LES MARTYRS BOURGUIGNONS
DE LA PERSECUTION D’AURELIEN
pris avoir rappelé les mesures favorables a l’église
A catholique qu’avait prises Pempercur Aurélien, dans
Vaffaire de Paul de Samosate, Eusé¢be ajoute : «Telles
étaient, & ce moment, les dispositions d’Aurélien 4 notre
égard ; mais dans la suite de son régne, ses sentiments envers
nous devinrent hostiles; il était alors excité par certains
conseils 4 soulever contre nous une persécution et tout le
monde en parlait; il allait lentreprendre et, pour ainsi
dire, mettre sa signature aux édits préparés contre nous,
quand la justice divine Vatteignit et le retient presque par
le bras d’entreprendre celat». Ainsi, selon I’historien de
Léglise ancienne, Aurélien serait mort avant méme d’avoir
lancé Védit de persécution, qui n’était de sa part qu’un
simple projet, inspiré par de mauvais conseillers.
Lactance, qui écrivait peu apres Eustbe, mais qui pour-
suivait manifestement dans son De mortibus persecutorum
un but apologétique, assure de son cété que l’édit de persé-
cution fut signé et expédié aux gouverneurs des provinces,
mais que l’empereur fut tué avant que ses ordres pussent
recevoir un commencement d’exécution *.
1, Eusdbe, Histor. eccles., VII, xxx, 20.
2. Laetance, De mortib. persecul., VI: « Aurelianus, qui esset natura vesanus
et praeceps, quamvis captivitatem Valeriani meminisset, tamen oblitus sceleris
elus et poenae, iram Dei crudelibus factis lacessivit. Verum illi ne perficereLES ANNALES DE BOURGOGNE
Il fut admis, plus tard, comme un fait assuré, qu’ Aurélien
avait réellement persécuté le christianisme. Orose + et saint
Augustin * comptent la persécution d’Aurélien comme la
neuvigme ; il leur est de la sorte possible (atteindre le chiffre
symbolique de dix et d’expliquer comment, apres avoir
souffert dix fois, Péglise a dQ, naturellement, trouver la paix
définitive que lui a assurée Constantin.
Nous n'avons pas, pour l'instant, a nous demander si
Aurélien a ou n’a pas publié un édit général contre les chré-
tiens. Comme le dit Tillemont, «il suffisait, pour faire une
persécution, qwii n’aimast plus les chrétiens, La haine
dun prince et surtout d’un prince absolu d’une part, et de
Vautre fort violent et fort cruel, comme Testait Aurélien,
ne pouvait guére manquer de faire des martyrs * ». De fait,
nous possédons un certain nombre d’actes qui attribuent
& cet empereur la condamnation et la mise a mort de plu-
sieurs martyrs A Rome et en plusieurs localités de I’ Italie ;
en Cappadoce, dans le Pont, en Lycaonie et en Palestine ;
finalement en Gaule, ot Aurélien séjourna a deux reprises,
en 273 et 274.
Les actes des martyrs gaulois nous intéressent particu-
ligrement. Selon les vraisemblances, ils rapporteraient des
faits qui seraient contemporains des derniers mois du régne
d’Aurélien. Or, aprés la défaite de Tétricus, en 273, 'empe-
reur dut revenir en Gaule vers la fin de 274; il y était rappelé
par des troubles qui avaient leur centre a Lyon et qui, d’ail-
leurs, ne paraissent pas avoir pris une trés grande extension.
Aprés avoir durement chatié les rebelles, il prolongea quelque
quidem quae cogitaverat licuit, sed protinus inter initia sui furoris extinetus
est. Nondum ad provincias ulteriores cruenta eius seripta pervenerant, et fam
jofrurio, qui locus est Thraeiae, cruentus ipse humi jacebat quadam sus-
picione ab amicis suis interemptus », Sur la mort d’Aurélien cf. L. Homo, Essai
sur le régne de Vempereur Aurélien, Paris, 1904, p. 322-328.
1. Orose, Histor. advers. pagan, VII, 23; Vil, 27.
2. Augustin, De civit. Dei, XVIII, 52.
3. THLEMONT, Mémoires pour servir a Uhistoire ecelésiastique des six premiers
sideles, Paris, 1696, t. IV, p. 346.LES MARTYRS BOURGUIGNONS: 323,
peu son séjour, il dut passer par Autun, qui, aprés
révolté contre ‘Tétricus, avait été repris par lui et durement
chatié, par Dijon ot il fit achever I’enceinte fortifiée com~
mencée sans doute par Tétricus, et aller jusqu’d Genabum,
qui parait avoir pris son nom (Aureliani, Orléans). Il est assez
curieux de remarquer que la tradition ne place des martyrs
qu’a Autun, Sens, Auxerre et Troyes : «Autun se trouvait
sur la route de Lyon 4 Genabum. Sens (Agedincum) et Troyes
étaient situés sur la route Genabum-Andematunnum (Langres)
et Dijon; Auxerre, au sud et au voisinage de cette route.
Le souvenir d’Aurélien était probablement resté trés vif
dans cette partie de la Gaule ot il avait séjourné, ce qui
expliquerait A la fois pourquoi son nom apparait dans les
actes des martyrs de ces quatre villes et pourquoi il ne se
trouve que la? »,
A vrai dire, presque tous nos martyrs bourguignons, si-
non tous sont censés étre des victimes de la persécution d’Au-
rélien ; la plus ancienne rédaction de la passion de saint
Symphorien d’Autun place au temps de cet empereur la mort
du jeune chrétien. La mort de saint Bénigne est de la méme
Spoque, et les Actes des saints Sanctien, Augustin et Béate
donnent un long récit de la persécution d’Aurélien, au cours
de laquelle non seulement saint Symphorien et saint Bé-
nigne, mais encore les trijumeaux de Langres, Speusippe,
Eléosippe et Meleusippe avec leur aieule Léonille, les martyrs
de Saulieu, Andoche et Thyrse, Patrocle et Savinien de
Troyes, Prisque d’Auxerre, Sidronius de Sens, auraient donné
leur vie pour le Christ.
Nous n’avons pas 4 nous occuper de tous ces martyrs. Le
nom d’Aurélien, dans la mesure tout au moins oi il est
possible de déméler un fond traditionnel sans ces récits
légendaires, sert 4 couvrir des personnages différents : A qui
fera-t-on croire que des chrétiens que Pon présente, par ail-
1. L. Homo, op. eil., p. 377.324 LES ANNALES DE BOURGOGNE
leurs, comme des disciples de saint Polycarpe de Smyrne
aient encore été en vie quelque cent vingt-cing ans aprés la
mort de leur mattre ? Il est vrai que nos hagiographes ne
s’embarrassent pas de pareilles questions, Puisqu’il leur faut
des noms propres, ils prennent naturellement celui qu'une
tradition plus ou moins sire désigne comme ayant été por
par le persécuteur le plus redoutable. Mais nous savons que
plusieurs des actes de nos martyrs bourguignons constituent
un eyele littéraire et se rattachent étroitement les uns aux
autres : ce sont ceux dans lesquels parait saint Bénigne,
Nous avons eu déja Poccasion de les étudier, et nous n’y
reviendrons pa
Seuls nous intéresseront, aujourd’hui, les actes qui ne
font pas partie de ce cycle. Ceux que nous avons done a lire
et a expliquer, ce sont ceux des saints Révérien (Riran)
et Paul A Autun (1¢F juin); de saint Sanctien (4 septembre)
et de sainte Colombe (31 décembre) a Sens; des saints Pris-
cus (Bris), Cottus et leurs compagnons (26 mai) & Auxerre ;
des saints Patrocle (21 janvier), Savinien (29 janvier 2),
Julia, Claudius, Justus, Jucundinus et cing autres (21 juillet),
Sabine (29 aodt), Venerandus ou Veneranda (14 novembre)
A Troyes; nous indiquerons, chemin faisant, les problémes
que pose pour nous cette lecture, et nous verrons ce qu’il
est permis d’en conclure ?.
Les premiers a retenir notre attention sont les martyrs
d’Autun, Révérien et Paul. Leurs noms figurent, au 1x° sié-
cle (vers 875), dans le martyrologue d’Usuard : Augustoduni,
sanctorum Reveriani episcopi et Pauli presbyteri, cum aliis
decem, qui sub Aureliano principe martyrio coronati sunt; et
cette notice a passé telle quelle dans le martyrologe romain.
On trouve l’office de saint Révérien joint tantét 4 saint Paul,
1. Gos actes ont été étudiés par F. Gornnes, Die Marlyrer der aurelianischen
Verfolgung dans Jahrbuch far protestantische Theologte, t. TV, 1880, p. 449-494 ;
B. Aunt, L’Eglise et UEtat au mt® siécle, Paris, 1885, p. 473-485 ; P. Autann,
Les derniéres persécutions du m° sidele, Paris, 1887, p. 230-261.LES MARTYRS BOURGUIGNGNS: 325
tantot A saint Nicoméde, a la date du 1¢* juin dans des bré-
viaires d’Autun +, de Nevers, d’Auxerre? et de Mar
chiennes 4. Son nom figure également dans un missel de
Saint-Amand de la seconde moitié du xi siéele & dans un
sacramentaire de l'abbaye de Souvigny, du dernier quart
du xu sigcle *, dans un missel de Saint-Remi de Reims,
de la fin du xu sidcle 7, dans un mi
1 d’Auxerre du xiv sit-
cle *. Ces indications nous permettent de juger de extension
du culte de saint Kiran.
Les Actes, cux-mémes, sont purement légendaires *. Nous
y apprenons que, lorsque I'impie Aurélien fut venu de F'Orient
en Gaule, en dévastant Véglise de Dieu, le bienheureux
évéque Révérien et ses compagnons, avides de combattre
pour la foi du Christ, quittérent Rome et se rendirent en
Gaule, 4 l’endroit oi résidait l’empereur, c’est-a-dire A Autun.
Révérien commenga A y annoncer I'Evangile ; et, naturel
lement, il ne tarda pas a recevoir linterdiction de précher.
Bientot arrété, conduit devant Aurélien, il persévéra dans
la foi; dix de ses compagnons, le prétre Paul et lui-eméme,
furent alors battus de verges, exposés a toutes sortes de
supplices et enfin eurent la téte coupée. Une pieuse femme,
du nom de Maxima, ensevelit les corps des martyrs.
Pendant longtemps, ces corps furent oubliés et ignorés.
Mais un jour, sept moines venus de Rome eux aussi, arri-
vérent au lieu ot gisaient les restes précieux des saints,
1. V. Lenoguais, Les bréviaires manuserits des bibliotheques publiques de
France, Paris, 1934, t. I, p. 76 (xv® sitcle), 81 (xtve siéele) ; t. TV, p. 2 (miliou
452).
ibid., t. TI, ps 38 (xve sivcle).
3. Ib. ibid., t. TIT, p. 8 (fin xtv° sidcle ou début du xve).
4, Ip, ibid., t. TI, p. 51 (miliew ou 2¢ mojtié du xm siécle).
5. V. Lenoguars, Les sacramentaires et les missels manuscrits des bibliothéques
publiques de France, Paris, 1924, t. 1, p. 259.
6. In, ibid, t. T, p. 322.
7. Ip. ibid., t. I, p. 362.
8. Ip,, ibid, t. II, p. 264.
9. Acta sanctoram iunii, Paris 1867, t. 1, p. 39.326 LES ANNALES DE BOURGOGNE
Une vision terrifiante les empécha d’en partir jusqu’a ce
quills eussent fait construire une chapelle dont la garde fut
confige au prétre Abolenus. Aprés quoi seulement on fouilla
la terre; on y découvrit intacts les corps des saints et une
grande église fut batie en leur honneur. Du corps de Révérien
commenca, dés lors, 4 couler une huile miraculeuse qui guérit
les malades, Naturellement les prodiges ne cessent pas auprés
du tombeau des saints : les aveugles voient, les sourds en-
tendent, les paralytiques marchent, les possédés sont déli-
vrés 3,
Ce sont-la, on le voit, lieux communs de la littérature
hagiographique de basse é¢poque. Notons seulement que
Révérien, bien qu’évéque, n'a pas de sidge fixé, et c’est, en
quelque sorte le hasard qui le conduit 4 Autun. Il n’a jamais
été question d’en faire un évéque de cette ville : le premier
qui, 4 notre connaissance, ait occupé le siége d’Autun est
Réticius qui assista, en 313, au concile de Rome et l'année
suivante au concile d’Arles *, Pourquoi la légende fait-elle
venir saint Révérien de Rome ? Y a-t-il la une vague rémi-
niscence de la mission des sept évéques dont parle saint
Grégoire de Tours ? On ne saurait le dire, et il est parfaite-
ment inutile de chercher la moindre parcelle d’histoire dans
Je récit que nous venons de lire.
Au temps d’Aunachaire, qui fut évéque d’Auxerre de
561 4 605 ® et qui semble s’étre beaucoup intéressé au passé
de son église, on possédait, semble-t-il, une passion de saint
Bris (Priscus) et de ses compagnons. Ceux-ci sont déja men-
tionnés, A la date du 26 mai, dans le martyrologe hiérony-
mien : Autissiodoro, loco Cociaco, passio sancti Prisci cum
rt de
ent
érien,
1, Le chef de saint Révérien est aujourd’hui vénéré A Villy-le-Mouti
puis quand y est-il ? La reconnaissance de 1a relique a ¢té faite officiell
par Mgr Rivet. Dans la Niévre un village porte le nom de Saint-Rév:
Saint Révérien est encore le patron de Lignerolies.
2. L. Ducuzsne, Fastes épiscopaux de Vancienne Gaule 2° édit., Paris, 1910,
t. IL, p. 176-177.
3. L, Ducusne, op. cit., p. 440.LES MARTYRS BOURGUIGNONS
7
sociis suis, innumera martyrum multitadine +, Les marty-
rologes postérieurs ont repris cette notice, en la corrigeant
plus ou moins, ainsi le martyrologe de Florus# et celui
@’Adon *; finalement elle figure également dans le marty-
rologe romain. Aucun indice chronologique, on l’'a remarqué,
ne permet dindiquer Pépoque de la passion de saint Bris
Celui-ci ne parait (ailleurs pas avoir cu un culte liturgique
trés étendu. Sa fete n’est marquée que dans un_bréviaire
d’Auxerre de la fin du xrve siécle ou du début du xve# ct
dans un bréviaire de Pabbaye Saint-Picrre-le-Vif de la fin
du xm ou du commencement du xtv° siécle *.
Voici, d’aprés les Actes que des juges aussi bien inform
que le P. Delehaye et dom Quentin déclarent fabuleux §, ce
que nous apprenons sur Je martyre de saint Prisque. Au
temps d’Aurélien sévissait une terrible perséeution contre
Véglise, et Yempereur luiméme avait quitté Rome pour
veiller en Gaule a l'accomplissement de ses dessins impies.
Il s’était établi & Sens, de 1a il transmettait ses instructions
a ses officiers. Un de ceux-ci, Alexandre, sacri lateris pro-
tector 7, fut chargé de rechercher les chrétiens d’Auxerre et
1. Martyrol. higronymien, édit. Delehaye-Quentin dans les Acta sanelorum
novembris, t. II, 2, Bruxelles, 1931, p. 274.
2. H. Quentin, Les martyrologes historiques du moyen age. Paris, 1908, p. 334,
Le Parvum romanum, qui doit tant & Florus n’a pas reproduit sa notice sur
Priscus ; H. QuaNtIN, op. cit. p. 428.
3. H. Quentin, op. cil., p. 482.
4, V. Lenoguats, Les bréviaires manuscrits, t. III, p. 8.
5. V. Lenoquats, op. cit., t. Ill, p. 34. Un missel d’Auxerre, du xrve sidcle,
signale également la mémoire de saint Bris et de ses compagnons ; V. Lenoguats,
Les sacramentaires, t. I, p. 264.
6, Martyrol. hieronym., dans AA, SS. novembris t. II, 2, p. 274. Cf. Biblio
theca hagiographica latina, n° 6930. Les actes de saint Prisque sont reproduits
dans les Acta sanclorum maii, t. VI, p. 362-365. Cl, Dunu, Bibliotheque histo-
rique de UYonne, t. I, p. 319.
7. P. Autanp, Les derniéres perséculions du une siécle, Paris, 1887, p. 236,
n. 2, remarque que Vexpression sacrum lalus se trouve déja dans Martial, VI,
76. Une inscription de Nicomédie nomme un protector divini lateris sous Auré~
lien, C. I.L., t. III, 327; une autre en Italie sous Magnence. 11 conclut que
cette expression ne permet pas de faire descendre une des rédactions ow déja
Pun des remaniements de ces actes plus bas que Ie 1v¢ ow le v° sidcle. C'est faire
preuve de beaucoup @optimisme. Plus raisonnable était Je jugement de Ti-
Lemont, Mémoires, t. IV, p. 349 : « Ces actes sont visiblemeut nouveanx, quand328 LES ANNALES DE BOURGOGNE
de la région. A Couey (Cociacum), Alexandre découvrit un
chrétien, du nom de Priscus, qui, avec une immense multi-
tude de fréres, chantait les louanges de Dieu. Inutile d’in-
sister sur Vinterrogatoire de Priscus qui blasphéme Jupiter,
sur le refus de tous de sacrifier. Finalement Alexandre fait
décapiter Priscus ct ses compagnons et jeter leurs corps dans
un puits. Un des survivants, Cottus, parvient cependant &
s'emparer de la téte de Priscus, mais il est bientot rejoint
par les persécuteurs qui le tuenta son tour, non loin d’Auxerre ;
apres quoi il est religieusement enseveli par des chrétiens — il
y en avait done encore —— avec la téte de saint Prisque '.
Les Actes ujoutent que les restes des saints furent décou-
verts par Pévéque saint Germain, qui construisit deux églises,
Pune au lieu méme du supplice ott tous les ossements avaient
été entassés dans un puits, l'autre a trente stades de la, a
Yendroit ot avait été retrouvée la téte de saint Bris *. Aprés
cela, les invasions vandales — lesquelles? — dévastérent
la Gaule et la premiére église fut détruite, les martyrs oubliés,
le culte suspendu. Un riche chrétien, du nom de Porchaire,
retrouva, au cours d’une chasse au sanglicr, les ruines de
Véglise en question *, mais lorsqu’il voulut prendre les tuiles,
encore bonnes, pour recouvrir sa propre demeure, il tomba
gravement malade; une vision lui révéla son sacrilége ;
comme on le pense, Porchaire se hata de rapporter les tuiles
enlevées et de reconstruire l’église, oti un pélerinage des
on men jugerait que par lour style enflé et barbare. Il y a des expressions qui
sentent fe 1x° sidcle ».
1, Saint Prisque et ses compagnons n’étalent pas indigénes : ¢’étaient des
gens de Besangon qui fuyaient la persécution déchainée dans leur pays. Le lieu
du martyr de saint Pris qu’on dit également Tociacum est sans doute le bourg
de Toussi-en-Puisaye dans le Gatinais, A moins que ce ne soit Toussi
entre Mailly et Crevant. Selon M. Chaume, Cociacum doit étre identi
dans le canton de Saint-Sauveur (Yonne) ; cf. Les origines du duché de Bourgogne,
t. If, 3, p. 1200.
2. L. Prunen, Saint Germain d’ Auxerre, Paris, 1929, p. 36-37.
3. Une histoire analogue est rapportée au sujet de V'invention des saints
Ferriol et Ferjeux de Besancon. C’est aussi au cours d’une chasse que Jeurs
corps, longtemps oubliés, furent découverts. I] est curiewx que, dans un si grand
nombre de cas, on délaisse complétement les plus glorieux martyrs.LES MARTYRS BOURGUIGNONS 329
plus fréquentés rendit désormais & saint Prisque les hon-
neurs qui lui étaient dus +.
On le voit, le culte de saint Bris est relativement ancien,
puisqu’il est attesté par le martyrologe hiéronymien. Nous
savons, d’autre part, que, sous lépiscopat d’Aunachaire, il
y avait, & huit kilometres vers le sud-est d’Auxerre, un
monastére qui, dans un réglement contempor
évéque, portait le nom de monasterium
été édifié, di
‘in de cet.
roctacense : il avait
ait-on, au lieu méme ot les martyrs avaient
rendu témoignage. L’indice topographique est intéressant :
peut-ttre etre est-ce la seule chose qu'il faille retenir dans la
légende des saints auxerrois.
Beaucoup plus connue que saint Bris, est sainte Colombe
de Sens. Celle-ci, bien que Grégoire de Tours ne la mentionne
pas plus que les martyrs d’Auxerre, figure, comme cux,
dans la recension auxerroise du marlyrologe hiéronymien,
c'est-a-dire vers 595, avec la notice : Senona, passio sanctae
Columbae (martyris ef) virginis *. Cette bréve notice parait
bient6t insuffisante ; et les martyrologes postérieurs tiennent
cour de la compléter en s‘inspirant des passions de la
sainte. Ainsi fait déja le martyrologe de Bade ®; puis, aprés
lui, les martyrologes d’Adon et d’Usuard ‘4, En méme temps,
1, Acta sanctorum maii, t. VI, p. 364. Le corps de saint Cottus, qui était con-
servé & Saint-Brix, avec la téte de saint Bris, fut relevé et transféré dans une
chasse neuve par Jean Baillet, évéque a’Auxerre, le 19 novembre 1480, Le récit.
de cette relevation se trouve dans les Acta sanetorum mail, t. VI, p. 364-365.
Le village de Saint-Brix, au canton d’Auxerre-Est, est mentionné en 847 dans
un document du cartulaire de Saint-Julien d’Auxerre ; ef. M. Cuaume, op.
cil., p. 1202-1208.
2. Martyrol. hi¢ronym., édit. Delehaye-Quentin, p. 16; les mots martyris
ef ne figurent que dans le ms. B. Ils semblent done postérieurs.
3. Cf. H. Quentin, Les martyrologes historiques, p. 69. La notice de Bede
est ainsi congue : «Passio sanctae Columbae virginis, Senonis sub Aureliano
imperatore quae, superato igne, caesa est ». Toutes les passions de la sainte
ont pu fournir un texte aussi court.
4. Adon introduit, avant 1a mention de sainte Colombe, la notice des saints
Savinien et Potentien : c’est le premier témoin connu de la mission apostolique
ct du martyre de ces deux saints. Usuard, qui vers 875 compose un nouveau
martyrologe, emprunte la notice d’Adon, mais remplace les mots « bealis apos-
tolis par a pontifice romano, cv qui est important & signaler.
3330, LES ANNALES DE BOURGOGNE
le culte liturgique de sainte Colombe se répand; tous les
livres mozarabes mentionnent sa mémoire a la date du 31 dé-
cembre!; parmi les ouvrages qui renferment son office ou
du moins sa commémoraison, M. Leroquais signale des
bréviaires de Fontevrault (xive siécle), d’Amiens, (dans les
litanies, au x1e sidcle), de Sens, de Bordeaux (xive sidcle),
de Montier-la-(
San-Petro de
ardena (1496-1498), de Saint-Pére de Chartres
(xive siécle), de Pibrac (xve siécle), au di
Flour ; de Saint-Maur de Verdun (xu siécle), de Marmou-
tier (xine siécle), de Vienne (xve le), de Beaulieu-les-
Loches, au diocese de Tours (xve sidcle) ; de l'abbaye Saint-
Pierre de la Couture, au diocése du Ma (xim® siécle), de
Saint-Faron au diocése de Meaux (xrvé siécle) ; du monastere
de Herdt au diocése de Spire (x1ve siécle) ; de Bellelay (2)
au diocése de Bale (xrve siecle) ; d’Arles-sur-Tech (dans les
litanies, xrv° siécle), au diocese d’Elne ; de Saint-Benoit-
sur-Loire (xuexuie siécle) ; d’Orléans (xiv® siécle), de Va-
lence en Espagne (xv° si¢cle), du Puy en Velay (xve siécle),
de Paris (1417); de Séville (1462), etc. Nous ne pouvons
épuiser la longue liste qu'il donne. Sans doute, plusieurs des
églises qui honorent ainsi sainte Colombe sont des églises
monastiques, et on le comprend sans peine, si I’on se rappelle
que, autour de la basilique de sainte Colombe, auprés de
Sens, s’était élevé un monastére, lequel en était encore,
semble-t-il, 4 son premier abbé, lorsque l’évéque Emmo lui
délivra, en 660, un privilége dont nous possédons le texte.
Les attestations du culte de sainte Colombe remontent
dailleurs beaucoup plus haut. Saint Ouen nous apprend que,
du temps de Dagobert Ier, il y avait 4 Paris une chapelle
de sainte Colombe et il raconte un miracle qui s’y opéra.
L’évéque saint Loup, au temps de Clotaire II, voulut étre
se de Saint-
ns
1. Cf. Dom L. Fésnorin, Le liber ordinum de U'Eglise mozarabe, Paris, 1904,
p. 494-495 ; Le liber mozarabicus sacramentorum, Paris, 1912, p. 75 et 812.LES MARTYRS BOURGUIGNONS, 331
enterré dans Ia basilique de sainte Colombe. Il se pourrait
enfin que la premiere rédaction de ses Actes remontit jusqu’au
temps de Childebert.
Ces actes, dont nous possédons plusieurs recensions ? sont,
en tout cas, des plus invraisemblabl
comme ceux de saint Révérien, par nous montrer Pempereur
Aurélien arrivant Ori
s’appuyer sur cette indication b
Ils commencent,
nt en Gaule; on ne saurait guére
vague et trés imprécis
pour nous faire croire qu'il y a 14 une indication historique
La-dessus arrivent aux environs de Sens de jeunes Espagnols,
de noble famille, Colombe, Sanctien, Béate, Augustin, qui
ont quitté leur pays pour fuir la persécution. Tls tombent
mal a propos, puisque justement Aurélien traque impitoya-
blement les chrétiens. Colombe, une fois arrétée, est sommée
d’adorer les divinités paiennes et spécialement le soleil. Si
elle accepte, les plus grands honneurs lui sont promis, ’'em-
pereur lui offre méme de devenir I'épouse de son fils... bien
que Vhistoire ne connaisse d’autre enfant A Aurélien qu'une
fille, Naturellement, Colombe refuse avec indignation une
pareille proposition, et on Yenferme dans un mauvais lieu,
situé sous amphithéatre : nous retrouyons 14 un des themes
les plus connus de la légende hagiographique, et il nous est
facile de deviner la suite de histoire. Un infame débauché,
nommé Baruchas, vient a 'amphithéatre et pénétre auprés
de Colombe. Celle-ci l’accueille en disant : « Pourquoi entrer
avec tant de violence ? ai-je la force de te résister ? Demeure
en repos si tu ne veux pas que mon Seigneur le Christ s‘irrite
et te frappe de mort », Effrayé par ces paroles, Baruchas n’ose
approcher; mais tandis que Colombe demande a Dieu de
1. Bibliotheca hagiographica latina, n. 1892-1895, 1896.
2. Une chronique de Vabbaye de Sainte-Colombe place en 287 le martyre
de la saint : «Anno 1087, Hic complentur anni 800 a quo beata Columba
martyrio coronata est ». D’apres cette indication, Colombe aurait été martyrisée
au commencement du régne de Diociétien. Il n’est pas assuré qu’a pareille
date il y ait eu des martyrs en Gaule, Cf. cependant P. Attanp, La persécution
de Dioclétien, Paris, 1890, p. 34 et suiv.332 LES ANNALES DE BOURGOGNE
la préserver, une ourse, échappée de sa cage, entre dans
la chambre et se jette sur lui. Un tel miracle ne suffit d’ailleurs
pas a sauver Colombe. Bien au contraire ; elle est condamnée
A mort et le bourreau lui coupe la téte. I] est a peine besoin
Wajouter que nous ne pouvons pas faire confiance a ce récit
tardif +.
Le nom de sainte Colombe reparait dans les actes des
saints Sanctien, Augustin et Béate 2, mais la eélébre martyre
wy joue qu'un role effacé. Ses compagnons sont peu connus ;
ils ne figurent méme pas dans le martyrologe d’Usuard,
pourtant bien renseigné sur les choses de Sens, puisque
son auteur était Sénonais de naissance et avait été longtemps
moine A Ferrigres. Seule prend place, dans ce martyrologe,
a la date du 29 juin, une sainte Béate ou Bénédicte que nous
retrouverons tout a Vheure*. On s'est demandé, et l'on
peut Loujours se demander a vrai dire s'il y a lieu de distin-
guer les deux saintes : la notre est fatée le 6 septembre,
d'aprés Je bréviaire de Sens de 1625, dont les Acta sanctorum
reproduisent les legons ‘historiques 4, mais un bréviaire de
Saint-Pierre-le-Vif, daté de la fin du x1m¢ ou du commen-
cement du xive siéele — le seul, parmi tous les bréviaires
catalogués par M. Leroquais, qui fasse mention de la sainte —-
marque au mois de juin la féte des saints Sanctien, Augustin
et Béate 5.
Les actes des trois martyrs doivent dater de la seconde
moitié du 1x¢ siécle ; il parlent, en effet, de la mission confiée
1, Deux communes de la Cdte-d’Or portent le nom de Sainte-Colombe
Sainte-Colombe-sur-Seine et. Sainte-Colombe-lez-Vitteaux.
2. Acta sanclorum seplembris, t. 11, p. 668-672.
3. Voir plus bas, p. 334.
4, Acta sanctorum seplembris, t. II, p. 668-669.
5. V. Lunoguars, Les bréviaires manuscrits, t. III, p. 33-34. Le nom de Béate
figure déja dans Jes litanies. Sa fete est marquée aprés celle des saints Cyr et
Julitte, fetés le 16 juin, mais avant celle de saint Thibault. Aucune date pré-
cise n'est indiquée pour les fétes de ce bréviaire ; mais nous connaissons sul
samment ces dates grice au Livre des religues de Pabbaye de Saint-Pierre-le-Vif
de Sens, rédigé par Geoflroy de Courlon et publié par G. Julliot ct M. Prou,
Sens, 1887LES MARTYRS BOURGUIGNONS 333
par saint Pierre lui-méme aux saints Savinien et Potentien,
et nous sayons déja qu’Adon est le premier témoin de l’a-
postolicité de Téglise de Sens. Ils rapportent, (autre part,
la translation du corps des saints, faite du lieu appelé Ad
martyres & un endroit désigné par le nom de Sanceias. Cette
translation peut avoir eu lieu au vine siécle, a la suite de
linvasion sarrasine qui dévasta toute Ia contrée. Enfin nos
actes connaissent déja et citent les légendes des autres martyrs
attribués a Ja persécution d’Aurélien ; Symphorien d’Autun,
Speusippe, Eleusippe et Meléosippe de Langres, avec leur
aicule Léonille, Bénigne de Dijon, Andoche et Thyrse de
Saulieu, Patrocle de Troyes, Priscus d’Auxerre, Sidronius
du pagus Senonicus *.
A la suite d’une longue introduction, consacrée précisément
A rappeler tous ces glorieux martyrs, les Actes nous appren-
nent comment Sanctien, sa sceur Béate, Augustin et Colombe
quittérent Espagne et vinrent jusqu’a Sens «qui est la
métropole des Gaules ». La, ils fréquentérent assiduement
les trois petites églises construites par les saints Savinien et
Potentien et dédiées l'une a la trés Sainte Vierge, l'autre
4 saint Jean-Baptiste et la troisiéme a saint Etienne *.
Naturellement, le féroce empereur Aurélien entend parler
de leur piété ; il les fait aussitét arréter et interroger. Nous
n’ayons pas a insister sur le récit qui suit ; il ne nous appren-
drait rien de nouveau, car ce sont toujours les mémes invi-
tations & sacrifier, les mémes refus des chrétiens, les mémes
insultes 4 l’'adresse des faux dieux et finalement le méme
supplice. Colombe disparatt avant Tinterrogatoire; l’em-
pereur ordonne, on ne sait pourquoi, de la mettre a part.
1. Acta sancta seplembr., t. II, p. 670. L’auteur des actes ne sait dailleurs
pas un mot d'histoire. 11 fait d’Aurélien le successeur de Sévére, sous le régne
de qui il place le martyre de saint Andéol.
2. Les sanetuaires dédiés A saint Etienne ne doivent pas étre antérieurs &
Vinyention des reliques du protomartyr et a expansion de son cule en Oc-
cident. Cf. H. Denenave, Les origines du culle des martyrs, Paris, 1912, p. 389
et suiv.334 LES ANNALES DE BOURG:
GNE
Les trois
fidéles restants sont finalement décapités, 4 deux
milles environ de la cité, et le lieu de leur marty reprend, en
souvenir de l’événement, le nom de Ad martyres. Tout de
suite, ou un peu aprés, un sancluaire fut édifié A cet endroit
et devint un lieu de pélerinage fréquenté.
Nous avons déja signalé la premiere translation des martyrs,
celle que racontent les Actes et qui dut avoir lieu aux en-
virons de 731. Le premier des chroniqueurs de Saint-Pierre-
le-Vif, Odoranne, qui écrivait vers 1032, rapporte qu’au
1xe sidcle, lévéque Anségése, redoutant les invasions des
Normands, résolut de mettre 4 l’abri des profanations les
reliques des saints sénonais. « L’an 877, il vint & Sanceias
recueillir les ossements des martyrs et en fit une translation
solennelle dans léglise de l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif,
le 24 juin pour saint Sanctien et saint Augustin, le 29, pour
sainte Béate. Plus tard, sans doute au xi siécle, les corps
de Sanctien et Béate furent placés dans une méme chasse
argent. L’époque révolutionnaire dépouilla les églises de
leurs reliquaires d’orfévrerie et profana le sanctuaire qui les
avait abrités. Les ossements de Sanctien, Béate et Augustin
furent apportés dans l’église cathédrale de Sens, qui les con-
serve encore religicusement. Sur emplacement de léglise
ruinée subsista, jusqu’au milieu du x1x° siécle, une modeste
chapelle connue sous le nom de Sainte-Béate. Il n’en reste
plus aucun vestige » 4,
Le martyrologe d’Usuard, suivi par le martyrologe romain,
annonce au 11 juillet la féte de saint Sidronius (Sidroine ou
1. E. Canrnams, art. Béale (sainte), dans Je Dictionnaire histoire et de
géographie ecctésiastiques, t. VII, 1934, ¢. 92.
On a parfois identifié sainte Béate et sainte Colombe. De fait la brusque
disparition de cette derniére, dans le récit des Actes a quelque chose d’assez
surprenant, et Ie nom méme de Béate est fait pour suggérer quelques inquié-
tudes. Mais on ne saurait apporter d’arguments décisifs en faveur de 'unité
de personnage, et les traditions cultuelles témoignent. beaucoup plutot de leur
distinction. On peut ajouter que sainte Colombe n’est pas présentée comme la
sceur de saint Sanction. Cf. Buonpst, Vie des saints du diocése de Sens, Sens,
1885; J. Perrin, Le martyrium de saint Sanetien, de sainte Béate et de saint
Augustin, Sens, 1929.LES MARLYRS BOURGUIGNONS 335
Sidroin) in pago Senonico ; et le missel de Saint-Pierre-le-Vit
que nous avons déja signalé & propos de sainte Béate marque
la solennité du méme saint au début de juillet, sans doute
le 3 de ce mois. Nous possédons, en effet, les actes de at
Sidroine : ils dépassent, et de beaucoup, en imagination,
tout ce que nous avons rencontré jusqu’d présent. La
scene se passe naturellement sous l'empereur Aurélien, en
Yan 252, ce qui est un anachronisme formidable, puisque
Aurélien ne commenga a régner qu’en 270. Sidronius, origi-
naire de Samos %, fils de Serenus et de Beatia, se trouvait
aux environs de Sens, lorsqu’il fut’ merveilleusement informé
de son prochain martyre *. A ce moment, il n’était pas encore
baptisé : une pluie providentielle vient & tomber sur lui,
tandis qu’une voix céleste disait : Maintenant tu es baptisé,
au nom du Pére, du Fils et du Saint-Esprit. Les miracles
qu'il fait, les conversions qu’il opére, attirent sur lui l’attention.
d’Aurélien qui envoie 190 soldats pour s’emparer de lui
et pour le conduire 4 Vienne ov il résidait alors. Suit ’in-
terrogatoire traditionnel, devant un tribunal de 72 juges,
aprés lequel Sidronius, mené en prison, convertit ses gardiens.
Comme de juste, on le raméne en face de l’empereur qui,
aprés lui avoir infligé divers supplices, ordonne de le jeter
au feu. Le feu ne fait aucun mal au martyr qui est condamné
4 étre percé de fléches. Mais les fléches s'arrétent dans leur
course, avant de toucher son corps, sauf une qui retourne en
arriére et frappe Aurélien lui-méme a l’ceil qu’elle transperce.
Fureur de l'empereur qui remet Sidronius & la garde de
1. Acta sanctorum iulii, Paris, 1868, t. III, p. 172-176. Le monastére de
moniales bénédictines de Messines en Belgique possédait des reliques d’un saint.
Sidronius, reliques qui lui auraient été apportées de Rome en 1062 par Adéle,
Spouse dui comte de Flandre, Beaudoin. Tl ne saurait s'agir de notre saint.
2, Les Bollandistes expliquent qu’il s'agit de Pile de Samos. Tout est possible
de la part de notre romancier.
3. Le lieu du baptéme de Sidronius est le vicus qut dicitur Hebrola, super flu~
vium qui dicitur Orbanus ; traduisons Avrolles-sur-VOuevre. Ce ruisseau porte
aujourd’hui le nom de Gréanton on de Breumance ; c’est un affluent de l’Ar-
mangon, rive droite. Le lieu méme du martyre est appelé dans les Actes Calo-
senagus. C’est le village de Saint-Cydroine. Cf. M. Cuaue, op. cil., p. 1190.336 LES ANNALES DE BOURGOGNE
quatre-vingt-dix soldats ; pendant la nuit les soldats devien-
nent tout a coup aveugles et Sidronius est débarrassé de
chaines, si bien qu'il peut se rendre Calosenagus, sur I’'Yonne,
A huit milles du lieu oi il avait recu le baptéme, Il faut ce-
pendant qu'il meure a lendroit précis of il a été baptisé ;
qu’a cela ne tienne, les eaux de la riviére durcissent et le mar-
tyr peut la traverser a pied sec, & Ja stupeur des ennemis
qui le poursuivaient. Une fois arrivé, il se laisse enfin déca-
piter, non sans avoir recommandé & ses bourreaux de tremper-
un linge dans son sang et de le porter & Aurél
afin que
celui-ci sen lave les yeux ot recouvre la vue. Sa mort ne met
pas fin A ses miracles, car if ramasse sa téte et la porte Pes-
pace de quarante-neuf pieds *.
On le voit, nous avons ici un exemple achevé du roman
fabuleux : Phagiographe ne sait plus quel supplice inventer,
quel prodige imaginer. Rien n’est trop beau, rien n'est trop
extraordinaire lorsqu’il s'agit de glorifier le bienheureux
martyr. Nous n’avons pas les mémes raisons que lui pour
admirer ces merveilles et nous nous contenterons de rappeler
qu'il existe dans le département de l’'Yonne, dans Je canton
de Joigny, non loin du confluent de I’ Yonne et de ?Armancon,
un village qui porte encore le nom de Saint-Sidroine *.
Une tradition que nous sommes loin de pouvoir contréler
donne & saint Sidroine une sceur du nom de Béate ou de
Bénédicte. Sans doute est-ce elle qui figure dans le marty-
rologe romain au 29 juin : Jn territorio Senonensi, sanctae
Benedictae virginis. L’église paroissiale d’Avrolles (canton de
Saint-Florentin, dans ’Yonne) posséde des reliques et un
tombeau de pierre qui ont toujours été regardés comme les
siens, et ce fait ne permet guére de confondre la sainte Béate
1. Le nom de Sidrontus ne figure pas dans la liste, pourtant trés longue, des
saints céphalophores, que publie P. Samryves, En marge de la légende dorée,
Paris, 1931, p. 521-527.
2. Le vicus de Saint-Cydroine est mentionné vers 833 dans la charte par
laquelle Varchevéque Audri de Sens transfére a Vareilles le monastere de Saint-
Remi; Quantin, Cartulaire de ? Yonne, t. I, p. 41; M. CHAUME, Les origines
du duché de Bourgogne, Dijon, 1931, t. 11, 3, p. 1185.LES MARTYRS BOURGUIGNONS 337
de Sens et celle d'Avrolles. « Une chapelle él
distance du bourg d’Avrolles était dédiée a sainte Béate et
a sainte Martine sa compagne. En 1570, une armée protes-
tante, conduite par Gaspard de Coligny, Uraversa le pays
et Je ravagea. La chapelle fut profanée puis détruite. A
Vapproche des Huguenots, la chasse contenant les reliques
avail été cachée sur la vote; les soldats I'y découvrirent,
Ja brisérent et jelérent sements sur des tas de pierre.
Ce qui restait fut willi pieusement et renfermé dans une
chasse de bois, placée dans léglise paroissiale sur un autel,
au pied duquel a été Uéposé, en 1810, le sarcophage de pierre
qui avait primitivement abrité les aints » t,
Nous quittons maintenant la région de Sens pour celle
de Troyes, eb nous y trouvons de nouvelles victimes de la
persécution d’Aurélien. Le premier, ct sans doute le plus
célébre de ces martyrs, est saint Patrocle (ou Parre), que
connait déja saint Grégoire de Tours. Tl est vrai que ce que
raconte au sujet de ses actes le vieil évéque de Tours n’est
pas fait pour nous inspirer une confiance illimitée. En ce
temps-Ia, nous dit-il, il y avait prés de Troyes une petite
chapelle desservie par un seul clere et dédiée a saint Patrocle.
Le peuple, cependant, ne témoignait pas une trés grande
dévotion envers un martyr dont il ignorait complétement
Lhistoire, car les paysans vénérent avec plus de zéle les saints
dont ils peuvent relire les combats et les triomphes. Un jour
cependant, quelqu’un qui revenait des pays lointains rap-
porta le récit de la passion de Patrocle et le donna au clere.
Celui-ci, tout joyeux, rapporta la chose a l’évéque. Mais
l'évéque, bien Join de manifester aucun contentement, sup-
posa une supercherie en tout cela, fit battre le clerc et le
renvoya honteusement. Bien plus tard seulement, des soldats
qui étaient allés guerroyer en Italie, y trouvérent les actes
du saint et les rapportérent 4 leur tour dans le pays ; ces
ée A quelque
1. E. Cuanraame, art. cil., ¢. 92-93.338 LES ANNALES DE BOURGOGNE
actes étaient en tout conformes & ceux que possédait le
clere. L’évéque dut s’avoucr vaincu, et, sur le tombeau de
Patrocle fut construite une basilique '. Ce récit nous laisse
assez songeurs : on wéchappe guére a impression que Péveque
avail raison de se montrer défiant et que les actes ont été
fabriqués aprés coup pour légitimer un culte
Naturellement, saint Patrocle figure dans le martyrologe
hiéronymien ; il y figure méme deux fois, a la date du 21 jan-
vier qui est la vraie * ct & celle du 21 juillet ot il a été trans-
porté par erreur 4. De 1a, il a passé dans le martyrologe de
Florus *, dans celui d’Adon ® et dans les martyrologes pos-
térieurs. Nous retrouvons sa féte marquée dans des bré-
viaires de Saint-Loup de Troyes, en 1517; de Montier-la-
Celle (deuxiéme moitié du xr si¢cle); puis dans d'autres
bréviaires de Troyes aux x1°, xtv®, xv siécles. C'est dire
que, malgré tout, son culte est resté trés localisé et n'est
jamais parvenu a se répandre en dehors de la région ot il
avait pris naissance.
D’aprés la légende, Patrocle était une personne de condi-
tion de la ville de Troyes 7. II se livrait continuellement, dans
une maison qu'il avait a deux cents pas de la ville aux pra-
1. Grégoire de Tours, De gloria martyr., 64, P..L., LXXI, 702-703.
2. On peut comparer ce récit avec celui de la découverte des Actes de saint
Bénigne, Grégoire de Tours, De gloria martyr., 51, P. L., LXX, 752-753. Dans
un cas comme dans Vautre, on rend un culte a un martyr inconnu; et c'est
Italie qu’en.arrivent les actes. Comme si en Italie on était mieux renseigné
sur les faits et gestes de tel ou tel martyr local que les gens du pays. L’éveque
suit les entrainements du peuple. Ainsi «saint Genés d’Auvergne, au territoire
qui avoisine le chateau de ‘Thiers était complétement inconnu. Il se montra
en songe a un paysan et lui indiqua Ie lieu de sa sépulture au bas du chemin,
Tui ordonnant de la couvrir dune table de marbre qu'il trouyerait dans la
forét. Ainsi fut fait- Des malades s’y rendirent et furent guéris. L’évéque Avit,
Yayant appris, construisit sur ce tombeau une vaste basilique et ordonna d’y
célébrer Ia féte du saint ». H. Diaenave, Sanctus. Essai sur le culte des saints
dans Vantiquité, Bruxelles, 1927, p. 183.
3. Martyrot. higronym., édit. Quentin-Delehaye, dans Acta sanctor, novembr.,
t. 1, 2 p. 52.
4. Ip., ibid, p. 388.
5. H. Quentin, Les martyrologes historiques du moyen age, p. 327.
6. H. Quentin, op. cit., p. 481.
7. Cf. Tiuemont, Mémoires, t. IV, p. 203-206.LES MARTYRS BOURGUIGNONS, 339
tiques de la piété et de la mortification ; et sa vertu était
prouvée par les nombreux miracles qu'il opérait. L’empe-
reur Aurélien, étant venu de Sens & Troyes, entendit parler
de lui et de sa piété. II le fit aussitét arréter, comparaitre,
interroger. Aprés quoi, mécontent de ses réponses, il ordonna
qu’on lui mit des chaines aux mains et aux pieds et qu’on
Ie ramendt dans sa prison. Un nouvel interrogatoire eut
lieu trois jours plus tard, a la suite duquel Patrocle fut con-
damné a avoir la téte tranchée. On le conduisit pour cela
sur les bords de la Seine, mais le saint, échappant des mains
de ses bourreaux, traversa le fleuve sans enfoncer jusqu’au
genou, malgré la profondeur des eaux et se mit en pridre
sur une montagne voisine. Les bourréaux ne tardérent d’ail-
leurs pas a le rejoindre et lui coupérent la téte, selon l’ordre
quils avaient regu. On était alors le 21 janvier et un ven-
dredi *.
Lette date a beaucoup intrigué les historiens, car pendant
le régne d’Aurélien, le 21 janvier n’est jamais tombé un
vendredi. Par contre, cette coincidence s’est produite en
259 au plus fort de la persécution de Valérien, et c’est ce jour
méme, le 21 janvier 259 qu’est mort un des plus glorieux
martyrs de ce temps, saint Fructueux de Tarragone. Il est
d’ailleurs A remarquer qu’en 253, le 21 janvier était également
un vendredi. Comme d’ailleurs, au début des actes de Pa-
trocle, Aurélien est simplement qualifié de praeses on a pensé
quill avait pu étre gouverneur de la Gaule en 253 ct ordonner
a ce titre des poursuites contre les chrétiens. De telles ques-
tions semblent, a vrai dire, assez vaines, et je ne crois pas
1. Les Acta sanctorum ianuarii, Paris, 1863, t. 111, p. 706-713, publient
deux recensions différentes des actes de saint Patrocle ; ef. Bibliotheca hagio-
graphica latina, n. 6520-6521. La seule question que I’on puisse se poser est de
savoir sila plus ancienne de ces recensions, probablement. celle que les Bol-
landistes ont trouvée dans les manuscrits de Tréves et de Sainte-Marie de
Ripatorium, est celle dont parle saint Grégoire de Tours. La chose est possible,
inais elle est loin d’étre assurée, tant cette recension méme est remplie @invrai-
semblances.340 LES ANNALES DE BOURGOGNE,
que le rédacteur tardif des act
Aurélien est celui qui figur ssions du cycle
que vous éLudions, et c’est bien & lui, comme empereur, quest
attribuée la mort de Patrocle '.
Le corps de saint Patrocle fut cnlevé p
vieillards qui deme
s se les soit posées, Le nom
» dans toutes les pa
ar deux pauvres
ndaient 'aumdne et enterré la nuit sui-
yanite, avee peu de cérémonies, par larchiprétre Eusebe et
le diacre Libére. Lorsque la paix eat été rendue a Véglise,
Eusébe éleva une petite chapelle sur le tombeau du saint;
sans doute est-ce de cette chapelle que parle saint Grégoire
de Tours dans le récit que nous avons rappelé. Ajoutons
que vers 960 ou 963, 'archevéque de Cologne, Bruno, étant
venu en France et ayant rétabli sur son siége 'éveque de
Troyes, Anségise, qui en avait été chassé, celui-ci lui donna,
pour le remercier de ce service, les reliques de saint Patrocle.
Ces reliques furent transportées 4 Cologne, et de 1a, 4 Soest
en Westphalie ; on les déposa dans Véglise que Bruno venait
de faire construire et qui perit le titre de Saint-Patrocle :
cette translation est marquée au 9 décembre *.
Certaines traditions sans consistance font de saint Pa-
trocle un céphalophore *, mais il faut bien avouer que ses
. On peut remarquer que la perséeution est censée avoir pris fin tres peu
de temps aprés la mort de Patrocle. La seconde recension des Actes ajoute
méme qu’Aurélion mourut A Ia méme époque, frappé par les sien:
2. Selon A. SaUSSAY, les reliques de saint Patrocle auraient été transférées
A Périgueux. C’est peut-etre de quelque antre saint du méme nom, comme le
dit ‘Tillemont.
3. P. des Gurnrors, La sainteté chrétienne, 9 33-34, eité par P. SAINTYvES,
bn marge de la légende dorée, p. 253. Chose curieuse, trois saints du diocése de
‘royes, Patrocle, Savinien et Vénérand, tous trois victimes de la persécution
WAurélien, auraient été eéphalophores. On saisit iel la contagion de exemple.
Dans le méme diocese sainte Tanche et saint Balstme ’Arcis-sur-Aube auraiont
également accompli le meme prodige.
P. Sarnryves fait remarquer que, trés souvent, les saints eéphalophores
sont en rapport avee des rivieres : saint Lucien de Beauvais passe le Thérain
on portant sa téte ; sainte Bologne, au diocdse de Langres, franchit une riviére
avec sa téte dans ses mains ; saint Savinien, nous allons le voir, passe la Seine
& pied soe avant son martyre et saint Sidronius fait de méme pour I"Yonne.
On peut ajouter que certains monastéres ne furent pas étrangers a la création
et a la diffusion des légendes des céphalophores ; les peuple avait naturellement
Je godt des miracles et les moines travaillérent avec ardeur & satisfaire sesMARTYRS BOURGUIG!
(ONS: 341
actes, pour Iégendaires qu'ils soient, ne racontent pas ce
prodige. Par contre, saint Savinien de Troyes, qui est £eté
le 29 janvier}, est dit avoir porté sa téte pendant lespace
de quarante pas, au licu ott il devait etre enseveli, afin de
prouver la vérité de cette parole du Christ : «Celui qui eroit
en moi vivra aprés sa mort >.
La précision de ¢
dernie:
s détails n'est pas sans nous
intriguer, car nous les avons déja rencontrés ; ils figurent,
en effet, tels quels dans les actes de saint Sidronius. Il y a
plus, toute la passion de saint Savinien de Troyes est litté-
ralement la reproduction de celle de
que
saint Sidronius, & moins
e ne soit le contraire ; ct, dans l'état actuel de la tra-
dition, il semble bien impossible de décider lequel de ces
deux martyrs est le doublet de Pautre ®.
A vrai dire, nous serions tentés d’avoir beaucoup d’hési-
tations en parlant de Savinien de Troyes comme d'un per-
sonnage historique, car son nom a lui seul éveille déja des
soupcons. Nous savons que l’église de Sens se glorifie d’avoir
été fondée par saint Savinien et saint Potentien. «On pourrait
douter, note Tillemont, si ce saint n’est pas le méme que
saint Savinien de Sens, qui peut avoir préché a Troyes #». Tl
est vrai que le prudent historien ajoute aussitdt : «Mais dans
Aésirs, « On est embarrassé, écrit P. Saintyves, pour indiquer Vorigine précise
de Ia céphalophorie de saint Savinien & Troyes, car on n'y rencontrait pas
moins de trois maisons de Saint-Benoit : ’abbaye de Saint-Loup, le moutier
de La Gelle-lez-Troyes et le monastére de Notre-Dame de ‘Troyes. Et comme
les abbayes de cet ordre, telle Maintenay-Saint-Lié A deux lieues de ‘Troyes,
sont nombreuses dans In région troyenne, on ne s’étonnera pas quelle ait encore
fourni quatre ou cinq céphalophories ». Op cit., p. 276-277.
1. On peut remarquer que le méme jour (29 janvier), on célébre la fete de
saint Savinien de Troyes et celle de saint Savinien de Saint-Paul-Trois-Chateaux
en Dauphiné. Tous deux sont céphalophores. Nous avons 1a un cas évident de
dédoublement,
2. Le cas est relativement fréquent dans la littérature hagiographique.
«La passion de sainte Martine est littéralement celle de sainte Tatiana ; sainte
Castissima a les mémes Actes que sainte Euphrosyne ; ceux de saint Caprais
sont les Actes mémes de saint Symphorien ; le groupe Florentius ct Julianus
a une histoire identique A celle du groupe Seeundianus, Marcellianus et Veranus ;
et ainsi de suite », H. Deceuaye, Les légendes hagiographiques, 3° édit., Bruxelles,
1927, p. 96.
3. "TILLEMONT, Mémoires, t. IV, p. 348.342, LES ANNALES DE BOURGOGNE
le doute, la présomption est pour la possession qui le dis-
lingue ». D’autres fails nous inquiétent davantage. La date
festale de Savinien est loin d’¢tre assurée : certains marty-
rologes le placent au 24 janvier, d'autres au 25, d'autres
au 29. Dans quelques exemplaires d’Usuard, ce que nous
appremnent les Bollandisles, Sabinien est appeld Sabien et
méme Fabien ; ce qui a méme poussé Pierre des Noéls a dis-
tinguer, sans autre raison, un saint Sabinien et un saint
Sabien. Ailleurs on trouve le nom de notre martyr men-
tionné le 8 juin, le 29 aoat, le 5 septembre. Or Ie marty-
rologe hiéronymien donne au 25 janvier les noms de Fa-
biani Sabiniani et ses commentateurs nous expliquent que
Fabien n’est autre que le pape honoré le 20 janvier avec
saint Sébastien, de sorte que Savinien n’est pas autre chose
qwune mauvaise graphic pour Sébastien *. Une faute toute
semblable explique le passage de Fabien a Sabien; et il
est au moins trés probable que c’est la mention du hiéro-
nymien au 25 janvier, répétée de celle du 20, qui a donné
naissance 4 notre saint.
De méme que saint Sidronius avait une scour, saint Savi-
nien est censé avoir eu une sceur, qui, d’ailleurs, ne porte
pas d’autre nom que celui de Sabine. L’histoire de cette
derniére est assez compliquée *, Sabine et Savinien appar-
tenaient done a une noble famille de Samos qui était paienne.
Mais Savinien, qui avait fait des études trés completes,
semble-t-il, ne cessait de penser A la parole du psalmiste :
Asperge moi, Seigneur, avec l'hysope et je serai purifié, et
il désirait en comprendre le sens. Pendant la nuit, un ange
du Seigneur lui apparut et Iui découvrit la portée des mys-
térieuses paroles avec l'application qui devait lui en étre
1. Cf. Acta Sanctorum ianuarii, t. II, p. 553-554,
2. Martyrol. hiéronym., édit. Delehaye-Quentin, p. 64 : «Fabiani Sabiniani
Fabianus est ille romanus pontifex. Nam pro Sabiniani, al. Saviniani, n. 26,
procul dubio legendum est Sebastian!»
3. Cette légende est repromuite dans les Acta sanctorum tanuarit, édit. de
Paris, t. IT, p. 559-561.LES MARTYRS BOURGUIGNONS: 343
faite. Intéricurement converti, Savinien quitta alors la mai-
son familiale. Désespéré, son pére essaya de retenir dans le
culte des idoles Sabine qui, elle aussi, éprouvait des inquié-
tudes et des doutes. Ge fut en vain. A son tour Sabine recut
en songe la visite d’un ange qui lui ordonna de partir et lui
promit qu’elle retrouverait son frére. Avec une servante,
Maximinola, elle se mit donc en route. Lorsqu’elle fut arrivée
a Rome, elle y recut le baptéme des mains du pape Eusébe * ;
et aussitot elle obtint le pouvoir des miracles en guérissant
deux aveugles, deux infirmes et un homme a la fois aveugle
et infirme. Elle fit ensuite & Rome un assez long séjour ;
puis elle gagna Ravenne oit elle accomplit encore des pro-
diges ; elle se rendit enfin a Troyes, mais elle n'y arriva que
pour apprendre la mort de son frére qui venait justement
de subir le martyre. A cette nouvelle inattendue, Sabine
demanda au Seigneur de l’enlever 4 son tour de ce monde :
sa priére fut exaucée et elle mourut incontinent. On dut
Yenterrer 4 l’endroit méme ott elle était tombée et de nom-
breux miracles attestérent sa sainteté. Son corps fut long-
temps conservé 4 Montier-la-Celle, aux environs de Troyes *.
Une telle histoire est si manifestement romanesque qu'elle
n’a pas besoin d’étre discutée ; encore un résumé, comme
celui qui vient d’en étre donné, supprime-t-il bien des pué-
1, Tl faut rappeler qu’Eusébe ne monta sur le trone pontifical qu’en 310.
Quelques-uns supposent que Sabine aurait pu étre baptisée par lui avant qu'il
fit pape. L’explication ne vaut rien, puisque les Actes parlent expressivement
du pape. Ils n’en sont d’ailleurs pas é une faute prés. Sabine et Sabinien sont
originaire de Samos ; leur mere est une chaldéenne, de Pelopia civitate ; il parait
que Pelopia est la méme ville que Thyatire. Le manuscrit a d’ailleurs le nom de
Philosophia et. Pelopia est une correction. Inutile de chercher a s'y reconnaitre
dans ces détails légendaires.
2. Iya dans les taubourgs de ‘Troyes une église dédiée a sainte Sabine. L’ori-
gine de cette église nous est connue par la vie de saint Frodobert, abbé de Mon-
tier-ta-Cille (Acta sanctor, au 8 janvier) : « Ragnegisilus, natione Aqui
septimus decimus iam dietae eivitatis (Tricassinae) episcopus, de quo fertur inter
cetera quod basilicam sanetae Savinae virginis in fundo sui iuris construxerit,
ceclesiam cui praesidebat haeredem instituens, in quaque honorifice sepultus
iacet ». Ragnegesilus devait siéger vers le milieu du vrt® siéclo. Le privilege
de Rebais (607-608) mentionne un évéque de ce nom. L’église de Sainte-Sabine
est encore mentionnée dans un Acte de 1107, publié dans le cartulaire de Mon-
tier-la-Celle ; M. Cuaume, op. cit., p. 1235.344 LBS ANNALES DE BOURGOGNE
ilités ou des incohérences qui rendent insupportable la lec-
ture du récit détaillé. Il est vraisemblable que son auteur
n’a pas eu beaucoup «autres raisons en Pécrivant, que le
désir de compléter la vie de saint Sabinien et de lui donner
un paralléle +
Cependant, la vie de sainte Julie est plus extraordinaire
encore, s'il est possible. Le nom de cette martyre figure
au 21 juillet dans le martyrologe romain : Trecis, sanclae
Juliae, virginis et martyris * I provient sans aucun doute
du martyrologe d’Usuard ; mais, selon les probabilités, Usuard
ne conuaissait lui-méme que Je nom de Julie, A ce qu'il semble
par des traditions de culte, et il n’en avait pas vu les actes.
Ces actes ont été pour la premigre fois mis au jour par Nicolas
Camuzat en 1612% O& Camuzat les avait-il découvert ?
Cela est ume autre question. Leur langue est assurément
trop mauvaise pour qu’il les ait rédigés Iui-méme. En tout
cas, comme le dit Tillemont, il n'y a rien de plus pitoyable 4,
En ce temps-a, racontent done les Actes ®, Julie, citoyenne
1, Les Bollandistes déclarent publier la vie de sainte Sabine d’aprés un
ancien manuscrit de Tréves. Mais on peut se demander & quelle époque remonte
ce manuserit, Les anciens martyrologes, méme Usuard, ne connaissent pas
notre sainte.
2. A sainte Julie, le martyrologe romain ajoute encore ses compagnons :
Ibidem, passio sanclorum Claudit, Justi, Jucundini et sociorum quingue sub
Aureliano imperatore. Ceux-ei ne sont pas connus d’Usuard.
3. Promptuarium antiquitatum Tricassinae dioecesis, per Nicolaum Camuzatum ;
Augustal Trecarum, 1610.
4, Tuemont, Mémoires, t. IV, p. 348. Par contre, P. Attanp, Les derniéres
persécutions du m¢ siécle, p. 239-240, essaie de sauver quelque chose de ce pi-
toyable roman : «Bien que rédigés tardivement, ces actes peuvent avoir un
fondement historique, Au milieu du troisiéme siécle, Ja Gaule eut souvent a
soufirir des Barbares... Sans doute, en ces temps troublés, bien des Gallo-
romaines tombérent comme Julie au. pouvoir de quelque chef ou de quelque
petit roi germain. Pourquoi le christianisme n’aurait-il pas pénétré par cette
voie aux bords du Rhin, comme il pénétra grace & d’autres captifs sur ceux du
Danube ? Au milieu de sa rudesse, I’ame du Germain recelait un coin de vague
et impérieuse poésie, avec le respect instinctif de la femme ; il put croire a la
parole de chrétiennes lui promettant un paradis plus pur et plus doux que le
Walhalla des ancétres, Des exemples famoux nous montrent, aux siécles s
-vants, des filles de Dieu remportant de ces pacifiques vietoires sur le paganisme
barbare », Contentons-nous de rappeler qu’on ne fait pas histoire avec des
pout-étre, mais avec des faits.
5, Acta sanctorum iulii, t. V, Paris, 1868, p. 133.LES MARTYRS BOURGUIGNONS 345,
de Troyes, fut prise par un chef barbare du nom de Claude,
qui 'emmena dans sa patrie. Frappé de sa beauté, il voulut
Vépouser. Mais Julie lui déclara que sa pureté était gardée
par un ange et que celui-ci frapperait tous
raient de la toucher'; elle ajouta que son époux était le
Christ. Claude crut sa captive ct la fit installer dans un
appartement ott elle pouvait servir Dieu a sa guise et oi des
esclaves étaient sans cesse A sa disposition. Désormais, lors-
qu'il partit pour la guerre, il se recommanda toujours aux
priéres de sa captive, et toujours aussi il revint, grace a elle,
ceux qui essaie~
vainqueur de ses ennemis.
Cela dura vingt-huit ans, au bout desquels Julie eut une
vision : le Christ lui apparut et lui ordouna de revenir a Troyes
afin d’y subir le martyre. Naturellement, Claude fut averti
de la chose, mais lorsque sa captive lui edt exprimé le désir
de revoir sa patrie et d’y mourir pour la foi, il décida de l'ac-
compagner ; il abandonna done sa femme, ses enfants, tous
ses biens, et, avec Julie, il prit le chemin de Troyes. Tous
deux y arrivérent tandis que la perséeution battait son
plein. Julie fut d’abord interrogée par le préfet Elidius qui,
aprés une premiére comparution, la fit brdler par des char-
bons ardents; mais ses bourreaux devinrent aussitét aveu-
gles; dautres voulurent la battre de verges; ils ne purent
pas y arriver. Finalement, l’empereur Aurélien la mit en
demeure de sacrifier ; sur son refus, elle cut la téte coupée.
Claude se présenta alors 4 I'empereur, lui raconta son his-
toire et lui demanda de le condamner également. « Mais tu
n’es pas chrétien, objecta Aurélien, — Je le deviendrai si
je meurs pourle Christ ». Il fut aussitot satisfait : on lui trancha
la téte.
Lorsque l'empereur fut revenu son tribunal, on lui présenta
vingt autres chrétien : Justa, Jucunda, Ternus, Antonius,
Herenus, Theodorus, Dionysius, Apollonius, Appamia, Pio-
1. On trouve quelque chose de tout & fait semblable dans l'histoire de sainte
Cécile,
4346 LES ANNALES DE BOURGOGNE
nicus, Custion, Papyras. Saturius, et leurs compagnons dont
les noms sont écrits dans le livre du Christ et de lAgneau.
Ils furent 4 leur tour décapités au lieu méme ou sainte Julie
avait trouvé la mort.
Le corps de sainte Julie et le chef de saint Claude furent
ensuite, parait-il, transférés a l'abbaye de Jouarre au diocése
de Meaux. Nous n’avons pas de renseignements sur cette
translation.
Le nom de saint Vénérand figure au martyrologe romain
le 14 novembre. «Baronius ne cite pour cela que lautorité
de Pierre des Noéls qui en fait une histoire pitoyable. Je ne
trouve point que Camuzat parle de ce saint. On trouve aussi
dans le martyrologe romain le 14 de novembre une sainte
Vénérande, martyre dans les Gaules, dont Pierre des Noéls
rapporte une histoire aussi méchante que celle de saint
Vénérand et semblable dans quelques circonstances de sorte
qu'il y a assez d’apparences que ce n’est qu'une méme per-
sonne, quoiqu’on mette sainte Vénérande sous Mare-Auréle
Antonin 1 »,
Vénérand serait, d’aprés la légende, né a Troyes, dans le
sein de Vidolatrie, de l'un des plus nobles et des plus riches
citoyens de Ja ville. Un jour qu'il lisait, sans le comprendre
le psaume x, un ange lui apparut qui lui expliqua que le
verset : Asperges me hyssopo ef mundabor signifiait la grace
du baptéme. Nous pouvons nous arréter ici, car nous con-
naissons déja cette histoire ; ne venons-nous pas de la lire
dans les actes de sainte Sabine ? Le récit s'achéve & peu pres,
comme pour saint Savinien : Vénérand, converti de coeur
se promenait un jour sur les bords de la Seine, lorsque le
Seigneur lui apparut et le baptisa. Il commenga dés lors
a précher l’évangile et A opérer de nombreux miracles. En
ce temps-ld, Aurélien, en allant porter la guerre chez les
Germains, passa par la ville de Troyes. Il entendit parler
1. TuLemonr, Mémoires, t. IV, p. 348-349.LES MARTYRS BOURGUIGNONS 347
de Vénérand et voulut le contraindre a V’apostasie. Ni le feu
ni les fléches ne purent vaincre la constance du martyr. 11
fallut enfin le décapiter.
La patrie de sainte Vénérande n'est pas indiquée : la notice
du martyrologe romain reste d’ailleurs trés imprécise au
sujet de cette nouvelle martyre ; Item in Gallia, sanctae
Venerandae virginis, quae sub Antonino imperatore et As-
clepiade praeside, marlyrii coronam accepit. Son histoire w’ offre
rien de trés saillant, en dehors d’un voyage & Rome qui res-
semble trés sullisamment celui de sainte Sabine. Il faut
remarquer pourtant que son martyre est censément commencé
& Rome méme ot elle cut la joie de convertir le préfet per
sécuteur.
Avec sainte Véné cheve notre longue exploration
a travers les actes des martyrs de la persécution d’Aurélien.
Faut-il avouer que la lecture que nous venons d’en faire a
quelque chose d’un peu décourageant, ou tout au moins de
déconcertant ? C’est toujours, au fond, la méme histoire
qui se répéte, et les narrateurs ne prennent méme pas toujours
le temps d’en changer le moindre détail. Sidronius est iden-
tique 4 Sabinien et celui-ci se retrouve encore sous les traits
de Vénérand. Sabine double Sabinien comme Vénérande
double Vénérand, et comme déja Bénédicte double Sidro-
nius. L’hagiographe, pour nous émouvoir davantage, trouve
bon de placer la sceur auprés du frére et de lui accorder la
gloire d’un semblable martyre. Peut-étre ne réussit-il qu’a
nous ennuyer.
De tous les saints dont nous venons de parler, Patrocle
est le seul qui soit mentionné par saint Grégoire de Tours.
Encore celui-ci raconte-t-il, touchant la découverte de ses
actes, une histoire qui nous met en défiance quant a leur
valeur historique. Avant la fin du vie sidele, le martyrologe
hiéronymien contient les noms de saint Prisque d’Auxerre
et de ses compagnons, de sainte Colombe de Sens, de saint
Patrocle de Troyes : il y a la un témoignage qui n’est pas
rande348 LES ANNALES DE BOURGOGNE
négligeable, puisque nous apprenons ainsi que les saints
dont il s'agit étaient vénérés lorsque fut composé le dit mar-
tyrologe. Pour les autres saints, tous les documents anciens
nous font défaut : il faut généralement attendre le marty-
rologe d’Usuard pour en trouver la mention, et Pon sait les
raisons qu’on a de se défier de ce personnage. Cela ne veut pas
dire sans doute qu’il a inventé les saints dont il parle; il a
pu trouver des traditions de culte, des églises ou des chapelles
consacrées 2 tel ou tel d’entre eux, des reliques. On ne saurait
rien négliger de cela. Quant aux récits que nous avons analysés,
mieux vaut ne pas leur attacher trop d'importance. Il est
remarquable, sans doute, que l’activité persécutrice d’Auré-
lien en Gaule soit limitée a la région comprise entre Autun
et Orléans, entre Auxerre et Troyes, c’est-d-dire a celle ott
nous savons que st réellement exercée son autorité. Dans
cette région, le souvenir d’Aurélien avait pu se conserver
plus précis que celui d’aucun autre empereur, et c'est autour
de lui que se sont cristallisées les Iégendes, un peu comme
autres récits se sont cristallisés autour du personage plus
ou moins mythique de Crocus. Il n’est pas impossible,
loin de 1a, qu’en effet plusieurs des martyrs dont nous avons
parlé aient été mis & mort par ordre d’Aurélien. Il serait
difficile de dire au juste lesquels et plus encore de préciser
les circonstances exactes de leur confession.
Gustave Barpy.