujours cette rengaine : pour les esprits étroits et
craintifs chargés de veiller à l’orthodoxie du couvent Saint-Dominique, lire
un texte censuré équivaudrait à en épouser les idées. Le ciel de Rome
s’assombrit donc à son tour au-dessus de la tête de Bruno, surtout lorsque
s’ajoute la rumeur qu’il aurait jeté dans le Tibre un autre religieux ;
décidément, même dans un milieu qui a fait profession de pauvreté, l’on ne
prête qu’aux riches ! Dès février 1576, le moine en fuite reprend la route du
Nord et, par endroits et selon les circonstances, le prénom de Filippo ;
revêtu encore au début de son errance de l’habit blanc des dominicains, il
finit par l’abandonner et, indifférent aux modes vestimentaires des cours
royales et des nobles maisons qu’il fréquente au cours de ses étapes
européennes, il s’en tient désormais à une stricte tenue de laine noire.
À Gênes, où il parvient le 15 avril 1576, frère Giordano bénéficie durant
quelques mois encore de l’hospitalité de l’un des deux couvents de
Prêcheurs de la ville ; il gagne sa vie comme précepteur, enseigne la
grammaire, donne des leçons d’astronomie. Ensuite il rejoint Noli (où il
travaille un temps comme valet de ferme), puis Savone, avant de s’arrêter à
Venise, malgré la peste qui menace : en 1576, elle fait cinquante mille
victimes parmi les habitants de la ville-État, dont l’un des plus célèbres
peintres de cette époque, le Titien. Bruno aurait alors publié son premier
livre : De’ segni de’ tempi (Des signes des temps). Venise, cette ville à la
grande liberté de pensée et de mœurs, abrite en effet une intense activité
éditoriale et il a besoin d’argent ; alors pourquoi ne pas publier un livre sur
l’astronomie, l’astrologie et l’histoire, les thèmes supposés de cet ouvrage
aujourd’hui disparu ? Un détail peut-être, mais devant les juges de
l’Inquisition il déclarera avoir demandé, pour cette première publication,
l’approbation d’un dominicain fin connaisseur des Météorologiques
d’Aristote ; voilà un bien singulier réflexe de la part d’un religieux en
fuite…
Lorsque la situation sanitaire de Venise devient catastrophique et que la
mise en quarantaine des voyageurs est décrétée, il se réfugie à Padoue, le
« quartier latin de Venise » selon l’expression d’Ernest Renan, l’un des
lieux universitaires les plus renommés d’alors : les grandes figures
intellectuelles y enseignent, les débats enflammés s’y succèdent. Là encore,
frère Giordano est en contact avec les Dominicains et paraît même chercher
une « sortie de crise » : sur le conseil des religieux, il reprend l’habit blanc.
Mais ses efforts sont inutiles, il est contraint de quitter Padoue. Brescia,
Bergame, Milan… Les villes d’Italie du Nord défilent sans offrir de refuge
durable et sûr au Nolain ; il décide donc de traverser les Alpes par le col du
mont Cenis afin de rejoindre Lyon. À Chambéry, un dominicain italien le
dissuade de poursuivre son chemin vers l’ancienne capitale des Gaules : il
n’y trouverait, lui explique-t-il, « de tendresse d’aucune sorte » ; toujours
cette singulière fraternelle sollicitude. Nous sommes au printemps 1579 ;
Genève devient alors sa nouvelle destination.
Cette bifurcation n’est pas anodine : à cette époque, la « Rome
protestante », la cité de Jean Calvin et de Théodore de Bèze, est considérée
comme le refuge le plus accueillant pour les persécutés de l’Europe
catholique ; Bruno paraît donc choisir son camp ou, pour le moins, quitter le
camp catholique. Au chef de la communauté évangélique italienne qui le
reçoit dans la cité genevoise, lui aussi originaire de Naples, il explique être
un exilé et un apostat, rechercher avant tout la liberté et la sécurité. Pour
plaire à son hôte et suivre ses conseils, il quitte définitivement la bure, revêt
un habit civil, porte chapeau, manteau et épée et, afin de subvenir à ses
besoins, occupe un emploi de correcteur d’imprimerie. Mais son séjour sur
les rives du lac Léman n’est en fin de compte que de courte durée : dès le
mois d’août 1579, un procès pour diffamation est instruit contre lui par les
autorités religieuses de Genève. Bruno, comme ce jugement en apporte la
preuve, a bel et bien adhéré à la profession de foi calviniste (car il n’est pas
possible à l’époque de s’intégrer à la vie sociale sans appartenir à une
communauté d’Église) ; mais il n’a pas pour cela perdu son goût pour les
disputes théologiques et, surtout, pour leur rigueur académique. Après
s’être inscrit à l’université de Genève avec le titre de « professeur de sainte
théologie », il a l’occasion d’y suivre le cours d’Antoine de La Faye,
titulaire de la chaire de philosophie, un personnage ambitieux et intrigant.
Choqué par la médiocrité de l’enseignement qu’il entend, Bruno publie un
libelle dans lequel il dénonce les « vingt erreurs d’iceluy en une de ses
leçons ». Les autorités ecclésiastiques s’émeuvent de voir un des membres
éminents de leur communauté attaqué par le fougueux Italien : elles
décident son arrestation le 6 août 1579. Bruno comparaît devant le
Consistoire, plaide d’abord son innocence, puis accepte de s’excuser et
même de déchirer publiquement son pamphlet. Il n’a guère envie de croupir
dans un cachot genevois… ou pire encore : il n’ignore pas que, quelque
vingt-cinq ans plus tôt, Michel Servet a été brûlé à petit feu pour s’être
attaqué à Calvin. Au cours du procès, il lui est notifié l’interdiction de
participer à la célébration de la Cène – autrement dit, il est formellement
excommunié. Genève n’étant plus terre d’asile pour lui, il reprend la route
vers la destination à laquelle il avait renoncé quelques mois plus tôt : Lyon
et la France.

Hôte du roi de France


De prime abord, le royaume de France n’offre pas au fuyard les
meilleurs gages. Certes, il sait que l’ordre des Prêcheurs a été fondé à
Toulouse, que frère Thomas d’Aquin a enseigné à Paris ; mais c’était au
e e
XIII siècle et, en cette seconde moitié du XVI siècle, les guerres de Religion
font rage, surtout après la constitution de la première Ligue catholique en
1576. L’heure est donc aux extrémismes religieux et politiques, et ce
jusqu’à Toulouse où Bruno parvient à l’automne 1579 ; quatre ans plus tôt,
quatre cents « hérétiques, athées et sorciers » y ont été brûlés et de
nombreuses victimes des conflits religieux alentour sont venues s’y
réfugier. Le fugitif parvient toutefois à y demeurer durant deux années,
comme pour honorer cette Ville rose qui s’enorgueillit d’être la cité de la
Compagnie du Gai Savoir, une société de lettres alors unique dans toute
l’Europe. Le Nolain trouve rapidement à Toulouse des appuis (un art dans
lequel il semble exceller) puis, grâce à eux, des étudiants ; il obtient ensuite
le titre de magister artium (maître ès arts), puis celui de lecteur ordinaire en
philosophie et finit par être chargé d’enseigner le De anima (De l’âme)
d’Aristote, la physique et les mathématiques. Mais le diable d’homme ne
semble avoir tiré aucune leçon de sa mésaventure genevoise et paraît
incapable de se tenir tranquille très longtemps : le voilà engagé dans un
nouveau combat.
Sur la page de titre du Quod nihil scitur (Il n’est science de rien), publié
en 1580, son auteur, Francisco Sanchez, a écrit une aimable dédicace : « Au
très illustre seigneur Giordano Bruno le Nolain, docteur en théologie,
philosophe des plus pénétrants, en souvenir de notre amitié et en
témoignage d’estime… » C’est pourtant à propos de ce jeune médecin,
bientôt nommé à la chaire de philosophie à la faculté des arts de l’université
de Toulouse, que frère Giordano n’hésite pas à écrire : « Il est étonnant que
cet âne-là se donne le titre de docteur 31 » ! Pourquoi cette attaque ? Parce
que le penseur portugais, s’il enseigne une démarche empirique qui
s’appuie sur le doute méthodique et l’expérimentation scientifique, s’il
défend une perspective sceptique qui cherche une nouvelle voie à la
connaissance, fondée sur la raison, n’en revendique pas moins une
référence, un attachement à la foi chrétienne. Or, le Nolain, trop soucieux
de l’enracinement de la pensée dans le patrimoine philosophique, rejette
catégoriquement une démarche qui a toute l’apparence, à ses yeux, d’un
asservissement à la théologie ou, pire encore, aux dogmes religieux. Et,
comme à son accoutumée, il le fait savoir clairement et vigoureusement au
sein de la communauté intellectuelle et académique de Toulouse. Fort
heureusement, la dispute entre les deux savants ne provoque cette fois
aucune décision disciplinaire à l’encontre du Nolain, mais elle conforte son
envie de quitter Toulouse pour rejoindre Paris, surtout lorsqu’il constate
dans la Ville rose une recrudescence des mouvements fanatiques ; sa
quiétude et sa sécurité sont trop menacées.
Comme à Toulouse, le Nolain ne perd pas de temps pour se faire
connaître des milieux universitaires parisiens : il propose une série de trente
cours, sur saint Thomas d’Aquin, durant lesquels il peut montrer sa grande
maîtrise de l’art mnémotechnique, fort prisé à cette époque ; il accède ainsi
très rapidement à la cour du roi de France. « En donnant ces leçons
extraordinaires, j’acquis un tel renom qu’un jour le roi Henri III me fit
appeler, pour me demander si la mémoire que j’avais et que j’enseignais
était naturelle ou due à la magie. Je lui donnai satisfaction, et par ce que je
lui dis et lui fis éprouver à lui-même, il reconnut que ce n’était pas par
magie mais par science 32. » En réalité, Bruno ne profite pas seulement du
goût des élites pour l’art de la mémoire, mais aussi de l’« italianisation »
générale de la haute société française, commencée au temps de François Ier ;
Henri III, pour sa part, pensionne cent quarante Italiens. « Pourquoi pas
moi ? » imagine vraisemblablement le Nolain, lorsque, à la suite de son
entrevue avec le roi, il publie en 1582 un ouvrage, De umbris idearum (Des
ombres des idées), qu’il dédie au monarque. En guise de récompense,
Henri III le nomme lecteur, extraordinaire et provisionné, au Collège des
lecteurs royaux, une institution créée par François Ier pour contourner
l’opposition de la Sorbonne à toute forme de nouveauté.
Voilà Bruno à l’abri financièrement et tiré d’affaire d’un point de vue
académique : en effet, il a dû refuser une charge d’enseignement à la
Sorbonne parce que, comme apostat, il n’aurait pas pu assister à la messe et
aux offices liturgiques, une pratique religieuse à laquelle les professeurs de
l’université parisienne ne peuvent se soustraire. Le souverain français lui
offre donc une situation de choix, l’invitant souvent auprès de lui, où il
rencontre des personnages influents comme Jacques Davy du Perron, le
futur grand aumônier d’Henri IV, ou encore Pierre de Ronsard, très
soucieux alors de la situation politique de son pays. En 1562, l’auteur des
Amours de Cassandre, le « prince des poètes et poète des princes », avait
écrit son Discours des misères de ce temps où il disait du royaume de
France que « son poil était hideux, son œil hâve et profond / Et nulle
majesté ne lui haussait le front ».
Des ombres des idées n’est pas seulement un ouvrage destiné à attirer
les faveurs d’Henri III ; Bruno y revendique aussi sa liberté de philosopher
(et de critiquer) en dehors des contraintes théologiques : il défend
l’éclectisme de son enracinement dans la tradition intellectuelle, son appui
de l’héliocentrisme astronomique soutenu par Nicolas Copernic, sa vision
de la « coïncidence des opposés ». Autant de sujets qui ne passent pas
inaperçus au sein de l’intelligentsia parisienne et suscitent de vifs débats, de
violentes critiques. S’en plaindrait-il ? Évidemment, non ; il en profite au
contraire pour publier chez l’imprimeur Guillaume Julien, « à l’enseigne de
l’Amitié », un nouvel ouvrage : Candelaio (Chandelier). Dans ce texte
rédigé en italien qui relève de la commedia dell’arte, de la farce, il
développe ses idées philosophiques tout en dévoilant son irréligion et son
goût pour la grivoiserie, le blasphème et l’obscénité, dans une véritable
mise en scène du quartier populaire de Naples qui voisine son ancien
couvent. Les hommes se montrent ridicules, les femmes sensibles, lucides,
intelligentes ; et Bruno, à peine dissimulé sous un avatar répondant au nom
de Gioan Bernardo, adopte les traits d’un peintre, autrement dit d’un
homme qui use de sa mémoire pour construire des images. Il se révèle ainsi
sous un nouveau jour, peut-être celui auquel il tient le plus : celui d’un
poète, à la fois comique et tragique. Ne choisit-il pas de faire figurer, au
début de Chandelier, cette sentence qui a toutes les allures d’une devise : In
tristitia hilaris, in hilaritate tristis, « Dans la tristesse la joie, dans la joie la
tristesse » ? Comme s’il pressentait déjà que son séjour à Paris, certes placé
« sous l’enseigne de l’amitié », en particulier celle d’un roi, ne pourrait pas
se prolonger… Dès le mois de mars 1583, un an et demi après son arrivée
dans la capitale et après la publication de deux autres ouvrages (Cantus
Circaeus ou Le Chant de Circé et une étude de l’art de la mémoire selon
Lulle), il doit envisager de quitter Paris. Cette fois, pour Londres.

On the road, again


Laissons à des limiers plus fins que moi le soin de démêler les
allégations qui font du Nolain un espion d’Henri III à la cour d’Angleterre
ou, au contraire, un espion de la reine Élisabeth Ire au sein des hautes
sphères françaises… le tout avec la bénédiction et l’aide de l’ambassadeur
d’Espagne ! Voilà de quoi écrire des romans historiques aux fondations plus
ou moins solides, mais qui n’apporte à mon propos rien d’autre qu’un
surcroît de fantaisie à un personnage qui, de toutes les manières, n’en
manque pas. Peut-être l’agitation politique à Paris et l’exigence imposée par
Rome d’y faire appliquer les recommandations encore fraîches du concile
de Trente sont-elles des raisons suffisantes pour le roi de France de
demander à son ami italien de traverser la Manche et de trouver refuge dans
la maison de son ambassadeur à Londres, Michel de Castelnau. Le seigneur
de La Mauvissière ne se révèle pas seulement un hôte parfait, cultivé et
attentionné, dans la maison duquel Bruno peut mener la vie d’un
gentilhomme studieux ; il devient aussi l’un de ses plus fidèles alliés et un
véritable ami.
Pourtant, malgré l’accueil généreux de l’ambassadeur, son séjour en
Angleterre prend sans tarder une tournure polémique. Invité à Oxford à
l’occasion de la visite officielle d’une personnalité étrangère, le Nolain y
laisse un souvenir pour le moins mitigé ; l’un des professeurs de la célèbre
université anglaise rapporte : « Quand cet Italien virevoltant, qui se faisait
appeler Philotheus Jordanus Brunus Nolanus, magis elaborata Theologia
Doctor, etc., nanti d’un nom dont les proportions l’emportaient de loin sur
celles de son corps, rendit visite à notre université en l’an 1583 dans la suite
du duc polonais Laski, il brûlait du désir de se rendre fameux en ces
célèbres lieux par quelque exploit mémorable. » Un peu plus tard, il est
effectivement invité à donner plusieurs conférences, en vue d’être nommé
lecteur de l’université d’Oxford ; il y rencontre les plus éminents
personnages de l’Église anglicane, dont l’évêque d’Oxford et le futur
archevêque de Canterbury qui ne partagent pas ses opinions coperniciennes.
Dès la première de ses interventions, il est soupçonné puis explicitement
accusé de plagier, de répéter verbatim la pensée de Marsile Ficin, un
philosophe platonicien italien du XVe siècle. Bien entendu, Bruno s’en
défend, mais sans parvenir à convaincre les professeurs oxoniens qui
trouvent ainsi le motif de sommer l’« Italien virevoltant » d’interrompre ses
enseignements et de rentrer à Londres.
Ce fiasco académique n’empêche pas Bruno de mener à bien une
intense activité éditoriale : il veut convaincre ses contemporains de l’intérêt
et de l’excellence de son enseignement. Ainsi, dans le Sigillus sigillorum
(Le Sceau des sceaux), il reprend et poursuit sa polémique avec ses
contradicteurs d’Oxford à propos de l’organisation de la connaissance et de
la mémoire ; il considère cette dernière comme un outil de la connaissance
et non comme un de ses produits, comme un instrument de métamorphose,
d’invention et non comme un mode de répétition, de reproduction. Il
revendique aussi d’écarter de sa réflexion toute référence, toute dimension
théologiques.
Ses démêlés avec les docteurs britanniques le convainquent en outre de
délaisser la langue universitaire, le latin, au profit de l’italien, la langue de
l’élite intellectuelle et commerciale en Europe, le français étant à cette
époque limité au politique et l’anglais considéré comme un dialecte
insulaire. Après son provocant Chandelier, déjà écrit en italien et publié à
Paris, il rédige le récit d’un repas au cours duquel il a été invité à débattre
sur la cosmologie copernicienne avec deux professeurs d’Oxford, à
l’invitation de sir Fulke Greville. Ce repas a lieu le mercredi des Cendres
1584 (plus précisément le 14 février), d’où le titre de l’ouvrage : La Cena
de le Ceneri (Le Souper des Cendres). « Ce n’est pas une bagatelle,
prévient-il, comme le banquet des sangsues ; ni une facétie à la Berni,
comme le banquet de l’archiprêtre de Pogliano ; ni une comédie, comme le
banquet de Bonifacio dans le Candelaio. Non : c’est un banquet à la fois
grandiose et humble, magistral et estudiantin, sacrilège et religieux, allègre
et colérique, âpre et enjoué, maigrement florentin et grassement bolonais,
cynique et sardanapalesque, badin et sérieux, grave et burlesque, tragique et
comique 33. » Dans ces quelques phrases s’exprime le style si original de
Bruno, qui commence par raconter l’aventure ayant précédé son arrivée à
White Hall, la demeure de son hôte : une véritable odyssée sur les eaux et
dans les vases de la Tamise durant laquelle lui et ses amis ont été les
victimes des bateliers londoniens. C’est là une étrange manière d’introduire
un débat cosmologique, mais plus rien ne doit désormais nous étonner de la
part du Nolain. Au cours de ce singulier repas, l’Italien défend les idées de
Nicolas Copernic et même les outrepasse : non seulement il prétend que la
Terre est en mouvement, que la Terre est une étoile noble comme les autres
astres, mais il s’oppose aussi à toutes les formes de centrisme :
l’anthropocentrisme, le géocentrisme et même l’héliocentrisme.
L’expérience de l’exil, de l’errance rejoint ainsi et inspire peut-être la
réflexion scientifique et la méditation philosophique de frère Giordano ; les
revendications humaines de se trouver au centre du réel, de posséder la
seule vérité lui paraissent désormais superflues, exagérées. Le fuyard aux
semelles de vent possède un esprit aux ailes les plus audacieuses…
L’hôte de l’ambassadeur de France ne cesse donc jamais d’alimenter la
polémique, où qu’il puisse poser, pour un moment, son bagage et ses livres.
Il semble même parfois la provoquer : ainsi pourquoi, dans Le Souper des
Cendres, s’en prend-il aux artisans et aux boutiquiers de Londres, alors que
l’Angleterre est encore sous le choc de l’excommunication de la reine
Élisabeth par Rome et que sévit un virulent mouvement antipapiste ? Même
s’il est désormais un religieux défroqué, Bruno n’en reste pas moins, aux
yeux des sujets de la couronne anglaise, membre de l’Église catholique et
romaine. À maintes reprises, Castelnau doit donc calmer les détracteurs
anglais de son ami italien… tandis que ce dernier continue inlassablement
d’écrire et de publier. C’est à Londres qu’il fait éditer De la cause, du
principe et de l’un, De l’infini, de l’univers et des mondes, Expulsion de la
bête triomphante (qui rappelle Chandelier par sa théâtralisation), Cabala
del cavallo pegaseo, con l’aggiunta dell’Asino cillenico (Cabale du cheval
pégaséen, suivie de l’Âne cyllénique), enfin Des fureurs héroïques, tous
imprimés entre 1584 et 1585.
Autant d’ouvrages dans lesquels il ne cesse d’approfondir sa pensée
philosophique et religieuse, sans oublier de travailler la singularité de son
style et d’ajouter quelques surprenants combats. Son ralliement à la cause
des femmes (qui ne se réduit pas à l’éloge appuyé, mais sans nul doute
politique, de la reine d’Angleterre) côtoie l’« aveu » d’un dépit amoureux :
« Il n’y manquait qu’un discourtois, insensé et malicieux dédain de femme,
dont les fausses larmes sont toujours plus redoutables que les plus hautes
vagues et les plus rudes tempêtes de la présomption, de l’envie, de la
médisance, de l’insinuation, de la traîtrise, de la colère, du mépris, de la
haine et de la fureur 34 », écrit-il dans De la cause. Ou bien encore son
invitation à dépasser l’héliocentrisme de Copernic débouche sur la
condamnation politique et morale de la colonisation du Nouveau Monde qui
anime alors l’Ancien ; à la différence du dominicain Bartolomé de Las
Casas qui, dans sa Brevissima relación de la destrucción de las Indias (Très
brève relation de la destruction des Indes) publiée en 1582, prône une
acculturation en douceur, il dénonce fermement la politique européenne à
l’égard des populations et des richesses du Nouveau Monde. Enfin, sa
réflexion sur l’âme le conduit à défendre la cause animale et l’idée que
l’animalité n’est pas une limite, mais plutôt un seuil, une étape sur le
chemin vers la divinité. De quoi agacer plus d’une belle et pieuse âme
anglaise… en attendant les propos scientifiques et plus scandaleux encore
de Charles Darwin.

À l’ombre de Luther
Le long et fructueux séjour en Angleterre de Bruno s’achève en
octobre 1585 : son hôte, protecteur et ami Michel de Castelnau est tombé en
disgrâce, désormais endetté et veuf ; il doit donc rentrer à Paris et emmène
le Nolain avec lui. Le voyage prend rapidement des allures catastrophiques,
pire encore que celui sur la Tamise le soir du fameux mercredi des
Cendres ; les voyageurs parviennent à Paris dépouillés de tous leurs
biens. Dans la capitale française, la situation politique et religieuse s’est
dégradée : sous la pression des Guise, Henri III a signé en juillet l’édit de
Nemours, qui interdit le culte protestant. Frère Giordano tente une nouvelle
fois de se réconcilier avec l’Église catholique ; il rencontre le nonce
apostolique qui réside dans la capitale française, tente même de se confesser
auprès d’un prêtre jésuite. Mais il refuse la condition qui lui est alors
imposée pour recevoir l’absolution et envisager une réconciliation avec
Rome : celle de retourner dans un couvent dominicain. Il accepterait de
reprendre la vie d’un clerc, mais extra conventum, ex claustra, « hors du
couvent, de la clôture ». Le monde dans lequel vit le Nolain est encore
extrêmement hiérarchisé, cloisonné, à l’image du cosmos dont Copernic a
commencé à effriter l’immuable perfection : les astres errants comme
l’ancien religieux du couvent Saint-Dominique y sont malvenus, écartés,
ignorés. Il paraît bien difficile d’accorder à frère Giordano un statut
intermédiaire qui rassurerait les autorités ecclésiastiques sans qu’il soit
contraint de supporter leurs exigences disciplinaires. En réalité, il est allé
trop loin, dans ses idées, dans ses comportements comme dans ses
engagements, pour accepter de renouer avec la discipline de la vie
religieuse. Non qu’il se sente incapable d’en supporter les rigueurs
ascétiques (sa vie d’errance lui en impose parfois de plus sévères encore),
mais, serais-je tenté de dire, sa personnalité, sa psychologie, son exigence
morale n’admettent ni ne tolèrent une situation sinon fausse, du moins
immanquablement teintée d’hypocrisie. Frère Giordano, j’en suis persuadé,
n’a jamais cessé d’être un chercheur de vérité, dans le monde des idées
comme dans sa propre existence.
Les difficultés qu’il rencontre à Paris n’empêchent pas l’imperturbable
écrivain de poursuivre ses recherches et ses travaux. Ses visites à la
bibliothèque de l’abbaye Saint-Victor, inaugurées dès le mois de
décembre 1585, sont rapportées par Guillaume Cotin, le pieux et
méthodique bibliothécaire : Bruno se plonge dans le De rerum natura (De
la nature des choses) de Lucrèce, explique qu’il prépare un livre intitulé
Arbor philosophorum (Arbre des philosophes), fanfaronne un peu, critique
beaucoup ses contemporains philosophes et théologiens, défend ses propres
idées, le tout sans retenue ni prudence. Il est toujours prêt à en découdre :
durant l’hiver 1586, il se lance dans une (inutile) polémique avec Fabrizio
Mordente. À l’en croire, son compatriote serait le « dieu des
mathématiciens » et cependant un « homme sans lettres », incapable de
mesurer la portée philosophique de ses travaux scientifiques. La querelle
entre les deux hommes prend d’étonnantes proportions, probablement
attisée par leur sang italien et l’ambiance survoltée de Paris ; mais le jeu en
vaut-il la chandelle ? Plus sérieuses sont les conséquences de la dispute
organisée au collège de Cambrai par Bruno afin de mettre au clair et de
défendre publiquement sa position (critique) vis-à-vis des idées d’Aristote,
suite à la publication de ses Centum et viginti articuli de natura et mundo
adversus peripateticos (Cent vingt articles sur la nature et le monde contre
les péripatéticiens). Selon la coutume universitaire d’alors, l’instigateur du
débat n’intervient pas directement mais se contente de présider la séance,
tandis que l’un de ses disciples, Jean Hennequin, est chargé de présenter et
défendre ses arguments. L’événement est annoncé pour les 28 et
29 mai 1586. La première séance ne se déroule pas selon les vœux du
Nolain : il a compris qu’il ne trouverait plus à Paris l’atmosphère ni les
soutiens politiques et intellectuels indispensables à la poursuite de ses
travaux et de ses publications. Lorsque, en pleine confusion, il s’échappe du
collège de Cambrai, il sait déjà qu’il doit reprendre le chemin de l’exil pour
avoir trop souvent affirmé : « Une lumière divine brille au fond de notre
âme pour inspirer et conduire toutes nos pensées. Voici l’autorité
véritable. » La question de l’autorité, qu’elle soit intellectuelle, spirituelle
ou religieuse, est l’une des pierres d’achoppement que Bruno n’a jamais
cessé de rencontrer au cours de ses pérégrinations religieuses et
intellectuelles.
Après Genève, Toulouse, Paris et Londres, son errance le mène
désormais en Allemagne, le pays de Luther, où il se présente comme un
« rescapé des troubles de France ».

Faut-il le préciser ? Les territoires germaniques n’offrent pas davantage


que Paris ou Londres un havre de tranquillité au virevoltant et provocateur
Italien en fuite ; chaque Église de la Réforme estime posséder la vérité et
défend son pré carré à la fois idéologique, politique et géographique.
Pourtant, l’effervescence intellectuelle et académique qui règne dans cette
région d’Europe a de quoi attirer un homme comme Bruno. Après avoir
rejoint Mayence et Wiesbaden, il s’arrête à Marbourg pour tenter de trouver
un poste d’enseignant dans l’université luthérienne de la ville ; son titre
annoncé de « docteur en théologie romaine » fait échouer sa démarche.
Lorsqu’il la réitère auprès de l’université de Wittenberg, la ville même de
Luther, il a retenu la leçon et se présente sous le titre plus discret de
« docteur italien ». Un compatriote juriste, rencontré en Angleterre, lui
obtient l’autorisation de donner des leçons privées durant presque deux
années, avec la protection des théologiens luthériens, non sans avoir
prudemment dissimulé les positions antiprotestantes qu’il a pu tenir par le
passé. Mais, lorsqu’ils prennent le pouvoir à Wittenberg, les calvinistes ne
tardent pas à menacer le philosophe italien : Bruno est contraint de prendre
rapidement congé de cette université d’abord accueillante et bienveillante à
son égard, ainsi que des quelques élèves et amis qu’il y compte désormais.
Son exil se poursuit, encore et toujours.
Au printemps 1588, il rejoint Prague, probablement attiré par la
promesse d’un soutien de l’empereur Rodolphe II, ami des arts et des
sciences, au rang desquels se trouvent, à cette époque encore, l’alchimie et
l’astrologie. Bruno y demeure six mois, le temps de publier deux nouveaux
ouvrages en latin ; sa dédicace à l’empereur défend la tolérance religieuse et
la liberté de philosopher. Contraint de se contenter d’un don impérial au lieu
d’un poste académique, il retourne en Allemagne, fait une halte,
infructueuse, à Tübingen, parvient à Helmstedt, une jeune université en
plein essor ; une fois encore, il dépose une demande d’inscription sous le
nom de Jordanus Brunus, Nolanus Italus, publie même un petit discours
pour honorer la mémoire du protecteur de l’université qui vient de mourir…
mais ne récolte en fin de compte qu’une (troisième) excommunication !
Heureusement, la protection du duc de Brunswick lui permet de prolonger
son séjour dans la ville jusqu’en avril 1590, le temps de publier une série
d’opuscules, dont un traité sur la magie ; il cherche, se justifie-t-il, à ouvrir
« les yeux des mortels à la contemplation des choses archétypes et
supérieures », à engager une action philosophique sur le monde, à
transformer les savoirs en pouvoirs.
Puis il se rend à Francfort, active place financière et, ce qui a plus
encore de valeur et d’intérêt aux yeux du Nolain, lieu d’importantes foires
du livre. Sa demande de séjour ayant été refusée, et dès lors menacé
d’expulsion, il trouve refuge au couvent des Carmes de la ville ; le
supérieur le décrit comme « un homme universel, mais [qui] n’avait aucune
religion », occupé « la plupart du temps à écrire, à créer des chimères et à se
perdre à de nouvelles rêvasseries ». Bruno ne profite pas moins de son
séjour au bord du Main et de l’aide de son ami et secrétaire Girolamo
Besler pour publier une trilogie poétique et philosophique : De triplici
minimo et mensura (Du triple minimum et de la mesure), De monade,
numero et figura (De la monade, du nombre et de la figure) et De
innumerabilibus, immenso et infigurabili (De l’innombrable, de l’immense
et de l’infigurable), ainsi qu’un ouvrage sur la mnémotechnique, De
imaginum, signorum et idearum compositione (De la composition des
images, des signes et des idées), qui rencontre un grand succès. Cette
prolixité, sans parler de la vingtaine d’ouvrages qui ont été perdus ou sont
restés à l’état d’esquisses, demeure ahurissante si nous considérons les
conditions de son existence de fuyard.
Au cours de l’année 1591 lui parvient une invitation par le biais de
Giovanni Battista Ciotti, l’un des libraires les plus renommés de Francfort :
Giovanni Mocenigo, un patricien de Venise, le prie de venir lui enseigner
« les secrets de la mémoire et les autres qu’il professe, comme on le voit
dans ce sien livre ». Toujours sous le coup de son expulsion promulguée par
les autorités de Francfort et de son excommunication par les autorités
luthériennes, Bruno décide de répondre à cette invitation et entreprend de
traverser les Alpes.
Chapitre 4

Portrait d’un citoyen du monde

« Il est un citoyen familier du monde, parce qu’il est fils du Soleil notre
père et de la Terre notre mère, parce qu’il aime trop le monde, nous verrons
donc comme il doit être haï, blâmé, persécuté et blessé par ce monde même.
Mais du moins qu’il ne demeure pas oisif, ni mal occupé en attendant sa
mort, sa transmigration et sa métamorphose 35. » Giordano Bruno écrit ces
lignes en 1584, une sorte d’autoportrait au début de son Expulsion de la
bête triomphante, une époustouflante fable mythologique dans laquelle il
développe les conséquences morales de sa conception philosophique du
monde : les dieux de l’Olympe se voient contraints de se réformer, de se
débarrasser de leurs vices, de combattre toutes les formes de fanatisme, de
dogmatisme… À l’époque de cette publication, son errance est loin d’être
achevée, mais il a déjà pleinement conscience de sa place, de son rôle et
même de son destin au sein de ces sociétés bousculées et en ces temps
troublés. Son sacré caractère, son indépendance revendiquée coûte que
coûte vis-à-vis de toutes les écoles de pensée, de toutes les religions
constituées lui valent les pires déboires mais lui confèrent aussi cette
singulière citoyenneté.

Un sacré caractère
« Quiconque prétend s’ériger en juge de la vérité et du savoir s’expose à
périr sous les éclats de rire des dieux puisque nous ignorons comment sont
réellement les choses et que nous n’en connaissons que la représentation
que nous en faisons. »
Albert Einstein possédait une expérience suffisamment riche en matière
de savoir, de représentation et d’humour pour que nous puissions lui
accorder ici notre confiance et appliquer son trait de sagesse à la
personnalité complexe du Nolain. Évidemment, du penseur italien nous ne
connaissons que les représentations dressées par ses contemporains (et,
parmi eux, figurent au premier chef ses juges), celles que lui-même a bien
voulu nous dévoiler et, plus souvent et plus exactement d’ailleurs, mettre en
scène sous la figure de quelque avatar et personnage de comédie, celles
enfin que la postérité s’est plu à brosser sous l’inévitable influence des a-
priori, des récupérations, des volontés de nuire ou de magnifier. Je ne
prétendrai pas faire mieux ici et c’est pourquoi je me suis empressé de
chercher une excuse et de me protéger derrière la citation du célèbre savant
à la moustache et aux cheveux fous qui, en matière théologique, ne mâchait
pas plus ses mots que le penseur italien et aimait parler du « Vieux » pour
évoquer Dieu…
Quoi qu’il en soit de ces précautions, de ces prudences d’auteur, une
chose est certaine : frère Giordano est un homme d’excès, un homme
pourvu d’un « sacré caractère ». En toutes choses, qu’il s’agisse de sa
manière de vivre, de penser ou même de croire, il semble que la
tempérance, la demi-mesure, le moyen terme ou la tiédeur l’insupportent.
D’ailleurs, plutôt que d’excès, il serait probablement plus exact de parler de
contraires et, pour user d’une notion chère à sa pensée, de coïncidence des
contraires. Sa vie errante nous en fournit plusieurs illustrations, car il est
des contrastes, des oppositions que les circonstances imposent plus
efficacement qu’un penchant ou une décision. Ainsi, comment ne pas être
surpris et même fasciné de voir cet homme, tellement fier de son terroir
napolitain, empreint de son rugueux accent, animé d’une fougue et d’une
impétuosité proprement volcaniques, se mouvoir, naviguer dirais-je, dans
les milieux intellectuels et politiques de l’Europe du Nord avec une aisance
et un succès que ses déboires et sa fin malheureuse ne doivent pas
minimiser ? Son intelligence vive, sa culture variée, son extraordinaire
mémoire offrent des explications probablement suffisantes : ce sont elles
que les monarques de France et d’Angleterre paraissent avant tout
apprécier. Par ailleurs, l’opportunisme et l’entrisme de l’Italien ne doivent
pas être négligés. Peut-être faut-il y déceler la marque d’une époque où
l’Europe s’entendait moins en termes de marché commun, d’ouverture des
frontières et de monnaie unique qu’en influences culturelles successives en
dépit ou au mépris (peut-être est-ce là un mot vaguement exact) des
obédiences politiques, religieuses ou philosophiques. Bruno, avec son statut
affiché de paria vagabond, de bouffon du savoir, de magicien des voyages
célestes, tour à tour lecteur du Collège royal à Paris, familier de la cour
d’Élisabeth, « docteur italien » de l’université de Wittenberg, serait alors
l’emblème, le symbole, l’incarnation ou simplement l’exemple enflammé
e
de ces personnalités que le continent européen et les troubles du XVI siècle
ont pu engendrer, nourrir mais aussi réduire au silence, anéantir.
D’autres contraires, d’autres contrastes relèvent davantage du caractère
propre à Bruno.
Ainsi, comment ne pas être surpris par ses premiers pas dans la vie
religieuse ? Je l’ai raconté : durant son noviciat, il est accusé d’avoir
décroché toutes les images pieuses de sa cellule et dépouillé son crucifix de
la figurine du Crucifié. Le geste peut paraître anodin ; cependant, dans le
contexte d’une époque où chaque confession chrétienne veut marquer sa
singularité en matière de théologie mais aussi de pratiques, de rites et de
symboles, le jeune religieux montre une surprenante indépendance.
Pourquoi est-il venu frapper à la porte du couvent Saint-Dominique,
pourquoi a-t-il demandé à recevoir le blanc habit de l’ordre des Prêcheurs si
d’emblée il en met les coutumes en question ? Je ne crois pas qu’il faille
chercher, dans cet épisode, une expression de sa propension, de son plaisir à
la provocation qui l’obligent, quelques années plus tard, à quitter Naples ;
sans doute et plus vraisemblablement s’agit-il d’un besoin réel de vivre sous
une règle (et même, dans le cas de la profession religieuse, dans la
soumission aux trois vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance) et,
simultanément, d’un profond désir de liberté, peut-être même d’un goût
pour la vie vagabonde. Comme si l’une et l’autre, la règle et la liberté, ne
pouvaient être pleinement et véritablement vécues, mesurées à leur juste
valeur, respectées qu’en étant associées, qu’en coïncidant. Des années après
qu’il a quitté son couvent napolitain, ceux qui côtoient le Nolain en
Angleterre ne manquent pas de remarquer qu’il a gardé, de sa vie
conventuelle antérieure, l’habitude de se vêtir modestement, de manger
frugalement et de se lever tôt ; des mœurs sinon monastiques, du moins
éloignées de celles communes dans les cours royales.
Non sans quelque lien avec ces pratiques et ces modes de vie a pu
encore être relevé le contraste entre le besoin d’abnégation, de sacrifice de
Bruno et son tempérament fougueux, voire sensuel. Il serait erroné de croire
qu’à chacun de ses traits de caractère correspond une période de sa vie,
grosso modo le religieux pieux et obéissant dans l’ordre de saint
Dominique, puis l’hérétique dévergondé et paillard au milieu des courtisans
royaux, au sein du monde académique, sur les routes aventureuses
d’Europe. Certes, il paraît avoir été un religieux modèle en matière
d’abstinence (et par contraste avec les mœurs notablement débridées de
certains de ses confrères) alors que, dans ses écrits, il fait discrètement
mention d’une déception amoureuse en Angleterre. Pourtant, il serait injuste
de suivre l’avis de ses juges romains et de l’accuser des pires débauches,
une fois retourné « dans le monde » : non seulement l’image qu’il donne,
mais surtout le travail titanesque de publication qu’il accomplit en une
quinzaine d’années d’errance sont là pour témoigner en faveur du caractère
sérieux, ascétique, besogneux de son existence d’alors. Y aurait-il donc un
brin de vérité dans l’image qui lui a parfois été prêtée, celle du libertin
érudit, dangereux pour les uns, source d’inspiration pour les autres ?
Personne, en réalité, ne lui refuse d’avoir présenté tout au long de son
existence une réelle fermeté d’esprit, surtout pour défendre le « libre
penser » dont il a su se faire un brillant avocat. Pourtant, gare à celui qui
ose le contredire : Bruno est alors capable de se montrer d’une intolérance
et d’une agressivité dont la violence ne relève sans doute pas seulement de
son goût pour la polémique. S’il semble parfois prêt à prendre au sérieux, à
paraître se convertir aux conceptions d’autrui, c’est pour mieux les critiquer
de l’intérieur et établir ainsi son autorité. Cette coïncidence des contraires
entretiendrait-elle quelque ressemblance avec celle qui caractérise son
rapport à la vie religieuse ? Comme de celle-ci, le Nolain attend de la
société civile le maintien de la paix et de la tolérance, en recourant aux
règles nécessaires et à leurs applications suffisantes, sans pour autant
entraver, empêcher l’expression, jusqu’à la revendication et au blasphème,
d’une liberté individuelle de penser et d’agir. Des frontières et un équilibre
qu’il n’a jamais été aisé de trouver : les réflexions de Voltaire dans son
Traité de la tolérance et les remous actuels de nos sociétés en matière
d’opinion religieuse et philosophique montrent que le débat est loin d’être
clos. D’ailleurs, les caricatures littéraires auxquelles l’écrivain Bruno a
recours pour aborder ces délicates questions et défendre sa position n’ont
rien à envier à celles de certains de nos journaux ; à leur époque, elles
provoquent autant d’enthousiasme et autant de condamnations. L’éclat de
rire qu’Einstein prête aux dieux n’est pas d’une pratique et d’un usage aussi
aisés que les humains le croient encore trop souvent ; est-ce parce que nous
les prenons trop au sérieux ?
Contraires et même opposés sont encore la revendication de Bruno de
se comporter en gentilhomme et, dans le même temps, son mépris pour la
« foule » et le « vulgaire ». Ce sont là ses propres mots : « Le Nolain,
prétend-il dans Le Souper des Cendres, fait profession de surpasser en
courtoisie ceux qui peuvent sans peine l’emporter sur lui à d’autres
égards 36 », alors qu’il reconnaît dans De l’infini, de l’univers et des
mondes : « La foule me déplaît, je hais le vulgaire, la multitude ne me
contente pas, je n’ai qu’une passion 37. » Devrions-nous lui en tenir rigueur ?
Ne mériterait-il pas plutôt d’être remarqué pour sa lucidité ? N’est pas
gentilhomme qui simplement déclare l’être…

Oui, frère Giordano possède un sale, un fichu, un sacré caractère. Sa


nature irritable, son sang chaud et volcanique, son impatience, son cynisme
enragé lui valent probablement plus d’inimitiés tenaces que d’amitiés
fidèles. Des familiers de sa pensée se sont interrogés : cette coïncidence des
contraires ne cacherait-elle pas quelque désordre de comportement, quelque
trouble psychologique ? Si elle n’est pas choquante, irrespectueuse, la
question est du moins gratuite : qui sommes-nous pour porter un
quelconque diagnostic sur notre prochain, lorsque celui-ci a vécu il y a plus
de quatre siècles et donné au prix de son existence (je ne pense pas
seulement à sa fin tragique sur un bûcher romain) une pensée d’une grande
richesse, d’une vraie profondeur ? Qui sommes-nous pour parler de
désordre de l’esprit, lorsque nous savons que le génie voisine souvent avec
la folie et la générosité la plus haute avec le souci de soi le plus ancré ? Le
Nolain a sans nul doute un caractère bien trempé, mais son ironie mêlée à
tant de mélancolie, sa propension à la nostalgie en même temps que son
désir de connaître, son élan vers l’infini, la gravité de ses méditations
bousculée par les impatiences de son pétulant naturel, son goût évident pour
l’abstraction associé à une vraie antipathie pour le pédantisme, sa
foisonnante imagination à peine domptée par l’inflexibilité de sa
dialectique, bref la coïncidence des contraires qu’offre son existence et
qu’héberge son caractère fait de lui un personnage singulier, peut-être
unique et certainement haut en couleur de la commedia dell’arte à laquelle
ressemble tant le spectacle livré par notre humanité.
En accord avec sa philosophie, le théâtre du monde dépeint par Bruno
semble être emporté par une force permanente de mutation, de
déstabilisation, de dissimulation : la moindre apparence est trompeuse, le
faux-semblant menace, l’ignorance plane, toute chose change et se
transforme sans cesse. En somme, la réalité a tous les traits d’une farce
absurde. Prétendre rester immobile en surface revient à vivre
perpétuellement dans la dissimulation ; or frère Giordano ne prône pas
l’indifférence, l’apathie mais, nous l’avons vu, une véritable sympathie
universelle qui ne montre aucune crainte vis-à-vis de la réalité la plus crue
et se plaît même à verser dans l’excès, voire dans l’obscénité. Juste
surprenante lorsqu’il décrit une femme « couenneuse, forte de poitrine,
ventrue », cette sympathie devient troublante, choquante lorsque le Nolain
n’hésite pas à transposer des concepts clés de la tradition chrétienne en des
termes blasphématoires – il ose s’exclamer « putain de Christ », « cocu de
Christ ». Mais qui mieux qu’un lecteur en théologie du prestigieux couvent
Saint-Dominique de Naples peut ainsi s’approprier le langage théologique
pour en subvertir le sens ? Qui mieux qu’un vagabond des idées peut
dépasser les limites, les frontières de la bienséance, bousculer les
hiérarchies pour introduire la contradiction, la contrariété et, par effet de
coïncidence, ouvrir, découvrir de nouveaux horizons ? Pour se défendre,
Bruno choisit de rire, comme il a ri le jour où il a appris qu’à Gênes on
tenait une relique pour être la queue de l’âne du Christ. Oui, mieux vaut
cultiver le rire, même ombreux, plutôt que la tristesse dont il fait grief au
Crucifié.

De nulle académie
Excubitor : celui qui fait sortir du lit, celui qui réveille et, par extension,
la sentinelle. Dans l’Antiquité, le terme désignait des soldats d’élite attachés
aux empereurs byzantins, entre le Ve et le VIIe siècle. Je l’ai lu appliqué, non
sans une excellente raison, à Giordano Bruno : n’est-il pas ou, plus
exactement peut-être, ne prétend-il pas être un « réveilleur » pour ses
contemporains ? N’enseigne-t-il pas, fidèle à la devise de l’ordre des
Prêcheurs, verbo et exemplo, « par la parole et par l’exemple » ? Est-ce une
coïncidence s’il vit pendant dix ans sous l’habit des frères de saint
Dominique qui aiment jouer avec l’étymologie du nom de leur fondateur
pour se présenter comme des Domini canes, des « chiens du Seigneur » ? À
maintes reprises, lui aussi montre les crocs pour défendre ses idées et lui
aussi croit en la puissance conjuguée de l’intelligence et de la parole pour
réveiller les esprits… Avec les Dominicains, il partage le même goût pour
les livres (au mépris de toutes les censures), la même attirance pour les
bibliothèques, les universités et les académies, le même besoin d’écrire et
de publier : il n’interrompt son errance qu’aux portes d’une ville susceptible
de lui offrir de telles ressources et, s’il n’a de cesse d’y trouver un poste
universitaire, ce n’est pas seulement pour subvenir à ses besoins, mais
aussi, j’en suis convaincu, pour assouvir sa soif d’apprendre, d’enseigner et
de débattre.
Car jamais il ne se contente de répéter une leçon, d’ânonner une
sentence. Je peux comprendre qu’il se soit fâché contre les professeurs
d’Oxford qui l’accusaient de plagiat : il n’a probablement pas cédé à la
facilité, a plus certainement été le jouet, la victime de sa fantastique
mémoire, fasciné par la réputation du lieu et de ses enseignants, inquiet
peut-être de mettre en jeu son avenir intellectuel en Angleterre. D’autres
avant et après lui ont été surpris par ce piège à propos duquel Jean
Giraudoux, dans Siegfried et le Limousin, a certainement offert la parole la
plus sage : « Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la
première, qui d’ailleurs est inconnue. »
Quoi qu’il en soit, jamais son immense culture ne lui apparaît comme
un gage d’honorabilité, ni comme un outil pour réclamer les honneurs et
cueillir les titres : Bruno est un penseur de la Renaissance pour qui le retour
à la littérature et à la philosophie des Anciens, leur étude méthodique,
répétée, forcenée, leur confrontation aux sciences de son temps doivent
convaincre ses contemporains comme il a été lui-même convaincu qu’en
dehors de l’Église, des Églises et du christianisme ont déjà existé et existent
toujours des pensées, des vies spirituelles, des quêtes mystiques qui ont
leurs lois propres et leurs mérites. Il recherche, étudie, analyse, critique
donc les doctrines les plus variées : pythagoricienne, platonicienne,
aristotélicienne, plotinienne, averroïste, alexandrite, scolastique. Il les
rapproche et les articule, les compare et les confronte avec une dextérité
toute rabbinique ; aucune d’entre elles ne le rebute, toutes l’intéressent, sans
pourtant jamais parvenir à le contraindre, à l’attacher, à l’emprisonner, à le
satisfaire.
Défendre cette conviction et cette posture intellectuelle lui vaut, comme
on l’a vu, de devoir quitter précipitamment son couvent de Naples : ses
frères, ses pairs ne peuvent admettre une telle attitude d’intérêt, même
raisonnée, à l’égard de l’hérétique Arius, surtout si elle est teintée parfois
d’un brin de provocation ! Si l’événement napolitain exagéré constitue un
tournant singulier, une véritable catastrophe dans la vie de frère Giordano, il
ne se répète pas moins à plusieurs reprises au cours de son errance
ultérieure. Mais sans ces ruptures, sans cette singulière tournure d’esprit et
de vie, sa pensée aurait-elle autant surpris, étonné et surtout inspiré ? Qui
aujourd’hui s’intéresserait encore au philosophe italien ? Sa notoriété aurait
probablement disparu en même temps que ses cendres, au soir du
17 février 1600…
Dès lors, Bruno prend les armes tout comme l’a fait son père : il est
excubitor, soldat plutôt qu’académicien, prêt à combattre, à réformer ou à
détruire les idées comme les institutions qu’il juge vieillies, obsolètes,
impropres à satisfaire aux besoins de son temps et de ceux à venir. Penseur
éminent et de haute volée, il est aussi homme d’action, engagé dans la
bataille ; maître de la pensée, il en est aussi le témoin sur tous les champs de
dispute ; il en sera finalement le martyr. Il n’est donc jamais à court de mots
cinglants et durs pour se moquer de ses confrères trop doctes, les provoquer
en duel, les combattre et les vaincre. Ils sont, écrit-il dans De la cause, du
principe et de l’un, « aussi bon marché que les sardines : comme elles se
multiplient, se trouvent et se pêchent sans peine, elles s’achètent également
à bas prix 38 ». Lui revendique de ne pas être un mercenaire, mais un
philosophe libre, « académicien de nulle académie », proclame-t-il
fièrement dans Chandelier 39, missionnaire de sa propre pensée, la nolana
filosofia comme il la nomme parfois et dont il explique qu’avec elle son
esprit peut prendre une autre dimension et son intelligence se magnifier.
D’expérience et parfois à ses dépens, le philosophe sait qu’il n’est pas
aisé de nous séparer de la matrice dans laquelle, à partir de laquelle nous
avons appris à penser, qu’il n’est pas aisé de quitter notre terroir, de prendre
la route, le large. Nous rencontrerons toujours des amis, des familiers, des
« frères » pour nous mettre en garde, pour nous faire des reproches : « Vous
voulez mettre le monde sens dessus dessous 40 ! » À moins qu’eux-mêmes
ne se transforment en juges et ne soient les premiers à déclencher l’hallali, à
imposer l’exil.
Reconnaissons-le : lorsqu’il est question du champ du savoir, il faut le
plus souvent admettre son caractère ostentatoire et prétentieux, finir par
confesser notre ignorance, notre « docte ignorance », écrivait, un siècle
avant Bruno, Nicolas, le lucide cardinal de Cues. Savoir et ignorance :
encore une coïncidence des contraires. Pour en passer par là, il faut faire
preuve d’humilité, une vertu dont le penseur italien ne semble guère pourvu
et à laquelle il préfère le rire, le comique et même le ridicule qui naissent de
l’écart perçu entre ce que nous croyons être et ce que nous sommes en
réalité ; cet écart est bien souvent la clé, le ressort de ses œuvres tant
philosophiques que théâtrales. Libre de toute attache, rompu aux figures
intellectuelles les plus audacieuses, animé d’une fougue et d’un courage
apparemment sans bornes, il peut s’élancer vers le ciel avec une audace
digne de celle du jeune Icare. Dans Le Souper des Cendres, il dresse son
autoportrait sur un ton dithyrambique : « Voici alors apparaître l’homme qui
a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les étoiles, outrepassé les limites
du monde, dissipé les murailles imaginaires des première, huitième,
neuvième, dixième et autres sphères qui auraient pu leur être ajoutées selon
de vains mathématiciens et suite à l’aveuglement des philosophes
vulgaires : en pleine conformité avec les sens et la raison, c’est lui qui avec
les clefs de sa compétence a ouvert par ses recherches ceux des cloîtres de
la vérité auxquels nous pouvions avoir accès. Il a mis à nu la nature, que des
voiles enveloppaient ; il a donné des yeux aux taupes et rendu la lumière
aux aveugles incapables de regarder en face, pour y contempler leur propre
image, la multitude des miroirs qui les environnaient de toutes parts ; il a
dénoué la langue des muets, qui ne savaient ni n’osaient démêler l’écheveau
de leurs pensées ; il a rebouté les boiteux, incapables de parcourir en esprit
le chemin inaccessible au corps vil et périssable. » Et Bruno de poursuivre
en décrivant la Terre comme la « divine mère nourricière », en affirmant
que la Lune et les astres offrent très certainement des habitats semblables
aux nôtres, propices à l’existence d’autres êtres vivants… Pourquoi
continuer à entraver notre raison dans les sphères de cristal de l’antique
cosmologie ? Elle doit au contraire participer « à la contemplation de la
cause première, universelle, infinie et éternelle 41. »
En lisant ces lignes où se mêlent l’enthousiasme, l’arrogance et une
immense confiance dans la puissance de la raison, comment ne pas évoquer
l’un des mots les plus célèbres d’un jeune confrère de Bruno, Galilée, dans
la lettre qu’il adresse en 1615 à la grande-duchesse Christine de Lorraine,
veuve de Ferdinand Ier de Médicis ? Faisant écho à un débat sur le rapport
entre le système héliocentrique de Nicolas Copernic et les Écritures saintes,
Galilée écrit : « Je dirais ce que j’ai entendu d’une personne ecclésiastique
se trouvant dans un très haut degré de la hiérarchie, à savoir que l’intention
du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non
comment va le ciel. » À cette époque, Galilée n’a pas encore été condamné
au silence et à l’exil par l’Inquisition ; il tente de plaider sa cause, la cause
des savants de son temps, et appuie son réquisitoire en faveur d’une vraie
séparation des champs d’autorité, d’une franche distinction entre les
magistères religieux et scientifique en faisant appel à la dignité et l’autorité
d’un prélat romain ici discrètement mentionné – le cardinal et vénérable
Caesar Baronius – mais aussi à la tradition la plus ancienne en matière de
lecture de la Bible, celle des Pères de l’Église. Nous savons qu’il
n’obtiendra finalement pas gain de cause face à ses puissants contradicteurs.
Telle n’est pas la perspective revendiquée et défendue par le Nolain : à
sa manière, il estime, il affirme que le travail philosophique, en s’intéressant
à la manière dont va le ciel, s’intéresse aussi à la manière d’y aller,
autrement dit d’atteindre les mystères de l’être. Pour autant, il ne prétend
pas, surtout lorsqu’il se trouve face à ses juges romains, s’en prendre à la
démarche religieuse, mais seulement défendre à tout prix l’autonomie de la
philosophie vis-à-vis de la théologie.
« Je suis philosophe et non théologien », ne cesse-t-il de répéter. Qu’il
s’agisse de trouver un poste d’enseignant à Paris ou en Allemagne,
d’élaborer une défense lors de son interminable procès, Bruno assure n’être
d’aucune académie et moins encore d’aucune école de théologie ; il
reproche trop aux théologiens de tenir pour preuve des doctrines formulées
mille ans auparavant et d’y croire aveuglément. Lorsqu’il fréquente les
universités anglaises et allemandes où il rencontre des hérétiques (aux yeux
de Rome, bien évidemment), il se garde d’entamer avec eux la moindre
discussion théologique, de participer à la moindre controverse religieuse.
« J’ai été bien vu des calvinistes, des luthériens et d’autres hérétiques,
répète-t-il, parce qu’ils me tenaient pour un philosophe 42. » Philosophe il se
présente, philosophe il entend demeurer afin d’échapper à toute accusation
d’hérésie, à toute menace d’excommunication. Sa ligne de défense semble
simple : celui qui fait profession de philosophie se place sur un terrain qui
ne relève pas de la juridiction ecclésiastique. Mais cette réserve n’a en fin
de compte qu’une efficacité fort limitée : il a été excommunié par trois
Églises et condamné pour hérésie par les juges inquisiteurs de Rome.
D’ailleurs, Bruno le sait d’expérience, revendiquer le statut de
philosophe n’a rien d’aisé et n’échappe pas à toute critique : « Pour le
vulgaire, philosophe rime avec imposteur, inutile, gros pédant, colporteur,
saltimbanque, charlatan, juste bon à servir de passe-temps à la maison et
d’épouvantail dans les champs 43. » Lui qui a passé de longues années dans
l’errance et a bénéficié de l’accueil généreux des souverains, des princes et
des nobles de son époque, peut-il échapper à cette critique de la part du
« vulgaire » ? Mais surtout, s’il prétend ne pas se conformer à la règle
commune et refuser d’être au service de la théologie, n’a-t-il pas appartenu
à l’ordre des Prêcheurs, n’est-il pas encore nourri, vêtu par lui au cours de
sa réclusion ? Ne cherche-t-il pas, à maintes reprises, à se réconcilier avec
l’Église catholique ? Dès lors, peut-il espérer se soustraire au jugement des
autorités religieuses ? Que doivent penser celles-ci d’un philosophe qui, à
chaque pas de sa pensée, proteste contre le matérialisme et considère le
monde comme une image, un simulacre, une ombre de Dieu ? Doit-il être
condamné par un tribunal religieux, celui qui dit devoir aimer Dieu par-
dessus tout, au point de donner à ses avatars de scène les noms de
Théophile ou de Philothée ?
Le Nolain est évidemment trop intelligent pour se laisser emprisonner
dans des questions aussi simplistes. Il invite donc à distinguer la
philosophie qui voit Dieu dans la nature et la théologie qui le voit en dehors
et au-dessus du monde : la philosophie part de l’immanence du divin, la
théologie de sa transcendance. Dans De l’infini, de l’univers et des mondes,
il écrit : « Les théologiens aussi doctes que religieux n’ont jamais porté
préjudice à la liberté des philosophes ; et les vrais philosophes, honnêtes et
de bonnes mœurs, ont toujours favorisé les religions 44. » Il défend
l’existence d’une double vérité, l’une philosophique et l’autre théologique ;
une idée qui, frère Giordano ne peut l’ignorer, a été condamnée par la bulle
pontificale Apostolici regiminis promulguée en décembre 1513. Mais le
penseur n’en a cure : il fait de cette distinction l’un des piliers de sa défense
devant les juges de l’Inquisition et il montre ainsi qu’il tient à conserver son
indépendance vis-à-vis de toutes les autorités intellectuelles et religieuses,
bref qu’il n’est décidément d’aucune académie.

D’aucune religion
Le Nolain n’a jamais été tendre avec les religions : « Ce sont les sots de
ce monde qui ont fondé la religion, les cérémonies, la loi, la foi et la règle
de vie 45 », affirme-t-il sans ambages dans la Cabale du cheval pégaséen. Ou
encore, dans Le Souper des Cendres : « L’habitude de croire, l’inculcation
de certaines convictions dès l’enfance ont assez de force pour nous interdire
l’intelligence des choses les plus manifestes 46. » Et de conclure : « Qui veut
juger parfaitement doit savoir se dépouiller de l’habitude de croire 47. » Dès
lors, rien d’étonnant si tant de ses contemporains, amis ou ennemis,
bienfaiteurs ou juges, se sont demandé en qui, en quoi pouvait bien croire
ce singulier personnage. L’un d’entre eux, le prieur du carmel de Francfort
où Bruno a séjourné au cours de son périple germanique, en est convaincu :
son hôte était « un bel esprit, […] un homme universel, mais il n’avait
aucune religion ». Grande est la tentation de rappeler ici un vers de
l’Arioste : D’ogni legge nemico e d’ogni fede, « Ennemi de toute loi et de
toute foi » ; au cours de son procès, le prisonnier de l’Inquisition ne
prétend-il pas que ce vers lui avait été attribué au cours d’un jeu avec ses
frères novices et qu’il était alors parti d’un grand éclat de rire en découvrant
ce que le sort lui avait réservé…
Aux yeux de ses contemporains, Bruno a effectivement toutes les
apparences d’un homme « sans religion » : depuis sa fuite de Naples, s’il
loge souvent dans des couvents, personne ne le voit fréquenter les églises,
ni participer aux offices religieux. Nous en connaissons déjà la raison
officielle : il a été excommunié et déclaré apostat ; toute forme, toute
marque de communion, d’appartenance à une communauté de croyants lui
est donc formellement interdite. Cette interdiction l’écarte de la chaire
ordinaire de philosophie de la Sorbonne, mais elle lui sert aussi d’excuse
face à ses juges lorsqu’il est interrogé sur son absence de pratique
religieuse : « Ce n’est pas de ma faute, mais la conséquence d’une décision
ecclésiastique… » Toutefois, prenons garde, l’apparence est peut-être
trompeuse. Car la religion est constamment présente dans la conception
brunienne du monde ; seulement elle occupe une place et une fonction
différentes de celles accordées, enseignées et surtout défendues par les
autorités ecclésiastiques et politiques. Pour frère Giordano, la pratique
religieuse n’occupe plus le sommet du savoir et du pouvoir, comme
l’aboutissement recherché et la récompense attendue à un constant
dépassement de soi, à un pénible détachement de la matérialité ; elle
constitue plutôt une sorte de substrat, de terroir capable de fournir des
moyens à l’ascension de l’âme, une étape qu’il convient évidemment de
dépasser ou, mieux encore, d’intérioriser. Je ne crois pas qu’il plaisante le
moins du monde lorsqu’il répond à son hôte vénitien Mocenigo qui
s’étonne de ne pas le voir assister à la messe : « Quelle messe ? Je porte
moi-même l’office de l’art d’aimer 48. » Et Pierre Magnard, à propos de la
religion du Nolain, peut effectivement écrire : « Jamais le surnaturel n’aura
été aussi charnel ; jamais le christianisme n’aura été aussi païen. Cette
reprise inversée de la dogmatique fera du plus religieux des philosophes
modernes l’hérésiarque le plus accusé 49. »
Loin d’entretenir un rapport irréfléchi avec la religion, l’ancien
dominicain soumet au contraire les phénomènes religieux à un
questionnement permanent. Témoin des guerres de Religion qui embrasent
l’Europe, il critique les formes religieuses traditionnelles dès lors qu’elles
conduisent les sociétés à leur division et à leur autodestruction. Comme
Ronsard qu’il côtoie à la cour d’Henri III, Bruno ne conçoit et ne reconnaît
aux structures et aux systèmes religieux qu’un rôle de stabilisation, qu’une
fonction de ciment social : leur première raison d’être est de « lier », de
« relier » non pas l’homme à Dieu (comme l’avance l’une des étymologies
les plus courantes du mot « religion »), mais d’abord l’homme à la société
civile dans laquelle il vit. Les religions ont été créées pour les hommes et
non pour les dieux, au service de la paix, de la consolidation du pouvoir
politique et non du conflit et de la division ; tel doit être le sens de
l’engagement militant des religions et de leurs responsables, et non la
recherche du pouvoir et la revendication de l’autorité. Les lois divines,
ajoute Bruno, apportent leur secours aux lois et aux décrets humains qui se
révèlent insuffisants à maintenir la cohésion sociale : persuadé que l’agir
humain ne peut pas être séparé du principe qui le génère, il est convaincu
que la peur de Dieu rend les serments à son endroit plus forts que les lois
humaines.
C’est pourquoi le Nolain prend toujours soin de distinguer ceux qui ont
été à l’origine d’un courant religieux et ceux qui, après eux, ont cédé au
fanatisme aveugle et aux calculs intéressés, dénaturant ainsi, détournant,
faussant le message originel, l’intention initiale. Et lorsqu’il multiplie ses
attaques à l’encontre de l’Église romaine de son époque, il exprime moins
son hostilité à l’égard de la pensée chrétienne elle-même que sa volonté de
la dépouiller de toutes les formes dangereuses et délétères de dogmatisme et
de rigidité, d’en purifier le culte, d’en ranimer le véritable esprit
messianique.

Son errance l’ayant conduit à séjourner en Angleterre et en Allemagne,


Bruno a l’expérience des Églises d’État, calviniste, luthérienne et
anglicane ; s’il semble en apprécier les actions réformatrices, l’utopie
modérée, il n’en demeure pas moins prudent, parfois même critique. Ainsi
lui arrive-t-il de quitter sa réserve philosophique pour rejoindre le champ
théologique où son ennemi préféré est Luther ; à son propos, ne parle-t-il
pas de la « religion déformée » plutôt que réformée ? Ancré dans la
philosophie de son temps, Bruno ne peut résister à l’envie de prendre part
au débat à propos du libre arbitre et de la grâce divine. Sa position est
claire : « J’ai toujours tenu et je tiens que les bonnes œuvres sont
nécessaires au salut 50 » ; il critique et s’oppose donc fermement à la
doctrine réformée de la justification par la foi seule. Celle-ci lui apparaît en
effet comme d’une grande nocivité sociale, puisqu’elle promeut le lien
individuel et spécifique du croyant avec la divinité : il s’étonne, s’émeut,
s’inquiète de « cette religion qui considère l’action et les bonnes œuvres
comme des choses dérisoires, viles, erronées ; au dire de certains, les dieux
ne s’en soucient pas, et, quel qu’en serait le mérite, elles ne rendraient pas
les hommes plus justes 51 ». « On croit rêver ! » conclut Bruno, persuadé
qu’il convient de juger l’arbre à la qualité de ses fruits et non à la beauté de
sa frondaison. Son jugement, dans la bouche de l’Apollon de l’Expulsion de
la bête triomphante, est dès lors sans appel : « De tous les hommes donc,
quelle que soit la diversité de leurs croyances et de leurs enseignements, dit
Apollon, seuls ceux qui nient les œuvres méritent d’être persécutés au ciel
et sur terre, d’être exterminés comme peste du monde, et ils ne sont pas plus
dignes de miséricorde que les loups, les ours et les serpents, dont
l’anéantissement est une œuvre méritoire 52. »
Cette diatribe n’empêche pas le Nolain de faire l’éloge de Luther
lorsqu’il arrive à Wittenberg ; serait-ce qu’il juge les fruits sociaux de la
Réforme en fin de compte meilleurs que la frondaison théologique qui les
porte ? Bien difficile de nous retrouver dans l’abondance de ses propos qui
s’accumulent au fil de ses voyages et de ses résidences, jusque dans sa
prison romaine où il explique que son dithyrambe à l’égard du réformateur
allemand n’était que purement stratégique (il était à la recherche d’un poste
d’enseignant), qu’il n’a jamais apprécié la rigueur dogmatique du
protestantisme ni oublié les germes de discorde et de guerre civile qu’il a
semés dans le Nord de l’Europe. En revanche, ni devant ses juges ni ailleurs
il n’évoque son intérêt pour la place accordée à la Bible par les Églises de la
Réforme et leur soutien aux méthodes exégétiques, pas plus que pour la
mystique attachée à leurs doctrines. Le Nolain tient à sa réputation de n’être
d’aucune religion.
Chapitre 5

Vicissitude

Depuis le XVIIIe siècle, les gens de lettres paraissent avoir pris l’habitude
d’user du pluriel et de désigner par « vicissitudes » une succession
d’événements, de transformations, avec une propension à y voir d’abord
leur caractère malheureux, voire désastreux. Auparavant, le singulier était
plus fréquent et la tonalité plus variée : Montaigne, dans ses Essais, évoque
simplement la « révolution et vicissitude de la Fortune ». Et son
contemporain, Giordano Bruno, en fait un semblable usage, en même temps
qu’un apparent éloge : « Si dans les corps, dans la matière et dans l’être il
n’y avait pas de changement, de vanité et de vicissitude, rien n’irait, rien ne
serait bon, rien ne serait délectable 53. »
Le Nolain semble nous livrer une leçon de sagesse dont nous pouvons
nous demander si elle est l’effet des « vicissitudes charmantes ou
pathétiques d’une existence » (en l’occurrence la sienne) selon le mot de
Paul Valéry ou au contraire le remède, le vade mecum concocté pour les
affronter et les surmonter. Mais est-il raisonnablement possible de répondre
de manière satisfaisante à une telle question ? La vie et l’œuvre de Bruno ne
paraissent-elles pas si intimement liées, surtout lorsque la seconde prend la
forme de véritables mises en scène ? Quoi qu’il en soit, après avoir tenté de
décrire sa vision philosophique du réel, jusque dans ses dimensions divines,
une vision somme toute organique, voire ordonnée, il faut y introduire une
perspective supplémentaire, celle du « changement », de la « vanité » et de
la « vicissitude », qui selon ses propres termes rendrait ce réel « bon » et
« délectable ».

Métamorphose
54
« Je vis, en une mort vivante, une vie morte . » Cet aveu paradoxal,
comme arraché à une âme héroïque, pourrait bien être celui d’un homme
chez qui nous avons déjà perçu d’autres (et peut-être moindres)
coïncidences des contraires. Qu’il les ait subies ou provoquées, qu’il en ait
lui-même souffert ou qu’il les ait imposées à son entourage, il en a toujours
eu une expérience suffisamment lucide, une conscience suffisamment
raisonnée pour en faire un principe de sa pensée, en élaborer une théorie du
réel et même en proposer une forme de morale.
Tout processus, constate-t-il, se développe à travers des contraires. « Le
principe, le moyen et la fin, la naissance, l’accroissement et la perfection de
tout ce que nous voyons, martèle le Nolain dans l’Expulsion de la bête
triomphante, viennent des contraires, par les contraires, dans les contraires,
pour les contraires. Et où il y a contrariété, il y a action et réaction, il y a
mouvement, il y a diversité, multitude, ordre, hiérarchie, succession,
55
vicissitude . » Qu’il s’agisse de suites d’actions et de réactions spécifiques
au monde physique, d’alternances de génération et de corruption dans le
monde biologique, qu’importe : toutes les choses sont faites de contraires.
Jusque dans le plaisir ou dans la douleur, précise-t-il ; jusque dans la justice
qui n’agit que là où il y a faute, dans la concorde qui ne se réalise que là où
il y a contrariété. Jusque dans la sagesse à laquelle Bruno donne la parole :
« Moi qui, avec mon objet divin qui est la vérité, ai dû fuir et me cacher
durant si longtemps, moi qui ai été réprimée, subjuguée, j’ai pourtant jugé
que ce mouvement était le principe de mon retour, sur l’ordre du destin, de
mon apparition, de mon triomphe et de ma glorification, qui seront d’autant
56
plus grands que plus grandes en sont les contrariétés . »
Le Nolain n’affirme évidemment pas l’identité des contraires, mais
l’existence d’une continuité entre eux sous l’effet d’un principe interne
commun, la substance infinie ou l’âme du monde, capable de les attirer à
elle jusqu’à les réunir, sans pour autant les faire disparaître. Cette union, il
n’en rêve pas comme d’un état originel perdu ou plus probablement
imaginé ; il en rêve comme d’un aboutissement toujours en train de
s’accomplir et même de se renouveler, dans l’exubérante atmosphère propre
à ses pièces italiennes aussi bien que dans la tempérance de ses habitudes de
vie. Car il ne cesse d’enseigner une recherche du juste milieu, une méfiance
et même un rejet à l’égard de toute posture extrême qui ne tiendrait pas
compte des capacités de chacun : il ne saurait y avoir de norme commune,
mais seulement l’exercice personnel de la raison, plus exactement de la
liberté de la raison. En matière de morale, de comportement humain,
aucune loi, aucun droit ne peuvent être imposés à l’homme pour le
contraindre à réaliser ce qui n’appartiendrait ni à sa nature, ni à sa
puissance, ni à sa volonté. À toute forme de plan invisible ou inintelligible,
à toute décision ou justice divines, le Nolain oppose l’affirmation de la
puissance humaine, de la liberté humaine, de la possibilité donnée aux
humains de construire leurs ordres et leurs lois.
Ce souci, cet intérêt, voire ce goût pour les contraires et leurs
coïncidences, pour la dynamique qu’ils provoquent, induisent ou autorisent,
expliquent la place que Bruno accorde à l’idée de vicissitude dans ses
œuvres. Elle signifie cette alternance de lumière et d’ombre dans laquelle
baignent notre monde et nos existences, mieux encore ce mouvement
incessant et successif de révolutions et de mutations, d’ascensions et de
descentes qu’opère la roue de la métamorphose.
Roue, ronde : l’image est familière à la pensée et aux écrits du Nolain.
Nous le savons trop épris de liberté pour prétendre y voir une allusion au
jouet et au supplice de l’animal enfermé dans une cage cylindrique ; les
révolutions dont elle est le signe sont avant tout celles d’une âme libre,
toujours en mouvement, toujours en mutation, en même temps que centrée,
concentrée par ce principe d’unité à l’œuvre en toutes choses. Le
mouvement ascendant et descendant auquel cette âme est soumise est aussi
celui de son incorporation dans un sujet humain (comme ailleurs dans des
sujets animaux) et celui de son élévation par la contemplation de la beauté
de la nature, par sa conversion à l’intelligence. Un double mouvement que
Bruno estime aussi inévitable que nécessaire : sans ce rythme de descente et
de montée, sans ce processus circulaire et éternellement répété, l’univers
n’existerait tout simplement pas.
Mais pourquoi une éternelle répétition ? Frère Giordano sait que la
tradition judéo-chrétienne a recours au thème de l’ascension et de la
descente, mais ce mouvement est impérativement limité dans le temps par
la fin du monde annoncée dans les apocalypses, par l’avènement du Christ.
Telle n’est pas la mesure de la sempiternelle vicissitude qui, selon le Nolain,
marque, meut le réel et dont la conséquence est aussi joyeuse que peut l’être
une ronde, une ritournelle répétée à l’infini. Il s’en explique dans Des
fureurs héroïques : l’univers infini est divin par l’immanence du divin en
lui, le Paradis se réalise dans l’existence mondaine elle-même. Il n’est plus
nécessaire de s’interroger sur les origines de l’humanité ou du monde, de se
soucier de leur destin ou de leur fin ; il n’est plus utile de s’inquiéter pour le
temps qui serait compté, car l’univers est l’éternité elle-même. Et le réel est
soumis à une métamorphose sans fin ni limite, grâce à laquelle il n’y a
jamais de détresses si pénibles, de maux si douloureux, lorsque la roue
passe au plus bas de sa course, qui ne soient suivis par l’union avec le divin
lorsqu’elle parvient à son sommet…
Mais qui donc fait tourner cette roue ? Pour répondre à cette question, le
Nolain donne la parole à la Fortune : « Je fais tourner la roue, je remue
l’urne par une mesure indéterminée, afin que mon intention ne puisse pas
57
être mise en cause . » La roue de la Fortune ? Étrange ou trop facile,
pourrions-nous rétorquer. Mais laissons-lui le temps de préciser : « Par
Fortune, on n’entend rien d’autre qu’un événement imprévu, très incertain
pour l’œil des mortels, mais nullement pour l’œil de la Providence 58. » Si,
pour le philosophe, la Providence n’est autre que l’ordre de la nature, la
Fortune, incertaine et même injuste, inique, est nécessairement aveugle ;
elle-même revendique d’ailleurs cette cécité : « Si je n’étais pas aveugle, je
ne serais pas la Fortune […] je suis une justice qui n’a pas à distinguer, je
n’ai pas à faire de différences […] lorsque je donne, je ne vois pas à qui je
donne ; lorsque j’ôte, je ne vois pas à qui j’ôte ; si bien que de cette
manière, j’en arrive à traiter tout le monde également et sans faire de
différence aucune 59. »
Que faut-il craindre, que faut-il espérer d’une telle Fortune qui « jette
tous les êtres dans une même urne » ? Gardons à l’esprit la vision du
Nolain : il prétend encore qu’il nous revient de saisir la Fortune par les
cheveux, de ne plus être les otages passifs de forces qui nous emportent
vers le haut ou vers le bas. Il n’y a pas de fatalité, le cercle de la vicissitude
ne se referme jamais, il reste ouvert, il demeure infini. Dès lors, « que
chacun compare ce qu’il veut à ce qu’il sait, ce qu’il veut et sait à ce qu’il
peut, ce qu’il veut, sait et peut à ce qu’il doit, ce qu’il veut, sait, peut et doit
60
à ce qu’il est, fait, possède et attend », sans jamais s’écarter des limites du
juste, de l’honnête et du bien commun. Voilà de quoi alimenter une ligne de
vie, une sagesse, une morale personnelles auxquelles, il faut le reconnaître,
Bruno a conformé sa propre existence.

Qu’en est-il alors de la mort ? De la crainte de la mort en particulier,


puisqu’elle est l’une des origines de la réflexion philosophique et, surtout,
puisque chacun d’entre nous demeure toujours le premier à mourir ? Lui-
même ne semble jamais l’oublier ni la garder loin de sa pensée. Il parle de
l’« importune crainte de la mort qui, depuis l’heure où nous avons reçu
l’usage de nos sens, tyrannise l’esprit des êtres vivants 61 ». Il sait que la
crainte de la mort a sa place non seulement comme prémisse de la foi dans
le Christ mais aussi comme condition à la crainte d’un Enfer qui, s’il
n’existe pas (car telle est sa conviction), suffit à imposer des contraintes
morales, à empêcher la dépravation d’une humanité ignorante. Empêcher la
corruption des mœurs, établir des liens justes et pacifiques entre les
humains, telle est la mission accordée par Bruno aux religions. Mais lui-
même, ne cesse-t-il de répéter, n’appartient à aucune : il se moque de la
« vaine et puérile terreur de la mort 62 » et ne craint pas l’Enfer. Il en est
convaincu et toute sa philosophie le conforte dans sa foi : « Rien ne
s’annihile, ni ne perd l’être, sauf la forme accidentelle extérieure et
63
matérielle . » Parce qu’il ne perd jamais de vue la roue de la vicissitude qui
nous impose cette permanente mutation et cette mutante permanence, il en
est persuadé : « La mort n’est rien d’autre qu’une dissolution. Ainsi aucun
esprit, aucun corps ne disparaît-il ; ce n’est qu’une mutation continue des
64
combinaisons et des actualisations . » Dire que la matière est toujours
identique et immuable, qu’elle est ce sur quoi et ce en quoi s’effectue le
changement et non le changement lui-même, enseigner qu’il faut moins
croire à la mort des êtres et des choses qu’à leur transformation, affirmer
que « l’âme abandonne le corps qu’elle occupait dans la vie » mais
qu’« elle ne peut abandonner le corps universel – à moins qu’on ne préfère
65
dire qu’elle ne peut être abandonnée par le corps universel », enseigner, je
le répète, que l’âme de l’homme « est semblable par son essence spécifique
et générique à celle des mouches, des huîtres marines, des plantes et de tout
ce qui est animé ou a une âme 66 », c’est non seulement ouvrir la porte à
l’idée de métempsychose, mais bel et bien l’accueillir chez soi !
La métempsychose est l’un des principaux chefs d’accusation du procès
de frère Giordano à Rome, puisqu’elle s’oppose au dogme central du
christianisme qu’est la résurrection. Le Nolain ne l’ignore pas puisque,
devant ses juges, il est contraint de renier sa Cabale du cheval pégaséen qui
contient une défense explicite de la métempsychose. Pour autant, il choisit
Pythagore plutôt que le Christ, la parenté des vivants, qu’ils soient humains,
animaux, végétaux, plutôt que la croyance en une espèce humaine créée « à
côté » du reste de la nature, à l’image et selon la ressemblance du Dieu
Créateur. En effet, aux yeux du philosophe italien, la métempsychose
constitue la force motrice, l’élan puissant qui régit la réalité tout entière et
permet la réalisation de tous les modes d’êtres possibles.
Lorsqu’il ne voit pas s’approcher « une escorte de cinquante ou cent
torches 67 » pour l’accompagner à son supplice, à quelle mort cet homme
rêve-t-il ? Il confie à l’un des personnages de ses Fureurs héroïques le soin
de suggérer à sa place : « La mort qu’il souhaite serait donc cette mort des
amants qui procède de la joie suprême, que les kabbalistes désignent sous le
nom de mors osculi, et qui est proprement la vie éternelle, donnée à
l’homme virtuellement et effectivement dans l’éternité 68 ? » Mors osculi : la
mort dans un baiser, par un baiser…

L’amour du destin
Amor fati : Marc Aurèle ou Friedrich Nietzsche ? Que nous importe ici
de connaître l’auteur d’une expression inusitée par le Nolain ; c’est
évidemment l’esprit plutôt que la lettre de cet « amour du destin » qui peut
nous permettre de mieux approcher l’attitude du Nolain, la sagesse du
Nolain dirais-je, dans l’expérience, dans l’épreuve de la métamorphose
permanente et renouvelée qu’est à ses yeux l’existence humaine. Comment
agir, comment réagir, comment se comporter si l’univers se révèle infini
dans l’espace et dans le temps, si l’existence personnelle et présente n’est
qu’un moment d’un cycle inlassablement répété d’élévations et de
descentes, d’apparitions et de disparitions, de naissances et de morts ? Est-il
possible de défendre, de prétendre l’homme libre face à des phénomènes
d’une ampleur telle qu’ils paraissent le dominer, l’écraser comme le faisait
déjà l’imperturbable cosmos des Anciens ? Du moins celui-ci, dans sa
version chrétienne, n’imposait-il aux créatures terrestres sa froide
détermination que durant une durée limitée…
Si la plume de frère Giordano prend parfois des accents franciscains
pour s’inquiéter du sort réservé aux animaux ou même des douleurs
infligées à la terre par nos entreprises minières, elle les surpasse, les
outrepasse lorsqu’il est question de l’existence, de notre existence humaine.
Force est de reconnaître que le monde de François d’Assise, celui de frère
Soleil, sœur Lune et frère Loup, est toujours cosmique, non parce que la
révolution astronomique de Nicolas Copernic et le struggle for life de
Charles Darwin n’y ont pas encore fait leur intrusion et provoqué les
ravages dont ils sont parfois accusés, mais parce que le Petit Pauvre
d’Assise chante un monde créé bon d’un coup et pour toujours par Dieu. Et,
à travers ses chants, frère François cherche à retrouver l’image du jardin
d’Éden abîmé par le péché des hommes ; dominée par le crucifix de San
Damiano, la petite église où il s’est converti au Christ, sa spiritualité aboutit
aux stigmates de l’Alverne : l’expérience tragique de la croix, de la
déréliction, de l’abandon ultime, dans l’attente de la résurrection et de la fin
des temps, lorsque Dieu sera enfin tout en tous.
Telles ne sont ni la vision ni la foi de Bruno. Il ne croit pas en un monde
créé bon par Dieu et qui, suite à la faute de l’homme, devrait être sauvé ; il
n’a que faire d’une assurance cosmique qui réduirait à néant le pouvoir, la
responsabilité et surtout la liberté de l’homme ; il refuse d’entrer dans le jeu
de la culpabilité et surtout de la culpabilisation qui cultive la crainte vis-à-
vis d’un Enfer qui, selon lui, n’existe pas. L’ancien frère dominicain accepte
avec joie la totalité de l’existence, l’ensemble du réel, tels qu’ils se
présentent à lui ou, plus exactement, tels que la vicissitude les lui présente,
les lui impose au fil du temps. Le Dieu de Bruno n’a rien de commun avec
le fatum, le destin aveugle et sourd qui broie tout sous sa loi de fer. Le Dieu
de Bruno est plutôt celui dont parle le livre de la Sagesse : « Tu aimes en
effet tout ce qui existe, tu n’as de répulsion envers aucune de tes œuvres ; si
tu avais haï quoi que ce soit, tu ne l’aurais pas créé 69. » Nous l’avons vu, si
la Fortune est aveugle et injuste, sa roue n’est qu’une pièce de cet univers
qui ne ressemble en rien à une horloge fabriquée par un malicieux Artisan ;
et ce « mécanisme » est ouvert afin que chacun, selon la morale brunienne,
puisse comparer « ce qu’il veut, sait, peut et doit à ce qu’il est, fait, possède
et attend 70 ».
Alors, sans doute frère Giordano montre-t-il comme frère François une
vraie sympathie pour le monde qui l’entoure – sa nolana filosofia invite à
tenir compte de tous les êtres, de toutes les choses, sans distinction, sans
discrimination. Pour autant, s’il est question de chercher une forme
d’accord, d’ajustement, d’adéquation à la nature, il est aussi question pour
nous d’y trouver notre propre place : aux nécessités qu’impose la condition
de vicissitude, nous devons apprendre à associer et non à opposer notre
désir, notre recherche de liberté. Bref, à trouver notre juste place dans
l’univers.
Il s’agit là d’un point central de la sagesse du Nolain : l’homme ne doit
pas chercher à s’imposer par ses capacités personnelles, acquises,
développées, entretenues, à laisser coûte que coûte son empreinte sur les
choses mais plutôt, grâce à ses capacités, à devenir l’égal de la nature.
Bruno n’anticipe donc pas le « nous rendre comme maîtres et possesseurs
de la nature » de Descartes ; plutôt s’y opposerait-il pour défendre une
théorie de la connaissance qui doit aboutir à l’élimination de toute
différence entre le sujet et l’objet, entre les humains et la nature. En réalité,
le Nolain se coupe de l’évolution des sciences de la nature qui se fondent
désormais sur le doute méthodique et le recours à l’expérimentation.
L’amor fati dont nous pouvons qualifier la pensée de Bruno n’a donc
rien d’un fatalisme, rien d’un « à-quoi-bonisme ». Au contraire, il prône de
rechercher notre place, notre rôle au sein de la réalité. Notre nouvelle place,
convient-il de préciser, puisque le réel est désormais appréhendé, éprouvé
comme infini et contingent ; mais aussi notre place toujours nouvelle,
puisque ce réel est marqué par la vicissitude, la métamorphose et même,
pour les vivants, la métempsychose. « Le temps, résume Bruno d’une
formule lapidaire, ôte tout et donne tout 71. » La longue errance de l’homme
en noir, dont cette sentence semble être un écho, n’est en fin de compte
qu’un reflet de la condition humaine. Mais cette recherche inlassablement,
parfois péniblement recommencée est encore le moyen de devenir
l’instrument libre et conscient de la divinité.
Nulle « volonté de puissance » donc, aucun « surhomme » non plus ne
sont nécessaires pour évoquer l’amor fati, comme Nietzsche le fera ensuite.
Bruno serait-il trop soucieux de tempérance et de juste milieu pour précéder
le philosophe allemand dans cette voie ? À voir. Car, à défaut de parler de
puissance, il fait l’éloge de l’effort et plus souvent encore de l’héroïsme,
autrement dit d’une conscience éveillée, presque tragique. La conscience
que l’homme peut agir, doit agir, quand bien même il connaît et
expérimente ses limites. Même accroché à la roue de la Fortune, emporté
par elle, chacun peut trouver le chemin pour n’être ni asservi ni anéanti. Peu
importe l’échec, répète le Nolain, l’important est d’avoir lutté : vivre, c’est
refuser de n’être que le jouet de la vicissitude comme le sont les animaux et
les plantes ; vivre, c’est résister. Le héros ou le sage est celui qui,
outrepassant la condition commune aux humains, demeure au plus près de
son centre, minimise ses passions tout en prenant soin de cultiver ses
sympathies avec le monde.
Oublions un instant les critiques qui peuvent raisonnablement s’élever
contre la pensée et les mœurs de Bruno – et surtout les accusations dont
elles ont été l’objet. Nous devons lui reconnaître, sans hésitation ni
réticence, d’être de l’étoffe, de la trempe de « ceux qui embellissent les
choses », selon la belle expression du Gai Savoir.
Cendres
Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris, « Souviens-
toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ». La
formule que prononce le prêtre au cours de la célébration du mercredi des
Cendres est inspirée des mots adressés par le Créateur à Adam après son
péché ; dans ce contexte liturgique, au seuil du Carême et dans la
perspective de préparer la fête de Pâques, il s’agit d’une invitation pressante
à la conversion et à la pénitence : Paenitemini, et credite Evangelio,
« Repentez-vous et croyez à l’Évangile », dit encore le célébrant. Cendres,
pénitence et… face de Carême !
Les cendres paraissent accompagner le parcours de frère Giordano plus
souvent que les rites liturgiques n’en font usage. Celles que le Vésuve
éparpille généreusement sur ses flancs et bien au-delà, assurant la fertilité
des sols et l’abondance des récoltes ; celles qui ont donné leur nom au
célèbre souper anglais au cours duquel le Nolain a défendu le système
copernicien et dont il a fait un livre ; celles de ses ouvrages et de son propre
corps, condamnés par l’Inquisition à être brûlés afin de ne laisser aucune
trace de sa pensée ni de sa vie, et jetés sur un bûcher le lendemain du
mercredi des Cendres de l’an 1600. Mais aucune de ces cendres ne porte le
moindre signe d’un mouvement, d’un désir de pénitence. La raison
principale n’en est pas l’obstination dont l’ancien religieux est accusé par
ses juges mais, plus fondamentalement, son refus de croire en un Adam
pécheur et condamné à retourner à la poussière, en une humanité pécheresse
condamnée à courber l’échine devant un Créateur déçu par ses créatures, en
un Christ subissant l’abominable crucifixion pour sauver les pécheurs de
l’Enfer.
Bruno ne refuse pas à Adam d’avoir pu naître ou d’avoir été créé à
partir de la poussière du sol, ni d’y retourner à sa mort ; il accorde une place
trop importante à la matière pour écarter une telle idée. En revanche, il met
explicitement en question la lecture officielle du livre de la Genèse, et en
particulier des récits de création de l’humanité, qui conduit à confesser, à
proclamer qu’Adam et Ève sont les premiers et uniques parents de
l’humanité ; une lecture qui constitue les bases de ce que les historiens des
sciences appellent le « monogénisme », soit l’hypothèse ou plutôt
l’affirmation que l’espèce humaine a pour origine un seul et unique couple
d’individus. Aujourd’hui radicalement et unanimement rejeté par les
biologistes de l’évolution et les paléoanthropologues qui s’appuient sur
l’étude des fossiles et des patrimoines génétiques, le monogénisme biblique
ou chrétien a en réalité été mis en doute dès les premiers temps de l’Église.
Ainsi le néoplatonisme, issu des travaux du philosophe juif Philon
d’Alexandrie au Ier siècle de notre ère, prétend-il que l’humanité descend de
la création de plusieurs couples. Au siècle suivant, vers 170, Apollonius
Dyscole professe que le monde a été créé cent cinquante-trois mille ans
auparavant, une période que ce grammairien d’Alexandrie juge
incompatible avec la généalogie humaine fournie par la Bible qui ne couvre
que quelques milliers d’années ; il propose donc de combler ce fossé
temporel par d’autres populations que celles issues des deux créatures du
jardin d’Éden. Le magistère romain s’oppose catégoriquement à toutes ces
hypothèses dites « polygénistes » ; il s’appuie, en particulier, sur la position
d’Augustin d’Hippone qui, dans son ouvrage De Civitate Dei contra
e
paganos (La Cité de Dieu) rédigé au début du V siècle, accorde au monde
un âge de six mille ans et récuse toutes les théories d’humanités qui auraient
précédé, voire auraient pu être contemporaines de celle dont la Bible
raconte la genèse. À partir de la fin du XVe siècle, les voyages
transatlantiques remettent la question au goût du jour et fournissent des
arguments aux défenseurs du polygénisme. Leurs adversaires monogénistes
n’en démordent pas, continuent à affirmer que nous sommes tous, y
compris les Indiens d’Amérique, les descendants d’Adam et Ève ; ils font
même appel au savant évêque d’Hippone qui, dans son opposition à l’idée
d’une Terre ronde et d’habitants à ses antipodes, a pourtant écrit dans La
Cité de Dieu : « Il serait trop absurde de prétendre qu’après avoir franchi
l’immensité de l’Océan, quelques hommes aient pu, hardis navigateurs,
passer de cette partie du monde en l’autre pour y implanter un rameau
détaché de la famille du premier homme 72. » Malheureusement pour
Augustin, des hommes vivent bien de l’« autre côté » de la Terre ronde ;
mais qui sont alors leurs ancêtres ?
Lorsqu’il prend la défense de l’hypothèse polygéniste, le Nolain ne
prête guère d’attention à l’objection d’Augustin ; quitte à verser dans la
fiction et les élucubrations osées, il avance : « Je pense qu’il sied de
découvrir quelque élégante manière d’expliquer le transport de ces
hommes, par quelque coup de vent ou quelque traversée de baleines qui
auraient avalé certaines personnes dans un pays et qui seraient allées en
vomir les survivants dans d’autres régions du monde et sur d’autres
continents 73. » L’auteur de l’Expulsion de la bête triomphante en est
convaincu : les dogmes de la Genèse et du Déluge sont des fables ; des
populations humaines, les « préadamites », auraient existé avant « notre
père » Adam et nous pourrions en être les descendants. Seuls les Hébreux,
estime-t-il, ont pour ancêtres Adam et Ève, tandis que les autres hommes
descendent de deux personnages plus anciens, Hénoch et Léviathan. Il
s’agit là d’une tradition rabbinique dont s’est déjà inspiré l’empereur Julien
l’Apostat et qui trouvera une formulation plus complète un demi-siècle
après la disparition de Bruno. En 1655, Isaac de La Peyrère publie un
ouvrage intitulé Præadamitæ, sive Exercitatio super versibus duodecimo,
decimotertio et decimoquarto, capitis quinti Epistolae D. Pauli ad
Romanos, quibus inducuntur primi homines ante Adamum conditi (Les
Préadamites ou Dissertation sur les douzième, treizième et quatorzième
versets du cinquième chapitre de l’Épître de saint Paul aux Romains, par
lesquels est établie l’existence de premiers hommes avant Adam). Pour ce
calviniste né à Bordeaux, le premier chapitre du livre de la Genèse
raconterait la création de l’humanité tout entière ; le deuxième, qui met en
scène Adam et Ève, évoquerait la création du seul peuple hébreu. Dans la
même veine, le Déluge n’aurait pas été un événement mondial, mais la
punition infligée par Dieu aux seuls descendants du couple mythique. Tout
comme le Nolain, La Peyrère est condamné pour de telles idées : arrêté, il
doit se rendre à Rome pour abjurer sa foi calviniste. Cependant, dans son
Apologie, publiée en 1663, il persiste à comparer l’importance de
l’hypothèse préadamite à celle de la théorie copernicienne au regard de leur
contribution respective au progrès des sciences et des idées.
Revenons à Bruno. Sa défense du préadamisme et du polygénisme
participe à la négation de l’universalité de la religion chrétienne, sur terre
aussi bien que dans l’univers : elle met en effet en péril l’un des piliers de la
doctrine du péché originel qui affirme qu’en Adam tous les hommes ont
péché et que, dans le Christ, par le Christ, ils sont tous sauvés, comme
l’enseigne l’Épître de Paul aux Romains. Bruno fait même davantage. Il
met en doute, je l’ai déjà évoqué, la possibilité pour Dieu de s’incarner, de
prendre chair dans l’humanité : à ses yeux un tel abaissement (ce que la
tradition chrétienne nomme la « kénose ») ne sied pas à un Dieu, éternel,
infini par définition. Cette croyance chrétienne l’incommode, l’insupporte,
surtout que s’y ajoute celle, également dégradante, du supplice de la croix :
dès son entrée au couvent Saint-Dominique de Naples et jusque sur le
bûcher, il ne cesse pas de montrer son refus des représentations du Crucifié.
Qu’aurait-il pensé du retable d’Issenheim, peint par Matthias Grünewald
dans les années 1510, mélange de dolorisme, de maniérisme et même de
fantastique, qui met dramatiquement en scène les souffrances du Vendredi
saint et les porte à leur paroxysme ?
Sans qu’il faille y voir un lien de cause à effet, l’aversion de frère
Giordano pour la figure du Crucifié doit être rapprochée de son refus de
l’idée de salut telle qu’elle est confessée par les chrétiens. Il n’y a dans sa
pensée aucune place pour le dogme de la rédemption ; ou, pour être
probablement plus exact, cet autre pilier de la foi chrétienne est remodelé
dans la vision philosophique brunienne de la roue de la Fortune, du cercle
de la vicissitude : ouvert et infini. Il n’est pas question de retrouver un état
originel perdu par suite du péché d’Adam, de reconquérir un sommet d’où
nous, les humains, aurions été chassés, de remodeler une ressemblance avec
Dieu que nous aurions perdue, mais d’avoir foi en la vérité naturelle, de
développer des qualités morales, d’accomplir un but au sein de ce monde-
ci. Nous l’avons vu, Bruno s’est élevé contre la théologie luthérienne de la
justification par la foi seule ; le seul salut qui trouve grâce à ses yeux est
celui dont il peut dire : « J’ai toujours tenu et je tiens que les bonnes œuvres
sont nécessaires au salut 74 », celui par qui des humains deviennent
immortels aux yeux des mortels. Telle est la voie du « furieux héroïque ».
Chapitre 6

L’homme nu

Lorsque frère Giordano et moi-même avons prononcé nos vœux dans


l’ordre des Prêcheurs, nous avons promis obéissance usque ad mortem
(jusqu’à la mort), une formule latine qui suffit à donner à cet engagement
son caractère solennel. Rompre nos vœux nous a conduits l’un à être
condamné au bûcher, l’autre à être « renvoyé de l’état clérical » selon
l’expression qui remplace désormais celle, fort péjorative, de « réduction à
l’état laïque ». Quelle valeur donner alors à ce usque ad mortem, si l’ardeur
d’une flamme ou la signature d’une autorité ecclésiastique sont capables de
l’imposer définitivement (et tragiquement) ou de le barrer d’un trait ? Je me
réserve la liberté de m’entretenir ailleurs et, d’abord, avec ma propre
conscience à propos de mon choix de quitter l’ordre dominicain, sans avoir
jamais été accusé des fautes dont a été chargé mon confrère italien. Quant à
ce dernier, a-t-il été rattrapé par ses vœux, à une époque où l’Église
catholique donnait à leur solennité une signification d’autant plus grave et
contraignante que celui qui les avait prononcés était soupçonné d’autres
errements, théologiques ceux-là ? À une époque où elle confiait au bras
séculier le soin de punir sans aucune pitié (pas même, pour l’ancien
dominicain, celle d’être étranglé avant d’être livré aux flammes) ceux
qu’elle jugeait coupables d’hérésie ? Tragique, terrible, le usque ad mortem
de frère Giordano, celui d’un homme mis à nu puis brûlé, ne scelle pas
seulement un emprisonnement de huit années et un procès qui a duré aussi
longtemps ; il est aussi le sens, la marque d’une quête, à travers les
vicissitudes d’une errance pénible, mais surtout au-delà des seuils
successifs qui le séparaient de cette divinité qu’il n’aura jamais cessé de
rechercher avec fougue et fureur. À son propre avatar, Filoteo, l’amoureux
de Dieu, il fait entendre cette invitation par la bouche d’Albertino :
« Persévère, cher Filoteo, persévère ; ne te décourage pas et ne recule pas,
parce qu’avec le secours de multiples machinations et artifices le grand et
solennel sénat de la sotte ignorance menace et tente de détruire ta divine
75
entreprise et ton grandiose travail . »

Revoir Venise…
Le Nolain prend son temps avant d’honorer la demande de son hôte
vénitien : arrivé fin août 1591 dans la cité des Doges, il s’installe d’abord
dans une auberge et non au palais de Giovanni Mocenigo, puis, en
septembre, part pour Padoue afin d’y briguer un poste de mathématicien
annoncé vacant ; afin de justifier sa démarche, il donne deux leçons
consacrées aux mathématiques. Mais la candidature de Bruno n’est pas
retenue et le poste sera occupé un an plus tard par… Galilée.
De retour à Venise en décembre 1591, le philosophe finit par loger chez
Mocenigo au printemps 1592, entre le Rialto et la basilique Saint-Marc.
Même s’il fréquente ses amis libraires ainsi que le cercle d’Andrea
Morosini, une sorte d’académie miniature, il est évident que l’invitation de
son hôte vénitien lui pèse ; il ne se presse guère de lui enseigner ses
(prétendus) secrets, alors plus enclin à préparer ses prochaines publications
et, une nouvelle fois, à envisager son retour dans l’Église catholique (sans
doute l’une des raisons de son retour en Italie). Il explique d’ailleurs vouloir
dédicacer au pape Clément VIII son prochain ouvrage, Delle sette arte
liberali (Des sept arts libéraux), qu’il prévoit de faire imprimer à Francfort.
Mais ses interlocuteurs ecclésiastiques restent inflexibles : il n’est pas
question d’envisager une quelconque forme de réconciliation avec Rome,
moins encore une possibilité d’enseigner dans une structure catholique, sans
un retour effectif dans l’ordre des Prêcheurs. Une condition que Bruno
continue de refuser.
Simultanément, ses relations avec son hôte se dégradent au point que, le
21 mai 1592, il lui annonce prendre congé de lui et se préparer à rejoindre
Francfort. Furieux, Mocenigo menace alors de le dénoncer à l’Inquisition
s’il ne se décide pas à tenir sa promesse de lui enseigner les arts de la
mémoire et de la magie. Bruno lui tient tête et, dans la nuit du 22 au 23, se
retrouve enfermé dans le grenier du patricien, puis dans sa cave. Et
Mocenigo met sa menace à exécution : il adresse à l’inquisiteur de Venise,
frère Giovanni Gabriele da Saluzzo, une lettre de dénonciation
accompagnée de plusieurs publications du Nolain. Le 25 et le 29 du même
mois il récidive avec deux nouvelles lettres : il prétend avoir entendu son
invité récalcitrant affirmer croire à l’existence d’un univers infini et d’un
nombre infini de systèmes solaires, nier la véracité du récit de la Genèse au
nom de l’éternité de l’univers, croire en la métempsychose, critiquer le
Christ, refuser la Trinité, nier la virginité de Marie, mépriser la théologie et
l’Inquisition, être un ennemi de la messe, ne pas croire à la punition des
péchés, être un faux mage, aimer le roi Henri IV, se vanter d’avoir séduit
beaucoup de femmes et considérer la liberté sexuelle comme propre au
service de la nature. Mocenigo le sait bien : une seule de ces accusations
suffirait à condamner son prisonnier au bûcher… Entre-temps, ce dernier
est transféré dans la prison vénitienne du Saint-Office, San Domenico di
Castello.
Après le temps de l’exil et de l’errance, des cours royales et des aulas
universitaires, commence pour frère Giordano celui des interrogatoires et
des procès, des geôles et des cachots.
Confiée à l’Inquisition vénitienne, son affaire paraît d’abord ne pas
traîner : dès le 26 mai s’ouvre son procès, en même temps que débute son
interrogatoire. De cette époque date le seul « portrait » que nous possédions
du Nolain : Giovanni Battista Ciotti, son libraire de Venise, le décrit comme
« un homme de petite taille, maigre, avec un peu de barbe noire, âgé
76
d’environ quarante ans ». D’une manière générale, les témoignages de ses
amis lui sont favorables ; en revanche, même si elles sont excessives, les
graves accusations de Mocenigo ne peuvent être ignorées des juges. Pour sa
part, Bruno choisit une ligne de défense à laquelle il se tiendra le plus
souvent par la suite : la matière de ses livres et de son enseignement est
avant tout philosophique ; il ne cherche pas à s’en prendre à la religion. Il
ne cède à ses adversaires que sur des points secondaires de sa doctrine. Il
joue parfois la dissimulation, mais ne sacrifie jamais l’essentiel de sa
pensée, ni de ses certitudes. Il évoque aussi ses tentatives de se réconcilier
avec l’Église, son désir de repentir, sa demande d’absolution. Au terme de
sa propre plaidoirie, il s’agenouille devant le tribunal vénitien, se fait
longuement prier avant d’accepter de se relever. Tout laisse penser que la
menace d’une trop lourde condamnation s’éloigne…
Mais les autorités romaines veillent afin d’éviter que le Nolain ne leur
échappe. Dès le mois d’août 1592, des échanges ont lieu entre les
Inquisitions vénitienne et romaine, cette dernière exigeant l’extradition du
prisonnier. En réalité, l’enjeu de ces tractations dépasse la personne même
et le cas de frère Giordano. Mise en place en 1542, l’Inquisition romaine
constitue un élément central de l’administration pontificale pour lutter
contre les hérésies de l’époque, en particulier contre les courants de la
Réforme ; il n’est pas question qu’elle paraisse céder son pouvoir aux
inquisiteurs vénitiens. S’installe donc un bras de fer entre Venise et Rome,
celle-ci tenant à imposer son autorité, celle-là voulant défendre son
autonomie. Le lion contre la louve. Les mois passent ; les injonctions
romaines et même pontificales s’ajoutent les unes aux autres, la résistance
vénitienne finit par s’affaiblir et les autorités de la Sérénissime par céder : le
19 février 1593, frère Giordano quitte les geôles de Venise pour rejoindre
Rome par la mer ; il y parvient le 27 février. Venise l’a trahi, mais il garde
confiance et, une fois à Rome, espère rencontrer le pape pour plaider sa
cause.

Un procès interminable
Dans les geôles de l’Inquisition romaine, le temps paraît s’allonger. Sept
années s’écoulent avant le dénouement fatal ; presque une éternité pour un
homme qui, au moment de son emprisonnement à Venise, est âgé de
quarante-quatre ans. Désormais, il n’est plus question d’écrire ni de publier,
d’enseigner ni de débattre. Derrière les solides barreaux de sa lucarne, le
seul horizon du prisonnier se réduit à préparer sa défense. Cette tâche ne se
simplifie pas au fur et à mesure que son procès avance, lentement ; même si
ses juges peinent à accéder à ses livres et, sans doute aussi, à sa foisonnante
et virevoltante pensée, les charges d’ordre théologique s’accumulent.
L’accusé doit répondre aux questions métaphysiquement les plus ardues,
comme aux accusations portant sur ses mœurs, ses attaques du clergé…
Rien à voir avec la commedia dell’arte qui lui plaisait tant.
Le temps a certainement joué contre le Nolain. À Venise, il a pu croire à
un jugement rapide et espérer une condamnation légère ; à Rome, rien de
semblable. Alors qu’en mai 1594 est remise à l’accusé une copie intégrale
de son procès afin qu’il puisse préparer sa défense par écrit, une nouvelle
accusation est portée à la connaissance des juges romains par Mocenigo, le
délateur vénitien de Bruno ; ce dernier doit donc se remettre au travail.
Lorsque enfin l’intégralité de son dossier est soumise aux cardinaux
inquisiteurs, ceux-ci s’étonnent du nombre réduit de textes du Nolain qui
ont été examinés en comparaison de la liste, fort longue, fournie par le
prisonnier lui-même. Inquiétude somme toute bien normale, mais se
procurer ces livres afin de pouvoir juger sur pièces s’avère réellement
difficile : leur tirage est faible, les lieux où ils ont été imprimés sont
lointains, parfois incertains. Il faut l’injonction du pape lui-même pour que
la tâche soit plus sérieusement entreprise ; elle conduit à la censure des
livres de Bruno, mais seulement deux ans et demi plus tard, à la fin de
l’année 1597. Que le temps doit paraître bien long et jouer contre soi pour
un homme qui se retrouve isolé dans une cellule de prison, privé d’un ciel
étoilé, après avoir sillonné les routes d’Europe, fréquenté les milieux
politiques et intellectuels de plusieurs pays, souffert sans nul doute de
l’errance mais aussi joui d’une évidente liberté, enfin et surtout après avoir
tant et tant pratiqué le débat et la dispute, l’attaque et la défense.
Les mois, les années passent ; d’autres procès ont lieu qui paraissent
éclipser un moment celui de Bruno, en particulier celui d’un autre
dominicain aussi célèbre que lui, Tommaso Campanella. Toutefois, pendant
que ses œuvres sont rassemblées et attentivement examinées par les
théologiens et les juges, frère Giordano n’est pas oublié. Je ne pense pas
seulement aux visites régulières accomplies par l’administration de la
prison et de l’Inquisition, afin de s’assurer du « bien-être » du détenu :
parmi les pièces du procès qui nous sont parvenues se trouvent les notes de
frais « au barbier pour coupe et lavage », pour raccommoder des chausses,
ou encore pour acheter « des lunettes, du papier (et une plume), de l’encre,
mais non pas un couteau, ni un compas » ! Je pense aussi et surtout à sa
« visite » au Saint-Office du 24 mars 1597 : tiré de sa geôle et présenté aux
« illustrissimes et révérendissimes cardinaux inquisiteurs généraux », il est
« averti d’abandonner ses vanités d’une pluralité des mondes » ; puis il est
ordonné quod interrogatur stricte, postea detur ei censura, « qu’il soit
interrogé strictement, et qu’ensuite on lui donne la censure ». Une formule
bien euphémique pour désigner le recours à la torture par les tribunaux
ecclésiastiques (l’examen rigorosum des canonistes). La pratique est
révoltante à tous les égards. À cette époque, elle est justifiée comme étant la
façon la plus efficace de répondre à cette question posée dans tous les
procès à ceux qui sont chargés de les mener à leur terme : qu’est-ce que la
vérité ? Mais est-ce là une manière honnête de procéder ? En réalité, les
juges manquent de témoins crédibles : en arriver à considérer Mocenigo
comme « intègre et sans aucune objection », alors qu’il a dénoncé son hôte
par dépit, démontre à quel point l’accusation accorde peu de valeur aux
témoignages des compagnons de prison du Nolain, tous considérés comme
criminels, excommuniés ou hérétiques. Force – c’est le cas de le dire – est
donc d’arracher une confession à l’accusé par voie de torture ; frère
Giordano est probablement soumis au supplice de la corde ou, pour le
moins, explicitement menacé de l’être (le doute subsiste parmi les
historiens), mais ses bourreaux n’obtiennent très certainement aucun aveu
de sa part : une fois encore, il cède sur certains points, continue à en
dissimuler d’autres et s’entête à défendre coûte que coûte le cœur de sa
pensée.

Une étape importante du procès paraît franchie en mars 1598 lorsque est
remis aux consulteurs un épais document, le Sommario, une compilation
des chefs d’accusation organisée par thèmes, destinée à relancer la
procédure pour tenter d’aboutir à une conclusion. En voici les intitulés :
« Que le frère Giordano a mauvaise opinion de la Sainte Foi catholique,
contre laquelle et contre les ministres de laquelle il s’est souvent
exprimé » ; « Sur la Trinité, la divinité et l’Incarnation » ; « Au sujet du
Christ » ; « Qu’il ait dit que le Christ ait péché » ; « Sur la
transsubstantiation et la Sainte Messe » ; « Au sujet de l’Enfer » ; « Que les
mondes sont plusieurs » ; « Sur l’adoration des Mages » ; « Au sujet de
l’éternité du monde » ; « Sur Caïn et Abel » ; « Contre Moïse » ; « Contre
les prophètes » ; « Contre les déterminations de l’Église » ; « Sur les
docteurs de l’Église » ; « Sur l’invocation des saints » ; « Contre les
reliques des saints » ; « Sur les images saintes » ; « Sur la virginité de la
Bienheureuse Vierge » ; « Au sujet du sacrement de pénitence » ; « Sur le
bréviaire » ; « Sur les blasphèmes » ; « Au sujet des âmes des hommes et
des animaux » ; « Sur l’art divinatoire » ; « Que les péchés ne doivent pas
être punis » ; « Sur le péché de la chair » ; « Au sujet du Souverain
Pontife » ; « Qu’il a été en Angleterre, à Genève et en d’autres contrées
d’hérétiques, où il a entendu leurs prêches » ; « Sur la consommation de
viande aux jours interdits » ; « Sur la lecture de livres interdits » ; « Qu’il a
été l’objet d’une procédure en d’autres circonstances devant le Saint-
Office » ; « Ce qu’il entend faire, s’il est contraint de revenir à l’observance
religieuse ». Suivent des compléments à propos de la vie de Bruno, de ses
œuvres, ainsi que ses réponses à certaines censures…
Ce sont des dizaines de pages d’accusations dont une grande partie est
issue de témoignages (de délations ?) et, de ce fait, d’un intérêt variable.
Qu’il estime que les prétendus rois mages n’étaient que des pasteurs ou
encore que la croix avait vraisemblablement la forme d’une béquille ou
d’un marteau paraît mineur en comparaison des chefs d’accusation plus
motivés et plus graves. Parmi eux, les plus nombreux relèvent des pratiques
et des mœurs de frère Giordano : infractions disciplinaires, pratiques
libertines, paroles obscènes, gestes irrévérencieux. Sans doute peut-il tenter
d’expliquer sa fuite du couvent de Naples et sa sortie de l’ordre des
Prêcheurs non sous l’effet d’une propension au dévergondage et à la
licence, mais par besoin de liberté philosophique ; mais si son statut
d’apostat l’empêche effectivement d’assister à la messe et de recevoir le
sacrement de pénitence, pourquoi parle-t-il du bréviaire comme d’une chose
profane, d’un « luth désaccordé », lu par des « frères murmureurs » ?
Pourquoi accompagner l’injure « cocu de Christ, chien de cocu » par un
geste obscène ? Pourquoi fanfaronner en regrettant de ne pas avoir eu autant
de femmes (qui lui plaisent beaucoup) que le roi Salomon ? Nonobstant le
plaisir qu’ont pu trouver ses témoins à déformer ses propos, exagérer ses
gestes, Bruno aime très certainement pratiquer la provocation, servi par son
intelligence aiguisée et son expérience des joutes oratoires comme celle des
rues napolitaines. Mais cette provocation n’est pas totalement gratuite : il la
met au service d’une stratégie de subversion à l’encontre du gouvernement
de l’Église et des mœurs de ses prélats. Frère Giordano a souvent expliqué
la fonction qu’il accorde, concède à la religion : celle de maintenir la
cohésion sociale ; il ne met donc pas en cause l’existence, nécessaire, de
l’Église catholique, mais attend d’elle qu’elle remplisse cette mission avec
raison et intelligence, sans entretenir les croyants dans une religiosité
stupide (rappelons-nous ses moqueries à propos de la relique de la
prétendue queue de l’âne qui aurait porté le Christ pour entrer à Jérusalem),
ni accepter l’hypocrisie qu’il voit régner jusque dans les plus hauts lieux de
la pensée chrétienne et de l’autorité romaine. Plus encore que les faits et
gestes du Nolain, ce sont donc ses paroles qui inquiètent les juges : pour
autant, elles ne constituent pas un motif suffisant pour mener l’accusé au
bûcher, j’entends le condamner pour hérésie, mais suffisamment pour le
contraindre à s’expliquer et à nier toute intention impie, hétérodoxe ou, au
contraire, à la reconnaître pour tenter de s’en faire absoudre.
En réalité, le caractère hérétique de sa pensée est indéniable à la lecture
d’un deuxième ensemble d’accusations, celles qui appartiennent au
domaine théologique. Frère Giordano peut-il se défendre d’être seulement
philosophe lorsqu’il nie la divinité du Christ, la virginité de Marie, la
transsubstantiation eucharistique, lorsqu’il affirme que les péchés ne
doivent pas être punis et que l’Enfer n’existe pas, lorsqu’il identifie l’âme
du monde avec l’Esprit Saint, lorsqu’il professe la transmigration des âmes
et la métempsychose ? Il ne peut ignorer la bulle pontificale Apostolici
regiminis de 1513 dans laquelle Léon X affirmait non seulement
l’immortalité de l’âme mais aussi que chaque corps possède sa propre âme.
Il est donc hors de question pour l’Église catholique d’accorder le moindre
crédit, la moindre attention aux idées du Nolain sur ce point doctrinal, elle
se doit au contraire de s’y opposer, de les combattre, de les réduire à néant,
afin de défendre l’orthodoxie. De son côté, comment Bruno pourrait-il
prétendre ne pas empiéter, consciemment et volontairement, sur le territoire
et le magistère des théologiens, ne pas développer des propos opposés au
dogme catholique ? Il peut expliquer et répéter qu’il n’a pas compris
l’Incarnation, qu’il l’a mise en doute et tenue avec une foi inconstante, qu’il
a douté de ce dogme dans son for intérieur mais qu’il ne l’a jamais nié et
n’a jamais enseigné à faire de même. Toutefois que penser d’une telle
défense de la part d’un homme qui prône ouvertement une forme de
catholicisme déchristianisée ?
Le Sommario contient un dernier groupe d’accusations d’ordre
scientifique et philosophique. Y figurent évidemment la doctrine brunienne
sur l’univers infini et éternel, celle sur l’âme du monde et l’âme humaine
qui a tellement choqué les censeurs romains, ou encore celle sur la pluralité
des mondes. De quoi donner aux inquisiteurs matière à condamner… mais
aussi à débattre entre eux. Décidément, le procès de frère Giordano ne
gagne pas en simplicité avec le temps.

Dénouement
L’entrée en scène du cardinal Robert Bellarmin relance une procédure
qui paraît s’essouffler. L’histoire aime prêter à ce dernier un rôle décisif
dans l’aboutissement de cette (trop longue) procédure. Neveu d’un pape,
jésuite, théologien de renom, l’homme a été un moment écarté des affaires
romaines pour y revenir en qualité de consulteur de l’Inquisition en
février 1597 ; c’est encore lui qui conduira le procès de Galilée vingt ans
plus tard ; il sera canonisé par Pie XI en 1930… De fait, c’est Bellarmin
qui, en janvier 1599, propose de soumettre à l’accusé huit propositions
tirées des pièces du procès et considérées comme hérétiques, et de lui
imposer un délai de six jours pour les abjurer. Ce qu’il fait : en février 1599,
le prisonnier de l’Inquisition se dit prêt à reconnaître le caractère hérétique
des huit propositions rédigées par ses juges à partir de ses œuvres et de ses
interrogatoires, et à les abjurer. Le procès s’achèverait-il enfin ? Frère
Giordano est-il parvenu sinon à défendre sa cause, du moins à sauver sa
vie ? Non car, quelques semaines plus tard, il se rétracte partiellement…
Promesses d’abjuration et rétractations se répètent au cours des mois qui
suivent ; les protagonistes passent l’année 1599 à reprendre les accusations
et à tenter d’y répondre, qu’elles concernent la foi en la Trinité,
l’Incarnation et la divinité du Fils, la défense passionnée par le Nolain de
l’hypothèse copernicienne ou encore ses manquements à la discipline
religieuse et ses pratiques libertines. Rien de nouveau dans les pièces et la
procédure, comme si les inquisiteurs cherchaient seulement à limiter le
nombre d’accusations à examiner.
En septembre 1599 l’interminable procès connaît un nouveau coup de
théâtre lorsque le prisonnier de l’Inquisition, après s’être dit prêt à
reconnaître les erreurs formulées par l’accusation au terme d’un nouvel
examen, se rétracte et s’obstine à discuter, à contester leur caractère
hérétique par la rédaction d’un nouveau mémoire (il ne manque, les
archives le montrent, ni de papier ni de plume pour le faire). Il campe sur
cette position et la défend au cours des mois qui suivent, malgré une
tentative de conciliation entreprise par deux confrères dominicains, donnant
ainsi à ses juges davantage de poids à la charge d’obstination et
d’impénitence.
Fin décembre 1599, frère Giordano déclare « qu’il ne veut pas se
repentir, qu’il n’a pas à se repentir, qu’il n’y a pas matière sur laquelle se
repentir et qu’il ignore sur quoi il doit se repentir ». Les dominicains tentent
une dernière démarche auprès de ce frère dont ils paient les frais
d’emprisonnement depuis sept ans ; en vain. Aussi, le 20 janvier 1600, lassé
de ce procès qui n’en finit pas, soucieux de donner aux pèlerins qui
viendront à Rome à l’occasion du jubilé un exemple de jugement en faveur
de la foi et au nom de la vérité, le pape Clément VIII ordonne que l’accusé,
tenu pour un hérétique formel, impénitent et obstiné, soit condamné et livré
à la justice du bras séculier pour, selon l’hypocrite formule usuelle, ut quam
clementissime et citra sanguinis effusionem puniretur, « être puni avec
autant de clémence qu’il se pourrait et sans répandre de sang ».
Le 8 février 1600, Bruno est conduit de la prison du Saint-Office à la
demeure du cardinal Madruzzo. Après quatre-vingts mois
d’emprisonnement, une trentaine de motifs d’accusation lui sont notifiés ;
les archives du jugement ayant disparu dans les aléas de l’histoire du
Vatican, seuls nous en sont parvenus quatorze qu’un témoin de la scène,
Caspar Schoppe, s’est rappelés et a énumérés dans un courrier rédigé
quelques jours plus tard : « I. Nier la transsubstantiation. II. Mettre en doute
la virginité de Marie. III. Avoir séjourné en pays d’hérétiques et y avoir
vécu à leur guise. IV. Avoir écrit contre le pape le Spaccio de la bestia
trionfante. V. Soutenir l’existence de mondes innombrables et éternels. VI.
Affirmer la métempsychose et la possibilité pour une seule âme d’informer
deux corps. VII. Regarder la magie comme chose bonne et licite. VIII.
Identifier le Saint-Esprit et l’âme du monde. IX. Affirmer que Moïse a
simulé ses miracles et qu’il a inventé la Loi. X. Déclarer que la Sainte
Écriture n’est qu’un songe. XI. Tenir que, à la fin, même les démons seront
sauvés. XII. Soutenir l’existence des préadamites. XIII. Affirmer que le
Christ n’est pas Dieu, mais un trompeur et un magicien, et que c’est à juste
titre qu’il a été pendu. XIV. Affirmer que les prophètes aussi ainsi que les
apôtres furent des magiciens, et que presque tous ont fait une mauvaise
fin 77. » La sentence tombe alors : « Nous disons, prononçons, jugeons et
déclarons que toi, frère Giordano Bruno de l’ordre des Prêcheurs, tu es
hérétique impénitent, tenace et obstiné. Pour cela tu tombes sous le coup de
toutes les censures ecclésiastiques et des peines des sacrés Canons, des lois
tant générales que particulières, appliquées à de semblables hérétiques
confirmés, impénitents, tenaces et obstinés : et comme tel nous te dégradons
verbalement et nous déclarons que tu dois être dégradé de tous ordres
ecclésiastiques majeur et mineur, que tu dois être chassé de notre sainte et
immaculée Église, dont tu es indigne. Tu dois être envoyé au bras
séculier. » Quant à ses livres, ils sont mis à l’Index et, pour ceux que le
Saint-Office s’est procurés pour instruire le procès, brûlés.
Une fois la sentence énoncée, le plus célèbre hérétique de son temps
prend une dernière fois la parole pour prononcer ces ultimes mots :
« Maiori forsan cum timore sententiam in me feris quam ego accipiam
(Vous portez contre moi une sentence avec peut-être plus de crainte que moi
qui la reçois) 78 ». Ultime provocation du Nolain à ses juges ? Fort
probablement, même si, comme le propose l’historien Luigi Firpo, elle peut
être teintée d’un sentiment de désespoir, d’injustice : pourquoi ses juges
n’ont-ils pas voulu ou au moins tenté de le comprendre ? Pourquoi une telle
conjuration des théologiens romains à son encontre ? Pourquoi, pense-t-il
alors, ses juges ne seraient-ils pas pris de remords pour avoir abusé de leur
pouvoir afin d’étouffer la voix d’un adversaire de sa qualité ? À moins qu’il
ne s’agisse du remords (mais celui-ci, l’accusé ne pouvait le formuler)
d’avoir condamné à une mort atroce un homme dont la longue détention
avait pu perturber, affaiblir et altérer le psychisme jusqu’à une forme de
folie ; les juges de frère Giordano auraient alors « envoyé à la mort, contre
l’interdiction formelle des canons, un pauvre dément 79 ». S’il y a de la folie
en toi, frère Giordano, je ne voudrais y déceler, y diagnostiquer que celle
d’un François d’Assise, celle d’un fol-en-Christ vénéré par les Églises
orthodoxes, même si, pour toi qui ne crois pas en la divinité du Christ, il
faudrait tout simplement parler de fol-en-Dieu.
Toujours considéré par le Saint-Office comme religieux et selon les
termes mêmes de sa condamnation, frère Giordano est donc dégradé de ses
ordres ecclésiastiques par un évêque qui reçoit, pour cette opération, la
somme de deux écus. Puis il est mené à la prison de Tor di Nona, où il passe
ses derniers jours, visité par de saints religieux qui tentent à nouveau de le
convaincre d’abjurer pour au moins sauver son âme. Mais il s’entête ;
autrefois, n’a-t-il pas crânement prétendu qu’il ne se souciait pas de sauver
son âme, mais de la conserver ? Le 17 février 1600, nu et ligoté au poteau
d’un bûcher, la bouche entravée par una morsa di legno (un mors en bois),
il détourne son regard de l’image du Christ que lui présente un membre de
la congrégation San Giovanni Decollato, chargée d’accompagner les
condamnés. Lorsque les flammes commencent à l’atteindre, il se souvient
sans doute d’avoir écrit : Nam tangente Deo, fervidus ignis eris, « Si Dieu
te touche, tu seras un feu ardent 80 ». Ses cendres sont jetées dans le Tibre.
Frère Giordano appartient désormais au néant… ou à l’infini.
Chapitre 7

De l’atome à l’infini

« Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce


qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la
nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il
apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste
prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? »
Lorsque Blaise Pascal publie ses Pensées, presque soixante-dix années
se sont écoulées depuis la mort de Giordano Bruno à Rome, au terme de
huit ans de cachot. Durant ce laps de temps, Galilée a été contraint à
l’abjuration et condamné à la résidence surveillée ; une extrême prudence
s’est installée au sein de la communauté des philosophes et des
scientifiques, afin de ne pas provoquer les soupçons puis les condamnations
ecclésiastiques. Pourtant, la révolution préparée par les calculs de Nicolas
Copernic et déclenchée par les observations de Galilée n’a pas été sans
lendemain : Pascal n’hésite pas à inviter ses contemporains à méditer sur la
place qu’ils occupent au sein d’une réalité aux allures d’univers et aux
dimensions d’infini. C’est là sinon défendre du moins proposer une vision
du réel qui s’oppose à celle confessée, soutenue par la tradition chrétienne ;
celle-ci sert désormais de repoussoir mais aussi de source d’inspiration aux
idées comme celles d’infini, d’unité, de puissance ou même d’énergie. Une
nouvelle vision, une nouvelle compréhension du réel sont donc en train
d’émerger, à l’élaboration desquelles le Nolain a apporté une singulière
contribution. Une contribution qui constitue à elle seule une pièce majeure
de son procès.

Des liens et des mages


Si le Nolain n’a jamais hésité à revendiquer les titres et les qualités les
plus nobles, quitte à le faire par l’intermédiaire de ses avatars de théâtre, ses
ennemis ne se sont pas non plus privés de lui accoler des étiquettes qui
avoisinent l’insulte. À celles de « vantard, espion, putassier, chicaneur
arrogant et présomptueux », relevées par un auteur qui n’y souscrit pas,
s’ajoutent les termes plus fréquents encore de « sorcier » et « magicien ».
Ces deux étiquettes qui datent du vivant même de Bruno ont été récemment
mises en lumière par les études de Frances Yates sur la tradition
hermétique ; elles rappellent l’avis du philosophe Bruno Pinchard : le
singulier Italien peut être considéré comme « l’incarnation du versant
faustien de la Renaissance ». Et, de fait, la magie, sa pratique, son
enseignement ont constitué et constituent aujourd’hui encore un motif
d’accusation ou, à l’inverse, de vénération du Nolain, qualifié à l’occasion
de « mage intemporel ». C’est là une raison suffisante pour tenter d’en
préciser la signification et, par ce truchement, d’aborder la manière dont
Bruno perçoit, conçoit, appréhende le monde, le réel.
Lui-même nous simplifie la tâche puisqu’il rédige en 1591 un opuscule
intitulé De magia (De la magie). « Mage », y précise-t-il d’emblée, a
d’abord signifié « sage » : « Tels étaient, énonce-t-il, les trismégistes en
Égypte, les druides en Gaule, les gymnosophistes en Inde, les cabalistes
chez les Hébreux, les mages en Perse (depuis Zoroastre), les sophistes chez
les Grecs, les sages chez les Romains » – toujours son goût pour les listes
interminables, comme pour prouver sa culture ou éprouver sa mémoire.
« En second lieu, enchaîne-t-il, on emploie le terme de mage pour désigner
celui qui accomplit des prodiges par la seule application de principes actifs
81
et passifs, comme l’on voit faire en médecine et en chimie . » Suivent huit
catégories de pratiques, de cultes, d’invocations et d’adjurations, jusqu’à
celles, infamantes écrit le philosophe, qui s’appuient sur « un commerce et
un pacte avec le diable ». Doit donc être considéré comme un mage,
résume-t-il, l’homme qui allie le savoir au pouvoir d’agir. N’est-ce pas, en
fin de compte, ce que les Anciens entendaient volontiers sous la notion
même de sagesse ? Tout à la fois un savoir et un savoir-faire dont il paraît
évident qu’ils peuvent être mis au service du bien comme du mal. Toutefois,
et la remarque souligne un trait de la pensée et même de la personnalité du
Nolain, « la raison et l’efficace des ténèbres et de la lumière ne sont pas
égales : la lumière en effet se diffuse et pénètre jusqu’au tréfonds des
ténèbres, mais les ténèbres n’effleurent pas même l’orbe si pur de la
82
lumière ». Pour cet homme si volontiers enflammé, jamais les ténèbres ne
peuvent égaler, moins encore dominer la lumière ; celle-ci au contraire finit
toujours par vaincre les ténèbres, par en triompher. Bruno écarte donc ici
toute pensée dualiste, toute forme d’opposition (mais non de coïncidence)
des contraires : il affirme, défend, confesse sa foi en la suprématie de la
lumière. Alors, pourquoi nous obstiner à lui attribuer voire à lui imposer un
regard sombre, ténébreux, comme celui de sa statue romaine ? Pour lui
donner les traits d’un révolutionnaire et mieux le vénérer ? Ou, au contraire,
pour en faire un obstiné et mieux le condamner ? Et si nous lui accordions
d’avoir d’abord été un être épris de lumière, jusqu’à ne plus craindre les
flammes d’un bûcher…
Mais revenons à la magie. Le Nolain est homme de son temps, comme
de son terroir. Il affirme avoir vu des esprits au pied des monts Libero et
Lauro, près de Naples, qui profitaient de « l’air serein et tranquille des
régions plus limpides du ciel » pour être aperçus des humains, ou encore
avoir rencontré des démons « près de Nola, au temple de Porto, en un lieu
isolé, et sous une roche au pied de ce mont Cicala qui autrefois abritait le
cimetière des pestiférés » : ceux-là appartenaient à l’espèce des « jeteurs de
83
pierre » et l’ont frappé d’une grêle de projectiles… sans qu’il garde
aucune trace de ses blessures. S’il a été le témoin d’apparitions aussi
étranges, il n’est guère étonnant qu’il considère comme « fort vraisemblable
que toutes les maladies soient de mauvais démons » et, par suite, qu’il soit
possible « par le chant, la prière, la contemplation et l’extase, [de] les
chasser de l’âme 84 ». Car, derrière ces croyances qui pourraient nous
étonner de la part d’un tel homme ou à cause de l’image que nous nous en
faisons, se trouve une profonde conviction : « Toutes les choses sont pleines
85
d’esprit, d’âme, de puissance supérieure, de Dieu ou de divinité . » Frère
Giordano ne cesse jamais de professer et de mettre en œuvre une telle
vision organique et spirituelle du réel. La magie qu’il décrit n’est que
l’expression de cette conviction, de cette doctrine selon laquelle tout dans la
nature, tout dans le réel est lié, du plus petit au plus grand, du plus simple
au plus complexe, du microcosme au macrocosme ; il n’y a qu’une seule
matière et qu’un seul esprit, qu’une seule lumière, qu’une seule âme et
qu’un seul intellect. Le mage, peut-il dès lors préciser, est un « sorcier
lieur » qui sait s’orienter dans le labyrinthe des contraires, qui réussit à
prévoir les mutations, qui cherche à comprendre les transformations.
Parce qu’elle offre la capacité de passer du savoir à l’agir, la magie
enseignée par le Nolain est une façon de coopérer avec la nature ; elle est
aussi naturelle que possible : elle prétend agir sur les liens, les rapports les
plus communs qui existent entre les êtres et les choses, et, de cette manière,
être capable de transformer le réel. C’est pourquoi tout mage désireux
d’accomplir des opérations semblables à celles de la nature doit d’abord en
connaître les principes. Et le principe essentiel, « la racine de tous les
principes qui permettent de rendre raison de toutes les merveilles de la
nature », est le suivant : « Rien n’est assez frêle, rien n’est assez faible,
assez imparfait, négligeable enfin au regard du commun, qui ne puisse être
86
le principe de grandes opérations . » Prenons le temps et surtout la mesure
d’une telle vision : à l’époque de Bruno où domine la tradition chrétienne,
explicitement théo- et anthropocentrée, elle est tout simplement
vertigineuse et même scandaleuse. Elle exclut en effet toute forme
de verticalisation et de hiérarchisation excessives au sein de la réalité, au
profit d’une relativisation – j’entends par là une mise en relation
généralisée – qui affirmerait que tout est lié, que rien ne peut être écarté,
moins encore méprisé. Le Nolain réfute toute forme de discontinuité et de
rupture entre le sensible et le spirituel, entre le corporel et l’animé, entre
l’humain et l’animal, toute forme aussi d’autonomie d’une volonté libre et
absolue. Tout est lié : la magie n’est qu’une conséquence de ce principe,
essentiel aux yeux du Nolain.
Poursuivons la découverte de cette pensée magique. Si l’imagination et
la mémoire sont des acteurs, des facteurs éminents de liens, « l’amour est le
lien des liens 87 » ; il y a une véritable magie, une véritable alchimie dans la
relation amicale ou amoureuse. « Il arrive aussi que, par un mot, un geste ou
quelque apparence semblable, écrit Bruno dans De la magie, le cœur de
quelqu’un soit affecté par la présence de quelqu’un d’autre au point que
naissent des amitiés indissolubles. Il est des gens que nous haïssons pour les
avoir seulement aperçus, comme aussi nous tombons amoureux sans
88
motif . » Mais, au-delà de ce type d’expérience, le philosophe italien tient
à souligner « de quelle façon tous les liens se rapportent au lien de l’amour,
ou dépendent du lien d’amour, ou consistent en ce lien d’amour 89 ». C’est
l’amour qui engendre la communauté du réel, la communion avec
l’univers ; c’est l’amour qui unifie le devenir chaotique de la matière. Frère
Giordano se fait le chantre d’un sentiment de communion étendue à tout le
réel ; il professe une forme de fraternité universelle qui évoque celle du
Petit Pauvre d’Assise. Parce qu’il considère qu’il y a de l’esprit dans toutes
les choses, parce qu’il est convaincu qu’il n’y a pas de corpuscule, même
minime, qui n’en contienne une part, il n’hésite pas à dire que l’instinct de
certaines bestioles est plus digne que l’intellect de certains humains. Et
c’est la même conviction qui fait de lui un ferme opposant à la chasse : « La
vénerie, écrit-il dans l’Expulsion de la bête triomphante, est une magistrale
folie, une stupidité royale et une impériale fureur 90. » Même Abel ne trouve
pas grâce à ses yeux : celui qui fut assassiné par Caïn ne sacrifiait-il pas des
animaux à son Dieu, alors que son frère, certes fratricide, se contentait
d’offrir des plantes ? Un biographe de Bruno prétend que l’ancien
dominicain est resté végétarien après sa sortie du couvent, révolté qu’il était
à l’idée de manger de la chair (« Même celle du Seigneur Dieu ! » a-t-il un
jour précisé) ; s’il se montrait omnivore, c’était uniquement pour dévorer
des livres !
Mais l’amour n’est pas seulement ce qui tisse les liens entre les choses ;
il est indispensable à l’existence, avant tout à celle de l’être humain. « Qui
n’aime rien, enseigne le Nolain, n’a nulle raison de craindre, d’espérer, de
se glorifier, de s’enorgueillir, d’oser, de mépriser, d’accuser, d’excuser, de
se rabaisser, de rivaliser, de se courroucer, et de subir d’autres affections de
91
ce genre . » Plus généralement, constate-t-il, « une chose qui n’a aucune
espèce d’appétit […] ne pourra en aucune façon être liée
spirituellement 92 ». Au contraire, affirme-t-il, « il y a de la joie et de la
gloire à lier 93 ». Rien d’étonnant alors si le sage, si le mage sont tiraillés
entre d’une part la réserve, la prudence qui siéent à leur état et plus encore à
leur quête et d’autre part la participation aux affaires de leur temps ; lui-
même éprouve ce tiraillement, cette inquiétude, car il est manifestement un
« mage politique » : si ce n’était pas le cas, pourquoi aurait-il fréquenté
aussi assidûment les bibliothèques que les cours de France et d’Angleterre ?
En ces lieux mondains, le philosophe italien brille par sa maîtrise d’un
art fort prisé à cette époque, celui de la mémoire. Il a lu Raymond Lulle qui,
à la fin du XIIIe siècle, posa les bases de ce qui est souvent appelé « le grand
art de la mémoire ». Dans son livre intitulé Ars magna (Le Grand et
Dernier Art), le penseur catalan élabora une véritable méthode
d’apologétique, autrement dit de conversion des infidèles, et chercha à
démontrer l’harmonie qui règne sur l’univers entre Dieu, l’homme et le
monde à l’aide de figures géométriques, des cercles, des carrés et des
triangles, savamment articulées. Cette forme de mysticisme rationaliste fut
condamnée par l’Église à la fin du XIVe siècle, mais l’idée que des
combinaisons géométriques et mathématiques permettraient d’accéder à une
forme de connaissance divine enthousiasme Bruno. Dans son livre Des
ombres des idées, publié à Paris en 1582, il s’inspire des combinaisons de
Lulle, leur conférant une effarante complexité : les roues foisonnent à
l’intérieur des cercles ; les alphabets latin, grec et hébreu s’ajoutent les uns
aux autres pour multiplier les combinaisons possibles ; les images et les
symboles, en particulier d’origine stellaire, sont associés pour aboutir à des
centaines, des milliers peut-être, d’images à mémoriser. Car la
mnémotechnique est bel et bien l’art de construire des liens qui rend plus
aisé le travail de la mémoire, grâce à l’élaboration de structures et de
cheminements au sein du chaos, de la fluctuation infinie qui caractérise la
réalité.
Véritable arpenteur, artiste, artisan, funambule, jongleur de la mémoire,
le Nolain possède et développe donc une vision organique du savoir
existant, à la fois dépôt universel et capacité créative à même de produire
du contenu nouveau par le biais de la conscience humaine et de son travail
de classification, de synthèse dont le « grand art » offre une maîtrise. Pour
faciliter, provoquer, stimuler ces processus de réminiscence et d’anamnèse,
mais aussi de conception et de création, il ne s’interdit aucune source
culturelle : la mythologie des Anciens, les signes du zodiaque, la géométrie,
la poésie. Rien n’est exclu qui puisse réveiller des expériences antérieures,
favoriser l’apprentissage, fortifier l’intuition. Bruno en est convaincu :
« Rien n’empêche d’être comme les hommes de jadis, affirme-t-il dans De
la monade, qui pouvaient, avec leur sens, monter jusqu’au niveau où ils
apprenaient à comparer les nombreuses choses dans certains sceaux et dans
les traces des caractères […] comme les traces qui éclairent d’une forte
lumière le visage de la nature qui donne naissance à toute chose 94. » Dès
lors, tout acte de mémoire prend part à la raison même qui régit le cosmos :
il contribue à faire de l’être humain, par les liens cosmiques qui le
définissent, un être universel ; il contribue à penser d’autres mondes et pas
seulement à les rêver ou à les craindre.

Matière à penser
« Hors la matière, sans la matière, rien 95 » : la brutalité de la formule
reflète la fermeté avec laquelle le Nolain défend la place qu’il accorde à la
matière dans sa façon de « raisonner l’univers ». À la différence des
philosophies platonicienne et aristotélicienne, il ne considère pas la matière
comme une sorte de non-être, méprisable de surcroît. Elle est au contraire
un objet de raison, un principe constitutif du réel, en particulier des êtres
sensibles ; enfin, elle est éternelle. Cette défense de la matière est au cœur
de la doctrine brunienne.
Bruno prend clairement parti pour l’atomisme et contre Aristote. Le
philosophe grec posait l’existence d’un univers fini dans son extension mais
divisible à l’infini ; autrement dit, le fini en haut et l’infini en bas. Le
philosophe italien défend la vision contraire : l’infini en haut et le fini en
bas. Les atomes sont sphériques, impénétrables les uns par les autres et se
touchent par leurs extrémités : ils constituent le premier niveau physique de
la matière qui se déploie, s’étend à partir de cette forme initiale dans des
états de plus en plus incorporels, jusqu’à coïncider avec l’Esprit. Mais les
atomes ne sont que l’un des trois minima qui, selon le Nolain, servent de
fondement, de principe à la réalité ; le deuxième minimum est Dieu, le
troisième l’âme du monde. Voilà une singulière affirmation qui pourrait
suffire à qualifier cette pensée d’hérétique et à juger son auteur comme tel.
Regardons-y de plus près.
Nous l’avons vu, Bruno nie (ou renie) la foi chrétienne posant que la
création est strictement distincte de son Créateur : l’univers, affirme-t-il, est
le développement de Dieu en des formes sans cesse détruites, dépassées ; il
est la forme sensible de Dieu, au point que l’univers et Dieu pourraient
même être considérés comme deux points de vue différents d’une seule et
même substance. L’intelligence divine est à la fois la cause efficiente qui
produit les choses, en est le principe et leur confère le mouvement, la cause
formelle qui est leur essence et leur forme, enfin la cause finale en vue de
laquelle les choses sont faites. Entre la matière et Dieu existe donc un lien
symétrique, un lien d’égalité : tous deux étant indivisibles et inaltérables,
aucun ne s’annule dans l’autre ; ils sont distincts et paraissent pourtant
indissolublement unis. La pensée brunienne, qui écarte toute forme de
dualisme, est proche de celle développée par Nicolas de Cues, au milieu du
e
XV siècle : l’univers est l’explication de Dieu, car l’univers est multiple,

« nombreux » hors de Dieu ; Dieu est la complication de l’univers, car


l’univers multiple est un en Dieu. L’éminent cardinal n’a pas été inquiété
pour avoir élaboré de si audacieuses propositions théologiques qui
introduisent une sorte de spiritualisation et même de divinisation, de
théologisation du naturel ; en revanche, à frère Giordano qui les radicalise
elles vaudront le bûcher.
Le mot qui vient immédiatement à l’esprit est bien entendu celui de
« panthéisme », un courant de pensée et de croyance aux formes et aux
déclinaisons si nombreuses dans l’histoire des pensées, des idées et des
religions que le terme doit toujours être utilisé avec prudence… La
première idée qui peut venir à l’esprit serait de considérer le panthéisme de
Bruno comme une forme d’émanatisme : le monde serait une émanation du
principe premier, de Dieu. Toutefois, le Nolain tient apparemment trop au
caractère indivisible de la réalité pour que sa vision puisse être décrite en
ces termes ; mieux vaudrait donc parler, pour ce qui concerne la nolana
filosofia, de développement que d’émanation. C’est pour la même raison
que son panthéisme peut aussi être distingué de celui de Spinoza : ce que le
Nolain pourrait entendre par Deus sive Natura (Dieu c’est-à-dire la Nature)
ne souffre pas les divisions qu’accorde la pensée du philosophe néerlandais
par exemple entre la matière et la forme. La forme, explique le penseur
italien, désire la matière car, si elle se sépare de la matière, elle perd l’être.
Ainsi parvenons-nous au troisième minimum de l’univers, dans la
philosophie brunienne : l’âme du monde. Par « âme du monde », que veut
désigner Bruno ? « Le principe formel constitutif de l’univers 96 », comme il
l’explique dans De la cause, du principe et de l’un. L’âme n’est susceptible
d’aucune qualité matérielle, si bien qu’aucune œuvre, aucun pouvoir
d’alchimiste, ajoute même Bruno, ne peut l’atteindre. Principe indivisible,
l’âme du monde est à la fois comprise dans la moindre partie de ce monde
et partout tout entière. Elle communique la vie à chaque chose, informe
chaque chose, devient chaque chose ; elle est la « source des formes »,
tandis que la matière en est le « réceptacle ». L’âme du monde, écrit-il
encore, est « un principe efficient et informatif interne, par lequel, duquel et
autour duquel s’effectue la composition, dans un rapport semblable à celui
qui lie le nocher [pilote] au navire, le père de famille à sa maison,
l’architecte à l’édifice qu’il construit, consolide et conserve de l’intérieur et
non pas de l’extérieur 97 ».
Chaque animus – que cette âme soit humaine, animale ou même
végétale – est en continuité avec l’âme du monde, si bien que l’âme de
l’homme « est semblable par son essence spécifique et générique à celle des
mouches, des huîtres marines, des plantes et de tout ce qui est animé ou a
98
une âme ». Même la Terre est animée au point que frère Giordano, plus
franciscain que frère François d’Assise lui-même, s’inquiète : elle « ne doit
pas apprécier qu’on lui creuse des grottes et des cavernes dans le dos 99 » !
Et l’univers est lui-même un animal vivant et organisé, qui respire, qui est
en perpétuel mouvement, qui se modifie sans cesse comme le visage d’un
être éternel, d’une substance infinie et indivisible…
Je dois m’octroyer ici une pause pour faire en toute honnêteté un
constat : la compréhension de l’univers proposée par frère Giordano n’est
pas d’un accès aisé ou, pour le moins, il ne m’est guère facile d’en offrir
une présentation d’une clarté satisfaisante. La raison en est sans nul doute
l’inadaptation de mes propres compétences à la complexité de la
philosophie nolaine. Cette complexité ne tient pas seulement aux tendances
syncrétiques qu’alimentent la formidable culture, l’insatiable curiosité
intellectuelle et l’exceptionnelle mémoire du philosophe errant ; elle doit
assurément autant à son amour de la vérité, à sa rigueur spéculative et à son
exigence en matière d’expérience, d’épreuve de la réalité. Son matérialisme
n’est pas un simple a priori intellectuel : cet homme des contraires n’est un
« arlequin de l’univers », un « clochard des étoiles » (pour reprendre deux
expressions glanées au cours de mes lectures) que dans la mesure où il ne
perd jamais pied avec la terrestre réalité, avec l’humaine condition. S’il
multiplie l’usage de concepts inspirés de diverses écoles philosophiques,
s’il recourt à des formes variées de langages, de styles et d’images, s’il finit
par élaborer un édifice aux allures labyrinthiques (du moins pour d’aussi
simples visiteurs que moi ou insuffisamment initiés), ce n’est pas pour le
seul plaisir de fanfaronner ou de provoquer – il montre une haine trop
farouche envers le pédantisme pour y succomber aussi facilement. C’est
avant tout parce qu’il estime que même la matière, dont nous les humains
éprouvons et subissons l’évidence, ne se dévoile pas entièrement ni
aisément face à nos intelligences. « De la connaissance de toutes les choses
dépendantes, doit-il admettre, nous ne pouvons pas inférer de représentation
du principe premier ou de la cause première, sinon sur un mode moins
efficace qui est celui de la trace 100. » Nous ne voyons, nous n’appréhendons
le mystère du réel que per speculum et in aenigmate, autrement dit par
l’intermédiaire de la fantaisie et de l’imagination, ne cesse de répéter le
Nolain. Aussi loin que notre quête de la lumière puisse nous mener, nous
n’en atteindrons jamais qu’une trace : ne pas le reconnaître, ne pas
l’admettre signifierait nous vouer a contrario à l’ignorance la plus absurde,
à l’obscurité la plus complète.

Imposer l’infini
Au XVIe siècle, l’infini a encore mauvaise presse, surtout auprès des
théologiens et des censeurs, inquisiteurs et autres gardiens de la tradition
chrétienne. Car l’infini a pour principal défaut d’être associé aux idées d’un
temps éternel et d’un univers non créé : de quoi effrayer les croyants,
susciter d’interminables disputes académiques, attirer l’attention des
tribunaux ecclésiastiques. Pour y échapper, mieux vaut défendre ou
continuer à admettre la conception d’un cosmos fini, de taille limitée,
auquel donner, si la fantaisie nous prend, la forme d’un cœur ou d’un
tabernacle. Au-delà de la dernière des sept sphères matérielles qui entourent
la Terre, il n’est plus question que de résidence divine, d’anges, d’êtres
parvenus à la sainteté : l’empyrée est d’abord spirituel, le monde matériel
s’arrête à quelque vingt mille rayons terrestres de la surface de notre
planète…
Et puis a lieu un événement raconté par Stephen Greenblatt dans
Quattrocento : la redécouverte par un érudit de la cour pontificale du
manuscrit latin De la nature des choses où Lucrèce défend l’idée d’un
univers formé d’atomes en mouvement, qui se bousculent, s’entrechoquent
au hasard, se séparent pour se rencontrer de nouveau ; un univers infini,
sans cause première, soumis au hasard. Bref, une pure et simple hérésie au
regard du dogme chrétien. Le cardinal Nicolas de Cues ose pourtant
s’inspirer de ce texte lorsqu’il rédige son Traité de la docte ignorance vers
1440 : il plaide en faveur de l’infinité de l’univers, de la pluralité des
mondes et du mouvement de la Terre. L’éminente place qu’il occupe au sein
de la hiérarchie romaine, l’époque aussi (le concile de Trente ne s’ouvre
qu’un siècle plus tard et, avec lui, la Contre-Réforme catholique) expliquent
sans doute que Nicolas de Cues ne soit pas inquiété par les censeurs de son
époque. Tel n’est déjà plus le cas du chanoine Nicolas Copernic : son livre,
le De revolutionibus orbium coelestium (Des révolutions des sphères
célestes), où il défend l’héliocentrisme, aurait pu lui valoir des ennuis avec
les autorités catholiques, mais « par chance » il en reçoit le premier
exemplaire sur son lit de mort en 1543 ; à défaut de prendre son auteur dans
ses filets le Saint-Office de l’Inquisition doit se contenter de condamner
l’ouvrage en mars 1616 et de le mettre à l’Index librorum prohibitorum
recensant les livres que les catholiques ne sont pas autorisés à lire.
Si l’argumentation du cardinal relève de la seule métaphysique –
l’univers est infini parce qu’il est l’œuvre de Dieu, qui ne saurait se limiter
ou être limité dans ses œuvres –, celle du chanoine se fonde au contraire sur
le calcul astronomique et les mathématiques. Copernic précise en effet que
son travail s’adresse à ceux « qui n’ignorent pas les mathématiques » et
affirme ne pas hésiter à attribuer à la Terre « une mobilité s’accordant par sa
nature avec sa forme, plutôt que d’ébranler le monde entier, dont on ignore
et ne peut connaître les limites ». Le savant polonais pose ainsi les
hypothèses que la Terre n’est pas le centre de l’univers, que toutes les
sphères tournent autour du Soleil, centre de l’univers, que tout mouvement
apparent dans le ciel est produit par le mouvement de la Terre et non par
celui du firmament, enfin que la Terre effectue une rotation complète autour
de ses pôles en un jour et une révolution complète autour du Soleil dans le
plan de l’écliptique en une année. Ces hypothèses constituent ce qui est
habituellement appelé le « principe copernicien ».
L’un des plus fervents partisans de Copernic en Angleterre, Thomas
Digges, publie en 1576 un véritable manifeste : A Perfit Description of the
Caelestiall Orbes according to the most auncient doctrine of the
Pythagoreans, latelye revived by Copernicus and by Geometricall
Demonstrations approved (Une parfaite description des orbes célestes
selon la plus ancienne doctrine des pythagoriciens, récemment réintroduite
par Copernic et justifiée par des démonstrations géométriques). Grâce à ce
titre, Digges indique clairement ses sources (les pythagoricien et Copernic),
ainsi que la priorité qu’il accorde à l’approche géométrique, suivant en cela
la méthode copernicienne. Mais il repousse les limites accordées au monde
par Copernic en éparpillant les étoiles dans un espace infini : elles ne sont
plus fixées à la surface de la dernière sphère cosmique, elles appartiennent à
l’Empyrée, au monde divin. L’infini n’est donc pas encore admis au sein de
l’astronomie moderne naissante.

Frère Giordano paraît avoir lu très tôt, dès ses études napolitaines, le
livre de Copernic ; il a toujours reconnu sa dette envers les travaux du
chanoine astronome. Dans De l’innombrable, de l’immense et de
l’infigurable, il écrit : « Je t’invoque ici, toi dont il faut révérer l’esprit, toi
dont l’infamie d’un siècle obscur n’a pas affecté le génie, voix que n’a pas
étouffée le murmure vibrant des imbéciles. Je t’invoque, noble Copernic, toi
dont les œuvres ont frappé mon esprit dès ses plus tendres années, alors que
je considérais comme fausses avec mes sens et ma raison ces choses que je
touche maintenant du doigt et que je tiens pour des découvertes 101. »
Mais Bruno ne se laisse pas aveugler par sa dette ni par son respect à
l’égard du chanoine. Il prête attention à ses travaux, comme d’ailleurs à
ceux de Ptolémée, « à ce qu’ils ont vu et observé », mais il n’approuve pas
« d’emblée ce qu’ils ont conçu, compris et déterminé 102 ». Alors que le
savant polonais expliquait préférer l’étude des mathématiques à celle de la
nature et rechercher d’abord la commodité des calculs, le philosophe italien
exclut le recours au raisonnement mathématique et s’évertue plutôt à percer
l’apparence extérieure du réel. À ses yeux, la géométrie, les mathématiques
en général ne sont que des outils de rhétorique, d’art oratoire et non des
moyens de déchiffrer les vérités de la nature, d’y accéder. Ce faisant, il se
montre plus copernicien que Copernic lui-même : il pousse le principe
copernicien à ses extrémités, il le généralise. Il ne se contente pas d’affirmer
que « la Terre n’est pas plus centre que tout autre corps mondain », que « la
Terre est une autre Lune, la Lune une autre Terre 103 ». Après les audaces de
Nicolas de Cues et dans le voisinage de la pensée de Digges, il brise les
sphères que Copernic avait maintenues en se contentant de les centrer sur le
Soleil et non plus sur la Terre : les firmaments, la voûte des étoiles fixes
volent en éclats, le monde n’est plus fermé, le monde n’est plus unique.
Bruno en a l’intuition, il est de la race des révolutionnaires ; un des
personnages du De l’infini, de l’univers et des mondes demande à Filoteo,
l’avatar de Bruno : « Apporte-nous la connaissance de l’univers infini.
Déchire les surfaces concaves et convexes qui terminent au-dedans et au-
dehors tant d’éléments et de cieux. Jette le ridicule sur les orbes déférents et
les étoiles fixes 104. »
L’univers est un et infini, ne cesse-t-il de répéter ; il est continu et
homogène ; il renferme indifféremment tous les corps, tous les éléments. Il
n’a ni dimension ni mesure et en arrive donc à être immobile, inanimé et
informe. Parce que « son centre est partout et sa circonférence nulle
105
part », comme il l’écrit dans De la cause, du principe et de l’un, chaque
élément peut être considéré comme un centre : « Les mondes contenus en
lui [l’univers] étant infinis, c’est-à-dire les terres, feux et autres espèces de
corps appelés astres, tous se meuvent selon le principe interne qui est leur
âme propre 106. » Et la Terre, de même nature que tous les corps du monde,
tourne elle-même autour de son propre centre et autour du Soleil. Au-delà
du seul domaine de l’astronomie, Bruno confirme et scelle ainsi sa vision
biologique, son ontologie fonctionnelle, son homogénéisation de la nature
qui exige de chacun une participation totale et une métamorphose de sa
propre vie personnelle. Parce que la vie a désormais une valeur infinie.
Arrivés à ce point de la pensée du Nolain, imaginons nous trouver en sa
compagnie, au cours d’une soirée chez une connaissance commune. Selon
son habitude, il est vêtu d’un strict habit de drap noir ; après avoir échangé
quelques mots avec notre charmante hôtesse, il est d’excellente humeur.
Comme il l’a fait jadis avec son ami Francesco de Naples, il nous mène à la
fenêtre, peut-être sur le balcon. Le ciel est dégagé de tout nuage ; rares sont
autour de nous les lampes qui viennent distraire nos yeux du spectacle de la
voûte céleste. Alors, du doigt, il nous désigne une étoile et nous invite à
l’observer attentivement, avant de déclarer : « Cette étoile est un monde. Et
toutes ces étoiles autour d’elle sont autant de mondes. Et, dans ces mondes,
il y a des êtres rationnels, peut-être même immortels. » Lorsqu’il nous
ramène au centre de la pièce et qu’il s’amuse à raviver le feu de la
cheminée, à rallumer un cierge du candélabre, il ajoute : « Les mondes sont
en aussi grand nombre que les lampes que nous voyons briller autour de
nous 107. » Usant de son goût pour les bons mots avec lesquels il jongle
adroitement, il ne nous laisse aucune échappatoire, aucune porte de sortie ;
la mèche de cire à la main, il poursuit, un reflet de flamme dans les yeux :
« De nos observations du ciel, de nos méditations, nous ne pouvons pas plus
en tirer cette conclusion : “Donc l’univers est fini et il n’y a qu’un seul
monde” que d’autres comme : “Donc les singes naissent sans queue ; donc
les hiboux voient la nuit sans lunette ; donc les chauves-souris font de la
laine” 108. » Désormais, la nuit ne bruisse plus seulement d’étoiles, mais
aussi de mondes en nombre infini. Que devient Dieu, sous cette pluie
d’étoiles, de planètes et de mondes ? Ce soir, frère Giordano reste muet.
Comme pour mieux laisser chacun de nous entamer, poursuivre sa propre
errance, à la quête, à la conquête de la belle Diane.
Conclusion

Au seuil d’une nouvelle Terre

« Nous-mêmes, avec ce qui nous appartient, nous allons et venons,


passons et retournons ; il n’est rien de nôtre qui ne nous devienne étranger,
rien d’étranger qui ne devienne nôtre 109. » Il y a, dans ces quelques mots
tirés du Souper des Cendres, comme un résumé de la vie et de la pensée de
Giordano Bruno. Lui qui a erré durant quinze ans sur les routes d’Europe,
en a visité les universités et les cours royales, lui qui a imaginé tant et tant
de mondes, les a explorés grâce à son agile intelligence et son exubérante
imagination, les a peuplés tantôt d’êtres rationnels et conscients, tantôt de
figures géométriques à la folle complexité, il semble ne s’être jamais arrêté,
jamais reposé dans aucun d’entre eux. Comme attaché à la roue de la
vicissitude, emporté par le cercle de son destin, trop occupé à tenter d’en
influencer le cours. Jusqu’au bûcher à Rome.
Frère Giordano partage le sort commun aux martyrs et aux hérétiques :
la condamnation de leurs idées et de leurs convictions, le supplice de leur
corps. Un sort tragique, très justement décrit par André Malraux à Rouen en
mai 1964, lorsqu’il évoque la mémoire de la Pucelle : « Ô Jeanne sans
sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur
des vivants, peu importent tes vingt mille statues, sans compter celles des
églises 110… » L’auréole de la sainteté a été refusée au Nolain et de lui, au
lieu des « vingt mille statues » de la Pucelle en armure qui ont été dressées
dans les villages de France, « sans compter celles des églises », nous n’en
connaissons que deux, celle qui trône au milieu du Campo de Fiori et celle
due à Alexander Polzin sur la Potsdamer Platz à Berlin, outre de rares
portraits dont les spécialistes continuent à discuter la ressemblance. Au
Nolain, il convient donc d’appliquer la sentence évangélique que lui-même
a prise à son compte : « Il ne faut pas juger l’arbre à sa belle frondaison
mais à ses beaux fruits 111. »
J’ai évoqué d’emblée l’influence de Bruno sur la philosophie
européenne ; j’ai aussi parlé de la fascination qu’il continue à exercer sur
les esprits, les discours et les écrits qui lui sont toujours consacrés. Qu’ils
prennent un ton franchement critique ou un tour excessivement élogieux,
qu’ils confirment la sentence de février 1600 ou exigent un nouveau procès
pour le réhabiliter, tous reconnaissent que Bruno a été, pour la pensée
occidentale, un véritable Moïse. Non pas le Moïse moqué par le Nolain
pour avoir inventé ses dialogues avec Dieu ou le Moïse « admiré » par le
même pour s’être montré plus fort que tous les mages d’Égypte ; mais ce
Moïse qui a conduit les Hébreux hors du pays d’esclavage, tout comme lui-
même l’a fait en montrant la sortie d’un système philosophique et
théologique devenu aussi étouffant, aussi contraignant que les rives du Nil,
en explorant des territoires aussi interdits, aussi inconnus que le désert du
Sinaï. Et comme Moïse encore, au terme de l’Exode, le Nolain n’est pas lui-
même entré « en Terre promise », dans cette Terre nouvelle que constituent
e
le XVII siècle et les temps modernes : il est resté sur le seuil pour y mourir,
tout comme est mort Moïse sur le mont Nébo, en vue du Jourdain. Et il
n’est pas anodin pour mon propos que la tradition prête au patriarche
hébreu d’avoir connu la mors osculi, d’être mort dans un baiser mystique.
Puisse frère Giordano, cet homme de cendres et d’étoiles, avoir connu
la même grâce et être mort, selon son plus vif désir, en embrassant l’infini,
en embrassant son Dieu.
Notes

Introduction : « Tu seras un feu ardent » !


1. III, p. 34. On trouvera dans la bibliographie les références complètes des principaux
ouvrages cités.
2. VII, p. 164.
3. II, p. 284.
4. Émile Saisset, cité dans Jean Rocchi, L’Errance et l’Hérésie ou le destin de Giordano Bruno,
p. 15.

1. L’homme en blanc
5. Cité dans Bertrand Levergeois, Giordano Bruno, p. 40.
6. VII, p. 94.
7. Des liens, p. 56.
8. Procès, p. 124-126.

2. La pensée de Dieu
9. Carl Sagan, « Introduction », in Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Paris,
Flammarion, 1989, p. 15.
10. VII, p. 318.
11. IV, p. 108.
12. Ibid., p. 74.
13. III, p. 150.
14. IV, p. 42.
15. Première épître aux Corinthiens 13, 12.
16. V, p. 426.
17. IV, p. 4.
18. III, p. 106.
19. Ibid., p. 34.
20. VII, p. 154.
21. V, p. 406.
22. VII, p. 170.
23. Ibid., p. 120 et 122.
24. Ibid., p. 178.
25. Ibid., p. 12.
26. Ibid., p. 20.
27. Ibid., p. 142.
28. Ibid., p. 266.
29. Ibid., p. 316.
30. Ibid., p. 212.

3. L’homme en noir
31. Cité dans Bertrand Levergeois, Giordano Bruno, p. 97.
32. Procès, p. 50.
33. II, p. 6-8.
34. III, p. 6.

4. Portrait d’un citoyen du monde


35. V, p. 10.
36. II, p. 216.
37. IV, p. 4.
38. III, p. 82.
39. I, p. 2.
40. IV, p. 238.
41. II, p. 46-50.
42. I, p. 92.
43. III, p. 62.
44. IV, p. 94.
45. VI, p. 34.
46. II, p. 68.
47. IV, p. 30.
48. Procès, p. 290.
49. Pierre Magnard (éd.), Fureurs, héroïsme et métamorphoses, Louvain-Paris-Dudley (MA),
Peeters, 2007, p. 1.
50. I, p. 92.
51. V, p. 96.
52. Ibid., p. 146.

5. Vicissitude
53. Ibid., p. 54.
54. VII, p. 104.
55. V, p. 58.
56. Ibid.
57. Ibid., p. 276.
58. Ibid., p. 256.
59. Ibid., p. 262-264.
60. Ibid., p. 406.
61. Ibid., p. 316.
62. III, p. 14.
63. Ibid., p. 184.
64. De la magie, p. 54.
65. Ibid., p. 32.
66. VI, p. 94.
67. II, p. 284.
68. VII, p. 332.
69. Livre de la Sagesse 11, 24.
70. V, p. 406.
71. I, p. 12.
72. Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, livre XVI, chapitre IX.
73. V, p. 452.
74. I, p. 92.

6. L’homme nu

75. IV, p. 366.


76. Procès, p. 18.
77. Ibid., p. CLXXIX-CLXXX.
78. Ibid., p. CLXXXI.
79. Ibid., p. CLXXXVIII.
80. III, p. 34.

7. De l’atome à l’infini
81. De la magie, p. 7.
82. Ibid., p. 15-16.
83. Ibid., p. 56.
84. Ibid., p. 58.
85. Ibid., p. 61.
86. Ibid., p. 22.
87. Des liens, p. 80.
88. De la magie, p. 78.
89. Des liens, p. 58.
90. V, p. 474.
91. Des liens, p. 58.
92. Ibid., p. 54.
93. Ibid., p. 25.
94. Cité dans Jochen Winter, La Création de l’infini, p. 149.
95. Des liens, p. 78.
96. III, p. 136.
97. V, p. 20.
98. VI, p. 94.
99. II, p. 168.
100. III, p. 102.
101. Cité dans Jean Rocchi, L’Errance et l’Hérésie ou le destin de Giordano Bruno, p. 62.
102. II, p. 38.
103. IV, p. 130 et 208.
104. Ibid., p. 370.
105. III, p. 276.
106. IV, p. 98-100.
107. Ibid., p. 234.
108. Ibid., p. 290.

Conclusion : Au seuil d’une nouvelle Terre


109. II, p. 256.
110. André Malraux, Oraisons funèbres, in Le Miroir des limbes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976 ; ou http://sites.ina.fr/historial-jeannedarc/focus/chapitre/4.
111. V, p. 200.
Bibliographie

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III : De la causa, principio et uno (1584), De la cause, du principe et de
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IV : De l’infinito, universo et mondi (1584), De l’infini, de l’univers et
des mondes, in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Les Belles Lettres,
1995.
V : Spaccio de la bestia trionfante (1584), Expulsion de la bête
triomphante, in Œuvres complètes, vol. V, Paris, Les Belles Lettres,
1999.
VI : Cabala del cavallo pegaseo con l’aggiunta dell’assino cillenico
(1585), Cabale du cheval pégaséen, in Œuvres complètes, vol. VI,
Paris, Les Belles Lettres, 1994.
VII : De gli eroici furori (1585), Des fureurs héroïques, in Œuvres
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Winter, Jochen, La Création de l’infini. Giordano Bruno et la pensée
cosmique, Paris, Calmann-Lévy, 2004.
Du même auteur

Chez le même éditeur

Turbulences dans l’univers. Dieu, les extraterrestres et nous, 2017


Sous le voile du cosmos. Quand les scientifiques parlent de Dieu, 2015
Dieu versus Darwin. Les créationnistes vont-ils triompher de la science ?, 2007 ; coll. « Espaces
libres », 2013
La Marche à l’étoile. Pourquoi sommes-nous fascinés par l’espace ?, 2006
Table des matières

Titre

Copyright

Préambule - Le fantôme de frère Giordano

Introduction - « Tu seras un feu ardent » !

Chapitre 1 - L'homme en blanc

Du volcan au cloître

Premières échauffourées

Chapitre 2 - La pensée de Dieu

Dieu en pièces

L'ombre et le désir

Cantique

Chapitre 3 - L'homme en noir

Entrée en hérésie

Hôte du roi de France

On the road, again

À l'ombre de Luther
Chapitre 4 - Portrait d'un citoyen du monde

Un sacré caractère

De nulle académie

D'aucune religion

Chapitre 5 - Vicissitude

Métamorphose

L'amour du destin

Cendres

Chapitre 6 - L'homme nu

Revoir Venise…

Un procès interminable

Dénouement

Chapitre 7 - De l'atome à l'infini

Des liens et des mages

Matière à penser

Imposer l'infini

Conclusion - Au seuil d'une nouvelle Terre

Notes

Bibliographie

Du même auteur

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