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ENTREPRENDRE ET CONSTRUIRE : LES PRATIQUES AMBIGÜES DE
L’ARCHITECTE JEAN WALTER (1883-1957)

Marie Gaimard

Institut des Études Juridiques de l'Urbanisme, de la Construction et de


l'Environnement | « Droit et Ville »

2013/2 N° 76 | pages 147 à 162


ISSN 0396-4841
ISBN 9782954085340
DOI 10.3917/dv.076.0147
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-droit-et-ville-2013-2-page-147.htm
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Entreprendre et construire : les pratiques ambigües
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de l’architecte Jean Walter (1883-1957)

Marie GAIMARD1
Doctorante en histoire de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Chargée d’enseignement à l’École nationale supérieure de Normandie

Les bouleversements de la Révolution industrielle et l’avènement


de la modernité soumettent le métier d’architecte à de profondes
transformations économiques et sociales. Après une série de
débats mettant en question le positionnement de l’architecte face
à l’ingénieur2, les discussions se tournent peu à peu vers les codes
éthiques de cette profession libérale. Il y est question de son
équilibre entre création formelle, maîtrise technique et prise en
compte des contraintes financières. Cette période voit l’émergence
de « l’architecte-artiste », dont les fonctions se distinguent
progressivement de celles de l’entrepreneur. Cette notion,
revendiquée notamment par la Société centrale des Architectes
(créée en 1840)3, ne parvient pourtant pas à remporter l’unanimité.
En raison d’un cadre législatif encore relativement flou, de
nombreuses déclinaisons du métier fleurissent pour s’adapter à un
art de construire de plus en plus complexe. Ainsi les préceptes du
code Guadet, élevés au rang de profession de foi déontologique, sont

1. Marie Gaimard achève une thèse consacrée à l’œuvre architecturale de Jean Walter
(1883-1957), sous la direction de Claude Massu. Avec Christophe Otéro et Anne-Violette
Vincent elle fait partie du comité d’organisation du colloque « la Balance et le Compas »,
qui s’est tenu à l’Université de Rouen le 15 novembre 2012. Elle a codirigé, avec Élise
Guillerm et Claude Massu, l’ouvrage collectif Métier : architecte. Dynamiques et enjeux
professionnels au cours du xxe siècle, paru en 2013 aux Publications de la Sorbonne, dans la
collection « Histo.art ».
2. Ce débat est repris par Siegfried Giedion dans Espace, temps, architecture. Paris :
Denoël, 1978. L’interprétation proposée par Giedion est de nos jours critiquée, puisqu’elle
oppose diamétralement les architectes aux ingénieurs. Cette rivalité doit être relativisée en
intégrant d’autres paramètres socio-économiques propres à la fin du XIXe siècle.
3. Depuis 1953, la Société centrale des Architectes a pris le nom d’Académie d’architecture.
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encore sciemment ignorés par une large part de professionnels dans


la première moitié du XXe siècle.
Le parcours protéiforme de l’architecte Jean Walter (1883-1957)
constitue une intéressante illustration de cette attitude. Conjuguant
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les activités d’entreprise et d’architecture, sa trajectoire suit les
variations d’un marché particulièrement concurrentiel où souplesse,
réactivité et pragmatisme figurent parmi les qualités déterminantes.
Après s’être consacré dans les premières années de sa carrière au
logement social, Walter se tourne résolument, à partir de 1918, vers
le monde des affaires. Cherchant manifestement à faire fortune,
et faisant fi de toute déontologie, il s’engage sur plusieurs fronts :
l’entreprise de travaux, la promotion immobilière, la spéculation
de terrains ou encore l’exploitation minière, avec l’achat de permis
au Maroc en 1925 qui lui assurent une fortune considérable au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale4. Le cumul des fonctions
d’administrateur de société avec celui d’architecte, vilipendé par
nombre de ses confrères, est tout simplement interdit par la loi du
31 décembre 1940. Néanmoins, celle-ci est habilement détournée
par Jean Walter sans que ce dernier ne se trouve inquiété par une
quelconque poursuite judiciaire. Certes l’architecte offre, au premier
abord, une vision peu flatteuse de lui-même. Dans cet article, il ne
s’agit pourtant pas de mener une charge contre Jean Walter mais
plutôt de mieux saisir, à travers les stratégies qu’il développe,
l’étendue des possibilités professionnelles d’un architecte dans la
première moitié du XXe siècle.

I. UNE PLÉIADE DE SOCIÉTÉS COMME APPUIS LOGISTI-


QUES ET OPÉRATIONNELS

En 1918, Jean Walter crée la SACI, une société anonyme à capital


variable dont l’objet principal est « l’entreprise en France, aux
colonies et à l’étranger, de constructions industrielles et privées, de
travaux publics et privés ». Son conseil d’administration -composé
principalement de personnalités issues du patronat industriel-, ses

4. Voir notamment : SAUL Samir, « La Société des Mines de Zellidja apprivoise


l’américanisation », in BARJOT Dominique, RÉVEILLARD Christophe (dir.),
L’américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle : mythe et réalité [Actes du
colloque des Universités européennes d’été, 9-11 juillet 2001]. Paris, Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 2002, p. 173-194.
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statuts comme ses textes fondateurs5 traduisent immédiatement


un mélange des genres et des activités qui, à l’époque, est encore
juridiquement envisageable. Pour parvenir à ses moyens, le fonda-
teur et administrateur délégué engage des apports personnels en
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termes d’industrie, de matériel et de savoir-faire6. C’est ainsi qu’il
s’appuie sur la SACI pour développer des méthodes de travail
permettant de maîtriser toute la chaîne de la construction ; partant de
la conception et du dessin à la livraison du bâtiment, en passant par
la mise en œuvre et la direction des travaux.
Dans la poursuite de cet objectif, une organisation complète et
polyvalente se met progressivement en place. En premier lieu se pose
la question de l’équipement. La fusion, dès sa création, de la SACI
avec la Société anonyme des établissements BRB (constructions
monolithes ou démontables en ciment armé) permet de disposer
d’un outillage déjà constitué, de sites de fabrication et de stockage7,
de matières premières, ainsi que de tous les brevets techniques
précédemment déposés par BRB 8. Désormais opérationnelle,
la SACI engage ses premiers chantiers dans les années 1920 :
construction d’usines, hangars et entrepôts, charpentes métalliques,
mais aussi cités ouvrières et Habitations à bon marché (HBM) en
métropole comme outre-mer9.
Parallèlement, l’architecte suit la forte expansion de la promotion
immobilière parisienne au tournant des années 1920-1930 10. Ses
premières incursions sur le marché de l’immeuble bourgeois
s’opèrent par l’intermédiaire de la SACI ou d’autres sociétés créées

5. Les statuts de la SACI et la liste des membres du CA sont publiés dans La Loi, journal du
soir quotidien, feuilles d’annonces légales, 19 juillet 1919. Archives nationales, 357 AP 284.
6. Walter indique fournir : « 1° les plans, devis, études, dessins et dossiers constitués,
et dont il est propriétaire, qui permettront à la Société d’entreprendre des constructions
industrielles, en série, suivant [s]es [propres] procédés […] ; 2° Le mobilier et l’agencement
de ses bureaux, les bibliothèques et tous autres accessoires ; [...] ; 4° Le droit au bail des
locaux ci-après, dans une maison sise à Paris, rue Geoffroy-l’Asnier, 26 [...] ». Ibid.
7. Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne) et Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Bilan de la
SACI au 31 décembre 1927, AN 357 AP 284.
8. La Loi, journal du soir quotidien, feuilles d’annonces légales, 19 juillet 1919, doc. cité.
9. Quelques exemples de marchés : usine des confiseries Cadoret à Arcueil -entreprise dont
Walter possède des parts-, cités ouvrières au Havre d’Habitations à bon marché (HBM)
pour la COGIMA à Marseille, charpentes pour la Compagnie des docks et entrepôts et les
Docks frigorifiques au Havre, la Compagnie nationale des matières colorantes, la Société
normande de constructions navales, etc., AN 357 AP 285 et AN, Centre des archives du
monde du travail, 120 AQ 708 Dossier 1. Banque nationale de crédit, SACI. Pièces de
procédures et notes de plaidoiries.
10. Voir : MONNIER Gérard (dir.), LOUPIAC Claude, MENGIN Christine, L’architecture
moderne en France, tome 1, « 1889-1940 ». Paris, Picard éditeur, 1997, p. 212-216.
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expressément, dans les arrondissements les plus résidentiels de la


capitale. En 1924, Walter crée la Société (ou le Groupe) des grands
immeubles parisiens, avec laquelle il mène au moins trois opérations11.
Il y endosse simultanément les fonctions d’administrateur, d’auteur
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des plans et de propriétaire des terrains12. Cette entorse à la déontologie
officielle aurait pu le conduire à profiter de son indépendance et à
s’affranchir des codes esthétiques traditionnels pour l’immeuble de
rapport, comme le fera d’ailleurs Jean Ginsberg (1903-1983) quelques
années plus tard13. Mais Walter ne nourrit pas l’ambition de s’identifier
à l’avant-garde architecturale et se positionne parmi les représentants
les plus assagis de « l’École de Paris14 ». À l’inverse, cette prudence
à l’endroit de la modernité pourrait laisser croire que l’architecte
choisit de faire profil bas. Il n’en est rien : Walter ne peut s’empêcher
d’apposer ostensiblement sa signature sur la façade du 55 de Varenne,
luxueux programme accolé à l’hôtel Matignon. La tentation de graver
son nom dans la pierre en plein cœur politique de la capitale était sans
doute trop forte…

La hardiesse de l’architecte trouve sans doute son paroxysme avec la


Société immobilière de la banlieue parisienne, qu’il constitue en 1927
avec ses amis et collaborateurs15. Derrière le prétexte de la constitution
de terrains sur la ceinture de Paris pour la construction de logements
sociaux, cette société dissimule des intentions bien plus mercantiles.
Après une spéculation de vingt ans, Walter revend finalement
les terrains situés entre Bagneux, Bourg-la-Reine, Montrouge
et Sceaux -désormais extrêmement recherchés- à l’Office public
d’habitations du département de la Seine avec une forte plus-value16.

11. 55 rue de Varenne, 4-16 rue des Marronniers, 35-91 avenue de la Bourdonnais. En-tête
des courriers adressés par le Groupe des grands immeubles parisiens (dont le siège se situe
26 rue Geoffroy l’Asnier). Archives de Paris, VO 11/2066.
12. Ibid.
13. Voir : DEHAN Philippe, Jean Ginsberg (1903-1985) : une modernité naturelle. Paris,
Connivences, 1987.
14. « Toute une pléiade se mit à l’œuvre et une véritable « École de Paris » se distingua, dans
l’ensemble du mouvement architectural moderne qui se développa dans le monde, par une
note spéciale d’élégance mathématique, de logique dans les dispositions, de pureté dans la
proportion évoquant la clarté grecque : elle était en complet contraste avec les exagérations
expressionnistes ou sectaires de certaines autres écoles étrangères et internationales ».
Michel Roux-Spitz, cité par RAYNAUD Michel, Michel Roux-Spitz. Liège, Mardaga,
1983, p. 127.
15. René Thion de la Chaume, Georges Duvernoy, Georges Forestier, Pierre Faure, Yvonne
Laugé (secrétaire de Walter), Hyppolite Worms, mais aussi la SACI sont les principaux
actionnaires de cette société. AN, 357 AP 292.
16. AN, 357 AP 293, Société immobilière de la banlieue parisienne.
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II. Le modÈle américain

Le développement de toutes ces activités induit une structure admi-


nistrative puissante. L’hôtel Chalons-Luxembourg, acquis en 1918,
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sert à cette fin de centre névralgique, où Walter incarne -avec grande
autorité- la figure centrale. Car l’architecte, conforté par ses relations
haut placées dans les milieux industriels et politiques, se voit en haut
dirigeant17.

Admirateur d’Henry Ford -c’est la seule personnalité citée dans


tous ses écrits18-, il en applique littéralement les méthodes et la
discipline, jusque pour sa propre agence. Décrite en 1945 dans son
ouvrage Renaissance de l’architecture médicale19, elle est conçue
comme une véritable « usine à plans », comparable aux grands
offices américains apparus à la fin du xixe siècle. La profusion de
sociétés créées par Walter rend difficile l’évaluation du nombre
exact de personnes qu’il emploie dans le domaine de l’architecture.
Comme il est d’usage dans cette profession, la masse salariale évolue
sensiblement en fonction des commandes et des projets à mener. En
1955 par exemple, les bureaux de la rue Geoffroy l’Asnier comptent
132 personnes (chiffre auquel il faut ajouter les employés par les
mines de Zellidja au Maroc) tandis que l’année suivante, seules 27
personnes travaillent dans l’hôtel du Marais20, ce ralentissement
étant dû à une activité davantage tournée vers la politique21, mais
peut-être aussi à des problèmes de santé22.
Selon Walter, le métier d’architecte s’apparente à celui d’un chef
d’entreprise, qui coordonne et dirige différentes équipes. Le maintien
d’une hiérarchie solidement ordonnée autour du patron est assurément

17. On en veut une preuve supplémentaire avec L’Annuaire industriel, répertoire de


référence de la production française, dont Walter coordonne l’édition annuelle à partir
de 1934, et pour laquelle il obtient le patronage du ministère du Commerce. L’Annuaire
industriel. Répertoire analytique général de l’industrie suivant la classification de
MM. Pernet, Censel et Thiron.
18. WALTER Jean, Renaissance de l’architecture médicale. Paris, Desfossés, 1945, p. 80.
19. Ibid., p. 38.
20. Lettre de J. Walter à son fils, 1956 (?). Archives Marc Walter.
21. Ses fonctions de président fondateur de la Société des mines de Zellidja le conduisent
à camper de fortes positions, encore exacerbées pendant la période de la décolonisation.
Propriétaire du groupe Maroc-Presse de 1948 à 1955 (quotidien s’opposant au journal ultra-
colonialiste Le petit Marocain, tenu par le groupe Mas), Walter prône une réorganisation
de l’Empire colonial français sur le modèle fédéraliste. Voir notamment : WALTER Jean,
« Il faut repenser l’Union française. Faillite ou résurrection de la France d’outre-mer », in
Hommes et mondes, tome XXIX, n° 115, février 1956 [tiré à part].
22. L’architecte est victime d’une crise cardiaque en 1955, dont il ressort assez affaibli.
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une tradition dans la profession. Les transformations du métier à


la période contemporaine ne déstabilisent pas cette organisation
pyramidale. Au contraire, les principes de rationalisation et
d’Organisation scientifique du travail (OST) ne font que la renforcer23.
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Selon une très stricte division des tâches, chaque poste -dessinateur,
ingénieur spécialisé, modéliste, inspecteur de chantier, secrétaire,
comptable, service du contentieux, archiviste, etc.- est précisément
défini en fonction des connaissances et des compétences de chacun24.
Dans une logique empruntée aux théories tayloristes et fordistes,
Walter évalue le volume de travail en fonction de la productivité de ses
employés : « Si l’on sait qu’un ingénieur fait, par jour, une moyenne
de six ou sept pages de calcul, un vérificateur trois ou quatre pages
de devis et un dessinateur une planche de dessin par semaine, on voit
l’immensité de la besogne à accomplir. Rien que pour le travail matériel
nécessité par la mise au point d’un centre médical, il faut plus de trois
mille journées d’ingénieur, quinze cents de vérificateur et quinze mille
de dessinateur ». La vision romantique de l’agence d’architecture
débordant de dessins et de croquis est désormais obsolète : elle doit être
définitivement perçue comme une entreprise rentable.

Les plus proches collaborateurs de Jean Walter sont presque tous


ingénieurs de formation. Ainsi, Henri Fromage y est désigné chef
du bureau d’architecture ; Albert Wagon, chef du bureau du béton
armé ; Bernard Carels, ingénieur des installations ou encore André
Turin -formé à l’École des arts et manufactures et inspecteur des
travaux techniques à l’Assistance publique- consultant spécial25.
Mais le véritable bras droit est sans conteste Louis Bardury, issu de
l’École des arts et métiers et dont on ne connaît quasiment rien si ce
n’est un entier dévouement pour son « Patron26 ».

23. À titre d’exemple, l’article que Jean-Paul Sabatou signe en 1932 dans L’Architecture
d’aujourd’hui témoigne de nombreuses agences extrêmement structurées Michel Roux-
Spitz, Albert Laprade, Roger Hummel, Roger Expert, Jean Demaret, ou encore Auguste
Perret y plaident à l’unisson en faveur d’une rigueur millimétrique, voire d’une organisation
militaire. SABATOU Jean-Paul, « Les agences d’architectes », in L’Architecture
d’aujourd’hui, n° 3, mars 1937, p. 63-74.
24. WALTER Jean, Renaissance de l’architecture médicale, op. cit., p. 38.
25. A. Turin joue d’ailleurs un rôle décisif dans les conclusions des plus importants marchés
remportés par Walter en France, à savoir le nouvel hôpital Beaujon (Urbain Cassan, Louis
Plousey, J. Walter arch., 1930-1935) et la cité hospitalière de Lille (U. Cassan, Louis
Madeline, J. Walter arch., 1934-1959).
26. C’est ainsi que Bardury désigne souvent Walter dans sa correspondance. Ex. : lettre de
Louis Bardury au docteur Driessens, 12 juin 1942. Le texte tapé indiquant « patron » avec
un p minuscule est repris à la main pour indiquer le P en capitale. AN, 357 AP 146.
droit et ville 153

III. Un triumvirat Équitable et soudÉ

En dehors de ce noyau dur constitué à partir du tout début des


années 1920, Walter s’associe, pour les grandes opérations
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hospitalières -dont il se fait le spécialiste la décennie suivante- à
des confrères renommés. Les collaborations avec Urbain Cassan
(1890-1979) et Louis Madeline (1882-1962) sont parmi les plus
marquantes, non seulement en raison de la belle réputation de ces
deux derniers, mais aussi du rapport de confiance mutuelle qui
s’instaure immédiatement.
La rencontre entre Cassan et Walter est à dater autour de 1930-
1931 ; il semblerait qu’au moment de la mise au concours pour
la reconstruction de l’hôpital Beaujon à Clichy en 1930, les deux
hommes s’entendent pour proposer un projet commun sur le mode
du marché à forfait27. En parallèle, Walter et Cassan collaborent sur
des chantiers au Havre, notamment celui de la gare maritime pour
la Compagnie générale transatlantique (CGT)28. La SACI est alors
chargée de l’entreprise générale de cet immense vaisseau de verre
et de béton, dont l’élégance art déco et les prouesses techniques
sont saluées par la presse de l’époque 29. Pourtant la réception
des travaux est contestée par le commanditaire en raison d’une
malfaçon : des mémoires sont déposés à propos d’affaissements
et de fissures observés sur la structure porteuse. En sus de travaux
de consolidation, un arbitrage est instamment demandé afin de
dégager les responsabilités de l’entrepreneur et de l’architecte30.
Ces contentieux entre la CGT d’une part, la SACI et Cassan d’autre
part ne semblent pourtant pas entacher les relations entre les deux

27. Voir : SAMSON Stéphanie, Le transfert de l’hôpital Beaujon à Clichy. Du pavillon


au bloc, les premiers pas de l’hôpital contemporain. Mémoire de maîtrise d’histoire
contemporaine sous la direction de Jacques Marseille et Alain Plessis. 1996, université Paris I
et GAIMARD Marie, « Mécanisation et organisation scientifique du travail : la modernité
américaine selon Jean Walter », in MASSU Claude, GAIMARD, Marie, GUILLERM Élise
(dir.), Métier : architecte. Dynamiques et enjeux professionels au cours du XXe siècle. Paris,
Publications de la Sorbonne, collection « Histo.art », 2013, p. 139-153.
28. La CGT passe commande auprès du cabinet Plousey-Cassan en 1930 pour construire un
édifice à la hauteur de ses ambitions et accueillir le paquebot Normandie, dont la livraison
est prévue en 1935. Lettre de l’Administrateur directeur général de la CGT au cabinet
Plousey-Cassan, 3 février 1930. Archives French Lines, 1997 004 10357.
29. Voir : A. G., « La Gare maritime de la Compagnie générale transatlantique au Havre »,
in La Construction moderne, n° 37, 15 septembre 1935, p. 1015-1019 et le n° 9 de
L’Architecture d’aujourd’hui, septembre 1936, dirigé par Urbain Cassan et entièrement
consacré aux gares maritimes et aériennes.
30. Archives de l’association French Lines, cartons : 1997 004 10356, 1997 004 10357,
1997 004 10361, 1997 004 10538, 1997 004 10562, 1999 003 1198.
154 droit et ville

architectes, qui continueront à travailler en harmonie pendant


presque trente ans.
On ignore également les circonstances exactes dans lesquelles se
réunissent Cassan, Madeline et Walter pour présenter leur candidature
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au concours de la Cité hospitalière de Lille de 1933, mais il apparaît
immédiatement que cette association relève d’un triumvirat équi-
libré et complémentaire. Walter, ancien élève de l’École spéciale
d’architecture, représente une conception de l’art de construire
réactualisée à l’aune des transformations du métier au cours du XIXe
siècle ; Urbain Cassan, fort d’un double cursus aux Beaux-arts de
Paris et à l’École polytechnique, incarne la synthèse entre la culture
de l’architecte et celle de l’ingénieur ; quant à Louis Madeline, grand
prix de Rome, professeur à l’École des Beaux-arts de Paris, architecte
des Bâtiments civils et Palais nationaux, il apporte une respectabilité
supplémentaire, appréciée des instances officielles.

Dès le milieu des années 1930, les trois hommes mettent en place
un système officieux. Ainsi, durant l’été 1936, ils demandent auprès
de la Commission des hospices de Lille à ce que Jean Walter soit le
seul architecte mandataire de la Cité hospitalière31. Dans ce même
esprit, le mandataire unique de la nouvelle faculté de médecine, rue
des Saints-Pères à Paris, est, dès 1935, Louis Madeline, alors qu’il
ne travaille pas officiellement en son seul nom32. Des motivations
administratives et financières sont à l’origine de ces accords :
comme l’explique Urbain Cassan en 1936, une signature sociale
regroupant tous les noms des architectes induirait qu’ils auraient
créé une société commune, entraînant par conséquent une charge
fiscale supplémentaire33. De ce fait, Cassan, Walter et Madeline se
répartissent les chantiers, se faisant tour à tour architectes en chef
ou associés. Les honoraires respectifs ne s’en trouvent pas pour
autant modifiés : pour le cas de la Cité hospitalière de Lille, les 5 %
usuels sont versés à Walter, qui les distribue à son tour selon les
arrangements convenus34. Si elle présente des avantages financiers,

31. Lettre d’U. Cassan, L. Madeline, J. Walter au président de la Commission des hospices
de Lille, 23 juillet 1936. AN, 357 AP 101.
32. Nouvelle Faculté de médecine, rue des Saints-Pères, Paris. Arch. L. Madeline, J. Walter,
J. Debat-Ponsan, A. Guéritte (1935-1941), puis L. Madeline, J. Walter, P. Andrieu (1946-
1953).
33. Lettre d’Urbain Cassan à Ferdinand Deregnaucourt, 31 juillet 1936. AN, 357 AP 84-86.
34. En février 1936, Walter déclare aux Hospices de Lille la répartition des honoraires : il
touche presque 47 000 francs, soit le double de Cassan et de Madeline. Lettre de J. Walter à
M. Vancostenobel, secrétaire général des Hospices de Lille, 5 février 1936. AN, 357 AP 101.
droit et ville 155

cette solution laisse à chaque architecte mandataire de très lourdes


responsabilités en cas de litige avec la maîtrise d’ouvrage.
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IV. Jean Walter, le code Guadet et l’Ordre

Les pratiques ainsi mises en place par Jean Walter sont sur de
nombreux points en contradiction avec le code Guadet. Rédigé en
1895, ce texte fondateur établit notamment la règle selon laquelle
l’architecte « exerce une profession libérale et non commerciale [...]
incompatible avec celle de l’entrepreneur, industriel, ou fournisseur
de matières ou objets employés dans la construction35 ». Toujours
dans cette logique, Jean Walter ne fera jamais partie d’aucune société
professionnelle36 ; il laisse à ses confrères les débats pointilleux
faisant préambule à la loi du 31 décembre 1940 et la création de
l’Ordre.
L’inscription sur le tableau, rendue progressivement obligatoire
par les circonscriptions régionales à compter de cette date, ne le
décourage pas : pour satisfaire cette condition, il démissionne
de toutes ses fonctions d’administrateur37, ne gardant que le titre
honorifique de président fondateur de la Société des mines de
Zellidja. Son dossier de demande, déposé en 1942 à Paris, se révèle
riche d’enseignements38 : afin d’être admis sans difficulté, Walter y
déclare ne pas avoir exercé la profession d’architecte entre 1918 et
1933. Ces années correspondent précisément à une activité soutenue
d’architecte-entrepreneur par le biais de ses nombreuses sociétés,
jusqu’au moment où les travaux du nouvel hôpital Beaujon débutent.
Plus loin dans le questionnaire, il précise qu’il n’a jamais exercé
la profession d’entrepreneur, mais qu’il en fut parfois un employé.
Du fait de sa notoriété à cette période, on éprouve quelque peine à

35. Le code Guadet. Les devoirs professionnels de l’architecte envers lui-même, ses
confrères, ses clients, ses entrepreneurs. (Annexe à l’article 118 du règlement de la Société
des architectes diplômés par le gouvernement), reproduit dans les annexes de DUMONT,
Marie-Jeanne, La SADG, histoire d’une société d’architectes. [Première partie 1877-1939].
Paris, SFA, 1989.
36. En dehors de l’association des Anciens élèves de l’École spéciale d’architecture, mais
qui, contrairement à la Société des architectes diplômés par le gouvernement et de la
Société centrale des architectes, ne joue pas de rôle majeur sur la définition de la profession.
37. Loi du 31 décembre 1940, art. 3. La profession d’architecte est incompatible avec
celle d’entrepreneur, industriel ou fournisseur de matières ou objets employés dans la
construction.
38. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. Jean
Walter : n° 1400. Demande reçue le 19 juin 1942 et admission le 13 mai 1943.
156 droit et ville

imaginer que le conseil de l’Ordre soit dupe de cette assertion. Les


indices qui contredisent sa déclaration sont nombreux et bien connus
du milieu ; ainsi, l’annuaire Sageret mentionne simultanément
dès 1919 à l’entrée « 26 rue Geoffroy l’Asnier » : « Jean Walter,
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architecte du gouvernement » et la SACI39.
Contre toute attente, l’enquête préliminaire à la décision du Conseil
de l’Ordre se conclut sur un avis favorable pour l’inscription au
Tableau. Le rapport qui accompagne cette décision fait état
d’entretiens avec des proches et d’anciens collaborateurs40, et surtout
d’une visite à l’hôtel Chalons-Luxembourg, où l’on constate « une
activité d’architecte exclusivement41 ». L’affirmation ne peut qu’être
erronée car si, à compter de 1942, Walter n’occupe officiellement
pas de siège à un quelconque conseil d’administration, il œuvre avec
plus de vigueur que jamais pour la Société des mines de Zellidja qu’il
a créée en 1925. Cette activité alerte d’ailleurs en 1951 le Conseil
supérieur de l’Ordre, qui en prend connaissance par voie de presse42.
Les soupçons sont rapidement étouffés par le président du Conseil
régional, déclarant être parfaitement au courant de la situation, et
considérant qu’il n’y a pas lieu de procéder à une radiation43. Ainsi,
malgré l’affermissement du cadre législatif, les méthodes de Walter,
probablement bien conseillé par ses avocats, ne s’en trouvent pas
bouleversées. Jusqu’en 1957, le 26 rue Geoffroy l’Asnier abrite
simultanément le siège français de Zellidja, les locaux réservés à la
fondation du même nom, ou encore ses bureaux d’études techniques
et d’architecture.

39. Annuaire Sageret, annuaire du bâtiment et des travaux publics, des matériaux de
construction et du matériel d’entreprise, Paris. Les années consultées sont : 1908, 1909 à
1912, 1922, 1924, 1928, 1932, 1935, 1938, 1946-1947, 1957, 1958.
40. Les personnes interrogées sont MM. Gautruche, Joseph Marrast, Louis Bernard-
Thierry, Olivier Tesson.
41. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. Jean
Walter : n° 1400. Doc. cité.
42. Lettre du secrétaire général de l’Ordre supérieur des architectes au président du Conseil
régional de Paris, 8 janvier 1951, l’article de journal accompagnant ce courrier est souligné
à ce passage : « Président d’honneur et fondateur des mines de Zellidja au Maroc, M. Jean
Walter a su donner, avec l’appui de son fils et de son beau-frère, une importance mondiale
à cette entreprise qui jouit d’un grand prestige dans les milieux professionnels », « M. Jean
Walter commandeur de la Légion d’honneur », in Maroc-presse Casablanca, 10 décembre
1950. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31.
43. « En son temps, notre confrère nous avait donné tous les renseignements nécessaires,
à savoir : 1° qu’il n’est plus administrateur des mines de Zelllidja […] qu’il n’était plus
seulement l’architecte des bâtiments de cette société avec honoraires normaux ». Lettre du
président du Conseil régional au président du Conseil supérieur de l’Ordre, 16 janvier 1951.
Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31.
droit et ville 157

V. Imbroglios architecturaux et financiers

Pour autant, ces pratiques déviantes font essuyer plusieurs revers


à l’architecte et montrent bien les limites de telles méthodes. En
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effet, si les marchés de la Banque nationale de crédit et du transfert
de l’hôpital Beaujon à Clichy, respectivement obtenus en 1926
et 1930 portent la SACI au sommet de sa notoriété, ils en signent
également sa perte. En 1929, la SACI représente un capital de
dix millions de francs, soit deux fois supérieur à celui de 191844.
Walter a alors suffisamment confiance en sa firme pour envisager
une éclatante démonstration de ses capacités avec la reconstruction
de l’hôpital Beaujon, dont le chantier dépasse de loin l’ampleur
de toutes ses réalisations antérieures. À la suite d’un litige avec
l’Assistance publique (AP) en 1935 portant sur des malfaçons et la
conformité des mémoires déposés pour le bâtiment45, la SACI est
mise en liquidation. Les difficultés comptables qui s’ensuivent pour
couvrir les créances se prolongent jusqu’en 1944, année où l’AP est
finalement condamnée à verser le montant des travaux à la SACI46.
Les contentieux sont bien entendu inévitables dans la carrière d’un
architecte se livrant à des opérations de telle ampleur. Toutefois, le
cumul des fonctions d’entrepreneur et d’architecte comporte des
risques accrus pour quiconque se livre à ce type de pratique, d’autant
plus que l’assurance n’est pas encore obligatoire47. En effet, en cas
de litige sur une opération, la responsabilité n’est pas dissolue entre
les différents acteurs, mais dirigée vers une seule et unique personne
morale, ce qui explique en partie l’impossibilité pour Jean Walter de
relever la SACI.

44. Le capital de la SACI est, en 1918, de 4,5 millions de francs. La Loi, journal du soir
quotidien, feuilles d’annonces légales du 19 juillet 1919, doc. cité et statuts de la SACI,
1929. AN, 357 AP 284.
45. Bien que la livraison de l’hôpital Beaujon soit un succès médiatique et critique, l’AP
intente un procès à la SACI dès 1935. Les motifs semblent résider principalement dans
des malfaçons du bâtiment (plus de 500 mémoires ont été déposés, portant notamment
sur les menuiseries, la maçonnerie, la plomberie...). L’AP est le plus important créancier
chirographaire de la SACI jusqu’en 1944. Voir les bilans comptables de la SACI, AN,
357 AP 284 et les comptes rendus du conseil d’administration (examen des affaires
contentieuses) de la SACI, AN 357 AP 285.
46. Procès verbal de l’assemblée générale de clôture de liquidateur en date du 17 juillet
1959. AN, 357 AP 285.
47. Loi du 13 juillet 1930 relative au contrat d’assurance, Journal Officiel, 18 juillet 1930,
p. 8004-8005, repris dans ÉPRON Jean-Pierre, L’architecture : une anthologie, tome
6 : « La commande en architecture ». Paris, Mardaga/IFA, 1993, p. 262.
158 droit et ville

La retentissante affaire de la Banque nationale de crédit (BNC)


illustre tout aussi bien les ambiguïtés de ces manœuvres financières
et administratives. Créée en 1913 pour proposer des crédits aux
petites entreprises, la BNC connaît dans l’entre-deux-guerres un
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tel développement qu’elle ouvre de nombreuses succursales et
fait le projet de reconstruire son siège, sis boulevard des Italiens
(Paris, 9e arr.). La SACI, cliente de la BNC depuis 1918, obtient
le marché d’une construction à forfait en 192648, sans doute grâce
à Henri Bousquet, vice-président et administrateur de l’une et de
l’autre société. Georges Guiard et Olivier Carré sont les premiers
architectes choisis pour fournir les plans. Alors que la structure
est élevée, Guiard et Carré sont remplacés par Charles Letrosne et
Joseph Marrast, alors chargés de revoir les dispositions intérieures
et d’achever les façades49. La vérification des mémoires touchant ces
travaux n’est pas terminée quand la SACI est déclarée en liquidation
judiciaire en raison de son litige avec l’assistance publique : elle
n’est pas en mesure d’honorer les réclamations, transmises en
193750. L’imbroglio prend une dimension supplémentaire lorsque
l’on sait que la BNC, mise elle aussi en liquidation judiciaire le 26
février 1932, renaît de ses cendres la même année grâce à une avance
de cent millions de francs consentie par le Trésor public, ce qui ne
manque pas de provoquer un scandale dans l’opinion publique51. Dès
lors, deux assignations sont intentées entre les deux parties : d’une
part, la SACI réclame son solde pour les travaux effectués, ce que
la BNC refuse, tandis que la BNC demande le remboursement des
créances accordées à Jean Walter, qui s’était fait caution solidaire de
la SACI et d’autres sociétés créées sous son égide52.

La confusion de cette opération donne inéluctablement lieu à


un bâtiment hybride, dont on éprouve une grande difficulté à
débrouiller la contribution précise de chacun. Tandis que dans la

48. Note sur la demande des travaux exécutés au siège social de la BNC par la SACI, 24
juin 1942. AN, CAMT, 120 AQ 708.
49. Institut français d’architecture, fonds Marrast Joseph (1881-1971), 252 IFA 21 à 25,
252 IFA 310/1 à 310/4, 252 IFA 465, 252 IFA 467.
50. Note sur la demande de règlement des travaux exécutés au siège social de la BNC par la
SACI, 24 juin 1942. Doc. cité.
51. AN, CAMT, 120 AQ 743-748 Banque nationale de crédit : affaires concernant les
immeubles, 1930-1962 ; 120 AQ 878-892 Banque nationale de crédit : immeubles et
archives, 1774-1960 ; BONIN Hubert, La Banque nationale de crédit : histoire de la
quatrième banque de dépôts française, 1913-1932. Paris, P.L.A.G.E., 2002.
52. Lettre du chef des contentieux de la BNC à Me Baudelot, avocat à la Cour, 21 décembre
1945. AN, CAMT, 120 AQ 708.
droit et ville 159

revue L’Illustration, Jean Walter est désigné comme l’architecte


de l’opération53, La Construction moderne considère bien que les
plans sont dus à Guiard et Carré et les façades -dont la colonnade
monumentale n’est pas sans rappeler des immeubles que construit
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Walter dans le même temps boulevard Suchet 54- à Letrosne et
Marrast. Les déboires de la construction n’échappent pas à la presse
spécialisée, qui livre alors une critique assez sévère : « La réalisation
de l’ensemble, telle qu’elle se présente à nos yeux, est par conséquent
le résultat d’une collaboration d’artistes dont les conséquences sont
venues s’ajouter les unes aux autres, souvent dans des conditions
assez difficiles, dont ils ne sont d’ailleurs pas responsables, qui ne
pouvaient aboutir qu’à une réalisation incomplète et bancale55 ».

VI. « Agence-entreprise » ou « entreprise-agence » ?

Bien qu’elles soient certainement répréhensibles par les codes


professionnels puis par la loi, les pratiques adoptées par Jean
Walter ne sont pourtant pas isolées. Plusieurs types et degrés de
transgressions au code Guadet sont envisagés par de nombreux
architectes. Citons l’expérience du « groupe des cinq », animé
par Pierre Barbe, Jean-Paul Sabatou et Dufour, Pierre Vago, Jean
Ginsberg, Frantz Jourdain et André Louis. Ceux-ci proposent en
1935, à renfort de campagnes publicitaires, des « maisons modernes
à prix abordables », livrées clefs en main. Ce groupement propose
une prestation complète, partant du dessin à la mise en œuvre de tous
les équipements du pavillon. Les marchés de gré à gré sont préférés
au système d’appels d’offres. C’est ainsi qu’une entreprise est créée
spécialement à cette fin (O.P.T.I.M.A.), assurant les travaux et les
études techniques. Les cinq architectes dans cette affaire se défendent
de ne pas respecter les règles déontologiques de la corporation. Selon
eux, cette démarche relèverait « plutôt d’un essai indépendant de
regroupement corporatif », à une période où la profession doit se
positionner face aux promoteurs et aux entreprises de construction56.

53. MILLAUD René, « Deux principes de construction, grande et faible hauteur » in


L’Illustration, n° 4483, 2 février 1929, p. 114-117.
54. Immeubles, 2 bd Suchet, Paris 16e arr., J. Walter arch., 1929-1932.
55. MARGERAND J.-L., « Les façades de la Banque nationale pour le commerce et
l’industrie », in La Construction moderne, n° 12, 17 décembre 1933, p. 179-184.
56. Voir : « Maisons modernes à prix abordables », in L’Architecture d’aujourd’hui, n° 2,
février 1935, p. 8-9.
160 droit et ville

Les méthodes impulsées par Walter pour la SACI pourraient encore


davantage être comparées à celles des frères Perret. Après avoir
repris l’affaire familiale au début du XXe siècle, Auguste, Gustave
et Claude souhaitent contrôler les opérations de bout en bout. À
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cette fin, ils unissent au sein de leur « agence-entreprise » leurs
compétences complémentaires. Pierre Dalloz vante les avantages
économiques, esthétiques et théoriques de cette « intime association
de l’architecte, de l’ingénieur et de l’entrepreneur57 », qui revendique
l’autonomie et l’indépendance des maîtres d’œuvre. Les motifs de
Perret, d’abord principalement d’ordre familial et financier, sont
bientôt dépassés pour devenir un véritable système théorique : « Si
l’on s’avisait de faire passer aux architectes, à tous, le seul examen
qui serait logique, un examen de constructeur, on s’apercevrait que
bien peu savent leur métier. Les officiels ne se prêteront pas à cette
plaisanterie. […] Or, donc, vive la liberté ! Qu’on nous laisse en
paix : le moment venu nous comparerons ! […] L’architecte qui ne
construit pas, c’est le penseur qui ne sait pas écrire58 ». Ce qui est
perçu comme une originalité chez Perret est davantage assimilé,
chez Walter, à une véritable marginalisation. Alors que le premier
fréquente assidûment la scène parisienne et se fait l’un des plus
grands théoriciens de l’architecture du XXe siècle, le second se tient
très en retrait de ces cercles.
Walter, lui, ne s’encombre pas de ces discours intellectuels, préférant
l’action, et surtout le résultat. Il justifie son comportement en
invoquant le manque de pouvoir de l’architecte : « L’organisation
puissante des entrepreneurs impose ainsi ses conditions à
l’Architecte. […] Cette situation est techniquement, financièrement
et moralement désastreuse. Du point de vue technique, les
dessins d’architectes exécutés à l’agence et les études de détails
faites dans les bureaux des différents entrepreneurs spécialistes,
ne s’harmonisent pas. [...] Il faut corriger sans cesse les plans,
lorsque des renseignements nouveaux arrivent. Malgré cela, rien ne
concorde, et l’on voit ces chantiers ridicules, où les ouvriers perdent

57. DALLOZ Pierre, « Un hommage à Auguste Perret », in L’architecte d’aujourd’hui,


n° 46, février-mars 1953, p. 10, cité par ABRAM Joseph, COHEN Jean-Louis, LAMBERT
Guy, Encyclopédie Perret, Paris, Monum’-éditions du Patrimoine-éditions du Moniteur,
2002, p. 46.
58. Auguste et Gustave Perret in LIAUSU Jean-Pierre, « Doit-on réglementer
les cabinets d’architectes ? Les idées des frères Perret », Comœdia, XX,
n° 4934, 30 juin 1926, cité par ABRAM Joseph, LAMBERT Guy, LAURENT Christophe,
Auguste Perret. Anthologie des écrits, conférences et entretiens, Paris, Le Moniteur, 2006,
p. 170-171.
droit et ville 161

tant d’heures, qui pourraient être mieux employées, à exécuter des


percements et des entailles. Avec cette manière de construire, on ne
réalise aucune unité : des installations diverses se superposent, mais
ne se complètent pas. L’exploitation de tels édifices ne donne que des
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déceptions. Du point de vue financier, les prix obtenus sont bien trop
élevés, parce que l’étude de base n’est pas assez poussée et parce que
la concurrence ne joue pas normalement. Enfin, l’architecte, dont
les connaissances sont insuffisantes et généralement moins étendues
que celles des entrepreneurs qu’il emploie, passe sous la dépendance
de l’entreprise au lieu d’être le chef de ses chantiers59 ». Walter
revendique ici tout simplement le cumul des fonctions, et légitime
sa démarche en soulignant que celle-ci s’impose pour le bien de
l’architecture : c’est ainsi qu’il souhaite se dégager définitivement
de la dépendance de l’architecte vis-à-vis de l’entrepreneur. Selon
lui, le premier est tout aussi capable de développer une stratégie
commerciale compétitive et rentable que le second.

En somme, les démarches de Perret et de Walter sont inverses :


lorsque Perret, non diplômé, revendique l’élévation du statut de
constructeur à celui d’architecte et d’artiste60, Walter, lui, détourne
son titre d’architecte pour le vouer à l’entreprise. Si la pratique
singulière des Perret est connue par leur « agence-entreprise »,
on pourrait donc qualifier la structure de Walter, à mi-chemin
entre le bureau d’études techniques et le cabinet d’architecture,
« d’entreprise-agence ».

VII. Conclusion :
de part et d’autre de la loi du 31 décembre 1940

Que ce soit par l’art de montage des sociétés, l’organisation de


son agence ou ses associations avec confrères et ingénieurs, le
personnage de Jean Walter fait immanquablement penser à une autre
flamboyante figure du métier d’architecte : Fernand Pouillon (1912-
1986). La comparaison de ces deux hommes, exerçant de part et
d’autre de la loi du 31 décembre 1940, permet de dessiner quelques

59. WALTER Jean, Renaissance de l’architecture médicale, op. cit., p. 29.


60. Comme le rappelle Marie Dormoy, plume de Perret, « c’est l’entreprise qui paie
l’architecture » dans Souvenirs et portraits d’amis. Paris, Mercure de France, 1963, cité
par BRESLER Henri, « Agence-entreprise. Les spécificités de l’entité Perret », in ABRAM
Joseph, COHEN Jean-Louis, LAMBERT Guy, Encyclopédie Perret, op. cit., p. 54.
162 droit et ville

uns des détournements du métier d’architecte au XX e siècle en


France, aux prises avec une structuration progressive du cadre légal.
Les pratiques de Walter et de Pouillon se répondent inévitablement :
tandis que le premier profite d’un vide juridique pour développer
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une pratique protéiforme et lucrative, le deuxième adopte des
méthodes similaires, qui deviennent, à partir de 1940, répréhensibles
aux yeux de la loi et lui valent une lourde condamnation en 196361.
De tels ennuis ne portent pas ombrage sur la carrière de Jean Walter,
d’autant plus que celui-ci gagne en honorabilité au cours des années
1940 grâce son activité de mécène : au titre de fondateur des bourses
Zellidja, il est décoré de la médaille de Commandeur de la Légion
d’Honneur ,le 15 novembre 195062.
Toutefois, le système que l’architecte met en place ne lui survit pas.
À sa disparition en 1957, son homme de confiance Louis Bardury se
charge des affaires en cours : celui-ci conclut les chantiers, liquide
les différentes sociétés. Dans le domaine de l’architecture, son action
ne prolonge pas l’œuvre du « Patron ». La reprise de l’agence ne fait,
à notre connaissance, pas l’objet de discussions : la figure autoritaire
de Jean Walter était sans aucun doute la pierre angulaire de cette
organisation nébuleuse et complexe, impossible à transmettre.

61. Voir notamment : « L’affaire du point du Jour » in VOLDMAN Danièle, Fernand


Pouillon, architecte. Paris, Payot, 2006, p. 191-223.
62. AN, Ordre de la Légion d’Honneur. 19800035/120/15103 dossier de Jean, Georges,
Henri WALTER. Accessible sur la base LEONORE http://www.culture.gouv.fr/
documentation/leonore/leonore.htm (consulté le 22 août 2013).

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