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De l’animal-machine à l’âme des machines

Querelles biomécaniques de l’âme (XVIIe-XXIe siècle)

Jean-Luc Guichet (dir.)

DOI : 10.4000/books.psorbonne.17481
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Année d'édition : 2010
Date de mise en ligne : 18 février 2019
Collection : Philosophie
ISBN électronique : 9791035102562

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782859446383
Nombre de pages : 206

Référence électronique
GUICHET, Jean-Luc (dir.). De l’animal-machine à l’âme des machines : Querelles biomécaniques de l’âme
(XVIIe-XXIe siècle). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2010 (généré le 05 mai
2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/psorbonne/17481>. ISBN :
9791035102562. DOI : 10.4000/books.psorbonne.17481.

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1

Philosophes, historiens, littéraires, scientifiques examinent dans cet ouvrage les enjeux, passés et
actuels, de la « querelle de l’âme des bêtes », vive controverse qui passionna les philosophes de la
seconde moitié du XVIIe siècle à la première moitié du XVIIIe siècle.
Au cœur de la querelle, l’animal-machine cartésien. Descartes porte à son paroxysme la
différence entre l’homme et les bêtes et soumet deux propositions radicalement opposées : il faut
soit prêter aux bêtes une âme et donc des capacités qui, en droit, égalent celle de l’homme, soit
leur refuser toute âme. Il brise ainsi la continuité hiérarchique établie depuis l’Antiquité entre
l’homme et l’animal qui, tout en installant le premier dans une supériorité de droit sur le second,
le retenait en même temps dans un lien d’appartenance commune à un univers ordonné et
finalisé.
L’ouvrage explore les multiples développements de la querelle après la mort de Descartes,
jusqu’aux Lumières et au XIXe siècle, et en dégage les motifs profonds. Loin d’être inconsistante,
cette querelle possède un noyau philosophique véritable qui, au-delà des bêtes, la montre comme
une querelle des hommes entre eux, opposant une nouvelle conception à une ancienne : une
définition et une mise en question de l’homme, de la raison, des rapports de l’âme et du corps...
Certes, cette querelle de l’âme des bêtes apparaît aujourd’hui largement caduque, entraînée dans
le déclin de la notion d’âme dont elle était foncièrement solidaire et dont elle a sans doute
représenté une forme historique de résistance. Cependant, elle trouve peut-être son véritable
prolongement actuel - plutôt que dans le champ de la question de l’animal où l’aspect
éthologique des performances et celui éthique des droits l’ont globalement supplantée - dans les
débats autour des machines de nouvelle génération, porteuses d’ambiguïtés tout aussi
troublantes et chargées de décisives interrogations pour l’homme qui les crée et s’y réfléchit.

JEAN-LUC GUICHET
Directeur de programme au Collège international de philosophie (Paris) de 2004 à 2010
(« Animalité et anthropologie, des Lumières à nos jours »), membre du centre Georges-
Chevrier (UMR-CNRS 5605, université de Bourgogne), du Comité d’éthique
expérimentation animale Paris 1-Ile-deFrance et membre associé du CERPHI (Centre
d'étude en rhétorique et philosophie). Derniers ouvrages publiés : Traité des animaux,
Condillac (commentaire), Paris, Ellipses, 2004 ; Rousseau, l'animal et l'homme. L'animalité
dans l'horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006 ; Usages politiques de l'animalité
(dir.), Paris, L'Harmattan, 2008, Douleur animale, douleur humaine. Données scientifiques,
perspectives anthropologiques, questions éthiques (dir.), Paris, Quae, 2010. Ses recherches,
portant sur le lien homme-animal de l’Âge classique à nos jours et sur les différents
aspects de la pensée de Rousseau et des Lumières, abordent également les questions
contemporaines d’anthropologie et d’éthique appliquée.
2

SOMMAIRE

Introduction
Jean-Luc Guichet

Première partie. Continuité et différence : l’âme, le corps, l’ordre commun de la


nature

Descartes et les animaux-machines : une réhabilitation


Thierry Gontier
ANIMAUX-MACHINES ET ANTHROPOCENTRISME
LE PROTOCOLE EXPÉRIMENTAL
L’ANIMALITÉ DE L’HOMME

Le problème de l’âme des bêtes chez Spinoza


Chantal Jaquet
LA NATURE DE L’ÂME ANIMALE
LE PROBLÈME DE LA DIFFÉRENCE ENTRE L’ANIMAL ET L’HOMME

Deuxième partie. Identifications : l’âme humaine prise au miroir de celle de


l’animal

Entre anthropologie et politique : les animaux de La Fontaine


Fabrice Hoarau
LA PLACE DE LA QUERELLE DANS LES FABLES
LE STATUT DE L’ANIMALITÉ DANS LES FABLES
LES SOCIÉTÉS ANIMALES

L’âme des bêtes : une âme en attente


Didier Hurson
SAINT THOMAS ET L’INTUITION DES ANIMAUX
LES AVIS DE LA TRADITION ALLEMANDE

Julie et l’âme des poissons du Léman dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau


Jacques Berchtold
ROMAN DE L’ÂME, ROMAN DU LÉMAN
JULIE PYTHAGORICIENNE
FACE-À-FACE DE LA VOIX ET DU SILENCE
INCORPORATION D’UN PAYSAGE ANIME
UN ICHTYOS SÉCULARISÉ
IL PARLAIT AVEC LES MAMMIFÈRES, LES OISEAUX ET LES POISSONS
HÉLOÏSE DANS L’ÉLYSÉE VIRGILIEN
POISSONS VOLÉS
3

Troisième partie. Prendre parti pour les bêtes : usages réflexifs et critiques

Vie, information, connaissance : l’âme selon Cureau de La Chambre


Christiane Frémont
LA QUERELLE DE L’ÂME DES BÊTES
UN NOUVEAU SYSTÈME DE L’ÂME
PENSER, PARLER
CONNAÎTRE
CONNAÎTRE : LE PROPRE DU VIVANT
LE VÉGÉTATIF COGNITIF
TOUTES CHOSES CONNUES OU CONNAISSANTES
CONCLUSION

Âme des bêtes et matérialisme au XVIIIe siècle


Jean-Luc Guichet
CRITIQUE DE LA NOTION D’ÂME SUBSTANTIELLE ET SPIRITUELLE
CONTINUITÉ DE L’ÂME ANIMALE ET DE CELLE HUMAINE
NATURE ET STATUT DE CETTE « ÂME PHYSIQUE » : RÉELLE ET MATÉRIELLE OU RÉDUCTIBLE À
UN EFFET GLOBAL DU CORPS ?
LA FABRIQUE DE L’ÂME ANIMALE ET HUMAINE : COMMENT LA CHAIR FABRIQUE-T-ELLE DE
L’ÂME ?
PERSPECTIVES MORALES POUR L’« ÂME » HUMAINE : CONTRE L’ANTHROPOCENTRISME ET POUR
UNE RENATURALISATION DE L’HOMME

Instinct et intelligence : les termes d’une nouvelle querelle de l’âme des bêtes au XIX e siècle ?
Paule Petitier
INSTINCT VERSUS INTELLIGENCE
ENJEUX IDÉOLOGIQUES
L’ÂME BÊTE

Quatrième partie. Intrigues contemporaines

La querelle de l’âme des machines


Jean-Gabriel Ganascia

La cause des animaux est-elle raisonnable ?


Jean-Claude Bourdin
QUESTIONS SUR LA QUERELLE
LA « QUERELLE » EN FICTION
LA SOLITUDE DE COSTELLO

Les auteurs
4

NOTE DE L’ÉDITEUR
Ouvrage publié avec le concours du Conseil scientifique de l'Université de Paris 1
5

Introduction
Jean-Luc Guichet

1 Cet ouvrage rassemble les contributions au colloque intitulé « La querelle de l’âme des
bêtes » qui s’est tenu en décembre 2007, dans le cadre du centre Georges-Chevrier (UMR-
CNRS 5605, université de Bourgogne, Dijon). L’esprit de ce colloque interdisciplinaire –
associant des philosophes, historiens, littéraires et un spécialiste de l’intelligence
artificielle – était de s’intéresser non seulement à un épisode circonscrit de l’histoire de la
philosophie, mais aussi à ses divers rebonds et prolongements en vue de poser le
problème de son éventuelle actualité ou inactualité. Comme on pourra le constater à la
lecture des contributions, les perspectives ouvertes ont effectivement très vite débordé
l’étroit horizon affiché par l’intitulé initial, de là le nouveau titre donné à cet ensemble.
2 Des querelles, en philosophie comme ailleurs, il est souvent question, et particulièrement
aux XVIIe et XVIIIe siècles, de façon mêlée à la théologie, aux sciences, à la littérature et aux
arts : celles par exemple de la grâce et de la prédestination, de l’eucharistie, du quiétisme,
des Anciens et des Modernes, des tourbillons, des forces vives, de la musique française et
de la musique italienne (celle dite des Bouffons) et, parmi toutes celles-ci, celle donc de
l’âme des bêtes.
3 On entend en général sous ce vocable de « querelle de l’âme des bêtes » un certain
segment de l’histoire de la philosophie, se découpant, à grands traits, de la seconde moitié
du XVIIe siècle au milieu du siècle suivant, tout en gardant une importance – au moins
symbolique – qui le prolonge sous une forme affaiblie, s’effilochant progressivement vers
la fin du XIXe siècle et l’orée du XXe. Certes, depuis toujours, les hommes discutent et
disputent des bêtes, tour à tour à leurs yeux proches jusqu’à l’identité et différentes
jusqu’à l’abîme. Didier Hurson montre ainsi dans son texte comment cet étroit segment
s’articule à la longue durée depuis la fin du Moyen Âge jusqu’aux romantiques, la
tradition allemande constituant par ailleurs un contrepoint très intéressant pour mesurer
la spécificité française et la singularité du geste cartésien. Bien avant déjà, l’Antiquité,
tardive spécialement, voit s’affronter stoïciens, épicuriens, chrétiens, néo-académiciens,
sceptiques dans des joutes parfois déjà très violentes1. L’âme des bêtes, étrangement, a
toujours très facilement enflammé celle des hommes. Cela tient sans doute
essentiellement à trois raisons : de manière générale, l’identification ou l’opposition
6

s’avère pour l’homme indispensable à la saisie de lui-même comme être


fondamentalement indéterminé ; cette tendance foncière à la comparaison est
particulièrement attractive avec un animal empiriquement facilement disponible, et
affectivement et éthiquement rarement indifférent ; enfin, la variation si déroutante, au
sein du monde animal, des comportements et des formes est interprétable en des sens
fort différents, voire opposés, rapprochés ou non de l’homme, ce qui prête à dispute.
Mélange explosif donc d’un besoin essentiel de référence, d’un investissement affectif
inquiet, fort et quotidien, et d’une grande versatilité de signification. Mais, jusqu’à
Descartes, les controverses avaient toujours plus ou moins porté sur la nature de cette
âme, sur le degré de distance qui la sépare de la rationalité, et aussi du divin, et donc
également de l’homme, sur sa destination et sur la valeur d’usage de l’animal pour
l’homme posé ou non comme fin de toutes choses, et jamais – ou presque – sur l’existence
même d’une âme des bêtes toujours plus ou moins présupposée. C’est la mise en question
de ce dernier aspect – celui de l’existence – qui, en brisant le tacite consensus et en
approfondissant le problème jusqu’à sa racine ultime, aura transformé une dispute ainsi
radicalisée en une véritable querelle.
4 Quelle est la différence ? Outre le degré – l’une étant en principe plus vive que l’autre –,
une querelle s’inscrit dans la durée en constituant une situation, porte sur des principes
ou des intérêts estimés à tort ou à raison majeurs et tend à se structurer en partis.
5 Remarquons d’emblée qu’une querelle en philosophie ne va pas de soi. Comme le relève
Jean-Claude Bourdin dont on consultera la judicieuse analyse, la philosophie,
traditionnellement et généralement, s’astreint à poser des problèmes plutôt qu'elle ne se
répand et ne se perd en querelles. Peut-être même ne se distingue-t-elle d’abord que par
là : par son recul initial devant la spontanéité vindicative des rapports humains et,
comme le voulait Habermas, par sa décision préalable de réflexion sur les conditions de
toute discussion véritable et fructueuse. C’est dire en tout cas qu’une querelle inscrit du
non-philosophique dans le philosophique, du passionnel dans le rationnel, de
l’intimidation dans l’argumentation, du rhétorique et du sophistique dans la rigueur
supposée d’échanges soumis à la norme idéale de la raison. N’y a-t-il pas dès lors risque
d’aliénation de la part proprement philosophique de la réflexion ? Une querelle en
philosophie n’est pas toujours réputée une « vaine querelle » ? Le philosophe qui s’y laisse
prendre – ce qui arrive, à vrai dire, assez souvent –, en quoi l’est-il toujours et se
distingue-t-il en propre ? Ainsi emblématiquement Spinoza, dans son refus systématique
des polémiques, incarne-t-il le philosophe, lequel sait dans sa prudence essentielle que la
sérénité et la liberté de la pensée demandent de préférer l’esquive à l’affrontement. Les
intérêts du vrai doivent fructifier sur le long terme, dans le lent processus de réflexion
qui travaille les hommes en dépit qu’ils en aient. Celui qui en a la charge ne les expose pas
inconsidérément au risque de soulever et de s’aliéner les passions, de déclencher la fureur
d’avoir raison, si prompte et si propre à éteindre tout rapport critique à soi. Le
philosophe alors voyage : Aristote quitte Athènes, Descartes part en Hollande, Rousseau
où il peut... Une querelle n’aura donc d’intérêt pour le philosophe qu’à condition de ne
surtout pas s’en mêler, non comme champ d’engagement mais comme objet d’analyse,
donnant spectacle des fureurs combatives dans lesquelles les hommes peuvent perdre –
outre leur rationalité et leur disposition à la philosophie – jusqu’à leur humanité. Mais au-
delà de cette remarquable exhibition – propice à une méditation en retrait – des ressorts
bruts des passions humaines, quel intérêt de la philosophie pour elle-même, quelle
instruction dans les affaires propres de la pensée le penseur peut-il espérer y trouver ?
7

Quant à descendre lui-même dans l’arène, tenter de mêler la voix de la raison aux cris et
aux clameurs, voire de donner forme à la chimère d’une improbable querelle
philosophique... À moins qu’il n’estime, tel Voltaire, dans un geste inaugural qui définit
l’intellectuel moderne précisément par le droit d’intervention dans le champ historique
et sociopolitique, que l’enjeu le justifie et que le philosophe – qui, lui aussi, vit dans le
monde et ses drames – doit savoir parfois s’engager dans le non-philosophique – quitte à
prendre des risques qui peuvent impliquer parfois non seulement son authenticité mais
sa liberté et sa vie. Ainsi en était-il déjà, dans l’allégorie platonicienne, du prisonnier
libéré retournant par devoir dans la caverne, à la différence près que ce n’était pas en vue
de se mêler de querelles – liées à des affaires particulières – mais au contraire de
« déquereller » en quelque sorte la cité, en saisissant d’une main toutes les affaires,
depuis la hauteur du politique, pour les ordonner philosophiquement. Certes, mais en
attendant ? La querelle étant indiscutablement ce qu'elle est, les motifs pour y entrer
peuvent toutefois être d’un autre ordre – non ceux seulement de la pure recherche de la
vérité mais ceux, également universels, de la justice et de l’humanité – et pour leur part
se discuter.
6 Mais le motif ici, dans le cadre de notre sujet, vaut-il précisément la peine ? L’homme qui
prend parti pour ou contre l’âme des bêtes se bat-il, par ce truchement, aussi pour
l’homme, ou pour Dieu, ou pour la vérité, la raison, les valeurs, les droits de la sensibilité
qui sont aussi humains ? Peut-être bien... car ce qui en tout cas semble certain est que la
cause des bêtes les déborde amplement et se trouve, du moins en général – et en
particulier pour la période de référence de cette querelle, à la charnière des XVIIe et XVIIIe
siècles-, largement instrumentalisée.
7 Avant d’envisager ces divers enjeux, identifions d’abord la pomme de discorde qui aura
semé la zizanie : c’est l’animal-machine cartésien. Descartes est celui qui, poussant au
plus loin, comme jamais jusque-là, la différence entre l’homme et les bêtes, exaspère de
façon tout à fait inédite les positions et porte le débat à un degré extrême de tension, en
le dramatisant par une alternative proprement radicale : il faut soit prêter aux bêtes une
âme et donc des capacités qui en droit égalent celles de l’homme, soit leur refuser toute
âme ; car l’âme ne se négocie pas, elle est tout entière en elle-même, porteuse chaque fois
de la pensée qui toujours peut aller plus avant grâce au dynamisme de la réflexion. Or,
jusque-là, depuis l’Antiquité, la différence de l’homme et de l’animal s’inscrivait dans une
continuité hiérarchique qui, tout en installant le premier dans une supériorité de droit
sur le second, le retenait en même temps dans un lien fondamental d’appartenance
commune à un univers ordonné et finalisé. Avec la rupture cartésienne, tout change :
brisant sans espoir de retour le lien ancestral de la connivence de l’homme et de l’animal,
démarquant radicalement le premier de la communauté des vivants, réduisant et
absorbant le second au sein de l’étendue géométrique et indifférente du monde. Encore
faut-il fortement nuancer : le geste de Descartes participe d’une prudence
méthodologique qui ne confère pas à sa thèse la radicalité doctrinale, voire dogmatique,
qui lui est souvent prêtée et qui caractérisera plutôt sa reprise – l’articulant à un plan
nouveau, d’ordre théologique, qui va la durcir – par Malebranche. Comme l’établit très
clairement Thierry Gontier, un tel motif théologique n’est nullement caractéristique de sa
démarche qui, sur ce point, est bien plutôt celle d’un physicien se fondant sur
l’expérience2. Pas davantage l’anthropocentrisme dont on l’affuble volontiers ne semble-
t-il résister à l’analyse. Mais toujours est-il qu’une perspective nouvelle est ouverte,
associée à une conception globale – également radicalement innovante – des rapports de
8

l’homme au monde et à la nature. Même si, peut-être, le rapport de l’homme et de


l’animal ne se dissocie si radicalement avec le philosophe du cogito que pour mieux
pouvoir se renouer ensuite sur d’autres bases, tentatives qui se manifesteront surtout aux
siècles ultérieurs.
8 Quoi qu’il en soit, ce n’est pourtant pas du temps de Descartes que se déclenche la
querelle mais tout de suite après, au moment de l’inventaire, du « bilan ». L’animal-
machine alors brutalement se cristallise et fixe sur lui les animosités à l’égard de la
nouvelle philosophie. La querelle de l’âme des bêtes commence au départ comme une
querelle d’héritiers...
9 Cette querelle se mue très vite en tempête, accaparant une part non négligeable des
énergies et des échanges de la seconde moitié du XVIIe siècle, et rétrospectivement étonne
par son ampleur et sa violence – étonnement qui aura commencé dès les contemporains
qui, dans le premier tiers du XVIIIe siècle, auront l’impression de se réveiller d’un bien
étrange épisode. Lancée par la publication de l’ouvrage posthume de Descartes, L’Homme 3,
surtout par la préface très revendicative de Schuyl brandissant cette thèse de l’animal-
machine comme un nouveau porte-drapeau cartésien, la querelle rebondit avec celui de
Pardies4 et se dramatise d’un cran supplémentaire avec les prises de position de
Malebranche5 et des théologiens. Elle s’allège en revanche quelque peu avec La Fontaine
qui versifie6 et dont Fabrice Hoarau cherche à établir toute la profondeur sous-jacente –
difficile à percer dans un double langage à la fois littéraire et philosophique –, Fontenelle
qui ironise7, Gabriel Daniel qui pastiche8, et bien d’autres encore signant leur motif sur ce
très réceptif canevas9. La position de Spinoza – en retrait, on l’a déjà évoqué, de toute
cette querelle- se signale, ici comme ailleurs, par sa fermeté et sa sérénité tout à la fois,
tout en établissant le droit humain sur une base absolument continuiste et non
cartésienne, comme le montre l’analyse de Chantal Jaquet.
10 Cependant, avec le recul du temps, toute cette querelle n’apparaît-elle pas plutôt
surfaite ? Peut-être une fois de plus beaucoup de bruit pour rien... ou pas grand-chose ?
11 On peut en effet à bon droit éprouver de la perplexité devant l’importance prise par cet
épisode qui, débordant l’austère échange savant, se répand dans la bonne société, anime
les salons, suscite les éclats, divise et oppose les passions. Peut-être alors est-il plus avisé
de soupçonner le manque de consistance philosophique d’une gesticulation fréquemment
théâtrale qui respire le prétexte, le règlement de comptes entre groupes philosophiques
mais aussi religieux et idéologiques, voire politiques (jésuites et jansénistes), la mise en
vedette de « dames de la haute » montant, avec une complaisance apparente sans doute
mêlée souvent aussi de sincérité, à la défense de leur « bichon » contre l’offense des
mécanicistes... Toute cette querelle finalement serait-elle surtout une cabale
anticartésienne opportuniste ? Ne serait-elle pas gonflée et instrumentalisée par les
rapports déjà conflictuels opposant tenants de la nouvelle philosophie et
néopéripatéticiens, jansénistes et jésuites, et par l’attrait d’un scandale à bon compte qui
n’exige pas, comme par exemple la querelle des forces vives, de bien grandes
compétences scientifiques, ou, comme celle du quiétisme, d’encourir de trop grands
risques ?
12 Examinons davantage. Quels sont les motifs plus profonds de tout ce remue-ménage ?
13 Le premier aspect repérable dans cette affaire est le primat de la question de la
connaissance qui d’ailleurs la précède légèrement et dont elle paraît d’abord un
prolongement. Du vivant même de Descartes éclate en effet une vive polémique entre
9

Pierre Chanet et Marin Cureau de La Chambre : le premier, désireux de défendre les


conceptions cartésiennes, et le second, la cause des bêtes, s’engagent dans une
controverse où ce dernier est amené, comme le montre Christiane Prémont, à soutenir
une thèse audacieuse et novatrice sur l’imagination comme puissance fondamentale de
connaissance. La contribution particulièrement originale de Marin Cureau de La Chambre
à ce débat, poussant encore plus loin cette intuition jusqu’à identifier vie et connaissance,
en vient même à évoquer de façon assez troublante l’information génétique et le
métabolisme cellulaire dont nous parlent nos sciences contemporaines.
14 Un problème fondamental également est celui du rapport de l’âme et du corps que le
détour par les bêtes permet en quelque sorte de reconsidérer de l’extérieur, en
contournant la confusion du rapport vécu de soi à soi. L’apport cartésien a été ici
essentiel, redistribuant les cartes de la réflexion en distinguant comme jamais auparavant
pensée et matière (« étendue »), conçues désormais comme substances, et en
problématisant à proportion le rapport de l’âme et du corps, rapport
incompréhensiblement mais indéniablement d’union intime de ces deux substances.
15 Enfin se trouvent également prises dans cette tourmente les thèses métaphysiques et
théologiques traditionnelles – l’idée de Dieu et de son rapport à nous ainsi que celle
d’âme.
16 L’idée de Dieu en particulier va traverser ici une épreuve dangereuse. Souvenons-nous du
dieu trompeur de Descartes : il ne s’agissait que d’un échafaudage provisoire destiné (avec
sa version de compromis qu’est le malin génie) à pousser le doute hyperbolique jusqu’à
son terme pour se débarrasser des vérités mathématiques obstruant l’accès au cogito. Ce
terme une fois atteint, il devenait alors possible de retrouver dans l’inventaire des idées
du sujet celle si singulière de Dieu, établie cette fois dans sa vérité, la seule permettant au
cogito de sortir de lui-même afin de fonder l’extériorité et, grâce à la véracité divine, un
rapport vrai à cette extériorité. L’idée de Dieu apparaissait donc comme pièce maîtresse
du système, racine métaphysique avec le cogito de l’arbre de la connaissance, et,
intimement associée à elle, celle de la véracité divine. Tout ainsi était consommé et les
singulières métamorphoses de Dieu résorbées dans l’affirmation éclatante de son être de
véracité, exact opposé symétrique du dieu trompeur abandonné aux oubliettes de la
première méditation. Or, sous les espèces de la modeste gent animale, les adversaires
anticartésiens comme Pardies en viennent à ressusciter cette fugace figure : si en effet
toutes ces bêtes n’ont pas d’âme alors qu’elles en offrent une apparence si persuasive, au
point que tout homme autre que les cartésiens s’y trompe, que penser du dieu qui les a
créées telles ? Se reprendra-t-on et dira-t-on finalement qu’il leur a attribué une âme ?
Alors il faudra bien plaindre celle-ci, tourmentée à pure perte par ses souffrances,
puisque son divin créateur n’a pu lui accorder l’immortalité, concevable selon presque
tous ces auteurs10 uniquement pour celle humaine. Entre un dieu trompeur et un dieu
injuste voire cruel, le choix ne laissera en aucun cas la perfection divine indemne. Sur ce
terrain déplacé et faussement insignifiant, l’animal aura piégé les questions dangereuses
et non frontalement discutables : celles traditionnelles de Dieu, d’âme, de providence, etc.
Telle aura été en quelque sorte la rétorsion ultime de la bête à l’encontre du dieu du
philosophe qui lui avait refusé – certes pour des raisons « mûrement considérées » – son
âme...
17 C’est ce dont se souviendront les matérialistes du XVIIIe siècle qui feront de cet animal-
machine une véritable machine de guerre non seulement anticartésienne mais
antithéologique. Et en même temps commence avec eux à se résorber le relief singulier
10

qu’avait pris cette querelle de l’âme des bêtes. La critique envers les notions
métaphysiques et théologiques, se faisant de plus en plus explicite et directe, prenant
aussi le chemin de la réfutation des idées innées, rend en effet facultatif ce prudent
détour et pousse la réflexion sur l’animal vers d’autres horizons.
18 La querelle ainsi s’étire d’un siècle à l’autre et dans ce mouvement transforme son sens en
pivotant d’un enjeu à l’autre : le tableau dans la première moitié du XVIIIe siècle passera
d’une dominante théologique à une signification essentiellement anthropologique et
éthique, comme le montrent les analyses de Jacques Berchtold et Jean-Luc Guichet. À
travers elle, c’est l’homme qui, de plus en plus, se questionne sur lui-même, sur le fonds
de passions qu’il partage avec les bêtes, sur son âme peut-être également matérielle, sur
l’origine qu’il soupçonne commune de tous les vivants, sur l’importance de son corps et
de la structure de son « organisation », susceptibles d’être les seules causes de son
intelligence, de sa sociabilité et de sa perfectibilité. L’idée de Dieu s’éloignant, et avec elle
la source suprême d’où il tirait naguère sa définition, l’homme moderne doit désormais se
penser dans ses nouvelles figures par la comparaison avec cet être, miroir commodément
proche et autre tout à la fois, empiriquement associé dans la coprésence au sein du
monde : l’animal. Le « retour » de celui-ci au XVIIIe siècle serait la figure de proue d’un
retour de la nature en général au terme d’une phase d’extrême dépossession et
« théologisation », et porterait avec lui l’espoir d’un retour, voire d’une réappropriation,
de l’homme à lui-même.
19 Dès lors, la querelle commence à se rapprocher des débats contemporains sur la question
des animaux, celle mettant en cause la différence, celle des frontières, celle aussi du droit
et de l’éthique, celle enfin de l’homme même s’interrogeant sur soi dans ce reflet troublé
que lui offrent les bêtes.
20 Ainsi, cette querelle, loin de paraître inconsistante, même avec le recul du temps,
possède, nous semble-t-il, derrière ses atours polémiques participant d’un effet de mode,
un noyau d’intérêt philosophique véritable. Certes se trouve débordé de toutes parts le
strict sort des bêtes : même s’il y est aussi question d’elles, cette querelle n’est que
secondairement querelle pour les bêtes et se révèle surtout querelle d’hommes les uns
contre les autres. Mais à propos de quoi ? À travers les disputes de salons et derrière le
motif anticartésien se profile l’enjeu matérialiste et déjà fondamentalement
antithéologique. Au-delà des bêtes, c’est toute une nouvelle conception qui se joue contre
une conception ancienne : une définition et une mise en question de l’homme, de sa
raison, des rapports de son âme et de son corps, de sa destination, de sa soumission à la
religion et aux pouvoirs, de la sensibilité, de la matière, du monde, etc. Le motif militant
« pro »- ou « anti »- cartésien se révèle rétrospectivement surtout un déclencheur tant il
est vrai que parmi les adversaires ou les partisans de l’animal-machine se répartissent de
façon non symétrique théologiens, libres-penseurs, etc., chacun adoptant ses positions et
se ralliant à son parti pour différentes raisons. Durant la seconde moitié du XVIIe siècle,
grosso modo et avec certes de fortes nuances selon les auteurs, la querelle de l’âme des
bêtes est une querelle des Anciens et des Modernes, ces derniers se regroupant autour des
cartésiens. Mais déjà l’implication d’auteurs empiristes, sceptiques et matérialistes
brouille cette distribution qui au siècle suivant portera au contraire sur le front de la
modernité les partisans de cette âme, à condition de l’entendre comme avant tout
sensible et fondamentalement proche de celle humaine. Relevons également le caractère
essentiellement français de cette querelle, du fait de l’importance nationale du
cartésianisme, resté beaucoup plus discret dans la plupart des autres pays européens.
11

21 Par ces aspects critiques, voire contestataires, cette querelle donne ainsi une sorte
d’avant-goût de la grande attaque des Lumières.
22 C’est ce qui expliquerait aussi l’étrange pouvoir attractif de ce thème de l’âme des bêtes
qui, traversant les modes et en dépit de l’affaiblissement de la notion d’âme, apparaît
toujours suggestif de nos jours, même sous d’autres formes. Ce qui tient certainement
largement à ce second souffle, à cet approfondissement anthropologique et éthique dont
il s’est enrichi sous les Lumières, au sortir du couloir théologique où il s’était étroitement
inséré à la fin du XVIIe siècle.
23 Quoi qu’il en soit, la figure, sinon la teneur, de ce débat continue de se répercuter à
travers non seulement tout le XVIIIe siècle mais aussi celui du romantisme, ce qui atteste
encore de sa force et de sa capacité de troubler à tout le moins l’âme humaine. Sans doute
n’est-ce pas pour les mêmes motifs : si le mouvement lancé au siècle classique persiste au-
delà des Lumières, c’est qu’il s’est propagé à travers de tout nouveaux paysages, en
particulier politiques et sociaux, et de façon désormais plus métaphorique que
métaphysique. C’est en le faisant jouer en quelque sorte comme repère d’indignation,
indice visible d’inhumanité, permettant de tracer de plus en plus fortement le parallèle
entre bêtes méprisées et hommes déshérités que Hugo et Michelet creusent ce sillon,
comme le montre Paule Petitier. Au XIXe siècle, la cause des bêtes s’identifie de plus en
plus clairement à celle de tous les laissés-pour-compte des pouvoirs, à la cause même de
l’humanité. La querelle sur l’âme des bêtes retentit alors d’anciennes et obscures
contestations sur l’âme de certains humains – peuples méprisés, femmes, fous et autres.
Ainsi exemplairement de la controverse célèbre de Valladolid en 1550-1551 où s’étaient
opposés en des joutes mémorables Las Casas, Sepúlveda et les partisans des colons des
« Indes occidentales » à propos de l’âme des Amérindiens, et dont les débats
paradoxalement avaient débouché sur la remise en cause de celle des Africains.
Retentissement du ressentiment : l’âme inquiète des bêtes s’anime inévitablement de
celle d’hommes qui y signifient leur exigence de reconnaissance. Il ne faut pas négliger
cependant l’ambiguïté de cette référence animale qui, liée à l’essor de l’« anthropologie
physique » depuis la fin du XVIIIe siècle, aura également occasionné des repères (ayant
même prétendu être des mesures) du degré d’humanité des « races » et des peuples.
Rapprocher homme et animal, malheureusement, aura souvent fourni prétexte à éloigner
les hommes entre eux et à briser leur unité à coups de hiérarchisations, exclusions, voire
génocides... Fait historique et incontestable certes. Cependant, non seulement il ne nous
semble pas, au plan logique, pouvoir à lui seul fonder un argument suffisant pour
condamner un tel rapprochement – dont il faut rappeler qu’il n’est pas pour autant
identification – mais il apparaît même possible, au plan anthropologique, d’en retourner
le sens dès lors que la proximité des vivants conduit à accepter une certaine animalité
chez l’homme et à cesser de dénigrer systématiquement celle-ci comme marque honteuse
d’infériorité. Ce n’est pas idéaliser l’animalité que de considérer qu'elle ne peut se réduire
à la bestialité et que son incorporation à l’âme humaine n’implique pas nécessairement de
dégrader cette dernière, peut-être même tout au contraire.
24 Néanmoins, le problème se pose de l’actualité de tout ce débat sur l’âme des bêtes si on en
resserre la signification : le parallèle à cet égard avec, par exemple, celui si désuet sur le
sexe des anges ne pourrait-il être moins fortuit qu’on ne le pense ? Nous ressentons cette
inactualité de façon d’ailleurs contradictoire puisque tout à la fois nous penchons
spontanément à accorder une âme aux bêtes (que nous appelons maintenant
systématiquement et de façon tout à fait significative des animaux, renouant avec
12

l’Antiquité en deçà de leur forte « bestialisation » opérée peu ou prou par le Moyen Âge
chrétien) et en même temps l’idée d’âme nous semble en général frappée d’obsolescence,
à mettre définitivement au placard des thèmes métaphysiques ou théologiques périmés.
Certes, mais précisément : ne faut-il pas désormais plutôt mettre le terme de
« conscience » sous celui d’âme ? Les questions qu’abritait cette dernière ne peuvent-elles
au moins pour partie réinvestir la première ? Pour cela, peut-être faut-il se risquer à
transposer tout ce débat en l’accrochant aux nouveaux objets équivoques de notre
monde.
25 Cette inactualité – même si elle est au premier degré incontestable – se trouble en effet
lorsqu’on passe des « bêtes » aux machines : non plus celles de Descartes mais celles de
nos contemporains pouvant mimer le comportement intelligent et sensible de façon
parfois étonnante. Face à de telles performances, la comparaison ne se fait plus –
réflexivement – des animaux aux machines, mais – et cette fois spontanément – en sens
inverse, de telles machines paraissant vivantes et animales. L’on retrouve alors dans toute
sa force l’argumentation des matérialistes des Lumières : cette matérialité là – comme ils
le disaient précisément des bêtes – n’est-elle pas pensante, n’atteste-t-elle pas la capacité
de la matière à produire sensibilité et intelligence ? Dans toute sa force car
l’argumentation matérialiste y trouve un terrain nettoyé des difficultés qu’on pouvait lui
opposer quand elle prenait appui sur les bêtes. Ainsi, d’abord, cette argumentation
matérialiste ne se trouve plus empêtrée dans l’objection vitaliste que pouvait lui renvoyer
le spiritualisme rénové du XIXe siècle, les machines à la différence des bêtes ne pouvant
être regardées comme relevant d’une mystérieuse force irréductible à toute autre... Et dès
lors, pourquoi l’homme ne pourrait-il pas n’être qu’une machine semblable, réductible
purement et simplement à un dispositif matériel particulier ? Certes, mais précisément –
ordre de difficultés plus ancien encore – les cartésiens pouvaient répondre que l’on peut
admettre la bête comme une machine purement matérielle dont la perfection marque une
intelligence, mais à condition de comprendre que cette dernière doit être interprétée
comme celle non de l’animal même mais seulement de son divin et parfait auteur. La
possibilité de l’équivoque était alors suspendue à la perfection même de Dieu, dont la
puissance extraordinaire produisait dans certains de ses ouvrages l’apparence seulement
de l’âme et de l’intelligence, à charge ensuite aux cartésiens d’établir qu’il ne pouvait
pour autant s'agir d’une volonté de duplicité en Dieu (répondant par là au retour, sous
forme d’objection à leur encontre, de la figure embarrassante du dieu trompeur11). Le
problème possédait une sorte de fenêtre de transcendance par laquelle toujours une issue
était possible pour les options spiritualistes exposées à la pression des objections
matérialistes. Mais pour nos ordinateurs et autres engins, ces arguments ne peuvent plus
valoir puisque l’homme seul en est indiscutablement le créateur. Dans la solitude de ce
triangle d’immanence entre soi, les objets et les animaux, l’« âme matérielle » ne peut
plus être écartée sous le prétexte de Dieu ou d’une quelconque force vitale, l’homme
comme créateur des « machines intelligentes » étant venu se substituer à Dieu créateur
des bêtes et à l’homme observateur d’êtres qu’il n’a pas créés. Faudrait-il alors admettre
une « métaphysique des machines » ? Peut-être, si l’on suit Jean-Gabriel Ganascia dans ses
analyses des étranges objets techniques qui lui sont si familiers. Ces analyses déstabilisent
notre regard catégorisant, qui les classait parmi les choses, en nous les donnant à voir
sous l’angle à la fois improbable et inquiétant de sujets. L’âme, chassée des bêtes,
reviendrait-elle nous interroger à travers les écrans des machines électroniques ? Sous les
doigts humains, cette âme semble alors passer de l’état d’objet spéculatif à celui de
création expérimentale d’un agir démiurgique. Métaphysique-fiction peut-être, mais, si
13

l’on traduit « âme » dans un vocabulaire plus modeste et actuel, la conscience ne peut-elle
habiter ces configurations nouvelles dont l’homme peuple de plus en plus son monde :
non seulement ordinateurs, mais réseaux Internet, robots domestiques, animaux
virtuels... ? Rendre possible pour ces entités une autonomie « cognitive », opérationnelle,
motrice, leur donner une marge d’initiative et de « décision », une capacité de relation à
leur environnement et d’« autogouvernance », n’est-ce pas créer de la conscience ?
Nouveau Pygmalion, entreprendre de recréer le vivant ne suffirait pas à l’homme
ingénieur : couplant le programme de l’intelligence artificielle à celui de la vie artificielle,
il ambitionnerait aussi le trophée de la conscience. Le matérialisme, réputé si réducteur,
se ferait-il à nouveau enchanteur, désanimant les bêtes pour réanimer des « choses » ?
26 Une machine cependant pourrait-elle se poser nos questions ? Pourrait-elle s’illusionner
elle-même, se croire hantée par le fantôme qu’évoquait en son temps Gilbert Ryle et
soumettre cette imagination persuasive à sa propre interrogation critique ? Davantage,
aurait-elle capacité, devenue matérialiste, à convaincre d’autres machines demeurées
pour leur compte irréductiblement spiritualistes ? Nos ordinateurs iraient-ils jusqu’à se
prendre à la querelle de l’âme où ils argumenteraient, les uns se passionnant pour elle et
la déclarant substance, les autres disputant contre elle et la dénonçant comme fantôme ?
Querelle que, pour le coup, l’on trouverait peut-être cette fois étrangement rassurante...
27 Et pourquoi pas ? Pourrait-il en être autrement un jour si réellement ces machines
possédaient ou pouvaient acquérir quelque chose comme une âme ? La meilleure preuve
de l’âme n’est-elle pas d’en discuter ? Le problème persistant même s’il est entendu qu’il
convient sans doute de parler plus prudemment de conscience et que l’âme n’est peut-
être bien qu’un supplément inutile...
28 Cependant, en attendant un hypothétique devenir « darwinien » de nos machines,
l’argument de la substitution, dont Jean-Gabriel Ganascia fait état – à savoir celui
imaginaire d’un remplacement progressif intégral des neurones d’un cerveau humain par
des éléments artificiels équivalents –, trouble dès à présent notre anthropocentrisme, pris
à partie sous l’angle des machines comme naguère sous celui des bêtes. Mais cet
argument a-t-il une autre portée que celle de ce trouble, même tenace ? La substitution
n’est pas en effet reconstitution : admettre la possibilité de substituer pièce par pièce,
puce par puce une machine à un cerveau humain, voire à un organisme tout entier, couler
ces circuits dans la forme d’un être déjà fait, ce n’est pas réengendrer électroniquement
cet organisme, ce qui serait tout à fait différent. Pour qu’un ordinateur acquière une
conscience, sinon une âme, il faudrait certainement procéder de manière plus génétique
et proprement radicale : lui donner d’abord un corps, un corps véritablement vivant,
c’est-à-dire sensible, attaché à lui-même et unifié par la douleur et le plaisir, par la peur
de la disparition et le désir de vivre, et devant se former lui-même difficilement et
péniblement tout au long d’une enfance. Loin que le problème soit d’attribuer une âme à
la matérialité indifférente d’un système électronique, il est donc d’abord d’en faire un
véritable corps, c’est-à-dire non seulement une matière mais une unité, et de lui donner
aussi une possibilité d’autoconstruction dans le temps, c’est-à-dire une enfance. Ne
possède de l’âme – ou en tout cas ne l’actualise – que ce qui a été contraint de s’animer,
que ce qui, pour cela, a été mis en danger de vie ou de mort, plongé précisément dans le
jeu de la sélection naturelle. Ne possède de l’âme que ce qui a pu et dû la tisser – pour
reprendre, en la détournant quelque peu, l’image dans le Phédon de l’âme-tisserand – à
travers sa chair, celle-ci se caractérisant, comme l’a magnifiquement mis en lumière
Merleau-Ponty cette fois, par sa capacité de se sentir soi-même, par le jeu réflexif du
14

senti-sentant, en particulier celui permis par l’organisme humain au toucher si délié et à


la peau si sensible12. Croit-on attribuer des sens aux machines quand on les pourvoit de
simples capteurs ? Ce serait alors ramener les sens à de simples organes d’information et
confondre le sensualisme – ou sensationnisme – des Lumières avec tout au plus un
intellectualisme moins abstrait. Peut-être en définitive le problème serait-il donc plutôt
celui du corps que celui de l’âme. Celui de l’attribution ou non d’une âme aux machines
sans tenir compte précisément du type de corporéité en jeu apparaîtrait par contraste
comme un faux problème lié à une vision encore trop idéaliste, en tout cas naïvement
dualiste, de la question de l’âme et du corps. Encore faudrait-il bien distinguer ce
dualisme-là de celui de Descartes, le corps humain dans cette dernière perspective étant,
comme le montre fortement Thierry Gontier, tout à fait unique et d’aucune manière
réductible au corps-machine, quelle que soit la condition des bêtes par ailleurs.
29 Il n’en demeure pas moins que l’argumentation de Jean-Gabriel Ganascia – dont le souci
de toute façon n’est pas de mettre en concurrence ces deux approches – marque un point
décisif sur le chemin matérialiste de ce qu’on pourrait appeler la « réduction machinale
de l’homme ». Même si l’argument de la substitution n’est pas l’équivalent d’un
engendrement technique de la conscience qui serait certes plus probant (en renversant la
réduction en émergence), il n’en est pas non plus exclusif et ne le rend d’aucune manière
inconcevable...
30 Mais, quoi qu’il en soit, quand bien même une improbable âme serait à bon droit enfin
attribuée aux machines, cette opération ne disqualifierait pas pour autant les animaux en
les remplaçant par d’étranges interlocutrices électroniques, seules agréées pour la
version contemporaine et scientifique du débat. Si, en effet, il n’est plus question
aujourd’hui de l’âme des bêtes comme objet sérieux de discussion (mais, encore une fois,
en est-il de même pour la « conscience » ou, du moins, le psychisme ?), est-on pour autant
autorisé à les traiter précisément comme des « machines », prises en tout cas au sens
habituel du terme, c’est-à-dire non seulement inintelligentes mais insensibles ? Or, c’est
justement ce que plus ou moins nous faisons, de façon accélérée et radicalisée par les
formes contemporaines de l’exploitation des animaux. Le problème se déplace ainsi sur le
terrain éthique. L’animal-machine de nos jours n’est plus théorique, mais bel et bien
réalisé, dans nos élevages et nos laboratoires. Qu’est-ce alors désormais que la question de
l’âme des bêtes sinon la trace de nos scrupules, le reflet dans l’œil animal de nos
inquiétudes, la preuve, peut-être un peu tardive, de notre propre âme devenue
éthiquement fort incertaine ? La querelle ne peut-elle alors s’insérer entre nous et nous-
même, divisant notre mauvaise conscience ? L’âme des bêtes encore une fois fait parler la
nôtre et par son détour l’interroge dans ses fondements les plus intimes au fil d’un
dialogue certes insaisissable mais dont il semblerait abusif en tous les cas de croire
pouvoir le réduire à un soliloque sans conséquence. Reste que l’on peut s’interroger sur
l’efficacité pratique – à l’égard de la condition animale réelle dans nos sociétés – d’une
telle perte de soi dans l’abîme de la perplexité éthique ; et peut-être vaut-il mieux se
demander si, à l’inévitable nouvelle querelle qu’entraînerait une telle quête
intransigeante de fondement absolu entre hommes qui dès lors ne pourraient plus
ensemble « rompre le pain », il ne convient pas plutôt – sur la base plus consensuelle de la
reconnaissance de la sensibilité animale en général – de renforcer les procédures légales
pouvant dès à présent davantage encadrer et nettement réduire la violence envers les
animaux dans le cadre des usages humains actuels. Telle est en tout cas la suggestion
finale – à laquelle d’aucuns reprocheront sans doute d’être trop minimaliste ou prudente,
15

mais à tout le moins a-t-elle le mérite du hic et nunc – portée par l’article de Jean-Claude
Bourdin.

NOTES
1. Sur l’Antiquité, on se référera avec profit au livre de Thierry Gontier : L’Homme et l’animal. La
philosophie antique, Paris, PUF, 1999, ainsi qu’à L’Animal dans l’Antiquité, dir. Barbara Cassin, Jean-
Louis Labarrière, Gilbert Romeyer Dherbey, Paris, Vrin, 1997.
2. Sur la question chez Descartes, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Rousseau,
l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006, p. 25-37
(sur l’éventail des arguments cartésiens, spécialement p. 33-34).
3. 1662 pour l’édition latine, 1664 pour celle française ; rééd. Th. Gontier, Paris, Fayard, « Corpus
des œuvres de philosophie en langue française », 1999.
4. Pardies (père), Discours de la connaissance des bêtes, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1672.
5. La position de Malebranche s’explicite dans le second volume de La Recherche de la vérité, publié
en 1675.
6. Dans le Discours à Madame de La Sablière et dans nombre de ses Fables.
7. « Vous dites que les bêtes sont des machines aussi bien que des montres ? Mais mettez une
machine de chien et une machine de chienne l’une auprès de l’autre, il en pourra résulter une
troisième petite machine ; au lieu que deux montres seront l’une auprès de l’autre toute leur vie,
sans faire jamais une troisième montre. Or nous trouvons par notre philosophie, Madame de B. et
moi, que toutes les choses qui étant deux ont la vertu de se faire trois, sont d’une noblesse bien
élevée au-dessus de la machine », Fontenelle, « Lettre à Monsieur C. », Lettres galantes. Œuvres,
lettre 11, Paris, éd. B. Brunet, 1758, t. 1, p. 322-323, orthographe modernisée par nous.
8. Gabriel Daniel (père), Voyage du monde de Descartes, Paris, Veuve de Simon Bénard, 1690 ;
Nouvelles Difficultés proposées par un péripatéticien à l’auteur du « Voyage du monde de Descartes »,
même éd., 1693.
9. Pour cette question de l’âme des bêtes chez ces auteurs de la seconde moitié du XVIIe siècle et
e
du début du XVIII , voir l’ouvrage d’Élisabeth de Fontenay : Le Silence des bêtes. La philosophie à
l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998 ; également Thierry Gontier, De l’homme à l’animal.
Montaigne, Descartes ou les paradoxes de la philosophie moderne sur la nature des animaux, Paris, Vrin,
1998, et Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Âge classique (dir.), Louvain-la-
Neuve, Peeters, 2005 ; Jean-Luc Guichet, Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon
anthropologique des Lumières (spécialement la 1 re partie), op. cit., et Le Traité des animaux de
Condillac (commentaire), Paris, Ellipses, 2004 ; le numéro spécial (mis en œuvre par Francine
Markovits) de la revue Corpus intitulé L’Âme des bêtes, no 16/17, Paris, Fayard, 1991 ; enfin
l’ouvrage pionnier dans ces domaines : L. C. Rosenfield, From Beast-Machine to Man-Machine, the
Theme of Animal Soul in French Letters from Descartes to La Mettrie, New York, Oxford University
Press, 1941.
10. Il faut cependant en excepter quelques-uns, fort rares, qui ont accordé l’immortalité à cette
âme des bêtes – pour les plus connus, Leibniz et Bonnet –, se sortant ainsi de ce mauvais pas, mais
en payant le prix fort, source de bien des difficultés pour la cohérence chrétienne : comment en
effet concilier cet accès gratuit au paradis avec la nécessité du mérite humain, etc. ?
16

11. Cf. sur ce point notre article : « Les ambiguïtés de la querelle de l’âme des bêtes dans la
seconde moitié du XVIIe siècle : l’exemple du Discours de la connaissance des bêtes d’I.-G. Pardies
(1672) », dans Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Âge classique, op. cit.,
p. 59-75.
12. Idée affleurant déjà au XVIIIe siècle par le rôle fondamental attribué au toucher, instructeur
des autres sens, en particulier chez Berkeley, Buffon et Condillac.

AUTEUR
JEAN-LUC GUICHET
Directeur de programme au Collège international de philosophie (Paris) de 2004 à 2010
(« Animalité et anthropologie, des Lumières à nos jours »), membre du centre Georges-Chevrier
(UMR-CNRS 5605, université de Bourgogne), du Comité d’éthique expérimentation animale Paris
1-Ile-deFrance et membre associé du CERPHI (Centre d’étude en rhétorique et philosophie).
Derniers ouvrages publiés : Traité des animaux, Condillac (commentaire), Paris, Ellipses, 2004 ;
Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf,
2006 ; Usages politiques de l’animalité (dir.), Paris, L’Harmattan, 2008, Douleur animale, douleur
humaine. Données scientifiques, perspectives anthropologiques, questions éthiques (dir.), Paris, Quae,
2010. Ses recherches, portant sur le lien homme-animal de l’Âge classique à nos jours et sur les
différents aspects de la pensée de Rousseau et des Lumières, abordent également les questions
contemporaines d’anthropologie et d’éthique appliquée.
17

Première partie. Continuité et


différence : l’âme, le corps, l’ordre
commun de la nature
18

Descartes et les animaux-machines :


une réhabilitation
Thierry Gontier

1 Dans la critique qu’il fait de la position de Heidegger, Jacques Derrida lui reproche d’être
resté « malgré tout, quant à l’animal, profondément cartésien1 ». Que signifie ici « être
cartésien quant à l’animal » ? La critique peut étonner celui qui a lu le cours de 1929-1930
sur Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, car si les arguments apportés par
Heidegger dans ce texte le rapprochent d’une tradition de la philosophie, ce serait bien
plutôt de celle du stoïcisme, même s’ils participent d’un projet bien différent, voire
opposé à celui des stoïciens. L’idée selon laquelle « l’abeille est simplement prise par la
nourriture2 » peut être par exemple considérée comme une variation sur la formule de
Jean Damascène, non agunt sed magis aguntur, elle-même inspirée de la comparaison de la
flèche et de la cible des stoïciens3. Cette formule de Jean Damascène était reprise par
Thomas d’Aquin4, pour qui les animaux, parce qu’ils sont privés de consilium, ne possèdent
qu’une volonté imparfaite qui les porte vers leur fin sans décision de leur part (absque
electione)5. L’animal est pour les stoïciens mû par un principe intérieur, une
représentation interne et psychique : aussi, pour Heidegger, est-il « doté d’aptitudes » et
possède-t-il un « mouvement pulsionnel » (Treiben), ce qui fait qu’il n’est pas « sans
monde », comme l’est la pierre, mais seulement « pauvre en monde6 ». Pour les stoïciens,
aussi intérieure soit-elle, cette représentation n’en exerce pas moins une contrainte
irrésistible sur l’animal : Heidegger pour sa part parle, en s’appuyant sur les analyses
éthologiques (réinterprétées) de Jakob von Uexküll, d’« accaparement » (Bennomenheit) de
l’animal par son milieu7. Il reste que cette détermination du milieu sur l’animal ne peut
être réduite à une simple contrainte mécanique : « Le fait de s’enfuir [du ver de terre] et
le fait de pourchasser [de la taupe], nous ne pourrons les expliquer par aucune mécanique
théorique ni par aucune mathématique, si compliquées soient-elles8. » On peut
éventuellement penser que Heidegger accorde trop peu à l’animal : quoi qu’il en soit, son
analyse le situe bien loin de la position cartésienne des animaux-machines.
2 Aussi n’est-ce pas ce que Derrida veut dire lorsqu’il écrit que Heidegger est « cartésien ».
Derrida veut plutôt dire qu’il a cédé à un préjugé « anthropocentriste9 », qui consiste à
poser par avance, et sans véritablement l’interroger, la supériorité de l’homme sur
19

l’animal en réservant à l’homme l’exclusivité du privilège d’une pensée authentique.


« Cartésien » ne signifie ici rien de plus qu’« anthropocentriste », indifféremment de la
modalité d’expression de cet anthropocentrisme. Descartes devient ainsi (avec Kant)
« l’un des esprits les plus négatifs à l’endroit de l’animal10 ». La faute de Descartes est
moins une erreur scientifique qu’une faute morale : Derrida va largement exploiter le
registre de l’indignation en dénonçant la barbarie des traitements que nous infligeons
aux animaux, comme si la cruauté envers les animaux était elle-même « cartésienne 11 ». À
cet anthropocentrisme cartésien se rattache, dans la perspective derridienne, une
philosophie de la subjectivité (le cogito) et de son rapport à la domination technique du
monde (le « logocentrisme »), dont a hérité le rationalisme occidental dans son ensemble,
dont Heidegger lui-même, finalement, n’aurait pas su totalement se détacher.
3 Il n’est pas question dans cette étude de critiquer dans le détail les textes de Derrida (qui
assume sa position bien au-delà des remarques générales que nous ferons ici 12) ni de
défendre la thèse des animaux-machines en tant que telle, mais plus simplement de
suggérer que la position cartésienne échappe pour une large part à certains clichés
auxquels se réfèrent, directement ou non, Derrida et certains de ses successeurs. Nous
tenterons ainsi de montrer successivement : 1) qu’il ne s’agit nullement pour Descartes de
sauvegarder d’une façon ou d’une autre la vieille téléologie anthropocentriste stoïcienne ;
2) que la thèse des animaux-machines est une thèse non de moraliste ou de théologien,
mais de physicien, qu'elle ne repose pas sur un simple a priori, mais est le fruit d’une
forme de protocole d’expériences, calqué sur le modèle baconien ; 3) que cette thèse des
animaux-machines n’oblitère pas la position par Descartes d’une autre « animalité », qui
est une animalité non machinique, même si, paradoxalement, cette animalité est
spécifique à l’homme, et que cette animalité est dans une certaine mesure à même d’offrir
une réponse aux attaques « postmodernes » de la subjectivité moderne.

ANIMAUX-MACHINES ET ANTHROPOCENTRISME
4 Il est clair que la question de la nature des animaux est traditionnellement liée depuis
l’Antiquité à celle de l’anthropocentrisme. C’est encore le cas, par exemple, chez
Montaigne, dont l’apologie des animaux est construite comme un correctif à l’orgueil
humain. l’homme se trouve rabaissé à la fois sur le plan ontologique, voyant contestée sa
place au sommet de l’échelle des êtres, et sur le plan épistémologique, voyant contestée sa
position d’interprète universel des autres êtres que lui-même. Citons le texte qui
introduit l’éloge des animaux dans l’« Apologie de Raimond Sebond » :
« Considérons donq pour cette heure l’homme seul [...]. Qu’il me face entendre par
l’effort de son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands avantages qu’il
pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de
la voute celeste, la lumière eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa
teste, les mouvemens espouvantables de cette mer infinie, soyent establis et se
continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de
rien imaginer si ridicule que cette miserable et chetive creature, qui n’est pas
seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die
maistresse et emperiere de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de
cognoistre la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? Et ce privilege qu’il
s’atribue d’estre seul en ce grand bastimant, qui ayt la suffisance d’en recognoistre
la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l’architecte et tenir conte
de la recepte et mise du monde, qui lui a seelé ce privilege ? Qu’il nous montre
lettres de cette belle et grande charge13. »
20

5 La critique montaigniste de l’anthropocentrisme culmine à un autre endroit de


l’« Apologie », dans la prosopopée de l’oison, lui aussi à même de revendiquer, sans moins
de titres légitimes que l’homme, la primauté dans l’échelle des êtres :
« Car pourquoy ne dira un oison ainsi : Toutes les pieces de l’univers me regardent ;
la terre me sert à marcher, le Soleil à m’esclairer, les estoilles à m’inspirer leurs
influances ; j’ay telle commodité des vents, telle des eaux ; il n’est rien que cette
voute regarde si favorablement que moy ; je suis le mignon de nature ; est-ce pas
l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moy qu’il faict et semer
et mouldre ; s’il me mange, aussi faict-il bien l’homme son compaignon, et si fay-je
moy les vers qui le tuent et qui le mangent14. »
6 Montaigne poursuit ici une tradition qui va de l’antistoïcisme académico-sceptique à la
littérature paradoxale de la Renaissance, de l’éloge du chien de Sextus Empiricus à l’éloge
de l’âne d’Anselm Turmeda, ou celui du cochon dans la Circé de Giovanni Battista Gelli.
Mais est-ce sur ce plan-là que se situe le débat chez Descartes ? Descartes pense-t-il que le
monde a été fait « pour l’homme », qui en serait de droit le maître et le possesseur ? Le
rejet hors de la science de la recherche des causes finales interdit en réalité qu’une telle
question puisse seulement être posée. Rejet de l’étiologie finaliste et refus de
l’anthropocentrisme sont d’ailleurs liés dans le troisième livre des Principes de la
philosophie, dont nous citons la traduction de l’abbé Picot :
« Il n’est toutefois aucunement vraisemblable que toutes choses aient été faites
pour nous, en telle façon que Dieu n’ait eu aucune autre fin en les créant. Et ce
serait, ce me semble, être impertinent de se vouloir servir de cette opinion pour
appuyer des raisonnements de physique ; car nous ne saurions douter qu’il n’y ait
une infinité de choses qui sont maintenant dans le monde, ou bien qui y ont été
autrefois et ont entièrement cessé d’être, sans qu’aucun homme ne les ait jamais
vues ou connues, et sans qu’elles lui aient jamais servi à aucun usage 15. »
7 On retrouve ce thème développé dans la Lettre à Chanut du 6 juin 1647, en réponse à une
question de la reine Christine sur la compatibilité du système cartésien et de
l’anthropocentrisme chrétien :
« Bien que nous puissions dire que toutes les choses créées sont faites pour nous, en
tant que nous pouvons en tirer quelque usage, je ne sache point néanmoins que
nous soyons obligés de croire que l’homme soit la fin de la création. Mais il est dit
que omnia propter ipsum facta sunt, que c’est Dieu seul qui est la cause finale, aussi
bien que la cause efficiente de l’univers ; et, pour les créatures, d’autant qu’elles
servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet
avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elles 16. »
8 Remarquons que, à la fin du texte, Descartes ne conteste pas l’argument montaigniste,
mais il le reprend à son compte : chaque être dans la nature a autant le droit que les
autres de penser que les autres ont été créés à son usage. Distinguons ici trois plans. Sur
le plan du droit, il n’y a pas d’autre monarque légitime du monde sinon Dieu lui-même qui
l’a créé. Sur le plan du fait, on peut dire que toutes les créatures « se servent
réciproquement les unes aux autres ». Ce n’est que sur un troisième plan, purement
phantasmagorique, que cet usage de fait se voit transformé en une royauté de droit :
chaque être pourra alors se dire, comme Foison de Montaigne, que tout a été fait pour lui
et qu’il est le « mignon de la nature ». Il en résulte que la question de la dignité de
l’homme (et de l’indignité des animaux) est indifférente au débat cartésien sur la nature
des animaux. Nous ne disons pas qu’il le sera pour les cartésiens, qui, dès la publication de
L’Homme de 1664, se serviront de Descartes à des fins apologétiques : mais tout ce débat
postcartésien sur l’âme des bêtes (le plus souvent assez vain et rhétorique, qui finira en
21

sujet de conversation des salons parisiens) est sur ce point très éloigné des enjeux
attachés à cette question chez Descartes lui-même. Non seulement la revendication
anthropocentriste est vaine du fait de l’abscondité des fins divines, mais elle n’a pas plus
pour Descartes que pour Montaigne de légitimité morale, et ne traduit au fond que
l’orgueil de l’homme, « vice si déraisonnable et si absurde, que j’aurais de la peine à croire
qu’il y eût des hommes qui s’y laissassent aller, si jamais personne n’était loué
injustement [par des flatteurs]17 » – une passion donc, comme on dirait aujourd’hui,
« contre-performante ». Citons la Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645 :
« Si on s’imagine qu’au-delà des cieux il n’y a rien que des espaces imaginaires, et
que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour
l’homme, cela fait qu’on est enclin à penser que cette terre est notre principale
demeure, et cette vie notre meilleure ; et qu’au lieu de connaître les perfections qui
sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des imperfections
qu’elles n’ont pas, pour s’élever au-dessus d’elles, et entrant en une présomption
impertinente, on veut être du conseil de Dieu, et prendre avec lui la charge de
conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquiétudes et fâcheries 18. »
9 Se délivrer des « vaines inquiétudes et fâcheries » : c’est là sans doute un trait de morale
stoïcienne. Mais ce qui caractérise cette forme cartésienne de stoïcisme est précisément
qu'elle fait l’économie d’une fondation anthropocentriste. Les « vaines inquiétudes » dont
parle Descartes naissent de ce que l’on pourrait nommer un « souci du droit », celui des
hommes à la domination. Attribuer « aux autres créatures des imperfections qu’elles
n’ont pas, pour s’élever au-dessus d’elles », c’est finalement reconnaître au-dessus de soi-
même la transcendance d’une hiérarchie et d’une norme, qui imposeraient à l’homme une
condition préfixée, serait-elle la meilleure de toutes.
10 Voici l’homme cartésien privé des « lettres de cette belle et grande charge » de royauté du
monde associées pour Montaigne à la dévalorisation de l’animal. Mais, à l’époque des
Machiavel, Cardan, Lipse et Naudé, qui pense que l’exercice du pouvoir a besoin d’un titre
de légitimité ? Avant Pascal, Montaigne avait déjà écrit : « Les loix se maintiennent en
credit, non par ce quelles sont justes, mais par ce quelles sont loix. C’est le fondement
mystique de leur authorité ; elles n’en ont poinct d’autre19 ! » On peut de la même façon
dire qu’aucune justification n’est nécessaire pour que l’homme fasse usage (comme
chaque créature) de la création. Le défaut majeur de l’anthropocentrisme traditionnel est
de participer d’un rapport non « technique » de l’homme à la nature. On a souvent glosé
sur le « comme » de l’expression du Discours de la méthode, « comme maître et possesseur
de la nature20 ». Ce « comme » ne renvoie en rien à une clause de modestie, mais plutôt à
une forme d’usage du monde qui n’a pas besoin de titre de noblesse ou de propriété. Nous
ne savons pas, nous dit en substance Descartes, qui est le légitime propriétaire de la
nature. Et si la nature n’appartient ni aux uns ni aux autres, il appartient à chacun de se
servir d’elle à son usage. La neutralité éthico-juridique de la nature est ainsi la condition
de l’exercice de fait de la puissance technique de l’homme. Le sens de cette domination
sera explicité dans notre dernière partie. Remarquons pour l’heure que la question de la
nature des animaux n’est pas pour Descartes une question de droit – elle n’est qu’une
question de fait. Sans doute, Descartes utilise-t-il aussi des arguments moraux ou
théologiques, en particulier pour répondre aux objections de ses interlocuteurs : que faire
de la multitude des âmes d’huîtres et d’éponges qui encombreront l’au-delà21 ? Comment
manger sans cruauté de la nourriture carnée si l’on croît que les animaux ont du
sentiment22 ? Etc. Il reste que ce n’est pas à ce niveau que se décide pour lui la question. Si
Descartes fait état de considérations métaphysiques, théologiques ou morales, celles-ci
22

n’ont d’autre rôle que de soutenir, d’un point de vue rhétorique et pédagogique (du point
de vue non de 1’assensio mais de la persuasio), une thèse qui, par essence, relève de la
physique.

LE PROTOCOLE EXPÉRIMENTAL
11 Venons-en donc à la question de fait. Si la question de la nature des animaux est une
question traditionnelle de la philosophie, c’est dans sa formulation que Descartes innove
véritablement. Descartes réduit la question à une alternative simple : soit les animaux ont
une âme pensante comme la nôtre, soit ils n’ont pas d’âme du tout. Cette alternative, qui
préoriente la réponse, découle non de préjugés « spécistes » de Descartes, mais de deux
points fondamentaux de sa philosophie : 1) la méthode des idées claires et distinctes, qui
exclut tout tertium quid entre la pensée et l’étendue, telles les formes substantielles des
scolastiques et par conséquent les âmes végétatives et sensitives : les facultés végétatives
et sensitives de l’animal doivent donc relever soit de la matière corporelle soit d’une âme
pensante ; 2) la reconnaissance en moi-même de la pensée par l’expérience intime et
immédiate du cogito. La sensation est reconnue d’emblée comme une modalité de cette
pensée, ainsi que l’indiquent ces deux passages de la seconde méditation :
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui
pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut,
qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent (sentiens) 23. » « Il est très certain qu’il
me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui
en moi s’appelle sentir (quod in me sentire appellatur), et cela, pris ainsi précisément,
n’est rien autre chose que penser (cogitare)24. »
12 La question de l’âme des bêtes doit être posée dans ce cadre : les animaux sont-ils des
êtres pensants ou de simples modes de l’étendue ? Bien évidemment, je ne puis
expérimenter le cogito qu’en moi-même, je ne puis le saisir à la place d’un autre. Mais le
même problème se pose aussi bien pour l’autre homme que je vois ici devant moi, pour
l’animal et pour un automate qui imiterait du mieux qu’il est possible les actions de
l’homme. Comment connaître le principe intérieur des actions de l’animal, de l’autre
homme et de l’automate, qui ont tous trois quelque similitude avec les nôtres ? Les trois
questions sont étroitement solidaires. Le protocole mis en place pour répondre à l’une de
ces questions ne sera valide que pour autant qu’il permet aussi de répondre aux deux
autres. C’est à celui qui sait discerner en quoi les actions des hommes diffèrent de celles
d’une machine, aussi sophistiquée soit-elle, de répondre à la question de la nature des
animaux. Lorsque nous parlons d’animaux-« machines » nous nous référons non à une
expression cartésienne25, mais à cet appareil complexe au sein duquel la question de la
nature des animaux se trouve posée chez Descartes : agissent-ils comme les automates ou
comme les hommes ? Ce qui suppose déjà résolue cette question : à quoi reconnaît-on que
le comportement des hommes diffère de celui des machines ?
13 Comment savoir si cet homme, cet animal ou cet automate sont ou non des êtres
pensants ? Ne pouvant expérimenter en eux, comme je le fais en moi-même, le principe
intérieur de leurs actions, je suis réduit à une sémiologie complexe du comportement. On
pourrait croire l’expérience ordinaire, qui part du constat des similitudes apparentes
entre les actions animales et humaines, suffisante pour conclure à la similitude des
principes.
23

14 À première vue sans doute, le comportement des animaux paraît proche de celui des
hommes, ce qui fait que l’homme du commun croit que les animaux pensent comme nous.
Le problème est que, aussi naturelle que me paraisse une telle inférence, il m’arrive d’être
trompé par elle. Ne suis-je pas aussi bien enclin à croire que les automates très
sophistiqués sont aussi des hommes ? Le thème de l’automate est en général associé chez
Descartes à une expérience de l’illusion et de la tromperie. Seul peut répondre à cette
question de la nature des animaux celui qui est à même de lever l’illusion de l’automate.
Or, personne n’est plus qualifié pour ce faire que l’ouvrier qui a construit l’automate. Car
si l’automate fait illusion pour le spectateur, il ne le fait nullement pour son constructeur,
qui sait que le merveilleux (bien réel) ne réside pas dans la machine elle-même, mais
seulement dans l’art qui a permis de la produire. Si nous voulons partir de ce qui est le
plus clairement connu, il faut nous mettre dans la peau de cet ingénieur, qui, lui, sait à
quel point des êtres qui ne sont que corporels peuvent imiter des êtres pensants. Mais il
faut de plus que cet ingénieur soit un métaphysicien : car le métaphysicien, lui, sait la
distance qu’il y a entre une intelligence finie, comme celle de l’ouvrier humain, et une
intelligence infinie, celle qui a présidé aux créations de la nature. L’ingénieur
métaphysicien est ainsi le seul à même de poser la question adéquate et de résoudre le
problème de la nature des animaux. D’où la fiction narrative qui préside à la mise en place
de l’étrange protocole expérimental dans la Lettre à Reneri pour Pollot de 1638. Nous y
relevons les deux points cités. Tout d’abord, que celui qui veut résoudre la question de la
nature des bêtes doit se mettre premièrement dans la peau non du simple spectateur,
mais de l’ingénieur, qui ne se laisse pas prendre à l’illusion de la machine :
« [...] on doit, ce me semble, considérer quel jugement en ferait [de la nature des
animaux] un homme, qui aurait été nourri toute sa vie en quelque lieu où il n’aurait
jamais vu aucuns autres animaux que les hommes, et où, s’étant fort adonné à
l’étude des Mécaniques, il aurait fabriqué ou aidé à fabriquer plusieurs automates,
dont les uns auraient la figure d’un homme, les autres d’un cheval, les autres d’un
chien, les autres d’un oiseau, etc., et qui marchaient, qui mangeaient et qui
respiraient, bref qui imitaient autant qu’il était possible toutes les autres actions
des animaux. »
15 Nous avons dit que cet ingénieur devait aussi être métaphysicien :
« Il faut, dis-je, considérer quel jugement cet homme ferait des animaux qui sont
parmi nous, lorsqu’il les verrait ; principalement s’il était imbu de la connaissance
de Dieu, ou du moins qu’il eût remarqué de combien toute l’industrie dont usent les
hommes dans leurs ouvrages est inférieure à celle que la nature fait paraître en la
composition des plantes [...] ; en sorte qu’il crût fermement que, si Dieu ou la nature
avaient formé quelques automates qui imitassent nos actions, ils les imiteraient
plus parfaitement, et seraient sans comparaison plus industrieusement faits
qu’aucun de ceux qui peuvent être inventés par les hommes26. »
16 À ce niveau, nous avons mis hors circuit tous les arguments traditionnels tirés de la
« perfection des actions animales ». Si l’expérience ordinaire ne nous permet pas de
discriminer animaux, machines et hommes, il faut non renoncer à l’expérience, mais
poser à la réalité des questions élaborées qui sont autant d’expériences spécialisées au
sens baconien du terme : en tant que ces expériences tombent sous l’expérience
commune (et n’ont donc rien de rare), on peut parler d'experientiae (au sens baconien du
terme, repris par Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode 27), mais, de par
leur caractère choisi et même intellectuellement construit, il s’agit bien d'expérimenta.
17 Il convient de ne pas sous-estimer, au nom d’un autre cliché – celui de l’« homme qui
dédaigna les expériences » – popularisé par Voltaire, le rôle des protocoles
24

expérimentaux dans l’épistémologie cartésienne. L’« erreur » de Descartes sur la cause de


la circulation sanguine ne provient ainsi nullement d’un préjugé hippocratique. En
réalité, Descartes nous présente, dans la cinquième partie du Discours de la méthode, un
véritable protocole construit sur la base d’expériences très précisément élaborées28. Ce
sont bien ces expériences, et non quelque préjugé scolastique, qui fournissent la réponse.
Que cette réponse soit fausse ne montre nullement l’attachement de Descartes à de vieux
préjugés et son mépris de l’expérience. L’erreur ne fait que traduire ici l’insuffisance du
protocole et le manque d’outils adéquats pour réaliser les expériences, mais elle
n’invalide pas l’approche épistémologique du problème. Notons qu’il en allait de même
pour Bacon, réfutant expérimentalement la thèse de l’attraction lunaire de Gilbert, en
tentant de calculer la synchronie des marées à divers endroits du monde29 : preuve non
d’une absence de méthode expérimentale, mais, plus simplement, de la difficulté
d’élaborer et de réaliser l’experimentum adéquat. On peut à notre sens dire que, si
Descartes s’est trompé en ce qui regarde la nature des animaux (la charge de la preuve
restant à l’objecteur...), c’est par une erreur similaire à celle qu’il a commise sur le
fonctionnement du cœur, non par un soi-disant « préjugé » anthropocentriste.
18 Le Discours de la méthode réduit à deux les expériences décisives pour déterminer si les
bêtes ont ou non une forme de pensée qui préside à leurs actions : les actions
« industrieuses » (comme elles étaient nommées par la tradition) et le langage. Cette
dualité rappelle fort celle du logos prophorikos et du logos endiathetos de la tradition
antistoïcienne (même si elle appartient à des traditions plus lointaines), reprise dans
l’« Apologie de Raimond Sebond » de Montaigne pour fournir le plan de la partie sur la
comparaison de l’homme et des animaux. Cet emprunt ne doit cependant pas masquer
l’originalité de l’approche cartésienne. Nous avons déjà vu combien les exposés cartésiens
mêlaient différents niveaux de discours. Cette interpénétration des discours est
particulièrement caractéristique du Discours de la méthode, où Descartes allie à l’ordre
systématique une rhétorique de la performance consistant à vanter les succès de la
méthode dans des champs divers30. C’est dans cette optique que, dans la cinquième partie,
Descartes s’écarte un peu de son sujet (la description de l’homme) pour montrer la
capacité de sa méthode à résoudre la question tant débattue depuis l’Antiquité, et plus
encore depuis Montaigne et Charron, de la nature des animaux. Il reste que, malgré cette
concession provisoire31 à la disputatio traditionnelle sur la nature des animaux, Descartes,
dès le Discours de la méthode et les textes adjacents, est allé bien au-delà de la simple
reprise de topoï de la littérature zoologique antique et renaissante, en tentant d’isoler les
phénomènes discriminants. De ce point de vue, distinguer le langage des actions
« industrieuses » de l’animal se révèle assez inutile. Le type de protocole sera le même
dans les deux cas (privilégier non telle ou telle performance particulière, mais la
cohérence entre les différentes performances – nous allons y revenir). Ce pourquoi
Descartes finira par renoncer à cette distinction. Il retiendra le langage, mais la méthode
à l’aide de laquelle il explore l’essence noétique du langage a été en réalité définie avec
plus précision dans la description qu’il donne, dans la cinquième partie du Discours de la
méthode et dans la Lettre à Reneri pour Pollot de 1638, des actions animales.
19 Commençons par le langage. Puisqu’on ne saurait nier que les animaux communiquent en
quelque façon et que les machines sophistiquées elles-mêmes peuvent produire des sons
qui font sens, il faut préciser ce que l’on entend ici par « langage ». Pour reprendre la
dichotomie de Derrida (qui suppose, contrairement à Descartes, que l’affaire est toujours
entendue par avance), le langage animal est-il une « réaction » ou une « réponse » ? Quel
25

que soit le caractère aporétique de la définition de l’élément « noétique » de la parole 32, il


convient de prêter attention au sens de la démarche cartésienne, qui lui fait retenir
comme signe discriminant d’un langage authentique la manifestation d’une spontanéité
de la pensée et d’une volonté de signification. Du point de vue de Descartes, je fais, face au
langage humain, l’expérience d’une imprévisibilité de la composition du discours associée
à une volonté de sens, expérience que je ne fais ni face à une machine sophistiquée (et les
machines sophistiquées d’aujourd’hui ne semblent pas changer cette donne) ni face à la
communication animale. On dira peut-être qu’une machine parfaitement conçue (par
Dieu) pourrait en faire autant. Mais, dans ce cas, elle pourrait aussi bien en faire autant
qu’un autre homme : si je ne doute pas, en m’adressant à un homme, que je m’adresse à
un être pensant, je ne doute pas plus que, en m’adressant à un animal ou à une machine,
je m’adresse à un être dont les réponses sont limitées à un certain nombre de situations
prédéterminées. Le niveau de certitude est équivalent et, s’il n’est pas absolu, il est le plus
haut que nous puissions espérer sur cette question.
20 L’analyse des actions animales manifeste plus clairement encore le sens de la démarche
cartésienne. Nous avons dit que l’ingénieur métaphysicien ne se laissait pas prendre par
la « perfection » des actions animales. « Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses
mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas [...] », écrit Descartes au marquis de
Newcastle33. Il ne s’agit pas de savoir si les animaux font « mieux » ou « moins bien » que
les hommes : il est en effet clair que si les animaux ne sont pas des êtres raisonnables, ils
restent néanmoins (tout comme les machines) des êtres rationnels, mus par une raison
qui les dirige vers la fin qui leur est assignée. Ce que nous cherchons à savoir, c’est non
s’ils agissent intelligemment, mais si cette intelligence qui dirige leurs actions est bien la
« leur ». Il ne s’agit donc pas, comme le faisaient les Anciens (et le font encore bien des
contemporains), de dresser un catalogue des « meilleures » actions de l’animal : la
précision du travail des fourmis ou des araignées, l’organisation de la ruche, ou encore
(dans un registre plus contemporain) les performances de certains singes, etc. Il faut aussi
prendre en considération les tables d’absence, au sens baconien du terme. Ce qui permet
de reconnaître si un être est mû par une raison spontanée plutôt que par une raison
externe, c’est non la perfection de telle ou telle action particulière, mais la cohérence
manifestée entre les différentes actions, réussies ou « ratées ». Il faut ainsi passer, pour
ainsi dire, d’une vision pointilliste à une vision globale du comportement animal.
21 Il arrive à l’homme comme à l’animal de rater une action. Mais l’animal « rate » ses
actions d’une autre façon que l’homme. Pour dire les choses rapidement, l’homme réussit
plus ou moins ses actions, témoignant par là agir selon une raison imparfaite, mais
universelle, l’animal soit les réussit soit les rate, témoignant par là agir selon une raison
parfaite mais spécialisée. La raison humaine est en effet un « instrument universel, qui
peut servir en toutes sortes de rencontres34, » montrant en chaque action un mélange
similaire de sûreté et d’erreur, et témoignant par là d’une approximation dans le
raisonnement délibératif (adaptation des moyens à la fin recherchée). Une machine, à
l’inverse, parce qu'elle a été prédéterminée à répondre à telle situation par tel
comportement prédéterminé, est « spécialisée » : soit donc elle réussit parfaitement (dans
la limite de l’intelligence de son ouvrier) son action, soit elle la manque totalement. C’est
la disproportion entre ces « manques » et ces « réussites » qui manifeste le caractère
mécanique de l’action animale. Citons le Discours :
« C’est une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui
témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit
toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de
26

façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit ; car à ce
compte ils en auraient plus qu’aucun de nous et feraient mieux en toutes choses ;
mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux, selon la
disposition de leurs organes35. »
22 Cet argument doit être lu avec précision : si le principe interne des actions « réussies »
des animaux (mettons les ruches des abeilles ou les toiles d’araignées) était la raison,
cette raison serait supérieure à la nôtre. Cette possibilité ne soulève pas l’indignation de
Descartes ou un rejet a priori·, elle est simplement écartée du fait qu'elle ne rend pas
compte de la déficience des actions « ratées ». Un exemple que donne ailleurs Descartes
est celui des chiens qui grattent le sol pour enfouir leurs excréments sans jamais, ou
presque, les enfouir36. De la même façon qu’une alarme se met à sonner à cause d’un coup
de vent ou qu’un percolateur à café continue à pomper lorsque le réservoir est privé d’eau
– sauf, bien entendu, si son concepteur a prévu par avance une sécurité pour répondre à
cette situation : s’il ne l’a pas fait, c’est sans doute pour des raisons d’économie ou de
recherche de simplicité. Ce qui montre non une adaptation déficiente des moyens aux
fins, comme c’est le cas dans la délibération humaine sujette à l’erreur, mais l’absence de
représentation de la fin. Citons la Lettre à Reneri pour Pollot :
« Bien que souvent les mouvements qu’ils [les animaux] font soient plus réguliers et
plus certains que ceux des hommes les plus sages, ils manquent néanmoins en
plusieurs choses, qu’ils devraient faire pour nous imiter, plus que ne le feraient les
plus insensés37. »
23 Si nous supposions un principe raisonnable d’action dans les animaux, cette raison
devrait contradictoirement être à la fois supérieure à celle des hommes les plus sages et
inférieure à celle des hommes les plus insensés. C’est ainsi la disproportion entre les
actions extrêmes des animaux qui manifeste leur absence de pensée et de raison. Les
animaux ne sont pas des sages, auquel cas ils montreraient une précision égale dans
l’ensemble de leurs actions. Ils ne sont pas non plus des êtres possédant une raison
inférieure, comme les enfants ou même les fous, auquel cas ils montreraient une
déficience (relative) égale dans leurs actions. C’est encore une fois l’absence de cohérence
entre les différentes performances de l’animal qui révèle l’absence d’un principe unique
agissant universellement, indifféremment des différents domaines : l’homme n’est pas un
animal capable de « n » performances. Il n’est pas un animal politique, artistique, moral,
ingénieur, mathématicien, etc. Il est un animal pensant, et cette seule spécificité de la
pensée se manifeste de façon sinon égale, tout du moins proportionnelle, dans les
différents domaines de la vie, qui sont autant de thèmes d’exercice à la même puissance
de pensée.
24 Il va de soi que bien des objections pourraient être présentées à ce protocole. Il montre
cependant assez clairement en quoi la question de la nature des animaux relève chez
Descartes d’une élaboration expérimentale et d’une sémiologie du comportement, non
d’une position de principe sur la dignité (ou sur l’indignité) de l’homme. Le problème
pour Descartes ne saurait en tout cas être résolu avant d’avoir été posé adéquatement.

L’ANIMALITÉ DE L’HOMME
25 Venons-en au dernier grief souvent fait aux animaux-machines de Descartes. Le préjugé
anthropocentriste cartésien tombe sous le coup de la critique du sujet moderne et des
apories liées à son rapport à la puissance dominatrice de la technique. Plus encore, en
27

séparant radicalement le corps et l’esprit, en faisant du corps, et en particulier du corps


humain, une pure machine, Descartes serait le coupable de toutes les errances actuelles
(supposées ou réelles) de la biotechnologie.
26 La réduction cartésienne du corps vivant à un mode de l’étendue mesurable et calculable
géométriquement rend, peut-être pour la première fois, envisageable sur le plan
théorique une totale disponibilité du corps humain au pouvoir de la mathesis (pour
l’appeler ainsi par commodité). Avant Descartes certes, Aristote, les stoïciens, Thomas
d’Aquin, ou encore Gómez Pereira avaient usé de la comparaison de l’animal et de la
machine. Mais il ne s’agissait chez eux que d’une analogie, posée pour éclairer un aspect
précis de l’animal : la motion du corps par les passions ou le développement
embryonnaire pour Aristote, la contrainte exercée par la phantasia sur la volonté pour les
stoïciens et pour Thomas d’Aquin38, la substitution du sensus par le jeu quasi magique des
forces élémentaires des corps pour Gómez Pereira. Seul ce dernier remettait en question
la distinction d’essence entre vivant et inerte, mais c’était au fond plus au profit d’un
panvitalisme de type néoplatonisant que d’un mécanisme authentique39. Et aucune de ces
modélisations n’ouvrait sur une véritable souveraineté de la technique sur la vie. La vraie
question est cependant : quel est le sens de ce pouvoir technique sur le corps et tombe-t-il
sous le coup des critiques postmodernes de la « puissance du rationnel » ? On peut
répondre que la technique cartésienne doit être comprise non comme dépossession de
souveraineté de l’homme, comme c’est le cas dans les modèles postmodernes inspirés du
modèle wébérien de la « cage d’acier », mais comme constitution de souveraineté, d’une
souveraineté à laquelle le corps humain a doublement part, à la fois comme acteur et
comme destinataire.
27 Comme acteur tout d’abord. La méthode cartésienne ne fait pas seulement appel à un
ordre de l’évidence intuitive, devant lequel l’esprit humain se montrerait comme passif.
La science se définit aussi chez Descartes comme « pratique » scientifique, fait d’un sujet
humain concret et non réductible au seul entendement. L’analyse est l’activité privilégiée
du sujet humain, mettant à profit toutes ses ressources (entendement, mais aussi
imagination, volonté, mémoire et sensation). Théoriquement, il est vrai que l’analyse n’a
d’autre fonction que préparer à la synthèse, qui est, elle, l’œuvre du pur entendement.
Mais il n’est pas rare chez Descartes que, dans les questions de physique, l’analyse
déborde, pour ainsi dire, la synthèse : ainsi dans la science des hypothèses mise en œuvre
dans les IIIe et IV e livres des Principia. Les hypothèses des tourbillons ou de la matière
subtile ne sont plus de simples hypothèses préparatoires préalables à la démarche
proprement scientifique qui opérerait synthétiquement à partir des évidences premières.
Elles font à ce titre partie intégrante de la science. La méthode cartésienne ne fait pas
appel seulement à l’ordre théorique de l’évidence, mais aussi à celui, pratique, de la
facilité et de l’utilité, qui mettent en jeu une relation au composé humain. Le dernier
paragraphe des Principia esquissera même une identification de la certitude morale à la
certitude métaphysique (plus-quam moraliter), levant les barrières, en apparence
infranchissables, entre savoir et action40. Le composé humain, qui est en même temps un
sujet éthique engagé dans la dimension finie du temps et de l’urgence de la vie, fait ainsi
intrusion dans la sphère de la mathesis.
28 Le corps humain est aussi le destinataire de cette mathesis. Descartes a donné par deux
fois un exposé synthétique et complet de ce que l’on nommerait aujourd’hui son
« programme de recherche ». Il l’a fait tout d’abord dans la sixième partie du Discours de la
méthode. Nous avons dit que, lorsque Descartes parle de nous rendre « comme maître et
28

possesseur de la nature », le « comme » ne traduit en rien un recul de Descartes devant ce


projet d’une nouvelle souveraineté de l’homme – bien au contraire. Ceci dit, se rendre
« comme maître et possesseur de la nature » n’a jamais signifié pour Descartes laisser la
puissance neutre de la technique se rendre maîtresse de nous. L’assignation de cette
souveraineté à un horizon physiologique et médical (la bonne santé du composé humain)
n’est en rien un corollaire superflu : elle est ce qui conditionne cet idéal technique.
29 L’autre texte est tout aussi connu. Il s’agit de la Lettre-préface à l’édition française des
Principes de la philosophie41. La célébrité de la comparaison de la philosophie à un arbre a
sans doute quelque peu estompé l’étrangeté du propos de Descartes. Les fruits de l’arbre
se nomment non theoria, connaissance métaphysique des substances séparées ou union à
Dieu, mais, plus modestement, médecine, mécanique et morale. Développons rapidement
chacun de ces points. Descartes peut sans doute apparaître comme le père des utopies
médicales actuelles. Dans ses premiers textes, il pense parvenir à « trouver une médecine
qui soit fondée en démonstrations infaillibles42 », qui, selon le Discours de la méthode,
pourrait nous exempter de l’« affaiblissement de la vieillesse43 » : façon élégante, peut-
être, de suggérer que l’horizon idéal de la médecine serait de rendre l’homme immortel ?
En tout cas, Descartes n’a cessé de revoir ses prétentions médicales à la baisse44. Il lui est
apparu que la médecine n’avait pas pour tâche une prolongation infinie de la vie, mais
bien plutôt la santé présente, santé d’un corps sans maladie et d’une âme sans inquiétude
45
. Nous « exempter de l’affaiblissement de la vieillesse » ne veut plus dire, dans ce
contexte, nous élever au-delà de notre condition de mortel, mais plus simplement peut-
être nous soulager des maux qui accablent cette vieillesse – c’était là le thème qui
concluait les Essais de Montaigne46. La mécanique n’a pas pour tâche de nous engager dans
une pratique constituant à elle-même sa propre fin, au sens du Gestell heideggerien.
Descartes s’est toujours montré très sévère pour les inventions vaines, qui ne constituent
qu’une perte de temps et un éparpillement de notre attention. L’invention d’une « infinité
d’artifices » n’est pas orientée vers la recherche de la pure performance : elle est encore
une fois soumise dans le Discours de la méthode à cette santé par laquelle la technique
cartésienne retrouve un ancrage concret dans la dimension finie du composé humain. La
morale enfin nous ramène à la gestion des passions. Le dressage des passions n’a pas pour
fin une autoréférence solipsiste de l’âme à elle-même dans la perspective d’un corps
neutralisé. La passion, avant d’être un obstacle ou un outil, est la condition dont « dépend
tout le bien et le mal en cette vie47 » : « Notre âme n’aurait pas sujet de vouloir demeurer
jointe à son corps un seul moment, si elle ne pouvait les ressentir », écrit Descartes à
Chanut48. Loin d’une sagesse désincarnée, qui constituerait la finalité d’un déploiement
anonyme d’une technique conçue comme un dispositif auto-finalisé de puissance, c’est
bien plutôt un équilibre obtenu par le consensus de l’âme et du corps que vise la gestion
cartésienne des passions.
30 Il y a ainsi chez Descartes sinon une animalité de l’animal, tout du moins une « animalité
de l’homme ». À côté du corps-machine, il y a un corps non machinique, ce corps de
l’« union de l’âme et du corps », qui à la fois est à même de « donner corps » au projet de
la mathesis et de « faire corps » contre tout déploiement nihiliste de celle-ci. Cette
animalité de l’homme constitue une alternative viable aux conceptions esthétisantes de la
cage d’acier et du Gestell qui ont nourri la pensée du XXe siècle et aux projets
eschatologiques fondamentalement gnostiques qui les ont accompagnées.
31 Terminons en revenant sur ce par quoi nous avions commencé : la critique derridienne de
Heidegger. Que voulait dire Heidegger ? Que l’animal n’a pas véritablement de soi, qu’il
29

est accaparé par son milieu. Sans doute, l’homme a-t-il, lui, une intériorité et un « soi »,
même si ce n’est pas au sens de la conscience ou de la subjectivité de la tradition
métaphysique. Mais Heidegger ne donne d’une main que pour retirer de l’autre : car la
structure la plus fondamentale de ce « soi » est précisément la dépropriation. La
Bennomenheit qui caractérise l’animal n’est que reconduite en l’homme à un autre niveau :
le modèle de l’accaparement animal traduit assez bien, à un niveau inférieur, la structure
ek-statique du Dasein humain. Si le premier Heidegger tente encore de maintenir une
sorte d’équilibre entre présence à soi et hétéronomie, le second insistera bien plus sur le
radical déséquilibre des termes. L’homme n’est peut-être pas capté par son milieu
matériel ambiant : il reste cependant un être fondamentalement « capté » sur un autre
mode. Au-delà de son opposition apparente à Heidegger, Derrida en prolonge le geste de
pensée en faisant fond sur des notions comme celles d’« hospitalité absolue »,
d’« appropriation infinie » (entendons de moi par l’autre, non l’inverse) ou encore de
l’exposition de sa propre nudité au regard de l’animal49. D’autres penseurs de la
postmodernité iront dans le même sens : ainsi, par exemple, Giorgio Agamben, pour qui
« l’humanisation intégrale de l’animal coïncide avec une animalisation intégrale de
l’homme », définit-il cette animalité de l’homme comme « pur abandon50. »
32 Or, si quelqu’un s’est par avance opposé à ce schéma heideggerien, c’est bien Descartes. Là
où Heidegger voyait dans l’accaparement de l’homme par l’être la réponse à
l’accaparement de l’homme par la technique, Descartes, continuant ainsi la pensée de
Montaigne et des néostoïciens de la Renaissance, pense la souveraineté de l’homme à
l’intérieur d’une nouvelle compréhension de l’oikéiôsis. La structure fondamentale de
l’homme n’est pas la dépropriation, mais bien l’appropriation à soi, à un soi compris
comme union d’âme et de corps. Il y a ainsi chez Descartes une animalité de l’homme, et
cette animalité n’est pas réductible à la machine.

NOTES
1. Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 201.
2. Martin Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude (t. 29/30
de la Gesamstausgabe), trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 353.
3. Sur la position des stoïciens, cf. par exemple la lettre 121 de Sénèque à Lucilius ou encore
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 85-86, trad, sous la dir. de M.-O. Cazé,
Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 846. On pourra se référer à notre ouvrage, L’Homme et l’animal. La
philosophie antique, Paris, PUF, 1999, p. 72-86, où nous résumons aussi la position de Philon
d’Alexandrie et d’Origène.
4. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae ; q. 6, a. 2, dans Les Actes humains, I, trad. H.D.
Gardeil et S. Pinckaers, Éditions de la revue des jeunes, p. 21-24.
5. Ibid., Ia-IIae, q. 13, a. 2, éd. cit. p. 180-181. C’est à cet endroit, et à cet endroit seulement, que
Thomas d’Aquin esquisse une comparaison entre les actions animales et les « mouvements des
horloges et de toutes les autres inventions humaines qui relèvent de l’art » (Et idem apparet in
motibus horologiorum, et omnium ingeniorum humanorum que arte fiunt). Il ne s’agit bien entendu là
que d’une analogie de proportion, concernant la seule détermination dans le rapport du
30

mouvement à la finalité, qui ne remet pas en cause le fait que l’animal possède une connaissance
sensible et un appétit sensible, qui, aussi imparfaits soient-ils, n’en constituent pas moins une
forme d’intériorité psychique absente des machines. Animaux et machines sont donc tous deux
mus de façon nécessaire, mais selon des modalités différentes.
6. M. Heidegger, Les Concepts fondamentaux..., éd. cit., p. 342 et 347.
7. Ibid., p. 348.
8. Ibid., p. 346.
9. Le terme n’apparaît pas dans l’Animal que donc je suis, mais on le trouve dans la conférence
de 1987, « De l’esprit », où Derrida fait une curieuse association entre les thèses du cours
de 1929-1930 sur la pauvreté en monde de l’animal (participant à une « certaine théologie
anthropocentriste, voire humaniste ») et le Discours du rectorat de 1933, qui lui permet de
conclure que « cette téléologie humaniste [i. e. dont Heidegger n’a pas su se défaire] [...] est restée
jusqu’ici [...] le prix à payer dans la dénonciation éthico-politique du biologisme, du racisme, du
naturalisme, etc. » (De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, p. 86-87). Il est dommage
que, dans aucun de ses textes, Derrida n’évoque les lois du 24 novembre 1933 sur la protection
des animaux (qui interdisent notamment la vivisection), qui trouvent leur origine dans la
zoolâtrie de Hitler et de Goring (pour lequel, comme le cite en le raillant Karl Kraus, « on ne peut
tolérer plus longtemps que l’animal soit mis sur le même plan qu’une chose inanimée », cf. K.
Kraus, Troisième Nuit de Walpurgis, trad. P. Deshusses, préface de J. Bouveresse, Marseille, Agone,
p. 375).
10. L’Animal que donc je suis, éd. cit., p. 131.
11. Cf. p. ex. l’article de Derrida, « L’animal que donc je suis », dans L. Mallet (dir.), L’Animal
autobiographique, Paris, Galilée, 1999, p. 276-277 : « Tout le monde sait quels terrifiants et
insoutenables tableaux une peinture réaliste pourrait faire de la violence industrielle,
mécanique, chimique, hormonale, génétique, à laquelle l’homme soumet depuis deux siècles la
vie animale. Et ce que sont devenus la production, l’élevage, le transport, la mise à mort de ces
animaux, etc. » Cf aussi L’Animal que donc je suis, éd. cit., p. 46-47, où Derrida parle des « génocides
d’animaux », en les comparant au génocide des Juifs. Cet emprunt au registre rhétorique de
l’indignation n’est pas neuf. Plutarque ou Porphyre en font très largement usage contre
l’anthropocentrisme stoïcien (cf. sur ce point notre ouvrage L’Homme et l’animal..., éd. cit.,
p. 88-95). On le retrouve, sur un mode assez rhétorique, chez Henry More, qui dénonce le
« sentiment meurtrier et barbare [...] par lequel [Descartes] arrach[e] la vie et le sentiment à tous
les animaux » et le « fer cruel et tranchant dont [il] para[ît] armé pour ôter comme d’un seul
coup la vie et le sentiment à tout ce qui est presque animé » (Lettre de Morus à Descartes du 11
décembre 1648, Adam et Tannery, V, 243-245, trad. fr. dans Descartes : Correspondance avec Arnauld
et Morus, introd. et notes G. Lewis, Paris, Vrin, 1953, p. 104-105). Cette rhétorique de l’indignation
devant l’avilissement des animaux est amplifiée par Pardies : « Vous y verrez [dans l’exposé de la
doctrine cartésienne] une opinion bien extraordinaire touchant la nature des bêtes, auxquelles
on ôte un avantage qui ne leur avait jamais été contesté. On les dégrade du rang quelles tenaient
parmi les êtres, les éléments et les plantes ; on les prive de tout sentiment ; on ne veut même pas
leur permettre de vivre ; on souffre seulement qu'elles se remuent, et qu’elles fassent paraître au
dehors quelques mouvements semblables à ceux des montres et des horloges. En un mot, on les
réduit toutes au rang des machines et des automates » (I. G. Pardies, Discours de la connaissance des
bêtes, Paris, 1672, dédicace).
12. En particulier dans son étude assez minutieuse de la Lettre à Reneri pour Pollot de 1638, à
laquelle nous devrons nous-même nous référer, dans L’Animal que donc je suis, éd. cit., p. 112 sq.,
où Derrida décrit la mise en place d’un protocole « objectif » d’expérimentation, tout en
dénonçant sa préorientation (Descartes cherche une « réaction » de l’animal au lieu de chercher
une « réponse »). Se référant à Adorno, Derrida nous dit qu'il est faux qu'une telle approche
logico-scientifique soit « neutre » : elle porte en elle une véritable haine de l’animal. La morale
31

kantienne et son mépris de l’animalité révèlent le geste caché de Descartes : « Si on se réfère au


préjugé selon lequel la théorie de l’animal-machine serait neutre et indifférente, impassible,
alors, accuser la morale kantienne de se “diriger contre l’animal” dans un acte de guerre, c’est
s’intéresser à un intérêt, justement, à un intérêt négatif pour l’animal, à une passion allergique, à
une inflexion pulsionnelle, à cette aggravation signifiante du “cartésianisme” que serait une
sorte de “haine” de l’animal : le “vouloir” du mal à l’animal » (L’Animal que donc je suis, éd. cit.,
p. 140-141).
13. Montaigne, Essais, II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », éd. Villey, t. II, p. 449.
14. Ibid., p. 532.
15. Principia philosophiae, III, 3, AT, VIII-1, p. 81 ; IX-2, p. 104.
16. Lettre à Chanut du 6 juin 1647, AT, V, p. 53-54.
17. Les Passions de l’âme, III, 157, AT, XI, p. 449.
18. Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, AT, IV, 292.
19. Essais, III, 13, « De l’expérience », p. 1072.
20. Discours de la méthode, AT, VI, p. 62.
21. Cf. Lettre à Newcastle du 23 novembre 1646, AT, IV, 576. Sur la question de l’immortalité de
l’âme, Descartes précise que si les bêtes ont elles aussi une âme, cela ne signifie pas que l’âme de
l’homme est mortelle, mais que les animaux partagent avec nous cette immortalité : « Pour ce qui
est des chiens et des singes, quand je leur attribuerais la pensée, il ne s’ensuivrait pas de là que
l’âme humaine n’est point distincte du corps, mais plutôt que dans les autres animaux les esprits
et les corps sont aussi distingués » (Réponses aux sixièmes objections, AT, VII, p. 426 ; IX-1, p. 228).
Conséquence difficile peut-être, et qui doit mettre dans l’embarras l’aristotélicien chrétien, mais
qui, du point de vue de Descartes, ne décide pas de la question et ne met pas le système en péril
(on sait qu'elle sera assumée par Leibniz). Nous restons donc ici dans un registre dialectique, qui
n’est pas celui dont relève la résolution du problème (scientifique) de la nature des animaux.
22. Cf. sur ce point la réponse de Descartes aux objections de Morus : « Mon opinion n’est pas si
cruelle aux animaux qu'elle est favorable aux hommes, je dis ceux qui ne sont point attachés aux
rêveries de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon de crime lorsqu’ils mangent ou tuent
des animaux » (Lettre à Morus du 5 février 1649, AT, V, 278-279, trad. fr. cit., p. 127). L’argument
est ici très clairement ad hominem : Descartes ne fait que répliquer au procès de cruauté que lui
intente Morus (cf. note supra), par ailleurs adepte d’un certain pythagorisme. Cf aussi notre
article : « Sous un Dieu juste, les animaux peuvent-ils souffrir ? Un argument “augustinien” en
faveur des animaux-machines », E. Faye (dir.), Cartésiens et augustiniens, dans Corpus, n o 37, Paris,
Fayard, 2000, p. 27-66.
23. Méditations métaphysiques, II, AT, VII, p. 28 ; IX-1, p. 22.
24. Ibid., AT, VII, p. 29 ; IX-1, p. 23.
25. Sur les occurrences du paradigme « machiniste » dans le discours zoologique de Descartes, cf.
notre article : « Le corps humain est-il une machine ? Automatisme et biopouvoir chez
Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, PUF, 2001/1, p. 27-53.
26. Lettre à Reneri pour Pollot d’avril ou mai 1638, AT, II, 39-41.
27. Discours de la méthode, AT, VI, 63-65.
28. Discours de la méthode, AT, VI, p. 52-55. Cf. sur ce point le commentaire d’Étienne Gilson (René
Descartes, Discours de la méthode, texte et commentaire par É. Gilson, Paris, Vrin, 1925, p. 409-411),
qui distingue cinq expériences décisives dans le protocole de Descartes. Ce qui n’empêche pas
Gilson d’écrire, dans son étude de 1930 sur « Descartes, Harvey et la scolastique », que « pendant
que les mathématiques libèrent [Descartes] de l’influence des anciens dans le domaine des idées,
elles l’y exposent d’autre part en l’incitant à déduire a priori dans le domaine des faits [...]. Il
pratiquera [l’anatomie] trop tard, et en philosophe, plutôt pour vérifier des déductions déjà
formées que pour y chercher le point de départ de déductions nouvelles [...]. Une pensée si
neuve, si puissante et si féconde ne réussit pas [...] à se libérer complètement de l’influence du
32

passé » (Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin,
1930, rééd. 1984, p. 99-100). L’étude plus récente d’Annie Bitbol-Hespériès (Le Principe de vie chez
Descartes, Paris, Vrin, 1990), dont la seconde partie de l’ouvrage est consacrée au rôle du cœur
chez Descartes et ses prédécesseurs, rend mieux justice à l’épistémologie cartésienne. Sur le
rapport des mathématiques et de l’expérience chez Descartes, cf. notre étude « Mathématiques et
science universelle chez Bacon et chez Descartes », Revue d’histoire des sciences, n o 59/2, juillet-
décembre 2006, p. 285-312. Cf aussi Vincent Aucante, La Philosophie médicale de Descartes (Paris,
PUF, 2006), qui distingue en un tableau (p. 181) les 17 expériences apportées à l’appui de la thèse
du « feu sans lumière » dans l’ensemble de l’œuvre cartésienne. Sur les cinq expériences
opposées à la thèse d’Harvey, cf p. 188-200. La conclusion de V. Aucante reste finalement proche
de celle de Gilson : « L’utilisation que fait Descartes des expériences pour ce qui est du
mouvement du cœur est finalement assez décevante, etc. » (p. 184) et celui-ci reprend au fond,
mutatis mutandis, la thèse hippocratique.
29. Cf. Novum organum, II, 36, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 294-297.
30. C’est pour cette raison que la métaphysique se donne, dans la quatrième partie, comme une
application de la méthode qu'elle est censée fonder. On retrouvera une trace de cette rhétorique
de la performance (ici dans le domaine de la théologie) dans l’ajout au titre de la première édition
des Meditationes de prima philosophia de la fameuse expression in qua Dei existentia et animae
immortalitas demonstrantur, alors que, comme on le sait, il n’est jamais spécifiquement fait
mention de l’immortalité de l’âme dans les Méditations.
31. Dans les textes plus tardifs, Descartes se libérera plus de cette tradition de la littérature
zoologique, en ne retenant qu’un seul critère décisif de discrimination entre les hommes et les
animaux : le langage. Cf en particulier la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 (AT,
IV, 575) et surtout la Lettre à Morus du 5 février 1649 (AT, V, 277), où Descartes affirme que « la
parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans le
corps », et Lettre à Morus du 15 avril 1649 (AT, V, 344-345), où il parle de la parole comme « seul
signe certain de la pensée qui est cachée dans le corps ».
32. Cf. notre ouvrage De l’homme à l’animal. Montaigne, Descartes ou les paradoxes de la philosophie
moderne sur la nature des animaux, Paris, Vrin, 1998, p. 232-243.
33. Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, AT, IV, p. 573.
34. Discours de la méthode, V, AT, VI, p. 57.
35. Ibid., AT, VI, p. 58.
36. Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, AT, IV, p. 575-576.
37. Lettre à Reneri pour Pollot d’avril ou mai 1638, AT, II, p. 40. Nous soulignons.
38. Pour Aristote, cf. Mouvement des animaux, 701 a 33 sq., et Génération des animaux, 734 b 9-17,
textes que ne manqueront pas de citer les cartésiens, le premier ayant esquissé ce
rapprochement étant sans doute l’éclectique Ignace-Gaston Pardies (à la fin de la première partie
de son Discours de la connaissance des bêtes). Pour les stoïciens, on se référera p. ex. à a lettre 121 de
Sénèque à Lucilius. Pour Thomas d’Aquin, outre le texte cité de la Summa theologiae, Ia-IIae, q. 13,
a. 2, cf. ibid., la, q. 83, a. 1, cf. Contra gentiles, II, 48, où apparaît l’exemple de la brebis fuyant
devant le loup (on trouve aussi 1'exemple proche du lion et du cerf en Summa theologiae, la Ilae, q.
6, a. 1), qui sera repris par Descartes dans les Quatrièmes Réponses et analysé après lui par nombre
de cartésiens.
39. Le cas de Pereira demanderait un développement plus long. Disons pour faire court qu’il
tente de penser l’action de l’objet sur le sens animal à partir des schémas galéniques
traditionnels de la transmission des espèces sensibles au cerveau. En revanche, lorsqu’il s’agit
d’expliquer en retour l’action de l’espèce représentée sur les muscles qu'elle contracte ou détend,
en provoquant le déplacement du corps entier de l’animal, Pereira fait appel non aux esprits
animaux, mais à une force intime (Antoniana Margarita, opus nempe physicis, medicis, ac theologis non
minus utile quam necessarium, 1554, col. 47), à un agent vital, ou encore à une qualité occulte. Ces
33

termes – vis interior, agentia vitalia, occulta quautas – reviennent constamment : l’animal est attiré
par l’objet grâce à une sorte de magnétisme, comparable à l’action de l’aimant sur le fer (ferrum in
magnetens) ou à celle de l’ambre électrisé sur la limaille (succino in paleas). Ces attraction et
répulsion se font par une sympathie ou antipathie naturelle, immanente aux qualités premières
des corps. L’effort de Pereira est de vouloir faire l’économie du sensus en se fondant sur ces
complicités intimes aux qualités premières des choses, bien familières aux philosophes de la
Renaissance, sans pour autant viser en quelque façon une appréhension du vivant sur le modèle
de la machine. Ce qui est encore plus manifeste lorsque Pereira analyse l’instinct des animaux, en
ajoutant à une explication purement somatique des actions instinctives l’assistance extérieure
d’une anima mundi, réglant de façon sûre et adéquate 1 action sur sa fin (col. 130-135) : si l’animal
est privé de sensus, c’est ainsi parce que la nature sent pour lui. Pereira n’emploie d’ailleurs jamais
le terme d’automate ni de machine pour désigner l’animal ou le corps vivant. C’est bien à un
vitalisme universel inspiré de Marsile Ficin (cf. Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, I, 2
et X, 5) – que 1'on retrouvera aussi, a la même époque, dans la conception télésienne du spiritus
(bien distinct de l’âme, tout en en assumant les fonctions sensitives) – que se réfère Pereira : ce
n’est pas la vie qui est déniée aux animaux, mais le sensus, parce que la vie universelle est elle-
même capable d’assumer les fonctions traditionnellement attribuées au sensus.
40. Sur tous ces points, nous référons à notre étude, « De la Régula veritatis à l’existence des corps.
Figures de la véracité divine », G. Canziani (dir.), Descartes et l’existence des corps, dans Rivista di
storia della filosofia, Milan, 2001/3, p. 351-372, repris avec quelques transformations en annexe de
notre ouvrage, Descartes et la causa sui : Autoproduction divine, autodétermination humaine, Paris,
Vrin, 2005, p. 177-203.
41. Lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie, AT, IX-2, p. 14.
42. Lettre à Mersenne de janvier 1630, AT, I, p. 105-106.
43. Discours de la méthode, AT, VI, p. 62.
44. Cf. p. ex. La Description du corps humain et de toutes ses fonctions, I, Préface, AT, XI, p. 223-224.
45. Cf. Entretien avec Burman, AT, V, 178, et surtout Lettre à Chanut du 15 juin 1646, AT, IV,
p. 441-442.
46. Essais, III, 13, p. 1116.
47. Passions de l’âme, art. 212, AT, XI, p. 1103.
48. Lettre à Chanut du 1er novembre 1646, AT, IV, p. 538.
49. Cf. L’Animal autobiographique, éd. cit„ p. 287, et tout le début de L’Animal donc que je suis
(version article comme version ouvrage).
50. G. Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad, française J. Gayraud, Paris, Rivages
« Bibliothèque », 2002, p. 118 et 121. Cf. notre article « Pourquoi l’homme n’est-il plus un animal
raisonnable ? Montaigne, Descartes, ou les raisons d’un refus », Th. Gontier (dir.), Animal et
animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Âge classique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2005,
p. 107-128.

AUTEUR
THIERRY GONTIER
Professeur de philosophie morale et politique à l’université Lyon 3 Jean-Moulin. Il a publié de
nombreux travaux sur l’anthropologie philosophique de la Renaissance, et notamment : De
34

l’homme à l’animal. Montaigne, Descartes, ou les paradoxes de la philosophie moderne sur la nature des
animaux, Paris, Vrin, 1998 ; L’Homme et l’animal. La philosophie antique, Paris, PUF, 1999 ; Descartes et
la causa sui : Autoproduction divine, autodétermination humaine, Paris, Vrin, 2005 ; Animal et animalité
dans la philosophie de la Renaissance et de l’Age classique (dir.), Louvain-la-Neuve, Peeters, 2005.
Depuis quelques années, il a réorienté une partie de ses recherches sur l’anthropologie politique
dans la philosophie contemporaine.
35

Le problème de l’âme des bêtes chez


Spinoza
Chantal Jaquet

1 Contrairement à de nombreux philosophes au XVIIe siècle, Spinoza n’a guère insisté sur la
différence entre l’homme et l’animal, et ne s’est pas soucié d’asseoir la supériorité du
premier sur le second sur la base de la présence d’un esprit ou d’une intelligence qui
ferait défaut aux bêtes. Spinoza ne reprend pas expressément à son compte la thèse
cartésienne des animaux machines et ne cherche pas à assigner à l’homme une place
privilégiée au sein de la nature. Selon la formule devenue célèbre, l’homme n’est pas un
empire dans un empire ; il obéit aux lois de la nature comme tous les autres modes qui
découlent de la substance absolument infinie. On s’attendrait alors à ce que la critique de
l’anthropocentrisme et de l’anthropomorphisme débouche sur une réhabilitation de
l’animal, ou du moins une réévaluation de sa place au sein de la nature. Or il n’en est rien.
La critique de l’idée d’une prééminence de l’homme exerçant son dominion sur toutes
choses au sein de la création ne conduit pas l’auteur de l’Éthique à une réflexion spécifique
centrée sur le statut de l’animal.
2 Le bestiaire spinoziste est pourtant riche et varié ; il concurrence même la référence aux
objets géométriques, comme le cercle et le triangle généralement invoqués à titre
d’exemples. On ne recense pas moins d’une cinquantaine d’occurrences significatives
dans l’ensemble du corpus où il est fait allusion à l’animal en général ou à une espèce en
particulier, comme l’insecte, le pigeon, l’âne ou l’éléphant, non seulement pour illustrer
un propos, mais pour l’étayer à l’aide d’analogies ou d’observations anatomiques. La
philosophie de Spinoza fourmille ainsi de références à l’animal, des moutons à queue
courte du Court Traité1, de la mouche infinie du Traité de la réforme de l’entendement 2 à la
poule du voisin3 ou au cheval libidineux 4 de l’Éthique, en passant par les petits poissons
mangés par les gros en vertu du droit naturel dans le Traité théologico-politique 5, ou le ver
vivant dans le sang dans la Lettre XXII, pour ne citer que les exemples les plus fameux 6.
L’absence de doctrine générale n’est pas l’indice d’un mépris ou d’un rejet lié à une
quelconque imperfection de la nature animale7 ; elle tient sans doute pour une bonne part
au projet avoué de Spinoza, tel qu’il est formulé dans la courte préface de l’Éthique, II, de
chercher à non pas posséder une connaissance totale et complète de la Nature, mais à ne
36

déduire que les choses « qui peuvent nous conduire, comme par la main, à la
connaissance de l’esprit humain et de sa suprême béatitude ». De ce point de vue, Spinoza
n’a cure de méditer sur l’animal en général. Il obéit à un principe d’économie des forces
intellectuelles et ne retient que ce qui est utile pour son propos. Ce principe le conduit
d’ailleurs à écarter une recherche poussée aussi bien sur l’animal que sur l’homme. Il
reconnaît ainsi dans le scolie de la proposition XIII de l’Éthique, II, que son dessein n’est
pas de traiter du corps humain ex professo et de manière prolixe, qu’il se borne à des
prémisses et ne retient que ce qui est nécessaire pour cerner la nature de l’esprit. Ainsi,
pas plus qu’il ne considère l’homme comme un être à part dans la nature, il ne fait de
l’animal un objet d’étude privilégié. Ni anthropocentrisme, ni « zoocentrisme ».
3 Ce constat, toutefois, n’invalide pas la tentative pour reconstituer une théorie de l’animal
et pour se demander s’il est pourvu ou dépourvu d’âme aux yeux du philosophe
hollandais. S’il n’y a pas de pensée de l’animal, cela n’implique pas que l’animal n’ait pas
de pensée. Du reste, si l’esprit et le corps sont chez Spinoza une seule et même chose
exprimée de deux manières, il semblerait aller de soi, en vertu de l’égalité et de la
corrélation nécessaires entre les attributs étendue et pensée, qu’au corps de l’animal
doive correspondre un esprit. Ainsi, il n’y aurait pas de problème de l’âme des bêtes à
proprement parler et nulle raison de se quereller à ce sujet. Si tel était le cas, il resterait
toutefois à déterminer quelle est la nature de cette âme mystérieuse dont les bêtes
seraient dotées, au-delà de la simple homonymie ou de la nécessaire correspondance en
Dieu entre un mode de l’étendue et un mode de la pensée. Dans cette optique, il s’agira de
s’interroger sur la présence et sur la nature d’une âme animale, et de tenter de cerner la
différence entre l’homme et la bête à ce sujet.

LA NATURE DE L’ÂME ANIMALE


4 Indéniablement, en vertu de sa relative complexité physique, l’animal est un individu.
C’est ainsi que Spinoza nomme les corps composés qui sont unis entre eux et se
distinguent de tous les autres par une forme caractérisée par un certain rapport constant
de mouvement et de repos. La question est alors de savoir quel genre d’individu il est, car
Spinoza ne se prononce jamais expressément sur cette question. Pour comprendre sa
nature, il faut le resituer dans le cadre de la théorie générale des corps, telle qu'elle est
exposée après la proposition XIII de la partie II. Il est clair tout d’abord que, aussi peu
évolué qu’il soit, l’animal ne relève pas de la catégorie infra-individuelle des corpora
simplicissima à partir desquelles Spinoza explique la formation de tous les corps, et qu’il
est un véritable individu, comme le confirme d’ailleurs le scolie de la proposition LVII de
l’Éthique, III. Il possède en effet des caractéristiques distinctives plus riches que la simple
capacité de varier son mouvement ou son repos, sa vitesse et sa lenteur, qui sont les
seules propriétés reconnues aux corps les plus simples8, et à ce titre il doit être assimilé
aux corps composés ou individus dont le genre va varier en fonction du degré de
complexité de la composition. Ainsi selon l’espèce considérée, l’animal peut être assimilé
à un individu du premier genre, constitué par union des corps les plus simples, du second,
combinant des corps composés de premier genre entre eux, du troisième, qui rassemble
des individus de second genre, ou d’un genre plus complexe encore. Il vérifie toutes les
lois de composition et de conservation des individus, énoncées dans ce qu’il est convenu
d’appeler l’abrégé de physique après la proposition XIII, lois qui sont fonction de la
37

complexité de sa structure de mouvement et de repos. L’animal dispose d’une puissance


d’agir qui varie en fonction de sa forme et des changements auxquels elle se prête.
5 L’assignation à l’animal du statut d’individu ne lui confère pas cependant une dignité
particulière, car tous les corps composés sont des individus, jusqu’à ce corps infiniment
composé qu’est la nature tout entière. L’attribution d’une individualité, en outre, n’est
pas fondée sur la reconnaissance de la présence d’une âme ou d’une quelconque
personnalité spirituelle et elle ne confère nullement la dignité de sujet moral, car elle
repose en premier lieu sur des distinctions physiques, à partir desquelles il est possible de
ressaisir des différences mentales. Le principe d’individuation chez Spinoza doit être
pensé en priorité non pas par référence à l’esprit, mais par référence au corps. Si l’esprit
est l’idée du corps, sa nature spécifique est fonction de celle de son objet, de sorte que
l’étude des propriétés mentales est subordonnée à celle des caractéristiques corporelles.
C’est ce qui ressort du scolie de la proposition XIII de l’Éthique, II : « Aussi pour
déterminer en quoi l’esprit humain diffère des autres, et en quoi il l’emporte sur tous les
autres, il est nécessaire nous l’avons dit de connaître la nature de son objet, c’est-à-dire
du corps humain. » Par conséquent, pour déterminer en quoi un esprit se distingue d’un
autre, il faut partir d’une analyse de l’individu conçu comme union de corps. Spinoza
opère donc un renversement total de perspective. Ce n’est pas l’esprit qui permet de faire
la distinction entre les corps, c’est le corps qui permet de différencier les esprits. Est-ce à
dire alors que ce principe vaut également pour l’animal, qu’il est doté d’un esprit que
l’examen de son corps permet de cerner et de différencier des autres ?
6 S’il est clair que l’homme est constitué d’un esprit (mens) et d’un corps, et que son esprit
se définit comme l’idée d’un corps existant en acte, il n’est pas certain qu’on puisse
imputer cette propriété à l’animal, du moins telle qu'elle s’exprime chez l’individu
humain. La mens chez l’homme comprend en effet deux parties, l’imagination composée
d’idées inadéquates et l’entendement (intellectus) constitué d’idées adéquates. Spinoza
n’emploie jamais le mot d’intellectus à propos de l’animal et semble réserver le terme de
mens à l’homme, bien que sa position, nous le verrons, ne soit pas nettement tranchée. En
revanche, il accorde indéniablement une âme aux bêtes, de sorte qu’elles ne sauraient se
réduire à des machines, de purs automates et se définir en des termes purement
physiques et mécaniques. À deux reprises au moins, il mentionne cette âme sans céder à
un préjugé d’anthropomorphisme ou donner prise à des spéculations vitalistes sur un
animisme universel de la nature. La première occurrence figure dans le scolie de la
proposition XIII de la partie II de l’Éthique, où Spinoza écrit à propos de l’union de l’esprit
et du corps :
« Ce que nous avons montré jusqu’ici, ce ne sont que des communs, qui
n’appartiennent pas plus aux hommes qu’aux autres individus [preuve s’il en était
besoin que les hommes n’ont pas le monopole de l’individualité], lesquels sont tous
animés (animata tamen sunt) quoique à des degrés divers. Car d’une chose
quelconque il y a nécessairement une idée en Dieu, dont Dieu est la cause, de la
même manière qu’il l’est de l’idée du corps humain : et par suite, tout ce que nous
avons dit de l’idée du corps humain, il faut le dire nécessairement de l’idée d’une
chose quelconque. »
7 Il apparaît ici clairement que toutes les choses sont animées et que cette âme n’est rien
d’autre que leur idée. Ceci vaut pour la pierre comme pour l’insecte et, de ce point de vue,
l’âme ne doit pas être comprise comme principe de vie, mais comme un mode de pensée
qui exprime la corrélation et l’égalité en Dieu entre sa puissance de penser et sa puissance
d’agir. Dans l’attribut pensée doivent être comprises les idées de toutes choses dont Dieu
38

est la cause. Il est vrai que, dans ce scolie, Spinoza ne dit pas que les choses ont une âme,
mais qu’elles sont animées. En réalité, la nuance n’est pas fondamentale, car au cours du
scolie de la proposition LVII de l’Éthique, III, Spinoza assimile sans aucune ambiguïté l’idée
d’un individu à une âme. Après avoir souligné les différences qui existent entre les
appétits des individus selon qu’ils concernent les hommes, les chevaux, les insectes, les
poissons ou les oiseaux, il rajoute cette précision capitale : « Quoique donc chaque
individu vive content de sa nature telle qu'elle est constituée, et s’en réjouisse,
néanmoins cette vie dont chacun est content, et ce contentement n’est rien d’autre que
l’idée ou âme (anima) de ce même individu. » L’animal est donc constitué d’une âme et
d’un corps, et son âme n’est rien d’autre que l’idée de son corps. Qu'elle soit appelée âme
ou esprit importe peu ici, tout le problème est de savoir quelle est exactement la nature
de cette idée, car Spinoza précise bien que les choses sont animées à des degrés divers.
8 On est ainsi en droit de se demander quel est le degré d’âme de l’animal. De ce point de
vue, se pose pour l’animal le même problème que pour l’homme. Être l’idée d’un corps, ce
n’est pas avoir l’idée de ce corps, et Spinoza montre bien qu’au départ l’homme n’a la
connaissance ni de son corps ni de son esprit. Il ne se connaît lui-même qu’à travers les
affections de son corps et il n’accède à la conscience de soi qu’au prix d’un effort
impliquant le développement de la raison et de la science intuitive. Peut-on en dire
autant de l’animal ? Considéré en tant qu’âme, il est l’idée d’un corps existant en acte,
mais il n’a pas l’idée de ce corps. Peut-il être conscient de lui-même et en venir à former
des idées adéquates de soi, des choses et de Dieu ?
9 Jamais Spinoza ne va jusque-là, il ne se prononce d’ailleurs pas sur ce point. Il admet
néanmoins que les bêtes sentent, autrement dit sont affectées de telle sorte que leurs
corps portent les traces, les images des choses et que leur âme imagine, c’est-à-dire forme
les idées de ces images. C’est ce que révèle une parenthèse du scolie de la proposition LVII
de l’Éthique, III : « Que les bêtes sentent, nous ne pouvons absolument plus en douter
maintenant que nous connaissons l’origine de l’esprit (postquam mentis novimus originem)
». Notons ici que Spinoza déduit la présence du sentiment chez les bêtes de l’origine de
l’esprit, preuve s’il en était besoin que ce terme de mens peut s’appliquer aux bêtes et qu’il
ne se distingue pas de celui d’âme ou d’idée. La question se pose alors de savoir pourquoi
la découverte de l’origine de l’esprit ne laisse planer aucun doute au sujet de l’existence
de sentiments chez les bêtes. Cela tient au fait que l’esprit, qui n’est rien d’autre que l’idée
du corps, se forme à partir des affections éprouvées par celui-ci et se présente d’abord
comme le sentiment du corps affecté. C’est ce que met en évidence l’axiome IV de l’
Éthique, II : « Nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de manières. » À
l’instar de celui des hommes, l’esprit des bêtes à l’origine provient du sentiment que leur
corps est affecté. En somme, l’esprit leur vient en sentant. C’est pourquoi nul doute ne
subsiste à ce sujet.
10 Le scolie de la proposition LVII de l’Éthique, III, livre par ailleurs des enseignements qui
permettent de définir la nature de l’âme des bêtes et sa puissance, de sorte qu’il pourrait
être considéré comme l’abrégé spinoziste de zoologie. Spinoza impute aux animaux des
appétits, lorsqu’il fait valoir que « les appétits des insectes, des poissons et des oiseaux
doivent être à chaque fois différents ». Cela n’a rien d’étonnant quand on sait que
l’appétit, d’après le scolie de l’Éthique, III, 9, désigne l’effort pour persévérer dans l’être
rapporté à la fois au corps et à l’esprit. Cela permet du moins de confirmer une fois de
plus que les bêtes possèdent un esprit, peu importe qu’on le désigne sous le nom d’âme ou
d’idée. L’auteur de l’Éthique ne se borne pas au constat banal que les animaux ont des
39

appétits, il s’accorde à leur reconnaître des désirs (libidines) et des affects, il évoque les
« affects des animaux que l’on dit privés de raison (quae irrationalia dicuntur) », le désir du
cheval et le contentement (gaudium) de tous les individus de la nature. Si les bêtes
éprouvent des affects, elles ne sauraient se réduire à de purs êtres matériels, automates
ou machines, comme chez Descartes ; elles sont constituées de modes de l’attribut
étendue et de modes de l’attribut pensée car un affect est une réalité psychophysique et il
ne renvoie pas seulement à la sensation corporelle, mais à l’idée qu’on s’en fait. Par affect,
en effet, Spinoza entend « une affection du corps qui augmente ou diminue, aide ou
contrarie la puissance d’agir du corps et en même temps les idées de ces affections 9 ». Les
bêtes forment donc une idée de ce qui leur advient. Elles ont le sentiment de leur
existence qui se manifeste notamment à travers le gaudium., le contentement, qui
exprime le fait que chacun se réjouit de sa propre nature. Si la nature de l’âme est
fonction de la nature de son objet, alors on est en droit de penser que plus le corps des
bêtes est complexe, plus l’idée de ce corps l’est, de telle sorte que la puissance de former
des idées va varier en fonction de la puissance des corps. Ainsi l’âme d’un organisme peu
évolué sera très fruste, mais rien n’interdit de penser que celle d’un mammifère très
développé, comme le dauphin, est capable de former des idées adéquates et des notions
communes, à l’instar de l’homme qui connaît par le second genre de connaissance ou
raison. Certes, Spinoza n’affirme jamais positivement cela mais il faut noter qu’il ne
reprend pas non plus catégoriquement à son compte l’idée que les bêtes sont dépourvues
de raison. Il se borne à évoquer un ouï-dire ou une façon de parler lorsqu’il mentionne
dans le scolie de la proposition LVII de l’Éthique, IV, les « affects des animaux que l’on dit
privés de raison ».
11 Nous ne pouvons absolument pas douter que les bêtes sentent mais, en ce qui concerne la
raison, il sous-entend qu’il n’y a de certitude ni en un sens ni en un autre. La question est
ouverte, car les affects peuvent être de deux sortes, actifs ou passifs, selon que l’individu
en est la cause adéquate ou totale, lorsque l’effet s’explique par sa seule nature, ou qu’il
en est la cause inadéquate ou partielle, lorsque l’effet ne s’explique pas par lui seul. Or les
affects qui sont des actions reposent sur des idées adéquates et expriment la puissance de
la raison et de l’esprit qui comprend. Toute la question est donc de savoir si les animaux
sont capables d’actions au sens fort, autrement dit s’ils peuvent éprouver des affects dont
ils sont cause adéquate et qui s’expliquent par leur seule nature. À cet égard, l’évocation
du gaudium, d’un contentement propre à chaque individu, est particulièrement
intéressante, car cet affect de joie est lié à la jouissance par chacun de sa propre nature ou
essence. Si cet affect de gaudium n’est rien d’autre que l’idée de l’individu, il exprime la
nature de cet individu et s’explique par elle. Autrement dit, l’individu peut en être cause
adéquate. Le gaudium peut par conséquent être un affect actif et être l’expression de la
raison. Le fait qu’il soit éprouvé par les bêtes, toutefois, ne suffit pas pour attester de la
présence en elles de la raison, car le gaudium peut aussi exprimer la passivité et
l’inadéquation, comme en témoigne le contentement de l’ivrogne dont Spinoza nous dit,
dans le scolie de l’Éthique, III, LVII, qu’il diffère de celui du philosophe autant que la
nature de l’un diffère de celle de l’autre.
12 Il paraît donc hasardeux d’inférer à partir du gaudium l’existence d’affects actifs et de
connaissance adéquate chez les animaux. Il reste que la puissance de penser est fonction
de la puissance d’agir du corps. C’est la complexité de cet objet de l’âme qu’est le corps et
de ses rapports avec le monde extérieur qui est déterminante. Or « nul ne sait ce que peut
un corps », nous dit Spinoza. Il est d’ailleurs frappant de constater que, lorsqu’il formule
40

cette assertion devenue célèbre dans le scolie de la proposition II de l’Éthique, III, il se


réfère non seulement à l’homme mais aux animaux. « Personne jusqu’à présent n’a connu
la structure du corps si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions, pour ne
rien dire ici du fait que, chez les bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la
sagacité humaine. » Il faut ici noter la prudence spinoziste qui interdit de trancher d’une
manière définitive, en l’absence d’une science achevée du corps, qu’il soit humain ou
animal. Seul l’examen rigoureux de la structure du corps et de ses fonctions permettra de
donner des éléments de réponse dépassant le stade de la simple conjecture. C’est
pourquoi l’imputation d’une certaine forme de raison aux bêtes reste une question
ouverte, car Spinoza refuse de se prononcer catégoriquement sur un sujet qui dépasse
pour l’instant la sagacité humaine et invite à explorer le domaine d’extension de la
puissance du corps animal. Est-ce à dire alors que, en raison d’une absence de
détermination de l’étendue de la puissance des corps, il soit impossible d’opérer une
distinction entre l’âme des bêtes et celle de l’homme ?

LE PROBLÈME DE LA DIFFÉRENCE ENTRE L’ANIMAL


ET L’HOMME
13 Il faut noter d’abord que cette différence ne saute pas aux yeux, à première vue en tout
cas. Lorsque Spinoza met en place sa théorie du genre d’individus qui se distinguent en
fonction de leur degré plus ou moins élevé de composition dans le scolie du lemme VII de
la partie II de l’Éthique, il est bien difficile d’assigner une place à l’animal et de déterminer
en quoi il se distingue de 1'individu humain. Il est d’ailleurs malaisé, à la lecture de
l’exposé des prémisses concernant le corps, de saisir la spécificité de la nature du corps
humain. Les six postulats expressément consacrés au corps humain ne sont guère
éclairants à ce sujet, car les propriétés mentionnées pourraient tout aussi bien s’appliquer
au corps d’un animal évolué. Dire en effet que « le corps humain est composé d’un très
grand nombre d’individus (de nature diverse), dont chacun est très composé10 » ou que
« les individus composant le corps humain, et par conséquent le corps humain lui-même
est affecté par les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières11 », ce n’est pas
exhiber des caractéristiques propres à l’espèce humaine, c’est tout au plus énoncer des
propriétés qui peuvent faire l’objet de notions communes, car elles sont largement
répandues chez les êtres vivants.
14 Dans ces conditions, il est possible de se demander ce qui distingue l’homme de l’animal.
Spinoza ne peut pas faire valoir la présence d’une âme rationnelle ou exhiber une
caractéristique de type mental, puisque le principe de la différence entre les esprits
repose sur la différence des objets dont ils sont l’idée, à savoir le corps. Mais le corps
peut-il à lui seul exprimer la différence et la faire connaître de manière spécifique au-delà
de certaines caractéristiques apparentes ?
15 Bien que Spinoza n’explique pas la nature exacte de la différence entre le corps humain et
l’animal, il énonce un principe général de différenciation dans le scolie de l’Éthique, II,
XIII : « Plus un corps est apte comparativement aux autres à agir et pâtir de plusieurs
façons à la fois, plus l’esprit de ce corps est apte comparativement aux autres à percevoir
plusieurs choses à la fois ; et plus les actions de ce corps dépendent de lui seul, et moins il
y a d’autres corps qui concourent avec lui dans l’action, plus l’esprit de ce corps est apte à
connaître distinctement. »
41

16 Les corps se distinguent donc à proportion de leur aptitude à agir et à pâtir de plusieurs
manières à la fois, autrement dit en fonction de l’ampleur de leur capacité à être affectés
et à affecter les corps extérieurs de façon active ou passive. Sans entrer dans l’analyse
détaillée de ce principe qui a déjà fait l’objet d’une étude spécifique12, il faut retenir ici
que la différence ne porte pas uniquement sur le degré d’activité, mais sur la variété de
cette activité car il s’agit d’opérer une distinction en fonction de l’aptitude non seulement
à produire des effets qui dépendent du corps seul, mais à en produire « de plus de
manières à la fois (plura simul) ». Mais que signifie l’expression plura simul ? S’agit-il d’un
critère de distinction purement quantitatif, de sorte que les corps humain et animal se
différencieraient en fonction du nombre de leurs manières d’être affectés ?
17 Il est clair que l’expression plura simul doit être entendue d’abord en un sens quantitatif,
et que la différence entre les corps est fonction du nombre de leurs aptitudes à agir et
pâtir. C’est ce qui ressort du scolie du lemme VII de la partie II où Spinoza distingue le
genre des corps ou individus en fonction de leur loi de composition de plus en plus
grande et de la quantité de leurs manières d’être affectés. Spinoza différencie les corps en
fonction d’une échelle qui va d’une aptitude à agir de peu de manières à la fois – c’est le
cas des corps les plus simples – à une aptitude à agir d’une infinité de manières – c’est le
cas de l’individu infiniment composé, constitué par la nature tout entière –, en passant
par une aptitude à agir d’un très grand nombre de manières – c’est le cas du corps
humain.
18 Est-ce à dire alors que le critère de différenciation soit purement quantitatif et qu’entre
l’homme et l’animal il n’y ait qu’une différence de degré et non une différence de nature ?
En réalité, une telle conclusion serait hâtive. Si dans la partie II de l’Éthique, Spinoza se
borne à la mise en évidence des différences de degré entre les individus, il n’en va pas de
même dans la partie III où interviennent entre eux des différences de nature. Le même
affect sera différent selon la nature du corps qui est affecté et révélera l’essence de
l’individu qui l’éprouve. C’est le cas, par exemple, de l’affect de libido qui peut toucher
également les hommes et les animaux, et que Spinoza définit comme le désir et l’amour
de l’union des corps13. Ce n’est pas parce que les animaux et les hommes sont également
aptes à être affectés par ce désir et cet amour de l’union des corps qu’il n’y a pas de
différences entre eux. Spinoza proclame ouvertement le contraire dans le scolie de la
proposition LVII de l’Éthique, III : « Cheval et homme, c’est vrai, sont tous deux emportés
par le désir de procréer (libidine procreandi), mais l’un, c’est un désir de cheval, et l’autre,
d’homme. » La libido de l’un diffère de celle de l’autre autant que la nature de l’un diffère
de celle de l’autre. Spinoza étend ce principe à tous les vivants : « De même aussi les
désirs et les appétits des insectes, des poissons et des oiseaux doivent à chaque fois être
différents. » Il n’est donc nul besoin de dresser la liste de toutes les manières dont un
corps est affecté pour cerner sa différence. Il se manifeste comme humain, chevalin... à
travers n’importe lequel de ses affects. Et donc à la limite un seul affect suffit pour le faire
reconnaître comme tel. En somme, un affect identique est en même temps porteur d’une
différence. Un corps se distingue donc d’un autre à la fois par la quantité et la qualité de
ses aptitudes à agir et à pâtir.
19 Il est vrai que la nature de la libido de l’homme lubrique diffère de celle de l’homme libre
autant que l’essence de l’un diffère de l’autre. Chez l’un, elle est désir immodéré de
forniquer, engendré seulement par la beauté, tandis que, chez l’autre, le désir d’union des
corps n’est pas uniquement causé par la forme, mais par l’amour de procréer des enfants
et de les éduquer sagement14. On pourrait alors être tenté de penser, à l’instar de
42

Montaigne15, qu’il y a parfois moins de différences d’homme à bête que d’homme à


homme et que la libido du lubrique est plus proche de celle d’un cheval que de celle de
l’homme libre. En réalité, pour Spinoza, il n’en est rien. Quand bien même elles different,
la libido du lubrique et celle de l’homme libre restent des désirs d’hommes distincts de
ceux du cheval, et peuvent à ce titre convenir en nature, pour peu que le lubrique finisse
par connaître adéquatement sa passion. Il y a donc une nature humaine de la libido,
quelles que soient ses formes, même si fondamentalement les hommes ne se conviennent
véritablement en nature que lorsqu’ils vivent sous la conduite de la raison. En revanche,
comme le proclame le scolie I de la proposition XXXVII de l’ Éthique, IV, les bêtes « ne
conviennent pas avec nous en nature et [...] leurs affects, de nature, sont différents des
affects humains ».
20 On peut alors se demander pourquoi dans la partie II de l’Éthique Spinoza n’évoque que la
différence de degré entre les individus, qu’ils soient humains, animaux, etc., alors que
dans la partie III, il insiste sur la différence de nature entre l’homme et l’animal. Sans
trancher la question, il est possible de penser que cette anomalie apparente tient à un
changement de perspective. D’un point de vue ontologique, Spinoza ne se soucie pas de
différencier radicalement l’individu humain des autres individus de la nature, car en
vertu de lois de composition de plus en plus complexes, tous les corps, y compris celui des
hommes, s’unissent et concourent pour former cet individu total qu’est la Nature. Tous
les corps se ramènent à des parties de la nature qui se modifient et se combinent pour
former des individus plus complexes. Tout se passe donc comme si, au niveau
ontologique, Spinoza ne voyait entre les êtres qu’une différence de degré et mettait avant
tout l’accent sur les notions communes aux individus et sur leurs lois de composition et
de combinaison. C’est seulement lorsqu’il se place aux niveaux éthique et politique, c’est-
à-dire lorsqu’il n’a plus affaire aux lois naturelles universelles mais aux lois humaines
régissant la conservation de soi, qu’il fait intervenir la différence de nature et lui assigne
un rôle. Dans la sphère anthropologique, il s’agit de rechercher ce qui nous est le plus
utile et de former une communauté avec les êtres qui ne partagent pas simplement avec
nous des propriétés communes universelles, mais qui foncièrement nous conviennent en
nature. C’est pourquoi la différence de nature entre les individus devient centrale et
importe au plus haut point. En somme, c’est la recherche de la convenientia qui conduit à
convertir la différence de degré en différence de nature. La différence ici devient capitale
car elle a un impact sur la liberté16.
21 C’est cette différence de nature qui va d’ailleurs fonder un droit d’usage des animaux à
notre guise. Spinoza écrit ainsi dans le scolie de l’Éthique, IV, XXXVII :
« La loi interdisant d’immoler les bêtes est plus fondée sur une vaine superstition et
une pitié de femme que sur la saine raison. Car le principe qui consiste à rechercher
ce qui nous est utile nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais
non pas aux bêtes, ou aux choses dont la nature est différente de la nature
humaine ; et que le droit quelles ont sur nous, nous l’avons sur elles. Bien plus,
parce que le droit de chacun se définit par sa vertu ou sa puissance, les hommes ont
un droit bien plus grand sur les bêtes que celles-ci n’en ont sur les hommes. Je ne
nie pas pourtant que les bêtes sentent ; mais je nie que pour cette raison, il nous
soit interdit de veiller à notre utilité et d’user d’elles à notre guise, en les traitant de
la manière qui nous convient le mieux ; puisqu’elles ne conviennent pas avec nous
en nature, et que leurs affects de nature sont différents des affects humains » (voir
le scolie prop. 57, p. 3).
22 C’est en vertu d’un droit naturel qui n’est autre que l’expression de sa puissance propre
que l’homme va utiliser et instrumentaliser les animaux. Ceux-ci sont en droit de résister,
43

mais les hommes ont un droit plus grand sur les bêtes que les bêtes sur les hommes, car
« ils ont plus de pouvoir et sont plus habiles et rusés que les autres animaux17 ». Ainsi tout
est permis avec les bêtes sauf ce que l’homme ne veut pas ou ne peut pas18. Spinoza
légitime donc l’usage des animaux à notre guise, non pas en raison de leur absence
d’esprit ou de sensibilité, mais en raison de l’absence de convenance en nature.
23 En définitive, si l’homme n’est pas un empire dans un empire, il exerce cependant un
dominion sur les animaux, non pas parce qu’il est le roi de la nature, mais parce qu’il
possède un corps plus composé et un esprit plus complexe. Spinoza retrouve donc des
thèses classiques par des voies entièrement inédites. L’originalité de son approche tient
donc moins à ses conclusions qu’à la manière de les établir sur des fondements physiques
écartant toute approche spiritualiste. Si la bête n’est pas humaine, ce n’est donc pas en
vertu d’un manque d’esprit mais en raison de la complexité moindre de son corps. Par
rapport à l’homme, l’animal n’est pas bête, il a seulement l’intelligence de son corps.

NOTES
1. II, ch. III, §2.
2. § 37, traduction Appuhn, GF.
3. II, XLVII, scolie. Pour l’Éthique, nous citons la traduction de Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988.
4. IV, LVII, scolie.
5. XVI, § 2.
6. L’examen du bestiaire révèle une prédilection pour le cheval, mentionné une dizaine de fois,
suivi par le chien, six fois, le poisson, quatre fois, le lion trois, les abeilles, les vaches et les
perroquets mentionnés à deux reprises.
7. Tout être pris en lui-même est parfait, et ce n’est que relativement, par comparaison avec un
autre ou avec lui-même en un temps antérieur, que nous pouvons juger qu’il est imparfait ou
moins parfait. Pour souligner la relativité de ces jugements, Spinoza fait d’ailleurs remarquer
dans la Lettre XIX que toute chose existante, considérée en elle-même et non relativement à une
autre, enveloppe une perfection. La preuve en est que nous approuvons parfois chez les animaux
comme un signe de perfection ce que nous réprouvons chez les hommes comme signe
d’imperfection. « Et cela, tout le monde l’accordera, car tout le monde voit avec admiration dans
les animaux des manières d’être et d’agir qu’il réprouve dans les hommes : telles les guerres
auxquelles se livrent les abeilles, la jalousie des pigeons, etc. ; méprisables dans l’humanité, ce
sont des choses qui nous paraissent ajouter à la perfection des animaux. »
Il n’y a donc pas lieu de reprocher quoi que ce soit à l’animal ou à un autre individu de la nature.
La bête n’est ni méchante ni féroce. Elle est tout entière ce qu'elle peut être et exprime la
nécessité de sa nature. Il n’est pas raisonnable de lui demander de changer de conduite, car elle
n’est pas coupable du dommage que peut ressentir l’homme de son comportement. C’est ce qui
ressort de la Lettre LXXVIII : « Un cheval est excusable d’être cheval et non homme. Qui devient
enragé par la morsure d’un chien doit être excusé à la vérité et cependant on a le droit de
l’étrangler. » Cela nous montre que si celui qui nous fait du tort, animal ou homme, ici peu
importe, est excusable, car il ne peut faire autrement en vertu de sa nature modifiée par la rage,
cela n’interdit pas de lui résister, voire de l’étrangler en vertu du même droit naturel à
44

persévérer dans son être. Ce sont donc des rapports de puissance qui s’exercent et il n’y a pas lieu
de moraliser : on ne peut en effet enjoindre un individu de changer sa nature, car au moment où
il agit, il ne peut faire autrement qu’il ne le fait. On ne peut demander sans contradiction au loup
d’agir comme un agneau. Cela vaut d’ailleurs pour l’homme comme pour l’animal. Ainsi pour
Spinoza, l’insensé comme le sage suit sa nature et il est vain de lui recommander d’agir
autrement et de le sommer de se soumettre aux injonctions de la raison. C’est ce qui ressort du §
3 du chapitre XVI du Traité théologico-politique : « Les ignorants qui suivent leurs appétits ne sont
pas plus tenus de vivre sous les lois d’une pensée saine que le chat de vivre selon les lois de la
nature du lion. » Il est certes possible de passer d’une moindre à une plus grande perfection mais
au sein d’une même nature. Une métamorphose radicale est impossible, ce serait détruire sa
propre nature. C’est ce que fait observer la préface de l’Éthique, IV : « Car il faut avant tout
remarquer que quand je dis que quelqu’un passe d’une moindre perfection à une plus grande, et
le contraire, je n’entends pas qu’il échange son essence ou forme contre une autre. Car un cheval,
par ex., n’est pas moins détruit s’il se change en homme que s’il se change en insecte : mais c’est
sa puissance d’agir, en tant qu'elle se comprend par l’intermédiaire de sa nature, que nous
concevons comme augmentée ou diminuée. »
8. Cf. la remarque après l’axiome II qui suit le lemme III, Éthique, II, XIII, sq.
9. Éthique, III, définition III.
10. Cf. Prémisses, Postulat I.
11. Cf. Prémisses, Postulat III.
12. Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Le problème de la différence entre les
corps », Les Expressions de la puissance d’agir, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005.
13. Cf. Éthique, III, définition XLVIII.
14. Éthique, IV, ch. XX.
15. Cf. le chapitre XII des Essais, II.
16. L’erreur qui consiste à méconnaître cette convenance en nature est le signe d’une âme
impuissante, susceptible de perdre la liberté. C’est le cas d’Adam qui lors de la chute se met à
imiter les affects des bêtes et se trouve dans la plus grande servitude. « L’homme ayant trouvé la
femme, laquelle convenait tout à fait avec sa nature, il connut qu’il ne pouvait y avoir dans la
nature rien qui pût lui être plus utile qu'elle ; mais que, s’étant mis à croire que les bêtes étaient
semblables à lui, aussitôt il commença à imiter leurs affects (voir la prop. 27, p. 3), et à laisser
échapper sa liberté » (Éthique, IV, LXVIII, scolie). Spinoza fait-il allusion ici à la représentation
fréquente dans la théologie du Moyen Âge d’un Adam mélancolique après la faute et qui vit avec
les bêtes ? Il est difficile ici de trancher ; il est clair cependant que la faute d’Adam est de se croire
semblable aux bêtes au point de les imiter et que les mélancoliques ont tendance à préférer la
compagnie des animaux et à ignorer que l’homme est ce qui convient le mieux en nature à
l’homme, comme le confirme le scolie de l’Éthique, IV, XXXV, corollaire II : « L’homme est un Dieu
pour l’homme. Laissons donc les mélancoliques louer autant qu’ils peuvent la vie sauvage et
rustique, mésestimer les hommes et admirer les bêtes ; cela n’empêchera pas les hommes de voir
par expérience qu’une aide mutuelle leur permet de se procurer beaucoup plus facilement ce
dont ils ont besoin, et que ce n’est qu’en joignant leurs forces qu’ils peuvent éviter les dangers
qui partout les menacent ; pour ne rien dire ici du fait qu’il vaut bien mieux, qu’il est plus digne
de notre connaissance de contempler les actes des hommes que des bêtes. Mais j’en parlerai plus
longuement ailleurs. » C’est donc le propre des mélancoliques enclins à la misanthropie que de
vouloir privilégier l’étude et la proximité des animaux. On comprend ainsi pourquoi en dernière
instance Spinoza ne s’émerveille pas devant l’animalité, car cette contemplation n’est jamais
totalement dénuée d’un arrière-fond de mélancolie et d’une rancune sourde à l’égard des
hommes. Le déni de la convenance en nature qui conduit à préférer la vie avec les bêtes est une
attitude passionnelle qui exprime non seulement la mélancolie mais aussi l’impatience de celui
qui ne supporte pas son semblable ou qui adopte l’attitude du faux dévot. C’est ce qui ressort du
45

chapitre XIII de l’Éthique, IV : « Et c’est pourquoi beaucoup, l’âme trop impatiente, et dans un faux
zèle de religion, préfèrent vivre parmi les bêtes que parmi les hommes. »
17. Traité politique, II, § 14.
18. Ce droit d’usage n’est que l’expression des rapports de puissance au sein de la nature et
n’implique nullement que les animaux soient destinés par essence à servir l’homme et qu’ils
aient été créés à son intention pour qu’il exerce un empire sur eux. Dans l’appendice de la partie
I, Spinoza fustige les ignorants en proie au préjugé de la finalité, qui considèrent la nature
comme un ensemble de moyens en vue de satisfaire une fin et croient que les animaux existent
en vue de l’alimentation de l’homme. La notion de fin et de moyen est toute relative au point de
vue considéré. Chacun peut croire être une fin en soi et n’être en réalité que le moyen d’une
autre fin qu’il ne perçoit pas. L’homme n’est pas la fin dernière, il peut être à son tour
l’instrument de la nature entière qui le soumet à ses lois. C’est ce qui ressort du Court Traité, II,
XXIV, § 6, où Spinoza opère une distinction entre les lois divines et les lois humaines. Bien
qu'elles puissent s’accorder avec leurs désirs, les lois de la nature ne sont pas faites pour les
hommes, n’ont pas de fin en dehors d’elles-mêmes, et ne sont pas subordonnées. Les lois
humaines en revanche visent le bien-être mais cette fin peut s’accorder avec les lois de la nature
et concourir à produire une œuvre totale, de sorte que l’homme ne soit pas une fin dernière mais
à son tour un instrument au service d’une réalité supérieure. Spinoza recourt à une analogie avec
les abeilles. « Bien que les abeilles n’aient, par exemple, d’autre fin, dans tout leur travail et par le
ferme maintien de l’ordre établi parmi elles, que de s’assurer une provision pour l’hiver, l’homme
qui leur est supérieur se propose, en les soignant et les entretenant, une tout autre fin, qui est de
se procurer du miel pour lui-même. De même l’homme, en qualité d’être particulier, n’a pas de
but plus éloigné que ce que peut atteindre son essence limitée ; mais eu égard à ce qu’il est une
partie et un instrument de la nature entière, cette fin de l’homme ne peut être la fin dernière de
la nature, puisqu’elle est infinie et emploie l’homme de même que tout le reste comme son
instrument. » L’homme qui joue le rôle de la nature tout entière à l’égard de l’abeille est à son
tour l’abeille à l’égard de la nature tout entière dans le cadre d’une instrumentalisation
généralisée. Cela n’implique pas que la nature ait des intentions ou des fins, mais cela signifie que
l’homme, n’en étant qu'une partie, est soumis à des lois plus générales que ses lois propres et que
ces lois générales ne s’accordent pas nécessairement avec ses appétits, de telle sorte qu’il est
entre les mains de Dieu ou la nature comme l’argile entre les mains du potier, pour reprendre
l’expression de Spinoza. Ainsi la nature peut user de nous comme nous usons d’elle en fonction
de notre puissance. Le droit d’usage n’est donc pas l’expression d’une téléologie naturelle mais de
la puissance naturelle.

AUTEUR
CHANTAL JAQUET
Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du Centre d’histoire des systèmes
de pensée moderne (CHSPM) et du Centre d’étude en rhétorique et philosophie (CERPHI), a publié
récemment : L’Unité du corps et de l’esprit. Affects, actions passions chez Spinoza, Paris, PUF, 2004 ; Les
Expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005 ; Spinoza,
Philosophe de l’amour, dir. Chantal Jaquet, Ariel Suhamy, Pascal Sévérac, Presses de Saint-Étienne,
2005 ; Les Facultés de l’âme à l’Age classique, dir. Chantal Jaquet, Tamás Pavlovits, Paris, Publications
46

de la Sorbonne, 2006 ; La Multitude libre. Nouvelles lectures du Traité politique de Spinoza, dir. Chantal
Jaquet, Ariel Suhamy, Pascal Sévérac, Paris, Éditions d’Amsterdam, 2008 ; Bacon et la promotion des
savoirs, Paris, PUF à paraître.
47

Deuxième partie. Identifications :


l’âme humaine prise au miroir de
celle de l’animal
48

Entre anthropologie et politique :


les animaux de La Fontaine
Fabrice Hoarau

1 La question de l’intelligence animale avait préoccupé de nombreux philosophes et


savants, parmi lesquels Aristote, les épicuriens, les stoïciens et Montaigne. Ce débat
profite d’un vif regain d’intérêt au XVIIe siècle, favorisé en cela par le progrès des sciences
naturelles et physiques. Sa résurgence n’est pas non plus étrangère à la diffusion de la
pensée cartésienne. En bouleversant la conception aristotélicienne de l’âme, Descartes
modifie en effet les termes essentiels du débat. L’auteur du Discours de la méthode dissocie
l’âme de tout ce qui est corporel, lui ôtant ainsi la dimension végétative, sensitive
qu’Aristote avait introduite dans sa définition. L’âme constitue pour Descartes ce qui
caractérise le sujet pensant, et fonde par conséquent son identité : elle ne s’identifie plus
au principe vital d’un être. Dans un tel système, les bêtes ne peuvent donc plus se voir
attribuer une âme désormais définie comme une faculté de penser. Étrangères au
sentiment, inaptes au choix, au jugement, elles doivent a priori se contenter d’une vie
purement mécanique.
2 La radicalité supposée d’une telle position suscite des oppositions. Pour certains
philosophes, elle contredit à l’évidence certaines observations scientifiques et débouche
inévitablement sur le refus de prendre en considération la souffrance des bêtes. De
nombreux savants tentent dès lors d’invalider la théorie de Descartes, en la confrontant à
des exemples concrets. Étudiant le comportement de certains animaux, ils constatent en
effet qu’il ne saurait être assimilé au mouvement d’une mécanique, si complexe fût-elle.
3 Ces savants, Du Hamel (que La Fontaine a lu), Bernier (influencé par Du Hamel, il aurait
fait connaître le gassendisme à La Fontaine), Denys, Gassendi (auquel La Fontaine a peut-
être emprunté sa conception de l’âme), le fabuliste les connaît et il a subi leur influence 1.
Il participe d’autant plus volontiers au débat qu’il fréquente le salon de madame de La
Sablière, au sein duquel philosophes et savants (parmi lesquels Bernier) abordent à
maintes reprises la question.
4 Les Fables, qu’il commence à publier en mars 1668, lui offrent l’occasion de participer
indirectement à la querelle. Elles peuvent être abordées sous deux angles différents. Dans
49

certains cas, La Fontaine appréhende la question de l’âme des bêtes d’un point de vue
presque philosophique : le Discours à Madame de La Sablière constitue l’exemple le plus
significatif de cette démarche. Il y défend, nous le savons, une position médiane, qui
réserve la pensée aux hommes, mais attribue néanmoins une véritable faculté de juger
aux autres animaux. Dans d’autres cas, la référence à l’âme des animaux est indissociable
des « contraintes littéraires » qui pèsent sur l’écrivain. Il paraît à cet égard intéressant de
voir comment le discours politique, juridique de La Fontaine représente une animalité à
laquelle l’écrivain reconnaît le plus souvent des facultés de juger : met-il en scène des
bêtes, des machines, ou des êtres qui, par leurs choix, leurs comportements et leur
organisation, sont comparables aux hommes ?

LA PLACE DE LA QUERELLE DANS LES FABLES


5 L’importance de la contrainte littéraire ne semble guère mieux illustrée par la nécessité
où se trouve La Fontaine d’attribuer la parole aux animaux2. L’écrivain prend d’ailleurs le
parti de s’en expliquer. Les Fables sont comme on le sait introduites par une dédicace en
vers adressée à Monseigneur le Dauphin. La présentation du genre littéraire adopté a
presque valeur d’avertissement : « Tout parle en mon ouvrage, même les poissons3.» La
Fontaine entend accorder aux bêtes un langage purement humain, le poisson incarnant
par excellence l’animal muet, privé de parole. Les vers de Tircis et Amarante lui font écho :
La Fontaine y revendique son désir de revenir au genre originel de ses Fables : « Sire Loup,
Sire Corbeau / Chez moi se parlent en rimes4.» C’est ainsi « en langue des dieux » que le
poète choisit de faire parler le loup5. La fable La Grenouille et le Rat nous laisse toutefois
supposer que les animaux ne parlent pas tous le même langage6. La Fontaine précise en
effet que la grenouille s’adresse au rat en lui parlant dans sa langue7. Dans Le Lion
amoureux, il évoque d’ailleurs le temps où les bêtes parlaient8. En choisissant de mettre en
scène des animaux, le fabuliste en fait des acteurs, qui doivent pouvoir communiquer
entre eux et communiquer leurs pensées au lecteur.
6 Dans certaines de ses fables, La Fontaine évoque expressément l’âme de quelques
animaux. Dans L’Âne et le petit Chien, il fait ainsi référence à l’âme du premier 9. Il évoque
aussi l’esprit de l’âne dans L’Âne portant des reliques 10. Il met en scène un rat de peu de
cervelle dans Le Rat et l’Huître11. Une idée, sur ce point, soulève d’ailleurs son opposition :
l’idée selon laquelle l’âme d’un homme pourrait rentrer dans celle d’un animal. Dans La
Souris métamorphosée en fille, un bramin affirme que l’âme d’un homme peut pénétrer dans
un ciron ou dans une bête quelconque12, de telle sorte que, selon lui, les hommes, les
souris et les vers vont « puiser leur âme en un trésor commun13 ». Le fabuliste rejette
clairement cette théorie de la métempsycose, incompatible avec les dogmes de la religion
chrétienne ; il accorde toutefois plaisamment une âme aux animaux puisqu’il indique que
les âmes des souris et les âmes des belles « sont très différentes entre elles 14 ».
7 Ce choix littéraire ne nous éclaire pas sur la position du fabuliste. Il faut donc envisager la
façon dont La Fontaine conçoit l’âme et confronter cette « définition » avec sa
présentation comportementale des bêtes.
8 La Fontaine livre quelques indices dans Un Animal dans la Lune 15, fable dans laquelle il
aborde théoriquement la question. Il y définit alors l’âme comme ce qui dévoile le vrai, le
« vrai caché » sous l’apparence16. Les sens ne sauraient tromper l’homme qui soumet leur
message à l’examen de l’âme. Il en va ainsi du soleil, dont la grandeur peut être mesurée
50

par l’âme, dès lors que l’homme connaît la distance qui l’en sépare. La Fontaine emploie
ensuite le terme de raison pour qualifier la faculté grâce à laquelle l’homme peut
démentir les illusions sensibles ; c’est ainsi la raison qui redresse un bâton courbé par
l’eau17. Seule la raison peut en outre convaincre l’homme du caractère purement
imaginaire du visage de femme qui apparaît à la surface de la lune18. La Fontaine cite
l’anecdote de ces Anglais qui ont cru voir un animal sur la lune, lequel animal n’était en
fait qu’une souris cachée entre les verres de la lunette19 !
9 Cette définition de l’âme est implicitement opérante dans Le Renard et le Buste 20, mais sur
un mode cette fois-ci littéraire. Si le buste creux ne produit aucune impression sur le
renard, c’est parce que, contrairement à l’âne, il ne s’en remet pas aux seules apparences
et peut par conséquent en déduire que le buste creux, plus grand que nature, est dénué de
cervelle21.
10 Une référence plus explicite à cette fonction de l’âme apparaît dans Le Chien qui lâche sa
proie pour l’ombre22, où un chien trompé par l’image de sa proie à la surface de l’eau
manque de se noyer en tentant de l’attraper23. On la retrouve dans Le Loup et le Renard, ce
dernier, penché sur un puits, prend le reflet de la lune pour un fromage24. Il descend au
fond du puits pour s’en emparer et, constatant son erreur, ne parvient à en sortir qu’en
persuadant le loup de partager avec lui ce fromage imaginaire25. Dans cette fable, les deux
animaux se révèlent impuissants à démasquer les « illusions » de la sensibilité26. Ces
quelques passages prouvent que, s’il ne se prononce pas alors de façon affirmative sur la
question appréhendée théoriquement, La Fontaine fait le plus souvent vivre, agir certains
de ses animaux comme des êtres privés de la faculté d’évaluer les représentations
sensibles et, de ce fait, privés d’une âme. Les exemples employés démontrent en outre
clairement que La Fontaine insiste toujours sur les fonctions intellectuelles, réflexives,
lorsqu’il évoque l’âme, ces dernières devant rendre possible le déchiffrage des
apparences. Il demeure en cela tributaire de la conception cartésienne de l’âme.
11 La raison est, on le voit, au cœur de la définition de l’âme de La Fontaine. La présence
d’une raison, d’un « intellect animal » est-elle une idée implicitement avancée dans les
Fables ? Plusieurs références au « raisonnement » des animaux y sont effectivement
présentes.
12 En interrogeant le lexique de La Fontaine, on constate qu’il associe parfois l’animalité à la
raison. S’il estime que la solitude de l’ours est de nature à lui faire perdre la raison, on
pourrait en conclure que, à ses yeux, l’ours en possède une27. De telle sorte que les bêtes
lui semblent capables de sombrer dans la folie28. Dans Le Dépositaire infidèle, La Fontaine
précise d’ailleurs que les bêtes qu’il met en scène sont composées de fous et de sages 29.
13 Ces références n’ont toutefois pas de rapport direct avec la question de l’âme des bêtes ; il
paraît donc utile de chercher si La Fontaine fait agir les bêtes comme des êtres doués de
raison, capables de raisonner. Les deux strates – « littéraire » et « philosophique » –
présentes dans l’œuvre de La Fontaine apparaissent à cette occasion de façon ostensible.
14 On retrouve notamment le procédé métaphorique dans Le Soleil et les Grenouilles et Le
Fermier, le Chien et le Renard. Pour La Fontaine, les grenouilles raisonnent et raisonnent
bien quand elles ne veulent pas plus d’un soleil30. Mais il déplore que le raisonnement
dont il croit les animaux capables soit privé de tout crédit. Telle est l’opinion qu’il
présente de façon assez fantaisiste dans la seconde de ces fables. Le poulailler d’un
fermier est dévasté par un renard. Le fermier reproche naturellement à son chien de ne
pas l’avoir averti de la venue du prédateur. Le chien lui rétorque qu’il n’avait aucun
51

intérêt à perdre le repos pour sauver des poules dont le sort ne lui importe pas. Or, c’est
le fermier qui a oublié de fermer la porte du poulailler, de telle sorte que la responsabilité
du carnage lui incombe entièrement31. Le raisonnement du chien semble fort bon à La
Fontaine : mais venant d’un simple chien : « On trouva qu’il ne valait rien32. » La Fontaine
attribue ici au chien la faculté d’évaluer son intérêt à agir et le dépeint comme un être qui
raisonne lorsqu’il choisit de ne pas défendre le poulailler33.
15 La dimension théorique n’est pourtant pas complètement absente des Fables. Les Souris et
le Chat-Huant en témoigne 34. L’écrivain s’appuie alors sur ce qui s’apparente à une
observation scientifique, laquelle débouche sur un constat sans ambiguïté, assez proche
de celui de Montaigne ; l’ami de Foucquet fait en effet observer que le hibou chasse plus
de souris qu’il n’en peut manger en une seule fois. Il n’a donc pas intérêt à tuer
immédiatement toutes celles qu’il parvient à attraper. Or, l’oiseau a selon lui trouvé un
procédé très ingénieux pour ne pas perdre le profit de sa chasse : il estropie les souris,
afin qu’elles ne puissent s’enfuir, et les nourrit, afin qu’elles soient les plus grasses
possible au moment où il les consomme. Le hibou possède donc la faculté de prévoir et
d’agir pour un moment qui n’est pas le moment présent, de telle sorte que, dans certaines
circonstances, il mène un véritable raisonnement, ce que La Fontaine affirme à deux
reprises dans la fable35. Un tel pouvoir de raisonner, notre auteur ne le met d’ailleurs pas
à la portée de tous les hommes36. Associant raison et pensée, et opposant aux cartésiens la
tradition aristotélicienne (parfois dominante au XVIIe siècle, notamment parmi les
Anciens), La Fontaine achève la fable en présentant le stratagème du hibou comme la
manifestation d’un véritable « art de penser37 ». La théorie cartésienne est directement
visée : le hibou vient selon lui de démontrer qu’il n’est ni une montre, ni une machine,
mais un être qui raisonne. La Fontaine fait d’ailleurs suivre la fable d’une note équivoque,
informant en premier lieu le lecteur que « Ceci n’est point une fable », car la chose,
« quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée38 ». Mais il prend
immédiatement soin d’atténuer l’audace de sa conclusion, en insistant sur les spécificités
du genre littéraire que constitue la fable : « J’ai peut-être porté trop loin la prévoyance de
ce hibou ; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que
celui-ci ; mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d’écrire
dont je me sers39. »
16 La dimension « philosophique » de la pensée de La Fontaine demeure, comme on l’a dit,
surtout présente dans le Discours à Madame de La Sablière.
17 Dans ce Discours, La Fontaine se présente une fois encore – mais en le nommant – comme
le pourfendeur de la position défendue par Descartes, « ce mortel dont on eût fait un dieu
40 », et par ses disciples41. Il oppose en effet à cette thèse, jugée trop radicale, une thèse

médiane, qui présente l’avantage de préserver la dimension presque divine de l’humanité


tout en obéissant au principe de réalité. La Fontaine adopte à cet égard un point de vue
empirique, ce qu’illustre d’ailleurs sa critique de ce qu’il considère comme le dogmatisme
cartésien ou du moins celui des cartésiens. Ses objections sont fondées sur des
observations concrètes, observations dont il tire un ensemble de déductions concernant
les facultés des bêtes.
18 La Fontaine évoque tout d’abord cette philosophie nouvelle qui fait de la bête une
machine, chez qui « tout est corps42 », et lui refuse à ce titre le sentiment et l’âme43. La
Fontaine présente en détail les principes de cette école : l’homme a sur tous les autres
animaux le privilège de la pensée, celui de savoir qu’il pense, quand la bête « ne pense
52

nullement » et ne réfléchit pas davantage44. Sa mémoire est corporelle : « L’animal n’a


besoin que d’elle45. »
19 L’homme est en revanche déterminé par la volonté, non par l’instinct ou a fortiori l’objet
qu’il perçoit. Un principe intelligent, distinct du corps, le commande. La Fontaine avoue
ignorer comment le corps peut entendre, obéir à ce « principe intelligent » distinct du
corps, « arbitre suprême » de tous ses mouvements ; il juge également Descartes tout à
fait incapable de l’expliquer46. La Fontaine sollicite, on le sait, des contre-exemples tirés
de l’expérience pour invalider cette théorie :
• Le vieux cerf traqué qui présente aux chiens un jeune cerf comme appât 47.
• La perdrix qui contrefait la blessée pour détourner les chasseurs du nid où se trouvent ses
petits48.
• Les castors qui, par un savant travail collectif, domestiquent les torrents et construisent des
ponts : pour La Fontaine, ils démontrent ainsi qu’ils possèdent bien un esprit 49.
• Le fabuliste évoque enfin les guerres que se livrent des animaux « germains du renard »,
guerres à l’occasion desquelles certains hommes ont pu observer la présence de vedettes,
d’embuscades et d’espions50.
20 Tous les exemples visés par La Fontaine se rattachent comme on le voit aux stratégies de
struggle for life que certains animaux s’avèrent capables de mettre en œuvre. Confrontant
une nouvelle fois la position systématique de Descartes à des expériences concrètes, le
poète conclut le Discours par la fable Les Deux Rats, le Renard et l’Œuf 51. Le stratagème utilisé
par les deux rats pour sauver l’œuf prouve selon lui également qu’ils possèdent un esprit,
au même titre que les enfants52. Les animaux y démontrent alors leur aptitude à exercer
leur intelligence dans des situations où leur vie ne se trouve pas en danger. Ce qui prouve
d’ailleurs que La Fontaine ne résume pas l’intelligence animale à une manifestation du
seul instinct de survie.
21 La fable qui illustre le Discours s’achève par une hypothèse : l’existence – certes évoquée
au conditionnel par La Fontaine, visiblement hostile à la tonalité apodictique, affirmative
du système cartésien – de deux âmes,
1. Une âme rendant tout animal (« Sages, fous, enfants, idiots/Hôtes de l'univers sous le nom
d’animaux ») capable de sentir et juger, même s’il juge quelquefois imparfaitement.
2. Une âme, commune aux hommes et aux anges, grâce à laquelle les hommes sont en mesure
de raisonner.

22 Les bêtes n’auraient donc pas une « raison selon notre manière », mais, ajoute La
Fontaine, plus qu’un « aveugle ressort ». Il y a bien en eux une matière subtile, plus vive,
plus mobile que le feu, rendant la bête capable de sentir et de juger. L’homme, qui
partagerait cette âme avec les autres animaux, posséderait donc une autre âme. Cette
dernière (et l’empreinte de la pensée de Gassendi sur le discours de La Fontaine est ici
manifeste) ne paraîtrait chez lui qu’au terme de l’enfance. La raison, qui percerait les
« ténèbres de la matière », envelopperait ainsi la première âme, « imparfaite et grossière 53
».
23 La Fontaine paraît à cet égard vouloir réconcilier les théologiens, soucieux de conserver
un caractère divin à l’âme humaine, et les savants, dont les observations rendaient
difficile l’assimilation de la bête à une simple machine.
24 Lorsqu’il évoque l’animalité, La Fontaine balance donc entre la fiction et l’observation,
entre le travail de l’imagination et celui de la raison. Quelle place cette animalité occupe-
t-elle dans son discours juridique et politique ? Ce dernier s’articule, nous le verrons,
53

autour d’une réflexion sur le statut de l’animal (II), sur sa place, les comportements qu’il
est amené à adopter, dans des organisations sociales et politiques souvent identiques à
celles des hommes (III). Nous pourrons alors voir si, en les plaçant dans ces contextes
juridiques, politiques conçus sur le modèle anthropologique, La Fontaine a dépeint les
animaux comme des êtres aptes à juger, à penser leurs actions, leurs relations mutuelles
et leur environnement politique, au même titre que les hommes.

LE STATUT DE L’ANIMALITÉ DANS LES FABLES


25 La question du rapport des hommes avec les autres animaux est une question centrale
dans les Fables. Sur un plan affectif, les rapports bêtes/hommes sont assez ambivalents.
Les bêtes comprennent un certain nombre d’espèces ennemies du genre humain. Le loup
est désigné comme l’ennemi commun54. Le serpent est lui aussi présenté comme l’ennemi
du genre humain55. Mais tel n’est pas le cas de toutes les espèces : l’amitié légendaire qui
unit les dauphins aux hommes en témoigne56.
26 La dimension affective des rapports hommes/bêtes n’est cependant pas celle qui
préoccupe La Fontaine. Le fabuliste entend à l’évidence insister sur le caractère
foncièrement hiérarchique du rapport des hommes avec les autres animaux. Il s’attarde
ainsi à plusieurs reprises sur l’instrumentalisation de l’animal par l’homme. Dans Les
Voleurs et l’Âne, l’âne est par exemple traité comme une simple marchandise (une
« province ») que les brigands se disputent57. L’âne est également circonscrit au statut de
marchandise et de véhicule dans Le Meunier, son Fils et l’Âne 58. Le poète évoque également,
par la voix du renard, le « chimérique empire59 » que les bergers établissent sur les
animaux. Dans L’Homme et la Couleuvre, la vache insiste sur le fait que l’homme l’a réduite
à un rôle de nourricière : « Tout n’est que pour lui seul60. » La fable se conclut par une
critique de ces « grands » qui, selon La Fontaine, pensent que « tout est né pour eux,
quadrupèdes et gens61 », ce qui laisse supposer que ce phénomène est selon lui également
présent au sein des sociétés humaines.
27 Pour La Fontaine, cette instrumentalisation des bêtes apparaît comme l’œuvre d’un
processus historique. Il développe cette idée de façon quasi symbolique dans Le Cheval
s’étant voulu venger du Cerf62. Le fabuliste, évoquant le temps où ces animaux habitaient les
forêts, et rejetant implicitement toute téléologie anthropocentrique, rappelle ainsi que
les chevaux ne sont pas toujours nés pour les hommes. Le cheval, à la suite d’un différend
avec le cerf, eut en effet recours à l’homme pour le rattraper63. Mais au terme de cette
capture, l’homme refusa naturellement de redonner sa liberté au cheval64. La Fontaine
déplore d’ailleurs que l’homme n’utilise pas toujours l’animal à des fins très utiles. Dans
Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, le chien est par exemple désigné comme le « [...]
maudit instrument / Du plaisir barbare des hommes65 ».
28 Cette instrumentalisation, cette « réification », La Fontaine prend le parti d’en révéler
tous les périls. Tel semble être le sens de l’avertissement qu’il adresse au lecteur dans
L’Oiseau blessé d’une flèche66 : les hommes qui se montrent cruels envers les animaux le sont
nécessairement avec les membres de leur propre espèce67. L’instrumentalisation des bêtes
n’est cependant pas toujours le fait des hommes : pour giboyer, le lion utilise par exemple
un âne qui fait office de cor68. La Fontaine constate en outre – notamment dans La Lice et
sa Compagne69 – que les animaux peuvent également faire preuve de méchanceté les uns
envers les autres.
54

29 Ainsi représentés par La Fontaine, les animaux, et plus particulièrement les animaux
domestiques, apparaissent essentiellement comme un genre voué à l’asservissement,
privé d’âme, réduit au statut de bien70.
30 La domestication et l’instrumentalisation des bêtes rentrent cependant en opposition
avec un sentiment, une aspiration omniprésents parmi les animaux des Fables, et sur
lesquels La Fontaine s’attarde à de nombreuses reprises, l’amour de la liberté. Les
animaux n’acceptent pas tous une confortable domesticité, qui impliquerait le sacrifice de
leur liberté.
31 Si le chien accepte les servitudes de la domesticité, le loup préfère quant à lui conserver la
liberté, fut-elle misérable71. Dans Le Vieillard et l’Âne, La Fontaine fait dire à ce dernier que
« notre ennemi c’est notre maître72 ». Dans L’Homme et la Couleuvre, la vache se plaint
également d’être attachée73. Et lorsque Ulysse tente de convaincre des camarades
métamorphosés en animaux (après consommation du breuvage de Circé) de reprendre
forme humaine74, l’ours argue de la liberté dont il jouit pour refuser la proposition du
héros grec. Les autres animaux sont unanimes pour préférer la liberté de leur nouvel état
à la condition humaine75. Une telle liberté est cependant factice aux yeux de La Fontaine,
qui la tient pour un esclavage imposé par des passions sensuelles76.
32 Le statut de l’animal « domestiqué » entre donc en opposition avec une nature qui le
destine vraisemblablement à la liberté. Par cet amour de la liberté, les bêtes se
rapprochent des hommes, même si La Fontaine paraît établir – surtout dans Les
Compagnons d’Ulysse – une distinction assez claire entre liberté animale et liberté humaine.
33 Cette instrumentalisation de l’animal par l’homme, le fait qu'il soit l’otage d’un statut
nécessairement inférieur à celui de la personne humaine, n’empêche pas non plus le
fabuliste d’évoquer les identités « naturelles » entre l’homme et les bêtes.
34 La Fontaine attribue en effet aux bêtes qu’il met en scène des sentiments, des passions,
des vices et des vertus qui apparaissent comme les témoignages d’une parenté, voire
quelquefois d’une identité entre la nature animale et la nature humaine, et ce même sur
le plan moral.
35 Dans Le Lièvre et les Grenouilles, le lièvre établit ainsi un parallèle entre sa peur et celle des
hommes, observant que ces derniers « ont peur comme moi77 ». La fable Les Deux Chiens et
l’Âne mort repose sur une comparaison entre le chien et l’homme ; les deux chiens qui
décident de boire l’eau d’un fleuve pour atteindre un âne noyé sont pareils à des hommes
incapables de distinguer les limites du possible lorsqu’ils caressent une ambition 78. La
Fontaine l’affirme expressément : l’homme agit et se comporte en mille occasions comme
les autres animaux79. En disciple de La Rochefoucauld, il désigne notamment l’amour-
propre comme le père, l’auteur de tous les défauts des animaux, sans exclure a priori
l’homme de cette catégorie80.
36 La Fontaine n’entend d’ailleurs pas défendre l’idée d'une supériorité morale de l’homme
sur les bêtes. Dans Les Compagnons d’Ulysse, le loup rappelle à l’homme qu’il n’est pas plus
sanguinaire que lui81. Il renvoie ainsi à l’homme l’accusation d’être carnassier, rappelant
le sang qu’il répand pour des raisons parfois très futiles82. Les hommes étant « l’un à
l’autre des Loups », le canidé peut conclure : « [...] scélérat pour scélérat / Il vaut mieux
être un Loup qu’un Homme83. »
37 La fable Le Loup et les Bergers repose sur le même enseignement. Un loup qui s’interroge
sur sa mauvaise réputation, et la haine qu’il inspire, résout de ne plus manger d’êtres
vivants84. Il aperçoit alors des bergers qui consomment un agneau : le spectacle suffit à le
55

délivrer de ses scrupules85. Il en conclut que sa voracité ne lui serait pas reprochée si les
hommes n’avaient pas le pouvoir de le chasser et de le tuer, s’ils ne pouvaient lui imposer
la loi du plus fort. La Fontaine s’étonne à cette occasion qu’on apprenne aux chiens une
tempérance qu’on oublie d’enseigner aux hommes86. Si bien que l’homme surpasse les
autres animaux par bien des vices : c’est lui qui a par exemple le plus de pente à sombrer
dans l’excès87.
38 Les bêtes héritent souvent d’un statut d’agent dans les Fables. Elles agissent après avoir
conçu, prévu leurs actions.
39 a. La vengeance. La vengeance est un thème très présent dans les Fables. Cette vengeance
ne serait pas possible si les bêtes ne disposaient pas d’une mémoire, une mémoire
commandant certains de leurs choix et de leurs comportements, et grâce à laquelle la
préméditation d’une action vindicative devient possible. Certes, Descartes leur
reconnaissait également une mémoire mais, dans son système, elle ne leur permet pas de
juger, ce qui semble en revanche être le cas chez La Fontaine.
40 Pour justifier son désir de tuer l’agneau, le loup invoque par exemple le souvenir d’une
médisance – peut-être imaginaire –, dont il aurait été l’objet un an auparavant, et celui
des persécutions dont il est victime de la part des bergers et de leurs chiens 88. La cigogne
se venge du renard parce qu'elle possède une mémoire et se souvient de l’humiliation
qu'elle a subie au cours du repas organisé par le renard89. Dans ce cas, le souvenir du
passé s’accompagne de la préméditation d’une vengeance, qui n’est pas immédiatement
exécutée. On peut également assimiler à une vengeance le refus exprimé par la fourmi de
venir en aide à la cigale : il n’est en effet pas improbable qu’il soit motivé par le souvenir
d’une situation dans laquelle la cigale n’aurait pas honoré sa promesse d’acquitter sa
dette alimentaire, ou tout simplement par le refus de réitérer un don consenti auparavant
dans un cas similaire90.
41 b. La rancœur dont les bêtes sont souvent la proie obéit à la même logique ; dans Les
Obsèques de la Lionne91, les animaux conviés aux funérailles singent le lion accablé par la
mort de sa compagne92. À l’exception du cerf, qui conserve en mémoire le meurtre de sa
femme et de son fils par la lionne, de telle sorte que le décès de celle-ci peut lui apparaître
comme une consolation93.
42 c. La gratitude repose également sur le souvenir de services rendus. Le rat, qui se souvient
d’avoir été une fois épargné par le lion, choisit de ronger les filets dont le roi des animaux
est devenu prisonnier94.
43 d. L’emploi de la ruse ne serait enfin pas concevable sans la possession et l’usage d’une
mémoire. C’est en conservant en mémoire les recommandations de la bique à son biquet
que le loup espère pouvoir tromper la vigilance de ce dernier, qui lui demande de
montrer patte blanche95. Les mécanismes de la ruse reposent souvent sur l’imagination et
la faculté de prévoir l’avenir : le renard loue le corbeau car il peut anticiper les effets
probables que cette louange produira sur le corbeau et sait qu’en l’incitant à chanter il
fera tomber le fromage convoité. La ruse que la cigale tente d’employer contre la fourmi
repose également sur une promesse de remboursement qu'elle se sait fort probablement
incapable de tenir96.
44 La façon dont La Fontaine aborde les sociétés animales témoigne d’une propension
évidente à mettre en scène des bêtes aptes à juger, voire quelque-fois à penser leur
organisation sociale et politique.
56

LES SOCIÉTÉS ANIMALES


45 Sur un plan sémantique, on peut dire que La Fontaine « anthropomorphise » les sociétés
animales. Les chats et les belettes forment ainsi des nations97. Les rats composent une
république, pourvue de députés98. Il n’en va pas autrement des lapins99.
46 L’aptitude des bêtes à concevoir leur organisation sociale et politique semble contredite
par le règne de la loi du plus fort, a priori incompatible avec la possession d’une raison ;
cette loi triomphe parfois aussi dans les sociétés humaines, de telle sorte qu’on peut se
demander si La Fontaine n’utilise pas le détour de la fable pour mettre en lumière les
travers de celles-ci.
47 Ce droit du plus fort s’applique à de nombreuses reprises. La Fontaine place comme on le
sait un roi – en l’occurrence un lion – à la tête de toutes les espèces animales. Le titre de
roi ne lui est pas conféré par sa seule puissance, car, comme le moucheron le lui rappelle,
le bœuf est plus puissant que lui100. Ce roi est le plus souvent conçu sur un modèle
anthropologique : dans Le Lion malade et le Renard, le lion est ainsi désigné comme un
« Prince », entouré de « vassaux », qu’il a d’ailleurs toujours l’intention de dévorer101. La
supériorité « politique » du lion reposant en partie sur sa puissance, elle peut
évidemment être contestée lorsque cette puissance décline. C’est la leçon que La Fontaine
semble vouloir donner au lecteur dans Le Lion devenu vieux, fable dans laquelle ce dernier
est attaqué par ses sujets, « devenus forts par sa faiblesse102 ».
48 La Fontaine illustre ce droit du plus fort dans de nombreux récits. Le lion l’impose à ses
associés dans le contrat de société qu’il conclut avec la génisse, la chèvre et la brebis 103,
car c’est en arguant de ce droit qu’il s’approprie la totalité du cerf emprisonné dans les
lacs de la chèvre104. Le droit du plus fort ne profite d’ailleurs pas qu’au roi des animaux :
c’est lui qui légitime par exemple le meurtre de l’agneau par le loup105. La lice, qui peut
compter sur une portée devenue redoutable, l’oppose à une compagne qui lui a
imprudemment prêté sa hutte106. Ce qui explique que les petits animaux, souvent
victimisés, pâtissent fréquemment de la force brute incarnée par les animaux puissants107.
On ne s’étonnera pas à cet égard que ces sociétés ne soient presque jamais des sociétés
démocratiques108.
49 Mais si ces sociétés obéissent souvent à une logique bestiale du droit du plus fort, elles
sont aussi dirigées par un gouvernement, et un droit régit leurs relations mutuelles, de
telle sorte que l’organisation politique des bêtes apparaît comme la transposition
métaphorique de celle des contemporains de La Fontaine ; et ce d’autant plus que, dans
certains cas, les bêtes la remettent en question.
50 La Fontaine évoque ainsi la politique des grenouilles, incarnée par un gouvernement de la
« chose publique aquatique109 ». Des conseils se tiennent au sein de ces sociétés. L’habileté
de Rodilardus oblige les rats à tenir un conseil afin de trouver les moyens d’éviter la griffe
du chat110. Les renards tiennent également des conseils entre eux111. Le lion
précédemment mentionné s’apparente au souverain d’une monarchie absolue, éclairée et
conseillée : il dispose d’une cour112 et assemble parfois autour de lui les membres d’autres
espèces avant de prendre une décision. Désireux de mettre un terme à un châtiment
collectif – la peste – envoyé par le ciel, le lion tient ainsi un conseil auquel tous les
animaux semblent participer113, même si La Fontaine entend surtout relever l’iniquité des
conclusions du conseil.
57

51 Des phénomènes d’association peuvent également apparaître au sein de ces sociétés. Le


lion conclut, on l’a vu, un contrat de société avec la génisse, la chèvre et la brebis114. Les
rats forment des ligues prêtes à porter secours aux souris menacées par le chat 115. Les
différentes espèces animales concluent même parfois des traités de paix. L’aigle et le
hibou décident ainsi d’établir une paix aux termes de laquelle ils s’engagent à ne plus
dévorer leurs petits116. Quand une dispute déchire les vautours, c’est la médiation des
pigeons qui permet de rétablir la paix (aux dépens de ces derniers)117.
52 Ces sociétés n’échappent pas davantage aux problèmes politiques. La question de la
succession des rois est ainsi évoquée dans Le Renard, le Singe et les Animaux. À la mort du
lion, les animaux s’assemblent pour élire un nouveau roi118 ; l’aptitude à gouverner y est
symbolisée par l’aptitude à ceindre la couronne. La couronne du lion ne convient
évidemment à aucun animal, à l’exception du singe, qui parvient à se faire élire. Mais le
piège qui lui est tendu par le renard démontre à tous les autres animaux que son
incapacité à se conduire lui-même ne le rend pas digne du « diadème119 », formule que le
poète applique expressément aux hommes puisque sa morale fait ensuite référence aux
« gens ».
53 C’est également le « miroir animal » qui permet à La Fontaine d’alerter ses contemporains
sur les conséquences de leurs choix politiques. Les grenouilles décident imprudemment
de mettre un terme à leur gouvernement démocratique. Elles le quittent pour embrasser,
par la voie d’une intervention divine, le gouvernement monarchique120. Mais le roi dont
elles héritent leur semble trop débonnaire et sans grand relief : Jupin, accédant à leurs
vœux, leur accorde donc un monarque plus énergique. En l’espèce, une grue, qui dévore
maintes grenouilles. Elles se tournent donc une fois encore vers Jupin, qui leur révèle la
morale de la fable : les grenouilles auraient dû se contenter de leur premier
gouvernement, car dans ce domaine tout changement comporte la menace du pire121. La
leçon politique s’adresse de toute évidence à des hommes parfois incapables de prévoir
les inconvénients d’un régime inconnu et de mesurer les bienfaits du régime en place122.
54 L’omniprésence du discours judiciaire dans l’œuvre de La Fontaine, et tout
particulièrement dans les Fables, n’est plus à démontrer. Elle n’est, on le sait, pas
complètement étrangère aux fonctions de maître triennal des eaux et forêts que le poète
occupa pendant près de deux décennies, même si on retrouve ce vocabulaire judiciaire
chez la plupart de ses contemporains, notamment Molière, Racine et La Bruyère. La
faculté que La Fontaine attribue fictivement aux bêtes de penser leurs rapports semble
également mise en lumière par sa propension à les mettre en scène dans des situations –
comparables au contexte judiciaire avec lequel il s’est familiarisé – où elles sont appelées
à juger et à se juger. Cette mise en scène judiciaire amène La Fontaine à évoquer tous les
problèmes inhérents à la justice de son temps : coût, lenteur, complexité, symptôme de la
chicane, facteur de discorde parmi les hommes.
55 L’identité rapports humains/rapports entre les bêtes transparaît de façon éclatante dans
La Querelle des Chiens et des Chats, et celle des Chats et des Souris. La Fontaine y présente en
effet la discorde comme une loi naturelle, une fatalité pour tous les êtres vivants, de telle
sorte que les mécanismes de règlement du conflit employés par les chats et les chiens ont
pour seul effet de remplacer une querelle par une autre123.
56 Le caractère universel que La Fontaine donne à cette loi de discorde démontre que les
hommes sont clairement visés par son propos. La justice qu’il représente reflète d’ailleurs
la justice de son temps. Dans Les Animaux malades de la peste 124, notre auteur met en scène
58

des animaux pourvus d’une conscience morale, mais qui jugent et se jugent mal : pour
écarter le châtiment divin (une épidémie de peste), les bêtes se résolvent à confesser tous
leurs crimes ; le loup, le renard, le tigre, l’ours, les mâtins en font tour à tour un
inventaire accablant pour eux-mêmes ; leur sincérité est toutefois motivée par un seul
désir : celui d’échapper à la vindicte divine et de lui sacrifier le plus innocent d’entre eux,
un baudet, véritable « bouc émissaire», dont le seul forfait est d’avoir brouté l’herbe d’un
pré appartenant à des moines125.
57 La justice animale débouche souvent sur l’application d’une loi de nature qui profite au
plus puissant, voire au plus rusé. La Belette et le petit Lapin illustre bien l’identité que le
poète souhaite établir entre cette justice animale et une justice humaine dont il connaît
fort bien les rouages. Le chat est en l’espèce désigné comme arbitre dans une affaire de
propriété qui oppose le lapin à la belette : sans se soucier du fond de l’affaire, cet arbitre
peu scrupuleux profite de l’opportunité qui lui est offerte pour dévorer les deux parties,
en leur demandant de s’approcher de lui126.
58 Cette justice peut toutefois déboucher sur des verdicts pleins de sagesse, que La Fontaine
– qui appelle alors de ses vœux l’avènement d’une justice fondée sur le bon sens – cite en
exemple à ses contemporains : telle est la leçon qu’il entend notamment leur donner dans
Les Frelons et les Mouches à miel, fable dans laquelle la guêpe attribue la propriété du miel
aux seuls animaux capables d’en fabriquer127. Et si la critique de l’homme développée dans
L’Homme et la Couleuvre repose essentiellement sur une mise en cause de sa justice (ta
justice, « c’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice128 », dit le serpent), cette justice, La
Fontaine n’entend pas la comparer à une justice des bêtes à laquelle il n’attribue
évidemment aucune réalité129.
59 La querelle de l’âme des bêtes a laissé une notable empreinte dans le plus illustre ouvrage
de La Fontaine. Elle ne conditionne cependant pas, on l’a vu, toutes ses représentations de
l’animalité. Le poète, tributaire des contraintes littéraires précitées, des exigences du
récit, de la « mise en scène », était quasiment obligé de faire raisonner des abeilles, des
grenouilles, animaux qui n’étaient bien évidemment pas visés dans le Discours à Madame
de La Sablière130. Pour évoquer les guerres, les procès, les querelles politiques qui
ponctuent les Fables, il devait attribuer aux bêtes une faculté de raisonner, car ces
phénomènes n’étaient pas même concevables parmi des espèces réduites à un statut de
machine. Dans les Fables, La Fontaine a donc recours à un procédé anthropomorphique
qui ne préjuge nullement de sa position sur l’existence d’une faculté de juger chez les
bêtes, telle qu'elle est notamment exprimée dans le Discours à Madame de La Sablière,.
60 Ces multiples représentations de bêtes qui parlent, jugent et parfois raisonnent
s’inscrivent peut-être dans une volonté de contester l’idée d’un homme « couronnement
de la Création » : le fabuliste rappelle souvent à ses contemporains les défauts qui les
rapprochaient de bêtes d’autant plus méprisées qu’elles étaient pour la plupart des
espèces domestiquées. Elles peuvent aussi être reliées à son désir de voir les hommes faire
usage de leur faculté de juger, et de l’appliquer à leur justice, leur organisation politique,
leur société. La Fontaine fait parfois indiscutablement penser et agir les bêtes comme il
aimerait voir ses contemporains agir et penser ; dans d’autres cas, il s’attarde sur des
travers, des injustices dont il déplore implicitement la présence et la permanence dans les
sociétés humaines. Si les Fables ne constituent bien évidemment pas l’ouvrage d’un
réformateur, elles ont été conçues par un homme parfaitement conscient et instruit des
insuffisances de son siècle, de la possibilité d’en repenser le droit et les institutions. En
59

accordant fictivement une âme aux bêtes, La Fontaine espérait donc peut-être épurer
l’âme de ses contemporains.

NOTES
1. Cf. Henri Busson, « La Fontaine et l’âme des bêtes », RHLF, Paris, 1935, t. 42, p. 1-32.
2. Ainsi qu’à des plantes (Le Chêne et le Roseau) et des objets (Le Pot de terre et le Pot de fer).
3. Œuvres complètes de La Fontaine (OC), éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « La Pléiade »,
1991, p. 29.
4. OC, p. 313.
5. OC, p. 345.
6. OC, p. 154.
7. Idem.
8. OC, p. 137. Ce thème de la parole est abordé sur un registre comique dans Le Rieur et les Poissons.
Un convive désireux de manger le plus gros des poissons servis à la table d’un financier prétend
vouloir s’informer du sort parti en mer afin de se faire servir le seul poisson susceptible de
l’éclairer sur ce point, le plus vieux et, de ce fait, le plus gros, OC, p. 303-304.
9. OC, p. 145.
10. OC, p. 196.
11. OC, p. 305. Il qualifie de « gens d’esprit scélérat » le chat, le hibou, le rat et la belette, OC,
p. 332.
12. OC, p. 359.
13. OC, p. 360.
14. OC, p. 361.
15. OC, p. 284.
16. Idem.
17. Idem.
18. Idem.
19. Idem.
20. OC, p. 161.
21. Idem.
22. OC, p. 232.
23. Idem.
24. OC, p. 436.
25. Idem.
26. Idem.
27. OC, p. 307.
28. OC, p. 345.
29. Idem.
30. OC, p. 226.
31. OC, p. 430.
32. Idem.
33. Idem.
34. OC, p. 443-444.
60

35. Idem.
36. OC, p. 444.
37. Idem.
38. Idem.
39. Idem.
40. OC, p. 384.
41. Idem. La Fontaine emploie notamment la troisième personne du pluriel pour les désigner :
« Ils disent donc / Que la bête est une machine. »
42. Idem.
43. OC, p. 383-384.
44. OC, p. 384.
45. OC, p. 386.
46. OC, p. 387.
47. OC, p. 385.
48. Idem.
49. Idem.
50. OC, p. 386.
51. OC, p. 387.
52. OC, p. 388.
53. OC, p. 389.
54. OC, p. 402.
55. OC, p. 281.
56. OC, p. 149.
57. OC, p. 50.
58. OC, p. 106-107.
59. OC, p. 250.
60. OC, p. 394.
61. OC, p. 395.
62. OC, p. 159.
63. Idem.
64. Idem.
65. OC, p. 484.
66. OC, p. 77.
67. Idem. L'article 521-1 de notre code pénal, qui punit de deux ans d’emprisonnement et
30 000 euros d’amende le fait « d’exercer des sévices graves [...] ou de commettre un acte de
cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité », vise essentiellement
à protéger la société contre les auteurs de tels actes.
68. OC, p. 99.
69. OC, p. 78.
70. Le code civil français classe les animaux dans la catégorie des biens meubles par nature (art.
528), ou des immeubles par destination lorsqu’ils se rattachent à une exploitation agricole (art.
522). Meuble ou immeuble, l’animal peut faire l’objet d’un droit de propriété (certes limité),
d’usufruit ou d’un contrat de location, et ne jouit pas des droits de la personnalité. Certains
auteurs contestent l’inclusion de l’animal dans le droit des biens et appellent de leurs vœux la
création d’une nouvelle catégorie de biens, voire la création d’une catégorie juridique sui generis
pour tenir compte des spécificités de l’animal, être vivant.
71. OC, p. 35-36.
72. OC, p. 220.
73. OC, p. 394. On retrouve ce thème de la liberté dans Les Deux Chèvres.
74. OC, p. 452.
61

75. OC, p. 453.


76. Idem.
77. OC, p. 89.
78. OC, p. 337.
79. OC, p. 418.
80. OC, p. 433.
81. OC, p. 453.
82. Idem.
83. Idem.
84. OC, p. 402.
85. OC, p. 403.
86. OC, p. 301.
87. OC, p. 367.
88. OC, p. 44.
89. OC, p. 57.
90. OC, p. 31.
91. OC, p. 315-316.
92. OC, p. 315.
93. OC, p. 316.
94. OC, p. 85.
95. OC, p. 162.
96. OC, p. 31.
97. OC, p. 147.
98. OC, p. 253.
99. OC, p. 418.
100. OC, p. 81.
101. OC, p. 229.
102. OC, p. 128.
103. OC, p. 37.
104. Idem.
105. OC, p. 44-45.
106. OC, p. 78.
107. OC, p. 74.
108. La nation des chats est gouvernée par un roi, OC, p. 147 ; de même que les ours, OC, p. 203.
Les grenouilles sont quant à elles placées dans une société démocratique, OC, p. 112.
109. OC, p. 154.
110. OC, p. 71.
111. OC, p. 184.
112. OC, p. 293.
113. OC, p. 249-250.
114. OC, p. 37.
115. OC, p. 543.
116. OC, p. 200.
117. OC, p. 262-263.
118. OC, p. 217.
119. OC, p. 217-218.
120. OC, p. 112.
121. OC, p. 113.
122. Idem.
123. OC, p. 466-467.
62

124. OC, p. 249-250.


125. OC, p. 249.
126. OC, p. 279-280.
127. OC, p. 62.
128. OC, p. 393. La vache et le bœuf lui donnent raison, OC, p. 393-395.
129. Idem. Un arbre est d’ailleurs désigné comme arbitre dans la controverse qui oppose le
serpent à l’homme sur la question de la justice humaine, OC, p. 395.
130. Animaux auxquels il faut ajouter des plantes et des objets.

AUTEUR
FABRICE HOARAU
Maître de conférences d’histoire du droit à l’université de Bourgogne et membre du centre
Georges-Chevrier (UMR-CNRS 5605, université de Bourgogne). Il a publié : Claude Fleury
(1640-1723) : la raison et l’histoire (thèse publiée par l’ANRT en 2004). Participations à des colloques :
Fénelon et l’organisation administrative de la monarchie, colloque « Centralisation et
décentralisation », Besançon, 23-24 sept. 2005 ; Droit et politique dans les Caractères de La Bruyère,
conférences prononcées à l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, 4 oct. 2006 et 11
avril 2007 ; Vauban et la question des Huguenots, colloque « Vauban et la réforme de l'État »,
Corbigny, 29 sept. 2007 ; La Bruyère, critique de la ville, colloque « Capitales ou villes d’appui ? Les
petites villes et leurs campagnes du Moyen Âge au XXIe siècle », Tournus, 12-13 juin 2008.
63

L’âme des bêtes : une âme en attente


Didier Hurson

1 Environ un siècle sépare l’Âge classique en France de l’Âge classique en Allemagne. Cette
distance par rapport à l’encombrement scolastique de la fin du Moyen Âge et à l’effort de
la Renaissance pour déblayer la route à une science réfléchie plutôt qu’exacte est
révélatrice quant aux réponses apportées à la question d’une âme déniée ou accordée aux
animaux. À partir de la publication des Méditations en 1641, Descartes répond aux
objections de ses contemporains concernant la discrimination entre l’homme et l’animal,
eu égard à la possession mécanique ou délibérative de la vie ; il rappelle ses précédentes
démonstrations disjonctives : l’écart, selon lui, est de nature et non de degré, et il ne
saurait y avoir accommodement :
« Mais pour moi, je n’ai pas seulement dit que dans les bêtes il n’y avait point de
pensée [...] mais outre cela je l’ai prouvé par des raisons qui sont si fortes, que
jusques à présent je n’ai vu personne qui ait rien opposé de considérable à
l’encontre. [...] Car de vrai, il ne se peut pas faire que nous n’expérimentions tous
les jours en nous-mêmes que nous pensons ; et partant, quoiqu’on nous fasse voir
qu’il n’y a point d’opérations dans les bêtes qui ne se puissent faire sans la pensée,
personne ne pourra de là raisonnablement inférer qu’il ne pense donc point [...] 1. »
2 Descartes n’a pas voulu glorifier l’homme en le créditant d’une faculté que les bêtes ne
posséderaient pas ; ne travaillant pas en théologien, il ne cherche pas plus à souligner
l’unicité de l’homme vu comme le dépositaire des résolutions divines. Son refus résolu
d’attribuer une âme aux animaux participe, selon nous, d’une autre intention et d’une
autre dynamique du savoir. En faisant progresser l’observation, la collection des preuves
tangibles, la confirmation par l’expérience sensible, Descartes œuvre contre les
superstitions qui ont marqué les siècles précédents ; l’analogie, le rapprochement par
liaisons symboliques approximatives nuisent à l’usage exact, à savoir heureux, de notre
raison. Avant de pouvoir désigner l’endroit où s’inscrit cette intention profonde chez
Descartes et ses disciples, nous verrons quelle fut l’orientation majeure qui se dégagea de
la pensée allemande au XVIIIe siècle. Afin de mieux saisir le passage contrasté entre
l’exclusion propre à la pensée classique française et l’inclusion chère aux classiques
allemands, entre la pensée du pas du tout et celle du pas encore, nous écouterons, sur
notre question de la querelle des bêtes, deux représentants éminents des époques qui
informèrent notre âge moderne, le Moyen Âge tardif et la première Renaissance.
64

SAINT THOMAS ET L’INTUITION DES ANIMAUX


3 L’approche de la création par Thomas d’Aquin est holistique sur le plan théologique et
philosophique, elle participe par ailleurs du gradualisme qui sous-tend la société féodale
de son temps. Cette pensée par la synthèse connaît les classements mais ignore les
cloisonnements, en cela elle doit beaucoup à Aristote mais aussi aux intuitions
processives de l’enveloppement chez Plotin. Pour Thomas, les animaux occupent un rang
inférieur à celui de l’être humain en ce qu’ils ne peuvent échapper à l’automatisme des
lois naturelles, mais leur statut d’être vivant ne les déclasse en rien, leur inclusion dans la
création animée ne les éloigne de l’homme que par gradation.
« On ne trouve pas dans les âmes des bêtes d’opération supérieure à celle de la
partie sensitive : elles n’ont ni intellection ni raisonnement. C’est ce qui ressort du
fait que tous les animaux de la même espèce opèrent de la même manière,
puisqu’ils sont mus par la nature et non agissant par l’art : toute hirondelle fait son
nid de la même manière, et toute araignée sa toile2. »
4 Fidèle à la pensée augustinienne et plotinienne, Thomas insiste sur la proportionnalité
entre la complication des formes gagnées sur la matière et la noblesse respective des
créatures – à cette occasion, l’animal n’est pas plus un automate que l’homme, il reçoit
simplement un rang qui précède celui de l’homme qui s’inscrit lui-même dans une
hiérarchie qu’il ne peut clore (pensons au statut de l’ange).
« Plus une forme est noble et éloignée de la forme de l’élément, plus il doit y avoir
de formes intermédiaires, par lesquelles on parvient graduellement à la forme
ultime, et donc plus il doit y avoir de générations intermédiaires. [...] L’âme
végétative, lorsque l’embryon vit de la vie d’une plante, se corrompt, et une âme
plus parfaite lui succède, qui est à la fois nutritive et sensitive, et l’embryon vit
alors d’une vie animale. Une fois celle-ci corrompue, une âme rationnelle lui fait
suite3. »
5 Toujours selon Thomas, les bêtes ne sont pas exclusivement inscrites dans le cercle des
nécessités de la survie et de l’adaptation aux événements naturels ; contrairement à des
choses, les animaux usent d’une palette d’actions différenciées : ils ne disposent pas de la
tessiture de l’homme mais leur voix connaît des modulations, à savoir des variations en
intensité et en qualité. La séparation ontologique entre homme et bête ne passera donc
pas entre un état d’abrutissement immuable et une capacité à élaborer des valeurs
morales, mais entre le don d’envisager un but extérieur à soi-même – la félicité qui
accompagne la créature vers son créateur – et la conduite harmonieuse de l’énergie
vitale.
« Le bonheur est le bien propre de l’homme. C’est donc en ce qui, parmi les biens
humains, est le plus propre à l’homme en comparaison des autres animaux qu’il
faut chercher son bonheur ultime. Or tels ne sont pas les actes des vertus morales,
car certains animaux ont quelque part à la libéralité ou à la force ; en revanche,
aucun animal n’a part à l’activité intellectuelle. Donc le bonheur ultime de l’homme
n’est pas dans les actes moraux4. »
6 Thomas dit tout simplement que les animaux ont une âme végétative et sensitive, bref
qu’ils ont une âme d’animal – c’est ce qui les démarque de l’inanimé tout en les rendant
contigus à l’homme, seul apte à vouloir, à mettre en balance, à tourner certaines
contraintes. « La fin ultime, qui est le bonheur, ne convient qu’à ceux qui agissent
volontairement, étant maîtres de leur acte : aussi ne dit-on pas des êtres inanimés, ni des
animaux qu’ils sont heureux [...] sauf à parler par métaphore5. »
65

7 L’âme propre aux animaux constitue une étape dans l’engendrement des paliers de la
création, elle est en puissance (δυναμει), en attente de l’âme intellective – ainsi se
manifestent le gradualisme, la concaténation des formes et des facultés, la pensée
processive et synthétique chers au docteur angélique :
« La matière première est d’abord en puissance de la forme de l’élément. [...].
Considérée sous la forme du corps mixte, elle est en puissance de l’âme végétative
[...]. L’âme végétative est en puissance de l’âme sensitive, et l’âme sensitive, de
l’âme intellective – le fœtus vit d’abord d’une vie de plante, puis d’une vie animale,
et enfin d’une vie d’homme6. »
8 Attaché à combattre les mirages de la métaphore et l’usage indu de la projection
symbolique sur les gestes des animaux, Thomas précise, dans la Somme théologique,
certains signes de carence ou de présence d’une âme chez ces bêtes qui nous précèdent
immédiatement dans l’écheveau de l’univers.
« Chez les créatures animées que sont les bêtes, les sens et leurs désirs n’obéissent
pas à la raison. Dans la mesure toutefois où elles sont guidées par une certaine
prédisposition naturelle, qui les soumet à une raison supérieure, à savoir celle de
Dieu, il existe bien chez elles, en rapport avec les mouvements de l'âme, une
similitude avec ce qu’est le bien moral7. »
9 Thomas parle également de l’existence, chez les animaux, d’une prescience des effets à
attendre de l’ordre des causes dans la nature ; cette capacité à envisager l’avenir repose
sur une combinatoire élémentaire qui n’est pas uniquement l’automatisme dû à des
répétitions mémorisées. La différence d’avec l’appareil mental humain est alors vue
comme de degré et de performance.
« Les animaux possèdent de même une connaissance anticipée des effets qui
peuvent se produire dans le monde, du simple fait qu’ils peuvent être reconnus à
partir de ce qui les cause et qui met en mouvement les facultés imaginatives de
l’animal, et ceci plus efficacement que chez l’homme : car, chez ce dernier, les
représentations, surtout à l’état vigile, viennent plus de la raison que de l’influence
des causes naturelles8. »

LES AVIS DE LA TRADITION ALLEMANDE


10 Nicolas de Cues est le penseur majeur de la synthèse à l’époque de la première
Renaissance (il Quattrocento) ; plus que l’idée d’une âme incomplète mais détentrice des
prémisses d’une raison involuée, comme l’entendait Thomas pour les animaux, le cardinal
philosophe avance l’idée de participation (μετεξις) empruntée à Platon : tenté un moment
par les voies de l’exclusion chères au quodlibet (sic et non) – l’homme a une âme, l’animal
n’en possède pas – le Cusain ne s’appuie pas sur Aristote et ses principes de non-
contradiction et de tiers exclu. On peut avancer l’idée selon laquelle, chez Thomas comme
chez Nicolas de Cues, le socle affermi de la foi permettait de ne pas tenir inutilement à des
partages trop tranchés dans l’ordre du vivant – l’époque de Descartes, moins certaine
quant aux attendus du dogme religieux, aurait transporté son besoin d’assurance vers des
classifications strictes au sein de l’univers visible.
11 L’âme du monde est, depuis le Timée de Platon, un principe d’explication cosmologique
régulier ; Nicolas de Cues utilise ce terme plutôt comme un principe explicatif
philosophique. Si, dans le De docta ignorantia, il reste encore proche des justifications
théologiques, il innove dès le Dialogus de ludo globi : les énergies végétative et sensitive
sont contenues dans cette âme du monde et demeurent intactes, même si elles sont
66

inactivées par des circonstances physiques. L’homme possède une âme individuelle et
indestructible au sein de l’âme universelle. Et qu’en est-il des bêtes ? Elles ne sont pas
assurées de la survie éternelle des êtres spirituels, mais, toujours selon le cardinal, leur
être est dit immarcescible face aux modifications de leur corps – « Je ne pense cependant
pas que quelque chose dans leur substance se trouve modifié à la suite de l’altération de
leur corps. [...] À la mort de l’animal, cette substance en question ne disparaît pas » (Non
tamen puto aliquid de illis in substantia ex corporis varietate variari. [...] Sic forte per mortem
bruti non périt substantia illa, Dialogus de ludo globi, I, no 156,1. 39-40).
12 Comment est-il possible que l’âme-substance de l’animal demeure après sa disparition
physique ? Le monde possède une âme, qui lie et anime le continuum du vivant ; cette
force (vis illa mundi) est perpétuelle, certains l’appellent la nécessité des échanges
harmonieux (necessitas complexionis), d’autres fatum, spiritus universorum. L’univers
corporel se situe par rapport à cette âme comme le corps de l’homme en relation avec son
âme individuelle ; en l’absence d’activité, cette âme perdure et relie entre elles les strates
du vivant – « Quand cette âme cesse d’animer un animal, elle n’en continue pas moins
d’exister, à l'instar de ce qui se dit de l’âme humaine » (Quae si desinit vivificare brutum, non
tamen propterea desinit esse, ut de anima hominis dictum est, id.).
13 Dans l'Idiota de mente, Nicolas de Cues avait déjà accordé aux animaux la faculté de
différenciation : « En plus de la capacité à différencier que l’on trouve chez les animaux
[...] » (Ultra discretionem illam, quae in brutis reperitur, V, no 82) et était allé à l’inverse de
l’anthropocentrisme des renaissants. Il ne variera pas par la suite : chaque animal est doté
d’une âme qui participe de l’âme de l’univers du vivant, celle-ci se différenciant per
accidens, c’est-à-dire que le spiritus universorum se diffracte dans les êtres différenciés en
fonction des activités qui leur reviennent – « Car il n’y a qu’une seule âme, et elles ne se
différencient que par accident » (Non est nisi una omnium anima, sed per accidens omnes
differunt, De ludo globi, no 157, 1. 11).
14 Des échos de la querelle des bêtes apparaîtront à différentes reprises chez les penseurs
éminents de l’Âge classique en Allemagne ; l’idée de l’inclusion chez Thomas, celle de la
participation chez Nicolas de Cues agiront plutôt tels des correctifs que comme des
démentis des thèses de Descartes sur une question qui, ainsi que l’écrivait Karl Jaspers
dans sa Psychologie des differentes visions du monde (Psychologie der Weltanschauungen, 1919,
chap. II, B, 3), contient celle de la solitude de l’être humain aux temps modernes, hésitant
entre les consolations du mythe panthéiste et les rigueurs de la domination de l’esprit.
15 Dans une longue note de la méthodologie du jugement téléologique (§ 90 de la Critique de
la faculté de juger), Kant se penche en logicien ainsi qu’en métaphysicien sur la difficile
question du transport d’états de conscience humains à l’intérieur du phénomène animal.
Thomas mettait en garde envers cet usage de la métaphore sans chercher à découvrir ce
qui se trouve au cœur de l’inévitable démarche par analogie qu’effectue notre esprit au
cours de l’organisation synthétique du multiple. Le passage est essentiel car il nous parle
de l’application concrète des sciences de la nature chez lesquelles les jugements et
classements, provenant de l’utilitarisme amorcé au siècle précédent en Angleterre, se
tempèrent au contact direct des phénomènes : ainsi Kant manifeste-t-il son appréciation
des différences au sein de l’unité en appariant le principe avec la mobilité de la pensée
non conceptuelle. Descartes, dans le cas précis de la querelle des bêtes, en sera égratigné ;
au centre de la démonstration que produit Kant se situe l’idée de représentation
(Vorstellung), à savoir d’anticipation délibérative.
67

« L’analogie (au sens qualitatif) est l’identité de rapport entre les fondements et les
conséquences (causes et effets), dans la mesure où elle est réelle, en dépit de la
différence spécifique des choses ou de leurs propriétés en soi [...], qui contiennent
le principe de conséquences semblables. C’est ainsi que, pour les activités
artificielles des animaux [die Kunsthandlungen der Tiere], comparées à celles de
l’homme, nous pensons chez les premiers le principe de ces actions, principe que
nous ne connaissons pas, comme un analogon de la raison au moyen du principe de
semblables actions chez l’homme (la raison), que nous connaissons, et nous voulons
en même temps indiquer par là que le fondement du pouvoir d’artifice des
animaux, nommé instinct, et en fait spécifiquement différent de la raison [von der
Vernunfi in der Tat spezifisch unterschieden], possède néanmoins un semblable rapport
à son effet (en comparant, par exemple, les constructions du castor et celles de
l’homme). Mais ce n’est pas parce que l’homme utilise la raison dans ses
constructions que je puis en conclure que le castor doit aussi avoir une raison, et
appeler cela un raisonnement par analogie. Pourtant, à partir du mode d’action de
l’animal (dont nous ne pouvons pas percevoir immédiatement le fondement) et qui,
comparé à celui de l’homme (dont nous sommes immédiatement conscients, du
fondement), lui est semblable, nous pouvons très justement conclure par analogie
que les animaux aussi agissent selon des représentations [die Tiere auch nach
Vorstellungen handeln] (et ne sont pas des machines comme le veut Descartes) et que,
malgré ce qui constitue leur différence spécifique, ils sont du point de vue
générique (en tant qu'êtres vivants) identiques à l’homme [als lebende Wesen mit dem
Menschen einerlei]9. »
16 Dans la Métaphysique des mœurs de 1797, Kant exige le respect dû à l’animal comme un
devoir de l’homme envers lui-même ; procédant, comme souvent, par apagogie, il désigne
ainsi chez la bête la présence de ce qui doit motiver cette considération autrement que
par un glissement symbolique ou une identification parénétique : ce quelque chose ne
saurait bien entendu être le type de raison dévolu à l’homme, mais il a part à la
configuration morale du monde car l’animal, contrairement au minéral et au végétal, est
organiquement différencié et non pas seulement matériellement organisé. Dans ses
remarques, Kant intègre puis dépasse le souci d’efficacité immédiate par l’exemple que
prêchait Thomas d’Aquin ; pour lui non plus, l’animal n’était pas un simple moyen, il
possède une valeur intrinsèque qui le rapproche de l’homme sans jamais l’apparier à son
essence : « Si l’on trouve dans la Sainte Écriture des paroles qui interdisent de traiter les
animaux avec cruauté, comme de ne pas tuer un oiseau avec ses petits, c’est soit pour
détourner l’esprit de l’homme de la cruauté envers les hommes [...] soit en raison d’une
signification symbolique [vel propter aliquam significationem]10. »
« Relativement à cette partie de la création qui est vivante quoique dépourvue de
raison, la violence assortie de cruauté dans la façon de traiter les animaux est
encore plus profondément opposée au devoir de l’homme envers lui-même, parce
que cela émousse en l’homme la sympathie à l’égard de leurs souffrances 11. »
17 On rencontre dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (1807) un passage où l’animal est
présenté à la fois classiquement comme un porte-enseigne, mais aussi comme une réalité
animée dont la connivence avec l’accès de l’esprit à la conscience de lui-même ne saurait
être ni exclusivement instrumentale ni aléatoire. Reprenant parfois mot pour mot les
descriptions dynamiques de la Doctrine de la science de Fichte (1794), Hegel a soumis dans
son œuvre – et ceci apparaît nettement dans le crible implacable des Écrits sur l’esthétique
– l’ensemble du réel à cet événement essentiel qu’est pour lui la réalité de l’être issue de
l’assomption de la conscience à elle-même : le non-moi devient ainsi un truchement
complexe soumis aux opérations d’autorévélation de l’esprit – dans ces conditions,
l’univers animé, l’animal en particulier, devient et reste un instrument.
68

18 Dans un développement qui figure dans le chapitre sur la religion faite art (Kunst-Religion)
et qui est consacré aux formes atteintes par l’activité consciente d’elle-même (die Gestalt
hat die Form der selbstbewuβten Tätigkeit gewonnen), l’animal choisi pour la cérémonie d’un
culte est le signe d’un dieu. Il n’est pas pour autant une pure surface de projection, mais
l’incarnation individuée de l’être qui a renoncé au cantonnement dans l’en-soi ; le
sacrifice, l’abandon d’une part de la substance divine incarnée dans l’animal ressortit à
l’activité de la pensée réflexive et dialectique, et l’animal n’est plus ce qu’il était
auparavant, à savoir la parcelle anonyme d’une sommation des choses du monde. En tant
que chaînon indispensable dans l’apprésentation de la multiplicité de l’être, au sein de
laquelle opère la conscience, l’animal détient, en plus du droit supérieur lié aux
puissances du sang et de la vie réelle, un territoire qui est consubstantiel à l’âme du
monde. Signe individué du dieu en même temps que simple trace d’un destin particulier
qui se laisse annuler par la voie du sacrifice, l’animal possède à présent en vrai – et non
plus dans la dispersion du symbole – ce qui va être transformé au moment du culte
sacrificiel.
« L’acte du culte même commence avec le don pur d’une possession que le
propriétaire, la regardant apparemment comme tout à fait inutile pour lui, oublie
ou laisse partir en fumée. [Ce faisant] il réfléchit l’acte en le plaçant dans la
généralité ou l’essence comme un en-soi – à l’inverse l’étant périt aussi à cette
occasion. L’animal qui est sacrifié est le signe d’un dieu ; [...] en lui meurent les
puissances de ce droit supérieur qui est le sang et la vie réelle – le sacrifice de la
substance divine, dans la mesure où elle est un agir, appartient au versant de l’auto
conscience [insofern sie Tun ist, gehört sie der selbstbewuβten Seite an] ; pour que cet
agir réel soit possible, l’être doit déjà s’être sacrifié en soi. Cela, il l’a fait lorsqu’il
s’est donné une existence dans tel animal particulier12. »
19 Dans ce cas précis, on trouve chez Hegel des traces de l’inclusion participative du Cusain
mais rien de l’inclusion génétique thomasienne ; on ne trouve pas plus de trace d’une
alliance du métabolisme symbolique avec le devenir de la nature, ainsi que le romantisme
contemporain la pratiquait. L’animal s’affirme alors pour Hegel comme ce qui va aider à
une décatégorisation du réel, à faire reculer le compartimentage stérile du continuum
naturel qui est la marque du matérialisme en philosophie comme en histoire : il devient
ainsi propice au retournement d’un esprit qui se dévoile – ni machine ni prétexte, il
accueille et délivre les puissances vitales de la chair comme celles de la substance divine
de l’âme.
20 Goethe se situe à la croisée de la fin du long Moyen Âge allemand et de l’envolée des
Lumières à sa propre cour ducale (Herder, Lessing, Schiller, Winckelmann, etc.) : il
expérimente avec rigueur et succès dans les domaines de l’anatomie, de la physiologie
comparée, de la botanique, de la géologie. Méfiant face aux tentatives illuminées des
romantiques qu’inspire un panthéisme irréfléchi, la diffusion vague d’une âme
universelle dans l’ensemble du règne animal ne lui convient guère plus : il adopte en
revanche les principes directeurs de l’inclusion générique et de la participation
dynamique, tels que Thomas et le Cusain les avaient respectivement esquissés. Familier
des Anciens, Goethe va de préférence vers les penseurs d’avant les canons aristotéliciens
et, sur le thème de l’âme des animaux, les partitions logiques d’Anaximandre, de
Xénophane et d’Empédocle colorent sa vision des choses ; mais c’est Anaxagore qui, pour
lui, trace utilement la ligne entre, d’une part, une soumission aux décrets de la nature et,
d’autre part, une résistance délibérée à leur pesanteur.
69

« L’animal reçoit son enseignement de ses organes ; l’homme instruit les siens et les
domine. » « Anaxagore professe que toutes les bêtes possèdent la raison active mais
pas la raison passive qui est comme l’intermédiaire de l’intellect 13. »
21 Les fragments se rapportant à Anaxagore disent exactement : « [Il] ne pose pas l’Intellect
en tant que faculté raisonnable chez tous les hommes : non qu’ils soient privés de la
nature intelligente, mais ils n’en font pas toujours usage. L’âme est définie par ces deux
attributs : mouvoir et connaître. » « [Il] disait que tous les animaux possèdent la raison
active, mais que tous n’ont pas la raison passive, qu’il appelle interprète de l’Intellect 14. »
Le texte grec qui désigne cette raison passive quelque peu énigmatique nous donne à lire
deux nuances : παϑητιϰoν, passif, ou μαϑτιϰoν, capable de science ou de connaissance.
22 Novalis est le représentant d’une philosophie de la nature (Naturlehre) qui inspirera en
partie Schelling et sa théorie de la hiérarchie des Potenzen, des puissances graduées du
continuum naturel. Il considère le vivant dans le cadre d’une double continuité, génétique
et évolutive : selon lui et les autres partisans de cette Naturphilosophie romantique
(Brentano, Schlegel, Hölderlin), les particularités qui définissent les espèces n’entament
en rien la communauté des êtres (Wesensgemeinschaft) attribuée aux manifestations
multiples – la chaîne des phénomènes – d’une vie centrée sur l’unité (Einheitsorientiert).
L’animal est reconnu dépositaire des puissances cosmiques : il ne détient pas la spécificité
de l’activité réflexive réservée à l’être humain, mais il possède, sur un mode participatif,
une âme individuelle qui l’éloigne des mécanismes répétitifs de la machine. Dans
l’équation différentielle qui suit, les oder successifs (ou bien) traduisent la tournure latine
de l’équivalence par les sive... sive, plus que le lien distinctif pointé par aut... aut.
« Depuis toujours en physique, on a arraché les phénomènes à ce qui les relie les
uns aux autres [die Phänomene aus dem Zusammenhange gerissen], et on s’est refusé à
les observer dans ce qui les fait dialoguer entre eux [ihre geselligen Verhältnisse].
Chaque phénomène est un maillon d’une chaîne incommensurable. [...] La
philosophie de la nature ne doit plus être abordée par chapitres séparés, elle doit
devenir un continuum : un végétal organique ou bien un animal ou bien un homme
15

23 Rainer Maria Rilke, contrairement aux deux poètes précédents que la philosophie a
nourris, est avant tout un esthète, un connaisseur de la peinture, de la sculpture (il fut le
secrétaire particulier de Rodin) avant d’être 1'auteur des Elégies de Duino, des Sonnets à
Orphée puis de devenir, avec Hölderlin, la référence poétique par excellence pour
Heidegger. Adepte inconscient de ce qui deviendra la phénoménologie selon Merleau-
Ponty, il ne doit presque rien aux effluves post-romantiques des symbolistes et beaucoup
aux exigences et aux ascèses des classiques allemands du XVIIIe siècle.
24 L’animal n’est jamais, chez lui, compromis par une contamination projective : exclues de
l’humanité mais plus fortement incluses que l’homme dans les rythmes du monde, sans
que cela soit une sujétion ou une gloire, les bêtes (la panthère, le chien, le scarabée, etc.)
témoignent d’une âme de chose animée dont la proximité est nécessaire à l’homme qui
pense et crée, et qui se souvient alors de cet étant dans le monde qu’il est. Contrairement
à Descartes qui estime devoir placer l’animal du côté de l’automatisme mécanique en
raison d’une certaine simplicité visible et prévisible des bêtes, Rilke fait reposer la
duplicité ontologique de l’homme, sa position entre l’être et l’inexistant (seine Stellung
zwischen Sein und Nichtsein) sur ce qu’il inclut en lui-même (Thomas) et ce qui l’associe (la
μετεξις chez Nicolas de Cues) au continuum du vivant.
25 Selon ce fidèle des célébrations antiques des dieux doubles, Eros et Thanatos, Apollon et
Dionysos, l’animal détient une faculté de préconscience (beinah begreifend, nah am
70

Einverstehen) qui s’arrête devant l’accès à une pleine activité mentale (doch verzichtend) – il
garde des savoirs que l’ordre des machines ne portera jamais à la conscience.
26 Dans un poème de 1907 (Der Hund), Rilke dit de l’animal qu’il n’est ni exclu de l’image du
monde qui se forme dans son regard ni entièrement inscrit dans ce monde que son oeil
réfléchit (nicht ausgestoβen und nicht eingereiht). Selon Rilke, ce qui différencie le plus l’âme
pressentie chez la bête de l’âme connaissante de l’homme est l’absence de mémoire
imaginante (seine Wirklichkeit weggebend an das Bild, das er vergiβt). Cependant, le souvenir
est dans l’animal, comme dépôt et comme attente – l’âme des animaux est à venir. La
huitième Elégie (1922) exprime un condensé de la pensée renaissante et classique
appliquée à cette présence éclairante de l’animal qui parle à l’homme attentif, las
d’ignorer cette âme en attente qui ne le vise pas.
« De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert. Seul notre regard est comme retourné
et posé autour d’elle, tel un piège encerclant son issue libre.
Ce qui est au-dehors, nous ne le connaissons que grâce aux yeux de l’animal ; car dès
notre enfance, on nous retourne en nous obligeant à voir l’envers des formes, non
l’ouvert, qui dans la vue de l’animal est si profond. Libre de mort. Nous qui
n’apercevons qu'elle, alors que l’animal, dans sa liberté, porte sa propre disparition
en permanence derrière lui.
[...]
Et pourtant, dans l’animal chaud et vigilant, sont le poids et le souci d’une immense
mélancolie. Car en lui, comme en nous, reste gravé sans cesse ce qui souvent nous
submerge – le souvenir, comme si, une fois déjà, ce vers quoi nous tendons avait été
plus proche, plus fidèle et son contact d’une douceur infinie. Ici tout est distance,
là-bas tout était souffle16. »
27 Dans une lettre dans laquelle il parle de son rapport aux bêtes, Rilke souligne la difficile et
nécessaire démythification d’un animal porteur d’une âme particulière ; mais pour lui,
comme pour la majorité des auteurs que nous venons d’interroger, la relégation de
l’animal au rang de rouage d’une mécanique inanimée relève de la facilité intellectuelle,
de l’erreur logique ou métaphysique peut-être, d’une certaine peur assurément...
« [Les chiens par exemple] me touchent de très près, ces êtres qui s’en remettent
entièrement à nous, que nous avons aidés à s’élever vers une âme, et pour lesquels
aucun ciel n’existe17. »
28 ... D’une certaine appréhension, très vraisemblablement : à l’Âge classique en France, si
proche encore de ce Moyen Âge que la Renaissance commençait seulement à essarter,
Descartes déniait aux bêtes la possession d’une âme – que celle-ci soit participée ou
individuelle et embryonnaire.
29 Avec l’intention d’aller un peu au-delà du constat de l’historien, nous proposons, en guise
de conclusion, notre interprétation d’une attitude importante dans l’œuvre de Descartes
et qui sera suivie par nombre de savants convaincus : ce point de vue participe d’une
position de défense (exprimée par une négation) envers la pensée animiste qui constitue
une des strates premières dans l’évolution de notre pensée. Contrairement à la position
magique adoptée par la vie psychique, qui est de nature moniste et qui envisage la réalité
sous la forme d’une intrication simple des événements et des choses, d’un continuum sans
coutures et transitions, l’animisme partage l’univers en une réalité et une surréalité ; sa
structure duelle le conduit à développer l’abstraction au sein même des expériences
concrètes et encore peu différenciées : il peuple le monde de vues internes à l’esprit tout
en méconnaissant la source de ces projections.
71

30 Ce régime de l’esprit18, cette tournure de la connaissance demeurent actifs tout au long de


l’histoire de l’esprit ; ils rappelleraient la soumission ancienne de l’homme à ses peurs
archaïques ainsi qu’à ses premières tentatives pour s’en protéger. Elle ne peut par la suite
qu’entrer en conflit avec l’énergique expansion de l’esprit discursif, du mens/ratio
pantocrator dont s’enivraient déjà Marsilio Ficino et Pico della Mirandola.
31 Au XVIIe siècle animé par des savants ambitieux de soumettre la matière et de sonder les
ressorts d’une âme humaine peu prêteuse, l’irrévérence d’un Montaigne de même que son
appel à la force de la modestie n’étaient plus entendus depuis longtemps – « Notre veillée
est plus endormie que le dormir » (Essais, II, 12). À l’âge des Lumières, la présence de la
pensée animiste s’amenuise peu à peu et il devient moins nécessaire de se prémunir « à
toute force » contre les marques d’anciennes pratiques. Les superstitions peuvent
désormais être converties en des argumentations que Voltaire s’est employé à réduire
sans pour autant réifier la bête pour éclairer l’homme.
« Il est évident qu’[un chien de chasse] a de la mémoire, et qu’il combine quelques
idées. Ainsi donc, si la pensée de l’homme était aussi l’essence de son âme, la pensée
du chien était aussi l’essence de la sienne. [...] Pour trancher cette difficulté, le
fabricateur des tourbillons et de la matière cannelée osa dire que les bêtes étaient
de pures machines [...] qui avaient toujours les organes du sentiment pour
n’éprouver jamais la moindre sensation [...], qui possédaient un cerveau pour n’y
pas recevoir l’idée la plus légère, et qui étaient ainsi en contradiction perpétuelle
avec la nature19. »

NOTES
1. Réponses aux sixièmes objections. Œuvres et lettres, éd. André Bridoux, Paris, Gallimard, 1953,
p. 530-531.
2. « In animabus autem brutorum non est invenire aliquam operationem superiorem operationibus
sensitivae partis : non enim intelligunt neque ratiocinantur [...] », Somme contre les Gentils, II, chap. 82,
trad. Cyrille Michon, Paris, Garnier-Flammarion, 1999.
3. « Quanto igitur aliqua forma est nobilior et magis distans a forma elementi, tanto oportet esse plures
formas intermedias, quibus gradatim ad formam ultimam veniatur, et per consequent pluresgenerationes
médias [...] », ibid., II, chap. 89.
4. « Praeterea. Felicitas est proprium hominis bonum [...] », ibid., III, chap. 34.
5. Ibid., III, chap. 148.
6. « Sub forma autem mixti considerata, est in potentia ad animam vegetabilem : nam talis corporis anima
actus est [...] », ibid., III, chap. 22.
7. « Ad tertium dicendum quod in brutis animalibus appetitus sensitivus non obedit rationi [...] », Somme
théologique, II, quaest. 24, chap. 4,1. 3 ; trad, par l’auteur.
8. « Sed quaeaam animalia bruta habent praecognitionem futurorum ad se pertinentium [...] », III,
quaest. 172, chap. 3.
9. Critique de la faculté de juger, § 90, trad. Ladmiral-Launay-Vaysse, Œuvres philosophiques, Paris,
Gallimard, 1985, t. II, p. 1273.
10. Summa contra gentiles, III, chap. 112, trad. Vincent Aubin, Paris, Garnier-Flammarion, 1999,
p. 395.
72

11. « Das Mitgefühl an ihrem Leiden abstumpft », Métaphysique des mœurs, II, § 17, ibid., trad. Joëlle et
Olivier Masson, Paris, Gallimard, 1986, p. 733.
12. Phänomenologie des Geistes, VII, B, a, Hambourg, Meiner, 1952, p. 500 ; trad, par l’auteur.
13. Maximes et réflexions, no 572, 574, Munich, Beck, 1981, p. 443 ; trad, par l’auteur.
14. A, fragment CI, a, trad. Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard, 1988, p. 665.
15. L’Œuvre théorique, 1799-1800, no 98, Munich, Beck, p. 535 ; trad, par l’auteur.
16. « Mit allen Augen sieht die Kreatur das Offene », Francfort-sur-le-Main, Insel, 1996, p. 224 ; trad,
par l’auteur.
17. Lettre du 8 fév. 1912, destinataire inconnu, Francfort-sur-le-Main, Insel, 1980, p. 331 ; trad,
par l’auteur.
18. Jaspers parle à son sujet de Ureinstellung (position originelle), Freud de Lehre der
Seelenvorstellungen (système des représentations des âmes), Dumézil de « berceau des fables du
pouvoir et du savoir » ; pour Heidegger il s’agirait d’un premier effort de dissociation [dia-noia]
pour nous déprendre de là où nous sommes depuis l’origine (cf. cette citation du Phèdre dans
Qu’est-ce que la métaphysique ? : « Car, dans la capacité de discernement de cet homme-là, il y a un
certain amour de la sagesse » ; φυσει γαρ, ενεστι τις φιλοσοφια τη του ανδρος διανοια [279, b]).
19. Le Philosophe ignorant, VI, dans Mélanges, Paris, Gallimard, 1961, p. 863.

AUTEUR
DIDIER HURSON
Professeur des universités, département d’études germaniques, Lyon 3, UMR-CNRS 5605,
université de Bourgogne. Il a notamment publié : Alexander Mitscherlich (1908-1982). Psychanalyse,
société et histoire, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2002 ; Les Mystères de Goethe,
Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003 ; Goethe et la Naturphilosophie
allemande, Paris, Vrin, 2008 ; Homo contra Naturam, « Le texte et l’idée », Nancy, 2005, p. 99-116. Il a
récemment participé au colloque international « Descartes et l’Allemagne » : La Réception de
Descartes en Allemagne, Mayence, 13 mai 2008.
73

Julie et l’âme des poissons du Léman


dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau
Jacques Berchtold

Chaque portion de la matière peut être conçue


comme un jardin plein de plantes et comme un étang
plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante,
chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses
humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang.
(Leibniz1)
La préparation à la mort est une bonne vie.
(« Julie agonisante », La Nouvelle Héloïse, VI, 112)

ROMAN DE L’ÂME, ROMAN DU LÉMAN


1 Le Léman représente une grande étendue d’eau douce, dans laquelle la présence d’une
faune peut être « pressentie ». Celle-ci demeure cachée : nulle description de poissons
effleurant la surface pour s’offrir au regard, nul épisode de natation ou d’immersion dans
La Nouvelle Héloïse. Seul l’épisode de la pêche de la « truite », lors de l’excursion à
Meillerie, offre une exception notable : à cette unique occasion (suicide commun par
noyade évité de peu), les deux protagonistes se trouvent au contact le plus étroit avec
l’élément lacustre et la relation alimentaire, aux poissons « animés » du lac, est alors
problématisée (IV, 17, 517).
2 Il demeure remarquable que le roman ménage au préalable une place distincte à un
réservoir séparé de l’espace lacustre, un étang, au sein d’un jardin artificiel et protégé, rempli
de perchettes du Léman. Ce lieu inattendu se distingue, dans le verger floral (où,
curieusement, nul papillon, nulle abeille ne sont mentionnés), de la volière sans barreaux
et de ses « mille oiseaux » chanteurs. Alors que la lettre IV, 11 est une leçon de botanique
locale particulièrement détaillée (les espèces de baies, d’herbes, de fleurs ou d’arbustes
observées par Saint-Preux sont précisément nommées), les oiseaux animés composant le
décor sonore – le fait est tout à fait remarquable – resteront « génériques » et ne seront
74

jamais mieux particularisés. La présence discrète de poissons est quant à elle tout juste
observée grâce à une attention de « rattrapage », au dernier moment :
« Comme nous partions pour nous en retourner, M. de Wolmar jeta une poignée
d’orge dans le bassin, et en y regardant j’aperçus quelques petits poissons. – Ah !
ah ! dis-je aussitôt, voici pourtant des prisonniers. – Oui, dit-il, ce sont des
prisonniers de guerre auxquels on a fait grâce de la vie. – Sans doute, ajouta sa
femme. Il y a quelque temps que Fanchon vola dans la cuisine des perchettes qu'elle
apporta ici à mon insu. Je les y laisse, de peur de la mortifier si je les renvoyais au
lac ; car il vaut encore mieux loger du poisson un peu à l’étroit que de fâcher une
honnête personne. – Vous avez raison, répondis-je ; et celui-ci n’est pas trop à
plaindre d’être échappé de la poêle à ce prix » (NΗ, IV, 11, Saint-Preux, p. 478).
3 Quel parti interprétatif peut-on tirer de cette rapide mention piscicole ? Relève-t-elle
seulement d’un « comique de cuisine » gratuit ? Revenons en premier lieu sur le
qualificatif de « pythagoricienne » dont Saint-Preux affublait Julie dans la lettre
précédente, qu’il avait adressée du « gynécée » (IV, 10). II était apparu en conclusion d’un
éloge des douces mœurs régnant à Clarens suivi, à des fins de contraste oppositionnel,
d’une digression sur les spécificités morales à distinguer parmi les nations européennes,
carnivores à des degrés divers :
« Le laitage et le sucre sont un des goûts naturels du sexe, et comme le symbole de
1’innocence et de la douceur [...]. Les hommes [... ] recherchent [... ] les saveurs
fortes et les liqueurs spiritueuses, aliments plus convenables à la vie active et
laborieuse [...] j’ai remarqué qu’en France [...] [les femmes] ont tout à fait perdu le
goût du laitage, les hommes beaucoup celui du vin ; et qu’en Angleterre où les deux
sexes sont moins confondus, leur goût propre s’est mieux conservé. En général, je
pense qu’on pourrait souvent trouver quelque indice du caractère des gens dans le
choix des aliments qu’ils préfèrent. [...] Julie elle-même pourrait me servir
d’exemple ; car quoique sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la
viande, ni les ragoûts, ni le sel, et n’a jamais goûté de vin pur. D’excellents légumes,
les œufs, la crème, les fruits ; voilà sa nourriture ordinaire ; et sans le poisson
qu'elle aime aussi beaucoup, elle serait une véritable pythagoricienne » (NH, IV, 10,
Saint-Preux, p. 452-453).
4 De quelle conséquence peut être le recours à une telle formule pour l’interprétation de la
conception de l’âme des animaux présentée dans La Nouvelle Héloïse3 ? La précision
importante sur « le poisson qu'elle aime aussi beaucoup» établit un trait d’union avec
l’épisode de l’étang aux perchettes du jardin de l’Élysée.

JULIE PYTHAGORICIENNE
5 Alors qu’il n’en avait pas été question dans la première moitié du roman (dévolue à la
passion amoureuse), le début de la seconde moitié (mettant à l’épreuve s’il est viable de
sublimer la passion) introduit l’association curieuse entre Mme de Wolmar et le régime
végétarien. L’introduction dans la série d’une école philosophique antique produit
assurément, à propos de l’héroïne, une rupture de registre par rapport aux
caractérisations morales présentées jusqu’alors pour qualifier, à la Montesquieu, des types
nationaux en vertu de l’étroite corrélation postulée entre habitude alimentaire et
tournure d’esprit (Italiens, Anglais, Suisses, Français). L’épithète susceptible de qualifier
Julie n’est pour sa part avancée qu’au prix d’une précision restrictive qui, en bonne
logique, devrait l’annuler : on pourrait à juste titre traiter la jeune maîtresse de maison
vaudoise de « véritable pythagoricienne », s’il ne fallait tenir compte d’un élément de son
menu ordinaire qui l’invalide stricto sensu. L’épithète semble toutefois engager plus que le
75

seul régime végétarien : elle implique une conception de l’être vivant. Si l’absorption de
« poisson » représente une transgression, c’est que tous les animaux sont habités d’une âme
migrante : dans le cas où une telle conception serait présupposée, consentir à s’incorporer
du poisson représenterait un acte barbare intolérable4. Pourtant Julie paraît tenir les
deux positions simultanément. D’un côté elle se comporte de façon cohérente par rapport
à la conviction selon laquelle la vie animale doit être respectée ; et de l’autre elle absorbe,
de façon à la fois solennelle et discrète (notamment à deux moments cruciaux de
l’intrigue, l’excursion à Meillerie et le dernier repas avant de mourir), la chair
poissonnière.
6 Des petits oiseaux (de façon privilégiée : le rossignol) peuvent souvent, dans l’œuvre de
Rousseau, offrir une représentation emblématique de sa « voix » (d’autant plus qu’il
assigne une origine commune au chant et à la parole). Dans le verger de Julie, les voix
vives des « mille oiseaux » s’opposent au silence épistolaire dans lequel entre Julie, qui cesse
d’écrire. Au début de la seconde moitié du roman, alors que s’installe l’effacement très
remarquable de sa voix, elle-même théorise les vertus du silence ; celles-ci sont
immédiatement apparentés aux préceptes de Pythagore, qui imposait à ses disciples un
silence bénéfique de cinq ans5. Là où les voix des « mille oiseaux » heureux de séjourner
au jardin donnent une charmante image de l’idéal d’une communauté où tous les cœurs
seraient « à lunisson6 »,’le mutisme des poissons offre une image complémentaire : celle
d’une paix trouvée dans les vertus du renoncement aux « bruits » nuisibles de la
sonorisation intempestive.
7 Rousseau, s’il n’est pas pythagoricien, accorde une place non négligeable à un virulent
réquisitoire anticarnivore dans son traité de pédagogie fictionnelle, Émile, qui paraît un
an à peine après La Nouvelle Héloïse. Alors qu’il recommande de prolonger le régime
végétarien des enfants aussi longtemps que possible, le roman d’éducation, à la faveur
d’une digression sur l’association conventionnelle entre régime alimentaire carné et
caractère national, accueille dans une note une citation de Plutarque de sensibilité toute
pythagoricienne :
« Une des preuves que le goût de la viande n’est pas naturel à l’homme est
l’indifférence que les enfants ont pour ce mets-là et la préférence qu’ils donnent
tous à des nourritures végétales, telles que le laitage, la pâtisserie, les fruits, etc. Il
importe surtout de ne pas dénaturer ce goût primitif et de ne point rendre les
enfants carnassiers ; si ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère ; car de
quelque manière qu’on explique l’expérience, il est certain que les grands mangeurs
de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes ; cette
observation est de tous les lieux et de tous les temps. [...]
[Note de J.-J. R. ad loc.] Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore
s’abstenait de manger de la chair des bêtes ; mais moi je te demande, au contraire,
quel courage d’homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair
meurtrie [...] Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le cœur d’un être
sensible ? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre ? [...] Mais vous,
hommes cruels, qui vous force à verser du sang ? [...] Combien de fruits vous
produit la terre ! [...] Pourquoi mentez-vous contre votre mère en l’accusant de ne
pouvoir vous nourrir ? [...] Ô meurtrier contre nature, si tu t’obstines à soutenir
qu’elle t'a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et d’os, sensibles et
vivants comme toi, étouffe donc l’horreur qu'elle t’inspire pour ces affreux repas
[...] bois son âme avec son sang. [...] Homme pitoyable ! Tu commences par tuer
l’animal, et puis [...] la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la
supporter ; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l’assaisonner de
drogues qui la déguisent : il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs,
76

des gens pour t’ôter l’horreur du meurtre et t’habiller des corps morts (Emile, II, OC,
IV, p. 411-414). »
8 Si l’on condamne comme un crime contre nature le meurtre des animaux, dit Plutarque
dans ce passage7 que Rousseau retranscrit intégralement, c’est que ceux-ci, incongrûment
envisagés comme des aliments, sont au départ des créatures innocentes, pacifiques,
affectueuses, proches de l’homme et de surcroît toujours prêtes à aider celui-ci par des
dons généreux (lait) ou de durs travaux. Nos convives sont « sensibles » comme nous le
sommes, dit l’extrait qui n’en développe pas pour autant stricto sensu la théorie de l’âme.
Ce que sont originairement et essentiellement les animaux, l’homme, devenu leur
meurtrier éhonté, tente de le faire oublier par ses sophismes, déguisant son crime.
L’opération en soi ignoble est la transformation culinaire ; elle précède cette autre
disculpation qu’est l’euphémisation verbale. L’art de transformation du cuisinier qui
n’embellit qu’illusoirement les charognes (et le crime honteux que désignent ces
cadavres) est l’un de ces pseudo-« progrès » qui dissimulent en réalité, sur le plan moral
et sous le vernis civilisateur, la barbarie aggravée de l’homme. Or Rousseau, imprégné de
poésie ovidienne8, connaît une première « métamorphose » de chaque animal qui fut
antérieure à celle dont l’homme carnivore se rend coupable, en bout de chaîne, lorsqu’il
recouvre les marques de son propre crime honteux. Celle-ci, profondément édifiante, est
redevable aux mythes poétiques (Métamorphoses). La dignité de telles représentations rend
l’homme encore plus criminel. En effet, le monde des fables ovidiennes délivre une
sagesse et une « vérité » sur de fortes accointances entre les désirs et souffrances des
hommes et la nature des bêtes. Chaque animal serait par son existence porteur du
souvenir d’un drame tragique particulier, valant non pas pour lui-même, mais propre à la
condition humaine et destiné à lui être rapporté. À travers chacun de ces cas d’espèce, une
leçon douloureuse est apportée au sujet de telle ou telle propension de l’homme à payer les
conséquences de ses passions. Le « philosophe » Rousseau qui appréhende la nature et se
pose le problème de l’âme des bêtes n’est pas à distinguer de celui dont l’esprit est enrichi
de ce savoir « poétique » ovidien : il est vivement averti du lien de parenté étroit qui l’unit
aux autres créatures9 comme lui sensibles de la nature. Nous proposons à cet égard de
considérer la pertinence de la leçon de l’histoire de Salmacis et Hermaphrodite pour
éclairer l’épisode de l’étang du verger de Julie.

FACE-À-FACE DE LA VOIX ET DU SILENCE


9 On a banni le désir de ce jardin ; dès lors, par quel biais est-il signifié que le jardin parle
tout de même du désir ? Le récit insiste sur le soin qu’on prend à écarter les ennemis des
oiseaux et précise qu’au verger ceux-ci se sentent protégés de toute agression prédatrice.
Le fait qu’ils chantent en sécurité est à rapprocher du rôle que joue le motif du rossignol
chanteur dans la mythologie personnelle de Rousseau (aussi discret qu’omniprésent dans
les textes autobiographiques) : il est à la fois un élément familier dans la nature réelle, au
niveau de l’existence de Rousseau, et un souvenir des Métamorphoses. La beauté du chant
(Rousseau transposera le Printemps de Vivaldi, où le chant du rossignol joue un rôle
central) est ainsi indissociable (pour qui est sensible) de la sympathie éprouvée pour la
souffrance autrefois subie. Lorsque le rossignol chante, les tréfonds de son âme réitèrent
la plainte de l’âme meurtrie de Philomèle, horriblement violée par Térée avant sa
métamorphose. L’Élysée de Julie est toutefois un jardin apaisé, où des « oiseaux »
(génériques) sont écoutés sans que leur chant renvoie aux émois douloureux qui sont la
77

conséquence de la passion amoureuse. Mais qu’en est-il du côté des perchettes muettes ?
De la même façon que pour les « oiseaux », peut-on, dans le cas de l’étang aux poissons,
évoquer quelque fable qui serait discrètement associée (ne serait-ce que pour une
pertinence toute ponctuelle) ? Pour qui aurait les Métamorphoses à l’esprit, la présence de
faune pisciforme évoque la confusion mystérieuse des corps, des sexes et des âmes qui
s’est opérée en milieu aquatique chez la jeune nymphe (eau de fontaine) Salmacis et le
jeune nageur Hermaphrodite10. Une telle fusion est précisément interdite aux deux
amants vaudois qui ont choisi la dénégation de leur attirance érotique réciproque – et à
qui il n’est jamais offert de pénétrer eux-mêmes dans l’eau.
10 Les poissons captifs et désarmés sont, plus encore que les oiseaux, caractérisés par leur
vulnérabilité à l’égard d’éventuels prédateurs. Julie est à l’opposé de cette perte d’âme
qu’implique, chez les humains qui ont évolué négativement dans le sens de
l’endurcissement dans la prédation, le fait d’être devenus machinalement ichtyophages !
Les perchettes de l’étang avaient été une première fois pêchées dans le Léman ; le début
célèbre de la IIe partie du second Discours avait exposé comment l’hameçon et l’art de pêcher
étaient apparus avant la proclamation calamiteuse de la propriété. Quittant la bonté
fragile des microcommunautés élémentaires du deuxième état de nature, l’homme en
proie à l’amour-propre est devenu simultanément carnivore et meurtrier (chasseur,
pêcheur et guerrier). Mais les perchettes de l’Élysée ont été heureusement repêchées une
seconde fois et, par l’effet de réversibilité ainsi produit, sauvées. S’instaure ainsi, par
rapport au diptyque « mille oiseaux/voix de Julie » (tendance ovidienne de la plainte
élégiaque), le pendant d’un diptyque complémentaire : « poissons silencieux/désir
interdit de Julie » : fantasme ovidien d’une réunion supprimant la coupure douloureuse
(distinction des âmes et séparation sexuelle)11.
11 Rousseau paraît certes à bien des égards vouloir décontaminer son univers romanesque
de l’empreinte littéraire de l’Antiquité ; il prend soin de préciser que c’est à dessein qu’il a
évité à son roman le cadre des rivages thessaliens ou des lacs d’Italie. Le choix militant de
l’ancrage local lémanique correspond à une volonté de rénovation sémantique (de
« revirginisation ») de la nature débarrassée du poids des belles lettres qui l’ont saturée
de références culturelles. Le bonheur que découvre Saint-Preux (lui-même un précepteur
lettré) dans ce séjour de « Clarens » s’exprime toutefois immanquablement dans un
lexique qui se rattache aussi à des courants de sagesse immémoriaux :
« La paix est au fond de mon âme comme dans le séjour que j’habite. Je commence à
m’y voir sans inquiétude. [...] La simplicité, l’égalité que j’y vois régner ont un
attrait qui me touche et me porte au respect. Je passe des jours sereins entre la
raison vivante et la vertu sensible » (début de V, 2, p. 527).
12 La longue lettre V, 2 de Saint-Preux expose les valeurs de retenue, de frugalité, de
simplicité qui président à une économie rustique collective fondée sur l’autarcie. Sur ce
plan, il ne s’agit pas d’ascèse pythagoricienne ou quiétiste. Il est remarquable que le
boucher ne soir pas oublié 12 : parce que Julie d’« Étange » reste un être d’exception (une
« belle âme »), son régime alimentaire pythagoricien ne s’impose pas autoritairement aux
autres membres de la communauté. Ce qui frappe est l’homogénéité recherchée entre
habitant et nourriture. Les aliments que l’on ingurgite sont de provenance locale. Ce qui
séduit nos sens sur le plan esthétique (le chant de la triviale « bécassine» lémanique parle
à notre âme ; IV, 17, p. 520) ne provient ni d’une quelconque noblesse ni d’un exotisme
auréolé de prestige, mais de la nature simple et proche. Alors que des canaris (chanteurs
de haut prix) ou des colibris délicats sont importés d’ailleurs lointains pour orner les cages
78

parisiennes (cf. IV, 11, p. 476), ils n’offrent qu’un emblème clinquant et illusoire à l’âme,
et demeurent d’autant plus extérieurs à celle-ci que les esprits forts la nient. Le refus
d’une telle volière traduit un choix solidaire du refus de proposer à table des poissons de
mer.
« Il y règne [à la table de Julie] une sensualité sans raffinement ; tous les mets sont
communs, mais excellents dans leurs espèces, l’apprêt en est simple et pourtant
exquis. Tout ce qui n’est que d’appareil, tout ce qui tient à l’opinion, tous les plats
fins et recherchés, dont la rareté fait tout le prix et qu’il faut nommer pour les
trouver bons, en sont bannis à jamais. [...] Que croiriez-vous que sont ces mets si
sobrement ménagés ? Du gibier rare ? Du poisson de mer ? Des productions
étrangères ? Mieux que tout cela. Quelque excellent légume du pays, quelqu’un des
savoureux herbages qui croissent dans nos jardins, certains poissons du lac
apprêtés d’une certaine manière, certains laitages de nos montagnes [...] ; voilà tout
l’extraordinaire qu’on y remarque ; voilà ce qui couvre et orne la table, ce qui excite
et contente notre appétit les jours de réjouissance » (V, 2, p. 543).
13 Le « bruit » à quoi correspond la musique française sophistiquée que l’on prise
incongrûment à Paris relève de la même dénaturation, quant au choix des valeurs reflété,
que la gastronomie raffinée. Le lien de contiguïté est assuré entre le Léman et la faune
comestible ordinaire. Mais que le rapport de proximité physique de l’animal devenu aliment
l’emporte sur le procédé de comparaison vaut pour enseignement refondateur. En ce qui
concerne le premier procédé, il arrive que, dans le roman, Julie soit, ponctuellement, sous
la plume de Saint-Preux, comparée à un animal. Dans les rochers alpins du Valais, l’aimée
absente était imaginée sous le biais d’une comparaison avec un jeune faon bondissant (I,
23, p. 83) : élément homogène par rapport au cadre alpestre et forestier. De façon
distincte, dans la seconde moitié du roman et donc au moment où la relation amoureuse a
cessé, Saint-Preux rapporte comment Julie maîtresse de maison partage les jeux de ses
enfants « comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses
petits » (V, 2, p. 541). Ces deux figures présentent certes un versant possible d’ancrage
dans l’expérience personnelle13, mais elles présentent aussi un versant conventionnel si
prononcé, au sein de la tradition de la poésie, que la figure usée tend au cliché. Où finit dès
lors l’art « naturel », légitime et moralement édifiant des lettres de Saint-Preux dans La
Nouvelle Héloïse, et où commence l’art « artificiel », nocif et corrupteur – stigmatisé dans le
roman par les pitoyables machines animales « spectaculaires » de l’Opéra de Paris, dans
lesquelles se glissent des Savoyards pour prêter une animation illusoire et grotesque14 ?
Les comparaisons animales qui se présentent « naturellement » sous la plume amoureuse
du précepteur suisse pour donner à imaginer l’âme de Julie de façon exacte désignent
donc le point où le roman de Rousseau se heurte à l’aporie de l’art. Y a-t-il une différence
de nature entre les comparants auxquels recourt la voix sincère de Saint-Preux (Julie est
« comme un faon », « comme une colombe ») et l’artifice divertissant de décors animés,
ou faut-il au contraire admettre qu’il n’y a qu’une différence de degré ? Tout lecteur du
Discours sur l’origine de l’inégalité sait que les noms affectueux donnés à la femme convoitée
favorisent l’essor de « performances ornementales » qui valent comme prémisses
inquiétantes de toutes les compétitions artistiques à suivre, flattant l’amour-propre et
contribuant à faire basculer une communauté d’« égaux » vers un état sociétal
inégalitaire15. Le « faon »-Julie, la « colombe« -Julie incitent à réfléchir sur ce qui entre en
jeu dans le processus de la comparaison – qui peut être réhabilitée à condition de montrer
qu'elle relève encore du dessein de participer à la langue naturelle. Le danger de ce qui
risque d’être « sans âme » est stigmatisé par Julie sous le sigle de « marinisme », à propos
d’une mauvaise tournure d’affectation rhétorique imprégnant les lettres rédigées à Paris.
79

La querelle engagée par Julie vise la tentation du style virtuose de Saint-Preux (le goût
dépravé pour les figures recherchées des poèmes du chevalier Marin)16.

INCORPORATION D’UN PAYSAGE ANIME


14 Très différents, les poissons que mange Julie (restriction à ses résolutions de s’abstenir
d’aliments carnés) au cours du récit ne sont jamais ni des abstractions ni des mentions
vagues. Comme pour les oiseaux, il s’agit de ressortissants de la faune poissonnière locale,
que Rousseau tient absolument (après avoir désencombré son roman des mammifères),
dans la seconde moitié de son roman, à nommer avec précision : successivement la perche,
la truite, la féra, trois espèces courantes du Léman17. Il s’agit en premier lieu d’animaux
silencieux (à l’opposé des oiseaux chanteurs), qui semblent ne pas pouvoir valoir comme
emblèmes de la voix poétique... Est-ce si sûr ? Avant d’être (selon la décision de
l’herméneute) d’éventuelles métaphores de la protagoniste ou du silence de son âme 18 (le
terme est comme hébergé à l’intérieur du Leman, tandis que la nouvelle Héloïse présente
une parenté phonétique avec le nouvel Élysée), ils conservent, en second lieu, le lien
métonymique le plus étroit avec le paysage dont ils sont les ambassadeurs animés. La féra
du tout dernier repas (VI, 11, p. 730-731) semble être investie d’un poids symbolique
particulier : l’ultime vie sacrifiée, le dernier aliment absorbé ne représentent-ils pas un
trait d’union entre le lac et celle qui meurt des suites d’un premier séjour dans les eaux
mêmes de ce lac dont elle est l’ultime ambassadeur sacrifié (pour avoir sauvé la vie de son
garçonnet) ? La manifestation d’un épisode d'incorporation sur le plan de l’intrigue traduit
la préférence donnée à un mode d’association inédit, par rapport au procédé
conventionnel de la comparaison (qui relevait de l’ordre de la figure).
15 Un paysage et ses représentants par métonymie confèrent-ils donc une âme au
protagoniste qui l’habite ? Pour qui choisit de donner à son roman le diapason de
Pétrarque, il est certain que la description du décor naturel est l’expression d’un état
d’âme19. Pour commencer la rédaction de ses Lettres de deux amants, Rousseau eut besoin,
précise-t-il, non pas d’abord de personnages, mais du lac.
« L’aspect du lac de Genève et de ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un
attrait particulier, que je ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la
beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m'affecte et
m’attendrit. [...] Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles : allez
à Vevai, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la
nature n’a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-
Preux ; mais ne les y cherchez pas » (Confessions, IV, OC, I, p. 152-153, souligné par
nous).
« Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur
n’a jamais cessé d’errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, à laquelle
depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire
auquel le sort m’a borné. [...] Le contraste des positions, la richesse et la variété des
sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève
l’âme achevèrent de me déterminer, et j’établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà
tout ce que j’imaginai du premier bond ; le reste n’y fut ajouté que dans la suite » (
id., IX, OC, I, p. 431, souligné par nous).
16 Adepte d’une religion chrétienne naturelle qui soit compatible avec la raison, Rousseau
est à la fois fin connaisseur de la tradition et sceptique à l’égard des miracles. Le
« paysage-état d’âme » de La Nouvelle Héloïse et ses habitants est-il néanmoins plus qu’une
métaphore littéraire ? A l’aide de quels interprétants auxiliaires peut-on élucider la
80

relation qu’entretient Julie avec les poissons ? Est-on légitimé à entendre que ceux-ci
puissent valoir pour l’« âme » de certaines vertus lémaniques associées à Julie ? En tout
cas Julie veut que le poisson le plus ordinaire (rencontrant 1'idéal de simplicité
évangélique) soit reconnu comme le plus précieux des mets, par qui aurait de sains
critères de jugement. Le philosophe athée Wolmar l’explique à Saint-Preux :
« Les seules denrées du cru couvrent notre table, [...] rien n’est méprisé parce qu’il
est commun, rien n’est estimé parce qu’il est rare. Comme tout ce qui vient de loin
est sujet à être déguisé ou falsifié, nous nous bornons, par délicatesse autant que
par modération, au choix de ce qu’il y a de meilleur auprès de nous [...]. Nos mets
sont simples, mais choisis. Il ne manque à notre table pour être somptueuse que
d’être servie loin d’ici ; car tout y est bon, tout y serait rare, et tel gourmand
trouverait les truites du lac bien meilleures s’il les mangeait à Paris » (V, 2, p. 550).

UN ICHTYOS SÉCULARISÉ
17 Le lien d’affinités est-il exclusivement de nature poétique, ou représente-t-il au contraire
une relation allégorique engageant telle théorie précise (par exemple pythagoricienne) de
l’âme ? Sous le vernis de la désignation hellénique, le « pythagorisme » annoncé de Julie
dissimulerait-il seulement un faisceau de convictions authentiquement chrétiennes ? La
qualité de simple « pêcheur » du Christ et de ses disciples (humbles artisans) est
importante pour Rousseau20 ; en revanche, le jeu onomastique sur le cryptogramme
ichtyos, acronyme d’une qualité de « poisson mystique » chez les premiers chrétiens, et
que l’opération de l’eucharistie sacralise, ne compte pas. Rappelons l’épisode du repas de
communion partagé au terme de la seconde pêche miraculeuse (après la crucifixion),
selon l’Évangile :
« Ils virent un feu de braise avec du poisson posé dessus et du pain. Jésus dit :
“Apportez donc ce poisson que vous venez de prendre.” Pierre amena jusqu’à terre
le filet plein de gros poissons : il y en avait cent cinquante-trois. [...] Jésus dit alors :
“Venez déjeuner.” [...] Jésus s’approcha, prit le pain et le leur donna, ainsi que le
poisson » (Jean, 21, 2-18).
18 Le « poisson sur le gril » que Jésus demande et qu’on lui apporte, afin qu’il puisse s’en
sustenter, est interprété aux premiers siècles comme un doublet de lui-même, au sens de
l’Eucharistie. Saint Augustin, l’un des auteurs de chevet de Rousseau, s’associera à cette
exégèse :
« Ce poisson passé par le feu, c’est le Christ qui a passé par les tourments de sa Passion
(Il est de même le pain qui est descendu du Ciel) 21. »
« Qu’est-ce que le Sauveur dit à ces pêcheurs ? “Suivez-moi, je ferai de vous des
pêcheurs d’hommes.” Si ces pêcheurs n’avaient pas marché les premiers, qui donc
nous aurait retirés des flots ? Certes, c’est être aujourd’hui orateur, que de pouvoir
bien commenter ce qu’a écrit un “pêcheur”. Quand Jésus choisit ces pêcheurs de
poissons pour en faire des pêcheurs d’hommes, il voulut toutefois, en les faisant
“pêcher”, nous apprendre quelques mystères relatifs à la vocation des peuples 22. »
19 Saint Augustin à la fois considère les catéchumènes en « poissons » et reconnaît une
valeur eucharistique au poisson (Traité sur l’Evangile de Jean) ; le Christ est tué pour
devenir nourriture (Ictus piscus, Cristus passus), dit-il, comparant le « poisson grillé », dont
la chair est servie à table et sustente notre propre chair, au « Christ supplicié », dont la
mort sacrificielle (re)donne la vie à nos âmes. La conception du poisson eucharistique
s’associe étroitement au rite baptismal qui se pratique par immersion. La « vraie »
naissance est la « nouvelle » naissance de l’homme émergeant hors du bain qui l’a baptisé.
81

C’est ainsi que le formule Tertullien, auteur admiré de Rousseau23 : « Nous, petits
poissons, à l’image de notre “poisson”, le Christ, nous “naissons dans l’eau”. » (Du baptême
, ch. 1). Rousseau et Julie24 sont deux protestants nourris de la lecture directe et
approfondie du texte biblique, sans que la Révélation, les dogmes et les sacrements soient
pour autant le fondement de leur foi25. On notera que le débat des théologiens peut soit se
borner à déchiffrer les figures, soit s’infléchir de façon superstitieuse vers des matières
plus absconses, telle la discussion des reliques. Le « poisson grillé », bien matériel, de
l’épisode cité de la réapparition incorporelle miraculeuse du Christ est conservé à la fois
dans le reliquaire d’une église de Rome et dans celle de San Salvador espagnole – ce dont
le réformateur Calvin, hostile aux superstitions comme Rousseau, ne manque pas de se
moquer :
« Les dernières reliques qui appartiennent à Jésus sont celles qu’on a eues depuis sa
Résurrection : comme un morceau du poisson rôti que lui présenta saint Pierre,
quand il s’apparut à lui [sic] sur les bords de la mer [cf. Luc, 24, 42 ; Jean, 21, 13]. Il
faut dire qu’il ait été bien épicé, ou qu’on y ait fait un merveilleux saupiquet, qu’il
s’est pu garder si longtemps. Mais, sans risée, est-il à présumer que les apôtres aient
fait une relique du poisson qu’ils avaient apprêté pour leur dîner ? Quiconque ne
verra que cela est une moquerie aperte de Dieu, je le laisse comme une bête [..,] 26. »
20 La question paraît réglée dans la Genève lacustre et calviniste : la relique (Chambéry toute
proche n’entretient-elle pas des liens tout à fait privilégiés avec le Saint Suaire ?) est,
pour Rousseau, une aberration qui rejoint celle de la fixation particulière de l’amant
passionné. Son amour excessif pour Mme de Warens (convertie au catholicisme) l’en a
instruit d’expérience. L’exacerbation de la dimension fétichiste passe par l’adoration
exaltée d’un lieu ou d’un objet, par déplacement métonymique, aussi bien que par la
recherche de la jouissance liée à l’absorption et à l’incorporation fantasmatiques de l’âme
de l’autre (transposition de l’appropriation de Salmacis dans le registre alimentaire).
« Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu'elle y avait couché ; mes rideaux,
tous les meubles de ma chambre, en songeant qu’ils étaient à elle, que sa belle main
les avait touchés ; le plancher même, sur lequel je me prosternais en songeant
qu’elle y avait marché. Quelquefois même en sa présence il m’échappait des
extravagances que le plus violent amour seul semblait pouvoir inspirer. Un jour à
table, au moment qu’elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y
vois un cheveu : elle rejette le morceau sur son assiette ; je m’en saisis avidement et
l’avale » (Conf., III, p. 108).
21 La jouissance de l’ingestion est un moment tout à fait privilégié. Avant de subir un
heureux démenti et une correction purifiante, Saint-Preux témoigne d’ailleurs d’une
disposition d’esprit semblable, quant à la qualité du rapport « animé » dont il s’attend à
jouir à la faveur du séjour fétichiste dans le verger érotisé de Julie27. À la différence du
cheveu inerte de la femme aimée, absorbé, ou de son environnement végétal, humé, le
poisson susceptible d’être ingurgité appartient lui-même à la fraternité des créatures. Dès
lors, il mérite d’être pris en considération à titre de créature élémentaire dont l’aspect
humble est en proportion strictement inverse de son importance aux yeux du Sauveur. En
conclusion au Livre du Psalmiste, le psaume 148 appelle à louanger Dieu : « Louez le
Seigneur depuis la terre, monstres marins, tous les abîmes [...] » (v. 7). Saint Augustin
commente ce verset dans son sermon des Paraphrases des Psaumes :
« Considère toutes choses, et loue le monde entier. Et celui qui a mis en ordre les
membres d’un vermisseau, ne gouverne-t-il point les nuées ? [...] Comme s'il n’y
avait pas dans la mer des créatures que nourrit la pluie, comme si Dieu n’y avait
point mis des poissons [...]. Voyez comme les poissons accourent à l’eau douce. Et
pourquoi diras-tu encore : “Pourquoi pleut-il pour le poisson, quand il ne pleut
82

jamais pour moi ?” Afin que [...] l’amertume de la vie présente te fasse désirer la vie
à venir. [...] Ainsi Dieu a distribué dans chaque pays, dans chaque région, et dans
chaque saison, ses dons particuliers. [...] Celui dont Dieu a éclairé les yeux y
découvre des beautés dont l’aspect les ravit, et ce ravissement les porte non point à
chanter ces beautés, mais Celui qui en est l’Auteur ; et ainsi “toutes les créatures
chantent les louanges de Dieu”28. »
22 Le fait est attesté : durant son enfance, Rousseau intériorisa intensément les psaumes
chantés à l’église (il témoigne de cette expérience centrale de la communauté protestante
29
). À Genève, Calvin glose d’ailleurs au même diapason qu’Augustin tel verset du dernier
Livre biblique : toutes les créatures en admiration chantent la Création – même les poissons
qui sont dans l’eau (lettre aux prisonniers lyonnais) :
« J’ai entendu toute créature qui évolue dans le ciel, ou qui vit sur la terre, ou qui
est réfugiée sous terre, et celles qui sont dans la mer, je les ai toutes entendues
proclamant : honneur, gloire et bénédictions a Celui qui est sur le trône et à
l’Agneau » [Apoc., V, 13]. [...] Saint Jean entend par une figure qui se nomme
prosopopoeia, que “les poissons mêmes bénissaient Dieu30. »
23 C’est une chose que d’inclure les poissons dans l’élan de reconnaissance adressé à l’Auteur
du spectacle de la nature31. La théologie va plus loin. Au sein du catholicisme auquel
Rousseau adhérait tandis qu’il séjournait à Turin ou à Venise, l’hagiographie fait de
quelques Italiens (en premier lieu François d’Assise) des représentants de l’attention
accordée à l’âme mineure des bêtes – parce que celle-ci le mérite. Antoine de Padoue
prêche aux substituts de catéchumènes, conquis et dociles – ainsi que le résume encore
cette version « populaire » du XIXe siècle :
« Un jour qu’il était à Rimini, comme des gens ne voulaient pas l’écouter, il [...]
s’écria : “Poissons [...], écoutez : puisque les hommes ne veulent pas entendre la
parole de Dieu, c’est à vous que je vais l’annoncer.” [...] les petits mêlés aux gros,
une multitude de poissons s’approchent du rivage. Ils arrivaient de tous côtés par
troupes innombrables, serrés les uns contre les autres, la tête hors de l’eau, les yeux
tournés vers Antoine qui leur parla ainsi : “Quelles actions de grâces, ô poissons, ne
devez-vous pas rendre à Celui qui vous a donné pour demeure cette immense
étendue d’eau ? C’est à lui que vous devez ces profondes retraites où vous vous
réfugiez [...]. Vous avez sauvé le prophète Jonas, vous avez fourni à Pierre et à Jésus
de quoi payer le cens, enfin, vous avez servi de nourriture à ce dernier. [...]” À ces
mots, les poissons s’agitent, battent la queue, ouvrent la bouche et témoignent par
mille signes qu’ils veulent rendre hommage au Très-Haut, et lui payer le tribut de
leurs muettes louanges. Les assistants ne pouvaient contenir leur admiration et leur
étonnement32. »

IL PARLAIT AVEC LES MAMMIFÈRES, LES OISEAUX


ET LES POISSONS
24 Au siècle philosophique, et tout particulièrement depuis la parution du Dictionnaire de
Bayle, la tendance dominante consiste certes à passer ce type de fable au crible de la
critique ou de la satire33. Or le portrait de lui-même que dresse Rousseau dans ses écrits
autobiographiques (un adepte du christianisme naturel moqué, calomnié et persécuté) est
en porte-à-faux par rapport à l’intellectualisme positiviste et rigoureusement incrédule
des mécréants, et retrouve même certains traits, certes laïcisés, d’un tel portrait de
prédicateur de la vérité, méconnu par ses contemporains sourds et ingrats, et, en
compensation, en sympathie naturelle avec les poissons :
83

« Sa passion la plus vive et la plus vaine était d’être aimé ; il croyait se sentir fait
pour l’être. Il satisfait du moins cette fantaisie avec les animaux. Toujours il
prodigua son temps et ses soins à les attirer, et à les caresser ; [...] il était l’ami,
presque l’esclave de son chien, de sa chatte, de ses sereins : il avait des pigeons qui
le suivaient partout, qui lui volaient sur les bras, sur la tête jusqu’à l’importunité : il
apprivoisait les oiseaux, les poissons avec une patience incroyable [...] 34.»
25 Les poissons... ? Comment Rousseau peut-il inscrire ce terme inattendu dans la série
énumérative des animaux « sensibles » aux effets bénéfiques de sa présence et se
trouvant apprivoisés de façon extraordinaire par lui ? Il ne s’en explique pas plus avant.
C’est dans des textes d’autrui, contribuant à la construction collective d’une légende d’un
« saint » J.-J. Rousseau apprivoisant les poissons et méritant spontanément leur élan
d’affection en retour (d’autant plus qu’il est incompris des hommes auxquels il a vocation
de délivrer des vérités difficiles à entendre), que nous découvrons la confirmation de sa
brève allusion. Le premier témoignage consiste en une longue lettre de reproches que lui
envoie probablement son parent genevois Théodore et qui évoque son dernier séjour à
Genève en 1754 (abjuration du catholicisme et réintégration dans la confession
protestante) :
« Souviens-toi, Rousseau, quand en 1754 au bord du Léman tu assemblais ces
troupes nombreuses de poissons au bord du rivage : que tu aurais été heureux si ton
esprit n’avait pas été occupé par quelques nouvelles productions 35 ! »
26 Le deuxième témoignage est distinct. Il consiste en une anecdote dans un ouvrage quasi
touristique publié après la mort du philosophe genevois. L’information se rapporte au
séjour de J.-J. Rousseau au Petit Château de Montmorency (à partir de mai 1759), qui
correspond précisément à la période de l’achèvement de La Nouvelle Héloïse, où l’étang
artificiel aux poissons est mis en valeur :
« Ce bâtiment fut autrefois habité par J.-J. Rousseau. Devant, est une longue pièce
d’eau, où ce philosophe prenait plaisir à voir jouer les carpes, et les accoutumait à
venir manger à la main36. »
27 Le troisième témoignage, de douze ans plus tardif, consiste en une lettre du Genevois
Rousseau publiée dans un important journal républicain, à l’occasion des volumes
(posthumes) de l’Histoire naturelle de Buffon consacrés aux poissons, dont s’est chargé
Lacépède. Ce lecteur du Journal de Paris, intervenant en surenchère par rapport au compte
rendu déjà polémique de Roederer en 1798, est probablement le même Théodore qui avait
déjà écrit à son parent Jean-Jacques en 1763 à propos des mêmes faits :
« J’ai lu, citoyens, dans votre feuille du 11 de ce mois, l’extrait de l’Histoire naturelle
des poissons. L’un des paragraphes s’exprime ainsi : “L’auteur a aussi considéré les
mœurs des poissons, [...] Ils sont cependant susceptibles d’une sorte de
rapprochement avec l’homme. Il y a des espèces qui viennent à la voix ou à la vue
de l’homme qui les appelle et qui les nourrit, etc.” Ceci m’a rappelé ce que j’ai vu
moi-même et très souvent en 1755 [54], J.-J. Rousseau habitait une demeure au bord
du lac de Genève, dans un jardin où mon père avait aussi un appartement pendant
l’été. J’y allais très souvent, et surtout les dimanches, d’assez grand matin. Presque
toujours je trouvais J.-J. au bord de l’eau, occupé à donner des miettes de pain à une
nombreuse quantité de petits poissons rassemblés au bord de l’eau, qui venaient
manger au bout de ses doigts. Il les avait accoutumés à venir régulièrement tous les
matins à la même heure. S’il arrivait qu’il les devançât d’une demi-heure, il ne les
voyait pas encore, il fallait attendre ; mais, lorsque l’heure de l’habitude était
venue, ou s’il retardait lui-même de quelques minutes, il les trouvait toujours à
l’attendre. Cette industrie de ces petits animaux et le personnage qui les nourrissait
en ami, attirait [sic] souvent bien des gens du voisinage, et n’ajoutait pas peu à sa
réputation d’ami de l’humanité37. »
84

28 Le choix imprécis des formulations de Théodore Rousseau est, à son insu, instructif. Se
montrer l’ami des poissons est, pour Jean-Jacques, de nature à confirmer le statut d’ami... de
l’humanité ! La représentation dont il devient étonnamment le héros rejoint ainsi la
conception « humaniste » de Montaigne, lui aussi en relation de sympathie avec les
ressortissants du genre animal, qui avait raconté deux siècles plus tôt, dans ses Essais
(prisés par Rousseau), une anecdote équivalente puisée dans l’Antiquité38. Relevons que le
récit du provincial genevois exposant la relation établie entre son parent et les poissons
du Léman reste (en dépit des quarante-trois ans de distance) moins déraisonnable que le
témoignage autobiographique du Parisien Roederer (une expérience personnelle
proposée aux naturalistes39) qu’il voudrait corroborer.

HÉLOÏSE DANS L’ÉLYSÉE VIRGILIEN


29 L’explication de l’étang aux poissons40 est rédigée sur un mode léger qui paraît interdire
toute interprétation digne ou solennelle. Sur un plan esthétique, au contraire des motifs
nobles et du ton élevé réservés au morceau d’éloquence du séjour élyséen (chez Virgile,
les âmes en attente bruissent auprès du fleuve Léthé comme des abeilles bourdonnantes ;
Énéide, chant VI, 705-70941), il est remarquable qu’un humour de cantine ne soit ni banni ni
exclu a priori du verger de La Nouvelle Héloïse. L’explication paraît en effet se présenter
sous le jour dégradé de ce qui a subi l’opération du rabaissement comique : il paraît
comme transposé dans un registre de « burlesque de cuisine ». Les « perchettes » (bien
ordinaires ; de surcroît un diminutif) du Léman, après avoir été clandestinement dérobées
aux viviers, en cuisine, par un personnage humble, ont été transportées dans un milieu
soustrait aux prédateurs où elles bénéficient d’un supplément d’existence. Du risque de la
poêle aux félicités de l’étang de l’Élysée : la mention d’une telle migration est-elle digne
de figurer au « cœur » intime du roman de l’édification de l’âme42 ? L’inscription
impertinente d’une telle anecdote doit dès lors se comprendre aussi comme une pierre
jetée dans le jardin de la querelle esthétique sur Homère – et des reproches qu’adressent à
celui-ci les puristes pédants au sujet de ses mentions « basses » des cuisines ou même des
lessives... Rousseau quia non intelligor illis semble s’amuser à tendre des verges pour être
battu par ce Voltaire qui ne saurait réagir à l’Héloïse autrement que par des sarcasmes (il
rédigera la mordante Aloïsia).
30 La nouvelle « prison » d’accueil des perchettes est l’Élysée : la désignation péjorative43 ne
rend pas justice au sort réel, paisible, qui est atteint ici-bas encore au terme de tribulations
et n’est pas sans ressembler au parcours de Julie. Rappelons d’ailleurs que pour celle-ci
aussi le mode de vie marital présente des traits carcéraux. Le terme de « couvent »
(pertinent dans le cas de l’Héloïse médiévale pour caractériser la période de pieuse et
chaste retraite après la renonciation à l’amour) correspondrait à un abus de langage
équivalent. Il reste que, à partir du réseau sémantique « oppressant » ainsi signalé (prison
qui n’en est pas vraiment une – pour les poissons/jardin de couvent qui n’en est plus un –
pour l’Héloïse moderne), se dégage par contraste une atmosphère élyséenne paisible de
« verger de l’âme ».
31 De retour de son périple de quatre ans, Saint-Preux ne faisait mention d’aucun poisson
exotique observé, pêché ou dégusté autour du monde, alors même que la description de
ceux-ci avait été l’un des devoirs scientifiques dûment remplis par l’aumônier Richard
Walter, rédacteur du Tour du monde de l’amiral Georges Anson, 1740-1744. Lors du reportage
85

de Saint-Preux sur sa circumnavigation (IV, 4), plus que nulle part ailleurs dans La
Nouvelle Héloïse, se révélait pertinente la dimension de déception par rapport à un horizon
d’attente postulé chez le lecteur. Saint-Preux s’était, il est vrai, embarqué pour le voyage
comme on court après un suicide, après que Julie l’eut fermement enjoint d’oublier leur
amour. À son retour, il réalise qu'elle s’est de son côté, durant le même laps de temps du
« Léthé », consacrée à l’activité de jardinage ; elle a patiemment composé le verger
« élyséen » et le réseau de canaux et l’étang de Clarens – comme une âme tranquille se
serait occupée dans le royaume des morts. On aurait pu attendre de la part de Saint-
Preux, à la faveur d’une expédition qui l’a séparé de Julie d’Étange, qu’il eût recouru au
remedium amoris de l’intérêt pour la faune exotique (la libido sciendi oblitérant la libido
amandï). Les fameux « crocodiles » et « tortues » sans âme, tristement décrits dans leur
variante de carton-pâte à Paris (I, 23, p. 284), il aurait pu les observer à présent, vivants et
animés, évoluant dans leur milieu naturel. Or le précepteur suisse, quoique associé à l’une
des expéditions les plus célèbres de son siècle, n’a pas la disposition d’esprit requise pour
prendre en considération la faune. Le tour du monde est seulement l’occasion de
constater les maltraitances que l’homme inflige à l’homme (la planète est homogène pour
le pire : partout, ce qui prédomine n’est pas le spectacle grandiose de la nature, mais celui
de l’oppression de l’homme par l’homme ; les sortilèges de la magicienne Circé se sont
sinistrement naturalisés44) et, plus encore, de faire l’épreuve de ce qu’est le monde entier
sans le contact rayonnant de Julie d’Étange, d’un monde stérilement et lugubrement
arpenté sans la compagnie de son « âme ». Il s’est confirmé à l’autre extrémité du monde
ce qui s’était déjà révélé auprès des esprits forts de Paris, que, sur cette planète
homogène pour le pire, c’est aujourd’hui (et non pas dans les temps reculés de l’origine)
qu’est pertinent le modèle de l’état de prédation généralisée décrit par Hobbes. Ce
dernier a parfaitement identifié les créatures dépourvues d’âme au sein de l’état de jungle
féroce, mais il a seulement eu le tort de situer cet état à l’aube des temps. La Nouvelle
Héloïse est l’occasion de préciser la juste vision des choses et de montrer où il convient en
vérité de situer ce temps de la prédation déshumanisante : latent à Paris, l’état de jungle est
démasqué dans les colonies où les civilisateurs européens se comportent avec férocité 45.
Or, lors de ce récit de tour du monde, des espèces animales nouvelles, par exemple
océaniques, auraient pu être décrites (Rousseau sait que son roman crée un effet d’écart
par rapport à l’horizon d’attente du lecteur) et documenter les disputes sur la nature des
animaux. Nous en voulons pour preuve le récit de l’expédition d’Anson, qui sert d’assise
référentielle, et notamment la Description de l’île de Juan Fernandez (II, 1), qui ménage une
large place à la description des poissons46 ; ou l’Arrivée à Tinian, description de cette île (II,
2 ; inventaire des différents oiseaux aquatiques)47. L’attention récurrente des explorateurs
à la présence de ces espèces animales est dictée d’une part par des motifs scientifiques,
d’autre part par un souci nutritionnel. Puisqu’il fut compagnon de l’expédition d’Anson,
Saint-Preux vit lui aussi une nature insulaire peuplée d’oiseaux et de poissons (le lecteur
le sait) et il se démarque en se montrant « insensible » à la beauté des bêtes. Rousseau veut que
cette « insensibilité » soit remarquée. La priorité est de témoigner du dégoût ressenti
devant le spectacle de l’oppression de l’homme par l’homme. Saint-Preux n’est
« sensible » qu’aux malheurs des hommes. Seulement le retour au bord du Léman (fin de
l’éclipse anesthésique de quatre ans) et la visite du verger de Julie permettent une
renaissance de la sensibilité subtile. C’est en effet par un contraste frappant d’attitude qu’il est
réceptif au sort (politique) des petits animaux du jardin de Clarens : la leçon
thérapeutique dispensée par ses guides Julie et Wolmar contribue à l’y aider. Le transfert
d’intérêt des poissons de mer décrits dans la relation de voyage d’Anson (lors de l’escale
86

insulaire) aux modestes poissons de l’étang d’eau douce, ordinaires et locaux, du verger,
est dès lors remarquable. Constater ce que Saint-Preux ne fait pas est éloquent et la
lecture comparée du texte d’Anson permet de l’établir.
32 Plus profondément, Saint-Preux paraît réprouver les attentes concernant l’attitude du
savant partageant l’idéal de l’accroissement des connaissances des Lumières, par
accumulation positive d’informations. Tout le roman tend à disqualifier les prérogatives
des grandes enquêtes scientifiques et à réintégrer les personnages dans des lieux réels –
dans le proche, le familier, l’humble, le commun, le local, l’ordinaire... Ce qui se manifeste
dans l’épisode élyséen, c’est a contrario une dénonciation de la disposition d’esprit de
naturalistes cherchant à satisfaire leur appétit de connaissances selon des prémisses en
réalité viciées. Daubenton, le collaborateur de Buffon, est un vif partisan de l’autopsie des
charognes et même de la dissection pratiquée sur des animaux vivants. Mais la description
positivement exacte que permet l’anatomie est-elle vraiment capable de nous renseigner
sur la nature de l’animal48 ? Que découvre Saint-Preux à l’occasion de la visite guidée
édifiante du verger animé de Julie, en lieu et place d’une économie piscicole exacte qui
serait redevable à l’observation scientifique ? Il découvre que le séjour dans l’Élysée, à
mille lieux des protocoles de l’expérimentation et de la dissection scientifiques, confère
une qualité de « connaissance » qui se rattache à l’enjeu supérieur de la paix morale
permettant à l’âme vertueuse de survivre après avoir renoncé au désir. Or celle-ci inclut
pleinement une relation « sensible » même aux poissons – ce qui se manifeste par le fait
que leur présence est appréciée dans la pleine mesure où elle est indissociable d’un
épisode de vie sauvée (là où la connaissance de Daubenton postule au préalable la mise à
mort de l’animal). Si l’anecdote vaudoise se rattache encore au registre alimentaire, c’est
précisément au titre de victoire remportée sur la prédation carnivore et donc tout à
l’inverse d’un répertoire cruel49.

POISSONS VOLÉS
33 Si l’on prend en compte l’épisode le plus traumatisant de l’existence de Rousseau, il s’agit
en dernier lieu d’une réhabilitation. Dans le IIe Livre des Confessions, J.-J. Rousseau révèle
comment en 1728 il accuse à tort une servante de cuisine d’avoir volé un ruban50. Au
contraire du poisson, créature vivante dont l’existence est justifiée en soi à l’intérieur du
cercle liant les uns aux autres Créateur, création et créatures, le ruban inanimé n’a même
pas d’utilité. Proposé par l’artifice humain en supplément à l’ordre naturel de la beauté,
l’ornement vise à rendre plus attirante celle qu’il pare. Dans le système des deux Discours
de Rousseau, il serait à ranger parmi les colifichets représentatifs des boudoirs à la
Boucher et de l’époque de sophistication dénaturante et de décadence morale qui est la
nôtre. À l’initiative honteuse et calamiteuse du jeune Jean-Jacques (le vol commis au
bénéfice d’une servante de cuisine, et qui s’est révélé un épisode mortifère dans ses effets),
paraît répondre le vol heureux et non criminel de la servante Fanchon. Le ruban décoratif
poussait non seulement J.-J. à commettre un vol, mais encore à faire un odieux
mensonge ; et Marion, au départ une jeune fille « jolie, fraîche, modeste, douce, bonne,
sage et fidèle » (OC, I, p. 84), paya le prix fort, en dépit de sa complète innocence, de
l’opération criminelle et désastreuse : il s’ensuivit probablement pour elle, estime
Rousseau, une vie entière de misère. Au vol unique (sur le plan de la vie de l’auteur) du
modeste ruban maudit ayant entraîné la déchéance de Marion à qui le cadeau était
pourtant destiné, s’oppose ainsi l’intervention récurrente de la servante voleuse (sur le
87

plan de la vérité fictionnelle) – assurant la prolongation de la vie de ces perchettes


condamnées à la perdre51. De la part de l’auteur du roman rongé par la culpabilité
(Marion, quoique innocente, a été injustement chassée de la maisonnée pour une faute
qu'elle n’avait pas commise), l’épisode du vol qu’il insère dans son roman représente
l’occasion d’une restauration. Fanchon vole vraiment, Wolmar et Mme de Wolmar le savent
et ne la punissent pas pour autant : ils l’en estiment d’autant plus. L’épisode pathétique et
tragique des Confessions est certes à l’opposé de son pendant relevant du « burlesque de
cuisine ».
34 Il me fallait un lac. Il me semble que l’on n’avait jamais pris en compte la condition
introduite par une telle exigence : que la présence de bassins d’eau est la condition
nécessaire, requise pour permettre la vie de faune lacustre dans le voisinage et la
proximité de protagonistes entretenant précisément un lien privilégié avec celle-ci. J’ai
proposé ici de relire le roman de l’âme de Julie sous l’éclairage de ce sens nouveau : le
statut romanesque des poissons apparaissant au cours de l’intrigue est étroitement lié, en
sus du registre alimentaire, à la question du rapport qu’entretient la description du
paysage lémanique avec les dispositions intérieures de la protagoniste. Le plaidoyer en
faveur de la représentation d’une âme est un enjeu profond du roman qui est
prioritairement une machine de guerre contre les vues matérialistes des philosophes
athées52.

NOTES
1. Leibniz, Monadologie, Paris, Gallimard, « Folio », p. 237. Je remercie Louis Van Delft pour cette
référence. La Nouvelle Héloïse sera mentionnée NH.
2. Nos références renvoient à l’éd. H. Coulet et B. Guyon, OC, II (Paris, Gallimard, « La Pléiade »,
1964) ; ici, p. 715.
3. Je renvoie aux études de Jean-Luc Guichet, « l’Élysee de La Nouvelle Héloïse : entre nature et
politique », Études J.-J. Rousseau, 14-15, Montmorency, musée J.-J.-Rousseau, 2003-2004,
p. 195-210 ; Rousseau, l’animal et l’homme, Paris, Cerf, 2006.
4. Sur l’âme chez Rousseau, Paul Audi, Rousseau, une philosophie de l’âme, Verdier, 2007.
5. Saint-Preux compare tel principe pédagogique de Julie (profit du silence) à celui de Pythagore :
« En vérité, Julie, dis-je [...] Pythagore n’était pas plus sévère à ses disciples que vous l’êtes aux
vôtres » (NH, V, 3, p. 574). l’Émile témoigne de l’admiration pour Pythagore ; OC, IV, p. 772, p. 831.
6. Jean-Philippe Grosperrin, « Un certain unisson d’âmes : rhétorique de la sympathie et
imaginaire dans La Nouvelle Héloïse », dans Les Discours de la sympathie. Enquête sur une notion, éd. T.
Belleguic et al., Sainte-Foy, Presses univ. Laval, 2008.
7. Plutarque, Manger la chair, trad. Amyot, Paris, Rivages, 2002.
8. Le décalage entre l’être et le paraître est dramatisé par la sentence ovidienne qui accompagne
Rousseau sa vie durant : Hic ego barbarus sum, quia non intelligor illis (« Ici c’est moi qui suis le
barbare, parce que je ne suis pas compris par eux » ; nous traduisons). Notons que cette devise de
Rousseau est prélevée d’une satire consacrée au turbot.
9. Voir dans Emile la description de l’apparition de la pitié : « Il commence à se sentir dans ses
semblables, à s’émouvoir de leurs plaintes et à souffrir de leurs douleurs [...]. Les plaintes et les
88

cris commenceront d’agiter ses entrailles [à 16 ans], l’aspect du sang qui coule lui fera détourner
les yeux ; les convulsions d’un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse [...]. Pour
devenir sensible et pitoyable, il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui, qui
souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties, et d’autres dont il doit avoir
l’idée comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié,
si ce n’est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l’animal souffrant ? En
quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? » (Émile, IV, OC, IV, p. 504-505).
10. Métam., IV, v. 337-379 : « Quand elle le voit si beau, Salmacis ne peut plus se maîtriser, le
rejoint dans l’eau et se colle à lui, malgré les efforts qu’il fait pour lui échapper. Elle demande aux
dieux la faveur qu’ils ne soient plus jamais séparés l’un de l’autre, et elle est exaucée »
(présentation d’A.-M. Boxus et J. Poucet, site Bibliotheca classica selecta, Université catholique de
Louvain, 2006).
11. On relèvera ce passage sur la connaissance des deux sexes alternativement de l’Enfer (juste
aux portes de l’Élysée) du Virgile récrit en style burlesque par Scarron : « Cénée Jadis fille, puis
guerdonnée Par l’humide dieu du poisson D'être jusqu'à sa mort garçon. Mais après sa mort la
pauvrette De garçon redevient fillette » (Virgile travesti, Vf, v. 1687-1692).
12. « Le boucher se paie en bétail », V, 2, p. 551.
13. Rousseau racontera comment, en 1736, il entretint une relation privilégiée avec les pigeons de
Mme de Warens : « Je pris [soin] du colombier, et je m’y affectionnai si fort que j’y passais souvent
plusieurs heures de suite [...]. Je ne pouvais paraître au jardin ni dans la cour sans en avoir à
l’instant deux ou trois sur les bras, sur la tête [...] » (Conf. VI, OC, I, p. 233, souligné par nous). À
Montmorency où il rédige son roman épistolaire, Rousseau vit dans la familiarité des biches :
« Quels temps croiriez-vous [...] que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes
rêves ? [...] Ce sont ces jours rapides mais délicieux que j’ai passés tout entiers [...] avec mon
chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec
la nature entière et son inconcevable auteur » (à de Malesherbes, 26 janv. 1762, OC, I, p. 1139).
14. « Ajoutez [...] des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se
promènent d’un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l’Opéra les tentations de saint Antoine.
Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de Savoyard qui n’a pas l’esprit de faire la
bête » (I, 23, p. 284).
15. OC, III, p. 169-70. Cf. Pierre Hartmann, « Une archéologie de la distinction : du rôle conféré par
Rousseau à l’esthétique dans l’émergence et le développement du processus inégalitaire », Dix-
Huitième Siècle, 38, Paris, La Découverte, 2006, p. 481-493.
16. NH, II, 15, p. 237. Sur les tours virtuoses impliquant les poissons, cf. Erik Michaëlsson, « L’eau,
centre de métaphores et de métamorphoses dans la littérature française de la première moitié du
XVIIe siècle », Orbis Litterarum, 14, Odense (Danemark), Blackwell Publishing, 1959, p. 121-173.
17. Une Description de 19 sortes de poissons dans le Rhône et lac de Genève était jointe à la célèbre Carte
du Léman du Genevois Jean du Villard, 1581.
18. Voir J.-L. Guichet, article cité.
19. Pétrarque, inspirateur du procédé du paysage-état d’âme, décrit la pêche dans la Sorgue
familière (Ep. Metr., III, 4, p. 59) ; voir Jürgen von Stackelberg, « Du paysage de l’amour au paysage
de Pâme : Pétrarque et Rousseau », dans Vérité et littérature au XVIII e siècle, éd. P. Aron et al., Paris,
Champion, 2001, p. 265-270 ; Christophe Imbert, « Le jardin de Pétrarque pour les muses en exil :
que transposer une poétique, c'est reinventer son lieu », Revue de littérature comparée, 308, Paris,
Klincksieck, p. 2003-2004.
20. « C’est ainsi qu’il convient de suivre et de prêcher l’Évangile [...], non aristotelico more, disaient
les Pères de l’Église, sed piscatorio », Réponse à Stanislas (OC, III, p. 49).
21. Saint Augustin, Traité sur l’Évangile de Jean, 123, 2. Voir de même : « Ce poisson grillé signifie le
Christ. Il a voulu descendre et se cacher dans l’océan du genre humain ; il s’est laissé prendre dans
89

le filet de notre mort ; il a passé dans sa Passion par la flamme de toutes nos souffrances ; et
maintenant il se donne à nous » (saint Grégoire, homélie 24).
22. Saint Augustin, sermon 150, « Sur la semaine de Pâques ».
23. Rousseau vient de lire Tertullien en préparant sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, 1758.
24. Cf. Robert Mauzi, « La conversion de Julie dans La NH », Ann. J.-J. Rousseau, 35, 1959-1962,
p. 29-48 ; « Le problème religieux dans La NH », dans J.-J. Rousseau et son œuvre. Problèmes et
recherches, Paris, Klincksieck, 1964, p. 159-170 ; Kurt Klooke, « Un état plus sublime : le sentiment
religieux dans La NH », dans Roman et religion en France, éd. J. Wagner, Paris, Champion, 2002,
p. 137-149 ; Christine Ott, « Julie als empfindsamer Christus. Speisesymbolik und Imitatio Christi in
Rousseau’s NH ? », dans Fragen nach dem einen Gott. Die Monotheismusdebatte im Kontext, éd. G.
Palmer, Tübingen, 2007, p. 73-99.
25. Julie agonisante remercie son pasteur : « J’ai vécu et je meurs dans la communion
protestante, qui tire son unique règle de l’Écriture sainte et de la raison ; mon cœur a toujours
confirmé ce que prononçait ma bouche. [...] Si Dieu n’a pas éclairé ma raison au-delà, il est
clément et juste ; pourrait-il me demander compte d’un don qu’il ne m’a pas fait ? [...] Être
éternel, suprême intelligence, source de vie et de félicité, créateur, conservateur, père de
l’homme et roi de la nature, Dieu très puissant, très bon, dont je ne doutai jamais un moment, et
sous les yeux duquel j’aimai toujours à vivre [...] dans peu de jours mon âme, libre de sa dépouille,
commencera de t’offrir plus dignement cet immortel hommage qui doit faire mon bonheur
durant l’éternité » (VI, 11, p. 714-716).
26. Jean Calvin, Traité des reliques, 1543, éd. I. Backus, Genève, Labor & Fides, 2000, p. 45.
27. « Je la contemplerai tout autour de moi. Je ne verrai rien que sa main n’ait touché ; je baiserai
des fleurs que ses pieds auront foulées ; je respirerai avec la rosée un air qu'elle a respiré » (IV,
11, p. 486).
28. Enarrationes in Psalmos, éd. E. Dekkers et J. Fraipont, Turnhout, Brepols, 1956.
29. « Lorsque j’entends chanter nos psaumes à quatre parties, je commence toujours par être
saisi, ravi de cette harmonie pleine et nerveuse ; et les premiers accords, quand ils sont entonnés
bien juste, m’émeuvent jusqu'a frissonner » (Dictionnaire de musique, « Unite de mélodie », OC, V,
p. 1143).
30. 10 juin 1552, Lettres de Jean Calvin, éd. J. Bonnet, Paris, Meyrueis & C°, 1854 ; 1, p. 344.
31. Cf. Rousseau : « Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle. Il est bien étrange
qu’il en faille une autre ! [...] Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison
seule. Voyez le spectade de la nature, écoutez la voix intérieure » (Emile, OC, IV, p. 607).
32. Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, Paris, 1865, t. 6 (nous soulignons).
33. Jean-Frédéric Bernard [pseudo « de Charte-Livry »] publie un caustique « Dialogue entre
Neptune et saint Antoine de Padoue prêchant aux poissons », dans Dialogues critiques et
philosophiques..., Amsterdam, 1730.
34. Rousseau juge de Jean-Jacques ; 2e Dialogue (« Rousseau ») ; OC, I, p. 873-874.
35. Anonyme à J.-J. Rousseau, août 1763 ; ms R303 de la bibl. de Neuchâtel ; cf. CC, XVII, p. 221.
36. J.-A. Dulaure, Nouvelle Description des environs de Paris, Paris, 1786, t. 2, p. 110.
37. Journal de Paris, 294, 24 messidor an VI [12 juill. 1798]. « On s’abonne rue J.-J. Rousseau. »
38. « Si faisoit bien encore la murene de Crassus, et venoit à luy quand il l’appelloit ; et le font
aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine d’Arethuse : et j’ay veu des gardoirs assez, où les
poissons accourent, pour manger, à certain cry de ceux qui les traictent » (Montaigne, II, 12 ; éd.
J. Balsamo et al., Paris, Pléiade, 2007, p. 491).
39. Rœderer, directeur du journal, avait ouvert la polémique sur un mode de dilettantisme et
d’inclination anthropomorphique ; « [Suivant Lacépède, compte rendu d’Histoire naturelle des
poissons, I, 1798] l’homme n’apprivoise les poissons que par l’appât des aliments ; mais serait-il
impossible qu’ils se liassent avec nous par quelques affections moins intéressées, et qu’ils
témoignassent du plaisir quand ils nous voient ou nous entendent ? Voici une petite observation
90

[...]. Pendant la Terreur [...] se trouva dans une carafe d’eau un petit poisson [...]. Je le mis dans un
verre [...]. Les premiers jours, le poisson se sauvait au fond du verre lorsque j’approchais. Mais
ensuite j’y jetai des miettes de sucre, et il s’éleva à fleur d’eau pour les happer ; [...] il se
présentait à moi de face, venait frapper avec sa tête le verre comme pour le traverser, remuant la
queue de droite à gauche, avec une expression aussi vive que celle du chien le plus caressant [...].
Je crois bien que la plupart du temps, tout cet empressement n’était qu’une manière de
demander quelques grains de sucre ; mais je me suis souvent flatté qu’il y avait aussi un peu
d’amitié pour moi, un peu de besoin de ma société, comme il y avait en moi besoin de la sienne ;
et ce qui m’a paru justifier cette idée, c’est que [...], si je lui parlais à travers le verre, ou si je lui
présentais le haut de ma plume, il accourait sur le devant du vase, et me répondait [...]. Il me
semble qu’alors la faim ou la gourmandise n’étaient plus pour rien dans ses motifs. [...]. Je le dis
au studieux naturaliste qui cherche à reconnaître la place assignée par la nature à tous les êtres
animés », Journal de Paris, 281, 11 messidor, an VI.
40. Le graveur Marillier met en valeur la scène de la visite à l’étang, titre du tome III de l’éd.
Poinçot de La NH, 1788.
41. Rappelons que l’âme de Didon a manqué une telle évolution vers la guérison de la passion.
L’ancienne amante d’Énée se présente aux yeux de celui-ci comme un exemple négatif pitoyable :
elle est exclue de la proximité des âmes « bourdonnant comme des abeilles » en attente de
réincarnation (Én., VI, 450-475). Julie est de son côté immergée dans une expérience ici-bas
encore : voulant se convaincre qu’elle est guérie de la passion, elle a cherché la paix qu’apporte le
séjour dans l’Élysée. L’anti-Didon cohabite dans ce séjour avec des oiseaux et des poissons.
42. On n’est pas étonné du commentaire (qui reste inadmissible) adloc. du commentateur de la
Pléiade : « Il nous faut passer à Julie et à Rousseau quelques niaiseries [...] » (OC, II, p. 1611).
43. On comparera dans l’Énéide la célèbre description de la captivité enténébrée des âmes qui suit de
près la mention des abeilles bourdonnantes, carcere caeco (VI, 734).
44. « J’ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne semblent destinées qu’à couvrir la terre
de troupeaux d’esclaves. À leur vil aspect j’ai détourné les yeux de dédain, d’horreur et de pitié ;
et, voyant la quatrième partie de mes semblables changée en bêtes pour le service des autres, j’ai
gémi d’être homme » (IV, 3, p. 414).
45. Récapitulons les trois occurrences : Saint-Preux : 1. commençait par recevoir une mise en
garde de Julie devant la disposition d’esprit du homo homini lupus à propos des duels (I, 57,
p. 154) ; 2. observait de visu à Paris que nos contemporains civilisés s’entredévoraient « comme
loups » urbains (II, 21, p. 277) ; 3. confirme la validité de l’observation qui veut que les
colonisateurs éclairés (en réalité des âmes perdues), dans un siècle où les sciences et les arts sont
avancés, réduisent cruellement leurs semblables à l’état de bêtes (IV, 3, p. 414).
46. Sur l’île de Juan Fernandez, Walter accorde une attention remarquable aux oiseaux exotiques
et surtout à la faune aquatique que les explorateurs apprennent à déguster : « [Les poissons] nous
ont fourni les meilleurs mets que nous ayons goûtés dans cette île. La baie en est abondamment
fournie en plusieurs espèces. Les morues y sont d’une grosseur prodigieuse et en aussi grande
quantité que sur les côtes de Terre-Neuve au jugement de nos gens qui avaient été à cette pêche.
Nous y prîmes aussi de grandes brêmes, des anges de mer, des cavaliers, des tâtonneurs, des
poissons argentés et des congres d’une espèce particulière et un poisson noir qui ressemblait à
une carpe, dons nous faisions plus de cas que tout autre et à qui nous avions donné le nom de
ramoneurs de cheminée. [...] Le seul inconvénient auquel cette pêche était sujette venait des
requins [...] qui nous enlevaient le poisson. Les écrevisses de mer sont un autre mets exquis. »
Richard Walter, Voyage autour du monde 1740-1744, II, 1, Paris, Utz, 1992, p. 125-126.
47. Chez Rousseau, l’île de Tinian témoigne des désastres humanitaires. Cf. la description de
Walter : « Les heureux animaux qui, durant la plus grande partie de l’année, sont les seuls
maîtres de ce beau pays, contribuaient aussi à y donner un air enchanté. [...] Outre la volaille,
91

nous trouvâmes [...] deux grands lacs d’eau douce remplis de canards, de sarcelles et de corlieux,
sans compter les pluviers sifflants qui y étaient en quantité » (id., II, 2, p. 260-261).
48. « L’Écriture nous exhorte en mille endroits d’adorer la grandeur et la bonté de Dieu dans les
merveilles de ses œuvres ; je ne pense pas qu’elle nous ait prescrit nulle part d’étudier la
physique ni que l’auteur de la nature soit moins bien adoré par moi qui ne sais rien, que par celui
qui connaît [...] la trompe de la mouche et celle de l’éléphant » (Réponse au roi Stanislas, OC, III,
p. 40).
49. Avec la grâce accordée aux poissons, on est à l’exact opposé d’illustrations de cruauté
(exemple de gastronomes élevant des poissons androphages) : « C’est que rien n’est délicieux
comme de se gorger de mets succulents, dit Gernande [...] ; et les vapeurs de ces mets savoureux,
qui viennent caresser le cerveau, le préparent si bien à recevoir les impressions de la luxure [...].
J’ai désiré souvent [...] d’imiter les débauches d’Apicius [...] qui faisait jeter des esclaves vivants
dans ses viviers, pour rendre la chair de ses poissons plus délicate. [...] Je sacrifierais mille
individus, si cela était nécessaire, pour manger un plat plus appétissant ou plus recherché »
(Sade, La Nouvelle Justine).
50. « La seule M lle Pontal perdit un petit ruban [...]. Ce ruban seul me tenta, je le volai. [...] On
voulut savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c’est
Marion qui me l’a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont Mme de Vercellis avait fait
sa cuisinière [...] » (Conf., II, OC, I, p. 84).
51. Un épisode qui suit la visite du jardin de l’Élysée et qui conclut la partie IV est l’excursion en
barque sur le Léman. Lorsque les hommes se trouvent heureux à la pêche, Julie recommande
qu’on rende la vie aux poissons pêchés et qu’on les rejette à l’eau. La protagoniste redoublera
donc bientôt en un épisode phare, sur le mode majeur, le geste salvateur discrètement récurrent
de Fanchon. Lors de l’excursion à Meillerie, Julie redouble en toute légitimité et en souveraine
majesté le geste secourable ridicule (illicite et clandestin) de Fanchon qui expliquait la présence
des poissons en Élysée. Julie fait tout de même honneur à une truite cuisinée.
52. Voir Franck Salaün, « L’être de deux amants. Voix de l’âme et voix des “philosophes” dans La
NH », dans L’amour dans “La NH”, éd. J. Berchtold et F. Rosset, Genève, Droz, 2002, p. 377-404.

AUTEUR
JACQUES BERCHTOLD
Professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’université Paris 4 Sorbonne, a notamment
publié : Des rats et des ratières. Anamorphoses d’un champ métaphorique de saint Augustin à Jean Racine,
Genève, Droz, 1992, L’Étreinte abhorrée. Angoisses de l’homme face au rat dans la littérature et le cinéma
fantastiques (XIXe-XXe s.), La Rochelle, La Rumeur des âges, 1995 ; et, parmi les collectifs : Chiens et
chats littéraires, éd. S. Birrer, A. Ganzoni, M.-Th. Lathion, U. Weber, Berne, Archives littéraires
suisses, Genève, Zoé, 2001 ; L’amour dans « La Nouvelle Héloïse » (avec F. Rosset), Genève, Droz,
2002 ; Chiens et chats littéraires chez Cingria, Rousseau et Cendrars (avec J. Réda et J.-C. Flückiger),
Genève, La Dogana, 2002 ; Lire la « Correspondance » de Rousseau (avec Y. Séité), Genève, Droz, 2007 ;
L’Événement climatique et ses représentations ( XVIIe- XIXe s.) (avec E. Le Roy Ladurie et J.-P. Sermain),
Paris, Desjonquères, 2007.
92

Troisième partie. Prendre parti pour


les bêtes : usages réflexifs et
critiques
93

Vie, information, connaissance :


l’âme selon Cureau de La Chambre
Christiane Frémont

LA QUERELLE DE L’ÂME DES BÊTES


1 La connaissance est bel et bien le problème à élucider dans la question de l’âme des bêtes,
car celle-ci s’enracine là : le savoir-faire des animaux, dont tous les philosophes
conviennent, est-il un savoir, donc l’indice d’un pouvoir de connaître, d’une intelligence...
donc d’une âme ? Or, la question est très tôt devenue querelle et le problème
philosophique enjeu polémique, chaque parti se renvoyant la balle et utilisant les mêmes
arguments pour prouver le pour et le contre, sans rien résoudre.
2 Le débat né avec le philosophème cartésien dit des « animaux-machines » fut un
intermède très court : avant Descartes, l’âme des bêtes va de soi ; de son temps, l’animal-
machine est largement contesté ; après lui, personne n’y croit plus1. Or, il fut faussé car
immédiatement théologisé : l’animal doué d’âme tantôt soutient, tantôt détruit la
religion ; mais 1'animal privé d’âme parle aussi à la fois pour et contre. La physique des
modernes de même : car si le mécanisme cartésien se concilie mal avec l’héritage
thomiste, le mécanisme leibnitien par la dynamique s’en arrange fort bien. En bref, les
« animaux-machines » mènent tout droit tantôt à l’athéisme – car si les bêtes sont
capables, sans âme, d’actions étonnantes et semblables aux nôtres, on est en droit de
douter de l’âme humaine –, tantôt à Dieu, puisque lui seul peut opérer en eux si
parfaitement. Mais l’argument se renverse aussitôt : si Dieu agit en elles et donne une
sorte d’infaillibilité à leurs actions, que n’en fait-il autant pour les hommes ?
Inversement, l’âme animale peut aussi bien prouver l’ordre divin uniforme dans la
Création que conduire à l’abaissement de l’homme, car si une âme dite matérielle peut
sentir, la frontière se déplace entre hommes et bêtes. En somme, un rationalisme soutenu
par la métaphysique et la théologie (Pardies, Bossuet), et un scepticisme chrétien parfois
teinté de matérialisme (Charron, les gassendistes) y trouvent également leur compte.
94

3 Enjeu stratégique et décisif (mais pour quoi, au juste : la théologie, la métaphysique, la


morale ?) ou faux problème ? Leibniz analysera fort bien l’enjeu réel, en le radicalisant :
ou les bêtes sont sans âme, ou il faut être pythagoricien2 – c’est dire clairement que l’âme
est uniforme dans son essence. Or, après la réhabilitation des formes substantielles
ancrée dans la notion dynamique de force, il en tient (sans être végétarien) pour l’âme
des bêtes, et c’est un problème, car il va beaucoup plus loin que les gassendistes, et que
Pardies, en affirmant que cette âme n’est pas matérielle ni destructible. Voici donc des
bêtes que l’on va manger bien qu’elles aient une âme immatérielle, indestructible, qui
sent et perçoit – ce qui est une forme de connaissance –, une âme bien proche de
l’humaine. Mais dire que la spécificité de l’âme humaine est dans le caractère
démonstratif, universel de sa capacité cognitive est une échappatoire qui suppose la
question résolue : car il faudrait fonder ontologiquement cette distinction, sous peine de
maintenir une différence de degré plus que de nature. Or, Leibniz n’a pas de réponse
strictement métaphysique, la question reste de fait, donc indémontrable – nous n’en
avons qu’une « certitude morale » –, donc résoluble, comme toutes les vérités
contingentes, par la révélation ou par l’expérience. L’humain ne diffère vraiment de
l’animal que par et pour la foi... L’émergence du sujet, de la personne se mesure : par les
degrés de perception, la conscience de soi, les représentations du moi, bref, l’expérience
psychologique des Nouveaux Essais.
4 C’est dans cette direction que les encyclopédistes réfléchiront sur les états de l’âme plus
que sur l’âme : l’homme est tantôt machine, ou plus que machine, ou plante, cela dépend
de ses états – y aurait-il seulement des lieux, des seuils propices à l’âme3 ? Bonnet,
pourtant remarquable naturaliste, ira même jusqu’à imaginer une transformation de
l’âme sensitive des animaux en intellective dans le long processus qui mène à la
résurrection palingénésique4...
5 Au-delà de la querelle théologique, il y va, bien sûr et comme toujours, de la question de
l’homme, de sa spécificité, de son excellence, de son privilège. Il est clair dans cette
affaire que l’on s’intéresse à l’âme exclusivement définie comme mens, esprit ou
entendement ; et donc, l’enjeu est ici l’émergence d’une doctrine du sujet qui rejette tous
les vivants dans le champ de la pure nature, et les hommes seuls dans celui de la liberté.
De fait, si l’on définit l’âme comme entendement et la connaissance comme l’effet de la
pensée réflexive d’un sujet, la question de l’âme des bêtes est vite réglée : ils n’en ont
point. Mais que se passe-t-il si l’on varie sur ces trois termes (âme, connaissance, sujet) et
sur leur liaison ? Ce que fera Cureau de La Chambre, médecin et philosophe, dans son
Système de l’âme (1664) qui – malgré un vocabulaire scolastique déjà dépassé par son
propos – débouche sur un système de la connaissance original, pour être parti de cette
intuition fondamentale que la connaissance est le propre du vivant. C’est ainsi que,
approfondissant la question autrement, plus et mieux que ses contemporains, il s’écarte
de la question obligée du privilège ontologique de la mens humaine, sans se préoccuper
des implications métaphysiques et théologiques de ses hypothèses.

UN NOUVEAU SYSTÈME DE L’ÂME


6 Cureau de La Chambre ne fait pas de l’âme des bêtes un enjeu polémique, mais un objet de
réflexion riche en implications, et même l’objet théorique le plus intéressant, le plus
pertinent pour qui veut élucider la question de l’âme : car c’est chez les bêtes que l’on
comprend le mieux ce qui se passe. Pourquoi ? Parce que, chez les hommes, l’âme étant
95

immédiatement visible comme mens, l’activité cognitive est accaparée par l’entendement
qui recouvre tout ce qui ne relève pas de lui – ce pour quoi, peut-être, les médecins
observent celle-ci mieux que les philosophes. Dans l’activité réflexive d’un cogito bavard,
l’âme humaine est vraiment plus facile à connaître que le corps... mais du silence obscur
que gardent les animaux, que peut-on conclure quant à ce qui gouverne leurs actions ?
L’âme des bêtes est en somme un lieu privilégié pour comprendre les fonctions de l’âme ;
si elle n’a pas la faculté intellective, elle a, en commun avec l’âme humaine, la sensitive,
dominante et plus lisible ; et de plus, elle excelle dans l’instinct qui relève de la faculté
végétative, qui est universelle et la plus difficile à élucider.
7 Si l’auteur – polémique oblige5 – traite de l’âme des bêtes par le biais de la connaissance, il
est clair que ce qui l’intéresse vraiment est bien la connaissance elle-même ; et cela parce
que, en tant que médecin, il s’interroge sur la vie et veut comprendre ce dont a besoin un
vivant pour exister : non un principe ontologique mais la fonction primordiale
indispensable à ce phénomène qu’il observe dans des corps ramenés à leurs fonctions
vitales, corps humains, animaux, voire végétaux, à savoir l’exercice, le maintien, dans les
individus et dans les espèces, de la capacité à être et à durer. Il ne cherche pas une
substance, ou un principe d’unification de la matière – l’âme n’est pas la forme du corps –
mais seulement à comprendre comment fonctionne le vivant.
8 Et c’est très étrange, à y bien songer, qu’en ce siècle dit cartésien un philosophe réponde :
ce qui fait fonctionner le vivant en tant que tel, c’est la connaissance.
9 Qu’on ne s’y trompe pas : sous le vocabulaire aristotélicien, sous la reprise de la
classification des âmes (qui traditionnellement fonde une échelle des êtres ; mais ce n’est
pas le cas ici) en végétative, sensitive, raisonnable, il s’agit de bien autre chose – d’un
système de l’âme nouveau et si singulier que son lecteur et critique Pierre Chanet ne l’a
pas compris et le ramène aux songeries scolastiques d’avant Descartes ; pourtant, son
auteur prend soin d’en signaler la nouveauté : il dit son système peu conforme aux idées
reçues, son titre extraordinaire et sa matière obscure... Or, à relire ledit système, il
semble bien que nous puissions le comprendre aujourd’hui autrement et mieux que
Chanet.
10 La question de l’âme des bêtes en est le point de départ, avec le Traité de la connaissance des
animaux de 1648 qui s’intéresse, plus qu’à l’âme, aux capacités cognitives des bêtes – la
présence de l’âme en suit logiquement dans le contexte épistémologique où il se trouve :
en suit-elle nécessairement ? L’auteur ne le démontre pas, il prend l’âme comme un
concept philosophique reçu, qu’il cherchera aussi à redéfinir.

PENSER, PARLER
11 Cureau de La Chambre renverse le critère cartésien, repris par Chanet, à son bénéfice : si
les bêtes parlent, alors elles pensent6. Loin de desservir la cause des bêtes, l’objection lui
donne des armes, car il est aisé de montrer que les animaux parlent véritablement (non
comme un perroquet, mais à propos). Le Traité donc analyse le langage animal, afin de
clore la polémique dans son contexte cartésien, car l’auteur pour sa part n’a pas besoin de
cette preuve : dans son système général, elle est superfétatoire, et le Système de l'âme
de 1664 n’y reviendra pas. Il ne s’agit évidemment pas de dire que les bêtes parlent
comme les hommes, pour exprimer un verbe intérieur déjà formulé en paroles, mais
seulement d’expliquer qu’il y a en elles une capacité linguistique qui n’est pas machinale :
96

les sons quelles émettent ne sont pas une simple réaction à un stimulus, ou un effet des
causes physiques, ils ont une intentionnalité, certes réduite au désir de communiquer
telle chose à tel moment ; ce que nous interprétons comme cri ou chant est une parole qui
a un destinataire – le père Bougeant en tirera un Amusement célèbre 7 résumé à l’article
« Âme » de l'Encyclopédie. N’ignorant pas que les grammairiens définissent la parole
comme une « voix articulée », l’articulation étant signe d’une intention d’exprimer,
Cureau de La Chambre raffine ce critère (dans une théorie continuiste du mouvement de
la voix qui va de la modulation, animale, à l’articulation, humaine, portée par syllabes et
consonnes) : le concept générique d’« inflexion » rend compte de ces deux modes du
parler, l’articulation est une inflexion dure, la modulation une inflexion douce sur le flux
des voyelles par ce moyen différencié.
12 Alors, si les bêtes parlent, elles pensent, et aucun cartésien ne saurait dissocier la pensée
d’une âme douée de raison.
13 Mais au-delà de ce détail de polémique, plus intéressant est le « partage de la raison », car
celle des bêtes n’est pas celle des hommes : comment se distribue-t-elle dans les êtres ?
L’ambition du nouveau système, nonobstant son titre, n’est pas de définir la nature de
l’âme : « Je suppose que c’est une substance spirituelle, indivisible et immortelle, et je ne
veux pas affaiblir par mes preuves une vérité que la religion a établie8 » – le philosophe se
débarrasse ainsi de l’impact théologique sur la querelle. Son propos consiste à définir
l’âme comme fonction, en analysant ses actions principales, qui sont des « mouvements »
– ce qui impliquera une situation, une figure, une grandeur... questions pour le moins
étranges s’agissant d’une substance spirituelle indivisible occupant intensivement toute
l’étendue du corps. De quoi parle-t-on exactement lorsqu’on dit « âme » ?

CONNAÎTRE
14 La réponse passe par une théorie de la connaissance.
15 Lecteur de Montaigne et de Charron, Cureau de La Chambre convoque le catalogue
d’exemples du savoir-faire animal, de ces conduites si proches des nôtres sur lesquelles
on s’émerveille (que l’éthologie, discipline devenue sérieuse, nous apprend aujourd’hui à
comprendre) et qui montrent sinon de l’âme, assurément de l’intelligence, capable de
perfectionnement et même d’invention.
16 Comment prouver, à partir de l’expérience et de l’observation, que le comportement des
bêtes se fonde dans un savoir ? Le connaître s’exprime dans la ratiocinatio, le
raisonnement. Connaître, c’est percevoir (avoir une représentation des choses), juger
(former une proposition, affirmative ou négative, en liant ou séparant lesdites
représentations), enfin raisonner (enchaîner les propositions vers une conclusion, c’est-à-
dire passer du connu à l’inconnu). La tradition philosophique accorde les deux premières
opérations aux bêtes, car elles ont des images mentales imprimées dans la mémoire (qui
est matérielle) qu’elles savent associer ou dissocier. Toutes les opérations de
l’imagination sont communes aux bêtes et aux hommes. C’est dans la dernière opération
que l’on veut voir la différence essentielle de l’animal à l’homme : le raisonnement –
appelé le discours, terme qui lie d’emblée langage et pensée. Reste à prouver que les
animaux en sont capables, en montrant que le raisonnement n’exige pas d’autre faculté
cognitive que l’imagination. Les titres des trois premières parties du Traité sont
significatifs : l’imagination « conçoit », « juge », « raisonne » – opérations que Chanet (et
97

les cartésiens, et Scipion Dupleix, et Bossuet, et même Pardies) réservait à l’entendement.


Mais alors, que se passe-t-il si l’âme simplement sensible et matérielle connaît ? – et que
va devenir notre âme ?
17 Toute la question est en effet là : à partir de quelle opération y a-t-il connaissance ? Or, en
la posant, Cureau de La Chambre ira très loin dans ses exigences, ne se hâtant pas de faire
de la connaissance le propre d’une substance immatérielle et immortelle nommée âme
raisonnable. D’où son hypothèse que la connaissance ne se limite pas à la ratiocination :
elle désigne une opération plus fondamentale et largement partagée par les vivants, les
êtres et les choses du monde.
18 La ratiocination consiste à établir des liaisons : des rapports (ratio). Le syllogisme en est la
forme de base ; or les animaux peuvent en fabriquer, car l’imagination, étant capable
d’associer et dissocier, sait construire des liaisons, et il n’est pas plus difficile de lier deux
jugements que de lier deux représentations. Les trois opérations du connaître sont donc
de même ordre et relèvent de la même capacité cognitive. La ratiocination animale est
concluante, puisque la dernière proposition est la jonction des deux premières.
Simplement, le syllogisme, ici, n’est pas démonstratif, car lorsque l’animal lie des
représentations (« ce blanc est doux – ce doux est bon à manger – ce blanc est bon à
manger ») il construit un syllogisme de la 4e figure, classée incorrecte dans la
syllogistique aristotélicienne – mais, dit l’auteur, un syllogisme vicieux est toujours un
syllogisme... et c’est toujours raisonner que de raisonner mal. Soulignons de plus qu’une
inférence non nécessaire reste une inférence : il y a des inférences contingentes, ainsi
vont les vérités de fait. Le privilège du raisonnement humain est incontestable en ce qu’il
mobilise quelque chose de plus que l'imagination. Conclusion : « Les règles de la logique
ne détruisent point le raisonnement des bêtes9. »
19 Voici donc une forme de raisonnement chez les bêtes, témoignant de la présence d’une
faculté de raisonner : en conclura-t-on légitimement à la présence d’une âme ?
20 Deux objections se présentent : l’une cartésienne (Dieu même agit dans la machine
animale), mais – les non-cartésiens l'ont dit – l’hypothèse est dépensière et sans raison.
On oppose surtout l’instinct, par quoi les animaux sans aucune faculté cognitive
accompliraient correctement certaines choses dont ils n’ont aucune expérience sensitive
ni aucune image ; mais là encore l’hypothèse de deux sources distinctes dans les actions
vitales est dépensière : car les comportements qui mobilisent les sens, l'imagination et la
mémoire pourraient aussi bien être pris en charge par l’instinct ; ou inversement : les
effets de l’instinct assumés par la faculté imaginative... Cureau de La Chambre refuse la
notion courante d’instinct « aveugle », au nom d’une définition de la nature : rien ne s’y
fait aveuglément, il faut plutôt y chercher l’ordre et l’économie. Ce vers quoi il s’oriente,
c’est une faculté cognitive générale assumant et les comportements contingents
individualisés (qui laissent place à l’expérience et au choix, car les bêtes ont des
tempéraments et des passions propres) et les nécessaires, automatiques, liés à l’espèce – il
ira même plus loin en montrant que cette faculté cognitive assume toutes les actions liées
au vivant même... et encore plus loin en disant : à toute chose. Le Système de l’âme
construit cette nouvelle théorie – mais qu’advient-il exactement de l’âme ?
98

CONNAÎTRE : LE PROPRE DU VIVANT


21 Cureau de La Chambre entend bien donner une définition de la connaissance qui
n’implique pas la conscience ni la réflexivité : cette connaissance qui enveloppe la
connaissance d’un sujet en tant que connaissant est une forme très élaborée du connaître,
et du même coup une forme très élaborée du sujet qui se constitue en tant que moi. Elle
est aussi la plus visible, ce qui explique qu'elle s’impose comme règle alors qu'elle est un
cas particulier.
22 Cas particulier de l’universelle connaissance qui est le propre du vivant en général,
hommes, bêtes et anges, plantes aussi. Les formules sont décisives et frappantes : la
connaissance est une action vitale, tout ce qui vit connaît, et tout ce qui connaît vit 10.
C’est une idée nouvelle, son auteur y insiste, mais qui ne fut pas entendue comme telle :
on y voit simplement une pensée fidèle à Aristote et Thomas d’Aquin. Ce n’est pas faux,
mais ce n’est pas tout. Car s’il est scolastiquement correct de classer les âmes en
végétative, sensitive et raisonnable, suivant les actions auxquelles elles président, il est
nouveau d’affirmer l’identité de la connaissance et de la vie.
23 À condition de définir autrement la connaissance : elle n’est pas, essentiellement, l’effet
de l’activité pensante d’un sujet ni l’expression volontaire et libre d’une intériorité. Elle
est d’abord et par définition l’activation d’un système de signes ou plutôt de signaux
inhérents aux êtres vivants.
24 Ce système est celui de l’imagination, qui est la faculté cognitive par excellence, parce
qu'elle est présente en tous les animaux, humains inclus ; l’image est l’invariant du
nouveau système. Si les notions d’image et imagination ne sont certes pas nouvelles dans
les théories de la connaissance, de l’Antiquité à l’Âge classique, l’usage et les définitions,
et surtout les exemples et les métaphores prennent un sens inusité.
25 L’imagination est une fonction qui permet de recevoir, produire, mobiliser et traiter des
images, lesquelles informent le sujet percevant sur son état (sa santé ou sa maladie, ses
appétits, ses besoins, ses passions) et sur son rapport à un environnement quelconque. Ni
le discernement ni l’attention volontaires ne sont nécessaires à la connaissance que
fournissent les images : le sujet en est le lieu et non la source. « Image » est un terme
générique, qui désigne d’abord les « images naturelles » dont la nature a doté les objets
afin qu’ils s’offrent à l’imagination (objets des sens externes ; ou des choses qui ne sont
pas des objets : opérations, comportements, conduites spécifiques ; phénomènes
physiologiques : rapport des parties du corps, mouvements des fluides, des corpuscules) ;
viennent ensuite les images représentatives nommées « phantomes », fabriquées par
l’imagination sur le modèle des premières qui en sont comme les « patrons » ; enfin les
images que produit l’entendement en agissant par réflexion sur des phantomes : c’est-à-
dire les « idées », qui sont spirituelles, différant en cela des deux précédentes qui sont
matérielles.
26 La connaissance à proprement parler est un traitement des images : une action et une
altération du matériau que fournit la nature ; lequel matériau est déjà de l’ordre du
cognitif (peut-on dire que les objets, qui ne connaissent pas, sont porteurs de
connaissance ? dirait-on aujourd’hui : émetteurs d’information ?) ; l’altération est
« perfective » lorsque le travail de l’entendement traduit le matériel en spirituel – mais,
nonobstant cette traduction, toutes les données cognitives (images, phantomes, idées)
99

sont semblables par leur fonction représentative, et l’auteur, comme malgré lui, minimise
la distinction du matériel au spirituel lorsqu’il explique que la différence n’est que dans le
choix du matériau : car le portrait reste bien le même, qu’il soit peint, gravé ou sculpté. La
métaphore déborde sa pensée – ou révèle un impensé ? Car il écrit aussi : « La nature
subtilise et spiritualise les choses matérielles11. » Matérielle ou spirituelle, c’est encore et
toujours de la connaissance, c’est-à-dire réception d’images, et reconnaissance immédiate
même sans définition (l’agnelet nouvel et ne sait pas ce qu’est un loup mais sait
immédiatement qu’il est à fuir). L’imagination suffit non à comprendre ni expliquer, mais
à « faire connaissance », prendre connaissance des choses et réagir adéquatement.
L’intérêt de ce concept générique est de parler univoquement de choses dissemblables,
donc de mieux comprendre, en éclairant les modes du connaître les uns par les autres, ce
qu’est la connaissance... – et, par suite, ce qu’est l’âme ?
27 Où est-il intéressant de repérer l’activité cognitive ? Non sous sa forme rationnelle,
évidente puisque discursive et réflexive, donc peu instructive, quoique la plus
perfectionnée ; non plus sous la forme sensitive commune aux hommes et aux bêtes (et à
certaines plantes sensitives), observable dans l’exercice des actions et passions, dans
l’expression des sensations et du sentiment. La connaissance sensitive est le partage des
vivants, capables de « connaître et se mouvoir » : tous sont munis de facultés aptes à
recevoir et transformer les images – au minimum, les organes des sens, l’imagination, la
mémoire. Dans les deux cas, donc, l’acte de connaître est assignable à des dispositifs
appropriés. Mais les fonctions du vivant en tant que tel ne s’arrêtent pas à ce niveau : la
médecine travaille en deçà. Comment repérer le connaître en l’absence de ces dispositifs ?
La fonction végétative en effet, qui gouverne tout ce qui est simplement vital dans les
organismes, ne perçoit ni n’agit par l’intermédiaire des organes des sens : elle est seule à
opérer dans les plantes, et dans les animaux (humains compris), elle opère sans mobiliser
lesdits organes. Il faut comprendre qu’il y a une fonction connaissante là où l’on ne peut
assigner des moyens, ni même une façon de procéder, ni même un sujet percevant,
encore moins une volonté d’agir. Mais d’où viennent les images ? Et en l’absence de
faculté sensitive agissante, comment sont-elles activées pour le fonctionnement
élémentaire du vivant ?
28 C’est en ce point qu’il faut convoquer l’instinct, ce concept mal compris (qui fonctionne
épistémologiquement comme un asile de l’ignorance, même chez les encyclopédistes),
que l’on accorde largement aux bêtes parce que c’est là qu’il est le plus observable, dans
les conduites spécifiques surtout, et partiellement aux hommes (car certaines actions se
font sans mobiliser la perception ni l’entendement). L’instinct ne mobilise ni l’âme
sensitive ni la rationnelle, il fait à lui seul toute la connaissance végétative, transversale à
tous les êtres puisqu’elle concerne plantes, bêtes et hommes... – et, qui sait, encore plus ?
Il faudrait méditer aussi sur les anges et les choses, les uns ayant comme un instinct
rationnel, les autres un instinct sourd. C’est dans l’instinct que l’activité cognitive se
montre pour ainsi dire à l’état brut et dans son extension la plus large – et c’est en ce
point que le texte devient le plus inattendu, le plus intéressant : car l’instinct bien conçu
se révèle être l’opérateur, universel dans la nature, de la connaissance prise en général ;
or, cette connaissance est sans sujet... Mais alors, derechef, que devient l’âme ?
100

LE VÉGÉTATIF COGNITIF
29 Cureau de La Chambre souligne que tous les philosophes accordent que les actions de
l’âme végétative se font par l’instinct, mais n’ont pas vu que cela implique que cette âme
est elle aussi une faculté cognitive. On fait de l’instinct une cause secrète qui agit en se
réglant sur des connaissances innées ; mais puisque les images ne lui viennent pas du
système sensitif, il faut bien quelles soient inscrites dans le végétatif : le poussin sitôt né
reconnaît le milan, mais d’où sait-il d’avance que c’est son prédateur ? C’est qu’il a, enfoui
au niveau végétatif, une image qui n’est pas du milan, mais de son rapport au milan ; non
une image d’objet, mais une instruction de comportement que la vue de l’objet
déclenchera automatiquement – sans cette instruction, la perception visuelle du milan ne
lui servirait à rien. Ces images sont naturelles ou « connaturelles » parce qu’elles sont
coextensives aux espèces, c’est-à-dire essentielles à la définition du vivant, de tout être
qui est né de la nature, naturé. L’image connaturelle n’a pas à proprement parler d’objet
déterminé qui serait son « patron » : elle est elle-même un patron que l’imagination
représente à l’instinct comme un schéma ou une procédure à suivre, un protocole, une
ordonnance – on dirait volontiers un programme, en s’autorisant de la comparaison de
l’auteur : « Comme un homme qui aurait ses ordres par écrit, qui fait simplement ce qui
est couché en ses mémoires12. » Le changement de métaphore est intéressant :
l’automatisme ne renvoie pas à la machine, par transmission de mouvements, mais au
texte : non à des forces ou énergies matérielles, mais à des signes et des instructions
conservés dans une mémoire. Dira-t-on : du logiciel ?
30 Il est difficile de décrire cette connaissance qui se fait en deçà du sensitif. Elle n’est pas
connaissance stricto sensu mais seulement une « ombre de connaissance », parce qu'elle
n’agit pas sur les images, mais les applique ; or, cela même la rend infaillible (donc
parfaite) puisque l’image connaturelle est pour ainsi dire performative, commandant,
déclenchant immédiatement l’action inscrite en elle. L’auteur la dit « basse et
matérielle », répandue dans toutes les parties organiques, et pourtant fine et subtile,
délicate, plus exacte, plus différenciée que la sensitive. La connaissance végétative
concerne les viscères, les tissus, les humeurs, la bile, les sucs digestifs, le pouls... tout ce
qui se passe sourdement dans les corps, à l’insu de la perception. Chez l’homme même,
elle est préalable à des actions volontaires : ainsi, dans le mouvement, l’âme choisit
infailliblement les muscles appropriés, sans connaître leur existence, leur position ni leur
usage ; l’entendement même tient de l’instinct une secrète connaissance de la liberté, du
bonheur et de la beauté...
31 Ce modèle de connaissance est particulièrement significatif pour nous en ce qui concerne
la médecine et la biologie : les processus vitaux demandent d’autres informations que
celles que fournissent les sens et supposent des dispositifs permettant aux vivants de
résoudre des problèmes qui échappent au sentir, à la conscience et à la volonté, où il faut
pourtant discerner la rupture d’un équilibre et choisir le bon moyen de le rétablir.
L’auteur en donne maints exemples : le système immunitaire qui reconnaît (accepte) ou
méconnaît (expulse) une modification, d’où suit, ou non, la bonne réaction : ainsi la peau
répond différemment à la piqûre d’une aiguille et à celle d’une abeille bien que la
sensation soit identique – l’inflammation prouve que la peau distingue ce que le toucher
confond13. Dans le métabolisme, l’estomac refuse certains mets que le goût approuve : il
sait mieux que lui ce dont l’organisme a besoin ; les palpitations, les changements de
101

pouls, les vomissements, les diarrhées travaillent à l’équilibre de l’organisme à l’insu du


cerveau et des sens. Les songes mêmes prouvent, en l’absence de stimulation sensorielle,
une connaissance de ce qui a lieu « dans le profond des veines » et qui dans les humeurs
se transmet à l’imagination. La reproduction14 est de toute évidence une copie, car si les
semences portent le caractère des choses qu’elles doivent produire, c’est qu’elles en ont
pris la forme grâce aux images naturelles, c’est pourquoi un lion engendre un lion (la
« vertu formatrice » des scolastiques n’explique pas, mais suppose ce dispositif cognitif
sous-jacent). L’auteur souligne qu’il s’agit là encore de « connaissance » : « conception »
se dit aussi bien de l’entendement que de la reproduction. Relèvent enfin de la
connaissance tous les automatismes génétiques (l’habitat des hirondelles, le travail de la
ruche ou de la fourmilière, la reconnaissance immédiate du prédateur). Il est clair que
dans tous les cas ici décrits s’applique la métaphore (ou le modèle ?) du programme, du
traitement et de la transmission d’information ; il n’y a pas de sujet agissant par
l’entendement ou les sens, et pourtant il y a discernement et choix. Mais quelle âme faut-
il à cette intelligence ?
32 Comment comprendre cette façon de décrire la vie ? Est-ce une régression vers des
archaïsmes d’avant Descartes, ou une nouveauté, comme l’affirme son auteur ? Mais
pensons-nous aujourd’hui différemment ? Savons-nous exactement ce que nous disons
(est-ce une métaphore, ou le modèle d’une structure ?) lorsque nous parlons de
programme génétique, de codage des molécules ? Lorsque nous disons que l’ADN se
recopie, que l’ARN messager transmet de l’information, que les acides se répliquent ? Que
les hormones ont des récepteurs pour capter des signaux ? Que la sensation, la perception
impriment des traces sur des supports ? Que la mémoire stocke ? Qu’il y a de la
stéréospécificité dans les composés chimiques et physiques ? Et que même les choses
inertes : atomes, molécules, cristaux, liquides, étoiles, sont également des mémoires ?
33 Le vocabulaire de notre science est aussi bien étrange...
34 L’auteur est conscient du progrès qu’apporte son système par rapport à la physique des
qualités. Il n’est en effet pas question de revenir aux scolastiques, car leurs notions ne
sont pas explicatives mais à expliquer, ce que fait le nouveau système en les rangeant
sous un même concept : cette connaissance qui est cachée mais non point occulte, parce
qu'elle s’explique partout par un mode unique de fonctionnement. Toute la question sera
de l’exporter – et ce pour la cohérence du système – en deçà des corps organiques
vivants : cette connaissance végétative visible dans l’instinct, les plantes la montrent pour
ainsi dire en elle-même, isolée, seule à fonctionner ; or, les plantes ne sont pas des êtres
animés car leur manque « la faculté vitale qui réside dans le cœur », et pourtant elles sont
capables d’« altération » c’est-à-dire de modifications internes, comme si elles agissaient
pour leurs conservation et reproduction. Il faut donc qu’il y ait en elles du cognitif (des
images et de la mémoire), de la même manière qu’il est diffus dans les parties des organes
des vivants.
35 C’est en ce point que l’auteur a conscience de franchir une limite : « Que cette entreprise
est difficile ! Et qu’il y aura de peine à se faire jour dans ces profondes obscurités [...] il
faudrait que la Nature s’expliquât elle-même »... pour « parler de choses qui sont
ineffables [...] entrer dans des pays inconnus où les lois et les coutumes sont différentes
des autres », car « les images naturelles observent une autre conduite que celle qui est
observée dans les choses vivantes15. » Et pourtant, si l’on ne comprend pas la
connaissance végétative, si basse et matérielle soit-elle, on ne saura pas ce qu’est la
102

connaissance en général (y compris la plus noble, celle de l’entendement), car la


connaissance naturelle est l’origine et le modèle.

TOUTES CHOSES CONNUES OU CONNAISSANTES


36 La connaissance commence avec le traitement de ces images dont la nature a doté tous les
objets afin qu’ils s’offrent à l’imagination. Tout se passe comme si chaque chose dans la
nature et par nature portait en elle ce qui la rend connaissable, c’est-à-dire homogène
aux systèmes cognitifs actifs, à savoir une image d’elle-même – une information qu'elle
émet, ou du moins dont elle est le support ; ainsi, les rapports entre toutes les choses se
règlent non sur une connaissance à proprement parler, mais sur une « ombre de
connaissance ».
37 Le système de l’âme bascule dans le débordement de la formule : « Tout ce qui est vivant
connaît, tout ce qui connaît est vivant », vers la suivante : « Toutes les choses ont deux
vertus, de connaître et de se mouvoir16. » Au troisième chapitre du Livre III, l’article 6
énonçait l’identité de la connaissance et de la vie : comment comprendre alors le titre de
l’article 8 sur 1'« instinct des choses inanimées » ?
38 Il faut donner au concept d’« imagination » une signification telle qu’il s’applique sans
référence à une âme ou à un corps muni de cerveau, de membres, d’organes, d’esprits
animaux... La connaissance n’a pas toujours besoin de « tant d’apparat17 » : tel est le cas
des choses inertes, où les images font pour ainsi dire « toutes seules » ce qui se fait dans
les vivants de façon dépensière. Il n’y a là aucune action d’aucune âme, il y a seulement
des images naturelles conservées dans une mémoire qu'il faut bien accorder, contre l’avis
des philosophes, à la faculté végétative, car pour que les organes et les fibres
s’accoutument, aient une facilité à reproduire des effets, il faut que les images aient été
conservées dans une mémoire diffuse dans la matière et qui n’a rien à voir avec celle du
cerveau. Les images naturelles sont des « propositions » inscrites dans les choses qui les
portent nécessairement vers tel ou tel mouvement : la pesanteur, l’aimantation en sont
les effets ; même l'impetus qui est, dit l’auteur, merveilleux et inexplicable, s’explique
ainsi : « La flèche ne va à son but que parce que la corde de l’arc lui a imprimé l’image de
son mouvement », comme si la trajectoire de la flèche recopiait à sa façon, traduisait ce
qui est inscrit dans la courbure de l’arc et la tension de la corde. Les fluides prennent la
forme des récipients : la figure du solide n’est pas cause de celle du fluide, celui-ci s'y
conforme et se 1'approprie. Ainsi s’explique le rapport de cause à effet : communication,
reconnaissance et traitement d’images.
39 Or justement, Fauteur au début de son ouvrage proposait comme métaphore de la
connaissance – de celle qui est la plus observable, à savoir celle de l’entendement, donc la
plus éloignée de la connaissance naturelle – non le cachet imprimé sur la cire, mais le
passage de la lumière à travers un verre coloré18 : le rayon en passant se teinte, en
transportant avec lui la couleur mais sans l’ôter à son support, comme s’il prenait
connaissance de la couleur pour se transformer – il en va de même dans le savoir : chacun
acquiert de 1'information sans préjudice pour elle. Or, si le phénomène physique peut
servir de modèle à l’activité intellective, n’est-ce pas qu’il s’agit, en somme, de la même
chose ? Qu’il y a déjà du cognitif dans la nature et que l’intelligence en est une
application, que la connaissance et la physique sont homogènes, et qu’il n’est donc pas
étonnant que la nature soit intelligible à l’entendement. Du modélisant au modélisé, l’on
ne sait plus trop lequel est explicatif. De fait, le Système de l’âme est circulaire : la fonction
103

dite la plus basse et matérielle tient ses images d’une « plus haute source » : la nature
universelle ; et l’instinct n’est pas autre chose qu’une raison universelle, et la raison en
général n’est pas la différence spécifique de l’homme19. Certes, les âmes des vivants sont
capables de produire les images, mais sans ces âmes, la nature n’en serait pas moins
remplie d’images. Le fondement du système de la connaissance (car c’est de cela qu’il
s’agit, plus que d’un système de l’âme) est bel et bien enraciné dans les profondeurs de la
matière.

CONCLUSION
40 La réflexion sur l’âme des bêtes est ici largement dépassée par son résultat : connaître
consiste à produire et traiter des images inscrites dans les choses du monde, toutes, au
fond, étant connues et connaissantes, sous des formes et des degrés divers. Qu’en est-il du
privilège de la connaissance intellective lorsqu’on lit ceci : « La faculté naturelle est la
première de toutes, en temps, en ordre, et en fonction », elle est l’« instrument général de
toutes les fonctions de l'âme, et qui supplée au défaut de tous les autres ». L’article 8 du
livre III livre le fond du système : c’est l’ordre naturel instauré par Dieu qui fait que les
images naturelles sont les « sources de toutes les actions vivantes et inanimées,
spirituelles et corporelles20 ».
41 Mais alors, qu'en est-il même de l’âme ? A-t-on vraiment besoin du concept d’âme ? Il n’y
a pas d’âme du monde, ni non plus une multiplicité d’âmes conçues comme des forces
occultes préposées à chaque action dans la nature, mais il y a de l’âme partout – au sens
où rien ne se fait sans mobiliser une fonction connaissante traditionnellement liée à la
notion d’âme. Sous un lexique parfaitement recevable, on assiste à la dilution du concept
d’âme, celle-ci deviendrait plutôt l’effet d’une fonction connaissante inhérente à tout ce
qui est. La connaissance, au terme d’une complexification des processus naturels, devient
intellective et fait émerger une âme dite immatérielle et immortelle – émerge alors aussi
l’idée d’un sujet du connaître... mais il est clair qu’il n’en est pas le principe originaire.
Cureau de La Chambre dit-il « âme » faute d’un autre terme ? Ou pour faire passer une
doctrine subtilement matérialiste ? On est en effet peu convaincu lorsqu’il rapproche son
nouveau système de celui de Platon, puis affirme : « Quoi qu’il en soit, cette doctrine est
née avec notre théologie21. »
42 Le résultat le plus intéressant, que n’oublieront pas les philosophes du siècle d’après,
tient dans l’affirmation que la pensée est une fonction du vivant : si les bêtes et les
hommes pensent, c’est parce que, en tant que vivants, ils usent déjà partout de signes,
d’un dispositif de reconnaissance de signaux à l’œuvre dans leurs organismes. Et lorsque
l’auteur dit que la cognition naturelle est la clef de tout le système, c’est bien de cela qu’il
s’agit : la capacité à parler et penser vient de ce que notre organisme est une machine
cognitive.
43 C’est aussi soutenir, contre Chanet qui voit dans l’instinct un moyen surnaturel
immédiatement issu de Dieu, une conception de la nature comme uniforme et immanente
à elle-même, et suffisant à ses propres actions : tous les effets sont naturels, de ipsa naturel
22
– et en cela Cureau de La Chambre doit être rangé parmi les « modernes ».
104

NOTES
1. Antoine Guer, Histoire critique de l’âme des bêtes (1749) : « Un vieux système délabré » ; abbé
Yvon, article « Âme » de l'Encyclopédie : « Les animaux-machines sont devenus ridicules. »
2. Lettre à Conring, 1678, trad. C. Frémont, dans Leibniz, Discours de métaphysique, Paris, Garnier-
Flammarion, 2001, p. 145.
3. Je renvoie aux nombreux travaux de Francine Markovits concernant Diderot et La Mettrie.
4. Cf. C. Frémont, « La métaphysique et la théologie dans les sciences naturelles : Bonnet et
Leibniz » (revue Corpus, Paris, Fayard, no 43, 2003).
5. L’opuscule De l’instinct et de la connaissance des animaux (1646) de Pierre Chanet contre celui de
Cureau : Quelle est la connaissance des bêtes ? (1645), est à l’origine de la polémique.
6. Cf. O. Le Guern, « Cureau de La Chambre et les sciences du langage » (revue Corpus, n o 16/17,
Paris, Fayard, 1991), et C. Frémont, « Cureau de La Chambre, la connaissance et la vie » (ibid., n o
49, 2005).
7. Amusement philosophique sur le langage des bêtes, Paris, 1739.
8. Système de l’âme, éd. M. Le Guern (Paris, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue
française », 2004, cité Système), p. 16.
9. Traité de la connaissance des animaux (éd. Corpus, 1989, cité TCA), p. 106.
10. TCA, p. 38 et 316. Système, p. 144.
11. Système, p. 36 et p. 180.
12. Ibid., p. 132 ; TCA, p. 346.
13. Système, p. 113, 114, 139.
14. Ibid., p. 136-137.
15. Système, p. 147.
16. Système, p. 262.
17. Ibid., p. 14, cf. p. 133, 157.
18. Ibid., p. 31.
19. Titre du TCA, p. 222.
20. Système, p. 139, 136, 150.
21. Ibid., p. 138.
22. Ce n’est pas sur ce point qu’une confrontation avec Leibniz serait intéressante, mais sur la
théorie globale de l’« expression » qui est un genre dont la perception monadique, le sentiment
animal et la connaissance intellectuelle sont les espèces. L’âme des bêtes y trouve logiquement sa
place. Toutes choses étant représentées/représentantes, le monde est globalement une sorte de
système cognitif ou informationnel.
105

AUTEUR
CHRISTIANE FRÉMONT
Chargée de recherche au centre Georges-Chevrier (UMR-CNRS 5605, université de Bourgogne).
Ses recherches ont porté principalement sur la philosophie de Leibniz (entre autres ouvrages,
Singularités : individus et relations dans le système de Leibniz, Paris, Vrin, 2003), mais aussi sur
plusieurs philosophes des XVIIe Hobbes, Bossuet, Arnauld et Malebranche) et XVIIIe siècles, en
étudiant, pour ce dernier, le rapport de la philosophie à la méthode littéraire (Voltaire, cf.
ouvrage cité ci-dessus ; « Diderot, le paradigme du comédien », revue Dix-Huitième Siècle, Paris,
PUF, no 38, 2006). Avec Bonnet (« La métaphysique et la théologie dans les sciences naturelles :
Bonnet et Leibniz », dans la revue Corpus, no 43, Paris, Fayard, 2003) et Cureau de La Chambre
(« Cureau de La Chambre : la connaissance et la vie », dans la revue Corpus, n o 49, 2005), elle a
voulu montrer en quoi des intuitions originales (et incomprises par les contemporains) dans les
sciences de la vie peuvent faire sens à notre époque.
106

Âme des bêtes et matérialisme au


XVIIIe siècle
Jean-Luc Guichet

1 Commençons par citer l’abbé Bergier dans son Examen du matérialisme ou Réfutation du
Système de la nature (1771). En visant bien sûr d’Holbach, auteur du Système de la nature
publié juste une année auparavant, il déclare :
« Par une prédilection marquée pour les animaux, fort honorable à la nature
humaine, l’Auteur leur attribue libéralement l’âme qu’il refuse aux hommes. Il
soutient que les animaux pensent, jugent, [...] qu’ils choisissent et délibèrent. [...] Il
ne reste plus qu’à dire que les brutes ont une âme spirituelle, mais que la nôtre est
matérielle1. »
2 L’abbé Bergier pointe bien ici une tendance contradictoire : les matérialistes, à l’exemple
de d’Holbach, refusent l'âme aux hommes, mais penchent – par réaction – à l’accorder
aux animaux ; or, il faudrait tout de même être plus cohérent car n’est-il pas
contradictoire pour un matérialiste que d’admettre une âme, fût-elle celle des bêtes, fût-
elle même matérielle ? Dans une certaine mesure, l’abbé Bergier touche juste : la question
de l’âme vue du côté des matérialistes est un lieu de contradictions et d’ambiguïtés 2 qui
paradoxalement les enferment souvent dans ce qu’ils combattent, à savoir la notion
d’âme. Cependant, entre autres sous la pression précisément de cette contradiction, ils
clarifieront progressivement la question jusqu’à une mise au point beaucoup plus nette à
partir du milieu du XVIIIe siècle, en particulier chez d’Holbach, malgré l’attaque de Bergier
un tantinet anachronique.
3 Tel est le paradoxe des matérialistes : ils semblent ne vouloir donner une âme aux bêtes
qu’en vue de la refuser à l’homme ; dans un geste donc remarquablement contraire à celui
de Descartes, comme un pendant symétrique.
4 Mais posons-nous d’abord le problème : pourquoi les matérialistes au XVIIIe siècle
s’intéressent-ils à la question de l’âme des bêtes et prolongent-ils ainsi une querelle
pourtant assez vite devenue caduque après avoir marqué fortement la fin du XVIIe et le
début du XVIIIe ? De surcroît, la cause en semblait désormais entendue : majoritairement,
les cartésiens, après, semble-t-il, une brève période de triomphe au tournant du siècle, se
sont à peu près complètement discrédités sur cette question. Les penseurs matérialistes
107

s’intéressent cependant à cette question pour quatre raisons essentielles que l’on
cherchera à mettre en évidence : d’abord, dans une visée déconstructive et critique à
l’égard de la notion d’âme en général, vis-à-vis de laquelle ils trouvent en l’animal un
partenaire très utile ; ensuite, pour faire pièce aux conceptions dualiste ou spiritualiste
représentées par le cartésianisme, le christianisme et secondairement l’aristotélisme ;
également bien sûr pour promouvoir une vision unifiée et matérialiste du réel ; enfin,
dans l’ambition de proposer en fin de compte une nouvelle image de l’homme et de la
morale en rejetant l’anthropocentrisme véhiculé par les conceptions traditionnelles.
5 C’est dire que l’abord de cette question de l’âme des bêtes chez ces penseurs s’engage de
manière tout à fait différente par rapport à la plupart des auteurs. On ne part pas –
comme chez les cartésiens, et déjà auparavant chez les chrétiens ou spiritualistes – de
l’autoposition d’une âme humaine comme évidemment spirituelle, immortelle, etc., pour
se pencher ensuite, avec souvent une certaine condescendance, sur le cas des bêtes en
s’interrogeant de l’extérieur sur elles quant à leur hypothétique possibilité de posséder
comme nous une âme ; cela sous la condition majoritairement rappelée que cette âme ne
soit pas de même nature que la nôtre, spirituelle et immortelle, et qu’au contraire elle soit
marquée par une infériorité essentielle qui la garde à son rang.
6 Au rebours de cette démarche, celle des matérialistes est d’emblée de nouer les deux
questions de l’âme chez les bêtes et de l’âme chez les hommes, et d'interroger cette
dernière – la nôtre – par la première. Il ne s’agira donc pas de traiter à part et d’éloigner
ces deux âmes, mais tout au contraire de les pousser 1'une vers l’autre, de soupçonner
l’une chez l’autre jusqu’à finir par les identifier purement et simplement. Cette
identification des deux âmes paradoxalement tendra à dissoudre l’âme en général, dans
une perspective génétique et naturaliste (réduction au corps). Dans cette perspective, le
thème d’une âme animale est particulièrement stratégique pour avoir prise sur la notion
d’âme en général et celle de l’homme en particulier. Sous un angle extrêmement efficace,
cette notion se trouve ainsi interrogée sous un horizon général réflexif et critique
prenant à partie toute une conception, qui apparaît à ces auteurs, de façon parfois injuste
ou réductrice, globalement hiérarchisante, autoritariste et finalisée, de la vie, de
l’intelligence, de la sensibilité, de l’homme et de la bête. Cible provisoire de ce
mouvement, la question de l’âme des bêtes sera ensuite progressivement délaissée au fur
et à mesure que Dieu et la religion pourront être plus directement attaqués (ce qui est
manifeste en particulier chez d’Holbach) et donc que le besoin se fera moins sentir de ce
terrain déplacé.
7 On verra cependant que l’intérêt de la question de l’âme animale chez les matérialistes ne
s’épuise pas dans cette visée critique, voire « militante », et qu'elle ouvre des perspectives
chez ces auteurs sur l’anthropologie et même la morale, même si ces vues restent dans
leur pensée largement programmatiques et également problématiques.

CRITIQUE DE LA NOTION D’ÂME SUBSTANTIELLE ET


SPIRITUELLE
8 Il faut donc partir de la critique générale de la notion d’âme par les matérialistes.
9 Rappelons la batterie d’arguments rassemblés (souvent de traditions antérieures ou
parallèles) par les matérialistes du XVIIIe siècle à l’encontre de la notion d’âme spirituelle
108

et distincte du corps, dans la perspective de ce que l’on pourrait appeler une véritable
« guerre de l’âme » :
• C’est d’abord le constat de la dépendance de l’âme à l’égard du corps (thème récurrent en
particulier chez La Mettrie). Ce qui est critiqué est l’illusion de l’indépendance substantielle
de cette âme. Cependant, il ne faudrait pas oublier que cette dépendance est déjà au cœur de
la thématique cartésienne de l’union de l’âme et du corps (prolongée par Malebranche et
bien d’autres), et qu'elle peut donc très bien s’articuler à un dualisme métaphysique des
substances. Et non seulement ce thème de la dépendance est déjà mobilisé par les cartésiens
et même les chrétiens (c’est la thématique de la chute comme renversement de l’ordre,
c’est-à-dire du rapport originel de subordination du corps à l’âme), mais surtout cette
argumentation n’est pas assez démonstrative puisqu’un rapport de corrélation n’est pas
pour autant un rapport de causalité. C’est ce dont par exemple La Mettrie – qui en fait
pourtant son argument principal – est parfaitement conscient, à la différence d’autres
matérialistes, de là le relativisme prégnant chez cet auteur, en dépit de ses performances
rhétoriques et polémiques. Cet argument n’est donc pas véritablement démonstratif, mais
seulement probabiliste, et appelle la recherche d’autres arguments plus concluants.
• Une autre objection est celle de l’obscurité de la notion d’âme, ce qui, cette fois, vise
également la conception cartésienne puisque cet argument prend le contre-pied du primat
sur lequel se fonde cette conception, le primat logique de la connaissance de l’âme sur celle
du corps. Ce privilège découle du rapport d’immédiateté du sujet pensant à lui-même,
s’opposant à la part d’altérité, irrémédiablement obscure, que comporte le corps, être-chose.
Les matérialistes contestent ce primat en déniant la limpidité de la perception intellectuelle
de l’âme affirmée par les partisans des idées claires et distinctes. Sur ce point encore, ils
rejoignent des critiques telles celles de Malebranche ou Pascal qui décèlent dans le geste
cartésien une prétention insoutenable de souveraineté de la part du sujet. Cependant, nos
auteurs vont plus loin en dénonçant la possibilité même d’une réalité purement spirituelle :
l’idée d’une âme intégralement spirituelle est pour eux un pur flatus vocis, un mot magique
sans aucun contenu intelligible effectif, une intuition vide ou confuse.
• Cette inintelligibilité de la notion d’âme spirituelle se prolonge et se focalise en celle de
l’action réciproque de deux substances ontologiquement sans aucune commune mesure
entre elles : comment un être purement spirituel pourrait-il agir sur un autre purement
matériel et réciproquement ? On sait à quel point la question de ce lien de causalité a
préoccupé et divisé les successeurs de Descartes, mais leurs solutions, si diverses soient-
elles, tendent plus ou moins à déporter la causalité du côté divin pour ainsi seconder, voire
décharger l’âme, ce qui est exclu par les matérialistes qui, naturellement, ne cherchent pas à
sauver l’âme par Dieu.
• La question – liée à la précédente – de la localisation physique de l’âme est sujette à bien des
variations et ironies : les matérialistes, mimant la recherche cartésienne sur la glande
pinéale, s’amusent en quelque sorte à promener
• et à faire ainsi divaguer, dans tous les sens du terme – l’âme dans le corps. Ainsi dans Les
Bijoux indiscrets de Diderot, un long discours de la favorite situe finalement le véritable siège
de l’âme dans les pieds, après l’avoir fait transiter à peu près dans toutes les parties du
corps. De même, toujours chez Diderot, dans la Lettre sur les aveugles, l’aveugle et sourd de
naissance met l’âme au bout de ses doigts. Il s’agit chez cet auteur d’une source d’inspiration
aussi bien littéraire que philosophique.
• Enfin est rappelé régulièrement l’argument méthodologique de l’inutilité de toute
hypothèse multipliant gratuitement les êtres.
109

10 Ces objections critiques supposent par ailleurs l’effort pour pourvoir la notion de corps
d’une intelligibilité autosuffisante, et donc de lui restituer de façon crédible toutes les
compétences – comportementales, émotionnelles et intellectuelles – habituellement
dévolues à l’âme. Par rapport à cette « gageure », l’utilisation argumentative de l’animal
sera, on va le voir, extrêmement utile.
11 Résumons auparavant le bilan : l’âme aux yeux des matérialistes apparaît une hypothèse
peu probable, obscure, inintelligible et inintelligente, fantaisiste et enfin inutile.

CONTINUITÉ DE L’ÂME ANIMALE ET DE CELLE


HUMAINE
12 Il est possible maintenant de comprendre le mode d’insertion que les matérialistes
opèrent de la question de l’âme des bêtes dans le problème plus général de la notion
d’âme : il consiste à ajouter aux arguments venant d’être passés en revue celui de la mise
en évidence de la continuité fondamentale, voire de l’identité des âmes animale et
humaine, argument non seulement complémentaire mais particulièrement opérationnel,
synthétique et de surcroît pouvant jouer sur tout l’éventail de la diversité des espèces et
s’appuyer sur les sciences et leurs progrès.
13 Cette « argumentation par l’animal » se situe plus précisément entre deux écueils, celui
de la limite du constat de la corrélation – qui, comme on l’a vu, ne peut équivaloir en
toute rigueur à une causalité – et celui de l’abstraction propre à l’objection de
l’inintelligibilité. Proche de l’argumentation empirique et concrète de la dépendance de
l’âme au corps, elle apparaît plus modulable, avance des éléments plus probants pour
passer de la corrélation à la causalité et implique davantage d’aspects – non seulement les
besoins, la santé et ses défaillances, la conscience, mais jusqu’au comportement. D’autre
part, les arguments liés à l’incompatibilité des deux substances sont certes très
démonstratifs, mais extrêmement abstraits et spéculatifs.
14 Cette argumentation opère en soulignant :
• l’identité en général chez l’homme et chez l’animal des processus physiologiques
fondamentaux, de l’organisation de la matière vivante, observations renforcées par les
travaux scientifiques depuis le siècle précédent. L’attention se porte sur les phénomènes
biologiques de vitalité post mortem et donc en principe dénués d’âme : l’irritabilité, le
sectionnement d’insectes ou de vers (déjà signalé par saint Augustin) et d’autres encore
comme on en trouve en nombre chez La Mettrie et Diderot, tel le mouvement péristaltique
de l’intestin. L’âme n’est donc pas le principe vital et moteur des corps puisque ceux-ci
continuent à se mouvoir sans elle. Argument qui cependant présente le défaut de laisser
hors de son champ la notion d’âme comme principe exclusif de la pensée soutenue par les
cartésiens ;
• l’analogie morphologique et expressive entre espèces animales et espèce humaine, qui va
plus loin que l’argument précédent et suggère une identité foncière, « ontologique ». Ce qui
autorise bien des expériences imaginaires de métamorphose entre homme et animal. Ainsi,
par exemple, dans les Observations sur Hemsterhuis, Diderot nous offre un cas singulier de
réversibilité d’un chien et d’un docteur en Sorbonne. S’inspirant de la ligne faciale de
Camper qu’il avait rencontré plusieurs fois, il pronostique : « Changez la ligne faciale.
Arrondissez la tête, etc., et le chien ne quêtera plus des perdrix ; il éventera des hérétiques.
Allongez le nez du docteur de Sorbonne, etc., et il ne chassera plus l’hérétique ; il arrêtera la
110

perdrix3. » Désormais, ce thème traditionnel des métamorphoses échappe en grande partie à


son ancienne irrationalité et, alimenté par la physiognomonie, les études comparatives dans
la lignée de celles de Lebrun au siècle précédent et la réflexion tératologique naissante, il se
prolonge par celui des croisements expérimentaux, des chimères fantasmées étant
supposées pouvoir résulter de tels alliages ;
• la genèse des passions, comprises chez l’homme comme chez l’animal comme dérivant
toutes d’une sensibilité commune et vitale dont le noyau est l’amour de soi, en même temps
qu’est écartée, avec les idées innées, l’attribution d’une essence rationnelle a priori ;
• l’identité du processus de la connaissance : c’est la reprise matérialiste des théories
empiristes, celle de Locke, et sensualistes, en particulier de Condillac, appliquées sur le
terrain à l’observation du comportement, comme le fait par exemple Georges Leroy,
lieutenant des chasses royales4 ;
• cette identité des capacités, souvent établie – en particulier pour les deux derniers
arguments – sur des considérations très théoriques (liées de manière générale à des choix
philosophiques empiristes), est relayée par l’observation des performances, ébauche de
l’éthologie future. Plus méfiants que naguère envers les récits douteux des voyageurs ou des
Anciens relatant tel ou tel comportement plus ou moins fabuleux, les auteurs privilégient les
témoignages rigoureux et si possibles scientifiques. Le cas des grands singes nouvellement
découverts par les Européens – certains étant même ramenés en France – est ici
particulièrement important : il est significatif que La Mettrie par exemple présente dans
L’Homme-machine le projet expérimental de l’apprentissage du langage à un tel animal,
même si cette expérimentation n’est que virtuelle chez lui. D’autres espèces également,
comme par exemple les castors (ainsi chez d’Holbach), sont fort admirées et leurs travaux
remarquables sujets d’interrogation.
15 Cette argumentation embarrasse les cartésiens et les aristotéliciens, les uns et les autres
postulant une absence ou une infériorité substantielle de l’âme animale, et la notion
d’âme leur fournissant un principe ancrant ontologiquement l’animal et l’homme à leurs
places assignées. Reconnaître ces points d’égalité ou de continuité confronterait en effet
ces partisans d’une âme humaine substantiellement à part à l’alternative suivante : soit
prolonger l’égalité comportementale et cognitive de l’animal et de l’homme par une
égalité métaphysique et accorder une âme également spirituelle et immortelle aux bêtes,
ce que ces penseurs spiritualistes se gardent bien de concéder (sauf quelques exceptions
notables, comme Bonnet), soit matérialiser cette âme et admettre ainsi la puissance de la
matière vivante à produire non seulement la sensibilité (ce qui est le cas déjà des
aristotéliciens), mais la pensée, les idées, la conscience, etc. Le choix de nos auteurs
matérialistes sera bien sûr d’admettre une « âme physique » pour reprendre l’expression
de d’Holbach ; mais « âme physique » est une expression équivoque qui peut se prendre
en plusieurs sens : comme « âme matérielle » ou comme effet naturel du corps organisé.

NATURE ET STATUT DE CETTE « ÂME PHYSIQUE » :


RÉELLE ET MATÉRIELLE OU RÉDUCTIBLE À UN EFFET
GLOBAL DU CORPS ?
16 Comme on l’a vu, la question de l’âme des bêtes est saisie par les matérialistes modernes
dans l’horizon d’une problématisation générale de la notion d’âme, ce qui les distingue de
ceux de l’Antiquité soucieux avant tout de dénoncer l’anthropocentrisme. Cependant,
cette question de l’âme des bêtes se présente différemment de la question générale de
111

l’âme. À son égard, les matérialistes sont a priori assez perplexes. Car – ainsi qu’il a été dit
en introduction – elle les soumet à deux tentations contraires : saisis dans la querelle
générale qui met aux prises cartésiens et néopéripatéticiens, ces deux partis infériorisant
les bêtes devant l’homme autant que le corps devant l’âme, la tentation première de ces
auteurs est d’octroyer généreusement une âme aux bêtes (à l’exception de La Mettrie, on
va y revenir). Cependant, ce serait là oublier l’objectif principal : celui d’effacer de
l’histoire de la raison cette idée pour eux illusoire et funeste d’âme, en particulier d’âme
spirituelle. L’option radicalement inverse – refuser toute âme quelle qu'elle soit à l’animal
– reviendrait à s’aligner sur la position cartésienne qui n’est que très partiellement
satisfaisante, puisque – effet par ricochet – en réduisant l’animal à la corporéité, elle
consacre d’un autre côté une conception spiritualiste de l’âme et de la pensée – corrélat
implicite de la thèse de l’animal-machine-, ce qui dès lors pousse le plus loin qu’il est
possible l’abaissement de l’animal et son éloignement de l’homme. Remarquons au
passage que la position de La Mettrie est tout à fait particulière : en son cas, les dés sont
pipés puisque sa machine animale est véritablement sensible et que sa conception de la
matière vivante ne se départit pas d’un certain vitalisme, ce qui le situe en fait loin d’un
strict mécanisme. Aussi les matérialistes seront-ils d’abord séduits par une solution de
compromis : celle de l’âme matérielle chez les bêtes, une sorte de feu, de vent, de fluide de
particules très subtiles. Cette hypothèse est inspirée des Anciens, d’Épicure et Lucrèce en
particulier. Le texte consacrant exemplairement cette position est celui significativement
intitulé L’Âme matérielle5, un anonyme du premier tiers du XVIIIe siècle. Développant en
une très longue partie l’affirmation que « notre âme ne diffère point de celle des bêtes 6 »,
il marque ainsi l’importance qu’a prise ce qu’on pourrait appeler l’argumentation animale
du matérialisme. L’on dispose avec ce texte de la formulation aboutie de cette solution
matérialiste particulière du problème de l’âme, solution qui avait mis quelque temps à
s’assumer depuis Gassendi et sa double formule assez confuse de l’âme ignée et de l’âme
rationnelle spécifiquement humaine : l’hypothèse de l’âme matérielle. Cette hypothèse
cependant n’est pas non plus si satisfaisante. En effet, si elle attaque l’idée d’âme
spirituelle, c’est en même temps paradoxalement en consacrant celle d’âme, même si c’est
sous une forme purement matérielle. Avec elle, les matérialistes, obnubilés par le spectre
de la spiritualité de l’âme, reconduisent d’une certaine manière le dualisme de l’âme et du
corps à l’intérieur du corps même, sous forme d’un dualisme étrange, matériel certes, non
ontologique donc, mais d’un certain dualisme quand même. Une contradiction est donc
inscrite dans cette idée – apparemment pourtant si matérialiste par définition – d’âme
matérielle et contraindra à aller plus loin. Le « fantôme dans la machine » s’est
matérialisé, mais, même ainsi, il conserve sa forme, étrange chimère fixant ce qui va
bientôt disparaître du discours matérialiste. Le corps, toujours hétéronome, toujours
vassalisé à autre chose, même matériel, en est nié dans sa capacité propre. D’une certaine
manière, avec la notion d’âme matérielle, on arrive à un point limite de la capacité
d’accueil de cette notion d’âme dans une perspective matérialiste et des possibilités de
conciliation et de cohérence déployées par la doctrine. L’alternative alors se pose : soit
continuer à affirmer cette âme chez les bêtes comme chez les hommes, quitte à la faire
désormais purement matérielle, et ainsi conjoindre les destins de l’âme « animale » et de
celle humaine, mais en hypostasiant tout de même une notion éminemment contestable,
celle d’âme ; soit nier cette âme des bêtes pour mieux nier celle des hommes en refusant
l’idée générale d’âme, en la résorbant dans celle d’organisme. Ce sera cette seconde
option qui s’imposera et qui, détournant de la notion d’âme, engagera fermement nos
penseurs à en quelque sorte enchanter le corps en le désenchantant de l’âme7. Le corps,
112

investi d’une puissance nouvelle, assume ainsi l’intégralité des fonctions et aspirations
naguère dévolues à l’âme – cette notion cardinale de la rationalité antique puis
chrétienne – en absorbant et en dissolvant ontologiquement cette dernière en lui. C’est là
la figure d’un singulier réductionnisme puisque, si l’âme est reconduite au corps et
l’homme à l’animal, c’est en gonflant corps et animal de possibilités multipliées,
« réductionnisme non réductionniste », voire déjà émergentiste. La référence essentielle
alors n’est plus celle aux Anciens, comme c’était très souvent le cas du matérialisme
antérieur jusqu’au début du XVIIIe siècle, mais celle aux travaux scientifiques les plus
récents et en pointe.
17 Aussi, de façon accélérée par le progrès des sciences, de la physiologie en particulier, les
matérialistes en viennent-ils, autour du milieu du siècle, à fixer une position beaucoup
plus radicale, nette et définitive qu’auparavant : celle de refuser toute âme, même
matérielle, et de faire de l’organisme l’instance souveraine où s’élaborent non seulement
processus vitaux et sensibilité physique, mais également sensibilité morale, désir,
affections et pensée. On passe ainsi du corps animé au « corps animateur », avec le
moment transitoire qui a été celui d’une forme matérielle animatrice.
18 L’âme n’est non seulement plus un principe organisateur, mais plus un principe du tout,
elle n’a plus sa place nulle part, même au sein du corps, même comme âme matérielle. Ce
n’est pas l’âme – même matérielle – qui organise le corps, mais c’est le corps qui s’auto-
organise en fabriquant de l’âme ou du moins quelque chose comme de l’âme, car l’âme
n’existe plus comme telle, elle se résorbe dans l’« esprit », pour reprendre l’expression
d’Helvétius ; elle n’est concrètement plus rien sinon l’ensemble des pensées et
sentiments, la chaleur des émotions qui passent d’un être à l’autre. L’âme proprement
dite n’est plus que le mot que l’ignorance met sur une capacité inconnue du corps à
manifester quelque chose qui y ressemble, l’asile de cette ignorance qui multiplie
inconsidérément les êtres par méconnaissance de ce qu’est le corps et de ce qu’il peut –
pour reprendre l’idée spinoziste : « Nul ne sait ce que peut le corps » —, de sa capacité
propre à s’animer. Comme le dit d’Holbach dans le Système de la nature : « L’homme est un
être purement physique ; l’homme moral n’est que cet être physique considéré sous un
certain point de vue8 » ; ou encore : « Ceux qui ont distingué l’âme du corps ne semblent
avoir fait que distinguer son cerveau de lui-même9. » L’âme se révèle alors le produit d’un
dédoublement fantastique de l’unité de l’homme corporel.
19 Il s’agit donc d’un renversement : au lieu de postuler au niveau de l’âme une différence
qui se répercuterait sur les corps animal et humain, et qui expliquerait la différence
anthropologique, c’est tout au contraire sur la base de la différence du corps – de
l’« organisation » – que les matérialistes expliquent la différence d’animation, ce qu’on
pourrait appeler le mode propre d’animation physique spécifique à tout être.
20 Comment plus précisément cette composition ou cette partition physiologique de l’âme
peut-elle se faire ? À un double niveau : celui de la vitalité et de la sensibilité physique,
celui de la sensibilité morale et de la pensée. Au premier niveau, c’est en comprenant le
caractère actif de la matière vivante, grâce au vitalisme qui se développe en particulier
avec l’École de Montpellier, Bordeu spécialement, ce qui permet d’échapper à l’animisme,
représenté alors par Stahl ; au second, en repérant deux facteurs essentiels
particulièrement actifs et structurants dans le corps : les sens et le cerveau, ce qui permet
cette fois de contester sur des bases scientifiques le spiritualisme ; le premier facteur
étant largement emprunté au travail des empiristes, en particulier Locke et Condillac ; le
second empruntant aux physiologistes. Tout un débat va alors s’ouvrir entre ces penseurs
113

pour départager le rôle de chacun de ces facteurs dans la perspective d’un véritable
projet de « résolution physique de l’âme ».

LA FABRIQUE DE L’ÂME ANIMALE ET HUMAINE :


COMMENT LA CHAIR FABRIQUE-T-ELLE DE L’ÂME ?
21 Avant de citer l’évocation que Diderot fait d’un propos de sa fille, rapportons une
anecdote mettant en scène un peu de poisson sec...
« Diderot : Si un esprit fait de la matière, pourquoi de la matière ne ferait-elle pas
un esprit ? La Maréchale : Et pourquoi le ferait-elle ? Diderot : C’est que je lui en
vois faire tous les jours. Croyez-vous que les bêtes aient des âmes ? La Maréchale :
Certainement je le crois. Diderot : Et pourriez-vous me dire ce que devient, par
exemple, l’âme du serpent du Pérou, pendant qu’il se dessèche, suspendu dans une
cheminée, et exposé à la fumée un ou deux ans de suite ? La Maréchale : Qu’elle
devienne ce qu'elle voudra, qu’est-ce que cela me fait ? Diderot : C’est que Madame
la Maréchale ne sait pas que ce serpent enfumé, desséché, ressuscite et renaît. La
Maréchale : Je n’en crois rien. Diderot : C’est pourtant un habile homme, c’est
Bouguer qui l’assure. La Maréchale : Votre habile homme en a menti. Diderot : S’il
avait dit vrai ? La Maréchale : J’en serais quitte pour croire que les animaux sont des
machines. Diderot : Et l’homme qui n’est qu’un animal un peu plus parfait qu’un
autre10... »
22 Si l’âme peut ainsi se dessécher avec le corps et ressusciter avec lui, leur rapport est
vraisemblablement plus que de corrélation et a toutes chances d’être un rapport de
causalité.
23 Reste cependant encore une fois à savoir comment la matière peut ainsi faire de l’âme.
Dans une lettre à Sophie Volland du 10 août 1769, Diderot rapporte un mot de sa fille : « Je
m’avisai, il y a quelques jours, de lui demander ce que c’était que l’âme : “L’âme, me
répondit-elle ? Mais on fait de l’âme quand on fait de la chair”11. »
24 Qu’il s’agisse de poisson sec ou du frémissement de la chair vive, il faut expliquer les voies
de cette fabrication corporelle de l’âme, et sur ce sujet les matérialistes cette fois ne
s’entendent plus, en particulier Helvétius et d’Holbach : Helvétius en effet met l’accent
sur l’équipement sensoriel et moteur tandis que d’Holbach insiste sur la prééminence du
cerveau, perspectives opposées mais auxquelles on peut également reprocher d’être trop
unilatérales... En outre, à l’enjeu métaphysique de cette question se noue désormais
clairement l’enjeu anthropologique puisque c’est par la compréhension de
l’engendrement corporel de l’âme que l’on peut escompter pouvoir rendre compte de la
différence de dispositions et de capacités entre les êtres, et donc de la nature de la
différence humaine.
25 Évoquons assez rapidement les positions d’Helvétius et de d’Holbach.
26 La réponse d’Helvétius – l’âme se fabrique par les sens –, réponse inspirée de Locke et
Condillac12, est formulée de façon très précise dans la première note de De l’esprit ;
Helvétius y déclare l’inutilité de l’hypothèse d’une âme quelle qu'elle soit et la possibilité
d’expliquer la différence anthropologique seulement sur des bases sensorielles mais aussi
par la capacité de préhension – la main –, la socialité, la longévité de la vie, etc., donc tout
un ensemble de causes externes, Helvétius sous-estimant très manifestement le rôle de
l’organe central, le cerveau13.
114

27 Celle en revanche de d’Holbach, même si elle accorde aussi aux sens une part essentielle,
se caractérise par le rôle central attribué au cerveau, par un « cérébrocentrisme » en
quelque sorte, très biologiste, voire neurologique avant l’heure14.
28 La perspective de Diderot se signale par son caractère beaucoup plus synthétique et
équilibré. Pour répondre à cette double question de la formation de l’âme et de la
spécificité humaine, il propose d’articuler l’apport du langage, de la transmission par
l’éducation et l’écriture, du cerveau (dont il fait à Helvétius le reproche de ne pas
comprendre l’importance) au caractère particulier chez l’homme de l’organisation
sensorielle. Cette organisation humaine permet en effet un équilibre tout à fait singulier
expliqué dans la Réfutation d’Helvétius15. L’espèce humaine à la différence des autres se
caractérise par l’égalité de ses organes sensibles : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le
goût, aucun de ses sens ne l’emporte excessivement sur l’autre et ils composent ensemble
une sorte de polyphonie du sensible qui en revanche chez l’animal tend à parler plus ou
moins d’une seule voix. En effet, en dépit des possibilités partagées avec l’homme, l’esprit
animal est entravé par des sens non seulement trop puissants, mais surtout déséquilibrés,
ce qui l’asservit quasi exclusivement à celui qui domine. L’esprit humain pour sa part est
dans un rapport aux sens tout à fait autre : informé par de nombreux organes dont la
puissance est à peu près équivalente, il est à leur égard dans une situation comparable à
celle sereine et impartiale d’un juge recevant les dépositions des témoins sans se laisser
influencer par l’un plus que l’autre.
« Pourquoi l’homme est-il perfectible et pourquoi l’animal ne l’est-il pas ? L’animal
ne l’est pas parce que sa raison, s’il en a une, est dominée par un sens despote qui la
subjugue. Toute l’âme du chien est au bout de son nez, et il va toujours flairant.
Toute l’âme de l’aigle est dans son œil, et l’aigle va toujours regardant. Toute l’âme
de la taupe est dans son oreille, et elle va toujours écoutant. Mais il n’en est pas
ainsi de l’homme. Il est entre ses sens une telle harmonie, qu’aucun ne prédomine
assez sur les autres pour donner la loi à son entendement ; c’est son entendement
au contraire, ou l’organe de sa raison qui est le plus fort. C’est un juge qui n’est ni
corrompu ni subjugué par aucun des témoins. Il conserve toute son autorité, et il en
use pour se perfectionner. Il combine toutes sortes d’idées ou de sensations, parce
qu’il ne sent rien fortement16. »
29 Ainsi, la source première de la différence humaine est d’ordre biologique et ce n’est
qu’ensuite qu'elle peut se déployer dans le monde des signes, du langage et de la culture.
Cette source est en fait double : interne par le cerveau particulièrement développé chez
l’homme, externe par cet équilibre sensoriel (il faudrait compter aussi le diaphragme,
siège de l’émotion) également propre à lui. Du coup, par ce jeu entre les sens et le
cerveau, entre l’extérieur et l’intérieur, qui neutralise toute pression excessive d’un côté
ou d’un autre en compensant les forces les unes par les autres, l’esprit humain interpose
entre lui et la richesse (particulièrement forte chez lui) de l’information sensible une
distance nouvelle, source d’une liberté inédite jusque-là dans la nature. L’homme ainsi se
trouve expliqué dans sa différence et dans ses possibilités propres sans d’aucune manière
devenir une exception par rapport au monde animal. Paradoxalement, Diderot rend
compte de la spécificité humaine de façon totalement animale, par les seules lois
communes de la vie et de la sensibilité, et sans recours à une quelconque essence absolue
ou nature humaine : par conséquent, la différence humaine est purement et seulement de
nature animale. On peut estimer cependant peut-être que cette conception pèche par une
certaine sous-estimation de la détermination sociohistorique, dont Helvétius en revanche
prend bien toute la mesure.
115

30 D’autre part, non seulement cette composition physiologique de l’âme explique la


différence de l’homme et de l’animal en fondant ainsi l’unité humaine (c’est
l’« organisation » particulière de l’homme : possession d’un gros cerveau, d’un certain
équipement sensoriel), mais elle explique aussi la différence interhumaine, par le cerveau
et les particularités sensorielles propres à chacun. Aux yeux de Diderot donc, non
seulement la différence humaine, mais les différences entre les hommes sont au fond
également animales. L’anthropologie des matérialistes est bien fondamentalement une
anthropologie animale et elle trouve dans la conception diderotienne, soucieuse de
produire une synthèse de la complexité humaine, un certain point d’équilibre, sur la base
d’un parti pris certes fondamentalement naturaliste.

PERSPECTIVES MORALES POUR L’« ÂME » HUMAINE :


CONTRE L’ANTHROPOCENTRISME ET POUR UNE
RENATURALISATION DE L’HOMME
31 Sur ces bases anthropologiques, la visée morale chez les matérialistes ne pourra être que
celle d’un projet de renaturalisation de l’homme.
32 En quoi consiste cette perspective de renaturalisation qui prend l’animal comme un
certain modèle ? En l’affirmation de la légitimité des désirs et des besoins naturels, et de
la nécessité du recul par rapport aux exigences culturelles. En ce sens, cette perspective
n’est pas toujours celle de Diderot : certes, elle est manifeste dans le Supplément au Voyage
de Bougainville, mais par ailleurs Diderot valorise aussi le luxe, la civilisation, etc., et ne
penche guère pour une morale de la frugalité qui alignerait peu ou prou la vie humaine
sur le minimum du besoin animal. Sa pensée qui s’inscrit bien de façon résolue dans une
logique du désir comporte déjà quelque chose du type d’un « matérialisme ascensionnel »,
qui vise à dépasser une économie trop brute et primitive des passions, et à favoriser une
conception plus civilisationnelle et raffinée, et c’est même la raison de son hostilité à La
Mettrie. Cette complication du désir par la civilisation doit trouver cependant une limite
et Diderot est là aussi attentif aux formes d’équilibre. Un passage de la Réfutation
d’Helvétius donne une idée de cette perspective :
« Les législateurs anciens n’ont connu que l’état sauvage. Un législateur moderne
plus éclairé qu’eux, qui fonderait une colonie dans quelque recoin éclairé de la
terre, trouverait peut-être entre l’état sauvage et notre merveilleux état policé un
milieu qui retarderait les progrès de l’enfant de Prométhée, qui le garantirait du
vautour, et qui fixerait l’homme civilisé entre l’enfance du sauvage et notre
décrépitude17. »
33 Quant à Helvétius, le rôle très important chez lui de l’éducation éloigne plus
considérablement l’homme de l’animal : cet auteur affirme un privilège humain très fort,
même s’il est dénué d’anthropocentrisme et même si les pulsions animales comme la
sexualité et les intérêts élémentaires demeurent pour lui les motifs humains universels.
Plus précisément, même si ce privilège anthropologique est nuancé par le fait
qu’Helvétius maintient une attache fondamentale de l’homme à l’animalité, ce lien
constitutif à l’animalité ne signifie pas pour autant une proximité à l’animal ; tout au
contraire puisque 1'homme se spécifie par l’éloignement que lui permet l’éducation à
l’égard de ce dernier.
116

34 En revanche, la présence d’un tel projet de renaturalisation est très explicite chez La
Mettrie et de façon de plus en plus accusée puisque la notion de loi naturelle – qui
réintroduisait une régulation morale au sein de la nature-, importante dans ses premières
œuvres jusque dans L’Homme-machine, tend à s’effacer ensuite.
35 Et chez d’Holbach ? On rencontre incontestablement chez lui une valorisation de la
simplicité animale. Si le malheur de la condition humaine, plus à plaindre que celle des
animaux, est si aggravé, c’est que la complexité de l’organisation humaine et de ses
facultés mentales engendre une forte dérégulation passionnelle, à quoi s’ajoute
historiquement le mécanisme théologique et politique de la mystification et de
l’oppression. Ainsi, c’est bien chez d’Holbach que la critique de l’anthropocentrisme se
fait la plus sévère : l’homme fait son propre malheur et celui des autres par une violence
dominatrice qui fait que c’est selon la même logique que l’homme opprime à la fois l’autre
homme et les bêtes.
36 Cependant se pose ici un problème : dans la cohérence d’un tel projet de démystification
des idéaux moraux et de réduction matérialiste des mobiles à l’amour de soi, la tentation
est forte d’aboutir à une éthique du pur intérêt, comme c’est le cas chez Helvétius. Or,
dans cette conception calculatrice et réflexive, qu’advient-il éthiquement de la question
animale ? Ne pouvant entrer dans une comptabilité de la réciprocité, l’animal ne peut
être qu’exclu de l’intérêt moral puisqu’il ne participe pas à la nature de sujet rationnel
que présuppose une telle conception éthique. Par conséquent, il s’agit de trouver un
mobile moral à la fois consistant et extérieur à tout calcul réflexif de la réciprocité. Il ne
peut donc relever que de la spontanéité naturelle, tels la pitié ou un équivalent, type de
mobile déjà développé dans d’autres cadres que ceux des matérialistes : dans la tradition
chrétienne, la plupart des conceptions du droit naturel, les morales contemporaines de la
sympathie, comme celle de Shaftesbury, ou celles très précisément de la pitié, comme
exemplairement chez Rousseau.
37 C’est pourquoi, si Helvétius prend explicitement position contre la reconnaissance de la
pitié et que La Mettrie n’y semble guère non plus favorable, il n’en est pas de même chez
d’Holbach et Diderot, bien que ce soit de façon peu thématisée et conceptualisée.
38 Ainsi, chez ce dernier, marqué par Shaftesbury, se profile parfois dans le jeu animal de la
composition anthropologique, de façon fugace, la variable de la pitié ou de la
commisération, qui nous rend – cette fois au plan éthique – véritablement humains.
L’atteste ce passage de la Réfutation d’Helvétius commentant l’émotion suscitée par un cerf
aux abois chez le témoin humain :
« Cette commisération est d’animal à animal, et non d’homme à homme ; ou si l’on
aime mieux, c’est une illusion rapide amenée par des symptômes de douleur
communs à l’homme et à l’animal ; et qui nous montre un homme à la place d’un
cerf18. »
39 Cette capacité de sensibilité cette fois à la sensibilité d’autrui, fût-il une bête, capacité
bien morale même si elle est fondamentalement physique, tient particulièrement chez
l’homme au rôle du diaphragme, ce qui fait que la pitié n’est pas strictement universelle
dans l’espèce et qu'elle peut être développée ou non par l’éducation, mais non créée par
elle.
40 Pour conclure, grosso modo, on peut avancer que l’animal représente bien pour les
matérialistes des Lumières une certaine référence, même une source de normativité, à
laquelle l’homme doit particulièrement prêter attention dans le cadre d’une morale de
l’immanence, et qu’il ne s’épuise donc pas dans une simple instrumentalisation critique.
117

41 Du coup, est-ce là demander aux hommes de renoncer à leur humanité ? Tout au


contraire, si on admet avec Diderot que reconnaître et comprendre sa nature animale
propre sont en même temps paradoxalement apprendre à être humain puisque l’homme
n’est précisément qu’une certaine composition animale, se signalant par un équilibre
sensoriel autorisant le jugement. Du point de vue de ces auteurs et spécialement de celui
de Diderot, l’homme, d’une certaine manière, est une réussite animale (on peut noter
d’ailleurs que, un peu paradoxalement tout de même, l’expression très aristotélicienne
d’« animal plus parfait » revient fort souvent sous sa plume), une sorte de synthèse
équilibrée d’une animalité dont les autres espèces représentent finalement des versions
déséquilibrées et unilatérales. Cette inspiration du côté de l’animal n’est cependant pas
directe : Diderot n’entend pas substituer à la vision traditionnelle et extrêmement
prégnante de l’âme humaine comme imago Dei une nouvelle conception qui verrait cette
âme en quelque sorte comme imago animalis. Non, cette inspiration ne se puise pas dans
l’animal empirique, dans une espèce animale déterminée, mais plutôt dans l’animalité
elle-même, dans la version synthétique et mobile qui fait en quelque sorte le propre
animal de l’homme, chaque espèce animale représentant une version particulière de cette
animalité analogue à un jeu de composition.
42 On voit aussi sur l’exemple de la chasse à courre repris par Diderot de sa lecture critique
d’Helvétius19, avec l’expression bien intéressante d’« illusion » qu’il y utilise, comment la
projection en l’animal souffrant, qui permet l’identification émotionnelle, ouvre une
sorte de remise en jeu de l’âme au plan éthique. L’homme en quelque sorte se donne une
âme en en donnant une à l’animal. Il manifeste par la pitié une capacité de sortie de soi
qui le projette à travers autrui, par un intérêt désintéressé si l’on peut dire, et cela
d’autant plus s’il mesure le caractère illusoire, le jeu de cette apparence d’âme qui est un
effet plus qu’une cause, et donc du coup la gratuité, la liberté de son intérêt. La référence
éthique à l’animalité devient alors le motif d’une morale non de l’intérêt comme chez
Helvétius, mais au contraire de la générosité, par l’admission de la non-réciprocité et de
la limite de tout calcul en matière morale.
43 Ainsi, l’âme animale, comme effet de la relation, de la réflexion de soi en l’autre, et non
comme forme ontologique, comme substance, aide en quelque sorte l’homme à élargir et
régler la sienne même si, paradoxalement, c’est précisément au prix de se désenchanter
de cette notion d’âme comme entité métaphysique. Pour filer encore la métaphore
animale, l’âme désubstantialisée ressemble à l’effet de ce chat dans Alice au pays des
merveilles qui, alors même qu’il a disparu, laisse encore flotter son sourire
mystérieusement détaché dans l’air, sourire ne s’effaçant que très progressivement en
laissant une trace longtemps perceptible. Peut-être les hésitations ou les scrupules
subsistants du si complexe et si peu dogmatique Diderot à l’égard de l’âme trouveraient
dans une telle image ou un tel mirage – qui ne laisse pas en même temps d’être
étrangement consistant – la satisfaction d’un compromis, certes – mais serait-ce pour lui
déplaire ? – inachevé.
118

NOTES
1. Bergier, Examen du matérialisme ou Réfutation du Système de la nature, Paris, 1771, t. 1, p. 261-262 ;
le propos semble faire allusion à un passage précis du livre de d’Holbach : cf. Système de la nature,
1770, Paris, Éditions Alive, 1999, t. II, note 20, p. 268.
2. Ce qui ne veut pas dire que la contradiction à propos de l'âme des bêtes soit absente du côté
« spiritualiste » ou dualiste : tout au contraire, comme le dit précisément d’Holbach à la page 268
du Système de la nature (cf. supra).
3. Observations sur Hemsterhuis, Œuvres, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994, t. I, p. 704.
4. Rédacteur d’articles pour l' Encyclopédie et des Lettres philosophiques sur la perfectibilité et
l’intelligence des animaux (publiées à partir de 1762).
5. A. Niderst, L’Âme matérielle, ouvrage anonyme, éd. critique avec introduction et notes, Paris,
PUF, 1973. A. Niderst en situe la rédaction dans les années 1720 et, suivant en ceci I.-O. Wade,
estime qu’il est probablement de Dumarsais.
6. C’est le titre du très long troisième chapitre : « Que notre ame ne différé point de celle des
Betes et que les Betes sont douées de raison ».
7. On peut penser ici au livre d’Élisabeth de Fontenay : Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris,
Grasset, 1981.
8. Op. cit., p. 168.
9. Op. cit., p. 226.
10. Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, op. cit., p. 938. Vraisemblablement, il
ne s’agit ici pas d’un véritable serpent (terme très générique à l’époque).
11. Rapporté par P. Vernière, Œuvres philosophiques de Diderot, éd. P. Vernière, Paris, Garnier
« Classiques », 1964, note 2, p. 264. Cette lettre est contemporaine de L’Entretien entre d’Alembert et
Diderot qui reprend l’anecdote (« Je fais donc de la chair ou de l’âme, comme dit ma fille », ibid.,
p. 264).
12. Donc en fait, pour le dernier, d’un spiritualiste.
13. En cela sans doute inspiré par Buffon – mentionné dans la note (et auquel fait référence
également l’ouvrage posthume d’Helvétius, De l’homme) –, qui en méconnaissait complètement
l’importance. Buffon qui par ailleurs insistait précisément sur le fait que la différence entre les
organismes humain et animal était externe, consistant dans la conformation des membres et non
dans les organes centraux. L’influence de Buffon semble donc assez claire : si l’on efface non
seulement le rôle du cerveau, comme il le fait, mais également l’âme spirituelle qu’il prête pour
sa part toujours à l’homme, l’on a affaire à une conception qui ne donne de poids qu’aux facteurs
physiques externes et qui ressemble fort à celle d’Helvétius. Par là, le matérialisme de ce dernier,
aboutissant à survaloriser le rôle de la culture et de l’éducation apportées précisément par
l’extérieur, neutralise finalement les facteurs physiques et sépare fortement la sphère
anthropologique de celle de l’animalité, ce qui autorise paradoxalement le retour implicite en lui
d’une sorte d’idéalisme.
14. Et qui présente lui aussi, mais pour une raison tout à fait différente, le retour inattendu d’un
certain idéalisme dans le matérialisme, le cerveau acquérant chez lui une sorte de souveraineté
indépendante très singulière.
15. Dans cet ouvrage, Diderot développe davantage cette idée que l’on retrouve également dans
d’autres de ses livres.
16. Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, Œuvres, éd. L. Versini, Paris, Robert
Laffont, 1994, t. I, p. 814-815.
119

17. Réfutation d’Helvétius, op. cit., p. 903.


18. Ibid., p. 883.
19. Il convient ici de signaler la répercussion de cet exemple d’auteur à auteur. Rousseau – auquel
s’oppose Helvétius – relate son dégoût à l’occasion d’une chasse à courre (cf. Mon portrait,
fragment 36, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1959, t. I, p. 1129). Buffon pour sa
part justifiait cette forme de chasse typiquement aristocratique et royale (à l’article « Cerf » de
l'Histoire naturelle précisément).

AUTEUR
JEAN-LUC GUICHET
Directeur de programme au Collège international de philosophie (Paris) de 2004 à 2010
(« Animalité et anthropologie, des Lumières à nos jours »), membre du centre Georges-Chevrier
(UMR-CNRS 5605, université de Bourgogne), du Comité d’éthique expérimentation animale Paris
1-Ile-deFrance et membre associé du CERPHI (Centre d’étude en rhétorique et philosophie).
Derniers ouvrages publiés : Traité des animaux, Condillac (commentaire), Paris, Ellipses, 2004 ;
Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf,
2006 ; Usages politiques de l’animalité (dir.), Paris, L’Harmattan, 2008, Douleur animale, douleur
humaine. Données scientifiques, perspectives anthropologiques, questions éthiques (dir.), Paris, Quae,
2010. Ses recherches, portant sur le lien homme-animal de l’Âge classique à nos jours et sur les
différents aspects de la pensée de Rousseau et des Lumières, abordent également les questions
contemporaines d’anthropologie et d’éthique appliquée.
120

Instinct et intelligence : les termes


d’une nouvelle querelle de l’âme des
bêtes au XIXe siècle ?
Paule Petitier

1 Plusieurs facteurs semblent au premier abord rendre peu vraisemblable un quelconque


resurgissement de la querelle de l’âme au XIXe siècle.
2 Tout d’abord, cette époque positiviste apparaît comme celle de la réduction des questions
métaphysiques. L’évolution est assez bien signifiée par le titre de deux ouvrages. Si Pierre
Laromiguière peut encore écrire entre 1815 et 1818 un Essai sur les facultés de l’âme 1, le
traité d’Hippolyte Taine, De l’intelligence (1870), vise quant à lui à débarrasser la pensée de
l’« être scolastique », désigné par le terme d’âme. Déjà dans la première moitié du XIXe
siècle, un Cabanis voyait dans le cerveau la « glande secrétoire de la pensée » et un
Broussais considérait les facultés intellectuelles comme les « actes d’un cerveau vivant ».
Dans la vision matérialiste de Taine, la connaissance du système nerveux et du cerveau
s’avère suffisante pour expliquer les mécanismes psychiques, et il convient de dénoncer
l’« illusion métaphysique qui fait du moi une substance distincte2 ». « [L]’individu animal
ou humain n’est qu’un système » : un effet résultant de la coordination de ces centres
nerveux dispersés dans l’organisme. Au lieu d’un moi unitaire et immatériel, on est
devant un ensemble de rapports entre des centres nerveux dispersés dans l’organisme3.
3 Le réquisitoire de Taine contre l’« illusion métaphysique » vise un courant spiritualiste
qui a dominé les deux premiers tiers du XIXe siècle et dont on oublierait trop vite
l’influence si l’on ne se fondait que sur ses médiocres réussites philosophiques. Ce
spiritualisme officiel a trouvé dans Victor Cousin son maître à penser et son vigilant
propagateur. Selon les récentes analyses de Jan Goldstein4, l’objectif de la philosophie de
Cousin était de restaurer un « moi » robuste et unitaire, substantiel et indivisible, là où la
philosophie sensationniste avait eu tendance à dissoudre ce moi dans la fragmentation et
dans l’intermittence. Maine de Biran, avant Cousin, avait postulé un moi préexistant à
l’expérience des sens et nécessaire à celle-ci ; la conscience de ce moi constituait pour lui
le « fait primitif ». Pour Jan Goldstein, l’entreprise de Maine de Biran (se tourner vers
121

l’intériorité et y découvrir un moi actif et unifié) correspond à la position politique du


philosophe monarchiste. Cousin s’inspirant de Maine de Biran pose le moi comme un tout
inné et a priori. La preuve de ce moi est donnée par la conviction intime, indéracinable,
immédiate de son existence, de son unité et de son identité. La philosophie cousinienne
accorde une grande importance au sens intime et à l’introspection – non une
introspection qui détaillerait le contenu de la conscience, mais un mouvement réflexif
destiné surtout à affermir la certitude de l’existence de ce moi.
4 Toujours selon Jan Goldstein, le terme de « moi », déjà employé par Descartes comme
synonyme d’âme5, aurait tendu à remplacer celui-ci, en particulier sous sa forme
nominale « le moi », dans la terminologie philosophique à partir du XVIIIe siècle. L’emploi
croissant de ce terme dénoterait un intérêt pour la substance psychique considérée
comme un tout. Le terme de « moi » implique cependant une restriction à l’humain
(tandis que celui d’« âme » gardait un sens plus extensif). Notons que l’Encyclopédie traite
« Moi » comme un terme grammatical et nourrit en revanche l’article « Âme ». Avec le
spiritualisme cousinien, l’équivalence du « moi » et de l’âme semble confortée.
5 Le Dictionnaire des sciences philosophiques, qui offre une bonne idée de la vulgate
philosophique dérivée de Cousin (l’ouvrage a été dirigé par Adolphe Franck6, l’un de ses
disciples), aborde à l’article « Âme » la question de l’âme des bêtes. Dans une recherche
du moyen terme bien caractéristique de l’éclectisme, l’article, ayant écarté a priori les
« solutions matérialistes fondées sur une négation absolue du principe spirituel, pour ne
parler que de celles qui reconnaissent dans l’homme et au-dessus de lui l’existence de ce
même principe », récuse aussi bien la position de Descartes (l’animal-machine) que celle
de Condillac qui « accord[e] à la brute les mêmes facultés qu’à l’homme ». Il reconnaît aux
animaux une « âme sensitive et motrice », un « principe immatériel, une force douée de
vie et de sensibilité dont les organes ne sont que les instruments ». Cependant, il met en
garde contre toute confusion avec l’âme humaine, séparée par un « immense intervalle »
de celle qu’il faut bien reconnaître aux animaux — dès lors que « ni le désir, ni la
sensation, ni l’initiative du mouvement ne sauraient appartenir à un sujet divisible et
étendu ».

INSTINCT VERSUS INTELLIGENCE


6 Les hommes de science, à la même époque, écartent par principe la question de l’âme des
bêtes du périmètre de leurs recherches. Nous sommes à l’âge où science et philosophie se
conçoivent comme des domaines séparés. La science délimite strictement son champ par
l’exclusion des questions métaphysiques et n’entend étudier que les faits positifs, à partir
de la seule méthode de l’étude expérimentale. Cependant, si la question de l’âme des bêtes
sort du champ scientifique, celle de l’intelligence des animaux intéresse de nombreux
naturalistes et suscite des ouvrages7, des articles de dictionnaires ainsi que des chapitres
dans les livres de physiologie et d’anatomie. Le développement des connaissances sur le
système nerveux et le cerveau au XIXe siècle explique en grande partie l’intérêt que
suscite le sujet, mais entrent aussi en ligne de compte les débuts de l’observation du
comportement animal.
7 Bien qu’ils refusent de se prononcer sur la question de l’âme du point de vue de la science,
un nombre conséquent de naturalistes porte la marque du spiritualisme cousinien et de
ses présupposés : l’existence d’une essence humaine spécifique et supérieure. L’influence
122

du spiritualisme cousinien a dépassé la sphère de la philosophie, sur laquelle Cousin a


exercé une durable hégémonie. À l’Académie des sciences morales et politiques, Cousin a
petit à petit remplacé les anciens membres de la deuxième classe de l’Institut (héritiers
du XVIIIe siècle philosophique) par des spiritualistes 8. Une large partie du monde savant
adhère à l’éclectisme spiritualiste. Ainsi, Achille Longet, professeur de physiologie à la
faculté de médecine de Paris, fait-il référence dans son Traité de physiologie 9 à la section de
« Psychologie » du Manuel de philosophie d’Émile Saisset 10, disciple de Cousin. Or les
présupposés et les enjeux du spiritualisme ne semblent pas étrangers aux recherches de
ces hommes de science sur la question de l’intelligence animale.
8 Certes, aucun de ces auteurs ne remet en cause l’appartenance de l’homme au règne
animal. Par son corps, l’homme est un animal : l’anatomie et la physiologie comparées
mettent en évidence analogies et différences avec d’autres espèces. Pourtant l’idée de
l’essence différente de l’humanité infléchit de façon très prononcée les systèmes
explicatifs, en particulier dans le traitement de la question de l’intelligence. Dans ce
domaine, l’urgence semble être de distinguer clairement l’instinct de l’intelligence. Il est
vrai que le sensationnisme de Condillac dans son entreprise de radicalisation et
d’universalisation de l’empirisme11 avait abouti à des paradoxes déconcertants. La
négation totale de comportements innés résistait difficilement à l’observation de la vie
animale. Les travaux de Frédéric Cuvier – notamment son Histoire naturelle des mammifères
parue entre 1818 et 1837 – et la synthèse qu’en donne Pierre Flourens dans De l’instinct et
de l’intelligence des animaux en 1841 se présentent comme des avancées décisives dans la
reconnaissance de l’instinct et dans sa distinction d’avec l’intelligence ; ils font autorité
jusque sous le Second Empire. Pour ces deux naturalistes, il ne s’agit pas de nier
l’intelligence animale, ni même d’écarter la présence de l’instinct chez l’homme.
Pourtant, leur pensée est hantée par la recherche des limites, et les degrés de l’échelle des
êtres deviennent autant de frontières. Ceci est particulièrement net chez Pierre Flourens,
dans les formulations de qui l’on retrouve sans cesse le vocabulaire de la limite et de la
séparation12. Leur souci visible est d’endiguer la pensée déstabilisatrice de certains
auteurs du XVIIIe siècle et ses effets de brouillage entre humanité et animalité.
9 Les thèses de F. Cuvier et de P. Flourens aboutissent à une distinction absolue entre
instinct et intelligence. Elles récusent à la fois la théorie de Condillac, qui déclare que
l’instinct est un « commencement de connaissance » (l’« effet pétrifié d’un
raisonnement », J.-L. Guichet) ; l’opinion de Réaumur, qui « voit jusque dans des animaux
très inférieurs, c’est-à-dire les insectes, autant d’intelligence que dans aucun des autres 13 » ; et
celle de Georges Leroy, l’auteur des Lettres philosophiques sur l’intelligence et la perfectibilité
des animaux (parues à partir de 1762 et beaucoup rééditées). Flourens a particulièrement à
cœur de reprendre cet auteur, sans doute parce que, bon connaisseur et bon observateur
des bêtes, il échappe à l’incrimination d’abstraction théorique. Cette différenciation
stricte de l’instinct et de l’intelligence sera elle-même réfutée à la fin du XIXe siècle, sur
des bases nouvelles, par l’évolutionnisme. À la fin du XIXe siècle, la frontière étanche
posée par ces auteurs entre instinct et intelligence sera remise en cause par
l’évolutionnisme pour lequel les instincts secondaires sont des comportements
intelligents devenus héréditaires14.
10 L’instinct, chez les auteurs que nous considérons, ne saurait être regardé comme une
« branche égarée de l’intelligence, une ébauche plus ou moins perfectionnée de la pensée
humaine dans les brutes ». La différence entre instinct et intelligence est une différence
absolue, de nature et non de degré. Elle se fonde selon Julien-Joseph Virey dans la
123

physiologie et correspond à deux systèmes nerveux différents, le ganglionique et le


cérébro-spinal15. L’instinct est une « intelligence non intelligible, totalement séparée de
celle du cerveau16 ». Il relève entièrement du déterminisme. Lié aux organes, « comme
imprimé dans la chair17 », l’instinct conditionne les relations des animaux avec le monde
extérieur et leur dénie toute interaction avec leur milieu : « Les fils, la toile toute tendue
de l’araignée font encore partie de la constitution de cet insecte. » « L’abeille, la guêpe, le
fourmilion sont tout aussi instruits dès leur sortie de l’œuf ou de l’état de larve, sans
études préliminaires, que l’ont été leurs pères au commencement du monde, et leurs
ouvrages sont comme un appendice naturel de leur organisme même18. »
11 Si Virey s’inspire ici de l’idée diderotienne d’un tout formé par l’ouvrier et sa machine, il
l’infléchit dans le sens d’une mécanisation du comportement de l’animal. On ne
s’étonnera pas de voir reparaître, certes avec le statut de comparaison, l’idée cartésienne
de l’animal-machine. Virey imagine pour expliquer les métamorphoses des insectes une
comparaison avec un orgue portatif dont le cylindre si on le déplace d’un cran peut jouer
un autre air19 ; François Leuret compare l’instinct au mécanisme d’une horloge ou au
métier d’un tisserand20.
12 Chez Georges Cuvier, faction de l’instinct suppose l’existence dans le sensorium des
animaux d’« images ou sensations innées et constantes, qui les déterminent à agir comme
les sensations ordinaires et accidentelles déterminent communément. C’est une sorte de
rêve ou de vision qui les poursuit toujours ; et, dans tout ce qui a rapport à leur instinct,
on peut les regarder comme des espèces de somnambules21 ».
13 Non seulement l’instinct et l’intelligence sont de nature différente, mais ils sont
antithétiques.
« Tout, dans l’instinct, écrit Pierre Flourens, est aveugle, nécessaire et invariable ;
tout, dans l’intelligence, est électif, conditionnel et modifiable 22. »
14 Certes, ils coexistent dans la plupart des animaux, y compris dans l’homme, mais
« toujours en raison inverse l’un de l’autre23 ». « [D]ans l’homme, presque tout se fait par
intelligence, et l’intelligence y supplée à l’instinct. L’inverse a lieu pour les dernières classes :
l’instinct leur a été accordé comme supplément de l’ intelligence24. » À l’intérieur d’une
vision continuiste qui ne nie pas l’animalité de l’homme, la différenciation stricte entre
instinct et intelligence réintroduit un dualisme, une fragmentation verticale qui traverse
chaque être et en fait un composé de facultés hétérogènes. Notons au passage que ce
clivage prédispose à la vision d’un instinct jouant sa propre partie, de façon autonome,
contre l’intelligence. On peut relier la « dualité des facultés25 » aux intrigues fréquentes
dans la littérature de la deuxième moitié du XIXe siècle, où l’homme est agi contre sa
volonté par un instinct bestial (le personnage de Jacques Lantier dans La Bête humaine par
exemple).
15 Une fonction patente de l’insistance sur cette dualité semble être de préparer la pensée à
la distinction entre l’intelligence animale et l’intelligence humaine26. Nos auteurs, en
effet, reconnaissent l’intelligence des animaux et en donnent de nombreux exemples. Ils
la rattachent à l’existence du système nerveux cérébro-spinal. Contrairement à l’instinct,
l’intelligence suppose un rapport avec le monde. Alors que l’instinct se déploie vers
l’extérieur, l’intelligence résulte de la centralisation par le sensorium des sensations qui
proviennent de l’extérieur (Virey, op. cit., p. 489). Là où n’existe pas de sensorium, où les
« molécules nerveuses sont dispersées dans tout l’organisme », comme dans les
zoophytes, il ne peut exister d’intelligence. Et pourtant, l’intelligence des animaux diffère
encore de celle des hommes par une sorte de défaut de centre. Elle dépend purement des
124

sensations, donc de la périphérie, et il lui manque le deuxième élément de l’esprit, le


« moi » a priori, la réflexion (pièce maîtresse de la conception moderne du moi par
rapport au sensualisme, depuis Maine de Biran).
« Cette intelligence qu’ils ont ne se considère pas elle-même, ne se voit pas, ne se
connaît pas. Ils n’ont pas la réflexion, cette faculté suprême qu’a l’esprit de l’homme
de se replier sur lui-même, et d’étudier l’esprit27. »
16 En somme, l’instinct est à l’intelligence des animaux ce que celle-ci est à l’intelligence
humaine. Virey écrivait : « L’intelligence connaît qu'elle ignore, l’instinct ignore qu’il
connaît28 » ; mais l’intelligence des bêtes elle aussi ignore qu'elle sait ; elles ne possèdent
pas « cette intelligence qui se voit et qui s’étudie, cette connaissance qui se connaît 29 ».
17 Dépourvus de réflexion, de « moi » et donc d’âme au sens spirituel du terme, les animaux
« sont complètement étrangers aux sentiments qui puisent leur source dans la
conscience, et à tous les mouvements qui se fondent sur la liberté morale30 ».

ENJEUX IDÉOLOGIQUES
18 Le spiritualisme cousinien n’est pas dissociable d’une position politique. Sous la
monarchie de Juillet, il devient la philosophie (ou l’idéologie seulement, dira-t-on plus
sévèrement) d’une société inégalitaire, d’une classe politique fermée, d’un système
électoral où le droit de vote est réservé aux « capacités ». Dans le système cousinien, tout
homme est doté virtuellement d’un « moi », mais la capacité de réflexion est ce qui
actualise vraiment ce moi. Cousin fait de l’opposition entre la réflexion et la spontanéité
l’un des axiomes de sa pensée : la spontanéité est « indistincte et obscure », elle précède
la réflexion dans l’histoire de l’individu et de l’espèce, la « masse de l’humanité est
spontanée et non réflexive31 ». La réflexion est le privilège de quelques-uns et circonscrit
l’élite.
19 La distinction de l’instinct et de l’intelligence (pour ce qui concerne les animaux) recoupe
la différence établie par Cousin entre la spontanéité et la réflexion, et toutes deux sous-
tendent une vision inégalitaire de la société et justifient le pouvoir qu’une élite s’attribue
sur la masse.
20 De ce point de vue, la position matérialiste de Taine (qui élimine l’illusion métaphysique
de l’âme) est moins antithétique qu’il ne paraît avec celle du spiritualisme (qui la
conserve à l’homme). Elles reposent toutes les deux sur une vision hiérarchisée qui se
reflète tant dans l’explication physiologique (le rôle de la centralisation et de la
subordination dans le système nerveux32) que dans la conception des rapports entre les
êtres.
21 C’est à cause de ces implications sociopolitiques que peut renaître au XIXe siècle une
forme de « querelle de l’âme des bêtes ». Dans Le Peuple, Michelet consacre un chapitre
aux animaux – magnifiquement commenté par Élisabeth de Fontenay dans Le Silence des
bêtes. Il y défend la croyance orientale et médiévale que l’animal a une âme ou plus
exactement « est une âme endormie ou enchantée ». Il faut bien mesurer que Le Peuple,
écrit en 1846, s’inscrit dans un contexte polémique. Faisant suite aux Jésuites (1843) et au
Prêtre (1844), il manifeste le rejet par l’historien de la vision judéo-chrétienne
(notamment de sa condamnation de la nature). Il exprime également le refus du
spiritualisme éclectique et de tous les principes hiérarchiques qui découlent de la
distinction esprit/corps, matière/pensée33. La « réclamation » de Michelet pour les
125

animaux prend place dans une réfutation générale de la distinction entre instinct et
réflexion, qui, aux yeux de l’historien, est un instrument pour discriminer dans la société
humaine la masse et les élites, et au-delà les bêtes et les hommes. En parlant de
l’« instinct du peuple » (et non de spontanéité, comme Cousin), il englobe implicitement
dans un même terme la pensée des simples et le comportement animal. L’instinct pour
Michelet est une pensée qui procède par des voies différentes de la réflexion, mais atteint
aussi sûrement qu’elle son but et peut même se hausser jusqu’au don de prévision.
« Une main apparaît dans la lumière. Le raisonneur conclut que sans doute il y a
dans l’ombre un homme dont on ne voit que la main ; de la main, il conclut
l’homme. Le simple ne raisonne pas, ne conclut pas ; tout d’abord, en voyant la
main, il dit : “Je vois un homme.” Et il l’a vu en effet des yeux de l’esprit.
Ici, tous deux sont d’accord. Mais dans mille occasions, le simple qui, sur une partie,
voit un tout qu’on ne voit pas, qui, sur un signe, devine, affirme un être invisible
encore, fait rire et passe pour fol.
Voir ce qui ne paraît aux yeux de personne, c’est la seconde vue. Voir ce qui semble
à venir, à naître, c’est la prophétie. Deux choses qui font l’étonnement de la foule, la
dérision des sages, et qui sont généralement un don naturel de simplicité.
Ce don, rare chez les hommes civilisés, est, comme on sait, fort commun, chez les
peuples simples, qu’ils soient sauvages ou barbares34. »
22 Par cet « instinct pour saisir des rapports fort éloignés », les simples ont une « parenté
secrète avec l’homme de génie », avec qui ils sympathisent et s’entendent. Le génie a
même cet instinct plus complètement que le peuple ou l’enfant, ces simples à qui il arrive
de « sort[ir] du caractère du simple » (l’enfant parce qu’il grandit et qu’il est déformé par
une éducation scolastique, le peuple par fascination pour les classes élevées).
« Le génie a le don d’enfance, comme ne l’a jamais l’enfant. Ce don, nous l’avons dit,
c’est l’instinct vague, immense, que la réflexion précise et rétrécit bientôt, de sorte
que l’enfant est de bonne heure questionneur, épilogueur et tout plein d’objections.
Le génie garde l’instinct natif dans sa grandeur, dans sa forte impulsion, avec une
grâce de Dieu que malheureusement l’enfant perd, la jeune et vivace espérance.
Le peuple, en sa plus haute idée, se trouve difficilement dans le peuple. Que je
l’observe ici ou là, ce n’est pas lui, c’est telle classe, telle forme partielle du peuple,
altérée et éphémère. Il n’est dans sa vérité, à sa plus haute puissance, que dans
l’homme de génie ; en lui réside la grande âme [...]35. »
23 Et cependant il ne faudrait pas en conclure que l’homme de génie est inspiré d’en haut.
Michelet met en garde à la fin du chapitre (II, VII) contre une interprétation spiritualiste
qui ferait de l’homme de génie l’âme d’une masse inerte (le peuple) ; il n’est tel – et le
terme d’instinct employé à son propos y insiste – que dans sa solidarité avec les simples,
« enveloppé dans cette foule dont il est l’esprit ». La représentation du génie chez
Michelet tient à l’évidence de celle de Diderot (le génie tient à l’instinct), mais ce que
Michelet ajoute à la théorie du philosophe, c’est l’équivalence de la création géniale et de
la réflexion intellectuelle.
24 Alexandre Dumas, dans un roman écrit à Bruxelles en 1852, juste après le coup d’État de
Louis-Napoléon Bonaparte, tient à illustrer dans une fiction ces idées de Michelet,
auxquelles il fait explicitement référence dans les premières pages de l’œuvre. Par son
titre, Conscience l’innocent, il annonce le refus d’assimiler « conscience » et « réflexion » ; la
conscience morale est au contraire rapprochée de la « simplicité ». Le personnage
éponyme défie en effet le sens péjoratif attaché habituellement au « simple d’esprit ».
Innocent, il incarne les plus hautes vertus morales et traverse une période historique
dramatique (la fin du premier Empire) sans être dégradé par la violence et les vicissitudes
de l’histoire. Une des caractéristiques du personnage est qu’il entend le langage des bêtes
126

(Dumas ne partage pas l’antichristianisme de Michelet et puise dans la renaissance


contemporaine du franciscanisme un arrière-plan supplémentaire pour son personnage).
Conscience, de plus, a pour inséparable compagnon un grand chien, nommé Bernard (un
saint-bernard, race de chien liée au sauvetage). Le couple qu’ils forment souligne la
proximité de la simplicité de Conscience avec celle des bêtes et affirme de plus que le
salut de la bête et celui de l’homme sont solidaires.

L’ÂME BÊTE
25 L’association du génie et de l’instinct se retrouve dans une métaphorisation récurrente de
l’artiste par la bête ou l’homme-bête. Que l’on pense au Quidquid volueris de Flaubert, texte
de jeunesse (1837) dans lequel l’homme-singe, Djalioh (issu d’une esclave noire et d’un
orang-outang), représente aussi bien l’opprimé (social et animal) que l’artiste romantique
étranger au monde positif et dénué d’âme dans lequel il est obligé de vivre. Dans ce texte,
l’antique théorie de la mélancolie, qui rend l’homme de génie à la fois supérieur à ses
semblables (par ses conceptions) et inférieur (par l’avilissement dans lequel l’humeur
noire peut le plonger), sert d’arrière-plan pour relier bestialité et spiritualité. À la fin du
siècle, dans un récit tout à fait symétrique36, « Le tueur de cygnes » (1886), Villiers de
L’Isle-Adam montre le docteur Tribulat Bonhomet, incarnation de l’esprit bourgeois et
scientiste, prenant plaisir à faire « rendre l’âme » aux cygnes endormis la nuit sur un
étang après avoir joui de l’angoisse que leur cause son avancée quasi imperceptible dans
les ténèbres. À l’évidence ici encore, la bête est une métaphore de l’artiste étouffé par des
bourgeois philistins qui s’enchantent de sa souffrance créatrice. Le texte nous intéresse
cependant parce qu’il réaffirme la solidarité de l’artiste (de la psyché créatrice) avec
l’animalité, de l’âme et de la souffrance.
26 Du début à la fin du siècle, des œuvres littéraires tissent ainsi un lien entre âme et bête,
spiritualité et bestialité, comme pour contredire la mise en équivalence de l’âme avec
l’intelligence et la conscience réfléchie. L’âme y apparaît plus proche de l’instinct que de
l’intelligence. L’image employée par Cuvier pour caractériser les actes motivés par
l’instinct, l’image du somnambule, n’est pas récusée par ces textes, mais dotée d’une
valeur positive. L’âme de la bête est obscure, opaque, énigmatique, mais c’est peut-être en
cela même qu'elle est âme.
« Mais, parce qu’il [l’animal] est comme endormi, il a, en récompense, accès vers
une sphère de rêves dont nous n’avons pas l’idée. Nous voyons la face lumineuse du
monde, lui la face obscure ; et, qui sait si celle-ci n’est pas la plus vaste des deux 37

27 Même le fait que les bêtes n’aient pas de langage de communication tourne au profit de
leur spiritualité. Les animaux sont « rêveurs » (Michelet), contemplatifs (Hugo), aussi
étrangers à la « transitivité » (de la communication, des échanges, des relations) qu’à la
réflexivité (de la conscience).
28 De cela découle un motif bien représenté dans la littérature du XIXe siècle, celui du regard
des bêtes.
29 Le regard des animaux (dans une opposition implicite au langage humain) porte une
interrogation métaphysique, ou tout du moins rappelle l’interrogation métaphysique
dans un monde sans dieu. Qu’on songe au « Cygne » de Baudelaire (Les Fleurs du mal) :
« Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,
127

Vers le ciel ironique et cruellement bleu,


Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s’il adressait des reproches à Dieu ! »
30 Ou bien au regard du crapaud dans le poème de La Légende des siècles (Première série) :
« Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait. »
31 Le regard de la bête n’est pas focalisé, il s’adresse à l’infini, il n’est pas dirigé vers un
objet ; il reflète le cosmos dont il participe. Au contraire, lorsque l’homme intervient,
dans ce poème, c’est avec un regard dirigé sur un objet, une « cible » :
« Un homme qui passait vit la hideuse bête. »
32 Et cet homme crève l’œil du crapaud. L’œil éveillé, aux aguets de l’humain ne voit l’autre
créature que pour la transformer en objet de tortures sadiques.
33 L’œil de l’âne, deuxième personnage animal du même poème (on se rappelle qu’une
bande d’enfants supplicient le crapaud jusqu’à ce que, voyant arriver une charrette tirée
par un âne, les enfants trouvent drôle d’assister à l’écrasement du crapaud sous les roues
de la charrette ; mais l’âne, pourtant épuisé, détourne la roue et épargne le crapaud), est
nébuleux, sans objet :
« Il avait dans ses yeux voilés d’une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur. »
34 L’imbécillité du regard de la bête se renverse en « stupeur », étonnement et angoisse
devant le mystère de la création bien connu du poète.
« L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas. »
35 L’âne, d’ailleurs, lorsqu’il voit le crapaud blessé tapi dans l’ornière où la charrette doit
passer, le « flaire ». C’est par le souffle qu'il perçoit l’autre, ou plutôt son semblable par la
souffrance, par le souffle vital qu’il a en commun avec lui. L’âne, au prix d’un effort qui
s’oppose à son propre instinct de conservation, empêche le chariot d’écraser le crapaud.
Et pourtant, cet acte n’est pas « réfléchi ». C’est depuis son état de somnambule, depuis sa
« bêtise » (rappelons-nous qu’il s’agit d’un âne) que l’animal se montre capable d’agir
moralement. De la même façon, dans Les Misérables, la décision de Jean Valjean de se livrer
à la justice plutôt que de laisser condamner l’innocent Champmathieu n’est pas
consécutive à la délibération consciente du personnage, mais au sommeil et au rêve, plus
décisifs pour la décision morale que la vigilance de l’esprit.
36 La figure de la bête soutient donc une protestation contre l’assimilation de l’intelligence à
la raison, de la conscience morale à la réflexion, de l’aspiration au progrès à la seule
ambition humaine. Toute l’œuvre naturaliste de Michelet sous le Second Empire (L’Oiseau,
L’Insecte, La Mer, La Montagne) s’inscrit en faux contre la conclusion de l’article « Âme »
d’Adolphe Franck dans le Dictionnaire des sciences philosophiques :
« [...] seuls au milieu de ce monde, nous avons en partage la liberté, la raison ou la
faculté de l’absolu, la conscience d’une tâche infinie, d’une perfectibilité sans
limites, et par conséquent un gage d’immortalité. »
37 Dans la vision démocratique de Michelet, l’énergie vitale (de la nation, de l’humanité) et
l’impulsion du progrès proviennent d’en bas, du peuple et même de la totalité des vivants.
L’existence du « moi » ne dépend pas de la réflexion, mais de l’énergie autocréatrice que
manifeste toute existence, même la plus infime. La « vigueur du mouvement », la
« prestesse et l’ardeur de vie38 » sont tellement frappantes chez les rotifères (animalcules
visibles seulement au microscope), par exemple, que Michelet n’hésite pas à leur
128

supposer une sorte d’orgueil cornélien. Si le minuscule rotifère pouvait se comparer à la


« colossale éponge étoilée » : « Eh bien, je suis convaincu que dans cette comparaison, loin
d’en être humilié, l’atome aurait un accès d’orgueil et dirait : “Je suis grand” » (La Mer).
Toutes les créatures de La Mer sont des « personnes 39 » : elles n’héritent pas d’un
organisme tout fait, mais construisent leur être en fonction d’une décision d’adaptation
au milieu (l’oursin choisit la solution défensive, l’enfermement, la méduse l’abandon, le
poisson la vélocité...). C’est tout le vivant – et dans La Montagne il y inclut même les
minéraux, la Terre conçue comme un grand organisme – qui aspire au progrès, à
l’ascension. Et l’humanité, tragiquement, loin d’incarner à elle seule la perfectibilité de
l’univers, se dresse contre le progrès universel. Par ce dont elle est le plus fière, sa
rationalité scientifique et technique, elle accélère l’extermination de certaines espèces, et
par la certitude de sa supériorité, elle exerce une domination abrutissante sur d’autres
espèces.
38 Autour de la distinction entre intelligence et instinct que les naturalistes spiritualistes du
XIXe siècle se targuent d’avoir établie, se reconstitue donc une sorte de querelle de l’âme
des bêtes, particulièrement sensible entre 1840 et 1860. Ses enjeux, on l’a vu, sont
essentiellement sociopolitiques, mais au-delà, en particulier chez Michelet, l’exigence
rigoureuse de la démocratie engage aussi la représentation des animaux, la signification
de l’humain et la question du droit des bêtes.

NOTES
1. P. Laromiguière, Leçons de philosophie, ou Essai sur les facultés de l’âme, Paris, chez Brunot Labbé,
1815-1818, 2 vol.
2. H. Taine, De l’intelligence [Hachette, 1870, 1 re éd.], Paris, Hachette, 1920,1 4e éd., t. 1, p. 237. « On
arrive ainsi à considérer le moi, écrit-il encore, comme un sujet ou substance ayant pour qualités
distinctives certaines facultés, et, au-dessous de nos événements, on pose deux sortes d’êtres
explicatifs, d’abord les puissances ou facultés qui les éprouvent ou les produisent, ensuite le
sujet, substance ou âme qui possède les facultés. Ce sont là des êtres métaphysiques, purs
fantômes, engendrés par les mots, et qui s’évanouissent dès qu’on examine scrupuleusement le
sens des mots » (op. cit., p. 338). Les pouvoirs, poursuit-il, ne désignent rien d’autre « que la
liaison perpétuelle d’un fait qui est l’antécédent avec un autre fait qui est le conséquent » (op. cit.,
p. 339). Les partisans de l’âme transforment donc des rapports en substance.
3. H. Taine, op. cit., p. 338. Les organismes rudimentaires (comme les insectes) prouvent bien
l’indépendance première de ces centres nerveux. Chez les mammifères, la moelle épinière et le
cerveau ont pour rôle de relier et de centraliser les centres nerveux secondaires. Une métaphore
politique vient sous la plume de Taine : « En somme, la république de centres nerveux, tous égaux
et presque indépendants, que l’on rencontre chez les animaux inférieurs, se change peu à peu, à
mesure que l’on arrive aux animaux supérieurs, en une monarchie de centres inégaux en
développement, étroitement liés, et soumis à un centre principal » (p. 354-55). La
complexification du système nerveux est une centralisation renforcée qui produit l’état
d’individu.
129

4. Jan Goldstein, The Post-Revolutionnary Self. Politics and Psyche in France (1750-1850), Cambridge et
Londres, Harvard University Press, 2005.
5. « Il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, [...] est entièrement et véritablement
distincte de mon corps, et qu’elle peut être et exister sans lui. » Sixième Méditation, Paris,
Gallimard, « La Pléiade », 1953, p. 324.
6. Dictionnaire des sciences philosophiques, par une société de professeurs de philosophie, Paris, Hachette,
1844-1852. Adolphe Franck était le directeur de la publication.
7. Ainsi : P. Flourens, De l’instinct et de l’intelligence des animaux, Paris, C. Pitois, 1841 ; L.-A. Fée,
Études philosophiques sur l’instinct et l’intelligence des animaux, Strasbourg, Berger-Levrault, et Paris,
Reinwald, 1853 ; V. Rendu, L’Intelligence des bêtes, Paris, Hachette, 1863 ; E. Menault, L’Intelligence
des animaux, Paris, Hachette, « Bibliothèque des merveilles », 1872.
8. Voir sur ce point le livre de Sophie-Anne Leterrier, L’Institution des sciences morales, Paris,
L’Harmattan, 1995.
9. F. Achille Longet, Traité de physiologie, Paris, Masson, 1850.
10. É. Saisset, Jules Simon, Amédée Jacques, Manuel de philosophie à l’usage des collèges, Paris,
Joubert, 1846.
11. Je me réfère ici à la présentation par J.-L. Guichet du Traité des animaux de Condillac (Paris,
Ellipses, 2004) et à son exposé dans le cadre du séminaire « Frontières de l’humain, frontières de
l’animal au XIXe siècle » (université Paris 7 Paris-Diderot, février 2008).
12. « Il y a donc partout des degrés, partout des limites ; et ces deux grands faits dominent la
question entière de l’intelligence des bêtes, l’un qui sépare l’instinct de l’intelligence, et l’autre qui,
soit pour l’intelligence, soit pour les instincts, sépare les classes et les espèces » (p. 47).
13. P. Flourens, op. cit., p. 36.
14. Thèse développée par le darwinien G. J. Romanes dans L’Intelligence des animaux, traduit de
l’anglais et préfacé par Edmond Perrier, Paris, Félix Alcan, 1887.
15. J.-J. Virey, Histoire des mœurs et de l’instinct des animaux, Paris, Deterville, 1822.
16. Ibid., p. 485.
17. Ibid., p. 491.
18. Ibid., p. 487 (c’est moi qui souligne).
19. « Pour mieux faire comprendre faction de l’instinct, comparons l’insecte à un de ces orgues
portatifs, à ces serinettes dans lesquels un cylindre tournant porte, notés à sa surface, différents
airs, et pressant les touches des tuyaux de l’orgue, il donne naissance à tous les tons d’une
chanson ; si l’on veut changer d’air, on avance, on retire le cylindre d’un ou plusieurs crans, pour
offrir d’autres notes aux touches. De même, supposons que la nature ait imprimé ou gravé
certaines déterminations ou notes d’action fixes et en série déterminée, dans le système nerveux
et les ganglions de la chenille, par cela seul qu'elle vit, elle agira selon une certaine suite
d’opérations, et pour ainsi parler, elle chantera l’air gravé dans elle. Lorsqu’elle se
métamorphosera en papillon, son système nerveux, pour ainsi dire, avancé d’un cran, comme le
cylindre (et, en effet, le système nerveux est alors modifié), présentera un autre air noté, une
autre série d’opérations instinctives, et l’animal se trouvera de même tout aussi parfaitement
instruit et capable d’employer ses nouveaux organes qu’il se servait des anciens ; les rapports
seront les mêmes : ce sera toujours le jeu de la serinette.
Qu’est-ce, en effet, que ces oiseaux chanteurs des forêts de l’Afrique ou de l’Amérique, sinon
d’aimables serinettes toutes montées par l’admirable nature, et qui redisent chacune les
chansons que celle-ci leur grava d’avance, outre les autres airs que ces oiseaux peuvent
apprendre. De même, les muscles, les os, les tendons qui font mouvoir les membres de telle ou
telle façon, chez l’insecte ou tout autre animal à instinct pur : que sont-ils autre chose, sinon les
touches des tuyaux d’un organe, mises en jeu par le système nerveux, ou le cylindre noté ? »
(Virey, op. cit., p. 497).
20. F. Leuret, Anatomie comparée du système nerveux, Paris, J.-B. Baillière et fils, 1857, p. 632-633.
130

21. G. Cuvier, Le Règne animal distribué d’après son organisation, 3 e éd., Bruxelles, Louis Hauman,
1836, p. 27.
22. P. Flourens, op. cit., p. 57.
23. G. Colin, Traité de physiologie comparée des animaux domestiques, Paris, Germain Baillière, 1854,
t. I, p. 132.
24. P. Flourens, op. cit., p. 46.
25. Expression de Reimarus et de Cuvier.
26. « Il y a trois faits : l’instinct, l’intelligence des bêtes, et l’intelligence de l’homme ; et chacun
de ces faits a sa limite marquée » (P. Flourens, op. cit., p. 103).
27. P. Flourens, op. cit., p. 59.
28. J.-J. Virey, op. cit., p. 505.
29. P. Flourens, op. cit., p. 60.
30. F. A. Longet, op. cit., t. II, p. 601.
31. Voir ses Fragments philosophiques, préface et p. 351-361.
32. Se reporter à la note 3.
33. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon Jules Michelet. L’homme histoire, Paris, Grasset,
2006 (chap. XII-XIV).
34. J. Michelet, Le Peuple, éd. P. Viallaneix, Paris, Flammarion, 1974, p. 183-184.
35. Ibid., p. 185-186.
36. Symétrique parce que dans Quidquid volueris, l’homme-bête (fortement associé à
l’idiosyncrasie de l’artiste) tue l’humanité bourgeoise dans l’une de ses représentantes, tandis
que dans « Le tueur de cygnes », le bourgeois tue voluptueusement des cygnes qui représentent
l’artiste.
37. Michelet, op. cit., p. 175-176.
38. J. Michelet, La Mer, éd. J. Borie, Paris, Gallimard, « Folio », 1983, p. 128 et 130.
39. Ibid., p. 131.

AUTEUR
PAULE PETITIER
Professeur de littérature française à l’université Paris-Diderot. Spécialiste de Jules Michelet ainsi
que de la pensée et des représentations de l’histoire au XIXe siècle, elle codirige avec Claude Millet
la revue Écrire l’histoire (éditions David Gaussen). Elle a coordonné le projet de recherche de
l’équipe « Littérature et civilisation du XIXe siècle » sur « L’animal du XIXe siècle » (colloque à
l’université Paris-Diderot et au Muséum en octobre 2008, actes à paraître) et elle anime avec
Claude Millet un séminaire sur « Frontières de l’humain, frontières de l’animal », toujours à
Paris-Diderot.
131

Quatrième partie. Intrigues


contemporaines
132

La querelle de l’âme des machines


Jean-Gabriel Ganascia

AVERTISSEMENT
1 Qu’il puisse y avoir une dispute sur l’âme des machines apparaîtra vraisemblablement
bien insolite, voire incongru et quelque peu effrayant à l’érudit familier des études
classiques. Aussi, convient-il de le rassurer : rien ne laisse penser que les machines
actuelles qui peuplent si ardemment notre univers quotidien ressentent vraiment des
émotions ou, a fortiori, disposent de l’équivalent d’une conscience. En dépit de l’insistance
dont il fait preuve, le téléphone portable ne s’impatiente jamais, il ne s’offusque pas
lorsqu’on lui coupe le sifflet, et l’ordinateur ne manifeste aucune irritation devant nos
errements malhabiles. Certes, les industriels et les institutions européennes qui financent
la recherche évoquent parfois l’informatique affective ou le calcul des émotions. Mais, à y
regarder de près, les ingénieurs ne s’intéressent pas directement à ce que ressentent les
machines : s’ils explorent les mécanismes biologiques de l’émotion et ce qui la suscite en
nous, ce n’est pas tant pour réifïer la conscience sur des machines que pour fabriquer des
« machines animistes », c’est-à-dire des machines animées à qui nous prêtons, pour un
temps et dans des circonstances limitées, une âme.
2 Ces précautions étant prises, soulignons que les mythes contemporains suggèrent de tels
possibles. À titre d’illustration, mentionnons deux événements de ce début de XXIe siècle.
Le premier fut la sortie, en 2001, d’un film de science-fiction intitulé AI, Artificial
Intelligence, dont le scénario a été écrit par Steven Spielberg ; il se présente comme une
réplique moderne de Pinocchio : on y voit un monde où se croisent des êtres humains
semblables en tous points à nos contemporains et des doublures parfaites d’hommes, de
femmes ou d’enfants faites pour se substituer aux absents, à nos proches, à ceux que nous
avons perdus, ou aux autres, à ces amantes et amants de passage que nous désirons
éperdument, sans espoir de les conquérir jamais. Or, l’un de ces androïdes ne se contente
pas de provoquer des émotions chez les hommes, il en possède... Et c’est là que l’intrigue
se noue. Le second épisode de la vie publique tient à une partie d’échecs. Tous se
souviennent qu’en 1997 le champion du monde d’échecs en titre, Garry Kasparov, fut
battu par l’ordinateur Deep Blue après un tournoi épique comprenant six parties : la
133

première a été gagnée par Garry Kasparov, la seconde par la machine, puis il y eut trois
parties nulles avant une finale tragique à l’issue de laquelle l’homme déclara forfait. Six
ans plus tard, en 2003, une seconde finale eut lieu entre un nouvel ordinateur, le
dénommé X3D-Fritz, et Garry Kasparov. L’innovation tenait à l’emploi de réalités
virtuelles, qui reconstituaient un échiquier en trois dimensions, et à la mise en scène : on
invita la plus belle femme des États-Unis, Katie Horn, qui venait d’être élue Miss New
York, à jouer le premier coup dans l’espoir que X3D-Fritz en perdrait ses moyens... Et – oh,
déception ! – il n’en fut rien : Kasparov fut de nouveau battu. Dans ces deux cas, comme
en bien d’autres, nous constatons que nos contemporains semblent se préparer à
accueillir des machines douées de conscience. Mais ces mythes sont-ils plus prégnants
aujourd’hui que ne le furent ceux de Pygmalion ou du Golem en leur temps ? Rien ne le
dit, si ce n’est que les exploits éclatants de la technique les rendent apparemment plus
vraisemblables.

ENJEUX
3 Indépendamment de ces légendes, la question de l’âme des machines suscite toujours de
vives réactions. Certains récusent d’emblée l’hypothèse comme vaine, contre-intuitive ou
réductionniste ; d’autres y voient l’avènement d’une technologie toute-puissante
condamnant l’homme à devenir esclave de ses propres créatures. Et des débats
enflammés sur la question de la conscience des machines, toute proche de celle de l’âme
des machines, animent le cercle des philosophes d’inspiration analytique. Bref, la
controverse demeure vive. Qui plus est, à bien des égards, on trouve un parallélisme entre
les arguments déployés aujourd’hui par les philosophes qui traitent de l’âme ou de la
conscience des machines et ceux des philosophes de l’époque moderne qui disputèrent de
l’âme des animaux. Tout cela incite indubitablement à aller plus avant et à se plonger
dans les discussions autour de l’âme – ou de la conscience – des machines, pour les mettre
en regard des controverses autour de la question de l’âme des bêtes. Le contexte diffère
indubitablement : les machines ne sont pas les animaux ; elles font des calculs, elles
reconstruisent sans trop de difficultés des raisonnements abstraits, elles s’adaptent aux
conditions environnantes et elles manipulent de grandes quantités de mots quelles
combinent pour produire des énoncés si pertinents qu’ils font parfois illusion ; en
revanche, tel l’albatros sur le pont du navire, elles peinent à se mouvoir dans le monde et
à discerner les objets et les êtres qui le peuplent. Les animaux, quant à eux, perçoivent
mieux que nous et a fortiori que les machines ; ils se déplacent avec plus d’agilité ; ils font
preuve de ruse et d’aptitude à chaparder, à courir ou à chasser leur proie. Mais leurs
capacités à maîtriser un langage demeurent assez piètres, en dépit des efforts pour le leur
apprendre. On connaît les exploits des primates. Rappelons ceux d’Alex, le perroquet
mort en 2007, au grand dam de sa tutrice Irene Pepperberg1 : il comptait jusqu’à six,
nommait une cinquantaine d’objets, de formes et de couleurs, et possédait la maturité
affective d’un enfant de deux ans. Pour exceptionnelles quelles fussent, ces capacités
cognitives demeuraient assez dérisoires comparées à celles de nos ordinateurs
contemporains. Nous nous trouvons donc aux deux extrémités : l’animal perçoit et
ressent, sans disposer de rationalité ; la machine raisonne, sans discernement ni
conscience. Selon que l’on place l’âme du côté de la conscience ou de celui de la raison, on
accordera plus facilement une âme aux animaux ou aux machines. Ainsi, tant la question
134

de l’âme des machines que celle de l’âme des animaux révèlent l’ambivalence du concept
d’âme qui suscite aujourd’hui, comme à l’époque moderne, querelles et controverses.
4 À ces indéniables différences entre les hommes et les machines, il faut ajouter un
changement de contexte ; des questions d’ordre théologique, celle de la présence des
animaux dans l’au-delà et celle de la souffrance animale, que seul un Dieu méchant aurait
pu tolérer, n’étaient pas absentes des préoccupations de Descartes lorsqu’il introduisit sa
théorie des animaux machines2. De telles interrogations ne sont plus à l’ordre du jour, et
beaucoup de travaux contemporains poursuivis par les éthologistes montrent que les
animaux possèdent des capacités cognitives troublantes : indubitablement, ils perçoivent
et ils ressentent des émotions. Symétriquement, rien dans la science actuelle des
machines ne laisse supposer que celles-ci ressentent une quelconque émotion. Cependant,
la question qui nous intéresse ici ne porte pas sur les faits, mais sur les possibilités
logiques : pourrait-il se faire qu’une machine possède un jour une âme ? Prise au sérieux
et traitée en termes philosophiques, cette question nous renseigne d’abord sur les débats
qui traversent la communauté philosophique d’inspiration analytique, en particulier sur
les controverses entre tenants du cognitivisme orthodoxe, fondé sur des manipulations
de symboles, et représentants du neuro-mimétisme, qui cherchent à naturaliser la
philosophie en l’ancrant sur une science physique et physiologiste de l’esprit. Nous
retrouvons sans aucun doute là des oppositions semblables à celles qui traversèrent la
communauté philosophique à l’époque moderne, entre cartésiens et matérialistes. De ce
fait, l’évocation des disputes actuelles est susceptible d’éclairer d’un jour neuf l’ancienne
querelle de l’âme des animaux, du moins tel est l’objectif de cet article.
5 Pour clarifier les enjeux, commençons par les généralités : bien évidemment, l’existence
d’une âme dans la machine viderait de sa substance la querelle de l’âme des bêtes,
puisque cette même querelle naquit de la distinction entre les hommes, qui auraient une
âme, et les animaux qui, réduits à de simples machines, ne seraient pas dotés d’âmes.
C’est d’ailleurs l’argument des mécanistes du XVIIIe qui, comme Julien de La Mettrie 3,
radicalisèrent la position de Descartes au point d’admettre que l’homme lui-même ne
serait qu’un automate réductible à des mécanismes élémentaires. Dans cette éventualité,
soit on dénie à l’âme toute réalité, soit on admet que l’âme serait le produit de l’activité
d’une machine et qu’il existerait donc une âme chez les animaux aussi bien que chez les
hommes.
6 Notre but n’est pas de prendre parti et de convaincre du bien-fondé de la position de La
Mettrie, mais de montrer l’actualité de cette problématique. Certes, selon toute
vraisemblance, la querelle de l’âme des bêtes s’est éteinte ; l’intérêt qu’on y porte semble
essentiellement historique. Il met en lumière les débats qui ont traversé la scène
philosophique française à l’âge des Lumières. En revanche, la querelle de l’âme des
machines apparaît toute contemporaine et c’est ce que nous allons essayer de montrer en
évoquant les débats qui eurent lieu dans le champ des sciences cognitives et des
différents courants philosophiques cognitivistes qui s’en inspirent. Bien évidemment,
comme nous allons le voir, le terme d’âme n’est plus beaucoup employé. On lui préfère
aujourd’hui ceux d’agent, de conscience ou d’esprit. Les mots diffèrent ; la querelle
demeure et, comme nous le verrons plus loin, les arguments sont analogues.
135

ÂMES ET AGENTS
7 Pour commencer, disons-le tout de go : la plupart des spécialistes d’intelligence
artificielle sont aristotéliciens, sans le savoir ! Plus exactement, ils pensent que les
machines disposent d’une âme au sens aristotélicien. L’affirmation apparaît assez
péremptoire ; pourtant, en lisant attentivement les écrits des pères fondateurs de
l’intelligence artificielle, en particulier d’Herbert Simon4, d’Alan Newell5 ou de John
McCarthy6, il apparaît que le fondement de cette discipline repose sur ce postulat.
Simplement, le mot âme a été remplacé par un terme plus contemporain, issu de la
théorie économique : le terme d’agent. Notons toutefois, pour éviter toute ambiguïté, que
si la notion d’agent telle qu'elle est employée en intelligence artificielle dérive à l’origine
de celle d’agent économique, elle s’en écarte grandement, puisqu’elle recouvre
aujourd’hui des dimensions psychologiques et cognitives qui ne soucient généralement
pas les économistes.
8 La suite de cette partie explicite le rapprochement entre âme, au sens aristotélicien, et
agent. Profitons-en pour rappeler que, jusqu’à Descartes, personne ne contestait
l’existence d’une âme animale. Et, si nous reprenons le mot âme dans le sens qu’Aristote
lui attribuait, il apparaît plus difficile encore de refuser aux machines une âme, même si,
au regard de la signification que le terme a progressivement acquise, l’idée en choque
plus d’un.

ÉTYMOLOGIE
9 Commençons par la signification des mots : si l’on se réfère à Aristote, en particulier au
Traité de l’âme7 et à l’Éthique à Nicomaque8, l’âme caractérise les êtres animés ; l’âme c’est
sinon le souffle qui anime, tout au moins le moteur, la source du mouvement. Plus
exactement, selon Aristote, les deux propriétés communes à tous les êtres animés sont le
mouvement et la sensation.
10 On peut établir un parallèle avec la notion d’agent en intelligence artificielle. Un agent est,
par définition, une entité qui agit et donc qui est en mouvement. Deuxième propriété, un
agent reçoit des informations par l’intermédiaire d’un certain nombre de capteurs ;
autrement dit, il possède l’équivalent de sensations qui lui procurent des connaissances sur
le monde.

FONCTIONS DE L’AME
11 Venons-en maintenant aux fonctions de l’âme. Aristote en reconnaît quatre : ce sont les
fonctions nutritive, sensitive, cogitative et motrice.
12 Tous les êtres vivants, même les plantes, possèdent la fonction nutritive qui recouvre,
pour Aristote, à la fois la faculté de se reproduire et celle de s’alimenter.
13 Les animaux détiennent une fonction sensitive ; le toucher et le goût, qui se présentent
selon Aristote comme le sens de la nourriture et comme une modalité particulière du
toucher, appartiennent à tous. Et, avec ces sens, viennent les sentiments de plaisir et de
136

douleur ainsi que l’appétit qui correspond, toujours pour Aristote, à une attirance vers ce
qui cause le plaisir et à une répulsion devant ce qui produit la douleur.
14 Parmi les animaux, c’est-à-dire parmi les êtres vivants doués de sensations, certains
possèdent une faculté de mouvement. Et un très petit nombre possèdent le raisonnement
et la réflexion, autrement dit la fonction cogitative.
15 Avec les machines contemporaines, il semble qu’il en aille de même : toutes ont une
fonction « végétative » ou nutritive. Un courant électrique les alimente et elles subsistent
au rythme de la pulsation de leur unité centrale.
16 Parmi ces machines, certaines se couplent avec des capteurs qui recueillent de
l’information relative au monde environnant et agissent en fonction de ces données.
Comme elles agissent, on parle d’agents. Parmi ceux-ci, quelques-uns se meuvent dans le
monde extérieur, comme les robots ou les entités virtuelles qui explorent le web.
17 Ces agents eux-mêmes se divisent en deux catégories.

AGENTS RÉACTIFS
18 Certains d’entre eux, qualifiés de réactifs, agissent en réponse à leurs sensations ; ils
visent à se nourrir ou, plus exactement, à optimiser une fonction de récompense qui
résume la quantité de plaisir – ou de déplaisir – qu’ils ont accumulée. Un bon exemple
nous est fourni par les robots-aspirateurs « Roomba » que l’on trouve désormais dans le
commerce ; ils possèdent des testeurs mécaniques et infrarouges qui leur évitent de se
cogner contre les murs ou de tomber dans les escaliers. D’autres capteurs mesurent la
quantité de poussière qu’ils ont aspirée. Ces robots se nourrissent d’électricité et se
délectent de poussière. Ils apprennent, au fur et à mesure de leurs pérégrinations, à
explorer les lieux où ils ont plus de chances de trouver de la poussière. Leur fonction de
récompense se fonde sur la quantité de poussière ingérée. Ils aspirent la poussière et ils
aspirent à la poussière, sauf lorsqu’ils n’ont plus suffisamment d’électricité dans leur
batterie, auquel cas, de peur de compromettre, pour une satisfaction immédiate, leurs
aspirations futures à la poussière, ils rentrent d’eux-mêmes dans leur station
d’alimentation afin de se recharger. Et, grâce à cela, ils se régénèrent et poursuivent leur
course à la poussière.

AGENTS RATIONNELS
19 D’autres agents, dits intelligents ou rationnels, possèdent l’équivalent d’une volonté, ou
ce que l’on appelle en termes techniques un but. Ils procèdent alors à un calcul pour
déterminer la séquence d’actions qui leur permettra d’atteindre le but ou, tout au moins,
de se rapprocher le plus possible de sa réalisation.
20 Notons qu’il existe aussi des agents doués de la fonction cogitative qui ne raisonnent pas à
proprement parler, car ils ne calculent pas la séquence d’actions qui leur permet
d’atteindre un but prédéfini. Ce sont des agents réflexifs visant à poursuivre leur
spéculation. Ainsi en va-t-il d’un agent que nous avons conçu dans mon équipe afin de
composer les improvisations d’une ligne de basse dans un trio rythmique, en jazz9. Sa
finalité tient simplement à jouer de la musique, autrement dit à engendrer une séquence
de notes qui obéit aux contraintes de la grille d’accords et du jeu de ses compagnons.
137

AUTONOMIE DES AGENTS


21 Une question subsiste toutefois : les agents fabriqués à l’aide des techniques d’intelligence
artificielle parviennent-ils à acquérir une forme d’autonomie ? Autrement dit, en
reformulant la question en termes anciens, ont-ils un « libre arbitre » ?
22 Nous savons à quel point cette question fit l’objet de polémiques dans la passé, aussi nous
nous garderons bien d’y répondre de façon tranchée. Disons, cependant, que si
l’autonomie d’un agent se mesure à son imprédictibilité, comme le suggèrent Luciano
Floridi et Jeff Sanders10, il ne fait aucun doute que les agents programmés par les
techniques d’intelligence artificielle sont autonomes.
23 À titre personnel, je travaille dans mon laboratoire sur des agents qui évoluent dans le
temps, en fonction de leur histoire, et qui apprennent soit à mieux servir leur maître, soit
à défier leurs adversaires à des jeux le plus efficacement possible, en anticipant leurs
réactions11. Ces agents m’apparaissent intéressants pour notre propos car ils n’ont pas
d’essence, au sens où ils ne possèdent pas de personnalité bien définie, mais ils s’en
forgent une à partir de leur histoire. On peut dire, d’une certaine façon, que ces agents
sont existentialistes, au sens où leur existence précède leur essence. J’appelle ces agents
du terme un peu impertinent, je le confesse, de « sartriens » ; et ceux-ci apparaissent
parfaitement imprévisibles, tout en se présentant comme doués d’une âme toute
rationnelle, dans l’acception aristotélicienne du terme. Ce sont, au sens où nous l’avons
défini, des agents autonomes.
24 Bref, ces quelques exemples illustrent parfaitement la thèse que nous défendons ici, à
savoir que les machines possèdent bien une âme au sens aristotélicien. Et, de même que,
tant que l’on prenait le concept d’âme dans son acception aristotélicienne, personne ne
songeait à dénier aux animaux une âme, de même il n’y a aucune raison de refuser
d’attribuer une âme aristotélicienne aux machines, à raison de leurs facultés cognitives.
25 Au reste, Aristote admettait l’existence d’une gradation naturelle entre les êtres, dans le
règne du vivant. D’après lui, les plantes disposaient uniquement d’une âme nutritive ; les
animaux possédaient en outre une âme qualifiée de sensitive et leurs actions répondaient
aux sensations de façon à satisfaire au mieux leurs appétits ; et les hommes avaient une
âme délibérative, capable de calculer les actions réalisant leurs volontés. Ajoutons à cela
qu’il y a aussi, parmi les animaux et les hommes, une gradation, selon que les facultés
perceptives ou cogitatives apparaissent plus ou moins développées.
26 Symétriquement, on a identifié une gradation dans l’univers des agents artificiels : ceux-
ci se distinguent et s’ordonnent selon le nombre plus ou moins élevé d’états internes
qu’ils manifestent, selon le perfectionnement de leurs organes de perception, selon leurs
plus ou moins grandes capacités d’action et selon leurs aptitudes à la ratiocination. Ainsi,
Daniel Dennett12 établit l’existence d’une hiérarchie d’agents, partant de simples
thermostats, qui possèdent deux états internes – Etat 1 : « La température est supérieure
au seuil fixé », Etat 2 : « La température est inférieure au seuil fixé » –, une seule action à
leur disposition – activer la commande de chauffage –, et un capteur élémentaire
évaluant la température, à des robots extrêmement perfectionnés, possédant des
millions, voire des centaines de millions d’états, des désirs, une volonté et des capacités
de raisonnement.
138

LA CONSCIENCE DES MACHINES


27 Toutefois, la question ne se résume pas à celle de l’âme au sens aristotélicien ; sinon la
querelle de l’âme des animaux n’aurait pas eu d’objet. Et, à examiner certains débats
actuels autour de la condition animale, cette querelle ne s’est pas complètement éteinte,
même si les termes du débat ont changé : la dispute ne porte plus aujourd’hui sur le
concept d’âme à proprement parler, mais sur la conscience et surtout sur la souffrance
animale. Et cela reconduit les querelles anciennes. Comme nous l’avons précédemment
évoqué, la souffrance des bêtes, réduites par les hommes à l’esclavage pour satisfaire
leurs propres besoins, fut à l’origine des débats autour de l’âme animale : comment
imaginer qu’un Dieu bon pût tolérer et même encourager ainsi le mal ? Et, aujourd’hui, il
en va de même : c’est la souffrance animale dans les expérimentations médicales qui
motive la réflexion. Comment tolérer que, pour le bien de l’humanité, on sacrifie aussi
systématiquement des êtres innocents ?
28 Or, la question se reformule aussi dans le registre de l’artificiel : est-ce que les automates
androïdes, qui apparaissent si semblables à nous, et les autres créatures que l’homme
fabrique possèdent une conscience ? Et, si oui, sont-ils susceptibles de souffrir du sort que
nous leur réservons ? Cela fit l’objet de nombreuses discussions dans les cinquante
dernières années et le débat court toujours. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’édition
du bulletin de l’American Philosophy Association publiée en novembre 2007 : il s’y trouve un
article de Riccardo Manzotti intitulé « Towards artificial consciousness13 », en français,
« Vers une conscience artificielle », autrement dit, vers une machine douée de
conscience.

HÉSITATION DES SCIENTIFIQUES


29 Notons, tout d’abord, que les scientifiques et les techniciens restèrent, pour beaucoup,
assez prudents. Ainsi, Alan Turing éluda la question de la conscience des machines dans le
célèbre article qu’il écrivit en 1950 sur l’intelligence des machines14. Pour lui, un
ordinateur doué d’intelligence ne possède pas nécessairement une conscience ; d’ailleurs,
selon lui, nous ne sommes pas certains que nos semblables soient tous dotés d’une âme,
même si nous leur concédons certaines facultés intellectuelles ; et il en va de même pour
les animaux en général et, a fortiori, pour les machines.
30 Dans un ordre d’idées analogue, les pionniers de l’intelligence artificielle que furent
Herbert Simon et Alan Newell15 firent, en 1958, des prédictions jugées, par la suite, hâtives
et inconsidérées. En particulier, ils annoncèrent qu’avant dix ans :
• une machine serait championne du monde au jeu d’échecs,
• les théories de psychologie prendraient toutes la forme de programmes informatiques,
• des théorèmes mathématiques originaux seraient démontrés par des machines,
• les machines composeraient de la musique douée de grande valeur esthétique...
31 En dépit de l’audace un peu inconsidérée dont ils firent preuve, et qui leur fut sévèrement
reprochée par la suite, aucun d’entre eux n’imagina doter les machines d’une conscience.
32 Or, là où les scientifiques esquivent les difficultés, les philosophes relèvent le gant et
s’affrontent. Parmi eux, le combat fait rage. Il ne s’agit pas de dresser ici la chronique de
la grande querelle de l’âme des machines, car on déborderait très largement la place qui
139

nous est impartie ici. L’histoire de ces disputes mériterait certainement qu’on la relate en
détail, car cela donnerait un aperçu assez complet des débats qui animent le champ
philosophique contemporain. Nous nous contenterons simplement d’évoquer ici
quelques-uns des épisodes les plus imagés de cette querelle.

LES ZOMBIES DE CHALMERS


33 Le premier tient à la notion de zombies philosophiques qu’introduisit David Chalmers 16.
On sait que, dans la mythologie haïtienne, un zombie est un être mort, dont l’âme a quitté
le corps, et qui s’anime soudain d’une vie animale, toute mécanique. On voit quelquefois
ces zombies dans les champs où ils travaillent gentiment. Ils se confondent alors avec les
autres hommes et vaquent aux occupations ordinaires des paysans. Apparemment, rien
ne les en distingue, si ce n’est qu’ils ne possèdent plus d’âme.
34 Avec les machines, il se pourrait qu’il en aille identiquement : elles s’animent d’une vie
mécanique et ressemblent en tous les points de leurs activités à des êtres doués de
conscience ; et, au cas – fort hypothétique – où elles feraient illusion et seraient
dépourvues de conscience, elles se présenteraient à nous exactement comme les zombies.
Certes, beaucoup doutent que de tels zombies philosophiques existent matériellement
aujourd’hui, même si les machines nous surprennent parfois. Mais qu’en va-t-il de la
possibilité logique de tels zombies ? Y a-t-il une caractéristique qui distingue ces zombies,
sans conscience, d’êtres conscients ? Et, si c’est le cas, cela nous permettrait-il de décider
si oui ou non les machines ont une âme ? Telles sont les questions posées par David
Chalmers et auxquelles beaucoup17 ont essayé d’apporter une réponse.

LA SUBSTITUTION PROGRESSIVE DES NEURONES


35 Parmi ceux qui s’y frottèrent, figure Zénon Pylyshyn. Ce philosophe imagina une curieuse
expérience de pensée : la substitution progressive des neurones. Ainsi, il prit
virtuellement une personne en pleine santé, il lui ouvrit la boîte crânienne et il substitua,
à son insu, l’un de ses neurones par un dispositif matériel équivalent. S’en apercevrait-
elle ? Cela changerait-il quelque chose à la conscience qu'elle aura du monde ? Un
neurone sur cent milliards ne représente pas grand-chose, surtout si on le remplace par
un dispositif qui a les mêmes fonctions matérielles. Il y a donc tout à parier que cette
personne ne ressente aucune modification dans son état de conscience. Si l’on procède le
lendemain de la même façon, adviendrait-il quelque chose ? Deux neurones, cela ne fait
pas beaucoup plus qu’un. Il ne devrait donc rien se passer de plus. Imaginons alors que
l’on continue régulièrement à remplacer un à un des neurones naturels par des dispositifs
matériels équivalents. Y a-t-il un moment où la conscience s’en trouvera modifiée ? Cette
modification sera-t-elle brusque ou progressive ? Comment se manifestera-t-elle ? Sans
entrer dans les détails, si la conscience ne disparaît pas lorsque tous les neurones auront
été substitués et si elle demeure équivalente à ce qu'elle était au début de l’expérience,
nous disposerons alors d’une machine totalement artificielle, puisqu’elle ne sera
constituée que de composants matériels fabriqués par l’homme et sera douée de
conscience. Conduire dans l’imagination une telle expérience de pensée porte sur la
possibilité logique d’une machine dotée artificiellement de conscience. Aucune et aucun
d’entre nous d’ailleurs ne sauraient affirmer, avec certitude, qu’ils n’ont pas subi de telles
interventions chirurgicales. Indiquons toutefois, pour rassurer ceux qui risqueraient de
140

s’en inquiéter, que cela demeure une possibilité logique mais qu’en pratique il y a cent
milliards de neurones et deux cents milliards de cellules gliales. Cela supposerait donc
beaucoup d’interventions chirurgicales. De plus, chaque neurone étant connecté à entre
mille et dix mille autres neurones par des liaisons synaptiques, cela rendrait les
opérations de raboutage assez délicates et, en conséquence, assez lentes... Bref, l’état
actuel de la technique chirurgicale rend très improbables de telles interventions, et
encore plus improbable leur innocuité.

L’ARGUMENT DE LA CHAMBRE CHINOISE


36 L’un des pourfendeurs officiels de l’intelligence artificielle, John Searle, juge qu’il n’y a
aucune impossibilité logique à ce qu’une machine possède une conscience. Néanmoins,
d’après lui, pour fabriquer une telle machine, on ne pourrait se contenter de mimer des
manipulations de symboles, comme le font les techniques d’intelligence artificielle. Sa
démonstration repose sur la célèbre expérience de pensée de la chambre chinoise18.
Searle enferme un Américain typique qui, comme tout Américain qui se respecte ne parle
qu’une seule langue, l’anglais, dans une prison chinoise, sans aucun contact direct avec
quiconque. Cet Américain est censé répondre à des messages écrits en chinois qu’il
observe de la lucarne de sa cellule. Il dispose de carreaux de céramique sur lesquels sont
inscrits des caractères chinois. Il doit les présenter à la lucarne de sa cellule en obéissant
à des règles de manipulations consignées dans un grand registre et qui disent : « Si telle
séquence de caractères m’est présentée, alors je montre telle séquence de carreaux à la
lucarne. » On ne le nourrit qu’au prix de telles manipulations ; il s’attelle donc à sa
besogne avec ardeur. De l’extérieur, si le catalogue de règles est bien conçu, on pourrait
imaginer que l’Américain comprend le chinois, car il répond de façon totalement
pertinente aux questions posées. Mais, d’après Searle, il n’en va pas ainsi et il n’en ira
jamais ainsi, même après un temps très long : notre Américain ne comprendra jamais le
chinois. Et, comme les machines conçues par l’intelligence artificielle se comportent
identiquement, puisqu’elles manipulent des séquences de symboles conformément à un
catalogue de règles, elles ne comprennent et ne comprendront jamais ce qu’elles disent,
même si elles simulent parfaitement les capacités intellectuelles humaines au point de
nous tromper.
37 Revenons sur l’argument employé par John Searle pour justifier sa réponse : d’après lui,
l’intelligence artificielle met en œuvre des règles syntaxiques sur des jeux de symboles
sans y associer de sémantique, et cela ne suffit pas pour reproduire les mécanismes
d’attribution de signification. Or, toujours selon Searle, il se pourrait qu’une machine
parvienne à reproduire les mécanismes physiologiques à l’origine de la sémantique, mais
à condition d’avoir recours à d’autres techniques que celles de l’intelligence artificielle. Le
rapprochement avec la querelle de l’âme des bêtes tient essentiellement ici à l’argument
employé par Searle pour discréditer l’intelligence artificielle : à y bien réfléchir, il
apparaît qu’il ressemble fort à celui de Descartes lorsqu’il distingue les animaux-
machines, qui n’ont pas d’âme, des hommes doués d’âme. En effet, pour Searle, il
existerait, tant chez l’homme que chez les animaux doués de conscience, l’équivalent
d’une glande pinéale produisant des humeurs subtiles. Plus exactement, pour ce
philosophe, la conscience ne se résume pas à de simples manipulations de symboles ; elle
s’ancre sur des objets microscopiques comme ceux qu’étudie la chimie, et notamment sur
ceux qui se trouvent à l’origine des processus physiologiques élémentaires. Ces derniers
141

peuvent, sans doute, faire l’objet de simulations informatiques, mais leur fonctionnement
parvient à un degré de complexité combinatoire auquel les agencements de symboles que
reproduit l’intelligence artificielle n’accèdent pas.
38 En résumé, Factuelle querelle de l’âme des machines fait écho à la querelle de l’âme des
bêtes. Le malin génie de Descartes, qui fut à l’origine de la dispute dans les Temps
modernes, se trouve de nouveau invoqué à l’époque contemporaine dans la querelle de
l’âme des machines. Et la mystérieuse glande pinéale, par le truchement de laquelle l’âme
s’accrocherait au corps, se trouve remplacée par une non moins mystérieuse théorie de
l’émergence, qui ferait surgir la conscience de processus chimiques élémentaires.

AU-DELÀ
39 En conclusion de cette contribution, il convient de revenir sur l’objet ultime de la querelle
à son origine : la vie éternelle. Cette question paraît bien incongrue aujourd’hui, à l’heure
où l’existence d’un au-delà habité par les âmes des morts ne fait plus vraiment l’objet de
disputes philosophiques. Pourtant, elle motiva Descartes, qui s’inquiétait de voir des êtres
aussi répugnants que les cafards, les rats et les vipères peupler le paradis aux côtés des
hommes19. Pour évacuer la question gênante de l’immortalité de l’âme des animaux, il
assimila les animaux à des machines matérielles dépourvues d’âme.
40 Or, en dépit des apparences, cette question de la survie de l’homme et de son immortalité
devrait toujours soucier le philosophe, ou à tout le moins l’interroger. Certes, la plupart
des hommes de sciences se résignent aujourd’hui à admettre la finitude de la vie : sans
aucun doute, nous sommes mortels. Non seulement les individus le sont, nous en
convenons tous depuis longtemps, mais à l’heure où l’équilibre économique et écologique
planétaire se trouve menacé de toutes parts, la survie de l’espèce humaine apparaît elle-
même de plus en plus problématique. Il viendra certainement un temps où notre
descendance s’éteindra. Les machines nous aideront peut-être à reculer quelque peu ce
terme inéluctable. Pourtant, ce ne sera jamais qu’un petit délai accordé à l’espèce
humaine.
41 Or, qu’adviendra-t-il une fois qu'elle aura disparu ? Que léguerons-nous à nos
successeurs ?
42 Il y a toutes les chances que des espèces plus résistantes comme les rats, les cafards ou les
serpents prennent notre place. Et, vu le mépris dans lequel nous les avons tenues, ce dont
atteste d’ailleurs la querelle de l’âme des bêtes, il n’est pas certain quelles songent à
conserver des témoignages de l’existence que nous avons menée et de notre culture.
43 Il semble donc que, si nous voulons voir l’espèce humaine perdurer au-delà de sa
disparition, il faut s’en préoccuper dès maintenant. Or, si les êtres naturels ne prennent
pas soin de nous, nous devrions prendre nous-mêmes notre destin en main et fabriquer
des êtres artificiels qui transmettront notre héritage. Et ces êtres artificiels ne peuvent
être que des machines fabriquées par nous pour veiller à la survie de nos âmes.
44 Mais, là encore, deux cas de figure doivent être envisagés : soit ces machines ont une âme,
soit elles n’en ont pas. Dans le premier cas, ayant été conçues, élevées et choyées par nous
et pour nous, nous pouvons espérer qu’elles nous en seront définitivement
reconnaissantes et quelles transmettront notre souvenir pour l’éternité. Dans le second,
elles conserveront notre mémoire pour les siècles des siècles en attendant que d’autres
adviennent, s’en emparent et s’en émeuvent. Dans tous les cas, la question de
142

l’immortalité de l’âme apparaît comme un enjeu majeur de la querelle de l’âme des


machines. Sans aucun doute, cet enjeu demanderait à être creusé plus profondément – et
plus sérieusement – qu’il ne l’a été jusqu’ici, car pour l’heure seule la science-fiction
semble s’en être vraiment emparée.
45 Citons, en guise d’épilogue, et pour attester de l’évocation de cette question par la
science-fiction, l’une des répliques du film AI – Artificial Intelligence de Steven Spielberg,
prononcée par un robot après qu’il a découvert un enfant androïde ayant passé plus de
deux mille ans sous la glace :
« Les êtres humains ont créé dans les arts, dans la poésie, dans les formules
mathématiques un million d’explications sur la signification de la vie.
Certainement, les êtres humains doivent être la clef de la signification de
l’existence, mais les êtres humains n’existent plus20. »

NOTES
1. « R.I.P. Alex, the parrot that learnt to count and communicate », The Independent, Andrew
Gumbel in Los Angeles, 12 septembre 2007 (remarque : R.I.P. signifie Requiescat In Pace en latin ou
Rest in Peace en anglais).
2. À cet égard, on pourra se référer à l’article « Bêtes (âmes des) » de L’Esprit de l’encyclopédie,
p. 349, t. 1, Paris, publié chez Fauvelle et Sagnier, 1798, dans lequel on lit : « Il [Descartes] n’aurait
jamais donné dans cette opinion, si la grande vérité de la distinction de l’âme et du corps, qu’il a
le premier mise dans son plus grand jour, jointe au préjugé qu’on avait contre l’immortalité de
l’âme des bêtes, ne l’avait forcé, pour ainsi dire, à s’y jeter. L’opinion des machines sauvait deux
grandes objections, l’une contre l’immortalité de l’âme, l’autre contre la bonté de Dieu. »
3. J. O. de La Mettrie, L’Homme-machine, dans Œuvres philosophiques, texte revu par Francine
Markovits, 2 t., Paris, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1987.
4. H. Simon, Les Sciences de l’artificiel, trad, de l’anglais par Jean-Louis Le Moigne, Paris, Gallimard,
« Folio Essais », 2004.
5. A. Newell, 1982, « The knowledge level », Artificial Intelligence Journal, 18, p. 87-127.
6. J. McCarthy, et P. Hayes, 1969. « Some philosophical problems from the standpoint of artificial
intelligence », Machine Intelligence, 4 (textes réunis par Bernard Meltzer et David Michie), New
York, American Elsevier, p. 463-502.
7. Aristote, De l’âme, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.
8. Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1992.
9. G. Ramalho, P.-Y. Rolland, J.-G. Ganascia, « An artificially intelligent jazz performer », Journal of
New Music Research, Amsterdam, v. 28, n. 2, 1999, p. 105-129.
10. L. Floridi, et J. Sanders, « On the morality of artificial agents », Minds and Machines, Kluwer
Academic Publishers, Hingham, MA, USA, 14.3, 2004, p. 349-379.
11. Ch. Meyer, J.-G. Ganascia, J.-D. Zucker, « Learning strategies in games by anticipation », actes
de la 15e conférence internationale d’intelligence artificielle – International Joint Conferences on
Artificial Intelligence, IJCAI’97, Morgan Kaufman, 1997.
12. D. C. Dennett, 1994, « The practical requirements for making a conscious robot », Philosophical
Transactions, The Royal Society (349), Londres, Royaume-Uni, p. 133-146.
143

13. R. Manzotti, « Towards artificial consciousness », APA Newsletter on Philosophy and Computers,
rédacteur Peter Boltuc, Newark, DE, USA, vol. 7, 1, 2007, p. 12-15.
14. A. Turing, « Computing machinery and intelligence », Oxford, Royaume-Uni, Mind, vol. 49,
1950, p. 433-460.
15. H. Simon et A. Newell, « Heuristics problem solving : the next advance in operations
research », Operation Research, Cambridge, MA, USA, vol. VI, 1958, p. 1-10.
16. D. Chalmers, The Conscious Mind : In Search of a Fundamental Theory, New York et Oxford, Oxford
University Press, 1996.
17. D. Dennett, « The unimagined preposterousness of zombies », Journal of Consciousness Studies,
Exeter, Royaume-Uni, 2 (4), 1995, p. 322-326. T.C. Moody, « Conversation with zombies », Journal
of Consciousness Studies, Exeter, Royaume-Uni, 1 (2), 1995, p. 196-200.
18. J. Searle, « Minds, brains and programs », Behavioral and Brain Sciences, 3, Cambridge,
Cambridge University Press, 1980, p. 417-457, http://www.bbsonline.ore/documents/
a/00/00/04/84/bbs00000484-00/bbs.searle2.html.
19. Cf. par exemple la fin de la Lettre au marquis de Newcastle. Œuvres philosophiques, Paris, Garnier-
Flammarion, « Classiques », t. III, p. 696.
20. Human beings had created a million of explanations of the meaning of life in art, in poetry, in
mathematical formulas. Certainly, human beings must be the key to the meaning of existence, but human
beings no longer existed (début de la troisième partie du film, après que David eut passé plus de
deux mille ans sous la glace – paroles prononcées en voix off et attribuées à un robot).

AUTEUR
JEAN-GABRIEL GANASCIA
Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie et chercheur au LIP6, poursuit des recherches sur
l’intelligence artificielle et les sciences cognitives. Dans le passé, il a animé le PRC « Sciences
cognitives » (1992-1993) avant de créer et de diriger le groupement d’intérêt scientifique
« Sciences de la cognition » de 1995 à 2000. Il est l’auteur de plus de 300 articles publiés dans des
revues scientifiques, des ouvrages collectifs ou des actes de colloques. En outre, il a publié aux
éditions du Seuil : L’Âme machine, Paris, 1990 ; chez Flammarion : L’Intelligence artificielle, Paris,
1993, Le Petit Trésor de l’informatique et des sciences de l’information, Paris, 1998, et 2001, l’odyssée de
l’esprit, Paris, 1999 ; aux Éditions du Pommier : Gédéon, ou les aventures extravagantes d’un
expérimentateur en chambre, Paris, 2002, et Les Sciences cognitives, Paris, 2006 ; enfin, aux Éditions
du Cavalier bleu : Idées reçues sur l’intelligence artificielle, Paris, 2007.
144

La cause des animaux est-elle


raisonnable ?
Jean-Claude Bourdin

QUESTIONS SUR LA QUERELLE


1 Le mot « querelle » signale la surdétermination d’un problème, ou son recouvrement par
des enjeux extraphilosophiques dans lesquels la philosophie se trouve engagée. Il y a
« querelle » quand la philosophie se trouve avoir à décider sur des questions qui sont
posées, dans son élément propre, en des termes non philosophiques ou dont la
provenance est étrangère à la philosophie : par exemple, la religion et la théologie ou le
pouvoir politique et le droit. D’autre part, et réciproquement, il y a aussi « querelle »
lorsque la philosophie cherche à défendre une position qui a des implications sur les
plans théologique, religieux, politique, moral, etc. Ainsi, il est possible de dire que la
question sans cesse renaissante de la frontière entre 1'animal et l’homme – ou entre
l’animalité ou l’humanité – relève, comme l'a dit Francis Wolff, d’une décision éthique
autant qu’anthropologique1. Ou encore, une position « continuiste » sera mise au service
d’une philosophie matérialiste ou utilisée pour attaquer le spiritualisme.
2 Quoi qu’il en soit, parler de « querelle », c’est indiquer que l’objet du débat ne relève pas
d’un problème. Il y a problème, au sens strict, quand on a affaire à une difficulté dont les
termes sont identifiés, connus, et dont les moyens pour la résoudre sont connus ou à
inventer et sont acceptes par une communauté parlant le même langage et intéressée par
la solution. Un problème en mathématiques, en logique, en sciences est une question dont
les termes sont saturés et qui est bien posée : l’objet est déterminé. En philosophie, les
choses sont plus complexes si l’on admet que le philosophe2 est celui qui constitue un
problème dont il construit, dans le cadre de son axiomatique ou de son système, tous les
termes. Mais il existe des types de problèmes engendrés par le système lui-même, tel, par
exemple, celui de l’union de l’âme et du corps ou de la nature des parties de la matière
(sont-elles sensibles ou insensibles ?). Ce genre de problème se trouve à la source d’une
différenciation de doctrines au sein d’un même « courant3 ». En outre, il n’est pas
toujours facile de distinguer, en philosophie, ce qui dans un problème relève d’une
145

querelle de ce qui relève seulement d’une difficulté interne à la doctrine. En tout cas, c’est
un argument polémique que d’accuser un adversaire de s’être laissé entraîner dans une
difficulté, qui n’est qu’apparemment philosophique, alors qu’il est pris dans une
« querelle » dont il redoute les effets. C’est l’accusation de d’Holbach à l’encontre de
Platon ou de Descartes d’avoir dû composer avec les théologiens de leur temps et pour
cette raison d’être tombés dans des difficultés inextricables sur la nature spirituelle de
l’âme4.
3 Or, précisément, à quoi reconnaît-on qu’on est dans une « querelle » ? À ce que la
difficulté est en soi insoluble, que les arguments sont de type dialectique, au sens du
passage du « pour » au « contre », de sorte qu’il est possible de dresser la liste des topoï,
des exemples, des références qui reviennent constamment et qui sont réversibles, c’est-à-
dire dont la force peut être mise au service de positions adverses. Il y a donc « querelle »
lorsque domine la polémique dans les raisonnements et les échanges, et que la
communauté reste divisée. Comme le disait Christiane Frémont, à propos de la « querelle
de l’âme des bêtes » qui nous intéresse aujourd’hui, et s’il n’y avait querelle que parce que
le problème était mal posé ?
4 Se trouver dans 1'élément d’une « querelle » montre que le discours rationnel n’est pas
toujours raisonnable : mauvaise foi, attitude éristique, critiques douteuses, attaques ad
hominem sont le lot des querelles philosophiques, comme des autres. On a manifestement
le sentiment qu’on n’y a pas parlé le même langage. Le résultat le plus patent est la
division de la communauté, la transformation de la République des lettres en un état de
guerre de tous contre tous, comme l’avait bien vu Bayle.
5 La « querelle de l’âme des bêtes » ne semble pas connaître les effets du temps et de
l’histoire, d’où sa capacité à ressurgir, dans des termes quasi identiques, à des époques
différentes. Elle joue alors le rôle d’un révélateur : elle manifeste ce qu’une culture
considère comme son enjeu le plus essentiel, car le plus sensible. On peut faire
l’hypothèse que le retour de la « querelle de l’âme des bêtes » depuis une vingtaine
d’années signale l’intensification d’un questionnement moral de notre culture sur elle-
même, convaincue, jusqu’à la mortification d’elle-même, de la contradiction monstrueuse
entre sa finitude, sa précarité et sa passivité originelle d’un côté et ses moyens
technoscientifiques devenus incontrôlables.
6 Longtemps la question a été celle de la frontière : passe-t-elle par la possession d’une âme,
de l’intelligence, d’une forme de conscience de soi, par l’outillage technique, l’élaboration
d’une culture, par l’usage d’un langage ou de la capacité à acquérir le nôtre, ou enfin par
la capacité à instaurer des rapports de pouvoir au sein d’une communauté ? On sait
comment l’éthologie et la psychologie animales ont peu à peu gommé les frontières qui
reposaient sur ces éléments. Mais si le fameux énoncé de Bentham, « la question n’est
pas : peuvent-ils raisonner, peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir5 ?», a
bouleversé les termes de la « querelle », fondant la critique du spécisme6 et les
mouvements de protection des animaux, il est remarquable que, en revenant de façon
insistante à propos de Factuelle question des bêtes, il ait reçu le renfort des
déconstructions d’inspiration heideggérienne de la rationalité métaphysique et technique
7. Les animaux sont alors le prétexte pour dresser le procès de la raison et de la

rationalité, dont l’enjeu est moral et non plus théologique (les bêtes ont-elles péché, ont-
elles une âme immortelle ?) ou cognitif (pensent-elles ?). S’interroger sur nos rapports
aux animaux, les traitements que nous leur faisons subir, le degré de cruauté que nos
sciences et nos techniques leur infligent, les droits dont ils devraient jouir et nos devoirs
146

à leur égard est la prémisse, ou le détour, pour élaborer de nouvelles règles morales en
faveur des « personnes humaines » (comme on dit) les plus démunies. Tout se passe
comme si, avec les animaux des laboratoires pharmaceutiques ou des entreprises
agroalimentaires, la philosophie des bêtes avait trouvé le lieu d’où penser l’homme : celui
de sa souffrance ou de sa vulnérabilité les plus extrêmes. À l’évidence, la morale et les
droits, une fois de plus, sont les nouveaux avatars de la théologie et de la religion quand il
s’agit de penser l’humanité de l’homme, c’est-à-dire sa valeur, et non plus son être, ou
plutôt une fois qu’on a décrété que sa valeur était indépendante de toute décision sur son
ontologie. Il est alors cohérent de dire de cette nouvelle philosophie de l’animal qui veut
penser l’homme à partir de ce qu’il partage avec les bêtes, la souffrance, qu'elle pense
l’homme comme « animal humain », symétriquement à sa volonté de penser l’animal
comme « personne non humaine8 ».

LA « QUERELLE » EN FICTION
7 Enfin, relevons le dernier trait qui caractérise ce qu’on appelle une « querelle » : si les
termes, les arguments, les topoï sont fixés et redistribués selon ses moments, il est alors
possible d’en dresser une cartographie qui la résume parfaitement, sans que rien de
nouveau vienne la bouleverser. C’est ce que fait un roman de John M. Coetzee, prix Nobel
de littérature en 2003, Elizabeth Costello9.
8 Elizabeth Costello, le sujet du roman, est un écrivain, âgée de soixante-dix ans à peu près,
célèbre dans plusieurs universités du monde, anglo-saxon surtout, qui est souvent invitée
pour des conférences ou des séminaires : « Elle a écrit neuf romans, deux recueils de
poèmes, un livre sur la vie des oiseaux et d’innombrables articles de journaux. Elle est
australienne de naissance » (p. 7). Dans ce roman, invitée aux États-Unis dans une
université à faire une conférence sur le sujet de son choix, elle décide de parler d’un sujet
qui lui tient particulièrement à cœur, des animaux, de leurs droits, de notre cruauté à
leur égard. Elle est végétarienne et militante de cette cause. Le roman raconte plusieurs
épisodes de son activité en ce moment de sa vie, où elle est proche de sa mort. Trois
épisodes nous intéressent, les deux premiers très directement. Le premier, intitulé « La
vie des animaux. Un. Les philosophes et les animaux », est une conférence donnée devant
un large public d’universitaires, le second, « La vie des animaux. Deux. Les animaux et les
poètes », est l’exposé qu'elle donne le lendemain dans le cadre d’un séminaire. Quant au
troisième, « Le problème du mal », il raconte les péripéties d’une conférence donnée lors
d’un colloque à Amsterdam, un an plus tard, et ne concerne les animaux que de façon plus
lointaine, mais cet épisode est décisif pour comprendre l’échec de l’entreprise de Costello.
9 Le recours à la fiction présente deux avantages, au moins. Il permet de varier les
situations de parole, les énonciations et les interlocuteurs : leçon magistrale,
conversation, exposé de séminaire, questions et objections, dialogues ordinaires (avec son
fils et sa belle-fille), toujours se pose la question de la force persuasive des positions de
Costello et de la possibilité de malentendus. D’autre part, il permet de dramatiser les
philosophèmes et les éléments de doctrines philosophiques qui sont exposés, de les
prendre comme des objets et non pas seulement comme des opérateurs de théorisation
d’une position. Elizabeth Costello semble connaître très bien les auteurs de la tradition et
ceux qui animent les débats contemporains sur les animaux. Ce sont, pour Costello, des
témoignages de la façon dont la pensée occidentale a envisagé la nature des animaux et,
en conséquence, nos attitudes et nos expériences avec eux. Elle est une bonne
147

représentante de ce courant de la philosophie des animaux dont il vient d’être question. Il


semble que Coetzee veuille montrer simultanément la sincérité de la position de Costello
et l’impossibilité de lui donner une portée universellement communicable. Sont ainsi en
cause le caractère raisonnable de cette philosophie, le contraste pathétique entre la
profondeur de son engagement et la futilité des efforts faits pour le rendre public.
10 La position de l’écrivain est celle d’un engagement militant. Elle s’élève contre les
traitements infligés aux animaux, qui révèlent notre cruauté : abattoirs, camions de
transport, chalutiers, laboratoires, usines, fermes d’élevage, etc. La question qui la
tourmente et qu'elle veut avant tout communiquer à ses publics concerne les formes de
notre indifférence. Nous ne voyons pas cette cruauté, nous ne voulons pas savoir, alors
que nous vivons à côté de ces lieux de souffrance, et que finalement nous l’acceptons très
concrètement par ce que nous mangeons, par les cosmétiques et les médicaments dont
nous usons, par les vêtements et les ustensiles en cuir dont nous nous servons. Notre
consommation repose sur des tortures et des massacres10. Son « argumentation » – qui
n’est cependant pas son point fort, dit son fils (p. 112) – repose sur quatre points : 1°) Les
animaux sont mis en esclavage, si on définit un esclave comme un être dont la vie et la
mort dépendent d’un autre. 2°) Pour rendre sensibles notre cruauté et notre indifférence,
elle use de ce qu'elle appelle une « licence rhétorique ». Cette situation est analogue, dit-
elle, à celle des millions de morts dans les camps entre 1942 et 1945, et celle des
Allemands, des Ukrainiens et des Polonais qui vivaient à côté et ont dit qu’ils ne savaient
rien, qu’ils devinaient sans doute quelque chose, mais que, s’ils avaient eu une certitude,
il aurait mieux valu pour eux qu’ils se tussent. Cette ignorance hypocrite a fait perdre aux
Allemands leur humanité, comme nous perdons la nôtre aujourd’hui. Notre entreprise
égale celle du IIIe Reich (p. 92). Les mots utilisés pour parler des Juifs assassinés dans les
camps manifestent cette similitude : ils sont morts comme des animaux, les Allemands se
sont conduits comme des bouchers. 3°) La réversibilité entre les deux situations est
poussée très loin dans l’épisode « Le problème du mal », où elle pose qu’on n’aurait pas
imaginé les camps de la mort si l’on n’avait pas eu l’exemple des usines de traitement
industriel de la viande (p. 213). 4°) La « licence rhétorique » et la réversibilité des deux
situations conduisent Costello à établir une équivalence dans l’ordre moral : « Se répète
chaque jour un massacre dont l’échelle, l’horreur et la portée morale ne diffèrent en rien
de ce qu’on appelle Holocauste ; pourtant nous préférons ne pas le voir » (p. 214).
11 Deux questions se posent alors. Comment comprendre rationnellement notre
comportement fait de cruauté et d’indifférence ? Comment justifier rationnellement les
protestations contre ce comportement et fonder nos devoirs en faveur des animaux ?
Dans les deux cas, il faut en venir à la raison. Costello est pleinement représentative de
cette démarche qui fait dépendre des pratiques et des comportements collectifs de
conceptions philosophiques auxquelles l’identité d’une culture (l’Occident, en
l’occurrence) est assimilée. Sans grande surprise, elle évoque la tradition rationaliste où
Descartes est, comme il se doit, sévèrement traité, qui fait des animaux des choses. Au
nom de la raison, ils ont été réduits en esclavage et privés de parole. Nous les avons
réduits au silence. Mais Costello va plus loin que cette dénonciation devenue rituelle.
12 Elle donne tout d’abord de la tradition rationaliste une interprétation métaphysique
qu'elle récuse. Dans un deuxième temps, elle critique les travaux de la psychologie du
comportement animal, qui cherche pourtant à assouplir la frontière entre l’intelligence
humaine et l’intelligence animale. Troisièmement, elle refuse l’idée d’une étrangeté
absolue entre l’homme et les bêtes. Enfin, elle rejette violemment les théories de la
148

philosophie de l’esprit (philosophy of mind), qui définit l’esprit en termes de possession de


concepts.
13 Cette tradition a fait de la raison l’essence de Dieu, du monde et de l’homme. Mais la
raison discursive n’est qu’une des activités de la pensée humaine, le résultat d’une
spécialisation qui s’auto-engendre et s’autovalide dans une vaste tautologie (p. 97). Elle
est une forme inconsciente d’anthropocentrisme que les hommes ont absolutisée et
projetée sur tout ce qui existe.
14 Cette interprétation vise, semble-t-il, à questionner notre soumission à cette tradition en
nous faisant percevoir qu'elle représente d’abord un piège épistémologique dans lequel
tombent aussi bien ceux qui travaillent à réduire la différence entre les hommes et les
animaux que ceux qui la durcissent.
15 Ainsi, en prenant la raison comme critère pour établir une frontière avec les animaux, on
a pu s’intéresser scientifiquement aux grands singes et s’efforcer de montrer qu’ils ont
une pensée. Et nous sommes prêts à leur accorder des droits comparables à ceux que nous
accordons aux enfants déficients mentalement. Mais c’est, pour elle, une mauvaise
justification qui conduit à enfermer les animaux dans un silence plus profond. Elle se
réfère aux expériences menées sur l’intelligence animale et rappelle les travaux de Köhler
au Centre d’études des chimpanzés à Tenerife en 1912 avec Sultan, consignés dans le livre
La Mentalité des singes, paru en 191711. L’expérience, très connue, qui consiste à multiplier
les obstacles mis devant Sultan pour atteindre des bananes montre que le singe est
capable de résoudre des problèmes pratiques en construisant des dispositifs techniques
qui laissent deviner en lui des processus de raisonnement. À cette expérience, Costello
objecte qu'elle dit quelque chose sur l’esprit humain et rien sur la raison des singes, dont
elle réduit le comportement à celui de la raison la plus pauvre :
« À chaque étape, Sultan est poussé à penser la pensée la moins intéressante. Il est
impitoyablement écarté de la pureté de la spéculation (pourquoi les hommes se
comportent-ils de la sorte ?) et poussé vers une forme de raison plus basse, pratique
et instrumentale (comment utilise-t-on ceci pour obtenir cela ?), et donc vers une
acceptation de soi comme un organisme primordialement doté d’un appétit qui doit
être satisfait. Bien que toute son histoire, depuis le moment où sa mère fut tuée et
qu’il fut capturé, en passant par son voyage dans une cage jusqu’à son
emprisonnement dans ce camp de prisonniers sur cette île et aux jeux sadiques
auxquels on se livre ici à propos de la nourriture, le mène à se poser des questions
sur la justice de l’univers et sur la place qu’occupe cette colonie pénitentiaire, un
régime psychologique soigneusement élaboré le détourne de l’éthique et de la
métaphysique vers les plus humbles niveaux de la raison pratique 12. »
16 On pourrait opposer aux tentatives de Köhler et de la psychologie animale, visant à
montrer l’existence d’une intelligence chez les bêtes, la position rationaliste radicale
d’une philosophie qui va jusqu’à contester l’existence de sentiments chez les animaux. En
effet, pour ce courant, avoir des sentiments suppose d’être en possession d’une part de
concepts et d’autre part de concepts liés entre eux. Il ne suffirait pas d’avoir un, deux ou
quelques concepts indépendants. Costello s’en prend alors à ce philosophe13 qui nie qu’on
puisse dire qu’un veau regrette sa mère, car il lui faudrait avoir les concepts d’absence et
de présence, de soi et d’autrui, de manque, etc. « Afin de pouvoir regretter, strictement
parlant, quelque chose, il devrait d’abord suivre un cours de philosophie. Quel genre de
philosophie est-ce cela ? Jetez cette vieille défroque aux orties ! À quoi bon ces
distinctions futiles ? » (p. 154), laisse-t-elle tomber avec mépris.
149

17 On pourrait croire que Costello conteste la possibilité même d’une connaissance


scientifique de l’esprit animal en insistant sur son altérité absolue. Tel n’est cependant
pas le cas, comme le montre sa critique de Thomas Nagel. Ce dernier a publié, en 1974, un
article devenu célèbre, « What is it like to be a bat ? » (« Qu’est-ce que cela fait d’être une
chauve-souris ? »)14. Selon Nagel, il est impossible d’imaginer non pas comment nous
pourrions nous comporter comme le fait une chauve-souris, mais ce que c’est que d’être
une chauve-souris. Cela est impossible car nous ne pouvons pas sentir comme elle. Cette
position est une fausse piste, dit Costello, car être une chauve-souris pour une chauve-
souris, c’est être, comme est être pour un être humain. Être, c’est être rempli d’être, se
sentir vivant, ensemble âme-corps, plein d’être, être vivant au monde. C’est l’autre nom
de la joie. Cette détermination échappe à l’objectivation rationaliste et à
l’anthropomorphisme. Elle repose sur une attitude identificatoire, une « sympathie », ou
encore une « imagination sympathique », faculté qui laisse parler le cœur et permet de
partager l’être d’un autre (p. 111). Si nous pouvons nous projeter dans un être de fiction,
pourquoi pas dans une chauve-souris ou une huître ?
18 Ce que veut sans doute dire Costello, c’est qu’il faut se déprendre de l’attitude
représentative qui repose sur la distinction du sujet et de l’objet, et sur la prééminence de
la conscience de soi. La critique un peu facile et convenue du rationalisme et du
scientisme laisse place ici à une remise en cause plus profonde, celle de l’attitude qui
consiste à penser le rapport aux animaux d’abord en termes de connaissance et à poser
aux bêtes des questions théoriques d’épistémologie (pensent-elles ? quelle est la nature
de leur intelligence ? parlent-elles ? etc.). En opposant à cela l'« imagination
sympathique », elle semble plaider pour que soit privilégiée une autre expérience, celle
dont la poésie donne des occasions, non sans difficultés du reste.
19 Quelle attitude devons-nous adopter, une fois admise la condamnation de la cruauté et de
l’indifférence humaines, si la raison est dangereuse ou si, dans la réfutation de principe
(Nagel), elle ne nous fournit aucun secours ? Costello donne deux réponses qui reviennent
au même, faire l’effort pour incarner le corps vivant des animaux, et un précepte d’ordre
pratique, être végétarien.
20 À l’abstraction de la philosophie et à ses « futiles distinctions », à la réduction
expérimentale d’un Köhler, elle oppose le conseil d’« ouvrir [son] cœur » (p. 114).
Répugnant à formuler des principes abstraits fondés sur une théorie, elle cherche à faire
partager une attitude, un mode de relation émanant de ce que dicte le « cœur ». On peut
penser qu'elle désigne, au-delà de la pitié, ce qu'elle a appelé l’« imagination
sympathique », cette faculté de se projeter dans un autre être vivant pour coïncider avec
l’expérience qu’il fait en étant, en étant vivant, mobile, sentant, souffrant dans le monde.
Cette faculté n’a rien de mystérieux, elle est tout simplement occultée par la déformation
professionnelle de ceux qui veulent à tout prix d’abord adopter un rapport de
connaissance et se donner des critères de jugement, découvrir si nous avons, ou non,
quelque chose de commun avec les animaux et que nous pensons être notre propre. C’est
ce genre de questions qu'elle essaye d’éviter, consciente que toute l’histoire de la
« querelle » n’a fait qu’en illustrer la stérilité. À quoi servent les débats philosophiques
sur les bêtes ? Les théories rationalistes sur la pensée et la conscience ne sont que des
« écrans de fumée » qui évitent de reconnaître que les hommes cherchent simplement à
protéger leur propre espèce (p. 125).
21 Cette faculté consiste à éprouver le savoir qu’on a de quelque chose, d’être ce savoir et de
l’incarner, quand bien même il est d’abord abstrait, comme c’est le cas de se savoir mortel
150

(p. 107). Or, il ne devrait pas être difficile d’incarner ce qu'elle appelle la « plénitude, le
fait de s’incarner pleinement, la sensation d’être – non pas une conscience de soi comme
une sorte de fantomatique machine à raisonner » (p. 109). Nous sommes donc en état de
faire la différence entre une vie libre dans l’espace qui sollicite nos sens et une vie de
réclusion comme celle que connaissent les animaux que nous réduisons en esclavage15.
22 Pour ne pas en rester à une expérience purement singulière et subjective de cette
« sympathie », elle doit montrer que cette expérience existe effectivement et qu'elle peut
être créée. C’est ici que, dans son séminaire au département d’anglais de l’université, elle
traite des poètes. Elle oppose un poème de Rilke, « La panthère », et deux autres poèmes
de Ted Hughes, « Le jaguar » et « Second coup d’œil sur le jaguar »16. Rilke s’en tient à une
symbolique de la panthère qui « est là à la place de quelque chose d’autre » (p. 132), la
panthère dans sa cage au zoo étant l'« incarnation vitale du genre de force qui se libère
dans une explosion atomique » (ibid.). En revanche Ted Hughes, qui utilise la même mise
en scène de la cage et du zoo, parvient à une « autre modalité d’être-dans-le-monde, une
modalité qui ne nous est pas entièrement étrangère [...]. Nous connaissons le jaguar non
pas d’après ce qu’il paraît, mais d’après sa façon de se mouvoir » (p. 133). Selon Costello,
ce genre de poème ne cherche pas à établir une communauté entre les animaux et nous,
mais nous apprend comment habiter un autre corps. Et si la poésie est invention de sens
par création d’un souffle et mélange des deux, alors nous pouvons incarner les animaux
(p. 136). Il est cependant évident que la poésie de Hughes relève d’une sorte de
primitivisme ou de chamanisme qui ressemble aux expériences dans lesquelles des
hommes se trouvent face à face avec un animal. Mais elle lui reproche d’en rester à ce
qu'elle appelle un « platonisme », de réduire en fin de compte les jaguars singuliers à la
recherche de la « jaguarité » et de reconduire à une abstraction (ibid.)17. La leçon des
poètes n’a cependant pas été vaine : elle montre qu’il existe une autre voie pour dire
quelque chose de sensé sur la souffrance animale que le détour par l’argumentation
rationnelle.
23 La cohérence exige d’être végétarien, pour ne pas participer au massacre et en être le
complice. Si elle proclame publiquement son choix et accepte de discuter longuement sur
les questions d’interdits alimentaires (p. 115-124), elle sait qu'elle aura du mal à
convaincre ses interlocuteurs. « Rien de tel pour arrêter net une conversation » (p. 115),
commente pour lui-même le fils de Costello qui redoute qu’on pose à sa mère « La
Question – “Qu’est-ce qui vous a amené à devenir végétarienne ?” ». La réponse de
Plutarque18, amenée pendant un repas, est, en effet, inaudible et plonge l’assistance dans
un silence gêné : « Vous me demandez pourquoi je refuse de manger de la chair ? Pour ma
part je suis étonnée que vous puissiez mettre en bouche le cadavre d’un animal mort,
étonnée que vous ne trouviez pas détestable de mâcher de la chair hachée et d’avaler le
jus de blessures mortelles » (p. 116). Personne ne lui reproche son refus de manger de la
viande, mais cette attitude intrigue : relève-t-elle d’un dégoût, d’une raison morale, d’une
attitude anthropologique plus générale concernant le « mélange » avec les animaux ?
Pour couper court à toute discussion sur le caractère élitiste de ceux qui, comme les
brahmanes, cherchent à se distinguer en se séparant de ceux qui ont des habitudes
alimentaires jugées malpropres, elle répond, encore plus déconcertante, par le « désir de
sauver mon âme » (p. 123)19.
151

LA SOLITUDE DE COSTELLO
24 Le roman montre comment on peut échouer à rendre raisonnable un discours cohérent et
rationnel sur les animaux. Certes, il faut rappeler que Costello est un écrivain engagé,
qu'elle dénonce une situation et qu'elle ambitionne d’ouvrir les consciences en invitant à
ouvrir son cœur20. Rappelons qu'elle mène une campagne contre le sort fait aux animaux
dans notre économie et notre consommation, qu'elle en voit l’origine dans la tradition
rationaliste qui les considère comme des choses à notre usage, et qu'elle veut réveiller les
consciences devant ce qui lui semble être un scandale de proportion égale à l’Holocauste.
L’orientation militante et polémique de ses paroles suffit sans doute à indisposer certains,
dans un milieu universitaire où est supposé tacitement régner un régime mesuré et
pondéré de discours. Mais Coetzee a pris soin de varier ses interlocuteurs, depuis ceux qui
refusent complètement cette mise en cause de la raison, comme sa belle-fille Norma,
philosophe, spécialiste de la philosophy of mind, qui juge qu'elle défend un relativisme des
visions du monde, de l’« irrationalisme à la française21 » (p. 129 – sic !), jusqu’au président
bienveillant. Mais les interlocuteurs importent peu, au fond. Le roman met en scène
l’impossibilité pour ce type de discours de parvenir à paraître raisonnable, sinon tout à
fait convaincant.
25 Pour être raisonnable, il doit être communicable. Or nous assistons à trois échecs de la
communication. Le végétarisme, s’il est cohérent avec la position de l’écrivain, ne peut
être universalisé, comme on l’a vu. Du coup, sa position apparaît relever d’une
intransigeance qui trouble les autres sans leur donner des raisons d’en faire autant. Il ne
suffit pas de condamner en bloc le sort fait aux animaux dans notre économie et notre
consommation, et de s’en prendre à notre indifférence. On risquera toujours de s’attirer
cette question : « So, what ? » Comment prétendre transformer complètement les
habitudes alimentaires de toute la population ? Il n’est pas sans intérêt de remarquer que
Coetzee a souligné les perturbations des relations familiales provoquées par l’arrivée de
la végétarienne : lorsque Costello dîne dans sa famille, Norma fait manger ses enfants
avant tout le monde, pour éviter des remarques de sa belle-mère et des discussions sans
fin avec les enfants.
26 Plus gravement, son argumentation provoque une profonde rupture de la communication
avec un personnage, un poète, membre de l’université, Abraham Stern, qui a assisté à la
première conférence et qui refuse d’assister au repas du soir. Il s’en explique dans une
lettre dont Costello prend connaissance le lendemain.
« Au cœur de votre propos il y avait la question du pain que l’on rompt. Si nous
refusons de rompre le pain avec les bourreaux d’Auschwitz, pouvons-nous
continuer à rompre le pain avec les assommeurs d’animaux ?
Vous avez repris à votre compte la métaphore habituelle entre les Juifs assassinés
d’Europe et le bétail qu’on assomme. Les Juifs sont morts comme du bétail, donc le
bétail meurt comme des Juifs, dites-vous. [...] Si les Juifs furent traités comme du
bétail, il ne s’ensuit pas que le bétail est traité comme des Juifs. Le renversement est
une insulte à la mémoire des morts. Il évoque aussi les horreurs des camps à peu de
frais22. »
27 La faute de Costello n’est pas seulement d’avoir commis une erreur de logique, d’avoir
soutenu la réciprocité de la relation et l’identité des situations, mais c’est d’avoir fait de
son propos une pierre de touche de la communauté entre les hommes. L’attitude envers
les animaux partage les humains de façon radicale, pense-t-elle, comme celle à l’égard des
152

Juifs. Or, c’est l’application aux animaux du sort des Juifs qui, en retour, la sépare d’un
Juif. La cause animale, pense Costello, ne peut espérer atteindre la conscience universelle
que si on montre qu'elle met en cause des valeurs aussi fondamentales et universelles que
celles qui ont été bafouées à Auschwitz. Mais soutenir cette position morale repose sur un
sophisme scandaleux pour les victimes des camps nazis et inutile pour la cause quelle
veut défendre, dont elle échoue, pour cette raison, à faire partager l’horreur.
28 Une autre rupture de la communication intervient lorsqu’elle évoque les arguments du
philosophe ultra rationaliste pour qui il est impossible de dire qu’un veau souffre d’être
séparé de sa mère. « Je ne ferais pas des pieds et des mains pour rompre le pain avec lui »
(p. 155). Le désaccord est plus profond en un sens qu’avec les bourreaux de Juifs, puisque,
ici, au-delà d’un différend théorique, c’est sur le partage même de la raison que la
séparation a lieu. En effet, reconnaît-elle, s’il arrive qu’on s’oppose sur des idées, on
pense, en général, qu’il est toujours possible de clarifier nos désaccords car il reste
quelque chose en commun, la raison. Or Costello ne veut pas admettre qu'elle a la raison
en commun avec ce philosophe représentant cette tradition qui exclut les animaux, au
motif qu’ils n’ont pas de raison. « Si le dernier point que j’ai en commun avec lui est la
raison, et si la raison est ce qui me distingue du veau, alors merci bien, mais je préfère
parler avec quelqu’un d’autre » (ibid.). C’est ainsi qu’un désaccord théorique sur
l’attribution de la raison devient une rupture dans la communication.
29 Mais si je m’exclus de cette raison, si apparemment je m’exclus aussi du sens commun
rationnel des braves gens qui m’entourent (ma famille, mes collègues) en soutenant mes
positions et mon végétarisme, ne suis-je pas devenue folle ? Les deux épisodes consacrés
aux animaux s’achèvent sur des doutes et une profonde mélancolie de Costello. Le doute
qui l’assaille, – comment se peut-il que je sois seule à voir les proportions ahurissantes du
crime commis sur les animaux, à en être troublée et à ne pas accepter le silence des
autres ? – la laisse sans réponse. Sans doute évoque-t-elle notre égoïsme. Mais ne
conviendrait-il pas d’éviter de faire avec les hommes ce que Köhler faisait avec ses
chimpanzés, de leur attribuer une interprétation médiocre ? Si les Allemands et les
Polonais, qui savaient mais n’ont rien voulu savoir, ont perdu leur humanité, peut-on en
dire autant des hommes qui, aujourd’hui, vivent insouciants dans des villes où
fonctionnent des abattoirs ou des élevages en batterie ?
30 Costello aurait pu avoir une interprétation plus profonde et plus généreuse de ce qu'elle
n’aperçoit pas, dans les épisodes universitaires, comme étant lié au « problème du mal ».
Mais grâce au troisième épisode du roman, intitulé précisément « Le problème du mal »,
Coetzee nous donne des éléments pour aller dans la direction de cette interprétation et la
retourner contre l’attitude déraisonnable de Costello.
31 Dans ce troisième épisode qui intervient chronologiquement un an après son passage
dans cette université américaine, Costello doit intervenir dans un colloque à Amsterdam.
Elle a choisi de parler d’un livre qui a fait un grand effet sur elle, de Paul West, sur la
tentative manquée d’un attentat contre Hitler d’officiers de la Wehrmacht, en 1944. Dans
Les Très Riches Heures du comte von Stauffenberg, West raconte avec un luxe terrifiant de
détails les tortures et l’exécution des condamnés qu’Hitler avait demandé de filmer pour
se délecter de leurs souffrances. Cette lecture l’a bouleversée, avant tout comme écrivain.
Selon elle, les écrivains qui s’aventurent dans les contrées les plus obscures de l’âme
humaine n’en reviennent pas indemnes et entraînent leurs lecteurs dans cette complicité.
Et ceux-ci n’en ressortent pas meilleurs. Est-ce une bonne chose d’écrire sur l’horreur, de
forcer à lire, de donner envie de lire jusqu’au bout le récit d’atroces souffrances, le
153

spectacle d’humiliations sans fond (p. 219) ? Ce qu'elle reproche à West et voudrait
exposer dans sa conférence à Amsterdam, c’est qu’il l’ait forcée à regarder le mal 23. De
quel droit ?
32 Or c’est bien ce qu'elle s’efforce de faire dans ses interventions en faveur de la cause
animale. On peut se demander pourquoi elle ne s’applique pas à elle-même, à ses discours
et ses positions, la règle morale que lui inspire le roman de West : on a le droit de ne pas
savoir pour se protéger des effets de la fréquentation de Satan. L’écrivain doit respecter
ces lieux qui doivent restés frappés d’interdit et accepter que la mort des suppliciés leur
appartienne (p. 237-238).
33 S’il est vrai que ce qui se passe dans les laboratoires, dans les camions de transport de
bétail ou dans les abattoirs relève du Mal, la question se pose de la responsabilité morale
de celui qui le dévoile, tout autant que des effets pratiques qu’il compte en retirer. Et
pourtant Costello affirme que, « pour sauvegarder notre humanité, certaines choses que
nous voulons peut-être voir (voulons peut-être voir parce que nous sommes humains !) doivent
rester en coulisse. Paul West a écrit un livre obscène, il a montré ce qui ne devrait pas
être montré » (p. 230, souligné par Coetzee)24.
34 Les conclusions suggérées par le rapprochement de ces réflexions sur le mal avec les
épisodes sur la vie des animaux pourraient être, d’une part, que les hommes ordinaires ne
veulent pas savoir ce qu’ils savent pourtant, mais d’un savoir abstrait et général, parce
qu’ils se protègent de la vision d’un mal insupportable, d’autant plus insupportable qu’ils
ne peuvent pas le supprimer. D’autre part, que Costello enfreint l’interdit de donner à
voir ce qu’il faut laisser dans l’ombre et de satisfaire la pulsion de voir, que nous avons
« parce que nous sommes humains ». On aboutirait à un renversement de jugement par
rapport aux épisodes sur la vie des animaux. Là où elle stigmatisait l’indifférence et la
lâcheté chez ses contemporains, elle pourrait maintenant discerner une forme de sagesse.
Si elle ne la voit pas, c’est qu'elle s’aveugle sur sa propre posture dont elle ne s’aperçoit
pas qu'elle est déraisonnable. Le roman pose une question plus générale sur l’engagement
et sur ses motifs. Tout militant est un prédicateur et toute prédication divise l’« humanité
en sauvés et damnés », fait remarquer sa belle-fille Norma (p. 157). C’était justement ce
qu'elle avait répondu, qu'elle cherchait à « sauver [son] âme » (p. 123). Mais est-il
suffisant de faire reposer sur un motif si intime une indignation et une croisade rendues
publiques ?
35 Le roman de Coetzee a l’immense intérêt, parce que c’est un roman qui ne défend aucune
thèse, de nous amener à nous interroger sur la validité des raisons des défenseurs des
animaux et sur les incohérences qu’il y a à faire de ceux-ci les objets d’une cause.
Comment se préoccuper du sort des animaux et y intéresser ses contemporains, sans
verser dans la religiosité ou le pathos qui ont pour effet de diviser ? Ou, pour le dire
autrement, quel est le discours approprié à une entreprise qui voudrait être
universellement valable et appeler des mesures concrètes et efficaces pour mettre un
terme au massacre des animaux ?
36 Une issue est peut-être possible : celle qui consiste à admettre que l’on doit désolidariser
l’examen et le partage de mesures juridiques visant à encadrer les traitements des
animaux, afin de réduire leur souffrance, de la recherche d’un fondement ultime, qui
serait raisonnable, rationnel et universellement partagé. Et à ceux qui reprocheraient
peut-être à cette conclusion sa modestie décevante, on peut les renvoyer à Leibniz qui
avait reconnu que l’activité des juristes ne dépendait pas de la solution apportée au
« labyrinthe » de la liberté et que la pratique des géomètres pouvait être menée
154

indépendamment de la solution au « labyrinthe » du continu25. Ce qui est une façon de


plaider pour un traitement procédural de la nouvelle « querelle » des animaux.

NOTES
1. Voir Francis Wolff, « L’animal et le dieu : deux modèles pour l’homme. Remarques pouvant
servir à comprendre 1'invention de 1'animal », dans L’Animal dans l’Antiquité, dir. Barbara Cassin,
Jean-Louis Labarrière et Gilbert Romeyer Dherbey, Paris, Vrin, 1997, p. 178-180.
2. Cette admission n’est pas universelle. Spinoza ou Hegel ne construisent pas des « problèmes ».
Pour Hegel, par exemple, la philosophie n’a pas à résoudre des problèmes mais à accomplir des
tâches, comme celle d’exposer le système de l’Idée. Pour Spinoza, la philosophie est le chemin qui
conduit à la béatitude, à l’amour intellectuel de Dieu.
3. Notons que, en philosophie, il arrive qu’un problème cesse de se poser sans qu’un accord sur sa
solution ait été trouvé, parce qu’il a cessé de s’imposer dans un champ dominant, ou dans une
épistémè de la philosophie. Il y aurait une histoire à écrire sur le cimetière des problèmes
philosophiques, après les batailles sur le Kampfsplatz.
4. Voir d’Holbach, Le Bon Sens, Paris, Éditions Alive, 2001, § 203, p. 338.
5. Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1789), éd. J. H. Burns
et H. L. Hart, University of London, The Athlone Press, 1970, p. 44.
6. Le « spécisme » ou « espécisme » – formé sur le modèle de « racisme » ou « sexisme » – est un
terme d’origine anglo-saxonne désignant la position consistant à faire de l’appartenance à une
espèce un critère moralement pertinent. Ce qui amène à préférer systématiquement et a priori les
membres de sa propre espèce : par exemple, pour une expérimentation scientifique, à utiliser des
animaux plutôt que des humains, quelles que soient leurs capacités par ailleurs.
7. Lesquelles déconstructions s’accommodent d’un intérêt pour une vulgate bouddhiste véhiculée
par la nébuleuse New Age.
8. Si on comprend bien à quelle inversion on assiste dans la façon de définir l’homme, depuis
Aristote, on a le droit de ne pas souscrire à une morale entièrement centrée sur la souffrance et
la promotion des victimes. Voir Alain Badiou, L’Éthique, Paris, Hatier, 1993.
9. Paru en 1999, traduit en 2004 par Catherine Laugas du Plessis, aux éditions du Seuil. Je citerai
1'edition de poche, dans la collection « Points », dans le corps de l’article. Je reconnais bien
volontiers que, en le sollicitant avec une indéniable lourdeur philosophique, je suis très loin de
restituer la grande subtilité de ce roman. Je ne peux qu’inviter le lecteur à s’y reporter.
10. Ce genre de révélation a généralement pour effet de plonger les interlocuteurs dans la gêne
et de frapper leur pensée de stupeur. On se met alors à regarder avec gêne ses chaussures, de
même que si nous apprenons que nos téléphones portables sont remplis de coltan, ce minerai qui
est cause et moyen de guerres et de massacres dans l’Est de la République démocratique du
Congo.
11. 1917 est aussi l’année où Kafka publia le Rapport pour une Académie, dans lequel Peter le Rouge
raconte comment il a accepté d’être éduqué comme un humain. Voir « Communication à une
Académie », dans Un artiste de la faim. A la colonie pénitentiaire et autres récits, trad. Claude David,
Paris, Gallimard, 1990.
12. Op. cit., p. 102-103.
155

13. Il est difficile d’identifier ce philosophe, les débats sur cette question ayant en effet impliqué
des auteurs assez divers. La question appartient à un problème plus vaste de la « philosophie de
l’esprit », celle de la nature des croyances. On peut cependant renvoyer à Donald Davidson qui
dans « Rational animais », Dialectica, 36, 1982, traduit par Pascal Engel dans Paradoxes de
l’irrationalité, Combas, Éditions de l’Éclat, 1991, expose des idées de ce genre. Pour une vue plus
large de ce débat, voir Pascal Engel, « Si les brutes pensent », dans États d'esprit, Aix-en-Provence,
Alinéa, 1992.
14. Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, LXXXIII, 4, oct. 1974,
repris dans Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, traduit par Pascal
Engel et Claudine Engel-Tiercelin, « Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris ? », dans
Questions mortelles, Paris, PUF, 1983.
15. En outre, la capacité à inventer des personnages de fiction atteste l’existence de
l'« imagination sympathique ».
16. Voir Rilke, « Der Panther (Im Jardin des Plantes, Paris) » dans Le Vent du retour, trad. Claude
Vigée, Paris, Arfuyen, 2005, et Ted Hughes « The Jaguar » et « Second Glance at a Jaguar », dans
Poems Selected, par Simon Armitage, Londres, Faber and Faber, 2000.
17. Costello souligne l’ironie d’une position écologiste qui revient à ignorer la vie singulière des
animaux : en envisageant les systèmes et les interactions dans lesquels les espèces sont prises, on
finit par les gérer et les administrer rationnellement (p. 137-138).
18. Voir le traité de Plutarque, S’il est loisible de manger de la viande, dans Trois Traités pour les
animaux, présentation d’Élisabeth de Fontenay, Paris, POL, 1992. Voir également Élisabeth de
Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p. 168 sq.
19. Je signale, sans m’y arrêter, que Costello admet qu’entre manger de la viande et porter du
cuir, ce qu’elle fait, il y a une différence de degré dans l’obscénité (p. 123).
20. Même si, rappelons-le, ce thème est amené seulement dans le cadre d’un séminaire autour de
trois poèmes.
21. Allusion probable à la façon dont est jugée la French Theory, sur les campus étatsuniens, par
les philosophes « analytiques ».
22. Op. cit., p. 131.
23. La même question s’est posée à moi à la lecture des Bienveillantes de Jonathan Littell, Paris,
Gallimard, 2006.
24. Le désir de voir ce qui est abject et la répugnance à le faire instituent en l’homme un conflit
annoncé par la honte d’avoir cédé au désir et conclu par la colère envers soi-même. Dans La
République, Platon introduit le thumos par le récit de l’épisode de Léontios subjugué par son désir
de regarder le cadavre de supplicié, qui se serait alors écrié à l’adresse de ses yeux : « Voilà pour
vous, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! » (439e-440a, trad. Georges Leroux,
Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 249).
25. Voir Leibniz, Discours de métaphysique, article 10, Paris, Vrin, 1957, p. 45.

AUTEUR
JEAN-CLAUDE BOURDIN
Professeur de philosophie à l’université de Poitiers, directeur adjoint au Centre de recherches sur
Hegel et l’idéalisme allemand (CRHIA 2626, dir. Bernard Mabille). Auteur de nombreuses
156

publications sur le matérialisme du XVIIIe siècle, sur Diderot et sur la philosophie politique
(disponibles sur http://spip-univ-poitiers.fr/philosophie), il a récemment publié : Althusser, une
lecture de Marx, Paris, PUF, 2008, et dirigé le dossier Crises et conflits dans la pensée de J.-J. Rousseau,
dans Les Cahiers du GERHICO, no 12, université de Poitiers, 2008.
157

Les auteurs

1 Jacques BERCHTOLD
Professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’université Paris 4 Sorbonne, a
notamment publié : Des rats et des ratières. Anamorphoses d’un champ métaphorique de saint
Augustin à Jean Racine, Genève, Droz, 1992, L’Étreinte abhorrée. Angoisses de l’homme face au
rat dans la littérature et le cinéma fantastiques ( XIXe-XXE s.), La Rochelle, La Rumeur des âges,
1995 ; et, parmi les collectifs : Chiens et chats littéraires, éd. S. Birrer, A. Ganzoni, M.-Th.
Lathion, U. Weber, Berne, Archives littéraires suisses, Genève, Zoé, 2001 ; L’amour dans « La
Nouvelle Héloïse » (avec F. Rosset), Genève, Droz, 2002 ; Chiens et chats littéraires chez Cingria,
Rousseau et Cendrars (avec J. Réda et J.-C. Flückiger), Genève, La Dogana, 2002 ; Lire la
« Correspondance » de Rousseau (avec Y. Séité), Genève, Droz, 2007 ; L’Événement climatique et
ses représentations ( XVIIe- XIXe s.) (avec E. Le Roy Ladurie et J.-P. Sermain), Paris,
Desjonquères, 2007.
2 Jean-Claude BOURDIN
Professeur de philosophie à l’université de Poitiers, directeur adjoint au Centre de
recherches sur Hegel et l’idéalisme allemand (CRHIA 2626, dir. Bernard Mabille). Auteur
de nombreuses publications sur le matérialisme du XVIIIe siècle, sur Diderot et sur la
philosophie politique (disponibles sur http://spip-univ-poitiers.fr/philosophie), il a
récemment publié : Althusser, une lecture de Marx, Paris, PUF, 2008, et dirigé le dossier
Crises et conflits dans la pensée de J.-J. Rousseau, dans Les Cahiers du GERHICO, n o 12, université
de Poitiers, 2008.
3 Christiane FRÉMONT
Chargée de recherche au centre Georges-Chevrier (UMR-CNRS 5605, université de
Bourgogne). Ses recherches ont porté principalement sur la philosophie de Leibniz (entre
autres ouvrages, Singularités : individus et relations dans le système de Leibniz, Paris, Vrin,
2003), mais aussi sur plusieurs philosophes des XVIIe Hobbes, Bossuet, Arnauld et
Malebranche) et XVIIIe siècles, en étudiant, pour ce dernier, le rapport de la philosophie à
la méthode littéraire (Voltaire, cf. ouvrage cité ci-dessus ; « Diderot, le paradigme du
comédien », revue Dix-Huitième Siècle, Paris, PUF, n o 38, 2006). Avec Bonnet (« La
métaphysique et la théologie dans les sciences naturelles : Bonnet et Leibniz », dans la
revue Corpus, n o 43, Paris, Fayard, 2003) et Cureau de La Chambre (« Cureau de La
Chambre : la connaissance et la vie », dans la revue Corpus, n o 49, 2005), elle a voulu
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montrer en quoi des intuitions originales (et incomprises par les contemporains) dans les
sciences de la vie peuvent faire sens à notre époque.
4 Jean-Gabriel GANASCIA
Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie et chercheur au LIP6, poursuit des
recherches sur l’intelligence artificielle et les sciences cognitives. Dans le passé, il a animé
le PRC « Sciences cognitives » (1992-1993) avant de créer et de diriger le groupement
d’intérêt scientifique « Sciences de la cognition » de 1995 à 2000. Il est l’auteur de plus de
300 articles publiés dans des revues scientifiques, des ouvrages collectifs ou des actes de
colloques. En outre, il a publié aux éditions du Seuil : L’Âme machine, Paris, 1990 ; chez
Flammarion : L’Intelligence artificielle, Paris, 1993, Le Petit Trésor de l’informatique et des
sciences de l’information, Paris, 1998, et 2001, l’odyssée de l’esprit, Paris, 1999 ; aux Éditions du
Pommier : Gédéon, ou les aventures extravagantes d’un expérimentateur en chambre, Paris,
2002, et Les Sciences cognitives, Paris, 2006 ; enfin, aux Éditions du Cavalier bleu : Idées
reçues sur l’intelligence artificielle, Paris, 2007.
5 Thierry GONTIER
Professeur de philosophie morale et politique à l’université Lyon 3 Jean-Moulin. Il a
publié de nombreux travaux sur l’anthropologie philosophique de la Renaissance, et
notamment : De l’homme à l’animal. Montaigne, Descartes, ou les paradoxes de la philosophie
moderne sur la nature des animaux, Paris, Vrin, 1998 ; L’Homme et l’animal. La philosophie
antique, Paris, PUF, 1999 ; Descartes et la causa sui : Autoproduction divine, autodétermination
humaine, Paris, Vrin, 2005 ; Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’Age
classique (dir.), Louvain-la-Neuve, Peeters, 2005. Depuis quelques années, il a réorienté
une partie de ses recherches sur l’anthropologie politique dans la philosophie
contemporaine.
6 Jean-Luc GUICHET
Directeur de programme au Collège international de philosophie (Paris) de 2004 à 2010
(« Animalité et anthropologie, des Lumières à nos jours »), membre du centre Georges-
Chevrier (UMR-CNRS 5605, université de Bourgogne), du Comité d’éthique
expérimentation animale Paris 1-Ile-deFrance et membre associé du CERPHI (Centre
d’étude en rhétorique et philosophie). Derniers ouvrages publiés : Traité des animaux,
Condillac (commentaire), Paris, Ellipses, 2004 ; Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans
l’horizon anthropologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006 ; Usages politiques de l’animalité (dir.),
Paris, L’Harmattan, 2008 ·, Douleur animale, douleur humaine. Données scientifiques,
perspectives anthropologiques, questions éthiques (dir.), Paris, Quae, 2010. Ses recherches,
portant sur le lien homme-animal de l’Âge classique à nos jours et sur les différents
aspects de la pensée de Rousseau et des Lumières, abordent également les questions
contemporaines d’anthropologie et d’éthique appliquée.
7 Fabrice HOARAU
Maître de conférences d’histoire du droit à l’université de Bourgogne et membre du
centre Georges-Chevrier (UMR-CNRS 5605, université de Bourgogne). Il a publié : Claude
Fleury (1640-1723) : la raison et l’histoire (thèse publiée par l’ANRT en 2004). Participations à
des colloques : Fénelon et l’organisation administrative de la monarchie, colloque
« Centralisation et décentralisation », Besançon, 23-24 sept. 2005 ; Droit et politique dans les
Caractères de La Bruyère, conférences prononcées à l’Académie des sciences, arts et belles-
lettres de Dijon, 4 oct. 2006 et 11 avril 2007 ; Vauban et la question des Huguenots, colloque
« Vauban et la réforme de l'État », Corbigny, 29 sept. 2007 ; La Bruyère, critique de la ville,
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colloque « Capitales ou villes d’appui ? Les petites villes et leurs campagnes du Moyen Âge
au XXIe siècle », Tournus, 12-13 juin 2008.
8 Didier HURSON
Professeur des universités, département d’études germaniques, Lyon 3, UMR-CNRS 5605,
université de Bourgogne. Il a notamment publié : Alexander Mitscherlich (1908-1982).
Psychanalyse, société et histoire, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2002 ; Les Mystères
de Goethe, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003 ; Goethe et la
Naturphilosophie allemande, Paris, Vrin, 2008 ; Homo contra Naturam, « Le texte et l’idée »,
Nancy, 2005, p. 99-116. Il a récemment participé au colloque international « Descartes et
l’Allemagne » : La Réception de Descartes en Allemagne, Mayence, 13 mai 2008.
9 Chantal JAQUET
Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du Centre d’histoire des
systèmes de pensée moderne (CHSPM) et du Centre d’étude en rhétorique et philosophie
(CERPHI), a publié récemment : L’Unité du corps et de l’esprit. Affects, actions passions chez
Spinoza, Paris, PUF, 2004 ; Les Expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2005 ; Spinoza, Philosophe de l’amour, dir. Chantal Jaquet, Ariel
Suhamy, Pascal Sévérac, Presses de Saint-Étienne, 2005 ; Les Facultés de l’âme à l’Age
classique, dir. Chantal Jaquet, Tamás Pavlovits, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006 ; La
Multitude libre. Nouvelles lectures du Traité politique de Spinoza, dir. Chantal Jaquet, Ariel
Suhamy, Pascal Sévérac, Paris, Éditions d’Amsterdam, 2008 ; Bacon et la promotion des
savoirs, Paris, PUF à paraître.
10 Paule PETITIER
Professeur de littérature française à l’université Paris-Diderot. Spécialiste de Jules
Michelet ainsi que de la pensée et des représentations de l’histoire au XIXe siècle, elle
codirige avec Claude Millet la revue Écrire l’histoire (éditions David Gaussen). Elle a
coordonné le projet de recherche de l’équipe « Littérature et civilisation du XIXe siècle »
sur « L’animal du XIXe siècle » (colloque à l’université Paris-Diderot et au Muséum en
octobre 2008, actes à paraître) et elle anime avec Claude Millet un séminaire sur
« Frontières de l’humain, frontières de l’animal », toujours à Paris-Diderot.

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