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VÄXJÖ UNIVERSITET FRD 180

Institutionen för humaniora VT 2006


Franska
Handledare: Christina Angelfors

Discours féministe et postcolonial :


stratégies de subversion
dans

Les Honneurs perdus

de Calixthe Beyala

Kirsten Husung
ABSTRACT

This study focuses on the different strategies that the author uses to subvert the
patriarchal and the colonial discourses which are reflected in the novel Les Honneurs
perdus of Calixthe Beyala. In the introduction a theoretical background is given which
includes feminist and postcolonial literary theories and their relation to postmodern
theories and deconstruction. The introduction underlines the importance of the
constitution of subject in postcolonial and feminist theories in contrast to deconstruction
of subject in postmodernism and poststructuralism.
The analysis demonstrates that the novel can be seen as a female bildungsroman
in the protagonist’s intent to create an autonomous identity. A gynocentric writing and
the dialogue with another female character, the heroine’s antagonistic double, which
includes the possibility of a female genealogy, as well as the final love to a white man,
contribute essentially to transculturation and the construction of the heroine’s hybrid
identity.
The second chapter of the analysis shows that the dichotomies Europe–Africa
and man–woman in the binary system of the western way of thinking are very marked
in the novel. Finally the third chapter points out how the different narrative techniques
like the mixing of different language levels, the creation of new words, the use of irony
and carnivalation, a special form of parody, as well as the intertextuality of magic
realism deconstruct and subvert the heritage of colonial and patriarchal values and
demonstrate the post-colonial misery both in the protagonist’s native suburb in
Cameroun and in Paris.

Keywords: Calixthe Beyala, Les Honneurs perdus, feminism, postcolonialism, identity,


hybridity, transculturation.

2
Cinquante années de solitude et les expériences catastrophiques
de ces derniers mois m’avaient appris la méfiance.
(Saïda, la protagoniste des Les Honneurs perdus, p.267)

3
1 INTRODUCTION ..................................................................................5

1.1 Objectif................................................................................................5

1.2 Approche théorique et méthodique .....................................................6

1.3 Études antérieures .............................................................................10

2 ANALYSE............................................................................................11

2.1 L’écriture gynocentrique : la quête d’identité...................................11


2.1.1 Le dialogue avec l’autre femme : miroir de soi.............................13
2.1.2 La relation mère – fille ..................................................................14

2.2 Les oppositions binaires....................................................................15


2.2.1 L’Europe – l’Afrique .....................................................................15
2.2.2 Homme – femme ...........................................................................17

2.3 Techniques narratives........................................................................20


2.3.1 Le langage subversif ......................................................................20
2.3.2 L’ironie ..........................................................................................22
2.3.3 Intertextualité du réalisme magique ..............................................24
2.3.4 La carnavalisation ..........................................................................25

3 CONCLUSION.....................................................................................29

BIBLIOGRAPHIE.......................................................................................31

4
1 Introduction

1.1 Objectif
Dans la présente étude nous nous proposons d’étudier Les Honneurs perdus de Calixthe
Beyala, femme écrivain d’origine camerounaise d’expression française qui a publié
plusieurs livres à partir de la fin des années 1980. Le thème principal des romans de
Calixthe Beyala sont surtout la quête d’identité féminine et culturelle dans les sociétés
dominées par les discours patriarcal et post-colonial1.
Dans la littérature jusqu’aux années 1970, la femme africaine est principalement
décrite d’un point de vue masculin. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que les femmes
africaines entrent sur la scène littéraire (Gallimore, 1997 :11). Le canon littéraire en
France est surtout marqué par les écrivains et critiques blancs et masculins, la part des
femmes restant encore minoritaire. Selon Jean-Marc Moura, on a longtemps considéré
la littérature africaine et francophone comme le prolongement de la littérature française,
la traitant comme « littérature de la périphérie par rapport à un centre qui est le centre
éditorial occidental ». La critique postcoloniale par contre fait l’inverse en mettant
l’accent sur les spécificités anthropologiques, sociologiques et économiques de cette
littérature (Moura, 2000 :16).
La réalité de l’héroïne de notre corpus, Saïda, est tout à fait différente de celle
d’une Française d’origine française. Tant en Afrique dans sa ville natale qu’à Paris les
discours hégémoniques masculin et néocolonial ne représentent pas toute la réalité de
l’héroïne en tant que femme et Africaine. Pour décrire cette réalité, l’écrivain a recours
à différentes stratégies discursives et narratives. Rangira Béatrice Gallimore, qui a
étudié l’œuvre de Calixthe Beyala, parle d’un « renouvellement systématique des
canons esthétiques et thèmes traditionnels « (Gallimore, 1997 :185).
Nous nous proposons dans la présente étude d’analyser de plus près ce
renouvellement dont Gallimore parle. Les questions que nous nous posons sont les
suivantes : comment les discours patriarcal et colonial s’articulent-ils dans notre corpus
et comment Beyala transgresse-t-elle ces discours pour montrer la réalité de l’héroïne ?

1
Nous adoptons la définition de Moura selon laquelle « post-colonial désigne le simple fait d’arriver
après l’époque coloniale, tandis postcolonial se réfère à toutes les stratégies d’écriture déjouant la vision
coloniale, y compris durant la période de la colonisation » (Moura, 1999 :4).

5
Notre hypothèse est que l’auteur subvertit les discours hégémoniques et dresse un
portrait plus authentique de l’héroïne en utilisant certaines techniques narratives comme
l’écriture gynocentrique, l’ironie, la parodie, la carnavalisation et l’intertextualité du
réalisme magique.

1.2 Approche théorique et méthodique


A la fin des années 1970, des critiques littéraires comme Edward Said (Orientalism,
1978), Homi K. Bhabha (The Llocation of Culture, 1994) et Gayatri Chakravorty
Spivak (In Other Worlds. Essays in Cultural Politics, 1988) ont introduit dans l’analyse
de la littérature anglo-saxonne la dimension culturelle du colonialisme et du néo-
colonialisme. La critique postcoloniale étudie la relation ambiguë entre les pays
colonisateurs et les sociétés colonisées et les répercussions de cette relation dans le
temps après les indépendances. La critique en France a adopté ce concept plus
tardivement, se basant entre autres sur le précurseur des idées postcoloniales, Frantz
Fanon (Peau noire, masques blancs, 1952) et les auteurs de la négritude2. Les critiques
postcoloniaux dénoncent comme mythe le concept de l’autre dans l’idéologie
coloniale : l’homme oriental, subordonné à l’homme occidental.
Les rapports complexes et souvent occultés entre la culture métropolitaine et
celles des anciens colonisés ne sont pas forcément à direction unique : il s’agit non
seulement de l’imposition de modèles coloniaux mais « également de leur subversion et
de leur approbation à des fins tout autres par les peuples anciennement colonisés »
(Hawkins, 2001 :104). Hawkins constate que le postcolonialisme est une théorie qui
« s’oppose, […] aux conceptions nationalistes et intégristes de la culture » (op.cit., 103).
Suivant l’argumentation avancée par Moura, la littérature dans les ex-colonies
est caractérisée par la coexistence de deux cultures et de deux langues, ce qui mène très
souvent à des œuvres « hybrides », concept qui renvoie à Homi Kay Bhahba, critique
postcolonial indien, qui analyse le monde hybride comme un site de négociation en
deux parties : deux identités pas clairement définies se rencontrent et négocient. Il ne

2
Courant littéraire dans les années 1930 à Paris autour des auteurs Aimé Césaire (originaire de
Martinique) et Léopold Sédar Senghor (d’origine sénégalaise) qui revendiquent et aspirent à une
véritable renaissance de l’identité noire avec une mise en cause de la primauté des civilisations
occidentales.

6
s’agit pas d’une confrontation mais d’une « rencontre de deux identités qui sont en
devenir et qui, par cette négociation, vont devenir et advenir » (Moura, 2000 : 21).
Bhahba utilise le concept de third space pour cette nouvelle énonciation :

It is significant that the productive capacities of this Third Space have a colonial or postcolonial
provenance. For a willingness to descend into that alien territory – where I have led you – may
reveal that the theoretical recognition of the split-space of enunciation may open the way to
conceptualizing an international culture, based not on the exoticism of multiculturalism or the
diversity of cultures, but on the inscription and articulation of culture’s hybridity. To that end we
should remember that it is the ‘inter’ – the cutting edge of translation and negotiation, the in-
between space – that carries the burden of the meaning of culture (Bhabha, 1994:38).

Pour la femme issue des ex-colonies la situation est d’autant plus complexe qu’elle est
non seulement l’autre d’un point de vue eurocentriste mais également l’autre telle que
Simone de Beauvoir définit la femme dans son essai Le Deuxième Sexe (1949). Voilà
pourquoi on parle souvent d’une double colonisation de la femme. Beauvoir montre
que, dès la Genèse, Eve est décrite comme étant faite d’un os surnuméraire d’Adam, la
femme est considérée comme le côté négatif de l’homme, son miroir ; elle est définie
relativement à l’homme, non en elle-même comme sujet et être autonome (Beauvoir,
1978 : 15-16).
Tout comme la critique postcoloniale, la critique littéraire féministe s’est formée
dans les années 1970. Des critiques littéraires comme Ellen Moers (Literary Women,
1976) et Elaine Showalter (A Literature of Their Own, 1977) ont introduit dans les
études littéraires un aspect de genre que Showalter nomme gynocritique, analysant les
œuvres littéraires dans leur contexte historique, social et culturel, négligé auparavant.
Showalter montrent que les femmes ont souvent été condamnées au silence dans la
société et se trouvent dans une subculture qui est dominée par le discours masculin.
C’est la raison pour laquelle la femme peut seulement s’exprimer à travers un discours
à double voix (double-voiced discours) :

But we must also understand that here can be no writing or criticism totally outside of the
dominant structure; no publication is fully independent from the economic and political
pressures of the male-dominated society. The concept of a woman’s text in the wild zone is a
playful abstraction; in the reality to which we must address ourselves as critics, women’s writing
is a ‘double-voiced discourse’ that always embodies the social, literary, and cultural heritages of

7
both the muted and the dominant (Showalter, 1985:324).

Pour leur part les critiques françaises Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva ont
mis l’accent sur les problèmes linguistiques, sémiotiques et psychanalytiques d’une
écriture féminine (Moi, 1999 :107). Cixous et Irigaray parlent d’une pensée binaire3
dans notre culture qui consiste dans des oppositions comme activité – passivité, culture
– nature, centre – périphérie, logos – pathos, Occident – Orient, appliquées au paire
homme – femme. Le féminin est toujours considéré comme la part négative et faible.
Selon Irigaray, la différence de la femme se perçoit dans le discours philosophique et
psychanalytique occidental comme la négation de la norme masculine. Par conséquent,
la femme se trouve au-delà de la représentation ; elle est l’absence, le continent obscur
et le côté négatif du reflet de l’homme, le fruit de la « spécularisation » du sujet
masculin (Moi, 140-44). Nous pensons que le problème de fond n’est pas dû à la
polarisation, à la dichotomie du système binaire, mais au fait que cette perspective
androcentriste est basée sur un ordre hiérarchique ; l’insignifiance est transférée à la
femme.
Cependant, Irigaray et Cixous voient la femme comme un individu multiple et
indéfinissable, influencées en ceci par les idées déconstructivistes de Jacques Derrida,
philosophe d’origine algérienne. La déconstruction bouleverse profondément la théorie
de la langue et la philosophie occidentale. Dans son analyse de l’écriture, Derrida a
introduit le concept de différance, à savoir la pluralité des significations qui s’oppose au
concept linguistique de Saussure selon lequel la signification est l’effet de l’opposition
de deux termes. Selon la théorie de Derrida, le signifié d’un signifiant4 est comme un
jeu de la langue qui n’est jamais fixe (Derrida, 1967 :423). Les oppositions binaires sur
lesquelles notre culture est basée sont d’après cette analyse réversibles. Cixous et
Irigaray constatent qu’il n’y a pas un signifié stable pour le signifiant « femme ». Ce
que signifie « femme » doit être défini de nouveau à chaque fois. De cette façon les
dichotomies du système binaire sont déconstruites ou au moins la hiérarchie de ces
oppositions binaires, celle-ci était organisée d’un point de vue androcentriste.

3
Également nommée logocentrique ou phallocentrique dans la terminologie de Jacques Derrida, mot
composé par signifiants essentiels de notre culture : le phallus et le logos.
4
Pour Ferdinand de Saussure le signe est le centre de tout système de communication. Le signe se
décompose en signifiant et signifié, le premier étant « le support (graphique, visuel, acoustique…) du
second qui représente la chose ou le concept désignés (Valette, 1992 :59).

8
Avec leur ouverture à la différence et le marginal, on peut considérer tant la
critique littéraire féministe que la critique postcoloniale comme des ramifications du
postmodernisme. Le postmodernisme, mouvement social de la seconde partie du XXe
siècle, est assez difficile à définir. Susan Sontag et Roland Barthes voient le
postmodernisme comme la rupture avec le modernisme, sa transgression et son
anéantissement (Toro, 1997 :11). Suivant la définition d’Alfonso de Toro, nous
entendons le postmodernisme comme une activité de recodification pluraliste des
paradigmes de notre culture occidentale qui met en cause le Discours, l’Histoire et la
Vérité de celle-ci (op. cit., 12). Linda Hutcheon souligne dans son livre The Politics of
Postmodernism trois caractéristiques du postmodernisme : la déconstruction de la
subjectivité, la déconstruction de l’Histoire et un projet futur pour une transformation
social (Hutcheon, 1989 :2).
En ce qui concerne notre travail nous voulons mettre en relief une différence
quant à la constitution du sujet et d’une identité propre dans les théories féministes et
postcoloniales d’une part, et le postmodernisme et la déconstruction de l’autre. La mise
en question d’un sujet cohérent et autonome dans la déconstruction et le
postmodernisme pose des problèmes pour le féminisme et le postcolonialisme où il est
nécessaire de donner une valeur à une subjectivité féminine, culturelle ou raciale, déniée
auparavant. Dans sa thèse, Stella Annani a approfondi l’analyse des relations entre
postmodernisme, postcolonialisme et féminisme et cite entre autres Simon During qui
soutient que le concept de postmodernité exclut pratiquement la possibilité d’une
identité postcoloniale (Annani, 2003 :33). Linda Lindhoff critique dans ce contexte la
déconstruction selon laquelle la différence des sexes est seulement construite à travers le
langage et les oppositions hiérarchiques. De la théorie du féminin du poststructuralisme
s’ensuit une « élimination postféministe » (Lindhoff, 2003 :IX). La traductrice de
Derrida (Of Grammatology, 1976), Gayatri Spivak, souligne pour sa part que, bien que
la déconstruction serve très bien à critiquer le phallocentrisme, le différential (sic) entre
homme et femme reste irréversible (1992 :204).
Linda Hutcheon résume cette problématique de la manière suivante:

The current post-structuralist/post-modern challenges to the current, autonomous subject have to


be put on hold in feminist and post-colonial discourses, for both must work first to assert and
affirm a denied or alienated subjectivity: those radical post-modern challenges are in many ways
the luxury of the dominant order which can afford to challenge that which it securely possesses

9
(Hutcheon, 1995:130-131).5

Dans la littérature la relation entre postmodernisme, féminisme et postcolonialisme se


traduit par une résistance au canon établi, se manifestant par le recours à des techniques
comme la réécriture, l’ironie, la parodie et d’autres nouvelles formes esthétiques, toutes
des instruments artistiques pour un projet futur (Hutcheon, 1989 :22, 176).
Pour pouvoir aborder les questions que nous nous sommes posées pour cette
étude nous allons faire une analyse du texte afin de déchiffrer la signification de celui-
ci. Cependant, nous nous limitons à quelques points que nous considérons comme les
plus essentiels étant donné l’ampleur réduite de ce travail. Nous allons nous baser sur la
théorie de l’ironie et de la parodie de Linda Hutcheon (1985, 1995, 2002), étant donné
que nous considérons Les Honneurs perdus comme un roman postmoderne et
postcolonial. Nous allons voir que la parodie s’articule de manière particulière,
notamment en tant que carnavalisation, en nous appuyant sur la théorie de Mikhaïl
Bakhtine (1970, 1973, 1981). Les affirmations sur le réalisme magique sont de Brenda
Cooper, citées dans Stella Annani (2003). En ce qui concerne la quête d’identité
féminine et postcoloniale nous nous basons en dehors des théories de la problématique
de l’identité mentionnées dans ce chapitre sur l’idée la de généalogie féminine de Luce
Irigaray. En outre, nous allons étudier dans ce contexte comment les oppositions
binaires s’articulent dans le roman.

1.3 Études antérieures


Dans les dernières années bon nombre d’ouvrages portant sur la littérature africaine
francophone et postcoloniale écrites par des femmes ont été publiés. Sur l’œuvre de
Calixthe Beyala, nous avons eu recours a des articles de Nicki Hitchcott (2000, 2001),
Odile Cazenave (1999), Nathalie Étoké (2001), Adèle King (1999) et Mildred Mortimer
(1999). Nous nous appuyons en outre sur Femmes rebelles, naissance d’un nouveau
roman africain au féminin d’Odile Cazenave (1996), Francophone Africain Women
Writers. Destroying the emptiness of silence d’Irène Assiba D’Almeida (1994), Gender
in africain women’s writing, Identity, sexuality and difference de Juliana Makuchi Nfah-
Abbenyi (1997) et le livre de Rangira Béatrice Gallimore, L’Œuvre romanesque de

5
Stella Annani a résumé ce passage de Hutcheon (Annani, 2003 :34).

10
Calixthe Beyala (1997), bien que notre roman, Les Honneurs perdus, ne fasse pas partie
de cet ouvrage à cause de sa récente publication. Ces auteurs étudient les romans de
Calixthe Beyala dans la perspective de l’identité féminine dans un contexte
postcolonial.
Sur la littérature africaine francophone en général, il faut nommer les recherches
de Jacques Chevrier (1999) et les études recueillies par Samba Diop, Fictions
africaines et postcolonialisme (2002). Concernant la théorie postcoloniale appliquée à la
littérature francophone, nous avons eu recours à l’œuvre de Jean-Marc Moura,
Littératures francophones et théorie postcoloniale (1999), et les textes réunis par Jean
Bessière et Jean-Marc Moura, Littératures postcoloniales et francophones (2001).

2 Analyse
2.1 L’écriture gynocentrique : la quête d’identité
Calixthe Beyala met la femme au centre du texte. Saïda, la protagoniste, raconte son
histoire de son propre point de vue dans une narration autodiégétique6. Prendre la parole
et raconter son histoire signifie pour Saïda une libération du discours sur la femme et
une libération de son propre corps. En disant « je », elle revendique son individualité
dès les premières lignes du roman :

Que ceci soit clair : je m’appelle bien Saïda Bénérafa (p. 5).

Cette individualité signifie per se une transgression des normes patriarcales dans une
société où le rôle de la femme est défini par rapport à l’homme. Elle n’est plus l’objet
soumis à la loi du père et/ou d’autres hommes : elle passe de la passivité à l’activité.
La romancière nous raconte la trajectoire de Saïda comme dans un
bildungsroman7 qui se transforme en une quête d’identité. Bien qu’elle laisse sa ville

6
Selon la définition de Gérard Genette une narration est homodiégétique quand le narrateur est présent
dans l’histoire et hétérodiégétique quand il en est absent. Dans le premier cas, il s’agit par conséquent
d’une narration à la première personne et si le narrateur est en plus le héros de l’histoire, Genette utilise le
terme autodiégétique (Genette, 1972:252-3).
7
Également nommé roman de formation. Tendance littéraire, apparue en Allemagne au XVIIIe siècle.
Goethe croyait en le perfectionnement de l’homme à partir de l’adolescence. À la recherche de lui-même,
l’homme part de sa ville natale pour parvenir à une plus grande connaissance de soi pour enfin se

11
derrière elle et parte pour Paris, elle s’y limite à l’espace privé, donc à la maison, à
cause de son éducation. Contrairement au roman de formation traditionnel, la formation
de Saïda est plutôt un voyage intérieur avec une prise de conscience due à la situation
sociale de la femme traditionnelle. Elle se voit dans un conflit permanent entre les
valeurs traditionnelles de son éducation conservatrice et le mode de vie en France,
conflit qui la force à se redéfinir. Odile Cazenave constate que « la trajectoire de Saïda
montre une évolution profonde du personnage qui passe de la naïveté et du défaitisme,
du sentiment d’être une charge inutile, celle dont personne ne veut, à l’affirmation de
soi et à un sentiment de bien-être » (1999 :61). Le dialogue avec un autre personnage
féminin, Ngaremba, et sa fille, contribue notamment à cette progression, fait que nous
allons approfondir dans le chapitre suivant.
Saïda, dans son processus douloureux de prise de conscience de ses propres
besoins, exprime enfin ses colères :

J’en ai marre qu’on me chie dessus. Tout le monde fait ses besoins sur moi, depuis ma naissance
(p. 298).

Prendre la parole signifie ici rompre le silence imposé aux femmes pendant des siècles.
Selon Nathalie Étoké, qui a étudié plusieurs ouvrages de Beyala, l’écrivaine « veut
libérer la femme de la loi patriarcale et de toutes les coutumes qui la privent de liberté et
la réduisent au silence » (Étoké, 2001 : 36).
Dans son analyse des romans francophones et africaines écrits par des femmes à
la première personne, Nicki Hitchcott souligne que cette écriture personnelle reçoit une
dimension politique « by decoding the representations of love, sex, women and men
within the texts » (2000 :36). Nous allons voir de plus près par la suite comment la
romancière parvient à ce décodage.
En plaçant la femme dite marginale au centre du texte, Beyala a « libéré la
femme, son corps mais aussi son discours » (Gallimore, 1997 :103). Cette libération
passe dans notre roman également par une mise en cause de l’hégémonie du sexe mâle

réintégrer de manière harmonique dans la société de laquelle il s’était distancié auparavant. Lukàcs et
Goldmann utilisent la terminologie pour le roman dans lequel le héros s’autolimite volontairement en
acceptant seulement quelques valeurs qu’il peut réaliser de manière empirique, et qui correspondent
normalement à une idéologie dominante (Marchese/Forradellas, 2000:44).

12
à travers la description des personnages masculins, comme nous allons le voir dans le
chapitre 2.2.2.

2.1.1 Le dialogue avec l’autre femme : miroir de soi

À Paris, Saïda vit comme bonne à tout faire chez Ngaremba, une Sénégalaise, et sa fille.
Cette femme, émancipée et intellectuelle, est tout le contraire de Saïda et celle-ci se voit
obligée de défendre ses valeurs traditionnelles en ci qui concerne le rôle de la femme, la
sexualité, la vie sociale et l’éducation, valeurs qui deviennent absurdes dans une société
qui a tout à fait d’autres valeurs. Saïda est représentée comme un produit grotesque de la
tradition musulmane (« a grotesque product of Muslim traditon ») qui ne peut pas
s’imaginer une autre identité féminine en dehors du rôle traditionnel (Hitchcott,
2000 :143). Saïda voit tout son système de valeurs basculer : « être une femme, ça
signifiait quoi ? » (p. 241) . Ngaremba reflète constamment une autre manière de vivre
pour Saïda qui de cette façon prend conscience d’autres possibilités de vie.
Lena Lindhoff souligne que la constitution du sujet féminin est seulement
possible dans une structure intersubjective de femmes. Avec sa fonction de miroir, les
relations entre femmes donnent la possibilité d’une nouvelle identification (Lindhoff,
2003 :162-3).
Comme le constate Cazenave, dans son étude de deux romans de Calixthe
Beyala, Assèze l’Africaine et Les Honneurs perdus, les deux personnages féminins
protagonistes « s’opposent et se complètent dans leur démarche de vie individuelle,
développant l’une envers l’autre une relation complexe d’amour et de jalousie pour ne
pas dire de haine, et ce d’autant plus que l’une prend en charge l’autre et ‘fait son
éducation’ » (Cazenave, 1999 :59). Les doubles féminins semblent « se fondre l’un dans
l’autre et se définir ainsi par le biais de la relation avec l’autre » (King, 1999 :80). Au
fur et à mesure que la vie sociale de Saïda s’améliore, celle de Ngaremba se détériore.
À la fin de l’histoire, Ngaremba se suicide et Saïda prend pour ainsi dire son
relais :

Tandis que je descendais les degrés, un à un, je compris que Ngaremba n’était pas morte. Cette
femme avait été appelée ailleurs toute sa vie. Une histoire, une configuration différente l’avait
emportée (p. 347).

Nicki Hitchcott, dans son analyse des couples féminins antogonistes dans l’œuvre de
Calixthe Beyala, voit ici la possibilité d’une généalogie féminine : « For each of the
pairs, the union between the two friends signals the possibility of a network of women,
a female genealogy for the future » (2000:144). La force de Ngaremba s’est transmise

13
au cours de l’histoire à Saïda et celle-ci montre enfin une force interne qui lui permet
une vie autonome.

2.1.2 La relation mère – fille

La relation entre mère et fille est un des thèmes importants du roman. L’auteur met
l’accent sur l’ambiguïté et les tensions de cette relation. Dans le roman, il y a d’une part
la relation entre Saïda et sa mère et d’autre part celle entre Ngaremba et sa fille
Loulouze. Nous allons nous concentrer ici sur la première relation, plus importante pour
l’identité de Saïda.
Dans une interview donnée à Benetta Jules-Rosette, la romancière dit :

The mother-daughter relationship is an essential element because mothers transmit values to


their daughters and their sons. On the African continent, the father is often absent, and the task of
educating children falls on the mother’s shoulders. The mother is always there. Even when the
father is present, the mother assumes total responsibility for the children (Jules-Rosette,
1998:203).

Selon Luce Irigaray, une généalogie entre mère et fille est déniée dans les sociétés
patriarcales, favorisant une généalogie masculine avec l’exclusion d’une généalogie
entre femmes (1981 :28). Nous voyons un exemple de ce fait à la naissance de Saïda.
Son père prend pour une défaite personnelle, respectivement de sa femme, le fait que
son enfant est de sexe féminin, donc sans valeur de son point de vue patriarcal.
La mère de Saïda est avant tout la complice du père, prisonnière des conventions
sociales misogynes. Et pourtant, il est remarquable de voir comment son attitude
change ; quand le père est mort elle montre de la compréhension pour sa fille en lui
offrant la possibilité de partir en France afin de commencer une nouvelle vie :

– Maintenant, fit-elle, tu peux dire ce que tu veux, ce que tu penses, y aura plus personne pour te
l’interdire.
Elle exultait, sautait de droite à gauche, ses cheveux gris et ses jambes étiques se
convulsaient tandis que dans la nuit un chien hurlait.
– Liberté ! Réjouis-toi, ma fille, dit maman. Je t’offre ta liberté. Va, va où tu veux ! (p. 149).

Cependant, cette compréhension n’est pas altruiste et son discours pour libérer sa fille
reste marqué par le discours patriarcal sur la femme (voir 2.2.2). Écoutons ses derniers
mots quand sa fille part :

14
– N’oublie pas de m’envoyer l’argent de mon lait que tu as bu depuis ta naissance.
– Crains rien, maman (p. 153).

Les deux citations montrent que l’on peut parler dans ce contexte d’un discours à
double voix, phénomène dont nous avons parlé dans l’introduction. Le discours
féministe qui donne la liberté est ombragé par le discours patriarcal selon lequel la fille
n’a pas de valeur et ne représente qu’une charge supplémentaire.
Plus tard, Saïda est quand même capable de donner de l’amour maternel à
Loulouze, pour ainsi compenser le manque qu’elle a subi dans son enfance et pour se
substituer à la mère, quand Ngaremba se suicide.

2.2 Les oppositions binaires


Dans le roman, le discours colonial et néocolonial se reflète dans des oppositions
binaires telles que le monde occidental d’un côté, c’est-à-dire la France avec des valeurs
positives comme la civilisation, la liberté, l’égalité et la richesse matérielle et de l’autre,
le monde oriental avec des valeurs négatives comme la barbarie, les contraintes des
traditions et la pauvreté. Mais ce n’est pas seulement l’idéologie coloniale mais
également l’idéologie patriarcale qui s’expriment à travers les oppositions binaires dans
le roman. Ce sont notamment les dichotomies homme/femme et espace public/espace
privé que nous allons étudier dans ce contexte.

2.2.1 L’Europe – l’Afrique


Les discours colonial et néocolonial se traduisent par des dichotomies très marquées
entre le Cameroun et la France. Dès la première page du roman, nous voyons les signes
d’une acculturation en lisant que les enfants des écoles publiques à Douala
« s’époumonent avec des ‘nos ancêtres les Gaulois’ » (p. 5) et que les rues s’appellent
« avenues du Général-de-Gaulle » et « squares Félix-Faure » (p. 6).
Le mot civilisation reçoit une signification péjorative, soulignant le fait que la
société africaine post-coloniale ne fonctionne pas du tout. L’héritage des colonisateurs
est vu d’une manière pessimiste :

– Moi, les animaux je les mange. Et je trouve qu’il commence à en manquer sacrément dans le
coin avec leur civilisation !
– Ouais, approuva un vieillard, et il fit craquer ses vertèbres. Quand je suis arrivé à Couscous, il y

15
avait encore des bêtes. […] On avait qu’à leur foutre un coup de pilon sur le crâne et le repas était
prêt. Et avec la civilisation, voyez vous-mêmes ! (p. 128).

En outre, la romancière joue avec les stéréotypes selon lesquels l’homme noir est
primitif. L’exploitation du colonialisme et du néo-colonialisme est présente partout dans
le bidonville natal de la protagoniste. Voyons la description des maisons :

Elles sont construites avec les vomissures de la civilisation : des vieilles plaques commémoratives
volées aux monuments aux morts ; des parpaings fabriqués à la vite-fait, trois quarts sable, reste
ciment ; des épieux tordus, souvenirs du village ; de la ferraille rouillée de ce que furent autrefois
des voitures de luxe françaises ; des reliques des guerres mondiales qui ne nous concernaient pas –
couvertures allemandes, casques G.I. ou gourdes ; des boîtes de conserve ou de lait à étiquettes
russes ; quelques tuiles dépareillées qui se marient artistiquement avec la tôle ondulée ou la paille ;
un peu de sang, beaucoup de sueur, énormément de rêve (p. 7).

Pour échapper à la misère africaine, la France et tout ce qui est français deviennent le
symbole d’une vie meilleure. Quand l’amie de Saïda, Amila, se trouve un fiancé de la
haute société camerounaise, sa renommée augmente considérablement :

On guettait le couple lorsqu’il passait bras dessus, bras dessous, dans des vêtements d’Europe mis
au goût du pays, très blancs et trop propres, leurs chapeaux en paille, jaunes ou rouges, ou à petits
pois blancs. On leur faisait des signes car des relations comme celles-là étaient bonnes à travailler.
Moi aussi, j’essayais de m’approcher encore de mon amie, mais elle me traitait en sous-produit (p.
75).

En plus, dorénavant Amila ne parle que le français. L’usage de la langue française lui
donne l’illusion de la supériorité de la France, la langue autochtone correspondant à une
vie pauvre et subordonnée dans le Tiers Monde. Cette jeune fille africaine est décrite
comme une parodie d’une Française avec ses efforts de s’adapter le plus possible à une
vie française, ainsi que le constate Nicki Hitchcott dans l’étude d’autres personnages
féminins de Calixthe Beyala avec leurs essais frustrés d’acculturation (« [their] own
frustrated attempts to acculturate », Hitchcott, 2001 :182).
Une culture propre aux Africains n’existe plus. Les préjugés des Européens
concernant la vie en Afrique d’aujourd’hui sont dénoncés, comme nous pouvons le
constater dans la citation suivante où Mademoiselle Julie, à l’école du soir pour les

16
femmes immigrées, veut en savoir plus sur leurs propres cultures :

Mais voilà : j’ai autant besoin d’apprendre de vous que vous de moi. Chacune de vous a hérité de
ses ancêtres une sagesse. Elle est tapie tout au fond de votre âme. Je veux que nous exposions à
tour de rôle nos coutumes, nos rituels, les contes, les histoires que nous avons toutes appris,
entendus, digérés, sans en connaître les tenants et les aboutissants, sans nous interroger sur leur
réelle signification (p. 318).

Quand l’une d’elle raconte les expériences, cruelles et indignes d’un être humain, de sa
mère dans une mission chrétienne, la maîtresse se fâche :

– Mais, madame Fête Nat’, s’exclame-t-elle, ce n’est pas un conte ça !


– Que voulez-vous, mademoiselle Julie. Depuis l’esclavage et la colonisation, la vie de chaque
Africain est un conte (p. 321).

La dénonciation du colonialisme et du néo-colonialisme impliquée dans les dichotomies


entre l’Europe et l’Afrique est en outre mise en relief dans le roman par le recours à
l’ironie, comme nous allons le voir dans le chapitre 2.3.2.

2.2.2 Homme – femme


Dans son bidonville natal, à Couscous, les rôles des sexes sont très stricts. L’espace
public est réservé aux hommes et l’espace des femmes c’est l’espace privé, donc la
maison et le foyer. Écoutons une des femmes :

– Mesdames et messieurs, crachouilla la veille dame, ici nous sommes femmes, femmes qui
accouchons, femmes qui prenons soin de nos maris et de nos enfants, femmes soumises. Qu’est-
ce qu’une femme qui ne sait pas cuisiner ? (p. 91).

Pour une femme il est difficile de s’imaginer une vie si ce n’est qu’au sein de la vie
conjugale. Si elle ne se marie pas elle est dépréciée socialement. Elle reste dans la
maison de son père où elle présente surtout une charge supplémentaire, une personne en
plus à nourrir. Les possibilités pour les femmes dans le roman de gagner leur vie elles-
mêmes n’existent pas ; la seule possibilité est la prostitution. C’est la raison pour
laquelle Saïda veut absolument se marier. Elle invente même un fiancé à Paris pour se

17
sentir socialement acceptée :

– Il est en France, dis-je.


Il y eut des « Ho ! » et des « Ça alors ! ». Les bouches s’ouvraient, les lèvres restaient écartées
d’ébahissement et je vis sur les visages une expression de gentillesse que je n’y avais jamais
rencontrée. J’étais heureuse de les trouver moins méchantes qu’elles ne le paraissaient. […]
J’étais devenue un instant comme les autres, à penser que j’avais moi aussi un avenir (p. 82).

Cependant, ces valeurs traditionnelles sont corrompues et deviennent grotesques,


comme la virginité de la femme, ce qu’illustre la scène où le père négocie le mariage
entre sa fille et un jeune homme. Celui-ci dit :

– On n’épouse pas une femme uniquement parce qu’elle sait cuisiner ou faire le ménage, dit
Georges. Il y a des domestiques pour ça (p. 106).

Or, quand il déclare par la suite qu’il est fier de sa cousine qui travaille comme
prostituée à Paris parce qu’elle envoie régulièrement de l’argent, il est clair que
l’attitude misogyne n’a pas changé ; la femme reste un objet pour l’homme.
La sexualité est décrite comme un instrument visant à maintenir ce statu quo,
comme nous pouvons le voir quand Saïda défend son amant, Ibrahim, qui est
sexuellement impuissant :

– Mais c’est un musulman, lui ! Chez nous, seules les femmes ont des faiblesses de ce genre.
Elles peuvent être frigides, mais un homme musulman, jamais ! (p.300).

Selon Mortimer, dans son article sur C’est le soleil qui m’a brûlée et La Petite fille du
réverbère de Calixthe Beyala, « the young woman’s physical poverty and psychological
dislocation mirror the alienation of inhabitants of ‘bidonvilles’, postcolonial Africain
slums » (Mortimer, 1999 : 467), argument qui est également valable pour notre roman.
Sans exceptions, tous les personnages masculins dans le roman de Beyala, comme
Ibrahim, sont très faibles, ce qui est en net contraste avec la prédominance des hommes
dans la société traditionnelle. Les hommes en général sont décrits avec beaucoup de
mépris et de sarcasme comme des figures grotesques ayant une nuance animale, qui par

18
exemple « fumaient en s’épouillant les testicules » (p. 33). Le chef du
village revendique son autorité : « Je suis le chef, répéta le chef » (p. 36). Le père de
Saïda, un vaurien, accuse toujours sa femme de ses propres fautes (p.45) et meurt
« comme une puce » (p.143). Le fiancé de l’amie de l’héroïne, « l’homme le plus laid
que j’avais jamais rencontré » (p. 72) n’est pas épargné et un prétendant à Paris souffre
d’éjaculation précoce et nécessite une femme parce que la sienne est ménopausée (p.
251).
Même pas les hommes blancs occidentaux sont présentés d’une manière plus
positive ; l’homme de gauche, Frédéric, l’amant de Ngaremba, chez qui Saïda travaille,
n’a pas une vision égalitaire de la femme noire et est remis à sa place par sa compagne :

–Tais toi, Frédéric ! Ici, nous appliquons le marxisme-léninisme. Et puis, n’oublie pas que
l’hospitalité est un des principes de base de notre si belle civilisation africaine. T’oublies que t’es
chez moi ! (p. 198).

Le père de Loulouze, Didier, traite également Saïda avec beaucoup de mépris (p. 345).
Mais c’est enfin avec un homme blanc occidental, Marcel, que Saida va vivre
ensemble et qui lui permettra indirectement une libération. Nicki Hitchcott constate que
parfois les hommes dans des romans de Calixthe Beyala, comme ici Marcel,
fonctionnent comme objects of otherness, pour parler avec Bhabha. À travers la
relation avec l’autre une nouvelle identification est possible : « as such, cross-cultural
sexual intercourse crystallizes the process of hybridity which, as Homi Bhabha explains,
generates new cultural meanings and new subjectivities » (Hitchcott 2001 :182). Selon
Bhabha cette hybridité est le résultat d’une hybridité polarisée qui provient de la
négociation de deux cultures, ici la culture africaine et la culture française.
Hitchcott utilise dans ce contexte le terme de transculturation :

The individuals in Beyala’s fiction who do survive migration are those who, […] undergo a
process of ‘transculturation’ rather than attempt acculturation into the majority ethnic culture of
France. […] Transculturation thus implies movement through the ‘third space’ from which, as
Bhabha has suggested, new positions will emerge. Gender identity, like cultural identity, is not
fixed, and the experiences of migration and exile force women and men to renegotiate their gender
identities across a wide range of often contradictory sites (Hitchcott, 2001:183).

La vie de notre héroïne, Saïda, est finalement le résultat de cette transculturation au-

19
delà des dichotomies héritées. Pour déconstruire ces dichotomies la romancière a en
outre recours à différentes techniques narratives.

2.3 Techniques narratives


Jean-Marc Moura constate dans Littératures francophones et théorie postcoloniale que
chaque écriture postcoloniale a une énonciation propre, due à sa façon particulière de
faire écho à l’impact de la culture dominante, ce qui se traduit entre autres par une
poétique et des usages linguistiques spécifiques (Moura, 1999 :44). Pour sa part,
Jacques Chevrier parle au sujet du combat féminin dans les livres de Calixthe Beyala
d’une « véritable guérilla féministe » qui impose une nouvelle expression (Chevrier,
1999 :62). L’auteur elle-même dit dans une interview que le français de ses livres n’est
plus le français de Baudelaire mais un langage plus dynamique (Jules-Rosette,
1998 :205). Nous nous proposons dans ce chapitre d’étudier de plus près en quoi
consiste la particularité de ce langage et dans quel contexte l’auteur utilise l’ironie, les
éléments du réalisme magique et de la carnavalisation.

2.3.1 Le langage subversif


L’auteur utilise les éléments de la dérision et du sarcasme pour décrire la réalité de
l’héroïne, tant dans son bidonville natal qu’en banlieue parisienne, à Belleville. Elle
mélange volontairement les niveaux de langue allant du français standard et soigné au
français vulgaire et « petit nègre » (Gallimore, 1997 : 180) :

Si vous passez un jour à Douala, dans la vraie ville, de la route vous apercevrez une grosse Noire
qui chante : « Maître Corbeau sur une branche perché, tenait dans son bec un fromage. » Ce n’est
pas Jessye Norman, mais Madame l’épouse de Monsieur le Président de quelque chose, Directeur
de ceci, Adjoint-truc-machin qui récite des vers pour redorer les blasons de son époux lors des
réceptions (p. 46).

Dans l’ironie du titre de président se reflète le fait que la vie politique dans ce pays est
réservée à une élite corrompue et que le peuple n’a guère de possibilités d’influence.
L’obscénité de la vie dans une société où la prostitution se pratique partout et où existe
un « restaurant sex-shop » (p. 7), exige une langue parfois vulgaire et laconique.
Voyons cela dans un dialogue entre le père et la mère de Saïda :

20
– Peut-être qu’ils vont finir par te donner l’argent, après tout, ils l’ont promis.
– Si tu permets que je baise avec eux, peut-être (p. 57).

La vulgarisation du langage reflète en même temps dans quelle mesure les valeurs en
provenance des colonisateurs sont corrompues par eux-mêmes. Voyons l’exemple du
père jésuite à la mission de Douala, le Père François, « un Blanc huileux qui avait trimé
cent sept ans sous les tropiques pour civiliser les Nègres » (p. 53), lors d’une visite à
l’école pour la distribution de lait :

Père François sortait un mouchoir blanc de sa poche, se mouchait bruyamment :


– Putain de merde de rhume ! disait-il. En attraper sous quarante degrés à l’ombre ! Pays de putain
de diable !
Les Couscoussiers le regardaient, penauds, envieux sans doute de le voir parler si bien, se plaindre
si joliment (p.53).

Dans les paroles du Père, l’Église déconstruit elle-même ses valeurs, comme la bonté et
la clémence. Il ne reste que les paroles vides.
L’emploi du mot « nègres » est très fréquent dans le roman, tant dans le discours
colonial direct, comme le montre la citation ci-dessus, que dans le vocabulaire des
Noirs eux-mêmes, qui de cette façon reprennent le discours colonial afin de le
subvertir. La romancière parvient à cette subversion en jouant avec les stéréotypes
concernant les Noirs. Regardons la scène lors de l’épidémie de choléra :

– Quelle pollution ! s’exclama le docteur Little, ahuri. Je me demande bien comment ils font pour
survivre dans cette saleté. C’est à s’arracher les cheveux !
– C’est dans leur nature, dit la médecin-assistante. Les Nègres sont comme ça, ôtez-leur la saleté et
ils crèvent (p. 134).

Attribuer la faute de la maladie aux victimes elles-mêmes relève du sarcasme.


Une autre technique que Calixthe Beyala utilise est la création de nouveaux
mots comme les « Nègres-blanchisés » (p. 5), « la Négresse-princesse-et-dignitaire »
(p.193), « les élèves-toutes-mères » (p. 320) « le journaliste-news » (p. 37), « les
Nations unies de Belleville » (p. 311), « son excellentissime le roi de Suède » (p. 136),
ou encore « Notre Excellence Président à vie » (p. 101), tous polysémiques afin de

21
décrire « l’autre » réalité des protagonistes.

2.3.2 L’ironie
Dans tout le roman, l’ironie est amplement utilisée, ce que nous pouvons déjà constater
dans les exemples cités plus haut. Dans son livre Irony’s Edge. The theory and politics
of irony, Linda Hutcheon explique l’emploi de l’ironie de la manière suivante:

Irony is a relational strategy in the sense that it operates not only between meanings (said, unsaid)
but between people (ironists, interpreters, targets). Ironic meaning comes into being as the
consequence of a relationship, a dynamic, performative bringing together of different meaning-
makers, but also of different meanings, first, in order to create something new and then […] to
endow it with the critical edge of judgement (1995:52).

Il s’ensuit que le lecteur, le destinataire ou l’interprète doit effectuer un travail de


collaboration pour déchiffrer l’énonciation et pour comprendre sa signification multiple.
L’ironie n’est pas ironie avant qu’elle soit reconnue comme telle (op. cit., 6). Cette
collaboration du lecteur dépend largement de son propre contexte culturel, social et
national et de leur discours respectif. Hutcheon souligne qu’il y a des communautés
discursives (« discursive communities ») et donne des exemples de blagues sur les
enfants que des parents se racontent et qui sont parfois difficiles à comprendre pour les
personnes sans enfants (1995 :18). Parfois, mais pas nécessairement, l’ironie produit
l’humour ou peut au contraire être très sérieuse. L’ironie se situe à différents niveaux,
verbaux et structuraux ou à un niveau de situation. Elle peut attaquer, ridiculiser,
exclure et humilier, en ayant en outre une dimension émotionnelle:

Unlike metaphor or allegory, which demands similar supplementing of meaning, irony has an
evaluative edge and manages to provoke emotional responses in those who “get” it and those who
don’t, as well as in its targets and in what some people call its “victims”. This is where the politics
of irony get heated (op. cit., 26).

Selon Hutcheon, l’ironie est mordante et par conséquent subversive. C’est la raison pour
laquelle le recours à l’ironie est très présent dans les textes aux thèmes liés à une
problématique de genre, de race et de classe ainsi que dans les textes postcoloniaux (op.
cit., 5).

22
Revenons à la scène du père jésuite que nous avons mentionnée dans le chapitre
précédent. Ici l’ironie est très nette : « Les Couscoussiers le regardaient, penauds,
envieux sans doute de le voir parler si bien, se plaindre si joliment » (nos italiques).
Cette énonciation signifie, en effet, tout le contraire ; normalement un jésuite n’utilise
pas de mots grossiers. L’énonciation a deux significations : d’un côté le comportement
du jésuite est critiqué, de l’autre le fait que l’éducation coloniale a échoué est mis en
relief. Regardons de plus près la scène où le père François fait un discours devant la
classe et la maîtresse :

– Madame, permettez-moi de vous féliciter pour l’excellent travail que vous faites dans notre
école, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur et du gouvernement français. Par votre action vous
contribuez de façon sensible au rapprochement des peuples par la culture et à une coexistence pacifique
des religions… (p. 53).

Pourtant, cette énonciation est ironique vu l’acculturation massive dans le roman. Il


n’existe plus de trace de la culture ou de la religion africaines, nommées dans le roman
« nos si belles traditions » (p. 206) dans « notre si beau pays » (p. 101).
L’auteur dresse un portrait désillusionné et négatif de ses compatriotes masculins
à Douala. Selon Chevrier, l’ironie envers les hommes s’inscrit de préférence dans le
registre « bas » pour ainsi mettre en relief le grotesque de la « sacro-sainte virilité
masculine » (1999 : 62). L’exemple suivant illustre ce fait :

Mes compatriotes s’en allèrent avec la dose de déception nécessaire qui justifiait qu’on se soûlât
chez madame Kimoto et que l’on dépensât des maigres salaires en beaufort, en baise, pour
contracter des maladies (p.63).

Même les intellectuels africains à Paris sont la cible de l’ironie de l’auteur. Ils se soûlent
en discutant les problèmes de L’Afrique et son avenir. Une identité positive africaine
paraît impossible.
Une autre stratégie pour accuser le malaise post-colonial est celle d’adopter le
discours colonial et de le présenter comme la vérité unique, pour ainsi le démythifier et
le déconstruire :

Tout ceci pour vous expliquer que nous ne nous plaignons pas. Nous acceptons ces minis-dégâts

23
avec la digne suffisance de ceux qui abandonnent sans regret leur village et attendent la grande
immersion dans les eaux lumineuses de la civilisation (p. 9).

La perspective coloniale selon laquelle la vie dans la métropole a plus de valeur que
celle dans la colonie est ici déformée à l’aide de l’ironie et de l’exagération ce
qu’illustre également l’exemple suivant, où notre héroïne décrit sa patronne Ngaremba,
la « Négresse-princesse-et-dignitaire »:

Après des brillantes études secondaires, elle s’était installée comme écrivain public au service de
la communauté immigrée de Belleville, car à Belleville, un Nègre pouvait se faire sa place (p.
171).

Cette phrase est ironique étant donné le fait que Saïda a des problèmes énormes de « se
faire sa place » en France, et que Ngaremba se suicide à la fin de l’histoire. En outre,
Belleville est une banlieue parisienne avec une population quasi uniquement immigrée
où se reflète la fracture sociale entre les citoyens métropolitains et ceux en provenance
des anciennes colonies et l’échec de l’intégration.

2.3.3 Intertextualité du réalisme magique


Parfois il est impossible de tracer la frontière entre le réel et l’irréel dans Les Honneurs
perdus. Par exemple, on se demande s’il est possible que la voirie municipale vienne
seulement une fois par an « la veille de Noël » (p. 8), et que le beau fonctionnaire de la
Santé publique, appelé no. 3 par l’héroïne, ait laissé trois filles enceintes à son départ (p.
143), ou encore, que la queue de trois cents personnes devant la maison de Ngaremba
pour voir la vierge de cinquante ans, soit vraiment si longue. Il y a un parallèle entre ces
phénomènes irréels et les phénomènes surnaturels, appelés réalisme magique8 dans le
boom de la littérature postmoderne en Amérique latine à partir des années 50 avec des
écrivains comme Gabriel García Márquez et Isabel Allende.
Stella Annani, qui cite Brenda Cooper (1998, Magical Realism in West Africain
Fiction), voit un lien entre le réalisme magique et la manière dont les sociétés du Tiers-
monde ont subi la rencontre avec le capitalisme, la technologie et l’éducation

8
L’expression renvoie à Franz Roh, un critique d’art allemand, qui désigne ainsi un courant
postexpressioniste dans la peinture.

24
occidentale ; elles se trouvent dans une situation de transition et d’ambiguïté (Annani,
2003 :139). Selon Cooper, le but du réalisme magique est de « montrer une réalité plus
profonde et plus vraie que celle montrée à travers des techniques réalistes » (op. cit.,
145). Elle souligne l’importance du point de vue de l’auteur dans la technique du
réalisme magique : l’auteur ne prend pas ses distances vis-à-vis des phénomènes
« surnaturels », il ne les explique pas mais les présente comme tout naturels (op. cit.,
153).
Dans notre roman, l’héroïne narratrice a précisément cette attitude, comme on
peut le voir dans la citation suivante :

Cette scène, comme toutes les autres de nos vies, contenait une part d’irréalité, mais quand
l’irréalité s’impose au quotidien, il faut bien en tenir compte (p. 54).

Les faits « irréels » décrits dans le roman ne sont pas présentés comme problématiques.
Dans une interview, Beyala résume elle-même sa technique narrative :

J’ai toujours vécu dans un monde à double vie ; l’Afrique est déjà un continent à double vie où
l’existence se déroule entre un monde obscur qui conditionne la nuit et un monde réel qui
conditionne le jour. De ces deux mondes découlent deux modes d’expression. Pour moi, utiliser
tantôt une écriture surréaliste, tantôt une écriture que certains caractérisent de réaliste, s’inscrit
parfaitement dans ma culture traditionnelle. Cette dualité n’a pas été conçue par moi pour des
raisons esthétiques. Son utilisation m’est plutôt apparue comme une nécessité et une source de
plaisir parce que je pense que c’est la meilleure façon d’exprimer mon monde (Gallimore, 1997 :
192 -193).

Cette vision du monde s’oppose à notre vision conventionnelle de la réalité. L’auteur


déconstruit de cette façon la dichotomie entre le rationnel et l’imaginaire, caractéristique
de la mentalité occidentale.

2.3.4 La carnavalisation
Chevrier parle de l’écriture de quelques romancières contemporaines subsahariennes
comme d’une « mise en scène carnavalesque », reposant essentiellement sur l’inversion
des hiérarchies et la transgression des codes ordinaires (1999 : 62, 113). Dans Les
Honneurs perdus, cette technique narrative est largement utilisée. Nous considérons la

25
carnavalisation comme une particularité de la parodie et c’est la raison pour laquelle
nous donnons d’abord dans ce chapitre un aperçu théorique de la parodie en nous
basant surtout sur la théorie de Mikhaïl Bakhtine et sur le livre de Linda Hutcheon pour
l’application de ces théories au roman postmoderne.
Selon Bakhtine, la parodie est une forme hybride et bilingue ayant une intention
déterminée :

Every type of parody or travesty, every word “with conditions attached”, with irony, enclosed in
intonational quotation marks, every type of indirect word is in a broad sense an intentional hybrid
– but a hybrid compounded of two orders: one linguistic (a single language) and one stylistic
(1981:75).

En même temps, Bakhtine souligne le caractère dialogique de la parodie : différents


discours et styles s’entrelacent. De cette façon la parodie est formée de deux langages :
le langage parodié et le langage qui parodie, (« the language being parodied and the
language that parodies », op. cit., 75-76). Ce phénomène se manifeste de différentes
manières :

This second parodying language, against whose background the parody is constructed and
perceived, does not –if it is strict parody– enter as such into the parody itself, but is invisibly
present in it. It is the nature of every parody to transpose the values of the parodied style, to
highlight certain elements while leaving others in the shade: parody is always biased in some
direction (Bakhtine, 1981:76).

Le caractère déformateur de la parodie chez Bakhtine va au-delà d’une conception


purement comique et c’est précisément sur ce point qu’il y a une relation avec le
postmodernisme dans la littérature. Dans son livre A Theory of Parody, Linda Hutcheon
souligne que la parodie est un des modèles principaux dans la construction formelle et
thématique des textes (1985 :2). Au-delà de cela, elle a une fonction herméneutique
avec des implications culturelles et idéologiques et représente une des formes
principales de la réflexion sur soi. En ce qui concerne la relation entre la parodie et le
comique Hutcheon constate :

It will be clear by now that what I am calling parody here is not just that ridiculing imitation
mentioned in the Standard dictionary definitions. [...] Parody, therefore, is a form of imitation, but

26
imitation characterized by ironic inversion, not always at the expense of the parodied text. [...] The
ironic playing with multiple conventions, this extended repetition with critical difference, is what I
mean by modern parody (1985:5-7).

Comme avec l’usage de l’ironie, c’est précisément ce caractère critique et ambigu de la


parodie qui se manifeste dans le discours carnavalesque. Dans son analyse de l’œuvre
de François Rabelais et de la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance,
Mikhaïl Bahktine considère que la fonction principale du carnaval est l’opposition au
dogmatisme par laquelle le peuple peut surmonter son angoisse du sacré et du pouvoir
(1973 :15). Dans la terminologie de Bakhtine, la carnavalisation signifie « la
transposition du carnaval dans la langue de la littérature » (1970 :143).
Calixthe Beyala utilise largement la parodie ayant des traits carnavalesques dans
Les Honneurs perdus. Le roman commence par la naissance de l’héroïne qui nous est
présentée comme une mise en scène carnavalesque à laquelle tout le bidonville
participe :

Devant le restaurant-sex-shop – de la patricienne Kimoto – les filles entendirent le cortège et se


levèrent, branle-bas de combat : elles se débarrassèrent des mains des clients qui les tâtaient pour
apprécier la nature non évanescente de la marchandise : « One minute, brother. » Elles écartèrent
les rideaux de perles rouges et demandèrent humblement : « What happens ? – Bénérafa vient
présentement d’avoir un fils », leur répondit-on. Les yeux des filles brillèrent, elles poussèrent
des « Youyou ! », battirent des mains et retrouvèrent l’espace d’un moment cette grâce de la
quinzième année qui fait penser que tout n’est pas si mal. Il fallut toute la hargne de madame
Kimoto pour calmer cette horde : « Je ne veux pas de désordrerie pareille, chez moi ! » dit-elle
en secouant ses seins pigeonnant dans un soutien-gorge noir de fabrication française. Ses yeux
bigles dansaient. Sa figure bouffie par le couscous n’était plus que tressautements : « C’est par ce
genre de comportements que l’Afrique ne s’en sortira jamais ! » (p. 13).

Le père se réjouit déjà d’avoir un fils avant que l’enfant ne soit né et se considère dupé
quand il s’avère que le nouveau-né est de sexe féminin. Par la suite on croit à une
transmutation sexuelle que le « jounaliste-news » veut transmettre « en directe » à l’aide
d’un magnétophone. Pendant cette transmission, il y a une dispute absurde pendant
laquelle le père est responsable qu’un homme perd un œil. Cet œil est « revendiqué »
par tout le peuple plus tard qui s’attend à une indemnisation. Le procès qui s’ensuit est
une parodie de la justice française. Il a lieu dans la maison du coupable et commence

27
par les premières lignes de La Marseillaise, puis continue par une série de questions
absurdes :

– Depuis combien de temps es-tu dans le quartier ?


– Depuis toujours, dit papa.
– As-tu déjà eu faim ?
– Pas vraiment, répondit papa.
– Peut-être froid ?
– C’est difficile, dit papa, pensant : « Il fait trop chaud dans ce pays, un peu de froid ne ferait pas
de mal. »
– T’es-tu senti rejeté, malgré ta religion si différente des belles paroles consignées dans la Bible
par notre Très Sainte Église catholique apostolique ?
– Pas tout à fait puisque je suis couscoussier reconnu légalement par la Constitution sur le droit à
la citoyenneté.
– Agressé ?
– Non.
– Je l’avais bien dit : nul ne meurt réellement de faim chez nous. Personne n’a froid. On
n’agresse personne dans les rues. La solidarité entre les peuples trouve sur cette terre sa plus
juste expression. (p. 41).

Ce procès finit par une festivité débordante dans la maison du coupable à laquelle tous
les habitants du bidonville participent. La mère prévoit une catastrophe parce que la
famille n’a plus rien à manger :

« Ils viennent manger notre nourriture, ensuite ils nous condamnent, enfin il faut leur dire merci,
quel monde ! » (p. 43).

Finalement, en soi-disant comme couronnement grotesque, le père accuse la mère du


désastre.
Le but de la carnavalisation dans cet exemple est la mise en question de l’héritage
colonial et des valeurs patriarcales. Qu’est-ce qui reste de cet héritage et des traditions
africaines ? Ce n’est plus qu’une parodie des valeurs héritées et des paroles vides. Des
valeurs comme la solidarité, la citoyenneté ou l’ordre n’existent plus et reflètent une
Afrique à la dérive. Les valeurs patriarcales, synthétisées ici dans la naissance d’un fils,
sont démantelées. Les exemples de la carnavalisation sont légion dans le roman, avant
tout dans la mise en scène de la distribution de lait, quand les enfants attendent plusieurs

28
heures dans la chaleur de midi, et à Paris, lors de la discussion des intellectuels noirs sur
l’avenir de l’Afrique. La carnavalisation « repose essentiellement sur l’inversion des
hiérarchies et la transgression des codes ordinaires, dans un but de dévoilement et de
révélation de la vérité » (Chevrier, 1999 :113-4). Nous pouvons constater que Calixthe
Beyala utilise la carnavalisation pour dresser un portrait plus authentique de la vie des
Africains tant à Douala et qu’à Belleville.

3 Conclusion
L’auteur a recours à différentes techniques narratives pour mettre en relief l’altérité de
la protagoniste dans un monde dominé par le discours colonial et patriarcal. La
constitution du sujet, du « je » féminin, qui place la femme au centre du texte, est une
des stratégies discursives à l’aide desquelles la romancière déconstruit la domination
masculine et reconstruit la vision de la femme.
Nous avons montré que l’on peut voir Les Honneurs perdus comme un
bildungsroman féminin en soulignant que la quête d’identité de l’héroïne est surtout un
voyage intérieur, dû à la condition traditionnelle de la femme qui lui attribue l’espace
privé, donc le foyer, l’espace public restant réservé aux hommes. Dans sa trajectoire
douloureuse, l’héroïne conquiert au fur et à mesure l’espace public pour enfin trouver
une identité autonome. Un autre personnage féminin, qui a la fonction de miroir,
contribue notamment à cette prise de conscience. La protagoniste se voit constamment
obligée de mettre en cause et de corriger ses valeurs conservatrices et traditionnelles en
vivant chez ce personnage qui lui est diamétralement opposé. La force de cette femme
est transmise à la protagoniste à la fin du roman.
Comme dans la relation mère – fille, on peut voir ici la possibilité d’une
généalogie féminine qui est niée dans les sociétés patriarcales, comme le souligne Luce
Irigaray. Bien que la mère de la protagoniste soit marquée par le discours misogyne
dominant, elle devient le catalyseur de la libération de sa fille.
La romancière subvertit l’hégémonie des hommes à l’aide des personnages
masculins faibles et grotesques en utilisant la technique narrative de l’ironie ; tant les
hommes africains dans le bidonville en Afrique que les intellectuels noirs et les hommes
blancs occidentaux à Paris sont présentés d’une manière péjorative. Le futur amant de
l’héroïne, un homme blanc, est seul à y faire exception en tenant également une fonction
déterminante dans la constitution de l’identité hybride de l’héroïne.
Les oppositions binaires entre d’une part l’Europe et la France et d’autre part
l’Afrique et le Cameroun sont très marquées dans le roman. La misère de la vie dans le

29
bidonville natal de l’héroïne reflète l’acculturation massive de l’ancienne colonie ; la
France et la langue française deviennent les symboles d’une vie meilleure. La
romancière mélange différents niveaux de langue avec des mots vulgaires et la création
de nouveaux mots pour montrer la réalité cruelle de la vie quotidienne et dénoncer
l’hypocrisie du discours colonial.
Comme dans la description des hommes, la romancière utilise l’ironie et sa
double signification pour déformer et subvertir le discours colonial et néocolonial ;
l’héritage des colonisateurs est un pays à la dérive avec des valeurs coloniales
corrompues et une culture africaine non-existante. L’intertextualité du réalisme magique
est utilisée pour déconstruire la dichotomie entre le rationnel et l’imaginaire. La
romancière a largement recours à la carnavalisation, une particularité de la parodie, à
l’aide de laquelle elle critique l’héritage colonial et les valeurs patriarcales qui se
traduisent par un manque d’identité dans le Tiers-monde.
Tous ces éléments stylistiques créent un univers grotesque et absurde pour ainsi
dénoncer les malaises post-coloniaux des anciens colonisés tant au Cameroun qu’à
Paris. À la fin du roman, l’identité de l’héroïne est le résultat d’une transculturation qui
implique des positions nouvelles concernant l’identité culturelle et féminine.

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