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Collection LIMITES

Guy Thuillier

Préface d'Yves Pélicier

ECONOMICA
49, rue Héricart, 75015 Paris
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© Ed. ECONOMICA, 1992


Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation et d'exécution
réservés pour tous les pays.
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PRÉFACE

L'ouvrage de Guy Thuillier n'est pas un pamphlet car


son ton reste mesuré et les propos gardent de la distance à
l'égard des faits évoqués. Pas davantage il ne s'agit d'un ré-
quisitoire car, alors même que l'argumentation paraît impla-
cable, son but n'est pas de condamner. Ce n'est pas non
plus un art politique car les constats ne sont pas des
conseils, encore moins des modèles. Plutôt s'agirait-il d'une
phénoménologie de la politique, essentiellement descriptive,
s'attachant à des événements et des situations tels que,
chaque jour, nous pouvons en suivre la chronique dans les
journaux. Les manipulations, les erreurs, les mensonges et
les violences peuvent être saisis comme des évidences, mais
à la condition de vouloir voir.
Mais l'auteur n'est pas un chroniqueur. Au-delà du
factuel et des apparences, il s'efforce de repérer et de déchif-
frer l'essentiel du jeu politique, par exemple le plaisir, la
haine, la vanité, la peur, ce qui est une manière de
contraindre le lecteur à s'interroger sur ce qui est vraiment
important en politique et ne coïncide pas forcément avec ce
que disent les traités.
Guy Thuillier fait, à notre sens, deux remarques éclai-
rantes à la fois pour son objet qui est le jeu politique, et pour
sa propre perception des choses. La première est que "tout
n'est pas politique", ce qui est une bonne nouvelle. Depuis
quelques décennies, on exagère sans doute le rôle de la poli-
tique dans la Société. On fait en sorte qu'elle envahisse tout,
qu'elle régente tout. Ce "on" désigne bien évidemment les
hommes politiques en premier lieu, mais aussi leur clientèle.
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Or, si on n'y prend garde, le tissu élastique du système


démocratique peut entraîner tout un peuple à devenir client
de la politique. On ne demande plus des charges et des of-
fices au souverain, mais on s'arrange. Le politique devient,
dans cette perspective, l'outil magique propre à satisfaire
tous les désirs. Or cette substitution du désir à l'idéal est une
calamité. Les peuples ont souvent vécu heureux en dépit, et
non à cause de la politique. Il y a une confusion permanente
entre la politique, qui est charge et mission de gérer, et son
sosie, qui s'affirme comme pouvoir de gérer. L'aspect ges-
tionnaire paraît presque secondaire et peut être délégué, voire
sous-traité. A la différence de l'intendant de la parabole, les
comptes ne sont pas réellement rendus et la responsabilité
prend en général une confortable distance. Pourtant, si le but
de la politique est de construire un rapport efficace entre les
désirs et les besoins d'une population et d'autre part le né-
cessaire et le possible, le résultat s'appelle un ordre : or,
dans la réalité quotidienne, ce que l'on constate est plutôt un
désordre, des divisions, des conflits et des difficultés. Dans
le même temps l'espace public empiète de plus en plus sur
l'espace privé et, par suite d'une aberration ou de rêveries
d'essence totalitaire, certains souhaitent faire le bonheur de
leurs contemporains contre eux, s'il le faut. Sans se référer
nécessairement aux dictatures qui poussent à l'extrême cette
logique, une démocratie n'est pas à l'abri de ce type
d'entreprise, par exemple dans le domaine de l'éducation ou
de ce que l'on appelle les choix de société.
Une dérive totalitaire sectorielle est toujours possible et
le jeu politique dénaturé peut comporter l' exclusion, la per-
sécution, l'injure ou la ruine morale.
Platon, au livre XI des Lois, condamne à la fois

"les tribunaux muets et sans conscience, escamotant leurs juge-


ments (qui) tranchent les causes dans le secret, ou bien, chose plus
grave, jugent dans le bavardage et dans l'agitation, louant et blâ-
mant successivement à grands cris, comme au théâtre...".

En fait, ce peut être tantôt l'un, tantôt l'autre, quand le


politique infiltre la société entière traitée comme un théâtre
d'opérations... Il est clair que la politique, qui devrait être la
servante modeste et dévouée de l'Etat, s'efforce d'en assu-
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mer le contrôle. Elle se donne bonne conscience en


s'appuyant, comme Hobbes, sur la nécessité d'un pouvoir
qui garantisse la justice entre les différents citoyens, mais,
s'il est dans sa fonction d'assurer ce qui peut être objet de
participation ou de partage, elle ne s'en tient pas là. De là
provient sans doute l'insistant désir de limiter le déploiement
étatique, alors qu'il s'agit surtout de réduire les prétentions
du politique.
Mais Guy Thuillier ne se borne pas au constat qu'il y a
trop de politique. Il évalue, avec une certaine tristesse, la
charge impossible du métier politique, ses pièges et ses mi-
rages. C'est un terrain où il n'est pas si facile de réussir et de
rester soi-même. Cette position n'est pas sans référence à un
moralisme janséniste. L'auteur est un lecteur de Duguet et de
Bourdaloue. Plutôt qu'à une éthique des règles, il s'atta-
cherait à une éthique des vertus. C'est cette référence qui
code pour une large part son discours. Il s'agit de remonter
aux principes, de refuser le discours commun, de se moquer
de la comédie apparente. En fait, la description concerne
l'excès de la déraison en politique plutôt que la politique elle-
même assumée comme un service d'une éminente dignité.
Mais cette réserve est-elle possible ? Il y a chez Saint-
Simon, dans ses Propos sur le Duc de Bourgogne, une
remarque inquiétante. Afin d'affranchir son illustre
personnage de ses scrupules excessifs sur la charité du
prochain, Saint-Simon l'invite à découvrir

"que ce qui est défendu à la plupart des hommes entre-eux, en qua-


lité de discours inutiles, vains, dissipés, légers, de médisance, de
calomnie, de prévarication de charité, que tout celà, dis-je, sont les
viandes immondes de l'Ancienne Loi, permises dans la nouvelle,
commandées en certains cas."

Machiavel n'a rien dit d'autre et peut-être est-ce là l'une


des sources non de la grandeur mais bien de la servitude du
métier politique.
Le mot pathologie est utilisé à diverses reprises dans le
texte. Il est clair que pour l'auteur, le métier déforme dura-
blement, il obsède, il impose une vision du monde et des
gens. C'est un genre de vie qui réalise une seconde nature de
telle sorte que d'un parti à l'autre, dans des pays différents,
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les politiques se ressemblent beaucoup, ce qui ne facilite pas


forcément les échanges. C' est une drogue, estime Guy
Thuillier et la dépendance est souvent très marquée aux
échelons élevés. Les romanciers n'ont guère abordé ce pro-
blème sauf peut-être Jules Romains, George Lecomte, dans
Les Valets, roman du député moyen, et sans doute quelques
autres. Le cinéma est plus généreux. On pense à un chef
d'œuvre du genre, Le Président, interprété p a r Jean Gabin.
Il y a bien évidemment les mémoires et les biographies de
Retz à Clémenceau.
Dans cette analyse de "l' aliénation politique", Guy
Thuillier établit une sorte d'échelle symptomatique dont voici
quelques "item" qui, s'ils ne sont pas tous présents et à tout
moment, peuvent permettre de comprendre certains compor-
tements de l'homo politicus :

1. Illusion d'être irremplaçable, nourrissant une sorte


d'ivresse narcissique.
2. Passion totalitaire de l'action politique ne laissant
plus d'espace libre pour d'autres investissements et
réalisant une forme de dépendance.
3. Obsessionnalisation de la perspective politique
avec centration exclusive, clôture de la pensée,
langage codé, etc..
4. Existence d'une forte agressivité et de sentiments
d'hostilité dirigés contre les "ennemis", les adver-
saires et parfois plus violemment contre les "amis",
les proches qui animent des courants différents.
5. Comportement phobo-obsessionnel à l'égard de
l'échec électoral, de la "mort politique" ou de la
survie. Ceci peut entraîner de véritables rituels
conjuratoires, des pratiques superstitieuses ou une
hyperactivité fébrile.
6. Une "isolation intellectuelle" telle que rien de ce qui
est en dehors du champ de l'action politique n'est
investi, ce qui concerne aussi bien la culture per-
sonnelle que les problèmes familiaux. Ce mono-
idéisme politique comporte certains risques quand
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il éloigne de la réalité ou qu'il réduit le contact à


des aspects formels ou médiatisés p a r des collabo-
rateurs eux-mêmes engagés.

Cette pathologie est sans doute plus sensible en période


de crise mais, dans la mesure où la crise est souvent une
tentative pour réduire une tension préexistante et comme la
tension fait partie de la vie politique, les occasions ne man-
quent pas. Mais peut-être y-a-t-il plus encore ? Le jeu poli-
tique, quand il s'affaiblit et perd ses couleurs, ne remplit
plus sa fonction de régulation sociale. Il y a danger que la
crise se joue sur une autre scène. Ce qu'on appelle dépoliti-
sation est sans doute la conséquence d'un désinvestissement
de l'objet politique classique parce qu'il n'est plus capable
d'attirer. Ce désintérêt est secondaire à la décoloration de
l'ambiance politique. Guy Thuillier n'est pas loin de penser
qu'il y a une fonction de la déraison en politique, que cette
déraison est une manière de légitimité qui permet à une ma-
jorité d'indifférents de vivre tranquillement, rassurés qu'ils
sont par le tapage de la classe politique. Les ethnologues re-
joignent les intuitions de l'auteur quand ils constatent que
tout groupe a besoin de localiser quelque part sa folie, son
obscurité, tout ce qu'il souhaite expulser de soi. Les
"affaires" politiques, les conflits, les débats sont souvent
perçus comme marginaux, mais d'une certaine façon, et
jusqu'à un certain point, ils rassurent. En dépit des critiques
et des sarcasmes, "ils" sont là et remplissent leur rôle, nous
dispensant du nôtre...
Le livre ne concerne que la France d'aujourd' hui, mais
peut-être est-il possible d'en opérer une lecture à plusieurs
niveaux.
Il y a des constantes. Les partis et les factions, dans la
monarchie d'avant la Révolution, fonctionnent souvent
comme les partis politiques actuels. L'histoire de la Fronde
comme la Cour du Régent fournissent des occasions
d'analyse convergente. Le jeu politique, à p a r t i r du
X I X siècle, devient fort semblable à ce que nous obser-
vons aujourd' hui, de Guizot à Thier s et à Boulanger.
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Pour d'autres pays, les choses ne nous apparaissent pas


si différentes, quoiqu'il y ait un biais d'importance : nous
sommes mieux informés des dysfonctionnements que de la
vie quotidienne et sans histoire. Néanmoins, s'il est vrai que
la crise ne fait que mettre à nu des mécanismes et des procé-
dures qui la précédaient de longue date, il y a lieu de suppo-
ser qu'au Royaume-Uni, dans les pays latins, l'Allemagne,
les Etats-Unis, le jeu politique est d'une nature assez voi-
sine.
A l'égard des pays de l'Est, le phénomène majeur et
massif que représente le despotisme a longtemps brouillé les
perceptions. Pourtant Kurt Lewin, dans des études de psy-
chologie sociale réalisées aux Etats-Unis avant 1939, avait
montré que les difficultés ne sont absentes ni des groupes à
climat démocratique, ni des groupes anarchiques ou autori-
taires. Dans les premiers en général, la résolution fait appel à
des mécanismes moins violents. Néanmoins, le f a i t que
Caligula puisse faire périr un sénateur et placer sa noble
épouse dans un lupanar ne change rien à l'attraction du pou-
voir. La mise est plus élevée, donc plus acharnée la compé-
tition.
La vision que nous transmet l'auteur est largement in-
formée p a r une expérience personnelle et une longue pra-
tique du terrain dans les cabinets ministériel et parlementaire
et dans la haute administration. Sa formation d'historien,
appuyée p a r de très nombreuses études et publications, lui
permet de prendre les distances nécessaires à l'égard de la
conjoncture et de l'anecdote.
Pourrait-on formuler l'hypothèse d'une sorte de darwi-
nisme chez Guy Thuillier qui organiserait sa réflexion sur le
politique ? Mais ne devrait-on pas étendre cette conception
bien au-delà du politique à toutes les situations où l'individu
détient un pouvoir qu'il a dû conquérir et qu'il entend gar-
der ? La pathologie de l'homo politicus serait ainsi celle des
décideurs et des puissants, qu'il s'agisse des économistes,
des financiers, des scientifiques, des artistes, des chefs
d'école en tout genre, etc. Le monde est un vaste théâtre où
les rivalités se donnent en spectacle. L'image qui prime sur
l'idée et l'idéal parfois s'y substitue totalement.
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Le texte de Guy Thuillier est austère, voire sévère. La


phrase souvent amène une formulation classique qui en ac-
croît l'effet. Citons, par exemple :

"Le politique a un instinct aigu de la fuite du temps, de la


mobilité des choses, il pressent son exclusion, sa chute." (p. 5).
"Peut-être la fiducia entre les gouvernés et les gouvernants
repose-t-elle sur un taux élevé et nécessaire d'incompréhension."
(p. 7)
"Le cynisme, ou ce qu'on tient pour tel, n'est peut-être
qu'une forme d'usure de la vie." (p. 16)
"Tout jeu mené à son terme conduit à une sorte de destruc-
tion." (p. 26)
"La passion est le fondement du jeu politique, sa seule légi-
timité." (p. 46).

Le lecteur trouvera matière à réflexion dans les chapitres


consacrés à la cruauté, la manipulation, le mensonge, le
risque, la mort du joueur.
Si l'ouvrage est avant tout une phénoménologie de "la
chose politique", comme aime à le dire Guy Thuillier, la
question éthique ne peut être occultée. Dans une Cité bien
organisée, dit Socrate, on doit trouver en chacun les quatre
vertus indispensables, sagesse, courage, discipline, justice.
L'activité politique se déroule dans le cadre d'un état, prin-
cipe d'unité et garant d'un espace qui est commun aux gou-
vernants et aux gouvernés. La constitution en est
l'expression juridique qui définit un régime, c'est-à-dire une
manière d'exercer le pouvoir. Mais il faut tenir compte aussi
des conceptions que la collectivité se forme du monde et
aussi de la liberté et de la justice.
Or, on assiste à un nouveau partage du pouvoir entre le
politique et l'administratif. Sous sa forme bureaucratique,
l'administration possède à la fois les structures et une dési-
rable et redoutable continuité. La tripartition, chère à
Montesquieu, est obsolète. Dans ces conditions, où se trou-
vent les limites imposées ou imposables au jeu politique ?
Dans la politique elle-même, redéfinie par son absolue sou-
mission au bien commun, l'acceptation des règles qui doi-
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vent régir les rapports entre individus, la claire définition des


responsabilités et l'engagement d'en rendre compte. Mais
est-ce que cela ne s'appelle pas la République ?

Yves PELICIER
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AVANT-PROPOS

La politique est chose précieuse, fragile, qu'on a tort de


dédaigner, par ignorance ou par doctrine : ce n'est point une
manipulation grossière, mais un art raffiné, complexe, qui
échappe aux idéologies. Le jeu politique est au centre de la
politique : l'homme politique est un joueur, avec ses
passions, son tempérament, ses habitudes, ses angoisses.
Le jeu politique est un jeu réglé, cohérent, qui repose sur des
conventions stables : malheur au joueur qui veut violer les
règles, casser le jeu.
Quelles sont ces règles ? Qu'est-ce qu'un joueur ?
Quelle est la cruauté du jeu ? Quel rôle jouent le mensonge,
la manipulation ? Quels risques doit prendre le joueur ? Ce
sont là des questions difficiles : analyser le jeu politique
oblige à réfléchir sur ce qui est important, et peut-être le plus
important (et qui n'est pas évident), à voir ce qui échappe au
regard. Ce qui se passe sous nos yeux n'est pas aisé à
décoder ; il faut se défier des apparences, surtout en
politique : c'est le vécu du joueur qui importe, ses désirs,
ses plaisirs, ses haines, ses peurs. Nous voudrions
simplement donner quelques repères, aider à comprendre les
règles d'un jeu compliqué et incertain.
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CHAPITRE I

La chose politique n'est pas simple, à la vérité elle n'est


guère connue : on croit communément qu'il existe des lois
en politique, des règles générales — alors qu'il s'agit d'un
artisanat, ou de bricolage ; les manuels de sciences poli-
tiques donnent souvent une fausse idée de la chose politique,
ils oublient la partie intime, déraisonnable, essentielle de
l'agir politique. Assurément ce que l'on croit connaître, ce
qu'on explique, ce qui paraît déjà connu, est le plus dange-
reux, c'est la source d'illusions, ou de manipulations : ce
n'est pas avec une théorie des partis, ou de l'Etat, que l'on
peut "saisir" la chose politique, comprendre ce qui est dans
le "champ" politique ou ce qui va advenir. Mais peut-être au-
cune exploration de la chose politique — ce mot flou,
ployable, indéterminé qui permet de "définir" tout ce qui
tient à la politique — n'est-elle possible : on manque, sur-
tout dans la période actuelle de repères, ou de grilles de repé-
rage, il est difficile de s'orienter, de se débrouiller, de choi-
sir son chemin, le quotidien est encombré de signes, de
bruits, de reflets, de miroitements qui brouillent la vision ;
l'abondance d'informations fatigue la vue, on ne comprend
plus, on tâtonne, on devient presqu'aveugle. Le manque de
repères est chose fâcheuse, mal supportée : les doctrines ou
théories politiques délaissent la pratique politique (il est vrai
que pour saisir la pratique, il faut vivre de l'intérieur la poli-
tique), elles donnent de faux repères, de fausses règles. A
l'évidence, ce qui désoriente, c'est la pratique politicienne, à
la fois l'art politique au sens noble du terme, et le jeu des
passions politiciennes : on a envie d'avoir des balises, des
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repères qui assurent le regard, qui délimitent un espace cer-


tain, qui permettent de savoir "ce qui ne change pas", et ce
qui peut changer. Or pour établir des repères, il faut opérer
certaine mise à distance, faire effort d'imagination, être ca-
pable de décoder les signaux qui surabondent depuis cinq ou
dix ans. L'analyste (ou le professeur) qui n'a pas vécu dans
la politique, ou par la politique, se trouve réduit à une vue
abstraite, mécaniciste, desséchée, réductrice de la chose po-
litique (on a peine à expliquer ce qu'on ne comprend guère,
on s'en tire par des artifices de rhétorique, des
"classifications", de prétendues lois). On ne sait trop pour-
quoi, on croit à une politique abstraite, idéologique, imper-
sonnelle, "objective", on oublie en général le politique, ses
réflexes, ses attitudes, ses attentes : c'est pourtant un per-
sonnage essentiel dans la comédie politique. On a quelque
peine à expliquer cette omission capitale, qui a peut-être des
racines historiques, mais nous croyons nécessaire d'explorer
— avec prudence et quelques hésitations — cette filière de
réflexion : penser la politique, c'est aussi penser l'agir poli-
tique. On vit dans un nominalisme politique qui fait croire,
naïvement, que le politique est un être de raison : or c'est un
homme de passion, un calculateur violent, qui a du plaisir,
une expérience, qui échappe aux classifications.
Au centre de la chose politique, nous trouvons le jeu
politique : mais une théorie du jeu politique est-elle pos-
sible ? N'est-il pas imprudent, ou naïf, de croire que les ré-
flexes, les attentes, les conduites de l'homme politique dé-
terminent le jeu politique ? Le jeu politique n'est pas un jeu
abstrait, mathématique, comme un jeu d'échecs, c'est un jeu
avec des hommes, en chair et en os, qui ont du plaisir, qui
souffrent, qui sont promis à la mort, qui sont cruels. Il y a,
qu'on le veuille ou non, un métier politique, fait
d'expérience, de recettes, de confiance en soi, de souf-
france, d'échecs, un savoir complexe, fait de talent et de
ruse, de capacité de mentir, de dissimuler, de tricher,
d'habileté à trouver la faille de l'adversaire, à juger les gens
à leur juste poids, à monter des coups, à jouer le jeu intelli-
gemment : mais aucun joueur ne ressemble vraiment à un
autre, par la nature des choses rien n'est généralisable, ou
"modélisable", on est réduit à des tâtonnements, des explo-
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rations, on doit définir seulement quelques constantes appa-


rentes (une partie du jeu est souterraine, occultée).

LES P R I N C I P E S DU J E U

Le jeu politique est un jeu en termes réels : on ne doit


pas se fier aux apparences, aux discours, aux confidences
même, le jeu politique conduit à l'incertain, au fragile, au
doute, à la peur, parfois au drame : il n'existe en politique
que des rapports de force, et l'on n'est pas parfois maître du
jeu, on doit louvoyer, attendre, céder la place. Peut-on
examiner brièvement les principes qui fondent le jeu poli-
tique ?

Premier principe : le jeu des passions. A travers le


jeu il faut déchiffrer le tourbillon des passions, ce mélange
de haine, de cruauté, d'orgueil, d'envie, de mépris que ré-
vèle tout "conflit" : le moteur du jeu, c'est la passion plus
ou moins bien contrôlée (l'homme politique n'est pas du tout
raisonnable, même si c'est un habile calculateur) : on hait
l'autre, on fera tout pour l'éliminer du jeu, l'écraser, et plus
on dispose de pouvoirs, plus on a envie de faire mal pour
exercer sa puissance ; tout le jeu politique suppose qu'on
soit cruel volontairement, et prêt à exercer la cruauté (le
faible, le tolérant, le modéré sont exclus du jeu rapidement),
et l'on a besoin, quasi physiquement, de mépriser son rival,
son égal (le mépris de l'adversaire est commun à droite et à
gauche) : mépriser peut conduire à des erreurs, à force de
sous-estimer les talents, la capacité manœuvrière du rival, ou
de surévaluer ses propres forces. Le mépris est souvent une
nécessité de l'action : on a besoin instinctivement de mépri-
ser l'adversaire pour affirmer son bon droit, justifier la ma-
nœuvre biaisée, et le mépris va jusqu'à vouloir déconsidérer
si possible l'adversaire, le piéger, lui enlever sa propre es-
time : le mépris est chose ustensile, "manipulée", et l'on
voit, en période de crise, se multiplier les rumeurs, par
exemple de corruption, de "scandales". Toute rivalité de per-
sonnes est fondée sur le mépris, ou la mésestime réciproque,
qui peut aller — par delà la réconciliation fictive — jusqu'à
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la haine déréglée, à vie, qui ne peut se terminer que par la


chute de l'autre (rappelons Bella de Giraudoux à propos de
la haine de Poincaré et de Briand). Il est vrai que les entou-
rages exagèrent à dessein, exacerbent ces sentiments de mé-
pris et de haine : à leurs yeux, anéantir l'autre est le seul
principe d'action, et qui a vécu dans la politique le sait bien.

Deuxième principe : le plaisir du jeu. Plaisir inavoué


le plus souvent, instinctif, quasi physique, mais qui est un
moteur essentiel. Plaisir d'être au pouvoir, de se moquer de
ses adversaires, de régler ses comptes, de marquer X, de
berner Z, de diviser, d'attaquer, de tourmenter, de jouer à
coup sûr, de manipuler, d'insinuer, de piéger, de tuer, plai-
sir également de trahir ses amis, de rebondir, d'imaginer des
coups, de laisser sa marque dans l'histoire, d'être "dans les
premiers rôles" : le plaisir politique a des formes innom-
brables, il envahit tout, et le plaisir du joueur est presque de
même nature dans l'opposition et au pouvoir : l'opposant
adore cabaler, intriquer, calomnier, leurrer, critiquer, ex-
communier, jouer des tendances, des chapelles, des que-
relles ; pour lui c'est le jeu, et non la doctrine, qui est
l'essentiel : moins on a de cartes, plus la partie est passion-
nante, moins on a envie de quitter le jeu...
Le plaisir du jeu est souvent mélangé d'envie, de peur
(la peur de recevoir des coups, la peur de la presse, la peur
des amis), d'anxiété (elle gâche le plaisir de l'instant), par-
fois de dégoût, de souffrance (il n'y a pas de plaisir pour
l'homme public sans souffrance, sans amertume), de pitié
sur soi ; la vie apprend à doser le plaisir, à le modérer, mais
ce n'est pas aisé ; le plaisir est une sorte de drogue, on ne
saurait s'en passer (on a un plaisir physique d'être dans le
jeu, d'être admiré, acclamé, ou même vilipendé, de
commander, d'organiser), et cet instinct du plaisir conduit
parfois aux reniements, aux glissements, aux trahisons : il y
a une logique du plaisir qui fait comprendre cet acharnement
du politique qui s'agrippe au pouvoir, à la politique, cherche
à sauver sa mise, qui n'est pas "raisonnable...". On risque
de ne rien comprendre à la politique si on enlève ce plaisir
sans cesse renouvelé par l'action et le jeu.
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On parle beaucoup trop de la crise de la représentation


politique, de la dégradation des mœurs politiques. Or la po-
litique est une chose précieuse, fragile, que l'on a tort de dé-
daigner, p a r ignorance ou par doctrine : ce n'est point une
manipulation grossière, mais un art raffiné, complexe, qui
échappe aux idéologies. L'homme politique est un joueur,
avec ses passions, ses désirs, ses angoisses. Le jeu politique
est réglé p a r des conventions stables : mais quelles sont ces
règles ? Qu'est-ce qu'un joueur ? Quelle est la cruauté de ce
jeu ? Quel rôle jouent le mensonge, le risque, la manipula-
tion ? Quel est le temps du joueur ? Ce sont là des ques-
tions auxquelles il est difficile de répondre : le politique est
pris au piège d'un métier impossible, qui asservit, qui dé-
forme, qui provoque souvent la haine, la souffrance, le mal-
heur, la ruine. Il faut s'intéresser au vécu du joueur, à ses
désirs, à ses incertitudes : ces réflexions sur le jeu permet-
tent de se défier des apparences et de mieux comprendre ce
qui se passe sous nos yeux.

Guy Thuillier est directeur d'études à l'Ecole pratique


des Hautes Etudes et professeur à l'Institut d'Etudes poli-
tiques. Il a publié notamment Regards sur la haute adminis-
tration (1979), La vie quotidienne des députés de 1870 à
1914 (1980, avec Pierre Guiral) et Les cabinets ministériels
(1982).
Yves Pélicier est professeur à l'Université René-
Descartes, Médecin des Hôpitaux.
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