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JOSEPH MOREAU ARISTOTE SON ECOLE PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE LES GRANDS PENSEURS Collection dirigée par P.-M. SCHUHL ARISTOTE ET SON ECOLE par Joseph MOREAU Professeur a PUniversité de Bordeaux (Photo Ny Carlsberg Glyplotek, Copenhague.) a 2 ISTOTE PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE Téte sculptée (1v® siécle av. J.-C.) 108, BOULEVARD SAINT-G: iN, PARIS , BOULEVARD SAINT-GERMAl 1962 DEPOT LEGAL If Gdition .. ,, .. 4° trimestre 1962 ‘TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays © 1962, Presses Universitaires de France La gravure qui illustre la couverture s’inspire du frontispice de I'Instauratio magna (1620) ; ce frontispice représentait un navire franchissant Ics colonnes d’Hercule, et cinglant vers des horizons nouveaux, ee? AVANT-PROPOS Crest une tache périlleuse que d’écrire, en un nombre de pages limité, un ouvrage d’ensemble sur Aristote. D’illustres aristotéli- sants Pont tenté, avec un succés inégal. Je ne m’y serais pas moi- méme essayé, si je n’y eusse été engagé par des instances pressantes. Les aristotélisants ne trouveront pas dans ce livre une contribution nouvelle aux progrés de leurs recherches ; peut-étre méme certains déploreront-ils que leurs plus récentes découvertes n’y soient pas mises en valeur ; mais la destination et les dimensions de ce livre ne le permettaient pas. Il importe, certes, de développer nos connaissances sur l’aristoté- lisme ; mais cela ne servirait a rien si, en dehors des spécialistes, de telles études intéressaient seulement quelques curieux, si la pensée aristotélicienne cessait d’étre une des bases de notre culture, si au regard du public cultivé ct des philosophes cux-mémes Aristote apparaissait comme un fossile. Des efforts fructueux ont été accomplis . pour montrer Pactualité de la pensé¢e platonicienne ; la pensée aristo- télicienne n’est pas moins digne d’intérét ; et si cet ouvrage présente une originalité relative — car ce n’est, en fait, que le retour 4 une trés ancienne tradition — c’est que, malgré un intérét constant dans Pétude du platonisme, son auteur n’a point été détourné d’une égale sympathie pour Varistotélisme, En présumant qu’Aristote est un véritable philosophe, et qu’il convient par conséquent de rechercher Punité de sa pensée, il s’écarte de ceux qui ne voient en son cuvre que pieces recousues, nous offrant ce qu’on a appellé un Flickaristo- teles ; et par cette attitude il croit demeurer fidéle 4 la méthode de Léon Robin. Cest 4 M, Pierre-Maxime Schuhl, directeur de la collection « Les Grands Penseurs », que revient l'idée premiére de ce livre, qui devait sintituler : Aristote et le Lycée ; et pour qu’il yoie le jour, il ne m’a pas seulement prodigué ses encouragements, mais, en une circonstance difficile, il m’a prété un appui dont je lui suis particulitrement 2 ARISTOTE ET SON ECOLE reconnaissant. C’est a lui aussi, a sa sagacité archéologique, qu’est dai Je choix du portrait qui orne ce livre. Mon collégue et ami, M. Jean Audiat, dont on connait le dévoue- ment a la cause de V’hellénisme, a bien voulu me préter, pour la correction du texte grec, le concours de sa vigilance éclairée. Qu’il en soit ici remercié pour tous les lecteurs, amis de la langue grecque, dont le culte ne saurait étre déserté qu’au détriment et pour la ruine de la philosophie elle-méme. INTRODUCTION ARISTOTE : SA VIE ET SES ECRITS Aristote a été pendant des siécles l’oracle de Ja philosophie, et son ceuyre était regardée comme Ia somme des connaissances humaines ; ce n’est qu’en sccouant son autorité que la science moderne a pu se mettre en marche et que la philosophic s’est frayé des voices nouvelles. Cependant, si elle avait fini par se scléroser en une scolas- tique, la pensée aristotélicienne n’en était pas moins, a sa source, animée d’une immense curiosité scientifique et d’un vigoureux esprit critique. Elle s’est affirmée, initialement, en réaction contre Je plato- nisme, ou plut6t comme un effort de redressement du platonisme, qui, chez les successcurs de Platon, tendait 4 une systématisation pédan- tesque ; et opposition du platonisme et de laristotélisme, qui a été au cours des Ages le thtme d’indéterminables débats entre les philo- sophes, n’a peut-Gtre pas encore cessé d’inspirer secrétement leurs discussions. La rencontre de Platon et d’Aristote, le disciple qui perpétue laction du maitre, non par sa docilité, mais par l’originalité de sa réplique, est un événement capital dans l'histoire de Ja philo- sophie ; c’est aussi un moment décisif dans la carritre d’Aristote (1). LA VIE D’ARISTOTE Aristote, né en 384 avant J.-C., était originaire de Stagire, ancienne colonie ionienne sur la cote orientale de la Chalcidique. Son pére, Nicomaque, appartenait 4 la corporation des Asclépiades et était Je médecin personnel du roi de Macédoine, Amyntas II, pére de Philippe (x) La vie d’Aristote nous est connue par diverses sources, dont la plus impoz- tante est Ia biographic contenue dans DrociNe Laiince, V, 1-35. Toutes les biogra- phies anciennes et les témoignages concernant Ja vie d’Aristote ont été reeueillis dans une édition critique, avec commentaire exégétique et historique, pat I. Dizrve, Aristotle in the ancient biographical tradition, Goeteborg, 1937. — On trouvera une excellente biographic d’Aristote au cours de "Introduction historique (p. 2*-5*, xa*-rgt, 18%-21%, 31*-32*) de la traduction de l’Ethique @ Nicomaque, pat GAUTHIER et Jorsr, Louvain-Paris, 1958, | | \ 4 ARISTOTE ET SON ECOLE et grand-ptre d’Alexandre ; sa mére était d’une famille de Chalcis, en Eubée, Il perdit son pére de bonne heure, et il est peu probable quil ait été initié par Lui a la science médicale. A ces ascendances ioniennes et 4 ce voisinage macédonien allait se superposer l’influence platonicienne. Aristote arriva & Athénes & Page de dix-huit ans (vers 366) et entra 4 Académie, l’école fondée et dirigée par Platon ; il y demeura jusqu’a la mort du maitre, colla- borant a Penscignement et publiant ses premiers écrits, engageant avec Isocrate, le chef de Pécole rivale, une controverse sur Ja rhéto- rique (1). Lorsque Platon mourut, en 348, son neveu Speusippe, son héritier, devint le chef de Ecole; Aristote quitta alors [’Académie, et en compagnie de Xénocrate, son condisciple, il se rendit en Troade, auprés du tyran Hermias d’Atarnée, qui protégeait dans ses états, A Assos, un petit cercle platonicien, Dans cette sorte de filiale de PAcadémie, Aristote inaugura son réle de chef d’école, se livrant d’autre part A des obscrvations de naturaliste (2), voire A des enquétes sociologiques sur la diversité des peuples, Au bout de deux ou trois ans, il transporta son école & Mityléne, dans Pile de Lesbos, patrie de Théophraste, qui devait devenir son collaborateur et plus tard son successeur. Mais il n’y demeura qu’un an ou deux, car en 343, cing ans aprés son départ d’Athénes, et alors qu’il venait de franchir la quaran- taine, il fut appelé par le roi Philippe a la cour de Macédoine, pour atre le précepteur de son fils, Alexandre, alors agé de treize ens, C’est en Macédoine qu’Aristote apprit la mort d’Hermias, tombé aux mains des Perses en 341 ; sa jeune sceur ou sa niéce, Pythias, vint se 1éfugier auprés de Philippe, allié du tyran déchu, et Aristotel’épousa, Elle mourut peu de temps aprés lui avoir donné une fille, et Aristote se remaria avec une femme de Stagire, qui fut la mare de Nicomaque. Aristote n’exerca pas longtemps ses fonctions de précepteur, car, dés Page de seize ans, le jeune Alexandre fut pris parla vie militaire et politique (3), Ce n’est cependant qu‘aprés la mort de Philippe, et Paccession au trone de son royal éléve, que Ie philosophe s’éloigna de la Macédoine, Entre temps, il avait pu, grace & Pappui des souve- (2) C'est a cette occasion qu'il composa son dialogue : Gryllos ou de la Rhéforigue. Cf p. 250, 0. 2. (a) CL. D’ARcy Tuompsox, préface (p. vit) de sa traduction de I'Historia anima- Jéum (Oxford translation), et plus récemment H, D, P, Ler, Place-names and the date of Aristotle's biological works, Classical Quarterly, 1948, p. 61-67. {3) C'est au terme de ce préceptorat qu’ARistoTe aurait composé son tmaité perdu Sur ta royauté. LA VIE D'ARISTOTE 5 rains, relever de ses ruines sa bourgade natale, ravagée par Ja guerre. Vers 335, Aristote revint & Athénes et ouvrit dans un gymmnase yoisin du temple d’Apollon Lycien, et dénommé le Lycée, une école rivale de Académie, que dirigeait depuis quelques années son ancien compagnon, Xénocrate, qui avait succédé A Speusippe (1). Cette cole, qui devait s’appeler plus tard Je Péripatos, devint un centre d'études et de recherches extrémement actif. Pendant douze ans, Aristote y développa son enseignement, réunit des livres et du matériel scientifique : cartes géographiques et planches anatomiques (dvatouol); cependant, et bien qu’clle bénéficiit des subsides macédoniens, l’école n’eut pas, semble-t-il, du vivant d’Aristote, des installations stables; celles-ci ne Iui furent assurées que par Théophraste (2). A la mort d’Alexandre, en 323, Pécole se trouva menacée par le réveil du parti anti-macédonien, & qui Aristote était suspect, Pour échapper a accusation d’impiété, pour éviter aux Athéniens, qui avaient jadis condamné Socrate, de « pécher une fois de plus contre Ja philosophie » (3), il se réfugia & Chalcis, pays d’origine de sa mére, oi il mourut l’année suivante (322), A l’Age de soixante deux ans, LES ECRITS D’ARISTOTE Aristote laissait une ccuvre immense qui comprenait deux sortes Wécrits ; 1° Les ouvrages exotériques, destinés a la publication, qui étaient souvent des dialogues, imités de ceux de Platon, et dont la forme littéraire était tres appréciée des Anciens (4). Ces écrits sont aujour~ @hui perdus ; nous n’en connaissons que des fragments, conservés par divers auteurs ou repérables dans d’autres ouvrages anciens (5) 5 (r) Cf. Ph, MeRLAN, The successor of Speusippus, Transactions of the American Philological Association, 1946, p. r03-112. (2) CE. ci-dessous, p. 259. (3) Yura, Var. hist., TIL, 36 (I. Disnrno, op. eff, p. 342)- (4) CE. Crefrow, Acad., IT 38, r19 : flumen orationis aureum fundens Arisioteles. Top, 1, 3: dicendi quoquc incredibili quadam oum copia tum eliam suavitate. Méme loge dans Quavrmen, Inst. or., X 1, 83. (5) Crest ainsi que de larges fmgments du Protreplique d'Arastore ont tte identifiés dans le Proireptique de JAMBLIQUE, On aura une idée de I’étendue de ces Aéconvertes en comparant avec ie recueil des Aristoielis fragmenta de Val. Ross (20 éd., 1886) celui des Aristolelis dialogorum fragmenta, de R. WALaER (1934). ‘Une réaction contre cet accroissement des vestiges présumés de I « Aristote perdu » se marque dans l'ouvrage de W.G. Rabinowrrz, Aristotle's Protreplicus and the sources of its reconstruction (2957). 6 ARISTOTE ET SON ECOLE 2° Les ouvrages acroamariques, c’est-d-dire composés pour un auditoire. Is se présentent sous la forme de petits traités séparés, souvent réunis sous un titre commun, tels ceux qui constituent la Physique ou la Métaphysique (1). Tous ces traités ont &é, en outre, groupés en séries et rassemblés en un Corpus aristotelicum, dont la constitution remonte 4 Andronicus de Rhodes, le dixitme successeur @Aristote a la téte de I’école péripatéticienne, au 1° siécle avant notre ére (2). Antéricurement & cette édition, les écrits acroamatiques, qui représentent pour nous I’Aristote classique, n’avaient obtenu dans le public des Anciens qu’une divulgation imparfaite (3). Le contenu du Corpus aristotelicum se présente a nous dans Vordre suivant : En téte figurent Jes traités de logique, dont l’ensemble est désigné sous le nom d’Organan ; car, selon une opinion professée par les plus anciens commentateurs d’Aristote (4), la logique n’est pas une partie intégrante, mais instrument (8pyavov) de la philosophic, L’Organon comprend ; 1° Les Cavégories, ott les termes du Iangage, les éléments du discours, sont distingués suivant qu’ils désignent une substance ou un accident, un sujet réel ou I’une des diverses sortes d’attributs quill peut recevoir (5) ; 2° Le De Interpretatione, qui traite du jugement et de la propo- sition ; 3° Les Analytiques, qui se divisent en Premiers et Seconds, Les Premiers Analytiques, en deux livres, waitent du syllogisme ou du taisonnement formel ; les Seconds Analytiques, également en deux (x) De 1a I'usage dt: pluriel dans le titre de ces recueils : Physica, Metaphysica, Eihica sont des neutres pluriels, la transcription du grec Duowd, "Ediza, ete. Nous disons pareillement en frangais les Météorologiques ; mais il n'y @ pas lieu d'intro- duire, a Vimitation de l'anglais, qui dit couramment Physics, Ethics, la désignation Jes Physiques, ow les Métaphysiques, (2) Cf. ci-dessous, p. 270-281. (3) Ce fait semble avéré, quoi qu’ll en soit de 1a conservation des manuserits & Vintérieur de Pécole. Cf. ci-dessous, p. 272, 280. (4) Avex, Avur., In Anal, pr., p. T, 8; ANMMONTUS, In Anal. pr., p. 8, 6; p. 10, 24 — 21, 21. Cette opinion, qui peut s'autoriser d'une déclaration de Ia Metaphy- sique d'Antstore (I’ 3, 1005 6 2-5; cf, ibid., o& 3, 995 @ 12-14, et HAMELIN, Le systime d'Aristote, p. 87-88), stopposait & celle des stoicicns, (5) Cf. ci-dessous, p, 8. Lauthenticité du Traité des Catégories a &t6 contestée ; son contenu cependant est indubitablement aristotélicien, Toutefois les cing derniers chapitres (10-14), qui traitent des post-prédicaments, ont été sans doute Gerits Par un successeur d’Aristote. & LES ECRITS D'ARISTOTE 7 livres, traitent de la démonstration, ou du raisonnement dans son usage scientifique ; 4° Les Topiques, en huit livres, qui exposent une méthode d’argu- mentation extrémement générale, applicable en tous les domaines, dans les discussions pratiques, et non pas sculement dans ]’ordre scientifique, Is sont complétés par un neuviéme livre, désigné sous le titre de Réfutations sophistiques, qui contient Pexamen des principaux types d’arguments captieux. Le groupe des écrits réunis sous le nom d’Organon est constitué d'une facon artificielle. Le traité des Catégories et le De Interpretatione ne sont pas présupposés dans les Analyriques ; quant aux Topiques, Ja méthode dargumentation qu’ils exposent parait antéricure a Vélaboration de la syllogistique, de la théorie du raisonnement rigourcux (1). Aprés l’Organon, ou les traités de logique, viennent les écrits physiques, consacrés a I’étude de la nature. Une premiére série concerne la nature en général et PUnivers physique, une seconde Ja vie et les Gtres vivants. La premiére série s’ouvre par un ouvrage en huit livres, connu sous le nom de Physique (pvowh dxpdacic : legons sur Ja nature) ; c’est une introduction générale a l’étude de la nature, un traité des principes de l’explication physique. Il renferme une analyse de Ja notion de nature (liv. IZ) et s’applique 4 1a définition du mouvement (liv. IIT), dont il recherche les conditions générales (liv. I® : les contraires, la matiére et la forme ; liv, IJI-IV : V’'infini, Ie lieu, le vide, le temps), dont il examine les espices (liv. V) et les caracttres fondamentaux (liv. VI: la continuité); et il conclut a la nécessité d’un Premier moteur immobile (liv. VIII), Aprés ces considérations générales, sont étudiés tour 4 tour le monde sidéral (De Gaelo, liv. Tet et II), puis le monde sublunaire, celui des choses périssables (De Caelo, liv. III-IV; De generatione et corruptione, en deux livres), et enfin les phénoménes atmosphériques (Météorolo- Siques, en quatre livres, dont Je dernier est peut-@tre apocryphe) (2). L’enchainement des traités composant cette premiére série est marqué dans le prologue des Météorologiques (3). La série concernant le monde vivant s’ouvre par le Traité de PAme (De anima), qui cst une introduction générale a l’étude de (1) Cf. ciedessons, p. 43. (2) Ch J. Tricor, Introduction sa traduction des Meidorologiques, p. 1X-X1. (3) Anrsrore, Méléoyologiques, I x, 338 @ 20 - 339 a x0. 8 ARISTOTE ET SON ECOLE vie, comme la Physigue était une introduction & |’étude de la nature. Au De anima se rattachent les Parva naturalia, petits traités physiolo- giques concernant des fonctions, comme Ia sensation, la mémoire, Je sommeil, Ja vie et Ja mort, Ja respiration. Ils sont suivis par l’Histoire des animaux. Le terme histoire doit s’entendre ici au sens d’enquéte, WPétude descriptive, qwil a gardé dans l’expression d’histoire natu- relle (x). L’ouvrage, en dix livres, est un recucil @observations ct appartient au genre kypomnématique, Cest-a-dire des memoranda, des faits 4 enregistrer. Il sert de préparation au De partibus animalium, en quatre livres, qui est un traité scientifique, de morphologic compa- rée, L’Historia animalium contient la description des divers orga- nismes ; le De partibus en explique la structure, en montre Ja fina- lité (2). Aprés deux petits traités de mécanique animale, le De moti animalium ct le De incessu animalium, la série se termine par le De generatione animalium, en cinq livres, qui est un remarquable traité d’embryologie. Enfin, pour clore la série des ouvrages consacrés 4 Ja philosophic théorique ou spéculative, on trouve un recueil de quatorze livres, ott il est question d’abord (livre A) de la philosophie premiére, définie comme la recherche des premiers principes et des premitres causes ; dans les livres suivants (I', E), on passe & la considération de I’étre en tant qu’étre, puis 4 I’étude de la substance (Z), de Ja puissance et de Vacte (H), pour arriver enfin 4 Ja notion d’une substance immatérielle, Pensée pure et Premier moteur de l’Univers (A), Ce recueil a été désigné sous le titre de Métaphysique (uetz zd quoind), d’abord en raison de sa place, parce qu’il est rangé aprés la physique (post physicam ), puis, suivant une interprétation d’origine néo-platonicienne, parce que les questions dont il traite sont au deli de la physique (trans physicam) (3). Aprés la philosophic théorique vient la philosophic pratique, représentée par l’Evhique et la Politique, Il existe plusieurs versions de (x) In., Historia animatium, 1 6, 49t a3 | Srapyobans Tis lotoplag tis meph Exaotov. Tl faut avoir amassé une injormation sur Yes faits singuliers avant de rechercher les causes, (2) Ip., De part. anim., 11 1, 646 a 8-12. (3) La premiere explication est fournle par le péripatéticlen AnexanpRe piarmopise, dans son Conmentaire sur la Métaphysique, p. 70, 6, Hayduck ; ta seconde est présentéc par SimpLicius, 19 Arist. Phys., I, 17, Diels, et vieadrait du néo-platonicien Herennius, condisciple de Plotin. Cf. Bonzrz, Comm. in Metaph. Ar, D. 4-5. Voir en outre ci-dessous, p. 281-282. LES BCRITS D’ARISTOTE 9 Véthique aristotélicienne, La principale est PEthique @ Nicomaque (ou mieux I’Bthique nicomackéenne, car Nicomaque, fils d’Aristote, n’en est pas le destinataire, mais le premier éditeur), en dix livres, @authenticité incontestée. L’Ethique a Eudéme (ou Eudémienne), en. sept livres, parmi lesquels les livres IV-VI sont identiques aux livres V- Vil del’ Ethique a Nicomaque, est ordinairement considérée aujourd’hui comme une rédaction plus ancienne de l’Ethique d’Aristote, éditée par son disciple Eudéme de Rhodes, mais non composée par lui (1), La Grande Morale (Magna Moralia ), en deux livres, est un résumé de date postérieure (2). La Politique est un recueil de huit livres, dont l’ordre traditionnel a été modifié par les éditeurs modernes, car ils ne présentent pas un enchainement rigoureux (3). A Ja suite de la Politique est rangée la Rkétorique, en trois livres, qui se relic 4 la dialectique, & V’art d’argu- menter exposé dans les Topiques ; puis la Poétique, dont il ne nous reste qu’un fragment, et qui peut se rattacher au traité sur l'éducation qui constitue le dernier livre de la Politique. En plus de ces traités, reconnus généralement pour authentiques, le Corpus renferme de nombreux écrits apocryphes, tels que le De Mundo, @inspiration stoicienne ; les Problémes, vaste compilation @époque tardive, faite d’emprunts a diverses écoles scientifiques ; VEconomique (trois livres disparates, mais non insignifiants) ; le De Melisso, Xenophane et Gorgia, document doxographique d’origine indéterminée (4), CARACTERE DES ECRITS ARISTOTELICIENS Chacun des traités compris parmi les ouvrages acroamatiques semble étre Ja rédaction d’un exposé fait par Aristote a ses auditeurs, (x) Cf. um bref résumé des discussions a ce sujet par J, Tricor, Introduction & sa traduction de V'Ethique & Nicomaque, p. 8. (2) Cf. ébfd., p. 9, et ci-dessous, p. 273, 2. 4. (3) Cf. J. Avnonner, Introd. a la Politique (éd. CG. Budd), p. cv-crx. — Pour traiter scientifiquement de In politique, Aristote avait entrepris ou dirigé une vaste enguéte sur les diverses coustitutions, tant des cités grecques que des peuples barbares, Une piece de ce dossier, 1a Constitution d'Athénes, a été retrouvée en 180r ; cet écrit hypomndmatique est un précieux complement au Corpus aristoteticum. CE, ibid., p. uxxxt-ixxxvit, — Voir aussi, sur la composition de Ja Politique, You- vrage récent de Raymond Wen, Aristote et I'histoire, Paris, 1960. (4) a été réedité en r909 par Diets, qui y voit louvre d'un péripatéticien Gclectique du 1° siecle ce I’ere chrétienne ; plus récemment, on a voulu le rattacher A Pécole mégarique (SENOFANE, Testimonianze frammenti, a cura di M, Uxren- STEINER, Introduction, chap. 1). 10 ARISTOTE ET SON ECOLE le sommaire d’une lecon orale : une question est posée, les différents points de l’argumentation distingués et résumés ; de 1a, la concision didactique de ces traités. Ces lecons pouvaient étre groupées pour former un cours, un traité d’ensemble : ainsi se seraient constitués la Physique, le Traité de l’Ame, les deux rédactions de Y'Ethique ; et on est fondé a croire que, dans bien des cas, la constitution de ces traités, voire leur groupement en séries, est due a Aristote lui-méme. La liaison des parties dans un ensemble est, en effet, marquée par des prologues, de caractére introductif, mais aussi bien récapitulatif, comme celui des Méréorologiques, et dont le style ne se distingue pas du reste de Pouvrage (1). Mais ce n’est sans doute pas toujours le cas ; et des recucils comme l’Organon, 1a Politique, voire la Métaphysique, scmblent constitués artificicllement (2). De toute facon, il résulte de ce mode de composition que les petits traités ou legons (Adyou, usdodor, mpayyartetat) réunis en un méme ouvrage peuvent é¢tre @age différent ; ils peuvent laisser voir des variations de doctrine ; les parties plus anciennes peuvent aussi avoir subi des remaniements, ou regu des additions pour entrer dans un ensemble. W. Jaeger a, le premier, appelé Pattention sur ces traces @’une éyolution a Pinté- rieur des écrits d’Aristote, a commencer par la Métaphysique (3). Mais, une fois engagé dans cette voie, on est conduit se demander si le travail d’agencement et de remaniement n’a pas été poursuivi par les successeurs d’Aristote, utilisant ses cours pour leur propre enseigne- ment; d’un tel soupgon, poussé a ’extréme, est née Ja these de J. Ziir- cher, d’aprés laquelle le contenu du Corpus aristotelicum, tel qu’il nous est parvenu, serait pour la plus grande part ’ceuvre de Théophraste (4). (x) CL. A. Mansion, Introduction d la physique aristotélicienne, 2° éd., chap. I, et en particulier p, 19. (2) Si Yon peut apercevoir un ordre dans la succession des livres de la Mdia- physique, il intéresse seulement ceux que nous avons désignés ci-dessus (p. 8), et il est interrompu de diverses maniéres : d’abord, par I'insertion du livre % (A minior ou I bis), qui oblige, pour éviter toute équivogue, A désigner par des lettres de Valphabet grec, et non par des chifires romains, les livres successiis de la Mutaphy- sique. Ce livre a est attribué A Pasicl’s de Rhodes, neveu d'Eudéme et éldve a'Aristote. Le livre B (examen des apories) oceupe tme place normale, mais A (lexique philosophique) est absolument indépendant, et spare T ct 1, naturellement lis. T est un traité de 1’Un et du Multiple; K, probablement inauthentique, est un résumé de BIG, suivi d’extraits de la Physique. M et N contiennent une discussion de Ia théorie platonicienne des Tdées et des Nombres, (3) W. JAEGER, Studien sur Entstehungsgeschichte der Metaphysik des Aristotetes, Berlin, x9 (4) J. Zircuer, Aristoteles’ Werk und Geist, Paderborn, 1952. Cf. ci-dessous, p. 264 DEVOLUTION DE LA DOCTRINE qr Il est difficile d’accepter ces conséquences outrées ; mais le mérite des travaux de Jaeger, c’est d’avoir transformé radicalement notre attitude a l’égard de I’ceuvre d’Aristote. Cette cuvre se présente & nous, dans le Corpus, sous l’aspect d’un systtme, d’une doctrine unifiée, s’étendant a l’universalité du savoir ; elle a ’'apparence d’une Somme, Cest a cet aspect de son ceuvre qu’Aristote est redevable de Yautorité qu’il a exercée sur Ja pensée du Moyen Age. Il représentait, & Ini seul, le savoir universel, la raison et la science en face de la religion et de la foi. Aristote était « le Philosophe » ; la tiche de I’inter- préte consistait alors 4 dégager de scs écrits, formant un ensemble suppos¢ parfaitement cohérent, la vérité intemporelle qui y ¢tait contenue. C’est cette tache que s’est appliquée depuis 1’Antiquité, et pendant des sitcles, ’armée des commentateurs, péripatéticiens @abord, puis néo-platoniciens, et par Ia suite syriaques, arabes, juifs, byzantins et latins ; et pendant longtemps l’exégése moderne, suivant la trace des commentateurs, s’est attachée presque exclusi- yement a l’analyse interne des traités aristotéliciens, ot l’on croyait trouver Pexpos¢ systématique d’une doctrine définitivement consti- tuée, et fixée par écrit dans les derniéres années de Ja carriére du philosophe, alors qu’il était chef d’école 4 Athénes (1). VEVOLUTION DE LA PENSEE ARISTOTELICIENNE Les recherches de Jaeger ont rendu impossible ce point de vue ; si l’on est loin encore d’avoir établi avec certitude la chronologie des écrits d’Aristote, il est du moins incontestable que tous ses traités ne sont pas d’fge identique ; ccux-la méme qui sont réunis sous un titre commun peuvent remonter A des époques différentes, sans préju- dice d’additions ou de remaniements successifs. Les plus ancicns, qui ne sont pas des moins notables, auraient ét¢ rédigés lors des années d’enseignement a Assos (2); ils auraient méme incorporé des passages plus anciens, empruntés aux écrits exotériques, et aisément reconnaissables par leur style (3). C’est a cette catégorie, (x) B. Zenxen, Die Philosophie der Griechent, II, 2, p. 154-156. (2) A cette période remonteraicnt, selon certains, les Analytiques, la plus grande partic de la Physique, le De Caclo, le De gencratione et corruptione, wie grande partic de V'Historia animalium, les premiers livres de la Metaphysique (ABE), ainsi que VEthique d Eudéme. (3) W. Jancen, Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, 1923, p. 257-270, et surtout 317-324. Cet ouvrage a ¢té traduit, avec correc tions et additions de l'auteur, par R. Ronson, sous le titre : Aristotle. Fundamen- tals of the history of his development, Oxford, 1948. 2 ARISTOTE ET SON ECOLE en effet, qu’appartenaient les premiers ouvrages d’Aristote, dont Vinspiration et le style étaient encore platoniciens. Les trayaux de Bignone en ont découvert des vestiges nouveaux, et cette restaura- tion de « ’Aristote perdu » nous livre le point de départ de l’évolution de sa pensée (1). Jaeger s’était appliqué principalement & retrouver la succession chronologique des traités consacrés 4 un méme ordre @érudes : traités métaphysiques, rédactions successives de I’Ethique, élaboration de la Politique, des ouvrages de physique et de sciences naturelles ; et dans Pensemble il admettait qu’Aristote, 4 mesure qu’il avancait en ge et qu'il s’éloignait de influence platonicienne, se désintéressait de la métaphysique ct s’attachait.A des études positives dans le domaine des sciences biologiques et sociales (2), Cette opinion a été vivement contestée, Plus récemment, F, Nuyens s’est préoccupé de trouver un critére permettant un classement chronologique général des traités d’Aristote, quel que soit l’objet de leur étude ; il a cru le découvrir dans la notion de l’ame, 4 laquelle ces divers traités se référent. Aristote serait parti de la conception platonicienne de l’ame comme substance distincte du corps, et serait passé de Ia A celle de Pame comme forme du corps, et inséparable de lui, par l'intermédiaire une théorie qui regarde le corps comme instrument de PAme (3). Les vues de Nuyens, sans permettre d’obtenir dans Je détail de la chronologie des résultats décisifs, peuvent néanmoins servir d’appui 4 une interprétation plausible de 1’évolution de la pensée d’Aristote, & condition que de la doctrine de l’ame on ne sépare pas celle de la substance, dont le réle est capital dans la métaphysique aristotélicienne. On ne saurait, de toute fagon, comprendre la pensée d’Aristote sans tenir compte de cette évolution, par ott i] se détache certes du platonisme, moins cependant peut-étre pour en rejeter l'inspiration que pour Ja récupérer, pour en donner une expression plus conforme aux requétes de la pensée pratique et aux résultats du savoir empi- rique. Les difficultés traditionnelles de l’interprétation de l’aristoté- lisme peuvent trouver leur solution dans cette perspective, qui oblige Wailleurs 4 considérer le développement de la pensée aristotélicienne (1) E, Bicnonn, L’dristotele perduto ¢ la formasione filosofica di Epicuro, 2 vol., Florence, 1936. Sur ces travaux, cf. J. Bivez, Un singulier naufrage littéraire dans WAntiquité. A la recherche des épaves de VAristote perd, Bruxelles, 1943. (2) W. Janoen, Aristotcles, p. 346-347, 363-365. () F. Novens, L'écolution de la psychologic d’Arisiote (trad. fr.), chap. 1, p. 1-26 (résumé et examen critique du livre de Jaeger), ct p, 42-60 (desscin de Vauteur). COMMENT ABORDER ET LIRE ARISTOTE 13 dans son horizon historique. Si elle réagit 4 I’égard du platonisme, est pour répondre a des problémes soulevés par des doctrines anté- ricures et auxquelles Platon n’avait pas apporté une solution jugée satisfaisante. C’est en poursuivant les discussions entreprises par Platon avec les Pythagoriciens et les Eléates d’une part, les physiciens matérialistes d’autre part, qu’Aristote élabore sa cosmologie et sa métaphysique. L’étude de Paristotélisme, longtemps congue comme Texégtse d’un systéme, et reposant avant tout sur les analyses des commentateurs, doit, dans l’intérét méme de !’interprétation philo- sophique, étre reprise dans une perspective historique, s’appliquer A comprendre Aristote en fonction des problémes théoriques, tels qu’ils se posaient en son temps. * ¥% COMMENT ABORDER ET LIRE ARISTOTE ? Suivant les normes de la collection dont il fait partie, ce livre se propose d’étre une initiation a !’étude d’Aristote. S’il s*efforce de présenter une yue d’ensemble de la philosophic aristotélicienne, ce mest pas pour dispenser le lecteur de prendre contact avec les écrits du philosophe ; c’est pour lui en donner Ja curiosité et lui en faciliter Vaccés, lui fournir en quelque sorte la carte du pays & explorer et en décrire les aspects principaux. Mais il ne lui suffira pas d’un guide, il Jui faudra aussi un interpréte ; c’est & travers une traduction qu'il abordera sans doute l’ceuvre aristotélicienne. Or, si la collection « Guillaume Budé » ne peut encore offrir Je texte complet de cette ceuvre, nous disposons en revanche d’une série d’excellentes traduc- tions des principaux traités ; elles sont dues a J. Tricot, et accompa- gnées de notes qui en font un précieux instrument d’étude (x), Il ne faut pas se dissimuler cependant que la connaissance de la philosophic aristotélicienne restera toujours imparfaite pour qui n’aura jamais pris contact avec le texte grec. Il n’y a point la une difficulté insur- montable : le vocabulaire d’Aristote n’est pas trés varié et sa syntaxe est simple ; mais sa pensée s’exprime en termes techniques et en formules concises, qui défient souvent la traduction littérale ; d’ot la nécessité de se référer a ’original si l’on veut saisir cette pensée dans sa plénitude, en analyser la signification exacte, en justifier (z) Sur tous les ouvrages mentionnés au cours de cet avertissement, voir la Ribliographle place A la fin du volume (p. 297 844.) 14 ARISTOTE ET SON ECOLE Vinterprétation, C’est pour ce motif que de nombreuses citations du texte aristotélicien figurent parmi les notes de cet ouvrage. Le lecteur aurait tort de les négliger ; une initiation trés élémentaire a la langue grecque lui suffira pour en percevoir le sens, et il s’exercera rapidement a les lire sans effort, Trés souvent aussi les notes de cet ouvrage se réduisent a l'indi- cation d'une référence ; il s’agit en pareil cas d’un passage plus étendu, trop long pour étre cité, et sur Iequel s’appuie notre exposé. Les passages que nous avons utilisés de la sorte nous paraissent d’un intérét primordial ; celui qui s’y reportera, pour en lire au moins la traduction, s’assurera de Ja sorte la connaissance des thémes fonda- mentaux de l’aristotélisme, et sera en mesure d’entreprendre une étude plus approfondie. On ne saurait recommander a un étudiant de lire d’un bout a autre Ia série des traités aristotéliciens, méme en se limitant aux plus importants : Analytiques seconds, Physique, De Caelo, De Genera~ tione et corruptione, De Anima, Métaphysique, Ethique & Nicomaque, Politique. Chacun de ces ouvrages doit étre étudié d’abord dans ses parties principales, et Yon ne saurait prescrire absolument par of commencer et dans quel ordre poursuivre cette étude. On se décidera suivant Jes commodités offertes par l’édition. Si l’on peut se procurer, et si Pon est capable d’utiliser, les Elementa logices aristoteleae de Trendelenburg, c’est au moyen de ce recucil que nous conseillerions de s'initier a la logique d’Aristote. Une des meilleures voies d’accts ala philosophic aristotélicienne de la nature est la lecture du livre I du De partibus animatium, édivé et traduit avec un commentaire par le P. Le Blond ; car les concepts fondamentaux de Varistotélisme s’y montrent dans leur usage concret, au lieu d’étre définis en termes abstraits, comme dans le livre A de la Métaphysique, lexique philo- sophique cependant trés utile. On pourra lire ensuite les livres I et I de la Physique : le premier aborde I’étude du changement, et le second, consacré a Ja notion de nature, a été traduit ct commenté par Hamelin, On passera de 1d Ala Métaphysique, dont on lira sans trop de difficultés Je livre A ; mais le débutant ne s’attardera pas aux apories du livre B. Les livres capitaux de la Métaphysique ne lui seront accessibles qu’en partic : le livre , chap. 1 et 2 3 Je livre E, chap. 1, lui feront connaitre la science de [’étre en tant qu’étre, Dans le livre Z, sur la substance, il lira les chap, 1-3, n’approfondira pas les chap. 4-6, sur la définition, mais étudiera avec soin les chap. 7-9, ol est reprise la théoric du COMMENT ABORDER ET LIRE ARISTOTE 15 changement ; en attendant de pouvoir lire la suite, ainsi que les livres HOI, ot sont analysées certaines des notions les plus impor- tantes de la Métaphysique (matiére et forme, puissance et acte, unité), il tirera profit de la lecture du livre K, peut-étre apocryphe, mais qui donne un bon apergu de l’ensemble de la Métaphysique et de la Physique. Le livre A, point culminant dela Métaphysique, présuppose sans doute le livre VIII de la Physique, oi est établie la nécessité du Premier Moteur ; mais il est d’accés cependant plus facile et on ne manquera pas de l’étudier avec soin. Pour aborder I’étude de V’éthique aristotélicienne, on utilisera Pédition du livre XK de PEthique a Nicomague par Rodier, accompagnée de notes précises ct instructives ct d’une lumincuse introduction, Avant d’entrer dans le texte du livre X, on lira au moins les livres I, Il et VI; mais l’ensemble de l’ouvrage est parfaitement accessible, Si I’on ne peut s’engager dans I’étude complete de la Politique, on se contentera, pour commencer, du livre I, ot sont exposés les principes de la science politique et économique. Il arrive souvent qu’un lecteur curieux de s’informer sur un philosophe demande quel est, de tous ses ouvrages, le plus significatif, celui qui permet de se faire une idée d’ensemble de sa pensée. En ce qui concerne Aristote, il nous semble que celui qui aurait étudié le Traité de I’ Ame, dans V’admirable édition, avec traduction et commen~ taire, de Rodier, serait en passe de devenir un véritable aristotélisant. Je MOREAU PREMIERE PARTIB DANS LE SILLAGE DU PLATONISME CHAPITRE PREMIER LES DIALOGUES D’ARISTOTE Dans le De Philosophia, considéré comme un programme d’école, 4 Poccasion de son installation 4 Assos @. Aristote rejetait la théorie des Idécs, mais il n’en demeurait pas moins fidéle a l’inspi- ration platonicienne ; sa doctrine était l’aboutissement d’un effort de réflexion qui s’était exprimé dans des ouvrages antéricurs. Les deux plus importants, ceux du moins dont il nous reste des vestiges appréciables, sont I’Eudéme et le Protreptique (2). L’ « EUDEME » ET L'IMMORTALITE DE L’AME L’Eudéme était un dialogue comparable au Phédon ; il avait pour sujet l’immortalité de me. Il fut composé en mémoire d’Eudéme de Chypre, condisciple d’Aristote 4 l’Académie, et qui trouva Ja mort en 354, sous les murs de Syracuse, en combattant, avec plusieurs autres de ses compagnons d’étude, parmi les partisans de Dion, pour libérer la Sicile de Ja tyrannie exercée par Denys le Jeune (3). Ce dialogue professait sans doute, a la suite du Phédon, la doctrine pythagoricienne de la migration des Ames, contre laquelle Aristote s’élévera plus tard dans son traité De /’Ame. On y trouvait méme un écho de la doctrine de la Réminiscence ; il y était expliqué comment il se fait que l’ame, en venant ici-bas, oublie les objets qu’elle a contem~ plés ]a-haut, et que, retournée 1a-haut, elle se souvienne des épreuves ici-bas (4) : c’est que sa condition d’ici-bas est une déchéance, une (2) Cf. Javonn, Aristoteles, p. r25-127. (2) Plusieurs autres écrits perdus d'Aristote seront mentionnés au cours de ce livre. Voir plus loin, p. 3, n, x (De bono, De ideis) ; p. 250, n. 2 (Gryllos ou De ta rhétorique) ; p. 244, 0. 3 (Sur la justice). Cf. sur l'ensemble de ces éerits : P. Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d'Aristote. (3) Ptvrangur, Dion, 22; ef. Cicénox, De Divinatione, I 25, 53 (Anssrore, fragment 37, Rose), oe Proctvs, In Plat. rempubl., 11, p. 349,13 Kroll (Arisr., fr. 42 R):... alslav fy txelWey dv lodox 4 quz) Bedpo EndavOdveren vay Exet Oraydrov, pene BE rotox uduvyrar ext sav evade nadnydrov. 20 ARISTOTE ET SON ECOLE diminution, un chitiment ; Punion avec le corps est pour I’ame un emprisonnement, une situation contre nature (nape guatv) ; 1a mort est pour elle une libération, Je retour & sa condition normale (xaré& giaw). Mais, 4 cdté de ces marques de pythagorisme, on trouvait cepen- dant dans I’Eudéme, comme dans le Phédon, une réfutation de la théorie pythagoricienne de |’ime-harmonie ; et l’argument utilisé & cette fin par Aristote fait intervenir une notion qui jouera un réle capital dans sa philosophie. Pourquoi donc ’éme, suivant ’Eudéme, ne peut-elle se réduire 4 une harmonic ? C’est qu’é harmonic s’oppose son contraire, la désharmonic (évcppocrta). La désharmonie est maladie, faiblesse, laideur ; I'harmonie est, au contraire, santé, vigueur, beauté, Or l’éme n’est précisément rien de tout cela @: elle peut étre belle ou laide, harmonieuse ou discordante, recevoir ces attributs opposés, contraires ; mais elle est par Ji-méme Uistincte deux ; elle est le sujet qui regoit les contraires, mais qui n’a pas lui- méme de contraire. Elle se caractérise ainsi comme un étre réel, une substance (odci«) (2). L?Eud?me est donc conforme a la doctrine du Phédon, aussi bien quand il recucille les traditions religicuses du pythagorisme que lors- qu'il s’oppose a l'une de ses théories scientifiques; mais il ne se réclame pas, dans son argumentation, de la théorie des Idées ; en revanche, il accorde un réle primordial 4 la notion de Ja substance, du sujet qui regoit les contraires, mais qui n’a pas lui-méme de contraire, qui est un étre, et non une manitre d’étre, qui est en lui- méme ce qu’il est, et non l’attribut d’une autre chose, et qui, a la différence d’un attribut ou d’une qualité, ne saurait admettre de degrés (3), (x) Pmmopon, in Arist, De anima, ad 407 0 27 (fr. 45 R). (2) Orystrrovore, in Plat. Phaedonem, p. 173, 20 Norvin (fr, 45 R) : +H 8é Wuy7 ob8tv évavriov oboix yap. C’est a la lumiére de ces considérations qu'il faut entendre, croyons-nous, une déclaration d’Amsrors dans I'Eudéme (fr. 46 R), aux termes de laquelle I'ime est eL86¢ tt. Malgré I'autorité de JarceR (Aristoteles, p. 44), suivi par la plupart des int , on ne saurait entendre que I'ime est une Tdée, ow un étre idéal, de la nature de I'Tdée (ein Idecartiges) ; om doit entendre seulement qu'elle cst une réalité d'une certaine sorte, comme l'air ou Je feu, une odcia, et non un étre de raison, time harmonie. Cf, ci-dessous, p. 24, m. 2. (3) Cette conception de In substance est celle qu'on trouve davs les Catégories, 5, 3.44 :Gmdpyer BE ais obolaig xxl tb undy adrats Evavelov elvat. — Ibid, b 33: Boxel 8& 4 odie wh Emibexeo0an td uadov wal xO Frrov.— 4a 10: waMore Wiov ric obolag... sav avavelav elvar Sexrixdy. LES DIALOGUES D’ARISTOTE 21 © LE PROTREPTIQUE » ET LA VIE CONTEMPLATIVE Le second ouvrage qu’il nous faut examiner, et qui fut composé du vivant de Platon, est le Protreptigue, ou exhortation & Ja philosophie ; il est le prototype d’un genre trés en fayeur dans PAntiquité (1); il a été imité notamment par Cicéron, dans son Hortensius, dont la lecture éveilla la vocation philosophique de saint Augustin (2), et dans le Protreprique du néo-platonicien Jam- Bligue, ott Ia critique moderne a décelé de nombreux emprunts a Youvrage d’Aristote, Le Protreptique, écrit peut-étre, lui aussi, en forme de dialogue, était essenticllement un éloge de la vie contemplative, & laquelle il nous invite. Par Ja, il se rattache aux tendances mystiques du plato- nisme ; il professe, avec le Phédon, le dédain des choses terrestres, périssables, le mépris de l’action, des honneurs, des richesses, et il exalte la contemplation des objets exacts, immuables, et beaux (3). La contemplation est l’activité propre de l’Intellect, du Nofis, qui est la seule partie divine et immortelle de notre ame (4) ; doctrine en accord avec le Timée (90 a-c), et que l’on retrouve dans le livre X de PEthique 4 Nicomaque. Mais quel est Pobjet de cette contemplation oit réside, selon Aristote, la supréme félicité de ’homme ? Est-ce le monde intelligible, Ic monde idéal des essences, les Idées éternelles du platonisme, ou simplement le monde sidéral, of régne la parfaite régularité des mouvements, et qui est également, aux yeux d’Aristote, éternel ? Ine parait pas possible de décider 4 coup sitr en faveur de la premiére hypothése, qui ferait d’Aristote, dans le Protreptique, un platonicien de style classique. Déja le Timdée, tout en affirmant Ja précellence du Vivant en soi, du Mod&le intelligible, regardait ordre céleste comme Ja réalisation la plus parfaite de lidéal transcendant, et faisait de Vimitation de cet ordre la régle de notre conduite (5), Dans les Lois, (x) A vrai dire, le premier modiéle du genre est le dialogue entre Socrate et Clinias, intercalé dans 'Euthydéme de PLATON (278 ¢-282 ¢, 288 d-293 a). (2) Saint Avousrm, Confessions, TI 4, 7. (3) Cf, Jasmatroun, Protreptique, 6, p. 40, to (fr. $2 R) : ray BE warden hoe § 8, Ps 47, 27-28 (Ex, 59 R) 1 ykp xaOOpGve. Tov diBlav te (voir ci-dessous, p. 22, n. 2). (4) Ip., idid., 8, p. 48 (fr. Gr R) : toro ykp udvov forxev elvar tov 4perépay d0ivacoy 1d pdvov Oetov. (5) Puaron, Timée, 39 de, 47 be; cf. République, VIL, 530 ab.

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