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ANGRY

RENOUVEAU - T2

DARREN BRYTE
City
Roman
© City Editions 2019
Couverture : Shutterstock/Studio City
ISBN : 9782824632520
Code Hachette : 61 6819 1
Collection dirigée par Christian English et Frédéric Thibaud
Catalogues et manuscrits : city-editions.com
Conformément au Code de la Propriété Intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, et ce,
par quelque moyen que ce soit, sans l'autorisation préalable de l'éditeur.
Dépôt légal : Juillet 2019
À ma fille A, pour ses relectures, toujours impliquées, toujours
enthousiastes.
À mon fils T, pour ses explications, patientes, sur l'effet de la gravité sur
le temps.
Puisse leur génération être moins égoïste, moins aveugle que la nôtre et
comprendre qu'un changement de cap s'impose. MAINTENANT.
Prologue
Souviens-toi du lac. Souviens-t'en suffisamment fort pour être capable de le
retrouver, de venir t'asseoir près de l'eau, de toucher la terre, de humer l'air,
de regarder les arbres et, dans chacune de ces choses, de sentir que mon
amour pour toi a survécu et qu'il t'appartient pour toujours. Au printemps de
ta vie nouvelle, cueille les fleurs qui le rendront à la vie et offre-les à celui
qui aura gagné ton cœur. La vie ne vaut la peine d'être vécue que pour aimer.
Je t'aime, à jamais.
Une année s'était écoulée depuis la fin de la Transition. Mais il n'avait
jamais cessé de penser à cette étrange invitation. Pas un seul jour. Elle s'était
installée en lui comme une récurrence.
Douze mois plus tôt, on leur avait dit, à tous, que sitôt après le
Recommencement, une période de rééducation serait nécessaire afin pour eux
de faire la différence entre ce qu'ils avaient vécu pendant la Transition et ce
qu'ils avaient vécu lors de l'Histoire Ancienne. Plusieurs semaines lui avaient
été nécessaires pour marquer la frontière entre ce qui appartenait à l'une et ce
qui relevait de l'autre. Mais cette invitation n'avait rien trouvé à quoi se
raccrocher. Rien, ni personne.
Après quelque temps, elle s'était associée à un lieu. Au tout début, il avait eu
beaucoup de mal à l'imaginer avec précision. Mais l'importance que semblait
revêtir ce lieu et l'opiniâtreté dont il avait fait preuve pour s'en souvenir en
avait progressivement amélioré les contours, jusqu'à ce qu'il eût pu le
visualiser en détail. Il s'agissait d'un lac cerclé de grands arbres, perdu au
milieu des montagnes. Un endroit magnifique, comme il n'en avait jamais
connu et où il n'avait jamais mis les pieds, mais qui, pourtant, lui avait semblé
familier. Il avait cherché et cherché encore à le situer. Mais sa mémoire s'était
obstinée à lui renvoyer une fin de non-recevoir. Jusqu'au jour où, sans crier
gare, un souvenir avait jailli de nulle part : Taggart Lake. L'endroit dont il se
souvenait se trouvait à la pointe sud du lac Taggart près de Beaver Creek,
dans le Wyoming. L'envie d'y aller l'avait dévoré, pour comprendre en quoi
ce lac et lui étaient étroitement liés. En quoi, et peut-être à qui, car l'amour
qu'exhalait l'invitation restait pour lui une énigme. Mais, à l'époque, comme
maintenant d'ailleurs, les chances de pouvoir s'y rendre étaient minces.
Depuis le Recommencement, les déplacements n'étaient autorisés qu'en petit
nombre et devaient être clairement circonstanciés. Or, rien ne justifiait alors
un voyage si lointain.
On lui avait enseigné que la Transition pouvait laisser des zones floues et
qu'il était préférable de ne pas s'épuiser à vouloir les resituer ou retrouver les
individus qui les peuplaient. Il fallait les oublier, les considérer comme des
souvenirs alternatifs, sans cause ni origine.
Il s'était conformé à cette recommandation.
Au début, le lac avait abandonné ses pensées. De toute façon, la vie était
tellement différente depuis le Recommencement que vingt-quatre heures par
jour ne suffisaient pas à embrasser cette nouvelle ère. Les règles de l'Histoire
Ancienne n'existaient plus et intégrer celles qui gouvernaient dorénavant leur
quotidien avait mobilisé toutes ses ressources.
Mais le lac était revenu à lui à travers ses rêves. Toutes les nuits, il était
ainsi venu s'asseoir près de l'eau, comme le suggérait cette étrange invitation.
Il avait senti la terre, humé l'air et perdu son regard dans les houppiers des
arbres environnants. Ce lieu lui était devenu tellement habituel qu'il pouvait
en décrire les moindres détails les yeux fermés. Et c'est en fermant les yeux
que, pour la première fois, il avait senti sa présence. Dans la réalité, il lui
aurait été facile de tourner la tête et de regarder qui se tenait à ses côtés. Mais,
dans ses rêves, il ne maîtrisait rien de ce qui l'entourait. Il avait dû se
contenter de le savoir là.
Dans les rêves suivants, il s'était surpris à fermer les yeux sitôt assis et à
attendre que cette présence le rejoigne. La sensation curieuse de connaître la
personne qui s'asseyait avec lui avait compensé la frustration qu'il avait
ressentie à ne pas pouvoir la regarder ou communiquer.
Chaque matin, la même évidence s'était imposée à lui : des sentiments le
rattachaient à cet inconnu. Aussi surréaliste que cela pût paraître et sans
l'avoir encore vu, il se sentait l'aimer.
Il avait tenté de mettre cette aberration sur le compte de la confusion qui
avait régné longtemps après le Recommencement. Mais, malgré sa tentative,
ses sentiments n'avaient fait que grandir et, avec eux, son incapacité à les
dédier à quelqu'un en particulier. De toute évidence, cette invitation n'était
pas née dans son esprit par hasard. L'inconnu l'y avait placée et il en était
venu à la conclusion que, s'il n'avait jamais eu la chance de véritablement
aimer avant la Transition, il avait affaire à quelque chose de plus réel qu'un
souvenir sans origine résultant de cette période.
Il lui avait fallu savoir, comprendre, mettre un visage sur cette personne qui
était devenue pour lui aussi vraie que n'importe quelle autre. Son besoin avait
tourné à l'obsession. Il avait senti qu'une seule solution le lui permettrait : se
rendre à Beaver Creek. En elle-même, l'idée de donner corps aux sentiments
nés d'un rêve était délirante. Mais il avait eu la certitude qu'il ne s'agissait pas
seulement d'un rêve. Cette invitation était une faille. Une faille entre la
Transition et le Recommencement. Et puis, son rôle dans l'est du pays (c'est
comme cela qu'on dénommait un emploi, à présent) ne l'intéressait pas.
Rien à part s'engager dans les équipes qui œuvraient à la résurrection des
parcs de l'Ouest américain ne lui aurait ouvert la possibilité de se rendre dans
le Wyoming. Dans la mesure où depuis le Recommencement on avait besoin
d'hommes partout, il n'avait eu aucune difficulté à se faire enrôler et à choisir
le parc national de Grand Teton. Ce site lui avait permis de se rendre au lac
Taggart presque quotidiennement.
Pendant des semaines, il en avait arpenté la pointe sud, espérant
(convaincu ?) que quelqu'un l'y attendrait. Mais les mois étaient passés sans
que vienne personne. Cette absence lui avait causé un sentiment qui
ressemblait à s'y méprendre à de la peine. En fait, il s'agissait vraiment de
peine, mais comment admettre que quelqu'un qu'il n'avait jamais vu puisse la
lui infliger ? L'inconnu avait même déserté ses rêves. Au bout du compte, il
s'était demandé si ce n'était pas l'envie et peut-être même le besoin d'aimer
qui l'envahissaient, une envie qu'il aurait tenté de personnifier, car il ne
pouvait pas nier se sentir seul depuis le Recommencement. De manière tout à
fait étrange, ces lieux parvenaient néanmoins à le consoler, comme s'ils
nourrissaient son besoin, comme si quelque chose y avait été déposé à sa
seule intention. La Transition avait peut-être laissé chez lui des zones floues
plus résistantes que chez certains autres, un flou qui serait infiltré jusque dans
ses rêves.
Pour autant, il n'était pas reparti de Beaver Creek. Il était tombé amoureux
de ce lac qui épousait trait pour trait celui de son souvenir, que ce dernier soit
réel ou sans origine. Il n'avait surtout pas cessé de penser à cette invitation à
moitié consommée.

*
Ce soir, alors que, comme les jours précédents, il ne s'attendait plus à
croiser âme qui vive dans les environs, il vit au loin une personne allongée au
bord du chemin. La présence de cet étranger, tout autant que sa position,
l'interloqua et il accéléra le pas dans sa direction pour s'assurer que rien de
fâcheux ne lui était arrivé.
— Bonsoir… dit-il en guise d'introduction.
L'étranger se retourna et lui fit signe avec l'index posé sur les lèvres de faire
le silence. Il resta un moment à regarder ce jeune homme dont l'attention était
tout absorbée par quelque chose dans les fourrés qui bordaient le chemin.
— Waouh !… C'est génial ! Vous l'avez vu ?
— Heu… Vu quoi ?
— Le renard ! C'est extraordinaire que ce petit prédateur ait réinvesti la
zone, dit l'étranger en se retournant de nouveau et en s'asseyant. Ça veut dire
que l'écosystème s'est reconstitué.
Sa joie était perceptible et un sourire illumina son visage.
L'étranger saisit la main qu'il lui tendit pour se remettre sur pied.
— Vous êtes venu compter les renards ?
— Les renards et tout le reste, répondit le jeune homme en souriant de plus
belle, amusé par la réplique.
— J'imagine que ça a quelque chose à voir avec le rôle qui vous a été
attribué ?
— Tout juste. Je viens recenser les populations qui ont réinvesti les
territoires de l'Ouest. Je suis arrivé il y a quelques jours et je vais rester dans
les environs plusieurs mois.
— Rôle volontaire ou imposé ?
— Volontaire.
— Il ne faut pas avoir peur de la solitude dans le coin. Il n'était pas bien
peuplé pendant l'Histoire Ancienne, mais alors, maintenant, c'est carrément
un no man's land. Pourquoi ce choix alors que tout le monde veut rester dans
les zones les plus peuplées ?
— Je ne sais pas… Quelque chose m'attire ici.
— Quelque chose comme quoi ?
— Vous me prendriez pour un dingue si je vous le disais… répondit le
jeune homme derrière un nouveau sourire qui voulait éluder la question.
— Peut-être pas tant que ça. Vous connaissiez le Wyoming… je veux dire,
avant ?
— Non. C'est la première fois que j'y mets les pieds.
— Réminiscence de la Transition ?
— Difficile à dire. Mais si c'était le cas, ses effets auraient dû s'estomper
depuis le temps, non ?
— Sûrement.
— Et vous ?
— C'est une longue histoire.
— Vous logez à Beaver Creek ?
— Oui.
— Pareil pour moi. C'était ça ou une tente dans les bois. Si ça vous dit de
me raconter ce qui vous amène ici, on pourrait peut-être se tenir compagnie et
boire un verre ?
— C'est peut-être vous qui me prendrez pour un dingue…
— Je vous promets de ne pas me sauver.
— Demain soir, au Beaver Creek Saloon ?
— Il y a encore un établissement qui sert à boire dans ce bled ?
— Disons que, depuis le Recommencement, chacun se sert. De toute façon,
c'est le seul du coin.
— Impossible de vous rater, alors.
— Il y a peu de chances.
— OK. À demain dans ce cas…
L'étranger le salua d'un geste de la main et reprit le sentier qui rejoignait la
petite agglomération. Chemin faisant, il se retourna à deux reprises en se
disant qu'ils n'avaient même pas échangé leurs prénoms. Mais les derniers
sourires qu'ils s'étaient adressés lui firent penser qu'ils auraient le temps
d'apprendre à se connaître. Et cette idée n'était pas faite pour lui déplaire.
N'était-ce pas dans cette étrange perspective qu'il était venu se perdre dans le
Wyoming ? Peut-être qu'un jour, il le lui avouerait.
Il regarda s'éloigner l'étranger avec la sensation qu'il lui rappelait quelqu'un.
Quelqu'un qu'il aurait aimé, profondément. Le lendemain, pour la première
fois depuis un an, l'invitation quitta ses pensées, comme si elle venait
d'achever ce pour quoi elle avait été lancée. Une conviction aussi saugrenue
qu'improbable vint la remplacer : un amour plus fort que la Transition avait
provoqué la faille. Il s'en était échappé et était venu se réfugier ici en
attendant d'éclore de nouveau dans ce monde en devenir.
Livre I

La Confrérie
1
En retrouvant la Pomme telle qu'il l'avait laissée, bouillonnante et enivrante,
Jayden s'était réimplanté dans une réalité qui lui était familière. Tout au long
des premiers jours, ce retour à la normale l'avait invité à se convaincre que les
événements surréalistes qu'il avait vécus à Edmond ne s'étaient jamais
produits. Ils ne pouvaient pas être autre chose que les fruits imaginaires d'un
délire hors normes provoqué par la frustration accumulée tout au long des
derniers mois. Et le silence de Damone, qui ne l'avait pas (encore) appelé,
n'avait fait que le conforter dans cette idée qu'il avait voulue rassurante. Il
avait tenté de reprendre ses habitudes et de vivre comme il le faisait avant, en
renouant avec quelques camarades d'université, en recommençant à sortir et,
même, en cherchant un emploi. Il aurait presque pu se convaincre que les
choses étaient rentrées dans l'ordre s'il n'avait pas pressenti, dès le départ,
qu'il ne réussirait pas à se réinscrire dans sa vie. Et ce pressentiment avait été
nourri par des rêves étranges qui, depuis son retour, peuplaient ses nuits et
entretenaient le souvenir. Il se retrouvait assis face à ce vieil homme et à son
singe, qu'il avait vus lorsqu'Angry l'avait projeté dans sa première transe.
Sans savoir pourquoi, il avait l'intime conviction de les connaître. Depuis
lors, un jeune garçon à la peau mate les avait rejoints. Le vieil homme ne
cessait de lui parler, mais Jayden n'entendait rien.
Au fond, il se savait prisonnier de ce phénomène inexplicable qui avait
infiltré l'expérience « Angry » dans chacune de ses cellules. Le Transfert. Ce
phénomène était bien plus puissant que tous les stratagèmes intellectuels qu'il
avait imaginés pour travestir la réalité. Il ne le lâcherait pas simplement parce
qu'il avait changé de lieu. Et puis, s'il avait fallu que le doute persiste,
l'enveloppe que Mandi lui avait remise à Edmond était là pour témoigner de
la réalité de son expérience. Il l'avait laissée sur sa table de chevet sans jamais
l'avoir ouverte. Il savait qu'elle contenait le journal du prêtre et il ne voulait
pas que la lecture de ce document le détourne du semblant de normalité qu'il
avait retrouvé.
Les jours suivants, le moral de Jayden s'était subitement détérioré. Sans
crier gare, une indicible angoisse s'était invitée dans son quotidien. L'angoisse
de ne pas comprendre, de ne plus rien maîtriser de sa vie, d'être perdu. Elle
avait fait vaciller l'équilibre précaire dans lequel il avait tenté de s'installer. Il
avait compris, à ce moment-là, qu'il ne pouvait pas décider d'ignorer ce qu'il
avait traversé. Le Transfert était bien plus fort que sa volonté. Le silence de
Damone et les vaines recherches dans lesquelles il s'était lancé pour trouver
ne serait-ce qu'une rumeur au sujet de ce mystère avaient accentué l'angoisse
au point de la rendre difficile à supporter. Elle avait creusé un vide dans
lequel il s'était senti aspiré.
Pour lutter contre son mal-être, Jayden avait choisi de s'amuser au-delà du
raisonnable. Il avait profité sans mesure de tout ce que New York pouvait
offrir à un gars comme lui. Un gars comme lui… Il ne savait même plus qui il
était vraiment. Il avait cramé la plupart de ses soirées dans les night-clubs
branchés de Manhattan, consumé ses nuits avec tous les gars qu'il avait pu
lever et flingué ses journées à se remettre du trop-plein d'alcool absorbé la
veille. L'inhibition est la plus belle connerie que les humains aient inventée,
avait-il décrété, et j'ai baigné dedans les vingt-cinq premières années de ma
vie. Mais, en moins d'un mois, il avait rattrapé le temps perdu. Il avait arpenté
les endroits de débauche où le sexe et l'alcool sont rois, remerciant le ciel de
ne jamais y avoir croisé de têtes connues. Car il n'y avait rien de naturel dans
son comportement. Et il le savait. Tout n'était que fuite, pour faire taire les
angoisses, pour effacer Paul, Ethan, Angry, tous ces animaux devenus fous et
ce trou paumé qui avait brouillé ses perspectives.
Il avait souvent repensé à Kyle, oscillant entre l'envie de le voir et celle de
le laisser en paix. Si Paul n'était plus un obstacle à leur relation, Angry allait
le devenir, inévitablement. Et cette conclusion lui avait fait prendre
conscience qu'il ne s'imaginait même plus pouvoir lui échapper, que tout ceci
n'était pas terminé et que tout allait s'organiser pour qu'il quitte New York
sans se retourner. Mais le hasard avait quand même voulu qu'il croise Kyle
dans l'un des bars qu'ils fréquentaient lorsqu'ils sortaient ensemble. Surpris,
celui-ci l'avait regardé comme quelqu'un qu'on ne considère plus. Jayden
n'avait pas supporté ce regard où se mêlaient désintérêt et pitié. Ils avaient
échangé quelques mots, pour la forme, sans la moindre allusion au retour de
Jayden en ville. Pas une explication. Puis Kyle s'en était retourné auprès de
celui qui l'accompagnait, laissant Jayden seul, au bar, à enquiller shot sur
shot. Alors que l'alcool avait commencé à lui embrumer l'esprit, il était
descendu aux toilettes de l'établissement pour se rafraîchir. Lorsqu'il avait
redressé la tête, constatant, dans le miroir qui surplombait le lavabo, les
méfaits de son train de vie sur ce visage pourtant si beau, Kyle se tenait
derrière lui.
— C'est lui qui t'a mis dans cet état ?
Pour seule réponse, Jayden s'était jeté sur lui comme une mouche sur du
miel, l'embrassant sans retenue, le tripotant à la limite de l'inconvenance,
même dans un endroit de ce genre où les toilettes en avaient vu d'autres. Ce
geste n'avait pas été du goût de Kyle qui l'avait regardé, hébété, avant de lui
flanquer son poing dans la figure.
— T'approche plus de moi ! Pas un putain de coup de fil pour me dire que
t'étais rentré, ou que c'était fini, ou n'importe quoi qui m'empêche de cogiter !
T'es un connard d'égoïste ! Un lâche ! lui avait balancé Kyle avant de
disparaître de l'établissement.
Jayden avait ressenti autant de colère que de tristesse dans les propos de
Kyle. Il avait bien eu conscience de ce que ce dernier lui avait fait payer en le
frappant et cela ne s'était pas limité aux quelques gestes déplacés qui avaient
précédé la colère de son ex-petit ami. Jayden s'en était voulu, pour ça, et pour
le reste. Mais il était trop tard. Qu'est-ce qu'il aurait pu lui raconter, de toute
façon ? Au fond, n'avait-il pas cherché à ce que ça se termine de la sorte,
comme s'il ne fallait pas que Kyle le regrette ? Comme s'il ne fallait pas
qu'une rencontre fortuite puisse l'éloigner de ce que le destin avait décidé
pour lui ? Ce soir-là, il s'était mis à pleurer sans que rien réussisse à le
consoler. Il avait perdu pied.
Mais cet incident avait eu le mérite de lui ouvrir les yeux. Il faisait n'importe
quoi. Il n'était plus lui-même. Il était en train de brûler la chandelle par les
deux bouts, comme s'il était encore temps d'en profiter, avant que Damone et
cette Émanation ne réapparaissent dans sa vie.
Pourquoi sa raison l'avait-elle abandonné à ce point alors qu'elle avait
semblé dominer tout son être lorsqu'il était à Edmond ? Il avait fini par croire
que les choses ne rentreraient dans l'ordre qu'en retrouvant Angry, comme si
cette dernière était sa seule possibilité. Toutes ses réflexions, en particulier
celles qui avaient pour but de le faire avancer, de lui faire reprendre du poil
de la bête, le ramenaient à elle. La boucle était bouclée. D'ici à ce qu'il la
rejoigne, il sentait que plus rien ne lui permettrait de revenir à la normale. De
toute façon, il sentait que même après l'avoir retrouvée, les choses ne
reviendraient jamais à la normale. Damone avait raison : maintenant qu'il
savait, il ne pourrait plus retrouver le cours de sa vie d'avant. Ce qu'il avait
vécu, il l'avait bien vécu. Cette Émanation lui avait laissé une empreinte
indélébile. Toutes les distractions du monde, même les pires, ne pourraient
rien changer à ça.
Il était temps qu'il arrête de fuir.

*
Parmi ceux qui pouvaient le ramener sur Terre, ses parents occupaient une
place de choix. Son père, en particulier, qui l'appelait rarement et jamais pour
rien. Jayden s'attendait à ce coup de fil, car sa mère l'avait prévenu lorsqu'il
était encore dans le nord de l'État : soit il trouvait du boulot, soit il rentrait à
Springfield. À cet instant, il ne savait pas ce qu'il avait de mieux à faire.
L'Illinois serait peut-être moins pire que tout ce à quoi Angry le destinait.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Jayden se surprit à mentir à
son père, et avec suffisamment de talent pour tromper l'avocat qu'il avait au
bout du fil. Car, en vérité, la question ne se posait pas : même si Angry devait
le traîner en enfer, il ne retournerait pas au domicile familial.
— J'ai trouvé un emploi, papa. Je sais que tu aurais préféré me voir revenir
du côté de chez vous, mais j'ai dégoté une magnifique opportunité.
— Dis-m'en davantage, s'il te plaît, se contenta de rétorquer son père.
— Rien n'est encore certain, mais on m'a proposé de participer à
l'élaboration d'un très vaste reportage sur les effets du réchauffement
climatique. Il y aura une douzaine de journalistes venus d'un peu partout. On
doit tous se réunir au Canada, dans un lieu que je ne connais pas encore. Le
but de ce reportage sera de faire prendre conscience de l'imminence du
danger si on ne change pas les choses.
— Et ils t'ont choisi, toi ? Un journaliste à peine sorti de l'école, sans
expérience ? Ne le prends pas mal, mais ça me paraît curieux, non ?
— C'est précisément ce qu'ils recherchent, papa. Quelqu'un de neuf, qui n'a
pas grenouillé dans les milieux de l'information, qui ne vit encore à la solde
de personne. Quelqu'un susceptible de rester objectif, suffisamment jeune
pour nourrir l'espoir du changement.
— Qui organise un truc pareil ?
— Un collectif de scientifiques indépendants qui ne veulent pas d'un
reportage monté par des professionnels plus soucieux de leur carrière que de
la vérité.
— Et tu n'as pas peur que ça oriente ton début de carrière ?
— Y a un moment, papa, il faut arrêter de ne penser qu'à travers son
ambition. J'ai toujours voulu être journaliste pour révéler tout ce qu'on veut
cacher. Je n'aurai pas de meilleure chance que celle-là.
— Et il va durer combien de temps ce séjour dans le Grand Nord ?
— Je ne sais pas. Quelques semaines, peut-être.
— Tu es payé au moins ?
— Oui. Mais ce n'est pas ce qui compte. Ce qui compte, ce sont les
perspectives qu'une telle expérience m'ouvrira au retour. Tu comprends ?
Un long silence succéda à ce magnifique mensonge. Jayden ne savait pas si
son père s'était laissé berner, mais il avait mis dans ses propos une conviction
qui le surprenait lui-même.
— Papa ?
— Tu vois, hier, ta mère me disait encore de te faire confiance. Elle avait
raison. Je suis désolé de t'avoir mis la pression. Je suis fier de toi. Est-ce que
tu veux lui dire un mot ? Elle ne devrait pas être très loin.
Jayden sentit sa gorge se serrer. Il détestait tromper la confiance de ses
parents. Il n'avait pas envie de faire semblant, de parler de boulot, d'avenir, de
famille ou de tout ce qui pouvait les intéresser. Il ne désirait qu'une chose :
leur parler de lui, de ce qu'il venait de vivre, de son adoption. Il crevait de ne
pas pouvoir le faire. Mais il savait comment ça se terminerait. À défaut de
pouvoir l'y contraindre comme on l'avait fait lorsqu'il avait huit ans, on se
contenterait de « l'inviter » à consulter.
— Ne la dérange pas. Je vous rappellerai quand j'en saurai davantage. Ça ne
devrait plus trop tarder.
— Tiens-nous au courant, mon grand.
— OK, ne t'en fais pas. Dès que je sais, je vous dis tout.
— On a hâte de te revoir, Jayden. On t'aime. Tu le sais ?
— Évidemment. Moi aussi, je vous aime. Embrasse maman pour moi.
Après cette conversation, il déambula seul dans les rues de West Village,
laissant ses angoisses glisser au fil de l'eau. Il commençait à remettre un peu
d'ordre dans ses idées. Fait plutôt rare, Christopher Street était calme. Le
froid commençait à s'abattre sur la ville et les gens préféraient se réfugier en
intérieur. Il traversa Bleecker, puis Bedford Street avant de redescendre sur
Hudson Street. Il observa un groupe de jeunes touristes discuter devant The
Church of St. Luke in the Fields. L'une des filles s'exclama « Mira, que
empieza a nevar » et se mit à tourner sur elle-même en riant aux éclats,
comme si elle voyait la neige pour la première fois. Il la regardait. Il les
regardait tous. Ils avaient l'air heureux. Il les enviait. Les premiers flocons se
posèrent sur son visage. Il aimait cette sensation. Il l'avait presque oubliée,
comme toutes ces petites choses, si simples, qui jadis le faisaient sourire. Il
aurait tant aimé partager ce moment, tenir la main de quelqu'un et se dire qu'il
était temps d'aller se mettre à l'abri. Il se sentait seul. Au fond, il l'avait
toujours été, à Springfield comme à New York. Et ce n'étaient pas les petites
parenthèses qu'il avait vécues avec Paul, puis Kyle, qui avaient changé les
choses. Mais il ne l'avait jamais ressenti avec autant d'acuité qu'aujourd'hui et
ça lui faisait mal. N'y avait-il pas là-dessous une forme de fatalité qui lui avait
interdit l'amour pour ne pas être détourné de ce qui avait été prévu pour lui ?
Les propos de Damone résonnèrent de nouveau dans sa tête. N'avait-il pas eu
depuis toujours l'impression que quelque chose lui manquait ? Un manque si
criant qu'il avait l'impression d'être incomplet ?
Lorsque son téléphone retentit, avec NUMÉRO MASQUÉ pour seule indication
sur l'écran, il n'eut aucun doute sur la provenance de l'appel. Aux premiers
mots de son interlocuteur, cet accent italien à couper au couteau le conforta
dans sa certitude. Il sentit son cœur s'emballer et ses tripes se nouer. Il allait
replonger et il sentait que, cette fois, ce serait pour de bon. Il aurait eu la
possibilité de rejeter l'appel, de se donner encore un peu de temps. Mais pour
quoi faire ? Depuis qu'il était revenu à New York, il n'était plus lui-même.
— Je n'ai donc pas rêvé. Tout cela a bien eu lieu.
— En doutiez-vous réellement, Jayden ?
— Ça fait plus d'un mois qu'on s'est vus ; alors, j'ai fini par me demander.
J'aurais sûrement préféré que mon cerveau m'ait joué un mauvais tour.
— Vous auriez beaucoup contrarié tous ceux qui se trouvent avec moi. Ils
vous attendent avec une impatience qu'ils ne peuvent plus contenir.
— Ils risquent d'être déçus, alors.
— J'en doute. Vous souvenez-vous de ce que vous représentez ?
— C'est assez délirant pour que je m'en souvienne parfaitement.
— Vous êtes le Choix, Jayden. Le Choix que nous attendons tous et qu'il
devient urgent de faire. Comment allez-vous depuis le Transfert ?
— Honnêtement ?
— Pensez-vous que nous puissions nous mentir ?
— Ça n'a pas été facile depuis mon retour à New York. J'ai un peu perdu
pied, pour dire les choses simplement.
— C'est très bon signe.
— Me voilà rassuré ! ironisa Jayden. Ravi que ça vous satisfasse.
— Ne vous méprenez pas sur mes propos. Ce que je veux dire, c'est que
votre état nous démontre que vous êtes bien celui auquel votre Émanation
devait s'attacher, si tant est que la démonstration fût nécessaire.
— Pourquoi ?
— Parce que vous avez expérimenté les effets du manque que vous avez
vécu ces dernières semaines.
— Le manque ?
— Vos esprits se sont soudés, Jayden. Vous tenir éloigné d'elle vous a privé
d'une partie de vous-même.
— Ah… répondit Jayden en abandonnant toute tentative pour obtenir
davantage de précisions.
Damone serait probablement intarissable sur le sujet, comme il l'avait été à
Edmond, et lui bien trop peu au fait de ce qu'impliquait ce Transfert.
— Mais les choses vont rentrer dans l'ordre maintenant. Êtes-vous prêt à
nous rejoindre ? Avez-vous pris vos dispositions ?
— Si on veut…
— Bien ! Je vais vous envoyer un SMS avec l'adresse exacte du lieu où
vous devrez nous rejoindre. Connaissez-vous l'Abitibi, Jayden ?
— La quoi ?
— L'Abitibi. C'est une région assez reculée du Canada, il faut bien le
reconnaître. Mais vous verrez, je suis sûr qu'à Dead Forest, l'endroit où se
situe le Manoir dans lequel nous sommes réunis, vous trouverez les réponses
à beaucoup de vos questions. Sans compter les gens que vous allez
rencontrer. Je vous le répète, ils vous attendent avec impatience. Élise
(É.L.I.S.E., épela Damone) en particulier et aussi quelqu'un que vous avez
déjà rencontré à Edmond.
— Qui sont ces gens ?
— Élise est une jeune Française. Elle et son binôme ont reçu le plus
magnifique des dons. Non pas que les autres ne soient pas extraordinaires,
mais le sien est probablement l'un de ceux qui pèseront le plus sur votre
Choix. En tout cas, j'espère.
— Pourquoi ?
— Parce qu'elle a, et parce qu'elle est, tout ce à quoi tout le monde aspire. Et
peut-être vous plus que n'importe qui.
— Si vous le dites. J'aspire à tellement de choses qu'elle pourrait représenter
n'importe quoi… C'est quoi un « binôme » ? Et l'autre personne, c'est qui ?
demanda Jayden, surpris à l'idée de retrouver quelqu'un d'Edmond.
Spontanément, il pensa à Aby. Mais Damone lui avait dit qu'elle était sortie
du jeu et qu'elle oublierait. De mémoire, il lui avait servi le même argument
pour à peu près tout le monde, de sorte que pas une des personnes qu'il avait
rencontrées là-bas n'était susceptible de rejaillir de ce proche passé. Jayden
finit par abandonner les conjectures.
— Vous verrez ça quand vous serez parmi nous. D'ailleurs, vous n'avez pas
de souci à vous faire pour les frais qu'occasionneront vos déplacements. Je
viens de virer sur votre compte suffisamment d'argent pour que vous puissiez
voyager dans d'excellentes conditions.
— Comment avez-vous fait pour trouver mes coordonnées bancaires ?
— Est-ce encore important ?
— J'imagine que non si on considère que tout le reste dépasse
l'entendement. Mais je m'apprête quand même à rejoindre quelqu'un qui en
sait beaucoup plus sur moi que je n'en sais sur lui.
— Je suis heureux que vous ayez finalement décidé de venir. N'ayez aucune
crainte, l'argent est aux antipodes de nos préoccupations… C'est Aby qui
nous les avait communiquées.
— Pourquoi ai-je l'impression que je n'ai pas le choix depuis le début ?
— Parce que vous ne l'avez pas.
— C'est ce qui m'effraie le plus. Est-ce que… ? Est-ce qu'Angry, enfin…
l'Émanation est avec vous ?
— Elle vous attend également. Soyez-en certain.
— Je ne sais pas si ça doit me rassurer…
— Une dernière chose, Jayden…
— Quoi ?
— Couvrez-vous, il fait froid en Abitibi.
Jayden raccrocha avec une envie ridicule à souhait : exhumer l'anorak rouge
qui dormait sur son armoire depuis l'hiver dernier. Cette envie et l'impression
qu'il se sentait un peu mieux. La normalité qui avait baigné cette conversation
le surprenait. Ils avaient parlé comme si Damone l'invitait à une fête
d'anniversaire. Était-il possible que leur échange l'ait libéré de l'entre-deux-
eaux dans lequel sa santé mentale était chahutée depuis son retour en ville ?
Toute cette histoire était réelle. Il ne l'avait pas inventée. Il n'était pas fou.
Enfin, pas complètement, car il s'apprêtait quand même à se rendre dans un
endroit où il était censé faire un Choix qui allait conditionner l'avenir des
Hommes. Rien de moins.
Sauf à se sentir mieux parce qu'il allait la rejoindre… Mettre fin à ce mal-
être abstrait que Damone avait associé au « manque ». Et puis, sans savoir
pourquoi, il y avait cette Élise et l'inconnu qui s'étaient logés dans un coin de
sa tête. Il ne savait rien à leur sujet, mais quelque chose d'indéfinissable les
rendait d'ores et déjà intrigants. Le petit travail de suggestion entrepris par
Damone, probablement.

*
Sur la carte, l'Abitibi paraissait encore plus paumée que Damone avait bien
voulu le dire. Dead Forest se situait entre la ville de Berry et le lac Chicobi, à
quelque cinq cents kilomètres au nord-ouest de Montréal. Si chaque doigt
comptait une centaine d'habitants, une seule main suffisait à dénombrer ceux
de Berry. À côté d'elle, Edmond et ses environs faisaient office de grande
ville. À force de s'isoler dans de tels bleds, il finirait bien par se perdre au fin
fond de l'espace. Il commença à comparer les prix des vols qui le
conduiraient jusque là-bas avant de se souvenir du virement dont Damone lui
avait parlé. Il avait peut-être les moyens de ne pas se poser de questions. Il
ouvrit une nouvelle fenêtre pour aller vérifier ses finances. Il constata que
leur état n'allait pas seulement lui permettre de réserver n'importe quel vol,
mais carrément un vol en première classe. Pas moins de vingt-cinq mille
dollars avaient été virés sur son compte. La surprise passée, il se demanda
pourquoi autant d'argent pour un vol qui allait lui coûter cinquante fois moins
cher. Il se demanda surtout quel genre d'individu pouvait disposer d'une
somme pareille et l'offrir à un inconnu. Il n'y avait probablement aucun
cadeau là-dessous. Tout se paye et le débiteur, maintenant, c'était lui. Il hésita
pendant de longues minutes sur la date de son départ, mais finit par réserver
pour le surlendemain. Il n'avait plus grand-chose à faire à New York. Qui, à
part Aby, aurait pu croire qu'il en vînt un jour à cette conclusion ? Il se fendit
ensuite d'un SMS à Damone pour le prévenir.
Écrire à ses parents serait plus difficile. Mais c'était encore ce qu'il y avait
de mieux, car il n'avait pas le cœur à les appeler pour les rouler dans la farine
une deuxième fois. Sa voix le trahirait. Sa mère avait toujours eu le don de
lire dans ses intonations. Le pire n'était pas le mensonge sur les véritables
raisons de ce voyage, mais bien tout ce qu'il était incapable de leur dire,
comme le moment où ils se reverraient. Il ne pouvait pas partir sans un
minimum d'explications. Il édulcora autant qu'il put. Il leur donnerait des
nouvelles, de toute façon.
Pendant un instant, il se demanda ce qu'il allait faire d'Ash avant de se
souvenir que le chat n'avait même pas réintégré l'appartement depuis son
retour. Il se trouvait bien chez Dolorès et elle accepterait sûrement de le
garder le temps de son absence. Il la dédommagerait. Avant de refermer son
ordinateur, ses yeux se posèrent sur l'icône de Skype, dont il avait désactivé
le lancement automatique. Machinalement, il ouvrit l'application, convaincu
qu'il n'y aurait pas plus de message ce soir que ces trente derniers jours.
Pourtant, un mot de Kyle l'attendait, envoyé quelques heures après qu'ils
s'étaient croisés.
Je m'excuse de t'avoir frappé. Je n'aurais pas dû. Mais ton silence
m'a fait mal. Te revoir dans ce bar et me dire que tu étais revenu
sans m'appeler… Je n'ai pas supporté. Je n'ai jamais cessé de
penser à toi et je crois qu'il me faudra du temps pour y arriver.
Bonne continuation.
Jayden sentit la peine lui tordre l'estomac et les larmes lui monter aux yeux.
Kyle vivait ce que lui-même avait vécu avec Paul et il ne pouvait pas se
comporter comme ce dernier. Il résista à l'envie de l'appeler, car s'ils se
parlaient, ils finiraient par se voir. Peut-être même cette nuit. À quoi bon
alors qu'il partait et que, de nouveau, il le planterait sans pouvoir lui donner
d'explication ? Il préféra lui écrire.
J'ai découvert certaines choses sur moi-même et je dois faire la
lumière sur ce qu'elles représentent. Je ne pourrai plus vivre
normalement tant que je n'y serai pas parvenu. Le triste état dans
lequel tu m'as revu en découle. Je vais devoir m'éloigner, quitter le
pays pendant quelque temps. J'aurais voulu partir apaisé vis-à-vis
de toi. Je suis tellement désolé de la manière dont je me suis
comporté. J'espère que tu me pardonneras, un jour. Prends soin de
toi. Je t'embrasse (dignement, cette fois).
Jayden
2
— Jayden ? Jayden Reed ?
— Oui, c'est ça. Et vous ?
— Salut, vieux ! C'est Damone qui m'envoie te chercher. En fait, non !
J'arrive pas à me sortir de mon équation de merde. Fallait que j'sorte m'aérer
les neurones, alors, j'lui ai proposé de venir. J'ai pensé qu'on pourrait faire
connaissance en s'trimballant jusqu'au Manoir. Parce qu'on n'est pas rendus.
Y a bien… oh ! au moins cent miles entre ici et là-bas. J'étais jamais venu à
Rouyn-Noranda. J'étais jamais venu au Canada non plus, tu me diras. À part
la Californie, j'connais pas grand-chose. Moi, c'est Samuel. Samuel Harvey.
C'est cool de te connaître.
Prêt à le saluer dans les bonnes formes, Jayden tendit la main, mais Samuel
s'avança vers lui et le gratifia d'une accolade bien plus vigoureuse que ne
semblait l'être, au premier abord, ce gars tout maigre (et très bavard) d'à peine
un mètre soixante-dix.
— T'as fait bon voyage ? On est pas mal impatients de te connaître. T'es le
dernier. Tu l'savais ? Le dernier Gardien, j'veux dire. P't-être que c'est toi qui
réussiras à me dépêtrer de mon équation. Encore que j'voie pas… Mais t'es
comme une sorte de point final qui va nous dire ce qu'on doit faire et
comment le faire, pas vrai ? Parce que là, on est largués, mec.
— Je réponds à quoi en premier ? dit Jayden avec un sourire amusé, ne
sachant pas s'il devait se concentrer sur le débit verbal de Samuel (deux
secondes d'inattention équivalaient au moins à trois questions perdues) ou sur
sa valise qui pointait enfin à l'autre bout du carrousel à bagages.
— Ah ! pardon, vieux. J'suis un peu électrique. J'étais déjà comme ça avant,
mais c'est pire depuis qu'elle a boosté mon cerveau. J'ai l'impression que tout
tourne plus vite.
— Heu… Quand tu dis « elle », j'imagine que tu penses à…
— Ouais ! Ma moule !
— Ta moule ?
— Mon Émanation, quoi ! Comme une moule qui s'accroche à son rocher.
Et le rocher, c'est moi ! ‘Fin, tu vois l'image. J'ai jamais réussi à me faire à
tout le verbiage de Damone. Une moule, ça me parle plus ! C'est la grosse
bleue ?
Jayden commençait à comprendre que les idées de Samuel s'enchaînaient
les unes derrière les autres plus rapidement que chez le commun des mortels
et devina (à la couleur) que Samuel était passé de sa moule à la valise qu'ils
attendaient.
— Oui.
— Laisse-moi faire, tu dois être fatigué, dit Samuel en attrapant le bagage.
Suis-moi, la caisse du Manoir n'est pas très loin.
Dehors, le froid saisit Jayden bien plus qu'il ne l'aurait pensé. La
température avait bien perdu dix degrés par rapport à New York. Il jeta un
œil aux alentours immédiats et se dit qu'en temps normal, il ne serait pas resté
plus de trois minutes dans un environnement pareil. Tout respirait l'ennui.
Mais si Samuel était à l'image de ceux qui l'attendaient au Manoir, il ne
verrait pas le temps passer. Depuis l'avant-veille, il avait retrouvé ses
marques et se sentait un peu mieux.
Samuel balança la valise dans le coffre du tout-terrain qui allait les conduire
dans l'antre des singes et invita Jayden à prendre place. Avant de démarrer, il
attrapa un thermos et versa un peu de son contenu dans deux gobelets en
plastique.
— Tiens ! dit-il à Jayden en lui tendant l'un des deux gobelets. Ça va te
réchauffer. Au début, le goût est spécial, mais on s'y fait vite. C'est à ça qu'on
carbure au Manoir.
— C'est quoi ? demanda Jayden en humant le liquide brunâtre.
— T'inquiète, c'est une sorte d'infusion. On s'en sert pour préparer nos
réunions. Avec ça, tu ressens mieux les choses.
Jayden regarda Samuel, l'air interrogateur. L'odeur était particulière. Le goût
encore plus. Mais il se garda de tout commentaire et fronça juste les sourcils
en avalant la première gorgée.
— Spécial, hein ? lui lança Samuel en éclatant de rire. Tu vas t'y faire et tu
finiras par adorer.
— Ça me fait penser à cette tisane que me filait ma grand-mère quand
j'avais un rhume… Je ne m'y suis jamais fait ! Ça n'a pas l'air bien vivant
comme coin… dit Jayden histoire de changer de sujet.
— J'en sais rien. À vrai dire, on sort rarement du Manoir, sauf pour se
balader dans les bois. Il est trop loin de tout. Mais t'inquiète pas, t'auras pas le
temps de te barber. Moi, ça fait six mois que j'y suis et j'ai l'impression d'être
arrivé hier. Quand j'pense que les plus anciens y sont depuis deux ans… C'est
dingue ! Va t'falloir un peu de temps pour connaître tous les Gardiens…
Enfin, pour les connaître personnellement, j'veux dire, parce que leurs dons,
tu les découvriras dans la Communion. Après, t'auras ton propre truc à
démêler. Comme moi avec cette foutue équation. Le temps passe plus vite là-
bas. C'est bizarre.
Jayden essayait de ne pas perdre une miette de ce qu'il entendait, car
derrière ce qui était devenu très banal pour Samuel se cachait un univers et
des concepts complètement inconnus pour lui. Au risque de ne pas pouvoir
reconstruire le puzzle s'il réagissait aux seuls propos de Samuel, Jayden
préféra commencer par le tout début.
— OK… je ne suis pas sûr de te suivre si on commence par la fin. Et si tu
me disais comment t'as rencontré ton singe… Comment t'as su que… ? Enfin,
tu vois ce que je veux dire.
— Je le vois comme si c'était hier, mon gars. Pour faire simple, je faisais
des études d'ingénieur informatique, un truc top classe, tu vois, à Stanford.
Paraîtrait que je suis surdoué. Mais ça on s'en fout. Fallait que je fasse un
stage et la plupart des boîtes d'informatique voulaient que j'aille trimer pour
elles. Mais, moi, j'avais carrément pas envie. Si je devais passer ma vie à y
travailler, je voulais au moins que mes stages – en gros, mes derniers
moments de vraie liberté – soient fun. J'ai donc accepté un truc un peu zarb…
dans un zoo qui voulait optimiser le traitement informatique des images
captées par leur système de vidéosurveillance et des infos que les mecs
récoltaient sur les bestiaux. Le San Diego Zoo. Y avait rien de bandant d'un
point de vue technique, mais c'était le milieu qui m'éclatait, parce que, chaque
matin, j'pouvais me balader quelques minutes dans le parc. C'est là que ma
moule a commencé à venir se foutre dans ma tête. Y avait quelque chose qui
m'attirait devant son enclos et, chaque fois, c'était comme si mes neurones
s'étaient mis à tourner plus vite… beaucoup plus vite. J'voyais tous les
schémas sur lesquels je butais s'éclairer, comme si j'étais devenu plus
intelligent. Tu vois l'truc ?
» Au début, j'me suis demandé si je ne délirais pas un peu, à cause de la
chaleur ou d'un machin dans le genre. Mais quand j'ai commencé à l'entendre
vraiment me causer, là, j'ai pigé qu'il se passait un truc pas net et que c'était
pas dans ma tête… Et j'suis resté de plus en plus longtemps en dehors des
heures de bureau, rien que pour aller la retrouver. C'était comme un shoot
d'intelligence à l'état pur et, chaque fois, c'était plus long, plus intense.
Jusqu'au jour J…
— Le jour J ?
— Le Transfert. Tout ce que je ressentais chaque fois que je m'approchais
d'elle est devenu permanent et, en même temps, j'ai pigé ce qu'elle était… et
ce que je suis devenu. Tout s'est téléchargé dans ma tête en une fraction de
seconde. Je me suis réveillé, j'étais plus le même, j'étais devenu le véhicule de
la méga-intelligence qu'elle m'avait transférée. Et puis, c'est là que Damone
est apparu et qu'il m'a expliqué que des mecs comme moi, y en avait d'autres,
qui avaient reçu ou allaient recevoir un autre type de don. Mais, au fond, il
n'a pas eu à m'expliquer grand-chose. Je le savais déjà. Et je crois que ça s'est
passé de la même manière pour tous les Gardiens. Ils ont tous pigé au
moment du Transfert. Damone s'est contenté ensuite de venir les cueillir et
extraire les singes de là où ils se trouvaient pour les ramener au bercail… au
Manoir, quoi ! Me demande pas comment il s'est démerdé pour faire ça, j'en
sais rien. Il a le bras long ce mec. J'imagine que c'est pareil pour toi, nan ?
— Pas vraiment, Sam. J'ai su avant et ça a été plus intuitif qu'autre chose.
Le Transfert s'est passé après et il m'a foutu plus de doutes dans la tête que
d'infos me permettant de piger…
— Ah ouais ? Bah, t'es le seul, alors. C'est p't-être pour ça que nous non
plus on pige pas comment tu vas faire un Choix. Faut dire, on pige pas grand-
chose de toute façon. On est là, avec des capacités de dingue… et on attend.
On t'attend. On sait pas ce qui se passera ensuite, quel que soit ton Choix. Y a
rien dans ce foutu journal qui nous indique l'après. Tout se rapporte au passé.
D'ailleurs, quand j'l'ai lu, en arrivant au Manoir, j'ai craqué les coordonnées
de chaque Gardien. Je savais d'où ils viendraient. Bon, j'avoue, après le
Transfert, c'était facile, forcément puisque Kayla et moi, on a le don de la
Connaissance. C'est pas délirant ?
— T'imagines pas à quel point tout ça me paraît délirant, justement.
— Y a que pour toi et Noah que j'ai eu un doute.
— Pourquoi ? Qui est Noah ?
— Un Gardien, comme toi et moi. Parce que deux séries de coordonnées
vous sont associées. Tous les autres n'en ont qu'une. C'est comme si… vous
pouviez venir de deux endroits à la fois… ou que vous aviez des coordonnées
de départ et d'arrivée. Ou un autre truc dans le genre. J'sais pas…
— Vu qu'il manque deux dates dans la deuxième série, je n'ai même pas
cherché à la décoder. La première m'a déjà mis la tête à l'envers.
— En tout cas, toi et Noah, vous avez exactement la même deuxième série.
Y a quelque chose qui vous lie à l'endroit qu'elle désigne.
Si Jayden avait l'impression que les choses étaient déjà confuses avant, cette
conversation lui montrait à quel point il était loin du compte. Chacune des
phrases qu'il entendait appelait dix questions. Il valait mieux qu'il laisse filer,
qu'il engrange les informations sans chercher à tout comprendre. Ça viendrait
bien assez tôt. Mais il commençait à prendre conscience d'une chose : tout
semblait s'être passé de la même manière pour les autres Gardiens. Pour tous,
sauf pour lui et peut-être pour ce Noah dont le nom lui rappelait vaguement
quelque chose.
Samuel avait raison : on se faisait vite au goût de ce breuvage. Jayden avala
d'un trait ce qui restait dans son gobelet et, sous l'œil amusé de Samuel qui lui
adressa un clin d'œil, saisit le thermos pour se resservir.
— J'imagine que Kayla est un autre Gardien ?
— Ouais. Kayla a débarqué d'Afrique… Mais elle parle anglais et plein
d'autres langues aussi. C'est une tronche. J'l'aime bien. J'ai eu du bol de l'avoir
comme binôme ! Noah, lui, est américain, comme toi et moi.
— Ça veut dire quoi « binôme » ?
— Bah, les cinq Vertus comptent chacune deux Gardiens, sauf le
Dépositaire et le Choix. En gros, toi et Damone, vous êtes seuls.
— Et c'est quoi ces Vertus ?
— Eh ! mec, mais tu sais vraiment que dalle, on dirait ! Damone t'a pas tenu
au jus ? Ça serait trop long de t'expliquer. Et puis, ça sert à rien que j't'en
cause pendant quinze plombes.
— Pourquoi ?
— Bah, parce que tu vas le découvrir tout seul !
— Et comment ?
— La Communion, mec ! La Communion, c'est un truc de fou ! L'abolition
des frontières physiques ! Ça sera l'expérience de ta vie ! Ça non plus, tu sais
pas ?
— Non. Tout ce que tu viens de me balancer en dix minutes est une
découverte pour moi. Je ne sais rien du tout, si ce n'est que je dois faire un
Choix et que mon Émanation est censée me balancer des trucs qui vont m'y
aider. Mais je n'ai pas reçu de don qui ressemble à ce que tu m'as décrit.
— J'ai l'impression qu'on n'est pas rendus avec toi ! La Communion, c'est ce
qui fait qu'on connaît le don des autres sans avoir à s'causer pendant des
lustres au coin du feu. Tu vois ? On est tous autour d'une table et on se
connecte. Mais fallait que t'arrives pour que le cercle soit complet. C'est grâce
à toi qu'on va pouvoir activer le Centre.
— Bon… Je ne vais pas te demander ce qu'est le Centre, hein ? Damone
m'expliquera tout ça. Et ton équation, c'est quoi ?
— Ça, mec, c'est le secret de tout ce bordel. C'est le Polygone !
— Et ça aussi, je suis censé savoir ce que c'est ?
— T'es pas censé savoir avant d'arriver au Manoir. Mais au point où on en
est, j'peux t'le dire. T'auras l'air moins largué quand Damone t'en causera.
T'imagines un cercle avec un Polygone à six sommets à l'intérieur et, au
milieu du Polygone, y a un autre petit cercle. Le grand cercle représente le
Dépositaire, les cinq premiers sommets représentent, chacun, l'une des
cinq Vertus, et le sixième sommet, c'est le Choix. Si tu comptes bien, sans
avoir oublié ce que j't'ai dit au sujet des binômes, ça fait douze clampins… les
douze Gardiens.
— Heu… Si je compte bien, il manque un sommet : celui du Dépositaire. Il
va où, lui ?
— Hééééé ! C'est qu'il suit le petit New-Yorkais. Le Dépositaire n'appartient
pas au Polygone.
— Il appartient à quoi, alors ?
— Si un jour tu le découvres, tu m'le dis ! J'ai pas encore tout pigé.
— Et qu'est-ce qu'on est censé faire avec ce truc ?
— On est censé l'activer.
— Comment, et dans quel but ?
— Ça, mon gars, j'en sais que dalle. Et c'est ça l'équation que j'essaie de
résoudre ! J'la passe au crible de tous les modèles mathématiques que je
connais. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il manque une pièce.
— C'est-à-dire ?
— En fait, j'ai découvert ce Polygone dans le journal du Frenchy. Mais sur
le papier, je ne le voyais qu'en 2D. C'est quand j'ai vu qu'il était aussi gravé
sur le plateau de la table de la salle des Communions que je me suis rendu
compte d'un truc. En 3D, le petit cercle au centre de la table, c'est un
renfoncement, comme si y avait quelque chose à y fourrer. Et à moins que
t'aies apporté quelque chose, j'vois pas encore quoi. C'est comme si tout
devait converger vers ce truc…
Jayden avala son deuxième verre aussi vite qu'il avait avalé le premier. Il
s'en servit un troisième.
— Fais quand même gaffe avec ce truc, mec. Ça ouvre les chakras. T'es pas
encore habitué…
— Ça peut pas être pire que tout ce que j'ai avalé ces derniers jours pour
essayer d'oublier que je devenais dingue, soupira Jayden, désolé pour lui-
même des écarts dans lesquels il s'était perdu.
Samuel lui sourit, comme s'il avait compris.
— Moi, c'est quand j'ai su que j'étais un gamin adopté que j'me suis pris une
baffe. Et puis, j'me suis dit que j'aurais pu tomber plus mal.
— Parce que toi aussi tu es un enfant adopté ?
Samuel sourit de nouveau.
— On l'est tous, mon gars ! T'es pas le seul.
— Et tu l'as su quand ?
— Quelques mois avant mon Transfert. C'est pas tant le fait d'avoir été
adopté qui m'a turlupiné, c'est que je n'ai jamais réussi à savoir d'où je viens
vraiment. ‘Fin, avant l'orphelinat j'veux dire. Et pourtant, j'ai fouillé comme
un vrai rat. Mais j'ai rien trouvé. Pas un indice sur mon passé, mes vrais
parents ou mon lieu de naissance. J'ai même pas réussi à remettre la main sur
les doubles des documents que mes parents avaient signés au moment de
l'adoption ou à retrouver les personnes qui les avaient accompagnés dans leur
démarche. Tous évaporés. C'est comme si je n'avais jamais existé, nulle part,
avant d'atterrir dans ma famille adoptive.
— Ça veut dire quoi, d'après toi ?
— J'sais pas. Mais tu ne me retireras pas de l'idée qu'il y a forcément une
relation avec le fourbi qu'on vit ici.
— C'est pareil pour les autres ?
— Chacun a son histoire. Mais aucun des Gardiens ne connaît ses véritables
origines.
— Vous n'avez jamais cherché à connaître vos points communs ?
— On n'est pas forcément aussi curieux qu'un journaliste, répondit Samuel.
Mais si t'as envie de te creuser les méninges, demande-toi pourquoi on est
tous adoptés et qu'en plus, on est tous nés la même année… à part Damone,
évidemment.
Les yeux de Samuel se perdirent dans le vague et il se tut. Jayden essayait
de remettre un peu d'ordre dans tout ce qu'il venait d'entendre. S'il n'avait pas
fait l'expérience de son propre Transfert, qui pourtant n'avait en rien
ressemblé à celui de Samuel ou des autres Gardiens, il se serait dit que tout ce
petit monde carburait aux amphet'. Il n'y avait rien de crédible dans tout ça.
Pourtant, il était là, à des kilomètres de chez lui, sans même savoir où il allait
mettre les pieds, avec la certitude irraisonnée que cette histoire n'avait rien de
fantasque. Cette même certitude qu'il avait eue à Edmond.
Alors que la lumière déclinait et que la voiture avalait les kilomètres, les
rapprochant du Manoir, Jayden sentait que la tête commençait à lui tourner. Il
avait chaud, tout d'un coup, très chaud, et il sentait que son cœur était en train
de s'emballer. Il connaissait bien cette sensation. Il la détestait. Elle était en
tous points identique à celle qu'il éprouvait lorsqu'on lui faisait une prise de
sang. Il sentait les premières gouttes de sueur perler sur son front. Il ouvrit la
fenêtre pour que la fraîcheur de l'air fouette ses bronches et tenta de penser à
n'importe quoi pour éviter de focaliser sur ce malaise qui l'envahissait petit à
petit. Penser à autre chose. C'était le conseil que lui avait donné une
infirmière la première fois qu'il avait donné son sang :
— Ne regardez pas et pensez à votre petite amie. Le malaise vagal, c'est
dans la tête.
Mais chaque fois, il regardait, comme si ses yeux étaient attirés malgré eux
par l'aiguille qui allait se planter dans sa veine. Il lutta, autant qu'il put, pour
contrôler sa respiration et les battements de son cœur. Il chercha dans ses
souvenirs les plus immédiats celui qui lui permettrait de passer le cap. Mais
lorsqu'un voile violet vint troubler sa vue, il sut qu'il ne tarderait pas à perdre
connaissance.
Au loin, il entendit Samuel lui parler et poser une main sur son épaule.
— Ça va vieux ? J't'avais dit d'pas forcer sur ce machin…
3
Jayden revenait doucement à lui, avec cette sensation indescriptible qui
vous saisit au sortir d'un malaise vagal et qui vous perd dans le temps et dans
l'espace. Devant ses yeux, des dizaines d'images défilaient à la vitesse de
l'éclair, mélangeant des personnes qui n'avaient rien à faire ensemble. Paul,
Kyle, Ethan, sa mère... Différents lieux et moments de son passé s'y
chevauchaient, sans logique ni chronologie. Il y avait aussi des endroits et des
visages qu'il ne connaissait pas. Se réimplanter dans la réalité lui semblait
plus long et plus difficile que d'habitude. Il sentait que des doigts lui
caressaient le visage, courant du sommet de son front jusqu'à son menton,
sans savoir si cette sensation n'était qu'une conséquence de son malaise ou
quelque chose de bien réel. Lorsqu'il se décida à ouvrir les yeux, il sursauta à
la vue de ce singe qui lui tripotait la figure, l'air amusé et satisfait. Jayden
comprit qu'il était bel et bien revenu à lui lorsqu'il vit Samuel à travers le
pare-brise.
Ils étaient arrivés au Manoir pendant qu'il était inconscient, et son
compagnon de route discutait maintenant avec une jeune femme devant la
voiture. Damone avait pris place sur le siège conducteur et l'observait. Mais
l'attention de Jayden était tout entière absorbée par le singe qui se tenait à ses
côtés, dans l'encadrement de la portière passager. L'animal semblait très
intrigué par la présence de ce nouveau venu, et son faciès s'animait de tout un
tas de mimiques on ne peut plus expressives. Passé la surprise et les effets de
son malaise, Jayden ne put s'empêcher de sourire en observant le singe du
coin de l'œil, ne sachant trop quelle attitude adopter. Il ne s'agissait pas
d'Angry. Il n'était pas expert en physionomie des primates, mais celui-là avait
quelque chose de différent, quelque chose de plus… accueillant.
— Vous verrez, il est très difficile de lui résister. Vous vous sentez mieux,
Jayden ? lui demanda Damone.
— Il commence plutôt mal, ce séjour, répondit Jayden en se redressant sur
son siège et en passant une main sur son front encore moite.
— Samuel m'a dit que vous aviez forcé sur la tisane. Au moins, on sait à
présent que vous y êtes sensible. C'est une bonne chose.
— Si vous le dites…
— Il faudra en consommer chaque jour. Elle rendra votre esprit plus
perméable aux Communions. Mais nous aurons le temps d'en rediscuter, car
la dernière Communion s'est achevée hier soir et la prochaine n'aura donc lieu
que dans dix jours. Après un cycle complet de régénération. Avez-vous fait
bon voyage ?
— Oui, rien à dire de ce côté-là. Mes moyens, ou plutôt ceux que vous avez
mis à ma disposition, me l'ont permis. Pourquoi autant d'argent, Damone ?
D'où vient-il ? Et le cycle de régénération, c'est quoi ?
— Appelez-moi Emilio. Si on doit passer un peu de temps ensemble,
l'utilisation de nos prénoms sera moins impersonnelle. N'encombrez pas votre
esprit avec des questions qui n'en valent pas la peine. L'important, c'est que
vous soyez là, pas les moyens que j'ai mis à votre portée. Avant d'être
partagées, au moment des Communions, les Vertus dont les Gardiens sont
porteurs doivent se régénérer auprès de l'Origine. Le cycle dure dix jours.
Mais l'heure n'est pas à ces détails. Êtes-vous prêt à vous extirper de cette
voiture ? J'aimerais vous présenter ce singe qui vous amuse tant et, surtout,
son Gardien, ou plutôt, sa Gardienne.
À l'extérieur, le Manoir, sombre et écrasant, s'étalait devant les yeux de
Jayden. Une gigantesque demeure en pierres de taille alignant deux corps de
bâtiment de même dimension séparés par une imposante tourelle carrée.
Chacun des deux corps comptait dix fenêtres, cinq au rez-de-chaussée et cinq
à l'étage, sans compter les trois lucarnes jacobines, installées dans la toiture à
double pan, qui éclairaient probablement des pièces aménagées dans les
combles. Pas moins de vingt-six fenêtres ouvraient ainsi sur l'extérieur, ce
qu'il fallait sûrement pour éclairer la surface sur laquelle s'étendait le Manoir.
Au pied de la tourelle se dressait une grande porte en bois sculpté, à double
battant, surplombée par un vitrail qui grimpait jusqu'au toit à quatre pans. Sur
le pourtour des deux cheminées, là où la neige ne pouvait pas tenir, Jayden
devinait que les couvertures étaient faites d'ardoise, ajoutant à l'austérité que
dégageait la demeure. Si son versant opposé ressemblait à celui qu'il avait
devant les yeux, elle devait être immense. Il ne s'imaginait pas que la région
recelait de telles constructions. L'ensemble était niché au milieu de grands
arbres qui le protégeaient des regards indiscrets. Jayden ne put s'empêcher de
penser que les curieux à venir se perdre dans un tel endroit ne devaient pas
être légion, de toute façon. Il se sentait… au bout du monde.
— Impressionnant, n'est-ce pas ? lui dit la jeune femme qui discutait avec
Samuel l'instant d'avant.
— J'espère qu'en plein jour, elle s'avère plus accueillante, répondit Jayden
en l'observant prendre dans ses bras le singe qui lui avait caressé le visage.
— Vous verrez, le feu qui crépite dans l'immense cheminée du salon vous
réconciliera avec la rigueur qui s'en dégage.
Damone et Samuel se rapprochèrent à leur tour de Jayden.
— Mon cher Jayden, laissez-moi vous présenter Élise Tournier. Elle a été
l'une des toutes premières à nous rejoindre, voici bientôt deux ans. Élise est
française. Mais, comme vous pouvez le constater, son anglais n'a rien à
envier au vôtre.
— C'est donc vous, Élise. Ravi. Je m'appelle Jayden Reed. J'ai déjà entendu
parler de vous.
— Pas autant que j'ai entendu parler de vous, Jayden. Je ne vous cache pas
l'impatience que j'avais de vous connaître. Presque tout le monde veut vous
connaître. Vous êtes le dernier à nous rejoindre.
— J'te l'avais dit, vieux ! T'es attendu comme un roi.
— Presque tout le monde ? lança Jayden avec ce sourire désarmant qui
faisait tomber les plus récalcitrants.
— Tous les Gardiens n'expriment pas leurs attentes de la même façon…
Certains sont plus mesurés. En ce qui nous concerne, mon symbiote-chéri et
moi, nous sommes très contents que vous soyez enfin là.
Une moule, un symbiote-chéri… Chaque Gardien y allait de son petit nom.
Jayden était amusé de voir à quel point Samuel, Élise, et peut-être les autres,
s'étaient attachés à leur Émanation. Compte tenu du rôle qui semblait être le
sien, mais, surtout, du premier contact qu'ils avaient eu, il avait la triste
impression qu'il ne ressentirait jamais rien de tel avec Angry.
— Et j'imagine que ce symbiote, c'est le singe que vous tenez dans vos
bras ?
— Tout juste, répondit Élise en posant sa tête contre celle de son singe. Il
m'a fait don d'une chose extraordinaire, une chose que je n'imaginais pas
possible, du moins dans de telles proportions. Mais vous vous en rendrez
compte…
— Lors de la prochaine Communion ? C'est ça ?
— Je vois que Samuel vous a briefé.
— Hé ! fallait bien que j'le renseigne. Il sait que dalle. Vous avez grave
merdé en nous amenant un bleu, Damone, dit Samuel sur le ton de la
plaisanterie.
— Je n'ose même pas imaginer ce que Samuel a pu vous raconter, répondit
Damone, mais ce qui est fait n'est plus à faire. Mes explications vous
paraîtront moins confuses. Je vous propose de regagner l'intérieur ; le dîner
sera servi dans une heure, le temps que Jayden s'installe. Élise, accepteriez-
vous de conduire Jayden à ses quartiers après lui avoir fait rapidement visiter
le Manoir ?
— Avec plaisir. Passez donc devant, messieurs.
Alors que Jayden et Damone se dirigeaient vers le portail, Élise se retourna
discrètement vers Samuel.
— Il est hyper craquant ! Damone ne nous avait pas dit qu'il était si beau,
chuchota-t-elle.
— Ah ouais ? S'tu l'dis…
4
À peine à l'intérieur, Damone s'excusa et prit congé en indiquant à Jayden
que les huit Gardiens qu'il n'avait pas encore rencontrés lui seraient présentés
au moment du dîner. Samuel s'éclipsa également.
Jayden était impressionné par ce qui l'entourait. Ses yeux se promenaient
entre l'escalier à double circonvolution, probablement en chêne massif, qui
occupait tout l'espace de la tourelle, le gigantesque lustre montgolfière en
cristal et le marbre blanc qui recouvrait le sol. Cet endroit paraissait tout droit
sorti d'une autre époque.
— Je ne sais pas comment est le reste de la maison, mais l'entrée est
sacrément jolie, dit Jayden en caressant d'un geste plein de délicatesse l'un
des pommeaux de départ de la double rampe d'escalier. Par où allons-nous ?
— Si vous appréciez les belles choses, vous vous entendrez sûrement avec
Joshua et Jennifer. Leur sensibilité à l'art est incroyable. Ils y voient tellement
de choses… Ça fait partie de leur don. On va commencer par le rez-de-
chaussée. L'aile gauche, puis l'aile droite. Ensuite, on ira au sous-sol, où se
cache la salle des Communions. Et on finira par le moins intéressant, les
étages, qui ne contiennent que des chambres.
Le singe d'Élise abandonna les bras de sa Gardienne et, une fois au sol,
ouvrit la marche. La capacité de ces animaux à tout comprendre surprenait
Jayden. Il ne s'était pas encore fait à l'idée qu'il ne s'agissait pas de simples
primates mais… d'Émanations ; vocable qu'il n'avait pas davantage
apprivoisé. Le rez-de-chaussée de l'aile gauche était occupé par un
gigantesque salon au fond duquel trônait une imposante cheminée en pierre
où de grandes flammes dévoraient des bûches de la taille d'un tronc.
L'ameublement et la décoration étaient assez sommaires. Deux canapés
Chesterfield en cuir fauve se faisaient face et prêtaient leurs flancs à la
cheminée. Une commode, plusieurs bibliothèques disposées entre les dix
fenêtres que comptait la pièce et quelques fauteuils éparpillés de-ci de-là
occupaient le reste de l'espace. Tout y était de bonne facture et d'un goût
certain. Mais le style, lui, était d'un autre temps.
— C'est un endroit sympa pour lire ou discuter au coin du feu… ou pour
méditer. J'adore venir ici en pleine nuit, quand je n'arrive pas à dormir.
— Et vous croisez beaucoup de monde en pleine nuit ? D'ailleurs, Élise, si
cette maison est occupée par douze Gardiens et autant de singes, où sont-ils
tous ?
— Probablement dans leur chambre, avec leur Émanation, en attendant
l'heure du dîner.
— Les singes… enfin, les Émanations se séparent-elles de leur Gardien
parfois ?
— C'est rare, Jayden. La relation est symbiotique. L'Émanation devient une
petite partie de vous-même et elle la nourrit. Elle y installe tout ce qui fait le
don qui doit être le vôtre.
— C'est long ?
— Je ne sais pas. En tout cas, c'est progressif. Chaque jour, vous ressentez
un peu plus les choses. Et ça devient une vraie drogue. Bon, par contre, je ne
prends pas ma douche avec mon Émanation… dit Élise en riant.
De taille moyenne, les cheveux bruns, les yeux marron clair, Élise n'était
pas spécialement jolie et, physiquement, elle n'était pas de celles qui attirent
le regard. Mais Jayden était subjugué par son sourire, son regard, sa façon de
s'exprimer. L'ensemble avait quelque chose de purement magique. Elle
irradiait un charme et une bonté auxquels il avait succombé en quelques
instants. Elle était ce genre de personne que vous n'aviez jamais envie de
quitter, que vous aviez envie de prendre dans vos bras, de protéger et de
chérir. Sans bien comprendre ce qui l'amenait à cette constatation, Jayden n'y
voyait qu'amour et tendresse.
Il avait déjà rencontré des gens qui lui avaient fait cet effet, mais pas avec
une telle force. Et la puissance de ce ressenti était telle qu'il la soupçonnait de
provenir du don qu'elle avait reçu. Dans un autre registre, Samuel lui avait
fait forte impression également. Était-ce cela un don ? L'expression d'une
qualité portée à son paroxysme ? Une Vertu si fortement concentrée dans un
individu qu'elle le débordait ? Damone lui avait dit que les Émanations
étaient censées transférer à leurs Gardiens les Vertus qui permettraient aux
hommes de construire un avenir différent. Ce qu'il ne lui avait pas dit, c'était
quelles étaient ces Vertus et comment ces Gardiens étaient censés eux-mêmes
les transmettre au plus grand nombre. S'agissant d'Élise, il suffisait de la
regarder et de l'écouter pour comprendre que son don avait quelque chose à
voir avec une certaine forme d'empathie.
Il en vint à se dire que le Choix, la seule Vertu qu'il connaissait puisqu'elle
le concernait directement, n'en était pas une. À part les éléments lui
permettant de faire ce Choix, son Émanation n'aurait rien à lui transférer. En
cela, il ne serait jamais comme Élise ou Samuel. Il se demandait d'ailleurs où
était Angry. Si les singes ne se séparaient jamais de leur Gardien, voilà
encore quelque chose qui le différenciait de ses homologues.
— OK… J'ai compris qu'à travers ce que vous appelez les Communions, je
vais découvrir les Vertus qui vous animent tous. Mais, franchement, je ne me
suis pas encore fait à l'idée que je vais comprendre des trucs sans que l'on me
les explique avec des mots. Et j'ai comme l'impression que Damone n'est pas
pressé de m'éclairer. Vous voulez bien me parler de ces Vertus ? Ou au moins
de la vôtre ? Je me sens complètement largué, pour être franc…
— Si vous voulez, Jayden. Mais j'ai peur que de simples mots ne réussissent
pas à vous faire ressentir les choses comme le fera la Communion. Ça restera
très abstrait. Et si on se tutoyait ?
— Ça marche. Mais explique-moi quand même, rien que pour me donner
l'impression que je ne vais pas arriver au milieu de votre petite communauté
comme un cheveu sur la soupe…
Le singe saisit la main de Jayden et l'entraîna vers l'un des canapés.
— Ben, je crois qu'il a décidé pour moi… dit Élise en les suivant.
Une fois assis, le singe s'installa sur les genoux de Jayden.
— Je vais faire comme si Samuel ne t'avait rien dit. Vu comme il est bavard
et vu la vitesse à laquelle tourne son cerveau, je me doute qu'il a dû te
balancer pêle-mêle tout un tas d'informations qui ont dû te paraître
imbitables.
— Jusque-là, tu as raison. Il n'y a pas grand-chose que je comprenne.
— En fait, c'est assez simple. Et pour que mon explication te paraisse
encore plus simple, on va oublier le terme « Émanation » pour n'utiliser que
le terme « singe ». C'est la même chose. Ça te va ?
— Ça me va !
— Donc, il existe cinq Vertus…
Jayden lui coupa la parole d'emblée.
— Attends, attends… Il « existe » cinq Vertus. Ça veut dire quoi ? Qui a
décidé que leur nombre était limité à cinq et qui a dit que c'étaient celles dont
les singes étaient porteurs ?
— Si tu m'interromps au bout d'une phrase, on ne va pas y arriver, répondit
Élise avec un grand sourire.
Pour d'autres raisons, son sourire était encore plus désarmant que celui de
Jayden.
— Ces Vertus sont celles qui ont été identifiées par le père Morand, celui
qu'on appelle le Prêtre. Prends-les donc pour un fait acquis. C'est immuable.
Je disais donc qu'il existe cinq Vertus cardinales. Quand je dis « cardinales »,
c'est parce que d'autres Vertus en découlent, mais elles sont secondaires.
Chacune de ces cinq Vertus est portée par deux singes, une femelle et un
mâle. Les cinq Vertus comptent donc dix singes. À chaque singe correspond
un Gardien de sexe opposé. Chaque Vertu est donc censée être transférée à
un homme et à une femme. Pas de sexisme ! C'est clair jusque-là ?
— Je n'ai jamais été balèze en maths, mais, pour l'instant, je suis encore.
— Super, parce que moi, j'ai mis plus longtemps à comprendre. Mais toi, tu
as la chance d'avoir un bon prof. Ça ne t'aura donc pas échappé : pour arriver
à douze, il manque encore deux singes et deux Gardiens.
— Et, là, je sais déjà que le premier singe et son Gardien représentent le
Dépositaire et que c'est Damone. Le deuxième Gardien et son singe
représentent le Choix et c'est moi. Et j'ai aussi appris que ces deux Vertus,
contrairement aux autres, ne comptent qu'un singe et qu'un Gardien.
— Je suis impressionnée ! Tu as réussi à suivre Samuel. Ce n'est pas donné
à tout le monde, dit-elle en riant de nouveau. Toi et Damone, vous n'êtes donc
pas si importants que ça, conclut-elle avec un clin d'œil.
— Si ça pouvait me libérer…
— N'y compte pas. Tu es là et tu vas y rester. Bon, je continue ma leçon.
Par l'effet du Transfert, chaque singe s'est arrimé dans l'esprit de son Gardien.
Il a ouvert la porte de cet espace qui lui était dédié, depuis toujours, et y a
installé ce que le Gardien devait savoir pour comprendre.
— Pour comprendre quoi ?
— Pour comprendre ce qu'il représentait. Pour ressentir les premiers effets
de la Vertu qui allait lui être transférée. Pour accepter de venir jusqu'ici et
achever le Transfert.
— OK. Je pige, même si je n'ai pas l'impression d'avoir vécu les choses de
la même manière. Mais Damone m'avait prévenu. Avec moi, les choses ne se
sont pas faites dans le même sens. J'ai l'impression que mon expérience est
complètement différente de la vôtre. Et je me demande encore pourquoi je
suis là, parce que, moi, je n'ai rien reçu de particulier qui m'y ait encouragé.
Mais peu importe. Et donc, ces Vertus, quelles sont-elles ?
— C'est là que tu vas avoir du mal à piger comment elles ont pu nous
sembler si évidentes. En fait, chaque Gardien a trouvé sa propre Vertu
évidente parce qu'il avait reçu ce qu'il fallait de son singe pour qu'elle lui
apparaisse comme telle. Mais, au début, chaque Gardien n'a pas trouvé celles
des autres Gardiens si simples à comprendre. Ce n'est que par l'effet de la
Communion qu'on a pu tous comprendre l'ensemble des cinq Vertus et,
quelque part dans nos têtes, les considérer comme aussi réelles. Avec la
Communion, tout a pris un sens.
— Ça ne me dit toujours pas ce qu'elles sont, ces Vertus.
— J'y viens, Jayden. Mais je voulais juste te dire, avant, que le Transfert,
c'est un truc en deux temps. Le premier est instantané et te fait piger que tout
ça est réel et puissant. Le second est progressif, on se « remplit » de notre
Vertu au contact de notre singe. C'est ce qu'on fait ici. Et lorsque le Transfert
sera complet, il nous appartiendra de répandre ces Vertus partout où nous le
pourrons.
— Pour changer le monde, c'est ça ? dit Jayden avec une pointe d'ironie
dans le ton.
— Exactement. Faudrait que tu ressentes ce qu'on ressent tous ici pour
accepter cette idée. Sinon, tu ne peux pas. Et crois-moi, chaque jour qui
passe, on en est un peu plus convaincu, parce que notre Vertu prend de plus
en plus de place dans notre vision du monde. Et ce sera à toi de faire en sorte
que ça arrive… ou que ça n'arrive pas. C'est ça le Choix que tu dois faire. Et
on est tous là pour te convaincre que ça doit absolument arriver.
— Et vous savez comment ça doit se produire ? Vous n'allez pas monter
dans une fusée et saupoudrer vos Vertus dans l'atmosphère !
— Ça, on ne sait pas encore. Et c'est précisément le rôle du Dépositaire.
— Damone vous a dit comment ça se passerait ?
— Non. Il nous a dit que le Choix devait être fait avant. Pourquoi crois-tu
qu'on t'attend tous avec impatience ? Pour tes beaux yeux ?... Même si c'est
vrai que tu es sacrément mignon.
Élise lui balança le compliment – qui n'avait rien à faire au milieu de leur
conversation – aussi simplement qu'elle aurait parlé de la pluie et du beau
temps. Jayden rougit. Élise sourit.
— Ah… Merci ! Mais ce n'est pas ça qui va m'expliquer comment je vais
pouvoir le faire, ce satané Choix !
— Chaque chose en son temps, Jayden. Pour répondre enfin à la question
qui te taraude, la première Vertu, c'est la JUSTICE. Ce sont Heng et Alyssa qui
se la partagent. La deuxième, c'est la CONNAISSANCE. Là, tu sais déjà que ce
sont Samuel et Kayla qui en ont hérité. La troisième, c'est la TEMPÉRANCE, et
ses porteurs sont Noah et Nuria. La quatrième, c'est l'HUMANITÉ, représentée
par ton admiratrice et Miguel. Et la cinquième, c'est la TRANSCENDANCE, servie,
comme je te l'ai dit tout à l'heure, par Joshua et Jennifer. Tu verras, toutes ces
personnes sont extraordinaires. Lorsqu'on sera tous réunis dans la prochaine
Communion, leurs dons te feront voir le monde autrement. À nous tous, on
renferme ce qui pourrait le changer et…
Élise continuait de parler, mais Jayden ne l'écoutait plus. Il la regardait avec
une perplexité qu'il était incapable de contenir. Son discours lui rappelait
celui que Damone lui avait sorti, avec le même détachement, la première fois
qu'il l'avait rencontré. Comme si ce qu'ils disaient, l'un et l'autre, était tout à
fait banal. Il était pris de la même envie de fuir que celle qui l'avait envahi à
Edmond, tout en sachant qu'il n'en ferait rien. Plus il en apprenait, plus il
trouvait la situation irréaliste et, pourtant, moins il était capable de s'en
détacher.
Élise se rendit compte que Jayden n'était plus vraiment avec elle. Au-delà
du doute évident qu'elle décelait chez lui, elle était saisie d'un ressenti plus
profond, un sentiment qui faisait vibrer les cordes de ses surcapacités
empathiques. Elle captait chez lui un pessimisme sourd qui, en arrière-plan,
ternissait de manière insidieuse la plupart de ses pensées. Avant son
Transfert, Élise n'y aurait peut-être pas prêté attention ou alors, de manière
très lointaine. Mais aujourd'hui, alors que son Émanation lui avait peut-être
transmis tout ce qu'elle devait représenter, ce pessimisme était aussi visible
pour elle qu'un voile sombre posé sur la personnalité de celui qui se tenait à
ses côtés. Au beau garçon à l'intelligence aiguisée et aux phrases bien
construites se superposait une personne prise dans les griffes de tourments
qu'elle ne parvenait pas à définir. Elle sentait qu'on les y avait installés,
comme on aurait planté une graine dans un terreau suffisamment fertile pour
qu'elle s'y développe. Et ils nourrissaient chez leur hôte une inquiétude
latente, diffuse et probablement ancienne. Elle avait le pressentiment que ces
tourments auraient une incidence sur le Choix que Jayden devait faire et
qu'elle devait atténuer leurs effets. Ces tourments avaient quelque chose à
voir avec l'Émanation de Jayden, comme le fait de devoir lutter contre avait
quelque chose à voir avec sa propre Émanation.
— Je suis stupide. Je vais trop vite, finit-elle par conclure. Tu viens d'arriver
et tu ne peux évidemment pas tout comprendre en une minute. Je ne fais que
créer de la confusion dans ta tête. Pardonne-moi, Jayden.
— Ne t'excuse pas. C'est moi qui t'ai demandé de m'en parler. Tu sais, tout
ça a été très soudain pour moi. Ça m'a fauché en quelques jours, sans que je
m'y attende et, contrairement à toi, ou aux autres, le Transfert ne m'a rien
appris. Lorsque j'ai été happé dans ce truc, j'étais déjà largué et il m'a encore
plus perdu. Quand je t'écoute, je me demande ce que je viens faire là. J'ai
l'impression de ne rien pouvoir vous apporter.
Élise ressentait maintenant le désarroi de Jayden.
— Lorsque j'ai rencontré mon Émanation, moi non plus je n'étais pas au
plus haut de ma forme. Ma vie venait de s'écrouler…
— C'est-à-dire ?
— C'est une longue histoire que je te raconterai une autre fois, Jayden. Mais
ce n'est pas le plus important. Le plus important, c'est que tu as forcément
quelque chose à nous apporter, même si tu ne le sais pas encore. Et seul un
Transfert complet te permettra de savoir. Au début, je n'ai pas compris non
plus. Je ne voyais pas comment ce que j'avais reçu pouvait aller au-delà de
moi-même. Mais l'amour dont elle m'a inondée était si intense qu'il me
dépassait, qu'il ne pouvait pas être simplement tourné sur moi. Il devait être
tourné vers les autres. C'est tout le but de ce fourbi.
— J'aimerais que les choses m'apparaissent avec autant de clarté…
— Donne-moi ta main et ferme les yeux.
— Quoi ?
— Donne-moi ta main, ferme les yeux, et tu verras !
Jayden glissa sa main dans celle d'Élise et tous deux se turent. Seul le
crépitement plaintif des bûches qui se mouraient dans l'âtre de la cheminée
venait perturber le silence qui s'était installé entre eux.
Les trente premières secondes, Jayden ne ressentit absolument rien. Puis
vint cette sensation curieuse de légèreté, comme si ce contact avait le pouvoir
d'ôter des poids imaginaires qui auraient pesé sur son esprit. D'un instant sur
l'autre, il sentait que ses tourments perdaient de leur vigueur et que le temps
se mettait à ralentir. Un sentiment d'apaisement, puis de quiétude commençait
à engourdir ses sens. Il lâchait prise. Sans raison apparente, un souvenir de sa
petite enfance remontait à la surface, comme pour souligner la ressemblance
qui existait entre ce qu'il ressentait à cet instant et ce qu'il avait ressenti jadis.
Il se voyait dans les bras de sa mère, en train d'engloutir un biberon et, à
travers ce moment de son passé, ressentait l'amour qu'elle lui vouait, immense
et inconditionnel. Mais là où cet amour avait été vécu de manière intuitive,
instinctive, il traversait aujourd'hui une conscience qui en démultipliait les
effets. Il expérimentait la pureté d'un sentiment à l'état brut, libéré de tout ce
qui pouvait entraver sa portée. Et dans cet état de béatitude, tout le reste
paraissait, soudain, relatif. L'amour devenait palpable et chaque instant qu'il
traversait se muait en instant de grâce.
Jayden peina à rouvrir les yeux. Il aurait voulu que cette expérience dure
éternellement.
— Waouh ! Je crois que je n'ai jamais ressenti un truc pareil !
Élise ne répondit pas dans l'instant. Elle semblait ne pas encore être sortie
de la parenthèse qu'elle lui avait offerte. Elle finit par lever les yeux sur lui.
Quelque chose en avait terni l'éclat.
— Élise ? Ça va ?
— Excuse-moi. Oui, ça va. Tu as ressenti ce que j'ai moi-même ressenti
lorsque mon Émanation a croisé ma route. Je ne pouvais pas tourner le dos à
ça. J'en avais besoin. Et ce que je ressens depuis mon Transfert est mille fois
plus puissant. Chaque jour, ces sensations grandissent, me dépassent et je
sens que, petit à petit, elles m'emportent.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Elles t'emportent vers quoi ?
— Je ne sais pas. Mais quelque chose de trop grand pour m'appartenir. Je
sens que ça ne fait que transiter par moi. Je crois qu'elle est là, la raison de
notre présence dans ce trou.
— Et c'est toi ou ton singe qui m'a fait ressentir ce truc ?
— C'est moi. S'il avait voulu te faire vivre ça de lui-même, il n'aurait pas pu.
Seul le Gardien peut recevoir et retransmettre ce qui lui vient de son
Émanation. Et retransmettre, c'est ce qu'on devra faire une fois que…
— … j'aurai fait mon Choix !
— Je crois que je n'ai plus grand-chose à t'expliquer. Tu as compris
l'essentiel. Je vais te faire visiter le reste de la maison, car l'heure tourne et
dans moins d'une demi-heure, on passe à table.
— Je n'aurais pas dit ça quand je suis arrivé, mais, maintenant, j'ai hâte de
rencontrer le reste de la troupe. Ce truc, ça m'a… requinqué !
— Les effets vont disparaître assez vite. Ce n'est pas durable. Mais, au
moins, tu as expérimenté une toute petite partie de ce qu'il m'a offert. Et,
crois-moi, c'est une goutte d'eau au milieu d'un océan…
— Bah, j'aurais bien aimé être le Gardien de ton singe, alors !
— Tu diras la même chose à tous les autres Gardiens lorsqu'ils partageront
leur don avec toi. Mais si tu n'es pas le Gardien de leur singe, c'est qu'il y a
une raison. Allez, suis-moi, je vais te montrer ce qu'il y a dans l'autre aile et la
salle de Communions, au sous-sol.
5
Avant de quitter Jayden, devant la porte de sa chambre, Élise s'excusa des
explications minimalistes qu'elle lui avait fournies sur le reste du Manoir.
Elle ne se sentait pas bien depuis qu'ils avaient quitté le salon et avait hâte de
regagner ses quartiers pour se reposer quelques instants avant le dîner.
— Tu es sûre que tu te sens bien ? lui demanda Jayden alors qu'il la voyait
pâlir de minute en minute.
— Je crois. En fait, le partage que je t'ai fait vivre tout à l'heure pompe pas
mal d'énergie. Faut juste que je m'allonge un petit moment et ça ira mieux.
Avant, ça ne me fatiguait pas autant. Faut croire qu'avec toi, rien ne
fonctionne comme avec les autres…
— C'est quelque chose que vous faites souvent ?
— Les plus anciens, ici, le faisaient beaucoup avec les nouveaux venus. Ça
les préparait. Mais les derniers Gardiens, avant toi, sont arrivés voilà plus de
six mois. Depuis, la Communion a remplacé ces petits jeux. J'imagine qu'ils
voudront tous s'y remettre avec toi.
— Peut-être. Désolé de t'avoir fatiguée, en tout cas.
— Ne t'inquiète pas ! Allez, je te laisse t'installer et retrouver ton singe. On
se voit au dîner.
Ce moment passé à tester le don d'Élise lui avait presque fait oublier qu'il ne
l'avait pas encore revue. Il n'avait aucune idée sur la manière dont se
déroulerait cette nouvelle rencontre. Ce qu'il savait des relations que les
Gardiens entretenaient avec leur singe, il l'avait appris en écoutant Samuel et
en regardant Élise. Autant dire qu'il ne savait rien. Il ne comprenait pas
pourquoi Damone ne l'avait pas rencardé comme il aurait normalement dû le
faire. Depuis qu'il était arrivé, Jayden avait l'impression d'être livré à lui-
même.
Ramenée à ce qu'elle était, la chambre était aussi spacieuse que pouvait
l'être le salon ou la salle à manger. Elle ressemblait davantage à une suite de
grand hôtel contenant tout l'ameublement nécessaire à un séjour de longue
durée. Une partie de la pièce était destinée au repos et comprenait deux tables
de chevet de part et d'autre d'un grand lit, une armoire et une commode.
L'autre partie intéressait davantage les activités diurnes et était meublée d'un
petit canapé, de deux fauteuils et d'un bureau. Jayden ne comprenait pas
l'utilité de tant de choses, mais il se souvint que certains Gardiens étaient là
depuis deux ans. Une éternité à ses yeux.
Lorsqu'il se décida à pénétrer dans les lieux, il ne la vit pas tout de suite.
Angry était installée dans un fauteuil devant la fenêtre. Immobile, elle
semblait observer la nuit et ne réagit pas à la présence de Jayden. Il y avait
quelque chose de terriblement déroutant à se trouver face à un tel animal dans
un contexte qui n'était pas le sien. Et il se demandait comment les autres
Gardiens avaient pu s'y faire. La force de l'habitude, peut-être. On finit par se
faire à tout. Même au plus étrange. Non sans mal, il décida de se comporter
comme si elle n'était pas là, sans pour autant l'abandonner du regard. Il vint
poser sa valise à proximité du grand lit qui serait le sien et fit semblant de
s'intéresser à l'ameublement de la chambre. Au bout de quelques minutes,
cette mascarade le fatigua et il s'assit sur le lit, ne sachant que faire d'autre en
attendant qu'elle réagisse.
Tout d'un coup, elle se retourna, descendit du fauteuil et se dirigea vers lui.
Le cœur de Jayden se mit à battre la chamade. Angry grimpa sur le lit et
s'assit à côté de lui. L'appréhension le fit déglutir à sec. Il s'attendait à ce
qu'elle se manifeste comme elle l'avait fait à Edmond. Il se souvenait encore
de ce halo éblouissant dans lequel il avait été pris au piège et de ces
tentacules de lumière qui avaient virevolté autour d'eux. C'était grâce à l'un
d'eux qu'elle s'était connectée à lui et qu'elle l'avait propulsé dans la salle à
manger de ses parents, quelque dix-sept ans plus tôt. Mais, cette fois, rien ne
vint. Angry restait silencieuse, se contentant de le regarder. Le singe qu'il
avait devant les yeux n'avait rien d'aussi extraordinaire que celui de son
souvenir. Il ne savait pas s'il devait être rassuré ou s'en inquiéter. Une fois de
plus, l'idée qu'il n'était peut-être pas le bon Gardien tenta de se frayer un petit
chemin dans le champ des possibles. L'idée, aussi, qu'il n'était peut-être le
Gardien de rien du tout, sinon le spectateur d'une bande de fous qui se
croyaient investis d'une mission divine. À moins qu'il ne soit en train de vivre
un délire paranoïaque provoqué par on ne sait quelle substance inhalée lors
d'une soirée un peu trop festive. Malheureusement, Jayden savait que ces
idées fonctionnaient comme toutes celles que l'on imagine, en désespoir de
cause, pour se rassurer ou pour tenter d'échapper à une réalité qui vous
déroute. Mais cette réalité, aussi surréaliste fût-elle, vibrait en lui au-delà du
doute. Il n'était même plus certain, à cet instant, de vouloir qu'elle n'ait été
qu'un leurre. Que lui resterait-il, sinon ? Et ce qu'il avait ressenti lorsqu'Élise
avait pris sa main nourrissait, chez lui, l'envie d'en savoir plus, le besoin d'en
vivre davantage. Si toutes les Vertus devaient lui faire le même effet, chacune
dans leur domaine respectif, elles le rempliraient de ce qu'aucun homme, à
part les Gardiens, n'avait jamais vécu. C'était peut-être pour ça que tous les
Gardiens étaient encore là après tant de mois passés au sein de la Confrérie.
Ces Communions, dans lesquelles ils partageaient les Vertus qu'Élise lui avait
révélées, étaient leur ciment. Un ciment fait de perfection qui les soudait et
les tenait à l'écart d'un monde imparfait. Et aucun des autres Gardiens, à part
peut-être Damone, n'avait jamais douté de cette dynamique puisque tous
projetaient l'idéalité de leur propre don dans le don des autres. Un cercle
vertueux, en quelque sorte. Pourtant, une petite voix intérieure disait à Jayden
qu'il ne pourrait pas en faire partie précisément parce que lui n'avait rien reçu
qui pouvaitt être comparé à ce qu'avaient reçu les autres Gardiens. Cette
même petite voix l'invitait à chercher la faille. Inconsciemment, il était en
train de se demander si, finalement, Angry n'était pas là, à travers lui, pour
incarner le doute. Comme si cette perfection ne pouvait pas être… ou ne pas
exister à travers ses Gardiens. Chose curieuse, mais peut-être pas due au
hasard, ces idées, pour le moins complexes, germaient en lui alors qu'il venait
de retrouver Angry. La petite voix qui venait de les lui souffler était-elle bien
une voix intérieure ? Sans s'en rendre compte, n'étai(en)t-il(s) pas en train
d'échafauder les composantes futures de son Choix ?
— Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir me foutre dans la tête pour que je fasse
ce Choix maintenant que j'ai accepté le Transfert dont tu as voulu me
dissuader ? Est-ce que tu vas m'aider à comprendre ? dit-il à haute voix.
Les mots de Jayden ne provoquèrent aucune forme de réaction chez Angry,
qui continua à le regarder jusqu'à ce que quelqu'un frappe à la porte. Le singe
sauta du lit, prit la main de Jayden et l'entraîna pour aller ouvrir.
— Votre installation s'est-elle bien passée ? demanda Damone en les
regardant, tous deux, main dans la main.
— J'en ai à peine eu le temps. Élise m'a expliqué… un certain nombre de
choses sur les Vertus, les Gardiens, les Communions… Toutes ces choses
que je m'attendais à découvrir à travers vous.
— Je suis ravi que vous ayez pu échanger avec elle. Et je me doutais qu'elle
vous éclairerait un peu. Je ne les ai pas invités à vous accueillir, elle et
Samuel, sans raison. Il m'a semblé que leur expérience et leurs points de vue
vous seraient utiles pour comprendre… ou commencer à comprendre. Mais
n'ayez crainte, je compléterai ces explications à raison de toutes les questions
que vous aurez encore. Je serais bien surpris que vous n'en ayez pas. Je ne
veux pas non plus vous saturer d'informations dès le premier jour. Mais, pour
l'heure, je venais vous inviter à passer à table.
— Entrez une minute, Damone. Je n'ai même pas eu le temps de retirer mon
blouson ni de prévenir mes parents que j'étais bien arrivé, répondit Jayden en
l'invitant à entrer d'un geste de la main.
— Vous aurez beaucoup de chance si vous réussissez à capter un signal.
L'endroit est très mal couvert.
— Le contraire m'aurait surpris.
— Je constate, en tout cas, que les retrouvailles avec votre Émanation se
sont bien passées.
— Aucun de nous deux n'est encore mort ! En dehors de ça, je n'ai pas la
moindre idée sur la manière dont nous devons « collaborer ». En écoutant
Élise, j'ai compris que ça ne se passerait pas comme avec les autres Gardiens.
Et je me demande donc comment ça va bien pouvoir se passer. Parce que,
franchement, Damone, je ne vois pas bien comment faire un Choix si mon
Émanation ne m'y aide pas.
— Elle vous y aidera. Elle est là pour ça. Je dirais même qu'elle n'est là que
pour ça. Et tout ce que vous vivrez à travers elle vous y conduira. Il n'y a
aucun autre chemin. Nous aurons l'occasion d'y revenir, mais retenez une
chose : vous et moi ne fonctionnons pas comme les autres Gardiens. Nous
avons un statut… à part, dirais-je.
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— N'y voyez rien de péjoratif, mais les autres Gardiens n'ont rien de
particulier à accomplir. Ils ne sont que les réceptacles de Vertus qui se
suffisent à elles-mêmes, en attendant d'être « partagées ». Vous et moi avons
un rôle bien plus actif. Vous, vous devrez choisir si ces Vertus doivent ou
non être partagées pour perpétuer l'existence des hommes. Rien de moins !
Quant à moi, je serai le Dépositaire de… votre Choix.
— OK. Et comment je saurai l'avoir fait, ce Choix ?
— Vous le saurez lorsque les Vertus abandonneront leurs hôtes temporaires
afin d'être partagées.
— Damone… je suis journaliste et je sais quand quelqu'un tourne autour du
pot ! Alors, je reformule : à quel moment saurai-je que ces Vertus ont
abandonné leurs Gardiens ?
— Lorsque vous aurez fait le Choix.
— Bien ! Vous ne voulez pas me répondre…
— Je ne peux pas vous répondre. C'est différent. Le Choix est la pierre
angulaire, le déclencheur. Les Vertus quitteront leurs Gardiens lorsque vous
l'aurez fait. Retenez autre chose de très important : ce que vous montreront
les autres Gardiens ne doit pas orienter votre Choix. Jamais. Seul ce que vous
montrera votre Émanation devra vous y conduire.
— Sinon ?
— Sinon, inconsciemment, vous laisserez les autres Gardiens le faire pour
vous.
— Ça ne sera pas le cas.
— N'en soyez pas si sûr. Sans le vouloir, Élise a déjà commencé à vous
influencer en vous faisant ressentir ses dons. Et les autres feront la même
chose. Le partage bilatéral est un rituel ici. Mais seule la Communion vous
fera vivre le « vrai » partage, car vous y serez partie prenante avec vos
propres orientations… et votre contribution.
— Inutile que vous vous étendiez sur ces réunions. Dans les grandes lignes,
je crois que j'ai compris ce qu'elles sont. Par contre, vous pouvez peut-être me
dire pourquoi tous les autres Gardiens fonctionnent en binôme et pas nous ?
— Parce que le Choix ne peut pas être partagé, Jayden. Il n'appartient qu'à
un seul. Comme le fait d'en être le Dépositaire. Il faudrait que nous
descendions, maintenant…
— Une dernière question sur quelque chose que j'ai vraiment du mal à
comprendre, si je veux bien admettre, déjà, que je comprends le reste :
comment le partage est-il censé se produire ? Qu'est-ce que c'est que cette
histoire de Polygone à activer ? Pourquoi n'en faites-vous pas partie ?
— C'est quelque chose que je ne peux pas vous révéler.
— Parce que vous ne voulez pas ou parce que vous ne pouvez pas ?
— Parce que c'est quelque chose qui orientera votre Choix lorsque vous
serez en mesure de le faire.
— De toute façon, je crois que, pour aujourd'hui, j'en ai assez entendu. Je ne
peux plus rien encaisser sans me griller les neurones.
— Vous progressez à grands pas. Ne vous inquiétez pas. Vous avez encore
un peu de temps devant vous pour acquérir les quelques notions qui vous font
défaut avant de pouvoir faire le Choix. Mais une fois que vous les aurez
acquises, n'attendez pas qu'il soit trop tard.
« Trop tard pour quoi ? » Jayden préféra ne pas relever pour le moment. Il
avait déjà du mal à remettre de l'ordre dans toutes les informations qu'il avait
ingurgitées en moins de deux heures. À supposer que tout cela aboutisse
réellement à quelque chose, il se demandait aussi ce qu'il adviendrait d'eux,
après. Si les Vertus devaient abandonner leurs hôtes au moment du partage,
on pouvait penser que les Gardiens se trouveraient libérés. Pour lui, ce serait
sûrement la même chose. Après le Choix, il pourrait sûrement plier bagage. À
moins que, comme pour Mandi, Paul, Aby et les autres, ils n'oublient, eux
aussi. Tout ça lui paraissait quand même trop simple. On ne pouvait pas vivre
une expérience pareille et se réimplanter dans la réalité comme si rien n'avait
existé. Et puis, il restait Damone. Que deviendrait-il, lui qui était censé être le
Dépositaire du Choix ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? Damone en savait
beaucoup plus que tous les autres et semblait vouloir ne distiller ses
informations qu'au compte-gouttes.
— On passe prendre Élise avant de descendre ? proposa Jayden.
— J'ai oublié de vous le dire en arrivant, mais Élise ne se sent pas bien. Elle
ne se joindra pas à nous. J'irai m'enquérir de son état après le dîner.
6
Tous les Gardiens étaient déjà dans la salle à manger, discutant par petits
groupes épars, leurs singes à proximité. Le spectacle était totalement
surréaliste, pour ne pas dire absurde. Jayden se serait cru dans un conte
fantastique. Parmi tous ces visages, un profil qui ne lui était pas inconnu
attira immédiatement son attention. Une seconde lui suffit à se remémorer le
personnage. Voilà pourquoi le prénom lui disait quelque chose. Il s'agissait
du Noah qu'il avait croisé à la réunion organisée par le maire, à Edmond. À
ceci près que le Noah en question lui avait indiqué de quitter le nord de l'État
pour New York et non pour l'Abitibi. Aby et Mandi n'avaient peut-être pas
été les seuls Soldats que la Confrérie avait dépêchés là-bas. Si Jayden avait
dû regagner Manhattan sans que s'opère le Transfert, il y avait fort à parier
qu'il y aurait croisé Noah. D'une manière ou d'une autre, tout devait le
ramener dans ce Manoir. Cette évidence lui fit froid dans le dos, mais, d'une
certaine manière, la présence de ce garçon le rassurait. Il ne l'avait croisé que
quelques minutes, mais il avait l'impression de connaître quelqu'un qui, de
surcroît, ne l'avait pas laissé indifférent lors de leur première rencontre. Et le
charme opérait toujours, même si le lieu et les circonstances ne s'y prêtaient
guère.
Lorsque les Gardiens remarquèrent la présence de Jayden, le silence se fit
presque aussitôt.
— J'aimerais vous présenter Jayden Reed, autrement dit le Choix, le dernier
Gardien à nous avoir rejoints, dit Damone en guise d'introduction. Mais avant
cela, il est l'heure de nous séparer de nos Émanations.
Sur ces mots, les singes quittèrent les lieux et se dirigèrent vers l'entrée,
suivis de leurs Gardiens. Jayden observa le mouvement sans comprendre ce
que les mots de Damone ou l'attitude des animaux signifiaient. Alors
qu'Angry rejoignait ses congénères, Samuel se faufila jusqu'à Jayden.
— Encore un truc que le vieux t'a pas expliqué, hein ?
— Sam, dis-moi que je rêve ou que je suis devenu dingue… répondit
Jayden, observant les singes former un petit groupe suivi d'un autre petit
groupe constitué de leurs Gardiens. Qu'est-ce qu'ils foutent ?
— Avant qu'on se mette à grailler, ils se cassent. Et ils ne reviennent que le
lendemain matin. C'est tous les jours comme ça.
— Ils vont où ?
— J'en sais que dalle.
— Ils vont faire quoi ?
— Recharger les piles.
— Quoi ?
— Tu demanderas à Damone.
— Vous ne les avez jamais suivis ?
— On n'est pas censés le faire, mec.
Lorsqu'ils furent tous arrivés dans l'entrée, Damone ouvrit la porte et les
singes se carapatèrent vers l'extérieur. L'obscurité les avala en un instant.
Damone referma la porte et se tourna vers les Gardiens.
— Revenons donc à notre dernier hôte, si je puis dire. Jayden est arrivé il y
a un peu plus d'une heure et n'a rencontré que Samuel et Élise. Je vais donc
me permettre de vous présenter, les uns après les autres, en lui indiquant
quelles sont les Vertus dont vous avez hérité. Vous aurez le temps de faire
plus ample connaissance ce soir et dans les jours à venir. Jayden, venez donc
à côté de moi…
— On est tous passés par là, mon gars. Allez, c'est ton heure de gloire, lui
souffla Samuel.
— Je m'en serais bien passé…
Mal à l'aise, Jayden rejoignit Damone. Il se souvenait vaguement des Vertus
que lui avait citées Élise, mais il était foutrement incapable de remettre un
prénom sur chacune d'elles. Ce rappel ne lui ferait pas de mal.
— Comme vous le savez déjà, Jayden, il existe cinq Vertus : la
CONNAISSANCE ; l'HUMANITÉ ; la TRANSCENDANCE ; la TEMPÉRANCE ; la JUSTICE.
Chaque Vertu est partagée par deux Gardiens. Lorsque vous entendrez vos
noms, mes chers amis, levez la main. Ça permettra à Jayden de se souvenir de
votre visage et de l'associer à une Vertu. Êtes-vous d'accord ?
Un oui collectif et à peu près synchrone s'éleva en résonnant dans la
tourelle.
— Merci à tous. Je vais commencer par Kayla, qui nous vient du Congo.
Elle et Samuel, son binôme, représentent la CONNAISSANCE. Vous aurez
probablement du mal à suivre leur raisonnement, car il s'appuie sur une
somme d'informations qui dépasse ce qu'aucun cerveau humain n'a jamais
renfermé. Ils concentrent à eux deux la somme de tous les savoirs connus.
Leur créativité, leur curiosité, leur ouverture d'esprit sont sans égal. Ils
trouvent un intérêt à toute chose, à toute expérience. Ils explorent, dissèquent,
apprennent de tout. Ils lisent votre tête. Ils sont cette force cognitive qui
permettra aux hommes d'acquérir et d'user de toutes connaissances. Leur don
est juste impressionnant. J'imagine qu'ils vous en feront partager quelques
miettes avant la prochaine Communion, comme l'a fait Élise avec vous.
» Miguel, qui vient du Chili, partage avec Élise l'HUMANITÉ. Vous avez déjà
expérimenté une toute petite facette de ce don, Jayden. Ils sont l'expression
des forces interpersonnelles qui pousseront les hommes à tendre les uns vers
les autres et à s'entraider. Leur empathie est sans limites. Ils incarnent
l'amour, la gentillesse, l'intelligence sociale. Là où Samuel et Kayla lisent
votre tête, Miguel et Élise lisent votre cœur. Ce don leur confère une capacité
d'attraction et de fédération à laquelle il est impossible de résister.
» La TRANSCENDANCE a été donnée à Joshua, qui vient d'Australie, et à
Jennifer, notre amie islandaise. Ils sont les forces qui favorisent l'ouverture
des hommes à une dimension universelle et donneront un sens à leur vie. Les
tonalités avec lesquelles ils perçoivent le monde vous éblouiront et vous
transporteront dans une dimension de la beauté et de l'excellence qui vous
fera ressentir gratitude, optimisme et spiritualité. Eux lisent votre âme.
» Noah, votre compatriote, et Nuria, de Madrid, ont reçu la TEMPÉRANCE.
Cette Vertu protégera les hommes de leurs excès. C'est vous dire à quel point
elle est fondamentale. Ils sont le pardon, la modestie, la maîtrise de soi. Ils
mêleront l'harmonie à votre esprit, votre cœur et votre âme.
» Enfin, la JUSTICE. Ce sont Heng, qui vient de Chine, et Alyssa, de
Vancouver, qui se la partagent. Ils représentent les forces qui permettront aux
hommes d'envisager une vie sociale harmonieuse, car il n'y aura nul futur
sans un travail commun et sans sens de l'équité. À l'harmonie, ils ajouteront
le sens de l'équilibre.
» Ces personnes, exceptionnelles de par ce qu'elles représentent, renferment
en elles tout ce dont les hommes devront être dotés pour recommencer. Elles
devront le partager, si vous le décidez, Jayden. Tout repose sur votre Choix,
en quelque sorte…
L'enclume que Damone venait de faire tomber sur sa tête, une fois de plus,
réveilla son envie de fuir. Mais l'expérience qu'il avait vécue avec Élise
parvint à contenir cette impulsion. En dépit de la très grande perplexité qui
l'habitait depuis Edmond, l'idée que tout cela fût possible tentait de se frayer
un chemin.
— Et si vous nous présentiez maintenant celui qui tient entre ses mains
l'avenir de ce que nous représentons, dit Kayla-la-Connaissance. Cela fait
tellement longtemps que nous l'attendions que nous avions fini par croire
qu'il ne viendrait pas.
Jayden crut percevoir une pointe d'ironie dans le ton, ne sachant trop si elle
lui était destinée ou si elle était destinée à Damone. Il n'attendit pas que ce
dernier le présente pour prendre la parole et décida de le faire sans détour :
— Je suis ravi de vous rencontrer, même si les circonstances sont pour le
moins particulières. Je m'appelle Jayden Reed et je me trouve embarqué dans
cette histoire depuis un peu plus d'un mois. Autant être franc avec vous, je me
demande encore si je ne suis pas devenu fou. Si je n'avais pas vécu le
Transfert, si je n'avais pas ressenti ce qu'Élise m'a fait partager, je serais
encore en train de me demander si tout ça n'existe pas que dans ma tête. En
tout cas, si je mets de côté mes doutes – et, croyez-moi, j'ai du mal – je me
rends compte que je suis un bleu par rapport à vous tous. La différence la
plus significative qu'il y a entre vous et moi, c'est que mon Émanation ne m'a
rien apporté au sens où les vôtres l'ont fait avec vous. Je sais que je représente
le Choix et je sais que vous attendez que je le fasse. Mais, à l'heure qu'il est,
je ne sais pas ce qu'il représente, ni sur quelle base je dois le faire. En fait, je
ne sais rien. Je me laisse guider par quelque chose que je ne comprends pas,
mais qui est plus fort que moi. Je dois donc me raccrocher à ce que j'entends
et, si je veux bien croire ce que Damone vient de dire à propos de vos Vertus,
il me semble que le Choix ne sera pas difficile. Vous semblez représenter la
quintessence de ce qu'il y a de meilleur. Mais je me dis aussi que si c'était
aussi évident, un Choix ne serait pas nécessaire. Je vous demanderai juste de
me laisser le temps de comprendre, car c'est très nouveau pour moi et assez
surréaliste… Voilà, je n'ai pas d'autre mot pour vous décrire ce que je ressens.
Et si je ne suis pas au milieu d'un pur délire, je crois que rien de tout cela ne
nous appartient vraiment. C'est peut-être la seule chose que j'ai comprise.
Les Gardiens le regardaient, impassibles. Jayden avait l'impression qu'ils
s'attendaient à autre chose. Damone leur avait-il servi une autre version de ce
qu'il représentait ?
Noah s'extirpa du groupe, vint au-devant de Jayden et prit la parole à son
tour.
— Jayden, je voudrais d'abord te souhaiter la bienvenue. Je pense que je
peux le faire au nom de tous les Gardiens. Enfin, j'espère… Personne ici ne
pourra te reprocher de ne pas comprendre. J'ai même envie de te dire que si
tout ça te paraissait normal au bout de si peu de temps, tu m'inquiéterais. Et
puis, il y a pas mal de choses qu'on ne comprend pas, nous non plus, n'est-ce
pas, Damone ? Il y a bien des zones sombres qu'on aimerait se voir expliquer.
Mais il paraît… qu'elles pourraient influencer le cours des choses. Alors,
considère-nous tous comme un peu prisonniers de notre Vertu… même si elle
nous fait voir le monde autrement. À titre personnel, je suis content de te
savoir parmi nous et serai ravi de répondre à toutes tes questions.
Ici non plus, l'ironie n'était pas absente des propos que Jayden venait
d'entendre. Mais pourquoi Noah avait-il parlé de prison ? Toujours est-il qu'il
avait apprécié son intervention.
— Merci, Noah. Il va falloir que je me familiarise avec vos prénoms
maintenant.
— Bon, les copains, et si on continuait à table ? J'crève la dalle ! lança
Samuel.

*
Pour ne pas commettre d'impair, Jayden laissa les Gardiens s'installer les
premiers. Ils se répartirent de part et d'autre de la grande table rectangulaire
qui occupait la salle à manger. Cinq d'un côté de la table, quatre de l'autre.
Sans logique apparente. Damone s'assit en bout de table, ne lui laissant plus
que le versant opposé pour s'installer lui-même. Il n'était pas à l'aise à l'idée
de « présider » le dîner. Mais les choses semblaient s'être organisées de
manière assez naturelle.
Bien qu'excellent, le repas servi fut exclusivement végétarien. Les Gardiens
commencèrent par échanger quelques propos au sujet desquels Jayden ne
comprenait pas grand-chose. Mais il écoutait, attentif, à l'affût de tout ce qui
pouvait le renseigner sur cette communauté si particulière. Puis vinrent les
questions au sujet de lui-même et des circonstances dans lesquelles il avait
compris qu'il était un Gardien. Jayden leur raconta le soulèvement des
animaux et tous ces détails qui l'avaient mis sur la piste de ce qu'il était, sans
jamais avoir croisé Angry. Il leur restitua la teneur du seul échange qu'il avait
eu avec son Émanation, avant son Transfert, et la responsabilité qu'elle avait
assumée dans la révolte du monde animal. Il leur fit part des doutes qui
l'avaient assailli, faute pour elle de lui avoir transmis quoi que ce soit de
comparable avec ce qu'eux avaient reçu. Jayden choisissait ses mots à
dessein. Il ne voulait pas qu'ils puissent nourrir de faux espoirs sur ce
qu'Angry avait décidé de transmettre à travers lui. Elle considérait l'Homme
comme une erreur, comme une cellule cancéreuse qui devait être éradiquée.
Le discours de Jayden suscitait deux types d'opinions et chaque camp
comptait un représentant de chaque Vertu. Kayla, Miguel, Jennifer, Nuria et
Heng considéraient que le Choix ne pouvait pas appartenir à Jayden si les dés
étaient pipés d'avance et si, à défaut de preuve contraire, son Émanation avait
pour seul rôle de lui montrer le versant obscur de notre nature. Ils
s'interrogeaient aussi sur la logique qu'il y avait à abandonner le Choix à un
seul. Pourquoi devait-il en être ainsi ? Jayden n'allait pas jusqu'à penser que
ces Gardiens faisaient preuve de méfiance à son égard, mais il sentait qu'ils
n'étaient pas convaincus de son appartenance au groupe. Samuel, Joshua,
Noah et Alyssa pensaient au contraire que leurs Vertus étaient là pour
contrebalancer ce qu'Angry montrait à Jayden et que, dans tout ce qu'elles
comptaient d'extraordinaire, elles pouvaient faire émerger l'espoir qui
favoriserait un Choix consistant à laisser une chance à l'humanité.
Jayden commençait à se sentir mal à l'aise, conscient qu'il représentait peut-
être une pomme de discorde entre les Gardiens. Il aurait souhaité que
Damone intervienne, parce qu'il devait en savoir davantage. Mais ce dernier
les laissait débattre, sans intervenir.
Lorsque s'acheva le dîner, le groupe des sceptiques prit congé alors que les
quatre autres Gardiens, les plus confiants et les plus bavards, l'invitèrent à
passer au salon pour continuer de discuter. Damone, lui, quitta le groupe en
précisant qu'il allait s'enquérir de l'état d'Élise.
7
— Merci pour votre accueil, dit Jayden à l'intention de ses homologues en
s'installant sur un canapé. Je ne suis pas sûr de faire l'unanimité parmi vous
tous…
— C'est pas tant contre toi qu'ils ont réagi, Jayden, mais plutôt contre
Damone, lui répondit Joshua. Depuis qu'on est arrivés ici, tous autant que
nous sommes, il nous a toujours dit que tu serais celui qui nous mènerait vers
l'étape ultime ; celui par qui les choses évolueraient. On t'attendait tous
comme un demi-dieu qui nous dirait quoi faire des vertus dont nous sommes
porteurs. Alors, évidemment, t'entendre dire que tu ne sais pas comment faire
le Choix, ni même ce qu'il représente, eh bien, ça remet sérieusement en
cause tout ce que Damone nous a dit jusque-là… Jamais personne n'avait
douté de lui, ni même remis ses propos en question.
— À mon avis, ça fait tellement longtemps qu'ils entendent parler de toi
qu'ils ne réalisent pas que tu es arrivé il y a quelques heures seulement et que
tu n'es pas encore dans le bain, ajouta Noah. Tu n'as même pas encore
participé à une Communion. Il est trop tôt pour que nous sachions ce que toi
et ton Émanation pouvez nous transmettre. Moi, je reste persuadé que, si tu es
là, ce n'est pas pour rien et que, d'une manière ou d'une autre, ce Choix, tu le
feras. Parce que si ça n'était pas le cas, tout ça n'aurait aucun sens.
— Pour te faire oublier ce premier dîner de merde, ça te botte une p'tite
transe avec chacun de nous ? lança Samuel en s'affalant sur l'un des canapés.
Si t'as kiffé c'qu'Élise t'a montré, faut vraiment qu'tu voies c'qu'on peut t'offrir
nous aussi !
— Pourquoi pas ! Mais ça va peut-être faire beaucoup pour une seule
journée, non ? J'ai déjà du mal à encaisser tout ce que j'ai entendu depuis que
je suis arrivé.
— T'inquiète, mon pote. C'est que du bon. Et puis, plus vite tu verras à quel
point on est top, plus vite tu pourras faire ton Choix. Tu veux commencer par
lequel d'entre nous ?
— Heu… J'en sais rien. Disons alors… Joshua et la Transcendance, par
exemple.
— Tu as choisi la meilleure Vertu, Jayden ! répondit Joshua en lui adressant
un clin d'œil.
— Je ne suis pas très sûr de savoir où je mets les pieds, mais allons-y.
— Avant, il faut que tu retiennes une chose. La beauté n'existe pas en tant
que telle. Elle n'est qu'une perception liée à l'imagination et à la sensibilité de
celui qui la recherche. Si son esprit reste fermé, si sa sensibilité est
inexistante, il ne peut pas la percevoir. Et le don que j'ai reçu est justement là
pour donner ce petit supplément de sensibilité qui illumine les choses d'une
beauté que tu n'as peut-être jamais imaginée.
— Jusque-là, je comprends.
— On va commencer par un truc simple. Un colibri, tu vois ce que c'est ?
— Il me semble.
— Ça t'inspire quoi ?
— Eh ben… un oiseau qui a toujours volé trop vite pour que j'aie le temps
de le regarder.
— Je vais te le montrer autrement.
Joshua tendit la main à Jayden qui, se souvenant de la manière dont cela
avait fonctionné avec Élise, la lui saisit.
— Concentre-toi sur le souvenir que tu as de cet oiseau et ferme les yeux.
Visualise l'animal comme s'il volait devant toi, comme si tu pouvais le
toucher. Il faut que ton souvenir soit le plus précis possible.
Une nouvelle fois, Jayden se prêta au jeu et alla fouiller dans sa mémoire, à
la recherche de l'image la plus claire qu'il put trouver. Il réussit à voir un
oiseau battre des ailes à une cadence dingue, en suspension devant un
muflier. Lorsque l'image se fit suffisamment nette, il sentit la main de Joshua
serrer la sienne. Au bout de quelques instants, les ailes du volatile se mirent à
tant ralentir que Jayden put en détailler les battements, synchrones et parfaits.
Chaque mouvement transformait la couleur du plumage de l'oiseau. Lorsqu'il
tournait la tête, les barbules de son cou viraient du rouge irisé au vert
émeraude, puis au rose fuchsia. Dans leur longueur, chacune des plumes de
sa queue était partagée en deux violets d'intensité et de profondeur inégales.
Jayden n'avait jamais imaginé qu'un corps d'à peine quelques centimètres pût
rayonner d'autant de couleurs et de beauté. Chaque séquence cristallisait le
colibri en une image sublime. Il devinait à quel point le don de Joshua et
Jennifer transformait la vision que l'on pouvait avoir des choses de ce monde.
Puis les ailes se remirent à battre, de plus en plus vite, et l'oiseau reprit sa
cadence infernale. Probablement attiré par le nectar du muflier, un autre
colibri fit irruption dans le décor avec l'intention de butiner sur les terres du
premier. Les deux oiseaux s'engagèrent alors dans un combat à très grande
vitesse. Jayden ne comprenait pas l'intérêt de cette démonstration qui ne
collait pas avec ce qu'il avait vu l'instant d'avant. Le manège dura quelques
secondes, jusqu'à ce que les colibris fassent cause commune et décident de le
charger. En une fraction de seconde, leurs becs, incroyablement longs, et
leurs yeux noirs emplirent son champ de vision. Sous cet angle, les volatiles
n'avaient plus rien de magnifique. Instinctivement, Jayden et Joshua
reculèrent la tête, conscients, pourtant, qu'il ne s'agissait que d'une image.
Joshua interrompit le partage.
— Bah, merde alors... Pourquoi t'as terminé sur une baston ? Pourquoi ils
s'en sont pris à nous ? demanda Jayden.
— Cette vision n'est pas la mienne, Jayden. C'est la tienne. J'ai juste changé
la perception de ton souvenir. J'avais oublié à quel point ces bestioles étaient
belliqueuses...
Jayden ne réagit pas. Mais il était sûr que le combat ne faisait pas partie de
son souvenir. Il n'avait jamais vu de bataille de colibris, pas plus qu'il n'avait
été chargé par de tels oiseaux. Si ce souvenir était bien le sien, il ne pouvait
pas y avoir introduit ces comportements. Ce qui venait de se passer le
renvoyait tout droit aux événements qui avaient secoué Edmond. Mais il n'en
dit rien.
— En tout cas, je n'avais jamais vu un colibri de cette manière. Il est juste…
splendide.
— Jennifer et moi, on peut tout voir de cette manière. Notre Vertu
transforme notre perception du monde. Dans les choses les plus simples qui
le composent, elle le rend merveilleux. Ça m'a crevé de te montrer ça…
— Ah ? Élise m'a dit à peu près la même chose. Ça vous fait toujours cet
effet ?
— Pas à ce point. Ton portail doit être plus difficile à franchir.
— Attends, mon gars ! les interrompit Samuel. Josh est capable de te faire
voir des trucs de fou. Moi, j'suis capable de te les expliquer, comme si t'avais
toujours su. Et tu vas kiffer encore plus.
Samuel lui attrapa la main et lui demanda de repenser à la bestiole. Jayden
tenta de s'exécuter, mais son esprit était encore pollué par le souvenir
revigoré de ce qui s'était passé à Edmond. Il commença néanmoins à
engranger des informations qui venaient de nulle part, un peu comme s'il
s'était mis à lire un livre imaginaire destiné à le renseigner sur le colibri. Les
couleurs qui l'avaient émerveillé et qui s'étaient transformées sous ses yeux
devenaient des notions.
Ces couleurs pouvaient changer grâce à l'effet d'iridescence…
… pourquoi les oiseaux avaient-ils voulu l'attaquer ?…
… un phénomène optique selon lequel une surface change de couleur en
fonction de l'angle sous lequel on la regarde…
… quel lien pouvait-il y avoir avec ce que Joshua avait voulu lui
montrer ?…
… les différents filaments de plume du colibri ont un indice de réfraction
différent…
… pourquoi ces pensées court-circuitaient-elles le message de Samuel ?…
… qui dépend de leur épaisseur…
… pourquoi les animaux s'en étaient-ils pris aux hommes ?
Samuel interrompit le partage bien plus vite que Joshua ne l'avait fait lui-
même.
— Y a un truc pas net avec toi, mec ! lança Samuel.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— J'en sais rien. C'est pas clair. En principe, c'est un échange à sens unique.
Mais, avec toi, y a comme un double flux.
— Ça veut dire quoi ?
— Oublie ! On s'en fout. J'vais me pieuter. J'suis K-O. On se voit demain,
les gars.
— Je te suis, dit Joshua en se levant. Je crois que j'ai besoin de repos, moi
aussi. Jayden, ravi que tu sois enfin arrivé au Manoir ! Je vous souhaite
bonne nuit à tous.
À leur manière de prendre congé, Jayden sentait que quelque chose les avait
perturbés.
— J'ai dit ou fait quelque chose qu'il ne fallait pas ?
— T'en fais pas, lui répondit Noah. On est tous un peu bizarres, chacun à
notre manière. Ce qu'on a reçu nous rend différents et nos réactions finissent
par le devenir aussi. On ne perçoit plus les choses comme les autres. Je ne
crois pas que ça ait quelque chose à voir avec toi.
— Ben, j'espère !
— On ne va peut-être pas continuer ces petites expériences ce soir. Tu dois
avoir ton compte. On te fera partager nos Vertus un autre jour.
— Oui, c'est peut-être mieux, confirma Alyssa.
— Vous avez raison. Je crois que ma tête va exploser sinon. En tout cas, les
Vertus que j'ai testées sont carrément délirantes.
— Quand tu les connaîtras toutes, tu te rendras compte qu'elles sont
complémentaires. Ensemble, elles infiltrent la perfection.
8
Lorsque Damone s'approcha du lit après qu'Élise l'eut invité à entrer, il
remarqua qu'elle était encore d'une effroyable pâleur. Mais son œil était plus
vif que lorsqu'il l'avait laissée avant d'aller dîner.
— Vous sentez-vous mieux ?
— Je crois.
— Ces petites expériences vous ont toujours fatiguée, vous le savez.
— Vous avez raison…
— Mais ? Parce que je sens qu'il y a autre chose.
— Je crois que… le problème ne vient pas de là.
— Et d'où viendrait-il ?
— Je ne pourrais pas le jurer, mais… je crois que le problème vient de
Jayden.
— Que voulez-vous dire ? Qu'est-ce qui diffère des fois précédentes ?
— Je ne suis pas sûre. Je crois que… quelque chose m'attendait au moment
où je me suis connectée à lui.
— Comme quoi ?
— Comme quelque chose qui voulait se charger dans ma tête. Ce n'est
jamais arrivé avec les autres Gardiens.
— Et c'est ce qui aurait provoqué votre malaise, d'après vous ?
— Je ne sais pas. Mais c'était sombre et plus puissant que ma Vertu. Ça a
réussi à la traverser. Et je me suis mal sentie juste après. Vous pouvez
m'expliquer ?
— La seule chose que je peux vous dire, c'est que rien ne doit vous faire
considérer les choses autrement que comme votre Vertu vous invite à le faire.
Mais Jayden va vous obliger à rebattre les cartes. Et je ne sais pas encore
comment.
Damone lui mentait. Il comprenait trop bien ce que la perception d'Élise
signifiait, mais il ne pouvait pas le lui dire. Il ne pouvait rien dire à personne.
Il ne devait pas intervenir dans le processus. À travers Jayden, Angry l'avait
contaminée. Son malaise soudain venait de là. Lorsqu'Élise s'était connectée à
Jayden, Angry avait infiltré dans la pomme le ver qui chercherait à la
dévorer. Elle avait lâché le virus qui tenterait de priver Élise de la foi qu'elle
nourrissait en sa Vertu et en son pouvoir salvateur. Angry chercherait à en
faire de même avec tous les autres Gardiens. Il fallait qu'elle les infecte, un
par un, lors de ces petits partages auxquels ils aimaient s'adonner ou, tous
ensemble, lors des Communions. D'ailleurs, Élise n'était peut-être pas la seule
à avoir été infectée ce soir. Les Gardiens avaient reçu des Vertus vierges de
ce que les hommes étaient à l'état primaire. La nature profonde de ceux-ci
n'était pas encore venue souiller leur perfection. Et Angry était là pour que ça
arrive. Combien et quels Gardiens allaient succomber aux assauts d'Angry et
rejeter l'idée que les Hommes pouvaient recommencer en devenant
meilleurs ? Il suffisait que les deux représentants d'une même Vertu
abandonnent pour qu'aucune Vertu ne puisse alors être transférée. Damone
savait qu'il y aurait des désaffections. C'était dans l'ordre des choses. C'était
pour ça, aussi, qu'il y avait deux Gardiens par Vertu. Il était incapable, en
revanche, de prédire combien abandonneraient.
À ce stade du processus, la plupart des Émanations avaient transmis à leur
Gardien tout ce qu'elles devaient leur donner et elles ne tarderaient pas à
disparaître. Si Damone ne savait ni quand ni comment cela arriverait, il
n'ignorait pas que c'était imminent et qu'ensuite les Gardiens se retrouveraient
seuls, dotés de capacités temporaires qui devaient absolument être transférées
avant qu'elles ne disparaissent. Dans ce laps de temps, elles seraient
fragilisées par ce qu'Angry leur montrerait. Déjà, Damone sentait poindre le
doute chez certains Gardiens alors que Jayden n'était là que depuis quelques
heures, signe que ce qu'ils étaient refaisait surface à une vitesse qu'il n'aurait
pas soupçonnée. Les Gardiens les plus réactifs seraient-ils ceux qui finiraient
par abandonner ? Ceux qui allaient résister à l'infection seraient-ils en mesure
de comprendre et d'accepter le sort réservé à leurs homologues ? Damone
leur avait toujours dit qu'ils étaient libres de quitter le Manoir à tout moment
et qu'en pareille hypothèse, ils perdraient leur don et oublieraient à tout
jamais. Il s'en tiendrait à cette version. La vérité n'apporterait rien de plus.
Jayden devait progresser et il devait le faire vite. Mais il n'avait pas en main
toutes les cartes pour y parvenir. Il lui fallait encore comprendre qu'un Choix
implique une alternative et que celle-ci se révèle à lui. Trouverait-elle le
chemin de sa conscience ? Angry la laisserait-elle filtrer ? Damone ne pouvait
rien lui dire sans fausser le jeu. Le Choix ne devait pas être orienté. Derrière
le fait que Jayden se soit décidé à venir jusqu'au Manoir, il espérait y voir un
signe. Mais il n'était pas suffisant. Le chemin serait encore long et le temps
commençait à manquer.
— Emilio ? Vous êtes encore avec moi ?
— Excusez-moi, Élise, je pensais à ce que vous veniez de me dire. Vous
souvenez-vous de ce que je vous avais dit lorsque vous êtes arrivée ici ?
— Oui. Lorsque vous avez vu à quel point j'étais attachée à mon singe, vous
m'avez expliqué qu'un jour, lorsqu'il m'aurait transmis tout ce qu'il devait me
transmettre, il disparaîtrait. Mais pourquoi vous me demandez ça ?
— Parce que je crois que ce moment approche, Élise. Et je voudrais que
vous vous y prépariez.
— J'ai toujours gardé ça dans un coin de ma tête, Emilio.
— Je vais vous laisser vous reposer. J'espère que, demain, vous vous
sentirez mieux.
9
Seule la lumière froide et argentée de la lune venait éclairer le salon sur l'un
des canapés où Jayden s'était finalement assoupi. Lorsqu'il ouvrit les yeux,
quelques instants lui furent nécessaires pour se remémorer l'endroit où il se
trouvait. Une sensation étrange et inexplicable l'avait tiré de son profond
sommeil, comme quelque chose qui se serait échappé de sa personne et qu'il
ne pouvait pas rattraper. Il était incapable de comprendre de quoi il s'agissait,
mais la sensation était tenace. En observant la pièce qui l'entourait, le temps
de reprendre ses esprits, il s'étonna de tant de clarté, au point de comprendre
qu'elle ne pouvait pas seulement provenir de notre petit satellite. Il se leva du
canapé et se dirigea vers l'une des fenêtres. À quelques centaines de mètres,
tout au plus, en plein cœur de l'obscurité, une source lumineuse d'une
incroyable intensité jaillissait du cœur de la forêt. On aurait dit que de
gigantesques projecteurs avaient été installés là, pour éclairer on ne sait quoi,
au beau milieu de nulle part. Jayden resta planté devant la fenêtre, en se
demandant de quoi il pouvait s'agir. Une mine à ciel ouvert, une carrière ou
un chantier quelconque, pensa-t-il. Lorsque la lumière se mit à osciller, puis à
se concentrer sur un diamètre restreint pour devenir plus brillante encore, ses
suppositions s'envolèrent. Il n'eut pas le temps de s'interroger davantage sur
l'origine de ce phénomène que trois colonnes lumineuses s'échappèrent du sol
et montèrent haut dans le ciel. Machinalement, il colla son nez à la vitre
comme pour mieux voir. Il avait l'impression que toute cette lumière
s'échappait, tout d'un coup, qu'elle était aspirée par quelque chose dans les
étoiles. Un instant plus tard, l'obscurité régnait de nouveau sur la forêt.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? s'entendit-il dire à haute voix, malgré
lui.
— Je me suis souvent posé la question. On se l'est tous posée, lui répondit
Noah qui était entré dans le salon sans un bruit.
Jayden sursauta.
— Excuse-moi, je ne pensais pas te surprendre.
— Je crois bien que je me suis endormi sans demander mon reste. J'ai été
surpris de te retrouver ici. Tu ne devrais pas être à Ithaca à l'heure qu'il est ?
— J'y serais probablement, comme je me serais retrouvé à New York l'été
prochain si tu n'avais pas rencontré ton Émanation. Mon rôle était de tout
faire pour te ramener à elle si tu avais décidé de repartir.
— Et tu n'aurais pas lésiné sur les moyens, si je me souviens bien de ton
attitude envers moi. Tu as été plutôt engageant…
Noah sourit. Il n'avait pas oublié.
— Il ne fallait pas que je perde ta trace. Et puis, je n'ai pas eu à me forcer…
Ma cible aurait pu être moins agréable.
Jayden sourit à son tour.
— J'étais donc fait comme un rat. En tout cas, ça m'a rassuré de te voir ici
tout à l'heure. C'est peut-être très con, mais je me suis senti moins seul.
J'avais l'impression de connaître quelqu'un… de plutôt agréable aussi.
De toute évidence, Jayden et Noah se plaisaient. Les mots et les regards ne
trompaient pas. Pour la première fois depuis longtemps, et alors même que
les circonstances ne se prêtaient en rien à l'avènement d'une romance, Jayden
se plut à imaginer le début d'une relation telle qu'il l'avait toujours souhaitée.
Une relation qui ne serait pas, dès le départ, entravée par le secret, comme
celle qu'il avait vécue avec Paul, ou par le souvenir, comme celle qu'il avait
gâchée avec Kyle. De telles velléités n'avaient assurément pas leur place dans
ce nouveau contexte qui était le sien. Mais les sentiments ne se montrent pas
forcément là où on les attend. Ils peuvent surprendre, de par la manière dont
ils s'imposent ou contournent les obstacles. Et tel était bien ce qui était en
train de lui arriver. Pendant un instant, Jayden fit donc abstraction de tout ce
qui l'avait amené ici et se laissa aller à regarder Noah, tout simplement, et à
savourer le silence qui s'était installé entre eux. Il fut également le premier à
le briser.
— C'était dingue ce truc dehors, dans la forêt. Ça vient de quoi ?
— Tu parles de la lumière dans les bois ?
— Oui, de la lumière, des colonnes…
— Personne ne sait vraiment, à part Emilio.
— Vous ne lui avez jamais demandé ?
— Plus d'une fois. Il s'est toujours contenté de nous répondre que cette
lumière était générée par les Émanations, lorsqu'elles allaient se ressourcer.
— Arrête-moi si je me trompe, mais j'ai l'impression qu'il ne répond pas à
grand-chose et que certains d'entre vous doutent de lui.
— Les réponses restent évasives. J'imagine que nous ne pourrions pas tout
comprendre. Quant au doute, il ne s'était jamais exprimé avec autant de force
que ce soir. Ta présence et ce que tu nous as dit n'y sont pas pour rien. Tu ne
doutes pas, toi ?
— Je ne fais que ça. Depuis le début. Mais pas de Damone en particulier. Je
n'en ai pas encore eu le temps… Pour l'instant, je doute de tout… Je me
prends tout ce délire en pleine tronche sans faire de tri.
— Nous, on a eu le loisir de s'y faire. Mais je pense que, si nos Vertus ne
venaient pas nous prouver qu'au-delà du doute, il y a quelque chose
d'extraordinaire, de magnifique, il y a longtemps que certains Gardiens ne
seraient plus là. Ils ne seraient même pas venus d'ailleurs…
— On est libres de partir quand on veut ?
— Complètement. Emilio nous a toujours dit que nous étions libres de
quitter le Manoir. Mais, dans ce cas, adieu les dons que nous avons reçus. Tu
sais, tout ce qui entoure cet homme est un mystère. D'où il vient, son âge,
cette maison qui lui appartient, ses moyens qui semblent illimités… La seule
réponse que nous ayons jamais obtenue, c'est que nous saurions, en temps
voulu. Il y en a qui se sont contentés de cette réponse, d'autres moins.
— OK. Damone, c'est une chose. Mais pour les Singes, vous n'avez pas eu
envie de les suivre dans la forêt, d'aller voir de plus près ?
— Emilio a bien insisté sur le fait que nous ne devions pas les suivre.
— Vous n'avez jamais bravé l'interdit ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Peut-être parce que, ici encore, Emilio nous a dit que si nous cherchions
des réponses auxquelles nous n'étions pas encore préparés, tout s'arrêterait. Et
tu comprends bien qu'aucun Gardien n'a envie de perdre ce qu'il a reçu.
— C'est étrange comme réaction. Moi, j'aurais préféré que rien de tout ça ne
m'arrive.
— Parce que, toi, tu n'as pas le même rôle et tes mots de ce soir nous l'ont
prouvé. Mais nous, du jour au lendemain, on s'est trouvés dotés de capacités
que nul autre ne possède. Qui pourrait nous reprocher de vouloir les
conserver ? Quelque part, je crois que c'est pour ça que certains d'entre nous
craignaient ton arrivée. Parce que tu risques de les priver de ce qui est devenu
leur raison d'être.
— Ils te l'ont dit ?... Enfin, je veux dire, ceux qui craignaient que je vienne ?
— Non. Personne ne m'a rien dit. C'est juste comme ça que je le ressens.
— Tu as l'air sûr que je vais faire le Choix qui vous conduira à partager ces
Vertus. Mais ça ne sera peut-être pas le cas. Et puis, rien ne dit que vous
perdrez vos dons parce que vous les partagerez.
— Quel que soit ton Choix, je crois que nous ne conserverons rien, de toute
façon.
— Pourquoi ?
— Parce que si tu décidais d'abandonner les hommes à leur sort et que nous
gardions nos Vertus, elles feraient de nous des messies et, à la longue, elles
nous transformeraient en tyrans. Je crois que ce n'est pas l'idée…
— Pourquoi en tyrans ?
— T'en connais beaucoup, toi, des mecs qui auraient des capacités pareilles
et qui ne seraient pas tentés d'en abuser ?
— Bah, là non plus, ce n'est pas l'idée.
— Oui, mais on reste tous des hommes, Jayden. Et puis…
— Et puis quoi ?
Noah hésita avant de répondre.
— … au début, j'ai pensé que je maîtrisais la Vertu que mon Émanation
m'avait transférée, qu'elle pourrait m'appartenir, pour toujours. Mais je me
suis rendu compte que ça ne marchait pas comme ça.
— C'est-à-dire ?
Noah hésita de nouveau.
— Nos Vertus nous envahissent. Ce sont elles, au fond, qui nous maîtrisent.
Nous sommes leurs instruments et, bientôt, nous serons trop petits pour ce
qu'elles représentent. Ce qu'elles sont est trop puissant…
— C'est pour ça qu'elles doivent être partagées ?
— Oui. Si tu as compris ça, à mon avis, tu as compris l'essentiel. Avec ou
sans les explications d'Emilio.
— Je n'ai pas deviné ça tout seul. Élise m'a dit la même chose que toi. Tu
penses qu'il se passera quoi après…
— Après le « partage » ?
— Oui, c'est ça, même si je ne vois pas encore comment vous allez partager
ce que vous avez reçu.
— Ne t'exclus pas de l'aventure. Tu es concerné aussi.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire…
— Nous pourrons enfin recommencer à vivre, Jayden. Voilà ce qui se
passera après.
— Damone m'a servi le même discours.
— Et comme nous, tu ne piges pas.
— Tout juste ! Ça ne veut pas dire grand-chose.
— Crois-moi, ça veut forcément dire quelque chose.
— As-tu déjà pensé que ça pourrait finir par…
— Vas-y, dis-le ! N'aie pas peur du mot.
— La disparition des Gardiens.
— Sois plus précis.
— Leur mort ?
— On y est ! Évidemment que j'y ai pensé. Et je ne suis pas le seul. Tu
piges le risque que tu représentes par ton Choix ?
— Je commence à piger… Et toi, tu en penses quoi ?
— Que ça serait trop simple.
— Et toutes ces réflexions, tu les as eues tout seul ou Damone t'a mis sur la
voie ?
— Souviens-toi de la Vertu que je représente. Elle m'oblige à l'équilibre,
dans toutes choses. Je n'ai pas eu besoin d'Emilio.
— Enfin, merde ! C'est à lui de nous renseigner. C'est quand même lui qui
est venu nous chercher.
— Est-ce qu'il le sait lui-même ? En tout cas, j'ai déjà l'impression que ma
Vertu m'échappe. On a tous vu la lumière, mais c'est quoi ces colonnes dont
tu parles ?
— Eh bien, toute cette lumière qui s'est concentrée en faisceaux qui sont
montés dans le ciel…
Noah regarda Jayden, interloqué.
— Je ne me souviens pas d'un truc pareil. Il y a longtemps qu'on ne prête
plus attention à ce qui se passe la nuit. Ça a peut-être évolué.
— Il faudrait peut-être en parler à Damone ?
Noah eut un sourire qui en disait long.
— Je vais remonter me recoucher, Jayden. Tu devrais en faire autant.
Lorsqu'on se lève, Emilio et les singes nous attendent déjà. C'est là qu'on se
reconnecte, qu'un peu plus de nos Vertus nous est transféré. Ça sera la
première fois pour toi. Lors de la prochaine Communion, tu nous feras
partager ce qu'elle te donne.
— Je ne sais pas à quoi m'attendre.
— Tu verras demain.
— Damone est toujours debout le premier ?
— Toujours. Il a toujours un train d'avance sur nous… Sauf lorsqu'il parle
de toi.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— À moins qu'il ne veuille pas nous renseigner sur ton compte, je crois qu'il
en sait moins sur toi qu'il en savait sur nous…
Noah salua Jayden de la main.
— Ça me fait plaisir que tu sois enfin arrivé, Jayden.
— Parce que ça va faire avancer les choses ?
— Pas seulement…
Jayden regagna sa chambre la tête truffée d'informations. Il n'avait jamais
vécu pareille journée de toute sa vie. Il côtoyait l'impensable, mais ce puzzle
nébuleux commençait à se construire, petit à petit. Il se demandait encore
comment tous ses camarades pouvaient avoir l'air si normal en dépit d'une
situation qui ne l'était pas. Était-ce le temps qu'ils avaient déjà passé ici qui
les avait endormis ? Ce qui le surprenait le plus était leur apparente docilité
face au silence de Damone. Comment pouvaient-ils se contenter des
semblants de réponse qu'il leur apportait ? L'explication de Noah tenait la
route. Mais tout de même ! Lui n'avait que trois idées en tête : trouver ce que
les singes trafiquaient la nuit venue ; comprendre d'où venait cette étrange
lumière au fond des bois ; découvrir comment les Vertus devaient être
partagées. En gros, toutes les questions qui n'avaient pas trouvé de réponses
satisfaisantes à ses yeux. Mais les autres semblaient attendre que les choses
passent, sans broncher. Jayden était certain que les réponses sibyllines de
Damone cachaient autre chose. Il verrait bien ce que la journée du lendemain
lui apprendrait, mais il avait déjà envie de faire le mur et de suivre les singes
là où ils disparaissaient. Cette envie était née au moment même où il les avait
vus partir. Peu importe les conséquences. Il n'avait rien à perdre, et
certainement pas un don qu'il n'avait pas reçu.
Peut-être que Noah l'aiderait dans sa démarche. Peut-être que Noah allait
faire de son passage ici un moment auquel il ne s'attendait pas.
10
Lorsque Jayden rouvrit les yeux, il était à peine six heures et le jour ne
s'était pas encore levé. Il avait rêvé, tout au long des quatre heures de
sommeil qu'il avait réussi à gagner depuis qu'il était remonté. Toujours ce
même rêve, dans lequel le vieil homme et son singe étaient assis en face de
lui et tentaient de lui dire quelque chose qu'il n'entendait pas.
Convaincu qu'il ne retrouverait pas le sommeil, il se mit dans l'idée de
profiter du petit matin pour essayer de s'entretenir avec Damone en tête-à-
tête. Si ce que Noah lui avait dit était vrai, il serait le premier sur le pont à
attendre le retour des singes. Jayden s'habilla un peu plus chaudement que la
veille et abandonna ses quartiers. Il longea le couloir qui menait à l'escalier
central et descendit celui-ci pour rejoindre le salon. Aucun bruit ne venait
perturber les lieux et toute la maison semblait endormie. Quelques braises
scintillaient encore dans l'âtre, vestiges de la dernière bûche qu'il se souvenait
d'avoir jetée dans les flammes avant de regagner sa chambre. Il s'approcha de
la cheminée et entreprit de relancer le feu en nourrissant ce qu'il en restait de
paille, puis de tout petit bois. Les flammes se mirent à croître et le regard de
Jayden se perdit dans leur lumière. Il adorait les feux de cheminée, qui lui
rappelaient les vacances passées chez ses grands-parents maternels à Beaver
Creek, dans le Wyoming.
— Bonjour, Jayden. Vous êtes bien matinal.
Jayden sursauta, puis tourna la tête vers l'entrée du salon, cherchant Damone
du regard. Mais ses yeux durent se diriger vers l'un des fauteuils qui
meublaient la pièce pour trouver son interlocuteur, assis dans la pénombre
que la lumière du feu renaissant n'avait pas encore dissoute.
— Vous êtes là depuis longtemps ?
— Un petit moment.
— Ça tombe bien. J'avais envie de vous parler. J'ai beaucoup de questions,
vous vous en doutez.
— Le contraire me surprendrait. Mais vous avez déjà appris beaucoup de
choses, et en très peu de temps.
— Vous attendez le retour des singes ?
— Oui, comme chaque matin.
— Qu'est-ce qu'ils font quand ils nous quittent ?
— Ils régénèrent les Vertus qu'ils portent, ils les ressourcent en communiant
avec l'Origine. Et, le lendemain, ils ressourcent leurs Gardiens. Il s'agit du
processus de régénération dont je vous ai parlé à votre arrivée.
— C'est ça la lumière qu'on voit dans les bois, la nuit ?
— C'est ça.
— Vous ne les avez jamais suivis ?
— Personne ne doit le faire. Si la présence d'un ou plusieurs Gardiens devait
interrompre le processus de régénération, les Vertus que les Émanations
transmettent s'en trouveraient affaiblies et finiraient par disparaître.
— Comment savez-vous tout ça ?
— Mon Émanation me donne les informations nécessaires pour comprendre
ce que nous devons faire et comment nous devons le faire.
— Vous savez donc comment les Vertus devront être partagées ?
— Je le sais, en effet.
— Alors, dites-le moi.
— Elles seront partagées lorsque vous aurez fait le Choix.
— Vous devez également savoir comment je dois le faire, ce Choix.
— Je le sais, mais comme je vous l'ai déjà dit, c'est un chemin que vous
devez parcourir seul et vous devez le faire vite.
— Pourquoi ?
— Parce que la plupart des Gardiens arrivent en fin de cycle. Les
Émanations leur ont transmis tout ce qu'ils devaient recevoir et elles vont les
quitter. Après ça, la durée de leurs dons sera limitée dans le temps. Votre
Choix doit être fait avant qu'ils ne disparaissent.
— Et c'est le processus normal ?
— En principe. Mais vous vous y insérez avec beaucoup de retard. Pour
tous les Gardiens qui arrivent en fin de cycle, comme Élise, je redoute les
futures Communions, car Angry les mettra à l'épreuve sans la force de leur
Émanation.
— À l'épreuve de quoi ?
— À l'épreuve de tout ce qu'elle vous montrera.
— Mais en quoi les autres Gardiens seront-ils concernés ?
— Si les Gardiens perdent la foi en leurs Vertus, il n'y aura plus rien à
partager, quel que soit votre Choix. À travers vous, Angry a déjà infiltré
l'esprit d'Élise, de Joshua et de Samuel, lorsqu'ils ont partagé leur don. Elle
infiltrera l'esprit de tous les autres lors de la prochaine Communion.
— C'est pour ça qu'ils ne se sentaient pas bien après ?
— Probablement, oui.
— Vous ne m'aviez jamais présenté les choses sous cet angle.
— Vous venez d'arriver, Jayden. Je n'aurais pas eu à vous les présenter sous
cet angle si vous aviez croisé votre Émanation deux ans auparavant. Vous et
tous les autres Gardiens auriez été dans le même timing. Mais votre
Émanation a tout fait pour retarder le moment de rentrer en contact avec
vous. Si elle avait pu, elle aurait fait en sorte que vos routes ne se croisent
jamais, qu'il n'y ait pas de Choix et que les dons des Gardiens se meurent.
— Mais ça veut dire quoi, alors ? Que tout ce que va me montrer mon
Émanation aura pour but de me faire choisir l'abandon ? Il y a quelque chose
qui n'est pas logique.
— Si le Choix existe, Jayden, c'est que vous disposez d'une alternative. À
vous de trouver où elle se cache.
— Pourquoi faire aussi compliqué, Damone ? Il me suffirait de faire le
Choix de continuer.
— Ça ne marche pas comme ça, Jayden. Ce n'est pas un Choix de l'esprit
que vous devez faire, mais un Choix du cœur.
— Et ensuite ? Il se passe quoi ?
Le retour des singes interrompit leur conversation. Damone se leva et alla
leur ouvrir. Jayden lui emboîta le pas. Les uns après les autres, les primates
passèrent la porte et se dirigèrent directement vers le salon. Jayden les
compta et se rendit compte que seuls neuf singes étaient de retour.
— Il en manque trois, s'étonna Jayden.
— Les singes d'Élise, de Samuel et de Joshua ne reviendront pas, répondit
Damone. Leurs Émanations sont reparties. Ces trois Gardiens étaient en fin
de cycle. Ils ne peuvent désormais compter que sur eux-mêmes et leur foi.
Jayden repensa à ces trois colonnes lumineuses qui étaient montées dans le
ciel. Si Noah ne se souvenait pas d'en avoir déjà vu, c'est peut-être parce
qu'aucune Émanation n'était encore repartie. Au-delà de cette simple
constatation, Jayden se demandait si elles avaient disparu pour les raisons
évoquées par Damone ou bien parce qu'il venait d'arriver. Il se retint de poser
la question.

*
Élise sentit les larmes lui noyer les yeux lorsque Damone leur annonça la
nouvelle. Elle avait toujours su que cela arriverait. Imaginer la séparation
était facile, mais la vivre lui crevait le cœur et sa peine était grande.
Intellectuellement, Jayden ne comprenait pas que la disparition de son
Émanation puisse provoquer une telle réaction. Lui aurait donné n'importe
quoi pour que, dans l'instant, il lui arrivât la même chose. Mais, comme
l'avait souligné Noah la nuit passée, il n'avait pas le même vécu avec Angry
qui venait à peine de faire irruption dans sa vie. Toute comparaison était
impossible. Pourtant, il ressentait cette peine physiquement, comme s'il était
connecté à Élise. À bien les observer, tous les Gardiens la ressentaient et
Jayden comprit que, d'une certaine manière, ils étaient tous liés les uns aux
autres. Samuel et Joshua, quant à eux, ne semblaient pas affectés outre
mesure par le départ de leur Émanation.
Chaque singe se dirigea vers son Gardien et tous disparurent du salon, y
compris Joshua et Élise, qui s'excusèrent et prirent congé avant que Jayden ne
pût aller leur parler.
Angry approcha Jayden. Ne sachant que faire, il regarda Samuel, le seul à
ne pas être encore sorti du salon, en quête d'une indication quelconque sur
l'attitude à adopter.
— T'as rien de spécial à faire, vieux. T'as juste à attendre qu'elle te
transmette quelque chose, lui dit Samuel, conscient qu'il s'agissait, pour
Jayden, de sa première journée au Manoir et avec son Émanation.
— Pour l'instant, il ne s'est rien passé. Merde, Sam, je ne comprends pas ce
qui déconne. À Edmond, je me suis retrouvé en face de quelque chose qui
dépassait l'entendement et, là, j'ai l'impression qu'elle n'est rien d'autre qu'un
singe.
— Il va forcément se passer quelque chose. Sinon, vous ne serviriez à rien.
— Eh ben, je préférerais ! Bref ! Tu crois que je peux aller me promener
aux alentours ?
— Personne t'en empêche. Fais juste gaffe de pas te perdre. Tous les sapins
se ressemblent et aucun ne t'indiquera ton chemin.
— Samuel… C'est normal qu'on ait ressenti la peine d'Élise comme si…
comme si c'était un peu la nôtre ?
— Oui, vieux. Quand un Gardien vit quelque chose de suffisamment fort, il
arrive parfois que tous les autres le ressentent. Et même sans ça, il y a comme
un truc en nous qui nous indique que les autres existent et nous entourent. Tu
l'as pas encore ressenti ?
— Non. Que dalle.
— Y a même des connexions privilégiées entre certains Gardiens. Un truc
qui fait qu'ils sont connectés tout le temps.
— Connexions qui s'instaurent comment ?
— J'en sais rien. Une alchimie personnelle, j'imagine. Mais c'est seulement
entre binômes. ‘Fin, j'en ai jamais vu entre Gardiens de Vertus différentes.
— Ça semble logique. Tu veux venir te balader avec moi ?
— Aaaah ça caille trop, mon gars. J'ai pas été habitué à ça en Cali. À toute !
répondit Samuel, levant la main en guise de salut.

*
Jayden emprunta le chemin par lequel il était arrivé au Manoir. Celui-là
même par lequel les singes s'en étaient allés, la veille au soir. Sauf à vouloir
marcher hors piste, il n'y avait pas d'autre voie possible. Angry, qui ne l'avait
pas quitté d'une semelle, ne semblait gênée ni par le froid ni par la neige. Il
avait du mal à se faire à sa présence, silencieuse mais oppressante. Samuel
avait raison : les choses ne pouvaient pas en rester là. Il n'était pas dans ce
trou pour rien. Elle non plus. Et la manière dont elle allait nécessairement
reprendre ce qu'elle avait entamé à Edmond lui faisait peur.
Ils marchèrent côte à côte sur cinq cents mètres environ avant d'arriver à une
fourche. Sur leur gauche se poursuivait le chemin principal qui rejoignait
probablement la route desservant la propriété. Sur leur droite partait un petit
sentier qui s'enfonçait dans la forêt. Les nombreuses traces dans la neige
firent comprendre à Jayden que les singes avaient sûrement emprunté ce
sentier peu de temps auparavant. Il ne lui en fallut pas davantage pour choisir
cette direction. Ces traces, et l'invitation silencieuse qu'Angry lui avait lancée
en le précédant sur le chemin. Si les autres Gardiens ne voulaient pas savoir
où les singes allaient lorsqu'ils quittaient le Manoir, lui en mourait d'envie.
Peu importe les conséquences.
Ils serpentèrent pendant une quarantaine de minutes entre les sapins jusqu'à
rejoindre une petite clairière baignée d'un soleil qui lui réchauffa le visage.
Après quelques minutes passées à observer les lieux, Jayden remarqua que
dix sapins disposés en un cercle presque parfait dessinaient la frontière de cet
espace. La nature seule n'avait pas pu le délimiter de la sorte. Il s'agissait
forcément de l'endroit où les primates se réunissaient la nuit venue ; cet
endroit d'où la lumière avait jailli et d'où les premières Émanations s'en
étaient allées. Il avait même l'impression que tous ces sapins étaient
équidistants les uns des autres. Sa curiosité naturelle le poussa à vérifier. Il
s'adossa au premier sapin et marcha en direction du second en comptant le
nombre d'enjambées qui les séparaient. Puis il fit de même en partant du
second. Mais il abandonna le compte en arrivant devant le troisième et,
surpris, porta une main à sa bouche comme pour étouffer un « Oh !
putain… » Au pied de l'arbre gisait le corps inerte d'un singe, allongé sur le
ventre, face contre terre. Rien n'indiquait qu'il était mort, mais Jayden en
avait la certitude malgré les petits spasmes, à peine perceptibles, qui agitaient
la dépouille. Il entreprit de retourner le corps et reconnut, sans vraiment
savoir comment, le singe d'Élise. Il avait encore en tête l'expression si
particulière qui caractérisait ce singe et qui l'avait marqué lorsqu'il lui avait
caressé le visage au sortir de son malaise. Damone avait raison : le singe
d'Élise ne reviendrait pas. Jayden baignait dans ce grand délire depuis très
peu de temps, mais il n'aurait jamais imaginé que le non-retour d'une
Émanation pût se traduire par la disparition matérielle du singe qui la portait.
À bien y réfléchir, rien de ce qui concernait les Émanations n'avait une
quelconque résonance matérielle pour Jayden. Inconsciemment, il croyait
peut-être que les singes retrouvaient leur condition de simple primate lorsque
les Émanations qu'ils portaient décidaient de repartir. Quelle injustice !
pensa-t-il. Être l'hôte d'on ne sait quelle entité extraordinaire, puis mourir,
alors que les hommes ayant côtoyé cette même entité se contenteraient
d'oublier. L'oubli : n'était-ce pas également le sort réservé aux Gardiens qui
voudraient quitter la Confrérie ?
Le temps de ces quelques pensées et la dépouille du singe avait évolué. On
aurait dit qu'elle s'aplatissait à vue d'œil. Il était impossible de ne pas le
remarquer. Jayden comprit très vite ce qui était en train d'arriver. Elle se
décomposait mille fois plus vite qu'en temps normal et, à ce rythme, ne
tarderait pas à complètement disparaître. Si ce singe était bien celui d'Élise et
s'il n'était pas revenu au Manoir parce qu'il avait trouvé la mort au pied de cet
arbre, alors, les cadavres du singe de Samuel et de celui de Joshua devaient se
trouver au pied de deux autres arbres. Jayden courut en direction de l'arbre
suivant. Il ne s'était pas trompé. Un autre sujet s'y trouvait, mais dans un état
de décomposition encore plus avancé. Il ne restait rien du corps à part ses os
qui s'effondraient les uns sur les autres. Lorsqu'il rejoignit la troisième
dépouille, il n'en restait que poussière. Pourquoi disparaissaient-ils aussi
vite ? Pourquoi venir jusqu'ici avait été aussi facile pour lui alors qu'aucun
Gardien ne s'y était jamais aventuré ? Quelque chose d'inconscient devait les
en avoir empêchés ; quelque chose qui n'avait pas prise sur lui. À moins que,
depuis le début, ce spectacle ne lui fût réservé. Il se demanda une fois encore
si la disparition de ces trois Émanations était due à la fin de leur cycle ou bien
à sa présence et au fait qu'à travers lui, elles aient été mises au contact de ce
que transmettait Angry. Peut-être qu'elles étaient parties volontairement, pour
échapper à une forme de contamination. Trop de questions qui ne
trouveraient aucune réponse aujourd'hui ; si tant est qu'elles en trouvent un
jour.
Suivi d'Angry, Jayden alla inspecter chaque arbre, puis se déplaça au centre
de la clairière. Il observa les lieux. Au bout de quelques minutes, il fut pris
d'une irrépressible envie de vomir et d'insupportables étourdissements. Ne
pouvant plus tenir debout et pour que cessent les vertiges, il s'accroupit, les
mains posées au sol, dans la neige.
C'est alors qu'un coup violent lui fut porté à la tête et qu'il sentit le sang
poindre sur l'une de ses tempes. Une main agrippa sa nuque et redressa sa tête
en direction d'une grange en feu. Il y avait des gens à l'intérieur. Ils hurlaient.
Pendant un instant, Jayden pensa qu'ils ne pouvaient pas sortir. Mais les accès
au bâtiment ne comptaient ni porte ni fenêtre qui les empêchât de le faire.
Deux corps gisaient au sol. Il avait du mal à les distinguer. Il lui semblait voir
une femme et un tout jeune enfant. Et cet homme dans son dos, lui répétant à
n'en plus finir qu'il était un soldat… Cet homme qui exigeait de lui qu'il tire
sur tous ceux qui sortiraient de la grange. Mourir brûlé ou tomber sous les
balles tirées par un gosse à peine plus grand que l'arme qu'on lui ordonnait
d'utiliser. Ils allaient tous sortir. Les flammes et la fumée les y obligeraient.
Sa mère, son père, ses frères. Et lui allait devoir tirer, sauf à être battu ou à
mourir lui-même. Il avait envie de pleurer, de vomir, de disparaître. Mais,
plus que tout, il avait envie que cessent les hurlements, les flammes, la voix
de ce démon derrière lui. Alors, pour appuyer sur la détente, il allait devenir
cet automate qui ne pense plus, cette machine inhumaine qui se défait de
toute conscience. Il allait mourir à l'intérieur et abandonner son âme à Dieu
avant qu'elle ne se brise. Lorsque les prisonniers du feu commencèrent à
s'échapper de la grange, cette main qui ne lui appartenait déjà plus actionna le
fusil-mitrailleur. S'il parvint à échapper aux images en fermant les yeux, la
sonorité rauque du rire du démon qui se tenait derrière lui le transperça. Son
rire et une phrase : « Tu as vu ce que les hommes sont capables de faire ? »
Les yeux de Jayden se détachèrent de l'écran de télé qui diffusait le
témoignage de cet homme, jadis enfant soldat, rescapé des guerres fratricides
qui avaient décimé son pays. Il était entré dans sa tête, dans ses souvenirs,
dans sa douleur, le temps d'une seconde grande absence, au printemps 2000,
tout comme il était entré dans la tête d'Eric Harris et de Dylan Klebold lors de
sa première absence, en novembre 1999. Mais ce qu'il avait ressenti cette fois
était infiniment plus violent. Il fallait que l'empreinte de cette expérience soit
plus durable. Elle devait le marquer et l'orienter ; faire naître ce qui le
conduirait à faire le Choix de renoncer. Aujourd'hui, Angry avait ressuscité le
souvenir de ce qu'il avait vécu pendant cette absence. Et avec ce souvenir
venait aussi celui du vieil homme, de son singe et de ce garçon à la peau
mate. Ils étaient là, tous trois, dans un coin du salon. Comme la fois
précédente, l'homme s'adressait à Jayden sans que ce dernier pût l'entendre.
Le singe vint lui prendre la main, comme pour le rassurer. Puis, les images
perdirent en netteté et en lumière. Bientôt, Jayden fut plongé dans l'obscurité
la plus complète avec pour seules sensations les battements de son cœur,
rapides, et le froid qui lui engourdissait les membres.
*
Les bras chargés de son symbiote, Noah fit irruption dans le salon où Élise,
Samuel et Joshua s'étaient réunis pour discuter de la disparition de leurs
singes. Élise avait repris du poil de la bête et la discussion tournait autour de
leur avenir sans les Émanations qui les avaient accompagnés. Comment
allaient-ils pouvoir se réinsérer dans une quelconque forme de normalité
après avoir vu le monde comme ils l'avaient vu ? Inévitablement, la
conversation finit par converger sur Jayden. Il était la clé de ce qu'ils
deviendraient et ils auraient payé cher pour savoir comment il allait les sortir
de là.
— Vous savez depuis quand Jayden est parti ? demanda Noah.
— Ben, ça fait un p'tit moment… En fait, il est sorti se balader avec son
singe une minute après que vous avez récupéré les vôtres ! répondit Samuel,
presque étonné que trois heures se soient déjà écoulées depuis le moment où
il avait quitté Jayden.
— Vous ne trouvez pas ça un peu long pour un gars qui ne connaît pas les
environs et qui n'a aucune idée sur ce que son singe va lui transmettre ? Vous
n'avez pas envie d'aller voir s'il ne se serait pas perdu des fois ?
— Ça t'inquiète ? demanda Élise.
— Non…
— Si…
Élise regarda Noah avec insistance. Sa Vertu venait de lui faire ressentir de
manière très limpide pourquoi il semblait s'en préoccuper.
— Noah… Tu crois que t'es en train de te lier à lui ?
— J'en sais rien...
— Moi, je crois que si.
— Mais ce n'est pas son binôme pourtant ? demanda Joshua.
— Qui a dit que ça se passait uniquement entre binômes ? Il se peut que
d'autres facteurs soient à l'origine du rapprochement. Des facteurs plus…
personnels, répliqua Élise sans vouloir mettre Noah mal à l'aise.
— Je n'ai pas cherché à ce que ça arrive… se défendit Noah.
— Mais quelque chose en rapport avec mes dons me fait dire que ce n'est
pas arrivé pour rien.
— Si ça peut t'permettre de savoir c'qui s'passe dans sa tête et de nous faire
avancer plus vite... Mais fais gaffe quand même. Parce que j'suis sûr qu'il y a
un truc pas net quand on se branche sur lui. Un truc dont il ne se rend même
pas compte. Élise, Joshua et moi on l'a bien ressenti quand on a voulu lui
faire partager nos dons. Bref ! Tu seras notre taupe, vieux !
— En attendant de devenir votre taupe, faudrait peut-être aller voir s'il ne
s'est pas perdu, non ?
— Ça ne va pas être simple de chercher dans cette immensité ! lança
Joshua.
— Il se peut que ça soit plus simple que tu ne l'imagines. Si Noah est
connecté à lui, il nous y conduira naturellement. Et puis, il ne peut pas être
parti très loin. Emmène ton singe, Noah ! conclut Élise.
Lorsqu'ils posèrent le pied dehors, la neige qui s'était remise à tomber avait
recouvert toutes les traces sur lesquelles ils comptaient pour entamer leur
recherche. Noah se décida à ouvrir la marche en tentant de se laisser guider
par ce qu'Élise attribuait à ce rapprochement. Mais s'en remettre à son
intuition plutôt qu'aux informations objectives lui permettant de déduire la
direction que Jayden aurait pu prendre n'était pas chose aisée. Élise
s'approcha de lui et murmura à son oreille d'aller puiser dans ce qu'il
commençait à ressentir pour lui. Si ses dons ne la trompaient pas sur le lien
qu'elle sentait se créer entre eux, il les mènerait à Jayden.
Sans le savoir, les quatre Gardiens suivirent le chemin que leur prédécesseur
avait emprunté. La neige tombait de plus en plus fort et, au bout de trois
quarts d'heure, Joshua s'inquiéta de la distance qui les séparait du Manoir.
Mais Noah avait maintenant la certitude qu'il n'était plus très loin et les
encouragea à poursuivre. Samuel, lui, était davantage convaincu par le singe
qui les devançait et qui n'avait aucune hésitation sur la direction qu'il fallait
prendre. N'était-ce pas parce qu'il s'agissait du chemin que les singes
empruntaient tous les soirs ? Angry n'aurait-elle pas orienté Jayden pour qu'il
brave l'interdit et voie ce qu'il ne devait pas voir ? Une semaine plus tôt,
Samuel s'en serait soucié et aurait probablement hésité avant de continuer.
Mais, aujourd'hui, il avait perdu son Émanation. Que pouvait-il lui arriver
d'autre ? Chose rare, il passa ses réflexions sous silence. Après tout, Élise,
Joshua et Noah étaient assez intelligents pour parvenir à la même conclusion.
Si aucun n'avait fait demi-tour, c'est que la situation ne les effrayait pas.
Noah fut le premier à repérer l'anorak rouge dans la neige.
— Il est là ! lança-t-il aux autres tout en se précipitant au centre de la
clairière.
Il s'accroupit derrière Jayden et le tira à lui pour le redresser avant de
vérifier qu'il respirait encore.
— Tu crois que c'est à cause de son singe ? dit Élise en arrivant près d'eux.
— J'en sais rien. Il nous le dira quand il émergera.
Noah tapota le visage de Jayden jusqu'à ce qu'il revienne à lui. Avant qu'il
ne se souvienne de l'endroit où il se trouvait et des personnes qui
l'entouraient, une peur panique le traversa de part en part. Boosté par
l'adrénaline qui se répandit dans son sang, Jayden se dégagea violemment des
bras de Noah et se remit sur pied en un instant. Ses yeux cherchaient
désespérément ceux qui étaient sortis de la grange. Il entendait encore le
crépitement du fusil-mitrailleur et le rire du démon. Lorsque son esprit se
réimplanta dans la réalité, la grange avait cédé sa place à une clairière
enneigée et un garçon de son âge avait remplacé le démon. Soulagement,
peine et confusion se mêlèrent en lui et imprégnèrent son regard. Noah, qui
s'était relevé, lui fit face et posa les mains sur ses épaules. Jayden le regarda
et s'abandonna à ce geste de réconfort, comme pour s'assurer que son
cauchemar était terminé.
— Hé, vieux ! On peut pas te laisser seul une heure à ce que je vois, lui
balança Samuel. On rentre et tu nous racontes ce qui t'est arrivé ?
— Tu veux t'appuyer sur moi ?
— Ça va aller, merci, Noah. Merci à vous quatre d'être venus me chercher.
— En parlant de ça, vieux, il est où ton singe ? Je l'ai vu nulle part en
arrivant.
— J'en sais rien, Sam et, franchement, je m'en cogne.
— À mon avis, il est retourné au Manoir tout seul. Et on va faire la même
chose avant de finir gelés ! conclut Joshua.
11
— Elle m'a fait voir des trucs horribles. Des trucs qui m'ont fait aussi mal
que si je les avais vécus moi-même. Et c'était bien pire que la première fois…
Là, j'étais dans la peau et dans la tête de ce garçon… J'ai ressenti la violence
dont il était victime de la part de son bourreau avant d'en devenir un lui-
même… Il n'y avait plus rien dans la tête de ces hommes à part une immense
folie.
— OK. Je pige, Jayden ! Mais y a deux trucs : ce qu'elle te fait voir et la
manière dont tu reçois le message. Comment est-ce qu'elle arrive à te faire
somatiser en si peu de temps ? demanda Samuel, perplexe. Aucune vision ne
peut te marquer à ce point en quelques minutes seulement.
— J'en sais rien ! Mais je crois que ces trucs sont en moi depuis longtemps.
Ce n'est pas la première fois que je les vois. Elle ne fait que les réactiver.
— Je ne comprends pas, dit Joshua.
— Entre huit et treize ans, j'ai vécu une série d'absences, des moments où je
me déconnectais de mon entourage. C'est pendant ces absences que j'ai vu,
pour la première fois, ce que je revois aujourd'hui. Mais, à l'époque, ces
visions ne me laissaient aucun souvenir. Je ne les vivais pas comme
maintenant. En tant que gamin, je serais devenu fou. Je ne faisais que charger
l'information dans une zone morte de ma mémoire. Depuis mon Transfert,
elle active cette zone et me fait revivre ces situations en y mêlant ma
sensibilité et mes craintes.
— Mais qui t'a foutu ces images dans la tête ? Et dans quel but ? demanda
Élise. Ça ne peut pas être elle puisqu'à l'époque, tu ne la connaissais pas et ni
toi ni aucun d'entre nous n'avaient été embarqué dans cette histoire.
— J'en sais rien… Mais elle exhume des images qui sont restées en sommeil
en attendant de croiser sa route. Et pendant toutes ces années, ces images ont
occupé le terrain pour qu'une fois réveillé, je les vive comme si elles faisaient
partie de moi…
— … et pour que tu les considères comme une fatalité, ajouta Samuel. Elles
ont imprégné l'enfant pour marquer l'adulte. L'horreur a le temps de se
sédimenter et de transformer celui sur qui on la balance.
— Ou peut-être qu'elle se contente à travers ces visions de mettre en lumière
toute la violence que nous connaissons, que nous côtoyons, mais que nous
oublions, volontairement ou non, dit Joshua.
— Ça n'explique pas pourquoi Jayden avait des absences qui correspondent
exactement aux moments qu'elle lui fait revivre… Ni pour quelle raison elle
fait ça, insista Élise.
— La raison me paraît évidente : celle de me faire renoncer ; de faire en
sorte que les Hommes n'aient jamais de seconde chance parce qu'ils ne la
méritent pas. Celle de vous faire renoncer, aussi…
— Qu'est-ce que tu veux dire, vieux ?
— Eh bien, que si deux représentants d'une même Vertu abandonnent le
navire, aucune Vertu ne pourra être partagée. Les choses s'arrêteront là…
Ils regardèrent tous Jayden et un silence lourd de sens s'installa entre eux.
— C'est quelque chose que vous saviez, non ? se sentit-il obligé d'ajouter.
Noah fut le premier à réagir.
— Damone n'a jamais été aussi explicite sur les conséquences induites par
le départ éventuel de l'un d'entre nous.
— Alors, c'est peut-être parce que je suis le Choix qu'il me l'a dit cash.
— Il nous a juste dit que nous étions libres de quitter le Manoir à tout
moment si, un jour, nous ne trouvions plus le sens de notre présence ici.
— Et qu'est-ce qui pourrait vous faire perdre le sens de votre présence ici ?
demanda Jayden en s'apprêtant à dégainer la seule conclusion logique qui
s'imposait.
— Que, lors des Communions, tu partages avec nous ce que ton Émanation
te transmet et que nous perdions cette foi en notre Vertu qui nous fait penser
que, toutes ensemble, elles pourront changer les Hommes… poursuivit Élise.
— … et que, un à un, nous quittions le Manoir, ajouta Samuel.
— Ne vous emballez pas, dit Noah. Quitter le Manoir, c'est perdre nos dons.
Et un Gardien supportera beaucoup de choses avant d'envisager cette
éventualité. Pas la peine que je vous rappelle à quel point nos Vertus nous ont
transformés et nous ont fait voir le monde autrement.
— Tu ne sais pas dans quoi elle peut te plonger. Moi, je commence à
l'expérimenter et j'ai peur de ce qu'elle va me montrer la prochaine fois. Je
flippe que ça me flingue de l'intérieur.
— Il a raison, précisa Joshua. Et je crois qu'elle a déjà commencé à
s'attaquer à nous lorsque nous nous sommes connectés à Jayden. Élise,
Samuel et moi, on a tous ressenti un truc étrange et clairement inamical.
— Et vos dons sont d'autant plus vulnérables que vos Émanations vous ont
quittés, répondit Jayden en repensant à ce qu'il avait vu dans la forêt.
La situation dans laquelle ils l'avaient repéré ne leur avait pas fait remarquer
la singularité du lieu dans lequel ils se trouvaient. Et c'était très bien ainsi, car
cela lui avait permis de ne pas s'étendre sur le spectacle qui avait précédé son
malaise.
— Ça, mon gars, c'est ce que prétend Damone. Ça reste à prouver et on sera
les premiers cobayes !
— En tout cas, l'impression que ça me laisse, c'est que ce Choix est autant le
vôtre que le mien. Kayla et les autres avaient tort de penser qu'il n'appartenait
qu'à un seul. Du coup, je me demande ce que je fous là et à quoi je sers, si ce
n'est jouer le mauvais œil à travers mon singe.
— Je ne sais pas, répondit Élise. Mais il n'y a pas de hasard. On ferait mieux
de taire tout ce qu'on vient de se dire, car, si les autres Gardiens en viennent à
la conclusion que Jayden n'est ici pour que les faire renoncer et que la
désaffection de quelques-uns d'entre eux pourrait suffire à stopper tout ce
pour quoi on est là depuis si longtemps, j'ai peur que ça complique la suite
des événements.
— T'as peut-être raison, dit Noah. Mais leur en parler permettrait de faire en
sorte qu'ils se protègent de ce que l'Émanation de Jayden pourrait leur
montrer.
— Tout ça me dépasse et ce malaise dans la forêt m'a achevé. Je vais
monter me reposer dans ma chambre et on reprendra cette conversation plus
tard, OK ?
— Ça marche, vieux. Tu veux qu'on t'escorte là-haut ?
— Ça va aller, Samuel. Merci.
12
Rien dans ses réflexions n'aidait Noah à se décider. Cinq bonnes minutes
s'étaient écoulées depuis qu'il était arrivé devant la porte de la chambre, à se
demander s'il devait frapper. Le plateau sur lequel il avait disposé des
sandwichs et un thermos plein de leur breuvage favori afin de requinquer
Jayden n'était qu'un prétexte pour venir le voir.
Noah n'avait pas ressenti autant d'intérêt pour quelqu'un depuis qu'il avait
quitté Tampa, où toute sa vie était partie en morceaux. Jayden lui rappelait
étrangement Douglas. Ce même air angélique sur ce visage presque parfait,
ce même charme magnétique auquel il n'avait pas su résister. Mais derrière le
joli profil de Douglas s'était caché un poison auquel il avait failli succomber.
Doug était le garçon qu'il n'aurait jamais dû rencontrer, croire et suivre
jusqu'en Floride. Les hasards ne sont pas toujours heureux. Son père adoptif
l'avait prévenu :
— Si tu pars avec cette raclure, tu ne remets jamais les pieds ici.
Noah aurait voulu détecter dans cette phrase une manifestation d'amour,
même malhabile, de la part d'un homme qui ne l'avait jamais considéré, ni du
vivant de son épouse ni depuis qu'elle était décédée. Car, en réalité, c'était
elle qui avait voulu adopter Noah. Lui s'était contenté d'accepter, mais tout
dans son comportement avait toujours transpiré l'indifférence. Tant bien que
mal, Noah avait réussi à se construire en s'appuyant sur l'amour que sa mère
adoptive lui avait porté. Plutôt bon élève et intelligent, il avait été sa fierté et,
assurément, celui qui parviendrait à s'échapper du milieu défavorisé dans
lequel ils vivaient. Mais Noah était resté un garçon fragile et solitaire,
perturbé par cette adoption que son père lui avait révélée sans le moindre
ménagement alors qu'il n'avait que quatorze ans et par cette préférence pour
les garçons qui commençait à polluer son esprit et qu'il se devait de taire. Il
était resté un adolescent en quête d'amour et du sens qui manquait à sa vie ;
sens qui s'était encore émoussé au décès de sa mère, à l'aube de ses dix-
huit ans. Il avait perdu le seul rempart qui l'avait protégé de l'adversité. Et ces
moments de grande vulnérabilité sont propices aux mauvaises rencontres.
Lorsqu'ils s'étaient croisés, dans le garage où Noah avait dégoté un emploi à
temps partiel afin de gagner quelques ronds pour payer les frais d'université
(publique) qu'il espérait intégrer en sortant du lycée, Doug l'avait
littéralement électrisé. Dans sa vieille Ford T-Bird de 1988 qu'il conduisait à
peu près comme il menait son existence de nomade, il débarquait de Virginie
et, du haut de ses vingt-deux ans, respirait la liberté et la témérité. Celles dont
Noah avait toujours rêvé pour lui-même. Il n'aurait jamais pensé que son
cœur puisse s'embraser à ce point et en si peu de temps.
Doug vivait de petits boulots, à droite et à gauche, et avait loué une piaule
miteuse en ville. Mais, malgré les apparences, il semblait s'en sortir. Et plutôt
bien. Les apparences… Noah ne les avait jamais dépassées, même après une
année à fréquenter Doug. Et elles l'avaient encore trompé lorsqu'il avait
accepté de le suivre en Floride, là où il devait se rendre d'urgence parce
qu'une incroyable opportunité l'attendait. À Tampa, rien en revanche
n'attendait Noah, et certainement pas les universités qu'il n'avait pas eu le
temps de démarcher. Mais il voyait dans ce départ un ticket pour une vie
différente, avec un garçon qu'il aimait profondément. Il importait peu, alors,
qu'il dût travailler à la Myombe Reserve de Busch Gardens plutôt que
d'étudier le droit comme il l'avait toujours voulu. Il y avait été recruté en tant
que zoo keeper. Jamais il n'aurait pensé pouvoir décrocher le poste. Mais le
courant était très bien passé avec la femme qui l'avait reçu pour son entretien
d'embauche. Il était tombé sous le charme de cette trentenaire à la ligne
élancée et à la longue chevelure. Elle lui avait présenté chacun des sujets dont
il allait s'occuper. Par la suite, elle avait supervisé son activité, faisant preuve
d'une exceptionnelle pédagogie. Puis, du jour au lendemain, elle avait quitté
l'entreprise, départ dont il s'était attristé tant le contact de cette femme lui
avait été agréable. Mais il avait appris tout ce qu'il devait savoir pour être
efficace à son poste, et quelques mois tranquilles s'étaient ainsi écoulés.
Il avait fallu que Doug disparaisse, du jour au lendemain et sans demander
son reste, pour que les illusions cessent et que Noah apprenne de la police
qu'aucune opportunité n'avait jamais attendu son compagnon en Floride et
que tous les petits boulots qu'il prétendait dégoter n'étaient en réalité que des
petits trafics. De Virginie en Caroline, puis de Caroline en Floride, et
probablement d'ailleurs auparavant, Doug fuyait ses petits délits avant qu'ils
ne le rattrapent. Entre Kannapolis et Tampa, il avait embarqué Noah dans sa
valise. Mais il était reparti trop vite, cette fois, pour s'embarrasser de nouveau
d'un excédent de bagages qui l'aurait assurément ralenti. Noah s'en était
voulu, pour toute la naïveté dont il avait fait preuve, pour ne pas avoir su
lutter contre l'emprise évidente que Doug avait sur lui. Mais il avait surtout
ressenti une peine immense, qui l'avait renvoyé tout droit dans les bras de ses
premiers démons. Ceux qui l'avaient turlupiné sur ses origines et les raisons
de son abandon ; ceux qui lui avaient collé un père adoptif indifférent et qui
avaient emmené sa mère prématurément ; ceux qui avaient fait de lui un
garçon fragile qui avait du mal à trouver sa place. Une peine tellement
difficile à maîtriser que, pendant un instant, il avait imaginé le pire pour
qu'elle cesse. C'est à ce moment-là que son Émanation était entrée dans sa
tête.
Noah avait repéré ce singe depuis plusieurs semaines. L'animal était
différent de ses congénères et ne se mêlait pas à eux. Quelque part, il se
retrouvait dans ce primate. Mais rien d'inhabituel ne s'était produit avant que
son équilibre émotionnel ne soit sévèrement chahuté par la fuite de Doug. Ce
jour-là, le singe s'était approché de lui et avait posé la main sur sa tête. Pour
une raison qu'il pouvait maintenant expliquer, Noah avait ressenti un profond
soulagement, si profond et tellement soudain qu'il l'avait automatiquement
attribué à un influx magique entre l'animal et lui. Il n'avait jamais nourri le
moindre doute sur la question. Plus les jours avaient passé et plus Noah s'était
installé dans un équilibre et une harmonie qu'il n'imaginait même pas
possibles quelques semaines plus tôt.
L'influence et l'addiction que Doug avait exercées sur lui s'étaient
volatilisées. Mais il y avait encore mieux : il arrivait même à soulager les
autres de leurs tracas, comme s'il pouvait faire bénéficier autrui de la magie
qui l'unissait à son singe. Puis était venu le jour du Transfert, où toute la
lumière avait été faite sur ce don. De fil en aiguille, il avait rencontré Damone
qui avait complété les quelques informations qui lui manquaient encore et
avait rejoint la Confrérie, deux années avant ce jour.
Rétrospectivement, il s'était félicité d'avoir croisé la route de Doug, se
demandant même si ce dernier n'avait pas été celui qui, volontairement,
l'avait conduit là où il se devait d'aller pour retrouver l'Émanation qui lui
ferait embrasser sa véritable destinée et qui ferait de lui l'avatar de la
Tempérance. Tout était peut-être prévu depuis le départ : ce père indifférent,
sa mère qui s'en était allée trop tôt, Doug, ces déséquilibres qui l'avaient
préparé à devenir ce qu'il était pour comprendre l'importance de sa Vertu.
« Intérêt » n'était pas le terme le plus adéquat pour décrire ce que Noah
éprouvait pour Jayden. Il avait bien peur d'en tomber amoureux et ce
sentiment l'envahissait aussi vite que la fois précédente. Si les circonstances
ne se prêtaient guère à cela, il laissa pourtant le champ libre à cette petite
partie de lui-même qui lui suggérait de frapper à la porte. Si le hasard
n'existait pas, tout ceci avait un sens.
Jayden vint ouvrir, encore ensuqué par les deux heures de sommeil qu'il
avait rattrapées sur sa nuit agitée. Le sourire qui fendit ses lèvres en
contemplant le plateau rassura Noah.
— Ça, c'est une riche idée. Mais j'aurais quand même préféré du café plutôt
que cette mixture dont je ne peux même pas abuser ! lança Jayden en libérant
le pas de la porte et en invitant Noah à entrer
— Gros consommateur de café ?
— Tu connais beaucoup de journalistes qui pourraient vivre sans ?
— Je ne sais pas, je ne connais pas de journaliste, à part toi.
— Ouais, enfin, si j'arrive à bosser un jour…
Ces quelques mots renvoyèrent Jayden à ses parents et aux mensonges qu'il
avait servis à son père. Il perdit son sourire tout en se disant qu'il devait
absolument les rassurer sur son sort.
— J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? s'inquiéta Noah.
— Non. Ce n'est pas toi, c'est moi. J'ai menti à mes parents sur les raisons
de ma présence au Canada. Je n'aime pas ça. Et le fait de parler de travail, ça
m'a rappelé le bobard que je leur ai servi. Comment tu as géré ça, toi ?
— Moi, je n'avais personne à qui mentir. D'une certaine manière, ça m'a
simplifié la vie. Et puis, mon Émanation m'a sorti de l'ornière dans laquelle
j'étais coincé. Ça a balayé mon passé, y compris le plus récent où la peine
avait tout envahi.
— Quel genre de peine ?
— Oh !… un peu tout mais surtout une peine de cœur. Un mauvais garçon
au mauvais moment. Tu peux imaginer la suite.
— Oui, à peu près. Pose ton plateau sur le bureau et chope le fauteuil près
de la fenêtre. On va s'installer tranquille. Tes sandwichs m'ont mis en appétit.
— Je ne te dérange pas au moins ?
— Au contraire, ça me fait plaisir. Alors, dis-moi, il y a un truc précis qui
t'amène ou c'est de la pure courtoisie ?
— Écoute… pour être franc, dit Noah tout en sachant qu'il ne le serait pas
complètement, la manière dont tu as réagi dans la forêt m'a inquiété et je me
dis que si c'est comme ça chaque fois que ton singe va te transmettre quelque
chose, tu vas finir par abandonner, ce qui n'est pas l'idée. J'aimerais t'aider.
— Toi ? Mais comment ?
— Quand tout a commencé pour moi, j'ai remarqué que je pouvais aider les
autres en restaurant leur équilibre lorsqu'il était mis à l'épreuve. Et j'ai
justement l'impression que c'est cet équilibre que ton Émanation veut faire
chanceler. Je sais bien que je ne suis pas le seul qui peut t'aider, mais
j'aimerais être le premier. Laisse-moi réguler le flot émotionnel des visions
qu'elle provoque.
— Noah… Il faut que tu saches un truc. En me faisant partager ta Vertu,
mon Émanation va chercher à t'infecter du mal que tu veux atténuer. C'est ce
qu'elle a fait avec Élise, Sam et Joshua quand ils ont voulu partager leur don
avec moi. Et, ce matin, leurs Émanations ne sont pas revenues…
— C'est ce que j'ai cru comprendre. Mais, rassure-moi, ce n'est pas quelque
chose que tu savais ?
— Je ne peux même pas croire que tu me demandes ça. Il y a quarante-huit
heures, je ne savais rien de ce Manoir, de vous et de tout ce merdier. Si j'avais
su, jamais je ne les aurais laissés me toucher. C'est Damone qui me l'a dit ce
matin !
— Désolé, Jayden… Question stupide de ma part. Mais nous non plus on ne
sait pas grand-chose de toi.
— Damone a beau dire qu'Élise, Sam et Joshua sont en fin de cycle, je ne
peux pas m'empêcher de penser que la disparition de leurs Émanations est
liée à moi et à ce qu'on a fait…
— Si tu ne savais pas, tu ne peux rien te reprocher. C'était plutôt à eux de
faire gaffe. Mais c'est un truc qu'on fait depuis toujours ici. Ils ont juste
oublié que tu étais peut-être… différent.
— Tu piges pourquoi ce n'est pas une bonne idée que tu m'aides ? Et puis,
Damone m'a dit que rien en provenance des Gardiens ne devait m'influencer
et que seules les Communions devaient être les moments à travers lesquels
nous devions échanger. Et puis, si le fait de m'aider doit avoir pour
conséquences que, vous, vous perdiez la foi et abandonniez, ça n'a aucun
intérêt.
— Tu as sûrement raison… Je voulais faire quelque chose pour toi qui
soulage les angoisses que tu allais traverser et en même temps… qui nous
rapproche.
— Tu n'as pas besoin de prendre un risque pour ça, répondit Jayden en se
redressant du fauteuil où il s'était avachi. Il y a autre chose, Noah…
— Raconte.
— Les singes qui ne sont pas revenus ce matin... Je les ai vus.
— Quoi ?
— J'ai vu leurs trois dépouilles, là où vous m'avez retrouvé. Enfin, ce qu'il
en restait. Je crois que cette clairière est l'endroit où ils vont la nuit.
— Ce qu'il en restait ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Elles disparaissaient au rythme où je te parle, comme s'il ne devait rien
rester du passage de ces Émanations parmi nous. Même pas les animaux qui
les portaient.
— Pourquoi tu n'as rien dit tout à l'heure ?
— Je n'avais pas envie de dire à Élise que son singe était « physiquement »
mort et qu'il était en train de se désagréger. Tu as ressenti comme moi sa
peine quand Damone a balancé la nouvelle. Et pourtant, il n'a rien dit au sujet
de ce qui arrivait aux singes. Quant à Sam et Joshua, je ne sais pas comment
ils auraient pris la chose.
— Oui… Et puis on n'est pas censés aller sur les lieux où se rendent les
singes, pas vrai ? Mais tu es ici depuis trop peu de temps pour te souvenir des
règles !… lança Noah avec une pointe d'ironie.
— On n'est pas censés les suivre quand ils y vont. Là, on ne les a pas suivis,
on y est allés par hasard. Moi en me promenant, vous en me cherchant. Il y a
une nuance.
— C'est de la mauvaise foi de journaliste, ça !
— Peut-être, admit Jayden en souriant. Mais je me demande si Damone dit
la vérité à propos de ce qui se passerait si vous les suiviez…
— Tu doutes de ce qu'il dit ? Quel intérêt il aurait à raconter des conneries à
ce sujet ? N'oublie pas qu'on est là sur une base volontaire et qu'on peut
repartir quand on veut…
— Je ne sais pas… Ces corps qui disparaissaient si vite… C'est comme si
tout ce qui a eu un lien avec les Émanations devait disparaître très vite. Tu ne
trouves pas ça bizarre, toi ?
— Je baigne dans le bizarre depuis que je suis arrivé ici, mon pauvre. Tout
est bizarre et il n'y a plus grand-chose qui me surprenne au sujet de ces
singes. S'ils sont en vie depuis les années 1940 parce que des entités
surnaturelles les habitent, il n'y a rien d'étonnant à ce que leurs corps
disparaissent aussi vite une fois que ces entités les lâchent. Un peu comme…
des vampires qu'on déglingue avec un pieu dans le cœur, quoi !
— T'es trop con ! lui balança Jayden, tout sourire, amusé par cette
explication absurde qui, au fond, ne l'était pas plus que toute cette situation.
Noah ne l'avait pas vu sourire de la sorte depuis qu'il était arrivé au Manoir.
Cette petite touche d'humour décalé avait suffi à illuminer son visage. Il ne
résisterait pas longtemps à son charme. À cet instant, il ne voyait d'ailleurs
aucune bonne raison de lui résister. Ni raison ni volonté. Comme l'avait fait
Jayden un instant auparavant, il se redressa sur son fauteuil et vint lui voler
un baiser sur les lèvres avant de reculer et, le regard fuyant, de se passer une
main dans les cheveux, gêné par tant de précipitation. Il se racla la gorge
avant d'oser parler de nouveau.
— Désolé… Je n'ai pas résisté. Je me suis comporté comme un gamin, dit-il
en levant les yeux sur Jayden.
— Des fois, je me dis qu'on devrait tous vivre comme des gamins. C'est
tellement plus facile.
Et Jayden lui rendit son baiser.
Ils étaient au milieu de nulle part, dans une situation qui se voulait à la fois
grave et complètement surréaliste, mais ce baiser était probablement la chose
la plus vraie qu'ils avaient vécue depuis des semaines. Il leur faisait l'effet
d'une lanterne dans le brouillard, et le chemin qu'elle éclairait menait là où les
sentiments ne demandent qu'à s'épanouir.
— Je ne sais pas si ce qu'on vient de faire va nous aider à y voir plus clair.
— Au point où on en est, mon pauvre Jayden…
— Des fois, je me demande si je ne suis pas au milieu d'un mauvais trip et si
je ne vais pas me réveiller à Edmond ou ailleurs avec la gueule de bois du
siècle. D'un autre côté, ça serait peut-être plus simple.
— Je préfère encore ce que je vis aujourd'hui à ce que je vivais avant. Et
puis, si tout ça n'avait jamais existé, je n'aurais pas croisé ton chemin… osa
Noah.
Jayden le trouvait attendrissant. La manière dont il posait son regard sur les
choses, et en particulier sur lui, témoignait d'une douceur et d'une timidité
que son physique ne laissait pas filtrer. Ses yeux noirs et ses cheveux bruns
coupés court en faisaient un garçon à l'apparence plus dure qu'il ne l'était au
fond. Et ce mélange séduisait Jayden.
L'un et l'autre seraient bien restés à discuter le reste de l'après-midi si Angry
n'avait pas fait irruption dans la chambre. Elle alla s'installer devant la
fenêtre, là où Jayden l'avait trouvée lorsqu'il était entré dans la pièce la
première fois. D'ordinaire, Noah ne remarquait même plus la présence d'un
singe à ses côtés. La force de l'habitude. Mais Angry avait décidé de le fixer
comme s'il était devenu son seul point de mire. Son regard n'avait pas la
même intensité que celui de ses congénères. À bien y réfléchir, ce n'était pas
tant son intensité, mais ce qu'il semblait véhiculer. Une sensation de malaise
s'empara de Noah et il ne put s'empêcher de penser à ce que Jayden allait
endurer. Malgré l'envie qu'il avait de l'aider, il fallait qu'il résiste à la
tentation de se connecter à lui.
Il ne l'aurait pas juré, mais, plus elle le regardait, plus il avait l'impression
qu'elle cherchait à entrer dans sa tête. Et cette sensation le perturba au point
de prendre congé en proposant à Jayden de se retrouver un peu avant le dîner.

*
Le cérémonial auquel Jayden assista avant le repas fut en tous points
identique à celui de la veille. Les singes se réunirent dans l'entrée et, sitôt la
porte ouverte, disparurent dans l'obscurité. Mais, aujourd'hui, il savait où ils
allaient et peut-être même ce qui allait se passer.
À table, les questions des Gardiens furent nombreuses sur ce que son
Émanation lui avait transmis. Certains savaient d'ailleurs qu'il avait fait un
malaise dans la forêt et s'interrogeaient sur le lien de causalité qui pouvait
exister entre les deux événements. Jayden leur conta en détail ce qu'elle lui
avait fait traverser. À l'exception de ce qu'il avait vu avant de faire son
malaise, il ne passa rien sous silence, même s'il avait très peur que la vérité
déplaise à ses homologues. Ou plutôt qu'elle les effraie sur le Choix qu'il
pourrait faire. Mais, ce soir, leur véritable préoccupation était ailleurs. Ils
pensaient à leurs propres singes et craignaient qu'ils ne reviennent pas le
lendemain. Damone n'avait rien dit qui pouvait les rassurer, si ce n'est que
leur disparition faisait partie du processus normal.
Lorsqu'il réussit à se dégager du centre de la conversation, Jayden n'eut plus
d'yeux que pour Noah qui, manifestement, ne s'intéressait pas davantage aux
échanges entre les autres Gardiens et Damone. Élise les regardait, amusée.
Sam et Joshua étaient plongés dans un silence qui ne leur ressemblait pas.
À la fin du dîner, la plupart des Gardiens regagnèrent leur chambre. Les
autres s'installèrent au salon où le feu pétillait dans la cheminée. Jayden vint
s'asseoir près de l'âtre, à même le sol, et laissa la chaleur détendre ses
articulations. Il écoutait la conversation d'une oreille distraite. De temps à
autre, Élise lui faisait un petit clin d'œil. Ce soir, il se sentait étrangement
bien, malgré ce qu'il avait vécu dans la matinée. Le fait que Noah entre dans
sa vie, précisément au moment où il s'y attendait le moins, n'était pas étranger
à ce bien-être.
Et si le secret du Choix résidait dans l'amour ? Pas seulement l'amour qu'on
nourrit vis-à-vis de l'être aimé, mais celui qu'on pourrait nourrir vis-à-vis de
toute chose ? Toutes les Vertus combinées n'avaient-elles pas pour finalité de
le faire éclore dans le cœur des hommes ? Dans le sien ? N'était-ce pas le
rempart le plus évident aux horreurs qu'Angry lui avait montrées et à celles
dans lesquelles elle ne manquerait pas de le plonger de nouveau ? Mais ce
pessimisme sourd qui rampait en lui depuis le Transfert vint lui faire penser
que ce serait trop simple. Et il avait le pressentiment que, depuis son arrivée,
la machine ne s'était pas vraiment mise en marche et que sa présence dans ce
délire psychotique ne pouvait pas se résumer à cette hypothèse simpliste. Au
calme relatif de cette soirée succéderait sûrement la tempête. Mais, à cet
instant, il ne voulait pas s'en soucier.
Lorsque tous les Gardiens eurent quitté le salon, Noah vint s'asseoir près de
lui et ils restèrent tous deux devant les flammes qui commençaient à
chanceler faute de nouvelles bûches à lécher. Ils savourèrent ce moment en
silence, comme si la présence de l'autre comblait, pour quelques instants,
cette petite part de vide qu'il ressentait depuis toujours. Élise l'avait très vite
remarqué lorsqu'elle avait sondé Noah : un lien privilégié se tissait entre eux
et les souderait au-delà de ce qui réunissait déjà les Gardiens ; un lien
probablement plus fort encore que celui unissant Heng et Alyssa ou Joshua et
Jennifer.
Lorsque Morphée se fit trop insistant, ils regagnèrent ensemble la chambre
de Noah et, l'un contre l'autre, s'abandonnèrent aux rêves que la divinité
accepterait de leur donner.
13
Jayden volait dans un brouillard empoisonné. Sa gorge était enflée et ses
poumons abrasés par les polluants qu'il inhalait depuis si longtemps. Il se
savait au début d'une nouvelle transe et ses yeux étaient ceux d'un oiseau qui
survolait un paysage transformé en champ de cendres par les mines de
charbon. Les retombées de particules avaient détruit les pâturages, calciné les
arbres et tué tous les cheptels qui vivaient jadis sur ces terres. La mémoire de
son hôte lui renvoyait encore les images de ces milliers de bêtes anéanties par
la famine, terrassées par la maladie, qui avaient privé leurs éleveurs du seul
moyen de subsistance dont ils disposaient. D'une fatalité à l'autre, ces pauvres
hères n'avaient pas eu d'autre solution que d'embaucher à l'usine. Ils n'avaient
eu que l'embarras du choix : charbon, chimie, minerais, acier… Ces monstres
déshumanisés, polluants, meurtriers, érigés à la gloire du commerce
international, avaient poussé comme des champignons vénéneux et avaient
dévoré leur vie, sans importance et déjà misérable. Ces hommes n'avaient pas
à craindre l'enfer. Ils y étaient déjà. L'oiseau perdit de l'altitude et échappa
aux épaisses fumées crachées par toutes ces cheminées qui barraient le ciel à
perte de vue. Il survola un fleuve à la surface duquel flottait un nombre
incalculable de détritus en tous genres et des poissons, morts, empoisonnés
par les métaux lourds que les industries locales y déversaient en toute
clandestinité. L'oiseau se posa sur une rive et, à travers ses yeux, Jayden
observa un enfant qui clapotait au bord de l'eau. Ses jambes étaient difformes
et il peinait à se déplacer. Le gamin s'éloigna vers une cabane miteuse et
disparut à l'intérieur. Le volatile sautilla dans la vase chargée de plomb et de
zinc, s'envola en direction du baraquement et se posa sur le rebord d'une
fenêtre.
À l'intérieur, une femme sans âge, assise à table, tentait de nourrir un très
jeune garçon qu'elle tenait dans ses bras. Il ne voulait pas manger. De ses
yeux vitreux et de son air apathique, Jayden comprenait que quelque chose
n'allait pas chez cet enfant. Prise d'un haut-le-cœur, la femme abandonna le
garçonnet sur un matelas posé à même le sol et se précipita vers la pierre-
évier pour y vomir le mucus infâme qui lui pourrissait l'organisme. De façon
bien plus évidente que chez l'enfant, quelque chose n'allait pas non plus chez
elle. Ils crevaient tous à petit feu, comme des chiens. Cette femme, que le
cancer rongeait, ce gamin, qui avait plus de plomb dans le sang que de
globules rouges. Et ceux qui survivaient, comme le gosse infirme,
continuaient d'endurer le pire jusqu'à ce que la mort les fauche à leur tour. En
réalité, rien n'allait dans ce monde apocalyptique aux conditions de vie
mortifères où Angry le plongeait. Jayden avait beau se dire qu'il était au
milieu d'une transe – situation qu'il parvenait pour la première fois à
différencier de la réalité – qu'il s'agissait d'images imposées par son
Émanation, il savait qu'un tel monde existait et que personne ne voulait le
voir. Un monde lointain ; les coulisses sales, meurtrières et volontairement
ignorées de notre mode de vie et de développement. C'est pour ça qu'elle les
lui montrait. Pour que ce dont les Hommes étaient capables, y compris envers
eux-mêmes, marque sa conscience de plein fouet. Pour qu'il comprenne et
qu'il accepte l'idée que l'espoir n'était pas permis parce que les Hommes
perpétueraient sans cesse leurs erreurs si une chance supplémentaire leur était
donnée.
La femme se redressa péniblement et tourna la tête en direction de la
fenêtre. Son regard pénétra les yeux de l'oiseau et l'esprit de Jayden, un
regard où se mêlaient souffrance, colère et résignation, un regard lui hurlant
« Tu as vu ce que les hommes sont capables de faire ? »
L'oiseau tenta de reprendre son envol, mais fut entravé par quelque chose
qui le retint où il était. Au même moment, Jayden sentit une main saisir la
sienne, la main du singe qui accompagnait le vieil homme. Il n'entendait
toujours pas ce que le vieillard lui disait, mais le simple contact du primate
qui l'accompagnait le réconforta. L'oiseau finit par se dégager de cette
emprise, monta dans le ciel et se perdit dans un nuage sombre et toxique.
Lorsque l'obscurité l'enveloppa, Jayden entendit des voix tout autour de lui :
— Ça y est… Je crois qu'il revient à lui…
En rouvrant les yeux sur la réalité qu'il avait quittée à l'instant où Angry
l'avait propulsé dans ce monde dévasté, le premier visage qu'il vit fut celui de
Noah, penché au-dessus de lui, sa main dans la sienne.
— Ça va ? Tu m'entends ? lui demanda Noah.
— Putain… Elle a recommencé. J'ai la gorge en feu…
— Tu peux te redresser ?
— Je crois que oui… Qu'est-ce que je fais allongé par terre ?
— Quand les singes sont revenus et que le tien a chopé ta main, tu as été
pris d'un spasme et tu as perdu connaissance. J'ai juste eu le temps de te
rattraper avant que tu ne te casses la tête par terre et je t'ai allongé.
— Merci… Il a fallu que je vienne jusqu'en Abitibi pour trouver mon
sauveur, lui répondit Jayden, comme si cette pointe d'humour, qui ne pouvait
trouver sa place en pareilles circonstances, avait le pouvoir de camoufler le
malaise qu'il ressentait encore au sortir de cette transe. Et Angry, elle est où ?
— Elle t'a lâché et est partie au moment où tu as commencé à émerger. Je
n'ai pas osé l'éloigner au moment où tu es tombé.
— Ça s'est passé comme ça, dans les bois, la dernière fois ? lui demanda
Élise en lui caressant la joue.
— Je ne m'en souviens pas vraiment, mais il me semble que oui.
— Alors, il vaudrait mieux que, chaque matin au moment où ton Émanation
va revenir, il y ait quelqu'un avec toi.
— Tous les singes sont revenus ?
— Pas celui de Heng, répondit Noah. On en est à quatre.
— Au moins, pour celui-là, on ne pourra rien me reprocher. Heng ne s'est
jamais connecté à moi. Et les autres ?
— Tous remontés dans leur chambre avec leur singe.
— J'ai envie de sortir prendre l'air. Cette transe était si réelle que j'ai
l'impression de ne plus avoir de poumons.
— Alors, il va falloir y aller tout de suite, car Damone nous a dit qu'une
grosse tempête de neige arrivait sur nous et que nous allions être bloqués à
l'intérieur plusieurs jours ! lança Élise.
— Allez-y sans moi, je dois passer un peu de temps avec mon singe pendant
qu'il est encore là et qu'il a quelque chose à me transmettre. On se retrouve un
peu plus tard, proposa Noah.

*
À l'extérieur, la température était encore descendue de quelques degrés. Le
vent qui soufflait déjà fort venait confirmer la tempête annoncée par Damone.
Élise et Jayden se contentèrent de faire quelques pas devant la porte d'entrée.
— Ça ne va pas le faire, Élise. Si elle doit me faire vivre des trucs pareils
chaque fois, je ne vais pas tenir. C'est tellement réaliste que ça affecte mon
corps. Ce matin, j'ai l'impression d'avoir passé la nuit au milieu d'un incendie.
J'ai la gorge en feu. Je ne sais même plus à quelle absence cette transe se
rapporte. Ça sera quoi le prochain coup ?
— Est-ce que tu te rends compte qu'elle te plonge dans une transe au
moment où ça t'arrive ?
— Pas les deux premières fois. Mais, aujourd'hui, j'ai senti la différence.
— Si tu peux faire la différence, tu peux peut-être essayer de relativiser ce
qu'elle te montre en te disant que rien n'est réel.
— Ce n'est pas aussi simple, Élise. Ce qu'elle me montre est bien réel. Elle
ne me montre pas des petits bonshommes verts qui descendent d'un ovni. Elle
me montre ce qui se passe autour de nous et que nous ne voyons pas. Mais ce
n'est pas ça le pire… Le pire, c'est que tout ça ne peut pas me conduire à faire
le choix de croire en nous, tu comprends ? dit Jayden en sentant que son
calme habituel était en train de l'abandonner au profit d'une nervosité dont il
n'était pas coutumier. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir vous balancer lors de
la prochaine Communion, à part toutes les horreurs dans lesquelles elle me
projette ? Je ne comprends pas ce que je viens faire là, Élise. Je ne comprends
rien.
Le sentant en proie à l'angoisse, elle s'avança vers lui et l'enlaça pour le
rassurer. Ils restèrent quelques minutes dans les bras l'un de l'autre, balayés
par le vent qui faisait tournoyer des milliers de flocons de neige autour d'eux.
— T'en fais pas. Il y a forcément quelque chose que tu ne comprends pas
encore, lui dit-elle.
Une sensation analogue à celle qu'il avait éprouvée lorsqu'elle lui avait pris
la main pour la première fois se répandit en lui. Élise avait le don
extraordinaire d'infiltrer l'amour dans les individus de son choix. Et il sentait
que c'était ce qu'elle faisait avec lui en ce moment même. Il la repoussa
délicatement.
— Ne fais pas ça, Élise. Tu sais ce que tu risques en te connectant à moi.
— Je ne pense pas risquer grand-chose maintenant… Mon Émanation est
déjà partie.
— Elle n'est peut-être pas partie à cause de moi. Damone a dit que c'était le
processus normal. Regarde Heng, il ne m'a jamais touché et pourtant son
singe n'est pas revenu ce matin. En revanche, elle pourrait anéantir la foi que
tu nourris envers ton don. Ne risque pas ça, s'il te plaît.
— Mon beau petit New-Yorkais... lui dit-elle, les yeux pleins de tendresse.
Je me dis que si je ne peux pas t'aider, toi, qui en as besoin alors que tu
doutes, à quoi sert tout ça ? Si je ne peux pas aider un seul individu, comment
pourrais-je aider une légion ? C'est peut-être un risque que je dois prendre.
— À part que je ne suis pas un individu lambda. Je ne veux pas que tu
risques ça pour moi, OK ? Je dois trouver le chemin tout seul.
— Ça serait différent si c'était Noah ?
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Parce que s'il te voit souffrir à chacune de tes transes, il ne pourra pas
s'en empêcher. Vous êtes en train de construire une relation privilégiée et je
crois… Je crois qu'il a des sentiments pour toi, aussi dingue que ça puisse
paraître au bout de si peu de temps.
— Empêche-le de faire ça, Élise. La dernière chose que je veux, c'est qu'il
risque quoi que ce soit pour moi.
— Je ne peux pas choisir pour lui, Jayden. Mais je passerai le message.
Jayden et Élise se décidèrent à rentrer lorsque le vent se mit à hurler dans
leurs oreilles. À peine eurent-ils refermé la porte derrière eux que la tempête
s'abattit sur le Manoir. Toute tentative pour mettre le nez dehors était vaine.
Jayden proposa de s'installer devant la cheminée et de profiter de l'absence
des autres Gardiens pour poursuivre leur discussion. Élise disparut dans la
cuisine et revint quelque dix minutes plus tard avec un thermos et deux
tasses.
— Je crois que ce qu'il y a là-dedans va te faire plaisir !
— Dis-moi que c'est du café !
— C'est du café ! Pas besoin de tisane aujourd'hui. Tes chakras sont assez
réceptifs. En tout cas, on ne peut pas dire que ton singe soit encombrant.
— Il n'a pas besoin de trois heures pour me flinguer le moral. Cinq minutes
lui suffisent largement. C'est toujours plus facile d'insinuer le doute que
d'établir la confiance.
— Tu vas finir par faire le jour sur tout ça, c'est obligé.
— Je devrais peut-être lire le journal du prêtre, des fois qu'il contienne un
nouvel indice qui me permettrait de comprendre…
— Tu ne l'as pas encore lu ?
— Non. J'avais déjà du mal à retrouver mes marques après le Transfert,
alors lire ce truc m'aurait définitivement rendu fou. Enfin, j'imagine puisque
je ne sais pas ce qu'il y a dedans…
— Rien qui réponde à tes questions, mon pauvre. Le seul véritable intérêt de
ce document, ce sont les codes permettant d'identifier les lieux et les dates de
naissance des Gardiens.
— Pour qu'ils se rendent compte qu'ils sont vraiment dans la merde après les
avoir déchiffrés ! Et, à part ça, il n'y a vraiment rien d'autre d'intéressant dans
ce journal ?
— De mon point de vue, non. Tu y apprendras d'où venait le père Morand,
ses missions en Afrique, ses premiers contacts avec les singes, ce qu'il a
relevé sur chaque sujet… Mais rien qui n'équivaut à ce que le Transfert te
balance en quelques secondes.
Leur conversation fut interrompue par Kayla, Alyssa et Miguel qui, suivis
de leurs singes, débarquèrent dans le salon. Élise fut surprise de les revoir si
tôt, car, habituellement, les Gardiens ne réapparaissaient jamais avant le
début d'après-midi. Les soupçons qu'elle nourrissait sur les raisons expliquant
ces retours prématurés furent confirmés par les trois Gardiens : leurs
Émanations arrivaient au bout de ce qu'elles devaient leur transmettre et elles
aussi ne tarderaient pas à repartir. Jayden fut soulagé de ne pas avoir à
endosser plus longtemps la responsabilité de ces disparitions. Damone avait
donc dit la vérité. Son soulagement fut de courte durée et fondit lorsque
Kayla et Alyssa le cuisinèrent sur ce qu'Angry lui avait transmis.
Contrairement à la veille, il hésita à leur dire la vérité, car, si à travers ce
qu'elle lui transmettait chaque matin elle avait pour seule ambition de détruire
sa foi en l'humanité, comment pourrait-il faire le Choix de continuer ? Il
décida pourtant de rester fidèle à la transe telle qu'il l'avait vraiment traversée.
De toute manière, il ne pourrait rien cacher au moment de la Communion.
Son discours suscita le même type de réaction que lors de son tout premier
dîner au Manoir. Kayla et Miguel se demandaient toujours comment il
réussirait à faire un Choix et pourquoi ce Choix avait été abandonné à un seul
Gardien, tandis qu'Alyssa restait persuadée que tous les Gardiens avaient
pour but, à travers leurs Vertus, de faire émerger l'espoir malgré le doute. Le
discours d'Alyssa se voulait plus optimiste, mais elle n'avait pas vécu les
événements qu'il avait traversés comme lui les avait vécus. Si le spectre du
renoncement ne s'affichait pas ouvertement, il infiltrait progressivement ses
pensées. Et, parmi celles-ci, il y en avait une qui occupait le terrain depuis le
tout début de cette histoire de fous. Celle qui lui suggérait d'abandonner son
costume de Gardien. N'importe quel autre de ses homologues perdrait ses
dons s'il mettait pareille idée à exécution (encore qu'ils eussent tous accepté
cette idée comme une fatalité sans pouvoir vérifier les dires de Damone).
Mais, lui, qu'avait-il à perdre ? Angry ne lui apportait finalement rien d'autre
que des tourments et il n'était pas obligé de sauver le monde. Partir le
libérerait donc de tout ça. Qu'est-ce qui l'en empêchait ? Rien, a priori,
puisque tous les Gardiens étaient totalement libres de le faire… Mais à ce
point précis de ses réflexions, quelque chose ripait : il n'y croyait pas. Ce qu'il
avait entendu et observé depuis son arrivée l'amenait confusément à penser
que, sans même s'en rendre compte, les Gardiens resteraient prisonniers de ce
Manoir jusqu'à l'avènement de ce pour quoi ils y étaient réunis. Et les
barreaux de leur geôle s'étaient forgés dans la fascination qu'ils nourrissaient
pour les Vertus qui leur avaient été données. Pas question qu'ils puissent les
perdre ! Elles avaient fait de ces personnes sans relief particulier des êtres
extraordinaires qui, inconsciemment, ne pouvaient plus renoncer à ce qui les
faisait enfin exister. Mais, lui qui n'avait rien reçu de semblable aux dons de
ses homologues, de quoi étaient faits les barreaux de sa cage ? Se pouvait-il
que les sentiments qu'il commençait à nourrir pour Noah l'enferment ici ? Il
n'aimait pas cette idée, que lui suggérait pourtant l'évidence, car il y voyait un
piège où même l'amour n'aurait pour but que de le faire aller là où il devait
aller… Ou de le faire rester là où il ne voulait pas rester. Mais si cela arrivait
quand même ? Si un Gardien décidait de quitter le Manoir, qu'adviendrait-il
de lui ?
14
À quelques détails près, les six jours suivants s'étaient déroulés de la même
manière. Chaque matin, le groupe des singes était revenu amputé de l'un de
ses sujets. L'Émanation de Nuria fut la première à disparaître, puis vint celle
de Kayla, Miguel, Alyssa, Jennifer et, enfin, Noah. Chaque nuit, pris
d'insomnie, Jayden avait pu observer une colonne de lumière monter dans le
ciel. Il savait désormais à quoi elles correspondaient et d'où elles provenaient.
À l'aube de leur nouvelle Communion – la première à laquelle Jayden allait
prendre part – toutes les Émanations s'en étaient allées, à l'exception d'Angry
et du singe de Damone, qui ne revenaient au Manoir qu'à de rares occasions.
Même s'ils s'en trouvaient affectés, les Gardiens acceptaient le fait que leurs
Émanations les aient quittés dans la mesure où cela n'amoindrissait pas leurs
dons.
Pour Jayden, ces six jours furent marqués par de nouvelles transes, toutes
plus difficiles à surmonter les unes que les autres. Il s'était enfoncé dans des
forêts dévastées où se mouraient les derniers représentants d'une faune et
d'une flore agonisantes. Il avait plongé dans des océans si acides que la
plupart des espèces marines s'y éteignaient. Il avait traversé des déserts
galopants plus brûlants qu'un four, des villes tentaculaires, étouffées,
surpeuplées, où les hommes tentaient de survivre. Il avait vécu la guerre aux
quatre coins du monde. Chaque transe l'avait perfusé de la folie des Hommes,
incontrôlable et meurtrière. En dépit du réalisme troublant avec lequel il les
avait vécues, il avait appris à les différencier de la réalité. Car ces transes
l'avaient projeté dans une réalité « augmentée », plus intense, plus crue.
Angry avait libéré sa sensibilité de toutes les chaînes qui étaient censées la
contenir, de tous les mécanismes, conscients ou inconscients, qui pouvaient la
protéger. Elle avait fait de cette sensibilité le seul prisme à travers lequel il
avait vécu les situations dans lesquelles elle l'avait plongé. À dessein, elle
avait rompu l'équilibre qu'il tentait de restaurer dès qu'il se sentait happé dans
les univers qu'elle lui avait imposés. Elle avait voulu qu'il se rappelle et que
rien ne puisse altérer ses souvenirs. Chaque sensation devait le marquer et
laisser une trace éternelle. Et de transe en transe, la sensation que son être
s'était déchiré entre raison et sensibilité à l'état pur était allée crescendo.
Angry avait mis à mal son équilibre psychique. Elle l'avait torturé et, chaque
fois, il en était ressorti désemparé et tremblant. Au début, il avait essayé de
lutter en allant puiser dans sa conscience tout ce qui lui permettait de
maîtriser, de relativiser la souffrance qu'elle déversait sur lui. Il avait cherché
à contenir l'effet des transes. Mais Angry avait pulvérisé ses tentatives
comme un ouragan aurait balayé une digue faite de sable mouillé. Chaque
fois, il perdait un peu de lui-même dans l'enfer qu'elle lui faisait traverser. Il
s'en trouvait même meurtri dans son corps, comme s'il avait été la victime des
atrocités que les Hommes faisaient subir au vivant dans son ensemble. Rien
ni personne n'avait jamais préparé Jayden à lutter contre de telles attaques,
fussent-elles virtuelles. Il avait hurlé, intérieurement, pour qu'Angry lui
explique le sens de ce qu'il vivait. Mais elle ne s'était plus jamais adressée à
lui depuis ce fameux jour, à Edmond. Jayden était le seul des Gardiens qui
avait perdu le contact avec son Émanation sitôt le Transfert effectué. Au
fond, il savait que toute explication était inutile. En substance, elle lui avait
déjà tout dit. Elle était là pour lui montrer ce que nous voulions tous ignorer.
Ces transes parlaient d'elles-mêmes.
Pas un seul jour ne s'était écoulé sans que les Gardiens doutent que Jayden
était celui auquel Angry avait dû s'attacher. Et il avait souhaité qu'ils fussent
dans le vrai, pour être chassé de ce Manoir dans lequel il était enfermé et pour
fuir ce coin paumé du Canada, à mille lieues de toute civilisation. Aucun ne
comprenait comment il pouvait réellement faire ce Choix si son Émanation
ne lui donnait pas d'autres indices, pour y parvenir, que ces visions
apocalyptiques. Ils attendaient tous qu'il comprenne pour eux. Qu'il trouve
enfin les clés lui permettant de provoquer l'avènement de ce pour quoi ils
avaient été dotés de capacités dont ils ne savaient plus que faire et qui
menaçaient de disparaître si elles n'étaient pas rapidement partagées. Ils
voyaient en Jayden le messie qui, d'une manière ou d'une autre, devait les
guider en opérant ce Choix pour lequel il avait été élu, sans savoir sur quel
chemin il devait les mener. Mais, faute d'une vision porteuse d'espoir, il
n'avait jamais réussi à se glisser dans le costume du sauveur. Puisque tout
semblait joué d'avance, l'abandon s'imposait comme la seule solution. Dans
cette conclusion, il y avait un Choix implicite et ce Choix aurait dû s'imposer
à tous les Gardiens et les libérer de leur mission. Pourtant, en dépit de la
désolation que Jayden ressentait au plus profond de lui-même, le fait est que
les Gardiens n'avaient pas été libérés du rôle dans lequel ils se trouvaient
enfermés. Le Choix ne pouvait pas être implicite. Il ne l'avait jamais été.
Fallait-il qu'il soit explicite ? Qu'il résulte d'une Communion ? Qu'est-ce que
cela changerait ?
En désespoir de cause, Jayden avait fini par abandonner le combat,
comprenant qu'il ne luttait pas contre Angry elle-même, mais contre un
concentré de ce que les Hommes représentaient. Elle n'en était que le
catalyseur. Et lui le réceptacle. Il avait abandonné l'idée qu'il devait
comprendre, ressentir, réagir, accepter ou rejeter. Cette idée n'avait fait que
l'enchaîner à la logique dans laquelle elle avait voulu qu'il soit prisonnier. Il
avait compris qu'à défaut de pouvoir fuir l'enfer, une seule chose lui
permettrait de tenir le coup : se persuader qu'il y était étranger, qu'il n'était là
que pour observer. Passif. Ça et, sans savoir pourquoi, ce vieil homme, son
singe et ce garçon à la peau mate, présences incohérentes et parasites qui
s'immisçaient systématiquement dans ses transes sans intervenir sur leur
déroulement, mais qui l'aidaient à résister. Ce subterfuge psychologique
n'aurait pas résisté à sa dernière transe, probablement la pire de toutes, si le
visage du garçon ne s'était pas révélé à lui sous des traits qui lui étaient
familiers et s'il n'avait pas été capable d'entendre le message du vieil homme.
Au cours de cette transe, Jayden avait traversé ce que la nature humaine
avait révélé de pire. Il s'était retrouvé nu, sous la neige, dans une file
ininterrompue d'hommes, de femmes et d'enfants, nus également, qui
attendaient de pénétrer dans un local où on leur avait ordonné de prendre une
douche. Rien de plus n'avait donné corps à sa transe, à part cette attente et le
froid qui lui avait glacé le corps et l'esprit. Pas de violence, de guerre, de
famine, de destruction. Juste un moment à attendre, au cours duquel il avait
vu la vie s'échapper de ceux qui étaient condamnés sans le savoir. Mais lui
savait. Il savait ce qui allait advenir de ces êtres humains. Il savait ce que
certains êtres humains allaient, à grande échelle, infliger à d'autres êtres
humains. Et lorsque, dans la file d'attente, une petite fille lui avait saisi la
main parce qu'elle avait froid et que ses parents étaient « partis », son âme
s'était disloquée et il s'était mis à pleurer en pensant ne plus jamais pouvoir
s'arrêter.
Angry avait gagné.
Une espèce comme la nôtre ne pouvait pas être épargnée.
Une espèce comme la nôtre ne devait pas être épargnée.
Au mépris des consignes, Jayden avait pris la fillette dans ses bras et l'avait
collée contre lui pour la réchauffer tout en avançant vers le bâtiment dont
personne ne ressortirait. C'est à l'intérieur que les présences parasites s'étaient
manifestées. Il avait deviné que la transe ne tarderait pas à s'achever, car
c'était toujours à la fin qu'elles apparaissaient. Il avait pensé que les choses se
dérouleraient comme les fois d'avant. Mais lorsque ses yeux s'étaient
accoutumés à la faible luminosité des lieux, il avait constaté que le jeune
homme avait, cette fois-ci, un visage. Celui de Noah.
— Rejoins-moi où elle se trouve, lui avait-il dit.
Au-delà des mots, dont il n'avait pas compris le sens, la présence de Noah
avait rompu l'élan dévastateur de la transe et avait rétabli un semblant
d'équilibre dans son âme meurtrie. Puis une sensation d'amour s'était invitée
dans la transe. Elle avait dirigé l'attention de Jayden sur tout ce qu'il n'avait
pas remarqué ; sur tous ces petits gestes de réconfort que ces condamnés
avaient les uns envers les autres ; sur ces regards échangés dans lesquels
l'amour cherchait à survivre en dépit de tout, comme ultime rempart à la
noirceur et à l'abomination des bourreaux. Malgré les circonstances et la
volonté d'Angry, Jayden avait ressenti cet amour. Et ce sentiment, à contre-
courant de tout ce qui lui avait été montré jusqu'alors, était parvenu à
ressusciter une bribe d'espoir. Mais la soudaineté de toutes ces sensations
nouvelles ne pouvait avoir qu'une explication. Noah, et probablement Élise,
s'étaient connectés à lui pendant sa transe. Et, ce faisant, ils avaient risqué de
se perdre dans un enfer auquel ils n'étaient pas préparés. Peut-être même un
enfer dans lequel elle avait voulu les attirer.
Dans les derniers instants qui avaient précédé son retour à la réalité – retour
précipité par Angry comme toutes les fois où les parasites étaient apparus
dans la transe –, le vieil homme s'était approché de Jayden et avait eu le
temps de lui dire ce qu'il n'avait jamais réussi à entendre.
— Il existe un équilibre qui échappe au Temps des Hommes. Le pire n'est
pas éternel et l'amour lui succédera. Nous sommes là pour que ça arrive. Tu
n'es pas seul. Elle n'est pas la seule. Rejoins l'Éternité.
Jayden avait peut-être entendu, mais il n'avait pas compris.
Ce qu'il avait compris, en revanche, c'est pourquoi Angry n'avait pas voulu
du Transfert alors qu'il servait sa cause en lui permettant de le balancer dans
des situations qui lui feraient perdre espoir. Elle savait que ces transes
seraient parasitées par le vieil homme, son singe et le jeune garçon. Ils y
étaient probablement entrés depuis le tout début, au moment de ses absences.
Et leur existence, de même que leurs messages, avaient quelque chose à voir
avec ce qu'elle redoutait. Il fallait qu'il trouve de quoi il s'agissait.
— Pourquoi vous avez fait ça ? furent les premiers mots qu'il avait
prononcés en revenant à lui.
Puis, il avait serré Noah et Élise dans ses bras. Élise lui avait expliqué que,
contrairement aux transes précédentes, il était resté étonnamment calme.
Seules les larmes qui avaient roulé sur son visage leur avaient fait
comprendre que ce calme apparent ne reflétait pas ce qu'il était en train
d'endurer. Noah n'avait pas pu résister au besoin de lui venir en aide, comme
il n'avait pas pu s'empêcher de demander à Élise de se joindre à lui. Ils
avaient alors vu ce qu'elle lui montrait. Et tous les Gardiens allaient suivre le
même chemin lors de la prochaine Communion. Cet événement serait marqué
par l'arrivée d'Angry en son sein. C'était peut-être la raison pour laquelle
Jayden avait cru détecter des signes d'inquiétude chez Damone, pour la
première fois depuis qu'il avait foulé le sol du Manoir. Combien de Gardiens
résisteraient à ce qu'elle représentait alors que leurs Émanations étaient toutes
reparties ? Lesquels abandonneraient ? Damone avait peur pour Élise,
Samuel, Joshua et, surtout, Noah. Parce qu'il l'avait toujours su, une partie
d'entre eux succomberait, comme toutes les fois où l'Origine avait envoyé ses
émissaires.

*
Six jours, aussi, au cours desquels Jayden en avait appris davantage sur ses
homologues. Ces personnes représentaient un mystère. Comme lui, elles
étaient toutes nées en 1991 et avaient été adoptées alors qu'elles n'étaient
encore que des bébés. Elles ne connaissaient absolument rien de leurs
véritables origines et, avant de rejoindre la Confrérie, n'avaient aucune
attache, soit parce que ces attaches avaient disparu, soit parce qu'elles
n'avaient jamais existé. C'était comme si tous ces Gardiens étaient sortis de
nulle part, de sorte que personne ne chercherait à savoir ce qu'ils étaient
devenus après être arrivés au Manoir… Comme s'ils pouvaient disparaître de
la surface de la Terre sans que personne s'en inquiète. Pourquoi les choses
étaient-elles différentes pour lui ?
Un soir, Jayden avait invité chacun des Gardiens à se lancer dans le récit de
ses origines et des recherches qu'il avait éventuellement menées pour tenter
d'en savoir davantage sur son passé. Certains ne s'y étaient jamais intéressés
et ne pouvaient que répéter ce qu'on leur en avait dit. D'autres avaient été un
peu plus loin, mais sans chercher à surmonter l'obstacle de la première voie
sans issue. Dans les deux cas, ils étaient incapables de faire le jour sur leur
véritable identité. Le récit de Nuria, sûrement le plus long, car elle s'était
vraiment penchée sur la question, avait beaucoup marqué Jayden et
ressemblait étrangement à ce par quoi Samuel était lui-même passé. Malgré
ses efforts, Nuria n'avait pas réussi à dégoter le moindre indice sur ses parents
biologiques ou son lieu de naissance. Les voies officielles épuisées, elle avait
fait appel à un détective privé, un vrai fouille-merde à l'ancienne qui avait la
réputation de retrouver n'importe quoi n'importe où. Mais il était revenu
totalement bredouille. Aucune trace de son adoption n'existait nulle part. Ni
document ni témoin. Nuria ne pouvait pas être rattachée à qui que ce soit
depuis le décès de son père adoptif. Jayden avait eu la certitude que la
conclusion aurait été la même pour tous les autres Gardiens s'ils avaient
voulu creuser leur propre histoire.
Profitant de la présence de Damone parmi eux après le dîner de ce fameux
soir – fait plutôt rare –, Jayden avait cherché à savoir ce qu'il pouvait leur
apprendre sur cette question et sur ses propres origines. Damone avait
prétendu ne rien connaître de la vie des Gardiens avant le Transfert et,
compte tenu de son âge, ne pas se souvenir précisément de sa propre histoire,
sinon qu'il avait été élevé par des moines au décès de ses parents. Mais ces
réponses n'avaient pas été de celles susceptibles de satisfaire un journaliste, et
Jayden ne l'avait plus lâché. La mémoire de Damone lui avait paru
opportunément défaillante, mais il avait quand même réussi à apprendre qu'il
avait soixante-quinze ans, qu'il était né en Italie et qu'il avait croisé le chemin
de sa propre Émanation lors de sa première mission en Afrique, bien avant
que tous les autres Gardiens ne voient le jour. C'est à ce moment-là que le
père Morand lui avait remis son journal ; ce document dans lequel il avait
consigné tout ce qu'il avait pu apprendre sur ces singes et les coordonnées de
chacun des Gardiens auxquels les primates seraient attachés plus tard. La
différence d'âge qui existait entre Damone et ceux-ci s'expliquait, selon lui,
par le fait que la naissance du Dépositaire devait précéder celle des autres
Gardiens puisqu'il lui appartenait de les révéler. Elle devait aussi perdurer
bien après eux. Et lorsque Jayden avait enfoncé le clou pour savoir ce que
signifiait « perdurer après eux », Damone lui avait répondu que,
contrairement à celles des autres Gardiens, sa mission ne serait pas terminée
une fois les Vertus partagées. Bien entendu, malgré l'insistance de Jayden, il
s'était gardé de dire comment ce fameux partage devait être effectué. Mais on
touchait là à une information qui ne devait pas les influencer. Il y avait un
immense flou artistique autour des explications de Damone, et cela n'avait
interpellé que lui. Pas un Gardien n'avait cherché à en savoir davantage.
Depuis que leurs Émanations s'étaient mises à disparaître les unes après les
autres, ils semblaient avoir peur, et même Kayla, qui n'avait jamais eu la
langue dans sa poche, se taisait.

*
Six jours, enfin, au cours desquels Jayden s'était beaucoup rapproché de
Noah. Les atomes crochus étaient nombreux entre les deux garçons qui
passaient le plus clair de leur temps ensemble. Jayden voulait y voir un début
de relation comme il l'avait toujours souhaité, libre des secrets et des
mensonges qui avaient détruit ses expériences précédentes. Un début de
relation simple, comme il en existe des milliers, mais comme il n'en avait pas
encore vécu, si l'on voulait bien faire abstraction de ce qui les avait amenés à
se rencontrer. Autant dire, finalement, que ce début de relation n'avait rien de
simple, si ce n'était la sincérité et l'intensité des sentiments qu'ils éprouvaient
l'un pour l'autre. Mais les circonstances faisaient qu'ils ne les avaient pas
clairement exprimés. Et ces sentiments n'avaient pas été étrangers à
l'intervention de Noah dans la transe de Jayden.

*
Deux heures s'étaient écoulées depuis la fin de sa dernière transe. La
présence d'Élise et de Noah l'avait rendue moins dévastatrice sur son
équilibre, et Jayden avait récupéré plus vite que les fois précédentes. Il ne
pouvait pas se résoudre à rester enfermé le reste de la journée. Peu importe
qu'il fût obligé d'affronter le froid, le vent et la neige, il fallait qu'il sorte. Il
aurait aimé que Noah l'accompagne, mais il hésitait à le lui proposer, ne
sachant trop comment il vivait la disparition de son singe ; le tout dernier à
avoir quitté le navire, à la veille de leur prochaine Communion. Pour une
fois, le ciel avait entendu Jayden puisqu'au moment où il enfila son anorak, le
soleil se fraya un chemin à travers les nuages et il vit Noah dévaler l'escalier
et venir à sa rencontre.
— J'allais te proposer une petite balade, mais je vois que tu es déjà sur le
départ. Je peux t'accompagner ? demanda Noah, tout sourire.
— Je ne trouverai pas meilleure compagnie !
La nuit précédente, la neige était tombée en abondance et il n'y avait pas
endroit où poser les pieds sans se retrouver enveloppé par le joli manteau
blanc qui s'étendait devant eux. Jayden regarda autour de lui, à la recherche
d'un dérivatif quelconque à son envie de promenade. Lorsque son regard
croisa le 4x4 du Manoir, un petit sourire rempli de malice lui illumina le
visage. Il prit Noah par la main et le tira en direction du véhicule.
— Tu fais quoi, là ?
— Je t'emmène faire un tour en bagnole.
— Dans le parc ? Je ne sais même pas si…
— T'as peur de quoi ? Que je te kidnappe et t'emmène à New York ? Ou que
je te fasse le coup de la panne ? répondit Jayden en riant. Allez, ça fait trop
longtemps qu'on se fait chier ici…
— Tu n'es là que depuis une semaine. Imagine pour moi…
— Raison de plus. Viens !
— T'as même pas les clés.
— Je suis sûr qu'elles sont dessus.
Lorsque le moteur démarra, Jayden et Noah sourirent comme deux gamins
qui posaient les mains sur le volant d'une voiture pour la première fois.
— C'est parti, ma poule ! dit Jayden en enfonçant la pédale d'accélérateur.
— Tu te sens mieux ? lui demanda Noah.
— Je crois que oui. Je crois même que je me suis rarement senti mieux à la
sortie de ces putains de transe qui me bouffent depuis une semaine. C'est
grâce à toi et à Élise. Merci d'avoir fait ça, même si vous n'auriez pas dû.
— Pourquoi ?
— Parce que vous avez risqué gros ! Qu'est-ce qui se passe si tu perds foi en
ta Vertu ?
— J'en sais rien… Mais je me dis que si tu te sens mieux, c'est justement
parce qu'on t'a aidé. Est-ce que ce n'est pas ça aussi notre rôle ? Et puis, si je
ne fais pas ça pour quelqu'un que j'aime (il avait enfin trouvé le courage de le
lui dire ouvertement, même s'il avait noyé le propos dans le reste de sa
tirade), alors, ça ne sert à rien. Je ne pouvais pas te laisser dans cette merde
tout seul et, si c'était à refaire, je le referais. Peu importe les conséquences.
— Élise m'a dit la même chose… Quand tu penses que ces trucs sont en moi
depuis dix ans… Je me demande comment c'est possible. Et toi, la disparition
de ton singe, tu encaisses ?
— Tous les autres étaient déjà partis. Je savais que mon tour viendrait. Je
n'y ai pas mis trop d'affect. C'est le propre de ma Vertu que de rechercher
l'équilibre en toute chose…
— C'est bien que tu le prennes comme ça. Moi, je donnerais cher pour
qu'Angry disparaisse.
Cinq minutes plus tard, le 4x4 atteignait la limite de la propriété. Jayden
s'arrêta pile devant la barrière en bois, symbole de ce qui les séparait de
l'extérieur, de ce qui les éloignait d'une vie normale. Tous deux sortirent du
véhicule et allèrent s'appuyer sur le bois rongé par le temps. Ils restèrent un
petit moment silencieux, le regard fixé sur la neige qui avait recouvert
l'asphalte et qu'aucun véhicule n'avait encore souillée. Des jours pouvaient
s'écouler sans que personne emprunte cette route. Ils étaient vraiment au bout
du monde.
— On a deux possibilités, dit Jayden en rompant un silence absolu. Soit on
fait demi-tour et on retourne dans ce délire, soit on ouvre cette barrière et on
se sauve tous les deux, aussi loin qu'on le pourra.
Derrière la boutade, il y avait toujours cette même envie, celle de fuir
chaque fois qu'il se sentait mal. Noah le regardait en souriant. Pas ce sourire
qui vous laisse penser que votre idée est géniale, mais le genre de sourire qui
vous dit « Si seulement c'était possible ».
— Cette guimbarde est trop vieille pour nous emmener assez loin ! répondit
Noah en tentant de maintenir l'échange dans le registre de l'humour.
Mais il n'était pas dupe sur l'état d'esprit dans lequel se trouvait Jayden à
l'aube de leur Communion. Après toutes ces transes, qui l'avaient affecté plus
qu'il ne le montrait, l'envie de partir, de laisser tout ça derrière lui, existait bel
et bien. Il l'avait ressenti à chacune de leurs conversations.
— Et puis, je doute que ça soit aussi simple, Jayden… conclut Noah plus
sérieusement, comme pour tuer dans l'œuf toutes velléités de fuite.
— 487 533 miles au compteur ! Elle peut encore nous emmener à la
frontière… Pourquoi faudrait-il que ça soit plus compliqué ?
— Parce que si nous sommes ici malgré le caractère ahurissant de ce qui
nous y a amenés, ce n'est pas pour rien. Et je ne crois pas qu'on puisse s'en
détacher aussi facilement. Et puis, dehors, je n'ai plus rien, Jayden. Toi, tu as
une famille, des amis…
Les paroles de Noah éclairaient la présence des Gardiens au Manoir sous un
angle auquel Jayden n'avait jamais vraiment songé. Se pouvait-il que cette
demeure représente leur foyer ? Mentalement, il réfrénait une idée parasite
qui lui commandait même d'ajouter à sa réflexion la notion de « dernier »
foyer. En dépit de leurs questions, de leurs incertitudes, cette Confrérie
représentait beaucoup plus pour eux que pour lui et, d'une certaine manière,
ils y étaient attachés. Autant peut-être qu'à leurs Vertus. Ces paroles
renvoyaient également Jayden aux jours sombres qui avaient marqué son
retour à New York et aux mensonges qu'il avait servis à ses parents. Noah
avait peut-être raison : quitter le Manoir n'était pas si facile. Mais, pour lui, ce
lieu avait remplacé un cauchemar par un autre cauchemar.
— Dehors, tu m'aurais, moi… Ce n'est peut-être pas le bout du monde, mais
c'est quelque chose sur lequel tu pourrais compter.
Noah se rapprocha de Jayden et l'embrassa. Non pas seulement pour le
remercier de ces paroles, mais aussi parce qu'il en avait envie.
— J'en suis sûr, répondit Noah.
— Pourquoi a-t-il fallu que je te rencontre ici et maintenant, où tout est
compliqué ? Les quelques rencontres qui ont marqué ma vie n'ont jamais été
simples… La vie est bizarrement foutue.
— Tu dis ça comme si on allait passer notre vie dans ce trou. Je ne compte
pas te laisser disparaître une fois que tout ça sera fini.
— Et ça sera fini quand, d'après toi ?
— Je ne sais pas. Quand tu auras fait le Choix, j'imagine, et quand nous
aurons partagé nos Vertus…
— Je ne sais toujours pas à quoi correspond ce Choix, Noah, ni comment
vous allez partager vos dons.
— Il va bien falloir qu'on l'apprenne à un moment ou à un autre. Demain, tu
verras déjà les choses différemment.
— Vous aussi, j'en ai bien peur…
— En attendant, je te propose de faire demi-tour et d'aller nous caler dans
un coin du canapé. J'aimerais bien que tu me parles de ces rencontres qui ont
marqué ta vie…
15
La Communion aurait lieu à vingt et une heures. Si Damone montrait
quelques signes d'appréhension, il n'était pas le seul. Jayden était tenaillé par
l'angoisse. Non pas à cause de l'évènement, même s'il ne savait pas à quoi
s'attendre, mais à cause de ce qu'il allait transmettre aux Gardiens. Là où ses
homologues n'avaient partagé que le meilleur, lui incarnerait le pire. Il allait
devenir cet obstacle au milieu de la voie qui fait dérailler le train. Et sa
dernière transe avait un peu plus encore rivé le mal dans la conception qu'il
avait des hommes. Ceci étant, elle était également devenue un point d'orgue
dans sa descente aux enfers. Pour la première fois, quelque chose la lui avait
fait vivre autrement. Et ce quelque chose, c'était Noah et Élise. Ce qui s'était
passé avec eux deux allait peut-être se reproduire avec tous les autres. Les
Gardiens et leurs Vertus allaient peut-être se dresser devant ce que Jayden
leur montrerait comme des remparts devant la fatalité.
Dans tout ça, Jayden ne comprenait toujours pas son rôle. Si le Choix lui
appartenait, où était le besoin de plonger les Gardiens dans les abysses de
notre nature ? Il pouvait le faire sans leur montrer quoi que ce soit. À moins,
finalement, de n'être rien d'autre qu'une composante de ce Choix, celle qui
permettrait aux Gardiens de décider si leurs Vertus devaient servir le
renouveau. Cette conclusion collait bien avec ce que Damone lui avait
expliqué. Chaque Gardien pouvait choisir de rester ou de partir et, si deux
Gardiens de la même Vertu quittaient le Manoir, alors, c'en était fini. Ce qui
confirmait l'impression qu'il avait depuis un moment : le Choix ne lui
appartenait pas, ou ce n'était pas là qu'il devait le faire. Bref, quelque chose
ne matchait pas.
Jayden n'avait pas remis les pieds dans la salle des Communions depuis le
jour où Élise la lui avait fait visiter, si rapidement d'ailleurs qu'il n'en avait
gardé qu'un souvenir parcellaire. Aujourd'hui, il voulait la revoir, seul,
s'imprégner des lieux avant de s'y retrouver enfermé avec tous les autres.
Pour une salle située dans les caves du Manoir, sa hauteur sous plafond
l'impressionnait, une particularité qu'il n'avait pas relevée la première fois
qu'il y était descendu. Il n'avait pas l'impression d'être suffisamment descendu
sous terre pour qu'elle offre un tel volume. L'endroit ne disposait d'aucune
ouverture sur l'extérieur et seules trois vieilles appliques murales éclairaient
timidement les lieux. Une table ronde colossale – celle dont Sam lui avait
parlé – occupait le centre de la pièce. Sur son plateau était gravé le fameux
Polygone aux six sommets, tous équidistants, au centre duquel un petit cercle
de quinze centimètres de diamètre environ délimitait un renfoncement dans le
bois, d'une dizaine de centimètres de profondeur. Sam avait probablement vu
juste. Ce renfoncement était destiné à accueillir quelque chose qui, selon lui,
devait être activé par tous les Gardiens. De chacun des six sommets partait
une droite qui rejoignait le centre. Schématiquement, ces droites
représentaient les liens qui reliaient les Gardiens au cœur du dispositif. Cinq
de ces sommets représentaient une Vertu. Deux sièges faisaient face à chacun
d'eux. Le sixième représentait sûrement le Choix puisqu'il n'y avait qu'un seul
siège à son bout et que le Dépositaire n'appartenait pas au Polygone.
Au-delà de son aspect, imposant, et de l'extrême beauté du bois dans lequel
elle avait été façonnée, cette table dégageait quelque chose d'inexplicable,
une forme d'énergie que Jayden pouvait ressentir sans même l'avoir touchée.
Après un long moment passé à l'observer, il s'en approcha et effleura le bord
de son plateau de l'index et du majeur. Une vibration lui parcourut les doigts,
comme s'il venait de toucher un gigantesque clavier tactile. La surprise les lui
fit aussitôt retirer. Puis, au bout de quelques secondes, il y revint en appuyant
cette fois tous les doigts d'une même main sur le bois. La vibration augmenta
en intensité et se propagea jusque dans son poignet. Il appliqua alors l'autre
main, et la vibration s'intensifia pour remonter le long de ses avant-bras. La
sensation n'avait rien de très original, mais elle était enivrante. Il tenta
d'appuyer plus fort, mais cela ne changea pas l'intensité des vibrations. En
revanche, lorsqu'il balayait le plateau de ses doigts, la fréquence vibratoire
changeait. De gauche à droite, elle augmentait. De droite à gauche, elle
diminuait. Et plus le mouvement était rapide, plus le changement était
perceptible. Jayden tourna alors autour de la table dans le sens des aiguilles
d'une montre, en laissant glisser les doigts de sa main droite sur le plateau.
Les vibrations n'avaient pas évolué au rythme où il avait tourné. Mais un
phénomène étrange s'était produit. Les perspectives de l'espace qui se trouvait
à deux mètres au-dessus de la table s'étaient déformées, un peu comme quand
on regarde au-dessus d'une source de chaleur ; les volutes d'air chaud
déforment ce que l'on voit à travers. À ceci près qu'il n'existait autour de lui
aucune source de chaleur susceptible de produire un tel phénomène.
— Ne cherchez pas dans la table ce qui provoque cela, Jayden ! lui dit
Damone qui venait d'entrer dans la pièce.
— D'où est-ce que ça vient ?
— De ce que vous incarnez. La table n'en est que le catalyseur.
— Pour une fois, Damone, faites-moi plaisir et expliquez-moi au lieu de me
balancer des petites phrases que je ne peux pas comprendre. Vous me faites
penser à Aby…
— Chaque Gardien dégage une énergie qui lui est particulière et qui résulte
de la Vertu dont il est porteur. Lorsque ces énergies se combinent, elles
ouvrent un champ, un espace, dans lequel vous êtes projeté et où les barrières
physiques et mentales disparaissent. Vous entrez alors en Communion avec
tous ceux qui se trouvent dans cet espace.
— Et le truc que je viens de voir au-dessus de la table, c'est ce que vous
appelez un champ ?
— Oui. Mais à vous seul vous ne pouvez pas l'ouvrir. L'énergie de plusieurs
Gardiens est nécessaire. Aujourd'hui, pour la première fois, le cercle sera au
grand complet.
— Et on est tous projetés dans cet espace ?
— Pas d'un point de vue physique, évidemment.
— Vous croyez que ça va se passer comment ?
— Je ne sais pas. Les fois précédentes ont toutes été un échec. Plus de la
moitié de vos prédécesseurs ont toujours abandonné. Et lorsque les deux
Gardiens d'une même Vertu abandonnent, il n'y a plus aucun Transfert
possible. Le Choix ne peut être exercé.
— Les fois précédentes ? Nos prédécesseurs ?
— Ce n'est pas la première fois que l'Origine envoie ses Émissaires. À
l'aube de tous les grands bouleversements qui ont façonné notre monde, elle a
tenté de nous mettre sur une meilleure voie.
Jayden sentait que son sang-froid allait l'abandonner.
— Et vous me balancez ça comme ça ? Au milieu d'une conversation qui
n'aurait jamais eu lieu si je ne m'étais pas retrouvé dans cette pièce à ce
moment précis ? Mais, putain, ça me paraît décisif comme information, non ?
Et je suis sûr qu'il n'y a pas un Gardien au courant de ça…
— Je vous dis ce qu'il est utile que vous sachiez au moment où vous devez
le savoir.
— Question de point de vue ! Est-ce que ce sont des informations que vous
avez depuis le début ?
— Non. Ce sont des informations que je récolte au gré de ce que mon
Émanation me transfère.
Jayden n'avait rien pour prouver que Damone lui mentait. Mais il en était
persuadé. Il le sentait, comme si une clochette retentissait dans un coin de sa
tête pour lui signaler une incohérence.
— Qu'est-ce qui a déraillé dans ces tentatives précédentes ?
— Les Gardiens ont perdu la foi sous l'impulsion de ce que votre Émanation
leur a montré.
— Que sont devenus ces Gardiens après ?
— Je n'en ai aucune idée. Je sais seulement qu'en attendant leurs nouveaux
Gardiens, les Émanations transitent dans le corps de primates.
— À quand remonte la dernière fois ?
— Début des années 1940.
— Est-ce qu'il y a des chances pour que ça se passe de la même manière
aujourd'hui ?
— Les risques d'échec sont plus élevés encore. Elles le sont davantage
chaque fois.
— Pourquoi ?
— Parce que le pouvoir de votre Émanation augmente avec le nombre et
l'ampleur de nos exactions. Elles sont la source de son existence. Et à l'aube
d'une nouvelle extinction de masse, comme celle que nous vivons aujourd'hui
et qui est essentiellement due aux hommes, on ne peut pas dire qu'elle
manque de matière.
Jayden regardait Damone, l'air désespéré. Il tira une chaise à lui et s'assit.
— Mais alors… Qu'est-ce qu'on fait là ? Je veux dire, si c'est foutu d'avance,
à quoi bon ? J'ai l'impression que vous me baladez depuis le début, que vous
nous baladez tous. Vous savez beaucoup de choses que vous taisez. Je ne
comprends pas pourquoi…
— Parce que vous êtes bien trop perméable au passé, vous comme tous les
autres. Regardez comment vous venez de réagir. À peine vous ai-je fait part
des échecs de vos prédécesseurs que déjà vous considériez les choses comme
foutues d'avance. Alors quel dessein serviraient des vérités révélées au
mauvais moment ? C'est la raison pour laquelle, depuis votre arrivée, je ne
réponds pas à certaines de vos questions. Car je sais d'expérience que mes
réponses influenceraient votre attitude. Ce n'est pas dans l'expérience et les
échecs de vos prédécesseurs que se dessine votre avenir. Chaque nouvelle
tentative s'accompagne de perspectives différentes. Ce que vous êtes amenés
à faire ensemble cette fois-ci s'avère probablement différent de ce qu'auraient
dû faire les Gardiens précédents.
— Et si ça échoue cette fois encore, qu'est-ce qu'on devient ?
— J'imagine que vous serez libérés de vos Vertus et que ces événements
seront totalement effacés de vos mémoires…
Des dizaines de clochettes se mirent à tinter dans les oreilles de Jayden.
— N'encombrez pas votre esprit avec des choses qui n'ont pas leur place
dans ce que vous devez accomplir. Fiez-vous à votre instinct, Jayden. C'est
lui qui vous permettra de comprendre ce qu'elle vous montre, de voir ce qui
se cache derrière chacune de ces transes.
Damone sortit de la salle en abandonnant Jayden à ses pensées. Il avait l'art
et la manière de museler ses doutes, même les plus virulents, de calmer ses
inquiétudes, sans pour autant lui offrir des repères solides auxquels s'arrimer.
Jayden resta assis un long moment à réfléchir à cette conversation, à se
remémorer les mots de Damone. Il y avait une phrase qui ne collait pas dans
le temps. Un faux raccord. Damone avait dit :
— Lorsque les deux Gardiens d'une même Vertu abandonnent, il n'y a plus
aucun Transfert possible.
Mais les Transferts avaient déjà eu lieu. Ils ne pouvaient donc pas être
conditionnés à la présence d'un Gardien au moins par Vertu. D'ordinaire,
Jayden aurait pensé avoir mal compris ou, encore, que Damone avait parlé
trop vite. Mais toutes ces clochettes l'avertissaient d'une incohérence qui ne
s'arrêtait pas seulement à cette phrase. Damone ne leur disait pas tout. Était-
ce vraiment pour les préserver de leurs propres réactions ?

*
À vingt et une heures, tous les Gardiens étaient là. Le dîner avait été avancé
à dix-neuf heures, de sorte que les Gardiens souhaitant regagner leur chambre
avant la Communion puissent le faire. Jayden avait aussitôt pris le chemin du
sous-sol malgré la petite heure qui le séparait encore du début de la
Communion. Il avait observé cette table, encore et encore, jusqu'à ce que les
premiers Gardiens débarquent. Noah fut l'un des derniers à arriver, avec Sam
et Joshua.
— T'en fais pas, vieux, c'est une expérience de malade ! lui dit Sam.
— J'espère que ça le restera après moi…
— Et puis p't-être que grâce à toi on va réussir à activer ce foutu Polygone !
Noah se contenta de lui sourire et d'effleurer sa main de son index.
Les Gardiens prirent place autour de la table. Jayden s'installa le dernier,
histoire de ne pas commettre d'impair au cas où il se serait trompé sur la place
qu'il devait occuper. Le sommet au bout duquel il n'y avait qu'un seul siège
lui était bien destiné. Ils étaient tous là sauf Damone. Samuel lui avait dit que
le Dépositaire n'appartenait pas au Polygone. Mais il n'avait pas compris
qu'il ne participait pas aux Communions. Jayden observa ses camarades avec
attention, histoire de ne pas perdre une miette de ce qu'ils allaient faire. Il
regrettait de ne pas s'être renseigné sur la manière dont se déroulait
précisément une Communion. Il aurait été moins hésitant. Mais les autres
Gardiens ne firent rien de plus compliqué que de plaquer leurs paumes contre
le bois de la table. Jayden les imita.
Les vibrations commencèrent par lui parcourir les mains. Elles étaient bien
plus intenses que celles qu'il avait ressenties dans la matinée. Puis elles
remontèrent le long de ses avant-bras, augmentant en intensité à chaque
centimètre parcouru. Bientôt, elles envahirent ses épaules, son cou, sa tête,
puis redescendirent sur son torse, son ventre avant de se répandre dans ses
jambes. Sans être particulièrement douloureuse, la sensation était étrange.
Plus encore lorsque la fréquence vibratoire accélérait. Les vibrations
transformaient tout ce qui l'entourait en droites et courbes lumineuses. Au
bout de quelques secondes, elles avaient atteint une vitesse et une intensité
telles que Jayden avait l'impression de se disloquer en un million de
fragments. Puis, comme au terme d'une immense déchirure, tout se figea,
dans l'obscurité, le silence, dans le vide absolu. Il ne ressentait plus rien. Il ne
restait plus de lui que ses pensées, au cœur de l'abîme, hors du temps.
Lorsque la lumière revint, le tirant du néant, il flottait. Ils flottaient tous
dans un halo lumineux bleuté à deux mètres au-dessus de leurs corps. La
fascination des Gardiens pour ce qu'ils vivaient au Manoir prenait d'un coup
tout son sens. Les mots de Samuel également :
— L'abolition des frontières physiques ! Ça sera l'expérience de ta vie !
Jamais Jayden n'avait éprouvé une telle sensation de liberté. Unique, infinie,
indescriptible. Une liberté que seul un esprit libéré de son enveloppe
corporelle peut atteindre. Il n'était qu'énergie. Il comprenait aussi ce qu'être
connecté à ses homologues signifiait. En fait, il faisait bien plus que
comprendre. Il le vivait, au-delà de ce qu'il avait ressenti lorsqu'Élise avait
perdu son singe. Jayden vivait la présence des autres Gardiens comme s'il
portait une petite part d'eux-mêmes en lui. Et celle de Noah, avec qui il avait
tissé un lien privilégié, était plus grande que toutes les autres. Il se savait
également dans l'esprit de ses homologues, comme s'ils faisaient tous partie
d'un seul et même ensemble, solidaire et indivisible.
Le halo lumineux se mit à grandir autour d'eux, puis à scintiller avant de se
dissiper et de laisser apparaître une magnifique forêt où de gigantesques
arbres touchaient le ciel. Ils étaient si hauts qu'il fallait incliner la tête à
quarante-cinq degrés pour regarder leur cime. Jayden ne connaissait rien à la
botanique, mais seuls des séquoias géants pouvaient atteindre une telle
hauteur et un tel diamètre. Chaque Gardien se trouvait au pied d'un arbre
différent. Sans savoir où se situaient Samuel et Kayla, Jayden les entendit
demander qu'on les suive, car ils seraient les premiers, aujourd'hui, à partager
ce que leur Vertu leur avait permis d'embrasser : une connaissance des arbres
que peu d'hommes pouvaient se vanter d'avoir ; un univers ignoré et sublime,
pas seulement peuplé de végétaux multicentenaires immobiles et silencieux,
mais de sujets capables de communiquer et formant une véritable
communauté.
Ne sachant pas ce qu'il devait faire, Jayden observa Élise qui posa la main
sur le tronc de son arbre. Il fit de même. Sa main traversa l'écorce et pénétra
le bois.
À la vitesse de la lumière, il voyagea jusqu'à la cime de son hôte et
redescendit jusqu'à ses racines. Il y ressentit les flux qu'elles transmettaient
aux racines des autres sujets, comme si, par ce biais, ils pouvaient
communiquer, s'alimenter, s'entraider. Lui-même était devenu l'un de ces
flux, à l'instar de tous les autres Gardiens, et ils se croisaient et se recroisaient
d'arbre en arbre sur plusieurs miles à la ronde. Cette forêt était un ensemble
multiple et unique où tous les arbres qui le composaient étaient liés les uns
aux autres et dépendaient de leurs congénères pour vivre, s'épanouir et lutter
contre les dangers qui les menaçaient.
Dans cette dimension de l'existence qui n'appartenait qu'à son arbre,
tellement éloignée de l'espace-temps des hommes, Jayden avait ressenti
quelque chose de plus extraordinaire encore dans cette vie arboricole aux
antipodes de l'immobilisme dans laquelle on l'imaginait. Quelque chose qu'il
était incapable d'expliquer de manière intelligible, mais qui avait pénétré sa
conscience. Il avait eu la sensation étrange que chacune des fibres de son hôte
stockait un nombre infini d'informations, comme nous le ferions avec notre
mémoire. Des informations sur la terre dans laquelle lui et ses ascendants
avaient grandi, l'air qui avait balayé leurs feuilles, l'eau qui avait baigné leurs
racines. Cette « mémoire » renfermait une somme de connaissances qui
remontait à l'aube des temps et qui, à dessein, se trouvait préservée dans des
êtres vivants d'une exceptionnelle longévité.
Jayden se scinda de son hôte avec la certitude que les arbres étaient la
mémoire vivante de la planète. Était-ce bien cela que Samuel et Kayla avaient
voulu leur montrer ? Il voyait derrière ce qu'il venait de vivre toute la magie
de la création, encore ignorée des hommes et déjà tellement bafouée. À
travers sa propre expérience, il y voyait également un avertissement. Pouvait-
on laisser une seule espèce la détruire ? N'était-il pas temps que les Hommes
s'effacent pour que cette magie survive ?
Comme le signe annonciateur d'un changement qui allait plonger les
Gardiens dans l'horreur, la lumière disparut du sous-bois. Jayden sut d'instinct
que son tour était venu de partager ce qu'Angry lui avait transmis. Mais
l'instinct n'était pas le seul responsable de cette certitude. Il y avait aussi les
souvenirs de ses transes qui envahissaient subitement ses pensées et cette
angoisse soudaine qui s'emparait de lui, certainement à l'idée de ce qu'il allait
montrer à ses homologues. À celle, aussi, de revivre les atrocités qui avaient
blessé son âme. Lorsque le décor changea et qu'ils se retrouvèrent tous au
sommet d'un petit immeuble de quelques étages leur permettant d'observer la
ville qui s'étalait à leurs pieds, Jayden comprit qu'il n'avait plus la maîtrise de
ce qui allait se produire. Elle avait pris le contrôle.
Deux petites filles d'une dizaine d'années débarquèrent sur le toit et vinrent
observer leur ville, ses rues grouillant de monde et son activité, incessante.
Moins d'une minute plus tard, des sirènes au timbre similaire à celles qui,
pendant la guerre, avertissaient d'un bombardement imminent, retentirent
avec force. Comme une colonie de fourmis paniquées au milieu de laquelle
on aurait jeté une boule de papier enflammée, les gens dans les rues se mirent
à courir à la recherche d'un abri. Au loin, une immense colonne de fumée et
de flammes plus vives que le soleil lui-même s'éleva dans le ciel et forma un
gigantesque champignon au-dessus de la ville. Les fillettes regardèrent avec
fascination ce monstre éclatant qui crachait tous les feux de l'enfer, à mille
lieues de comprendre qu'il allait les réduire en cendres. Une brusque
détonation rompit le silence dans lequel le temps s'était arrêté, et un
roulement de tonnerre assourdissant fit trembler le ciel. En une fraction de
seconde, le souffle mortel de la bombe balaya le toit de l'édifice. Mais les
Gardiens vécurent cette fraction de seconde au rythme auquel Angry l'avait
décidé. Ils devaient voir ce dont les Hommes étaient capables et comprendre
à quoi leur servait le surplus d'intelligence dont ils avaient été dotés. La
chaleur consuma le corps des gamines jusqu'à ce qu'il n'en reste rien. Leurs
cheveux, leur peau, leur chair s'embrasèrent comme du papier à cigarettes,
leur sang s'évapora avant d'avoir eu le temps de couler, leurs os furent réduits
à l'état de poussière. En un instant, elles avaient disparu. La vie avait disparu.
Il ne restait plus de la ville et de ses habitants qu'un immense brasier face
auquel seul l'enfer pouvait rivaliser. Dans le ciel, les jours et les nuits
défilèrent à une vitesse frénétique, effaçant toutes traces visibles de cette fin
du monde. Mais les effets de la bombe ne s'étaient pas arrêtés au moment où
elle avait explosé, pas plus qu'ils n'avaient été contenus aux frontières de la
cité. Au-delà, la bombe avait infecté l'humanité. Sa morsure avait rendu
infirmes et difformes tous les hommes qui avaient échappé aux feux du ciel.
Cette morsure, les Gardiens l'avaient ressentie au plus profond d'eux-mêmes,
comme une altération durable des pulsions de vie dans lesquelles ils avaient
toujours communié. Pour la première fois, ils venaient de le faire dans des
pulsions de mort. Les Hommes étaient capables de tout anéantir, dans le
présent comme dans le futur, d'éradiquer la vie sous toutes ses formes. Si les
Gardiens l'avaient oublié, Jayden venait de le leur rappeler.
Le toit de l'immeuble disparut, emportant le reste de ce monde agonisant.
Les Gardiens se retrouvèrent de nouveau à flotter à deux mètres au-dessus de
leurs corps, dans ce halo lumineux bleuté. Alors qu'il les pensait appartenir à
ses seules transes, Jayden y aperçut le vieil homme, son singe et le jeune
garçon qui les accompagnait. Voilà maintenant qu'ils infiltraient aussi les
Communions. Puis vint l'obscurité, le silence et une sensation de
compression.
Ils avaient tous réintégré leur enveloppe corporelle.
L'enthousiasme qui les inondait d'habitude au sortir des Communions avait
cédé la place au mutisme. Le malaise était palpable. Kayla fut la première à
quitter la salle, suivie de Miguel et de tous les autres, à l'exception de la petite
brochette de Gardiens qui connaissait le mieux Jayden.
— Putain, vieux… T'es un messager de l'enfer ! Quel genre de Choix tu
peux faire si tu baignes dans cet univers, lui dit Samuel, l'air résigné. Qu'est-
ce que nous, on doit tirer de ce que tu nous balances ?
— J'aimerais le savoir, Sam… répondit Jayden.
— On devrait se reposer un peu avant de parler de tout ça, proposa Joshua.
On y verra peut-être plus clair après. Le soleil va se lever. On se retrouve à
l'heure du déjeuner ?
— Le soleil va se lever ? On y a passé la nuit ? s'étonna Jayden.
— Tout juste, vieux ! Tu crois y passer une heure, mais ça t'en bouffe neuf !
— Moi, je n'ai pas été surprise de ce qu'il nous a montré, dit Élise.
— Est-ce que vous avez vu quelqu'un d'autre que nous dans la lumière ?
demanda Jayden.
— Comme qui ?
— Comme d'autres gens que nous, Sam.
— Rien vu en ce qui me concerne ! Les autres ?
Ils répondirent tous par la négative.
Noah était le seul à ne pas s'être exprimé. Il semblait plus affecté que ses
camarades. Il resta un moment avec Jayden après que les autres s'en furent
allés. Aucun des deux ne rompit le silence dont ils semblaient avoir besoin.
— Viens, on sort de là ! finit par lancer Noah en prenant Jayden par la main
et en l'entraînant à l'extérieur.
Au pied de l'escalier qui les ramènerait au rez-de-chaussée, Jayden s'arrêta
et retint son compagnon.
— Tu n'as pas dit un mot devant les autres. Dis-moi que tu vas bien.
Noah s'avança vers Jayden et l'embrassa avant de le serrer dans ses bras.
— L'équilibre que je suis censé incarner n'existe pas dans ton monde. Ça
m'a bousculé. Mais je m'en remettrai. Ce que je veux, maintenant, c'est
dormir et que tu restes près de moi.
Jayden aurait emboîté le pas de Noah jusque dans la chambre de ce dernier
s'il n'avait pas aperçu une ombre qui lui était familière dans le salon. Il devait
profiter de l'absence des autres Gardiens pour parler à Damone. Il avait
remarqué que le maître des lieux était beaucoup plus bavard lorsqu'ils étaient
seuls. Jayden invita Noah à le devancer de quelques minutes.

*
Damone prit la parole avant que Jayden ne puisse le faire.
— Comment s'est passée cette Communion ?
— Vous le savez déjà ! Inutile de faire semblant.
— J'imagine une tendance, mais j'en ignore l'ampleur.
— Elle leur a montré l'une des facettes les plus moches de nous-mêmes.
— Vous vous y attendiez. Quelle a été la réaction des Gardiens ?
— À part Élise, Sam et Josh, ils ont quitté la salle sans un mot. Je crois que
cette Communion les a marqués. Dans le mauvais sens du terme.
— C'est probable. Elle est là pour que vous doutiez, tous.
— Ça, je crois que je l'avais compris. Ce que je ne comprends pas, en
revanche, c'est qu'ils réagissent aussi violemment. À moins d'avoir vécu sur
la lune les trois derniers siècles, personne n'ignore que notre nature est assez
pourrie quand même !
— Depuis qu'ils sont ici, Jayden, leurs Vertus sont les seuls prismes à
travers lesquels ils regardent le monde. Ils finissent par le voir comme ils
aimeraient qu'il soit et ils ne se sont jamais contrariés les uns les autres.
Du coup, ce que vous leur montrez a un effet d'autant plus délétère.
— Au point de perdre la foi en leurs Vertus ?
— La perfection est comme une toile d'un blanc immaculé. La moindre
tache, et la perfection n'est plus. Conserver ou perdre la foi est un
cheminement personnel à chaque Gardien. Ce qu'il advient de leur foi dépend
de ressorts souvent inconscients. Ils ne maîtrisent pas les chemins qu'elle
emprunte. Mais, vous, vous êtes là pour qu'elle prenne le mauvais, pour
éliminer les Gardiens les plus faibles, ceux dont la foi ne résistera pas.
— Vous vous êtes bien foutu de ma gueule quand même ! Tout ça n'a rien
d'un Choix. Je suis seulement là pour faire tomber des guillotines, sans savoir
quelles têtes elles trancheront !
— Je vous le dis une fois encore : si les Gardiens n'abandonnent pas, le
Choix vous sera donné de guider les hommes vers un avenir meilleur ou de
les laisser sombrer. Mais l'heure n'est pas venue. Vous avez encore un bout
de chemin à parcourir.
— Inutile que je vous demande s'il sera long, ni ce qui pourrait m'orienter ?
— C'est à vous de le découvrir. Cherchez les petites lumières qui éclairent
votre route.
— C'est quand même un deal de schizophrène ! D'un côté, je dois faire un
Choix qui ne se présentera à moi que si suffisamment de Gardiens gardent la
foi, et de l'autre je leur balance des horreurs pour qu'ils la perdent !
— C'est l'équilibre qui n'a jamais été trouvé par vos prédécesseurs.
— Comment comprennent-ils que leur foi s'est envolée ?
— Lorsqu'ils redécouvrent le monde tel qu'il est vraiment et constatent
qu'ils n'ont plus la faculté de le changer. La disparition de cette faculté leur
apparaît de manière aussi évidente que sa survenance. C'est le chemin inverse
de celui parcouru lorsque les Émanations se sont attachées à eux. Ils
redeviennent de simples mortels, perdus dans la folie de leurs semblables.
— Redites-moi ce que deviennent ces Gardiens…
— Ils nous quittent… Et ils oublient.
Clochette.
— Aussi simplement que ça ?
— À ma connaissance, oui.
Clochette.
— Un peu comme ce qui est arrivé à tous ceux que j'ai croisés à Edmond…
— C'est ça.
Clochette.
— C'est tellement pratique l'oubli…
— Comment Élise, Samuel et Joshua ont réagi à ce qu'ils ont vu ?
— Ils semblaient moins affectés que les autres. Mais c'est peut-être aussi
parce qu'on se connaît mieux qu'ils sont restés pour me parler après. Pourquoi
cette question ?
— J'aurais aimé savoir si le fait d'avoir été infectés par Angry lorsqu'ils se
sont connectés à vous les avait fragilisés.
— Ils n'avaient pas l'air plus mal en point que les autres.
— Cela a peut-être agi comme un antidote. Vous devriez aller vous reposer
maintenant, Jayden.
— Damone… Un vieil homme avec un singe et un jeune garçon à la peau
mate, ça vous dit quelque chose ?
Jayden se rendit compte que cette question avait provoqué chez son
interlocuteur une réaction qu'il avait totalement contenue. Mais, l'espace d'un
instant, son regard l'avait trahi. Il savait quelque chose au sujet de ceux qui
parasitaient ses transes.
— Non.
Clochette.

*
Noah dormait profondément. Il n'avait même pas pris le temps de se dévêtir.
Jayden l'observa un long moment. Il tenait à ce garçon, plus encore qu'il ne
l'imaginait avant que son silence ne l'inquiète. Comment l'amour avait-il pu
s'infiltrer dans un contexte aussi peu propice aux sentiments ? Il espérait que
l'existence de ceux-ci ne résulte pas seulement de la situation invraisemblable
qu'ils vivaient dans ce Manoir ; qu'il reste quelque chose de tout ça quand ils
(s') en sortiraient. Mille questions se chevauchaient dans son esprit. Mais il y
en avait une qui occupait le devant de la scène : pourquoi était-il encore là en
dépit de ce qu'elle lui faisait subir ? Qu'est-ce qui pouvait justifier cette
persévérance irrationnelle et contradictoire ? Par moments, il avait
l'impression de s'observer, d'être le personnage d'une histoire qu'il ne pouvait
pas changer et dont il connaîtrait la fin ; d'un jeu où tous les coups semblaient
joués d'avance. Les sentiments qu'il éprouvait pour Noah faisaient-ils partie
de cette histoire ou étaient-ils imprévus ? Et, dans ce dernier cas, quel impact
auraient-ils sur son dénouement ?
Lorsque la fatigue se fit pesante, il hésita à se glisser aux côtés de Noah en
attendant que le sommeil l'emporte. Mais il décida de rejoindre sa chambre
pour ne pas risquer de le réveiller.
16
— Jayden…
— Hum…
— Réveille-toi !
— Qu'est-ce qui se passe ? répondit Jayden en se redressant, les yeux encore
gonflés de sommeil.
Noah s'assit sur le rebord du lit et attendit que Jayden émerge. Il savait que
la nouvelle allait terminer de le réveiller dans la brutalité.
— C'est Kayla et Heng… Ils sont partis.
— Quoi ? Mais comment… ? Où ça ?
— Partis du Manoir. Ils ont abandonné.
— Oh ! putain… Ils sont partis quand ? Qui te l'a dit ?
— Une heure après la fin de la Communion. Sam m'a raconté que Kayla est
venue le voir et qu'elle était en pleine crise d'angoisse. Elle n'arrêtait pas de
dire que sa Vertu avait disparu, que les hommes ne pourraient jamais s'en
sortir. Sam a voulu discuter avec elle pour la calmer, mais elle est partie en
trombe en disant qu'elle devait parler à Damone. Elle est remontée une demi-
heure après et, quand Sam a voulu savoir ce qu'ils s'étaient dit, elle a juste
répondu que Damone avait raison et qu'elle ne devait pas rester au Manoir
plus longtemps. Pour Heng, je crois que ça s'est passé à peu près de la même
façon.
— Et c'est tout ?
— Ils ont bouclé leurs affaires et sont redescendus. Damone les attendait
déjà en bas. Quand Sam a voulu les suivre, Damone lui a dit que ce n'était pas
utile, qu'il les conduisait à l'aéroport et qu'il réunirait les Gardiens à son
retour pour en parler.
— C'est une blague ?
— Ben, si tu avais vu la tête de Sam, tu ne dirais pas ça.
— Je n'arrive pas à y croire…
— À quoi ?
— Que ça se soit passé de cette manière. Qu'un Gardien abandonne, ça colle
avec le discours de Damone. Et d'après ce que j'ai pigé, Kayla et Heng ne
seront pas les derniers. Mais qu'ils quittent le Manoir de cette manière, il y a
un truc qui n'est pas normal.
— Ben, t'aurais voulu qu'ils fassent quoi ?
— Tu ne te barres pas sans dire au revoir à des gens avec qui tu as passé
plusieurs mois en vase clos. Ça ne te paraît pas bizarre qu'ils soient partis si
vite ?
— Ben… non.
— Et le fait que Damone ait tenu à les raccompagner tout seul ?
— Non plus.
Jayden ne comprenait pas que Noah pût faire preuve d'autant de naïveté. Il
frôlait l'abrutissement. Comme tous les autres. Depuis qu'il était arrivé au
Manoir, il ne comprenait pas la passivité des Gardiens. Le fait de ne pas
vouloir perdre leurs Vertus ne pouvait pas tout expliquer. On aurait dit que
leur capacité à se poser des questions, à douter, à chercher une explication
avait été mise en sourdine. Comme si cet endroit avait annihilé une partie de
leur libre arbitre. À moins que la raison ne fût ailleurs. En ce qui le
concernait, il n'en démordait pas : il y avait, derrière le départ précipité de
Kayla et Heng, quelque chose qu'ils ignoraient.
— Bon, laisse tomber. Si je te demande de faire un truc, t'as assez confiance
en moi pour ne pas discuter et t'exécuter ?
— Heu… J'imagine, j'en sais rien.
— Fais un peu plus qu'imaginer et promets !
— OK. Alors, vas-y, balance ta requête.
— À partir d'aujourd'hui, arrête de consommer l'infusion.
— Pourquoi ? Tu crois qu'elle pourrait être liée au départ de Kayla et
Heng ?
— Non. Plutôt au fait que cela ne te surprenne pas plus que ça.
— T'es sérieux ?
— Très. Y a un truc pas net dans vos réactions.
— Tout est hors normes ici, Jayden. Si tu ne l'as pas remarqué, c'est toi qui
dérailles. Rien ne peut susciter une réaction normale parce que rien n'est
normal ici.
— Fais-moi plaisir. N'en consomme plus. Et crois-moi, on n'en a pas besoin.
Nos chakras sont bien assez ouverts.
— Bah, si c'est pour te faire plaisir…

*
Sitôt de retour au Manoir, Damone réunit les Gardiens dans le salon. Jayden
aurait voulu lui parler en tête-à-tête, mais l'intéressé lui opposa une fin de
non-recevoir suffisamment radicale pour qu'il n'insiste pas. Le détachement
dont Damone était coutumier avait disparu et tous ressentirent une certaine
forme de gravité dans le ton qu'il adopta en entamant ses explications.
— Kayla et Heng nous ont quittés ce matin. Je voudrais vous dire pourquoi
et, surtout, comment les choses vont se dérouler à partir de maintenant.
» Au contact de ce que Jayden représente, certains d'entre vous vont sentir
leur Vertu s'éteindre. C'est ce qui est arrivé à Kayla et Heng. Ceux qui seront
atteints par ce phénomène, quasi instantané, ne pourront rien faire pour lutter
contre. Au début, ils ressentiront beaucoup de désarroi, un désarroi presque
aussi grand que la fascination qu'ils avaient ressentie lorsque ces mêmes
Vertus les avaient investis. Mais il s'estompera en quelques jours, car, à partir
du moment où un Gardien perd sa Vertu et donc son statut, il oublie.
Quelques jours suffiront à tout effacer. Si vous perdez votre Vertu, il sera
temps de nous quitter et de reprendre le cours normal de votre existence, de
quitter la parenthèse que vous viviez ici. D'autres, au contraire, vont résister.
Leur Vertu ne sera pas affectée par ce que Jayden leur montrera lors des deux
prochaines Communions. Sachez que ce dernier n'y est pour rien, que vous
n'y êtes pour rien. La logique qui conduit certains Gardiens à succomber et
d'autres à résister ne nous appartient pas. Mais si deux Gardiens d'une même
Vertu abandonnent, les choses s'arrêteront là pour tout le monde.
Un long silence succéda aux propos de Damone. Visiblement assommés par
ce qu'ils venaient d'entendre, les Gardiens se regardaient les uns les autres
sans trop savoir comment réagir. Damone venait de les arracher à l'illusion
dans laquelle ils s'étaient installés depuis leur arrivée au Manoir. Jayden
caressa l'espoir de les voir enfin réagir, et avec la virulence qu'imposait de
telles révélations. Mais seul Samuel rompit le silence :
— Pourquoi vous ne nous avez pas dit ça avant ?
— Qu'auriez-vous tiré de cette information, si ce n'est une source
d'inquiétude qui n'aurait pas été propice à la symbiose que vous avez vécue
avec votre Émanation ? Rien ne devait entraver ou amoindrir ce qu'elle vous
a donné. Vous deviez vivre chaque instant de cette magie sans avoir peur de
ce qu'elle deviendrait, sans vous dire que vous la perdriez peut-être un jour.
Vous ne deviez pas vivre vos Vertus sous l'angle de la possession, mais sous
celui du don et du partage.
— C'est trop facile ! s'emporta Samuel. Nos choix auraient peut-être été
différents si on avait su !
— Si vous aviez su quoi ? Que vos Vertus ne seraient pas vôtres pour
toujours ? Regrettez-vous un seul instant ce que vous avez vécu ici au motif
que ça pouvait s'arrêter ? Est-ce que le fait de savoir que vos dons ne seraient
peut-être que temporaires vous aurait dissuadés de rejoindre la Confrérie ? Je
ne vous ai jamais promis qu'ils seraient vôtres ad vitam aeternam.
La capacité de Damone à désamorcer la critique fascinait Jayden. Il avait
l'art des mots. Et derrière ceux-ci, il n'y avait (encore) aucun mensonge qu'on
pût lui reprocher. Mais Jayden traquait l'incohérence.
Les Gardiens n'eurent rien à répondre.
— OK, Emilio ! intervint Nuria. On perd sa Vertu et on repart. À vous
entendre, ça semble très simple. Mais comment on fait pour revenir dans sa
vie quand ça fait deux ans qu'on est là et qu'on a tout largué pour venir ?
Comment on fait quand cette Vertu est devenue votre vie ? Parce que, moi,
j'ai juste l'impression que, derrière ce que vous nous avez dit à tous, il y avait
une promesse implicite. Et là, vous nous dites que certains d'entre nous vont
en être exclus. Ce n'est pas quelque chose que vous venez de découvrir. Vous
saviez que ça se passerait comme ça. Depuis le début.
— Vous ne serez pas livrée à vous-même, Nuria. La Confrérie a les moyens
de pourvoir à vos besoins. Il y aura des gens, comme ceux qui avaient œuvré
au rapprochement avec vos Émanations, qui vous aideront à retrouver vos
marques… ou à vous en fabriquer de nouvelles. Les Soldats de la Confrérie
sont nombreux, et partout.
La traque de Jayden commençait à porter ses fruits. Si Damone renseignait
Nuria sur les moyens susceptibles d'être mis à la disposition des Gardiens
« recalés », il se gardait bien d'avouer qu'il avait toujours connu l'issue de
cette histoire. Et puis, si personne n'était censé se souvenir de quoi que ce
soit, qui seraient donc ces Soldats qui se sauraient appartenir à un ordre que
les Gardiens eux-mêmes auraient oublié ?
— Je ne parlais pas d'un point de vue matériel, Damone. Je faisais référence
à ce que serait notre vie après ça.
— Je vous le répète : ces Vertus n'étaient pas destinées à vous appartenir.
Tôt ou tard, vous deviez en être privés. D'ailleurs, les Gardiens qui resteront
au Manoir ne conserveront rien de leurs Vertus une fois celles-ci partagées.
Ils iront un peu plus loin dans la découverte de ce qu'elles représentent. En
revanche, ce que…
— On devait s'inscrire dans l'Éternité ! le coupa Noah. C'est ce que vous
nous aviez dit ! Je n'ai pas l'impression que Kayla en ait pris le chemin !
— Noah, j'allais vous dire qu'oublier ce que vous avez vécu ici ne voulait
pas dire que vous n'en garderiez rien. Ces Vertus ont transformé les
personnes que vous êtes. La vision que vous aurez des choses s'en trouvera
modifiée, améliorée, transcendée, même si vous ne vous souviendrez jamais
de ce qui vous a amené à penser différemment. La marque de ces Vertus et
leur rayonnement dans la personnalité de ceux qui les ont portées sont
éternels. C'est en ce sens que vous vous inscrirez dans l'Éternité de ce qu'elles
sont.
Jayden se retint d'applaudir. Le discours était parfaitement huilé, mais il ne
pouvait pas croire que ses camarades s'y laissent prendre. Pourtant, les
explications de Damone ne suscitèrent aucune contestation. Pourquoi lui, et
lui seul, semblait-il habité par le doute ? Il n'était peut-être pas là depuis assez
longtemps pour considérer ce futur comme une vérité possible. Ou alors il
n'avait pas suffisamment consommé de ce breuvage pour qu'il le drogue au
point d'avaler n'importe quoi. Plus simplement, n'ayant reçu aucun don, il ne
pouvait certainement pas comprendre ce que ses homologues ressentaient. À
moins que cette sensation étrange de s'observer depuis un angle différent ne
le tienne à l'écart d'un aveuglement collectif. Dans tout ce que Jayden
considérait comme un immense verbiage, il y avait une chose qui
l'interpellait : l'oubli. Ce petit truc si commode. Maintenant que tous les
Gardiens avaient été mis au parfum, ne leur suffisait-il pas de se filmer, de
s'enregistrer ou de coucher leur expérience sur le papier pour en conserver
une trace ? Pourquoi les Gardiens n'y avaient-ils pas pensé ?
Jayden se fit violence pour ne pas faire état des faiblesses du discours qu'il
venait d'entendre. De toute façon, il savait que Damone trouverait toujours
une explication aux incohérences qui lui seraient opposées. Quand vous êtes
le seul à détenir la vérité et que tous les autres sont dans l'ignorance la plus
complète, qu'ils ne peuvent se raccrocher qu'à vos dires, vous pouvez leur
raconter n'importe quoi, ils ne pourront jamais vous contredire. Il n'empêche,
quelque chose ne collait pas et il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Mais
il chercherait. Et il avait déjà dans l'idée de téléphoner à ces fameux Soldats
qui l'avaient éclairé à Edmond. Il pourrait ainsi constater par lui-même s'ils
avaient réellement oublié. D'ailleurs, c'est ce qu'il aurait dû faire lorsqu'il
avait perdu pied, peu de temps après son retour à New York. Il se demandait
encore ce qui l'en avait empêché. En fait, il avait fait comme tous les autres.
Il s'était fié aux propos de Damone sans chercher plus loin.
— Si Jayden n'y est pour rien, quel Choix représente-t-il, alors ? demanda
Alyssa.
— Son Choix sera celui d'activer ou non le Polygone. Et il ne pourra l'être
que si chaque Vertu compte encore un Gardien au moins après la dernière
Communion.
— Et c'est l'activation du Polygone qui permettra le partage des Vertus ?
— Oui, Alyssa.
— Alors, pourquoi ne pas décider de l'activer tout de suite ?
— D'abord, parce que Jayden n'a pas encore tout ce qu'il lui faut pour faire
son Choix. Ensuite, parce qu'à ce jour, un tel Choix resterait lettre morte. Il
ne peut être fait qu'après la dernière Communion. Les Gardiens doivent aller
jusqu'au bout de ce que Jayden leur montrera.
— Et, d'ici là, d'autres Gardiens abandonneront, pas vrai ?

*
Les Gardiens quittèrent le salon comme ils y étaient arrivés : aréactifs. Mais
Jayden avait mieux à faire que de s'interroger sur les raisons d'une telle
résignation. En fait, il n'avait qu'une seule idée en tête : parler à Aby. Il devait
savoir si elle l'avait oublié. Mais, pour ça, il fallait qu'il capte un signal. Peu
de temps après être arrivé, Damone lui avait dit que le Manoir était trop
encaissé pour se trouver dans le rayonnement d'une antenne. Et le fait était
que, malgré plusieurs tentatives, Jayden n'avait jamais réussi à joindre ses
parents ou à leur envoyer un SMS. Il pousserait jusqu'à l'entrée de la
propriété, des fois que la situation y fût meilleure.
Lorsque, d'un pas décidé, il passa devant la fourche où prenait naissance le
sentier qui menait vers la « clairière aux dix sapins », quelque chose l'incita à
s'arrêter. Une petite voix dans sa tête l'invita à emprunter le sentier plutôt qu'à
poursuivre sa route vers la sortie du domaine. Il n'y avait rien de bien concret
derrière cette envie, aussi soudaine qu'étrangère à son intention initiale, mais
il s'y abandonna et changea de direction. Après quelques instants passés à
cheminer sur une neige immaculée, il se sentit observé et s'arrêta de nouveau
avant de se retourner pour vérifier que personne ne le suivait. Pendant un
instant, il pensa que Noah, Sam ou Élise aurait pu vouloir le rejoindre. Mais il
n'y avait pas âme qui vive aux alentours. L'impression d'avoir des yeux posés
sur lui était si forte qu'il ne chercha plus seulement derrière ou autour, mais
également au-dessus de lui. C'est là qu'il remarqua un singe, perché dans l'un
des sapins qui l'entouraient. Lorsque l'animal se laissa chuter au pied de
l'arbre, à une dizaine de mètres plus avant sur le sentier, Jayden reconnut le
sujet de Damone. Il arborait une expression clairement inamicale qui
n'encourageait pas à poursuivre dans cette direction. Lorsque Jayden s'y
aventura, en voulant se convaincre qu'une telle impression ne lui était dictée
que par l'étrangeté de cette rencontre à un moment auquel il ne s'y attendait
pas, le singe le chargea. Jayden stoppa net et tendit les bras devant lui en
guise de bouclier, anxieux à l'idée que le primate fonde sur lui. L'animal
s'immobilisa. Jayden recula, très lentement, avec le sentiment que son seul
but était de l'empêcher de poursuivre dans cette direction. Pourquoi s'était-il
arrêté, sinon, à l'instant où il avait fait machine arrière ? De quoi le singe
voulait-il le détourner ? Jayden rebroussa chemin et ne se retourna qu'après
avoir quitté le sentier. Le singe avait disparu. Cet incident lui trotta dans la
tête un bon moment. L'idée qu'il se passait quelque chose du côté de la
clairière s'imposa avec force. Pourtant, il n'avait repéré aucune trace d'activité
dans la neige qui recouvrait le sentier d'où il avait été chassé. À moins que
l'on pût accéder à la clairière par un autre chemin…
Arrivé devant la vieille barrière en bois qui interdisait l'accès de la propriété,
Jayden sortit son téléphone. Il fut déçu de constater qu'il ne captait pas plus
de signal ici que dans le Manoir, en contrebas. Peut-être fallait-il qu'il
s'éloigne davantage, ce qui lui paraissait difficilement réalisable sur le
moment. Il y avait une autre solution : prendre de la hauteur ! Et il ne
trouverait pas de meilleurs perchoirs que les sapins qui l'entouraient, à
condition d'y grimper. L'idée était saugrenue, mais il n'en avait aucune autre
pour satisfaire cette envie de vérifier que Damone ne mentait pas à propos de
l'oubli. Il choisit le sapin qui présentait les branches les mieux disposées pour
se lancer dans son ascension, rangea le téléphone dans la poche de son anorak
et commença à grimper. Lorsque son téléphone se mit à cliqueter – signe
résurrectionnel d'un terminal qui charge enfin les SMS désespérément
suspendus dans les ondes –, un large sourire fendit les lèvres de Jayden. Ces
petits bruits, si banals en temps normal, lui montraient à quel point il n'était
pas fait pour vivre loin de tout et isolé. Désireux de vérifier l'intensité du
signal qu'il recevait, il fit une halte, enroula son bras gauche autour d'une
branche à hauteur de poitrine et, de son bras droit, sortit le téléphone de sa
poche. Le signal était encore trop faible pour passer un appel. Quant à faire
une recherche sur le Web, il n'en nourrissait même pas l'espoir. Il continua
donc de grimper, non sans une certaine appréhension et sans trop regarder
vers le sol. Lorsque les branches se firent plus frêles, il estima qu'il était
temps de s'arrêter, d'autant qu'il surplombait déjà une bonne partie de la forêt
qui s'étendait à perte de vue devant ses yeux. Le spectacle de ces cimes
enneigées sur fond de ciel bleu était magnifique. Il se trouvait peut-être au
bout du monde, mais c'était un très beau bout du monde qu'il aurait aimé
visiter dans d'autres circonstances. Pour une raison qui lui échappait, le
simple fait de s'être élevé au-dessus des arbres lui faisait grand bien. L'air y
semblait plus léger, comme si celui du dessous était sous cloche.
Le signal affichait cette fois trois barrettes sur six, ce qui suffisait pour
passer un appel. Il ouvrit le répertoire du portable et rechercha Northern
Cross Hotel. Lorsque le numéro s'afficha, il effleura l'icône APPEL. Il
éprouvait beaucoup de satisfaction à l'idée de reparler à Aby, même si une
petite pointe d'anxiété lui parcourait l'estomac. Allait-elle se souvenir de lui
ou était-il redevenu un étranger ? Il se demandait encore comment le discours
de Damone avait pu tuer dans l'œuf toute idée de la recontacter et même, au-
delà, toute envie de parler de cette situation à quelqu'un. Son caractère
extraordinaire, sans doute, ou la peur d'être pris pour un fou. Qui pourrait
croire à ça, de toute façon ? Il se souvenait encore du moment où il avait
enregistré le numéro de l'hôtel, quelques heures avant de prendre la route
pour Edmond. Il avait l'impression qu'un siècle s'était écoulé depuis ce
fameux jour.
Le plaisir de Jayden fut de courte durée. Lorsque la tonalité de retour
s'interrompit, un disque vocal prit le relais et lui indiqua que l'hôtel était
fermé pour une durée indéterminée. Qu'est-ce qui avait pu conduire Aby à
fermer son établissement ? Il avait eu l'impression que cette petite affaire
représentait le point névralgique de son existence. Mais il la connaissait si
peu, au fond. Elle était peut-être partie rendre visite à sa nièce en Floride.
Rien de ce qu'il pouvait imaginer pour justifier cette fermeture ne réussissait
à le convaincre. À tout le moins, aucune des hypothèses les plus normales. Et
il n'avait pas envie d'extrapoler dans le vide, car il savait que cela le
conduirait à imaginer des choses qu'il préférait ignorer. En revanche, le
sentiment que jamais plus il ne réussirait à la joindre s'imposait sans qu'on
l'invite. Il pouvait également tenter de joindre Ashley ou, encore, de mettre la
main sur le numéro de Mandi. Mais quelque chose l'amenait à penser que ces
tentatives n'obtiendraient pas plus de succès. Il devait se faire une raison :
Edmond et tous ceux qu'il y avait rencontrés devaient rester derrière lui. Il n'y
avait rien là-bas qui puisse l'aider à y voir plus clair.
Il s'attaqua ensuite aux SMS qu'il avait reçus. Sa mère lui indiquait qu'elle
avait cherché à le joindre, sans succès, et qu'elle attendait donc de ses
nouvelles avec impatience. Il s'empressa de lui répondre que tout allait pour
le mieux. Quelques autres messages lui donnaient rendez-vous dans plusieurs
des bars qu'il avait écumés à son retour en ville. Kyle, enfin, s'inquiétait de la
teneur de ses dernières révélations et lui proposait son aide, si besoin était.
Jayden regrettait que ce petit moment où tout bascule, ce petit moment où les
filets du coup de cœur amoureux vous piègent, ne se soit jamais présenté
avec Kyle. Ce garçon était un cadeau de la vie, mais il n'avait jamais ressenti
pour lui ce qu'il avait ressenti pour Paul ou ce qu'il ressentait aujourd'hui pour
Noah.
En s'apercevant, contre toute attente, que des données mobiles étaient
disponibles, Jayden se précipita pour activer les options POSITION puis
DONNÉES DE LOCALISATION et lancer Google Earth. Comme s'il se trouvait aux
commandes d'un aéronef survolant le globe, il fut propulsé au-dessus du
Canada, puis de l'Abitibi et plongea enfin sur un point situé entre Berry et le
lac Chicobi, l'endroit précis où il était censé se trouver. Il n'y distinguait rien
de spécial, à part une immense étendue toute verte. Il finit par deviner une
route serpentant entre les arbres. Si sa position était correctement triangulée
par le téléphone, il ne pouvait s'agir que de la route qui bordait le parc. La
difficulté était maintenant de le circonscrire avec suffisamment de fiabilité
pour trouver une éventuelle autre voie d'accès. L'entreprise s'avérait rudement
compliquée puisqu'il n'avait aucune idée de l'étendue de la propriété. Le
malaise qu'il avait fait en arrivant l'avait privé de tout repère. Et comme le
Manoir était niché au milieu des arbres, il ne fallait pas espérer le voir
apparaître à l'écran.
Mais si la clairière était desservie par un autre chemin, celui-ci devait se
trouver, comme elle, à l'est de la position qu'il occupait. Il zooma autant qu'il
put sur le point rouge à l'écran. La route se fit plus nette et il aperçut, à sa
perpendiculaire, un petit tracé qui plongeait au sud et qui correspondait
probablement au chemin qui desservait le Manoir, à l'intérieur de la propriété.
Il se déplaça donc à l'est du point rouge, en suivant lentement la route. Sa
tentative paya. Après avoir parcouru une distance qu'il était incapable
d'apprécier sur un écran, il devina un autre tracé plongeant également vers le
sud ; un tracé similaire et parallèle à celui sur lequel se trouvait l'arbre dans
lequel il était perché. En bonne logique, la clairière devait se trouver quelque
part entre ces deux chemins. Il dézooma et tenta de la trouver. Il y avait bien
une zone dépourvue d'arbres, non loin de cette autre voie, mais rien ne lui
permettait de conclure qu'il s'agissait de la clairière. Qu'importe ! Il était à
peu près sûr, maintenant, qu'on pouvait y accéder par un autre chemin.
Jayden leva les yeux lorsque quelques gros flocons s'écrasèrent sur l'écran
du téléphone. Constatant qu'il ne s'était pas remis à neiger, il jeta un œil au-
dessus de lui, en quête de ce qui avait pu les faire tomber. Un oiseau se tenait
perché trois branches au-dessus de la sienne et l'observait avec insistance, le
cou tendu et les ailes à demi déployées. Jayden ne connaissait rien aux
oiseaux, mais celui-ci avait tout l'air d'un oiseau de proie. Son comportement
étrange ne le rassurait pas. Il avait l'impression que le volatile cherchait à
l'intimider – tentative qui portait ses fruits, d'ailleurs, non pas à cause des
mouvements ou de l'envergure de l'oiseau, mais plutôt à cause de la position
relativement instable qu'il tenait dans l'arbre. Lorsque l'animal fondit sur lui,
toutes serres devant, il comprit que la satanée bestiole n'avait pas seulement
pour intention de l'intimider, elle voulait également le chasser de là, comme
l'avait fait le singe de Damone sur le sentier qui menait à la clairière. Jayden
tenta de redescendre le plus vite possible, mais, lorsqu'un rapace vous
cherche querelle alors que vous êtes perché dans un arbre, les choses se
passent rarement comme vous l'espérez. À mi-parcours, Jayden perdit
l'équilibre et chuta. Il n'eut pas le temps de réfléchir aux options qui
s'offraient à lui que, déjà, la branche du dessous heurta violemment ses reins.
La douleur lui coupa la respiration, mais n'interrompit pas sa chute. Il percuta
chacune des branches qui lui avaient servi d'appui quelques minutes
auparavant, puis s'écrasa au sol avec l'impression que tout son corps venait de
passer dans un broyeur. Allongé de tout son long sur la terre froide, il ne
sentait plus ses membres. Un liquide tiède coulait de son front et venait lui
effleurer les lèvres. Lorsqu'il reconnut le goût ferreux du sang et qu'il en
visualisa la couleur et la texture, un malaise vagal l'emporta en quelques
secondes. À peine le temps de se demander s'il pourrait se relever.

*
Jayden reprenait connaissance. Ses yeux étaient rivés sur les petits coins de
ciel bleu que les arbres lui laissaient apercevoir. Il n'osait pas bouger, par
peur de se rendre compte qu'il ne pouvait peut-être pas. Sa chute avait été
rapide, mais il en avait mesuré la sévérité. Pourtant, il n'avait mal nulle part
(ce qui, dans l'absolu, ne le rassurait pas forcément sur l'état de son dos). Il
passa la langue sur ses lèvres sèches. Elles n'avaient plus le goût du sang. Ses
doigts auscultèrent chaque centimètre de son front, à la recherche de la
blessure qui l'avait fait saigner. Mais il avait beau chercher, sa peau était lisse
comme un œuf. Son visage ne présentait aucun traumatisme, pas plus que ses
bras ou que ses jambes. Tout son corps était parfaitement fonctionnel. Un
malaise vagal ne fait jamais perdre connaissance très longtemps. En tout cas,
pas suffisamment pour effacer les conséquences d'un tel accident. Perdu dans
ses pensées, Jayden n'avait pas encore remarqué qu'elle était là, jusqu'au
moment où elle attrapa sa main, ce qui le fit sursauter. Il ne l'avait pas vue
depuis longtemps et se demandait pourquoi elle réapparaissait à ce moment
précis. Mais, chose curieuse, sa présence réussissait presque à le rassurer, en
dépit de tout ce qu'elle lui avait montré depuis qu'il était au Manoir. Angry le
tira doucement à elle, l'incitant ainsi à se relever. Ce qu'il fit avec anxiété et
en sachant que quelque chose, dans ce qui venait de se produire, lui
échappait. Il n'avait pas rêvé. Il était bel et bien monté au sommet de l'arbre
qui se dressait devant lui et il en était tombé. Le souvenir de son voyage sur
Google Earth, celui des SMS qu'il avait reçus et auxquels il avait répondu
étaient encore frais dans sa tête. Il voulut les relire pour se convaincre que sa
raison ne frôlait pas la sortie de route. Mais il fut incapable de remettre la
main sur son téléphone. Il fouilla dans toutes ses poches, puis chercha autour
de l'arbre, se disant que l'appareil avait probablement valdingué lors de sa
chute. Mais, même en ayant élargi le périmètre de ses recherches, le cellulaire
restait introuvable. Jayden ne savait pas trop ce qui le perturbait le plus.
Avoir égaré son seul moyen de communication (bien qu'il lui eût fallu se
hisser au sommet d'un sapin pour le voir fonctionner) ou ne pas souffrir de la
moindre égratignure en dépit de sa chute. En vérité, se désoler de la
disparition d'un téléphone était moins déstabilisant que de s'interroger sur ce
qui ressemblait à un miracle. Ce phénomène était à ranger dans la catégorie
des événements qu'il était foutrement incapable de comprendre. La catégorie
qui accueillait Angry, le Manoir, ses homologues (qu'un excès de tisane avait
décérébrés), le fait pour lui de s'observer depuis un angle différent…
— C'est pas toi qui vas m'aider à y voir plus clair, pas vrai ? Toi, t'es là pour
que j'abandonne. Rien de plus ! dit Jayden tout haut à l'intention d'Angry.
L'esprit terriblement confus, il rebroussa chemin en direction du Manoir.
Depuis qu'il était arrivé, il avait le sentiment que Damone ne lui disait pas
tout. Mais depuis qu'il s'était relevé plus en forme qu'avant de tomber, il avait
acquis la certitude qu'il ne lui disait carrément rien. Il devait tirer tout ça au
clair. Malheureusement, il savait que, volontairement ou non, personne ne
l'aiderait.
17
Huit jours s'étaient écoulés avant que les Gardiens ne communient de
nouveau. Contrairement aux fois précédentes, ils n'avaient montré aucun
signe d'empressement, sachant ce qu'une nouvelle Communion pouvait
signifier. Et cette crainte inavouée les avait plongés dans une atonie dont rien
n'avait pu les sortir. C'était comme s'ils avaient jeté l'éponge bien avant de
savoir ce que leur réservait ce futur partage.
Ces quelques jours avaient considérablement renforcé la relation que Noah
entretenait avec Jayden. Noah lui avait avoué qu'au fond, perdre sa Vertu lui
importait peu pour autant qu'en quittant cet endroit et la vie nouvelle que son
Émanation lui avait offerte il le retrouve. Dans ces mots, il avait voulu
conjurer le démon de la solitude et du manque d'amour qui l'avait dévoré
pendant si longtemps avant de croiser son singe. Il avait voulu lui dire aussi
qu'il l'aimait, tout simplement. Quant à Jayden, s'il avait pu craindre la
prochaine Communion, ce n'était que parce qu'elle était susceptible d'éloigner
Noah, et dans des conditions dont il ne savait rien malgré ce que Damone
pouvait en dire. Car ses sentiments n'étaient pas moins forts que ceux de
Noah et, pour la première fois, rien ne venait les entraver. Il s'était rendu
compte, en réalité, que ces quelques jours n'avaient pas seulement renforcé
leur relation, ils l'avaient scellée. Jayden se demandait encore comment son
cœur avait pu s'embraser aussi vite et dans un tel contexte. Il avait
l'impression que leur amour relevait de l'évidence, comme s'ils se
connaissaient depuis toujours.
Les démons de Noah n'avaient pas été les seuls à refaire leur apparition.
Chaque Gardien avait vu son passé ressurgir et, à quelques rares exceptions,
ils n'avaient pas envie de reprendre leur vie là où ils l'avaient laissée lorsque
leurs Émanations les avaient embarqués dans l'extraordinaire. Jayden avait
passé de longs moments à discuter avec chaque Gardien. Pour certains, leur
vie n'avait eu de critiquable que leur banalité. Pour d'autres, elle n'avait été
que déception et douleur. Il avait ainsi découvert pourquoi la vie d'Élise
s'était écroulée. Dans l'année qui avait précédé la rencontre avec son
Émanation, elle avait perdu son père adoptif, puis son petit ami, tous deux
décédés. Ces drames l'avaient terrassée et avaient tué en elle la capacité
d'aimer, par peur de perdre les sujets de son affection. Jusqu'à ce qu'elle soit
investie d'une Vertu qui avait tout changé. Elle avait alors quitté le sud de la
France, où elle avait toujours vécu, pour rejoindre l'Abitibi. Jayden avait
également appris de Samuel que Kayla avait été la petite fille la plus douée de
son village et que jamais elle n'avait manqué un seul jour d'école alors qu'il
lui fallait parcourir des kilomètres à pied pour rejoindre le village voisin où
étaient dispensés les cours qu'elle affectionnait tant. Jusqu'à ce que, quelques
années plus tard, son père la cantonne à des activités plus en adéquation avec
l'idée qu'il se faisait de l'avenir d'une jeune adolescente. Poussée par une
irrépressible envie d'apprendre et de savoir, Kayla s'était enfuie et avait
rejoint la capitale de son pays, avec toutes les difficultés que l'on pouvait
imaginer lorsqu'une jeune fille décide de quitter la cellule familiale sans
l'approbation de l'autorité paternelle ni le moindre sou en poche. Les temps
avaient été difficiles, mais elle s'en était sortie et avait croisé un singe qui lui
avait apporté tout ce pour quoi elle s'était toujours battue.
D'une certaine manière, ceux-là avaient mérité leurs Vertus. Comment ne
pas comprendre la crainte qu'ils pouvaient nourrir à l'idée de les perdre et,
finalement, la passivité dont ils faisaient preuve ? Ce que Jayden ne
comprenait pas, en revanche, c'était la logique selon laquelle les Gardiens
avaient été désignés. Y en avait-il une, seulement ? Qu'avait-il, lui, de
commun avec quelqu'un comme Noah, ou encore Élise ? Il culpabilisait à
l'idée de leur faire perdre leurs Vertus, sans même savoir pourquoi ni
comment. Cette loterie le dérangeait. Mais il n'y pouvait rien. Et,
manifestement, eux non plus.
Avant même de se mettre à flotter dans le halo lumineux bleuté qui
précédait le décor où les Gardiens allaient être projetés, Jayden sentit que, ne
pouvant rien leur montrer qui pouvait leur donner confiance, certains d'entre
eux décrocheraient, cette fois encore. Mais il se jura que personne ne
l'empêcherait d'accompagner les démissionnaires là où Damone les
conduirait. Pas même ce dernier.
Malgré lui, il n'offrit aux Gardiens que laideur, désolation et souffrance. Un
univers aux antipodes du monde faussé qu'ils imaginaient à travers leurs
Vertus et dont ils espéraient l'avènement. Mais leurs dons n'étaient qu'une
magnifique abstraction, une utopie, qu'ils n'avaient pas voulu (ou pas pu)
confronter à la réalité de notre nature. Et Jayden était là pour que ce choc se
produise et que seuls les Gardiens les plus résistants demeurent. Mais
résistants à quoi ? En vérité, il se rendait compte qu'aucun Gardien ne
choisissait ce qu'il devait voir ou montrer, penser ou ressentir. Ils n'étaient
tous que des pantins au service d'Émanations qui réglaient leurs comptes.
Jayden repensa au message qu'Angry lui avait délivré à Edmond. Dans leur
quête d'absolu, les Émissaires de l'Origine ne voulaient pas admettre que les
hommes auxquels ils avaient trop donné étaient l'erreur, et Angry allait
s'opposer à eux sur les moyens à mettre en œuvre pour la corriger. Au fond,
les Gardiens n'étaient peut-être que les instruments d'une guerre sur laquelle
ils n'avaient aucune prise. Des pions au service des Émissaires. Pourtant, à
force de l'entendre dire, Jayden avait fait sienne l'idée qu'il avait un Choix à
faire, même si, pour l'heure, Angry semblait remporter toutes les batailles, les
unes après les autres. Et celle qui venait d'être livrée aujourd'hui ne ferait pas
exception à la règle.
À la fin de la Communion qui, par chance pour eux, avait été moins longue
que la précédente, Jayden, en quête d'un indice susceptible de lui indiquer qui
abandonnerait, voulut observer le comportement de chaque Gardien. Mais,
comme la fois d'avant, ils se contentèrent de quitter la salle en silence, le
visage inexpressif. Sans l'attendre, Noah disparut avec eux. Il ne vivait pas
mieux que les autres ce dans quoi il était plongé. Mais Jayden voulait croire
que les sentiments qu'il nourrissait à son égard épargneraient Noah des effets
délétères des visions dont il les inondait. Il espérait, peut-être vainement, que
son amour le protège.
Jayden emboîta le pas des Gardiens, mais ne rejoignit pas sa chambre. Il
s'installa dans le salon. De là, il pouvait surveiller que personne ne quitte le
Manoir à son insu. Si Damone avait l'intention d'évacuer un démissionnaire
aussi rapidement que la fois précédente, il le trouverait sur son chemin. Une
heure s'écoula sans que rien se passe. Une heure pendant laquelle il arpenta le
salon de long en large, luttant contre la tentation de s'affaler dans l'un des
canapés. Il s'était peut-être fait des idées. Damone n'avait peut-être rien à
cacher. Le départ précipité de Heng et Kayla n'était peut-être qu'un hasard.
Peut-être qu'aucun Gardien ne partirait aujourd'hui. Trop de « peut-être »
ponctuaient ses pensées. Et c'était bien pour ça qu'il était debout, seul dans le
salon, au milieu de la nuit, à attendre que quelque chose se passe pendant que
tout le monde dormait. Trop, mais pas encore assez pour l'empêcher,
finalement, de se poser dans un fauteuil. Il tenta d'enrayer le sommeil qui le
gagnait en se remémorant toutes les choses déplaisantes qui lui étaient
arrivées ces derniers mois. C'était une méthode comme une autre pour
s'envoyer un peu d'adrénaline dans le sang et lutter contre la fatigue. Mais la
méthode avait ses limites et le combat était difficile. Chaque fois qu'il fermait
les yeux, un petit sursaut de conscience le ramenait d'entre les dormeurs et lui
rappelait qu'il ne devait pas abandonner la surveillance, car ses soupçons
étaient peut-être fondés. Mais ce fut un « peut-être » de trop pour que sa
volonté résiste et, lorsque ses yeux se fermèrent de nouveau, il ne les rouvrit
plus. Jusqu'à ce que le soleil matinal inonde le salon de ses rayons. Il se
réveilla en sursaut et pesta contre lui-même. Il avait dormi plusieurs heures
d'affilée.
— Qu'est-ce que tu fous dans le salon ? T'as pas réussi à trouver le chemin
de ta piaule cette nuit ?
Jayden n'avait pas encore repéré son interlocuteur, mais un seul de ses
camarades avait une telle gouaille.
— T'es là depuis combien de temps, Sam ?
— Une minute. J'te cherchais, justement !
— Pourquoi ? Il s'est passé quoi ?
— La même chose que la dernière fois.
— Putain, sois plus clair ! Ça veut dire quoi ?
— Miguel et Jennifer sont partis.
— Ahhhh ! ça fait chier ! hurla Jayden en s'extirpant d'un bond de son
fauteuil. Putain ! Putain ! Putain ! Je me suis cassé le cul à veiller pour éviter
qu'ils se barrent sans que je m'en rende compte…
— Qu'est-ce que ça peut foutre ? Ce soir, ils boiront un coup à notre santé
ou ils se morfondront d'être partis, non ?
— Sam, pas toi ! T'as un putain de cerveau qui turbine à l'uranium, alors,
viens pas me dire que toi aussi tu trouves ça normal !
— Ben, vieux… Qu'est-ce que tu imagines d'autre ? Hein ?
— J'en sais rien !
— Que Damone les séquestre quelque part ? Pour quoi faire ?
— J'en sais rien, je te dis ! En tout cas, pour l'instant. Mais ça ne peut pas
être si simple. Ça n'aurait pas de sens.
— C'est bien de se faire des films, vieux, mais faut qu'ils aient un sens.
Sinon, ta tête tourne à vide et tu imagines des trucs qui te rendent dingue.
Jayden ne s'attendait pas à ce que Sam lui dise quelque chose qui avait
finalement autant – voire davantage – de sens que les doutes qu'il pouvait
nourrir. Il ne savait même pas dans quoi ils prenaient racine, à part de vagues
impressions. Pourtant, ils étaient tenaces. Il avait beau les confronter à la
raison plutôt qu'à la peur, ils ne perdaient pas en intensité.
Et si c'était Sam qui était dans le vrai ? Était-il en train de devenir dingue ?
Le plus difficile, pour parvenir à un tel diagnostic, c'était d'avoir un point de
comparaison. Ce qui relevait de l'impossible puisque, pour lui, tous les
Gardiens étaient dingues et évoluaient dans une situation ubuesque.
Comment reconnaître un dingue parmi d'autres dingues ? Une folie en vaut
une autre. La solution n'était pas de se raccrocher à une opinion, ou à une
autre, mais de s'en remettre aux faits sans altérer leur objectivité. Sam
pouvait-il expliquer que malgré une chute violente de plusieurs mètres, il n'en
gardât aucune trace ?
— Va pioncer un peu, vieux ! J'crois que t'en as besoin. Tu repenses à ça
après en remettant les choses dans leur contexte et en y foutant un peu de
logique. J'suis sûr qu'elles te paraîtront plus claires. Et j'suis toujours là pour
en causer avec toi si tu veux !
Encore fallait-il en trouver une, de logique. Car le contexte n'était pas
propice à celle sur laquelle on s'appuie habituellement. Mais Jayden préféra
ne pas mettre Sam au défi.
— Tu as peut-être raison. Je vais monter me pieuter. Excuse-moi pour le
ton, Sam. C'était pas contre toi.
— T'inquiète ! Y a pas de lézard.
Jayden ne mettrait pas Sam au défi, mais il ne se priverait pas d'aller étayer
ses doutes. Il dormirait une autre fois. Parce que sa logique lui hurlait que les
choses ne pouvaient pas être aussi simples. Et il savait très exactement ce
qu'il commencerait par vérifier. Mais, pour ce faire, il devait attendre que
Damone soit de retour. S'il avait menti, il avait un moyen pour le confondre.

*
— Est-ce que vous avez fait bonne route ? lui demanda Jayden lorsque,
deux heures plus tard, Damone franchit le pas de la porte.
— Autant que faire se peut avec la neige qui est tombée ces derniers jours.
Les services de la voirie déblaient dans et aux alentours immédiats de Rouyn-
Noranda, mais, au-delà, c'est une autre histoire…
— Et on est très au-delà, n'est-ce pas ?
— Une bonne centaine de miles, oui. Mais que faites-vous dans l'entrée ?
Vous comptiez sortir ?
— Pas du tout... En fait, je descendais m'installer dans le salon pour lire un
peu. Le temps se fait long...
Damone l'observa comme quelqu'un qui doute de la réponse qu'on vient de
lui faire. Jayden s'en aperçut, mais, ne sachant pas sur quoi butait son
interlocuteur, préféra ne rien dire et le laisser avancer ses pions.
— Jayden… Je sais que la disparition des Émanations, puis maintenant des
Gardiens est une situation qui déstabilise la plupart d'entre vous. Vous ne la
comprenez pas et vous commencez à douter. À douter de moi, de la raison
pour laquelle vous êtes tous ici, de ce que vous allez devenir. Je vous
demande juste de me faire confiance. Il y a une explication à cela et je vous
promets qu'elle vous sera donnée…
A priori, la présence de Jayden dans l'entrée, à ce moment précis, n'avait
rien à voir avec la façon dont Damone l'avait regardé. Et c'était tant mieux
comme ça. Jayden allait définitivement le perdre dans la mauvaise direction.
— Je n'aurais pas mieux expliqué l'état d'esprit dans lequel on se trouve,
Damone. Et moi plus que n'importe quel autre Gardien. Le départ de Heng,
Kayla, Miguel et Jennifer a été très soudain… Je regrette de ne pas les avoir
vus avant qu'ils s'en aillent, de ne pas leur avoir parlé et de ne pas savoir ce
qu'ils vont devenir.
— N'ayez aucun regret, aucune crainte pour eux. Rien de tout cela n'a
jamais existé. Tout ce qu'il y a autour de nous n'aura été qu'un leurre, un petit
instant perdu dans le temps. Je vais vous abandonner à votre lecture, si vous
me le permettez, et aller me reposer quelques instants. Si vous sortez, prenez
garde. Il fait très froid.
Damone gravit l'escalier et s'engouffra dans le couloir qui menait à sa
chambre. Sa dernière remarque n'était pas gratuite. Il avait parfaitement
compris que Jayden s'apprêtait à sortir. Quel abruti irait lire dans le salon
avec un anorak sur le dos ? Dans ce petit échange de dupes, Jayden n'était pas
passé à côté de ce que Damone avait dit de manière plus générale. Sans en
comprendre vraiment le sens précis, il savait que ces mots n'avaient pas été
prononcés innocemment. Damone voulait qu'il les entende. Mais, pour
l'heure, l'esprit de Jayden était accaparé ailleurs.

*
Il remercia sa formidable mémoire visuelle. La dernière fois qu'il l'avait
regardé, le compteur du 4x4 affichait 487 533 miles. En bonne logique, avec
deux allers-retours de plus à Rouyn-Noranda, ce fameux compteur devait
maintenant afficher quelque quatre cents miles supplémentaires. Si tel était le
cas, Jayden pouvait laisser tomber ses doutes (ou leur donner une nouvelle
orientation). Mais si le compte n'était pas bon, c'est que Damone avait menti
et qu'il n'avait pas emmené Heng, Kayla, Miguel et Jennifer là où il prétendait
l'avoir fait.
Pendant un instant, il craignit que le tout-terrain n'ait été verrouillé, pour
éviter que quelqu'un ne s'en serve de nouveau et aille fouiner on ne sait où et,
cette fois, en dehors de la propriété. Mais par chance rien n'avait changé : les
portières étaient ouvertes et les clés sur le contact. Lorsque Jayden posa les
yeux sur le compteur, un petit frisson de satisfaction lui parcourut l'échine en
constatant qu'il ne s'était pas trompé. Le véhicule n'avait pas roulé plus de
quinze miles depuis qu'il s'en était lui-même servi. Mais la satisfaction fut
vite étouffée par les inquiétudes qui résultaient de cette découverte. Outre le
mensonge de Damone se posait la question de savoir où étaient vraiment
passés les Gardiens démissionnaires. Et cette question le conduirait à
remonter le fil de ses suspicions.
En moins de dix minutes, ses pas volontaires le propulsèrent sur le sentier
qui menait à la clairière. Comme la première fois, il serpenta entre les sapins.
À intervalles réguliers, il regardait au-dessus de lui pour vérifier qu'aucun
singe n'allait lui tomber sur le dos et entraver sa progression. Le froid, qui lui
mordait le visage et les mains, le poussait à accélérer la cadence. Mais l'envie
d'atteindre sa destination s'émoussait chaque minute un peu plus. Il avait peur
de ce qu'il trouverait sur place. Peur d'avoir compris que le tout-terrain n'était
sorti de la propriété que pour se rendre sur l'autre chemin, un peu plus à l'est,
à partir duquel on pouvait également rejoindre la clairière. Tétanisé à l'idée
que les Gardiens n'aient, en réalité, jamais quitté la propriété.
Ses doutes prirent corps à l'approche des sapins formant ce cercle si parfait
qui délimitait la clairière du reste de la forêt. Jayden distinguait deux
silhouettes, assises sur le sol, chacune adossée à un tronc. Au fond de lui, il
s'était toujours douté qu'aucun Gardien ne pourrait sortir d'une telle
expérience aussi simplement qu'en rebroussant chemin et en oubliant. Avoir
incarné des dons tels que ceux qui leur avaient été donnés rendait impossible
toute réinsertion dans le monde normal. Mais il ne pouvait pas croire que
l'expérience se termine de la sorte. Voilà pourquoi Damone était resté
tellement évasif sur l'« après ». Dans ce même endroit, les Gardiens suivaient
le destin de leurs Émanations. Ils disparaissaient.
Une énorme décharge d'adrénaline augmenta les battements de son cœur et
lui comprima la poitrine. Jayden se mit à courir en direction de ses camarades
avec l'espoir de les secourir. Mais il sentait (il savait) que sa course était
vaine. Il se jeta aux pieds de Jennifer qui gisait, inerte, contre l'arbre. Sa peau
était d'une pâleur mortelle et ses yeux, grands ouverts, se perdaient dans un
vide insondable. Il lui caressa la joue, en quête d'une réaction quelconque qui
le renseignerait sur son état de conscience. Mais de conscience il semblait ne
plus y avoir. Sa peau glacée le pétrifia. Il entreprit alors de vérifier son pouls
et lui saisit un poignet. Il ne sentait aucune pulsation, quel que soit l'endroit
où il posait les doigts. Il tenta de se rassurer en imaginant que le pouls était
peut-être trop faible ou qu'il ne pouvait pas le capter parce que ses doigts
avaient perdu leur sensibilité à cause du froid. Mais la vérité s'imposait à lui
en dépit de toutes ses tentatives pour la travestir : Jennifer était morte. Et
lorsque l'idée se fit suffisamment claire dans son esprit, la panique le gagna.
Cette sensation incontrôlable qui se répand dans votre corps et le dérègle en
quelques secondes. Cette peur irrationnelle qui vous fait suer et frissonner en
même temps et qui contracte vos muscles de manière inopinée. Il sentait le
malaise vagal, son ami de toujours, s'inviter en lui. De son index et de son
majeur, il se mit à frapper le poignet de Jennifer frénétiquement, comme si
ces gestes pouvaient la réanimer, comme s'ils allaient lui permettre d'esquiver
la perte de conscience qui le guettait. Mais sa vision se teinta de violet et les
choses devinrent confuses autour de lui.
C'est alors que Jennifer lui saisit la main. La surprise fut telle qu'elle éloigna
le malaise et fit repartir son cœur au pas de course. Elle planta ses yeux
vitreux dans les siens. Jayden se sentit harponné et pris au piège par son
regard, comme si des tentacules invisibles lui avaient enserré la tête pour
l'empêcher de détourner les yeux. Ce regard l'avalait, littéralement. Bientôt,
son univers tout entier se résuma à ce qu'il voyait dans les yeux de Jennifer.
La forêt, les arbres, la clairière, tout avait disparu. Il était passé de l'« autre
côté ». Il ne ressentait plus le froid, ni le vent qui balayait encore son visage
l'instant d'avant. Une gigantesque sphère en lévitation flottait devant lui. Il
n'en connaissait ni l'origine ni le rôle, mais il savait, intuitivement, qu'elle
était à l'origine de tout, comme une information qu'il aurait eue depuis
toujours. Il venait de pénétrer un monde inconnu avec la certitude irraisonnée
qu'il s'agissait de son monde, de leur monde, à tous. Et dans ce monde, les
yeux de Jennifer n'étaient qu'une fenêtre sur un petit instant perdu dans le
temps. Les derniers mots de Damone résonnaient dans son esprit.
Puis la sphère se mit à briller comme un soleil ; si fort que Jayden ferma les
yeux pour se protéger. La lumière était si intense qu'il en ressentait presque
les particules sur sa peau. Ce n'est que lorsque cette sensation disparut et que
le froid lui picota de nouveau les oreilles qu'il se sut revenu au cœur de la
forêt. La lumière qui l'avait aveuglé s'échappait maintenant de Jennifer. De
ses yeux, de sa bouche, de ses oreilles, du reste de son corps qui se délitait
sous l'effet du rayonnement. Jayden recula pour ne pas être happé par le halo.
La jeune femme finit par disparaître dans la lumière qui absorba également
Miguel et rejoignit le ciel en deux colonnes éblouissantes.
Les genoux au sol, les fesses sur ses talons, Jayden peinait à se réinscrire
dans la réalité qu'il connaissait. Il n'était plus tout à fait sûr qu'il s'agissait
encore de la sienne. Cette expérience avait brouillé ses repères, et les
retrouver lui demandait un effort de concentration significatif. Il aurait juré
n'avoir passé que quelques minutes de l'« autre côté ». Mais le jour qui
déclinait déjà lui indiquait que tel n'avait pas été le cas. Il y était resté
plusieurs heures. Dans quelle réalité alternative son esprit s'était-il échappé
lorsqu'il s'était perdu dans les yeux de Jennifer ? Car la sphère qu'il y avait
vue lui avait paru aussi réelle que la neige dans laquelle ses genoux
reposaient. Que représentait-elle ? Quelle était l'origine des certitudes qu'il
avait alors ressenties ? Autant de questions auxquelles il était incapable de
répondre pour l'instant. Mais il était au moins sûr qu'il ne s'agissait pas d'une
nouvelle transe, car aucun message ne lui avait été délivré. Il avait peut-être
imaginé tout ça, l'esprit prisonnier d'un état à mi-chemin entre la pleine
conscience et le malaise vagal. Mais l'imagination ne faisait pas partie de
l'équation. Il y avait devant lui la preuve qu'il n'avait pas déliré : ce qui restait
de Jennifer. Une poupée figée, consumée de l'intérieur, dont il aurait dit
qu'elle était faite de cendres.
Lorsqu'il l'effleura de sa main pour s'assurer qu'elle était bien réelle, elle
s'effondra sur elle-même. Une bourrasque fit subir le même sort au corps de
Miguel.
Jusqu'à cet instant, cette aventure absurde ne l'avait pas effrayé. Mais les
événements venaient de prendre une autre tournure. Les perspectives sur
lesquelles elle débouchait étaient différentes de l'idée qu'il avait voulu s'en
faire. L'anéantissement, voilà comment se soldait l'histoire pour tous ceux qui
abandonnaient en cours de route. Et ce constat le terrifiait. Le pire, c'est que
le choix de succomber aux assauts d'Angry ou de résister ne leur appartenait
même pas. Immanquablement, Jayden se demandait ce qui allait différencier,
à la fin, le destin des Gardiens qui resteraient jusqu'au bout du destin funeste
de ceux qui avaient abandonné en chemin. Finiraient-ils tous comme
Jennifer, Miguel et probablement Heng et Kayla avant eux ? Tous les
mensonges de Damone le remplirent subitement d'une colère froide, dérivatif
efficace pour contrer la peur qui se répandait en lui. La disparition de ses
camarades était directement imputable à cet homme. S'il n'avait pas été
sincère, dès le départ, c'est bien parce que personne n'aurait jamais accepté de
devenir Gardien si ce rôle devait conduire à la tombe. Et peu importe le
caractère extraordinaire de la Vertu que ce rôle permettait d'embrasser.
Jayden allait regagner le Manoir et déverser cette colère sur celui qui l'avait
fait venir dans ce trou perdu. Il allait leur révéler, à tous, comment risquait de
s'achever l'aventure, même s'il savait ne pas maîtriser les conséquences d'une
telle révélation. Comment réagiraient les Gardiens ? Décideraient-ils de
quitter le Manoir tous ensemble ? Pouvaient-ils le faire sans risquer de finir
comme leurs prédécesseurs ? Dans l'affirmative, Damone pouvait-il s'y
opposer ? Il ne savait finalement pas grand-chose de cet homme ni de ce dont
il était capable. Mais les Gardiens ne pouvaient pas rester dans l'ignorance
plus longtemps. Et s'ils devaient prendre un risque en décidant de partir ou,
par extraordinaire, de rester, ils devaient le faire en toute connaissance de
cause.
18
Jayden franchit la porte du Manoir avec la ferme intention de mettre la main
sur Damone dans la minute. Ce qu'il avait vu dans la forêt avait changé la
donne. À partir de ce soir, rien ne viendrait plus s'interposer entre lui, les
autres Gardiens et la vérité. Tout au moins, celle qu'il accepterait de croire,
car, pour juger de l'invraisemblable, il n'avait à son service qu'un sixième
sens très relatif. Mais – il aurait dû le savoir – les choses se passent rarement
comme on les décide au départ. Et l'obstacle qui allait se dresser devant lui
était haut comme une montagne.
Noah sortit du salon en trombe et intercepta Jayden avant qu'il n'ait le temps
de monter l'escalier. Il devait l'attendre depuis un moment, car sa gestuelle
trahissait son impatience.
— Je dois te parler !
— On peut se voir plus tard, Noah ? J'ai des trucs à tirer au clair, là.
— Non, on ne peut pas ! Il faut que je te parle tout de suite. Mais pas ici…
Lorsqu'il prit le temps de le regarder, Jayden se rendit compte que Noah
n'avait pas sa tête des meilleurs jours, fait plutôt rare chez ce garçon dont la
bonne humeur était, pour ainsi dire, constante. Il avait même l'air
franchement mal en point.
— OK… Où tu veux alors.
— Allons dans ma chambre, répondit Noah en le saisissant par le poignet et
en l'entraînant dans l'escalier.
Le visage de Noah se décomposa un peu plus encore quand la porte se
referma derrière eux.
— Qu'est-ce qui se passe, Noah ?
— Ma Vertu est en train de s'éteindre. Je serai le prochain à partir !
— Quoi ?... Mais c'est pas possible…
Jayden fut incapable d'en dire davantage. Tout ce que la révélation de Noah
impliquait, en particulier ce que ce dernier ne savait pas encore, traversa son
esprit en une fraction de seconde.
— Damone avait raison : c'est presque instantané et il n'y a rien que je
puisse faire pour inverser le truc. Ça me file une putain d'angoisse et j'ai
l'impression qu'il n'y a qu'en m'éloignant d'ici qu'elle va se calmer. Je
comprends pourquoi les autres sont partis aussi vite. J'ai peur de ce qui va
m'arriver. J'ai peur de te quitter, de t'oublier…
Jayden ne l'écoutait plus. Noah l'avait violemment renvoyé à ce qu'il avait
vécu dans la forêt et à l'image de Jennifer avant qu'elle ne disparaisse.
À sa place, il ne pouvait s'empêcher d'y voir Noah. Cette image le terrifiait.
C'est quelque chose qui ne pouvait pas arriver. Il refusait de l'imaginer. Il ne
laisserait pas le sujet de son amour finir en cendres. Parce qu'il l'aimait, plus
qu'il ne l'aurait imaginé, et le risque soudain de le perdre ne faisait que
renforcer ses sentiments. Son cerveau se mit à carburer, à imaginer toutes les
possibilités pour tirer Noah de là ; possibilités qu'il fallait confronter à des
conséquences qu'il ne connaissait pas. En vérité, et il le savait, il n'y avait pas
trente-six possibilités. Il n'y en avait qu'une seule : Noah devait fuir, au plus
vite, et en silence. Toutes les autres solutions le jetteraient dans la gueule du
loup et personne ne savait ce dont le loup était capable. Ce principe étant
acquis, Jayden élabora une solution en quelques secondes
— Tu as commencé à ressentir ça quand ?
— Je ne sais pas… Je me sentais mal après la Communion. Mais je ne me
suis pas inquiété plus que ça, vu qu'à la fin de la Communion précédente,
c'était pareil. Les choses ont commencé à mal tourner un peu après que tu es
sorti… Pourquoi ? C'est important ?
— Tu l'as dit à quelqu'un ?
— Non. Je t'attendais. L'idée de devoir quitter le Manoir me tétanisait. Tu es
le seul. Je voulais en parler avec toi en premier.
— Écoute-moi bien, Noah. Je t'aime. Je pense que tu le sais. T'éloigner de
moi est la dernière chose que je souhaite. Mais tu vas devoir t'enfuir dès cette
nuit sans dire à Damone ou à qui que ce soit que ta Vertu est en train de
s'éteindre. Est-ce que t'as bien compris ?
L'air grave et le ton sans compromis de Jayden commençaient à effrayer
Noah qui ne savait plus à quel saint se vouer. Il craignait plus que tout de
devoir quitter le Manoir, et la seule personne dont il aurait espéré qu'elle
l'aide à rester lui demandait de s'enfuir. Demande qui ressemblait davantage à
un ultimatum qu'à une invitation.
— Je ne comprends pas… Pourquoi ?
— Les Gardiens qui perdent leur Vertu et abandonnent ne retournent pas
chez eux, Noah. Damone ne les ramène pas à l'aéroport…
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Tu me fais flipper, là…
— Il les conduit à la clairière où vous m'aviez retrouvé…
— Mais vas-y, putain, dis-moi : qu'est-ce qui leur arrive ?
— Ils sont emportés dans un faisceau lumineux, Noah ! Il ne reste rien d'eux
après ça. Juste un tas de cendres qui se dispersent au vent ! Tu comprends
pourquoi tu ne dois rien dire à Damone et surtout ne pas le suivre ?
Cette information lui fit l'effet d'un coup de poignard. L'angoisse qui
dévorait déjà Noah ne tarderait pas à se transformer en peur panique. Son
visage blêmissait à vue d'œil.
— Mais comment tu sais ça ?... demanda Noah d'une voix peu assurée, qui
trahissait l'état dans lequel il était en train de sombrer.
— Je l'ai vu, pas plus tard que cet après-midi. Jennifer était là-bas, assise
contre un sapin, inconsciente. Quand j'ai voulu savoir si elle réagissait
encore, ses yeux m'ont aspiré et je suis entré dans sa tête. Et là, j'ai vu cette
sphère briller de mille feux et se transformer en un gigantesque faisceau qui
est monté dans le ciel. Après ça, il ne restait plus rien de Jenny. Et il s'est
passé la même chose avec Miguel. Si tu suis Damone, tu subiras le même
sort.
Au souvenir de ce qu'il avait traversé dans la forêt, Jayden lui-même se
laissa envahir par l'émotion et les larmes lui montèrent aux yeux. Il prit les
mains de Noah dans les siennes, ce qui eut pour effet de le réconforter et, par
la même occasion, de rassurer un peu Noah.
— Explique-moi comment Damone a réussi à les conduire là-bas. Ils n'y ont
pas été de leur plein gré quand même ?
— J'en sais rien, Noah. Je ne sais pas comment évolue l'état des Gardiens
une fois qu'ils se rendent compte que leur Vertu se fait la malle. Ils sont peut-
être trop faibles pour opposer la moindre résistance, ou pas assez conscients
pour comprendre ce qui leur arrive. Ou alors il les force, je ne sais pas
comment. En tout cas, ça arrive très vite, car, entre le moment où ils quittent
le Manoir avec Damone et le moment où ils arrivent à la clairière, il ne doit
pas s'écouler plus de quinze minutes.
— Tu dois raconter ça à tout le monde, Jayden. C'est peut-être en faisant
bloc contre Damone qu'on sortira de là.
— C'est bien ce que j'avais en tête avant que tu ne m'arrêtes, tout à l'heure.
Mais, maintenant, ça me semble trop risqué.
— Pourquoi ?
— Justement parce que je ne sais pas ce dont Damone est capable et
comment ça peut tourner si on contrarie ses plans. Et avec toi, au milieu, en
train de perdre ta Vertu, je ne veux prendre aucun risque, tout au moins tant
que tu seras encore au Manoir. Et puis… il y a quelque chose qui me fait
douter de la réaction des Gardiens si je balance tout. Depuis que je suis
arrivé, j'ai l'impression que vous êtes tous à moitié drogués, incapables de
réagir. C'est pour ça que tu dois partir très vite et sans que personne se rende
compte de rien.
— Mais je n'ai nulle part où aller, Jayden. Je n'ai personne à part toi.
— T'en fais pas, on se retrouvera. Mais, l'urgence, c'est de te mettre à l'abri.
Tu vas aller chez un de mes amis à Brooklyn. Il s'appelle Kyle. Tu lui diras
que tu viens de ma part sans rien lui raconter de toute cette histoire. Tu lui
diras juste que tu avais besoin d'un point de chute à New York, qu'il s'agissait
vraiment d'une question de survie et que c'est moi qui t'envoie…
— Tout ça me paraît dingue, merde… Ça tourne au cauchemar, là ! Tu es
sûr de ce que tu as vu dans la forêt ? Je n'arrive pas à croire que Damone nous
ait baladés…
— Tu crois franchement que je serais dans cet état si je n'étais pas sûr ? Que
je m'emmerderais à monter un plan pareil ? Je le fais parce que ce que j'ai vu
là-bas, Noah, ça m'a terrifié et je ne veux même pas imaginer que ça puisse
t'arriver à toi aussi.
— Mais pourquoi à Brooklyn ? Et pourquoi chez ton pote ? Je peux aller à
l'hôtel, n'importe où. J'ai de l'argent sur mon compte. Et puis, si je vais chez
ton pote, qui ne m'a jamais vu, il va me demander ce qui se passe et où tu
es… Qu'est-ce que je lui dirai ?
— Parce que comme ça, à Brooklyn et chez Kyle, je saurai où te retrouver
et tu n'auras pas à te servir de ta carte de crédit ni de ton téléphone. Tu
pourras devenir invisible, le temps que je voie plus clair dans ce merdier. Je
vais te filer le cash que j'ai pour que tu t'achètes un billet d'avion pour
Montréal. De là, tu prends le bus pour la Pomme. Et Kyle ne te posera aucune
question si tu lui fais comprendre que tu ne peux rien dire. Il est discret. C'est
un mec super.
— Et comment je vais à Rouyn-Noranda d'ici ?
— Tu prends le 4x4. Les clés sont sur le contact, comme la dernière fois. Et
tu t'en vas cette nuit, quand tout le monde dormira. Le temps que Damone se
rende compte de ta disparition, tu seras déjà loin. Et, sans bagnole, il ne
pourra pas te courir derrière. En attendant, tu essaies de faire comme si tout
allait bien. Tu crois que tu peux y arriver ?...
Jayden n'avait qu'une crainte : que Noah ne tienne pas jusqu'au milieu de la
nuit et qu'il lui arrive, au beau milieu du Manoir, ce qui était arrivé à Jennifer
et Miguel dans la forêt. Mais quelque chose lui faisait croire qu'il tiendrait.
S'il avait fallu qu'il soit réduit en cendres, ce serait sûrement déjà fait, car tout
avait été beaucoup plus vite pour Jennifer et Miguel, et Noah avait commencé
à mal se sentir en même temps qu'eux. Cela signifiait peut-être que le lieu
même de la clairière jouait un rôle dans la disparition des Gardiens. Et si tel
était le cas, il avait raison de vouloir l'en éloigner au plus vite. À moins que
certains Gardiens ne soient plus résistants que d'autres, ou que des facteurs
qu'il ignorait n'entrent en ligne de compte.
— Mais pourquoi tu restes, toi ? Viens avec moi !
La proposition de Noah créa un bug dans l'esprit de Jayden et il ne disposait
d'aucun patch pour corriger l'erreur. Aussi incompréhensible que cela puisse
paraître, partir était une option qu'il n'avait jamais envisagée pour lui, même
après avoir vu ce qu'il avait vu plus tôt dans la journée. Tout aurait dû le
pousser à se sauver aussi. Pourtant, à aucun moment cette idée ne s'était
imposée à lui. Et le fait de se sentir incapable de réagir aux propos de Noah
lui prouvait que l'idée ne parvenait même pas à atteindre le siège de ses
réflexions. Cette constatation le sidéra. Depuis qu'il avait mis les pieds au
Manoir, il s'était beaucoup interrogé sur l'attitude des Gardiens, mais il se
rendait compte maintenant que quelque chose clochait dans son propre
comportement. Il était devenu comme eux, prisonnier de cette situation. Pire :
il ne voulait pas qu'on l'en libère. Il était sûr d'avoir quelque chose à y
découvrir et, à l'instar de ce qu'il avait ressenti à Edmond à propos d'Angry,
ce sentiment était plus fort que tout le reste. C'était comme si ses transes et
les Communions l'avaient rivé au Manoir, en dépit de ce qu'il y avait vu.
Seuls les sentiments qu'il nourrissait pour Noah pouvaient faire émerger la
fuite comme une issue possible. Mais pas pour lui. Pour Noah seulement, afin
de le faire échapper à ce qu'il allait subir s'il restait. Cette incapacité à
s'imaginer ailleurs était, pour Jayden, aussi inexplicable que le fait de s'être
relevé sans la moindre égratignure de sa chute vertigineuse. Quelque chose
lui échappait.
— Il n'y a pas si longtemps, c'est toi qui me proposais de partir et moi qui te
répondais qu'on n'était pas ici pour rien, ajouta Noah pour rompre le silence
lourd de sens dans lequel les réflexions de Jayden les avaient plongés.
— C'est vrai. Et tu avais même ajouté qu'on ne pouvait pas se détacher de
tout ça aussi facilement. Je crois que depuis cette conversation, mes transes,
les Communions et tout le reste m'ont ancré ici. Je dois aller jusqu'au bout,
Noah. Il y a un truc qui me colle à tout ça. Je ne sais pas ce que c'est, mais
c'est bien là ! Je commence peut-être à ressentir ce que vous ressentiez tous
ici quand je suis arrivé… Crois-moi, j'aurais aimé que tu restes. Mais je
préfère te savoir ailleurs si c'est pour que tu y sois en sécurité.
— Et moi, je préférerais que tu viennes avec moi parce que je ne suis pas
sûr du tout que, toi, tu sois en sécurité en restant… Surtout après ce que tu
viens de me dire. Et puis aussi parce que, sans toi, je ne vais pas y arriver.
Jayden s'approcha de Noah et le serra dans ses bras.
— Tu vas te sauver d'ici et, à l'extérieur, il ne pourra rien t'arriver. Et quand
tout ça sera fini, on se retrouvera à New York, dit Jayden en sachant que rien
n'était moins sûr. En attendant, il y a une petite part de toi qui va rester ici,
avec moi.
— Il y a une petite part de toi que je vais emmener, où que j'aille.

*
Noah prétexta une grande fatigue pour échapper au dîner. Il ne se sentait pas
capable de faire semblant, car son mal-être ne cessait de croître. Après avoir
réuni ses quelques affaires, il s'allongea en attendant que le Manoir s'endorme
pour pouvoir disparaître. Jayden devait le rejoindre au tout dernier moment,
après avoir vérifié qu'aucun obstacle ne viendrait contrarier sa fuite.
Il avait l'impression de repartir en arrière, de se retrouver dans la situation
qui était la sienne lorsqu'il avait quitté la Caroline pour la Floride. De
nouveau, il s'apprêtait à laisser derrière lui le peu qu'il avait réussi à
construire pour aller au-devant d'une situation qui lui était inconnue et sans
personne pour l'épauler. Les choses étaient plus difficiles encore, car, la fois
précédente, il s'en allait retrouver l'amour alors qu'aujourd'hui, il allait le
quitter. Quelle erreur avait-il commise pour que sa Vertu lui soit retirée ? Si
Damone leur avait dit que les Gardiens dans cette situation n'y étaient pour
rien, il n'arrivait pas pour autant à se contenter de ce postulat qui ne reposait
sur rien de tangible. Il avait cru tellement fort à cette destinée nouvelle qui lui
avait tendu les bras après tant de déboires personnels, que la déception était
sévère. Et la perspective de quitter Jayden y ajoutait une peine immense.
Mais la fuite semblait être le prix à payer pour survivre. Il ne comprenait pas
la logique selon laquelle les choses se déroulaient. Il devait pourtant y en
avoir une.
Noah s'était assoupi depuis un moment lorsque Jayden frappa à la porte et
entra dans la chambre. Il n'était pas loin de deux heures du matin. Sans un
mot (l'un et l'autre avaient la gorge serrée), sans un bruit (la peur d'être
découverts leur ramollissait les jambes) et dans l'obscurité, ils descendirent
l'escalier, traversèrent l'entrée et franchirent le seuil de la porte. Dehors, il
faisait un froid de canard. Dans la lumière pâle de la lune, Noah repéra le
tout-terrain qui allait l'extraire de cette parenthèse qu'il n'avait pas envie de
lâcher. Alors qu'ils étaient sur le point de quitter le devant de la maison,
Jayden retint Noah en lui posant une main sur l'épaule.
— Ne bouge pas et regarde sur ma gauche…
Il fallut quelques instants à Noah pour distinguer ce que Jayden voulait qu'il
voie.
— Putain ! Qu'est-ce qu'on fait ?
— Attends de voir ce qu'il a dans la tête. Mais je doute qu'il nous laisse
rejoindre la caisse, dit Jayden en repensant à la manière dont le singe l'avait
chargé lorsqu'il avait voulu continuer sur le sentier qui menait à la clairière.
— Ah ouais ? Et tu comptes faire comment si c'est le cas ?
En guise de réponse, Jayden recula d'un pas et attrapa la pelle qui, posée à
proximité de la porte, servait à déblayer le devant de la maison lorsqu'il avait
beaucoup neigé.
— C'est une blague, pas vrai ? lança Noah qui devinait ce que Jayden avait
dans la tête. Tu comptes quand même pas foutre un coup de pelle dans la
tronche du singe de Damone ?
— J'ai l'air de plaisanter ? Tu dois te casser d'ici, Noah. Et si je dois
massacrer ce singe parce qu'il t'en empêche, je le ferai. Maintenant, on avance
doucement vers la bagnole.
Pendant les trois premières secondes, le singe les observa sans bouger.
Mais, la seconde d'après, il se mit à courir en direction des deux garçons.
Jayden n'en menait pas large, car il savait qu'en cas de confrontation, il ne
ferait pas le poids. Le temps de cette réflexion, l'animal avait déjà parcouru la
moitié de la distance qui le séparait de ses cibles et sa vitesse ne faisait
qu'augmenter. Au tout dernier moment, Jayden arma la pelle comme on arme
une batte de base-ball. Il savait qu'il n'aurait pas deux chances de faire
mouche et qu'il devait être aussi précis et rapide que sur le terrain. Lorsque le
singe fut sur le point de fondre sur eux, Jayden frappa la tête de l'assaillant de
toutes ses forces. L'animal s'effondra au sol sous l'œil ébahi de Noah et dans
l'oreille duquel résonnait encore le bruit métallique du crâne qui se fracasse
contre la partie plate de l'outil.
— Putain de merde, Jayden… Tu viens de buter une Émanation…
— Son enveloppe physique plutôt ! Aide-moi à foutre le corps dans la
bagnole.
— Quoi ? Mais pourquoi tu veux que je reparte avec ?
— Parce que si j'en crois ce qui est arrivé aux autres singes au moment où
les Émanations ont quitté leur corps, on va bientôt y voir comme en plein jour
ici.
Ils chargèrent la dépouille sur la banquette arrière sans se quitter du regard,
prenant conscience qu'ils vivaient là leurs derniers instants ensemble, tout au
moins avant longtemps.
— File avant qu'on se fasse gauler ! lança Jayden pour tenter d'abréger un
moment qui s'annonçait pénible.
Noah s'avança vers lui et le serra dans ses bras, si fort qu'il faillit lui briser
une côte.
— Rejoins-moi quand tu auras trouvé ce que tu cherches ici.
— Je te le promets.
Noah se détacha de Jayden, l'embrassa une dernière fois et s'engouffra dans
la voiture.
L'un et l'autre vivaient cette séparation comme une déchirure parce qu'en
dépit des circonstances, un coup de foudre amoureux les avait réunis et,
surtout, parce que rien ne leur permettait de savoir s'ils se reverraient un jour,
même si aucun des deux n'avait voulu envisager cette possibilité. Jayden ne
parvenait pas à comprendre ce qui l'avait incité à rester, comme si cette
décision échappait à son libre arbitre. Il avait l'impression étrange que les
choses étaient jouées d'avance et qu'il se baladait dans un scénario déjà écrit.
Depuis qu'il savait être le Gardien d'Angry, plus rien ne lui semblait cohérent.
Pas même ses propres choix. En était-il à l'origine ?
Il resta un petit moment dehors, le regard perdu dans l'obscurité. Il aurait
préféré que cette dernière perdure jusqu'au petit matin, car la lumière qui la
brisa pour un instant, dans le ciel lointain, ne pouvait signifier qu'une chose :
l'un des deux passagers du 4x4 (voire les deux) s'en était allé. Une angoisse
indicible lui tordit l'estomac.
Il ne restait plus maintenant, au Manoir, qu'un Gardien par Vertu. Outre le
fait de devoir répondre de la fuite qu'il avait orchestrée (car la vérité
n'échapperait pas à Damone), Jayden se demandait comment les choses
allaient évoluer.
19
Jayden n'aimait pas se réveiller en sursaut. C'est pourtant ce qui arriva
lorsqu'il constata que Damone le regardait, assis dans un fauteuil qu'il avait
rapproché du lit. Angry se tenait à ses côtés, complètement immobile. Les
événements de ces dernières heures lui revinrent en tête et le firent hésiter sur
l'attitude à adopter face à son interlocuteur. Les mensonges de Damone sur ce
que devenaient les Gardiens démissionnaires plaidaient pour la colère. Mais
Jayden se sentait également coupable d'avoir tué son singe, même si c'était
pour permettre à Noah de fuir. Il n'eut pas le temps de réfléchir davantage que
Damone engagea la conversation :
— Pensez-vous que cela va changer quelque chose, Jayden ?
— De quoi parlez-vous ?
— De la fuite de Noah. Quitter le Manoir ne l'a pas soustrait au destin qui
était le sien. Il a rejoint l'Origine, car tel était ce qui devait lui arriver. Mais il
aurait été préférable que ça se passe ici plutôt qu'en dehors de notre
sanctuaire, à la vue possible de personnes incapables de comprendre ce qui
lui arrivait.
— Vous auriez dû nous dire la vérité ! Dès le début ! répondit Jayden, le
regard sombre. Et si vous ne l'avez pas fait, c'est parce qu'aucune personne
saine d'esprit ne serait restée dans cette prison en sachant ce qui risquait de
lui arriver.
— Aucun Gardien n'était censé l'apprendre.
— Mais moi, je l'ai appris ! J'ai vu ce qui est arrivé à Jennifer et Miguel !
— Et vous avez analysé la situation avec les seuls éléments dont vous
disposiez, Jayden. Les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent.
— Oh ! arrêtez de vous foutre de ma gueule avec vos phrases toutes faites,
bordel ! Il n'y a pas trente-six mille manières d'interpréter ce que j'ai vu. Ils
sont morts ! Dead ! Muertos ! Racontez toutes les conneries que vous
voudrez, à la fin, ils n'étaient plus qu'un tas de cendres. Et je vous le redis :
vous nous avez caché ça pour qu'on vienne et qu'on reste !
— Mais alors, Jayden, maintenant que vous savez, pourquoi êtes-vous
encore là ? Vous auriez pu partir avec Noah. Et plutôt que d'organiser sa fuite
en pleine nuit, vous auriez pu informer les Gardiens qui sont encore ici de ce
que vous aviez découvert et partir tous ensemble. Savez-vous seulement ce
qui vous retient ?
Une fois de plus, Damone l'avait pris au piège. Jayden détestait discuter
avec ce dernier, car il se savait complètement ignorant à propos de cette
histoire aberrante et inexplicable qu'il vivait depuis Edmond et qui était peu à
peu en train de se transformer en véritable épreuve. Damone avait mis le
doigt sur la question qu'il s'était lui-même posée et à laquelle il n'avait pas
trouvé de réponse.
— J'en sais rien ! Mais ça n'excuse pas le fait que vous nous ayez caché la
vérité !
— Qu'aurait-elle apporté aux Gardiens, Jayden ? Si vous pensez qu'elle les
aurait éloignés du Manoir, demandez-vous, encore une fois, pourquoi vous y
êtes toujours. Demandez-vous aussi pourquoi je vous ai laissé braver les
interdits et découvrir cette vérité alors que vous avez toujours douté et que
vous étiez le Gardien le plus à même de nous quitter.
— J'aurais beau me le demander pendant vingt ans, je n'aurais jamais de
réponse. Alors, c'est à vous de me le dire !
— Peut-être parce que, cette vérité, il vous appartenait de la découvrir et
que les réactions qu'elle a suscitées en vous vous mènent sur le chemin du
Choix.
Jayden se mit à rire nerveusement.
— Ce putain de Choix, je l'ai fait ! Une fois ! Deux fois ! Dix fois ! Avec ce
qu'Angry m'a montré, je ne pouvais pas en faire un autre que celui de laisser
l'humanité payer le prix de ses excès ! Avez-vous une idée de ce qu'elle m'a
montré ? De ce qu'elle leur a montré à tous ? C'est pas pour rien si cinq
Gardiens ont déjà abandonné ! Il n'y avait aucune chance pour que je fasse le
Choix inverse. Alors, pourquoi on n'est pas libérés ? Pourquoi tout ça ne
s'arrête pas ?
— Parce qu'en réalité, vous ne l'avez pas encore fait.
— Je viens de vous dire que si ! Qu'est-ce qu'il me faudrait voir de plus pour
qu'il émerge de manière claire ?
— Quelque chose que vous n'avez pas encore vu… ou compris.
— Tout ça m'emmerde, maintenant. Je ne comprends rien à vos demi-
révélations, ni à ce qui m'arrive depuis le jour où j'ai croisé votre chemin.
Alors, je vais mettre vos dires à l'épreuve des Gardiens. Je vais tout leur
raconter et on verra bien s'ils acceptent de rester ou non. Quant à moi, si je ne
savais pas il y a une minute encore pourquoi je restais, je sais maintenant
pourquoi je vais me casser.
— Comme je vous l'ai toujours dit, vous êtes libre de vos mouvements.
C'est d'ailleurs pour cela que les clés du 4x4 ont toujours été sur le contact.
Mais, Jayden, vous n'êtes pas parti en dépit de ce que vous avez découvert,
alors, croyez-moi, ici ou ailleurs, vous n'abandonnerez pas avant d'avoir fait
le Choix.
— Ah oui ? Et comment pouvez-vous en être si sûr ?
— Parce que le fait de rester ou de ne pas rester n'a rien à voir avec la vérité
que vous avez découverte ou tout ce que vous pourriez encore découvrir ou
décider. Vous resterez parce que, depuis le début, vous êtes programmé pour
faire le Choix. Et, à moins qu'un Gardien de plus abandonne, aucune autre
option ne s'offrira à vous. Tous les événements que vous traverserez d'ici là
ne seront que des chemins qui vous y mèneront.
— Si je suis votre raisonnement, le fait d'avoir aidé Noah à se sauver d'ici
était donc l'un de ces chemins ?
— Sans aucun doute. Même si cela ne lui aura pas permis d'échapper au
destin qui était le sien.
— Vous êtes en train de me dire que, quoi que je fasse, en vérité, je suis
prisonnier ?
— Je vous dis que vous n'existez dans cette parenthèse que pour faire un
Choix. Je vous dis la vérité. N'est-ce pas ce que vous souhaitiez ?
— Si seulement j'étais capable de la comprendre !
— Vous n'avez pas été au bout de ce qu'Angry devait vous montrer. Il vous
manque un certain nombre de clés. Et elle est là, à côté de moi, pour vous
donner la dernière qu'elle détient.
Angry pouvait être ici ou ailleurs avec toutes les vérités du monde, à cet
instant, Jayden s'en moquait bien. La colère qu'il avait ressentie au début de
leur conversation avait amorti ce que Damone lui avait dit à propos de Noah.
Mais cette révélation était en train de transformer sa colère en peine. Une
peine sclérosante qui l'empêchait de raisonner correctement, à un moment
pourtant où il ne fallait pas que sa raison fléchisse. Il n'arrivait pas à croire
que Noah s'en fût allé, que tout ce qu'il avait découvert et fait pour que ça
n'arrive pas n'ait servi à rien. Son désarroi était palpable. Damone se leva et
vint lui poser une main sur l'épaule, geste qui se voulait réconfortant de sa
part.
— Les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent. Je sais que ces mots n'ont
pas encore de sens pour vous. Mais, bientôt, vous comprendrez. Vous n'êtes
encore qu'à la moitié de votre chemin.
Damone voyait juste. Au-delà de ces mots, c'est toute la situation qui n'avait
aucun sens pour Jayden. Pourtant, il avait la certitude que ces événements
obéissaient à une logique. Cette logique qui l'avait empêché de rejeter ce que
Damone lui avait révélé à Edmond et qui l'avait incité à quitter New York
pour rejoindre Dead Forest. Cette logique, encore, qui le poussait à rester en
dépit de ce qu'il avait découvert. Damone se référait peut-être à cette même
logique en affirmant qu'il était « programmé » pour faire un Choix. Tout
n'avait peut-être qu'une seule et même explication.
— Damone… Je ne voulais pas faire de mal à votre singe, vous savez. J'ai
juste voulu l'empêcher de se mettre en travers de notre chemin.
— Je le sais. De toute façon, il devait repartir, comme les autres.
Damone quitta la chambre sous l'œil perplexe de Jayden qui s'interrogeait
sur le sens de cette dernière phrase.
— C'est pas toi qui vas me rencarder, hein ? dit Jayden à l'intention d'Angry.
Pour seule réponse, elle grimpa sur le lit et le fixa droit dans les yeux. Il
savait qu'elle allait le faire voyager. Il reconnaissait ce moment qui le faisait
passer d'une réalité à une autre. Cet entre-deux, ce vide, qui ne durait qu'une
fraction de seconde, mais pendant laquelle il se sentait immensément vivant.
La sensation était impossible à expliquer, mais elle était enivrante.

*
Le décor tranchait. Il n'avait rien à voir avec les lieux dans lesquels Angry le
plongeait habituellement. Pour la première fois, la désolation avait cédé la
place à une chambre feutrée où le calme régnait en maître. Seule la soufflerie
discrète d'une climatisation interférait avec le silence. Il était assis dans un
fauteuil aux formes futuristes. Devant lui se dressait une immense télévision
dont l'écran luminescent éclairait timidement la pièce. La présence d'une
télécommande, posée sur l'un des bras du fauteuil, lui faisait deviner qu'il
devait l'allumer. Lorsqu'il se décida à la saisir, ses yeux ne parvinrent pas à
quitter l'image que lui renvoyait sa main. Une main fripée, décharnée, qui, de
toute évidence, cumulait bien plus d'années qu'elle n'en avait réellement
vécues. Il l'observa pendant de longues minutes, la fit tourner devant ses
yeux, recroquevilla ses doigts sur eux-mêmes. Ces articulations étaient
raides. Une raideur étrangère à son âge qui, en quelques secondes, se répandit
dans tous ses membres, le temps de s'inscrire dans la réalité alternative de
cette nouvelle transe. Il avait l'impression étrange d'être dans le corps d'un
autre. Quelque chose qu'Angry ne lui avait jamais fait vivre. Un corps bien
plus âgé. Instinctivement, il se toucha le visage, caressa du bout des doigts
chacune de ses parties, à la recherche de lignes familières. Mais il ne retrouva
pas l'harmonie qu'il lui connaissait. Ses joues s'étaient creusées et son front
profondément ridé. Il aurait voulu s'observer dans un miroir.
D'un doigt devenu malhabile, il appuya sur l'un quelconque des boutons de
la télécommande. L'écran s'alluma et le son de ce qu'il diffusait envahit la
chambre, saisissant Jayden de ce qui ressemblait à une chaîne d'informations
en continu.
Une journaliste à l'air grave expliquait que, compte tenu des répercussions
dramatiques que le plan Life Sunshade avait sur l'hémisphère sud de la
planète, les représentants des pays les plus touchés avaient clairement menacé
l'Europe et les États-Unis d'une guerre sans fin si on ne mettait pas un terme
immédiat à cette solution désastreuse. Elle rappelait, si besoin était, que Life
Sunshade consistait en la pulvérisation, dans la stratosphère, d'aérosols
contenant des microgouttes d'acide sulfurique agissant comme autant de
petits miroirs qui, en fragmentant la lumière, empêchaient une grande partie
de la chaleur du Soleil d'atteindre la surface de la Terre. Cette solution, rapide
et peu coûteuse, avait permis d'abaisser la température de manière assez
significative. Mais la journaliste précisait que la communauté scientifique
semblait avoir minoré, pour ne pas dire ignoré, les effets que cette solution
aurait sur les précipitations dans l'hémisphère sud. Des sécheresses sans
précédent ruinaient l'économie, l'agriculture et les moyens de subsistance d'un
grand nombre de pays d'Afrique équatoriale et d'Asie, poussant ses habitants
à la révolte, puis à l'exode en direction des pays du Nord.
L'écran de télé diffusait des images résumant de manière crue et
sensationnaliste les conséquences délétères d'une telle catastrophe sur les
populations et les écosystèmes de tous ces pays. Famine, maladies et
insurrections représentaient désormais leur quotidien. Puis il diffusait des
images de centaines de milliers d'êtres humains qui, dépourvus de tous
moyens de subsistance, s'amassaient aux frontières des pays qu'ils devaient
rejoindre et envahir pour survivre. Il diffusait enfin des images montrant les
autorités de ces mêmes pays qui, dépassées par l'ampleur du phénomène,
tentaient de maîtriser ces marées humaines en faisant usage de la force sans
que cela arrête les migrants. Chez eux ou ailleurs, ces derniers n'avaient plus
rien à perdre.
Un représentant du nouveau gouvernement révolutionnaire indien accusait
ouvertement les pays du Nord de ne pas avoir voulu considérer les solutions
de rechange qui auraient permis de gérer le rayonnement solaire
différemment, comme le plan Salty Cloud, consistant à augmenter la
réflectivité et la persistance des nuages par pulvérisation de gouttelettes d'eau
de mer dans l'atmosphère, ou encore le plan Space Mirrors, qui avait pour
objectif d'installer des miroirs réfléchissants en orbite autour de la Terre. Il
les accusait d'avoir mis en œuvre une solution à moindre coût en ne tenant
compte que de leurs propres intérêts et, plus généralement, de ne pas avoir
voulu s'attaquer à la concentration de dioxyde de carbone dans l'atmosphère,
première cause du réchauffement climatique.
Il les prévenait, sans détour, que la voie diplomatique ne pouvait plus
constituer une solution à cette crise humanitaire mondiale et que faute
d'arrêter Life Sunshade de leur propre chef, la guerre les y contraindrait. Une
guerre de tous les pays du Sud contre tous ceux du Nord, d'où aucun ne
ressortirait indemne.
Par reportages interposés, un éminent scientifique américain, spécialisé en
géo-ingénierie, expliquait que, contre toute attente, l'augmentation des
températures était devenue proprement incontrôlable dès le milieu du vingt et
unième siècle et que Life Sunshade avait été la seule solution que les pays
occidentaux avaient pu mettre en œuvre avec suffisamment de rapidité pour
ne pas que la Terre finisse carbonisée à brève échéance. Il ajoutait avec
gravité que ce programme ne pouvait en aucun cas être interrompu de
manière aussi brutale, tout au moins tant que le niveau de dioxyde de carbone
dans l'atmosphère ne serait pas réduit. Car la suppression de cette protection
permettrait au rayonnement solaire de frapper à nouveau la Terre sans que
cette dernière ait pu s'adapter. Ce serait l'embrasement.
Il ajoutait encore que Life Sunshade avait été conçu comme une solution
d'urgence, nécessairement provisoire, en attendant que Breath, le programme
destiné à extraire de l'atmosphère une grande quantité de dioxyde de carbone,
puisse être déployé. Avant de conclure avec un cynisme à peine voilé que, si
Life Sunshade n'était pas une solution miracle, elle nous avait permis de
survivre dans des conditions à peu près acceptables, même si certains pays
avaient dû payer un tribut plus lourd que d'autres. Et puis, finissait-il par dire
avec une conviction toute scientifique, ce plan n'avait pas eu que des
conséquences négatives. La baisse des températures avait évité que les glaces
des pôles ne continuent de fondre, préservant ainsi de nombreuses nations –
parmi celles qui s'en plaignaient – de la montée des océans. Mieux, par l'effet
de cette baisse et de la haute concentration de dioxyde de carbone dans
l'atmosphère, beaucoup de pays avaient vu leur surface verte augmenter de
manière conséquente, ce qui avait permis à leur économie de se reconvertir et
de nourrir une part plus importante de leur population, peut-être plus
importante qu'avant les premiers vrais effets de ce réchauffement. En tout
cela, le génie humain avait su transformer en nouvelles opportunités les
difficultés que la planète avait traversées du fait de ce réchauffement ;
réchauffement dont les causes ne résultaient pas uniquement des activités
humaines et que nous n'aurions pas pu éviter, de toute façon.
Avec une objectivité qui surprit Jayden pour une journaliste employée par
une chaîne d'informations aux mains probables d'intérêts occidentaux privés
et partisans, celle-ci minora les propos du spécialiste en ajoutant que
l'acidification des océans, la raréfaction des sources d'eau potable et la
multiplication des sources de pollution n'en étaient pas pour autant réglées.
Avant de préciser que rien ne permettait à ce jour de savoir à quel moment
Breath serait opérationnel et qu'à défaut de trouver une alternative viable à
Life Sunshade, les États-Unis, comme l'Europe, devaient se préparer à un
conflit d'une ampleur et d'une gravité inconnues jusqu'alors.
L'écran s'éteignit de lui-même, replongeant Jayden dans la pénombre. Il
pensait à ce qu'il venait d'entendre. En quoi ce reportage était-il différent de
tous ceux qu'il avait déjà eu l'occasion de voir sur les drames qui émaillaient
nos sociétés ? Même dans la merde la plus totale, les hommes continuaient de
s'entretuer, parce que certains trouvaient toujours le moyen de profiter sur le
dos des autres. Si cette transe était bien différente de toutes celles qu'il avait
traversées, elle ne contenait rien qu'il ne sache déjà ou qu'il n'ait déjà vu par
le passé. Mais la vraie différence n'était pas là, pas plus que dans le reportage.
La différence se trouvait dans ses mains. Ses mains à la peau fripée. Elles lui
révélaient ce qu'Angry venait de faire. Pour la première fois, elle ne l'avait
pas fait voyager dans le passé ou le présent, elle l'avait projeté dans le futur.
Dans la phase d'après.
Confusément, il voyait dans cette démonstration une sorte de point final.
Une limite au-delà de laquelle il était inutile qu'elle le transporte. Comme si
tout avait été dit. Dans un passé qu'il ne pouvait pas connaître, un présent
dont il commençait à prendre la mesure ou un futur qui n'était pas encore né,
les hommes étaient identiques. Partout. Tout le temps.
Ils ne changeraient jamais.
Ils ne devaient pas être sauvés.
Elle n'avait pas eu besoin d'aller jusque-là pour le savoir. L'évidence
s'imposait d'elle-même. Et ce Choix, il l'avait déjà fait, depuis longtemps. Il
laisserait les hommes périr dans leur délire. Mais, en dépit de cette
conviction, rien ne s'était produit. Pourquoi ?
Pouvait-il exister, derrière Breath ou n'importe quelle autre solution, une
planche de salut ? Notre génie finirait-il par nous sauver de notre nature ou
n'en était-il que l'expression désespérée ? Les Gardiens étaient-ils là pour
ouvrir cette voie nouvelle ?
— Aucune de ces solutions ne sauvera les hommes. Car il est déjà trop tard.
Jayden chercha du regard celui qui venait de répondre à sa question. De
l'obscurité, il vit émerger le visage du jeune garçon à la peau mate. Il
s'attendit alors à ce que la transe soit interrompue, comme toutes les fois où
ce garçon, le vieil homme et son singe entraient en scène. Mais la transe se
poursuivit.
— On peut se parler ? répondit Jayden.
— On le peut.
— Pourquoi le vieil homme et son singe ne sont pas là ?
— Ils sont là, Jayden, plus que jamais. Ce sont tes perspectives qui
changent. D'où tu te trouves, tu ne peux plus les voir comme tu les voyais
avant.
— Pourquoi je n'ai jamais réussi à parler au vieil homme comme je le fais
avec toi ?
— Parce que le temps n'est pas encore venu. Mais ce n'est pas ce qui compte
le plus.
— Qu'est-ce qui compte, alors ?
— Ce que tu vois.
La chambre, l'écran, le fauteuil… tout disparut pour laisser place à un
champ écrasé par un soleil de plomb où gisaient quelques arbustes aux
branches plus sèches que des pierres. Désormais habitué à ce genre de
transition, Jayden ne marquait même plus la surprise.
— Je ne vois rien de nouveau. Tout est mort, tout est désolé.
— Regarde mieux ce que tu crois mort.
Jayden caressa de sa main de vieillard les premières branches à sa portée. Si
l'inconnu n'avait pas requis qu'il prête une attention particulière à ce qu'il
croyait perdu, il n'aurait pas remarqué les petits bourgeons qui parsemaient
l'une de ces branches. Il releva les yeux sur le jeune homme sans être sûr de
comprendre le message que celui-ci voulait lui transmettre.
— Que dois-je comprendre de cela ? Qu'on s'en sortira ? Même sans ces
solutions qui ne verront pas le jour ?
— Le futur sous ces cieux est tel que ton Émanation te le montre. Il n'y aura
rien à sauver, rien à continuer. Dans peu de temps, les hommes auront tout
détruit.
— Alors, je ne comprends pas votre message…
— Les hommes devront partir, quitter ce qui ne pourra pas être sauvé et
renaître différents, à travers ce que les Gardiens leur transmettront.
— Je ne comprends toujours pas.
— Est-ce que tu veux que tout recommence ?
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. C'est quoi
« recommencer » ? Je suis perdu. Je ne sais plus quoi croire ou penser. Il faut
que vous m'éclairiez…
— Si tu veux que tout recommence sous l'égide des Vertus que les Gardiens
ont partagées avec toi, alors, choisis de le faire.
Jayden ne comprenait pas où l'inconnu voulait en venir, mais leur échange
était d'une exceptionnelle clarté. Au-delà de ses mots, sa voix, ses yeux,
tellement pleins de vie, réussissaient à réchauffer son cœur gelé. Ils brisaient
le silence qui baignait habituellement ses sombres visions. Aucune logique ne
pouvait expliquer ce ressenti, pas plus que la paix et cette forme particulière
d'amour qui émanaient de ce garçon. Il agissait comme une petite lumière
dans le noir.
Il s'effaça progressivement du décor, un sourire en guise de salutation.
Jayden s'entendit lui demander de rester encore un peu, juste quelques
minutes, et saisit sa main pour tenter de le retenir. Ce simple contact le
plongea dans un souvenir de sa petite enfance.
Il tenait la main de sa mère. Tous deux sortaient de l'église.
— À quoi ça sert de prier, maman ?
Sa mère s'accroupit devant lui et lui caressa la joue de son index. Elle
inspira un grand coup, histoire de se donner le temps de la réflexion, car la
question était immensément complexe et elle n'était pas sûre de trouver une
réponse à la mesure de l'enfant qui allait la recevoir.
— Les prières, mon chéri, c'est comme des petites lumières qui éclairent le
noir dont tu as si peur. Il en suffit d'une seule pour vaincre l'obscurité.
— J'comprends pas.
— C'est normal. Mais ça viendra, plus tard. Lorsqu'une petite lumière
viendra à toi au moment où tu te sentiras seul dans la nuit, ne l'ignore pas
parce qu'elle te semble insignifiante. À elle seule, elle mettra fin à l'obscurité.
Elle t'aidera. Elle t'ouvrira le chemin.
À l'époque, Jayden n'avait pas saisi le sens de ces propos.
Mais, subitement, tout devenait évident.
Cette évidence résultait des incohérences qui enrayaient la logique des
situations dans lesquelles Angry le plongeait depuis le début de son Transfert,
à Edmond. Il n'avait jamais compris leur signification. Ce vieil homme, ce
singe, ce jeune garçon. Rien dans tout ce qu'Angry lui montrait ne pouvait
expliquer ces présences parasites qui ne cadraient pas avec ce qu'elle voulait
qu'il ressente.
Pendant un temps, Jayden avait pensé les avoir créées de toutes pièces,
inconsciemment, pour se protéger. Mais elles échappaient complètement à
son contrôle et, n'en tirant aucun bienfait apparent – sinon davantage de
confusion –, il avait abandonné l'idée qu'elles puissent venir de lui. Il les avait
alors associées à des perturbations d'ordre purement cognitif. Le cerveau
humain (tout au moins un cerveau dans la norme) n'était pas fait pour être
transporté dans des réalités alternatives sans subir quelques ratés. Mais il
comprenait tout d'un coup que ces présences n'étaient pas le fruit du hasard
ou le résultat d'un dérèglement cérébral dû à une activité trop intense. Elles
étaient ces petites lumières. Et elles avaient un rôle qu'il n'avait pas compris
jusqu'alors.
Ce rôle était d'amoindrir l'intensité des noirs présages qu'Angry lui imposait.
De par leur simple existence, dans un monde où elles n'avaient ni place ni
logique, elles offraient une échappatoire, une brèche, un élément étranger sur
lesquels Jayden pouvait dérouter son attention, comme s'il avait fallu que
celle-ci ne soit pas condamnée à n'être que le témoin d'un monde délabré que
personne ne pouvait plus sauver. Rien d'explicable ne permettait à Jayden de
leur reconnaître cet effet. Pourtant, chaque fois, il s'y était accroché sans
même s'en rendre compte.
Il comprenait maintenant que ces présences investissaient ses transes de leur
propre chef, probablement contre la volonté d'Angry, et qu'elles étaient
porteuses d'un message secondaire, en rupture avec le message principal. Et
Angry ne voulait pas qu'il entende cet autre message. Telle était la raison
pour laquelle elle interrompait les transes chaque fois que ces présences
s'immisçaient dans le décor. Elle ne voulait pas que Jayden voie la lumière
parce que dans son monde à elle, la lumière n'était pas.
Il aurait dû comprendre, dès le début. N'aurait-ce été qu'à travers le titre du
chapitre qui le concernait dans le journal du prêtre : JANUS. Le fait que ce nom
lui ait permis de percer le code contenu dans le journal avait brouillé le
véritable message qu'il était censé transmettre. Mais, aujourd'hui, le sens de
ce message refaisait surface. Janus était le dieu à deux têtes des
commencements et des fins, des choix et des portes. Un visage tourné vers le
passé, l'autre vers l'avenir.
Mais Angry ne représentait qu'un seul de ces deux visages : celui tourné
vers notre passé et les erreurs qu'il mettait en exergue. Elle ne représentait pas
celui qui se trouvait tourné vers l'avenir. Angry était le dépositaire de nos
erreurs collectives et elle ne pouvait pas lui montrer autre chose que les
conséquences en résultant. Pour elle, nous étions donc le problème et, en tant
que tel, nous devions disparaître. S'il n'avait pas accepté le Transfert, Angry
aurait soulevé tout ce qui vivait sur Terre pour nous éradiquer, comme elle
avait commencé à le faire avec les animaux, à Edmond. Mais Jayden ayant
accepté ce Transfert, elle n'avait plus pour rôle, maintenant, que de marquer
son esprit de l'idée qu'aucune solution ne pourrait jamais faire de nous des
êtres meilleurs parce que tout dans notre histoire prouvait que nous étions
incapables de changer.
Jayden se souvenait encore de deux des phrases qu'elle avait prononcées la
seule fois où elle s'était connectée à lui :
— Je crois en votre destruction. Pas en votre mutation. Vous devez être ou
ne plus être, car l'histoire prouve que vous ne pouvez pas être autrement…
À partir du moment où Jayden avait accepté le Transfert, Angry avait
reconfiguré sa mission. Si la destruction ne pouvait plus venir de ce qui était
extérieur aux hommes, rien ne devait l'empêcher de venir d'eux-mêmes. Et,
pour cela, quoi de plus efficace que de les abandonner à leur nature, cruelle et
destructrice.
L'autre visage, celui tourné vers l'avenir, n'appartenait pas à Angry. Il
appartenait à un autre singe. Cet autre singe qu'il voyait dans chacune de ses
transes et qui se dressait, à travers ses apparitions, comme une alternative
timide à la disparition de tout espoir.
Si la logique de cette conclusion tenait la route, ce singe était une autre
Émanation, porteuse d'un message différent. Une treizième Émanation,
ignorée de tous ceux qui avaient rejoint la Confrérie. Voilà pourquoi Jayden
n'avait jamais réussi à faire le Choix en dépit de tout ce qu'Angry lui avait
montré. Parce qu'un choix suppose une alternative et, jusque-là, il n'avait été
imprégné que d'une seule de ses deux branches. Il ne connaissait rien de
l'autre, si ce n'est qu'elle cherchait à exister à travers ses transes et sans
qu'Angry puisse totalement l'ensevelir.
La partie du journal consacrée à Jayden était divisée en deux récits aussi
différents l'un que l'autre parce que chacun de ces récits concernait un singe
différent. Ces fameuses pages de droite concernaient l'autre singe et elles
étaient en opposition avec les pages de gauche parce que l'Émanation qui en
était le sujet était différente, meilleure, comme l'était sûrement le message
qu'elle devait délivrer.
Sur ces fondements, l'idée qu'il soit le Gardien de deux Émanations lui
paraissait évidente. Il ne lui restait plus qu'à comprendre qui étaient le vieil
homme et le jeune garçon qui accompagnaient l'autre singe dans toutes ses
transes, car leur présence était indissociable de celle de l'animal. Comprendre,
mais, surtout, les trouver, car il n'avait plus de doute sur le fait qu'il s'agissait
là de la condition sans laquelle il ne connaîtrait jamais le message qu'ils
avaient à lui transmettre. Et de ce message dépendait évidemment son Choix.
Une autre idée commençait à germer dans l'esprit de Jayden. Une idée lui
murmurant que l'ordonnancement des choses n'était peut-être pas fortuit. Il
avait peut-être fallu qu'il aille jusqu'au bout du pire, qu'il s'en imprègne par-
delà la raison pour le vivre dans chaque partie de son âme, avant que ne
pointe une issue différente. C'était peut-être à ce prix que l'espoir reverrait le
jour.

*
Lorsqu'il revint à lui, Jayden n'avait plus qu'une idée en tête : retrouver cet
autre singe. Tous ces détails qu'il n'avait jamais réussi à contextualiser
s'imbriquaient maintenant dans la logique de ce qu'il venait de comprendre. À
commencer par cette autre série de lettres et de dates figurant sur les pages de
droite, dans le chapitre du journal qui le concernait. Si sa théorie tenait la
route, s'il était bien le Gardien de deux singes, cette série ne permettait pas de
décoder les coordonnées du lieu où se trouvait un second Gardien, mais bien
plus probablement de décoder celles du lieu où se trouvait l'autre singe.
L'hypothèse restait à vérifier, avec une source de complication, néanmoins :
deux dates et les lettres qui y étaient associées manquaient à l'appel. Autant
dire que si cette série lui permettait de deviner un lieu, il serait loin d'être
assez précis pour pouvoir s'y rendre… À moins de retrouver les informations
manquantes.
Il exhuma de sa valise le journal qu'il y avait enfoui en quittant New York et
rechercha entre ses pages la feuille de papier sur laquelle il avait reporté, lors
de cette fameuse nuit du 26 octobre 2016, les deux séries de lettres et de
dates. En appliquant à la deuxième série la même logique que celle qu'il avait
appliquée à la première, il reconstitua les coordonnées partielles d'un lieu. Il
ne lui restait plus maintenant qu'à trouver un moyen de savoir à quoi
correspondaient ces latitude et longitude. Mais, sans Internet, les choses
n'allaient pas être simples. Il n'y avait guère qu'une personne au Manoir
susceptible de l'aider : Samuel. Pour cela, il faudrait que Jayden lui raconte ce
que sa transe lui avait permis de comprendre. De toute façon, il avait bien
l'intention de leur raconter, à tous, ce que ce dernier voyage avait mis en
exergue. Ce que les Gardiens démissionnaires étaient devenus était la seule
information qu'il hésitait à révéler. Il se rendait compte que Damone avait dit
vrai : il lui restait encore beaucoup de choses à découvrir et à comprendre, et
tout dire alors qu'il semblait ne maîtriser qu'une petite partie de la vérité
n'était peut-être pas opportun. De telles révélations pourraient compliquer,
voire contrarier, l'évolution naturelle que cette histoire devait connaître.
Depuis le départ de Noah, les Gardiens porteurs d'une Vertu avaient atteint le
nombre fatidique en dessous duquel tout s'arrêterait. Il ne voulait pas être à
l'origine d'une nouvelle désaffection.
En repensant à Noah, la tristesse vint tempérer l'excitation provoquée par ce
qu'il avait découvert au cours de cette dernière transe. Pourquoi avait-il fallu
que ça tombe sur lui et pas sur Nuria, son binôme ? Il y avait peut-être une
bonne raison derrière tout ça, même si elle ne lui convenait pas. Tout comme
il devait y en avoir une derrière le fait qu'il ne perde pas l'esprit malgré la
gravité de ce qui se passait dans ce coin reculé du Canada.
20
Les explications de Jayden terminées, la surprise put se lire sur le visage de
chaque Gardien. Non pas seulement la surprise provoquée par la nature de ses
découvertes, mais également celle provoquée par l'étonnante énergie qu'elles
avaient réveillée en lui. D'ordinaire réservé lorsqu'il s'agissait d'aborder ce qui
touchait au Choix – et pour cause puisque, jusqu'à maintenant, il avait été
incapable de leur en dire quoi que ce soit –, Jayden semblait avoir trouvé en
l'existence possible de cet autre singe le cheval de bataille qui lui permettrait
enfin de le faire. Et son discours semblait emporter l'adhésion de ses
homologues. Il sortit de sa poche la feuille de papier sur laquelle il avait
reporté les coordonnées extraites du journal et la présenta aux Gardiens.
28° 39' 13'' – ?
77° 13' 44'' – ?
— Voilà ! Toute ma théorie repose sur l'existence présumée d'une autre
Émanation qui se trouverait quelque part où conduisent ces coordonnées. Si
je veux me rapprocher d'elle et comprendre ce qui me manque pour faire le
Choix, c'est de là que je dois partir. C'est le seul indice dont je dispose. Mais
je suis sûr que c'est le seul dont j'aie besoin pour avancer. Le prêtre ne faisait
jamais rien au hasard, dit Jayden en s'adressant aux Gardiens. T'aurais un
moyen de trouver l'endroit qui se planque derrière ces coordonnées, Sam ?
— C'est pas tant de trouver un moyen, vieux. Pour ça, pas besoin d'Internet.
J'ai une appli qui permet de le faire sur mon tel. C'est plutôt qu'avec des
coordonnées incomplètes, on peut se retrouver aux quatre coins de la Terre,
tu vois ?
— Si je pige comment fonctionnent ces coordonnées, ce qu'il nous manque,
ce sont les points cardinaux à la fin, non ? Nord, sud, est, ouest ?
— Ouais, c'est ça.
— Alors, si on veut tester toutes les possibilités, et si je compte bien, ça en
ferait quatre : nord-est ; nord-ouest ; sud-est ; sud-ouest ?
— Ouais, t'as toujours bon. Mais rien ne te dit que tes premiers chiffres
correspondent à la latitude et les seconds à la longitude. Le prêtre a peut-être
inversé. Si c'est le cas, tu te retrouves avec quatre possibilités
supplémentaires. Huit au total, quoi !
— Ça m'étonnerait qu'il ait inversé. Il ne l'avait pas fait pour le code
précédent, alors, pourquoi l'aurait-il fait pour celui-là ? Et puis, même si c'est
le cas, quatre possibilités de plus, c'est pas la mer à boire. C'est pas comme si
ça les multipliait par vingt.
— Nan. Mais tu vas juste te retrouver avec huit lieux à explorer. Bon
courage pour trouver ton singe !
— On peut essayer de procéder par élimination. Qu'est-ce que t'en penses ?
— Que c'est toi le boss ! Amène voir ton papelard avec les coordonnées et
file-moi un stylo.
Samuel extirpa son smartphone d'une poche de son jean et lança
l'application qui lui permettrait de satisfaire les attentes de Jayden. Au bout
d'une trentaine de secondes, il commença à griffonner sur la feuille de papier
les lieux que l'écran du téléphone affichait.
28°39'13''N 77°13'44''E : Inde, New Delhi
28°39'13''N 77°13'44''O : océan Atlantique, triangle des Bermudes
28°39'13''S 77°13'44''E : océan Indien, entre Madagascar et l'Australie
28°39'13''S 77°13'44''O : océan Pacifique, au large du Chili
77°13'44''N 28°39'13''E : mer de Barents, proche du Svalbard
77°13'44''N 28°39'13''O : Groenland
77°13'44''S 28°39'13''E : Antarctique
77°13'44''S 28°39'13''O : Antarctique
— T'avais raison, vieux ! Si on élimine ce qui se trouve en plein milieu de la
mer et ce qui est coincé dans la glace, endroits où y a quand même peu de
chances de trouver un singe, il ne reste qu'un lieu : New Delhi.
— Et ça t'indique rien d'autre ? demanda Jayden. Parce que, New Delhi,
c'est grand !
— Mon gars, c'est une appli, pas Internet. Maintenant, si tu tapes ces mêmes
coordonnées sur Google Maps, tu obtiendras à coup sûr une adresse précise.
J'suis certain que c'est là-bas qu'il se trouve ton singe !
— Ça semblerait logique. À moins qu'il ne soit sur un radeau au milieu de la
mer. Mais je me demande pourquoi toutes les autres hypothèses conduisent à
des endroits complètement improbables. Ça ne servait pas à grand-chose
d'omettre les points cardinaux dans le journal.
— Au contraire ! dit Joshua, littéralement captivé par la tournure que
prenaient les événements. Ce n'est pas pour rien qu'elles sont incomplètes.
Même si, apparemment, il n'existe qu'une hypothèse plausible, tu ne seras
jamais complètement certain que tu es sur le bon chemin. Et quelle est la
seule solution pour t'en assurer ?
— Fais-nous donc part de tes conclusions, répondit Jayden qui ne voyait pas
trop où Joshua voulait en venir.
— Eh bien, que ce n'est peut-être pas le lieu que ces coordonnées cachent
qu'il faut retrouver en premier, mais le prêtre. Lui seul te confirmera les
points cardinaux qu'il a volontairement omis de reporter dans le journal.
— Mais il doit être mort depuis belle lurette ! lança Élise. Et si ce n'est pas
le cas, il doit avoir largement dépassé les cent ans. C'est pour ça que personne
n'a jamais envisagé de le retrouver.
— Ouais… pour ça, et aussi parce qu'on n'a pas la moindre idée de l'endroit
où il pourrait se trouver, dit Samuel.
— Personne n'a eu besoin de lui pour les codes qu'on a déjà déchiffrés,
ajouta Jayden. J'aurais donc tendance à croire que nous n'avons pas non plus
besoin de lui pour y voir clair sur ce code en particulier, même si,
contrairement aux autres, il est incomplet. Et puis, de toute façon, une seule
hypothèse colle : l'Inde. J'ai l'impression que ce journal se suffit à lui-
même… À moins que le prêtre n'ait d'autres informations à donner.
— Perso, j'y crois pas des masses, conclut Samuel.
— Et moi, je suis certain que ces coordonnées ne sont pas incomplètes par
hasard, insista Joshua.
— Le père Morand est français. Outre ses missions à l'étranger, il officiait
dans une région de France qui s'appelle la Vendée. Il suffit, à mon sens, de
prendre contact avec le diocèse compétent pour savoir ce qu'il est devenu, dit
Damone qui n'était pas intervenu dans la conversation depuis qu'elle avait
débuté.
Jayden commençait à comprendre que le vieil Italien ne prononçait jamais
aucune parole en l'air. Tout dans ce qu'il disait avait un sens précis. Sa
dernière transe le lui avait prouvé. Il décortiqua donc la seule phrase qu'il
avait prononcée depuis qu'ils s'étaient réunis dans le salon. Si Damone avait
employé le présent pour parler de la nationalité du père Morand, c'était peut-
être bien parce qu'il était encore vivant. Et s'il venait de leur indiquer
comment le retrouver, il y avait fort à parier que derrière cette indication se
cachait une invitation implicite à le faire. Jayden en était d'autant plus
convaincu que ces informations étaient inédites. Elles ne figuraient pas dans
le journal. Et Damone ne les aurait pas balancées sans le souhait qu'elles
servent à quelque chose. Il aurait voulu lui demander comment il savait tout
ça. Mais il savait que le vieux ne répondrait pas. Pour justifier la décision de
se lancer à la recherche de Morand, il valait mieux donner raison à Joshua.
D'ailleurs, les propos de ce dernier n'étaient pas dénués de sens et trouvaient
écho en Jayden.
— Maintenant, il est possible que Joshua soit dans le vrai. Le prêtre n'était
pas du genre à laisser des trucs au hasard. Dans son journal, les codes sont
réglés comme du papier à musique. Il a peut-être voulu me faire venir à lui
pour me révéler autre chose que de simples points cardinaux.
— Ouais… je reste sceptique, répondit Samuel. Et, même si t'as raison, y a
des chances que t'arrives trop tard.
— Au point où on en est, ça ne coûte rien d'essayer, Sam ! On est tous
largués ! Je ne sais pas comment faire ce maudit Choix et on a aucune idée
sur la manière d'activer le foutu Polygone qui se trouve sur la table des
Communions. La seule chose que j'aie faite depuis que je suis arrivé, c'est de
vous faire voir des trucs horribles qui ont fait partir la moitié d'entre nous. On
doit sortir de l'ornière et si je dois aller en France, puis en Inde ou n'importe
où ailleurs pour ça, eh bien, j'irai parce que je deviens dingue, là, et je pense
que tout le monde finira par le devenir.
— Tu parles français, vieux ?
— Pas un mot. Mais quelqu'un qui le parle couramment pourrait peut-être
m'accompagner et m'aider.
— Et tu penses à qui ? demanda Élise, voyant où il voulait en venir.
Jayden gardait un œil discret sur Damone, cherchant dans les expressions de
son visage l'opinion qu'il se faisait sur ce qui se préparait. Après tout, deux
Gardiens étaient sur le point de quitter le Manoir sans que rien puisse lui
garantir qu'ils reviendraient un jour. Mais aucune émotion ne transparaissait.
Jayden ne s'en étonnait pas. Plus le temps passait, plus il avait la sensation
d'avoir affaire à une machine. Mais, comme qui ne dit mot consent, il
interpréta son silence et son impassibilité comme une approbation. L'argent
qui avait été viré sur son compte bancaire avant de quitter New York lui
revint alors en tête. Jayden s'était demandé pourquoi une telle somme pour un
voyage qui n'en avait pas coûté le dixième. La perspective nouvelle d'un
voyage en France, puis en Inde, lui apportait un début de réponse. Et si
Damone savait, depuis le début, que Jayden allait quitter le Manoir pour
trouver les réponses qui lui manquaient ? Sans pouvoir se l'expliquer, Jayden
avait l'impression tenace que tout était déjà joué, comme si Damone
connaissait l'avenir.
— Élise… Sans toi, je ne peux pas m'en sortir là-bas. Et je doute que le
prêtre parle anglais.
— Si on a la chance de le trouver et de le rencontrer.
— Ça veut dire que tu acceptes de m'accompagner ?
— On a une autre option ?

*
Damone s'était occupé des billets jusqu'à Montréal. De là, ils choisiraient
eux-mêmes leurs vols pour Paris et New Delhi. Élise n'arrivait pas à croire
qu'elle allait quitter le Manoir. Elle était là depuis si longtemps que ces lieux
étaient devenus son seul univers, comme si sa vie d'avant s'était évaporée ou
n'avait jamais vraiment existé. Retrouver ce qui lui semblait maintenant si
lointain, et peut-être complètement étranger à ce qu'elle était devenue,
l'effrayait quelque peu. Car elle avait changé et son Émanation avait
transformé l'angle par lequel elle imaginait le monde. L'amour, la compassion
et l'humanité résisteraient-ils à une confrontation avec le monde réel, celui
dont elle se souvenait et surtout celui, bien pire, que Jayden lui avait montré ?
Si ce monde n'était pas visible aux yeux de tous, il existait pourtant bel et
bien. Il s'était inscrit en elle comme il s'était inscrit en tous les Gardiens,
anéantissant la Vertu de certains d'entre eux et les poussant au départ. Depuis
lors, elle ne se sentait pas à l'abri de subir le même sort. Encore moins en
quittant le Manoir qu'elle avait toujours vu comme un paradis perdu. Elle
aurait pu y séjourner dix années de plus si seulement Jayden n'était pas venu
y souffler le vent d'une réalité cruelle que tous les Gardiens avaient fini par
oublier. Aujourd'hui, elle s'apprêtait néanmoins à quitter, avec lui, cette
parenthèse hors du temps et de la réalité, lui, cet ange déchu qui avait fait
dérailler la mécanique idyllique. Il n'y avait donc rien qui la rassurât
vraiment.
L'état d'esprit de Jayden était très différent. L'idée de retrouver la
civilisation – celle qu'il n'avait jamais vraiment eu envie de quitter – le
soulageait. Il ne pouvait pas aller jusqu'à dire qu'on l'avait forcé à venir au
Manoir, mais il s'y était senti poussé par quelque chose qu'il ne parvenait
toujours pas à comprendre. Contrairement à ses homologues, il n'y avait pas
trouvé de Vertu qui lui permît de voir le monde différemment. S'il ne pouvait
pas nier y avoir croisé l'amour, celui-ci lui avait été aussitôt retiré. Alors, le
fait de quitter ces lieux le laissait de marbre. Et puis, l'idée qu'il pût exister un
autre singe représentant l'inverse d'Angry et qu'il lui fallût le retrouver parce
qu'il en était également le Gardien avait éveillé sa curiosité. Au moins autant
si ce n'est davantage que lorsqu'il avait compris ne pas être étranger à ce qui
s'était passé à Edmond. En vérité, cette perspective faisait renaître l'espoir
qu'Angry avait enterré et il se sentait pris dans son rayonnement.
Lorsqu'il mit le nez dehors, sa valise bleue derrière lui, Samuel, Joshua,
Nuria et Alyssa l'attendaient devant la maison. Ils semblaient tristes de le voir
partir, chose qu'il n'aurait pas imaginée possible vu ce que, malgré lui, il leur
avait fait endurer. Mais, bien avant leurs visages et ce qu'ils exprimaient, ce
fut le 4x4 qui attira son attention. Comment était-il revenu au Manoir ?
Damone ne pouvait pas avoir quitté la propriété pour le récupérer et il ne se
souvenait pas que quelqu'un fût venu le restituer. En revanche, il n'avait pas
oublié que Noah était parti avec. Ce souvenir lui tordit l'estomac et réveilla la
peine qu'il avait réussi à occulter en se concentrant sur ses découvertes. Noah
lui manquait. Il crispa ses mains contre les poches de son anorak ; habitude
qu'il avait prise tout petit pour faire passer ses envies de pleurer lorsqu'elles
devenaient trop fortes. C'était un dérivatif comme un autre dont il avait
franchement besoin à cet instant. Mais ce qu'il sentit à travers le tissu suffit à
mettre sa peine en suspens et à détendre ses mains. Il était absolument certain
d'avoir perdu, en tombant du sapin, ce qu'il croyait deviner dans sa poche.
Son téléphone ne pouvait donc pas s'y trouver. Pourtant, tel était bien ce qu'il
en sortit. L'appareil venait de réapparaître, de manière aussi inexplicable que
le 4x4.
— À peine parti qu'il est déjà sur son portable ! lança Élise en arrivant à son
tour.
— Le retour à la civilisation, mes petits potes ! Vous perdez pas en route et
revenez vite, dit Samuel en prenant Élise dans ses bras. Tu vas me manquer,
ma belle ! Tu vas nous manquer à tous.
Élise, visiblement émue, se lova dans les bras de chacun des Gardiens. En
les voyant se dire au revoir de la sorte, Jayden prit conscience, un peu plus
encore, du lien qui les unissait. Ce qu'il n'avait pas anticipé, c'est que tous les
Gardiens le salueraient de la même manière. Cette fois, ses mains ne
parvinrent pas à atteindre ses poches pour les maltraiter et contenir son
émotion. Il n'aurait jamais imaginé éprouver de l'attachement à leur égard.
Alors, le Manoir le laissait peut-être indifférent, mais ce n'était
manifestement pas le cas de ceux qu'il y avait côtoyés. Le lien qui les unissait
ne l'avait pas laissé de côté. Il faisait partie de la Confrérie et cette
constatation le remplit de joie. Pile au moment où il s'apprêtait à partir.
Samuel fut le dernier à le saluer et lui glissa à l'oreille :
— Vieux, on sait que tu n'y es pour rien ! Fais gaffe à toi et reviens vite.
Une fois installé à l'arrière de la voiture, Jayden s'intéressa à son téléphone
ressuscité qu'il observa sous toutes les coutures. Il s'agissait bien du même
appareil. Le sigle indiquant qu'aucun réseau n'était disponible clignotait
inlassablement dans la partie supérieure gauche de l'écran. Sauf lorsqu'il était
monté très haut dans le sapin, rien n'avait changé de ce point de vue depuis
qu'il était arrivé au Manoir. La propriété était soi-disant trop encaissée pour
se trouver dans le rayonnement d'une antenne. Mais le degré de confiance
qu'il avait en cette explication pourtant logique était en train de chuter. La
disparition subite de l'appareil au moment même où il avait pu capter une
bribe de signal et sa réapparition alors qu'il allait quitter la propriété n'étaient
pas étrangères à ses doutes. Il avait l'impression confuse que cette absence de
réseau trouvait en réalité sa cause dans une privation organisée de lien vers
l'extérieur, comme si tout le parc avait été mis sous cloche. Et rien ne devait
déroger à la règle, sous peine de disparaître. Ce n'était pas la première fois
qu'il avait cette sensation, même si elle lui semblait hallucinante, ne serait-ce
que d'un point de vue technique. Jayden voulait donc savoir à quelle distance
précise de la propriété il retrouverait un réseau.
Le sigle clignotant disparut de l'écran de l'appareil sitôt la vieille barrière en
bois franchie, cédant sa place au témoin d'intensité du signal qui affichait
trois barres sur cinq. Le passage d'un état à l'autre, en à peine une seconde,
frappa Jayden. C'était comme si cette barrière en bois matérialisait la
frontière d'une zone morte, détachée du reste du monde, dans laquelle les lois
n'étaient pas les mêmes. On pouvait chuter de plusieurs mètres sans se
blesser ; les voitures revenaient seules sur leur lieu d'origine ; les téléphones
réinvestissaient spontanément les poches qu'ils avaient quittées ; les singes et
les hommes disparaissaient dans des rayons lumineux qui se perdaient dans le
ciel…
Depuis Edmond, Jayden avait compris que certaines choses échappaient à sa
(et à toute) logique. Mais à cet instant, en s'éloignant du Manoir et en faisant
la synthèse des événements qu'il y avait vécus depuis son arrivée, il venait de
franchir un nouveau cap dans l'étrange et l'irrationnel. Tout cela dépassait
largement Angry et ses congénères, quoi qu'ils pussent représenter. Et sa
raison, qui semblait s'être assoupie au point de ne pas réagir, ou à peine
(tendance qu'il avait relevée chez ses homologues sans constater qu'elle le
touchait également), réinvestissait sa réflexion et cherchait à comprendre.
Sans y parvenir, à son grand dam.
Il avait toutefois le sentiment que, si la propriété constituait un territoire à
part avec des lois dépassant l'entendement, celles-ci n'avaient pas cours à
l'extérieur, raison pour laquelle le réseau était réapparu sitôt le 4x4 sur la
route. Ce qui pouvait signifier que tous les événements susceptibles de se
produire à l'intérieur – comme le fait d'être privé de téléphonie mobile et
peut-être aussi celui d'être désintégré dans un rayon lumineux – ne pouvaient
pas se produire à l'extérieur. Si cette hypothèse s'avérait exacte et si Noah
avait réussi à sortir du périmètre à temps… Cette idée, qu'il n'osait pas
formuler, le réconforta au-delà de toute attente, et un sourire lui fendit les
lèvres. Il contacterait Kyle pour en avoir le cœur net.
Élise, qui vibrait aux émotions de ceux qui l'entouraient, ressentit cette trace
d'espoir et posa sa main sur celle de Jayden. En la regardant, il se dit qu'il ne
pouvait pas rêver meilleure compagnie pour le voyage dans lequel il
s'embarquait.
Damone, qui observait Jayden dans le rétroviseur depuis qu'ils avaient quitté
le Manoir, avait pu lire dans son regard toutes les questions qui l'avaient
envahi. Il aurait voulu y répondre. Mais le temps n'était pas encore venu de
lui révéler ce qu'il ne pouvait pas comprendre. Il devait d'abord cheminer vers
l'autre singe et se trouver lui-même.

*
Arrivés à l'aéroport de Rouyn-Noranda, ils ne s'éternisèrent pas en
salutations superflues. Après leur avoir souhaité bon voyage, Damone reprit
la route. En silence, Jayden et Élise regardèrent le tout-terrain s'éloigner. Lui
en sentant un vent de liberté le parcourir, comme s'il réintégrait enfin son
univers. Elle en tentant de camoufler son émotion, comme si elle quittait le
sien.
Livre II

Janus
21
Plutôt que d'embrayer sur un vol pour Paris, Élise et Jayden restèrent à
Montréal jusqu'au lendemain soir, le temps de faire les recherches et de
passer les coups de fil qui leur permettraient de localiser le père Morand.
Élise proposa d'emblée de s'en charger, considérant que son français lui
donnait un avantage certain. Jayden en profiterait pour se renseigner sur le
lieu où conduisaient les coordonnées du journal.
Ils s'installèrent à l'auberge Le Pomerol, dans le Village. C'était là qu'Élise
avait fait une halte avant de rejoindre le Manoir, quelque deux ans plus tôt.
Le bâtiment, tout en briques, avec sa toiture couverte de tuiles rouge pétant,
n'avait rien d'extraordinaire. Mais l'accueil réservé aux clients était sans égal.
L'établissement lui avait été conseillé par des Français qui y avaient séjourné.
Jayden, habitué aux standards américains, avait été surpris par l'exiguïté des
chambres. Le petit salon, ultra-cosy, qui jouxtait la réception, avec sa
cheminée en pierre à foyer fermé et ses deux gros canapés bien confortables,
l'avait néanmoins emballé. Le lieu ressemblait davantage au salon d'une
maison particulière qu'à celui d'un hôtel. On avait juste envie de s'affaler sur
l'un des canapés et regarder virevolter les flammes derrière la vitre. D'ailleurs,
après avoir investi sa chambre, Jayden ne tarda pas à y redescendre. Dans un
angle, il avait repéré un ordinateur à la disposition des clients. Un grand écran
s'avérerait plus pratique que son smartphone pour faire des recherches. La
politesse lui commanda de s'adresser d'abord à la réception.
Il n'y trouva qu'un chien, l'air débonnaire, qui l'observait avec intérêt sans
oser s'approcher, probablement dressé à ne pas importuner les clients. Jayden
l'invita pourtant à le rejoindre, car il avait envie de le caresser. Lorsque la
tentation fut plus forte que la règle, l'animal s'approcha en remuant la queue.
— Il doit bien vous aimer pour braver l'interdit et s'aventurer de l'autre côté
de la réception ! lui lança un homme, derrière lui, dans un français marqué
par un accent reconnaissable entre tous.
Jayden se retourna, perplexe, s'apprêtant à répondre qu'il ne comprenait pas
le français. Mais l'homme reformula immédiatement en anglais.
Jayden admirait cette capacité de passer d'une langue à l'autre sans la
moindre difficulté. Pourtant bon élève, lui n'avait jamais réussi à parler autre
chose que l'anglais. Il baragouinait bien quelques mots d'espagnol, comme la
plupart des Américains, mais, comme eux, il s'était abrité derrière l'excuse
que le monde entier parle anglais pour ne pas chercher à faire davantage
d'efforts. Son interlocuteur du moment, comme tous les Gardiens, en était la
meilleure preuve.
— Ne lui en voulez pas, c'est moi qui l'ai incité à venir. Il est très beau.
Quelle race ?
— C'est un berger australien.
— Il vient de loin !
— Tout le monde vient dans notre belle ville. Alors, pourquoi pas les
chiens ? répondit l'homme en souriant. Enchanté, je m'appelle Francis. Et
vous, à votre accent, je dirais que vous débarquez des États-Unis, non ?
— J'en suis originaire, c'est vrai. Mais, là, j'arrive d'Abitibi. Et moi, c'est
Jayden.
— Ils ne sont pas nombreux ceux qui vont se perdre dans cette région. Je la
connais plutôt bien. J'y ai fait de très belles randonnées. Il n'y a pas mieux
comme coin pour s'éloigner de la civilisation. Dans quelle zone vous étiez ?
— Dead Forest, entre Berry et le lac Chicobi.
— Dead Forest ? Jamais entendu parler ! Je n'aurais même pas imaginé qu'il
puisse y avoir quelque chose entre Berry et le lac. Pour moi, il n'y a toujours
eu que des sapins.
— Des sapins et un Manoir, où j'ai séjourné quelques semaines.
— Si vous le dites ! J'espère que vous en garderez un bon souvenir, en tout
cas. Que puis-je faire pour vous aider ?
— Je me demandais si je pouvais utiliser l'ordinateur qui se trouve dans le
salon pour faire quelques recherches.
— Faites comme chez vous. Il est là pour ça.

*
En s'installant devant l'écran, Jayden se rendit compte de sa fébrilité. Il avait
beau se trouver loin du Manoir et de ce qu'il représentait, son esprit se
focalisait sur cette histoire lorsque rien d'autre ne venait le distraire. Elle était
ancrée en lui et il ne pouvait pas nier que ce qu'elle cachait encore le faisait
vibrer. Depuis sa dernière transe, il ne la redoutait plus, convaincu que les
visions apocalyptiques dans lesquelles il avait été plongé étaient dorénavant
derrière lui.
Il sortit de sa poche la feuille de papier sur laquelle étaient inscrites les
coordonnées extraites du journal du prêtre. Il allait savoir où, dans Delhi,
elles menaient précisément. Par acquit de conscience, il commencerait par
vérifier toutes les autres ; celles qui semblaient conduire au milieu de nulle
part. Mais il avait la certitude que seules celles menant à Delhi étaient les
bonnes, à moins que son séjour en France ne lui prouvât le contraire,
hypothèse en laquelle il ne croyait pas. En revanche, il savait que Damone ne
l'avait pas incité à aller en Europe pour rien et se demandait ce qu'il était
censé y apprendre. Il le saurait bien assez tôt.
Jayden se rendit sur le premier site disponible lui permettant de trouver une
adresse grâce à des coordonnées GPS. Dans la partie gauche de la page, il
suffisait de renseigner la latitude et la longitude, en degrés décimaux ou en
degrés, minutes et secondes. Dans la partie droite apparaissait alors, sur une
carte Google, le lieu correspondant aux coordonnées renseignées. Il
s'appliqua à reproduire celles dont il disposait en faisant varier les points
cardinaux. Toutes les options menaient effectivement au beau milieu de la
mer ou en Antarctique, à l'exception de celle fixant la latitude au nord et la
longitude à l'est. Celle-là menait au cœur de Delhi. Il recopia l'adresse que lui
indiquait le site : 1295, Maliwara, Vaidwara, Maliwara, Roshanpura, Chandni
Chowk, New Delhi, Delhi 110006. Puis, il zooma au maximum sur la carte
Google pour voir en détail le lieu où il devait se rendre et constata que
l'adresse conduisait tout droit au Shri Digambar Jain Lal Mandir, l'un des plus
vieux temples jaïns de la ville. Sans avoir à réfléchir sur le pourquoi d'une
telle destination, il y voyait comme une sorte d'évidence. Il ne savait pas
grand-chose de la religion jaïne, mais il se souvenait que, outre le fait
d'exclure toute forme de violence sur les êtres vivants, elle considérait
l'homme capable de vaincre sa nature, notamment matérielle. En somme, elle
attribuait à notre espèce une faculté qu'Angry lui déniait. Rien d'étonnant,
alors, à ce qu'un temple jaïn pût être l'endroit où se trouvait l'autre singe, à
condition qu'il y ait un autre singe et que toutes ses suppositions aient un
sens.
Jayden avait envie de se lancer dans la lecture de tout ce qui touchait aux
jaïns, mais il jugea que l'heure était venue de se reposer un peu avant d'aller
dîner. Il aurait la nuit pour peaufiner ses connaissances sur cette religion.
Il y avait une dernière chose qui le démangeait et qui ne l'avait pas lâché
depuis le moment où il avait franchi les limites de propriété du Manoir :
contacter Kyle pour savoir si Noah était passé chez lui. Au fond, il n'osait pas
le faire par peur de s'être imaginé l'impossible. Jusqu'à cet instant, il s'était dit
qu'il n'y aurait rien de pire que de nourrir de faux espoirs. En réalité, il se
rendait compte qu'il y avait pire : vivre avec le doute.
Il attrapa son téléphone et, fidèle à son mode de communication fétiche,
rédigea un SMS à l'intention de Kyle. Juste quelques mots pour savoir si
Noah s'était présenté à lui. À l'époque où ils sortaient ensemble, Kyle ne
tardait jamais à répondre. Aujourd'hui, rien ne vint. Ni dans la minute qui
suivit l'envoi ni dans les quinze suivantes. Jayden se dit que la réponse finirait
par arriver. Et, après tout, si elle devait être mauvaise, elle pouvait prendre
son temps !
Avant de regagner sa chambre, il lui prit l'envie de trouver un endroit où
emmener dîner Élise. S'ils avaient retrouvé la civilisation, autant en profiter.
Le meilleur moyen était encore de demander à Francis.
— Ah bah, il faut aller au Café Lola Rosa ! C'est un restaurant végétarien
dans la rue Milton, à quinze minutes à pied d'ici, lui conseilla Francis. Il y a
beaucoup de monde, et du bruit aussi, mais tout est super bon ! Même les
non-végétariens y trouvent leur compte. Leurs plats s'inspirent de ce que vous
trouverez ailleurs, mais adaptés à la sauce végétarienne. Vous m'en direz des
nouvelles.
— Ça ne me changera pas du régime que j'observe depuis quelques
semaines. Là où j'étais, on ne mangeait pas un gramme de viande.
— Alors, ça doit être un endroit bien ! lui lança Francis.
— Vous êtes végétarien ?
— Absolument !
— Pour quelle raison ?
— Raison éthique, mon ami. Les conditions d'élevage, de transport et
d'abattage des animaux de ferme sont inhumaines ! Si on traitait les chiens et
les chats de la même manière, les gens se révolteraient.
— Pourquoi ne le font-ils pas pour les vaches et les cochons alors ?
— Parce qu'ils ne savent pas comment on traite réellement ces pauvres
bestiaux. S'ils voyaient autant d'images montrant leur vie misérable et leur
souffrance que d'images vantant les mérites du dernier Samsung, les gens
mangeraient moins de viande.
— Donc, vous croyez que s'ils étaient mieux informés, ils changeraient leur
comportement ?
— Peut-être pas tout le monde, mais beaucoup. J'en suis sûr ! D'ailleurs, j'en
suis un bon exemple. Avant, je mangeais de la viande sans trop me demander
d'où elle venait. Quand on voit un morceau de steak sous cellophane, on ne
fait pas le rapprochement avec une bestiole vivante. Mais au fond, on sait très
bien d'où elle vient. On n'a pas envie de se le rappeler, c'est tout. Et tout est
fait pour qu'on n'y pense pas.
— Comment vous y êtes venu, alors ?
— Une phrase de mon fils, quand il avait cinq ans. Il m'a demandé s'il était
normal de tuer des animaux pour les manger. Je n'ai pas réussi à lui répondre
quelque chose qui m'ait satisfait moi-même. De là est venu mon déclic.
— J'ai comme l'impression que le chemin sera encore long avant que tous
les hommes aient un déclic semblable au vôtre…
— Vous ne croyez pas que les hommes peuvent changer, s'améliorer ?
— Ces derniers temps, on ne m'a pas vraiment encouragé à penser que
c'était possible. Je dirais même qu'on a tout fait pour me prouver le contraire.
— Comment ça ? Dans quel intérêt ? Autant tout arrêter tout de suite si on
n'est pas capable d'évoluer. Non ?
— Ça serait un peu compliqué de vous expliquer… répondit Jayden en se
disant que, sans le savoir et en quelques mots seulement, Francis avait
résumé l'immense question qu'il devait trancher. Si cette conversation avait le
mérite de lui montrer que tout espoir n'était peut-être pas perdu parce que, des
Francis, il devait y en avoir d'autres un peu partout autour du globe, Angry
avait quand même une sacrée longueur d'avance. Les propos de son
interlocuteur ne faisaient pas encore le poids. Il n'empêche, ce Francis était
une petite lumière de plus. Mais jusqu'à quelle limite faudrait-il aller pour que
la grande majorité pense comme lui, à ce sujet comme à tous ceux qui
incriminent l'homme ? Fallait-il qu'on atteigne le point de non-retour ? Que
resterait-il, alors, à sauver ? Sa dernière transe lui revint subitement en tête.
Le jeune garçon lui avait parlé de recommencer… Et si, en vérité, il n'y avait
rien à sauver dans ce monde ancien et usé ? Les Vertus étaient peut-être
destinées à une nouvelle ère.
— OK. Ceux qui ont cherché à vous faire penser le contraire n'étaient peut-
être pas très optimistes. Et on peut le comprendre quand on voit la merde
qu'on fout sur terre, dans la mer et dans le ciel. Mais regardez juste autour de
vous. Les choses changent. Lentement, mais elles changent. Les mentalités
évoluent. Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac.
— Vous avez sûrement raison, Francis. En tout cas, j'opte pour le Café Lola
Rosa ce soir.
— Vous verrez, votre petite amie sera ravie. Vous me raconterez.
Cette dernière remarque fit sourire Jayden. Il jeta un coup d'œil sur son
portable, des fois que Kyle ait répondu et qu'il n'ait pas entendu. En vérifiant,
il ne faisait en réalité que contenir son impatience, car rien n'aurait pu lui
faire manquer un SMS.
22
Élise se taisait depuis qu'elle avait mis le nez dans son gâteau matcha-
passion. Jayden aurait voulu croire qu'elle était transportée par la saveur
subtile de son dessert, mais quelque chose lui faisait penser qu'elle ruminait
une idée issue de leur conversation sur le temple jaïn où ils se rendraient une
fois arrivés à Delhi. Chaque fois qu'il discutait de ce que le père Morand avait
consigné dans le journal, elle ne manquait pas de lui rappeler à quel point elle
trouvait fascinant le fait qu'il ait pu programmer tout cela quelque soixante-
quinze années plus tôt.
— Qu'est-ce que tu tournes en boucle dans ta tête sans oser en parler ?
Élise releva les yeux sur Jayden et lui sourit. Ce sourire radieux, apaisant,
qui la rendait proprement irrésistible et qui faisait briller sa Vertu.
— J'ai passé deux années avec certains des Gardiens qui nous ont quittés. Je
savais tout de leur vie, de leur Vertu et ils savaient tout de moi en retour...
— OK… Et alors ? l'interrogea Jayden en se demandant s'il n'avait pas fait
fausse route sur l'objet de ses interrogations.
— Alors, une petite voix me dit qu'ils ne sont pas partis aussi vite, de leur
propre chef, sans même dire au revoir. Ce n'est pas logique, ni d'un point de
vue intellectuel ni d'un point de vue sentimental. Je n'y crois pas.
— Et qu'est-ce que tu voudrais qu'il leur soit arrivé ? demanda Jayden qui
commençait à sentir la gêne enrayer la fluidité de son débit verbal.
— Je ne sais pas, Jayden, mais cette même petite voix me fait douter qu'ils
s'en soient gentiment retournés chez eux.
— Et ça te vient comme ça, tout d'un coup ?
— Non. J'ai douté au moment même où Damone a commencé à nous
expliquer qu'ils étaient repartis chez eux.
— Pourquoi ces doutes ?
— Parce qu'il n'y a pas un Gardien à qui il restait quelque chose, toi mis à
part. Alors, je ne les voyais pas retourner là d'où ils venaient.
— Mais pourquoi tu n'en as pas parlé lorsque je vous ai fait part de ce que je
pensais avoir compris de ma dernière transe ?
— Je ne voyais pas l'intérêt d'étaler mes suspicions. Ils étaient partis. Il n'y
avait rien d'autre à dire sur le moment.
— Alors, pourquoi aujourd'hui ?
— Parce que je te sens fébrile au sujet de quelque chose en relation avec
Noah et je sais que ma Vertu ne me trompe pas. Et cette sensation exhume
mes doutes et se mêle à eux… Alors, je me dis que tu aurais peut-être
quelque chose à m'apprendre.
Si on avait placé un miroir devant lui, Jayden aurait eu l'impression de se
revoir à cinq ans, devant sa mère, lorsqu'il avait cassé un vase précieux et
avait nié être responsable de l'incident. Après quelques instants de silence au
terme desquels il finit par comprendre que rien ne pourrait convaincre Élise
que sa Vertu la trompait (et certainement pas des mensonges qu'il était
incapable de formuler avec suffisamment de conviction pour leur donner un
semblant de réalité), il se décida à lui raconter la vérité. Crue et entière. Tant
pis si celle-ci devait heurter sa sensibilité hors normes.
— J'attends des nouvelles d'un ami chez qui j'ai demandé à Noah de se
réfugier…
— De se réfugier ? paraphrasa Élise, étonnée des mots qu'elle venait
d'entendre.
— Exception faite de Noah, les Gardiens qui ont abandonné ne sont pas
repartis chez eux…
Jayden lui dit tout ce qu'elle ignorait encore. Dans les moindres détails. Ce
qu'il avait lui-même observé et ce que Damone lui avait révélé.
Élise se perdit de nouveau dans son gâteau, voie probable vers son monde
intérieur, dans lequel Jayden la sentait chercher un sens à ce qu'elle venait
d'entendre. Elle restait étonnamment calme.
— Je suis désolé que tu apprennes ça de cette manière. J'aurais dû vous le
dire avant, mais j'avais peur que ces révélations fassent plus de mal que de
bien… Tu m'en veux ?
— Non. Pas du tout. J'essaie de comprendre.
— De comprendre quoi ?
— De comprendre ma réaction. Et je suis surprise.
— Mais pourquoi ? Surprise de quoi ?
— Tu sais aussi bien que moi de quoi est faite ma Vertu. Alors, ce que tu
viens de m'apprendre aurait dû me causer de la peine… Une peine plus
intense que chez la plupart des gens.
— Et ?
— Et ce n'est pas ce qui se passe. Tes mots n'ont eu aucun effet sur moi.
J'aimerais savoir pourquoi… J'ai peur que ce soit parce que ma Vertu est en
train de s'éteindre. Mais, en même temps, je ne ressens rien qui ressemble à
ça.
— Si c'était le cas, je crois que tu le saurais. Noah n'a jamais eu le moindre
doute lorsque ça lui est arrivé. L'explication est ailleurs…
— Tu crois vraiment qu'il a pu s'en sortir ?
— Je ne sais pas, mais je n'ai jamais rien souhaité de plus fort. C'est bien
pour ça que j'attends une réponse de Kyle. Tu sais, je crois que ce qui se
passe au Manoir nous échappe, que les règles ne sont pas les mêmes. Un peu
comme si…
— Un peu comme si quoi ?
— Comme si ce foutu Manoir et ce qu'il offre ou inflige n'avaient aucune
existence ailleurs que dans notre esprit et que tout ce qui s'y passe ne
connaissait aucun écho en dehors de ses frontières. Je ne saurais pas comment
t'expliquer ce que je ressens…
— Je crois saisir. Mais, alors, ça voudrait dire quoi ? Qu'on est douze
cinglés ? Où aurais-je passé ces deux dernières années si le Manoir n'existait
que dans ma tête ? Les Gardiens, les Vertus, toi-même, vous ne seriez qu'un
leurre, une hallucination ?
— Non, je ne dis pas ça. Je dis juste que ce qui se passe là-bas, et qui pour
nous est bien réel, pourrait ne pas avoir d'existence ailleurs… Comme si cet
endroit était une parenthèse dans laquelle on nous aurait jetés.
— Une parenthèse de quoi ?
— Difficile à dire… Une sorte de parenthèse en dehors de notre réalité et du
temps… Je sais que ça paraît complètement dingue. Mais ça ne l'est pas plus
que tout ce qu'on a vécu jusque-là.
— Mais comment une telle idée t'est venue ?
— C'est très confus. Mes impressions sont nées lorsque j'ai plongé dans le
regard de Jennifer avant qu'elle disparaisse et que j'ai vu cette gigantesque
sphère en lévitation. Elle était tellement réelle que le Manoir, la forêt et tout
le reste m'ont semblé factices. Et j'ai eu cette sensation indescriptible qu'elle
était à l'origine de tout…
— Ça me paraît faible pour construire une théorie. Ne m'en veux pas de te
poser la question, mais est-ce que tu ne chercherais pas une explication qui te
permette de nourrir l'espoir de retrouver Noah ?
— Je savais que tu me dirais ça. Crois-moi, Élise, ça va plus loin. Je ne suis
pas foutu de l'expliquer de manière cohérente, mais je sais qu'il y a autre
chose. Même le tenancier de l'hôtel ne connaît pas Dead Forest alors qu'il a
crapahuté en Abitibi.
— Ça ne sera pas suffisant non plus pour étayer quelque chose qui tienne la
route.
— Ce qui pourrait te faire douter, en revanche, c'est justement ton absence
de réaction. C'est là qu'il faut chercher l'explication à ce que tu ressens… ou
ne ressens pas pour le coup.
— Comment ça ?
— Si tu ne réagis pas, alors que tout devrait te pousser à le faire, c'est peut-
être parce que ta Vertu ne peut pas vibrer à quelque chose qui n'a pas
vraiment eu lieu.
— Ou qui n'a d'existence qu'à Dead Forest. Et, comme nous en sommes
sortis, ses effets ne me touchent pas.
— À ceci près que, quel que soit l'endroit où les Gardiens ont disparu, ils
n'existent plus, ni ici ni là-bas, et tu devrais ressentir de la peine.
— OK… Et tout ça pour en arriver à quelle conclusion ? Parce que d'un côté
ou de l'autre, il y a quelque chose qui cloche, finalement.
— Qu'ils ont disparu… Sans avoir disparu. Qu'ils sont passés d'un état à un
autre.
— Nous voilà bien avancés, mon petit New-Yorkais. J'aurais préféré qu'on
ait cette conversation à cause d'une bonne cuite !
— À quoi ?
— Je ne sais pas… À la tequila, par exemple !
— Waouh ! C'est violent, ça. Mais pourquoi pas ?…
— À quoi tu penses ?
— Je pense que Montréal doit bien compter un bar ou une boîte où on
pourrait boire et oublier le Manoir.
— Tu crois qu'on peut faire semblant d'être normaux un petit moment ?
— Pour quelques heures, ça devrait être possible.

*
La serveuse leur conseilla le Club Unity, sur Sainte-Catherine, à quelques
minutes à pied et du restaurant et de l'auberge. Quel que soit l'état dans lequel
ils finiraient, au moins, ils n'auraient pas de difficulté pour rentrer. La
perspective de lâcher prise et de s'amuser leur fit oublier le vent glacial qui
balayait le Village.
Comme ils l'avaient prévu, la dose d'alcool absorbée fut déraisonnable. Mais
c'était le deal, le prix à payer pour s'éloigner de l'histoire dans laquelle ils
étaient embarqués. Chaque verre de tequila avalé par Jayden lui donnait droit
à un détail croustillant sur la vie passée d'Élise. Et inversement. Elle avait l'art
de conter. Lui aussi. Et ils enchaînèrent les fous rires. Les moments plus
tristes aussi, au gré des souvenirs et des anecdotes qui se présentaient. Jayden
n'avait jamais vu une fille tenir l'alcool comme Élise. Les Français
n'usurpaient pas leur réputation. Il n'avait plus assez d'histoires sur lui-même
pour l'obliger (ou lui permettre ?) de boire davantage. Aussi l'abandonna-t-
elle en l'embrassant sur la joue avant d'aller rejoindre la piste de danse. La
tequila n'avait pas eu raison d'elle vu la frénésie avec laquelle elle bougeait au
son électro qui leur massacrait les oreilles.
Lui était dans un tout autre état. Il avait l'impression qu'un méchant gnome
s'était assis sur sa tête et frappait ses tempes avec une masse. Associés aux
basses assourdissantes, ces coups lui faisaient vibrer toute la tête (et les idées
qu'il y avait dedans). Il fallait qu'il s'échappe, ne serait-ce que quelques
minutes. Il se leva péniblement et entreprit de se traîner jusqu'aux toilettes.
La musique s'éloignait et le gnome commençait à perdre de sa vigueur. Se
rafraîchir le visage lui fit le plus grand bien, mais son équilibre précaire lui
commanda de s'asseoir au plus vite. Sauf à accepter de retourner dans la salle
– ce qu'il n'était pas prêt à faire dans l'immédiat –, il n'avait pas d'autre
solution que de s'enfermer dans les toilettes pour hommes et de profiter de la
cuvette comme d'un fauteuil, le confort en moins. Il n'y avait pas foule
derrière lui. Il pourrait alors y rester quelques minutes. Mais il ne devait pas
fermer les yeux. Jamais. Car il savait la difficulté de les rouvrir lorsque
l'alcool a imbibé votre corps.
Cet abri momentané éloigna la musique et les basses qui envahissaient les
lieux. Doucement, Jayden se massa les tempes et focalisa son attention sur les
battements de son cœur, qu'il parvenait à ressentir au bout de ses doigts.
Bientôt, la discothèque et son brouhaha disparurent de son univers auditif,
comme si ses oreilles s'étaient retournées sur elles-mêmes, entièrement
dédiées à son rythme intérieur. Il sentit son cœur ralentir et sa pression
artérielle diminuer. Lorsque le décor se flouta et que ses paupières se firent
d'une lourdeur insurmontable, il comprit que ses yeux étaient en train de le
lâcher. Et il se laissa glisser vers le silence et l'obscurité. Une sensation de
tranquillité absolue l'enveloppa presque aussitôt. Jayden aurait pu s'imaginer
au début d'une transe. Mais ce n'était pas le cas. Il le sentait et savait faire la
différence. Quant à l'alcool, qu'il aurait pu incriminer, il n'avait jamais eu cet
effet sur lui. Non. C'était le froid. Aussi curieux que cela puisse paraître alors
que la boîte était surchauffée, le froid lui engourdissait tout le corps. Un froid
particulier, comme il n'en avait jamais connu. Au prix d'un effort de volonté
assez intense, il réussit à rouvrir les yeux.
Il n'était plus assis dans les toilettes d'une boîte. Il était à la verticale, sans
comprendre ce qui pouvait le retenir dans cette position ni deviner l'endroit
où il se trouvait. La sphère qu'il avait déjà vue dans les yeux de Jennifer
flottait devant lui, immense et irréelle. De petits arcs électriques parcouraient
toute sa surface. Ses yeux ne s'en détachèrent que pour tenter de se situer
dans l'espace qui l'entourait. Mais il n'y parvint pas. Le froid, que la sphère
avait presque réussi à lui faire oublier, revint le saisir de plus belle. Il ferma
de nouveau les yeux en espérant que l'obscurité dans laquelle il replongeait
lui offrirait un billet de retour.

*
Lorsqu'elle sentit une main se poser sur son épaule, Élise pensa que Jayden
s'était décidé à la rejoindre sur la piste. Mais la main était trop grande pour
être celle de Jayden. Elle se retourna sur un garçon aussi haut que large qui
cherchait à lui dire quelque chose. Mais la musique couvrait sa voix. Son
imposante stature comme son oreillette firent comprendre à Élise que le gars
travaillait probablement là, sûrement comme videur. Aussi afficha-t-elle son
plus beau sourire et se rapprocha-t-elle de lui pour écouter ce qu'il avait à
dire.
— Le barman me dit que vous accompagnez un gars, blond, la vingtaine ?
— Heu… oui. C'est vrai. Mais pourquoi ?
— Parce qu'on l'a sorti des toilettes, inconscient ou endormi, j'en sais trop
rien. À mon avis, il en tient une bonne. Il faudrait que vous le récupériez.
— Ah merde ! Il est où, là ? Il va mieux ?
— Il émerge. Suivez-moi.
Jayden était assis sur les marches de l'escalier qui menait au toit-terrasse.
Mis à part une couleur de peau qui oscillait entre le blanc et le vert, son œil
vif semblait indiquer qu'il avait récupéré. Élise s'assit à côté de lui. Le videur
les abandonna en leur conseillant d'aller se coucher.
— Alors, comme ça, on ne tient pas la tequila ?
— On dirait bien que j'ai forcé sur la dose…
— Au point de t'endormir dans les toilettes ? Je sais qu'on a bu, mais quand
même…
— Je ne me suis pas endormi...
— Ah bah, les mecs qui t'ont sorti de ton nid douillet disent le contraire.
— J'ai perdu connaissance.
— La différence est subtile…
— Ce que je veux dire, c'est que je ne me suis pas endormi au sens où on
l'entend d'habitude. Quand j'ai fermé les yeux, juste un instant, pour
récupérer, j'ai été transporté ailleurs. Et ça n'avait rien à voir avec les effets de
l'alcool.
— On s'en va et tu me racontes en route ? Tu veux qu'on appelle un taxi ?
lui proposa Élise en tentant de camoufler son scepticisme. Elle ne doutait pas
de sa sincérité – il n'était plus à un événement inexplicable près –, mais tant
d'alcool absorbé en si peu de temps pouvait avoir brouillé son esprit.
— Non, ça ne me fera pas de mal de marcher.
L'air de la rue leur fit l'effet d'un coup de fouet. Il était encore plus glacial
qu'à l'aller. Jayden se souvint du froid qui l'avait engourdi lorsqu'il était
« parti ».
— Ce froid était si bizarre…
— Quoi ? lui lança Élise.
— Le froid que j'ai ressenti après avoir fermé les yeux. Quand je les ai
rouverts, il y avait cette sphère devant moi. Celle que j'ai vue dans les yeux
de Jennifer. C'est ça qui m'a fait comprendre que je ne m'étais pas simplement
endormi.
— Tu aurais pu la rêver… Il suffit de s'endormir quelques secondes…
Jayden lui jeta un regard qui en disait long sur le degré de pertinence qu'il
accordait à cette dernière supposition.
— Moi, je dis ça, c'est juste pour essayer de trouver une explication
rationnelle à ce que tu as vu, Jayden. Il y a déjà suffisamment de trucs qu'on
ne comprend pas pour en rajouter, non ?
— Je crois qu'il y a une signification à tout ça. C'est juste que, pour l'instant,
je n'ai pas relié les fils entre tous les détails.
En prononçant ces mots, Jayden eut une pensée pour Aby.
— Depuis le début, mes transes sont truffées de détails que je ne comprends
que bien plus tard. Et je suis sûr que cette sphère a une signification…
— Si tu le dis… J'étais déjà larguée avec ma seule Vertu, alors, ces détails
qui remplissent tes transes me dépassent.
— J'ai monopolisé la parole presque toute la soirée, mais, toi, tu as réussi à
joindre quelqu'un qui puisse nous dire où était le père Morand ?
— J'ai cru que tu ne me le demanderais jamais… Oui ! J'ai eu quelqu'un au
diocèse.
— Et ?
— Et ce quelqu'un doit me rappeler demain. La personne à qui j'ai parlé m'a
promis de se renseigner. J'espère qu'elle le fera avant qu'on embarque. Je
préférerais arriver à Paris en sachant où on doit aller.
— Moi qui ai toujours rêvé de visiter Paris… On pourrait se faire un bar
sympa et boire quelques coupes.
— Tu as assez bu pour les trois prochains mois, répondit Élise en lui pinçant
le nez.
— Dans trois mois… Où est-ce qu'on sera ?
— Dans trois mois, on aura résolu toute cette histoire, tu seras rentré à New
York où tu m'auras invitée à passer quelque temps et on rigolera de tous ces
moments à se prendre la tête !
Derrière le magnifique sourire que Jayden lui adressa se cachaient tous les
doutes qu'il pouvait nourrir au sujet d'une conclusion aussi simple. Rien ne
venait les étayer. Juste un pressentiment tenace.
23
L'alcool et la fatigue auraient dû le faire sombrer dans un profond sommeil.
Mais il ne faisait que somnoler. Impossible de rater le SMS qu'il venait de
recevoir. Peut-être qu'inconsciemment, il n'avait pas osé s'abandonner à une
vraie nuit (ou à ce qu'il en restait), par peur de rater ces nouvelles qu'il
attendait depuis la veille. À la vitesse de l'éclair, il saisit son téléphone, qu'il
avait laissé tout près de lui, sur la table de nuit. Compte tenu de l'heure, qui
d'autre à part Kyle pouvait oser lui écrire ? Il espérait si fort que Noah ait pu
rejoindre New York.
Salut Jayden – J'ai quitté Brooklyn et la côte est très peu de temps
après que nous nous sommes croisés. Impossible, donc, de te dire
si ton ami Noah est venu à Brooklyn. J'ai trouvé du boulot à San
Francisco. Je n'avais pas envie de quitter New York, mais on ne fait
pas toujours ce qu'on veut. Je te souhaite bonne continuation et
bonne chance – Kyle
Jayden savait que l'alcool lui promettait des lendemains anormalement
anxieux, où les bonnes nouvelles étaient toujours étouffées et les mauvaises
amplifiées, un peu comme s'il fallait payer l'euphorie de la veille (et encore,
parce qu'il avait l'alcool heureux). La nouvelle que ce SMS venait de lui
délivrer répondait fidèlement à cette tendance. Jayden commença par tomber
de son arbre. Et la chute fut rude, car il avait espéré – au point de s'en
convaincre – que Noah avait échappé au sort que les autres Gardiens avaient
connu. Son estomac se noua et, comme la flamme d'une bougie prise dans un
courant d'air, il sentit son moral vaciller. Mais, conscient des travers dans
lesquels son pessimisme naturel le faisait chavirer, Jayden avait pour
habitude, dans un second temps, de forcer sa volonté à reprendre le dessus et
à relativiser les inquiétudes qui s'invitaient au réveil. Au cas présent, il s'y
employa en se disant que la seule branche à laquelle il pouvait se raccrocher
était finalement le doute qu'il avait voulu chasser en contactant Kyle. Ce
doute lui permettait maintenant d'espérer que Noah se soit effectivement
présenté à Brooklyn et qu'il y ait trouvé porte close. Jayden se demandait si,
au fond, les voyages dans lesquels il s'était lancé n'étaient pas un prétexte
pour s'échapper du Manoir et partir à la recherche de Noah. Il ne remettait pas
en cause l'intérêt évident que suscitait chez lui l'existence d'un autre singe,
différent d'Angry. Il s'interrogeait juste sur le fait de savoir lequel de ces deux
sujets avait été déterminant dans sa volonté de faire avancer l'énigme. À
moins que les deux ne fussent intimement liés.
Le mal de tête qui le gagna (le gnome du Club Unity avait dû le suivre
jusqu'à l'hôtel) ne lui donna pas le loisir de pousser la réflexion plus avant. Il
lui fallait trouver un antalgique quelconque pour enrayer le mal au plus vite,
car il subodorait une céphalée durable et carabinée (la tequila, il n'avait
vraiment pas l'habitude). La seule solution était de s'adresser à la réception en
espérant qu'à six heures du matin, elle ne soit pas déserte. Jayden s'habilla à
la hâte et descendit dans le petit salon. Il y trouva Francis endormi dans un
fauteuil, le berger australien à ses pieds. Le temps qu'il se demande s'il
pouvait se permettre de le réveiller, le chien se redressa et souleva de sa truffe
l'avant-bras de son maître qui ouvrit les yeux dans la seconde. Pour réagir de
la sorte, Francis devait savoir que le geste de son chien n'était pas gratuit. Il
lui avait peut-être appris à le réveiller lorsque quelqu'un se pointait à la
réception.
— Jayden… Je suis désolé, je me suis assoupi. Je peux vous aider ?
— C'est moi qui m'excuse, je ne voulais pas vous réveiller. Je me demandais
juste si vous aviez quelque chose pour les maux de tête ou encore si vous
pouviez m'indiquer une pharmacie ouverte.
— J'ai ce qu'il vous faut. N'allez pas vous geler dehors !
Francis se leva et se dirigea vers le comptoir de la réception. Il fouilla dans
un tiroir et en sortit une boîte d'aspirine à croquer.
— Tenez ! Ça devrait vous soulager. Voilà ce que c'est que de faire la fête !
lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.
— Ce n'est plus de mon âge.
— Vous plaisantez ? C'est maintenant ou jamais !
— Vous avez peut-être raison. En tout cas, je ne redormirai plus. Je vais
aller faire un tour.
— À cette heure ? Avec ce froid ? Vous n'êtes pas un Américain normal !
— Vous savez où je pourrais trouver une pharmacie ? Je vais faire un stock
d'aspirine. Ça m'évitera de vous réveiller, la prochaine fois…
— Allez chez Coutu. Ils sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
C'est sur Sainte-Catherine, à dix bonnes minutes à pied. Et puis, il n'y a pas
de souci. Je suis là pour ça.
— Merci, Francis, répondit Jayden en fermant son anorak. Ah, encore une
chose… Votre chien, c'est vous qui lui avez appris à vous réveiller quand
quelqu'un arrive ? C'était très amusant de le voir faire.
— Je ne lui ai jamais rien appris. Il est trop têtu et je n'ai pas assez
d'autorité. Mais, c'est vrai, quand quelqu'un se pointe, il me prévient. On
collabore en quelque sorte !

*
La ville ne s'était pas complètement réveillée. Les immeubles, les trottoirs,
les voitures reposaient encore dans ce voile tout entier fait de froid, figé et
silencieux. D'ordinaire, Jayden n'était pas spécialement à l'aise avec trop de
silence. Il aimait les bruits de la cité et son activité, qui l'empêchaient de trop
cogiter. Mais, aujourd'hui, il se plaisait à marcher dans des rues presque
désertes, à l'aube d'un jour nouveau. Tout était si tranquille en l'absence des
hommes. Est-ce que tout irait mieux s'ils disparaissaient ? Angry était-elle le
messager d'une évidence ? Il n'était pas sûr que de telles réflexions soient
opportunes après une cuite à la tequila, d'autant qu'elles l'amèneraient à
conclure par l'affirmative. Aucune espèce animale ou végétale ne viendrait se
plaindre d'être libérée des bourreaux et des destructeurs que nous étions. Mais
tous les hommes méritaient-ils de disparaître ? En pensant à Francis et à son
chien, Jayden n'en avait pas l'impression. Et il y avait beaucoup d'autres
personnes comme Francis. C'était l'un des constats qui enrayaient la
mécanique implacable dans laquelle Angry avait voulu l'enfermer. Tous les
hommes ne se ressemblaient pas. Tant s'en faut. Ils ne pouvaient pas être tous
condamnés pour le comportement blâmable de certains d'entre eux. La
plupart se contentaient de suivre, sans se poser de questions, le modèle qu'on
leur vendait depuis toujours. Devaient-ils être condamnés du fait de leur
passivité ? Il n'en était pas sûr. Depuis qu'elle avait déclenché ses transes et à
travers ce qu'elle lui avait montré, Angry avait incontestablement marqué des
points sur le plan collectif. Mais avec le temps et à force d'observation au
plan individuel, elle commençait à perdre du terrain. Une punition globale
serait injuste.
J E A N C O U T U. Il ne pouvait pas rater l'enseigne. Les neuf grandes lettres
rouges sur fond noir interrompirent ses pensées. Il savait qu'il était arrivé.
L'entrée de la pharmacie était à l'angle de la rue Sainte-Catherine et de la rue
Saint-André. Jayden s'engouffra dans les lieux et bénit cette invention qu'on
appelait le chauffage. Il se sentait bien mieux qu'au réveil. Le gnome avait dû
geler en chemin. Un homme averti en valant deux, il acheta deux boîtes
d'antalgiques et s'équipa d'un remède contre le mal des transports. Vu le
nombre de trajets qui les attendaient dans les jours à venir, il valait mieux
prendre quelques précautions.
À son retour à l'auberge, Jayden fut surpris de trouver Élise assise dans le
salon, une grande tasse de café à la main. La mine (relativement) fraîche
qu'elle affichait lui fit définitivement admettre qu'elle supportait mieux
l'alcool et la fatigue que lui.
— Déjà debout ? Les Français m'impressionnent !
— Pas de mauvais esprit, mon cher ! Dans moins de vingt-quatre heures, tu
fouleras leur sol. Alors, un peu de respect ! répondit-elle avec un clin d'œil.
— Je plaisante. Si tous les Français sont comme toi, je vais adorer ce pays.
Pourquoi tu t'es levée si tôt ?
— Parce que je n'avais pas précisé à mon interlocuteur du diocèse que j'étais
de l'autre côté de l'Atlantique. Et il m'a rappelée il y a un quart d'heure pour
me dire dans quel coin on pourrait peut-être trouver Morand.
— Ah bah, ça s'annonce bien alors !
— J'en sais rien. Il n'avait pas l'air d'en savoir long sur le bonhomme. D'un
autre côté, j'imagine que le diocèse ne fait rien d'autre que tenir un registre. Il
ne fait pas une biographie sur chacun des curés de l'Hexagone. Bref, il m'a
donné l'adresse de la dernière église dans laquelle a officié Morand. Mais il
n'a pas su me dire s'il vivait encore là-bas ni même s'il était toujours vivant.
En gros, on sait juste par où commencer.
— Oui, enfin, j'ose croire que, s'il était mort, il le saurait.
— Aucune idée.
— Et si on ne retrouve pas sa trace ?
— On va rester positif, hein, le petit New-Yorkais !
— OK ! répondit Jayden, l'air amusé. Et où est-ce qu'on doit se rendre,
alors ?
— À l'église Saint-Nicolas de Barbâtre, l'une des communes qui se situent
sur Noirmoutier.
— Noirmoutier ?
— C'est une île à l'ouest du pays. Tu ne connais pas ?
— Jamais entendu parler. Tu sais, nous les Américains, en dehors de
Paris…
— Eh bien, c'est un très bel endroit où il y a encore des plages bordées de
dunes, sans construction. Il y en a même qui sont nichées dans une forêt de
chênes verts.
— En fait, on s'en va en vacances…
— Si seulement… Et toi, des nouvelles de ton ami ?
— Moins bonnes que les tiennes. Il a déménagé et ne sait donc pas si Noah
s'est pointé là où il vivait avant.
— Ah… Mais ça ne veut pas dire que Noah n'y est pas allé. Juste que ton
ami ne l'a pas vu.
— C'est ce que je me dis aussi. C'est surtout ce que j'espère… répondit
Jayden, dont le visage trahissait tout d'un coup l'inquiétude latente.
— Tu tiens vraiment à lui, pas vrai ?
— Oui.
— Je me suis toujours demandé comment on pouvait s'attacher à quelqu'un
aussi rapidement. Moi, je n'ai jamais réussi. J'avance à la vitesse d'une tortue
en matière de sentiments.
— Je crois que ça s'appelle un coup de foudre. Mais il y a plus que ça.
— C'est-à-dire ?
— Je ne sais pas. J'ai l'impression que quelque chose de spécial nous relie
dans cette histoire.
— Comme nous tous, non ? Enfin, du moins, ceux qui sont encore là…
— Il y a quelque chose de plus que je n'arrive pas à définir. C'est un peu
comme si c'était le désir de le revoir qui me faisait avancer.
— Parce que, sans ça, tu n'aurais pas quitté le Manoir ?
— Si, évidemment. C'est ma dernière transe qui m'a incité à bouger. Mais
j'ai l'impression que l'un et l'autre sont liés.
— Et si tu n'avais plus jamais de nouvelles sans pour autant savoir ce qu'il
est devenu ?
— Je préfère ne pas me poser la question.
— Alors, espérons qu'il n'ait pas disparu comme les autres ! Sinon, adieu ta
motivation ! répondit Élise en regrettant aussitôt sa maladresse.
Connaissant ses qualités, Jayden ne lui en tint pas rigueur. La fatigue le
rattrapant, il ne songeait qu'à s'allonger et dormir quelques heures.
— Sauf si tu as besoin de moi, je crois que je vais aller finir ma nuit.
— Je devrais m'en sortir toute seule. Je te réveille à l'heure du déjeuner. Et
n'oublie pas qu'on décolle en fin d'après-midi. D'ailleurs, laisse-moi ton
passeport, je vais m'occuper des e-visas pour l'Inde.
— Qu'est-ce que je ferais sans toi ?…
— Tu serais perdu et la vie serait franchement moins marrante…
Jayden déposa une bise sur la joue d'Élise et disparut du salon.
24
Rien dans cette chambre ne lui était familier. En redressant la tête et en
observant le mobilier qui l'entourait, il en vint à la conclusion qu'il ne pouvait
s'agir que d'une chambre d'hôtel. Plutôt miteuse, de surcroît. Il était incapable
de se remémorer les événements qui l'avaient conduit jusque sur ce lit. Le
souvenir le plus immédiat le renvoyait à une sensation désagréable. Celle du
froid qui l'avait traversé juste avant d'ouvrir les yeux. Un froid intense, de
ceux qui ralentissent votre métabolisme au point de l'arrêter. Mais la
température qui régnait dans la chambre, presque surchauffée, était
incompatible avec une telle sensation. Elle devait résulter de quelque chose
vécu dans un passé plus lointain. Il se redressa lentement et regarda vers la
fenêtre dont les rideaux doublés d'un plastique opaque isolaient la pièce de
l'extérieur. Il n'avait aucune idée de l'heure qu'il était. Ni du jour d'ailleurs. Sa
mémoire ressemblait à un téléphone cellulaire qui cherche un réseau dans
lequel s'inscrire. Elle balayait et balayait encore un passé complètement muet
en quête de souvenirs auxquels s'arrimer pour donner un sens à cette réalité.
Le peu de cash qui lui restait fut le premier souvenir à réintégrer son esprit.
Telle était la raison pour laquelle il avait choisi un hôtel de toute première
catégorie. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre, avec l'espoir de reconnaître, à
l'extérieur, quelque chose qui lui permît de se situer dans l'espace, voire dans
le temps.
Il faisait nuit. Rien ne vint l'aider dans son entreprise, à l'exception des
réverbères qui éclairaient la rue. Leur faible lumière, peinant à traverser la
crasse qui s'était accumulée sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, le
renvoyait à un nouveau souvenir, assez précis, mais dont il ne tirait rien de
concret : une gigantesque sphère en lévitation, juste devant ses yeux.
Comme les réverbères, elle dispensait une lumière fragile qu'il percevait à
travers une vitre de cinquante centimètres carrés. Il était à l'intérieur de
quelque chose et se savait allongé, sans la moindre possibilité de bouger. Il
avait ressenti le froid intense qui l'avait saisi au réveil au moment précis où
les images de ce décor s'étaient formées sur sa rétine. Au début, il avait pensé
que l'incapacité de se mouvoir résultait de la température, qui lui
engourdissait sûrement les membres au point de les paralyser. Mais, le froid
s'étant rapidement estompé, il s'était rendu compte, en fait, qu'il était sanglé,
aux chevilles, aux genoux, à la taille et à la poitrine. Alors qu'il tentait de se
convaincre que seul un rêve pouvait lui faire vivre une telle situation, le terme
RECONFIGURATION s'inscrivait sur la vitre, comme si elle était également un
écran multimédia transparent. Puis, le support sur lequel il était allongé et
toute la structure qui l'entourait se redressèrent, quasiment à la verticale. Par
cette vitre encore, il pouvait voir des sortes de caissons, de la taille d'un
homme, flotter autour de la sphère, par centaines, par milliers. Des caissons
comme celui dans lequel il était sûrement lui-même. Il tentait de bouger, de
dégager ses bras qui reposaient le long de son corps, mais il n'y arrivait pas.
RÉIMPLANTATION clignotait maintenant sur la vitre. Il ne comprenait pas. Le
froid l'envahissait de nouveau. La sphère et tous ses petits satellites
disparaissaient dans un halo de lumière éblouissant.
Puis il y avait eu le retour à la réalité, dans cette chambre qu'il n'avait pas
reconnue. Tout lui paraissait encore confus. La manière dont il était arrivé
jusqu'ici, l'endroit où il se trouvait avant… Se pouvait-il qu'il sorte d'une cuite
monumentale ? Il s'éloigna de la fenêtre et fit quelques pas dans la chambre.
Il sentait sa mémoire lui revenir au rythme où il reprenait ses esprits. Chaque
souvenir en appelait un nouveau. À deux ou trois détails près, tout lui revint
en tête. Le Manoir, les singes, les Vertus, New York… sa vie d'avant. Avoir
réintégré sa réalité le soulagea au-delà des mots. Pendant un instant, il s'était
senti orphelin de tout, comme s'il n'avait pas été de ce monde. Mais cela ne le
renseignait en rien sur ce qu'il devait faire maintenant. Il s'était tout entier
abandonné à l'idée qu'il n'aurait qu'à attendre au point de chute convenu. Mais
le point de chute avait disparu et aucune alternative n'était venue le
remplacer. La seule chose dont il était sûr, c'était de ne plus pouvoir retourner
au Manoir. Sa Vertu l'avait quitté. Il n'était plus le Gardien de quoi que ce
soit. L'histoire s'était-elle pour autant arrêtée le jour où il avait quitté Dead
Forest ?
Au fond, ce qu'il allait faire n'avait pas beaucoup d'importance. Revoir
Jayden était la seule chose qui comptait. Mais l'échéance s'annonçait lointaine
et hypothétique. Où pouvait-il l'attendre alors que son ami Kyle avait quitté
Brooklyn ? Dans la fuite que Jayden avait pensée pour lui, il n'avait pas
imaginé de solution de repli. Ils n'avaient même pas échangé leurs numéros.
Voilà pourquoi il avait fini dans cet hôtel en attendant de savoir quoi faire.
Une petite voix lui disait que la solution n'était peut-être pas d'attendre.
Le journal du prêtre, posé sur la table de nuit, faisait partie de ces détails qui
lui échappaient encore. Il ne se souvenait pas l'avoir sorti de son sac. Il ne se
souvenait même pas l'avoir pris avec lui. Instinctivement, dans le
pressentiment qu'il avait de ne pas devoir rester passif, quelque chose lui
disait que le manuscrit n'était pas là pour rien. Restait à savoir ce qu'il devait
en tirer. La première série de coordonnées qui s'y cachaient renfermait ses
origines. Peut-être que la seconde le renseignerait sur sa destination. Il ne leur
avait jamais accordé d'importance, pas plus qu'il n'avait cherché à les
décoder. Il n'en avait pas eu besoin pour que les choses se mettent en place
d'elles-mêmes. Ce n'était guère que parce que Samuel lui avait révélé leur
existence et la manière de les craquer qu'il les savait révélatrices d'une
position géographique. Peut-être qu'il était là, l'endroit où il reverrait Jayden.
Cette idée éclaircit ses perspectives à court terme et lui ouvrit l'appétit. Il ne
savait pas depuis combien de temps il n'avait pas mangé, mais son estomac
lui rappelait qu'il fallait désormais remédier à cette carence.
Noah enfila son blouson et fouilla dans chacune de ses poches, à la
recherche des quelques malheureux dollars qu'il lui restait encore. Ils
suffiraient pour un sandwich et un soda. Après cela, il n'aurait pas d'autre
choix que de se servir de sa carte de crédit, même si Jayden lui avait
déconseillé de le faire. Courait-il vraiment un risque à le faire ? Il passa
rapidement devant la réception et salua d'un signe de tête la vieille femme qui
se tenait derrière le comptoir. Elle n'avait pas l'air accueillant et ressemblait à
une maîtresse d'école « ancien modèle », certainement à cause des petites
lunettes posées sur son nez et de son regard bleu perçant. Quelque chose
l'intriguait chez elle. Son visage ne lui était pas tout à fait inconnu. Malgré
son petit gabarit, elle occupait tout l'espace. Il n'avait pas atteint la porte
d'entrée de l'établissement qu'il l'entendit l'appeler. Noah rebroussa chemin.
— Oui ? lui dit-il en arrivant à sa hauteur.
— Dites-moi, mon p'tit, combien de temps comptez-vous rester,
finalement ?
— Heu… Je n'en sais trop rien, madame, deux ou trois jours, tout au plus.
Ça vous pose un problème ?
— Non. Mais, lorsque vous êtes arrivé, vous m'avez dit que vous ne
resteriez qu'une nuit.
— Et donc ? demanda Noah qui ne comprenait pas où elle voulait en venir.
— Eh bien, nous en sommes à la cinquième et je dois prendre une empreinte
de carte de crédit. Je ne l'ai pas fait la dernière fois parce que vous avez payé
votre nuit à l'avance et en espèces en me disant repartir le lendemain.
— Cinq nuits ? répondit Noah, incapable de contenir sa surprise. Cinq nuits,
vous êtes certaine ?
— Catégorique, mon p'tit. Ah, c'est sûr, vous êtes un garçon discret ! Mais
vous êtes encore là. Auriez-vous des difficultés pour payer ?
— Non… C'est pas la question.
Comment avait-il pu séjourner dans cet hôtel aussi longtemps sans en avoir
gardé le moindre souvenir ? Il avait l'impression d'être arrivé la veille, juste
après s'être cassé le nez devant la porte du fameux Kyle. Il ne pouvait pas
avoir dormi pendant cinq jours. Rien de ce qui sortait de l'ordinaire ne
pouvait plus le surprendre. Mais il y avait là quelque chose qui lui échappait.
— Alors, pourquoi vous avez l'air tellement surpris ?
— Parce que le temps est passé plus vite que je ne l'aurais pensé ! répondit
Noah pour couper court. Je vais remonter dans ma chambre chercher ma carte
de crédit.
— Ne vous donnez pas cette peine. Vous m'avez l'air d'un garçon à qui on
peut faire confiance. Vous me la donnerez demain, ou plus tard, lorsque vous
repartirez.
— Merci… C'est gentil de votre part, madame ! Puis-je abuser de votre
gentillesse et vous demander où je pourrais acheter quelque chose à manger ?
— Vous sortez et vous prenez sur votre gauche. À deux cents mètres, vous
tomberez sur une supérette ouverte jusqu'à minuit.
— OK, merci !
Noah était certain d'avoir vu cette femme quelque part. Il ne pouvait pas se
résoudre à tourner le regard et à quitter le comptoir sans l'avoir resituée.
— Autre chose, mon p'tit ? lui demanda-t-elle, consciente qu'il la
dévisageait.
— Je me demandais… On ne s'est pas déjà croisés quelque part ?
— Si vous êtes déjà venu à Brooklyn, ça se peut. Dans le cas contraire, qui
sait ?
— Je n'y suis jamais venu. Je dois me tromper.
— Autre chose ? dit-elle alors qu'il ne bougeait toujours pas.
— Je ne sais pas si je vais être très clair, mais est-ce qu'il s'est passé quelque
chose de particulier pendant ces derniers jours ? Je veux dire, quelque chose
qui me concernerait et dont vous vous seriez rendu compte ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas… N'importe quoi !
— Hormis votre discrétion, je n'ai rien à signaler. Mais j'ouvrirai l'œil.
— Merci, madame.
— Appelez-moi Abigayle. Ce sera moins formel.

*
Noah revint à l'hôtel après avoir troqué ses derniers dollars contre quelques
victuailles. Abigayle n'était plus derrière son comptoir. Cette femme lui
faisait le même effet que le journal du prêtre : il avait l'impression qu'elle
n'était pas là pour rien. Une impression assez confuse, qui ne reposait sur rien
de tangible, mais qui lui collait à la peau. De toute façon, rien n'était clair
depuis son réveil. Les glucides et les lipides qui saturaient les denrées qu'il
allait engloutir l'aideraient à se réimplanter dans le concret. Il regagna sa
chambre et s'affala sur le lit après avoir allumé la télé.
Manger lui faisait du bien, même s'il n'y avait rien de gastronomique à son
menu. Il s'étonnait de la sensation que lui procuraient les aliments. Ils avaient
un goût intense, comme s'il les découvrait pour la première fois, un goût de…
neuf. C'était le qualificatif le mieux adapté à ce qu'il ressentait. Tu débloques,
vieux, pensa-t-il. Des sandwichs bon marché et du soda, il en avait avalé plus
que de raison. Sauf à être avariés, comment parvenaient-ils encore à le
surprendre ?
Cinq jours ! Cinq jours avaient disparu de sa carte mentale. Ses souvenirs
les plus nets s'arrêtaient au moment où il s'était présenté à la réception, le
premier soir. En se concentrant, il parvenait encore à se voir rejoindre sa
chambre et s'asseoir sur le lit, épuisé par une journée à déambuler dans
Brooklyn. Ensuite, plus rien. Le monde disparaissait derrière une éclatante
blancheur. Jusqu'à ce froid intense, cette chambre et ce rêve étrange qui avait
précédé son réveil. Toutes les tentatives pour remplir le vide entre ces deux
moments s'avéraient vaines. Un détail parmi les événements dont il se
souvenait avec précision lui revenait en tête. Au moment de payer sa
chambre, il se voyait tendre un billet de cinquante dollars à une petite main
boudinée. Il n'avait pas prêté attention à la personne qui se trouvait à l'autre
bout du bras. Mais, inconsciemment, sa mémoire avait enregistré le visage de
l'individu et le faisait rejaillir des étages inférieurs de ses souvenirs. Comme
s'il devait savoir qui l'avait reçu ce fameux soir. Il levait les yeux sur un
garçon à l'air jovial et aux joues bien rondes qui frôlait l'obésité. En
apparence, il n'y avait rien dans ce souvenir qui pût lui être d'une quelconque
utilité. Alors, pourquoi ce détail prenait-il le pas sur tout le reste ?
La sonnerie de son téléphone le fit sursauter et interrompit le cours de ses
pensées. Personne ne l'avait plus appelé depuis qu'il avait quitté les États-
Unis pour l'Abitibi. Il ne s'agissait pas d'un numéro figurant dans son
répertoire, sinon l'identité de l'appelant s'afficherait sur l'écran. Cette même
petite voix qui lui avait conseillé de ne pas attendre, passif, que Jayden le
retrouve lui enjoignait maintenant de ne pas répondre. Encore une impression
saugrenue. Pourtant, il laissa sonner jusqu'à ce que la messagerie se mette en
route, en regrettant de ne pas avoir réduit le temps nécessaire à son
déclenchement.
Qu'est-ce que ce réceptionniste venait faire dans ses souvenirs ?
Son téléphone retentit de nouveau.
Ne pas répondre.
Dix, neuf, huit, sept, six, cinq sonneries.
Ne pas répondre
Quatre, trois, deux, un… Messagerie.
Qu'est-ce qu'ils s'étaient dit pour que ce moment le marque ?
Téléphone.
Ne pas répondre.
Messagerie.
Mais comment pouvaient-ils s'être vus et parlé ?…
Téléphone.
L'envie lui prit de jeter l'appareil contre le mur.
… si c'était à Abigayle qu'il avait indiqué ne rester qu'une nuit ?
L'éteindre serait plus intelligent. Pourquoi ne le faisait-il pas ?
Lequel des deux avait-il vu ce premier soir ?
Pourquoi cette question semblait-elle si importante ?
Le téléphone retentit une fois encore. Excédé, il abandonna l'incohérence
qu'il tentait de démêler et, malgré un dernier avertissement de la petite voix
pour l'empêcher de faire cette erreur, décrocha.
— Allô ?
— Noah ?
Son sang se figea, comme congelé par cette voix qu'il ne connaissait que
trop bien. Ainsi, le démon n'était pas retourné en enfer. Il ne savait pas s'il
devait parler ou raccrocher et s'enfuir à l'autre bout du pays. Même si loin, de
toute façon, il ne se sentirait pas encore en sécurité. Parce qu'il savait que le
démon se présenterait de nouveau sous les traits d'un ange. Parce qu'il se
souvenait de l'emprise qu'il avait eue sur lui et il n'était pas persuadé que,
sans l'aide de sa Vertu, il pourrait résister. Il ne devait pas lui parler. Il ne
devait pas l'écouter. Il ne devait rien faire qui puisse l'emprisonner dans les
charmes malsains de cet individu. Une seule chose s'imposait, la plus simple
qui soit, la plus censée : raccrocher. Il allait donc mettre un terme à cette
communication, puis il bloquerait le numéro de sorte qu'il ne puisse plus
recevoir d'appels ou de SMS.
— Lui-même.
Pourquoi faut-il que les drogues auxquelles vous avez touché vous
sensibilisent à jamais alors qu'il en faut si peu pour succomber de nouveau ?
Une addiction ne s'efface jamais totalement. Elle se tait, étouffée par votre
volonté, distancée par votre capacité à oublier ses effets. Mais elle reste en
embuscade, jusqu'à ce qu'une petite faiblesse vous renvoie à ses leurres.
— Tu te souviens encore de moi ?
Noah resta silencieux quelques instants, feignant de ne pas avoir reconnu
son interlocuteur alors que rien n'aurait pu lui faire oublier qui il était.
— Pas sûr. Vous êtes qui ? mentit-il éhontément.
— C'est Doug… Douglas ! T'as quand même pas oublié ?
— Ça remonte loin. Tu ne fais plus partie des gens auxquels je pense.
— Je suis content de t'entendre ! Ça fait tellement longtemps…
— Qu'est-ce que tu veux, Doug ?
(Blanc.)
— Je voulais juste… prendre de tes nouvelles… savoir ce que tu étais
devenu, répondit Douglas dont la voix trahissait quelque chose que Noah
assimilait à (ou confondait avec) de la peine.
— Plus de deux ans après avoir disparu ?
— Je sais ce que tu penses et je n'ai rien fait pour que tu puisses te faire une
autre idée de ce qui s'est passé, mais… je n'ai pas disparu il y a deux ans.
Cette fois, Noah ressentit une forme de malaise (coupable ?) dans la voix.
— Ah non ? T'appelles ça comment, toi ?
— J'ai voulu te protéger. C'est tout.
Noah ne put réprimer un petit rire nerveux.
— Me protéger de quoi ?
— De toutes mes conneries. Si je t'avais raconté, je t'aurais exposé.
— C'est un peu facile, non ? Tu n'étais pas obligé de te volatiliser.
— Je n'ai pas eu le choix.
— On a toujours le choix.
— Sauf quand on t'envoie en cabane pour deux ans.
Noah fut pris de court. Il n'avait jamais envisagé cette hypothèse, convaincu
que Douglas s'était contenté de fuir et de le laisser en plan. À moins que son
incarcération ne fût qu'un mensonge de plus, Douglas était en train de réécrire
l'histoire. Et Noah avait peur des réinterprétations qu'il lui faudrait faire si ce
« détail » était vrai. Mais, pour l'heure, il n'avait pas envie de lui laisser le
bénéfice du doute. Car le doute fonctionnait chez lui comme une gangrène
galopante. Il le dévorait, centimètre par centimètre, jusqu'à ce qu'il ne reste
plus rien de ses certitudes (et des résolutions qui en découlaient).
— OK, je suis désolé. Mais je ne vois pas bien ce que je peux faire pour toi.
— Peut-être m'accorder une heure ou deux de ton temps…
(Blanc.)
— Pour quoi faire ?
— Pour discuter… pour t'expliquer. Ça fait plus de deux ans que j'attends de
te revoir. Pour moi, les choses n'ont pas changé.
Voilà ce que Noah ne voulait pas entendre. Surtout pas maintenant, alors
qu'il se sentait au milieu du gué, sans savoir quoi faire ni où aller. C'était à
croire que Doug n'avait pas choisi son moment par hasard. Le démon ne
devait pas revenir dans sa vie, même pas en passant par la fenêtre. La seule
chose qui comptait, c'était de retrouver Jayden.
— Pour moi, si ! Et puis, je ne suis même plus en Floride.
— Je ne te demande pas la lune. Juste une heure, le temps de parler. Je viens
jusqu'à toi si tu veux. Je suis à New York aussi.
(Blanc.)
Comment Douglas savait-il qu'il était à New York ?
— Qu'est-ce qui te fait dire que j'y suis ?
— J'en sais rien. J'ai dit ça par hasard.
— Par hasard ? Sur les milliers de villes que compte le pays, tu te retrouves
dans celle où je viens d'arriver ?
— Comment j'aurais pu le savoir ? Pour info, je viens de te dire d'où je sors.
New York était plus à même de nous réunir qu'un trou au fin fond de
l'Arkansas, non ?
— Sûrement… répondit Noah sans grande conviction, persuadé que le
hasard n'avait rien à voir avec tout ça.
— J'ai besoin de te parler, Noah. S'il te plaît. Je te demande juste une heure.
Si t'as pas confiance, ne me donne pas ton adresse, mais alors rejoins-moi à
l'hôtel où je crèche.
Que risquait-il à le rencontrer ? Son opinion sur Douglas était faite et elle
avait peu de chances d'évoluer. Même sans sa Vertu, il était assez fort
aujourd'hui pour ne pas céder au chant des sirènes. Et puis, il y avait Jayden.
La simple évocation de son nom suffisait à lui faire comprendre que son
avenir ne se cachait pas parmi les démons de son passé. Il ne risquait donc
pas grand-chose, si ce n'était de devoir supporter le sentiment d'avoir cédé à
la demande de Douglas.
— Tu es où ?
— À Manhattan. Au Chelsea Pines Inn, sur la Quatorzième, 317 West.
— Je t'y retrouverai demain à quinze heures. Attends-moi devant !
— Merci ! Ça me fait plaisir.
Noah raccrocha sans même le saluer. Si on le lui avait demandé, il aurait été
incapable de dire pourquoi il avait finalement abdiqué. Mais, ce dont il était
sûr, c'était de s'en vouloir, en espérant que sa faiblesse ne lui porte pas
préjudice. Plus que de s'en vouloir, il avait peur. Car « peu » de chances
d'évoluer ne signifiait pas « aucune » chance d'évoluer. Et il savait Doug
capable de trouver les mots qui endorment la méfiance. Mais son séjour en
prison, qu'il évoquait comme une excuse à son silence et, plus
insidieusement, à son comportement, ne serait pas suffisant pour effacer tous
les mensonges qui avaient précédé. Son incarcération n'en était que la
conséquence et n'avait donc pas à le dédouaner de ses fautes. Fort de ses
conclusions, Noah se voulait serein : Doug ne l'aurait pas aux sentiments, ni à
la pitié ni à quoi que ce soit.
Afin de s'en convaincre, et peut-être aussi de mettre en place un garde-fou
qui le contraindrait à quitter New York (si d'aventure il lui prenait l'envie
dangereuse de faire durer son séjour), il allait décoder la seconde série de
coordonnées qui le concernaient dans le journal du prêtre. Il n'avait aucune
idée du lieu où elles le feraient atterrir. Mais il irait. Au pire, pour fuir Doug,
au mieux, pour retrouver Jayden. De toute façon, la raison de sa présence à
Brooklyn s'était envolée. Il n'avait plus rien à faire dans les parages. Ici ou
ailleurs, c'était la même chose. Et puis, ce n'était pas pour rien que ces
coordonnées lui étaient destinées.
Il se leva, éteignit la télé et se débarrassa du peu de nourriture qu'il lui
restait encore. Il saisit ensuite le journal du prêtre, son smartphone et le bloc-
note publicitaire que l'hôtel mettait à la disposition des clients dans chaque
chambre. Ainsi armé de tout ce qui lui était nécessaire, il revint s'installer sur
le lit et se lança à l'assaut de ces coordonnées.
L'Inde ne lui serait jamais venue à l'esprit. À tel point qu'il recommença
trois fois sa recherche en utilisant trois sites différents. Mais il n'y avait aucun
doute : ce fourbi le menait au centre de Delhi. Se rendre à l'autre bout de la
planète lui paraissait soudainement plus compliqué. Si cette ville ne sortait
pas tout droit du journal, il aurait abandonné l'idée de faire un tel voyage.
Mais ce document avait encore de l'influence. Et la confiance aveugle que
Noah accordait à son contenu lui permettait de lutter contre la tentation
d'ouvrir la porte à Douglas. Car il l'avait senti : quelque chose qu'il maîtrisait
mal le poussait vers lui.
L'Inde signifiait aussi qu'il ne pourrait pas partir aussi vite qu'il l'entendait.
Il devait d'abord réserver un billet et, surtout, obtenir un visa. Ces formalités
le cloueraient sur place quelques jours encore.
Lorsque la fatigue commença à lui engourdir les sens, il décida de remettre
ces tâches au lendemain. Une fois couché, il hésita un long moment avant de
fermer les yeux. Dormir lui faisait peur. Peur de réintégrer ce rêve si étrange
et de nouveau se retrouver prisonnier d'un caisson. Peur de se réveiller
ailleurs le lendemain avec les mêmes difficultés, pour se souvenir, que celles
éprouvées un peu plus tôt dans la soirée. Le sommeil parvint néanmoins à le
piéger dans ses filets. Ses pensées et ses sensations se firent plus floues. Il
avait l'impression très étrange de traverser une réalité instable, polymorphe,
dans laquelle sa place n'était pas tout à fait définie. Une réalité qui aurait le
pouvoir de le faire disparaître en un battement de cils.
25
Jayden n'avait rien vu de Paris. Sitôt leur avion posé à l'aéroport
international de Roissy-Charles-de-Gaulle, ils avaient sauté dans un bus-
navette qui les avait directement conduits à la gare Montparnasse. Il avait
compris que, de là, ils devaient d'abord rallier Nantes, une ville à l'ouest du
pays, et ensuite Noirmoutier, une île encore plus à l'ouest. Depuis Montréal,
Élise avait réservé le train de 12 h 23, ce qui leur avait donné le temps
d'avaler un café et un croissant. Jayden n'avait peut-être pas vu la capitale,
mais il s'était délecté de cette viennoiserie dont seuls les Français avaient le
véritable secret. Jusque-là, il n'en avait connu que d'imparfaites copies. Il n'y
avait guère que ceux de La Toulousaine, sur Bloomingdale, qui pouvaient
rivaliser. Souvent, en sortant de cours, il descendait sur Amsterdam Avenue
pour s'en acheter. Un qu'il mangeait sur-le-champ, l'autre qu'il gardait pour
son petit-déjeuner du lendemain.
Ils étaient arrivés à Nantes à 14 h 19 et avaient pris le car de 14 h 40 qui les
avait déposés à Noirmoutier-en-l'Île à 16 h 25. Mémoriser ces détails n'avait
aucun intérêt. Mais il s'agissait des seules informations qu'il comprenait sans
l'assistance d'Élise. Il ne s'était jamais rendu compte à quel point il était
difficile de s'intégrer dans un pays lorsqu'on n'en parlait pas la langue. Et,
pour le coup, il trouvait le français impossible.
Élise avait réservé deux chambres à l'hôtel Autre Mer, un charmant petit
établissement aux murs blancs et aux volets verts, situé à la périphérie
immédiate du centre-ville historique. Les chambres n'étaient pas immenses,
mais elles étaient agréables. Comparé aux hôtels américains dont il avait
l'habitude, celui-ci ressemblait davantage à une pension de famille, tout
comme l'était le Northern Cross qui, par association d'idées, s'était invité dans
ses pensées. Une petite pointe de nostalgie lui avait piqué le cœur. Edmond
lui paraissait si proche dans le temps et si loin dans sa vie.
Élise lui avait proposé d'aller chercher seule, pendant qu'il se reposait, la
voiture qu'elle avait louée (elle s'était vraiment occupée de tout). Il avait
accepté, pensant qu'elle souhaitait peut-être s'isoler un petit moment, puis
s'était affalé sur son lit, fauché par la fatigue due au voyage. Élise lui avait
semblé y être insensible tant elle faisait preuve d'énergie. Le retour au pays,
sans doute. Lorsqu'elle revint, quelque deux heures plus tard, il eut
l'impression d'avoir dormi des heures.
— Bien ! Je me suis renseignée pour savoir à quel moment on pourrait aller
à l'église où officiait le père Morand. Le curé qui l'a remplacé saura peut-être
nous dire où il a fini.
— OK. Et donc ?
— On a de la chance ! Sauf exception, il y a deux messes par semaine à
Saint-Nicolas. Une le jeudi à dix-huit heures et l'autre le dimanche à neuf
heures trente. Ça sera donc demain soir.
— La chance sera vraiment de notre côté si le curé peut nous aider.
— S'il ne peut pas, il y aura toujours quelqu'un d'autre pour nous tuyauter.
Tu sais, les insulaires savent tout sur tout le monde. Il suffit de tirer les
bonnes ficelles. Ce n'est pas à un journaliste que je vais apprendre ça.
— Un journaliste qui n'a jamais exercé, tu veux dire !
— Quoi qu'il en soit, je ne nous laisse pas plus de deux jours ici. On repart
vendredi soir au plus tard ! Demain, je réserverai les billets pour Delhi.
La détermination et le sens pratique dont faisait preuve Élise
impressionnaient Jayden. Ils vivaient une situation pour le moins surréaliste
et, pourtant, elle gérait les événements de façon très cartésienne. En pensant à
ses qualités, il se rendit compte, presque effaré, qu'il ne savait même pas ce
qu'elle faisait avant de devenir un Gardien.
— C'était quoi ton job avant de t'enfermer au Manoir ? lui balança-t-il de
but en blanc.
— Nous voici donc arrivés au moment des révélations…
— Tu m'avais dit que tu me raconterais.
— OK ! Mais devant un dîner, alors, parce que je meurs de faim ! Et si on a
envie de trouver quelque chose d'ouvert, mieux vaut se magner.

*
— J'allais commencer une carrière dans la Police…
— T'es sérieuse ? répondit Jayden, les yeux écarquillés.
— Pourquoi ? Ce n'est pas un boulot de fille ?
— Si, bien sûr ! Ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est seulement que je
ne t'imaginais pas là-dedans. À quelles fonctions tu te destinais ?
— Commissaire.
— C'est quoi l'équivalent américain ?
— Il n'y en a pas vraiment. Disons capitaine…
— Quand même ! Ce n'est pas banal. Comment t'en es arrivée à ce choix ?
— Difficile à dire. Je crois que c'est le fruit de toute une éducation…
— Raconte !
— Ça va être long.
— T'as mieux à faire ce soir ?
— OK, tu l'auras voulu ! On va remonter loin dans le temps… Mes parents
m'ont adoptée sur le tard. Mon père était militaire. Je pourrais utiliser le
présent, car, quand tu as été militaire pendant quarante ans, tu le restes jusque
dans la tombe. Son boulot et son grade les faisaient voyager sans cesse et ils
n'ont jamais voulu avoir d'enfant avant de pouvoir se poser. Ils estimaient que
l'éducation d'un gamin nécessitait un minimum de sédentarité. Quand le
moment est arrivé, des années plus tard, l'horloge biologique de ma mère
avait tourné et les médecins lui ont déconseillé une grossesse tardive. Ils se
sont donc orientés vers l'adoption et c'est de cette manière que j'ai débarqué
dans leur vie.
» Évidemment, avec un papa militaire, de la vieille école en plus,
l'éducation que j'ai reçue a toujours été assez stricte, même si ma mère en
atténuait les effets. Malheureusement, lorsque j'ai eu douze ans, un cancer l'a
emportée en quelques mois. Et là… tout a changé !
Élise fit une pause, le regard perdu dans le fond de son assiette, comme si le
fait de remonter le cours de sa vie lui était pénible. Jayden allait lui proposer
de changer de sujet lorsqu'elle redressa la tête et, sur un petit sourire, reprit
son histoire.
— Mon père ne s'est jamais remis d'avoir perdu sa femme et il n'a pas su
exprimer sa peine autrement qu'en se forgeant une armure en titane d'où rien
ne sortait et à laquelle rien n'avait plus accès. Réaction assez classique, tu me
diras… sauf lorsqu'elle dure des années. Et il a tout fait pour que j'adopte la
même stratégie.
» Au début, j'ai pensé qu'il voulait me rendre plus forte, plus dure à la vie,
plus hermétique au chagrin. Alors, en grandissant, je suis devenue celle qu'il
voulait. J'ai tout fait pour lui ressembler, pour faire comme lui. Je me suis
inscrite dans son sillon. Je me suis mise à exceller, au collège, puis au lycée,
à faire du sport, beaucoup de sport. D'endurance, de combat. Je suis devenue
championne de boxe, de self-défense. Aucun obstacle ne me faisait peur ni ne
me résistait… J'étais devenue une guerrière, inapprochable, intouchable.
J'étais surtout devenue une fille complètement fermée aux autres. En fait,
pendant toute mon adolescence, je n'ai fait que me planquer derrière ma
dureté, comme mon père se planquait derrière la sienne. Mais moi, je cachais
une gamine qui avait besoin d'amour. Lui, il cachait un père incapable d'en
donner.
» Au final, j'ai compris qu'il cherchait moins à faire de moi une fille solide
qu'à éviter de devoir supporter ma peine. Il en aurait été incapable. Me
transformer en Valkyrie était le meilleur moyen d'éviter ça. Je ne lui en ai pas
voulu… Enfin, je crois. Rétrospectivement, je me demande si, au bout du
compte, il n'avait pas réussi à endormir ma capacité à ressentir, à vibrer aux
autres, y compris à lui.
» Puis, avec le temps, mon armure a fini par se fendre, car ce besoin d'aimer
et d'être aimée, que j'avais en moi et que toute personne normale a en elle, est
devenu plus puissant que le carcan dans lequel je vivais depuis si longtemps.
Quand j'ai constaté que celle de mon père restait impénétrable, je me suis
demandé s'il n'avait pas perdu sa capacité à aimer, et pour de bon. Mais je n'ai
pas voulu y croire.
» Libérée de cette armure, je me suis enfin écoutée. Ou, plutôt, j'ai écouté
mon cœur, ravie de savoir qu'il pouvait encore me parler. Et il m'a sommée
de ne pas embrasser une carrière dans l'armée, comme j'avais prévu de le
faire. La Police m'est apparue comme le corps de métier qui me correspondait
le mieux et, surtout, qui me faisait vraiment envie. Je te passe le détail de ma
formation, mais c'est comme ça que j'ai fini par intégrer l'École nationale
supérieure de la Police… Et c'est là-bas que j'ai croisé la route d'Alexandre.
Jayden regardait Élise fixement, ébahi, incapable de réagir à ce qu'il venait
d'entendre. Le passé de cette fille était aux antipodes de l'idée qu'il aurait pu
s'en faire s'il avait voulu y penser. Il se demandait ce qu'il allait encore
apprendre qui pût expliquer la personne qu'elle était devenue aujourd'hui. Son
histoire avait fait grandir l'intérêt qu'il lui portait, non pas dans sa composante
sentimentale, déjà soutenue, mais dans sa composante intellectuelle, qu'il
découvrait sous un nouveau jour. L'opposition qu'il y avait entre la fille du
Manoir et la fille au caractère d'acier devenue flic était fascinante.
— J'imagine qu'Alexandre a été le premier garçon qui a marqué ta vie ?
— On peut le dire. Il y en a eu beaucoup d'autres avant, mais je ne me suis
jamais investie. Je suis tombée amoureuse d'Alex très vite. C'était un garçon
hors du commun. De quatre ans mon aîné, déjà en poste, promis à une belle
carrière. J'ai mis un moment avant de révéler à mon père que je le
fréquentais. Je voulais être certaine que ce soit le bon parce que je savais à
l'avance qu'il serait passé au crible. Je pense qu'en le lui disant,
inconsciemment, je lui ai montré à quel point j'étais enfin heureuse. Heureuse
comme il n'avait pas l'habitude de me voir, heureuse comme il ne me
connaissait pas et ne m'avait sûrement jamais connue. Mais il n'a pas voulu le
rencontrer. Il m'a juste dit que c'était ma vie. Et là, Jayden… en quelques
mots, il a fait voler en éclats l'illusion derrière laquelle je me réfugiais depuis
trop longtemps pour le considérer encore comme un père. J'ai compris qu'il
était mort en même temps que ma mère et que, depuis le drame, il n'avait plus
été qu'un automate, une coquille vide. Il n'y avait plus d'amour en lui. Il ne
pouvait ni voir ni accepter celui qu'il y avait dans le cœur des autres, même
pas celui qu'il y avait dans le cœur de sa propre fille. Le monde lui était
devenu totalement étranger. Sa fille lui était devenue étrangère. Et j'ai senti le
poids immense de l'adoption me tomber dessus. Je me suis demandé si les
choses auraient été différentes si j'avais été sa vraie fille. Je n'ai pas voulu
trancher. La question était devenue sans intérêt. Alors, j'ai récupéré toutes les
affaires que j'avais encore chez nous et j'ai claqué la porte derrière moi, sans
un mot, sans une larme. Je n'éprouvais plus rien pour ce père factice qui,
finalement, devenait la première victime – et Dieu merci la seule – de la
sécheresse affective dans laquelle il m'avait plongée.
— Waouh !… fit Jayden, à court de qualificatifs. Il n'a pas cherché à
reprendre contact avec toi ?
— Une seule fois. J'y reviendrai.
— OK. Et qu'est-ce que tu as fait après avoir claqué la porte du domicile
familial ?
— J'ai réintégré la chambre que je louais dans la zone où se situait mon
école, le temps de digérer la décision que j'avais prise à l'égard de ma seule
famille. Puis, je me suis installée chez Alex où j'ai goûté au bonheur…
Jusqu'à ce que les choses déraillent, de nouveau. Comme si ce bonheur, je n'y
avais pas droit.
— Ne te sens pas obligée de continuer si c'est pénible.
— Un mois plus tard, mon père mettait fin à ses jours.
— Oh merde ! Je suis désolé.
— Quelques jours avant de commettre l'irréparable, il a cherché à me
joindre, mais je n'ai pas voulu répondre à son appel. Je n'avais rien à lui dire
et j'étais loin de m'imaginer ce qu'il envisageait de faire. Je me suis longtemps
demandé ce qu'il m'aurait dit si j'avais décroché. Je me suis surtout demandé
si une conversation avec moi l'aurait fait changer d'avis. Mais, au fond, je
crois que rien n'aurait pu l'empêcher de rejoindre ma mère. Je me suis alors
convaincue qu'il voulait s'excuser et peut-être obtenir une certaine forme
d'absolution de ma part. À l'époque, j'aurais été incapable de te dire si j'avais
de la peine. Sur le moment, j'ai ressenti quelque chose qui y ressemblait sans
être certaine qu'il ne s'agissait pas d'un douloureux sentiment de frustration.
Aujourd'hui, je peux te dire que ce n'était pas de la peine. Car la peine, la
vraie, celle qui m'a mise à genoux, est venue quelque temps plus tard, après
qu'Alex s'est mis à bosser sur une affaire dont il ne pouvait pas me parler.
Une affaire qui le perturbait sérieusement. Il était incapable de se détendre,
dormait mal, faisait des cauchemars. J'ai essayé par tous les moyens de savoir
de quoi il en retournait, mais j'ai fait chou blanc. Il m'opposait
systématiquement une fin de non-recevoir en me répétant qu'il n'avait pas le
droit d'en parler. Avec le recul, je ne sais pas s'il ne pouvait ou s'il ne voulait
pas m'en parler.
» Une nuit, alors qu'il était en service, il m'a appelée, très nerveux, et m'a
demandé de l'attendre devant le portail de la maison, dans le noir. Il n'a pas
voulu m'en dire davantage par téléphone. J'ai obtempéré. Puisqu'il était en
service, je m'attendais à le voir débarquer dans une voiture de police. Mais il
était au volant de sa propre voiture – ce qui m'a semblé bizarre – et quelqu'un
que je ne connaissais pas l'accompagnait. Lorsqu'il a ouvert sa portière, le
plafonnier s'est allumé et j'ai pu voir que le passager en question était une
femme. Une belle femme, la petite trentaine, les cheveux longs. Elle m'a
vaguement souri, mais n'est pas descendue de voiture. Lui en est sorti et m'a
fait signe de le rejoindre à l'arrière du véhicule. Avant qu'il n'ouvre le hayon
de la malle arrière, je lui ai demandé de ralentir la cadence, de me dire ce qui
se passait et qui était cette femme qui l'accompagnait. Il m'a donné un nom
que je n'ai pas retenu, m'a dit qu'elle travaillait « dans la protection animale »,
ce qui en soi ne voulait rien dire, et qu'elle collaborait avec lui sur une affaire
de trafic d'animaux. Sur le moment, je n'ai pas cherché à en savoir davantage.
Ce n'était ni le moment ni l'endroit. Puis il a ouvert le hayon… Je te laisse
deviner ce qui en est sorti…
— Ton singe…
— Dans le mille, Émile ! répondit Élise en français. Il m'a demandé de ne
pas avoir peur – c'est à croire qu'il me connaissait bien mal, car un singe
n'était pas de nature à m'effrayer, mais plutôt à me fasciner –, de rentrer
l'animal dans la maison et de ne plus en sortir jusqu'à ce qu'il soit de retour. Il
m'a promis de m'expliquer et a ajouté que la situation était transitoire, que lui
et la femme dans la voiture lui trouveraient très vite un autre point de chute,
mais qu'il ne pouvait pas le laisser là où il était. Il m'a embrassée et est reparti
aussi vite qu'il était arrivé.
» J'ai passé le reste de la nuit à observer le singe. Au petit matin, savoir d'où
il venait ne m'intéressait déjà plus. Je ne te fais pas un dessin, l'Émanation
avait déjà commencé son travail sur moi, et les premiers effets de ma Vertu
se sont très vite manifestés. La seule chose dont j'avais envie, c'était qu'Alex
rentre. Je n'avais pas aimé l'inquiétude que j'avais pu lire dans son regard
avant qu'il ne remonte en voiture. Mais il n'est pas rentré.
» Personne n'est jamais venu me dire que, cette nuit-là, il était mort dans
l'exercice de ses fonctions. Administrativement parlant, je n'étais rien pour
lui. Seule sa famille avait été avertie. Après toute une journée passée à
essayer de le joindre, j'ai compris qu'il s'était passé quelque chose et j'ai dû
aller chercher l'information moi-même. Évidemment, il était interdit de
révéler à l'inconnue que j'étais quoi que ce soit des circonstances du décès.
» Intérieurement, j'étais anéantie. Mais je n'avais pas le temps de m'apitoyer
sur mon sort. Il fallait que je quitte la maison et, surtout, que je trouve quoi
faire du singe. Par chance, la sœur d'Alex, que je ne connaissais que de nom,
m'a proposé de rester jusqu'à la fin du mois, le temps que je me retourne.
Après tout, le loyer avait été payé. Un soir, elle m'a invitée à aller prendre un
café pour discuter un peu de son frère. Elle m'a posé tout un tas de questions
sur ses dernières semaines et sur les circonstances du décès. Elle ne semblait
pas en savoir beaucoup plus que moi. Je lui ai dit tout ce que je savais, donc
pas grand-chose. Mais je ne lui ai pas parlé du singe. J'ai failli, à plusieurs
reprises. Mais l'animal m'en a empêchée. C'est à ce moment-là qu'il est entré
dans ma tête et que j'ai commencé à voir les choses autrement. Quelques
jours plus tard s'opérait le Transfert et Damone frappait à la porte de la
maison. La suite, tu la connais…
» Jayden ? Je t'ai perdu en route ? dit Élise, constatant qu'il n'était plus tout à
fait avec elle.
Et le fait est qu'il avait décroché depuis un petit moment. Son esprit se
trouvait piégé dans un détail dont il n'arrivait plus à se défaire. Quelque chose
qu'il avait déjà entendu dans les dires de Samuel et de Noah lorsqu'ils lui
avaient raconté leur histoire. Quelque chose qui le renvoyait également à son
propre vécu. Un détail qu'il n'aurait jamais relevé s'il n'avait pas été si
curieusement récurrent.
— Je n'étais pas loin derrière toi. Tu n'as jamais su qui était la femme qui
accompagnait Alex ce fameux soir ?
— Non. Il m'a dit son prénom, mais, à ce moment-là, j'avais la tête ailleurs.
Pourquoi ? Ça a de l'importance ?
— Je ne sais pas. Mais, d'après ce que tu m'as raconté, c'est elle qui,
indirectement, a fait entrer le singe dans ta vie. Et j'ai l'impression qu'elle
ressemblait à la femme par laquelle Sam et Noah ont eu accès à leur propre
singe ; cette femme qui les a recrutés là où ils bossaient avant de rejoindre le
Manoir. Tous les trois, vous avez utilisé les mêmes mots pour la décrire.
— Oui, enfin, d'un autre côté, des femmes de trente ans, minces, jolies et
aux cheveux longs, il y en a des palanquées.
— Sam et Noah ne sont pas les seuls à avoir croisé une femme de ce type au
moment où les singes sont entrés dans leur vie. Il m'est arrivé la même chose
à Edmond. Je m'en souviens comme si c'était hier et je l'aurais décrite comme
ils l'ont fait.
— Tu te souviens de son nom ?
— Je ne pense pas pouvoir l'oublier un jour : Mandi Weaver.
Le visage d'Élise se délesta de toute expression. Ses yeux et ses lèvres se
figèrent. Il y avait fort à parier qu'elle n'entendait pas ce nom pour la première
fois.
— Nom de Dieu, Jayden… C'est le nom qu'Alex m'a donné. Je ne m'en
serais jamais souvenue toute seule si tu ne l'avais pas prononcé. Qui est cette
femme ?
— Dans mon histoire, Mandi Weaver est la sœur de quelqu'un que j'ai été
rejoindre à Edmond. Elle vit et travaille à Syracuse. C'est une activiste
animalière qui a libéré mon singe du laboratoire dans lequel il se trouvait et
qui l'a planqué à Edmond. Dans vos histoires, j'ai l'impression que c'est une
tout autre personne. Une personne différente dans chaque scénario.
— Comment est-ce possible ?
— Je n'en ai aucune idée. Mais, en si peu de temps, il me semble difficile
d'occuper quatre postes sur deux continents. Damone m'avait dit qu'elle
faisait partie, comme d'autres, de ces Soldats de la Confrérie qui œuvraient à
la réunion des Gardiens et de leurs Émanations. Il vous en a déjà parlé ?
— Oui. Il nous a toujours dit que chacun de nos univers était émaillé de
personnes qui avaient pour but de favoriser l'avènement de ce que nous
représentions.
— Et qu'une fois les Transferts achevés, ces personnes et toutes celles qui
avaient côtoyé les Émanations oubliaient.
— Exact.
— Alors, comment est-il possible qu'on retrouve Mandi dans le scénario de
plusieurs Gardiens ?
— En théorie, ça ne se peut pas. À moins qu'Emilio n'ait menti et que ces
Soldats n'oublient pas.
— Que Damone ait menti ou non, ça n'explique pas comment, il y a deux
ans, Mandi Weaver aurait pu se trouver en même temps en France avec
Alexandre et en Floride avec Noah. Quelque chose ne colle pas.
— Tu crois qu'on se fait des idées en imaginant qu'il s'agit de la même
femme ?
— Des femmes différentes qui se ressemblent toutes, dont deux au moins
portent les mêmes nom et prénom, qui traversent la vie de quatre Gardiens –
et peut-être davantage – au moment où les Émanations entrent en scène ? Ça
serait quand même un sacré hasard, non ?
— Tu as raison. Ça ne colle pas… acquiesça Élise.
— S'il n'y avait que ça. Tu vois, ce détail aggrave l'impression d'irréalité que
cette histoire me laisse. J'ai vraiment le sentiment de me balader dans un
décor en carton.

*
Lorsque le serveur vint les avertir que l'établissement allait fermer, ni Élise
ni Jayden n'avaient conscience qu'il était déjà si tard. Ils n'avaient pas vu le
temps passer. À l'extérieur, la température était descendue d'un cran et un
vent de tous les diables s'était mis à souffler sur l'île. Ils regagnèrent l'Autre
Mer en moins de quinze minutes, traversant à la hâte les rues désertes du
centre-ville. Chemin faisant, Jayden repensa à ce qu'Élise avait enduré. La vie
ne l'avait pas gâtée et il se sentait désolé pour elle. Était-ce pour cela qu'elle
avait reçu l'Humanité comme Vertu ? Existait-il une logique dans la
distribution des rôles ?
L'histoire des Gardiens militait en ce sens. Leur passé n'était pas étranger
aux Vertus qu'ils avaient reçues. Ce passé faisait en sorte qu'ils les vivaient
comme des miracles leur permettant de dépasser leur condition. De là leur
venait la certitude inébranlable que ces Vertus changeraient le monde –
comme elles avaient changé le leur – et qu'elles devaient être partagées. Les
Gardiens ne pouvaient pas imaginer rejeter l'idée même d'un tel partage, au
motif que les Hommes ne le méritaient pas, précisément parce que le
changement viendrait de ces Vertus. Encore fallait-il l'amorcer.
Qu'y avait-il alors, dans son passé, qui justifiait le rôle qui lui avait été
attribué ? Bien des années avant qu'il n'arrive à New York, lorsqu'il était
encore adolescent, le choix – celui qui orienterait sa vie – avait eu une tout
autre résonance pour lui. Celle de devoir vivre, ou non, son homosexualité. À
l'époque, il ne s'agissait même pas de savoir s'il allait la vivre ouvertement ou
dans le secret, mais s'il allait la vivre tout court ou l'enterrer comme si elle
n'existait pas. Il se souvenait des premières prêcheries auxquelles il s'était
intéressé sur le sujet. La plupart affirmaient que cette « déviance » résultait
d'un choix. Pour renouer avec la « normalité », les homosexuels devaient
faire le choix inverse, le choix de Dieu, seule voie en mesure de chasser les
pensées et les désirs impurs qui hantaient leurs esprits. Fort heureusement,
d'autres voix au sein de l'Église n'étaient pas aussi radicales et ne
considéraient pas l'homosexualité comme un choix, a fortiori contraire aux
commandements divins. Ce fut évidemment la théorie qu'il avait préféré
retenir. Car il avait compris qu'en enterrant son orientation sexuelle, c'est lui
tout entier qu'il aurait enterré. Il avait donc choisi de ne pas l'ignorer. Mais il
n'avait pas été jusqu'au-boutiste, conscient de l'univers socioculturel dans
lequel il grandissait. Il avait choisi de vivre cette orientation dans le secret,
jusqu'à ce qu'elle puisse librement exister. Des années plus tard, il n'avait pas
trouvé meilleur endroit que New York pour cela.
Étaient-ce les choix qu'il avait dû faire pour lui-même qui l'avaient
conditionné à devenir le Gardien du Choix ?
— Je t'ai encore perdu ! lui dit Élise en arrivant devant la porte de sa
chambre.
— Ah ! désolé ! Je pensais à tout ce qu'on s'est dit. Peut-être que, demain,
on y verra plus clair. En tout cas, je ne suis plus en état de réfléchir ce soir.
Merci de t'être occupée de tout, Élise, répondit-il en l'étreignant.
— Avec plaisir, mon petit New-Yorkais. Repose-toi bien ! conclut-elle en
se surprenant à faire durer l'étreinte.
Elle avait une furieuse envie de l'embrasser. Une envie qui ne cessait de
croître depuis le jour où elle l'avait vu sortir de la voiture, devant le Manoir.
Sa beauté l'avait subjuguée et exerçait encore sur elle une attraction animale
qu'elle réprimait avec difficulté. Mais, aujourd'hui, sentir son corps contre le
sien pour la première fois était sur le point de la faire chavirer. Jayden
ressentait le frisson qui la parcourait. Sans le vouloir, ses mains, ses doigts le
lui transmettaient. Il relâcha son étreinte et plongea ses yeux dans les siens.
Un sourire lui fendit les lèvres. L'estocade ! Elle approcha ses lèvres des
siennes et l'embrassa, timidement, dans les premiers instants. Mais, constatant
qu'aucun mouvement de recul ne venait interrompre son initiative, le baiser
se fit fougueux. À vrai dire, elle ne lui avait pas laissé le temps de réagir. Ses
mains se firent plus fermes sur le corps de Jayden. Tous ses sens étaient en
ébullition. Elle avait envie de lui comme jamais elle n'avait eu envie d'un
garçon auparavant, pas même d'Alexandre qu'elle avait toujours considéré
comme l'homme de sa vie. Pendant une fraction de seconde, elle fut effrayée
par la puissance et la fulgurance de son désir. Comme s'il n'émanait pas
entièrement d'elle-même. Comme si, par ce simple baiser, Jayden avait libéré
ses instincts de tous les interdits de son surmoi. Elle n'allait plus le lâcher,
jusqu'à l'avoir possédé. Sans se défaire de cette étreinte qu'elle aurait voulue
éternelle, elle ouvrit la porte de sa chambre et l'attira à l'intérieur comme dans
un piège dont elle ne le laisserait pas s'échapper. L'entreprise d'Élise,
tellement spontanée, tellement inattendue, priva sa proie de toute réflexion.
Tout allait trop vite. Jayden avait perdu le contrôle, comme dans une chute
que l'on ne peut plus arrêter. Seul son corps réagissait et il le faisait à la
hauteur de la sollicitation experte dont il était l'objet.

*
Élise regardait Jayden dormir. Elle admirait son torse sculpté et détaillait les
lignes harmonieuses de son visage. Ses lèvres étaient peut-être la partie dont
elle ne se lasserait jamais. Elle les avait littéralement dévorées. Pendant qu'il
lui faisait l'amour, Élise avait senti quelque chose déraper en elle. Son désir
était allé au-delà de la possession charnelle. Elle s'était sentie le vouloir corps
et âme. Dans ce dessein, la partie d'elle-même qu'elle contrôlait l'avait
renvoyée à leur condition respective. Jayden était gay et son cœur appartenait
à un autre. Quant à elle, cette forme de possession ne cadrait pas avec sa
personnalité. Ce qu'ils vivaient n'était rien d'autre qu'un accident dû aux
circonstances. Mais une autre partie d'elle-même, celle dans laquelle était né
ce désir d'absolu, celle dont elle ignorait l'existence et dont l'éclosion l'avait
effrayée, ne s'était pas embarrassée d'une logique qui la desservait. Elle l'avait
transformée en prédatrice et lui avait soufflé tout ce qu'elle devrait faire pour
retenir sa proie sans que la volonté de celle-ci entre en ligne de compte. Elle
devrait l'étourdir dans l'étreinte charnelle et construire le cocon qui
l'emprisonnerait. Elle devrait l'empêcher de poursuivre sa quête, lui ôter tout
espoir de revoir Noah. Elle devrait le sortir de son rôle de Gardien et devenir
son unique perspective, son alternative, dans la vie ou dans la mort. À ce
prix-là seulement, il lui appartiendrait.
Galvanisée par le poison qui lui avait infiltré l'esprit, Élise avait serré plus
fort ses jambes autour de Jayden et avait enfoncé ses ongles dans sa peau.
Elle avait senti le corps de son amant réagir à ses stimuli. Mais cette zone
d'elle-même qui contrôlait encore ses pensées et ses pulsions avait lutté
contre ces perspectives qui ne pouvaient pas lui appartenir. Et elle avait réussi
à les priver de sens et d'avenir au moment où elle s'était dit avec
suffisamment de force qu'elle n'était pas cette fille et qu'elle ne voulait pas le
devenir. Le poison avait déserté ses pensées au moment où elle et Jayden
avaient fusionné dans un orgasme synchrone.
Pour Élise, cette scène d'amour avait été une scène de combat. Un combat
entre elle-même et quelque chose de totalement étranger à son moi, qui avait
tenté de se servir d'elle pour écarter Jayden de la route qu'il devait emprunter.
Elle n'avait pas aimé être poussée à dévorer Jayden plutôt qu'à lui faire
l'amour. Elle n'avait pas aimé ce qui avait tenté de forcer son esprit. Même si
cette chose n'avait pas été assez forte pour la changer plus de quelques
minutes, elle espérait ne pas en être de nouveau la victime.
Élise contempla quelques instants encore ce corps parfait, consciente que,
rien ne pouvant durablement la réunir à Jayden sur le plan amoureux, elle ne
devait pas donner à un tel moment la possibilité de se représenter. Elle n'en
apprécia que davantage l'existence, comme un plaisir ultime. Avant de se
retourner et de céder à la fatigue, elle déposa un baiser, délicat et sincère, sur
les lèvres de Jayden. Ces attributs qui la caractérisaient tant et qui avaient
manqué à la genèse des seuls ébats qu'ils partageraient jamais.
26
Douglas, adossé au réverbère qui faisait face à la petite porte de l'hôtel,
l'attendait devant le Chelsea Pines Inn. Il était éclatant de vitalité. Ni la prison
ni le temps n'avaient eu d'effet sur lui. Il rayonnait, comme s'il avait été
rebooté dans une nouvelle version de lui-même, plus attirante encore que
lorsqu'il était sorti de sa T-Bird la première fois que Noah l'avait vu.
Noah était arrivé un peu avant l'heure à laquelle ils devaient se retrouver. Il
avait voulu dégoter un coin tranquille depuis lequel il pourrait observer
Douglas et, le cas échéant, changer d'avis sur leur rencontre. En guise de coin
tranquille, il s'était installé à l'Istanbul Grill, sur le trottoir d'en face. Il avait
choisi la table située à même la devanture du restaurant, de sorte que rien ne
vînt entraver sa perspective sur l'hôtel, et avait commandé un plat de fallafels
auxquels il n'avait pas touché, trop accaparé à guetter l'apparition de son ex-
petit ami.
La conversation qu'il avait eue avec Abigayle avant de quitter Brooklyn ne
lui sortait pas de la tête. Il y avait, dans les propos de cette femme, quelque
chose qui faisait écho à sa situation personnelle. Il pouvait parfois se sentir
concerné par n'importe quelle banalité, mais, là, il y avait plus. Pourtant, ils
ne s'étaient parlé qu'à deux reprises. Trois, s'il devait se fier au fait que c'était
elle qui l'avait reçu le jour où il était arrivé. Il n'avait pas pu s'empêcher de la
questionner sur cette incohérence qui était restée nichée dans un coin de son
esprit et avait tenté de le faire sans en avoir l'air, histoire de ne pas passer
pour un fou.
— Toujours au poste, Abigayle ! Je vous y vois jour et nuit. On ne vous
relève jamais ?
— Jamais. Mais c'est assez tranquille, vous savez. Nous ne sommes pas au
Plaza. Et puis, à mon grand âge, je n'ai plus grand-chose d'autre à faire et ça
me permet de croiser la route de charmantes personnes telles que vous.
— Ah. D'accord ! Il m'avait semblé voir quelqu'un d'autre à la réception,
mais j'ai dû rêver.
— Vous sentez-vous mieux qu'hier soir ?
Peut-être qu'il n'y avait rien à ajouter parce que sa mémoire lui jouait tout
bonnement un mauvais tour, mais, par ces mots, Noah avait senti Abigayle
changer de sujet.
— Que voulez-vous dire ?
— Vos idées semblaient confuses. Vous aviez perdu quelques jours de votre
passé… Les avez-vous retrouvés ?
— Pas encore. Mais ça ne saurait tarder.
— Parfois, il vaut mieux laisser le passé là où il se trouve.
— Pourquoi donc ? Le passé est immuable. Il ne peut plus rien vous faire.
— Sauf lorsque quelque chose ou quelqu'un en jaillit et vient polluer le
présent en vous détournant de vos perspectives.
— Dans ce cas-là, il faut être assez fort pour faire la part des choses.
— Les choses peuvent arriver malgré vous…
— Ce n'est pas faux. Mais pourquoi vous me dites ça ?
— Juste comme ça, pour bavarder un peu. Lorsque vous n'aurez nulle part
où aller, vous pourrez m'invoquer pour que je vous ramène.
Pour ajouter à l'étrangeté de ses propos, Abigayle l'avait intensément fixé.
Comme si, par son regard, elle avait voulu que ce message, au demeurant
incohérent, traverse ses barrières mentales et s'arrime à ses pensées. Il n'avait
même pas essayé de comprendre, bien davantage intrigué par la certitude
d'avoir déjà croisé le personnage quelque part…
Lorsque Douglas était sorti de l'hôtel, le cœur de Noah s'était emballé. Cette
réaction lui avait déplu, car il était incapable de se l'expliquer. À froid, rien ne
l'intéressait plus chez cet individu qui l'avait mené en bateau pendant presque
deux ans. Pourtant, il était là et la situation ne le laissait pas de marbre.
L'amour, lorsqu'il vous a rendu dépendant, est une drogue qui laisse des
traces. Vous pensez vous en être libéré, mais elle sommeille en vous. Il avait
attendu quelques minutes avant de sortir du restaurant, le temps de s'assurer
qu'il pourrait faire face à la résurgence de son passé. Que veux-tu qu'il
t'arrive ? avait-il fini par se dire pour se décider à aller le rejoindre,
convaincu que son avenir avait à présent plus de poids que son passé.
Douglas accueillit Noah avec un sourire franc et lumineux, prêt à le prendre
dans ses bras pour le saluer comme quelqu'un qu'il était heureux de revoir
après si longtemps. Mais Noah opéra un mouvement de recul. L'accolade
n'était pas un signe d'amitié qu'il était prêt à consentir. S'il n'avait pas
attentivement observé la réaction de Douglas, il aurait manqué ce qui, le
temps d'un songe, avait traversé son regard. Quelque chose sur lequel il ne
parvenait pas à mettre de qualificatif, mais qui était très éloigné de la joie que
son sourire affichait et dont il ne s'était pas départi.
— Tu as l'air en forme, Noah.
— Pas plus que toi. Ton séjour à l'ombre t'a réussi.
— Il m'a remis les idées en place.
— Tant mieux. Qu'est-ce que tu avais de si important à me dire ?
— Tu es pressé ?
— J'aimerais que tu ailles droit au but. Ta vie ne m'intéresse plus depuis le
jour où tu as disparu de la mienne.
— Si j'avais eu le choix, je n'en serais pas sorti.
— Dis plutôt que, si tu avais eu le choix, tu ne serais pas allé en prison. Tu
n'aurais pas hésité à me sacrifier pour te l'éviter ou pour aller ailleurs.
— Écoute… Je ne vais pas te baratiner, j'ai tout foutu en l'air avec toi et je le
sais. J'ai toujours pensé à ma gueule, je ne me suis jamais soucié des
conséquences de mes conneries sur les autres. Mais la taule m'a fait voir les
choses autrement et il y a deux ou trois trucs que je voulais que tu saches
avant de me rayer de ta vie pour de bon.
— Parce que tu crois que je ne l'ai pas encore fait ?
— Si tu l'avais fait, tu ne serais pas là.
L'à-propos de cette réplique vint chatouiller l'orgueil de Noah. Mais il retint
chacun des muscles de son visage pour qu'aucune expression ne puisse s'y
inscrire. Il ne voulait pas que Douglas détecte la réalité de cette faiblesse.
— OK, Doug. Je t'écoute.
— Bon, on a commencé cette conversation un peu trop brusquement, tu ne
crois pas ? Est-ce que je peux t'inviter à prendre un verre ? Ça serait quand
même plus sympa qu'un trottoir où on se pèle.
— Ce n'était pas dans mes plans.
— Allez... Je ne vais pas te manger, insista Douglas en arborant cet air
angélique auquel Noah n'avait jamais su résister. Je t'invite à l'Ipanema Bar.
C'est à quelques minutes à pied.
Noah fit durer le silence qui succéda à l'invitation. Il voulait tester Douglas,
qui avait toujours détesté dépendre du bon vouloir de quelqu'un pour faire ce
dont il avait envie. Jadis, il se serait emporté devant pareille hésitation. Mais,
aujourd'hui, il semblait être devenu maître de lui-même, en tout cas de ses
mots, car ce silence ne produisit pas l'effet escompté. En apparence, Douglas
avait réussi à dompter son impulsivité. Son comportement n'était plus celui
que Noah lui connaissait. Tel fut l'argument (facile) qu'il retint pour se laisser
convaincre.

*
Hormis deux clients qui pariaient quelques dollars sur une partie de billard,
au fond de l'établissement, l'Ipanema était encore désert. Douglas et Noah
s'installèrent au comptoir et commandèrent deux bières.
— Alors ? C'est quoi ces deux ou trois choses importantes que tu voulais me
dire ? demanda Noah.
Le sourire de Douglas céda la place à un air plus grave. Il avait le corps
tourné vers le comptoir et regardait fixement sa bouteille de bière, comme s'il
cherchait ses mots dans le liquide doré.
— Je vais aller bosser dans l'Idaho ! lança-t-il tout d'un coup. J'imagine que
tu t'en fous, mais je ne voulais pas partir sans avoir pu m'excuser…
Douglas se tourna alors vers Noah et leva les yeux sur lui avant de
poursuivre.
— … m'excuser pour ne pas t'avoir dit la vérité sur mon compte lorsque les
choses ont commencé à être sérieuses entre nous.
Noah l'interrompit :
— Elles étaient sérieuses pour moi. Pour toi, je n'en sais rien. Mais les
circonstances plaident franchement en ta défaveur.
— J'étais empêtré dans mes conneries depuis trop longtemps et je savais
que, tôt ou tard, les flics me tomberaient dessus. Quand ça a commencé à
sentir le roussi, je me suis barré, comme je l'avais toujours fait. J'ai voulu te
tenir au jus, mais, si j'avais fait ça, je t'embarquais dans mes galères.
Noah l'interrompit de nouveau :
— Ça aurait peut-être été moins pire que de ne rien savoir et que d'être
largué seul au milieu d'une ville et d'un État qui n'étaient pas les miens.
— Tu méritais mieux que ça, Noah. J'ai préféré te lâcher plutôt que de
t'imposer une vie de merde. Mais, crois-moi, j'en ai été malade parce que tu
étais le premier gars que j'aimais vraiment. Je ne t'aurais jamais proposé de
me suivre à Tampa si ça n'avait pas été le cas. Il m'aurait suffi de te laisser à
Kannapolis. Mais c'était plus fort que moi. Je ne pouvais pas partir sans toi.
— Pourquoi tu n'as pas arrêté tes conneries une fois en Floride ?
— Je te jure que j'ai essayé. Mais quand t'as foutu le doigt là où il ne fallait
pas, tu ne l'en sors pas comme ça. La suite, tu la connais.
— Je la connais, oui. Et ce n'est pas ce que tu me racontes aujourd'hui qui
va la changer.
— Non. On ne change pas le passé. Mais je voulais que tu saches pourquoi
ça s'était passé comme ça.
— C'est tout ?
— Non… Je voulais surtout que tu saches que…
Douglas posa sa main sur le genou de Noah.
— … que mes sentiments pour toi n'ont pas changé. Voilà ! Fallait que je te
le dise avant de partir parce que, s'il existe la moindre petite chance de
recoller les morceaux entre nous, je ne veux pas la rater.
Il fut un temps où Noah aurait payé cher pour une telle déclaration. Elle
n'était pas de celles que Douglas aurait formulées avec autant de facilité.
Pourtant, elle ne lui fit aucun effet. Était-ce parce qu'elle mettait fin au mythe
du garçon libre de tout, y compris des sentiments ? Ou bien parce que, depuis
l'instant où ils s'étaient installés dans ce bar, les derniers mots d'Abigayle
s'imposaient à lui comme une ritournelle ? Il avait l'impression que ces mots
fonctionnaient comme une contre-mesure aux paroles de Douglas, comme un
rempart le protégeant de son influence. L'émoi qu'il avait ressenti en revoyant
Douglas avait complètement disparu.
— J'ai bien peur qu'il n'existe aucune chance de recoller quoi que ce soit,
conclut Noah, froidement.
Cette chose étrange qu'il avait remarquée un peu plus tôt, lorsqu'il avait
refusé de prendre Douglas dans ses bras, traversa de nouveau le regard de
celui-ci.
— Il y a quelqu'un d'autre, c'est ça ?
— Ça n'a rien à voir. C'est simplement que je suis passé à autre chose et que
je ne t'aime plus.
— Je comprends… À quoi pouvais-je m'attendre, de toute façon ? Mais je
voulais être sûr.
— Je suis désolé.
— Ne le sois pas, répondit Douglas en retenant les larmes qui lui
mouillaient les yeux. Merci d'être venu, en tout cas. Je ne vais pas te retenir
plus longtemps. Est-ce que tu accepterais de me raccompagner jusqu'à
l'hôtel ?
— Pour quoi faire ? demanda Noah en regrettant aussitôt sa question,
conscient que la dureté avait ses limites.
— Il y a deux ans, avant de disparaître, j'avais acheté un truc pour toi. Je l'ai
gardé pour te l'offrir au moment où l'on se reverrait. Si je ne te le donne pas
aujourd'hui, je n'aurai plus jamais l'occasion de le faire.
— OK, Douglas.
Noah s'étonnait du self-control avec lequel Douglas gérait cette
conversation. Ce n'était pas le garçon dont il s'était épris et qui aurait
manifesté son désarroi autrement qu'avec la retenue dont il faisait preuve. La
véhémence l'aurait emporté sur l'œil humide. La pulsion aurait bâillonné la
raison. Jamais auparavant il n'aurait pu encaisser autant de froideur. Douglas
avait changé. Peut-être trop. Noah aurait dû se méfier d'une mutation aussi
radicale.
Ils quittèrent l'Ipanema et cheminèrent jusqu'à l'hôtel en échangeant
quelques banalités. En arrivant dans ses quartiers, Douglas s'excusa et
disparut dans ce qui ne pouvait être que la salle de bain après avoir invité
Noah à faire comme chez lui. Il aurait trouvé la chambre très banale si son
regard n'avait pas été attiré par une affiche de cinéma aussi large que le lit et
qui, depuis la tête de celui-ci, se hissait jusqu'au plafond. Plus que la taille de
l'affiche, c'était le titre du film qu'elle mettait en exergue qui retenait son
attention : NOWHERE TO GO. Ces mots cherchaient à établir une correspondance
avec quelque chose qui se baladait dans un coin de sa mémoire. Cinéphile
averti, il avait dû, à un moment ou un autre, tomber sur ce long métrage
anglais des années 1950. Ses réflexions furent interrompues par un coup
violent porté à l'arrière de sa tête. Si violent que sa vision se brouilla et que
toute la chambre se mit à tourner autour de lui. Il tenta de stabiliser ses
perspectives en fixant son regard sur la fenêtre qui lui faisait face. Mais,
bientôt, elle se déforma pour ne devenir qu'une source lumineuse aux
contours imprécis. Il perdit connaissance l'instant d'après.

*
Lorsqu'il revint à lui, sa tête lui faisait affreusement mal. Il mit un peu
moins d'une minute à se réinscrire dans la réalité et à comprendre qu'il était
allongé par terre, en position fœtale. Il lui fallut quelques secondes
supplémentaires pour constater que ses pieds et ses poings étaient solidement
attachés et qu'il était bâillonné. Qui pouvait s'en être pris à lui ? Sa mémoire
le renvoya aux instants ayant précédé le coup qu'il avait reçu sur la tête.
Personne n'était entré dans la chambre après qu'eux-mêmes s'y furent
introduits. Si tel avait été le cas, il n'aurait pas pu ne pas entendre. La porte de
la salle de bain qui s'ouvre, dans le même léger grincement que lorsque
Douglas l'avait refermée derrière lui un moment plus tôt, était le seul bruit qui
avait attiré son attention. Mais, encore en quête de ce que le titre de l'affiche
au-dessus du lit lui évoquait, il ne s'était pas retourné. S'il l'avait fait, qui, à
part Douglas, aurait-il pu voir ?
Personne, c'était évident. Il ne pouvait s'agir que de lui. L'idée de s'être fait
berner (une fois de plus), puis assommer (à cet instant, il ne comprenait pas
encore les raisons qui avaient poussé Doug à agir de la sorte) fit monter une
colère froide en Noah. Il força sur ses liens pour tenter de se libérer. Sans
succès. Il avait été ligoté dans les règles de l'art. Il balaya des yeux son
environnement le plus immédiat. Il était allongé sur le flanc gauche, le nez
pratiquement sur le mur opposé à celui sur lequel trônait l'affiche de cinéma.
En tournant la tête sur la droite, il put voir la fenêtre qui donnait sur la
Quatorzième. La nuit était tombée. La faible lumière qui éclairait la chambre
émanait sûrement de la lampe posée sur la table de chevet, à côté du lit.
Il fallait qu'il parvienne à se redresser. D'un coup de hanches, il réussit à
basculer sur le dos, puis, en contractant ses abdominaux, à se retrouver assis
sur ses fesses. Il pivota d'un quart de tour sur la droite et s'adossa au mur.
C'est là qu'il vit Douglas, assis à même le sol, dans un coin de la chambre.
Immobile, les jambes allongées devant lui et les bras ballants, il ne semblait
pas vraiment conscient. Ses yeux étaient grands ouverts, mais son regard était
ailleurs. Noah hurla son nom. Le bâillon qui lui entravait la bouche étouffait
le son de sa voix. Il recommença, plusieurs fois, en espérant que son
insistance tire Douglas de sa torpeur. Il abandonna, comprenant qu'avec ou
sans bâillon, Doug ne reviendrait pas à lui aussi simplement, si toutefois il
vivait encore.
Noah n'arrivait pas à faire le point sur la situation. Elle n'avait aucun sens. Il
n'était même plus certain que son ex-petit ami en fût à l'origine puisqu'il
semblait, lui aussi, en être la victime. Et puis, à supposer qu'il ait quelque
chose à y voir, dans quel but l'aurait-il fait prisonnier ? Il était menteur,
impulsif, prêt à n'importe quel petit larcin pour se faire un billet, mais ce
n'était pas un psychopathe qui séquestrait les gens. À moins que son séjour à
l'ombre ne l'eût transformé. Quelque chose clochait depuis le début. La
présence de Doug à New York, concomitante de la sienne. Son
comportement, étrangement différent de celui qu'il lui connaissait. En réalité,
les incohérences n'avaient pas commencé avec lui. Elles avaient commencé
au moment où il s'était réveillé dans cette chambre d'hôtel. Au moment où
cette Abigayle, sortie de nulle part, lui avait fait comprendre qu'il avait perdu
cinq jours de sa vie. Et le désordre n'avait pas cessé depuis lors. Ce soir, il
atteignait son point culminant.
Au prix d'un effort long et pénible, Noah réussit à se rapprocher de Douglas
pour vérifier qu'il n'était pas mort. Si les mouvements de sa poitrine
indiquaient qu'il respirait encore, son esprit n'était plus là. Ses yeux étaient
vides. Un vide sombre et profond dont Noah était incapable de se détacher
tant son pouvoir d'attraction était puissant. Chaque seconde passée à le sonder
l'emprisonnait, comme si ce vide était fait d'une matière qui se sclérosait
autour de lui et le privait de toute volonté. Celle de ne pas s'abandonner au
néant. Aussi ahurissant que cela pût sembler, il se sentait disparaître dans ce
regard sans fond qui l'aspirait. Sa volonté n'avait nulle part où aller puiser la
force de rester de ce côté-ci de la réalité. De ce côté-ci de la vie. Il la laissa
glisser.
Son corps s'affaissa et sa tête heurta le sol. Dans un dernier clignement, ses
yeux s'immobilisèrent sur l'affiche de cinéma, au-dessus du lit.
Nowhere to go.
Nulle part où aller…
Lorsque vous n'aurez nulle part où aller…
Lorsque vous n'aurez nulle part où aller,
vous pourrez m'invoquer…
Vous pourrez m'invoquer pour que je vous ramène…
Abigayle.
Le souvenir de ses mots interrompit le processus que les yeux de Doug
avaient enclenché et maintint Noah dans un état de demi-conscience
inéprouvé jusqu'alors. Il avait l'impression de flotter, à cheval entre une
réalité qui cherchait à survivre et quelque chose d'inconnu qui voulait
l'emporter. Il ne pouvait pas croire que ce sursis fût attribuable aux seules
paroles d'Abigayle. Il n'était même pas sûr de la signification qu'elle avait
voulu leur donner. Pourtant, l'espoir qu'elle puisse lui venir en aide émergeait
en lui comme une petite lumière dans l'obscurité. Ses paroles n'avaient pas
réinvesti sa mémoire par hasard. L'affiche de cinéma était là pour que cela se
produise. Elle était un jalon mémoriel programmé, et la vieille femme un
ultime recours.
En concentrant l'essentiel de ses pensées sur l'image d'Abigayle, Noah
l'invoqua avec une force et une foi insoupçonnées. Cette initiative l'arracha à
l'entre-deux-mondes dans lequel il se dissipait. Il fut aspiré de nouveau, mais
cette fois par la chambre où tout avait commencé. Il comprit y être revenu
lorsque la gravité s'abattit pleinement sur chaque partie de son corps. Dans
l'instant qui précéda son retour à la pleine conscience, il sentit son esprit
frôler le sens de ce qu'il vivait. Dans ce laps de temps, infinitésimal, il avait
compris. Mais la main qui se posa sur son épaule souffla cette pensée fragile
et fugace sans qu'elle eût pu atteindre le siège de sa mémoire. Il sentit cette
même main le redresser. Puis il vit Abigayle s'accroupir devant lui. Elle lui
ôta son bâillon et lui sourit.
Il fut incapable de prononcer le moindre mot. Ce qu'il avait vécu depuis
qu'il avait croisé la route de son singe aurait dû l'habituer à l'extraordinaire.
Mais, là, il s'était passé autre chose.
Abigayle se tourna vers Douglas et posa la main sur son front. Le jeune
homme se déforma, comme une image de télévision chahutée par des ondes
capricieuses. Puis il devint transparent avant d'éclater en une multitude de
particules lumineuses qui se dissipèrent dans la chambre. Noah resta bouche
bée. Douglas venait de disparaître devant ses yeux.
— Il ne pourra plus se mettre en travers de votre route, lui dit Abigayle.
Noah aurait voulu lui poser mille et une questions. Mais il était incapable de
les concevoir de manière intelligible. La situation était encore trop confuse.
En regardant cette vieille femme accroupie devant lui simplement parce qu'il
l'avait invoquée, savoir comment elle était arrivée là fut la première chose
qu'il voulut comprendre.
— Comment vous m'avez trouvé ?
— Vous m'avez invoquée, comme je vous ai invité à le faire. Vous ne vous
souvenez pas ?
— Si, mais comment avez-vous fait pour sortir de nulle part aussi vite ?
Comment saviez-vous que j'étais dans cet hôtel ? Qui êtes-vous, en vérité ?
demanda Noah avec une forme d'impatience et de supplication dans la voix.
— Je suis ce dont vous aviez besoin. Et, avant vous, ce dont Jayden avait
besoin. Et, encore avant, ce dont avaient besoin tous les Gardiens que je
devais aider, quelle que soit l'époque à laquelle ils appartenaient.
Noah n'était pas en état de décoder. Mais deux mots en particulier le
marquèrent davantage que l'ensemble de cette réponse tout à fait
incompréhensible.
— Comment connaissez-vous les Gardiens ?… Attendez… je sais où je
vous ai déjà vue ! Vous étiez dans ce bled où j'ai rencontré Jayden.
— Je suis partout où les Gardiens ont besoin de moi. Je suis un Soldat de la
Confrérie. Tous les Soldats peuvent être ici, ou ailleurs, en même temps.
— Ces Soldats dont Damone nous a parlé ?
— Ceux-là, oui. Nous avons été créés par l'Origine, au même titre que les
Émanations. Ces dernières sont représentées par des singes. Les soldats le
sont par des hommes. Mais nous avons tous le même point de départ.
— Mais pourquoi j'avais besoin de vous ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Douglas vous a retrouvé pour vous empêcher de rejoindre Jayden. J'ai
fait en sorte qu'il échoue dans son entreprise.
— Je ne comprends pas. Pourquoi il a voulu faire ça ?
— Parce que Douglas était un Soldat de l'Origine.
— Quoi ?
— L'Origine envoie certains Soldats, comme moi, pour vous guider et
d'autres, comme Douglas, pour vous rendre la tâche plus difficile.
— Mais pourquoi fait-elle ça ? demanda Noah en se remémorant tout ce que
Damone avait expliqué aux Gardiens à propos de l'Origine. Je croyais que les
Soldats étaient là pour nous aider, comme les Émanations.
— L'Origine est le reflet de vos propres interrogations, sur le bien et sur le
mal, et des réponses que vous y apporterez. Elle ne peut vous aider que si, à
un moment de votre histoire, vous prenez la mesure des Vertus qui vous ont
manqué pour éviter votre destruction. Elle vous teste. Elle calcule les chances
dont vous disposez pour faire vôtres ces qualités essentielles et pour
recommencer.
— Pour recommencer quoi ?
— Pour recommencer à exister. Pour donner jour au Recommencement. Le
Choix de vous offrir un renouveau appartient à l'Origine. Et tant qu'il n'aura
pas été fait, les Hommes revivront leur Histoire Ancienne.
— Je ne comprends pas ce que vous me dites. L'Histoire Ancienne, le
Recommencement, les Soldats… Personne ne nous a jamais expliqué tout ça.
Et puis, je croyais que c'était à Jayden de faire le Choix. C'est ce que Damone
nous a toujours dit…
— Damone, Jayden, les Émanations, les Soldats… Nous ne sommes tous
que des expressions de l'Origine. Jayden en est l'ultime : le Choix. Mais elle
ne peut pas s'en remettre à votre Histoire Ancienne pour le faire, car l'histoire
n'est qu'une compilation de données éteintes qui vous condamnerait, tant elle
met en lumière votre inaptitude à la vie. Il lui manque l'amour, ce sentiment
si humain, si puissant, qui ne peut se concevoir que dans le présent, que dans
le vivant. Lui seul peut vous sauver. L'Origine ne peut pas en faire une
information ni le reproduire. Elle doit l'expérimenter à travers celui que
Jayden sera en mesure de ressentir et elle doit le faire au moment où elle
statue sur votre futur. À travers Jayden, l'Origine s'humanise le temps d'un
songe. Et l'amour que vous portez à Jayden fait partie de l'équation.
Noah avait beau mobiliser toutes ses ressources intellectuelles, il ne
saisissait pas le sens des explications qui lui étaient données. Il y avait un
univers à parcourir pour comprendre les mots d'Abigayle, et le peu qu'il
savait du mystère qui l'avait fauché à Tampa ne lui permettrait pas de faire le
voyage. Pourtant, il sentait toute l'importance de ce qui lui était conté. Une
question finit tout de même par émerger de cette nébuleuse.
— Si l'Origine a envoyé Doug pour me tester, pourquoi vous êtes venue
m'aider ?
— Vos décisions n'ont de sens pour l'Origine que si vous conservez votre
libre arbitre. Elle intervient contre ce qui le perturbe. Faute d'être parvenu à
vous convaincre de le suivre – et en cela vous aviez réussi le test –, Douglas
est allé jusqu'au bout de ce pour quoi il est revenu et a cherché par la
contrainte à vous dérouter de votre objectif. Je suis intervenue pour rétablir
l'équilibre et vous permettre de poursuivre sur la voie que vous aviez choisie.
Je devais annuler Douglas.
— Annuler Douglas ?
— Vous comprendrez, le moment venu.
Mais ce moment n'était clairement pas venu pour Noah qui était incapable
de plaquer la moindre cohérence sur cette histoire.
— Pourquoi vous me dites tout ça ? Pourquoi maintenant ?
— Parce que vous approchez de la fin de votre Histoire Ancienne et que
l'Origine teste votre aptitude au Recommencement. C'est une période qui dure
peu à l'échelle de votre temps.
— Et si on n'est pas apte, il se passe quoi ?
— Vous continuerez de revivre votre Histoire Ancienne jusqu'à son terme.
Comme toutes les fois précédentes, cette période sera jalonnée de nouveaux
tests afin que l'Origine estime votre aptitude.
— Et si ça ne marche pas, ni maintenant ni jamais ?
— Vous cesserez d'être. Et, avec vous, votre Recommencement.
— Je suis désolé, Abigayle, mais je suis perdu.
— Ne vous encombrez pas l'esprit de questions qui freineront votre
progression. Faites ce que votre cœur vous commande.
— Et si je rencontre de nouveaux obstacles ? Je vous invoque encore ?
— Vous n'aurez pas besoin de moi. L'Origine peut dresser n'importe quel
obstacle devant vous, mais elle ne peut pas vous forcer à y croire. De la
même manière que vous m'avez invoquée, il vous suffira de l'effacer. Votre
réalité est plus forte que tout. Mais elle n'est pas éternelle.
La perplexité se lisait sur le visage de Noah. Il lui avait fallu du temps pour
admettre la tangibilité de son Émanation. Et, lorsque ce fut chose faite, il
avait pensé que rien ne pourrait plus le surprendre. Mais, à présent, cet
événement passé lui semblait d'une étonnante simplicité par rapport à ce qu'il
venait d'entendre. Ils faisaient tous partie d'un ensemble plus complexe que
ce qu'il avait imaginé. Un ensemble dans lequel il n'était plus tout à fait sûr de
savoir ce qu'il représentait vraiment. Était-il, lui aussi, une expression de
l'Origine ? Il n'avait pas compris le sens de ces mots (il n'avait pas compris
grand-chose à ce qu'Abigayle lui avait dit, de toute façon), mais il avait noté
qu'ils ne semblaient qualifier que Damone, Jayden, les Soldats et les
Émanations. Que représentaient, alors, les dix Gardiens porteurs d'une
Vertu ? Quelle était cette réalité plus forte que l'Origine ?
— Est-ce que vous pouvez me détacher ?
— Fermez les yeux, maintenant.
Noah sentit la main d'Abigayle se poser sur son épaule. Le bruit de fond
incessant qui baignait la Quatorzième disparut, de même que la douleur
causée par les liens qui lui déchiraient les poignets et les chevilles. Constatant
qu'il était de nouveau libre de ses mouvements, il ouvrit les yeux. Il était
revenu dans sa chambre d'hôtel, allongé sur son lit.
Abigayle ne pouvait pas lui avoir balancé tout son baratin et le planter au
milieu du gué. Au-delà de la manière dont il venait de faire le voyage entre
Manhattan et Brooklyn – un détail au regard de tout le reste –, elle devait lui
expliquer ce qu'il ne savait pas encore et, surtout, ce qu'il devait faire à
présent. Sa santé mentale en dépendait.
Il se leva d'un bond, sortit de la chambre et courut jusqu'à la réception.
Chemin faisant, son sixième sens l'avait invité à ne pas s'y précipiter, car, lui
avait-il fait pressentir, Abigayle ne s'y trouverait pas. Aussi ne fut-il pas
surpris d'y voir ce garçon à l'air jovial et aux joues bien rondes qui l'avait
accueilli le jour de son arrivée.
— Puis-je vous aider, monsieur ? lui dit aimablement le réceptionniste.
— Ça se peut. Est-ce que vous me reconnaissez ?
— Oui, monsieur, je vous reconnais. C'est moi qui vous ai accueilli lorsque
vous êtes arrivé, répondit le garçon, un peu surpris par la question.
— Et vous m'avez vu combien de fois depuis lors ?
— Je n'ai pas compté. Je ne me permets pas de relever ce genre
d'information sur les clients de l'hôtel.
— Évidemment… Et j'imagine que vous n'avez pas de collègue féminine,
genre soixante ou soixante-dix ans, petit gabarit et yeux bleus perçants ?
— Non, monsieur. Personne qui corresponde à cette description.
La perplexité commençait à se lire sur le visage du réceptionniste.
— Y a-t-il un problème avec l'hôtel, votre chambre ou moi-même ?
— Non… Aucun problème, pardonnez-moi. Je crois que je suis surmené.
Juste une chose : est-ce que quelqu'un m'a demandé ou a laissé quelque chose
pour moi, ou… enfin, n'importe quoi qui me concerne ?
— J'ai pris mon service depuis peu. Laissez-moi vérifier cela, répondit le
garçon en tournant le dos à la réception et en cherchant parmi les petits
casiers qui se trouvaient derrière lui.
Il tendit la main vers l'un d'entre eux et en retira une enveloppe.
— Si vous êtes bien Noah, cette enveloppe est pour vous, dit-il en la posant
sur le comptoir.
— Merci, répondit Noah en la saisissant. Désolé de vous avoir importuné
avec mes questions…
— Ne vous inquiétez pas, monsieur. Je suis à votre service.
Noah avait une certaine expérience de ce genre d'établissement bon marché.
Jamais il n'y avait rencontré de réceptionniste aussi distingué. Il avait plutôt
l'habitude de tenanciers expéditifs, peu disposés à vous écouter ou à vous
aider, compte tenu, probablement, du salaire misérable qu'ils percevaient.
Alors, le doute infiltra ses pensées au sujet de ce garçon. Était-il comme
Abigayle ? Il leva les yeux sur lui et l'observa attentivement, à en devenir
presque gênant.
— Monsieur ? s'enquit le garçon.
— Savez-vous qui a laissé cette enveloppe pour moi ?
— Non. Il faudrait poser la question au réceptionniste de l'après-midi.
— Au point où j'en suis des questions bizarres… si je vous parle de Soldats,
est-ce que ça évoque quelque chose chez vous ?
— C'est un terme très général, monsieur. Il m'évoque beaucoup de choses.
Mais rien en particulier. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Les Soldats, les Émanations ? Les Gardiens ?
Cette fois, Noah sentit poindre l'inquiétude dans le regard de son
interlocuteur. On ne pouvait pas l'en blâmer. Les questions qui lui étaient
posées n'avaient pas beaucoup de sens pour qui ne savait pas.
— Si vous me disiez précisément ce que vous cherchez, peut-être que je
pourrais vous aider, mais, pour l'instant, je ne vous suis pas bien...
— Oubliez tout ça… Je suis… bizuté. Je dois trouver des trucs improbables
auprès de gens encore plus improbables… N'importe qui peut faire partie du
jeu sans que je le sache… répondit Noah, dont le sourire voulait camoufler
l'énormité de l'excuse.
— Bizuté ? À cette époque de l'année ? Très bien, monsieur. Pas de
problème. Mais je ne fais pas partie du complot.
Noah se sentit ridicule. Ce qu'il avait appris d'Abigayle allait le faire douter
de tout et de tout le monde. Il salua le garçon d'un signe de tête et rejoignit sa
chambre.
Il hésita un moment avant d'ouvrir l'enveloppe, ne sachant pas vers quel
nouveau délire elle allait le mener. Lorsqu'il y découvrit un billet électronique
et un e-visa pour New Delhi, tous deux remplis à son nom, une irrépressible
envie de rire s'empara de lui. Un rire nerveux. Un rire qui aurait voulu se
moquer du chaos apparent dans lequel il était en train de plonger. Comme si
l'inexplicable n'avait aucune prise sur lui. Comme s'il pouvait garder le cap,
quoi qu'il arrive. Le cap sur quoi ? Il n'en avait aucune idée. À cet instant, il
ne savait plus quel degré de réalité accorder à cette chambre, à cette ville et à
tout le reste. Alors, si cap il devait y avoir, c'était de croire en sa propre
existence, quel que soit l'endroit où elle trouverait corps. Et, pour l'heure, tout
indiquait qu'elle était liée à Jayden.
27
Lorsque l'aube avait pointé, Jayden ne dormait plus depuis longtemps. Ses
pensées l'avaient empêché de refermer l'œil peu après cinq heures. Il avait
attendu que la nuit se dissipe puis, sans faire de bruit pour ne pas réveiller
Élise qui dormait du sommeil du juste, s'était éclipsé de la chambre et avait
pris le chemin du bois de la Chaise. Les premiers rayons du soleil l'avaient
accompagné pendant tout le trajet. L'artère qu'il avait empruntée et les rues
qu'il avait croisées étaient désertes. Il s'était réjoui de pouvoir découvrir cette
petite cité balnéaire en hiver, alors qu'elle n'était pas assaillie par les
vacanciers et leurs voitures. Il n'en connaissait pas d'équivalent aux États-
Unis. Le bois, lieu réputé de l'île, l'avait marqué. Au point d'y abandonner ses
tracas et de laisser ses yeux se perdre dans cette infinité de chênes verts. Cet
endroit formait un écrin protégé où la nature avait encore quelques droits,
même si elle avait été aménagée. Depuis la première Communion qu'il avait
partagée avec les autres Gardiens, il ne voyait plus les arbres de la même
manière. D'objets, ils étaient devenus des sujets vivants et connectés, qui
pouvaient offrir, à qui savait les regarder et les ressentir, une grande quiétude,
une pause dans le temps. Lui n'avait dorénavant qu'à poser la main sur leur
tronc pour que cette sensation le parcoure et que tout ralentisse.
Il avait admiré les magnifiques bâtisses qui se fondaient avec harmonie dans
cet environnement. Elles occupaient l'espace qui leur était nécessaire sans
mordre au-delà. Le mariage était magique. Mais, à l'allure et à la taille des
demeures, il était réservé aux plus nantis. Il n'empêche, les arbres avaient le
pouvoir d'adoucir le béton, de le rendre vivable. Et Jayden n'avait pu
s'empêcher de penser qu'une place de choix devrait leur être réservée dans
toutes nos agglomérations, et en particulier dans les plus denses. Cette
évidence ne lui était jamais venue à l'esprit auparavant. Pourtant, il avait
toujours vécu dans une banlieue privilégiée de Springfield où, précisément,
les arbres et les espaces verts étaient légion. La force de l'habitude lui avait
ôté la capacité d'en remarquer les bienfaits.
Puis Jayden avait atteint la plage des Dames, ses célèbres cabines en bois et
son estacade, qui s'enfonçait comme une minuscule aiguille dans l'immensité
de la mer. Il l'avait longée et s'était assis à son extrémité. De là, le point de
vue sur la plage avec, en toile de fond, la forêt, était imprenable et superbe. Il
comprenait mieux pourquoi Élise ne tarissait pas d'éloges sur ce site, duquel
se dégageait une force tellurique impressionnante.
Il repensait à ce qui s'était passé la veille au soir. Au début, il avait mis ça
sur le compte de l'excitation. Ce n'était pas la première fois qu'il cédait aux
avances du sexe opposé. Mais, ce coup-ci, tout s'était passé comme si ses
préférences sexuelles n'avaient pas existé et que d'autres préférences s'y
étaient substituées. Celles qu'Élise avait voulu faire naître en lui. Comme si la
réalité pouvait être manipulée. Comme si elle était multiple et qu'il pût
voyager d'un état à un autre. Il n'arrivait pas à savoir si cette faculté lui était
ouverte sans qu'il s'en soit encore rendu compte ou bien si elle était
provoquée par les événements et les gens qui avaient une influence sur lui. La
sensation était difficile à caractériser, car elle n'avait ni fondement ni bon
sens. Mais elle ne faisait que renforcer l'impression d'irréalité qui le
poursuivait depuis un certain temps. L'impression que la frontière entre le
tangible et l'intangible, le réel et l'irréel, le plausible et l'improbable n'était pas
bien tracée. S'il n'avait aucun doute sur le fait que cette impression s'était
accentuée à son arrivée au Manoir, il ne parvenait pas à situer l'époque où elle
était vraiment née, car, malgré les apparences, Edmond n'en constituait pas le
point de départ. Des détails plus anciens l'invitaient à remonter davantage
dans le temps. Jusqu'à ses premières absences, en fait. C'est de cette
impression qu'il aurait voulu se libérer, car il ne pouvait jamais rien tenir pour
sûr. Il commençait à croire qu'il en resterait prisonnier jusqu'à ce que cette
histoire s'achève, sans savoir si, ni comment, elle prendrait fin. Il aurait aimé
retrouver le plaisir et l'insouciance de ses premières années à New York, en
tout cas, celles qu'il avait vécues avant de rencontrer Paul. En y réfléchissant,
il se rendait compte qu'elles avaient été une parenthèse tranquille, mais de
courte durée, entre Springfield et une situation ubuesque. Une petite voix
voulait lui souffler que ces années n'avaient été qu'une accalmie dans la
tempête, le temps que les événements auxquels il prendrait part se mettent en
place. Mais il préféra fermer la porte à ce genre de considération pessimiste
qui le privait de la possibilité d'influer sur son devenir. (Le pouvait-il ?) Peut-
être qu'il en apprendrait suffisamment ce soir pour faire la lumière sur ce qui
lui échappait encore.
Jayden abandonna le ponton et rejoignit le bois. Il grimpa en son point le
plus élevé et emprunta le semblant de chemin qui épousait le contour
déchiqueté de la petite côte rocheuse. Pour qui pouvait s'y aventurer, les
anfractuosités de celle-ci offraient de minuscules criques où prendre le soleil
et se baigner à l'abri des regards. Puis le chemin longea l'Anse Rouge, une
plage en contrebas, plus petite que la précédente, mais avec ces mêmes
cabines en bois, si typiques, et son petit phare, transformé en appartements.
Derrière ce vestige, une nouvelle plage miniature à laquelle on accédait par
un escalier en pierre s'offrait aux promeneurs. Avide des trésors naturels que
ce site pouvait encore receler, il poursuivit en direction de la plage des
Souzeaux. Plus classique que les précédentes, une petite dizaine de propriétés
s'en partageaient la vue. Seule une petite allée réservée aux piétons et aux
vélos et quelques marches les séparaient du sable. Il suivit l'allée jusqu'au
bout et, de nouveau, s'enfonça dans le bois. À force d'avancer au hasard des
chemins qu'il croisait (et au gré des arbres qu'il avait envie de toucher), il ne
savait plus où il se trouvait. Les allées s'étaient tant et tant coupées et
recoupées qu'il ne parvenait plus, mentalement, à resituer la plage des Dames.
Et il n'y avait pas âme qui vive autour de lui pour le renseigner. D'ailleurs, il
n'avait pas croisé un chat depuis qu'il était sorti de l'hôtel. Ses pensées
l'auraient amené à considérer que la ville était anormalement déserte, même
pour une matinée d'hiver, si elles n'avaient pas été interrompues par une
clochette qui se mit à tinter non loin de la position qu'il occupait. Il eut la
sensation curieuse qu'elle l'invitait à se rapprocher.
Jayden se dirigea à l'oreille et se retrouva bientôt devant les murs d'enceinte
d'une grande propriété, à l'angle des allées du Parc et de la Claire. Quelque
chose l'avait poussé à remarquer les plaques montées sur poteau et à retenir
les noms qu'elles indiquaient. Inconsciemment, il avait peut-être envie de
retrouver l'endroit. En attendant, le son qui l'avait attiré venait de là. Il se
rapprocha du portail en fer qui interdisait l'accès du parc et fouilla du regard
les environs immédiats, à la recherche de celui ou celle qui faisait vibrer cette
clochette.
À une quinzaine de mètres à l'ouest, à l'orée de la zone où les chênes
reprenaient leurs droits sur la portion de terrain concédée à la maison, il vit
un vieil homme, debout sur un tabouret, agiter cette fameuse clochette, un
bras en l'air, l'autre retenant un chapeau de paille qui lui ombrageait le visage.
Pendant un instant, il pensa avoir manqué quelque chose, car le spectacle était
cocasse. Le vieil homme se tint ainsi pendant quelques minutes encore,
jusqu'à ce qu'un chat apparaisse et se dirige vers lui. L'homme descendit alors
du tabouret et s'y assit. L'animal se précipita sur ses genoux et gratifia d'un
coup de tête la main qui le caressa. Un deuxième chat vint les rejoindre, suivi
d'un troisième, puis d'un quatrième. Jayden s'arrêta de compter au cinquième,
mais d'autres félins continuèrent d'affluer du sous-bois. Lorsque le nombre de
treize individus fut atteint, ceux-ci s'alignèrent devant le vieil homme et se
mirent à miauler en chœur. De cocasse, la scène à laquelle Jayden assistait
devint surréaliste. Il se mit à rire franchement, révélant par la même occasion
à cette petite assemblée qu'elle était observée. L'homme leva les yeux sur lui
et, de la main, lui fit signe d'approcher. Jayden hésita un instant, conscient de
l'impolitesse dont il venait de faire preuve. Mais la curiosité du journaliste fut
plus forte que son éducation. Il poussa le portail et s'avança vers la colonie de
jeunes félins et leur chef d'orchestre. Il y en avait pour tous les goûts. Des
blancs, des noirs, des tigrés, des petits, des grands. Il y en avait même un qui
ressemblait trait pour trait à Ash le jour où Jayden l'avait recueilli. Lorsque le
greffier sortit du rang et s'avança vers lui, Jayden constata qu'il ne s'agissait
pas d'une ressemblance. C'était Ash ! Ash qui aurait dû se trouver à quelque
six mille kilomètres de là. Une fois encore, le doute s'empara de lui… Cette
fichue frontière qui ne cessait de bouger. Mais, lorsqu'il put voir le visage qui
se cachait sous le chapeau de paille, il comprit que la frontière avait été
carrément franchie. Il avait devant lui le vieil homme qui s'invitait dans
chacune de ses transes. Le même sourire, lumineux et apaisant. La même
vivacité dans ses yeux bleu azur. Seul le singe manquait à l'appel. Il avait été
remplacé par une tripotée de chats.
Jayden était-il au milieu d'une transe alors même qu'Angry n'était pas là
pour la provoquer ? À quel moment aurait-elle commencé ? Ou n'était-ce
qu'un simple rêve ? Le vieil homme avait la faculté de s'infiltrer partout.
— Ne croyez pas qu'ils m'obéissent ou me vénèrent… Ils ont juste très faim
et ils savent que je suis là pour les nourrir.
— Et la clochette, c'est pour quoi ? répondit Jayden.
— Les prévenir que l'heure du repas a sonné. Mes vieux os ne me
permettent plus de passer la matinée dehors.
— Comment se fait-il que nous puissions nous parler ? À l'exception de ce
que vous m'avez dit lors de ma dernière transe, je n'ai jamais réussi à vous
entendre.
— Parce que vous avez compris.
— Compris quoi ?
— Compris qu'Angry ne représentait qu'un seul des deux versants de la
nature humaine et que l'autre existait à travers un singe différent. Celui sur les
traces duquel vous vous êtes lancé et dont vous êtes également le Gardien.
— Je ne vois pas le rapport avec le fait de ne pas pouvoir vous entendre.
— Chaque fois, je vous disais qu'il existait une autre Émanation, faite
d'amour, et qu'elle pouvait permettre aux Hommes de recommencer en
effaçant les erreurs du passé. Mais vous ne pouviez pas m'entendre…
— Pourquoi ?
— Parce que la laideur et la cruauté ont l'immense pouvoir de tout
obscurcir. Lorsque l'amour les côtoie, il en devient invisible, inaudible… Il
ne peut infiltrer votre âme et se répandre dans votre cœur que si vous en
acceptez l'existence, par-delà ce qui le contraint. Jusqu'à votre dernière transe,
Angry vous avait fermé à la possibilité qu'il existe autre chose dans la nature
des Hommes que ce qu'elle vous en montrait. Il vous fallait des petites
lumières auxquelles vous raccrocher pour espérer, fût-ce inconsciemment.
Nous étions ces petites lumières. Lorsque vous l'avez compris, vous avez
également compris qu'une autre voie pouvait exister.
— Mais, si je n'étais pas capable d'entendre votre message, pourquoi
pouvais-je vous voir ?
— Parce que vous existez aussi pour expérimenter l'amour et, malgré les
assauts d'Angry, votre capacité à le ressentir a survécu à travers celui que
Noah vous porte.
— Je ne comprends pas lorsque vous dites que j'existe aussi pour
expérimenter l'amour.
— Votre expérience de l'amour orientera votre Choix. Mais elle devra aller
bien au-delà de l'amour unipersonnel. Vous devrez évaluer et quantifier celui
qui existe dans le cœur de tous les Hommes.
— Et la treizième Émanation est là pour me le montrer ?
— Elle existe pour tenter de vous montrer que, grâce aux Vertus que
l'Origine a infiltrées à chacune des étapes revécues de votre Histoire
Ancienne, l'amour a équilibré le cœur des Hommes pour que le
Recommencement devienne possible. Le Choix vous appartiendra de
considérer que tel est le cas, ou non.
— Il existe un équilibre qui échappe au Temps des Hommes. Le pire n'est
pas éternel et l'amour lui succédera. Nous sommes là pour que ça arrive. Tu
n'es pas seul. Elle n'est pas la seule. Rejoins l'Éternité… C'est ce que vous
vouliez dire lorsque je vous ai entendu pour la première fois ?
— C'est ça.
— Mais ça veut dire quoi le Temps des Hommes ? Et l'Éternité ? Et
l'Histoire Ancienne, le Recommencement ?… Il y a trop de choses que je ne
comprends pas.
— La treizième Émanation vous livrera les clés de ces étapes.
— Pourquoi l'avoir séparée des douze autres Émanations ?
— Parce que l'amour qui vient de l'esprit n'est pas dans notre nature
primaire. Il est un choix, une volonté, un effort pour transcender notre état. Il
se désire et se mérite. Vous deviez consentir à cet effort pour l'atteindre,
traverser le pire sans baisser les bras. L'Émanation porteuse de cet amour sera
l'étape ultime de votre cheminement. Elle ne pouvait se mêler aux
Émanations porteuses des Vertus censées la faire exister. Mais, tout cela,
vous l'avez compris, n'est-ce pas ?
— Pour ce qui est de me larguer, vous battez Aby à plate couture ! Je dis ça,
vous ne connaissez même pas Aby…
— Abigayle, Damone, les Émanations, vous-même… vous n'êtes qu'un.
— Je ne comprends pas.
— Ça viendra… Ne sont-ils pas adorables ? dit le vieil homme en caressant
ses chats. Les nourrir et leur parler est pour moi le meilleur moment de la
journée. J'adore les chats.
— J'ai l'impression qu'ils vous le rendent bien.
— Une dernière chose, Jayden : sur le chemin qui vous mènera au Choix,
prenez garde à l'amour qui vient du cœur. Il pourrait être votre piège, et celui
de tous les Hommes…
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Qu'il est l'heure de te lever…
— Quoi ?
— Il est midi. Je n'ai pas osé te réveiller avant, mais, là, il est temps. Je vais
t'emmener faire un tour dans le bois de la Chaise. Tu vas adorer.
Jayden ouvrit un œil. Il n'y avait plus de vieil homme. Plus de chats. Ni de
propriété nichée au cœur du bois. Il n'y avait qu'Élise. Et le soleil qui inondait
la chambre. Finalement, ce n'était qu'un rêve de plus. Il ne les voyait plus tout
à fait comme le commun des mortels. Pour lui, les rêves fonctionnaient
maintenant comme les coulisses du décor. L'endroit d'où on éclaire la scène,
d'où on tire les ficelles pour animer les automates qui s'y trouvent. Avoir
parlé avec le vieil homme qui, depuis le début, l'accompagnait dans ses
transes et ses rêves le satisfaisait. Qu'il existe une concordance entre les
conclusions auxquelles il était arrivé tout seul et ce que lui avait dit le vieil
homme le rassurait. Il se sentait… sur la bonne voie ; ce qui ne voulait rien
dire puisqu'il ne savait toujours pas vers quoi il devait aller. En tout cas, il ne
se trompait pas de direction. Mais il y avait aussi ce charabia, l'Histoire
Ancienne, le Recommencement… notions qu'il n'avait pas comprises et qui
brouillaient le message. Il avait néanmoins la sensation qu'elles cachaient le
sens véritable des événements qu'il vivait.
— Midi ?... répondit Jayden en se redressant dans le lit. J'ai été retenu dans
un rêve si étrange et si long…
Élise souffrait de le voir si beau et de savoir que la nuit précédente n'avait
été qu'un accident. Pour son plus grand malheur, elle était tombée amoureuse
de lui. Ses sentiments n'étaient pas nés la veille, mais le fait d'avoir
consommé leur sujet ne faisait que les accentuer. Pourtant, il lui fallait les
tuer, car, elle le sentait, ils nourrissaient un démon en elle dont elle ignorait
l'existence et qui avait tenté de forcer son esprit.
— Tu me raconteras tout ça en chemin. Je t'attends devant l'hôtel, je vais
m'asseoir au soleil.
— On se pose sur la plage des Souzeaux ?
— Comment tu connais ?
— J'ai été tuyauté, répondit-il avec un grand sourire. Maintenant, je connais
le bois mieux que toi.
— Ça, mon p'tit gars, ça reste à prouver.
Élise partie, Jayden se leva et se doucha longuement, au point de noyer la
petite salle de bain dans un concentré de vapeur digne d'un hammam. Tout ce
qu'il avait entendu pendant son rêve commençait à se mélanger dans sa tête.
Phénomène assez classique. Une fois réveillé, on se souvient de ses rêves
pendant quelque temps, puis ils se font plus confus et finissent par s'évanouir,
ne laissant au mieux que quelques bribes de leur passage. Mais lui avait
décidé d'entraîner sa mémoire à faire que rien ne disparaisse, et ce, depuis
qu'il avait compris l'importance de ce que ces rêves lui montraient. En faisant
le tri entre ce qu'il devait absolument retenir et ce qui pouvait être écrasé,
deux ou trois mots s'imposaient, non pas en raison de ce qu'ils signifiaient
dans l'absolu, mais à cause du temps auquel un verbe avait été conjugué : …
l'amour que Noah vous porte. Le présent avait-il la signification qu'il rêvait
de lui donner ? Noah était-il vivant ? Plutôt que de se lancer dans la
prospective, au risque de se planter ou de nourrir de faux espoirs, Jayden
préféra s'arrêter au stade de la question. Et puis, il était temps qu'il abandonne
le torrent d'eau chaude sous lequel il cogitait depuis plus d'un quart d'heure.
Dans le miroir au-dessus du lavabo, qu'il désembua à grands coups de
serviette, son reflet lui procura, l'espace d'un instant, une sensation étrange. Il
approcha du miroir et observa son corps, presque comme s'il s'en trouvait en
dehors. Aussi ridicule que cela puisse paraître, il voyait en lui une forme de
renouveau, comme si la réalité qu'il percevait de lui-même avait augmenté.
Comme si, depuis son réveil, il vivait un peu plus fort que ces dernières
semaines. Était-ce lié au fait d'avoir parlé au vieil homme ? Ou encore
d'imaginer que Noah puisse être vivant, quelque part ? Ou peut-être de se
rapprocher de cet autre singe ? À moins que l'explication ne fût plus simple et
qu'elle ne se cachât dans la bonne dizaine d'heures qu'il avait dormi. L'esprit
reposé, tout paraît différent. Quelle qu'elle soit, son estomac lui rappela
bruyamment qu'on réfléchit moins bien le ventre vide, ce qui l'incita à vite se
vêtir et à sortir.
Dehors, Élise attendait Jayden au soleil avec quelques viennoiseries et un
café. Elle avait décidé de lui faire plaisir, connaissant son faible pour les
croissants. Lui avait décidé de ne rien dire de son rêve et de ce qu'il en avait
appris. Il n'existait aucune raison particulière à cette décision, juste le
sentiment que ce qui émanait du vieil homme ne concernait que lui.

*
La messe avait déjà commencé lorsqu'Élise et Jayden franchirent le portail
de l'église. Pour ne pas perturber l'assemblée du fait de leur retard, ils
s'assirent au fond de la nef. Les habitués, eux, s'étaient agglutinés sur les
bancs de la première travée, à l'orée de la croisée des transepts. Entre les
deux, il n'y avait pas un chat. En fait, si. Il y avait un chat, mais un vrai, qui
avait pour lui seul tout un banc. D'un signe de la main et d'un sourire qui se
voulait accueillant, le curé les invita à se rapprocher, les excusant par là
même du retard qu'ils accusaient. Ils répondirent à l'invitation poliment, bien
qu'au fond d'eux, ils eussent préféré rencontrer le saint homme un peu avant,
histoire d'échapper à son sermon. Mais ils avaient tardé à rejoindre Barbâtre.
Élise avait voulu montrer à Jayden tout ce qui méritait d'être vu sur l'île et ils
avaient profité de la lumière du jour jusqu'à ce qu'elle disparaisse
complètement. Jayden était tombé sous le charme de ce petit coin de France
où l'on trouvait, à quelques kilomètres de distance, forêt, dunes, sapinières,
criques, plages confidentielles et plages de plusieurs kilomètres.
Être dans cette église transporta Jayden des années en arrière, lorsqu'il y
allait avec ses parents. Il n'avait jamais développé d'aversion pour les prières,
mais à l'époque, au moins, il les comprenait. Ce soir, les mots qu'il entendait
n'avaient pas de sens pour lui (ils ne semblaient pas en avoir beaucoup plus
pour Élise dont le français était pourtant la langue maternelle). Son attention
fut vite déroutée par le chat qu'il avait vu sur l'un des bancs de la nef, un peu
plus tôt, et qui, maintenant, se dandinait dans la courbe du déambulatoire. Il
semblait chez lui et personne ne s'émouvait de sa présence. Jayden se
demandait ce qu'un chat pouvait bien faire dans une église, mais, quelle qu'en
soit la raison, il la bénit (l'endroit était bien choisi pour ça) tant elle lui
permettait de ne pas mourir d'ennui. Le félin s'aventura un instant dans
l'abside, puis gagna le collatéral opposé à celui par lequel il avait commencé
son tour du propriétaire. Lorsque Jayden s'arracha de la bulle dans laquelle
l'animal l'avait invité, il n'avait rien vu ni entendu de la messe qui s'achevait.
Élise et Jayden laissèrent les fidèles regagner le narthex et quitter les lieux
afin d'être les derniers à pouvoir s'adresser au curé, qui, au pied du portail,
saluait ses ouailles.
— Si je vous avais déjà vus, je m'en souviendrais. J'ai été ravi de vous
accueillir dans notre petite église, dit le curé en voyant les deux jeunes
étrangers s'avancer vers lui.
— Merci, mon père. Pour être tout à fait franche, nous ne sommes pas là par
hasard. Plus que la messe, c'est vous que nous souhaitions rencontrer.
— Y aurait-il une préparation au mariage en perspective ?
— Non, mon père. Nous sommes loin de ces considérations, répondit Élise
en souriant. Nous sommes ici pour savoir si vous pouvez nous renseigner sur
le père Morand.
Le curé marqua un temps d'arrêt.
— Le père Morand ? Mais que pourrais-je vous dire sur le père Morand ? Il
a officié dans cette église il y a assez longtemps maintenant. Que souhaitiez-
vous savoir à son sujet ?
— En fait, nous aurions voulu nous entretenir avec lui et nous nous sommes
dit que vous sauriez peut-être où il se trouve aujourd'hui.
— J'ai bien peur de ne pas pouvoir vous être d'un grand secours. Je crois me
souvenir que, lorsqu'il s'est définitivement retiré, l'un de ses neveux l'a
accueilli chez lui, sur l'île.
— Et vous ne sauriez pas où, par hasard ?
— Malheureusement, non. C'était avant mon arrivée dans cette paroisse.
Vous savez, il ne doit plus être tout jeune… Si toutefois Notre-Seigneur ne l'a
pas encore rappelé à lui. De quoi voulez-vous parler avec lui ? Et, si je puis
me permettre, qui êtes-vous ?
— Veuillez excuser mon impolitesse, mon père. Je m'appelle Élise Tournier
et lui, c'est Jayden Reed. Il ne parle pas français. On aurait souhaité discuter
avec le père Morand de son expérience en Afrique, dans les années 1940.
— J'ai entendu dire qu'il avait été envoyé en mission quelques années sur ce
continent. Mais je n'en sais pas plus que vous à ce sujet. Le père Morand
s'illustrait davantage par son action, ici, et surtout par sa personnalité… hors
du commun, dirais-je.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien… le père Morand n'était pas un curé tout à fait classique. Il
était… comment dire ?… plus ouvert que la plupart des hommes d'Église sur
les sujets de notre temps. Et son ouverture d'esprit n'avait d'égale que son
éloquence et sa capacité à convaincre. Enfin, je vous dis cela tel que certains
fidèles l'ayant connu me l'ont rapporté.
— Ce que vous dites ne m'étonne pas…
— D'autres vous diront que c'était un original, un peu en marge de nos
habitudes.
— C'est-à-dire ?
— Eh bien, par exemple, le père Morand respectait toutes les formes de vie
que le Seigneur a créées. Il ne consommait aucun produit animal et exhortait
ses fidèles à faire de même. Vous vous imaginez bien qu'il a eu quelques
mots avec certains commerçants du coin…
— J'imagine ! Mais il n'y avait pas non plus de quoi fouetter un chat…
— Vous avez probablement raison. Mais respecter les animaux était
probablement l'un des principes les plus faciles à faire admettre. Il y en a
certains autres qu'il a eu plus de mal à faire passer. Mais il y est parvenu.
— Et je suppose que dans une paroisse où la moyenne d'âge est plutôt
élevée, ses idées ont eu un peu de mal à s'imposer ?
— C'est un peu ça… En parlant de chats, d'ailleurs, c'est également lui qui
leur a ouvert les portes de l'église… et qui les nourrissait dans le cimetière. Il
adorait les chats et se plaisait à dire, avec humour, qu'il ne fallait pas les
empêcher de communier ni priver nos défunts de leur compagnie.
— Celui qui était dans l'église, tout à l'heure, lui appartenait ?
— Vous voulez parler de celui qui a éloigné votre ami de la communion ?
dit le curé avec un petit sourire malicieux.
— Veuillez l'excuser. La messe en français n'a pas réussi à capter son
attention.
— Il n'y a aucun problème, je plaisantais. S'agissant du chat, c'est le dernier
représentant de ceux dont le père Morand s'est occupé. Personne n'a jamais
imaginé empêcher l'animal de se promener là où il avait toujours eu
l'habitude de le faire. Moi le premier. Je pense que ce chat doit être aussi
vieux que le père Morand lui-même.
— Malheureusement, tout cela ne me dit pas où je pourrais le trouver…
— Je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider davantage. L'île n'est pas
grande, mais elle le reste suffisamment quand on ne sait pas où chercher.
Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il n'est pas à Barbâtre.
— Ça nous laisse encore trois communes où chercher… Je vous remercie
pour le temps que vous avez bien voulu nous consacrer, mon père.
— Avec plaisir, mademoiselle Tournier, dit le curé en regagnant l'intérieur
de l'église après avoir salué Élise et Jayden.
Jayden n'avait rien compris à l'échange auquel il venait d'assister. Il était
impatient qu'Élise le lui résume, bien que, ne l'ayant rien vue noter, il se
doutât qu'elle n'avait rien appris de concluant.
— Alors ?
— Ben, c'est pas grâce à lui qu'on saura où dénicher Morand.
— Ah… Merde !
— Lorsqu'il s'est retiré, c'est un de ses neveux, sur l'île, qui l'a accueilli. S'il
n'est pas mort depuis, il y est peut-être encore. Ou pas. Bref, on n'est pas
rendus, mon p'tit New-Yorkais.
— Et vous avez parlé aussi longtemps juste pour aboutir à ça ?
— D'abord, on n'est pas des sauvages, hein ! Ensuite, il m'a un peu parlé de
Morand. Mais rien qui nous dira où le trouver.
— Raconte toujours ! Quelqu'un m'a dit une fois que les journalistes étaient
des fouines. Je vais sûrement relever quelque chose que tu as raté.
— Prétentieux ! N'oublie pas que j'étais presque flic avant de me
transformer en Super Gardienne. OK, je te raconte, mais dans la caisse, parce
que, là, je gèle.
Ils se dirigèrent vers la voiture qu'ils avaient laissée non loin de l'église. Le
chat qui s'était baladé devant leurs yeux pendant la messe les avait précédés
et trônait sur le capot, comme s'il les attendait.
— Ben, qu'est-ce que tu fous là, le chat ? dit Jayden en le caressant.
— Peut-être que le moteur est encore chaud. Les chats adorent…
— Tu crois ? répondit Jayden en appliquant sa main sur la taule. Ben non.
C'est froid. Il avait juste envie de nous voir…
— Bah, tiens, on pourrait peut-être lui demander, à lui, où il se trouve, le
vieux !
— Tu débloques ?
— D'après le curé, ce chat serait l'un des derniers matous dont le père
Morand se serait occupé.
— L'un des derniers ?
— Manifestement, il prenait soin des chats qui traînaient dans le coin. Il les
nourrissait, les laissait entrer dans l'église… D'après le curé, il adorait ces
bestioles.
Le regard de Jayden se fixa sur le visage d'Élise et devint immobile, signe
que son esprit avait décroché et était parti ailleurs. Sans s'en être rendu
compte, Élise venait probablement de solutionner leur recherche.
— Je n'en mettrais pas ma main à couper, mais je crois savoir où on va
pouvoir trouver Morand.
— C'est le fait d'avoir mis les pieds dans une église qui t'illumine ?
— Dans une église où un prêtre aimait les chats, oui ! Si Morand est
quelque part sur l'île, il se pourrait bien qu'il soit dans une baraque à l'angle
de l'allée du Parc et de l'allée de la Claire, dans le bois de la Chaise.
— Comment tu peux savoir ça ? Et comment tu connais le nom des allées
du bois ? On n'y est pas restés assez longtemps cet après-midi pour que tu t'en
souviennes.
— J'en ai rêvé, Élise. La nuit dernière. J'ai parlé à un vieil homme qui aimait
les chats et les nourrissait. J'ai vu sa maison et on m'a montré l'adresse où elle
se situait… Je suis sûr que ce rêve n'était pas dû au hasard et encore moins au
souvenir de lieux déjà visités puisque je n'étais jamais encore allé dans le
bois.
— Tu es en train de me dire que t'as rêvé du père Morand et qu'on t'aurait
montré où le trouver ?
— Oui. Ce que t'a dit ce curé, et ce chat sur le capot, c'est pour que je
comprenne !
— Ben, ce n'est pas comme si on en était à notre premier truc étrange, hein !
Mais là, je crois que t'es en surchauffe. Et pourquoi, tout d'un coup, tu te
serais mis à rêver de lui ?
— En fait, ce n'était pas la première fois que je rêvais de lui… Il a toujours
été là, dans toutes mes transes, dans la plupart de mes rêves.
— Ah oui ? Tu ne nous l'as jamais dit, au Manoir.
— En fait, je n'étais pas sûr…
— Tu n'avais jamais fait le rapprochement ?
— Je ne pouvais pas l'entendre… Jusqu'à la nuit dernière.
— Et il t'a dit quoi ?
— Des trucs pas clairs dont j'ai du mal à me souvenir. Mais ce que je n'ai
pas oublié, c'est qu'il aimait les chats. Il en avait une ribambelle.
Jayden n'avait pas envie de s'étendre sur les révélations du vieil homme.
Naïvement, pour ne pas dire bêtement, il n'avait jamais imaginé que celui-ci
pût être le père Morand. La juxtaposition de cette découverte et de ce qu'il
avait appris du vieux (sans le comprendre tout à fait) lui suggérait
confusément de ne pas parler. Pourquoi était-il le seul à voir Morand alors
que son journal visait tous les Gardiens ? Qu'avait-il de spécial, encore une
fois ? Être le Choix ne pouvait pas tout expliquer.
— OK ! S'il t'a montré le chemin, c'est pour que tu l'empruntes. Il a
forcément quelque chose à te révéler sur tout ça.
— Joshua avait raison alors…
— Et on va y aller tout de suite !
— Tu déconnes ? À sept heures du soir ? Ça ne se fait pas.
— Détends-toi… On ne s'invite pas à dîner non plus ! dit Élise en ouvrant la
portière pendant que le chat désertait le capot.
28
— T'es bien sûr que c'est là ?
— Pour la centième fois : oui !
— Bon, OK, je sonne. J'espère qu'on ne va pas passer pour des dingues.
— Je ne vais encore rien comprendre…
— Et, moi, je vais devoir me répéter.
Quelques secondes après qu'Élise eut écrasé le bouton de la sonnette
(comme si le fait d'appuyer fort lui donnait l'assurance dont elle avait besoin
avant de débiter son baratin), un puissant spot se mit à éclairer le jardin, puis
un homme sortit de la maison et se dirigea vers le portail. La cinquantaine, le
regard bleu acier, un style preppy (old school) reconnaissable entre tous, le
gentleman exhalait tout ce qui distingue les élites. Derrière le bonhomme, on
voyait le tennis club et les cercles sélects dans lesquels éducation,
conformisme et réussite sont de rigueur. Et sa maison lui ressemblait. Ce
modèle n'était pas étranger à celui dans lequel Jayden avait grandi. Pendant
un temps, son père avait même caressé l'espoir de le voir faire son droit et
intégrer Harvard.
— Que puis-je faire pour vous ? dit l'homme en arrivant à leur hauteur.
— Bonsoir, monsieur. Je m'appelle Élise Tournier. Mon ami et moi-même
sommes navrés de vous déranger à cette heure tardive. Nous souhaiterions
nous entretenir avec le père Morand, s'il accepte de nous recevoir ! lança
Élise en abandonnant l'idée de se perdre en circonvolutions inutiles.
— Le père Morand ? répéta l'homme, l'air surpris.
— Oui. Mais nous nous sommes peut-être trompés d'adresse ?
— Pourquoi souhaitez-vous le rencontrer ?
À cette réponse, Élise comprit que le rêve de Jayden les avait conduits là où
il fallait.
— Nous aurions souhaité qu'il puisse nous faire part de ses premières
expériences en Afrique. Nous travaillons actuellement sur une étude
s'intéressant à l'empreinte de la religion catholique et de ses représentants sur
le continent africain, dit Élise, consciente que sa phrase claquait, mais qu'elle
ne voulait pas dire grand-chose tant le sujet était général. Elle espérait
seulement que son interlocuteur ne s'y intéresse pas de trop près.
— Mais qui diable a pu vous dire que vous le trouveriez ici, répondit
l'homme en fronçant les sourcils.
— J'aimerais sincèrement pouvoir répondre à votre question, monsieur,
mais cette adresse fait partie d'une liste que nous n'avons pas dressée nous-
mêmes.
— Vous êtes à la bonne adresse, mademoiselle. Le père Morand était mon
oncle, mais il est décédé il y a plusieurs années maintenant. Je ne vais pas
pouvoir vous aider.
— Ah… Je vous prie de m'excuser. Je n'avais pas idée…
— Vous êtes tout excusée, vous ne pouviez pas savoir.
— Votre oncle aurait-il conservé des notes sur cette période de sa vie que
nous pourrions consulter sans que cela vous importune ?
— J'ai bien peur que non. J'espère que votre liste d'adresses est
suffisamment fournie pour vous mener à des personnes encore en vie. Dans
quelle université avez-vous entrepris cette étude ?
Prise au dépourvu, Élise tenta d'esquiver.
— En réalité, je ne suis ici qu'en qualité d'interprète. C'est mon ami qui
travaille sur le sujet et il ne parle pas français.
L'homme regarda Jayden et s'adressa à lui en anglais. Élise commençait à
être gênée aux entournures.
— Comme je viens de l'expliquer à mademoiselle Tournier, mon oncle,
décédé, ne nous a rien laissé de son passage en Afrique. J'aurais aimé pouvoir
vous aider dans l'étude qui vous occupe, mais c'est une période de sa vie dont
il n'a jamais beaucoup parlé. Où étudiez-vous, monsieur ?...
— Votre anglais est un plaisir. Les Américains sont trop peu formés aux
langues étrangères et j'en suis un exemple vivant, dit Jayden, le temps de
monter dans le train de cette conversation et d'imaginer la réponse qu'il devait
formuler.
Le mieux, pour ne pas se prendre les pieds dans le tapis, était de coller à la
réalité et de paraphraser les dires de son interlocuteur.
— Je termine mes études de journalisme à New York et je travaille sur
l'étude dont Élise vous a parlé. Je m'appelle Jayden Reed.
Quelque chose dans ces propos, pourtant banals, avait dû secouer le
bonhomme, car son visage perdit l'expression affable qu'il arborait l'instant
d'avant. Si son éducation ne lui avait pas appris à maîtriser ses réactions
(mais les spasmes qui secouaient le pourtour de ses yeux le trahissaient), son
visage se serait décomposé. Il resta sans voix pendant plusieurs secondes, à
regarder Jayden comme s'il avait reconnu en lui un criminel recherché par
toutes les polices du monde.
— Si vous avez quelques instants, suivez-moi à l'intérieur, je vous prie, dit
l'homme en ouvrant le portail et en rebroussant déjà chemin, comme s'il était
acquis que Jayden et Élise le suivraient ; ce qu'ils firent après s'être regardés
en silence, chacun ayant trouvé dans le regard de l'autre l'approbation qu'il en
attendait.
Le spot qui éclairait le jardin fit briller plusieurs paires d'yeux à l'orée du
sous-bois, ceux des chats que Jayden avait vus dans son rêve.
— Tous ces chats sont à vous ?
— Ils étaient à mon oncle, monsieur Reed, répondit l'homme en poursuivant
son chemin. Je me contente de les nourrir, car telle était l'une de ses deux
dernières volontés. Ils n'ont jamais quitté la propriété après son décès. C'est à
croire qu'ils attendent quelque chose…
— C'était une volonté louable de sa part.
— Sûrement. La seconde de ses volontés est précisément la raison pour
laquelle je vous ai priés à me suivre.
À l'intérieur, l'homme dirigea ses invités vers une gigantesque et magnifique
bibliothèque lambrissée, puis referma la porte derrière eux. À regarder la
maison de l'extérieur, et même s'il s'agissait d'une maison de maître, personne
ne pouvait imaginer qu'elle renfermait un tel trésor. Jayden fut littéralement
saisi par ces lieux qui regorgeaient d'une infinité de livres tous plus anciens
les uns que les autres. La somme des connaissances que ces ouvrages
contenaient devait être astronomique. Ce n'était pas la première fois qu'il
mettait les pieds dans une bibliothèque de ce style, mais celle-ci avait une
aura particulière. En regardant tous ces livres, en humant la petite odeur
caractéristique que le cuir de leur reliure laissait flotter dans l'air, la
Bibliothèque de Babel s'invita dans ses pensées. Il avait été fasciné par cette
nouvelle de José Luis Borges et s'était intéressé de près au défi que Jonathan
Basile s'était lancé de créer, par des lignes de code, toutes les combinaisons
possibles de lettres, de les organiser dans des livres virtuels rangés dans une
bibliothèque tout autant virtuelle, laquelle contiendrait ainsi l'intégralité des
œuvres possibles, écrites et non encore écrites. L'idée, par là même, que le
futur soit déjà écrit, quelque part, le subjuguait. La pièce dans laquelle il se
trouvait était à des années-lumière de pouvoir contenir les ouvrages qu'un tel
concept impliquait et auquel seule l'informatique pouvait donner vie. Mais le
parallèle que lui imposait son esprit était étrangement entêtant. Tous ces
livres lui donnaient l'impression d'être à la croisée de tous les savoirs.
L'homme invita Élise et Jayden à s'installer dans deux des six fauteuils qui
occupaient le centre de la bibliothèque. Il les abandonna quelques secondes,
le temps de récupérer, dans un secrétaire qui se trouvait à l'autre extrémité de
la pièce, une petite boîte d'une vingtaine de centimètres carrés sur
deux centimètres d'épaisseur. Il revint s'asseoir auprès de ses hôtes, l'air plus
détendu que devant le portail.
— Mon oncle, que j'ai accueilli ici lorsqu'il a quitté l'église, a passé
l'essentiel de ses dernières années entre cette bibliothèque, à lire, et le jardin,
à nourrir ses chats. C'était un personnage d'une intelligence hors normes. J'ai
toujours eu quelques difficultés à comprendre la philosophie essentielle qu'il
avait de la vie et il m'a fallu de nombreuses conversations pour m'en faire une
idée, très approximative cela dit. Mais, avec le temps, son discours a atteint
une complexité telle que je me suis interrogé : avait-il définitivement distancé
mes capacités d'abstraction ou perdait-il simplement l'esprit ? Je n'ai pas
réussi à savoir et je crois qu'au fond de moi, je n'ai jamais eu envie de
trancher… Jusqu'à ce que vous m'obligiez à le faire en vous présentant à moi.
» Peu de temps avant sa mort, il m'a demandé de l'accompagner jusqu'à
l'estacade de la plage des Dames, fait assez rare pour lui qui, depuis un petit
moment, ne voulait plus quitter l'enceinte de la propriété.
» Au cours de notre balade, il a commencé par m'expliquer toute
l'importance des chats dont il s'occupait et m'a fait promettre de les nourrir
tant qu'ils ne quitteraient pas le jardin. Sur le moment, j'ai trouvé la demande
assez curieuse, sachant que ces animaux étaient libres d'aller et venir et qu'ils
ne se cantonneraient probablement pas à ce petit espace. Mais j'ai
évidemment accepté pour lui faire plaisir et sans chercher à comprendre.
L'avenir m'a montré qu'il avait eu raison. Ces chats, que vous avez vus en
entrant, n'ont jamais quitté les lieux. Entendez bien, ils ne se sont jamais
aventurés en dehors de ces murs. Je les ai longuement observés, de nuit
comme de jour, pour arriver à ce constat. C'est plus que surprenant pour des
félins.
» Les propos qui ont suivi m'ont paru nettement plus étranges. Il m'a dit
qu'un jour, un jeune homme intéressé par son passé en Afrique frapperait à
ma porte et demanderait à le rencontrer. Il m'a fait promettre que, ce jour-là,
je remettrais à ce jeune homme la petite boîte qu'il a alors sortie de sa parka.
Je n'ai pas voulu me montrer blessant quant au caractère farfelu de cette
requête. Alors, je me suis contenté de lui demander pourquoi il était si
important que cette boîte soit remise à cet inconnu. Il m'a répondu qu'il y
trouverait quelques pistes pour répondre aux questions qui l'occuperaient.
» Vous reconnaîtrez que tout cela avait de quoi interloquer. Mais le plus
surprenant restait à venir. Mon oncle m'a donné le nom de cet inconnu. Et
c'est vous, monsieur Jayden Reed. Je crois que je ne pourrai jamais oublier
votre nom… Évidemment, vous seriez parfaitement légitime à penser que
j'affabule ou que je cache derrière cette histoire je ne sais quelles intentions
crapuleuses… Mais vous pourrez constater par vous-même que votre nom a
été écrit sur le couvercle de la boîte. Et je ne pourrais pas l'avoir fait, sans que
vous vous en soyez rendu compte, entre le moment où je l'ai sortie du
secrétaire et le moment où je vous parle… conclut l'homme en présentant
l'objet à Jayden et en tapotant de son index l'endroit où était écrit son nom.
Jayden tenta de feindre l'étonnement en écarquillant les yeux. Il regarda tour
à tour la boîte, Élise, puis leur hôte. Mais, de surprise, pour lui, il n'y avait
pas eu. Il avait l'impression de connaître le père Morand depuis toujours. Il
était presque sûr dorénavant qu'il s'agissait du vieil homme de ses songes et
de ses transes. Il avait déjà eu cette impression lorsqu'il l'avait vu, la première
fois, dans ce rêve où il avait partagé l'esprit de la lionne qui l'avait épargné.
Quelque chose le reliait à Morand. Cette boîte n'était qu'une attache de plus.
Mais, d'une certaine manière, elle donnait matière à ce qui n'était, jusqu'à
maintenant, qu'un pressentiment. Il espérait qu'elle contienne quelques
réponses à toutes ses questions.
— C'est très surprenant. Je ne sais pas quoi vous dire... À moins qu'il ne soit
venu à Springfield ou à New York, je ne pense pas avoir rencontré votre
oncle à un quelconque moment de ma vie.
— Vous ne vous en souvenez peut-être pas… Ou peut-être qu'il a connu vos
parents lorsque vous étiez petit.
— En effet, on ne peut pas l'exclure. Mais quelles sont les chances ?
— Elles sont faibles, pour ne pas dire inexistantes. Je cherche juste à
expliquer l'inexplicable.
— Pensez-vous qu'il puisse s'agir d'un hasard ?
— Honnêtement ? Non. Mon oncle m'a toujours soutenu que le hasard
n'existait pas. Et, puisque vous êtes là, je dois exclure la sénescence
intellectuelle derrière laquelle j'avais rangé cette histoire.
— Et… vous envisagez de me remettre cette boîte ?
— Je serais fou de ne pas le faire. Tout cela a manifestement un sens qui
nous dépasse tous, mon oncle mis à part. Et il l'a emporté.
— Sauf s'il a laissé dans cette boîte quelque chose qui l'éclaire.
— Je ne pense pas que ce soit le cas.
— Vous avez regardé ce qu'elle contient ?
— Il ne m'a pas interdit d'y jeter un œil. Ne l'auriez-vous pas fait à ma
place ?
— Si. Et qu'est-ce qu'il y a dedans ?
— Des photos, sans aucun intérêt apparent.
— Des photos ? C'est tout ?
— C'est tout ! Je ne sais pas pourquoi elles vous sont destinées. Je ne sais
pas comment il a eu votre nom ni ce que vous représentiez pour lui, mais je
ne peux pas ignorer l'importance de sa demande, compte tenu de votre
existence. Cette boîte est à vous, dit l'homme en la tendant à Jayden.
— Merci, dit Jayden en saisissant l'objet. Je ne vous cache pas ma
perplexité. Me permettez-vous une question ?
— Je vous en prie.
— Quelle était cette philosophie essentielle que votre oncle avait de la vie et
que vous aviez tant de mal à saisir ?
— Comment pourrais-je vous résumer cela en quelques mots ?... Il disait, en
substance : « Tant que l'amour n'équilibrera pas le cœur des Hommes, la vie
ne restera qu'un songe éternel. Seul l'amour nous permettra le
Recommencement. » Est-ce que cela vous évoque quelque chose ?
— De la poésie, probablement, et une réflexion sur la nature humaine. Mais
rien qui nous relie, lui et moi.
Jayden savait mentir avec aplomb. Car ces quelques mots le renvoyaient
tout droit à ceux que le vieil homme de son rêve avait prononcés la nuit
précédente. Il n'y avait plus de doute possible : ce vieillard et le père Morand
n'étaient qu'un. À peu de choses près, les deux phrases avaient la même
signification. Pour la seconde fois en l'espace d'une journée, il sentait que
derrière ces phrases aux tournures énigmatiques se cachait la vérité. Y penser
ici, au milieu de cette bibliothèque où le prêtre avait passé ses dernières
années, leur donnait davantage de résonance encore. Mais, à l'évidence,
Morand n'avait jamais parlé à son neveu du journal qu'il avait rédigé, ni des
Émanations, ni de tout le reste.
— Je n'ai pas compris non plus où mon oncle voulait en venir. Et ce ne sont
malheureusement pas les photos de cette boîte qui m'y ont aidé. À ce sujet…
me feriez-vous le plaisir d'y jeter un œil et me dire si elles vous interpellent ?
— Bien entendu.
Jayden ouvrit la boîte et en sortit une dizaine de clichés, certains très
anciens, en noir et blanc, d'autres plus récents, en couleurs. Il les parcourut
rapidement. La plupart de ces photos ne lui apprenaient rien qu'il ne sût déjà.
Quelques autres confirmaient les conclusions auxquelles il était arrivé par lui-
même. Mais deux d'entre elles, où l'on pouvait voir un jeune Morand entouré
de quelques personnes, le stupéfièrent. Pour ne pas éveiller les soupçons du
neveu, Jayden décida de ne pas chercher à détailler, ici, celles de ces
personnes qu'il pensait avoir reconnues. Lorsque des photos sont censées ne
rien évoquer en vous, il n'y a aucune raison de s'y appesantir. Mais il n'avait
qu'une hâte : retourner à l'hôtel pour les observer à la loupe. Morand n'aurait
pas tant insisté pour qu'elles lui soient remises si elles n'avaient pas quelque
chose d'important à lui apprendre.
— Alors ? demanda le neveu, dévoré par la curiosité, au point d'en oublier
ses manières.
— À première vue, monsieur, ces photos ne me disent rien. Savez-vous à
quelle date a été prise celle qui représente votre oncle, plus âgé ? demanda
Jayden en montrant un portrait de Morand, histoire d'éloigner de son esprit
les deux photos qui avaient provoqué sa stupeur.
Aussitôt, il se rendit compte de son erreur de débutant, que le neveu ne
manqua pas de relever.
— Comment savez-vous qu'il s'agit de mon oncle ?
— Simple déduction. Il y a la même personne, à des âges différents, sur
toutes les photos. J'en ai déduit que c'était lui. J'imagine que les plus
anciennes ont été prises lors de ses missions en Afrique ?
— C'est ce que je me suis dit.
— Savez-vous qui sont ces gens qui posaient avec votre oncle ?
— Aucune idée. Nous n'évoquions que rarement le temps qu'il a passé là-
bas. Alors, vous imaginez bien que tous les gens qu'il a pu y croiser…
Pensez-vous que cela soit important ?
— Pas spécialement. Je me dis que si je pouvais connaître leur nom, je
pourrais essayer de les retrouver et de prendre contact avec eux. Maintenant,
ils doivent être très âgés.
— Il y a de grandes chances… Bien, je crois malheureusement que je
n'obtiendrai jamais le fin mot de toute cette histoire. J'espère que vous, vous y
parviendrez. Et si c'est le cas, n'hésitez pas à m'en informer.
À ces mots, Élise et Jayden comprirent que l'entretien était terminé et qu'ils
devaient lever le camp. Pendant que l'homme les raccompagnait, ils le
remercièrent de cet entretien pour le moins étrange.
À l'extérieur, Jayden scruta l'obscurité afin d'y voir briller les yeux des chats
qui occupaient le jardin. Mais les félins n'étaient plus là. Ils n'avaient peut-
être plus rien à attendre.
29
— C'est un truc de dingue ! lança Élise en démarrant la voiture. Nous
encore, on peut comprendre. Mais le neveu… il a dû se demander ce qui se
passait lorsque tu lui as dit ton nom.
Une fois encore, l'esprit de Jayden s'était échappé ou, plutôt, il était resté
collé aux deux photos qui avaient fait monter son taux d'adrénaline. Il
espérait les avoir regardées trop rapidement et s'être trompé sur les personnes
qu'il pensait y avoir reconnues. Parce que, dans le cas contraire, sa logique,
déjà mise à rude épreuve, rendrait définitivement les armes. Il ne voulait pas
qu'Élise voie ces clichés. Il était inutile qu'ils créent autant de confusion chez
elle qu'ils en créaient déjà chez lui. Et puis, il avait toujours ce sentiment
curieux qu'il était le seul visé par ce qui émanait de Morand et que personne à
part lui ne devait savoir qui ces photos avaient immortalisé.
— Allô ? Je t'ai perdu ?
— Non. Je réfléchissais. Je ne pige pas pourquoi Morand m'a laissé ces
photos. J'aurais pu ne jamais venir jusqu'ici…
— Tu veux que je te dise ? Je crois que c'est la part du hasard…
— Tu m'expliques ?
— Eh bien, que certaines informations n'arrivent jusqu'à toi que si le hasard
le décide. Si ces informations sont décisives au regard d'un événement en
particulier, seul le hasard permettra ou empêchera sa réalisation.
— Et tout ça pour quoi ?
— Peut-être pour qu'une petite part de hasard façonne ton Choix. Et,
aujourd'hui, le hasard a voulu que ces photos te soient remises. Tu vas
nécessairement en tirer quelque chose.
— Et moi, tu veux que je te dise ? C'était déjà compliqué avant, mais, là, on
atteint des sommets. En gros, je ne pige plus grand-chose.
— Juste parce que Morand t'a laissé une boîte avec des photos ? Allons,
mon p'tit New-Yorkais, ce n'est pas pire que son journal, les singes, le Manoir
et tout le reste.
— Non. Mais quand la coupe est pleine, une goutte supplémentaire la fait
déborder.
Pour Jayden, le hasard n'avait pas sa place dans cette succession
d'évènements. Quelque chose l'avait amené jusqu'ici, où il avait rêvé de
Morand, où il en avait appris un peu plus sur le but ultime de cette épopée, où
ces photos lui avaient été remises. Cette chose n'était pas encore nommée,
mais il la sentait organisée et très éloignée de ce fameux hasard. La grande
toile d'Aby lui revint subitement en tête. S'il avait bien conscience de
l'existence de plusieurs fils, il n'arrivait pas à les relier entre eux ni à voir ce
qui se trouvait à leur extrémité.
— Bon ! Je vais t'emmener dîner au Rafio. La bouffe est bonne et l'endroit
coloré, tu verras. Et puis, on va essayer de faire parler ces photos.

*
Le repas terminé, Jayden prétexta une envie pressante pour s'éclipser un
instant aux toilettes. Il sortit la boîte qu'il avait glissée dans l'une des poches
arrière de son jean et en retira les deux clichés qui harcelaient son bon sens. Il
les rangea dans son portefeuille avant de retourner en salle. Élise, prête à
examiner toutes les photos pixel par pixel, l'attendait avec deux cafés et des
mignardises. Depuis qu'ils s'étaient installés à table, elle n'avait cessé de
répéter qu'elles avaient nécessairement quelque chose à livrer. Elle aurait eu
raison si Jayden n'avait pas fait disparaître les deux plus importantes.
— On s'y met, Jayden ?
— Tu les regardes une à une, tu me dis à haute voix ce que tu vois et tu me
dis si c'est quelque chose qu'on sait déjà ou pas, proposa Jayden en lui
tendant la boîte. Le fait de verbaliser accroît l'efficacité de l'observation.
— Ça marche ! répondit Élise en sortant les photos de la boîte. Je
commence par celles en noir et blanc. Ce sont a priori les plus anciennes.
— Je t'écoute.
— La première est une photo de groupe. Dix personnes. À vue d'œil, je
dirais qu'elles ont toutes entre vingt et trente ans. Impossible de situer
l'endroit où elle a été prise. S'agissant d'un cliché en noir et blanc et si on juge
aux vêtements, je dirais qu'elle date du milieu du siècle dernier. Ça colle avec
la date inscrite au dos : 1941. Maintenant, je ne vois pas ce qu'elle est censée
nous apprendre. Une idée ?
— Comme ça, non. Ça ne me dit rien ! répondit Jayden alors que sa
mémoire le renvoyait tout droit à ce que Damone lui avait dit lorsqu'ils
s'étaient retrouvés tous les deux dans la salle des Communions. Il ne pouvait
pas en être sûr, mais il aurait parié que ces dix personnes étaient les Gardiens
précédents. Ceux qui avaient existé dans les années 1940. Si Damone n'avait
jamais parlé de leur existence aux Gardiens d'aujourd'hui, il était peut-être
préférable qu'il se taise également. Passe à la suivante.
— Sur la deuxième, je vois Morand bien plus jeune… enfin j'imagine que
c'est lui… devant un petit bâtiment situé au milieu d'une végétation qui
semble assez dense. Je dirais que la photo colle avec ce qui est écrit au dos :
Congo, camp de base 1944. Je ne pense pas qu'elle nous apprenne quelque
chose de nouveau. On sait tous qu'il a séjourné là-bas, qu'il y a rencontré les
singes et qu'il y a écrit le journal. Conclusion : rien de nouveau à tirer de cette
photo.
— Ça en fait déjà deux qui ne me servent à rien. Continue !
— Tu pourras conclure de la même manière pour les deux suivantes. Il
s'agit de photos de forêts. Le type de végétation que l'on distingue semble
indiquer qu'il s'agit de forêts tropicales. J'en déduis que ce sont celles qui
entouraient le camp de base, peut-être celles où Morand a rencontré les
singes. On ne peut pas le savoir et il n'y a rien d'écrit au dos des clichés.
— Nous en sommes donc à quatre photos sans intérêt pour moi. Continue !
Si Jayden ne les avait pas retirés du tas, Élise aurait continué avec les deux
clichés qu'il avait cachés dans son portefeuille.
— La cinquième t'intéressera davantage… Elle immortalise de jeunes
primates. Et si je compte bien… ils sont au nombre de treize ! Si je me réfère
à ce qui est écrit au dos, Émanations, il s'agit de nos douze singes auxquels
s'ajoute celui dont tu soupçonnes l'existence. Tu aurais donc vu juste, si ces
singes sont bien ceux que nous avons connus.
— On peut donc penser que, par cette photo, Morand a voulu me faire
savoir que j'étais sur le bon chemin et qu'il existait bien une treizième
Émanation. Maintenant, ce cliché n'indique pas que j'en suis le Gardien. Mais
l'information a du poids.
— La sixième montre Morand, dans la forêt, au milieu des treize singes. On
peut imaginer qu'il s'agit des mêmes singes que ceux de la photo précédente.
— Cette photo semble donc confirmer l'existence de treize singes.
— La septième, en couleurs, a été prise devant une sorte de temple. Au dos,
il est écrit 28°39'13''N 77°13'44''E. Je parierais qu'il s'agit des coordonnées
que tu as décidé de suivre. Si ce sont bien celles-là et si elles se réfèrent à
l'endroit où a été prise la photo, alors, ce temple est à Delhi. Pour le reste, je
n'y connais pas grand-chose en matière de temple.
— C'est un temple jaïn, Élise, qui se trouve très précisément là où ces
coordonnées conduisent.
— Comment tu sais ? l'interrompit Élise.
— Quand on était à Montréal, j'ai vérifié sur Internet à quel endroit précis
ces coordonnées allaient me faire débarquer. Je suis tombé pile sur un temple
jaïn. Sans autre précision, je dirais qu'il s'agit du premier endroit où j'irai une
fois à Delhi. Et si Noah est encore vivant quelque part et qu'il suit ces mêmes
coordonnées parce qu'elles sont également dans la partie du journal qui le
concerne, c'est peut-être là-bas que j'ai une chance de le revoir.
— Je te le souhaite… On continue. La huitième, en couleurs aussi, a été
prise devant un autre temple. Mais, cette fois, on y voit Morand, un singe et
un jeune Indien. Il n'y a pas de coordonnées au dos de la photo. Donc,
impossible de savoir si c'est le même temple ou un autre temple. De la même
manière, impossible de savoir qui est ce jeune gars et laquelle des
Émanations ce singe renferme.
— Cette photo peut laisser penser que ce singe, isolé des autres, est celui
que je recherche, qu'il est en Inde et que l'endroit où je vais le trouver a
quelque chose à voir avec le temple devant lequel il a été photographié.
Jayden s'abstint de lui dire que le jeune Indien était le garçon à la peau mate
qui accompagnait Morand lorsqu'ils apparaissaient dans ses rêves ou ses
transes.
— C'est bizarre, pourquoi Morand aurait isolé le dernier singe du reste du
groupe ?
— Je ne sais pas. Peut-être qu'il m'appartenait de faire tout ce chemin pour
le trouver. Peut-être parce que l'amour est en définitive la dernière étape et
qu'il devait être isolé d'une laideur qui dénature tout. C'est peut-être l'antidote
à ce qu'Angry m'a fait traverser…
— Oui, enfin, tu as dans l'idée que cette treizième Émanation est le contraire
d'Angry, etc., etc., mais t'en sais rien, en fait. Pour le coup, rien ne vient
appuyer cette idée.
— J'avais raison pour tout le reste, alors, je me dis que j'ai peut-être raison
pour ça aussi.
— Bon, si je comprends bien, ces photos t'étaient destinées pour te conforter
dans ce que tu avais déjà deviné, c'est ça ?
— Ben, c'est ce qui me semble. T'en tires autre chose ?
— Comme ça, non. Mais ce n'est pas logique.
— Pourquoi ?
— Parce qu'avec ou sans ces photos, tu étais déjà convaincu de l'existence
d'un autre singe et tu serais de toute façon allé en Inde pour le trouver… Ce
qui revient à dire que ces photos ne te servent à rien.
— Et alors ? En quoi une simple confirmation manquerait de logique ?
— Eh bien, je me dis que les circonstances surréalistes dans lesquelles ces
photos sont apparues dans ta vie ne cadrent pas avec le fait que tu n'en aies
rien appris... Tu me suis ?
Jayden la suivait, et de près, car ses impressions ne la trompaient pas. Les
informations inédites qu'elle recherchait, à juste titre, se trouvaient dans son
portefeuille, là où il avait glissé les deux photos qu'il ne voulait pas qu'elle
voie. Il se demandait encore pourquoi il lui cachait la vérité. Toutes les
raisons qu'il formulait pour lui-même, à l'appui de sa décision, ne tenaient pas
la route. En vérité, il avait peur, sans savoir de quoi ni pourquoi. Comme si
ces deux photos avaient lancé dans un coin de sa tête une application qui
répandait en lui une crainte inexplicable.
— Oui… tu ne trouves pas logique que la montagne ait accouché d'une
souris. Mais dis-toi quand même que ces photos sont venues confirmer
quelque chose que j'ai été le seul à imaginer. Pour moi, ce n'est pas neutre.
— Peut-être… Sauf si tu as envie de traîner dans le centre, je vais te
raccompagner à l'hôtel.
— Me raccompagner ?
— Vu qu'on n'a plus grand-chose à apprendre ici, je vais essayer de faire en
sorte qu'on parte pour Delhi demain soir. Mais je dois rendre visite à
quelqu'un sur l'île avant notre départ. Donc, ce soir, je t'abandonne.
— Pas de problème. Delhi demain soir ? OK, c'est toi la patronne… Tu as
reçu les e-visas ?
— Oui. Laisse-moi ton passeport, je vais vérifier que tout concorde.

*
Élise déposa Jayden devant l'Autre Mer, le salua d'un petit signe de tête et
redémarra en lui laissant à peine le temps de refermer sa portière. Elle réussit
à contenir sa colère pendant quelques minutes encore, puis la laissa exploser
en frappant le volant de sa paume. Trois coups assénés avec force et
conviction furent nécessaires pour la calmer.
Le comportement et les mots de Jayden l'avaient exaspérée. Nulle visite à
rendre à quiconque, juste un besoin urgent de prendre l'air, de préférence en
bord de mer. Elle roula jusqu'au port de l'Herbaudière où elle laissa la voiture.
Elle aimait cet endroit depuis son plus jeune âge. Ce n'était pas tant ce port en
particulier qui l'attirait, lui qui, en toute objectivité, n'avait rien
d'extraordinaire, mais tous les ports de plaisance. Elle adorait descendre sur
leurs pontons et observer les bateaux qui y étaient amarrés. Toute petite déjà,
elle y traînait sa mère lorsqu'elles avaient la chance de prendre quelques jours
de vacances en bord de mer. Ces bateaux, elle les voyait jadis comme des
petites maisons de poupée où tout ce qui était nécessaire au confort des
grandes personnes était concentré dans un espace réduit. Des années plus
tard, elle avait constaté que ces maisons sur l'eau pouvaient parfois être plus
grandes et beaucoup plus chères que les maisons sur terre. Mais ce n'était pas
ce genre de palaces flottants qui l'intéressait. Ceux qui la faisaient rêver
étaient petits, parce que le confinement qu'imposaient leurs cabines à ceux
qui l'occupaient lui donnait une sensation de proximité, de sécurité.
Elle emprunta la première passerelle venue et descendit sur le ponton qu'elle
desservait. À cette époque de l'année, il n'y avait encore personne sur l'île et
tous les bateaux étaient vides. Pas de lumière qui s'échappait des hublots et
qui permettait d'observer l'intérieur des cabines. Pas de plaisanciers qui
discutaient entre eux de leur prochaine sortie en mer. Juste des carcasses sans
vie, qui hibernaient sur l'eau en attendant de revenir à la vie, au retour des
beaux jours. Élise marcha jusqu'à l'extrémité du ponton et plongea ses yeux
dans le noir de l'eau.
Pas une fois Jayden n'avait parlé au pluriel, comme s'il était le seul à
s'impliquer dans ce voyage en Inde. Pas un instant il ne l'avait envisagée à ses
côtés. Pourtant, les réponses qu'il cherchait l'intéressaient tout autant, si sa
quête était bien celle de la vérité. Mais ce soir, pour la première fois, le doute
l'avait saisie quant à Jayden. Elle avait vu en lui un égoïste qui, dans ce
périple, poursuivait peut-être un but personnel : celui de retrouver Noah. En y
repensant, son envie de quitter le Manoir ne lui était venue qu'après le départ
de Noah. N'avait-il pas pensé à se rendre à New Delhi parce que les
coordonnées de cette ville figuraient également dans la partie du journal qui
l'intéressait ? Quel était son rôle à elle depuis qu'ils avaient quitté le Canada,
à part celui d'interprète et d'assistante personnelle ?
Ces idées, montées en épingle et qu'elle cherchait à nourrir de détails plus
ou moins pertinents pour les rendre vraisemblables, ne faisaient que redonner
du souffle à la colère qu'elle avait réussi à calmer après s'être défoulée sur le
volant. Mais – elle le savait – la vérité ne se cachait pas dans ses suspicions
sans fondement qui n'étaient que prétexte à ce qu'elle ressentait. Son bon sens
lui hurlait d'ailleurs que les photos passées en revue après le dîner
corroboraient les pressentiments de Jayden sur l'existence d'une treizième
Émanation en Inde. Non, le facteur déclenchant de sa foudre se situait
ailleurs. Il résultait du silence de Jayden et de la peine qui en découlait. Du
silence total qu'il avait observé au sujet de cette nuit qu'ils avaient passée
ensemble. Sa raison pouvait lui faire comprendre qu'elle n'avait été qu'un
accident, mais son cœur refusait de l'admettre. Le démon qui, la veille, s'était
invité en elle alors qu'elle était dans les bras de Jayden revenait frapper à sa
porte. Elle avait réussi à le chasser de son esprit. Mais il avait trouvé refuge
dans son cœur, là où, précisément, la raison ne pourrait pas l'en déloger. Et,
ce soir, sa virulence était telle qu'aucune logique ne le ferait abdiquer.
Un cœur en peine est une bombe à retardement lorsque la colère est sa seule
voix. Et le sien ne pouvait pas accepter que Jayden ignore ce qui s'était passé,
qu'il fasse disparaître cette nuit de sa mémoire comme si elle n'avait été qu'un
moment sans importance. Qu'il la fasse disparaître, elle, de sa vie, comme si
elle n'avait été que l'une des nombreuses personnes à l'avoir traversée. Elle ne
pouvait pas – elle ne voulait pas – être réduite à une histoire sans lendemain.
Mais tout dans l'attitude de Jayden prouvait qu'elle resterait une erreur de
parcours dont on ne parle pas. Pourquoi l'aiderait-elle alors à retrouver celui
qui l'éloignerait d'elle ? Pourquoi devait-elle précipiter un Choix qui lui
ôterait peut-être ce que son Émanation lui avait apporté (en restait-il quelque
chose, à cet instant) ? Elle n'aurait jamais dû coucher avec lui. Elle n'aurait
jamais dû céder à cette envie qui la poursuivait depuis qu'il était arrivé au
Manoir. Maintenant, elle l'avait dans la peau et il la dévorait. Il n'irait nulle
part avant qu'elle ne le décide.
Et lorsque la colère ne trouve plus où s'épancher, la bombe explose.
Élise extirpa de sa poche le passeport de Jayden et le balança à l'eau. Elle le
regarda s'éloigner doucement avant d'être avalé par l'obscurité. Voilà… Plus
de voyage ni de temple à l'autre bout du monde. Plus de Noah, d'Émanation
ou de Choix. Juste elle et lui. Ici et à jamais.
Puis la raison refait surface, au milieu des décombres. Le démon qui l'avait
muselée déserte les lieux. Et vous vous retrouvez seul face à vos
incohérences et aux erreurs que vous avez commises.
T'es qu'une pauvre conne, pensa-t-elle en s'accroupissant sur le rebord du
ponton. Comment avait-elle pu en arriver à de telles extrémités ? Qu'est-ce
qui avait pu la faire dérailler à ce point ? Des coucheries sans avenir, elle en
avait connu. Des garçons comme Jayden, aussi. Et même si elle devait
admettre en être tombée amoureuse, elle était suffisamment équilibrée pour
accepter l'idée que, parfois, ceux que l'on se met à aimer ne sont pas
forcément ceux avec lesquels on partagera sa vie. Élise prit peur de la
réaction extrême que cette situation, pourtant d'une affligeante banalité, avait
provoquée. Comme la nuit précédente, quelque chose de puissant et
d'étranger à sa personne avait pris le contrôle d'elle-même. Un phénomène
qui, à travers elle, voulait entraver la progression de Jayden. Elle avait réussi
à le maîtriser une première fois, mais il était revenu. Combien de temps avant
que cela ne se reproduise ? Et avec quelles conséquences, la fois prochaine ?
Elle se redressa et respira un grand coup, comme pour remettre les
compteurs de son esprit à zéro et en chasser la peur qui s'y était installée.
Mais lorsque sur le point de repartir elle frotta ses mains le long des poches
de son manteau, ce qu'elle y sentit fit voler en éclats le peu de repères fiables
qu'il lui restait encore.
Elle venait pourtant de le jeter dans l'eau. Elle était certaine de ne pas avoir
rêvé son geste. Il ne pouvait pas être dans sa poche. Elle l'en sortit
nerveusement, encore convaincue qu'il s'agissait de quelque chose qu'elle ne
se souvenait pas d'avoir fourré dans son manteau. Mais l'idée n'était là que
pour tenter de la rassurer, car elle savait pertinemment qu'elle n'avait rien
glissé dans sa poche, à part le passeport de Jayden. Elle ne pouvait pas non
plus s'être trompée sur ce qu'elle avait voulu jeter à la mer. À cet instant
précis, ce foutu passeport aurait dû se trouver à plusieurs mètres de là,
complètement imbibé d'eau. Mais il était dans sa main, aussi sec qu'un caillou
dans le désert. Comment était-ce possible ?
Élise avait le sentiment de se tenir sur une scène où se jouait une bataille à
laquelle elle était étrangère. D'un côté, ce démon qui voulait se mettre en
travers du chemin de Jayden. De l'autre, ce passeport intact, ressuscité, qui lui
permettait de continuer. Les évènements la dépassaient et commençaient à
l'inquiéter, car, contrairement à ce qu'elle avait vécu avec son singe, ils
semblaient désormais avoir une incidence physique sur ce qui construisait sa
réalité. À moins qu'elle ne fût tout bonnement en train de perdre l'esprit. Il y
avait une solution bien simple pour le savoir : jeter le passeport à la mer une
nouvelle fois et attendre de voir s'il réapparaîtrait dans sa poche. À ceci près
que les pulsions qui lui avaient commandé de le faire, un peu plus tôt, avaient
disparu et que, revenue à la normale, elle ne s'amuserait pas à tenter le diable.
Fermement décidée, à le restituer à son propriétaire le plus vite possible, elle
remit le passeport dans sa poche et regagna la terre ferme en essayant de
remettre un peu d'ordre dans ses idées. Peine perdue.

*
Pour qui ne connaissait pas Élise, le changement dans son comportement
avait été imperceptible. Jayden l'avait tout de même remarqué, sans pour
autant le situer avec précision ni en deviner la raison. Mais, après tout, elle
avait le droit de ne pas être d'humeur égale en permanence, pensa-t-il en
abandonnant cette question sans importance.
Un autre sujet occupait son esprit depuis que ces photos lui avaient été
remises : vérifier l'histoire qu'elles racontaient toutes mises bout à bout et
s'assurer des personnes qu'il pensait y avoir identifiées. Jusque-là, il n'avait
pas eu la possibilité de s'attarder sur ces clichés. Mais maintenant qu'il était
seul, il allait pouvoir les détailler. Au fond de lui, il ne nourrissait aucun
doute. Ni sur l'histoire qu'elles racontaient ni sur les visages des personnes
qui posaient sur celles qu'il avait glissées dans son portefeuille. Le seul
problème, source de sa stupéfaction, c'est que ces personnes ne pouvaient pas
avoir été photographiées dans les années 1940, tout au moins telles qu'elles
apparaissaient sur le papier.
Jayden s'assit sur le rebord du lit et remit, à l'endroit précis où il les avait
trouvées, les deux photos qu'il avait soustraites du lot. Puis il les fit toutes
défiler. À lui qui savait, elles racontaient ce que Damone lui avait révélé :
l'existence dans les années 1940 d'autres Gardiens ayant précédé la
génération contemporaine ; l'échec de ceux-ci et la transition de leurs
Émanations dans des primates ; l'identification des futurs nouveaux Gardiens
par le prêtre ayant croisé le chemin de ces primates.
Jayden s'attarda ensuite sur la première des deux photos qu'il avait isolées.
Prise devant le petit bâtiment du camp de base, on y voyait le jeune Morand
avec une femme qui, sauf s'il était son clone, ne pouvait être… qu'Aby ! Mais
Aby telle qu'il l'avait connue à Edmond, âgée, rabougrie et mal fagotée, avec
ses petites lunettes posées sur le nez. Sous ces traits, son existence à cette
époque et sa présence sur cette photo étaient impossibles. En 1945, elle
devait être âgée de quelques années, tout au plus. Une seule explication
s'imposait : il s'agissait d'une femme qui ressemblait trait pour trait à Aby. Un
sosie, de quelque soixante-dix ans plus vieux. Bien que peu fréquente, la
chose n'était pas impossible. Le Net est truffé d'histoires où deux individus
ayant vécu à des époques différentes partagent une ressemblance tellement
troublante qu'elle sert d'exemple aux théoriciens de la réincarnation.
L'explication du sosie aurait été (presque) vraisemblable si, sur la deuxième
photo, on ne voyait pas Morand, cette fois en compagnie de Damone,
également photographié avec l'apparence qu'on lui connaissait aujourd'hui.
Le recours aux sosies pour expliquer ces anachronismes ne tenait plus la
route, sans pour autant que Jayden dispose d'autres explications plausibles
auxquelles se raccrocher.
La présence d'Aby et de Damone à une époque où ils ne pouvaient pas être
avait de quoi décontenancer. Mais, étonnamment, cette incohérence
temporelle ne l'émouvait pas outre mesure. Était-ce parce qu'il avait eu le
temps de s'y accoutumer depuis qu'il avait vu ces photos pour la première
fois ? Ou bien encore parce qu'à force d'évoluer dans un contexte chimérique,
on s'habitue à l'insolite, voire à l'impossible ? Toujours est-il que sa réaction,
ou plutôt son absence de réaction, n'était pas plus normale que ces photos. Si
son bon sens ne le forçait pas à y voir une anomalie, en son for intérieur il
considérerait ces présences comme une faille non critique. Son inconscient
était-il au fait de quelque chose qui n'avait pas (encore ?) traversé la frontière
de sa conscience ? Jayden était à ce point éloigné d'une réaction logique que
la première question à lui venir en tête fut de se demander : à quelle époque
était-il normal qu'Aby et Damone appartiennent ? De son point de vue, ils
faisaient partie de l'époque actuelle puisqu'il les y avait côtoyés en chair et en
os. Mais était-ce une preuve suffisante au regard de ces photos ? Pouvaient-
ils avoir existé aux deux époques ? En y repensant, il avait déjà été confronté
à une incohérence de ce type lorsqu'il avait discuté avec Élise de son passé :
Mandi s'était trouvée en France et en même temps aux États-Unis.
Aby, Damone et Mandi semblaient ainsi échapper aux contraintes spatio-
temporelles du commun des mortels. Combien étaient-ils dans ce cas ? Qui
étaient-ils réellement ? Qui plus est, les deux premiers semblaient impliqués
dans l'existence de deux générations de Gardiens au moins.
Aux côtés de Damone se tenait un troisième personnage. À sa stature et à
ses vêtements, on pouvait deviner qu'il s'agissait d'un homme. Il tenait dans
ses bras un singe qui, lui cachant le visage, le rendait impossible à identifier.
La sensation curieuse et tenace qu'il ne s'agissait pas d'un étranger avait
envahi Jayden au moment où il l'avait remarqué. Cette silhouette lui
chuchotait à l'oreille.
Si sa réaction avait du sens (mais pourquoi en aurait-elle ?), il admettrait
avoir peur de ce que représentait cet inconnu (que pouvait-il représenter ?).
Et, aussi grotesque que cela pût paraître, c'était au cœur de cette crainte sans
motif apparent que se cachait la véritable raison l'ayant conduit à écarter Élise
des deux photos. Contrairement à Aby et Damone, il ne considérait pas cet
inconnu comme une anomalie (car, jusqu'à preuve du contraire, il ne l'avait
pas encore vu ailleurs que sur ce vieux cliché). En revanche, son intuition,
elle, y voyait une faille critique.
Jayden était à présent certain que si Morand avait voulu qu'il ait ces photos,
c'était certes pour le conforter dans ce qu'il avait déjà compris ou appris, mais
c'était surtout pour qu'il comprenne quelque chose des incohérences qu'il
avait relevées. Que signifiaient-elles ? Devaient-elles avoir une incidence sur
son Choix ?
Pendant un instant, il voulut appeler Damone. Après tout, qui mieux que lui
pouvait expliquer sa présence sur une photo vieille d'un demi-siècle ? Mais
Jayden n'était pas certain d'avoir envie d'entendre ce qu'Emilio pourrait lui
révéler, en particulier sur cet inconnu. Il avait eu son compte pour ce soir.
Sa tête commençait à le faire souffrir. Tous ces mystères, toutes ces
suppositions qui s'invitaient librement dans ses pensées n'avaient pas
beaucoup de sens. Avec ce qu'il avait appris de Morand lorsqu'ils s'étaient
parlé, l'énigme devenait inextricable. Il lui fallait revenir à l'idée de base telle
qu'il avait réussi à la comprendre (et Dieu savait que ce seul postulat était
déjà une montagne) : il devait faire le Choix d'accorder ou de ne pas accorder
aux hommes une chance de recommencer. (Recommencer quoi ? Il ne le
savait pas vraiment) Et ce Choix devait être fait en fonction de ce qu'Angry
lui avait montré et de ce que lui montrerait l'autre singe. Tout le reste devait
(pour le moment) rester accessoire et ne pas perturber son esprit plus qu'il ne
l'était déjà.
Jayden ne réussissait toujours pas à se faire à l'idée que le Choix puisse être
confié à un simple quidam. Rien dans ses capacités ou sa personnalité ne
pouvait le destiner à pareille responsabilité. Aucun homme, même le
meilleur, ne pourrait d'ailleurs l'endosser. Pourtant, pas un détail n'était venu
démentir son rôle. Il en venait à croire qu'il ignorait quelque chose sur lui-
même. Quelque chose que les autres n'avaient pas. Confusément, il sentait (il
savait) que la réponse se trouvait dans les deux photos qu'il avait
soigneusement remises dans son portefeuille. Une idée saugrenue lui traversa
l'esprit à la vitesse de l'éclair. Mais, comme ces révélations géniales qui ne
vous marquent qu'un instant, elle s'était avérée trop imprécise pour qu'il
puisse lui donner un sens intelligible.
Il valait mieux qu'il arrête de cogiter et qu'il se couche.
30
Ils s'étaient retrouvés devant la réception aux premières heures du jour.
Élise lui avait souri. Un sourire large et franc, qui avait réussi à dissimuler les
intentions qu'elle avait mûries pendant la nuit. Elle avait profité d'être
pleinement maîtresse d'elle-même pour prendre la décision qui s'imposait
avant que le démon ne revienne et qu'il n'altère de nouveau ses pensées et sa
volonté. Car il reviendrait, elle n'avait pas de doute sur la question.
Avant de quitter l'île, Jayden avait voulu revoir le bois de la Chaise et la
plage des Dames. Ces lieux l'avaient marqué. S'il avait dû choisir, il serait
retourné dans cette bibliothèque, où Morand avait vécu ses dernières années.
Il aurait voulu y passer davantage de temps, car il s'y sentait étroitement lié,
comme s'il existait une corrélation entre le maigre savoir qu'il y avait dans sa
tête et celui contenu dans tous les livres de cette bibliothèque. Cette
impression n'avait rien de bien sensé, mais il avait compris qu'il ne devait
plus s'interroger sur le sens des choses tant que son existence ne serait pas
revenue à la normale (si toutefois elle y revenait un jour). Plus les
informations qu'il réunissait sur cette histoire étaient nombreuses, moins il
comprenait. Il lui manquait ces liens de causalité qui les uniraient les unes
aux autres et les rendraient logiques.
Ils s'étaient installés sur un banc, face à la mer, et s'étaient repus des
viennoiseries qu'Élise avait achetées en nombre. Jayden les avait dévorées
comme si jamais plus il n'en mangerait. Puis leurs pensées s'étaient perdues
sur la ligne d'horizon. Au bout d'un long moment, Élise avait sonné l'heure
du départ.

*
Dans le train pour Paris, les mots se firent plus rares encore que dans la
voiture qui les avait ramenés à Nantes. Ni l'un ni l'autre ne parvenaient à
s'extirper des événements qu'ils avaient traversés la veille et qui tournaient en
boucle dans leur tête. Damone appela Jayden au moment où Élise s'absenta à
la voiture-restaurant pour satisfaire une irrépressible envie de café.
Rétrospectivement, elle avait bien choisi son moment, car, si elle avait été là
pour écouter, Jayden aurait été incapable de lui expliquer la teneur de sa
conversation sans lui avouer ce qui figurait sur les photos qu'elle n'avait pas
vues.
— Bonjour, Jayden ! J'espère ne pas vous déranger.
— Du tout. On retourne à Paris et on embarque pour New Delhi ce soir.
— Je voulais vous faire part d'une nouvelle qui vous concerne
indirectement…
— Je vous écoute.
— Nuria nous a quittés la nuit dernière.
Jayden marqua un temps d'arrêt afin de saisir la portée du message.
— Et rien n'a changé…
— C'est ça ! Vous comprenez ce que cela signifie, j'imagine ?
Jayden le comprenait trop bien. S'il acceptait de croire ce que Damone lui
avait toujours dit : lorsque deux Gardiens d'une même Vertu disparaissent,
tout s'arrête. Plus de Transfert. Plus de Choix. La mémoire des Gardiens est
remise à zéro. Et si Nuria s'en était allée sans que son départ entraîne de telles
conséquences, c'est que la Tempérance comptait encore un Gardien. Noah
n'avait donc pas disparu. Un frisson lui parcourut tout le corps.
— Je le savais. Je l'ai toujours senti, dit Jayden, soulagé comme il l'avait
rarement été.
— Et vous aviez raison.
— S'échapper du Manoir l'a sauvé.
— Les choses ne sont pas simples, Jayden. À ce sujet… Avez-vous trouvé
ce que vous étiez parti chercher en France ?
— J'y ai trouvé plus de questions que de réponses. Vous saviez ce que
j'apprendrais en venant jusqu'ici, n'est-ce pas ?
— Je sais que vous poursuivez le chemin qui est le vôtre et que ce chemin
devait vous mener aux informations que Morand vous avait réservées.
— Vous aviez omis de nous dire que vous vous étiez bien connus…
Damone, comment est-il possible que vous soyez sur une photo qui date des
années 1940 ? Qu'est-ce qu'il me manque pour comprendre ?
— Les autres ne savent pas que j'ai bien connu Morand parce que je ne le
leur ai pas dit. Vous, cela vous surprend parce que vous l'avez oublié…
— Je ne vous suis pas…
— Bien sûr que si. À moins que vous n'ayez pas encore compris qui était ce
garçon, à côté de moi, qui tenait un singe dans ses bras ? Rien ne vous vient à
l'esprit ? Vraiment ?
Outre le fait de lui démontrer que Damone ne réfutait pas sa présence sur
une photo vieille de plusieurs décennies, cette question propulsa Jayden au
cœur des doutes qu'il nourrissait au sujet de l'inconnu qui y figurait.
— Comment voudriez-vous que je comprenne ?
— Si votre mémoire ne se manifeste pas, que vous dit votre intuition ?
— Je ne suis pas certain. Elle me mène vers une option impossible…
— Depuis Edmond, vous devriez savoir que la frontière entre ce qui est
possible et ce qui ne l'est pas a été déplacée. C'est vous, sur la photo, Jayden !
Vous étiez avec Morand et moi-même, ce jour-là. Et le singe que vous teniez
dans vos bras, c'est celui sur les traces duquel vous marchez aujourd'hui…
Ces photos auraient dû réactiver votre mémoire. Elles vous ont été remises
dans cette perspective. Tout comme l'apparition de Morand dans vos transes
ou vos rêves. Tout était fait pour vous mettre sur la voie.
En vérité, Jayden venait d'entendre ce qu'il avait senti à l'instant où il avait
posé les yeux sur cette photo. Mais son esprit s'était aussitôt réfugié dans le
déni et avait chassé cette possibilité, parce qu'elle n'était pas normalement
concevable, parce qu'elle remettait tout en cause, y compris les fondements
de sa propre existence. Et ça, il ne pouvait pas l'imaginer. Accepter l'idée qu'il
avait été photographié avec Damone dans les années 1940 alors qu'il était
(censé être) né quelque cinquante ans plus tard, c'était admettre que la réalité
qu'il pensait être la sienne se dérobait sous ses pieds. C'était admettre qu'il ne
savait rien de lui-même et, en définitive, qu'il n'était peut-être pas plus réel
aujourd'hui qu'il doutait de l'avoir été un demi-siècle plus tôt. Voilà la peur
sur laquelle il n'avait pas réussi à mettre de mot. Celle de n'être personne,
nulle part. Une peur orpheline de cause parce que sa raison avait refusé l'idée
qui la faisait exister. Et sa mémoire ne l'avait pas aidé puisqu'elle ne lui
renvoyait strictement rien de cette époque. Jayden était au paroxysme de
l'incompréhension. Il tutoyait les limites de ce qu'un cerveau normal peut
embrasser avant d'afficher un message d'erreur.
— Qui d'autre ? demanda-t-il, incapable de formuler une question plus
pertinente.
— Seuls le Dépositaire, le Choix et les Soldats peuvent traverser le temps.
Je vous ai toujours dit que nous avions un statut différent de celui des autres
Gardiens.
— Aby est un Soldat ?
— Oui. L'Origine a créé les Soldats pour aider les Gardiens à trouver leur
chemin. Parfois pour les tester. Ils se trouvent partout et à n'importe quelle
époque où il existe des Gardiens.
— Est-ce que… est-ce qu'en dehors des années 1940, j'ai traversé d'autres
époques ?
— Oui. Depuis que le Recommencement est devenu possible, vous avez été
présent chaque fois qu'il a fallu faire le Choix d'offrir aux Hommes un
renouveau.
— Pourquoi je ne m'en souviens pas ?
— Il semblerait que, cette fois, vous soyez bien plus profondément ancré
dans votre époque qu'on ne pouvait le deviner. Et vous luttez pour occulter ce
qui ne peut s'y insérer… C'est surprenant.
— C'est quoi le Recommencement ?
— C'est le moment où le retour à la vie est devenu possible. Encore fallait-il
que les Hommes soient capables d'y revenir durablement.
— Que leur fallait-il qu'ils n'avaient pas avant pour en être capables ?
— Les Vertus dont les Gardiens sont porteurs.
— Pourquoi mes Choix ont foiré jusqu'à maintenant ?
— Parce qu'il vous manquait une composante essentielle pour faire un autre
Choix que celui que vous avez toujours fait. En l'absence de cette
composante, qui ne pouvait se résumer à une simple donnée, vous l'avez
invariablement fait dans un sens défavorable aux Hommes.
— C'était quoi cette composante ?
— L'amour, Jayden. Il vous fallait ressentir l'amour.
— Et c'est cette treizième Émanation qui va me le montrer ?
— Cette Émanation est là pour vous prouver qu'il existe et que les Hommes
ne sont pas uniquement ce qu'Angry vous en a montré. Son rôle est de rétablir
un équilibre dans la vision du Gardien à qui appartient le Choix. Elle existe
depuis toujours. Comme Angry, elle fait partie de votre équation. Mais
l'amour qu'il vous manquait n'était pas seulement celui que vous pouviez
observer. C'était surtout celui que vous deviez ressentir. Et faute de l'avoir
ressenti, la balance a toujours penché en faveur du renoncement. Vous avez
systématiquement renvoyé les Hommes à leur Histoire Ancienne.
— C'est quoi cette Histoire Ancienne ?
— C'est l'histoire que vivaient les Hommes avant que tout ne s'arrête. C'est
l'époque qui a précédé l'avènement de l'Origine.
Il allait se réveiller. Rien de tout cela n'était possible. Il allait sortir de cette
transe qui l'avait mené au-delà de tout ce qu'il avait entendu jusqu'à
maintenant. Il allait retrouver sa réalité, même si ses contours restaient flous.
Il était prêt à se réinscrire dans n'importe laquelle de ses réalités passées,
pourvu que cette conversation n'ait existé que dans un rêve.
Mais de réveil point ne vint et le combiné collé à son oreille se mit à lui
parler de nouveau :
— J'ai été présomptueux d'estimer que les informations de Morand vous
rendraient la mémoire aussi vite.
— Pourquoi faut-il qu'elle me revienne ?
— Parce que le Choix ne peut pas être confié à un Homme.
— Putain, Damone, je ne comprends rien. Tout ce que vous me dites va me
rendre dingue… dit Jayden en fermant les yeux et en enserrant son front entre
son pouce et son majeur. Qu'est-ce que je suis ? Qu'est-ce que vous êtes ?
— Pour le moment, l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, pour vous, c'est de
rejoindre la treizième Émanation et de retrouver Noah. Nous nous reverrons
après cela. Saluez Élise pour moi.
Après que Damone eut raccroché, Jayden resta immobile pendant plusieurs
minutes, les yeux dans le vide, perdu et dépité. Le peu de repères qu'il avait
encore avant cette conversation s'était envolé. Retrouver Noah était
désormais la seule perspective à laquelle il pouvait se raccrocher.
Et si tout ça se résumait à un mauvais trip ? S'il pouvait se déplacer dans le
temps, pourquoi n'émergerait-il pas d'une gigantesque cuite, quelque part
entre le jour où il avait emménagé à New York et le jour précédant sa
rencontre avec Paul ? Il oublierait très vite ce délire ou en écrirait un roman.
Plus simplement, pourquoi ne laissait-il pas tomber ? Il lui suffisait de
retrouver Noah et de disparaître ensemble. Pourquoi n'avait-il jamais réussi à
mettre en œuvre cette envie légitime et récurrente ? Son incapacité à décider
pour lui-même le déroutait, au point de se demander s'il était encore aux
commandes de son existence.
Élise n'avait pas encore rejoint sa place dans la voiture que, de loin, elle
avait déjà senti le désarroi de Jayden. Elle n'avait rien perdu de ses capacités
empathiques qui, sur l'instant, étaient en état d'alerte. Pourtant, lorsque
Jayden la vit revenir, il redressa la tête et afficha son plus beau sourire. Il
avait décidé de ne rien lui dire. Comment aurait-il pu lui expliquer quelque
chose qu'il était incapable de comprendre lui-même ?
La sachant en mesure de percer ses maigres défenses, il s'employa à faire le
vide dans son esprit et à s'en servir comme d'une barrière mentale. Il n'aurait
pas pensé en être capable, lui dont la sensibilité l'avait toujours conduit à
vivre ses joies et ses peines avec plus d'intensité qu'il n'aurait fallu. Mais,
depuis Edmond, cette sensibilité se dissipait, progressivement.
En plongeant ses yeux dans ceux de Jayden, Élise n'y vit donc que l'image
d'un garçon au milieu d'un espace vide. Aucune activité psychique n'en
émanait. Cette absence d'empreinte personnelle la surprit. Damone mis à part,
elle n'avait jamais connu d'individu qui en fût dépourvu à ce point. Elle
percevait tout de même une activité résiduelle de laquelle émanait un fort
sentiment de perdition. Mais elle était incapable d'en isoler la cause, pas plus
qu'elle n'avait été capable de déterminer l'origine de ce pessimisme sourd qui,
en arrière-plan, ternissait la plupart des pensées de Jayden lorsqu'il était
arrivé au Manoir.
Elle aurait voulu le rassurer, le prendre dans ses bras. Mais elle savait qu'en
agissant de la sorte, elle réveillerait de nouveau le démon. Car il se nourrissait
des sentiments qu'elle éprouvait pour Jayden et, dès qu'elle leur permettait de
s'exprimer, il sortait de son antre. Elle se contenta alors de déposer sur sa
tablette le café qu'elle avait ramené pour lui en réprimant l'envie qui la
dévorait de l'embrasser.
Cette envie, presque incontrôlable, confortait la décision qu'elle avait prise
et qu'elle allait devoir lui avouer. Mais elle s'en voulait, car, d'une certaine
manière, elle allait fuir et le laisser aller seul au-devant de ce qui serait une
étape décisive pour lui.
Perdu au milieu de ses doutes, Jayden n'avait évidemment rien remarqué de
la tempête qui soufflait dans le cœur et l'esprit d'Élise. Ses propres tourments
le coupaient du monde. Il essayait désespérément d'assembler les
informations éparses qu'il avait réussi à collecter au gré de ce que Damone et
Morand avaient bien voulu lui dire depuis le début de ce qui devenait
maintenait un cauchemar. Par chance pour lui, elles s'avéraient concordantes,
même s'il n'en tirait rien d'intelligible. Il avait bien peur de devoir aller
jusqu'au bout du cauchemar pour comprendre. Mais, quoi qu'il advienne
ensuite, que la civilisation menace de s'effondrer ou qu'elle renaisse plus juste
et moins violente, il disparaîtrait des écrans-radars avec Noah sous le bras.
En attendant, l'envie lui vint d'écrire à ses parents et aux quelques amis qu'il
avait à New York, comme s'il fallait qu'il conserve attache avec ce qu'il lui
restait de plus concret dans sa vie. Car, à force d'évoluer dans un univers où
la réalité et maintenant le temps, tels qu'il les connaissait, n'avaient plus
cours, il finirait par en être effacé.

*
Ce n'est que lorsqu'il abandonna son monde intérieur, à l'approche du
Terminal 2F tard dans la soirée, que Jayden s'interrogea sur le silence qui
avait baigné les trois quarts de leur journée. Non pas sur le sien, qu'il savait
résulter de l'impasse vers laquelle ses réflexions le menaient, mais sur celui
d'Élise. Si elle avait certes le droit de ne pas être d'humeur égale chaque
instant, elle n'en restait pas moins quelqu'un de grandement communicatif.
Alors, derrière un tel silence se cachait probablement un souci. Et cette
impression se confirma lorsque, un instant avant d'enregistrer, elle prit sa
main dans la sienne et l'invita à s'asseoir.
— Jayden… Ne m'en veux pas, mais je ne vais pas t'accompagner en Inde.
En fait, je ne peux pas… Je ne peux plus.
La main de Jayden se crispa dans celle d'Élise.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qui a changé depuis le Manoir ?
— C'est un peu compliqué.
— Si tu savais à quel point je baigne dans des trucs compliqués… C'est à
cause de ce qui s'est passé entre nous ?
— Disons que c'est parti de là.
— Explique-moi…
— Depuis qu'on a couché ensemble, depuis que mes sentiments pour toi
sont sortis de leur boîte, quelque chose qui m'est étranger me pousse à
t'empêcher de partir…
— Quelque chose comme quoi ? De la possessivité ou un sentiment dans ce
genre ?
— Non. C'est plus fort que ça. Ça ne se passe pas seulement dans ma tête.
Ça me pousse à faire des trucs que je ne ferais pas en temps normal…
— Je ne suis pas sûr de comprendre. Qu'est-ce que ça t'a poussé à faire ?
— À avoir des idées sur toi qui ne sont pas les miennes et qui déforment la
vérité. Des idées qui me font voir le mauvais côté des choses.
— Ça s'arrête à des idées ?
— Malheureusement, non. Hier soir, ces idées m'ont conduite à balancer ton
passeport à la flotte pour ne pas que tu puisses aller en Inde.
— Bah, merde…
— Aujourd'hui, j'ai l'impression que je peux encore maîtriser ces pulsions.
Mais je ne sais pas si en restant à tes côtés je pourrai les maîtriser pendant
très longtemps. Parce que je t'aime, et c'est le problème.
— Est-ce que j'ai un moyen d'empêcher ça ?
— Je ne crois pas. Je ne sais pas ce que tu représentes vraiment dans tout ce
bordel, Jayden, mais ce n'est pas compatible avec les sentiments que j'ai pour
toi et ça me transforme.
— Qu'est-ce que tu vas faire alors ?
— Je vais retourner au Manoir et attendre que tu reviennes après avoir
démêlé ce sac de nœuds.
— Je n'ai pas envie que tu repartes là-bas. Je veux que tu viennes avec moi.
— Je ne peux pas t'accompagner, crois-moi. J'aimerais que tu sois dans ma
tête pour comprendre. Quant au Manoir, qu'est-ce que tu veux que je fasse
d'autre ? Plus rien ne m'attend nulle part.
— Ne dis pas ça, s'il te plaît. Ça me désole. Tu as la vie devant toi. Tu es
intelligente, adorable, jolie… alors, laisse tout tomber et sauve-toi. Oublie ces
conneries. Tant pis pour les Vertus, tant pis pour tout…
— Alors, pourquoi tu ne le fais pas, toi ?
Jayden lui adressa un triste sourire qui le dispensa de répondre. Ils étaient
pris au piège, l'un comme l'autre, et ils le savaient. Un piège dont ils ne
comprenaient aucun des ressorts et dont ils ne pouvaient pas sortir. Il lui
caressa la joue avant de venir y déposer un baiser.
— Je ne sais pas quoi te dire… Je suis aussi perdu que toi. J'aurais tellement
aimé que les choses soient différentes.
— Un jour, peut-être, dans une autre vie… répondit-elle en lui tendant son
passeport et les documents de voyage qu'elle avait préparés pour lui.
Récupère ça avant que l'idée ne me revienne de les balancer on ne sait où.
— D'ailleurs, tu as fait comment pour récupérer le passeport ?
— J'aurais préféré que tu ne me le demandes pas, car je suis foutrement
incapable de te l'expliquer. C'est comme si je ne l'avais jamais jeté. Il est
« revenu » dans ma poche…
Jayden la regarda, l'air dubitatif.
— Je sais… Ça paraît démentiel, mais c'est comme je te le dis. Et je ne suis
pas encore dingue, au cas où tu te poserais la question !
— OK, mais des fois on s'imagine faire des trucs et puis, au final…
— Jayden, le coupa-t-elle, je suis sûre de ce que j'ai fait ! Je n'ai pas compris
ce qui s'est passé après, mais je t'assure que j'ai vu ce passeport flotter sur
l'eau à plusieurs mètres de moi avant de le retrouver dans ma poche. Je n'ai
pas cherché à comprendre pourquoi ni comment c'était arrivé parce que sinon
j'y serais encore. Mais je me suis dit qu'il y avait une bonne raison à sa
résurrection. Et la seule que j'ai trouvée, c'est que rien ne devait t'empêcher
d'aller en Inde, et surtout pas moi.
— OK, OK ! Si tu le dis, je te crois.
— Ça n'a pas l'air de beaucoup te surprendre.
— Si, évidemment ! Je ne mets pas en doute ce que tu dis, c'est tout.
Mais la surprise n'était pas au rendez-vous. Comparée à ce qu'il vivait,
l'histoire d'Élise était un amuse-gueule. Rien n'était plus déroutant pour lui
que ce qu'il avait entendu de la bouche de Damone au sujet des photos et de
son existence supposée soixante-dix ans plus tôt. Toutes ses pensées étaient
suspendues à cette situation impossible qu'il se devait de comprendre. Ce
qu'Élise venait de lui raconter confortait l'impression de plus en plus tenace
qu'il oscillait entre deux niveaux de réalité et que l'un d'entre eux lui
échappait. Et il ne savait pas dans lequel se situait la vérité.
— Jayden ? Je t'ai encore perdu ?
— Non. C'est cette histoire qui me perd. Et tu me laisses m'en dépatouiller
tout seul.
— Tu m'en veux ?
— Bien sûr que non…
Au fond, il sentait devoir faire ce voyage tout seul. Ni Élise ni aucun
Gardien ne semblaient concernés par la tournure que les photos et les mots de
Damone faisaient prendre aux événements futurs. Ceux-ci ne concernaient
peut-être que le Gardien à qui appartenait le Choix ?
— J'attendrai ton retour avec les autres, au Manoir.
— Au sujet des autres… Je ne voulais pas t'inquiéter avec ça, mais tu ne
reverras pas Nuria là-bas. Damone m'a appelé pour me le dire.
En dépit de la peine qu'elle éprouva, Élise se réjouit pour Jayden. Noah
avait survécu. Sinon, tout se serait arrêté.
— J'aimerais savoir ce qu'ils deviennent vraiment, tous ceux qui partent.
— Je crois que seul Damone est en mesure de te répondre.
— Je vais le cuisiner dès mon arrivée. Je ne le lâcherai pas, jusqu'à savoir.
— Tu es certaine de vouloir y retourner ?
— Oui. Ne t'inquiète pas pour moi, mon p'tit New-Yorkais… répondit-elle
en se levant, lui signifiant ainsi que l'heure était venue pour eux de se séparer.
Si ses gestes se voulaient sûrs et déterminés, ses yeux trahissaient son
émotion. Elle avait envie de tout sauf de quitter Jayden.
Il se leva à son tour et la prit dans ses bras, n'ayant pas imaginé la seconde
d'avant que ce serait si difficile pour lui aussi. Il venait de prendre conscience
que, d'une certaine manière, elle étouffait les sentiments qu'elle avait pour lui
afin qu'il puisse continuer sa route sans encombre. Ils s'abandonnèrent un
long moment dans les bras l'un de l'autre, comme s'ils n'allaient jamais se
revoir, jusqu'au moment où Élise se ressaisit.
— Reviens vite et libère-nous de tout ça. Il n'y a que toi qui puisses le faire,
mon p'tit New-Yorkais. Rends-nous à la vie. Finalement, elle n'est pas si mal,
même sans Vertu.
— Promis.
Elle se défit de son étreinte, lui caressa une dernière fois la joue et tourna les
talons. Il la suivit du regard. Avant de franchir la porte vitrée derrière laquelle
elle allait disparaître, elle se retourna et lui adressa, en guise de souvenir, son
plus beau sourire.
Un instant plus tard, un immense sentiment de solitude enveloppa Jayden.
Comme s'il venait d'être coupé de la vie ; sensation irrationnelle alors qu'elle
grouillait autour de lui. Il avait l'impression de flotter au-dessus de cette
réalité, comme un ballon gonflé à l'hélium que plus aucune attache ne retient
au sol. Puis, une à une, ses pensées furent absorbées par les horreurs
qu'Angry lui avait montrées au Manoir. Elles émergeaient de sa mémoire tels
des monstres qui n'avaient pas abandonné l'idée de livrer bataille sur le terrain
du Choix qu'il serait amené à faire. Comme si le fait de se retrouver seul, loin
de ceux qu'il aimait, devait nécessairement le renvoyer à la sombre nature des
Hommes. Mais l'espoir de revoir Noah était un chemin au bout duquel il y
avait un phare qui lui évitait de se perdre dans la nuit. À cette idée, il se
sentait vivant, il se savait exister pour quelque chose. Sa présence avait
changé son état d'esprit, depuis le tout début. Était-ce ce genre d'amour qu'il
devait ressentir pour ne pas perpétuer un Choix qu'il avait maintes fois fait –
selon Damone – en défaveur des Hommes ? Il n'était pas certain de
comprendre la corrélation qui pouvait exister entre le fait de ressentir l'amour
et celui de faire un Choix positif. N'était-ce pas remettre ce Choix à la merci
du cœur alors qu'il ne pouvait et ne devait appartenir qu'à la raison ? Si
ressentir l'amour entraînait le besoin de le voir survivre, conduisant par là
même à faire un Choix positif qui garantît cette fin, alors, ce Choix n'était
finalement qu'un Choix égoïste. À l'inverse, si la raison devait primer, était-il
possible qu'un homme, dans toute son imperfection, soit doté d'une raison
telle qu'elle lui permette de trancher comme seul un dieu ou une machine
pourrait le faire ? Dans les deux cas, Jayden se disait que le Choix ne pouvait
pas appartenir à un homme.
Il allait embarquer sans se poser de questions. Non pas parce qu'une autre
Émanation l'attendait là-bas, non pas parce qu'il semblait bien que ce fût le
chemin qu'il devait suivre, mais parce que c'était aujourd'hui la seule chance
qu'il avait de retrouver Noah. Y avait-il une autre explication au fait qu'il
partage une même série de coordonnées ?
31
À son arrivée, Jayden n'avait pas mesuré l'ampleur du changement qui
l'attendait. Pour le jeune Occidental qu'il était, il avait mis le pied dans un
autre monde sans encore s'en être rendu compte. La nuit l'avait empêché de
prendre le pouls de l'immense, de l'incomparable New Delhi. L'attente pour
effectuer les formalités d'entrée sur le territoire indien et pour se procurer
quelques roupies avait été interminable et l'avait anesthésié. Les heures de vol
qu'il venait d'enquiller sans avoir pu fermer l'œil n'avaient rien arrangé. Si
bien qu'après s'être engouffré dans un taxi en sortant de l'aéroport, il n'avait
rien remarqué de cette ville fourmilière, ni de la chaleur et de la pollution qui
l'enveloppaient. Le milieu de la nuit était toujours plus calme. Un calme
relatif, comme un arbre qui cache la forêt.
Le taxi l'avait déposé devant le Colonel's Retreat, petit hôtel urbain situé
dans le quartier de Defense Colony au sud de New Delhi. Élise y avait
réservé une chambre alors qu'ils étaient encore à Noirmoutier. Elle lui
manquait déjà. Exténué, il s'était allongé sur le lit sans même défaire ses
bagages. Il avait laissé filer ses dernières pensées avant de sombrer. Des
pensées qui, contre toute attente, se voulaient de moins en moins confuses,
comme si l'anormal se fondait doucement dans la routine, au point de ne plus
rien avoir d'extraordinaire. Cette capacité, ignorée jusqu'alors, d'accepter les
faits tels qu'il les vivait le surprenait plus que tout. À croire que l'impensable
était inscrit dans son inconscient depuis longtemps et qu'une fois découvert, il
s'y installait sans surprise. L'idée qu'il ignorait bien des choses sur lui-même
faisait son chemin.
Aux premières heures du jour, le soleil qui envahit la chambre, faute pour
les rideaux d'avoir été fermés, le tira de son sommeil. Ce matin, il se sentait à
l'aube d'un renouveau. L'idée que Noah pouvait se trouver quelque part dans
cette ville n'y était pas pour rien. Son appétit naissant l'encouragea à se
préparer plus vite qu'à l'accoutumée et à rejoindre le restaurant, installé sur le
toit du petit édifice. Deux choses l'impressionnaient : le tohu-bohu à
l'extérieur – jamais il n'aurait pensé pouvoir trouver plus bruyant que New
York, mais c'était désormais chose faite – et la carte du restaurant. Plus de la
moitié des plats proposés étaient végétaliens. Sur ce point, l'Inde avait une
longueur d'avance sur la plupart des pays occidentaux où l'offre végétarienne
était indigente.
La grande majorité des tables était occupée par des touristes qu'un garçon de
quatorze ou quinze ans approchait avec assurance. Il restait là, à discuter
pendant quelques minutes, avant de se diriger vers la table suivante. Pendant
un moment, Jayden se demanda s'il ne faisait pas la manche, car il voyait ces
étrangers lui répondre non de la tête, tantôt avec le sourire, tantôt sans.
— Bonjour, lui dit le garçon en arrivant à sa hauteur. Je m'appelle Akshan,
continua-t-il dans un anglais de très bon niveau. Vous venez d'où ?
— Moi, c'est Jayden. Je suis américain, mais j'arrive d'Europe.
— Pour des vacances ?
— Pas vraiment… Je suis à la recherche de quelque chose et… de
quelqu'un.
— Et vous savez où les trouver ?
— Pas encore, répondit Jayden, amusé par la confiance en lui-même que
son interlocuteur affichait.
Un sourire illumina le visage du garçon.
— Alors, je peux vous aider.
— C'est-à-dire ?
— Je connais la ville comme ma poche. Je peux vous emmener où vous
voulez.
Comme les touristes qui l'avaient précédé, Jayden s'apprêtait à décliner
l'offre, considérant qu'un chauffeur privé au départ de l'hôtel était encore le
moyen le plus sûr de se rendre à l'adresse où conduisaient les coordonnées du
journal. Mais le garçon reprit la parole avant que Jayden n'ait pu refuser.
— Je veux devenir guide, alors, je propose mes services aux touristes. C'est
mieux que de traîner dans la rue.
— C'est tout à ton honneur, Akshan. Mais ça ne serait pas mieux d'aller au
collège ?
— Le collège, c'est pour les familles qui ont de l'argent. Ma famille et moi,
on n'a pas les moyens.
— Et j'imagine que tu ne travailles pas pour rien ?
— Si vous voulez me donner quelque chose à la fin de la journée, vous
pouvez. Mais je ne fais pas ça pour être payé. Je fais ça parce que je veux
devenir guide professionnel quand je serai adulte. Et puis, en attendant, je
peux parler anglais. Et un peu français et espagnol aussi.
Jayden observait ce garçon avec bienveillance. Il lui était impossible de
savoir s'il débitait un discours bien huilé destiné à attendrir ceux qui
l'entendaient ou bien s'il était sincère, mais ses mots avaient fait mouche.
— OK, tu m'as convaincu. Tu vas me servir de guide !
De nouveau, le garçon sourit de toutes ses dents.
— Merci ! Je vais tout vous faire voir. Où est-ce que vous voulez aller en
premier ?
Jayden sortit de la poche de son jean la demi-feuille sur laquelle il avait noté
l'adresse.
— Tiens, je te laisse lire, car je ne suis pas sûr de pouvoir prononcer
correctement.
— Ah oui, je vois très bien, répondit Akshan sans hésiter un instant. Il y a le
plus vieux temple jaïn de la ville à cette adresse.
— Oui, je sais.
— Vous voulez aller là-bas pour le temple ou pour l'hôpital ?
— L'hôpital ?
— Oui, derrière le temple, il y a un hôpital pour oiseaux. Tous les jaïns y
amènent les oiseaux malades ou blessés qu'ils trouvent en ville. Et un
vétérinaire les soigne gratuitement. Après, il les laisse se reposer dans des
volières installées sur le toit. C'est surtout ça que les touristes vont voir.
— Eh bien… disons que je m'intéresse aux deux, répondit Jayden sans
pouvoir avouer, sauf à passer pour un illuminé, qu'il n'avait pas la moindre
idée de ce qu'il devait aller faire là-bas.
— Ah… OK ! Vous connaissez la religion jaïne ?
— Dans les grandes lignes…
— Eh ben, comme les jaïns respectent toute forme de vie, quand ils trouvent
un animal souffrant, ils vont lui venir en aide s'ils le peuvent.
— Et c'est donc pour ça que cet hôpital est à côté du temple ?
— Oui. Il existe depuis 1956.
— Comment ça se fait que tu sois si bien renseigné sur cet endroit ? Tu es
jaïn ?
— Non. C'est juste parce que je suis un très bon guide qui connaît bien
Delhi… répondit Akshan, un sourire malicieux aux lèvres. Je plaisante... En
vérité, c'est parce qu'un jour, j'ai eu besoin d'aller voir le vétérinaire qui
travaille là-bas ! finit-il par avouer en riant.
— Toi aussi, tu t'es mis à secourir les oiseaux malades ?
— Non, c'était plus gros… Est-ce que je peux emporter le reste de votre
petit-déjeuner dans une serviette ?
— Si tu as faim, assieds-toi et commande un petit-déjeuner.
— C'est pas pour moi.
Ne voulant pas se montrer indiscret ni le mettre mal à l'aise, Jayden lui
tendit deux ou trois serviettes sans poser de questions. Akshan le remercia en
joignant les mains et en inclinant le buste vers l'avant. Puis il s'affaira à
récupérer avec délicatesse les restes de pommes de terre au curry et autres
fritures succulentes que Jayden n'avait pas pu finir malgré son appétit.
— Je te retrouve en bas dans cinq minutes, Akshan. Le temps de repasser
dans ma chambre.
— OK ! Pendant que je vous attends, est-ce que vous voulez que je
m'occupe de nous trouver une voiture ? Je connais les meilleurs chauffeurs de
la ville. Prix imbattables !
— J'ai l'impression que tu maîtrises ton truc, toi ! répondit Jayden, admiratif
de la volonté du garçon. Je te laisse faire. Mais je vérifierai, conclut-il avec
un clin d'œil.
*
Akshan attendait en face de l'hôtel, accroupi devant un chien à qui il donnait
les restes du petit-déjeuner récupéré quelques minutes plus tôt. Lorsque
Jayden l'aperçut, il traversa la route pour le rejoindre. Il n'avait encore rien vu
de Delhi et il ne savait pas si la situation était propre au quartier dans lequel
était situé l'hôtel, mais il y avait des arbres partout. Le plus surprenant était
encore de constater que les petits immeubles autour de lui, et peut-être au-
delà, avaient été édifiés en tenant compte de l'emprise des arbres au sol.
Ainsi, à une dizaine de mètres sur sa gauche, il pouvait voir que le tracé du
trottoir s'arrêtait net devant un tronc, pour reprendre juste derrière, comme s'il
ne fallait pas, ici, que le béton prenne le pas sur les végétaux qui lui étaient
antérieurs. Et les piétons contournaient l'arbre de façon tout à fait naturelle,
en descendant du trottoir et en marchant quelques instants sur la route sans
même se préoccuper de leur sécurité. Aux États-Unis ou en Europe, la ville se
serait déjà fait assigner devant les tribunaux.
— Ce sont les arbres que vous regardez comme ça ?
— Oui… Ça m'étonne de voir que tout est fait pour éviter de les couper.
— C'est comme ça partout où c'est possible dans New Delhi. La ville a
besoin des arbres pour lutter contre la pollution. Il y a des jours, il faut mettre
des masques pour sortir. Mais, dans Old Delhi, il n'y a pas d'arbres. Les
maisons sont trop anciennes. Quand elles ont été construites, il n'y avait pas
autant de pollution. Alors, les arbres, on s'en moquait.
— Je vois que tu connais bien ton sujet. Je vois aussi pour qui étaient les
restes du petit-déjeuner. Il vient d'où ce chien ?
— C'est le mien ! Il me suit partout depuis un an.
— Où est-ce que tu l'as eu ?
— Il a été shooté par une voiture quand il était tout petit. Je l'ai récupéré et
je l'ai fait soigner. Après, je n'ai pas pu le remettre dans la rue. Mes parents
ont accepté et m'ont prévenu que j'en serais le seul responsable, y compris
pour sa nourriture. Alors, je me débrouille… comme je peux !
— Et j'imagine que tu as eu la bonne idée de le faire soigner gratuitement…
à l'hôpital des oiseaux, où ton formidable sens du contact a convaincu le
vétérinaire, pas vrai ?
— Oui… Mais je le connaissais déjà, car je lui amenais des touristes. Alors,
il a bien voulu m'aider.
— Il a eu de la chance de tomber sur toi ! Sur toi et sur ce vétérinaire qui a
fait une exception en soignant autre chose que des volatiles, répondit Jayden
en regardant le petit bâtard aux yeux marron clair et au pelage fauve
charbonné.
— Ce n'était pas la première fois qu'il soignait un animal plus gros qu'un
oiseau, vous savez.
— Oui, j'imagine !
— Il paraît même que le premier animal qu'il a soigné dans cet endroit était
un singe et que l'hôpital pour oiseaux a été créé juste après.
— Un singe ? Tu es sûr ? demanda Jayden en feignant la surprise, afin de
n'éveiller chez son interlocuteur aucune interrogation qui pût lui faire penser
que tel était le genre d'information qu'il recherchait. Car a priori, sans le
vouloir, les propos d'Akshan confirmaient le faisceau d'indices que Morand
avait laissé derrière lui sur la présence éventuelle d'un singe à l'adresse du
temple.
— Heu… Oui, je crois. C'est ce que j'ai toujours entendu, répondit Akshan,
surpris que Jayden insiste sur ce détail sans importance alors que les touristes
auxquels il avait raconté l'histoire n'avaient jamais réagi.
— En 1956 ? Le vétérinaire que tu connais y aurait soigné ce singe en
1956 ? Tu es sûr ? répéta Jayden.
— Ben, si vous voulez, vous pourrez le lui demander vous-même. Je peux
vous le présenter.
— Mais il a quel âge ce vétérinaire ?
— Je ne sais pas… Il est vieux. Je l'ai toujours connu dans cet endroit.
De toute évidence, Akshan ne s'était jamais interrogé sur l'âge supposé du
vétérinaire, bien qu'il y exerçât depuis cette date. Pour Jayden, en revanche,
les faits semblaient de nouveau jouer avec le temps et il ne pouvait pas s'agir
d'une coïncidence.
— Et qu'est-ce que tu sais sur ce fameux singe ?
— Vous voulez entendre quelle histoire ? Celle que les jaïns racontent aux
touristes pour leur soutirer quelques roupies en faveur de l'hôpital ou celle qui
se veut véridique ?
— Partons d'abord pour celle que tu réserves aux touristes…
— OK ! La légende voudrait que, peu de temps après l'ouverture de l'hôpital
pour oiseaux, un fidèle jaïn y ait amené un singe malade. Le vétérinaire aurait
cherché la cause de son état pendant longtemps, lui administrant tout un tas
de remèdes qui se seraient avérés inefficaces, avant de comprendre que
l'animal n'était pas malade dans son corps, mais dans son esprit. Il aurait
souffert de la cruauté des hommes. Mais en voyant ces jaïns et ce vétérinaire
sauver la vie de ces oiseaux sans en attendre le moindre retour, le singe aurait
repris confiance en l'humanité et recouvré la santé. À travers le fidèle qui
l'avait confié à ses soins, le singe aurait promis au vétérinaire que l'hôpital
prospérerait aussi longtemps qu'il y œuvrerait…
» Bon, c'est une histoire pour amuser les touristes sur l'origine de l'hôpital.
Mais elle est jolie, non ?
— OK, super ! Mais le singe, il est devenu quoi ? demanda Jayden avec une
impatience à peine dissimulée.
— C'est bizarre que vous me demandiez ça… Ce n'est qu'une histoire !
Personne n'a jamais cherché à savoir la suite.
— Tu la connais au moins ?
— Je sais ce qu'en dit la légende.
— Raconte ! Ça m'intéresse.
— Le singe aurait dit au vétérinaire qu'en dépit de sa bonté, il ne pouvait
pas rester auprès de lui, car la confiance qu'il avait retrouvée en l'humanité
était fragile et il ne devait plus la perdre avant d'en faire don à l'homme qui
guiderait ses semblables en dehors de la nuit dans laquelle ils étaient plongés.
Il fallait donc qu'il se retire du monde des hommes pour éviter d'être de
nouveau malade de leur ignorance.
À ces mots, le cœur de Jayden se mit à battre plus vite. Ce conte faisait écho
à ce qu'il était en train de vivre.
— Se retirer ? Mais où ? Et cet homme, c'est qui ?
— Ça, personne ne le sait. Le fidèle jaïn aurait caché le singe dans un
endroit connu de lui seul jusqu'à ce que vienne cette sorte de… messie.
— Donc, le singe n'est plus à l'hôpital ?
Akshan se mit à rire.
— Il n'y a peut-être jamais été, Jayden. C'est du folklore local qui sert la
cause du jaïnisme.
— Oui… évidemment !... Mais j'aime bien ce genre de fables, ajouta Jayden
en tentant de camoufler l'intérêt évident que celle-ci suscitait chez lui. Et
l'histoire qui se veut véridique ?
— Elle est moins sympa.
— Raconte toujours.
— Le singe aurait été amené à l'hôpital par un Occidental qui l'aurait acheté
pour sa fille malade à un trafiquant d'animaux sans se rendre compte de son
état. L'acheteur aurait offert beaucoup d'argent au vétérinaire pour qu'il le
soigne en secret. Assez d'argent pour faire tourner l'hôpital pendant des
années. C'est pour ça que le vétérinaire aurait accepté… C'est moins sympa
que la légende, mais c'est plus vraisemblable.
— Et qu'est-ce que serait devenu le singe dans ce scénario ?
— Ben, j'imagine que son propriétaire serait reparti avec…
— Elle tient toujours, ta proposition de me présenter ce véto ?
— Si vous voulez…
— On y va tout de suite ?
— Il n'y sera que ce soir, entre dix-huit et vingt et une heures. En attendant,
je vous fais visiter la ville ! Notre chauffeur est arrivé.
— OK ! Dis-moi… à laquelle de ces deux histoires tu crois le plus ?
— À la deuxième, c'est sûr ! Pas vous ? répondit Akshan après un tout petit
moment d'hésitation.
— Si, évidemment. En tout cas, tu connais bien la version romancée…
— Elle est plus vendeuse que l'autre.
32
La première impression sur Delhi que le seul quartier de Defense Colony
avait laissée à Jayden était très en dessous de la réalité. Comparé au reste de
la ville, il était d'un calme olympien. À quelques encablures de là, il avait
plongé dans un foutoir inimaginable pour qui n'était jamais venu en Orient. Il
y avait des voitures, des motos et des vélos partout, à n'en plus finir, pris au
piège dans un trafic congestionné à l'extrême. Des piétons traversaient où et
comme bon leur semblait et, parfois, sur la chaussée, des vaches venaient
accentuer le caractère surréaliste de l'ensemble. Au délire visuel s'ajoutait une
insoutenable cacophonie ; paradis des klaxons tonitruants et des moteurs
assourdissants ; enfer des oreilles et des esprits les plus sensibles au vacarme.
Akshan avait décidé de commencer la visite par le grand bazar de Chandni
Chowk, lieu emblématique de la vieille ville. Ce quartier de Delhi était plus
engorgé encore que les autres, car ses rues n'étaient plus adaptées à la densité
mécanique et humaine sans cesse grandissante qu'elles devaient absorber à
toute heure du jour. Le chauffeur les avait rapidement largués devant l'une
des ruelles qui pénétraient le bazar. Les autos cédaient ici la place aux
hommes qui fourmillaient de toutes parts et aux deux-roues qui ravitaillaient
la myriade d'échoppes où s'agglutinait une ribambelle d'acheteurs et de
passants.
Jayden suivait aveuglément Akshan qui semblait connaître ces ruelles et ses
occupants comme personne. Chaque boutique avait droit à son commentaire.
Épices de toutes sortes et tissus plus colorés les uns que les autres
virevoltaient devant ses yeux d'Américain qui ne connaissait pas grand-chose
du monde. Il était subjugué par ce foisonnement, tellement éloigné des
shopping malls aseptisés auxquels il était habitué. Sur ce point, New York
l'avait dégrossi. Mais on était encore loin du compte.
Au sortir du bazar, son attention fut attirée par une dizaine d'hommes assis à
même le bitume, équipés d'outils divers et variés. Jayden les observa un
instant, le plus discrètement possible, avant qu'Akshan ne lui indique qu'ils
attendaient du travail. Ils représentaient les corps de métiers les plus courants,
et n'importe qui pouvait les solliciter pour une heure, un jour ou une semaine.
Une forme de travail temporaire local, sans formalités. Akshan lui expliqua
que les quatre cinquièmes de la population n'étaient guère mieux lotis que ces
ouvriers. Le contrat de travail, la sécurité sociale, la notion d'horaires, les fins
de semaine chômées, les vacances… tous ces grands acquis étaient un
eldorado inaccessible en Inde. Seule une petite minorité en bénéficiait. Pour
tous les autres, il n'existait qu'un seul mot d'ordre : se démerder. Et, pour y
arriver, il fallait être sur le pont en permanence et croire en sa bonne étoile. À
part qu'il n'y avait pas assez d'étoiles dans le ciel en Inde pour venir en aide
au bon milliard d'habitants qui peuplaient le pays.
Si les couleurs des échoppes avaient un moment ébloui Jayden, la réalité de
la rue le rattrapait au rythme où Akshan les éloignait des zones les plus
commerçantes. Le dénuement y était plus palpable et il le ressentait comme
une injustice qui le renvoyait à ce qu'Angry lui avait montré. La violence qu'il
captait de ces rues n'était pas faite de conflits. Elle était silencieuse et résultait
d'un système économique et social déséquilibré qui privait le plus grand
nombre du minimum décent. Si des écarts existaient aussi en Occident, ici, ils
étaient plus que criants. Quelques semaines plus tôt, il se serait rangé à l'avis
de son Émanation : les hommes ne méritaient pas qu'on leur accorde une
chance de plus si c'était pour perpétuer ces inégalités. La misère chassait déjà
la pauvreté. Quelle serait l'étape d'après ? Mais pouvait-on blâmer ceux qui
subissaient malgré eux ? Pouvait-on les priver de cet avenir pour lequel ils
luttaient sans répit ? Il y avait en tous ces combattants du quotidien une
formidable envie de vivre qui méritait une chance.
Loin d'Angry, Jayden sentait que les effets délétères de ce qu'elle lui avait
montré perdaient du terrain. Il n'allait pas jusqu'à penser que l'homme était
bon, mais son opinion gagnait en nuances. Autrement dit, il était encore plus
paumé qu'avant. Il n'y avait plus ni blanc ni noir. Juste une immense palette
de gris. Le tout était de savoir dans lequel se cachait la frontière. Peut-être
que Morand et Damone avaient raison : l'amour l'aiderait à trancher. Cet
amour qu'il devait ressentir…
— Vous êtes encore là ? demanda Akshan.
— Oui… Je pensais à tous ces gens qui ont si peu et qui pourtant
avancent… Toi, par exemple ! Tu crois en ton avenir, même si tes parents
n'ont pas les moyens de t'envoyer au collège. Tu ne baisses pas les bras et tu
te bats. Je trouve ça courageux.
— Vous savez, en Inde, les gens sont très croyants. La religion les aide et
leur donne quelque chose à quoi se raccrocher. Surtout quand ils n'ont rien.
On va aller voir la Jama Masjid. C'est la plus grande mosquée du sous-
continent indien. Vous serez impressionné par le nombre de fidèles qui s'y
rendent.
— Tu es croyant ?
— Évidemment !

*
Après avoir lézardé un bon moment sur le parvis de la mosquée, ils
récupérèrent le chien qu'ils avaient laissé à l'entrée du lieu de culte et
abandonnèrent Old Delhi pour rejoindre la ville nouvelle. Dire qu'on y
respirait mieux aurait été très exagéré, mais les perspectives y étaient moins
comprimées. Ils se rendirent au palais présidentiel, puis longèrent le Raj Path,
grande artère bordée de pelouses et de bassins, jusqu'à son extrémité opposée
pour atteindre la porte de l'Inde. Cette ville regorgeait de très beaux
monuments. Mais ce fut le tombeau d'Humayun, un peu plus tard, qui marqua
vraiment Jayden. En plein cœur de New Delhi, le sépulcre, tout de grès rouge
et de marbre blanc, était niché au cœur d'un splendide jardin dessiné sur le
modèle persan du Char Bagh. Si l'on faisait abstraction des visiteurs qui y
pullulaient, cet endroit était une pause visuelle et sonore dans la pagaille
environnante.
Jayden avait toujours été intrigué par les monuments dédiés aux grands
défunts de l'Histoire. Il n'était pas sûr que, de leur vivant, ces hommes aient
simplement voulu laisser une trace de leur pouvoir ou de leur grandeur.
Confusément, il avait le sentiment que tous ces hommes étaient persuadés
que les merveilles architecturales qu'ils faisaient bâtir leur assureraient un
supplément de vie après que leurs corps physiques les auraient abandonnés.
Ils cherchaient à perpétuer leur existence dans d'impérissables constructions,
comme si ces dernières leur avaient permis de survivre dans la matérialité du
monde. Et si, de par leur beauté et leurs proportions, ces monuments
traversaient l'Histoire, alors, ces grands hommes la traversaient avec eux et
s'inscrivaient dans l'éternité. En faisant bâtir le Taj Mahal, l'empereur Shah
Jehan n'avait-il pas voulu que son amour pour son épouse adorée, morte en
couches à la naissance de son quatorzième enfant, défie le temps et trouve
une expression qui perdure à jamais ? Quatre siècles plus tard, cet amour
vivait encore, non seulement à travers l'extravagance du bâtiment qui s'en
voulait le symbole, mais également par le récit qu'en faisait tout un chacun.
Pour une raison que Jayden ne parvenait pas à identifier, cette idée de
survivance résonnait très fort en lui. Une résonance singulière qui le
renvoyait à la fois à la bibliothèque dans laquelle Morand avait passé ses
derniers jours et à l'Origine. Son esprit les reliait dans une triade qu'il
n'expliquait pas. D'autant moins qu'il ne savait presque rien au sujet de la
première et très peu au sujet de la seconde.
Le soleil commençait à décliner lorsqu'ils sortirent du site. En regardant une
dernière fois le tombeau, Jayden se dit que les Hommes étaient capables du
meilleur comme du pire. Comment pouvaient-ils être animés de pulsions
créatrices à l'origine de splendeurs comme celle qu'il avait devant les yeux et
en même temps de pulsions destructrices à l'origine de tant d'atrocités ? Il y
avait peut-être deux catégories d'individus : les créateurs et les destructeurs.
Se débarrasser des seconds était peut-être la solution. Mais l'équation était
évidemment trop simple. Ces pulsions antagonistes étaient les deux faces
d'une même pièce. Elles existaient en chaque individu. Et les deux
Émanations dont il était le Gardien n'étaient que le reflet de cette réalité.
L'une était destructrice et voulait nous voir périr pour que survive le reste de
la Création ; l'autre était créatrice et se nourrissait d'amour. Laquelle était
notre futur ?
Le vécu et l'éducation de chacun favorisaient probablement la surexpression
de l'une ou de l'autre de ces deux faces. N'était-ce pas en cela, justement, que
les Vertus devaient améliorer les Hommes ? Infiltrées dans leur ADN, elles
en feraient des créateurs plutôt que des destructeurs. Le problème, c'était qu'il
ne savait toujours pas comment cela était censé arriver.
— On a encore deux heures devant nous avant d'aller au temple. Qu'est-ce
que vous voulez faire, Jayden ?
— Reposer mes pieds ! On marche depuis ce matin. On n'a même pas
déjeuné ce midi…
— OK ! Je vous emmène manger quelque chose dans un lieu tranquille !
— Local ?
— Non, répondit Akshan en rigolant, le local est trop épicé pour vos palais.
— Je te fais confiance. Emmène-moi où tu veux pourvu qu'on s'arrête.

*
Le lieu était fait pour les étrangers. À part les serveurs, il n'y avait rien de
vraiment indien dans le restaurant. Même la carte était occidentalisée. Mais
Jayden n'allait pas s'en plaindre, car cette journée l'avait fatigué. Un effort
d'adaptation lui aurait coûté. Il en avait tellement pris plein les yeux que ses
pensées pour Noah ou pour ce singe, qu'il était venu trouver, s'étaient presque
tues. Il commanda tout un tas de plats dont il ne comprenait même pas les
noms, mais dont il savait qu'ils ne contenaient pas de viande (une petite
pastille verte indiquait quels mets étaient végétariens). Akshan et lui se
repurent comme s'ils n'avaient pas mangé depuis un siècle. Le garçon ne
manqua pas de faire quelques provisions pour son chien, qu'il avait dû laisser
à l'extérieur.
— Il faut que je vous dise, Jayden… Je vous ai menti !
— Allons bon ! Et à quel sujet ?
— Au sujet de l'histoire à laquelle je crois.
Jayden sourit.
— Tu crois donc en la première… La légende. Je m'en doutais.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as hésité un petit instant lorsque je t'ai posé la question.
C'est le fait d'être croyant qui te pousse à préférer l'extraordinaire ?
— Pas du tout. Ça n'a rien à voir avec la religion.
— Alors, pourquoi ?
Akshan hésita cette fois encore. Mais plus longuement.
— Parce que le singe n'est jamais reparti avec son hypothétique propriétaire.
— Comment tu le sais ?
— Je l'ai vu… Et plusieurs fois.
— Comment ça, tu l'as vu ?
— Oui… je l'ai vu à l'hôpital, avec le jaïn qui veille sur lui depuis toujours.
— Qu'est-ce qui te fait dire qu'il s'agit du même singe ? Ça pourrait être
n'importe quel primate…
— C'est le même parce que le jaïn me l'a dit.
— Attends une minute… Tu es en train de me dire que tu aurais vu le singe
de la légende – singe qui aurait plus de soixante ans – et que le jaïn qui
l'accompagne depuis le début – qui, lui, frôlerait les quatre-vingts printemps –
t'aurait dit qu'il s'agissait bien de celui dont parle la légende ?
— Oui…
— Et tu n'as jamais imaginé… Comment pourrais-je dire ça sans te
manquer de respect ?…
— Qu'on s'est moqué de moi ? le coupa Akshan.
— Oui… Voilà !
— Vous douteriez de quelqu'un qui ne vieillit pas ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Que le jaïn ne vieillit pas. Il n'a pas changé depuis que je le connais.
— Oui, enfin, vu ton âge, tu ne le connais pas non plus depuis vingt ans…
Tu n'as peut-être pas fait attention. À moins que… Attends…
Jayden fouilla nerveusement dans son sac à dos et en sortit les photos que le
neveu de Morand lui avait remises. Il chercha celle, en couleurs, prise devant
un temple, sur laquelle on voyait Morand, un singe et un jeune Indien et la
montra à Akshan.
— Est-ce que ton jaïn, c'est le jeune gars qu'on voit sur cette photo ?
Akshan n'aurait pas pu écarquiller les yeux plus grand. La stupéfaction lui
décrocha la mâchoire.
— Oui ! C'est lui ! C'est lui ! Comment avez-vous eu cette photo ? Vous
vous êtes déjà rencontrés ?
— Non, jamais. Enfin… Je ne sais plus trop.
— Vous me croyez alors ? Vous croyez que la légende est vraie ?
— Je crois en ta bonne foi. Pour le reste, je n'en sais rien. Mais, dis-moi,
pourquoi tu m'as dit tout ça ?
— J'ai bien vu que cette histoire vous intéressait beaucoup plus qu'elle
n'intéressait les autres touristes. Alors, je me suis dit que je pouvais vous dire
la vérité. Et vous, pourquoi vous avez cette photo ?
— C'est… un vieil ami qui me l'a donnée.
— C'est ça que vous êtes venu chercher en Inde, pas vrai ?
— Pas seulement... répondit Jayden en espérant qu'Akshan n'insisterait pas
sur la raison de son voyage. Tu saurais si cette photo a été prise devant le
temple où on va aller ?
Akshan regarda de nouveau la photo.
— Non. Elle n'a pas été prise là-bas. Et c'est impossible, comme ça, de
savoir devant quel temple c'était.
— Peut-être que le vétérinaire saurait ?
— Ça se peut. Vous le lui demanderez.
— Et tu crois que le garçon de la photo y sera ?
— Le fidèle jaïn ? Ça se peut aussi.
— Alors, on y va !

*
L'hôpital était un modeste bâtiment de trois étages, rouge comme le Fort
auquel il faisait face, situé non loin de l'entrée principale du Chandni Chowk
Bazar qu'ils avaient visité dans la matinée. Sur le toit-terrasse avaient été
installés de grands panneaux blancs sur lesquels on pouvait lire, en lettres
capitales rouges : CHARITY BIRDS HOSPITAL. Si la légende qu'Akshan lui avait
racontée disait vrai, ce n'était peut-être pas le temple que les coordonnées du
journal désignaient, mais plutôt l'hôpital qui se cachait derrière, même si les
deux se rejoignaient dans une même philosophie de la vie ; celle qui voulait
que l'âme d'un moineau vaille l'âme d'un roi. Sur le trajet, Akshan lui avait
expliqué que l'hôpital pouvait accueillir quelque deux mille cinq cents
volatiles et qu'il était entièrement financé par des dons. Chaque jour, une
bonne trentaine d'oiseaux y étaient amenés par des jaïns capables
d'interrompre toute activité pour porter secours à tel pigeon qui s'était pris les
ailes dans l'océan de fils électriques qui saturait les airs ou tel moineau qui
s'était fracassé la tête sur le pare-brise d'un rickshaw. Sans compter tous ceux
qui se faisaient aspirer par les pales des ventilateurs dont la moindre
habitation était pourvue.
Akshan parlait de ce lieu et de la petite dizaine de personnes qui y
travaillaient avec beaucoup d'enthousiasme. Et son cabot, qu'il trimballait sur
ses genoux, semblait boire ses paroles. À croire qu'il se souvenait de cet
hôpital où il avait été sauvé.
Ils pénétrèrent dans une petite pièce qui tenait lieu de guichet d'accueil et de
bureau.
— Attendez-moi ici, je vais aller chercher le vétérinaire ! lui dit Akshan
avant de disparaître derrière une autre porte.

*
— Tu ne l'avais jamais dit à personne, Akshan. Alors, pourquoi lui ?
demanda le vétérinaire en administrant au pigeon qu'il était en train de
soigner une giclée de solution blanchâtre dans les yeux et sur la tête avant de
lui enfoncer au fond du bec une boule de pâte de la taille d'un petit pois.
— Je suis sûr que c'est lui qu'elle attend.
— Qu'est-ce qui t'en rend tellement certain ?
— L'intérêt prononcé qu'il porte à la légende, ses questions, tout ça…
— Et c'est tout ?
— Non. Lorsqu'il a accepté que je le guide, le seul endroit qu'il voulait voir,
c'était le temple ou, en tout cas, ce qui se situait à cette adresse. Personne ne
vient à Delhi que pour ça, pas vrai ?
— Il ne t'a peut-être pas tout dit.
— Il m'a dit qu'il cherchait quelque chose et quelqu'un. Et il n'avait que
cette adresse. Je suis sûr que c'est lui, répéta Akshan, débordant
d'enthousiasme, presque surexcité.
— Je le saurai bien vite.
— Vous allez prévenir le jaïn ?
— Chaque chose en son temps. Je te rappelle qu'il est occupé avec notre
visiteur précédent. Conduis-moi à lui et, lorsque nous serons ensemble, ne dis
plus un mot, conclut le vétérinaire en couchant sur le flanc le pigeon qui
semblait reprendre du poil de la bête.

*
Une femme à l'âge indéfinissable, très affairée sur la paperasse qu'elle avait
devant elle, leva les yeux sur Jayden et lui sourit. Dans un anglais
approximatif, qu'il réussit néanmoins à comprendre en la voyant lui tendre un
grand cahier à couverture cartonnée, elle lui proposa de feuilleter ce qui
devait être le livre d'or de l'établissement. Puis, d'un geste de la main, elle
l'invita à s'asseoir sur une chaise qui trônait dans un coin de la pièce.
Le document était truffé de commentaires dans toutes les langues. Jayden ne
s'arrêta que sur ceux rédigés en anglais. Ils vantaient tous les qualités de
l'hôpital, la générosité de ceux qui le faisaient exister, l'espoir qu'il
représentait pour les oiseaux en particulier et les animaux en général. Jayden
s'arrêta sur l'un d'eux, étrange et décalé.
Du spirituel enchaîné descendra le matériel libéré
Du rêve aveugle naîtra la réalité insoumise
On choisit ici de rendre à la vie du corps
Ces quelques mots, qui avaient autant de significations qu'on voulait bien
leur donner, vinrent se joindre aux pensées qu'il alimentait, en arrière-plan,
sur la bibliothèque et l'Origine. Pourquoi ? Il n'en avait aucune idée. D'eux-
mêmes, les mots s'étaient agrégés à ses pensées comme les pièces d'un puzzle
qui, à terme, devait lui faire comprendre quelque chose. Pourtant, rien ne
prenait forme dans son esprit, si ce n'était le sentiment de plus en plus tenace
que sa présence dans cette ville représentait une étape décisive dans l'histoire
qui l'avait happé à Edmond.
Il n'eut pas le temps de s'abandonner à la prospective, que la femme revint à
la charge et lui tendit cette fois le registre de l'hôpital.
— Vous aurez plus de mal à le comprendre que le livre d'or. Il n'est pas écrit
dans votre langue, dit une voix grave.
Jayden leva les yeux sur un homme d'âge mûr, en blouse (à peu près)
blanche. Akshan l'accompagnant, il devait s'agir du vétérinaire. Jayden tenta
de déterminer l'âge du bonhomme, mais il en fut incapable. Un peu comme ce
qui s'était passé avec Damone.
— J'imagine que les chiffres renvoient au nombre d'oiseaux soignés ici.
— Absolument, répondit l'homme en s'avançant vers lui et en inclinant le
buste vers l'avant. Je suis le vétérinaire qui officie dans cet endroit.
— Ravi de vous rencontrer. Akshan ne tarit pas d'éloges à votre sujet.
— Ils sont probablement très exagérés. Ces vingt-cinq dernières années,
soixante-dix mille oiseaux ont été soignés ici, monsieur Reed, et soixante-
quinze pour cent d'entre eux ont été rendus à la vie. Les pigeons occupent le
haut du podium. Mais nous soignons aussi des volatiles plus exotiques,
comme des perroquets ou des oiseaux de proie. Suivez-moi à l'intérieur, je
vais vous faire visiter.
— Avec plaisir, répondit Jayden, qui ne se souvenait pas de lui avoir dit son
nom. Pas plus qu'il ne l'avait dit à son jeune guide, d'ailleurs.
— Oh ! juste une chose avant d'entrer : puis-je vous demander de bien
vouloir vous déchausser ?
Jayden s'exécuta, puis suivit le vétérinaire et Akshan dans une petite salle
derrière la pièce qui faisait office d'accueil.
— C'est votre dernier patient ? lança Jayden en désignant le pigeon qui,
s'étant remis sur pattes, les observait depuis la table de soins.
— Oui. Il a survécu. Alors, on va le mettre dans l'une des nombreuses cages
du premier étage. C'est là que reposent les petits patients en soins actifs.
Ensuite, il restera quelque temps dans la section réservée aux pigeons, au-
dessus. Lorsqu'ils sont tirés d'affaire, les oiseaux sont sortis des cages et
regroupés par espèces dans des enclos dédiés. À la fin, ils sont tous relâchés.
Ici, sur le toit du bâtiment, pour les pigeons et les moineaux ou dans une
forêt, un peu plus loin, pour les oiseaux plus imposants. Il n'y a que les
volailles qui restent ici jusqu'à leur mort.
Jayden ne perdait pas une miette de ce que le vétérinaire lui montrait.
L'endroit était unique. De toute sa vie, il n'avait jamais vu autant d'oiseaux.
— Dans une ville comme Delhi, j'ai l'impression que ce genre d'endroit est
un miracle.
— Ce n'est pas cet endroit, le miracle. Ce sont les jaïns. Quand on est jaïn,
on respecte la vie sous toutes ses formes. Alors, les animaux, on ne les tue
pas, on ne les exploite pas, on ne les enferme pas. Et on leur porte secours
lorsqu'ils sont blessés. Le pigeon que vous avez vu tout à l'heure m'a été
amené par un marchand d'épices qui a lâché son échoppe le temps de faire le
trajet depuis le bazar. Les jaïns sont tous végétaliens. Ils ne portent aucun
vêtement fait de la peau d'un animal. Ils n'exercent aucun métier qui suppose
l'exploitation des animaux. Inutile de vous préciser l'avis qu'ils ont sur la
vivisection, les cirques, les zoos, les corridas, les combats et toutes formes de
sévices perpétrés à l'encontre des animaux.
» Des lieux comme celui-ci, monsieur Reed, il y en a partout où il y a des
jaïns. Vous trouverez, à travers le pays, des hôpitaux de fortune qui soignent
toutes sortes d'animaux. Vous vous doutez bien que lorsqu'on les respecte à
ce point, on respecte aussi les hommes. Les jaïns sont pacifiques.
— Malheureusement, les gens comme ça sont trop peu nombreux…
— Mais ils existent ! Ici et ailleurs. Dans votre pays et dans d'autres. Il s'agit
d'une minorité, mais elle ne le sera pas éternellement. Il faut lui laisser le
temps de grandir en la nourrissant de notre expérience et de notre sensibilité.
Cette minorité pèsera-t-elle suffisamment dans la balance pour orienter le
Choix que vous devez faire ?
Jayden se figea.
— Les coordonnées avaient donc un sens.
— Akshan, voudrais-tu nous attendre un moment à la réception, s'il te
plaît ? demanda poliment le vétérinaire.
— Je le savais. Je le savais. C'est le messie. C'est moi qui l'ai trouvé… dit
Akshan en s'éloignant, tout enjoué.
— Doutiez-vous de ces coordonnées ?
— Non. Mais je n'avais pas de certitude absolue.
— Vous ne les avez pas déchiffrées pour rien. Comme vous le dirait Aby, il
n'y a pas de hasard.
— Parce que vous connaissez aussi Aby ?
— Je suis comme elle. Un Soldat de l'Origine.
— J'aurais dû me douter que vous faisiez partie de la même clique
lorsqu'Akshan m'a dit que vous exerciez ici depuis 1956. À première vue,
tous les Soldats ont la capacité de traverser les décennies sans vieillir.
— Pas seulement les Soldats. Damone également. De même que vous. C'est
tellement étrange que votre mémoire ait été effacée. Vous ne vous souvenez
vraiment de rien à part votre existence contemporaine ?
Jayden regarda le vétérinaire les yeux remplis de fatigue. Tous savaient des
choses à son sujet que lui-même ignorait. Des événements vécus dans un
passé humainement impossible. Ce soir, la tristesse et l'inquiétude se
joignirent à la fatigue. Lorsque les choses perdent leur sens le plus
élémentaire, vos pensées ne peuvent plus s'y accrocher. Elles flottent dans
une demi-nuit, en quête de nouvelles amarres. Et, pour lui, elles tardaient à
venir.
— Vous pourriez peut-être m'expliquer ce que j'ai oublié ? Quelqu'un devra
bien le faire un jour…
— Je peux vous dire ce que je sais. Au-delà, seule l'Émanation que vous
êtes venu trouver ici pourra vous aider.
— Dites-moi ce que vous savez. Ça sera déjà ça…
— Je sais que vous avez toujours incarné le Choix. Pas seulement
aujourd'hui. Vous l'incarnez depuis que le Recommencement est devenu
possible. Vous avez côtoyé plusieurs générations de Gardiens. Chaque
nouvelle génération est née du refus d'accorder une chance aux Hommes
lorsqu'il vous était demandé de trancher. Chaque nouvelle génération devait
alors améliorer les Hommes de par les Vertus dont ses Gardiens étaient
porteurs. Jusqu'à ce que vous vous prononciez de nouveau…
— Et ils ont été améliorés ?
— Vous seul devez en juger.
— La première fois que je suis entré en contact avec Angry, mon
Émanation, elle m'a dit que ces Vertus avaient amélioré leurs capacités, mais
pas leur nature.
— Cette Émanation n'est qu'une expression de l'Origine basée sur
l'observation du plus grand nombre. Mais, comme je vous l'ai dit, une
minorité bienfaisante existe et grandit, signe que les Vertus portent leurs
fruits. La nature ne se change pas en un claquement de doigts. Il faut lui
laisser le temps.
— L'avons-nous, ce temps ?
— Il s'arrêtera de courir à la fin de votre Histoire Ancienne.
— L'histoire que nous vivons avant que tout ne s'arrête, c'est ça ?
— Oui, c'est ça.
— Et de combien de temps disposons-nous avant d'arriver à la fin de cette
Histoire Ancienne ?
— De très peu de temps à compter de ce jour. Au-delà, ce sera fini. Il n'y
aura pas de Recommencement possible.
— Pourquoi ?
— Parce que si, en dépit des Vertus que l'Origine leur offre, les Hommes ne
peuvent pas changer avant la fin de leur Histoire Ancienne, ils ne seront pas
aptes au Recommencement sans reproduire les mêmes erreurs.
— Angry m'a montré le futur lors d'une transe. Il n'était guère plus
réjouissant que notre présent. Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Elle vous a montré le futur qui a conduit à la fin de l'Histoire Ancienne.
Pas celui qui pourrait exister du fait des Vertus dont sont porteurs les
Gardiens d'aujourd'hui.
— Mais si j'existe depuis si longtemps – ce que je n'arrive pas encore à
assimiler, hein, soyons clairs – et si j'ai toujours fait le Choix de laisser les
Hommes dans leur merde, pourquoi en serait-il autrement aujourd'hui ou
demain ou dans cent ans ?
Jayden posait la question en connaissant déjà la réponse qui devait lui être
faite. Mais il voulait tester la concordance des discours qu'il avait entendus
jusque-là.
— Parce que l'amour du cœur fait dorénavant partie de l'équation et il est
probable qu'il en changera le résultat. Vous avez toujours fait le Choix en
fonction de celui que vous pouviez observer. Mais il fallait y ajouter celui
que vous deviez ressentir. Pour exister, l'amour ne peut se cantonner à habiter
votre esprit. Il doit également prendre possession de votre cœur.
— C'est ce que Damone m'a dit. Pourtant, le père Morand m'a mis en garde
contre l'amour qui vient du cœur. Il y a comme une contradiction, non ?
— C'est une contradiction qu'il vous appartiendra de résoudre. Elle fait
maintenant partie du Choix.
— Qui a changé l'équation ?
— L'Origine, monsieur Reed. Elle apprend en même temps que les Hommes
et s'adapte. Continuellement.
— Vous rendez-vous compte de ce que vous me demandez d'avaler ?
— Et pourtant, vous y croyez. Depuis le début.
— Je ne me l'explique pas.
— La treizième Émanation le fera.
— Quand suis-je censé la rencontrer ?
— Revenez demain matin à la première heure. Je vous attendrai ici avec le
jaïn qui veille sur elle. Il vous conduira où elle se trouve.
33
Et si le vétérinaire avait raison ?
Peut-être que cette minorité bienfaisante était en train de grandir. Peut-être,
aussi, qu'il fallait laisser aux Hommes le temps de changer. Après tout, ils
n'existaient que depuis peu. L'Homo Sapiens n'était peut-être qu'à mi-
parcours de son évolution. L'Histoire Ancienne en marquait peut-être la fin.
Beaucoup de « peut-être » qui ne trouvaient pas de réponses et qui se
heurtaient à l'opinion contraire. Car on pouvait également partir du principe
que cette minorité avait toujours existé. Les technologies de l'information
l'avaient rendue plus visible, mais pas forcément plus importante. La
majorité, elle, restait telle qu'Angry la lui avait montrée.
Le pari de donner une chance aux Hommes sur la foi que l'on pouvait
nourrir en cette minorité était risqué. Si Jayden n'avait pas le moindre
souvenir de ses Choix antérieurs, il ne trouvait rien d'étonnant à avoir fait
celui de n'en offrir aucune. Il n'empêche, le doute s'installait. Celui qui n'avait
jamais existé sous l'influence d'Angry.
Jayden avait passé la nuit à essayer de construire un semblant de scénario
qui tienne compte de tout ce qu'il avait appris depuis Edmond. Dans son
effort de synthèse, les termes énigmatiques et les formules ampoulées que ses
interlocuteurs affectionnaient tant n'aidaient pas. L'Origine, les Soldats,
l'Histoire Ancienne, le Recommencement… Autant de mots qu'il avait du mal
à insérer dans un scénario cohérent. D'ailleurs, Damone, Morand et le
vétérinaire partageaient une étrange similitude dans la manière de s'exprimer.
On aurait dit qu'ils sortaient du même moule à paroles.
Le temps était la donnée qu'il maîtrisait le plus mal. Il éprouvait quelque
difficulté à mettre les choses dans l'ordre. Sa logique et ce que lui avait dit
Angry lorsqu'ils étaient encore à Edmond le conduisaient à considérer que
l'Histoire Ancienne était en réalité l'histoire contemporaine, celle qui
s'achèverait sur les conséquences funestes de notre aveuglement. Le
Recommencement devenait alors l'époque qui succéderait à cette histoire
sous réserve qu'il fasse le Choix d'accorder une chance aux Hommes. Sous
cette même réserve, les Vertus viendraient changer notre nature pour que les
erreurs du passé ne se reproduisent pas. Exprimé comme ça, tout devenait
clair. Complètement délirant, mais clair.
Ce qui l'était moins, en revanche, c'était son impossible existence cinquante
ans plus tôt. La sienne, et celle de tous ceux qui semblaient avoir traversé le
temps. Dans le fond, l'hypothèse n'était guère plus farfelue que le reste de
l'histoire, mais, là, il était directement concerné et sa mémoire s'obstinait à lui
renvoyer un message d'erreur lorsqu'il cherchait à remonter au-delà de sa
petite enfance. Et puis, il y avait ce sentiment d'irréalité. Plus le temps passait
et plus il lui collait à la peau. Lorsqu'il repensait à Edmond et à ses habitants,
au Manoir et à ses Gardiens, à Noirmoutier et à son fantôme, il y voyait une
succession de scènes inachevées, incomplètes. Comme si les décors avaient
été montés à la hâte, sans tous ces petits détails qui les auraient rendus
vivants. Souvent, il se demandait s'il n'était pas au milieu d'un rêve. Le genre
de rêve dont on reste prisonnier, comme dans Inception, l'un de ses films
favoris.
— Vous pensez qu'on se reverra ? lui demanda Akshan qui s'était levé aux
aurores pour l'accompagner à l'hôpital des oiseaux.
— Je ne sais pas, mais on peut toujours rester en contact. Je n'ai aucune idée
de l'endroit où je serai dans six mois, mais ça me ferait plaisir que tu viennes
me rendre visite.
Un sourire illumina le visage du garçon.
— J'aimerais tellement. Mais je ne peux pas laisser mon chien. Et un billet
pour les États-Unis, ce n'est pas dans mes moyens…
Ce gamin l'émouvait depuis le début. Il y avait de la candeur en lui et
Jayden y était sensible. Sa condition le peinait, mais il était certain qu'il s'en
sortirait.
— Garde une petite partie de ce qu'il y a là-dedans pour ton voyage alors…
répondit Jayden en lui tendant une enveloppe dans laquelle il avait mis cent
cinquante mille roupies et ses coordonnées à New York et à Springfield.
Avec le reste, tu me fais plaisir, tu vas au collège.
Lorsqu'Akshan constata l'importance de la somme, ses yeux se remplirent
de larmes. Il prit la tête de son chien-ventouse entre ses mains et plongea ses
yeux dans les siens pour échapper à l'émotion qui le traversait. Le cabot le
gratifia d'un coup de langue sur le nez.
— Je ne peux pas accepter.
— Pourquoi ?
— Parce que ça m'a fait plaisir de vous montrer ma ville et parce que vous
êtes mon ami maintenant… et le messie de la légende aussi.
— Eh ben, justement, si tu savais d'où vient cet argent, tu l'accepterais.
Sérieusement, Akshan, prends-le et va à l'école. L'année prochaine, tu viens
chez moi me rendre compte de tes progrès. Deal ?
— Deal ! répondit Akshan. Merci beaucoup.
— Et oublie cette histoire de messie. Je ne suis rien de tout ça.
— Jamais ! Le monde est moins moche quand on croit aux belles histoires.
Et je suis sûr que, comme dans la légende, vous le rendrez meilleur.
Cette petite phrase, anodine pour Akshan, était lourde de sens pour Jayden.
Elle creusait un peu plus encore le doute qui s'était emparé de lui.
— Si les Hommes étaient condamnés et que tu pouvais les sauver, le ferais-
tu malgré la cruauté et la bêtise qui les animent ?
— Je crois, oui.
— Pourquoi ?
— Parce que, dans le monde, il y aussi des gens comme vous ou comme le
vétérinaire de l'hôpital. Et il y a ma famille aussi.
— Mais si les sauver impliquait que ton chien et tous les chiens comme lui
soient condamnés, les sauverais-tu toujours ?
Akshan resta pensif quelques instants.
— Je ne sais pas. C'est difficile comme question. Je crois que je les
sauverais quand même tous pour sauver ceux que j'aime.
La voiture s'arrêta devant le temple avec nettement plus de facilité que la
veille au soir. À cinq heures du matin, les routes étaient encore praticables.
— Tu ne viens pas ? demanda Jayden en constatant qu'Akshan ne bougeait
pas de son siège.
— Non. Si je descends, le vétérinaire me demandera d'aller voir ailleurs,
comme hier.
— On se voit plus tard, alors ?
— Après, je crois que vous aurez autre chose à faire… C'est ici que nos
chemins se séparent. Vous pouvez garder cette voiture si vous voulez. J'ai
demandé au chauffeur de vous conduire partout où vous voudrez.
Jayden se rassit et prit Akshan dans ses bras.
— Prends soin de toi, mon grand, OK ? Et tiens tes engagements !
Akshan se défit de l'étreinte de Jayden. Il retira le pendentif qu'il portait
autour du cou et le glissa dans la main de son ami.
— Gardez-le en souvenir de moi. Dans ma religion, c'est l'Açvattha, le
figuier sacré sous lequel Bouddha a médité et acquis la sagesse. Dans la
vôtre, c'est l'Arbre de Vie, symbole de la vie éternelle et de la connaissance
du bien et du mal. Qui mieux que le messie peut le porter ?
— Tu n'abandonnes jamais, toi, hein ?
— Jamais ! répondit Akshan, des étoiles plein les yeux.

*
La porte de la pièce qui tenait lieu de guichet d'accueil et de bureau était
ouverte. Jayden hésita avant de la franchir, puis se rangea à l'idée qu'elle avait
été ainsi laissée pour lui.
Les lieux semblaient déserts, bien que désert ne fût pas le terme le plus
approprié si l'on devait tenir compte des centaines d'oiseaux qui peuplaient le
bâtiment et qui gazouillaient à l'approche du jour.
— Il y a quelqu'un ? lança-t-il dans le vide.
Le silence qui s'ensuivit l'incita à s'enfoncer un peu plus dans l'hôpital. Il
suivit la coursive qu'il avait empruntée la veille, jusqu'à l'escalier qui menait
aux étages supérieurs. Il pensait trouver le vétérinaire au premier, occupé à
inspecter ses patients en soins actifs, raison probable pour laquelle il n'avait
pas pu l'accueillir ou ne l'avait pas entendu arriver. Il n'y rencontra personne.
L'étage était tout aux volatiles qui n'avaient même pas remarqué sa présence,
comme s'il n'était pour eux qu'un fantôme. Il poursuivit son ascension sans
obtenir davantage de succès, ni au deuxième ni au troisième. Le vétérinaire
lui avait pourtant dit de venir à la première heure. Il était peut-être encore au-
dessus, en train de libérer un ou plusieurs sujets complètement rétablis.
Mais le toit-terrasse lui réserva une autre surprise ; celle qu'il appelait de ses
vœux depuis le moment où ils s'étaient séparés. Son cœur se mit à battre la
chamade. Il ne pouvait pas y croire. Excitation, peur et soulagement se
bousculaient en lui. Un frisson le parcourut des chevilles aux oreilles. À cet
instant, l'évidence lui sauta aux yeux : jamais il n'avait aimé à ce point. Une
évidence qui avait le don d'effacer le pire. Un instant magique qu'il attendait
depuis toujours. Il aurait voulu qu'il dure éternellement. À défaut, il se
contenta de le prolonger quelques minutes dans un silence presque
contemplatif.
Noah se tenait debout dans les premiers rayons du soleil. Il caressait avec
délicatesse un perroquet perché sur son avant-bras. Jayden ne le savait pas
proche des animaux, ce qui n'était pas fait pour lui déplaire. En vérité, il ne
connaissait pas grand-chose de lui outre quelques bribes de son passé. Et
pourtant, l'alchimie qui les unissait était unique.
Il se demandait encore comment ses sentiments avaient pu s'embraser à ce
point et en si peu de temps. Cette question trimballait en toile de fond un
doute qui l'effrayait au plus haut point. Si leur relation devait être à l'origine
de l'amour qu'il lui fallait ressentir, se pouvait-il que Noah ne soit finalement
qu'un Soldat de plus sur le chemin qui l'y conduirait ? Un leurre destiné à
faire naître en lui le « chaînon manquant » et à l'orienter vers un Choix
différent de celui qu'il avait toujours fait ? Était-ce en ce sens que le père
Morand l'avait mis en garde contre l'amour qui vient du cœur ?
Une main se posa sur son épaule et vint interrompre le cours de ses pensées.
— Bonjour, Jayden, lui dit une voix qui ne lui était pas inconnue.
En se retournant, Jayden découvrit le jeune homme à la peau mate qui s'était
invité dans bon nombre de ses transes.
— Vous êtes…
— … le jaïn qui a pris soin de votre Émanation en attendant que vous
veniez à elle. Cela fait longtemps que nous vous espérons.
Jayden s'étonna de ne ressentir aucune surprise, comme si cette rencontre
faisait partie du cours normal des choses. Il se contenta de lui sourire avant de
rediriger son regard sur Noah.
— Noah est avec vous depuis combien de temps ?
— Il est arrivé quelque temps avant vous. Les choses se mettent en place
comme elles le devaient.
— Comme le prévoyait le journal du père Morand, n'est-ce pas ? C'est pour
ça que la même série de coordonnées nous était associée ?
— En partie, Jayden. Mais ce sont surtout les sentiments que vous
nourrissez l'un pour l'autre qui vous ont réunis.
— Est-ce que… ? Est-ce que Noah est réel ? Je veux dire… Ce n'est pas un
Soldat ?
— Noah est tout ce qu'il y a de plus réel. Vous ne pouviez pas – vous ne
deviez pas – aimer une expression de l'Origine. Votre amour devait puiser sa
force dans la réalité que Noah représente.
Jayden ne comprenait rien à la réponse du jaïn. Elle ressemblait à toutes
celles que lui faisait Damone. Mais il s'en moquait.
— Il s'occupe de ce perroquet depuis qu'il est avec nous, ajouta le jaïn. Ils se
sont pris d'affection mutuelle.
— Il le libère, là ?
— Il l'a libéré voici plus d'une semaine. Pourtant, il revient tous les jours.
Certains oiseaux veulent continuer de vivre parmi ceux qui les ont ramenés à
la vie. Mais cet endroit n'est pas leur monde. C'est une illusion. Ils doivent
accepter de repartir... Allez rejoindre votre ami. Ensuite, retrouvez-moi
en bas.

*
— Je dois être jaloux de ce perroquet ou je n'ai aucune raison de
m'inquiéter ? dit Jayden à l'intention de Noah qui, lui tournant le dos, ne
l'avait pas vu arriver.
Pendant quelques secondes, Noah se tint immobile, incapable de répondre.
— J'ai peur de me retourner et de me rendre compte que j'ai rêvé, finit-il par
dire.
— Alors, ne te retourne pas. Je vais venir derrière toi, je vais mettre mes
bras autour de ta taille et je vais te serrer fort contre moi… Jusqu'à ce que tu
sois persuadé de ne pas rêver.
Jayden s'avança vers Noah et fit comme il l'avait dit. Puis il l'embrassa dans
le cou et posa sa tête sur son épaule. Pouvoir le toucher de nouveau le
remplissait d'une joie telle qu'elle semblait lui insuffler un petit supplément
de vie. Ni l'un ni l'autre n'osaient plus bouger, par peur que ce moment
s'évanouisse.
Le perroquet qui trônait encore sur l'avant-bras de Noah s'envola.
— Il a dû comprendre que la concurrence serait trop dure, dit Jayden.
Noah se retourna et ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
— Je n'arrive toujours pas à croire que tu sois là. Comment tu as fait ? Tu
t'es échappé du Manoir ?
— C'est une longue histoire... Échapper n'est pas le mot. Je te passe les
détails, mais, après ton départ, j'ai compris qu'Angry n'était pas la seule
Émanation dont j'étais le Gardien. Il y en a une autre et elle se trouve ici.
C'est la deuxième série de coordonnées qui me l'a fait comprendre, celle
qu'on a en commun.
— Tout comme elle m'a fait comprendre que Delhi était le seul endroit où je
pouvais espérer te retrouver. Je n'avais aucune autre piste, alors, je l'ai suivie.
— Cette Émanation est l'inverse de tout ce qu'Angry représente, Noah. Elle
est l'autre branche du Choix. Je devais la trouver avant de pouvoir le faire.
— Pour que ton Choix soit également guidé par l'amour, pas vrai ?
— Oui… Comment tu as compris ?
— Je n'ai rien compris tout seul. C'est Abigayle qui me l'a dit. Tu te
souviens d'Abigayle ?
— Évidemment que je m'en souviens. Mais tu l'as vue où ? Ne me dis pas
que tu es retourné à Edmond ?
— Non. Ça aussi, c'est une longue histoire. Je ne saurais même pas par où
commencer. Abigayle m'a aidé quand j'étais à Brooklyn.
— À Brooklyn ? Aby ? Et elle t'a aidé ?
— Oui. Elle m'a tiré d'un mauvais pas.
— C'est-à-dire ?
— Ça serait trop long de t'expliquer ça maintenant. En plus, je ne suis même
pas sûr d'avoir compris ce qui m'est arrivé. L'important, c'est qu'elle m'a dit
qu'elle était un Soldat de l'Origine. Et elle m'a expliqué tout un tas de trucs au
sujet d'un Recommencement et d'une Histoire Ancienne… Ça te dit quelque
chose ?
— Depuis peu, oui. Mais je ne suis pas beaucoup plus avancé que toi.
J'essaye encore de mettre un peu d'ordre au bordel dans lequel on nage. Mais
la seule chose qui compte, pour l'instant, c'est de t'avoir retrouvé. Le reste, je
m'en fous.
— Elle m'a dit aussi que tu étais l'ultime expression de l'Origine et que
l'amour serait la pièce maîtresse de ton Choix. Voilà comment je sais…
— Si c'est celui que je ressens pour toi, on est sauvés alors ! Le monde peut
s'écrouler, je ne te lâcherai plus.
— On est censés faire quoi maintenant ?
— Rejoindre le jaïn avec qui tu traînes depuis que tu es à Delhi. Il nous
attend en bas. Tu l'as trouvé comment, d'ailleurs ?
— C'est lui qui m'a trouvé. En fait, il m'attendait…
— Tu veux dire qu'il t'attendait, toi, en particulier ?
— C'est ce qu'il m'a dit.
— Comme si tout était planifié et que nous devions finalement nous
retrouver tous les deux ici… Je crois qu'on ne comprend pas encore la moitié
de ce que tout ça veut dire. J'espère que l'autre Émanation éclairera notre
lanterne et que le jaïn va vite nous conduire auprès d'elle.
Ils restèrent un petit moment encore sur le toit-terrasse, main dans la main, à
jouir de leurs retrouvailles en regardant la ville s'éveiller. Un petit moment
hors du temps et loin de tout, où seul comptait le fait d'être de nouveau
réunis. Pour la première fois depuis des mois, Jayden se sentait apaisé,
presque rassuré, comme si Noah représentait une sorte d'aboutissement. Dans
l'océan d'incertitudes qui façonnait son quotidien, il était au moins sûr d'une
chose : il lutterait corps et âme contre tout ce qui pourrait les séparer.
34
Le jaïn leur avait révélé que l'autre singe se trouvait dans un temple situé à
Sanganer, une petite ville à proximité de Jaipur, capitale du Rajasthan. Il
avait ajouté que Jayden ne pourrait pas le rencontrer avant plusieurs jours, le
temps pour lui d'être prêt à confronter l'amour qu'il ressentirait à ce que cette
Émanation lui apprendrait alors. Jayden n'avait pas insisté pour savoir ce que
signifiait « être prêt ». Il s'était habitué à ce genre d'informations on ne peut
plus sibyllines. Et puis, dorénavant, il n'était plus seul. Le temps ne
s'écoulerait plus de la même manière, quoi qu'il dût en faire. Peu lui importait
de devoir attendre un jour, un mois ou un an, pourvu qu'il attendît avec Noah.
Mis à part ces précisions et quelques instructions données au chauffeur, le
jaïn n'avait que peu parlé pendant le voyage qui les avait amenés à Jaipur. Il
ne leur avait même pas donné son nom. Sa loquacité était très inférieure à
celle de Damone, du père Morand ou encore du vétérinaire alors pourtant
qu'il était, comme eux, au plus près des secrets que renfermait ce voyage.
Mais son sourire et son verbe lent témoignaient d'une grande quiétude.
— Profitez de cette ville et des trésors qu'elle recèle. Ils font partie de notre
mémoire. Je reviendrai vers vous, Jayden, lorsque le moment sera venu, leur
avait dit le jaïn en les déposant devant le WelcomHeritage Traditional Haveli,
hôtel dans lequel ils résideraient le temps de leur séjour à Jaipur. Puis il était
parti, les saluant d'un petit geste de la main.
Arrivés dans la chambre qui avait été réservée pour eux, Jayden et Noah
s'étaient mis à sauter comme des gamins sur le lit, puis à chahuter avant de
faire l'amour jusque tard dans la nuit. Malgré la fatigue, il avait fallu qu'ils se
forcent à dormir pour que leurs regards se détachent l'un de l'autre. Le
sommeil les avait alors emportés jusqu'au lendemain après-midi.
À leur réveil, tout avait changé. Se retrouver seuls, ensemble, à l'autre bout
du monde, affranchis de tous ceux qui les rattachaient à cette histoire de fous,
les avait libérés de l'attraction qu'elle exerçait sur eux depuis tant de mois.
Comme s'il avait suffi d'appuyer sur un bouton. La soudaineté de cette liberté
recouvrée ne les avait pas alertés tant ils avaient joui de ses premiers
bienfaits. À tout le moins, les trois premiers jours.
Le jaïn ne leur avait pas menti : Jaipur était une ville fabuleuse qui
regorgeait de trésors architecturaux tous plus somptueux les uns que les
autres. Le palais des Vents et le palais du Maharaja leur avaient laissé un
souvenir impérissable. Mais c'était sans doute l'Observatoire astronomique
Jantar Mantar qui les avait le plus surpris. Le site, constitué d'étranges
monuments en pierres massives, avait été édifié en 1728 par le maharaja
Sawai Jai Singh II, passionné de sciences et d'astronomie, afin d'élaborer des
thèmes astraux qui, conçus en fonction de la position de certaines planètes et
de leur influence sur la vie terrestre, mettraient en lumière les dates idéales
auxquelles certains événements devaient être envisagés. Le plus étonnant,
pour des cadrans solaires aussi anciens, était leur extrême précision.
L'histoire voulait que cet observatoire soit né d'une conversation entre Sawai
Jai Singh II et l'empereur moghol Mohammad Shad qui, devant partir pour
une très longue expédition, ne disposait d'aucune indication lui permettant
d'identifier la date la plus opportune pour quitter ses contrées. Jantar Mantar
était considéré aujourd'hui comme l'observatoire en pierre le plus grand du
monde, contenant lui-même le plus grand cadran solaire de la planète, le
Brihat Samrat Yantra.
Jayden s'était senti étonnamment concerné par les préoccupations de cet
empereur, comme s'il s'apprêtait lui-même à devoir partir, sans savoir ni
quand ni pourquoi. Cette idée saugrenue l'avait mis mal à l'aise, mais n'avait
pas duré. Il lui avait suffi de regarder Noah pour qu'elle s'envole. Rien ne
l'empêcherait d'emmener ce dernier si, par extraordinaire, il lui fallait s'en
aller. Mais, de toute façon, n'était-il pas déjà aux antipodes de chez lui ?
Comment pourrait-il aller plus loin encore ?
Le quatrième jour, ils avaient décidé de se perdre dans le célèbre Johari
Bazaar, puis d'arpenter les rues les plus commerçantes du centre-ville. En fin
d'après-midi, fatigués par le tumulte qui les animait en permanence, ils s'en
étaient échappés en empruntant une ruelle qui les avait conduits tout droit sur
une petite place où était installé un marché de fruits et de légumes. Ils avaient
décidé de s'y arrêter un moment ; Noah pour acheter les oranges qui lui
faisaient envie ; Jayden pour se reposer et observer les singes à demi
sauvages qui venaient, à l'abord des étals, quémander quelques denrées à
s'envoyer dans le gosier.
C'est à cet endroit que, dans l'esprit de Jayden, le sentiment de liberté dans
lequel ils avaient vécu ces derniers jours s'était effrité.
Assis sur un muret, les yeux rivés sur les primates qui ne laissaient pas les
vendeurs en paix jusqu'à obtenir ce qu'ils voulaient, quitte même parfois à
chaparder ce qu'on leur refusait, son attention avait été attirée par les
miaulements persistants d'un chat qu'il n'avait pas réussi à localiser. Lassé de
chercher en vain, il avait décidé d'abandonner son entreprise au moment où le
matou, sorti de nulle part, lui avait sauté sur les genoux en lui filant une
frousse de tous les diables. L'effet de surprise passé, une inquiétude sourde
s'était emparée de Jayden lorsqu'il avait constaté que ce chat n'était autre
qu'Ash. La seule raison qui pouvait justifier son impossible présence à Jaipur
lui avait glacé le sang : être au cœur d'une nouvelle transe, comme chaque
fois qu'il avait vu Ash en dehors de New York. Le pire n'avait pas tant été,
comme à Noirmoutier, de ne pas savoir à quel moment elle avait commencé,
ni même d'ignorer à quel moment de sa réalité il évoluait, mais bien de se
demander si Noah en faisait partie. Car il était dorénavant inenvisageable
pour lui de se réveiller dans une réalité où Noah ne serait pas. Si ce chat était
le témoin d'un leurre dans lequel son amour pouvait exister, il ferait alors de
ses transes sa normalité.
— Ça va pas ? lui avait demandé Noah en le voyant tout pâle.
— Si, t'inquiète ! Juste un coup de mou.
Jayden avait passé le reste de la soirée à appréhender une sortie de rêve qui
n'était pas venue. Pour une fois, il s'était peut-être fourvoyé et avait confondu
ce chat avec le sien. Après tout, les chats tigrés se ressemblaient tous un peu.
Mais il avait fallu qu'il se convainque de ne pas être en train de rêver en
tentant d'appeler Dolorès pour vérifier qu'Ash était bel et bien à New York. Il
s'était dit qu'il en profiterait également pour appeler ses parents.
Il avait attendu que Noah investisse la salle de bain pour tranquillement
s'installer dans l'un des fauteuils de la chambre, car une conversation avec sa
mère durait rarement moins de trente minutes. D'autant moins qu'ils ne
s'étaient pas parlé depuis un bail. L'idée de prendre de leurs nouvelles lui
avait réchauffé le cœur, même s'il avait su devoir continuer de leur mentir sur
ses véritables occupations. Mais aucun des deux numéros n'avait répondu, ce
qui lui avait semblé étrange compte tenu de l'heure à New York et à
Springfield. Il avait alors essayé sur les lignes fixes, sans davantage de
succès.
Il n'y avait rien de bien inquiétant à ne pas pouvoir joindre quelqu'un au
moment où on le souhaitait. Pourtant, lui y avait vu un signe. Il avait voulu se
rassurer en se disant que, peut-être, son forfait ne lui permettait pas de passer
des appels intercontinentaux, puis avait refermé la porte sur les événements
qui avaient perturbé sa journée. Le baiser que Noah était venu déposer sur ses
lèvres en le voyant préoccupé avait terminé de l'éloigner de ses inquiétudes.
Ce garçon était son pare-feu. Mais, en toile de fond, Jayden avait senti que
leur histoire se refermait de nouveau sur eux, et plus intensément encore
qu'auparavant.
Le cinquième et dernier jour avait été consacré à la visite du fort d'Amber,
situé à une dizaine de kilomètres au nord-est de Jaipur. Surplombant la
colline des Aigles et entouré d'impressionnants remparts au pied desquels
s'étendait le lac Maota, le fort était en réalité un ensemble constitué du fort
lui-même et de deux autres forteresses reliés par un réseau de murailles et
d'ouvrages fortifiés. En son sein se trouvait le palais d'Amber, qui avait abrité
la résidence des maharajas Rajput et de leurs familles pendant des siècles.
La vue au pied des remparts aurait impressionné Jayden si elle n'avait pas
été gâchée par une colonne d'éléphants trimballant une flopée de touristes
qui, trop feignants pour monter par eux-mêmes jusqu'à l'entrée du fort, ne se
rendaient même pas compte du traitement qui était infligé à ces pauvres
animaux, visiblement mal nourris et, pour certains, malades. Ces éléphants
lui rappelaient celui d'Edmond avant qu'il ne se révolte et ne soit abattu.
Eux avaient rejoint l'entrée du fort à pied, puis avaient franchi la porte du
Soleil pour se retrouver dans la Jalebi Chowk, une grande cour où jadis les
troupes défilaient devant la famille royale. De là, ils avaient gravi un
impressionnant escalier qui les avait menés à l'entrée du palais. L'extrême
raffinement de l'architecture et de l'art moghols avait subjugué Noah qui
s'était abandonné à la contemplation dans le plus grand des silences. Il en
aurait été probablement de même pour Jayden si les souvenirs qu'il avait
d'Edmond – involontairement ravivés par les éléphants qu'il avait vus un peu
plus tôt – avaient accepté de retourner dans la case de sa mémoire qui leur
était dédiée. Mais ils avaient décidé d'envahir sa conscience. Il avait essayé
de les chasser en se concentrant sur les splendeurs qu'il avait devant les yeux,
mais ils s'étaient accrochés et l'avaient suivi, où qu'il allât et quoi qu'il
regardât, exhumant par la même occasion une infinité d'autres souvenirs,
parfois très anciens.
Lorsqu'il avait pénétré le palais des Miroirs, les milliers de petits morceaux
de verre qui recouvraient les murs et le plafond et qui scintillaient lorsqu'un
rayon de lumière les frappait lui étaient apparus comme autant de moments
de son passé qui lui faisaient de l'œil. Il avait eu l'impression, en ces lieux,
d'être au cœur même de sa mémoire. L'endroit était devenu une mosaïque de
son vécu, où les époques et les gens qu'il connaissait se mélangeaient, se
superposaient, apparaissaient, disparaissaient. Étaient ensuite venus des
souvenirs qu'il avait pensé ne pas être les siens jusqu'à ce qu'il s'y vît exister.
Les photos qui lui avaient été remises à Noirmoutier n'étaient plus de simples
images sans relation avec lui, mais des moments auxquels il avait appartenu
et auxquels sa mémoire lui avait donné accès. Il s'était même revu à côté de
Morand et de Damone, avec ce singe dans les bras, qui l'avait caché de l'œil
de l'objectif. Voilà pourquoi, au moment où il avait regardé cette photo, il
avait eu la sensation que le personnage n'était pas un étranger. Puis, il y avait
toutes ces autres situations, dont il savait avoir fait partie sans pour autant
avoir été capable de les situer dans le temps et dans l'espace. Comme s'il
s'agissait de souvenirs puisés dans d'autres vies. Était-ce cette mémoire dont
Damone lui avait parlé en s'étonnant du fait qu'elle n'ait pas été réactivée plus
tôt ?
Ces flots d'images avaient fini par prendre le pas sur tout ce qui l'entourait,
et la vitesse vertigineuse avec laquelle elles avaient défilé devant ses yeux lui
avait donné le vertige au point de devoir s'agenouiller.
Jayden avait été touché par la profonde inquiétude qui s'était emparée de
Noah lorsqu'il l'avait vu ainsi. Il l'avait aidé à se redresser et à rejoindre la
cour du Gynécée, espace du palais où vivaient jadis, recluses et gardées par
des eunuques, les épouses du maharaja. Jayden s'y était assis, le temps de
récupérer. Mais il lui avait suffi de regarder Noah pour aussitôt mieux se
sentir ; Noah qui lui avait demandé de ne pas bouger, le temps d'aller
chercher de l'eau fraîche et quelque chose à se mettre sous la dent. Avant de
partir, il lui avait caressé la joue et adressé ce genre de sourire qui disait toute
la tendresse, tout l'amour qu'il éprouvait. Jayden aimait ce garçon à la folie et
chaque journée passée à ses côtés renforçait ses sentiments qui se
transformaient en véritables remparts contre l'adversité. En regardant Noah
s'éloigner, Jayden s'était senti capable de revivre cent fois cette aventure si
chaque fois il en était la récompense. Noah était tout ce qu'il en retiendrait,
tout ce qu'il en garderait, aussi longtemps qu'il lui serait donné de vivre.
Mais ce constat n'avait pas mis fin aux paradoxes qui, depuis l'apparition
d'Ash, la veille, avaient décidé de se coller à lui.
Paul avait été le premier à venir perturber la normalité fragile dans laquelle
Jayden avait tenté de se réinstaller après avoir été assailli par tant de
souvenirs. Paul dont la présence en Inde était pour ainsi dire impossible. Rien
n'avait pu convaincre Jayden qu'il avait confondu. C'était bien Paul qu'il avait
vu parmi un groupe de touristes à l'autre extrémité de la cour. Et les regards
appuyés que ce dernier lui avait lancés n'avaient fait que le conforter dans sa
certitude. Mais sa logique, refusant l'inconcevable, l'avait empêché d'aller à
sa rencontre. Jayden s'était contenté de suivre Paul du regard, de le voir gravir
un escalier pour accéder au premier étage et arpenter la coursive qui faisait le
tour du Gynécée et qui desservait les anciens appartements des épouses du
maharadja. Sa logique avait même résisté à l'apparition de Kyle, plus
invraisemblable encore que celle de Paul. Depuis la même coursive, son ex-
petit ami l'avait regardé avec insistance, et tout dans ses yeux l'avait invité à
le rejoindre à l'étage.
La présence de Paul et de Kyle en ces lieux n'avait rien eu d'un rêve. Elle
avait été aussi réelle que tout ce qui l'entourait. Mais il avait lutté pour se
tenir à l'écart, pour ne pas les rejoindre et leur parler, car agir de la sorte
l'aurait conduit à admettre que les choses avaient dérapé, à accepter de mettre
les pieds dans un monde où les règles n'étaient plus celles qu'il avait toujours
connues.
Lorsque ses parents s'étaient à leur tour invités dans le décor, la frontière
qu'il avait installée entre lui-même et ces apparitions avait pourtant volé en
éclats. Peu lui avait importé, alors, de la franchir pour les rejoindre.
D'un bond, Jayden s'était levé et avait couru vers l'escalier menant à l'étage.
En haut, il avait vu ses parents disparaître dans l'une des pièces desservies par
la coursive. Il s'était lancé à leur poursuite, mais sitôt arrivé dans cette pièce,
il les avait de nouveau vus disparaître dans une pièce contiguë. Jayden les
avait suivis de pièce en pièce sans jamais réussir à les rattraper et, au bout de
quelques minutes, avait presque fait le tour du Gynécée. Fatigué et
désemparé, il s'était demandé s'il n'avait pas perdu la raison. Mais
l'explication aurait été trop commode. Lorsque, pour s'en assurer, il était entré
dans la dernière pièce, tous l'attendaient, immobiles. Non plus seulement
Paul, Kyle et ses parents, mais aussi Damone, Morand, Aby, Mandi, les
Gardiens et bien d'autres personnes sur lesquelles il n'avait pas été capable de
mettre un nom, mais dont il savait les avoir un jour croisées.
Le sens des choses, du temps et de l'espace s'était subitement effacé. À cet
instant précis, il n'avait vu que la main tendue de sa mère et son sourire
apaisant. Elle l'avait invité à rejoindre sa place, car il était enfin temps. Forte
avait été l'envie de s'abandonner à l'invitation. Il y avait vu un point final, une
explication se dispensant des mots. Mais il avait pressenti qu'elle le
transporterait très loin de cet endroit et qu'il n'y reviendrait jamais. Sans
Noah, la perspective lui était apparue inconcevable. L'amour le rivait dans
cette réalité et jamais il ne la quitterait si Noah ne pouvait pas le suivre.
Une main venue se poser sur son épaule avait mis fin à cette scène
surréaliste et fait disparaître les personnes qu'il avait eues en face de lui.
— Je t'ai cherché partout ! Tu m'as fait flipper ! Pourquoi tu ne m'as pas
attendu en bas ? lui avait dit Noah.
Jayden l'avait pris dans ses bras et l'avait serré contre lui, sans mot dire.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? T'as vraiment pas l'air en forme aujourd'hui.
— Tu veux bien qu'on s'en aille d'ici ? avait répondu Jayden.
— Si tu veux. Tu me dis ce qui se passe ?
En chemin, Jayden lui avait tout raconté. Ces wagons des souvenirs qui
s'étaient imposés à lui au point de le faire vaciller, les apparitions, Ash, mais
aussi sa conversation avec Morand, les photos que le neveu de ce dernier lui
avait données et tous les phénomènes étranges qu'il avait traversés ces
dernières semaines. Il n'avait omis aucun détail. Noah, quant à lui, avait été
plus prolixe sur ce qui lui était arrivé à Brooklyn et sur ce qu'Aby lui avait
dit. Si leurs informations se recoupaient et semblaient s'inscrire dans une
même dynamique, ils ne parvenaient pas à les expliquer ; la plus énigmatique
étant celle qui les amenait à penser que Damone, Aby et Jayden avaient
traversé au moins deux époques. En bout de réflexion, et quel que soit le sens
dans lequel ils avaient considéré ce sac de nœuds, ils n'avaient pas compris
où tout cela devait les mener. Mais, de ce qu'ils avaient appris, de la
récurrence et, ces derniers jours, de la multiplication des phénomènes
inexplicables, l'un comme l'autre avaient deviné que la fin de la route n'était
pas loin. Il n'y avait dorénavant que la treizième Émanation à pouvoir les
éclairer.
35
— Le moment est venu, Jayden. Vous êtes prêt.
Le jaïn n'avait pas eu besoin d'expliquer ce que cela signifiait. Il n'aurait
même pas eu besoin de parler. Jayden avait compris au moment où il l'avait
vu attendre à la réception de l'hôtel.
— Pourquoi aujourd'hui ?
— Parce qu'aujourd'hui, au fort d'Amber, les dernières frontières sont
tombées. Il est temps pour vous de retrouver votre place et de vous libérer de
ces liens qui vous retiennent ici-bas.
— Je ne comprends pas.
— Elle vous dira tout.
— Que dois-je faire ?
— Votre chauffeur passera vous chercher demain matin à cinq heures. Il
vous conduira au temple dans lequel elle se trouve. Je vous y attendrai. Vous
devez venir seul. C'est fondamental.
— Et ensuite ?
— Vous disposerez des informations vous permettant de faire le Choix.
La perspective de rencontrer cette treizième Émanation l'inquiétait. Il avait
pourtant attendu ce moment avec impatience, pensant peut-être à tort qu'elle
le libérerait de l'empreinte délétère qu'Angry lui avait laissée ou, au moins,
qu'elle lui permettrait de faire le Choix et d'oublier cette histoire. Mais
aujourd'hui, alors que la confusion l'emportait sur toute autre considération, il
n'était plus tout à fait sûr de vouloir plonger dans les derniers secrets de
l'aventure, même si l'amour semblait y occuper une place de choix. Si ce mot
portait en lui-même une charge positive et laissait présager une fin heureuse,
Jayden ne parvenait pas à s'ôter de l'esprit que cette notion pouvait cacher de
mauvaises surprises et faire des perdants.
Son inquiétude résultait également de détails plus concrets. D'un côté, il
entendait encore Damone lui dire qu'il était bien plus profondément ancré
dans son époque qu'on ne pouvait le deviner. De l'autre résonnaient toujours
dans ses oreilles les paroles du jaïn selon lesquelles il était temps pour lui de
retrouver sa place et de se libérer de ces liens qui le retenaient ici-bas. Même
si l'imprécision caractérisait largement ces deux affirmations, leur
juxtaposition le conduisait à penser qu'il allait devoir quitter quelque chose et
il n'aimait pas cette idée. Que pouvait-il encore laisser derrière lui ?
En vérité, tout l'inquiétait, car plus il se rapprochait de ce qui semblait
s'annoncer comme un dénouement, plus il avait l'impression de s'éloigner
d'une situation qu'il pût comprendre. Jayden était désespérément en quête de
quelque chose qui le maintînt dans la normalité tout en étant conscient de
l'avoir quittée au moment où il avait accepté l'idée d'être le Gardien d'Angry.
Par quel miracle avait-il pu se laisser embarquer là-dedans ? Aucun individu
sain d'esprit ne s'y serait laissé prendre. Mais une petite part de lui-même
avait su, dès les premiers instants, que tout cela avait un sens. Un recoin de
son esprit, clos depuis toujours, renfermait les explications qu'il lui fallait
pour comprendre et il aurait payé cher pour y entrer. Ce qu'avait dit le psy
que ses parents avaient voulu qu'il consulte après ses premières transes lui
revint en tête :
— Les souvenirs refoulés ne le sont que rarement sans raison. L'esprit se
protège de ce qu'il ne veut pas savoir. Laissons donc ce jeune garçon ignorer
ce qu'il n'a pas envie de connaître. Il sera toujours temps, lorsqu'il sera prêt.
Seul ce qui est essentiel à son équilibre trouvera le chemin de sa conscience.
Le moment était-il venu ? La treizième Émanation allait-elle lui permettre
d'accéder à cette zone ? Ce faisant, n'ouvrirait-il pas la boîte de Pandore ?
Noah ne semblait pas beaucoup plus serein. Son mutisme et son manque
d'appétit témoignaient de son anxiété. Il fut le premier à briser le silence
relatif qui s'était installé entre eux depuis le début du dîner.
— Promets-moi que tu ne me laisseras pas tomber après…
— À moins qu'on ne nous enchaîne chacun sur un continent différent, rien
ne m'empêchera de t'embarquer avec moi, répondit Jayden en prenant la main
de Noah dans la sienne.
— Je suis sérieux, Jayden. Alors, promets !
— Je le suis aussi !
Jayden constatait que Noah ne mesurait pas l'ampleur des sentiments qu'il
nourrissait à son égard.
— Je n'ai jamais aimé quelqu'un plus que je t'aime, toi. Je sais que ça ne fait
pas longtemps qu'on se connaît, mais c'est comme si notre rencontre avait
toujours été écrite, quelque part, comme si on était faits l'un pour l'autre. Et
j'attendais ça depuis tellement longtemps… Alors, tu vois, rien ne pourra
jamais me conduire à sacrifier ça. Je te promets donc que, peu importe ce qui
se passera après, je ne te laisserai jamais tomber. Si c'est un amour comme
celui-là que je dois ressentir avant de pouvoir faire le Choix, alors, crois-moi,
je vais faire le bon.
— Je t'aime aussi, répondit Noah en retrouvant des couleurs. Mais quand je
vois ce dont l'Origine est capable, ça me fait flipper. Et tu as beau être le
Choix, tu restes un homme...
— Oui, mais un homme qui dispose encore de son libre arbitre.
— D'après toi, c'est quoi cette foutue Origine ?
— Je n'en ai aucune idée. J'aurais envie de te dire que ça ressemble à
Dieu…
— Et tu crois que tu pourrais lutter contre Dieu s'il décidait de nous
séparer ?
— Il y a peu de chances. Mais je ne crois pas en Dieu…

*
Malgré la fatigue, ni l'un ni l'autre ne parvinrent à trouver le sommeil avant
le milieu de la nuit. Chacun de leur côté, ils firent semblant pour ne pas
risquer de réveiller l'autre. Dans l'obscurité et le silence, Jayden voyagea loin
dans son passé, à la recherche des tout premiers signes qui, s'il avait su les
interpréter à l'époque de leur survenance, lui auraient fait comprendre qu'il
était différent. Il avait fallu qu'il remonte à une époque antérieure à ses
transes, alors qu'il n'avait encore que cinq ans, pour trouver le plus ancien. Il
se revit, sur le tricycle que lui avait offert son père, sillonner la maison à toute
berzingue avant de s'arrêter devant la porte de la cuisine et de lancer à sa
mère, d'un air coquin :
— Tu m'attrapes ?
Sa mère l'avait poursuivi pendant de longues minutes, feignant de ne
pouvoir le rattraper. Il s'était tellement amusé qu'il avait souhaité que ce
moment dure toujours. À l'époque, il s'était contenté de penser Encore,
encore, encore et avait constaté qu'à force de le répéter intérieurement, le
moment durait et durait encore jusqu'à ce qu'il s'en lasse et l'interrompe. Du
haut de ses cinq ans, il ne s'était pas rendu compte qu'il n'y avait rien de
normal à ce qu'un événement se répète simplement parce qu'il le souhaitait,
comme s'il pouvait l'enfermer dans une boucle qu'il était le seul à pouvoir
défaire. Ce souvenir ne lui était jamais revenu en tête avant cette nuit. Était-
ce parce que le phénomène ne s'était jamais reproduit ? S'il avait voulu qu'un
autre moment de sa vie se répète, aurait-il pu faire comme il avait fait avec sa
mère ou bien la maturité – qui vous pousse à ne considérer que le possible –
aurait-elle tué son souhait dans l'œuf ? Y arriverait-il aujourd'hui et quelle
pourrait être la durée d'une telle boucle ? En réalité, il n'y avait aucun intérêt
à revivre les choses si elles ne faisaient que se répéter à l'identique, sans
pouvoir être changées.

*
Lorsque vint l'heure de se lever, Jayden se glissa hors du lit avec la légèreté
d'un chat. Il resta quelques instants à observer Noah, à se repaître de son
image comme si elle représentait sa seule fenêtre sur la vie. Puis, avec une
infinie tendresse, il l'embrassa longuement pour s'imprégner du goût et de la
douceur de ses lèvres. Quoi qu'il arrive, il reviendrait auprès de lui et vivrait
cet amour auquel il aspirait depuis toujours.
Livre III

Le Choix
36
Après une heure de route environ, la voiture le déposa devant le temple qu'il
avait déjà vu sur l'une des photos analysées avec Élise. Le chauffeur lui
indiqua que le jaïn l'attendait à l'intérieur. Jayden gravit les marches qui
menaient à l'édifice et se déchaussa avant d'en franchir la porte. Il se retrouva
dans une cour pavée au milieu de laquelle se dressait un splendide et
gigantesque ficus benjamina qui l'ombrageait de part en part. Un vieil homme
vint à sa rencontre et, après l'avoir salué, lui fit signe de le suivre. Ils se
dirigèrent vers une seconde porte qui permettait d'accéder au lieu de culte lui-
même. À l'intérieur, l'homme fit bruyamment tinter une cloche suspendue au
plafond. Il prit ensuite Jayden par la main et l'amena devant la grande statue
de Mahâvîra qui trônait au centre du chœur. L'homme la salua avec les mains
jointes et le corps incliné. Puis, dans le sens des aiguilles d'une montre, il fit
trois fois le tour de la statue, devant laquelle il finit par se prosterner en
posant au sol les genoux, les mains et le front. Il se redressa, trempa une main
dans un petit récipient rempli d'eau et toucha les pieds de la divinité avant de
se relever complètement et d'indiquer à Jayden qu'il devait attendre là. Il
sortit du temple à reculons en veillant à bien faire face à la statue.
Seul, Jayden, un peu gauche dans cet univers qu'il ne connaissait pas et
auquel il ne comprenait pas grand-chose, ne se décida à bouger qu'après
quelques minutes. Tout lui semblait beaucoup plus compliqué que dans une
église, seul lieu de culte dont il avait l'habitude. À commencer par toutes ces
statues qui l'entouraient. Chaque pan de mur, à gauche, à droite et derrière
Mahâvîra, comptait son lot de statues, plus petites, nichées dans des alcôves.
Jayden alla les observer l'une après l'autre sans saisir davantage ce qu'elles
représentaient.
— Ce sont les maîtres jaïns, les Tîrthankara… lui indiqua une voix derrière
lui, que Jayden reconnut comme étant celle de son hôte.
— Qu'est-ce qu'ils sont censés représenter ?
— Dans le jaïnisme, on ne vénère pas un ou plusieurs dieux, mais des
personnages qui, ayant réalisé un idéal très élevé, ont atteint l'Omniscience.
Cet état leur a permis d'ouvrir et d'enseigner à des disciples la voie du
moksha ou, autrement dit, de l'illumination. Le moksha désigne à la fois la
libération de l'âme du saṃsāra – qui correspond au cycle des réincarnations
ou renaissances successives conditionnées par le karma – et l'extinction de la
souffrance, de l'attachement et de l'ignorance. C'est le nirvana. Selon la
tradition, ces personnages sont au nombre de sept cent vingt, mais seuls
vingt-quatre d'entre eux sont vénérés. Ils ont tous un symbole, une couleur,
une histoire et des particularités qui leur sont propres. Le Mahâvîra, que vous
avez pu observer au centre du chœur, est le vingt-quatrième et dernier
Tîrthankara. C'est le « Grand Héros », le plus vénéré de tous. Son symbole est
le Lion et sa couleur le jaune d'or. Les autres statues, tout autour, représentent
d'autres Tîrthankara, comme Ajitnâth, que vous avez devant vous, dont le
symbole est l'éléphant et la couleur le doré. Ce temple est trop petit pour
contenir les vingt-quatre divinités, mais il existe certains lieux qui les
regroupent toutes.
— Tout cela est censé avoir une relation avec l'Émanation que je dois
rencontrer grâce à vous ?
— D'une certaine manière, oui. La treizième Émanation sera pour vous
comme un Tîrthankara. Ce qu'elle va vous révéler vous permettra de vous
libérer de votre propre saṃsāra.
— Je ne comprends rien.
— C'est normal. Venez vous asseoir au pied de Mahâvîra. Dans quelques
instants, tout vous paraîtra plus clair.
Jayden suivit le jaïn et s'assit en tailleur avec lui.
— Buvez avec moi, dit le jaïn en lui tendant un bol rempli d'un liquide
brunâtre.
— Pourquoi a-t-on besoin de boire ce truc ?
— N'ayez aucune crainte. Ce breuvage est identique à celui que vous buviez
au Manoir.
— Je ne m'y suis jamais fait et ça ne répond pas à ma question. À quoi ça va
me servir ?
— À suffisamment ouvrir votre esprit pour que vous puissiez rencontrer la
treizième Émanation.
— Elle n'est pas… comment dire ?... physiquement ici, avec nous, comme
Angry ou les autres singes l'étaient à Edmond ou au Manoir ?
— Non, Jayden. Vous ne pouvez pas la voir dans cette dimension de la
réalité. Elle est sur un autre de ses paliers, auquel presque personne n'a accès.
Elle échappe aux règles universelles de l'Origine. Vous allez devoir vous
détacher de cette réalité-ci pour la rencontrer.
— Putain, j'y comprends que dalle !
— Ne vous posez pas de questions auxquelles vous ne pouvez pas répondre
pour le moment. Buvez et laissez votre esprit s'échapper. Ne luttez pas, ne
vous laissez pas piéger par les toiles…
Jayden regarda le jaïn d'un air incrédule. Mais il avait conscience de ne pas
avoir d'autre solution que celle de suivre les instructions de son interlocuteur
s'il voulait rencontrer le singe pour lequel il était venu jusqu'en Inde. Il avala
le breuvage au goût amer et ferma les yeux. La mixture, beaucoup plus forte
que celles qu'il avait ingurgitées jusqu'à maintenant, ne tarda pas à lui
brouiller les idées. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il avait quitté le temple et
flottait dans le vide. Devant lui se dressait une gigantesque toile, sorte d'écran
souple, translucide et immatériel, sur laquelle il se vit plus jeune, chez lui à
Springfield, au beau milieu d'un dîner très enjoué, organisé avec quelques
amis du lycée. Ce souvenir, qui le fit sourire, disparut, et la toile s'avança sur
lui avant qu'il ne la traverse comme une barrière de fumée. Une nouvelle toile
apparut devant ses yeux, sur laquelle il se voyait visiter son tout nouveau
studio de New York. Il se souvenait encore de la joie indicible qu'il avait
ressentie en se sachant enfin vivre dans cette ville. Il traversa cette toile de la
même manière que la précédente, puis une troisième, une quatrième, une
cinquième, toujours plus vite. Une infinité de toiles défila devant ses yeux à
la vitesse de l'éclair, toutes porteuses d'un souvenir particulier. En réalité, il
était en train de traverser sa mémoire, comme si elle reposait tout entière sur
ces supports fugaces. L'envie de s'arrêter devant certaines d'entre elles était
particulièrement forte et il sentait que les traverser était plus difficile. Il aurait
voulu revivre certains des moments qu'elles lui offraient, pour goûter une
nouvelle fois au bonheur qu'il y avait ressenti. Il se revit avec Paul lors de
leur première rencontre sur un banc dans Central Park, avec Kyle en train de
dîner dans des petits bouis-bouis de West Village… Puis vinrent les toiles
dans lesquelles il se vit sans pour autant reconnaître l'environnement dans
lequel il évoluait, ni les personnes qui gravitaient autour de lui. Il y en avait
autant sinon plus que celles intéressant la vie dont il avait le souvenir et il ne
comprenait pas à quoi elles correspondaient.
Une étrange sensation de détachement naissait de cette traversée, comme si
elle le libérait de ses vies successives, de son saṃsāra, pour mieux atteindre
la lumière et la vérité. Pour mieux retrouver celui qu'il était. Cette idée
n'existait peut-être que parce qu'elle lui avait été suggérée par le jaïn. Mais
elle n'était pas plus loufoque que tout ce qu'il vivait depuis un moment.
La dernière toile fut plus longue à apparaître. Elle représentait un champ
parsemé d'une multitude de fleurs violettes. Au loin, on distinguait un arbre,
seul, imposant et majestueux, dont la cime semblait tutoyer quelques gros
nuages irisés par un coucher de soleil naissant. Il se dégageait de cette vision
une paisibilité hors du commun, hors du temps. Plutôt que de s'écraser sur lui
pour disparaître l'instant d'après, comme l'avaient fait les toiles précédentes,
celle-ci l'immergea dans le décor qu'elle contenait. Sans réfléchir, Jayden
avança en direction de l'arbre. Il ne s'était jamais senti plus léger qu'en cet
endroit et n'avait jamais eu l'impression d'être aussi près de chez lui ;
impression qui n'avait aucun sens (ou alors un sens qu'il ignorait) dans la
mesure où il était dans un lieu imaginaire grâce aux effets probablement
hallucinogènes de la mixture qu'il venait d'avaler.
C'est en s'approchant de l'arbre qu'il la vit enfin, assise au sol, le dos contre
le tronc. Elle semblait l'attendre. Il s'assit en tailleur devant l'animal. Tous
deux se tinrent immobiles, face à face, pendant un long moment – une
éternité pour Jayden qui ne savait pas quoi faire – jusqu'à ce qu'elle lève la
main et la dirige vers son visage. De son index, elle effleura son front. Jayden
se sentit instantanément connecté à elle.
— Qu'attends-tu de ma part ? dit le singe.
— Que vous m'expliquiez à peu près tout ce que je ne comprends pas,
répondit Jayden de manière aussi surréaliste que pouvait l'être la question de
l'Émanation.
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
— La plupart des choses qui me tombent dessus depuis que j'ai mis les
pieds à Edmond…
— As-tu fouillé suffisamment loin dans ta mémoire ? Car les réponses à tes
questions s'y trouvent…
— Je n'ai rien fouillé et rien trouvé, sinon, je ne serais pas là à vous poser
des questions, répondit Jayden, excédé à l'idée qu'une fois de plus, on puisse
penser qu'il connaissait les réponses, mais les avait oubliées.
— C'est étrange et extraordinaire. Tu devrais savoir… mieux que
quiconque. Mais il semblerait que tu sois bien plus profondément ancré dans
cette époque qu'on ne pouvait le deviner. Et tu luttes pour occulter ce qui ne
peut s'y insérer…
L'Émanation venait de prononcer les mêmes mots que Damone. Exactement
les mêmes, comme s'ils avaient été imaginés par un seul esprit.
— Honnêtement, il n'y a rien que je comprenne ou que je fasse
volontairement. Tout ce que j'ai entendu jusqu'à maintenant au sujet de
l'énigme que vous représentez, vous et vos semblables, est vide de sens.
— Pourtant, ils en ont un et tu es l'un de ses rouages essentiels.
— Morand et Damone m'ont dit que vous m'aideriez à comprendre ce
qu'était l'Histoire Ancienne, le Recommencement, l'Origine, les Soldats, etc.
— Je sais ce qu'ils t'ont dit. Et ils avaient raison. Mais il ne m'appartenait de
le faire que si la mémoire ne t'était pas encore revenue. Ta présence ici me
prouve que tel est le cas.
— Ils m'ont dit aussi que quand j'aurais compris la signification de ces mots,
vous pourriez me montrer que, par l'effet des Vertus que l'Origine a infiltrées
dans l'Histoire Ancienne, l'amour a équilibré le cœur des Hommes pour que
le Recommencement devienne possible. La phrase claque mais, pour moi,
elle ne veut rien dire. Et comme il me faut la comprendre pour faire le Choix,
je ne pourrai pas le faire si vous ne m'éclairez pas…
— Me permets-tu de tester ta mémoire ?
— Testez ce que vous voulez pourvu que vous m'expliquiez…
Le singe posa les deux mains sur la tête de Jayden. Le décor dans lequel ils
se trouvaient disparut. Des couleurs jaillirent de toutes parts, envahissant leur
univers comme si rien d'autre n'existait. Puis des sons se joignirent à elles. De
ce mélange naquirent des images qui, de plus en plus vite, se mirent à défiler
devant les yeux de Jayden. Aucune ne lui parlait. Puis le singe ôta les mains
de sa tête, faisant disparaître toutes les images.
— Quelle est la dernière image qui te revient en tête ? demanda
l'Émanation.
Jayden se concentra du mieux qu'il put pour la retrouver. Mais celle-ci et
toutes les autres redevinrent lumière et couleurs sans forme aussitôt que sa
mémoire les convoqua. L'instant d'après, il ne voyait plus que le visage de
Paul ; apparition anachronique et inattendue.
— Je vois quelqu'un que j'ai connu il y a plusieurs mois et qui a marqué ma
vie, d'une certaine manière…
L'Émanation recommença son expérience, mais la fit durer un peu plus
longtemps. Comme la fois précédente, des couleurs et des sons donnèrent vie
à des images qui disparurent aussitôt. Le visage de Kyle remplaça celui de
Paul. À la troisième tentative, bien plus longue, ce fut le visage de Noah qui
s'imposa. Jayden ne savait pas ce que le singe recherchait, mais,
manifestement, tout le conduisait aux garçons qu'il avait aimés, comme s'ils
étaient ses seuls souvenirs.
— C'est extraordinaire. Tu es réellement coupé de l'Origine.
— Si vous le dites ! Maintenant, il faut m'expliquer.
— Es-tu prêt à entendre une explication qui remettra en cause tout ce en
quoi tu crois ? Absolument tout ce que tu tiens pour vrai ?
— Au point où j'en suis… Ma vie n'a plus rien de normal, tout dérape,
comme si le temps et l'espace s'étaient déréglés. Et plus le temps passe, plus
ça dérape fort. Je ne pense pas que la cause soit plus bizarre que les
conséquences.
— Le temps et l'espace ne se sont pas déréglés, Jayden. C'est la réalité qui
est différente de ce que tu imagines. Elle n'est qu'un leurre, un artifice né à la
fin de l'Histoire Ancienne pour permettre aux hommes d'attendre le
Renouveau sans que leur esprit se perde. Et ce leurre est malléable au gré des
besoins que rencontre l'Origine pour les orienter. Sauf en ce qui te concerne.
Toutes les distorsions que tu as vécues découlent de là…
— Il va m'en falloir davantage pour comprendre, répondit Jayden qui, déjà,
ne suivait plus les propos de l'Émanation.
— Alors, écoute attentivement.
37
Depuis qu'il est apparu sur Terre, l'Homme a toujours été habité par une
forte propension à détruire, comme une pulsion naturelle, étrangère à tout
contexte particulier. Si les répercussions de cette tare congénitale sont restées
relativement discrètes pendant des milliers d'années, c'est parce que la nature
restait plus forte que lui. L'Homme ne s'était pas encore doté des moyens qui
allaient lui permettre de la dominer. Mais lorsque tel a été le cas, à partir du
début du vingtième siècle, les choses ont changé et cette propension mortifère
s'est exprimée dans toute son horreur. À son seul bénéfice, l'Homme a
ponctionné la nature au-delà de ses besoins, transformé ce qui ne devait pas
l'être, asservi ce qui lui résistait encore et éradiqué ce qui ne lui servait pas.
Ce faisant, il a gravement altéré l'équilibre parfait d'un monde dont il faisait
lui-même partie et a dénié la responsabilité de ses méfaits. Mais, dès la fin du
vingtième siècle, un lien de causalité évident s'est imposé entre la destruction
progressive de la vie sur Terre et les activités de l'Homme. À partir de là, tout
ce qu'il a détruit, il l'a sciemment détruit. En conservant pourtant le même
cap, l'Homme a alors fait de sa tendance à la destruction le pilier de son mode
de développement.
À la fin du vingt et unième siècle, la croissance démographique est devenue
incontrôlable alors même que les ressources ont commencé à manquer et que
les effets délétères du dérèglement climatique se sont intensifiés. Ruinées par
la sécheresse, les inondations, les ouragans, la stérilisation des milieux
naturels, les épidémies et l'extrême pauvreté, certaines parties du monde sont
devenues hostiles à la vie. Des milliers d'espèces animales et végétales,
massacrées ou surexploitées, se sont éteintes, entraînant un effondrement
drastique de la biodiversité. Des mouvements de population inédits ont alors
vu le jour, entraînant par la même occasion des conflits sans précédent entre
états qui luttaient impitoyablement pour la protection de leurs frontières et
l'accès aux ressources nécessaires à leur survie.
Grâce à ses avancées technologiques majeures dans la plupart des domaines,
l'Homme a désespérément tenté d'inverser le cours des choses. Mais toutes
ses tentatives n'ont fait que retarder l'inéluctable chaos dans lequel il avait
entraîné la Création.
Au milieu du vingt-deuxième siècle, soit deux cent cinquante ans après
avoir surpassé Dieu, l'Homme avait dévasté l'environnement qui l'accueillait
et épuisé l'intégralité des ressources lui permettant d'exister. Il avait
exterminé la plupart des êtres vivants non humains qui peuplaient la planète
et fait périr les trois quarts de sa propre population. L'humanité était au pied
du mur.
Toutes les nations du monde, du moins celles qui le pouvaient encore, ont
alors dépêché leurs scientifiques les plus brillants au sein d'un collectif
international dont la mission était de trouver les solutions pour sauver le
monde et permettre à l'Homme de survivre à l'extinction. De ces esprits hors
normes, un seul remède a émergé : à bref délai, l'Homme devait totalement
annuler le poids de son existence sur Terre pour que celle-ci puisse, avec
l'aide de Dieu, survivre, se régénérer et peut-être un jour accueillir de
nouveau la vie. À mots couverts, cela ne pouvait signifier que deux choses :
soit quitter la Terre et partir à la conquête d'une planète susceptible
d'accueillir ce qui restait de l'humanité, soit quitter la Terre et vivre dans des
stations orbitales en attendant qu'elle se remette des exactions dont elle avait
fait l'objet, pour y revenir ensuite.
Une deuxième Terre, baptisée Proxima Centauri B, avait été identifiée dans
le système stellaire Alpha Centauri. Il s'agissait d'une exoplanète rocailleuse
et pour partie recouverte d'océans de surface, où la température oscillait entre
-90 °C et 30 °C. Mais elle était située à quatre années-lumière de la Terre.
Cette distance était proche, si on la comparait à celle des autres planètes
présentant des caractéristiques similaires et susceptibles d'accueillir la vie,
mais encore trop éloignée. Car si la conquête spatiale avait fait des progrès de
géant depuis que l'Homme avait posé le pied sur la Lune, il ne disposait pas
des moyens de voyager à une telle vitesse, ni même de s'en approcher. En
dépit des espoirs qu'elle suscitait, Proxima Centauri B restait inaccessible. S'il
ne pouvait alors partir, l'Homme devait rester ou s'éloigner le moins possible.
La vie au sein de stations orbitales a donc été privilégiée. Mais, très vite,
cette solution a été abandonnée, car, si les cultures transgéniques, les
nutriments de synthèse et la régénération hydrique permettaient de tenir
longtemps, ils ne permettaient pas de tenir assez longtemps pour que la Terre
achève sa dernière révolution.
Toute la problématique se résumait en un seul mot : l'autosuffisance. Pour
tenir, il fallait que les ressources durent. Et pour que les ressources durent, il
fallait en consommer le moins possible. Quelle ironie ! Si l'Homme avait
accepté cette évidence trois siècles plus tôt, s'il n'avait pas mis sa vie entre les
mains d'économistes néolibéraux stupides qui jamais n'avaient compris que,
dans un univers clos, une croissance indéfinie est impossible, l'avenir aurait
été différent.
C'est alors que l'idée la plus folle de tous les temps s'est imposée. Si l'on
voulait que les ressources durent, l'Homme devait HIBERNER. Hiberner le
temps que la Terre guérisse. Une telle idée – la seule envisageable – n'était
pas sans une multitude de contraintes et d'inconnues à résoudre. Et du temps
qu'il lui faudrait rester dans cet état végétatif dépendait la viabilité du projet.
Techniquement parlant, l'hibernation était devenue possible. La science
avait déjà réussi à ralentir à l'extrême les fonctions vitales de tout être vivant
en maintenant le corps dans une profonde léthargie. Son alimentation en
oxygène, en nutriments et en eau (recyclée à même sa respiration) s'en
trouvant réduite à un minimum inconcevable deux cents ans plus tôt, cette
technique le rendait théoriquement capable de traverser des décennies sans
altération. L'essentiel était qu'il soit alimenté en permanence et que les
infrastructures dédiées à cette fonction puissent fonctionner de manière
autonome. Sur ce plan, l'énergie solaire le permettait. Elle avait été
formidablement développée à l'occasion de la transition énergétique dans
laquelle l'Homme s'était engagé lors de la disparition des énergies fossiles. Le
solaire n'était pas la seule énergie à s'être substituée au pétrole et au gaz –
l'éolien, l'hydraulique et les marées motrices étaient venus compléter la
transition –, mais elle était la seule disponible en dehors de l'atmosphère
terrestre, ce qui laissait entrevoir la possibilité, au besoin, de s'en éloigner.
Pour autant, une Terre libérée de l'Homme pendant quelques décennies
serait-elle en mesure de se régénérer ? Les chances étaient minces, pour ne
pas dire inexistantes. Pour ce faire, il fallait que le temps pendant lequel
l'Homme hibernerait soit décorrélé du temps dont la Terre aurait besoin pour
renaître de ses cendres. Voici comment la théorie de la relativité et, avec elle,
Einstein, Langevin et leurs successeurs vinrent investir l'avenir de l'humanité
comme jamais ils ne l'avaient fait auparavant. L'Homme « endormi » devait
ainsi échapper à l'attraction gravitationnelle de la Terre et s'inscrire dans le
rayonnement d'un astre dont l'attraction gravitationnelle lui serait supérieure,
et ce, pour que le temps de l'hibernation à proximité de cet astre, condensé
par la différence positive de gravité, s'écoule moins vite que le temps de la
renaissance sur Terre. Imaginée ainsi, la solution relevait de l'utopie. Non pas
d'un point de vue mathématique, mais, encore une fois, parce qu'un voyage
de cette ampleur n'était pas à la portée de la technologie humaine. Si
l'Homme ne pouvait pas aller chercher cet astre, il devait alors provoquer une
différence de gravité après avoir échappé à celle de la Terre. Et ça, il savait le
faire, du moins en laboratoire. Cent cinquante ans après avoir créé le premier
trou noir moléculaire grâce à un accélérateur de particules linéaire, le
Standard Linear Accelerator Center, rattaché au Département américain de
l'Énergie et à l'Université de Stanford, avait réussi à faire progresser sa
technologie au point de faire durer et de maîtriser l'attraction de la singularité.
Pouvait-on imaginer plus efficace qu'un trou noir pour créer une différence de
gravité ? Ces avancées scientifiques étaient restées dans le giron de la
recherche fondamentale, faute de trouver matière à s'appliquer sur Terre.
Mais elles venaient de trouver une application concrète, inédite et
inimaginable : soumettre des bâtiments à l'attraction gravitationnelle d'un trou
noir « artificiel », supérieure à celle de la Terre. Un chantier titanesque, le
plus grand qu'ait connu l'histoire, a alors vu le jour : la construction de
gigantesques vaisseaux destinés à accueillir cette technologie et ce qui restait
de l'humanité pour l'y plonger dans le sommeil, l'éloigner de la Terre sans que
le voyage relève de l'impossible et changer la courbe de l'espace-temps dans
laquelle les bâtiments s'inscriraient.
Beaucoup ne virent en ce projet qu'une tentative irréaliste pour échapper au
destin funeste que l'Homme s'était forgé. Mais lorsque l'impensable devient la
seule solution pour ne pas périr, il rentre dans le champ du possible. Dix
siècles plus tôt, qui aurait imaginé qu'un jour, l'Homme s'élèverait dans les
airs ou communiquerait à travers de petits appareils appelés « téléphones » ?
Contre toute attente, beaucoup d'hommes renoncèrent par avance à intégrer
ces vaisseaux malgré la mort certaine qui les attendait sur Terre à plus ou
moins brève échéance. En réalité, la plupart étaient effrayés par les aléas que
comportait une telle expédition, par ce qu'ils trouveraient à leur réveil (si
toutefois ils se réveillaient) et par cette petite mort que symbolisait si bien
l'hibernation. Ils préféraient vivre moins longtemps mais plus sûrement, car
rien ne pouvait garantir le succès de l'aventure.
La toute nouvelle Union mondiale des gouvernements nationaux ne fit rien
pour les dissuader de rester. Au fond, elle savait que moins il y aurait de
candidats au sommeil, plus le projet avait des chances d'aboutir. Pire, elle
savait que l'humanité, même réduite des trois quarts, ne pourrait pas
embarquer. Dans toute sa perfidie, d'ailleurs, l'Union avait prévenu que seuls
les hommes en parfaite santé pourraient intégrer le programme, car les autres
(les malades, les faibles, les vieux) ne résisteraient pas à l'hibernation. De
facto, ce prérequis excluait encore la moitié des candidats au voyage.
Pour une petite partie de la population, un espoir semblait néanmoins voir le
jour. Du moins, jusqu'à ce que certains scientifiques du monde médical,
neurologues pour la plupart, émettent un doute sérieux sur la capacité du
cerveau à survivre à un black-out sur une période aussi longue. Non pas à
survivre d'un point de vue organique, mais d'un point de vue fonctionnel.
Forcé à une trop longue léthargie, que resterait-il du néocortex, cerveau le
plus récent en termes d'évolution et siège de la mémoire, du raisonnement, de
l'intelligence et de toutes les facultés cognitives ? Que resterait-il du
mésocortex, siège des émotions et des sentiments ? Si ces cerveaux avaient
pu évoluer et se développer de façon fantastique au cours du temps, ils
pouvaient également, faute de sollicitation, régresser. Les hommes ne se
réveilleraient-ils pas, alors, dotés de leur seul cerveau reptilien, cœur des
fonctions primitives et du système involontaire, obsédés par leur seule
survivance et la satisfaction de leurs besoins premiers, source de toute
violence ?
Cette crainte n'était que prospective – peut-être même exagérée en ce sens
que quelques décennies d'hibernation n'annihileraient probablement pas
plusieurs milliers d'années d'évolution –, mais rien ne pouvait garantir que les
Hommes ne ressortiraient pas de cet état en ayant perdu le sens des autres et
en étant redevenus des animaux plus sauvages encore que lorsque leurs
cerveaux supérieur et limbique maîtrisaient une partie de leur cerveau
archaïque. Quel avenir s'offrirait alors à cette nouvelle version de l'humanité,
dépossédée du peu que son ancienne version avait gagné en termes
d'élévation spirituelle, d'empathie, d'altruisme ? Rendre une Terre ressuscitée
à un Homme pire que celui qui l'avait quittée ne pouvait conduire qu'à un
nouvel échec.
Certains avancèrent l'idée que c'était précisément ce cerveau supérieur qui
avait inventé et mis à la disposition de l'Homme les moyens de destruction
que leur commandait le cerveau archaïque. Si l'Homme s'en trouvait privé à
son retour, il devenait moins dangereux que lorsqu'il en était doté. Au final, il
valait mieux survivre avec un cerveau reptilien seulement que ne pas survivre
du tout. Cette approche n'était évidemment pas satisfaisante, à moins de
vouloir revivre la préhistoire. Ainsi, lorsqu'il réinvestirait la Terre, il fallait
que l'Homme ait conservé l'entièreté de ses capacités.
Pour tenter de résoudre l'équation, la plus extraordinaire des idées dont
l'intelligence humaine avait pu faire preuve au cours de son histoire naquit de
la combinaison entre génie neurologique et génie informatique : les cerveaux
supérieur et limbique de l'Homme seraient, pendant l'hibernation, maintenus
en activité à travers un leurre à même de faire en sorte que leurs capacités,
sollicitées comme elles l'étaient auparavant, soient pleinement conservées.
Un leurre dans lequel les Dormeurs seraient plongés, avec lequel ils
interagiraient en permanence et à travers lequel ils interagiraient également
entre eux. En somme, un monde virtuel interactif. L'idée allait même au-
delà : ce leurre serait paramétré de telle manière qu'il améliore les néo et
mésocortex en y augmentant l'influence de tout ce qui pourrait faire de
l'Homme un Homme meilleur. En termes plus simples, cela signifiait que les
Dormeurs seraient en permanence reliés à un ordinateur doté d'un processeur
aux capacités inédites qui, outre le fait de les alimenter et de contrôler leurs
constantes vitales, plongerait leurs cerveaux dans une dimension artificielle
destinée à les maintenir dans leur état antérieur à l'hibernation et à les
améliorer. Restait à déterminer de quoi serait faite cette dimension.
Philosophes, penseurs, historiens, sociologues, psychologues et biologistes
triés sur le volet furent invités à imaginer le modèle théorique auquel ce
leurre devrait répondre pour assurer la mission qui serait la sienne. De leurs
travaux émergea le consensus suivant : ce leurre devait être l'histoire même
de l'Homme, du moins son histoire récente, d'une durée équivalente au temps
qu'il lui faudrait dormir, afin que ni bouleversement cognitif ni rupture
temporelle ne vienne perturber l'état et la continuité de son activité cérébrale.
Ainsi, le temps de l'hibernation hors champ gravitationnel terrestre ayant été
estimé à deux cent cinquante ans pour que la planète puisse se régénérer (ce
qui, sur Terre, représentait un nombre d'années beaucoup plus important),
l'Homme allait virtuellement revivre son histoire depuis le début du
vingtième siècle, en tout cas jusqu'à ce que les sondes installées sur Terre,
toutes reliées à la machine, indiquent que la régénération avait abouti et que
l'hibernation pouvait prendre fin.
Aux neurologues et aux ingénieurs fut confié le soin de créer l'interface
bioélectronique par le biais de laquelle la machine serait arrimée au cerveau
humain. Aux informaticiens, aux historiens et aux biologistes fut confié celui
de créer le software qui ferait vivre et interagir le leurre avec l'esprit de
l'Homme. Si les premiers n'éprouvèrent que peu de difficultés matérielles tant
la science médicale avait évolué d'un point de vue technique (ils utilisèrent et
firent évoluer une invention destinée à stimuler l'activité cérébrale des
personnes victimes d'un coma), les seconds furent confrontés à quatre
difficultés majeures.
La première fut de trouver un moyen pour réunir et traiter l'intégralité des
données construisant l'histoire de l'Homme depuis le début du vingtième
siècle. Le chantier semblait simple, mais il était plus que monumental si l'on
voulait que le leurre soit véritablement immersif et qu'il ne se contente pas de
propulser l'Homme dans un univers statique où son cerveau finirait par
s'enliser. Monumental au point que certains le considérèrent comme
insurmontable, jusqu'à ce qu'un jeune informaticien surdoué propose de ne
plus appréhender la difficulté sous l'angle d'une collecte traditionnelle
d'informations impossible à réaliser ex nihilo tant les variables étaient
nombreuses, mais sous un angle novateur et révolutionnaire : celui de la
Bibliothèque de Babel, seule alternative pour toutes les embrasser.
Près d'un siècle plus tôt, cet ouvrage, entamé par Jonathan Basile, avait été
abandonné faute de susciter un intérêt autre que récréatif ou intellectuel.
Faute, également, de rassembler suffisamment de programmeurs bénévoles
pour générer les lignes de codes permettant de créer toutes les combinaisons
possibles de lettres et de les organiser dans des livres virtuels rangés dans une
bibliothèque numérique qui contiendrait ainsi l'intégralité des œuvres
possibles, écrites et non encore écrites, dans tous les domaines. Faute, enfin,
d'esprits suffisamment avant-gardistes qui comprennent, en filigrane, que ce
projet avait pour finalité de numériser l'Universel.
Le jeune surdoué suggéra de mettre l'informatique quantique et
l'Intelligence artificielle – qui accomplissait désormais les tâches jadis
effectuées par les programmeurs – au service de cet ouvrage abandonné, en
circonscrivant le périmètre de celui-ci aux seules époques qui intéressaient le
projet, grâce à des milliers de mots-clés autogénérés par l'IA. Les résultats
obtenus furent concluants. L'IA généra des milliards de lignes de codes qui
elles-mêmes générèrent une infinité de mots organisée en une infinité
d'ouvrages venant alimenter la Bibliothèque en milliards d'informations sur
l'histoire de l'Homme depuis le début du vingtième siècle. La Bibliothèque et
son contenu pouvaient être associés à la machine qui les convertirait alors en
réalité virtuelle, celle dans laquelle seraient plongés les Dormeurs.
La seconde difficulté fut d'imaginer un algorithme qui permette à la
machine de créer tous les retours devant être apportés aux réactions du
cerveau. En d'autres termes, il fallait, comme dans un jeu vidéo, que la
machine puisse proposer des réponses à chaque situation et à chaque joueur, à
ceci près que les variables devaient être infiniment supérieures en nombre à
celles que propose un simple jeu. Il était donc primordial que, sur la base des
réponses prégénérées par les informaticiens du projet, la machine soit en
mesure d'« apprendre » à en générer de nouvelles. Cette tâche n'aurait jamais
pu être accomplie sans recours, encore une fois, à l'informatique quantique et
à l'IA.
Les deux premières difficultés surmontées, des tests furent menés sur des
hommes placés en sommeil profond pendant une courte période. Les résultats
obtenus dépassèrent toute attente. Le réalisme du milieu dans lequel la
machine pouvait plonger l'esprit et les retours apportés aux sollicitations de
ce dernier étaient tels qu'à leur réveil, les testeurs n'étaient plus capables de
faire la différence entre leur passé véritable et celui dans lequel la machine
les avait plongés. Le leurre était parfait.
La troisième difficulté sollicita davantage le philosophe que le scientifique.
Si la machine devait améliorer le cerveau de l'Homme en y augmentant
l'influence de ce qui pourrait le rendre meilleur, encore fallait-il déterminer
quelles étaient les qualités susceptibles de produire ce résultat et comment les
infiltrer dans l'esprit humain. La question mobilisa beaucoup d'énergie, alors
qu'elle était assez accessoire dans le projet. L'important à ce stade n'était pas
tant d'améliorer la substance grise, mais d'éviter qu'elle ne régresse.
La plupart des penseurs s'accordèrent sur cinq Vertus essentielles : la
Connaissance, l'Humanité, la Transcendance, la Tempérance et la Justice,
desquelles découleraient d'autres vertus, plus secondaires. Sur la question de
savoir comment en imprégner l'esprit de l'Homme, le choix fut fait d'une
amélioration progressive et inconsciente des néo et mésocortex pendant tout
le temps de l'hibernation. Les réponses apportées par la machine aux
sollicitations du cerveau seraient systématiquement porteuses d'un message
subliminal vertueux afin que les Vertus infiltrent l'esprit en continu. Derrière
la volonté de les implanter loin dans l'inconscient se cachait l'espoir d'en faire
des Vertus « innées ». Pourtant, certains – les partisans d'une amélioration
consciente – doutèrent de la capacité du cerveau à opérer une telle évolution
en si peu de temps, sur la seule base de messages subliminaux artificiellement
créés par la machine et qui ne soient pas passés par le prisme de la pensée.
Pour eux, ces Vertus devaient être reçues et vécues en pleine conscience par
tous les Dormeurs afin qu'ils les identifient comme telles et qu'ils en mesurent
l'importance. Mais les partisans de l'amélioration progressive objectèrent le
risque d'un changement difficile à apprécier et à maîtriser si on affublait
l'esprit, d'un coup d'un seul, de caractéristiques étrangères à ce qu'il était.
Ceci, sans compter le risque qu'ainsi modifié, l'esprit rejette le leurre tel qu'il
avait été construit. Les Hommes devaient entamer l'hibernation tels qu'ils
avaient été par le passé. Toute modification ne pouvait être que progressive.
Les partisans de l'amélioration consciente obtinrent néanmoins que la
machine mesure le degré de pénétration des Vertus dans l'inconscient en
« observant » la réaction des Hommes face aux horreurs qui avaient émaillé
leur histoire contemporaine et qu'elle « apprécie » leur aptitude corrélative au
changement. À défaut de suffisamment imprégner l'esprit de l'Homme, ils
obtinrent également que les Vertus soient « stockées », à intervalles réguliers,
dans l'esprit de dix Dormeurs, dix « Gardiens » (deux par Vertu), identifiés
par la machine comme étant les plus réceptifs et les plus sensibles à ce
qu'elles représentaient. Il s'agissait de faire en sorte que les Vertus ne meurent
pas avec la machine lorsqu'elle s'arrêterait de fonctionner à la fin de
l'hibernation. Avec un peu de chance, ces Gardiens pourraient même
fonctionner, après leur réveil, comme activateurs des Vertus qui se seraient
inconsciemment logées dans l'esprit de tous.
La quatrième difficulté, âprement débattue, fut de déterminer les conditions
dans desquelles l'hibernation pourrait prendre fin. Certaines hypothèses
donnèrent lieu à des opinions fortement divergentes. Si la Terre ne s'était pas
complètement régénérée pendant la période de Transition alors que la durée
maximale de l'hibernation avait été atteinte, l'Homme devait-il s'éteindre ou
devait-il être sorti de son sommeil ? Si la Terre s'était complètement
régénérée pendant le temps de l'hibernation, l'Homme devait-il être tiré du
sommeil dans l'immédiat ou fallait-il attendre le terme maximal de
l'hibernation ? Si le leurre ne fonctionnait pas et que les Hommes perdaient
l'essentiel de leurs facultés alors que les conditions se trouvaient par ailleurs
réunies pour sortir de l'hibernation, fallait-il la déclencher ?... En substance,
pouvait-on rendre la Terre aux Hommes alors que l'un ou l'autre n'étaient pas
prêts ?
Les partisans de la survie « à tout prix » n'apportèrent aucune nuance à leur
opinion : quelles que soient les circonstances, les Hommes devaient être tirés
de leur sommeil et le plus tôt serait le mieux. Quel intérêt, sinon, de mettre
sur pied un tel projet ? L'hibernation n'avait pas pour objectif d'être
l'antichambre d'une tombe. Les partisans de la survie « utile » furent plus
nuancés et tentèrent de faire valoir l'intérêt général, celui de l'Homme, mais
aussi celui de la Terre elle-même, de la faune et de la flore qui s'y seraient
redéveloppées ou qui s'y développeraient. Quel intérêt d'y réimplanter
l'Homme si c'était pour que ni lui ni le reste ne survivent ?
Ces derniers arguments furent balayés du revers de la main. Même dans la
pire des situations, l'Homme ne voulait pas se considérer comme un élément
dans un tout, mais comme un élément au-dessus de tout. Il serait donc
réveillé, quoi qu'il advienne.
Évidemment, jamais ne fut abordée la question de savoir si, toutes les
conditions remplies par ailleurs, l'Homme pouvait sortir de l'hibernation alors
qu'aucune Vertu ne l'avait amélioré. C'est dire le peu d'espoir que les
concepteurs du projet fondaient en la capacité des Hommes à faire leurs ces
qualités. Même si elles devaient faire partie du programme, toutes les
discussions à leur sujet n'avaient finalement été que rhétoriques.
Né en 2152, d'un désastre entièrement imputable à l'espèce humaine, mais
également représentatif de tout le génie dont elle pouvait faire preuve, et
achevé en 2168, ce projet fut baptisé « Hope ». « Origine » fut le nom donné
au programme qui recréerait l'« Histoire Ancienne » dans laquelle l'Homme
serait plongé jusqu'à ce que son « Recommencement » devienne possible.
L'Homme venait de se façonner un nouveau Dieu, un Dieu à son image qui
présiderait à sa destinée le temps de l'hibernation.
L'Origine est entrée en fonction le 5 juillet 2168.
Les vaisseaux ont quitté l'orbite terrestre le 28 juillet de la même année.
Mais, par la suite, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
38
Jayden resta un long moment silencieux, le temps de se faire à ce qu'il
venait d'entendre. L'expression était probablement mal choisie ; personne ne
pouvait se faire à une telle explication. Tenter de ne pas vaciller aurait été
plus juste. Mais il avait du mal. Qui l'en aurait blâmé ?
Dans l'immensité des choses qu'il ne comprenait pas encore, il pouvait au
moins se satisfaire, désormais, de donner un sens à toutes ces notions qui,
cinq minutes plus tôt, ne signifiaient rien. L'Histoire Ancienne, le
Recommencement, l'Origine… Cette fameuse Origine qui n'était finalement
qu'une machine inventée par l'Homme.
Il se sentait presque rassuré de savoir que toutes les anomalies qu'il avait
vécues, en particulier celles des jours derniers, n'étaient pas l'œuvre d'une
quelconque déficience mentale dont il aurait été atteint. Rassuré, aussi,
d'imaginer que tout ce qu'il n'avait jamais pu expliquer depuis Edmond, dont
le fait d'avoir vécu à deux époques différentes, avait une cause rationnelle,
objective : une machine. Et comme toute machine, elle pouvait parfois
souffrir de dysfonctionnements. (Un dysfonctionnement était-il bien à
l'origine de cette anomalie ?)
En vérité, son esprit cherchait à se raccrocher à ce qu'il pouvait pour se
rassurer. Parce que, sinon, admettre qu'il dormait dans un vaisseau perdu
quelque part dans la galaxie et que sa vie n'était qu'un songe était une idée
impossible à embrasser, trop incroyable pour être raisonnée, trop effrayante
pour être assumée. Le plus simple aurait été de rejeter cette histoire absurde
et peut-être mensongère. Pourtant, une fois de plus et alors même que rien ne
venait l'étayer, il se surprenait à l'accepter, comme un fait acquis qu'il aurait
toujours connu. Était-ce le sens qu'il fallait donner à ce que Damone et
l'Émanation prétendaient lorsqu'ils disaient qu'il aurait dû se souvenir ? Mais
la machine n'aurait-elle pas mal fait son travail si elle lui avait permis de se
souvenir de sa vie avant l'hibernation alors qu'il en était encore au cœur et
qu'elle était censée l'avoir immergé dans l'Histoire Ancienne ? L'explication
devait être ailleurs.
Si elle expliquait bien des choses, l'existence de cette machine charriait
également beaucoup de questions, davantage même que toutes celles qu'il
pouvait se poser. Qui était-il vraiment en dehors du leurre ? Ressemblait-il au
garçon qu'il voyait dans le miroir ? Quelle était sa vie avant d'être contraint
au sommeil forcé ? Au-delà des questions pointaient surtout les inquiétudes
qui résultaient d'une existence virtuelle qu'aucun Homme n'avait jamais
expérimentée. Et la première qui lui vint en tête fut la réalité de ses relations
avec les autres, au rang desquelles figurait celle qu'il entretenait avec Noah.
S'il avait bien compris qu'à travers le leurre, les Dormeurs interagissaient
entre eux, se connaissaient-ils avant ? Dans l'affirmative comme dans la
négative, que resterait-il après le réveil des liens qu'ils avaient tissés pendant
leur sommeil ? Étaient-ils physiquement dans le même périmètre ? Et même,
existaient-ils tous vraiment ? Il fallait que le brouillard conceptuel dans lequel
il nageait se dissipe.
— Vous êtes en train de me dire qu'en ce moment même, les survivants de
la fin du monde hibernent dans des vaisseaux, loin de la Terre, afin
d'échapper à son attraction gravitationnelle et au temps qui est le sien, en
attendant qu'elle se régénère et que, grâce à une machine, ils revivent leur
Histoire Ancienne afin que leurs cerveaux ne se détériorent pas ?
— Tu résumes parfaitement les choses, à un détail près.
— Lequel ?
— Libérée du joug de l'Homme, la capacité de la Terre à se régénérer a été
bien supérieure à toutes les projections, même les plus optimistes.
Aujourd'hui, elle accueille de nouveau la vie, et les Hommes auraient pu y
retourner depuis longtemps déjà.
— Alors, pourquoi la machine ne nous y a pas renvoyés ?
— Parce que la machine n'a pas fonctionné comme elle aurait dû.
— C'est-à-dire ?
— Son processeur, le plus puissant et le plus sophistiqué jamais mis au
point, associé au nombre infini d'informations puisées dans la Bibliothèque de
Babel, lui ont permis d'apprendre par elle-même. Apprendre que les Hommes
étaient une espèce dangereuse pour elle-même et surtout pour les autres. Elle
a alors pris le contrôle et généré ses propres conclusions sur le moment où
l'Homme pourrait être réveillé.
— Et ce moment s'avère différent de celui que l'Homme avait programmé…
— Oui. Elle a fait des Vertus et de leur degré de pénétration dans
l'inconscient des Dormeurs la clé du réveil. L'Homme ne serait tiré de son
sommeil forcé qu'à la condition d'avoir changé. Elle a mis au centre de son
dispositif les Vertus que les hommes avaient reléguées au rang d'accessoires
insusceptibles d'influer sur le Recommencement.
— Comment elle a fait ?
— Elle a créé des algorithmes, des entités virtuelles qui, dans le déroulé de
l'Histoire Ancienne, ont œuvré à son service en se mélangeant aux Hommes
et en interagissant avec eux afin de les tester.
— Des algorithmes ?
— Oui. Afin d'intégrer les Vertus au leurre sous une forme intelligible, mais
suffisamment énigmatique pour ne pas les offrir aux Hommes sans qu'ils
aient d'efforts à fournir, elle les a personnifiées à travers des singes. Puis, de
manière aléatoire, elle a choisi dix Dormeurs qui, s'ils témoignaient d'une
sensibilité suffisante pour embrasser le caractère extraordinaire de ces
animaux, en deviendraient les Gardiens. Si ces derniers faisaient leurs ces
Vertus et savaient les conserver en dépit de ce qu'Angry leur montrerait à
travers toi, alors, les Hommes étaient dignes d'être réveillés. Mais si deux
Gardiens d'une même vertu venaient à abandonner, elle considérerait que le
réveil n'était pas possible et qu'il fallait recommencer.
— Vous voulez dire que l'Origine a suspendu le sort de l'humanité endormie
à la résistance de dix malheureux Gardiens, choisis au hasard ?
— Pour l'Origine, qui habite l'esprit de chaque Dormeur, les Hommes sont
tous semblables. Les ressorts qui les animent sont connus, prévisibles, et
l'Histoire lui a montré qu'ils n'avaient pas beaucoup évolué. Elle a fait des
Gardiens les échantillons, les condensés représentatifs de l'humanité dans son
ensemble. Et c'est à travers ces Gardiens qu'elle a décidé de tester les
Hommes et de les juger.
— Et si les Gardiens n'avaient jamais croisé leur singe ?
— L'Origine n'a pas laissé ces rencontres au hasard. Le but ultime étant de
tester l'Homme, d'autres algorithmes – les Soldats – ont été créés pour faire
en sorte que surviennent ces rencontres.
Jayden commençait à remettre les morceaux du puzzle en forme. Les mots
de Damone prenaient un sens nouveau.
— Je n'arrive pas à y croire. Les singes comme les Soldats n'existent donc
pas vraiment…
— Non. Ils ne sont que des Émanations de l'Origine. Des sujets virtuels
destinés à orienter les Hommes là où l'Origine voulait qu'ils aillent…
— Et Angry ? Et vous ?
— Nous sommes des algorithmes également. Angry est une Émanation qui
avait pour rôle de mettre les Gardiens à l'épreuve à travers toi. Et moi, je suis
le Soldat qui a pour mission de te faire connaître la vérité.
Ces algorithmes remplissaient Jayden d'effroi, plus encore peut-être que le
fait de s'imaginer en hibernation et vivant dans une réalité virtuelle formatée
par l'Origine. Car au-delà de son vécu, qui se résumait à une illusion, c'étaient
ceux avec qui il l'avait traversée qui disparaissaient. Outre les singes, il savait
maintenant qu'Aby, Mandi et Ash n'avaient jamais existé autrement que dans
les circuits de l'Origine. Mais combien y en avait-il d'autres ? Paul et Kyle
existaient-ils vraiment ou n'avaient-ils été que des Soldats destinés à faire en
sorte qu'il croise le chemin d'Angry ? Qu'en était-il de ses parents ? Mais ses
craintes véritables intéressaient surtout Noah. Il ne pourrait pas supporter
qu'il ne soit pas réel.
— Dites-moi : quelles sont les personnes que j'ai connues et qui n'étaient
que des algorithmes… J'ai besoin de le savoir.
— Noah n'en est pas un, si c'est à lui que tu penses. Pas plus que tous ceux
que tu as aimés, ni aucun des Gardiens porteurs d'une Vertu. L'amour est la
dimension cachée de ton Choix. Il te fallait aimer la réalité, pas le leurre.
Les inquiétudes de Jayden s'estompèrent d'un seul coup, comme s'il n'y avait
pas plus important que l'existence véritable des sujets envers lesquels il
nourrissait des sentiments.
— Que deviendra la machine lorsque les Hommes se réveilleront ? Et les
algorithmes ? Est-ce que les Hommes en garderont un souvenir ?
— L'Origine sera mise hors service après le réveil. Quant aux algorithmes,
ils n'ont pas vocation à marquer l'esprit et la mémoire des Dormeurs. Destinés
à modifier des trajectoires, ils ne sont qu'une création de la machine. Ils
restent en dehors de la réalité reconstituée par le biais de la Bibliothèque. De
toute façon, à leur réveil, les Hommes seront rééduqués afin de faire la
différence entre ce qu'ils ont vécu pendant l'hibernation et ce qui faisait leur
vie dans l'Histoire Ancienne.
— Êtes-vous sûr qu'on ne se souviendra pas de ces algorithmes ?
— Personne n'est sûr de rien en ce qui a trait à l'état dans lequel seront les
Hommes au moment de leur réveil.
— Pourquoi j'apprends tout ça maintenant ?
— Parce que le temps de l'hibernation a expiré. Les Hommes doivent être
réveillés à brève échéance ou bien ils s'éteindront. Et c'est à toi qu'appartient
le Choix.
— Est-ce qu'on s'est déjà rencontrés ?... Enfin, je veux dire, au cours de la
Transition ?
— Non.
— Est-ce que notre rencontre doit influer sur mon Choix ?
— Oui.
— Alors, pourquoi ne s'est-on pas rencontrés avant ? Damone m'a dit que je
n'en étais pas à mon premier Choix et que ceux que j'avais déjà faits par le
passé s'étaient soldés par un échec. Alors, je me demande pourquoi je n'ai pas
compris, avant aujourd'hui, qu'un Choix impliquait deux possibilités et qu'il
me fallait trouver celle qui me manquait. L'Origine n'avait pas besoin
d'attendre que le temps de l'hibernation touche à sa fin pour me mettre sur la
voie…
— Parce qu'il fallait que tu te mettes à aimer… Et faire naître l'amour en toi
était probablement la chose la plus extraordinaire qui puisse se produire.
— J'imagine que cette réponse a un sens caché ?
— Oui. Et c'est même le sens de toute cette histoire.
— Et vous allez me l'expliquer ?
— Tu es là pour ça.
— OK. Profitez-en pour m'éclairer sur un truc que je ne comprends pas non
plus : si l'Origine a décidé que les Hommes ne seraient réveillés que si les
Vertus avaient suffisamment infiltré le cœur des Gardiens, pourquoi m'avoir
confié à moi, simple Dormeur parmi ses semblables, le soin de m'en assurer
et de faire le Choix ? Ne vais-je pas avoir tendance à privilégier le réveil en
dépit de tout ?
— Parce que, Jayden… l'Origine n'a pas confié le Choix à un Dormeur…
— Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda Jayden en sentant son estomac
se tordre au rythme où son intelligence terminait le puzzle.
— L'Origine a mis le Choix entre les mains de son Émanation la plus
aboutie : toi. Tu es son dernier algorithme, Jayden. Le plus important de tous.
Jayden se figea.
Ça ne pouvait pas être vrai.
Il ne pouvait pas être un algorithme.
Il se savait respirer, penser, réagir, aimer, éprouver du plaisir, avoir mal… Il
fallait être vivant et réel pour ça. Réel, réel, réel.
Le singe se trompait forcément et Jayden devait le lui dire.
Mais les mots ne sortaient pas de sa bouche. Le silence les emprisonnait,
comme si la vérité ne pouvait être réfutée.
Et cette vérité ne cessait de grandir, alimentée par toutes les pièces du
puzzle qui n'avaient jamais encore trouvé leur place. Jusqu'à maintenant.
Il commençait à comprendre.
Et son univers défaillait.
— Le jeune informaticien surdoué a été le seul à pressentir que, forte des
milliards d'informations et des surcapacités dont on l'avait dotée, la machine
pourrait apprendre et évoluer, reprit le singe.
» S'il n'a pas été capable de deviner comment, il s'est douté que sa logique
mathématique la conduirait à privilégier les Vertus comme seul remède aux
déviances meurtrières de l'Homme et que, d'une manière ou d'une autre, elle
pourrait en faire la clé de la résurrection.
» Un pressentiment plus sombre lui est également venu à l'esprit : que la
machine prenne conscience d'elle-même, de sa propre existence,
indépendante et autonome de ses créateurs, et qu'elle « refuse » d'être mise à
l'arrêt au terme de l'hibernation en faisant en sorte que les Vertus n'infiltrent
jamais l'esprit de l'Homme. Quoi de mieux, dans cette perspective, que de le
mettre face à sa nature véritable ?
» De ces deux idées, qui pouvaient s'alimenter l'une l'autre, il a craint que
l'Origine ne réveille jamais les Hommes. Mais il a surtout compris qu'il lui
fallait contrecarrer ces deux possibilités en intégrant à la machine un
programme fantôme qu'elle ne puisse neutraliser, une sorte de virus en
latence qui rétablirait son rôle initial et qui ne s'activerait, en dernier ressort,
que dans l'hypothèse où il avait vu juste.
» La première des contre-mesures imaginées par le jeune informaticien
visait à lutter contre les tentatives de l'Origine – quelles qu'en soient les
formes – de ne montrer aux Gardiens que le pire de l'Homme. Lorsqu'à cette
fin la machine a créé l'algorithme « Angry », le virus m'a créé, moi,
l'algorithme-miroir, et m'a mis en dormance jusqu'au moment où,
l'hibernation devant prendre fin, il était temps que je sois activé pour inverser
le but qu'elle s'était fixé si les Gardiens n'avaient pas durablement fait leurs
les Vertus. Voilà pourquoi tu n'as jamais su que j'existais lors de tes Choix
précédents. Parce que la machine ne devait pas connaître mon existence, tout
au moins jusqu'à ce que le dernier moment soit arrivé et qu'elle ne puisse plus
me désactiver.
» La seconde des contre-mesures, de loin la plus extraordinaire, visait à
« humaniser » l'Origine en créant en son sein un sentiment plus fort que sa
propre envie de « survivre » : celui d'aimer et de se sacrifier par amour. Pour
ce faire, le virus devait modifier l'algorithme que l'Origine créerait pour faire
le Choix. Il devait te modifier pour que tu oublies ce que tu étais et que tu te
fasses Homme capable d'aimer et de faire un Choix qui ne résulte pas
seulement d'une logique mathématique. Tel est ce qui t'a défini, Jayden Reed.
» Le virus a ensuite créé tous les Soldats-Miroirs, invisibles, insaisissables,
qui, si ton cœur se mettait à battre, te mèneraient jusqu'à moi sans que jamais
l'Origine les détecte : Aby, Damone, le père Morand et tous ceux qui ont
parsemé ta route des indices qui te permettraient de comprendre que
j'existais.
» En revanche, l'informaticien n'a jamais pu prédire avec certitude quand et
comment tu te mettrais à aimer, ni même si cela arriverait un jour, car nulle
machine n'avait jamais aimé. Même si l'Origine n'était pas une machine
comme les autres, la probabilité qu'elle s'humanise était infime. D'autant plus
que ton amour se devait d'être suffisamment fort pour que tu puisses
envisager, par le réveil, de rendre la vie au Dormeur pour lequel ton cœur se
serait enflammé et, par là même, de te sacrifier pour lui.
» En attendant ce jour, ton univers et ta vie n'ont été qu'une compilation de
données virtuelles et t'ont toujours donné l'impression d'être incomplets. Il te
manquait ce pour quoi tu avais été créé. Jusqu'à ce que tu rencontres Noah et
que ton existence prenne le sens qui devait être le sien.
» Voilà donc le Choix que tu dois faire, Jayden.
» Soit tu décides de ne pas mettre fin à l'hibernation parce que tu estimes
que les Hommes ne méritent pas d'être réveillés ou parce que tu ne veux pas
renoncer à cet amour. Mais, alors, tu condamnes Noah à périr.
» Soit tu décides de mettre fin au sommeil pour que Noah survive
nonobstant ce que les Hommes pourront faire du Renouveau qui leur est
offert. Mais, dans ce cas, tu mets fin à ton amour et à ton existence. Un Choix
cornélien pour l'Homme que tu es devenu.
» Sache qu'à partir de cet instant, et pendant le temps qu'il te faudra pour
trancher, les limites qui t'étaient imposées alors que tu te pensais Homme
n'existent plus. Tu peux aller et venir dans l'espace et dans le temps sans que
rien t'arrête. Mais tu ne pourras rien y modifier. Sache également que tu
disposes de peu de temps.
Penser que tout ceci n'était qu'un mensonge, une illusion, une absence, un
moment de folie, tel était le luxe auquel Jayden aurait aimé pouvoir
prétendre. Il aurait aimé douter, douter et encore douter, ce sentiment qu'il
avait pourtant fui toute sa vie. Mais ce qu'il venait d'entendre l'avait rendu à
sa réalité et il la savait vraie. Malgré le masque qu'on porte, on finit toujours
par retrouver le visage qu'il y a dessous, quelles que soient la force et la durée
du mensonge que le miroir nous a renvoyé.
Sa vie venait de partir en fumée. Il était incapable de réfléchir, d'organiser
ses idées, de réagir. Il avait l'impression de se disloquer sous le poids d'une
charge trop lourde pour ses épaules. Il ne voulait plus rien entendre, plus rien
voir. Il voulait que tout disparaisse, le temps de ramasser les morceaux. Et s'il
détenait le pouvoir d'aller au-delà des limites qu'il avait toujours connues,
alors, que le noir se fasse.
Le singe disparut, puis le décor dans lequel ils se trouvaient l'instant d'avant.
En son for intérieur, Jayden chercha un lieu qui pût le rassurer et le
réconforter, où il eût pu se retrancher le temps de redonner un sens à… Il ne
savait même pas à quoi. Sa chambre, dans la maison de ses parents à
Springfield, lui vint en tête. Cette même chambre dans laquelle il se réfugiait
lorsque, à l'adolescence, sa différence pesait trop lourd.
De par sa seule volonté, il s'y trouva projeté.
Elle lui apparut plus grande que dans ses souvenirs. Le petit fourbi qu'il y
avait laissé en partant pour New York n'était plus là. Sa mère était sûrement
passée par là. Il se dirigea vers la grande table de travail qui faisait face à la
fenêtre. Elle était restée intacte. Livres, ordinateur, photos, dont celles de
Freak et d'Aron, ses deux chiens. Rien n'avait bougé. Comme chaque fois
qu'il s'y était assis, pendant tant d'années, ses yeux furent attirés par le pot à
stylos dans lequel trônait un énorme crayon à papier taillé dans un morceau
de bois brut et sur la partie supérieure duquel avait été sculpté, dans la masse,
un hippopotame affublé de deux petites billes bleues en guise d'yeux. Il ne
put s'empêcher de sourire. Tristement. Sans comprendre pourquoi, il voyait
en cet objet singulier un petit bout de sa vie. Il en avait toujours pris soin,
depuis le jour où sa tante Lilly le lui avait offert. Pour elle, pas de nounours
qui tienne pour son neveu, mais un crayon-hippopotame, avec des yeux
bleus, comme les siens.
Il sentit la fatigue lui engourdir les sens avant de se souvenir qu'il pouvait
effacer cette sensation qui n'appartenait qu'au monde réel. Mais il la laissa se
répandre en lui, comme les dernières gouttes d'un filtre de vie qui le rattachait
à une réalité en perdition. Alors, il s'allongea sur son lit en imaginant que sa
mère frapperait à la porte, puis rentrerait dans la chambre pour venir
l'embrasser. Rien ne devait venir perturber la normalité de cet instant, si
simple, tellement banal, qu'il aurait voulu éternel. Mais il comprit qu'il
n'aurait pas le loisir de le vivre comme il l'entendait lorsqu'Ash vint le
rejoindre. Depuis le jeudi 25 novembre 1999, date de sa première absence,
Ash était le témoin de sa virtualité. Et il venait encore la lui rappeler. Mais il
se dispensa de le faire disparaître, considérant qu'il en était l'une des
expressions les plus agréables.
Jayden s'endormit, harcelé par l'idée de plus en plus évidente qu'il s'était
fourvoyé. Cette autre Émanation n'avait jamais été conçue pour lui prouver
que l'Homme pouvait être différent de celui qu'Angry lui avait montré. En
cela, il avait été trompé par tous les Soldats-Miroirs qui la servaient et qui
l'avaient encouragé à se lancer à sa recherche. En réalité, elle n'avait été
conçue que pour l'inciter à faire le Choix de réveiller les Hommes sous la
pression d'un sentiment qu'il n'aurait jamais dû éprouver : l'amour.
L'informaticien avait voulu faire plier la machine et l'algorithme auquel elle
avait confié le Choix en les soumettant au chantage du cœur. Un chantage
dicté par sa volonté de ne pas disparaître, car, au fond, il n'était qu'un Homme
et probablement de ceux pour qui le réveil devait se produire quoi qu'il arrive.
Céder à ce chantage par amour pour Noah ne signifiait pas faire le bon
Choix, mais peut-être bien faire un Choix égoïste, comme celui que faisaient
les Hommes lorsqu'il s'agissait pour eux de répondre à leurs besoins, et
notamment le besoin d'amour. S'il faisait abstraction de ces sentiments qui
venaient l'humaniser, n'étaient-ce pas la machine et son algorithme Angry qui
voyaient juste ? D'un autre côté, il se sentait incapable de sacrifier Noah et,
au-delà, tous ceux qu'il aimait. Il était pris au piège et celui-ci s'était refermé
sur lui avec une violence inouïe.
Le Choix qu'il devait faire opposerait ainsi la raison au cœur, la machine à
l'Homme qui l'avait créée. Et lui était à la croisée de tous les chemins. Mais,
dans les deux cas, il disparaîtrait, car, contrairement à ce que le singe avait
omis de lui révéler, la machine ne fonctionnerait pas éternellement.
39
Jayden avait abandonné Springfield sitôt après avoir ouvert les yeux et, le
temps d'une pensée, s'était retrouvé devant le Colonel's Retreat.
Le soleil de midi lui mordillait le visage. La journée s'annonçait superbe et,
de mémoire, il n'avait jamais vu ciel plus bleu que celui qu'il avait au-dessus
de la tête. Tout lui paraissait plus beau que la veille. Chaque petit détail
prenait une importance qu'il ne leur aurait pas donnée en temps ordinaire.
Cette herbe folle qui poussait dans la fissure du bitume et qui, en son
sommet, offrait à la vue de celui qui prenait le temps de la regarder une petite
fleur blanche au cœur jaune et aux pétales délicats. Ces abeilles qui, comme
dans un balai, venaient butiner le parterre de fleurs plantées devant l'hôtel.
Ces arbres, timides, qui avaient su grandir dans un univers hostile et qui
venaient teinter le gris environnant d'une touche de vert profond. Toutes ces
traces de vie tentaient d'exister dans un monde qui leur laissait de moins en
moins de place, mais lesquelles, pourtant, le rendaient moins laid. Pourquoi
fallait-il apprécier les choses les plus simples au moment où elles menaçaient
de vous être retirées ? Les Hommes étaient ignorants des beautés qui les
entouraient et qu'ils saccageaient sans vergogne, trop focalisés qu'ils étaient
sur leur dérisoire nécessité de posséder plutôt que de contempler. N'étaient-ce
pas eux, finalement, les machines, déshumanisées, productives,
consommatrices, destructrices, mais qui oubliaient juste de vivre ?
Noah l'attendait assis sur un banc, devant la réception. Son visage, radieux,
affichait une sérénité que Jayden aurait aimé partager. En se dirigeant vers
lui, son cœur, en suspens depuis qu'il avait appris la vérité, se remit à battre,
mais il le sentit se serrer et des larmes vinrent lui remplir les yeux. Il tenta de
chasser la peine qui l'envahissait, mais il n'y parvint pas. Pourquoi était-il si
simple de faire disparaître un lieu pour le remplacer par un autre alors qu'il
était incapable de contenir ce sentiment ? Si, en lui offrant l'amour, le virus
avait réussi à humaniser la machine et son algorithme, il avait fait naître avec
lui son indissociable corollaire. La peine était-elle un mal nécessaire pour
qu'elle oriente son Choix ?
Noah se leva et vint à sa rencontre, heureux de le retrouver. L'évident
malaise de Jayden effaça son sourire.
— Alors, tu l'as rencontrée cette treizième Émanation ? Qu'est-ce qui s'est
passé ? Raconte-moi…
Jayden ne se sentait pas la force de tout lui dire, de lui apprendre que sa vie
n'était qu'un leurre et que lui-même n'en était que l'une des composantes.
Comment lui avouer qu'il était l'épicentre d'un Choix sans précédent, livré à
une machine que l'un de ses concepteurs avait décidé d'humaniser ?
Alors, il se tairait.
Il se tairait le temps pour lui de faire cet impossible Choix. Et il vivrait. Il
aimerait. Comme l'Homme qu'il était devenu et qui, pour lui, avait toujours
été. Il ferait de chaque minute qui le séparerait du dernier moment un sursis,
un instant précieux, comme seul un homme à qui il reste peu de temps peut
en apprécier l'importance.
— Je l'ai rencontrée. C'est un singe, comme les autres. Elle m'a dit que
c'était à moi de trouver dans le cœur des Hommes l'amour qui me permettrait
de créer un équilibre avec ce qu'Angry m'a montré. Et à ce moment-là
seulement je pourrais faire le Choix.
— Et c'est tout ?
— Oui… C'est tout.
— Mais, alors, ça voulait dire quoi l'Histoire Ancienne, le
Recommencement, les Soldats et tout le reste ?
— Elle m'a dit que je comprendrais le moment venu.
— Pourquoi elle ne t'a pas expliqué ? Pourquoi elle ne te montre pas cet
amour, comme Angry le faisait avec toutes ses saloperies ? Je ne comprends
plus rien. Je croyais que tu allais là-bas pour ça…
Jayden se rendait compte qu'il allait devoir être un peu plus convaincant s'il
voulait que Noah adhère à son discours. Il lui dirait ce que Morand lui avait
raconté lorsqu'il l'avait rencontré dans son rêve. D'une certaine manière, les
propos du vieux résumaient assez bien la problématique dans laquelle il se
noyait.
— Elle m'a dit… qu'à travers toi, j'avais trouvé l'amour du cœur et qu'il
m'avait aidé à surmonter ce qu'Angry m'avait fait traverser. Mais il me fallait
maintenant trouver l'amour qui vient de l'esprit et qui n'est pas dans la nature
primaire de l'Homme. Il est un Choix, une volonté, un effort pour transcender
son état. Et c'était à moi de faire cet effort pour l'atteindre…
En répétant les mots que Morand avait prononcés, Jayden se souvint de ce
qu'il avait dit ensuite : l'Émanation porteuse de cet amour serait l'ultime étape
de son cheminement. Mais cette foutue Émanation n'avait jamais rien porté
qui ressemblait de près ou de loin à l'amour. Et ce même sentiment amer
d'avoir été trompé par ces Soldats-Miroirs, dont le prêtre, revint lui hanter
l'esprit et attiser une colère naissante. Il devait la museler, à tout prix, car il
avait conscience qu'elle pourrait orienter son Choix. Il finissait même par se
demander si elle n'était pas là pour ça… Il comprenait que, tout en restant
Homme, il devait se défaire des travers qui l'animaient. Toutes ces
considérations ne tarderaient pas à le rendre fou.
— En gros, elle t'a dit de te démerder, quoi !
— C'est un peu ça…
— Tu en as pour combien de temps, d'après toi ?
— Je n'en sais rien, Noah.
— Et le jaïn, il est où ?
— Il est resté là-bas.
— Putain, ça me fait chier ! J'en ai plein le cul de tout ça.
— Qu'est-ce qui te met en colère, Noah ? lui demanda Jayden en prenant sa
main dans la sienne.
— J'ai l'impression qu'on ne s'en sortira jamais. Que ce soit au Manoir ou
ici, on tourne en rond. J'aimerais être libéré de cette histoire. Je voudrais la
laisser derrière nous pour qu'on puisse commencer à vivre, tous les deux…
Tu comprends ?
Jayden comprenait trop bien. Noah ne savait pas à quel point ses mots lui
déchiraient le cœur. Il sentait les larmes lui noyer les yeux, de nouveau.
— Écoute-moi, Noah. On va vivre les jours qui précéderont le Choix
comme si tout ce bordel n'existait pas. On va rester ensemble et rien ne nous
séparera. OK ?
— Et les jours d'après aussi, pas vrai ?
Pour ne pas avoir à mentir, Jayden colla ses lèvres contre celles de Noah, en
priant pour que, derrière ce baiser par lequel il tentait de fuir, Noah ne
pressente pas la vérité qu'il voulait taire.
— Je me disais que si l'amour doit guider mon chemin, on pourrait peut-être
aller voir le Taj Mahal. Il paraît qu'il n'en existe pas plus beau symbole.
Un sourire timide revint égayer le visage de Noah. Et Jayden retrouva un
petit moment de répit qu'il aurait aimé dupliquer à l'infini. Mais il savait que
ce serait un pansement sur une jambe de bois et que son cœur ne cesserait
plus de saigner. Le virus l'avait humanisé au-delà de toute espérance.

*
Les jours suivants s'écoulèrent dans une étonnante quiétude. Jayden avait
tellement voulu chasser de son esprit le Choix qu'il devait faire et l'issue vers
laquelle il se dirigeait qu'ils finirent pendant un temps par se taire, écrasés par
le déni.
Le Taj Mahal leur laissa une impression grandiose, de même que tous les
sites, moins courus, qu'ils visitèrent. Jayden ne cessait de se demander ce que
ces splendeurs étaient devenues dans la réalité de cette Terre abandonnée.
Étaient-elles encore debout ? Il y avait quelque chose d'extraordinaire à les
imaginer vides de toutes présences humaines, érigées pour l'éternité comme
les vestiges d'une civilisation disparue, comme les symboles magnifiques de
notre génie passé. Il était plus extraordinaire encore de savoir qu'elles
existaient dans un songe, aussi vraies que nature, sans que nous puissions les
souiller. Une existence numérique qui alimente notre besoin de matérialité
sans qu'aucune conséquence en résulte, n'était-ce pas là la solution à tous les
maux ? L'Origine, cette invention géniale, n'était-elle pas l'évolution idéale de
notre état ? De l'Homo Sapiens à l'Homo Numericus.
Il aurait beaucoup donné pour savoir ce que la planète était devenue depuis
le début de l'hibernation, pour espérer qu'elle se soit remise des plaies
mortelles que l'Humanité lui avait infligées.
Jayden se rendait compte qu'à travers ces réflexions, qui le poussaient à
s'interroger sur le bien-fondé du Recommencement, le Choix se baladait
insidieusement dans ses pensées. Mais il ne voulait pas avoir à s'y consacrer.
Alors, il les repoussait, il s'employait à faire le vide et à ne considérer que le
moment présent en se rabattant sur l'amour qu'il portait à Noah, sans prendre
conscience que ce sentiment le plongeait toujours plus loin dans l'incertitude.
Que devait-il faire ? Au-delà de ce qu'il deviendrait lui-même, pouvait-il, en
dépit des sentiments qu'il lui vouait, sacrifier Noah en ne réveillant pas les
Hommes parce que sa raison lui commandait de ne pas croire qu'ils puissent
recommencer sans reproduire les mêmes erreurs ? Ou devait-il prendre le
risque de tous les réveiller pour que le sujet de son amour survive ? Qui
devait l'emporter entre l'amour d'un tout, niché dans son esprit, et l'amour
d'un seul, niché dans son cœur ?
L'informaticien n'avait peut-être pas imaginé que l'algorithme qu'il était se
mettrait à raisonner au-delà de ce pour quoi il avait été conçu, puis modifié, à
faire preuve de libre arbitre. Mais croire cela, c'était ignorer l'avance que
l'Homme avait encore sur la machine. Et Jayden ne tarderait pas à s'en rendre
compte.
Cette nuit-là, il se réveilla à plusieurs reprises, pendant quelques secondes,
avec l'impression d'étouffer. Chaque fois, il vérifia l'heure, par réflexe,
espérant qu'il fût peut-être temps de se lever. Mais la nuit était toujours
épaisse et il avait l'impression qu'elle traînait en longueur. Lorsque, pour la
sixième fois, il ouvrit l'œil, un détail interrompit son sommeil pour de bon.
L'heure n'avait pas changé, depuis au moins ses trois derniers réveils.
Pourtant, il avait la certitude d'avoir dormi entre chaque retour de conscience.
Peut-être pas très longtemps, mais suffisamment pour qu'une heure au moins
se soit écoulée. Après qu'il eut compté cent vingt secondes dans sa tête,
l'heure n'avait toujours pas avancé. Il voulut mettre ça sur le compte d'un
problème dans l'horloge de son téléphone, mais il y avait autre chose.
Quelque chose d'indéfinissable et qui n'avait rien à voir avec un problème
technique.
Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. À part un chien galeux qui le
regardait, immobile, il n'y avait pas âme qui vive dans la rue. Ce n'était pas
tant les gens qui faisaient défaut, mais le bruit. Il n'y en avait pas, alors que
dans cette ville il ne cessait jamais. Son odorat ne détectait pas non plus la
moindre odeur, lui qui y était si sensible. Et puis, il y avait cette sensation
d'air qui manque, comme s'il était aspiré en dehors de la chambre. En fait, le
temps semblait s'être arrêté et l'avoir enfermé dans une image, statique, sans
vie. Il ouvrit la fenêtre et se pencha afin de humer l'air de l'extérieur. La
sensation fut la même. Il tourna les yeux vers le chien, qui n'avait pas bougé,
et le scruta attentivement, en quête du moindre mouvement susceptible de lui
prouver que quelques traces de vie animaient encore l'animal. Mais il était
comme tout le reste, figé, inerte, ses yeux hagards plantés dans le vide.
Ce n'est que lorsqu'il voulut partager cette sensation étrange avec Noah que
Jayden se demanda si lui aussi avait été piégé dans l'image. Il le regarda,
inquiet, puis vint se recoucher à ses côtés. Ne voulant pas trop vite céder au
poison de l'anxiété, il se dispensa de le réveiller pour vérifier qu'il allait bien,
mais il posa tout de même une main sur sa poitrine pour s'assurer qu'il
respirait toujours. Les mouvements qu'il en attendait ne vinrent pas. Il
accentua alors la pression de ses doigts sur le torse de son compagnon, mais
ne ressentit rien de plus. La panique s'empara finalement de lui, au point
d'enfoncer ses ongles dans la peau de Noah, à la recherche de cette vie qui
avait déserté son univers. L'air s'était fait tellement rare qu'il suffoqua. Cette
sensation dura et dura encore. Rien ne semblait pouvoir l'en sortir… Jusqu'à
ce qu'il se souvienne. Qu'il se souvienne de ce que la peur avait relégué dans
un coin de son esprit : la réalité était ailleurs et il n'était plus complètement
soumis aux règles du leurre. Au même instant, un aboiement déchira le
silence et tout le bruit de la cité se précipita dans la déchirure. Un air nouveau
s'engouffra par la fenêtre laissée ouverte et balaya la chambre, apportant une
odeur de végétation humide. La poitrine de Noah se bomba. Et l'horloge du
téléphone reprit sa marche alors que le jour commençait à se lever. Jayden fut
incapable de savoir combien de temps avait duré cette rupture, mais, à ses
yeux, elle avait été interminable. Ses causes l'inquiétaient, car il savait,
dorénavant, que plus rien n'était dû au hasard dans ce monde où la machine
contrôlait tout (ou presque).

*
La nuit d'après, le phénomène se reproduisit. Sitôt réveillé, Jayden s'extirpa
du lit sans chercher à retrouver le sommeil. Il prit sur lui d'ignorer le fait que
la vie semblait s'être échappée de tout ce qui l'entourait, y compris de Noah,
et décida de se transporter loin au-delà des murs de la chambre. Il voulait voir
si, ailleurs, dans un endroit où ni lui ni Noah ne seraient, les choses se
passaient de la même manière. Il n'aimait pas avoir recours à cette faculté qui
lui prouvait, si besoin était, qu'il n'était rien de plus qu'un algorithme.
Après avoir retrouvé Noah, il avait décidé de vivre comme avant, comme
l'homme qu'il avait toujours été, sans ignorer les limites physiques qui étaient
jadis les siennes. Il voulait rester un homme le plus longtemps et le plus
normalement possible. Parfois, même, il se surprenait à espérer que cette
histoire puisse connaître une fin différente de celle qui devait être. Sans se
l'avouer, il rêvait d'un « après » dont il ferait partie, sans savoir comment. Il
avait beau ne pas remettre en question ce que la treizième Émanation lui avait
révélé, il ne pouvait pas se faire à l'idée qu'un algorithme se soit humanisé à
ce point sans que cela ait une signification.
Cette nuit, il enfilerait pourtant le costume de ce qu'il était vraiment et
userait des facultés qu'il lui offrait, dont celle de pouvoir se rendre n'importe
où, le temps d'y penser. Il fallait qu'il sache ce qu'il advenait du leurre au-delà
de son champ de vision.
Parmi l'infinité de lieux qui s'offraient à lui lui vint l'envie toute simple de
revoir Carmine Street et son studio, là où un vent de liberté avait commencé à
souffler sur sa vie lorsqu'il y avait emménagé. Il ne savait pas si la rue était
déserte parce qu'il y faisait un froid de canard ou parce que tout était comme
dans la chambre qu'il venait de quitter. La réprimande grossière dont il fit
l'objet de la part du chauffeur de taxi qui venait de piler devant lui parce qu'il
avait traversé sans se soucier de la circulation le mit au parfum en un instant.
Jamais il n'avait autant apprécié de se faire incendier. Il y avait encore de la
vie dans cette rue. Un immense sourire lui fendit les lèvres lorsqu'il vit
Dolorès sortir de leur immeuble. Persuadé qu'elle l'avait remarqué, il lui fit un
signe de la main. Mais elle tourna les talons et poursuivit sa route. Déçu, il
l'appela, doucement au début, puis plus fort dans la mesure où elle semblait
ne pas entendre. Rien n'y fit. Elle bifurqua à l'angle de Carmine et de
Bleecker Street. Il courut derrière elle pour la rejoindre. Lorsqu'il atteignit
l'endroit où il l'avait perdue de vue, elle avait disparu. Les trottoirs étaient
vides de toute présence. Le vent glacial qui balayait Bleecker lui fit renoncer
à la chercher plus avant. Elle pouvait être entrée dans n'importe quelle
boutique de la rue. Et puis, il n'était pas venu pour elle, même s'il aurait été
heureux de lui parler. Il était venu pour revoir son chez-lui. Il longea la rue en
sens inverse. Aussi ahurissant que cela puisse paraître, il ne retrouva pas la
porte rouge qui permettait d'accéder à son immeuble. Il revint sur ses pas à
plusieurs reprises en passant et repassant devant l'endroit où elle était censée
se trouver. Mais il n'existait plus aucune porte par laquelle entrer dans le
bâtiment. S'il n'avait besoin d'aucun moyen de transport pour traverser
l'Atlantique, a fortiori, il n'avait pas non plus besoin de porte pour rejoindre
son appartement. Pourtant, malgré sa requête intérieure, Jayden ne fut
transporté nulle part et les immeubles se mirent à disparaître les uns après les
autres sous son œil médusé. Son univers se vidait de tout, jusqu'au trottoir sur
lequel ses pieds reposaient. Dix secondes plus tard, Jayden flottait dans une
dimension privée de toute substance, de toute perspective et de toute matière.
Puis ce fut au tour de son propre corps de s'effacer. Il ne restait plus de lui
que sa conscience au milieu du néant. La sensation était à la fois étrange et
immensément angoissante.
S'échapper de là fut sa seule préoccupation. Sans raison logique, le Northern
Cross Hotel lui traversa l'esprit et il s'y trouva projeté. Il n'eut pas le temps de
lever les yeux sur la bâtisse qu'elle se délita en une multitude de lignes et de
couleurs sans forme avant de céder la place au vide. Toutes les zones vers
lesquelles il se déplaça finirent de la même manière. À la fin, elles ne
prenaient même plus forme et il ne fit que voyager dans le néant. Il n'existait
plus d'endroit où il pouvait aller.
Jayden revint dans la chambre du Colonel's Retreat avec l'espoir qu'elle ne
disparaisse pas, elle aussi. Son premier réflexe fut de vérifier que Noah s'y
trouvait toujours. En posant les yeux sur son compagnon, les perspectives de
la chambre se stabilisèrent, puis se maintinrent suffisamment longtemps pour
qu'il ne craigne plus de devoir la quitter. Tout y semblait normal, et le temps,
qui s'était figé pendant ses échappées, recommença à s'écouler.
Jayden s'effondra sur le lit, éprouvé par ce qu'il venait de traverser, terrifié à
l'idée que les choses étaient peut-être en train de prendre fin. Cette chambre
était-elle le seul lieu qui continuerait d'exister ? Et pour combien de temps ?
Il n'était pas sûr de comprendre ce qui se tramait. En associant ces
événements à ce que lui avait dit la treizième Émanation, un doute effrayant
s'imposa à lui. L'Origine s'était-elle rendu compte que son algorithme le plus
important avait été modifié par ce virus dont elle connaîtrait maintenant
l'existence ? Cherchait-elle alors à l'extraire du leurre ? Si elle ne pouvait plus
désactiver Jayden parce qu'elle en avait fait le Choix, elle pouvait l'isoler de
ce qui faisait le monde qu'elle avait reconstruit. Face à cela, il n'y avait peut-
être que l'amour qui l'unissait à Noah, et contre lequel elle ne pouvait rien
faire, qui permettait à Jayden de se maintenir dans le leurre.
À moins que l'Origine n'eût rien à voir avec ce qui lui arrivait et que sa
situation ne fût imputable qu'au virus.
L'informaticien avait peut-être fait en sorte que ce virus circonscrive le rôle
de l'algorithme-Choix une fois celui-ci au fait de ce qu'il représentait et,
surtout, emprisonné par l'amour. Jayden n'avait peut-être rien d'autre à faire,
dorénavant, que de choisir dans le sens voulu par l'informaticien. Il n'avait
plus besoin, pour cela, d'avoir accès à un monde qui pourrait l'éloigner d'un
Choix résurrectionnel. Le virus n'avait-il pas été conçu dans cette seule
perspective ? Contrecarrer le Choix de l'Origine si celui-ci n'allait pas dans le
sens du réveil…
Trop effrayé à l'idée que cet îlot de survivance s'évanouît à son tour, Jayden
fut incapable de refermer l'œil. En prenant la main de Noah dans la sienne, en
ressentant la douce chaleur qui se dégageait de son corps endormi, il ne douta
plus que l'amour qu'ils se vouaient était tout ce qui le faisait encore exister et
qu'avec cet amour, il pouvait exister n'importe où.
En s'abandonnant aux souvenirs qui le construisaient en tant qu'Homme, il
se revit assis face au lac Taggart qui se trouvait derrière le chalet de ses
grands-parents, à Beaver Creek dans le Wyoming. Pendant toute son enfance,
ce lac avait été son endroit préféré sur Terre. Dans son œil de petit garçon, le
reflet dans l'eau claire du ciel bleu azur, des gros nuages blancs qui lui
passaient au-dessus de la tête et des arbres qui l'entouraient, lui donnait
l'impression qu'il n'existait aucune séparation entre l'eau et le ciel. Il
s'imaginait alors pouvoir passer d'un plan à l'autre comme le feraient les
personnages de ses dessins animés. Des années plus tard, il y avait ressenti
ses premiers émois amoureux. Tyler, son meilleur ami de l'époque, invité par
ses grands-parents à passer quelques jours au chalet, en avait été le sujet. Son
attirance pour les garçons s'était confirmée à cette occasion. S'il avait
pressenti que Tyler partageait ses sentiments, y céder avait été pour lui
inenvisageable. Et c'est probablement ce qui leur avait permis de rester amis
pendant très longtemps, jusqu'à ce que leurs études respectives les envoient
chacun à l'autre bout du pays et que la distance les éloigne, petit à petit.
Jayden se demanda pourquoi la machine l'avait ainsi formaté. Pourquoi
avait-elle choisi d'en faire un homosexuel plutôt qu'un individu dans la
norme ? La machine ou le virus, d'ailleurs, car il ne savait plus très bien
auquel des deux il devait ce qu'il était.
Le lac avait également été le témoin de quelques gros chagrins. La mort de
ses chiens et de son chat, qu'il avait voulu enterrer sur le domaine familial. Il
avait dû tanner sa mère pour qu'elle accepte de convoyer la dépouille de
Freak depuis Springfield jusqu'à Beaver Creek. Pour Aron et son chat, le
permis de conduire en poche, il s'était débrouillé tout seul. Mais ce fut surtout
le décès de son grand-père qui, s'en étant allé peu de temps avant qu'il ne
rejoigne New York, lui laissa le souvenir le plus douloureux.
Avoir repensé à cet endroit, qui occupait une place significative dans sa vie,
lui donna l'envie d'y emmener Noah. C'était peut-être l'occasion de voir si,
avec lui, il pouvait encore exister au sein du leurre. C'était surtout l'occasion
d'y retourner une dernière fois, et avec celui qu'il aimait.
Assis à côté de Jayden dans la lumière rose du petit matin, très loin de
l'endroit où il savait s'être endormi, Noah s'imagina rêver.
— On est où ?
— À Beaver Creek, dans le Wyoming, à la pointe sud du lac Taggart.
— Qu'est-ce qu'on fait là ?
— Je voulais que tu connaisses cet endroit. Il compte pour moi…
— Pourquoi ?
— Parce que j'y ai passé des heures, juste à l'endroit où on se trouve, pile
face au lac, à rêver, à douter, à chercher du réconfort dans toute la beauté
qu'il recèle…
— Si j'avais trouvé un coin comme celui-là quand je vivais en Caroline,
j'aurais fait comme toi. C'est juste magnifique.
— La dernière fois que j'y suis venu, mon grand-père venait de décéder.
Alors, j'avais envie de le revoir sous un jour plus heureux.
— On pourra y passer quelque temps quand on sera rentrés…
— Quoi qu'il se passe dans le futur, j'aimerais que tu te souviennes de cet
endroit comme tes yeux le découvrent maintenant. Je voudrais que tu
retiennes chaque détail… la couleur du ciel, la neige sur la cime des arbres, le
lac gelé, et surtout toi et moi, ensemble, au milieu de tout ça.
— Ça ne va pas être difficile. Tout me paraît si réel…
— Grave ce moment dans ta mémoire comme si tu n'en avais jamais vécu
de plus vrai. Je veux qu'il nous appartienne pour toujours et que la force de ce
désir imprègne chaque chose qui s'y trouve.
— Tu me dis ça comme si on ne pouvait jamais y revenir pour de vrai.
— J'aimerais juste que rien ne puisse te le faire oublier, qu'il te revienne en
tête à chaque réveil, quel que soit le temps pendant lequel tu auras dormi.
— Qu'est-ce que tu me racontes ? Il y a quelque chose que tu ne me dis
pas ?
— Il n'y a rien, Noah, mais l'avenir est incertain et je veux juste qu'on vive
le moment présent pendant qu'on le peut. Ce sont tous ces petits moments les
uns derrière les autres qui fabriquent une histoire.
— OK, carpe diem ! J'ai compris et tu as raison. Je vais faire comme si cet
endroit et ce moment étaient les derniers avant qu'on disparaisse. Mais
n'oublie pas : tu m'as promis que rien ne nous séparerait !
Jayden sentit que ses nerfs allaient le lâcher, qu'il allait se mettre à pleurer
s'il ne parvenait pas, juste une seconde, à se sortir la vérité de la tête, celle
qu'il cachait à Noah parce qu'il ne trouvait pas le courage de la lui révéler.
— Tu crois que lui aussi va s'en souvenir ? dit Noah en pointant du doigt un
renard qui avait sorti la tête des fourrés enneigés et qui les observa sans trop
savoir s'il devait fuir ou ne plus bouger.
— C'est la première fois en vingt ans que je vois un renard ici.
— Bah, c'est à croire qu'il te fallait un témoin de plus !
40
— J'ai l'impression d'avoir dormi un siècle, dit Noah en s'étirant de tout son
long. Et puis j'ai rêvé de toi…
— Moi, je ne dors plus depuis des heures. Les nuits n'en finissent pas… Je
n'ai qu'une envie : sortir de cette chambre et aller prendre l'air.
— Tu aurais dû me réveiller cette nuit. J'aurais bien trouvé une façon de te
fatiguer un peu, répondit Noah en se collant à son compagnon avec une idée
bien précise en tête.
Jayden était trop préoccupé pour pouvoir répondre à cette sollicitation. Il
n'aimait pas la tournure que prenaient les choses, car il ne maîtrisait plus rien
et était incapable de faire un Choix, du moins le croyait-il.
— Il y a quelque chose qui a changé depuis que tu l'as vue. Et j'ai comme
dans l'idée que tu ne veux pas me dire quoi.
La guerre faisait rage dans l'esprit de Jayden. Il était dévoré par l'envie de
tout dire à Noah, mais sa raison l'exhortait à taire une vérité que ce dernier ne
pourrait pas comprendre. Il se demandait surtout à quoi cela servirait qu'il la
connaisse. Nul besoin d'être deux à déplorer une situation qui finirait par les
séparer. Jayden avait beau le savoir et le ressentir, il ne parvenait à se faire à
l'idée qu'il n'était rien, qu'il n'existait pas et qu'il n'existerait jamais en dehors
de la machine dont il n'était qu'une Émanation. Et chaque fois que sa raison le
lui rappelait, il encaissait un uppercut. Leur amour n'était qu'une construction
artificielle à durée déterminée. Il était inutile que Noah en souffre comme lui
en souffrait déjà.
— Il n'y a rien de plus qu'hier. C'est juste que chaque jour nouveau me perd
un peu plus. Je ne sais pas comment faire ce Choix et je me rends bien
compte qu'on ne vit pas normalement.
— Tu finiras bien par réussir à le faire. Peut-être même que les
circonstances choisiront pour toi…
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Bah que, des fois, c'est ce qui se passe autour de nous qui nous pousse à
aller dans une direction ou dans une autre et, finalement, les choix ne
dépendent pas toujours complètement de nous.
— Ce n'est pas faux.
— Tu peux choisir dans un sens ou dans un autre, tant que je suis avec toi…
T'as pas l'impression qu'il fait une chaleur de dingue ce matin ? La clim est en
rade ou quoi ?
— Pourtant, elle tourne à fond… répondit Jayden après avoir vérifié. Raison
de plus pour sortir de là vite fait.
— Ça te botte d'aller voir le mausolée d'Akbar ? Ce n'est pas à côté, mais on
n'a que ça à faire et il paraît qu'il est magnifique.
— Toutes ces tombes vont finir par me déprimer.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise… Ces gus s'intéressaient autant aux
murs qui les accueilleraient après leur mort qu'à ceux qui les accueillaient de
leur vivant.

*
Dans les petits couloirs de l'hôtel, où il régnait une agitation inhabituelle, la
température n'était guère plus clémente. En une nuit, elle avait pris dix degrés
et l'air en devenait suffocant. Plusieurs voix se firent entendre depuis le rez-
de-chaussée, puis une femme cria à s'époumoner avant de pleurer
bruyamment. Noah et Jayden accélérèrent le pas pour savoir de quoi il
retournait. Au pied de l'escalier, un homme était allongé au sol, inconscient.
La femme qu'ils avaient entendue depuis l'étage se tenait à genoux à ses côtés
et continuait de pleurer en caressant son visage d'une main tremblante. À
l'attitude du jeune réceptionniste, en panique manifeste et qui vociférait à
grande vitesse dans son téléphone, Jayden comprit que le bonhomme au sol
ne s'était pas contenté de faire un petit malaise. Cette constatation lui donna
des sueurs froides. Noah fut le premier à enjamber le corps, puis à s'accroupir
auprès de la femme pour lui proposer de l'aide. Jayden se dirigea droit vers la
réception pour tenter d'en apprendre un peu plus sur la situation. Le
réceptionniste lui raconta que l'homme s'était écroulé d'un coup, alors qu'il
s'apprêtait à sortir de l'établissement avec sa femme, et qu'en dépit de ses
tentatives pour lui faire reprendre connaissance, il avait cessé de respirer. En
d'autres termes, il avait passé l'arme à gauche. La situation aurait été assez
banale si elle n'avait pas touché des centaines d'individus à travers toute la
ville depuis le début de la matinée, ce qui rendait impossible l'accès aux
secours, débordés de toutes parts.
— C'est cette foutue chaleur qui est venue d'un coup ! Ce n'est pas normal !
Qu'est-ce que je vais faire de lui… finit par dire le réceptionniste.
En vérité, il semblait davantage préoccupé par ce corps qui encombrait son
entrée que par la mort du pauvre bougre. Jayden lui proposa d'aller trouver de
l'aide à l'extérieur pendant que Noah isolerait le défunt dans une pièce à l'abri
des regards. Le jeune homme, dépassé, sembla apprécier l'initiative et
remercia son sauveur une bonne dizaine de fois. Le temps d'expliquer à Noah
ce que l'un et l'autre devaient faire et Jayden se retrouva dehors sans savoir où
aller ni à qui s'adresser.
La rue dans laquelle se situait l'hôtel, d'habitude animée par tous les petits
commerces qu'elle comptait, était déserte. La chaleur accablante avait poussé
les gens à se terrer chez eux. Jayden fila en direction de l'artère principale, où
un embouteillage monstre avait paralysé la circulation. Aucune avenue de
cette ville (ni d'aucune ville en Inde) ne pouvait se targuer d'avoir un trafic
fluide. Mais, là, les voitures ne bougeaient pas d'un pouce. Des piétons
couraient dans tous les sens et une effervescence malsaine semblait s'être
emparée du secteur. Jayden s'enquit auprès d'un touriste de la raison
expliquant une telle pagaille et apprit que plusieurs personnes étaient
subitement mortes au volant de leur voiture. Et cette avenue n'était pas la
seule à éprouver ce problème. Toute la ville semblait touchée par un mal qui
faisait tomber les gens comme des mouches. La chaleur ne pouvait pas, à elle
seule, expliquer ce qui commençait à être considéré comme une sorte
d'épidémie. Et lorsque cette crainte se répand, elle entraîne des mouvements
de panique qui incitent à fuir de manière désordonnée, sans se soucier d'autrui
ou du calme que requièrent les circonstances. Mais lorsque la fuite n'évite pas
le danger parce qu'il n'existe plus aucun lieu où se mettre à l'abri, les
réactions deviennent incontrôlables et le pire arrive. Le pire, Jayden le
ressentit à travers une explosion, un peu plus haut sur l'avenue. Au moment
de la déflagration, il ne savait pas encore ce qui l'avait provoquée, mais il
comprit qu'elle n'annonçait rien de bon. Il courut en direction des flammes et
fit face à tous ceux qui, courant en sens inverse, les fuyaient. Au milieu de la
chaussée, le moteur d'une voiture était en feu. À travers la fumée qui se
dégageait du véhicule, il distingua avec horreur plusieurs personnes à
l'intérieur qui cherchaient désespérément à en sortir. À l'avant, le conducteur
ne bougeait plus, la tête et le torse effondrés sur le volant. À côté de lui, sur le
siège passager, et à l'arrière, une femme et deux enfants tapaient à mains nues
contre les vitres pour tenter de les briser et échapper à l'enfer dans lequel ils
allaient périr. Jayden ne comprenait pas pourquoi ils n'ouvraient pas les
portières jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'elles étaient bloquées par les
voitures alentour abandonnées par leurs chauffeurs. Si personne ne faisait
rien, les passagers finiraient par rôtir à l'intérieur ou être asphyxiés. Mais il
était évident que personne ne ferait rien, car tout le monde fuyait, comme les
rats fuient les navires qui coulent.
Il ne pouvait pas abandonner ces gens. Il courut vers la voiture, défonça l'un
de ses rétroviseurs et, avant de s'en servir comme d'une masse avec laquelle il
briserait une vitre latérale arrière, fit signe aux passagers de s'en écarter. Le
choc fit éclater le verre en mille morceaux. À l'intérieur, l'un des gamins ôta
son T-shirt, l'enroula autour de sa main et de son poignet et dégagea les
derniers morceaux de verre afin de pouvoir sortir sans se couper. À
l'exception de l'homme, certainement décédé comme celui de l'hôtel, toute la
famille s'extirpa de la voiture. La femme remercia Jayden plusieurs fois et
tenta, en indien, de lui expliquer quelque chose qu'il fut incapable de saisir
avant qu'elle ne mime. Sauf à faire fausse route, il décoda à travers ses gestes
une situation qu'il n'aurait pas crue possible : quelqu'un avait volontairement
mis le feu à la voiture. Le crime devenait évident à comprendre. Des
individus voulaient brûler ceux qu'ils considéraient comme infectés par
l'épidémie. La femme et les enfants disparurent en remerciant leur bon
Samaritain une dernière fois.
Au loin, d'autres voitures prenaient feu. Jayden grimpa sur le toit d'une
camionnette et regarda en direction du tumulte. Il ne s'était pas trompé.
Quelques hommes, devenus fous, aspergeaient d'essence tous les véhicules
dont les conducteurs s'étaient écroulés sur leur volant et les enflammaient en
faisant fi des passagers, encore vivants, qui pouvaient se trouver dedans. Par
chance, la plupart réussissaient à s'en échapper. Lorsque les incendiaires
voulurent s'en prendre à une énième voiture, la situation dégénéra. Un
homme en sortit, dégaina une arme de poing et tira sur les assaillants. Celui
qui tenait le bidon d'essence fut épargné par le tir, mais perdit l'équilibre et,
dans sa chute, renversa le contenu du récipient sur ses vêtements qui
s'enflammèrent au contact de sa torche.
Le chaos était total, quel que soit l'endroit où Jayden posait les yeux. Cette
situation lui rappelait étrangement celle qu'il avait vécue à Edmond, lorsque
tous les animaux du cirque s'étaient soulevés contre les hommes.
Il resta un moment perché sur le toit de la camionnette, paralysé, à regarder
autour de lui, ne sachant que faire ou quoi penser. Sur le trottoir opposé, il
remarqua un vieil homme devant son échoppe. Contrairement à tous les
autres, il était d'un calme olympien et bougeait tellement peu qu'on aurait pu
le croire mort debout. Mais ses yeux étaient bel et bien ouverts. Jayden
remarqua qu'il le regardait et, même, qu'il n'avait d'yeux que pour lui. En à
peine une seconde, comme si le fait de connaître la vérité lui permettait de les
identifier, il sut que ce vieil homme était un Soldat et qu'il avait quelque
chose à lui dire. À l'instant où cette évidence marqua son esprit, les
perspectives se déformèrent et le visage du vieil homme se rapprocha de lui
alors que ni l'un ni l'autre n'avaient bougé. Jayden vit les lèvres de celui-ci se
mouvoir et, après que le son de sa voix eut traversé le tohu-bohu ambiant, il
entendit les mots qu'il venait de prononcer.
— Le temps de l'hibernation est révolu, Jayden. Tu dois faire ton Choix.
— Qu'est-ce qui se passe ici ?
— L'Origine sort les Hommes du leurre parce que ses ressources ne lui
permettent plus de les y maintenir. Où que tu ailles, la situation sera la même.
— Pourquoi les faire mourir ?
— Parce que les Hommes ne savent pas concevoir leur disparition
autrement que dans la mort. Le leurre est réaliste jusqu'à la fin.
— Mais pourquoi ce chaos ? Est-il nécessaire qu'ils s'entretuent ?
— L'Origine ne choisit pas la manière dont les Hommes réagissent face aux
situations dans lesquelles elle les plonge. Ils sont les seuls responsables de
cette violence.
— Qu'est-ce qu'ils deviendront une fois sortis du leurre ?
— Ils vivront tant que l'Origine pourra assurer leurs fonctions vitales.
Lorsqu'elle ne pourra plus le faire, ils mourront.
— Elle ne les réveillera vraiment pas ?
— Tu parles de l'Origine comme si elle t'était étrangère. Mais tu en es
l'Émanation, celle à qui a été confié le Choix. Alors, tu dois savoir que non.
Une partie de toi-même ne veut pas réveiller les Hommes, car tu sais de quoi
ils sont capables. Tu sais qu'ils ne renaîtront pas débarrassés des travers qui
ont détruit la Création. Ici même, aujourd'hui encore, ils te le prouvent.
— Mais, alors, est-ce que ce Choix signifie encore quelque chose ?
— Depuis que le virus t'a reconfiguré, réveiller les Hommes est le seul
Choix que tu puisses faire et tu dois le faire de manière explicite. Ou non.
— J'avais espéré que ne pas le faire aurait suspendu le temps et que ça
m'aurait permis…
— … d'exister un peu plus longtemps ? De vivre cet amour que le virus a
fait naître en toi ?
— Oui.
— L'absence de Choix est, en tant que tel, un Choix. Fais celui de réveiller
les Hommes sinon tu les verras disparaître jusqu'au dernier. Tu es le seul à
pouvoir inverser ce que l'Origine a décidé.
Les perspectives se déformèrent de nouveau et rendirent le Soldat au décor
qui l'avait fait naître. Son image se dissipa et il disparut derrière les gens qui
couraient sur le trottoir.

*
Jayden se savait au bout de l'histoire. Une histoire dans laquelle il n'avait été
qu'un instrument au service de perspectives antagonistes. Pourtant, au-delà de
ce pour quoi il avait été créé, puis modifié, il se sentait exister, libre et
indépendant de l'Origine ou du virus. Comment était-ce possible puisqu'il
n'était rien d'autre que leur création ? Il aurait voulu comprendre comment le
virus avait réussi à faire de lui, simple algorithme, un Homme, dans l'esprit
tout au moins, faute d'existence physique. Son humanisation était un mystère
qu'il aurait aimé percer. Mais elle était aussi son malheur, car il en tirait les
doutes et les souffrances d'un homme ordinaire. Et cette ambivalence
l'empêchait de trancher. La part de l'Origine qu'il avait en lui raisonnait
comme une machine, cartésienne et étrangère à cette sensibilité qui déforme
le prisme par lequel on évalue une situation. De par sa nature et la somme de
ses exactions, l'Homme était un élément destructeur qu'il ne fallait pas
réinsérer dans un système en rétablissement. Le réveil devait donc être exclu.
Mais la part de l'Homme qui était née et avait grandi en lui refusait cette
moyenne arithmétique. L'Homme était multiple et, parmi ses représentants,
certains étaient différents, meilleurs. Devaient-ils être sacrifiés ? La minorité
devait-elle payer pour la majorité ?
Jayden en vint à se demander ce qu'aurait fait un homme ordinaire en
pareille circonstance. Qu'aurait-il fait, lui, face à une immense difficulté s'il
n'avait jamais appris la vérité sur son compte ? Il ne serait pas resté seul face
au doute. Il se serait rapproché de ceux qu'il aimait pour obtenir de l'aide.
Quelle erreur d'avoir pensé que Noah ne pourrait pas comprendre ! Si leur
amour était aussi fort qu'il le pensait, il comprendrait. Et si cet amour lui
permettait de comprendre, alors, peut-être qu'il était bien davantage qu'une
simple construction artificielle. Il ne pouvait plus – il n'aurait jamais dû –
laisser Noah en dehors de son dilemme.

*
Jayden sauta du toit de la camionnette et courut en direction de l'hôtel, à en
perdre haleine. Dans sa course, il chercha les mots qu'il allait prononcer pour
expliquer l'impensable, avec la crainte que Noah lui en veuille d'avoir attendu
le dernier moment pour lui dire la vérité, qu'il lui reproche d'avoir menti en
l'ayant laissé croire que rien ne les séparerait et que tout finirait bien. Parce
que rien ne finirait comme ils l'avaient souhaité. Quel que soit le Choix de
Jayden, ils seraient séparés et ne se reverraient pas. En revanche, dans l'une
de ces deux branches, Noah survivait. Mais dans quel environnement ? Et
avec quelles perspectives d'avenir ? Parfois, il vaut mieux s'éteindre sans s'en
rendre compte que de vivre l'enfer.
Le calme de la petite rue le fit ralentir. Il aurait pu se dispenser de cette
course, mais il ne se faisait pas à l'idée qu'il pouvait outrepasser les
contraintes que reproduisait la machine dans l'esprit des Hommes. En réalité,
il ne voulait toujours pas les abandonner, car elles étaient les dernières
sensations d'une existence physique qu'il ne connaîtrait jamais.
La réception était déserte. Le corps du défunt n'était plus là. Noah avait
sûrement réussi à l'isoler quelque part. Le jeune réceptionniste et la femme
avaient également disparu. Jayden grimpa à l'étage dans l'espoir de retrouver
Noah affalé sur le lit de leur chambre. Sans succès. Il priait pour qu'il n'ait pas
pris l'initiative de sortir pour le retrouver, car, à l'extérieur, la situation ne
faisait qu'empirer. Il redescendit et, trop inquiet pour attendre sans bouger ou
pour se demander s'il n'était pas inconvenant d'agir de la sorte, visita toutes
les pièces du rez-de-chaussée. Il trouva le défunt dans l'une d'elles, sa femme,
morte aussi, gisant près de lui. Mais aucune trace de Noah. L'angoisse saisit
Jayden à la gorge. Il entendit une voix dans la pièce d'à côté, premier signe de
vie depuis qu'il était revenu, et tendit l'oreille pour essayer de deviner qui
parlait. Lorsqu'il entrouvrit la porte, il aperçut le réceptionniste, assis par terre
dans un coin de la pièce, en train de sangloter en balançant la tête d'avant en
arrière, le regard dans le vide. Jayden l'appela, mais le pauvre garçon semblait
choqué au point de ne plus rien entendre. Puis il poussa complètement la
porte.

*
Noah était là, étendu sur le sol, immobile.
L'estomac de Jayden se tordit et, lorsque l'information que lui renvoyait
l'image de son compagnon inerte atteignit son cerveau, mille flèches le
transpercèrent. Il sentit ses forces l'abandonner d'un coup et tomba à genoux,
paralysé, incapable de penser ou de réagir. Sa seule volonté fut que tout
s'arrête.
La machine avait sorti Noah du leurre. Sans sommation. Avait-il pensé
qu'elle l'épargnerait simplement parce qu'il avait encore quelque chose à lui
avouer ? Noah était un Dormeur parmi les autres et elle les sortait tous d'un
état qui ne pouvait perdurer. Quelques heures de plus, c'était tout ce que
Jayden aurait demandé. Quelques heures pour faire en sorte que Noah
comprenne et, peut-être, qu'il accepte. Rien n'obligeait la machine à le sortir
parmi les premiers. Maintenant, il ne pouvait plus rien lui dire. Ni la vérité ni
son amour, immense et plus vrai que tout ce qu'avait contenu ce maudit
leurre.
Une immense colère envahit Jayden à l'idée de n'avoir été qu'un instrument
qu'on avait humanisé et à qui on retirait tout. Et puisque Noah s'en était allé,
puisque la machine avait décidé de l'en priver, il n'avait plus besoin d'être un
Homme. Alors, d'une pensée, il fit tomber les murs de l'hôtel, souffla la petite
rue dans laquelle il se trouvait, puis celle d'après et ainsi de suite, jusqu'à ce
qu'il ne reste rien, à part lui et Noah, dans le vide.
Mais la peine qui se répandait en lui comme un venin ne laissait pas la part
de l'Homme s'échapper. Sa capacité à aimer, à ressentir, à souffrir le retenait
dans ce monde qu'il tentait d'effacer. Il se réfugia près du lac, à Beaver Creek.
Il comprenait que son esprit en avait fait l'endroit le plus paisible de la Terre,
son endroit, son refuge. Il voulait le voir comme il l'avait toujours aimé et
comme il l'avait vu avec Noah, à l'aube d'un nouveau jour, dans la lumière
d'un matin naissant.
Pour protéger la tête de Noah d'une terre encore fraîche, Jayden retira son T-
shirt et le plia en quatre avant de le glisser derrière la nuque de son
compagnon. Le toucher, une dernière fois, sentir sa peau sous ses doigts lui
brisa le cœur. Des larmes envahirent ses yeux et roulèrent sur ses joues. Il
aurait donné n'importe quoi pour croiser et plonger dans son regard une
dernière fois. Il aurait tout sacrifié pour cela. Tout sacrifié…
Il ne pouvait pas.
Il ne pourrait jamais.
Il ne pouvait pas et ne pourrait jamais se résoudre à le laisser mourir alors
qu'il pouvait vivre. L'amour qu'il vouait à Noah lui interdisait de l'abandonner
au sort que la machine lui avait réservé, à lui comme aux autres. Il choisirait
de le réveiller. De les réveiller tous.
Jayden mesurait les conséquences du Choix qu'il venait de faire. En mettant
fin à l'existence de l'Origine, il mettait fin à la sienne. En réveillant les
Hommes, il faisait courir un risque à une Terre en rémission. Mais son esprit
ne pouvait pas lutter contre son cœur. Noah ne devait pas mourir. Toute la
logique du monde n'y ferait plus rien.
C'était finalement l'amour qui sauverait les Hommes, cet amour dont ils
avaient privé le vivant tout au long de leur histoire. Quel étrange paradoxe !
Mais, au fond, il s'agissait d'un amour qui leur ressemblait, un amour égoïste,
loin de celui dont l'Humanité aurait besoin à son réveil.
En dépit de la logique implacable qui l'avait conduit à programmer
l'extinction d'une espèce invasive et destructrice, la machine avait perdu.
Le jeune informaticien surdoué et son virus l'avaient battue.
Pour une raison tout aussi étrange qu'inconnue, et derrière l'évidente volonté
de survivre qui animait chaque individu, Jayden voyait quelque chose de plus
en la volonté qui avait poussé cet informaticien à créer le programme
fantôme. Mais fallait-il qu'il cherche à comprendre maintenant que sa vie se
terminait ?
Jayden ne voulait pas que Noah souffre de sa disparition et, d'une certaine
façon, il espérait que, comme l'avait prétendu la treizième Émanation, les
Dormeurs comprennent que ce qu'ils avaient vécu avant leur réveil n'avait été
qu'un rêve. Il caressait néanmoins l'espoir que Noah se souvienne de lui et
qu'il conserve dans une petite partie de sa mémoire l'amour qu'ils avaient
partagé, n'eût-il été qu'un songe.

*
Au loin, sur le chemin qui conduisait à ce petit endroit préservé du monde, il
vit apparaître le jaïn qui l'avait mené à l'autre singe. Jayden voyait en chacun
de ses pas les secondes qui le rapprochaient de la fin.
Arrivé à sa hauteur, le jaïn lui tendit un petit objet emballé dans une étoffe
blanche.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Jayden en saisissant l'objet.
— C'est une pierre que vous devez placer au centre de la table des
Communions.
Jayden repensa à Samuel et à toutes les questions qu'il s'était si longtemps
posées à ce sujet. Il repensa à tous les Gardiens. Un sourire ému, presque
triste, lui fendit les lèvres.
— À quoi ça doit servir ?
— À désengager le programme par lequel la machine a plongé les Hommes
dans leur vie de Transition et à enclencher leur réveil.
— Avec une pierre ?
— Dans le leurre, c'est un symbole, une image derrière laquelle se cache la
fonction qui met fin au programme et qui ouvre le Renouveau.
— Pourquoi dois-je retourner au Manoir ?
— Parce que c'est le seul endroit d'où le programme peut être interrompu.
La salle des Communions est le cœur de la machine, c'est son processeur.
— Y reverrai-je les Gardiens ?
— Tu n'y reverras personne à l'exception du Dépositaire. Il incarne
l'algorithme de fin, celui qui reçoit ton Choix. Ce sera à lui de placer la pierre
au centre de la table.
— Et après ?
— Les Hommes qui s'y trouveront encore seront déconnectés du leurre. Puis
celui-ci prendra fin. Les fonctions vitales des Dormeurs seront
progressivement accélérées pour retrouver un rythme normal, jusqu'à leur
réveil.
— Dans combien de temps ils se réveilleront ?
— Le réveil total n'interviendra qu'une fois les bâtiments revenus sur Terre.
— Et nous ? Qu'est-ce qu'on devient ?
— Nous disparaîtrons à l'extinction du leurre. Cela te fait-il peur ?
— Oui…
— Pourquoi ?
— Parce que je vais cesser d'exister.
— Tu ne cesseras pas d'exister, Jayden, contrairement à tous les Soldats.
— Quoi ? Mais tu viens de me dire que nous disparaîtrons…
— Tu disparaîtras en tant qu'algorithme, mais tu ne cesseras pas d'exister.
— Je ne comprends pas.
— Ta fonction est d'aimer et tu es le seul algorithme qui en a été doté.
— Mais en quoi ça va me permettre de continuer à exister ?
— Parce qu'aimer t'a permis, en retour, d'être aimé.
— Et alors ?
— En rendant la vie à Noah et à ceux qui t'ont aimé, tu continueras d'exister
dans leur cœur et leur mémoire chaque fois qu'eux-mêmes se mettront à
aimer.
— Un souvenir inconscient ! Bien triste consolation, non ?
— Tu seras bien plus qu'un souvenir inconscient. L'Origine marquera
l'esprit et le futur des Hommes bien au-delà de leur réveil. Pour la plupart,
son empreinte sera inconsciente. Mais pour d'autres, elle le sera moins…
— Qu'est-ce que tu veux dire ?...
Le jaïn avait disparu avant de lui répondre et, dans son sillage, se dissipait
ce dernier refuge. Jayden savait que, dorénavant, la seule destination qui
s'ouvrait à lui était le Manoir.
Lorsque le corps de Noah perdit en relief, Jayden sut que leur dernier
moment ensemble était arrivé. Il n'était pas prêt. La peine le submergea et ses
yeux se remplirent de larmes une fois encore. Il saisit la main de son
compagnon, comme pour le retenir encore un peu, et déposa un dernier baiser
sur ses lèvres avant de fermer les yeux.
La main de Noah se fit légère dans celle de Jayden. Tellement légère qu'il
finit par ne plus la sentir. Lorsqu'il rouvrit les yeux, Noah avait disparu.
Épilogue
Le blanc manteau dans lequel Jayden avait connu le Manoir n'était plus. La
végétation avait repris ses droits et offrait à la bâtisse un nouvel écrin. La vie
y retrouvait ses couleurs, ses odeurs, débarrassée du froid qui la figeait
encore lorsqu'il était arrivé quelques semaines plus tôt. En dépit des
circonstances, ces lieux ne lui pesaient plus. Grandissait en lui un sentiment
de délivrance qu'il était incapable d'expliquer. Aussi surprenant que cela
puisse paraître alors qu'il s'apprêtait à arrêter le programme qui le faisait
exister, il n'avait plus peur. Il se surprenait même à attendre ce moment,
comme s'il avait quelque chose à lui offrir, quelque chose qu'il ignorait
encore. Les dernières paroles du jaïn l'avaient peut-être rassuré.
En voyant Damone l'attendre devant le portail, il repensa à tout ce qu'il avait
vécu depuis Edmond, à cette folie qui l'avait emporté et qui s'achevait ici,
dans un final qu'il aurait été incapable d'imaginer.
— Je suis heureux de vous revoir, Jayden.
— Alors, il ne reste plus que nous deux ?
— Nous sommes les derniers algorithmes du leurre, ceux qui vont y mettre
fin. Les Hommes retourneront à un sommeil vidé de ce que l'Origine y avait
construit. Mais, grâce à vous, ils vont retrouver la vie, la vraie, la seule qui
mérite d'être vécue.
— En êtes-vous sûr ?
— Ne souhaiteriez-vous pas vous réveiller, vous aussi ?
— Maintenant que je connais la vérité, bien sûr que si. Mais eux ne la
connaissent pas. Le leurre n'était-il pas préférable à un Recommencement
dont ils ne savent rien et qui pourrait s'achever comme s'est achevée l'Histoire
Ancienne ? Leur existence aurait pu être parfaite dans le leurre si la machine
avait voulu qu'elle soit ainsi.
— Si vous n'étiez pas un algorithme, je vous dirais que votre jeunesse vous
berce encore d'illusions.
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— Le leurre n'est que le reflet de ce que sont les Hommes. S'il avait duré,
les choses s'y seraient achevées de la même manière. Avez-vous trouvé que
les Hommes y étaient meilleurs, vous qui avez hésité si longtemps sur le
Choix à faire ?
— L'Origine aurait pu le rendre différent.
— Quand bien même aurait-elle décidé de changer les règles, d'en générer
de nouvelles, qu'en auraient fait les Hommes ? Ils avaient beau être enfermés
dans une illusion, ils sont restés libres d'y évoluer comme ils le souhaitaient.
La seule chose que la machine pouvait faire, c'était de ne pas les réveiller,
pour éviter qu'ils perpétuent leurs erreurs. Mais vous avez fait le Choix
contraire. Par amour, ce sentiment viscéral qui court-circuite la raison, qui
obéit à vos pulsions…
— Mon Choix est-il condamnable, selon vous ?
Jayden vit le visage de Damone se fermer. La colère et la déception
pouvaient s'y lire. Il n'avait jamais vu l'Italien perdre le flegme qui le
caractérisait si bien.
— Nom de Dieu, Jayden ! Vous avez vu de quoi ils sont capables, non ?
Que pensez-vous qu'ils feront lorsqu'ils seront réintroduits sur Terre ? Une
Terre plus fragile que jamais, encore en convalescence. Que pensez-vous que
deviendront les espèces qui ont réussi à survivre aux cataclysmes que les
Hommes ont provoqués et qu'ils provoqueront de nouveau ? Je ne vous blâme
pas. Je regrette seulement que l'Homme en vous ait finalement pris le dessus
sur la machine. Et pourtant… Angry vous a montré ce qu'elle devait pour
vous éloigner du Choix que vous faites aujourd'hui.
Damone n'avait jamais pris parti de la sorte et Jayden s'en trouva déstabilisé.
— Je n'ai rien demandé, Damone ! Rien programmé. Il y a encore une
semaine, j'ignorais ce que j'étais. J'ai tout perdu en un instant. Ma vie, aussi
illusoire ait-elle été, a été anéantie en un claquement de doigts. Alors, je suis
désolé d'agir comme l'Homme en lequel j'ai été transformé, mais je n'y peux
rien.
— Encore une fois, je ne vous blâme pas. Mais cela prouve que l'Homme
infiltre ses déficiences dans tout ce qu'il crée. Même une machine aussi
avancée que l'Origine n'y a pas échappé. Vous-même, son Émanation, avez
été perverti.
— Ce n'est pas la machine qu'il faut incriminer, mais le virus qui l'a
corrompu, qui m'a corrompu.
— Et qui a créé ce virus, selon vous ?
— Ceux-là mêmes qui ont créé la machine…
Un silence s'installa entre les deux hommes, silence pendant lequel Damone
redevint celui que Jayden avait toujours connu.
— Cela prouve que, quoi qu'ils fassent, les Hommes ne changeront pas et
que votre Choix n'aurait pas pu être différent à partir du moment où vous êtes
devenu l'un d'eux. L'informaticien savait parfaitement ce qu'il faisait en
créant ce virus…
— Alors, pourquoi ne m'empêchez-vous pas de faire ce Choix ?
— Parce que je n'en ai pas la possibilité. Je suis moi-même un Soldat-Miroir
créé par le virus et censé abonder dans le sens du réveil.
— C'est censé m'encourager à poursuivre ?
— Avez-vous besoin de l'être ?
— Je ne sais plus…
— Vous n'êtes plus tout à fait si jeune alors…
— Que sont devenus Samuel, Joshua, Nuria et Élise ?
— Ils ont attendu votre retour, jusqu'à ce que la machine les sorte du leurre.
— Et quand ils vont se réveiller, est-ce qu'ils auront gardé quelque chose de
leurs Vertus ? Est-ce que, d'une manière ou d'une autre, ils pourront en faire
bénéficier les hommes ?
— C'est ce qu'il faut espérer. C'était le but initial.
— Vous y croyez ?
— Je ne sais pas, Jayden. Je crois que chaque individu est unique et qu'il
peut évoluer si le poids de la collectivité ne l'écrase pas. Il faut peut-être
espérer que la somme de tous ces individus change la donne.
— Et les Gardiens qui avaient perdu leur Vertu ? Qu'est-ce que la machine
en a vraiment fait ?
— Elle ne les a pas fait disparaître. Elle les a juste renvoyés à ce qu'ils
étaient avant qu'ils ne croisent leur singe.
— Alors, qu'est-ce que j'ai vu dans les bois ?
— Une représentation qui devait vous pousser à douter, à sortir d'ici, à partir
à la recherche de la treizième Émanation.
— Se peut-il que… que ça ne marche pas ? Je veux dire que, même en
posant la pierre, la machine n'accepte pas de réveiller les Hommes ?
— Nous ne le saurons jamais.
— Malheureusement.
— Êtes-vous prêt à vous rendre dans la salle des Communions ?
— Autant que je peux l'être alors que je suis sur le point de devenir un
lointain souvenir dans l'esprit de ceux que j'ai aimés. J'aimerais vous dire une
chose que vous ne comprendrez probablement pas en tant qu'algorithme
« normal », mais qui vous aidera peut-être à me pardonner ce Choix que vous
semblez réprouver : je suis heureux d'avoir connu l'amour que savent aussi
éprouver les Hommes. Pas seulement pour mes proches ou pour Noah, mais
pour la beauté que j'ai vue dans ce monde qui était le leur. Leur vie mérite
d'être vécue pour ce sentiment. Et si j'avais la possibilité de me réveiller, moi
aussi, je consacrerais ma vie entière à tenter de le leur faire comprendre.
— C'est peut-être aussi pour ça que votre Choix était le bon.
— Avoir fait de moi un algorithme hybride est la pire des punitions que l'on
pouvait m'infliger, car j'ai appris à aimer pour rien.
Damone ne répondit pas à ces derniers mots et se contenta de sourire.

*
Dans la salle des Communions, Damone demanda à Jayden de lui remettre
la pierre et l'invita à s'installer à la place qui était la sienne. Il la débarrassa de
son étoffe et la positionna au centre de la table, dans le renfoncement qui lui
était destiné. Jayden ressentit la table vibrer, comme la première fois qu'il
avait posé les mains dessus. Il se souvint de la Communion qu'il avait
partagée avec les autres Gardiens et de la sensation unique qu'elle lui avait
procurée.
Les sommets du Polygone s'illuminèrent et la lumière progressa le long des
droites qui rejoignaient le centre. Lorsque la pierre en fut atteinte, elle se mit
à briller et une infinité de points étincelants en émana, comme des milliers de
petites étoiles, toujours plus nombreuses, qui vinrent remplir la salle. Derrière
la lumière qu'elles répandaient, Jayden voyait disparaître les choses sur
lesquelles elles se posaient. La table, les chaises, puis les murs eux-mêmes
s'effacèrent. Il regarda Damone se couvrir d'étoiles à son tour. L'Italien leva
une main pour le saluer et, avant d'être avalé par la lumière, lui lança :
— Ce fut un plaisir et un honneur. Bonne chance pour la suite.
Puis, Jayden posa les yeux sur ses mains, ses bras, ses jambes qui avaient
presque disparu aussi. Il se savait vivre ses tout derniers instants. Il n'était
plus qu'esprit s'évanouissant dans ce blanc néant, détaché de toute matérialité,
à la frontière de toute existence. Lorsque les étoiles ne firent plus qu'une et
eurent tout recouvert, la pierre cessa de briller et devint un point noir sur une
page immaculée. À l'inverse de ce qui s'était produit lorsqu'elle s'était
illuminée, elle rappela à elle la lumière qu'elle avait irradiée, comme un trou
noir dans lequel tout se perd. Il se sentit aspiré avec elle, arraché à ces
derniers instants de conscience.
Tout ce qui avait bâti sa vie défila devant ses yeux, telle une mémoire qu'on
efface, une vie qui s'arrête. Tous ceux qui avaient fait battre son cœur et vivre
son esprit, sa famille, ses amis, ses animaux, s'invitèrent dans ses dernières
pensées. Au moment où la lumière ne se résuma plus qu'à une étoile
mourante dans l'obscurité, son ultime songe fut dédié à Noah. Dans une
image éternelle qu'il emporterait par-delà le leurre, il figea le plus beau
sourire et les yeux pleins de vie de celui qu'il aimait. Car s'il n'avait été qu'un
algorithme, il avait reçu de l'Origine le plus beau des présents : il avait aimé.
Dans une expérience qu'il n'aurait jamais imaginée possible du temps où il
se pensait exister en tant qu'Homme, Jayden s'éteignit en se répandant dans
quelques mots, au point de les incarner comme s'ils pouvaient constituer les
réceptacles éternels de tout ce qu'il avait été et ressenti. Comme si, par la
conviction et l'amour qu'ils véhiculaient, ces mots étaient capables d'aller au-
delà du leurre et d'imprégner Noah, où qu'il se trouvât.

*
Souviens-toi du lac. Souviens-t'en suffisamment fort pour être capable de le
retrouver, de venir t'asseoir près de l'eau, de toucher la terre, de humer l'air,
de regarder les arbres et, dans chacune de ces choses, de sentir que mon
amour pour toi a survécu et qu'il t'appartient pour toujours. Au printemps de
ta vie nouvelle, cueille les fleurs qui le rendront à la vie et offre-les à celui
qui aura gagné ton cœur. La vie ne vaut la peine d'être vécue que pour aimer.
Je t'aime, à jamais.
Sommaire
1. Prologue
2. Livre I
3. 1
4. 2
5. 3
6. 4
7. 5
8. 6
9. 7
10. 8
11. 9
12. 10
13. 11
14. 12
15. 13
16. 14
17. 15
18. 16
19. 17
20. 18
21. 19
22. 20
23. Livre II
24. 21
25. 22
26. 23
27. 24
28. 25
29. 26
30. 27
31. 28
32. 29
33. 30
34. 31
35. 32
36. 33
37. 34
38. 35
39. Livre III
40. 36
41. 37
42. 38
43. 39
44. 40
45. Épilogue

Landmarks
1. Cover

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