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79 | OCTOBRE-NOVEMBRE 2023 LES PISTES POUR APPRENDRE A TOURNER LA PAGE SIC acai ee Boris Cyrulnik Meri “Pour se libérer du passé, il faut élaborer st LES CLES POUR ses souvenirs ETRE BIEN DANS SON AGE LES SECRETS POUR VIEILLIR HEUREUX POURQUO! JE REMETS TOUT APLUS TARD FAIRE DU TEMPS SON ALLIE =O F e430 | OCTOBRE 2023 Léa Salame “Je crois étre préte Aplusdedouceur” ff PEUT-ON. f Becorneree | HEUREUX? \ LonponNance BaueUsriN RAPENARD CALMIGEM prtetes “WAIeTE VIOLEE, 0US SOUMISSION CHIMIQUE™ as HerbalGem (GEMMOTHERAPIE CONCENTREE Votre spray CALMIGEM anti-stress BIO En vente actuellement chez votre marchand de journaux * Lemagazin Psychologies petit rma (4,90 €) +l spray ant stress Calmigem (26) = 6,90 €. (tre valle cu 20/09/2023 au 20/11/2023 dans tlie ds stocks disponibles et éservée a France métopltane - PSYCHOLOGIES 40, av. 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Irrattrapable, alors que rien ni personne ne lui échappe. Lui? Le tempsbien sir! Celui qui s‘inscrit dans le vivant, commandela ligne de notre destin comme nos journées les plus banales,ct qu’on aimerait oublier, passer Ala trappe. « Le bonheur, cst quand le temps s'arréte », affirmait le romancier Gilbert Cesbron. Pas si stir. Etsi le bonheur, etait plutét de pouvoir s’arréter un peu d'agir, de faire, de courir, pour regarder enfin passer cesheures si précieuses, les godter, en faire son miel lorsqu’elles nous sont favorables, ou bien les transformer lorsque rien ne va? Voila ce que nous vous proposons A travers ce numéro : vous réconeilier avec le rythme qui vous emporte, et peut-étre l'apprivoiser. Directeur de Paychologies pendant dix ans, lessayiste Jean-Louis Servan-Schreiber était un passionné de ce théme, auquel ilavait consacré deux livres. [avait Vhabitude de nous suggérer:: « Noubliez.jamais ceci, le temps, cest de la vie. » Une facette qui incite a faire des choix, a renoncer ou au contraire 4 foncer quand cela s‘impose. Une prise de conscience qui vous fait regarder d'un autre wil les retardataires ow les pressés qui, chacuna leur maniére, vous volent un peu de votre capital vital! Puissent ces enquétes, tests ou grands entretiens vous faire gagner des minutes au moins! de qualité, voila tout ce que nous espérons. PASCALE SENK Retrouvez toutes nos ores 'abonnement = enflashant le OR code ci-contee, Peychologieshors-série Sommaire 6 Enbref 8 CONTEXTE: En finir avee le zapping tous azimuts? SOLDER, LE PASSE 14 TEMOIN: Boris Cyrulnike «Pour se libérer du pass, iLfaut éaborer ses souvenirs» 20 DECRYPTAGE: Je vis dans le passé 22 METHODE: Tirerla ligne du temps 24 TEST: Pourquoi ne savez~ vous pas tourner la page? Peychologies hors-srie 238 30 34 38 40 ‘TEMOIN: Laure Adler «Lavielllesse est une promesse » Cet age que on EXTRAITS: Vieillir et tre heureux, est-ce possible? Dans quelle vieillesse vous projetez-vous? 44 TROUVER E BON TEMPO 46 ANALYSE: Cet étrange sentiment d'urgence soar Lart dubon moment 54 _ INSPIRATION: Suivre le rythme du cosmos 58 DECRYPTAGE:Une thérapie breve... pourquoi? Quel est votre 6 GOUTER L’INS DIN: Rémy Oudghi «Pratiquez Tart des micro-fugues! » 72 ATELIER: Petites techniques pour savourer!'instant 76 FOCUS: Iehigo ichie, dégustez léphémare! ‘TEST: Savez-vous habiter le présent? 68 80 34 PREPARER LAVENIR 86 ATELIER: Transmettre art du temps aux enfants 90 DECRYPTAGE: Faut se projeter? 92 AUTOPSY: Jeremets tout Aplus tard 94 TEST: Quelle priorité vous aidera a avancer? 98 LEMOTDELAFIN Marcel Proust Paychologies hors série DES INITIATIVES DES DECOUVERTES DES TENDANCES QUI NOUS METTENT DU BAUME AU CEUR ui feut cru? Jamais la poésie ne s'est si bien portée: livres, lectures publiques, performances, réseaux sociaur, festivals...La poésie est partout, et jusque dans le métro des grandes villes. Pourtant, on estime qu'un livre de poésie se vend entre trois cents et sept cents ‘exemplaires, deux mille pour les poétes les mieux reconnus cchez un grand éditeur, Pas de quoi se nourrir, méme cchichement! Mais alors, de quoi vivent les poates? Sociologue, Sébastien Dubois a mené renquéte, montrant ‘que de nombreux auteurs ont une profession qui les libére de la question de l'argent tout en restant proches de leur passion :is sont enseignants, éditeurs, bibliothécaires. Plus surprenant : il met aussi en évidence I'émergence d'un marché fondé sur des activités littéraires variges comme les lectures publiques, les performances, les prix, es résidences et autres ateliers d’écriture qui finissent per constituer un revenu. II décrit enfin le phénoméne des « instapodtes » suivis par des millions de followers. De Ronsard 8 Houellebecq, d'Aimé Césaire a Rupi Kaur, poétes maudits ou célébrés, un livre qui dévoile la place des poétes dans la société. scale Senk La Vi sociale des pobtes de Sébastien Dubois (Les Presses de Sciences Po, $52°p, 26 ©). Psychologies hors-srie 7 Le bane anti- harcelement ‘Crest un banc coloré, décoré par les <6laves ou parfois par les parents. Lenfant qui se sent exclu des jeux de la récréation ou triste pour une autre raison peut aller s'y asseoir, signifiant ainsi son ressenti. D’autres peuvent alors le rejoindre, s'ils en ont envie, our parler ou Iinviter dans un jeu. ‘Apparus ily a une dizaine d’années en Floride, les « bancs de l'amitié » sont de plus en plus présents dans les cours des 4coles maternelies et élémentaires en France. Souvent demandé par les éléves lors des consells de classe, ce dispositif permet de lutter contre l'exclusion, développer le sens de 'empathie et améliorer le climat de Vécole. lWoffre aussi a’équipe d’encadrement la possibilité de repérer des enfants en difficulté, et parfois de mettre a jour des situations de harcelement scolaire. Véronique Riviere agcemora/banc-amitie S'ENGAGEREN COLLECTANT Megots de cigarette, emballages plastiques, canettes vides... OU que l'on aille, les déchets sauvages sont nombreux. Un fiéau que de plus en plus d'associations et 'ONG combattent grace & des collectes citoyennes. Organisées & tout ‘moment dans l'année, elles visent ‘a ramasser le plus de déchets possible le long d'un parcours, tout en faisant vivre un moment de partage et d'engagement ‘aux participants. Les actions de dépollution et de sensibilisation se font aussi bien & pied, a vélo ou a bord d'un bateau. Certaines structures comme Wings of the Ocean se spécialisent dans les tivages des mers, rivibres, lac. Dautres comme Qui nettoie sice nest toi? optent pour des environnements plus urbains ‘ou ruraux, chemins de randonnées, foréts. Elles organisent aussi des événements nationaux comme les « mégothons » (plus de I milion de mégots ramassés le 3juin dernier). Toutes cherchent des bénévoles, que cela soit pour une journée de collecte ou pour une durée plus longue. Une facon simple et concrete de stengager pour environnement. Timeo Cherpa ‘winasoftheocean com: anscnt.com, LA VALEUR DE VAMITIE Lyaquatre-vingt-cing ans, des scientifiques de Harvard | langaient une étude sur la santé mentale et physique de Yadulteavec un échantillon de 268 étudiants de deuxigme année, Létude s'est rapidement élargie aux habitants des quartiers pauvres de Boston, puis aux femmes, 1ux enfants et petits-enfantsde tous ces participants. Au final, c'est laplus longue étude longitudinale connue ce jour, et les psychiatres continuent a se relayer pour 'analyser. Parmi les enseignements: plus que argent, la classe sociale et méme les génes, ce sont les liens sociaux et Yamitié qui sont les meilleurs « prédieteurs » d'une vie longue et heureuse. La qualité des liens Etablis avec les proches, méme réduits au nombre d’un ou deux, retarde le déclin mental mais aussi physique. Pour ledirecteur actuel de étude, le psychiatre Robert Waldinger, «lasolitudeest aussi nocive que le tabac ou alcool». V.R. plus éthique ‘intéresser la durabilité G ferret est porterde Pattention ses conséquences sociales, environnementales, au respect des droits de l'homme et & lalutte contre la corruption. Une récente étude montre que les épargnants frangais de moins de 35 anssont de loin lesplusintéressés par ce type de placements « responsables > 58 %d’entre eux choisissent dinvestir dans des secteurs comme latténuation ou rye Psychologies hors-série Lépargne des jeunes, adaptation au changement climatique, l'utilisation durable des ressources marines, la protection de labiodiversité ‘ow encore la transition vers tune économie circulaire. Des secteurs définiset contrélés par Union européenne pour limiter le greenwashing des produits financiers. Si les jeunes xgénérations sont en avance sur ces thémes, tous ges confondus, 75% des Frangais considérent Vimpact des placements comme tun sujetimportant,et plus des deux tiers d'entre euxattendent de leurconseiller baneaire des informations surce theme. Unsignal encourageant pour lafinance éthiqu: Patrick Chomp: Enquéte 2023 Opinionway pour AMF (Butonité des marchés financiers) EN FINIR AVEC LE ZAPPING TOUS AZIMUTS ? Moyens de transport toujours plus rapides, messageries instantanées, achats en ligne... Dans une société qui nous incite a aller de plus en plus vite et 4 vouloir « tout, tout de suite », il importe de suivre d'autres rythmes, au moins de temps en temps. PAR SEGOLENE BARBE ne envie de manger japonais sans bouger de chez soi, un doute sur une date lors d'une discussion entre amis... Un coup d’eil sur votre smart- phone et le tour est joué : en quelques secondes, vous avez acets ’ Vinformation qui vous aideraa organiser plus efficacement votre jour née ou vous évitera de longs débats entre amis. Arrivés ily a prés de trente ans dans nos vies, les mails et les textos ont a nos maniéres de vivre et d’étre en lien. On peut désormais communiquer dans l'immeé: en différé, chacun son rythme. Transports, vie domestique, loisirs... Alors que, dans tous ces domaines, les progrés techniques nous offrent théoriquement un gain de temps, nous conti- nuons pourtant Aen manquer, souvent bouscu- léseet fatigués parle poids de la charge mentale. «Les innovations telles que la machine & laver ou le train & grande vitesse étaient supposées apaiser le rythme de vie des sociétés occiden- tales. Aujourd’hui, nous constatons linverse. Le temps gagné par Yaugmentation de lavitesse des transports a résulté en une augmenta- tion des distances parcourues, mais aussi du nombre de déplacements », assure Pingénieur Gauthier Tourbier dans son ouvrage Sommes- nous condamnés @ vivre sans avoir le temps ? (Blackléphant éditions, 2022), oi il fait notam- ment référence aux célebres travaux sur « lac- célération sociale » du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, L’EXPLOSION DES ACTIVITES Avec la modernisation, nous sommes deve~ nus plus rapides mais nous avons également augmenté notre activité. Plus il est facile de aver notre linge, plus nous le lavons souvent; plus Vachat devient renouveler réguligrement sa garde-robe (et on pourra toujours « rendre » si cela ne convient pas..). « Plus on est riche matériellement, plus on devient pauvre en ressource temporelle », décrit Hartmut Rosa, pour quila « famine tem- porelle » sévit surtout dans les sociétés les plus modernes, olton aspire a multiplier les choses, les contacts, & agrandir lespace des possibles. ‘Méme dans le domaine de la rencontre amou- reuse, le « tout, tout de suite » est devenu la norme : il suffit de quelques clics pour @@@ é, plus on est tentés de Peychologies hors série 10 Le contexte ‘der & un profil qui correspond & nos cri- teres, puis de quelques clies suppkémentaires pouren chercherun autre sila déception est au rendez-vous. LES DANGERS DU MULTITASKING Cette immédiateté généralisée nous fait vivre dans un zapping permanent, et un multi- tasking (effectuer plusieurs tches & la fois) qui met notre cerveau en surchauffe. Ceux qui travaillent en open space seraient ainsi interrompus toutes les onze minutes, met- tant ensuite vingt-trois longues minutes & se reconcentrer®, Et méme en télétravail, la ten- tation est grande d’interrompre sa tiche pour répondre & un mail, aller faire un tour sur WhatsApp ou Instagram... Piggés par les algo- rithmes des réseaux sociaux, qui savent capter notre « temps de cerveau disponible » et nous présenter des contenus susceptibles de nous intéresser, nous nous laissons souvent glisser de lien en lien, sans vraiment nous concen- trer sur ce que nous lisons. Pour la sociologue du numérique Catherine Lejealle, autriee de Sarréte détre hyperconnecté! (Ryrolles, 2015), il est urgent de reprendre le controle de notre smartphone. « Mieux vaut choisir par soi-méme A quel moment on le consulte et couper les noti- fications: elles nous font vivre dans un régime dalerte et une fragmentation de attention qui deviennent épuisants »,alerte-t-elle. Pour la philosophe et psychanalyste Héléne LHeuillet, autrice d’Eloge du retard (Albin Michel, 2020), ce zapping permanent peut étre trés dommageable pour Vestime de soi submergés de sollicitations, nous avons sou- vent impression de ne pas étre a la hauteur, de commettre des erreurs ou des oublis. « Pest souvent lorsque les gens ont le sentiment de cler leur travail et de ne plus rien faire cor- rectement quils déclenchent un burn-out », note-t-elle. A force de remplir notre temps « A ras bord », nous n’en avons plus pour prendre durecul surnotre existence. « Le risque, cestla perte du sentiment desoi, du rapport subjectivé Psychologies hors-sé sapropre existence qui permet des‘interroger sur son désir, sur le sens de ce que Fon fait. Yon veut éviter les grandes crises de rupture et de reconversion, i faut aussi avoir des moments d'intervalle, de flottement, oit 'on sort un peu une vie machinale soumise & des injonetions diefficacité et de rentabilite », expose-t-elle. ‘Maniére de prendre, la nuit, le temps de respi- ration quon ne s‘accorde plus dans la journée, Vinsomnie représente ainsi, a ses yeux, un syn- dromede notre époque survoltée oii nous avons du mal A relacher notre vigilance et & nous abandonner au sommeil. Autre symptome : le recul de la lecture, qui suppose une disponibi- lité temporelle que nous avons de plus en plus de mal nous accorder. . DECELERER ASON RYTHME Diaprés un récent sondage, 58 % des Frangais aimeraient ralentir leurrythme de vie, et 83 % aiment « prendre leur temps pour faire les choses ». Sile slow ala cote dans les enquétes, afficher un agenda « de ministre » reste pour- tant trés valorisé socialement. « Cela veut dire u‘on n'est pas & la retraite ni au placard... Et est vrai que cela peut étre grisant d'avoir un rythme intense oi lon ne stennuie pas », admet Heine L'Heuillet, qui estime que V'injonetion A ralentir nest pas foreément la panacée pour tout le monde. « La lenteur peut aussi étre une ruse de la pulsion de mort et nous conduire une vie restreinte et un peu vide, oi il ne se passe pas grand-chose », poursuit-elle. ‘Mieux vaut d’abord essayerd’agir moinsdansla précipitation ~ se laisser le temps, par exemple, de répondre 4 un e-mail ou & un texto, ce qui peut nous éviter bien des quiproquos et des fiicheries...Aecepter aussi de vivre de tempsen temps des moments d'oisiveté, bénéfiques pour notre cerveau et notre eréativité. « S'asseoir sur une chaise et ne rien faire est important pour le systéme parasympathique, qui permet au corps de se régénérer », rappelle le neuros- cientifique Michel Le Van Quyen, qui, dans son passionnant ouvrage, Cerveau et Silence (Flammarion, 2019), nous invite aretrouver des ‘moments de « silence attentionnel », sans sol- licitations ni informations a digérer. Il évoque ainsi une expérience édifiante menée en 2014 (3 QUESTIONS A) par le scientifique Timothy Wilson & 'univer- sité de Virginie. « Il a demandé & des partici- pants de s’asseoir dans une chambre vide, juste pour réfléchir, avec, & disposition, une petite machine qui leur permettait de s‘infliger des simulations électriques sans danger mais un peu douloureuses. Un quart des participants a préféré s'infliger une décharge juste pour passer le temps. » Pas toujours faciles & assu- ‘mer, es moments de vide olinous sommesseuls avee nous-mémes nous offrent espace mental nécessaire pour mérir des décisions et infléchir comme nousle souhaitons une existence beau- coup moins « tracée » par vance quiautrefois. POURUN TEMPS VARIABLE « L’ge biologique a perdu son role de repére dans les séquencesde lavie: lest possible d'ar- réter de travailler 4 30 ans, d’étre 8 l’école & 40 ans ou d’étre célibataire & 60 ans aprés avoir été marié», remarque trés justement Gauthier ‘Tourbier. En changeant plus souvent qu’autre- fois de conjoint, de travail ou de lieu Phabita- tion, nous affinons nos facultés d’adaptation, notre capacité4 « rebondir ». Moins soumis au. temps linéaire que les générations précédentes, nousavons la possibilité de réinventer notre vie A tout ge, & image des late bloomers, ces per- sonnes qui « éclosent » surle tard et trouvent eur vocation a 40, 50 ou 60 ans. Selon les moments de la journée, de Pannée, ‘ou méme de notre vie, & nous de trouver notre rythme, d’alterner des périodes daccéléra- tion, oi: Yon se laisse emporter par le temps, et autres plus tranquilles, oi Yon alle loisir de le voir passer. Cesser de raisonner & court terme et accepter une certaine durabilité est par exemple essentiel pour prendre conscience de Vimpaetde nos actions quotidiennes sur envi ronnement. « II faut surtout cesser de vouloir rentabiliser le temps : il n'est pas une mar- chandise comme une autre, conclut Héléne LHeuillet. Cest cette logique de rentabilisation que nous appliquons avec toutes nos ressources quirisque aussi de faire explosera planéte. » @ |. Hartmut Ros, auteur dAcodtination une critique sociated temps (La Découverte, 2019). 2 Souree: Votre cerveat au bureau de David Rock (nterEditions, 2018). ‘.u Les Frangaiset leur rapportau temps, Harris Interactive, evrier 2018. Vincent Kaufmann sooiosue « Cessons de toujours valoriser la vitesse » Pourquoi faut-il, selon vous, «enfiniravec la vitesse »? Nous avons créé des objets géniaux ui ont une forte image de liberté (avion, ta voiture, le smartphone...) ‘mals qui se sont un peu retournés contre nous ils nous asservissent au quotidien en nous incitant & aller toujours plus vite ‘Quels sont les dangers de la vitesse? Nous ne savons pas utiliser bon escient ces outils, les mettre au service du bien commun, dela résolution de problemes, Prenons la « mobilté réversible », le fait de partir vite, loin, souvent et de revenir aussi vite. Cervest pas sans conséquence sur notre santé, En déléguant a une machine nos déplacements, nous sommes plus sédentaires, faisons moins diexercice, En les multipliant, nous aggravons notre charge mentale, ‘mais aussi état de notre planéte. Quetles solutions s‘offrent a nous? II faudrait réaménager autrement nos terrtoires, délocaliser des services publics (hépitaux..) pour Psychologies hors-série retrouver davantage de proximité. Faire évoluer aussi nos mentalités. Lorsque vous racontez vos vacances, lest par exemple plus prestigieux d'étre parti a Cuba que d'avoir fait de la randonnée dans le Jura, Partirloinet vite reste toujours trés valorisé. Nous sommes drogués & la vitesse, et lest cela quill nous faut interroger. 1. Directeur du Laboratoire de sociologie Urbaine (LaSUR) a Lausanne, directeur Scientifique du Forum ves mobiles » ot oauteur avec Tom Dubois, Christophe Gay et Syvie Landriéve, de Pourenfnir avec a vitesse Edions de 'Aube, 202), ait %G , SOLDER, LE PASSE Pour danser avec le temps, s’y couler au mieux, Cie Ree ue CeCe ce Un) Pee mo Heme eee Cem VU ciaLe encore notre chemin. Enfance inoubliable, chagrins jamais taris et, dans certains cas, traumas difficiles EMC ee RCo ae CO aN nous délester pour avancer d’un pas plus léger. Ceo aby 4 X ] Témoin Boris Cyrulnik “Je nai pas fait un travail de mémoire, JAI FAIT UN TRAVAIL ‘SUR’ MA MEMOIRE” Al’heure ou paratt son nouvel ouvrage, une exploration du mal humain, le roee Fiatre le plus connu de France revient avec nous sur el ENTRETIEN: ANNE LAURE GANNAC ET PASCALE SENK Hy amaintenant plus de dix ans qu’était publié ‘Sauve-toi, la vie t’appelle!, le récit dans lequel, déja renommé pour vos travaux, vous avez osé raconter votre enfance pendant la guerre. Dévoller ainsi ce passé a-t-l changé votre maniére d’étre? B.C. : Enormément, énormément! Je savais bien. intellectuellement que, en employant le «je» pour la premiére fois,cela allait changer beaucoup de choses, mais pas & ce point! Mes précédents livres étaient autant d'autobiographies la troisiéme personne, et les patients dont je racontais l'histoire étaient d’une certaine fagon mes « porte-parole ». Parce qu’avant de dire «je », il faut maitriser les mots, les émotions, les images... Mais il faut aussi que les autres soient préts pour entendre ce récit. Tous les traumatisés commencent ainsi. nfant al'identité dissimulée. Ou l'on apprend comment er sans rester dans la revanche. Queest-ce que cette révélationa changé? B.C. : Fai vécu dans Vinjonction & me taire pendant toute la guerre puisqu’on m/avait dit: «Si tudis ton nom, tu mourras. » J’avais donc un nom - Jean Laborde - qui me cachait mais ne me représentait pas. Parlasuite, quand j'ai commencé a parlerdemon passé, les gens riaient, ou bien ce que/avais envie de raconter provoquait un malaise. Comme la exprimé Primo Levi, «la glace tombait sur la table » et le sujet était évacué. Ainsi, comme tous les traumatisés, pen- dant de longues années, je me suis trouvé clivé, c'est- Avdire que le déni provoquait une amputation de ma is, aprésavoirosé parlerau «je»,alors jemandédeme tairependant quarante ans, on me posait soudain des tas de questions! J'ai étésurprisla ois par laccueil regu parce récit Psychologies hors-série Paychologies hors série Peat alg Boris Cyrulnik 16 Témoin “Mes précédents livres étaient autant d’autobiographies 4 la troisiéme personne. Parce qu’avant de dire ‘je’, il faut maitriser les mots, les émotions, les images...” ooo etpar le bien que cela me faisait. Je pouvais dire ce queje sentais, je n’étais plus coupé en deux. Mais peu Apeu est arrivée une autre « étiquette » : partout ot ‘étaisinvité, méme dans des colloques scientifiques ‘qui n’avaient rien & voir, on me présentait comme «enfant emprisonné pendant la guerre qui était par- venu 4 s’échapper ». Ainsi, ’ai eu du mal ne pas en parler! Peu a peu, 'aiappris cependant: aujourd’hui, ‘Fenparlesi aienviedele faire et jerefuse sicelaneme semble pasa propos. Je suissorti de ce «tout ourien >. ‘est une sacrée revanche sur votre passé. B.C.: « Revanche », non, parce que je n'ai jamais ewe got de la haine et n'ai donc jamais ressenti le besoin deprendre une revanche. Maiscela me donne unsen- timent depaixintérieure trés agréable, oui... treenfin accepté. ‘Avec ce livre, vous rejoigniez aussi le rang des psys, ‘surtout américains, qui écrivaient ala premiere personne... et qui désormals se sont multipliés. ‘Comment regardez-vous cette tendance? B.C. :'yvoisun marqueur de l'évolution delapsycha- nalyse. Vous savez, quand j'ai commencé a m’intéres- ser dla chose « psy », la psychanalyse était soumise & unconformismeénorme.Larégle, cétait: «Le patient ne doit pas entendre le son de votre voix. » Cela me paraissait fou, et jene me génais paspourledire:«On aggrave 'angoissedes patientsen nous taisant! » Tous me raillaient: « Oh Vimbécile! II n’a rien compris! » Face Atousces« savants »,jaisuivile dogme... Jusqu’at jour oiijfenaieuassezet otiai décidé queje parlerais. Crest la que ma formation a pris fin avant terme.* Cette interdiction de parler rappelle étrangement votre enfanc B.C. : Absolument! Et je me suis soudain senti bien plus a Paise en accompagnant mes patients avec la parole, ce qui, je crois, a été contagieux. Mais cela, ‘avais déja pu Vexpérimenter dans ma propre ana- lyse. J'en ai fait deux. La premiere, avec une femme, Psychologies hors-sé ot jai bien appris, Puis elle est morte, ete suis allé chez unhomme,une«vedette»,avecquiilnes‘estrien passé. Ils étaient pourtant de la méme école, Mais je pense que, sil s'est passé quelque chose avec cette fernme,c'estparce que je mesentais dans unerelation avec elle, je sentais sa chaleur... Peut-étre était-ce un fantasme. Reste quiavec autre, je ne sentais que du froid. Les jeunes psys ont changé de pratique, ils ne sont plus dans cette rigidité dogmatique, ils parlent, he se cachent pas. Et qu’ils écrivent au «je » est Pun, des signes de cette évolution, & mon sens positive, ne serait-ce que parce que cela permet aupatient desavoir ‘que son psy ne fait pasce métier par hasard. Letravail d’écriture ul-méme vousa-t-ll été profitable pour vous libérer de ce passé? B.C. : Cest une question qui adésormais été étudige dansle cadre de larésilience: écrire facilite-tilleetra- vail de résilience oul'empéche-t-il? Et, en 2019, dans La nuit, écrirai des soleils (Odile Jacob, “Poches”, 2028), notamment, j’ai montré que, pour les neuro- logues, les effets thérapeutiques de Pécriture sont

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