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QU'EST-CE QUE LA LINGUISTIQUE FONCTIONNELLE ?

Jorge Morais Barbosa

Presses Universitaires de France | « La linguistique »

2009/1 Vol. 45 | pages 73 à 83


ISSN 0075-966X
ISBN 9782130572718
DOI 10.3917/ling.451.0073
Article disponible en ligne à l'adresse :
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QU’EST-CE QUE
LA LINGUISTIQUE FONCTIONNELLE ?
par Jorge MORAIS BARBOSA
Université de Coimbra

Objet et méthodes de la linguistique fonctionnelle. Ce en quoi elle se distingue d’autres cou-


rants de la linguistique moderne et contemporaine
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1 / « Les “structuralistes” d’aujourd’hui, écrivait Martinet
dans la préface des Éléments de linguistique générale en 1960, s’accor-
dent pour poser en principe la priorité de l’analyse synchronique
et pour rejeter toute introspection. Au-delà, points de vue et
méthodes diffèrent largement d’une tendance à une autre, et les
concordances terminologiques recouvrent souvent des diver-
gences fondamentales »1.
La priorité à laquelle fait référence Martinet était sans doute
due au fait qu’à l’époque on ne faisait pas attention aux articles
de Saussure qui seraient plus tard réunis dans le Recueil de ses
publications2, et que les Écrits de linguistique générale n’ont été
connus que tout récemment grâce à Simon Bouquet et Rudolf
Engler3.
On en viendrait à la diachronie à la suite surtout des articles
de Martinet qui en 1955 ont donné lieu à l’Économie des change-
ments phonétiques. Traité de phonologie diachronique4.

1. André Martinet, 1960, Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, p. 6.


2. Recueil des publications scientifiques de Ferdinand de Saussure [1re éd., 1984], Genève-Paris,
1984.
3. Écrits de linguistique générale par Ferdinand de Saussure, texte établi par Simon Bouquet et
Rudolf Engler, 2002, Paris, Gallimard.
4. André Martinet, 1955, Économie des changements phonétiques, Traité de phonologie diachro-
nique, Berne, A. Francke ; nouv. éd., préparée par Jeanne Martinet, 2005, Paris, Maison-
neuve & Larose.

La Linguistique, vol. 45, fasc. 1/2009


74 Jorge Morais Barbosa

2 / J’évoque ici Saussure parce que, et on sera d’accord pour


l’admettre, les divers structuralismes remontent, par Prague inter-
posé, à son enseignement : Georges Mounin l’a même dit « le
structuraliste sans le savoir »5. L’héritage de Saussure n’a cepen-
dant pas été homogène, dans ce sens qu’il est tributaire des prin-
cipaux courants épistémologiques qui ont marqué son époque : le
courant psychologiste et le courant sociologique, qui ont
influencé ceux qui se réclamaient de lui. À titre d’exemple, Bally
écrivait en 1935 : « Une linguistique qui s’inspire des idées saus-
suriennes doit [...] tout ramener à la conscience intérieure que
nous avons de la langue. Notre méthode sera psychologique ou
elle ne sera pas. »6 Et Georges Galichet, en 1971 : « La psycho-
logie seule peut rendre compte en dernier ressort de la nature et
du fonctionnement des mécanismes grammaticaux. »7
La linguistique fonctionnelle d’André Martinet a délibéré-
ment repoussé tout recours à l’introspection, donc au psycholo-
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gisme, qui reviennent de nos jours par le biais de la psycholin-
guistique et de son corrélat, le cognitivisme. Or, si l’on fait
confiance au Nouveau Petit Robert 2008, la psycholinguistique est
l’ « étude scientifique des activités psychologiques qui permettent
la production et la compréhension du langage », le cognitivisme
étant l’ « ensemble de théories portant sur les processus d’acqui-
sition des connaissances, qui appréhendent le fonctionnement du
cerveau et les processus mentaux sur le modèle de la théorie de
l’information ». Ni l’une ni l’autre ne sont donc, à mon avis, des
branches, des spécialités de la linguistique. On les range de nos
jours parmi les « sciences du langage ». Soit ! Mais il faudra
alors se rappeler que « langage » et langues ne se confondant
pas, s’occuper du premier ne veut pas dire que l’on ait nécessai-
rement trait aux langues telles que nous les concevons : instru-
ments de communication doublement articulés en unités vocales,
significatives et distinctives. En un mot, psycholinguistique et
cognitivisme n’ont rien à voir avec la linguistique, conçue
comme l’étude des langues en soi, mais relèvent plutôt des
neurosciences. On est allé si loin dans l’extension de la notion
de « sciences du langage » que bientôt les opérations de pro-

5. Georges Mounin, 1968, Saussure ou le structuraliste sans le savoir, Paris, Seghers.


6. Charles Bally, 1936, Le langage et la vie, 3e éd., Zurich, Niehans, p. 156.
7. Georges Galichet, 1971 [1re éd., 1947], Grammaire structurale du français moderne,
4e éd., p. I, Montréal, Hurtubise-HMH.
Qu’est-ce que la linguistique fonctionnelle ? 75

grammation informatique y trouveront, si ce n’est déjà pas fait,


leur place.
3 / En ce qui concerne le versant sociologique de la pensée
saussurienne, une distinction s’impose entre, d’une part, la socio-
logie du langage et de l’autre ce qu’on désigne aujourd’hui par
sociolinguistique. Distinction difficile car la sociolinguistique, tout
en reprenant largement à son compte ce dont s’occupait la socio-
logie du langage maladroit, est devenue une sorte de fourre-tout,
où l’aménagement linguistique des pays, l’ethnolinguistique, voire
l’analyse du discours côtoient la dialectologie, la variation et le
changement linguistique, la stylistique.
On s’aperçoit qu’il y a là du linguistique : le changement et
l’évolution des langues, la dialectologie, la variation, la description
des styles, ceux-ci n’étant autre chose que ce qu’on désigne par
registres et dont on tient évidemment compte lorsqu’on présente
une langue. Martinet nous a laissé un excellent travail sur la varia-
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tion phonologique dans sa Prononciation du français contemporain8,
puis, avec Henriette Walter, dans leur Dictionnaire de la prononciation
française dans son usage réel 9. Il n’y a aucune raison de parler de
sociolinguistique à propos de ces ouvrages, car le point de vue des
auteurs est un point de vue strictement linguistique à partir duquel
est envisagé le fonctionnement d’une langue, en occurrence le
français. On tombe par contre dans le domaine de la sociologie
lorsqu’on pense à la meilleure façon d’éviter les conflits entre
langues dans un pays multilingue. Ou encore quand, partant de
faits de variation connus en général au préalable, on entreprend
simplement de les rattacher à l’âge, au niveau culturel, aux ambi-
tions sociales des sujets, que sais-je encore.
4 / Venons-en à la coqueluche des « sciences du langage » :
la pragmatique, dont on n’a pas encore, que je sache, réussi à
cerner le vrai objet. Elle s’occuperait pour certains des rapports
entre langue et sujet parlant, pour d’autres de la langue en usage.
Mais est-ce qu’une langue existerait sans être parlée, ou indépen-
damment de l’usage qu’on en fait ? La pragmatique serait pour
les uns une branche de la linguistique, pour d’autres la nouvelle
linguistique tout court.

8. André Martinet, 1945, La prononciation du français contemporain, Paris, Droz.


9. André Martinet, Henriette Walter, 1973, Dictionnaire de la prononciation française dans
son usage réel, Paris, France Expansion.
76 Jorge Morais Barbosa

On doit, à mon avis, classer en deux groupes les faits dits


pragmatiques.
Dans le premier groupe se rangent certains faits qui font les
délices des habitués de la chose. Un exemple : lorsqu’on me
demande « Savez-vous où est la gare ? », on ne s’attend pas à ce
que je réponde « Oui » et m’en aille, mais à ce que je dise où elle se
situe. Voilà la langue en usage : par le principe de coopération de
Grice, qui implique la sincérité vis-à-vis des présuppositions de l’in-
terlocuteur, il ne s’agissait pas d’une question, mais d’une demande
de renseignement, qui est du reste la vraie nature de toute ques-
tion, et je suis censé l’entendre comme telle. Bien sûr : mais c’est à
la situation et non aux faits de langue que cet énoncé doit son sens.
La preuve en est que, la situation changeant, d’autres sens se pro-
duiront : on veut savoir où il est possible de s’acheter des cigarettes,
je demande à mon interlocuteur s’il connaît l’emplacement de la
gare et, comme il le connaît, je l’y envoie.
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Cela ne rentre donc pas dans le domaine de la langue, mais
de la vie en société.
Par contre, deux énoncés comme On mange bien à Paris et À
Paris on mange bien, qui ont la même syntaxe et forment donc une
seule phrase, ne « disent » pas la même chose, car la construction
diffère de l’une à l’autre : c’est la vieille question du thème et du
rhème. Or, chaque fois que je thématise un rhème ou rhématise
le thème d’une phrase, créant ainsi des constructions différentes,
les effets de sens, comme aimait le dire Martinet, suivent ceux
qu’on vient de constater : Tu sais ce que je veux dire ~ Ce que je veux
dire tu le sais. Un tel agencement des syntagmes dans la phrase
étant dans la langue une constante aux résultats certains, il doit
être pris en compte dans la description syntaxique du français.
Les faits de ce type, qui ne relèvent ni de la situation de commu-
nication ni de la bonne volonté d’autrui, mais de la langue, cons-
tituent le second groupe de faits pragmatiques auxquels j’ai juste
fait référence. Voilà ce qui, à mon avis, peut être qualifié de
pragmatique linguistique.
5 / Lorsqu’on parle de pragmatique, de situation, de sens,
vient immédiatement à l’esprit l’idée de sémantique. Martinet a
essayé d’établir une distinction entre sémantique et axiologie, le
rapport entre les deux étant analogue à celui qui marque la diffé-
rence entre la phonétique et la phonologie : d’une part la sub-
stance, de l’autre la valeur oppositive, distinctive ou signifiante.
Qu’est-ce que la linguistique fonctionnelle ? 77

On ne saurait mettre en cause le bien-fondé de la démarche,


mais il faut avouer que son application au domaine des unités de
première articulation s’avère si difficile qu’on n’a jamais réussi,
pour ce qui est du lexique, à la mettre en pratique de façon satis-
faisante. Certains structuralistes ont bien essayé de décomposer
les unités significatives en sèmes, dont l’assemblage donnerait lieu
au sens global de l’unité. Une illustration de la méthode est restée
célèbre : chaise, fauteuil, tabouret... « à dossier / sans dossier », « à
bras / sans bras », « pour une / pour plusieurs personnes », etc.
On y objecte avec raison que les présumés sèmes, c’est-à-dire les
« traits de sens », ne sont autre chose que des propriétés des
objets concernés ; qu’ils ne se retrouvent pas en dehors des
objets ; que leur statut ne diffère pas de celui des unités dont ils
seraient partie ; et que leur nombre serait bien supérieur à celui
des unités elles-mêmes qu’ils seraient censés définir. En outre,
comment décomposer en « sèmes » les noms des couleurs
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(bleu ~ vert ~ rouge...), les abstraits (âme, beauté, rage...), la plupart
des verbes (aimer, savoir, courir...) ? Choisirait-on un « domaine
lexical » pour y mener l’exercice ? Mais on ne saurait parler de
« domaine lexical » que quand entre les unités qui le compose-
raient il y aurait des traits linguistiques communs, comme il y en
a, par exemple, entre savon, savonnage, savonner, savonnerie, savonnette,
savonneux, savonnier ; prendre, comprendre, reprendre, surprendre... Autre-
ment, un domaine lexical n’est autre chose qu’un ensemble men-
tal d’objets, réels ou imaginés : plage, sable, mer, bain, voire vacances,
été, quoi encore ? Pourquoi un terme comme joli devrait-t-il s’op-
poser au seul laid, et pas aussi à grand, mesquin, honnête, lourd, blanc,
à tout autre qui puisse commuter avec lui ? On plonge de nou-
veau dans le psychologisme, dans l’introspection, et on fait appel
aux connotations individuelles. Ou bien on s’en remet aux
théories du prototype, ce qui ne serait pas bien différent.
La frontière est d’ailleurs floue entre pragmatique et séman-
tique. En effet, si c’est sur la situation, au sens le plus large du
terme, que se fonde la reconnaissance « pragmatique » des énon-
cés qui n’en ont pas de marque formelle, c’est elle aussi qui, de
pair avec le contexte, permet dans la plupart des cas d’identifier
le sens d’une unité lexicale : opération ne dit pas la même chose
dans une banque ou dans un hôpital, ni en collocation avec bour-
sière, avec chirurgicale, avec militaire, avec publicitaire, avec de la
mémoire, avec du Saint-Esprit. En fait, il ne s’agit souvent pas du
78 Jorge Morais Barbosa

sens d’un terme, mais du sens d’un tout, comme le montrent les
exemples.
On exclura volontiers de ces considérations les monèmes
grammaticaux à inventaire réduit : je / moi, tu / toi, il / lui, etc.
sont chacun ce que ne sont pas les autres personnels, le « sub-
jonctif » portugais est ce que ne sont pas l’ « impératif », l’ « infi-
nitif », le « gérondif ». Nous ne saurions à présent aller plus loin
en la matière en linguistique fonctionnelle.
6 / De ce qui précède découlent quelques idées sur ce que la
linguistique fonctionnelle n’est pas, et aussi quelques autres sur ce
qu’elle est. Il faut maintenant préciser les unes et les autres.
La linguistique fonctionnelle est avant tout un cadre épisté-
mologique conçu pour la description des langues. Retenant le
caractère social de l’activité langagière, cher à Saussure, on sti-
pule qu’une langue est avant tout un instrument de communica-
tion des expériences individuelles. Constatant que tout peut dif-
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férer d’une langue à une autre, la linguistique fonctionnelle
refuse les apriorismes, dont l’innéisme linguistique, ce qui la
conduit à contester aussi l’existence d’universaux du langage et
par conséquent une grammaire universelle. Il en découle qu’elle
refuse qu’il y ait pour chaque énoncé une « structure sous-
jacente » à sa « structure de surface », donc des « règles de réé-
criture », comme on l’a soutenu voilà un demi-siècle et encore
plus récemment.
On retient, par contre, la distinction entre langue et parole.
Mais on n’en fait pas son cheval de bataille : on admet que tout
ce qui se manifeste dans la parole existe en langue et que rien qui
ne se trouve dans celle-ci ne peut faire partie de celle-là.
7 / Puisque nous revenons par là sur une des dichotomies
saussuriennes, mentionnons-en une autre, la dichotomie syn-
chronie vs diachronie. La linguistique fonctionnelle la retient,
mais, ne concevant pas la synchronie comme étant statique, elle
met en évidence son caractère dynamique : la concurrence des
usages dans une communauté constitue le germe des change-
ments. C’est ainsi qu’à la question souvent posée : « Pourquoi les
langues changent-elles ? » Martinet a tout simplement répondu :
« Parce qu’elles fonctionnent. » Mais, bien entendu, on distingue
soigneusement entre la description d’un état de langue, toutes
variations et fluctuations comprises à un moment donné, et celle
de son évolution.
Qu’est-ce que la linguistique fonctionnelle ? 79

8 / Instruments de communication, les langues sont double-


ment articulées en unités significatives minima, dites monèmes
– c’est la première articulation – et en unités distinctives égale-
ment minima, les phonèmes – c’est la deuxième articulation. Dans
le cadre de la première peuvent intervenir des faits prosodiques,
tels l’accent et les tons, et dans le cadre de la seconde des faits
tels que les fonctions syntaxiques, une fonction étant une unité
linguistique servant à marquer les rapports variables entre deux
termes, par exemple entre nom et verbe, le nom pouvant
être sujet, objet, complément, etc. Remarquons au passage
que dans sa Grammaire fonctionnelle Martinet a parfois considéré
comme fonctions ce qui en fait ne correspond qu’à des rôles
sémantiques10.
9 / Enfin, la linguistique dont il est question ici ne doit pas sa
désignation de fonctionnelle qu’au fait de s’occuper des fonctions
prises au sens qui vient d’être défini. Elle est fonctionnelle surtout
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parce que, dépassant largement les cadres qui se contentent de
décrire les structures (je pense en particulier au distributionna-
lisme de Zellig S. Harris ou de Jean Dubois11, au structuralisme
à outrance de Chomsky...), elle prend en charge la façon dont
une langue accomplit son rôle d’instrument de communication,
c’est-à-dire les usages.
10 / Ces traits généraux posés, il convient de rappeler en par-
ticulier la démarche descriptiviste du fonctionnalisme martinetien.
Deux procédés vont de pair dans la description d’une
langue : la segmentation des énoncés en monèmes et du signifiant
des monèmes en phonèmes, ceux-ci étant analysables en traits
phonologiques, et la commutation. Celle-ci sert à vérifier le bien-
fondé de la segmentation, dans ce sens que les unités ainsi déga-
gées sont vraiment minima et que l’opération ne peut pas être
menée plus loin.
Le cadre par excellence où opère l’analyse de la syntaxe est la
phrase, définie par Martinet comme « l’ensemble des monèmes
qui sont reliés [...] à un même prédicat ou à des prédicats coor-
donnés »12. Je me permets, à ce propos, deux remarques.

10. André Martinet (sous la dir. de), 1979, Grammaire fonctionnelle du français, 2e éd.
revue, Paris, Crédif/Didier, § 4 . 29 et s.
11. Zellig S. Harris, 1963 [1re éd. 1951], Structural Linguistics, Chicago, The University
of Chicago Press ; Jean Dubois, 1965, 1967, Grammaire structurale du français, Paris, Larousse.
12. André Martinet (sous la dir. de), 1979, Grammaire..., § 1 . 25.
80 Jorge Morais Barbosa

Il conviendrait, à mon avis, d’établir une distinction nette


entre phrase et énoncé en termes légèrement différents de ceux de
Martinet. Alors que pour Martinet « l’énoncé a un rapport direct
avec l’environnement dans lequel se trouvent les interlocuteurs »
et est donc « tronqué » relativement à ce qu’il serait à défaut d’un
tel rapport13, je propose d’entendre par énoncé tout ce qui a un sens
et de garder le terme phrase pour les énoncés qui, dans les langues
à opposition verbale-nominale, s’organisent autour d’un noyau
verbal. Je parle de noyau verbal au lieu de prédicat, ce terme rele-
vant plutôt de la sémantique que de la syntaxe, la phrase devenant
ainsi un type particulier d’énoncé. Voilà ma deuxième remarque.
Dans le cadre martinetien de la syntaxe, les rapports s’établis-
sent entre classes de monèmes et non, à proprement parler, entre
les monèmes eux-mêmes. Je ne reviendrai pas ici sur la question
des classes et des transferts entre classes, qui me pose problème et
dont je me suis occupé ailleurs. Je signale simplement que, les
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classes étant représentées dans les énoncés par des monèmes,
c’est finalement entre monèmes que les rapports s’y établissent.
On peut toutefois, envisageant la chose différemment, consi-
dérer que les rapports se constituent entre ce que d’autres cou-
rants, dont celui qui est pratiqué en Espagne à la suite de Emilio
Alarcos, appellent syntagmes, unités composées ou simples ayant
un statut fonctionnel (sujet, objet, etc.), identifié comme tel par
commutation : dans Il viendra, le personnel n’est pas moins syn-
tagme que le grand homme dans Le grand homme viendra. La syntaxe
s’organiserait ainsi en deux paliers : le palier fonctionnel, où
entrent en rapport les syntagmes (le syntagme nominal Le grand
homme / Il → le syntagme verbal viendra), et le palier où se situent
les rapports de monème à monème à l’intérieur du syntagme
(grand → homme), que la linguistique fonctionnelle espagnole exclut
de la syntaxe. On n’y est pas d’ailleurs très loin de Martinet qui
considérait qu’il y avait transfert « lorsqu’un syntagme entier, une
proposition par exemple, vient occuper la place d’un monème » :
« On joue à qui aura fini le premier en face de On joue à chat »14.
11 / Certains, confondant la nature d’une science des
cultures avec celle des sciences de la nature, reprochent parfois à
la linguistique fonctionnelle ce qui serait son incapacité de pré-

13. Ibid., § 1 . 23.


14. Ibid., § 2 . 3.
Qu’est-ce que la linguistique fonctionnelle ? 81

voir et d’expliquer les faits. Contrairement à ce qui se passe dans


la nature, où l’on sait qu’à une pression atmosphérique donnée
l’eau gèle nécessairement à 0 0C et se vaporise à 100 0C, rien
d’équivalent ne se produit dans le domaine des cultures. Qui
aurait pu prévoir les diphtongaisons du français ? le passage en
portugais, à des moments successifs, de lat. pl- à /c/, puis à /š/
(plattu > chato) et plus récemment à /pr-/ (*platta > prata) ? Pour-
quoi ces changements ne se vérifient-ils plus depuis longtemps ?
Peut-on être sûr qu’ils reviendront un jour ou que jamais ils ne
reviendront ? Prétendre tout prévoir et expliquer par la science
c’est vivre le grand mythe du XXe siècle, le mythe du scientisme.
On peut, bien sûr, déceler certains changements, mais seulement
quand ils sont déjà en germe dans un état de la langue et qu’on
identifie des conditions, structurelles par exemple, qui les favori-
seront. Martinet l’a bien montré dans Économie.
12 / Il est temps de conclure.
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Même s’il resterait beaucoup à dire, la présentation qui vient
d’être amorcée de la linguistique fonctionnelle montre, je l’es-
père, qu’elle constitue toujours un cadre théorique assez simple
conçu pour la description des langues telles qu’elles sont, non
telles qu’on aimerait qu’elles soient. Le respect des langues étant
sa clé de voûte, elle n’est pas destinée à permettre de briller dans
les salons, à « épater le bourgeois ».
Cela dit, l’œuvre est-elle accomplie ? Sûrement pas, et le titre,
ainsi que le contenu, d’un livre récent de Christos Clairis15 le met
en évidence. Ce qui s’impose aujourd’hui ce n’est ni de répéter
ce que nous a laissé le maître ainsi que, pour beaucoup d’entre
nous, l’ami dont nous honorons ici la mémoire, ni de chercher
des théories alternatives à la sienne : cela peut se faire ailleurs. Ce
qui s’impose à nous c’est de, restant fidèles à son exemple, pour-
suivre son honnête travail sur les voies qu’il nous a ouvertes et
de, comme lui, « Vivre les langues »16.

15. Christos Clairis, 2005, Vers une linguistique inachevée, Louvain, Peeters.
16. André Martinet, 1993, Mémoires d’un linguiste. Vivre les langues, Paris, Quai Voltaire.

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