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Olivier Boulnois

L’invention de la réalité

Qu’est-ce que la réalité ? Lorsque nous parlons de réalité, il est clair que nous
nivelons les différences : différences entre les choses, entre le subjectif et
l’objectif, entre l’existant et l’irréel – tout cela, ce sont des réalités. En nivelant
toutes choses dans le concept de réalité, nous sommes aux antipodes du regard
neuf de l’enfant, qui aperçoit chaque chose pour la première fois, dans leur
vérité concrète, leur singularité et leur différence irréductible. Une description
de la Grèce par Henry Miller nous aidera à en prendre conscience : « Chaque
détail a l’air marqué au sceau de l’unique – ce qu’on voit, c’est un homme assis
au bord d’une route sous un arbre ; un âne qui gravit un sentier, près d’une
montagne ; un bateau dans un port, sur une mer bleu turquoise ; une table à
une terrasse sous un nuage. [...] Quoi que l’on regarde, on croit le voir pour la
première fois. [...] Chaque être, chaque objet doués d’existence individuelle,
qu’ils soient l’œuvre de Dieu ou de l’homme, du hasard ou de la préméditation,
se détache comme une noix dans une auréole de lumière, de temps et d’es-
pace »1. Par contraste, Miller nous montre qu’on ne peut noyer chaque chose
dans le concept de réalité sans trahir son absolue singularité. Il nous montre
a contrario à quel point le concept de réalité est étrange : celui-ci est abstrait,
indéterminé, et englobant.
1. Abstrait – Il n’est que le terme abstrait, forgé tardivement en latin, sur le
terme concret res (chose), un terme qui n’a pas plus de référence concrète que
« choséité », son strict équivalent en français.
2. Indéterminé – Il est coextensif à l’être, et comme lui, incirconscriptible,
indéfinissable, incompréhensible2. Malgré l’usage et la nécessité de traduire
Wirklichkeit par « réalité », il est clair que le concept, supporté par le latin
realitas comme par le français réalité, ne désigne précisément pas la réalité

1 H. Miller, Le colosse de Maroussi, p. 191.


2 B. Pascal, Pensées et opuscules, éd. Brunschvicg, p. 169, cité par M. Heidegger, Sein und Zeit, § 1,
p. 4 : « Der Begriff “Sein” ist undefinierbar ».

«Quaestio», 17 (2017), 133-154 • 10.1484/j.quaestio.5.115286


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effective – le besoin d’ajouter la détermination « effective » montre bien qu’en


elle-même, la réalité ne l’est pas.
3. Englobant – En extension, le terme comprend toutes les polarités, réalité
objective et subjective, existante et virtuelle, possible et imaginaire, vérité et
apparence, etc. : « les phénomènes mêmes sont des réalités », disait Leibniz3.
Malgré, ou plutôt grâce à, ce triple nivellement, le concept de réalité a pu
caractériser l’objet même de la métaphysique. Selon Maine de Biran : « la phi-
losophie est éminemment la science des réalités »4.
Ce concept est une invention médiévale, survenu d’abord dans la langue la-
tine, puis imité par les langues européennes (Realität, reality, realidad, realtà,
etc.). Mais pourquoi en a-t-on ressenti le besoin ? – L’invention de ce concept
est une énigme. Des fleuves d’encre ont coulé à propos des divisions internes
de la realitas (realitas objectiva vs realitas formalis, realitas objectiva vs realitas
subjectiva, etc.). Mais qu’est-ce qui fait l’unité distincte de la realitas en tant
que telle ? Certes, dans son abstraction, le terme « réalité » ajoute un caractère
supplémentaire, une nuance subtile, une note, au concept d’étant. Mais quoi ?
Qu’ajoute-t-on à un étant quand on parle de sa réalité ? Pourquoi doubler la
chose (res) par la réalité (realitas) ? En quoi le concept de realitas se distingue-
t-il d’une doctrine de la quidditas, de l’entitas ou de la formalitas, termes qui
interviennent dans le même contexte ?
J’essaierai d’éclairer le sens du terme realitas, et donc du concept de réalité,
à partir de son surgissement. Quand apparaît-il ? Quel sens a-t-il ? A-t-il une
fonction fondatrice pour l’histoire de la métaphysique ?
Un point semble acquis dans l’historiographie : le concept de realitas serait
d’origine scotiste. Selon le Lexicon rationale d’Etienne Chauvin (1692), « realitas
est un diminutif de res. Et il est distingué de res par les Scotistes, qui furent les
premiers inventeurs de ce mot (vox) : si bien que la res est ce qui peut exister par
soi, ou ce qui possède une essence réelle et pleine, et qui n’est pas une partie,
tandis que la realitas est quelque chose (aliquid) de moindre qu’une chose (res).
C’est pourquoi ils posent dans chaque chose plusieurs réalités, qu’ils appellent
d’un autre nom, formalités (formalitates) : ainsi, selon la doctrine des Scotistes,
<il y a> dans l’homme plusieurs réalités, à savoir l’être de la substance, l’être
du vivant, l’animalité, et enfin la réalité ultime, par laquelle est constitué l’être
de l’homme, comme par une différence ultime, et c’est la rationalité »5. – Cette

3G.W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, III, VI, 14, p. 267.
4M.G. Maine de Biran, Examen des leçons de philosophie de M. Laromiguière, § I, p. 11. Dans ce
contexte, « philosophie » désigne précisément la métaphysique.
5 É. Chauvin, Lexicon rationale sive thesaurus philosophicus, ed. 1713, pp. 557-558 : « REALITAS est

diminutivum dictum a re. Et a Scotisticis, qui primi vocis hujus inventores fuere, distinguitur a re ; quod
res sit id quod per se potest existere, aut quod habet essentiam aliquam realem plenam, & non sit pars :
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définition est aussitôt suivie d’une subdivision de la realitas en realitas subjec-


tiva et objectiva6.
Chauvin défend une double thèse. La première porte sur l’origine historique
du concept de realitas : sans affirmer directement que le concept est d’origine
scotiste, Chauvin soutient (et atteste) que l’acception scotiste de la réalité do-
mine la pensée européenne jusqu’à la fin du XVIIe siècle. En second lieu, il
propose une interprétation de sa signification : ce concept est, selon lui, pro-
fondément lié à la distinction formelle ; la réalité est « moins qu’une chose »,
elle s’apparente à un aspect de son essence ; c’est pourquoi chaque chose dotée
d’une essence se compose d’une pluralité de formes, ou « réalités », ou « forma-
lités » : l’homme s’analyse en substance, vie, sensibilité, rationalité. Les réalités
sont des aspects réels de la chose, et non les objets de simples distinctions de
raison. Ainsi, la realitas surgirait au croisement de la doctrine de la pluralité des
formes (maintenue chez bon nombre de franciscains contre l’unité thomasienne
de la forme substantielle) et du réalisme extrême (comme chez Duns Scot, pour
qui, à toute forme distincte dans la pensée correspond un corrélat réel dans la
nature des choses)7.
Ces deux thèses sont-elles valides ? Peut-on admettre que le concept de
réalité est solidaire de la distinction formelle scotiste ?
Je propose de remonter dans le temps, à partir de la source indiquée par
Chauvin : Duns Scot (I). Puis j’étudierai une source et un partenaire de discus-
sion de Duns Scot, Henri de Gand (II). Enfin, j’examinerai les rares occurrences
du terme realitas avant le XIIIe siècle (III). Je conclurai en quelques mots : que
nous apprend cette histoire ? que signifie la réalité ?

I. La realitas chez Duns Scot (1300)

Où intervient le concept de réalité chez Duns Scot ? Pour parcourir commodé-


ment le plus vaste domaine possible, je reprendrai les premières occurrences
du concept de realitas dans la Lectura I (il y a des parallèles plus développés
dans l’Ordinatio).

realitas autem sit, aliquid minus re. Ideoque ponunt in unaquaque re plures realitates, quas alio nomine
appellant formalitates : in homine v. g. plures realitates ex Scotistarum sententiâ, puta, esse substantiae,
esse viventis, animalitas, & ultima denique realitas, per quam constituitur esse hominis, tanquam per
differentiam ultimam, & ea est rationalitas ».
6 Chauvin, Lexicon rationale sive thesaurus philosophicus, ed. 1713, p. 557 : « Distingui autem solet

realitas in subjectivam et objectivam. | REALITAS SUBJECTIVA est, qua aliquid qua aliquid est divi-
sibile per différentias formales, ut animal per rationale et irrationale. | REALITAS OBJECTIVA ea esse
dicitur, quae non est sic contrahibilis per différentias, sed quae potest objici intellectui ».
7 Comme le montre Courtine 1992, pp. 178-185.
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Dans la Lectura I, distinction 2, Scot consacre une question à expliquer com-


ment la pluralité des personnes est compatible avec l’unité de la substance di-
vine (q. 2). À cette occasion, il montre qu’il existe une distinction entre l’essence
et la relation, qui existe objectivement avant toute opération de l’intellect. Il y
a deux sortes de différences dans l’intellect : l’une consiste à concevoir diffé-
rents objets formels, l’autre à concevoir le même objet formel selon différents
modes ou manières de le concevoir. De là découlent deux manières d’envisager
la différence entre l’essence et la relation (qui est, en Dieu, le fondement de la
paternité). « En effet, l’essence et la paternité ne diffèrent pas en acte, car cette
chose (haec res), la “paternité” n’est pas une autre chose (alia res) que la divinité
(deitas) ; et ils ne diffèrent pas non plus en puissance, car là [en Dieu], il n’y a
pas de puissance antérieure à un acte ; ils diffèrent donc d’une manière inter-
médiaire, et nous pouvons appeler cette différence une “différence virtuelle”,
car la paternité est virtuellement dans l’essence [divine] »8. Dieu est unique et
simple, et pourtant Dieu est Père ; on ne peut ni dire que le Père est autre chose
que Dieu, ni dire que Dieu est Père en puissance, car il n’y a pas de puissance
en Dieu. Cette distinction n’est ni entre des choses, ni simplement entre une
chose et son mode d’être. Scot l’appelle ici distinction virtuelle.
Ajoutons que cette distinction virtuelle suppose en réalité une identité entre
les personnes et l’essence divine. « On peut comprendre que quelque chose
(aliquid) est dans autre chose virtuellement par identité, de sorte pourtant que
la raison formelle de l’un soit hors de la raison formelle de l’autre ». Dieu et le
Père sont une même chose, mais la raison formelle de l’essence divine et celle
de la paternité sont distinctes, aussi véritablement distinctes que peut l’être
une essence et son accident. On parle de distinction virtuelle, car « l’un n’est
pas une autre chose que l’autre, mais il est en en lui parfaitement identique à
lui, et pourtant, la raison formelle de l’un est distinguée de la raison formelle
de l’autre »9.
Scot explique cela à partir des divers degrés d’unité : 1. l’unité d’un agrégat
(un tas de sable) ; 2. l’unité de ce qui est un par accident (un homme blanc) ; 3.
l’unité du composé; 4. l’unité de la simplicité. Et même dans l’unité simple de la
chose (simplex secundum rem), « il peut encore y avoir une distinction formelle
(differentia formalis) ; telle l’unité du genre et de la différence, quoi qu’elle soit
selon la chose dans une chose simple, <le genre et la différence> ne sont pas
formellement identiques ; car sont formellement identiques ceux qui sont tels
que l’un tombe dans la définition de l’autre ; mais si le genre et la différence
étaient définis, l’un ne tomberait pas dans la définition de l’autre »10. Cela vaut

8 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 2, p. 2, q. 1-4, ed. Vaticana, XVI, § 271, p. 215.
9 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 2, p. 2, q. 1-4, ed. Vaticana, XVI, § 272, p. 215.
10 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 2, p. 2, q. 1-4, ed. Vaticana, XVI, § 275, p. 216.
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dans le cas de Dieu : si l’on pouvait définir la divinité, la paternité ne tomberait


pas dans sa définition. C’est pourquoi le cinquième degré de l’unité, le plus haut,
au-delà de l’unité réelle, est l’unité formelle, « par laquelle certaines choses
sont identiques formellement, et non seulement réellement ». L’unité formelle
est une unité de raison, une unité définitionnelle, elle va plus loin que l’unité
d’une chose. « Donc même si certaines chose sont identiques réellement, elles
peuvent cependant différer selon leurs raisons formelles, fondées et originées
(ortas) dans la chose, et non par une opération de l’intellect »11.
On peut parler d’une différence « selon la raison »12, non pas parce qu’elle
serait produite par la raison, comme une intention seconde, mais « parce que
c’est une différence selon la raison quidditative avant toute opération de l’intel-
lect qui la considère ». Cette raison quidditative, corrélat objectif de la distinc-
tion de l’intellect, mais fondement antérieur à toute considération de celui-ci,
Scot l’appelle une « réalité ». « C’est pourquoi, avant toute opération de l’intel-
lect qui la considère, il y a une réalité de la paternité et une réalité de la divinité,
de telle sorte qu’il y a là [en Dieu] une réalité et une réalité, et que l’une n’est
pas formellement l’autre, quoiqu’elles soient <réellement> identiques (licet per
identitatem sint idem) »13.
Duns Scot ne doute pas qu’il en soit ainsi, c’est-à-dire que la distinction soit
réelle et antérieure à l’acte de l’intellect, même s’il n’y a pas plusieurs choses
en Dieu. Avec un brin d’humour écossais, il ajoute : « qui peut comprendre,
comprenne » (qui potest capere, capiat)14.
Malgré son extrême difficulté spéculative, la position de Scot est claire : Dieu
est une essence unique et simple, une seule chose ; mais il y a en lui une plu-
ralité, les personnes et leurs raisons, qui existent avant tout acte de l’intellect ;
ce ne sont pas de simples modes distingués selon les points de vue de l’obser-
vateur. Cette pluralité, Scot la pense sur le modèle de la distinction des formes,
qui sont réellement distinctes avant tout acte de l’intellect dans une substance
composée, laquelle est pourtant une seule chose. Bref, dans une seule chose,
il peut y avoir plusieurs réalités, formellement ou virtuellement distinctes, peu
importe le vocabulaire. Cette distinction, on la trouve entre le genre et la diffé-
rence quand on considère une quiddité finie ; quand on considère Dieu, on la

11 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 2, p. 2, q. 1-4, ed. Vaticana, XVI, § 275, p. 216.
12 C’est l’expression de Bonaventura a Bagnorea, In primum librum Sententiarum, d. 5, a. 1, q. 1,
ad 1, ed. Quaracchi, I, p. 113 : « diversitas rationis » ; d. 26, a. 1, q. 1, ad 2, ed. Quaracchi, I, p. 453 :
« differentia rationis ».
13 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 2, p. 2, q. 1-4, ed. Vaticana, XVI, § 275, pp. 216-217. Je sou-

ligne.
14 C’est peut-être un écho de Aegidius Romanus, Quaestiones de esse et essentia q. 9, ed. Venetiis 1503,

f. 19va : « qu’il faille donner une différence intermédiaire entre différer réellement et différer par la raison,
cela ne semble pas intelligible » (texte signalé par Porro 1996, p. 219).
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retrouve entre la divinité et la paternité. Une réalité, c’est donc un aspect formel
de la chose, quelque chose comme une partie de l’objet, mais sans extériorité ni
extension. La relation entre la chose et la réalité est analogue à la relation entre
un ensemble et ses parties ; les éléments peuvent être distincts entre eux mais
identiques à l’ensemble – le triangle n’est pas le cercle, mais l’un et l’autre sont
identiquement une figure15.
La realitas correspond à une formalité, c’est-à-dire à l’objet de la distinction
la plus subtile possible, une distinction formelle qui a un fondement dans la
chose même (a parte rei). Elle peut être aperçue par l’intellect et servir à l’expli-
citation de la nature d’une chose. Mais elle n’a pas d’existence propre, pas plus
que l’essence ou la quiddité qu’elle compose. C’est pourquoi la realitas est un
concept plus vaste et moins déterminé que le concept de res : on pourrait dire
qu’il a plus d’extension, puisque chaque chose se compose de plusieurs reali-
tates, et moins de compréhension, puisqu’il est moins déterminé16.
La ténuité du concept de réalité est la contrepartie de son extrême exten-
sion. S’il est le statut de toutes choses, leur propriété abstraite commune, il doit
comme la res s’étendre à toutes choses, c’est-à-dire à « tout ce qui n’est pas
rien » (non-nihil), y compris tout ce qui est représentable, comme le dit Duns
Scot à l’occasion d’une discussion sur le mode d’être de la relation17.
Dans la distinction 3 de la Lectura, Duns Scot n’hésite pas à parler de « dis-
tinction formelle » : « la distinction formelle ou perfective (perfectionalis) » a
lieu quand « dans une chose identique et simple, sans aucune considération
de l’intellect, il y a diverses raisons ou perfections telles que l’une n’inclut pas
formellement l’autre ». Si l’on prend un corps blanc ou noir, « le genre se tire
d’une autre formalité de cette réalité (ab alia formalitate istius realitatis) que la
différence, et d’une autre perfection, car la blancheur ne concorde pas avec la
noirceur par la même formalité, et elle est distinguée d’elle »18. La formalité est
ici posée comme équivalente à la réalité : le genre et la différence sont deux
formalités ou deux réalités dans une même chose, ils se distinguent comme la
substance et l’accident qu’est la blancheur. La formalité ou la réalité, c’est l’objet
de la distinction formelle.
C’est aussi un corrélat objectif que signifient des prédicables comme le genre
et la différence. Il y a une « autre réalité formelle d’où est tirée la différence et

15 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 2, p. 2, q. 1-4, ed. Vaticana, XVI, § 273, p. 216.
16 Sur le concept de res, voir Honnefelder 1972, pp. 661-671 ; Honnefelder 1990, pp. 45-55 ;
Boulnois 2004, pp. 868-870.
17 Ioannes Duns Scotus, Quodlibet III, § [2] 9, ed. F. Alluntis, Cuestiones cuodlibetales, Catol, Madrid

1968, p. 93 ; voir mon commentaire dans Boulnois 1999, pp. 444-452.


18 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 2, p. 3, q. 1-2, ed. Vaticana, XVI, § 121, p. 271. Cf. Ioannes

Duns Scotus, Ordinatio I, d. 2, ed. Vaticana, II, § 403, pp. 356-357.


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d’où est tiré le genre, et avant ces deux concepts, il y a ces réalités »19. La réalité
fonde le concept, mais elle n’en dépend pas.
Le concept de réalité n’intervient pas simplement pour penser la composition
essentielle de l’être fini, ni pour analyser la pluralité des personnes en Dieu. Il
intervient aussi pour penser la relation de l’un à l’autre. En effet, Henri de Gand
avait tenté de penser l’être fini comme reposant sur une relation de dépendance
envers Dieu. Ce qu’est une chose par elle-même n’est qu’une « aliquidité », elle
n’existe et ne subsiste que par une relation à Dieu. A cela, Duns Scot objecte :
qu’est-ce que cet aliquid ? C’est soit une « réalité représentable (opinabilis) »,
soit une « réalité quidditative » ; si c’est le simple objet d’une représentation, et si
son être vient d’ailleurs, alors cet aliquid n’est rien, il n’a pas d’être d’existence ;
et si c’est une essence, une quiddité, cela veut dire qu’elle a son fondement en
elle-même, sa possibilité par elle-même, et non par Dieu20. Ici, le concept de
réalité révèle sa consistance extrêmement ténue : il peut être appliqué, dans
la problématique d’Henri de Gand, aussi bien à une essence qu’à l’objet de la
représentation – mais alors, dit Scot contre Henri de Gand, « cette réalité n’est
rien, mais seulement la réalité de ce qui est fictif (realitas ficticii) »21.
Que signifie le concept de realitas chez Duns Scot ? Il est le répondant de
notre concept, dans la nature de la chose, mais il n’est pas la chose. En effet, une
même chose peut être composée de plusieurs réalités, ou – c’est synonyme – de
plusieurs formalités, parce qu’elle est l’objet d’une distinction formelle. La réa-
lité a une unité moindre que l’unité numérique22. C’est à partir de ce modèle mé-
taphysique qu’on peut l’employer pour décrire un être unique et simple comme
Dieu : la pluralité des personnes trinitaires implique la distinction formelle entre
diverses realitates dans l’unique res qu’est Dieu. Cela pose le problème de la dis-
tinction entre une représentation fictive et la représentation d’un objet possible.
Y a-t-il une réalité de la fiction ? En un sens, oui : c’est bien l’objet d’une repré-
sentation. Et pourtant, il faut savoir que cette réalité n’est rien en elle-même,
puisqu’elle ne peut pas avoir d’être d’existence. La réalité est donc un aspect de
l’essence, une possibilité réelle, distincte de la simple représentation mentale.
Dans la distinction 8, Duns Scot définit la réalité comme un objet intelligible
qui peut être conçu distinctement. Une chose composée de plusieurs réalités
n’est pas absolument simple (simpliciter simplex), mais elle est simple (consis-

19 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 3, p. 1, q. 1-2, ed. Vaticana, XVI, § 127, p. 274.
20 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 3, p. 2, q. 1, ed. Vaticana, XVI, § 234, pp. 319-320.
21 Ioannes Duns Scotus, Lectura I, d. 3, p. 2, q. 1, ed. Vaticana, XVI, § 234, p. 320. Donnant toute

leur autonomie aux essences, Scot souligne : « ce n’est pas parce que ‘Dieu est Dieu’ que ‘l’homme est
homme’, même si l’homme est par Dieu » (Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis, I, q. 1, ed.
R. Andrews, § 109, p. 53).
22 Ioannes Duns Scotus, Quaestiones super libros Metaphysicorum, VII, q. 13, ed. Andrews, § 111, p.

255 : « Non tanta realitas est in illa unitate sicut in unitate numerali ».
140 Olivier Boulnois

tante). Cette déhiscence permet d’apercevoir une pluralité de réalités dans une
seule et même chose : c’est la distinction formelle (que Duns Scot préfère appe-
ler non-identité formelle). Elle permet aussi de distinguer entre la réalité et son
mode : « Quand une réalité est pensée avec son mode intrinsèque, ce concept
n’est pas à ce point absolument simple (simpliciter simplex) que cette réalité
ne puisse être conçue sans ce mode, mais alors, c’est un concept imparfait de
cette chose ; elle peut aussi être conçue sous ce mode, et c’est alors un concept
parfait de cette chose »23. Dans une chose composée de diverses réalités (ou
imparfaitement simple), la réalité avec son mode est conçue parfaitement, et
coïncide avec la chose ; la réalité sans son mode est imparfaitement connue, et
n’est qu’un concept imparfait de la chose même. Ainsi, en elle-même, la réalité
est moins parfaite que la chose, et ne peut subsister sans elle.
C’est ainsi que la réflexion sur le principe d’individuation fait intervenir
un fondement réel dans la chose qui correspond à la différence individuante
conçue par notre intellect : il existe dans l’individu, une « réalité », qui s’ajoute
à la réalité de la nature spécifique24. Cette réalité est une « unité réelle », une
« entité positive »25. La « réalité de l’individu » est pensée sur le modèle de la
différence spécifique, comme une nouvelle différence, individuante et s’ajoutant
à l’espèce ; mais tandis que la différence spécifique est une forme, la différence
individuante se tire « de la réalité de la forme », c’est-à-dire d’une sorte de fon-
dement objectif analogue à la forme26.
Tous les caractères du concept de réalité sont désormais fixés : la réalité est
une détermination unitaire et consistante ; elle est plus subtile et moins parfaite
qu’une chose ; elle désigne les constituants fondamentaux de tous les étants,
dont elle assure la composition ontologique, sans être elle-même subsistante ni
existante.
Le dictionnaire de Micraelius, comme celui de Chauvin, atteste la générali-
sation de l’analyse scotiste dans la métaphysique du XVIIe siècle : « Une réalité
est quelque <chose> dans la chose. Et c’est pourquoi dans chaque chose, de
nombreuses réalités peuvent être posées. Cependant, les réalités doivent être
distinguées de la chose dans laquelle elles sont. Ainsi, dans l’homme, il y a la
réalité de la rationalité, celle de l’animalité, celle de la substantialité »27.

23 Ioannes Duns Scotus, Ordinatio I, d. 8, ed. Vaticana, IV, § 139, p. 222 ; tr. dans Boulnois 1988,

p. 254, modifiée.
24 Ioannes Duns Scotus, Ordinatio II, d. 3, ed. Vaticana, VII, § 152, p. 467 ; commentaire dans

Boulnois 2014, p. 139.


25 Ioannes Duns Scotus, Ordinatio II, d. 3, ed. Vaticana, VII, §§ 169-170, pp. 474-475, commentaire

dans Boulnois 2014, p. 143.


26 Ioannes Duns Scotus, Ordinatio II, d. 3, ed. Vaticana, VII, § 180, p. 479, commentaire dans Boul-

nois 2014, p. 146.


27 J. Micraelius, Lexicon philosophicum terminorum philosophis usitatorum, ed. 1661, p. 1203 : « Rea-
L’invention de la réalité 141

II. La realitas chez Henri de Gand (1282)

L’idée selon laquelle le concept moderne de réalité est d’origine scotiste est pro-
fondément éclairante. Elle jette un jour nouveau sur la métaphysique moderne,
et montre la domination structurelle de l’analyse formelle selon Duns Scot. Cette
idée n’a qu’un inconvénient, c’est qu’elle est fausse.
Le concept de realitas émerge en effet avant Duns Scot. En première approxi-
mation, il semble que le terme de realitas surgisse peu après la mort de saint
Thomas. En effet, l’Index thomisticus ne donne aucune occurrence du terme rea-
litas dans l’œuvre de Thomas. Plus exactement, il donne un faux positif, dans la
Summa totius logicae Aristotelis28, ce qui confirme précisément qu’il s’agit d’un
texte pseudépigraphe. Vu le caractère encyclopédique de l’œuvre thomasienne,
on pourrait en déduire que le terme realitas n’existait pas avant lui, car sinon il
l’aurait utilisé. – En sens inverse, le Glossaire du latin philosophique médiéval
propose une première occurrence vers 1293 dans le Quodlibet IX de Gode-
froid de Fontaines29. Mais nous devons faire remonter d’une dizaine d’années
au moins son apparition dans un contexte métaphysique.
Ouvrons les Quodlibets d’Henri de Gand30.
1. Dans le Quodlibet V, q. 2 (de Noël 1280), le concept est déjà présent. Il
apparaît dans le cadre du débat sur la distinction entre l’être et l’essence, d’où
émerge le concept d’esse essentiae31 : « La chose créée dans la simplicité de son
essence, considérée sans existence actuelle, possède la notion (ratio) de com-

litas est aliquid in re. Ideoque in unaquaque re possunt multae realitates poni. | Realitates interim dis-
tinguenda sunt a re, in qua sunt. Sic in homine est realitas rationalitatis, animalitatis, substantialitatis ».
28 Pseudo-Thomas, Summa totius Logicae Aristotelis, tract. 2 cap. 1. : « Notandum est autem quod

divisio entis in decem praedicamenta non est divisio univoci, sed analogi: ens enim analogice dicitur
de eis: per prius enim dicitur de substantia in qua maxime salvatur sua realitas; de aliis vero dicitur in
quantum sunt aliquid ipsius substantiae ». Je souligne.
29 http://gestion fiches.irht.cnrs.fr/Recherchefiche/modevignette?rechercheSimple=realitas&init=1

(consulté le 7 juillet 2015).


30 Courtine 1992 attribue (« apparemment ») à Henri de Gand sa naissance (« Anscheinend taucht

der Begriff realitas seit Heinrich von Ghent », p. 178).


31 König-Pralong 2006. Mais les occurrences de « réalité » dans la traduction de la « Neuvième

question sur l’être et l’essence » de Gilles de Rome (avant 1285 ?) sont appelées par la nécessité de tra-
duire aliquid, et non le latin realitas : « si quelque réalité participe à l’un, elle est quelque autre, existant
à part de l’un ; en participant à l’un, elle est devenue une. De même, si quelque réalité participe à l’être,
elle est quelque autre, à part de l’être, et en participant à l’être, elle existe. Au même endroit, Proclus
ajoute encore un argument pour prouver que l’être participant à l’un est quelque réalité autre, à part de
l’un » (p. 131). Même s’ils discutent la position d’Henri, les Theoremata de esse et essentia, rédigés avant
1285, emploient aliquid et non realitas : « “si aliquid participat uno, est aliquid aliud existens preter
unum” [Proclus, Elementatio theologica, tr. G. de Moerbeke, ed. H. Boese, prop. 2, p. 3], quod partici-
pando “factum est unum” [id.]. Ita si aliquid participat esse, est aliquid aliud preter et illud participando
esse existeit et habet adhuc [esse]. Etiam Proclus ibidem rationem aliam qua esse participans unum est
aliquid aliud preter unum » (Aegidius Romanus, De esse et essentia, de mensura angelorum et de cognitio
angelorum, quaestio 9, ed. Venetiis 1503, f. 19ra).
142 Olivier Boulnois

posé à partir d’un quod est et d’un quo est, ou encore à partir de l’essence en tant
qu’elle est la réalité même et de l’être participé »32. Alors qu’en Dieu, l’être et
l’essence ne font qu’un, dans la créature, l’essence et l’existence sont distinctes.
Or l’être d’essence n’est autre que la realitas. Par conséquent la realitas (l’être
d’essence) coïncide avec l’objet de la science divine, antérieure et indépendante
de l’être d’existence, objet de la volonté divine. Comme le souligne P. Porro,
cet être d’essence n’est pas simplement un être de raison. Il mérite le nom de
réalité car il est réel, non pas au sens d’effectif (ou d’existant, ou d’actuel), mais
au sens où il désigne un contenu objectif de pensée. La réalité n’est ni simple-
ment mentale, ni déjà existante, mais c’est l’être même du possible, une pure
potentialité à l’égard divers êtres en actes, mais une potentialité réelle, si on
la considère du point de vue de Dieu : l’être possible tient sa possibilité de la
toute-puissance divine33.
Il faut alors distinguer, même dans la pensée divine, deux éléments qui ap-
partiennent à la créature selon son être quidditatif : sa realitas et son être par-
ticipé. La réalité de chaque essence correspond à la res au sens catégorial (res
praedicamenti), c’est ce qui la fait entrer dans une catégorie plutôt qu’une autre.
En revanche la ratio praedicamenti est l’être, c’est-à-dire ce qui la fait être dans
une catégorie (plutôt que rien)34. – La réalité est donc un contenu objectif de
pensée, le possible tel qu’il est dans la pensée divine, l’être d’essence par oppo-
siiton à l’être d’existence qui s’unit à lui pour en faire une chose. En un mot, la
réalité, c’est la chose moins l’être.
2. Dans son Quodlibet VII (de Noël 1282), Henri de Gand traite de deux ques-
tions à la fois : « Chaque chose (res) a-t-elle une idée propre en Dieu ? », « Les
relations ont-elles des idées propres en Dieu ? ». Nous retrouvons la question
de l’aliquiditas abordée par Duns Scot.
D’une part, il semble que toute catégorie ait droit à son idée en Dieu. « Chaque
chose a une idée propre en Dieu, et elle a l’être (habet esse) selon une imitation
de l’essence divine »35 : l’idée en Dieu n’est rien d’autre que l’essence divine en
tant que notion (ratio) imitée par la créature. Et même la relation, « puisqu’elle
est une catégorie », « contient la chose, c’est-à-dire l’essence (res sive essentia)
qui constitue cette catégorie ». Si, pour chaque chose distincte d’une autre par

Henricus de Gandavo, Quodlibet V, q. 2, ed. Badius, f. 154vD.


32

Porro 1996, p. 241 : « In questo senso, la realtà (realitas) del creato sta nella sua possibilità, non
33

nella sua esistenza ». La distinction entre res praedicamenti et ratio praedicamenti se trouve aussi dans la
Summa de Henri de Gand, art. 32, q.2, un texte qui date également des années 1279-1280.
34 Henricus de Gandavo, Quodlibet V, q. 2, ed. Badius, f. 154vE. Voir le commentaire de Porro

1996, pp. 232-233. C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter la déduction des catégories chez
Dietrich de Freiberg (et non dans une perspective kantienne, comme le fait K. Flasch) : voir Porro 2009,
pp. 131-144.
35 Henricus de Gandavo, Quodlibet VII, q. 1-2, ed. Wilson, p. 3.
L’invention de la réalité 143

essence, il existe en Dieu une idée différente de celle de cette autre chose, l’idée
de ce qui est signifié par la relation est distincte de l’idée du signifié des autres
catégories.
En sens inverse, l’être de la relation est bien ténu. Les individus n’ont pas
en Dieu d’idée distincte de leur espèce ; et de même, si l’idée en Dieu n’est rien
d’autre que la « notion productible » (ratio factibilis) d’une chose, comme le dit
Augustin, « ce qui ne peut être produit par soi »36 – c’est-à-dire ce qui n’est pas
une substance – n’a pas d’idée. Or la relation ne peut être produite sans un terme
auquel elle est relative. Donc elle n’a pas d’idée propre.
Dans sa réponse, Henri commence par rappeler ce qu’est une idée : un mo-
dèle en Dieu, dont la chose créée participe par imitation. Puis il introduit une
distinction fondamentale : « parmi ce qui est dans les créatures », « certaines
sont une chose naturelle (sic : quaedam sunt res aliqua naturalis) », tandis que
d’autres ne sont pas une chose (res), mais seulement « des intentions secondes
de l’intellect ou de la raison considérant la chose (intentiones secundae intel-
lectus sive rationis circa res) », par exemple « genre, espèce, différence, suppôt,
prédicat, proposition, syllogisme »37, etc. Bref, quand on considère les choses
créées existantes, il y a en elles des « choses » naturelles, ou objets d’intentions
premières, et des intentions secondes, ou considérations logiques produites par
la pensée d’un observateur. Quel est le statut de ces autres « choses » ? « Si ce
sont des choses (si sunt res), ce ne sont pourtant pas des choses naturelles mais
“seulement des formes artificielles, qui ont l’être et le devenir par violence
dans la substance des choses naturelles” », dit Henri en adaptant une cita-
tion d’Averroès. Ou encore, « elles n’ont de naturalité que par leur matière »38.
C’est pourquoi elles n’ont pas d’idée propre, mais seulement celle de la chose
naturelle correspondante. J’ai analysé ailleurs la liste et le sens de tout ce dont
Dieu n’a pas idée chez Henri de Gand39. Quoi qu’il en soit, outre la chose réelle,
si l’on peut utiliser cette redondance, c’est-à-dire créée, naturelle, existante et
substantielle, il existe une chose en un sens large, ou peut-être une quasi-chose :
en écrivant « si c’est une chose », Henri reconnaît que le doute est permis. Cette
seconde sorte de chose se définit par un double oxymore : c’est une intention
seconde qui est dans les créatures ; c’est une forme artificielle et violente qui a
l’être dans la substance naturelle. Et bien sûr, ces quasi-choses n’ont pas d’autre
idée que celle de la chose naturelle qui en est le fondement.
C’est ici que le concept de realitas intervient. Pour Henri, on peut rapporter
cette distinction entre chose et quasi-chose à une coupure au sein de la dé-

36 Henricus de Gandavo, Quodlibet VII, q. 1-2, ed. Wilson, p. 4.


37 Henricus de Gandavo, Quodlibet VII, q. 1-2, ed. Wilson, p. 6.
38 Henricus de Gandavo, Quodlibet VII, q. 1-2, ed. Wilson, p. 6.
39 Boulnois 2002, pp. 45-78.
144 Olivier Boulnois

duction des catégories. Les trois premières catégories, qui sont pour Henri la
substance, la quantité et la qualité, renvoient à des choses naturelles en soi et
pour soi (secundum se et ad se ipsas). Mais les choses du second mode « sont les
choses des sept autres catégories » (c’est-à-dire les choses qu’elles signifient).
Et celles-ci « n’ont pas de réalité (realitas) propre autre que la réalité (realitas)
des trois autres genres sur lesquels elles se fondent »40. La realitas, c’est la
choséité de la chose, le fondement réel de la signification par des catégories. Or
les trois catégories premières renvoient directement à un fondement réel, à une
réalité. Mais les sept catégories dérivées n’ont pas leur fondement directement
dans ce qu’elles signifient, elles n’ont de fondement qu’indirectement, dans le
signifié des catégories premières. La chose au sens strict est la réalité naturelle
créée, existante, et s’il y a une chose au sens large, parce qu’elle est construite
par une relation de raison, par la pensée, l’artifice ou la violence, celle-ci n’a
pas de réalité propre, elle repose malgré tout sur une réalité fondamentale dans
la chose – le véritable fondement d’une idée en Dieu41.
En un mot, il n’y a de réalité propre que si elle est le fondement d’une idée
ou d’une catégorie, la réalité est le corrélat objectif d’un concept (en Dieu ou dans
l’homme).
Il serait pourtant téméraire d’affirmer que le concept de realitas est descendu
du ciel pour Noël 1282. Henri de Gand l’introduit avec trop d’assurance pour
qu’il soit sans antécédents. Mais je n’en ai pas trouvé d’attestation plus ancienne
dans son œuvre42. Le domaine d’application du concept de realitas est claire-
ment celui des objets qui peuvent être pensés, mais qui n’ont pas d’idée propre
en Dieu. La catégorie de la relation n’a pas de « réalité (realitas) autre que la
réalité de son fondement ». Si l’on fait abstraction de la réalité du fondement,
il ne reste rien, en fait de réalité (nihil manet de realitate), « dans la catégorie
de la relation », mais seulement la raison par laquelle on pense son mode d’être
tourné vers autre chose (ad aliud). La catégorie de la relation a en elle-même sa
raison, mais sa réalité, c’est-à-dire son fondement, en autre chose.
Realitas prend alors le statut d’un nouveau sens de l’être : « Ce qu’il y a de
plus commun à tout, qui contient tout dans une certaine extension analogue,
c’est la chose ou le quelque chose (res sive aliquid), considéré de telle sorte que

40Henricus de Gandavo, Quodlibet VII, q. 1-2, ed. Wilson, p. 7.


41D’où l’idée que les relations en Dieu tiennent leur réalité de leur sujet ou de leur fondement ; la
relation n’est précisément pas une res affixa, n’en déplaise à la théologie trinitaire de Gilbert de la Porrée
: « res extrinsecus affixa, quemadmodum et ille modus videtur esse quiddam affixum substantiae in quan-
tum res est, secundum dictam opinionem, quae non ponit quod istam realitatem habeat a subiecto, sed
potius ab obiecto, licet aliam realitatem habeat a fundamento, ut scilicet quod plures respectus habeant a
fundamento quod sint res et una res, sed a diversis obiectis quod sint diversa res » (Summa Quaestionum
Ordinariarum, a. 55, q.6, ed. Badius, II, 111vR-112rS ; cf. Friedman 2010, p. 47).
42 L’expression ne se trouve pas dans les Quodlibets I, II et VI, ni dans la Summa a. 1-5, sur lesquels

une recherche informatique est possible.


L’invention de la réalité 145

rien ne lui soit opposé, sinon le pur néant qui n’est pas et n’a pas pour nature
d’être (nec natum est esse), ni dans une chose hors de l’intellect, ni même dans
le concept de quelque intellect, car rien n’a pour nature de mouvoir l’intellect,
s’il n’a pas la raison de quelque réalité (nihil est natum movere intellectum nisi
habens rationem alicuius realitatis) »43.
La res, c’est ce qui a quelque réalité. À ce niveau d’abstraction, nous frôlons
la tautologie. La res recouvre tout ce qui n’est pas rien. À ce titre, elle inclut à
la fois l’être quidditatif, le possible réel, et les intentions secondes, les simples
objets de représentation. Dans la métaphysique d’Henri de Gand, ce qui sup-
plante l’être, la res ou l’aliquid, se caractérise par son extension transcendantale,
atteinte par la négation de la négation : est quelque chose tout ce qui n’est pas
rien. La res transcende les catégories parce qu’elle s’applique aussi bien à la
créature qu’à Dieu. Mais cette analogie d’extension se redouble d’une ambiguïté
de statut : la res recouvre aussi bien une chose pouvant exister hors de l’intellect
qu’un pur objet de pensée. Dans les deux cas, il y a bien une choséité (realitas)
qui meut notre intellect, soit directement, pour les trois catégories premières,
soit indirectement, pour la relation et les six dernières catégories.
La naissance de la métaphysique de la realitas est donc liée au nouveau sens
de l’être, tel qu’il se noue autour d’Henri de Gand dans cette même question,
avec l’interprétation de la res comme recouvrant le double sens de res a reor
(chose représentable ou pensable en général) et de res a ratitudine (chose solide
ou consistante, c’est-à-dire quidditative)44 – second sens qui correspond au do-
maine classique de l’être, puisqu’il recouvre « par une division analogique »,
ce qui est l’ipsum esse et ce qui a l’être, c’est-à-dire l’objet de la métaphysique
thomiste. Dans ces deux sens, la res n’est pas catégoriale, elle n’est pas la chose
signifiée par une catégorie (non est res praedicamenti) :
1. Au second sens, au sens de l’être, son extension analogique atteint par la
sommet l’ipsum esse, qui transcende toute catégorie.
2. Au premier sens, au sens de la res représentable, elle inclut des fictions
et des êtres de raison, comme une montagne d’or ou un bouc-cerf, c’est-à-dire
une composition produite par l’esprit, une intention seconde qui n’est pas une
chose catégoriale (res praedicamenti) dans son statut de représentation compo-
site, même si ses parties tombent bien sous les catégories (même s’il n’existe rien
de tel qu’une montagne d’or, la montagne et l’or, sont l’une et l’autre des choses
signifiées par une catégorie).
Au fond, la res comme représentable devient transcendantale parce que son
concept ne renvoie à rien de réel, et pourtant elle n’est pas rien parce qu’elle se

43 Henricus de Gandavo, Quodlibet VII, q. 1-2, ed. Wilson, pp. 26-27.


44 Sur ce point, voir Porro 2011, pp. 617-628.
146 Olivier Boulnois

fonde sur une réalité. Une telle extension de la métaphysique sera reprise par
Duns Scot dans son Quodlibet III, on la retrouve chez Goclenius, avec la doctrine
du Ding a denken, et même chez Heidegger : lorsqu’il dérive Ding de denken, il
ne fait que traduire le latin res a reor.
La realitas ne se confond pas avec la res dans un de ses deux sens. Simple-
ment, elle est le fondement réel de la res lorsque celle-ci perd pied et n’a plus
de signifié réel : la partie dont la res composée se dit, le terme de la relation, le
fondement de l’intention seconde.
Henri de Gand fait ressortir ce point dans une discussion du sens des caté-
gories : lorsque Boèce écrit que : « les catégories sont les dix premiers genres
des choses (prima decem genera rerum) », il ne veut pas dire qu’il y a « dix
choses » correspondant aux dix catégories. Par exemple, l’action et la passion
sont deux relations réciproques fondées sur une même chose : c’est le même
mouvement observé selon deux points de vue. En réalité (si j’ose dire), il n’y a
que trois « choses », celles qui correspondent aux trois premières catégories, la
substance, la quantité, la qualité. Tout le reste, ce ne sont que des raisons ou
des intentions de l’intellect en rapport à ces trois choses. Les signifiés des autres
catégories n’ont de « réalité propre que parce qu’ils sont fondés sur les choses
correspondant à ces <trois> catégories ». Les catégories premières tirent leur
choséité, leur réalité, de la chose même qu’elles signifient (substance, quantité,
qualité) ; les catégories dérivées signifient différemment la chose même, mais
cette signification seconde ne renvoie pas à une réalité en elle-même – elle doit
encore se tirer d’une chose substantielle, quantifiée ou qualifiée. C’est pourquoi
les relations n’ont pas d’idée en Dieu : elles n’ont pas de réalité propre.
Dans cette nouvelle acception de l’être, au sens de la res comme simple
objet de représentation, il reste un aspect superposable avec la res catégoriale,
un fondement dans les choses existantes, c’est la réalité signifiée par les trois
premières catégories.
3. La question de la réalité revient chez Henri dans le Quodlibet XV, de 1291
ou Pâques 1292. La question porte encore sur la relation : « a-t-elle, parmi les
catégories, un être plus faible que les autres ? »
Dans sa réponse, Henri distingue clairement entre la res praedicamenti, la
chose signifiée par une catégorie, et la ratio praedicamenti, la raison par laquelle
une catégorie signifie. « Les dix catégories ne concordent dans aucune chose qui
leur soit commune », mais elles concordent « dans une raison commune », qui
est d’ « être par un autre (esse ab alio) » – les catégories ne s’appliquent qu’aux
créatures, et non à Dieu. Henri ajoute : c’est en cela que généralement « toute
raison qui est dans une catégorie diffère de la raison de la nature divine » – le
concept par lequel les catégories signifient est d’emblée fini et ne saurait valoir
pour un concept de Dieu. Aussitôt, et de manière synonymique, Henri ajoute :
L’invention de la réalité 147

« la réalité de tout ce qui est dans une catégorie diffère de la réalité de la nature
divine bien davantage que ne diffère la réalité d’une catégorie à l’égard de la
réalité d’une autre »45. La distinction entre le fini et l’infini est si forte que toute
distinction entre les réalités signifiées par des catégories finies est toujours
moins grande que ce qui les sépare de la signification d’un nom divin.
Mais le concept de réalité unit ce qu’il distingue. En effet, si grande soit la
diversité des réalités signifiées par les catégories ou les noms divins, il reste
qu’elles ont en commun ceci : être des réalités. C’est pourquoi Henri peut dire
que la catégorie de substance implique une « réalité plus vraie (veriorem reali-
tatem) que les autres » – celles des neuf catégories accidentelles. La réalité est
donc une nappe continue, qui enveloppe les signifiés de toutes les catégories, en
même temps qu’elle permet les variations d’intensité de cette réalité, répartie à
divers degrés dans les différents objets des catégories. Henri répète alors, mais
avec plus de clarté, que les sept catégories postérieures « tirent leur réalité (rea-
litatem trahunt) » des trois premières, sans qu’il y ait pour autant une « réalité
commune (realitas communis) » à toutes celles-ci.
On dit donc qu’une catégorie relationnelle a « un être plus vrai (verius es-
se) », non parce qu’elle se fonde sur un « étant plus vrai (verius ens) », mais
parce qu’elle « tire de lui un être et une réalité plus vrais et plus parfaits (ab illo
verius et perfectius esse et realitatem trahit) »46. C’est pourquoi les six dernières
catégories (action, passion, quand, où, situs et habitus), qui sont des catégories
relationnelles, ont un être plus vrai (verius esse), que la quatrième catégorie, la
relation, qu’elles impliquent pourtant. La relation est fondée sur un étant plus
vrai, mais les autres catégories ont un être plus vrai – il y a plus de réalité dans
une action ou une passion que dans une simple relation. La réalité a pris le relais
de l’étant pour désigner l’objet ultime du pensable et de toute comparaison.
C’est à ce sens que se rattache la discussion de Godefroid de Fontaines. Dans
son Quodlibet IX, Godefroid tient à rappeler que la toute-puissance divine crée
à partir du néant et peut ramener toutes choses au néant. Mais si l’on donne trop
de poids à l’être d’essence ou à la res comme possibilité, comme le fait Henri
de Gand aux yeux de Godefroid de Fontaines, puisque la res n’est pas produite
à partir de rien, on en vient à nier que Dieu crée les choses ex nihilo47. Hen-

45 Henricus de Gandavo, Quodlibet XV, q. 5, ed. Badius, f. 577rG.


46 Henricus de Gandavo, Quodlibet XV, q. 5, ed. Badius, f. 577vK.
47 Godefridus de Fontibus, Quodlibet IX, q. 2, ed. Hoffmanns, p. 190 : « Sed utrum debeat dici quod

res vere sint productae ex nihilo, quia sic etiam possent redigi in nihil, circa hoc est intelligendum quod
secundum modum secundum quem quidam ponunt res procedere a Deo et habere esse a Deo, videtur
quod proprie loquendo res non possunt produci de nihilo, sic videlicet quod per creationem proprie
dictam entitatem realem habeant a Deo, cum ab Ipso nullam haberent prius ; nec etiam propter hoc
possent redigi in nihil, quia possunt omnes creaturas ab aeterno non solum habere esse agnitum a Deo et
sic esse solum in Dei notitia, sed esse a Deo constitutas secundum rationem causae formalis exemplaris
in esse vere praedicamentali et reali essentiae et quidditatis realiter differente, non quidem in potentia,
148 Olivier Boulnois

ri soutient que les choses ne sont pas seulement connues d’avance par Dieu,
mais sont constituées dans un être formel en Dieu : « la réalité, l’essence ou la
quiddité de la créature, n’est pas seulement en puissance et dans l’être connu,
mais en acte selon un être d’essence et un être quidditatif ». Pour Godefroid,
le concept de réalité est associé en profondeur à la métaphysique essentialiste
d’Henri de Gand. Henri penserait même qu’il préexiste en Dieu une réalité, qui
est l’objet véritable et réel de l’intellect divin, et qui diffère réellement de son
modèle, l’idée divine48. Mais cette thèse est absurde : ce que Dieu préconnaît
des créatures est créable, mais si cette réalité est identique à Dieu, il faudrait
dire que Dieu est créable.
Le débat sur le statut de la distinction entre l’être et l’essence est bien le lieu
de naissance de la réalité. En obligeant à penser une distinction qui n’est ni pu-
rement réelle, ni purement rationnelle, elle oblige à penser un tiers ordre : celui
de la realitas. Cette origine jette une nouvelle lumière sur la position de Scot.
La définition de la realitas comme corrélat de la distinction formelle, semble
reprendre, non pas l’usage henricien de realitas, qui désigne un être d’essence
sans être et sans singuliarité, mais précisément le concept henricien d’intentio.
Les realitates sont des caractères quidditatifs qui appartiennent à l’essence de la
chose même, des corrélats objectifs de notre intellection, sans être pour autant
des choses distinctes. La distinction formelle de Scot est bien l’outil méthodique
permettant l’émergence du concept de réalité.

III. La realitas au XIIeme siècle

Faut-il en déduire qu’Henri de Gand est l’inventeur du concept moderne de ré-


alité, et que Duns Scot ne serait que le relais qui a permis (moyennant certains
déplacements) de le diffuser ?
Nullement. Car même si Henri de Gand est peut-être un des premiers à l’uti-
liser dans un contexte métaphysique, – et même si saint Thomas ne l’utilise pas
du tout – le concept de realitas existait déjà.
On le trouve en effet dans une perspective purement théologique, chez des

sed etiam in actu ab ipsa natura divina ; sicut ipsa realitas et essentia vel quidditas creaturae ab aeterno
etiam non solum est essentia et quidditas realis in potentia et in esse cognito, sed in actu secundum esse
essentiae reale et quidditativum. Creaturae autem sic in esse essentiae et quidditativo secundum rationem
exemplarem a Deo ab aeterno constituae dicuntur esse in potentiam ad esse existentiae, ut scilicet a Deo
constituantur in esse existentiae secundum rationem causae efficientis per creationem. Et hoc nituntur
suadere pluribus rationibus ».
48 Godefridus de Fontibus, Quodlibet IX, q. 2, ed. Hoffmanns, p. 191 « et sic ab aeterno fuit Deus

exemplar et idea omnium rerum ab eo intellectarum. Quare oportuit eas importare aliquam realitatem,
quae esset obiectum verum et reale intellectus divini realiter differens a suo exemplari ».
L’invention de la réalité 149

auteurs du XIIe siècle. La Library of Latin Texts (informatisée) donne trois oc-
currences du terme avant le XIIIe siècle, chez Odon de Tournai, Guillaume de
Liège et Frowin d’Engelberg. Mais comme le texte de Frowin est une reprise
littérale (voire un plagiat) d’Odon de Tournai, cela ne fait finalement que deux
occurrences significatives.
Odon de Tournai (ou de Cambrai), qui a vécu entre 1060 et 1113, l’utilise
dans son Explication du Canon de la messe49. Il s’agit pour lui d’expliquer com-
ment les créatures imitent les formes qu’elles possèdent dans le Verbe divin.
Même si entre les choses il y a une diversité de formes, en Dieu, elles sont un
seul et même Verbe. Dans une amplification rhétorique du commentaire d’Au-
gustin au Prologue de l’Evangile de Jean, Odon souligne : « Ce qui a été fait de
rien, était pourtant dans le Verbe ; il a été fait créaturellement (crealiter), il était
pourtant éternellement. Il était dans l’art souverain, il a été fait dans la chose ;
il vivait formellement (formaliter) dans la raison de l’artisan, il a été fait subs-
tantiellement dans la réalité de ce qui subsiste (factum est in realitate subsistendi
substantialiter). Il a surgi du néant pour que soit substantiellement ce qui a
été fait, il vivait dans le Verbe pour être formellement (formaliter) avant d’être
substantiellement. Il a été fait multiple ; le Verbe est simple ». Dans ce superbe
passage, qui ne recule devant aucune rime, parallélisme, ou néologisme, Odon
utilise le terme abstrait « réalité » pour renvoyer aux créatures, à ce qui existe
et qui subsiste hors du créateur. Le contexte de préciosité verbale et les paral-
lélismes laissent penser qu’il s’agit là d’un néologisme. La réalité se distingue
précisément de la formalité, parce qu’elle désigne ce qui a surgi à partir du
néant, tandis que la formalité désigne ce qui demeure vivant dans la pensée
divine. Si l’on suit le texte de Frowin d’Engelberg, mieux édité critiquement, le
texte donne « formabiliter » au lieu de « formaliter », c’est-à-dire que ce qui est
dans le verbe existe, non pas « formellement, » mais « de manière formable » – la
pensée de Dieu précontient la forme de ce qu’il créera. Quant à la réalité, c’est
purement et simplement le statut de la chose subsistante et créée.
Frowin d’Engelberg, dont l’existence est attestée entre 1147 et 1178, reprend
ce texte dans une version légèrement différente50. Frowin explique l’unicité de

49 Odo Tornacensis, Expositio in canonem missae, PL 160, 1053-1070, col. 1060 A : « Factum est de

nihilo, erat tamen in uerbo : Factum est crealiter, erat aeternaliter. Erat in summa arte, factum est in re.
Vivebat in ratione artificis formaliter, factum est in realitate subsistenti substantialiter. De nihilo prodiit,
ut substantialiter esset quod factum est. In uerbo uiuebat ut formaliter esset antequam substantialiter
esset. Factum est multiplex, Verbum est simplex ». Sur la métaphysique d’Odon de Cambrai, voir Eris-
mann 2011, pp. 331-362. Je traduis ce texte-ci. Mais on peut supposer qu’il est corrompu (« crealiter » est
étrange, on attendrait « creaturaliter » ; Frowin donne ici « temporaliter », et il distingue entre formaliter
et formabiliter). – Rappelons à titre d’hypothèse qu’Odon fonda l’abbaye Saint-Martin de Tournai, et
qu’Henri de Gand fut chanoine puis archidiacre de Tournai.
50 Frowinus abbas Montis Angelorum, Explanatio dominicae orationis (cui adiunctum est ‘Aucta-

rium’) ed. Beck, p. 131 : « Sic enim omnia creata sunt ut divini verbi formae | digesserunt nec aliter quam
150 Olivier Boulnois

la subsistence du Christ, malgré la triplicité de ses constituants (corps, âme,


Verbe) ; en effet, les formes de toutes choses sont inscrites dans l’unique fils
de Dieu. Sa naissance est donc l’apparition d’une nouvelle réalité subsistante.
Guillaume de Liège, dont l’existence est attestée vers 1153-1157, l’emploie
également, dans son traité sur la Bénédiction divine51. Nous sommes ici dans un
contexte trinitaire. Dieu est une chose (res) unique, mais il engendre, il naît et il
procède selon trois propriétés distinctes. Et même s’il ne manque rien à l’inté-
grité des personnes (integritatis personae), cela n’implique pas « de différence ou
de diversité de la chose ou de la réalité, car il n’y a aucune diversité de la réalité
dans une chose unique et uniment une » (ad differentiam uel diuersitatem rei uel
realitatis que scilicet realitatis diuersitas nulla est in re unica et unice una). En
Dieu, la pluralité des personnes n’implique aucune multiplicité dans la chose,
car la chose est unique et simple. Guillaume utilise d’abord (négativement) rea-
litas comme un synonyme de res : en Dieu il n’y a pas de multiplicité dans la
chose ou dans la réalité. Puis il utilise realitas seul, en contraste avec la res que
Dieu est : dans une chose absolument une, il n’y a pas place pour une pluralité de
choséités, de réalités (realitatis diversitas). Si l’on isole cette dernière phrase de
son contexte, on peut perdre de vue la synonymie entre res et realitas, et utiliser
realitas comme un contrepoids conceptuel pluralisant, face à l’unicité de la res.
C’est peut-être ce qui s’est produit dans la suite de l’histoire. En tout cas l’affir-
mation d’une pluralité de realitates au sein d’une même res est une constante,

ibi sunt in essentia prodierunt. Non sunt ibi aliud formae, aliud ipsum verbum, ubi nichil est aliud et aliud,
sed omnia sunt idipsum, ut quamvis formarum diversitas in rebus intelligatur, non sit tamen nisi unum et
idipsum verbum; et quamvis vera et perfecta unitas ibi sit, tamen secundum creatas res multiplex appareat
diversitas, sicut cum semel locutus est [deus] in psalmo [Ps 61, 12], propheta duo intelligit [in uno verbo].
Unde scriptum est: quod factum est in ipso vita erat [Jn 1, 3]. Factum est de nichilo, erat tamen in verbo;
factum est temporaliter, erat tamen aeternaliter. Erat in summa arte, factum est in re; vivebat in ratione
artificis formabiliter, factum est in realitate subsistendi substantialiter. De nichilo prodiit ut substantialiter
esset quod factum est, in verbo vivebat ut formaliter esset antequam substantialiter esset. Factum verbi est
multiplex, verbum est simplex; in verbo simplici erat quod multipliciter est factum; mirabiliter videtur in
uno pluralitas, in simplici multiplicitas. Videtur dixi, et tamen non potest videri neque explicari quomodo
unum verbum inscriptum sit omnibus formis omnium rerum, sicut alibi scriptum est: calamus scribae
velociter scribentis [Ps 44, 2]. Pater est scriba qui verbo suo velociter scribit omnia. Velociter scribit quia
sine mora scribit omnia ». – Comme le signale S. Beck, « Einleitung », p. xxviii : « Die ”Explanatio” folgt
dem Kanon-Kommentar fast wörtlich ».
51 Guillelmus de sancto Iacobo Leodii, De benedictione Dei, ed. Häring, p. 153 : « Cum enim sit una

res deus secundum aliud idest aliam proprietatem gignens secundum aliud nata secundum aliud proce-
dens et ita persone tres quia non sunt plures ab his in deo diuerse proprietates magis ad perfectionem
dei uel trinitatis sancte singulos patrem uidelicet filium et spiritum sanctum personas dicimus scilicet ut
nichil integritatis persone cuiquam eorum deesse intelligamus quam ad differentiam uel diuersitatem rei
uel realitatis que scilicet realitatis diuersitas nulla est in re unica et unice una. [VIII, 7] Ob diuersitatem
tamen etiam maxime ipsarum proprietatum personas tres placuit et debuit dici. Sed et ipsas quoque pro-
prietates non aliud quam personas quarum sunt intelligi od eandem trinitatis perfectionem et hec omnia
rem et substantiam unam ob eiusdem trinitatis et perfectionis uniformitatem ». N. Häring remarque :
« Master William was very fond of rare and unusual words », et signale parmi eux « realitas » (p. 130).
L’invention de la réalité 151

non seulement de la théologie trintaire (à partir de Duns Scot), mais encore de


la métaphysique (à partir d’Henri de Gand).
Nous voyons comment le concept s’est peu à peu construit. La realitas dé-
signe d’abord la créature surgie du néant et subsistant hors de son créateur,
chez Odon de Cambrai et Frowin d’Engelberg. Guillaume de Liège transportera
le concept en théologie trinitaire, mais précisément pour affirmer qu’en Dieu,
chose unique et simple, il n’y a pas de réalités multiples. Les deux termes sont
quasi-synonymes. Et pourtant, la dénégation peut se renverser, le refoulé faire
retour.
Le sens de la fin du XIIIe siècle est donc tout autre. Il apparaît dans toute sa
nécessité lorsque le concept de res est devenu le nouvel objet de la métaphy-
sique, chez Henri de Gand. À partir du moment où la res recouvre dans sa double
indétermination Dieu et la créateur, le réel et la représentation, Henri ressent
corrélativement le besoin de fonder le concept de res – plus exactement de fon-
der ce qu’il y a en lui de plus flottant, la res comme intention seconde, relation
ou sens dérivé des catégories. La réalité joue le rôle de fondement commun de
toute res, dont les catégories premières se disent directement, et les catégories
dérivées de manière indirecte. Ainsi, la réalité est le corrélat objectif de nos
concepts, mais aussi des idées divines. « La chose n’est rien, disait Henri de
Gand, si elle n’a en elle la raison de quelque réalité ». Que la res soit quidditative
ou fictive, ce qu’elle a de réalité – son degré de réalité – est ce qui la sépare du
néant.
Devenue le corrélat objectif du pensable, la réalité peut alors devenir le
constituant élémentaire de toutes les choses composées, analysées par notre
pensée. La realitas est bien, comme le disait Etienne Chauvin dans une citation
muette de Scot, « quelque chose de moindre qu’une chose ». Elle permet d’aper-
cevoir dans une même chose une pluralité de réalités, selon le principe de la
distinction formelle. Celle-ci permet à son tour de rendre intelligible la Trinité
dans l’unique substance divine.

Que pouvons-nous en conclure sur le sens du concept de réalité ?

1. La réalité est un concept abstrait. Elle diffère en cela de la chose, qui est
concrète et existante. La réalité est une abstraction.
2. La réalité indique le corrélat objectif et le fondement de notre représen-
tation.
3. La réalité est moins qu’une chose. Elle n’existe pas par elle-même, et il
faut plusieurs réalités pour faire une chose.
152 Olivier Boulnois

L’invention de la réalité est le fruit de la pensée médiévale, et plus exacte-


ment de la scolastique dans sa dimension théologico-métaphysique. Le concept
de realitas, esquissé en théologie, élaboré par Henri de Gand, et généralisé par
Duns Scot, signifie bien un tournant de la métaphysique, la présence d’une
structure sous-jacente dès le XIVe siècle, mais qui deviendra explicite chez
Maine de Biran. En jetant sur toutes choses le voile de la réalité, la métaphy-
sique moderne les a nivelées dans l’unité d’un point de vue, a introduit l’analyse
des choses en diverses composantes, et nivelé l’inégalité des étants, susceptibles
de divers degrés au sein d’un même continuum. En produisant cette indiffé-
rence, elle confond toutes choses dans l’unité de l’essence, une unité corrélative
de la pensée, mais sans acte d’être.
Plus précisément, l’invention de la realitas revient à considérer, au sein de
l’essence des choses, des composantes constitutives, en faisant soustraction de
leur être et abstraction de leurs différences. Elle constitue un moment important
de l’histoire de l’être, qui va plus loin encore que la réduction de l’être à l’es-
sence, décrite par É. Gilson dans l’Etre et l’essence : la réduction de l’essence, à
son tour, à une « réalité » obtenue par analyse – c’est-à-dire à une composante
abstraite.

Bibliographie
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Abstract: Generally attributed to Duns Scotus, as the correlate of formal distinction, and
as the minimal component of being, the concept of reality is older than that. It arose during
the twelfth century, under the name of realitas, probably by Odo of Tournai, in order to
designate what was created from nothing; soon after, William of Liege uses it to designate a
plan of unity in God, within his triplicity. But it was Henri de Ghent, at the end of the 13th
century, who made it a fundamental metaphysical concept, which designates the tenuous
community of the various objects signified by categories, and the possibility of the created
being, independently of its existence. In short, the concept of realitas realizes the leveling
of all things (real or imaginary, categorial or transcendental), in all that is not nothing: the
reduction of being to essence, and of essence to reality.
Keywords: Being; Essence; Thing; Quiddity; Formality; Distinction.

Olivier Boulnois
École Pratique des Hautes Études, EPHE, PSL, LEM (UMR 8584)
Les patios Saint-Jacques, 4-14 rue Ferrus, 75014 Paris
Boulnois.olivier@gmail.com

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