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Beckaert André. L'évolution de l'intellectualisme grec vers la pensée religieuse et la relève de la philosophie par la pensée
chrétienne. In: Revue des études byzantines, tome 19, 1961. pp. 44-62.
doi : 10.3406/rebyz.1961.1242
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1961_num_19_1_1242
L'EVOLUTION DE L'INTELLECTUALISME GREC
VERS LA PENSÉE RELIGIEUSE
ET LA RELÈVE DE LA PHILOSOPHIE
PAR LA PENSÉE CHRÉTIENNE
¦
d'abord la connaissance mythique des dieux, et elle deviendra la science
d'un ordre divin. Comme recherche d'une loi d'évolution, d'une cause
première, d'une notion absolue de l'être, la philosophie grecque n'a
jamais manqué d'être une réflexion sur le problème de Dieu, même
quand elle ne l'identifiait pas avec l'idée vulgaire de la divinité. Les
Physiciens présocratiques cherchent à définir un principe d'évolution
interne du cosmos : l'Animation universelle de Thaïes, le Pneuma
d'Anaximène, l'Amour d'Empédocle, et surtout YApeiron d'Anaxi-
mandre, d'Heraclite, de l'éléate Mélissos. Le caractère intellectuel
du principe s'affirme avec le milésien Diogène d'Apollonie, Pythagore,
Heraclite, et surtout Parménide (1) qui, lui donnant le nom de Dieu, en
défend l'unité et la transcendance contre les poètes. Car les poètes
sont les premiers maîtres en théologie formelle : ?e????e?? équivaut
encore à µ??????e?? au temps de Platon et d'Aristote (2). C'est même
sur cette opposition originelle que Varron fondera la classification
dont nous parlerons tout à l'heure.
Platon marque un progrès énorme sur Parménide, dont l'influence
est sensible. L'exemplarisme, avec son démiurge, entend bien définir
un ordre divin; la contemplation de l'Intelligible et le dégagement de
l'intelligence introduisent dans la spéculation un élément de mysti
cisme qui marquera toutes les spiritualités prochaines. Mais c'est
avec Aristote que la philosophie première devient formellement une
« théologie ». La définition la plus générale lui donne pour objet l'être
comme tel, comme principe premier, comme essence, opposée aux
(3) Elle a visiblement déconcerté Duns Scot (Quaesl. in Met. Arist. I, 1); répond-elle au
propos purement théorique de rationaliser l'idée de Dieu et de la situer dans l'organisation
du savoir, ou est-elle le signe d'un élargissement pratique des idées religieuses dans le sens
d'une religion universelle, dont le concept commence à prendre corps?
(4) Il y revient souvent; citons les principaux exposés (numér. Gohn) : De Abrah. 69 et
suiv., De spec. leg. 1, 13, De migrât. Abrah. 178 et suiv. ; cf. De mutât, nom. 67. L'opportunité du
commentaire la fait attribuer aux Chaldéens, dont Abraham se sépare : en dépit des sources
irano-chaldéennes de Pastralisme, c'est évidemment une doctrine ambiante qui est visée.
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(5) Cf. Sextus ?.,???. mathem., VII, 16; Varron, chez Cicéron, Acad. post. 5, 19; S. August
in, Cité de Dieu VIII, 3-10. Aristote ne l'ignorait pas : Topiques 1,14, 105 b 20.
(6) Arnim, Vet. st. fr., 482. La division chez les stoïciens : Diog. L. VII, 39 et 40; Aetius,
Plac. I, prooem. 2. Elle est familière à Philon d'Alex. : De virtut. 8, Leg. alleg. I, 57, De agric.
14, De ebriet. 202, De mutât, nom. 74-5.
(7) Comme le champ à la plante, la plante au fruit, le corps à l'âme : mêmes réf., et Sex
tus E., Adv. math. VII, 19; Philon, mêmes réf. (sauf De ebriet.), surtout De agr. et De mutât.,
citant la comparaison de la plante et du fruit.
(8) Aetius, Plac. I, 6, 9; Tertullien, Ad nationes II, 2, 14 (d'après Denys le stoïc.)
et 1, 9-12 (d'après Varron); Eusèbe, Prép. évang. IV, prooem.; S. Augustin (d'après Varron),
Cité de Dieu VI, 5, avec l'objet de la théologie physique : « di qui sint, ubi, quod genus,
quale; a quodam tempore an a sempiterno fuerint di; ex igni sint ut credit Heraclitus, an
ex numeris ut Pythagoras, an ex atomis ut ait Epicurus... »
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renvoyée par saint Augustin avec la religion populaire; mais depuis
Platon et surtout chez les stoïciens, les penseurs les plus graves n'ont
pas dédaigné l'analyse du mythe comme phénomène d'élaboration
collective, expression figurée de certaines e????a? f?s???? (9), et
l'allégorie est le moyen de rétablir le sens «physique», c'est-à-dire l'ex
pression vraie de la nature des choses. Faut-il remonter aux Orphiques,
chez qui f?s???? ????? désigne un mystérisme ésotérique, d'après
Eusèbe, citant Plutarque (10)? Mais dans quelle mesure la doctrine
orphique n'est-elle pas au contraire une broderie intellectuelle bien
postérieure aux rites qui sont censés la représenter? C'est ainsi qu'Aris-
tobule et puis Philon, dans l'alexandrinisme judaïque, sont amenés
à considérer la Bible comme les Grecs leurs mythes : au sens d'un texte
figuratif, qui présente d'ailleurs deux vraies valeurs, un sens littéral
énonçant les conditions d'une morale vulgaire et fermée, un sens spi
rituel de haute morale contemplative et ouverte. L'interprétation de
ce dernier sens est le fait même des « spirituels » qu'elle concerne :
interprétation physique, et qui est dans l'intention de Moïse pour les
notions ayant rapport avec Dieu, où il faut éviter l'acception mythique
et anthropomorphique (11). C'est de cette façon que Philon traitera
systématiquement son commentaire de la Bible, s' abritant peut-
être derrière les Thérapeutes auxquels il attribue la théorie, consé
quente avec leur qualité de spirituels (De cita contempl., 78). La f?s???
?p?d?s?? (le mot revient à toute occasion) s'oppose à ??t? comme la
signification authentique d'une version en image, et devient l'interpré
tation allégorique du fait historique. Le f?s???? ???? est à la fois le
lecteur « scientifique » et le spirituel, digne et capable d'une transpos
itionquasi inspirée. Enfin, la f?s??????a elle-même présente toute
une gamme de significations dérivées et nous renseigne le mieux sur
l'extension et l'intention ¦ de l'attitude « physicienne ». C'est encore
çà et là, soit la philosophie générale de la nature, soit sa partie prin-
(9) Strabon X, 3, 23. Minutius Felix cite Zenon, Cléanthe, Chrysippe, Diogène de Babylone
(Oclav. XIX, 10-12); Aristide applique à ces traditions (?st???a?) le classement mythique-
physique-allégorique (Apol. XIII, 7) : l'allégorique est ici distingué du physique comme de la
recherche philosophique proprement dite définie à la note précédente; il s'y rattache comme
dégageant le sens réel du mythe (Tatien, Or at. 21 : allégoriser... p??? t6 ;f?s???te???), celui
notamment du polythéisme comme personnification des éléments (dans le sens de la divinité
unique et polyonyme des stoïciens, Diog. L. VII, 147, chez Arnim II, 305) : cf. Philon, De
vita contempl. 3; De providentia, II, 40; Atheganore, Legat. VI et XXII, Tatien et Minutius
F., I. cit.; Tertullien, Contre Marcion I, 13... Allégorie cosmologique, opposée à l'anthro
pologique (Prométhée, Pandore) et à la mystique.
(10) La vieille « physiologie » était un logos physikos voilé sous le mythe, une théologie
secrète et mystérieuse presque toute en énigmes et hyponoiai: Prép. évang. III, 1, début.
(11) Aristobule et Philon chez Eusèbe, Prép. évang. VIII, 10.
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(17) A partir des conquêtes d'Alexandre, il faut parler de repli spirituel et d'élargissement
social, véritable capitulation du vieil esprit civique, suivant et aggravant l'effondrement
des religions de la cité, peut-être sous l'impulsion du conquérant : cf. W. Tarn, Alexander
the Great and the unity of mankind (Proc. of Brit. Acad., 1933), et Festugière, Hermès II,
vi.
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excès même une prise et dans cet irréalisme un prétexte : c'en est
peut-être un signe que la collusion de l'Académie avec le scepticisme
pyrrhonien, dont il restera quelque chose en dépit du retour au dogmat
ismeà partir d'Antiochus d'Ascalon. A cette époque (ier siècle A. C),
le scepticisme ne se cantonne plus dans les joutes scolaires, il est
devenu une crise de conscience, dont on se tire au mieux par l'éclec
tisme. Si les écoles athéniennes continuent sur leur lancée, sans se
désagréger mais sans innover, Alexandrie, qui rivalise de plus en plus
en influence, fait la fortune de cet éclectisme, destiné à conquérir le
monde gréco-romain dont il composera la spiritualité et définira la
culture. Il semble que tout soit dit et de toutes les manières. Les
systèmes ne sont plus étanches, aucun ne suffisant : ce qui a résisté au
scepticisme constitue un fonds commun doxographique, où l'adap
tation supplée à la cohérence, où le goût des synthèses intellectuelles
cède au besoin d'une direction morale.
Au contraire de l'aristotélisme que sa fidélité à lui-même condamne
à l'isolement (18), le platonisme est assez souple pour tout pénétrer
en restant à peu près ce qu'il est, le stoïcisme est si largement conçu
qu'il semble se préserver en patronant le mouvement général d'o
smose et de diffusion. Les amitiés romaines des stoïciens moyens,
Panétius (qui d'autre part se réclame de Socrate et commente le
Timée), Posidonius (dont Cicéron se dira le disciple), ont sans doute
favorisé l'expansion vers l'Occident latin, et le stoïcisme connaîtra à
Rome un tel regain de fortune qu'il y fera époque. Mais la poussée
pragmatiste de la philosophie, coïncidant avec l'esprit romain, suffi
sait à conquérir cette plus large audience et ces théoriciens nou
veaux : Cicéron est le type même de l'éclectisme maintenant érigé en
système, auquel il demande de fonder la morale personnelle et le droit
public. Quand reparaît, chez le même Cicéron, la religion du monde,
elle se rencontre sans heurts avec des formules si consonantes que le
mélange devait s'opérer sans résistance. Ces formules sont de plus
en plus religieuses (19) : le platonisme se fait mystique, et le néopytha-
gorisme, grand patron des sagesses révélées, fait la liaison entre les
spiritualités spéculatives et ces religions orientales à mystères dont la
(18) Précisons que s'il reste lui-même impénétrable, il contribue au fonds commun par
quelques thèses détachées (l'immobilité de la Cause, l'acte et la puissance, les catégories, les
quatre causes, les trois sortes de biens, la vertu juste milieu...); d'autre part, le premier
Aristote exerce une influence considérable par le Protreptique, VEudème, le Péri philosophias.
(19) D'une religion intérieure, non cultuelle : la religion du monde n'a de temple que le
cosmos et l'âme, de prêtre que le Logos et l'intelligence (cf. Philon, De somn. I, 215).
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vogue ajoute au discrédit du rationalisme après en avoir été l'effet.
En tant que l'expression philosophique de l'inquiétude morale, l'écle
ctisme évolue vers le syncrétisme, où se manifeste, dans l'affolement
intellectuel des gnosticismes, le désarroi des âmes et la nostalgie du
salut, entre les survivances routinières du paganisme populaire et
l'implantation lente du christianisme.
En conclusion : un intellectualisme qui s'affirme a fait entrer la
religiosité grecque dans la mouvance de la philosophie, et l'intelle
ctualisme qui se renonce restitue à la vie une religion hellénistique où
le rite figure une pensée, où la spiritualité l'emporte sur le culte. La
philosophie, entraînée par le biais de sa morale dans le courant de la
religion dont elle avait cherché le contact, est devenue, ou redevenue,
une sagesse, moins spéculative que pratique, une ?a???a?a??a qui est
une éducation de l'homme et du citoyen. Et cela va de la finesse
dilettante du goût à ce conformisme individuel et social que vérifient,
non plus la logique abstraite, mais l'équilibre spirituel de l'homme et
son insertion dans l'ordre humain, dans le sens « cosmopolite » de sa
vision de l'univers...
(20) Si l'on excepte l'épître stoïcisante de Clément de Rome aux Corinthiens (vers 100),
l'idée n'est bien lancée qu'avec les apologies, à partir de 150.
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ser un système comme cadre de base : on trie l'ensemble du savoir
profane, à la manière de l'époque mais à la lumière de l'Évangile,
pour en établir une sélection chrétienne et pour situer la pensée chré
tienne.
C'est d'abord que celle-ci, complète en soi, possède même une véri
table métaphysique fondamentale (une conception rationnelle de
Dieu, de l'homme, du monde) qui, toute révélée qu'elle est, n'est pas
plus postulée que les axiomes de départ qu'il faut bien qu'une philo
sophie se donne. Fallait-il s'en contenter, et le moindre développement
pouvait-il s'abstraire de la langue et de ces connaissances générales
du temps dont il y a trace chez saint Paul et saint Jean? Devait-on
renoncer aux cadres de pensée et d'expression du milieu de culture
qu'on voulait pénétrer? Dans ces limites, et malgré le risque de mala
dresses et d'outrances accidentelles, le recours philosophique n'inté
resse pas la substance et le sens de la révélation chrétienne. Celle-ci,
après tout, intervenait dans cette atmosphère de pensée que nous avons
décrite, elle allait au-devant d'une inquiétude et d'une aspiration ; elle
s'offrait comme cette sagesse en gestation qui avait sa langue, ses
concepts, et même des lumières où des penseurs convertis pouvaient
reconnaître une « préparation évangélique » : comment s'étonner que
la réponse chrétienne se soit insérée avec aisance dans ce mouvement
de pensée en attente, où la philosophie n'était plus tant une spécialité
scolaire que l'instrument d'une culture en quête de vérité morale,
d'où qu'elle vînt? Les chrétiens gréco-romains, venus de ce mouve
mentpar le double effet de son impulsion et de son impuissance, ne
pouvaient songer à l'imposer à leur christianisme, ils devaient songer
à l'y rallier, comme le moyen de toucher l'opinion par l'apologie et
les âmes par la spiritualité, outre le fait que leur propre réflexion chré
tienne y trouvait l'instrument d'analyse qu'ils savaient manier.
Et cela menait plus loin : la philosophie profane peut rapprocher de
la foi parce qu'elle est déjà un don de Dieu. Au point de vue de l'évo
lution intellectuelle, et tenu compte du rôle décisif de la grâce, on
passe de la philosophie à l'Évangile selon une ligne continue de recher
ches.C'est ce qu'illustrent les beaux exemples de Justin et d'August
in, qui attribuent en ce sens leur conversion à la philosophie (21),
et se plaisent à le reconnaître en lui faisant place dans leur christia
nisme. On emprunte au judéo-alexandrinisme d'Aristobule et Philon
cette double justification de l'hellénisme que les meilleurs philosophes
que les âmes qu'y attire une grâce d'inquiétude et d'appel; elle ne
collabore chez le croyant que par la sève de l'Évangile sur lequel on
la greffe. Elle n'est pas un évangile, tandis que l'Évangile est une
philosophie, — au sens de l'époque, d'une morale et d'une spiritualité
fondées en doctrine. Redisons-le : c'est ce qui fait la liaison, et c'est
pourquoi les Pères se sentaient authentiquement philosophes. Mais
l'Évangile est une philosophie meilleure, parce qu'il répond aux ques
tions que la philosophie a posées et débattues sans les résoudre. Ce
qui fait la valeur du platonisme, écrit Justin au début de son Dialogue,
c'est qu'il a pour objet la vérité, la béatitude, Dieu enfin, par quoi il
postule inconsciemment le christianisme; on sait qu'il a ainsi marqué
l'étape décisive de la conversion de Justin, et plus tard d'Augustin.
Ce dernier estime qu'on n'arrive à la vision de Dieu que si l'on
entre tout entier dans la philosophie (Ctra Acad. II, 3, 8); mais
qu'est-ce à dire? La philosophie, c'est l'amour de Dieu, qui est sagesse
(Cité VIII, 1); n'allez pas préférer la philosophie profane à la nôtre,
la chrétienne qui est la seule vraie, du moment que le mot signifie le
zèle ou l'amour de la sagesse (Ctra Julian., IV, 14 et 72; Cira Acad. II,
2 et 5). L'orientation vers l'éthique et la religion, due aux Grecs et
surtout aux stoïciens, est maintenant fixée par le christianisme
qu'elle sert, et elle se généralise avec lui et en lui : signes typiques,
ces formules d'un saint Jean Chrysostome, « ramener la philosophie
dans les cités, par la vertu » (hom. 26 inep. ad Rom., 4), « la prière,
la lecture ou toute autre philosophie » (hom. 41 in Joan., 3) et d'un
saint Grégoire de Nysse : « la vie chrétienne est la philosophie même »
(Disc, catéch. 18)...
Il faut donc noter, jusque dans l'offre et l'accueil, une attitude fon
cière de réaction et d'éviction. Si le christianisme se présente lui-
même comme une philosophie parce qu'il se sent solidaire de l'inquié
tude philosophique, c'est aussi pour cela qu'il se sépare des philo
sophies profanes. Il en dénonce la faillite tout en approuvant l'entre
priseet en récupérant l'acquis. Assumant le propos de la philosophie,
le christianisme en réhabilite l'idée et la valeur; devenu la philosophie,
il en restaure le principe, nous voulons dire le rationalisme lui-même :
c'est le point où la révélation chrétienne s'assure une originalité qui la
sépare des inventions gnostiques et des syncrétismes, en se donnant
une garantie de démonstration dans l'acte de foi lui-même. L'idée de
vérité, utopie des uns (quid est veritas...?) et tourment des autres
(Justin, Augustin), redevient une conquête possible (et qui rend possi
blesune morale et un équilibre), non par la foi désespérée ou enthou-
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(29) On lira avec intérêt, sur ce point, le récent ouvrage d'Et. Gilson, Le philosophe
et la théologie.
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