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ENTREPRENDRE ET CONSTRUIRE : LES PRATIQUES AMBIGÜES DE
L’ARCHITECTE JEAN WALTER (1883-1957)
Marie Gaimard
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de l’architecte Jean Walter (1883-1957)
Marie GAIMARD1
Doctorante en histoire de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Chargée d’enseignement à l’École nationale supérieure de Normandie
1. Marie Gaimard achève une thèse consacrée à l’œuvre architecturale de Jean Walter
(1883-1957), sous la direction de Claude Massu. Avec Christophe Otéro et Anne-Violette
Vincent elle fait partie du comité d’organisation du colloque « la Balance et le Compas »,
qui s’est tenu à l’Université de Rouen le 15 novembre 2012. Elle a codirigé, avec Élise
Guillerm et Claude Massu, l’ouvrage collectif Métier : architecte. Dynamiques et enjeux
professionnels au cours du xxe siècle, paru en 2013 aux Publications de la Sorbonne, dans la
collection « Histo.art ».
2. Ce débat est repris par Siegfried Giedion dans Espace, temps, architecture. Paris :
Denoël, 1978. L’interprétation proposée par Giedion est de nos jours critiquée, puisqu’elle
oppose diamétralement les architectes aux ingénieurs. Cette rivalité doit être relativisée en
intégrant d’autres paramètres socio-économiques propres à la fin du XIXe siècle.
3. Depuis 1953, la Société centrale des Architectes a pris le nom d’Académie d’architecture.
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les activités d’entreprise et d’architecture, sa trajectoire suit les
variations d’un marché particulièrement concurrentiel où souplesse,
réactivité et pragmatisme figurent parmi les qualités déterminantes.
Après s’être consacré dans les premières années de sa carrière au
logement social, Walter se tourne résolument, à partir de 1918, vers
le monde des affaires. Cherchant manifestement à faire fortune,
et faisant fi de toute déontologie, il s’engage sur plusieurs fronts :
l’entreprise de travaux, la promotion immobilière, la spéculation
de terrains ou encore l’exploitation minière, avec l’achat de permis
au Maroc en 1925 qui lui assurent une fortune considérable au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale4. Le cumul des fonctions
d’administrateur de société avec celui d’architecte, vilipendé par
nombre de ses confrères, est tout simplement interdit par la loi du
31 décembre 1940. Néanmoins, celle-ci est habilement détournée
par Jean Walter sans que ce dernier ne se trouve inquiété par une
quelconque poursuite judiciaire. Certes l’architecte offre, au premier
abord, une vision peu flatteuse de lui-même. Dans cet article, il ne
s’agit pourtant pas de mener une charge contre Jean Walter mais
plutôt de mieux saisir, à travers les stratégies qu’il développe,
l’étendue des possibilités professionnelles d’un architecte dans la
première moitié du XXe siècle.
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termes d’industrie, de matériel et de savoir-faire6. C’est ainsi qu’il
s’appuie sur la SACI pour développer des méthodes de travail
permettant de maîtriser toute la chaîne de la construction ; partant de
la conception et du dessin à la livraison du bâtiment, en passant par
la mise en œuvre et la direction des travaux.
Dans la poursuite de cet objectif, une organisation complète et
polyvalente se met progressivement en place. En premier lieu se pose
la question de l’équipement. La fusion, dès sa création, de la SACI
avec la Société anonyme des établissements BRB (constructions
monolithes ou démontables en ciment armé) permet de disposer
d’un outillage déjà constitué, de sites de fabrication et de stockage7,
de matières premières, ainsi que de tous les brevets techniques
précédemment déposés par BRB 8. Désormais opérationnelle,
la SACI engage ses premiers chantiers dans les années 1920 :
construction d’usines, hangars et entrepôts, charpentes métalliques,
mais aussi cités ouvrières et Habitations à bon marché (HBM) en
métropole comme outre-mer9.
Parallèlement, l’architecte suit la forte expansion de la promotion
immobilière parisienne au tournant des années 1920-1930 10. Ses
premières incursions sur le marché de l’immeuble bourgeois
s’opèrent par l’intermédiaire de la SACI ou d’autres sociétés créées
5. Les statuts de la SACI et la liste des membres du CA sont publiés dans La Loi, journal du
soir quotidien, feuilles d’annonces légales, 19 juillet 1919. Archives nationales, 357 AP 284.
6. Walter indique fournir : « 1° les plans, devis, études, dessins et dossiers constitués,
et dont il est propriétaire, qui permettront à la Société d’entreprendre des constructions
industrielles, en série, suivant [s]es [propres] procédés […] ; 2° Le mobilier et l’agencement
de ses bureaux, les bibliothèques et tous autres accessoires ; [...] ; 4° Le droit au bail des
locaux ci-après, dans une maison sise à Paris, rue Geoffroy-l’Asnier, 26 [...] ». Ibid.
7. Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne) et Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Bilan de la
SACI au 31 décembre 1927, AN 357 AP 284.
8. La Loi, journal du soir quotidien, feuilles d’annonces légales, 19 juillet 1919, doc. cité.
9. Quelques exemples de marchés : usine des confiseries Cadoret à Arcueil -entreprise dont
Walter possède des parts-, cités ouvrières au Havre d’Habitations à bon marché (HBM)
pour la COGIMA à Marseille, charpentes pour la Compagnie des docks et entrepôts et les
Docks frigorifiques au Havre, la Compagnie nationale des matières colorantes, la Société
normande de constructions navales, etc., AN 357 AP 285 et AN, Centre des archives du
monde du travail, 120 AQ 708 Dossier 1. Banque nationale de crédit, SACI. Pièces de
procédures et notes de plaidoiries.
10. Voir : MONNIER Gérard (dir.), LOUPIAC Claude, MENGIN Christine, L’architecture
moderne en France, tome 1, « 1889-1940 ». Paris, Picard éditeur, 1997, p. 212-216.
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des plans et de propriétaire des terrains12. Cette entorse à la déontologie
officielle aurait pu le conduire à profiter de son indépendance et à
s’affranchir des codes esthétiques traditionnels pour l’immeuble de
rapport, comme le fera d’ailleurs Jean Ginsberg (1903-1983) quelques
années plus tard13. Mais Walter ne nourrit pas l’ambition de s’identifier
à l’avant-garde architecturale et se positionne parmi les représentants
les plus assagis de « l’École de Paris14 ». À l’inverse, cette prudence
à l’endroit de la modernité pourrait laisser croire que l’architecte
choisit de faire profil bas. Il n’en est rien : Walter ne peut s’empêcher
d’apposer ostensiblement sa signature sur la façade du 55 de Varenne,
luxueux programme accolé à l’hôtel Matignon. La tentation de graver
son nom dans la pierre en plein cœur politique de la capitale était sans
doute trop forte…
11. 55 rue de Varenne, 4-16 rue des Marronniers, 35-91 avenue de la Bourdonnais. En-tête
des courriers adressés par le Groupe des grands immeubles parisiens (dont le siège se situe
26 rue Geoffroy l’Asnier). Archives de Paris, VO 11/2066.
12. Ibid.
13. Voir : DEHAN Philippe, Jean Ginsberg (1903-1985) : une modernité naturelle. Paris,
Connivences, 1987.
14. « Toute une pléiade se mit à l’œuvre et une véritable « École de Paris » se distingua, dans
l’ensemble du mouvement architectural moderne qui se développa dans le monde, par une
note spéciale d’élégance mathématique, de logique dans les dispositions, de pureté dans la
proportion évoquant la clarté grecque : elle était en complet contraste avec les exagérations
expressionnistes ou sectaires de certaines autres écoles étrangères et internationales ».
Michel Roux-Spitz, cité par RAYNAUD Michel, Michel Roux-Spitz. Liège, Mardaga,
1983, p. 127.
15. René Thion de la Chaume, Georges Duvernoy, Georges Forestier, Pierre Faure, Yvonne
Laugé (secrétaire de Walter), Hyppolite Worms, mais aussi la SACI sont les principaux
actionnaires de cette société. AN, 357 AP 292.
16. AN, 357 AP 293, Société immobilière de la banlieue parisienne.
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sert à cette fin de centre névralgique, où Walter incarne -avec grande
autorité- la figure centrale. Car l’architecte, conforté par ses relations
haut placées dans les milieux industriels et politiques, se voit en haut
dirigeant17.
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Selon une très stricte division des tâches, chaque poste -dessinateur,
ingénieur spécialisé, modéliste, inspecteur de chantier, secrétaire,
comptable, service du contentieux, archiviste, etc.- est précisément
défini en fonction des connaissances et des compétences de chacun24.
Dans une logique empruntée aux théories tayloristes et fordistes,
Walter évalue le volume de travail en fonction de la productivité de ses
employés : « Si l’on sait qu’un ingénieur fait, par jour, une moyenne
de six ou sept pages de calcul, un vérificateur trois ou quatre pages
de devis et un dessinateur une planche de dessin par semaine, on voit
l’immensité de la besogne à accomplir. Rien que pour le travail matériel
nécessité par la mise au point d’un centre médical, il faut plus de trois
mille journées d’ingénieur, quinze cents de vérificateur et quinze mille
de dessinateur ». La vision romantique de l’agence d’architecture
débordant de dessins et de croquis est désormais obsolète : elle doit être
définitivement perçue comme une entreprise rentable.
23. À titre d’exemple, l’article que Jean-Paul Sabatou signe en 1932 dans L’Architecture
d’aujourd’hui témoigne de nombreuses agences extrêmement structurées Michel Roux-
Spitz, Albert Laprade, Roger Hummel, Roger Expert, Jean Demaret, ou encore Auguste
Perret y plaident à l’unisson en faveur d’une rigueur millimétrique, voire d’une organisation
militaire. SABATOU Jean-Paul, « Les agences d’architectes », in L’Architecture
d’aujourd’hui, n° 3, mars 1937, p. 63-74.
24. WALTER Jean, Renaissance de l’architecture médicale, op. cit., p. 38.
25. A. Turin joue d’ailleurs un rôle décisif dans les conclusions des plus importants marchés
remportés par Walter en France, à savoir le nouvel hôpital Beaujon (Urbain Cassan, Louis
Plousey, J. Walter arch., 1930-1935) et la cité hospitalière de Lille (U. Cassan, Louis
Madeline, J. Walter arch., 1934-1959).
26. C’est ainsi que Bardury désigne souvent Walter dans sa correspondance. Ex. : lettre de
Louis Bardury au docteur Driessens, 12 juin 1942. Le texte tapé indiquant « patron » avec
un p minuscule est repris à la main pour indiquer le P en capitale. AN, 357 AP 146.
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hospitalières -dont il se fait le spécialiste la décennie suivante- à
des confrères renommés. Les collaborations avec Urbain Cassan
(1890-1979) et Louis Madeline (1882-1962) sont parmi les plus
marquantes, non seulement en raison de la belle réputation de ces
deux derniers, mais aussi du rapport de confiance mutuelle qui
s’instaure immédiatement.
La rencontre entre Cassan et Walter est à dater autour de 1930-
1931 ; il semblerait qu’au moment de la mise au concours pour
la reconstruction de l’hôpital Beaujon à Clichy en 1930, les deux
hommes s’entendent pour proposer un projet commun sur le mode
du marché à forfait27. En parallèle, Walter et Cassan collaborent sur
des chantiers au Havre, notamment celui de la gare maritime pour
la Compagnie générale transatlantique (CGT)28. La SACI est alors
chargée de l’entreprise générale de cet immense vaisseau de verre
et de béton, dont l’élégance art déco et les prouesses techniques
sont saluées par la presse de l’époque 29. Pourtant la réception
des travaux est contestée par le commanditaire en raison d’une
malfaçon : des mémoires sont déposés à propos d’affaissements
et de fissures observés sur la structure porteuse. En sus de travaux
de consolidation, un arbitrage est instamment demandé afin de
dégager les responsabilités de l’entrepreneur et de l’architecte30.
Ces contentieux entre la CGT d’une part, la SACI et Cassan d’autre
part ne semblent pourtant pas entacher les relations entre les deux
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au concours de la Cité hospitalière de Lille de 1933, mais il apparaît
immédiatement que cette association relève d’un triumvirat équi-
libré et complémentaire. Walter, ancien élève de l’École spéciale
d’architecture, représente une conception de l’art de construire
réactualisée à l’aune des transformations du métier au cours du XIXe
siècle ; Urbain Cassan, fort d’un double cursus aux Beaux-arts de
Paris et à l’École polytechnique, incarne la synthèse entre la culture
de l’architecte et celle de l’ingénieur ; quant à Louis Madeline, grand
prix de Rome, professeur à l’École des Beaux-arts de Paris, architecte
des Bâtiments civils et Palais nationaux, il apporte une respectabilité
supplémentaire, appréciée des instances officielles.
Dès le milieu des années 1930, les trois hommes mettent en place
un système officieux. Ainsi, durant l’été 1936, ils demandent auprès
de la Commission des hospices de Lille à ce que Jean Walter soit le
seul architecte mandataire de la Cité hospitalière31. Dans ce même
esprit, le mandataire unique de la nouvelle faculté de médecine, rue
des Saints-Pères à Paris, est, dès 1935, Louis Madeline, alors qu’il
ne travaille pas officiellement en son seul nom32. Des motivations
administratives et financières sont à l’origine de ces accords :
comme l’explique Urbain Cassan en 1936, une signature sociale
regroupant tous les noms des architectes induirait qu’ils auraient
créé une société commune, entraînant par conséquent une charge
fiscale supplémentaire33. De ce fait, Cassan, Walter et Madeline se
répartissent les chantiers, se faisant tour à tour architectes en chef
ou associés. Les honoraires respectifs ne s’en trouvent pas pour
autant modifiés : pour le cas de la Cité hospitalière de Lille, les 5 %
usuels sont versés à Walter, qui les distribue à son tour selon les
arrangements convenus34. Si elle présente des avantages financiers,
31. Lettre d’U. Cassan, L. Madeline, J. Walter au président de la Commission des hospices
de Lille, 23 juillet 1936. AN, 357 AP 101.
32. Nouvelle Faculté de médecine, rue des Saints-Pères, Paris. Arch. L. Madeline, J. Walter,
J. Debat-Ponsan, A. Guéritte (1935-1941), puis L. Madeline, J. Walter, P. Andrieu (1946-
1953).
33. Lettre d’Urbain Cassan à Ferdinand Deregnaucourt, 31 juillet 1936. AN, 357 AP 84-86.
34. En février 1936, Walter déclare aux Hospices de Lille la répartition des honoraires : il
touche presque 47 000 francs, soit le double de Cassan et de Madeline. Lettre de J. Walter à
M. Vancostenobel, secrétaire général des Hospices de Lille, 5 février 1936. AN, 357 AP 101.
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IV. Jean Walter, le code Guadet et l’Ordre
Les pratiques ainsi mises en place par Jean Walter sont sur de
nombreux points en contradiction avec le code Guadet. Rédigé en
1895, ce texte fondateur établit notamment la règle selon laquelle
l’architecte « exerce une profession libérale et non commerciale [...]
incompatible avec celle de l’entrepreneur, industriel, ou fournisseur
de matières ou objets employés dans la construction35 ». Toujours
dans cette logique, Jean Walter ne fera jamais partie d’aucune société
professionnelle36 ; il laisse à ses confrères les débats pointilleux
faisant préambule à la loi du 31 décembre 1940 et la création de
l’Ordre.
L’inscription sur le tableau, rendue progressivement obligatoire
par les circonscriptions régionales à compter de cette date, ne le
décourage pas : pour satisfaire cette condition, il démissionne
de toutes ses fonctions d’administrateur37, ne gardant que le titre
honorifique de président fondateur de la Société des mines de
Zellidja. Son dossier de demande, déposé en 1942 à Paris, se révèle
riche d’enseignements38 : afin d’être admis sans difficulté, Walter y
déclare ne pas avoir exercé la profession d’architecte entre 1918 et
1933. Ces années correspondent précisément à une activité soutenue
d’architecte-entrepreneur par le biais de ses nombreuses sociétés,
jusqu’au moment où les travaux du nouvel hôpital Beaujon débutent.
Plus loin dans le questionnaire, il précise qu’il n’a jamais exercé
la profession d’entrepreneur, mais qu’il en fut parfois un employé.
Du fait de sa notoriété à cette période, on éprouve quelque peine à
35. Le code Guadet. Les devoirs professionnels de l’architecte envers lui-même, ses
confrères, ses clients, ses entrepreneurs. (Annexe à l’article 118 du règlement de la Société
des architectes diplômés par le gouvernement), reproduit dans les annexes de DUMONT,
Marie-Jeanne, La SADG, histoire d’une société d’architectes. [Première partie 1877-1939].
Paris, SFA, 1989.
36. En dehors de l’association des Anciens élèves de l’École spéciale d’architecture, mais
qui, contrairement à la Société des architectes diplômés par le gouvernement et de la
Société centrale des architectes, ne joue pas de rôle majeur sur la définition de la profession.
37. Loi du 31 décembre 1940, art. 3. La profession d’architecte est incompatible avec
celle d’entrepreneur, industriel ou fournisseur de matières ou objets employés dans la
construction.
38. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. Jean
Walter : n° 1400. Demande reçue le 19 juin 1942 et admission le 13 mai 1943.
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architecte du gouvernement » et la SACI39.
Contre toute attente, l’enquête préliminaire à la décision du Conseil
de l’Ordre se conclut sur un avis favorable pour l’inscription au
Tableau. Le rapport qui accompagne cette décision fait état
d’entretiens avec des proches et d’anciens collaborateurs40, et surtout
d’une visite à l’hôtel Chalons-Luxembourg, où l’on constate « une
activité d’architecte exclusivement41 ». L’affirmation ne peut qu’être
erronée car si, à compter de 1942, Walter n’occupe officiellement
pas de siège à un quelconque conseil d’administration, il œuvre avec
plus de vigueur que jamais pour la Société des mines de Zellidja qu’il
a créée en 1925. Cette activité alerte d’ailleurs en 1951 le Conseil
supérieur de l’Ordre, qui en prend connaissance par voie de presse42.
Les soupçons sont rapidement étouffés par le président du Conseil
régional, déclarant être parfaitement au courant de la situation, et
considérant qu’il n’y a pas lieu de procéder à une radiation43. Ainsi,
malgré l’affermissement du cadre législatif, les méthodes de Walter,
probablement bien conseillé par ses avocats, ne s’en trouvent pas
bouleversées. Jusqu’en 1957, le 26 rue Geoffroy l’Asnier abrite
simultanément le siège français de Zellidja, les locaux réservés à la
fondation du même nom, ou encore ses bureaux d’études techniques
et d’architecture.
39. Annuaire Sageret, annuaire du bâtiment et des travaux publics, des matériaux de
construction et du matériel d’entreprise, Paris. Les années consultées sont : 1908, 1909 à
1912, 1922, 1924, 1928, 1932, 1935, 1938, 1946-1947, 1957, 1958.
40. Les personnes interrogées sont MM. Gautruche, Joseph Marrast, Louis Bernard-
Thierry, Olivier Tesson.
41. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. Jean
Walter : n° 1400. Doc. cité.
42. Lettre du secrétaire général de l’Ordre supérieur des architectes au président du Conseil
régional de Paris, 8 janvier 1951, l’article de journal accompagnant ce courrier est souligné
à ce passage : « Président d’honneur et fondateur des mines de Zellidja au Maroc, M. Jean
Walter a su donner, avec l’appui de son fils et de son beau-frère, une importance mondiale
à cette entreprise qui jouit d’un grand prestige dans les milieux professionnels », « M. Jean
Walter commandeur de la Légion d’honneur », in Maroc-presse Casablanca, 10 décembre
1950. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31.
43. « En son temps, notre confrère nous avait donné tous les renseignements nécessaires,
à savoir : 1° qu’il n’est plus administrateur des mines de Zelllidja […] qu’il n’était plus
seulement l’architecte des bâtiments de cette société avec honoraires normaux ». Lettre du
président du Conseil régional au président du Conseil supérieur de l’Ordre, 16 janvier 1951.
Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31.
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effet, si les marchés de la Banque nationale de crédit et du transfert
de l’hôpital Beaujon à Clichy, respectivement obtenus en 1926
et 1930 portent la SACI au sommet de sa notoriété, ils en signent
également sa perte. En 1929, la SACI représente un capital de
dix millions de francs, soit deux fois supérieur à celui de 191844.
Walter a alors suffisamment confiance en sa firme pour envisager
une éclatante démonstration de ses capacités avec la reconstruction
de l’hôpital Beaujon, dont le chantier dépasse de loin l’ampleur
de toutes ses réalisations antérieures. À la suite d’un litige avec
l’Assistance publique (AP) en 1935 portant sur des malfaçons et la
conformité des mémoires déposés pour le bâtiment45, la SACI est
mise en liquidation. Les difficultés comptables qui s’ensuivent pour
couvrir les créances se prolongent jusqu’en 1944, année où l’AP est
finalement condamnée à verser le montant des travaux à la SACI46.
Les contentieux sont bien entendu inévitables dans la carrière d’un
architecte se livrant à des opérations de telle ampleur. Toutefois, le
cumul des fonctions d’entrepreneur et d’architecte comporte des
risques accrus pour quiconque se livre à ce type de pratique, d’autant
plus que l’assurance n’est pas encore obligatoire47. En effet, en cas
de litige sur une opération, la responsabilité n’est pas dissolue entre
les différents acteurs, mais dirigée vers une seule et unique personne
morale, ce qui explique en partie l’impossibilité pour Jean Walter de
relever la SACI.
44. Le capital de la SACI est, en 1918, de 4,5 millions de francs. La Loi, journal du soir
quotidien, feuilles d’annonces légales du 19 juillet 1919, doc. cité et statuts de la SACI,
1929. AN, 357 AP 284.
45. Bien que la livraison de l’hôpital Beaujon soit un succès médiatique et critique, l’AP
intente un procès à la SACI dès 1935. Les motifs semblent résider principalement dans
des malfaçons du bâtiment (plus de 500 mémoires ont été déposés, portant notamment
sur les menuiseries, la maçonnerie, la plomberie...). L’AP est le plus important créancier
chirographaire de la SACI jusqu’en 1944. Voir les bilans comptables de la SACI, AN,
357 AP 284 et les comptes rendus du conseil d’administration (examen des affaires
contentieuses) de la SACI, AN 357 AP 285.
46. Procès verbal de l’assemblée générale de clôture de liquidateur en date du 17 juillet
1959. AN, 357 AP 285.
47. Loi du 13 juillet 1930 relative au contrat d’assurance, Journal Officiel, 18 juillet 1930,
p. 8004-8005, repris dans ÉPRON Jean-Pierre, L’architecture : une anthologie, tome
6 : « La commande en architecture ». Paris, Mardaga/IFA, 1993, p. 262.
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tel développement qu’elle ouvre de nombreuses succursales et
fait le projet de reconstruire son siège, sis boulevard des Italiens
(Paris, 9e arr.). La SACI, cliente de la BNC depuis 1918, obtient
le marché d’une construction à forfait en 192648, sans doute grâce
à Henri Bousquet, vice-président et administrateur de l’une et de
l’autre société. Georges Guiard et Olivier Carré sont les premiers
architectes choisis pour fournir les plans. Alors que la structure
est élevée, Guiard et Carré sont remplacés par Charles Letrosne et
Joseph Marrast, alors chargés de revoir les dispositions intérieures
et d’achever les façades49. La vérification des mémoires touchant ces
travaux n’est pas terminée quand la SACI est déclarée en liquidation
judiciaire en raison de son litige avec l’assistance publique : elle
n’est pas en mesure d’honorer les réclamations, transmises en
193750. L’imbroglio prend une dimension supplémentaire lorsque
l’on sait que la BNC, mise elle aussi en liquidation judiciaire le 26
février 1932, renaît de ses cendres la même année grâce à une avance
de cent millions de francs consentie par le Trésor public, ce qui ne
manque pas de provoquer un scandale dans l’opinion publique51. Dès
lors, deux assignations sont intentées entre les deux parties : d’une
part, la SACI réclame son solde pour les travaux effectués, ce que
la BNC refuse, tandis que la BNC demande le remboursement des
créances accordées à Jean Walter, qui s’était fait caution solidaire de
la SACI et d’autres sociétés créées sous son égide52.
48. Note sur la demande des travaux exécutés au siège social de la BNC par la SACI, 24
juin 1942. AN, CAMT, 120 AQ 708.
49. Institut français d’architecture, fonds Marrast Joseph (1881-1971), 252 IFA 21 à 25,
252 IFA 310/1 à 310/4, 252 IFA 465, 252 IFA 467.
50. Note sur la demande de règlement des travaux exécutés au siège social de la BNC par la
SACI, 24 juin 1942. Doc. cité.
51. AN, CAMT, 120 AQ 743-748 Banque nationale de crédit : affaires concernant les
immeubles, 1930-1962 ; 120 AQ 878-892 Banque nationale de crédit : immeubles et
archives, 1774-1960 ; BONIN Hubert, La Banque nationale de crédit : histoire de la
quatrième banque de dépôts française, 1913-1932. Paris, P.L.A.G.E., 2002.
52. Lettre du chef des contentieux de la BNC à Me Baudelot, avocat à la Cour, 21 décembre
1945. AN, CAMT, 120 AQ 708.
droit et ville 159
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Walter dans le même temps boulevard Suchet 54- à Letrosne et
Marrast. Les déboires de la construction n’échappent pas à la presse
spécialisée, qui livre alors une critique assez sévère : « La réalisation
de l’ensemble, telle qu’elle se présente à nos yeux, est par conséquent
le résultat d’une collaboration d’artistes dont les conséquences sont
venues s’ajouter les unes aux autres, souvent dans des conditions
assez difficiles, dont ils ne sont d’ailleurs pas responsables, qui ne
pouvaient aboutir qu’à une réalisation incomplète et bancale55 ».
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cette fin, ils unissent au sein de leur « agence-entreprise » leurs
compétences complémentaires. Pierre Dalloz vante les avantages
économiques, esthétiques et théoriques de cette « intime association
de l’architecte, de l’ingénieur et de l’entrepreneur57 », qui revendique
l’autonomie et l’indépendance des maîtres d’œuvre. Les motifs de
Perret, d’abord principalement d’ordre familial et financier, sont
bientôt dépassés pour devenir un véritable système théorique : « Si
l’on s’avisait de faire passer aux architectes, à tous, le seul examen
qui serait logique, un examen de constructeur, on s’apercevrait que
bien peu savent leur métier. Les officiels ne se prêteront pas à cette
plaisanterie. […] Or, donc, vive la liberté ! Qu’on nous laisse en
paix : le moment venu nous comparerons ! […] L’architecte qui ne
construit pas, c’est le penseur qui ne sait pas écrire58 ». Ce qui est
perçu comme une originalité chez Perret est davantage assimilé,
chez Walter, à une véritable marginalisation. Alors que le premier
fréquente assidûment la scène parisienne et se fait l’un des plus
grands théoriciens de l’architecture du XXe siècle, le second se tient
très en retrait de ces cercles.
Walter, lui, ne s’encombre pas de ces discours intellectuels, préférant
l’action, et surtout le résultat. Il justifie son comportement en
invoquant le manque de pouvoir de l’architecte : « L’organisation
puissante des entrepreneurs impose ainsi ses conditions à
l’Architecte. […] Cette situation est techniquement, financièrement
et moralement désastreuse. Du point de vue technique, les
dessins d’architectes exécutés à l’agence et les études de détails
faites dans les bureaux des différents entrepreneurs spécialistes,
ne s’harmonisent pas. [...] Il faut corriger sans cesse les plans,
lorsque des renseignements nouveaux arrivent. Malgré cela, rien ne
concorde, et l’on voit ces chantiers ridicules, où les ouvriers perdent
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déceptions. Du point de vue financier, les prix obtenus sont bien trop
élevés, parce que l’étude de base n’est pas assez poussée et parce que
la concurrence ne joue pas normalement. Enfin, l’architecte, dont
les connaissances sont insuffisantes et généralement moins étendues
que celles des entrepreneurs qu’il emploie, passe sous la dépendance
de l’entreprise au lieu d’être le chef de ses chantiers59 ». Walter
revendique ici tout simplement le cumul des fonctions, et légitime
sa démarche en soulignant que celle-ci s’impose pour le bien de
l’architecture : c’est ainsi qu’il souhaite se dégager définitivement
de la dépendance de l’architecte vis-à-vis de l’entrepreneur. Selon
lui, le premier est tout aussi capable de développer une stratégie
commerciale compétitive et rentable que le second.
VII. Conclusion :
de part et d’autre de la loi du 31 décembre 1940
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une pratique protéiforme et lucrative, le deuxième adopte des
méthodes similaires, qui deviennent, à partir de 1940, répréhensibles
aux yeux de la loi et lui valent une lourde condamnation en 196361.
De tels ennuis ne portent pas ombrage sur la carrière de Jean Walter,
d’autant plus que celui-ci gagne en honorabilité au cours des années
1940 grâce son activité de mécène : au titre de fondateur des bourses
Zellidja, il est décoré de la médaille de Commandeur de la Légion
d’Honneur ,le 15 novembre 195062.
Toutefois, le système que l’architecte met en place ne lui survit pas.
À sa disparition en 1957, son homme de confiance Louis Bardury se
charge des affaires en cours : celui-ci conclut les chantiers, liquide
les différentes sociétés. Dans le domaine de l’architecture, son action
ne prolonge pas l’œuvre du « Patron ». La reprise de l’agence ne fait,
à notre connaissance, pas l’objet de discussions : la figure autoritaire
de Jean Walter était sans aucun doute la pierre angulaire de cette
organisation nébuleuse et complexe, impossible à transmettre.