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« Tout est dit et fon vient trop tard depuis plus de sept mille ans qi hommes et qui pensent. » Les astérisques renvoient au lexique, p. 211 Comme Montaigne avec ses Essais, La Bruyere est auteur d'un seul tivre, quil n'a eu de cesse de remanier et 'augmenter jusqu’a sa mort. Mais & la différence de Montaigne, ce n’est pas lui quiil peint dans son livre mais les caractéres de son temps, Cest-é-dire les qualités et les travers de ses contemporains et plus particuliérement des gens de la cour. I reprend en cela une tradition ancienne quiil renouvelle pour offrir une ceuvre originale, dont la modemnité repose sur Uéclate- ment de la forme, a Vimage de la diversité des hommes quiilcherche 4 dépeindre. ily a des a) 1. Tradition et originalité En puisant dans 'héritage des Anciens et en s‘affranchissant de la tradition uur & son époque, La Bruyére offre un ouvrage qui échappe & la cation traditionnelle Lancrage dans une tradition ancienne * Quand La Bruyére publie Les Caractéres en 1688, le livre se présente comme un ouvrage double qui commence par une traduction des Carac teres de Théophraste par La Bruyére, suivie des Caractéres de La Bruyére lui-méme, répartis en seize livres. Cette traduction permet & Vauteur de siinscrire sous le patronage des auteurs grecs (Théophraste est un disciple d'Aristote), conformément a Uidéal classique, et dans une perspective u verselle de la nature humaine, « les meeurs de ce siecle » faisant écho & celles de l'époque antique. Chacun des livres s‘ouvre sur une préface : la premiere est une biographie de Théophraste par La Bruyere, la seconde, Une introduction aux remarques de La Bruyére. Dans la premiere édition, La Bruyére avait choisi de s‘effacer ostensiblement derriére son modele en publiant son ouvrage de maniére anonyme et en optant pour une typogra: phie plus petite pour la seconde partie de l'ouvrage dont il était auteur. ‘© Des Caractéres de Théophraste, La Bruyére reprend une conception de la nature humaine qui se décline autour de types intemporels comme le flatteur, Vavare, le beau parleur et un certain nombre de thématiques dus selon 28 catégories développées autour d'un paragraphe de longueur assez similaire, La Bruyére démultiplie les caractéres présentés, approfon- dit les sujets et varie les genres et styles pour les aborder. Vécriture moraliste, une forme en vogue au XVII* siécle © Le choix des Caractéres sinscrit dans la vogue de l'écriture moraliste qui Saffirme au XViIle siecle autour des Maximes de la Rochefoucauld (1664), des Pensées de Pascal (1670) ou des Fables de La Fontaine (1668-1694) De maniére générale, les auteurs classiques cherchent a décrire dans leurs ceuvres les vices et les ridicules des hommes afin d'instruire le lecteur, de le faire réfléchir et de véhiculer une certaine vision du monde. Cette lit- térature moraliste correspond aussi au développement de la mondanité # Les moralistes sinspirent des conversations qui se déroulent dans les ux mondains pour affiner leur vision de homme. Ainsi La Rochefou- cauld fréquentait il le salon de la marquise de Sablé et celui de Madame de Lafayette dans lesquels il était d'usage d’échanger des maximes". De son cété, La Bruyére observe les comportements des nobles a (hotel de Condé, au chateau de Chantilly et a la cour de Versailles. Son objectif est le méme que celui des auteurs classiques : dépeindre les hommes pour les corriger. (Cielo. a ~~ «Il peut regarder avec loisir ce portrait que jai fait de luid‘aprés nature, et s'il se ee ee défauts que je touche, sen. ee oie aace Une ceuvre aux multiples visages eles Caractéres ne se laissent pas enfermer dans un genre unique. L'ceuvre opte pour la variété et repose sur une altemance de remarques extréme- ment braves, comme les maximes, et de formes toujours fragmentaires mais plus amples, comme le portrait, ‘apologue’ le commentaire ou le discours. ‘© La maxime* énonce une vérité indis cutable, de maniére laconique et figée Elle dit Vessentiel en un minimum de mots. Le portrait met en scéne un personnage type qui se distingue par un ait de caractére dominant. Il repose sur Tart de la mise en scéne et de la chute qui fait Veffet d'un coup de théatre. Dans Les Caractéres, il s'agit pour Cauteur de saisir 'essence du personnage par une économie de moyens dire le plus en un minimum de mots, suggérer au maximum grace 7 quonalu.» 4 des effets resserrés et un style incisif. Comme le caricaturiste gomme les détails pour ne garder que Lessentiel de son croquis, La Bruyére élague pour exprimer La substance de ses personnages. Le caractere tend ainsi « 8 la genéralisation, la simplification, 'abstraction, » (Floyd Gray, La Bruyere Amateur de caractéres, Libraitie AG. Nizet, 1986), ‘#5i le caractére vise a fixer 'empreinte des hommes, on est également {frappé par le mouvement qui anime les portraits de La Bruyere. Alors que lamaximea tendance a figer les étres dans une vérité immuable, le portrait cherche & les saisir dans une situation donnée, voire plusieurs, et fait res- sortir aussi bien la monomanie de teur comportement que leur versatiité Ainsi, le caractére échappe d'autant plus que les hommes, précise notre auteur dans une sorte de pirouette finale, « n’ont point de caractére, ou sills en ont, Cest celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente Point, et oit ils soient reconnaissables...» (XI,147) 2 Une peinture intemporelle ? ee si Un tableau de son temps Les contemporains de La Bruyére ont voulu voir, derri@re les portraits, des personages réels. Ils ont ainsi publié des ouvrages attri- bbuant des identités aux différents caracteres. La Bruyere s'est insurgé contre ces pratiques dans son Discours de réception a (Académie fran- ‘aise : «J'ai peint la vérité d'aprés nature, mais je n'ai pas toujours songé & peindre celui-ci ou celte-La dans mon livre des Maeurs. » Certes, it s‘appuie sur son époque pour en dépeindre les mceurs, comme Uindique le titre de louvrage, mais il retravaille cette réalité pour tendre vers Cuniversel ni plus nimoins quece Préface de La Bruyére La peinture d'un homme universel Les livres V a X présentent une kyrielle de portraits qui dessinent autant de types universels. On y retrouve ainsi une série de caractéres qui trans- cendent 'époque de La Bruyere, comme le prétentieux (Arrias V, 9), le fat (Théodecte V, 12), le vaniteux obnubilé par son image (Pamphile, IX, 50), le riche (Théraméne VIL, 14), Uavare (Phédon VI, 83), Vempressé qui fa portant (Cimon et Clitandre, Vill, 19) Ce projet de peindre des archétypes est diailleurs clairement affiché dans la Préface : « Bien que je les tire souvent de la Cour de France et des, hommes de ma nation, on ne peut néanmoins les restreindre & une seule ‘cour, ni les renfermer en un seul pays, sans que mon livre ne perde beau- coup de son étendue et de son utlité, ne s‘écarte du plan que je me suis fait de peindre les hommes en général...» La vision d’'un moraliste «Le philosophe consume sa vie 8 observer les hommes, et il use ses esprits a en déméler les vices et le ridicule » (|, 34) écrit La Bruyére. Essayons de dégager les grandes lignes qui ressortent de ces observations. ‘La vision de homme (en particulier des grands et des courtisans) est plu- {ot pessimiste et sombre. En voici les principales raisons. =Lambition et Uintérét sont les moteurs du comportement humain, les hommes sont préts a tout pour les satisfaire (VI, 15-21); ils sont mus par USgoisme (XI, 27, VI, 59, V, 47) et la vanité (IX, 50). ~Uhomme siintéresse plus 8 Uargent, aux signes extérieurs de richesse, ‘quiaux vraies valeurs (VI, 68, VI, 36, VI 35, 38) ~Le paraitre et la comédie sociale guident la conduite humaine (voir p. 164-172), artifice Vemporte sur le naturel, Vinconstance des comporte- ments domine (Vil, 29). On joue sa vie au lieu de ta vivre (VII, 3) et on perd de we Uessentiet (vil, 62). ‘Les qualités humaines ne sont guére présentes. Si un idéal se dessine, ce serait en creux celui de Uhonnéte homme, qui s‘oppose en tous points au tableau brossé par La Bruyére dans son livre. Cet idéal détrone Uidéal héroique, dont les valeurs sont remises en cause. Uhonnéte homme re a Uhomme de cour qui sait se démarquer en société par son espti sa maitrise de le conversation, son comportement raffiné et son sens de la mesure. Cest un courtisan, sans la connotation péjorative que le terme dra par la suite. On en trouve une incarnation dans le personnage de inte, dans Le Misanthrope de Molire. Ainsi,La Bruyére, en condamnant ffectation, Vinconstance, et Vexcés, vante indirectement la modestie, (honneteté et fa mesure. ‘ingéniosité déployée par les courtisans pour paraitre ce quils ne sont pas et aux vices des puissants, La Bruyére oppose la simplicité et la bonté naturelle du peuple. Entre les deux, son ceur n'hésite pas : « Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux. Lun ne se forme et ne s'exerce que dans ere) esa LEDOSSIER du lycéen #159 les choses qui sont ingénument la gross se cache une séve maligne et corrompue sous t'écorce de esse. Le peuple n'a guére desprit, et les grands rront point diame: celui-la a un bon fond, et n'a point de dehors Coux-cl niont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-l opter ? Je ne balance pas je veux étre peuple, » « La Bruyére sintéresse aussi au modeéle du souverain idéal. Sans étre un théoricien de la politique, il se situe dans la lignée des observateus poli- tiques comme Nicolas Machiavel (Le P: 53) et Thomas Hobbes (Le Leviathan, 1651), Il met en évidence la difficulté pour un souverain de bien Souverner et de ne pas tomber dans les excis de Uabsolutisme. Il dénonce aussi la guerre et imagine un lien paternet entre le prince et ses su Vapologue du bon berger v. p.145-146). Toutefois, La Bruyere n ‘révolutionnaire et se présente comme un conservateur: «Ce quil y a de Plus raisonnable et de plus sir, c'est destimer [la forme de gouvernement) ol Yon est né ta meilleure de toutes, soumettre. » (X, 1). Comme le souligne J ‘dition de La Pléiade: «La Bruyére en tant qu'éci ue réside bien moins dans ce quil dit de {a société de son temps que dans sa constante volonté d’en parler, de faire des problémes sociaux ta substance de ses réflexions. » (collection « Biblio théque de la Pléiade », Gallimard, 1951, introduction, p. XVI Le théatre du monde # SiLa Bruyére part du réel pour atteindre Uuniver de généraliser ses observat Masqués, Le recours a cette métaphore entraine le texte vers (a dramatulr. gie théatrale, utilisée pour démasquer le spectacle de la cou carades que (‘on y donne, au moyen d'une éc a est trop La Bruyére d'un homme de on ne Uapproche pas de nous, on en éloigne. » (Lettre aM. d’Alembert sur les spectacles, 1758). 3. Linvention d’une écriture + Selon Julien Benda, la modernité de cet ouvrage repose sur son absence de composition mais, paradoxalemer son style particuligrement travaillé, «ouvragé» ou « ouvrant ainsi la voie des auteurs comme Flaubert (collect théque de la Pléiade », Gallimard, 1951, introduction, p. XIX-XXl, Quelques caractéristiques de l'écriture des Caractéres La Bruyere place trés haut ses exigences « il faut toujours tendre 8 la per- fection » (1,67) #ibénonee, au tivr ste, vrai, naturet juste » «Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. » * Veeuvre se caractérise aussi par son style coupé, c'est {a parataxe’, un style serré qui va a Let dont absence de liens logiques est ici une maniére de traduire l'émiettement du monde, de dire la perte de sens. ‘Le constat est pessimiste mais formulé avec humour, grace @ (usage de bons mots (VI,7 et Vili, 10), de la farce (1X, 48) et d'une ironie féroce ~en variant la longueur de ses remarques: tel un peintre, il apporte un soin particulier & la composition de ses tableaux, comme & leur éclat, mais squisse au sens du détail; ect, indirect et indirect libre (VI, 18, V, 82). nt ainsi de ménager un sens aigu de la en alternant les discours © Ces différentes variations permet chute (V, 9; V, 82; VI, 83) Un style qui fit la postérité de oeuvre * Certains passages des Caractéres annoncent les écrits des auteurs des Lumiéres tant par la forme originale quils revétent que par les cibles visées. Aisi, le fragment 74 di I partage avec Les Lettres persanes de Montesquieu, (utilisation d'un point de vue étranger pour dénoncer les meeurs de la cour. De méme, le ton fantaisiste et ironique préfigure celui des contes philosophiques de Voltaire. is ea ary LE DOSSIER du lyecen* 161 auteurs un soin ler apporté au rythme et a la musicalité des phrases mais aussi a la peinture de la comédie sociale. Ainsi, dans Madame Bovary, Flaubert se délecte de la batise du pharmacien Homais, enfermé dans ses idées recues; et décrit avec une précision chirurgicale le désir Emma de fuir {a médiocrité bourgeoise pour rejoindre un monde idéal et chevaleresque, entrevu au bal de la Veubyessard. ** Au X% sigcle, Proust, & son tour, fait de La Bruyére une de ses références et s‘amuse le pasticher dans Les P chapitre « Fragments de la comédi brefs portraits mondains. Le theme lecture des Caractéres avec la publication, reprise dans Les Essais critiques en elle il développe a la fois Vinactualité de Vouvrage et para a modernité : « Le monde de La Bruyére est a la fois nétre «Notre, parce que la société quiil nous peint est a ce point conforme a image mythique du XVII siacle que {que nous circulons trés a aise parmi ces vieilles figures de notre enfance (.1;, autre, parce que le sentiment immédiat de notre modernité nous ue ces usages, ces caractéres, ces passions méme, ce n’est pas nous Selon Barthes, la modernité de Uécrivain rési le langage: « Pour La Bruy éctivain, sens le fond dépend de la forme, et qu’ tures de la forme, on choses, une découpe ion du réle de Uécrivain est ce fe La Bruyére aux yeux de l'essayiste. Explorer le parcours associé : La comédie sociale 1 Le théatre du monde Une métaphore ancienne ‘La métaphore du théatre du monde, en latin theatrum mundi, remonte 2 (Antiquité. Elle développe L'idée selon laquelle le monde serait une vaste scéne, ol les étres humains, tels des marionettes, jouent leur rdle is spectateurs et metteurs en scéne, les dieux mblent les jouets de leurs caprices. Platon légorie de la caverne pour montrer jouet de leurs dela vie comme d'une piece ce qui importe ce soit longue, mais bien jouée. inisses, cela n'a pas d'importance. Finis ol tu voudras, seulement prépare un bon dénouement. » (Sénéque, Lettre & Lucilius, 77, 20) Une métaphore réactualisée image du theatrum mundi se voit réactivée & la fin du XVIF sigcle et au début du XVII sigcle par la vision baroque du monde. En effet, le mou vement baroque trouve dans cette métaphore théatrale des correspondances _évidentes avec la conception d'un monde instable et changean it ns et diincer : métaphore du theatrum mundi se chargedune forme ‘de scepticisme qui se traduit par lune incertitude généralisée «La vie n'est qu'un fantéme errant, un pauvre comédi est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, ~ et quine signifierien... » 'W. Shakespeare. Macbeth, sc. XXII, 1628, LV. Hugo, 1866, Eis operates LEDOSSIER du lycéen #163 té de trouver un sens & la vie dans la mort et Vau-dela. La thematique prend toute son ampleur chez les dramaturges : Lillusion comique de Corneille (1634), (p.174I, ou La vie est un songe de Calderon (1635), [p. 172] jouent sur des mises en abyme souvent vertigineuses. Mais Cest Shakespeare qui, le premier, a redonné sa vigueur a cette image, que on trouve aussi bien dans ses comédies (Comme il vous plaira, 1603) que ses tragédies (Macbeth, 1623). 2 La comédie sociale au XVII siacle, le régne du paraitre Au XVIIFsiécle, la métaphore théatrale est omniprésente mais el ‘moins au théatre du monde qu’ celui de la cour. La comédie sociale, un theme récurrent au XVII* siécle Au XVIlFsiécle, la comédie sociale revét une importance particuligre avec lessor des salons qui apparaissent comme des lieux de mise en scéne de la parole o chacun cherche a briller. Avec le développement de la cour, & la suite de la prise de pou les lieux de monda- nité se déplacent & Ver rnés a jouer un rdle de figurants ou de toutes les contorsions et compromissions po scéne royale. Les moralistes fustigent cette prépondérance du paral tétre et dénoncent 'ambition qui condamne Les hommes a n’étre que des marionnettes hypocrites et des acteurs complaisants. Ainsi La Rochefou- ‘auld, Pascal ou La Fontaine mettent & nu, dans leurs ceuvres, cette comé- die sociale qui éloigne les hommes des veritables valeurs. ‘» Pascal dénonce les divertissements dans lesquels les hommes s’étour- dissent au lieu de se préparer au mystére de Vau-dela : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste,» (Fragment Commencement, n° 15 /16) La Fontaine, de son cOté, présente ses fables comme « Une ample com: vers / Et dont la scéne est univers. / Hommes, Dieux, Ani uelque réle » (« Le Bacheron et Mercure », Fables, V1) Concevant ses textes comme des saynétes (courtes pices comiques avec peu de personnages) dialoguées, le fabuliste « se sert d'animaux pour ins- {tuire les hommes » (Livre premier, 2* préface & Monseigneur le Dauphin) let met en scéne avec légéreté et fantaisie les travers humains, comme «la sotte vanite jointe avecque envie ». «Cite + La mise en scene de la comédie sociale Citation , juve également sa place chez Moliére a vebeni , (Tartutfe), «llest bien des endroits, ot la pleine franchise/ Deviendrait le, et serait peu permise et met & nu les mondaines (Célime La comédie est & ce point intégrée a la vie mondaine que la refuser serait se la société des hommes it re Alceste, & ta fin du Misanthrope). Le théatre de la cour Lo thédtre est présent dans Les Caractéres, al vers les références aux fetes orchestrées par le tees devant (a cour (Vil, 28, Vil 63 « es applaudissements aux théatres de Moller et dAriequin» [X42 « Luli, Racine »), mais aussi au sens figuré, tigque la métaphore Gu theatrum mundi se rédut désormais univers ftiqué de la cour. «Le choix rioms grecs pout un grand nombre de protagonistessejustitie parla référence a Theophraste, It souligne également leur fla tes personnages de lo comédie antique (Sosie, I 15, renvoie @ un person- nage d/Amphitryan de Plaute ; Dave, X, 20, est lesclave de Pamphile, IX 50, dans UAndrienne de Terence ; Ménophile, Vil 48, et Théonas, sont empruntés Terence) ou des comédies de Molle (Theodote, fevoque le Timante du Misanthrope, p.179). La mise en scéne de la comédle sociale occupe une place prépondé- ante nun tvees Vil et X des Caractéres. La cour de Versailles y est décrite Comme une scéne théatrale oi s'agitent de nombreux courtisans, rédut te plus souvent ou statut de figurants, éclipsés par une figure royale et quelques minisres qui accaparent les premiers roles. Les courtisans sont prets a tout pour obtenir un role plus important, tenter de se faire une place su la scene, ou etre vus au parterre. babi + Au centre de la scéne, te rol endosse le « Cibo i premier rle mais demeure inaccessible a netenie ot invisible au trop grand nombre de cOnfait sa briguefour —_—_—sectateurs venus admirer et le court parvenir dun grand poste.» joles Vadorent comme aarermervthaa, \eur dieu (VIN, 74) ETc reper LEDOSSIER du lyoéen #165, «Lon court les malheureux pour les ‘= Videes de leur substance, ces marionettes ressemblent & « des figures de carton qui servent de montre a une féte publique » (IX, 32). Toujours masqués, perruques (Vill, 74), déguisés (VII sont des hypocrites, au sens étymologique (du grec hupokrités : « acteur, mime ») : tous « capables diintrigue et de cabale » (IX, 92) ils ont perdu authenticité et sens des valeurs. La Bruyere le souligne, avec amertume mais lucidité: « N'espérez plus de candeur, de franchise, d'équité [..], de fermeté dans un homme qui Sst livré& la cour.» (Vill 62). Les métaphores théatrales abondent pour décrire les personnages comme des acteurs plus ou moins doués. Relevons, par exemple, les remarques suivantes «Un homme qui ait la Cour est maitre de son geste, de ses yeux, et de son visage :[..] déguise ses passions, dément son cceur, parle, agit contre ses sentiments » (Vill) On croirat lire ici un passage du Paradoxe du comé- dien de Diderot (1773-1777). Le bon acteur est donc celui qui cache ses sentiments et maitrise Les codes de la cour. ‘ Théodote avec un habit austare a un visage comique et d'un homme qui entre sur (a scéne: sa voix, a démarche, son geste, son attitude accom: pagnent son visage. » (VIII, 61) « Ménophite emprunte ses mceurs 8 une profession, et & une autre son habit; il masque toute l'année, quoique qu’a visage découvert: il parait 4 la cour, a la ville, ailleurs, toujours sous un certain nom et sous le méme déguisement. » (Vil 48) « Les entrées sur scene sont parfois fracassantes et les performances iné- galement réussies : « N** arrive avec grand bruit, il écarte le monde, se fai faire place, il gratte, il heurte presque, il se nomme : on respire, et il n’entre qu’avec la foule. » (Vill, 15), Le plus souvent, le jeu des personnages res- le 4 une pantomime burlesque qui reléve de la farce ou d'une ges- tuelie comique digne de la commedia dell’arte. | # Et le décor principal? Lo cha (Citetiog teau de Versailles, naturellement a la cour? Cest une scene mou: ow vante, faite « de certaines couleurs changeantes» (Vil, 3), aux décors envisager, Yon se rangeen haie, ou l'on se place aux fenétres pour observer les traits, et la contenance d'un homme qui est condamné, et qui sait qu'il va mourir » Caractres, VI 5. mobiles. Le cadre est étrange et dépaysant pour le spectateur qui observe avec un regard distancié la mascarade qui sy joue (Vl, 74). La piéce représentée peut se révéler cruelle, pour le plus grand plaisir du public qui se délecte du sang versé « Paris fait office de décor secondaire : La Bruyére en énumére les lieux & la mode, comme la promenade de Vines présenté comme une « mauvaise imitation », toujours décalée, des inno: vations inaugurées & Versailles (VII, 16) et une pale copie de ce qui se fait a Versailles :« le singe de {a Cour [..] ne sait pas toujours la contrefaire » (vil, 15). © La Bruyere affirme son godt pour la mise en scéne au fil des éditions : es portraits s’étoffent, les interventions du moraliste se multiptient te rythme des fragments varie, Si certaines scénes sont paine esquissées (VIII, 30, 31, 42), d'autres sont plus développées (Vil, 19, 32), jusqu’a former parfols les ‘actes d'une petite comédie (V, 82 ; IX, 50). Les répliques s'enchainent bréves et rapides comme des stichomnythies (enchainement de courtes répliques), auteur abuse de ia parataxe’, le rythine est souvent alerte, a limage de «la course précipitée » de Cimon et de Clitandre qui ne sont « jamais fixes ‘# Metteur en scéne critique, auteur décrit les costumes des acteurs (Théo- gnis est «recherché dans son ajustement, et il sort paré comme une Femme », IX, 48), précise le ton de la voix et la posture de ces personages ls ne sont jamais que sur un pied; mobiles comme le mercure, gesticulent, ils crient, ils s‘agitent » (IX, 32). On croirait voir de Watteau. in la maniére dont chacun cherche & se faire valoir et se mettre en scéne, comme Giton qui « parle avec confiance », «se mouche avec grand bruit » et donne le tempo de la promenade sur lequel les autres reglent leur pas (VI, 83) #Conformément au précepte latin du castigat ridendo mores (« corriger les meeurs par le rire») it s'agit bel et bien de plaire et cinstruire:Vécriture theatrale est au service d'un ensei- gnement moral. La Bruyére invite son Antoine Watteau (16842721), inlttérent, 2.717, hulle sur bois (25 «2 er). jee ou Louvre, Pati. LEDOSSIER Bran ferret « Ainsi les Pamphil ils toujours comme sur un théatre: gens nourris dans le faux, et qui ne haissent rien tant que détre naturels ; vrais personages de comédie 1588 lecteur & contempler le spectacle qu'il lui présente afin d'en déméler le vrai du faux. Le spectateur ne doit pas tomber dans le piege de U'llusion comme dans L'lllusion comique de Corneille, od Pridamant, le pre de Cli bonne distance. Vue de la pr {a cour semble admirable. De ieur ses charmes se dissipent : « La province est lendroit d’ou la cour, ‘comme dans son point de vue, parait une chose admirable ; si l'on s'en approche, ses agréments diminuent comme ceux d'une perspective que Von voit de trop pras. » (Vil, 6). * Dans « De la cour » (Vill), La Bruyére dénonce ambition des courtisans qui repose sur le jeu et la dissimulation, condamne ces faux-semblants et met anu Vornniprésence du paraitre lige & obsession de la réussite. On est loin de V'idéal du courtisan défini par Cast © Dans « Des grands » (IX), il s'en prend ceux qui « par la naissance, ix les valeurs ue et moral », et accuse La naiveté du peuple qui tombe dans te piége de cette mascarade : « La prévention* du peuple en faveur des grands est si aveugle, et lentétement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs maniéres si général, que, sils s'avisaient d'étre bons, cela irait a les vident les personnages , les déshumanisent : Cimon et Clitandre deviennent des automates qui ne s'arrétent jamais; Pamphile n’a désormais plus dindividualite, i devient alors un archétype. Boi ‘+ Uhomme rest plus qu'une machi (Cittiog ‘prot dona Sen oeotesionds aw animaux-machines, défendue par Descartes «Les roves, les resorts, les_mouvements sont cachés, rien ne parait dune montre que son aiguille, qui insensiblement s‘avance et achéve son tour »( ‘*Par ce tableau de ta coméd aliéne les hommes et leur individualité et leurs ver espére faire réilé ‘sont sociale, qui (Caracteres, IX, 50, 2. Les Caractéres de La Bruyere introduction et notes ¢'Emmanuel Bury, 4, Lire de Poche, 1995p. 344 2.Lopinion. 4 Dieu (Le dernier livre des Caractéres, « Des Esprits Forts », s'achéve sur 19). Comme Pascal, il stigmatise la vanité des hommes pour les ‘non seulement Lhomme de cour de son époque mais également homme en général. La comédie sociale revét une coloration universelle, comme le souligne La Bruyére dans une remarque qui semble visionnaire : « Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier: ce sera le méme théatre et les mémes décorations, ce ne seront plus les mémes acteurs. » 3 Comédie humaine, comédie mondaine De La Comédie humaine de Balzac... ‘# Dans cet ensemble romanesque d'une centaine de romans, Balzac (1799- 11850) 2 voulu décrire la société de son époque. Comme La Bruyére en son a, pour y parveni individus comportem au fragment, Balzac substitue une forme ample et romanesque, pour un champ d'observation beaucoup plus large, La OU La Bruyére concentrait Uessentiel du spectre sur (es nobles et la ville, Balzac aborde toutes les couches sociales et la province. «© Mais ambition commune de ces deux ceuvres est bien de montrer la part de comédie sociale, 6 par argent ou les titres. Dans les deux cas, les ouvrages doi 162 Vacuité du regard, & art du portrait et au sens du détail et de la mise en scene, ‘© Balzac est connu pour ses romans, beaucoup moins pour ses piéces de theatre, comme Le Faiseur ou Vautrin qui temoignent de son got pour te genre dramatique, Le Cabinet des antiques (p. 185), qui appartient aux « Scenes de la vie de province » de La Comédie humaine, offre un bel exemple de ce théatre de faux-semblants ot) nul n’est épargné par le paraitre, le mensonge et ‘gent. Ainsi Victurnien, un aristocrate au visage et de multiplier les dettes pour dépenser tou- ire une place dans les milieux parisiens. « Déployal son esprit a feindre opulence », i rédige des faux qui le conduisent au bunal. Mais au terme d'une parodie de procés et grace a la corruption du juge Camusot, Victurnien, le faussaire, sen sort indemne. LEDOSSIE Ec priest to tyeden #169 *Nul ne semble épargné par cette comédie sociale: & Paris, Vieturnien subit la comédie de amour jouge par Diane de Maufrigneuse (p. 185), Alencon, le déroulement du proces est digne d'un vaudeville avec U‘inter- vention de Diane déguisée en homme. * Balzac décrit également ta difficulté pour un bourgeois de se hisser dans la société et la comédie quil doit jouer ou affronter pour pénétrer les mitieux aristocratiques. Le Pére Goriot présente ainsi le cercle fermé parisien de la haute aristocratie, incamé par Mme de Beauséant dans le Quartier de Saint-Germain, et Illusions perdues met en scéne un salon ar tocratique de province tenu par Anais de Bargeton, @ la comédie mondaine de Proust * Cette comeédie mondaine, nulne'a sans doute mieuxdépeinte que Proust dans A larecherche du temps perdu, cette autre somme romanesque déc vant la société de la fin du XIX° siacle jusqu’aux lendemains de la Premigre Guerre mondiale, ‘* Comme Balzac et La Bruyére, Proust impragne son cuvre de références dramaturgiques (les évocations de La Berma, lactrice Rachel, les soirées au théatre ou a LOpéra) et décrit (es comportements mondains comme autant de morceaux de theatre. En 2020, Christophe Honoré a mis en évi dence cette dimension de Uauvre en adaptant pour la Comédie-Francaise l'un de ses volumes, Le Coté de Guermantes * Proust observe la confrontation des milieux et orchestre la mise en scene des comportements dans deux cercies mondains fermés que tout semble opposer : le salon bourgeois des Verdurin et celui, aristocratique, des Guer- Mantes, Ceux-cifinissent toutefois par s‘unir & la fin de l'euvre, Mme Ver durin épousant le prince de Guermantes, devenu veut. Ce mariage signe la consécration des ambitions sociales de cette demiére et lui permet de réa- er son réve dautrefois de pénétrer Varistocratie et la haute bourgeoisie du faubourg Saint-Germain. ‘© Dans le premier volume, Proust cari- ‘Mme Verdurin ne fat Princesse de Guermantes, avaient dit en icanant : «la Duchesse de Duras», comme si eat été un rdle que ‘Mme Verdurin edt tenu au théatre. Proust. Le Temps retrouvé, 1927 cature le petit clan des Verdurin et livre des pages dignes des comédies de Moligre oi! il « croque» la médisance de Sidonie et de ses invités, cousins pas si éloignés des courtisans décrits par La Bruyere ou par Moligre (p. 179), * Mais la critique atteint son comble et se fait particuliérement incisive lorsque Vauteur ausculte attitude des maitres de maison confrontés & annonce d'une mort qui vient soudain menacer leurs plaisirs.Ainsi, Swann, informant ses amis de sa maladie et de sa fin prochaine, n’est pas pris au sérieux parle duc de Guermantes : « vous vous portez comme le Pont-Neut. Vous nous enterrerez tous !». Celui-ci se montre d'ailleurs beaucoup plus préoccupé par la couleur des souliers de sa femme que par la maladie de leur ami (p. 188) ‘* De méme, la soirée que Mme Verdurin donne en 'honneur de Morel se voit soudain menacée par annonce de la mort de la princesse Sherbatoff, sa meilleure amie. M. Verdurin, comme le duc de Guermantes, nie alors ‘evidence meme de la mort pour ne pas avoir & annuler la soirée prévue ‘Par ces deux épisodes, Proust souligne l’étendue de la comédie sociale qui touche aussi bien la bourgeoisie que Uaristocratie et entraine une denaturation des vraies valeurs. Comme chez La Bruyere, afin de ne pas avoir & se confronter & la vacuité de leur existence et & leur finitude, les atres s'enferment dans le déni et s’étourdissent dans les divertissements ou le snobisme savamment entretenu (p. 186) LEDOSSIER du} Bor PEt ey

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