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La IVe
La IVe
1) La Libération
Mauvaise presse, excès du parlementarisme, discrédit sans appel.
Régime des partis, impuissance, réplique de la IIIe, immobilisme…
Les douze années comptent plus que d’autres au regard des difficultés que la IVe République a rencontré :
reconstruction, guerre froide, décolonisation, construction européenne.
C’est lors des 42 mois qui séparent le débarquement des Alliés en Normandie de la mise en place des
instituons de la IVe République que se mettent en place acteurs et réformes, pratiques et enjeux qui ont peser
sur la IVe République.
En juin 1944, tout est alors soumis à l’impératif de la victoire et de la restauraient de l’État.
Vaincre
On s’interdirait de comprendre la situation politique à la Libération, des rapports souvent tendus entre de
Gaulle et la Résistance intérieure par exemple, si on ne gardait à l’esprit que, jusqu’au 8 mai 1945, la guerre
se poursuit sur le théâtre européen.
Il importe au général de Gaulle que rien n’entrave l’effort de guerre. Il y va du rang de la France dans le
concert des nations victorieuses. Voilà l’enjeu !
Il faut comprendre le poids et la durée de la guerre au cours de cette période dominée par le provisoire.
On pourrait croire que le débarquement en Normandie, le 6 juin 44, conduit à une victoire rapide et quais
immédiate — ce serait trop écraser la chronologie.
La Libération s’étale sur de longs mois; la fin de la guerre, annoncée pour l’hiver, dû attendre le 8 mai 45
pour que Jean de Lattre de Tassigny reçoit, avec les Alliés, la reddition de l’Allemagne.
L’examen de cartes détaillées des opérations militaires en Métropole met en évidence des chorologies
décalées selon les départements.
La Libération ne fut pas linéaire mais fait appel à des chronologies différentes dont l’approche nationale
rend mal compte.
Cette situation complexe rend plus difficile, voire incertaine, la reconnaissance de l’autorité du général de
Gaulle dans une France en ruine.
Ruines et dévastations
La guerre de 1939-1945 a entraîné la disparition d'un régime la IIIe République , opposé patriotes et
collaborateurs, provoqué la désunion d'une nation, ébranlé ses fondements moraux et laissé ruines et
dévastations.
Les pertes humaines sont certes moins lourdes qu’au lendemain du premier conflit mondial.
Mais aux 600 000 soldats, résistants et déportés tués, il faut ajouter plus d’un demi-million de décès dus
aux mauvaises conditions d’hygiène et d’alimentation.
Le déficit de naissance est estimé à un million.
Les pertes financières sont considérables. La France a versé plus de 1 100 milliards de fr au Reich.
Aux réquisitions pratiquées par les troupes d’occupation, ajouter les destructions de l’appareil productif,
du parc immobilier, des exploitations agricoles.
Les voies de communication sont gravement endommagées : 18 000 km de voies ferrées sont en service
contre 40 000 en 1939.
Les sources d'énergie, à commencer par le charbon, font défaut.
Les mines ont été détruites ou inondées pour ne pas servir à l'effort de guerre nazi.
Un tiers de la flotte de la marine marchande de 1938 est en état de fonctionnement et la quasi-totalité des
ports sont détruits.
La France est ruinée en 1945.
Des départements sont isolés du reste de la Métropole du fait de la poursuite des combats et de la
désorganisation des communications.
En 1944, la France est donc morcelée, émiettée, parcellisée, atomisée. Elle est un kaléidoscope et les
Français, pour ce qui les concerne, ont vécu des expériences diversifiées.
Il faut se défaire de la représentation traditionnelle d'une France centralisée qui vit au rythme de Paris
pour comprendre la diversité des situations durant l’Occupation.
Certains Français ont vécu à l'heure allemande, d'autres à l'heure de Vichy ou à l'heure de leur clocher,
c'est-à-dire dans l'indifférence, d'autres encore à l'heure de la France libre et des combats de la Libération.
Décision symbolique s'il en est, de Gaulle impose le monopole de la radio d'État pour unifier un pays qui,
à ses yeux, a depuis trop longtemps répugné à parler d'une seule voix.
Légitime et légalité
La période qui s’ouvre le 6 juin 44 est dominée par la nécessité de finir la guerre et le poids du provisoire.
Sa complexité est extrême.
« À quarante-neuf ans, j'entrai dans l'aventure. » Ainsi s'exprime le général de Gaulle dans ses Mémoires
de guerre en rappelant son départ de la France pour Londres le 17 juin 1940. Au cours des cinq années qui se
sont écoulées, son combat, souvent solitaire, entouré des premiers Français libres, a consisté à maintenir la
présence non pas de quelques Français mais de la France dans la guerre.
D'abord à Londres dans le cadre de la France libre, puis à Alger à la tête du Comité français de libération
nationale et enfin du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) créé en juin 1944.
Pour être reconnu comme le chef de la France et justifier sa décision de juin 40, de Gaulle devait faire
sauter un certain nombre de verrous. À commencer par celui du régime de Vichy.
De Gaulle refuse toute transition entre l’État française et le GPRF qui aurait l’apparence de la légalité.
Dès lors, le premier contact avec la France libérée de celui qui assure l’incarner depuis quatre ans est
décisif. Pour lui, pour les Français en général et pour les Alliés en particulier.
Cette première rencontre se fait à Bayeux le 14 juin 1944. De Gaulle est spontanément reconnu comme le
chef de la France.
C'est enfin Paris libéré qui, lors des manifestations du 26 août, confirme la légitimité du pouvoir de De
Gaulle. Le peuple rassemblé de l'Arc de triomphe à Notre-Dame assure le « sacre » de De Gaulle, comme en
d'autres temps le roi de France recevait à Reims l'acclamation de ses sujets.
L'adhésion des Parisiens à de Gaulle manifeste aux yeux des Alliés qu'il est reconnu comme le chef de la
France par la Nation française et souveraine. En ce sens la journée du 26 août vaut plébiscite pour le GPRF
qui a réussi à écarter une administration directe des territoires libérés par les Alliés dans le cadre de
l’AMGOT.
Les Américains avaient, en effet, prévu de placer sous administration alliée la Métropole à mesure qu'elle
serait libérée. Bien avant le débarquement, de Gaulle entendit gagner cette course de vitesse en appelant à
l'insurrection nationale et en préparant avec soin le rétablissement de la légalité républicaine.
Le 9 août 1944, le GPRF publie une Ordonnance relative au rétablissement de la légalité républicaine
sur le territoire continental. Ce texte important fixe le cadre légal du régime provisoire et les modalités
d'installation du pouvoir du GPRF en Métropole.
Dans son deuxième alinéa, l'ordonnance précise que « le premier acte de rétablissement est la constatation
que la forme du gouvernement de la France est et demeure la République. En droit, celle-ci n'a pas cessé
d'exister ».
Cette ordonnance assure donc une continuité juridique de la IIIe à la IVe République en passant par la
France libre, le CFLN et le GPRF.
Mais cette interprétation n’a pas cessé de nourrir jusqu’à aujourd’hui un débat entre les tenants de la thèse
gaullienne de la continuité républicaine et les tenants de la thèse en vertu de laquelle Vichy est placé dans la
liste des régimes entre la IIIe et la IVe Rep.
Que Vichy ait existé, nul ne le conteste, mais le débat porte sur son statut de régime légitime et légal ?
Par conséquent, sur la responsabilité de la France dans les crimes commis par l’autorité de Vichy.
Contrairement à ce qui a été trop souvent écrit, de Gaulle n’occulte pas Vichy, il suffit de lire ses
Mémoires et ses discours. Mais il lui dénie une place dans la longue chaîne des gouvernements légitimes.
Pour de Gaulle, l’ordonnance du 9 août dit le droit : la République n’a jamais cessé d’exister. Elle a été
incarnée successivement par la France libre puis combattante, le CFLN et enfin le GPRF.
Il le réaffirme par des gestes symboliques. À Paris, il ne s’installe pas à Matignon ou à l’Élysée mais à
l’hôtel de Brienne, résidence du ministre des Armées. Il manifeste la continuité entre le dernier
gouvernement légitime de la IIIe République de Paul Reynaud, il y était sous secrétaire d’État à la guerre, et
le sien.
De même, le 26 août décision à bien des égards d'une portée historique aussi grande que le 18 juin
qu'elle complète il refuse de proclamer la République à l'Hôtel de Ville de Paris (la IIIe République y avait
été proclamée le 4 septembre 1870) comme le lui demande Georges Bidault, président du Conseil national de
la Résistance.
La République n'a jamais cessé d'exister, le régime de Vichy est « nul et non avenu ». Proclamer la
République le 26 août serait reconnaître la légalité de l'« État français ».
Mais affirmer avec une telle force le maintien et la permanence de la République, cela ne signifie pas
pour autant, selon de Gaulle, revenir à la IIIe République.
De Gaulle est républicain contrairement à ce que pensaient alors certains en ce sens qu'il est attaché à la
République comme régime en dehors de son contenu institutionnel qui doit évoluer au gré des circonstances.
Il ne suffit pas de proclamer le rétablissement de la légalité républicaine pour que l'autorité de l'État soit
reconnue partout, et par tous.
Aussi l'ordonnance du 9 août 1944 postulait-elle que « la libération du territoire continental doit être d'une
manière immédiate accompagnée du rétablissement de la légalité républicaine en vigueur avant l'instauration
du régime imposé à la faveur de la présence de l'ennemi ».
Il s'agit d'éviter qu'à l'occasion d'une vacance du pouvoir un contre-pouvoir ne s'établisse sur les
décombres du régime de Vichy, dans l'effervescence de l'insurrection.
Toutes les composantes de la Résistance sont favorables à l'insurrection mais elles n'en ont pas toutes la
même conception :
- Le PCF et ses prolongements, le Front national notamment, exaltent, empruntant au vocabulaire de la
Révolution — levée en armes du peuple de France tout entier contre l’oppresseur.
- De Gaulle et d’autres responsables de la Résistance estiment qu’il faut canaliser dans son étendue et
limiter dans sa durée l’insurrection.
Éviter qu’une répression sauvage ne s’abatte sur des Français certes insurgés mais livrés à eux-mêmes
jusqu’à l’arrivée des Alliés.
Étouffer la naissance d’une autorité révolutionnaire, d’un contre-pouvoir qui sortirait de cette situation
révolutionnaire et qui risquerait d’être dominé par les communistes.
Dans la réalité, l’insurrection ne s’est pas déroulée comme on l’imaginait. Les français attendent leur
libération des Alliés.
En dehors d'un petit nombre de villes libérées par insurrection (dont Lille, Marseille et surtout Paris),
celle-ci n'a pas joué.
Dans la plupart des départements, villes et villages ont été libérés soit par l'avance des Alliés, soit à la
suite du repli des Allemands.
Enfin, il n'y a pas eu vacance du pouvoir entre l'administration de Vichy et celle du GPRF, car de Gaulle
avait veillé à ce que l'État républicain rentre dans ses murs le plus rapidement possible.
Une ordonnance du 10 janvier 44 avait créé des commissaires de la République. Ùa la tête des régions
créées par Vichy et conservées par commodité, ces commissaires de la République (des superpréfets en
quelque sorte) représentaient l’État, et étaient investis de pouvoir exceptionnels, certes limités par ceux du
commandement militaire.
Leur autorité devait s’imposer à tous y compris aux résistants représentés par les Comités départementaux
de libération (CDL). Les commissaires de la République étaient secondés par des préfets et des sous-préfets
nommés de la même manière.
Les représentants du GPRF n’eurent pas de difficultés à s’imposer dans le Nord de la France où les
combats faisaient rage. En revanche, dans le Sud, il y eut quelques difficultés, par exemple en Haute-Vienne
et à Limoges (avec le communiste Guingoin) ou bien encore à Toulouse.
Pour se faire obéir et faire reconnaître son autorité, de Gaulle multiplie, entre le 14 septembre et le 18
septembre, les voyages en province, à Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux ou bien encore Orléans.
Dans cette France toujours en guerre, aux communications difficiles, de Gaulle se donne à voir, comme
les rois de France avant la construction de l’État moderne.
À la suite des contemporains, les historiens n’ont pas manqué de s’interroger si le PCF, parti rappelons-le
« révolutionnaire », avait tenté de prendre le pouvoir à la Libération. Reprenant les éléments du dossier, J.-J.
Becker rappelle que les historiens communistes ont répondu à la question par la négative.
Par choix politique et patriotique, le PCF n’aurait rien fait.
Selon Ph. Buton, c’était sur ordre de Moscou et le PCF y avait renoncé.
le PCF a tenté de conquérir le pouvoir en deux temps distincts.
- D’abord, lors de l'insurrection, qui doit créer « une effervescence, un enthousiasme propices à
l'apparition d'un climat révolutionnaire susceptible de déboucher sur un processus révolutionnaire ». Or,
comme nous l'avons vu, contrairement à ce qu'espérait le PCF, l'insurrection ne débouche pas sur une
situation révolutionnaire.
- Le charisme, la popularité et l'autorité du général de Gaulle dépassent de beaucoup l'influence du PCF.
- En outre, les autres forces politiques et les Français dans leur majorité aspirent au retour à l’ordre.
- Enfin, il n'était guère réaliste d'imaginer que le PCF pouvait déclencher un coup de force en présence
des armées alliées sur le sol national et alors que la guerre n'était pas terminée. Le PCF abandonne donc à
la fin de l'année 1944 la stratégie insurrectionnelle.
Pour la première fois, des communistes participent aux conseils de gouvernement. Maurice Thorez,
secrétaire général du PCF, qui avait déserté en 1939, est amnistié.
De Gaulle exige, le 28 octobre 1944, le désarmement des milices patriotiques (de tendance communiste)
qui auraient pu devenir dans une situation révolutionnaire les « sans-culottes » de la Libération.
Le 21 janvier 1945, le Comité central du PCF réuni à Ivry s'incline à la demande de Thorez.
Le PCF abandonne toute velléité de prise de pouvoir directe. Mais, pour Ph. Buton, il substitue à cette
stratégie une « stratégie duale » : le PCF participe au gouvernement de Gaulle « et admet la légalité du
gouvernement provisoire et des différents organes de l'État. Mais parallèlement, il édifie un pouvoir
concurrentiel. Dans un premier temps, ce second pouvoir grignote les prérogatives du premier ; à terme il le
remplacera ».
Ainsi qu'il avait cherché dans la première phase à dresser les différents organes de la Résistance (CNR,
CDL ou CLL) contre de Gaulle, le PCF consolide son influence dans de nombreux secteurs (presse,
syndicats, armées, administrations, associations de jeunes, de femmes, etc.) tout en se présentant comme un
parti de gouvernement engagé dans la « bataille de la production ». Jusqu'en 1947, le PCF est installé dans la
phase du « national-thorézisme » (A. Kriegel).
Dans l'hiver 1944-1945, de Gaulle a fait sauter tous les verrous qui auraient pu l'empêcher de rétablir
l'autorité de l’État :
- L’administration du GPRF s'est substituée à celle de Vichy,
- l'épuration a été maîtrisée,
- l'effort de guerre a été relancé.
Autrement dit, la France n'a pas sombré dans l'anarchie et le désordre. Les Alliés consentent alors à
reconnaître le GPRF le 23 octobre 1944. En faisant de la France un pays participant à la victoire finale,
de Gaulle avait voulu lui assurer la possibilité de retrouver son statut de grande puissance, et son « rang » si
compromis par la défaite de 1940.
Refonder la République
Au titre d'un approfondissement de la démocratie, l'une des décisions les plus importantes fut de donner,
par l'ordonnance du 21 avril 1944, la capacité politique aux femmes, désormais électrices et éligibles (ainsi
qu'aux militaires en activité). La France, qui avait été le premier pays à instaurer le suffrage universel
masculin (1848), fut la dernière démocratie à sortir les femmes de la minorité politique dans laquelle elles
avaient été maintenues par la IIIe République. Il s'ensuivit un doublement du corps électoral et un
ébranlement souterrain de la pratique politique héritée de la IIIe République, ébranlement qui nécessiterait
une approche anthropologique pour être mieux connu.
À un autre niveau, deux initiatives sont prises pour concourir à la démocratisation de la République. Parce
que, pensait-on, les classes dirigeantes de la IIIe République s'étaient illustrées dans l'adversité par leur
défaillance, est créée une École nationale d'administration (ENA) qui doit assurer tout à la fois une
homogénéisation de la formation des hauts fonctionnaires et une démocratisation de leur recrutement. Aux
concours par grands corps qui assuraient jusque-là la cooptation se substitue un concours unique. En amont,
l'École libre des sciences politiques, qui avait le quasi-monopole de la préparation des concours, est
nationalisée et l'Institut d'études politiques intégré à une Fondation nationale des sciences politiques. Dans le
même ordre d'idées, Michel Debré l'un des pères de l'ENA crée l'École nationale de la magistrature en 1959.
Ces décisions visaient à une modernisation de la République qui passait aussi par une profonde rénovation de
ses institutions. Comme nous le verrons ultérieurement, l'objectif fut loin d'être atteint dans ce domaine.
Réformer la société
La Révolution française et la IIIe République avaient jeté les bases de la démocratie politique (une
certaine forme de démocratie, sans les femmes ainsi qu'il a été dit), la Libération se propose de la compléter
par la démocratie sociale. Ainsi la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 est-elle
prolongée dans le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 par la reconnaissance de droits
économiques et sociaux.
L'exigence de solidarité et de dignité de l'homme dans tous les aspects de son existence ainsi proclamée
se traduit par la mise en place progressive d'un système de Sécurité sociale, dont les objectifs et les
principales modalités sont définies par Pierre Laroque dans l'ordonnance du 4 octobre 1944. À l'instar des
autres grandes démocraties le plan Beveridge au Royaume-Uni met en place le Welfare State , la France
s'installe durablement dans l'État-providence. Si bien des salariés étaient avant la guerre protégés des
vicissitudes de l'existence par les assurances sociales, désormais les travailleurs sont protégés par la Sécurité
sociale des risques majeurs liés au travail : la maladie, le chômage, la vieillesse, l'accident professionnel. Le
tout est complété par des mesures d'encouragement à la natalité les allocations familiales et de protection
des mères et des enfants dans le prolongement de la politique nataliste qui avait été mise en place avant la
guerre, et qui apparaît d'autant plus nécessaire que le redressement du taux de natalité n'a pas encore été
analysé comme devant être à la fois durable et de grande ampleur. Il n'est pas dans notre propos d'entrer dans
le détail de la mise en place et du fonctionnement, au demeurant complexe, de ce qu'il est convenu d'appeler
la Sécurité sociale, mais d'insister dans cette histoire politique sur trois points importants.
La Sécurité sociale est pensée d'emblée comme un élément de cohésion sociale et de juste compensation
des sacrifices consentis par les Français durant la guerre et pour la reconstruction à venir. De la sorte, elle
constitue un élément important du « pacte républicain » autour duquel les Français se sont rassemblés.
Compte tenu de la conjoncture favorable des Trente Glorieuses et des politiques sociales mises en œuvre
dans les années soixante-dix et quatre-vingt pour amortir les effets de la transformation du monde, les
Français ont pu croire durablement, et pour la première fois de leur histoire, que leur avenir et celui des
générations ultérieures seraient meilleurs. Cette croyance s'est effondrée dans la seconde moitié des années
quatre-vingt, fissurant ainsi le système de valeurs et de représentation de la société qui s'était mis en place à
la Libération. Enfin, de même que les concepteurs du plan de Sécurité sociale entendaient soustraire les
travailleurs à la précarité du lendemain, ils entendent toujours dans cette vague de démocratisation les
associer à la maîtrise de leur destin. Il s'agit de contribuer à l'édification d'un nouvel ordre social à l'intérieur
duquel la négociation l'emporterait sur l'affrontement, le dialogue sur la lutte des classes. Ainsi est-il prévu
de faire participer les salariés à la gestion des caisses d'assurance maladie. En 1947, les élections aux conseils
d'administration sont âprement disputées. Elles donnent la majorité aux représentants de la CGT (Galant). Le
contexte de la guerre froide contribue à l'abandon de cet aspect important et souvent oublié de la Sécurité
sociale.
D'un point de vue politique, l'organisation de la Sécurité sociale est de même nature et a le même objectif
que la décision de donner le droit de vote aux femmes : il s'agit dans les deux cas d'étendre à l'ensemble de la
nation des droits ici politiques, là sociaux et d'assurer l'intégration totale dans la communauté nationale
d'acteurs qui s'en trouvaient exclus. L'ambition est bien de mettre en place une République démocratique et
sociale. Jamais, dans l'histoire de la République, un tel effort n'avait été fait pour penser ensemble le social et
le politique dans des réalisations concrètes. Ce que se propose de faire la Libération, c'est l'achèvement de la
Révolution française par la consécration de droits économiques et sociaux.
Ce double souci de démocratisation et de participation des travailleurs citoyens est aussi à l'origine de la
création des comités d'entreprise dans les entreprises de plus de cinquante personnes (ordonnance du 22
février 1945). Sans aller jusqu'à la cogestion, il s'agissait d'associer plus étroitement les salariés à la vie de
leur entreprise et, par la connaissance des dossiers et du dialogue, de dépasser la lutte des classes. Comme
pour le projet de Sécurité sociale, cette réforme visait aussi à renforcer la cohésion nationale et à éviter les
ferments de division qui étaient, pensait-on, responsables de la défaite de 1940. Ici aussi, le glissement rapide
de l'effervescence généreuse de la Libération au durcissement de la guerre froide, les résistances conjuguées
du patronat et de responsables syndicaux vidèrent cette réforme de sa substance. Les comités d'entreprise
furent cantonnés à l'organisation d'activités culturelles et sociales périphériques.
Moderniser l'économie
Les réformes politiques et sociales qui viennent d'être présentées furent accompagnées de réformes
économiques. Certaines initiatives furent décidées sous l'emprise de la nécessité, d'autres s'inscrivaient dans
un plan plus vaste : la modernisation de la France. Parfois, ces deux préoccupations sont mêlées.
Très largement tributaire des réflexions menées dans les années trente et durant l'Occupation, la
Libération voit le triomphe du dirigisme économique. Non seulement, l'État ne peut se passer d'intervenir
pour réorganiser et reconstruire un pays largement détruit, mais il revendique comme une nécessité une
intervention concertée dans le domaine économique. Il existe un consensus, qui ne durera pas, sur ce point à
la Libération. Pour la première fois, l'idée selon laquelle l'économie n'est pas seulement un donné mais un
construit s'impose largement au-delà des cercles étroits des modernisateurs des années trente. Pour construire
l'économie, encore faut-il des instruments de mesure et de navigation dont l'absence s'était fait cruellement
sentir auparavant. Ainsi sont créés des organismes qui ont pour mission de scruter les évolutions de
l'économie et de la société et d'offrir aux responsables administratifs et politiques des moyens de
prospective : l'INSEE (1946) et l'INED (1945) sont les deux créations les plus caractéristiques. Enfin, à
l'instigation de Jean Monnet, est fondé le 3 janvier 1946 le Commissariat général au Plan rattaché à la
présidence du gouvernement. D'abord conçu pour faire face à la pénurie, il élargit sa mission à la
reconstruction et la modernisation de la France .
Au titre des mesures spécifiques, les gouvernements de la Libération procèdent à une vague de
nationalisations d'entreprises dans un souci d'efficacité, pour donner à l'État des moyens d'intervention, mais
aussi pour lutter contre certaines des « féodalités » économiques. L'État se dote du monopole de l'énergie en
nationalisant les sources d'énergie. Les Charbonnages de France, l'EDF et le GDF sont créés. Une grande
partie du crédit passe sous le contrôle direct de l'État. Une partie du système bancaire la Banque de France,
le Crédit lyonnais, la Société générale, le CNEP et la BNCI et des assurances sont nationalisées. Pour des
raisons morales et dans un souci d'efficacité, l'industrie d'armement est nationalisée. Les biens de Renault et
Berliet sont confisqués pour faits de collaboration. L'État contrôle une part importante de l'économie
nationale et une économie mixte se met en place à partir de 1945-1946.
2) Les institutions
Dans les domaines politique et institutionnel, l'exigence de rénovation est aussi forte que dans le domaine
social ou économique. Les Français sont en effet persuadés que la défaite de 1940 résulte pour une grande
part de la faiblesse des institutions de la IIIe République et de la faillite de ses classes dirigeantes. À un
régime faible et aboulique, aux partis divisés et trop nombreux, au personnel politique disqualifié par la
défaite, les résistants espèrent substituer une République efficace et démocratique, servie par des partis peu
nombreux et un personnel politique issu pour l'essentiel de l'élite de la Résistance. Progressivement, au cours
de la longue période dominée par le gouvernement provisoire, qui va de 1944 jusqu'à l'installation des
institutions de la IVe République fin 1946, la mystique de la Résistance laisse la place à une réalité moins
exaltante. À la « République pure et dure » que certains résistants appelaient de leurs vœux sont préférées
des institutions de compromis, qui se sont révélées inaptes à accompagner une rénovation de la démocratie.
A. Retour de la vie démocratique
La vie politique reprend rapidement ses droits. Les partis, qui se sont reconstitués à partir de 1943,
entendent exercer très rapidement leurs prérogatives, avec en ligne de mire les prochaines échéances
électorales. Dans le même temps, se pose la question de la place des résistants et des mouvements de
Résistance. Une course de vitesse s'engage entre anciens partis et nouveaux venus. L'ensemble est dominé
par l'attitude du général de Gaulle et la position du Parti communiste.
Presse et radio
La presse, issue pour l'essentiel de la Résistance, informait une opinion publique avide
d'informations [93]. Tous les journaux, revues et magazines qui avaient continué à paraître en zone nord
après l'armistice et en zone sud après le 11 novembre 1942 furent interdits de publication, et les biens des
organes de presse confisqués au profit des journaux de la Résistance. Une presse quotidienne d'opinion,
pauvre en moyens et riche en talents, vivifie alors la vie politique. On ne peut qu'être frappé par le
foisonnement et la richesse de la presse tant nationale que locale. Dans chaque département, plusieurs titres,
qui correspondent en général aux principales familles politiques du moment, témoignent de l'effervescence
politique de la Libération. Liés souvent aux mouvements de résistance, ces titres constituent des enjeux
politiques mais aussi financiers non négligeables. Vingt-huit quotidiens paraissent à Paris en 1946 et 175 en
province pour un total de 15 millions d'exemplaires. Beaucoup de ces journaux, que la pénurie limite à une
ou deux feuilles, disparaissent progressivement. Au niveau national, quelques grands titres dominent. Pierre
Lazareff fait de France-Soir, qui prend la suite de Défense de la France de Philippe Vianney et Robert
Salmon, l'un des plus grands quotidiens de la IVe République. Combat, journal du mouvement du même
nom, a pour rédacteur en chef Albert Camus et adopte une posture critique à l'égard des gouvernements qui
se succèdent. Franc-Tireur, Le Parisien Libéré et bien d'autres titres encore, notamment Le Figaro de Pierre
Brisson, comptent parmi les journaux influents de l'époque. La presse partisane exerce une réelle influence.
Le Populaire pour la SFIO et L'Humanité pour le PCF sont quotidiens et ont des éditions régionales. Enfin,
Le Monde remplace Le Temps dans son rôle de quotidien autorisé et sérieux. Pour être complet, il faudrait
faire une place aux hebdomadaires (Carrefour, Témoignage Chrétien, Action puis L'Express (1953), France-
Observateur (1954), etc.) et aux revues généralistes (par exemple La Nef de Robert Aron et Lucie Faure)
qui contribuent aussi à nourrir le débat public.
La IVe République et surtout les années cinquante sont l'âge d'or de la radiodiffusion. La quasi-totalité
des foyers est équipée d'une TSF (transmission sans fil). Jusqu'à l'apparition dans le commerce des postes à
transistor (1956), l'écoute est collective et rythme la vie familiale. Les gouvernements exercent un contrôle
attentif sur la radio dont le monopole a été rétabli et l'utilisent pour informer les Français de leur politique et
lutter contre les adversaires du régime, communistes surtout. Mais, ainsi que le montre H. Eck [98], la
fonction qui était dévolue à la radio d'être « la voix de la France » n'allait pas jusqu'à un contrôle totalitaire
des ondes. Une certaine tolérance, notamment dans le secteur culturel, prévalut. Du reste, la succession
rapide des gouvernements laissait aux responsables de la radio une marge de manœuvre. Quant à la
télévision, elle est encore à l'état de curiosité. 1 % des ménages français sont équipés d'un récepteur en 1954,
13 % en 1960 [4].
Le président du Conseil
Les lois constitutionnelles de 1875 ne faisaient nulle part mention de l'existence d'un président du Conseil
des ministres. C'est par commodité et parce que le maréchal de Mac-Mahon n'utilisa pas dans un sens
extensif les dispositions qui lui eussent permis de conduire directement la politique de la nation qu'un
membre du gouvernement, primus inter pares, se détacha de ses collègues pour coordonner son action.
Enfin, il fallut attendre 1934 et 1935 pour que le président du Conseil dispose d'un lieu, l'hôtel Matignon, rue
de Varenne, et d'une administration propre, le Secrétariat général du gouvernement. L'institutionnalisation de
la présidence du Conseil en 1946 s'inscrit donc dans le droit fil de ces initiatives, qui répondaient alors à la
nécessité de doter le chef du gouvernement des moyens nécessaires pour traiter des dossiers de plus en plus
techniques et complexes qui ne pouvaient être raisonnablement instruits qu'à un niveau interministériel. Le
président du Conseil n'est plus seulement l'arbitre de ses alter ego, responsable comme eux d'un département
ministériel, mais aussi le chef d'orchestre d'une partition écrite par la majorité. À ce rôle de coordinateur et
de conducteur du Conseil de gouvernement, les constituants de 1946 lui confient une autre mission, celle
d'être le chef non seulement de l'exécutif mais aussi de sa majorité parlementaire. De la sorte, la France
pourrait, pensait-on, congédier l'instabilité et l'impuissance en donnant au président du Conseil les moyens de
conduire sa politique à l'instar de son homologue britannique. Pour renforcer son autorité, la procédure de
l'investiture est inventée.
Désigné par le président de la République qui peut exercer ainsi un véritable pouvoir d'arbitrage, le
président du Conseil est investi par l'Assemblée nationale au scrutin public à la majorité absolue. On pensait
que s'établirait par ce vote, comme en Angleterre, un véritable contrat de gouvernement, voire de législature,
encore une fois pour assurer cette stabilité qui avait fait tant défaut à la France depuis la Première Guerre
mondiale. Ce « contrat » ne pouvait être dénoncé que de deux manières : vote d'une motion de censure ou
refus de la confiance. Encore la menace de dissolution pesait-elle sur les députés. La question de confiance
ne pouvait être posée qu'après délibération du Conseil des ministres, et la confiance ne pouvait être refusée
qu'à la majorité absolue des députés de l'Assemblée. Il en allait de même pour la censure.
La rupture du tripartisme
Certains auteurs datent du retrait des ministres communistes du gouvernement Ramadier, le 5 mai 1947,
la fin du tripartisme. En fait, la formule du tripartisme se termine à la fin de l'année 1946. Le gouvernement
Ramadier n'est pas un gouvernement exclusivement tripartite. C'est un gouvernement d'union générale
comprenant, certes, des représentants des trois grands partis mais aussi sept ministres d'autres formations. Ce
qui prend fin en mai 1947, c'est moins le tripartisme que la participation des communistes au gouvernement.
Le tripartisme s'était traduit par un Yalta étatique sur la base de la toute-puissance des partis. Les
départements ministériels étaient distribués équitablement entre les trois partis et il était entendu que les
ministres, délégués de leur formation, exerçaient un contrôle sans partage sur leur département. Il s'ensuivit
aussi une politisation de l'administration. Jamais les partis n'avaient paru si puissants. C'est en ce sens et à ce
moment précis qu'il est possible de parler de « République des partis ». Mais la volonté de gouverner
ensemble fut impuissante à empêcher, à l'Assemblée constituante, les affrontements sur la politique
économique et sociale ainsi que sur la politique étrangère au moment même où le monde s'engageait dans la
guerre froide.
Des désaccords apparaissent aussi sur les questions coloniales. Le PCF proteste contre la violence de la
répression de l'insurrection malgache en mars 1947. Alors que le MRP veut rétablir la souveraineté française
en Indochine, le PCF répugne, par solidarité avec le communiste Ho Chi Minh, à s'associer à la guerre qui
s'engage. Quant à la SFIO, elle hésite. Les députés communistes votent contre les crédits militaires demandés
pour lutter contre le Vietminh, les ministres communistes s'abstiennent. Le 4 mai, à la suite d'une
interpellation, les députés et les ministres communistes (à l'exception de Georges Marrane qui est conseiller
de la République) votent contre le gouvernement. Le lendemain, le 5 mai, il est mis fin aux fonctions des
ministres communistes à la suite de ce manquement à la solidarité gouvernementale.
Contrairement à ce que laissera entendre le PCF, les États-Unis n'ont pas exigé le départ des
communistes. La sortie du provisoire et la mise en place des institutions avaient justifié une « trêve » entre
les trois grands partis dans le cadre du tripartisme. Le maintien des communistes au gouvernement au-delà de
janvier 1947 s'inscrivait dans le prolongement du tripartisme mais d'un tripartisme qui avait vécu. La
IVe avait vu le jour, l'heure n'était plus à la « trêve » mais à l'affrontement. Le gouvernement gagnait en
cohésion ce qu'il perdait en soutien, il est vrai à éclipses. Dans un premier temps, les communistes pensent
qu'ils vont revenir rapidement aux affaires. En fait, ils devront attendre juin 1981.
La date du 5 mai 1947 constitue un tournant essentiel. La guerre froide surgit avec fracas au cœur même
de la vie politique française.