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CHAMPCONTRECHAMP ESSAIS

Sous la direction de Mauro Carbone

L’EMPREINTE
DU VISUEL
Merleau-Ponty et les images aujourd’hui

© MētisPresses, 2013
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ISBN : 978-2-9409406-70-8
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Publié avec le soutien de l’Université Jean-Moulin Lyon-3 et l’Institut Universitaire
de France
Préface
Mauro Carbone

« Le visuel, pour les psychanalystes, ce n’est pas simplement un type de


sensorialité à côté des autres.»1 C’est de cette manière que Merleau-Ponty
introduit son commentaire des thèses de Lacan sur le «stade du miroir»
dans la partie consacrée à «la conscience du corps propre et l’image spécu-
laire» de son cours sur «Les relations avec autrui chez l’enfant », qui fut pro-
fessé à la Sorbonne pour la dernière fois en 1952, avant que le philosophe
ne devienne, cette même année, titulaire de la chaire de philosophie du
Collège de France. Bien entendu, on pourrait dire que, plus généralement,
la sensorialité n’est jamais simplement de la sensorialité, mais il reste vrai que,
«pour les psychanalystes», le visuel a un statut très particulier. Plus pré-
cisément, Merleau-Ponty explique que, pour Lacan, la rencontre avec leur
image spéculaire permet aux enfants, entre six et dix-huit mois, «le passage
du moi intéroceptif au moi visible»2 et, partant de là, la naissance d’un «moi
imaginaire, ce que les psychanalystes appellent un surmoi»3, tout comme
la même expérience visuelle permet l’aliénation du moi dans son image, ce
qui à son tour prépare «l’aliénation par autrui»4. L’explication de ces thèses
par Merleau-Ponty témoigne d’une compréhension si attentive, si lucide et
nuancée qu’on ne doute pas qu’il partage l’avis des «psychanalystes»: pour

1 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Les relations avec autrui chez l’enfant », Paris, Centre
de Documentation Universitaire, 1951, désormais in Parcours 1935-1951, Lagrasse,
Verdier, 1997, p. 205.
2 Ibid., p. 203.
3 Ibid., p. 204.
4 Ibid., p. 203.
8 l’empreinte du visuel préface 9

lui aussi, le visuel a bien un statut particulier. On pourrait même dire que accès « corporel », et non accès «optique » au monde, ce qui signifie que
c’est précisément à partir de l’exploration d’un tel statut, de ses implications la prédominance du visuel dans cet accès n’exclut pas la configuration
et de ses conséquences, qu’il amorcera son ontologie finale. Il suffit, à ce essentiellement synesthésique de ce dernier 10. La vision elle-même est d’ail-
sujet, de rappeler la célèbre formule du Visible et l’invisible concernant pré- leurs décrite selon une telle configuration dans la phrase du Visible et
cisément l’image spéculaire: «La chair est phénomène de miroir.»5 l’invisible qui précède celle qui vient d’être citée, et qui invite à « connaître,
Mais revenons à la phrase précédemment citée : « Le visuel, pour les dans la vision même, une sorte de palpation des choses »11.
psychanalystes, ce n’est pas simplement un type de sensorialité à côté des L’affirmation de la prédominance du visuel dans notre accès corporel
autres. » Immédiatement après, Merleau-Ponty en donne la raison, qui au monde est donc loin de faire de la pensée de Merleau-Ponty un énième
est expressément soulignée dans le « Résumé de son cours établi par des chapitre de l’histoire du privilège grec, puis occidental, de l’œil. Bien au
étudiants et approuvé par lui-même » : « Le visuel est le sens du spectacle, de contraire, la notion de « visuel », qui est devenue absolument centrale
l’imaginaire. »6 Puis il explique que « nos images sont, d’une façon prédo- dans la culture contemporaine, a été travaillée par le philosophe d’une
minante, visuelles, et ce n’est pas un hasard : c’est par le moyen de la vue manière tout à fait novatrice : sens du spectacle et de l’imaginaire, toujours
qu’on peut avoir une domination suffisante sur les objets. »7 Cette idée déjà en relation chiasmatique avec les autres sens ainsi qu’avec le langage,
d’une « prédominance » du visuel dans notre rapport au monde reviendra à la fois perceptif et expressif, le visuel ouvre une dimension à part entière
dans Le visible et l’invisible, mais précisément, la nouvelle perspective onto- de notre expérience et donc une nouvelle forme de compréhension de
logique de ce texte poussera son auteur à éviter la distinction entre le sujet notre rapport au monde. C’est pourquoi les derniers travaux de Merleau-
et l’objet qu’on devinait encore dans la citation précédente, et à écrire cette Ponty remettent en cause, à partir de sa réflexion sur la question du visuel,
fois : « Certes, notre monde est principalement et essentiellement visuel ; la plupart des catégories au moyen desquelles nous avons coutume de
on ne ferait pas un monde avec des parfums ou des sons. »8 penser notre rapport au monde.
Tout en confirmant son idée d’une prédominance du visuel dans notre Cette démarche semble tout particulièrement importante aujourd’hui.
rapport au monde, Merleau-Ponty évite donc désormais de le caractériser On sait en effet que la « révolution numérique » ainsi que le dévelop-
comme le côté subjectif de la vision, dont le visible serait le côté objectif. pement continu des technologies optiques et médiatiques ne cessent
Désormais, le « visuel » nomme plutôt notre accès corporel au visible, d’inaugurer des formes nouvelles d’expérience visuelle, en exigeant une
celui-ci étant inséparable de celui-là, et l’un étant enveloppé par l’autre compréhension de cette dernière et du statut contemporain des images à
dans une « Visibilité » sans sujet ni objet que Merleau-Ponty appelle aussi la hauteur de leur nouveauté. Comment peut-on élaborer une telle com-
– comme on sait – la « chair »9. Il faut encore souligner que le visuel est préhension ? Quels rôles les arts du visuel – de la peinture à l’«art média-
tique », en passant par la photographie et le cinéma – peuvent-ils jouer
dans le développement de cette compréhension ? Plus généralement, quel
5 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris,
Gallimard, 1964, p. 309. rapport y a-t-il entre notre relation aux images contemporaines et notre
6 MERLEAU-PONTY, Maurice, «Les relations avec autrui chez l’enfant», in «M. Merleau- façon d’être au monde aujourd’hui ?
Ponty à la Sorbonne (1949-1952). Résumé de ses cours établi par des étudiants et C’est à partir de ces questions qu’en 2011, à l’occasion du cinquante-
approuvé par lui-même », Bulletin de psychologie, t. XVIII, no 236, Paris, (novembre
naire de la disparition de Merleau-Ponty, j’ai dirigé auprès de l’Université
1964), désormais in Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne 1949-1952,
Lagrasse, Verdier, 2001, p. 319. C’est l’auteur qui souligne. Jean-Moulin Lyon-3 – qui fut la première université où il enseigna après
7 MERLEAU-PONTY, Parcours 1935-1951, op. cit., p. 205. la seconde guerre mondiale – un colloque international intitulé « L’œil de
8 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 115. Merleau-Ponty : penser le visuel et l’expérience du monde aujourd’hui »,
9 « C’est cette Visibilité, cette généralité du Sensible en soi, cet anonymat inné de
Moi-même que nous appelions chair tout à l’heure » (MERLEAU-PONTY, Le visible et
l’invisible, op. cit., p. 183). Sur ce thème, qu’il me soit permis de renvoyer à l’Intro- 10 Sur cette configuration synesthésique, voir mon ouvrage Proust et les idées sensibles,
duction de mon ouvrage La chair des images: Merleau-Ponty entre peinture et cinéma, Paris, Vrin, 2008, p. 47, note 2.
Paris, Vrin, 2011, p. 7-16. 11 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 115.
10 l’empreinte du visuel préface 11

avec la participation de vingt spécialistes du plus haut niveau provenant questionnement qui prolonge indirectement l’exploration de l’historicité
de neuf pays différents et de trois continents. L’intitulé de ce colloque de la perception humaine amorcée par Walter Benjamin en interrogeant
visait, d’une part, à souligner l’actualité de la pensée du philosophe auquel les images à l’âge où elles sont produites pour être reproduites. Quatre ans
il était consacré et, d’autre part, à croiser cette actualité avec la puissante après sa publication en français sous le titre de « L’œuvre d’art à l’époque
tradition de culture visuelle dont Lyon ne cesse d’être le centre. de sa reproduction mécanisée »12, le texte crucial où Benjamin affirme
Parmi les interventions au colloque, celles qui ont été spécifiquement l’historicité de notre perception est qualifié de « remarquable travail »
consacrées à la notion de « visuel » ont proposé une réflexion collective dans l’écrit, non moins séminal, où André Malraux visait à donner une
particulièrement homogène et novatrice, qui a été encore enrichie par les « Esquisse d’une psychologie du cinéma »13. En dépit de sa diffusion mar-
contributions d’autres spécialistes étrangers n’ayant pas pu participer au ginale, ce texte de Malraux fut à son tour cité à deux reprises par Merleau-
colloque. C’est cette réflexion collective qui est recueillie dans le présent Ponty dans sa conférence « Le cinéma et la nouvelle psychologie », qu’il
volume. Les dix auteurs qui y ont apporté leur collaboration, convaincus donna le 13 mars 1945 à l’Institut des Hautes Études Cinématographiques
que la pensée du dernier Merleau-Ponty peut contribuer d’une manière de Paris 14, probablement à l’invitation d’André Bazin 15 ; une conférence
décisive à répondre à l’exigence de compréhension mentionnée plus haut, appelée à exercer une influence aussi puissante que durable sur la culture
sont à part pratiquement égale des philosophes et des spécialistes des cinématographique française 16.
études sur le cinéma et les média post-cinématographiques : Emmanuel Par ailleurs, Régis Debray a souligné que c’est encore une fois à par-
Alloa, Anna Caterina Dalmasso, Galen Johnson, Stefan Kristensen, Pierre tir de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » que
Rodrigo et moi-même, d’un côté ; Oliver Fahle, Benjamin Labé, Vivian Malraux « devait composer, dix ans plus tard, l’Opéra optimiste du Musée
Sobchack (dont la recherche est présentée ici en français pour la première imaginaire »17. Merleau-Ponty, pour sa part, dans « Le langage indirect et
fois) et Luc Vancheri, de l’autre. les voix du silence »18 devait critiquer la conception du « Musée » proposée
On sait que le cinéma et les médias post-cinématographiques sont en
passe de devenir un objet toujours plus important pour la réflexion phi- 12 BENJAMIN, Walter, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [1936],
losophique. Pourtant, la philosophie semble n’avoir pas encore suffisam- trad. Pierre Klossowski revue par Walter Benjamin, présentation et introduction
ment compris combien ses catégories principales sont impliquées dans les de Jean-Maurice Monnoyer, in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, rééd. Paris,
Gallimard, 2003, p. 148 sqq.
transformations profondes que le cinéma et les média post-cinématogra- 13 MALRAUX, André, « Esquisse d’une psychologie du cinéma », in Verve, no 8, vol. 2,
phiques sont en train d’introduire dans nos vies en influençant aussi bien 1940, p. 69-73, puis, Paris, Gallimard, 1946, désormais in Écrits sur l’art, t. I, vo-
la perception et l’expression de notre rapport au monde que nos identités lume publié sous la dir. de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration d’Adrien Goetz,
personnelles et collectives. De leur côté, les réflexions autour du cinéma et, Christiane Moatti et François de Saint-Cheron, Paris, Gallimard, 2004, p. 5-16. Pour
la référence au «remarquable travail de M. Walter Benjamin », voir ibid., p. 10, note ✳.
plus généralement, autour de la culture visuelle ont effectivement entre-
14 Voir MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Les Temps
pris d’explorer les mêmes questions à partir de leur point de vue spécifique. Modernes, no 26, 1947, p. 930-947, désormais in Sens et non-sens, Paris, Gallimard,
Un dialogue et une entente réellement réciproque entre la philosophie et 1996, p. 71 et p. 74.
ces diverses réflexions, tels que ceux qui sont présentés dans les pages 15 « À la Libération, Bazin était tout désigné pour devenir Directeur des Services
Culturels [de l’IDHEC] […]. Bazin y donna des conférences et s’arrangeait pour obte-
qui suivent, pourraient donc permettre à la philosophie de problématiser
nir films et orateurs » (ANDREW, Dudley, André Bazin, Oxford, Oxford University
et de renouveler ses catégories pour les rendre plus aptes à examiner et à Press, 1978, trad. Serge Grünberg, Paris, L’Étoile, 1983, p. 91.
exprimer nos expériences actuelles. En même temps, ce dialogue et cette 16 À ce sujet, voir CARBONE, La chair des images: Merleau-Ponty entre peinture et cinéma,
entente réciproque offriraient des suggestions théoriques fécondes aux op. cit., p. 99-101.
études sur le cinéma et sur les médias post-cinématographiques. 17 DEBRAY, Régis, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris,
Gallimard, 1992, p. 131.
En un sens, la philosophie française du 20e siècle avait déjà commencé 18 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le langage indirect et les voix du silence », Les Temps
à développer un tel dialogue et à explorer les questions mentionnées Modernes, no 80, 1952, p. 2113-2144 et no 81, 1952, p. 70-94, désormais in Signes,
plus haut. On trouve en particulier dans cette philosophie une ligne de Paris, Gallimard, p. 49-104.
12 l’empreinte du visuel préface 13

par Malraux, ainsi que son idée de voir dans le passage de l’objectif au si, ni en peinture, ni même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie des
subjectif la particularité de la peinture moderne, tout en s’interrogeant civilisations ni parler de progrès, ce n’est pas que quelque destin nous retienne
sur cette même question. En y revenant plus tard dans L’œil et l’esprit, en arrière, c’est plutôt qu’en un sens la première des peintures allait jusqu’au
fond de l’avenir.23
Merleau-Ponty devait confesser qu’une telle peinture lui suggérait plutôt
« le sentiment d’une mutation dans les rapports de l’homme et de l’Être »19. C’est dans une telle perspective qu’il faut interpréter l’idée, que Merleau-
Douze ans plus tard, c’est ce même mot, « mutation », qui allait être uti- Ponty suggère à plusieurs reprises au cours de la même période, selon
lisé par Jean-François Lyotard (qui avait entre-temps pris congé de la phé- laquelle la littérature, la peinture et même le cinéma 24 – jamais absent
noménologie d’inspiration merleau-pontienne à l’intérieur de laquelle il de sa réflexion, comme on le croyait encore il y a quelques années –
s’était formé) pour traiter du même sujet : la peinture moderne comprise auraient su radicaliser leurs investigations du visuel afin d’exprimer la
comme symptôme majeur des transformations à l’œuvre dans la culture mutation ontologique contemporaine de manière bien plus décisive que
occidentale. Cependant, c’était plutôt cette fois « une véritable mutation la philosophie, celle-ci restant prisonnière de catégories de pensée qui la
du désir »20 qu’il entendait détecter et souligner dans le domaine du ci- condamnent à un « retard »25.
néma également 21 ; relançant par là une investigation que Gilles Deleuze Quelques cinquante ans après une telle évaluation – aujourd’hui –
allait développer, comme on le sait, de manière originale en engageant la « mutation dans les rapports de l’homme et de l’Être » évoquée par
avec le cinéma la confrontation la plus importante élaborée par un philo- Merleau-Ponty a connu une accélération telle qu’elle impose, à plus forte
sophe au cours des vingt dernières années du 20e siècle 22. raison, la question de savoir si la philosophie peut encore combler, ou du
On le voit, ces penseurs ont soulevé de différentes manières, parfois moins réduire, son retard. Parmi les facteurs d’une telle accélération, je
autonomes, parfois convergentes, et parfois conflictuelles, le problème mentionnais plus haut la « révolution numérique » et le développement
crucial des liens qui nouent l’historicité du visuel – en particulier le chan- incessant des technologies optiques et médiatiques. Ces facteurs ont non
gement des dispositifs optiques dominants et donc de ses modèles de seulement conféré un nouveau statut aux images qui nous entourent, et
compréhension –, la mutation du désir et l’historicité de notre conception même nous encerclent toujours davantage, mais, plus généralement, ils
de nous-mêmes dans nos rapports au monde. ont déclenché une nouvelle révolution perceptive dont nous ne pouvons en-
L’attention portée à un tel problème est évidemment inséparable de celle core mesurer que les conséquences les plus immédiates, dans la mesure
qu’on porte aux mutations historiques des arts et de la littérature. S’agissant où elle n’implique pas simplement une mutation de notre perception,
de Merleau-Ponty, cette double attention suffirait à elle seule à faire sortir sa mais préfigure aussi l’attribution, par voie technique, du statut de « sen-
pensée du cadre restreint de la phénoménologie d’obédience husserlienne tants » aux objets eux-mêmes. Si la formulation d’une telle perspective suffit
– convaincue de l’immutabilité des a priori du « monde de la vie» – où l’on à elle seule à mettre hors jeu les catégories habituelles de notre manière
a trop souvent eu tendance à l’enfermer. Par ailleurs, il est important de de penser, elle suggère aussi que la réflexion merleau-pontienne – et tout
noter que cette double attention n’expose pas non plus Merleau-Ponty à la particulièrement celle du dernier Merleau-Ponty – pourrait nous fournir
tentation de l’historicisme: si dans L’œil et l’esprit il en vient à repérer dans quelques pistes fécondes pour penser et pour dire l’envergure de telles
la peinture moderne la « mutation » ontologique mentionnée plus haut, mutations. Au fond, la définition du visuel comme « sens du spectacle, de
cela ne l’empêche pas de souligner, dans la page finale du même essai, que l’imaginaire » ne conduit-elle pas à celle – fulgurante – de la vision comme
« précession de ce qui est sur ce qu’on voit et fait voir, de ce qu’on voit et
19 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit [1961], Paris, Gallimard, 1964, p. 63.
20 LYOTARD, Jean-François, Des dispositifs pulsionnels, Paris, UGE, 1973, p. 78.
21 LYOTARD, Jean-François, « L’acinéma », Revue d’Esthétique, XXVI, 2-4, numéro spé-
cial, Cinéma: théorie, lectures, textes réunis et présentés par D. Noguez, 1973 [19782], 23 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 92.
p. 357-369, désormais in Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 53-69. 24 Voir MERLEAU-PONTY, Maurice, Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et
22 Voir DELEUZE, Gilles, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 et Cinéma 2. 1960-1961, texte établi par Stéphanie Ménasé, Paris, Gallimard, 1996, p. 391.
L’image-temps, Paris, Minuit, 1985. 25 Ibid., p. 163.
fait voir sur ce qui est »26, qu’on trouve dans L’œil et l’esprit ? À bien y réflé- La différence entre l’image et le visible
chir, ces deux définitions – en évoquant un mouvement ininterrompu
Merleau-Ponty et la théorie de l’image des médias contemporains1
d’anticipation réciproque entre le monde visible et le regard déjà peuplé
d’images que nous lui adressons – suffisent à nous suggérer ce que signi- Oliver Fahle
fie aujourd’hui, dans ses multiples implications, l’empreinte du visuel.

Mauro Carbone
EA 4187 Institut de Recherches Philosophiques de Lyon,
Membre senior de l’Institut Universitaire de France

Remarques préliminaires
Contrairement à la majorité des contributeurs de ce volume, je suis tout
d’abord chercheur en médias, et non pas philosophe. Cela ne veut pas
dire que la philosophie occupe une place secondaire. À vrai dire, la philo-
sophie se trouve au centre de mon travail, au même titre que les médias
visuels auxquels je me consacre, à savoir : le cinéma et la télévision.
Mais ce qui m’intéresse dans la philosophie, c’est le rapport qu’elle
entretient avec les médias. Non pas la façon dont les médias traitent des
thèmes philosophiques, mais plutôt la façon dont les médias mettent
eux-mêmes en place des processus de pensée qui ne sont pas pensables
autrement qu’à travers les médias.
Ce qui me préoccupe, ce n’est donc pas une philosophie des médias
mais ce que l’on pourrait appeler une philosophie médiatique.
Une deuxième remarque préliminaire concerne la différence entre l’art
et les médias. Le terme de média n’englobe pas seulement les arts comme
la peinture, la vidéo, la photographie et le cinéma, mais aussi les médias
de masse comme la télévision. Et non pas seulement dans la mesure où
ces derniers sont «artistiques » ou intègrent l’art dans leur programme,
mais aussi et en premier lieu quand ils – les médias de masse – ne sont
pas artistiques, mais au contraire populaires ou quotidiens. Une phi-
losophie médiatique n’a pas le droit de reculer devant les images des

1 Ceci est une version modifiée et élargit de ma publication: « Das Bild und das
26 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 87. J’ai réfléchi sur cette définition dans Sichtbare. Eine Bildtheorie des Fernsehens», in FAHLE, Oliver et ENGELL Lorenz
mon livre La chair des images : Merleau-Ponty entre peinture et cinéma, op. cit., en (éds), Philosophie des Fernsehens, München, Fink, 2006. Avec l’autorisation aimable
particulier p. 116 sqq. de Fink-Verlag.
16 l’empreinte du visuel la différence entre l’image et le visible 17

médias de masse. D’après moi, c’est justement dans ces images-là qu’elle contact » avec d’autres pensées qui constitue, en dépit de son caractère
doit rechercher dans quelle mesure elles sont l’expression de processus inachevé, la plénitude d’une pensée.
médiatiques de la pensée.
Ce qui m’importe ici, c’est que le regard que je porte sur les médias
visuels ne s’arrête pas à chaque média mais mette, au contraire, en pers- Le classique et la modernité
pective l’image comme grandeur transmédiatique et évolutive. Quelle La différence entre l’image et le visible n’est pas un fait mais une construc-
sorte d’image produisent les médias visuels et comment cette image tion des médias visuels modernes. J’aimerais expliciter cela en prenant
évolue-t-elle dans le contexte de chaque média, celui de la peinture, de la l’exemple de l’évolution de la télévision. Les historiens de la télévision
photographie, du cinéma, de la vidéo et de la télévision ? Ma thèse, c’est ont constaté qu’un changement s’est produit dans la télévision au début
qu’au regard des médias visuels de la modernité, l’image en tant qu’ordre des années 1980, un phénomène auquel on a attribué différents noms.
de grandeur absolu de ce que nous avons jusque-là appelé «image » ne Ainsi, John Caldwell, théoricien de la télévision, parle d’un passage de la
fait plus le poids. Pour pouvoir faire sens, il faut introduire le terme du télévision-degré-zéro à la télévision-stylisée 2 ; Umberto Eco 3, et plus tard,
visible. Et j’aimerais démontrer par la suite comment les médias visuels Francesco Casetti et Roger Odin 4 instaurèrent de leur côté les termes de
modernes nous obligent à penser le visible. Il faut noter ici que le visible paléo- et néo-télévision. Pour mon compte, j’aime à parler du passage de
n’est pas la même chose que la visibilité ou le visuel. Mon argument prin- la télévision classique à la télévision moderne. Pour beaucoup d’auteurs,
cipal est donc le suivant : nous ne pouvons saisir la visualité du monde cela fait référence à des évolutions comme la multiplication et la privatisa-
dans le présent qu’en faisant la différence entre l’image et le visible, et tion croissante des chaînes, la fin du service publique classique, la fin du
cette différenciation, ce sont les médias visuels modernes qui nous ont programme structuré au profit d’une transmission en boucle, 24 heures
appris à la penser. sur 24, du flux, mais aussi la métamorphose de l’espace éducatif que
Qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec Merleau-Ponty ? Il se trouve la télévision publique classique était censée constituer en un espace de
que c’est Merleau-Ponty qui fut l’un des premiers à reconnaître cela et l’événement et du spectacle du présent. Dans le domaine de l’esthétique,
qui lui a donné un langage. Ce fait, il l’a à la fois reconnu et méconnu. Il le changement est avant tout visible dans une nouvelle esthétique de
a reconnu, et je n’ai pas peur de dire qu’il a même ressenti, que la visua- l’image : avec l’essor du clip-vidéo, les nouvelles esthétiques des séries (on
lité moderne, telle qu’on la trouve chez Cézanne mais aussi au cinéma, peut prendre ici l’exemple de la série Deux flics à Miami) et les nouvelles
nécessite une nouvelle ontologie. Il n’a cependant pas osé, ou alors très techniques vidéo de la télévision en direct, on peut dire que ce qui se passe
timidement, le développer au-delà des médias de l’art classique, au-delà à l’écran a profondément changé depuis les années 1980.
de la peinture. Il a toutefois mis au jour un nouveau terme de l’image Contrairement à ceux qui ne voient dans ces nouvelles possibilités
et établi la différence entre l’image et le visible. La puissance de cette techniques qu’une machine à sensation, Francesco Casetti et Roger
différenciation ne pourra être mise en évidence qu’à la suite d’une étude Odin considèrent le passage de la paléo- à la néo-télévision comme une
précise de l’évolution des médias visuels modernes. J’aimerais, dans les nouvelle étape de l’esthétique visuelle. Dans la paléo-télévision, l’image
pages qui suivent, affûter mon regard à cette fin. était une grandeur définissable d’un point de vue sémiotique, narratif ou
Dernière remarque préliminaire : on a souvent souligné le malheur iconographique. Dans la néo-télévision, l’image se transforme de plus
qu’a représenté la mort de Merleau-Ponty, survenue trop tôt. Son œuvre,
en particulier ses derniers écrits, demeurant alors inachevés, des frag- 2 CALDWELL, John, Televisuality. Style, Crisis and Authority in American Television,
ments. Mais qu’est-ce que cela veut dire, inachevé ? La pensée de Merleau- New Jersey, Rutgers-University Press, 1995, surtout chapitre 1 : « The Part of the
Ponty a toujours été une pensée-fleuve, et n’aurait jamais pu être achevée. Image ».
3 ECO, Umberto, « TV, la transparence perdue », in Eco, La guerre du faux, Paris, Le
Cela nous invite à remonter les rapides de sa pensée et à la rapprocher livre de poche, 1985, p. 196-220.
d’autres évolutions, qu’elles soient d’ordre philosophique, psychologique 4 CASETTI, Francesco et ODIN, Roger, « De la paléo- à la néotélévision. Approche
ou propres à la théorie de l’art ou des médias. C’est le fait de demeurer « en semio-pragmatique », Communications, no 51, 1990, p. 9-26.
18 l’empreinte du visuel la différence entre l’image et le visible 19

en plus en ce que les auteurs appellent une méta-image. Ils prennent en permanence. Dans la néo-télévision, le tout, la représentation, n’est
l’exemple du clip-vidéo pour expliciter ce concept. Dans le format du plus dérangée ou perturbée par un élément extérieur ; la représentation
clip, une succession d’images s’assimile de plus en plus à la juxtaposi- est dérangée d’entrée, perturbée en soi. Dans la néo-télévision, les images
tion de fragments visuels pratiquement dénués de contexte sémiotique ne sont plus des images à strictement parler étant donné qu’elles se dé-
ou sémantique. Cela signifie que le rapport entre les images n’est plus passent et se surpassent en permanence. C’est à ce titre que Markus
fondé sur leur différence mais sur une indifférence réciproque, si l’on Stauff et Ralf Adelmann parlent, à propos de la télévision contemporaine,
veut. Ce ne sont plus des images mais des méta-images. Casetti et Odin non plus d’image mais désignent la re-visualisation et le picture effect
empruntent le terme de méta-image à Christian Metz. Ce dernier s’était comme références déterminantes :
demandé comment désigner l’insertion d’un élément extérieur dans une
chaîne visuelle narrative, diégétique et sémantique. La méta-image dé- Le terme de picture effect indique que le travail de stylisation conduit à la visibilité
et à la réflexion des images. Alors que réalité et fiction (ou diégèse) fonctionnent
signe cette interruption par une image venant de l’extérieur, autrement dit
comme modes de perception et de référence, il n’existe plus, à la télévision, que
un commentaire, comme on l’utilise beaucoup dans le cinéma moderne. des images rendues visibles ou plutôt – du fait qu’il n’y a justement plus d’image
Il s’agit donc d’images ayant si peu de rapport avec le reste des images mais uniquement des procédés de visualisation – des textures superficielles, des
qu’elles ne sont pas localisables. Dans la néo-télévision, l’insert devient écrans modelables et des formes esthétiques. À travers des retouches techniques
la règle. Il n’y a plus du tout de suite d’images susceptible d’être inter- et stylistiques, les visualisations acquièrent ce que l’on a toujours refusé d’accorder
rompue. Il n’y a plus que des inserts. La méta-image devient pour ainsi à la télévision : la matérialité, la spatialité, la brillance et une subtile différencia-
dire une image généralisée. La mise-en-phase énergétique désigne chez tion. Les écrans se superposent et se meuvent dans les profondeurs du champ
visuel. Des zones de texte à moitié transparentes se fondent à d’autres images,
Casetti et Odin le caractère processuel de cette transformation 5.
les surfaces colorées ont des reflets métalliques, etc. Il ne s’agit en aucun cas de
Le terme de méta-image désigne donc un état nouveau de l’image de gadgets esthétiques mais de charnières décisives dans les processus médiatiques
plus en plus visible à compter des années 1980. Ce terme englobe les de circulation.6
déformations techniques de l’image que l’on peut observer aujourd’hui en
permanence sur les chaînes musicales, dans les formats narratifs et ceux La télévision est donc absolument visuelle, mais n’est plus entièrement
du direct. Ce sont aussi les strates multimédiatiques d’images issues des constituée d’images, car l’image est a priori en perpétuel dépassement
différentes chaînes d’information où plusieurs niveaux d’information, d’elle-même, toujours en train de renvoyer au-delà d’elle-même. Elle ren-
d’image et d’aspect graphique se superposent. Cela inclut aussi la télé- voie au visible dont chaque image est issue et dont chaque image fait
commande qui pratique l’insertion permanente d’inserts. partie. On doit donc compléter le concept d’image par celui du visible.
L’analyse de Casetti et Odin est pertinente. Ils décrivent sans aucun C’est du moins ma proposition. La télévision des années 1980 thématise
doute une tendance frappante de l’esthétique visuelle de la télévision et rejoint la différenciation de l’image et du visible. Cependant, ce n’est
à compter des années 1980. Mais si on regarde la méta-image de plus pas à la télévision qu’elle fait surface pour la première fois, mais dans le
près, on s’aperçoit rapidement que cette terminologie, cette notion, ne contexte de l’élargissement du concept d’image qui se met en place avec
se suffit pas à elle-même. Le concept de l’insert que Casseti et Odin ont l’image moderne au 19e siècle. La télévision fait donc partie d’un mouve-
emprunté à Metz n’arrive plus, dans le cas de la télévision, à convaincre ment médiatique visuel: mouvement qu’elle prolonge, d’un côté, et auquel
comme avant. Pour la simple raison que l’insert a toujours supposé un elle donne aussi, d’un autre coté, une forme particulière. La télévision
tout, un ensemble qui fonctionne. L’insert constitue une méta-image dans procède à la différenciation de l’image et du visible exigée par les médias
la mesure où il fait irruption dans un contexte, un cadre préexistant. visuels modernes. C’est Merleau-Ponty qui fut le premier à reconnaître la
Cette forme de la représentation, qu’elle soit narrative ou diégétique,
n’est plus assimilable à une succession d’images se dé-contextualisant 6 ADELMANN, Ralf et STAUFF, Markus, «Ästhetiken der Re-Visualisierung. Zur Selbst-
stilisierung des Fernsehens» in FAHLE et ENGELL (éds), Philosophie des Fernsehens,
5 Ibid. op. cit., p. 65.
20 l’empreinte du visuel la différence entre l’image et le visible 21

nécessité de cette différenciation. Et c’est pour cette raison qu’il se trouve la peinture ou de l’image cinématographique pour illustrer sa théorie
à la base de la réflexion philosophique sur les médias visuels modernes. philosophique. Sans la peinture, il n’aurait tout simplement pas pu par-
Nous pouvons donc désormais apporter une réponse plus précise aux venir à ses thèses.
questions suivantes: qu’est-ce que l’image et qu’est-ce que le visible ? On s’en aperçoit clairement dans son texte sur Paul Cézanne. D’après
Merleau-Ponty, Cézanne porte exactement à l’image l’oscillation entre
image et visible. D’un côté, ses images sont encore figuratives et stables,
L’image et le visible grâce à l’accord des lignes, différant ainsi des Impressionnistes. D’un
C’est à Merleau-Ponty que l’on doit la différence entre l’image et le autre côté, ses peintures semblent déjà déstabilisées comme s’il s’agissait
visible – même s’il ne l’a pas formulée de la façon dont je le fais ici. de clichés instantanés, d’images prises sur le vif. On le voit à la légère
J’aimerais développer davantage cette différenciation, afin de la rendre vibration de la couleur, aux perspectives légèrement décalées qui, d’après
plus enrichissante pour la pensée des médias visuels. Merleau-Ponty re- Merleau-Ponty, présentent l’image comme l’élément d’un visible qui l’en-
connaît que l’image en tant qu’unique ordre de grandeur du monde visuel globe. Je cite Merleau-Ponty :
ne suffit plus. L’image est en effet la manifestation d’une vision – et donc
Il [Cézanne] ne veut pas séparer les choses fixes qui apparaissent sous notre regard
d’un visible – qui se manifeste toujours dans les choses ou la matière et leur manière fuyante d’apparaître, il veut peindre la matière en train de se
même. Cela signifie que l’image est, pour ainsi dire, toujours prise, encas- donner forme, l’ordre naissant par une organisation spontanée. Il ne met pas
trée dans une visibilité qui l’englobe. Autrement dit: l’image et le visible se la coupure entre « les sens » et « l’intelligence », mais entre l’ordre spontané des
situent dans un rapport d’échange très étroit ; il est impossible de penser choses perçues et l’ordre humain des idées et des sciences. […] C’est ce monde
l’une sans l’autre. Merleau-Ponty formule, dans Le visible et l’invisible, les primordial que Cézanne a voulu peindre, et voilà pourquoi ses tableaux donnent
belles phrases suivantes : l’impression de la nature à son origine, tandis que les photographies des mêmes
paysages suggèrent les travaux des hommes, leurs commodités, leur présence
Le visible autour de nous semble reposer en lui-même. C’est comme si notre imminente.9
vision se formait en son cœur, ou comme s’il y avait de lui à nous une accointance
aussi étroite que celle de la mer et de la plage.7
Le monde primordial, c’est le monde où l’image fabriquée par l’homme et
l’ordre naturel de l’univers ne sont pas encore séparés, mais entretiennent
On peut ici identifier la vision, c’est-à-dire le regard focalisé et encadré, au contraire un rapport tendu. Et la position de Cézanne n’est pas due au
à l’image. Le visible, au contraire, constitue l’espace autour, le mou- hasard. C’est une importante phase de rupture dans notre appréhension
vement transversal qui participe à la naissance de chaque vision. Le de l’image qu’il documente ici. Il réunit deux conceptions du visuel. D’un
visible est – non sans nous rappeler la différence ontologique chez côté, la conception classique dans laquelle l’image est figurative, spatiale
Heidegger – présent dans chaque image et figure, à la fois, cet hori- et délimitée. D’un autre côté, la conception moderne dans laquelle l’image
zon qui recule et nous échappe en permanence. Ce qui est intéressant, est non-figurative, temporelle et illimitée. Avant Cézanne, l’image était
c’est que Merleau-Ponty ne fait pas que « visualiser » son ontologie mais l’ordre de grandeur dominant. L’image intégrait le visible dans l’image
qu’il y parvient, au contraire, uniquement en dérivant de l’analyse des en tant que son propre dehors, et le délimitait donc, l’encadrait, au sens
médias visuels, et de la peinture en particulier. Merleau-Ponty serait, visuel comme au sens du terme. Après Cézanne, notamment dans les
du point de vue actuel, un philosophe des médias 8. Il ne se sert pas de différents courants de l’art abstrait, la structure multiple du visible fait
elle-même partie de la représentation. Cézanne se situe donc à un point
7 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris, charnière de la peinture moderne mais aussi de l’évolution de l’image. De
Gallimard, 1964, p. 173. ce point de vue, on peut envisager une nouvelle façon de définir l’image
8 Voir aussi : CARBONE, Mauro, La chair des images. Merleau-Ponty entre peinture et
cinéma, Paris,Vrin, 2011. FAHLE, Oliver, « La visibilité du monde. Deleuze, Merleau-
Ponty et le cinéma», in BEAULIEU, Alain (éd.), Gilles Deleuze. Héritage philosophique, 9 MERLEAU-PONTY, Maurice , « Le doute de Cézanne » in Sens et non-sens, Paris,
Paris, PUF, 2005, p. 123-143. Gallimard, 1996.
22 l’empreinte du visuel la différence entre l’image et le visible 23

et le visible, une définition plus précise du point de vue de la philosophie du dehors de Blanchot, c’est un acte d’autodépassement de soi. Le visible
médiatique et qui pourrait rendre compte de l’évolution de l’image en rappelle à l’image qu’elle n’est que le nœud éphémère d’un multiple
s’appuyant sur les médias visuels modernes. En reprenant cette distinc- réseau de constellations visibles.
tion de Merleau-Ponty, on peut encore une fois se reposer la question : La pensée du dehors a, comme on le sait, occupé une place impor-
qu’est-ce que l’image et qu’est-ce que le visible ? tante chez Michel Foucault. Il n’est pas surprenant que ce dernier se soit
Une image est un visuel cadré et composé, elle occupe un lieu histo- intéressé aux actes de dépassement de l’image, également dans le cadre
rique et médiatique défini. C’est une documentation et une représenta- de la peinture moderne. Se référant aux tableaux de Manet, il souligne
tion, localisable en terme d’espace et de temps. C’est une condensation l’importance que prend soudain la construction de l’invisible par rapport
du visible, elle se forme en étroite corrélation avec le dicible. Le visible à celle du visible. Au sujet de La serveuse de bocks (1879), il écrit :
est, au contraire, multiple et variable, il constitue un champ du possible
[…] eh bien Manet, dans cette seconde version, a coupé le spectacle de telle manière
et du simultané, c’est le champ duquel sortent les images et auquel elles
qu’il n’y ait en quelque sorte rien à voir, que le tableau, ça soit des regards tour-
retourneront peut-être. Le visible, c’est le dehors de l’image moderne. nés vers l’invisible, de sorte que la toile ne dit au fond que l’invisible, ne montre
Le visible comme dehors de l’image moderne est un aspect que que l’invisible et ne fait qu’indiquer par la direction des regards opposés quelque
j’aimerais approfondir, car il me semble être essentiellement marqué chose qui est forcément invisible, puisque ceci est en avant de la toile et que ce
par l’influence de Merleau-Ponty et en même temps nous introduire au qui est regardé par celui-là au contraire est en arrière de la toile. De part et d’autre
plus profond des opérations de l’image moderne. Par faute de temps, de la toile, vous avez deux spectacles qui sont regardés par les deux personnages
je renoncerai au concept du « dehors » tel qu’il apparaît chez Maurice mais la toile au fond, au lieu de montrer ce qu’il y a à voir, le cache et le dérobe.
La surface avec ses deux faces, recto verso, n’est pas un lieu où se manifeste une
Blanchot, Michel Foucault et Gilles Deleuze 10 et passerai directement
visibilité ; c’est le lieu qui assure, au contraire, l’invisibilité de ce qui est regardé
à la description de la fonction qu’il occupe dans l’approche moderne
par les personnages qui sont dans le plan de la toile.11
de l’image. La différenciation de l’image et du visible prend une impor-
tance historique et théorique au moment précis où l’image thématise son L’invisible dans l’image moderne ne correspond donc pas simplement
propre dehors et n’est alors uniquement pensable dans son rapport à ce à ce que l’image moderne exclut, mais aussi à ce qu’elle inclut. Car si
dehors. Toutefois, il ne s’agit pas de n’importe quel dehors, d’un monde l’invisible agit bien, d’une part, au-delà d’une limite que la peinture ne
extérieur par exemple. Il s’agit tout précisément du dehors de l’image peut atteindre, c’est, d’autre part, par la peinture qu’il est créé. L’invisible
même. Cette réflexion du dehors a essentiellement lieu à l’époque de constitue donc une catégorie déterminante de l’image qui se manifeste
la modernité et constitue ainsi un critère de classement de l’image. principalement dans les médias modernes. Il n’est donc pas étonnant
L’image n’est plus un domaine refermé sur lui-même. On reconnaît que, depuis l’iconic ou pictorial turn, soit à partir de 1995 environ, la théo-
cela notamment chez Claude Monet, dans la mise en avant, la réflexion rie de l’image mette en avant le rôle essentiel que joue l’invisible dans la
du cadre, dans les jeux de regards, les imbrications internes de l’image, détermination de l’image et qu’elle renvoie pratiquement toujours de fa-
dans l’expérience de la contingence et les séries d’image. Et cela nous çon explicite à Merleau-Ponty. Penser l’image, c’est partir parfois de l’indé-
montre qu’on ne peut plus interpréter l’image sans le visible variable et terminable (chez Gottfried Böhm)12, parfois de la négation (selon Georges
difforme auquel elle renvoie. L’image est donc traversée par un visible Didi-Huberman)13, parfois de l’absence (d’après Jean-Luc Nancy)14. C’est
qui la dépasse. Et pourtant, l’image est une partie du visible. Cela signifie ainsi que semble opérer l’image moderne : toujours partir du fait que ce
que le visible est donc à la fois dans l’image et en dehors de l’image, qu’il qu’elle inclut renvoie à ce qu’elle exclut, et inversement.
est à la fois présent et absent de l’image. Conformément aux définitions
11 FOUCAULT, Michel, La peinture de Manet, Paris, Seuil, 2004, p. 33-34.
10 On trouve un développement du «dehors » à travers ces auteurs dans mon texte : 12 BÖHM, Gottfried, Wie Bilder Sinn erzeugen. Die Macht des Zeigens, Berlin, Berlin
« Das Außen als mediales Konzept der Moderne ? », in NAGUSCHEWSKI, Dirk et University Press, 2008.
SCHRADER, Sabine (éds), Kontakte, Konvergenzen, Konkurrenzen. Film und Literatur 13 DIDI-HUBERMAN, Georges, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990.
in Frankreich und frankophonen Ländern, Marburg, Schüren, 2009, p. 49-60. 14 NANCY, Jean-Luc, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003.
24 l’empreinte du visuel la différence entre l’image et le visible 25

Pour dépasser les prises de position ici décrites, pour aller plus loin au visible que la peinture moderne a soulevé ne demeure pas stable – ce
que Merleau-Ponty, il n’y a plus que deux pas à faire. Le premier est caté- serait du moins ma thèse –, mais se voit plutôt soumis à une évolu-
goriel, le second médiatico-historique et médiatico-théorique. tion guidée par les différents médias visuels. Cette évolution est retracée
dans un modèle graphique (voir graphique) censé mettre en évidence les
étapes déterminantes de cette évolution.
De l’invisible au visible
Passons d’abord à l’étape catégorielle. Merleau-Ponty, Foucault, Didi-
Huberman, Böhm, Nancy et d’autres soulignent l’importance de l’invi- Les temps modernes
sible. L’image – nous venons de le voir – renvoie, en particulier à l’époque (15e – 18e siècles)
de la modernité, à ses propres limites, à un au-delà de l’image. Ma thèse – et
c’est ce qu’ont déjà montré les deux pôles de la peinture moderne et de Modernité
la néo-télévision – est alors la suivante : cet invisible en question est en – Peinture moderne
– Photographie
vérité le visible exclu, c’est-à-dire tout ce qui peut potentiellement devenir
visible. Je parle donc du visible car ce qui est constitutivement exclu de
l’image, l’invisible donc, fait partie du monde visible qui pourrait entrer
dans l’image. Cela revient à dire que l’invisible est en fait une partie du Cinéma
visible, du monde visible que l’image découpe en visible et invisible. C’est
seulement à travers certaines opérations de l’image, tels le cadre, la com- Image

position, le découpage, l’éclairage, la focalisation, etc. que s’opère une cou- Télévision Visible
pure dans le visible. Cette coupure sépare le visible (réel) situé dans l’image
du visible (virtuel) situé en dehors de l’image.
Il faudrait désormais s’interroger : N’est-ce pas ce que font toutes les Je fais ici d’une part la différence entre le concept d’image des Temps mo-
images depuis tout temps ? La réponse est non. Car c’est l’image moderne dernes et celui de la modernité, et d’autre part, la différence entre les diffé-
qui, la première, exprime un visible qui aurait aussi bien pu être placé à rents médias de la modernité. Entre le 15e et le 18e siècle, le média principal
un autre endroit de l’image et d’une façon différente. L’image classique, est la peinture, et dans l’image de cette époque, le visible comme dehors de
la représentation classique, a toujours, à sa manière, retenu le visible l’image n’existe pas. Tout ce qui est visible se situe dans l’image. La perspec-
dans l’image. Elle a toujours imposé au visible ses propres règles. Dans la tive centrale, la camera obscura et la peinture de genre, déjà évoquée, sont
peinture, c’étaient les règles du genre. Ne pouvait être porté à l’image rien paradigmatiques de cette forme de représentation. Autrement dit: l’image
d’autre que paysage, scène historique, portrait, nature morte, etc. L’image n’invoque aucun invisible. L’invisible reste définitivement exclu. La moder-
moderne atteint quant à elle un tout nouveau statut onto-médiatique dans nité voit quant à elle entrer le dehors dans l’image – comme nous l’avons
la mesure où elle apparaît à l’image sur fond d’un visible qui l’englobe. déjà vu. Je mets ici la photographie et la peinture moderne dans le même
L’image est un dépassement constant vers un visible lointain, indéfini, panier car elles font toutes les deux parties du dispositif de l’image fixe et
invisible et pourtant définitivement présent. Pour rendre compte des exi- thématisent aussi le dehors. On le voit bien: elles font entrer la contingence
gences de l’image moderne, je passerai du chiasme opposant visible et dans la représentation, voire au sein du dispositif, et attirent de la sorte l’at-
invisible, décrit par Merleau-Ponty et développé par l’actuelle philosophie tention sur le caractère hasardeux, arbitraire de leur propre structure spa-
de l’image, au chiasme qui oppose image et visible. tiale et temporelle. La photographie fait apparaître particulièrement claire-
Cela se justifie d’un point de vue médiatico-historique. Depuis que la ment la signification du visible. En effet, les photographies sont, en quelque
peinture moderne a ouvert ce champ, les médias visuels travaillent à une sorte, toujours arrachées au monde visible. Il n’existe pas de photogra-
mise en relation croissante de l’image et du visible. Le rapport de l’image phie où l’image ne se rapporte pas au visible situé en dehors d’elle-même.
26 l’empreinte du visuel

On pourrait déclarer que la photographie et la peinture moderne ont Voir et toucher


découvert le hors-champ mais que le cinéma sera le premier à en faire
L’optique, l’haptique et le visuel chez Merleau-Ponty
un concept esthétique.
Le cinéma dépasse la photographie dans la mesure où son image est Pierre Rodrigo
une image-mouvement et non plus une image fixe. Le mouvement est
inhérent à l’image cinématographique qui renvoie toujours à un visible
qui la surpasse 15. Le hors-champ et les opérations du montage, du mou-
vement de la caméra et du décadrage constituent peut-être la catégorie
esthétique la plus importante de l’image moderne. Le cinéma classique
s’efforce lui de clôturer l’image et d’éviter toute surproduction du visible.
L’échange entre visible et image devient lui-même tout un programme
esthétique.
C’est ce que la célèbre phrase de Godard souligne avec pertinence :
« Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image. » Pas une image
vraie, mais seulement une possibilité, pas seulement une image, mais
aussi du visible. La télévision (et aussi l’image-vidéo) constitue le point On sait que la philosophie de Maurice Merleau-Ponty a considérablement
final provisoire de cet enchevêtrement d’image et de visible. L’image, évolué entre La structure du comportement, parue en 1942, et les dernières
on ne peut plus en parler qu’en terme de formes d’approches. Ce n’est notes de travail du Visible et l’invisible, rédigées en 1960-1961. Sur le plan
plus qu’une grandeur asymptotique qui ne se manifeste presque plus, ontologique elle est passée, par le biais d’une autocritique amorcée au
comme nous l’avons observé au début, à l’aide de quelques exemples sur lendemain de la publication de la Phénoménologie de la perception, d’une
la néo-télévision. L’échange entre image et visible est devenu tellement méditation sur le corps propre et sur la conscience incarnée, qui était
immédiat qu’on ne peut plus les différencier que d’un point de vue théo- encore tributaire du dualisme ontologique qu’elle cherchait à dépasser,
rique et que cette différence n’est plus vérifiable auprès de l’objet concret. à une réflexion profondément différente sur le statut de la chair comme
L’image télévisée perd ses limites, sa non-délimitation va encore plus loin «élément » de l’être, et sur l’être lui-même en tant que «vraie négativité »,
que celle de l’image cinématographique. En bref, l’image et le visible ne « être de déflation », ou encore Wesen au sens verbal de ce terme. Merleau-
sont plus des catégories de l’être mais du devenir. Quand Merleau-Ponty Ponty en est ainsi venu à déterminer l’être, non plus comme être déter-
parle, dans L’œil et l’esprit, de la visualité moderne comme du « tissu du miné, essence ou «noyau dur » de ce qui est, mais comme rayonnement
monde », il anticipe déjà l’évolution des médias visuels, même si c’est une d’horizons intérieurs et extérieurs d’où proviennent et les sujets et les
chose qu’il n’a pas franchement reconnue. Il s’en est tenu au média de la objets, compris comme «rayons de monde ». Ce mouvement d’ensemble
peinture, un média établi, et s’est peu intéressé aux images animées. Cela manifeste un rejet de plus en plus clair du dualisme des substances au
n’enlève cependant rien au fait qu’il a donné au changement esthétique et profit du monisme de « l’être brut » ou de « l’être sauvage ».
épistémologique entraîné par les médias visuels un premier fondement Cependant, au sein de ce mouvement une remarquable constance
philosophique qui a, aujourd’hui encore, de fortes répercussions. peut être repérée (du moins en première approche, car nous verrons
que les choses sont plus complexes). Cette constance est celle qui, de la
Phénoménologie de la perception au Visible et l’invisible et à L’œil et l’esprit, a
conduit Merleau-Ponty à admettre que voir c’est finalement comme palper
du regard. D’un bout à l’autre de l’évolution de la pensée de Merleau-
15 Voir, entre autres, SCHEFER, Jean-Louis, Du monde et des mouvements des images, Ponty, le privilège qu’il semble avoir accordé au visible et à la vision par
Paris, Cahiers du cinéma livres, 1997. rapport aux autres dimensions de l’expérience sensible, parmi lesquelles
28 l’empreinte du visuel voir et toucher 29

le toucher, a donc été comme doublé d’une conception finalement plus On comprend dès lors l’usage que fait Merleau-Ponty, dans ce chapitre de
haptique qu’optique de la vision. Je justifierai plus bas le recours que je fais la Phénoménologie de la perception, du thème claudélien de la «co-naissance»
ici aux catégories d’« haptique » et d’«optique » dues à l’historien de l’art réciproque du sujet corporel percevant et du monde perçu par lui: c’est que
Aloïs Riegl, il suffit pour l’instant de se souvenir qu’attribuer un caractère ce thème déclasse par principe, et prive de pertinence épistémologique,
« haptique » à la vision c’est considérer que l’œil voyant va en quelque sorte les raisonnements qui ont été développés dans la tradition philosophique
toucher activement ce qu’il voit et que la vision est par conséquent avant autour de problèmes tels que celui de l’aveugle-né de Molineux, pour savoir
tout un mouvement et non une contemplation passive – comme le suggère si le champ tactile a, ou non, plus d’ampleur que le champ visuel. Au bout
une conception plus strictement «optique » de l’expérience du visible. du compte, le thème de la «co-naissance» conduit Merleau-Ponty à soutenir
Une telle interprétation du rapport qui s’établit entre l’œil voyant et que «la sensation est à la lettre une communion»3, ou une « coexistence»4,
la chose visible, en termes de palpation par le regard, est explicite dans et qu’il est erroné de la démembrer en domaines partiels juxtaposés hété-
le chapitre consacré au « sentir » qui ouvre la deuxième partie de la rogènes les uns aux autres. La palpation par le regard – c’est-à-dire, dans les
Phénoménologie de la perception. Pour mieux situer ce chapitre de l’ouvrage termes de Riegl, la fonction «haptique» de la vision – est donc convoquée ici
de 1945, je rappelle que son but est de réfuter simultanément l’intellectua- pour mieux cerner notre ouverture corporelle d’ensemble au monde, pour autant
lisme et l’objectivisme, en réhabilitant l’expérience perceptive et en mon- que cette ouverture se manifeste par des attitudes et des mouvements synes-
trant que la logique de cette expérience n’est pas celle de la juxtaposition thésiques et non par une réflexion synthétique opérée par la conscience 5.
de nos cinq sens (ce qui est le présupposé commun aux thèses objectiviste Si nous nous reportons à présent aux arguments développés plus tard
et intellectualiste), mais qu’à l’inverse « la perception synesthésique est dans Le visible et l’invisible, et en particulier dans le dernier chapitre rédigé
la règle », en sorte qu’«on voit le poids d’un bloc de fonte qui s’enfonce de ce texte, celui qui s’intitule « l’entrelacs – Le chiasme », non seulement
dans le sable, la fluidité de l’eau, la viscosité du sirop »1. D’ailleurs, ajoute nous y retrouvons le thème de la palpation par le regard, mais encore,
Merleau-Ponty, même si l’on en reste au simple niveau de l’analyse par- nous le retrouvons comme amplifié. C’est en effet au niveau directement
tielle des réactions d’un sujet aux couleurs seules, on se rend compte ontologique que ce thème intervient maintenant, car il est mis au service
que leur signification motrice implique déjà l’existence d’une certaine d’une argumentation qui, pour citer Merleau-Ponty lui-même, veut « tout
atmosphère d’ensemble, ou, écrit-il encore, d’un « montage général » qui reprendre » et, pour ce faire, est appelée à
harmonise le sujet voyant au monde tout entier, au lieu de le mettre sim-
plement en rapport avec des qualités optiques de choses : rejeter les instruments que la réflexion et l’intuition se sont donnés, [à] s’installer
en un lieu où elles ne se distinguent pas encore, dans des expériences qui n’aient
La signification motrice des couleurs ne se comprend que si elles cessent d’être pas encore été « travaillées», qui nous offrent tout à la fois, pêle-mêle, et le « sujet»
des états fermés sur eux-mêmes [hypothèse objectiviste] ou des qualités indes- et « l’objet», et l’existence et l’essence.6
criptibles offertes à la constatation d’un sujet pensant [hypothèse inverse de type
intellectualiste], si elles atteignent en moi un certain montage général par lequel je Dans ce contexte ontologique nouveau, qui est clairement celui d’une
suis adapté au monde, si elles m’invitent à une nouvelle manière de l’évaluer, et si refondation radicale de la phénoménologie et, plus généralement encore,
d’autre part la motricité cesse d’être la simple conscience de mes changements de de toute la philosophie, le premier résultat obtenu est celui-ci :
lieu présents ou prochains pour devenir la fonction qui à chaque moment établit
mes étalons de grandeur, l’amplitude variable de mon être au monde. Le bleu est 3 Ibid., p. 246.
ce qui sollicite de moi une certaine manière de regarder, ce qui se laisse palper par 4 Ibid., p. 247.
5 Voir ibid., p. 160-161 : « La conscience est originairement non pas un “je pense
un mouvement défini de mon regard.2
que”, mais un “je peux” » (avec référence en note à Husserl) ; et « la conscience
est l’être à la chose par l’intermédiaire du corps ». Voir sur ces points les analyses
profondes de Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000,
1 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 165-169.
p. 265. 6 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris,
2 Ibid., p. 243, je souligne. Gallimard, 1964, p. 172.
30 l’empreinte du visuel voir et toucher 31

Ce qu’il y a donc, ce ne sont pas des choses identiques à elles-mêmes qui, par tactile » s’ajouterait mystérieusement aux qualités optiques des choses,
après, s’offriraient au voyant, et ce n’est pas un voyant, vide d’abord, qui, par après, comme c’est, en revanche, le cas dans la théorie esthétique de Bernard
s’ouvrirait à elles, mais quelque chose dont nous ne saurions être plus près qu’en le Berenson – qui insistait pour sa part sur les « valeurs tactiles » qui se-
palpant du regard, des choses que nous ne saurions rêver de voir « toutes nues»,
raient caractéristiques de la peinture italienne de la Renaissance 10. Pour
parce que le regard même les enveloppe, les habille de sa chair.7
reprendre une formule suggestive de Merleau-Ponty, en parlant de pal-
Non seulement donc, Merleau-Ponty réaffirme ici que voir c’est palper du pation par le regard, en passant de la vision au toucher, on ne procède en
regard, ou, comme il l’écrit juste après le texte que je viens de citer, que fait à aucun « trafic occulte de la métaphore »11 ; on recueille bien plutôt
« la vision est palpation par le regard »8, mais cette thèse constitue le fer le témoignage d’un mode d’être au monde plus originaire que celui que
de lance de sa critique de l’ontologie substantialiste et de la promotion de présuppose le découpage théorique usuel des cinq sens. C’est pourquoi
« l’endo-ontologie » qui en est l’aboutissement. Ces lignes introduisent en parler de «palpation », c’est sans doute moins conférer une valeur para-
effet à une ontologie qui n’est ni celle du sujet voyant ni celle des choses digmatique à l’un de nos cinq sens (le toucher), qu’indiquer une sorte de
vues, mais, comme le passage cité le dit en toute clarté, celle du «quelque connivence entre le sujet et le monde; une connivence que Merleau-Ponty
chose » : «quelque chose dont nous ne saurions être plus près qu’en le souligne encore en écrivant que « le regard […] enveloppe, palpe, épouse
palpant du regard ». Le point décisif est que cet etwas n’est pas la « chose les choses visibles. Comme s’il était avec elles dans un rapport d’harmonie
“toute nue” », la blosse Sache. Ce n’est pas un visible qui entrerait en rap- préétablie, comme s’il les savait avant de les savoir. »12 C’est ce modèle de
port avec un voyant. C’est plutôt l’ouverture d’une certaine concrétion de la connivence profonde, du con-sentement entre ce qui palpe et ce qui est
visibilité, d’une certaine dimension de monde dont le voyant lui-même palpé, que ce chapitre du Visible et l’invisible veut appliquer à l’ensemble
participe dès lors qu’on ne le considère plus comme un pur et simple kos- de la structure charnelle de notre rapport au monde, comme en témoigne
motheôros. On se souvient de la description phénoménologique qui vient éloquemment ce passage de tonalité délibérément non husserlienne :
étayer cette nouvelle ontologie dans ce chapitre du Visible et l’invisible : la
description de la vision d’une robe rouge en tant qu’etwas perçu dans son Qu’est-ce que cette prépossession du visible, cet art de l’interroger selon ses vœux,
cette exégèse inspirée ? Nous trouverions peut-être la réponse dans la palpation
épaisseur expressive et dans sa concrétion de sens en profondeur. J’en
tactile où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches, et dont, après tout, celle
cite seulement la fin, qui s’oppose à l’interprétation traditionnelle de la de l’œil est une variante remarquable.13
couleur comme qualité de chose :
Non husserlien, ce passage l’est sans conteste, et même avec une certaine
Un certain rouge, c’est aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires.
Si l’on faisait état de toutes ces participations, on s’apercevrait qu’une couleur nue, désinvolture dans l’usage de la formule «après tout », qui a l’air de tenir
et en général un visible, n’est pas un morceau d’être absolument dur, insécable, pour presque négligeable l’insistance avec laquelle Husserl avait, pour sa
offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt part, marqué la différence entre le voir et le toucher, au § 37 des Ideen II.
une sorte de détroit entre des horizons intérieurs et extérieurs toujours béants. […] Pour Husserl en effet, l’expérience cruciale vécue en première personne,
Entre les couleurs et les visibles prétendus, on retrouverait le tissu qui les double, celle de ma main touchée par mon autre main et que j’éprouve aussitôt
les soutient, les nourrit, et qui, lui, n’est pas chose, mais possibilité, latence et comme étant elle aussi une main touchante et, par suite, comme étant
chair des choses.9
une main qui appartient à mon Leibkörper, à mon « corps de chair », cette
Le «quelque chose » que notre regard vient palper n’est donc pas le sup-
port objectif d’un attribut sensible. Dans ces conditions, parler de «pal- 10 Voir BERENSON, Bernard, Les peintres italiens de la Renaissance, livre II: «Les peintres
pation » par le regard ce n’est pas suggérer qu’une quelconque «qualité florentins», Paris, Gallimard, 1953, p. 40-41; ainsi que les critiques de Merleau-Ponty
dans L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964 et dans les Cours du Collège de France,
que nous évoquerons plus loin.
7 Ibid., p. 173, je souligne. 11 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 167.
8 Ibid., p. 177. 12 Ibid., p. 175.
9 Ibid., p. 175. 13 Ibid., je souligne.
32 l’empreinte du visuel voir et toucher 33

expérience donc, qui est celle du toucher en tant qu’expérience spéci- modulation de la réflexivité de la chair dans la profondeur invisible du
fique de sensations tournées à la fois vers l’objet extérieur et vers mon visible, il la caractérise par l’expression frappante de « narcissisme fon-
corps propre – autrement dit cette expérience de « sensations doubles damental » – lequel consiste réellement à se voir voyant dans toute vision
(Doppelempfindungen) », est précisément refusée à la vision : d’un « quelque chose », d’un etwas.
Maintenant donc, la question qui se pose à nous est celle-ci : quelle est
Nous n’avons rien de semblable pour l’objet qui se constitue de façon purement
la signification de ce thème du «narcissisme fondamental » de la vision ?
visuelle. Sans doute dit-on parfois que « l’œil, en jetant un regard sur l’objet, le
touche, pour ainsi dire ». Mais nous remarquons aussitôt la différence. L’œil n’est Est-il assuré que je me voie effectivement voyant lorsque je vois quelque
pas lui-même vu […]. Je ne me vois pas moi-même, je ne vois pas mon corps, chose ? Certes, je peux concevoir sans mal cette réflexivité dans le cas du
comme je me touche moi-même. Ce que je nomme un corps propre vu n’est pas toucher, puisque ma main se touche bien touchante dans son contact avec
un voyant vu, comme mon corps en tant que corps touché est un touchant touché. un objet ou avec mon autre main, mais c’est loin d’être aussi évident pour
la vision… C’est pourtant ce qu’implique la formule faussement simple
Et Husserl précise encore en note: du Visible et l’invisible, selon laquelle la palpation effectuée par l’œil est,
« après tout, […] une variante remarquable » de celle de la main – une
Naturellement, il est exclu de dire que je vois mon œil dans le miroir ; car je ne formule qui est d’ailleurs parfaitement réciprocable si on la comprend à
perçois pas mon œil, l’œil qui voit, en tant qu’œil voyant ; je vois quelque chose
partir de la «règle » de la synesthésie, et qui n’instaure par conséquent,
dont je juge indirectement par «intropathie» (Einfühlung) qu’il s’agit de quelque
chose d’identique à la chose-œil qui est la mienne […], de la même façon que je
malgré l’apparence, aucune primauté du toucher sur le voir, comme la
vois l’œil d’un autre.14 suite du texte le montre en toute clarté :
Comme toute expérience du visible m’a toujours été donnée dans le contexte
L’opposition entre Husserl et Merleau-Ponty est donc évidente sur ce des mouvements du regard, le spectacle visible appartient au toucher ni plus ni
point. Mais elle ne nous dispense pas de réfléchir un instant encore moins que les «qualités tactiles». Il faut nous habituer à penser que tout visible
à ce qui est précisément non husserlien dans la position adoptée par est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibi-
Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible. À bien y penser, ce n’est pas lité, et qu’il y a empiétement, enjambement, non seulement entre le touché et le
tant qu’il soutienne que je peux fort bien me voir voyant, alors que touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui, comme,
Husserl, lui, le niait absolument – avec apparemment de bonnes rai- inversement, lui-même [i.e. : le tangible] n’est pas un néant de visibilité, n’est pas
sans existence visuelle.15
sons phénoménologiques puisqu’il semble bien que ce que je peux voir
dans le miroir n’est effectivement pas mon œil-voyant, mais rien de J’aurai à revenir sur l’apparition remarquable, à la fin de cette citation,
plus qu’une « chose-œil ». Mais l’essentiel n’est pas là. La raison de la de l’adjectif «visuel » et de l’expression «existence visuelle ». Deux points
distance prise par Merleau-Ponty par rapport à Husserl est en effet qu’il semblent, en tout cas, assurés : – Premièrement, que dans Le visible et
ne se situe plus sur le même plan ontologique parce qu’il ne pose pas l’invisible Merleau-Ponty se préoccupe fort peu, voire même pas du tout,
au principe de son raisonnement la séparation des cinq sens humains, de la question de l’importance respective des domaines du visible et du
mais qu’il part, au contraire, de ce qu’il considère, avons-nous vu, comme tactile dans l’ensemble plus ou moins hétérogène des « qualités sen-
devant être la véritable « règle » de l’analyse du sujet incarné et de sa sibles » livrées dans l’expérience. – Et deuxièmement, que, dans Le visible
situation d’être au monde : la règle de la « synesthésie ». Par conséquent, et l’invisible, il ne s’intéresse plus seulement, comme il l’avait fait dans
c’est parce que Merleau-Ponty part de la synesthésie qu’il estime pouvoir la Phénoménologie de la perception, à la fonction haptique de l’œil qui est
légitimement considérer la vision elle aussi comme l’une des modalités repérable dans le cadre du fonctionnement synesthésique de nos sens.
de la réflexivité de la chair dont atteste, chez Husserl, l’expérience de ma Qu’est-ce donc qui motive à présent ses analyses du voir et du tou-
main touchée-touchante. Cette modalité proprement visuelle, ou cette cher ? D’après la citation précédente, c’est leur entrecroisement ou leur

14 HUSSERL, Edmund, Ideen II, § 37, trad. Éliane Escoubas, Paris, PUF, 1982, p. 211. 15 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 177.
34 l’empreinte du visuel voir et toucher 35

«enjambement » selon une figure topologique, celle du « chiasme », dans Wesen verbal constitue une avancée de toute première importance. Elle
laquelle aucune branche n’a de privilège sur l’autre. Taillés l’un et l’autre confère en particulier à l’expérience une nouvelle profondeur par la prise
en porte-à-faux avec soi-même, le visible et le tangible ne sont pas, si en compte de sa dimension charnelle. Pour en rester à l’exemple de l’expé-
l’on entend par être une entité substantielle ; mais ils ne sont, cepen- rience du voir et du visible qui nous sert ici de guide, c’est cette dimension
dant, pas rien. Ce qu’ils sont peut se dire etwas : « quelque chose » qui charnelle, qui caractérise, si l’on reprend la formulation proposée par
ne subsiste pas dans l’identité à soi, quelque chose qui est en réalité, Merleau-Ponty, « l’existence visuelle ».
pour reprendre la belle formule par laquelle Paul Ricoeur qualifiait la
« chair » chez Husserl, un «paradigme d’altérité »16. En un mot donc, la Quel que soit l’intérêt de cette avancée vers le visuel comme tel – dont
dimension charnelle réflexive du toucher est aussi celle de la vision, et, en on pressent bien qu’elle nous conduit au-delà des divisions ou des rap-
généralisant, c’est encore celle de l’ouïe, du goût et de l’odorat. De même prochements habituels entre le voir et le toucher, ou entre l’optique et
en va-t-il, en chiasme, pour le visible, le tangible, le sonore, etc. Tel est l’haptique –, il reste néanmoins que la portée ontologique d’une telle
le sens ontologique de l’empiétement et de l’enjambement : une sorte de visualité semble avoir été pensée par Merleau-Ponty à partir du toucher.
creux dans l’être qui n’est pas un néant d’être mais qui ménage plutôt la Il reste donc, pour le formuler autrement, que le modèle heuristique de
possibilité de principe d’un entrecroisement des dimensions de ce qui la profondeur charnelle d’invisibilité qui vient doubler l’expérience du
est. S’il en est ainsi, ce qui apparaît comme un visible est en fait toujours visible semble avoir été fourni par l’expérience inaugurale de la réversi-
entretissé de non-visibles multiples. Cet « invisible de droit » qui, dans bilité du toucher.
nos expériences, donne leur «épaisseur » aux phénomènes visibles relève Je rappelle en effet que, après avoir avancé la formule saisissante selon
de ce que le texte lu il y a un instant nommait précisément « l’existence laquelle « le regard enveloppe, palpe, épouse les choses visibles. Comme
visuelle » : l’existence visuelle, ou la visualité de ce qui n’est précisément s’il était avec elles dans un rapport d’harmonie préétablie, comme s’il les
pas une pure et simple qualité visible (en ce sens, il y a une visualité, une savait avant de les savoir », Merleau-Ponty ajoute:
« existence visuelle » de ce que nous appelons habituellement le tactile
Qu’est-ce que cette prépossession du visible, cet art de l’interroger selon ses vœux,
ou l’audible), ou de ce qui n’est pas simplement une qualité actuellement
cette exégèse inspirée ? Nous trouverions peut-être la réponse dans la palpation
visible (comme c’est le cas, dans l’exemple donné par Merleau-Ponty, des
tactile où l’interrogeant et l’interrogé sont plus proches, et dont, après tout, celle
diverses modulations du rouge qui vont de pair avec la vision actuelle de de l’œil est une variante remarquable.18
telle robe rouge).
Par conséquent, dans Le visible et l’invisible Merleau-Ponty ne se borne Il semble donc assez évident que, même si ce rapprochement entre le
pas à restaurer entre le toucher et la vision un parallélisme que Husserl voir et le toucher est non husserlien, il n’en reprend pas moins à Husserl
avait rejeté. Mais, comme Françoise Dastur l’a montré, il établit plutôt sur l’idée de l’exemplarité du toucher, puisqu’il fait de la « palpation » par
un tout autre plan – qui est, comme je l’ai dit, le plan ontologique – que le regard « une variante remarquable » de celle du toucher. Dirons-nous
« la vision, comme le toucher, se fait du milieu du monde et du dedans alors, avec Jacques Derrida, en conclusion des pages remarquables qu’il
de l’être »17, comprenons : du dedans de l’être conçu comme Wesen ver- a consacrées à Merleau-Ponty dans son ouvrage sur Le toucher 19, qu’une
bal, comme épaisseur de chair de tout ce qui est «quelque chose », etwas. ambiguïté ne cesse de régner, jusque dans Le visible et l’invisible, entre une
Du point de vue ontologique, cette nouvelle conception de l’être comme exigence de « coïncidence », dont le toucher fournit toujours le paradigme,
chez Husserl comme chez Merleau-Ponty, et une exigence contraire de
16 RICOEUR, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 375. «non-coïncidence », que l’avancée de Merleau-Ponty vers l’ontologie des
17 DASTUR, Françoise, « Monde, chair, vision », in Chair et langage. Essais sur Merleau- Wesen sauvages et vers l’être de profondeur impose avec nécessité. Devant
Ponty, La Versanne, Encre Marine, 2001, p. 99. Dastur ajoute : «Il n’y a pas seu-
lement “comparaison vague” entre le voir et le toucher, mais littérale identité
d’essence entre chair et visibilité : le regard “enveloppe, palpe, épouse les choses 18 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 175.
visibles”. » 19 DERRIDA, Le toucher, Jean-Luc Nancy, op. cit.
36 l’empreinte du visuel voir et toucher 37

un texte comme Le visible et l’invisible, où cette « mutation d’une pensée » L’enjeu est donc de taille, puisqu’il n’est autre que d’évaluer la dette
en travail est décelable d’un bout à l’autre, Jacques Derrida se demande de Merleau-Ponty envers la métaphysique de la Présence ou, dans ses
en effet : propres termes, envers la compréhension de l’être comme « être cassant »,
cet être qui, sur le modèle de l’être de l’objet, est ou bien pure parousie
Faut-il en créditer le philosophe, comme je suis le plus souvent tenté de le faire, de l’essence, pleine présence, ou bien néant. Encore une fois, la ques-
ou au contraire regretter qu’il n’ait pas pu procéder à une re-formalisation plus
tion dont nous avons à débattre n’est pas de savoir si Merleau-Ponty a
puissante de son discours pour thématiser et penser la loi sous laquelle il se pla-
voulu abandonner cette ontologie-là, car ce point est assuré, mais c’est
çait ainsi, préférant toujours, au bout du compte, en fait, la « coïncidence » (de la
coïncidence avec la non-coïncidence) à la «non-coïncidence » (de la coïncidence de savoir s’il y est parvenu. La réponse ne saurait, bien entendu, être
avec la non-coïncidence).20 elle-même « cassante », c’est-à-dire parfaitement tranchée. Les textes
merleau-pontiens de la période de la fin des années 1950 et du début
La question dernière qui est ainsi posée par Derrida est de savoir si dans des années 1960 restent en effet incontestablement en travail, ou même
Le visible et l’invisible, malgré les avancées de certaines «pages si fortes, en souffrance. La philosophie de la chair, entendue dans toute l’ampleur
si vivantes qui auront tant fait pour ouvrir un chemin à la pensée de son de son sens ontologique, peine à s’y formuler. Cela est certain et a déjà
temps, de notre temps »21, Merleau-Ponty demeure encore tributaire de été souvent commenté. Mais il me semble qu’une réflexion sur l’usage
« l’haptico-intuitionnisme », entendons d’une conception classique de la de la catégorie du « visuel » pourra contribuer à clarifier la situation de
vision intuitive des essences qui, paradoxalement au premier abord, ne pensée du dernier Merleau-Ponty eu égard à la tradition métaphysique
peut trouver son parachèvement que dans un toucher intellectuel de ces haptico-intuitionniste.
essences, assurant la coïncidence parfaite avec elles : Dans la perspective qui est la nôtre, il est tout à fait significatif de
relever que, dans Le visible et l’invisible aussi bien que dans L’œil et l’esprit,
De Platon à Bergson, de Berkeley ou de Biran à Husserl et au-delà, une même Merleau-Ponty n’emploie en fait l’adjectif «visuel » que lorsqu’il déchiffre
contrainte formelle ne cesse de s’exercer : il y a certes l’hégémonie bien connue
l’expérience perceptive à la lumière de sa nouvelle ontologie des Wesen
d’une eidétique, comme figure ou aspect, donc comme forme visible exposée au
sauvages, c’est-à-dire lorsqu’il la conçoit comme ouverture à un monde
regard incorporel [de l’esprit], mais cette suprématie n’obéit elle-même à l’œil
que dans la mesure où un intuitionnisme haptique vient l’accomplir, la remplir, sur le fond duquel seulement «quelque chose », etwas, apparaît comme
assouvir le mouvement intentionnel d’un désir, comme désir de présence.22 forme. Dans le recours au terme de «visuel » doit donc s’entendre le refus
merleau-pontien de la partition, qui est habituelle en philosophie, de la
Bien évidemment, tout ce que Merleau-Ponty a pu écrire de « l’être de perception en sensations visibles, tactiles, auditives, etc., atomisées les
profondeur », des « rayons de monde » et de la « dimension charnelle » unes par rapport aux autres et référées à des objets eux aussi bien distincts
de l’expérience au sein du monde, semble faire barrage à ce soupçon et donnés partes extra partes. Nous avons vu en effet que si Merleau-Ponty
d’appartenance pure et simple à la métaphysique de la Présence et à son évoque une « existence visuelle » du tangible, c’est précisément dans un
« haptico-intuitionnisme ». Néanmoins, les textes que nous avons com- contexte, celui du dernier chapitre rédigé du Visible et l’invisible, où tout
mentés jusqu’ici n’infirment pas a priori l’hypothèse d’une rémanence de l’accent est mis sur « l’empiétement » et sur « l’enjambement » des soi-
cette métaphysique chez Merleau-Ponty. Il suffit, pour s’en convaincre, disant «qualités tactiles » ou optiques 24 :
de rappeler la proposition la plus symptomatique : « la palpation tactile […]
dont, après tout, celle de l’œil est une variante remarquable ».23
24 Voir, dans le même ordre d’idée, la critique envers Bernard Berenson dans L’œil et
l’esprit : « Quand le jeune Berenson parlait, à propos de la peinture italienne, d’une
20 Ibid., p. 239. évocation des valeurs tactiles, il ne pouvait guère se tromper davantage: la peinture
21 Ibid., p. 242. n’évoque rien, et notamment pas le tactile. […] : elle donne existence visible à ce que
22 Ibid., p. 139. la vision profane croit invisible » (MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, op. cit.,
23 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 175. p. 27).
38 l’empreinte du visuel voir et toucher 39

Il y a empiétement, enjambement, non seulement entre le touché et le touchant, Comment démêler cet écheveau ? Un premier pas consiste à ne pas nous
mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui, comme, inverse- méprendre sur le sens du «phénomène de miroir » dont il est question.
ment, lui-même [i.e.: le tangible] n’est pas un néant de visibilité, n’est pas sans C’est un point essentiel, comme Marc Richir y a insisté dans un article
existence visuelle. […] Il y a relèvement double et croisé du visible dans le tangible
important qu’il a consacré à cette note de travail 28. Si, en effet, Merleau-
et du tangible dans le visible, les deux cartes sont complètes, et pourtant elles ne
Ponty voulait dire que le miroir me donne une image spéculaire de mon
se confondent pas. Les deux parties sont parties totales et pourtant ne sont pas
superposables.25 corps en même temps qu’il me fournit des images des choses, rien ne
différentierait son ontologie de l’ontologie d’objet ! C’est pourquoi, note
La formule « existence visuelle » se rapporte donc à cette étrange topologie Marc Richir, « Bild ne peut précisément pas se traduire par “image”, mais
qui fait que si, dans le cadre de la nouvelle ontologie, on tient à parler le doit, si l’on veut, par “figure”, ce en quoi “quelque chose” d’indéterminé
encore du «visible » et du « tangible » il faut singulièrement complexifier et d’encore inchoatif devient chose – ce en quoi l’etwas devient Sache ou
leur mode d’être pour tenir compte de leur corrélation a priori par enjam- Ding »29. Qu’est-ce qui nous oriente nécessairement dans la voie d’une
bement mutuel. C’est qu’aucun des deux, ni le tangible ni le visible, ne semblable traduction ? Rien d’autre que l’explicitation, qui nous est don-
subsiste plus par soi et en soi, aucun n’est plus une qualité de chose. Cela née par Merleau-Ponty lui-même dans cette note, de la formule « pro-
est déjà assez remarquable. Ce qui l’est encore davantage, c’est que, dans jection visuelle du monde en moi ». Elle ne signifie pas, précise-t-il sans
une note de travail importante datée de mai 1960 26, il est de nouveau fait ambiguïté, le «rapport intra-objectif choses-mon corps ». Il ne s’agit donc
appel au «visuel » lors de la détermination par Merleau-Ponty de la chair pas, avec le Bild, d’images, de reduplication en image de ce qui est visible
comme «phénomène de miroir » entre le sujet et le monde. Cette note (les choses ou bien mon corps). Il s’agit, et c’est tout différent, de la « com-
est précieuse parce qu’elle propose une ample synthèse de la nouvelle munauté de Wesen verbal » entre mon corps et son «ombre » au miroir.
ontologie. Si elle ne lève pas toutes les ambiguïtés liées à la notion de Dans un contexte tout à fait similaire, L’œil et l’esprit nommera « fantôme »
chair dans son sens ontologique, si donc elle ne répond pas totalement à cette ombre au miroir en laquelle je reconnais la trace de mon ouverture
la question « Qu’est-ce donc que la “chair du monde” ? », elle aborde suffi- charnelle au monde – et pas du tout, comme Husserl le croyait encore,
samment de points délicats pour qu’on puisse la tenir pour essentielle. Il une simple objectivation de mon Leib. Se référant en effet, dans le cha-
y est question, en particulier, du «visuel » à l’occasion d’une interprétation pitre II de L’œil et l’esprit, à « l’œil rond du miroir » peint dans les tableaux,
de l’expérience de la vision dans un miroir : Merleau-Ponty écrit, en extrapolant les analyses du « schéma corporel » et
de ses « fantômes » qu’il a trouvées chez Paul Schilder 30 :
La chair est phénomène de miroir et le miroir est extension de mon rapport à mon
corps. Miroir = réalisation d’un Bild de la chose, et rapport moi-mon ombre = réa- Le fantôme du miroir traîne dehors ma chair, et du même coup tout l’invisible de
lisation d’un Wesen (verbal) […]. Se toucher, se voir, c’est obtenir de soi un tel extrait mon corps peut investir les autres corps que je vois. […] Les peintres ont souvent
spéculaire. I.e. fission de l’apparence et de l’Être – fission qui a lieu déjà dans le rêvé sur les miroirs parce que, sous ce « truc mécanique » comme sous celui de la
toucher (dualité du touchant et du touché) et qui, avec le miroir (Narcisse) n’est perspective, ils reconnaissaient la métamorphose du voyant et du visible, qui est
que plus profonde adhérence à Soi. La projection visuelle du monde en moi [est] la définition de notre chair et celle de leur vocation.31
à comprendre non comme rapport intra-objectif choses-mon corps. Mais comme
rapport ombre-corps, communauté de Wesen verbal […]. L’écart vision-toucher
(non superposables, un des univers en porte à faux sur l’autre) [est] à comprendre
comme cas plus frappant du porte à faux qui existe à l’intérieur de chaque sens et 28 RICHIR, Marc, « Le sensible dans le rêve», in BARBARAS, Renaud, (éd.), Merleau-Ponty.
qui fait de lui « eine Art der Reflexion ».27 Notes de cours sur L’origine de la géométrie de Husserl, Paris, PUF, 1998, p. 239-254.
Voir aussi les analyses de Patrick Leconte dans son ouvrage Proximité. Lectures du
phénomène éthique, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2011, p. 84-90.
29 Ibid., p. 244.
25 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 177. 30 SCHILDER, Paul, L’image du corps. Étude des forces constructives de la psyché, trad.
26 Ibid., p. 307-310. François Gantheret et Paule Truffert, Paris, Gallimard, 1968.
27 Ibid., p. 309. 31 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 33-34
40 l’empreinte du visuel voir et toucher 41

Fantôme ou ombre, le Bild de mon corps n’est donc une « projection On aura compris que la «déhiscence » et la « fission de l’être » ainsi mises
visuelle », et pas seulement un corps objectivé visible là-bas sur la surface à jour, aussi bien dans le visible que dans le tactile – puisque chacun des
du miroir, que dans la mesure où « quelque chose » de non positif, donc deux apparaît maintenant comme en « porte à faux » avec lui-même et
d’imprésentable, s’y présente ; « quelque chose », etwas, que la même avec son autre –, militent en faveur d’un monisme ontologique de l’« être
note de travail spécifie comme « un vrai négatif, une Urpräsentation du sauvage » au sein duquel les soi-disant « qualités » sensibles n’auront
Nichturpräsentierbar, autrement dit un originaire de l’ailleurs, un Selbst évidemment plus l’autonomie qu’on leur prête d’habitude. L’alternative
qui est un Autre, un Creux »32. C’est cet etwas qui est proprement le visuel entre la vision et le toucher n’aura dès lors plus de raison d’être posée, pas
entendu comme profondeur expressive d’un « rayon de monde » expé- davantage que celle, chère pourtant à des esthéticiens tels que Berenson,
rimenté dans sa dimension de visibilité entretissée, en « porte à faux », Riegl, Worringer ou Hildebrand, entre les qualités tactiles et visuelles
aux autres dimensions de l’être, ou mieux aux autres manières d’ester. des œuvres, les premières étant appréhendées par la « vision de près
Ainsi compris, le visuel constitue bien le « creux » du visible, le jeu en lui (Nahsehen) » et les secondes par la « vision éloignée (Fernsehen) »35. Que
des dimensions invisibles qui le constituent comme le visible qu’il est, la vision de près soit assimilable à une « palpation » par le regard et à
dans toute sa profondeur de sens. Comme Georges Didi-Huberman le une saisie effective des formes proprement plastiques, alors que la vision
redira avec force, dans son essai paru en 1990, Devant l’image, le visuel éloignée se rapporterait seulement à la visibilité des surfaces planes, voilà
atteste de ce qu’«il y a un travail du négatif dans l’image, une efficacité précisément ce qui n’a plus guère de fondement du strict point de vue
“sombre” qui, pour ainsi dire, creuse le visible »33. Il est donc ce qui ouvre des phénomènes si, en réalité, comme l’écrit Robert Delaunay et comme
le visible à ses propres fantômes, c’est-à-dire à ses lointains et, simulta- Merleau-Ponty ne cessera de le réaffirmer dans les textes qui portent la
nément, à sa proximité. Il s’ensuit que le visuel n’est rien d’autre, si l’on marque de son ontologie finale, « la profondeur est l’inspiration nouvelle.
veut le formuler dans les termes de Walter Benjamin, que « l’aura » du On vit dans la profondeur, on voyage dans la profondeur. J’y suis. Les sens
visible. Mais on peut aussi en conclure, en suivant cette fois les pages y sont. Et l’esprit ! »36
de L’œil et l’esprit dans lesquelles Merleau-Ponty reprend le lexique des
écrits du peintre Robert Delaunay et des articles sur l’art de Guillaume
Apollinaire, que :

Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne la vision: que par elle nous touchons
le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout, aussi près des lointains
que des choses proches, et que même notre pouvoir de nous imaginer ailleurs – «je
suis à Pétersbourg dans mon lit, à Paris, mes yeux voient le soleil » – de viser libre-
ment, où qu’ils soient, des êtres réels, remploie des moyens que nous tenons d’elle
[i.e.: de la vision]. Elle seule nous apprend que des êtres différents, «extérieurs »,
étrangers l’un à l’autre, sont pourtant absolument ensemble, la «simultanéité ».34

35 Ce sont les catégories forgées par Adolf von Hildebrand dans Le problème de la
32 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 308. forme dans les arts plastiques (1893), trad. Éliane Beaufils, Paris, L’Harmattan,
33 DIDI-HUBERMAN, Georges, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 174; ainsi que p. 175: 2002. Elles feront largement école et seront reprises aussi bien par Aloïs Riegl,
«dans cette optique, nous désignons le visuel, et non pas l’invisible, comme l’élé- Grammaire historique des arts plastiques (1897-1898), trad. Éliane Kaufholz, Paris,
ment de cette contrainte de négativité où les images sont prises, nous prennent ». Klincksieck, 1978 ; que par Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung (1907),
34 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 83-84. Merleau-Ponty cite ici Robert trad. Emmuanuel Martineau, Paris, Klincksieck, 1978 ; ou par BERENSON, Les
Delaunay. Il renvoie en note à Du cubisme à l’art abstrait, documents publiés par peintres italiens de la Renaissance, op. cit.
Pierre Francastel, Paris, SEVPEN, 1957, p. 110 et 115. Pour les textes d’Apollinaire, 36 DELAUNAY, Robert, op. cit., p. 109 ; à mettre en rapport avec L’œil et l’esprit, op. cit.,
on se reportera, dans le même ouvrage, aux p. 144-166. Concernant la thèse cen- p. 64-71.
trale de Delaunay sur la « simultanéité » et « le métier simultané », voir surtout les
p. 106-115.
Sur la pluralité des arts, de Lascaux à aujourd’hui
Le concept radicalisé du temps historique chez Merleau-Ponty1

Galen A. Johnson

Il est évident pour moi que des changements profonds et radicaux ont
eu lieu dans la pensée de Merleau-Ponty durant ses périodes intermé-
diaire et tardive, passant progressivement d’une conception ordinaire de
l’histoire humaine comme un mouvement unique à travers le temps, à
une conception en zigzag, sédimentée, dimensionnelle et multiple, et
même à une notion ontologique du temps historique en tant que verti-
cal et stationnaire. On peut suivre cette évolution remarquable dans les
considérations de Merleau-Ponty sur l’histoire de l’art et particulièrement
l’influence grandissante sur sa pensée de la découverte en 1940 des pein-
ture rupestres de Lascaux.
L’art occidental au milieu du 19e siècle se voyait comme le dernier
chapitre d’une histoire continue liant la Renaissance aux principes esthé-
tiques du monde grec et romain. Selon ces valeurs, les formes plates,
dessinées avec force et empiétant les unes sur les autres ne pouvaient
pas être de l’art, ou ne pouvaient être qu’un art infantile, sans formation
ni sophistication. Les artistes modernes qui intéressaient Merleau-Ponty,
tels que Cézanne, Matisse, Giacometti et Klee, liés plutôt aux lignes dures,
aux couches de couleur et à l’arrangement des formes que l’on trouve à
Lascaux, ont interrompu ce récit continu et unifié de l’histoire de l’art
occidental. Il me semble que la simultanéité de la découverte des pein-
tures rupestres et de la naissance de l’art moderne n’est pas un hasard. Les
peintures rupestres à Altamira au nord de l’Espagne ont été découvertes

1 Ce texte a été traduit de l’anglais par Stefan Kristensen.


44 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 45

en 1879, la caverne près des Eyzies en Dordogne en 1901, Lascaux en leur odeur. »5 De telles phrases peuvent être transférées directement dans
1940 et celle de Chauvet-Pont-d’Arc en 1944. Un historien de l’art a écrit le contexte de la peinture rupestre, avec leurs creux et leurs avancées,
que « si l’art préhistorique n’existait pas, il aurait fallu que l’art moderne leurs passages et traits ondulants, leur air humide et moisi. Nous voyons
l’invente »2. Ainsi, comme l’a exprimé Georges Bataille, c’était une chose la profondeur et nous sentons l’odeur. De plus, si la peinture rupestre
de penser l’origine et l’essence de l’art à partir du « miracle grec » des 6e n’apparaît pas directement dans « Le doute de Cézanne », Merleau-Ponty
et 5e siècles avant notre ère, c’en était une autre de les penser en relation avait déjà lié l’art et l’expression de Cézanne avec le premier homme et la
au « miracle de Lascaux »3. La philosophie de l’essence de l’art développée première parole : « L’artiste lance son œuvre comme un homme a lancé
par Heidegger en 1935-36 dans L’origine de l’œuvre d’art est basée sur le la première parole, sans savoir si elle sera autre chose qu’un cri. »6 Si
miracle grec et relie le temple grec à Hölderlin et Van Gogh. Je voudrais Merleau-Ponty n’avait pas Lascaux à l’esprit, il avait certainement l’ori-
soutenir que la philosophie de Merleau-Ponty à ce propos s’est développée gine de la peinture et du langage, et nous pouvons voir implicitement
de plus en plus à partir du miracle de Lascaux, que l’on date aujourd’hui Cézanne «germiner » avec sa Montagne Sainte-Victoire et voir les yeux
à au moins 18 000 ans avant notre ère. Cela ne pouvait que transformer grands ouverts à travers la montagne au Tholonet jusqu’à Lascaux en
radicalement la conception ordinaire du temps historique. Dordogne et vers l’origine de la peinture.
Dans ce qui suit, je vais brièvement décrire l’évolution de la philosophie Or, comme on le sait, « Le doute de Cézanne » ne contient pas encore
de Merleau-Ponty concernant l’histoire de l’art, depuis la Phénoménologie cette logique altérée du temps historique basée sur ces prémisses, mais
de la perception jusqu’aux travaux plus tardifs, précisément en relation maintient plutôt une philosophie plus traditionnelle de l’histoire de l’art
avec les peintures rupestres de Lascaux. Je me référerai également à reliant Cézanne à Léonard de Vinci à travers la problématique du doute,
d’autres philosophes qui ont écrit sur les peintures rupestres, dont de la liberté et de la nécessité. Le texte passe de l’art de Cézanne à la vie
Georges Bataille, Jean-Luc Nancy et Maurice Blanchot. Cela me conduira des deux artistes et aux investissements de l’interprétation psychanaly-
à des réflexions sur l’origine et l’essence de l’œuvre d’art dans la philoso- tique : la maladie et schizothymie chez Cézanne et le souvenir d’enfance
phie de Merleau-Ponty ainsi qu’à la question de la multiplicité ou de la du vautour chez Léonard, et les « tendresses platoniques pour les jeunes
pluralité des arts. Pourquoi y a-t-il des arts multiples, à l’intérieur de la garçons qui l’entouraient »7. Bien que Merleau-Ponty trouve dans l’art
peinture elle-même et en général : le dessin, la peinture, la musique, la moderne quelque chose comme une rupture, la philosophie implicite
poésie, la sculpture, la danse, la photographie, le cinéma, l’installation, du temps historique est celle d’une continuité homogène de Léonard à
la performance et la prolifération des formes d’art numérique que nous Cézanne, de la Renaissance à la modernité, autrement dit entre Cézanne
connaissons aujourd’hui ? et ce que Merleau-Ponty appelait la « tradition » de la peinture : il écrit que
la «peinture [de Cézanne] ne nie pas la science et ne nie pas la tradition »8.
Au même moment que la publication du « Doute de Cézanne », la préface
Merleau-Ponty de Cézanne à Lascaux à la Phénoménologie de la perception avait explicité cette philosophie de
Il n’y a aucune mention de la peinture rupestre dans le célèbre essai de l’histoire dans le contexte d’une discussion des conceptions téléologiques
1945 sur « Le doute de Cézanne ». Mais rétrospectivement, la logique pic- de l’histoire de Hegel, Marx et Husserl. Merleau-Ponty conteste toute
turale liant Cézanne et Lascaux est déjà manifeste, tant sur la couleur que signification immuable et univoque de l’histoire, sans pour autant rejeter
sur les formes. Merleau-Ponty écrit, citant Cézanne, « Quand la couleur la conception de l’histoire humaine comme un tout unifié et indivisible.
est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »4 « Nous voyons la profon- Il écrit :
deur, le velouté, la mollesse, la dureté des objets – Cézanne disait même :

2 JONES, Jonathan, « 30 000 Years of Modern Art », Guardian, le 15 juin 2002. 5 Ibid., p. 26.
3 BATAILLE, Georges, La peinture préhistorique. Lascaux, ou la naissance de l’art, 6 Ibid., p. 32.
Lausanne, Skira, 1955. 7 Ibid., p. 39.
4 MERLEAU-PONTY, Maurice, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 26. 8 Ibid., p. 28.
46 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 47

Enfin, comme elle est indivisible dans le présent, l’histoire l’est dans la succession. nouvelle logique de l’histoire qui passe par-dessus des périodes de temps
Par rapport à ses dimensions fondamentales, toutes les périodes historiques appa- et donne lieu à des liens surprenants, en zig-zag. Les peintures rupestres
raissent comme des manifestations d’une seule existence, ou des épisodes d’un ont été un avènement et une surprise, elles-mêmes dépourvues d’une
seul drame – dont nous ne savons pas s’il a un dénouement.9
tradition qui aurait ouvert une histoire de l’humanité et de l’art. Merleau-
Après s’être exprimé de cette manière, Merleau-Ponty publie, à peine Ponty lui-même illustre cela en relation avec Les Lavandières de Renoir. La
deux ans plus tard, en 1947, un article intitulé « Le métaphysique dans « transmutation » par Renoir du bleu de la Méditerranée en un courant
l’homme », qui contient, à ma connaissance, la première mention des d’eau fraîche dans Les Lavandières a découvert « le chemin que les habi-
« hommes des cavernes ». Il parle d’une «étrangeté fondamentale » et du tants des cavernes ont un jour ouvert sans tradition »12. Aujourd’hui, les
« miracle » de l’histoire humaine, de la vérité et de la culture. exemples prolifèrent. Selon l’historien de l’art John Richardson, parmi
les sources qui ont inspiré Matisse pour sa peinture fauve la plus pro-
L’histoire de l’humanité, écrit-il, n’est plus l’avènement inévitable de l’homme grammatique, Le Bonheur de Vivre (1905-06), on trouve des dessins de
moderne à partir de l’homme des cavernes, […] ce n’est pas l’histoire empirique et
peintures rupestres par l’Abbé Henri Breuil 13. Breuil employait une ligne
successive, c’est la conscience du lien secret qui fait que Platon est encore vivant
épaisse et grosse, qui peut faire penser à Picasso et à Matisse. De même,
parmi nous.10
les figures d’animaux crues, primales, énergétiques et parfois violentes,
Ce sens de l’étrangeté du monde est l’une des émotions esthétiques les paraissent proches de celles que l’on voit chez Rousseau, Picasso et Max
plus fondamentales. Ernst, ainsi que dans les peintures expressionnistes de Franz Marc et de
Alors que la pensée de Merleau-Ponty à propos du temps historique Paul Klee. En 1948, Jackson Pollock a réactivé la pratique des empreintes
allait au-delà de Platon vers une « histoire secrète » des hommes des ca- de mains faites par les hommes dans la profondeur des cavernes il y a
vernes, on trouve la première mention explicite des peintures rupestres 20 000 ans en laissant des empreintes de ses mains le long du bord de
dans la période intermédiaire de son œuvre, dans l’essai intitulé « Le sa peinture Number 1A, 1948 14.
langage indirect et les voix du silence », publié dans Les Temps Modernes Dans le contexte de cette logique de la préfiguration et de la transfi-
(juin-juillet 1952). Ce texte était originellement conçu comme le troisième guration, le cours au Collège de France de 1954-55 sur L’Institution expli-
chapitre de l’ouvrage resté inachevé, La prose du monde, et plus tard publié cite le zigzag de l’histoire. Merleau-Ponty conclut la section consacré
dans le recueil Signes. On y trouve ce passage : à l’art par les mots suivants : « Institution d’une œuvre, comme d’un
amour [veut dire] sens comme signification ouverte, se développant par
Le classique et le moderne appartiennent à l’univers de la peinture conçu comme
bourgeonnement, virage, décentration et recentration, zigzag, passage
une seule tâche depuis les premiers dessins sur la paroi des cavernes jusqu’à notre
peinture « consciente ». Si celle-ci trouve à reprendre quelque chose dans les arts ambigu. »15 Dans le Résumé du cours, Merleau-Ponty parle de « logique
qui sont liés à une expérience très différente de la nôtre, c’est sans doute qu’elle souterraine » :
les transfigure, mais c’est aussi qu’ils la préfigurent, qu’ils ont du moins quelque
chose à lui dire.11 12 Ibid., p. 79
13 L’Abbé Henri Breuil fut l’un des premiers archéologues qui a pu observer
L’art moderne « transfigure » les peintures rupestres qui, à leur tour, le Lascaux peu après sa découverte en 1940. Il a publié plusieurs articles dans les
« préfigurent ». Préfiguration et transfiguration sont liées, comme avè- années 1940 et 1950, dont un premier texte intitulé « Une Altamira française : la
nement et événement, qui signifient tous deux rupture, ou irruption caverne de Lascaux à Montignac, Dordogne », Comptes rendus de l’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres (1941), p. 347-376. Il est plus connu pour son volume
du nouveau, surprise inattendue. Prise, surprise et reprise suggèrent une Quatre cents siècles d’art rupestre, Montignac, Centre d’Études et de Documentation
Préhistoriques, 1952.
9 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 14 Ces exemples sont donnés par Jones dans « 30 000 Years of Modern Art ».
p. XIV. 15 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’Institution, La Passivité. Notes de cours au Collège de
10 MERLEAU-PONTY, Sens et non-sens, op. cit., p. 165-166. France (1954-1955), texte établi par Dominique Darmaillacq, Claude Lefort et
11 MERLEAU-PONTY, Maurice, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 75. Stéphanie Ménasé, Paris, Belin, 2003, p. 87.
48 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 49

Le peintre apprend à peindre autrement en imitant ses devanciers. Chacune de ses autres. « Le Musée tue la véhémence de la peinture »19, écrit Merleau-
œuvres annonce les suivantes, – et fait qu’elles ne peuvent pas être semblables. Ponty, en « transformant des tentatives en “œuvres”. »20 D’une part, sa-
Tout se tient, et cependant il ne saurait dire où il va.16 chant et disant cela, il est tout de même étonnant que Merleau-Ponty reste
Or en même temps que cette logique alternative en zigzag du temps sous l’influence de la tradition des « chefs-d’œuvre », tendant lui-même à
historique émerge dans la pensée de Merleau-Ponty, il retient explici- mettre en évidence les «grandes » œuvres des génies tels que Cézanne,
tement la notion que l’histoire de la peinture est unifiée comme une Matisse ou Klee.21 D’autre part, dans le monde des grottes de Lascaux, on
« tâche unique » du primitif au moderne en passant par le classique. Après a un espace visuel entièrement différent, un espace de mouvement, de
tout, dans son texte sur le « langage indirect », Merleau-Ponty s’engageait temps et de geste. Merleau-Ponty aurait pu profiter de ce que l’espace de
dans une critique des Voix du silence de Malraux et de son hypothèse la grotte est plus proche des espaces vivants de l’art des temples ou de l’art
d’un « musée de l’esprit », ou d’un « musée sans murs », qui soutenait environnemental, où la peinture n’est pas exposée dans une galerie, mais
l’idée d’un Esprit de la Peinture unifiant l’art à travers les cultures et les où elle infléchit les significations et les formes de l’espace où elle est 22.
époques. Merleau-Ponty rejette avec vigueur cette idée, alignant Malraux, Dans son cours de 1951-1952 à la Sorbonne sur la « Méthode en psy-
à tort ou à raison, sur la philosophie hégélienne de l’Esprit de l’histoire chologie de l’enfant », Merleau-Ponty entreprend une «comparaison des
du monde 17. Pourtant, Merleau-Ponty restait sous l’influence d’une seule rapports: dessin adulte-dessin enfantin et peinture italienne-peinture mo-
histoire mondiale unifiée enracinée dans notre incarnation et dans les derne». Il soutient qu’à partir de Manet une nouvelle idée de la peinture
structures de la perception. Il écrit : et de l’expression apparaît, qui a été captée par une formule difficile de
Baudelaire: «Il y a des tableaux qui sont terminés et qui n’ont jamais été
Le premier dessin aux murs des cavernes ne fondait une tradition que parce qu’il faits.» Cela signifie que dans l’art moderne, une œuvre peut être terminée
en recueillait une autre : celle de la perception. La quasi-éternité de l’art se confond sans chercher à établir une correspondance entre tous les éléments d’une
avec la quasi-éternité de l’existence incarnée […]. Disons plus généralement que
chose et tous les éléments d’un dessin. Il s’agit bien plutôt de tirer un cer-
la tentative continuée de l’expression fonde une seule histoire, – comme la prise
de notre corps sur tout objet possible fonde un seul espace.18
tain nombre de traits qui captent le « mouvement interne» de la chose, un
peu comme réaliser une esquisse et donner vie au contact du peintre avec
On pourrait soutenir que si Merleau-Ponty avait approfondi la critique la chose. « Ainsi le peintre reporte sur la toile non une imitation de la chose,
du musée que l’on trouve dans le texte sur le « langage indirect », il aurait
été conduit à une appréciation plus claire de l’art des cavernes et des 19 Ibid., p. 78.
multiplicités de l’histoire de l’art. On se rappelle qu’il parlait du musée 20 Ibid.
d’art moderne comme d’une « historicité de la mort » dans laquelle il y a 21 Voir RODRIGO, Pierre, L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et
d’esthétique, Paris, Vrin, 2009, en particulier la discussion du « mythe du chef-
de l’oubli : on oublie les contextes de vie, de travail et de lutte des diffé-
d’œuvre », p. 218-234. Rodrigo est en accord avec Adorno lorsqu’il écrit que l’idée
rents artistes et styles, au profit d’une juxtaposition des œuvres comme de l’art en définitive «radicalement négative » : « une telle idée de l’art (sans majus-
des restes de la vie, toutes contemporaines et rivalisant les unes avec les cule) constitue, et même institue, la force créatrice et motrice des arts ; puisqu’elle
est le ressort de leur historicité interne et, par suite, de leur mouvement vers
eux-mêmes dans l’absence de l’Art (avec majuscule) » (p. 233-234).
16 Ibid., p. 124-125. 22 L’une des tragédies de Lascaux a été la période de 1940 à 1963, avant que les
17 Voir SHAPIRO, Gary, Archeologies of Vision. Foucault and Nietzsche on Seeing and cavernes soient fermées, lorsque plus d’un millier de visiteurs quotidiens trans-
Saying, Chicago, The University of Chicago Press, 2003, chap. 7, section 46 : formaient l’espace d’art environnemental en une galerie, modifiant la composition
« Merleau-Ponty’s Evasion of Nietzsche. Misreading Malraux », p. 217-225. Shapiro de l’air de la grotte par une augmentation sensible de dioxine de carbone avec
soutient que « Merleau-Ponty lit Malraux de manière assez excentrique lorsqu’il pour conséquence des dommages graves sur la plupart des œuvres. En 1983, une
l’appelle hégélien », p. 223. Il affirme que Malraux était très conscient des distor- réplique, Lascaux II, a été ouverte près du site original. Elle reproduit les deux
sions dans notre compréhension de l’unité et de la continuité de l’histoire de l’art salles principales des grottes de Lascaux, incluant la Grande salle des taureaux.
introduites par la reproduction photographique dans le « musée sans murs ». Etalée sur une période de douze ans, la création de ces répliques a été supervisée
18 MERLEAU-PONTY, Signes, op. cit., p. 87. par l’artiste locale Monique Peytral.
50 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 51

mais comme un graphique d’une relation que nous vivons avec la chose, un Il me semble ainsi qu’il y ait une tension instable dans la philosophie
enregistrement de l’écho que l’objet éveille en nous.»23 De cette manière, la de l’histoire de Merleau-Ponty de la période intermédiaire, une tension
peinture comme esquisse devient une signature avec une date, qui a affaire qui va se précipiter vers les considérations plus audacieuses sur le temps
avec le moment de la vie où elle a été faite. Alors, Merleau-Ponty affirme historique que l’on trouve dans L’œil et l’esprit et dans les notes de travail
qu’une «carrière de peintre devient un devenir et non une série d’approches du Visible et l’invisible. Les graines du mécontentement étaient plantées
vers le “chef-d’œuvre”»24. Remplaçant la quête des chefs-d’œuvre, cette sorte et germaient dans la géographie intellectuelle de Lascaux. Déjà dans le
d’expression relie non seulement l’art moderne aux dessins d’enfants, mais « langage indirect », Merleau-Ponty écrit que chaque moment de la pein-
aussi avec l’art préhistorique. Dans une des rares références à Picasso, ture « modifie la situation de l’entreprise et exige que ceux qui viendront
Merleau-Ponty dit: «Pour Picasso, par exemple, la pluralité des profils est après lui soient justement autres que lui »30. Et dans la même phrase
un moyen d’expression. »25 De manière analogue, à Lascaux, on voit un défendant la « tâche singulière » et l’unité de la peinture, Merleau-Ponty
bison à l’intérieur duquel apparaît la silhouette d’un ours; près du ventre parle à nouveau d’une autre histoire secrète de l’art. Les artistes, écrit-
d’un autre bison peint en noir, un cheval peint en rouge est dessiné en il, « croyant continuer des terreurs primitives ou celles de l’Asie ou de
rouge, formant un palimpseste. Comme l’enfant, le peintre magdalénien l’Egypte, inauguraient secrètement une autre histoire qui est encore la
a exprimé son contact avec les animaux et esquissé une certaine manière nôtre et qui nous les rend présents, tandis que les empires et les croyances
de vivre plutôt qu’une perspective géométrique singulière. auxquels ils pensaient appartenir ont depuis longtemps disparu »31.
On trouve ces idées renforcées dans le dernier chapitre du texte inache-
vé La prose du monde, « L’expression et le dessin d’enfant ». Merleau-Ponty
écrivait qu’il nous « faut au contraire comprendre pour eux-mêmes et La puissance de Lascaux dans les derniers écrits de Merleau-Ponty
comme accomplissements positifs, les modes d’expression primitifs ».26 Le dernier texte publié de Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit fait trois réfé-
Par exemple, les «narrations graphiques » d’un enfant vont combiner les rences à Lascaux et aux peintures rupestres. Il écrit que Lascaux, comme
scènes successives d’une histoire dans une seule image. la peinture de notre époque, figurative ou abstraite, ne célèbre «pas d’autre
énigme que celle de la visibilité »32. Ici, Merleau-Ponty transforme la thèse
Au regard de l’adulte « raisonnable », qui pense le temps comme une série de
de l’origine de la peinture dans le «primat de la perception », à savoir le
points temporels juxtaposés, ce récit peut paraître lacunaire et obscur. Mais selon
le temps que nous vivons, le présent touche encore, tient encore en main le passé.27 corps vivant de l’artiste, en une thèse plus anonyme à propos du visible,
de la visibilité et de l’invisible. Au moment de L’œil et l’esprit, sa concep-
En liant les dessins d’enfants aux paysages baroques de Claude Lorrain tion du corps devient plus poreuse, intercalée, plus différenciée et moins
(1600-1682), l’artiste «rend la présence de la lumière par des ombres qui unifiée, une activité toujours déjà entrelacée avec de la passivité. Le fait
la cernent »28. de notre incarnation est placée au cœur de la puissance de Lascaux dans
un autre passage de L’œil et l’esprit. Sa pensée se meut de la visibilité vers
Le but, conclut Merleau-Ponty, est de marquer sur le papier une trace de notre
les ombres et l’obscurité, vers les profondeurs ontologiques de l’«ailleurs »
contact avec cet objet et ce spectacle […]. Il s’agit de déposer un témoignage, et non
plus de fournir des renseignements.29 et du «nulle part ». Merleau-Ponty écrit :

23 MERLEAU-PONTY, Maurice, Merleau-Ponty à la Sorbonne. Résumé de cours 1949-1952, 30 MERLEAU-PONTY, Signes, op. cit., p. 87.
Paris, Cynara, 1988, p. 518. 31 Ibid., p. 75. Indéniablement, pour suivre cette « histoire secrète » de l’art et la ten-
24 Ibid. sion instable qu’elle crée à l’égard de l’unité de l’histoire, on devrait également étu-
25 Ibid., p. 173. dier la trajectoire de Merleau-Ponty quittant la dialectique et la politique marxiste
26 MERLEAU-PONTY, Maurice, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 206. durant la même période. La philosophie politique et la philosophie de l’art étaient
27 Ibid., p. 209. les deux côtés de la même série de questions explorées par Merleau-Ponty concer-
28 Ibid., p. 208. nant le temps historique dans la première moitié des années 1950.
29 Ibid. 32 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1961, p. 26.
52 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 53

Les animaux peints sur la paroi de Lascaux n’y sont pas comme y est la fente ou « ailleurs » ancré dans la roche dure de la paroi de la grotte, mais qui
la boursouflure du calcaire. Ils ne sont pas davantage ailleurs. Un peu en avant, n’est et ne peut jamais être localisé précisément, terminé une fois pour
un peu en arrière, soutenus par sa masse dont ils se servent adroitement, ils toutes. La peinture rupestre révèle non seulement l’Être derrière et avant
rayonnent autour d’elle sans jamais rompre leur insaisissable amarre. Je serais
Platon, mais elle renverse le platonisme des Formes et les remplace par
bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas
des nimbes et des ombres dans l’histoire de l’Être.
comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui
comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois.33 Avec cette dernière pensée à propos de l’histoire de l’Être, Merleau-
Ponty amène L’œil et l’esprit à une conclusion dramatique en étendant cette
Ce texte profond, si proche du langage théologique du «partout et nulle ontologie de la réalité de la grotte jusqu’aux limites du temps historique.
part », reconnaît les manières fantastiques dont les peintures rupestres Lorsqu’on parle de l’histoire de l’Être, le temps historique non seulement
d’animaux développent leurs formes, lignes et profondeur en profitant escamote, saute, fait des zigzags du préhistorique au moderne, mais dans
des formations naturelles des parois, leurs reliefs et leurs creux, leurs un sens plus profond, il ne bouge pas du tout ; l’histoire ontologique
contours, fissures et juxtapositions. Les peintures elles-mêmes sont des est stationnaire. Contrairement aux sciences qui maintiennent ce « faux
«rayonnements », ou des rayons des parois de la grotte. Merleau-Ponty imaginaire » de la positivité et d’une compréhension totale du monde, la
nomme les peintures préhistoriques les « nimbes de l’Être » dans les- peinture, comme la littérature et la philosophie, comprennent que
quelles notre regard « erre ». Errer désigne le sentiment d’une promenade
c’est toute l’histoire humaine qui en un certain sens est stationnaire […]. Car
nonchalante, ou d’une balade sans destination fixe. Le mot « nimbes »
si, ni en peinture, ni même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie de
invoque le cercle lumineux qui entoure les têtes des saints dans les pein- civilisations ni parler de progrès, ce n’est pas que quelque destin nous retienne
tures, et Lascaux a parfois été appelé la « Chapelle Sixtine de la préhis- en arrière, c’est plutôt qu’en un sens la première des peintures allait jusqu’au
toire »34 avec ses parois et ses plafonds peints, sa porte d’entrée, son abs- fond de l’avenir.37
cisse, sa nef, son couloir et son puits. « Nimbes » indique la signification
sacrée et sacramentelle des peintures rupestres, le rôle qu’elles jouaient L’historicité « sourde » ou secrète de la peinture «qui avance dans le laby-
sans aucun doute dans les rituels, les mythes, et la magie de la chasse, rinthe par détours, transgression, empiétements et poussées soudaines »,
tout ce que Bataille soulignait dans son interprétation de Lascaux. et qui est « en deçà des buts et des moyens ». Voilà la philosophie de l’his-
Bataille parle des peintures rupestres comme des « transfigurations » toire de l’Être qui se contente de dire « ce n’est que cela », pour éclairer,
de la vie préhistorique en des sommets d’exubérance et de joie 35. Les approfondir, confirmer, exalter, recréer ou créer 38. L’art rupestre n’est pas
«nimbes » sont liées aussi au nuage nimbus avec sa panoplie allant du seulement préhistorique, il est antihistorique, c’est de la peinture à la
coussin cotonneux et blanc au sombre nuage de pluie. Les images des lueur du feu.
grottes flottent aux plafonds et aux murs comme des nuages et cette Merleau-Ponty a également introduit l’art des cavernes dans son troi-
atmosphère d’« ailleurs » évoque la pensée d’une réalité qui porte ses sième cours sur la Nature au Collège de France en 1959-1960, dans la
ombres, de l’excentrique, de l’extraordinaire et même du baroque 36, un septième ébauche, et dans sa discussion de «L’homme et l’évolution. Le
corps humain ». Le contexte est sa lecture et présentation du Phénomène
33 Ibid., p. 22-23. de l’homme de Teilhard de Chardin, et l’évolution de l’animal à l’humain.
34 Voir AUJOULAT, Norbert, Lascaux, le geste, l’espace et le temps, Paris, Seuil, 2004, La formule de Teilhard qui avait enchanté Merleau-Ponty était la suivante:
p. 90. Georges Bataille aussi commente la référence à une « Chapelle Sixtine de
la Préhistoire ». Il trouve l’analogie fautive parce que, même si les figures de la
Chapelle Sixtine de Michel-Ange sont plus dramatiques, elles sont aussi plus monde sauvage et un esprit sauvage. […] Ce monde baroque n’est pas une conces-
conventionnelles et statiques : « le charme, l’imprévu sont à Lascaux » (BATAILLE, sion de l’esprit à la nature […]. Ce renouveau du monde est aussi renouveau de
La peinture préhistorique, op. cit., p. 53). l’esprit, redécouverte de l’esprit brut qui n’est apprivoisé par aucune des cultures,
35 BATAILLE, La peinture préhistorique,op. cit, p. 24. auquel il est demandé de créer à nouveau la culture. »
36 Voir MERLEAU-PONTY, «Le philosophe et son ombre », in Signes, op. cit., p. 228: « Bon 37 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 91-92.
gré mal gré, contre ses plans et selon son audace essentielle, Husserl réveille un 38 Ibid.
54 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 55

« l’homme est entré sans bruit »39. Que l’être humain soit entré sans bruit d’un passé qui non seulement a été présent une fois, mais qui est encore
signifie, selon Merleau-Ponty, sans « aucune rupture »40. Les variations présent. Merleau-Ponty recourt au terme de «simultanéité » proposé par
morphologiques dans les types préliminaires (« tentatives ») de l’homini- Husserl pour réfléchir à ce passé mythique et architectonique, mais sou-
sation avant l’âge du cerf, à savoir avant Lascaux, sont toutes des formes tient immédiatement qu’il ne peut être saisi dans le cadre de l’analytique
transitionnelles dans lesquelles seules peu de choses sont nouvelles et intentionnelle de la conscience car il est « méta-intentionnel ». Le temps
sans que l’on puisse fixer un moment exact, durant cette période, qui mythique marque la limite de l’intentionnalité et «le point où elle devient
marque l’apparition d’un homme «avec des peintures, des tombes, une une philosophie de la transcendance »46. C’est un « passé vertical », un
culture »41. Il n’y a pas une «descente » de la réflexion dans un corps, dont « tourbillon spatialisant-temporalisant », qui est la « chair » et non pas une
le corps ne serait que l’instrument. Il y a plutôt une simultanéité du corps conscience intentionnelle. Merleau-Ponty a hérité de la référence à un
et de la réflexion dans laquelle le corps humain atteint une profondeur à temps mythique «plus loin que l’Inde et la Chine» du poème de Baudelaire
travers le temps, qui est une intersubjectivité et une intercorporéité, qui « Moesta et Errabunda » (Les Fleurs du mal)47, et aussi de discussions de
est communication et culture. Merleau-Ponty conclut : « Par là, il y a rap- Hegel et de Husserl dans leurs philosophies respectives de l’histoire 48.
port non hiérarchique, mais latéral ou Ineinander »42, un « entrelacs » dans Comme Paul Klee, Merleau-Ponty avait également acquis les métaphores
l’évolution entre l’animal, le pré-hominidé et l’humain. Dans une note de de l’Egypte et la «pyramide du temps » et réfléchissait à présent sur un
travail remarquable du Visible et l’invisible datée de novembre 1960, cette temps mythique presque sous ses pieds, et l’on pourrait hasarder l’inter-
pensée du « sans rupture » devient encore plus radicale. Merleau-Ponty polation suivante: « Ce passé appartient à un temps mythique, un temps
parle à propos de la profondeur et de la réflexivité du corps humain d’un d’avant le temps, à la vie antérieure, plus loin que [Lascaux]. »
« feuillet interne » et d’un « feuillet externe » et critique tout concept d’évo-
lution qui cherche l’origine absolue.
De Lascaux à Brooklyn 49 : sur la multiplicité et l’unité dans les arts
Je révoque en doute la perspective, je la remplace par une cosmologie du visible
Dans cette dernière section, je souhaite étendre les lignes de l’interpré-
en ce sens que, considérant l’endotemps et l’endo-espace, il n’y a plus pour moi
de question des origines, ni de limites, ni de séries d’événements allant vers cause tation merleau-pontienne sur Lascaux en direction d’un artiste et de
première, mais un seul éclatement d’Être qui est à jamais.43 plusieurs philosophes que je considère comme un ensemble de compa-
gnons de pensée solidaires, à savoir Barnett Newman, Georges Bataille,
Pour citer à nouveau L’œil et l’esprit: « Toute l’histoire humaine en un cer- Maurice Blanchot et Jean-Luc Nancy 50. Newman, vivant et travaillant à
tain sens, est stationnaire. »44
L’œil et l’esprit est signé du « Tholonet, juillet-août, 1960 ». Dans une 46 Ibid., p. 297.
47 La dernière strophe de ce poème inclut la référence à l’Inde et à la Chine :
note de travail datée d’avril 1960, quelques mois auparavant, Merleau-
« L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, / Est-il déjà plus loin que l’Inde et
Ponty parle d’un «passé architectonique », d’une «vie monumentale » et que la Chine ? / Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, / Et l’animer encor d’une
écrit que « ce “passé” appartient à un temps mythique, au temps d’avant voix argentine, / L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? »
le temps, à la vie antérieure, “plus loin que l’Inde et la Chine”»45. Il s’agit 48 Voir MERLEAU-PONTY, Signes, op. cit., p. 135-140 ; p. 168-176.
49 Ce titre est celui de Paul Rand, From Lascaux to Brooklyn, New Haven, Yale
39 Voir TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, Le phénomène humain, Paris, Seuil, 1958, p. 198, 203. University Press, 1996 : « Je suis né à Brooklyn. Cela aurait pu être Budapest,
40 MERLEAU-PONTY, Maurice, La Nature. Notes. Cours du Collège de France, texte établi Buffalo ou Pékin, chacun avec son ambiance spéciale, chacun avec son lien esthé-
et annoté par Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1995, p. 334, 339. tique propre avec les peintures rupestres de Lascaux, indépendamment du temps,
41 Ibid., p. 272, 339. du lieu ou de la distance » (p. 178).
42 Ibid., p. 340. 50 L’un de ces auteurs qui pourrait sembler hors de propos par ses différences phi-
43 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris, losophiques et politiques avec Merleau-Ponty, serait Georges Bataille. Pourtant,
Gallimard, 1964, p. 318. les deux assistaient aux cours de Kojève sur Hegel dans les années 1930, où ils
44 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit, p. 91-92. se sont probablement recontrés. Ils ont maintenu une longue amitié et Bataille
45 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit, p. 296. s’est fortement intéressé à la Phénoménologie de la perception. En 1950, il raconte
56 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 57

Brooklyn, New York, dans les années 1940, 50 et 60, participant à «l’école» seule scène avec une figure humaine, cachée dans la cavité la plus inacces-
new yorkaise de l’expressionnisme abstrait avec Mark Rothko, Robert sible, «le puits» de la grotte, et cette peinture est comme un bonhomme fait
Rauschenberg, Jackson Pollock et d’autres, était l’artiste des peintures à de traits rudimentaires, et pas même un portrait travaillé ou un autopor-
fermeture éclair. La peinture qui l’a fait connaître, Ornement I (1948), avec trait. «L’homme occupe une place très discrète à Lascaux»54 écrit Norbert
une seule bande verticale orange sur un fond brun-pourpre, a mené à la Aujoulat. L’œil et l’esprit de Merleau-Ponty désignait l’image dans le miroir
toile massive rouge, Vir Heroicus Sublimis (1951), et la sculpture imposante, et l’autoportrait comme l’expression la plus clairement explicite de la réver-
Broken Obelisk (1963-67). Newman a théorisé l’origine de l’humanité pré- sibilité entre le soi et le monde, entre mon corps sentant et mon corps
cisément en termes esthétiques: senti. Les artistes ont souvent rêvé sur les miroirs, écrit-il, parce qu’ils y
ont reconnu
Qui était le premier homme, était-il un chasseur, un fabricant d’outils, un fermier,
un travailleur, un prêtre ou un politicien ? Indubitablement, le premier homme la métamorphose du voyant et du visible, qui est la définition de notre chair et
était un artiste. […] Le mythe est venu avant la chasse. Le but de la première parole celle de leur vocation. Voilà pourquoi aussi ils ont souvent aimé […] à se figurer
de l’homme a été une adresse à l’inconnaissable. […] L’homme a tracé une ligne eux-mêmes en train de peindre, ajoutant à ce qu’ils voyaient alors ce que les choses
dans la boue avec son bâton avant d’apprendre à le jeter comme un javelot […]. voyaient d’eux.55
L’acte artistique est le droit de naissance personnel de l’homme. […] Car les artistes
sont les premiers hommes.51 Or les artistes de Lascaux ne nous ont pas légué des images de leurs
visages et de leurs postures en train de vivre ou de chasser. Que faire de
Newman se moque de la paléontologie de son époque en la qualifiant de l’absence de portraits et d’autoportraits des femmes et des hommes mag-
« science sentimentale », mais trouve dans les premières peintures sur les daléniens de la grotte de Lascaux et de ce seul bonhomme rudimentaire ?
parois de ces grottes une philosophie de la nature de l’humanité et de la La première observation est évidente : dans l’histoire de l’Être, l’homme
nécessité de l’art, du mythe, de la création et du mystère de l’inconnais- a émergé en relation beaucoup plus étroite avec les animaux que l’huma-
sance dans les origines humaines. Cela fait assez directement écho à la nité moderne. Les taureaux, les chevaux, les vaches et les cerfs de Lascaux
pensée de Merleau-Ponty, à propos de qui Olivier Mongin écrivait dans sont dépeints intimement ; Bataille parle même d’un esprit de révérence,
un article d’Esprit, « Depuis Lascaux », que le philosophe voit dans le geste né de la « libre créativité et de l’esprit joyeux de la fête »56. Il souligne la
du peintre l’autofiguration de l’humanité, la structuration de l’humain. splendeur de l’animal dans les peintures qui donnent une vision « hu-
Indissociablement, le geste du peintre marque un événement et donne maine » de l’animalité. Il y a aussi cet animal étrange avec les deux lon-
forme à l’humanité 52. gues cornes qui ressemble à une licorne, à la tête du groupe tel un maître
Ici, il nous faut poser une question en forme d’objection à Merleau- de cérémonies ou tel le meneur d’un étrange cirque souterrain. Selon
Ponty et à Newman. Lascaux est un bestiaire; une procession d’animaux, Bataille, cela aurait été inconcevable à l’âge précédent, celui de l’homo faber
de chevaux, de taureaux et de cerfs en mouvement continu. Sur presque (l’homme travaillant), et c’est ce qui distingue l’homo sapiens (l’homme qui
2 000 figures enregistrées, et 915 figures d’animaux53, on ne trouve qu’une distingue) en tant qu’être qui crée, célèbre et joue. Néanmoins, on peut

ses efforts pour se procurer un exemplaire du livre de Merleau-Ponty pour écrire Parmi ces figures, Aujoulat compte 915 figures d’animaux, 434 signes, 613 figures
son Histoire de l’Erotisme. Voir BATAILLE, Georges, Choix de Lettres, Paris, Gallimard, indéterminées et une figure humaine (p. 263). Les chevaux sont les plus nombreux
1997, p. 407, ainsi que TEPPER, Rowan G., « Open Letter to Merleau-Ponty (Combat, (364), suivis par les cerfs, les aurochs, les bisons. Parmi les animaux plus rares, on
1947) with Preface », http ://www.scribd.com/doc/31129229. trouve sept félins, un oiseau, un ours et un rhinocéros. Une licorne mystérieuse y
51 NEWMAN, Barnett, « The First Man Was an Artist », in O’NEILL, John P. (éd.), Barnett apparaît également. Aujoulat est à la tête du Département d’art pariétal au Centre
Newman. Selected Writings and Interviews, New York, Alfred A. Knopf, 1990, national français de la préhistoire, et ses travaux sur Lascaux sont parmi les plus
p. 158-160. précis et fouillés.
52 MONGIN, Olivier, « Depuis Lascaux », Esprit, 66, 1982, p. 67-76. 54 Ibid., p. 64.
53 Voir AUJOULAT, Lascaux. Le geste, l’espace et le temps, op. cit. : « Avec 1 963 figures enre- 55 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit, p. 34.
gistrées, Lascaux reste la grotte ornée la plus imposante de la Préhistoire » (p. 64). 56 BATAILLE, La peinture préhistorique, op. cit., p. 34.
58 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 59

faire une deuxième observation, moins évidente et peut-être paradoxale, ne s’agit pas du tout d’une scène de chasse, mais plutôt d’un chamane
à savoir que les artistes de Lascaux sont marqués plutôt par la fabrication en costume d’oiseau et l’oiseau sur la perche jouant le rôle d’un esprit
de l’art que par la conscience ou la pensée. Bataille écrit : auxiliaire 59. À mon sens, Blanchot a offert la possibilité la plus saisissante.
L’homme est-il mort, demande-t-il ? Dort-il ? Simule-t-il une immobilité
S’il s’agit […] de l’homme de Lascaux, nous le distinguons plus justement de celui magique ? Va-t-il revenir à la vie ? Blanchot écrit alors :
qui l’a précédé en insistant non sur la connaissance mais sur l’activité esthétique
qui est, dans son essence, une forme de jeu. […] Le faber demeurait noué. Son élan Mais il me semble que le sens de ce dessin obscur est, malgré tout, très clair : c’est
n’avait pas triomphé de la lourdeur des formes quadrupèdes.57 la première signature du premier tableau, la marque laissée modestement dans un
coin, la trace furtive, craintive, ineffaçable de l’homme qui pour la première fois
Ainsi, pour Bataille, l’art est une forme de transgression, dans le premier naît de son œuvre, mais qui se sent, aussi, gravement menacé par elle et peut-être
cas la transgression du travail par la libre créativité et le jeu. L’homme de déjà frappé de mort.60
Lascaux possède une affinité secrète avec les animaux peints. La vie libre
de l’animal, contenue seulement par les limites de la nature et non pas par Une signature est également un autoportrait.
ses propres interdictions, fait partie de la fascination qu’on éprouve face Aussi spéculatif qu’il y paraisse, ce qui reste prédominant à propos de
à leur existence. « Pour un animal, rien n’est interdit. »58 À cette première cette scène est son énigme, son mystère. Précisément lorsque nous péné-
transgression du travail, Bataille ajoute les transgressions de la mort et trons le lieu le plus secret de cette grotte des origines – des origines de
du sexe «naissance, reproduction, érotisme » que présente Lascaux dans l’humanité et de l’art – nous trouvons une lacune. Au lieu de se dévoiler
une explosion de vitalité et de «virilité ». elle-même comme origine, l’origine est voilée et cachée, elle est révé-
C’est précisément ici, avec les interdits autour de la mort et du sexe, lée seulement comme l’ajournement de l’origine, qui est la non-origine.
qu’il est temps de renverser l’idée d’une absence de portraits et d’auto- Blanchot écrit :
portraits à Lascaux. Venons-en d’abord à cette singulière figure humaine
dans le puits. L’homme est dépeint nu, tombant ou gisant sur le sol, Jamais nous n’observons la source, jamais le jaillissement, mais seulement ce
qui est hors de la source […]. L’art a partie liée avec l’origine elle-même toujours
couché entre un rhinocéros laineux à sa gauche et un bison aux cornes
rapportée à la non-origine […]. Et, en même temps, il devance tout ce qui a été, il
baissées à sa droite. Il est dessiné, avec ses armes dispersées, comme s’il est la promesse d’avance tenue, la jeunesse de ce qui toujours commence et ne
venait juste d’être frappé par les cornes du bison. Ses mains sont ouvertes, fait que commencer.61
avec seulement quatre doigts sur chaque main. Il porte un masque en
forme de tête d’oiseau et sous lui, un oiseau se tient sur une perche ver- Une signature renvoie à la main, et Newman aussi se réfère à la main
ticale. Une lance est peinte à travers le flanc du bison, où elle a de toute qui à l’aide d’un bâton, avant même que l’humanité apprenne à le lancer
évidence infligé une blessure puisque la bête bat de la queue et que ses comme un javelot, a tracé une ligne dans la boue. On devrait reconnaître
intestins se répandent par terre. Cette narration graphique presque enfan- qu’il y a plus de portraits et d’autoportraits à Lascaux que le seul homme-
tine nous introduit à un élément dramatique, que les spécialistes n’ont oiseau, car il y a aussi des empreintes de mains dans les grottes et il
pas percé à jour. Une idée est celle de la vulnérabilité humaine au milieu convient de ne pas rester limité en concevant les significations du portrait.
du monde de la chasse et des animaux énormes, une autre est celle de la Sur les parois des grottes au sud de la France et en Espagne, on trouve
sophistication et de l’expressivité des peintures d’animaux en contraste des empreintes de mains négatives datant de 25 000 ans, produites en
avec la simplicité du portrait d’un homme. Un interprète a suggéré qu’il
59 Ibid., p. 110, 139-140. Dans ces dernières pages, Bataille résume les différentes
57 Ibid., p. 35. interprétations en lice à propos de la scène avec l’homme dans le puits.
58 Ibid. Voir la discussion de ces trois transgressions de l’art que Bataille indique – le 60 BLANCHOT, Maurice, « Naissance de l’art », in L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 20.
travail, le sexe et la mort – par WHITE, Richard, « Bataille on Lascaux and the De Blanchot, voir également « La bête de Lascaux », in Une voix venue d’ailleurs,
Origins of Art », Janus Head, vol. 11, no 2, 2008, p. 319-331. Source en ligne : http :// Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002.
www.janushead.org/11-2/White.pdf. 61 Ibid., p. 19.
60 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 61

appliquant ou en tamponnant la paroi de peinture autour de la main, la première fois, l’artiste touche la paroi comme « lieu », comme un espa-
et des empreintes positives produites en plaçant une main enduite de cement et une distance que la main crée et qui ouvre sur un événement
peinture directement sur le mur. De telles empreintes ont été trouvées et un monde secrets.
non seulement en Europe, mais aussi dans des grottes en Afrique, en Au commencement, la peinture va avec le chant, l’un appelle l’autre,
Australie et en Amérique du Sud. L’une des plus célèbres d’Amérique du l’un requiert l’autre, et pourtant peindre et chanter ne sont pas la même
Sud est la Cueva de la manos (Grotte des mains) située dans la province chose. La multiplicité des arts apparaît dans la pensée de Nancy 65, comme
de Santa Cruz en Argentine. Souvent, les empreintes de mains sont celles dans celle de Merleau-Ponty – peinture, sculpture, musique, chant, poé-
de femmes ou d’adolescents et, dans la grotte de Gargas dans les Pyrénées sie – sans qu’aucun effort ne soit déployé afin de les synthétiser ou de
françaises, on trouve des empreintes de mains d’enfants âgés d’environ créer une hiérarchie entre eux, même en termes d’expression corpo-
deux ou trois ans, qui ont dû être emmenés par leurs parents dans la relle. Chez Merleau-Ponty, la peinture semble prédominer de Cézanne à
grotte et hissés à la bonne hauteur 62. Klee, mais également la littérature tout au long de son œuvre – Proust,
Nancy considère la main comme centrale dans l’éveil à la conscience Claudel, Valéry, Baudelaire, Simon, Stendhal – et L’œil et l’esprit met en
de soi, dans son « Peinture dans la grotte ». avant la sculpture, alors que Le visible et l’invisible s’appuie sur la musique,
et les notes récemment publiées du cours au Collège de France de 1953,
L’homme a commencé, écrit-il, par l’étrangeté de sa propre humanité […]. Tel fut Le monde sensible et le monde de l’expression, démontre l’importance du
le savoir de soi de l’homme […]. Tel fut son premier savoir, son habileté, le tour
cinéma 66. Dans une note de travail de novembre 1960 intitulée « Voyant-
de main […] et lui, surpris, en face de soi. La peinture peint cette surprise. Cette
surprise est peinture.63
visible », Merleau-Ponty écrit :

Ainsi, les empreintes de mains sont la trace du geste du premier peintre, Il n’y a pas coïncidence du voyant et du visible. Mais chacun emprunte à l’autre,
prend ou empiète sur l’autre, se croise avec l’autre, est en chiasme avec l’autre. En
et ces mains sont le premier autoportrait de l’histoire de l’humanité. Elles
quel sens ces chiasmes multiples n’en font qu’un seul : non au sens de la synthèse,
viennent devant nous dans leur nudité et en silence, le silence de la grotte de l’unité originairement synthétique, mais toujours dans le sens de l’Übertragung,
qui constitue même une sorte de toucher, un toucher de la paroi de roche de l’empiétement, du rayonnement d’être.67
dure, sentant sa résistance, mais accompagné certainement, comme le
soutient Nancy, par une sorte de musique et de chant. Nancy écrit que la En plus de la grotte, Nancy parle des Muses comme d’une autre origine de
main exposée possède l’art qui « tiennent leur nom d’une racine qui indique l’ardeur, la tension
vive […] qui brûle d’en venir à savoir et à faire. […] Mais cette force jaillit
sa touche propre, son honneur, sa grâce et son accord […], accord et rythme de au pluriel. Elle est donnée, d’emblée, dans des formes multiples. »68 Il n’y
la forme, musique à même la peinture. L’image ici n’est pas la doublure com-
a pas une Muse, mais plusieurs, et chaque art avait sa propre Muse. Une
mode ou incommode d’une chose du monde : elle est la gloire de cette chose, son
épiphanie.64 première hypothèse pour expliquer cette multiplicité semble s’imposer
immédiatement en tant que différence entre les sens. Or l’hétérogénéité
Avec ce toucher et ce chant, les émotions de l’artiste de la grotte étaient des sens ne correspond pas à celle des arts. Par exemple, la peinture, le
nées : la peur, le désir, le souci, l’étonnement et, certainement, le rire. Pour
65 Voir NANCY, « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts et non pas un seul », in Les Muses, op.
cit, p. 9-70.
62 Dans la grotte de Gargas, France, on a compté plus de 150 mains noires, rouges 66 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le monde sensible et le monde de l’expression, Cours au
et noires-brunes. Certaines sont accompagnées de séries de points, apparemment Collège de France, 1953, Texte établi et annoté par Emmanuel de Saint Aubert et
une sorte de langage symbolique. Stefan Kristensen, Genève, MētisPresses, 2011, en particulier p. 164-170. Voir éga-
63 NANCY, Jean-Luc, « Peinture dans la grotte », in Les Muses, Paris, Galilée, 1994, lement Chiasmi International, vol. 12, 2010, le dossier « Philosophie et image en
p. 121. De Nancy, voir aussi « Compter avec la poésie », Revue de littérature générale, mouvement ».
numéro spécial « La mécanique lyrique », I, 1995. 67 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit, p. 314-315.
64 Ibid., p. 125. 68 NANCY, «Pourquoi y a-t-il plusieurs arts et non pas un seul?», in Les Muses, op. cit., p. 11.
62 l’empreinte du visuel sur la pluralité des arts, de lascaux à aujourd’hui 63

cinéma et la photographie sollicitent différentes manières de voir, alors désir de création et de célébration du monde, le désir, ou même l’exigence
qu’aucun art ne concerne que le toucher, puisque la sculpture excède le d’une expression avec d’autres et l’expression de soi ; et le désir de savoir et
toucher. Chaque art sollicite l’intégration des sens, une unité sensible et de connaissance de soi, qui sont des désirs sans fin. Si l’art est une fin, ou
non pas une abstraction singulière, telle qu’on en fait l’expérience dans la s’il n’est plus qu’un vestige du marché de l’art, il y a une autre historicité
synesthésie ou plus ordinairement dans le mouvement, qui est manifeste secrète dans lequel l’art, la littérature et la philosophie ne sont plus en
non seulement dans la danse, le cinéma et la sculpture, mais aussi dans la progrès, mais en passage et en événement : le temps que Merleau-Ponty
musique et même dans la peinture et la poésie. Peut-être, le mouvement appelait stationnaire et vertical. Dans l’une de ses formulations les plus
est-il partie intégrante de tous les arts. Pour ce type de raisons, et d’autres concises à propos de l’origine et de l’essence de l’art que l’on trouve dans
aussi, Nancy écrit : une note de travail intitulée « Philosophie et littérature » (non datée, pro-
bablement juin 1959), Merleau-Ponty écrit que
Dès lors, le monde est dis-loqué en mondes pluriels, ou plus exactement en plura-
lité irréductible de l’unité « monde » : c’est l’a priori et le transcendantal de l’art. Il l’art et la philosophie ensemble sont justement, non pas fabrications arbitraires
fait paraître que la parution d’un monde est toujours d’abord celle de phénomènes dans l’univers du « spirituel » (de la « culture »), mais contact avec l’Être justement
dont chacun est «phénomène-de-monde ».69 en tant que créations. L’Être est ce qui exige de nous création pour que nous en
ayons l’expérience.72
Se référant au travail de Merleau-Ponty sur les couleurs, tel que repris et
prolongé par Marc Richir, Nancy veut dire par «phénomène-de-monde »
que les couleurs, par exemple, «ne sont pas tout d’abord des couleurs de
choses, mais couleurs de monde […]. Il n’y a de phénomènes-de-monde
qu’au pluriel et dans un renvoi indéfini de l’un à l’autre. » Par exemple,
un bleu n’est pas le même bleu lorsqu’il est à côté d’un vert, d’un jaune
ou d’un rouge. La même chose vaut pour les sons ou les textures. C’est
pourquoi, de même, « le vrai du cinématographe ne peut être le vrai du
théâtre, ni le vrai du roman, ni le vrai de la peinture. »70 La pluralité des
arts est un a priori de la signification de l’art.
Parmi la multiplicité des relations et des dimensions dans le phéno-
mène-du-monde qui constituent les arts, il y a aussi des fils unifiants, et
ceux-là aussi sont multiples : les plaisirs des sens et les plaisirs que nous
prenons dans la mimesis et la methexis, identifiés dans la philosophie de
l’art depuis Aristote jusqu’à Freud 71. Il y a aussi des désirs multiples : le

69 Ibid., p. 37.
70 Ibid., note 32, p. 107.
71 Aristote disait : « L’homme est par instinct imitateur dès l’enfance […]. Tous les
hommes se plaisent à l’imitation des choses. Il suffit pour s’en convaincre d’obser-
ver les faits. Les choses que nous ne verrions qu’avec douleur dans la réalité, nous op. cit, p. 32 sq). Le texte suivant de Freud peut être considéré comme typique : « La
font grand plaisir à contempler dans leurs reproductions les plus exactes […]. La [zone érogène la] plus éloignée, peut-être de l’objet sexuel : l’œil, et celle qui, dans
cause en est fort simple : c’est qu’apprendre quoi que ce soit est un très vif plaisir, le cadre de la quête de l’objet, se trouve le plus souvent en situation d’être stimulée
non pas seulement pour les philosophes, mais encore pour tous les hommes » par cette qualité particulière de l’excitation dont nous désignons la cause dans
(ARISTOTE, Poétique, IV, 1448b 4-19). Nancy discute l’analyse freudienne du plaisir l’objet sexuel par le terme de beauté ». FREUD, Sigmund, Trois essais sur la théorie
préliminaire (Vorlust) et trouve une similitude entre la sensualité érotique et la sen- sexuelle, trad. par Philippe Koeppel, Paris, Gallimard, 1987, p. 147.
sualité esthétique (NANCY, « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts et non pas un seul ? », 72 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit, p. 251.
La phénoménologie en négatif
Merleau-Ponty et l’oubli de la photographie

Emmanuel Alloa

… un blanc
«Au printemps 1921 », lit-on dans les Conversations avec Kafka de Gustav
Janouch, publiées à titre posthume,

on installa à Prague deux de ces cabines de photo instantanée qui venaient d’être
inventées à l’étranger et qui, sur une feuille de papier, fixaient seize expressions
différentes du sujet, ou même peut-être davantage.
Arrivant chez Kafka avec l’une de ces séries de photos, je déclarai d’un ton réjoui :
« Pour quelques couronnes, on peut se faire photographier sous tous les angles.
Cet appareil est un Connais-toi-toi-même mécanisé.
− Vous voulez sans doute dire : Méconnais-toi-toi-même ! dit Kafka avec un
fin sourire.
− Comment cela ? protesté-je. La photographie ne ment pas, pourtant !
− Qui vous dit qu’elle ne ment pas ?» Kafka pencha la tête sur l’épaule: «la pho-
tographie enchaîne le regard à la surface des choses et camoufle généralement leur
nature cachée, qui ne fait que filtrer comme un clair-obscur mouvant à travers leur
physionomie. Les lentilles les plus précises ne sauraient saisir cela. Seule le peut la
sensibilité, et en tâtonnant. Ou bien est-ce que vous croyez que l’insondable réalité,
qu’au cours de toutes les époques passées des légions de poètes, d’artistes, de savants
et autres magiciens ont affrontée dans l’angoisse de leurs désirs et de leurs espoirs…,
que cette réalité qui se dérobe sans cesse, nous allons désormais l’atteindre en ap-
puyant simplement sur le bouton d’un mécanisme de quatre sous?… J’en doute.
Cet appareil automatique ne représente pas un perfectionnement de l’œil humain,
il représente uniquement une vertigineuse simplification de l’œil de mouche.»1

1 JANOUCH, Gustav, Conversations avec Kafka, trad. Bernard Lortholary, Paris, Les
Lettres Nouvelles, 1978, p. 191-192.
66 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 67

◆◆◆ thèses 4. La photographie, en revanche, est absente, Jean-Lou Tournay le


constatait déjà dans un article dédié à ce sujet 5.
Ce topos de la photographie menteuse, Kafka n’est pas le premier à le On pourrait bien sûr essayer de combler cette absence et imaginer
formuler et il ne sera pas le dernier non plus. Il appartient à une contre- ce que pourrait être une phénoménologie de la photo (et certains l’ont
histoire dystopique de la photographie, en porte-à-faux avec l’optimisme tenté, plus récemment 6). Mais rares sont ceux qui ont essayé d’engager
joyeux qui avait placé dans l’objectivité de la plaque photo-sensible l’espoir la question d’un point de vue méthodologique, pour se demander en quoi
d’un dépassement de tout particularisme subjectif. Or ce qui est sacrifié l’objet photographique révèle quelques nouages cruciaux de l’approche
sur l’autel de cette objectivité – c’est le point où convergent aussi bien la phénoménologique 7. Dans ce présent essai, qui s’inscrit dans un projet
Lebensphilosophie de la fin du 19e, le vitalisme bergsonien et la Krisis de plus vaste de relecture de la phénoménologie à l’aune de son rapport
Husserl – c’est la fidélité à la vie. Cette technique, incapable de l’illusion problématique à la question du médium 8, il s’agira de conforter l’hypo-
puisqu’elle ne peut enregistrer les choses que telles qu’elles apparaissent, thèse que l’absence de la photographie chez Merleau-Ponty n’est pas
tombe sous un soupçon généralisé, car loin de permettre le retour aux le fruit d’un simple oubli : dans cette absence, on peut lire pour ainsi
choses mêmes, elle contribue à les éloigner encore un peu plus. dire en négatif les tensions inhérentes à la pensée merleau-pontienne
Dans la longue série des détracteurs de la photographie, Merleau-Ponty et sans doute à la phénoménologie toute entière quant aux appareils de
a lui aussi sa place. Face à la peinture, qui suscitera et accompagnera cette la sensibilité.
recherche d’une vie pour approcher l’énigme de la visibilité, la photogra- Dans ce qui suit, nous envisagerons tour à tour la discussion autour
phie se pose à tous les égards en négatif : à la différence de la matérialité de la chronophotographie et donc le débat entre Jules-Etienne Marey et
de la peinture qui fait chez Merleau-Ponty l’objet d’une attention rare Bergson autour de la possibilité de restituer le mouvement par le cli-
pour un philosophe, la matérialité de la photographie et l’appareillage de ché; le rapport ambigu de Merleau-Ponty à Malraux, avec qui il partage
sa prise se voient généralement passés sous silence et quand bien même une suspicion à l’égard de la photo tout en donnant un sens différent
ils feraient exceptionnellement leur apparition au fil du texte merleau- que Malraux à l’«intellectualisme » du photographique; les hésitations
pontien, ils servent presque exclusivement de contraste négatif sur le entre image fixe et image mouvante quant au problème de la genèse,
fond duquel la peinture ne pourra que mieux resplendir. Jean-François ce qui conduit Merleau-Ponty à prendre parti pour le cinéma contre la
Lyotard, déjà, le soulignait : le privilège de la peinture conduit à une véri- photographie, à condition de ne pas en retenir la dimension analytique.
table éclipse de la photographie 2. Enfin, si Merleau-Ponty reprend à son compte de nombreux arguments
Mais la photographie n’est pas que la contrepartie nécessaire de la anti-photographiques de ses prédécesseurs (comme l’éléatisme prétendu
peinture, sa négation déterminée pour ainsi dire ; elle traverse l’œuvre de la photo, la contingence de ce qu’elle garde en mémoire ou encore
de Merleau-Ponty – voici notre hypothèse – à la façon d’un blanc, d’un l’hypersensibilité de la plaque qui finit par se retourner en indifférence
négatif, d’un espace qui demeure indéterminé entre les différents arts à ce qu’elle enregistre), il y a en creux une assomption implicite quant
auxquels Merleau-Ponty avait attribué des significations particulières. aux appareils de l’apparaître dont il s’agira de faire ressortir les tenants,
La littérature, la peinture et la sculpture font l’objet de longs développe-
4 MERLEAU-PONTY, Maurice, Causeries, texte établi et annoté par Stéphanie Ménasé,
ments, le cinéma de toute une conférence 3 et si Merleau-Ponty se limite,
Paris, Seuil, 2002, p. 58.
au sujet de la musique, à quelques remarques, c’est que celle-ci confir- 5 TOURNAY, Jean-Lou, « Merleau-Ponty: La photographie absente», http ://www.gale-
merait – explique-t-il dans les Causeries – de façon bien trop évidente ses rie-photo.com/merleau_ponty.pdf.
6 Voir CHEUNG, Chan-Fai, Kairos . Phenomenology and Photography, Bucarest, Zeta
Books, 2010.
2 LYOTARD, Jean-François, « La philosophie et la peinture à l’ère de leur expérimen- 7 Il faut mentionner ici l’étonnant essai d’Edouard Pontremoli, L’excès du visible. Une
tation», Rivista di estetica, no 9, 1981, p. 3-15. approche phénoménologique de la photogénie, Grenoble, Millon, 1996.
3 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le cinéma et la nouvelle psychologie», in Sens et non- 8 Nous nous permettons de renvoyer ici à notre étude Das durchscheinende Bild.
sens, Paris, Nagel, 1966, p. 85-106. Konturen einer medialen Phänomenologie, Berlin/Zurich, Diaphanes, 2011.
68 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 69

notamment en les contrastant avec la position somme toute fort diffé-


rente de Paul Valéry et sa fascination pour un appareil dans lequel le
visible lui-même viendrait s’inscrire.

L’instantané véridique : la sculpture


De la photographie, Merleau-Ponty n’aura donc pas parlé, ni dans les écrits
de son vivant ni dans les manuscrits posthumes déposés à Richelieu.
Les quelques rares occurrences sont presque exclusivement négatives et
donnent l’impression que Merleau-Ponty cherchait moins à déterminer
ce qu’est la photographie que de caractériser, à partir de cette indétermi-
nation du photographique, la propriété des autres arts. Ainsi, quand la Fig. 1 : Auguste Rodin, L’homme qui Fig. 2 : Théodore Géricault, Le Derby d’Epsom, 1821, huile sur toile,
photographie est opposée à la sculpture. marche, 1900, bronze, 85 x 58 cm, 92 x 122 cm, Paris, Louvre
«[C]’est la photo qui est menteuse»: ces propos d’Auguste Rodin sont rap- Paris, Musée Rodin

portés dans L’œil et l’esprit 9. Les instantanés photographiques démembrent


le mouvement vivant mais n’en approchent pas pour autant l’essence. Sur Seul l’art parvient à restituer le «déroulement progressif » du mouvement,
ces prises de vue, « l’athlète est à jamais figé» et on ne « le dégèlerait pas et non « l’image scientifique où le temps est brusquement suspendu »12.
en multipliant les vues»10. Pour toucher à ce qu’est le mouvement, il faut S’ils ne sont pas nommés, il est impossible de ne pas reconnaître
délaisser la série des photogrammes et l’enchaînement qui provoque leur les deux personnalités visées : Eadward Muybridge et Jules-Etienne
mobilisation apparente pour se tourner vers ces arts dont le temps est Marey. Ces deux pionniers de l’imagerie scientifique avaient mis fin à la
prétendument absent: la peinture ou la sculpture. Merleau-Ponty invoque polémique autour de la physiologie du cheval au galop qu’avait suscité
ici Rodin, qui dans les entretiens avec Paul Gsell en 1911 avait défendu Géricault avec son tableau Le derby d’Epsom [fig. 2]. Dans cette œuvre,
ses sculptures L’âge d’airain, le Saint Jean-Baptiste ou encore L’homme qui peinte en 1821 à l’occasion d’un derby anglais, les lois anatomiques et les
marche [fig. 1] contre les ambitions de la photographie scientifique: principes scientifiques sont sacrifiés pour restituer ce que l’on appelle
communément depuis Lessing le « moment fécond » du mouvement : les
Il est probable qu’une photographie instantanée, faite d’après un modèle qui exé-
chevaux s’élancent au grand galop et aucun ne touche le sol.
cuterait le même mouvement, montrerait le pied d’arrière soulevé et se portant
vers l’autre. Ou bien, au contraire, le pied d’avant ne serait pas encore à terre si Au cours des années 1870, les revues scientifiques d’Europe et des
la jambe d’arrière occupait dans la photographie la même position que dans ma États-Unis furent le théâtre d’un vif débat visant à déterminer si à un
statue. Or, c’est justement pour cette raison que ce modèle photographié présen- moment quelconque, les quatre pattes quittaient réellement le sol et si à
terait l’aspect bizarre d’un homme tout à coup frappé de paralysie et pétrifié dans ce moment, les quatre pattes étaient allongées, comme semblait le sug-
sa pose. […] Si, en effet, dans les photographies les personnages, quoique saisis en gérer Géricault 13. Dans son livre La machine animale, Marey avance qu’au
pleine action, semblent soudain figés dans l’air, c’est que toutes les parties de leur contraire, les pattes sont ramassées sous le corps au moment où elles
corps étant reproduites exactement au même vingtième ou au même quarantième
quittent le sol, hypothèse confirmée peu de temps après par Eadweard
de seconde, il n’y a pas là, comme dans l’art, déroulement progressif du geste. […]
C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans Muybridge sur l’hippodrome de Palo Alto grâce à un dispositif de 12 appa-
la réalité le temps ne s’arrête pas.11 reils photographiques alignés le long de la piste.

9 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 80. 12 Ibid., p. 86.
10 Ibid., p. 78. 13 GUNTHERT, André, « La légende du cheval au galop, » Romantisme, no 105, (octobre)
11 RODIN, Auguste, L’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, p. 85-86. 1999, p. 23-34.
70 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 71

Du galop d’un cheval, notre œil perçoit sur-


tout une attitude caractéristique, essentielle
ou plutôt schématique, une forme […]. Mais la
photographie instantanée isole n’importe quel
moment ; elle les met tous au même rang, et
c’est ainsi que le galop d’un cheval s’éparpille
pour elle en un nombre aussi grand qu’on
voudra d’attitudes successives, au lieu de se
ramasser en une attitude unique, qui brillerait
en un instant privilégié […].16

La chronophotographie réitère et décuple


à l’énième puissance le paradoxe de la
flèche de Zénon qui jamais n’atteint sa
cible : l’intervalle qui la sépare du but est
infiniment divisé, de sorte qu’en s’appro-
Fig. 3 : Eadweard Muybridge, « Sallie Gardner in Gallop », chronophotographie, juin 1878, Washington, Library of
chant de celui-ci, la flèche s’en éloigne
Congress
aussi un peu plus. Par cette division infi-
nie, on manque selon Bergson ce qui fait
Les clichés pris par Muybridge [fig. 3] montrent que l’instant où les
d’un mouvement un mouvement vivant,
sabots quittent le terre-plein – un instant qui n’est accessible qu’à l’œil
à savoir son caractère d’« empiétement »17. Fig. 4 : Alberto Giacometti, L’homme qui
mécanique de l’appareil – ne constitue guère un instant de relâchement,
Merleau-Ponty, qui reprend à son marche I, 1960, bronze, 180,5 x 27 x 97 cm,
mais représente au contraire l’acmé de la contraction musculaire. En photographie Jean-Pierre Lagiewski, Collec-
compte ce concept et qui en fera un
outre, les clichés prouvent qu’exception faite de ce bref instant, une patte tion Fondation Giacometti, Paris
des pivots de son ontologie du sensible,
au moins est toujours fermement appuyée contre le sol.
comme on sait, l’oppose expressément à
Dans son jugement négatif sur la chronophotographie, Merleau-
Jules-Etienne Marey. La photographie «détruit le dépassement, l’empié-
Ponty s’inspire largement de l’avis de Rodin. Géricault aurait eu raison
tement, la “métamorphose du temps” »18, et en toute rigueur, l’instantané
contre la photographie, car son tableau est « cette vérité seule qui importe
authentique, il ne faudra pas le chercher du côté de la photographie ins-
puisque c’est elle que nous voyons »14. À la question pourquoi les chevaux
tantanée, mais du côté de la sculpture. Merleau-Ponty cite Rodin, mais
de Géricault courent dans une « posture pourtant qu’aucun cheval au
pense peut-être aussi à Giacometti, invoqué peu de temps avant avec son
galop n’a jamais prise », Merleau-Ponty répond que « les chevaux du Derby
Homme qui marche [fig. 4] :
d’Epsom me donnent à voir la prise du corps sur le sol »15.
La réponse a de quoi surprendre, car à la différence des clichés de Les seuls instantanés réussis d’un mouvement sont ceux qui approchent de cet
Muybridge, les montures de Géricault semblent au contraire s’émanciper arrangement paradoxal, quand par exemple l’homme marchant a été pris au mo-
du sol. Mais dans l’ensemble, l’argument est clair : en délaissant le natu- ment où ses pieds touchaient le sol : car alors on a presque l’ubiquité temporelle
ralisme du détail, le peintre ressaisit un mouvement général, la forme du du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace.19
galop, son instance eidétique et non pas seulement son instant partiel,
vainement recherché par la chronophotographie. 16 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1982, p. 332.
17 Ibid., p. 3. Voir sur Bergson et Marey: DIDI-HUBERMAN, Georges, «L’image est le
mouvant », in Intermédialités no 3 «Devenir-Bergson », (2004), p. 11-30.
14 RODIN, Auguste, L’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, p. 88. 18 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit, p. 80.
15 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 80. 19 Ibid., p. 79.
72 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 73

La sculpture permet de saisir ce paradoxe d’une « contemporanéité de une fresque ou démonter une statue du haut de sa colonne, sans que
ce qui n’est pas contemporain »20 et anticipe cet « enjambement » ontolo- ce montage photographique compromette la possibilité de «démonter »
gique dont la photographie empêche l’intuition. d’une autre façon encore ces œuvres, de les faire sortir autrement encore
de leurs gonds. Le détail architectural que l’œil du spectateur profane ne
pouvait voir, tout en haut de la cathédrale, est désormais à portée de main :
André Malraux ou l’intellectualisme de la photographie « L’histoire de l’art depuis cent ans dès qu’elle échappe aux spécialistes,
Pourquoi donc cette ligne de partage entre les arts, entre peinture et sculp- est l’histoire de ce qui est photographiable. »22
ture, d’une part, et la photographie, de l’autre ? La thèse que nous aime- À la différence des musées en pierre, dont les collections se sont consti-
rions avancer sera donc la suivante : la raison pour laquelle Merleau-Ponty tuées au gré hasardeux de leur histoire, le « musée sans murs» rassemble
ne fait pas confiance à la photographie pour l’élucidation du sensible est des objets épars selon un principe intellectuel, faisant apparaître, à travers
à chercher dans son insensibilité constitutive. On le sait : la plaque pho- les objets qu’elle conglomère, une essence morphologique ou encore, selon
tographique enregistre tout, sans distinction aucune. Elle est indifférente le terme malrucien, un «style» unitaire. Au sein de cette recherche, le chan-
à ce qu’elle enregistre en particulier, ce qui revient aussi à dire qu’elle gement d’échelle, soudain possible grâce au montage photographique, joue
est – indifféremment – sensible à tout : pour le bromure, tout se vaut. un rôle capital, car il permet de réduire l’immense et d’exalter l’infime. Et en
L’hypersensibilité de la plaque n’est que le revers de son insensibilité pour effet, les différents volumes qui composent le Musée imaginaire regorgent
ce qui permet de dégager le sens du sensible. de tels montages photographiques, qu’ils se prêtent à une sorte de typologie
La preuve s’il en fallait de l’uniformisation que provoque le procédé stylistique ou encore en proposant, de façon souvent surprenante, de faire
photosensible, retenant indistinctement l’animé et l’inanimé, l’essentiel ressortir une émotion ou un trait caractéristique grâce à la juxtaposition de
et l’insignifiant, est apportée par le changement d’échelle, dont Malraux, telle sculpture gothique avec un buste du Gandhâra indien, entre tel détail
déjà, soulignait les traits marquants dans son livre Les voix du silence, d’un masque indonésien et un portrait de la Renaissance.
ce premier volet du Musée imaginaire qui inspirera l’essai de Merleau- Le Musée imaginaire de Malraux, et l’évidence qu’il suggère, ne tient
Ponty intitulé Le langage indirect et les voix du silence. Si ce dernier essai donc que par la photo, et pourtant, Malraux ne fait aucune confiance à
ne manque pas de nombreuses mises au point critiques – et Merleau- cette photo qu’il manipule sans hésiter ; le style unitaire n’est tissé que
Ponty rejoint ici les arguments de Maurice Blanchot dans Le musée, l’art par « l’équivoque unité de la photo » et par l’artifice de naturalisme qu’elle
et le temps 21 –, il n’en retient pas moins quelques articulations décisives suggère 23. Merleau-Ponty s’en inspirera, semble-t-il, pour L’œil et l’esprit :
(c’est ce qu’il s’agira de montrer dans un instant), notamment en ce qui l’édition pour L’art de France s’appuie sur de nombreuses reproductions
concerne la position de la photographie. photographiques. Et pourtant, le discours lui refuse toute évidence véri-
Car le fait est indéniable : la photographie occupe, dans l’œuvre de table 24. C’était déjà tout le paradoxe chez Malraux : l’art n’accède à l’éter-
Malraux, une fonctionnalité toute particulière, pour ne pas dire para- nalisme qui lui est promis que grâce à un médium auquel tout accès au
doxale. Tel quel, le Musée imaginaire serait impensable sans la photogra- statut d’art est refusé. Dans le Panthéon des arts, il n’y a pas de place
phie, celle-ci en est même le préalable incontournable pour permettre cet prévue pour la photographie, puisque si elle est partout, elle ne peut être
immense réservoir d’images, cette sorte de galerie privée qui se compose nulle part en particulier.
d’autant d’objets qu’on aura soustraits au contrôle de ceux qui en avait La phénoménologie de la perception, déjà, décrit cette tendance unifor-
la charge jusque-là. Dans ce récit émancipatoire, l’avènement de la pho- misante de la photographie qui traite de la même façon tous les objets.
tographie joue un rôle majeur, puisque celle-ci aura permis de déposer
22 MALRAUX, André, Les voix du silence, Paris, Gallimard, 1951, p. 28.
20 KOSELLECK, Reinhart, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps histo- 23 Ibid., p. 44.
riques, trad. Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, EHESS, 1990. 24 C’est ce que souligne déjà Galen A. Johnson, « Structures and Painting », in
21 BLANCHOT, Maurice, « Le Musée, l’Art et le Temps », Critique, no 43, (décembre 1950), JOHNSON, Galen A., The Merleau-Ponty Aesthetics Reader. Philosophy and painting,
p. 195-208. Repris dans L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 21-51. Evanston, Northwestern, 1993, p. 21.
74 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 75

« C’est pourquoi une colline qui nous paraissait élevée devient insigni- positif. S’il partage avec Malraux l’idée que la photographie n’est pas un
fiante sur la photographie.»25 Sur une photo, tout devient pareillement art, il va plus loin encore que Malraux dans sa critique : l’arrêt sur image
signifiant ou insignifiant, ce qui ferait d’elle l’équivalent mécanique de de la photo ne permet pas d’arrêter une essence, il contraint à l’arrêt tout
ce que Merleau-Ponty qualifie, en épistémologie, de position «intellec- mouvement vivant. L’objet autonome, l’art pour l’art, le détail qui, selon
tualiste». Le regard du photographe approche d’une «pensée de survol» Malraux, fait accéder le spectateur à un monde intemporel, renvoie aux
qui d’un coup d’œil embrasse le monde sans en faire partie. Le « hors- yeux de Merleau-Ponty à un isolationnisme esthétique qui rate le carac-
champ» à partir duquel il capture le visible finit par se confondre avec tère dynamique et mouvant du sensible.
un « hors-monde». À l’instar de l’œil du Cyclope, le regard de la caméra Cet isolationnisme ne sera dépassé, historiquement, que par l’avène-
domine le visible, mais en rate le commerce, car depuis son point de vue ment du médium suivant ; un médium que Merleau-Ponty ne manque
monoculaire (pour ne pas dire éborgné), le monde devra se réduire à un pas de saluer : le cinéma. Car le film, lit-on dans la conférence sur « Le
spectacle projeté sur une toile sans profondeur. cinéma et la nouvelle psychologie », ne consiste pas dans une concaténa-
L’idée d’un intellectualisme inhérent à la photographie n’est pas une tion de moments isolés, ce n’est pas « la simple photographie en mouve-
invention merleau-pontienne, elle est, elle aussi, reprise à Malraux. Dans ment d’un drame »29. À la différence de la photographie, le cinéma est bel
le Musée imaginaire, ce dernier affirmait que la reproduction photogra- et bien capable de restituer la vérité du mouvement, ce qui le rapproche
phique « n’est pas la cause de notre intellectualisation, mais son plus également du vécu incarné, puisqu’il suppose invariablement un spec-
puissant moyen »26. Une nouvelle esthétique s’annonce ici, une esthétique tateur sensori-moteur : « Nous ne reconnaissons pas notre propre main
qui n’irait plus du fragment vers la totalité, mais qui, dans cette totalité, en photographie […], par contre, chacun reconnaît sa silhouette ou sa dé-
isolerait un fragment pour l’hypostasier 27. Pas plus qu’à Blanchot, cet marche filmée. »30 Le film produirait dès lors une synthèse d’expérience,
intellectualisme n’a échappé à Merleau-Ponty. La Monnaie de l’absolu, une intégrale au sens mathématique du terme. À condition bien sûr de
L’intemporel, Le Surnaturel ne sont que quelques-uns des titres des vo- renoncer à son potentiel analytique, hérité de la photographie.
lumes qui, s’ils ne paraîtront que plus tard, viennent en confirmer l’intui-
tion. La photographie ne sert pas qu’à rejoindre l’inaccessible ; Malraux
ne cesse d’insister sur le fait que même dans cet accès, c’est avant tout Le ralenti, une genèse à rebours ?
l’expérience de l’inaccessibilité aux sens dont nous faisons l’expérience. « Une caméra – lit-on dans Le langage indirect et les voix du silence – a
Décrivant la mosaïque byzantine de Ravenne, Malraux note à propos enregistré au ralenti le travail de Matisse. L’impression était prodigieuse,
de la représentation de l’impératrice Théodora que « les raies grenat qui au point que Matisse lui-même en fut ému, dit-on. Ce même pinceau
limitent ses paupières et celle qui indique l’ombre de son nez […] sont qui, vu à l’œil nu, sautait d’un acte à l’autre, on le voyait méditer, dans
de toute évidence étrangères au témoignage de nos sens » et que « le un temps dilaté et solennel, dans une imminence de commencement
chromatisme n’est pas moins arbitraire ». L’art, quand il atteint son plus du monde, tenter dix mouvements possibles, danser devant la toile, la
haut degré, quitte le sensible, et cette «désincarnation » a pour fonction frôler plusieurs fois, et s’abattre enfin comme l’éclair sur le seul tracé
de renvoyer le spectateur au « surmonde » du sacré 28. Paradoxe donc : nécessaire. »31
Merleau-Ponty emprunte l’argument de l’intellectualisme à Malraux, On pourrait penser qu’avec le cinéma, nous tiendrions le médium per-
mais contrairement à ce dernier, l’intellectualisme ne représente rien de mettant de réaliser ce que Merleau-Ponty attendait de la peinture, à savoir
de retracer « la genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps »32.
25 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, Mais la transformation de la phénoménologie en une «phénoménologie
p. 300.
26 MALRAUX, André, Psychologie de l’art. Le musée imaginaire, Paris, Skira, 1947, p. 24. 29 MERLEAU-PONTY, Sens et non-sens, op. cit., p. 98.
27 Ibid., p. 28. 30 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 174.
28 MALRAUX, André, La métamorphose des dieux, Paris, Gallimard, 1957, p. 142 (repris 31 MERLEAU-PONTY, Maurice, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 57.
en 1974 comme Le surnaturel dans la trilogie qui porte ce titre). 32 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit, p. 30.
76 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 77

de la genèse »33 ne correspond pas à un Il y a, bien entendu, quelque chose d’artificiel dans cette analyse, et Matisse se
devenir-généalogique de la phénomé- trompait s’il a cru, sur la foi du film, qu’il eût vraiment opté, ce jour-là, entre tous
nologie : pour comprendre la création les tracés possibles et résolu, comme le Dieu de Leibniz, un immense problème
de minimum et de maximum ; il n’était pas démiurge, il était homme. Il n’a pas
d’une œuvre, il ne suffit pas de remon-
tenu, sous le regard de l’esprit, tous les gestes possibles, et pas eu besoin de les
ter le temps à rebours. De même que la
éliminer tous sauf un, en rendant raison de son choix. C’est le ralenti qui énu-
parole parlée ne permet pas de recons- mère les possibles. Matisse, installé dans un temps et dans une vision d’homme,
tituer la parole parlante, de même il est a regardé l’ensemble ouvert de sa toile commencée et porté le pinceau vers le
impossible de remonter, depuis l’œuvre tracé qui l’appelait pour que le tableau fût enfin ce qu’il était en train de devenir.35
faite, à l’œuvre se faisant. À l’instar de la
chronophotogragraphie qui dissèque en Une fois de plus, c’est le « mouvement rétrograde du vrai » de Bergson qui
éléments analytiques ce qui ne se laisse est à l’œuvre où, à partir d’un moment actuel, on invente rétroactivement
dissocier dans l’expérience charnelle, le les conditions qui l’auront rendu possible. Mais pour rendre le visible,
ralenti filmique morcelle un mouvement il n’y a pas de modèle ni de prototype, si ce n’est cet impératif : « faire ce
créateur et suggère que l’instauration tableau-là qui n’existait pas encore »36.
d’une œuvre d’art puisse consister dans Or si le procédé du ralenti permet de voir plus que ce qui était préala-
la sélection entre plusieurs possibles. Ce blement visible, il aveugle également quant au mystère de la genèse du
fut encore l’illusion de Matisse, croyant visible. Merleau-Ponty à qui on ne peut pourtant pas reprocher de ne pas
rétrospectivement avoir eu d’abord une s’être intéressé à la technique et aux sciences objectives (il suffit de penser
idée et une intention et ayant ensuite aux pages dédiées à la cybernétique ou à l’algorithme) confirme néan-
décidé comment la transposer sur la moins un préjugé phénoménologique tenace selon lequel il n’y a d’évi-
toile [fig. 5]. dence que dans l’auto-donation immédiate et que l’évidence exclut donc
Dans un entretien avec Rosamond la médiation de l’appareil. Le corps qu’apporte et qu’engage le peintre
Bernier en février 1949, Matisse re- garantit en quelque sorte la vérité vivante de ce qu’il fait apparaître, par
Fig. 5: François Campaux, Henri Matisse, 1946, vient sur le documentaire de François opposition à la perspective nécessairement faussée, car médiate, d’une
documentaire noir et blanc, 26 min. Compagnie Campaux : loi physique, produite par la « perspective géométrique ou photographique »37.
Générale Cinématographique (photogrammes). Le primat de la perception, c’est le primat de la perception corporelle, et
Il y avait un passage où l’on me voyait en train
le corps est toujours un corps anthropologique.
de dessiner, au ralenti. Avant que mon crayon eût même touché le papier, ma
main accomplissait – elle seule – un étrange parcours. Je ne m’étais encore jamais
Ce n’est alors que rarement, et plutôt d’aventure, que Merleau-Ponty
rendu compte que je faisais cela. J’eus soudain le sentiment d’être nu – que tout laisse sous-entendre qu’il pourrait y avoir quelque chose comme des
le monde pouvait le voir – j’en fus profondément confus. Comprenez bien, ce régimes de visibilité, des appareillages spécifiques qui informent et qui
n’était pas de l’hésitation. J’établissais inconsciemment la relation entre le sujet guident les regards, bref : l’idée que le corps n’est pas le seul projecteur
que je m’apprêtais à dessiner et la dimension de ma feuille. Je n’avais pas encore d’un monde visible et que le sensible a une histoire qui n’est pas indis-
commencé à chanter.34 sociable d’une certaine phénoménotechnique. Merleau-Ponty s’emporte
La disjonction temporelle que suggère ici Matisse, entre une œuvre déjà contre l’éternalisme malrucien, qui fait comme si les « “données de sens” à
imaginée par l’artiste dans son esprit et le geste qui le traduirait, en choisis-
sant sa meilleure transposition en échelle, est récusée par Merleau-Ponty: 35 MERLEAU-PONTY, Signes, op. cit, p. 57.
36 Ibid., p. 58. Voir également la belle lecture proposée par Mauro Carbone dans «La
question du mouvement au cinéma», in La chair des images : Merleau-Ponty entre
33 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. XIII. peinture et cinéma, Paris, Vrin, 2011.
34 MATISSE, Henri, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p. 176. 37 MERLEAU-PONTY, « Le doute de Cézanne », in Sens et non-sens, op. cit, p. 24.
78 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 79

travers les siècles n’avaient jamais varié »38. La perception elle-même – c’est Ainsi l’existence de la photographie nous
ce qu’implique manifestement cette phrase – aurait donc une histoire et enseignerait plutôt à cesser de vouloir décrire
devrait être élargie à tout ce « monde inhumain que révèlent les appa- ce qui peut, de soi-même, s’inscrire […]. Il faut
donc concevoir que le bromure l’emporte
reils d’optique »39. Une simple phénoménologie de la perception atteint
sur l’encre, dans tous les cas où la présence
manifestement ses limites quand il s’agit de rendre compte de tout ce qui
même des choses visibles se suffit, parle par
façonne et tout ce qui innerve le monde sensible. Bien souvent, la limita- soi seule, sans l’intermédiaire d’un esprit in-
tion de la perception – qui est son préalable nécessaire – la rend aveugle terposé, c’est-à-dire sans recours aux transmis-
à ce sur quoi elle repose, à l’instar du nageur qui « survole à son insu tout sions toutes conventionnelles d’un langage.41
un univers enseveli qu’il s’effraie de découvrir à la lunette sous-marine »40.
La philosophie « fait voir par les mots »,
disait Merleau-Ponty. La photographie
Photogénie : La phénoménologie dans le négatif quant à elle fait voir nombre de phéno-
Une réflexion sur les appareils de l’apparaître, Merleau-Ponty n’aura mènes pour lesquels aucune langue ne
Fig. 6: Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst,
donc fait que l’esquisser, sans s’y aventurer lui-même. Un autre pen- dispose encore de nom. Elle peut enregis- Berlin, Wasmuth, 1928.
seur, dont il s’est pourtant inspiré sur tant d’autres points, avait interrogé trer jusqu’aux rayons cosmiques et faire
ce domaine plus avant : Paul Valéry. Dans son Discours du centenaire, naître ainsi des étoiles et des constella-
prononcé en 1939 devant la Société française de photographie, Valéry tions jusque-là inconnues. Loin de toute idée d’exhaustivité positiviste,
évoque la puissance inouïe de la photographie de faire apparaître des Valéry postule une sorte de corrélationisme phénoménologique qui rap-
choses jusque-là inaccessibles à l’œil humain. Depuis l’invention de la pelle ce que Husserl nommait l’«apriori de la corrélation» : il faut mettre
photographie, il est devenu possible de pénétrer dans les moindres plis entre parenthèses la question quant au nombre des étoiles et à l’étendue
et replis des choses. exacte du cosmos; ce qu’est le cosmos et ce qu’il contient se détermine à
Mais la photographie ne s’est pas limitée à restituer le visible, bien l’aune de ce qui apparaît pour un œil humain. Toutefois – et c’est ici que la
souvent, elle l’a fait exister en le rendant visible, comme par exemple les phénoménologie valéryenne est véritablement une diaphénoménologie –,
images prises par Karl Blossfeldt [fig. 6] qui grâce à un agrandissement ce qui apparaît est toujours dépendant des appareillages de l’apparaître
d’échelle inouï font apparaître des formes que jamais encore l’œil n’avait ainsi que de l’historicité qui leur est propre:
pu voir. Ne faudra-t-il pas désormais définir l’Univers comme un simple produit des
Car avec sa sensibilité extrême, la plaque photographique est en mesure moyens dont l’homme dispose à telle époque pour se rendre sensible des évé-
de capter ce qui échappe à la vue humaine. D’une certaine façon, c’est tout nements indéfiniment variés ou lointains ? Si le nombre des étoiles devient une
le projet d’une diégétique du monde, commune à la littérature comme à la notion inséparable de l’indication des procédés qui fixent ce nombre à un instant
phénoménologie, qui se voit remis en question. Amener à l’expression pure donné et qui permettent de le dénombrer, et si l’on tient compte des perfection-
nements acquis, l’on pourrait presque dire que ce nombre de l’Univers est une
de son propre sens cette expérience encore muette, selon la petite phrase de
fonction du temps.42
Husserl que Merleau-Ponty aimait à répéter, cela ne se fait plus nécessai-
rement par les mots, et cela est d’autant plus vrai quand on constate que 41 VALÉRY, Paul, « Discours du centenaire de la photographie », 7 janvier 1939, Bulletin
la phénoménologie descriptive est pour ainsi dire concurrencée sur son de la Société Française de Photographie et de Cinématographie, (mars 1939), 4e série,
propre terrain par une sorte de «phénoménologie inscriptive ». t. I, no 3, p. 71-78. Puis publié dans Vues, Paris, La Table Ronde, 1948 ainsi que
(dans une version abrégée) dans la revue L’arc, no 21 (printemps 1963) (mais non
repris dans l’édition de la Pléiade des Œuvres). Nous citons ici d’après l’édition
38 MERLEAU-PONTY, Signes, op. cit, p. 61. critique établie par Amélie Lanvin. Paul Valéry, « Discours du centenaire de la
39 Ibid., p. 82. photographie », Études photographiques, no 10, novembre 2001, p. 88-106, p. 90.
40 Ibid., p. 82. 42 Ibid., p. 95.
80 l’empreinte du visuel la phénoménologie en négatif 81

Peu à peu, çà et là, quelques taches apparaissent, pareilles à un balbutiement


d’être qui se réveille. Ces fragments se multiplient, se soudent, se complètent, et
l’on ne peut s’empêcher de songer devant cette formation, d’abord discontinue,
qui procède par bonds et éléments insignifiants, mais qui converge vers une com-
position reconnaissable, à bien des précipitations qui s’observent dans l’esprit ; à
des souvenirs qui se précisent ; à des certitudes qui tout à coup se cristallisent ; à
la production de certains vers privilégiés, qui s’établissent, se dégageant brusque-
ment du désordre du langage intérieur.44

Paul Valéry, que Merleau-Ponty invoque plus d’une fois pour justifier le
Fig. 7 : Eugène Michel
privilège de la peinture, aurait pu donc indiquer ici une autre voie, qui est
Antoniadi, Les Pléiades,
papier au gélatino- celle d’une phénoménologie de la photogénie. Une phénoménologie qui,
bromure, 9,7 x 12,1 cm, sensible aux infrastructures du sensible, décrit ce qui apparaît à même
1897 (reproduction tirée
de l’édition critique du
tous ces appareillages qui l’auront fait apparaître.
Discours du centenaire).

Cette temporalité ne concerne pas seulement l’historicité du médium et


son développement technique, le développement est constitutif de tout
acte photographique. Aucune photographie, quelque instantanée qu’elle
soit, ne peut se passer d’un temps de latence par lequel apparaît dans le
médium ce que la photographie fait apparaître. Cette différence inhé-
rente entre apparaître et faire-apparaître est temporelle et elle justifie
que l’on parle de la photographie comme un art de la photogénie. Le
lieu de la «germination du visible » – cette interrogation obsédante chez
Merleau-Ponty – Valéry ne le localise pas sur la toile du peintre, mais dans
la chambre noire du labo photo :

Mais est-il émotion plus philosophique que celle qu’on peut éprouver sous cette
lumière rouge assez diabolique, qui fait du feu d’une cigarette un diamant vert,
cependant que l’on attend avec anxiété l’avènement à l’état visible de cette mys-
térieuse image latente sur la nature de laquelle la science ne s’est pas encore défi-
nitivement accordée.43

Il n’est pas improbable que Valéry, dont on connaît la passion pour l’astro-
nomie, pensait ici au cas des Pléiades [fig. 7]. Bien que les Pléiades aient
fait l’objet d’observations depuis l’Antiquité, ce n’est que la technique
photographique qui enregistrera pour la première fois – et d’abord sous
la forme de taches que l’on prend pour des erreurs – le nuage astral qui
les entoure.

43 Ibid., p. 94. 44 Ibid., p. 95.


Le visuel et le visible
vers une phénoménologie de l’expérience filmique1

Vivian Sobchack

En un sens, toute la philosophie […] consiste à


restituer une puissance de signifier, une nais-
sance du sens ou un sens sauvage, une expres-
sion de l’expérience par l’expérience.
Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible 2

Pour commencer, il me faut situer le présent texte dans son contexte his-
torique. Il a été publié pour la première fois en 1992, juste avant d’être
inclu dans mon ouvrage The Address of the Eye. A Phenomenology of Film
Experience 3. Bien qu’il ait été passablement modifié ici, il reste volontai-
rement «daté » dans ses références et, de manière plus significative, dans
sa critique de l’état de la théorie du cinéma. Les théories «classiques » des
« formalistes » Eisenstein et Arnheim, et des «réalistes » Bazin et Kracauer
étaient encore présents dans les études cinématographiques américaines,
alors que la théorie « contemporaine » du film était dominante depuis les
années 1970 jusque dans les années 1990. Ses positions étaient princi-
palement influencées par la pensée de Jacques Lacan sur «l’imaginaire »
et de Louis Althusser sur l’idéologie et « l’interpellation », par la « ciné-
sémiotique » de Christian Metz, par la critique néomarxiste de « l’appa-
reil » cinématique de Jean-Louis Baudry, ainsi que l’approche féministe
et psychanalytique des processus d’«identification » cinématographique
de Laura Mulvey. C’était un édifice formidable de théories négatives qui
laissait la spectatrice que j’étais avec soit un cinéma qu’on aimait détester,
soit un cinéma qu’on détestait aimer. Ainsi, je me suis tournée vers la

1 Ce texte a été traduit de l’anglais par Stefan Kristensen.


2 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 203.
3 La première version paraît sous le même titre que la présente dans Stanford
Humanities Review, no 2-3 (numéro spécial « Encoding the Eye », printemps 1992),
p. 109-128. Le texte est repris et développé dans mon ouvrage The Address of the Eye.
A Phenomenology of Film Experience, Princeton, Princeton University Press, 1992.
84 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 85

phénoménologie existentielle et vers Merleau-Ponty. La phénoménologie À la fin de son Esthétique et psychologie du cinéma en deux volumes, Jean
offrait une approche plus équilibrée et, j’ose dire, plus positive de l’expé- Mitry articule la nature privilégiée de ce médium avec le problème que
rience filmique et du cinéma. Ce texte ici traduit était donc un «cri dans cela pose pour ceux qui cherchent à découvrir les «règles » qui gouvernent
la nuit » – sans doute un peu insistant et exagéré, mais nécessaire en son son expression et qui fondent son intelligibilité :
temps.
Qu’est-ce qu’un film si ce n’est une « expression de l’expérience par l’ex- Les formes filmiques sont aussi variées que la vie elle-même et, pas plus qu’on
ne saurait réglementer la vie, on ne saurait réglementer un art dont elle est à la
périence » ? Et qu’est-ce que la tâche première de la théorie du cinéma si ce
fois le sujet et l’objet. Tandis que les arts classiques se proposent de signifier le
n’est de nous restituer par la réflexion cette expérience et son expression, mouvement avec de l’immobile, la vie avec du non-vivant, le cinéma, lui, se doit
le pouvoir original du film de signifier ? Plus qu’aucun autre mode de d’exprimer la vie avec la vie elle-même. Il commence là où les autres finissent. Il
communication humaine, le film se rend manifeste de manière sensuelle échappe donc à toutes leurs règles comme à tous leurs principes.5
et sensible en tant qu’expression de l’expérience par l’expérience. Un film
est un acte de voir qui se rend lui-même visible, un acte d’entendre qui Lorsque nous sommes assis dans une salle de cinéma et que nous perce-
se rend lui-même audible, un acte de mouvement physique et réflexif qui vons un film qui fait du sens, nous sommes, avec le film qui se déploie de-
se fait lui-même sentir et comprendre. Projeté objectivement, exprimé de vant nous, immergés dans un monde et dans une activité d’êtres visuels.
manière visible et audible, le film signifie, par son activité de voir, d’en- L’expérience est aussi familière que complexe, et marquée par la manière
tendre et de bouger, à travers un langage pénétrant, primordial et incarné dont la signification et l’acte de signifier sont compris non seulement
qui précède et fournit les fondements des significations secondaires pour de manière cognitive, mais sont aussi et d’abord sentis par le specta-
une communication plus discrète, systématique et moins « sauvage ». teur de manière directe et sensible. L’activité incarnée de la perception et
Ainsi, le cinéma transpose, sans les transformer complètement, les de l’expression – faire du sens et le signifier – nous est donnée comme
manières d’être vivant et consciemment incarné dans le monde qui des modalités de deux spectateurs voyant (et entendant) dans une seule
comptent pour nous : en tant qu’expérience « centrée » dans cette expé- expérience dialogique et dialectique produisant du sens et de la valeur.
rience particulière, située et entièrement occupée, sentie d’abord comme Ce que nous percevons à l’écran s’adresse à nous comme la perception
«ici où le monde touche », puis comme «ici où le monde est sensible ; où exprimée d’un «autre » anonyme mais présent. Alors que nous regardons
je suis »4. cette projection expressive de l’expérience d’un «autre », nous exprimons
En effet, le cinéma déploie des modes d’existence incarnée (voir, en- nous aussi notre expérience perceptive. Par l’adresse faite à notre propre
tendre, mouvement physique et réflexif) comme véhicule, comme « ma- vision, nous répondons à la vision cinématographique qui est devant
tière » ou substance de son langage. Il emploie également les structures de nous, et nous saisissons activement l’expression perceptive, l’expérience
l’expérience directe (le « centrage » et la situation corporelle de l’existence directe de cet «autre » anonymement présent, sentant et sensible. En effet,
en relation avec le monde des objets et des autres) comme base pour les le cinéma transpose ce qui serait autrement une expérience privée invi-
structures de son langage. C’est pourquoi le cinéma est incomparable sible, individuelle et intrasubjective en un langage social, visible, public
en tant que forme expressive et symbolique de la conscience humaine. et intersubjectif, un langage naissant dans l’expérience corporelle directe
et non pas dans des mots – un langage qui non seulement se réfère à
4 Cette façon de se référer au « centrage » de l’existence incarnée est employée fré-
quemment dans le contexte de la recherche phénoménologique, mais avec un l’expérience directe, mais qui exprime « la vie par la vie elle-même ».
accent un peu différent de la discussion habituelle où la notion de « sujet cen- Cependant, dans leur recherche de «règles » et de «principes » régis-
tré » est souvent dénigrée. Pour l’usage phénoménologique, voir en particulier sant l’expression cinématographique, ni la théorie classique ni la théo-
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 ; rie contemporaine n’ont vraiment posé la question du cinéma comme
STRAUS, Erwin, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psycholo-
gie, trad. Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Millon, 1989; et ZANER,
Richard M., The Problem of Embodiment. Some Contributions to a Phenomenology of 5 MITRY, Jean, Esthétique et psychologie du cinéma, vol. 2, Paris, Éditions Universitaires,
the Body, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977. 1965, p. 453-454 ; rééd. en un volume par Cerf, Paris, 2001, p. 509-510.
86 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 87

vie exprimant la vie, comme « expérience exprimant l’expérience ». Elles directement au rectangle de l’écran et au film comme à un objet vu, et
n’ont pas non plus exploré pleinement la possession mutuelle de cette seulement indirectement à l’activité dynamique (et contingente) de voir
expérience de la perception et sa réversibilité en tant qu’expression par le qui est en cause autant dans le film que chez le spectateur, qui sont cha-
cinéaste, le film et le spectateur – qui sont tous des voyeurs voyants, consti- cun un sujet voyant. L’échange et la réversibilité de la perception et de
tuant réflexivement la perception de l’expression en tant qu’expression de la l’expression (du côté du film comme du spectateur) sont supprimés, ainsi
perception par des structures communes qui fournissent la base intersub- que les fondements intrasubjectifs et intersubjectifs de la communication
jective de la communication cinématographique objective. La théorie du cinématographique.
film, tant classique que contemporaine, s’est contentée d’abstraire et de Constituée comme la poétique binaire d’un formalisme et d’un réa-
fragmenter l’expérience originale, unifiée et vécue de l’expression perçue lisme opposés mais liés, la théorie classique du film a séparé l’expres-
et de la perception exprimée qui donne son sens à l’expérience filmique 6. sion de la perception dans ses recherches sur l’ontologie et le langage du
À cet égard, trois métaphores ont dominé les descriptions de la théorie cinéma. C’est-à-dire que l’être cinématographique (on peut penser ici à
du film : le cadre, la fenêtre et le miroir 7. Les deux premiers représentent la mise en scène) et le langage cinématographique (ici le montage) ont été
les pôles opposés de la théorie classique (formalisme et réalisme), tan- posés l’un face à l’autre dans ce qui revient à un système unique à deux
dis que le troisième représente le mélange de perception et d’expression valeurs – chacune, en s’opposant à l’autre, l’affirme par implication et
qui caractérise la plupart des théories contemporaines du film (théorie dépend donc de l’autre par nécessité. Les formalistes, cherchant à trans-
de l’appareil, théorie néomarxiste, théorie psychanalytique et sémiotique former et à restructurer la référentialité « brute » et le sens « sauvage » des
du cinéma). Malgré leurs différences, ces trois métaphores renvoient images cinématographiques en une signification déterminée personnel-
lement (d’où la métaphore du cadre), reconnaissent la nature perceptive
de la caméra en célébrant le triomphe expressif de l’artiste sur leur sens
6 Dans les paragraphes suivants, je thématise les travaux de théoriciens classiques
et contemporains trop nombreux pour être tous cités. Le lecteur qui n’est pas « sauvage » à travers le montage. De l’autre côté, les réalistes, cherchant à
familier de ce domaine peut trouver les textes primaires de théoriciens spéci- révéler et à dévoiler l’expression du monde dans tout son sens « sauvage »
fiques à l’aide de ANDREW, J. Dudley, The Major Film Theories. An Introduction, New (d’où la métaphore de la fenêtre), reconnaissent la nature expressive de la
York, Oxford University Press, 1976 et Concepts in Film Theory, New York, Oxford caméra en tant que située dans sa perception sélective et en mouvement
University Press, 1984. Ces deux volumes ne sont pas exhaustifs, mais fournissent
un point de départ.
et célèbrent sa mobilité et son ouverture référentielle dans la mise en scène.
7 Cette formulation a été soulignée d’abord dans ALTMAN, Charles F., «Psychoanalysis En somme, la théorie classique du film a constitué une poétique unique
and Cinema. The Imaginary Discourse», Quarterly Review of Film Studies, no 2, (août mais duelle, l’une valorisant l’expression, l’autre la perception cinéma-
1977), p. 260-264. Parmi d’autres métaphores qui n’ont pas eu le même impact tographique 8. La métaphore du cadre est emblématique de l’idéalisme
que les trois ici en question, mentionnons le film comme rêve et comme conscience.
transcendantal qui imprègne le formalisme classique et son privilège de
La métaphore du rêve tend à s’entrelacer avec celle du cadre dans la mesure où
les rêves sont personnels, subjectifs, autonomes et connectés au cinéaste/artiste; l’objet filmique comme expression en soi. En contraste, la métaphore de
cependant, les rêves sont aussi liés à la métaphore du miroir dans la mesure où ils la fenêtre est emblématique du réalisme transcendantal qui traverse la
sont une structure « trompeuse » qui doit être dévoilée et décodée ou déconstruite
dans la situation psychanalytique. Voir CASEBIER, Janet Jenks et CASEBIER, Allan, 8 L’une des expressions les plus explicites de cette interdépendance systémique se
« Selective Bibliography on Dream and Film », Dreamworks, no 1, (printemps trouve dans GODARD, Jean-Luc, « Montage mon beau souci », in Jean-Luc Godard par
1980), p. 88-93 ; et MICHAELS, John, « Film and Dream », Journal of the University Jean-Luc Godard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, t. I, p. 92-94. Elle traverse aussi
Film Association, no 32, (hiver-printemps 1980), p. 85-87. Dans la présente étude, la les nombreuses discussions de Mitry sur le montage dans les deux volumes de
conscience n’est pas considérée séparément de son incarnation dans une personne son Esthétique et psychologie du cinéma. Il est pertinent d’évoquer aussi à ce propos
et n’est pas employée comme métaphore, mais plutôt pour désigner une fonction le panorama subtil et nuancé de l’histoire et de la pratique de la théorie littéraire
empirique de l’être. On trouve cependant la conscience comme métaphore du film (avec des références à la théorie filmique) chez BELSEY, Catherine, Critical Practice,
dans LINDEN, George W., Reflections on the Screen, Belmont (CA), Wadsworth, 1970, New York, Methuen, 1980, et particulièrement son usage du terme « réalisme
et elle fournit aussi l’argument principal de KAWIN, Bruce, Mindscreen. Bergman, expressif » pour nommer le système théorique unique qui se différencie lui-même
Godard, and First-Person Film, Princeton (N-J), Princeton University Press, 1978. en formalisme et réalisme.
88 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 89

théorie réaliste et son privilège de l’objet filmique comme perception en dans le déploiement continu et conventionnel d’un « cinéma narratif clas-
soi. La première voie mène à ce que la phénoménologie critique comme sique » privilégié (à condition d’être injurié), la communication dialogique
« psychologisme subjectif » et la seconde à ce qu’elle dénonce comme et dialectique est supprimée et l’expérience du film est vue comme fondée
« empirisme objectif »9. sur une rhétorique fausse et sophistique qui empêche toute communica-
Dans une tentative de corriger cette opposition théorique et sa contra- tion «réelle » et «ouverte ».
diction dans la pratique cinématographique effective, une grande partie La métaphore du miroir implique donc un jugement critique du ciné-
de la théorie contemporaine du film a tendu à synthétiser perception et ma aussi accablant que descriptif. Elle condamne l’être même du cinéma
expression, en les confondant volontairement et en posant entre elles une comme étant à la fois substitutif (plutôt qu’expansif) et trompeur (plutôt
différence de degré plutôt que de modalité. Le cinéma, alors, n’est pas à que révélateur). Elle ne tient compte des spectateurs que pour signaler
dominante perceptive ou expressive ; ces deux modalités de l’expérience leur asservissement aux signes et aux significations produites par un
sont mélangées dans une synthèse du réflectif, du réfractif ou du réflexif «autre » toujours déjà malhonnête et dominateur. Idéaliste dans son désir
(d’où la métaphore du miroir). Reposant surtout sur les paradigmes psy- de significations libératrices et perdue dans un labyrinthe de représenta-
chanalytique, orienté vers la linguistique, et néomarxiste, associés à la tion, la théorie contemporaine est informée par un déterminisme trans-
« théorie de l’appareil » (la première privilégiant déjà la métaphore du cendantal basé sur le privilège de l’objet filmique comme médiation en soi.
miroir), les théories de la communication cinématographique émergent D’une part, la signification et la signifiance sont perçues comme toujours
non pas comme une poétique de la célébration, mais comme une rhé- prédéterminées par l’appareil et l’idéologie ; le film «appelle » le spectateur
torique critique qui charge le cinéma de l’équivalent d’une sophistique. de manière souterraine et rhétorique à entrer dans la culture dominante,
Cela revient à dire que la théorie contemporaine du film s’est concen- produisant le langage cinématographique et ses normes comme donnés.
trée sur la nature essentiellement trompeuse, illusoire, tautologiquement D’autre part, la signification et la signifiance sont prédéterminées par les
récursive et coercitive du cinéma et sur ses fonctions psychopathologique structures psychiques ; la vision de la caméra et celle du spectateur sont
et/ou idéologique de distorsion de l’expérience existentielle. Une telle confondues et liées ensemble dans une identification primaire qui ne
théorie rend compte de la représentation, mais ne peut rendre compte peut être niée, mais seulement désavouée. En somme, dans la plupart des
de l’originalité de la signification cinématographique. Ainsi, il n’est guère théories contemporaines, la vision au cinéma n’amène rien de bon – au
surprenant que les théories basées sur la psychanalyse et l’idéologie, bien pire, à un plaisir coupable et qui doit être jugé comme «pervers » et, au
qu’elles aient tenté de libérer la femme spectatrice et le spectateur de mieux, à une pratique curative de démystification de la psychopathologie
couleur des structures psychiques déterminées linguistiquement et des matérielle, structurelle et idéologique du cinéma.
structures paternalistes et coloniales, déplorent si souvent l’impossibi- Dans la plupart de ses articulations classiques et contemporaines, la
lité d’un «nouveau » langage pour exprimer la spécificité de l’expérience théorie du film a manqué la structure corrélationnelle totale de l’expérience
d’exclue et le manque d’un lieu non colonisé d’où parler. En effet, articulée filmique et a abstrait et privilégié seulement l’une de ses parties à la fois:
de différentes manières, dans des arguments hautement sophistiqués, l’expression en elle-même, la perception en elle-même, la médiation en
la théorie contemporaine souligne et dénonce à la fois la transcendance elle-même. Cette abstraction et cette fragmentation nient cependant l’ex-
totalitaire des structures psychiques et idéologiques dominant la liberté périence et peuvent être critiquées à partir du thème phénoménologique
signifiante des spectateurs individuels dans leurs situations concrètes, de l’intentionnalité, à savoir la structure corrélationnelle invariante et im-
contingentes, existentielles. Comme la perception et l’expression sont manente de la conscience. L’intentionnalité est « cette unique spécificité
confondues dans les processus illusionnistes de l’appareil du cinéma et de l’expérience d’être conscience de quelque chose», selon les termes de
Husserl. L’acte de la conscience n’est jamais «vide » ou « en soi », mais tou-
9 Pour une description et une critique phénoménologique des limites du «psycho-
logisme subjectif » et de l’« objectivisme empiriste », voir la préface de Maurice
jours dirigé, tendu vers et en relation avec un objet (même lorsque cet objet
Merleau-Ponty à la Phénoménologie de la perception, op. cit., p. XV-XVI ; cette discus- est une idée, ou la conscience elle-même intentionnée réflexivement).
sion préliminaire est approfondie dans les trois premiers chapitres (p. 9-63). Cette structure corrélationnelle invariante et directionnelle-réversible
90 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 91

contient nécessairement la médiation d’une activité dirigée et intentionnelle Deuxièmement, la théorie filmique a également présupposé la com-
entre un sujet conscient et un objet intentionnel – qui peut, de fait, être une pétence communicative du cinéma et du spectateur, et donc l’intelligibilité
autre conscience intentionnelle et visiblement incarnée. Ainsi comprise, fondamentale de l’expérience filmique. Les discussions sur les « codes » ou
la structure de l’expérience filmique, dans sa corrélation de la perception le « langage » cinématographiques sont toutes fondées sur le présupposé
visuelle et de l’expression visible, peut être décrite de la manière suivante: qu’un film est intelligible comme tel et « compte » en tant qu’il possède
la perception subjective (ou la «vision voyante ») de (son être dirigé, sa mobi- une signifiance particulière au-delà de la simple projection et du jeu de
lité vers et son appréhension de) l’expression objective (le film, ou la «vision l’ombre et de la lumière. Pour autant, bien que la théorie (spécialement
vue »)10. À cet égard, nous pouvons voir que la théorie filmique classique la ciné-sémiotique actuelle) soit centrée sur la description détaillée de la
et contemporaine ignore cette corrélation réversible et son implication signification, ou du « langage » cinématographique, elle a supposé comme
de la vision dans une structure commutative comprenant la perception, donné le pouvoir de signification du cinéma et la capacité du spectateur
l’expression et la médiation. La théorie formaliste est centrée surtout sur de voir cette signification comme signifiante. C’est-à-dire que la théorie
l’expression cinématographique (de la perception), et c’est la perception qui filmique, tant classique que contemporaine, a plutôt présupposé qu’expli-
est oblitérée; la théorie réaliste est centrée surtout sur la perception ciné- qué la nature intrasubjective et intersubjective de l’expérience filmique,
matographique (de l’expression), et c’est l’expression qui est oblitérée; la sa fonction transitive et sa performance communicative, que ce soit en
théorie contemporaine, enfin, est centrée sur la copule médiatrice (percep- fragmentant ses analyses de la sémiotique du cinéma en une syntaxe
tion) de (l’expression), et ce sont les deux termes qui se trouvent oblitérés. (traitée surtout à travers l’intérêt formaliste pour la structure ou pour une
Néanmoins, les théories classiques et contemporaines partagent trois «grammaire » cinématographique), en une sémantique (traitée surtout
présuppositions critiques et implicites: premièrement, l’acte incarné de la à travers l’intérêt du réalisme pour le contenu) ou en une pragmatique
vision. Certes, il y a eu une prise en compte des aspects anatomiques et (traitée surtout à travers l’accent donné par la théorie contemporaine sur
mécaniques de la vision caractérisant et différenciant l’œil humain et celui les fonctions relationnelles).
de la caméra 11. De même, une bonne partie de la théorie contemporaine Troisièmement, et c’est la plus problématique du point de vue phé-
s’attarde sur les aspects psychanalytiques de l’engagement du spectateur noménologique, on a le présupposé qu’un film est au fond un objet vu.
avec le cinéma, tels que la « scopophilie » et la «dénégation » de l’«illu- Considéré comme l’objet expressif et esthétique du formaliste, comme
sionnisme » du médium. Pour autant, la théorie du film a généralement l’objet perceptif et empirique du réaliste, ou bien comme l’objet idéolo-
présupposé comme donné l’acte de la vision dans sa totalité cinématogra- gique, rhétorique et réfractif du théoricien contemporain, le film a été pris
phique, à savoir comme la condition constitutive de l’expérience filmique qui simplement comme un objet visible complexe permettant aux spectateurs
rend possible la communication entre le cinéaste, le film et le spectateur. de voir des images à travers le cadre, la fenêtre et le miroir. L’idée que le
film, en tant qu’on en fait l’expérience, pourrait être quelque chose de
10 Je transpose ici les termes merleau-pontiens de «parole parlante » et de «parole plus que simplement un objet de la conscience – et de la vision – est une
parlée » au domaine de la vision. Dans son contexte original, cette distinction possibilité peu explorée.
concerne l’acte de parler en tant qu’usage incarné et contingent du langage dans Ces trois présupposés caractérisent presque toutes les théories du
un contexte déterminé, en tant qu’opposé à l’archive culturelle de la langue déjà-
film et ont orienté leurs cours fragmentaires et leurs conclusions. Le
parlée, et dont le caractère conventionnel est vivifié et particularisé dans l’usage
actuel. Voir MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 227 sq. fait que l’acte de voir constitue la communication cinématographique,
11 Voir par exemple ANDERSON, Barbara, « Eye Movement and Cinematic Perception », que la communication a lieu, qu’elle implique au moins un sujet qui
Journal of the University Film Association, no 32, (hiver-printemps 1980), p. 23-26. La voit en relation avec un objet vu – voilà les présupposés de l’expérience
plupart des introductions contemporaines à l’esthétique et à l’histoire du cinéma filmique et les fondements sur lesquels procèdent les différentes théo-
contiennent des dissections mécaniques et anatomiques de la caméra et de la
vision et de la «perception » humaines. Pour un exemple bref, mais complet, voir
ries. Cependant, ces présupposés peuvent être eux-mêmes investigués,
les deux premiers chapitres de WEAD, George et LELLIS, George, Film. Form and et doivent l’être si nous voulons comprendre la puissance de signifier
Function, Boston, Houghton Mifflin, 1981, p. 3-53. originale du cinéma, sa capacité de communiquer, son « expression de
92 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 93

l’expérience par l’expérience ». À cet égard, la théorie du cinéma ne nous auditive et cinétique pour exprimer l’expérience – non seulement pour
a fourni que des descriptions partielles de l’expérience et a généralement eux-mêmes, mais aussi pour autrui. Chacun, engagé dans le geste visible
détaché la signification de son origine dans les personnes incarnées, les de la vision, le réalisateur, le film et le spectateur sont en mesure de
significations et les sens concrets. Comme le remarque l’un des rares commuter le « langage de l’être » en « être du langage » et inversement.
théoriciens intéressés à la possibilité d’une phénoménologie du cinéma, Cela suggère, par conséquent, qu’un film est plus qu’un simple «objet »
Dudley Andrew : visible. En fait, un film est autant un sujet visuel et voyant qu’un objet visible
et vu. Ainsi, dans sa fonction existentielle, bien que différent matériel-
Nous pouvons parler de codes et de systèmes textuels résultant de processus de
lement, il partage une équivalence avec ses homologues humains dans
signification, mais nous semblons incapables de discuter le mode d’expérience
que nous appelons signification. Plus précisément, le structuralisme et la théorie l’expérience du film. Cependant, cela ne revient pas à dire que le film est
académique du cinéma ont rechigné à traiter « l’autre côté » de la signification, l’équivalent du sujet humain. On devrait considérer, plutôt, le film comme
ces domaines de la pré-formulation où les données sensorielles se coagulent en un sujet voyant – qui manifeste, dans sa prospection visuelle du monde et
« quelque chose de présent » [someting that matters] et ces domaines de la post- des images, une compétence perceptive et expressive équivalente dans sa
formulation où ce « quelque chose » est vécu comme présent [as mattering]. Le structure et sa fonction à la même compétence déployée par le cinéaste
structuralisme, même dans sa tendance post-structurale vers la psychanalyse et et le spectateur. Le film localise, unifie (ou « concentre ») et rend objecti-
l’intertextualité, ne s’intéresse qu’à ce quelque chose et non pas au processus de
vement visible l’échange, ou la commutation invisible et intrasubjective,
sa coagulation, ni à l’événement de sa présence [the event of its mattering].12
entre la perception de la caméra et l’expression du projecteur de sorte à
Une phénoménologie de l’expérience filmique révèle que c’est l’échange rendre cet échange disponible intersubjectivement pour d’autres à travers
ou la réversibilité de la perception et de l’expression qui fournit la base com- l’expression de sa perception. En tant que spectateurs, nous vivons un
mutative pour l’émergence d’une signification cinématographique tant échange similaire par des moyens matériels différents. Il y a donc une
pour le film que pour le spectateur. Ainsi, porter l’attention phénoméno- homologie structurelle et fonctionnelle entre la vision du film et la nôtre :
logiquement sur cette commutabilité de la perception et de l’expression nous le voyons dans la commutation visible entre le langage perceptif de
revient à s’intéresser à la fois au processus qui constitue «quelque chose l’être expressif du film (les inflexions préréflexives et intentionnelles de sa
de présent » [something that matters] et à « l’événement de sa présence » «vision voyante » en tant qu’expérience de la conscience) et l’être expressif
[event of its mattering] – et cela pour le film comme pour le spectateur. De de son langage perceptif (les réflexions synoptiques de sa «vision vue » en
fait, cette commutabilité et sa dynamique constitue le fond radical, maté- tant que conscience de l’expérience).
riel et existentiel, tant pour une théorie de la production des signes que Dans l’acte de la vision, dès lors, le film transcende son existence de
pour une théorie du sens. Ainsi, pour ce qui est du cinéma, l’acte existentiel simple objet visible réductible à sa technologie et à ses mécanismes, un
et incarné de la vision fournit les conditions à la fois nécessaires et suffi- peu comme dans des actes similaires de la vision le cinéaste et le spec-
santes pour la commutation de la perception en expression et vice-versa. tateur transcendent leur existence de simples objets visibles réductibles
Il relie aussi communicativement le réalisateur, le film et le spectateur à leur anatomie et à leur physiologie. Tous trois ne sont pas simplement
par le moyen de leur performance existentielle respective et pourtant des objets pour la vision, mais aussi des sujets de la vision. Ainsi, la des-
homéomorphique d’une compétence partagée : la capacité de localiser cription par Merleau-Ponty de la cohérence inhérente, structurée, centrée
et d’unifier (ou de « centrer ») la commutation invisible et intrasubjective de la vision et de l’expérience humaines peuvent s’appliquer à l’être visuel
de la perception et de l’expression, et de la comprendre comme visible du film visible :
et intersubjectivement offerte à autrui. Autrement dit, le réalisateur, le
De même que […], quand je tourne autour d’un objet, je n’en obtiens pas une série
film et le spectateur emploient tous concrètement l’expérience visuelle, de vues perspectives que je coordonnerais ensuite par l’idée d’un seul géométral
[…], de même je ne suis pas une série d’actes psychiques, ni d’ailleurs un Je central
12 ANDREW, Dudley J., « The Neglected Tradition of Phenomenology in Film Theory », qui les rassemble, mais une seule expérience inséparable d’elle-même, une seule
Wide Angle, no 2 (1978), p. 45-46.
94 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 95

« cohésion de vie », une seule temporalité qui s’explicite à partir de sa naissance pouvoir signifiant sont élidés. De même, le sens vécu de la vision cinéma-
et la confirme dans chaque présent […]. La première vérité est bien « je pense », tographique est articulé à la fois par le film et le spectateur, chacun étant
mais à condition qu’on entende par là « je suis à moi » en étant au monde. […] engagé simultanément dans deux actes visuels localisés de manière dis-
L’intérieur et l’extérieur sont inséparables. Le monde est tout au dedans et je suis
tincte qui se rencontrent sur un sol partagé, mais qui ne l’occupent jamais
tout hors de moi.13
identiquement, chacun étant une existence singulière incarnée qui fait
L’intrasubjectif et l’intersubjectif sont donc les deux modalités d’une seule de cette existence une affaire unique à l’importance singulière, bien que
expérience d’être-dans-le-monde. De même, l’activité intrasubjective invi- chacun partage l’espace, le temps et (provisoirement) la culture. Séparé
sible du voir et ses productions intersubjectives visibles sont les deux mo- de sa propre expérience incarnée dans la salle de cinéma, le théoricien a
dalités d’une seule expérience de vision-dans-le-monde. Compris comme eu tendance à décrire la vision cinématographique comme l’implication
un sujet voyant qui peut aussi être vu, le film n’est plus seulement une d’un sujet voyant et d’un objet vu dans ce qui est pensé, plutôt que vécu,
« chose » qui contient du sens et de la signification (« mise » par le cinéaste comme un acte singulier de vision et de signification.
ou par le spectateur). Il possède du sens par le moyen de ses sens et il fait Or toute notre expérience des films nie une telle description. Le film
du sens en tant que « cohésion vivante », en tant que sujet signifiant. C’est n’est jamais pour moi une « chose » vue, appropriée et incorporée comme
comme ce sujet visuel signifiant que le film en vient à compter comme « la mienne ». Peu importe la façon dont je me livre au jeu des images
objet visible signifiant qui peut être compris par d’autres non seulement que je vois et des sons que j’entends dans la salle de cinéma, ils résistent
comme sensible, mais aussi comme intelligible. toujours dans une certaine mesure à mon incorporation d’eux – et par
L’engagement direct entre le spectateur et le film dans l’expérience eux. Il n’y aurait ni « jeu », ni plaisir, ni frustration herméneutique sans
filmique n’est pas une relation monologique entre un sujet voyant et un cette résilience et cette résistance mutuelles que je sens, cet aller-retour
objet vu. L’expérience filmique est plutôt un engagement dialogique et dont je fais l’expérience dans la rencontre entre moi et un film. Incarnée
dialectique de deux sujets voyants qui existent aussi comme des objets matériellement et située dans l’espace et informée par une conscience
visibles (bien que faits de matériaux différents et montrant des investis- qui a ses propres «projets » dans le monde, je ne suis jamais assez vide
sements intentionnels différents dans leur vision du monde). Tant le film pour être totalement «envahie», même par le film le plus impressionnant.
que le spectateur sont capables de voir et d’être vus ; les deux sont incar- Mon expérience des films n’est jamais monologique, quelle que soit la
nés dans le monde comme sujets et objets de vision. Comme l’explique facilité ou la paresse de ma participation (ou celle du film). Il y a toujours
Zygmunt Bauman, « toute signification commence en établissant une au moins deux actes de vision incarnés constituant l’intelligibilité et la
affinité entre son sujet et son objet ; ou plutôt entre deux sujets qui se signifiance de l’expérience filmique. Par ailleurs, ces actes ne se mélangent
tiennent respectivement au début et à la fin de la communication. »14 pas, mais se rencontrent dans le partage intersubjectivement dialogique et
Dans l’expérience filmique, la signification et la communication com- dialectique d’un monde. Ainsi, bien qu’il y ait des moments où nos visions
mencent à partir de cette «affinité » en tant qu’elle se fonde dans l’acte deviennent congruentes dans la convergence de nos intérêts, il y a aussi
de voir et qu’elle accomplit singulièrement et communément par le film des moments où nos visions entrent en conflit: nos valeurs, nos intérêts,
et le spectateur. nos perspectives et nos projets diffèrent, et c’est alors que quelque chose
La majeure partie de la réflexion théorique a détaché cet acte de voir, n’est pas compris ou même ignoré bien que visible et vu. La vision cinéma-
cette adresse de l’œil, de sa double incarnation et de sa double situation tographique n’est jamais monoculaire; elle est toujours double, toujours
dans – et en tant que – relations spécifiques de la vision qui constituent la vision de deux sujets voyants habitant matériellement et consciemment,
l’expérience filmique. La nature existentielle et incarnée de la vision et son signifiant et partageant le monde d’une manière à la fois universelle et
particulière, mutuellement visible mais herméneutiquement négociable.
13 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit.,p. 466s.
C’est « l’adresse à l’œil » qui donc structure et donne sens à l’expérience
14 BAUMAN, Zygmunt, Hermeneutics and Social Science, New York, Columbia du film autant pour le cinéaste, le film et le spectateur. L’œil incarné
University Press, 1978, p. 27-28. présente et représente matériellement la conscience intentionnelle : le
96 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 97

« moi » affirmé comme un sujet de (et pour) la vision, non pas de manière Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous
abstraite, mais concrètement et rétrospectivement, dans l’espace vécu, faut apprendre à le voir. En ce sens d’abord que nous devons égaler par le savoir
pour une adresse, en tant qu’adresse. La vision est un acte intentionnel cette vision, en prendre possession, dire ce que c’est que nous et ce que c’est que
voir, faire donc comme si nous n’en savions rien, comme si nous avions là-dessus
qui se produit de quelque part en particulier ; elle requiert un monde et
tout à apprendre.15
une conscience incarnée. Ainsi, «adresse » et «adresser », comme nom et
comme verbe, désignent tous deux un lieu où l’on réside et l’activité de Et, en effet, dans la mesure où la théorie du cinéma a décrit la vision
transcender le lieu du corps par un acte de communication visuelle. Cet d’abord dans sa modalité objective comme le visible, ses descriptions
acte s’origine dans un corps concret et sa situation, mais les étend et les analytiques et désincarnées sont dépourvues de sens, et «nous » avons
excède comme projection intentionnelle dans l’espace mondain (et ima- encore «tout à apprendre» à propos de nos actes «invisibles» de «voir » qui
ginaire) entre un corps-sujet et l’autre. Informé par les autres sens du détaillent le visible et constituent son épaisseur substantielle et sa dimen-
corps (particulièrement la kinésie, l’audition et le toucher), l’«adresse à sionnalité dans l’expérience filmique. Comme je l’ai soutenu, dans cette
l’œil » dans l’expérience filmique exprime autant l’origine et la destination expérience, le spectateur et le film fonctionnent existentiellement non seu-
de la vision en tant que lieu existentiel d’activité transcendante – et non lement en tant qu’objets pour la vision, mais aussi comme sujet de vision.
pas transcendantale. Il nomme une relation transitive entre deux ou plu- Les deux sont des corps visibles vécus aussi comme corps visuels. Les deux
sieurs corps-sujets, chacun incarné matériellement et situé de manière sont capables de commuter la perception en expression et l’expression en
distincte, mais mutuellement mondanisés. Constitué à partir de cette perception. Ainsi, «nous » devons reconnaître l’expérience subjective et
relation transitive, il y a un troisième espace transcendant excédant le corps l’invisible comme une partie de la vision et de ce que c’est que «nous » et
individuel et sa situation unique et qui reste concrètement inhabité et de ce que c’est que «voir ».
intersubjectif. La recherche phénoménologique sur les relations radicales entre la visi-
Si l’objet de l’adresse de l’œil est non seulement visible, mais aussi bilité et l’invisibilité dans la vision du corps vécu, et donc de l’expérience
capable de vision, l’activité visuelle et ses projets intentionnels sont dou- filmique, révèle que ces modalités coopèrent dans le système commutatif
blés et décrivent un champ sémiotique/herméneutique. De fait, objecti- plus large du corps vécu qui fonde la signification et l’interprétation 16. La
vement invisible si ce n’est pas les traces de son intentionnalité, l’activité visibilité et l’invisibilité ne s’opposent pas. L’une n’est pas privilégiée dans
visuelle de cette «adresse de l’œil » doublée rappelle ces bandes dessinées
dans lesquelles les regards des personnages se précipitent graphique- 15 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 18.
ment à travers l’espace comme des lignes de force, se croisant l’un l’autre 16 Ce système plus large du corps vécu (ou « système à quatre termes »), qui donne
dans une circonscription complexe de l’espace qu’ils partagent. Une telle les conditions phénoménologiques de l’intersubjectivité et donc de la commu-
nication, est articulé dans le cours de Merleau-Ponty sur « La relation de l’enfant
circonscription d’un espace mutuellement intentionné, une telle intersec-
avec autrui », in Merleau-Ponty à la Sorbonne (1949-1952). Résumé de ses cours éta-
tion et connexion de l’activité visuelle (ni complètement convergente ni bli par des étudiants et approuvé par lui-même, « Bulletin de psychologie », t. XVIII,
entièrement séparée) crée une adresse partagée dont l’ambiguïté sémio- no 236, Paris, novembre 1964. Les quatre termes de Merleau-Ponty créent des
tique et la richesse herméneutique est irréductible aux codes et conven- relations transitives et réversibles (si elles sont asymétriques) entre l’intrasubjec-
tif et l’intersubjectif. « Moi-même, mon psychisme » (conscience d’un soi senti
tions, et qui, comme le soulignait Jean Mitry, « échappe à toutes leurs
de manière latente ou explicite) et « l’image intéroceptive » (mon image de mon
règles comme à tous leurs principes ». corps vécu subjectivement et qui n’est pas isomorphique avec mon corps visible)
Ainsi, au lieu d’avancer dans une investigation infondée de la significa- sont les termes intrasubjectifs, tandis que le « corps visuel » (le corps en tant que
tion cinématographique en tant qu’elle apparaît fragmentée en une syn- visible objectivement pour soi-même ou pour autrui) et le «psychisme d’autrui »
taxe, une sémantique ou une pragmatique, nous devons revenir aux ori- (hypothétique, inféré) sont les termes intersubjectifs. Pour éviter une confusion
ici, j’évite le terme de Merleau-Ponty « corps visuel » bien que mon argument soit
gines radicales de la signification au cinéma, à la façon dont elle émerge fondé sur son « système des quatre termes ». Le «visuel » ici réfère à l’aspect actif
originellement dans l’acte systémique du voir, dans « l’adresse à l’œil ». mais surtout «invisible » de la vision subjective incarnée et le «visible » à l’aspect
Merleau-Ponty souligne les enjeux d’un tel parcours : matériel qui peut être objectivement vu.
98 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 99

l’existence sur l’autre (bien que cela ait été le cas dans le discours théo- peut être «réel ». La synthèse perceptive doit donc être accomplie par celui qui peut
rique). Elles ne sont pas pour autant confondues; chacune se maintient à la fois délimiter dans les objets certains aspects perspectifs, seuls actuellement
comme une modalité distincte de la vision. En tant que telles, aucune donnés, et en même temps les dépasser. Ce sujet qui assume un point de vue,
c’est mon corps en tant que champ perceptif et pratique, en tant que mes gestes
n’existe comme un état généralisé et abstrait de présence ou d’absence. De
ont une certaine portée, et circonscrivent comme mon domaine l’ensemble des
plus, par leur limitation au domaine de la vision, elles impliquent d’autres
objets pour moi familiers. […] La chose perçue n’est pas une unité idéale possédée
modalités sensibles d’accès au monde. Par exemple, ce qui est invisible ou par l’intelligence […], c’est une totalité ouverte à l’horizon d’un nombre indéfini de
«absent » dans la vision peut être audible ou «présent » dans la perception vues perspectives qui se recoupent selon un certain style, style qui définit l’objet
pour informer l’acte et la portée du voir. Ainsi, ce qui est concrètement dont il s’agit.18
«senti » comme signifiant par le sujet incarné peut être invisible dans la
vision, ou même pour la vision, mais tout de même perceptible – ce dont la Le monde n’est donc jamais nié par les limites de notre vision (ou par
vision n’est qu’une modalité particulière (synthétisée synesthésiquement celles du film) simplement parce que le visible s’arrête à l’horizon maté-
avec tous les autres modes d’accès perceptifs au monde). riel donné par nos yeux (ou par la lentille de la caméra). De même que
Merleau-Ponty est instructif sur cette imbrication du visible et de l’invi- le monde objectif excède toujours la délimitation subjective qu’en fait
sible. Regardant une lampe visible, il décrit son expérience en écrivant : ma vision, j’excède aussi toujours subjectivement ma délimitation de ce
qui est objectivement visible dans ma vision. C’est-à-dire que le contenu
Le côté non vu est saisi par moi comme présent, et je n’affirme pas que le dos de visible dans ce que nous voyons n’est pas tout ce qu’il y a pour nous
la lampe existe dans le sens où je dis : la solution du problème existe. Le côté caché dans la vision. Si, avant la réflexion, notre vision synthétise notre corps
est présent à sa manière. Il est dans mon voisinage.17
vécu et le monde en tant que structure dynamique de relations réver-
Le côté caché de la lampe n’est ni absent ni le produit d’une inférence sibles et chiasmatiques entre le visible et l’invisible, cette structure inclut
logique. Il est invisible. Il existe dans la vision en tant que « là » en excès de non seulement les relations entre ce que je sélectionne comme visible
sa visibilité. Cet excès charge l’espace dans « mon voisinage » de possibili- dans le champ de possibles actuellement invisible du visible, mais aussi
tés motrices de re-voir la lampe. En effet, mon image visuelle de la lampe les relations à l’intérieur du visible en tant que latence invisible dans
n’est pas réductible à seulement deux dimensions, à une visibilité « totale » ce qui se manifeste intentionnellement comme visible. C’est ainsi que
sans un « côté caché ». On peut dire la même chose, non seulement de Jean Baudrillard écrit, « l’acte de voir contient une sorte de mouvement
l’imagerie du spectateur au cinéma, mais aussi de celle du film – qui d’oscillation dans lequel les parties visibles rendent les autres invisibles :
n’a aucunement besoin ni d’écran large ni de technologie 3D pour don- dans lequel s’engage une sorte de rythme d’émergence et de mystère. »19
ner à sa mise en images du monde une largeur et une profondeur qui Ou comme l’explique Merleau-Ponty :
excède et informe sa visibilité. La « présence » la plus fortement sentie La perception est donc un paradoxe, et la chose perçue elle-même est paradoxale.
d’une telle invisibilité et, d’un côté, le monde invu, l’espace hors de l’écran, Elle n’existe qu’en tant que quelqu’un peut l’apercevoir. Je ne puis même pour un
d’où la vision incarnée et intentionnelle cherche ses vues, et, de l’autre, instant imaginer un objet en soi. Comme disait Berkeley, si j’essaie d’imaginer
l’œil mondain, le « je », le sujet hors de l’écran qui accomplit la vision, qui quelque lieu du monde qui n’ai jamais été visité, le fait même que je l’imagine
révise intentionnellement sa vision et cadre son travail comme une image me rend présent à ce lieu ; je ne peux donc concevoir de lieu perceptible où je
ne sois moi-même présent. Mais les lieux mêmes où je me trouve ne me sont
visible à travers une perspective.
cependant jamais tout à fait donnés, les choses que je vois ne sont choses pour
Ainsi, comme le formule Merleau-Ponty, l’objet visible
moi qu’à condition de se retirer toujours au-delà de leurs aspects saisissables. Il
s’offre comme la somme interminable d’une série indéfinie de vues perspectives y a donc dans la perception un paradoxe de l’immanence et de la transcendance.
dont chacune le concerne et dont aucune ne l’épuise. Ce n’est pas pour lui un
accident de s’offrir à moi déformé, suivant le lieu que j’occupe, c’est à ce prix qu’il 18 Ibid., p. 48 sq.
19 BAUDRILLARD, Jean, « What are you doing after the orgy ? », Artforum International,
17 Merleau-Ponty, Le primat de la perception, Lagrasse, Verdier, 1996, p. 48 sq. (oct. 1983), p. 43.
100 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 101

[…] Et ces deux éléments de la perception ne sont pas à proprement parler contra- sa «vision voyante » inscrit comme la «vision vue » expressive d’une spa-
dictoires, car, si nous réfléchissons sur cette notion de perspective, si nous repro- tialité vécue et d’une situation particulière. Koyaanisqatsi rend également
duisons en pensée l’expérience perspective, nous verrons que l’évidence propre visible la qualité interrogative et potentiellement dialectique de la vision
du perçu, l’apparition de «quelque chose » exige indivisiblement cette présence
subjective et incarnée en tant qu’elle s’engage et se fonde intentionnelle-
et cette absence.20
ment dans une relation particulière avec les objets de son regard. Dans
En tant que modalité de la perception incarnée, dès lors, la vision – hu- une séquence du début, par exemple, la «vision voyante » du film regarde
maine ou cinématographique – est constituée comme une dialectique vers le bas dans le Grand Canyon partiellement couvert par les ombres
du visible et de l’invisible, entre le vu et le voir. La vision existentielle et pourpres des nuages qui bougent rapidement à travers ses surfaces irré-
intentionnelle est, en ce sens, toujours une activité de re-vue et de re- gulières rouges-oranges. Dans le regard du film (et dans celui du spec-
vision – ce qui est précisément l’activité qui définit et occupe les films tateur), l’appréhension basée sur les habitudes perceptives (en termes
que nous voyons. En effet, l’accomplissement primaire du cinéma est phénoménologiques, « l’attitude naturelle ») des nuages en mouvement et
qu’il mène cette re-vue et re-vision à une visibilité objective, qu’il révèle des parois immobiles du canyon « se dissout » : on finit par voir les parois
sa nature incarnée, prospective et révisionaire 21. À cet égard, le film de du canyon onduler et les ombres devenir des fonds immobiles. De fait, il
Godfrey Reggio, Koyaanisqatsi (1982), malgré sa politique écologique faut un acte de concentration consciente pour ancrer à nouveau la «vision
rudimentaire, est exemplaire dans sa manière de mettre en avant ces voyante » du film autant que du spectateur, pour inverser et «ré-soudre »
qualités dynamiques du visuel dans la vision. Contrairement à beaucoup le mouvement à sa signification visible conventionnelle 22.
de films qui mettent l’accent sur la visibilité objective de l’incarnation Or la capacité du cinéma de rendre visible la nature essentiellement
humaine, et donc détournent l’attention de l’activité visuelle subjective dialectique de la vision subjective incarnée, en tant qu’elle re-voit et re-
du film lui-même, Koyaanisqatsi est pour l’essentiel de sa durée un film visionne ses relations avec le monde et autrui, peut être démontrée de
sans personnages. Son activité visuelle se projette dans, et interroge, la manière nettement plus dramatique que par la réversibilité figure-fond
topographie de la terre, les paysages naturels et urbains vus à distance et dans le film Koyaanisqatsi. Dans le contexte habitué de sa «vision voyante »
souvent dans des rythmes différents de ceux de l’incarnation humaine. normative (et donc ordinaire), Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958) rend objec-
Koyaanisqatsi met en avant l’activité visuelle du corps vécu invisible du tivement visible l’état subjectif de vertige qui émerge lorsque l’attention
film, en tant que sujet matériel et situé du mouvement visible dans un transcendante de la conscience et l’attention immanente du corps matériel sont
monde qu’il saisit comme objet intentionnel de sa propre vision mobile et en désaccord l’un avec l’autre. Ici, la visibilité du visuel est liée à la «vision
prospective. Ce qui émerge n’est pas une forme abstraite et «transcendan- voyante » du corps d’un personnage humain acrophobique, bien que cette
tale » de la vision accomplie par un « sujet transcendantal ». C’est-à-dire visibilité ne soit rendue possible que par le corps vécu du film lui-même.
que la vision voyante dont nous sommes spectateurs est médiatisée par Regardant vers le bas depuis une cage d’escalier haute, l’intentionnalité
un corps matériel situé qui, alors qu’il est invisible à lui-même et pour de Scotty transcende l’espace et son attention se localise au niveau du pied
nous, est néanmoins toujours impliqué dans la scène que nous voyons. lointain de la cage d’escalier. Cependant, conscient de son vertige incon-
En effet, à cet égard, Koyaanisqatsi démontre clairement le fondement trôlable et de la chute potentiellement fatale à travers l’espace qu’une telle
de toute vision cinématographique dans une opération visuelle et visible attention implique, le corps de Scotty se rebelle et se met en opposition
de mouvement intentionnel et prospectif qui non seulement articule et à la direction transcendante de l’attention consciente de Scotty portant
concrétise, mais surtout habite dynamiquement l’espace de l’image que sur le pied de la cage d’escalier. Ce conflit entre les aspects immanent et

20 MERLEAU-PONTY, Le primat de la perception, op. cit., p. 49s. 22 C’est un exemple similaire mais plus dramatique du mouvement et du fonde-
21 Pour une élaboration de ces qualités de la vision cinématographique et une contex- ment de la vision et de l’espace discuté par Merleau-Ponty en relation avec notre
tualisation approfondie des films discutés ici, voir SOBCHACK, Vivian, « The Active perception réversible du mouvement ou de l’immobilité de deux trains : celui où
Eye. A Phenomenology of Cinematic Vision », Quarterly Review of Film and Video, nous sommes assis et celui que nous voyons. Voir MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le
no 12, 1990, p. 21-36. cinéma et la nouvelle psychologie », in Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 89.
102 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 103

transcendant de l’expérience du corps vécu est dialectique et synthétisée dissimule pas complètement dans la vision; il se révèle partiellement en
comme la maladie «psychosomatique » particulière de Scotty. Hitchcock tant que pression visuelle active sur la vision et sur le visible, en apportant
rend cette dialectique visible – et corporellement aussi bien que cognitive- la dimension subjective et l’excès. L’existence rejette les « bords » absolus
ment intelligible – par le mouvement optique de la «vision voyante » du film dans l’expérience visuelle et visible – et cela même dans le cinéma. Le
dans une direction (un zoom vers le bas jusqu’au pied de la cage d’escalier monde que nous voyons, autant du point de vue du spectateur que du film,
impliquant seulement la lentille de la caméra immobile) et simultané- et dans lequel nous nous situons intentionnellement, ne se termine pas
ment par son mouvement physique (la caméra entière qui bouge et qui au bord de nos orbites ou au bord de l’écran rectangulaire. Au contraire, ce
regarde vers le haut depuis le pied de la cage d’escalier). Chaque mouve- monde nous invite tous deux à y bouger (bien que pas toujours ensemble
ment, vécu dans différentes modalités de la conscience et de l’incarnation, ni avec les mêmes intérêts ou investissements).
mais synthétisé par le même corps vécu, s’oppose au but intentionnel En tant que modalité particulière d’appréhension perceptive et expres-
de l’autre et le contredit 23. Comme le remarque Raymond Durgnat, cette sive du monde, la vision incorpore tant le visible que l’invisible, et elle
«combinaison de l’approche et du retrait dont les confusions complexes de le fait toujours à travers et en relation avec un sujet voyant concrètement
perspective induisent brièvement toutes les sensations de nausée chez le incarné et situé de manière contingente, que ce soit le cinéaste, le film, le
spectateur » est stupéfiante 24. Son effet ne dérive pas seulement de sa fonc- spectateur ou même le théoricien du cinéma. Ainsi, comme je le décris
tion narrative, mais aussi de sa démonstration visible de la nature double ici, l’invisible n’est guère transcendantal, même s’il est toujours ambigu
et potentiellement dialectique du mouvement de la conscience incarnée. et irrésolu. Une telle irrésolution est cependant continuellement résolue
Dans Vertigo, la «vision voyante » réalise et distingue simultanément le dans l’activité perspective même de la perception – et c’est là que réside
mouvement intentionnel de l’attention de celui du corps (ici, il s’arrange son mystère. Mais il s’agit d’un mystère dont on fait chaque jour l’expé-
pour rendre le « corps » du film isomorphique avec celui du personnage rience par l’être-au-monde de notre corps vécu. L’invisible et le visuel ne
humain – bien qu’ils soient différents matériellement et du point de vue sont pas transcendantaux ; ils sont une transcendance de l’immanence
de leur mortalité). Ces exemples démontrent de manière dramatique que dans l’immanence 25. Ainsi, le visible et l’invisible, le visible et le visuel,
les «visions voyantes » (l’activité visuelle dynamique) et les «visions vues » s’informent l’un l’autre en s’inversant et en s’échangeant dans nos actes
(les images visibles en mouvement) qui prennent leur origine dans le les plus communs de perception et d’expression.
film et dans le spectateur ne sont pas expliquées adéquatement par ces Il est donc inexact de décrire l’image cinématographique seulement
théories et descriptions qui, soit ignorent la nature existentielle, située négativement (comme dans la plupart des théories psychanalytiques,
et incarnée de la vision dans le monde et en parlent en termes abstraits sémiotiques et de l’appareil) : marquant l’absence immanente du «réel »
et/ou transcendantaux, soit ignorent ces aspects visuels invisible de la dans la « vision voyante » et considérant le réel seulement comme une
vision qui transcendent la visibilité objective, mais qui lui sont imma- représentation visible ou une «substitution » qui provoque un désir visuel
nents dans l’expérience subjective. Le visuel s’étend et se marque dans et n’offre des satisfactions illusoires. Il est aussi inexact de décrire la
le visible, lui donne sa dimension et donne son épaisseur à ce qui est vu «vision voyante » comme ne donnant lieu qu’à une présence transcendan-
(à la scène) par l’exorbitance du corps vécu et du monde, chacun de ces tale, un «non-corps » [no-body] invisible dont l’expression visuelle visible
aspects transcendant la visibilité totale. En effet, le visible émerge dans subjugue puissamment autrui par sa vue de «nulle-part » [no-where]. Et
la vision non seulement comme révélation, mais aussi comme occulta- enfin, il est inexact de décrire le spectateur comme soit un objet-corps
tion, ce que Baudrillard appelle le « mystère ». Le visible est toujours perçu «vide », un simple réceptacle accueillant les «visions vues » du film, soit
comme partiellement latent et irrésolu. Corrélativement, l’invisible ne se
25 Pour une discussion approfondie de la transcendance dans l’immanence, voir
MADISON, Gary Brent, The Phenomenology of Merleau-Ponty. A Search for the Limits of
23 Voir TRUFFAUT, François, Hitchcock/Truffaut, Paris, Ramsay, 1987, p. 187. Consciousness, Athens, Ohio University Press, 1981, p. 162-166, ainsi que LANIGAN,
24 DURGNAT, Raymond, The Strange Case of Alfred Hitchcock, Cambridge (MA), MIT Richard L., Speaking and Semiology. Maurice Merleau-Ponty’s Phenomenological
Press, 1978, p. 294. Theory of Existential Communication, La Haye, Mouton Press, 1972, p. 90-93.
104 l’empreinte du visuel le visuel et le visible 105

un corps-sujet passif dont l’activité de production de sens et les trajec- invasion visuelle des aliens, et la vision du film ne marque pas plus l’exis-
toires d’identification cinématographique sont sévèrement limitées et tence d’un « montre à l’œil de mouche » transcendantal et extraterrestre.
prédéterminées. De fait, l’affirmation que les spectateurs n’auraient pas Chaque spectateur vit dans un système de vision commutative orienté
leurs propres «visions voyantes » et «visions vues », qui entraînent celles de manière singulière mais commun, qui est invisible de l’extérieur – et
du film dans une structure dialogique et dialectique de communication chaque film est fondé dans un corps matériel situé et singulier, qui est
visuelle, est démenti par l’expérience dans la salle de cinéma où l’on peut à première vue invisible de l’intérieur. Aucune description complète de
souvent entendre les spectateurs poser des questions, réfléchir à haute la vision et de l’expérience filmique ne peut négliger leurs aspects invi-
voix ou se disputer sur ce qu’ils voient à l’écran. En somme, l’activité sibles – même si ces derniers ne peuvent être directement ou objecti-
visuelle propre du spectateur et sa co-production constante mais contin- vement vus. C’est donc le paradoxe merveilleux du cinéma que chaque
gente de signes et de signification dans – et avec – le cinéma tend à être film opère une commutation et une expression singulières de l’activité
oblitérée par les théories contemporaines du cinéma qui ont leur origine de sa perception invisible qui amène ces aspects subjectifs et invisibles
dans la critique des ombres illusoires d’une réalité absente projetée par (intéroceptifs) de l’existence incarnée à la seule visibilité qu’ils puissent at-
la lumière blafarde de la caverne platonicienne. La réponse à la question teindre. Cependant, puisque chaque film n’est pas transcendantal, imma-
de ce qu’est le cinéma devient alors une « machine à influencer » idéolo- tériel et omniscient en rendant visible cette activité perceptive invisible,
giquement suspecte, sournoise et envahissante 26. chaque film cache également ce qui médiatise ordinairement notre savoir
Un peu comme les films américains de science fiction des années humain à propos de l’existence d’autres êtres conscients d’eux-mêmes,
1950, obsédés par la Guerre froide et les communistes, les scénarios qui ne sont pas « nous-mêmes », à savoir leurs corps visibles. Comme
théoriques contemporains de l’expérience filmique décrivent le corps c’est le cas pour notre propre expérience subjective de nous-mêmes, c’est
visiblement passif du spectateur « envahi » par une conscience visuelle la conduite visuelle de chaque film – et non pas son corps objectivement
étrangère, qui n’a pas de corps elle-même, mais qui n’est que pure inten- visible – qui médiatise notre savoir objectif de l’existence incarnée et
tionnalité visuelle. Dans l’obscurité de la salle, isolé du monde extérieur, intentionnelle du film.
physiquement confiné et bien au chaud dans son siège, le corps visible Le cinéma, par conséquent, est un phénomène étonnant. Porté par son
du spectateur (son activité intéroceptive, perceptive et expressive étant corps technologique et mécanique, chaque film projette et rend visible
oubliée) est supposé relâcher sa saisie active du monde et, induit dans de manière singulière non seulement le monde objectif, mais encore la
un état de somnolence, il se perd de vue lui-même – comme si, dans structure même et les processus de la vision subjective et incarnée – qui
l’expérience, se perdre de vue soi-même n’était pas quelque chose que ne nous étaient jusque là accessibles que comme les structures et pro-
nous faisons tout le temps. Dans cet état risqué, le corps du spectateur cessus privés que nous vivons chacun comme « les nôtres ». Plutôt que
peut être approprié par une vision étrangère désincarnée et transformé en de simplement remplacer la vision humaine par une vision mécanique,
un simulacre de lui-même. De fait, ce genre de théorisations de l’identi- ou de nous donner une «vision vue » toujours déjà accomplie et statique
fication cinématographique évoque des films comme Invaders from Mars comme dans la photographie, le cinématographe fonctionne pour ame-
(1953) ou Invasion of the Body Snatchers (1956) et partage leur hystérie ner à la visibilité non seulement la structure réversible et chiasmatique de
paranoïde et leur peur d’être «envahi », et leur angoisse d’être influencé, la vision humaine, mais encore son activité visuelle dynamique. À travers
approprié, subjugué par les aliens. son agentivité motrice [motor agency] et son intentionnalité organisation-
Si, par contre, on reconnaît et décrit la vision que vit chaque corps-su- nelle, un film inscrit et provoque un sens d’une «présence » existentielle
jet doté de la vue, alors le spectateur n’est pas simplement le lieu d’une et intentionnelle qui peut être latent et anonyme, mais qui est néanmoins
situé et centré, bien que mobile, prospectif, réfléchissant et réflexif. La
26 La « machine à influencer » est figurée dans la théorie psychanalytique de la para-
noïa schizophrénique de Victor Tausk et discutée abondamment dans la critique
description, la thématisation et l’interprétation phénoménologiques met
de certaines tendances de la théorie contemporaine du cinéma par Joan Copjec, en lumière chaque film et chaque spectateur comme introverti et extraver-
dans « The Anxiety of the Influencing Machine », October, no 23, 1983, p. 43-59. ti en même temps, comme existant dans le monde en tant que corps sujet
106 l’empreinte du visuel

et objet. De plus, le film et le spectateur ne sont ni complètement «don- Voir selon l’écran
nés » à l’autre ni ne « se possèdent » entièrement eux-mêmes. La motricité
Autour d’une rencontre entre visibilité et théorie filmique
intentionnelle même de leur vision constitue le film et le spectateur en
tant qu’ils sont toujours dans l’acte de se déplacer et de se «re-visionner » Anna Caterina Dalmasso
eux-mêmes (et ce qu’ils voient) dans l’espace et le temps, dans l’intention
et l’attention. Ainsi, à cause de, et malgré, leur existence concrètement
incarnée, située et finie, les deux éludent toujours leur propre maintien
(et le nôtre) et dépassent leurs propres déterminations (et les nôtres).
Chaque film et chaque spectateur existe comme un «devenir » continu
qui synthétise l’hétérogénéité temporelle et spatiale (souvent dissonante)
de l’existence immanente et transcendante et constitue la cohérence de
l’expérience incarnée et consciente. De même que la multiplicité et la
discontinuité de la temporalité vécue sont synthétisées et centrées « main-
tenant » dans une expérience spécifique du corps vécu, de même, des
espaces multiples et discontigus sont vus ensemble et localisés dans un Philosophie et non-philosophie, un champ-contre-champ
corps matériel particulier «ici ». Articulé dans chaque film comme des Les fils d’une relation féconde et réciproque entre la philosophie merleau-
déplacements de situations visuelles (les «plans »), les espaces discontigus pontienne et le cinéma ont été récemment mis en lumière par plusieurs
et les temps discontinus sont réunis réflexivement (à travers le « mon- contributions ainsi que par certaines des interventions présentées dans
tage » qui les met en « scènes ») en une cohérence dont la signification ce livre 1. Je me propose ici d’explorer le contre-champ de cette rencontre
constitue la synthèse de ce qu’on peut appeler l’expérience consciente (ou entre philosophie et non-philosophie, à savoir, analyser les apports de
un «récit » sensé). Et, comme c’est le cas pour le spectateur, cette cohé- la philosophie merleau-pontienne au sein de l’univers du cinéma et en
rence est accomplie par le corps vécu du film. Par les moyens perceptifs particulier de la théorie filmique.
de la caméra, par les moyens expressifs du projecteur, par l’occupation Comme des études de plus en plus nombreuses dans le domaine de la
discrète et matérielle de l’écran, et sa situation dans l’espace du monde, théorie du cinéma en témoignent, la démarche merleau-pontienne appa-
un film existe en tant que performance visible de la structure perceptive raît en mesure de dépasser les limites d’une théorie cinématographique qui
et expressive de l’expérience incarnée. Ainsi, voir, re-voir et réviser la risque toujours de s’enfermer dans des paradigmes et des schémas figés
vision aussi simplement que l’un opère mécaniquement et que l’autre
1 Voir CARBONE, Mauro, «Merleau-Ponty e il pensiero del cinema», in MORIGGI, Stefano
respire biologiquement, bien que chaque film et chaque spectateur vive
(éd.), Dov’è la donna? Pensare l’arte e la scienza oggi, sous la direction de, Milan,
séparément l’avènement de la vision, ensemble, cet avènement devient Mimesis, 2003, p. 77-85; RODRIGO, Pierre, «Merleau-Ponty. Du cinéma à la peinture:
une aventure commune et toujours originale. le “vouloir-dire” et l’expression élémentaire», in Merleau-Ponty, de la perception à
l’action, PU Provence, 2005; INVITTO, Giovanni, L’occhio tecnologico. Filosofi e cinema,
Milan, Mimesis, 2005; KRISTENSEN, Stéfan, «Maurice Merleau-Ponty. Une esthétique
du mouvement», in Archives de Philosophie, Cahier 69-1, printemps 2006, p. 123-
146; CARBONE, Mauro, Sullo schermo dell’estetica. La pittura, il cinema e la filosofia da
fare, Milan, Mimesis, 2008; CARBONE, Mauro, La chair des images. Merleau-Ponty entre
peinture et cinéma, Paris, Vrin, 2011. En outre, les contributions de Mauro Carbone,
Anna Caterina Dalmasso, Simone Frangi, Stéfan Kristensen, Pierre Rodrigo
et Luca Vanzago, recueillies dans le volume « Philosophy and moving images /
Philosophie et mouvement des images / Filosofia e immagini in movimento» de
la revue Chiasmi International – Publication trilingue autour de la pensée de Merleau-
Ponty, no 12, Milan-Paris-Memphis, Mimesis-Vrin-University of Memphis, 2010.
108 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 109

et récursifs, et semble donc offrir aux film studies un appareil conceptuel Le travail proposé par Sobchack – il faut le souligner – ne s’appuie
apte à interroger la vision elle-même et par là l’expérience du spectateur. pas sur la réflexion que Merleau-Ponty a consacrée au cinéma – ni sur
La théorie du cinéma a toujours cherché à définir le film, l’écran et le fameux essai de 1945 « Le cinéma et la nouvelle psychologie », ni non
l’expérience de la vision cinématographique à travers des images et des plus sur les notes inédites dans lesquelles Merleau-Ponty reprendra ce
métaphores, mais, dans la recherche d’une prétendue essence ou spécifi- thème 3 – mais procède d’un corps à corps avec l’ontologie merleau-pon-
cité du cinéma, elle risque cependant de manquer la structure dynamique tienne de la vision, dont elle développe une lecture originale et pénétrante.
et incarnée de la vision et de réduire ainsi le film à un simple objet vu et
le spectateur aux actes cognitifs d’un sujet percevant. Comment peut-on Jennifer M., The Tactile Eye. Touch and the Cinematic Experience, University Presses
penser alors, au delà de ce(s) dualisme(s), la structure particulière de la of California, 2009, p. 4; « To apply Merleau-Ponty’s concept of flesh to film theory
vision qui s’effectue entre le spectateur et les images en mouvement ? is to contest the notion of either and ideal spectator, who accepts a meaning that is
already intended by the film, or and empirical spectator, for whom the meaning of
Comment penser l’écran ? Comment penser cette surface qui renouvelle the film is determined solely by personal, cultural, and historical circumstances.
et métamorphose – aujourd’hui plus que jamais et bien au delà du cadre Flesh insists on a spectator who is both at once, who joins the film in the act of
de la salle cinématographique – notre perception visuelle et notre per- making meaning », ibid., p. 27. Voir en outre MARKS, Laura U., Touch. Sensuous
ception tout court ? Theory And Multisensory Media, University of Minnesota Press, 2002, p. XIX et 12-
20. Voir aussi WILLIAMS, Linda, « Film Bodies. Gender, Genre, and Excess », Film
J’entends développer cette interrogation à travers la réflexion de la
Quarterly, Volume 44, Issue 4, University of California Press, 1991, p. 2-13 ; JONES,
théoricienne américaine Vivian Sobchack, qui, dès les années 1990, a Amelia, Body Art. Performing the Subject, University of Minnesota Press, 1998 ;
développé une analyse de l’expérience filmique à partir de la phénomé- MARKS, Laura U., The Skin of the Film. Intercultural Cinema, Embodiment, and the
nologie et notamment de la philosophie de Merleau-Ponty 2. Senses, Duke University Press, 2000 ; PATERSON, Mark, The Senses of Touch. Haptics,
Affects and Technologies, Oxford et New York, Berg, 2007.
3 Merleau-Ponty consacre au cinéma la célèbre conférence tenue le 13 mars 1945 à
2 Voir SOBCHACK, Viviane, The Address of the Eye. A Phenomenology of Film Experience, l’Institut des hautes études cinématographiques de Paris sur «Le cinéma et la nou-
Princeton, Princeton University Press, 1991 et du même auteur « The active eye. velle psychologie» (MERLEAU-PONTY, Maurice, «Le cinéma et la nouvelle psycholo-
A phenomenology of cinematic vision », Quarterly Review of Film and Video, 12 : gie», dans la revue Les Temps modernes, volume 3, no 26, novembre 1947, p. 930-947,
3, 1990, p. 21-36 ; SOBCHACK, Vivian (éd.), Meta-Morphing. Visual Transformation ensuite dans Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948; puis dans Gallimard, Paris, 1996,
and the Culture of Quick-Change, University of Minnesota Press, 1999 ; Carnal 61-75). Il reviendra sur le cinéma à l’occasion de son premier cours de 1952 au
Thoughts. Embodiment and Moving Image Culture, Berkeley et Los Angeles, Collège de France sur «Le monde sensible et le monde de l’expression», in MERLEAU-
University of California Press, 2004. Le travail de Vivian Sobchack a engendré PONTY, Maurice, Résumés de cours. Collège de France, 1952-1960, Paris, Gallimard,
un élan significatif dans les recherches d’études filmiques qui sont consacrées 1968, p. 9-21. Pour une étude critique des thèmes fondamentaux abordés par le
aujourd’hui à la phénoménologie et à l’œuvre de Merleau-Ponty. Elena del Rio, cours du 1952, voir KRISTENSEN, Stéfan, «Maurice Merleau-Ponty. Une esthétique du
dans l’entrée « Film » du Handbook of Phenomenological Aesthetics, en souligne mouvement», in Archives de Philosophie, Cahier 69-1, printemps 2006, p. 123-146; DE
l’importance : « The rigorous and systematized application of phenomenology to SAINT AUBERT, Emmanuel, «Conscience et expression chez Merleau-Ponty. L’apport
the study of film has been a comparatively late development in film studies. Vivian du cours inédit sur Le monde sensible et le monde de l’expression», in Chiasmi
Sobchack’s ground breaking book, The Address of the Eye. A Phenomenology of Film International, no 10, Paris-Milan-Memphis, Vrin-Mimesis-University of Memphis,
Experience (1992), has brought to light the relevance of Maurice Merleau-Ponty’s 2008, p. 85-107. Un extrait de la XIVe leçon du cours – que Merleau-Ponty dédie à
existential phenomenology to major aesthetic and theoretical aspects of the film la représentation du mouvement dans la peinture et dans le cinéma – a été publié,
experience. In so doing, her work has also made apparent the reductive and deter- avec plusieurs essais qui abordent l’étude des notes inédites, dans «Philosophy and
ministic nature of the prevalent models of film theory used to date, namely, the moving images / Philosophie et mouvement des images / Filosofia e immagini in
psychoanalytical and Marxist/ideological approaches », DEL RIO, Elena, « Film » in movimento», op. cit. Enfin, le texte du cours, établi par Emmanuel de Saint Aubert et
SEPP, Hans Rainer, et EMBREE, Lester, (éd.), Handbook of Phenomenological Aesthetics, Stefan Kristensen, MERLEAU-PONTY, Maurice, Le monde sensible et le monde de l’expres-
Dordrecht, Heidelberg, London et New York, Springer, 2010, p. 111-118 ; ici, p. 111. sion, Genève, MētisPresses, 2011. Ensuite, nous trouverons des traces claires de la
Voir aussi les commentaires de Jennifer Barker: « The Address of the Eye set out a volonté de Merleau-Ponty de reprendre un discours philosophique autour du cinéma
framework for a distinctly existential phenomenological approach to the cinema, dans les notes préparatoires de son dernier cours au Collège de France, «L’ontologie
one that grounds its description of the reversible and reciprocal correlation between cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui», de 1961 (MERLEAU-PONTY, Maurice, Notes
film and viewer in the notion that consciousness is materially embodied », BARKER, de cours. 1959-1961, texte établi par Stéphanie Ménasé, Paris, Gallimard, 1996).
110 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 111

En fait, en abordant son analyse de l’expérience filmique, l’auteur cer- in us the “carnal thoughts” that ground and inform more conscious ana-
tainement ignorait 4 que dans la même période de la rédaction du Visible et lysis »7. À savoir des idées qui se manifestent dans une forme sensible et
l’invisible, et donc pendant la formulation de son ontologie, Merleau-Ponty incorporées dans le film lui-même et dont la compréhension entraîne
envisageait de revenir au cinéma : en travaillant les notes préparatoires du non pas une médiation intellectuelle, mais l’étoffe charnelle de notre
cours sur L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui de 1960-1961, corps vécu. Une conception qui rejoint la célèbre caractérisation merleau-
Merleau-Ponty se proposait en effet d’approfondir la «question du mou- pontienne des idées sensibles, par rapport auxquelles le philosophe évoque
vement au cinéma » et l’«ontologie du cinéma » exprimée par les écrits du justement une vision qui ne pourrait pas s’effectuer sans écran :
célèbre critique cinématographique André Bazin 5.
Les analyses développées par Vivian Sobchack n’ont donc pu profi- Ces idées-là ne se laissent pas […] détacher des apparences sensibles, et ériger en
seconde positivité. L’idée musicale, l’idée littéraire, la dialectique de l’amour, et aussi
ter de la lecture des notes inédites 6, ce qui rend après coup son travail
les articulations de la lumière, les modes d’exhibition du son et du toucher nous
d’autant plus original. L’œuvre de la théoricienne américaine, tout en parlent, ont leur logique, leur cohérence, leurs recoupements, leurs concordances,
ouvrant de nouvelles voies aux études cinématographiques, représente et, ici aussi, les apparences sont le déguisement de «forces» et de «lois» inconnues.
un témoignage de la convergence souterraine entre le chiasme merleau- Simplement, c’est comme si le secret où elles sont et d’où l’expression littéraire [mais
pontien et la topologie de la vision mise en scène par le cinéma. l’on pourrait dire aussi bien cinématographique] les tire était leur propre mode
d’existence; ces vérités ne sont pas seulement cachées comme une réalité physique
que l’on n’a pas su découvrir, invisible de fait que nous pourrons voir un jour face à
Les pensées charnelles du cinéma face, que d’autres, mieux placés, pourraient voir, dès maintenant, pourvu que l’écran
qui le masque soit ôté. Ici, au contraire, il n’y a pas de vision sans écran: les idées
La philosophie de Merleau-Ponty, qui ne renonce pas à faire appel aux dont nous parlons ne seraient pas mieux connues de nous si nous n’avions pas de
médias et aux arts visuels, nous permet d’interroger à nouveau la vision, corps et pas de sensibilité, c’est alors qu’elles nous seraient inaccessibles.8
tandis que la théorie du cinéma semble avoir très souvent écarté ou bien
refoulé certains aspects cruciaux de la vision et donc de la vision ciné- Il y a une syntonie fondamentale entre l’ontologie merleau-pontienne de
matographique : elle n’a pas su interroger l’expérience filmique en tant la vision et l’expérience cinématographique, que Vivian Sobchack vise à
que relation incarnée entre le film et son spectateur et, par conséquent, décrire dans ses recherches. La restitution d’une puissance de signifier, d’une
a éludé le fondement charnel de l’intelligibilité du signifiant filmique. expression de l’expérience par l’expérience 9, qui pour Merleau-Ponty coïncide
Contre une telle élision du corps, opérée par le discours de la théorie
filmique, Vivian Sobchack affirme en revanche – en reprenant le geste 7 SOBCHACK, « What my fingers knew : The Cinesthetic Subject, or Vision in the
merleau-pontien – que « the film experience is meaningful not to the side Flesh », op. cit., p. 53-84, p. 60. L’expression «pensées charnelles » donne aussi le
titre au volume même Carnal Thoughts, recueil d’articles qui aborde et analyse la
of our bodies but because of our bodies. Which is to say that movies provoke
puissance de signification de notre corps dans la saturation visuelle et médiatique
qui caractérise l’expérience de l’homme contemporain.
8 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris,
4 Écrit par exemple Vivian Sobchack, en glosant un passage particulièrement signi- Gallimard, 1964, p. 194 (je souligne). À propos de la caractérisation merleau-pon-
ficatif du Visible et l’invisible : « However, when Maurice Merleau-Ponty wrote the tienne des idées sensibles et du rapport aux “idées esthétiques” de Kant et celui
above lines shortly before his death in 1961, it is unlikely that the cinema was in des “idées sensibles” par Merleau-Ponty, voir CARBONE, Mauro, « Le sensible et
his thoughts », SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 3. l’excédant. Merleau-Ponty et Kant via Proust », in La visibilité de l’invisible. Merleau-
5 MERLEAU-PONTY, Notes de cours. 1959-1961, op. cit., p. 390-391. Voir BAZIN, André, Ponty entre Cézanne et Proust, Hildesheim, Georg Olms, 2001, p. 151-168.
Qu’est-ce que le cinéma? (en 4 volumes), Paris, Cerf, 1958-1962. 9 La citation complète est : « En un sens […] toute la philosophie consiste à restituer
6 Les notes de cours de 1961, tout comme celles du cours de 1952 sur « Le monde une puissance de signifier, une naissance du sens ou un sens sauvage, une expres-
sensible et le monde de l’expression » ont été déposés à la Bibliothèque Nationale sion de l’expérience par l’expérience qui éclaire notamment le domaine spécial du lan-
de France en 1992 et les premières sont parues seulement en 1996, ce qui fait gage. Et en un sens […] le langage est tout, puisqu’il n’est la voix de personne, qu’il
que les recherches de Vivian Sobchack n’ont pas pu bénéficier de la lecture de ces est la voix même des choses, des ondes et des bois. Et ce qu’il faut comprendre,
documents inédits. c’est que, de l’une à l’autre de ces vues, il n’y a pas renversement dialectique, nous
112 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 113

avec la pratique même de la pensée, est selon la théoricienne américaine américaine. La topologie cinématographique, l’expérience filmique du
l’enjeu commun de la philosophie et de la théorie du cinéma : spectateur (et du film lui-même), s’articule comme empiétement ou
même comme réversibilité de la perception et de l’expression:
What else is a film if not «An expression of experience by experience» ? And what else
is the primary task of film theory if not to restore to us, through reflection upon that In a film as in life, perception and expression – having sense and making sense –
experience and its expression, the original power of the motion picture to signify ?10 do not originally oppose each other and are not separated or differentiated as dis-
tinctly binary constructs and practices. Rather, they are complementary modalities
L’expression cinématographique se réalise et se communique par les of an original and unified experience of existence that has long been fragmented
moyens de notre existence incarnée : «A film is an act of seeing that makes and lost to those interested in the ontology of the cinema and its structures of
itself seen, and act of hearing that makes itself heard, an act of physical signification.14
and reflective movement that makes itself reflexively felt and unders-
tood »11. Comme le dit autrement Jean Mitry, tandis que les autres arts se
proposent de signifier le mouvement avec de l’immobile, et la vie avec du
Penser l’écran. Cadre, fenêtre, miroir
non-vivant, « le cinéma, lui, se doit d’exprimer la vie avec la vie elle-même »12. C’est précisément ce mouvement réciproque entre la perception et l’ex-
L’appareil cinématographique est structuré comme empiétement et pression que la théorie du cinéma risque d’omettre et de manquer : en
implication réciproque de la perception et de l’expression. L’expérience privilégiant toujours l’un des deux pôles, la réflexion autour du cinéma a
cinématographique est un système de communication fondé sur la per- souvent fini par réduire l’expérience charnelle de la vision à un procédé
ception corporelle en tant que moyen d’expression, qui implique ainsi d’objectivation du signifiant filmique.
dans un même mouvement réciproque le spectateur-voyant, le film et La théorie du cinéma a été dominée par trois grandes métaphores :
indirectement son réalisateur 13. le cadre, la fenêtre, le miroir 15, qui ont désigné l’espace rectangulaire de
Quand nous regardons un film, notre existence en situation vient ac- l’écran cinématographique et par contiguïté le film lui-même. À travers
cueillir l’expression d’une autre perception : ici, où je suis et je perçois, je suis ces images, la film theory a pensé le film en tant qu’objet statique et passif,
rejoint et décentré par un autre ici aussi bien perceptible – l’existence du en réduisant ainsi l’acte dynamique de la vision à l’activité perceptive et
film et sa perception – qui se présente en même temps comme le là où je cognitive d’un sujet 16.
ne suis pas – lieu d’un autre – et qui s’ouvre dans mon expérience percep- Une brève analyse de ces métaphores conceptuelles peut nous aider
tive – espace virtuel, ouvert et partagé : ici où nous voyons. à esquisser, quoique de façon très générale, les principales tendances
L’analyse d’une telle structure, poussée jusqu’à l’examen des méca- interprétatives de la théorie filmique passée et récente, et nous permet
nismes spécifiques et des éléments les plus techniques du cinéma, est de mieux en cerner les limites et les points aveugles.
certainement l’un des traits les plus incisifs du travail théorique de l’auteur L’on pourrait ainsi reconduire les courants théoriques majeurs qui
ont caractérisé les études filmiques aux trois grandes métaphores citées
n’avons pas à les rassembler dans une synthèse : elles sont deux aspects de la réver- plus haut. Dans la tentative de déterminer l’essence ou la véritable na-
sibilité qui est vérité ultime », MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 201. ture du cinéma, la théorie classique du cinéma, divisée entre formalistes
10 SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 3. Voir supra, du même auteur, « Le
visuel et le visible. Vers une phénoménologie de l’expérience filmique », en parti- 14 Ibid., p. 14.
culier p. 84. 15 Une telle tendance à concevoir le film selon les métaphores citées a été mise
11 SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 3-4, et supra p. 84. en valeur par Charles F. Altman in ALTMAN, « Psychoanalysis and Cinema. The
12 MITRY, Jean, Esthétique et psychologie du cinéma, vol. 2, Paris, Cerf, 2001, p. 510. Cit. Imaginary Discourse », Quarterly Review of Film Studies 2 (Août 1977), p. 260-264.
in SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 5. Vivian Sobchack souligne en outre la présence, quoiqu’historiquement moins
13 « The film experience is a system of communication based on bodily perception as importante, de la métaphore du film en tant que «rêve » ou « conscience ». Voir
a vehicle of conscious expression. […] Direct experience and existential presence SOBCHACK, supra, p. 85-92.
in the cinema belong to both the film and the viewer », SOBCHACK, The Address of 16 Voir SOBCHACK, « Film Theory and the Objectification of Embodied Vision », The
the Eye, op. cit., p. 9. Address of the Eye, op. cit., p. 14-26.
114 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 115

et réalistes 17, a toujours séparé expression et perception. D’un côté, les merleau-pontienne 19 – l’expérience filmique comme une structure corré-
représentants d’une approche formaliste ont soumis la matière sauvage lative et réversible, où le percevant et le perçu se trouvent unis dans une
de l’image cinématographique à la médiation personnelle de l’auteur. relation de réciprocité, tandis que la théorie du cinéma tendait à concevoir
L’artiste – modelé sur la figure du peintre, dont procède la métaphore du le film, de façon unilatérale, en tant qu’objet vu.
cadre – serait celui qui donne le sens, qui exprime son ego à travers son
œuvre, et le film serait alors le substrat qui rend possible l’expression
d’une subjectivité détachée du monde. Penser l’écran. Le film comme sujet
De l’autre côté, les réalistes ont prétendu faire coïncider l’expression Une phénoménologie de l’expérience filmique, qui prenne en compte
d’un sens primordial avec la pureté et l’impartialité de l’objectif photo- à la fois la valeur sémiologique et l’origine sensible et charnelle de l’ex-
graphique de la caméra, conçue donc en tant que fenêtre ouverte sur le pression cinématographique 20, doit partir d’une interrogation de notre
monde, en mesure de nous donner une perception objective de choses, expérience incarnée de la vision. Il faut comprendre la vision en tant que
sans l’implication ou la médiation d’un sujet humain. structure intentionnelle et synesthétique 21, qui informe non seulement
La théorie contemporaine, tout en essayant de dépasser ces tendances, l’acte visuel du spectateur mais aussi la vision du film, qui s’offre donc
a réuni les deux pôles – perception et expression – dans une synthèse à la perception du spectateur non pas seulement en tant que corrélat de
opérée par la réflexion, dont dérive la métaphore du miroir. Le film est son acte perceptif, mais avant tout comme une structure intentionnelle
donc devenu, dans la théorie filmique féministe, néomarxiste ou psycha- et perceptive qu’il ne peut que reconnaître comme l’analogue de son acte.
nalytique – tendances dominantes dans la théorie filmique récente – une Selon Vivian Sobchack, il faut donc opérer un renversement significatif et
projection illusoire, coercitive ou idéologique de l’expérience 18 : dans le concevoir le film non seulement en tant qu’objet vu et visible, mais avant
cinéma se refléteraient d’un côté l’appareil social et l’idéologie dominante, tout en tant que sujet voyant 22 :
et de l’autre les distorsions de la mentalité collective et ses structures
psychiques prédéterminées. 19 Les analyses développées par Sobchack mettent en évidence notamment la notion
Dans cette perspective, ni les théories classiques, ni la théorie merleau-pontienne de corps et la nature incarnée de la relation intentionnelle.
contemporaine ont su reconnaître la nature corrélative et incarnée de Il faut en outre souligner que l’auteur américaine n’établit pas de discontinuité
entre la phénoménologie merleau-pontienne et la pensée du dernier Merleau-
l’expérience filmique, mais elles ont à chaque fois abstrait et privilégié Ponty, orientée à une réflexion explicitement ontologique. Sobchack n’aborde pas
l’un de ses aspects. La phénoménologie permettrait alors de repen- directement une telle problématique, son travail étant consacré à une compréhen-
ser – en particulier à partir de la notion d’intentionnalité et de sa lecture sion de l’expérience filmique ; cependant, la perspective adoptée par The Address of
the Eye, se révèle intéressante car elle met en lumière plutôt l’unité et la continuité
de la philosophie et des thèmes merleau-pontiens.
17 Ces catégories, à l’aide desquelles Sobchack développe son analyse, ne veulent cer- 20 Vivian Sobchack parle à ce propos d’une « phénoménologie sémiologique ». Voir
tainement pas classifier de façon schématique des théories cinématographiques SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 6.
déterminées, mais plutôt dépeindre les discours qui traversent la théorie classique 21 Voir « Perception as Synaesthetic and Synoptic », ibid., p. 76-85. En outre l’article
du cinéma, fortement entrelacés entre eux dans la pratique historique. « What my fingers knew », op. cit.
18 Comme Elena del Rio le fait remarquer « One of the most valuable and persua- 22 « Unlike the photograph, a film is engaged semiotically not merely as a mechanical
sive critiques of contemporary film theory found in Sobchack’s book targets the objectification, a reproduction, that is itself merely an object of vision. Rather,
illusory and coercive nature of the film viewing experience as postulated by the however mechanical its origin, the moving picture is experienced semiotically
combined accounts of psychoanalytical and Marxist/ideological theories. While as also intentional and subjective, as presenting a representation of the objective
these theories describe the cinematic apparatus as a substitutive and illusory or- world. Perceived not only as an object for vision but also as a subject of vision, a
chestration of mirror effects, ultimately providing the spectator with a deceptive moving picture is not experienced precisely as a thing that, like the photograph,
experience of reality that has regressive ideological and political consequences, can be easily controlled, contained, or materially possessed », SOBCHACK, The
her phenomenological model stresses the expansive and disclosing possibilities Address of the Eye, op. cit., p. 62, et supra, p. 93.
of the cinema as an ongoing negotiation between film and spectator’s perceptive Le commentaire de Elena del Rio insiste sur cet aspect décisif : « One of the many
and expressive acts », DEL RIO, « Film », op. cit., p. 111-112. radical ways in which The Address of the Eye reconfigures our thinking of cinema
116 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 117

The […] engagement […] between spectator and film in the film experience cannot cinématographique n’est pas simplement la perception du mouvement
be considered a monologic one between a viewing subject and a viewed object. d’un mobile, mais l’appréhension d’un sens qui se donne comme une
Rather, it is a dialogical and dialectical engagement of two viewing subjects who figure sur un fond, et donc comme écart entre le visible et un invisible
also exist as visible objects.23
qui l’excède et l’empiète.
Ce renversement, qui vise à considérer l’objet esthétique en tant que En dépit d’une conception abstraite de la vision filmique, il n’existe
sujet de la vision, ou, comme le définit Mikel Dufrenne, un quasi-sujet 24, pas au cinéma de point de vue, mais plutôt une participation, une im-
retrace la découverte merleau-pontienne, et aussi lacanienne 25, d’une plication mobile du voyant et du visible, dans un champ visuel chan-
«intentionnalité inverse »26, d’une intentionnalité du visible vis-à-vis du geant. En ce sens, le cinéma nous montre l’intentionnalité comme une
regard, que Merleau-Ponty voyait déjà se manifester éminemment dans structure mobile et dans un équilibre dynamique avec le monde 28. Car la
le travail du peintre. vision du film est – par excellence – vision en mouvement, vision en tant
Le spectateur-voyant reconnaît dans la vision du film la structure de que mouvement. La conception merleau-pontienne de la motricité en tant
sa propre perception comme une certaine prise sur le monde 27, comme qu’intentionnalité fondamentale se reflète dans la structure propre du
reconfiguration dynamique de ses champs d’expérience. Le mouvement mouvement cinématographique 29 – qu’il faut entendre à la fois comme
mouvement des images à la vitesse de 24 photogrammes par seconde et
comme mouvement de la caméra. Comme l’écrit Merleau-Ponty dans les
is its granting of equal perceptive and expressive agency to the viewing subject
and to the film itself », DEL RIO, «Film », op. cit., p. 111. notes de cours de Le monde sensible et le monde de l’expression, ce sont le
23 SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 23. « montage, [le] découpage, [le] rythme visuel, [le] fondu, etc. […] ce qui fait
24 DUFRENNE, Mikel, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1992, p. 281 sq. le mouvement d’un film et non l’agitation des personnages »30, ou comme
25 Voir LACAN, Jacques, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la
l’écrit encore Arthur Danto : « Moving pictures are just that : pictures which
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
26 Éliane Escoubas définit de cette façon le type de renversement, le chiasme, qui move, not just (or necessary at all) pictures of moving things. »31
entrelace notre corps aux choses mêmes, qui pour Merleau-Ponty se manifeste
dans la peinture: « L’intentionnalité inverse: être regardé par les choses, est donc 28 Voir « For both ourselves and the cinema, intentionality (the correlational structure
chez Merleau-Ponty l’origine de la peinture», ESCOUBAS, Éliane, « La question de of consciousness) inflected in existence is also always a mobile structure, inscribing
l’œuvre d’art : Merleau-Ponty et Heidegger », in RICHIR, Marc et TASSIN, Etienne itself in the world as the agency and movement of the lived-body », SOBCHACK, The
(éd.), Merleau-Ponty, phénoménologie et expériences, Paris, Millon, 2008, p. 128. Address of the Eye, op. cit., p. 63.
27 « J’éprouve mon corps comme puissance de certaines conduites et d’un certain L’on pourrait rapprocher une telle description phénoménologique de l’expérience
monde, je ne suis donné à moi-même que comme une certaine prise sur le monde », filmique à la conception du spectateur chez André Bazin. Voir BAZIN, « L’évolution
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, du langage cinématographique » et «Théâtre et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma?,
p. 406 ; « La constitution d’un niveau spatial n’est qu’un des moyens de la consti- op. cit., p. 63-80 et 129-178.
tution d’un monde plein : mon corps est en prise sur le monde quand ma percep- 29 À ce propos voir l’article de SOBCHACK, « The active eye. A phenomenology of
tion m’offre un spectacle aussi varié et aussi clairement articulé que possible et cinematic vision », Quarterly Review of Film and Video, op. cit., dont l’enjeu est
quand mes intentions motrices en se déployant reçoivent du monde les réponses « to emphasize and describe this inscription of vision as movement—as always
qu’elles attendent », ibid., p. 289-290 ; « Il faut que ma première perception et ma embodied, dynamic, and intentional action articulated in existence as diacritically
première prise sur le monde m’apparaisse comme l’exécution d’un pacte plus meaningful », ibid., p. 21.
ancien conclu entre X et le monde en général, que mon histoire soit la suite 30 MERLEAU-PONTY, Le monde sensible et le monde de l’expression, op. cit., p. 135-136.
d’une préhistoire dont elle utilise les résultats acquis, mon existence personnelle La même problématique autour de la perception du mouvement et du mouvement
la reprise d’une tradition pré-personnelle », ibid., p. 293 ; « C’est ainsi que je saisis cinématographique est abordée par Merleau-Ponty dans la conférence sur « Le
l’essence concrète du triangle, qui n’est pas un ensemble de “caractères” objectifs, cinéma et la nouvelle psychologie », op. cit.
mais la formule d’une attitude, une certaine modalité de ma prise sur le monde, une 31 DANTO, Arthur C., Moving pictures, « Quarterly Rewiew of film Studies », 4, (hiver
structure. », ibid., p. 442 ; « J’ai reçu avec l’existence une manière d’exister, un style. 1979), p. 1-21 ; p. 17.
Toutes mes actions et mes pensées sont en rapport avec cette structure, et même L’objection que l’on pourrait soulever est que le mouvement cinématographique
la pensée d’un philosophe n’est qu’une manière d’expliciter sa prise sur le monde, est une illusion, à savoir que le mouvement est le résultat de l’alternance d’images
cela qu’il est », ibid., p. 519, (je souligne). immobiles et de moments de noir. Tel argument explique certainement le
118 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 119

« The film becomes, […] the film behaves, […] it lives its own perceptive
Voir selon le corps du film and intentional life before us as well as for us, inscribing an invested and
Le cinéma existe comme le mouvement et la performance d’une structure contingent response to the world it […] inhabits, possesses, and signifies.»38
perceptive et expressive et donc comme l’expérience d’un corps, d’un corps Ainsi le film n’est pas seulement l’enregistrement des mouvements du
vécu 32. Le film se rend visible et se concrétise à travers la présence phy- monde, ni une représentation cartographique de l’univers du réalisateur:
sique de la caméra, du projecteur, de la pellicule, de l’écran et du fonction- il présente une structure corporelle39, qui transcende en même temps son
nement technique et mécanique du cinéma. Cet appareil complexe rend mécanisme technique et l’intention artistique du réalisateur.
possible la communication entre ceux qui réalisent le film et le spectateur, Un corps dont l’activité introceptive est visible, à l’extérieur, dans sa
il est le moyen à travers lequel le film peut voir le monde et l’exprimer. conduite visuelle, un corps où, comme le dit Goethe, ce qui est à l’intérieur
Nous serions tentés de faire coïncider la structure perceptive et expres- est aussi à l’extérieur. Un corps qui ne se constitue pas comme une ins-
sive du film avec les outils qui en permet le fonctionnement, ou bien tance séparée et fermée mais qui existe comme le mouvement incarné
avec ses composantes visuelles, cependant, un tel parallélisme risque du regard, qui va du film au spectateur et du spectateur au film. Un corps
de repousser le film – son sens et ses moyens d’expression – dans une qui continue l’existence des choses et qui se prolonge dans l’existence du
structure dualiste. Or, ce que nous pouvons vraiment appeler, en un sens spectateur. Coparticipation non seulement visuelle, mais synesthétique,
non simplement métaphorique, le corps du film 33 est un corps à la fois et donc tactile entre perception du spectateur et perception du film.
percevant et percevable, qui se manifeste dans l’expérience cinématogra- La perception filmique provoque en fait dans le spectateur une réponse
phique comme cette présence, analogue à celle de mon propre corps, corporelle et matérielle qui se traduit non seulement dans une intense
« fugace mais palpable avec laquelle compter »34. Face à la vision du film, participation visuelle, mais aussi, comme l’écrit Benjamin, dans une
nous nous reconnaissons dans le rapport avec un corps qui voit, avec un réception tactile 40 de l’existence charnelle du film.
schéma corporel, dont les organes ne sont pas séparables de ses gestes, ou Notre langage cinématographique porte des traces de ce rapport synes-
encore, avec une forme temporelle et gestaltique – évoquée par Merleau- thétique. Nous disons, par exemple, que nous avons été touchés par un film,
Ponty lui-même 35 – qui se manifeste et entre en contact avec notre corps ou qu’un film nous a laissé à bout de souffle, et il n’est pas étrange qu’un
dans le montage cinématographique. critique évoque la texture ou la plasticité des images en mouvement; et pour-
L’acte visuel du film, caractérisé aussi comme «désir»36 de voir et de mon- tant, ces références à la sensibilité – au toucher, ou à d’autres sens que celui
trer, parvient à sécréter un sens qui excède son fonctionnement mécanique, de la vue – ont toujours été comprises et encadrées dans un sens rhétorique
tout comme le corps humain excède dans l’expression sa physiologie 37 : et métaphorique41. Mais il faudrait plutôt les prendre à la lettre, prendre au
sérieux 42 ce mélange de l’esprit et du corps, comme le dirait Merleau-Ponty.
fonctionnement mécanique et la réalisation technique du mouvement, mais il
ne saisit pas notre expérience du mouvement au cinéma, ni non plus du sens 38 Ibid., p. 216.
perceptif et de la signification qui se communiquent dans le film. Voir SOBCHACK, 39 «Although initiated by and informed with the intentional bodily style of the filmma-
The Address of the Eye. op. cit., p. 205 sq. ker […], the film emerges as having an existential presence in its own right», ibid.
32 Voir « [With] the camera its perceptive organ, the projector its expressive organ, 40 «Tactile appropriation», SOBCHACK, «What my fingers knew», op. cit., p. 55. Sobchack
the screen its discrete and material occupation of worldly space, the cinema exists se réfère à la traduction anglaise plus repandue, alors que l’original allemand
as a visible performance of the perceptive and expressive structure of lived-body est : « Taktile Rezeption ». Voir BENJAMIN, Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa
experience », ibid., p. 299. reproductibilité technique », in Œuvres, vol. 3, Paris, Gallimard, 2000, p. 106 sq. et
33 Sur la notion de corps du film voir ibid., p. 164-259. Voir aussi « Film’s Body », in p. 311 sq (traduction modifiée).
BARKER, The Tactile Eye, op. cit., p. 4-13. 41 Voir «Sensual reference in description of cinema has been generally regarded as rhe-
34 «Palpable, if elusive, presence, to be reckoned with», BARKER, The Tactile Eye, op. cit., p. 7. torical or poetic excess – sensuality located, then, always less on the side of the body
35 MERLEAU-PONTY, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op. cit., p. 69. than on the side of language», SOBCHACK, «What my fingers knew», op. cit., p. 58.
36 SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 135 et 222. 42 Voir « Prendre au sérieux le mélange de l’esprit avec le corps », MERLEAU-PONTY,
37 Voir ibid., p. 213. Le visible et l’invisible, op. cit., p. 72 et 182, et « L’union de l’âme et du corps pris au
120 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 121

Mon corps devient avec le corps du film la surface où se produit une


perception. Quand je vois sur l’écran un corps en gros plan touché par un
The Address of the Eye. La vision en tant que mouvement
autre, je perçois un choc tactile. Je ne sais pas quelle peau je perçois, je C’est donc la vision elle-même qui se rend visible dans le film :
perçois plutôt une ambiguïté et une ambivalence, une propension à être
The cinema then is an astonishing phenomenon. Enabled by its mechanical and
en même temps ici et là-bas, à sentir et être senti en même temps, «à être en
technological body, each film projects and makes […] visible not only the objective
même temps le sujet et l’objet de ce désir tactile »43. world but the very structure and process of subjective, embodied vision.48
Le cinéma nous prête un corps pour voir et percevoir un monde et
notre corps devient en un sens le corps du film – non pas dans le sens Pour ainsi dire, le cinéma rend visible la vision, fait voir le comportement
d’une coïncidence, mais d’une réversibilité jamais accomplie. À travers visible du film. « The moving picture not only visibly represents moving
ses organes, la perception du film 44 se métamorphose en expression en objects but also – and simultaneously – presents the very movement of vi-
nous restituant ses vécus. Par le rythme interne de son propre acte per- sion itself. »49 À travers la représentation du mouvement et l’exploration des
ceptif, le film nous donne accès à son style 45, le film perçoit et projette « ce objets, le cinéma exprime le mouvement du regard, qui est à comprendre
qui se voit en lui »46. Le corps du film se rend perceptible en répétant son en tant que regard du spectateur et regard du film. Comme nous l’avons
propre geste perceptif et en nous offrant le style de sa perception. Pour le souligné plus haut, l’intuition, développée par Vivian Sobchack dans son
dire dans les mots de Merleau-Ponty, devant l’écran cinématographique, analyse, rejoint, de façon tout à fait pénétrante, la réflexion merleau-pon-
mon regard germine avec le regard du film, il erre en lui, je vois selon ou tienne sur le cinéma, développée notamment dans son cours au Collège
avec lui plutôt que je ne le vois 47. de France de 1953 sur « Le monde sensible et le monde de l’expression »50.
À travers une vision intérieure, qui ne serait possible qu’en étant exté- Comme le relève Merleau-Ponty, le cinéma ne se limite pas à représenter
rieure, la relation perceptive et expressive se déploie dans le film entre un le mouvement 51, mais il donne vie à un langage esthétique apte à nous
monde sensible et un œil de chair, un œil qui n’appartient pas seulement montrer le mouvement de notre point de vue dans le monde 52, les pos-
au réalisateur, à la caméra et au spectateur, et qui demeure invisible tout sibles variations de notre perspective, et donc notre existence en situation.
en rendant possible la visibilité. Dans la rencontre entre ma vision et la vision du film, entre mon
expérience scopique et sa particulière conduite visuelle 53, se dégage une
sérieux », MERLEAU-PONTY, Maurice, La nature, texte établi et annoté par Dominique
dimension intersubjective. Dans la vision du film, nous répétons un
Séglard, Paris, Seuil, 1995, p. 287. mouvement d’altération, tout en habitant notre corps. Devant un film,
43 Voir « Looking at this “objective” image, […] like the reviewer cited earlier, I also
felt an “immediate tactile shock when flesh first touches flesh in close-up.” Yet 48 SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 298.
precisely whose flesh I felt was ambiguous and vague – and emergent from a 49 SOBCHACK, « The Scene of the Screen. Envisioning Photographic, Cinematic, and
phenomenological experience structured on ambivalence and diffusion. That is, Electronic “Presence” », in Carnal Thoughts, op. cit., p. 146.
I had a carnal interest and investment in being both “here” and “there,” in being 50 Voir note 3.
able both to sense and to be sensible, to be both the subject and the object of tactile 51 « Le cinéma, inventé comme moyen de photographier les objets en mouvement
desire », SOBCHACK, « What my fingers knew », op. cit., p. 66. ou comme représentation du mouvement, a découvert avec lui beaucoup plus que
44 « The film is a visible and centered visual activity coming into being in significant le changement de lieu : une manière nouvelle de symboliser les pensées, un mou-
relation to the objects, the world, and the others it intentionally takes up and vement de la représentation », MERLEAU-PONTY, Résumés de cours, op. cit., p. 20.
expresses in embodied vision », SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 171. 52 « Le film, son découpage, son montage, ses changements de point de vue solli-
45 « I see no “visual body” but I do see a visible conduct. I see the film’s seeing as it citent et pour ainsi dire célèbrent notre ouverture au monde et à autrui, dont il
exists in relation to a world and others. I see the film’s visual behavior as it inscribes fait perpétuellement varier le diaphragme ; il joue, non plus, comme à ses débuts,
as visible a postural schema and an intentional style », ibid., p. 138. des mouvements objectifs, mais des changements de perspective qui définissent
Sobchack se relie aux réflexions proposées par Merleau-Ponty dans La prose du le passage d’un personnage à un autre ou le glissement d’un personnage vers
monde, Paris, Gallimard, 1969. Voir aussi ibid., p. 212-214, p. 278 sq. l’événement », ibid.
46 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 31. 53 « The film’s visual conduct is thus given to me as homologous to my own visual
47 Ibid., p. 23. conduct in watching it », SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit., p. 138.
122 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 123

je ne vois pas de corps visible, je vois cependant une conduite visuelle et Dans ce passage, où Merleau-Ponty trace une description du contact entre
un comportement visible 54. Je vois en fait la vision du film qui se met en mon regard et le regard de l’autre, nous pouvons reconnaître une des-
relation avec un monde et avec les autres. En même temps, je n’arrive cription de l’expérience filmique, où mon regard ne s’arrête pas devant
jamais à confondre la vision du film et ma vision 55 : la conduite visuelle l’écran, mais continue vers les choses : le film me révèle un monde, le visible
du film est dans ma vision, mais elle n’est pas contenue ni épuisée par s’articule sous mon regard selon son regard, où se tissent toutes les autres
ma vision, tout comme mon corps perçoit le corps vécu de l’autre, sans perceptions possibles.
que je me trouve réellement à la place de l’autre, pour habiter son corps. Nos regards alors, le mien et celui du cinéma, n’expriment pas simple-
« Là-bas », écrit Merleau-Ponty dans la « Préface » de Signes, se référant ment le point de vue d’un sujet, de plusieurs sujets ou d’un groupe social,
à la rencontre avec le regard de l’autre, mais on pourrait dire aussi « là- mais ils dégagent l’«ouverture de notre chair aussitôt remplie par la chair
bas », sur cet écran où de la lumière et du mouvement viennent s’animer, universelle du monde »57. À propos de cette vision, on ne peut plus parler
des actes visuels d’un sujet, comme le fait encore la théoricienne améri-
se renouvelle ou se propage, sous couvert de celle qu’à l’instant je fais jouer, l’arti-
caine en articulant sa description phénoménologique de l’expérience fil-
culation d’un regard sur un visible. Ma vision en recouvre une autre, ou plutôt
elles fonctionnent ensemble et tombent par principe sur le même Visible. Un de mique 58, car dans le film s’incarne une vision nouvelle qui est mouvement
mes visibles se fait voyant. J’assiste à la métamorphose. Désormais il n’est plus réversible du voyant et du visible, de la perception et de l’expression, de
l’une des choses, il est en circuit avec elles ou il s’interpose entre elles. Quand je le l’activité et de la passivité.
regarde, mon regard ne s’arrête plus, ne se termine plus à lui, comme il s’arrête ou C’est précisément ce double mouvement entre sens et sensible – entre
se termine aux choses ; par lui, comme par un relais, il continue vers les choses.56 être situé dans un monde et être en mouvement vers un monde – que
Vivian Sobchack vise à signifier avec l’expression the address of the eye.
54 « My encounter with the film, however, does not present me with the other’s acti-
Cette formule suggestive, renvoie aussi bien au lieu charnel où le regard
vity of seeing as it is inscribed through and translated into the activity of a visible
“visual body”. Rather, the film’s activity of seeing is immanent and visible – given naît et prend forme qu’au mouvement de l’œil qui s’adresse, qui se tourne
to my own vision as my own vision is given to me. The film’s vision does not visibly vers un monde. Le terme anglais « address », comme nom et comme
appear as the “other” side of vision (the other’s “visual body”) but as vision lived verbe, indique ici l’origine de la vision et sa destination 59, son être situé
through intentionally, introceptively, visually as “mine” »), ibidem. et, simultanément, l’activité du regard qui excède et transcende son lieu
55 La possibilité d’une confusion et identification entre l’imaginaire du spectateur et
le film a été mise en lumière par la théorie filmique d’influence lacanienne et en-
propre où la vision s’engendre 60.
suite élaborée par Christian Metz (METZ, Le signifiant imaginaire, Paris, Christian À travers l’ontologie merleau-pontienne, la théorie filmique peut se
Bourgois, 1978). dépouiller d’une conception dualiste de la perception, pour produire une
La critique que Sobchack adresse en partie à l’ouvrage de Metz (SOBCHACK, The
Address of the Eye, op. cit., p. 136 sq) et à la pensée de Jean-Louis Baudry (Ibid.,
p. 265 sq ; Voir Baudry, Jean-Louis, « Cinéma. Effets idéologiques produits par l’ap- 57 Ibid.
pareil de base », Cinéthique, no 7-8, 1970, p. 1-8), pointe du doigt le risque de consi- 58 Quoique dans son analyse, la notion d’«acte » se réfère toujours non seulement
dérer le corps du spectateur comme une enveloppe vide qui viendrait accueillir au spectateur mais aussi et en titre au film lui-même, en exprimant ainsi une
le fantôme imaginaire qui se produit sur l’écran, dont le résultat serait donc une conception réciproque et réversible de la correlation intentionnelle entre film et
aliénation ou dépossession. spectateur.
La plupart de la théorie contemporaine du cinéma a oublié, selon Sobchack, le 59 « The “address of the eye” […] expresses both the origin and destination of viewing as
corps du spectateur et le corps du film, leur existence incarnée, et a ainsi réduit an existential and transcendent activity », SOBCHACK, The Address of the Eye, op. cit.,
leur rapport à une superposition de fantômes et imaginaires. L’analyse proposée p. 25, et supra, p. 94 sq.
par The Address of the Eye vise au contraire à revenir sur le rapport entre film et 60 « Address, as noun and verb, both denotes a location where one resides and the
spectateur conçu non pas en tant que possession et identification, mais comme activity of transcending the body’s location, originating from it to exceed beyond it
rencontre avec le regard de l’autre, en soulignant tout d’abord l’expérience esthé- as a projection bent on spanning the worldly space between one body-subject and
tique, et non pas simplement l’identification psychique, qui dans l’expérience another. The address of the eye also forces us to consider the embodied nature of
filmique se produit. (Voir ibid., p. 265 sq). vision, the body’s radical contribution to the constitution of the film experience »,
56 MERLEAU-PONTY, Maurice, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 23. ibid.
124 l’empreinte du visuel voir selon l’écran 125

philosophie du visuel radicalement nouvelle. Pour comprendre la vision détaché du visible, car sa vision se fait à l’intérieur de celui-ci, et selon
non pas comme regard objectif et détaché – regard de survol – mais qui un regard – ce regard charnel et tactile que Merleau-Ponty esquisse dans
surgit du visible lui-même. Le visible et l’invisible – qui perçoit le monde du milieu des choses, du cœur
Non plus un acte, mais un mouvement réciproque et réversible: quand du visible 66.
notre réponse corporelle va à la rencontre de l’image filmique, le corps Les tentatives, qui constellent la philosophie contemporaine, d’élargir
et l’image ne fonctionnent pas en tant qu’unités discrètes, mais comme le regard du sujet au regard de l’autre ou bien au regard des choses, en for-
des surfaces en contact, impliquées dans une activité de reconfiguration mulant un regard anonyme et non-anthropocentrique, n’ont pas su quit-
réciproque 61. Les bornes entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur ter une instance subjective conçue comme le degré zéro de l’expérience.
perdent leur clarté présumée 62. Il me semble, en revanche, que l’ontologie de la vision qui émerge de la
Le corps du film et le mien sont, en un sens, indiscernables, ils sont rencontre entre le cinéma et la réversibilité merleau-pontienne parvient
deux plis d’une même vision, d’une même chair. Le spectateur « feels his à «dissoudre l’appareil du cadre »67, de la fenêtre et du miroir, à travers
or her literal body as only one side of an irreducible and dynamic relational lesquels la théorie du cinéma, mais aussi la modernité, a pensé notre
structure of reversibility and reciprocity that has as its other side the figural perception. Défaire l’appareil du cadre signifie ouvrir un champ visuel où
objects of bodily provocation on the screen »63. Le regard du cinéma suc- le voyant existe à travers l’existence du champ visuel, à travers le mouvement
cède au regard du spectateur dans un mouvement qui déploie la structure réversible de la vision, et non pas en tant qu’effet d’un objet qui apparaît
réversible de la vision. au bout d’un « tunnel » perceptif 68. Le regard alors, ainsi que celui qu’on
Une telle compréhension de l’expérience visuelle du cinéma nous per- appelait le sujet de la perception, est décentré de façon radicale : il existe
met de concevoir la vision non pas comme l’acte d’un sujet kosmothéoros, non pas seulement comme ouverture au visible mais comme ouverture
comme une opération de pensée «qui dresserait devant l’esprit un tableau du visible et comme témoignage d’une visibilité.
ou une représentation du monde »64, mais de penser plutôt le voyant pris L’œuvre de Vivian Sobchack parvient ainsi à interroger la question
dans son mouvement de co-naissance 65 avec le visible. Le voyant n’est pas de la vision et la métamorphose du regard qui traverse le discours de la
modernité et nous permet de reconnaître dans le cinéma une « philo-
61 Sobchack cite à ce propos un essai de Elena del Rio qui «décrit la structure phé- sophie spontanée »69, ou, comme la définit Merleau-Ponty dans L’œil et
noménologique de cette expérience » : « As the image becomes translated into
a bodily response, body and image no longer function as discrete units, but as
l’esprit, une philosophie figurée de la vision 70. L’appareil perceptif du cinéma
surfaces in contact, engaged in a constant activity of reciprocal re-alignment and «amplifie la structure métaphysique de notre chair »71 et nous laisse entre-
inflection », Sobchack, « What my fingers knew », op. cit., p. 65. Voir DEL RÍO, « The voir une perception entendue comme le se rendre visible des choses, une
Body as Foundation of the Screen : Allegories of Technology in Atom Egoyan’s perception qui est création a-subjective, célébrée et toujours relancée par
Speaking Parts », Camera Obscura 37–38 (été 1996), p. 94–115 ; p. 101.
cette figuration que nous appelons un film.
62 « Objectivity and subjectivity thus lose their presumed clarity » et poursuit
Sobchack en reprenant l’essai de Iris Marion Young : « To situate subjectivity in the
lived body jeopardizes dualistic metaphysics altogether. There remains no basis
for preserving the mutual exclusivity of the categories subject and object, inner
and outer, I and world », SOBCHACK, « What my fingers knew », op. cit., p. 66. Voir
YOUNG, Iris M., « Pregnant Embodiment. Subjectivity and Alienation », in Throwing 66 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 176.
like a Girl and Other Essays in Feminist Philosophy and Social Theory, Bloomington, 67 SOBCHACK, « The Expanded Gaze in Contracted Space. Happenstance, Hazard, and
Indiana University Press, 1990, p. 161. the Flesh of the World », in Carnal Thoughts, op. cit., p. 85-108; p. 115 et 117. Sobchack
63 SOBCHACK, « What my fingers knew », op. cit., p. 79. cite à ce propos l’essai de Norman Bryson, « The Gaze in the Expanded Field », in
64 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 17. Foster, Hal (éd.), Vision and Visuality, Seattle (WA), Bay Press, 1988, p. 87-114; p. 100.
65 Sur le thème de la co-naissance chez Merleau-Ponty, voir « La co-naissance de Paul 68 Voir ibid. et SOBCHACK, «The Expanded Gaze in Contracted Space», op. cit., p. 100-104.
Claudel », DE SAINT AUBERT, Du lien des êtres aux éléments de l’être, op. cit., p. 234- 69 MERLEAU-PONTY, Notes de cours. 1959-1961, op. cit., p. 390-391.
255 ; CLAUDEL, Paul, Art poétique. Connaissance du temps, Traité de la co-naissance au 70 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 32.
monde et de soi-même. Développement de l’Eglise, Paris, Gallimard, 1984. 71 Ibid., p. 33.
Pour une réhabilitation ontologique de l’écran
Merleau-Ponty et Lyotard entre peinture et cinéma

Mauro Carbone

Les traces de l’intérêt philosophique constant de Merleau-Ponty pour le


cinéma se sont multipliées à partir de la moitié des années 1980. En ef-
fet, tant les notes préparatoires du dernier cours de Merleau-Ponty sur la
Nature – «Nature et logos: le corps humain» (1959-1960)1 – que celles d’un
des cours qu’il était en train de donner lors de sa mort soudaine – «L’ontologie
cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui» (1960-1961)2 – témoignent du pro-
jet merleau-pontien d’explorer le couple peinture-cinéma afin d’y déceler des
lignes de convergence à développer dans l’esquisse de la «nouvelle ontologie»
qu’il comptait «formuler philosophiquement»3. À leur tour, les «Causeries»
de 1948 à la radio française, publiées en 20024, prolongent les réflexions
de la conférence «Le cinéma et la nouvelle psychologie» que Merleau-Ponty

1 « Ces rapports du visible et de l’invisible, du logos du monde visible et du logos


d’idealité, ne seront étudiés (Le visible et l’invisible) que les années prochaines avec
le langage, avec d’autres systèmes d’expression (peinture, cinéma), avec l’histoire et
son architectonique » (MERLEAU-PONTY, Maurice, La Nature. Notes. Cours du Collège
de France, établi et annoté par Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1995, p. 291).
2 « La philosophie officielle en crise – Et pourtant il y a toute une philosophie sponta-
née, pensée fondamentale dans la littérature notamment », précise Merleau-Ponty,
mais aussi «dans les arts », à propos desquels il spécifie entre parenthèses: « (pein-
ture-cinéma) », en ajoutant encore deux lignes plus bas: « André Bazin ontologie
du cinéma » (MERLEAU-PONTY, Maurice, Notes des cours au Collège de France 1958-1959
et 1960-1961, texte établi par Stéphanie Ménasé, Paris, Gallimard, 1996 a, p. 391).
3 Ibid., p. 166.
4 Voir MERLEAU-PONTY, Maurice, Causeries 1948, établies et annotées par Stéphanie
Ménasé, Paris, Seuil, 2002, p. 57-58.
128 l’empreinte du visuel pour une réhabilitation ontologique de l’écran 129

avait donnée en 1945 à l’Institut des Hautes Études Cinématographiques où les enfants du collège, en chemise de nuit, sautent au ralenti dans le
de Paris (IDHEC) et publiée ensuite dans Les Temps Modernes en 1947, dortoir, parmi les plumes des oreillers éventrés qui voltigent dans l’air.
puis reprise dans Sens et non-sens précisément en 1948 5. Les notes, tout Dans ses notes de cours, toutes les allusions de Merleau-Ponty à cette
récemment publiées, du premier cours de Merleau-Ponty au Collège de séquence sont accompagnées de la référence au nom de Maurice Jaubert,
France, Le monde sensible et le monde de l’expression (1953)6, nous permettent qui était, avant la Seconde Guerre Mondiale, le plus grand compositeur
quant à elles d’élargir et d’approfondir d’une manière décisive l’examen français de musiques de film. De fait, la musique de Zéro de conduite fut
des raisons et des modalités de l’intérêt philosophique de Merleau-Ponty signée par Jaubert, qui, à propos de la séquence citée par Merleau-Ponty,
pour le cinéma dans cette phase cruciale de sa pensée – un intérêt dont la avait pu expliquer ce qui suit :
connaissance s’était limitée, jusqu’à maintenant, à son résumé de ce cours.
Le compositeur avait à accompagner un défilé nocturne d’enfants en révolte (assez
Sur la base de ces nouveaux éléments, il est possible d’affirmer que, fantomatique à la vérité, et d’ailleurs tourné au ralenti). Désirant utiliser une sono-
dans les réflexions que Merleau-Ponty consacre au cinéma, nous voyons rité irréelle, une fois la musique nécessaire achevée, il la transcrivit à reculons,
tout d’abord – c’est le cas de la conférence intitulée « Le cinéma et la nou- la dernière mesure devenant la première, et dans cette mesure la dernière note
velle psychologie » – que l’attention programmatique pour l’apparaître, devenant la première. On enregistra le morceau sous cette forme qui ne rappelait
qui donne à la phénoménologie son nom, s’y conjugue et s’y nourrit de que de très loin la musique initiale. En retournant dans le film la musique ainsi
l’examen des considérations qui conduisent la Gestalttheorie à affirmer obtenue, on retrouvait le contour de la mélodie primitive, mais « l’émission » en
était alors intégralement renversée, et empruntait tout son mystère à cette simple
le caractère indécomposable des phénomènes perçus. Merleau-Ponty
opération mécanique.9
propose ainsi une conception de la perception comme montage (on se
souvient de sa référence, dans cette conférence de l’IDHEC, à la séquence C’est précisément à l’effet produit à la fois par l’inversion de la musique d’ori-
caractéristique de l’« effet Koulechov »7) qui sera développée, dans les gine et par l’usage du ralenti que les notes de Merleau-Ponty font référence.
notes préparatoires du cours de 1953, pour montrer qu’une logique par- Par ailleurs, elles semblent faire exactement écho à l’explication de Jaubert
ticulière – la logique perceptive – unit notre corps au monde. en soulignant à leur tour l’«impression d’irréalité»10, d’«étrangeté»11 que
À cette fin, Merleau-Ponty fournit des références directes à un film, cette séquence provoque chez le spectateur. On comprend donc les raisons
l’un des rares qui sont explicitement cités dans les notes de cours. Plus de l’intérêt particulier de Merleau-Ponty pour cette séquence. En effet, il y
exactement, il fait directement référence à une séquence particulière de voit une sorte de preuve a contrario de l’existence d’une logique commune à la
ce film : celle de la révolte au dortoir du collège tournée au ralenti par Jean perception habituelle et à la perception cinématographique, contrairement
Vigo dans Zéro de conduite, son chef-d’œuvre de 1933 qui fut interdit par à Bergson qui avait suggéré, comme on le sait, dans le quatrième chapitre
la censure jusqu’en 1945 et qui est devenu ensuite un classique du ciné- de L’évolution créatrice, que la perception cinématographique ne donnait
ma. La séquence, nous rappelle Georges Sadoul, « fut remarquable par qu’une reproduction illusoire de la première. En revanche, pour Merleau-
sa musique comme par la symphonie en blanc majeur de ses images »8 Ponty c’est bien au «logos perceptif comme tel – (le corps)»12 que la séquence
de Zéro de conduite, en ralentissant les images et en inversant la musique,
5 Voir MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Les Temps tend à se soustraire, produisant par là même un effet de déréalisation. C’est
Modernes, no 26, 1947, p. 930-947, in Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, désormais
pourquoi, dans le résumé du cours de Merleau-Ponty, on peut lire ce passage:
Paris, Gallimard, 1996, p. 61-75.
6 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le monde sensible et le monde de l’expression. Cours au Le son d’un instrument à vent porte dans sa qualité la marque du souffle qui
Collège de France. Notes, 1953, texte établi par Emmanuel de Saint-Aubert et Stefan l’engendre et du rythme organique de ce souffle, comme le prouve l’impression
Kristensen, Genève, MētisPresses, 2011.
7 Voir MERLEAU-PONTY, Sens et non sens, op. cit., p. 69, où il décrit une séquence
cinématographique célèbre, mais désormais perdue, qu’il attribue à Vsevolod 9 Cité par SADOUL, Dictionnaire des Films, op. cit., p. 561.
Pudovkine, mais qui avait été réalisée, en fait, par son maître Lev Koulechov. 10 MERLEAU-PONTY, Le monde sensible et le monde de l’expression, op. cit., p. 119.
8 SADOUL, Georges, Dictionnaire des Films, Paris, Seuil, 1965, remis à jour par BRETON, 11 Ibid., p. 113.
Emile, 1976, p. 278. 12 Ibid., p. 120.
130 l’empreinte du visuel pour une réhabilitation ontologique de l’écran 131

d’étrangeté que l’on obtient en émettant à l’envers des sons normalement enre- convergence consistait «à faire voir le lien du sujet et du monde, du sujet
gistrés. Bien loin d’être un simple «déplacement », le mouvement est inscrit dans et des autres, au lieu de l’expliquer »16.
la texture des figures ou des qualités, il est comme un révélateur de leur être. 13 Il s’ensuit qu’on pourrait caractériser la réhabilitation ontologique de
la surface sur laquelle l’apparaître se montre comme l’affirmation pro-
Autrement dit, de telles considérations nous suggèrent de caractériser
gressive d’une manière différente de concevoir le mode de donation du
le mouvement non pas en tant que mouvement dans l’être, mais en tant
vrai – mode qui passe d’une configuration théâtrale (à savoir, par antono-
que mouvement de l’être lui-même, qui à son tour en arrive à se révé-
mase, d’une configuration représentative qui s’ouvre par l’ouverture du
ler comme être mouvement. Cela impose bien évidemment des critiques
rideau) à une configuration cinématographique 17.
toujours plus profondes envers la métaphysique en tant que pensée qui
En somme, la réhabilitation ontologique de la surface, qui conduit à
situe, tout à l’inverse, la vérité de l’être au-delà de son mouvement et, plus
considérer l’écran comme condition de possibilité de la vision, ne fait qu’un
généralement, de son apparaître. Ces critiques orientent la pensée du der-
avec la «nouvelle idée de la lumière » en tant qu’inséparable de l’ombre,
nier Merleau-Ponty vers une conception du mode de donation propre du
puisque précisément seul le fond constitué par un écran peut faire voir la
vrai axée non pas sur l’opposition traditionnelle – que Platon a fixée dans
vérité de leur apparaître commun et réciproque.
l’allégorie de la Caverne – entre les ombres trompeuses de ce qui apparaît
En suivant cette direction, la pensée de Merleau-Ponty en arrive à aban-
et la lumière pure émanant de la vérité, mais sur la base du caractère par
donner la notion de «représentation » pour explorer plutôt, dans toutes
essence complémentaire de la lumière et de l’ombre. « Une nouvelle idée
ses implications, celle de «vision », en refusant résolument de la réduire,
de la lumière : le vrai est de soi zweideutig […]. La Vieldeutigkeit n’est pas
comme il l’écrit dans L’œil et l’esprit, à « une opération de pensée qui dres-
ombre à éliminer de la vraie lumière.»14
serait devant l’esprit un tableau ou une représentation du monde »18. Par
Bien entendu, cela ne peut que suggérer aussi une réhabilitation
ailleurs, il faut souligner que Merleau-Ponty semble attribuer à ce passage
ontologique de la surface sur laquelle l’apparaître se montre ; une surface
de la représentation à la vision une valeur de symptôme d’une mutation
qu’il ne faut, dès lors, plus penser comme le voile qui cacherait le vrai
ontologique, puisqu’il avoue dans le même texte
et qui devrait donc être levé ou même percé, mais comme l’écran qui
s’avère être la condition décisive pour faire voir les images où la vérité le sentiment qu’il a d’une discordance profonde, d’une mutation dans les rapports
se manifeste, à l’instar de ce qui a lieu dans le rapport entre le fond et de l’homme et de l’Être, quand il confronte massivement un univers de pensée
la figure, ou dans la perception du mouvement stroboscopique en tant classique avec les recherches de la peinture moderne.19
que mouvement apparent produit par une succession rapide d’images
C’est précisément à partir de la notion de « vision » que, au début des
sur un fond, ce qui permet de percevoir de façon unitaire une séquence
années 1970, la pensée de Jean-François Lyotard a été, pour sa part, pous-
cinématographique 15.
sée à prendre congé de la phénoménologie à l’intérieur de laquelle elle
Par ailleurs, dans la conclusion de sa conférence sur « Le cinéma et
s’était formée, en particulier de la phénoménologie entendue dans son
la nouvelle psychologie », Merleau-Ponty indiquait déjà l’existence d’une
«acclimatation » merleau-pontienne 20. Le grand texte programmatique où
convergence historique de la philosophie contemporaine avec le ciné-
ma, ainsi qu’avec la psychologie de la forme, en soulignant que cette 16 MERLEAU-PONTY, Sens et non-sens, op. cit., p. 74.
17 Toutefois, cela n’empêche pas André Bazin de souligner, à juste titre, que « l’in-
13 MERLEAU-PONTY, Maurice, Résumés de cours. Collège de France 1952-1960, Paris, fluence aussi inconsciente qu’inavouée du répertoire et des traditions théâtrales a
Gallimard, 1968, p. 15. été décisive sur des genres cinématographiques tenus pour exemplaires dans l’ordre
14 MERLEAU-PONTY, Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, op. cit., de la pureté et de la “spécificité”» (BAZIN, André, «Théâtre et cinéma», Esprit, juin et
p. 305. juillet-aout 1951, désormais in Qu’est-ce que le cinéma?, Paris, Cerf, 1975, 2010, p. 135).
15 Dans ses notes préparatoires au cours de 1952-53, Merleau-Ponty tient à souli- 18 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 17, je souligne.
gner que ces deux phénomènes sont «du même ordre » (MERLEAU-PONTY, Le monde 19 Ibid., p. 63.
sensible et le monde de l’expression, op. cit., p. 96). Voir aussi ibid., p. 95 : « Idée que 20 J’emprunte le mot « acclimatation » à Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’ex-
mouvement = apparenté à appréhension de figure sur fond ». périence esthétique, Paris, PUF, 1953, vol. 1, p. 4-5 : « On verra que nous ne nous
132 l’empreinte du visuel pour une réhabilitation ontologique de l’écran 133

Lyotard présente les raisons d’un tel congé donné à la phénoménologie revanche, Lyotard décrit des processus de mise en désordre «absolue », et
est celui qui réélabore sa thèse de doctorat. Il est intitulé Discours, figure il souligne par la suite, comme l’on a dit, l’irréductibilité du discours et de
et a été publié en 1971 21. la figure. En effet, dans sa conception du figural, Lyotard comprend le vi-
Dès leur titre, les pages de l’introduction de cet ouvrage annoncent sible non seulement en tant qu’«image reconnaissable » – laquelle, nous
« le parti pris du figural ». Dans ses notes du cours Le monde sensible et l’avons vu, est elle aussi, à son avis, susceptible de bouleversement –,
le monde de l’expression, Merleau-Ponty indiquait, quant à lui, par cette mais aussi en tant que fantasme, hallucination, en estimant que «nous
notion de « figural » des propriétés intrinsèques de notre perception touchons ici à la limite d’une interprétation phénoménologique : avec
d’une figure. Lyotard, lui, l’utilise pour désigner le domaine du visible l’hallucination, nous passons dans l’au-delà du sensible »27. En effet, pour
qui, toujours selon l’enseignement merleau-pontien, ne peut se donner Lyotard ce qui agit dans le figural n’est pas la perception, mais le désir.
sans son double chiasme avec le visuel, d’un côté 22, et avec l’invisible, de De cette manière il reconduit (et réduit) la notion de vision explorée
l’autre. Un tel domaine – explique-t-il – constitue sans aucun doute des par le dernier Merleau-Ponty à un domaine strictement (et étroitement)
« figures » à l’intérieur du «discours », mais reste irréductible à celui-ci en perceptif 28 – le seul que Lyotard considère comme intéressant la phéno-
vertu de sa propre «opacité ». Autrement dit, le figural se détermine, selon ménologie –, et il revendique en revanche, pour la vision en tant que telle,
Lyotard, comme « l’introduction d’une mobilité illégale dans l’ordre lin- une liaison essentielle avec le désir. Il revendique donc, pour une philoso-
guistique »23. Il précise toutefois plus loin que ce figural «ne déconstruit phie qui cherche à penser la vision ainsi entendue, la nécessité d’atteindre
pas seulement le discours, mais la figure en tant qu’image reconnaissable un lieu que la phénoménologie ne lui semble pas en mesure d’aborder.
ou forme bonne »24. Puis il ajoute : Dans la foulée de Discours, figure, Lyotard publie ensuite, en 1973, deux
recueils d’essais : Dérive à partir de Marx et Freud 29 et Des dispositifs pul-
Et sous le figural, la différence, non la trace tout court, la présence-absence tout sionnels 30. Grâce à certains de ces essais, le thème du désir fait une appa-
court, indifféremment discours ou figure, mais le processus primaire, le principe rition explicite dans la réflexion philosophique française sur le cinéma.
de désordre, la poussée à la jouissance ; non un intervalle quelconque séparant
En effet, dans le premier des deux recueils, l’essai intitulé «Notes sur la
deux termes dans le même ordre, mais une rupture absolue d’équilibre entre un
ordre et un non-ordre.25
fonction critique de l’œuvre », publié à l’origine en 1970 dans la Revue
d’Esthétique 31, Lyotard remarque :
On commence ainsi à mesurer la distance que Lyotard prend par rapport à
Il est évident que le plus souvent l’image – au cinéma notamment – […] se
Merleau-Ponty. Pour ce dernier, le langage « métamorphose les structures
met à fonctionner comme une scène dans laquelle mon désir est pris et vient
du monde visible »26, ce qui signifie que Merleau-Ponty conçoit le langage s’accomplir, par exemple sous forme de projection sur des personnages ou des
comme décentrage et en même temps restructuration du monde visible. En situations.32

astreignons pas à suivre la lettre de Husserl. Nous entendons phénoménologie 27 LYOTARD, Discours, figure, op. cit., p. 289.
au sens où MM. Sartre et Merleau-Ponty ont acclimaté ce terme en France : des- 28 Par contre il faut rappeler, comme le fait Pierre Rodrigo, «que Merleau-Ponty s’est
cription qui vise une essence, elle-même définie comme signification immanente interrogé avec une constance frappante, durant les dix dernières années de sa vie,
au phénomène et donnée avec lui. » sur la signification du concept freudien de libido », RODRIGO, Pierre, «À la frontière
21 LYOTARD, Jean-François, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971. du désir : la dimension de la libido chez Merleau-Ponty », in Merleau-Ponty aux
22 Au sujet du chiasme entre le visible et le visuel à partir de Merleau-Ponty, voir tout frontières de l’invisible, textes réunis par M. Cariou, R. Barbaras et E. Bimbenet,
le travail de Vivian Sobchack et en particulier son «The Visual and the Visible : Milan, Mimesis, 2003, p. 89.
Toward a Phenomenology of the Film Experience », Stanford Humanities Review 2, 29 LYOTARD, Jean-François, Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, U.G.E., 1973, désor-
no 2-3 (printemps 1992), p. 109-128, trad. française dans le présent volume. mais, Paris, Galilée, 1994.
23 LYOTARD, Discours, figure, op. cit., p. 290. 30 LYOTARD, Jean-François, Des dispositifs pulsionnels, Paris, U.G.E., 1973, désormais,
24 Ibid., p. 328. Paris, Christian Bourgois, 1980.
25 Ibid. 31 LYOTARD, Jean-François, « Notes sur la fonction critique de l’œuvre », Revue d’Esthé-
26 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris, tique, XXIII, 3-4, 1970, p. 400-414.
Gallimard, 1964, p. 200. 32 LYOTARD, Dérive à partir de Marx et Freud, op. cit., p. 232.
134 l’empreinte du visuel pour une réhabilitation ontologique de l’écran 135

C’est à partir de ces prémisses que, dans l’autre recueil d’essais, Lyotard pu- ailleurs, cette notion ne vise à désigner aucune «identification » comme
blie «son premier texte d’importance sur le cinéma»33, intitulé « L’acinéma », Lyotard le prétendra, mais au contraire, comme l’explique Slavoj Žižek,
qui avait déjà paru durant cette même année dans la Revue d’Esthétique 34. « la part de notre image qui échappe au rapport symétrique spéculaire »40.
Bien entendu, il ne faut pas comprendre que, dans ce texte, l’attention En tout cas, le point qui attire l’intérêt de Lyotard dans la communication
portée au thème du désir viendrait prendre la place de celle consacrée à la de Lacan semble être celui qui « situe l’instance du moi, dès avant sa déter-
spécificité de l’« emploi du mouvement » qui caractérisait le cinéma selon mination sociale, dans une ligne de fiction »41 ; d’où l’analogie que Lyotard
Merleau-Ponty. C’est plutôt le mouvement lui-même qui est maintenant en tire entre le corps de l’infans et le corps social d’une part, ainsi qu’entre
compris comme désir par Lyotard, qui, à cet égard, rappelle le lien linguis- la fonction du miroir et celle de l’écran cinématographique d’autre part 42.
tique entre émotion et motion 35. En ce sens, cet article illustre de manière Sur la base de cette analogie, il pointe alors un objectif fondamental pour
particulièrement efficace la tentative lyotardienne pour s’éloigner de la sa réflexion sur le cinéma : « On aura à se demander comment et pour-
phénoménologie et de ses limites présumées. quoi la paroi spéculaire en général, et donc l’écran cinématographique en
De ce point de vue, la manière de caractériser l’écran est embléma- particulier, peut devenir un lieu privilégié d’investissement libidinal.»43
tique. Nous avons déjà vu que chez Merleau-Ponty cette caractérisation Un autre essai de Lyotard contenu dans Des dispositifs pulsionnels contri-
est d’abord – mais pas exclusivement – perceptive. Par contre, dans bue à préciser au moins quelques aspects de ce qu’il considère comme
« L’acinéma », Lyotard la présente à travers un parallèle avec la détermi- « la paroi spéculaire en général » : il s’agit de l’essai intitulé « Freud selon
nation du miroir proposée par Jacques Lacan : « Le film agit ainsi comme Cézanne »44. Soulignant que la peinture cézannienne contient un «prin-
le miroir orthopédique dont Lacan a analysé, en 1949, la fonction consti- cipe souterrain de déreprésentation »45, Lyotard reconnaît que « Merleau-
tutive du sujet imaginaire ou objet a; qu’il agisse à l’échelle du corps social Ponty avait parfaitement raison de faire de ce principe le noyau de l’œuvre
ne modifie rien à sa fonction. »36 toute entière »46. Toutefois, il juge que l’interprétation donnée par Merleau-
En réalité, dans la communication présentée au XVIe Congrès inter- Ponty s’est bornée à considérer ce principe comme étant à l’œuvre dans le
national de psychanalyse le 17 juillet 1949 37, Lacan avait déterminé le domaine de la perception pour obtenir « la redécouverte de l’ordre véritable
« stade du miroir » comme une « identification »38 à une forme primordiale du sensible »47. À l’inverse, Lyotard y voit le symptôme d’un « véritable
du Je (plutôt que du « sujet »), et cela sans jamais mentionner la notion
d’objet a, qu’il développera plus tard (en la précisant en 1964 aussi grâce 40 ŽIŽEK, Slavoj, Organs without bodies. Deleuze and Consequences, New York,
à la publication posthume du Visible et l’invisible de Merleau-Ponty)39. Par Routledge, 2004, trad. de Christophe Jaquet, Organes sans corps : Deleuze et consé-
quences, Paris, Amsterdam, 2008, p. 188.
33 DURAFOUR, Jean-Michel, Jean-François Lyotard : questions au cinéma, Paris, PUF, 41 LACAN, Écrits, op. cit., p. 94.
2009, p. 23. 42 Comme le souligne Jean-Louis Déotte se référant en général «aux membres de
34 LYOTARD, Jean-François, « L’acinéma », Revue d’Esthétique, XXVI, 2-4, numéro spé- Socialisme ou Barbarie (Castoriadis, Lefort, Lyotard, Morin, etc.) », « Le risque que
cial, Cinéma: théorie, lectures, textes réunis et présentés par Dominique Noguez, ces théoriciens issus du freudisme ont pris, c’est de faire du socio-politique un
1973, p. 357-369. corps sur le modèle du corps individuel et donc de transférer l’acquis de la psycha-
35 LYOTARD, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 66. nalyse sur le politique, ce qui ne va évidemment pas de soi » (DÉOTTE, Jean-Louis,
36 Ibid., p. 65. « L’acinéma de J.-F. Lyotard », Revue Appareil [En ligne], no 6, 2010, Numéros, mis
37 LACAN, Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle à jour le 06.01.2011, http ://revues.mshparisnord.fr/appareil/index.php ?id=973.,
qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », in Écrits, Paris, Seuil, p. 1).
1966, p. 93-100. 43 LYOTARD, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 65.
38 « Il suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein 44 LYOTARD, « Freud selon Cézanne », texte publié en 1971 sous le titre « Psychanalyse
que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, et peinture », dans Encyclopaedia Universalis (Paris, vol. 13, p. 745-750), désormais
quand il assume une image » (Ibid., p. 94). in Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 71-89.
39 Voir LACAN, Jacques, « Du regard comme objet petit a », dans Id., Le séminaire de 45 Ibid., p. 80.
Jacques Lacan. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, sous la 46 Ibid.
direction de Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 77-135. 47 Ibid.
136 l’empreinte du visuel pour une réhabilitation ontologique de l’écran 137

déplacement du désir de peindre »48, un déplacement tel qu’il finit par déterminée) de ce que Lyotard nomme, dans « L’acinéma », « paroi spécu-
bouleverser la fonction même de la peinture, qui, à partir du Quattrocento, laire en général » et qu’il semble considérer comme un caractère commun
avait été précisément « la fonction de représentation »49. Pour Lyotard, par à l’écran pictural et à l’écran cinématographique. D’ailleurs, c’est bien cette
ailleurs, la psychanalyse de Freud n’aurait su non plus apercevoir ce «dé- double fonction que je viens de décrire qui se trouve réunie dans la signi-
placement du désir » dans le domaine pictural, où elle aurait pourtant fication courante du mot «écran » : d’un côté cacher, de l’autre montrer.
pu trouver l’une des expressions les plus emblématiques de la mutation Freud donc, au moment historique précis où la peinture était en train de
plus générale du désir qui commençait en Occident précisément dans la perdre sa fonction représentative, aurait continué à penser l’écran (pictural)
dernière partie du 19e siècle 50. En effet, en se référant en particulier à Un en tant que fenêtre (voilée) et, par conséquent, les images elles-mêmes comme
souvenir d’enfance de Léonard de Vinci 51, Lyotard juge que Freud, dans ses «des écrans» que, métaphysiquement, «il faut […] déchirer»56. À l’inverse,
réflexions sur la peinture, a continué à penser la toile du peintre – que Lyotard souligne que, précisément à partir de ce même moment historique,
Lyotard qualifie, pour sa part, d’«écran plastique »52 – « conformément à
le travail critique commencé par Cézanne, continué ou repris en tous sens par
la fonction représentative », en la considérant « comme un support trans-
Delaunay et Klee, par les cubistes, par Malevitch et Kandinsky, attestait qu’il ne
parent derrière lequel se déroule une scène inaccessible »53. s’agissait plus de produire une illusion fantasmatique de profondeur sur un écran
Comme Lyotard l’explicite dans sa conférence sur « Peinture et désir » traité comme une vitre, mais au contraire de faire voir les propriétés plastiques
prononcée à la Sorbonne en 1972, mais publiée récemment, une telle ca- (lignes, points, surfaces, valeurs, couleurs) dont la représentation ne se sert que
ractérisation de l’écran en tant que «support transparent » fait évidemment pour les effacer ; qu’il ne s’agissait donc plus d’accomplir le désir en le leurrant,
référence aux théoriciens de la perspective de la Renaissance, qui, à partir mais de le capter et le décevoir méthodiquement en exhibant sa machinerie.57
de Leon Battista Alberti, avaient caractérisé cet écran «comme une fenêtre
C’est à l’intérieur de cette dynamique, telle qu’il vient de la décrire, que
donnant à voir, sur une scène qui serait là-bas, de l’autre côté »54. Mais
Lyotard formule son jugement sur « les expressionnistes abstraits améri-
en ce qui concerne plus spécifiquement Freud, on pourrait affirmer que,
cains de la période d’avant le Pop art »58, lesquels, à son avis,
toujours d’après Lyotard, il aurait considéré l’«écran plastique » comme
une sorte de fenêtre voilée plutôt que transparente 55, à savoir comme une fe- prennent conscience que même l’espace cubiste est encore un espace profond
nêtre fermée par un rideau qui, d’un côté, pouvait cacher au regard la vérité […] ; ils ramènent cet espace profond, qui est encore à certains égards illusoire
d’une «scène inaccessible » et, de l’autre, montrer la représentation et don- parce qu’il est un écran dans lequel le désir peut se laisser prendre, à un espace
ner une satisfaction illusoire du désir. À son tour, ce rideau à la fonction totalement bi-dimensionnel sur lequel on va peindre des plages de couleurs. 59
constitutivement double est, me semble-t-il, une variante (historiquement Les intentions et les caractéristiques de cette dynamique en arrivent à
proposer la notion d’«anti-art» que Lyotard reprend à Duchamp, mais qu’il
48 Ibid., p. 75. qualifie plutôt de «a-art»60 tout de suite après: autrement dit, la dynamique
49 Ibid. visant à déconstruire la représentation en dévoilant « sa machinerie » et donc à
50 Voir ibid., p. 76. éviter la satisfaction illusoire du désir par le fantasme (lié en tant que tel à
51 Voir FREUD, Sigmund, Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci, Leipzig-
Wien, Deuticke, 1910, trad. de Janine Altounian, André et Odile Bourguignon, un interdit 61), afin de seconder et à la fois de promouvoir un «déplacement
Pierre Cotet et André Rauzy, préface de Jean-Bertrand Pontalis, Un souvenir d’en- du désir ». À ce sujet, dans les « Notes sur la fonction critique de l’œuvre»,
fance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987. il écrit qu’«il y a […] dans l’art moderne […] une présence de la pulsion
52 LYOTARD, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 74
53 Ibid. 56 Ibid., p. 86.
54 LYOTARD, Jean-François, « Peinture et désir », conférence inédite prononcée à la 57 Ibid., p. 76. La première italique est de moi.
Sorbonne le 9 décembre 1972, présentation de François Frimat et Jean-Michel 58 LYOTARD, Dérive à partir de Marx et Freud, op. cit., p. 235.
Durafour, Cités, 2011 1, no 45, p. 117-129, ici p. 119. 59 Ibid.
55 Lyotard parle précisément du «voile des représentations » (LYOTARD, Des dispositifs 60 Ibid., p. 233.
pulsionnels, op. cit., p. 73). 61 Voir ibid., p. 236.
138 l’empreinte du visuel pour une réhabilitation ontologique de l’écran 139

de mort dans le désir »62 dont le «déplacement » semble consister dans le selon Lyotard, se passe dans la peinture abstraite, dans « l’acinéma » « le
passage de la recherche du plaisir à celle de la jouissance: représenté cesse d’être l’objet libidinal, et c’est l’écran lui-même qui prend
sa place dans ses aspects les plus formels. »70
Si vous regardez une œuvre pop, parmi les plus efficaces, elle satisfait exactement
En somme, la « mutation du désir »71 discernée et à la fois souhaitée
aux conditions de la jouissance, […] à la définition qu’il faut, après Freud, donner
de la jouissance : collaboration d’Éros et de la mort, recherche de l’organisation la par Lyotard à notre époque, en nous empêchant de nous reconnaître
plus complexe, la plus différenciée, et sa destruction.63 et de nous identifier dans le représenté, au lieu de produire une forme
de plaisir consistant dans la réalisation illusoire du désir lui-même,
Ces remarques peuvent nous autoriser à voir un « déplacement du dé- tendrait plutôt à faire voir le caractère illusoire de cette forme de plaisir
sir » du même genre à l’œuvre dans la notion lyotardienne d’«acinéma », en mêlant à celle-ci une déception dans la « jouissance », et en impli-
qui est analogue à celle de «a-art »64. Comme l’essai qui lui est consacré quant donc une mutation du statut de la surface – l’écran – qui d’habi-
l’explique, « l’acinéma […] se situerait aux deux pôles du cinéma pris tude soutient l’illusion. Que Lyotard recoure, comme je l’ai signalé plus
comme graphie des mouvements : donc, l’immobilisation et la mobili- haut, à la même formule que nous avions rencontrée chez Merleau-
sation extrêmes. »65 Ponty – « faire voir » – ne doit pas nous échapper, mais ne doit pas non
Par ailleurs, dans les pages précédentes du même essai, Lyotard plus nous tromper. Bien sûr, pour ces deux penseurs, l’image montre
avait remarqué que « ces deux courants, apparemment tout contraires, ainsi qu’elle n’est pas « une seconde chose »72, pour reprendre une autre
semblent être ceux-là mêmes qui attirent à eux ce qu’il y a d’intense dans formule de Merleau-Ponty. En ce sens, la réhabilitation ontologique de
la peinture aujourd’hui. »66 Si donc Lyotard unit dans le domaine ciné- la surface sur laquelle l’apparaître se montre, dont je parlais au début
matographique ces deux courants sous le nom d’« acinéma », c’est que en me référant à la pensée merleau-pontienne, se prolonge dans la pen-
tous deux – soit par ralentissement, soit par accélération du mouvement sée lyotardienne. Cependant, si dans un cas cette formule finissait par
perçu sur l’écran – font apparaître ce mouvement comme «non naturel ». indiquer, s’agissant d’une telle surface, la condition pour faire voir, pour
Ils s’écartent donc, du moins tendanciellement, du courant dominant du la même raison elle devient, dans l’autre cas, la surface à faire voir. C’est
cinéma, de son mainstream, à savoir du cinéma entendu en tant qu’«art cela, à bien y réfléchir, « le parti pris du figural ».
représentatif-narratif »67. Ce mainstream, en revanche, de manière ana- Insistons sur la comparaison entre les deux philosophes. On se sou-
logue à ce que nous avons dit du courant dominant de la peinture, en sui- vient que, dans son essai sur l’«acinéma », Lyotard illustre cette notion
vant les thèses de « Freud selon Cézanne », «viendra effacer » son propre par l’exemple suivant :
« support »68 et se manifester par là comme subordonné à la position la
plus traditionnelle du désir 69. Par contre, d’une façon semblable à ce qui, Dans Joë, c’est aussi l’Amérique (film entièrement construit sur l’impression de
réalité), le mouvement est altéré à deux reprises, la première fois quand le père
bat à mort le jeune garçon hippie avec lequel vit sa fille, la deuxième fois, quand,
62 Ibid., p. 235.
63 Ibid., p. 245-246. « nettoyant » au fusil une commune hippie, il tue sa fille sans le savoir. Cette
64 La référence à la caractérisation freudienne de la jouissance apparaît aussi aux dernière séquence s’immobilise sur un gros plan du visage et du buste de la
p. 59-61 de l’essai de Lyotard sur « L’acinéma ». jeune femme touchée en plein mouvement. Dans le premier meurtre on voit
65 LYOTARD, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 66. les poings s’abattre en grêle sur un visage sans défense qui sombre bientôt dans
66 Ibid., p. 60. le coma. Ces deux effets, l’un d’immobilisation, l’autre d’excès de mobilité, sont
67 Ibid.
68 Ibid., p. 65.
69 Vingt-deux ans après, en concluant la conférence donnée en novembre 1995 à nul film, ne peut correspondre dans l’expérience. Il n’existe pas de film souverain,
Munich et intitulée « Idée d’un film souverain », Lyotard proposera l’auto-com- puisque la souveraineté est incompatible avec une totalité objective » (LYOTARD,
préhension suivante de ses thèses sur l’acinéma : « Je pense qu’un réalisateur, s’il Jean-François, Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 221).
n’est pas un commerçant d’images, porte en lui l’idée d’un film souverain où par 70 LYOTARD, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 68.
moments l’intrigue réaliste laisse passer la présence du réel ontologique. Cette 71 Ibid., p. 78 et p. 89.
idée doit rester une Idée au sens de Kant, une conception à laquelle nul objet, ici 72 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 23.
140 l’empreinte du visuel pour une réhabilitation ontologique de l’écran 141

donc obtenus en dérogation des règles de représentation, qui exigent que le Or, ce corps flottant comme une algue n’est-il pas à l’œuvre précisément
mouvement réel, imprimé à 24 images/seconde sur la pellicule, soit restitué à la comme un objet a? On objectera toutefois que Merleau-Ponty le reconduit
projection à la même vitesse.73 «au On de la perception» plutôt qu’«au Ça du désir »78, pour reprendre les
termes de Discours, figure. Or, est-il vraiment possible de séparer radica-
Dans son livre récent sur le cinéma et la pensée de Lyotard, Jean-Michel
lement l’un et l’autre ? Il est certain, en tout cas, que de cette manière on
Durafour a indiqué implicitement un autre exemple d’«acinéma » précisé-
risque de placer le désir, métaphysiquement, «dans l’au-delà du sensible »,
ment dans la séquence sur laquelle nous avons vu que les notes du cours
comme on le lit en effet dans le texte de Lyotard.
merleau-pontien de 1952-53 s’arrêtent elles aussi: celle de la révolte au dor-
Quoi qu’il en soit, la comparaison entre Merleau-Ponty et Lyotard
toir de Zéro de conduite 74. Cette coïncidence n’est nullement fortuite, mais
permet de comprendre pourquoi et comment ils ont tous deux cherché
au contraire très significative. En effet, à bien y regarder, les questions qui
à promouvoir une réhabilitation de l’écran – pictural et cinématogra-
font que Merleau-Ponty évoque une telle séquence et celles qui justifient
phique – qui puisse fournir une caractérisation de ce dernier à la hau-
que Lyotard évoque la scène du meurtre de la jeune femme hippie ne sont
teur de la mutation que l’un et l’autre ont dépistée dans les arts de notre
pas très dissemblables : comment se fait-il que le ralenti de l’une, et les
époque. Ceux-ci leur semblent avoir mis en question les modèles repré-
images immobilisées de l’autre, mettent en suspens, de manière analogue,
sentatifs du théâtre et de la fenêtre qui ont caractérisés notre modernité,
la tendance spontanée des spectateurs à s’identifier avec le mouvement des
et qui sont tous deux centrés sur un rideau aux multiples implications
images projetées sur l’écran, en produisant par là même un effet d’étran-
métaphysiques. Les regards croisés de Merleau-Ponty et de Lyotard sou-
geté ? Nous connaissons déjà la réponse de Merleau-Ponty: c’est parce que
lèvent ainsi le problème crucial du triple lien qui noue l’historicité du voir,
la séquence de Zéro de conduite, ralentie et accompagnée de notes jouées à
le changement de son modèle de compréhension à notre époque, et la
l’envers, contrevient à notre logique perceptive. La réponse de Lyotard, en
mutation du désir. Un problème sur lequel, aujourd’hui plus que jamais,
revanche, me paraît être la suivante: c’est parce que ces «arrêts sur image »
il est urgent de s’interroger.
semblent, au moins pour un instant, interdire «aux pulsions éparses »,
comme il les appelle, de reconnaître « un objet où se réunir »75. Une telle
réponse s’appuie donc sur le parallèle entre l’écran et le miroir (lacanien).
Mais un parallèle semblable n’est-il pas sous-entendu également dans la
réponse de Merleau-Ponty 76 ? Dans L’œil et l’esprit, il semble évoquer de
nouveau la séquence de la révolte au dortoir de Zéro de conduite en écri- Dalmasso intitulé La riflessione di Merleau-Ponty sul cinema et présenté pendant
l’a.u. 2008-09 auprès de l’Università degli Studi de Milan à l’intérieur du sémi-
vant – en vérité de manière un peu mystérieuse – que «le ralenti donne un naire consacré à « Estetica del Novecento : percorsi di interpretazione », rattaché
corps flottant entre les objets comme une algue, et qui ne se meut pas »77. à mon cours d’Estetica contemporanea. Par la suite, la même commentatrice a
rapproché la similitude merleau-pontienne des métaphores par lesquelles Jean
73 Ibid., p. 63. Epstein décrit l’effet du ralenti, dans un passage de L’intelligence d’une machine
74 Voir DURAFOUR, Jean-François Lyotard: questions au cinéma, op. cit., p. 30. que Merleau-Ponty cite dans Le monde sensible et le monde de l’expression, op. cit.,
75 LYOTARD, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 65. p. 116-117 : «à une projection ralentie, on observe, au contraire, une dégradation
76 Merleau-Ponty mentionne le stade du miroir de Lacan en référence à la « struc- des formes […]. Tout l’homme n’est plus qu’un être de muscles lisses, nageant
ture libidinale du schéma corporel » de Schilder : « L’explicitation totale du schéma dans un milieu dense, où d’épais courants portent et façonnent toujours ce
corporel donne non seulement rapport à soi du sujet, mais encore son rapport à clair descendant des vieilles faunes marines, des eaux mères. […]. Plus ralentie
autrui : déjà dans mon schéma corporel sont incluses des présentations de moi- encore, toute substance vive retourne à sa viscosité fondamentale, laisse mon-
même qui ne s’obtiennent que du point de vue d’autrui (mon visage de face) : avè- ter à sa surface sa nature colloïdale foncière » (EPSTEIN, Jean, L’intelligence d’une
nement d’une vision de soi est avènement d’autrui (stade du miroir) » (MERLEAU- machine, Paris, J. Melot, 1946, p. 59). Voir DALMASSO, Anna Caterina, Movimento
PONTY, Le monde sensible et le monde de l’expression, op. cit., p. 159). Voir LACAN, Le della visione. L’ontologia merleau-pontiana nello specchio del cinema, Mémoire de
stade du miroir, op. cit. Master 2 en « Sciences philosophiques », Milan, Università degli Studi, a.u. 2009-
77 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit. p. 78. Je reprends le lien entre cette phrase 10, p. 106-107.
de Merleau-Ponty et la séquence de Zéro de conduite de l’exposé de Anna Caterina 78 LYOTARD, Discours, figure, op. cit., p. 23.
Le cinéma selon et à l’insu de Merleau-Ponty
« comprendre comment la perception peut se faire de quelque part
sans être enfermée dans sa perspective »1

Benjamin Labé

Il est plus qu’inutile de rappeler l’apport pour le cinéma de la philosophie


selon certains auteurs; il est en revanche bénéfique de préciser ici d’emblée
ce que peut bien signifier un apport théorique à l’insu d’un philosophe.
Cet article interroge l’actualité des textes du premier Merleau-Ponty, ac-
tualité théorique qui apporte une aide considérable pour comprendre
aujourd’hui le fonctionnement du plan et du montage de cinéma, pour
penser les liens du cinéma avec le réel à travers le modèle de la perception
naturelle qu’il a construit. La Phénoménologie de la perception permet en
effet d’envisager le montage cinématographique comme un « système de
configurations »2 proche de la perception, et de mesurer ainsi par-delà
les conceptions théoriques traditionnelles son lien avec le réel – donc de
comprendre une part du réalisme fondamental du cinéma.
« Selon » et « à l’insu » marquent deux étapes, qui concernent d’une
part ce que le premier Merleau-Ponty a effectivement écrit et publié sur
le cinéma, et d’autre part ce que l’on peut dégager d’autres écrits – qui ne
portent pas sur le cinéma. «À l’insu » ne signifie pas, bien entendu, que la
réflexion se fait contre lui, mais que l’on peut aller, à l’insu de ses inten-
tions premières, au-delà de ce qu’il a pu expliciter. Pour bien appréhender
ce moment, il faut examiner une histoire partielle des théories du cinéma
ayant pris en compte la phénoménologie merleau-pontienne. Une étape

1 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 81.


2 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Sens et non-sens,
Paris, Nagel, 1966, p. 96.
144 l’empreinte du visuel le cinéma selon et à l’insu de merleau-ponty 145

va consister à s’attacher au statut de l’image cinématographique, et une extérieur » rend mieux compte de la psychologie que « l’introspection ».
autre à celui du montage. Ce sont deux moments de traversée de cette his- Ce thème est repris et précisé quelques mois plus tard – et c’est le second
toire partielle – histoire en quelque sorte manquée – entre Merleau-Ponty texte de Merleau-Ponty portant explicitement sur le cinéma – dans l’ar-
et les théories du cinéma. Mais avant cela, il est nécessaire de parcourir ticle intitulé « Exprimer l’homme par son comportement visible », paru
brièvement le cinéma selon Merleau-Ponty, pour bien mesurer l’ampleur le 24 octobre 1945 dans L’écran français 5. Merleau-Ponty y explique que
du programme annoncé, mais non accompli, par le philosophe. le cinéma est mieux armé que le roman pour exprimer l’homme sans
passer par l’introspection, jugée vite maladroite à l’écran, parce que le
cinéma propose naturellement ce qu’on appelle en littérature des por-
Le cinéma selon Merleau-Ponty traits dynamiques, en action. Voilà le cinéma selon le premier Merleau-
On pourrait en effet affirmer que le fameux article sur « Le cinéma et la Ponty, qui lance ainsi un axe de réflexion formidable pour le cinéma en ne
nouvelle psychologie » a une portée relativement restreinte, ou en tout cas l’explorant que très partiellement (axe contenu dans la phrase : «décrire le
que l’auteur n’y a pas exploré les possibilités offertes. Il y explique que le mélange de la conscience avec le monde, son engagement dans un corps,
rôle de la philosophie contemporaine consiste «à décrire le mélange de la sa coexistence avec les autres » est un « sujet qui est cinématographique
conscience avec le monde, son engagement dans un corps, sa coexistence par excellence »). Il faut dépasser les seuls rapprochements explicites avec
avec les autres », précisant que « ce sujet-là est cinématographique par le cinéma, et ne pas s’en tenir à ces textes.
excellence »3. La portée de ces phrases programmatiques excède à mon
sens largement les développements du texte, auquel on aurait tort de
réduire ce que Merleau-Ponty peut apporter à la réflexion sur le cinéma. Il Le statut de l’image, à l’insu de Merleau-Ponty
semble en fait y réduire le « mélange de la conscience avec le monde » au Pour bien appréhender ce que le premier Merleau-Ponty apporte au ci-
seul personnage, qui devient ainsi le spectacle du comportement visible, néma, il faut effectuer un détour du côté d’un autre philosophe français,
au lieu de faire du film lui-même ce « mélange », du point de vue du qui a lui considérablement pesé sur la théorie cinématographique (et a
spectateur comme sujet percevant. Comme si, étrangement, et contre peut-être contribué à mettre Merleau-Ponty à l’écart) : Deleuze, avec les
toutes les conclusions de la Phénoménologie (dont la sortie est pourtant à deux volumes Cinéma parus dans les années 1980 6. Mais de nouveau,
peu près contemporaine), il maintenait le spectateur dans une contem- c’est en quelque sorte à l’insu de Deleuze que Merleau-Ponty constitue
plation extérieure. un apport, puisque le premier écarte le second dans L’image-mouvement.
Cela peut s’expliquer, dans une certaine mesure, par l’angle sous lequel Nous sommes au début du quatrième chapitre ; la question centrale que
Merleau-Ponty articule perception et cinéma en faisant la transition entre pose alors Deleuze est en substance celle-ci : l’image filmique est-elle ce
les deux parties de l’article : il propose seulement de « considér[er] le film que nous voyons de l’objet, ou le remplace-t-elle ? – question fondamen-
comme un objet à percevoir », alors qu’il décrit la perception comme tale, s’il en est, pour appréhender les liens entre cinéma et réalité.
structure englobante, «système de configurations »4. La première partie de Pour y répondre, et ainsi bâtir sa «classification des images », Deleuze
l’article résume à grands traits cette «nouvelle psychologie », pour l’essen- s’appuie sur Bergson, selon lequel l’image est à la fois l’objet et son tenant-
tiel dans ses liens avec la Gestaltheorie, et la seconde partie rattache cette lieu: « La chose et la perception de la chose sont une seule et même chose,
«nouvelle psychologie » au cinéma. Mais cela se fait en développant deux une seule et même image. »7 Le concept bergsonien d’image est le plus
points : d’une part, l’irréductibilité du film comme œuvre à tout discours, vaste qui soit : il excède toute image au sens courant, que ce soit image
d’autre part, l’idée du « comportement visible » de l’homme cinémato- mentale ou image perceptive. Pour Bergson, l’image doit en effet être prise
graphique (c’est-à-dire du personnage), idée selon laquelle « l’homme
5 Repris in LHERMINIER, Pierre (éd.), L’art du cinéma, Paris, Seghers, 1960, p. 141-142.
6 DELEUZE, Gilles, L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 ; L’image-temps, Paris,
3 Ibid., p. 105. Minuit, 1985.
4 MERLEAU-PONTY, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op. cit., p. 96. 7 DELEUZE, L’image-mouvement, op. cit., p. 93.
146 l’empreinte du visuel le cinéma selon et à l’insu de merleau-ponty 147

«au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues existentielles » définissant un « “ancrage” du sujet percevant dans le
quand j’ouvre les sens, inaperçues quand je les ferme » : l’image « existe en monde »14. Pour Deleuze, le cinéma semble plus proche de Bergson, car
soi » «à mi-chemin entre la représentation et la chose »8 – car c’est moins le il «a beau nous approcher ou nous éloigner des choses, et tourner autour
concept d’image qui intéresse Bergson que sa fonction: il s’agit pour lui de d’elles, il supprime l’ancrage du sujet autant que l’horizon du monde, si
«dissimuler ou d’abolir les frontières classiquement établies entre l’être et bien qu’il substitue un savoir implicite et une intentionnalité seconde aux
l’apparaître, la chose et la conscience, le sujet et l’objet»9, afin de confronter conditions de la perception naturelle ».15
le réalisme et l’idéalisme en les traitant comme des systèmes d’images. Il y Or on peut, semble-t-il, tout aussi bien partir du contraire : le cinéma
a dès lors une équivalence entre la matière et l’image, qui fait que celle-ci ne supprime pas « l’ancrage du sujet » et « l’horizon du monde », mais au
n’a rien à voir avec la représentation, même dans son sens cognitif, dans contraire les affirme et les raffermit. Le problème, à ce stade de l’argu-
la mesure où elle doit précisément résorber l’écart représentatif dans le mentation, est que Deleuze ne précise pas s’il parle du plan seul ou du
processus de connaissance (l’image bergsonienne, « ensemble de ce qui montage comme ensemble de plans : pour effectuer ces mouvements
apparaît»10, est exclue de toute fonction représentative et n’a pas de rapport avec les choses (nous approcher, nous éloigner) et dans le même temps
avec l’image artistique, ce qui fait dire à Rancière que Deleuze construit imaginer la suppression du sujet comme ancré, il faut pourtant qu’une
autant une «sorte de philosophie de la nature », puis de l’esprit, qu’il fonde suite de plans décentre, délocalise la perception comme point fixe. Mais
une ontologie de l’image cinématographique 11). dans ce cas, le plan est assimilé à une image perceptive, et la perception
Pour Deleuze, le recours à un tel concept d’image se justifie par rap- naturelle réside tout entière dans la vision actuelle, présente. C’est tout le
port à la « crise historique de la psychologie »12, crise contemporaine de la contraire de ce que propose Merleau-Ponty, qui affirme qu’un des enjeux
naissance du cinéma, car la psychologie n’arrivait plus à tenir ensemble de l’étude phénoménologique de la perception est de « comprendre com-
les images comme réalité psychique et les mouvements comme réalité ment la vision peut se faire de quelque part sans être enfermée dans sa
physique : Bergson s’efforce de surmonter cette crise et le cinéma la ré- perspective »16, puisque justement « la vision actuelle n’est pas limitée à
sout de son côté. Mais, explique Deleuze, c’est aussi la tâche que se pro- ce que mon champ visuel m’offre effectivement »17.
pose la phénoménologie, qu’il oppose alors à l’entreprise bergsonienne: il Deleuze écarte donc Merleau-Ponty, prenant prétexte d’une «confronta-
convoque Merleau-Ponty et Husserl, pour écarter la phénoménologie, en tion accessoire » entre cinéma et phénoménologie. Mais lorsque Merleau-
confortant les positions bergsoniennes et les siennes propres 13. Ponty affirme qu’«au cinéma l’écran n’a pas d’horizons »18, il ne fait au-
Il faut toutefois être attentif à la raison qui pousse Deleuze à cette cune confrontation de cet ordre, il illustre simplement ce qu’il nomme
mise à l’écart. Chez Bergson, l’ensemble des images absolues forme un la « structure objet-horizon », « c’est-à-dire la perspective », en évoquant
univers dépourvu de centre, avant qu’un corps comme «image centrale » le gros plan cinématographique d’un objet pour montrer que, à l’opposé
ne redispose certaines de ces images en en devenant le centre. Il y a en de la perception, il n’y a pas de continuité d’existence des objets autour
quelque sorte une situation d’images antérieure au sujet qui les perçoit, de l’objet fixé. Au cinéma, que l’écran n’ait pas d’horizons signifie sim-
une possible objectivité qui viendrait avant le sujet. Voilà qui est incon- plement que le gros plan seul isole un objet des autres, sans continuité
cevable pour la phénoménologie, puisqu’à l’opposé elle «érige en norme visuelle directe, mais sans non plus que soit évoqué le montage comme
la “perception naturelle” et ses conditions », qui sont des « coordonnées continuité et liaison potentielles 19.

8 BERGSON, Henri, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1990, respectivement p. 11, 2 et 1. 14 Ibid., p. 84.
9 LAVAUD, Laurent, L’Image, Paris, Flammarion, 1999, p. 69. 15 Ibid., p. 84.
10 DELEUZE, L’image-mouvement, op. cit, p. 86. 16 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 81.
11 RANCIÈRE, Jacques, « D’une image à l’autre ? Deleuze et les âges du cinéma », La 17 Ibid., p. 380.
fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001, p. 145-163, p. 148. 18 Ibid., p. 84 (citation sur laquelle s’appuie Deleuze).
12 DELEUZE, L’image-mouvement, op. cit, p. 83. 19 Ibid., p. 82. On peut remarquer, puisqu’il est question de gros plan, de perspective
13 Ibid., p. 84-85. et de profondeur, que l’ouvrage, de même que la conférence « Le cinéma et la
148 l’empreinte du visuel le cinéma selon et à l’insu de merleau-ponty 149

L’argument, donc, peut être renversé: comment concevoir que le ciné- apporter. Passons rapidement sur la différence qualitative littéralement
ma supprime l’ancrage du sujet, dans la mesure où tout plan, ou toute incommensurable entre le plan seul et l’ensemble de plans liés par le
suite de plans, se rapporte invariablement à un point de vue situé ? Même montage ; le montage change absolument le statut de l’image mouvante,
en imaginant une suite éclatée de plans, sans aucun personnage ni lien, et faisant du cinéma, selon la belle expression d’Albert Laffay, « l’art du mou-
ainsi un acentrage généralisé, l’image filmique pose toujours une forme vement à la puissance deux »22. Précisons également qu’il est difficile de
de point de vue, quelle que soit l’acception, et il semble difficile de consi- considérer le montage dans ses possibilités en quelque sorte abstraites,
dérer les images de cinéma comme les images absolues d’un univers virtuelles, hors d’exemple précis : il n’y a pas d’essence du montage hors
acentré. des actualisations que proposent les films, et ses actualisations en sont
Revenons à la question posée précédemment (sur l’image comme ob- la seule définition. Il faut examiner pourtant un paradigme théorique,
jet ou comme tenant-lieu), question à laquelle Deleuze répond à partir dominant et à peu près constant, qui pose le montage comme ennemi
de Bergson, et que la conception phénoménologique de la perception, du réel et ami du sens.
qui prend comme « coordonnées existentielles » la perception naturelle, Le montage constitue la véritable rupture qualitative entre degré zéro
reformule : ce n’est plus « l’image est-elle l’objet ou son tenant-lieu ? », de l’enregistrement et art, entre le « cinématographe » et le « cinéma »23.
mais « le cinéma est-il un objet placé sous ma perception, ou vient-il se Lorsqu’il s’est agi de défendre le cinéma et de le légitimer du point de vue
mettre à la place de celle-ci ? ». Le déplacement vient d’abord de ce que la de l’art, la théorie naissante a dû effectivement l’éloigner du seul enre-
phénoménologie refuse la «définition physiologique de la vision » et le gistrement mécanique. Rudolf Arnheim, exemplairement, veut «relever
modèle de l’image perceptive comme « sensation affaiblie »20. Si l’image le défi de ceux qui soutiennent [que le cinéma] n’est qu’une représenta-
filmique réaffirme certaines des conditions de la perception, c’est qu’elle tion mécanique de la nature et donc qu’il ne peut être considéré comme
n’est pas seulement un objet placé dans le champ phénoménal, mais un art », en étudiant « en détail les divers aspects de la représentation
qu’elle devient elle-même un champ. Le cinéma maintient cette double cinématographique »24. Le montage alors est valorisé pour ses possibilités
position, le film autant comme objet à percevoir que champ à la place de expressives, et le cinéma, de «simple moyen de reproduction», devient un
ma perception, qu’il remplace en partie, non plus seulement comme une « moyen d’expression »25, c’est-à-dire, selon les terminologies, « montage-
addition de données sensibles visuelles et auditives parmi d’autres, mais roi » (Eisenstein), « ciné-langue » (Vertov), un «agencement souverain »
bien comme une véritable configuration de perceptions : autrement dit, la (Metz)26 créant les puissances discursives contre la seule analogie. Le
perception et le cinéma ne sont pas une « mosaïque », mais un « système montage est ainsi ami du sens.
de configurations »21. On peut détacher un second moment, qui survient dans le cinéma
« moderne », moment qui est comme le retournement de cette position et
qui, à la suite d’André Bazin et de Roberto Rossellini, déprécie le montage
Un modèle théorique de montage, à l’insu de Merleau-Ponty
Il faut parvenir à concevoir l’image de cinéma à la fois comme décon- 22 LAFFAY, Albert, Logique du cinéma, Paris, Masson, 1964, p. 11.
nectée de la seule vision actuelle (un plan seul n’est pas ma vision), et 23 Sur ces distinctions, voir MORIN, Edgar, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris,
Minuit, 1956, chapitre III ; METZ, Christian, « Quelques points de sémiologie du
comme proche, équivalente à la perception. Pour cela, il faut nécessai-
cinéma », Essais sur la signification au cinéma, t. I, Paris, Klincksieck, 1968, p. 95-
rement passer au stade du montage, intégrant le plan comme image 109, p. 97-99.
perceptive incorporée. Il faut exposer d’abord quelques lignes de force 24 ARNHEIM, Rudolf, Le Cinéma est un art, trad. Françoise Pinel, Paris , L’Arche, 1989,
théoriques sur le montage pour comprendre ce que Merleau-Ponty peut p. 133.
25 METZ, Christian, « Montage et discours dans le film », Essais sur la signification au
nouvelle psychologie », datent de 1945, et que Citizen Kane (Orson Welles, 1941) cinéma, t. II, Paris, Klincksieck, 1972, p. 89-96, p. 89. L’article propose en ce sens
ne sort en France qu’en juillet 1946. un panorama des positions classiques.
20 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 33. 26 METZ, Christian, « Langue ou langage ? », Essais sur la signification au cinéma, t. I,
21 MERLEAU-PONTY, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op. cit., p. 86. op. cit., p. 39-94, p. 39.
150 l’empreinte du visuel le cinéma selon et à l’insu de merleau-ponty 151

comme manipulation du réel et ajout de significations qui trahissent sa effectivement la question des liens de l’image et du réel, il faut tenter de sor-
vérité : pour Rossellini, c’est le fameux « les choses sont là. Pourquoi les tir de cette prétendue alternative du montage, qui pose deux versants d’une
manipuler ? »27, qui a été par la suite décontextualisé ; du côté de Bazin, même position. Le versant Arnheim est ainsi emblématique du clivage
c’est par exemple : « La spécificité cinématographique, saisie pour une fois substitut-objet (image-réalité) observé par le prisme gestaltiste, où l’image
à l’état pur, réside au contraire dans le simple respect photographique de est investie par la valeur ajoutée du spectateur. Le théoricien allemand doit
l’unité de l’espace. »28 Le pouvoir épiphanique du cinéma s’inscrit ainsi montrer que le cinéma n’est pas que de l’enregistrement, qu’un plan n’est
dans la continuité d’une semblable conception du montage, mais avec, pas seulement une copie pure. Lorsqu’il examine les «facteurs de différen-
en quelque sorte, une inversion de valeurs. ciation» entre cinéma et réalité sous l’angle du montage, Arnheim décrit
Ce paradigme persistant du montage comme ennemi du réel ne peut une scène imaginaire très montée, et commente: «On pourrait s’attendre
se faire jour que lorsque le plan est dégagé du seul point de vue du specta- à ce que le spectateur éprouve un malaise physique semblable au mal
teur fixe, celui du théâtre ou de la peinture, lorsque le montage n’est plus de mer en regardant un film composé de tant d’éléments disparates. »31
seulement addition mais discours. En fait, on ne sait plus trop quoi faire L’explication, dit-il, est qu’une scène «n’est pas réelle» et que les spectateurs
du cinéma, avec ce montage-là, d’un point de vue perceptif. La question ne se laissent pas prendre «à l’illusion de sa réalité»32. Il pose donc d’abord
déjà rencontrée refait surface : doit-on considérer les plans comme des une adéquation complète entre le film et le réel, pour ensuite la discuter et
objets de la perception, qui se placent sous notre regard, ou bien comme affirmer la primauté de la «réalité de l’image», en construisant sa thèse de
un substitut en propre de notre regard, les images devenant le tout de «l’illusion incomplète»33. Sa réflexion repose sur le postulat que le plan est
notre vision ? Il s’agit là, à la lumière de « l’impression de réalité » du d’abord un équivalent de la perception, équivalent à ce point achevé que la
cinéma et du bouleversement qu’il introduit dans la manière de penser théorie doit se battre contre l’impression de réalité de la scène.
le réalisme et la figuration, de la reformulation esthétique du dilemme Le montage introduit une non-équivalence du plan et de la vision : si
de l’image comme vue de l’objet ou comme objet lui-même – dilemme l’on peut effectuer des agencements de plans aussi hardis du point de
théorique auquel Merleau-Ponty s’est par la suite intéressé à l’aide de vue des transitions spatiales, c’est qu’il faut se départir de ce sentiment
formules lumineuses29. d’équivalence entre plan et vision de la réalité, car on peut, selon les mots
Chacune des deux positions historiques constitue une réponse pos- d’Arnheim, regarder «calmement» les plans comme des «cartes postales »
sible à cette question. D’un côté, l’image comme objet sous ma perception qui se succèdent 34. Si les plans demeuraient des portions de réalité délo-
s’affirme comme image (position de Arnheim, pour sauver la significa- calisées, la similitude avec notre perception serait trop grande, et nous
tion), et de l’autre, l’image à la place de la vision tendrait à poser le plan souffririons de cette « jonglerie fulgurante »35. Soit dit en passant, l’explica-
comme « réalité objective » (position de Bazin, pour sauver le réel et le tion des sciences cognitives, telle que la formule Laurent Jullier, est qu’en
génie propre du cinéma). cas de conflit entre la vision et le « système proprioceptif d’orientation »,
Cette question traversait déjà pour une part les théories de l’art, et plus ce dernier perd la bataille : « Comme nous pouvons nous passer de confir-
fortement encore depuis que la Gestalttheorie avait postulé une organisation mation proprioceptive, il n’y a guère de gêne à être promené au gré des
active de l’image par le sujet: la perception n’est pas une plaque passive positions de la caméra. »36
de réception, et l’investissement intentionnel conditionne immédiatement Ainsi, pour Arnheim, le cinéma est une «illusion incomplète » (selon
l’organisation des données sensorielles 30. Mais si le cinéma reformule son expression), illusion qui peut fonctionner parce que le spectateur

27 HOVEYDA, Fereydoun et RIVETTE, Jacques, « Entretien avec Roberto Rossellini », 31 ARNHEIM, Le Cinéma est un art, op. cit., p. 37.
Cahiers du cinéma no 94, (avril 1959), p. 2 (à propos du film India). 32 Ibid., p. 37.
28 BAZIN, André, « Montage interdit », Qu’est-ce que le cinéma?, Paris, Cerf, 1999, p. 55. 33 Ibid., p. 39.
29 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 22-23 (par exemple). 34 Ibid., p. 38.
30 Pour une synthèse, voir par exemple JUNOD, Philippe, Transparence et opacité. Essai sur 35 Ibid., p. 37.
les fondements théoriques de l’art moderne, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2004, p. 110. 36 JULLIER, Laurent, Cinéma et cognition, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 87.
152 l’empreinte du visuel le cinéma selon et à l’insu de merleau-ponty 153

comble les béances perceptives 37. Le cinéma propose donc une impres- l’ensemble des images à la «vision psychologique ». Mais le personnage
sion complète du monde, parce que nous remplissons les trous, malgré vient perturber la relation d’échanges entre le spectateur et la caméra,
le montage. Le cinéma n’est pas lié à la perception, parce que le montage entre l’œil et son relais métaphorique, puisqu’il introduit un nouvel œil,
vient briser l’équivalence entre plan et vision. Selon cette position clas- un centre potentiel de perception. Or le personnage cinématographique,
sique, l’image filmique est équivalente à l’image perceptive, et cette image comme structure, est une invention du montage : tant que le spectateur
perceptive est strictement dépendante du corps comme position fixe dans est tenu à distance (quelle que soit cette distance), par exemple dans une
l’espace. Il y a donc une double assimilation de la caméra à l’œil, d’abord vue Lumière ou un plan-tableau 42, le personnage à l’instar de la situation
du plan comme image perceptive et ensuite de l’image perceptive comme demeure au loin, sans échange possible, et cette distance reste celle du
étant localisée, «incorporée ». pur spectacle. Avec le montage apparaissent la perception délocalisée,
La position inverse, tendant à valoriser le réalisme de l’agencement des non assujettie à une position fixe, et l’ubiquité du sujet percevant qui, se
plans, se trouve par exemple chez Morin, qui reprend certains dévelop- combinant au personnage, bouleverse son statut et ouvre l’image à des
pements de « l’école de filmologie » : le montage accomplit la «présence possibilités nouvelles. De ce fait, la situation se complexifie, car plusieurs
objective » en mimant « les démarches de notre perception visuelle »38. facteurs apparaissent avec le personnage, ou sont comme redistribués :
L’idée repose sur l’opposition entre « cinématographe » et « cinéma » pro- l’apparition de la subjectivité, les entrelacs du perceptif et de l’affectif.
prement dit, qui effectue la «prise en charge mécanisée des processus La thèse de la «double identification » au cinéma témoigne bien de cette
perceptifs »39. Toutefois le mot « montage » n’apparaît pas (ou à peine), car complexité croissante, dans la mesure où elle s’efforce de concilier les
c’est surtout pour Morin la « mobilité de la caméra » et la « succession des positions à la fois perceptive et psychique du spectateur autant par rapport
plans partiels sur un même centre d’intérêt » qui comptent pour retrouver à la caméra que par rapport au personnage 43. Il faut donc rendre compte
un équivalent de la «vision psychologique »40. L’importance du montage du montage à la fois comme ce qui fait du personnage une structure, et
pour Morin semble ainsi moins tenir dans son potentiel d’agencement comme ce qui introduit « le mélange de la conscience avec le monde ».
que dans sa possibilité de succession et donc de redoublement de la mobi- C’est dans les termes de Merleau-Ponty que cette conception du mon-
lité (en superposant au mouvement des images un mouvement entre les tage peut être décrite le plus précisément. Il ne l’a pas fait explicitement ;
images). Ici la perception naturelle comprend autant les images percep- un article a fait le prolongement à partir de la Phénoménologie de la per-
tives que la « vision psychologique » qui les agence entre elles : l’image ception, sans la citer. On retrouve Deleuze, presque malgré lui, dans un
cesse d’être image perceptive, et la caméra assignable à l’œil. On passe texte qu’il consacre au roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du
dès lors du film comme objet à l’intérieur du champ perceptif au film lui- Pacifique 44. Deleuze prolonge les réflexions du roman sur la notion d’au-
même comme champ. Les plans ne sont plus uniquement une série de trui, à partir de la perception, avec une inspiration phénoménologique très
cartes postales qui défilent sous nos yeux, mais un ensemble supérieur forte. Merleau-Ponty est le grand absent de ce texte (il n’y est jamais cité)
à ses parties : la perception n’est pas une « mosaïque », mais un « système et les points forts du texte semblent eux-mêmes absents de Cinéma: il est
de configurations »41. étonnant que Deleuze n’est pas prolongé, quelques livres plus tard, une
Il semble que la situation resterait ainsi s’il n’y avait pas, dans le film, idée aussi intéressante pour le cinéma, et qui est déjà décrite en termes
de personnages. On pourrait toujours rapporter soit le plan à une vue loca- cinématographiques parfois proches de ceux de L’image-mouvement 45.
lisée, donc à une image perceptive incorporée, soit au contraire rapporter
42 Sur la notion de «plan-tableau» dans son acception historique, voir SIETY, Emmanuel,
37 Y compris selon lui les béances sonores et olfactives (ARNHEIM, Le Cinéma est un Le Plan. Au commencement du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma/cndp, 2001, p. 47-61.
art, op. cit., p. 43-44). 43 AUMONT, Jacques et alii, Esthétique du film, Paris, Nathan, 1983, p. 184-198.
38 MORIN, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, op. cit., p. 102. 44 DELEUZE, Gilles, « Michel Tournier et le monde sans autrui », Logique du sens, Paris,
39 Ibid., p. 105. Minuit, 1969, p. 350-372.
40 Ibid., p. 102. 45 Par exemple à propos du visage d’autrui comme « monde possible », lorsqu’un
41 MERLEAU-PONTY, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op. cit., p. 86. visage terrifié enveloppe un monde terrifiant (ibid., p. 357).
154 l’empreinte du visuel le cinéma selon et à l’insu de merleau-ponty 155

Peut-être peut-on mettre cette omission sur le compte de la préférence le regard», et le regard est plutôt «l’instant où quelqu’un vient remplir cette
pour Bergson au détriment de la phénoménologie dans Cinéma. structure», et en cela il «ne fait qu’effectuer, actualiser une structure qui doit
Autrui est défini dans ce texte comme la « structure a priori du champ être définie indépendamment»51. Puisqu’autrui peuple le monde de possi-
perceptif » : la philosophie a du mal à penser autrui, explique Deleuze, car bilités et s’approprie en quelque sorte virtuellement tout objet, le principal
autrui est toujours placé dans une situation symétrique sujet / objet, où effet de la structure autrui est justement la distinction de ma conscience et
moi comme sujet considère autrui comme un objet particulier, qui à son de l’objet qu’elle considère: grâce à autrui, je ne suis pas ce que je vois, et
tour devient un autre sujet et me prend comme objet, dans un mouve- ma perception en quelque sorte ne se réduit pas à mon seul champ.
ment réciproque mais à chaque fois unilatéral. Ce point précis est l’objet L’inspiration phénoménologique est tout à fait nette, et nous pouvons
des pages 401 à 406 de la Phénoménologie de la perception. Autrui forme retourner chez Merleau-Ponty. Comprendre comment la conscience,
cette structure avec le monde : qui est «par principe […] dans le mode du Je», peut être saisie «dans le
La partie de l’objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme visible mode du Toi et par là dans le mode du On», c’est un des enjeux fixé par la
pour autrui ; si bien que lorsque j’aurai fait le tour pour atteindre à cette partie Phénoménologie52. L’auteur rencontre la difficulté majeure du primat accordé
cachée, j’aurai rejoint autrui derrière l’objet pour en faire une totalisation prévi- à la «pensée objective», selon laquelle «le système de l’expérience est étalé
sible. Et les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde, devant moi […] et parcouru par une conscience constituante»53.Puisque la
précisément parce que visibles et vus par autrui.46 vision se fait «de quelque part sans être enfermée dans sa perspective»54,
la perception n’est pas réduite à des images perceptives incorporées, et
Cette citation est de Deleuze; on pourrait l’attribuer, sans doute, à Merleau-
autrui comme composante de l’ensemble prolonge la délocalisation de ma
Ponty, chez qui on trouve des phrases très proches, non seulement dans
perception: il y a «une relation interne qui fait apparaître autrui comme
la Phénoménologie 47, mais aussi dans l’article consacré au cinéma :
l’achèvement du système »55, et qui constitue un « champ permanent »56:
Les objets derrière mon dos ne me sont pas représentés par quelque opération de «autrui n’est pas enclos dans ma perspective sur le monde parce que cette
la mémoire ou du jugement, ils me sont présents, ils comptent pour moi, comme perspective n’a pas de limites définies, qu’elle glisse spontanément dans
le fond que je ne vois pas n’en continue pas moins d’être présent sous la figure celle d’autrui et qu’elles sont ensemble recueillies dans un seul monde
qui le masque en partie.48 auquel nous participons tous comme sujets anonymes de la perception.»57
C’est dans cette perspective, davantage merleau-pontienne que deleu-
Laissons le jeu des citations ; faisons plutôt le tour de ce que Deleuze
zienne donc, qu’on peut envisager les mises en relation d’images que
nomme «autrui comme structure a priori». C’est autrui, donc, qui construit
constituent les variations dialectiques entre champ et hors-champ, les rac-
en partie le monde pour moi, en profondeur et en largeur, «autrui [qui]
cords-regard, bref toute forme de montage centrée sur un ou plusieurs per-
assure les marges et transitions dans le monde», car «autrui comme struc-
sonnages 58. Le montage, en tant qu’agencement de blocs d’espace-temps
ture est l’expression d’un monde possible»49. Deleuze prend soin de sou-
ligner qu’il s’agit d’une «structure», et «non pas du tout [d’une] “forme”
51 Ibid., p. 360, note 2.
particulière dans un champ perceptif (distincte de la forme “objet” ou de la
52 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 400-401.
forme “animal”)», mais d’un «système conditionnant le fonctionnement 53 Ibid., p. 402.
de l’ensemble du champ perceptif en général»50. Il importe de prendre en 54 Ibid., p. 81.
considération cette dimension apriorique, car «la structure autrui précède 55 Ibid., p. 405.
56 Ibid., p. 415.
46 Ibid., p. 355. 57 Ibid., p. 406.
47 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 82 (par exemple). 58 On peut remarquer en passant la fréquence du mot « montage » dans la
48 MERLEAU-PONTY, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », op. cit., p. 92. Phénoménologie, qui désigne alors la structure perceptive fondamentale du su-
49 DELEUZE, « Michel Tournier et le monde sans autrui », op. cit., respectivement p. 355 jet comme corps. Une des thèses centrales pose ainsi que « le sujet percevant
et p. 357. apparaît pourvu d’un montage primordial à l’égard du monde » (MERLEAU-PONTY,
50 Ibid., p. 369. Phénoménologie de la perception, op. cit., par exemple p. 403 et p. 376).
156 l’empreinte du visuel

qui produit des décentrements perceptifs – c’est-à-dire sans écarter ses Voir le fond des choses
autres fonctions, rythmique, sémantique et plastique – doit ainsi être
Esthétiques de l’intervalle de Merleau-Ponty
pensé comme « système de configurations » : il ne s’agit pas simplement
à Godard en passant par Deleuze1
de faire adopter des points de vue successifs au spectateur pour ména-
ger des transitions, mais en quelque sorte de retrouver par les moyens Stefan Kristensen
propres du cinéma cette « structure autrui a priori » et de l’actualiser. Si
ce modèle théorique, forgé selon et à l’insu de Merleau-Ponty, est dessiné
dans ces lignes de manière abstraite, il peut également être prolongé pour
mieux comprendre, dans le moment concret de l’analyse, les entrelacs de
l’objectivité et de la subjectivité dans le film, ou encore pour construire
des outils analytiques susceptibles de rendre compte de réalismes esthé-
tiques contemporains dépassant les conceptions traditionnellement liées
à la transparence. Mais – pour conclure d’un mot en demeurant sur le
plan abstrait de cet article – la théorie merleau-pontienne montre surtout
avec force que le film n’est pas une addition de données sensibles venant L’image en mouvement selon Merleau-Ponty
dans le champ perceptif du spectateur, mais qu’il constitue lui-même un L’injonction faite par Merleau-Ponty à de nombreuses reprises à travers
champ, une configuration qui assure la réinscription du sujet percevant. son œuvre de «voir autrement qu’on ne voit» est exprimée avec une clarté
Le cinéma nous permet d’être à nouveau, cette fois en position de pur particulière dans son essai sur « Le cinéma et la nouvelle psychologie ».
spectateur, «dans un seul monde auquel nous participons tous comme Lorsqu’il décrit comment fonctionne normalement notre perception, il re-
sujets anonymes de la perception ». lève que nous voyons d’abord des ensembles, des configurations, et non
pas des «éléments juxtaposés ». C’est le mérite de la «nouvelle psycholo-
gie » (à savoir la Gestalt) de montrer cela.
Mais cette perception normale peut laisser place à une perception qui
s’en écarte, et qui bouleverse plus ou moins l’apparence du monde pour
nous.

L’aspect du monde pour nous serait bouleversé si nous réussissions à voir comme
choses les intervalles entre les choses – par exemple l’espace entre les arbres sur
le boulevard – et réciproquement comme fond les choses elles-mêmes – les arbres
du boulevard.2

La possibilité de principe de l’inversion figure-fond est d’abord, pour


Merleau-Ponty, un argument en faveur de la thèse que nous ne perce-
vons pas des choses isolées qui entreraient après coup dans une com-
binatoire les unes avec les autres, mais que nous percevons toujours en
contexte, à savoir une ou des figures sur un fond. Dans cette perspective,

1 Je remercie Hamid Taieb pour sa relecture et ses remarques constructives.


2 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Sens et non-sens,
Paris, Gallimard, 1996, p. 61.
158 l’empreinte du visuel voir le fond des choses 159

l’artiste a pour principal mérite la capacité de voir entre les choses pour Est-ce que le texte de Merleau-Ponty permet de trancher cette ques-
révéler le fond sur lequel les choses prennent sens et, par là, de le mettre tion ? Toute la deuxième partie du texte discute tour à tour le rôle de
dans une lumière nouvelle et augmenter nos possibilités perceptives. chaque élément constitutif du cinéma : l’image, le son, les dialogues, la
L’organisation du champ perceptif est spontanée et nous donne l’illusion musique, la narration. Il aboutit à la thèse que « c’est par la perception que
de voir des choses isolées les unes des autres, mais en réalité, « les objets nous pouvons comprendre la signification du cinéma : le film ne se pense
et l’éclairage forment un système qui tend vers une certaine constance et pas, il se perçoit. »5 Mais on ne trouve pas dans ce texte une réponse claire
vers un certain niveau stable […], par la configuration même du champ. »3 à la question que je posais plus haut. Que le film soit un tout complexe
Dans la suite du texte, Merleau-Ponty applique au cinéma cette nou- dans lequel la structure de l’ensemble prime sur la singularité de chaque
velle philosophie de la perception en commentant la fameuse expérience partie et qu’à ce titre il soit accessible à la perception plutôt qu’à la pen-
de Poudovkine, aussi appelée « effet Koulechov ». La même image d’un sée, cela est entendu. Mais en quoi l’image cinématographique permet-
homme impassible prend un sens complètement différent selon qu’elle elle d’approfondir la structure de la perception ? Et en retour, comment
est vue après l’image d’une assiette de potage, d’une jeune femme morte s’applique la structure figure-fond à l’image cinématographique ?
ou d’un enfant jouant avec son ours en peluche. Ainsi, conclut simple-
ment Merleau-Ponty, « le sens d’une image dépend de celles qui la pré-
cèdent dans le film, et leur succession crée une réalité nouvelle qui n’est Le mouvement de l’intervalle godardien
pas la simple somme des éléments employés. »4 À ce point, on balance De fait, de nombreuses œuvres de Jean-Luc Godard explorent l’espace de
entre une trivialité et une perplexité : la trivialité est que, évidemment, le l’entre-deux, l’intervalle entre deux pôles opposés. Par exemple, Passion
tout du film est plus que la succession de ses parties, autant à l’échelle (1983) est introduit comme un film sur l’amour et le travail, mais ce qu’il
des secondes où les 24 images qui défilent donnent la perception d’un thématise réellement, c’est la relation des deux. Un exemple dans ce film
mouvement réel irréductible à la succession des photogrammes, qu’à est une scène où l’on voit Jerzy au volant de sa voiture et Isabelle sur son
l’échelle du film, où l’ensemble des plans dessine une forme temporelle vélo qui roulent côte à côte, au pas, mais sans que les voix qu’on entend
complexe, et non pas une juxtaposition de plans. La perplexité, par contre, puissent être associées directement à l’image des deux personnages : ici
concerne l’application au cas du cinéma de la structure de la perception aussi, disjonction de la voix et de l’image. Le fond qui fait voir l’image
normale développée par Merleau-Ponty au début du texte, et surtout de de Jerzy et Isabelle et qui fait entendre leurs paroles, c’est précisément
la possibilité de l’inversion figure-fond. Qu’est-ce qui, dans l’image ciné- la disjonction des deux, intervalle fluide créant un espace indéterminé
matographique, fait figure et qu’est-ce qui fait fond ? Il y a au moins deux et flottant qui est précisément celui de leur relation. Kaja Silverman dit
possibilités : d’un côté, on peut penser que la figure est le plan du visage à ce propos :
de l’homme et le fond les autres images (l’assiette de soupe, la jeune
Godard crée une nouvelle catégorie vocale avec ces voix [Jerzy et Isabelle], qu’on
femme morte, l’enfant avec son ours en peluche), mais d’un autre côté,
peut appeler la « voix entre ». Dans ce processus, il suggère que les voix ne parlent
on peut penser tout aussi bien que la figure est chaque plan séparément, pas « depuis » ou « par-dessus » les corps, mais dans l’intervalle qui les sépare. Bien
à savoir l’assiette de soupe, l’homme, la jeune femme morte, l’homme, que nous soyons habitués à penser la parole comme quelque chose de hautement
l’enfant jouant et enfin à nouveau l’homme. Chaque figure prend sens individuel et localisable, elle est en fait intersubjective, en voyage entre un locuteur
en relation avec les autres qui la voisinent, et par conséquent, le fond qui et un auditeur.6
donne sens aux figures en question est alors entre les images. On n’a pas
une image servant de fond à une autre, mais le fond est la relation entre Silverman parle des techniques de décalage et de désynchronisation de la
deux (ou plusieurs) images. voix et de l’image dans Passion. Dans la scène de la réunion syndicale chez

5 Ibid., p. 74.
3 Ibid, p. 65. 6 SILVERMAN, Kaja et FAROCKI, Harun, Speaking about Godard, New York University
4 Ibid, p. 69. Press, 1998, p. 176.
160 l’empreinte du visuel voir le fond des choses 161

Isabelle, la parole est flottante et ne peut être attribuée clairement au per- Jean-Pierre Gorin et quelques autres dans le mouvement d’une réflexion
sonnage qui est à l’image. Silverman interprète cet espace de l’entre-deux sur l’action révolutionnaire au cinéma 10.
social comme un «socialisme de la parole »7, une sorte de collectivisation La rencontre de Godard avec le concret de la lutte palestinienne en
des moyens de production de la parole. Il n’est pas besoin d’aller aussi loin 1970, à l’invitation de l’OLP, précipite la mise en question de cette dé-
dans l’interprétation politique, la dimension intersubjective de la parole marche: l’ambition était de produire des images aptes à mettre en rapport
suffit pour donner lieu à une analyse de l’entre-deux au sens éthique et plusieurs types d’images et approfondir ainsi avec le peuple en lutte le
politique. L’intervalle doit alors être compris comme un mouvement vers sens de sa lutte. Il s’agissait de faire le rapport entre un « fedaï qui tra-
quelque chose ou quelqu’un. Comme l’explique Silverman, «être humain, verse une rivière, une paysanne qui apprend à lire et des ashbal (jeunes
c’est résider dans l’intervalle. Cela ne signifie pas que l’on fait la médiation combattants) qui s’entraînent », de le faire politiquement, c’est-à-dire « en
entre des contraires jusqu’à ne plus pouvoir les distinguer les uns des termes de travail et de combat »11. Le problème est qu’en visionnant les
autres. Cela signifie plutôt que l’on a la possibilité de “venir depuis” le noir images prises au Proche-Orient, Godard découvre des choses qu’il n’avait
et d’“aller vers” le blanc. »8 Godard rend visible ainsi une sorte de relation pas perçues sur place alors qu’il accompagnait les combattants et qu’il les
qui affirme à la fois l’existence des termes de la relation et la primauté de la interrogeait. Il n’avait pas été attentif à la voix des combattants eux-mêmes,
relation elle-même sur les termes, en tant que mouvement possible de l’un la gêne des femmes et tout ce qui manifestait la dimension idéologique
vers l’autre et réciproquement. Reste à retracer l’émergence chez Godard du discours révolutionnaire 12. Il partait au Proche-Orient avec l’idée que
de ces techniques de disjonction et de mise en visibilité de l’intervalle. « les camarades du Fatah ont des idées avancées et justes sur le front de
la lutte armée, et des idées souvent moins justes sur le front de l’informa-
tion »13 et qu’il fallait sans doute les éclairer pour accompagner leur lutte,
Godard touche le fond et il découvre au retour qu’il n’avait pas perçu les mouvements les plus
Selon Michael Witt, Godard a lu très tôt le texte de Merleau-Ponty sur simples et élémentaires de cette même lutte, à savoir comment les acteurs
le cinéma. Il soutient qu’une bonne partie de son œuvre doit être vue eux-mêmes la portent, comment ils doutent, comment ils se fatiguent.
comme une application du passage de Merleau-Ponty cité plus haut, à C’est pourquoi la voix off, JLG lui-même, proclame à la fin de Ici et
savoir que le cinéma est essentiellement une technique consistant à faire ailleurs, qu’«il faut apprendre à voir » et que beaucoup des films qui sui-
voir les liens et les relations entre les choses et non pas les choses elles- vront ont pour enjeu la vision en un sens d’abord politique pour ce qui
mêmes 9. Les domaines dans lesquels se joue la question de l’intervalle, concerne les productions en vidéo des années 1970, puis en un sens plus
selon la lecture de Michael Witt, correspondent à des champs philoso- large lorsqu’il retrouve le «vrai » cinéma à partir de Sauve qui peut (la vie),
phiques distincts : la philosophie de la perception (qu’est-ce que voir), la en 1979 14. Apprendre à voir, cela implique que le film manifeste le fond
pensée politique (qu’est-ce qu’apprendre à voir), l’ontologie de l’image
(quel est le fond de visibilité de l’image) et la théorie du montage (quelle 10 Voir à ce propos le texte publié par Godard et Gorin dans El Fatah en juillet 1970
technique de production de la visibilité). et intitulé « Manifeste », repris dans HENNEBELLE, Guy et KHAYATI, Khemaïs (éds),
Godard est intéressé non seulement à faire apparaître les choses de la La Palestine et le cinéma, Centenaire, 1977, p. 205-211, puis dans Jean-Luc Godard.
Documents, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2006, annoté par David Faroult,
manière la plus claire, mais encore de faire apparaître le fond sur lequel
p. 138-140, ainsi que le texte manuscrit « Que faire ? » reproduit dans le même
elles apparaissent. Cette ambition à la fois narrative et méthodologique volume, p. 145 sq.
émerge au cours de la période du Groupe Dziga Vertov, qu’il formait avec 11 Ibid., p. 140.
12 Les souvenirs d’Elias Sanbar, qui était le traducteur de Godard et Gorin durant
7 Ibid., p. 177. leur séjour, sont une source essentielle pour comprendre ce qui s’est passé : voir
8 Ibid., p. 188. son article « Vingt et un ans après », Trafic, no 1, notamment p. 115-116.
9 Voir WITT, Michael, « On Gilles Deleuze on Jean-Luc Godard. An Interrogation 13 HENNEBELLE et KHAYATI (éds), Jean-Luc Godard. Documents, op. cit., p. 140.
of “la méthode du ENTRE” », Australian Journal of French Studies, 36/1, 1999, 14 Il ne peut s’agir de trancher ici la question de savoir si Godard quitte vraiment le
p. 116-117. cinéma politique à partir de cette date. Ce serait l’objet d’une autre étude.
162 l’empreinte du visuel voir le fond des choses 163

de sa propre visibilité, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas de montrer une Dans un passage important de L’image-temps, Deleuze commente Ici
réalité, mais qu’il montre aussi, en même temps, comment et pour qui et ailleurs et livre sa conception de l’intervalle :
cette réalité est visible. Une bonne partie de cette intention était certes Ce qui compte, c’est l’interstice entre images, entre deux images : un espacement
déjà présente dans les propos militants et les films de la période Dziga qui fait que chaque image s’arrache au vide et y retombe. La force de Godard […]
Vertov, et il serait malvenu de considérer Ici et ailleurs comme une simple est d’en faire une méthode sur laquelle le cinéma doit s’interroger en même temps
autocritique et un départ du cinéma militant ; il faut souligner cependant qu’il l’utilise. […] Dans la méthode de Godard, il ne s’agit pas d’association. Une
qu’il atteint, avec Anne-Marie Miéville, une nouvelle profondeur dans la image étant donnée, il s’agit de choisir une autre image qui induira un interstice
mise en évidence des enjeux du cinéma politique, qui n’a rien à voir avec entre les deux. […] La fissure est devenue première, et s’élargit à ce titre. Il ne s’agit
plus de suivre une chaîne d’images, même par-dessus des vides, mais de sortir de
un débat sur la stratégie politique, mais plutôt avec l’enracinement du
la chaîne ou de l’association.17
combat politique dans l’expérience quotidienne.
À ce stade, on peut poser plusieurs questions à propos de la nature de On peut dériver de ce passage les points principaux de notre réflexion.
cette disjonction : �. Est-ce l’intervalle de la disjonction qui sert de fond à Fixons ici déjà quelques éléments de lecture : premièrement, l’enjeu
l’image et assure sa visibilité ou bien est-ce l’un des deux termes qui fait semble bien être celui de la visibilité de l’image. Lorsque Deleuze écrit que
ressortir l’autre ? Et si c’est l’intervalle, est-il lui-même une image ? Quel l’interstice est ce qui fait que « chaque image s’arrache au vide », il s’agit
est son mode d’être ? �. Quels sont les termes entre lesquels l’intervalle bien de nommer la condition de sa visibilité, ce qui fait qu’une image se
se creuse ? �. Finalement : s’agit-il de franchir l’intervalle, de colmater la détache. Elle se détache, non pas en tant qu’elle serait liée à la précédente
fissure ou bien plutôt d’en affirmer l’irréductibilité ? Où réside alors la et qu’elle anticiperait la suivante (comme dans une chaîne), mais en tant
dimension politique ? qu’elle s’en dissocie, précisément. Ainsi, au lieu d’enchaîner les images
dans l’ordre prévu par la Révolution 18, il s’agit de les déchaîner et de les
mettre avec d’autres images dans une relation de dissociation. Mais il dit
Apprendre à voir qu’elle se détache du vide, et cela pose la question ontologique de l’être
Godard revient du Proche-Orient en août 1970. Peu après se déclenchent de l’intervalle, qui serait ici assimilé à un vide. Deleuze quitte un instant
les massacres de septembre 1970 commis par les forces jordaniennes l’orbite de Godard pour s’aventurer sur le terrain de l’ontologie.
contre les militants et les civils palestiniens. Dans les temps qui suivent, L’évocation du vide s’explique lorsque Deleuze cite Blanchot en définis-
Godard, de retour à Paris, ne peut ni ne veut retoucher aux matériaux sant l’intervalle comme le « tout constitutif des choses », comme la « force
qu’il a filmés là-bas. Dans un premier temps, c’est sans doute le choc de “dispersion du Dehors” ou “le vertige de l’espacement” »19. Dans cette
du massacre qui le retient, puis, comme le raconte Elias Sanbar, Godard perspective, l’intervalle est essentiellement une interruption :
se rend compte qu’il a raté l’essentiel durant son voyage, qu’il n’a pas
17 DELEUZE, Gilles, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 234-235. Voir aussi Pour-
entendu la voix des fedayin eux-mêmes, qu’il n’a pas vu le sens des images parlers, op. cit., p. 64-66.
qu’il tournait lui-même. Ainsi, Ici et ailleurs doit être vu comme un film 18 Dans le projet du film palestinien, il s’agissait d’exposer l’ordre des images de
qui explore les ressorts de la visibilité. Ce film, et d’autres de la même manière précise, ce que thématise douloureusement la première partie du film :
la volonté du peuple, la lutte armée, le travail politique, la guerre populaire pro-
période (Six fois deux, Numéro Deux), a suscité chez Deleuze un élan vers
longée, jusqu’à la victoire.
le cinéma qui a d’abord eu pour résultat un article publié dans les Cahiers 19 DELEUZE, L’image-temps, op. cit., p. 235 ; les deux expressions de Blanchot sont tirées
du cinéma en 1976 15, puis qui a joué un rôle sans doute essentiel dans la de BLANCHOT, Maurice, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 65 et 107 sq.
mise en œuvre du projet qui donnera les deux volumes sur le cinéma 16. D’autres expressions de Blanchot sont reprises par Deleuze, mais sans les guil-
lemets, comme p. ex. la « part motrice » du discours (ibid., p. 107). Par ailleurs,
15 DELEUZE, Gilles, « Trois questions sur Six fois deux », repris in Pourparlers, Paris, Blanchot est déjà évoqué dans la première partie de L’Anti-Œdipe, pour introduire
Minuit, 1990, p. 55-66. la notion de multiplicité (Paris, Minuit, 1972, p. 50). Sur la présence de Blanchot
16 Michael Witt va même jusqu’à dire que « L’image-temps est traversé de références à dans le Cinéma de Deleuze, voir ROPARS-WUILLEUMIER, Marie-Claire, « La “pensée
Godard et pourrait presque être lu comme un livre sur Godard» (WITT, art. cit., p. 111). du dehors” dans L’image-temps (Deleuze et Blanchot) », CiNéMAS, 16, 2-3, p. 13-31.
164 l’empreinte du visuel voir le fond des choses 165

Parler, c’est certes ramener l’autre au même dans la recherche d’une parole média-
trice, mais c’est aussi d’abord chercher à accueillir l’autre comme autre et l’étran- Les rivages qui enserrent le fleuve
ger comme étranger, autrui dans son irréductible différence, dans son étrangeté L’intervalle est donc, selon Deleuze qui s’appuie sur Blanchot pour expli-
infinie, étrangeté (vide) telle que seule une discontinuité essentielle peut réserver
citer la méthode de Godard, une interruption dans l’être et non une
l’affirmation qui lui est propre.20
image qui appartiendrait à l’être. On n’est pas très loin de la conception
Il s’agit pour Blanchot de faire sentir ce qui, dans l’espace entre moi merleau-pontienne, dans la mesure où son idée de l’intervalle comme
et autrui, échappe au régime de l’être et qui n’est donc pas visible lui- fond de l’image ne permet pas non plus d’assimiler l’intervalle à une
même. L’intervalle est conçu ici comme la présence pure de l’autre en tant image. De plus, malgré les différences profondes entre les deux 24, l’inter-
qu’autre, de la discontinuité de moi à autrui, du silence et de l’abîme qui valle joue un rôle analogue chez les deux philosophes : il a affaire au
me sépare nécessairement de l’autre en tant qu’autre. Blanchot invoque visible. On peut à présent passer à la seconde question : qu’est-ce qui
une forme de parole qui ne crée pas d’unité artificielle entre les choses, est séparé par l’intervalle ? S’agit-il d’une relation sans relata ? Voici la
mais qui laisse apparaître l’intervalle entre les choses tout en étant capable suggestion de Deleuze :
de franchir l’abîme sans le combler. Comme l’écrit Blanchot, «parole non C’est la méthode du ET, « ceci et puis cela », qui conjure tout cinéma de l’Être =
unifiante, acceptant de n’être plus un passage ou un pont, parole non est. Entre deux actions, entre deux affections, entre deux perceptions, entre deux
pontifiante, capable de franchir les deux rives, que sépare l’abîme, sans images visuelles, entre deux images sonores, entre le sonore et le visuel : faire voir
le combler et sans les ré-unir »21. l’indiscernable, c’est-à-dire la frontière.25
C’est précisément ce que Deleuze entend par l’élévation d’une faculté
à son exercice transcendantal 22. Ce moment se produit lorsqu’une ren- Il y a intervalle entre deux actions, deux affections, deux perceptions,
contre a lieu qui force une faculté (p. ex. dans le cas présent, le voir) à à savoir à l’intérieur de la même sensibilité, de l’exercice de la même
aller aux limites de ses possibilités. Cela signifie que ce qui s’offre à la faculté, ou si l’on préfère, dans l’expérience du même sujet. Une fissure se
perception visuelle est étranger à toute autre faculté, mais ne se laisse creuse entre soi et soi. Mais l’intervalle peut être aussi du côté de l’image
pas pour autant englober par un acte de vision. L’essentiel de l’argument et non plus du côté du sujet, et alors c’est entre deux images visuelles,
deleuzien est que la pensée est produite par une rencontre qui fait tra- entre deux sons ou bien entre un son et une image visuelle.
vailler une faculté seule jusqu’aux limites de ses possibilités et qu’elle C’est le cas dans un passage de Numéro deux, un film de 1976, le
ne constitue donc pas un objet de manière synesthésique, mais qu’elle deuxième produit avec Anne-Marie Miéville, qui illustre bien les deux
se dévoile ainsi comme faculté en même temps qu’elle manifeste la ren- derniers cas. L’épisode s’intitule « le Fleuve ». On entend ce dialogue
contre de l’imprévisible elle-même 23. entre l’homme et la femme nus, la femme étant assise sur la poitrine de
l’homme couché sur le dos, lui tournant le dos et les fesses.

Elle : pourquoi tu veux toujours comme ça ?


Lui : Comme ça je vois des endroits de toi que tu ne vois jamais.
Elle : Toi oui, mais moi ?
Lui : Justement, j’en parle. Ma bouche remplace tes yeux.
20 BLANCHOT, L’entretien infini, op. cit., p. 115. Elle : J’vois pas.
21 Ibid., p. 110. Lui : Moi, si.
22 Je m’appuie pour cela sur la lecture de Dork Zabunyan, dans son ouvrage Gilles Elle : Toi, toi, toi, toi ! Alors raconte puisque tu vois !
Deleuze. Voir, parler, penser au risque du cinéma, Paris, Presses de la Sorbonne
Nouvelle, 2007, p. 41-48. 24 En résumé, l’intervalle deleuzien est une limite du visible alors que l’intervalle
23 Comme l’explique Zabunyan, « Élever une faculté à son usage transcendantal, c’est merleau-pontien est une condition de possibilité de la vision au cœur du champ
une expérimentation à la fois de la faculté par elle-même et de cet événement que visuel lui-même.
constitue pour elle la rencontre » (op. cit., p. 45). 25 DELEUZE, L’image-temps, op. cit., p. 235.
166 l’empreinte du visuel voir le fond des choses 167

Lui : Ecoute, ton corps, on peut dire que c’est un fleuve. Tu vois, il y a un fleuve, Numéro Deux, bientôt sur cet écran. Cet écran sur un mur. À votre avis, c’est un
et puis il y a les bords du fleuve ici. Autour, il y a les rivages. Moi, je suis à la fois mur entre quoi et quoi ? Encore un film politique alors ? Non, ce n’est pas de la
dans le fleuve et sur le rivage. Et ça j’aime bien ! Tu sais, on parle toujours de politique, c’est du cul. Non ce n’est pas du cul, c’est de la politique. Bon mais alors,
la violence du fleuve qui déborde sur ses rivages. Mais on ne parle jamais de la c’est du cul ou c’est de la politique ? Pourquoi tu demandes toujours ou bien ou
violence des rivages qui enserrent le fleuve. Qu’est-ce que ça me fait ? Eh bien ça bien ? Ça peut être les deux ensemble des fois. […]
me fait admettre ta violence. Tu vois, Numéro Deux, c’est un film où tu peux regarder, regarder tranquillement.
Regarder quoi ? Tu sais, il n’y a pas toujours besoin d’aller très loin, il y a pas mal
Les charnières en question ici sont respectivement entre voir et parler et de choses à voir. […] Par exemple, tu ne t’es jamais demandé si Papa est une usine
entre le corps de la femme et ce qui l’entoure (ou l’enserre). Lui voit des ou un paysage ? Et Maman, c’est un paysage ou une usine ?
parties de son corps à elle (le dos, les fesses) qu’elle ne peut pas voir, et
pour suppléer à cette impossibilité de la vision, il parle et prétend ainsi Numéro Deux est un film de cul et/ou de politique. Il est en fait littéra-
substituer sa parole à la vision de sa compagne. Mais cette substitution lement les deux à la fois, mais sans les mélanger. C’est un film placé au
est manifestement violente, ce qui est souligné par la fin de l’échange lieu de l’écran, c’est-à-dire précisément entre le spectateur et l’image. Pour
où il est question de sa violence à elle, comme s’il s’agissait pour lui de réussir cela, Godard tourne des images en vidéo, puis filme en 35mm
répondre à cette violence «qui déborde sur ses rivages ». Or justement, on l’écran vidéo avec un fond noir autour, dont la fonction est précisément
attendrait qu’il décrive ce qu’il voit («raconte puisque tu vois ! »), mais il de faire en sorte que l’image se détache clairement en tant qu’image. Le
se lance dans cette métaphore du fleuve et de ses rivages qui détourne ce statut du fond est d’être un écran sur lequel bascule l’image, qui dès lors
qu’il annonçait pourtant en disant « ma bouche remplace tes yeux », et ce ne peut plus être perçue comme un objet face au spectateur. Mais il n’y
faisant, on comprend que la bouche ne saurait remplacer les yeux, que la a pas non plus fusion du spectateur et de l’image, intégration de l’image
parole ne peut pas être un substitut de la vision, mais que les deux facul- dans l’esprit du spectateur. Le fond noir qui entoure l’écran (ou les écrans)
tés restent hétérogènes. Mais son corps couvre et occupe l’intervalle en vidéo est remplacé, au début et à la fin, par le studio de Godard et la pré-
étant à la fois dans le fleuve et sur les rivages, une position où il montre, sence du cinéaste qui apparaît lui-même comme le fond de visibilité de
comme par défaut, l’existence de l’intervalle en tant que disjonction. Pour son propre film. Il n’en est pas l’auteur, puisque le générique dit qu’il en
signifier cette position dans l’entre-deux, l’homme déplace l’interstice: non est le producteur, avec Anne-Marie Miéville. Il en est lui-même le fond.
plus entre le voir et le parler, mais entre la figure (le corps de sa compagne Comme l’explique Raymond Bellour,
comme fleuve) et le fond (les bords de son corps comme rivages du fleuve). Dans chacun des dispositifs que Godard se ménage, il faut ainsi pouvoir « toucher
Il affirme se situer d’un côté et de l’autre en même temps, et il met ainsi en l’image », approcher en elle, au plus près, sa part d’invisible et d’interdit, qui est
application l’injonction merleau-pontienne de voir l’intervalle comme une sans doute le corps, le vrai corps, mais aussi bien le fond sans fond de l’image
chose. Du point de vue de l’homme, qui est aux prises avec une infidélité elle-même.26
de sa compagne (fleuve qui déborde de son lit), l’inversion figure-fond
lui permet de réinterpréter la situation et d’admettre, comme il le dit, sa
violence à elle. Esthétique et politique de l’intervalle
L’intervalle est ici entre deux facultés, mais il peut être aussi entre On retrouve ici la thématique mystérieuse du corps du peintre esquissée
deux parties du champ perceptif ou affectif, ou pour parler de manière par Merleau-Ponty dans la charnière de la première et de la deuxième
plus cinématographique, entre une image visuelle et une image sonore, partie de L’œil et l’esprit. Le peintre, écrit Merleau-Ponty en référence à
ou bien entre deux images visuelles. Voici une rapide analyse d’un autre Cézanne, est le dépositaire d’une « science secrète » qui est l’organisation
passage de Numéro Deux, extrait du prologue, juste après le générique : de son corps sensible en tant qu’elle lui permet d’assurer la promiscuité
avec l’Être et d’en restituer les linéaments dans sa création plastique. « En
Numéro Deux, c’est pas un film à gauche ou à droite, c’est un film devant et der-
rière. Devant, il y a les enfants, et derrière, il y a le gouvernement. […]
26 BELLOUR, Raymond, L’entre-images 2. Mots, Images, Paris, POL, 1999, p. 132.
168 l’empreinte du visuel

prêtant son corps au monde, le peintre change le monde en peinture », L’œil pittoresque de Mark Lewis
ce corps «qui est un entrelacs de vision et de mouvement »27. Le cinéaste
met également en jeu son corps, mais d’une manière moins directe, Luc Vancheri
médiatisée par des machines, la caméra, la table de montage, le mixage,
etc. Mais de même que le corps du peintre constitue ultimement le fond
invisible du visible qu’est la peinture proprement dite, de même le corps
du cinéaste constitue le fond de l’image en mouvement en tant qu’il est la
charnière des différentes opérations de production des images et surtout
de leur mise en relation.
Cette « science secrète » de l’artiste est une idée politique au sens précis
que le corps créateur de l’artiste est un être qui échappe nécessairement
à toute tentative d’oppression. L’artiste doit pouvoir se livrer entièrement
à l’expression de ce qu’il voit, il doit s’abandonner à sa foi perceptive,
sans autre contrainte que les possibilités de son propre corps, pour que
le monde apparaisse dans son œuvre comme neuf. Or l’obstacle le plus
sérieux à cela est la peur, produite par la terreur exercée par exemple Le nom de Maurice Merleau-Ponty a scellé l’émergence de deux phéno-
par un régime totalitaire 28. Une telle lecture politique est renforcée par mènes, esthétique et théorique, décisifs dans les études cinématogra-
la proposition de Merleau-Ponty que la « science secrète » du peintre, la phiques : le néoréalisme et les pensées figurales de l’image. Or l’un et
spécificité de son interrogation, n’est pas l’exercice d’un pouvoir mysté- l’autre ont en commun de reprendre avec le visible et l’image « un com-
rieux inaccessible aux autres, mais bien plutôt « la question de celui qui merce avec le monde […] plus vieux que l’intelligence »1. Ce commerce
ne sait pas à une vision qui sait tout »29. Le corps de l’artiste doit être un mondain et cette présence sensible signent le programme de la nouvelle
lieu où se produit une interaction entre le visible et les projets moteurs, ou psychologie que Maurice Merleau-Ponty choisit de décrire en 1945 à par-
autrement dit, entre une passivité qui est une attention à la présence du tir de son double cinématographique. Le fond phénoménologique sur
monde et une activité qui est expression de cette présence. Le corps n’est lequel repose son invention, fut-il très tôt refoulé puis repoussé dans les
essentiellement que ce lieu d’apparition des choses et non pas l’agent marges du cinéma expérimental, n’a pourtant pas échappé à ses premiers
d’une maîtrise du visible. D’un point de vue politique, il est clair que des spectateurs. Dès 1896, Maxime Gorki relate la grisaille de spectres et de
conditions de liberté effectives et concrètes sont nécessaires pour que le fantômes voués à mimer éternellement la vie, tandis que vingt-cinq ans
peintre puisse exercer son interrogation inlassable. En ce sens, la mise en plus tard Jean Epstein jette les bases d’une théorie phénoménologique de
visibilité du fond invisible du corps de l’artiste dans le cinéma de Godard l’image cinématographique sous le nom de photogénie, anticartésienne
manifeste également la nature politique de toute création artistique véri- comme le sera plus tard L’œil et l’esprit. Dès Ciné mystique, l’un des tout
table, et permet ainsi de dépasser l’opposition entre un cinéma militant premiers textes de Jean Epstein, paru en 1921, ce dernier constate que
et un cinéma qui ressortirait aux beaux-arts.
Le ciné nomme, mais visuellement, les choses, et, spectateur, je ne doute pas une se-
conde qu’elles existent. Tout ce drame et tant d’amour ne sont que lumière et ombre.
Un carré de drap blanc, seule matière, suffit à répercuter si violemment toute la subs-
tance photogénique. Je vois ce qui n’est pas, et je le vois cet irréel, spécifiquement.2
27 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1960, p. 16.
28 Bernard Stiegler a déployé dans sa Misère symbolique (Paris, Galilée, 2005-2006)
les grandes lignes de la corrélation et de la codépendance réciproque entre la 1 MERLEAU-PONTY, Maurice, «Le cinéma et la nouvelle psychologie », in Sens et non
liberté politique et la créativité artistique. sens, Nagel, 1966, p 93.
29 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 30. 2 EPSTEIN, Jean, «Ciné mystique», in Ecrits sur le cinéma, t. I, Paris, Seghers, 1974, p. 102.
170 l’empreinte du visuel l’œil pittoresque de mark lewis 171

Cette intuition décisive se retrouve dans la philosophie de Merleau-Ponty naturel que ce soit Cézanne qui inspire à Merleau-Ponty de nouvelles mé-
qui, dans ses notes de travail du mois de mai 1960, consigne cette dou- ditations, décidément anticartésiennes. Il n’était pas non plus surprenant
blure d’invisible de tout visible : que le cinéma fut amené à s’y confronter dans l’urgence métaphysique de
l’immédiat après-guerre. Question qui n’a cessé ensuite de se reformer
Quand je dis donc que tout visible est invisible, que la perception est imperception, dans le cinéma moderne et contemporain, de Jean Rouch à Kiarostami, de
que la conscience a un punctum caecum, que voir c’est toujours voir plus que ce
Straub et Huillet à Christi Puiu. La solution entrevue par Merleau-Ponty
qu’on voit, – il ne faut pas se figurer que j’ajoute au visible parfaitement défini
comme un en Soi un non-visible (qui ne serait qu’absence objective) – il faut com-
consistait à admettre que toute information de la perception est attachée à
prendre que c’est la visibilité même qui comporte une non-visibilité.3 une transcendance silencieuse dont elle n’est jamais qu’un aspect. Ainsi,

On le sait, cinéma et philosophie, esthétique et phénoménologie, se sont la conscience peut, avec le temps, altérer la structure de ses paysages, […] à chaque
instant, son expérience ancienne lui est présente sous la forme d’un horizon
rencontrés plus directement encore au milieu du 20e siècle, partageant
qu’elle peut rouvrir, si elle le prend pour thème de connaissance, dans un acte de
ce que Merleau-Ponty recueillait dans sa conférence du 13 mars 1945 à remémoration, mais qu’elle peut laisser en « marge » et qui alors fournit au perçu
l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques, comme « une certaine une atmosphère et une signification présentes.7
manière d’être, une certaine vue du monde qui est celle d’une généra-
tion »4. Cette rencontre a été explicitement soutenue par André Bazin qui, Revenir au champ phénoménal pour mieux fonder le champ transcen-
dans sa lettre à Aristarco, donne la formule phénoménologique du néo- dantal dont le sujet dépend, c’était donc pour Merleau-Ponty décomposer
réalisme: « Le néoréalisme est une description globale de la réalité par une le jeu des lois psychologiques qui sous-tendent toute expérience percep-
conscience globale. »5 Elle a surtout été portée par le critique, philosophe tive et restaurer le jeu des relations phénoménologiques qui baignent
et abbé Amédée Ayfre, professeur au séminaire du Saint-Sulpice entre le sujet et le monde, inséparablement. La peinture de Cézanne a servi
1952 et 1964, qui, très tôt, comprend que le néoréalisme s’impose comme de guide à cette exploration phénoménale, qui faisait dire à Merleau-
une description phénoménologique du monde. De son côté, Merleau- Ponty que « la vision est la rencontre, comme à un carrefour, de tous les
Ponty est conscient que la phénoménologie n’est pas qu’une affaire de aspects de l’Être »8, manière de souligner que dans le tableau, se croisent
philosophe et qu’elle peut se laisser pratiquer comme matière et comme ou s’enlacent les propriétés aspectuelles du visible, son dehors, et l’éner-
style. C’est à ce titre que je souhaite m’intéresser à une œuvre contem- gie libre de sa mise en mouvement dans le corps du peintre qui signe
poraine de Mark Lewis, Algonquin Park, Early March (2002) qui n’a rien une profondeur.
perdu de ce précepte inaugural de la psychologie moderne : « Quand je
perçois, je ne pense pas le monde, il s’organise devant moi. »6
La question fondamentale qui guide Merleau-Ponty dans ses notes De l’invention esthétique du pittoresque (18e siècle) à sa réduction
de travail – comment revient-on au phénoménal, au monde vertical, au iconographique (19e siècle)
vécu ? – est une question qui commence de se former alors que cèdent C’est cette logique visuelle et ce conflit qui s’emparent de la conscience,
les dernières résistances néo-classiques du 19e siècle. Il était donc assez que je souhaite interroger à nouveau, non pour en tirer quelque argument
philosophique, je ne suis pas philosophe, mais pour tenter, en théoricien
3 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris, du cinéma, d’en relire le travail dans l’espace des images de la peinture
Gallimard, 1964, p. 295. et du cinéma. Or il me semble que l’un des aspects étudiés par Merleau-
4 MERLEAU-PONTY, «Le cinéma et la nouvelle psychologie », in Sens et non sens, op. cit., Ponty – soit les relations qui se font entre perception et souvenir, entre
p. 106.
5 BAZIN, André, « Défense de Rossellini», in Qu’est-ce que le cinéma?, Paris, Cerf,
1985, p. 351. 7 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945,
6 MERLEAU-PONTY, Maurice, «Le cinéma et la nouvelle psychologie», in Sens et non-sens, p. 30.
op. cit., p. 91. 8 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1962, p. 86.
172 l’empreinte du visuel l’œil pittoresque de mark lewis 173

vision et mémoire, relations qui orientent toute théorie de l’image – avait dominante. À ce titre, le pittoresque qui naît au 18e siècle est à bien des
fait l’objet dans la peinture et le cinéma d’une attention spécifique au égards le symptôme d’un nouvel âge de la sensibilité, qui confère à l’art
titre de ce que la philosophie anglaise a inventé sous le beau nom de la possibilité d’élever les perceptions naturelles au rang de perceptions
pittoresque. Voilà ce que je désire commencer de réfléchir : comment organisées. Or, avec le pittoresque, c’est l’expérience intime du monde qui
cette notion, qui pose ou instruit entre ma perception et le monde les se trouve ainsi recourbée et, pour tout dire, médiatisée par les formes de
formes médiatisées des images de l’art, qui a connu très vite, dès les l’art. Voilà donc l’expérience qui nous ramène à Merleau-Ponty.
débuts du 19e siècle une inexorable érosion, au point de déclencher de L’imagerie pittoresque qui se développe au 19e siècle fait la contre-
violents rejets à son égard – c’est Balzac qui, dans Le Dernier Chouan, épreuve de la profondeur, du chiasme et de la chair merleau-pontiens,
s’en éloigne au profit d’un retour au pictural, c’est Eugène Fromentin incapable de rendre compte des formes et des forces germinatives qui
qui se dit anti-pittoresque dans son refus de suivre la mode orientaliste, nous ouvrent à la doublure d’invisible qui trame sa figuration. C’est que
c’est Henri Matisse qui se déclare fermement anti-pittoresque dans ses si le pittoresque disparaît comme problème esthétique et phénoménolo-
voyages et dans sa peinture de paysage –, comment donc cette notion a- gique au 19e siècle, il se renouvelle comme programme encyclopédique.
t-elle pu faire l’objet depuis le début des années 1980 d’un nouvel intérêt Le monde s’écrit en extension et non en profondeur. C’est à ce titre qu’il
esthétique, et cela au moment même où les arts ne sont plus tenus par la survit, se développe et prospère. Le pittoresque se voit ainsi mis au service
singularité moderniste de leur médium, où la question du paysage s’est d’une pédagogie générale qui concerne tout le 19e siècle. Pour la seule
profondément reformée, que ce soit avec les artistes du Land Art ou au année 1833 qui voit la création du Magasin Pittoresque, on rencontre pêle-
titre de ce que peut retenir sous le nom de cinéma contemporain ? mêle une Histoire pittoresque du Mont-Saint-Michel, une Histoire pittoresque
Je commencerai donc par retenir du pittoresque ceci que, de l’esthé- de la Révolution, une Encyclopédie pittoresque de la musique, une Médecine
tique qui gouverne l’art des jardins, les relations de voyages et l’architec- pittoresque, un Journal pittoresque des tribunaux ou bien encore un Guide
ture, le 18e siècle anglais a dégagé la forme d’une expression poétique qui pittoresque du voyageur en France, dont on connaît aujourd’hui encore la
donne à la peinture, et avec elle aux images et à l’art, un rôle majeur dans prospérité sous d’autres titres. Le catalogue des Vues Lumière et les Archives
l’organisation de la perception. Non sans une certaine ironie, les romans de la planète d’Albert Khan ne dérogent pas à l’iconographie pittoresque
de Jane Austen – Pride and Prejudice bien sûr ou Northanger Abbey – ont dont ils sont les héritiers. Le pittoresque a donc deux faces, l’une lisse et
été les témoins privilégiés de ce tournant phénoménologique, qui prête distante qui schématise le visible, l’autre rugueuse et incorporante qui
à une catégorie esthétique instruite entre le Beau et le Sublime, le pit- dédouble notre perception et laisse les choses naître une deuxième fois.
toresque, le pouvoir de légiférer sur le monde et de soumettre la per- Regarder pour le promeneur idéalisé de Gilpin, c’est se rendre capable d’un
ception naturelle, au point de déplacer la chose vue du côté de la chose faire, d’une poiesis qui aménage ou construit la vue que l’on se donne à la
reconnue et de recomposer le paysage perçu à partir de sa représenta- manière d’un tableau. On parcourt un paysage pour y exercer son regard
tion. Nous pourrions ici reprendre une expression de Jacques Rancière et refaire des tableaux à la manière du Lorrain, on développe toute une
pour caractériser ce phénomène, et dire que le pittoresque a joui très technique de la perception retardée, on lie fermement expérience du corps
tôt du privilège d’introduire un nouveau partage du sensible qui, pour ses marchant et du regard éprouvant. Mais c’est aussi un mode d’être qui s’ac-
premiers promoteurs, William Gilpin et Uvedale Price, participait d’une corde à une sensibilité, une aisthesis, qui définit autant un nouveau sujet de
reconfiguration esthétique et politique de l’espace et du temps. On n’a pas l’art – un spectateur actif et savant, tout à la fois promeneur régionaliste et
manqué d’insister sur le rôle politique qu’a joué le pittoresque : d’inven- voyageur européen – qu’une nouvelle visibilité, qui nous donne l’occasion
tion de l’art – c’est une manière de voir qui se veut manière de peindre de faire l’expérience de ce que Merleau-Ponty appelait le «sensible d’autrui
par les seuls moyens d’une vision savante, qui cherche dans le paysage pour moi »9. L’œil pittoresque est un œil savant, mais qui recherche et
les formes et les compositions de Poussin ou de Salvatore Rosa –, le pit-
toresque se fait invention de la polis – une manière de faire du paysage 9 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., « Notes de travail », 26 novembre
vu et architecturé une signature et un emblème politiques d’une classe 1959.
174 l’empreinte du visuel l’œil pittoresque de mark lewis 175

sait satisfaire le plaisir d’une émotion esthétique. Le sentiment esthétique dont le pittoresque avoué et analysé par Gilles Tiberghien, se déploie théo-
éprouvé à la vue d’un paysage est ainsi lié à la possibilité de retrouver les riquement dans cette œuvre de 1969, Neuf déplacements de miroir, Yucatan.
formes de l’art. Ce qui m’émeut dans la nature c’est le tableau, ce dont je
jouis devant un paysage de plein air c’est d’une belle composition picturale:
je suis devant ce morceau de paysage comme devant une peinture. Ce n’est Mark Lewis : le chiasme pittoresque
certes pas la première fois que l’on s’émeut devant un beau paysage, mais L’œuvre de Mark Lewis rencontre la question pittoresque sous de tout
cette manière nouvelle de regarder et de s’émouvoir repose désormais sur autres rapports, qui tiennent pour l’essentiel à la manière dont le régime
un préalable esthétique, le tableau, qui introduit une nouvelle relation contemporain de l’art a rendu possible un cinéma dispensé de l’exception
entre le sujet et l’objet d’une perception, entre les perceptions naturelle économique de son dispositif historique. Toute une partie de son œuvre,
et culturelle, immédiate et médiatisée par les formes de l’art. Pour le dire appliquée à renouveler la question récurrente de l’hybridation des mé-
dans des termes merleau-pontiens, le pittoresque nous permet de faire diums, s’est organisée autour du rapport entre mouvement et immobilité,
in situ, devant un morceau de nature, l’expérience de ce qui, dans l’art, entre image et motion picture, toute chose qui l’ont amené à se saisir de la
parfois, ressortit «au lien de la chair et de l’idée, du visible et de l’arma- très ancienne question de la picturalité du cinéma :
ture intérieure qu’il manifeste et qu’il cache»10. Le paysage est ainsi à la
fois lui-même, circonscrit et visible dans l’apparat de ma perception, et I like to think that my work is premised on the idea that, under certain circums-
tances, film might aspire to be a pictorial art and that film might continue at the
déjà autre chose, agrandi d’une perception non naturelle, visible «dans la
same time reinvent the picturesque tradition, a tradition that historically has been
description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en est la constructed, challenged and defined through the painted genres and more recently
doublure et la profondeur».11 Si la vision, comme y insiste Merleau-Ponty through photography.15
dans L’œil et l’esprit, tient à cette «précession de ce qui est sur ce qu’on voit
et fait voir, de ce qu’on voit et fait voir sur ce qui est »12, relation renversée Le plus intéressant n’est cependant pas tellement qu’il ait choisi de rani-
qui porte les signes de l’entrelacs, on mesure que le pittoresque, pour mer une notion finalement peu théorisée, le pittoresque, mais qu’il l’ait
demeurer sous le contrôle des prescriptions poétiques de l’art tel qu’il associée à une conception originale du cinéma, qui l’amène à dire de ses
s’exerce sous le règne des Beaux-arts, n’en demeure pas moins ouvert films qu’ils ne sont jamais que des « simulacres de cinéma ». Or l’idée
aux échanges qui se font entre un corps voyant et le monde, entre moi de simulacre cinématographique, sur son versant mélioratif, c’est-à-dire
et autrui, échanges que Merleau-Ponty relevait du beau nom de chiasma. après le travail de réhabilitation deleuzien, décrit la possibilité d’une ciné-
L’art qui a accompagné la philosophie de Merleau-Ponty témoigne de cette matographie indifférente à toute évaluation ontologique. Forme positive
quête phénoménologique, non comme l’exemple fait voir le principe et le qui ne souffre d’aucune altération, le simulacre n’est plus ici la mauvaise
rend intelligible pour celui qui rechigne à l’abstraction, mais au titre d’une image platonicienne, l’image dépréciée, la copie dévaluée qui hante le mo-
efficacité sensible qu’il a en commun avec la phénoménologie, dont il par- dèle. Ni image-fantôme ni fantôme d’image, le simulacre lewissien avoue
tage cette certitude «que le monde, l’Être, sont polymorphisme, mystère et d’abord une certaine manière d’affirmer le devenir de ce qu’il répète. Il
nullement une couche d’étants plats ou d’en soi. »13 Cette conviction que «le est en somme, plus radicalement, affirmation d’une puissance non réa-
visible s’enroule sur le corps voyant, que l’un et l’autre travaillent comme lisée du même. Il ne s’agit donc pas d’imiter cinématographiquement la
deux miroirs face à face qui touchent à chacun des aspects et des rameaux peinture, tel tableau dont on copierait les couleurs, la lumière ou la com-
de l’autre»14, voilà ce qui fera tout le projet artistique de Robert Smithson, position, mais, tout autrement, de développer cinématographiquement
des qualités picturales, comme on découvre de nouvelles puissances que
10 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 182. le tableau contenait mais ne pouvait déployer. Ce n’est donc plus le plan
11 Ibid., p. 193.
12 MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit, op. cit., p.
13 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 300. 15 DZIEWIOR, Yilmaz, « Conversation with Mark Lewis », in DUBOIS, Philippe (éd.),
14 Ibid., p. 189. Cinema and Contemporary Visual Arts, Cinéma & Cie, no 8, 2006, p. 49-57.
176 l’empreinte du visuel l’œil pittoresque de mark lewis 177

qui fait tableau ou qui imite le tableau, c’est le tableau qui se réinvente la peinture. Il semble ainsi que notre perception s’acquitte des détermi-
cinématographiquement, qui se singularise sous d’autres formes que la nations techniques qui commandent la présentation de l’œuvre – nous
peinture ne connaît pas, mais sait reconnaître. Tableau en cinéma, tableau oublions le médium –, et que notre disposition culturelle devant le film
qui, pour ne repasser par aucune condition de matière de la peinture, nous amène à retrouver la forme-tableau qui réorganise notre perception.
voudrait n’être rien de moins qu’intensément pictural. Tel est l’enjeu Nous voyons un film, mais nous percevons la manière du tableau. Nous
du plan-tableau de Mark Lewis. Telle est aussi sa volonté pittoresque de sommes au cinéma, mais notre perception se trouble, contrariée par une
faire tableau : le pittoresque jouant ici d’un double ressort. D’une part, sensation picturale, qui nous demande d’accepter ensemble, le tableau et
il permet de placer le paysage cinématographique sous la condition de le film, la peinture et le cinéma.
son modèle pictural, qui fonctionne toujours comme une fiction d’ori- Il s’agit donc de découpler la durée filmique de son efficacité diégé-
gine. D’autre part, il donne l’occasion d’interroger les strates visuelles qui tique, de réintroduire l’immobilité picturale à partir de cette suspension
organisent ma perception lorsque je suis devant de telles images cinéma- de l’attention qui scrute l’image sur sa part d’événement. Pour autant,
tographiques. Mais il faut le redire, la picturalité ainsi obtenue n’est pas c’est en supprimant la fonction événementielle de l’image, en ramenant
celle d’une imitation extérieure à la peinture, qui doterait le cinéma du l’image à sa nullité dramaturgique, que Mark Lewis parvient à recueillir
pouvoir de faire tableau. Le modèle que se donne Mark Lewis n’est ainsi dans l’image la part visuelle qui dresse le tableau de peinture dans le
pas exactement la peinture mais la sensation picturale 16. Cette expérience plan filmique, condition nécessaire aux yeux de Mark Lewis pour nous
n’est donc pas celle de Pasolini ou de Raoul Ruiz qui revisitent de manière redonner accès au monde, pour nous rendre à la sensation de ce paysage
explicite la tradition du tableau-vivant, ni celle de Rohmer qui achève le enneigé. Voilà le paradoxe : le cinéma n’accède au réel qu’à travers l’effet
rêve dynamique d’Elie Faure qui imaginait l’animation des plafonds du d’une forme-tableau qui emprunte à la peinture flamande. Ma perception
Tintoret. Bien au contraire, le plan-tableau est plan et film avant tout, s’oriente picturalement, elle s’organise à partir d’une sensation tableau qui
c’est-à-dire, comme le disait de tout film Maurice Merleau-Ponty, « forme fait retour au monde. La transparence ontologique du médium cinémato-
temporelle » essentiellement. Il y a lieu de s’arrêter sur cet aspect que graphique est ici opacifiée par la peinture, augmentée d’une profondeur
Mark Lewis n’a pas manqué de théoriser : qui complique l’évidence ontologique de l’image cinématographique.
La critique, qui a cherché à élucider le référent iconographique d’Algon-
It is in fact its relationship to and experience of time and duration that initially gave
quin Park, a un temps hésité entre Brueghel et Avercamp. Mark Lewis,
to film some continuity with the ambition of painting and which, in a contradictory
way, produced within film its own pictorial ambitions.17
sans jamais citer son propre film, s’est en revanche laissé aller à com-
menter ses propres impressions devant les paysages enneigés de la pein-
Le film évolue donc sur deux principes apparemment contradictoires : ture flamande. C’est à ce propos qu’il convoque le tableau de Hendrik
d’une part, un effet tableau dont les caractères d’immobilité et de fixité sont Avercamp, Scène d’hiver avec patineurs près d’un château. Mark Lewis
néanmoins contredits par la mobilité du motif et, d’autre part, une sensa- s’exprime en ces termes :
tion picturale, qui ressortit à la pression insistante d’un référent, quelque
Il y a une émotion indiscutable des vues hivernales. Splendides paysages dénu-
chose qui nous tourne du côté de la peinture flamande ou hollandaise, qui
dés recouverts de neige et de glace, dont les couleurs vives deviennent autant de
nous laisse le goût d’un tableau de genre, sans qu’il soit immédiatement signes de vie bondissant sur un fond vide et blanc. Un étrange staccato submerge
possible d’identifier un Brueghel, un Pieter Balten ou un Abel Grimmer. les vues hivernales, ramène tout à la surface de l’image comme s’il s’agissait des
En d’autres termes, devant Algonquin Park de Mark Lewis, on est à même, irrégularités de la surface du monde. Pour moi, un paysage d’hiver peint au 15e
simultanément, de voir un film, de songer à un tableau et d’éprouver de ou au 16e siècle semble parfois contenir les signes précurseurs du mouvement
cinématographique à venir.18
16 Sur ce point voir: LE MAÎTRE, Barbara, « Économies du référent 1. Forme fossile. Sur
Algonquin Park, Early March (Mark Lewis, 2002)», in Cinéma & Cie, International
Film Studies Journal, no 10, printemps 2008. 18 LEWIS, Mark, « People on a Sunday, Octopus on a Tuesday», in Afterall, trad. Barbara
17 DZIEWIOR, Yilmaz, « Conversation with Mark Lewis», op.cit., p. LeMaître, no 11, 2006, p. 125.
178 l’empreinte du visuel l’œil pittoresque de mark lewis 179

C’est la leçon qu’a tirée Barbara Le Maître qui, choisissant d’abandonner Lewis éprouve devant le tableau d’Averkamp – il lui est donné d’éprouver
l’identification d’un tableau particulier, lui préfère ce qu’elle a nommé la sensation d’un paysage enneigé –, le cinéma lui permet de le retrouver.
avec justesse la sensation Averkamp, manière de désigner la «prégnance Il s’agit donc bien de faire sentir à partir d’un film une sensation éprouvée
d’une peinture à la fois matériellement absente et imaginairement sou- devant un tableau, lorsqu’on parvient à quitter le tableau pour entrer dans
veraine »19. La leçon est d’importance, parce que le référent n’est pas le le paysage. Le staccato éprouvé devant le tableau s’actualise en cinéma, il
tableau, mais cette légère mise en mouvement du temps pictural qui s’étire dans le temps de la durée filmique. Et s’actualisant, il fait sentir la
déborde sa condition d’image peinte. C’est là faire cas de deux paradoxes peinture. Quittant son seul registre musical pour atteindre à des valeurs
qui gouvernent l’esthétique de Mark Lewis. Premier paradoxe : le film visuelles, le film se développe en suivant la ligne affective d’une sensa-
force la picturalité de ses images en construisant une situation qui par- tion picturale, une sensation dont l’effet staccato est alors déployé au titre
vient à concilier le legato de la durée filmique et le staccato de la vue des possibilités cinématographiques du film : étirement et suspension,
hivernale. Or, jouer staccato c’est à la fois suspendre et étirer, étouffer un étouffement et durée.
son et former un intervalle. Lorsque Mark Lewis parle de staccato devant Le paradoxe est donc bien celui-ci : ce qui est proprement cinéma-
des paysages enneigés, il s’agit à la fois de souligner l’étouffement d’un tographique – le mouvement et le temps, la forme temporelle dont nous
univers sonore et la durée associée qu’il impose. Or c’est cela que nous parle Merleau-Ponty – travaille à amplifier une durée et un mouvement
restituent les vues hivernales d’Averkamp ou de Brueghel : la sensation proprement picturaux. Le film de Lewis libère des puissances picturales
silencieuse d’un paysage enneigé pris dans une durée. Les tableaux des qu’il actualise dans un plan-tableau, dont l’effet général ressortit à une
maîtres flamands ont réussi à composer un type de paysage qui contient expérience pittoresque du paysage. D’un côté, il s’agit de restituer ciné-
en puissance la sensation d’une durée. Deuxième paradoxe : les films- matographiquement les mouvements et les durées éprouvées du tableau.
tableaux de Mark Lewis ne sont pas privés de mouvement. Ils sont, bien Le tableau est alors conçu comme une unité concertante de durées et
au contraire, animés de très légers et très lents mouvements. Tantôt c’est de mouvements virtuels. De l’autre, il s’agit d’affirmer que le mouve-
le mouvement des motifs – le canoë de la version September d’Algonquin ment et le temps cinématographiques peuvent accroître la picturalité
Park –, tantôt c’est le mouvement très lent de la caméra qui trouble légè- de la peinture, qu’il existe en somme des qualités cinématographiques
rement la composition du plan-tableau – la version Early March. Loin de proprement picturales. C’est là retrouver le problème qui s’impose à
contrarier ou d’empêcher le tableau de se former, il semble néanmoins la phénoménologie : « le problème », écrit Merleau-Ponty, à propos du
que ce soit le mouvement cinématographique qui libère le temps pictural champ phénoménal,
de l’image. Mark Lewis l’a exprimé dans ses propres termes, lorsqu’il se
est de comprendre ces relations singulières qui se tissent entre les parties du
dit «interested in considering how different types of time can be inscribed
paysage ou de lui à moi comme sujet incarné et par lesquelles un objet perçu peut
simultaneously in the same work »20. C’est comme si le mouvement du concentrer en lui-même toute une scène ou devenir l’imago de tout un segment
plan cinématographique libérait les forces picturales d’un agencement de vie.21
pittoresque qui ignore la ligne abstraite de l’image-mouvement. Le mou-
vement insensible mais réel de la caméra ou du motif produit donc un Le pittoresque a été brièvement, dans sa courte histoire, l’objet de tels
deuxième mouvement qui, progressivement, se substitue au premier. Ce échanges entre un sujet et le monde. Après sa longue éclipse, qui s’est
mouvement quasi rêvé, ce mouvement virtuel qui prend les allures d’une faite au nom d’un programme encyclopédique et d’une sensibilité aux
hallucination vraie, appartient de droit à la peinture. Il advient en cinéma, valeurs cinétiques du monde moderne, il semble que l’art contemporain
mais pour donner à éprouver ce qui appartient à la peinture. Ce que ait redécouvert la charge phénoménologique que cette notion esthétique
comportait.
19 LE MAÎTRE, « Économies du référent 1. Forme fossile. Sur Algonquin Park, Early
March (Mark Lewis, 2002)», op.cit., p. 21.
20 DZIEWIOR, Yilmaz, « Conversation with Mark Lewis», op.cit., p. 50. 21 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op.cit., p. 64.
180 l’empreinte du visuel l’œil pittoresque de mark lewis 181

Le pittoresque est inséparable d’une politique du sensible


film de Mark Lewis, dans la sensation Averkamp qui s’impose à moi, voilà
La force pittoresque du film-tableau de Mark Lewis réside donc en ceci enfin ce qui semble agir encore dans l’idée de pittoresque.
qu’elle établit en moi un décollement des adhérences qui me lient au
visible. Entre le visible de l’image filmique et l’invisible de l’image pic-
turale, qui se laisse voir malgré tout, se fait jour une différence visuelle
qui découvre de quelle profondeur est faite l’image. Voilà bien la spéci-
ficité de l’image cinématographique lewissienne. Elle double les choses
d’une perception qui les redonne comme telles, en même temps qu’elle
y incorpore des strates visuelles qui rendent sensible et évident ce que
la phénoménologie essaie de penser philosophiquement : «deux images
décalées et non superposables prennent soudain comme profils de la
même chose en profondeur »22, dira Merleau-Ponty. Le pittoresque a été
le symptôme d’une époque qui a vu se modifier « le rapport entre les pro-
ductions conscientes de l’art et les formes involontaires de l’expérience
sensible ».23 Époque qui n’abrite pas tant la naissance de cette nouvelle
catégorie esthétique, qu’elle ne décide d’un nouveau régime du sensible
qui a l’art pour raison et pour modèle. Le pittoresque a donc signé au
18e siècle la visibilité sociale d’une conversion esthétique des manières
d’être, ou, si l’on préfère, nous dirons qu’en plaçant l’expérience sensible
sous les espèces raisonnées de l’art et des œuvres, le pittoresque fait
démonstration d’une unité du champ esthétique en même temps que
de l’inséparabilité des expériences artistiques et prosaïques de la vie. Sur
la fin du 20e siècle le pittoresque a été l’objet d’une attention nouvelle
au nom de cette médiatisation de la perception, qui rend compte d’une
profondeur du visible ouverte aux formes survivantes des images de l’art,
mais pas seulement, parce qu’elle double aussi sa surface figurative d’une
épaisseur figurale. N’est-ce pas retrouver la question que formait Maurice
Merleau-Ponty dans ses Notes de Travail sur Le visible et l’invisible :

En quel sens le paysage visible sous mes yeux est, non pas extérieur à, et lié syn-
thétiquement aux […] autres moments du temps et au passé, mais les a vraiment
derrière lui en simultanéité, au-dedans de lui et non lui et eux côte à côte «dans »
le temps.24

Voilà bien ce qui, me semble-t-il, se retrouve dans la forme-tableau du

22 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., « Notes de travail», p. 269.


23 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, op.cit., p. 14.
24 MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 315.
Les auteurs

Emmanuel Alloa est Maître de conférences en Philosophie à l’Univer-


sité de Saint-Gall et Senior Research Fellow au Pôle National Suisse de
Critique de l’Image. Il enseigne l’esthétique au Département d’arts plas-
tiques de Paris-8 Saint Denis et codirige, aux Presses du réel, la collection
«Perceptions » dédiée aux appareillages du visuel et à l’histoire de la
sensibilité.

Mauro Carbone est Professeur de Philosophie (spécialité : Esthétique) à


la Faculté de Philosophie de l’Université Jean-Moulin Lyon-3, ainsi que
membre senior de l’Institut Universitaire de France. Il est l’un des fon-
dateurs et des directeurs de la revue Chiasmi International. Il co-dirige la
collection « L’œil et l’esprit. Esthétique, phénoménologie, textes plurilin-
gues » auprès de la maison d’édition Mimesis.

Anna Caterina Dalmasso est doctorante en Philosophie auprès de l’Univer-


sité Jean-Moulin Lyon-3, au sein de l’Institut de Recherches Philosophiques
de Lyon. Elle participe au LabEx « Intelligence des Mondes Urbains » et
contribue à des revues et projets à la croisée entre philosophie et cinéma.

Oliver Fahle est Professeur de Théorie et d’Esthétique du cinéma et de


l’audiovisuel à la Ruhr-Universität de Bochum. Ses recherches portent sur
l’esthétique du cinéma, de la télévision et de l’image numérique.

Galen A. Johnson est Professeur de Philosophie à l’Université de Rhode


Island et directeur du département de Philosophie. Il est aussi Directeur
du Centre pour les Sciences Humaines et Sociales (Center for the
184 l’empreinte du visuel

Humanities) de l’Université de Rhode Island et secrétaire général du Table


cercle international Merleau-Ponty.

Stefan Kristensen, docteur en Philosophie, est enseignant-chercheur à


l’Unité d’Histoire de l’art de l’Université de Genève. Membre fondateur
des éditions MētisPresses, il en co-dirige la collection littéraire «Le métier
à tisser».

Benjamin Labé, certifié de lettres modernes et docteur en cinéma, est


actuellement PRCE à l’Université Lumière Lyon-2 et membre de l’équipe
Passages XX-XXI. Ses domaines d’enseignement et de recherche portent
principalement sur l’esthétique, l’esthétique du cinéma et le cinéma
contemporain.
Préface, Mauro Carbone �
La différence entre l’image et le visuel, Oliver Fahle ��
Pierre Rodrigo est Professeur de Philosophie à l’Université de Bourgogne.
Il est également membre associé des « Archives Husserl » de Paris. Il est Voir et toucher, Pierre Rodrigo ��
co-directeur de publication de la collection «L’œil et l’esprit» aux éditions Sur la pluralité des arts, de Lascaux à aujourd’hui, Galen A. Johnson ��
Mimesis ainsi que de la revue Chiasmi International. La phénoménologie en négatif, Emmanuel Alloa ��
Le visible et le visuel, Vivian Sobchack ��
Vivian Sobchack est Professeure émérite au département de Film,
Télévision et Médias Digitaux de l’Université de Californie, à Los Angeles Voir selon l’écran, Anna Caterina Dalmasso ���
(UCLA), université dans laquelle elle a précédemment tenu le poste de Pour une réhabilitation ontologique de l’écran, Mauro Carbone ���
Vice-Rectrice de la faculté de Théâtre, Film et Télévision. En 2012, la Le cinéma selon et à l’insu de Merleau-Ponty, Benjamin Labé ���
Society for Cinema and Media Studies lui a décerné le Distinguished
Voir le fond des choses, Stefan Kristensen ���
Career Achievement Award.
L’œil pittoresque de Mark Lewis, Luc Vancheri ���
Luc Vancheri est Professeur à l’Université Lumières-Lyon 2 et directeur
Les auteurs ���
du département des Arts de la Scène et de l’Image. Il enseigne l’Esthé-
tique du cinéma et la Théorie des images. Il est co-directeur de la collec-
tion «Le vif du sujet» chez Alter éditions.
Achevé d’imprimer sur les presses de L.E.G.O. S.p.a
Vicenza | Lavis (TN), décembre 2012

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