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Courtney Milan

Le Courage de l’héritière

Les Frères ténébreux – 2


Traduit de l’anglais (États-Unis) par Élisabeth Luc

Milady Romance
Pour Bajeeny, ma sœur la plus proche.

J’ai longtemps attendu pour te faire cette dédicace,


mais je voulais qu’elle soit parfaite.
J’ai choisi un roman dans lequel
je n’ai pas donné ton nom à l’héroïne.
Regarde bien la date…
Chapitre premier

Cambridgeshire, Angleterre, janvier 1867

Jane Victoria Fairfield n’avait jamais eu peur des chiffres, bien au contraire : elle avait tendance à
dénombrer les détails les plus infimes. Ainsi, lors de l’essayage de sa robe, la couturière l’avait déjà
piquée sept fois en plaçant quarante-trois épingles, mais elle n’avait ressenti qu’un léger picotement.
Son corset comptait douze œillets, un mal nécessaire, car, sans eux, elle n’aurait pu réduire son tour
de taille de quinze centimètres. Cela dit, cet instrument de torture ne suffisait pas à la rendre aussi
mince que l’exigeaient les canons de la mode…
Elle appréciait modérément le chiffre deux. Les jumelles Johnson regardaient, non sans
jubilation, la couturière s’affairer sur sa silhouette pulpeuse. Au cours des trente dernières minutes,
elles avaient ricané pas moins de six fois. Non, décidément, certains nombres étaient agaçants, telles
des mouches qu’elle écartait d’un coup d’éventail.
À dire vrai, les problèmes de Jane se résumaient à deux nombres : le premier, cent mille, était un
véritable poison.
Jane respira aussi profondément que le lui permettait son corset et adressa un signe de tête à
Géraldine et Geneviève Johnson. Celles-ci jouissaient d’une réputation des plus honorables au sein de
la haute société. Elles étaient vêtues de façon presque identique – mousseline bleu pâle pour l’une et
vert amande pour l’autre – et agitaient chacune un éventail finement orné de scènes bucoliques. Elles
étaient d’une beauté classique : une taille de guêpe, un teint de porcelaine, des yeux bleu azur, et des
cheveux blonds bouclés à l’anglaise. Seul un grain de beauté, que Géraldine portait sur la joue droite
et Geneviève sur la joue gauche, permettait de les distinguer.
Dès les premières semaines, elles s’étaient montrées fort aimables envers Jane même si celle-ci
devinait qu’il ne fallait pas les pousser dans leurs derniers retranchements. Or Miss Fairfield avait le
don d’irriter les âmes les plus charitables.
— Voilà ! annonça la couturière en mettant en place une ultime épingle. Regardez-vous dans la
glace et dites-moi si vous souhaitez quelques retouches. Je pourrais peut-être déplacer un peu de
dentelle, ou en supprimer…
Pauvre Mrs Sandeston ! Elle s’exprimait tel un condamné à mort à l’aube de son dernier jour :
avec nostalgie, comme si elle énonçait une dernière volonté un peu loufoque que sa cliente aurait
peut-être la grande bonté de lui accorder.
Jane s’avança vers le miroir pour juger de l’effet de sa tenue. Son visage s’illumina de joie. Elle
n’eut même pas à se forcer. Seigneur, cette robe était hideuse ! Jamais autant d’argent n’avait été
dépensé pour une telle horreur. Ravie, elle battit des cils. Le miroir lui renvoyait l’image de ce qu’elle
était : une brunette pulpeuse au regard de braise, à la fois coquette et mystérieuse.
— Qu’en pensez-vous, mesdemoiselles ? demanda-t-elle en se retournant. Faut-il ajouter un peu
de dentelle ?
À ses pieds, la malheureuse Mrs Sandeston étouffa une plainte.
Il y avait de quoi… La robe débordait déjà de froufrous et de dentelles diverses et variées. Le bas
du modèle était littéralement drapé de tulle bleu pâle d’un prix exorbitant. Le décolleté était ourlé
d’une fine dentelle duchesse commandée spécialement en Belgique, tandis que les manches
ruisselaient de dentelle de Chantilly noire. La robe elle-même était coupée dans une soie magnifique
dont le motif disparaissait, hélas, sous le flot des ornements.
En toute honnêteté, cette toilette était une abomination, le comble du mauvais goût. Jane l’adorait.
Quelle réussite ! Une amie digne de ce nom lui aurait conseillé d’ôter le surplus afin de mettre en
valeur la qualité du tissu.
— Elle manque un peu de dentelle, non ? fit remarquer Geneviève.
Seigneur ! songea la couturière. Il ne lui restait plus un centimètre carré de tissu…
— Que diriez-vous d’une ceinture ? suggéra Géraldine.
Cette amitié était bien étrange. Alors que les jumelles étaient réputées pour leur goût infaillible,
elles ne manquaient jamais une occasion de duper Jane. Mais elles procédaient si aimablement que
cela devenait presque un plaisir d’être l’objet de leurs moqueries.
Et comme Jane ne demandait qu’à choquer, elle se réjouissait de leurs efforts. Elles lui mentaient,
et elle leur rendait la pareille. Jane voulait être ridicule et, sur ce plan-là, elle s’y prenait à merveille.
Parfois, Jane se demandait ce qu’il se passerait si les sœurs Johnson jouaient la carte de la
franchise, si elles devenaient de véritables amies au lieu d’incarner d’exquises ennemies…
Géraldine observa la robe et hocha la tête.
— J’insiste. Il lui faut une ceinture en dentelle qui ajouterait une touche de maintien.
Mrs Sandeston étouffa un juron.
L’idée que les jumelles puissent un jour devenir de véritables amies effleurait à peine l’esprit de
Jane, qui considérait plutôt toutes les raisons qui les en empêcheraient.
— Que pensez-vous de la bande de dentelle de Malte que nous avons examinée tantôt ? s’enquit-
elle. La dentelle dorée ornée de rosaces ?
— Excellente idée ! s’exclama Géraldine.
Les deux sœurs échangèrent un regard entendu par-dessus leurs éventails. Un regard qui disait :
« Voyons un peu jusqu’où nous parviendrons à pousser l’héritière, aujourd’hui. »
— Miss Fairfield, implora Mrs Sandeston en joignant les mains. Je vous en prie ! N’oubliez pas
que l’on peut obtenir un effet bien plus élégant en utilisant moins d’ornements. La sobriété est parfois
préférable à l’excès…
Sa voix s’éteignit, mais elle afficha un regard éloquent.
— Comment voulez-vous que les gens sachent ce que vous avez à offrir ? intervint Geneviève.
Géraldine et moi n’avons que dix mille livres à dépenser chacune. Cela doit se voir sur nos toilettes.
— Hélas ! soupira Géraldine, les doigts crispés sur son éventail.
— Mais vous, Miss Fairfield, vous disposez d’une dot de cent mille livres… Vous devez faire en
sorte que les gens le sachent. Or rien ne dénote la richesse mieux que la dentelle.
— Et rien n’est plus éloquent qu’une cascade de dentelle, renchérit Géraldine.
Elles échangèrent de nouveau un regard entendu. Jane leur sourit.
— Merci, dit-elle. Que ferais-je sans vous ? Vous êtes si bonnes ! Vous me prodiguez tant de
précieux conseils… Je n’ai aucune idée de ce qui est à la mode, ni du message qu’envoie une toilette.
Sans vous, Dieu sait quelle bourde je commettrais ?
Mrs Sandeston étouffa un grommellement.
Cent mille livres. C’était l’une des raisons pour lesquelles Jane essuyait les réflexions cruelles de
deux ravissantes jeunes femmes persuadées qu’elle ajoutait foi à leurs propos. Elles se livraient à des
messes basses, derrière leurs éventails, puis regardaient dans sa direction en ricanant de la crédulité
de leur victime.
Jane n’en souffrait pas le moins du monde.
Peu lui importait qu’elles prétendent être ses amies tout en cherchant à la faire passer pour une
imbécile aux yeux de tous, qu’elles l’incitent à se ruiner en dentelles, en bijoux, en perles, uniquement
par jeu. Cela ne la dérangeait en rien d’être la risée de tout Cambridge.
N’était-ce pas précisément le résultat que Jane recherchait ? Elle leur sourit, comme si leurs
gloussements n’étaient que des marques d’amitié.
— Je choisis donc la dentelle de Malte, déclara-t-elle.
Cent mille livres. Il existait des fardeaux plus lourds à porter qu’une telle fortune.
— Il faudra porter cette robe mercredi prochain, suggéra Géraldine. Vous êtes invitée chez le
marquis de Bradenton, n’est-ce pas ? Nous avons insisté pour qu’il vous convie…
Elles agitèrent leurs éventails avec plus de vigueur. Jane afficha son plus beau sourire.
— Naturellement ! Je ne manquerais l’événement pour rien au monde.
— Il y aura un nouvel invité. Le fils d’un duc. Un fils illégitime, certes, mais le duc l’a reconnu.
C’est presque aussi prestigieux que d’être légitime.
Jane détestait qu’on lui présente des gentlemen. Le fils illégitime d’un duc était à ses yeux l’espèce
la plus dangereuse. Il aurait sans nul doute une haute opinion de lui-même et n’éprouverait que
mépris pour elle. Mais c’était précisément le genre d’homme à convoiter ses cent mille livres, quitte à
faire abstraction de l’excès de dentelle. Le genre d’homme prêt à s’accommoder de bien des défauts
pour empocher une dot aussi substantielle.
— Ah oui ? demanda-t-elle d’un ton détaché.
— Mr Oliver Marshall, précisa Geneviève. Je l’ai croisé dans la rue, il n’est pas…
Sa sœur lui donna un coup de coude. Aussitôt, elle se reprit :
— Disons qu’il est plutôt élégant… Ses lunettes sont très distinguées. Et ses cheveux… sont d’une
jolie couleur… cuivrée.
Jane imaginait sans mal ce monsieur. Sans doute avait-il une bedaine sanglée dans un gilet
ridicule et portait-il une montre à gousset. Il devait être à la fois fier de ses prérogatives et complexé
par ses origines.
— Il serait parfait pour vous, Jane, insista Géraldine. Avec nos pauvres dots, nous ne présenterons
pour lui aucun… intérêt.
— Je me demande ce que je ferais sans vous, répéta Jane, sincère. Si vous n’étiez pas là pour
veiller sur moi, je crois que…
Si elle n’avait pas déployé autant d’efforts pour être la risée de la bonne société, elle aurait
certainement plu à un homme… Mais c’était précisément la catastrophe qu’elle cherchait à éviter.
— Vous êtes des sœurs pour moi, reprit-elle, tout en songeant qu’elles ressemblaient plutôt à des
marâtres de contes de fées…
— Il en est de même pour nous, assura Géraldine en lui souriant.
Ces deux chipies n’étaient absolument pas dignes d’être ses sœurs. Quelle injure faite à Emily, sa
cadette ! Jane avait un sens de la famille si développé que, pour elle, elle n’hésitait pas à mentir, à
tricher, à porter des toilettes dégoulinantes de rubans et autres fanfreluches…
Cent mille livres n’étaient pas un fardeau très lourd à porter, pour une jeune femme, sauf quand
celle-ci devait absolument rester célibataire pour vivre auprès de sa sœur et la protéger de son tuteur.
Alors, cette fortune devenait un poids.
Outre cent mille, un autre nombre tourmentait Jane : quatre cent quatre-vingts, soit le nombre de
jours qui séparaient Emily de sa majorité. Alors, seulement, elle pourrait quitter le domicile de son
tuteur, qui tolérait Jane sous son toit à la condition qu’elle épouse le premier beau parti qui lui
demanderait sa main.
Dans quatre cent quatre-vingts jours, Jane pourrait cesser ce jeu de dupes… En attendant, elle
devait donner le change : chercher assidûment un époux, en évitant avec soin toute demande en
mariage… La seule solution était de jouer les écervelées, les extravagantes, afin de repousser les
prétendants éventuels.
Forte de la certitude d’être de nouveau ridicule, elle adressa aux jumelles Johnson son plus beau
sourire.

Quelques jours plus tard

En entrant dans la demeure du marquis de Bradenton, Oliver Marshall n’avait guère envie d’ôter
son manteau. Il sentait encore le vent glacial transpercer ses vêtements et le cuir de ses gants.
— Marshall ! lança son hôte d’un ton aimable. Quel plaisir de vous revoir…
Oliver ôta ses gants et son pardessus puis serra la main du marquis.
— Tout le plaisir est pour moi ! Cela faisait si longtemps.
Bradenton avait les mains glaciales, lui aussi. Ces dernières années, il avait pris du ventre et son
crâne s’était dégarni, mais il affichait toujours un sourire amical, quoiqu’un peu crispé.
Oliver réprima un frisson, espérant que les domestiques s’empresseraient d’alimenter le poêle à
charbon ou de raviver les feux de cheminée. Ces vieilles demeures étaient élégantes, mais difficiles à
chauffer, avec leurs hauts plafonds, leurs pièces immenses et leurs sols en marbre. Partout où il posait
les yeux, Oliver ne voyait que des miroirs, du métal et de la pierre.
L’atmosphère serait sans doute plus chaleureuse dès que d’autres invités feraient leur entrée. Pour
l’heure, il n’y avait que le marquis, Oliver, et de jeunes gens. Bradenton leur fit signe de s’avancer.
— Hapford, Whitting, je vous présente Oliver Marshall, un ancien camarade d’école. Marshall,
voici mon neveu, John Bloom, comte de Hapford depuis peu. (Le marquis désigna ensuite l’homme
qui se tenait à son côté.) Ainsi que George Whitting, mon autre neveu.
Il avait les cheveux clairs et arborait des favoris un peu trop fournis.
— Messieurs, je vous présente Oliver Marshall. Je l’ai invité à contribuer à votre formation.
Oliver inclina la tête.
— Je suis chargé de l’introduction de Hapford, expliqua Bradenton. Dès le mois prochain, il
siégera à la Chambre des lords. C’est assez inattendu, je l’avoue…
Sombrement vêtu, Hapford portait un brassard indiquant qu’il était en deuil. Voilà qui expliquait
peut-être l’atmosphère triste des lieux.
— Je vous présente mes condoléances, dit Oliver.
Le jeune comte se redressa et se tourna vers son oncle avant de rétorquer :
— Je vous remercie. J’ai l’intention de faire de mon mieux.
Ce regard, cette déférence… Voilà pourquoi le marquis avait convié Oliver. Ce n’était pas pour se
rappeler l’époque du pensionnat, à laquelle il n’était guère attaché. Le marquis était le genre d’homme
à prendre sous son aile les nouveaux membres du Parlement. Ensuite, il tissait des liens pour les
conserver en tant qu’alliés. Il en avait désormais tout un bataillon.
— J’aurais aimé avoir plus de temps pour te préparer, mais c’est impossible.
Il posa une main sur l’épaule de son neveu.
— Et Cambridge ne se prête pas à ce genre d’exercice. C’est un microcosme de la société. Tu
verras, le Parlement n’est guère différent.
— Un microcosme ?
Oliver en doutait. Il n’avait jamais croisé le moindre mineur ni le moindre ouvrier à Cambridge,
ce qui semblait échapper totalement à Bradenton.
— On y croise pas mal de moins-que-rien, reprit-il en regardant Oliver.
Celui-ci ne dit mot. Aux yeux du marquis, il n’était en effet pas grand-chose.
— Mais ces gens-là se débrouillent généralement seuls. C’est l’objectif d’une institution telle que
Cambridge. N’importe qui peut aspirer à faire ses études là-bas. En s’y prenant bien, les plus
ambitieux de ces petites gens deviennent des gens comme nous. Du moins cherchent-ils à intégrer nos
rangs avec une telle fougue que leur ambition dévorante les porte vers la gloire.
Autrefois, ce discours aurait ulcéré Oliver. Ces sous-entendus sournois lui rappelaient qu’il n’était
pas à sa place. Il lui était encore plus pénible d’entendre qu’il était tributaire de Bradenton au lieu
d’être une personne à part entière…
À l’âge de treize ans, il avait frappé ce même marquis pour avoir commis cette faute. À présent, il
comprenait. Bradenton lui rappelait un vieux fermier qui inspecte chaque jour ses terres pour vérifier
les clôtures, afin que nul ne les franchisse.
Oliver avait mis des années à apprendre la leçon. Mieux valait se taire et laisser les hommes tels
que lui vérifier leurs clôtures. Leur méfiance était vaine et, de toute façon, un jour viendrait peut-être
où il serait en position de racheter leurs terres.
Oliver tint donc sa langue et sourit.
— Ces dames ne vont pas tarder, déclara Bradenton. Si vous souhaitez commencer par un verre de
cognac…
Il désigna le salon d’un geste.
— Volontiers, déclara Whitting.
Le trio s’éloigna. Bradenton consacrait une pièce entière à la consommation d’alcool : sur les
tablettes étaient disposés des verres et un flacon rempli de liquide ambré. Ce petit salon étant exigu, il
y faisait plus chaud. Le marquis servit trois verres généreux.
— Vous allez en avoir besoin, annonça-t-il en servant ses neveux d’abord, puis Oliver.
— Merci, dit ce dernier. Je souhaitais vous entretenir à propos de février prochain. Le Reform Act
sera présenté à la prochaine session parlementaire…
Bradenton se mit à rire et vida son verre d’un trait.
— Non, non ! Nous n’allons pas discuter politique tout de suite, Marshall.
— Peut-être pourrons-nous en parler plus tard, alors. Demain, ou encore…
— Ou après-demain, ou le jour suivant, termina le marquis, une lueur espiègle dans le regard.
Nous devons enseigner à Hapford comment se comporter avant de lui apprendre quoi faire. Le
moment est mal choisi.
Tous ne semblaient pas de cet avis. Hapford avait levé la tête avec intérêt. Contrarié, il se détourna.
Oliver se garda d’insister.
— Comme vous voudrez, répondit-il simplement. Plus tard.
Il convenait de traiter Bradenton avec déférence. Oliver savait comment s’y prendre. Le marquis
était facile à manipuler tant qu’il avait l’illusion d’avoir la mainmise sur son interlocuteur.
Oliver laissa donc la conversation s’orienter vers des sujets plus anodins, leurs amis communs, la
santé du frère d’Oliver et de sa femme… Pendant quelques instants, ils donnèrent l’impression d’une
réunion intime et chaleureuse. Puis Bradenton se leva et s’approcha de la fenêtre.
— Finissez vos verres, ordonna-t-il. La première de ces dames vient d’arriver.
Whitting jeta un coup d’œil par la fenêtre et émit un grognement réprobateur.
— Oh non, seigneur ! Ne me dites pas que vous avez invité l’Héritière à plumes.
— Tu n’as qu’à t’en prendre à ton cousin, rétorqua Bradenton. Hapford souhaite passer quelques
minutes dans un coin tranquille avec sa fiancée. Pour une raison étrange, Miss Johnson insiste pour
qu’elle soit invitée.
— À propos, dit Hapford avec une dignité qui contrastait avec son visage poupin, je préférerais
que nous évitions de calomnier les amies de ma fiancée.
Whitting poussa un soupir et afficha un air grave, comme s’il venait d’écoper de trois ans de
travaux forcés.
— Quel rabat-joie, marmonna-t-il avant de s’approcher d’Oliver. Il faut que l’on vous
prévienne…
— À quel propos ?
Il se pencha vers lui pour murmurer sur le ton de la conspiration :
— À propos de l’Héritière à plumes.
— Tiendrait-elle sa fortune du commerce de duvet d’oie ?
— Non, répondit Whitting sans un regard. Elle provient à l’origine du transport maritime, si vous
tenez à le savoir. On la surnomme ainsi parce que se trouver en sa compagnie c’est comme se faire
étouffer par des centaines de plumes. Quel manque de goût vestimentaire !
Face à son air sérieux, Oliver secoua la tête.
— On ne peut étouffer quelqu’un avec des plumes, fit-il remarquer non sans ironie.
— Seriez-vous un expert ? Mais ce n’est pas tout ! C’est une véritable torture…, lança Whitting en
redressant la tête. Imaginez une femme qui ne profère que des sottises. Parfois, c’est à se demander si
la mort n’est pas préférable à sa compagnie…
— Vous êtes vraiment cruel, commenta Oliver, perplexe.
— Elle est encore pire que cela, assura Whitting.
— Ah, ah, dit Bradenton en levant un index. Préparez-vous, messieurs, elle arrive !
Il posa son verre. D’un signe, il invita ses neveux à le suivre dans le vestibule, tandis qu’Oliver
demeurait en retrait.
Oliver imaginait très bien la suite. Il n’avait que trop souvent subi des insultes à peine voilées. La
cruauté polie des membres de la haute société se mesurait non pas aux mots énoncés, mais à la
longueur de leurs silences.
Un domestique introduisit deux femmes. La première était drapée d’une cape de laine sombre
encore parsemée de flocons de neige. Un chaperon, de toute évidence. Elle ôta sa capuche, révélant
ses cheveux gris et ses lèvres pincées.
Quant à l’autre…
Si elle avait voulu proclamer à la face du monde qu’elle était une riche héritière, elle ne s’y serait
pas prise autrement. Elle ne ménageait pas ses efforts pour faire étalage de sa richesse avec sa cape
ourlée de fourrure blanche et ses gants en agneau bordés d’hermine. Lorsqu’elle dégrafa le fermoir
d’or de la cape, Oliver remarqua l’éclat de ses boucles d’oreilles en diamants.
Les trois hommes se précipitèrent à sa rencontre.
— Miss Fairfield ! s’exclama Bradenton d’un ton avenant, en s’inclinant.
— Monsieur le marquis…, retourna-t-elle.
Oliver s’approcha du petit groupe, mais s’arrêta net dès que la jeune femme ôta sa cape.
Éberlué, il la dévisagea. Elle aurait dû être belle, avec son regard de braise, ses cheveux relevés
en un chignon d’où s’échappaient quelques boucles soyeuses, ses lèvres purpurines qui esquissaient
un sourire. Sa silhouette, du moins ce qu’il en devinait, correspondait en tout point à ce qu’il
appréciait chez une femme, avec des courbes que même le plus déterminé des corsets ne parvenait pas
à dompter. En d’autres circonstances, il l’aurait admirée.
Hélas, sa toilette constituait un crime contre le bon goût. Sa robe était… hideuse, il n’y avait pas
d’autre terme pour la qualifier. Oliver réprima un frisson d’effroi.
Si la mode était à la dentelle, pour ourler les manches d’une robe, par exemple, Miss Fairfield en
était littéralement enveloppée. Elle ployait presque sous plusieurs couches de dentelles, comme si sa
couturière avait voulu exposer le stock d’une mercerie sur un seul et même modèle.
Une chose était sûre : l’objectif n’était pas d’embellir la jeune femme. Les autres invités
semblaient tout aussi pétrifiés par sa tenue.
— Miss Fairfield, répéta Bradenton, qui fut le premier à se remettre du choc.
— Oui, vous m’avez déjà saluée, répliqua l’intéressée d’une voix mélodieuse.
En fermant les yeux, Oliver aurait sans doute pu faire abstraction de…
Elle s’avança vers le marquis, qui recula de quelques pas. Oliver vit scintiller les énormes
diamants de ses boucles d’oreilles.
Une seule de ces pierres aurait suffi à acheter la ferme de ses parents, et bien plus…
— Grand merci pour votre invitation, déclara-t-elle en tendant sa cape.
Le laquais en livrée grise aurait dû la débarrasser, mais il était encore abasourdi par tant
d’opulence et de mauvais goût affichés.
Miss Fairfield ne parut pas s’en formaliser. Sans un regard en direction d’Oliver, elle lui tendit sa
cape. Il s’en saisit avant que Jane n’ait eu le temps de se rendre compte de sa bévue. Elle fit alors
volte-face et salua Hapford et Whitting d’un ton aimable. Oliver ne put s’empêcher de remarquer sa
nuque délicate caressée par quelques boucles de cheveux.
Elle lui avait remis sa cape… comme s’il était un domestique. Le laquais s’approcha enfin et le
soulagea de son fardeau en s’excusant, mais il était trop tard. Whitting afficha un sourire horrifié
qu’il n’avait pas réussi à réprimer. Cette femme était tellement insupportable qu’Oliver en eut presque
de la peine pour elle.
— Miss Fairfield ! lança Bradenton. Il y a ici un monsieur que je ne vous ai pas encore présenté !
— Vraiment ? fit la jeune femme en posant enfin les yeux sur Oliver. Seigneur ! Je ne vous avais
même pas vu…
C’était un mensonge. Elle l’avait vu, mais elle l’avait pris pour un domestique. Simple méprise, à
n’en pas douter.
— Miss Fairfield, déclara-t-il d’un ton posé. Enchanté…
— Je vous présente Mr Oliver Marshall, dit Bradenton.
Elle inclina la tête et le considéra d’un air pensif. Elle était indéniablement jolie, en dépit de sa
tenue extravagante. À condition d’apprécier les femmes au teint de porcelaine, ce qui était son cas…
Quand allait-elle prendre conscience de sa bévue ? Elle sembla réfléchir un instant, puis afficha
une expression soucieuse.
— Mais nous nous sommes déjà rencontrés, dit-elle.
Ce n’était pas la réaction à laquelle il s’attendait. Oliver demeura perplexe.
— J’en suis certaine, reprit la jeune femme. Vous me semblez familier. Vous avez quelque
chose… un je-ne-sais-quoi…
Miss Fairfield réfléchit encore puis secoua la tête.
— Non, conclut-elle tristement. Non, je dois faire erreur. Mais vous avez l’air si ordinaire, avec
ces cheveux, ces lunettes, que je vous ai pris pour un autre.
« Ordinaire ? »
Toute autre femme cherchant à l’injurier aurait souligné le terme pour être certaine d’être bien
comprise. Miss Fairfield n’en fit rien. Elle s’exprimait avec un naturel confondant.
— J’en suis désolé, dit-il en se redressant pour la dévisager froidement.
— Oh, ne vous excusez pas ! Vous n’êtes pas responsable de votre apparence ! Loin de moi l’idée
de vous en tenir rigueur.
Elle lui adressa un signe de tête digne d’une reine, puis fronça les sourcils.
— Je regrette, mais pourriez-vous me rappeler votre nom ?
— Oliver Marshall, répondit-il en s’inclinant, un peu tendu. Pour vous servir…
Ne prenez surtout pas cette expression au pied de la lettre, songea-t-il.
— Oliver… Ce prénom serait-il un hommage de vos parents à Oliver Cromwell ?
Son sourire n’avait rien d’authentique. Tout en elle sonnait faux.
— Non, mademoiselle.
— Vous ne portez donc pas le prénom de l’ancien protecteur du royaume d’Angleterre ? Il avait
pourtant de quoi inspirer vos parents. Il est de basse extraction, comme vous, n’est-ce pas ?
— Les raisons de ce choix n’ont rien de prestigieux, énonça-t-il avec difficulté. Je porte
simplement le prénom de mon grand-père maternel.
— Peut-être avait-il lui-même été baptisé ainsi…
— Non, l’interrompit Oliver. Aucun membre de ma famille ne mériterait un tel sort, je vous
l’assure.
Il eut l’impression fugace qu’elle esquissait un sourire, mais n’en eut pas la certitude. Un silence
pesant s’installa entre eux.
Un, deux, trois…
Quand il était petit, Oliver était tiraillé en permanence entre deux mondes, naviguant entre la haute
société guindée et l’univers populaire et chaleureux de ses parents. Ce genre de silence traduisait
invariablement un moment de gêne. Quel que soit leur degré de savoir-vivre, les hommes présents
préféraient taire leurs pensées pour ne pas risquer de commettre une erreur en prenant la parole. Dans
sa jeunesse, Oliver avait souvent suscité un tel mutisme lorsqu’il avouait qu’il avait passé l’été à
travailler dans les champs ou quand il évoquait le passé de boxeur de son père. En réalité, avant qu’il
n’assimile les règles du jeu, chacune de ses prises de parole était ponctuée d’un silence gêné.
S’il se voulait avant tout poli, ce silence pouvait se révéler redoutable. Oliver ne le savait que trop
bien, hélas. Il se tourna vers Jane Fairfield.
Quatre, cinq, six…
Elle souriait d’un air détaché comme si elle n’avait même pas remarqué la tension qui régnait
dans la pièce.
— Qui d’autre se joindra à nous, ce soir ? s’enquit-elle. Cadford ? Willton ?
— Euh… Pas Willton…, bredouilla Hapford. Il est… indisposé.
— Serait-ce un de ces… comment appelle-t-on ces raisons que l’on invoque parfois pour éviter
de dire la vérité ?
Jane secoua la tête, agitant ses boucles d’oreilles en diamants.
— J’ai le mot sur le bout de la langue… C’est un…
Soudain, elle redressa la tête, comme si elle venait d’avoir une révélation.
— Un euphémisme ! s’exclama-t-elle en claquant des doigts. Dites-moi, Willton a-t-il vraiment du
mal à se remettre de la soirée d’hier ?
Les autres échangèrent un regard embarrassé.
— Bon…, lança Hapford, Miss Fairfield, si vous voulez bien vous donner la peine…
Il l’entraîna au loin.
— Quel dommage, commenta Whitting. Hapford n’était pas le dernier à se gausser d’elle, jusqu’à
ce que Miss Johnson le lui interdise. Depuis qu’il est épris, il est triste à mourir.
Oliver n’aimait pas se moquer des autres derrière leur dos, un comportement qu’il jugeait lâche et
cruel, car il savait d’expérience que les victimes s’en rendaient compte.
Pauvre Miss Fairfield ! Elle n’avait aucune conversation, ses tenues étaient un affront au bon
goût… Ces chacals allaient la réduire en pièces, et il serait contraint d’assister au massacre.
Chapitre 2

Le souper se révéla plus éprouvant qu’Oliver ne le craignait.


Miss Fairfield parlait trop fort. Et que dire de ses propos…
Elle interrogea Whitting sur ses études. Lorsqu’il fit une boutade potache sur sa préférence pour
l’étude des fluides, elle le regarda fixement, les yeux écarquillés :
— Comme c’est étonnant ! Je n’aurais jamais cru que vous auriez les capacités intellectuelles
nécessaires pour comprendre la physique !
Whitting n’en crut pas ses oreilles.
— Venez-vous de… ?
Un gentleman n’aurait pas osé demander à une femme si elle venait de le traiter délibérément
d’abruti. Whitting se ressaisit et poursuivit :
— Je… Je n’ai guère l’esprit scientifique nécessaire pour l’étude de la physique, je l’avoue…
Quant à mes capacités intellectuelles… Sans doute vous ai-je mal comprise, ajouta-t-il avec un
sourire forcé.
Dans sa rhétorique toute en euphémismes et en politesse de façade, « Sans doute vous ai-je mal
comprise » signifiait : « Tenez votre langue », l’une des pires insultes. Gêné, Oliver détourna les
yeux.
L’intéressée n’en fut pas troublée le moins du monde.
— Vous m’avez mal comprise ? répéta-t-elle avec sollicitude. J’en suis navrée… J’aurais dû
comprendre que ma phrase était trop complexe pour vous.
Elle se pencha vers lui et haussa le ton, tout en ralentissant son débit, comme si elle s’adressait à
quelque vieillard sénile :
— Je voulais dire que je ne vous croyais pas intelligent ! Or il faut l’être pour comprendre
l’univers de la physique !
Whitting s’empourpra.
— Mais… C’est…
— Je me trompe peut-être, ajouta-t-elle. Appréciez-vous vraiment l’étude de la physique ?
— Eh bien, non, mais…
Elle lui tapota la main pour le réconforter.
— Ne vous inquiétez pas. Tout le monde ne peut être un génie. Vous compensez vos lacunes
intellectuelles par une grande gentillesse.
Réduit au silence, Whitting se cala au fond de sa chaise.
De la part d’une autre femme, une telle injure aurait été impardonnable. Si Miss Fairfield avait
donné la moindre impression que cette cruauté était délibérée, la haute société l’aurait rejetée sans
autre forme de procès. En tapotant la main de Whitting pour le consoler d’être stupide, Jane semblait
avoir sincèrement de la peine pour lui…
Fidèle à elle-même, elle demanda à Hapford s’il comptait prendre des cours d’élocution.
Lorsqu’il lui répondit par la négative, elle s’empressa de lui assurer que nul n’oserait lui reprocher
sa voix fluette.
— Le jus de citron fait des merveilles pour effacer les taches de rousseur, déclara-t-elle ensuite à
Oliver. Y avez-vous songé ?
— Figurez-vous que ma tante m’a donné le même conseil, murmura-t-il. Non, je n’ai pas encore
essayé.
— Je le vois bien, reprit-elle. Oh, je suis vraiment insensible ! J’imagine qu’il n’est pas aisé de se
procurer des citrons, dans votre situation…
Oliver se garda de lui demander dans quelle situation elle le croyait.
Continuant sur sa lancée, elle complimenta le marquis de Bradenton sur la coupe de sa veste, lui
assurant que ses épaules tombantes ne se voyaient presque plus.
Le malheureux ne put que bredouiller quelques mots avant de se détourner.
— Allons, ne soyez pas gêné ! lui dit-elle en posant sa serviette. L’art de la conversation n’est pas
à la portée de tout le monde. Il faut avoir de l’esprit pour trouver une repartie !
Ulcéré, Bradenton pinça les lèvres.
— De plus, vous êtes marquis. Vous avez peut-être des difficultés de compréhension… Enfin, nul
ne s’en rendra compte tant que vous ferez valoir votre titre.
Laissant Bradenton fulminer, Jane s’adressa de nouveau à Oliver.
— Mr Cromwell, comment occupez-vous vos journées ? Vous êtes… comptable, si je ne m’abuse.
La vérité était bien plus complexe. À quoi bon s’expliquer ? Si elle le confondait avec Oliver
Cromwell, un personnage mort depuis plus de deux siècles, elle ne pouvait se soucier des détails de
son existence.
— J’ai étudié le droit à Cambridge, répondit-il enfin. N’ayant pas besoin d’exercer, je…
— Seriez-vous un genre de notaire ? Peut-être pourriez-vous m’expliquer en quoi un notaire
diffère d’un comptable ? J’ai toujours cru qu’ils étaient de la même veine.
Oliver maîtrisa son agacement.
— Un notaire…
— Parce que le mien ne fait rien de plus que m’envoyer des comptes, poursuivit la jeune femme
d’un air innocent. Que faites-vous, à part envoyer des comptes, Mr Cromwell ?
Face au sérieux de Miss Fairfield, Oliver rendit les armes. Comment expliquer les fondements de
la vie en société à une personne imperméable à la réalité ? De plus, il craignait de l’insulter.
— Vous avez saisi le principe, déclara-t-il poliment.
Il détourna les yeux. Hélas, la jeune femme dut remarquer sa moue, car elle attaqua de nouveau :
— Oh, pauvre Mr Cromwell ! Seriez-vous souffrant ?
De peur d’être discourtois en l’ignorant, il se prépara au pire, même si Jane se souciait
sincèrement de son bien-être.
— Ce gémissement, cette grimace… Vous me rappelez notre jardinier, qui souffre d’un lumbago.
Je connais un cataplasme très efficace. En voulez-vous la formule ?
— Il ne s’agit pas d’un lumbago, répliqua-t-il un peu sèchement.
— C’est ce que prétend notre jardinier, alors que mon cataplasme lui fait un bien fou. Permettez-
moi de vous en envoyer la recette, Mr Cromwell. Vous me semblez bien jeune, pour un lumbago…
En tant qu’employé de bureau, vous êtes sans doute exposé à ces désagréments…
Oliver eut envie de lui rétorquer que son père ne souffrait pas du dos malgré des années passées
dans les champs. Peut-être valait-il mieux rire face à tant de sottise ? Il se refusait toutefois à mettre la
jeune femme dans l’embarras.
— Dans ce cas, envoyez-moi cette recette à mon adresse en ville : Oliver Cromwell, Tour de
Londres, Angleterre.
Cette note d’humour déstabilisa Jane, qui se ressaisit aussitôt :
— Allons ! Correspondre avec un monsieur ne serait pas convenable. Je crois que je vais
m’abstenir…
Bradenton et ses neveux n’avaient pas menti : la compagnie de Miss Fairfield était un supplice, en
dépit de ses bonnes intentions manifestes. Avec sa dot substantielle, elle ne pouvait espérer qu’un
prétendant dans le besoin… et sourd, de préférence.
À l’issue du repas, les messieurs se retirèrent dans la bibliothèque pour fumer le cigare et jouir
d’un moment de répit.
— N’est-elle pas épouvantable ? déclara Whitting à Oliver.
— Allons ! le gronda Bradenton en secouant la tête, il n’est pas très galant d’insulter une dame…
— En effet, renchérit Hapford.
Whitting voulut protester, mais il croisa le sourire narquois de son oncle.
— Si nous ne pouvions pas nous moquer d’elle, ce ne serait pas drôle, déclara-t-il.
Hapford soupira, mais Oliver s’abstint de tout commentaire. La malheureuse n’y pouvait rien, si
elle était infréquentable.
À une époque, c’était lui qui commettait les pires bévues, affirmant par exemple à des aristocrates
qu’ils n’étaient respectés que grâce à leur titre, la pire insulte que l’on puisse assener à un marquis.
— Dieu qu’elle est agaçante ! Sa présence me donne de l’urticaire, reprit Whitting.
Oliver avait trop souffert du mépris des autres pour infliger le même sort à Jane Fairfield. Il se
servit un verre de cognac et resta en retrait, près de la fenêtre, sans prêter attention aux railleries de
ses camarades, même lorsque le marquis s’adressait à lui.
Ce fut presque avec soulagement qu’il rejoignit les dames.
Malheureusement, la situation alla de mal en pis. Après chaque réflexion de Miss Fairfield,
Whitting lui adressait un regard entendu, s’attendant à ce qu’il partage leur dérision. À tour de rôle,
ils prirent un malin plaisir à provoquer la jeune femme.
Un buffet proposait une sélection de petits-fours. Oliver en disposa plusieurs sur une assiette, puis
il s’éloigna vers la fenêtre dans l’espoir de s’isoler.
— Mr Cromwell ! lança Miss Fairfield en le rejoignant.
Il lui adressa un signe de tête. Aussitôt, elle déversa sur lui un flot de paroles. Elle avait une
intonation agréable et chantante, un rire cristallin… à condition de faire abstraction du fond de son
discours.
Sans cesser de l’appeler Cromwell, elle s’apitoya sur la difficulté d’être comptable et réitéra par
trois fois qu’elle respectait les malheureux contraints de gagner leur vie. Sachant désormais à quoi
s’en tenir, Oliver s’arma de patience.
Sans crier gare, Jane lui chaparda un petit-four. Inconsciente de son inconvenance, elle se mit à
agiter la délicate pâtisserie en babillant avec animation.
Son geste n’avait échappé à personne.
Derrière elle, les invités riaient sous cape. Whitting fit une remarque sur les cochons prêts à se
nourrir dans n’importe quelle auge. Oliver dut se maîtriser pour ne pas s’exposer à son tour aux
moqueries.
— Vous devez être doué en calcul, reprit Jane. C’est un talent très utile. Vous n’aurez guère de mal
à trouver un employeur.
Elle prit un autre gâteau.
— Je m’étonne qu’elle n’ait pas trouvé suffisamment de dentelle pour s’en envelopper tout
entière, persifla Whitting assez fort pour qu’elle l’entende.
Elle ne sourcilla pas.
Oliver comprit qu’elle finirait par triompher à force de patience. Non pas parce qu’elle était
insupportable, car ses bonnes intentions rachetaient en partie son manque d’éducation, mais parce
qu’il était incapable d’endurer ce qu’il entendait pendant qu’il se tenait à son côté.
Vingt ans plus tôt, à la ferme, deux garçons avaient traité sa jeune sœur Laura de grosse vache. Ils
l’avaient suivie jusqu’à la maison en meuglant. À l’époque, Oliver résolvait n’importe quel problème
grâce à ses poings.
Si Miss Fairfield n’était pas sa sœur, elle était peut-être celle de quelqu’un qui n’apprécierait pas
ce triste spectacle.
Oliver était venu dans l’espoir de parler au marquis du Reform Act, pas pour être témoin des
quolibets d’une poignée d’arrogants.
Il resta donc silencieux et, quand elle tendit la main pour prendre un autre gâteau, il lui offrit toute
l’assiette.
Étonnée, elle le dévisagea. Oliver parvint presque à faire abstraction de sa robe et à la trouver
ravissante, avec son regard pétillant et son teint de porcelaine.
— Je vous réservais justement cette assiette… Si vous voulez bien m’excuser, je dois…
m’entretenir avec quelqu’un.
À ces mots, il s’inclina légèrement et s’éloigna.
— Quelle mouche a piqué Marshall ? entendit-il Whitting demander.
C’était très simple : il n’aimait pas se moquer d’autrui. La victime de leurs plaisanteries lui
rappelait cruellement le jeune homme qu’il avait été. En dépit du chemin parcouru, ces souvenirs
restaient gravés dans sa mémoire.

Jane referma la porte de la chambre de sa sœur et poussa un soupir. Dieu que cette comédie était
épuisante ! Elle posa sa cape sur une chaise et tenta de se détendre pour redevenir elle-même, avec ses
sentiments et ses désirs, au lieu de ce simulacre de nigaude infréquentable.
D’autant que la raison de cette farce était assise sur son lit, en chemise de nuit :
— Alors ? demanda Emily. Comment s’est déroulée la soirée ?
Jane afficha enfin un sourire sincère.
Elles ne se ressemblaient guère : si Emily avait des cheveux blonds cascadant en boucles sur ses
épaules, des traits fins et réguliers, les sourcils arqués sur de longs cils soyeux, Jane n’avait rien de
délicat, sans toutefois être quelconque. Avec ses rondeurs, elle ne manquait pas de charme.
En présence de sa cadette, elle avait néanmoins l’impression d’être un cheval de trait que l’on
regardait passer dans la rue en s’émerveillant de sa robustesse.
Chacune tenait de son père, sans doute… Ce qui constituait une partie du problème de Jane.
— Quelle impression as-tu faite à ce nouveau monsieur ? insista Emily.
Certains attribuaient son énergie à l’enthousiasme de la jeunesse. Il est vrai qu’elle ne tenait pas en
place, surtout ces derniers temps.
Jane réfléchit un instant avant de répondre à sa question :
— Il est grand, au moins.
Oliver dépassait Jane de quelques centimètres, ce qui était déjà remarquable.
— Et spirituel… Dieu merci, j’en suis venue à bout.
Cette victoire avait un goût amer. Marshall avait déployé tant d’efforts pour se montrer aimable
envers elle et son argent…
— Comment as-tu fait ?
— J’ai dû me résoudre à picorer dans son assiette, avoua Jane.
— C’est adorable ! Tu as utilisé mon astuce, commenta Emily avec un sourire radieux. Je croyais
que tu la gardais en réserve. Je vais devoir trouver une nouvelle stratégie de défense.
— Je la gardais effectivement en réserve, admit Jane, mais Marshall persistait dans sa gentillesse.
Il était drôle, de surcroît. Si je l’avais laissé parler plus longtemps, il m’aurait fait rire. Il fallait lui
porter l’estocade avant que le pire ne se produise.
Il avait affiché une expression des plus étranges, à la fois solennelle et maussade, comme s’il
cherchait désespérément à apprécier Jane et était contrarié par son échec. Était-il capable de
goujaterie ? De plus, les verres de ses lunettes dissimulaient en partie ses yeux clairs.
— Il va falloir trouver une nouvelle arme à fourbir, déclara Emily.
Jane ne se sentirait en sécurité que lorsque Marshall poufferait avec les autres à ses dépens. Il était
si patient qu’elle en venait presque à regretter ses rebuffades. Elle ne lui avait pourtant donné aucune
raison d’être aimable… à part les cent mille raisons qui motivaient tout homme qui l’abordait. Elle
chassa son image de son esprit.
— J’ai quelque chose pour toi, annonça-t-elle en glissant une main dans sa poche.
— Oh ! s’exclama Emily, ravie. Cela faisait si longtemps que j’attendais la suite !
— Je l’ai acheté cet après-midi, mais oncle Titus a refusé que je te dérange pendant ta sieste…
— Merci, merci ! Je t’adore !
La jeune fille caressa la couverture du livre avec un soupir d’aise.
— J’espère que Mrs Blickstall n’a pas posé trop de difficultés…
Jane avait conclu un accord avec le chaperon que leur oncle avait engagé. Mais n’était-ce pas
l’héritage de Jane qui réglait son salaire ? Moyennant une petite augmentation, Mrs Blickstall était
disposée à fermer les yeux sur les activités de contrebande de Jane.
Elle procurait à sa cadette des romans qu’elle ne cautionnait pas.
— Mrs Larriger en terre Victoria, lut Jane. Vraiment, Emily… Où diable se trouve la terre
Victoria ?
L’air rêveur, la jeune fille serra son ouvrage contre son cœur.
— C’est une terre de glace et de neige située au pôle Sud. À la fin du dernier volume,
Mrs Larriger est enlevée par des chasseurs de baleines portugais qui réclament une rançon.
Heureusement, elle les persuade de la libérer. Furieux, le capitaine l’abandonne en terre Victoria.
— Je vois, déclara Jane, perplexe.
— Cela fait deux mois que je brûle de découvrir ce qu’il lui est arrivé !
— J’ignorais que la terre Victoria était habitée, avoua Jane. Un pays sans terres à cultiver
constitue un environnement hostile pour l’être humain.
— Il y a des pingouins, des phoques et Dieu sait quoi d’autre encore ! N’oublie pas qu’il s’agit de
Mrs Larriger ! Elle a échappé à une exécution en Russie en prouvant son innocence dans le meurtre
du loup apprivoisé de la tsarine. Elle est venue à bout d’une révolte armée aux Indes, elle a déjoué les
armées du Japon et de la Chine, avant d’être capturée par les chasseurs de baleines…
— Cette femme est la cible de tant de bourreaux potentiels de par le monde… Ils ne peuvent pas
tous se fourvoyer.
Emily se mit à rire.
— Si tu ne l’aimes pas, c’est parce qu’elle te ressemble trop.
— Moi ? Je ressemble à une femme de cinquante-huit ans ? rétorqua Jane, les mains sur les
hanches, feignant la colère.
— Non, répondit Emily, espiègle. En revanche, tu es autoritaire et contrariante.
— Pas du tout !
— Hum…
Emily huma le parfum si particulier du livre neuf. La manche de sa chemise de nuit remonta le
long de son bras, exposant deux cicatrices circulaires.
— Autoritaire ou pas, je trouve que ce récit est un tissu de sottises, reprit Jane, soudain contrariée.
Jamais elle ne pardonnerait à Titus d’avoir infligé ces blessures à sa sœur. Emily ne fit aucun
commentaire sur son changement d’humeur.
— Rien ne sent aussi bon qu’un livre qui sort de l’imprimerie. Sache que ces romans sont
instructifs car ils me permettent de découvrir des pays étrangers.
Les souffrances d’Emily ne la dispensaient en rien des taquineries bienveillantes de son aînée, qui
lui donna un coup de coude.
— Il ne s’agit que de fiction, j’espère que tu en es consciente ! Chaque volume est sans doute
rédigé par un auteur différent, qui ne s’est sans doute jamais aventuré hors de la capitale. Les Russes,
les Chinois et les Japonais seraient fort contrariés d’apprendre ce que ta Mrs Larriger raconte à leur
sujet.
— Certes, mais…
La porte de la chambre s’ouvrit, coupant court à leur débat. Emily cacha vivement le livre
derrière son dos. Jane se posta devant sa sœur. Trop tard…
Titus Fairfield les observa tour à tour puis secoua tristement la tête.
— Allons, les filles…
Bedonnant et joufflu, l’oncle Titus s’exprimait d’une voix grave et affichait une expression
courroucée qu’il cultivait avec soin pour impressionner son monde.
— Je ne suis pas dupe, déclara-t-il.
— Oncle Titus ! s’exclama Emily. Quel plaisir de vous voir !
Sans se laisser distraire, il tendit la main. Emily réprima un soupir et, lentement, se leva. Son
oncle s’empara aussitôt du livre.
— C’est un récit d’une grande moralité à propos…
— Mrs Larriger en… en terre Victoria ! tonna-t-il avec dédain. Jane, ma chère, que t’ai-je répété
mille fois sur les lectures néfastes de ta cadette ?
Jane aurait apprécié qu’Emily renonce à Mrs Larriger et ses exploits improbables. Il n’aurait pas
fallu grand-chose pour la distraire : la laisser sortir de la maison, ne serait-ce que dix minutes.
Elle avait si souvent essayé de le convaincre.
— Oh, mon oncle, gémit Emily, c’est un récit instructif truffé de références géographiques.
— Ce n’est qu’un roman.
Emily n’en démordait pas :
— Une histoire vraie, sous couvert de fiction afin de protéger l’identité des innocents !
Titus Fairfield se mit à feuilleter l’ouvrage en lisant à voix haute :
— « Ayant convaincu les phoques de tracter mon radeau et de me pêcher du poisson, il ne me
restait plus qu’à dresser les pingouins… »
Il leva les yeux vers ses nièces.
— « Une histoire vraie sous couvert de fiction » ? railla-t-il.
Même Titus n’était pas à ce point crédule. Emily se boucha les oreilles.
— Ne me révélez pas la suite ! Vous allez gâcher mon plaisir.
— Si cela peut te ramener à la raison… Tu m’as désobéi et tu devras en subir les conséquences.
Puisque tu ne veux pas connaître la fin de l’histoire…
Il tourna les pages et lut :
— Chapitre vingt-sept. « Après que les requins sont venus… »
La jeune fille se mit aussitôt à chantonner pour couvrir la voix de son oncle. La mine renfrognée,
il s’interrompit et referma le livre.
— Emily, ma chère, qui t’a appris à mentir ? À défier l’autorité de tes aînés ? À couper la parole à
ton tuteur ?
Vous, songea Jane. Par pure nécessité.
Leur oncle ne l’entendait pas de cette oreille. Il se tourna vers Jane d’un air qui n’avait rien
d’accusateur. Il affichait simplement une expression pathétique.
— Allons, Emily, reprit-il en lui tapotant l’épaule. Je sais que tu es honnête et je connais ta
profonde affection pour ta sœur.
En réalité, Titus n’avait jamais accordé la moindre attention à ses nièces.
— C’est bien naturel, reprit-il, comme si Jane ne se trouvait pas dans la pièce. Tu dois te rendre
compte qu’elle manque de… moralité.
Jane se refusa à réagir. À quoi bon s’insurger ? Tout éclat ne ferait que renforcer l’impression
négative du vieil homme.
— Je n’apprécie pas vos propos, déclara Emily. Ce que vous dites n’est pas vrai !
— Je comprends, assura leur oncle d’un ton las. Je ne te demande pas de détester ta sœur, loin de
moi cette pensée. Cela ne te ressemblerait pas.
Emily ne tolérait pas la moindre insulte à l’encontre de son aînée.
Ne dis rien, songea Jane. Contente-toi de hocher la tête et de le laisser poursuivre sans discuter.
— Vous vous trompez ! fulmina la jeune fille.
— Tu te laisses emporter par tes émotions, dit Titus en glissant le roman dans sa poche. Et je crois
deviner qui en est responsable… Si tu cherches un peu de lecture, mon bureau ne manque pas
d’ouvrages intéressants. Il te suffit de demander.
Emily regarda son oncle dans les yeux.
— Votre bureau ? Mais il ne contient que de vieux traités de droit !
— Des ouvrages très instructifs, affirma Titus.
— Lequel me conseillez-vous ? Le code de la propriété ? Ce doit être palpitant ! J’espère que vous
possédez un exemplaire du code de la famille ?
Jane lui fit signe de se taire, mais Emily n’en avait pas terminé :
— De toute façon, je les ai lus. Je suis prisonnière dans cette chambre, vous m’interdisez toute
fréquentation… Je n’ai même pas accès à des récits décrivant de vraies personnes.
Ou des êtres fictifs, songea Jane.
— Tu exagères ! gronda son oncle. Tu vas à la messe, et Mrs Blickstall t’emmène en promenade
chaque matin. Quelle mouche t’a donc piquée ? Tu n’as pas coutume de t’emporter de la sorte. Te
serait-il arrivé… quelque chose, aujourd’hui ?
— Eh bien… oui. D’abord, je me suis réveillée.
Titus fronça les sourcils.
— Allons, ma chère enfant, ne fais pas semblant de ne pas comprendre !
— Que vouliez-vous dire, au juste ?
— Aurais-tu… eu la malchance… d’être victime d’une…
— J’ai eu une crise, oui ! l’interrompit Emily, visiblement tendue.
Titus afficha un air inquiet.
— Ma pauvre petite, dit-il en posant une main sur son bras. Pas étonnant que tu sois agitée. Tu
devrais dormir un peu.
— Mais Jane ne m’a pas encore raconté sa soirée !
Titus leva les yeux vers Jane, qui ne parvenait pas à le haïr. Ses bonnes intentions, ses idées
reçues, sa détermination insensée à vouloir guérir sa sœur… Ce n’était pas un homme malveillant : il
était simplement fatigué et stupide.
— Emily, soupira-t-il. Il faut dire à ta sœur…
— Comment voulez-vous que je lui fasse entendre raison si vous ne m’autorisez jamais à parler
avec elle ?
— Très bien, concéda son oncle. Conversez encore un moment. Mais rappelle-lui qu’elle doit se
marier, je t’en conjure ! Ce serait préférable pour nous tous.
Titus voulait que Jane disparaisse de sa vie. La jeune femme en était en partie responsable, avec
ses choix pour le moins controversés. Comment s’étonner qu’il l’accuse d’avoir une influence
néfaste sur sa cadette ? Il savait qu’elle n’était pas vraiment la fille de son père, un péché
impardonnable, à ses yeux. Mieux valait qu’elle consacre toute son énergie à assurer l’avenir de sa
sœur.
— C’est promis, mon oncle, déclara Emily.
— Tu es une inspiration pour nous tous, chère enfant, conclut Titus avant de quitter la pièce, un
sourire triste au coin des lèvres.
Emily attendit qu’il se fût éloigné dans le couloir pour laisser libre cours à sa colère.
— Je le déteste ! lança-t-elle en martelant son oreiller de ses poings. Je hais sa tête d’enterrement
et ses gros yeux. Je le hais !
— Je sais…, murmura Jane en la prenant dans ses bras.
— Toi, au moins, tu as le droit de sortir. J’ai dix-neuf ans et il ne me laisse jamais aller nulle
part ! Il a peur qu’il m’arrive « quelque chose », comme il dit à propos de mes crises. Comment peut-
il croire que je me porte mieux à dépérir dans cette chambre comme une princesse de conte de fées,
avec pour seules lectures des traités de philosophie et des ouvrages de droit ?
Jane avait renoncé à comprendre les motivations de son oncle. En dépit de ses bonnes intentions,
il n’avait pas souhaité être le tuteur de deux nièces dont l’une n’était même pas de son sang et l’autre
souffrait de crises inexplicables.
Jane soupira et serra Emily dans ses bras :
— Plus que quinze mois à tenir. Quand tu auras vingt et un ans, tu seras libre. Nous pourrons
partir d’ici et vivre grâce à mon héritage. Je te promets que tu pourras lire tous les romans que tu
voudras, aller au bal. Nul n’osera t’en empêcher.
— Je voulais tellement savoir comment Mrs Larriger s’échappait de la terre Victoria, gémit
Emily avec une moue boudeuse.
Estimant que la jeune fille avait assez souffert pour cette soirée, Jane sortit de sa poche un second
ouvrage.
— Comme Titus les trouve chaque fois, j’en ai acheté deux exemplaires.
Emily étouffa un cri de joie.
— Je t’adore ! s’exclama-t-elle en caressant la couverture du livre. Je me demande ce que je ferais
sans toi…
Jane se posait la même question. Emily n’avait guère besoin d’un tuteur. Il lui fallait surtout
quelqu’un qui empêche Titus de la couper du monde, qui repousse les charlatans, qui l’aide à
surmonter sa rage, qui lui donne un but dans la vie. Elle-même ne pouvait que lui fournir des romans
un peu stupides…
— Oncle Titus ne serait pas d’accord, dit Jane. Tu es censée m’encourager à chercher un mari.
— Jamais de la vie ! rétorqua Emily. Je ne veux pas que tu me quittes…
Étant le fruit du péché de sa mère, Jane était contrariante, grossière, bien trop spontanée, du moins
d’après son oncle. Un véritable poison dans sa maison, où il ne tolérait sa présence que par devoir
envers son défunt frère.
Était-ce donc à cela qu’elle se résumait ? Une épine dans le pied de Titus ? Il n’avait aucune
obligation légale de l’accueillir sous son toit. Dès qu’un homme respectable demanderait sa main, il
pourrait la chasser de chez lui, la conscience tranquille.
Jane songea au regard dur du marquis de Bradenton et aux sourires doucereux des jumelles
Dawson. Elle revit également l’expression d’Oliver Marshall lorsqu’elle avait chapardé des petits-
fours sur son assiette. Un tel niveau d’insolence exigeait d’elle des efforts surhumains. Malgré sa
lassitude, elle esquissa un sourire.
— Ne t’inquiète pas, je ne me marierai jamais.
N’avait-elle pas réussi l’exploit de repousser l’honorable Mr Marshall ?
Chapitre 3

Bien après le départ des dames, les messieurs s’étaient attardés au salon. Bradenton avait convié
Oliver, qui espérait avoir enfin l’occasion de s’entretenir avec lui.
Hélas, le marquis avait pris un flacon de cognac et s’était installé en compagnie de son neveu.
— Sois vigilant, Whitting. Ton tour viendra bien assez vite.
Il était fascinant de le voir transformer un garçon d’à peine vingt et un ans en homme politique.
Mentor attentif et pédagogue, le marquis avait longuement interrogé Hapford.
— Bien, avait-il déclaré ensuite. Ce n’est pas trop mal. Tu sais écouter et t’attarder sur les détails
pertinents. Tu seras la fierté de ta famille.
Hapford baissa la tête et rougit légèrement.
— Je ferai de mon mieux…
Le regard du marquis se porta sur Oliver et passa de l’indulgence à un sentiment bien plus
complexe.
— Dis-moi, que penses-tu de Mr Marshall ?
Visiblement gêné, Hapford se tourna vers Oliver.
— Je… eh bien…, bredouilla-t-il.
— Je sais. Je t’oblige à parler en sa présence. Mais nous sommes de vieilles connaissances, et il a
un service à me demander. Il ne verra donc aucun inconvénient à ce que tu t’exprimes franchement.
N’est-ce pas, Marshall ?
— Absolument, acquiesça l’intéressé en hochant la tête.
— Très bien, déclara Hapford en respirant profondément. D’après mes observations, Mr Marshall
est…
— Ah, ah ! l’interrompit le marquis. Tu me prends au mot, je vois…
— N’aurais-je pas dû ? s’enquit le jeune homme, désarçonné.
— Ne prends jamais personne au mot. Ni moi ni Marshall. (Il sourit et tapota l’épaule de son
neveu.) Tu es très bon élève. Passons à la vitesse supérieure. Marshall, veuillez expliquer à mon neveu
pourquoi vous avez abondé dans mon sens.
— J’aimerais savoir où vous voulez en venir, l’interrogea Oliver.
— Dites-lui donc pourquoi je me suis exprimé de la sorte en votre présence.
Oliver hésita. Bradenton voulait-il vraiment qu’il s’explique à voix haute ? Le marquis
l’encouragea d’un geste.
— Pour lui montrer que vous pouviez m’inciter à faire ce que vous vouliez, que vous aviez la
mainmise sur moi.
— Précisément, concéda Bradenton. Tu vois, Hapford ? Nous autres avons le pouvoir et la
connaissance. Ces avantages, nous pouvons les négocier. Un petit pouvoir procure des faveurs de
moindre importance, et un grand pouvoir… eh bien… (Il haussa les épaules.) D’après toi, que peut
bien convoiter notre ami Marshall ?
— Votre soutien sur la question de l’élargissement de la base électorale, répondit vivement son
neveu. Et je voulais lui demander…
— Plus tard. Que désire-t-il d’autre ?
— Il veut… (Hapford se mordit la lèvre inférieure.) Il veut bénéficier de votre influence. Vous
êtes un homme puissant et votre soutien lui rapporterait d’autres alliés.
— Bien vu. À présent, voyons si tu as bien compris. Que veut Mr Marshall, également ?
Il s’adossa plus confortablement sur son siège et attendit. Le silence s’éternisa. Hapford observa
Oliver d’un regard perçant, puis il secoua la tête.
— Mets-toi à sa place, lui conseilla son oncle. Tu as grandi dans une ferme et tes parents ont tiré
le diable par la queue pour t’envoyer à Eton, puis à Cambridge. Ta naissance te situe dans un certain
milieu, mais tu as des attaches dans une classe supérieure. Dans ces conditions, Hapford, que
convoites-tu ?
Tels étaient les conseils dont étaient abreuvés les fils de familles nobles sur le comportement à
adopter. Voilà comment ces institutions se perpétuaient au fil des siècles, comment le pouvoir se
transmettait d’une génération à l’autre au sein du même milieu.
Oliver se jura de ne jamais l’oublier.
Pour l’heure, il se sentait observé comme un monstre de foire.
Hapford portait une lourde chevalière qu’il ne cessait de faire tourner sans quitter Oliver des
yeux.
— De l’argent ? hasarda le jeune homme.
Le marquis hocha la tête.
— De la reconnaissance ?
Son oncle opina de nouveau.
— Euh…
S’avouant vaincu, le jeune comte eut un mouvement de recul.
— Dites-le-lui, Marshall.
— Je veux tout, avoua Oliver, plus détendu, car il ne faisait qu’énoncer la vérité.
Plus tard, après le départ d’Oliver, le marquis poursuivrait sa leçon. Il expliquerait à Hapford
comment Marshall gravissait peu à peu les échelons d’un parcours qui s’annonçait plus tortueux que
le sien. Pour l’heure, Oliver voulait tout, et Bradenton avait le pouvoir de l’aider.
— Ah…, bredouilla Hapford.
— À propos, reprit Oliver, cette loi…
— Pas maintenant, l’interrompit Bradenton. Dis-moi, Hapford, que penses-tu de Miss Fairfield ?
Son neveu parut déconcerté par la tournure de la conversation.
— Elle est un peu étrange, je vous le concède, mais Géraldine l’apprécie… Je ne sais pas… Je
n’aime pas dire du mal des gens.
— Voilà une qualité dont tu devras te défaire, lui conseilla Bradenton. Qu’est-ce qui rend
Miss Fairfield aussi étrange, selon toi ?
Le jeune homme se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il regarda au-dehors un long moment, puis il
fit volte-face.
— Elle ne semble pas savoir ce que l’on attend d’elle, quelle place est la sienne…
Oliver capta une lueur glaciale dans le regard de Bradenton, d’ordinaire enjoué, ainsi qu’un
pincement de lèvres imperceptible. Parmi toutes les âneries qu’elle avait débitées dans la soirée, la
jeune femme lui avait affirmé que nul ne s’intéresserait à lui s’il n’était pas marquis.
— En effet, fit Bradenton avec dédain. Elle ne sait pas rester à sa place. De plus, elle est trop
stupide pour apprendre la leçon selon les méthodes habituelles. Comment y remédier, Hapford ?
Le jeune homme fronça les sourcils.
— Je ne vois pas pourquoi nous devrions intervenir. Elle ne fait de mal à personne, après tout, et
Whitting s’amuse tellement de ses bévues qu’il serait dommage de le priver de ce divertissement.
— C’est là que tu te trompes, déclara Bradenton. Quand on ne sait pas rester à sa place, tout
l’entourage en pâtit. Il faut agir.
Hapford réfléchit à ses propos.
— Certes… (Il secoua la tête.) Non, Géraldine ne tolère pas que l’on critique son amie, et je ne
voudrais pas la contrarier.
— Dans quelques années, nous verrons bien si tu es toujours aussi prompt à obéir à Miss Johnson,
rétorqua le marquis d’un ton cassant. Peu importe… Tu as raison sur l’essentiel : un gentleman ne fait
jamais de tort à une dame. Les répercussions éventuelles n’en valent pas la peine.
Bradenton ébouriffa tendrement les cheveux de son neveu, qui parut soulagé.
— Regarde bien. Je vais te montrer comment t’y prendre.
À ces mots, il se tourna vers Oliver et le regarda comme si ce moment était prévu depuis le début.
Oliver n’était pas rassuré.
— Très bien, Marshall. À votre tour. Nous allons parler du vote. Savez-vous pourquoi j’ai voté
contre la dernière proposition de loi ?
— Je suppose que vous allez me le dire…, répondit-il, même s’il avait sa petite idée.
— Elle était trop libérale. Les gens doivent rester à leur place. Sinon, c’est le chaos. Si même le
Parlement ne parvient pas à assurer l’ordre, autant rendre les armes.
— En fait, monsieur, déclara Oliver, la gorge nouée, la dernière proposition était très
conservatrice. Voyez-vous, le…
— Je n’irai pas plus loin. Je ne demande pas grand-chose, uniquement la clause que j’ai introduite
sur le revenu minimum conférant l’obtention du droit de vote. Si les gens n’atteignent pas ce seuil de
revenus, pourquoi donneraient-ils leur avis ?
Agacé, Oliver redouta que le débat ne soit repoussé aux calendes grecques. Toutefois, un petit pas
en avant était toujours bon à prendre.
— Nous pourrions peut-être parvenir à un accord si le seuil de revenus n’était pas trop élevé.
— Peut-être, admit Bradenton en tapotant son accoudoir. Mais il y a autre chose : Hapford,
pourquoi Marshall tient-il tellement à cette proposition de loi, d’après toi ?
— Je pensais à ses origines sociales, répondit le jeune homme en rougissant. Désolé d’en parler
ouvertement, Marshall.
— Oui. Quoi d’autre ?
— Je…
Hapford chercha une réponse dans le regard d’Oliver, puis son visage s’illumina.
— Parce que tout le monde parle de ce projet. S’il joue un rôle clé dans le vote de cette loi, sa
réputation sera faite.
— Précisément, confirma Bradenton. Mes amis et moi avons fait rejeter la dernière proposition.
Imagine les conséquences si Marshall parvenait à un compromis. Il serait respecté, tiré vers le haut…
Ce serait un coup de maître. Je le lui concède volontiers. Nous autres ne nous contentons pas de
voter : nous donnons du pouvoir.
Fou d’impatience, Oliver sentait déjà le goût de la victoire.
— Donc si nous devons en arriver là, reprit le marquis, nous devons être sûrs de lui.
— Ah oui ? lança Hapford.
— Absolument. Nous devons avoir la certitude qu’il est du bon côté, qu’il saura rester à sa place
et exiger la même chose des autres.
Le goût de la victoire prit soudain une saveur plus amère. Oliver ne savait pas rester à sa place. Il
avait passé trop de nuits à ressasser ses idées noires, à attendre son heure de gloire, à viser le
pouvoir, pas uniquement pour en jouir, mais aussi pour l’arracher des mains de ceux qui en abusaient.
Ces gens-là essayaient de le remettre à sa place depuis des années. Il avait appris à ses dépens que le
seul moyen d’avancer était de se taire, de faire profil bas, jusqu’à ce que l’on soit assez fort pour être
invincible.
— Je pense avoir prouvé ma discrétion, au fil des ans, déclara-t-il simplement.
— Vous ne m’avez pas bien entendu, Marshall ? demanda Bradenton avec un sourire. Je ne veux
pas de belles paroles. J’ai une mission à remplir et je ne peux m’en charger moi-même.
Oliver fut envahi d’une sourde appréhension.
— Tu vois, Hapford ? reprit le marquis. Il convoite quelque chose que je détiens. Nous ne
pouvons faire affaire que si j’ai également besoin de quelque chose. (Il se pencha en avant.) Et ce que
je veux, Marshall, c’est Miss Fairfield…
Il ne put dissimuler le fiel que recélaient ses propos.
— Je ne veux plus la voir, ni elle ni ses robes hideuses. Je ne veux plus entendre ses réflexions
incessantes. Elle représente ce qu’il y a de pire au monde : une femme qui n’est pas bien née, mais qui
pense que ses centaines de milliers de livres font d’elle mon égale. Sa sottise, son mauvais goût sont
un véritable fléau. Je veux qu’elle disparaisse.
— Il n’en est pas question, rétorqua Oliver. Je ne déshonore jamais une femme, si insupportable
soit-elle.
Visiblement inquiet, Hapford dévisagea tour à tour les deux hommes.
— Bien parlé, Marshall, bégaya-t-il.
Bradenton se ressaisit et poussa un long soupir. La haine qu’exprimait son regard fit place à une
lueur amusée.
— Vous avez bonne mine, tous les deux ! La « déshonorer » ? Seigneur, quelle idée sordide ! Je ne
demanderais même pas à mon pire ennemi de l’embrasser…
— Que me demandez-vous, alors ? s’enquit Oliver.
— Je veux qu’elle reste à sa place. Humiliez-la, blessez-la, donnez-lui une bonne leçon. Vous avez
vous-même mis assez longtemps à comprendre quelle était votre place, non ?
Oliver crut défaillir. Certes, il avait appris la leçon. Il savait se taire en public et fulminer en privé,
masquer ses ambitions, montrer aux hommes tels que Bradenton ce qu’ils avaient envie de voir…
— Ne me répondez pas, Marshall. Revoyez vos principes, déclara Bradenton avec un sourire.
Nous savons tous très bien comment cela va se terminer. Soit vous vous chargez de cette
enquiquineuse, soit vous mettez votre avenir en péril. Ainsi que celui de la loi sur le droit de vote.
— Mince, marmonna Hapford.
— Ce n’est pas très joli, admit Bradenton. Par moments, Hapford, tu risques de ne pas apprécier
certaines méthodes. Mais c’est ainsi. Si tu rechignes parfois à effectuer certaines besognes, il faudra
te forcer…
— Mais…
— Un beau jour, ta Miss Johnson regrettera de ne pas avoir coupé les ponts plus tôt avec cette
créature. Tu vas l’épouser, Hapford. Il est de ton devoir de veiller à ses intérêts, même à son insu.
Le jeune homme se mura dans le silence.
— Quant à vous, Marshall… Prenez le temps qu’il faudra pour apaiser votre conscience, faire en
sorte que les mesures que vous prendrez vous soient supportables. Vous lui rendrez un fier service.
Non, songea Oliver. Ce ne serait pas un service à lui rendre. Et je n’en ferai rien.
Hélas, le malaise qu’il ressentait au fond de son âme affirmait le contraire. Tu vas accepter, lui
murmurait une petite voix.

En général, il suffisait d’un jour, deux tout au plus, à Jane pour décourager un homme de
s’intéresser à elle. La convoitise que suscitait son héritage était facile à refouler à condition de faire
très mauvaise impression dès le départ.
Oliver Marshall ne dérogerait pas à la règle, du moins le croyait-elle.
Elle se trompait. Leur deuxième entrevue se déroula au coin d’une rue. En se rendant chez sa
couturière pour un essayage, en compagnie de son chaperon, elle croisa Oliver, lui-même en
compagnie d’un ami. C’est lorsqu’il s’arrêta pour la saluer que se produisit une catastrophe : elle
plongea ses yeux dans son regard.
En cette matinée ensoleillée, ses iris d’un bleu très pâle pétillaient d’intelligence derrière ses
lunettes. Nullement gêné par cette rencontre fortuite, il ne prit pas un air de dédain qui semblerait dire
à son ami : « C’est elle, l’excentrique dont je te parlais. » Au contraire, il la regarda comme s’il se
demandait ce que dissimulait cette toilette criarde à motifs orange et vert. Puis il lui adressa un
sourire qui allait au-delà de la courtoisie de façade.
Sans ses hauts talons, elle était plus petite que lui. Quelques mèches de cheveux cuivrés se mirent à
voleter dès qu’il souleva son chapeau. Ouvert, détendu, il était on ne peut plus éloigné des héros
tourmentés qui peuplaient les romans dont Emily était avide.
Jane fut envahie d’une sensation qu’elle ne connaissait qu’au travers des descriptions que l’on en
faisait dans les livres : un trouble naquit au creux de son ventre, une chaleur soudaine parcourut son
corps. Un frisson… D’un regard, il avait réussi à la faire vibrer.
C’était une catastrophe.
— Mr Cromwell, bredouilla-t-elle en se détournant. Quel plaisir de vous revoir !
Non seulement il ne s’offusqua pas le moins du monde d’être appelé Cromwell, mais il ne fit rien
pour la démentir.
— Miss Fairfield, répliqua-t-il avec un sourire irrésistible.
L’ami de Mr Marshall, lui, avait tout des héros ténébreux de la littérature. Intrigué, il les observa
tour à tour sans dissimuler sa curiosité.
— Cromwell ? marmonna-t-il.
— Absolument, déclara Mr Marshall. Aurais-je oublié de te le préciser ? Je suis entré en politique
sous un nom d’emprunt. Réveille-toi, mon vieux ! (Il se tourna vers Jane.) Miss Fairfield, puis-je vous
présenter mon ami ? Mr Sebastian…
Il s’avança et lui tendit la main.
— Sebastian Brightbuttons, lança-t-il en adressant un regard de biais à Oliver. J’ai droit à un
pseudonyme, moi aussi, non ?
Jane jouait la comédie depuis des mois et maîtrisait ses réactions à merveille. Elle pouvait
exprimer n’importe quelle émotion, de la colère à l’incrédulité. En revanche, elle n’avait pas coutume
de faire face à l’espièglerie d’un interlocuteur. Elle aborda cette conversation telle une voiture filant à
vive allure, malheureusement elle alla droit dans un fossé.
— Sebastian…, répéta-t-elle, pensive. Comme Sebastian Malheur, le célèbre scientifique ?
La comparaison ne manquerait pas de déstabiliser ce monsieur. À Cambridge, le nom de
Mr Malheur était sur toutes les lèvres. Il était réputé pour ses conférences dans lesquelles il évoquait
ouvertement la sexualité sous le prétexte de parler d’hérédité et de génétique. Presque aussi décrié que
Charles Darwin, il provoquait souvent davantage de remous.
Au lieu de s’empourprer de colère, les deux hommes échangèrent un regard amusé.
— Absolument, confirma Mr Brightbuttons. Seriez-vous adepte de ses travaux ? Personnellement,
je le suis. (Il se pencha légèrement vers elle.) En fait, je le trouve brillant.
Sous le regard perçant d’Oliver, Jane ressentait d’étranges picotements sur la peau. Elle comprit
alors qu’elle venait de commettre une erreur. Ses taches de rousseur, son passé douloureux… Elle
s’était méprise sur Mr Marshall en le prenant pour un personnage effacé.
C’était loin d’être le cas. Il avait tout d’un loup guettant patiemment un troupeau de moutons. Il
observait ce qui se passait autour de lui. Loin d’être un solitaire, il était à l’affût de la première
personne qui commettrait une erreur.
Et il semblait disposé à attendre aussi longtemps qu’il le faudrait…
Jane s’en voulut d’avoir abusé de sa tactique de l’erreur sur le nom. Mr Marshall l’avait
troublée…
Mr Brightbuttons, ou quel que soit son nom, était tout sourires.
— Dites-moi, mademoiselle, vous trouvez vraiment que je ressemble à Sebastian Malheur ? Il
paraît qu’il est extrêmement séduisant.
Jane comprit, un peu tard, qu’elle s’était fourvoyée. Elle se trouvait en présence de Mr Malheur en
personne !
Mr Marshall était l’ami de l’infâme Sebastian Malheur…
— Dans ce cas, vous ne pouvez lui ressembler, rétorqua-t-elle, la gorge nouée. Vos traits n’ont
absolument rien de remarquable, sachez-le.
Oliver ne put s’empêcher de s’esclaffer :
— Très bien, mademoiselle. Vous l’aurez cherché. Je vous présente Sebastian Malheur, mon
cousin et néanmoins ami. Il n’est pas homme à juger quelqu’un en fonction de sa réputation, si
mauvaise soit-elle. Faites-en autant pour lui, je vous prie.
Jane ouvrit la bouche pour acquiescer quand elle prit conscience de ses propos. Elle eut toutes les
peines du monde à ne pas lui tendre la main en signe d’amitié.
— Que racontez-vous là ? demanda-t-elle d’une voix haut perchée. Je n’ai nullement mauvaise
réputation. Quant à Mr Malheur, n’est-il pas partisan de la théorie de l’évolution ? J’ai entendu dire
que ses conférences sont totalement démentielles.
— J’ai prévu d’intituler mon prochain ouvrage Orgies de la phalène du bouleau ! lança Malheur.
Une série de questions cruciales sur les papillons nocturnes qui, entièrement nus, ne cessent de…
Mr Marshall lui donna un coup de coude.
— Quoi ? Aurais-tu des comptes à régler avec les papillons noctur… ?
— Vraiment, Sebastian !
Son ami haussa les épaules, puis se tourna de nouveau vers Jane.
— Il ne reste donc qu’un moyen d’en savoir plus, reprit-il. Venez donc assister à ma prochaine
conférence, qui aura lieu dans quelques mois. Je commencerai par la reproduction des gueules-de-
loup et des pois. Qui trouverait à redire à un exposé sur la botanique ? Pourquoi ne pas exiger que les
fleurs portent des jupons pour ne pas exposer leurs parties reproductrices au regard de tous ?
Jane réprima un rire, mais Oliver semblait intrigué.
— Miss Fairfield, connaissez-vous les caméléons ? s’enquit-il.
— Il se trouve que je viens de lire un ouvrage les concernant, répondit Jane d’un ton grave,
désireuse de retrouver une contenance. Il s’agit d’une espèce de fleurs, non ?
Marshall ne sourcilla même pas, ce qui ne fit qu’amplifier le malaise de la jeune femme. N’était-il
pas censé se moquer de son ignorance ?
— Ou alors c’est un style de chapeau, insista-t-elle.
Pas la moindre réaction.
— Le caméléon, reprit Oliver, est une espèce de lézard qui change de couleur afin de se fondre
dans son environnement. Quand il est sur le sable, il prend une teinte beige. En forêt, il est vert.
Les yeux de Mr Marshall lui évoquaient un lac limpide. De plus en plus désorientée, Jane rendit
les armes.
— Quelle étrange créature…
— Eh bien, vous êtes tout le contraire. Une sorte d’anti-caméléon, pour ainsi dire, ajouta-t-il.
— Un anti-quoi ?
— Un anti-caméléon, répéta-t-il. Vous changez de couleur, certes, mais dans le sable, vous
arboreriez une robe bleu vif afin que le sable sache que vous n’en faites pas partie. Dans l’eau, vous
porteriez du rouge pour clamer haut et fort que vous n’êtes pas liquide. Au lieu de vous fondre dans
le paysage, vous vous en démarquez à tout prix.
Jane ne sut comment réagir.
— Dis-moi, Sebastian, que penses-tu de cette forme d’adaptation ? Quel genre de créature cherche
à se faire remarquer dans son environnement naturel ?
Mr Malheur fronça les sourcils et se massa le front comme s’il réfléchissait intensément à la
question.
— Les créatures venimeuses, répondit-il enfin. C’est un phénomène très fréquent chez les
papillons, qui se parent de teintes chatoyantes afin que les oiseaux ne puissent les confondre avec
d’autres proies. Ces couleurs signifient : « Ne me dévore pas ou je te rendrai malade ! » Cependant,
on ne peut appliquer les principes de l’évolution au comportement humain et aux choix individuels
d’une personne.
La comparaison était pourtant pertinente, car l’objectif de Jane était précisément de repousser les
prétendants éventuels, même si elle n’avait jamais considéré sa stratégie sous cet angle.
— Eh bien, chère demoiselle, vous venez de l’entendre de la bouche de Mr Malheur en personne :
nous ne pouvons tirer de conclusions définitives.
— Mr Cromwell…
Oliver l’interrompit d’un geste. Jane fut à nouveau parcourue d’un frisson qui naquit cette fois
dans le creux de ses reins.
— Je m’appelle Marshall, mais vous êtes assez intelligente pour l’avoir compris.
Elle se trouvait décidément en mauvaise posture. Certes, s’entendre dire que l’on était assez
intelligente pour mémoriser deux syllabes n’avait rien d’un compliment, mais la jeune femme n’avait
pas suscité un commentaire élogieux depuis des mois. L’onde de chaleur qui l’avait envahie menaçait
de l’engloutir…
— Je… Je ne suis pas certaine…
Elle prit une profonde inspiration et s’efforça de recouvrer le contrôle de ses émotions afin
d’interpréter son personnage.
— Me serais-je méprise ? J’en suis sincèrement désolée, Mr Crom… enfin, Mr Marshwell.
— Écoutez, je ne vais pas vous mentir. Puis-je vous donner un conseil ?
Elle leva les yeux vers lui et les plongea dans son regard bleu. Son visage, si ordinaire au premier
abord, la fascinait. Soudain, il n’y eut plus que lui et ses commentaires étranges qui n’étaient même
pas des compliments.
— Puis-je vous suggérer de ne plus me mentir ? Ce n’est plus nécessaire, déclara-t-il.
— Je…
Il l’interrompit une fois de plus.
— Réfléchissez bien, Miss Fairfield. Et quand vous aurez bien réfléchi… nous pourrons peut-être
avoir ensemble une conversation instructive.
— Sur la mode ? Vous ne semblez pas homme à vous en soucier…
— Sur un certain nombre de choses, répondit-il, un sourire au coin des lèvres. Sans oublier la
mode, les couleurs que vous arborez et ce qu’elles dissimulent…
Sur ces mots, il effleura le bord de son chapeau et entraîna son ami.
— Bonne journée, mademoiselle, conclut-il aimablement, comme s’il ne venait pas de lui glacer
le sang par sa clairvoyance.
— Seigneur, entendit-elle Mr Malheur déclarer tandis qu’ils s’éloignaient. Qu’est-ce que c’est que
cette histoire ?
La réponse d’Oliver ne lui parvint pas à cause du bruit des attelages.
Chapitre 4

La troisième entrevue avec Mr Marshall se révéla encore plus alarmante pour la jeune femme.
Lors d’un dîner chez les Johnson, elle sentit son regard rivé sur elle durant tout le repas. Il était assis
non loin d’elle, de telle sorte qu’ils pouvaient converser. Quoi qu’elle dise, quel que soit le ton
qu’elle employait, il ne s’offusquait de rien.
Au contraire : il semblait… amusé.
Durant la soirée, Jane se sentit oppressée, comme si l’armure qu’elle s’était forgée était
désormais trop étroite.
Quand les messieurs rejoignirent les dames au salon, elle se trouva décontenancée par la présence
d’Oliver, un trouble qui ne lui était pas coutumier. Elle était bel et bien l’anti-caméléon qui ressortait
dans toute sa splendeur.
Ne m’épousez pas, je suis venimeuse. Effectivement, elle était un poison, un fléau. Ce soir-là, sa
robe était un véritable enchevêtrement de soieries rouge et noire de fort mauvais goût, ourlé de perles
qui s’entrechoquaient à chacun de ses mouvements. Elle avait mis au point une façon d’agiter la main
afin que l’éclat de son bracelet en diamants éblouisse les messieurs qu’elle cherchait à repousser. Par
trois fois, elle avait tenté d’aveugler ainsi Mr Marshall, qui n’avait même pas esquissé l’ombre d’une
réaction.
Que faire ?
Lorsque Oliver suggéra un intermède musical, l’assemblée se retira dans le salon de musique.
Jane s’en réjouit : pendant que les invités seraient concentrés sur les artistes, elle n’aurait pas à jouer
les pestes, un rôle épuisant, à la longue.
Elle resta à sa place, espérant que nul ne remarquerait son absence.
Comme prévu, les autres quittèrent la pièce sans même lui lancer un regard. Quoi de plus
naturel ? Ils préféraient ne pas la voir.
Dès que la porte se fut refermée, Jane se laissa aller sur sa chaise. Enfin seule ! Plus besoin de
faire semblant, de réfléchir, d’interpréter chaque sourire… de se demander pourquoi Mr Marshall ne
cessait de regarder dans sa direction…
Pour apaiser sa tension, elle se massa doucement les tempes.
— Dieu merci, dit-elle à voix haute.
— C’est plutôt moi que vous devriez remercier.
Elle rouvrit vivement les yeux et se leva d’un bond. Dans sa hâte, elle se prit les pieds dans sa robe
et faillit tomber à la renverse. Depuis l’autre extrémité de la pièce, Mr Marshall l’observait d’un œil
amusé.
— Mr Cromwell…, bredouilla-t-elle. Je vous croyais sorti.
Les yeux bleu acier d’Oliver plongèrent dans les siens.
— Inutile de faire semblant, lui dit-il d’une voix suave, comme s’il cherchait à l’hypnotiser. Vous
n’avez aucune raison de vous inquiéter.
Cet homme n’avait décidément rien d’ordinaire. Une première impression pouvait être
trompeuse… Derrière ses lunettes se cachait un homme dangereux et indomptable. Sa seule présence
suffisait à provoquer en elle un trouble de plus en plus obsédant.
Il posa son verre sur la table et la dévisagea longuement comme une voleuse prise la main dans
le sac.
— « M’inquiéter » de quoi ? souffla-t-elle. Vous êtes un gentleman et je suis une dame… Je crois
que je vais me joindre aux autres, finalement.
— Ne vous donnez pas cette peine, Miss Fairfield. J’ai des sœurs. Je sais reconnaître une femme
qui joue les innocentes. Sachez que je ne suis pas dupe.
— Pourquoi jouerais-je les innocentes ? Je n’ai rien à me reprocher.
Mr Marshall se leva. Il lui parut soudain très grand. Il n’avait plus rien du petit employé
insignifiant qu’elle aurait pu voir en lui au départ.
— Vous vous fatiguez pour rien, reprit-il en s’approchant. Je connais vos secrets.
— Je n’ai aucun secret, je…
— Je vous en prie, Miss Fairfield ! Soit vous êtes particulièrement stupide, soit d’une extrême
intelligence, au contraire. Pour ma part, je pencherais pour la seconde solution.
— Mr Cromwell, cette conversation devient inconvenante, rétorqua-t-elle d’un air déterminé.
Il haussa les épaules et s’approcha encore.
— Vous êtes capable d’identifier un comportement inconvenant quand cela vous arrange…
En le voyant tendre la main, elle retint son souffle.
— Et d’être d’un sans-gêne confondant…, reprit-il.
Sa main était si proche du visage de la jeune femme qu’il aurait pu lui effleurer la joue. Mais il
n’en fit rien. Lorsqu’il claqua des doigts, Jane sursauta.
— Je ne suis pas votre ennemi, alors cessez de me considérer comme tel.
— Je n’ai aucun ennemi, bégaya-t-elle, le cœur battant à tout rompre.
— Balivernes ! Vous n’avez que cela, au contraire, et vous le savez très bien.
— Je… Je…
— Je sais exactement ce que l’on ressent dans cette situation. Regardez-moi ! Je suis le fils
illégitime d’un duc et j’ai grandi dans une ferme. Je n’ai jamais été à ma place nulle part. À Eton,
j’étais entouré de ces sombres crétins. Je ne cessais de me battre avec mes camarades qui voulaient
me remettre à ma place. Bradenton et moi ne sommes pas les meilleurs amis du monde.
La lueur féroce qui étincelait dans son regard témoignait d’un tempérament décidé et fier. Cette
colère rentrée ne pouvait être feinte.
— Bradenton croit pouvoir me dicter ma conduite. Insultez-les, lui et ses semblables, autant qu’il
vous plaira ! Je vous applaudirai à deux mains. Mais cessez de m’assimiler à eux. Je vous avouerai
ma vérité si vous me révélez la vôtre.
En plein désarroi, Jane ne sut que lui répondre. Personne n’avait jamais mis en doute son
personnage d’écervelée.
— J’ignore de quoi vous me parlez…
— Alors taisez-vous ! Asseyez-vous et écoutez-moi jusqu’au bout.
Il fallait qu’elle s’en aille immédiatement…
— Asseyez-vous, répéta-t-il en lui indiquant la chaise qu’elle venait de quitter.
Il avait réussi à rester courtois alors que, de la part d’un autre homme, elle aurait eu l’impression
de recevoir un ordre. Elle s’assit donc, le corps et l’esprit en émoi, cherchant désespérément à
retrouver une contenance.
— Je ne vous épouserai pas, déclara-t-elle enfin.
— Voilà donc le fin mot de l’histoire ! Vous cherchez à éviter le mariage. Vous vous y prenez à
merveille, il faut l’admettre…
La jeune femme en eut le souffle coupé.
— En fait… Mais je vous ai promis ma vérité, alors la voici : vous êtes la dernière femme que
j’aie envie d’épouser. Je n’ai pas besoin de votre argent. Mon frère et moi nous entendons à
merveille. En atteignant sa majorité, il m’a remis une coquette somme. En cas de problème, c’est à lui
que je m’adresserais. Je veux faire carrière dans la politique, Miss Fairfield. Je vise le Parlement, et je
n’ai pas l’intention d’attendre des années pour réaliser mes ambitions. Je dois pour cela me faire des
alliés, avoir de l’influence. Je veux que les gens m’écoutent, me respectent. Un jour, je serai Premier
ministre.
Mr Marshall n’avait pas dit qu’il souhaitait le devenir, il avait affirmé qu’il le serait.
— Je veux que ceux qui m’ont dédaigné, qui m’ont traité de bâtard, s’inclinent devant moi et me
lèchent les bottes pour avoir osé croire qu’ils m’étaient supérieurs. Je ferai taire quiconque a voulu
me remettre à ma place ! déclara Oliver, avec hargne.
Dans l’atmosphère pesante, il crispa les poings.
— La dernière chose dont j’ai envie est de m’unir à vous. Vous ne m’ouvririez aucune porte, vous
ne m’apporteriez aucune relation influente. Si j’en crois la rumeur, vous ne possédez cette fortune
que parce que vous êtes une bâtarde comme moi. Vous avez un père officiel qui n’est pas l’homme
qui vous a engendrée…
Ses cent mille livres d’héritage resurgissaient… Sentant venir une migraine, elle se massa les
tempes. Un inconnu lui avait légué sa fortune alors qu’elle n’avait que treize ans. À quinze ans, elle
avait compris pourquoi cet homme qu’elle croyait être son père avait abandonné femme et enfants en
pleine campagne. Elle était la fille illégitime, le fruit infâme d’une mésalliance que Titus Fairfield
réprouvait. Elle n’était chez elle nulle part et sa fortune la démarquait des autres.
— Je sais, dit Oliver. Je sais ce que l’on ressent à ne pas trouver le sommeil. Je sais ce que c’est
que d’avoir envie de crier sa rage, d’être rejeté en permanence…
— Pourquoi me racontez-vous tout cela ? demanda-t-elle, touchée au plus profond d’elle-même
par la justesse de ses propos.
— C’est très simple, Miss Fairfield. Je pense que chacun a le droit de vivre, de respirer.
« De respirer » ? La simple présence de cet homme troublant lui coupait le souffle. Comment
deviner ses intentions, dans la pénombre ? Il rivait sur elle son regard acéré qui avait le don de
transpercer la robe de soie bariolée qui lui servait d’armure.
— Je ne manque pas d’air, répliqua-t-elle par bravade.
— Vraiment ? s’étonna-t-il en arquant les sourcils. Ce n’est pas l’impression que vous me donnez.
Vous êtes crispée, tendue, vous n’esquissez même pas l’ombre d’un sourire… Vous n’avez guère le
choix, Miss Fairfield. Et vous savez aussi bien que moi qu’à la moindre erreur, votre réputation
façonnée au prix de tant d’efforts sera réduite à néant.
La jeune femme se sentit soudain oppressée.
— Ne me mentez pas, reprit Oliver. À quoi pensez-vous, la nuit, quand vous fermez les yeux ?
Attendez-vous le lendemain avec impatience ou bien l’appréhendez-vous ? Comptez-vous les jours en
regrettant qu’ils ne passent pas plus vite ? C’est ainsi, quand on n’est à sa place nulle part. Ce calvaire
est insupportable si l’on n’entrevoit pas le bout du tunnel. Pendant combien de temps encore devrez-
vous jouer la comédie ?
— Quatre cent soixante-quinze jours, admit-elle malgré elle.
Sidérée par cet aveu spontané, elle porta la main à sa bouche. Oliver ne semblait en rien se réjouir
de lui avoir fait avouer aussi facilement la vérité. Il se contenta de secouer la tête.
— Quatre cent soixante-quinze jours à porter ce fardeau ? Allons, Miss Fairfield ! Vous osez
affirmer que tout va bien ?
— Je ne…, bredouilla-t-elle d’une petite voix peu convaincante.
— Je sais, l’interrompit-il. Sans moi, vous auriez continué. C’est ainsi, quand on compte les
jours : il faut avancer coûte que coûte, même quand on n’en peut plus. Je suis passé par là, moi aussi.
J’ai dû compter les jours qui me séparaient de ma sortie d’Eton, puis de la fin de mes études à
Cambridge. Aujourd’hui encore, je refrène ma colère.
Il ôta ses lunettes pour en essuyer les verres.
— Je ne le sais que trop bien, reprit-il en levant les yeux.
Sans ses lunettes, il n’avait nullement le regard trouble, comme elle l’aurait pensé. Ses prunelles
d’un bleu limpide la figèrent.
— Vous êtes une femme intelligente. J’en conclus que le sort que vous refusez de subir est
terrible.
Jane voulut parler, dire quelque chose, n’importe quoi, mais elle ne parvint qu’à émettre une
plainte étouffée. Elle ignorait qu’une telle souffrance était enfouie au plus profond de son cœur.
Voilà donc l’origine du frisson qui l’avait parcourue… Ce n’étaient pas ses yeux, ni sa prestance,
ni ses larges épaules… Cet homme savait simplement ce que l’on ressentait à être rejeté. Il savait, sans
qu’elle ait besoin de le lui dire.
— Telle est donc votre vérité ? parvint-elle à lui demander. Cette vérité que vous m’aviez
promise ?
— Je vous en ai livré quatre-vingt-quinze pour cent, répondit-il en remettant ses lunettes.
À ces mots, il la salua d’un geste et s’éloigna, sans lui laisser le temps de rétorquer quoi que ce
soit.

C’étaient les cinq pour cent restants qui rongeaient Oliver, sur la terrasse, dans le froid, tandis que
lui parvenaient les notes d’une sonate interprétée au piano par les inimitables sœurs Johnson.
Personne n’avait réagi en le voyant quitter le salon de musique. Nul ne se souciait de lui, et
réciproquement.
Il n’avait aucune envie d’accepter la proposition de Bradenton. Il devait exister un autre moyen de
le convaincre… Peut-être avait-il parlé de la sorte à Miss Fairfield pour se prouver qu’il n’accéderait
pas à la requête du marquis.
Or il n’avait pas franchement dit « non » à Bradenton.
Si Oliver avait salué la jeune femme dans la rue, c’était en partie à cause de la suggestion du
marquis. Parce que cela répondait à un désir obscur en lui. Il revit les yeux écarquillés de Jane, ses
lèvres entrouvertes, comme pour murmurer un « oui », ses mains crispées. Il avait su voir clair en
elle.
Bradenton avait raison. Non seulement il était capable de l’anéantir, mais il savait exactement
comment s’y prendre. Face à cette perspective qui lui donnait des sueurs froides, il avait éprouvé le
besoin de s’éclipser. Briser une personne solitaire était facile : il suffisait de gagner sa confiance, de
lui apporter son soutien, puis de l’en priver sans crier gare.
La fraîcheur de cette soirée de janvier lui remit de l’ordre dans les idées. Au cœur de cette ville
glaciale, la terrasse couverte était oppressante pour un homme de la campagne. À Cambridge, il
s’était toujours senti comme un lion en cage.
En entendant la porte s’ouvrir derrière lui, il ne se retourna pas. Miss Fairfield le rejoignit.
Ses perles tintaient à chacun de ses mouvements, et sa robe de brocart – arborée tel un bouclier –
scintillait dans la pénombre. Sans un mot, elle vint s’appuyer à la balustrade, le souffle court, comme
si la simple pensée d’accorder sa confiance à autrui suffisait à affoler son cœur.
Elle aurait mieux fait de s’éloigner, songea Oliver en se gardant d’exprimer cette mise en garde à
voix haute.
— Eh bien, jeune fille impossible que vous êtes ? Que va-t-il se passer, maintenant ?
— Je compte les jours, murmura-t-elle.
Il mit un certain temps à se rappeler leur précédente conversation.
— Je compte les jours, répéta-t-elle en se tordant les mains.
Oliver ne dit rien, malgré son envie de la réconforter.
— Je n’ose pas dire un mot. Car je risque de parler, parler, parler sans jamais m’arrêter. Il y a
trop à dire.
Intrigué, il la dévisagea.
— Vous aurais-je donné l’impression d’être un homme n’ayant aucune raison de se plaindre ?
— Non, assura-t-elle en secouant la tête, désemparée. J’ignore ce que vous voulez. Je sais ce que
recherchent tous les autres, mais vous… je n’en ai aucune idée…
Oliver pensa à Bradenton et au soutien qu’il pouvait lui apporter dans les débats sur le Reform Act,
argument qu’il brandissait tel un appât, persuadé de pouvoir acheter Oliver. Or celui-ci refusait d’être
manipulé par qui que ce soit.
— Je suis allé au pensionnat avec Bradenton, raconta-t-il enfin. C’était déjà un goujat, à l’époque,
jusqu’à… (Il se tut.) À présent, il est plus doué que moi pour le cacher, voilà tout.
La jeune femme se contenta de le regarder, intriguée.
— Je veux qu’il paie. Qu’il paie pour avoir eu cette idée abjecte…
Il se tourna vers Jane, qui l’observait avec attention.
— C’est aussi simple que cela, reprit-il. Vous le dérangez. C’est une bonne chose… Mais je ne
veux pas que vous vous sentiez seule.
Cette fois, Jane retint son souffle.
Oliver savait qu’il se montrait cruel. La perspective d’une amitié était attirante pour une femme
qui en était réduite à repousser les hommes. Il n’avait pas idée de ce qu’elle fuyait de la sorte, mais il
pressentait que c’était un sort peu enviable.
D’autant plus que lui-même ne savait pas vraiment ce qu’il cherchait… Peut-être était-il sincère
dans ses propos ? Néanmoins, s’il avait voulu accepter l’offre indigne de Bradenton, il ne s’y serait
pas pris autrement : il aurait commencé par gagner la confiance de la jeune femme…
S’il rejetait totalement l’idée d’obéir au marquis, pourquoi ne pas retourner la situation afin de
manipuler ce dernier, lui faire croire qu’il l’avait à sa botte ? La manœuvre était tentante. En prenant
le dessus, Oliver pourrait lui rendre la monnaie de sa pièce. Ce n’était pas l’envie qui lui en
manquait…
— Pourriez-vous me répéter ce que vous venez de dire ? demanda Jane d’une voix tremblante.
Ce n’était pas un mensonge. Enfin, pas vraiment. Oliver ne ferait pas ce que Bradenton lui
demandait. Il n’était donc pas nécessaire qu’il en parle à Jane.
Et si tu décides d’obéir, mieux vaut garder le silence, pour avoir une échappatoire en cas de
problème.
Oliver fit taire sa conscience.
— Vous n’êtes pas seule, déclara-t-il.
C’était la vérité à quatre-vingt-quinze pour cent.

Quelques minutes après minuit, Oliver prit congé de ses hôtes. Non sans surprise, il vit le marquis
lui emboîter le pas. Sur le trottoir, au lieu de l’ignorer, Bradenton appela son cocher et fit signe à
Oliver de s’approcher. Celui-ci obéit de mauvaise grâce.
— Vous devriez rencontrer les hommes concernés par l’extension de la base électorale… Vous
verriez que…
— Ne soyez donc pas ridicule ! s’esclaffa Bradenton. Je les croise chaque jour. Ils façonnent mes
chaussures, prennent mes mesures pour me tailler des costumes. Je ne peux faire un pas dans la rue
sans voir un artisan. Ce n’est pas en m’en montrant d’autres que vous ferez avancer votre dossier.
Dans la pénombre, les fenêtres n’étaient que des taches sombres derrière lesquelles il devinait la
lueur des lampes à pétrole. Le bruit des sabots de l’attelage de Bradenton leur parvint depuis les
écuries situées derrière l’hôtel particulier.
— Je parlais de les rencontrer, insista Oliver, et non d’avoir recours à leurs services. Leur parler,
découvrir les hommes qu’ils sont vraiment. Ma belle-sœur et moi organisons une série de dîners
pour mon retour à Londres…
— Vous voudriez que je les traite en égaux ? Je n’oublie pas mes bonnes œuvres, Marshall. (Il
sourit.) Ne suis-je pas en train de discuter avec vous ?
Si c’est là un exemple de votre charité, vous devez être très apprécié de votre personnel…
Oliver se garda d’exprimer cette pensée à voix haute. Il refoula sa rancœur en se promettant de
prendre un jour sa revanche.
— Vous avez toujours été amusant, déclara-t-il. Mais ne prenez pas tout ce que je vous dis à la
légère.
Bradenton s’esclaffa une fois de plus.
— Allons, Marshall ! Je n’ai pas envie de parler de votre précieuse réforme.
La voiture tourna au coin de la rue et apparut, fantomatique, dans le brouillard.
— Je vois que vous réfléchissez à ma proposition, reprit le marquis. Vous n’imaginez pas à quel
point il est gratifiant pour moi de découvrir que je vous avais bien jugé, finalement.
Ulcéré, Oliver crispa les poings.
— Quelles étaient vos intentions envers elle, ce soir ? Si vous comptez la blesser en la rendant
amoureuse avant de l’abandonner, vous parviendrez à vos fins. Mais à mon avis, c’est par trop
sordide…
— On ne peut blesser quelqu’un que l’on ne connaît pas, répliqua Oliver. Parfois, le meilleur
moyen d’anéantir une personne est de lui faire croire que l’on est de son côté, puis de la priver de son
soutien.
Ces propos équivoques n’étaient pas sans risque, mais Bradenton se mit à rire.
— Voilà pourquoi j’ai besoin de vos services. Je ne vais pas vous flatter, Marshall, mais j’admets
que j’ai un intérêt personnel à voir Miss Fairfield trop malheureuse pour évoluer plus longtemps au
sein de notre société. (Il esquissa un rictus haineux.) Vous êtes intelligent et ambitieux. Mais vous
n’obtiendrez rien de moi tant que je ne serai pas certain de votre loyauté.
— Une seule preuve suffirait-elle à vous donner cette certitude ?
— Non, car je sais que vous irez dans mon sens malgré vous. Dans un premier temps, vous vous
direz que c’est un incident de parcours. Dans un deuxième temps, vous douterez de vous-même. Et
enfin…
Il se tut soudain comme si un détail lui revenait.
— Et enfin, vous vous persuaderez que vous avez eu raison d’agir de la sorte.
— Donc il y aura pour moi d’autres tâches à accomplir…
Il n’y arriverait jamais ! La simple perspective de cette mission le rendait malade, car elle ravivait
trop de mauvais souvenirs enfouis au plus profond de son âme.
La voiture du marquis s’arrêta et le cocher sauta à terre pour lui ouvrir la portière.
— Je ne vous demanderai rien d’autre, conclut-il d’un ton enjoué. D’après mes calculs, vous en
êtes déjà à douter de vous-même…
Chapitre 5

Emily Fairfield avait découvert que trois compétences spécifiques étaient nécessaires à sa survie :
le mensonge, la dissimulation, et surtout l’escalade, un talent qu’elle mettait à profit en cet instant.
Après une promenade de dix minutes dans le jardin, en milieu de journée, elle s’était trouvée
confinée dans sa chambre pour faire la sieste comme une enfant de quatre ans.
Elle avait attendu que le silence s’installe dans la maison, que les domestiques soient toutes
occupées ou sorties, pour sortir par la fenêtre. Il fallait qu’elle s’en aille, n’importe où…
Dans la poche de sa cape, elle avait un roman et un mouchoir, mais elle était armée d’une
détermination sans faille : elle passerait le temps de sa sieste à l’extérieur.
La maison de Titus Fairfield se trouvait dans les faubourgs de Cambridge. C’était une triste
bâtisse en pierres grises, entourée d’une haie famélique. Emily releva le bas de sa robe pour éviter les
ronces, puis elle se fraya un chemin au milieu de la végétation. La liberté se trouvait au bout du
chemin de gravier, à travers champs, vers les collines.
Son oncle aurait fortement réprouvé cette escapade. Il était inconvenant pour une jeune fille de
sortir sans chaperon, de marcher à longues enjambées, au lieu de se déplacer à petits pas, sans parler
de disparaître pendant des heures…
Peut-être avait-il raison, ne serait-ce qu’en partie… Mais la perspective de rester allongée dans
son lit alors qu’il faisait grand jour, à regarder fixement le plafond, à s’imaginer qu’elle assommait
son tuteur à coups de traité de droit, lui semblait encore plus déraisonnable. Parfois, elle était
tellement frustrée qu’elle en tremblait de rage au point d’avoir la fièvre. Dans ces moments-là, elle
aurait volontiers étranglé son tuteur. Elle n’était pas fière de ces idées de meurtre.
Elle s’aventura sur la route, saluant quelques paysans. Elle devait avoir l’air d’une jeune fille de
bonne famille ayant échappé à son chaperon, mais peu importait. Elle chemina donc fièrement,
effleurant du bout des doigts les clôtures et les murs de pierre, savourant la caresse fraîche de la brise
sur son visage, ce parfum de liberté…
« Et s’il lui arrivait quelque chose ? » La voix lugubre de son oncle résonna dans son esprit. Cela
faisait des années qu’il s’inquiétait pour elle alors qu’en réalité, il ne lui était jamais rien arrivé.
Ce jour-là, elle avait le projet de gagner Grantchester, une bourgade des alentours. Certes, elle
était loin des exploits de Mrs Larriger… Elle pourrait se promener en toute insouciance et nul ne
saurait qu’elle avait échappé aux griffes de Titus Fairfield, et non des pirates, des flibustiers, ou
encore du tsar de Russie.
— Je me suis évadée pour échapper à une sieste ! lança-t-elle à la cantonade.
Emily passa devant une ferme, puis une autre, puis elle vit un moulin. Dans une école, des élèves
travaillaient assidûment. Elle adressa un signe de tête à un forgeron qui examinait les sabots d’un
cheval.
En atteignant la place principale, elle eut envie d’acheter une pomme chez l’épicier, ne serait-ce
que pour se prouver qu’elle en était capable. Mais à quoi bon gaspiller quelques sous ?
Elle ne demandait pas grand-chose : elle voulait simplement vivre comme les autres. Était-ce trop
demander ?
« Et s’il lui arrivait quelque chose ?»
Soudain, cette pensée se matérialisa sous la forme d’un goût amer dans la bouche. Au fil des
années, elle avait appris à identifier cette sensation qui l’envahissait, une sensation familière, à la fois
troublante et très désagréable. La crise était proche… Il allait lui arriver « quelque chose ». Cette
chose que son oncle redoutait tant, la raison pour laquelle elle n’avait pas le droit de sortir.
Elle n’avait pas le temps de quitter le village pour regagner les champs. Et si elle s’écroulait
devant cette école, secouée de spasmes, quelqu’un la verrait, c’était certain. Ou un passant appellerait
à l’aide, insisterait pour la raccompagner chez elle. Son oncle découvrirait la vérité, et… elle ne
sortirait plus jamais de la maison. Emily n’avait le temps ni de réfléchir ni de prendre une décision.
Elle traversa la place et entra dans la taverne.
Fais comme si de rien n’était.
Tandis que montait en elle le malaise familier qui l’empêchait de humer le parfum du pain frais et
de la soupe, elle afficha un large sourire et s’installa à la table la plus proche. Par chance, quelques
minutes s’écoulèrent en toute tranquillité. Pourvu que…
— Mademoiselle, fit une voix agréable. S’il vous plaît, ne vous asseyez pas ici.
Emily leva les yeux. Un homme était assis en face d’elle, adossé au mur. Il tenait un livre ouvert
devant lui, à côté d’une assiette vide et d’un morceau de pain.
Les jambes de la jeune fille commençaient déjà à s’agiter.
— Je regrette, marmonna-t-elle, mais je suis incapable de tenir debout pour l’instant.
L’élocution de l’inconnu était très étudiée, sa tenue impeccable, avec son foulard noué à la
perfection et retenu par une épingle en or. Son chapeau était des plus élégants et ses manchettes
immaculées dépassaient des manches de son manteau, contrastant avec sa peau hâlée.
Emily le regarda dans les yeux. Ils étaient presque noirs, ourlés de cils fournis.
— Mademoiselle…, souffla-t-il, les lèvres pincées, avant de poser les mains sur la table.
Il était indien. Les étudiants indiens étaient assez nombreux à Cambridge, mais elle ne les avait
toujours vus que de loin. Jamais son oncle ne l’aurait autorisée à s’en approcher. Il aurait pu lui
arriver « quelque chose »…
— Je regrette, répéta-t-elle. Je ne vous fais pas la grimace, mais je suis sur le point d’avoir une
crise. Il n’y en a que pour quelques minutes…
L’homme fronça les sourcils, mais elle n’eut pas le temps de s’expliquer.
Le docteur Russell, venu de Londres, avait déclaré qu’elle ne souffrait pas d’épilepsie, car elle ne
perdait jamais connaissance.
Les symptômes étaient désormais familiers. En général, sa jambe droite était secouée de spasmes
et son cœur se mettait à battre à un rythme endiablé, après quoi elle était saisie de tremblements
irrépressibles.
Son voisin de table l’observa, consterné, pendant un long moment.
— Puis-je faire quelque chose pour vous ?
— Ne dites à personne ce qui est en train de se passer, répondit-elle en serrant les dents.
Il émit un son qu’elle prit pour un acquiescement. Parfois, Emily regrettait de ne pas perdre
connaissance. Elle imaginait sans peine ce que les autres pensaient d’elle. Elle aurait aimé disparaître,
puis revenir sans conserver le moindre souvenir gênant. Elle constituait un véritable cas médical. Il
n’existait pas de traitement connu, ni d’origine établie pour sa maladie.
Pour ne pas songer à ce qui était en train de se produire, elle se concentra sur le bois de la table.
Quelqu’un y avait gravé des initiales. Elle se concentra sur ces deux lettres, un A et un M, et se les
répéta encore et encore jusqu’à ce que ses spasmes se calment.
La crise avait duré vingt secondes, bien peu de temps, en réalité. Elle poussa un soupir.
— Mademoiselle, lança soudain une voix, derrière elle. Vous sentez-vous bien ? Ce monsieur
serait-il en train de vous importuner ?
Elle se tourna vers une femme plantureuse armée d’un torchon.
— S’il vous ennuie, je vais le dire à mon mari…
— Non, assura la jeune fille d’une voix stridente. Pas le moins du monde ! J’ai eu un léger
malaise… Il s’est montré plein de sollicitude.
— Cherche-t-il à s’imposer à vous ?
— Bien au contraire, répondit Emily. Je crains de m’être imposée à sa table sans lui en demander
l’autorisation.
L’inconnu n’avait pas prononcé un mot, comme s’il avait l’habitude de ne pas être consulté. Il se
contenta de garder ses yeux de braise rivés sur Emily.
— Bon…, maugréa l’aubergiste. Il s’est tenu tranquille jusqu’à présent, mais on ne sait jamais.
— Pourrais-je avoir du thé, je vous prie ? demanda la jeune fille. J’ai la gorge un peu sèche.
— Bien sûr, mon petit. Vous êtes sûre qu’il ne vous dérange pas ?
Emily acquiesça d’un hochement de tête. Rassurée, la femme s’éloigna. L’inconnu garda le silence
un long moment.
— Merci de ne pas m’avoir fait chasser de cet établissement. C’est le seul endroit situé à moins de
six kilomètres de Cambridge qui serve du potage. J’en ai assez de ne me nourrir que de pain, de
fromage, et de légumes bouillis.
— Vous êtes donc étudiant ?
L’ouvrage ouvert devant lui en attestait. Comment se faisait-il qu’il ne mange pas à sa faim ? Les
fils de bonne famille devaient-ils se contenter de légumes bouillis ? Elle n’osa l’interroger de peur de
s’imposer.
— D’ici quelques minutes, je pourrai de nouveau me lever, expliqua-t-elle. Je disparaîtrai aussi
vite que je suis venue…
— Prenez tout votre temps, répliqua-t-il poliment.
Il baissa les yeux vers son livre, puis la regarda de nouveau. Elle décela dans ses yeux noirs une
prudence teintée d’un autre sentiment.
— Je suis sincère, reprit-elle. Je suis désolée de m’être imposée à vous. Vous êtes arrivé avant
moi, et…
Il esquissa alors un sourire qui effaça toute trace de défiance à son égard.
— J’ai rarement la chance de m’asseoir à la même table qu’une jolie jeune fille, déclara-t-il. Vous
ne me dérangez pas le moins du monde.
Le cœur d’Emily se mit à battre à tout rompre. Les séquelles de sa crise, sans doute. C’était
évident. Ce ne pouvait être parce que ce jeune homme la regardait… Pourtant, dans ses yeux, elle se
sentait jolie.
En réalité, elle l’était. Emily l’avait toujours su. Les domestiques le lui avaient dit, Titus aussi.
Mais à quoi bon, dans sa situation ? « Quel dommage que ce mal afflige une aussi jolie jeune fille ! se
lamentaient les médecins. Que de beauté perdue… »
Ce n’était pas le cas en présence de ce monsieur si courtois qui l’admirait.
— Je m’appelle Emily Fairfield.
Il la dévisagea encore un moment.
— Ravi de vous rencontrer, Miss Fairfield, assura-t-il. Anjan Bhattacharya.
Prononcé dans sa langue, son nom prenait des sonorités exotiques.
— Attendez ! fit Emily en se mordant la lèvre.
Il parut troublé.
— Je suis désolée… Bhatta… charya… ?
Elle se sentit rougir.
— En effet. Vous avez une bonne oreille…
— Bhatta… charya. Bhattacharya, répéta-t-elle en souriant. Non, en fait, c’est assez facile. Je ne
suis pas habituée à ces sonorités. Vous venez de…
— Des Indes, bien sûr. De Calcutta, plus précisément. Mon père est fonctionnaire auprès du
gouverneur du Bengale. Et mon oncle… peu importe. Je suis le quatrième fils. On m’a envoyé ici afin
que je bénéficie d’une formation de qualité.
Il baissa les yeux vers son livre.
— Et vous étudiez le droit… Mon oncle est professeur de droit, expliqua Emily. Quand je n’ai
rien d’autre à lire, je me rabats sur ses livres. J’ai d’ailleurs lu celui-ci.
Il lui sourit.
— Dans ce cas, je vous consulterai en cas de besoin.
— Vous pouvez toujours essayer, répliqua-t-elle. Je comprends un peu ses théories, même si je
n’ai pas suivi d’études. Néanmoins, je serais ravie d’en discuter…
Cet aveu lui parut soudain si pathétique qu’elle ravala le reste de sa phrase.
— Mais je suis sûre, reprit-elle, que vous avez bien d’autres personnes avec qui bavarder. À quel
stade en êtes-vous de vos études ?
— Je suis en dernière année, répondit-il. Je révise en ce moment mes examens. D’ici à Pâques, je
ne serai pas de très bonne compagnie, je le crains. J’ai l’intention de réussir.
Emily comprit qu’elle devait se taire. Elle garda donc le silence. En buvant son thé, elle s’efforça
de ne pas regarder le jeune homme qui lisait en prenant des notes dans un petit calepin. Pourquoi
ressentait-elle un étrange picotement sur la peau ?
— Eh bien, Mr Bhattacharya, j’ai été enchantée de faire votre connaissance. Je pense que je vais
vous laisser à votre lecture.
Il leva la tête et cligna des yeux, comme si elle l’avait surpris, puis il lui adressa un sourire
chaleureux. Celui qu’elle recherchait en quittant la maison. Son cœur se mit à tambouriner contre sa
poitrine. Étrangement, elle se sentait sur le point de vivre une aventure.
— Miss Fairfield…
— Appelez-moi Emily. J’ai une sœur aînée.
— Je crois qu’il ne serait pas convenable que je vous propose de vous raccompagner pour veiller
à ce qu’il ne vous arrive rien.
— Ah…
L’idée lui plaisait tant qu’elle eut du mal à masquer son enthousiasme.
« Et s’il lui arrivait quelque chose ? »
— Je ne pense pas que je puisse parcourir plus de quelques pas en votre compagnie, dit-il
simplement. En ville, peut-être. Mais ici… (Il secoua la tête.) Je n’ai aucune envie de prendre des
coups aujourd’hui, donc je vais devoir me conduire en goujat et vous dire au revoir.
— Je compte faire une promenade jeudi prochain vers 13 heures, déclara Emily. Et je n’apprécie
guère la foule.
Il affichait toujours ce sourire radieux qui la fascinait.
— Ah oui ?
— Il y a un chemin le long du Bin Brook, au croisement de la route de Wimpole.
— Je le connais, dit-il doucement. Mais je suis certain que vos parents ne verraient pas d’un bon
œil…
— Mes parents sont morts. Je vis chez mon oncle.
Elle se tut. Si elle lui disait la vérité, il ne voudrait plus jamais la revoir.
— Je sors sans chaperon. Mon oncle n’est pas très conventionnel, Mr Bhattacharya. Il me laisse
faire ce que je veux. Tant que nous restons dans un lieu public, il n’aura aucune objection.
Ce n’était pas faux, mais ses propos étaient trompeurs.
— Mais…
— Je souffre parfois de crises, expliqua-t-elle. Mon oncle sait que je suis avide d’échanges, de
conversations intéressantes.
Là encore, elle disait la vérité.
Elle lui sourit et eut la satisfaction de percevoir son admiration. Elle décida de mentir. Au point où
elle en était…
— Il ne me refusera pas une promenade, assura-t-elle. Et il est parfaitement acceptable qu’un
homme et une femme marchent ensemble, du moment qu’ils sont en public.
— Vous croyez ?
Emily hocha la tête et retint son souffle.
— Eh bien, dit-il prudemment, je suppose que vous avez raison. À jeudi.
Elle se leva, les jambes encore endolories mais ivre d’enthousiasme. Les prochains jours allaient
passer bien lentement…
— À jeudi, lança-t-elle.
« Et s’il lui arrivait quelque chose ? »
Elle pensa à sa chambre vide, à ses siestes obligatoires, aux soirées passées en compagnie de son
oncle omniprésent. Elle pensa à la sensation de liberté qu’elle avait ressentie lorsqu’elle s’était glissée
hors de sa chambre. Elle aurait voulu crier de joie, mais son oncle l’aurait crue folle.
Enfin, il se passait quelque chose !

Jane n’avait pas parlé avec Mr Marshall depuis trois jours. Si seulement elle avait pu lui avouer
toute la vérité ! La veille, elle avait à peine fermé l’œil de la nuit tant elle pensait à ce qu’elle lui dirait
lors de leur prochaine entrevue. Comme il serait agréable d’avoir quelqu’un qui la comprenne !
Elle avait dressé une liste de choses à lui dire, un inventaire rationnel et précis. Il ne fallait pas
qu’elle lui déverse un flot de paroles tel un torrent incontrôlé. Elle ne voulait pas passer pour une
folle.
Jane y crut jusqu’à leur rencontre suivante. Elle venait de descendre de voiture et attendait
Mrs Blickstall, qui se tenait juste derrière elle, quand elle aperçut Oliver.
D’un pas vif et déterminé, il marchait sur le trottoir en direction du marché, quelques rues plus
loin. Il passa près de Jane sans la voir et, déjà, commençait à s’éloigner. Elle esquissa un geste de la
main, mais se ravisa.
Oliver était le fils d’un duc et, de son propre aveu, il visait le poste de Premier ministre. Sans
doute avait-il des préoccupations bien plus importantes que les questions qui taraudaient la jeune
femme : la tutelle de sa sœur cadette, son traitement médical. Mr Marshall préférait certainement
consacrer son temps précieux à la lecture de propositions de loi.
Il s’était montré aimable et assez intelligent pour comprendre de nombreux aspects de son
personnage. De là à s’attacher à elle… Elle ne devait pas se bercer d’illusions.
Détournant la tête de la silhouette de Mr Marshall, Jane se redressa fièrement et se dirigea vers la
librairie. La boutique était poussiéreuse et déserte. Mrs Blickstall prit un siège et croisa sagement les
mains sur ses genoux, tandis que Jane parcourait les rayonnages, au fond du magasin. Elle entendit le
tintement du carillon, puis le murmure d’un client s’adressant au commerçant. Sans leur prêter
attention, elle prit un livre et poursuivit son exploration. Soudain, elle entendit des pas derrière elle.
Elle ne put s’empêcher de songer à cet homme qu’elle essayait désespérément d’oublier. Et si
c’était lui… Quelle idée ridicule. Ce ne pouvait être lui. Il avait manifestement un rendez-vous
important. Pourquoi perdrait-il son temps avec une jeune femme qui faisait des emplettes…
— Tiens, tiens… Qui voyons-nous là ?
Jane sursauta.
C’était bien sa voix. Comment la décrire ? Chaleureuse, mélodieuse… L’autre soir, elle était
empreinte d’une colère rentrée et, en cet instant, résolument amusée.
La jeune femme fit volte-face et fut parcourue d’un frisson. Elle retint son souffle mais rien n’y
fit : elle ne put s’empêcher de lui sourire avec beaucoup trop d’enthousiasme.
Plus elle le connaissait, plus elle appréciait son visage. Ses taches de rousseur étaient presque une
invitation aux caresses. La gorge serrée, Jane se retint de tendre la main vers lui.
Sentant son attention concentrée sur elle, elle eut soudain le cœur léger.
Il tenait un livre à la main. Le Guide pratique d…
La jeune femme ne put déchiffrer la fin du titre dissimulé par sa main.
— Mr Marshall ! lança-t-elle avec un rire qui se voulait désinvolte.
Ne déverse pas tout d’un seul coup, Jane. Quoi que tu fasses, ne parle pas trop…
— Quel plaisir de vous voir ! Comment allez-vous ? reprit-elle posément.
Elle se félicita de cette retenue peu coutumière… qui fut de courte durée. Les mots se mirent à
sortir d’eux-mêmes.
— Je vous ai vu dans la rue, vous sembliez occupé et je ne voulais pas déranger. Vous aviez un
rendez-vous important, sans doute. C’est certainement encore le cas. Je devrais vous laisser…
Tais-toi, Jane !
Elle se força à refermer la bouche.
Face à ce flot de paroles, Mr Marshall ne sourcilla pas. Il lui prit des mains le livre qu’elle avait
choisi.
— Vous permettez ? Mrs Larriger et les criminels de Nouvelle-Galles du Sud ?
Il ne masqua pas son étonnement. Sans doute lisait-il des ouvrages sérieux tels que Le Guide
pratique du savoir-vivre. Il allait la trouver frivole…
— Il n’est pas pour moi, mais pour ma jeune sœur, Emily, bredouilla-t-elle.
Il sembla plutôt amusé.
— J’ai le droit de me moquer de ses goûts littéraires, mais ne vous avisez pas d’en faire autant, le
prévint-elle.
— J’ai moi-même trois sœurs. Quatre, en comptant ma belle-sœur. Jamais je n’oserais en dire le
moindre mal. Alors, que vaut ce roman ?
Cette question intrigua Jane.
— Je ne l’ai pas lu, avoua-t-elle. En revanche, j’ai parcouru les premiers titres de la série. Ils sont
médiocres, quoique étrangement fascinants.
— « Étrangement fascinants » ? C’est intéressant… « Médiocres », cela me plaît aussi. Me
conseilleriez-vous de l’acheter ?
Elle manqua de s’étouffer en imaginant des aventures de Mrs Larriger dans la bibliothèque de
Mr Marshall, à côté d’un guide des carrières politiques, par exemple.
Pourtant, il feuilletait l’ouvrage comme s’il envisageait d’en faire l’acquisition.
— Mrs Larriger est vieille, autoritaire, agaçante, et je crois qu’elle a quelque peu perdu la raison.
Vous n’aimeriez…
— Tout le portrait de ma tante Freddy, l’interrompit-il avec un sourire. Elle est vieille, autoritaire,
agaçante, elle ne sort jamais de chez elle. Mais n’allez surtout pas affirmer que ma tante n’a plus sa
tête. Je l’aime trop pour tolérer la moindre critique à son encontre.
— Si vous y tenez, autant commencer par le premier roman de la série, déclara-t-elle en
s’éloignant vers l’extrémité de l’allée. Tenez.
Elle lui tendit un exemplaire de Mrs Larriger s’en va et guetta sa réaction.
— Jolie page de garde, commença-t-il. Pensez-vous que l’auteur se nomme vraiment
Mrs Larriger ?
— Non, répondit la jeune femme. Je ne crois pas. Le premier roman date d’il y a deux ans et demi,
et depuis, vingt-deux autres titres ont été publiés, presque un par mois. À mon avis, il s’agit d’un
groupe d’auteurs. Une seule personne ne saurait écrire aussi vite, à moins de ne rien avoir à faire
d’autre.
— En effet, cela semble improbable, admit Oliver avant de se mettre à lire. « Durant les cinquante
premières années de sa vie, Laura Larriger vécut à Portsmouth, dans une maison avec vue sur le port,
sans jamais se demander quelle était la destination des navires. Elle ne se souciait de leur retour que
lorsque l’un d’eux lui ramenait son mari, parti en voyage d’affaires. Pourquoi aurait-elle dû s’en
soucier ? Son foyer était confortable, son époux gagnait bien sa vie, et, à sa grande satisfaction, il
n’était presque jamais là. »
Oliver leva les yeux.
— Cela commence plutôt bien, non ?
— Continuez.
— « Un beau jour, en l’une des rares occasions où son mari se trouvait à la maison, une enclume
lui tomba sur la tête, le tuant sur le coup… » (Mr Marshall parut intrigué.) Attendez, je ne comprends
pas… Comment une enclume a-t-elle pu tomber sur la tête de son mari à l’intérieur de la maison ?
D’où diable provenait cette enclume ? Avait-il pour habitude d’en suspendre au plafond ?
— Vous devrez lire la suite, lui répondit Jane. Je ne voudrais pas déflorer l’intrigue.
— Très bien, concéda-t-il. « Ce jour-là, Mrs Larriger était assise dans son salon. L’atmosphère
était curieusement étouffante. Elle avait l’impression que les murs se refermaient sur elle. Pendant
près de soixante ans, elle ne s’était pas intéressée à ce qui se passait en dehors de chez elle. Et voilà
que le monde l’appelait à tout quitter, à partir très loin avant l’enquête. » (Oliver se mit à rire.) Ah, je
commence à comprendre le rôle de l’enclume et de Mrs Larriger ! « Elle fit donc sa valise. Puis, au
prix d’un gros effort, elle franchit le seuil de sa maison pour sortir sous le soleil de ce mois de mai.
Elle s’enhardit et se dirigea vers le port pour acheter une place à bord du prochain navire en partance,
qui levait l’ancre cinq minutes plus tard. »
Oliver referma le livre.
— Très bien, je l’achète.
— Il ira à merveille avec Le Guide pratique des écrits de Platon.
— Comment cela ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— N’est-ce pas le livre que vous avez choisi ? répondit-elle avec un geste.
— Ah…
Il lui montra la couverture : Le Guide pratique des plaisanteries et excentricités.
— Je suis un grand nostalgique. Il est loin, le temps où je pouvais laisser libre cours à ma
fantaisie, soupira-t-il. Un soir, quand nous étions étudiants à Trinity College… nous avons croisé un
homme qui se pavanait à bord de son phaéton flambant neuf. Mon frère, Sebastian et moi avons
démonté la voiture, avant de la reconstruire entièrement dans ses appartements. Certes, nous n’avons
pas pu fixer les roues, mais tout le reste… Bref, en rentrant chez lui, il était tellement ivre, qu’il n’a
rien remarqué. Vous l’auriez entendu, le lendemain matin !
Cet homme qui prétendait devenir Premier ministre n’était pas tel qu’elle se l’était imaginé. Une
lueur mutine pétillait dans son regard. À quel moment faisait-il semblant ? Dans sa vie politique ou
dans sa vie privée ?
— Et moi qui voyais en vous un homme respectable…
Il poussa un soupir, puis son regard se voila.
— Hélas, je le suis, confirma-t-il comme à regret. J’ai largement passé l’âge des plaisanteries de
potache. Enfin, on peut toujours rêver…
En sa présence, Jane avait effectivement l’impression de vivre un rêve.
— Quand vous dites Sebastian, vous parlez de Mr Malheur, n’est-ce pas ?
— Il est le seul d’entre nous à s’être dispensé de sa période de respectabilité. Il a toujours cherché
les ennuis. À certains égards, je l’envie. Sur d’autres plans, un peu moins…
— Comment cela, « le seul d’entre nous » ?
— J’avais oublié : vous ne nous connaissez pas tous. Mon frère, Ro… le duc de Clermont,
Sebastian Malheur et moi… étions surnommés « les frères ténébreux » parce que nous étions
inséparables. En outre, nous écrivons tous de la main gauche.
— Mais êtes-vous taciturnes ? demanda-t-elle.
Une lueur étrange naquit dans les yeux d’Oliver, un soupçon de gêne, peut-être.
— À vous d’en décider. Je suis mal placé pour en juger.
La nervosité de la jeune femme s’était évanouie. Elle ne pouvait s’empêcher de lui sourire.
— Qu’en pensez-vous, Miss Fairfield ? murmura-t-il. J’ai la nette impression que vous êtes
experte dans ce domaine.
Jane avait rêvé d’avoir un ami, quelqu’un avec qui s’amuser, qui pourrait la regarder pour le
simple plaisir de sa présence et non pour critiquer sa tenue vestimentaire. Si elle osait, elle rêverait de
plus encore…
Hélas, le carillon de la porte tinta de nouveau. En se retournant, Jane retint son souffle. Il
s’agissait de Susan, une femme de chambre, qui s’adressa à Mrs Blickstall, toujours à l’entrée. Celle-
ci se redressa et désigna Jane d’un geste.
La jeune femme alla au-devant de la domestique.
— Veuillez m’excuser, Miss Fairfield, dit-elle, haletante, comme si elle avait couru.
Susan remarqua la présence de Mr Marshall.
— Pourrais-je vous dire deux mots à l’extérieur ?
— Parlez librement. Ce monsieur est un ami.
Voyant qu’il ne la contredisait pas, la jeune femme sentit son cœur s’emballer.
— Un médecin vient d’arriver, expliqua la domestique. Je suis venue dès que j’ai pu… Il est avec
Miss Emily depuis vingt minutes.
— Mon Dieu ! Et quelle est donc sa spécialité, à celui-là ?
— Les courants galvaniques, mademoiselle. Enfin, c’est ce qu’il prétend.
— De quoi s’agit-il ?
— D’un type de courant électrique, expliqua Oliver. En général, il provient d’une sorte de batterie
qui émet des décharges…
Il s’interrompit en voyant Jane blêmir. C’en était terminé de son rêve d’amitié, de conversations
sur les livres, de rires partagés. Le moment était venu de redescendre sur Terre.
Elle sortit une pièce de monnaie de sa poche et la tendit à la domestique.
— Merci, Susan.
La jeune fille profitait de la mésentente entre Jane et son oncle pour améliorer ses revenus.
— Miss Fairfield…, dit prudemment Oliver. Puis-je vous raccompagner ?
Elle eut envie de tout lui raconter, tant elle avait besoin d’être rassurée. Hélas, il lui avait promis
de ne pas lui mentir. Dans sa vie, il n’y avait décidément pas de place pour l’insouciance.
— Non, répondit-elle d’une voix brisée. N’en faites rien. Vous êtes une personne respectable, et il
faut que vous le restiez. Or je vais de ce pas corrompre un médecin…
Chapitre 6

Lorsqu’elle atteignit la maison, Jane était hors d’haleine à cause de son corset, au point d’être au
bord de l’évanouissement.
La gouvernante l’accueillit à l’entrée, puis regarda au-dehors, sans un mot.
Jane répondit à ses questions tacites :
— J’ai laissé la voiture un peu plus loin. J’ai pensé qu’une petite marche me ferait du bien…
En vérité, en ce jour de marché, elle aurait mis trois quarts d’heure à revenir en voiture, alors
qu’il ne lui avait fallu qu’un quart d’heure à pied.
— Naturellement, répondit la gouvernante comme si l’essoufflement de la jeune femme était
normal.
Quelques mèches s’étaient détachées de son chignon, si bien qu’il était légèrement penché. Elle
tenta de remettre un semblant d’ordre dans sa coiffure, en vain.
— Cette marche vous a donné bonne mine, déclara la gouvernante.
Jane sentit un filet de transpiration couler dans son dos. Sans doute était-elle rouge comme une
pivoine…
— Je dois voir ma sœur, déclara-t-elle d’un ton qui se voulait enjoué.
Mrs Blickstall déboucha à son tour au coin de la rue.
— J’ai deux mots à lui dire…
La gouvernante l’observa avec pitié. Elle n’était pas dupe de ces manigances. Jane lui remit une
pièce de monnaie, qu’elle glissa dans sa poche.
— Miss Emily est au petit salon, avec Alice et le docteur Fallon. Je veillerai à ce que l’on ne vous
dérange pas.
Folle d’angoisse, Jane s’éloigna dans le couloir. Elle trouva sa sœur attablée, une manche relevée,
le bras attaché à la table, exposant ses cicatrices.
Un bandage blanc enroulé autour de son poignet et de son bras tenait en place des plaques
métalliques. Celles-ci étaient reliées à des fils, eux-mêmes branchés à une sorte d’appareil. Elle
remarqua aussi une série de boîtiers qui dégageaient une odeur étrange.
Emily semblait plus ennuyée qu’en souffrance.
— Jane ! s’exclama-t-elle en s’illuminant.
— Que se passe-t-il ?
— Nous attendons la prochaine crise, expliqua-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Allons, mademoiselle ! lança l’homme qui se tenait près de la fenêtre, je crois vous l’avoir
déjà dit : vous ne devez pas bouger. Si vous vous agitez sans cesse, vous allez débrancher les fils.
Emily adressa à sa sœur un regard entendu.
— Très bien, maugréa-t-elle. Jane, voici le docteur Fallon. Il ne ménage pas ses efforts.
C’était un homme svelte d’une quarantaine d’années qui arborait une moustache et des favoris
châtains.
— Je suis Jane Fairfield, la sœur d’Emily. Veuillez m’expliquer en quoi consistent vos
méthodes…
Étonné par sa requête, il fronça les sourcils.
— Mais j’ai déjà tout dit à Mr Fairfield.
— Il se trouve que je m’intéresse aux progrès de la médecine, insista Jane en s’asseyant à côté de
sa sœur. J’aimerais en savoir davantage sur votre méthode.
Elle esquissa un rictus qu’elle ne parvint pas à faire passer pour un sourire. Visiblement
décontenancé, le médecin lui répondit de même.
— Je suis galvaniste, répondit-il avec le plus grand sérieux. C’est-à-dire que je pratique une
médecine d’ordre galvanique. J’ai découvert que le passage d’un courant électrique dans le corps
humain peut avoir de nombreux effets : douleur, convulsions, engourdissements…
Il baissa les yeux vers Emily, qui faisait grise mine.
— Cependant, j’ai aussi découvert quelques effets bénéfiques. Ce courant est notamment
susceptible de traiter les maladies imaginaires.
Infliger des décharges électriques à un patient simulant une maladie était certainement très
efficace, songea amèrement Jane.
— C’est formidable, commenta-t-elle. Vous avez fait là une belle découverte.
Il sourit, un peu hésitant.
— Je suis sérieuse, reprit Jane. Et cette méthode n’est pas en contradiction avec le serment
d’Hippocrate ?
Cette fois, le docteur Fallon rougit.
— Eh bien, voyez-vous, mon titre de docteur est… honorifique. Il m’a été décerné par des
dizaines de patients reconnaissants.
Encore un charlatan ! Une fois de plus, son oncle s’était laissé abuser…
— C’est intéressant, reprit-elle. Avez-vous déjà rencontré une personne prise de convulsions ?
— Non. Mais j’ai déjà provoqué des convulsions, et…
Il baissa les yeux vers Emily comme s’il se demandait s’il pouvait s’exprimer en toute liberté en
sa présence. S’il était prêt à lui administrer des décharges électriques, autant faire preuve de franchise
jusqu’au bout. Jane lui fit signe de continuer.
— Voyez-vous, j’ai une théorie. En circulant dans un sens, le courant doit pouvoir faire cesser une
convulsion en rencontrant un courant de même puissance venant dans l’autre sens. C’est une
application très simple des théories de Newton. Avec un équipement adéquat, je suis sûr de calculer la
dose exacte à administrer.
— Vous en êtes sûr ? s’enquit la jeune femme d’un air perplexe. Qu’en est-il de la sécurité du
patient ?
— Je suis… plein d’espoir, répondit-il, hésitant.
Quelques années plus tôt, Jane lui aurait sans doute accordé une chance. Hélas, elle avait croisé
une dizaine d’escrocs tout aussi grandiloquents, avec des théories fantaisistes faisant appel à la torture
pour soigner les crises de sa sœur. Si aucun traitement n’avait fonctionné, les cicatrices des brûlures
de la jeune fille attestaient de ses souffrances inutiles.
— Que je comprenne bien, vous entendez imposer à ma sœur des décharges électriques pour
démontrer une vague hypothèse.
— Vous êtes injuste ! s’indigna-t-il. Je n’ai même pas eu la chance…
— Assez ! intervint Emily. Il a démontré qu’il était capable de provoquer une convulsion grâce à
son courant. Je lui ai dit que mes crises étaient différentes. Mais après tout, ce n’est que mon corps !
Comment pourrais-je savoir ?
Jane voulait protéger Emily. Pourquoi diable son oncle s’évertuait-il à faire appel à ces escrocs ?
— Je suis un expert, persista le charlatan. Que peut-elle y comprendre ?
Un médecin avait affirmé que les convulsions d’Emily n’étaient que pure invention et qu’il
suffisait de provoquer en elle l’envie d’arrêter. La malheureuse en gardait des traces de brûlure aux
bras et sur les cuisses. À ses yeux aussi, la jeune fille n’était qu’une ignorante…
— Eh bien, reprit Jane d’une voix tremblante, il n’y a qu’une seule façon de découvrir l’avis
d’Emily.
— Je vous demande pardon ?
Jane s’efforça de ne pas le regarder avec dédain.
— Je propose de lui poser directement la question. Emily, que penses-tu de ce traitement ?
Les mains tremblantes de la malheureuse suffirent à répondre à sa question. Jane ravala sa colère
et attendit la réponse de sa sœur.
— Je préfère encore avoir une crise.
Le soi-disant docteur Fallon pouvait aller au diable.
— Je vous remercie beaucoup, dit-elle en se tournant vers lui, mais nous n’avons plus besoin de
vos services.
Hébété, il observa ses batteries, puis sa patiente.
— Vous ne pouvez me renvoyer, déclara-t-il enfin à Jane. C’est ma seule chance. Je pourrai
ensuite écrire un livre, me faire un nom…
Jane gardait toujours quelques billets de banque dans sa poche. Elle les sortit et les déplia devant
lui.
— Je ne vous renvoie pas, docteur. Prenez donc ces vingt livres et allez-vous-en immédiatement.
Vous n’aurez qu’à dire à mon oncle que votre traitement ne convient pas à la maladie de ma sœur. Il
vous paiera. Tout le monde sera gagnant.
— Comment saurai-je que mon traitement n’est pas adapté si je ne mène aucune expérience ?
Parfois, Jane regrettait de ne pas maîtriser l’art des regards fuyants et des sourires innocents. Elle
n’était pas très douée pour ces formes de persuasion. Elle ne savait faire que deux choses : payer les
gens et donner son avis.
— Vous n’en saurez jamais rien, lui dit-elle. Vous devrez vivre dans l’ignorance. C’est le prix à
payer quand on est à vendre. Je vous donne de l’argent, et vous proférez les mensonges nécessaires.
— C’est malhonnête ! protesta-t-il.
Seigneur ! Son oncle avait déniché le seul charlatan honnête… Les autres ne s’étaient montrés que
trop ravis d’empocher ses précieux billets.
— Vingt-cinq livres, insista Jane. Vingt pour vous, et cinq que vous verserez aux bonnes œuvres
pour soulager votre conscience.
Fallon hésita.
— Allons, reprit Jane. Voulez-vous que les pauvres de votre paroisse souffrent uniquement parce
que vous n’avez pas eu le courage de quitter cette maison ?
Il tendit la main vers les billets, mais la retira aussitôt, visiblement choqué.
— Cette maison est l’antre du diable, maugréa-t-il en secouant la tête.
Jane eut envie de le frapper. Il n’était même pas médecin, il était prêt à torturer sa sœur, et c’était
elle, la diabolique ? Peut-être qu’en lui proposant trente livres…
Emily parvint à sourire et le regarda d’un air innocent.
— Vous avez raison, dit-elle d’une voix faussement naïve. Nous sommes tous d’affreux menteurs.
Vous feriez mieux de ne pas vous attarder : c’est peut-être contagieux.
Jane songea amèrement qu’elle disait la vérité.
— Acceptez notre argent sale et mettez-vous vite à l’abri des mensonges, reprit Emily.
Il observa les deux sœurs d’un air effaré.
— Tenez, renchérit Jane en ajoutant un troisième billet. Prenez donc trente livres et partez. Vous
pouvez encore attraper le train de 18 heures.
L’homme hésitait encore.
— Alice va faire vos bagages. N’est-ce pas, Alice ?
La domestique était assise près de la fenêtre, sans doute pour ne pas laisser Emily seule avec le
médecin. Comme ses collègues, elle ne refusait jamais une prime. Elle se leva d’un bond et se mit à
l’œuvre. Le faux médecin ne fit rien pour l’empêcher d’emballer son matériel.
— Cela ne me semble pas très juste, bredouilla-t-il.
— Eh bien, si vous tenez à rester, dit Emily, vous êtes le bienvenu.
Jane observa sa sœur d’un air surpris.
Alice débrancha les fils reliés à la patiente pour permettre à la jeune fille de se lever.
— Comme vous l’avez dit, vous êtes dans la maison du diable. Nous prions Satan chaque soir,
déclara Emily avec grand sérieux, en s’approchant du faux médecin. Ainsi qu’Apollon, dieu du soleil,
chaque matin. Aimeriez-vous vous joindre à nous ?
Jane dut se mordre la lèvre inférieure pour ne pas éclater de rire.
— Il y a peu de païens en Angleterre, et vous me semblez une recrue de choix…
Le docteur Fallon s’empourpra et arracha les billets de la main de Jane.
— Vous avez raison, répliqua-t-il froidement. Je ne peux rester sous ce toit plus longtemps.
Sans un mot, Alice lui tendit la mallette contenant tout l’équipement nécessaire à son commerce.
— Je m’en vais ! annonça Fallon avec emphase. Je ne reviendrai pas, même si vous me suppliez à
genoux, à moins que vous ne vous repentiez et que vous acceptiez…
— Que se passe-t-il ici ?
Les deux sœurs firent volte-face. Seigneur ! Il ne manquait plus que lui. L’oncle Titus entra dans la
pièce et balaya l’assemblée d’un regard soupçonneux. Il vit le docteur Fallon brandir sa mallette
nauséabonde, les billets de banque froissés entre ses doigts, puis il se tourna vers Emily, qui affichait
un large sourire.
— Je vous écoute, les filles !
— Cette maison est un lieu d’infamie ! tonna le charlatan. On m’a menti, on m’a trompé…
Il baissa les yeux vers son argent mal acquis.
— On m’a corrompu ! ajouta-t-il d’une voix rauque. Je me lave les mains de ce qui peut vous
arriver. Que le diable vous emporte !
À ces mots, il s’en alla. Jane s’en réjouit, car il aurait sans doute expliqué à Titus que ses propos
étaient à prendre au pied de la lettre.
Abasourdi, Titus attendit que la porte d’entrée se soit refermée pour se tourner vers ses nièces. La
tension était à son comble…
— Je me trouvais dans ma chambre, expliqua Jane, quand j’ai entendu des éclats de voix. Une
sorte de… de délire.
— C’est la vérité, renchérit Emily. J’étais assise, en attendant la crise, afin qu’il puisse essayer sur
moi sa méthode. Soudain, il a pointé un doigt vers moi et a proféré de terribles accusations.
Emily mentait plutôt bien, il fallait l’admettre. Jane la laissa mener le jeu.
— Je ne sais pas ce qui l’a mis dans cet état. Il ne cessait de… de me regarder, marmonnant des
paroles pour lui-même, affirmant que je voulais le séduire. Ce n’était aucunement le cas ! J’étais
assise, immobile…
Face à ce récit très crédible, Titus hocha la tête, puis il afficha un air de compassion.
— Eh bien, bredouilla-t-il, je… D’où venaient ces billets de banque ?
— Dieu seul le sait, répondit Emily. Il était déjà en plein délire sur Satan. Sans doute voulait-il
repousser quelque esprit maléfique…
Jane croisa le regard de sa sœur. Elle seule pouvait la comprendre : Emily semblait à la fois
heureuse et furieuse. Elle comprit qu’elle n’était pas seule au monde.
N’y tenant plus, elles furent saisies d’un fou rire.

— Allons, Jane, se lamentait Titus en secouant la tête. Que vais-je donc faire de toi ?
Au lieu de lui donner son avis sur la question – elle s’était déjà attiré suffisamment d’ennuis –
Jane balaya du regard le bureau de son oncle.
C’était à se demander pourquoi il qualifiait cette pièce de bureau. Car, en réalité, elle ne servait
pas à grand-chose. Il n’y recevait même pas ses étudiants. Titus ne travaillait vraiment que lorsqu’il se
prenait de passion pour une idée ou une théorie. Après son arrivée sous son toit, la jeune femme avait
ainsi entendu parler pendant des mois d’une interprétation de L’Odyssée. Ensuite, il s’était penché sur
le discours concernant les travailleurs et le capital, lisant tous les ouvrages parus sur la question. Peu
importait le sujet pour lequel il se passionnait, il finissait toujours par s’en lasser. Il ne changerait
jamais. À ses yeux, son engagement était indispensable à la bonne marche de la communauté.
Ils avaient déjà eu la même conversation bien des fois.
— Jane, tu me déçois beaucoup.
Depuis qu’il était devenu le tuteur des deux sœurs, deux ans plus tôt, il tenait le même discours.
— Je fais de mon mieux. Fallon était un homme honnête, disposé à prodiguer les meilleurs soins
à une patiente aussi difficile qu’Emily.
— Lui avez-vous au moins demandé des références ? Vous êtes-vous entretenu avec des patients
qu’il aurait guéris ?
Bien sûr que non…
— C’était un honnête homme !
— J’ignorais qu’il y avait une telle pénurie de médecins désireux de mener des expériences sur
ma sœur, déclara la jeune femme, qui regretta aussitôt ses paroles.
À quoi bon discuter avec lui ? Il se contenterait de secouer la tête d’un air navré avant de se
replonger dans quelque marotte dont elle entendrait parler pendant des mois, jusqu’à ce qu’il se lasse
et passe à autre chose.
— Je t’ai pardonné bien des faiblesses, reprit Titus. Tu es entêtée et contrariante, comme il se doit
pour une personne née dans ces circonstances. J’ai toujours espéré que mes attentions, ma patience
parviendraient à t’infléchir. Je commence à désespérer, je l’avoue.
Elle avait toujours récusé ces accusations, mais son oncle avait des idées bien arrêtées.
— Je regrette, mon oncle. Je fais de mon mieux, déclara-t-elle d’un air qui se voulait contrit.
Plus vite elle exprimerait des excuses, plus vite cette entrevue pénible serait terminée. Il y avait au
moins un avantage à avoir un oncle crédule : il suffisait de s’excuser pour avoir la paix.
Pourtant, il ne se lança pas dans le discours qu’elle connaissait presque par cœur sur l’immoralité
qu’elle avait héritée de sa mère. Il se contenta de froncer les sourcils.
— Ce qui m’inquiète, cette fois, c’est que tu sembles avoir entraîné ta sœur dans tes errances. Je
crains que ton comportement ne commence à déteindre sur elle. Dans son innocence, elle s’imagine
sans doute que tu as de l’affection pour elle.
— C’est le cas ! protesta Jane. Comment pouvez-vous en douter ?
— Si tu l’aimais, tu ne l’entraînerais pas sur la mauvaise voie.
— Quelle voie ?
— Celle du mensonge, répondit gravement Titus. Tu lui as appris à mentir.
Emily n’avait nul besoin de leçons dans ce domaine.
— Si cela continue, reprit Titus, je vais devoir t’envoyer chez ma sœur Lily. Elle est loin d’être
aussi conciliante que moi. Elle ne te permettra jamais de courir les dîners sans trouver de fiancé. Elle
ne cesse de me répéter que je m’y prends mal, que si tu résidais chez elle, tu trouverais un mari dans
les meilleurs délais.
Un époux – quel qu’il soit – risquait de l’éloigner d’Emily durant des mois, mais elle n’osait
imaginer quel genre d’homme sa tante envisageait pour elle… Jane crispa les poings sous la table.
— Non ! Je vous en prie, mon oncle ! Ne me chassez pas ! Vous ne vous y prenez pas mal. Grâce à
vous, je progresse.
De toute évidence, Jane avait atteint les limites de sa crédulité.
— Tu as remis de l’argent au bon docteur afin qu’il me mente. Tu as persuadé ta sœur de me
mentir, alors que je tiens à ce qu’elle devienne une bonne chrétienne. Tu as congédié ce médecin avant
même qu’il ait eu l’occasion de vérifier l’effet de son traitement sur Emily.
— Ce n’est qu’un charlatan ! Il aurait pu l’électrocuter, mon oncle !
Elle regretta aussitôt de lui avoir répondu. Cette fois, Titus ne lui fit pas la leçon sur son caractère
emporté. Il se contenta de hocher tristement la tête.
— Et ce n’est pas tout, reprit-il. Je vis à l’écart des folles mondanités de Cambridge, mais j’ai eu
vent de ton comportement en société.
Seul Titus pouvait considérer les rares dîners donnés en ville comme de folles mondanités. La
plupart des soirées n’étaient pas convenables pour les jeunes femmes car elles accueillaient des
jeunes débauchés qui se prenaient pour des adultes.
Les compétences en droit de Titus lui rapportaient plusieurs milliers de livres par an, de sorte
qu’il n’avait jamais eu à travailler. Fort de ses études de droit, il se considérait comme un mentor
pour ces jeunes écervelés. Cette année-là, il n’avait qu’un seul élève, ce dont il s’accommodait à
merveille. Il se rendait à des conférences et se considérait comme un personnage de grande
importance.
— Comment se fait-il que personne ne t’apprécie ? demanda-t-il.
Cette question la piqua au vif. Elle s’était pourtant forgé cette réputation au prix de gros efforts.
— D’après mes informations, ton comportement n’est pas inconvenant, souligna son oncle, et je
m’en réjouis. Mais il y a des limites à ne pas dépasser… Une jeune femme bien-pensante n’insulte pas
un monsieur. Elle ne parle pas quand une personne de rang supérieur est en train de s’exprimer. Elle
mange très peu, la bouche fermée, et jamais avec les doigts. Elle sait quelle fourchette utiliser.
— Comment suis-je censée savoir ce qui est acceptable ? s’insurgea Jane. Les autres filles ont eu
une gouvernante. Certaines sont allées au collège ou ont reçu l’éducation d’une tante, d’une mère,
d’une sœur, bref d’une personne ayant consacré plusieurs années à leur inculquer les règles du
savoir-vivre.
Ulcérée par tant d’injustice, elle prit une profonde inspiration.
— Mon père a négligé sa femme et ses filles pendant dix-neuf ans. Ma mère est morte quand
j’avais dix ans. Ensuite, j’ai vécu dans un manoir isolé, sans gouvernante. Je n’ai appris aucune règle.
Vous avez décidé de me marier. Que vous imaginiez-vous, en me jetant en pâture dans la haute société
sans le moindre bagage ?
— Une dame digne de ce nom aurait su…
— Non ! Les bonnes manières ne sont pas innées ! À quoi serviraient les collèges, sinon ? Vous
croyez qu’une enfant naît en sachant faire la révérence ? Entretenir une conversation ?
Manifestement, son oncle restait campé sur ses positions.
— Je ne savais rien et je me suis retrouvée dans la haute société sans y avoir été préparée. Et vous
osez me reprocher de ne pas avoir trouvé de mari ?
— Tu me dois le respect !
Elle ouvrit la bouche pour discuter, mais rendit aussitôt les armes. N’était-elle pas grandement
responsable de sa propre réputation ?
— Je vais t’accorder une dernière chance, déclara son oncle. Même si mon esprit rationnel
m’ordonne le contraire. Je ne laisserai pas ta sœur suivre tes traces. Toutefois…
Il poussa un soupir.
— Si seulement vous la laissiez sortir. Elle est…
— Assez ! Emily est trop fragile pour sortir. Je t’accorde une dernière chance, Jane. Ne la gaspille
pas avant même d’avoir quitté cette pièce.
Tais-toi, Jane. Apprends à te taire. Elle ravala amèrement ses protestations.
— Change d’attitude, reprit Titus. Cesse de discuter, d’influencer ta sœur dans le mauvais sens.
Trouve-toi un mari. Tu es peut-être un peu trop en chair, mais tu as de l’argent, cela devrait suffire. Et
si j’apprends que tu as corrompu un autre médecin…
Il prit un air menaçant.
— C’est promis. Vous n’entendrez plus un mot sur mon compte.
Il lui suffirait de mieux payer les médecins, à l’avenir…
Quatre cent soixante et onze jours à tenir. Comment allait-elle maintenir cette façade pendant un
an et demi ? Elle se sentait déjà si lasse…
— Je ferai tout ce que vous voudrez, mon oncle.
Chapitre 7

Ce soir-là, l’assemblée était brillante : jeunes gens élégants, belles dames parées de leurs plus
beaux atours… Oliver se demandait pourquoi il était venu. Pour voir Miss Fairfield, sans doute.
Quant à savoir ce qui le motivait…
Il n’accepterait pas la proposition de Bradenton. Il trouverait un autre moyen d’infléchir le
marquis. Après tout, il était capable de se montrer raisonnable.
Même si sa requête, elle, n’avait rien de raisonnable.
Oliver chassa vite cette pensée. Il avait vu le visage de la jeune femme se figer lorsque la
domestique l’avait informée de la présence d’un médecin. Quelle que soit l’épreuve qu’elle affrontait,
ce devait être terrible. Bradenton n’aurait qu’à se montrer raisonnable, voilà tout.
Et si le marquis persistait ?
Oliver secoua la tête. Bradenton céderait.
La salle était plus petite que la plupart des salons londoniens, et les invités moins nombreux, pas
plus d’une dizaine de couples. Si les conversations allaient bon train, plusieurs jeunes filles lançaient
des œillades timides à Oliver. Depuis que sa condition de fils d’un duc était connue, il suscitait un
certain intérêt. Il s’entretint sans grande conviction avec certaines d’entre elles. S’il n’avait pas guetté
l’arrivée de Jane, il aurait pu s’amuser.
Non qu’il ait vraiment envie de la voir…
Enfin, elle était assez plaisante à regarder, à en juger par les parties de son corps qu’elle ne
dissimulait pas sous des couches de tissu bariolé.
À la librairie, ils avaient devisé agréablement, au point qu’il en avait oublié le motif criard de
sa toilette.
Et voilà qu’il attendait avec impatience son entrée, une impatience qui allait au-delà de la simple
curiosité. Au moment où il allait renoncer à tout espoir de la voir, elle apparut enfin.
Oliver en demeura pétrifié. Pendant quelques secondes, nul ne lui prêta attention. Les dames
continuèrent à parler, les messieurs offrirent leur bras à leur compagne, les verres en cristal
tintèrent…
Un homme leva les yeux, suivi d’un autre, et quelques dames tournèrent la tête. La robe de Jane
les laissa tous médusés. Oliver lui-même demeura bouche bée. Un silence électrique s’installa,
comme celui qui se fait entre un éclair et un claquement de tonnerre.
La coupe de la robe était acceptable. Le seul motif visible était un entrelacs ourlant le bas de la
robe. En revanche, le tissu était d’un rose vif de la couleur des… des…
Il n’y avait pas de mot pour qualifier cette couleur. Ce ton de rose ne pouvait exister ! La nature ne
pouvait être responsable d’une telle ignominie !
Si la robe de Jane faisait mal aux yeux, Oliver ne put détourner le regard. Les premiers
commentaires des invités lui parvinrent :
— Votre robe est très… très rose. Quelle teinte magnifique ! déclara une dame d’un ton
nostalgique, qui semblait regretter l’époque où le rose était agréable à regarder.
— N’est-ce pas superbe ? s’enquit Jane d’une voix puissante. J’ai suivi le conseil de Geneviève.
Elle affirme que cette nuance est très appropriée pour une débutante.
— Eh bien, bredouilla la dame, cette robe ne manque pas de relief.
— En effet, confirma Jane avec entrain. Je ne vous le fais pas dire.
Tous les regards étaient rivés sur elle. Il n’y avait pas une seule personne dans la salle qui ne soit
effarée par ce spectacle.
En réalité, la couleur aurait pu être supportable s’il n’y avait pas eu autant de couches de tissu. Or
la couturière n’avait pas lésiné sur les drapés, les fronces et autres froufrous. Pour couronner le tout,
l’étoffe était scintillante.
Fière de sa toilette et totalement inconsciente des remous qu’elle provoquait, Jane affichait un
sourire radieux.
Oliver ne put réprimer un frisson d’effroi. Jane ne lui accordait aucune attention. Elle allait se
brûler les ailes si elle n’y prenait pas garde. Elle se mit à déambuler dans la salle pour saluer les
invités. Derrière elle, un monsieur esquissa un geste grossier en désignant son postérieur. Les rires
qu’il déclencha par cette attitude inacceptable étaient aussi méprisables.
Miss Fairfield donnait l’impression d’avoir accompli quelque exploit. Non, elle n’allait pas se
brûler les ailes, songea Oliver. Le mal était déjà fait. Elle riait avec insouciance comme si elle se
moquait de ce que l’on pensait d’elle. Face à la cruauté de la situation, Oliver voulut se convaincre
qu’il ne lui ferait aucun mal, qu’il n’était pas ce genre d’homme. En cet instant, pourtant, il n’avait
qu’une seule envie : la repousser le plus loin possible afin de ne plus jamais avoir à entendre ces rires
moqueurs.
Incapable de supporter plus longtemps cette scène intolérable, il se détourna. Hélas, il entendait
encore sa voix. Elle salua son hôtesse avec emphase.
— Mrs Gedwin ! Je suis ravie d’être ici. Quel magnifique lustre ! On pourrait croire qu’il est neuf
s’il avait été dépoussiéré dernièrement.
Oliver crispa les poings. Cette imbécile cherchait vraiment les problèmes…
— Seigneur, souffla une invitée, même ses gants sont assortis.
Sebastian avait affirmé que la nature se parait des couleurs les plus vives en guise de mise en
garde. Si c’était bien le cas, Miss Fairfield venait de proclamer qu’elle était le papillon le plus
dangereux qui puisse fréquenter les salons. Elle fit le tour de la salle, semant dans son sillage regards
critiques et commentaires malveillants.
Lorsqu’elle arriva enfin à sa hauteur, Oliver avait la migraine. Même sans la requête de
Bradenton, il aurait pu la repousser pour ne pas avoir à endurer ces rires insupportables.
— Mr Marshall !
Il prit sa main et inspira profondément, recouvrant aussitôt ses esprits en reconnaissant le parfum
réconfortant de lavande qui émanait d’elle.
Il avait promis de ne pas lui mentir. Il savait ce qu’il lui restait à faire.
— Miss Fairfield, vous semblez vous porter à merveille.
Il la toisa, avant de fixer son regard de nouveau sur son visage.
— En revanche, votre robe… me donne envie de commettre un meurtre. Et pourtant, je ne suis pas
violent. Que portez-vous là ?
— Une robe de soirée, répondit-elle en posant ses mains gantées sur ses hanches.
— Je n’ai jamais vu de couleur plus hideuse. Quant à ce tissu scintillant…
— Ne soyez pas ridicule, déclara-t-elle.
Le sourire de la jeune femme parut soudain plus sincère.
— J’ai peur que ce rose ne soit contagieux, poursuivit-il. Il a le don de faire resurgir mes plus bas
instincts. J’ai l’envie irrépressible de m’enfuir dans n’importe quelle direction, tant je redoute que
mon gilet ne soit soudain affligé d’un tel coloris.
Elle rit de ses propos.
— L’effet serait magnifique, ne croyez-vous pas ? Ne vous inquiétez pas, cette couleur n’est pas
contagieuse. Enfin, pas encore…
— Quel nom donne-t-on à cette abomination ?
— Il s’agit d’un rose fuchsia, répondit-elle d’un air satisfait.
— Ce simple mot est disgracieux, commenta Oliver. Quelle est donc cette création du diable ?
Elle scruta les alentours pour s’assurer que personne ne risquait de l’entendre.
— Il s’agit d’une teinture, expliqua-t-elle comme si ce n’était pas évident. Un nouveau produit à
base de goudron, je crois. C’est un chimiste de talent qui l’a mis au point.
— Un acte de malveillance, oui, maugréa Oliver.
— Vous critiquez ce rose, murmura-t-elle en se penchant vers lui. Je vous parie que cette
honorable assemblée l’apprécierait autant que moi s’il était porté par une autre femme.
— Peut-être, concéda Oliver. À condition que cette pionnière fasse preuve de modération.
— J’ai commandé cette robe spécialement pour cette soirée… Je songeais à faire incruster
quelques petits brillants sur le décolleté, mais…
Elle haussa les épaules.
— Vous avez préféré ne pas affoler les invités. C’est tout à votre honneur…
— Non. Je garde cette petite touche finale pour une robe verte, répliqua-t-elle d’un air mutin. Il
faut savoir monter en puissance. À quoi bon être une héritière si l’on ne peut faire grincer les dents ?
— Certes, mais…
— C’est incroyable ! Vous êtes le seul à me dire en face que vous trouvez ma robe hideuse. Tous
les autres n’ont fait que des compliments du bout des lèvres. Tiens, je vois quelqu’un qui s’approche.
Sans doute va-t-il me féliciter pour ma robe.
— Vous déployez de gros efforts, Miss Fairfield, déclara Oliver. La limite à ne pas franchir pour
éviter d’être lynchée n’est pas facile à déterminer.
— Je ne calcule rien. C’est l’effet que produit mon statut d’héritière.
Sans doute avait-elle raison. Cet héritage faisait toute la différence entre les commentaires acerbes
proférés dans le dos de la jeune femme et les picotements qu’il ressentait dans la nuque. Il esquissa un
sourire peu convaincant.
— Miss Fairfield, vous me faites peur, vous et votre garde-robe.
Elle lui tapota le poignet de son éventail.
— Tel est justement mon objectif. Je repousse des dizaines d’hommes d’un seul coup, sans même
ouvrir la bouche. Et nul ne peut affirmer que ma tenue est indécente. Je porte même des perles.
Il baissa les yeux en faisant mine de les admirer. Elles mettaient admirablement en valeur son
décolleté. Sa poitrine généreuse, sa peau laiteuse rendaient ce rose pernicieux presque supportable.
— Miss Fairfield, reprit-il après un silence pesant, je vous inviterais volontiers à danser. Hélas,
notre dernière conversation a été interrompue.
Le sourire de Jane fit place à un air soucieux.
— Et si nous sortions sur la terrasse… Il fait un peu froid, mais… d’autres invités prennent l’air.
Nous ne serons pas seuls. Si l’on vous pose des questions, vous n’aurez qu’à affirmer que vous
rendez service à tous les invités en leur épargnant ce spectacle horrible pendant un quart d’heure.
Malgré son sourire, elle semblait parfaitement sérieuse. Oliver ressentit un pincement au cœur. Il
n’était pas ce genre d’homme. Il n’allait pas l’humilier. Non.
Hélas, son instinct lui murmurait le contraire.
— Ce n’est pas vous qui êtes horrible, c’est la couleur de votre robe.

— Je crois savoir pourquoi vous vous donnez autant de peine, déclara Mr Marshall en désignant
la robe fuchsia, tandis qu’ils s’isolaient des autres invités.
Jane s’y attendait. Les implications de la conversation qu’il avait entendue ne pouvaient avoir
échappé à cet homme intelligent. Elle se détourna pour se concentrer sur la pierre grise de la bâtisse
et la balustrade. Les arbres dénudés projetaient des ombres inquiétantes sur le sol.
— Faites-vous tout cela pour votre sœur ?
— Elle s’appelle Emily.
— Elle est donc malade…
— Ce n’est pas le terme approprié. Elle souffre de convulsions. C’est-à-dire qu’elle a des crises…
Une fois de plus, elle parlait trop. Elle se ravisa.
— Ne s’agit-il pas de crises d’épilepsie ?
— Certains médecins parlent d’épilepsie, en effet, déclara-t-elle prudemment. Mais elle en a vu
tellement ! Ils ne s’accordent que sur un point : il n’existe pas de traitement.
— Ce que j’ai entendu l’autre jour, cette histoire d’expériences… certains médecins veulent lui
imposer des chocs électriques, n’est-ce pas ?
— Entre autres tortures, ils ont essayé les saignées, les sangsues, les potions… Et encore, je ne
vous cite que les moins pénibles. Le reste…
En fermant les yeux, elle voyait encore le tison rougeoyant sur le bras sa sœur, elle entendait son
cri de douleur.
— Je préfère vous épargner le reste.
— Je crois savoir que son tuteur est favorable à ces expériences, contrairement à vous.
— Emily, elle, n’est pas d’accord, rétorqua Jane, les lèvres pincées. Donc je ne le suis pas non
plus.
Il allait sans doute la contredire sur ce point, lui expliquer que c’était le rôle d’un tuteur de veiller
au bien-être de ses protégées.
— J’ai peine à l’imaginer, déclara-t-il enfin. Ma belle-sœur Minnie, la duchesse de Clermont,
enfin, peu importe son titre… Bref, reprit-il en l’entraînant vers un massif de rosiers, la meilleure
amie de ma belle-sœur a épousé un médecin, le docteur Grantham. Nous discutons souvent des
progrès de la médecine. Les médecins racontent un tas d’histoires terrifiantes…
— Vingt-sept, reprit Jane d’une voix douce. Elle a vu vingt-sept médecins, sans compter ceux qui
n’avaient pas de références suffisantes. En réalité, la situation est simple : si je me marie, je devrai la
laisser seule chez notre oncle. J’ai de l’argent, mais pas elle, et elle n’est pas encore en âge de se
marier. L’argent que je lui verserais tomberait entre les mains de son tuteur. Inutile de vous dire qu’il
s’en servirait pour engager d’autres médecins. Je dois donc rester chez lui afin de soudoyer ces
charlatans pour qu’ils la laissent tranquille.
Ce n’était pas tout. Elle s’inquiétait beaucoup pour sa sœur, qui restait trop souvent seule. Emily
débordait d’énergie. Entraver ses mouvements ne faisait que l’agiter davantage. De plus, elle avait
besoin de compagnie, d’amies de son âge.
— C’est ce que je pensais avoir compris, déclara Oliver. Mais pourquoi en arriver à ces
extrémités ? Pourquoi ne pas simplement déclarer que vous n’avez aucune intention de vous marier ?
Elle poussa un soupir.
— C’est à cause de mon oncle et de son sens du devoir. Il ne tolère ma présence que parce qu’il
croit me rendre service en m’aidant à trouver un mari capable de venir à bout de mes mauvaises
habitudes. Je ne suis plus sous sa tutelle. Il lui serait facile de me chasser de chez lui.
— Quelles habitudes ?
— Je suis entêtée, contrariante, et il craint, au vu des circonstances de ma naissance, que je ne sois
dépourvue de moralité.
Elle ne leva pas les yeux pour voir comment il réagissait à ses propos. Sans doute n’aurait-elle
pas dû lui parler ainsi. Qu’allait-il penser…
— C’est merveilleux ! Vous venez de dresser le portrait de mon genre de femme.
— Très drôle…
— Je ne plaisante pas.
— Aucun homme ne voudrait d’une épouse qui discute sans cesse. Et qui voudrait d’une femme
libertine ?
Oliver se mit à rire.
— Vous avez une conception étrange de ce que les hommes recherchent chez une femme. La
plupart de ceux que je connais préfèrent celles qui apprécient une bonne nuit de…
Sa voix s’éteignit.
— De quoi ?
— De discussion, répondit-il.
— C’est ridicule, déclara-t-elle en esquissant un sourire. Je n’ai aucune preuve concrète que vous
ayez tort sur ce point, mais je ne cesse de me disputer avec les hommes, et ils me méprisent.
— Je vois que vous avez compris le principe. Montrez-vous encore contrariante, Miss Fairfield,
et vous verrez à quel point cela me plaît.
— Il n’en est rien.
— Réfutez cet argument si cela vous chante. Nous aurons beau débattre des préférences du sexe
fort, je l’emporterai toujours pour ce qui concerne mes goûts personnels.
— Vous croyez que cela m’arrêterait ? L’imposture est chez moi une seconde nature.
— À ce propos, dit Oliver avec un soupir, en recouvrant son sérieux. Nous avons établi pourquoi
vous ne souhaitiez pas vous marier. Mais il existe des moyens plus simples de rester célibataire.
Pourquoi cette méthode ?
Elle ne s’attendait pas à cette question. Même sa propre sœur ne lui avait jamais demandé
pourquoi elle appliquait cette stratégie. Des souvenirs resurgirent. Des souvenirs qui menaçaient de la
submerger si elle n’y prêtait pas attention.
— Elle me convient, répondit-elle, laconique.
— Je n’en crois pas un mot.
— Vous n’êtes pas en mesure de discuter de mes préférences, répliqua Jane. Je l’emporterai
toujours.
— Miss Fairfield…
Il n’avait pas prononcé son nom en préambule à quelque réflexion, mais uniquement pour le
plaisir d’énoncer ces syllabes. Il posa une main sur la sienne.
Jane observa les alentours. Personne ne les regardait. Et même dans le cas contraire, les gens
n’auraient vu que deux personnes près d’un mur de pierre. Il l’avait effleurée sans presque s’en
rendre compte… elle, en revanche, était particulièrement consciente de ce contact qui lui coupa le
souffle.
— Miss Fairfield, répéta-t-il, dites-moi que votre choix vous satisfait pleinement, que vous ne
souffrez pas d’être la risée de toute la haute société dès que vous avez le dos tourné… Dites-moi que
vous ne mourez pas d’envie d’avoir une conversation rationnelle. Persuadez-moi que ce rôle vous
convient, et je m’avouerai vaincu.
— Je…
Comment prétendre être heureuse d’être privée d’amis sincères alors qu’elle n’y croyait pas elle-
même ? Elle demeura silencieuse un instant, savourant la chaleur de sa main sur la sienne et espérant
qu’il ne la retirerait pas dès qu’il se rendrait compte de son geste.
— Je ne suis pas totalement épanouie, mais je suis très douée : je sème la zizanie dans les
conversations, je ne respecte aucune règle de savoir-vivre, j’enchaîne les maladresses…
Face au silence d’Oliver, elle poursuivit sur sa lancée, comme toujours quand elle était nerveuse :
— Quand tout a commencé, j’ignorais encore que je devrais rester célibataire. J’avais dix-neuf
ans quand nous sommes venues habiter chez notre oncle. Pour diverses raisons, il ne me tient pas en
haute estime. Il voulait me marier et j’étais d’accord, car j’avais envie de fonder une famille, d’avoir
une maison à moi. J’avais toujours vécu dans un manoir isolé. J’avais envie d’avoir enfin des amis…
Elle sentit les doigts d’Oliver se crisper sur les siens.
— Je n’avais jamais eu de gouvernante, jamais reçu un seul cours de maintien. Mon oncle s’est
contenté de m’acheter un manuel d’un autre âge ! précisa-t-elle en riant.
— Manifestement, il ne vous a pas été d’un grand secours.
— Je n’avais personne pour me donner des conseils vestimentaires. J’adore cette robe, par
exemple. Je sais qu’elle est affreuse, mais… je manquais cruellement de goût et possédais assez
d’argent pour m’offrir tout ce que je voulais. Quant à mes bonnes manières… inutile d’en parler. Un
véritable désastre. Vous n’imaginez pas à quel point j’étais infréquentable.
— Je l’imagine très bien, au contraire, rétorqua-t-il. Si vous m’aviez vu, à Eton, les premiers
mois… J’étais couvert de plaies et de bosses. Ce n’est qu’à l’âge de dix-sept ans que les menaces de
mon frère et mon apprentissage des convenances ont fini par payer et que j’ai cessé d’être l’objet
d’agressions quotidiennes.
— Quant à moi, poursuivit Jane, je n’ai jamais eu la mémoire des noms. Si je me trompais
malencontreusement de patronyme en saluant quelqu’un, j’avais l’impression d’avoir commis le pire
des crimes. Je n’avais rien d’une gastronome. Je posais des questions inconvenantes en présence des
messieurs… J’ai toujours beaucoup trop parlé et, quand je suis nerveuse, je deviens intarissable. Je ne
faisais donc qu’accumuler les bourdes. Ma réputation était faite dès le premier mois. Que ce soit dans
mon dos ou en ma présence, je n’entendais que des railleries cruelles. Les membres de la haute
société avaient même inventé un jeu. Les jeunes gens venaient me voir tour à tour en se moquant
ouvertement de mes goûts. Ils ne manquaient pas une occasion de m’humilier.
— Jane, dit Oliver, en lui caressant la main du bout du pouce.
— N’ayez pas pitié de moi, supplia-t-elle en redressant la tête, le cœur serré. Quand j’ai compris
combien ma sœur avait besoin de moi, j’ai remercié le ciel d’avoir trouvé une méthode pour éviter le
mariage. Les gens me trouvaient insupportable ? Ils se gaussaient de mon ignorance ? Eh bien, ils
allaient être servis ! Je n’ai eu qu’à forcer le trait pour me rendre inépousable.
Oliver continuait à lui caresser doucement la main.
— Cette société n’est qu’un nid de vipères, déclara la jeune femme d’un ton féroce. Si vous saviez
à quel point je les déteste ! Je n’ai pas choisi ce rôle, Mr Marshall. C’est lui qui m’a choisie, et je l’ai
exploité.
Il ne dit rien pendant un long moment.
— Je sais ce que vous pensez, reprit-elle vivement. Parce que je vous ai traité comme les autres,
lors de notre première rencontre. Vous ne m’aviez pourtant rien fait, et j’ai…
— Je n’en pense rien, lui assura-t-il.
— Je sais que je ne devrais pas. En ce moment, tout va si mal, dans ma vie… L’unique solution
serait totalement déplacée. J’ignore quand j’ai arrêté de jouer un rôle, quand mon personnage a pris
le dessus. Désormais, il m’est impossible de revenir en arrière. Chacun s’attend à ce que je sois sans-
gêne. C’est bien là le problème : je suis devenue insupportable.
Jane n’avait pas eu l’intention de se confier à lui, même quand elle envisageait de lui révéler la
vérité. Gênée, elle ferma les yeux.
— Veuillez m’excuser. Je m’apitoie sur mon sort. Je ne fais que parler, et parler encore. Vous me
connaissez à peine. Vous avez certainement des choses bien plus importantes à faire. Mais vous êtes
tellement… adorable.
Elle s’en voulut aussitôt. Qu’allait-il penser d’elle ? La trouverait-il libertine, audacieuse…
— Je voulais dire que vous êtes droit et digne de confiance, alors que les autres sont…
Plus elle parlait, plus elle s’enfonçait.
— Miss Fairfield…
Troublée par sa voix grave, elle se tourna vers lui.
Il ne semblait en rien déstabilisé par ses confidences. Il avait plutôt l’air… intrigué. Au clair de
lune, ses yeux clairs étaient presque translucides.
Il ôta enfin sa main de la sienne.
— Ne faites jamais confiance à un homme qui affirme révéler quatre-vingt-quinze pour cent de
la vérité.
Ces mots firent à Jane l’effet d’une douche froide. Il y avait dans l’expression d’Oliver une
gravité qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.
— Que feriez-vous si je répétais cette conversation à qui voulait l’entendre ? Les gens vous
prennent pour une écervelée… Que se passerait-il s’ils apprenaient qu’il s’agit d’une imposture ?
Elle ouvrit la bouche pour lui répondre, mais la referma aussitôt.
— Vous ne direz rien, n’est-ce pas ?
Oliver secoua négativement la tête.
— Miss Fairfield, pourquoi suis-je aimable avec vous, à votre avis ?
— Parce que vous… disons que… Seriez-vous en train de me dire que vous n’êtes pas vraiment
aimable ?
— Non. Si j’avais eu le choix, je vous aurais simplement évitée après cette terrible soirée. Si je
vous ai parlé, c’est parce que Bradenton m’a chargé de le faire.
Jane eut un mouvement de recul involontaire.
— Bradenton ? Que vient-il faire dans cette histoire ?
— Il veut que quelqu’un vous remette à votre place. Il m’a proposé un marché. Il me garantit son
vote au Parlement si je vous humilie. Je n’ai conversé avec vous que pour évaluer si j’étais en mesure
de le faire.
La jeune femme se sentit défaillir. Elle aurait dû s’en douter. C’était trop beau pour être vrai. Cette
main sur la sienne, ce regard… tout était calculé…
Elle s’efforça de chasser ces pensées.
— Vous ne me diriez pas cela si vous aviez l’intention d’accepter son marché…
Il pinça les lèvres, puis la prit par le bras.
— Venez, faisons quelques pas, proposa-t-il.
Ils durent se contenter de faire le tour de la terrasse. Il s’arrêta près de la balustrade et lui fit signe
de s’asseoir sur un banc, à l’abri des regards. Puis il scruta les alentours et s’assit à son tour.
— Vous savez, déclara-t-il en admirant le ciel étoilé. Je me dis exactement la même chose que
vous. À quinze ans, déjà, au pensionnat… je n’étais pas à ma place. Mon frère et mon cousin faisaient
de leur mieux pour m’intégrer, mais dès qu’ils avaient le dos tourné, je devais me débrouiller seul. Et
c’est ce que j’ai fait. Nous étions une poignée à ne pas être issus de la haute société. Nous nous
promenions, nous faisions nos devoirs ensemble, nous nous soutenions pour rendre nos journées
supportables.
— Les adultes ne faisaient rien pour empêcher les autres garçons de vous malmener ?
Il se tourna vers elle et la regarda droit dans les yeux :
— Les garçons sont ainsi, Miss Fairfield. D’une manière générale, les brimades n’étaient pas si
terribles. Nous étions bousculés, insultés, parfois frappés. Comme bien des garnements dans une cour
d’école. Les autres voulaient simplement que nous restions à notre place.
Il s’interrompit un long moment, le regard dur.
— J’ai moins souffert que certains autres. Mon père avait fait de la boxe, et mes camarades
avaient appris à se méfier de moi. Ils ne m’agressaient que s’ils étaient deux ou trois.
Jane ravala un cri.
— Mais même quand on sait se battre, il vient toujours un moment où l’on en a assez.
Jane posa une main sur la sienne. Elle redouta un instant qu’il ne la repousse, mais il n’en fit rien.
— Je me rappelle un garçon du nom de Joseph Clemons, raconta Oliver avec un soupir. Il était
petit pour son âge, et timide. Il se cachait toujours derrière moi. Eh bien figurez-vous que je le
détestais ! J’ai essayé de l’apprécier. Ce n’était pas sa faute s’il souffrait tant, si son père était
cordonnier, s’il était doué en latin… Pourtant, je lui en voulais de me poser autant de problèmes. Si je
le protégeais, c’était uniquement par… par mépris. Une bagarre, ce n’est rien. Deux bagarres non
plus. Trois ans à se battre presque tous les jours, c’est très long. Un jour, j’ai surpris Joseph sous la
menace de deux garçons plus grands. J’avais l’intention de les arrêter, comme d’habitude. Mais
Bradenton était là. Il m’a dit que les deux grands ne voulaient qu’une chose : que je cesse de les défier.
Il suffisait que je les laisse faire pour être tranquille. Je crois qu’il aurait pu invoquer n’importe
quelle raison, je l’aurais acceptée. Et c’est ce que j’ai fait.
— Je suppose que Bradenton avait tort.
— Oh non, soupira Oliver. Il avait raison, au contraire. Ces deux garçons ne s’en sont plus pris à
moi. Quant à Joseph… j’ignore ce qu’il a subi. À sa sortie de l’infirmerie, il n’est pas revenu en
classe.
La jeune femme parut choquée.
— Donc, Miss Fairfield, libre à vous de croire que je suis ainsi. Vous savez ce dont je suis
capable. Je ne cesse de me répéter que je ne suis pas mauvais au point de faire du tort à quelqu’un,
mais je sais très bien que c’est faux.
Elle se détourna.
— Vous ne pouvez vous reprocher les actes d’autres garçons…
— Ce ne fut pas l’unique fois. N’importe quel enfant né sans pouvoir mais fort de grandes
ambitions… Faites-moi confiance, je n’en suis pas arrivé là en respectant mes principes. J’ai appris à
me taire, à faire ce qu’un homme de pouvoir me demandait uniquement parce qu’il me le demandait.
Je m’estime chanceux d’avoir survécu. Ne vous méprenez pas, Miss Fairfield, je pourrais vous faire
du tort.
La jeune femme garda le silence pendant un long moment. À en juger par la lueur qui étincelait
dans son regard grave, Oliver était sincère. Il serra sa main dans la sienne.
— Et vous me racontez tout cela parce que…
— Parce que ce qui vous arrive n’est pas juste, avoua-t-il d’une voix tendue. J’ai beau me répéter
que je ne le ferai jamais, je n’arrive pas à me faire confiance. L’offre est si alléchante… Je vous
accorde une chance de vous enfuir avant que mon ambition ne prenne le pas sur ma raison.
Jane ouvrit la bouche pour lui répondre, mais la referma aussitôt. Ce qu’il racontait n’avait aucun
sens, à moins…
Elle se tourna vers lui.
— Êtes-vous toujours aussi honnête ? demanda-t-elle.
Elle connaissait déjà la réponse à sa question, car elle avait vu Marshall évoluer parmi les
aristocrates. Il souriait, savait se faire apprécier. Il était parfaitement intégré dans son environnement.
Comment se montrer honnête en toute circonstance ?
— Vous êtes un cas particulier, déclara-t-il à voix basse. J’en voulais à Joseph, mais ce que je
connais de vous me plaît plutôt.
Il leva doucement son autre main pour effleurer la joue de la jeune femme d’une caresse.
— Il y a si peu de gens dans ce monde à qui j’ose avouer la vérité… Je ne voudrais pas me
tromper.
Non, ce n’était pas un frisson qui venait de la parcourir, ni des picotements qu’elle ressentait sur
sa peau… Elle était en train de vivre une expérience presque charnelle, comme si les années écoulées
avaient enfoui ses émotions au plus profond d’elle-même et que cet homme venait de les libérer. Elle
se pencha légèrement vers lui en quête d’un contact. Si seulement cet instant avait pu durer
éternellement…
Hélas, il lui lâcha la main et s’écarta. Soudain, elle eut très froid.
— Voyez-vous, murmura-t-il, cela continue encore maintenant. En vous racontant tout, je ne fais
qu’aggraver la situation. Vous ne devriez pas me permettre de vous toucher, Miss Fairfield…
Elle n’avait aucune envie qu’il s’arrête.
— Ah, lâcha-t-elle. Très bien…
Elle se détourna, désemparée.
— Maintenant, vous êtes fâchée…
— Je devrais l’être, en effet. Or je ne le suis pas vraiment. Je ne m’étonne guère que vous
souhaitiez me trahir. N’est-ce pas le cas de tout le monde ?
Elle émit un petit rire un peu trop strident qui révélait le malaise qu’elle sentait naître en elle.
— Trahissez-moi si cela vous chante, mais sachez que vous êtes mon traître préféré…
— Vous devriez être en colère, répliqua-t-il. Me repousser…
— Mr Marshall, n’avez-vous donc rien compris ? Je suis trop désespérée pour être en colère.
Ces paroles à la fois audacieuses et terribles n’avaient rien de pitoyable. La vérité la rendait
presque moins vulnérable.
— Peut-être que si j’avais quelques amis sincères, je pourrais me permettre un accès de colère,
reprit-elle. Vous m’avez simplement avoué que quelqu’un vous avait demandé d’être cruel envers moi
et que vous envisagiez de le faire. La plupart des gens n’ont pas besoin qu’on le leur demande. Ils se
montrent cruels tout simplement.
— Bon sang, Miss Fairfield, comprenez-vous ce que je vous dis ? Je refuse de céder à la tentation.
Je ne veux pas être un homme qui blesse une femme pour défendre ses propres intérêts ! Giflez-moi,
qu’on en finisse !
— Laissez-vous tenter, Mr Marshall. Je n’attends rien de vous mais, au moins pour le moment, je
peux me laisser aller à croire que j’ai un ami, qu’il y a au moins une personne au monde, à part ma
sœur, qui se soucie de moi. Quand on n’a jamais manqué de chaleur humaine, on n’a pas idée de ce
que c’est que d’en être privé. Le fait que ce soit un homme tel que vous…
Ses joues s’empourprèrent violemment dès qu’elle comprit ce qu’impliquaient ses paroles.
— Oh, bégaya-t-elle. Je ne m’attends pas… Enfin, je ne pense nullement… Vous avez déclaré que
j’étais la dernière femme que vous épouseriez. Sachez que je n’ai aucune intention de me marier…
Jane avait perdu tout contrôle de la situation. Elle porta une main à sa bouche et évita le regard
d’Oliver.
— Mon Dieu…, souffla-t-elle.
Il ne dit rien pendant un long moment, au point qu’elle se demanda si elle avait fini par le
repousser, lui aussi.
— Pourquoi faut-il que je persiste ? se lamenta-t-elle.
— Comment cela ?
— Je parle trop. Je bavarde comme si ma vie en dépendait. Je me sens contrainte de combler le
vide. Je parle sans pouvoir m’arrêter, même quand je sais qu’il le faudrait. Je sais que je devrais me
taire, mais j’en dis toujours trop.
Elle lui lança un regard à la dérobée. Il l’observait d’un air indéchiffrable.
— Allez, dites-le ! implora-t-elle. « Taisez-vous, Jane. » Vous voyez ? Ce n’est pas difficile.
— Continuez, Jane.
— Ne cherchez pas à me plaire…
— Si vous ne me repoussez pas, pourquoi vous repousserais-je ? Vous êtes une jeune femme vive
et mordante. N’étant pas très loquace, je peux vous écouter. Les gens vous ont si souvent ordonné de
vous taire que vous commencez à vous le dire vous-même.
— Croyez-vous ? demanda-t-elle, décontenancée.
— Vos propos mettent les autres mal à l’aise. Il est normal qu’ils veuillent vous réduire au silence.
— Je ne vous mets donc pas mal à l’aise ?
Il sourit. Soudain, il tendit la main et effleura ses lèvres de son pouce, comme si elles lui
appartenaient. Troublée par ce contact intime, Jane retint son souffle. Elle eut soudain l’envie
irrépressible de capturer son doigt à l’aide de sa bouche.
Elle se contenta de pousser un long soupir.
— Vous me mettez mal à l’aise, murmura-t-il. Mais pas de la façon que vous croyez…
— C’est parce que vous êtes un homme merveilleux…
Elle se rendit compte de ce qu’elle venait de dire et rougit de plus belle.
— Oh non ! Enfin, ce n’est pas que je vous trouve séduisant… Enfin, bien sûr que vous êtes…
Une véritable catastrophe.
— Tais-toi, Jane, murmura-t-elle pour elle-même, les yeux fermés.
— Non, dit-il sans cesser de lui caresser la lèvre inférieure. Parlez, Jane.
— C’est une mauvaise idée, insista-t-elle d’une voix rauque. Cela ne mènerait à rien. Peu importe
que je vous trouve séduisant. Vous vous moquez éperdument de ce que je pense. Même moi, je
m’en moque.
— Je vous trouve très courageuse, chuchota-t-il. Vous êtes comme un feu de brindilles qui se
consume en quelques secondes. Je sais ce que l’on ressent quand on déborde d’énergie. Et vous
persistez, soirée après soirée. Rien ne peut vous arrêter, ni un marquis, ni un tuteur, ni un médecin, ni
les attentes de la haute société…
Elle poussa un soupir qui ressemblait à un baiser.
— Si les gens veulent que vous cessiez de parler, que vous cessiez de vous habiller de la sorte ou
que vous changiez, tout simplement, c’est parce que vous leur faites mal aux yeux. Ils ont tous appris
à ne pas regarder vers le soleil.
Oliver lui caressa encore les lèvres.
— Je ne peux ni regarder, ni détourner mes yeux de vous. N’ayez crainte, Miss Fairfield. Je me
soucie de ce que vous pensez.
Il lui fit lever la tête très doucement, comme pour lui poser une question tacite. Elle plongea les
yeux dans son regard limpide.
— Donc vous me trouvez séduisant…
— Oui…
Il s’inclina vers elle, si près qu’elle sentit son souffle contre ses lèvres. Elle ne pouvait respirer
sans humer son parfum. Un frisson d’impatience la parcourut, comme s’ils étaient deux pièces d’un
mécanisme sur le point de s’emboîter.
Hélas, Oliver se redressa avec une moue et baissa la main.
— Aurais-je dit quelque chose ? demanda la jeune femme.
— Vous êtes impossible !
Après ce moment tendre qu’ils venaient de partager, elle ne put s’empêcher d’être vexée par ce
qualificatif.
— Si je le suis, c’est uniquement parce que j’y suis contrainte, rétorqua-t-elle.
Mais la situation était bien plus complexe. Même si elle cherchait à se racheter une conduite, la
haute société ne l’accepterait jamais en son sein.
— Je suis peut-être impossible, mais au moins je ne suis pas… je ne suis pas…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit-il en tendant la main vers elle.
Jane se figea. Si seulement ces quelques centimètres qui séparaient cette main de sa joue pouvaient
s’effacer…
— Vous êtes impossible, répéta-t-il d’un ton suave, presque sensuel. Je me le dis pour ne pas
l’oublier, et non pour vous insulter, Jane. Vous êtes très courageuse… et adorable.
Cette fois, il lui caressa la joue, une sensation exquise quoique fugace.
— Je ne devrais pas vous toucher. Ni vous embrasser, ni vous posséder…
Le sourire triste qu’il affichait lui rappela qu’elle était la dernière femme qu’il voudrait épouser.
— Vous êtes si vive. Quel dommage que vous soyez impossible, Miss Fairfield, parce que j’aurais
volontiers tenté ma chance avec vous.
Elle préférait qu’il l’appelle Jane. Elle aimait sa façon de prononcer son prénom de sa voix grave.
À son tour, elle posa une main sur sa joue et sentit sa chaleur. Il émit une sorte de gémissement,
pas tout à fait une protestation, mais ne recula pas.
— N’oubliez pas que je réfléchis à la proposition de Bradenton, la prévint-il. Je ne devrais pas
tenter de vous faire succomber.
— Il est trop tard pour cela, lâcha-t-elle.
Il recula sa main comme si cela pouvait changer quelque chose. Quelle importance ? Il avait
réussi à s’insinuer sous les couches de dentelle dont elle protégeait son cœur. Elle ne pouvait être
assez stupide pour tomber amoureuse de lui. Même elle n’était pas aussi téméraire. Toutefois…
— Vous êtes le traître le plus honnête que j’aie jamais croisé, lui dit-elle.
Il eut une moue teintée d’amertume.
— Venez, Miss Fairfield. Il commence à faire froid. Nous devrions rentrer.
Chapitre 8

— Tu es depuis plus de deux semaines à Cambridge, et tu ne me rends visite que maintenant ?


déclara l’homme qu’Oliver avait toujours considéré comme son père.
Debout au bord de l’eau, il observait le bouchon de sa canne à pêche.
En ce milieu d’après-midi, le moment était mal choisi pour pêcher, surtout en plein mois de
janvier. Pourtant, il avait accepté cette escapade avec Oliver.
Avec ses cheveux bruns ébouriffés, ses traits acérés, son nez cassé, Hugo Marshall ne ressemblait
en rien à son fils, et pour cause : les deux hommes n’étaient pas liés par le sang.
Oliver évita avec soin son regard. Il s’était posté sur une grosse pierre grise qui constituait un
perchoir idéal.
— J’ai bien trop tardé, je sais.
La ferme de ses parents se trouvait en dehors d’un petit village, à environ quarante minutes de
Cambridge. Quand il était à l’université, il leur rendait visite le plus souvent possible.
— Free pense que tu la fuis, reprit son père.
Sa sœur cadette avait toujours eu du caractère et une fâcheuse tendance à croire que le monde
tournait autour d’elle. Certes, personne ne cherchait jamais à l’en dissuader.
— Elle se trompe, lui assura Oliver. C’est vous que j’évitais.
Si son père se mit à rire, Oliver garda son sérieux, concentré sur sa canne à pêche.
— Je vois, reprit Hugo au bout d’un moment. Quel crime ai-je donc encore commis ?
Oliver lança une nouvelle fois son hameçon d’un geste rageur et regarda le bouchon remonter à
la surface.
— Ce n’est pas vous. C’est moi.
Hugo attendit qu’il poursuive.
— Je suis en proie à un cruel dilemme.
— Ah…, dit son père en scrutant l’horizon. Serait-ce un problème d’éthique dont la solution est
évidente, bien qu’une autre soit plus attrayante et moins acceptable ?
Hugo avait le don de comprendre à demi-mot ce qui le taraudait. Il ne leva pas les yeux de sa
canne. En temps ordinaire, le jeune homme lui aurait tout confié… Cette fois, il n’était pas certain de
vouloir lui raconter son histoire, car Hugo Marshall était impliqué malgré lui.
Ses parents s’étaient sacrifiés pour qu’il fasse des études. Il commençait seulement à comprendre
ce à quoi ils avaient renoncé pour lui.
Quand le duc, le demi-frère d’Oliver, avait atteint sa majorité, ce dernier s’était rendu chez les
Clermont pour la première fois. Il savait qu’Hugo avait travaillé pour Clermont, sans connaître les
détails de son passé.
Et ce, jusqu’à ses vingt et un ans. Il était alors arrivé à Londres, accompagné de son frère, pour
être présenté au personnel. Il restait encore cinq ou six domestiques de l’époque où, vingt-deux ans
plus tôt, Hugo Marshall travaillait pour le duc. Ils s’étaient montrés très curieux à propos d’Oliver…
et encore plus du destin d’Hugo Marshall.
— Je le connaissais, lui raconta la gouvernante. Je n’étais que femme de chambre. En tout cas,
nous nous querellions pour ne pas lui servir le thé, tant il nous terrorisait.
En tant que père, Hugo s’était fâché à plusieurs reprises. Oliver le trouvait impressionnant, certes,
mais cette femme décrivait plutôt un homme d’une intelligence vive ne tolérant pas la stupidité.
— À mes yeux, Mr Marshall avait tous les atouts pour s’imposer au sein de la haute société
londonienne, lui confia la gouvernante avec un soupir. Parfois, on sent qu’un homme est promis à un
grand avenir. C’est ce que nous disions tous. Il émanait de lui une aura de… Bref, cela n’aura abouti à
rien, finalement.
« À rien… »
Oliver observa son père. Immobile, Hugo surveillait sa ligne, sans rien attendre, sachant qu’il
s’exprimerait s’il en éprouvait le besoin.
En réalité, son père avait au moins réussi quelque chose : ses efforts, ses attentions pour un
garçon qui n’était pas le sien, l’argent gagné et investi dans l’avenir de ses enfants…
Il leur avait tout donné. Il avait ainsi aidé Laura et son mari à ouvrir une épicerie en ville, financé
les études d’Oliver, puis celles de Patricia. Lorsque cette dernière avait épousé Reuben, il avait permis
au jeune couple de s’installer à Manchester.
« À rien… »
Oliver ferait en sorte que son père ne se soit pas sacrifié pour rien.
— Et s’il s’agissait d’une chose que je souhaite plus que tout ? demanda le jeune homme.
— Que convoites-tu donc ?
Je veux que vous soyez fier de moi, je veux réaliser tous vos rêves et les déposer à vos pieds.
Oliver ramassa une brindille et la fit tournoyer entre ses doigts. Il existait des ambitions moins
nobles, songea-t-il, plus dérangeantes…
Je veux qu’ils paient.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-il. Pourquoi avez-vous tout sacrifié pour élever le
fils d’un autre ?
Cette fois, Hugo leva la tête.
— Je n’ai pas élevé le fils d’un autre, déclara-t-il. J’ai élevé mon fils.
— Vous comprenez ce que je veux dire. Pourquoi m’avez-vous reconnu ? Pourquoi m’avez-vous
traité comme votre enfant à part entière ? Je sais que vous aimiez maman, mais…
— Tu as été mon salut autant que ta mère. Tu n’as jamais été un fardeau. C’est très simple : si je
réussissais à faire de toi mon fils en dépit des liens du sang, je n’étais plus à lui.
— À qui ? demanda Oliver, intrigué.
— Mon propre père. Si tu étais à moi, je n’étais plus à lui.
Oliver observa les eaux tranquilles. Il savait que le père d’Hugo n’était pas un homme honorable
grâce à quelques bribes de souvenirs évoqués au fil des années.
— En te reconnaissant, je me suis reconnu moi-même. Rien de plus facile… (Oliver ferma les
yeux.) Alors, quelle est donc cette chose que tu convoites ?
— Je veux être quelqu’un, souffla Oliver. Quelqu’un… qui compte. Un homme capable de
grandes réalisations, un homme de pouvoir.
Et qui ne serait plus malmené par personne. Bradenton avait raison : le marquis avait le pouvoir et
Oliver des ambitions. Il suffisait de rétablir l’équilibre.
Hugo garda le silence un long moment avant de reprendre la parole :
— De tous mes enfants, toi et Free êtes ceux qui me ressemblent le plus. Naturellement, toute
médaille a son revers.
— C’est bizarre que je tienne de vous davantage que les filles.
Hugo émit un grognement de protestation mais demeura silencieux.
— Je sais, dit Oliver. Je ne sous-entends pas que vous n’êtes pas tout à fait un père, pour moi.
C’est que… le fils d’Hugo Marshall ne devrait pas envisager d’accepter la proposition qui lui a été
faite. Le fils du duc de Clermont, lui, aurait ça dans le sang.
— Hum… Tu as une drôle vision de moi. J’ai fait un tas de choses dont je ne suis pas fier.
— Moi aussi. Par moments, j’ai été sage. Il m’est aussi arrivé de parler alors que j’aurais mieux
fait de me taire, uniquement pour ne pas avoir à me battre.
— Cela ne fait pas de toi le portrait de ton géniteur. Tu es un homme, voilà tout.
La ligne d’Oliver s’éloigna un peu trop. Il actionna son moulinet pour éviter que son hameçon ne
se perde dans la végétation aquatique.
— Supposons, pure hypothèse, qu’un homme, disons un marquis, me promette sa voix lors d’un
vote très important, à la condition que je… (Il hésita un instant avant de reprendre.) Il me suffirait
d’humilier une femme. Pas physiquement : elle ne serait pas compromise. Toutefois…
Il lui suffit de plonger dans le regard de son père. Il connaissait la situation de Jane, il savait ce
qu’elle ressentait et à quel point elle souffrirait.
Elle ne serait pas compromise, mais elle serait anéantie.
— Il s’agit toujours d’une simple hypothèse ? s’enquit Hugo.
— Si le vote en question était très important, auriez-vous… ?
— Tu es un adulte. Si je dois encore te dire que penser d’une telle proposition, j’ai mal accompli
mon devoir de père, auquel cas mon opinion n’a guère d’importance.
— Et si ce vote était vraiment crucial ? Si cette loi pouvait vraiment changer la situation de
nombreuses personnes au prix de la déchéance d’une seule femme ?
Il n’osait même pas énoncer les conséquences sur sa propre carrière.
— Non, Oliver. Garde tes dilemmes pour toi et tes camarades d’université. Je refuse que tu te
délestes de ce fardeau sur moi.
— Que vous êtes contrariant ! Avec vous, tout semble si facile ! « Eh bien, Oliver, soit tu arrêtes,
soit tu continues », railla-t-il en évoquant le conseil de son père lorsqu’il avait voulu arrêter ses
études.
— Je suis ton père, dit Hugo avec un sourire. Il est de mon devoir de te contrarier.
Comme ce n’était pas la saison de la pêche, ils n’attrapaient rien.
— Et quand il s’agit d’une femme, où se situe la limite de l’inconvenance ?
— Je vais te dire une chose. Aucun poisson ne mordra à ton hameçon si tu ne le plonges pas dans
l’eau. Lance ta ligne !
Le jeune homme rougit légèrement et obéit.
— Et le fait que j’hésite encore ? Qu’est-ce que cela révèle de moi ?
Son père haussa les épaules.
— Vous ne m’êtes d’aucune utilité, protesta Oliver. J’espérais que vous me diriez quoi faire.
— Je ne suis pas venu ici pour vous être utile. Je suis venu pêcher.
Oliver garda quelques instants le silence, puis il reprit :
— En fait, vous êtes un escroc. Vous jouez les hommes sages et avisés, mais vous vous contentez
de débiter quelques banalités sur la pêche en me laissant tout deviner par moi-même.
— Cela t’étonne ? pouffa Hugo. Je t’ai enseigné cette astuce il y a des années : quand on se tait, les
autres ont tendance à exprimer leurs pensées les plus intelligentes à notre place.
Un long silence s’installa entre eux, durant lequel il parvint à pêcher une truite minuscule, qui fut
remise à l’eau sans le moindre commentaire.
— Quand je ne suis pas là, allez-vous à la pêche seul ?
— Free m’accompagne, en général.
— Je ne voulais pas l’empêcher de venir. M’en veut-elle ? Elle m’a à peine adressé la parole, hier
soir, avant de se plonger dans sa lecture.
— Non, ce n’est pas toi, répondit-il. Je lui ai proposé de nous accompagner, mais elle a refusé.
— Donc elle m’en veut. Je me demande bien ce que j’ai fait…
— Tu n’as qu’à lui poser la question. Je suis certain qu’elle te répondra.
Oliver n’en doutait pas non plus. Free n’était pas du genre à ruminer dans son coin.
— Je m’inquiète un peu pour elle, avoua enfin Hugo. Je n’avais pas remarqué à quel point Laura
et Patricia étaient faciles à vivre. Elles n’ont jamais eu d’exigences particulières et ne recherchent que
la sécurité d’une vie de famille. Enfin, pas seulement, bien sûr… Mais pour ce qui est de Free… Je ne
pensais pas que ta mère et moi allions transmettre toutes nos ambitions à cette seule enfant.
— Que veut-elle donc ? insista Oliver.
Son père afficha un sourire désabusé.
— Demande-moi plutôt ce qu’elle ne veut pas. Je te croyais ambitieux, Oliver. Par rapport à ta
plus jeune sœur, tu es loin du compte, crois-moi.

Sur le chemin du retour, la jeune fille attendait son frère au sommet de la colline, près de la
rivière. Les bras croisés, elle n’avait pas pris la peine de relever ses cheveux, qui voletaient dans son
dos telle une crinière flamboyante.
— Free…, dit-il en arrivant à sa hauteur.
Au lieu de lui répondre, elle se redressa fièrement. De toute évidence, elle était en colère contre
lui.
Elle n’avait pas mauvais caractère, du moins pas dans le sens où les gens l’entendaient
généralement. Patiente et aimable, elle pouvait aussi se montrer entêtée.
— Free, répéta-t-il. Que fais-tu ? Voulais-tu me parler ?
Elle évita son regard.
— Pourquoi voudrais-je te parler ? Tu n’as pas tenu ta promesse, alors pourquoi voudrais-je
t’adresser la parole ?
— Quelle « promesse » ? demanda-t-il, désemparé.
Elle finit par se tourner vers lui.
— Tu m’as promis de m’enseigner quelques notions de grec ancien ! Maman ne connaît pas le
grec, donc elle ne peut pas m’aider. Toi, tu as fait des études à Eton.
— Je te l’ai promis ?
— Il y a plus d’un an, à Noël, répondit-elle, déterminée.
Un vague souvenir revint à Oliver : une soirée passée devant la cheminée avec sa sœur, à lire
le journal.
— J’arrive à le déchiffrer dans les livres, expliqua-t-elle, mais j’ai besoin de pratique. J’ai besoin
de toi, Oliver.
— Si je m’en souviens bien, j’ai promis de t’aider dès que j’en aurais le temps. Or je n’ai pas eu
le temps, cette année. J’ai…
— Tu as passé des mois avec le duc ! accusa-t-elle.
— C’est différent. Je discutais du Reform Act. Voilà pourquoi j’ai manqué de temps. Quand le vote
aura eu lieu, quand tout sera terminé, alors je…
La jeune fille se redressa fièrement.
— « Quand tout sera terminé » ? Combien de temps encore cela prendra-t-il ?
— Je ne le sais pas, au juste.
— Il a fallu plus de trente ans pour que cette question soit enfin examinée par le Parlement, après
la dernière loi de réforme. L’amendement de l’an dernier a été rejeté. Il est raisonnable de penser que
tu n’atteindras ton objectif que dans plusieurs années.
— Voilà pourquoi je m’acharne, figure-toi, rétorqua-t-il. Plus dur je travaille maintenant, plus vite
le vote passera. Le grec ne disparaîtra pas entre-temps.
— Si je commence le grec dans deux ans, il sera trop tard, protesta-t-elle.
— Trop tard pour quoi ? Trop tard parce que tu seras mariée ?
Elle secoua la tête.
— Trop tard pour que j’aille à Cambridge.
Oliver en resta sans voix. Soudain, un frisson d’appréhension le parcourut. Il eut envie de prendre
sa sœur dans ses bras pour la rassurer, la protéger. Contre quoi ? Il l’ignorait. Contre elle-même,
peut-être…
— Les femmes ne sont pas admises à Cambridge, déclara-t-il enfin.
— Tu n’es donc pas au courant ? Elles ne le sont pas pour l’instant. Il n’existe aucun projet dans ce
sens. En revanche, un comité discute actuellement d’un établissement pour femmes dans le village de
Girton. Je suis encore trop jeune mais quand j’aurai…
Seigneur ! Free voulait étudier à Cambridge ! Oliver poussa un long soupir. Son esprit rationnel
lui murmura que cela aurait pu être pire : Free aurait pu viser Eton.
Il la prit par la main. Ses premiers souvenirs d’elle étaient ceux d’une fillette vulnérable. Il veillait
sur elle, la ramassait quand elle tombait, la faisait tournoyer dans ses bras…
— Tu penses qu’il suffit de connaître un peu de grec ? demanda-t-il.
Elle posa sur lui un regard empli de défi.
— As-tu au moins une idée de ce dont tu parles ? reprit-il. Quand j’étais étudiant, les autres ne
cessaient de m’insulter, que ce soit ouvertement ou dans mon dos. Il ne se passait pas une journée sans
que quelqu’un me reproche de ne pas être à ma place. Tu connaîtras tous ces désagréments. Sauf que
moi, j’avais mon frère et Sebastian, alors que toi, tu seras seule, et tu es une femme. Seule contre tous.
Les autres voudront que tu échoues autant qu’ils voulaient me voir chuter. D’abord parce que tu n’es
personne, socialement, ensuite parce que tu n’es qu’une femme.
Free ne l’entendait pas de cette oreille.
— Dans ce cas, je devrai réussir encore plus brillamment ! Tu es pourtant bien placé pour me
comprendre.
— Je t’aime, lança-t-il. C’est aussi simple que cela. Je t’aime et je ne veux pas que tu souffres.
Pour moi, Cambridge ne fut qu’un début : des cours, des examens, quelques professeurs et des
devoirs à rendre… J’en ai gardé de bons et de mauvais souvenirs, un groupe d’amis et d’ennemis…
Elle le défia de plus belle.
— Pour toi, il n’en sera pas ainsi. Cette expérience façonnera la personne que tu deviendras. Pour
le reste de tes jours, tu seras la fille qui est allée à Cambridge.
— Il faut bien que quelqu’un soit cette fille-là ! rétorqua Free. Pourquoi pas moi ? Sache que je
n’ai aucune intention de m’arrêter sur ma lancée dès que j’aurais obtenu mon diplôme. Je préfère agir
que de rester oisive. Et jamais je n’aurais cru que tu chercherais à me dissuader, Oliver. Tu es
certainement le dernier dont j’aurais pu imaginer qu’il puisse souhaiter mon échec.
— Je ne le souhaite pas, répliqua-t-il, tendu. Si tu dois aller à Cambridge, j’espère que tu
réussiras, envers et contre tout. Je déplore simplement que tu sois condamnée à subir les pires
brimades.
— Dans ce cas, sois mon allié au lieu d’être une barrière. Tu peux m’aider à apprendre le grec. Le
reste, je l’apprends par mes propres moyens. Seul le grec…
— Je ne suis pas très doué en grec. J’en connais les bases, sans plus. Si tu veux réussir coûte que
coûte, tu auras besoin des meilleurs conseils possibles… Écoute, je sais que papa et maman ont des
principes très stricts sur l’utilisation de l’argent du duc, mais… en réalité, cet argent m’appartient. Et
si j’engageais un précepteur ?
— Voilà donc mes besoins, d’après toi ? Ainsi, tu aurais la conscience tranquille.
— Je ne te fais pas cette proposition afin de me décharger de cette responsabilité, lui assura-t-il.
J’ai l’impression que tu ne comprends pas à quel point mon grec laisse à désirer. Si tu veux réaliser
ton projet, tu vas devoir t’habituer aux coups durs.
Lentement, elle s’assit dans l’herbe.
— Que dira papa ?
— Tu t’en chargeras, répondit-il en s’asseyant à côté d’elle avant de la prendre par les épaules.
Ils restèrent ainsi un long moment, sans parler. Oliver ne savait que dire. Il connaissait trop bien
sa sœur pour espérer l’infléchir. Néanmoins…
Il était également conscient de ce qui l’attendait. Quel était donc ce but dont elle rêvait de tout son
cœur ? Elle finirait par s’en lasser. Les années qu’il avait passées à l’université, il ne les souhaitait à
personne. Surtout pas à sa sœur.
— Je m’inquiète pour toi, avoua-t-il enfin. J’ai peur que tu ne sois déçue, que tu ne te retrouves
isolée.
— Non, rétorqua-t-elle, les cheveux au vent. Je vais mettre le monde entier à mes pieds, au
contraire.
Elle semblait presque ne pas avoir entendu ce qu’il lui disait, tant son regard se perdait dans le
lointain, comme si sa décision était prise depuis des années et qu’elle ne ressentait plus le besoin d’y
réfléchir.
Il l’observa avec attention, sous le soleil. Les yeux fermés, elle laissait la brise lui caresser le
visage, comme si elle pouvait l’emporter ailleurs, très loin.
— C’est ce qui s’est passé pour toi ? demanda-t-elle enfin sans ouvrir les yeux. Cambridge t’a
brisé le cœur ?
Il réprima difficilement un tressaillement et se tourna vers elle. Mais elle n’avait pas bougé.
Elle était assise, la tête rejetée en arrière, le vent dans les cheveux. Pourquoi le cœur d’Oliver battait-
il à tout rompre ? Pourquoi crispait-il les poings en regardant droit devant lui ?
— Ne sois pas ridicule, lança-t-il. Ce n’est qu’une école. Rien de plus. Une école.
Chapitre 9

L’université de Cambridge recélait de superbes jardins botaniques regorgeant d’espèces exotiques


rapportées du monde entier et classées selon les travaux de Linné. Si étranges et parfois monstrueuses
soient-elles, ces plantes ne pouvaient rivaliser avec la confusion des sentiments de Jane, ce jour-là.
Elle sentait encore sur ses lèvres le baiser qu’Oliver Marshall avait failli lui donner trois jours
plus tôt. Ce souvenir la hantait délicieusement tel un doux secret. Chaque mot qu’elle prononçait
désormais semblait porter cette promesse de baiser.
— Vous appréciez beaucoup Mr Marshall, cela saute aux yeux, déclara Geneviève Johnson, au
cours de la promenade.
Elles passèrent devant une plante asiatique dont les branches étaient hérissées d’aiguilles.
— Il est amusant…, concéda Jane.
Les jumelles échangèrent un regard entendu.
— Enfin, je veux dire… Mr Marshall est certainement un homme très fiable, reprit Jane.
— Cela ne fait aucun doute, admit Géraldine.
Elle la prit par le bras, affichant une moue qui aurait pu passer pour du dédain. Jane aurait dû faire
une réflexion désobligeante sur ses origines sociales, histoire de décourager les deux sœurs de
développer leur interrogatoire. Hélas, elle ne put s’y résoudre.
— Il est le frère d’un duc, déclara-t-elle. Cela signifie qu’il jouit du même statut qu’un marquis,
pour le moins.
Les jumelles se regardèrent de nouveau.
— Non, déclara Géraldine. Vous pouvez penser au frère d’un duc, je ne crois pas que vous
devriez envisager un marquis…
Leur affectation soudaine était d’autant plus étonnante qu’elles ne se laissaient pas facilement
déstabiliser. Geneviève avait les lèvres pincées et Géraldine faisait grise mine. Jane saisit ce qui les
contrariait : Seigneur ! Si Géraldine était fiancée au comte de Hapford, son oncle était disponible… et
marquis ! Geneviève aurait-elle des vues sur Bradenton ?
Jane lui souhaitait bien du courage ! Ces deux jeunes filles bien nées, cousines d’un comte,
disposaient de jolies dots. Bradenton recherchait sans doute une fortune plus imposante.
— Certainement pas un marquis, renchérit Géraldine.
Geneviève la prit par le bras et lui adressa un petit signe de tête. Aussitôt, elle se tut : non loin
d’elles, sous un auvent couvert de vigne vierge, se tenait le marquis.
Jane n’avait jamais vraiment apprécié Bradenton, mais elle ne lui était pas hostile. N’était-il pas
trop centré sur lui-même pour se soucier d’elle ? Néanmoins, Mr Marshall lui avait avoué la veille
que le marquis souhaitait la voir humiliée…
« Humiliée. »
Elle en ressentait une rancœur féroce. En croisant son regard froid, elle eut envie de le gifler, de
lui faire savoir qu’il ne la vaincrait pas.
— Et si nous allions le saluer ? proposa Géraldine.
— C’est inutile, murmura Jane. Il est occupé. Ne le dérangeons pas en nous montrant trop
audacieuses.
— En effet, admit Géraldine un peu trop vite. Vous avez raison.
— De plus, reprit Geneviève d’une voix stridente, je n’aimerais pas qu’il me voie dans cette tenue
ordinaire. Et en plein soleil. Seigneur, il risque de remarquer le moindre défaut de mon teint !
— Très bien, conclut Géraldine. L’affaire est réglée. Oh non, il nous a vues ! Il vient vers nous…
— Jane, souffla Geneviève, ai-je trop de poudre sur le visage ? Dites-le-moi vite !
Naturellement, elle avait le teint impeccable.
— Ne vous inquiétez pas, assura Jane avec entrain. Je décèle juste un petit amas sur votre joue
droite…
Geneviève prit son mouchoir pour s’essuyer, mais il était trop tard.
— Miss Johnson, Miss Geneviève, déclara Bradenton. Quel plaisir de vous rencontrer. Vous aussi,
Miss Fairfield…
Si Jane avait été surprise un mouchoir à la main, elle aurait sans doute commis quelque bourde,
elle l’aurait fait tomber ou glissé dans sa poche pour former une bosse disgracieuse sur sa robe.
Geneviève se contenta d’un sourire, comme si le mouchoir était un bouquet de fleurs, un
accessoire naturel. Elle exécuta une révérence parfaite.
— Monsieur le marquis, dirent les deux sœurs à l’unisson.
— Bradenton, dit Jane à son tour, avec une révérence hésitante.
Le marquis parut quelque peu agacé par sa familiarité.
— Il y a une nouvelle plante dans l’une des serres. Je pensais la faire admirer à Miss Fairfield,
déclara-t-il.
Les deux jeunes sœurs échangèrent un regard soupçonneux.
— Naturellement, déclara Géraldine. Nous serions ravies de la découvrir…
— Hélas, reprit le marquis en secouant tristement la tête, c’est un spécimen délicat. Nous ne
pouvons pas tous entrer en même temps.
Où diable voulait-il en venir ? se demanda Jane.
— Je propose que nous nous rendions devant la serre, reprit Bradenton. Puis j’accompagnerai
Miss Fairfield à l’intérieur. Vous regarderez par la vitre pour sauvegarder les convenances. Ce n’est
l’affaire que de quelques minutes…
Les demoiselles Johnson se réfugièrent dans un silence réprobateur. Si Geneviève avait des vues
sur le marquis, elle devait avoir envie d’étrangler Jane, mais elle n’en laissa rien paraître.
— Naturellement, monsieur, déclara-t-elle.
— À votre guise, renchérit Géraldine.
Contrairement à ce que Jane aurait cru, la serre en question n’était pas une structure de verre, mais
un complexe d’édifices construits de part et d’autre d’une allée centrale, constitués d’un soubassement
en briques surmonté d’un vitrage montant jusqu’au plafond. En passant, Jane sentit de l’air chaud
s’échapper de certains panneaux ouverts.
— À tout de suite, mesdemoiselles, dit le marquis aux jumelles, avant de faire entrer Jane.
Un vaste espace s’étendait devant elle, donnant sur des salles aux températures et degrés
d’humidité variables. Dans cette atmosphère chaude et moite, les plantes tropicales étaient luxuriantes.
Chaque spécimen portait une étiquette précisant son nom en latin, ainsi qu’une référence qu’elle
ne comprit pas. Sans doute ces plantes faisaient-elles l’objet d’études poussées. Un gargouillis d’eau
chaude émanait de tuyaux diffusant la chaleur. Très vite, Jane se sentit mal à l’aise.
Jamais il ne serait venu à l’idée de Géraldine de faire une chose aussi inconvenante que
transpirer…
Affable, Bradenton entraîna Jane vers des pots en argile remplis de sable. La jeune femme ne lui
rendit pas son sourire. N’était-ce pas lui qui voulait la voir humiliée ? Qui était prêt à négocier son
vote au Parlement pour atteindre cet objectif ?
— Eh bien, monsieur, où est donc cette plante si rare ?
— Je ne vous comprends pas, déclara-t-il en la dévisageant.
— Vraiment ?
Elle pivota sur elle-même pour balayer les lieux du regard.
— Vous et moi, nous nous ressemblons, reprit-elle.
Dans cette salle, il faisait chaud et sec. Un grand bac rempli de pierres et de sable contenait toutes
sortes de petites plantes vertes épineuses qui auraient vite été envahies par les broussailles dans une
forêt des alentours.
— « Nous nous ressemblons » ?
— Absolument, affirma Jane, refusant toujours de le regarder. Nous sommes des gens simples.
Deux êtres dont nul ne se soucierait en d’autres circonstances. Je me suis élevée dans la société grâce
à ma fortune, et vous grâce à votre titre.
Bradenton émit un grommellement incrédule.
— Est-ce pour cela que vous m’avez éconduit ? Parce que vous vous considérez comme mon
égale ?
Elle décela de la méchanceté et du mépris dans le ton de sa voix. En réalité, elle l’avait repoussé
uniquement parce que cela correspondait à son personnage d’écervelée. Avec lui, elle avait peut-être
forcé un peu le trait. L’entourage du marquis n’avait pas tardé à se moquer d’elle, et au bout de
quelques semaines, il avait fini par les y encourager. Or il faisait comme si ce n’était pas le cas.
— Vous « éconduire » ? répéta-t-elle en riant. Comment aurais-je pu vous éconduire ? Vous ne
m’avez jamais rien proposé.
— Peu importe.
— Pourquoi me proposeriez-vous quoi que ce soit, d’ailleurs ? Vous êtes marquis. Vous n’avez
pas besoin…
Elle s’interrompit comme si une idée venait de surgir dans son esprit.
— Oh…
Il posa sur elle un regard brûlant, mais Jane était décidée à ne pas se laisser déstabiliser. Il fallait
qu’il ressente au moins une partie de la souffrance qu’il voulait lui infliger.
— En fait, vous avez besoin de mon argent, n’est-ce pas ? lança-t-elle.
— Taisez-vous !
— Naturellement, reprit-elle avec une sollicitude qu’elle était loin de ressentir. Vous me faites
beaucoup de peine. Ce doit être embarrassant ! Vous ne risquez pas de perdre vos terres, même si
vous les gérez mal, et malgré tous ces avantages, vous n’arrivez même pas à réaliser de bénéfices
grâce à votre patrimoine. Il faut vraiment le vouloir pour être aussi incompétent…
Furibond, il fit un pas vers elle.
— Taisez-vous !
— Ne vous inquiétez pas, je ne le dirai à personne. Vous connaissez ma discrétion légendaire…
Il s’avança encore. Jane avait dépassé les bornes. Le titiller était une chose, le provoquer en était
une autre. Pétrifiée, elle affronta son regard menaçant. Les sœurs Johnson les observaient de
l’extérieur, mais elles ne pourraient rien faire s’il venait à l’idée du marquis de l’agresser. Jane se
trouvait à la merci de cet homme qui lui voulait du mal, qui entendait la réduire au silence…
La discrétion n’ayant jamais été son point fort, elle afficha un sourire radieux et feignit
l’ignorance.
— Vous me faites de la peine, Bradenton. Qui a pu vous faire croire que j’étais une malheureuse
enfant prête à succomber à votre esprit et à votre charme ? Quelle déception cela a dû être pour vous !
Vous vous imaginiez déjà avec ma dot en poche, et voilà que je me gausse au premier compliment
que vous m’adressez…
— Sale petite garce ! maugréa-t-il, ulcéré. Vous le faites exprès, n’est-ce pas ?
— Quoi donc ? demanda Jane sans se départir de ce sourire qui lui servait de bouclier contre les
flammes du dragon. Je n’ai fait qu’énoncer quelques vérités. N’appréciez-vous pas certaines vérités,
monsieur le marquis ?
Apparemment pas. Il avança en brandissant sa canne telle une arme. Soudain, Jane prit peur. Elle
avait vraiment dépassé les bornes…
— Vous souhaitiez me montrer une plante exotique, je crois.
Bradenton s’arrêta net et se ressaisit, comme s’il se souvenait que les parois de la serre étaient
transparentes. Quelle que soit la teneur de leur conversation, Jane n’en était pas moins une femme, et
si la haute société apprenait qu’il l’avait agressée, sa réputation serait ternie.
— Absolument, souffla-t-il en tendant sa canne vers la plante en question. C’est celle-ci…
Le spécimen ne payait pas de mine, avec son entrelacs de tiges hérissées de petites aiguilles d’un
vert grisâtre.
— Elle vous ressemble, Miss Fairfield, déclara-t-il d’un ton chargé de fiel.
Jane n’en doutait guère.
— Elle me plaît, commenta-t-elle. Elle se dresse fièrement en milieu hostile… Et si nous
cherchions une plante qui vous corresponde… Je sais ! J’ai aperçu un genre de mauvaise herbe, près
de l’entrée, une espèce grimpante à l’odeur nauséabonde.
Elle tourna les talons.
Du coin de l’œil, elle vit alors le marquis saccager du pommeau de sa canne les tiges épineuses.
La jeune femme se figea d’effroi. Comment ignorer cet acte de violence ? Un sourire ne suffirait
pas. Il ne lui restait qu’une solution : faire mine de n’avoir rien vu. Elle avança donc d’un pas assuré,
même si elle tremblait de tous ses membres.
— C’est ici, déclara-t-elle. Approchons-nous, voulez-vous ?
— Non, répondit le marquis, le souffle court. Retournons plutôt auprès des autres.
Il n’avait pas cherché à la menacer, du moins Jane essaya-t-elle de s’en persuader. Elle l’avait
irrité, rien de plus, et il avait laissé libre cours à sa frustration. Le malheureux cactus n’était qu’une
victime infortunée de sa colère.
Bradenton se réfugia dans le mutisme. Jane se sentait incapable de prononcer un mot. Lorsqu’ils
ouvrirent la porte menant vers l’extérieur, ils trouvèrent Geneviève et Géraldine en grande
conversation.
— Tu l’as bien vu, souffla Géraldine à sa sœur. Tu l’as vu…
Soudain, elles se turent et se tournèrent vers le marquis et Jane en affichant un sourire candide.
— Monsieur le marquis…, dit Geneviève.
— Chère Miss Fairfield, renchérit Géraldine en s’avançant, visiblement tendue. Quel plaisir de
vous revoir ! Merci de nous l’avoir ramenée, monsieur le marquis.
— Eh bien voilà, conclut Bradenton. Mesdemoiselles, je vous rends votre amie.
Jane n’était toujours pas remise de sa mésaventure. Elle entendit à peine l’invitation que l’une des
jumelles adressa pour la forme au marquis.
— J’imagine que vous ne souhaitez pas vous joindre à nous pour la suite de notre promenade ?
Non, songea-t-elle. Non, partez, allez-vous-en.
— Je regrette, répondit-il avec un sourire glacial. Il est grand temps que je prenne congé, mais ce
fut un plaisir. Mesdemoiselles… Miss Fairfield, ajouta-t-il à l’intention de Jane.
Le cœur de la jeune femme se mit à battre la chamade.
— Puisque vous devez nous quitter…, dit Geneviève d’un air pincé.
Les sœurs Johnson se postèrent entre Jane et le marquis, puis le regardèrent s’éloigner dans
l’allée. Au bout de quelques pas, il se retourna, peut-être pour observer Jane. Les sœurs demeurèrent
impassibles. Si Bradenton avait voulu adresser une menace tacite à Jane, il n’en eut pas la possibilité.
Géraldine esquissa néanmoins un signe de la main.
Jamais Jane n’avait autant apprécié leur badinage. Les deux sœurs se tournèrent vers elle. Non
seulement elles ne lui souriaient pas, mais elles l’observaient d’un air inquiet.
— Miss Fairfield…, dit Géraldine de sa voix mélodieuse. Nous vous avons observés à travers la
vitre et nous n’avons pu nous empêcher de remarquer…
— Que vous a-t-il dit ? s’enquit Geneviève.
La gorge de Jane se noua d’émotion. Elle refusait d’en parler, surtout avec ces deux-là… Elle
n’avait que faire de leur jalousie stupide et déplacée.
Bradenton avait saccagé un cactus et avait bien failli s’en prendre à elle également.
— Rien, assura-t-elle en priant pour qu’elles ne remarquent pas le tremblement de ses mains.
— Écoutez, insista Géraldine en posant une main sur son bras. En devenant vos amies, nous avons
décidé de… veiller sur vous.
— Pour ainsi dire, ajouta Geneviève.
Jane secoua la tête.
— Ce n’était rien ! Il m’a montré une plante en déclarant qu’elle me ressemblait. N’est-ce pas…
Elle faillit dire « touchant », mais ce mot refusait de sortir de sa bouche. Géraldine pinça les
lèvres et se tourna vers sa sœur.
— Tu as raison, déclara-t-elle. Nous devons le lui dire.
Quelle nouvelle épreuve allait-elle endurer ? Jane en avait assez de ces petits jeux cruels.
— Je sens venir une migraine, déclara-t-elle.
Géraldine resserra son emprise sur son poignet et Geneviève vint se poster à côté d’elle.
— Miss Fairfield… Comment vous dire ? Parfois… parfois, j’ai l’impression que vous…
— Nous pensons que vous ne savez pas toujours interpréter les intentions des autres, poursuivit
Géraldine.
Interloquée, Jane les dévisagea tour à tour.
— Ainsi, reprit Geneviève, vous n’avez peut-être pas bien interprété les intentions du marquis. Je
ne crois pas que vous ayez vu son expression, lorsque vous vous êtes éloignée… et ce qu’il a fait.
Jane avait très bien compris, au contraire. Et elles aussi. Mieux valait couper court à cette
conversation. Elle n’avait nulle envie d’entendre de leur bouche que le marquis voulait l’humilier.
— Nous avons tout vu ! déclara Geneviève. Son intention était très claire… Nous n’avons pas
toujours été très gentilles avec vous.
Que racontait-elle donc ? Elle dut se forcer à croiser le regard de Geneviève. Ce qu’elle y lut
n’avait rien à voir avec une quelconque jalousie. Les deux sœurs échangèrent un regard complice,
puis hochèrent la tête.
— En réalité, reprit Geneviève, depuis que nous vous connaissons, nous n’avons sans doute
jamais été gentilles avec vous. Nous avons exploité vos compétences. Cela peut sembler difficile à
entendre et vous risquez de ne pas bien saisir nos propos…
Jane en avait le souffle coupé.
— Toutefois, poursuivit Geneviève, je vous prie de me croire quand je vous conseille de ne plus
vous trouver seule avec le marquis. Plus jamais, même dans un jardin public. Nous nous étions
engagées à vous éviter les pires ennuis. Je ne puis être certaine des intentions de Bradenton à votre
égard, mais je refuse de rester là à ne rien faire en attendant qu’il passe à l’action.
— Ce qu’il a fait est très mal, décréta Géraldine en croisant les bras. Peu m’importent les sottises
que vous débitez parfois. Je me moque que vous franchissiez les limites de la bienséance. L’attitude de
Bradenton dépasse les bornes. De plus, Hapford m’a parlé de sa conduite… j’aurais dû vous en parler
auparavant. Vous n’auriez pas dû vous retrouver seule avec lui…
Que répondre à ces révélations ? Jane s’attendait tellement au pire qu’elle se trouvait désemparée.
Elle ne s’attendait certainement pas à cet aveu…
Geneviève la prit par le bras.
— Je comprends votre désarroi. Même si nous ne nous sommes pas très bien comportées par le
passé, nous ne permettrons pas qu’il vous arrive quoi que ce soit de fâcheux. C’est promis.
Jane poussa un long soupir, puis elle observa les deux sœurs. Bien que plus petites qu’elle, elles
semblaient la dominer de leur présence. Soudain, Jane sentit des larmes lui monter aux yeux.
— Allons, allons, fit Géraldine en la prenant dans ses bras. Ce n’est rien. Tout va s’arranger…
Jane prenait enfin conscience de sa peur, de son terrible sentiment de solitude. Les sœurs Johnson
ayant abattu cette barrière, elle pouvait laisser libre cours à ses émotions. Lorsqu’elle chancela,
Geneviève la rattrapa.
— Allons, allons, répéta Géraldine.
— Depuis quelques mois, j’ai mauvaise conscience, avoua Geneviève. Je me sens aussi mauvaise
que Bradenton. Nous avons été odieuses…
— C’est arrivé fortuitement, expliqua Géraldine. Vous étiez l’instrument idéal pour repousser les
prétendants éventuels de Geneviève.
Après la colère et la peur, Jane sombra dans la stupeur, puis elle ne put s’empêcher d’éclater de
rire.
— Je crois qu’elle ne comprend pas, souffla Géraldine.
Jane se redressa, prit une profonde inspiration et regarda autour d’elle, ce monde étrange qui
l’entourait. Enfin, elle se lança :
— Géraldine, Geneviève, j’ai un aveu à vous faire. Je n’ai pas été très gentille avec vous, moi non
plus. Et ce, dès les premières semaines…
Les deux sœurs écarquillèrent les yeux.
— Je… je joue la comédie. Je fais semblant d’être maladroite et insupportable. Je vous dois des
excuses.
— Oh, non ! souffla Géraldine, avant d’afficher un large sourire.
— C’est incroyable ! s’exclama Geneviève en riant de bon cœur. Vous ne nous devez pas
d’excuses. En revanche, une explication serait la bienvenue.

Les trois jeunes femmes déambulèrent pendant des heures, à bavarder gaiement, sans vraiment se
soucier des plantes qui les entouraient.
— Voyez-vous, résuma Geneviève au moment de prendre congé, je ne souhaite pas me marier.
Chaque fois que j’imagine les mains d’un homme sur moi, je cède à la panique.
Géraldine prit le bras de sa sœur.
— Maman affirme qu’elle va s’en remettre. Mais Geneviève et moi, nous ne nous séparons
jamais. Nous sommes fusionnelles. Je la soutiens, par solidarité familiale.
— Quel dommage ! soupira Geneviève. Je ferais une épouse merveilleuse, si seulement je
trouvais l’équivalent d’un Hapford. J’adorerais dépenser l’argent de mon mari pour des œuvres
caritatives. Hélas, je vais être obligée de faire des économies… Ma sœur mettra des enfants au monde
et je serai leur tante un peu excentrique. Je leur donnerai des friandises, puis je les confierai à leur
nurse avant de rentrer chez moi.
— Vous êtes notre ange gardien ! déclara Géraldine. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais failli à
notre mission. Geneviève redoutait de se voir imposer un triste sire qui la rendrait malheureuse…
Puis nous vous avons rencontrée. Il nous a suffi de refuser de nous séparer de notre chère
Miss Fairfield pour que les invitations se fassent plus rares.
Cette amitié était donc une aubaine pour toutes les trois. Maintenant qu’elles avaient mis cartes sur
table, elles pouvaient repartir sur de nouvelles bases et partager une amitié sincère.
— Alors, à ce soir ! conclut Géraldine.
Mrs Blickstall attendait Jane, assise sur un banc à l’entrée du parc. Elle leva les yeux vers les trois
amies qui marchaient bras dessus, bras dessous avec un plaisir évident, mais se garda de tout
commentaire.
Les jumelles embrassèrent Jane avec effusion.
— Tout va s’arranger, maintenant, promit Géraldine. Pour nous trois. Vous verrez…
Mrs Blickstall se leva. Jane n’avait cependant aucune envie de partir. Elle ne pouvait s’empêcher
de revoir le cactus déchiqueté.
— J’ai besoin d’encore un peu de temps, dit-elle.
Grâce à quelques pots-de-vin, Jane faisait toujours ce qu’elle voulait. Mrs Blickstall haussa les
épaules et se rassit. Jane s’éloigna en direction des serres.
Elle était un fléau, un poison, une écervelée que les hommes fuyaient comme la peste. Elle les
détestait à cause des plaisanteries qu’ils faisaient à ses dépens. À quel moment avait-elle commencé à
croire qu’ils avaient raison ? Que nul ne pourrait jamais l’apprécier ? À penser que chaque parole
qu’elle prononçait était un fardeau de plus pour les autres ?
Elle entra dans la serre abritant les plantes désertiques, espérant que les dégâts seraient moins
graves que dans son souvenir… Hélas, Bradenton avait fait preuve d’une telle violence que la plante
était déracinée. Or ce n’était qu’une plante…
Comment redevenir elle-même ? Une jeune femme comme les autres ? Jamais elle ne
ressemblerait à Géraldine et Geneviève, avec leurs bonnes manières et leur teint de porcelaine. Elle
serait toujours bavarde, maladroite et dénuée de goût. Néanmoins…
Peut-être pouvait-elle évoluer, ne serait-ce qu’un peu…
Elle comprit alors quelle serait la première étape de sa métamorphose.

Jane dut frapper à trois portes avant d’obtenir une réponse.


La serre était pleine de petits pots en terre cuite contenant de jeunes pousses. Une femme aux
mains gantées vêtue d’une blouse sombre apparut. Elle posa sur Jane un regard interrogateur qui
s’attarda sur la robe d’un orange criard ornée d’angelots.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Je suis désolée de vous déranger, mais je me promenais et… il est arrivé quelque chose à
un cactus.
La botaniste ne parut en rien impressionnée.
— C’est un cactus. En effet, ils ont toujours l’air souffreteux. C’est normal.
À ces mots, elle fit mine de refermer la porte.
— Attendez ! s’exclama Jane. Il est en très mauvais état, comme si un garnement l’avait détruit.
— Très bien, soupira son interlocutrice. Allons examiner ce cactus.
Elle alla chercher un sécateur et une autre paire de gants.
Jane lui emboîta le pas. Elle s’était attendue à trouver un vieux jardinier grisonnant, ou un jeune
homme aux mains calleuses. Or cette femme s’exprimait avec élégance et la robe qu’elle portait sous
son tablier semblait fort bien coupée.
— J’ignorais que le jardin botanique employait une femme.
— « Employer » ? pouffa-t-elle. Ne soyez pas ridicule ! Je suis bénévole.
Elle ne semblait pas très loquace…
— Naturellement, se reprit Jane. Je suis désolée. C’est par ici.
Pourquoi diable s’excusait-elle ?
— Je sais. Nous n’avons qu’une seule salle consacrée aux plantes désertiques.
Avec son tablier, elle ressemblait plutôt à une infirmière. Elle observa un instant les débris
éparpillés du cactus détruit par Bradenton.
— Oh ! dit-elle d’une voix mélodieuse qui avait perdu de sa froideur. Pauvre, pauvre petite…
Elle redressa le pot avec tendresse et replanta doucement ce qu’il restait du cactus.
— Pourrez-vous le sauver ? s’enquit Jane.
— C’est un cactus, répondit distraitement la botaniste. Ils poussent dans le désert, résistent au
soleil et aux tempêtes de sable… Difficile de tuer un cactus. On peut le noyer en l’arrosant
abondamment. Quant à cet acte de vandalisme… Il s’agit plutôt d’un acte de propagation.
À ces mots, elle prit un peu de sable dans un petit pot qu’elle avait apporté et entreprit de tailler les
tentacules brisés.
— Voilà, dit-elle enfin. À présent, passons à la partie la plus amusante.
Elle planta quelques tronçons dans le sable.
— Au départ, il y avait un seul cactus. À présent, nous en avons sept ou huit. Et même neuf.
— C’est tout ? Vous n’avez pas besoin d’eau ni d’engrais ?
— Il faudra quelques mois pour qu’ils prennent racine, expliqua la botaniste, en les arrosant
uniquement si le sable est sec. Je vous l’ai dit : un cactus est increvable. (Elle tendit le pot à Jane.)
Tenez. Je vous l’offre.
— Oh ! En avez-vous le droit ? Enfin, vous venez de m’offrir une plante… Attendez… Vous êtes
bénévole. Vous ne pouvez pas…
— Si vous quittez les lieux avec ce pot, il vous appartiendra. Je ne pensais pas qu’une femme aussi
intrépide que Miss Jane Fairfield se laisserait impressionner par un détail tel que le droit de propriété.
— Qui vous a indiqué mon nom ?
— Je suis Violet Waterfield, comtesse de Cambury, énonça-t-elle comme si cela allait de soi.
— Ravie de vous rencontrer, madame, dit Jane, déconcertée.
— Vous ignorez qui je suis ? Oliver oublie toujours les membres honoraires… Vous connaissez
les frères ténébreux ? Oliver, Sebastian, Robert ?
— Oliver… Vous voulez dire…
— Oliver Marshall, absolument !
— Comment savez-vous… ?
Elle afficha un sourire mystérieux.
— Je sais tout. C’est mon rôle, au sein de notre petit groupe.
— Je vois… Une bien belle vocation.
— Une vocation ? railla-t-elle avec un sourire satisfait. Certainement pas ! Je suis bénévole.
Chapitre 10

Ce soir-là, Jane entra fortement agitée dans la chambre de sa sœur.


Depuis des années, Emily était son unique confidente. Et, en quelques jours à peine, voilà que Jane
avait glané des secrets dont elle ne pouvait lui parler…
Figure-toi qu’un homme veut m’humilier, mais peu importe, je vais plutôt te raconter l’histoire des
sœurs Johnson.
Savais-tu que Bradenton avait mis un contrat sur ma tête ? Apparemment, je vaux aussi cher
qu’une voix au Parlement… Ou la destruction d’un cactus. Je ne sais pas quel est le plus flatteur.
Crois-tu que Mr Marshall m’apprécie ? Je n’ai aucune idée de ce qu’il pense de moi.
Encore un mensonge : Jane savait pertinemment ce qu’il pensait d’elle.
Tandis qu’elle cherchait à remettre de l’ordre dans ses idées, sa sœur prit la parole.
— Sais-tu qu’il existe des gens qui ne boivent pas d’alcool ?
— J’en ai entendu parler, répondit Jane.
À Cambridge, ces malheureux étaient victimes des pires railleries de la part des étudiants noceurs.
— Sont-ce les quakers qui refusent de s’enivrer, ou bien les méthodistes ? demanda-t-elle face au
regard curieux d’Emily. Je les confonds toujours. Pourquoi cette question ?
— Je l’ai lu quelque part, répondit la jeune fille en rougissant légèrement. Mais il y en a…
d’autres, n’est-ce pas ?
— Hum… Je ne me suis jamais posé la question.
— Naturellement, fit Emily en baissant les yeux.
Jane était désemparée. Si elle commençait à lui raconter son histoire, elle serait contrainte de tout
lui révéler. Or elle ne pouvait divulguer les secrets d’autrui.
— Tu es bien pensive, déclara Emily. Que diable t’est-il arrivé ?
— Rien, mentit Jane.
Emily la dévisagea. Puis elle observa le cactus en pot que Jane avait posé sur sa commode.
— Oh, souffla-t-elle d’un air entendu, je vois. Et dire que je croyais être la seule à qui rien
n’arrivait jamais…
— Je suis désolée…
— Ne cherche pas à m’amadouer ! lança Emily.
Il n’y avait rien à répondre à cela. Jane tint donc sa langue.
— Au fait, reprit Emily, savais-tu que certaines personnes ne mangent pas de viande ?
C’était décidément le jour des questions étranges.
— J’ai connu un homme qui n’aimait pas le jambon.
— Je ne te parle pas simplement de jambon, mais de toutes les viandes !
Pour une raison inconnue, Emily évitait son regard. Jane eut soudain des soupçons.
— Dis-moi, ces gens qui ne mangent pas de viande et ne boivent pas d’alcool auraient-ils un nom,
par hasard ?
Sa sœur haussa les épaules d’un air désinvolte.
— Bien sûr que non ! Du moins, à ma connaissance. Comment le saurais-je ?
Jane n’ignorait pas à quel point sa sœur savait mentir. En la dévisageant longuement, elle
remarqua que quelque chose avait changé.
Emily n’était pas agitée, n’affichait pas le moindre tremblement. Elle semblait plus sereine que
de coutume.
Avant leur arrivée chez Titus, Jane était capable de deviner les activités de sa sœur à la façon dont
elle se conduisait le soir. Quand elle restait enfermée à la maison, elle ne tenait plus en place.
Or Emily ne bougeait pas. De plus, elle avait les joues roses.
— Emily, as-tu… ?
Sa sœur leva vivement les yeux.
— Je n’ai rien fait ! railla-t-elle en chantonnant. Tout comme toi.
— Peu importe. Je ne veux pas vraiment le savoir. Si Titus l’apprend, je veux pouvoir plaider
l’innocence, ce qui sera impossible si tu me racontes tout.
Un sourire nostalgique effleura les lèvres de la jeune fille, qui détourna les yeux. Jane connaissait
ce sourire.
— Dis-moi simplement ce que tu as fait, ou ce que tu n’as pas fait…
Quelles qu’aient été les activités de sa sœur, elle avait certainement quitté la maison seule, puisque
Jane avait passé la journée en compagnie de leur chaperon. La situation était périlleuse, et pas
seulement à cause des inquiétudes infondées de leur oncle.
— Raconte-moi ! insista-t-elle. Et dis-moi que tu ne fais pas de bêtises.
— Même Titus n’y verrait pas d’inconvénient, dit Emily avec un sourire espiègle. Je me contente
de lire ses traités de droit.
— En lisant ces livres, tu auras sans doute remarqué que certaines personnes font parfois du mal
aux autres. Je ne voudrais pas que tu en fasses l’expérience.
— Oh non ! s’exclama Emily en enroulant une mèche de cheveux autour de son doigt. Il n’y a
aucun risque.
— Il y a toujours un risque…
— Émettons une hypothèse, reprit la jeune fille. Si quelqu’un refuse de manger un animal parce
qu’il ne veut pas lui faire du mal, il doit respecter le même principe envers les humains.
— Non, réfuta Jane. Ce n’est pas systématique.
Emily demeura un instant immobile. C’était si rare que Jane eut presque envie de la secouer pour
voir si elle respirait encore.
— Mais quelqu’un me fait déjà du mal, reprit-elle enfin. Si je ne bouge pas, Titus finira par
annihiler ma personnalité. Parfois, je me demande si j’existe encore.
— Cela n’arrivera pas, lui promit Jane en lui effleurant la joue d’une caresse.
— Cela ne dépend pas de toi. Et ne me conseille pas de rester enfermée parce que je risque d’être
blessée.
— Je n’en ferai rien.
Emily lui pressa la main.
— Dans ce cas, garde tes pensées pour toi, et je garde les miennes.

C’était la troisième fois qu’Emily quittait subrepticement sa chambre pour rejoindre


Mr Bhattacharya.
Si son oncle l’avait su, il n’aurait pas manqué de réitérer son sermon habituel sur son innocence,
sa jeunesse, avant de la mettre en garde contre les hommes malintentionnés.
Or Mr Bhattacharya se montrait bien trop convenable au goût d’Emily. Il lui souriait, lui prenait le
bras un instant lorsque le chemin devenait trop étroit. Il l’admirait, certes, mais sans franchir la limite
des convenances.
Ce jour-là, il s’était montré plus réservé que de coutume. Ils s’étaient promenés le long de la
rivière sans échanger un mot. Au bout d’une demi-heure, le jeune homme s’était enfin exprimé :
— Je suis désolé de ne pas être de très bonne compagnie. Je suis accaparé par mes révisions. J’en
ai presque des migraines.
— Souhaitez-vous en discuter ?
Elle avait lu certains ouvrages de droit de son oncle afin de converser avec lui. Un peu étonné par
son enthousiasme soudain, Titus l’avait autorisée à prendre connaissance de certains dossiers.
Mr Bhattacharya ne mettait jamais en doute ses capacités à comprendre son raisonnement. La
dernière fois, il avait sorti un livre de son cartable et ils en avaient parcouru un passage ensemble. Ils
étaient si proches qu’il aurait pu lui prendre la main…
Il n’en avait rien fait.
Ce jour-là, pourtant, au lieu d’ouvrir un livre, il regarda le ciel.
— Je travaille sur un procès au cours duquel la cour rejette une requête concernant une succession
en arguant qu’une femme de quatre-vingts ans aurait pu avoir un enfant après la rédaction du
testament.
Emily croisa les bras sans rien dire, mais il ne poursuivit pas, se contentant d’afficher un air
accablé comme s’il portait le fardeau de siècles entiers d’absurdités judiciaires.
— Peut-être que si vous m’expliquiez en quoi vous avez des difficultés, je pourrais vous être utile,
hasarda la jeune fille.
— Je… Mon problème n’est-il pas évident ? Une femme de quatre-vingts ans ne peut pas porter
d’enfant.
— Dans la Bible, Sarah a enfanté très tard, rappela Emily. Elle avait au moins quatre-vingts ans.
— La Bible…, répéta-t-il en secouant la tête. Même si nous avions le droit d’invoquer cet
argument, le cas resterait obscur. Le bénéficiaire d’un testament doit se faire connaître dans les vingt
et un ans qui suivent la mort de la personne dont il hérite. Que vient faire la Bible dans cette histoire ?
— C’est vrai, dit Emily en étouffant un rire. Je ne connais pas grand-chose au droit. En revanche,
je suis certaine que vous ne pouvez pas invoquer la Bible.
— Pourquoi pas ? Jésus n’est-il pas ressuscité d’entre les morts ?
— Les juges parleraient de sacrilège.
Il haussa les épaules comme s’il ne s’en souciait guère.
— Je suppose que si je citais la Bhagavad-Gita, je rencontrerais des réactions hostiles.
— De quoi s’agit-il ? demanda la jeune fille, curieuse.
— Ce sont en quelque sorte les écritures saintes des Hindous.
Elle réfléchit un instant.
— Il me semble que vous faites bien de ne pas citer les Écritures des Hindous devant un tribunal
anglais.
— Le droit anglais est très complexe. Les Écritures sont les seuls arguments valides que je puisse
trouver, mais je ne peux pas les utiliser pour soutenir ma thèse. Cela n’a aucun sens.
— Je crois, Mr Bhattacharya, que vous comprenez très bien. Le véritable problème est celui de
l’acceptation.
— Je raisonne à l’envers, admit-il avec calme. Comment appliquer ce qui est illogique ? Et vous
prétendez que le droit anglais constitue le sommet de la civilisation.
— Moi ? Je n’ai jamais rien affirmé de tel. Aux yeux de la loi, je suis trop jeune pour prendre mes
propres décisions. Je suis en âge de me marier et d’avoir des enfants, mais je ne peux pas choisir avec
qui je veux vivre et qui a le droit de me toucher. La loi m’oblige à obéir à mon oncle, alors qu’il veut
me confiner dans ma chambre.
— Votre oncle… Je croyais qu’il… Vous voulez dire qu’il vous enferme dans votre chambre ?
— Absolument. Il n’est pas aussi permissif que je vous l’ai décrit, avoua-t-elle un peu gênée.
Le jeune homme fit un pas en arrière.
— Vous ne devriez pas défier votre oncle. Il fait partie de votre famille. La loi n’a rien à y faire.
C’est une question de bon sens. Je pensais…
— J’ai un peu arrangé la vérité…
— Personnellement, je ne défierais pas ma famille de la sorte.
— Bien sûr que si, si votre famille exigeait de vous quelque chose d’inacceptable. Supposez que
votre père soit un tyran comme Napoléon et qu’il vous ordonne de…
— Je ne vous comprends vraiment pas… En quoi Napoléon était-il si terrible ?
Le jeune homme était si posé, si souriant, qu’elle crut dans un premier temps qu’il plaisantait.
Mais elle lut vite dans son regard qu’il n’en était rien.
— Ne soyez pas ridicule ! lança-t-elle. Il voulait conquérir l’Europe à n’importe quel prix…
Elle s’interrompit, consciente que ses paroles avaient dépassé ses pensées.
— Oh…, lâcha-t-elle avec effroi.
Anjan ne bougea pas.
— Oh…, répéta-t-elle, en posant une main sur son ventre.
Pendant un moment, son ami se tut. Voyant combien elle était embarrassée, il s’exprima enfin.
— La Compagnie des Indes a pris Calcutta. Vous n’imaginez pas les scènes d’horreur auxquelles
j’ai assisté. Il y a dix ans, un soulèvement a éclaté dans le Nord. Sans doute n’en avez-vous pas
entendu parler.
Il avait raison. Emily n’en savait rien.
— Continuez, souffla-t-elle.
— Plusieurs bataillons indiens se sont mutinés. Des Indiens se sont mis à tuer des Indiens.
Il crispa les poings, happé par son souvenir.
— Mon frère étant dans l’armée, ils l’ont appelé à la rescousse, reprit-il en secouant la tête, avant
de plonger dans son regard.
— De quel côté votre frère s’est-il battu ?
— Je suis ici. Cela répond-il à votre question ?
Elle acquiesça.
— Tout a commencé parce que la Compagnie des Indes a fourni des munitions enduites de graisse
animale aux cipayes. De la graisse de porc, de la graisse de bœuf, ce qu’ils avaient sous la main. Or
les soldats devaient placer la cartouche dans leur bouche… Les Anglais ne comprenaient pas que ce
qu’ils leur demandaient était un sacrilège. Ils ignoraient pourquoi ces gens étaient furieux.
L’information s’est répandue de province en province et les combats sont devenus plus violents. En
conclusion, Miss Fairfield, Napoléon Bonaparte n’était pas pire que certains autres tyrans.
— Je comprends que vous soyez favorable à l’indépendance des Indes. Ou tout du moins, à une
certaine autonomie.
Il semblait si calme, malgré la tristesse qu’elle lisait dans ses yeux, qu’elle eut soudain envie de le
consoler.
— Non. N’avez-vous donc pas écouté ce que je vous ai dit ? Je n’ose pas être favorable à quoi que
ce soit. Je suis issu d’une famille aisée. Il m’est compliqué de vous expliquer la situation si vous ne
connaissez pas le système. Mon frère aîné était officier dans les forces indiennes. Mon deuxième
frère est magistrat. Mon père fonctionnaire. Il occupe un poste à responsabilités au sein de la
Commission des chemins de fer. Et moi, je suis ici précisément parce que ma famille accepte la
domination britannique. Comment puis-je parler de révolte ? Que leur arriverait-il ?
La jeune fille se contenta de secouer la tête.
— Mon frère m’a parlé de la révolte des cipayes. Des Indiens contre des Indiens. Qu’avons-nous à
gagner ? Non, je ne rêve pas d’indépendance. Je rêve de ce qui est à ma portée.
— Mais…
— Si je rêvais d’indépendance, je n’accomplirais rien. Je serais trop radical et, finalement, rien ne
changerait. La violence recommencerait. À quoi bon ?
Elle s’imagina, comme lui, incapable de rêver de liberté.
— Ne me parlez pas de Napoléon. Vous ne pouvez pas comprendre.
Emily ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de la maison de son oncle, mais elle avait
l’impression d’avoir voyagé vers de nouveaux horizons, comme si elle avait été happée par le monde
extérieur. Comme elle avait été aveugle !
— Ce n’est pas un sujet de conversation convenable, déclara-t-il. Je vous présente mes excuses.
Toute férocité avait disparu de son regard. Il sourit comme si rien ne s’était passé.
— Non, dit-elle avec passion. Non, ne vous excusez pas pour cela. Jamais. J’ignore ce que vous
faites avec les autres, mais avec moi…
Pourquoi était-elle à ce point bouleversée ?
— Vous êtes mon échappatoire, avoua-t-elle enfin. La seule chose qui rende le reste de la journée
supportable. Ces moments partagés devraient aussi être une évasion pour vous.
L’espace d’un instant, il se contenta de la regarder en dissimulant ses émotions.
— Je devrais vous inviter à ne pas défier votre oncle, déclara-t-il enfin.
— S’il n’y avait pas de fonctionnaires, ni de risque de représailles… Dites-moi, Mr Bhattacharya,
dans quel camp seriez-vous ?
Il prit une profonde inspiration.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de penser à cela. J’ai l’impression que vous essayez
de détourner la conversation.
— Moi, je crois tout autre chose, répondit Emily. M’avez-vous vraiment crue quand je vous ai
affirmé que ma famille était hors norme ? Qu’elle me permettrait de me promener avec vous aussi
souvent sans que nous ayons été présentés l’un à l’autre ?
— Eh bien… Je…
— Vous saviez. Vous ne vouliez peut-être pas l’admettre, mais vous saviez. Et si vous considérez
que je n’ai pas à me promener ainsi, que faites-vous avec moi ?
Pendant un long moment, il demeura silencieux. Puis, doucement, il lui prit la main, mais pas
pour l’aider à franchir un passage difficile. Il la caressa du bout du pouce. Lorsqu’elle replia les
doigts sur les siens, il s’inclina pour lui embrasser la paume.
Sans en avoir l’intention, Emily s’était aventurée en eaux profondes…
Chapitre 11

C’était en évitant la tentation que l’on parvenait à lui résister. Quand on ne supporte pas l’alcool,
on fuit les tavernes. Si Oliver ne voulait pas humilier une femme… la meilleure solution était de
garder ses distances. Il avait réussi à s’y tenir pendant trois jours et espérait que le souper qui
s’annonçait se déroulerait sans encombre.
Jane Fairfield n’avait fait aucun progrès dans sa façon de s’habiller. Après la robe bleu et or dont
le motif faisait mal aux yeux, elle s’était présentée avec une tenue surgie de l’enfer, selon les termes
de Whitting : la soie moirée du modèle n’était pas, effectivement, sans rappeler les flammes.
Et puis il y avait la toilette qu’elle arborait ce soir-là…
Elle avait le don d’enlaidir une base élégante au-delà de toute imagination. Oliver n’avait rien
contre une robe en tulle et en satin quand les coloris s’accordaient pour créer un effet de légèreté. Le
tulle rouge sur du satin blanc prenait ainsi un aspect rosé à la lumière. Le satin noir dont était
constituée la robe de Jane aurait pu être du plus bel effet, si seulement elle s’était arrêtée au tulle doré.
Mais il avait fallu qu’elle fasse ajouter des couches successives – bleu, rouge, blanc, vert, pourpre –
dont l’aspect était impossible.
Impossible était bien le mot. Comme toujours, les réflexions moqueuses fusaient. Oliver était le
seul invité à poser sur elle un regard bienveillant.
Car elle lui plaisait. Il aurait volontiers ôté les épingles ornées de fleurs multicolores qui
maintenaient sa coiffure pour glisser les doigts dans ses boucles soyeuses et lui voler enfin un baiser.
Surtout, ne pas céder à la tentation…
La jeune femme remarqua qu’il l’observait. Avant qu’il ne puisse détourner le regard, elle lui
sourit, puis elle lui adressa un clin d’œil. Quelle audace ! Oliver fut parcouru d’un long frisson.
Il aurait dû se douter que ce serait plus compliqué que prévu.
Un peu plus tard, elle finit par l’accoster.
— Mr Cromwell ! lança-t-elle, taquine.
— Miss Fairchild, railla-t-il malgré lui.
Elle lui adressa un sourire si irrésistible qu’il succomba.
— Miss Fairfield, reprit-il enfin à voix basse. N’avions-nous pas conclu un accord ? Or voilà que
nous badinons… Ce qui est impossible.
— Un « accord » ? murmura-t-elle. Personnellement, je n’ai rien dit. Pour conclure un accord, il
faut être deux.
— Dans ce cas, je vais me montrer plus clair. Jane, il ne faut pas. Nous ne devons pas être… amis.
Amis. Ce n’était pas par amitié qu’Oliver lui avait caressé la joue, la dernière fois qu’ils s’étaient
retrouvés seuls. Il était attiré par elle, c’était certain, mais il était également conscient de sa façon de le
regarder, de lui sourire dès qu’elle l’apercevait. Jane était vulnérable. Ne lui avait-elle pas avoué
qu’elle était trop désespérée pour être en colère ?
— Quelque chose a changé, déclara-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Tout a changé.
Chaque fois qu’elle bougeait la tête, les petites fleurs multicolores de ses épingles scintillaient de
mille feux.
— Ah bon ? s’étonna-t-il malgré lui.
Elle sourit de plus belle. Oliver ne put réprimer un frisson de désir en la voyant approcher.
— Si vous croyez que je vais accorder la victoire à Bradenton, vous vous méprenez.
— Je n’ai aucune intention de le laisser gagner, rétorqua Oliver, un peu sèchement. Néanmoins…
— Vous croyez intriguer avec lui à mes dépens, reprit-elle sans se départir de son sourire.
Détrompez-vous, Mr Marshall ! C’est vous, le dindon de la farce.
Oliver en demeura sans voix.
— Vous me prenez pour une petite chose fragile. Vous redoutez de mettre le feu aux poudres de
peur de m’anéantir…
Son regard le défiait d’affirmer le contraire. Quelques instants plus tôt, c’était exactement ce qu’il
pensait d’elle. Mais jamais il ne l’avait vue si radieuse. Déjà, la fièvre montait en lui…
— J’ai quelque chose à vous dire, murmura-t-elle en se penchant à son oreille comme pour lui
confier un secret. Je ne suis pas un fléau, ni une peste, et je refuse d’être un pion que l’on sacrifie afin
d’obtenir la victoire.
Pourquoi diable avait-il impression qu’elle le touchait alors qu’elle ne l’effleurait même pas ? Il
sentait presque sa main sur son torse, la chaleur de son souffle sur ses lèvres… Il goûtait sa saveur,
humait son léger parfum de lavande. Il était sur le point d’être englouti par une vague de désir.
— Si vous n’êtes rien de tout cela, admit-il, qu’êtes-vous donc ?
— Je suis le feu…
À ces mots, elle lui sourit et esquissa une révérence avant de tourner les talons et de s’éloigner
sous son regard médusé.
Ses paroles n’avaient aucun sens. Lorsqu’elle se retourna en faisant bruisser ses jupons et ses
couches de tulle, il ne put que constater qu’elle avait raison : elle était rayonnante.
Oliver en eut alors le cœur net : non seulement il n’allait pas fuir la tentation, mais il allait se
précipiter à sa rencontre.
Sa décision était prise.
Il ignorait encore ce qu’il allait faire. Il se contenta d’admirer la jeune femme durant le reste de la
soirée en essayant de remettre de l’ordre dans ses pensées. Il la vit rire dans un coin de la salle en
compagnie des sœurs Johnson, puis elle bavarda avec d’autres hommes qui ne semblaient absolument
pas avoir remarqué sa métamorphose. Elle s’entretint même avec Bradenton, qui semblait furibond.
Lorsqu’il aperçut Oliver, il le gratifia d’un regard glacial auquel il ne répondit pas. Bradenton le
rejoignit quelques instants plus tard.
— Dans neuf jours, je reçois quelques invités : Canterly, Ellisford, Carleton… Vous connaissez
tous ces noms, je suppose. Mes amis du Parlement seront de la partie. Je tiens à leur présenter
Hapford.
Bradenton regarda en direction de Jane, dont le rire leur parvenait depuis l’autre extrémité de la
salle.
— J’ai voulu un moment que vous fassiez vos preuves. C’est peut-être encore le cas. Désormais,
je tiens surtout à voir tomber cette fille. Si vous parvenez à l’anéantir avant le départ de mes invités, je
les rallierai à votre cause.
L’avenir d’Oliver. Tout ce dont il avait toujours rêvé était à portée de main, mais à quel prix…
Au prix de la réputation de Jane, de son sourire radieux. Oliver en eut la nausée.
« Je suis le feu. »
Cette simple phrase balayait ses derniers doutes. Oliver ne regarda pas le marquis dans les yeux. Il
se contenta de hausser les épaules.
— Neuf jours, assura-t-il, si c’est ce que vous m’accordez.
Le lendemain matin, le ciel était chargé de nuages gris. Oliver se réveilla avec le souvenir d’un
rêve immatériel. Cette soirée ne pouvait avoir existé…
Il se redressa. Il se trouvait dans une chambre, chez son cousin. Il attendit que son malaise se
dissipe, mais ses rêves se firent plus prégnants, les images prirent de la substance, jusqu’à la
submerger : le sourire de Jane, sa robe improbable, son expression lorsqu’elle lui avait souri en
disant : « Je suis le feu. »
Il ne savait plus que faire…
— Es-tu prêt ? lança son cousin en frappant à sa porte.
La veille, il avait eu la bêtise d’accepter de passer la matinée avec Sebastian. Oliver se frotta les
yeux et regarda par la fenêtre. Il était encore tôt. Une brume légère flottait au-dessus des champs. Plus
loin, le brouillard enveloppait la rivière et les arbres.
— Dépêche-toi, Oliver ! insista Sebastian.
— Pourquoi faut-il que mon cousin soit le seul homme de mon entourage qui aime se lever de
bonne heure ?
L’intéressé se contenta de rire.
Oliver se prépara de mauvaise grâce. Dans la rue, le brouillard commençait à se dissiper sous le
soleil matinal. Les oiseaux chantaient. Pendant quelques minutes, les deux hommes se contentèrent de
marcher d’un pas vif en se frottant les mains, afin de les réchauffer un peu. Ils franchirent le pont puis
arrivèrent à proximité de l’université. Enfin, ils atteignirent les champs d’alentour.
— Quand comptes-tu m’expliquer ce que tu mijotes ? demanda Sebastian.
— Je te l’ai déjà dit. Bradenton…
— Au diable Bradenton ! l’interrompit son cousin. Je ne l’ai jamais apprécié, de toute façon. Je ne
pensais pas à cela.
— Je ne vois pas de quoi tu parles…
— Je ne parlais pas de ta Miss Fairfield, non plus, soupira Sebastian, mais de quelque chose de
bien plus important. La chose la plus importante au monde, le cœur de l’univers, au diable Copernic :
moi.
Oliver dévisagea son cousin. Ses parents lui avaient parlé de son père biologique dès son plus
jeune âge. S’il savait tout sur Robert, il n’avait appris l’existence de son cousin Sebastian qu’à l’âge
de douze ans.
La sœur aînée du duc de Clermont avait épousé un industriel dans l’espoir un peu futile de
renflouer les comptes de la famille. De ce mariage était né Sebastian Malheur, un brun ténébreux et
charmeur, qui, adolescent, accumulait les frasques, ce qui n’avait pas changé.
Ce genre de charmante vantardise était précisément ce que Sebastian faisait le mieux. Et Oliver ne
savait jamais ce que pensait réellement son cousin tant il manquait de sérieux.
— Tu ne cesses de me poser des questions ouvertes du style « Comment vas-tu ? » ou « Es-tu
vraiment heureux de savoir que… ? » Bref, un tas de questions sur ce que je ressens, reprit Sebastian.
J’ai voulu te donner l’occasion d’être un peu plus direct. Tu te comportes comme si j’allais mourir.
Pourquoi ?
Décidément, il était incorrigible. Oliver soupira.
— Ce sont tes lettres, répondit Oliver. Comme je comptais venir ici, Robert m’a demandé de
vérifier comment tu allais.
— Mes « lettres », répéta Sebastian en regardant autour de lui comme s’il s’attendait à ce que
quelqu’un lui fournisse une explication. Quel est le problème ?
— Je n’en sais rien, avoua Oliver en haussant les épaules, mais Robert affirme que tu n’es plus
toi-même. Et tu le connais… Son instinct est infaillible. Selon lui, tu n’es pas heureux.
Sebastian afficha un sourire béat.
— Pourquoi ne serais-je pas heureux ? Je connais un succès dont rêveraient la plupart des
hommes. J’attire l’attention de toute l’Angleterre, voire du monde entier. Je sème le désordre partout
où je vais, et le pire, c’est que mes théories sont justes et que je peux le prouver. Dans ces
circonstances, comment veux-tu que je ne sois pas heureux ?
— Je n’en sais rien, avoua Oliver. Je constate en revanche que, dans cette tirade, tu ne m’as pas dit
que tu étais heureux.
Sebastian l’observa un instant, puis secoua la tête d’un air désabusé.
— Minnie, énonça-t-il comme s’il s’agissait d’une explication. Depuis que Robert l’a épousée,
vous ne cessez d’analyser mes propos pour voir ce que vous pouvez en tirer. Si elle était là, elle
verrait sans doute ce qui ne se passe pas. Tu n’es qu’un amateur.
— Et qu’est-ce qu’il ne se passe pas ? demanda Oliver.
Sebastian l’ignora.
— Supposons, simple hypothèse, que tu aies raison. Je suis profondément blessé, malheureux
comme les pierres, sans pouvoir expliquer pourquoi.
Il afficha un sourire pour prouver que cette théorie était absurde.
— Ne vaudrait-il pas mieux partir du principe que j’ai des raisons d’agir de la sorte et qu’il faut
les respecter ?
— Peut-être, admit Oliver. Mais… j’ai l’impression que tu n’es plus tout à fait toi-même, ces
derniers temps. Quelque chose a changé en toi.
— Admettons, concéda Sebastian. Mais ce n’est pas en soulignant à quel point j’ai l’air misérable
que tu parviendras à me réconforter.
— Très bien. Comme tu voudras.
Ils longèrent le chemin et passèrent devant une cour. La fille d’un fermier donnait à manger à ses
oies. Ils virent un homme transporter des seaux d’eau.
— Qu’entendais-tu par « ce qui ne se passe pas » ? demanda Oliver.
— Tant de choses ne se passent pas, répondit Sebastian, désinvolte. Je ne vole pas. Je ne
transforme pas tout ce que je touche en or. Je n’ai pas encore conclu un pacte avec le diable…
— Si tu as quelque chose à me dire, autant parler franchement.
— Justement, répondit Sebastian d’un air grave. Si j’avais signé un pacte avec le diable, il y aurait
sans doute une clause m’interdisant d’en parler. Alors je dirai simplement ceci : être moi-même n’est
plus aussi amusant que naguère.
Oliver le croyait volontiers. Sebastian avait connu la gloire très rapidement. Homme fortuné, bien
né, sans raison de travailler, il avait fait comme ses semblables : il avait couru les jupons jusqu’à
devenir un hédoniste notoire.
Il était intelligent et plein d’humour. Dix ans plus tôt, Oliver n’aurait pu prévoir que Sebastian se
ferait un nom dans le domaine des sciences naturelles. Or du jour au lendemain, il avait publié un
article sur les gueules-de-loup qui avait obtenu un certain succès. Six mois plus tard, il avait rédigé un
autre article sur les pois, suivi d’un autre sur les laitues.
À peine trois mois après ce dernier article, Sebastian avait annoncé qu’il n’avait pas simplement
découvert quelques bizarreries sur les plantes, mais tout un système. Il était en mesure de démontrer
que certains traits de caractère se transmettaient de parents à enfants de façon systématique. On
pouvait déterminer le caractère potentiel d’un enfant et comprendre comment la nature se détournait
parfois du hasard. Si les résultats de ses travaux étaient probants, la théorie de Darwin serait attestée.
Cet article avait fait scandale. Il contenait quatre exemples démontrant comment la nature s’était
écartée du hasard. Sebastian Malheur avait cessé d’être considéré comme un scientifique un peu
excentrique aux tendances hédonistes pour devenir un hérétique.
— Je m’inquiète pour toi, avoua Oliver. Je m’inquiète beaucoup.
— Eh bien, tu devrais t’inquiéter de façon plus productive, rétorqua Sebastian. Je n’ai pas besoin
de ta pitié. En fait…
— Ah, le voilà ! lança une voix derrière eux. Mr Malheur ? Est-ce bien vous, Mr Malheur ?
En se retournant, Sebastian vit un homme venir à sa rencontre d’un pas vif.
— Qui est-ce ? maugréa-t-il. Qui que ce soit, je n’ai pas envie de lui parler. Aide-moi, Oliver.
Son cousin scruta les alentours. Il n’y avait qu’un chemin, au bord de la rivière. Il y avait bien
quelques buissons, mais rien qui puisse servir de couverture.
— Il t’a vu. Tu ne peux plus te cacher.
— Si seulement je pouvais me transformer en arbre… Je suis très doué pour les imitations, je
t’assure.
L’inconnu arriva à leur hauteur, hors d’haleine.
— Mr Malheur ! Je vous cherchais depuis notre dernière entrevue. Je vous ai envoyé des
messages. Vous ne les avez donc pas reçus ?
— Je reçois énormément de messages, répondit Sebastian en fronçant les sourcils. Rappelez-moi
votre nom…
— Fairfield. Titus Fairfield.
Intrigué, Oliver le dévisagea de plus près. Fairfield était un nom assez courant. Il pouvait s’agir
d’une coïncidence…
Mr Fairfield sortit un mouchoir pour s’éponger le front.
— Naturellement, vous ne vous souvenez pas de moi. C’est bien normal. Je suis un habitant de
cette ville, expliqua-t-il avec un sourire un peu forcé. Un notable. Je n’ai pas besoin de travailler,
même si, de temps en temps, je prends sous mon aile un étudiant en droit prometteur.
Un précepteur qui ne prenait qu’un seul étudiant ? Il ne devait pas être très compétent…
Sebastian poussa un léger soupir.
— Je mets un point d’honneur à rester disponible afin de garder ma liberté d’action. Un peu
comme vous, ajouta Fairfield en se redressant.
Sebastian croisa le regard ironique d’Oliver et se mordit la lèvre inférieure.
— Votre travail, reprit Fairfield après un silence gêné, votre travail… me laisse songeur. Je ne
puis penser à rien d’autre depuis que j’ai assisté à votre conférence. Songez à ses implications,
Mr Malheur ! Pour la politique, le gouvernement, l’économie…
Sebastian se contenta de le regarder.
— J’ignorais que mes travaux sur les fleurs pouvaient avoir des répercussions politiques…
— Je n’ai pas tout saisi, dit Fairfield. Vos connaissances sont bien supérieures aux miennes. Mais
s’il existe un fondement héréditaire à l’évolution, ne sommes-nous pas l’espèce supérieure ? N’est-ce
pas une piste de réflexion qu’il vous faudrait envisager ?
— Par quel moyen ? En menant des recherches sur la reproduction humaine ?
Fairfield parut décontenancé.
— La reproduction humaine est bien plus difficile à maîtriser que la propagation des fleurs. Les
gens préfèrent se multiplier comme bon leur semble. C’est notamment mon cas. Je détesterais
imposer quoi que ce soit à mes semblables.
— Vous pourriez payer certaines…
— N’est-ce pas vous, le spécialiste du droit ? Les rapports sexuels tarifés seraient-ils désormais
légaux ?
— Vous marquez un point, admit Fairfield, la mine soucieuse. Cela demande réflexion. Pourrions-
nous nous revoir afin d’en discuter ?
— Non, répondit Sebastian avec un sourire radieux. Nous n’en ferons rien. Votre idée est
abominable.
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais », insista Sebastian. À présent, si vous voulez bien m’excuser, mon
cousin et moi tournons à gauche.
Vers la gauche, il n’y avait que des champs…
— Bonne journée à vous, monsieur, conclut Sebastian. J’aurais aimé rester bavarder avec vous.
Hélas, je dois vous quitter.
— Attends ! cria Oliver.
Mais son cousin l’entraînait déjà dans l’herbe encore tapissée de rosée. Au bout de quelques
secondes, ils avaient les pieds trempés. Sebastian affichait un sourire fort satisfait. Il avança
néanmoins d’un bon pas, sans lâcher son cousin.
— Voilà ! dit-il enfin. C’était l’un de mes partisans. À présent dis-moi, Oliver, pourquoi ne serais-
je pas heureux ?
Chapitre 12

C’était une journée chaude et ensoleillée pour la saison. Quelques jours après avoir révélé à
Mr Marshall qu’elle était en conflit avec Bradenton, Jane ignorait encore quelle mouche l’avait
piquée. Comment avait-elle pu se montrer si téméraire ?
En le revoyant, elle ne se posa plus la moindre question.
Il était midi, elle faisait mine d’assister à une partie de cricket avec les sœurs Johnson, quand elle
vit Oliver, en grande conversation avec un jeune homme en noir, venir à leur rencontre.
Elle le regarda marcher à longues enjambées, avec la grâce d’un félin… Sous son chapeau
voletaient quelques mèches de cheveux.
Jane comprit qu’elle ne renoncerait pas à cet homme qui lui avait dit qu’elle avait le droit de
parler, qui la trouvait courageuse.
Il est à moi.
Oliver l’avait touchée, et elle avait aimé ce contact.
Il est à moi.
— Jane ?
Surprise, elle se retourna pour croiser le regard amusé de Geneviève et de Géraldine.
— Dites-moi, déclara cette dernière, à quoi pensiez-vous donc ?
— À rien !
— Même Géraldine ne ment pas aussi mal ! railla Geneviève. Et c’est pourtant son fiancé qui se
trouve là-bas. Votre « rien » aurait-il les cheveux auburn et des lunettes, par hasard ?
Jane rougit.
— Votre « rien » marcherait-il à côté de Hapford ? insista Géraldine.
— Non, intervint Geneviève. Je crois que « rien » vient à notre rencontre. Allons, Jane, faites-lui
signe !
Jane leva une main gantée. Malgré la distance qui les séparait encore, elle se sentit troublée. Il
répondit d’un signe.
Je suis le feu, songea-t-elle. Cette fois, ce n’était pas seulement une image.
— Mr Marshall, déclara-t-elle dès qu’il put l’entendre.
— Miss Fairfield, mesdemoiselles Johnson, répondit-il d’un ton aimable en s’attardant sur Jane.
Hapford les salua à son tour, puis Géraldine lui prit le bras. Geneviève se posta à côté de sa sœur.
Jane se retrouva donc près d’Oliver.
— Aimez-vous ma robe ?
Il admira son décolleté, puis la toisa longuement d’un regard aussi intense qu’une caresse.
— Dites-moi la vérité, insista-t-elle. Mes amies ne peuvent pas vous entendre.
Les sœurs Johnson avaient discrètement entraîné Hapford à plusieurs mètres.
— Je dirais qu’elle est un peu moins effarante que d’habitude, concéda-t-il. Juste détestable.
Il fit mine de frissonner d’effroi…
— Sont-ce bien de petites bananes écarlates qui sont imprimées sur le tissu ? reprit-il.
— En effet. Superbe, n’est-ce pas ? Regardez.
Jane désigna son pendentif, un petit singe en émail vert aux yeux de topaze.
— N’est-il pas magnifique ?
Oliver s’approcha pour admirer de plus près le bijou.
Derrière ses lunettes, Jane vit les yeux d’Oliver s’aventurer au-delà du pendentif…
Sa robe n’était pas vraiment décolletée puisqu’un empiècement de dentelle foncée recouvrait sa
gorge. Mais la dentelle était ajourée…
En s’approchant suffisamment, pour examiner un pendentif, par exemple, il devait deviner sans
difficulté ses formes…
Il leva enfin les yeux et lui adressa un sourire faussement contrit.
— Vous avez raison. Ce bijou rehausse admirablement votre tenue. Laissez-moi le regarder de
plus près…
Jane rougit. Non loin de là, Géraldine se mit à toussoter.
— Géraldine ! s’exclama Geneviève. J’espère que tu n’as pas attrapé froid.
— Pas du tout, assura Hapford.
— Je crains que si, le contredit Géraldine. Nous ferions mieux de nous en aller. Voulez-vous bien
me raccompagner, Hapford ?
— Mais…
Elle prit le bras de son fiancé et l’entraîna.
— Venez donc ! lui ordonna-t-elle.
— Mais…
— À moins que vous ne teniez à ce que nous restions avec vous, Miss Fairfield ? demanda
Géraldine.
— Hum…, bredouilla la jeune femme. Non… Ce ne sera pas nécessaire.
Geneviève lui adressa un signe de la main, puis le trio s’éloigna. Tandis que Jane les suivait du
regard, Mr Marshall gardait les yeux rivés sur son… pendentif.
— Il y a une petite tache sur le verre de vos lunettes, fit-elle remarquer.
— Vraiment ?
— Oui, répondit-elle. Une trace de doigt, ici…
Il fit mine d’être agacé et ôta ses lunettes pour les essuyer avec son mouchoir.
— Voilà ce qu’il vous en coûte d’avoir regardé de trop près mon petit singe. Je vous laisse
imaginer ce que je ferais si vous acceptiez le marché de Bradenton.
Le sourire qui flottait au coin des lèvres d’Oliver disparut aussitôt.
— Jane…, souffla-t-il.
— De quel vote s’agit-il ? s’enquit-elle. Ce vote si crucial…
Il ne répondit pas tout de suite, mais lui offrit son bras.
— Faisons quelques pas, proposa-t-il. Vous savez que je suis l’enfant illégitime d’un duc…
— Oui.
— D’un point de vue légal, je ne suis pas n’importe quel bâtard. Ma mère était mariée à ma
naissance et son mari m’a reconnu. Jusqu’à il y a peu, je n’étais même pas considéré comme le fils
naturel du duc. Peu de gens le savaient, et ils n’en parlaient pas ouvertement.
Légalement, Jane n’était pas une enfant illégitime, elle non plus, mais on la traitait encore comme
telle…
— Parfois, reprit Oliver, j’oublie que les gens voient en moi le fils de Clermont et non celui
d’Hugo Marshall. C’est étrange, car je l’ai toujours considéré comme mon père. Il n’a jamais fait de
différence entre ses filles biologiques et moi. Pendant ma jeunesse, je ne me rendais pas compte d’à
quel point c’était extraordinaire.
La jeune femme ressentit un soupçon d’envie. Si seulement elle avait pu grandir au sein d’une
vraie famille…
— Comment était-ce ? demanda-t-elle.
— Il m’a appris à pêcher à la ligne, à poser un piège à lapin, à me battre sans passer pour un
goujat et à user de toutes sortes de ruses, au besoin. Il m’a appris à tenir des comptes, à faire une
cocotte en papier, à transformer un brin d’herbe en sifflet… Je lui dois tout.
— Donc vous êtes un membre de la famille à part entière ?
— Oh oui ! J’ai grandi avec mes sœurs, dans une petite ferme. Mes parents n’ont jamais été très
fortunés, mais ils n’ont manqué de rien. Ils sont tous les deux très intelligents. Deux fois par an, ils
louent une manufacture afin de transformer leurs huiles essentielles en élégantes savonnettes
parfumées. Ma mère les emballe joliment et en demande vingt fois ce qu’elles valent aux dames de la
haute société. (Il lui sourit.) D’ailleurs, je crois que vous utilisez Le Secret de lady Serena.
Cette savonnette était en effet présentée dans une ravissante boîte colorée, dans un écrin de papier
de soie, avec une notice expliquant sa composition. Il existait un parfum pour chaque mois de l’année.
Le plaisir de les déballer et d’en respirer le parfum délicat valait bien un prix un peu plus élevé.
— Mes parents ont bien su gérer leurs affaires. J’ai trois sœurs. Les deux premières viennent de
se marier. Ils les ont aidées à s’établir. Ils ont financé mes études à Cambridge. Et si l’actuel duc de
Clermont, mon frère, m’a versé une somme à ma majorité, ils ont refusé d’en percevoir un penny.
— Vos parents seraient-ils pauvres ?
— Mais non ! s’empressa-t-il de préciser. Enfin… Oui, selon vos critères, sans doute. Mon père
est métayer, il paie un loyer annuel de quarante livres pour cultiver ses terres.
La jeune femme ne comprenait pas le rapport.
— J’ai toujours adoré mon père. Je croyais qu’il n’y avait pas de limites à son pouvoir, reprit-il.
À seize ans, j’ai compris que ce n’était pas le cas.
Jane crispa la main sur son bras.
— Nul n’est infaillible, même les meilleurs…
— Je ne lui ai pas découvert de défauts. Ce que je voulais dire, c’est que… il y a une chose que
mon père n’a pas le droit de faire.
Elle le laissa poursuivre :
— Il n’a pas le droit de vote.
La jeune femme écarquilla les yeux.
— C’est… C’est…
— Jane, imaginez un peu une personne qui ne vous doit rien et qui vous a tout donné. Une famille,
une place au sein de la société, de l’amour. Hélas, le monde qui vous entoure considère que cette
personne n’a aucune valeur. Que feriez-vous pour lui ?
— Pour elle, murmura Jane malgré elle en lâchant son bras. Quand on n’a presque personne…
Pour elle, je ferais n’importe quoi.
Elle demeura silencieuse un long moment.
— Que vous a donc promis Bradenton ? reprit-elle enfin. Son vote en faveur du Reform Act ?
— Plus que cela, admit-il. Le mérite de l’avoir infléchi. Il est à la tête d’un groupe très puissant et
a pris Hapford sous son aile. S’il parvient à les rallier à ma cause, je me ferai un nom. Ce sera mon
premier grand pas en avant. Je ne m’excuserai pas de mon choix. Dans quelques jours, Bradenton et
ses comparses seront tous en ville. Ils sont neuf. Je ne sais pas… (Il soupira.) Je crois que je ferais
mieux de partir tout de suite. La session du Parlement commence dans quelques semaines. Il est temps
pour moi d’avancer.
Il est à moi.
Peut-être était-ce audacieux de la part de la jeune femme, voire injustifié, mais Bradenton avait
brisé son cactus et elle voulait le lui faire payer…
— Dites-moi, Mr Marshall, qu’en serait-il de votre premier grand pas en avant si vous ne
récoltiez que huit voix au lieu de neuf ?
— C’est justement ce que j’ai essayé de faire. J’étais en pleine discussion avec Hapford. Quant aux
autres, l’amitié compte énormément à leurs yeux. Et si Bradenton leur dit du mal de moi…
— Justement, déclara Jane. Je ne les ai jamais rencontrés, mais Bradenton n’a pas la mainmise sur
Hapford. Il ne peut pas vraiment influencer les autres. Si vous pouviez mettre à l’épreuve ces liens
d’amitié…
Oliver se contenta de la regarder.
— Ils seront présents, reprit-elle. C’est l’occasion rêvée. Il suffit de peu de choses. De quoi les
inciter à vous écouter, vous, et non Bradenton. Vous vous assurerez les votes que vous convoitez,
moins un. Et vous en recueillerez tout le mérite. Quant à Bradenton, eh bien… je crois qu’il serait
particulièrement contrarié.
— Mon Dieu, souffla-t-il, un sourire au coin des lèvres. Comment procéder ?
— Voyons, Mr Marshall ! gronda Jane. Je ne pense qu’à cela.

La dernière conversation qu’Emily avait eue avec Mr Bhattacharya la laissait perplexe. Depuis,
elle observait Titus d’un œil attentif, en essayant de se montrer… si ce n’était obéissante, du moins
plus respectueuse. Moins elle le mettait en colère, plus il était supportable.
À présent, au bord de la rivière, elle attendait son arrivée, plus nerveuse que jamais. Et s’il ne
souhaitait plus la revoir ? Et s’il avait décidé que l’autorisation de son oncle était indispensable ? À
chaque petit craquement de brindilles, son cœur s’emballait. Elle avait les mains moites en se
rappelant le contact des siennes.
Enfin, elle l’aperçut et afficha un large sourire en le regardant approcher. Il était toujours très
bien habillé. Les étudiants de Cambridge manquaient souvent d’élégance, sans doute à cause des
blouses qu’ils portaient. Ils finissaient par se moquer éperdument de l’image qu’ils donnaient. Anjan,
quant à lui, était tiré à quatre épingles, son chapeau bien en place sur sa tête.
— Mr Bhattacharya, souffla-t-elle à son approche.
Il s’arrêta à quelques mètres et l’observa d’un air perplexe.
— Est-ce là la façon dont vous comptez me saluer ?
Elle rougit.
— Qu’aviez-vous en tête ? demanda-t-elle.
Il faisait sûrement allusion à un baiser. Pas sur les lèvres, une perspective qui suffisait à la faire
frissonner de tout son être.
— Vous ne vous rappelez pas mon prénom ? demanda-t-il, penaud.
C’était donc cela… La jeune femme refoula son désir naissant.
— Bien sûr que je m’en souviens ! Anjan…
Il afficha enfin un large sourire. Devait-elle, comme la dernière fois, lui reprendre la main,
comme si elle lui appartenait ? Ou bien valait-il mieux se montrer plus réservée ?
Il fit un pas de plus vers elle.
— Jolie Emily, si douce, si intelligente…
Il tendit la main, non pas pour prendre la sienne, mais pour caresser une boucle de ses cheveux.
— Je crois que vous êtes mon plus beau rêve, murmura-t-elle d’une voix tremblante.
Il parut intrigué par cet aveu.
— Mon tuteur exige que je fasse la sieste, expliqua-t-elle. Je sais que je n’aurais pas dû vous
mentir. Je… J’essaie de me racheter.
Elle le vit se crisper légèrement.
— Je vois…, dit-il, sans lâcher sa mèche de cheveux.
— Je ne crois pas, non, répliqua-t-elle. « Jolie Emily », « si intelligente », et si menteuse,
également. Ma vie n’est pratiquement qu’un tissu de mensonges.
— La mienne aussi, avoua-t-il. En tant qu’Indien, je suis censé être aimable, ne pas entendre la
moitié de ce qui se dit en ma présence. Le bon sauvage qui ne se plaint jamais. Comment s’étonner
que vous mentiez à votre tuteur ? En Angleterre, bien peu de parents me permettraient de courtiser
leur fille, quelles que soient mes perspectives d’avenir.
— « Courtiser » ? répéta Emily.
C’était un mot qu’elle n’était pas certaine de comprendre vraiment. Elle savait ce que signifiait
badiner et était certaine qu’il appréciait sa compagnie. Hélas, il s’en irait à la fin de l’année, et son
oncle ne saurait jamais ce qu’il se serait passé entre eux.
— Ne retournerez-vous pas aux Indes dès que vous aurez obtenu votre diplôme ?
— Non, répondit-il en la regardant fixement.
— Vous allez… certainement épouser une jeune femme indienne.
— C’est peu probable, déclara-t-il. J’ai ici un ami du nom de Lirington. Son père me propose un
emploi dans son cabinet d’avocats. Je resterai donc ici.
— « Ici » ? répéta-t-elle. À manger des légumes bouillis, entouré de Napoléons en puissance…
Votre famille doit vous manquer. Pourquoi rester ?
Anjan garda le silence un long moment, puis il poussa un soupir et détourna les yeux.
— Mon frère aîné… Nous étions assez proches, même si j’avais dix ans de moins que lui. Je le
vénérais, je le suivais partout. Il me confiait tous ses projets. Il avait toujours eu l’intention de se
rendre en Angleterre. Aux Indes, on ne voyait en lui qu’un militaire à la peau sombre. « Nous
sommes si nombreux », me disait-il… On ne nous a jamais considérés comme des êtres humains. Il
m’a dit que si les choses changeaient, il devrait se rendre chez les Anglais. Il prévoyait de s’installer
ici à l’âge de vingt-cinq ans et de monter une entreprise. Il voulait passer le reste de sa vie dans ce
pays, apprendre à connaître les Anglais.
Soudain, il s’interrompit, puis reprit, plus bas :
— Il redoutait que d’autres vies ne soient sacrifiées par pure idiotie. La révolte des cipayes… Je
ne pense pas qu’il y ait eu la moindre intention malveillante, mais si les Anglais avaient été plus
attentifs, ils auraient compris sa signification. Pour eux, ce n’était que de la graisse animale, de la
viande. Ils ne comprenaient pas qu’ils demandaient à des soldats indiens d’aller à l’encontre de leurs
croyances. Sonjit croyait pouvoir mettre fin à cette absurdité. Comme je vous l’ai dit, je l’adorais…
Emily se contenta de l’observer.
— Pendant la révolte des cipayes, il a reçu un coup de couteau dans le ventre. Quelqu’un l’a
agressé dans la rue. Quand on l’a ramené à la maison, il était trop tard. Nous avons dû le regarder
mourir. Il m’a dit : « On dirait que je ne verrai jamais l’Angleterre. » Ainsi, je lui ai promis de venir à
sa place.
Anjan avait la gorge nouée par l’émotion.
— Je suis désolée, dit Emily en posant une main sur la sienne.
Il secoua la tête comme pour chasser ses vieux souvenirs.
— J’ai répété à mes parents ce qu’il m’avait dit en précisant que je voulais honorer sa mémoire.
Nous avons discuté. Ma famille m’avait trouvé une fiancée. La malheureuse est morte très jeune, et je
n’avais pas encore de nouvelle promise. J’ai expliqué que je serais mieux accepté si je…
Anjan se tut.
— Si quoi ?
— Si j’étais célibataire. Ou si je trouvais une épouse en Angleterre. La conversation s’est
envenimée. Au terme de discussions interminables, mes parents ont fini par céder. Je crois que ma
mère espère encore me faire épouser une gentille Bengalaise.
— Votre mariage était arrangé depuis votre enfance ?
— Ce n’est pas ce que vous croyez. Mes parents m’aiment. Ils ne veulent que mon bonheur. Ils
m’auraient choisi quelqu’un que j’aurais appris à aimer, une jeune fille au tempérament proche du
mien. C’est ce qu’ils ont fait pour mes frères.
Il détourna une nouvelle fois le regard, puis ôta son chapeau qu’il fit tourner entre ses doigts.
— Le courrier met très longtemps à arriver jusqu’ici, reprit-il. Néanmoins, je leur ai écrit pour
leur demander leur bénédiction.
Emily sentit sa gorge se nouer. Elle ne pouvait imaginer l’énormité de ce qu’il évoquait. Elle
appréciait sa compagnie, un peu trop peut-être, mais…
— Nos enfants devraient séjourner régulièrement à Calcutta, déclara-t-il, les yeux baissés. Elle
insisterait pour les gâter un peu. Je parle de ma mère, bien sûr…
— Anjan, seriez-vous en train de me demander en mariage ? murmura la jeune fille. Parce que…
— Non, bien sûr que non ! Ce serait prématuré. Nous ne nous connaissons pas suffisamment, or
les Anglais accordent beaucoup d’importance à ce détail. Et j’attends une lettre de mes parents. Je
vous raconte simplement une histoire…
« Une histoire. » La jeune fille s’efforça d’imaginer la suite. Sa vie ne serait pas facile, c’était une
certitude. Même si Anjan n’en parlait que rarement, elle avait la nette impression que les gens
n’étaient pas très bienveillants à son égard, bien au contraire. Était-elle prête à endurer ce rejet ? Était-
ce ce qu’elle souhaitait pour ses enfants ? Elle se sentait trop jeune pour être mère et pour prendre une
décision de cette importance…
— À moi de vous raconter une histoire, proposa-t-elle d’une voix douce. Je suis mineure. Mon
oncle ne me laisse pas sortir de la maison à cause de mes crises. Jamais il ne me permettra de me
marier.
Surtout pas avec vous, songea-t-elle.
— Quoi qu’il arrive, je devrai attendre mes vingt et un ans, reprit-elle. Dans un an et demi…
— Vraiment ? Seriez-vous prête à patienter, si cette histoire devenait réalité ?
Emily avait beau essayer de se persuader du contraire, la demande voilée d’Anjan était sérieuse.
— Chaque fois que nous nous voyons, je me dis qu’il ne faut pas, avoua-t-elle. J’ai peur que mon
oncle ne l’apprenne et qu’il ne me juge aussi sévèrement qu’il juge Jane. Enfin, peu importe…
Comment puis-je faire des projets d’avenir alors que je ne peux même pas envisager le lendemain ?
— Je suis désolé…
— Ne le soyez pas. Ce n’était qu’une histoire, une question rhétorique, dit-elle, soudain
submergée par une grande tristesse. Le plus étrange, c’est que si nos parents avaient arrangé notre
mariage, je m’en réjouirais. N’est-ce pas cruel ? Je m’inquiète uniquement parce que j’ai le choix.
Il fit un pas de plus vers elle.
— Même en cas de mariage arrangé, vous auriez le choix. Après notre premier entretien, votre
mère vous demanderait comment cela s’est passé, si ce jeune homme vous plaît, comme toute mère
offrant à son enfant bien-aimé un précieux cadeau en espérant qu’il lui conviendra.
Emily pensa à son père, si absent, à cette mère, dont elle ne gardait aucun souvenir, et qui s’était
délestée de ses enfants. Elle passait son temps à se plaindre de la vie campagnarde que lui imposait
son mari. La jeune fille pensa à Titus, à sa tristesse quand Jane et elle avaient chassé ce terrible
docteur Fallon et ses flacons nauséabonds.
— Non, dit-elle, en pesant ses mots. Ce n’est pas ainsi que les choses se passeraient. Mon oncle
dirait qu’une jeune fille de dix-neuf ans a besoin d’un tuteur parce qu’elle est incapable de prendre
une décision elle-même.
Anjan se tut. Lentement, il leva la main et effleura la joue de la jeune fille d’une caresse.
— Cette fois, il ne s’agit pas d’une histoire, dit-il. Si votre oncle ne vous considère pas comme un
trésor, je le ferai.
Ce n’était qu’une caresse sur la joue, mais elle en eut les larmes aux yeux. Elle ne s’écarta pas, ne
chercha pas à retenir ses larmes. Elle resta avec lui un long moment, à regarder défiler les nuages
dans le ciel, jusqu’à ce que le soleil resurgisse enfin.
— Je vais réfléchir à votre histoire, déclara-t-elle enfin d’une voix rauque. Malgré toutes les
difficultés qu’elle laisse présager, elle doit être passionnante.
Chapitre 13

Après plusieurs jours d’effervescence, Oliver se rendit à la réception du marquis de Bradenton,


qui avait convié tous ses amis du Parlement. Dans une atmosphère fébrile, plus d’une vingtaine
d’invités étaient réunis : des lords, des députés, tous accompagnés de leurs épouses.
— Marshall ! lança Bradenton en venant à la rencontre d’Oliver. J’avoue que je suis un peu
déçu… déçu et surpris, précisa-t-il à voix basse. Mes amis sont arrivés et Miss Fairfield continue de
sévir en toute impunité. Je m’attendais à mieux de votre part.
— Faites-moi confiance, mon cher. J’ai l’intention de passer à l’action ce soir même.
— Vraiment ? s’étonna Bradenton.
Le plan avait été mis au point avec le plus grand soin. À l’autre extrémité de la salle, Hapford
croisa son regard. Il crispa les poings et détourna la tête.
— Disons simplement qu’elle est à point, reprit Oliver. D’ici à la fin de la soirée, Miss Fairfield
saura précisément quelle est sa place.
— À la bonne heure ! déclara Bradenton avec un sourire. Je savais bien que vous finiriez par
entendre raison. Justement, la voici !
Il alla au-devant de la jeune femme.
— Miss Fairfield ! Quel plaisir de vous recevoir…
La réponse de Jane fut noyée dans le brouhaha des conversations, puis Bradenton s’inclina et
s’éloigna.
— Comment allez-vous ? demanda Oliver à Jane pour la forme, quelques instants plus tard.
Elle semblait fébrile, impatiente. Son regard pétillait d’enthousiasme. Oliver trépignait autant
qu’elle à la perspective de ce qu’ils accompliraient peut-être, ce soir-là.
Ce qu’il ressentait dépassait le simple désir de revoir Jane, il brûlait d’embrasser ses lèvres, ses
mains délicates, de découvrir les seins généreux qu’il devinait sous son décolleté…
Ne la touche pas.
Évitant tout contact, il s’inclina comme pour saluer une vague connaissance, puis il la laissa
deviser avec les autres invités. Elle ne lui appartenait pas. Ils n’étaient que…
Des amis.
Hélas, songea-t-il. Comment diable en étaient-ils arrivés là ?
Pour une fois, sa robe était presque acceptable. Certes, ses bracelets étincelaient de pierres
précieuses, et le brocart était un peu trop voyant, mais certains excès avaient disparu. Elle était passée
de l’outrance à l’exubérance.
Bradenton réapparut pour lui offrir un verre de citronnade. Elle l’accepta et prit le bras qu’il lui
tendait. Oliver le regarda présenter la jeune femme à ses amis : Canterly, Ellisford, Rockway. Il
énuméra si rapidement leurs noms qu’il lui aurait été impossible de les retenir sans être préparée. Elle
salua ainsi chacun d’eux très poliment en l’appelant par son nom, avec un large sourire. Certes, elle
se trompa en énonçant le titre de lord James Ward. Par chance, l’une des sœurs Johnson lui souffla ce
qu’il convenait de dire. La jeune femme rougit et s’excusa.
Oliver aurait presque pu croire que Jane faisait partie de cet univers, à condition d’ignorer le
regard des autres femmes. De plus, elle parlait un peu trop fort.
Les invités s’attablèrent pour le souper.
Jane n’interrompit aucune conversation, n’insulta personne. Les sœurs Johnson s’exprimèrent
presque autant qu’elle.
Lord James finit par aborder le sujet de la politique.
— Donc, dit-il, j’ai reçu la visite de la comtesse de Branford. Elle affirme que les femmes parlent
du projet de loi sur les maladies contagieuses.
— Ah, ah ! s’exclama Bradenton. Regardez autour de vous ! dit-il en désignant les sœurs Johnson.
La politique n’était pas toujours un sujet de discussion acceptable en présence des dames. Mais au
sein de ce groupe qui en était féru, il ne pouvait en être autrement. Plus de la moitié des femmes
présentes étaient épouses ou sœurs de politiciens.
— Je suis désolé, mon cher, répliqua lord James, surpris. Je pensais que Miss Johnson… Enfin,
peu importe.
— Oh, l’interrompit Jane, je vous en prie, ne vous gênez pas pour nous. J’aimerais connaître
l’opinion des uns et des autres, à commencer par la vôtre, lord Bradenton…
Le marquis leva les yeux et se caressa le menton d’un air pensif.
— Obligez donc Miss Fairfield, dit Oliver à Bradenton, en haussant un sourcil.
Il adressa un regard entendu à Bradenton, qui n’hésita pas une seconde.
— Bien sûr ! déclara-t-il. Chacun connaît mon opinion. Cette proposition de loi doit passer, même
si les conséquences sont rudes. Je pense que nous sommes tous plus ou moins d’accord. Que pensez-
vous de cette loi sur les maladies contagieuses, Miss Fairfield ? Je suis certain que vous avez
beaucoup à en dire…
— En effet, répondit Jane. Je crois qu’il convient d’élargir la portée de cette loi de façon radicale.
Perplexe, Bradenton la regarda fixement. Un silence gêné s’installa au sein de l’assemblée.
— Jusqu’à quel point ? demanda lord James.
— La feriez-vous appliquer dans d’autres villes ? renchérit Canterly. Ou bien feriez-vous
enfermer les suspectes plus longtemps ? Ou encore…
Il s’interrompit et regarda Jane et les deux sœurs Johnson.
Le marquis sourit de plus belle, comme s’il croyait connaître l’intention d’Oliver : inciter la jeune
femme à évoquer la sexualité, lancer une rumeur, peut-être. Les ragots se répandraient comme une
traînée de poudre. Une jeune fille vierge ne pouvait évoquer des thèmes comme la politique du
gouvernement ou la prostitution. À la suite de ce scandale, la réputation de Miss Fairfield serait
anéantie.
— C’est simple, reprit Jane. Je sais ce qu’il faut faire. Au lieu d’enfermer les femmes
soupçonnées d’être malades, il faudrait enfermer toutes les femmes. Ainsi, celles qui sont en bonne
santé ne risqueraient pas d’être contaminées.
À l’autre extrémité de la table, Whitting semblait sceptique.
— Mais… comment les hommes feraient-ils appel à leurs services, dans ces conditions ?
— Que viennent faire les hommes dans cette histoire ? demanda Jane.
— Hum…, dit lord James en baissant les yeux. Vous aviez raison, Bradenton. Ce n’est peut-être
pas le sujet de conversation idéal…
— Après tout, poursuivit Jane sur sa lancée, si les hommes étaient susceptibles de contaminer les
femmes, notre gouvernement, dans sa grande sagesse, ne se contenterait pas d’enfermer les femmes.
Cela ne servirait à rien car, faute de contraintes sur les hommes, la contagion persisterait. Et il serait
injuste de ne confiner que les femmes, dont le seul péché serait d’avoir été contaminées par les
hommes. (Elle sourit, triomphante.) Puisque notre bon marquis de Bradenton soutient ce projet, ce ne
sera jamais le cas. Je ne le vois pas signer un texte d’une telle injustice.
Autour de la table, la tension était palpable.
Bradenton, qui avait écouté son petit discours d’un air glacial, les lèvres pincées, se tourna vers
Oliver.
— Eh bien…, bredouilla-t-il, une lueur menaçante dans le regard.
— Cette demoiselle marque un point, admit Canterly en esquissant un sourire.
— Vraiment ? demanda Jane d’un air innocent. Parce que si tel est le cas, je viens de remporter
une manche de la partie, Bradenton.
Le silence se fit de plus en plus pesant. Le marquis foudroya Jane du regard et se pencha en avant
comme pour mieux l’observer.
— « La partie » ? répéta-t-il.
— Mais oui, reprit Jane. Vous savez, ce petit jeu où je feins d’être ignorante et où vous jouez à
m’insulter.
— Comment cela, « je joue » ? souffla Bradenton.
— Car ce n’est qu’un jeu, bien sûr, reprit la jeune femme. L’autre raison serait que vous éprouviez
une certaine rancœur contre moi uniquement parce que vous avez besoin de vous refaire
financièrement et que je vous ai suggéré de courtiser une autre héritière que moi.
Ulcéré, Bradenton se leva d’un bond.
— Sale petite…
Son voisin de table posa une main sur son bras.
— Allons, allons, Bradenton.
Le marquis se ressaisit et se rassit lentement.
— Seigneur ! lança Jane, vous n’êtes pas contrarié, j’espère ? Et moi qui commençais enfin à
m’amuser…
— Je ne comprends pas, avoua Canterly.
— Je ne regrette qu’une chose, reprit Jane. Mr Whitting, il y a quelque temps, j’ai insinué que
vous aviez des problèmes de compréhension. Ce n’était pas très aimable de ma part. Certes, vous avez
proféré des critiques bien plus méchantes à mon encontre, mais… je n’aurais pas dû sous-entendre
que vous étiez stupide.
— Un « jeu », maugréa Bradenton en s’étouffant presque. Un « jeu ». Vous croyez qu’il s’agit
d’un jeu !
— Vous semblez étonné. Et moi qui vous prenais tous pour des joueurs ! déclara Jane en balayant
la table du regard. Après tout, Bradenton n’a-t-il pas offert d’influencer vos votes en faveur de la
proposition de loi de réforme à la condition que Mr Marshall m’humilie ? Seriez-vous en train de me
dire que les autres personnes présentes l’ignoraient ?
Le silence s’installa une nouvelle fois. Seul Oliver semblait s’en réjouir.
En face de Jane, Mr Ellisford posa sa cuillère.
— Bradenton, dit-il, la mine grave, tu sais que je suis ton ami. Je te connais depuis très longtemps.
Jamais tu ne jouerais avec notre amitié pour des raisons aussi sordides… Je sais que tu en es
incapable.
Malgré cette certitude affichée, sa voix trahissait quelque doute.
— Bien sûr que non, affirma Bradenton d’un ton qui se voulait enjoué. Ne vous fiez pas à ce
qu’elle raconte. Tu peux demander à n’importe qui. (Il se tourna vers Oliver.) Enfin, sauf à Marshall.
Ce bâtard est prêt à n’importe quel mensonge pour arriver à ses fins…
— Non, dit posément Oliver.
— Non, vous n’êtes pas un bâtard ? Vous ne pouvez pourtant pas renier vos origines.
— Non, insista Oliver. Je ne suis pas le seul à pouvoir confirmer les propos de Miss Fairfield.
— Je vous ai vu la menacer, intervint Geneviève Johnson. Géraldine et moi vous avons vu. Nous
avons craint pour sa sécurité…
Un murmure parcourut l’assemblée.
— Vous vous êtes méprise, répliqua Bradenton, la mine renfrognée.
Hapford ferma les yeux, atterré.
— Je suis désolé, mon oncle, marmonna-t-il.
— Comment ?
— Je suis désolé, répéta le jeune homme un peu plus fort, les doigts crispés sur sa serviette. Je ne
crois pas que mon père voudrait… je ne crois pas qu’il voudrait… (Sa voix s’éteignit.) Miss Fairfield
dit la vérité. J’étais présent quand vous avez fait cette proposition à Mr Marshall. S’il était disposé à
humilier Miss Fairfield, vous accepteriez de voter selon son souhait et d’influencer vos alliés ici
présents. Déjà, cette requête ne me plaisait pas sur le moment, mais elle me plaît de moins en moins.
(Hapford poussa un soupir.) Sur son lit de mort, mon père a souhaité que j’entre en relation avec
vous, messieurs. Je doute qu’il ait eu l’intention de me faire intégrer un groupe d’hommes
malhonnêtes et capables de nuire à une femme. Il pensait sincèrement que vous étiez motivés par les
intérêts de l’Angleterre.
— C’est en effet ce que nous sommes, dit enfin Ellisford en se détournant ouvertement du
marquis. Vous avez raison.
— Dans ce cas, écoutons donc Mr Marshall sans lui faire payer un tel prix.

— Vous m’avez convaincu, déclara Ellisford à Oliver, quelques heures plus tard. Je me réjouis
que nous ayons eu cette discussion. Je n’aurais jamais imaginé…
Il lança un regard à la dérobée aux messieurs qui fumaient le cigare en savourant un verre de
porto. Bradenton s’était muré dans le silence. Il avait fulminé toute la soirée, même après que les
hommes se furent retirés au salon. Mieux valait sans doute qu’il se taise, car les autres ne semblaient
guère disposés à l’écouter, bien qu’il fût leur hôte.
— Je vous comprends, dit Oliver. Nous en reparlerons à Londres.
— Avec plaisir.
Oliver avait gagné. Pas le vote du marquis, mais tout ce qu’il convoitait : les voix du groupe de
députés, sa propre intégrité… Il pouvait se permettre d’être magnanime et de laisser le marquis
ruminer dans son coin.
— Si nous allions rejoindre ces dames ? suggéra-t-il.
Lorsque Oliver se leva, Bradenton prit enfin la parole :
— Pas vous, Marshall, grommela-t-il. J’ai à vous parler…
— Volontiers, dit Oliver d’un ton aussi aimable que possible.
Les autres sortirent en lui lançant des regards à la dérobée. Après leur départ, il fit soudain plus
froid dans la pièce.
— Vous vous croyez très fort, n’est-ce pas ? grommela le marquis.
— Moi ? Je n’ai rien affirmé de tel.
— Vous savez très bien ce que je veux dire. Sachez que vous ne pouvez gagner.
Le marquis se leva et s’approcha de la cheminée.
— Vous ne pouvez gagner, répéta-t-il.
Oliver se garda de lui préciser qu’il venait justement de l’emporter.
— Vous ne pouvez gagner, répéta le marquis une nouvelle fois en se tournant vers Oliver, les
joues empourprées de colère. Vous obtiendrez peut-être quelques petites victoires, mais ce que vous
êtes vous empêchera toujours de réussir. Chaque fois que vous ferez un pas en avant, vous devrez
vous battre pour ne pas reculer. Quant à moi, je suis marquis. Peu importe votre petite comédie de ce
soir, vous avez passé des semaines à envisager d’accepter ma proposition.
— En effet, je l’avoue.
— Je vais être plus explicite : je suis rare. Je suis un vainqueur-né. Ce que je possède, nul ne peut
me le retirer. Et vous, vous n’êtes qu’un individu parmi des milliers d’autres. Des dizaines de milliers.
Vous n’êtes rien, vous n’avez pas de voix ! Ce sont mes semblables qui dirigent ce pays.
Bradenton hocha la tête comme s’il cherchait à s’en convaincre lui-même. Oliver le laissa
fulminer.
— Sachez que je prendrai un grand plaisir à voter contre cette proposition de loi, déclara-t-il. Un
plaisir intense.
— Je m’en voudrais de vous priver de vos menus plaisirs, déclara Oliver. D’autant que vous
devrez les savourer seul, désormais.
Les deux hommes se toisèrent, puis Bradenton esquissa une moue de mépris.
— Je crois que nous en avons terminé, Marshall. Je n’oublierai pas ce que vous venez de faire.
— Je vous avais bien dit que Miss Fairfield saurait enfin quelle était sa place, conclut Oliver.
Chapitre 14

En rejoignant les autres invités, Oliver n’eut d’yeux que pour Jane. Elle était rayonnante, et pas
seulement grâce au bracelet qui scintillait à son poignet : son rire, parfois tonitruant mais si
mélodieux, son sourire radieux, son regard… tout en elle le fascinait.
Il s’inclina vers elle pour murmurer à son oreille :
— Pourrais-je vous voir ? Je voudrais…
Comment terminer cette phrase ? Il voulait l’embrasser, la féliciter, lui ôter cette robe, l’enlacer,
la sentir enrouler les jambes autour de sa taille… Il observa de loin le chaperon assis à l’entrée.
— Après mon départ, venez me retrouver à l’extrémité nord-ouest du parc, répondit-elle à voix
basse.
À cette simple pensée, Oliver sentit son cœur s’emballer. Des images enivrantes lui vinrent à
l’esprit. Il se contenta de hocher poliment la tête, comme s’il n’était nullement question d’un rendez-
vous galant et secret.
Elle arriva une demi-heure après lui.
— Vous ne devinerez jamais qui j’ai dû soudoyer, déclara-t-elle, un peu essoufflée. Je n’ai qu’une
demi-heure avant qu’Alice ne revienne avec son bien-aimé.
Auréolée de sa victoire, Jane était sublime.
— Vous êtes capable de tout.
Seul un fin rai de lumière provenait d’un réverbère. Sous ses pieds, les feuilles mortes craquèrent
lorsqu’il s’approcha.
— C’est tellement bon de ne plus avoir à faire semblant. Il va falloir que je trouve un autre moyen
d’éviter le mariage, avoua-t-elle en riant. Peut-être me contenterai-je de refuser les propositions.
— Il paraît que le mot « non » fait parfois des miracles, la taquina-t-il en souriant malgré lui.
Son sourire était un peu forcé, même s’il ne pouvait le réprimer.
— Peut-être rencontrerez-vous quelqu’un qui…
Elle releva la tête et fit un pas vers lui.
— Oliver…
Il ne voulait pas qu’elle rencontre un homme. Il ne voulait pas qu’un autre la séduise. Pourtant… il
ne lui avait pas donné rendez-vous en ce lieu pour badiner, même si, il devait l’admettre, il était
particulièrement troublé.
— Je pars, annonça-t-il. Les débats du Parlement commencent dans moins de deux semaines, et il
me reste beaucoup de travail. Je dois retourner à Londres.
— Je vois, répondit-elle, déconcertée.
Ne voyant personne aux alentours, il céda à une tentation qui le taraudait depuis longtemps : très
lentement, il l’attira dans ses bras.
— Je vois, répéta-t-elle d’une voix tremblante. Même si je préférerais ne rien voir du tout.
Les mains sur ses hanches, il l’attira contre lui. Lorsqu’elle poussa un soupir, il sentit son souffle
chaud dans son cou.
— J’ai cessé de compter les jours, murmura-t-elle d’une voix à peine audible.
Il ne répondit pas à cet aveu intime, mais effleura son front de ses lèvres, l’esquisse d’un baiser…
— J’ignore quand j’ai cessé de compter les jours, poursuivit-elle. Je ne saurais dire depuis
combien de temps je n’ai pas regardé fixement le plafond, le soir venu, pour me dire : « Encore une
journée de passée. Il ne m’en reste plus que… » J’ai perdu le fil. Je vais devoir refaire le calcul.
Comme s’ils se mouvaient d’eux-mêmes, leurs corps frémissants se rapprochèrent.
— Peu de temps après votre apparition, j’ai commencé à ne plus redouter chaque journée qui
s’annonçait…
— Jane, souffla-t-il en lui caressant les hanches.
Le parfum de lavande de la jeune femme avait quelque chose de réconfortant, de rassurant. Oliver
n’osait pas se laisser aller à cette ivresse en sa présence.
— Il faut que je reste auprès de ma sœur pendant encore un peu plus d’un an. (Doucement, elle
glissa la main à l’intérieur de sa manche, le long de son bras.) Ensuite, nous pourrons peut-être nous
revoir.
Ce n’était pas tout à fait une question. Mais il comprit qu’elle attendait une réponse lorsqu’il ne
sentit plus le gonflement de sa poitrine contre lui. On aurait dit qu’elle avait cessé de respirer.
La « revoir » ? Doux euphémisme ! Un désir irrépressible naquit dans les entrailles d’Oliver. Il ne
pourrait se contenter de la revoir. Il la voulait dans son lit, offerte à ses caresses. Jane était
intelligente, curieuse, passionnée… S’il parvenait un jour à la faire sienne… Non ! Il ne fallait même
pas y songer. Pas en cet instant, alors qu’ils étaient si proches.
Mais il ne recherchait pas que la fusion des corps. Il voulait débattre avec elle de questions
politiques, décortiquer chaque proposition de loi en sa compagnie… Il voulait partager ses soirées et,
quand ils auraient assez bavardé, ses nuits.
Il voulait tout… sauf elle.
En dépit de ce qu’elle représentait à ses yeux quand ils étaient seuls, il l’avait vue en compagnie
des autres femmes présentes à la soirée, des épouses dociles et réservées qui la dévisageaient telle une
créature monstrueuse et indésirable. C’était la Jane des robes criardes, la Jane de réputation douteuse,
la Jane au franc-parler inacceptable. Une bâtarde, comme lui.
Elle était à l’opposé de ce qu’Oliver attendait d’une épouse. Pourquoi ne parvenait-il pas à
l’oublier ?
— Vous êtes une fille impossible, souffla-t-il.
— Ce soir, tout était possible, pourtant…
— C’est bien ce que je disais : vous êtes capable de tout. Et moi, j’ai besoin d’une épouse qui s’en
tienne au possible.
— Dans un an…
— Jane, dans un an, je serai peut-être marié.
Contre toute attente, elle étouffa une plainte à fendre l’âme, puis elle se mit à hoqueter.
— Si la loi passe, reprit-il, il y aura des élections au Parlement. Ce sera ma chance de me
présenter et d’obtenir un siège. Dans ce cas, il faudra que je me marie.
— Je vois…
Le souffle court, elle garda le silence un long moment.
— Vous avez vu ce qui s’est passé ce soir, dit Oliver. Comment pourrais-je vous demander de
devenir l’une de ces femmes ? De réprimer ce qu’il y a de meilleur en vous ? D’être un moineau
effarouché alors que vous êtes un phénix ? Jamais je ne me pardonnerais d’exiger un tel sacrifice.
— Je vois, répéta-t-elle, d’une voix rauque.
Elle ôta les mains de ses manches et recula d’un pas. Il distinguait à peine son visage dans la
pénombre, mais il la vit essuyer une larme.
Il sortit un mouchoir de sa poche.
— Ne me demandez pas d’être raisonnable, s’exclama-t-elle d’un ton où pointait la colère. Et ne
me dites surtout pas de ne pas pleurer !
— Je n’en ferai rien.
— Je sais que c’est insensé. Je vous connais à peine. Nous nous voyons depuis… trois semaines,
peut-être ? Peut-on tomber amoureux en si peu de temps ? Je ne veux même pas vous épouser !
Elle se tapota les joues à l’aide du mouchoir.
— Je recherche simplement une motivation qui m’aiderait à avancer.
Mais ce ne serait pas lui.
— Vous avez raison, dit-elle. Je sais que vous avez raison. Je ne me vois pas en épouse d’homme
politique, moi non plus. Je viens seulement de me trouver. Endosser une nouvelle personnalité… non,
je ne veux pas ! Tout est donc terminé…, conclut-elle en le regardant dans les yeux.
Non.
Oliver n’avait toujours pas desserré son étreinte.
— Ces prochains mois ne seront pas faciles pour vous, dit-il.
— Probablement pas. Toutefois, j’ai survécu jusqu’à présent…
— Si vous avez un jour besoin de moi, faites-le-moi savoir, je serai là.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, intriguée.
— Disons que je me sens redevable. Un jour, vous vous rendrez compte du service que vous
m’avez rendu aujourd’hui. Je devrais invoquer ma gratitude. En vérité, je me ferai une joie d’être à
votre côté si vous avez besoin de moi.
— Vous serez marié.
Oliver n’avait même pas envie d’y penser.
— Je ne serai pas infidèle, Jane, mais le mariage ne fait en rien oublier une amitié. Car nous
sommes amis, mêmes si nous aurions pu devenir…
Le silence s’installa entre eux, doux comme du velours, mais sombre et dangereux.
— Qu’aurions-nous pu être ?
Ils connaissaient tous les deux la réponse à cette question. Si Oliver l’énonçait à voix haute, il
risquait de la rendre trop réelle, trop envisageable.
Il lui effleura la nuque d’une caresse. Elle tressaillit à ce simple contact. Sans qu’il puisse les
arrêter, ses doigts poursuivirent leur chemin le long de sa gorge laiteuse puis de son cou. Lorsqu’ils
atteignirent ses lèvres, il avait l’impression de brûler de fièvre. Cet avenir qu’il rejetait ne demandait
qu’à exister.
— Ceci, murmura-t-il avant de se pencher vers elle. Et ceci, jeune fille impossible…
Dès que leurs lèvres se trouvèrent, elle émit un gémissement de plaisir.
Oliver ne pouvait modifier le passé de Jane, et il n’était pas question pour lui de renoncer à ses
ambitions. Il ne leur restait donc que le présent, la chaleur de ce baiser, la douceur de ce qui aurait pu
être et l’amertume d’un amour qui ne serait jamais.
Dans un premier temps, ils restèrent lèvres contre lèvres, puis leurs langues se trouvèrent. Elle
l’embrassa jusqu’à perdre toute notion du temps, jusqu’à s’abandonner totalement, comme si, en
l’embrassant assez fort, elle pouvait éviter à la fois le passé et le futur, pour s’attarder dans le présent.
Il s’écarta avant que cet avenir impossible ne devienne inévitable.
— Je déteste votre future épouse, souffla Jane, les yeux écarquillés.
— Pour le moment, je ne l’apprécie guère, moi non plus.
Elle posa les mains sur ses épaules et l’embrassa encore. Cette fois, il prit conscience que c’était
la dernière fois qu’il savourait cette sensation, qu’il respirait son souffle. C’était la dernière fois qu’il
sentait son corps contre le sien. C’était la dernière fois, et ils le savaient tous les deux.
La mort dans l’âme, Oliver mit fin à la magie de cet instant.
— Si un jour vous avez besoin de moi, Jane…, souffla-t-il d’une voix rauque.
— Merci, murmura-t-elle, mais cela n’arrivera pas. Je suis plus forte que cela.
— Je sais, mais… (il détourna les yeux) personne ne devrait se sentir seul. Même si vous n’avez
pas besoin de moi et que vous refusez de m’appeler au secours, sachez que je serai là. Quels que
soient les obstacles ou les adversaires que vous devrez affronter, vous ne serez pas seule. Vous
n’aurez qu’un mot à dire.
— Dois-je vous écrire à la Tour de Londres, Mr Cromwell ?
Elle essayait de plaisanter, mais sa voix tremblait d’émotion.
— Écrivez-moi chez mon frère, le duc de Clermont, à Londres. Je ne puis rien vous donner
d’autre que l’assurance que vous ne serez jamais seule.
Chapitre 15

L’entrée de la maison était éclairée et un rai de lumière provenait du bureau de son oncle, au fond
du couloir. Pourtant, la demeure semblait triste et vide, bien plus qu’un mois plus tôt. Oliver avait tout
changé, dans sa vie, puis il était parti.
Sur le chemin du retour, Jane s’était remise à compter : encore quatre cent cinquante-trois jours.
Mais elle se sentait plus forte, à présent. Elle avait grandi. Elle conservait le souvenir précieux
d’un baiser qui l’aiderait à traverser les périodes difficiles.
Jane tendit sa cape à un domestique et sonna sa femme de chambre, puis elle gravit lentement les
marches. Arrivée au milieu de l’escalier, elle entendit des pas au rez-de-chaussée.
— Jane ! lança une voix tonitruante.
Elle leva les yeux au ciel. Titus était la dernière personne qu’elle avait envie de croiser, ce soir-là.
Hélas, elle n’avait pas le choix. Elle patienta donc, cherchant à masquer au mieux son irritation, en
priant pour qu’il ne remarque pas qu’elle avait pleuré.
Il apparut dans le vestibule.
— Il faut que je te parle ! Viens dans mon bureau.
Elle aurait préféré monter dans sa chambre pour se réfugier sous ses couvertures, à l’abri des
regards, du monde extérieur et d’Oliver Marshall. Un entretien avec son oncle à cette heure tardive ne
lui disait rien qui vaille.
— Très bien, accepta-t-elle, docile.
— Épargne-moi tes minauderies !
Il affichait une mine renfrognée et semblait en colère.
La jeune femme lui emboîta le pas en se promettant de ne pas le contrarier davantage.
Il lui désigna une chaise puis s’installa lourdement dans son fauteuil de cuir, de l’autre côté de
l’imposant bureau en acajou. Pendant un long moment, il ne la regarda même pas et se contenta de
tapoter son buvard du bout des doigts.
Enfin, il poussa un long soupir.
— Ce que je vais te demander est très important, déclara-t-il la mine grave. Depuis combien de
temps sais-tu que ta sœur quitte la maison au cours de la journée ?
Cette question la déstabilisa au point qu’elle ne parvint pas à inventer un mensonge. Elle était
tellement fatiguée… Elle avait remporté une victoire, mais elle avait le cœur brisé. Elle devait puiser
dans ses dernières réserves pour garder un semblant de dignité. Titus n’eut aucun mal à déchiffrer
son expression.
Elle savait, et elle n’avait rien dit.
Titus la croirait sans doute responsable quoi qu’il arrive. Face à son air coupable, il l’observa de
plus près puis secoua tristement la tête.
— Je m’en doutais…
La jeune femme songea un instant à nier l’évidence, à prétendre qu’elle avait mis sa sœur en
garde. Mieux valait ne rien dire. Elle ignorait ce que son oncle savait, au juste, et redoutait d’aggraver
la situation.
— Lui serait-il arrivé quelque chose ? demanda-t-elle. J’espère qu’elle va bien. Serait-elle
blessée ?
— La pauvre enfant se porte aussi bien que possible. Mais je l’ai trouvée extrêmement agitée. Elle
a essayé de discuter, de… (il soupira) me convaincre.
— Elle a raison. Il n’y aurait aucun problème, si seulement vous…
— Si je quoi ? s’exclama-t-il en frappant du poing sur son bureau. Toi aussi, tu as l’intention de
me contrarier ? Tu l’as incitée à me défier ! Sans doute lui as-tu montré comment sortir de la maison
à l’insu des domestiques…
— Emily n’est ni une imbécile ni une marionnette. Elle a dix-neuf ans. Elle est en âge de se
marier, de prendre ses propres décisions. Nul n’a besoin de lui montrer quoi que ce soit. Elle agit par
elle-même.
Titus sembla ne pas l’écouter.
— Je ne peux ignorer plus longtemps la mauvaise influence que tu exerces sur elle.
— C’est une jeune fille normale, insista Jane. Elle déborde d’énergie, voilà tout.
Titus secoua la tête.
— Tu es à l’origine de tous ses problèmes. « Une jeune fille normale » ? Absolument pas ! Elle
souffre de crises, Jane, et tu la laisses errer dans la campagne sans chaperon. Et si elle rencontrait un
homme ?
— Et si un brigand s’introduisait par la fenêtre de sa chambre ? répliqua Jane. Vous n’avez pas le
droit de la retenir prisonnière.
La jeune femme ne parvenait pas à déchiffrer le regard de son oncle. Elle y lut de la colère, bien
sûr, ainsi que… une forme de triomphe.
— Je viens de te tendre un piège, déclara-t-il enfin. Je sais qu’elle a rencontré un homme. Elle me
l’a avoué. Je t’accordais une dernière chance de te montrer honnête, mais tu refuses de m’avouer la
vérité. Tu me déçois beaucoup, Jane. Tu me déçois énormément.
C’était injuste. Jane refusait de s’excuser d’avoir été loyale envers sa sœur. De toute façon, Titus
lui aurait fait porter le chapeau. C’était sa sévérité qui contraignait les deux sœurs à choisir entre le
mensonge et l’acceptation d’un avenir où Emily vivrait en ermite et subirait la torture des médecins.
— Tu partiras dès demain, annonça le vieil homme. Ma sœur Lily t’hébergera. Elle te trouvera un
mari sans tarder. Emily ne t’écrira pas et tu ne pourras pas lui rendre visite. Tu n’auras plus de sœur.
Je garde l’espoir de pouvoir un jour réparer les dégâts que tu as causés.
— Non ! s’exclama Jane d’une voix brisée. Non, vous ne pouvez pas m’éloigner !
— Bien sûr que je le peux, répliqua-t-il en croisant les bras d’un air satisfait. D’ailleurs, c’est déjà
fait. Tes malles sont prêtes. Tu seras conduite à la gare ferroviaire dès demain. Mrs Blickstall
t’accompagnera à Nottingham.
Abasourdie, Jane regarda droit devant elle, les yeux dans le vague. Qu’allait devenir Emily, sans
elle ? Plus de livres, plus la moindre compagnie… Et si son oncle décidait d’engager un autre
charlatan ?
— Je partirai, déclara-t-elle, mais je ne veux pas qu’elle subisse de nouvelles expériences
médicales.
— Jane, soupira son oncle las, tu ne peux poser de conditions. Tu n’es pas la tutrice de ta sœur.
C’est moi qui suis responsable d’elle, et c’est à moi de déterminer ce qui est préférable pour son
bien-être.
« Si vous avez un jour besoin de moi », avait dit Oliver.
Ce souvenir fit naître en elle un espoir un peu fou. Elle se trouvait dans une situation d’urgence.
C’était l’occasion pour lui de tenir sa promesse. Et dans ce cas… Il était sorti de sa vie depuis moins
d’une heure, et elle envisageait déjà de lui demander de l’aide, alors qu’elle avait affirmé être assez
forte pour s’en passer.
Elle esquissa une moue de dédain et observa son oncle. Dans la lumière orangée de la lampe à
huile, il semblait soudain plus vieux et fatigué. Les rides de son visage s’étaient creusées, trahissant
une vie entière de tourments.
La jeune femme releva la tête. N’était-elle pas venue à bout de Bradenton ? Elle aurait le dessus
sur Titus Fairfield.
Elle sentait encore le baiser d’Oliver sur ses lèvres, un trésor qu’elle enfouit tout au fond de son
cœur, bien à l’abri. Tant qu’elle pourrait le faire resurgir, elle ne se sentirait pas seule. Ne le lui avait-
il pas promis ? Et elle l’avait cru.
Sa pire crainte avait fini par se réaliser. Son oncle lui accordait néanmoins sa liberté. Elle n’avait
plus besoin de faire semblant. Forte d’un nouvel espoir, elle parvint à maîtriser le tremblement de ses
mains. Enfin apaisée, elle s’exprima d’une voix posée :
— Non. Ce n’est pas ainsi que les choses vont se passer.
Le vieil homme parut abasourdi.
— Tu peux toujours refuser, mais tu n’as aucun droit légal.
— Non, répéta Jane. Vous vous trompez. Vous êtes le tuteur d’Emily, pas le mien. Vous ne pouvez
me dicter ma conduite.
Il la considéra d’un air dédaigneux :
— Veux-tu être un peu plus claire ? Je ne comprends pas ce que tu sous-entends.
Il ne pouvait avoir le dernier mot. Jane aurait dû s’en rendre compte plus tôt, mais elle était
tellement occupée à se cacher dans l’ombre qu’elle avait négligé ses meilleurs atouts.
— Rien ne m’oblige à me rendre chez la tante Lily, reprit-elle. J’ai de l’argent. Je peux faire ce
que bon me semble. Vous n’en avez pas conscience parce que j’ai toujours recherché le bien-être de
ma sœur. Vous me jugez si sévèrement que vous n’avez même pas remarqué que je m’efforçais de
vous obéir. Imaginez ce que je pourrais faire, si je décidais de vous rendre la vie difficile…
— Je ne comprends pas…
— Je pourrais acheter la maison voisine, m’y installer avec plusieurs amants, m’offrir une petite
annonce dans le journal clamant que vous souffrez d’une maladie du cerveau.
— Tu ne ferais pas une chose pareille, bredouilla-t-il en blêmissant.
— Je pourrais raconter à qui veut l’entendre vos sordides expériences médicales, révéler au
monde entier à quel point vous êtes un mauvais tuteur. J’ai le pouvoir de vous rendre la vie
impossible. Voilà qui je suis, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué ! Je suis une fille impossible, et
vous ne pourrez pas vous débarrasser de moi. Pas par la menace, en tout cas. Telles sont mes
conditions.
Pendant un long moment, Titus se contenta de la fixer du regard, coi, incapable de réagir.
— Je ne veux pas de toi dans ma maison.
— Dans ce cas, je vais alerter les journaux, lança-t-elle en haussant les épaules.
— Tu pourras venir en visite, dit-il d’une voix stridente. Une fois par mois, par exemple. (Il
esquissa un sourire.) Je ne peux te chasser de cette ville, concéda-t-il en baissant les yeux, mais j’ai
encore le droit de décider des fréquentations d’Emily.
Si Jane achetait une maison à Cambridge, Emily serait privée à jamais de liberté. Leur oncle la
surveillerait de près afin de les séparer. De plus, elle ne pourrait mettre ses menaces à exécution et
n’aurait plus aucun pouvoir sur lui. S’il n’avait rien à perdre, Titus pourrait se révéler dangereux.
Elle avait au moins entamé des négociations.
— Tu iras chez ma sœur Lily et tu lui obéiras. Tu ne créeras aucun scandale. Vois-tu, Jane, je me
soucie de ton bien-être. Je cherche avant tout à sauvegarder ta réputation. Je veux t’éviter d’être ruinée
en essayant d’entraîner ta sœur sur la mauvaise voie.
— Quelle « mauvaise voie » ? s’exclama-t-elle, les joues empourprées de colère. Vous ne cessez
d’en parler, mais qu’en savez-vous ? Vous n’avez jamais essayé de m’aider. Vous ne faites que me
donner des ordres.
— Épargne-moi cette scène d’hystérie !
La jeune femme se ressaisit et se drapa dans sa dignité en le fusillant du regard.
— En vérité, si je n’avais pas été là pour m’occuper de toi, je me demande bien ce que tu ferais en
ce moment. Va chez ma sœur et trouve-toi un mari. Seigneur, vous m’épuisez toutes les deux…
C’était peine perdue. Jamais elle ne parviendrait à le convaincre.
— Je verrai Emily une semaine sur deux, reprit-elle. Et elle m’écrira aussi souvent qu’elle le
souhaitera.
— Je surveillerai sa correspondance.
Elle n’en attendait pas moins de lui.
— Vous cesserez de la torturer.
— Si j’entends parler d’un médecin capable de la soigner…
— Vous m’en parlerez. Je veux des références, des témoignages d’anciens patients souffrant de la
même maladie qu’Emily. Ces charlatans cherchent à mener des expériences sans se soucier de la
douleur qu’ils infligent. Et il faudra qu’Emily soit d’accord.
— Ta sœur ne sait pas ce qui est bon pour elle, tu la couves trop. Voilà pourquoi les jeunes filles
de dix-neuf ans ont des tuteurs, Jane. Tu viens de me prouver que tu ne valais pas mieux qu’elle.
— Ce n’est pas négociable, persista Jane en le foudroyant du regard. Ou alors je vous mettrai
dans l’embarras.
— Très bien, maugréa-t-il. Avant de commencer un traitement, je te… consulterai. Cela ne
cessera-t-il donc jamais ?
Il pouvait se plaindre autant qu’il le voulait, tant qu’il laissait Emily tranquille.
— Dans ce cas, nous sommes d’accord, déclara-t-elle.
— Tu partiras demain.

Au moment de se coucher, Jane était en émoi.


Elle avait démontré aux yeux de la bonne société qu’elle n’était pas aussi écervelée qu’elle l’avait
fait croire. Oliver était parti et, dès le lendemain matin, elle quitterait Emily pour s’installer chez sa
tante à Nottingham, non sans avoir négocié âprement avec Titus.
Malgré son désarroi, elle avait l’impression d’être plus mûre et plus réfléchie, depuis quelques
jours.
Et elle n’avait qu’une seule certitude.
Malgré sa fatigue, elle lutta contre la lassitude qui s’emparait d’elle. Au bout de quelques minutes,
sa sœur se glissa dans sa chambre.
— Jane ? fit sa petite voix, dans le noir. Je peux…
Jane n’attendit même pas que sa sœur ait terminé sa phrase pour l’inviter à la rejoindre sous les
couvertures. Ce n’était pas arrivé depuis qu’elle avait onze ans, par une nuit d’orage. Mais cette fois,
elle n’allait pas pouvoir rassurer sa cadette. Elle avait fait de son mieux, mais elle connaissait trop
bien Titus.
— Je suis désolée, dit Emily. Je ne voulais pas te faire chasser. Je voulais simplement… j’avais
besoin de m’évader. Alors j’ai continué à sortir, deux fois par semaine, puis trois…
— Tu n’as pas à t’excuser.
— Pourquoi pas ? Je suis totalement responsable. Je savais comment réagirait oncle Titus, et
pourtant…
Jane posa un doigt sur ses lèvres.
— Ce n’est pas ta faute, Emily. C’est celle de Titus.
— Mais…
— Il possède toutes ses capacités mentales, en dépit de ses défauts. Il devrait se montrer
raisonnable. Tu ne l’as pas contraint à agir de façon irrationnelle.
Emily poussa un long soupir.
— J’essaierai d’être sage, pour essayer de le rendre raisonnable. Je ne suis pas certaine d’y
arriver, avoua-t-elle en riant.
— Je viendrai te voir. Nous ne nous perdrons pas de vue. Je te glisserai un peu d’argent dans la
poche, au cas où tu en aurais besoin pour soudoyer un médecin, par exemple. Il te reste un peu plus
d’un an à tenir. Dès que tu seras majeure, il ne pourra plus rien faire contre toi.
— Je sais, dit la jeune fille. Je t’aime, Jane, mais… ne t’inquiète pas pour moi. Je me débrouillerai
toute seule.
— Qui sait ? Oncle Titus va peut-être s’assagir.
Emily se mit à rire.
— Peut-être. Et peut-être que… non. Je ne me moquerai pas de lui.
— Il y a une plante sur mon secrétaire. Un cactus. Je veux que tu t’en occupes en mon absence. Tu
garderas ainsi un souvenir de moi.
— Mon Dieu, Jane, j’oublie toujours d’arroser les plantes. Je crois que je vais la laisser mourir.
— Il vaut mieux que tu ne l’arroses pas trop.
La jeune fille hocha la tête et se blottit contre elle.
— Il en valait la peine, cet homme que tu allais retrouver en cachette ?
Emily réfléchit.
— Un jour, il sera avocat. Il m’a demandé de l’épouser. Je ne lui ai pas encore répondu.
J’attendais un signe du destin. Et avec oncle Titus…
— Il t’aime, cet avocat ?
Emily attendit un long moment avant de répondre :
— Je n’en sais rien, avoua-t-elle enfin. J’ai un peu de mal à déchiffrer ses pensées. Il me dit que je
suis jolie.
— N’importe quel homme te le dirait ! Toutefois, ces rendez-vous secrets ne me plaisent guère.
Serait-ce un vaurien ?
— Bien au contraire. Je te l’ai dit, il est très gentil. Sauf quand il est en colère. Alors il dit
franchement ce qu’il pense.
— Ce monsieur qui n’est pas un vaurien a-t-il au moins un nom ?
Elle sentit sa sœur se crisper.
— Absolument.
Était-ce quelqu’un que Jane connaissait ? Pourvu que ce ne soit pas le marquis de Bradenton.
Surtout pas ! Mais elle se garda de poser la question. Elle se contenta d’attendre la réponse de sa sœur.
— Il s’appelle Anjan. Anjan Bhattacharya.
Jane écarquilla les yeux.
— Décris-le-moi. Prononce-t-il ton nom comme tu prononces le sien ?
— Il m’a dit une fois que mon tuteur devrait me considérer comme un trésor. Nos parents nous
ont négligées. Étrangement, Titus a fait de son mieux. Mais finalement… (elle poussa un soupir) tu es
la seule à me choyer.
Jane la prit dans ses bras.
— Bien sûr que tu es mon trésor.
— Et toi, qui te choyait ?
Jane sentit son cœur se serrer. Emily ne lui avait jamais posé cette question. Elle ne s’était jamais
demandé si Jane avait besoin de quelqu’un, elle aussi.
— Et maintenant que tu t’en vas, promets-moi que tu prendras soin de toi-même comme tu l’as
fait pour moi. Promets-le-moi et je parviendrai à me débrouiller seule.
— Emily…
— Promets-le-moi.
Jane serra la main de sa sœur dans la sienne.
— C’est promis, murmura-t-elle.
Chapitre 16

Anjan Bhattacharya ne prit conscience de l’intensité de ses sentiments pour Emily que lorsqu’elle
cessa de le rejoindre. Le premier jour où elle manqua leur rendez-vous, il se rendit au bord de la
rivière, là où ils se promenaient généralement, et gagna l’autre rive, vers des champs aux herbes
hautes.
Peut-être n’avait-elle pas réussi à se libérer.
Il marcha, marcha. Il attendit. Au bout d’une heure et demie, il rebroussa chemin.
Le deuxième jour, il se présenta également au rendez-vous. Il attendit deux heures, jusqu’à en
avoir mal aux pieds. Il patienta jusqu’à la tombée de la nuit. Peu à peu, ses espoirs s’envolèrent.
Le troisième jour, une domestique l’attendait.
— Seriez-vous… monsieur… monsieur…
— Oui, répondit-il, habitué à ce que l’on ne retienne pas son nom.
— Voici pour vous, dit-elle en lui tendant un message.
Il brisa le sceau et déplia la lettre :

Cher Anjan,

Mon oncle a tout découvert. J’ai essayé de sortir par deux fois, mais il m’est impossible de
venir vous voir. J’y arriverai peut-être un jour… Hélas, je ne peux vous demander de
m’attendre pendant des semaines.

Le monde était vraiment injuste.

J’ai réfléchi à tout ce que vous m’avez dit la dernière fois. J’ai aimé l’histoire que vous
m’avez racontée. Hélas, je suis un peu désemparée.

Emily

Il replia la feuille de papier avec soin. Elle réfléchissait à sa proposition. Dans quelques mois, il
passerait ses examens, puis il s’en irait.
Un autre homme que lui se serait rendu chez son oncle pour exiger de la voir.
Sans doute serait-il accueilli à coups de fusil… À moins qu’il ne soit jeté en prison, accusé des
pires crimes. Qui croirait qu’il souhaitait simplement parler à la jeune fille ?
Emily était un rayon de soleil dans sa journée, et maintenant…
Il se remit en route en direction de la ville. La colère montait en lui, pas contre elle, mais contre la
cruauté du destin. Alors qu’il croyait son bonheur à portée de main, quelqu’un venait de le lui
arracher.
D’humeur morose, il franchit les grilles de son université et traversa la pelouse, tête baissée.
— Hé, Batty ! lança un autre étudiant.
Perdu dans ses pensées, Anjan faillit ne pas s’arrêter.
— Batty, où vas-tu ?
Batty… C’était bien à lui qu’il s’adressait. Anjan s’arrêta et parvint à ébaucher un sourire. Il ne
pouvait se permettre d’être renfrogné face à un camarade. George Lirington faisait partie des
quelques étudiants bienveillants. Il l’avait invité à jouer au cricket et avait demandé à son père de lui
confier un poste dans son cabinet d’avocats.
— Où diable étais-tu passé aujourd’hui ? Il nous manquait un joueur. Nous t’avons cherché
partout !
— Bonjour, Lirington, dit Anjan de son ton le plus aimable. Tu reviens du terrain de cricket ? Tu
as joué lanceur ?
— Oui et c’est la raison pour laquelle nous avons perdu.
George se mit à lui relater la partie dans ses moindres détails. S’il surnommait Anjan « Batty »,
c’était parce qu’il ne parvenait pas à prononcer son nom de famille. Quant à son prénom, il l’avait
immédiatement déformé en « John ». Aux yeux de tous, Anjan était donc devenu John Batty.
Seule Emily avait respecté son patronyme. Dès cet instant, il était tombé amoureux d’elle.
Malgré son chagrin, Anjan ne se départit pas de son sourire.

Oliver ne pensait guère à Jane. Au cours de la dernière semaine de janvier, il s’en tint à quelques
images nostalgiques, la nuit. Que se serait-il passé entre eux en d’autres circonstances ? Si elle n’avait
pas éprouvé le besoin de repousser ses prétendants, si elle avait été la fille légitime d’un notable
respecté, s’il avait pu la courtiser…
La courtiser… Loin de lui la pensée de simplement la courtiser. Oliver avait des idées bien plus
précises. Le baiser qu’ils avaient échangé ne pouvait mener qu’à une étreinte passionnée. Ses
fantasmes étaient si entêtants qu’il finissait toujours par se soulager de ses pulsions, ne serait-ce que
pour retrouver des idées claires…
Cependant, il ne parvenait toujours pas à imaginer Jane vêtue d’une robe blanche et d’un simple
collier de perles.
En février, il ne pensa presque pas à elle. Il n’en eut pas le temps. Les débats avaient repris au
Parlement. La reine en personne s’était adressée aux parlementaires pour les appeler à élargir la base
électorale. Oliver exposa son projet à Minnie, la femme de son frère, un fin stratège. Ils organisèrent
une série de dîners. Des ouvriers arrivèrent par le train des quatre coins du pays. Oliver les formait
pendant deux jours au protocole et aux subtilités de la politique, puis ces hommes du peuple dînaient
avec des ducs, des duchesses, des barons, des membres du Parlement.
Le message était clair : pourquoi des hommes raisonnables et rationnels n’auraient-ils pas le droit
de vote ?
Dans ces moments-là, Oliver ne pensait guère à Jane. Il refusait de la comparer aux épouses
réservées et souriantes de ses collègues, qui n’auraient jamais osé porter du rose fuchsia.
Il leur souriait poliment. Et quand elles évoquaient une sœur, une cousine ou une nièce
célibataires, il souriait encore, un peu plus distant, en s’efforçant de ne pas songer à Jane et à ses
toilettes extravagantes.
Au mois de mars, Oliver finit par admettre qu’il pensait à Jane. À quoi bon nier les faits ? C’était
un amour impossible. Sans doute ne la reverrait-il jamais… Son souvenir le hantait, mais il n’allait
pas se lamenter éternellement. Il avait tant de choses à faire ! Des dîners, des débats, des documents à
rédiger. Il écrivit une série d’articles pour un journal londonien. Ses idées sur le droit de vote
reçurent un accueil favorable. Jane avait-elle lu ses travaux ? Qu’en pensait-elle ?
En avril, les collaborateurs d’Oliver le prirent à part et lui demandèrent quand il avait l’intention
de briguer un siège de député, car il avait leur soutien. Ils le jugeaient droit, intelligent, instruit, il
avait des liens avec la noblesse et avec la classe populaire. Sans se départir de son flegme, il les
écouta affirmer qu’il était le candidat idéal et qu’ils étaient certains de son succès.
Intérieurement, il jubilait. Cet avenir qu’il visait depuis si longtemps s’ouvrait enfin à lui. Tout ce
qu’il avait à faire était de trouver le bonheur conjugal, conclurent-ils. Ce détail lui avait un peu
échappé…
Ce soir-là, Oliver rentra chez lui et partagea une bouteille de porto avec son frère en échangeant
des plaisanteries. Un peu éméchés, ils burent toute la soirée. Minnie les rejoignit et secoua la tête en
souriant, après quoi elle entraîna son mari dans la chambre conjugale.
Une fois seul face à ses rêves de succès, Oliver sentit son euphorie se dissiper peu à peu.
Il ne lui manquait que le bonheur conjugal… Une jeune fille sage qui pourrait faciliter son
ascension. Les prétendantes ne manquaient pas. L’une d’elles finirait bien par éclipser Jane. Hélas, il
ne l’avait pas encore rencontrée.
Il n’était pas amoureux de Jane : il admirait son caractère. Rien de plus. Il se servit encore un peu
de porto.
À vrai dire, peut-être appréciait-il un peu plus que son caractère. Il aimait aussi son intelligence,
sa capacité à entrer dans une pièce et à deviner comment infléchir la personne qui semblait mener les
débats. En résumé, il lui fallait une femme comme Jane, mais au comportement totalement opposé.
Abattu, il vida son verre d’un trait.
Outre son caractère et son intelligence, il aimait son corps…
Il était trop éméché pour ressentir un véritable désir, même si ses pensées vagabondaient dans ce
sens. Quand il évoquait le corps de la jeune femme, ses courbes généreuses, ses hanches, ses seins, il
avait du mal à ne pas s’imaginer dans ses bras.
À l’encontre de toute raison, et même dans son état de léthargie alcoolique, il s’imagina qu’il la
pénétrait de son membre dressé… Fou de désir, il entendait déjà ses gémissements de plaisir.
Il monta dans sa chambre, incapable de chasser de son esprit l’idée que Jane était exactement le
type de femme qu’il voulait, à condition qu’elle adopte un comportement à l’opposé de son caractère.
Heureusement qu’il n’était pas amoureux, car il aurait sans doute eu du mal à trouver une fiancée…
Le lendemain, il se réveilla en proie à une terrible gueule de bois. Était-ce à cause de l’alcool ou
de ses pensées irrationnelles ?
Il n’eut guère le temps de s’attarder sur la question. Le Parlement n’était pas parvenu à une
décision, et la Reform League devait manifester à Hyde Park, ce jour-là. Redoutant des troubles de
l’ordre, les autorités avaient prévenu que les manifestants seraient arrêtés. Ils ne reculèrent pas pour
autant.
Au mois de mai, les manifestants commencèrent à affluer par dizaines de milliers.
Les députés opposés à toute réforme étaient de plus en plus mal à l’aise face aux menaces du
peuple. Les journaux détaillaient le nombre d’agents de police chargés d’empêcher un
rassemblement, affirmant parfois qu’il n’y en avait pas assez dans le pays pour gérer la situation.
Oliver refusa de se laisser distraire par les pensées d’une femme absente alors que tant de choses
étaient en jeu. La veille du rassemblement, il prit connaissance des dernières informations en
compagnie de Minnie et de Robert.
Les événements du lendemain s’annonçaient mal. Après une bonne nuit, il fut réveillé par des
coups frappés à sa porte. Ce n’était pas son frère venu lui annoncer le début des émeutes, mais un
valet porteur d’un télégramme urgent.
Encore à moitié endormi, l’esprit embrumé, Oliver eut l’étrange certitude qu’il venait de Jane. Si
elle avait besoin de lui, il volerait à son secours. Il serait peut-être obligé de l’épouser pour lui
épargner un sort funeste…
Peu lui importaient son travail, l’impossibilité de ce mariage, les conséquences pour son avenir.
Il se frotta les yeux, chaussa ses lunettes et se concentra sur le message.
Il ne venait pas de Jane, mais de sa mère.

FREE DISPARUE, PARTIE MANIFESTER POUR VOTE DES FEMMES – RETROUVE-LA !

Les fantasmes de la nuit s’envolèrent. Oliver se sentit submergé par l’angoisse. En consultant les
horaires des trains, il étouffa un juron. Le courrier avait dû arriver à la gare d’Euston quelques
heures plus tôt.
Free était déjà en ville, seule à Londres ! Une manifestation illégale de plusieurs centaines de
milliers d’hommes en colère contre des agents de police plus ou moins formés se préparait.
Connaissant sa sœur, elle allait affirmer haut et fort qu’elle entendait obtenir le droit de vote.
— Nom de Dieu !
Sa sœur risquait sa vie…
Chapitre 17

En cette journée particulière, Oliver s’attendait à croiser des agents de police à chaque coin de
rue. Or il n’en vit aucun.
Des centaines de personnes se dirigeaient vers Hyde Park. À la grille du parc, il aperçut enfin
deux policiers un peu léthargiques qui n’empêchaient en rien la foule d’affluer. L’un d’eux
encourageait même les manifestants à leur entrée. C’était à peine s’ils surveillaient quelques voleurs
décidés à profiter de l’occasion. Un vendeur ambulant s’approcha et leur tendit des petits pains en
guise de pot-de-vin.
Dans ces conditions, comment comptaient-ils identifier les éléments perturbateurs ? Quelques
dames arrivèrent à cheval pour assister aux festivités. Elles s’installèrent en compagnie de plusieurs
messieurs, tandis que des domestiques leur servaient du thé et des petits gâteaux. Manifestement, ils
tenaient à être aux premières loges pour voir la Reform League affronter la police.
Hyde Park avait des airs de kermesse, et non de champ de bataille. Comment diable allait-il
retrouver sa jeune sœur dans cette foule compacte ?
Il déambula dans le parc, à l’affût du moindre indice. Nul ne semblait se soucier de lui. Et si la
situation devenait alarmante ? Il se méfiait des mouvements de foule qui risquaient de dégénérer en
violences. Pour l’heure, tout allait bien.
Les membres de la Reform League furent accueillis avec enthousiasme. Tels des héros, ils
arrivèrent par petits groupes, saluant la foule, entonnant des chants révolutionnaires.
— Veuillez m’excuser, auriez-vous croisé une jeune femme qui parle du suffrage universel ?
demanda Oliver autour de lui.
Cette question lui valut des réactions étranges.
— Bien sûr que oui ! répondit un homme. J’en croise une tous les jours : ma femme.
Un autre fit la grimace à la mention du suffrage universel et refusa de lui répondre.
Oliver adopta une autre approche :
— Y aurait-il par ici un groupe de femmes défendant le suffrage universel ?
— Allez voir là-bas, où Higgins est en train de parler ! lui conseilla un badaud.
Oliver se dirigea vers l’endroit indiqué, de l’autre côté de la rivière Serpentine. Il mit trois quarts
d’heure à fendre la foule. Par chance, l’homme ne s’était pas trompé : plusieurs voix réclamaient à
tue-tête le vote pour tous, et pas seulement pour les ouvriers.
Il découvrit un groupe de femmes formant un cercle, bras dessus, bras dessous. Et au milieu de
celles-ci…
Pour la première fois de la journée, Oliver ressentit un immense soulagement.
— Free ! s’écria-t-il en se dirigeant vers elle.
Avant qu’il ne puisse la rejoindre, un groupe de femmes s’interposa. Une dame brune d’une
quarantaine d’années le foudroya du regard en brandissant un index menaçant.
— Pas question ! lança-t-elle. Les hommes sont interdits à partir de cette limite.
— Je voulais simplement… parler à Frederica Marshall.
— C’est impossible.
— Free ! s’écria Oliver.
— Arrêtez !
Deux autres militantes s’approchèrent de lui d’un air menaçant.
— Free !
Oliver se mit à agiter les bras désespérément.
— Allez-vous-en ! Dois-je vous faire évacuer ?
— Non, attendez, je…
C’est alors que Free se retourna.
— Laissez-le ! s’écria-t-elle en se séparant de ses camarades pour venir à sa rencontre. Ne le
chassez pas. C’est mon frère !
— Et alors ? déclara la brune, nullement impressionnée. Si tu savais ce que mon frère nous
infligerait…
— Il ne nous fera pas de mal, assura la jeune fille. Il est simplement un peu trop protecteur.
Accorde-moi quelques instants avec lui afin que je puisse le rassurer.
Oliver leva une main en signe d’apaisement.
— Elle a raison, assura-t-il. Je veille simplement à sa sécurité.
Les autres femmes s’interrogèrent du regard, puis elles rompirent les rangs pour laisser passer
Free.
— Qu’est-ce que tu fais là, Oliver ? C’est dangereux ! gronda-t-elle.
Elle avait une fâcheuse tendance à inverser les rôles. Il la dévisagea d’un air incrédule :
— Qu’est-ce que je fais là ? Je ne suis pas une jeune fille de seize ans ayant quitté le foyer familial
en pleine nuit, seule, pour venir à Londres !
— Et moi, je veux savoir ce que tu fais là. Sans doute as-tu quitté la maison au milieu de la
matinée… Où est ton chaperon ?
— Il ne s’agit pas de moi, répliqua-t-il en la regardant dans les yeux. Cet endroit est dangereux !
La violence couve.
Elle regarda autour d’elle.
— La violence, railla-t-elle. Je vois ça…
Elle désigna un vendeur ambulant et sa charrette.
— Qu’est-ce qu’il va me faire, d’après toi ? Me lancer ses petits pains au visage ?
— De plus, reprit Oliver en ignorant ses protestations, tu n’as que seize ans. Je n’arrive pas à
croire que tu as pris le train toute seule.
— Qui te dit que je suis venue seule ? Mary Hartwell m’a emmenée à la gare dans la charrette de
son père et nous avons pris le train ensemble. Comme nous avions exprimé notre intention de
rejoindre la cellule féminine de la Reform League, nous avons été accueillies à la gare. Je n’ai pas été
seule une minute. Est-ce que j’ai l’air d’être seule ?
— Tout de même…
La femme brune faisait mine de ne pas écouter leur conversation, et la blonde affichait un large
sourire.
— Depuis 4 heures du matin je suis avec mon groupe, expliqua Free. Nous avons discuté des
aspects pratiques de la manifestation. Les femmes ne sont pas aussi fortes que les hommes, mais elles
sont redoutables, quand elles sont en nombre.
— Je dois admettre que tes amies forment une barrière très efficace. Néanmoins, le risque
demeure…
— Nous avons une procédure à respecter, expliqua la jeune fille. Chacune d’entre nous est
surveillée par deux camarades et veille sur deux autres à son tour. Ainsi, nous sommes en sécurité à
tout moment. Nous ne nous séparons jamais de nos camarades et nous ne laissons personne entrer
dans notre périmètre. Si l’une d’entre nous est arrêtée, nous irons ensemble au poste de police.
— Free…
— Anna Marie Higgins, la dame au chapeau de marin, a déjà été emmenée treize fois.
Miss Higgins n’avait rien d’une suffragette, avec sa robe bleu ciel à la dernière mode et son
élégant petit chapeau orné de rubans.
— Vote pour tous ! lança un homme en levant le poing.
Miss Higgins lui envoya un baiser. Affligé, Oliver détourna les yeux.
— Je ne suis pas certain qu’il faille admirer une femme dont les exploits se limitent à treize
arrestations.
— Qui admirer, alors ? Toi, peut-être ? Tu m’as toujours fait la leçon sur mon attitude
déraisonnable, or j’ai pris soin d’assurer ma sécurité. Bien plus que toi, le fils d’un duc entouré d’une
foule potentiellement hostile. Tu imagines ce qu’il risque de t’arriver ?
— Ne sois pas ridicule ! s’emporta Oliver. Je suis venu te chercher, rien de plus. N’inverse pas les
rôles. Je me moque de savoir quelles précautions tu as prises. Cet endroit reste dangereux. Même si
tout se déroule bien pour l’instant, il faut se méfier des mouvements de foule.
Free ne se laissa nullement impressionner.
— Tu trouves normal de prendre des risques pour venir me… sauver. (Elle leva les yeux au ciel.)
Moi, je milite pour le vote des femmes. Pourquoi serais-tu chevaleresque et moi insensée ?
— Nom de Dieu, ce n’est pas le moment de jouer sur les mots ! Il faut partir d’ici au plus vite.
La jeune fille se contenta d’un sourire.
— Victoire ! Quand tu en viens à jurer, c’est que tu n’as plus d’arguments. Laisse tomber, Oliver.
Tu sais que j’ai raison même si tu refuses de l’admettre. Sache que je ne partirai pas. Si la violence
éclate, je serai plus en sécurité entourée d’une centaine de camarades que je ne le serais seule avec toi.
Que ferais-tu si nous étions attaqués par la foule ?
— Je…
Il s’interrompit.
— Tu te ferais écharper, déclara-t-elle avec un sourire béat qui ne correspondait en rien à ses
paroles. Ne t’inquiète pas, grand frère, je veillerai sur toi.
— Nom de Dieu…
Free rit de plus belle et se tourna vers ses camarades.
— Voici mon frère ! dit-elle. Il se nomme Oliver Marshall. Il ne partira sans doute pas avant la fin
de la manifestation. Où peut-il se poster pour nous foudroyer du regard à loisir ?
— Vous ne pouvez pas franchir le périmètre, déclara une militante. Seules les femmes sont
admises dans notre cercle. Mais mon frère se trouve sous cet arbre, là-bas, pour le cas où la situation
s’envenimerait. Vous pouvez le rejoindre, si vous le souhaitez.
Oliver secoua la tête.
— Amuse-toi bien, Oliver, reprit Free, hilare. La Reform League a promis à Miss Higgins qu’elle
pourrait prendre la parole. Je suis sûre que tu vas apprécier son discours.

Après la manifestation, il n’y avait pas grand-chose à dire. Les agents de police n’étaient
intervenus que pour suggérer aux manifestants de quitter le parc avant la nuit tombée. Nul n’opposa la
moindre résistance.
Les manifestants jubilaient. Les autorités avaient juré de réprimer le rassemblement avec violence,
et le peuple s’était engagé à riposter. Or tout s’était déroulé dans le calme. De l’avis général, le peuple
l’avait emporté haut la main.
Les camarades de Free finirent par confier la jeune fille aux bons soins d’Oliver. Très vite, les
fiacres furent pris d’assaut. Les rues étant envahies de piétons, il était impossible de rentrer en
voiture.
Ils s’éloignèrent donc à pied. Pendant un quart d’heure, la jeune fille ne cessa de répéter à quel
point elle avait apprécié cette manifestation et combien elle était désireuse de recommencer. Face à
son énergie débordante, Oliver se sentit soudain très vieux.
— Où m’emmènes-tu ? demanda-t-elle enfin. Chez tante Freddy ?
Oliver se tourna vers sa sœur.
— Je croyais que tu l’appréciais. Tu lui écris chaque semaine et tu portes le même prénom qu’elle.
Free leva les yeux au ciel.
— Depuis quatre ans, je ne lui envoie que des lettres emplies de colère et elle y répond sur le
même ton. Tu ne prêtes jamais attention à rien ! Nous sommes fâchées.
Depuis quatre ans, Oliver n’avait pas passé beaucoup de temps chez ses parents.
— Tu te disputes avec tout le monde, déclara-t-il enfin.
— Quand elle saura d’où nous venons, elle va encore me faire la leçon ! Est-ce pour cela que tu
m’emmènes chez elle ? Tu veux qu’elle me dise…
— Franchement, Free…, souffla Oliver en levant les yeux au ciel. Je pensais te faire plaisir en
t’emmenant chez notre tante… Je peux te ramener chez les Clermont, si tu préfères. La dernière fois
que tu y es allée, tu n’as cessé de te plaindre que tu t’ennuyais. Si j’avais songé aux leçons de morale
de Freddy, je me serais abstenu. Je ne sais pourquoi, mais il suffit qu’elle réprouve quelque chose
pour que l’on ait envie de le faire.
La jeune fille esquissa un sourire.
— Et elle ne te faisait jamais la leçon, à toi, au contraire de nous autres, ajouta Oliver.
— Elle a changé, soupira Free. Je viens de te dire que nous étions fâchées. Nous avons passé les
dernières fêtes à nous chamailler devant tout le monde. Tu n’as donc rien remarqué ?
Tante Freddy était si susceptible qu’il était difficile de savoir si elle était contrariée ou si elle
cherchait à démontrer quelque théorie ridicule. Par chance, aucune des sinistres prédictions qu’elle se
plaisait à faire depuis des années ne s’était jamais réalisée.
— À quel sujet vous êtes-vous disputées ? demanda-t-il.
— Sur le fait qu’il faut absolument qu’elle sorte de chez elle.
— Ah…
Si leur tante savait qu’ils se promenaient dans les rues envahies par la foule, elle aurait sans doute
des palpitations.
Depuis toujours, il savait que sa tante Freddy refusait de quitter son minuscule appartement. Selon
sa mère, elle s’était rendue une fois au marché, mais avait ensuite chargé un voisin de faire ses
courses.
— Elle n’a pas apprécié ma façon de l’inciter à sortir de chez elle, expliqua Free. Elle a exigé des
excuses de ma part. Je ne voulais nullement la contrarier. Je pensais lui rendre service…
— Tu sais, notre tante est une femme entêtée…
— Quand j’ai rétorqué qu’elle ne se gênait pas pour nous faire la leçon, elle m’a traitée
d’impertinente. Or je ne voulais que son bien…
— Je ne comprends pas pourquoi, mais je crois qu’elle est vraiment incapable de sortir. Sinon,
elle l’aurait fait depuis longtemps. Passer trente ans cloîtrée ne peut être un choix délibéré.
— Peut-être. Néanmoins, même si tu as raison, elle n’avait qu’à me le dire. Or elle refuse d’en
parler. Elle se contente de me critiquer à tout-va. Ce n’est pas juste ! Si elle me conseille de frotter
mes taches de rousseur avec du jus de citron, j’estime pouvoir lui dire de respirer un peu d’air frais.
Ils arrivèrent devant l’immeuble où vivait leur tante.
— Tu as raison, concéda Oliver. Ce n’est pas juste. Sans doute est-il encore plus cruel que Freddy
ne puisse pas sortir… Fais preuve d’un peu de compassion… Puisque nous sommes là, profites-en
pour lui présenter des excuses.
— Pourquoi m’excuserais-je ? Je n’ai rien fait de mal.
— Dans ce cas, montons la voir, mais ne dis rien.
Au coin de la rue, Oliver acheta un bouquet de fleurs, puis ils gravirent les marches menant à
l’appartement. Quelques ordures ménagères étaient posées sur le palier.
Oliver frappa à la porte.
— Qui est là ? demanda une petite voix chevrotante.
— C’est Oliver.
Elle entrouvrit la porte et posa sur lui un regard méfiant.
— Tu es seul ? Est-ce que la ville est à feu et à sang ? Y a-t-il des émeutes ?
— Non, répondit Oliver. La manifestation s’est déroulée dans le calme.
La vieille dame ouvrit enfin la porte.
— Dans ce cas, entre. Je suis contente de te voir, mon grand.
Elle aperçut Free, qui se tenait un peu en retrait. L’espace d’une seconde, le visage de la vieille
dame s’illumina. Elle tendit une main tremblante vers la jeune fille, mais se ravisa. Sa joie fit place à
la contrariété.
— Pouvons-nous entrer, ma tante ? demanda Oliver, songeant que ces deux-là étaient les femmes
les plus entêtées qu’il connaisse.
— Toute personne respectueuse est la bienvenue, répondit-elle en foudroyant sa nièce du regard.
— Dans ce cas, la question est réglée, déclara l’adolescente. Je vais devoir patienter dans le
couloir.
— Tu ne peux pas…
Freddy pinça les lèvres. Oliver s’aperçut qu’elle avait une mine effroyable : amaigrie, le visage
émacié, le souffle court, elle semblait fragile. Elle n’avait que quelques années de plus que sa mère
mais paraissait bien plus âgée.
— Oliver, dis à ta sœur qu’elle ne saurait attendre dans le couloir. Des ouvriers habitent au-dessus
de chez moi, à présent, et Dieu sait ce qu’ils feraient s’ils la trouvaient là. Sans doute sont-ils excités
par la manifestation…
Elle avait prononcé le mot « ouvriers » comme s’il s’agissait d’une insulte.
— Tu n’as pas participé à cette… chose, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, en jetant un coup d’œil à
Free. Même toi, tu n’es pas assez déraisonnable pour cela.
La jeune fille leva les yeux au ciel.
— Si tu m’entends crier, Oliver, j’espère que tu viendras à mon secours ! Je sais que tante Freddy
n’en fera rien… car je t’attendrai dans l’entrée et c’est bien trop loin pour elle.
Les yeux de la vieille dame lancèrent des éclairs.
— Mais peut-être t’attendrai-je dehors, reprit Free. Il y a un parc, non loin d’ici. Je m’assiérai sur
un banc. Il n’est pas très tard.
— Free, ne peux-tu donc pas être polie, ne serait-ce qu’un instant ? lui demanda son frère.
— Entrez donc, marmonna Freddy. Je ne veux pas avoir sa mort sur la conscience. Son esprit
viendrait me hanter…
Free sourit à la perspective de devenir un fantôme. Freddy referma la porte sur ses visiteurs et la
verrouilla avec soin. Oliver et sa sœur s’attablèrent.
— Oliver, quel plaisir de te voir ! Veux-tu une tasse de thé ?
— Non, merci, ma tante.
— Il n’est pas question que tu refuses. Tu es… tu n’es plus un enfant en pleine croissance, mais ce
n’est pas le cas de tout le monde, dans cette pièce. Rien ne vaut une bonne tasse de thé. Certes, tout le
monde ne se soucie pas de sa santé, ajouta-t-elle à l’intention de sa nièce. Certaines sortent même sans
capeline malgré les dangers qui rôdent.
— Comme vous dites. Plus tard, si je me marie, un homme aura la mainmise sur mes biens. Je
n’aurai pas le droit de vote, ni la possibilité de gagner ma vie, à moins de faire commerce de mes
charmes. À vos yeux, ma tante, le pire danger qui me guette, ce sont les taches de rousseur ! Je
devrais peut-être rester enfermée dans une chambre. Ainsi, je n’aurais pas de taches de rousseur.
Piquée au vif, Freddy pinça les lèvres.
— Dis à ta sœur que je fais de l’exercice, rétorqua-t-elle d’un ton sec. Je fais vingt fois le tour de
ma chambre chaque jour. Je suis en bien meilleure condition physique qu’elle.
La jeune fille observa sa tante, qu’elle n’avait pas vue depuis Noël. La métamorphose était
spectaculaire : ses épaules étaient plus voûtées et ses mains plus tremblantes que jamais.
Des larmes lui montèrent aux yeux.
— Dis à ma tante que je me réjouis de la savoir en excellente santé, déclara-t-elle. Je constate à
quel point ses choix sont judicieux.
— Dis à ta sœur que si je meurs prématurément, ce n’est pas son problème.
Bouleversée, Free se leva d’un bond.
— Comment cela, ce n’est pas « mon problème » ? Vous est-il donc si difficile d’accepter que
nous vous aimons et que vous êtes en train de vous tuer à petit feu ?
Obstinée, Freddy croisa les bras et détourna les yeux.
— Rappelle à ta sœur que je ne lui parlerai pas tant qu’elle ne s’adressera pas à moi poliment et
qu’elle ne me demandera pas pardon pour ses propos cruels.
— Je vous ai dit que je détestais vous voir dans cet état ! Je n’ai fait que vous inviter à vous
ressaisir. Dois-je m’excuser de me soucier de votre bien-être ? Jamais ! Vous avez tort sur toute la
ligne et je vous en veux !
— Dis à ta sœur que son insolence dépasse les bornes et qu’elle n’est plus la bienvenue chez moi.
— Très bien ! s’exclama la jeune fille en se dirigeant vers la porte.
Les verrous fermés à double tour l’empêchèrent de réussir une sortie théâtrale, mais elle parvint à
claquer la porte derrière elle.
— Tu ferais mieux de te lancer à sa poursuite, Oliver. Va savoir quel danger la guette au-dehors. Il
fait nuit. Elle ne devrait pas sortir seule.
— Elle ne risque rien dans l’immédiat, répondit son neveu en allant verrouiller la porte. Elle ne
sortira pas dans la rue. Elle est plus avisée que vous ne semblez le croire.
Visiblement affaiblie, Freddy s’affala sur son siège. Inquiet, Oliver s’assit près d’elle et lui prit la
main.
— Ma tante, pourquoi discuter avec elle si cela vous rend si malheureuse ? Je sais qu’elle vous
aime. Il suffirait que vous lui disiez qu’elle vous manque, que vous l’aimez, et le problème serait
résolu.
— Je sais, murmura-t-elle en regardant droit devant elle.
— Alors pourquoi persistez-vous ?
— Parce qu’elle a raison.
Oliver n’en croyait pas ses oreilles.
— Elle a raison, répéta-t-elle. Je suis prisonnière de cet appartement. J’ai tellement peur de sortir
que je reste ici, seule, sans rien faire. Certains jours, je ne sais même plus qui je suis.
— Allons, ma tante…
— Hier, j’ai ouvert la porte. À peine avais-je mis le pied dehors que j’ai eu des palpitations. J’ai
dû rentrer.
Oliver la prit par les épaules.
— Pourquoi n’en parlez-vous pas à Free ? Elle vous comprendrait si au moins vous lui parliez de
vos efforts.
— Tu veux que j’admette qu’elle a raison ? Pas question ! Je sais très bien comment cela va se
terminer. Un jour, je descendrai l’escalier, puis j’ouvrirai la porte d’entrée et j’irai me promener dans
le parc. Ensuite, j’écrirai à ta sœur pour lui annoncer qu’elle se trompait, que je suis capable de sortir
et que je ne tolérerai plus la moindre impertinence.
— Ma tante…
— Très bien, soupira-t-elle. Tu n’as qu’à lui dire que j’essaie. Non ! Ne lui dis rien ! Je veux que
ce soit une surprise. Je vais lui montrer… Je lui montrerai tout.
Il lui tapota gentiment la main.
— Je n’en doute pas, dit-il. Voulez-vous que je vienne vous aider ?
— Tu es un gentil garçon, Oliver. Tu ne tiens guère de ta mère.
— Vous trouvez ?
— Oui, répondit-elle d’un air distrait. Parfois, les gens qui ont souffert en tirent une leçon. Ils
cherchent frénétiquement une solution pour surpasser la peur. C’est le cas de ta mère. Pour d’autres,
seul le souvenir de la souffrance subsiste. (Elle lui tapota la main.) Tu es ainsi. Tu n’as pas oublié.
Quand tu étais jeune, je croyais que tu ressemblais à ta mère. En fait, non. J’y vois plus clair, à
présent. Tu es comme moi…
Elle sourit tristement. Oliver poussa un soupir et dévisagea sa tante. Sans doute voulait-elle lui
faire un compliment… Elle avait les yeux cernés et n’avait plus que la peau sur les os. Il n’avait
jamais su de quoi elle avait si peur, quel événement l’avait incitée à se replier sur elle-même. D’après
sa mère, Freddy n’avait jamais fourni la moindre explication. Peut-être même avait-elle oublié ce qui
l’avait rendue ainsi.
— Je pourrais venir vous voir plus souvent, proposa-t-il.
— Non. Ta visite mensuelle me suffit, mon petit. Les autres me rendent nerveuse. Même toi. Ne
t’inquiète pas : dans une semaine… j’irai me promener au parc. Ce n’est qu’une question de temps.
Sa mâchoire inférieure tremblait légèrement, mais ses yeux lançaient des éclairs.
— Un jour, répéta-t-elle, un jour je franchirai cette porte et j’irai faire un tour au parc. Bientôt…
— Je vous aime, ma tante, et Free vous aime aussi, soyez-en certaine.
— Je sais, assura-t-elle, les lèvres pincées. Et elle est dehors, et seule… Tu ferais mieux de la
rejoindre, Oliver.
Chapitre 18

Nottingham, à cent miles au nord de Londres

— Elle n’était pas là.


Jane se trouvait à l’abri des regards dans un petit bosquet. En entendant cette voix trop familière,
elle maîtrisa sa frustration. Surtout, ne pas attirer l’attention…
Ces derniers mois avaient été éprouvants. Annabel Lewis l’avait mise en garde : sa tante et
lord Dorling semblaient un peu trop… complices, en l’absence de Jane. Celle-ci n’avait d’abord pas
voulu y croire, mais…
Les feuilles bruissaient dans la brise du matin. À quelques pas, dans la clairière, Lily Shefton, sa
tante, se racla la gorge.
Il était encore tôt. Une heure incongrue pour sortir. Étrangement, sa tante avait insisté pour faire
une promenade dans ce parc des environs de Nottingham. À peine arrivée, Lily s’était éclipsée,
laissant Jane livrée à elle-même.
Elle essayait de jeter Jane dans les bras de Dorling. Jane leva les yeux au ciel. Que s’imaginait-
elle ?
— J’aurais cru que quelque chose d’aussi insignifiant que l’affection d’une femme serait facile à
obtenir ! entendit-elle sa tante déclarer. Je vous en ai donné plusieurs fois l’occasion, Dorling, or
vous n’obtenez toujours aucun résultat. Qu’est-ce qui ne va pas, chez vous ?
— Ce n’est pas moi, le problème, c’est votre nièce. Elle est récalcitrante.
Jane devinait sans peine l’expression de l’honorable George Dorling. Il avait une si haute opinion
de lui-même… Il avait importuné Annabel avant que Jane n’arrive chez sa tante et ne représente à ses
yeux une cible plus lucrative. Second fils d’un baron, il était exilé de Londres où il avait cédé au
démon du jeu et de la débauche.
— Dépêchez-vous donc ! lui conseilla Lily. Cette histoire me met un peu mal à l’aise. J’ai promis
à mon frère de la marier et je le ferai. Si vous n’y arrivez pas, je devrai lui trouver un autre
prétendant.
— Patience, lui conseilla Dorling d’un ton désinvolte. Courtiser votre nièce n’est pas une mince
affaire. En quoi est-ce si surprenant qu’elle me croie intéressé par son argent ? La malheureuse est
très riche, mais n’a guère d’autres attraits.
Jane esquissa malgré elle un sourire.
Dorling en voulait à son argent… sa tante cherchait à se débarrasser d’elle. Pas étonnant qu’ils
aient conclu une alliance. Mais c’était peine perdue, car Jane n’avait aucune intention de se marier. Sa
tante avait au moins un objectif, ce qui n’allait pas sans quelques avantages.
— C’est inacceptable ! reprit Lily. Mon frère a tout prévu. Il ne peut agir tant que vous ne vous
chargerez pas de cette fille.
Jane retint son souffle. Que voulait-elle dire par là ? Que manigançait son oncle ?
— Je parviendrai à mes fins, assura Dorling, dès que…
— Le temps presse, l’interrompit Lily. Il est de plus en plus inquiet à propos de mon autre nièce,
qui a un comportement étrange.
Elle était malheureuse, voilà tout…, songea Jane.
Mais Lily n’en avait pas terminé.
— Si les médecins corroborent ses craintes, il la fera interner à l’asile d’aliénés de Northampton
d’ici au mois de juin. Ce sera préférable pour elle. Vous devez passer à l’action le plus vite possible.
Jane ne put retenir une exclamation de stupeur. Elle porta vivement la main à la bouche.
Un asile d’aliénés ? Emily était en colère, elle n’était pas folle.
Lors de sa dernière visite, la jeune fille avait déclaré que des médecins étaient venus lui poser des
questions bizarres. Or Titus la soupçonnait d’être folle…
C’était une belle journée ensoleillée, mais Jane eut soudain très froid. Si Titus parvenait à faire
déclarer Emily démente… elle n’osait l’envisager.
Jane avait commis une erreur en respectant la loi. Elle aurait pu disparaître avec sa sœur des mois
plus tôt, sans se soucier de commettre un délit.
Un nouveau frisson d’effroi la parcourut.
— Ne vous inquiétez pas, reprit Dorling. Dès que je l’aurai faite mienne, elle ne pourra plus
s’opposer au mariage.
Jane pensait que sa tante ne cherchait qu’à la marier… Hélas, la vérité était bien plus sordide : une
fois mariée, elle n’aurait plus la mainmise sur son héritage. Les menaces qu’elle avait proférées
contre Titus ne vaudraient plus rien. Ils complotaient pour la réduire à l’impuissance…
— Je pourrais régler le problème dès ce soir, si vous me laissiez accéder à sa chambre, comme je
vous l’ai déjà demandé.
Jane se figea d’effroi. Non, ce n’était pas possible…
— Pas question ! répliqua Lily d’un ton acerbe. Je refuse de tomber aussi bas. C’est une sale
affaire. Jamais je ne cautionnerai un viol, quel que soit l’objectif à atteindre. De plus, je doute qu’elle
soit aussi soucieuse de sa réputation…
En dépit de sa trahison, Jane remercia sa tante en pensée.
— Je sais me montrer très persuasif, vous savez. Faites-moi confiance.
Non. Ne lui faites pas confiance, songea Jane.
— Eh bien…
Pourquoi Lily hésitait-elle ?
— Promettez-moi de ne pas recourir à la force.
Refusant d’en entendre davantage, Jane s’éloigna à pas de loup.
À chaque craquement de brindilles, à chaque bruissement de feuilles, elle s’imaginait qu’un
ennemi était à ses trousses. Lorsqu’elle arriva enfin en ville, elle tremblait de tout son corps.
Il fallait qu’elle aille chercher sa sœur. Au diable la tutelle de Titus ! Il ne pourrait plus enfermer
Emily si Jane l’emmenait très loin.
Il leur suffirait de prendre un bateau…
Non. Si elle disparaissait sans la moindre explication, son oncle recevrait un télégramme de Lily
avant même qu’elle n’arrive à Cambridge.
Parfois, la jeune femme se sentait impuissante. Elle avait appris à connaître Oliver Marshall, puis
il était parti. Elle avait sympathisé avec Geneviève et Géraldine, mais elles avaient regagné Londres.
Et voilà qu’elle devait à nouveau s’en aller alors qu’elle venait tout juste de se faire quelques amies…
Et Emily, la seule personne sur laquelle elle pouvait compter, était en danger.
L’amitié n’était décidément qu’une illusion. Soudain, une pensée la frappa de plein fouet : elle était
seule, complètement seule.
Non. Une idée germa dans son esprit. Non, tu n’es pas seule.
Le souvenir des mains d’Oliver, de ses yeux, de la chaleur de ses lèvres, revint la hanter. Depuis
des mois, elle essayait en vain de ne pas penser à lui. À quoi bon, puisqu’elle ne le reverrait jamais ?
Pourquoi son image lui donnait-elle force et espoir, en cet instant ?
Son cœur se mit à battre la chamade. Non ! Elle n’était pas seule !
Sans réfléchir, elle se précipita en direction de la banque. Elle n’était pas seule, c’était désormais
une certitude. Elle sourit à l’employé qui la connaissait bien. Lorsqu’elle lui indiqua la somme qu’elle
souhaitait retirer, il se contenta de compter les billets malgré son étonnement.
C’était sans doute une idée folle… Dans la foulée, elle se rendit au guichet du télégraphe, installé
dans une confiserie voisine.
Elle n’avait pas besoin d’Oliver… Mais elle voulait tellement ne plus se sentir seule…
Des rêves plein la tête, Jane remplit son formulaire. Oliver Marshall viendrait la sauver et
l’emporterait très loin sur son cheval blanc.
Elle entendit le carillon tinter derrière elle. Dès que Dorling fit son entrée, la jeune femme
émergea de sa rêverie et fit tomber son crayon à terre. Dorling lui sourit comme s’il était étonné de la
trouver là.
Il était sans doute venu envoyer le télégramme qu’elle redoutait à son oncle pour lui annoncer
qu’elle s’était enfuie et qu’il devait surveiller Emily de plus près.
— Miss Fairfield, dit-il en s’approchant. Que faites-vous donc ici ?
Jane posa la main sur son formulaire et poussa le crayon du pied pour le dissimuler.
— Je…, reprit-il en caressant ses favoris. J’ai rencontré votre tante, ce matin. Elle m’a informé de
votre disparition.
Jane le regarda dans les yeux en s’imaginant qu’il s’agissait d’Oliver Marshall. Ce fut le seul
moyen qu’elle trouva pour afficher un sourire forcé.
— Je fais quelques emplettes, répondit-elle en se tournant vers la vendeuse. Deux shillings de
pastilles de menthe, je vous prie.
Elle fit glisser son formulaire incomplet et une pièce de monnaie sur le comptoir, puis se tourna
vers Dorling. Elle entendit le cliquetis de la caisse enregistreuse, puis le bruissement d’un sachet de
bonbons.
Faire semblant était si facile…
— Ma tante est la plus pénible des femmes, déclara-t-elle. Ce matin, elle m’a presque rendue folle
avec ses jérémiades. Elle n’arrête pas : « Non, Jane, ne mets pas ces gants, Jane, tu parles trop, non,
Jane, cette teinte n’est plus en vogue… »
Elle poussa un long soupir et baissa les yeux.
— Comme c’est indélicat, commenta Dorling. Comment peut-on contrarier une jeune femme
aussi douce ? Ce doit être insupportable.
La commerçante remit à Jane ses pastilles et sa monnaie.
Allait-elle envoyer le télégramme malgré le formulaire incomplet ?
En vérité, cela n’avait plus d’importance. Qu’Oliver le reçoive ou non, qu’il vienne à la rescousse
ou non, Jane ne se sentait plus seule. Elle avait retrouvé l’espoir. Personne ne la priverait plus de sa
sœur.
Elle observa Dorling, qui lui souriait d’un air affable. Malgré le dégoût qu’il lui inspirait, elle
parvint à lui adresser un clin d’œil badin.
— Ma tante me rend folle, répéta-t-elle. Je ne peux plus passer une seule nuit sous son toit.
— Ah non ?
Son sourire n’exprimait pas la moindre sympathie, ni même de la satisfaction. Sans doute était-ce
la jubilation cruelle d’un chat ayant acculé une souris.
— Non, confirma la jeune femme.
Dieu merci, elle n’avait rien d’une souris. Elle était une riche héritière capable d’acheter
n’importe qui pour quelques shillings.
— Vous êtes l’homme de la situation, Mr Dorling. J’ai besoin de votre aide.
Chapitre 19

Entre l’arrivée du télégramme de sa mère et le moment où il ramena sa sœur à la maison, Oliver


avait l’impression d’avoir perdu quelque chose. Il vérifiait sans cesse ses poches. N’y trouvant rien de
particulier, il consulta sa montre. Il ne s’agissait en rien d’un rendez-vous oublié ni d’un porte-
monnaie égaré. C’était quelque chose de bien plus profond et essentiel qui le taraudait.
Après quelques rendez-vous matinaux, il retourna à la résidence des Clermont, sous le soleil du
mois de mai, et se retira dans sa chambre, celle-là même qui lui avait été assignée lorsque, à l’âge de
vingt et un ans, il était venu à Londres pour la première fois quand son frère l’y avait invité, une fois
majeur. Robert lui avait assuré qu’il était chez lui sous le toit des Clermont.
« Je ne te demande pas de considérer cette maison comme la tienne, lui avait dit le jeune duc. Elle
est la tienne. En d’autres circonstances, tu aurais pu grandir ici. Tu es mon frère, un point c’est tout. »
Au bout de quelques mois, Oliver avait cessé de se considérer comme un intrus pour se sentir
vraiment chez lui. Enfin, il avait trouvé sa place dans le monde.
Or, à présent… il avait l’impression de voir double.
Il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur un petit square bien entretenu, planté de quelques
arbres.
Enceinte de lui, sa mère s’était assise sur le banc situé en contrebas parce qu’on lui avait interdit
l’entrée de la maison. Le vieux duc refusait sa présence. Hugo Marshall, le père d’Oliver, travaillait
alors sous son toit, mais il empruntait la porte de service.
Robert avait beau affirmer qu’Oliver était chez lui, rien ne pouvait modifier le cours de l’histoire.
Il avait l’impression d’être un imposteur, car ses sœurs n’avaient pas leur place dans cette
immense demeure. Certes, quand Free y passait une nuit, elle était accueillie avec la politesse due à
une invitée, même si elle s’entendait à merveille avec la duchesse.
Lors de son dernier séjour, la jeune fille s’était esclaffée lorsque Oliver avait sonné un valet :
« Tu ne peux donc pas aller te chercher à manger toi-même ? Un lord est-il donc à ce point
paresseux ? »
« Je ne suis pas lord », l’avait-il corrigée.
« Pas légalement, certes, mais tu n’en voles pas moins au secours des jeunes filles en détresse.
(Elle avait levé les yeux au ciel d’un air moqueur.) Et tu fréquentes le Parlement. Quelle différence ? »
« Je t’assure qu’ils font la différence, eux », avait rétorqué Oliver en pensant à Bradenton.
« Dans ce cas, tu es en train d’en devenir un », avait-elle insisté en haussant les épaules.
Était-ce le cas ?
« Pourquoi ne serais-je pas venu à ton secours ? Je suis ton frère aîné. Il faut bien que je serve à
quelque chose. »
« Tu es un adulte. Je suis sûre que tu peux trouver une utilité. »
Elle lui avait souri et l’avait embrassé, comme quand elle était petite.
Depuis l’époque où sa mère s’était assise sur ce banc, du temps avait passé. Pourtant, ce banc
donnait toujours à Oliver l’impression de ne pas être à sa place.
Il soupira et quitta la pièce pour fuir ce spectacle. Les appartements de son frère se trouvaient dans
l’autre aile de la maison. Au moment de frapper à la porte de Robert, il retint son souffle.
Derrière l’épais panneau de bois, il entendait le rire de Minnie.
— Non, disait-elle d’une voix rauque. Pas comme ça. Je…
Dès qu’il frappa à la porte, le rire enjoué de la jeune femme fit place à un long silence.
— Entrez !
Il trouva son frère et sa femme assis côte à côte sur le divan. Ils se tenaient par la main, et la jeune
femme avait les joues rouges. De toute évidence, il tombait mal.
S’il avait toujours su qu’il avait un frère, la rencontre de Robert Blaisdell, duc de Clermont, avait
été pour lui une révélation. Robert était un oisillon tombé du nid. Personne ne lui avait jamais rien
appris. Il ne savait pas se battre, esquiver un coup, poser un piège, manier une canne à pêche…
S’il avait trois mois de plus qu’Oliver, ce dernier avait l’impression d’être l’aîné.
Regarde, Robert, voici comment l’on s’y prend. Voilà comment un être humain normal se comporte.
Oliver savait quelle importance il avait aux yeux de Robert. Oliver avait des sœurs, un père et une
mère, tandis que Robert… eh bien, il n’avait que lui et Minnie.
Pourquoi Oliver ressentait-il à présent l’envie de lui confier ses sentiments profonds ? Le duc
avait manifestement d’autres préoccupations.
— Que t’arrive-t-il ?
Robert avait le don de deviner que quelque chose n’allait pas, ce qui était très agaçant.
— Je…
Comment aborder le sujet ? Il traversa la pièce, puis se tourna vers le couple.
— J’ai l’impression de ne pas être à ma place, avoua-t-il enfin.
Robert savait dissimuler sa peine, mais Oliver avait appris à en déceler les moindres signes : une
crispation de la mâchoire, une façon de se redresser. Sa femme serra sa main dans la sienne.
— Il ne faut pas, déclara enfin le duc. Que puis-je faire pour t’aider ?
— Cela n’a rien à voir avec toi. Je ne comprends pas ce qui a changé. J’ai besoin…
Comment l’expliquer ? Il avait envie de revenir à l’époque où il était en harmonie avec son
environnement, l’époque où il ne connaissait pas Jane…
— Je ne suis plus à ma place nulle part.
— Depuis combien de temps ? Il faut identifier l’origine de ce malaise.
Depuis le mois de janvier, eut-il envie de répondre. Puis il pensa à Jane, à cette soirée cruciale où
il lui avait confié ses ambitions et avait découvert en elle une sorte d’âme sœur.
— Je crois que je l’ai toujours ressenti, bredouilla-t-il.
Cette fois, son frère réagit de façon plus visible. Hésitant et prudent, Robert avait toujours peur
que les gens l’abandonnent.
— Ce n’est pas à cause de toi ! reprit Oliver. Tu m’as accueilli à bras ouverts. Je ne te reproche
absolument rien ! Tu es mon frère et tu le seras toujours. Mais… je ne comprends pas ce qu’il
m’arrive, et cela me perturbe.
— Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ? demanda Minnie. Depuis ton retour de Cambridge, tu
es un peu distant.
Cambridge… Oliver sentit resurgir la nostalgie. Il revit les allées verdoyantes du parc, Jane,
imperturbable malgré les provocations, la femme la plus intrépide qu’il ait jamais rencontrée.
Parfois, il se disait que la société s’entêtait à faire entrer les gens dans des cases. Si Oliver avait passé
sa vie entre deux univers, Jane se heurtait à des obstacles bien pires. Plus on la malmenait, plus elle se
battait, et plus elle était éclatante…
Heureusement qu’il n’était pas amoureux d’elle…
— Il s’est passé quelque chose avec Sebastian ? s’enquit Robert.
— Oui. Enfin… pas ce que tu crois.
Il s’assit sur une chaise en face du couple.
— Je suis totalement perdu.
— Je comprends ce que tu ressens, assura le duc en posant la main sur l’épaule de son frère. Que
te dire ? Sache que ta place est ici, quoi qu’il arrive.
Oliver secoua la tête.
— Tu es mon frère, reprit Robert, qui hésita, avant d’ajouter : je t’aime. Je t’aimerai toujours. Ta
place est ici.
Oliver leva les yeux vers lui.
— Cesse de te lamenter ! ordonna le duc en lui donnant une tape sur l’épaule. C’est peut-être cette
maudite loi de réforme qui te tracasse. Tu as besoin d’un nouveau projet. Tu as tellement travaillé… il
est normal que tu ressentes un certain abattement maintenant que le fruit de ton travail devient
palpable. Tu ressens comme une sensation de vide.
— C’est précisément cela. Il y a un vide dans ma vie. Et j’ignore ce qui pourrait le combler.
On frappa à la porte, et un domestique apparut sur le seuil.
— Monsieur, dit-il en s’inclinant devant Oliver. Un télégramme vient d’arriver pour vous.
— Il ne manquait plus que ça ! Je me demande dans quel pétrin Free est encore allée se fourrer…
En ouvrant l’enveloppe, il découvrit un texte de trois lignes :

NE PUIS ME TOURNER VERS PERSONNE


SUIS À NOTTINGHAM
DEMAIN JE VAIS

Rien de plus. Quel étrange message… Surtout la dernière phrase, qui était tronquée. Qui diable
était ce « je » ? songea-t-il en scrutant la feuille de papier. Il ne connaissait personne à Nottingham. La
seule qui soit susceptible de l’appeler à l’aide, hormis un membre de sa famille, était… Jane
Fairfield !
— Robert, dis-moi si je me trompe… mais le moment serait très mal choisi pour quitter la ville,
n’est-ce pas ?
Les débats se poursuivaient au Parlement, mais la pensée de rester à Londres, de se rendre à une
nouvelle soirée mondaine, au milieu de ces gens qui le mettaient mal à l’aise, lui était insupportable.
Si Free n’avait pas besoin de lui, Jane, en revanche…
— Oliver, tout va bien ? Ce n’est pas ta sœur, j’espère…
— Non, ce n’est pas ma sœur, répondit-il comme s’il était dans un état second.
Il devait retrouver Jane… Si ce message provenait bien d’elle. Quelle idée stupide ! Le monde ne
tournait pas autour de Jane. En revanche, l’avenir de la société reposait sur ce projet de loi. Que
pesaient les problèmes d’une seule femme face à la réforme électorale ? Il n’était même pas
amoureux d’elle ! Et comment avoir la certitude que c’était bien elle qui l’appelait au secours ?
L’espace d’un instant, il rêva de quelques jours en compagnie de ce personnage haut en couleur,
de quelques jours de sérénité.
— Je pars pour Nottingham, annonça-t-il.
Pour la première fois depuis quatre mois, il se sentait bien, comme s’il rentrait chez lui au terme
d’un long voyage.
Si Robert parut intrigué, Oliver était ivre de soulagement.
— J’ignore ce que je ferai là-bas, ni pourquoi j’y vais, ni combien de temps j’y resterai… En tout
cas, je pars.
— Tout de suite ?
Plus vite il se mettrait en route, plus vite il arriverait. Peut-être qu’en voyant Jane, il comprendrait
enfin où elle trouvait le courage de faire face aux épreuves.
Il n’était pas amoureux d’elle, mais… il brûlait de la revoir.
— Je partirai dès que j’aurai bouclé mes bagages.

Dans le train, il ne cessa de se répéter, tel un mantra :


Je ne suis pas amoureux d’elle, je tiens simplement une promesse.
Je ne suis pas amoureux d’elle, je rends visite à une amie.
Je ne suis pas amoureux d’elle, je vais réparer un tort.
À mesure que le train filait sur les rails, Oliver finissait par y croire.
Non, il n’était pas amoureux d’elle.

En s’installant à l’auberge, il apprit qu’un bal allait débuter un quart d’heure plus tard et que toutes
les jeunes filles à marier y participeraient. Notamment une riche héritière, précisa l’employée.
— Il paraît qu’elle porte les robes les plus tape-à-l’œil qui soient. J’aimerais bien voir ça…
Oliver aussi. Le télégramme venait donc bien de Jane, et elle avait besoin de lui. Jamais il n’aurait
cru être aussi impatient de la revoir. Il n’était pas amoureux d’elle… S’il souriait, c’était parce qu’il
savait qu’elle aurait apprécié le qualificatif de « tape-à-l’œil », la concernant.
Il n’était pas amoureux d’elle, mais il décida de se rendre au bal avant même d’avoir défait sa
valise. Il n’y avait pas de mal à cela, non ?
En se préparant, il se trouva mille excuses. Il prit soin de se munir d’un peu d’argent et d’un
pistolet, au cas où la jeune femme serait vraiment en danger.
Il n’était pas amoureux d’elle, il se montrait simplement prudent.
Il se répéta les mêmes mensonges lorsqu’il se joignit à la foule du bal. Le souffle court, il chercha
Jane des yeux. Rien de plus normal. N’avait-il pas parcouru des centaines de miles pour la voir ?
Enfin, il la vit entrer dans la salle. Sa robe soulignait l’arrondi de ses seins avant de s’évaser au
niveau de la taille. Elle était de ce vert vif que l’on voyait sur les enluminures du Moyen Âge : la
couleur du serpent de la tentation.
Les passementeries dorées, les perles étincelantes, le diadème avaient de quoi choquer, mais ils
correspondaient à Jane. Oliver la trouva sublime, des pantoufles à paillettes qui pointaient sous le bas
de sa robe aux plumes vert vif dont elle avait orné ses cheveux. C’était Jane, sa Jane. Pour la première
fois depuis une éternité, il eut l’impression d’être à sa place dans ce bal fréquenté par des inconnus.
Pendant tout ce temps, il s’était menti.
Il était amoureux d’elle. Et il ne savait pas quoi faire…
Chapitre 20

— Cette robe est affreuse, déclara la tante de Jane pour la énième fois… Tu veux vraiment que les
gens te prennent pour une…
Elle s’interrompit, à court d’arguments.
— Chercherais-tu à passer pour une gourgandine ?
— Une « gourgandine » ? répéta Jane. Comme c’est charmant !
Lily se tut et la toisa avec dédain, puis elle secoua la tête.
— Enfin, mon petit, ce n’est pas ainsi accoutrée que tu parviendras à attirer Dorling !
Jane ne daigna même pas lui répondre. Elle se contenta de regarder droit devant elle. Dorling était
en partie responsable de ses problèmes, et elle n’avait que faire de lui. En pensant à Emily et à ce que
son oncle risquait de lui infliger, si ce n’était déjà fait, elle sentit l’angoisse resurgir.
Son télégramme n’était peut-être pas parvenu à son destinataire. Même dans le cas contraire, ce
qu’elle avait griffonné dans un état proche de la panique n’avait sans doute aucun sens. Elle n’avait
pas fourni la moindre information pertinente, à commencer par son nom. Oliver avait une famille,
des devoirs. Il n’allait pas se précipiter à son secours uniquement parce qu’il avait reçu un
télégramme sibyllin d’une femme qu’il avait peut-être oubliée.
Sans doute était-il marié… Hélas, il était trop tard. Le télégramme était parti juste avant midi. Sept
heures s’étaient écoulées et son plan était déjà en marche.
Qu’elle soit prête ou non, cette soirée serait cruciale. Jane ne pouvait compter que sur elle-même.
Pour toute arme, elle possédait deux rouleaux de billets : l’un était attaché à sa cuisse et l’autre niché
entre ses seins, ce qui n’était pas très confortable.
Dans la salle régnait une chaleur étouffante. À chaque pas, les billets lui meurtrissaient les seins.
L’important, c’était que l’argent ne tombe pas à terre.
Jane sourit à sa tante et se redressa fièrement avant de faire son entrée.
La jeune femme avait moins d’une demi-heure pour trouver Dorling et lui expliquer son plan.
Mais en scrutant la foule, ce fut un autre homme qui attira son regard. Ce devait être une
hallucination. Ces yeux bleu pâle, ces cheveux clairs, ces lunettes…
Il était vêtu d’une queue-de-pie foncée. Ses manchettes immaculées semblaient étinceler à ses
poignets. La lumière du lustre faisait danser des reflets dorés dans ses cheveux. Soudain, il releva ses
lunettes et la vit enfin.
Jane poussa un long soupir de soulagement. Soudain, il n’y eut plus personne dans la pièce. Plus
rien ne les séparait. Elle eut toutes les peines du monde à ne pas se précipiter dans ses bras.
Hélas, sa tante la surveillait.
Elle attendit donc sagement en essayant d’ignorer son émoi. Troublée, elle devisa avec quelques
connaissances.
Comment avait-il fait pour venir si vite ? Il avait dû prendre un train tout de suite après avoir reçu
le télégramme.
Mrs Laurence s’approcha, Oliver sur les talons. Jane entendit à peine ses paroles de présentation.
Quelle histoire avait-il pu raconter pour justifier sa présence ? Lorsqu’il lui demanda s’il pouvait lui
tenir compagnie, elle hocha la tête.
— Miss Fairfield, dit-il avec un sourire.
— Monsieur…
Elle leva enfin les yeux vers lui. Devait-elle l’appeler par son véritable nom ?
— Mr Cromwell, déclara-t-elle enfin.
Elle perçut dans son regard une lueur amusée.
— Vous êtes venu…
Elle mourait d’envie de lui prendre le bras.
— Bien sûr. Ne vous l’avais-je pas promis ? Quelle est donc cette couleur atroce que vous portez
aujourd’hui ?
— Un vert dragon, répondit-elle. À moins que ce ne soit un vert poison.
— Je ne vois personne crier et détourner les yeux… Bien joué. Comment avez-vous fait ?
— Je vous l’ai déjà dit. C’est l’effet « héritière ». Vous êtes venu, Oliver. Je n’arrive pas à y croire.
Et si vite…
— Je vous avais bien dit que vous n’étiez pas seule.
— Cela fait des mois… Nous ne nous connaissions que depuis quelques semaines. Je pensais que
vous seriez…
Il l’était peut-être, songea-t-elle avec effroi.
— Je ne suis pas marié, ni fiancé, je ne courtise personne.
Jane refusait de s’en réjouir, mais elle fut soudain envahie d’une étrange allégresse.
— Si j’avais su que vous tenteriez d’aveugler l’assemblée, je serais venu avec des œillères,
comme un cheval.
Ils échangèrent des sourires. Pour la première fois de la journée, Jane eut l’impression que tout
allait s’arranger. Restait à savoir comment.
— Y a-t-il un endroit où nous pourrions discuter tranquillement de ce dont vous avez besoin ?
s’enquit Oliver. Ou bien devrons-nous convenir d’un rendez-vous à un autre moment ?
— Dans un quart d’heure, je suis censée retrouver l’honorable George Dorling. J’ai prévu de
m’enfuir avec lui pour l’épouser en cachette.
Oliver changea d’expression. Son visage se fit soudain plus grave.
— Il n’en est pas question, décréta-t-il.
Il n’était pas marié. Elle lui avait adressé un télégramme mystérieux ne citant qu’un nom de ville,
et il était arrivé en quelques heures. Jane n’était pas très douée pour deviner les sentiments des autres,
mais tout de même… elle ne put réprimer un sourire.
— Je suis désolé, dit Oliver d’une voix brisée. Est-ce là ce que vous souhaitez ?
— Ce n’est pas ce que vous croyez. Il s’agit d’une supercherie. Je ne m’en vais pas vraiment avec
lui.
Oliver fronça les sourcils.
— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Il faut que j’aille corrompre mon prétendu fiancé.
Voyez-vous, s’il fait semblant de s’enfuir avec moi, ma tante me croira partie à Gretna Green pour
convoler à l’insu de ma famille. Si elle me soupçonne d’avoir fui seule, elle préviendra mon oncle, et
je n’arriverai jamais à arracher ma sœur à ses griffes.
Tout autre homme que lui aurait été abasourdi par ces révélations. Oliver se contenta de hocher la
tête.
— Cela n’a pas vraiment de sens, dit-il, mais le temps presse, en effet. Vous simulez une fuite, et
ensuite…
— Ensuite, il faut partir pour Cambridge au plus vite.
— Je trouverai un moyen de transport, proposa Oliver. Si nous partons pour Cambridge à l’insu
de votre tante… il n’y a pas de train de nuit et si nous descendons dans un hôtel, elle le saura.
— Une amie m’a laissé une valise dans une taverne de Burton Joyce. J’ai l’intention d’y passer la
nuit et de prendre le premier train demain matin.
— J’y ferai porter mes bagages en réservant une autre chambre. Seigneur, Jane… (Il tendit la
main vers elle et se ravisa aussitôt.) C’est bon de vous revoir. Allez vite corrompre votre faux
prétendant…
Elle se mit à rire. Au moment de s’éloigner, Oliver se retourna :
— Je ne m’attendais pas à cela.
— Qui s’attendrait à une fausse fuite d’amoureux ?
Cette fois, il lui effleura la main d’une caresse. Jane aurait aimé lui prendre la main pour ne
jamais la lâcher.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire… Je ne vous ai pas oubliée, murmura-t-il. C’est étrange, j’ai
l’impression de me souvenir de sensations pourtant inconnues… Vous m’avez manqué, Jane.
Lorsqu’il plongea dans son regard, ils se retrouvèrent seuls au monde. Tous les rêves qu’elle
avait voulu chasser resurgirent comme un raz-de-marée.
— Vous m’avez manqué aussi.

Dorling attendait la jeune femme dans la pièce où ils avaient prévu de se retrouver. Sur le seuil,
elle observa son complice. Elle aurait dû s’admonester de l’utiliser ainsi, mais lui aussi l’utilisait, et à
des fins bien moins honorables.
— Dorling…
Il se retourna et rangea sa montre dans son gousset. Il esquissa un sourire fourbe.
— Vous vous êtes occupé de tous les détails ? demanda la jeune femme.
Plus tôt, lors de leur conversation, elle ne lui avait fourni que les éléments essentiels : elle devait
partir, avec lui, le soir même.
Elle n’avait jamais vraiment affirmé qu’elle s’enfuirait en sa compagnie, se contentant de le
suggérer.
— C’est fait, répondit-il. Avez-vous apporté l’argent ?
— Oui. Il faut que nous parlions.
— Nous aurons le temps de discuter en route vers l’Écosse.
— Justement, voilà de quoi je voulais parler. Vous vous méprenez. Je ne pars pas avec vous.
Son sourire s’effaça aussitôt.
— J’ai déjà dit à votre… enfin, j’ai envoyé une lettre à votre tante. Songez à votre réputation !
Sa « réputation » ? Pendant un an, elle avait tout fait pour sembler stupide, exubérante,
insupportable. Elle n’avait que faire de sa réputation.
— Je n’ai pas le temps de vous expliquer, assura-t-elle.
— Mais…
— Je ne viendrai pas avec vous. Je vous donnerai de l’argent pour que vous fassiez comme si je
partais avec vous. Le choix est clair : soit vous n’aurez rien, soit vous touchez une somme rondelette.
Que préférez-vous ?
— Vous me proposez de l’argent ? demanda-t-il, abasourdi. Combien ?
— Cinq cents livres. Il vous suffit de quitter la ville ce soir et de ne pas réapparaître avant
quelques jours.
— Mais…
— Ce n’est pas négociable !
— Ce n’est pas ce que j’envisageais, grommela-t-il. Montrez-moi les billets…
Elle lui tourna le dos et, ôtant un gant, glissa la main dans son décolleté. Dès qu’elle fut soulagée
de son fardeau, elle frotta discrètement sa peau meurtrie, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée en
présence de Dorling.
En se retournant, elle retint son souffle. Il braquait sur elle un pistolet.
— Je suis désolé, ma chère, je suis capable d’effectuer un calcul simple. Vous me proposez cinq
cents livres pour vous laisser partir alors que j’en toucherai cent mille si je vous épouse. Il n’y a pas à
hésiter une seconde…
Il tendit la main et lui prit le rouleau de billets.
— Vous ne pouvez m’épouser sous la menace d’une arme.
— Non, admit-il d’un air triste. Mais je peux vous contraindre à partir avec moi. Sachez que j’ai
l’intention d’être un mari raisonnable. Vous finirez par vous y faire.
— Me laisserez-vous utiliser mon argent pour mettre mon oncle dans l’embarras, s’il maltraite
ma sœur ?
— Vous avez donc entendu ma conversation de ce matin, déclara-t-il avec un sourire mauvais. Je
comprends mieux, à présent. Désolé, ma chère, j’ai donné ma parole à votre oncle. Si je n’étais pas
digne de confiance, pourquoi m’épouseriez-vous ?
C’était une question étrange. Il ne semblait pas comprendre qu’il venait de lui dérober cinq cents
livres en la menaçant d’une arme et qu’il entendait la priver de liberté grâce à la même méthode.
— Vous êtes décidément un homme d’honneur, railla-t-elle.
Par chance, il ne décela pas son sarcasme. Jane regarda discrètement par-dessus son épaule, mais
ne vit aucun signe d’Oliver.
Qu’aurait-il pu faire ? Elle avait besoin de Dorling. Il fallait qu’il disparaisse afin que sa tante
pense qu’ils étaient partis ensemble.
Il suffisait à la jeune femme de se montrer plus intelligente que lui, en espérant qu’une opportunité
se présenterait rapidement. Le temps était compté si elle voulait induire sa tante en erreur.
— Vous ne me laissez pas le choix, dit-elle.
— À la bonne heure ! Je n’aurai pas besoin de vous endormir avec de l’éther. Venez, allons
prendre la voiture.
De l’éther… Jane réprima un frisson.
— Bien sûr, dit-elle en lui prenant le bras.
Dans le couloir, elle n’osa pas regarder en arrière.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle, téméraire. Et quel itinéraire allons-nous emprunter ?
Plus elle en saurait, plus elle pourrait peaufiner un plan.
Chapitre 21

Se faire enlever par un homme était décidément d’un ennui mortel, songea Jane, quelques heures
plus tard, assise en face de Dorling. Il gardait son pistolet braqué sur elle. Ils roulaient depuis un long
moment vers le nord. À travers la vitre de la portière, elle ne voyait que les silhouettes sombres des
arbres. Jane commençait à accuser la fatigue.
— Y a-t-il une auberge à proximité ? demanda-t-elle. Allons-nous faire une halte pour la nuit ?
— Pas tout de suite.
Elle bâilla et regarda par la fenêtre. De grands chênes défilaient devant ses yeux. Elle décida de les
compter. À quarante-sept, elle sentit la voiture s’arrêter, ce qui était étonnant, car elle ne décelait
aucune trace de civilisation aux alentours.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
Dorling semblait aussi surpris qu’elle. Quelques instants plus tard, la portière s’ouvrit. Le cocher
apparut, drapé dans une cape sombre.
— Y a-t-il un problème ? s’enquit Dorling.
— Oui. L’un des chevaux de l’attelage commence à boiter.
L’homme s’exprimait avec un fort accent paysan. Jane pouvait-elle le corrompre ? Il lui restait un
rouleau de billets attaché à la cuisse.
— Nom de Dieu ! fulmina son ravisseur. Ce n’est pas le moment. Comment est-ce possible ?
Qu’allons-nous faire ?
— Venez donc jeter un coup d’œil, maugréa le cocher en haussant les épaules.
— Je ne peux pas ! lança Dorling en regardant la jeune femme.
— Je tiendrai votre arme, si vous voulez. Venez…
Dorling lui tendit son pistolet et descendit de voiture. Le cocher ne lui emboîta pas le pas
immédiatement. Il se retourna et, très lentement, posa un index sur ses lèvres.
— Oliver…, souffla la jeune femme.
— Chut… Ce ne sera pas long.
— Bon sang ! tonna Dorling. L’un des chevaux a un caillou coincé dans le sabot. Il ne peut plus
avancer. C’est fort ennuyeux !
Oliver se tourna vers lui.
— Oui, acquiesça-t-il de sa voix normale. Je m’en rends compte, car je n’avais pas l’intention de
rentrer en ville à deux sur un cheval.
— Quoi ?
— Oui, à deux, répéta Oliver. Vous êtes vraiment tombé à pic, vous savez. Je cherchais un moyen
de transport et voilà qu’à l’entrée de la salle de bal, je remarque un homme et une voiture dont il
n’aura pas besoin. Imaginez ma satisfaction. Par chance, j’ai réussi à m’arranger avec le cocher.
— Je ne comprends pas, balbutia Dorling. Qui diable êtes-vous ?
— J’avais l’intention de vous abandonner en rase campagne, mais cet endroit fera très bien
l’affaire. Restez avec la voiture. Le cocher viendra vous chercher demain après-midi. Vous serez de
retour à Nottingham dans la soirée.
Oliver contourna le véhicule et ouvrit le coffre.
— Voici des couvertures, du vin et des vivres. Vous verrez, l’épreuve sera tout à fait supportable.
— Vous n’avez pas le droit ! J’ai un…
Il se souvint alors qu’il était désarmé.
— Un petit conseil. La prochaine fois que vous essaierez de ravir une jeune femme, ne remettez
jamais votre arme à quelqu’un que vous ne connaissez pas.
Jane jubilait.
— C’est un scandale ! s’insurgea Dorling. Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon cocher ?
Oliver réapparut muni d’une selle.
— Jane, je regrette, mais nous allons devoir chevaucher ensemble. Êtes-vous partante ?
La jeune femme ne put cacher son admiration.
— Comment avez-vous su ? Comment avez-vous fait ?
— Je vous avais bien dit que vous n’étiez pas seule. Pensiez-vous vraiment que je vous
abandonnerais ?
Que dire ? Elle se contenta de le regarder seller le cheval. Son agilité lui rappela qu’il avait
grandi dans une ferme. Oliver était donc capable de parler politique, de venir à la rescousse d’une
jeune femme impossible et de seller un cheval avec la plus grande aisance.
Elle avait passé des mois à penser à lui, à ce qu’elle aurait pu lui dire si elle en avait eu le courage.
Elle ne tairait pas ses sentiments plus longtemps…
— Il faut nous dépêcher, annonça-t-il.
Il monta en selle et lui tendit la main.
— Venez ! Partons d’ici !
— Attendez ! répondit-elle. Donnez-moi le pistolet.
Il le lui tendit sans discuter. Jane se tourna alors vers son ravisseur, qui pâlit.
— Je vous en prie, gémit-il. Non… pitié…
— Cessez vos jérémiades ! ordonna Jane en levant les yeux au ciel. Je veux simplement que vous
me rendiez mes cinq cents livres.
— Pour vous, c’est une somme modique ! Pour moi, ce serait…
— Oui, je sais parfaitement ce que cette somme représente à vos yeux. C’est justement la raison
pour laquelle je veux la récupérer.

Deux personnes en tenue de soirée ne pouvaient chevaucher à l’aise sur une seule monture. Oliver
enlaça la jeune femme et chercha une position confortable derrière elle.
Les jupons de Jane volaient au vent. Oliver sentait un objet dur contre la cuisse, sans oublier le
contact rugueux de toutes ces perles… Néanmoins, l’expérience n’avait rien de pénible, au contraire.
Il enserrait son corps souple et chaud, humant son parfum délicat…
Vingt-quatre heures plus tôt, il était installé dans un salon de la résidence des Clermont, à songer
aux alliances qu’il allait conclure avec certains membres du Parlement.
Et voilà qu’il se retrouvait en pleine campagne, accompagné d’une héritière à la réputation
sulfureuse qui avait pour projet de soustraire une jeune fille de dix-neuf ans à son tuteur. Il avait quitté
le monde réel pour se retrouver au cœur de quelque conte médiéval dans lequel il devrait allier la
ruse à la force pour sortir vainqueur et gagner le cœur de sa belle.
Depuis des années, sa voie était tracée. Il visait la reconnaissance, le pouvoir. Et voilà qu’il quittait
tout pour retrouver Jane et élaborer un plan rocambolesque.
Il aurait bien le temps de recouvrer ses esprits. En attendant, il resserra son étreinte en pensant à
l’instant magique où il l’avait vue entrer dans la salle de bal.
Il avait su qu’il tomberait amoureux, un jour, mais pas dans ces conditions, et pas d’une femme
telle que Jane. Se serait-il trompé d’histoire ? Il devait y avoir une erreur quelque part…
Jane se lova contre lui. Oliver eut beau chercher à se convaincre qu’il se fourvoyait, rien n’y fit.
— Ce n’est pas juste, dit-elle comme si elle lisait dans ses pensées. Cette situation devrait être
romantique. Quelle femme ne rêverait pas qu’un preux chevalier vienne la sauver pour l’emporter
sur un fier étalon ?
Oui, décidément, il s’était trompé d’histoire.
— Le fier étalon est plutôt une vieille carne, commenta Oliver.
— Dans les contes de fées, le prince charmant prend la jeune fille dans ses bras et elle se blottit
contre lui.
— Mes bras ne sont-ils donc pas assez tendres ?
En dépit de ses attentions et de son émotion, son étreinte visait surtout à empêcher Jane de tomber
à terre.
— Je ne saurais le dire, répondit-elle. Mais je n’ai guère l’impression de me blottir contre vous,
tant je suis secouée tel un frêle esquif dans la tempête.
— Cette robe ornée de perles ne se prête pas à une étreinte romantique… Et quelle est cette chose
qui me meurtrit la cuisse ?
— Comment ?
— Difficile d’être romantique avec cet objet dur dissimulé sous vos jupons qui ne cesse de
s’enfoncer dans ma peau, non loin de mes parties intimes. Ma virilité risque d’en pâtir.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en glissant une main dans son dos pour palper sa
cuisse.
En d’autres circonstances, Oliver aurait apprécié ce geste audacieux.
— Ce n’est qu’un rouleau de billets de banque. Cessez de vous lamenter. Je vous assure qu’il est
mieux là où il se trouve que glissé dans mon corset.
Elle se retourna légèrement, de sorte qu’il dut la serrer plus fort pour l’empêcher de tomber.
— Savez-vous que vous avez les cuisses extrêmement fermes ? reprit-elle. Moi qui trouvais les
sièges de la voiture trop durs…
— L’épreuve serait encore plus pénible si j’avais les cuisses flasques, rétorqua Oliver.
— « Flasques »…, répéta-t-elle d’un ton rêveur. Voilà exactement ce qu’il me faudrait… Je
pourrais ainsi fermer les yeux et me laisser aller confortablement. Vos muscles sont durs comme du
bois. Pas moyen pour moi de me détendre.
— Mais voilà le problème : si j’avais les muscles flasques, je n’aurais jamais réussi à vous hisser
en selle sans me faire mal au dos.
Elle se mit à rire.
— Les contes de fées se trompent sur toute la ligne, déclara-t-il. Vous êtes vraiment une fille
impossible.
Ses lèvres étaient si proches de son cou que son murmure lui fit l’effet d’une caresse.
— Je ne vous ai pas encore remercié, je crois. J’étais tellement subjuguée que vous soyez venu
que j’ai perdu le fil de mes pensées. Je crains d’avoir été impolie. Et pour une fois, ce n’était pas
délibéré… Et me voilà repartie ! Je suis trop bavarde, soupira-t-elle. C’est l’effet que vous me faites.
Comme vous êtes là, je n’arrive pas à garder le silence.
Il lui suffirait de poser le menton sur son épaule pour…
— C’est parce que vous pensez à cela, murmura-t-il avant de l’embrasser.
Il n’était pas aisé d’embrasser une femme dans cette position périlleuse. Oliver dut pencher la tête
et la serrer plus fort contre lui, mais peu lui importait. Ces longs mois d’absence furent vite oubliés,
des mois sombres passés sans elle, sans la prendre dans ses bras, l’embrasser, explorer à loisir sa
bouche si tendre…
Le cheval ralentit. Il n’y avait plus que Jane et lui, dans la nuit noire. Seule son étreinte fébrile
maintenait la jeune femme en selle.
Il n’osait mettre fin à ce baiser, de peur de penser à l’avenir. Or il ne voulait pas envisager un
monde hors de cette route, sans cette femme. Il poursuivit donc son exploration sensuelle.
— Oh…, protesta-t-elle lorsqu’il releva enfin la tête, au bord du torticolis.
Elle se laissa aller contre lui. Quelques mèches de cheveux s’étaient échappées de sa coiffure
élaborée, qui penchait lamentablement sur le côté. La jeune femme avait beau faire de son mieux pour
la remettre d’aplomb, les épingles glissaient de sa chevelure, risquant d’éborgner Oliver à chaque
secousse de leur monture.
— Ce baiser compense un peu la fermeté de vos cuisses, admit-elle.
— Au moins, vous en avez pour votre argent. Encore que vous êtes loin d’avoir tout vu…
— Si loin que cela ? s’enquit-elle en croisant son regard.
— Encore quelques milliers de baisers, le temps d’arriver à l’auberge.
Mais peut-être n’arriveraient-ils jamais à destination et passeraient-ils le reste de leur vie à
s’embrasser passionnément au cœur de la nuit sans fin.
— Dans ce cas, n’en perdons pas une miette, suggéra-t-elle en lui offrant ses lèvres.
Cette fois, le cheval s’arrêta. Oliver maintint fermement la jeune femme par la taille tout en
glissant une main le long de son épaule pour effleurer la dentelle de son décolleté. Elle avait la peau
chaude et douce. Quand il trouva la naissance de ses seins, elle poussa un soupir.
Si seulement elle n’avait pas été aussi réceptive… Sa réaction ne fit qu’inciter Oliver à
poursuivre. Il voulait l’entendre haleter lorsqu’il épouserait l’arrondi de ses seins. La jeune femme
émit un gémissement presque inaudible lorsque, glissant les doigts sous le tissu du décolleté, puis le
corset, il se mit à caresser un mamelon durci.
Jane étouffa un petit cri.
— Je ne peux pas faire grand-chose sur le dos d’un cheval, lui souffla-t-il à l’oreille. Cela vaut
peut-être mieux, parce que si nous étions dans un lit, je ne pourrais empêcher mes lèvres de prendre
le relais de ma main…
Du bout du doigt, il décrivit un cercle sensuel autour de son aréole.
Elle glissa une main sur son torse, pour palper ses muscles saillants sous le tissu.
Peu lui importait où ils se trouvaient, ce qu’ils étaient en train de faire… Au diable sa robe de bal
et les couches de soie qui érigeaient une barrière entre leurs corps frémissants. Oliver brûlait de
désir, mourait d’envie d’embrasser chaque parcelle de son corps.
— Jane… dis-moi de ne pas te faire mettre pied à terre…
Elle se contenta d’agripper les pans de sa veste pour l’attirer vers elle.
Il se refusait à la faire sienne derrière un buisson, au bord d’une route. Mais il en avait tellement
envie qu’il ne parvenait même pas à se rappeler pourquoi c’était impensable.
— Oliver…, murmura-t-elle dans un souffle tiède qui le rendit fou.
— J’aime t’entendre murmurer mon prénom.
Lorsqu’elle voulut se retourner, il sentit ses fesses contre son bas-ventre et accentua ses caresses
sur son mamelon dressé.
— Oliver…
Il l’embrassa avec une ardeur redoublée.
— Oliver, je ne cherche pas à prononcer ton nom…
Il s’écarta enfin, hors d’haleine.
— C’est juste que je viens de sentir plusieurs gouttes de pluie.
— Enfer et damnation !
Rien n’aurait pu l’interrompre, ni la pluie, ni le tonnerre, ni même un raz-de-marée. Il avait trop
peur que cette magie ne se reproduise pas, ensuite.
Jane avait raison. Il commençait à pleuvoir. Il reçut une goutte d’eau froide sur le nez, puis une
autre. C’était peut-être mieux ainsi. Jane était toujours aussi… impossible. Absolument impossible.
Quelques baisers passionnés ne changeraient rien à l’affaire. Persister ne rendrait leur histoire que
plus sordide.
Mais il en voulait davantage. Quatre longs mois de frustration avaient laissé des traces. Il se
concentra sur les gouttes de pluie en s’imaginant qu’elles allaient calmer ses ardeurs, chasser toute
pensée de son sein sous sa paume, de ses jambes enroulées autour de sa taille.
La pluie n’y fit rien. L’orage ne tarda pas à éclater. Ce fut un véritable déluge. Pourquoi n’avait-il
pas froid ? Pourquoi la tenait-il toujours dans ses bras, à l’embrasser à perdre haleine ?
Un éclair zébra le ciel, soulignant la silhouette de plusieurs bâtisses. Oliver ne pouvait se résoudre
à relâcher son étreinte, à renoncer à la saveur de ses lèvres, d’autant que le tissu mouillé de sa robe
lui collait à la peau.
Il l’emmena à l’auberge.
Pour un homme et une femme arrivant trempés dans une auberge au milieu de la nuit, il y avait
mille façons de demander une chambre.
— Entre la première et raconte à l’aubergiste quelque histoire de ton invention. Dans une demi-
heure, j’arriverai à mon tour avec un autre récit. Nul ne fera le rapprochement.
— Oliver…
Il n’osait la regarder, de peur de succomber. Il dut se résoudre à prononcer des paroles plus
difficiles à énoncer qu’il ne l’aurait imaginé :
— Dors bien. Nous nous retrouverons à la gare, demain à 7 heures.
Chapitre 22

À mesure que les minutes s’égrenaient, Jane sentait monter son impatience. Les yeux rivés sur la
porte de la chambre, elle priait pour que son subterfuge ait fonctionné. Oliver n’apparut qu’au bout de
trois quarts d’heure, toujours trempé, mais muni d’une serviette.
— Jane…
Il passa une main dans ses cheveux ruisselants. Il n’y avait pas de lampe dans la pièce, que seul
éclairait le feu de cheminée. La lueur des flammes donnait à ses yeux un reflet sombre et inquiétant.
— Que fais-tu là ? souffla-t-il d’une voix rauque.
— Tu m’avais dit de raconter une histoire à l’aubergiste, répondit-elle d’une voix qui se voulait
posée, malgré les battements effrénés de son cœur. C’est ce que j’ai fait.
— Je t’ai demandé de justifier ta présence, seule, dans une auberge de campagne, en pleine nuit. Je
ne parlais pas d’une histoire…
— J’ai déclaré que mon amant, fils d’un duc, n’allait pas tarder à me rejoindre, avoua-t-elle d’un
air innocent. Et que nous devions partager la même chambre…
Oliver jeta sa serviette sur une chaise et s’approcha.
— Je te désire ardemment, c’est vrai. Ces derniers mois, j’ai souvent rêvé de te faire mienne. Je
suis venu ici sur un coup de tête, mais je ne m’attendais pas à ce que tu m’offres ton corps en
remerciement.
Le cœur battant, la jeune femme se leva. Elle avait ôté sa robe trempée pour enfiler une fine
chemise et un peignoir.
— Tu penses vraiment que je me donne à toi par gratitude ? Ne sois pas stupide, Oliver. (Elle fit
un pas vers lui.) Crois-tu être le seul à avoir connu la fièvre du désir inassouvi, ces derniers mois ?
Le seul à ne pas trouver le sommeil, ivre de frustration ? Regarde-moi… Ai-je l’air de me sacrifier ?
Elle dénoua le cordon de son peignoir. Le regard brûlant, Oliver vit s’écarter les pans du délicat
vêtement de soie.
— Regarde-moi…, répéta Jane, le souffle court.
Le peignoir glissa à terre. La jeune femme frémit, mais pas de froid.
— Je ne suis pas un cadeau, ni un trophée… Je suis une femme, et je te désire car je sais que tu vas
me donner du plaisir…
Il la contempla de la tête aux pieds. À travers le coton diaphane de sa chemise, il devinait ses
courbes soulignées par la lueur des flammes.
— J’avais l’intention de me conduire en gentleman, murmura-t-il du bout des lèvres. De dormir
par terre ou…
— Est-ce là ce que ferait un gentleman ?
— Assurément.
— Dans ce cas, les gentlemen sont des idiots.
— Tu es la femme la plus téméraire que je connaisse ! s’exclama-t-il en riant.
Elle fit un pas vers lui.
— La situation est inédite, pourtant, avoua-t-elle en franchissant un pas de plus pour poser les
mains sur son torse.
— Sais-tu au moins à quoi t’attendre ?
— Dans les grandes lignes… (Elle saisit son foulard.) Quant aux détails… je suis impatiente de
les découvrir.
— Alors, je t’en prie…
Elle lui ôta son foulard.
— Je n’avais encore jamais vu ton cou, par exemple…
Elle se pencha pour déposer un baiser juste au-dessus du col de sa chemise.
— Jane, tu vas me tuer…
Elle comprit à sa voix rauque qu’il était sur le point de perdre le contrôle de lui-même. C’était
exactement l’effet recherché. Elle voulait le terrasser de plaisir à chacune de ses caresses, et faire en
sorte qu’il en redemande.
Elle continua à le déshabiller lentement.
Jane avait déjà vu un homme en bras de chemise, mais jamais dans ces circonstances. Le tissu
mouillé soulignait les muscles puissants de ses bras. Elle déboutonna son gilet pour admirer sa taille
fine, son ventre plat…
Docile, Oliver demeura immobile, comme s’il comprenait son besoin de l’effeuiller, de se
préparer à ce qu’ils allaient partager. Elle voulait le toucher avant qu’il ne la touche.
Elle éprouva quelque difficulté à le débarrasser de sa chemise, mais dès qu’il se retrouva torse
nu… Elle posa une main sur ce qu’elle n’avait pu qu’imaginer : cette musculature, cette toison partant
de son nombril, ces mamelons bruns…
— Tu es tout mouillé, murmura-t-elle. Tu dois avoir froid.
Elle prit la serviette qu’il avait abandonnée pour lui sécher les épaules, les bras, en palpant chaque
muscle lisse, puis son dos avant de s’attaquer à son torse. Oliver la laissa faire, enivré par ses
attentions. Dès qu’elle effleura son ventre, il retint son souffle.
— Je te fais mal ?
— C’est divin, au contraire. Touche-moi encore…
Il était décidé à résister le plus longtemps possible à ses pulsions mais, sous les caresses à la fois
innocentes et expertes de la jeune femme, sa peau commençait à rosir. Jane s’attarda sur la fine toison
qui disparaissait sous sa ceinture.
— Je m’y prends bien ?
— Oh… oui… continue…
Elle lui caressa le ventre puis remonta vers un mamelon. Oliver frémit. Dès que Jane s’enhardit, il
réagit plus fortement. Le souffle court, il se raidit de tout son corps, particulièrement sensible aux
mouvements de ses doigts sur ses mamelons.
N’avait-il pas dit que s’il se trouvait avec elle dans un lit, il…
Taquine, la jeune femme se pencha pour lui donner un petit coup de langue.
— Oh… Jane…, gémit-il en lui agrippant les épaules.
— Est-ce que… (Elle s’écarta.) Veux-tu que j’arrête ?
— Au contraire… lèche-moi partout où tu voudras…
— Comme ça ?
N’y tenant plus, il lui prit la main et la posa sur son entrejambe, les doigts bien écartés afin qu’elle
sente pleinement l’intensité de son désir sous le tissu du pantalon.
— Tu vois l’effet que tu produis sur moi ? souffla-t-il d’une voix brisée. Je risque de me déverser
en toi dès les premiers coups de reins…
Cette perspective suffit à mettre les sens de la jeune femme en émoi.
— Ah oui ? Comment ? s’enquit-elle, de plus en plus troublée.
Son regard de braise la fit fondre.
— À mon tour, maintenant…
Jane brûlait d’impatience. Il l’avait à peine touchée depuis son arrivée, et voilà que ses mains
glissaient le long de ses côtes pour s’arrêter sur ses hanches. Il descendit encore, vers ses cuisses.
— Recule un peu, murmura-t-il avec une légère pression des mains.
Elle fit deux pas en arrière et sentit ses jambes buter contre le lit. Oliver lui enleva sa chemise, qui
glissa le long de son corps. Jane se retrouva entièrement nue sous son regard enflammé. Il la dévora
des yeux avec une telle sensualité qu’elle se sentit désirée, prête à franchir le pas.
— Très bonne idée…, souffla-t-il.
La peau de la jeune femme fut parcourue de picotements. Qu’allait-il faire ? L’allonger sur le lit et
s’insinuer en elle sans tarder ? Ou bien la caresser longuement comme elle venait de le faire pour
lui ?
Il lui inclina la tête en arrière et l’embrassa avec une douceur infinie. Elle ressentit une ivresse
inconnue. Ce baiser lui faisait prendre conscience de chaque parcelle de sa peau. Lorsque Oliver la
souleva dans ses bras en la plaquant contre son torse, elle sentit le renflement de son membre dressé
sous le tissu de son pantalon encore humide. Soudain, l’attente lui parut insupportable.
Au moment où elle allait exprimer sa frustration, il prit ses seins dans ses paumes. Sans lui laisser
le temps de réagir, il lui titilla les mamelons du bout des pouces avant de se pencher pour en prendre
un entre ses lèvres.
— Oliver…, gémit-elle en sentant que ses jambes se dérobaient. Oliver… si je t’ai procuré la
même sensation…
— Tu connaîtras l’extase en quelques coups de reins, chuchota-t-il. J’en ai la ferme intention…
Il l’allongea enfin sur le lit, mais ne se hissa pas sur elle, comme elle s’y attendait.
— Ne devrais-tu pas enlever ton pantalon ?
— Pas encore…
— Mais…
Il la fit taire et, posant les mains sur ses cuisses, les écarta avec tendresse puis s’agenouilla entre
ses jambes.
— Ce n’est pas indispensable, ajouta-t-il en se penchant vers elle.
Le premier contact de sa bouche contre sa peau lui fit l’effet d’une décharge électrique. La
sensation de ses lèvres brûlantes sur ses replis intimes dépassait de loin ce qu’elle avait entrevu dans
ses rêves les plus fous. La langue chaude d’Oliver la libéra de toute appréhension. Elle ne put
réprimer un gémissement de plaisir.
Encouragé par sa réaction, Oliver lui écarta les jambes et, la sentant offerte, insinua un doigt en
elle. Du pouce et de la langue, il lui procura des sensations extraordinaires qui la firent trembler de
tout son corps. La jeune femme s’embrasa. Quand il glissa un autre doigt en elle, elle crut défaillir.
Comment expliquer cette chaleur exquise qui la submergea comme une vague ? Elle oublia tout. Il
ne restait plus que cette onde sensuelle qui l’engloutissait.
Quand vint l’extase, elle ravala un cri, puis reprit peu à peu son souffle. Oliver enleva vite ses
bottes et ses vêtements avant de revenir sur le lit, qui grinça sous son poids.
— Nous pouvons en rester là, si tu le veux…
— Oh non ! répondit-elle en tendant les bras vers lui.
Elle découvrit enfin le bas de son corps, ses cuisses fermes, ses muscles puissants et… son sexe
dressé fièrement. Dès qu’elle posa la main sur sa peau soyeuse pour explorer sa turgescence, Oliver
retint son souffle.
Audacieuse, elle se pencha vers lui pour le lécher.
— Jane… Pas maintenant… Je n’arriverai jamais à me retenir…
Il lui écarta les cuisses et frotta son gland soyeux contre la fente humide de la jeune femme, qui
tressaillit de plaisir.
— Dis-moi si je te fais mal, souffla-t-il en la pénétrant.
Surprise par une douleur fugace, elle crispa les doigts sur ses épaules.
« Pas maintenant », avait-il dit. Elle n’était pas en état de saisir le sens de ses paroles, mais il n’y
aurait peut-être pas d’autre fois… La douleur se dissipa vite pour laisser place à une exquise
sensation de bien-être. Oliver la pénétra plus profondément.
Jane s’abandonna au moment présent, à cet homme, à leurs corps moites, leurs souffles unis
intimement… Il prit son visage entre ses mains et l’embrassa avec douceur.
Chaque ondulation faisait enfler en elle une vague de plaisir qui monta peu à peu tandis qu’elle
caressait son dos. Bientôt, il émit un grognement guttural.
— Jane… Jane…
Les hanches de la jeune femme épousaient le rythme de ses coups de reins. Ils ne formaient plus
qu’un. La jeune femme sentit une nouvelle vague naître au plus profond d’elle-même, différente de la
première, plus intense. Puis elle fut engloutie par un plaisir indicible.
Les coups de reins s’intensifièrent, presque brutaux. Au dernier moment, Oliver se retira. Sa
semence jaillit sur le ventre de Jane.
Pantelants et repus, ils demeurèrent enlacés quelques secondes, puis elle plongea dans son regard,
dans la pénombre. Jamais elle ne l’avait senti aussi proche qu’en cet instant magique.
Oliver la quitta brièvement pour aller verser de l’eau dans une cuvette. Puis, sans un mot, il lui
essuya le ventre.
— Alors ? demanda-t-il enfin. Qu’en penses-tu ?
Incapable de prononcer une parole, Jane secoua la tête. C’était merveilleux, intense, exquis…
Comment décrire ces sensations qui dépassaient tout ce qu’elle aurait pu imaginer ?
Elle savait que faire l’amour avec Oliver serait une expérience transcendante, un souvenir
précieux qu’elle chérirait toute sa vie.
Mais il ne fallait pas que ce soit un simple souvenir, car elle en voulait davantage.
Chapitre 23

Le lendemain matin, la pluie avait cessé. Oliver se réveilla trop tôt. À croire les cloches de
l’église, il n’était que 5 heures.
Il posa une main sur la hanche de Jane, dont le corps doux et chaud reposait à son côté, et
s’efforça de ne pas réfléchir à sa conduite irrationnelle. Il refusait de dresser l’inventaire des
obstacles qui se dressaient entre eux, car il n’avait qu’une envie : recommencer dès que possible.
Jane n’attendrait sans doute rien de lui. De plus, il avait pris ses précautions. Au fond de lui-même,
il regrettait presque sa prudence. Si seulement elle se trouvait enceinte de lui… Il serait contraint de
faire ce qu’il souhaitait si ardemment. Il n’aurait pas le choix.
Je t’aime, Jane, songea-t-il en glissant une main le long de son corps. Mais tu es toujours une fille
impossible.
Triste pensée pour une matinée de printemps.
La jeune femme se retourna et, ouvrant les yeux, lui sourit.
— Bonjour, dit-elle.
Il s’était refusé à imaginer le son de sa voix ensommeillée et heureuse.
— Bonjour, retourna-t-il, la mine grave.
Elle referma les yeux et secoua la tête. Puis elle les rouvrit et se redressa.
— Bon, je suppose que le moment est venu de faire le point.
— Jane…
Elle posa un index sur sa bouche.
— Non, laisse-moi parler la première ! Ces derniers mois, j’ai beaucoup réfléchi à mes erreurs.
Je te désirais ardemment et j’ai bien failli te perdre. Je n’ai cessé de penser à toi, Oliver. À ce
moment, dans le parc. Puisque tu ne pouvais pas m’épouser, je m’étais résignée. Ne considère pas ce
que nous avons fait comme une compromission. Seules les filles qui n’ont pas d’argent peuvent être
totalement compromises. D’ailleurs, ma réputation n’a jamais été un atout, pour moi.
— Jane…
Pourquoi ne pouvait-il s’empêcher de prononcer son prénom ? Sans doute pour savourer sa
sonorité… Au petit matin, ce son revêtait une tout autre importance. Il ressentait pleinement sa
présence, son souffle, la chaleur de son corps, la passion qu’ils avaient partagée au cours de la nuit, et
ce qu’ils ne pourraient plus revivre ensemble…
Il effleura son épaule d’une tendre caresse.
— Je suis la dernière femme que tu voudrais épouser, murmura-t-elle.
— Oui. Tu es la dernière femme au monde que je devrais vouloir épouser. Pourquoi diable es-tu
la seule à laquelle je pense depuis des mois ?
Les yeux de la jeune femme lancèrent des éclairs.
— Jane, répéta-t-il, je suis désolé. Je ne voulais pas…
— Cesse de t’excuser de me dire la vérité ! l’interrompit-elle. Les choses sont ainsi. À quoi bon
m’apitoyer sur mon sort ?
— Mais je…
— Je te l’ai dit, j’ai eu le temps d’étudier la situation sous tous les angles. Tu as raison : un
mariage entre nous serait un désastre. Je sais ce dont je suis capable. Je peux faire semblant. Je saurais
jouer le rôle de la parfaite maîtresse de maison dont tu as besoin, mais ce n’est pas la vie que je
souhaite. J’en ai assez de jouer la comédie.
Elle avait raison, évidemment. Mais si la raison d’Oliver acceptait ces arguments, ses
sentiments…
Il ne pensait qu’à une chose : sa présence à ses côtés, nue.
— J’ai bien réfléchi, reprit Jane. Cela fait longtemps que je pense à ce que je ferai quand Emily
sera en sécurité, loin des griffes de mon oncle. Je ne me marierai sans doute jamais. Je n’ai nul
besoin d’un époux. Je ne veux pas de ceux qui me convoitent, et un homme assez honorable pour que
je tombe amoureuse de lui… serait sans doute découragé par ma naissance et ma réputation. Et même
s’il faisait abstraction de ces éléments, je deviendrais vite un fardeau.
Oliver décela dans sa voix une certaine dureté teintée de tristesse.
— Jane, ce n’est pas vrai…
— Ce qu’il me faudrait, c’est un homme exactement comme toi, mais dépourvu de ton ambition !
reprit-elle en riant. Autant chercher un poisson capable de respirer hors de l’eau…
Oliver connaissait si bien ce sentiment…
— Tu veux quelqu’un qui soit exactement comme moi, mais tout mon contraire.
Elle n’aurait pu mieux l’exprimer. Ce n’était pas ainsi qu’il était censé tomber amoureux. Il était
censé rencontrer une femme, découvrir qu’ils nourrissaient les mêmes rêves. Il ne voulait pas
découvrir qu’ils partageaient le même souffle, puis apprendre qu’ils ne pourraient respirer tous les
deux en même temps.
— Tu avais raison, reprit-elle avec un sourire triste. Je suis une fille impossible. Je sentais que
nous serions amants. La nuit que nous venons de partager l’a confirmé.
Le corps d’Oliver réagit à l’évocation de leurs ébats.
— Nous sommes ensemble jusqu’à ce que nous retrouvions Emily. Pourquoi ne pas en profiter
pleinement ? suggéra-t-elle.
Il se refusait à lui dire : « Jane, tu as raison, soyons amants. » Cela irait à l’encontre du conte de
fées auquel il avait tant voulu croire la nuit précédente, de cette illusion qu’il était possible de balayer
d’un simple geste les obstacles qui se dressaient entre eux… Abonder dans le sens de Jane rendrait ce
qu’il se passerait ensuite trop réel, et donc éphémère… Ce ne serait qu’une liaison, rien qu’une
liaison.
— Je suis ravie que tu aies été le premier, avoua-t-elle à voix basse, en se penchant vers lui.
Il posa une main sur ses lèvres pour l’empêcher de l’embrasser.
— Jane…
Le premier… Il y aurait un autre homme, puis un autre, peut-être. S’il acceptait sa proposition, il
mettrait fin à un amour qui venait à peine de commencer.
Hélas, l’autre solution… était inenvisageable.
— Jane, répéta-t-il, au désespoir.
— Oliver…
Il rendit les armes et s’empara de sa bouche. Si la nuit précédente avait été une erreur, il était
décidé à persister. Malgré le goût amer de ce baiser, il se laissa submerger par la douceur de ses
lèvres brûlantes.
— Bon sang, Jane… j’ai failli te perdre…
Elle le prit par les poignets.
— Moi aussi, j’ai failli me perdre…, souffla-t-elle avant de l’embrasser avec passion.
Il y avait des choses qu’un homme ne pouvait pas dire en réponse à un tel aveu.
Je t’aime, mais…
Je te désire, mais…
Il n’avait rien à lui donner, à part des conditions et des désaveux. Même ses baisers étaient
excessifs, dévorants, caressants, mais…
Il y avait toujours un « mais ».
Oliver ne dit rien. Lorsque Jane s’allongea sur lui, il n’hésita pas une seconde. Il lui caressa les
épaules, les seins, tandis que ses cheveux lui frôlaient les épaules. Il aurait pu continuer éternellement,
se perdre dans ces moments magiques…
Savourant le poids de son corps contre le sien, il l’embrassa avec une ardeur renouvelée.
— Oliver…, gémit-elle en se cambrant.
Il eut envie de se perdre en elle. Mais ce qui lui faisait peur, c’était justement de se trouver en elle,
d’être enfin à sa place. Il comprit combien il était important pour lui de la serrer dans ses bras, de la
caresser, d’exprimer sa tendresse.
— Tu es possible, finalement. Trop possible.
Elle lui répondit d’un sourire.
Leurs corps fusionnèrent. Il était déjà trop tard pour éviter de souffrir. Il n’y avait rien à faire,
désormais, que d’attendre la fin. Oliver se laissa donc aller entre ses bras, dévorant son cou, ses seins
de baisers fébriles. Retenant ses ardeurs, il la caressa longuement jusqu’à ce qu’elle soit prête à
l’accueillir, jusqu’à ce que, ivre de désir, elle l’implore, et qu’il n’en puisse plus. Alors il la prit par
les hanches et la pénétra d’un coup de reins.
Voilà ce qu’il recherchait depuis des mois… Il épousa son rythme, ondulant avec elle vers le
plaisir. Lorsqu’elle fut proche de l’extase, il la caressa avec adresse pour déclencher le cataclysme. La
voyant secouée de spasmes, il accéléra ses coups de reins.
Ensuite, après le « je t’aime » silencieux qu’il lui adressa, il n’y eut plus le moindre obstacle entre
eux, ne serait-ce que l’espace d’un instant.

Oliver attendait derrière la maison de Titus Fairfield. Jane et lui avaient passé la matinée dans le
train. En ce début d’après-midi ensoleillé, tous les occupants s’étaient réfugiés à l’intérieur, au frais.
Le cocher avait certainement trouvé Dorling au bord de la route. Dans quelques heures, tout serait
terminé. Mais dans l’immédiat…
Oliver avait ôté ses chaussures et son manteau. Les murs étaient parcourus de lierre anémique qui
ne supporterait jamais son poids s’il escaladait la façade. Le souvenir des heures passées entre les
bras de Jane ne le quittait pas. Il avait l’impression d’avoir été réveillé en pleine nuit et de se trouver
sur le point d’être happé de nouveau par son rêve. Oui, il l’aimait, bien plus qu’il ne voulait
l’admettre…
Il s’était proposé d’escalader le mur afin d’atteindre la chambre d’Emily en plein jour.
— Je me demande pourquoi c’est encore moi qui m’y colle…
— Parce que je porte une robe, peut-être ?
Il allait se faire tirer dessus, arrêter par la police, ou…
Peut-être pas. Cela faisait des années qu’il n’avait pas ressenti un tel enthousiasme. Dans la maison
régnait le silence.
— Ne t’inquiète pas, dit Jane. Le potager ne donne pratiquement rien parce que mon oncle refuse
de poser des pièges à lapin. S’il te découvre, il te demandera des explications, rien de plus. De
longues explications…
— Et je lui dirai de ne pas faire attention à moi, que je viens enlever sa nièce, qu’il n’y a pas lieu
de s’inquiéter, car j’ai déjà ravi son autre nièce.
— Précisément, affirma-t-elle avec un sourire.
Soudain, sa mission lui parut moins impressionnante. Il prit appui sur le rebord de la fenêtre du
rez-de-chaussée et se hissa vers le premier étage.
La gouttière plia sous son poids, mais il bondit souplement et trouva une prise sur la fenêtre de la
chambre de la jeune fille.
Il tapa doucement à la vitre et attendit. Pas de réponse. Il n’entendit même pas un mouvement.
— Emily ? souffla-t-il. Emily…
— Elle n’a pourtant pas le sommeil très lourd ! lui lança Jane. Elle ne dort jamais pendant la
sieste.
— Je ne vois personne à l’intérieur, déclara-t-il. Emily…
Toujours rien. Le lit semblait inoccupé.
— Quand ton oncle devait-il faire interner ta sœur ?
La jeune femme retint son souffle.
— Pas tout de suite ! répondit-elle comme si elle cherchait à s’en convaincre elle-même. Il aurait
attendu que je sois loin avant de passer à l’action. J’en suis presque sûre.
Le ton de sa voix suggérait le contraire.
— Aurait-elle pu sortir pour l’après-midi ?
— Bien sûr que non ! Et si elle s’était éclipsée à l’insu de Titus, elle aurait laissé la fenêtre
entrouverte.
Au prix de quelques efforts, Oliver parvint à ouvrir la fenêtre de quelques centimètres.
— Elle n’est pas là !
Au point où il en était, autant entrer dans la chambre.
— Regarde si son sac de voyage est encore là, lui conseilla Jane.
Il traversa la pièce à pas de loup en espérant que le parquet ne craquerait pas. L’armoire s’ouvrit
avec un grincement. Elle contenait quelques effets personnels en désordre, mais aucun bagage. Oliver
retourna près de la fenêtre.
— Ta sœur est-elle soigneuse ?
— Oui.
— Ses affaires sont en désordre. J’ai l’impression que beaucoup de vêtements ont disparu. Je ne
vois aucun sac. En fait, il ne reste pratiquement rien, comme si quelqu’un avait fait ses bagages à la
hâte.
— Mon Dieu ! s’exclama Jane. Et sur son secrétaire… vois-tu un petit cactus ?
— Non.
— Dans ce cas, elle est vraiment partie. Que faire ?
Oliver n’avait jamais rencontré la jeune fille, mais il aurait cédé à la panique si l’une de ses sœurs
s’était trouvée dans une telle situation.
— Dans environ une heure, Dorling sera de retour à Nottingham. Titus ne va pas tarder à recevoir
un télégramme. Il saura que j’ai disparu.
— Je vais redescendre et nous en discuterons calmement, dit Oliver. S’il a déjà fait interner ta
sœur, peu importe ce qu’il sait. Nous devons changer de stratégie.
— Tu as raison…
En contrebas, la jeune femme faisait les cent pas, désemparée.
— À quoi pensais-je donc, ce matin ?
— Cela n’aurait fait aucune différence, tu sais.
— Mais si nous avions…
— Le train n’aurait pas roulé plus vite. D’ailleurs, nous avons pris le premier en partance. Tu n’as
rien à te reprocher, Jane.
La descente se révéla plus délicate que la montée. Quand il se trouva à un peu plus d’un mètre du
sol, il sauta à terre et se tourna vers Jane. Il aurait dû éprouver de la compassion pour elle, pour ce
qui était arrivé à sa sœur. Or il ne pensait plus qu’à une chose : leur aventure durerait jusqu’à ce qu’ils
aient retrouvé Emily. Ce n’est pas terminé, songea-t-il. Il allait garder Jane auprès de lui un peu plus
longtemps…
— Si je…
Il tendit la main vers elle. Ce n’est pas terminé. Ce n’est pas terminé. Il n’aurait pas dû sourire. Il
ne pouvait toutefois réprimer un sentiment de triomphe.
— Il est peut-être arrivé le pire, dit-il, peut-être a-t-elle déjà été internée. Mais ce qui est fait est
fait. Nous devons à tout prix découvrir où il a envoyé ta sœur. Ensuite…
— Titus ne me le dira jamais, assura Jane. Et même dans le cas contraire, que faire ?
— Il y a d’autres moyens de le savoir, répondit Oliver. En l’occurrence, je crois qu’il vaut mieux
emprunter la voie la plus directe. Nous allons demander à quelqu’un qui pourra nous renseigner.
— Cette personne n’existe pas, dit Jane en fronçant les sourcils.
Ce n’est pas terminé. Ce n’est pas terminé.
— En fait, si, répondit Oliver avec un sourire.

— Donc, expliqua Oliver à Sebastian, il faut absolument que nous trouvions Titus Fairfield et que
nous le prenions au piège afin de l’obliger à nous révéler où il a fait interner la jeune sœur de Jane.
Et…
Sebastian écoutait Oliver, un sourire au coin des lèvres, un peu distrait. Il était mal rasé et avait les
yeux injectés de sang, comme s’il s’était couché très tard, la veille. Mais cela ne l’empêchait
nullement d’être attentif.
— Aucun problème, dit-il en haussant les épaules. Je donne une conférence, ce soir. Il suffit de le
convier. Ensuite nous verrons.
— Merci, dit Jane. Merci beaucoup, Mr Malheur.
C’étaient les premières paroles qu’elle prononçait depuis le début de leur entrevue.
— Ne me remerciez pas encore, mademoiselle. Oliver ne vous a-t-il pas précisé que mon aide
avait un prix ?
— Quel qu’il soit, je le paierai.
— Il n’est pas question d’argent. Quand on fait appel à moi, je suis au rendez-vous, dit-il avec un
large sourire. Mais j’agis toujours selon mes propres méthodes.
Chapitre 24

La conférence était interminable. Peut-être parce que Oliver était trop conscient de l’enjeu. Assis
au fond de la salle, Titus Fairfield était bien présent. Mais peut-être aussi parce que, en cet instant, il
ne trouvait pas le moindre intérêt aux propos de Sebastian sur les gueules-de-loup et la couleur des
chats.
L’absence de Jane, qui se trouvait dans une salle voisine, lui pesait. Elle était pourtant si proche…
Le moment était mal choisi pour songer à leurs baisers torrides. Oliver observa l’orateur du coin
de l’œil en feignant de s’intéresser à son discours. Sebastian avait toujours été très à l’aise face à un
public. Or ce jour-là, il était différent. Il semblait marcher sur un fil en essayant de ne pas perdre
l’équilibre.
À côté d’Oliver se tenait Violet Waterfield, comtesse de Cambury. Il ne connaissait pas la jeune
femme aussi bien que Robert et Sebastian. Elle était la voisine de ce dernier, quand ils étaient enfants.
Oliver avait entendu parler d’elle, mais ne l’avait rencontrée qu’à l’âge de dix-neuf ans. Elle était déjà
une comtesse froide et intimidante.
Ce soir-là, pourtant, elle n’avait rien d’intimidant. Elle observait Sebastian avec fascination, les
yeux écarquillés, un sourire béat aux lèvres. Jamais Oliver ne l’avait vue admirer quelqu’un de la
sorte. Son expression était presque intime, comme si elle était amoureuse de lui et incapable de le
cacher.
C’était une pensée troublante. Sebastian affirmait qu’ils étaient amis, rien de plus. Son regard
vagabondait dans la salle, n’hésitant pas à croiser celui de quelques spectateurs hostiles. Il regardait
tout le monde, sauf Violet. C’est alors qu’Oliver comprit que quelque chose n’allait vraiment pas.
Cette impression perdura jusqu’à la fin de la conférence. Durant la séance de questions, Violet,
assise au bord de sa chaise, penchée en avant, hocha la tête à chacune de ses réponses, comme s’il
détenait la clé de l’univers. Lorsque Sebastian salua enfin son public, Oliver alla le rejoindre pour
lancer la deuxième phase de leur plan.
— Bravo, Malheur ! lança un spectateur en lui donnant une tape dans le dos. Avec vous, on
apprend toujours quelque chose.
— Merci. Votre avis compte énormément à mes yeux…
Sa voix était chaleureuse, mais le ton un peu mécanique, comme s’il lui prêtait à peine attention.
Un autre spectateur l’attrapa par la manche.
— Malheur, vous n’êtes qu’un pauvre type ! Vous irez en enfer, après de tels propos !
— Merci. Votre avis compte énormément à mes yeux…
Sebastian lui donna une tape sur l’épaule, comme s’ils venaient d’échanger quelques amabilités,
puis il poursuivit son chemin.
— J’espère que quelqu’un vous tranchera la gorge, grommela un homme à moustache.
— Merci. Votre avis compte énormément à mes yeux…
C’était comme si un automate répondait à sa place.
Oliver osait à peine lui rappeler leur projet. Que ferait-il s’il recevait la même réponse
machinale ?
C’était peut-être mieux comme ça, car Malheur semblait avoir plus de détracteurs que de disciples.
Il reçut des menaces, des plaintes. Une femme tenta même de le frapper.
Sebastian les logeait tous à la même enseigne. Oliver faillit soupirer de soulagement en voyant
Violet les rejoindre. Ils étaient amis depuis des années. Et peut-être était-elle à présent amoureuse de
lui…
Violet dut l’attraper par la manche pour qu’il se retourne.
— Sebastian ! s’exclama-t-elle avec un sourire béat.
En voyant son sourire figé, Oliver s’était demandé s’il n’était pas souffrant. Mais dès qu’il baissa
les yeux vers Violet, son expression devint grave.
— Oui ? demanda-t-il sèchement.
— Tu as été brillant. Totalement bril…
— Va te faire voir, Violet, maugréa-t-il. Va te faire voir.
La violence de ces propos n’avait échappé à personne. La jeune femme grimaça.
— Sebastian…, fit Oliver en se préparant à recevoir le même traitement.
L’intéressé se contenta d’un soupir de lassitude.
— Ah, Oliver… tu pourras peut-être m’expliquer…
— Excusez-le, dit Oliver à la foule. Il est ivre.
— Pas du t…
— C’est comme si tu l’étais, murmura Oliver en essayant de l’entraîner par le bras. Qu’est-ce qui
te prend, nom de Dieu ? Tu sais à quel point ce que nous avons à faire est important…
C’est alors qu’Oliver entendit une voix étrangement timide, dont il avait gardé le souvenir après
une promenade avec Sebastian, autrefois.
— Mr Malheur ! Mr malheur ! Vous vouliez me parler ? J’ai reçu un message de votre part
concernant un petit détail dont vous souhaitiez me faire part…
Les deux hommes se tournèrent vers Titus Fairfield, qui se frottait les mains en se dandinant d’un
pied sur l’autre.
— Je vous dérange ? demanda-t-il.
Dieu que cet homme était stupide… N’importe qui aurait remarqué que le moment était mal
choisi.
— Mr Fairfield, dit-il d’un ton presque menaçant. Vous êtes justement la personne que je
souhaitais voir…
— Vraiment ? s’étonna Titus, perplexe.
— Vraiment. Hélas, je suis un peu éméché.
Oliver retint son souffle. Ce n’était pas le plan qu’ils avaient élaboré. Il fit un pas en avant pour
intervenir, mais son cousin reprit :
— Par chance, mon amie Violet va tout vous expliquer. Je lui fais une confiance aveugle, alors…
— Qu’est-ce que tu fabriques ? maugréa Oliver. Ce n’est pas ce qui était prévu…
— Violet saura vous parler aussi bien que moi. Elle sait si bien retourner sa veste…
Oliver se tourna vers la comtesse. Loin de sembler blessée ou pour le moins confuse, elle se
contenta de hausser les épaules.
— Laissons donc faire Violet, conclut Sebastian en entraînant son cousin par le bras.

— Ce n’est pas ce qui était prévu, répéta Oliver tandis qu’ils quittaient le bâtiment. Nous
devions…
— Allons ! Si nous changeons d’avis, Fairfield croira pouvoir me parler. Et pour l’heure, je ne
peux tolérer sa présence.
— Il ne s’agit pas de toi, fulmina Oliver. C’est…
Son cousin s’arrêta net et scruta les alentours. Dans la pénombre, une légère nappe de brouillard
flottait autour des réverbères.
— Cela fait bien longtemps qu’il n’est pas question de moi, déclara enfin Sebastian. Je crois que
c’est mon tour.
Oliver le dévisagea. Il semblait… ravagé.
— Violet s’en chargera, poursuivit-il. Elle apprécie Miss Fairfield et c’est la femme la plus
compétente qui soit. La moitié de la population de ce pays veut ma mort. Ce détail n’a pu t’échapper,
cher cousin… Je suis en droit d’être sous pression de temps en temps.
Sebastian avait toujours été indifférent à l’opinion des autres. Pour lui, le scandale n’était qu’une
plaisanterie.
Oliver avait soupçonné son cousin de masquer sa tristesse lors de son dernier séjour à
Cambridge. Lui qui s’amusait de tout… Quelles sombres pensées cachait-il au fond de lui ?
Ils marchèrent un moment en silence.
— Tu sais, je ne prétends pas comprendre ce qu’il se passe, mais tu dois des excuses à Violet.
Son cousin grommela dans sa barbe.
— Ce que tu as dit devant toutes ces personnes…
— Tu ignores ce qu’elle a fait, rétorqua Sebastian d’une voix tremblante. Ce qu’elle me fait.
— Je me moque de ce qu’elle fait. Qu’est-ce qui peut justifier de tels propos en public ?
Son cousin haussa les épaules et détourna les yeux. Il ne dit pas un mot plus, ce qui ne lui
ressemblait guère.
— Très bien, déclara Oliver. Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Rien, répondit son cousin en secouant la tête. Elle ne fait rien.
— Écoute, tu ne peux pas me repousser…
— Tout le monde me déteste. Tout le monde ! À présent, où que j’aille, je reçois des menaces de
mort, les gens me maudissent. Je fais l’objet d’articles au vitriol…
— Pas tout le monde, non.
— Mes détracteurs sont assez nombreux pour faire la différence. Peu importe le nombre de
personnes qui souhaitent m’écarteler, cela ne change rien. Ils me traînent dans la boue…
— Je croyais que tu aimais titiller les gens, ne pas laisser indifférent.
— Depuis le temps que tu me connais, Oliver ! M’as-tu souvent entendu plaisanter aux dépens de
quelqu’un ?
— Euh…
— Je n’ai toujours fait que me ridiculiser moi-même, m’exposer aux railleries afin d’amuser la
galerie.
— Eh bien…
— Certes, je suis un peu provocateur, admit-il en s’éloignant de quelques pas. Mais j’aime être
reconnu, Oliver.
Comment n’avait-il jamais remarqué la souffrance de son cousin sous son masque de plaisantin ?
— Je suis désolé, déclara Oliver. Je me doute que certaines réactions ont de quoi te déstabiliser.
Toutefois… je ne comprends pas ce que tu viens de dire à propos de Violet.
— Je refuse de parler d’elle avec toi !
— Dans ce cas, je vais parler tout seul, parce que je tiens à tirer cette affaire au clair. Je crois que
Violet est amoureuse de toi.
Il s’attendait à l’entendre protester. Au lieu de quoi, Sebastian éclata de rire.
— Non, déclara-t-il quand il eut recouvré son sérieux. Non, elle ne l’est pas.
— Réfléchis un peu. Elle a une façon étrange de te regarder quand tu parles…
— Je sais très bien comment elle me regarde, rétorqua Sebastian avec un sourire mystérieux. Je
suis sûr de mon fait : Violet n’est pas amoureuse de moi.
— Comment peux-tu en être certain ? Tu n’as pas vu…
— Si ! insista son cousin en levant les yeux au ciel. Écoute, laisse tomber. Je vais devoir trouver
moi-même la solution pour sortir de ce pétrin.
Il semblait avoir retrouvé de sa superbe, à moins qu’il ne s’agisse une fois de plus d’une façade.
— Disons que le héros intrépide attaqué de toutes parts a peut-être eu un moment de faiblesse,
reprit-il. C’est ainsi. Les heures les plus sombres précèdent toujours…
Oliver lui donna une tape sur le bras.
— Allons, cesse de donner le change. Ce n’est pas la peine avec moi…
Son cousin arqua les sourcils.
— Rien ne m’y oblige, en effet… mais je le fais quand même.

Pendant plus d’une heure, Jane patienta dans un petit salon attenant à la salle de conférences.
Chaque minute lui semblait une éternité. La foule n’émettait qu’un vague murmure qui enfla soudain à
la fin de la conférence. Son oncle n’allait pas tarder. Au bout de quelques minutes, elle entendit un
bruit de pas à l’extérieur.
— … pas sûr, fit la voix de son oncle d’un ton morose. Cela me semble un peu délicat, en fait.
Êtes-vous certaine que Mr Malheur…
— J’en suis certaine, assura une voix féminine. C’est un argument essentiel…
La porte s’ouvrit. Jane reconnut la femme : c’était celle qui lui avait offert le cactus au jardin
botanique. L’espace d’un instant, elle fut déconcertée. Enfin, son nom lui revint. C’était une
comtesse… La comtesse de Cambury.
Elle était plus imposante que jolie et presque en âge de jouer les matrones. Elle était coiffée à la
perfection. Jane ne décela pas un pli sur sa robe alors qu’elle venait certainement de passer un long
moment sur une chaise inconfortable. Même les lois de la gravité n’osaient la défier…
Comment diable s’y prenait-elle ?
— Eh bien, Fairfield, je vous écoute.
— Je vous demande pardon ? demanda Titus en s’inclinant. Il me semblait que c’était Mr Malheur
qui souhaitait m’entretenir d’un détail.
Il n’avait même pas jeté un regard dans la pièce.
— Je conçois qu’il soit très occupé, balbutia-t-il. Mais…
La comtesse poussa un soupir et referma la porte.
— La situation est très inconvenante, dit Titus en secouant la tête, consterné. Nous sommes seuls
dans une pièce, je ne crois pas… ce n’est pas…
Une idée lui vint à l’esprit. Une idée terrifiante à en juger par la façon dont il pâlit. Puis il porta
une main à sa gorge.
— Seigneur…, murmura-t-il. Mr Malheur a certainement réfléchi à un programme de
reproduction, celui dont nous avons parlé il y a quelque temps… il n’envisage tout de même pas de
commencer par moi ?
Jane faillit éclater de rire. Personne, pas même le plus dépravé des scientifiques prêt à lancer un
programme de reproduction humaine, ne considérerait son pauvre oncle comme un étalon.
La comtesse secoua la tête.
— Fairfield, dit-elle d’un air atterré. Si vous étiez un chasseur en pleine savane, vous auriez erré,
totalement perdu, à vous demander où se trouvaient vos lances, et les lions vous auraient dévoré.
Jane émit un rire narquois.
— Je vous demande pardon ? demanda Titus.
— Nous ne sommes pas seuls, annonça enfin Violet en désignant Jane.
— Ah non ?
Titus fronça les sourcils. Puis il se retourna lentement et posa enfin les yeux sur Jane. Elle s’était
imaginé une réaction de gêne ou de peur. Après tout, elle le faisait chanter.
— Toi ! lança-t-il en rougissant de colère.
Il fit un pas vers elle, les poings crispés de rage.
— Qu’as-tu fait de ta sœur ?
Chapitre 25

Jane mit un certain temps à assimiler la question de son oncle.


— Qu’as-tu fait de ta sœur ? répéta-t-il, rouge de colère, en brandissant un index menaçant. Je vais
te faire arrêter par la police ! Tu ne peux pas entrer chez moi et l’emmener uniquement parce que
l’envie t’en prend.
La jeune femme comprit alors que Titus n’avait pas fait interner Emily. Et si elle avait disparu…
Jane ne put s’empêcher d’éclater de rire. Depuis deux jours, elle était rongée par l’inquiétude. Elle
avait mis en scène une fausse évasion, elle avait été enlevée, puis sauvée. Elle avait traversé la moitié
du pays persuadée que le sort de sa cadette ne tenait qu’à un fil… Elle était aussi stupide que Titus.
— Arrête ! Et rends-moi Emily ! Sinon, je… je…
À court de menaces, Titus se contenta de la foudroyer du regard.
— Sinon je serai très fâché, reprit-il.
— Elle n’est pas avec moi, lâcha enfin Jane. Si je suis venue, c’est parce que je croyais que vous
l’aviez enfermée dans un asile.
Son oncle s’empourpra de plus belle.
— Qu’est-ce qui te fait croire une chose pareille ? Certes, j’ai… eh bien, je l’ai fait examiner par
des psychiatres pour voir si une telle chose était possible. Elle se comportait si étrangement… Je
crains qu’elle n’ait sombré dans la mélancolie.
— Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ? Si elle s’emporte, vous la trouvez impossible.
Si elle se calme, vous la jugez mélancolique. Avec vous, elle a toujours tort !
— Je tenais à ce qu’elle reçoive un traitement. J’ai discuté avec plusieurs médecins. L’un d’eux
était prêt à établir un certificat médical moyennant finances. En revanche, les deux autres m’ont
affirmé qu’elle était saine d’esprit… Bref, tu es responsable de tout. Tu as toujours eu une mauvaise
influence sur elle et maintenant, tu la retiens. Cesse de mentir !
— Emily n’appartient à personne, déclara Jane. Figurez-vous que j’ai parcouru tout ce chemin
pour la sauver, et…
— Affirmerais-tu que ta sœur a fugué ? Sans ta complicité ?
Il semblait particulièrement sceptique.
— Pourquoi pas ? Je me suis enfuie, moi aussi.
— Mais toi…
— Je sais, j’ai de l’argent. Aux dernières nouvelles, vous n’aviez pas trouvé les cent livres que je
lui ai données. Elle a dû s’en servir pour louer un fiacre. Ou alors elle a pris le train…
— Je ne parlais pas d’argent, je faisais allusion au fait que tu es… anormale.
Ivre de colère, Jane se jeta sur son oncle. Elle était plus grande que lui. Jamais elle n’avait ressenti
une telle hargne. Elle se mit à lui marteler le torse de ses poings.
— Emily, elle, est normale, pesta-t-elle, les dents serrées. Elle est victime de crises, voilà tout.
Jeanne d’Arc entendait des voix, et voyez ce qu’elle a accompli. La seule personne qui ne soit pas
normale ici, c’est vous ! Hélas, vous ne vous en rendez même pas compte.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Quand nous la retrouverons, vous découvrirez qu’elle est en parfaite sécurité, qu’elle a un
projet et qu’elle a agi de façon intelligente et rationnelle face à votre stupidité. Quand je pense que
vous avez cherché à la faire passer pour aliénée en corrompant un médecin… C’est d’une bassesse…
Elle se rappela un peu tard qu’elle était mal placée pour lui reprocher d’acheter les médecins.
— « Rationnelle », soupira Titus. Elle est incapable d’être rationnelle. Elle ne m’a laissé qu’un
message disant qu’elle allait retrouver son avocat. Son avocat ! Si elle en avait un, je le saurais.
Le cœur de Jane s’emballa soudain. Elle voulut éclater de rire. Elle pouvait compter sur sa sœur
pour lui adresser un message que son oncle serait incapable de décoder.
— Eh bien, dit Jane, elle va sans doute en engager un. Si vous avez l’intention de la faire
interner…
— Elle n’a nul besoin d’un avocat, persista Titus. Je vais me renseigner à Londres pour voir si
une jeune fille a cherché à engager un avocat. Si tu la retrouves, dis-lui… que je suis disposé à
réfléchir. Je lui signerai un papier si elle le souhaite. Je n’ai jamais recherché que sa sécurité.
Le plus triste de l’affaire, c’était qu’il était sincère. Il pensait agir dans l’intérêt d’Emily, quitte à la
couper du reste du monde. Titus n’avait fait que lui donner ce qu’il avait voulu pour lui-même. Jane
eut presque de la peine pour lui.
Presque, songea-t-elle en se rappelant les cicatrices de sa sœur.
— Si je la retrouve, je lui en ferai part. Par où commencer ?
Elle détourna les yeux pour ne pas trahir sa jubilation.
— Où, en effet ? renchérit Titus d’un air morose.
Il effleura l’épaule de Jane d’une tape bienveillante.
— Je comprends à présent que tu t’inquiètes pour ta sœur. Même si tu t’y prends mal, je vois que
tu l’aimes, à ta façon…
Après ce moment de compassion, son oncle quitta la pièce sans un mot de plus.
— Je suppose que vous savez chez quel avocat elle s’est rendue ? commenta la comtesse. J’en
aurais peut-être dit davantage, histoire de souligner votre propos, mais ce ne fut pas nécessaire. Vous
vous en êtes très bien sortie.
Jane lui rendit son sourire.
— Bien sûr que je sais où elle se trouve, répondit-elle. Au moins, je connais le nom de l’avocat.
Enfin, sa sonorité. Je crois qu’il ne sera pas très difficile à localiser.

Quelques heures plus tôt, à Londres…

Anjan avait du mal à supporter le bruit qui régnait à Londres. Il avait pourtant grandi dans une
ville bien plus peuplée. Mais les sons de la capitale étaient totalement différents et donnaient
l’impression d’un brouhaha dissonant.
Il percevait cette différence depuis qu’il travaillait au cabinet Lirington et fils.
Anjan était installé à son bureau, dans la salle des secrétaires, malgré son diplôme avec mention et
son inscription récente au barreau. C’était déjà un début, et il était prêt à endurer ces difficultés avec le
sourire. Une fois qu’il se serait rendu indispensable, sa situation évoluerait.
Georges Lirington ouvrit la porte et parcourut la pièce du regard.
— Batty ! déclara-t-il avec un sourire. On te demande !
Le jeune homme se leva. Spécialisé dans les affaires maritimes, le cabinet Lirington avait
embauché Anjan pour plusieurs raisons. Sa maîtrise de langues telles que l’hindi et le bengali était un
atout précieux.
— C’est pour le dossier Westfeld ? demanda-t-il en se levant, muni de son calepin.
— Non. C’est une dame, répondit Lirington. Elle est seule et elle veut nous engager. Elle t’a
demandé personnellement en prononçant parfaitement ton nom…
— Ne me dis pas que c’est ma mère !
Celle-ci avait débarqué à Londres quelques semaines plus tôt, et même s’il lui avait fait
comprendre très gentiment qu’elle ne devait pas le déranger en plein travail… elle demeurait sa mère.
— Non. J’ai précisé qu’il s’agissait d’une dame, railla-t-il. J’ignorais que tu en fréquentais, Batty.
Tu es un petit cachottier…
Un peu perplexe, Anjan suivit son ami dans les archives, puis ils débouchèrent dans le vestibule.
Le bureau le plus proche de l’entrée servait à recevoir les clients.
Anjan s’arrêta net sur le seuil.
Près de la fenêtre se tenait Emily. Emily Fairfield.
Il l’avait toujours trouvée sublime, mais elle était d’une beauté à couper le souffle, ce jour-là,
avec ses cheveux soyeux, sa robe en mousseline bleue si différente de ses toilettes habituelles. Les
deux hommes ne purent retenir un soupir admiratif.
Que pouvait signifier sa présence ici, plusieurs mois après son départ de Cambridge ?
Lirington fut le premier à recouvrer ses esprits, sans doute parce qu’il ne connaissait pas la jeune
fille.
— Miss Fairfield, déclara-t-il, voici Mr Batty.
Il lui proposa galamment une chaise.
— Veuillez vous asseoir et nous dire ce que nous pouvons faire pour vous.
Elle s’approcha du bureau en lissant sa robe, puis s’installa avec grâce.
— Batty, reprit Lirington par-dessus son épaule. Va nous chercher du thé, je te prie.
La jeune fille fronça les sourcils, puis une expression sombre passa sur ses traits.
Lorsque Anjan revint avec un plateau, Emily semblait parfaitement à l’aise.
— Miss Fairfield, dit Lirington, j’espère que nous trouverons un moyen de vous être utiles, mais
je soupçonne que ce ne sera pas le cas. Vous devriez plutôt consulter un notaire. Nous nous
spécialisons dans les questions maritimes. Et si vous nous exposiez votre problème ?
— Si vous ne pouvez pas m’aider, je suis certaine de trouver quelqu’un qui le pourra. J’espérais
que vous écouteriez mon histoire.
— Bien sûr, répondit le jeune homme d’un ton suave.
Elle avait jeté un coup d’œil rapide à Anjan comme pour l’interroger du regard. Puis elle avait
baissé les yeux sans lui accorder plus d’attention.
— Je suis sous la tutelle de mon oncle. J’ai un problème de santé. D’après le docteur Russell, je
souffre de convulsions. Il n’y a pas de traitement, du moins pas encore. Si c’est un mal contraignant,
il ne me met nullement en danger.
Anjan hocha la tête.
— Mon oncle est persuadé qu’aucun homme ne voudra m’épouser si le problème n’est pas résolu.
À ces mots, elle posa une main sur sa manchette et la déboutonna très lentement.
— Eh bien…, bredouilla Lirington.
Il regarda fixement la peau pâle de son poignet, fasciné par ce spectacle. Jaloux, Anjan eut envie
de le gifler.
— Il m’a fait subir des décharges électriques, expliqua-t-elle en dégrafant un second bouton. Un
autre médecin m’a maintenu la tête sous l’eau. Un autre encore m’a équipée d’une espèce de machine.
J’ai été ligotée… Je me suis même cassé le fémur.
Elle continua à dégrafer ses boutons. En croisant son regard, Anjan comprit que, quand elle
évoquait ses promenades comme une évasion, ce n’était pas par esprit de révolte. Ces tortures étaient
ignobles.
Elle s’exprimait sur un ton si détaché que Lirington se contenta de hocher la tête. Seul Anjan
remarqua le tremblement de ses doigts.
La jeune femme releva enfin sa manche pour révéler une cicatrice circulaire.
— Un médecin m’a brûlée au fer rouge. Il croyait faire cesser mes convulsions.
Anjan crispa les poings de rage. Quelles méthodes barbares ! Comment cela avait-il pu lui
échapper ? Pendant des semaines, elle n’en avait pas dit un mot. Et dire qu’il lui avait fait la leçon sur
l’obéissance qu’elle devait à son oncle !
La fureur s’empara de lui.
— Vous comprendrez que je ne vous montre pas les brûlures que j’ai sur la cuisse, messieurs…
— Mademoiselle, balbutia Lirington, je ne vois pas en quoi nous pourrions vous être utiles. Après
tout, il est du devoir de votre tuteur de vous apporter des soins médicaux.
— Mais pas de ce genre, grommela Anjan.
Elle lui sourit.
— Eh bien, je pensais faire une demande pour changer de tuteur. J’espérais…
— Nous nous occupons de questions maritimes, lui rappela Lirington. Votre cas relève de la
chancellerie. Vous avez sans doute beaucoup souffert, mais nous ne pouvons rien faire pour vous.
Mon secrétaire, Mr Walter, vous fournira les coordonnées de confrères. À présent, si vous voulez
bien nous excuser… (Il se leva.) Batty, puisque tu es là, profitons-en pour discuter du dossier
Westfeld. Mon père est dans son bureau, et…
Il vit Emily se lever à son tour. Pour la première fois, elle semblait perturbée.
— Je ne connais pas ces autres personnes, insista-t-elle. Et la situation est trop urgente pour être
traitée par la chancellerie. Face à ma résistance, mon oncle… enfin, j’ai trouvé des lettres (elle se
tourna vers Anjan), il veut me faire déclarer folle pour que je sois internée. Jamais je ne serai en
mesure de prendre mes propres décisions.
Anjan ravala sa colère. L’hôpital psychiatrique de Bedlam avait une triste réputation. Nul ne
méritait d’être enfermé dans un asile, encore moins Emily.
— Quand mon oncle a découvert… que je sortais à son insu… il a contraint une domestique à
dormir dans ma chambre. Je n’ai même pas eu l’occasion de dire au revoir…
— J’en suis désolé, l’interrompit Lirington pour la congédier.
Anjan était pétrifié. Tout ce qu’il savait de la jeune fille commençait à prendre son sens.
— Ma sœur m’aidera, assura-t-elle. Elle est majeure. Et elle a assez d’argent pour payer tout ce
dont j’ai besoin.
— Je vous souhaite bonne chance, dit Lirington, mais…
— Tais-toi ! lui ordonna Anjan malgré lui. Elle ne t’a pas demandé ton avis. C’est moi qu’elle
vient voir.
— Ne sois pas ridicule, railla George, avant de se rappeler que c’était la vérité. Pourquoi ferait-
elle une chose pareille ?
— Je savais que vous m’écouteriez, que vous seriez attentif.
— Vraiment ? demanda Anjan. Je ne vous ai pas vue depuis des mois. Vous avez disparu sans un
mot… Et vous pensez que vous pouvez débarquer sans crier gare en me disant que je suis
bienveillant ?
— Allons, je sais que vous l’êtes !
Anjan afficha un large sourire.
— Tant mieux…
— Je vous ai dit une fois que si notre mariage avait été arrangé par nos familles, je ne m’en
plaindrais pas, reprit Emily. Depuis…
Faisant fi de la stupeur de son collègue, Anjan se pencha vers la jeune fille.
— Dans les pires moments qui ont suivi le départ de ma sœur, je m’imaginais que nous allions
nous marier. Cela me redonnait espoir.
Anjan eut peine à masquer son trouble.
— Ensuite, j’ai découvert que mon oncle avait écrit à un hôpital psychiatrique. Il m’était
impossible de rester chez lui plus longtemps. Je me suis sentie libérée. Je pouvais aller n’importe où,
faire ce que bon me semblait… Alors je suis venue vous retrouver…
Lirington observa la jeune fille avec attention. Puis il se tourna vers son ami.
— Batty, tu es vraiment un petit cachottier.
— Son nom est Bhattacharya ! s’exclama Emily d’un air courroucé. Et puisque ce sera bientôt le
mien, autant que vous appreniez tout de suite à le prononcer correctement.
Chapitre 26

— Ma sœur est partie de son plein gré, annonça Jane lorsque Oliver revint à l’hôtel en fin de
soirée. Je ne sais pas où, mais je pense qu’elle est en sécurité.
Pour respecter les convenances, ils occupaient deux chambres dans des ailes séparées de l’hôtel.
Dès qu’Oliver était revenu de sa promenade avec Sebastian, la jeune femme s’était faufilée dans les
couloirs pour frapper à sa porte.
Elle était assise sur son lit, pieds nus, les cheveux détachés. Si seulement le temps avait pu
s’arrêter… Il aurait voulu qu’elle reste dans sa chambre et n’en parte jamais.
Dès qu’elle saurait où était sa sœur… leur histoire serait condamnée. Ces ultimes moments
partagés étaient d’autant plus précieux.
— Je suis tellement heureuse ! Nous n’avons plus qu’à la retrouver.
Oliver la prit dans ses bras et l’attira contre lui pour humer son enivrant parfum. Comme il était
facile de croire que vivre avec elle était possible… Il refusait de songer à la fin.
— Je me réjouis que tout se termine au mieux, dit-il en l’embrassant dans le cou. Et que tu aies
besoin de moi pour quelque temps encore. Il ne faut prendre aucun risque…
— Tu as raison.
Il l’embrassa dans la nuque et la serra plus fort contre lui, refusant de relâcher son étreinte. Il
enfouit les doigts dans ses cheveux pour mieux inhaler leur parfum.
— Tu es très tendre, déclara-t-elle.
— Non, simplement amoureux.
Amoureux et tenaillé par l’angoisse. Lorsqu’ils auraient retrouvé sa sœur, lorsqu’elle ne serait
plus sous la menace de leur oncle, il n’aurait plus d’excuse pour rester avec Jane. Or il refusait de
s’en séparer…
— Où est-elle ?
— À Londres. J’en suis presque certaine.
— Cela tombe bien. Il faut que je m’y rende, moi aussi.
Oliver était toutefois contrarié car, dans la capitale, il aurait du travail, des rendez-vous, des
articles de journaux à consulter pour voir où en étaient les débats… Il chassa vite ces sombres
pensées.
— Mais nous n’en sommes pas encore là… Nous sommes ici, maintenant.
— Cela ne m’avait pas échappé, murmura la jeune femme. Qu’allons-nous donc faire ?
— J’ai ma petite idée, souffla-t-il en l’embrassant à perdre haleine.

— Je ne sais pas, Anjan.


La femme attablée face à Emily portait un sari en soie pourpre et or qui lui drapait les épaules.
Elle avait les mêmes yeux noirs que le jeune homme, ainsi que ses cheveux soyeux et ses longs cils.
Mrs Bhattacharya affichait une mine soucieuse en observant Emily. Celle-ci s’efforça de ne pas
perdre contenance sous son regard inquisiteur.
— Serait-elle en mauvaise santé ? demanda-t-elle à son fils. Elle me semble chétive.
— Elle ne sort guère de chez elle, expliqua le jeune homme avec calme.
Loin d’être aussi rassurée, Emily avait toutes les peines du monde à ne pas s’agiter.
Mrs Bhattacharya se contenta de secouer la tête.
— Et que dira ton père quand je lui annoncerai que ta future épouse a des crises ? Il vise ce qu’il y
a de mieux pour toi. Ne pourrais-tu pas trouver une gentille jeune fille de notre pays, peut-être…
— Sans doute, dit poliment Anjan. Sachez que le père d’Emily est avocat et son oncle professeur
de droit. Elle peut me présenter des personnes utiles pour ma carrière. À cet égard, ce serait un
mariage très avantageux.
— Tu cherches à me convaincre qu’il s’agirait d’un mariage de raison, et rien de plus, plaisanta
sa mère, légèrement amusée. Comme si peu t’importait qu’elle soit jolie ou que tu puisses lui parler
de tout, comme tu nous l’as écrit. Pourtant, c’est bien ce qui compte à tes yeux, n’est-ce pas ?
Il esquissa un sourire.
— Naturellement, admit-il. N’est-ce pas une attitude pragmatique ?
— Ne me prends pas pour une imbécile, lança sa mère.
— Vous me connaissez trop bien… Je vous ai déjà dit que j’étais amoureux d’elle. Si je souhaite
avoir un jour de l’influence sur les Anglais, j’ai besoin de quelqu’un qui les comprenne… et qui ne
me demande pas d’oublier qui je suis.
— Comment cela ?
— En Angleterre, tout le monde mange de la viande et boit de l’alcool, expliqua Emily. Imaginez
que votre fils se rende à une réception et doive manger de la viande. Qui peut, selon vous, veiller à ce
que cela ne se produise pas ? À ce qu’on lui serve un verre de citronnade au lieu d’un verre de vin ?
Ces détails font partie des devoirs d’une épouse. Je sais que votre fils n’irait pas à l’encontre de ses
convictions, mais je pourrais lui faciliter la vie.
Mrs Bhattacharya réfléchit un instant.
— Et bien sûr, nous aurions un cuisinier indien.
— Hum…
Si elle parut s’adoucir, elle refusait visiblement de perdre la face. Elle dévisagea la jeune fille de
son regard perçant.
— Les repas, c’est une chose. Et les Indes ? Vous voulez qu’il oublie son pays natal ? Que ses
enfants ne sachent jamais d’où ils viennent ?
— Certainement pas, répondit Emily. Nous irons aux Indes aussi souvent que possible.
— Je vois… Dis-moi, mon fils, qui est donc cette jeune fille qui veut la même chose que toi ? Je
ne suis pas certaine de la croire.
— Mais je ne veux pas la même chose que lui ! protesta Emily. Il m’a expliqué le fonctionnement
des choses. En fait, je veux ce que vous voulez.
Mrs Bhattacharya attendit quelque temps avant de reprendre :
— Vraiment ? demanda-t-elle en inclinant la tête.
— Bien sûr. Je ne sais rien du mariage chez les Indiens, j’ignore comment ils élèvent leurs
enfants. À qui d’autre que vous pourrais-je m’adresser pour obtenir des conseils ?
Son interlocutrice haussa les sourcils et se tourna vers son fils.
— C’est toi qui lui as conseillé de me dire cela, n’est-ce pas ?
— Je vous assure que non, mère, bégaya le jeune homme. Je lui ai expliqué quelles étaient vos
responsabilités. Elle en a tiré ses propres conclusions.
Sa mère secoua la tête, mais elle semblait réprimer un sourire qui n’était pas sans ressembler à
celui de son fils.
— La voilà au moins prévenue…
Anjan sourit à Emily, qui aurait pu se perdre dans l’expression de son visage…
— Vous ai-je autorisés à échanger ces sourires béats ? intervint Mrs Bhattacharya. J’ai promis à
mon mari de vous mener la vie dure, jeune fille. Il nous reste encore dix-sept points à aborder. Nous
n’en avons pas terminé !
Ils évoquèrent l’hébergement des membres de la famille de passage, les enfants, la religion, les
crises de la jeune femme, ses origines familiales… Elle revenait sans cesse sur le thème des enfants,
essentiel à ses yeux.
— Êtes-vous amoureuse de lui ? demanda-t-elle enfin.
— Oui, répondit la jeune femme. En fait…
— Inutile de me convaincre… Qui ne le serait pas ?
Malgré le sourire d’Emily, Mrs Bhattacharya ne changea pas d’expression.
— Nous devrons convenir d’une date avec votre famille.
La jeune fille exultait. Anjan lui avait dit de ne pas s’inquiéter. Il était persuadé qu’en se montrant
respectueux, il parviendrait à obtenir gain de cause. Elle n’osait y croire…
— Vous n’avez plus de mère. Qui est responsable de vous ?
— J’ai une sœur, répondit-elle, un peu gênée, et un oncle. Mais il vaudrait peut-être mieux que…
que…
— Qu’est-ce qu’elle raconte ? demanda sèchement Mrs Bhattacharya.
Anjan alla s’asseoir à côté de la jeune fille.
— Mère, nous rencontrerons peut-être quelques difficultés avec son oncle…
— Des « difficultés » ? Quel genre de difficultés ?
— Je ne suis pas majeure, j’ai besoin de son autorisation…
— Ah… ce genre de difficultés, commenta-t-elle avec une expression familière.
Elle réfléchit un instant, puis haussa les épaules.
— Je lui parlerai, décréta-t-elle. Quand ton père a rencontré le même problème avec le colonel
Wainworth, j’ai bien géré la situation.
— Non, mère, déclara Anjan en secouant la tête. J’apprécie votre proposition, mais cette fois, il
faut que je m’en charge moi-même.

Postée devant la fenêtre, Jane regardait la rue, en contrebas. Oliver l’avait amenée dans un hôtel
tranquille, loin de la foule qu’ils avaient croisée à la gare ferroviaire, sous une fausse identité. Il était
monté dans la chambre, manifestement agité, et avait fini par griffonner quelques mots avant de
charger un employé de livrer ses messages.
— Mon frère, dit-il en guise d’explication. Et une connaissance, qui va se renseigner au barreau
pour savoir où se trouve le… l’avocat de ta sœur.
Elle se garda de lui demander pourquoi il avait besoin de réfléchir si longtemps pour informer
son frère de sa présence en ville. Ou pourquoi il avait indiqué une fausse identité et décidé de loger
dans cette rue déserte, si loin du centre-ville. Elle le savait déjà.
Non, Oliver n’avait pas honte d’elle. Il voulait simplement éviter que leur liaison ne soit connue.
Rien de plus.
Alors, pourquoi avait-elle le cœur gros ?
Quelques minutes plus tôt, le jeune coursier était revenu avec un sac plein de journaux, de
comptes-rendus parlementaires, de notes et d’invitations. Oliver s’était retiré dans un bureau, laissant
la jeune femme à ses pensées.
Depuis sa rencontre avec Oliver, elle avait appris au moins une chose : mieux valait régler les
problèmes par l’action. Chaque fois qu’elle avait reculé, qu’elle s’était cachée, ses difficultés
n’avaient fait qu’empirer. Or ce… ce sentiment grandissant qui les unissait, cette histoire d’amour
impossible, constituait un problème.
Et il fallait qu’elle trouve une solution rapide.
Mais elle se contentait de le regarder travailler sur ses dossiers, avec l’impression qu’il
s’éloignait peu à peu. Chaque lettre qu’il ouvrait, chaque amendement qu’il parcourait, les séparait
davantage. Il avait reçu un carton d’invitation à un souper où Jane ne se sentirait jamais à sa place.
Elle lui avait dit qu’elle était le feu, alors que les femmes qui épousaient des hommes de sa trempe
n’osaient même pas gratter une allumette.
Elle pourrait s’amender, elle le savait. Il lui suffirait d’utiliser son argent à bon escient, d’engager
un professeur de maintien et de travailler jusqu’à ce qu’elle cesse de commettre des bourdes. Elle
ferait appel à une couturière qu’elle chargerait de sa garde-robe de femme respectable, sobre et
inintéressante. Si elle s’en donnait la peine et les moyens, elle parviendrait à s’adapter.
En songeant à une existence faite de mensonges, elle frémit d’effroi. Une fois lui avait suffi.
Décidément, il fallait qu’elle trouve une solution rapide à ce problème.
Chapitre 27

— Qui êtes-vous ?
Anjan venait d’être introduit dans un bureau sombre, à l’arrière de la maison. Il mit un moment à
se concentrer sur cet homme ventripotent et dégarni qui devait être Titus Fairfield et qui l’observait
d’un air grave.
Le jeune homme l’avait déjà vu. Des années plus tôt, un compatriote lui avait désigné ce
professeur particulier. Il ne risquait pas de faire appel à ses services car il ne prenait sans doute pas
d’étudiants étrangers. S’il avait su que cet homme était l’oncle d’Emily… il n’aurait sans doute jamais
invité la jeune fille à se promener avec lui. Mieux valait qu’il n’en ait rien su.
Il avait soigné sa tenue, son col était parfaitement amidonné.
— Je suis Mr Anjan Bhattacharya, déclara-t-il en lui tendant une carte, et je viens vous voir pour
une question très importante.
Fairfield posa la carte sur son bureau sans même y jeter un coup d’œil.
— Sachez que je ne prends pas d’élèves, cette année, répondit-il d’un ton enjoué.
Le jeune homme décela une lueur dans son regard, comme s’il craignait qu’Anjan ne comprenne
pas qu’il était congédié.
— Je n’ai nul besoin de professeur. Je suis diplômé depuis le mois de mars. Mais je connais votre
dernier protégé, John Plateford. Vos cours lui ont été utiles.
Titus Fairfield ne s’attendait pas à cette flatterie. Interloqué, il ne parvint pas à trouver en lui
l’impolitesse nécessaire pour faire jeter le jeune homme dehors. Anjan resta donc assis sur sa chaise.
Pendant un moment, Fairfield se contenta de l’observer, ne sachant que faire. Au bout d’un moment,
son orgueil prit le dessus.
— Plateford, déclara-t-il d’un ton satisfait. Il a reçu une mention…
— Grâce à vous, répondit poliment Anjan. C’est aussi mon cas.
Fairfield ne semblait pas croire qu’un Indien puisse faire aussi bien que son élève.
— Je suis désormais avocat à Londres, poursuivit le jeune homme.
Il attendit un instant pour voir si Fairfield allait établir le lien entre sa profession et le message
qu’Emily lui avait laissé avant de partir.
Il n’en fut rien. Le vieil homme se contenta de l’observer.
— Il y a quelques jours, Miss Emily Fairfield est venue me voir.
Titus retint son souffle.
— Vous ? s’exclama-t-il. Pourquoi diable irait-elle vous voir ?
— Parce que je l’ai demandée en mariage. Elle voulait m’informer qu’elle acceptait.
— C’est ridicule ! Quelle insanité ! C’est impossible.
Anjan lui aurait volontiers expliqué en quoi c’était possible, en commençant par le baiser qu’elle
lui avait donné la veille. Il aurait pu évoquer leurs longues discussions, leurs projets. Il décida de
faire fi de la réaction du vieil homme.
— Je vous assure que ce n’est pas interdit.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, grommela Fairfield avec une moue. Vous savez très bien
que vous ne pouvez pas l’épouser.
— Je ne peux l’épouser parce que vous y voyez une objection.
Fairfield parut soulagé qu’il ait résumé la situation aussi simplement.
— C’est tout juste. Je ne suis pas d’accord.
— Je vous comprends, déclara Anjan. Mon père est un haut fonctionnaire, mon oncle est aide de
camp du gouverneur général… Vous craignez sans doute que je ne considère votre nièce comme
inférieure à moi, socialement.
— Eh bien… Je…
— N’ayez crainte. Ce n’est nullement le cas. Je prendrai soin d’elle aussi bien que le ferait
n’importe quel homme de condition moins élevée. Nous serons sans doute plus aisés que vous ne
l’êtes vous-même, mais en réalité, je ne suis qu’un loyal serviteur de Sa Majesté.
Fairfield n’en croyait pas ses oreilles.
— Ce n’est pas…
— C’est à cause de ses crises, n’est-ce pas ? Vous redoutez qu’elle ne m’ait pas dit toute la vérité
sur son état de santé. Je salue votre désir de transparence avant que nous nous engagions l’un envers
l’autre. Rassurez-vous, je suis au courant de ces crises depuis longtemps. Il n’y a pas lieu de vous
inquiéter.
— Vous ne comprenez pas, balbutia Fairfield en blêmissant.
— Ah…, reprit lentement Anjan en posant les mains sur le bureau. C’est parce que je suis
Indien…
Un silence pesant s’installa.
— Je ne suis pas certain que l’état de santé d’Emily lui permette de se marier, déclara enfin son
oncle. Même si tel était le cas, je refuserais qu’elle vous épouse. Parce que vous êtes… vous êtes…
— Indien, répéta le jeune homme. Ce n’est pas une maladie honteuse. Il va falloir que vous vous y
fassiez, parce que nous serons bientôt parents.
— Non, il n’en est pas question ! s’entêta Fairfield. Je ne vous donnerai jamais mon autorisation.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Parce que je connais les gens de votre peuple, grommela Titus. Vous êtes des êtres faibles.
Vous prenez plusieurs femmes. Si vous mourez, ma nièce sera contrainte de s’immoler sur votre
dépouille.
— En effet, rétorqua Anjan. Et vous préférez donc qu’elle n’ait pas de mari, qu’elle subisse toutes
sortes de tortures, notamment des décharges électriques. Vous êtes mal placé pour me faire la leçon,
monsieur ! Moi, au moins, je ne lui ai pas fait le moindre mal.
— C’est différent. Elle était… elle est… malade.
— Raison de plus ! Sachez que je n’ai vu pleurer votre nièce qu’une seule fois, le jour où je lui ai
dit que son tuteur devrait la considérer comme un trésor.
— Mais…
— Puisque nous discutons, autant mettre au clair certains détails. Les hindous pratiquent la
monogamie. Quand mon frère est décédé, son épouse l’a pleuré. Sachez qu’elle est encore en vie. Je
n’affirme pas que les gens de mon peuple sont parfaits. Personnellement, je fais de mon mieux. Vous
ne pouvez pas en dire autant. J’ai vu les cicatrices d’Emily.
Face à la colère manifeste du jeune homme, Fairfield eut un mouvement de recul.
— Je croyais bien faire, murmura-t-il.
Anjan s’inclina au-dessus du bureau.
— Eh bien, ce n’était pas suffisant.
Fairfield se voûta dans son fauteuil.
— Je… Vous avez vu ses cicatrices ?
Le jeune homme hocha la tête.
— Mais elles sont… Il a fallu qu’elle se dévoile pour vous les montrer…
Le vieil homme semblait perturbé, de sorte qu’Anjan se garda de préciser qu’il n’avait pas vu
toutes les cicatrices d’Emily.
— Vous dites que ma nièce est venue vous retrouver ?
— En effet.
— Dans ce cas, elle est… compromise. Elle doit se marier.
À quoi bon le contrarier ? songea Anjan.
Mr Fairfield garda le silence pendant un long moment. Puis il se redressa :
— Vous êtes indien. Cela ne signifie-t-il pas que vous possédez des… dons de guérisseur ? Je
crois en avoir entendu parler. Vous faites des… choses avec des… produits.
Licencié en droit, Anjan possédait le même niveau d’études que Fairfield. Au lieu de le corriger, il
réprima un rire.
— Oui, déclara-t-il, je fais des choses avec des produits. Comment le savez-vous ?
— C’est une bonne chose. Vous devez connaître un tas de remèdes auxquels je n’ai pas accès.
C’est peut-être bénéfique pour Emily, finalement.
Anjan recouvra son sérieux.
— Je serais ravi de tenter tout ce qui peut être utile, déclara-t-il.
Fairfield parut satisfait.
— À la bonne heure. Mais je serai ferme sur un point : pas d’immolation.
— Je comprends, affirma le jeune homme, magnanime. Vous devez veiller sur le bien-être de
votre nièce…

La fin de l’aventure arriva si soudainement que Jane ne s’en rendit compte que plus tard.
D’abord, ce fut le bonheur. Oliver reçut rapidement une réponse à ses requêtes. Il y avait bien un
avocat du nom d’Anjan Bhattacharya. Il obtint même son adresse et put échanger avec lui des
messages urgents. Deux heures plus tard, Jane put serrer sa sœur dans ses bras.
Emily était folle de joie. Elle venait de recevoir un télégramme de Titus.
— Je n’en crois pas mes yeux ! J’ignore ce qu’Anjan lui a raconté, mais il est d’accord. Je vais me
marier ! Il ne sera plus mon tuteur… C’est terminé !
C’était terminé, en effet. Jane rit de bon cœur avec sa cadette, elle l’écouta énumérer les difficultés
que posaient deux cérémonies de mariage.
Elle en apprit davantage sur le jeune homme.
— Il faut absolument que tu le rencontres dès son retour. Tu vas l’adorer. Jane, je suis tellement
heureuse !
Il y avait un tas de détails à régler : le trousseau, les préparatifs… Malgré l’atmosphère de liesse,
Jane regagna la chambre d’hôtel qu’elle partageait avec Oliver comme si elle était dans un état
second.
Malgré la pile de documents posée devant lui, Oliver prit le temps de l’embrasser avec fougue.
— Je suis ravi que tout soit réglé, déclara-t-il lorsqu’elle lui eut raconté les derniers événements.
Il ne semblait pourtant pas s’en réjouir. Le regard fuyant, il lui annonça qu’il devait se remettre au
travail. Tout était réglé… Ne l’avait-il pas prévenue que leur aventure durerait jusqu’à ce qu’Emily
soit retrouvée saine et sauve ?
Le cœur gros, Jane alla se changer pour le dîner. Une femme de chambre était en train de délacer
sa robe lorsque quelqu’un frappa à la porte.
— Mr Cromwell ?
En reconnaissant la voix d’un employé, Jane réprima un sourire en entendant le nom mentionné.
— Oui.
— Une dame demande à vous voir.
— Une « dame » ? répéta Oliver. Je n’attends aucune…
Sa voix s’éteignit.
Jane était en corset mais, même habillée, elle ne se serait pas rendue dans l’autre pièce. Si elle se
moquait de sa réputation, elle tenait à sauvegarder celle d’Oliver.
Il y eut un silence, puis un bruit de pas.
— Mère ?
Au bout d’un long moment, il reprit la parole :
— Mon Dieu, mère, que se passe-t-il ? demanda-t-il avec angoisse.
Jane fit signe à la femme de chambre de sortir par la porte de service. Il ne fallait pas qu’une
employée entende leur conversation. Elle non plus, d’ailleurs, mais elle n’avait nulle part où aller.
— Je me réjouis simplement de t’avoir trouvé à temps, dit la femme. Le duc m’a dit… enfin, peu
importe. Je ne suis pas en état de réfléchir. Oliver, écoute-moi bien, car j’ai du mal à m’exprimer.
— Respirez profondément et prenez votre temps. Je vous écoute.
— C’est Freddy…, reprit-elle d’une voix brisée.
— Que lui est-il arrivé ? Nous pouvons nous occuper d’elle, engager les meilleurs médecins, lui
fournir…
— On l’a retrouvée dans son lit, le surlendemain de sa mort…
— Non… C’est impensable… Je l’ai vue récemment. Elle semblait un peu affaiblie, certes…
— Elle a eu une crise d’apoplexie. Il paraît qu’elle n’a pas souffert.
— Oh, mère… j’aurais dû vous en parler, après ma dernière visite. J’aurais dû vous informer
qu’elle n’allait pas très bien, vous conseiller d’aller la voir…
— Arrête ! Je lui ai dit que je l’aimais la dernière fois que je l’ai vue. Nous avons eu nos
différends, mais nous avons aussi partagé de bons moments. Tu n’as rien à te reprocher. Nous
sommes déjà suffisamment tristes…
Ils se turent un long moment. Jane entendit quelques sanglots. Sans doute partageaient-ils leur
chagrin…
Oliver avait évoqué sa tante Freddy quelques mois plus tôt, à la librairie. Cet aspect de sa
personnalité avait plu à Jane. Il lui avait parlé de cette femme quelque peu excentrique avec respect et
affection. S’il pouvait aimer une vieille femme un peu étrange, il pourrait peut-être l’apprécier, elle.
Elle ne s’était pas trompée.
— Les funérailles ont lieu demain, déclara sa mère. Tout le monde sera là. Laura et Geoffrey,
Patricia et Reuben, Free et ton père. Nous soupons ensemble ce soir.
— Je viendrai, bien sûr.
Le silence s’installa de nouveau.
— Oliver, la jeune femme qui réside avec toi…
Jane se figea.
— Quelle femme ?
— Ne sois pas ridicule. Tu loges ici sous une fausse identité, tu n’as jamais utilisé mes
savonnettes, alors que leur parfum flotte dans cette pièce… Je voulais simplement que tu saches…
Nous ne serons pas très nombreux, rien que la famille et quelques proches. Si cette femme compte à
tes yeux, si sa présence peut te réconforter, tu devrais l’amener avec toi.
— Maman…
— Je te promets de ne pas te pincer la joue en sa présence. Et si tu as peur de l’exemple que tu
risques de donner à ta sœur…
— Maman, je vous en prie.
— Free te fera sans doute mieux la leçon que moi.
Il y eut un long moment de silence. Oliver devait se douter que Jane entendait tout de leur
conversation. Et il se demandait sans doute ce qu’elle pensait de tout cela. Même si leur histoire ne
devait pas durer, même s’ils ne devaient jamais plus se revoir, même s’il épousait une jeune fille sage
le mois suivant…
Jane voulait être celle qui le réconforterait en attendant.
— Je…
— Je te laisse réfléchir, Oliver.
Jane tenta de ravaler ses larmes. Ils avaient conclu un accord, après tout. Oliver était bouleversé.
En réalité, elle n’avait pas de place dans sa vie. Cette certitude avait beau être douloureuse, il ne lui
fallut que quelques instants pour pardonner à celui qui la lui infligeait.
— Je verrai, déclara-t-il.
Chapitre 28

Dès qu’il eut refermé la porte, après le départ de sa mère, Oliver sut ce qui l’attendait. Il n’avait
pas envie de se retourner, de voir ce qu’il venait de faire à Jane.
Il la trouva assise sur une banquette, dans l’antichambre. Elle était en jupon et en corset, le regard
dans le vague. Elle leva les yeux vers lui.
— Tu es là, tant mieux, dit-elle. Je suppose que nous devons…
Elle baissa les yeux vers ses mains croisées sur ses genoux.
— Jane, dit-il d’une voix brisée.
— J’ai besoin d’aide pour m’habiller, reprit-elle en désignant sa robe de soie bleue ornée de
rubans.
— Jane…
— Je refuse d’avoir cette conversation tant que je ne serai pas habillée, insista-t-elle.
Il s’exécuta. Ce fut pour lui une souffrance d’effleurer sa peau douce. Il avait envie de lui
embrasser l’épaule, il avait envie de tant de choses encore, mais c’était la fin de leur histoire.
Quand il eut terminé, elle se tourna vers lui.
— Je peux…, commença-t-il.
Non, il ne pouvait se justifier.
— M’expliquer ? demanda-t-elle. C’est inutile. Tu l’as déjà fait. Je suis la dernière femme au
monde que tu aies envie d’épouser. Tu es bouleversé à cause de ta tante. Pourquoi me présenterais-tu à
ta famille ? Tu n’as rien dit que je ne savais déjà.
— Ce n’est pas cela, répondit-il en esquissant un pas vers elle.
— Ah non ? demanda-t-elle d’un ton perplexe.
— Enfin, pas totalement. Je… Je t’aime, Jane.
— Comment ? s’enquit-elle en penchant la tête.
— Je t’aime. Et si je te laisse partager ce moment familial, je ne vois pas comment je pourrais te
laisser partir, ensuite. Tu ferais partie de moi. Partie de ma famille.
C’était déjà le cas. Tout au fond de lui, il se trouvait encore seul avec elle dans cette forêt, seul
avec elle contre le monde entier.
Jane n’avait encore rien dit.
— Je veux que tu viennes, avoua-t-il. Je le veux tellement que cela me fait mal. Accompagne-moi,
Jane. Pas en tant que maîtresse, en tant que fiancée.
Elle demeura toujours sans voix.
— Je sais que nous aurons des difficultés, mais nous les surmonterons. Minnie te prendra sous
son aile. La duchesse de Clermont t’entraînera.
— « M’entraîner » ? Que suis-je donc, un cheval ?
— Non. Bien sûr que non ! Cependant, quelques cours de…
— Quelques cours de quoi ? demanda la jeune femme en relevant la tête, les lèvres tremblantes.
De comportement, de maintien, d’habillement ? C’est bien ce que tu veux dire, n’est-ce pas ?
Il ne sut que lui répondre.
— Dis-moi, Oliver, d’après toi, combien de temps me faudra-t-il pour apprendre à tenir ma
langue ? À parler tout bas ? À me vêtir comme les autres ?
— Je… Jane…
— Si c’est une femme convenable que tu veux, tu n’as qu’à en épouser une !
Oliver ferma les yeux.
— Je sais, ce que je te demande est terrible. Toutefois… (il chercha ses mots) j’ai avancé dans la
vie en apprenant à me taire. Avec des origines telles que les miennes, il faut être très prudent. Mon
frère peut faire ce qu’il veut, moi je dois faire attention. Je dois veiller à ce que les gens me
considèrent comme quelqu’un de… quelqu’un qui…
— Quelqu’un qui n’a pas une épouse insupportable, compléta Jane.
— Oui, murmura-t-il avant de baisser les yeux face à son courroux. Non ! Ce n’est pas ce que je
veux dire. C’est ce que les autres penseraient.
Jane se leva.
— Eh bien tant mieux, parce que je… non, peu importe. Tu viens d’apprendre le décès de ta tante.
Je n’ai pas le droit de t’accabler.
— Je t’en prie, parle ! s’exclama-t-il. Épargne-moi ta pitié !
Elle se redressa fièrement.
— Je me réjouis que tu ne veuilles pas d’une épouse insupportable, parce que moi, j’espère
trouver un mari courageux.
Il eut impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur. Il ne s’agissait pas pour lui de
choisir entre la reconnaissance de ses pairs et Jane, entre une salle de bal pleine d’amis et ce chemin
avec elle. Il s’agissait en réalité de choisir entre une longue route solitaire avec elle ou sans elle.
— Tu n’as pas fréquenté Eton, reprit-il. Tu n’es pas non plus allée à Cambridge. Tu n’as pas passé
des années entières, comme je l’ai fait, à t’adapter à ton environnement, à devenir une personne
capable de s’intégrer et de marquer son époque. Crois-tu qu’il ne faut pas du courage pour cela ?
Crois-tu qu’il ne fallait pas du courage pour s’obstiner malgré le rejet de certains ? Être l’homme que
je suis m’a demandé du courage, nom de Dieu !
Elle posa sur lui un regard perçant.
— Vraiment, Oliver ? Quel courage t’a-t-il fallu pour te détourner du jeune Clemons et laisser les
autres le brutaliser ? Et pour laisser Bradenton croire que tu acceptais sa proposition de m’humilier ?
Si c’est cela que tu appelles le courage, c’est que le courage n’est décidément plus ce qu’il était…
Il supporta difficilement le coup. Le pire, c’était qu’elle tremblait et que son regard trahissait
sa souffrance.
— Mais ça ne m’étonne pas, souffla-t-elle. J’enverrai quelqu’un chercher mes affaires.
À ces mots, elle s’éloigna. Il eut envie de la prendre dans ses bras, de la supplier de rester, mais il
n’en fit rien. Il laissa filer sa dernière chance de s’excuser. S’agissait-il de courage ou de lâcheté de sa
part ?

Les funérailles de Freddy se déroulèrent dans l’intimité. Peu de gens connaissaient la tante
d’Oliver, hormis le voisin qui faisait ses courses, quelques dames qui lui rendaient visite et sa famille.
Les sœurs d’Oliver étaient présentes. Laura était venue avec son mari et leur fille, un nourrisson
qui pleura pendant toute la cérémonie. Patricia était accompagnée de son époux et de leurs jumeaux.
Free se recueillit un long moment près du cercueil, sans dire un mot, puis fondit en larmes.
Tante Freddy aurait détesté être ainsi exposée aux regards en ce lieu inconnu. Elle aurait sans
doute été la seule personne au monde à être soulagée d’être enterrée six pieds sous terre. Après
l’inhumation, Oliver déposa quelques fleurs sur la sépulture.
— Voilà, murmura-t-il, personne ne viendra plus vous déranger, à présent.
Ensuite, ils se retirèrent avec le notaire dans le petit appartement de la défunte.
Oliver y avait passé tous ses Noëls, par tradition mais surtout par nécessité. Sa mère refusait que
sa sœur reste seule pour les fêtes, et Freddy était incapable de sortir de chez elle. La famille se
réunissait donc dans son logement exigu.
Il n’y avait pas assez de chaises pour tout le monde. Le père d’Oliver resta debout et Reuben
s’assit par terre avec les garçons.
Il était étonnant que Freddy ait rédigé un testament. Que pouvait-elle avoir à léguer ?
— Ce testament remonte à la semaine dernière, expliqua le notaire en sortant plusieurs feuilles de
papier.
Au cours de la lecture du préambule, ils échangèrent tous des regards étonnés, se demandant s’ils
pouvaient décemment sourire si peu de temps après les funérailles, tant leur tante semblait présente.
Elle expliquait longuement ce qu’elle attendait de chacun d’entre eux.
Enfin, le notaire entra dans le vif du sujet.
Quelques objets et une miniature revenaient à Serena Marshall, sa sœur.
« À Oliver, mon neveu, je léguerais volontiers une portion de mes biens, mais je doute qu’il en ait
besoin. Je lui confie donc les courtepointes que j’ai cousues au fil des ans. Elles sont bien plus jolies
que ce que l’on achète dans les magasins. Qu’elles lui tiennent chaud. À mesure qu’il vieillira, il sera
plus vulnérable au froid. »
Oliver sentit sa gorge se nouer. Freddy avait consacré tant de temps à coudre qu’il avait
l’impression d’hériter d’une partie d’elle-même.
« À Laura et Patricia, je lègue le reste de mon argent hérité étant enfant, à partager équitablement.
Je leur laisse aussi tout l’équipement de ma maison, notamment mon couteau à découper et la
commode que j’ai utilisée pendant des décennies, ainsi que ma vaisselle. »
Laura se tourna vers sa sœur.
— Ce n’est pas possible, déclara-t-elle. Freddy ne pouvait avoir beaucoup d’argent. De plus, elle
ne mentionne pas…
Elles jetèrent un coup d’œil à Free, qui avait les yeux baissés. Oliver avait de la peine pour elle.
Quel dommage qu’elle n’ait pas pu se réconcilier avec sa tante. Car cela allait sans doute priver sa
nièce préférée d’un héritage.
— Nous étions en froid, déclara la jeune fille. Et je ne veux pas…
La jeune fille souffrait de ne pas avoir obtenu le pardon de Freddy.
— Non, intervint Patricia. C’est simple. Nous n’avons qu’à tout partager entre nous trois. Je suis
sûre que tante Freddy n’y verrait pas d’inconvénient. Et qu’elle regretterait sans doute sa décision.
Le notaire ajusta ses lunettes et se tourna vers les deux sœurs.
— Il y a un legs destiné à Miss Frederica Marshall.
« Enfin, j’en viens à Frederica Marshall, ma filleule, ma nièce, mon fléau. Il y a quelques années,
comme elle doit s’en souvenir, elle a eu l’insolence de me conseiller de quitter cet appartement. Elle
pensait que je devais voir le monde, vivre la grande aventure, ne serait-ce que pour acheter une
pomme. Après son départ, j’ai essayé de le faire. »
Free étouffa un sanglot.
« J’ai découvert que j’étais incapable de sortir. Pour une raison inconnue, je ne pouvais franchir
le seuil de mon appartement. Mais j’ai fait de mon mieux et, pour cette raison, je lègue le fruit de ma
grande aventure et le contenu de ma malle à Frederica Marshall. Je suppose qu’elle en fera meilleur
usage que moi. »
— Le « fruit » ? De quoi parle-t-elle donc ? demanda Free, étonnée.
— Il s’agit des bénéfices du patrimoine de Miss Barton, expliqua le notaire. C’est-à-dire les droits
d’auteur liés aux vingt-cinq romans publiés à cette date, sans compter les quatre qui sont en cours de
publication.
— « Vingt-cinq romans » ? répéta la jeune fille.
Oliver fit aussitôt le rapprochement, car il savait quel auteur avait rédigé vingt-cinq romans à un
rythme effréné. En juillet, il n’y en avait que vingt-trois…
Sa sœur se dirigea vers la malle et l’ouvrit. Elle contenait des liasses de feuilles couvertes de
l’écriture de sa tante. Free en prit une et la posa sur la table. Oliver devina sans l’ombre d’un doute ce
que contenaient ces pages.
— Mrs Larriger et la brigade galloise, lut Free avant de passer à un autre manuscrit. Mrs Larriger
et la comtesse française, Mrs Larriger en Irlande… Qui est Mrs Larriger ?
Si sa sœur poursuivait sa lecture assez longtemps, elle se retrouverait en Chine, aux Indes, aux
quatre coins du monde… Il se rappelait s’être moqué de ces romans en compagnie de Jane, en
affirmant que leur auteur n’avait pu s’aventurer plus loin que Portsmouth…
Il se trompait. L’écrivain n’était même pas allé aussi loin. Elle avait passé toute son existence entre
ces murs et possédait une imagination si débordante qu’elle avait tenu à l’exprimer sur le papier.
C’était incroyable ! Mrs Larriger avait sillonné la planète, alors que Freddy n’avait pu qu’espérer
partir un jour.
Peut-être l’avait-elle fait, à sa façon…

La liste était courte.


Jane avait acheté du papier de belle qualité et rempli son encrier avec soin. Loin de déborder de
projets, elle n’en inscrivit que quelques-uns sous le titre : « Mes projets. »
Un élément ne figurait pas sur la liste : « Les mondanités. » Jane n’avait aucune intention
d’endurer une nouvelle saison mondaine, de jouer la comédie pour être jugée. Les bals, les soirées,
les réceptions semblaient attrayants mais, en réalité, ils étaient épuisants. Désormais, ses objectifs
étaient très simples.
- Faire le bien.
- Rencontrer de nouveaux amis.
- Conserver les amis que j’ai déjà.
Elle réfléchit un instant, puis ajouta :
- Prouver à Oliver qu’il avait tort.
Ce dernier élément figurait donc en quatrième position. Il ne méritait pas davantage d’importance.
Pour l’heure…
Elle n’était toujours pas remise de leur séparation. Elle avait passé l’après-midi avec sa sœur, à
préparer son mariage en se forçant à sourire.
Surmonterait-elle cette épreuve douloureuse ?
En dépit de son amertume, elle était heureuse d’avoir rencontré Oliver, heureuse de s’être
détachée de l’écervelée qu’elle avait été, de ce personnage qui avait fini par prendre le dessus sur elle.
Plus jamais elle ne jouerait un rôle, en particulier si un homme qui prétendait l’aimer lui demandait
de le faire.
Il l’avait profondément blessée, mais elle avait réagi comme chaque fois qu’elle surmontait une
épreuve : en se consacrant à autre chose.
Et elle savait exactement par quoi commencer. Le salut viendrait par l’amitié.
Elle posa sa liste et prit une nouvelle feuille de papier.

Chères Geneviève et Géraldine,

Lors de notre dernier échange épistolaire, vous étiez à Londres et moi à Nottingham.
La situation a quelque peu évolué. Je me trouve à présent en ville. J’espérais renouer le
contact…
Chapitre 29

En regagnant la résidence des Clermont, Oliver était encore sous le choc. Il accepta les
condoléances de son frère avant de se retirer dans ses appartements.
Des mois auparavant, il avait acheté un roman dans l’intention de le feuilleter mais, faute de
temps, il l’avait relégué au fond de sa malle. De retour à Cambridge, il avait simplement rangé
l’ouvrage dans sa bibliothèque, où il prenait désormais la poussière.
Mrs Larriger s’en va.
La gorge nouée, Oliver s’apprêta à découvrir les paroles de Freddy, les pensées de Freddy… cette
tante qu’il connaissait si peu. Il tourna la page de garde et commença la lecture du chapitre premier.

« Durant les cinquante premières années de sa vie, Laura Larriger a vécu à Portsmouth, dans une
maison avec vue sur le port, sans jamais se demander quelle était la destination des navires. Elle ne se
souciait de leur retour que lorsque l’un d’eux lui ramenait son mari, parti en voyage d’affaires.
Pourquoi aurait-elle dû s’en soucier ? »

Que voyait Freddy depuis sa fenêtre ? À quoi rêvait-elle ?

« Ce jour-là, Mrs Larriger était assise dans son salon. L’atmosphère était curieusement étouffante.
Elle avait l’impression que les murs se refermaient sur elle. Pendant près de soixante ans, elle ne
s’était pas intéressée à ce qui se passait en dehors de chez elle. Et voilà que le monde l’appelait à tout
quitter, à partir… »

Partir… Qui mieux que Freddy pouvait comprendre cette soif d’aventure ? Pas étonnant que ce
passage soit si authentique…

« Elle fit donc sa valise. Puis, au prix d’un gros effort, elle franchit le seuil de sa maison pour
sortir sous le soleil de ce mois de mai. »

Oliver ferma les yeux et imagina sa tante saisie de terribles palpitations… N’avait-elle pas affirmé
qu’elle y arriverait un jour et qu’elle irait faire un tour au parc ?
Pourvu qu’elle ait fait cette promenade tant espérée avant de mourir… Ce que Freddy n’avait pas
réalisé concrètement, elle l’avait accompli à travers l’écriture. Cette femme austère, morose, voire
sévère avait fait rêver des milliers de personnes grâce à ses récits. Qui aurait pu le soupçonner ? Elle
qui recommandait à Oliver de ne pas prendre froid… Elle était plus courageuse que bien d’autres…
Lors de sa dernière visite, elle avait affirmé qu’il lui ressemblait. Cette réflexion l’avait amusé,
car il avait un emploi du temps surchargé et multipliait les expériences.
Elle avait également évoqué les conséquences d’une souffrance. Était-il vraiment meurtri ? Pas
par le monde extérieur, en tout cas. Quoique…
Il ferma les yeux et inspira profondément. En réalité, il avait reculé face à bien des obstacles.
Face à Jane, par exemple. Dès le premier regard, il l’avait jugée sur son apparence. Or Jane avait
du courage à revendre.
Freddy avait raison : Oliver avait souffert. Tout au long de ses études, il avait dû s’affirmer, quitte
à se battre pour se faire entendre. Au fil du temps, quelque chose avait changé en lui.
Peu à peu, il avait dressé des barrières autour de lui et fini par tenir le même discours que Freddy.
En voyant sa sœur Free entourée d’une centaine de camarades militantes, il avait voulu l’assagir au
lieu de la soutenir fièrement dans son engagement.
Ce qu’il ressentait ressemblait à la lassitude d’une personne âgée face à la fougue juvénile.
Comme si l’enthousiasme était l’apanage de la jeunesse ! Autrefois, il affirmait pourtant qu’il ne
plierait jamais sous le joug des convenances…
Oliver tourna une page du roman, mais il fut incapable de se concentrer sur les mots.
Il se posait la mauvaise question. Autrefois, il était comme sa sœur cadette : incapable de
supporter un refus. Mais il avait changé, c’était une évidence. Et aujourd’hui, il acceptait les règles
établies et jouait le jeu de ceux qui détenaient le pouvoir.
Quand cela s’était-il produit ?
C’était à Eton, il y avait si longtemps déjà. Lorsqu’il avait appris à se taire, lorsqu’il avait compris
qu’il pourrait ainsi accomplir bien plus de choses qu’en se battant à coups de poing. Mais à quoi bon
acquérir le pouvoir si c’était pour se taire ? Oui, à quoi bon ?
« Au prix d’un gros effort, Mrs Larriger franchit le seuil de sa maison pour sortir sous le soleil
de ce mois de mai. »
Oliver se rappela le garçon qu’il avait été, celui qu’il avait oublié en devenant adulte. Jamais il
n’avait eu honte de ses origines, à l’époque… Il ne supportait pas que les gens le traitent de « moins-
que-rien ». De quel droit traitait-il la femme qu’il aimait avec le même mépris ? Dépassé par son
ambition, il s’était détourné de Jane et, ce faisant, il l’avait injuriée.
Ce n’était pas un simple désir charnel qu’il ressentait pour elle, c’était de l’amour. Il aimait tout en
elle : son sourire, son refus de se soumettre… et ce qu’elle avait fait de lui, un homme capable de
mettre au point un enlèvement… et de résister à Bradenton.
Et il avait voulu la réduire à néant ! Comment avait-il pu envisager sa vie auprès d’une épouse
sage qui mépriserait son père, qui porterait ses enfants, puis les ferait élever par un personnel dévoué
et discret. Ils auraient honte des origines de leur père, de leur tante Free, et même de Patricia, qui avait
épousé un homme d’une autre religion, et de Laura, qui tenait une épicerie. La famille d’Oliver
finirait par ne plus exister à leurs yeux.
Jane avait raison : il avait fait passer son ambition avant son courage.
S’il ne réagissait pas rapidement, il resterait prisonnier de son propre silence. Lors de son
affrontement avec Bradenton, c’était Jane qui avait parlé. Il n’avait même pas eu le courage de dire
franchement au marquis ce qu’il pensait de lui. Une chose était claire : Bradenton lui devait une voix,
et Oliver était décidé à l’obtenir.
Il posa son livre et enfila son manteau.
C’est ainsi qu’au prix d’un gros effort, Oliver franchit le seuil de sa maison pour sortir sous le
soleil de ce mois de mai.

Une heure et demie plus tard, Oliver fut introduit dans le bureau du marquis de Bradenton. Très
agacé, celui-ci jeta la carte d’Oliver sur son bureau.
— J’ai bien failli refuser de vous recevoir !
— Naturellement… Mais votre curiosité l’a emporté.
— Je dois rédiger un discours sur les paysans et les gouvernantes. Vous constituez un informateur
de premier choix…
— Épargnez-moi vos insinuations perfides, déclara Oliver. Et gardez votre salive pour voter en
faveur de l’élargissement de la base électorale.
Bradenton se mit à rire.
— Vous ne parlez pas sérieusement ! Après ce que vous m’avez fait, vous espérez encore obtenir
mon soutien ?
— Bien sûr que non. Comment le pourrais-je ? Vous êtes marquis et je suis un homme comme les
autres, un homme parmi cent mille autres.
— « Cent mille » ? répéta Bradenton en fronçant les sourcils.
— Plus que cela même. Êtes-vous allé à Hyde Park, il y a quelques semaines ? Moi oui. Il y
régnait une atmosphère de jubilation. Les gens étaient unis. Le peuple a gagné. Les journaux parlent
de cent mille manifestants.
Bradenton sembla soudain mal à l’aise.
— Vous êtes seul, et moi, j’ai cent mille alliés, reprit Oliver. Le rapport de force n’est pas
avantageux pour vous…
— Je me moque éperdument des protestations du peuple ! rétorqua le marquis en refusant de
regarder Oliver dans les yeux. J’ai un siège à la Chambre des lords. Je n’ai pas à m’incliner face à la
plèbe.
— Dans ce cas, vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que les journaux annoncent que le vote de
la loi de réforme électorale a été entravé une fois de plus par une minorité dont faisait partie le
marquis de Bradenton.
Éberlué, Bradenton se mit à secouer la tête avec véhémence.
— Je ne serai pas l’unique incriminé !
— Certes, mais imaginez votre nom à la une des journaux : « Bradenton entrave le progrès ! »
— Arrêtez, Marshall ! Vous n’êtes pas drôle !
— Je ne vous le fais pas dire. Vous méprisez les protestations de la plèbe… Et quand les gens du
peuple se réuniront devant chez vous, leur rirez-vous au nez ?
— Silence, Marshall ! Taisez-vous !
— C’est ce que vous direz au peuple ? Peut-être vous écoutera-t-il… À moins qu’il ne vous lance
des pierres. Savez-vous que les gens ont entonné des chants révolutionnaires à la fin de la
manifestation ?
— Taisez-vous ! La police les jettera tous en prison.
— Je l’ai vue, la police, le jour de la manifestation ! Deux malheureux agents. Quelle jolie
barricade !
— Taisez-vous !
— Sachez que plus de la moitié des agents de police n’ont pas le droit de vote, non plus.
Bradenton ne dit plus rien.
— Vous voyez, mon cher marquis, vous allez devoir voter pour, car nous sommes des centaines
de milliers à refuser de nous taire plus longtemps.
— Assez…, bredouilla-t-il, les mains tremblantes.
— Non, dit Oliver. Vous avez passé des années à me réduire au silence. Je refuse de me taire plus
longtemps. À votre tour…
Chapitre 30

— Je veux une fête somptueuse, dit Jane à Geneviève Johnson, assise sur le divan, dans le salon de
l’appartement qu’elle louait à Londres. Une fête aussi extravagante que mes robes ! Cette fois, mon
exubérance aura un sens.
— Qu’aviez-vous à l’esprit ? demanda Geneviève. En quoi suis-je concernée ?
— Ne m’avez-vous pas confié un jour que vous souhaitiez un mari uniquement pour avoir le
plaisir de dépenser son argent pour des œuvres caritatives ? Pourquoi ne pas dépenser le mien ?
— Seigneur ! souffla Geneviève en se penchant vers son amie. Dites-m’en davantage…
— Je vous propose un emploi rémunéré au sein de la fondation Fairfield à vocation caritative.
Geneviève écarquilla les yeux.
— Elle n’existe pas encore, poursuivit Jane, mais c’est pour bientôt. Je n’ai pas l’intention de
lésiner sur les moyens. Je veux de l’action !
— Quel genre d’action ?
— J’ai toujours voulu édifier un hôpital ou une école. Des établissements exemplaires, afin
d’empêcher les charlatans de mener des expériences sur de malheureux patients.
— Un hôpital caritatif, commenta Geneviève avec enthousiasme, qui serait à la pointe des
avancées médicales. Un hôpital que les gens fortunés voudraient à tout prix financer. Oh, je crois que
je vais devoir prendre des notes !
— Je vais vous faire apporter du papier.
Dès que Jane eut sonné, la porte s’ouvrit.
— Miss Fairfield, vous avez de la visite, annonça un valet.
— Qui est-ce ?
Soudain, Jane comprit. Derrière le domestique, elle devina une silhouette familière. Le cœur
battant, elle se leva. C’était Oliver qui patientait dans le couloir ! Toutefois, ce ne fut pas son visage
qui attira l’attention de la jeune femme, ni même son regard franc.
Dès son entrée, la jeune femme demeura bouche bée.
— Oliver…
— Jane.
— Que… (Elle lissa nerveusement sa robe). Oliver… ton gilet… Quelle est donc cette couleur ?
Il lui adressa un sourire radieux.
— Figure-toi que, dans la rue, trois hommes de ma connaissance m’ont posé la même question.
— Et que leur as-tu répondu ?
— D’après toi ? Que c’était un rose fuchsia, bien sûr.
— Et alors ? demanda-t-elle à voix basse.
— J’ai trouvé l’expérience extrêmement libératrice, avoua Oliver. Comme une déclaration…
Il plongea dans son regard.
— À quel point te sens-tu libéré ?
Elle reconnut à peine le son de sa propre voix.
— Jane, tu n’es pas un fléau, ni une maladie, ni un poison. Tu es belle, brillante, courageuse. Tu es
une femme honorable. Jamais je n’aurais dû insinuer que tu avais des défauts. Tout est ma faute. Je ne
pensais pas être assez fort pour rester à tes côtés…
Elle eut envie de pleurer. Il n’était pas question qu’elle se jette dans ses bras ou qu’elle lui
permette de revenir dans sa vie aussi facilement. Il lui avait fait trop de mal…
Il fit un pas vers elle, puis se mit à genoux.
— Jane, me ferais-tu l’honneur de m’épouser ?
— Et ta carrière ? demanda-t-elle, désemparée.
— Je veux faire carrière, mais pas à n’importe quel prix. Je refuse de me taire face à un homme
qui reproche à une femme de porter trop de dentelle, à ma sœur de comparaître au tribunal pour
avoir parlé trop fort. Je ne veux pas que tu te compromettes, Jane. Reste telle que tu es. Je ne te
demande pas de changer pour moi. J’ai besoin de toi telle que tu es…
Émue aux larmes, Jane porta la main à sa bouche.
— Je n’ai nulle envie d’une épouse réservée. C’est toi que je veux. Une femme courageuse qui ne
me laissera pas reculer et qui me dira franchement que je me trompe.
Que répondre à une telle déclaration ?
— Il a fallu que tu me mettes face à mes erreurs, que tu m’aides à reconnaître mes craintes et à me
ressaisir pour reprendre courage. J’ai besoin de toi, Jane. Et je t’aime plus que je ne saurais
l’exprimer.
Derrière elle, Geneviève réprima un soupir.
— Je crois que je vais vous laisser…, murmura-t-elle.
— Miss Johnson ! souffla Oliver. Je n’avais pas remarqué votre présence.
— Je suis Geneviève, précisa-t-elle avec un sourire. Sachez que j’ai remarqué la vôtre. Je
reviendrai plus tard, Jane. Avec une liste d’idées.
À ces mots, elle s’éclipsa.
Oliver se tourna vers Jane. Mal à l’aise, ainsi agenouillé, il s’assit par terre et reprit :
— J’ai autre chose à te dire. Tu avais raison. Je sais précisément à quel moment j’ai perdu
courage. J’avais dix-sept ans. Mon frère avait un an de plus que moi et était à l’université. Je me
retrouvais seul au pensionnat. Je pensais que ce n’était pas grave… Je me trompais. (Il ferma les
yeux.) Il y avait un professeur de grec qui… Disons qu’il a voulu me soumettre. À chacune de mes
frasques, il me faisait traduire devant mes camarades des textes que nous n’avions jamais étudiés.
Quand je me trompais, il m’humiliait. Je pouvais me battre contre mes camarades, mais pas contre un
professeur. Mes punitions ont vite dépassé la simple humiliation. Les châtiments corporels sont
devenus mon lot quotidien…
Jane s’assit à côté de lui.
— Tout est supportable quand on peut se défendre. En revanche, quand il faut subir… on est vite
brisé, poursuivit-il avec un soupir. Je me suis trouvé des excuses, j’ai fini par me taire, me disant que
c’était provisoire et que ce calvaire cesserait à ma sortie du pensionnat. Au plus profond de moi, j’ai
toujours su que je n’étais pas assez courageux pour parler. Ensuite, je n’ai pas pu revenir en arrière.
— Mon Dieu, Oliver…
— Une telle expérience laisse des traces indélébiles. On n’ose plus s’affirmer.
Sans un mot, elle l’attira dans ses bras.
— Je ne veux pas de ta pitié, dit-il. Sache que je t’aime et que je t’admire parce que tu as résisté.
Elle lui sourit enfin.
— Mon calvaire a commencé à l’âge de dix-neuf ans, raconta-t-elle. J’ai eu un peu plus de temps
que toi pour me forger un caractère.
— La dernière fois que je t’ai demandée en mariage, je t’ai aussi demandé de changer. Laisse-moi
être un mari qui te défendra, qui te soutiendra, qui soulignera ta magnificence au lieu de te demander
d’être une autre…
Elle l’étreignit, au comble de l’émotion.
— Tu me dois des excuses un peu plus… poussées.
— Je suis désolé. Je me suis conduit comme un imbécile. Je…
Elle posa un doigt sur sa bouche.
— Pas avec des mots, Oliver.
Il ne comprit pas tout de suite, puis un sourire apparut sur ses lèvres. Doucement, il lui caressa la
joue.
— Jane, je t’aime. Je t’aime…
Il se pencha vers elle pour lui effleurer les lèvres.
— Et plus jamais je ne te trahirai.
À ces mots, il l’embrassa à perdre haleine.
— C’est très bien, murmura-t-elle.
— Qu’est-ce qui est très bien ?
— De te pardonner, de t’aimer, répondit-elle en se lovant contre lui. De t’épouser, aussi.
— À la bonne heure, s’exclama-t-il en l’étreignant passionnément.
Épilogue

Six ans plus tard

Oliver balaya le grand salon du regard. Plusieurs centaines de convives avaient répondu à son
invitation.
Parfois, il oubliait presque le luxe dans lequel il vivait depuis son mariage. La ferme de ses
parents aurait tenu dans cette seule pièce dont les immenses fenêtres donnaient sur le parc.
Ce soir-là, Jane était au cœur de toutes les attentions. Avec sa robe de soie pourpre et vert ourlée
de brocart doré, sans oublier les rubis qui ornaient son cou, elle attirait les regards, mais peu lui
importait…
Accoutumés à sa fantaisie légendaire, les membres de la haute société avaient cessé de se gausser
de son apparence. Lors de cette soirée caritative au profit de l’hôpital pour enfants de la fondation,
Oliver jouait les maris souriants.
Jane bavardait avec animation avec un baron. Elle lui présenta l’un des jeunes protégés à qui elle
avait permis de suivre des études de médecine et qui rédigeait des articles sur l’éthique médicale.
— Marshall, fit soudain une voix, derrière lui.
Oliver salua l’honorable Bertie Pages, son collègue au Parlement.
— Excellent discours, aujourd’hui, dit ce dernier. Un peu trop véhément, à mon goût, mais
efficace.
— Vous répétez toujours la même chose, déclara Oliver. Si vous cherchez à me décourager, vous
n’y arriverez pas.
— Nullement ! Quand vous avez annoncé votre mariage, j’ai pensé que c’était une grave erreur,
car elle était…
— Elle est, le corrigea Oliver.
— Exubérante, reprit Pages. Trop voyante… dénuée de toute subtilité. Et pourtant…
— C’est précisément pourquoi je l’ai épousée. Poursuivez… et n’oubliez pas que c’est de mon
épouse que vous parlez.
— Et pourtant, son hôpital attire déjà les scientifiques les plus brillants de la nation. Sa conférence
sur l’éthique médicale a eu un retentissement dans le monde entier. Les gens ne parlent plus que
d’elle…
Oliver se contenta d’un sourire.
— Et vous êtes encore plus respecté depuis que vous l’avez épousée.
Finalement, Oliver n’avait guère eu de mal à trouver des alliés. Les projets de Jane captivaient les
foules. Ses toilettes chatoyantes n’étaient que le reflet de sa personnalité. En réalisant ses rêves, elle
avait gagné le respect de tous, y compris de ses détracteurs.
— Comment avez-vous su ? demanda Pages.
— L’ayant vue à l’œuvre, je savais de quoi elle était capable. Enfin… assez parlé du passé !
Suivez-moi…
Oliver lui présenta un jeune politicien plein d’avenir, puis il posa son verre sur une table et
traversa la pièce. Sous la soie multicolore, le ventre de Jane s’arrondissait. Dans quelques mois, elle
mettrait au monde leur deuxième enfant. Mais pour l’heure, personne n’en savait rien, hormis
Oliver…
Jane lui tournait le dos, exposant sa nuque ornée d’or et de diamants. La courbe de sa taille
appelait les caresses.
— Il faut que cette théorie soit suivie d’effets, disait-elle avec animation à un petit groupe
d’invités. Il est bien beau d’affirmer que les médecins doivent agir au mieux pour leurs patients, mais
que faire dans le cas contraire ? Qui détermine la suite des événements ? Je voudrais que vous y
réfléchissiez. Ensuite, nous nous adresserons au Parlement.
— Quand on parle du loup, fit l’un des médecins.
— Ah, c’est toi ! s’exclama Jane avec le sourire radieux d’une femme épanouie. As-tu trouvé
Bertie Pages ? Je voulais lui présenter Anjan. Emily dit qu’il brigue un siège au Parlement…
— Je sais. Les présentations sont faites.
Oliver désigna son beau-frère en grande discussion avec son collègue.
— Tu es très efficace, commenta Jane.
— Parfois, admit-il avec un sourire.
Devant une fenêtre était disposée une petite collection de cactus. Il n’y en avait encore que six : un
pour chaque anniversaire de mariage, outre celui que Jane possédait déjà en l’épousant.
— Tu n’es pas trop fatiguée ? Après tout ce travail, tu voudras sans doute t’allonger un peu.
Ces premiers mois de grossesse l’ayant épuisée, il avait coutume de lui masser le dos.
— Je suis en pleine forme, assura-t-elle. Mais après la réception, je veux bien…
Elle croisa son regard complice. Oliver lui effleura discrètement la main. Elle lui répondit d’une
légère pression.
— Maintenant que tu m’en parles, reprit-elle, je crois que j’aurai besoin d’aide pour monter à
l’étage…
— Je résisterai ! Jusque-là…, promit Oliver avant de l’embrasser.
Note de l’auteure

Tout au long de ce roman, j’ai veillé à ce que le récit respecte la chronologie du Reform Act de
1867, loi promulguée pour élargir la base électorale aux hommes (mais pas tous) des classes
laborieuses.
Le rassemblement de Hyde Park comptait en réalité bien plus de cent mille participants et inquiéta
beaucoup le gouvernement. En conséquence, l’élargissement du nombre d’électeurs fut bien plus
important que prévu.
Dans un article de presse que j’ai consulté, on ne dit rien d’un mouvement féminin, mais on
évoque une femme coiffée d’un chapeau de marin qui haranguait la foule.
De nos jours, il serait établi qu’Emily souffrait d’épilepsie. À l’époque, cette maladie était encore
méconnue. Le docteur Russell cité dans cet ouvrage fut sans doute celui qui la comprenait le mieux. Il
croyait toutefois qu’on ne pouvait parler d’épilepsie qu’en cas de perte de conscience. Tous les
« traitements » subis par la jeune fille dans ce roman sont cités dans divers textes médicaux de
l’époque.
À propos des études d’Anjan, sachez qu’il était possible, en ce temps-là, de préparer des examens
en janvier et de pratiquer le droit en mai. L’inscription au barreau était tributaire de nombreux
facteurs. Il fallait également obtenir le « parrainage » officieux d’autres avocats. J’ai consulté de
nombreux documents sur les étudiants indiens durant la seconde moitié du XIXe siècle, notamment
l’autobiographie de Gandhi et le témoignage de S. Satthianadhan. Il n’évoque jamais directement le
racisme, qui reste sous-jacent.
Enfin, sachez que Dadabhaï Naoroji fut le premier Indien élu au Parlement en 1892, à l’âge de
soixante-sept ans. En 1874, Anjan aurait eu vingt-sept ans et aurait donc pu envisager de siéger au
Parlement à la cinquantaine.
Merci !

Merci d’avoir lu Le Courage de l’héritière. J’espère que ça vous a plu !


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Vous pouvez aussi me suivre sur Twitter : @courtneymilan, ou liker ma page facebook française
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Qu’elles soient positives ou négatives, j’apprécie toutes les critiques : ce sont elles qui aident les
lecteurs à faire leur choix.
Vous venez de lire le deuxième tome de la série Les Frères ténébreux. Les autres livres qui
composent la série sont La Gourvernante insoumise, une novella préquelle consacrée aux parents
d’Oliver ; Le Secret de la duchesse (tome 1) ; The Countess Conspiracy (titre original, tome 3) ; The
Suffragette Scandal (titre original, tome 4).
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier du fond du cœur Robin Harders, Megan Records, Rawles Lumumba,
Keira Soleore, Leah Wohl-Pollak, Martha Trachtenberg, et Libby Sternberg pour leur travail et leur
patience. Sans elles, je ne pourrais pas publier ces romans et je leur en suis particulièrement
reconnaissante.
Merci également à Kristin Nelson, mon agent, pour son soutien indéfectible, sans oublier toutes ses
collègues de l’agence : Angie Hodapp, Lori Bennett, Anita Mumm et Sara Megibow. Je remercie
Melissa Jolly pour son soutien, ainsi que Rawles, qui a tout fait pour me faciliter la vie.
Rose Lerner mérite aussi des remerciements pour le petit déjeuner que nous avons partagé à Seattle,
et durant lequel nous avons refait le monde. Le personnage d’Anjan en est grandement inspiré.
Je dois aussi beaucoup à Rozina Visram pour ses ouvrages sur les Asiatiques en Angleterre. Ma sœur
Tami m’a aidée dans mes recherches. Je pense aussi à mes amis, qui m’ont permis de tenir le coup :
Tessa Dare, Leigh LaValle et Carey Baldwin, ainsi qu’à tous ceux à qui j’ai posé des questions : Kris,
Delilah, Rachel, Elisabeth, Elizabeth, Heather, Marie, Tina, Joan, Becky… La liste est interminable.
Merci à tous mes lecteurs, qui partagent leurs lectures avec leur entourage. Sans vous, ces livres ne
verraient jamais le jour.
Diplômée en chimie physique et en droit, Courtney Milan a publié son premier roman en 2010.
Depuis lors, ses livres ont reçu des critiques élogieuses de la part de Publishers Weekly et de Booklist.
Ses romans ont figuré dans la liste des best-sellers du New York Times et de USA Today, et elle a été
finaliste des RITA®. Courtney vit aux États-Unis dans les montagnes Rocheuses, en compagnie de son
mari, d’un chien assez mal dressé et d’un chat d’attaque. Si vous voulez savoir quand sortira le
prochain livre de Courtney Milan en français, n’hésitez pas à vous inscrire à sa newsletter en vous
rendant sur l’adresse suivante : http://www.courtneymilan.fr/
Du même auteur, disponible en numérique :

La Gouvernante insoumise

Chez Milady, en poche :

Les Frères ténébreux :


1. Le Secret de la duchesse
2. Le Courage de l’héritière

www.milady.fr
Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : The Heiress Effect


Copyright © 2013 par Courtney Milan

Tous droits réservés.

Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, lieux et événements relatés sont le produit de
l’imagination de l’auteure ou sont utilisés de manière fictive. Toute ressemblance avec des
événements, lieux ou personnes, existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

© Bragelonne 2015, pour la présente traduction

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