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110 u nouvel esprit du capitalisme

management. Nous examinerons maintenant quelles proposi-


tions ils ont faites à chaque époque pour y répondre.

2. L'ÉVOLUTION DE LA PROBLÉMATIQUE
DU MANAGEMENT DES ANNÉES 60 AUX ANNÉES 90

Pour mettre en évidence les transformations de l'esprit du


capitalisme au cours de ces trente dernières années, nous abor-
dons successivement pour chaque époque les points suivants :
a) Quelles questions se posent les auteurs ? Celles-ci témoignent
de la façon dont les problèmes sont abordés et analysés à une
époque donnée et des a priori implicites qui les sous-tendent.
b) Quelles réponses et quelles solutions y apportent-ils? c) Que
rejettent-ils de la situation dont ils traitent? Limposition d'une
nouvelle norme de management s'accompagne en effet presque
toujours de la critique d'un état antérieur du capitalisme et
d'une façon antérieure de faire du profit qui doivent être aban-
données pour faire place à un nouveau modèle. On verra ainsi
que les textes de management des années 60 critiquent, explici-
tement ou implicitement, le capitalisme familial tandis que les
textes des années 90 ont pour principal repoussoir les grandes
organisations hiérarchisées et planifiées. La critique des savoir-
faire et des habitudes anciennes, présentés comme dépassés, est
la façon dont, dans cette littérature sans mémoire, s'opère la
relation du passé au présent.

Les années 60 : plaidoyers pour la direction


par objectifs
Dans la littérature de management des années 60 deux pro-
blèmes sont abordés en priorité : d'une part celui posé par
une forte insatisfaction des cadres et d'autre part les difficultés
de gestion liées au gigantisme des entreprises.
u discours de management des années 90 111

Les cadres, dont on ne cesse de nous répéter qu'ils font la


valeur de l'entreprise, ne sont pas heureux d'être cantonnés
aux rôles qu'ils jouent: premièrement celui d'expert techni-
que - le cadre typique est à l'époque avant tout un ingé-
nieur - et, deuxièmement, celui de relais de la direction qui
transmet les ordres d'en haut et remonte les problèmes d'en
bas. lls aspirent à partager le pouvoir de décision, à être plus
autonomes, à comprendre les politiques de la direction, à être
informés de la marche des affaires. Ce thème est présent dans
de nombreux textes des années 60 a, b.
L'histoire qui nous est racontée fait référence à l'apparition
des cadres comme nouveau corps social accompagnant la crois-
sance des entreprises. La séparation de la propriété et de la
direction est à l'époque un véritable lieu commun mais on a
encore besoin d'y faire référence tandis que trente ans plus tard
ce thème sera totalement absent- éest aussi que la volonté de
déprise à l'égard du capitalisme familial aura réussi et que l'on
n'aura plus besoin de définir, par comparaison avec le dirigeant-
propriétaire, cette catégorie encore relativement nouvelle dans
la France d'après-guerre, que sont les directeurs-salariés.
Les cadres ont, dans les années 60, le sentiment d'incarner
la modernité mais ils se sentent à l'étroit- surtout les jeunes,
plus diplômés -, dans des structures qui ont cru sans que
change le mode de gestion centralisé et quasi autocratique
qui caractérise la PME. Les dirigeants se sont contentés
d'ajouter des niveaux hiérarchiques pour accompagner la
croissance sans concéder une seule parcelle de pouvoir. Cette

a. c Reconnus dans leur rôle de relais technique, les cadres demandent beaucoup
plus[ ...] ils se sentent trop insérés dans un contexte rigide ; il leur semble qu'ils sont
enrégimentés et qu'ils s'asphyxient[ ... ] ils se plaignent souvent de l'étroitesse de
leurs marges d'initiative ; ils supportent mal de n'être pas investis d'une large
confiance • (Aumont. 1963 e ).
b. c Les cadres aspirent davantage à la •cogestion". [ ... ] Ils souffrent de ne pas
·connaître plus les situations à partir desquelles sont fixés les objectifs" et de n'avoir
pas ·plus de contacts réels avec le patron". [ ...]Ils pensent que l'autorité de ceux-ci
[leurs chefs] peut demeurer intacte et se trouver même renforcée, si, au lieu d'opé-
rer dans le mystère, ils font en sorte de susciter chez leurs subordonnés le plus pos-
sible ·d'actes libres concourant à l'exécution des décisions prises au sommet" •
(Bloch-Lainé, 1963 e).
112 Le nouvel esprit du capitalisme

analyse explique que la demande d'autonomie des cadres


s'accompagne souvent d'une description des effets pervers des
grandes machines bureaucratiques a, b.
En outre, la grande entreprise fait peur. Elle se présente
comme une enclave menaçant les libertés au sein des pays
démocratiques. Si le règne de la petite entreprise pouvait appa-
raître comme celui de la liberté, les observateurs s'interrogent
sur les effets de la bureaucratisation quant à la valeur distinctive
de l'Occident par opposition au bloc communistec. De ce point
de vue, l'entreprise capitaliste semble partager les mêmes incon-
vénients que l'entreprise collectivisée ou fasciste d, e.
Les solutions à ces difficultés se nomment décentralisation,
méritocratie et direction par objectifs. La bataille que mènent
les auteurs des années 60 a pour but essentiel d'imposer ces
nouveaux modes de gestion. Pour pouvoir doru1er aux cadres

a. c Dans la grande entreprise, le chef ne garde le contact qu'avec les chefs de ser-
vice, mais perd le contact avec les exécutants : ses ordres suivent la voie hiérarchi-
que, transmis et retransmis un grand nombre de fois, dénaturés parfois lors de ces
transmissions, en tout cas retardés. Comme les initiatives individuelles ne sont pas
tolérées, les ordres d'en haut doivent être nombreux et détaillés: c'est le règne du
papier[... ]. !.:attitude du personnel devient passive[... ]. !.:individu n'est plus qu'un
rouage dans un ensemble anonyme, soumis non à des hommes, mais à des règle-
ments,. (Borne, 1966 e).
b. c Le gigantisme er.tratne toujours un formalisme plus grand dans les relations,
depuis les formules réglementées jusqu'aux imprimés dont on use d'abondance. n
advient même qu'en certains sexvices l'individu ne soit plus connu, représenté et
manié que par les perforations chiffrées et codées d'un rectangle de carton. [... ]A ce
stade il devient évidemment difficile pour lui de garder les yeux fixés sur 1e but final
de l'entreprise» (Colin, 1964 @).
c. " La dimension de nos entreprises a tant augmenté que la limitation des liber-
tés individuelles est devenue un sujet d'intérêt national. Comme le dit John Gard-
ner : "Chacun s'inquiète à juste titre des restrictions nouvelles et subtiles qu'impo-
sent à l'individu les grandes organisations. Une société moderne se caractérise
forcément par une organisation complexe. Il n'y a pas le choix. Il faut donc nous
défendre de notre mieux contre ces contraintes considérables"» (Bower, 1968 e).
d. c Mais tous ces moyens ne sont que des "techniques" sans grand effet si elles
ne sont pas animées par un esprit "démocratique" des dirigeants. Ce problème
grave se pose d'ailleurs aussi bien dans l'entreprise de type collectiviste que dans
l'entreprise capitaliste» (Borne, 1966 e).
e. « Ces mentalités financières, mécaniques, productivistes, c;>nt été reproduites
sous des doctrines différentes, par des régimes politiques différents. Je n'ai pas
besoin de vous rappeler le national-socialisme, ou bien de vous référer au Stakhano-
visme, pour que vous reconnaissiez, ou à Berlin ou à Moscou, ce que Detroit, avec
Ford, avait déjà enseigné » (Devaux, 1959 ©).
Le discours de management des années 90 113

l'autonomie à laquelle ils aspirent et décentraliser la décision


de façon à limiter les inconvénients du gigantisme bureaucra-
tique - car la décision sera prise alors près de ceux qui sont
concernés -la direction par objectifs se présente comme un
dispositif particulièrement efficace. Chaque cadre se voif
concéder une autonomie, mais celle-ci reste bien encadrée:
d'une part par les descriptions de poste qui permettent de pré-
ciser dans le détail les marges de l'autonomie concédée ;
d'autre part par la fixation à chacun d'un objectif cohérent
avec la politique générale de l'entreprise. Le cadre sera désor-
mais jugé sur la réalisation de cet objectif, c'est-à-dire sur la
plus ou moins grande réussite de son activité et non sur la
souplesse de son échine. On lui donnera une certaine autono-
mie dans l'organisation, des moyens lui sont concédés et il
sera contrôlé, non à chacune de ses décisions, mais sur le
résultat global. Grâce à cet ingénieux dispositif, les patrons
gardent le contrôle tout en opérant les réformes jugées néces-
saires par les organisateurs. Les cadres y gagnent de l'autono-
mie et les entreprises vont pouvoir profiter d'une force de tra-
vail remotivée a.
La direction par objectifs présente en outre l'avantage
d'offrir des critères clairs et fiables de mesure des performan-
ces sur lesquels pourra prendre appui l'organisation des car-
rières. L'avancement sera accordé à ceux qui atteignent leurs
objectifs, i.e. qui sont efficaces, et non sur des « critères sub-
jectifs » jugés plus injustes. La littérature de management des
années 60 veut sonner le glas de l'arbitraire dans le manage-
ment des hommes, ce qui ne peut manquer de motiver les
cadres qui se sentiront traités avec équité b.
a. c Aucun dirigeant ne travaille probablement avec autant d'acharnement et de
manière aussi efficace que celui qui dirige sa propre affaire. ll fait preuve d'enthou-
siasme et de détermination.[ ...] ll compte le résultat, il ne compte pas l'effort. Le
problème pour la grande entreprise est donc de créer des conditions de travail dans
lesquelles le cadre soit autant que possible son propre patron. Les meilleures entre-
prises y paniennent en plaçant chaque cadre dans une situation telle qu'il soit plei-
nement responsable de ses actes et de ses résultats ,. (Bower, 1968 @ ).
b. c Le système de sanctions doit contribuer à faire régner dans l'entreprise un
ordre rationnel, en assurant que le sort de l'homme efficace soit différent de celui de
l'homme inefficace. Cette différence de traitement joue un rôle capital pour susciter
114 u nouvel esprit du capitalisme

I.:extension que prendra par la suite la gestion par objectifs


dans les grandes entreprises et le luxe de détails et de conseils
pratiques donnés par les auteurs en management montrent
que les représentations stylisées et les modèles d'excellence
qui figurent dans la littérature de management ne sont pas
réductibles à une idéologie, au sens d'un simple discours de
surface visant à présenter sous un jour nouveau, par exemple
pour satisfaire les attentes d'un nouveau public, un mode
d'organisation et de gestion dont ils dissimuleraient la repro-
duction à l'identique. La nouvelle norme de management
accompagne un ensemble de mesures visant à mettre en place
de nouveaux dispositifs d'entreprise qui, sans s'imposer, au
moment où les textes sont écrits, de façon aussi générale que
le prétendent certains auteurs, sont pourtant implantés, à des
degrés divers, dans un nombre suffisamment important
d'entreprises, et assez en rupture avec les habitudes ancien-
nes, pour rendre nécessaire cet intense travail d'explication et
de justification. I.:esprit du capitalisme tel qu'il s'exprime
dans cette littérature est donc dans une relation dialectique
avec des dispositifs dont il accompagne la mise en place et
qu'il rend possibles.
Les modèles et les styles de fonctionnement qui setvent de
repoussoirs dans les années 60 relèvent tous, à des degrés
divers, de la logique du « monde domestique •. On rejette la
prise en compte de «jugements personnels », porte ouverte
au népotisme, dans les décisions concernant les avancements
pour promouvoir un «jugement impersonnel • sur les résul-
tats a, b. Les nouveaux systèmes d'évaluation ont également
et entretenir l'effort la bonne gestion, la motivation à bien gérer • (Gelinier,
1966 ©).
a. • De fait, trop souvent, les jugements de cette nature reflètent bien plus fidée
que l'on se fait d'un homme que l'appréciation de ses résultats, et la grande faiblesse
de cette formule réside dans l'absence de critères de pedormance liés aux responsa-
bilités du poste. [ ...] les cadres [répugnent] à ce que leurs traitements dérivent de
l'opinion que leurs supérieurs se font d'eux. lls commencent par les suspecter
de favoritisme et finissent par demander que leurs résultats soient mesurés selon
des critères plus tangibles et des buts quantitatifs plausibles et dignes de foi • (Pat-
ton et Starcher, 1965 ©).
b. • Le contrôle du potentiel est particulièrement vulnérable à l'effet de '"halo•,
lorsque 1e patron, parfois de façon inconsciente, surestime les qualités d'un homme
Le discours de management des années 90 115

pour vocation de supprimer l'avancement à l'ancienneté, qui


ne récompense que la fidélité- valeur domestique par excel-
lence- mais non l'efficacité, et aussi de réduire le rôle,
injuste, joué par les relations sociales dans la réussite de la
carrière a.
C'est d'ailleurs sur ces thèmes que la discussion du« cas
français » se fait le plus spécifique. Lélimination des compor-
tements relevant d'une logique domestique est une tâche
urgente dans la vieille Europe, et en particulier en France,
encore imprégnée d'un passé féodal d'allégeance et de privilè-
ges. Partout on rencontre des survivances de l'Ancien Régime
et il faut sans retard, en suivant l'exemple des États-Unis qui
ont eu la chance de n'en avoir jamais subi la contrainte et de
s'être constitué d'emblée comme une société d'égaux, lui don-
ner le coup de grâce. Ladoption des méthodes américaines,
plus démocratiques mais également plus efficaces, est aussi
ressentie, en France, comme une question de survie car la
puissance des États-Unis est telle que les auteurs français ont
peur de ne pouvoir résister à une invasion économique
(atteindre à« l'efficacité américaine» mais« sans colonisa-
tion» [Froissart, 1969 ©]). Voir aussi l'ouvrage de Jean-
Jacques Servan-Schreiber (1967 ©)Le Défi américain, entière-
ment consacré à ce thème)h,c,d.
avec lequel il a beaucoup en commun ou tout simplement parce qu'il considère que
•c'est un copain de toujours• • (Humble, 1969
a. c En France, un certain conservatisme a longtemps réglé le rythme d'un avan-
cement sur l'ancienneté, la fidélité et, il faut bien le dire, les relations sociales (où la
naissance et les opinions de classe jouent plus que le caractère) • (Bleton, 1967 ©).
b. «C'est ce qui explique la différence d'attitude des travailleurs européens et des
travailleurs américains. Dans une société jeune comme celle des États-Unis, le poids
des traditions et les privilèges "héréditaires• sont moindres qu'en Europe;[... ] Dans
une société vieillie comme l'Europe, les barrières sociales sont importantes, la per-
manence des privilèges plus élevée et l'opposition des classes plus profonde • (De
Woot, 1968 ©).
c. • À ce niveau on observe, dans la plupart des sociétés traditionnelles, une ten-
dance[...] à classer les hommes en catégories stables (castes sociales ou mandarina-
les), à vénérer la stabilité, à faire dépendre le destin de chaque homme de ses carac-
téristiques jugées essentielles plus que de son adaptation pratique à une action
efficace • (Gelinier, 1966 ©).
d,. « Dans la plupart des entreprises américaines l'autonomie d'action est plus
grande que dans les affaires européennes. C'est peut-être parce que, comme le disait
Crawford Greenewalt, nos méthodes en affaires incarnent l'esprit de la Révolution
116 Le nouvel esprit du capitalisme

Dans les années 60, la valorisation du mérite se double chez


les plus convaincus d'une critique du diplôme lorsqu'il pro-
cure des avantages pour la vie entière a. Force est de constater
qu'au moins sur ce point les réformistes de l'époque auront
échoué puisque la critique aura cheminé jusqu'à nous pres-
que inchangée.
Même si ce point n'est pas toujours traité de façon très
explicite dans la littérature de management, la légitimation
des cadres a pour envers négatif la délégitimation du patronat
traditionnel, la critique de sa mesquinerie, de son autorita-
risme et de son irresponsabilité. Sont particulièrement déni-
grés les petits patrons accusés d'abuser de leur droit de pro-
priété, de confondre les intérêts de l'entreprise avec ceux de
leur famille, dont ils placent les membres incapables à des
postes de responsabilité b, et de mettre en péril non seulement
leur propre firme mais la société tout entière, en ignorant les
techniques modernes de gestion des organisations et de com-
mercialisation des produits. Cette opération de séparation
symbolique entre cadres salariés d'un côté et patrons patri-
moniaux de l'autre - conforme à la diffusion de théories de
la firme opposant les directeurs aux propriétaires-, avait

américaine, tel qu'il est énoncé dans la Déclaration d'Indépendance et dans la


Constitution. Quoi qu'il en soit, la pratique dans les affaires européennes est que la
direction donne des directives plus détaillées et exerce un contrôle plus serré »
(Bower, 1968 ©).
a. c Nous avons vu, en effet, que, manquant de critères objectifs pour apprécier
les aptitudes des cadres, obligés de s'en remettre à leur intuition sur la valeur per-
sonnelle des individus, les patrons accordent aux diplômes une importance exces-
sive, comme si le fait d'avoir réussi un jour à un concours était une preuve irrécusa-
ble de la capacité à tenir des postes élevés dans la hiérarchie • (Froissart, 1969 ©).
b. c On pourrait caricaturer comme suit le mauvais curriculum de certains fils de
patrons : études peu poussées, le père pense que son propre cas démontre que les
études ne servent pas à grand-chose ; dès le service militaire terminé, le fils rentre
dans l'entreprise de papa et consacre 2 ans à faire le tour des services, 3 mois dans
chaque service pour voir (en touriste) ce qui s'y passe sans y assumer de responsabi-
lités ; puis on lui confie une tâche fonctionnelle aux contours mal définis (organisa-
tion, contrôle de gestio.n), ou pis encore, son père lui fait prendre place dans son
bureau pour être associé directement aux problèmes de direction (alors qu'il man-
que au jeune l'expérience de base préalable); ses fonctions d'attaché de direction
peu compétent lui laissant du temps libre, il est chargé de différentes tâches de
représentation de l'entreprise et finalement, à 35 ans, à moins d'être une forte per-
sonnalité, il a été plus déformé que formé • (Gelinier, 1%3 ©).
u discours de management des années 90 117

d'ailleurs été présente dès les origines de la catégorie quand,


après les grèves de 1936, les premiers syndicats de cadres,
issus des associations d'ingénieurs, avaient été contraints
d'exclure les patrons de leurs rangs et de reconnaître la vali-
dité d'une distinction jusque-là sans pertinence pour eux. La
littérature de management des années 60 accompagne ainsi le
passage d'une bourgeoisie patrimoniale centrée sur l'entre-
prise personnelle à une bourgeoisie de dirigeants, salariés,
diplômés, et intégrés à de grandes administrations publiques
ou privées (Boltanski, 1982).
La comparaison avec les années 90 nous permet de préciser
cette esquisse. Le projet des années 60 est orienté vers la libé-
ration des cadres et l'assouplissement de la bureaucratie issue
de la centralisation et de l'intégration croissante d'entreprises
de plus en plus grandes. Le projet des années 90 se présentera
d'ailleurs comme un prolongement de ce mouvement en
reprenant les thèmes de la lutte antibureaucratique et de
l'autonomie. Pour autant, les années 60 se montrent respec-
tueuses du «métier de chef». I:émancipation des cadres
inteiVient sur le fond d'une hiérarchie qui n'est pas remise en
cause. Il est recommandé de la clarifiera, de ne pas lui sur-
ajouter des symboles de domination rétrogrades b, d'éviter de
court-circuiter ses subordonnés en s'adressant directement à
leurs équipes c, mais jamais de la supprimer ou de la contour-
ner. Il s'agit au contraire de la fonder sur le mérite et la res.,.
ponsabilité, et de lui conférer une nouvelle légitimité en la

a. « [ll faut] Déterminer les rapports hiérarchiques entre les différents postes.
Ainsi toute personne saura qui est son chef et quels sont ses subordonnés; elle
connaîtra la nature et l'étendue de son autorité propre et de celle à laquelle elle est
soumise • (Bower, 1968 @).
b. «La position occupée sur l'organigramme indique suffisamment le rang hié-
rarchique, sans des symboles aussi vains que les différences d'ameublement des
bureaux. Minimiser ces symboles n'est pas supprimer la notion de rang hiérarchi-
que, qui est inhérente à l'entreprise du fait que certaines fonctions sont plus essen-
tielles que d'autres à l'accomplissement d'objectifs ou que certaines personnes
contribuent plus que d'autres à fixer ces objectifs • (Hughes, 1969 @).
c. « Le chef ayant défini les attributions et pouvoirs de ses subordonnés ne doit
pas s'ingérer dans ces domaines délégués • (Hugonnier, 1964 @).
118 Le nouvel esprit du capitalisme

dépouillant de ses attaches domestiques qui la rendent à la


fois inefficace et injuste.
On remarquera également que le projet des années 60 s'est
largement réalisé puisqu'on trouve encore fréquemment à
l'époque, dans les textes que nous avons lus, des formes de
déférence et des expressions de l'autorité relevant du monde
domestique, qui ont disparu depuis de la littérature de mana·
gement. Les difficultés de l'arrachement au monde domesti-
que, y compris chez ceux qui sont les porte-parole de la trans·
formation, montrent bien, encore une fois, l'ancrage de la
littérature de management dans une réalité dont il s'agit de
transformer les formes (et pas seulement de manipuler les
signes) et confèrent une sincérité aux auteurs dans leur
volonté réformiste puisqu'ils trient avec précaution, plus ou
moins inconsciemment, dans leur héritage domestique ce
qu'il convient de garder, ce à quoi ils demeurent attachés, et
ce qu'il importe de rejeter.
C'est ainsi par exemple qu'Octave Gelinier (1963 ©),futur
directeur général du cabinet de conseil Cegos où il exerce
comme formateur et ingénieur-conseil depuis 1947, libéral
convaincu, et inlassable avocat en France de la direction par
objectifs, consacre plusieurs pages à l'épineuse question du
« licenciement des cadres ». Au final nous devons compren-
dre qu'il importe de licencier un cadre même compétent et
efficace qui aurait commis quelques malversations si mini-
mes soient-elles, et qu'il est en revanche injuste de licencier
un « vieux serviteur devenu inefficace a ». Ce sont là deux
entorses au principe d'efficacité, l'une au nom de la morale,
l'autre de la fidélité, qu'il a néanmoins beaujeu dè dissimuler
ensuite en invoquant les risques de démotivation des autres
cadres de l'entreprise et, par conséquent, en faisant malgré
tout référence à une contrainte d'efficacité: l'argument rhéto-
rique selon lequel « l'éthique paie ,. , qui fera florès avec le

a. • Renvoyer purement et simplement ce vieux serviteur, qui est moralement l'un


des fondateurs de l'entreprise, le rejeter comme un outil devenu inutile, c'est com-
mettre une mauvaise action qui entratnera d'ailleurs chez les cadres un désastreux
climat d'insécurité: c'est donc inacceptable. (Gelinier, 1963 e).
Le discours de management des années 90 119

mouvement de l'éthique des affaires des années 90 (auquel


d'ailleurs le même Octave Gelinier prendra une part très
active) est une façon indirecte, souvent utilisée dans les textes
de management, d'introduire des références morales sans
paraître contrarier l'exigence de profit. Ce qui date fortement
ce texte de Gelinier n'est pas la nature des dilemmes rencon-
trés, dont l'actualité reste entière, mais le fait qu'il y consacre
plusieurs pages. Le licenciement des cadres, qui fait encore
problème pour cet auteur, apparaît globalement beaucoup
plus légitime aujourd'hui dans la littérature de management :
les « grandes restructurations • ·des années 80, après avoir
choqué, ont fini par faire admettre les licenciements comme
des actes de gestion « normaux », et si le chômage des cadres
est présent dans le corpus des années 90, la question du licen-
ciement s'y trouve, quant à elle, passée sous silence.
Comme autre signe de la prégnance du monde domestique
chez ceux-là mêmes qui luttent pour s'en débarrasser, nous
citerons Louis Allen (1964) qui émaille son plaidoyer pour la
décentralisation de remarques destinées à conserver néan-
moins le pouvoir à la direction. Ainsi un directeur inspire,
encourage mais peut, tout aussi légitimement, être amené à
passer en force, et il faut éviter de faire croire aux cadres
qu'ils peuvent tout décider et tout commenter du fait qu'on
les fait« participer 4 ».

Les années 90 : vers un modèle de l'entreprise


en réseau
Les questions que se posent les auteurs des années 90 appa-
raissent comme différentes et identiques selon le rapport envi-
sagé. Elles sont identiques en ce qu'elles reprennent l'amorce

a. • N'éveillez pas les espoirs ! Toutes les décisions n'appellent pas une participa-
tion. Si votre équipe ne peut pas apporter une contribution logique et raisonnable,
ne leur demandez pas leurs idées. Les gens qui sont sollicités dans ce sens en dédui-
sent souvent que leurs propositions seront automatiquement acceptées et réalisées.
N'éveillez pas d'espoirs inutiles. Expliquez clairement jusqu'où vous pouvez aller,
cela ne sera pas inutile • (Allen, 1964 C).
120 u nouvel esprit du capitalisme

de la critique de la bureaucratie des années 60 et la poussent


à son terme : la hiérarchie est une forme de coordination à
bannir en tant qu'elle repose sur une domination ; cette fois il
ne s'agit plus seulement de libérer les cadres mais tous les
salariés. Elles sont différentes en ce que deviennent centraux
des motifs nouveaux comme la pression concurrentielle et la
demande des clients.
Le rejet de la hiérarchie, dans les années 90 (qui caractérise
désormais, en suivant les économistes des coûts de transac-
tion, l'« organisation » (hierarchy) en tant qu'elle diffère du
« marché »), est d'autant plus frappant que le lectorat des
auteurs concernés est essentiellement constitué de cadres de
grands groupes et de multinationales, qui, malgré tous leurs
efforts, auront du mal à se passer de hiérarchies. Les motifs
invoqués pour justifier cette charge antihiérarchique sont sou-
vent d'ordre moral et participent d'un refus plus général des
rapports dominants-dominés a. Elles sont aussi rapportées à
une évolution inéluctable de la société : les hommes ne veulent
plus être commandés ni même commanderb. Lélévation géné-
rale du niveau d'éducation explique, pour d'autres, que la hié-
rarchie soit devenue un mode d'organisation périmé c.
Si la hiérarchie sert de point de mire favori, des attaques
sont également menées contre la planification, jugée rigide et

a. • I.:organigramme et la hiérarchie pyramidale [ ... ] désignent ceux qui savent,


ceux qui peuvent et ceux qui doivent "gérer", par opposition à ceux qui ne le savent
pas, ne le peuvent pas. Même avec la meilleure volonté du monde, il ne peut s'instal-
ler, dans ces conditions, entre les deux catégories de personnes, qu'une relation
méprisants-méprisés, puisque ceux qui Hne savent pas et ne peuvent pas" sont
d'emblée, et de fait, infériorisés et infantilisés • (Aktouf, 1989 ©).
b. • I.:évolution irrésistible vers la liberté de choix dans tous les domaines entre-
tient, avec l'individualisme croissant, une demande et une possibilité d'autonomie
personnelle. Le temps des adjudants est passé. Non seulement les subordonnés
n'acceptent plus l'autorité, mais les supérieurs eux-mêmes sont de moins en moins
capables de l'a5sumer au moment même où l'on aurait besoin de plus de discipline
pour répondre à la complexité des demandes de l'environnement • (Crozier, 1989 ).
c. • Parce que l'organisation moderne est constituée de spécialistes "érudits", elle
doit être une organisation d'égaux, de collègues, d'associés. Aucune connaissance
n'est prédominante, chacune est jugée selon sa contribution à l'œuvre commune
plutôt que selon une prétendue supériorité inhérente à sa fonction. ll en résulte que
l'organisation moderne ne peut pas être une organisation de patrons avec des sub-
ordonnés mais une équipe organisée • (Drucker, 1993 ©).
Le discours de management des années 90 121

fondée sur de froides données quantitatives qui ne rendent


pas compte de la « vraie réalité », et contre toutes les instan-
ces associées à l'autorité (patrons, chefs, ordres, etc.). Des
comparaisons déplaisantes avec l'armée sont parfois utilisées,
comportant, de préférence, une référence aux sous-officiers
- objets repoussoirs, symboles des petits chefs autoritai-
res- alors que, dans les années 60, la métaphore militaire,
au demeurant assez rare, filait plutôt en direction de rofficier
au service de son pays, selon une thématique très courante
dans les années 30-50 (voir par exemple, G. Lamirand, Le R6le
social de l'ingénieur, décalqué du R6le social de l'officier de
Lyautey). N'étant jamais seulement critiques, les auteurs
de management des années 90 imaginent - comme nous
le verrons mieux plus loin - quantité de nouvelles formes
d'organisation qui s'écartent au maximum des principes hié-
rarchiques, et promettent l'égalité formelle et le respect des
libertés individuelles.
Autre trait marquant des années 90, le thème de la concur-
rence et celui du changement permanent et toujours plus
rapide des technologies - déjà présents dans les années 60 -
prennent une ampleur sans précédent, et on trouve pratique-
ment dans tous les textes des conseils pour mettre en place
cette organisation flexible et inventive qui saura « surler • sur
toutes les « vagues », s'adapter à toutes les transformations,
avoir constamment un personnel au fait des connaissances les
plus récentes et obtenir une avance technologique permanente
sur les concurrents. Si dans les années 60, l'objectif était
d'assouplir les bureaucraties, on se gardait bien d'en remettre
en cause les principes de base comme par exemple l'unité de
commandement chère à Fayal. Dans les années 90, la subver-
sion du principe hiérarchique renvoie bien plutôt à un « big-
bang », selon l'expression du vieux gourou Peter Drucker qui,
après avoir été dans les années 60 un promoteur particulière-
ment écouté de la direction par objectifs, entend maintenant
mettre les organisations« sans dessus dessous». Autre figure
de proue de la littérature managériale, Rosabeth Moss Kanter
nous explique qu'il faut désormais « apprendre aux géants (les
122 Le nouvel esprit du capitalisme

multinationales) à danser • (titre original de son bestseller


When the Giants ùam to Dance (Moss Kanter, 1992 ©).
Cette attention obsessionnelle à l'adaptation, au change-
ment, à la « flexibilité » repose sur une série de phénomènes
qui ont marqué profondément les esprits à partir de la fin des
années 70 et que les auteurs réintroduisent sans autre examen
sous le thème de la concurrence exacerbée. ll importe cepen-
dant de les rappeler car ils sont constitutifs de la représenta-
tion du monde que véhiculent nos auteurs.
Le management des années 60 tient pour allant de soi une
représentation du monde que l'on peut schématiser de la façon
suivante : d'un côté le monde libre et capitaliste -l'Europe
occidentale et les États-Unis, les autres pays étant largement
absents de la représentation - et de l'autre les pays socialistes
à l'économie planifiée. Au sein du monde libre la domination
américaine est écrasante et l'Europe sort à peine d'une recons-
truction qu'elle n'a pu mener aussi vite à terme que grâce à
l'aide américaine. C'est ainsi que - si l'on omet le texte de
Jean-Jacques Servan-Schreiber dans lequel figure une prospec-
tive sur le développement économique de tous les pays du
monde à l'aube de l'an 2000 a - , on ne rencontre dans le cor-
pus des années 60 aucune mention de pays d'Afrique, d'Améri.:.
que latine ou d'Asie (pas même le Japon) : la France est le pre-
mier pays cité avec 51 mentions (ce qui ne peut surprendre
compte tenu de la nature du corpus), suivie par les ÉtatS-Unis
avec 19 mentions, l'Allemagne (5), 11Jnion soviétique (3), 11ta-
lie (3). Les autres pays cités ne le sont qu'une seule fois.
ll en va différemment dans les années 90. On trouve, sur la
nouvelle carte du monde, les « vieux pays capitalistes • fai-
a. • Feront partie des sociétés postindustrielles les nations suivantes. Dans
l'ordre: États-Unis, Japon, Canada, Scandinavie. C'est tout. Feront partie des socié-
tés industrielles avancées, en puissance de devenir un jour postindustrielles, les
nations, ou groupes de nations, suivants : Europe occidentale, Union soviétique,
Israêl, Allemagne de l'Est, Pologne, Tchécoslovaquie, Australie, Nouvelle-Zélande.
Arriveront à l'état de sociétés de consommation les nations suivantes : Mexique,
Argentine, Venezuela, Chili, Colombie, Corée du Sud, Malaisie, Fonnose, les autres
pays d'Europe. Le reste du monde -la Chine, l'Inde, presque toute l'Amérique du
Sud, l'ensemble du monde arabe et l'Afrique noire- n'auront pas encore atteint la
phase industrielle. (Servan-Schreiber, 1967 e).
Le discours de management des années 90 123

sant face à l'émergence d'un troisième pôle capitaliste en Asie,


avec le Japon d'abord- dont les succès dans la pénétration
du marché américain ont suscité un véritable choc et ali-
menté une grande quantité de changements managériaux -,
suivi des quatre dragons (Taïwan, Corée du Sud, Singapour,
Hong Kong), dont on pouvait encore croire au milieu des
années 80 qu'ils resteraient longtemps les seuls nouveaux
venus. S'y adjoindront, dans le cours des années 90, si bien
qu'on n'en voit encore peu la trace dans notre corpus qui
s'arrête en 1994, les pays du tiers monde qui ont abandonné
la politique de développement par substitution des importa-
tions pour une politique de concurrence des pays développés
et d'exportation, à l'image de celle qui a fait le succès du
Japon et des quatre dragons (en Asie d'abord, en Amérique
latine, puis, après la chute du mur de Berlin, dans les ex-pays
communistes apparemment convertis au capitalisme), l'Afri-
que continuant à ne pas figurer dans la représentation domi-
nante. Ainsi, dans le corpus des années 90, l'Afrique noire et
l'Amérique latine sont toujours aussi absentes (une seule
mention pour le Brésil). L'Asie fait en revanche une entrée en
force avec 24 mentions (dont 14 pour le Japon) et les pays
d'Europe occidentale sont plus présents: l'Allemagne (13),
l'Italie (6), la Suisse (5), l'Espagne, l'Irlande, la Suède (3), les
autres pays n'étant cités qu'une seule fois. La France avec
82 mentions et les États-Unis avec 24 mentions ont également
renforcé leur présence. L'Union soviétique (ou les pays qui en
sont issus) et les ex-pays de l'Est ont disparu. L'évolution des
mentions des pays dans les deux corpus fournit une bonne
mesure de la « mondialisation » (toute relative) dans la repré-
sentation que s'en font les auteurs de management.
Les participants actifs au jeu capitaliste de la concurrence ne
seront plus, nous dit-on, quelques centaines de millions de per-
sonnes mais, bientôt, plusieurs milliards (Thurow, 1997). Avec
cette représentation en tête, les auteurs des pays développés
font de la concurrence un point majeur de leur argumentation,
d'autant plus que la croissance ralentie depuis vingt-cinq ans et
l'augmentation du nombre de chômeurs renforcent la convie-
124 Le nouvel esprit du capitalisme

tion selon laquelle le développement économique est devenu


plus difficile et la lutte économique sans merci.
Les progrès incessants de l'informatique, de l'image et du
son (du « virtuel ») sont par ailleurs souvent invoqués et
constituent les exemples types sur lesquels sont censés s'ali-
gner toutes les évolutions technologiques.
Les dispositifs proposés par les auteurs des années 90, pour
faire face aux enjeux qu'ils identifient, forment une nébuleuse
impressionnante d'innovations managériales que r on peut
néanmoins essayer d'articuler autour de quelques idées clés:
des entreprises maigres travaillant en réseau avec une multitude
d'intervenants, une organisation du travail en équipe, ou par
projets, orientée vers la satisfaction du client, et une mobilisa-
tion générale des travailleurs grâce aux visions de leurs leaders.
Nous avons décalqué le terme d'entreprise maigre sur celui
de la « pnxluction maigre » ou « au plus juste » (lean produc-
tion) qui a été inventé au début des années 90 pour rassem-
bler l'ensemble des nouvelles méthodes de production, en
partie tirées de l'observation des entreprises japonaises, de
Toyota en particulier (Womack et alii, 1992), parmi lesquelles
on peut citer des principes organisationnels comme le juste-à-
temps, la qualité totale, le processus d'amélioration continue
(Kaizen), les équipes autonomes de production, et une série
d'outils destinés à les mettre en œuvre comme les cercles de
qualité qui constituent le plus vieux des outils popularisés en
Occident, l'assurance-qualité des fournisseurs, le SMED, la
TPM, le KanBan, les SS, les propositions d'amélioration, etc. 6 •
I.:entreprise maigre,« allégée», c dégraissée», a perdu la plu-
part de ses échelons hiérarchiques pour n'en plus garder que
3 à 5, mettant au chômage des couches hiérarchiques entiè-
res a. Elle s'est également séparée d'un grand nombre de fonc-
a. • n existe tout un arsenal de techniques destinées à alléger les structures
d'encadrement. La plus utilisée est •l'aplatissement de la pyramide" (de-layering) qui
entraîne la suppression pure et simple d'une ou plusieurs couches hiérarchiques.
On trouve aussi, et souvent en parallèle avec la première démarche, un élargisse-
ment des responsabilités (increasing tire span ofcontrol), qui revient à attribuer plus
de personnes à gérer par un moindre nombre de cadres, allant du ratio traditionnel
de 1 cadre pour 6 à 10 employés à un ratio considéré acceptable aujourd'hui de
1 cadre pour 20 ou même 30 employés • (Aubrey, 1993 ©).
Le discours de management des années 90 125

tions et de tâches en sous-traitant tout ce qui ne faisait pas


partie de son cœur de métier«, parfois auprès d'anciens sala-
riés qui ont monté leur propre entreprise (l'essaimage). Ses
investissements, elle les fait de plus en plus en collaboration
avec d'autres entreprises par le biais d'« alliances» et de
« joint-venturesb » si bien que l'image type de l'entreprise
moderne est aujourd'hui un cœur svelte entouré d'une nébu-
leuse de fournisseurs, de sous-traitants, de prestataires de ser-
vices, de personnels intérimaires permettant de variabiliser
les effectifs selon l'activité, d'entreprises amies. On dira alors
qu'elle travaille en réseau c.
Les travailleurs eux-mêmes, nous dit-on, doivent être orga-
nisés en petites équipes pluridisciplinaires (car elles sont plus
compétentes, plus flexibles, plus inventives et plus autonomes
que les services spécialisés des années 60) dont le véritable
patron est le client d et qui se dotent d'un coordinateur mais
pas d'un chefe.

a. • Elles [les entreprises] s'adressent l des prestataires de services extérieurs


pour ne pas gérer des activités qui n'ont qu'un lointain rapport avec leur activité
principale. Elles transforment certains de leurs secteurs en prestataires de services
qui entrent en compétition sur le Ces modifications permettent de faire
plus avec moins en réduisant les équipes de direction et en faisant baisser les ooQts
fixes • (M08S Kanter, 1992 Q).
b. • Certaines sociétés se transfonnent presque de fond en comble: elles achètent
à des fournisseurs extérieurs des services qu'elles trouvaient autrefois chez elles,
constituent des alliances stratégiques et des partenariats fournisseurs-clients qui
introduisent des relations externes au cœur de l'entreprise • (Moss Kanter, 1991 ©).
c. • Les organisations évoluent vers un modèle constitué par trois séries d'élé-
ments : un noyau central permanent formé de personnels de direction et de déten-
teurs de savoir-faire dits stratégiques (non délégables à fextérieur), une organisa-
tion en réseaux plutôt qu'en hiérarchies traditionnelles, et une série de sous-
systèmes fournisseurs satellites (entreprises, ou individus en travail à distance) à
certitude d'activité (et d'emploi) variable • (HEC, 1994 Q).
d. • I:organigramme de l'entreprise sera renversé: 1es clients seront au sommet
de cette pyramide inversée, en dessous se trouvera le personnel en contact avec la
clientèle, puis, en bas, on trouvera la direction, dont le rôle est de travailler pour le
personnel en première ligne lt (Tapscott et Caston, 1994 e).
e. • Les équipes de processus, qu'elles soient de plusieurs personnes ou
d'une seule, n'ont pas besoin de patrons, elles ont besoin d'entratneurs. [ ... ]Les
patrons traditionnels définissent et distribuent .le travail. Les équipes s'en chargent
elles-mêmes. Les patrons traditionnels supervisent, surveillent, contrôlent et véri-
fient le travail au fur et à mesure qu'il passe d'un poste de travaill un autre. Les
équipes s'en chargent elles-mêmes. Les patrons traditionnels n'Qnt guère leur place
dans un environnement reconfiguré (Hammer et Champy, 1993 C).
126 Le nouvel esprit du capitalisme

Le processus de transformation de l'ancienne organisation


pour la faire coïncider avec ce modèle s'appelle le reenginee-
ring (Hammer et Champy, 1993 ©).Les équipes ne sont en
outre pas seulement composées de personnel permanent de
l'entreprise. On y trouve des fournisseurs, des clients, des
consultants, des experts extérieurs. Et les membres d'une
même équipe ne fonctionnent pas forcément physiquement
ensemble car les progrès des télécommunications leur per-
mettent de travailler à distance a. Le travail ici encore est dit
en réseaux car les frontières de l'entreprise s'estompent,
l'organisation ne semblant plus être faite que d'une accumu-
lation de liens contractuels plus ou moins durables. Le déve-
loppement des produits nouveaux grâce à l'ingénierie simul-
tanée (Midler [1993] ©)parle d'ingénierie «concourante lt)
est l'exemple type de l'équipe idéale, innovante par définition,
multiple, ouverte sur l'extérieur et focalisée sur les désirs
du client. Les équipes sont le lieu d'une auto-organisation et
d'un autocontrôle.
Par la vertu de ces nouveaux dispositifs, le principe hiérar-
chique est battu en brèche et les organisations deviennent
flexibles, innovantes et hautement compétentes. Lorganisation
en réseau, grâce à laquelle il a été possible de se débarrasser
d'une coO.teuse hiérarchie, qui ne servait que de « relais lt à la
direction et n'apportait aucune« valeur ajoutée au client Jt,
est en outre censée procurer, par rapport à l'organisation hié-
rarchique intégrée, un avantage économique lié à la spéciali-
sation. La grande entreprise intégrée assure un ensemble très
large de fonctions. Elle ne peut améliorer ses performances
dans tous les métiers à la fois. Elle ne doit donc conserver en
interne que les fonctions dans lesquelles elle possède un avan-
tage compétitif - son métier principal - et externaliser les

a. • Les technologies informatiques et télématiques séparent 1e lieu et le moment


de production du service face à face des activités de soutien, de préparation, de back
office. Aussi travaillera-t-on de moins en moins ·au bureau·. Travailler en perma-
nence à l'usine sera un cas limite. Là aussi, l'héritage de l'ère industrielle et des tech-
nologies n'a pas de raison de s'instaurer définitivement. Bien des cadres, des repré-
sentants, des agents de maintenance, des enseignants travaillent loin de
l'employeur. L'entreprise "virtuelle• arrive • (Morin, 1994 C).
I.e discours de management des années 90 127

autres fonctions sur des sous-traitants mieux à même de les


optimiser, avec lesquels elle entretient des liens étroits et
durables de façon à négocier continüment le cahier des char-
ges et à exercer un contrôle sur la production {par exemple
par la présence régulière chez le sous-traitant de personnels
appartenant à la firme donneuse d'ordres). La circulation
plus rapide de l'information et de l'innovation permise par la
spécialisation doit profiter à tous. En effet, tandis que dans la
grande firme intégrée, chaque service ne travaille que pour
l'entreprise dont il est une cellule, le sous-traitant (au moins
quand il n'est pas soumis à un seul donneur d'ordres) doit
résoudre les problèmes variés que posent les demandes
de différents clients ce qui, exerçant un effet d'apprentissage
et de transfert d'informations entre des firmes distinctes
et éventuellement concurrentes, accroît le niveau général
d'information et de savoir-faire. Ces analyses mettent très
généralement au premier plan l'importance de l'information
comme source de productivité et de profit. Elles se présentent
donc comme particulièrement ajustées à un monde économi-
que dans lequel la valeur ajoutée ne trouve plus sa source
principale dans l'exploitation de ressources géographique-
ment situées (comme des mines ou des terres particulière-
ment riches), ni dans l'exploitation d'une main-d'œuvre au
travail, mais dans la capacité à tirer parti de connaissances
les plus diverses, à les interpréter et à les combiner, à créer ou
à faire circuler des innovations et plus généralement à « mani-
puler des symboles» selon l'expression de Reich (1993).
Mais il reste à résoudre le problème épineux de la direction,
car nos auteurs ne renoncent pas à l'idée qu'il existe encore
des entreprises. Elles ne se sont pas totalement diluées dans
le réseau. Elles développent des stratégies de lutte concurren-
tielle qui les opposent aux autres multinationales (sur les
marchés où elles ne collaborent pas). Il faut donc orienter
tous ces êtres auto-organisés et créatifs sur lesquels repose
désormais la performance dans une direction donnée par
quelques-uns seulement, sans pour autant revenir aux « chefs
hiérarchiques» d'autrefois. C'est alors qu'entrent en scène les
128 Le nouvel esprit du capitalisme

leaders et leurs visions. La vision a les mêmes vertus que


l'esprit du capitalisme car elle assure l'engagement des tra-
vailleurs sans recourir à la force en donnant du sens au travail
de chacun a, b.
Grâce à ce sens partagé auquel tous adhèrent, chacun sait
ce qu'il a à faire sans qu'on ait à le lui commander. Une direc-
tion est fermement imprimée sans avoir recours à des ordres
et le personnel peut continuer à s'auto-organiser. Rien ne lui
est imposé puisqu'il adhère au projet. Le point clé de ce dispo-
sitif est le leader qui est précisément celui qui sait avoir une
vision, la transmettre et y faire adhérer les autresc,d. n s'agit
sans doute là du point le plus faible des nouveaux dispositifs,
car tout repose sur les épaules d'un être exceptionnel qu'on ne
sait pas toujours former ni même recruter, surtout en quanti-
tés suffisantes, car toutes les entreprises en ont bien besoin.
Plus largement le néo-management est peuplé d'êtres excep-
tionnels : compétents pour de nombreuses tâches, se formant
en permanence, adaptables, capables de s'auto-organiser et
de travailler avec des gens très différents. Et on nous en dit
finalement assez peu sur la contribution des entreprises au
développement d'une telle classe de travailleurs : les organisa-
tions vont devenir « apprenantes », l'organisation des compé-
tences va devenir un point essentiel, et de nouveaux métiers
sont appelés à la vie comme celui de coach dont le rôle est
d'offrir un accompagnement personnalisé permettant à cha-
cun de développer tout son potentiel. Dans la version qui

a. • Les visions les plus riches et les plus mobilisatrices sont celles qui ont du
sens, qui répondent à des aspirations • (Bellenger, 1992 C).
b. • La vision confère du sens: elle pointe l'avenir du doigt: elle transcende les
objectifs à court tenne en les insérant dans un tout. Enthousiasmante, la vision est
non seulement une mission, mais aussi un puissant aimant. Comme les grands
défis, la vision réveille la capacité collective • (Crozier et Sérieyx eds, 1994 0).
c. • Le leader est celui qui est investi par le groupe, celui dans lequel, consciem-
ment ou inconsciemment, chacun se retrouve. Grâce à son influence, à son art de la
vision et à ses orientations, il crée un courant qui invite chacun au dépassement, à
la confiance et à l'initiative • (Cruellas, 1993 ©).
d. • Les bons leaders savent stimuler les autres par la puissance et l'enthousiasme
de leur vision et donner aux hommes le sentiment qu'ils font quelque chose
d'important et qu'ils peuvent être fiers de leur travail• (Moss Kanter, 1991 0).
Le discours de management des années 90 129

s'efforce le plus de donner une place institutionnelle aux


« coachs »,ceux-ci sont les responsables de l'apprentissage•.
Compte tenu de l'ensemble des réformes proposées par les
auteurs de management, on ne s'étonnera pas de trouver le
cadre, tel qu'il était conçu dans les années 60, largement en
perte de vitesse. Le terme même de cadre, qui suggère la hié-
rarchie et le statut, provoque le rejet. Les cadres sont doréna-
vant tenus pour les agents de ces bureaucraties qu'il faut cas-
ser. Dans ces discours le statut de cadre est traité, soit
explicitement soit, le plus souvent, de façon implicite, comme
un archaïsme dont la rigidité freine les évolutions en cours b.
La comparaison de l'usage qui est fait du terme de « cadre •
dans les deux corpus souligne les évolutions des trente derniè-
res années. Dans. les années 60, les cadres, fortement valori-
sés, sont les acteurs principaux du progrès. Dans la littérature
de management des années 90, la référence aux cadres est
plutôt associée à la critique d'une catégorie jugée obsolète. Le
mot « cadre » a pour environnement tous les termes qui, fai..
sant l'objet d'un usage dépréciatif, servent à caractériser les
anciennes formes organisationnelles considérées comme
dépassées. n s'agit de termes qui expriment la rigidité, la sta-
bilité, mais aussi le calcul et la recherche d'une maîtrise du
futur (tels que : structure, fonctions, carrière, gestion, plans,
objectifs) et, deuxièmement, de termes qui font référence à la
hiérarchie, au pouvoir statutaire défini comme autoritarisme,
à la docilité (la hiérarchie, le statut, l'année, les subalternes).

a. • Toutes les formes d'apprentissage mentionnées ci-dessus doivent être gérées


et un service de formation dépendant d'un département du personnel ne fait pas
l'affaire. Ainsi, une population restreinte de managers assurera les processus
d'apprentissage utiles à l'entreprise. A la charge de ces managen-fonnateurs:
l'accompagnement du développement des employés • (Aubrey, 1993 @).
b. • La notion d'un encadrement comme une population spécifique et à part dans
l'organisation du travail n'a plus d'utilité. n n'y a aucune justification pour mainte-
nir le statut de cadre en France. Dans la plupart des pays développés un statut de ce
type n'existe pas. n existe beaucoup d'entreprises dans l'hexagone où le taux
drement est de plus de la moitié des effectifs, dans certaines il atteint même les
80 %. n est clair que dans ces entreprises les cadres ne sont pas payés pour dicter la
manière dont les autres doivent travailler. Souvent même ils n'encadrent personne
car beaucoup de ces cadres sont des secrétaires, des comptables et des techniciens •
(Aubrey, 1993 C).
130 Le nouvel esprit du capitalisme

En outre, tandis que dans les années 60, le terme de « cadre »


fait l'objet d'un usage suffisamment étendu et vague pour
pointer vers un principe d'unité qui transcenderait les divi-
sions hiérarchiques en associant cadres dirigeants ou direc-
teurs et cadres moyens ou personnel d'encadrement rappro-
ché, la littérature des années 90 ne parle de « cadre » que pour
désigner le personnel intermédiaire et subalterne (comparés
aux sous-officiers dans l'armée) et va jusqu'à- sacrilège
impensable dans la période antérieure -, associer dans une
même énumération les cadres, les agents de mattrise, les tech-
niciens, les employés, et même les ouvriers.
En remplacement du vocable « cadre » on voit apparaître
celui de« manager» transféré cette fois directement en fran-
çais et sans traduction. Le« manager» est d'apparition relati-
vement récente en francophonie. Dans les années 60 il dési-
gnait avant tout le cadre américain et, dans les autres cas, il
était traduit par cadre, directeur ou organisateur et figurait
donc rarement tel quel dans les textes. Le terme de « mana-
ger se diffuse et prend en France son sens actuel dans le
cours des années 80. Employé d'abord pour qualifier les
cadres des directions générales des grandes entreprises (par
opposition à la masse des cadres ordinaires), il commence à
être utilisé, au tournant des années 80-90, pour désigner tous
ceux qui manifestent leur excellence dans l'animation d'une
équipe, dans le maniement des hommes, par opposition aux
ingénieurs tournés vers la technique. De même « manage-
ment » s'oppose alors à « gestion » comme la mise en œuvre
efficace des capacités déposées dans les êtres humains se dis-
tingue d'un traitement rationnel des objets et des chiffres.
Les auteurs des années 90 utilisent ainsi le terme de manager,
par opposition à celui de cadre, pour cerner les qualités des
hommes les mieux ajustés à l'état actuel du capitalisme et à
l'environnement fait d'« incertitude » et de « complexité »
dans lequel sont plongées les entreprises. Les managers ne
cherchent pas à encadrer ni à donner des ordres; ils n'atten-
dent pas les consignes de la direction pour les appliquer. Ils
ont compris que ces rôles étaient périmés. Ils deviennent
Le discours de management des années 90 131

donc «animateurs d'équipe», «catalyseurs», «VISionnai-


res ,. , « coachs ,. , « donneurs de souffle ,. . Le « donneur. de
souffle ,. est un personnage propre à Hervé Sérieyx (© ).
Comme d'autres auteurs des années 90, manquant de vocabu-
laire pour désigner le nouveau héros de l'entreprise, il a été
amené à forger une expression bien à lui. Rosabeth Moss
Kanter parle, quant à elle, des« athlètes de l'entreprise a»,
Meryem Le Saget du « manager intuitif », Lionel Bellenger
des «pros». D'autres appellations comme celles de coach,
d'animateur ou d'« accoucheur» sont reprises en revanche
par plusieurs auteurs.
Comme ils ne peuvent plus s'appuyer sur la légitimité hié-
rarchique, ni, comme par le passé, manipuler les espérances
de carrières - puisque avec la réduction de la hauteur des
pyramides, il existe beaucoup moins d'opportunités de
« monter » en interne -, et qu'ils doivent faire travailler dans
le cadre de leurs projets toutes sortes de personnes sur les-
quelles ils ont peu de pouvoir formel, les managers sont cen-
sés s'imposer par leurs «compétences» et leur« charisme»,
circonscrire les acteurs grâce à l'efficacité de leur « réseau de
relations personnelles » qui leur procure information et aide,
mobiliser les énergies par la puissance de leur« vision» et
leurs qualités d'« accoucheurs » du « talent » des autres et de
développeurs de potentiels. C'est de leurs qualités personnel-
les qu'ils tirent l'autorité qui font d'eux des« leaders», non
d'une quelconque position statutaire. Ds refusent d'ailleurs les
«signes du pouvoir» (tels que nombreuses secrétaires, ascen-
seur ou salle de restaurant réservés, bureaux somptueux).
L'autorité qu'ils acquièrent sur leurs équipes est liée à la
« confiance » qui leur est accordée grâce à leurs qualités de
« communication » et d'« écoute » qui se manifestent· dans le
face-à-face avec les autres.

a. "Nous ne disposons même pas du vocabulaire nécessaire pour parler de ces


nouveaux rapports. Les termes "supérieurs" et "subordonnés" ne semblent guère
précis et même les mots "patron" et "leurs hommes" impliquent une notion de
contrôle et de droits que, en fait, les managers ne détiennent plus toujours , (Moss
Kanter, 1991 ©).
132 ü nouvel esprit du capitalisme

Les managers se distinguent en fait des cadres selon une


opposition qui est celle de l'intuition créatrice versus la froide
rationalité calculatrice et gestionnaire, réinvestissant ainsi
une thématique engagée, sous des formes multiples, depuis le
milieu siècle environ, dans un grand nombre d'opposi-
tions taxinomiques, qu'il s'agisse, par exemple, des formes de
l'intelligence (cerveau gauche/cerveau droit) a, de l'opposition
entre les sexesb, entre groupes sociaux (artistes/ingénieurs ou
financiers; Chiapello, 1998) voire entre pays (la France oppo-
sée à l'Allemagne au XIXe siècle ; Boltanski, 197 5), les pays
latins opposés aux pays anglo-saxons aujourd'hui, etc. Les
managers sont «intuitifs •, «humanistes •, «inspirés •,
«visionnaires •, «généralistes • (par opposition à la spéciali-
sation étroite), «créatifs». Le monde du manager s'oppose au
monde du cadre, comme le réticulaire au catégoriel. Le
manager est l'homme des réseaux. n a pour qualité première
sa mobilité, sa capacité à se déplacer sans se laisser arrêter
par les frontières - qu'elles soient géographiques ou qu'elles
dérivent des appartenances professionnelles ou culturelles -,
par les écarts hiérarchiques, par les différences de statut, de
rôle, d'origine, de groupe, et à établir un contact personnel
avec d'autres acteurs, souvent très éloignés socialement ou
spatialement.
Outre le manager («chef de projet •, «coordinateur
d'équipe • ou, selon une appellation plus ancienne, « respon-
sable de centre de profit • ), on a vu que certains auteurs iden-
tifiaient aussi un autre personnage, le «coach • (quand le

a. • Les meilleures performances, en matière de stratégie, semblent se trouver


chez les personnes qui sont par nature des droitiers cérébraux, et qui utilisent un
processus de prise de décision dit "intégré.., c'est-à-dire mettant en jeu d'une façon
équilibrée les deux hémisphères de leur cerveau • (Sicard, 1994 ©).
b. • On demande aux responsables d'être efficaces, entreprenants, audacieux; on
attend d'eux qu'ils décident, réalisent leurs objectifs, contrôlent leurs résultats et
réussissent. Ce sont des qualités masculines, dynamiques. Mais le monde évolue
rapidement. L'entreprise doit anticiper, repérer les changements, s'adapter. Elle a
besoin pour cela d'un tout autre registre de compétences: écoute, intuition, obser-
vation, communication, participation du personnel, créativité, sens du service,
motivation... Ce sont plutôt des qualités d'ouverture et de réceptivité • (Le Saget,
1994 ©).
Le discours de management des années 90 133

manager n'est pas également chargé de cette fonction), dont


la tâche est de développer les compétences et le potentiel des
hommes de l'organisation. Mais on trouve aussi une troisième
figure marquante dans le management des années 90 : celle
de l'« expert». Ce dernier est nécessaire car c'est lui qui
détient l'information en matière d'innovation et les savoirs
très spécialisés qu'il faut maîtriser pour entrer dans la compé-
tition technologique. n peut être interne à l'entreprise- cher-
cheur à temps plein, par exemple, ou encore spécialiste fonc-
tionnel des systèmes informatiques ou de contrôle de gestion.
n peut aussi être externe, appartenir à un cabinet, à un centre
de recherche indépendant ou à une université et être consulté
ponctuellement. On ne lui demande pas de gérer des équipes,
car c'est le rôle du manager. Pour que chacun puisse dévelop-
per le talent qui lui est propre de la façon la plus productive
-le manager la mobilisation des hommes et l'expert la per-
formance technique -, les auteurs de management consom-
ment la rupture entre les deux profils alors que dans les
années 60, on espérait encore pouvoir faire de tout ingénieur
compétent un manager grâce à un bon « système de direc-
tion » (une bonne planification et un bon processus de fixa-
tion des objectifs a).
Si, au sein des savoirs techniques utiles dans la conduite
d'une entreprise, le management est l'équivalent en ce qui
concerne la mise sous contrôle et la maîtrise du facteur humain
de ce que sont les sciences de l'ingénieur pour les machines et
les choses, il importe de mettre en évidence en quoi le néomana-
gement est bien encore du management, au sens où nous
venons de le définir, c'est-à-dire en quoi il continue à enfenner

A. cnaditionnellement, le jeune ingénieur peut espérer, au cours de sa carrière,


des promotions successives en tant que chef de service, chef de département, et
même en tant que directeur[ ... ]. Ainsi s'exprime la reconnaissance du
mérite et tel est le symbole de la réussite. [ ...] Un bon expert ne devient pas nécessai-
rement un bon manager. [ ... ] Certaines entreprises hautement perlormantes adop-
tent donc une autre démarche qui consiste à bien distinguer une filière de promo-
tion propre aux experts et une filière de promotion propre aux généralistes sur
lesquels repose le people management • (Landier, 1991 e).
134 Le nouvel esprit du capitalisme

des dispositifs de contrôle, bien que d'une nature différente de


ceux associés au deuxième esprit du capitalisme.
On peut en effet envisager l'histoire du management
comme celle d'une sophistication permanente des moyens de
maîtriser ce qui se passe dans l'entreprise et son environne-
ment. Si chez Taylor et Fayol, considérés comme les fonda-
teurs du management en tant que discipline, les hommes sont
le point principal d'application des contrôles (le couplage
homme-machine chez Taylor, l'organisation générale chez
Fayol), la volonté de maîtrise s'étendra plus tard, avec certai-
nes sous-disciplines du management, au-delà du seul contrôle
des machinès et du personnel. Avec la stratégie d'entreprise,
on a développé la maîtrise des marchés et de la concurrence,
avec le marketing celle du circuit de distribution, des clients
et de leurs comportements d'achat, avec le management des
achats le contrôle des fournisseurs, avec les relations publi-
ques, celui de la presse et des pouvoirs politiques. De même,
au sem du personnel, chaque catégorie a fait l'objet de dispo-
sitifs spécifiques : le taylorisme a été inventé pour contrôler
les ouvriers et la direction par objectifs pour encadrer les
cadres ; de nos jours les dispositifs du « corporate gaver-
nance » sont destinés au contrôle des plus hauts dirigeants
des grandes entreprises.
Dans la continuité de cette histoire, nous devons nous
demander quelles sont les modalités de contr6le enfermées
dans le néomanagement. Cette question est centrale parce que
les cadres sont d'abord, dans l'entreprise, les agents qui exer-
cent les tâches de contrôle sur les dispositifs techniques, sur
la vente et sur les autres salariés, cette fonction étant primor-
diale pour la réalisation du profit. Par ailleurs l'histoire des
pratiques de management est très souvent liée à l'apparition
de nouveaux problèmes de contrôle parfois suscités par
l'émergence de nouveaux types d'acteurs dont la mise au tra-
vail exige un changement de méthodes : on ne contrôle pas
des cadres comme on contrôle des ouvriers ; des ouvriers pas-
sés par le système d'enseignement comme des ouvriers de
première émigration et d'origine rurale, etc.
Le discours de management des années 90 135

Les auteurs des années 90 mettent bien, comme leurs prédé-


cesseurs, la question du contrôle au centre de leurs préoccupa-
tions. Un de leurs problèmes principaux est en effet de contrô-
ler une « entreprise libérée » {selon l'expression de Tom Peters,
1993 ©)faite d'équipes auto-organisées et travaillant en réseau
sans unité de temps ni de lieu. Il n'existe pas une infinité de
solutions pour « contrôler l'incontrôlable » : la seule est, en
fait, que les personnes s 'autocontrôlent - ce qui consiste à
déplacer la contrainte de l'extériorité des dispositifs organisa-
tionnels vers l'intériorité des personnes -, et que les forces de
contrôle qu'elles exercent soient cohérentes avec un projet
général de l'entreprise {Chiapello, 1996, 1997). Cela explique
l'importance accordée à des notions comme celles « d'implica-
tion du personnel » ou de « motivations intrinsèques » qui sont
des motivations liées à l'envie de réaliser le travail et au plai-
sir de le faire et non à un quelconque système de sanctions-
récompenses plaqué de façon externe et uniquement capable
de générer des « motivations extrinsèques a ». D'ailleurs les
auteurs des années 90 se méfient du mot « motivation » qui
connote une forme de contrôle qu'ils s'efforcent de rejeter et lui
préfèrent celui de « mobilisation » qui renvoie à une entreprise
de motivation censée éviter toute manipulation b.
La culture et les valeurs de l'entreprise, le projet d'entreprise,
la vision du leader, la capacité du chef d'entreprise à « faire
partager son rêve», sont autant d'adjuvants qui doivent favori-
ser la convergence des autocontrôles individuels, les contrôles
auto-exercés par chacun sur soi-même et de façon volontaire
ayant d'autant plus de chances de rester cohérents entre eux,
qu'ils s'inspirent à une même source originelle.
n
a. « Le manager du futur ne ..motive" pas ses collaborateurs. réveille, par son
attention de tous 1es jours, leur motivation intrinsèque, celle que chacun porte au
fond de lui-même et qui est faite de désir de comprendre, d'évoluer et de donner un
sens à sa vie • (Le Saget, 1994 C).
b. « Le leader ne doit plus motiver mais mobiliser: Selon Omar Aktouf, tabler sur
la motivation, c'est continuer d'accepter l'idée selon laquelle les employés et 1es tra-
vailleurs sont des "objets" malléables à gré, incapables de trouver d'inspiration en
eux-mêmes. La motivation est un concept infantilisant qui n'a plus aucune prise sur
des gens 'hautement scolarisés. S'ils sont mobilisés, les employés se motivent eux-
mêmes • (Crozier et Serieyx Eds, 1994 Q).
136 Le nouvel esprit du capitalisme

Cinsistance mise par ailleurs par les auteurs de management


des années 90 sur le client est une façon de faire admettre à
leurs lecteurs que la satisfaction des clients doit être une valeur
suprême à laquelle l'adhésion s'impose(« le client est roi»). Ce
dogme présente un double avantage : d'une part, celui d'orien-
ter l'autocontrôle dans un sens favorable au profit puisqu'en
économie concurrentielle la capacité différentielle d'une entre-
prise à satisfaire ses clients est un facteur essentiel de réussite
et, d'autre part, celui de transférer aux clients une partie du
contrôle exercé dans les années 60 par la hiérarchie.
On peut ainsi, en schématisant, voir dans le passage du
contrôle à l'autocontrôle, et dans l'extemalisation des cotîts
de contrôle, autrefois assumés par l'organisation, sur les sala-
riés et les clients, les traits les plus marquants de l'évolution
du management au cours des trente dernières années. Pour-
quoi faire reposer le contrôle sur une hiérarchie de cadres
d'autant plus cotîteux qu'ils subordonnent leur propre adhé-
sion à la stabilité d'une carrière si l'on peut conduire les sala-
riés à s'autocontrôler ? Dans cette optique, les cadres hiérar-
chiques ne sont que des travailleurs improductifs. C'est ainsi
qu'associés à la réduction du nombre de niveaux hiérarchi-
ques, les nouveaux dispositifs visent à accroître l'autonomie
des personnes et des équipes de façon à les amener à prendre.
en charge une partie des tâches de contrôle autrefois assu-
mées par les échelons supérieurs ou les services fonctionnels.
:Cévolution est particulièrement frappante en ce qui concerne
les usines qui ont été marquées plus que tout autre lieu de
l'entreprise par l'organisation taylorienne supposant une
séparation de la conception, du contrôle et de l'exécution. n
s'agit là de l'un des principes les plus importants mis à bas par
le toyotisme qui, dans les années 80, a servi de point d'appui
pour rejeter l'héritage du fordisme et « penser à l'envers »
- selon l'expression de B. Coriat ( 1991) les .méthodes de pro-
duction. Les ouvriers, que l'on appelle désormais des opéra-
teurs, se voient peu à peu chargés du contrôle qualité et de
certaines opérations de maintenance.
Le discours de management des années 90 137

L'accroissement de l'automatisation et de la robotique a en


outre élevé considérablement les manques à gagner entraînés
par les mises en arrêt de machines et d'équipements industri-
els souvent plus cot.1teux que la main-d'œuvre qui les opère et
surtout dont le cot.1t n'est pas variabilisable. Comme l'expli-
que Michel Aglietta (1998), le nouveau mode de régulation,
qui a remplacé la régulation fordienne associée au second
esprit du capitalisme, est fondé sur un accroissement de la
productivité des investissements. « Le fordisme alourdissait le
capital [ ... ] mais les gains de productivité du travail étaient
suffisamment forts pour maintenir le taux de profit. Cette
logique a rencontré des limites dès la fin des années 1960
lorsque la progression des revenus salariaux a été plus rapide
que celle de la productivité, déclenchant un processus infla-
tionniste. Le progrès technique mis en œuvre pour surmon-
ter ces problèmes a visé à économiser le capital fixe - ou
constant. Cela a permis de redresser la productivité du capital
en données globales • {p. 147). Cela se traduit notamment, en
termes managériaux, par la recherche d'une utilisation maxi-
male des moyens techniques, vingt-quatre heures sur vingt-
quatre, avec un minimum d'arrêts et de pièces mauvaises, ces
dernières constituant non seulement un gaspillage de matiè-
res et de main-d' œuvre mais aussi un gaspillage de temps
machine. n devient donc crucial de former les opérateurs afin
qu'ils puissent assurer une maintenance de première urgence,
anticiper et diagnostiquer les pannes et faire appel rapide-
ment aux techniciens en cas de nécessité. La responsabilisa-
tian des ouvriers quant à la « bonne santé • des machines est
donc devenue économiquement importante.
On s'efforce également de les organiser en « équipes auto-
nomes • responsables de l'ensemble d'une production en
quantité et qualité. Les niveaux de qualification exigés sont,
par là, nettement plus élevés pour les nouveaux entrants- un
baccalauréat professionnel est souvent demandé -, les pro-
grammes de formation internes s'efforçant de faire évoluer
les anciens et des licenciements touchant ceux dont on juge
(au moyen de critères tels que la mattrlse insuffisante de
138 Le nouvel esprit du capitalisme

l'écrit et de l'oral ou la faible capacité d'initiative et d'autono-


mie) qu'ils ne peuvent suivre et qu'ils peuvent, par consé-
quent, être déclarés« inadaptables». Les ouvriers sont censés
sortir gagnants de ces changements organisationnels, moins
« aliénés » qu'ils ne l'étaient auparavant, puisqu'ils deviennent
responsables à part entière de certaines productions, que leur
travail s'en trouve «enrichi», qu'ils sont ·libérés des petits
chefs autoritaires et ont plus de facilité pour obtenir des amé-
nagements facilitant l'accomplissement de leurs tâches.
L'externalisation d'un grand nombre de fonctions, soit par
le recours à la sous-traitance, soit par l'autonomisation de
secteurs des grandes entreprises traités comme des centres
de profit autonomes mis en concurrence avec l'extérieur, a
quant à elle permis de substituer au contrôle hiérarchique un
controle de type marchand, moins directement associé au cou-
ple dominant-dominé, que rejettent les auteurs contempo-
rains, car il semble renvoyer à une relation contractuellement
libre entre deux parties formellement égales. La mise en
concurrence a remplacé le contrôle du travail accompli par
les directeurs de ces unités, qui peuvent en retour s'appuyer
sur les exigences des clients pour exercer un contrôle qui ne
semble plus venir d'eux mais du marché. Au niveau de l'usine,
la suppression des stocks, dispositif central du toyotisme,
outre qu'elle réduit les frais liés au stockage, a surtout pour
effet de faire parvenir directement dans l'atelier la pression de
la demande. La production doit être réalisée au moment où le
client la demande, dans les quantités et selon la qualité qu'il
attend. La dissimulation des erreurs, des défaillances et des
pannes devient impossible puisqu'on ne peut plus la pallier en
puisant dans les réserves. Les moindres défaillances entraî-
nent un arrêt de la production et deviennent par là visibles.
La suppression des stocks fait apparaître les problèmes et
oblige à les résoudre car le client attend. Le contrôle s'exerce
alors par la transmission de la demande du client à laquelle
tous doivent faire face, les cadres et les non-cadres, comme
une seule équipe unie dans l'adversité. La planification, qui
appartient aux dispositifs de contrôle des années 60, n'est
ù discours de management des années 90 139

plus utilisée de façon aussi rigide et à aussi long terme


qu'autrefois. ·Utilisée sur le court et moyen terme, elle permet
essentiellement de mettre en place des capacités à l'intérieur
desquelles les volumes et les qualités produits pourront varier
selon les demandes des clients, car l'enjeu est avant tout de
répondre aux demandes quand elles arrivent, d'où l'insistance
des auteurs, plutôt que sur la planification, sur la réactivité et
la souplesse organisationnelle seules à même de satisfaire le
nouveau cahier des charges.
Avec le déclin du contrôle hiérarchique rapproché, on
assiste à l'essor, dans la littérature de management (comme,
d'ailleurs, en microéconomie), du thème de la confiance. La
confiance est ce qui unit entre eux les membres d'une équipe,
une entreprise à son leadera, le coach à celui qu'il accompa-
gne b, ou encore les partenaires d'une alliance c. La confiance
est le signe que la situation est sous contrôle puisqu'on ne
l'accorde qu'à quelqu'un dont on sait qu'il n'en abusera pas,
qui est prévisible, qui fait ce qu'il dit et dit ce qu'il faitd. Le
néomanagement insiste beaucoup sur le fait qu'il faut déve-
lopper ce type de relations, qu'il faut soi-même être digne de
confiance et écarter des affaires ceux qui la trahissent. La
confiance est en fait l'autre nom de l'autocontrôle puisqu'elle

a. • Pour que la mobilisation autour d'une vision puisse être effective, le leader
doit également et absolument inspirer confiance • (Crozier et Sérieyx Eds, 1994 @).
b. • Il faut une capacité d'autonomie, comme il faut une capacité d'amitié.
Accompagner quelqu'un, c'est être à la fois très proche de lui pour s'intéresser à son
histoire et assez loin pour lui laisser un espace de liberté : c'est lui qui choisit
d'être aidé et cette aide doit être bâtie sur un vrai climat de confiance • (Aubrey.
1990 ©).
c. • Les stratégies de faire plus avec moins donnent un plus grand prix à la
confiance que les pratiques des entreprises traditionnelles. La collaboration, les
joint-ventures, les partenariats entre employés et entreprise ainsi que les multiples
formes d'alliance impliquent la confiance. Sans confiance, la communication de
l'information stratégique ou 1e partage de ressources essentielles serait impossible.
Mais ces mêmes partenaires doivent pouvoir compter l'un sur l'autre, être sOrs que
l'on n'abusera pas d'eux • (Moss Kanter, 1992 ©).
d. • En effet les individus sont de plus en plus sceptiques. Ils perçoivent les dis-
cours pour ce qu'ils sont : des intentions [... ]. Cette méfiance grandissante contraint
cependant les patrons à l'exemplarité, mais également à la constance et à la cohé-
rence jusque dans les moindres détails de l'action quotidienne. La confiance ne se
gagne qu'à ce prix • (Crozier et Sérieyx Eds, 1994 0).
140 Le nouvel esprit du capitalisme

désigne une relation sftre alors même qu'il n'existe aucun


autre dispositif que la parole donnée et le contrat moral. Elle
est en outre moralement qualifiée alors que le contrôle par un
tiers n'est que l'expression d'un rapport de domination a.
La référence à la confiance suggère enfin que les nouveaux
modes d'organisation ne résultent pas seulement d'une entrée
en force de la sphère marchande dans l'entreprise. Certes, le
contrat se substitue de plus en plus à la hiérarchie, mais il ne
s'agit pas toujours du contrat marchand classique. Le contrat
de vente de biens est d'ailleurs l'un des plus simples et des
plus standardisés qu'aient à manier les juristes qui s'accor-
dent généralement pour considérer que le développement du
contractualisme, ou de ce qu'ils appellent souvent la « société
contractuelle », n,'est pas réductible à l'expansion de la société
marchande. Tandis que la transaction purement marchande
est ponctuelle et ignore le temps, la mise en réseau des colla-
borations et des échanges suppose l'instauration, entre les
partenaires, de relations qui, sans être stabilisées par des
plans ou par des règlements, possèdent pourtant un caractère
relativement durable. Car si l'entreprise est plus souple, plus
réactive, elle n'a pas pour autant renoncé à être grande et
puissante. Elle ne l'a d'ailleurs jamais été autant qu'aujour-
d'hui. Les grandes firmes ne se sont pas dissoutes en un
ensemble de contrats marchands noués entre de petites uni-
tés en concurrence sur un marché atomisé pur et parfait
(même s'il est toujours possible de modéliser n'importe quel
agencement organisationnel sous la forme d'un réseau de
contrats). Pour que la grande entreprise conserve une forme
identifiable et la puissance associée à son nom, certains liens
doivent demeurer plus durables que d'autres, sans nécessaire-
ment avoir la raideur de relations hiérarchiques instituées. La
solution imaginée par les auteurs de management consiste
donc, d'une part, à assouplir et à alléger les dispositifs institu-
tionnels, toujours suspects d'enfermer la menace d'un retour

a. «Le rapport de forces n'est plus de mise lorsqu'il s'agit d'emporter radhésion,
de un sentiment de satisfaction et de confiance chez l'autre • (Aktouf, 1989 C).
Le discours de management des années 90 141

de la rigidité et, d'autre part, de conférer, au sein des disposi- ·


tifs économiques, un rôle important aux relations personnel-
les et à la confiance que s'accordent les personnes, de façon
à rendre possible la coordination entre les différentes res-
sources qui concourent à la formation de la valeur ajoutée.
Comme n'a cessé de le répéter depuis dix ans une importante
littérature, stimulée par la théorie des coüts de transaction se
référant à Williamson (1985), le réseau constitue une forme
spécifique entre la hiérarchie et le marché (Powell, 1990).
Les solutions proposées par la littérature de management
des années 90 aux deux questions qui, par-dessus tout, la tra-
vaillent, d'une part l'antiautoritarisme, d'autre part l'obsession
de la souplesse et de la réactivité, se trouvent commodément
rassemblées par les auteurs sous la métaphore du réseau, mobi-
lisée dans toutes sortes de contextes, qu'il s'agisse de la généra-
lisation du travail en équipes autonomes sans unité de lieu ni
de temps travaillant elles-mêmes « en réseau ,. (i.e. en partie à
distance, avec des partenaires internes ou externes à l'entre-
prise, des membres stables à temps plein et d'autres à temps
partiel et/ou ponctuels), du développement de relations de par-
tenariat où la confiance joue un grand rôle (alliances straté-
giques), de l'analyse des possibilités de travail à distance
qu'offrent les « réseaux informatiques » ou encore de l'instau-
ration de « réseaux d'entreprises », comme dans le cas des
«districts industriels», qui, particulièrement avec l'exemple
récurrent en socio-économie du travail comme en néomanage-
ment de la « troisième Italie » étudiée par A. Bagnasco, ont
servi de modèles pour généraliser la possibilité d'un développe-
ment économique fondé sur des modes de relation en partie
géographiques, administratifs et politiques et en partie person-
nels (Piore, Sahel, 1984 ; Benko, Lipietz, eds., 1992 a).
a. «La petite ville de Prato, à quelques kilomètres de Florence, est aujourd'hui
encore la capitale mondiale de la fabrication du tissu de laine cardée [ ...]. tefficacité du
système, en termes de compétitivité et de réactivité, se fonde ainsi sur le maillage exis-
tant entre de multiples ateliers artisanaux. Ce maillage se trouve assuré par l'Union
industrielle de Prato- qui gère notamment le système informatique pennettant à tout
moment de savoir quelles sont les capacités de production disponibles -, par la ban-
que locale -qui assure la redistribution des ressources financières- et par le contrôle
des fabricants de machines à carder la laine» (landier; 1991 ©).
142 Le nouvel esprit du capitalisme

Pour promouvoir ces nouvelles formes organisationnelles, les


auteurs doivent aussi, comme dans les années 60, critiquer et
délégitimer certains aspects des organisations qui leur sont
contemporaines, jugés obsolètes sous le rapport de l'efficacité et
dépassé sous celui des relations humaines. Mais la critique n'est
plus orientée cette fois vers des agencements accusés de trans-
poser l'univers domestique dans l'espace de l'entreprise. Elle se
porte sur le type d'organisation prôné dans la période antérieure
pour assurer une séparation radicale entre d'une part le monde
privé de la famille et des relations personnelles, et d'autre part
celui des relations professionnelles et du travail. Cette sépara-
tion était destinée dans les années 60 à faire prévaloir le seul cri-
tère de la compétence dans la réussite professionnelle, au point
d'ailleurs que certains auteurs se préoccupaient de l'équilibre
entre le temps consacré à la famille et au repos et celui passé au
travail. Dans les années 90, les auteurs de management s'insur-
gent contre cette séparation, jugée mutilante au sens où elle
sépare des aspects indissociables de la vie, inhumaine parce
qu'elle ne laisse aucune place à l'affectivité, et en même temps
inefficace parce qu'elle va à l'encontre de la flexibilité et inhibe
les compétences multiples qu'il faut mettre en œuvre pour
apprendre à « vivre en réseau a, b ••
Pour qualifier les grandes organisations impersonnelles
héritées de la période antérieure, le management des
années 90 s'approprie un terme venu de la sociologie wébé-
rienne mais popularisé surtout, dans les années 1940-1960,

a. • La vie professionnelle constitue par excellence le domaine de la rationalité; elle


se distingue ainsi de la vie privée, qui constitue par contre le domaine de l'affectivité,
de la quête de sens, d'expression de valeurs personnelles ; entre ces deux aspects de
l'existence existe une cloison étanche.[...] Toute prise en compte d'éléments personnels
dans le jugement que porte sur lui l'entreprise est a priori considérée comme un risque
d'empiétement sur sa vie privée. n est clair qu'un tel schéma[...] est aujourd'hui devenu
totalement obsolète. Lélaboration d'une vision de l'avenir de l'entreprise, la conception
d'une stratégie, l'animation d'équipes de travail, la création d'un réseau de relations en
appellent à des qualités qui wnt très au-delà de la seule compétence technique et qui
mobilisent la personnalité tout entière • (Landier, 1991 ©).
n
b. • exige de nous que nous renoncions au partage entre l'homme professionnel
et l'homme privé, entre le rationnel et l'intuition, entre le naturel et l'artificiel, entre
le cerveau et le cœur • (Sérieyx, 1993 e).
u discours de management des années 90 143

par la critique trotskiste de l'appareil d'État dans les régimes


totalitaires : celui de bureaucratie qui a pour connotation
l'autoritarisme et l'arbitraire, la violence impersonnelle et
aveugle des monstres froids, mais aussi l'inefficacité et le gas-
pillage des ressources. Non seulement les bureaucraties sont
inhumaines, mais en plus elles ne sont pas rentables. La lutte
menée dans les années 90 a donc pour objet d'éliminer en
grande partie le modèle d'entreprise forgé à la période anté-
rieure, d'une part en délégitimant la hiérarchie, la planifica-
tion, l'autorité formelle, le taylorisme, le statut de cadre et les
carrières à vie dans une même firme a et, d'autre part, en réin-
troduisant des critères de personnalité et l'usage des relations
personnelles qui en avaient été évacuées. ll ne s'agit pas pour
autant d'une tentative de retour au premier esprit du capita-
lisme car les entreprises sont plus grandes que jamais, les
managers des professionnels et non des petits propriétaires,
et la vie au travail s'inscrit dans des réseaux et non dans un
cadre domestique.
Comme nous l'avons dit au début de ce chapitre, nous
avons utilisé un logiciel d'analyse textuelle pour pouvoir com-
parer de manière systématique les deux corpus. On trouvera
en Annexe 3 une présentation de ce travail qui valide statisti-
quement l'interprétation que nous venons de réaliser du
contenu des deux corpus de textes.
Ayant dégagé les préoccupations, projets, espoirs et enne-
mis sur lesquels se concentre la littérature de management
dans les années 60 et au début des années 90, il nous reste
encore à vérifier dans quelle mesure ces corpus idéologiques

a. • Si l'organisation du futur comporte seulement quelques niveaux hiérarchi-


ques, trois à quatre par exemple au lieu d'une dizaine, il restera peu d'échelons à
gravir pour le candidat aux honneurs. La progression de carrière devra se faire
davantage en latéral qu'en vertical: en acceptant de nouveaux domaines d'activité
ou un autre type de responsabilités ; donc plutôt par apprentissage et élargissement
de son expérience que par accession à un rang plus élevé. D'ailleurs, les évolutions
de ce genre ne se traduiront pas systématiquement par une augmentation de la
rémunération. À d'autres temps, d'autres règles du jeu. Les filières n'étant plus tou-
tes tracées, bien piloter sa carrière dans ce monde nouveau signifiera être soi-même
acteur de sa propre évolution, prendre en main son futur car personne d'autre ne
pourra le faire à sa place. (Le Saget, 1994 e).
144 u nouvel esprit du capitalisme

renferment bien deux expressions différentes de r esprit du


capitalisme. Il nous faut pour cela examiner si les propo-
sitions avancées offrent bien à ceux dont le capitalisme a
besoin, et que ces textes doivent convaincre, outre la liste des
« bonnes actions » à mettre en œuvre pour procurer du profit
à l'entreprise, une série d'arguments susceptibles de les mobi-
liser. Rappelons que ces textes doivent, pour satisfaire aux
contraintes du test auquel nous les soumettons, présenter
l'engagement dans la réforme comme une aventure person-
nellement excitante, montrer que les mesures proposées sont
justifiables par rapport au bien commun, et expliquer enfin
en quoi elles apporteront à ceux qui s'y investiront une cer-
taine forme de sécurité pour eux-mêmes et pour leurs en-
fants. ·

3. LE CHANGEMENT DES FORMES DE MOBILISATION

ùs années 60 : l'excitation du progrès,


la sécurité des carrières
La dimension attractive du management des années 60 est
assurée par le projet de décentralisation et par l'autonomie
proposée aux cadres. Ils vont pouvoir enfin utiliser les
moyens mis à leur disposition comme ils l'entendent et ne
seront contrôlés que sur les résultats. Et ceux qui seront iden-
tifiés, grâce à ce dispositif, comme des responsables efficaces
auront des opportunités de carrière et monteront dans la hié-
rarchie.
Le nouveau système sera plus juste, et par là mieux orienté
vers le bien de tous, du fait que, dans l'entreprise, les person-
nes seront jugées sur des critères objectifs et que sera mis fin
au népotisme, aux passe-droits, au « piston », aux « notes de
gueule». Par rapport à l'ensemble de la société, le« manage-
ment rationnel » qui est proposé, en rendant les entreprises
plus efficaces, sert le progrès économique et social, les deux

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