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Collection « Nouvelles pédagogies »

dirigée par Jean-Philippe Denis, Aude Deville & Olivier Meier

Comprendre le management avec La casa


de papel
Mathias SZPIRGLAS
Avec la participation de Marine Agogué
Postface de Albert David
Illustrations de Céline Lamade

136 boulevard du Maréchal Leclerc


14000 Caen
© Editions EMS, 2023
Tous droits réservés
www.editions-ems.fr
ISBN : 978-2-37687-726-4
(versions numériques)

Sommaire

Avant-propos
La fabrique de la série
Álex Pina, un showrunner, expert dans tous les genres sériels
La casa de papel, de l’échec relatif au succès mondial
Le casse de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre
Les braqueurs
Les otages
Les forces de police
L’histoire

Introduction
La casa de papel, un cours de management ?
Un manuel de management fondé sur La casa de papel
Les origines du management
Contenu et guide d’utilisation de l’ouvrage
Références
Tableau synthétique des épisodes analysés

1. Organiser les activités humaines


Une organisation pour faire le casse du siècle ?
De l’équipe à l’organisation
Qu’est-ce qu’une organisation selon La casa de papel ?
Pourquoi les organisations existent-elles ?
Diviser le travail
Une division du travail qui pousse à la spécialisation
Coordonner le travail
Références

2. Structurer une organisation


Les cinq parties de l’organisation, selon La casa de papel
Le centre opérationnel
Le sommet stratégique et la ligne hiérarchique
Les fonctions de soutien logistique
La technostructure
Les parties prenantes dans les organisations impliquées dans le braquage de la
Fabrique nationale
Les flux qui traversent les organisations impliquées dans La casa de
papel
Les flux d’autorité formelle : l’organigramme
Tout ce qui circule dans l’organisation
L’organisation, lieu de toutes les communications informelles
Des groupes de travail agiles et reconfigurables selon les projets
Quand on prend des décisions ad hoc
Références

3. Concevoir une organisation


Les paramètres de conception des organisations
La conception des postes de travail
Conception de l’architecture des organisations impliquées dans les événements de la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre
La conception des liens latéraux
La conception du système de prise de décisions
Formes d’organisations impliquées dans le casse de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre
Des tensions au sein des structures organisationnelles
La typologie des formes d’organisation impliquées dans le braquage de la Fabrique
nationale
Références

4. Exercer le pouvoir
Les sources de la légitimité et de l’illégitimité du pouvoir dans La
casa de papel
La légitimité traditionnelle
La légitimité charismatique
La légitimité rationnelle-légale
Maintenir l’autorité
La politique : l’autorité en action
Les jeux politiques
Exercice du pouvoir et information
Exercice de l’autorité et maîtrise des asymétries d’information
Asymétries d’information et incitations
Références

5. Construire le sens
Le braquage, un épisode cosmologique pour les otages
Les processus de construction du sens dans La casa de papel
Ordonner le chaos
Construire du sens pour prendre des décisions ?
Les décisions rationnelles et irrationnelles dans La casa de papel
De la rationalité limitée à la désoptimisation de l’organisation dans La casa de papel
Le cadrage : les bases de la construction du sens dans le braquage de
la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre
Signes, indices et processus d’enquête pour construire le sens
La construction des cadres de l’expérience pour produire le sens
Agir pour épurer les cadres
L’action pour construire le sens
Faire sens dans La casa de papel
Agir pour construire le sens
Sens et management et management du sens dans La casa de papel
La construction du sens au service du management
Comment les organisations apprennent-elles dans La casa de papel ?
L’organisation comme outil de gestion de l’incertitude et de l’inconnu
Innover pour surprendre, tromper et réussir le casse de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre
Références

6. Innover en management
Les leçons managériales du casse de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre
Planifier, Organiser, Diriger, Contrôler, la matrice technique du
management
Quand le Professeur gère de l’extérieur : réinventer le PODC à
distance ?
Un plan, des plans
Déléguer pour aligner l’organisation et permettre le management à distance
Du contrôle des moyens au contrôle des résultats
Valeurs et difficultés du management à distance
Remettre en cause ses logiques managériales de prédilection pour
s’adapter à l’inconnu
Le « management technique », fondé sur la Raison
Le « management organique », s’appuie sur la tradition
Le management « charismatique », fondé sur le charisme du leader
Quand innover en management s’avère crucial pour sauver le casse
Innover en management pour rendre le casse plus fiable
L’innovation managériale : le cas des femmes en situation de gestion dans La casa de
papel
Références

Conclusion
Des séries télé au management…
Des scénarios pour aborder toutes les disciplines du management
La variété des formes de management selon les secteurs d’activité
Recherche en management et conseillers scientifiques pour écrire les fictions sérielles
Références

Postface
Remerciements

Avant-propos

La fabrique de la série

Álex Pina, un showrunner, expert dans tous les


genres sériels
Dès les années 1990, Álex Pina, le réalisateur et showrunner1 de la
série La casa de papel, commence sa carrière comme journaliste dans
la presse écrite espagnole et un peu plus tard auprès de l’agence de
presse Europa. Il devient assez vite scénariste pour la télévision et en
1996, il rejoint Globomedia, l’une des principales entreprises de
production de contenus pour la télévision en Espagne. Dans ce cadre, il
participe en tant que scénariste et rédacteur à l’émission de la
Telecinco Caiga quien caiga2. Ce n’est qu’en 1997, qu’Àlex Pina
s’essaie à l’écriture pour la fiction sérielle pour la série télévisée Más
que amigos3, qui met en scène de jeunes amis dans la trentaine plongés
dans leurs problèmes quotidiens. Cette première expérience de création
pour la télévision va se poursuivre et amener Álex Pina, vers la
production puis la réalisation d’autres séries télé, comme la Famille
Serrano (2003-2008) diffusée d’abord sur Telecinco puis en France
sur France 3, en 2006. Cette série raconte l’histoire d’une famille
dysfonctionnelle et recomposée. Álex Pina y raconte, à nouveau,
l’histoire d’un petit groupe de personnages dans leur vie quotidienne.
Avec Los Hombres de Paco4 (2005-2010), qui s’étale sur 117 épisodes
et 9 saisons et sera diffusée sur Antena 3, il écrit une série policière qui
raconte l’histoire du chef de groupe Paco et de sa famille. Ce dernier
est joué par Paco Tous, que Álex Pina retrouvera dans La casa de
papel (Moscou).
Álex Pina s’essaie enfin à la série carcérale avec Vis-à-vis (2015-
2019), où il fait jouer Najwa Nimri qui incarnera Alicia Sierra dans La
casa de papel (S03-S05). La scénarisation de ce huis clos continue à
compléter les fondamentaux qui lui permettront de développer, plus
tard, la série La casa de papel. C’est aussi la première expérience,
pour le showrunner, de la reprise de ses créations par un network
américain : la Fox rachètera les droits des deux premières saisons et en
produira les troisième et quatrième. Fin 2016, Álex Pina quitte
Globomedia et fonde sa propre maison de production de contenus :
Vancouver Media. Avec cette nouvelle entreprise, il a la volonté de
fabriquer des séries d’un nouveau type, en-dehors des canons de
l’industrie télévisuelle classique. La première création de la société est
La casa de papel, qui est diffusée sur Antena 3 à partir du 2 mai 2017
et réunit plus de quatre millions de téléspectateurs, avant de devenir un
succès mondial avec sa diffusion sur Netflix.

La casa de papel, de l’échec relatif au succès


mondial
La série La casa de papel est la première production de la société
créée par Álex Pina : Vancouver Media. Entre l’élaboration des décors
(hall d’entrée, imprimerie, bureaux et chambres fortes), le choix des
extérieurs, il s’est déroulé près de trois mois et cela a demandé le
travail d’une quarantaine de professionnels. Le tournage de la première
aventure a duré près de quatre mois de janvier à avril 2017, en vue
d’une diffusion sur la chaîne espagnole Antena 3 du 2 mai au 23
novembre 2017. L’accueil de la série est très satisfaisant, cela jusqu’à
la moitié des épisodes de la première aventure, qui compte près de
4,5 millions de téléspectateurs. Mais l’audimat s’érode jusqu’à être
très limité ce qui menace la pérennité de la diffusion sur la chaîne
espagnole.
C’est alors que la plateforme américaine Netflix achète les droits de
diffusion de la série afin de l’insérer dans son catalogue international.
La plateforme effectue un nouveau découpage des épisodes originaux
pour mieux les adapter à son audience. Aucune promotion n’est faite
pour cette nouvelle diffusion qui débute dès fin décembre 2017
(2020)5. Pendant un moment, l’audience ne décolle pas, mais après
quelques semaines, elle explose pour placer la série en tête des
diffusions dans la plupart des pays où sont distribuées les
productions Netflix. De janvier à avril 2018, la série est vue plus de
17 millions de fois, ce qui la place en première position des séries les
plus regardées pour 15 semaines sur 20 durant la période. De plus, elle
représente « 14 % de la consommation Netflix en France durant la
semaine faisant suite à la mise en ligne de la saison 2 »6.
Les vues de La casa de papel sur la plateforme sont accompagnées
par un engouement sans précédent pour la série sur les réseaux sociaux.
Les symboles de la série (masques à l’effigie de DalÍ, combinaisons
rouges, musique : Bella Ciao) sont repris dans le monde entier et
deviennent rapidement les étendards des luttes anticapitalistes.

Assez rapidement, Netflix invite Álex Pina à écrire une suite à


l’aventure de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre. Mais,
malgré des moyens d’une ampleur sans commune mesure avec ceux de
la production de la première aventure, le tournage rencontre diverses
difficultés. D’un côté, la grande et nouvelle célébrité des acteurs
trouble les tournages en extérieurs dans l’espace public. De l’autre, la
croissance des ambitions techniques et visuelles rend paradoxalement
plus aléatoire la réalisation sans encombre des scènes de la série. Le
soutien presque inconditionnel de Netflix permet aux réalisateurs de
donner aux saisons 3 à 5 une nouvelle ampleur susceptible de maintenir
les spectateurs dans une dépendance aux aventures de l’équipe du
Professeur (2020). Le tournage se déroule dans des lieux inédits et
paradisiaques (Thaïlande, Italie, etc.) de manière à renforcer l’attrait
pour la réussite du braquage. Le tournage de cette deuxième aventure a
duré de juillet 2020 à mai 2021, subissant de plein fouet les assauts de
la pandémie de la Covid-19.
Alors que le premier braquage à la Fabrique nationale de la monnaie
et du timbre se déroule sur 13 et 9 épisodes de 41 à 57 minutes en deux
saisons (découpage Netflix), le casse de la Banque d’Espagne est,
quant à lui, divisé en trois parties, contenant respectivement 8, 8 et 10
épisodes.
La série La casa de papel est donc non seulement un objet sériel
original mêlant passion, émotion, empathie, humour noir, réalisme et
anti-héros, mais il est aussi le résultat d’un travail d’équipe
particulièrement réussi. Il s’agit à la fois d’un succès public, mais
encore de la pertinence et de l’efficacité d’une équipe soudée formée
par les showrunners, scénaristes, équipes techniques et acteurs.
L’improvisation, et l’élaboration en temps réel des scénarios et des
dialogues, mais aussi l’interaction avec le public joue comme un miroir
de ce qui se passe dans la série et cela touche le spectateur (2020).
D’un point de vue purement managérial, la fabrique de la série La casa
de papel aurait donc toute sa place dans un manuel de management.
Après deux saisons et a priori pas de suite envisagée, Netflix prévoit
de laisser à un repos bien mérité les survivants des sympathiques
braqueurs de la série. La plateforme envisage toutefois de faire revivre
certains personnages dans des séries préquel et spin-off dans l’avenir.
Le personnage de Berlin sera le premier à en bénéficier et la
production a annoncé le tournage et la diffusion d’un spin-off en 20237.
Enfin, fort de ce succès occidental, Netflix a produit et diffuse
actuellement Money Heist Korea, un remake de la série originale qui a
été adaptée à la culture de divertissement coréenne. La réalisation de
cette nouvelle série, a été accompagnée par Álex Pina, mais présente
moins de situations typiquement managériales et contient plus de
violence et de romance, dénotant peut-être l’intérêt réduit des nouveaux
showrunners pour les préoccupations managériales et d’organisation.
Ce remake demeure intéressant pour comprendre la stratégie de la
plateforme Netflix dans un contexte de globalisation de la diffusion des
produits culturels.

Le casse de la Fabrique nationale de la monnaie et


du timbre
La première et seconde saison de la série La casa de papel, racontent
l’histoire d’un casse absolument exceptionnel, par une équipe de huit
braqueurs soigneusement choisis par le Professeur, dirigeant et
concepteur mystérieux d’un plan aussi ingénieux qu’infaillible. Il s’agit
de pénétrer dans la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre8, de
retenir prisonniers une soixantaine d’otages et, d’imprimer, pendant le
temps de la prise d’otages, 2,4 milliards d’euros en petites coupures,
sur les rotatives de l’imprimerie nationale9.
Présentons rapidement les personnages de la série afin d’en rendre
l’histoire plus accessible. Ceux-ci se divisent en trois groupes distincts
qu’il convient de décrire ici : les braqueurs, les otages et les forces de
police. Commençons par l’équipe de bandits qui prend d’assaut la
Fabrique nationale.

Les braqueurs
Le Professeur
Joué par l’acteur espagnol Álvaro Morte, Sergio Marquina de son
vrai nom – ou Salvador Martin, surnommé Salva, pour son identité
d’emprunt – est le cerveau du casse de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre (saisons 1 et 2), puis de la Banque d’Espagne
(saisons 3 à 5). C’est un jeune quarantenaire, barbu, portant des lunettes
et qui s’habille le plus souvent de manière classique et discrète. Il est
un idéaliste, extrêmement intelligent, pour qui voler n’est pas la finalité
des braquages qu’il entreprend. Il est un brillant joueur d’échecs et un
stratège hors pair. Pour se détendre, il aime fabriquer des origamis,
qu’il laissera comme signature de ses actes au cours de la série. Enfin,
il est relativement athlétique et maîtrise les techniques classiques de
self-défense et des arts martiaux.
Tokyo
Silene Oliveira, de son vrai nom, est interprétée par l’actrice Úrsula
Corberó, sera, durant toute la série, la narratrice de cette histoire. C’est
une jeune femme impulsive, d’une trentaine d’années qui aime faire la
fête et s’amuser pour ne plus penser à sa vie. Elle est devenue
braqueuse dès son adolescence sous l’influence de son petit ami, René
qui est beaucoup plus âgé qu’elle. Auteur de 15 braquages et d’un
meurtre, Tokyo est devenue la fugitive la plus recherchée du pays
depuis le braquage avorté durant lequel René a été abattu par la police.
Pendant les longs mois de préparation du braquage de la Fabrique
nationale, elle devient l’amante de Rio dont nous allons parler
maintenant.
Rio
Aníbal Cortés (joué par Miguel Herrán) est hacker ; il a commencé à
programmer dès son plus jeune âge et est reconnu dans le milieu comme
un petit génie de l’informatique. Après avoir fait une école
d’informatique, il a trouvé plus rémunérateur d’être pirate informatique
que de travailler dans une entreprise en tant qu’ingénieur IT. Il est
recherché par Interpol, suite à la réalisation de piratages informatiques
et d’attaques de systèmes de sécurité, alors qu’il avait tout juste 19 ans.
Rio est un cœur d’artichaud qui aime profondément Tokyo, qui est
d’une dizaine d’années son aînée.
Berlin
Andrés de Fonollosa Gonzalves, alias Berlin, incarné à l’écran par
Pedro Alfonso, est recherché pour pas moins de 27 braquages de
bijouteries, maisons de ventes aux enchères ou encore de fourgons
blindés. Il est reconnu comme l’auteur d’un cambriolage d’exception de
434 diamants sur les Champs-Élysées à Paris. Il est intelligent, élégant
et cultivé. Il est autant misogyne et narcissique qu’il est froid et
cynique. Il est le demi-frère du Professeur, et c’est probablement la
raison pour laquelle il assumera la direction opérationnelle du casse de
la Fabrique nationale. Il est aussi à l’origine de la conception du plan
du braquage de la Banque d’Espagne (saisons 3 à 5).
Nairobi

Nairobi, jouée par l’actrice Alba Flores, de son vrai nom, Ágata
Jiménez, est fausse-monnayeuse depuis l’âge de 13 ans. Elle a un fils,
Axel, dont elle a été séparée lorsqu’elle a été emprisonnée pour
possession et transport de substances illicites. Elle aime rire et est très
enthousiaste pour le travail bien fait. Elle joue souvent le rôle de
conciliatrice et de tempérance dans l’équipe. Elle est aussi une
féministe convaincue et lutte pour exister dans ce monde d’hommes.
Nairobi est embauchée par le Professeur pour assurer l’impression des
billets de banque dans l’imprimerie de la Fabrique nationale.
Moscou
Paco Tous, habitué des productions d’Álex Pina, incarne le rôle d’un
ancien mineur des Asturies, Augustin Ramos, alias Moscou est
spécialiste dans le creusage des tunnels, le maniement des lances
thermiques. Atteint de silicose, il a commencé à enfreindre la loi pour
pouvoir survivre et a réalisé de nombreux cambriolages dans des
boutiques de fourrure, des bijouteries et des banques. Il s’engage dans
le casse pour offrir à Denver, son fils, une vie meilleure et est recruté
par le Professeur pour ses excellentes capacités à percer des coffres-
forts. On apprendra qu’il a été marié et a abandonné sa femme
toxicomane et dépressive, pour élever seul Denver.
Denver
Ricardo Ramos, incarné dans la série par Jaime Lorente, est
bagarreur et est coupable de nombreux délits avec violence. Pourtant
Denver est un sensible au grand cœur. Il est un peu naïf et peu cultivé,
mais plein de bonne volonté. Il tombera amoureux d’une otage, Monica
Gaztambide, qui sera intégrée à l’équipe pour le second braquage à la
Banque d’Espagne.
Helsinki et Oslo

Joués respectivement par Darko Perić et Roberto García, Mirko


Dragić et Radko Dragić sont deux cousins ayant combattu lors de la
guerre de l’ex-Yougoslavie. Mercenaires, ils représentent à eux deux la
force brute de l’équipe.
Poursuivons cette présentation avec les infortunés otages qui se
trouvent dans la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre. Ils se
décomposent en deux groupes : d’un côté les visiteurs du musée de la
Fabrique nationale et de l’autre, les employés de l’institution. Nous
nous concentrerons sur ces derniers, car ils occupent une grande part de
l’intrigue de la série.

Les otages
Arturo Román
Arturo Román, interprété par Enrique Arce, est le directeur de la
Fabrique nationale. Il est marié à Laura, et a trois enfants. Il entretient,
en outre, une liaison avec sa secrétaire Monica Gaztambide, qu’il dit
aimer mais refuse de quitter sa femme pour vivre avec elle. Malgré son
caractère peureux et lâche, Arturo Román va conduire les otages vers
la résistance et la révolte.
Monica Gaztambide

Esther Acebo joue Monica Gaztambide, qui se fera appeler bientôt


Stockholm. Elle plante un personnage qui, sous des abords de fragilité,
va réussir à s’affranchir de son amant Arturo Román dont elle est
enceinte et rejoindre l’équipe des braqueurs. Elle tombera amoureuse
de Denver avec qui elle élèvera, entre les deux braquages, son fils
Cincinnati.
Francisco Torres

Francisco Torres est un employé de caractère calme et posé de la


Fabrique nationale. Joué par Antonio Cuellar Rodriguez, il incarne un
personnage important du système de production de l’imprimerie de
billets. À ce titre, il va être mis à contribution par Nairobi afin de
donner toute la qualité à l’impression des billets de banque qui vont
constituer le butin des braqueurs.
Finissons avec le troisième groupe de personnages qui joue un rôle
important dans l’histoire du casse de la Fabrique nationale : les forces
de police.

Les forces de police


Raquel Murillo
Interprétée par l’actrice Itziar Ituño, l’inspectrice Raquel Murillo est
enquêtrice et négociatrice pour la police judiciaire (El Cuerpo
Nacional de Policía) de Madrid. Elle est intelligente et sensible, tout
en sachant être empathique, ce qui lui donne une grande efficacité
lorsqu’elle doit négocier avec des preneurs d’otages. Elle possède un
fort leadership qui lui permet d’exister dans un monde professionnel
presque exclusivement masculin. Sur le plan personnel, Raquel Murillo
est divorcée d’un policier de la police scientifque (La Scientifica),
Alberto Vicuña avec qui elle a eu une fille, nommée Paula. Raquel vit
avec sa mère. Elle tombera amoureuse de Salva, le Professeur.
Colonel Prieto

Membre du renseignement militaire espagnol (CNI, El Centro


Nacional de Inteligencia), le colonel Prieto, interprété par Juan
Fernández Mejías, est un personnage rigide et colérique pour qui la fin
justifie les moyens. Machiste, il disputera le leadership de l’enquête et
de la résolution du braquage à Raquel Murillo jusqu’à la toute fin de
l’aventure.
Angel Rubio

Inspecteur de la police judiciaire, Angel Rubio (Fernando Soto, à


l’écran) semble être sous les ordres et la responsabilité de Raquel
Murillo, dont il est l’ami depuis longtemps. Il est marié, mais entretient
l’espoir que son amour pour Raquel soit enfin réciproque après une
courte aventure ensemble 8 ans auparavant.
Lieutenant Suárez

Chef du groupe des forces spéciales d’intervention affecté au


traitement du casse de la Fabrique nationale (GEOS, El Grupo
Especial de Operaciones), l’équivalent espagnol du GIGN ou du
RAID10, appelées pour apporter un appui d’ordre opérationnel aux
forces de l’ordre.
Alberto Vicuña

Chef de la police scientifique, Alberto Vicuña (interprété par Miquel


García Borda) est expert dans toutes les techniques d’enquête
impliquant la mobilisation de preuves physiques sur les lieux de
crimes. Il est très estimé par ses collègues du fait de l’exemplarité de
ses compétences techniques. Il est aussi l’ex-mari de Raquel Murillo
qui l’a écarté de leur fille par une ordonnance de justice, suite à leur
divorce.

L’histoire
Le début du braquage se déroule presque conformément au plan fixé
par le Professeur. Les braqueurs pénètrent dans la Fabrique nationale
de la monnaie et du timbre par deux endroits distincts, rassemblent
rapidement les otages dans le hall de l’édifice et percent l’un des
coffres de l’institution. Le Professeur supervise les opérations depuis
un hangar situé à l’extérieur, mais à proximité de la Fabrique nationale.
L’équipe simule ainsi un braquage avorté qui l’oblige à se replier dans
l’édifice.
Les braqueurs mettent alors les otages au travail en leur faisant
creuser un tunnel et en faisant tourner les rotatives, afin d’imprimer les
précieux billets devant constituer le butin du casse.
Les négociations commencent entre les preneurs d’otages et la police
qui réalise plusieurs tentatives d’intervention pour libérer, coûte que
coûte, les otages. Celles-ci sont déjouées alors que l’équipe se délite à
l’intérieur de la Fabrique nationale. L’autorité de Berlin, à qui le
Professeur a confié la direction opérationnelle du braquage, est remise
en cause à de nombreuses reprises. Tokyo qui n’en est pas à sa
première tentative, défie Berlin une nouvelle fois et ce dernier la livre
à la police.
Les otages qui se trouvent maintenant un peu plus organisés, font une
tentative d’évasion qui entraîne la mort d’Oslo, et l’équipe des
braqueurs subit un assaut sévère de la part des forces de l’ordre.
Pendant ce temps-là, le Professeur tente de déjouer les tentatives des
enquêteurs de l’identifier. Il doit quitter, pendant quelques temps, son
poste pour aller traiter des problèmes qui se posent, laissant l’équipe
sans supervision. Il commence par ailleurs, à tomber amoureux de
l’inspectrice Raquel Murillo alors qu’il la rencontrait à des fins
stratégiques dans un café à proximité de la Fabrique nationale. Elle
aussi est séduite par celui qu’elle connaît sous le nom de Salva.
Le Professeur organise l’évasion de Tokyo qui, n’arrivant pas à le
joindre, décide de retourner dans la Fabrique nationale. Durant
l’opération, Moscou prend une balle perdue et est grièvement blessé.
Parallèlement, Raquel Murillo comprend que Salva est le Professeur et
le retient prisonnier afin de lui faire révéler l’étendue du plan qu’il a
conçu. Il parvient malgré tout à la convaincre de le relâcher en lui
expliquant l’intérêt et l’inoffensivité de son plan.
Les braqueurs achèvent d’imprimer les billets et s’apprêtent à sortir
de la Fabrique nationale alors que les forces de l’ordre mènent un
dernier assaut dans la Fabrique nationale. Berlin décide de se sacrifier
pour permettre à l’équipe de sortir, sans encombre, par un tunnel creusé
au préalable. L’équipe s’évade dans la nature avec un butin historique
qu’ils n’ont, techniquement, volé à personne.

1 Showrunner : Directeur de séries : « Personne qui supervise l’écriture et la production d’une série,
dont elle est souvent la créatrice », http://www.culture.fr/franceterme/terme/CULT739?
from=home&francetermeSearchTerme=directeur+de+série&franceterme
SearchDomaine=
2 Celui qui tombe. Série inédite dans les pays francophones.
3 Plus que des amis. Série inédite dans les pays francophones.
4 Les hommes de Paco. Série inédite dans les pays francophones.
5 Lejarreta P. et Alfaro L. (2020). La casa de papel : Le phénomène. Documentaire. Netflix.
6 https://hitek.fr/actualite/la-casa-de-papel-audience-netflix-record_16303
7 https://www.radiofrance.fr/mouv/la-casa-de-papel-un-spin-off-pour-berlin-en-2023-5216814
8 Nous avons retenu cette dénomination pour désigner la Fábrica Nacional de Moneda y Timbre,
parfois également appelée Maison royale de la monnaie d’Espagne.
9 https://casa-de-papel.hypnoweb.net/la-casa-de-papel/guide-des-episodes/resume-des-
parties-1-et-2.271.222/
10 La tutelle de cette unité n’est pas très claire. L’allégeance de fait que porte Suárez au colonel Prieto
ferait pencher l’interprétation d’un rattachement de l’unité à un groupement militaire (gendarmerie),
équivalent au GIGN, en France. Mais la tutelle et la gestion du braquage semblent vouloir placer le
groupe d’intervention sous la responsabilité de Raquel Murillo (police nationale) et donc de le rattacher à
une unité équivalente au RAID, en France.

Introduction

La casa de papel, un cours de management ?

Un manuel de management fondé sur La casa de


papel
Mon intérêt pour la série La casa de papel commence en 2018,
lorsque je visionne pour la première fois, les aventures narrées par
Tokyo. C’est d’abord le plaisir ludique et un peu coupable de suivre le
récit d’un casse exemplaire qui met en scène des personnages hauts en
couleur et pour la plupart sympathiques. Très rapidement, cela touche
ma pratique professionnelle : je suis enseignant-chercheur en sciences
de gestion à l’IAE Paris-Est (Ex-Gustave Eiffel) et à l’Institut de
Recherche en Gestion et je me suis spécialisé dans l’étude des
organisations. J’enseigne alors la théorie des organisations et le
management stratégique des organisations à différents niveaux. J’ai
toujours cherché à exploiter des œuvres de fiction pour trouver des
illustrations et des mises en situations éclairantes de notions et
concepts de gestion. Cela permet à la fois de maintenir l’attention des
étudiants et de leur donner à voir des situations qu’ils sont susceptibles
de vivre à travers la fiction. Les étudiants retiennent alors d’autant
mieux les enseignements du cours.
Quand Tokyo décrit l’équipe dont elle fait partie, c’est une
révélation : elle dépeint une organisation avec un vocabulaire très
proche de celui employé par Henry Mintzberg, professeur de
management à l’université de McGill de Montréal, et auteur d’une
synthèse de référence sur les organisations et le management
(Mintzberg, 1982). Cela est tellement frappant que je note pour plus
tard, la possibilité de monter un cours de théorie des organisations en
classe inversée1 à partir de la série. Pendant le premier confinement de
la pandémie de Covid-19, j’utilise le temps confiné pour concevoir
d’autres manières d’enseigner en prenant en compte la question du
distanciel. J’écris alors cinq threads2 sur Twitter (Szpirglas, 2020a,
2020b, 2020c, 2020d, 2020e), pour formuler un nouveau format de
cours à partir des notes que j’avais prises sur La casa de papel. Ce
nouveau format de vulgarisation du management et des sciences des
organisations rencontre un public large d’étudiants en sciences de
gestion, mais également de fans de la série.
Dans la même idée à l’automne 2020, j’enregistre avec Marine
Agogué, professeure à HEC Montréal, un épisode de son podcast
Management Popcorn (Agogué, 2020), où nous interrogeons les
mutations managériales issues de la généralisation du distanciel dans
les organisations à partir de la série La casa de papel. Elle met en
scène le Professeur qui gère son équipe de braqueurs à distance,
mettant en valeur un effet miroir particulièrement intéressant entre la
situation des organisations durant la crise sanitaire et la gestion d’un
casse à distance.
La série La casa de papel met donc en scène un braquage
extraordinaire par son ampleur et son audace. Comme souvent dans ce
type de récits, on relate les accomplissements d’un groupe de malfrats
qui sont plus ou moins bien organisés et qui agissent ensemble. Ils sont
souvent contrés par des forces de l’ordre qui agissent de manière
coordonnée dans le but de les faire échouer. La casa de papel
n’échappe pas à cette règle. La série montre avec ingéniosité comment
les braqueurs s’organisent et structurent leurs activités pour parvenir à
la réussite du casse. D’ailleurs, le premier épisode de la série pourrait
faire figure de premier cours de théorie des organisations, tant la
posture narrative de Tokyo permet de formuler le plan d’un braquage
réussi. Il s’agit, dans une optique faussement naïve, de montrer les
nécessités théoriques et organisationnelles d’un tel exploit. Ces
éléments, souvent présentés de manière normative comme des
conditions évidentes de bonne gestion, sont remis en question par la
présentation faite dans la série. En effet, Tokyo décrit, tout d’abord, la
manière dont est structurée l’équipe, sa hiérarchie et sa chaîne de
commandement. Ensuite, elle décrit comment les actions des braqueurs
vont pouvoir être dirigées et contrôlées. Elle met ainsi en avant la
manière dont toute l’opération a été planifiée.
Tokyo décrit, sans y paraître, les cinq actions fondamentales du
management décrites par Henri Fayol (1916) : prévoir, organiser,
commander, coordonner, contrôler, qui se trouvent résumées, par la
suite, en l’acronyme PODC (Planifier, Organiser, Diriger, Contrôler).
Mais qu’est-ce qu’enfin le management ? Si cet ouvrage tente
d’apporter une réponse à cette question, il nous faut, dans un premier
temps, nous intéresser aux origines de cette notion ou discipline, autant
théorique que pratique.

Les origines du management


Avant de constituer une discipline académique, le management a été
pendant longtemps considéré comme une pratique : celle de l’agir
ensemble, de l’action collective. Au XIXe siècle, les débats sont vifs
entre praticiens qui réfléchissent et agissent pour améliorer la façon
dont les entreprises, et plus largement les organisations, sont gérées
(Damart et David, 2020). La constitution du management comme
discipline intervient suite aux apports de praticiens de l’administration
des organisations comme Frederick Winslow Taylor et Henri Fayol à la
fin du XIXe. Le management est donc un ensemble de pratiques avant
d’être un ensemble de théories (Hatchuel, 2001).
Cette optique est d’ailleurs privilégiée par l’acceptation du terme
management en langue anglaise. Celui-ci vient du verbe to manage
qui signifie « l’action de conduire, de diriger, d’entraîner »3. Si en
français le terme a souvent une acception anglophone, l’étymologie du
terme, comme la réalité des pratiques, montrent qu’il s’agit moins d’une
réalité qu’une représentation qu’il convient de dépasser. En effet, la
richesse sémantique du terme s’exprime avec nuance dans la langue de
Molière. Celle-ci traduit les intentions particulières données au
management. Ainsi, le terme management vient du vieux français
« ménagement » qui a trait, par extension, à l’attention qu’on porte à
son ménage ou au fait de ménager sa monture.
C’est en effet, le vocabulaire hippique qui donne sa signification au
ménagement : « managgiere (…) évoque la conduite des chevaux dans
un manège » (Damart et David, 2020, p. 92). Il s’agit de conduire les
chevaux en leur donnant la possibilité de fournir toute son efficacité
dans la « mesure, la modération dans sa conduite à l’égard des
autres »4. En fait ménager se décline en cinq définitions :

1. « Employer quelque chose avec économie, avec mesure pour


l’utiliser au mieux ;
2. préserver son corps, ses forces pour pouvoir continuer d’en
bénéficier ;
3. traiter quelqu’un avec certains égards, pour ne pas lui
déplaire, le fatiguer ;
4. pratiquer une ouverture, un passage, l’arranger, le
maintenir ;
5. préparer quelque chose à quelqu’un, l’organiser pour lui. »
(David, 2016).

Il s’agit à la fois de déterminer la « façon dont préserver ses forces »


et par extension « le type d’égards qu’on utilise pour traiter
quelqu’un » (David, 2017, p. 11). Le management est donc une pratique
avec une ambition sociale, d’attention vis-à-vis du groupe avec lequel
on mène une activité. Or, manager c’est traditionnellement définir à
l’avance ce que l’on compte faire (planifier). C’est aussi, définir les
formes d’organisation (organiser), de manière à doter les acteurs
d’outils et de leviers pour leur permettre d’agir. Manager, c’est encore
définir l’honnêteté avec laquelle on réalise ces premières activités. Et
pour finir, il s’agit de définir la manière dont on évalue le bon
déroulement de l’action (contrôler). On retrouve ici à la fois les
préceptes du management scientifique, développé par Frederick
Winslow Taylor (en vertu de quoi il est possible de manager en
s’appuyant sur des méthodes scientifiques, rationnelles et
systématiques), et les bases de l’administration des entreprises
développées par Henri Fayol. Toutes ces activités doivent être
réalisées avec mesure et ménagement, de manière à mener les
organisations vers la réalisation de leurs objectifs.

Contenu et guide d’utilisation de l’ouvrage


Cet ouvrage se propose donc d’explorer les divers aspects du
management des organisations en les rattachant à la dramaturgie de la
série La casa de papel. Il contient 6 chapitres intitulés avec des verbes
d’action, renvoyant aux différents traits du management des
organisations et de l’action collective organisée. Il s’intéressera tout
d’abord à l’activité de management qui consiste à organiser les
activités humaines pour réussir le casse de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre (Chapitre 1). Cette activité donne la raison d’être
aux organisations et conduit à assembler des groupes d’acteurs et à
structurer leur activité (Chapitre 2). Par la suite, nous verrons comment
concevoir des organisations capables de faire le braquage ou d’y faire
face (Chapitre 3). Nous analyserons alors comment le pouvoir perturbe
ou renforce le fonctionnement des organisations impliquées dans le
casse de la Fabrique nationale (Chapitre 4) ; puis comment les acteurs
peuvent apprendre et construire le sens des situations qu’ils
rencontrent, de manière à y apporter des réponses avec mesure
(Chapitre 5). Enfin, nous montrerons que la série nous apporte des
éléments intéressants permettant d’analyser des pistes d’innovation
dans les pratiques managériales (Chapitre 6).

Références
Agogué M. (2020). « Invité : Mathias Szpirglas. La casa de Papel ou le management à
distance », 30 octobre.
Damart S., David A. (2020). « Y a-t-il des invariants en management ? », Entreprises et
histoire, 100(3), p. 85-98.
David A. (2016). « Les mots du management : et si on faisait le ménage ? »,
The Conversation, 21 mars. Disponible à : https://theconversation.com/les-mots-du-
management-et-si-on-faisait-le-menage-56518
David A. (2017). « Préface », dans Mignon S., Chapellier P., Mazars-Chapelon A. et
Villesèque-Dubus F. (coord.), L’innovation managériale. Les multiples voies d’une spirale
vertueuse, Éditions EMS, Caen, p. 11-15.
Fayol H. (1916 [1962]). Administration industrielle et générale, prévoyance-organisation-
commandement-coordination. Extrait du bulletin de la Société de l’industrie minérale,
Dunod, Paris.
Mintzberg H. (1982). Structure et dynamique des organisations, traduit par Romelaer P.,
Éditions d’Organisation, Paris.
Szpirglas M. (2020a). « Épisode 1 – Comment former une organisation capable de réussir le
casse de la Manufacture de la monnaie dans La Casa de Papel »,
@MathSzpirglas.
Szpirglas M. (2020b). « Épisode 2 – Comment structurer l’organisation du casse afin
d’assurer la division et la coordination du travail dans La Casa de Papel », @MathSzpirglas.
Szpirglas M. (2020c). « Épisode 3 – Quelles sont les formes d’organisation impliquées dans le
braquage de la Manufacture de la monnaie dans La Casa de Papel ? », @MathSzpirglas.
Szpirglas M. (2020d). « Épisode 4 – Comment les logiques de pouvoirs vont-elles déstabiliser
les organisations dans La Casa de Papel ? », @MathSzpirglas.
Szpirglas M. (2020e). « Épisode 5 – Comment les organisations procurent aux protagonistes
les moyens de faire sens de leur environnement dans La Casa de Papel ? », @MathSzpirglas.

Avertissement au lecteur
Attention spoilers5 ! Il est fortement conseillé de voir ou d’avoir vu a minima les deux
premières saisons de La casa de papel, correspondant au braquage de la Fabrique nationale de
la monnaie et du timbre. Seuls les chapitres 5 et 6 contiennent des allusions au braquage de la
Banque d’Espagne (S03 à S05). Les situations sont décrites le plus précisément possible pour
permettre une compréhension fine des concepts et des notions présentées. Si certaines scènes
ont déjà été décrites et analysées dans l’ouvrage, elles seront de nouveaux présentées en notes
de bas de page. Chaque paragraphe de ce livre met en relation des notions et concepts de
management avec des situations repérées dans les épisodes de la série.
Ce manuel se base prioritairement sur les deux premières saisons de la série La casa de
papel, car celles-ci permettent de traiter de l’ensemble des notions classiques et moins
classiques du management. Le tableau synthétique ci-après, reprend les grandes notions
exposées dans le cadre de cet ouvrage et les épisodes qui leur ont servi d’exemples ou
d’illustrations.

Tableau synthétique des épisodes analysés


Chapitre 1 : Organiser les activités humaines

Une organisation pour faire le casse du siècle


De l’équipe à l’organisation S01E01, S01E13
Qu’est-ce qu’une S01E01, S01E02, S01E04, S01E05, S01E10
organisation ?
Pourquoi les organisations S01E01, S01E02, S01E03, S01E04, S01E05,
existent-elles ? S01E06, S01E07, S01E09, S02E06, S02E08, S02E09
Diviser le travail
Une division du travail qui S01E01, S01E02, S01E03, S01E13, S02E03,
pousse à la spécialisation S02E08, S02E09
Coordonner le travail S01E01, S01E02, S01E03, S01E04, S01E12, S02E08
Chapitre 2 : Structurer une organisation
Les cinq parties de l’organisation
Le centre opérationnel S01E01, S01E02
Le sommet stratégique et la S01E02, S01E04, S01E05, S02E07, S02E09
ligne hiérarchique
Les fonctions de soutien S01E01, S01E02, S01E03, S02E03, S02E09
logistique
La technostructure S01E01, S01E02, S01E05, S01E08, S02E03, S02E08

Les parties prenantes S01E04, S01E08, S02E05, S02E06, S02E08, S02E09


Les flux qui traversent les organisations

Tout ce qui circule dans S01E01, S01E02, S01E05, S01E08, S01E09,


l’organisation S01E10, S01E12, S02E04, S02E08, S02E09,

L’organisation, lieu de toutes S01E03, S01E09, S01E10, S02E05


les communications
informelles

Des groupes de travail agiles S01E01, S01E05


et reconfigurables
Quand on prend des S01E01, S01E03, S01E05, S01E06, S01E09, S02E08
décisions ad hoc
Chapitre 3 : Concevoir une organisation

Les paramètres de conception des organisations


La conception des postes de S01E01, S02E02, S01E03, S01E04, S01E05,
travail S01E06, S02E05

La conception de la S01E01, S01E03, S01E12


superstructure

La conception des liens S01E01, S01E02, S01E04, S01E06, S01E08,


latéraux S01E09, S02E02, S02E06
La conception du système de S01E02, S01E04, S01E05, S01E09, S02E03,
prise de décisions S02E06, S02E07, S02E08, S02E09
Formes d’organisations impliquées dans le casse de la Fabrique nationale
Des tensions au sein des S01E01, S01E04, S01E05
structures organisationnelles
La forme simple S01E01, S01E03, S01E07, S01E09, S02E04

La bureaucratie S01E01, S01E04, S01E06, S02E03, S02E08


professionnelle
La bureaucratie mécaniste S01E01, S01E02

La forme divisionnalisée S01E02


L’adhocratie S02E03, S02E07, S02E08, S02E09

Chapitre 4 : Exercer le pouvoir


Les sources de la légitimité et de l’illégitimité du pouvoir

La légitimité traditionnelle S01E04, S02E04, S02E05, S02E08


La légitimité charismatique S01E01, S02E02, S02E03, S02E05

La légitimité rationnelle-légale S01 et S02


Maintenir l’autorité S01E01, S01E03, S01E04, S01E09, S02E05

La politique : l’autorité en S01E01, S01E02, S01E03, S01E04, S01E05,


action S01E06, S01E07, S01E09, S01E10, S01E11,
S01E12, S02E02, S02E03, S02E04, S02E06,
S02E07, S02E08, S02E09

Exercice du pouvoir et information


Exercice de l’autorité et S01E10, S02E02, S02E03
maîtrise des asymétries
d’information

Asymétries d’information et S01E07, S01E09, S01E13, S02E05


incitations
Chapitre 5 : Construire le sens

Le braquage, un épisode cosmologique


Les processus de S01E01, S01E02, S01E04, S01E05
construction du sens dans
La casa de papel
Ordonner le chaos S01E01

Construire du sens pour prendre des décisions ?


Les décisions rationnelles et S01E01, S01E03, S01E04
irrationnelles dans La casa de
papel
De la rationalité limitée à la S01E04, S02E06
désoptimisation de
l’organisation
Le cadrage : les bases de la construction du sens

Signes indices et processus S01E02


d’enquête pour construire le
sens

La construction des cadres S01E03, S01E11


de l’expérience

Agir pour épurer les cadres S01E01, S02E05, S01E07

L’action pour construire le sens


Faire sens dans La casa de S01E04, S01E11
papel
Agir pour construire le sens S01E02, S02E05

Sens et management et management du sens


La construction du sens au S01E01, S01E02, S02E07
service du management

Comment les organisations S01E01, S02E09, S03 à S05


apprennent-elles ?

L’organisation comme outil de S01E01, S01E02, S01E03, S01E04, S02E04,


gestion de l’incertitude et de S02E08, S03E01
l’inconnu

Innover pour surprendre, S01E05, S01E04, S01E07, S02E04, S02E06,


tromper et réussir le casse S03E02,
Chapitre 6 : Innover en management

Les leçons managériales du casse de la Fabrique nationale de la monnaie


Planifier, Organiser, Diriger, S01 et S02, S01E01, S01E03, S01E07
Contrôler, la matrice
technique du management
Quand le Professeur gère de l’extérieur : réinventer le PODC à distance ?

Un plan, des plans S01E05, S02E03, S03E01


Déléguer pour aligner S01E02, S01E04, S01E07, S02E03
l’organisation et permettre le
management à distance
Du contrôle des moyens au S01E03
contrôle des résultats
Valeurs et difficultés du S01E06
management à distance

Remettre en cause ses logiques managériales de prédilection pour s’adapter à


l’inconnu

Le « management S01E01, S01E05, S01 à 05


technique », fondé sur
la Raison

Le « management S01E01, S01E04, S02E06, S02E07


organique », s’appuie sur
la tradition

Le management S01E013, S02E06, S03E02, S04E03


« charismatique », fondé sur
le charisme du leader

Quand innover en management s’avère crucial pour sauver le casse


Innover en management pour S03 à S05
rendre le casse plus fiable

L’innovation managériale : le S01E03, S02E01, S02E04, S03E01, S03E08,


cas des femmes en situation S04E01, S05E02
de gestion dans La casa de
papel

1 Classe inversée : dispositif d’enseignement où les savoirs ne sont plus transmis par le professeur, mais
élaborée par les étudiants eux-mêmes dans une approche inductive.
2 Fil de discussions.
3 Source : CNRTL - https://www.cnrtl.fr/definition/management
4 Ménager, Le Dictionnaire Robert historique de la langue française.
5 Spoiler, de l’anglais to spoil : gâcher ; ou divulgâchage en français, consiste à dévoiler tout ou partie
de l’intrigue à des lecteurs et à gâcher l’effet de surprise du scénario.

1. Organiser les activités humaines

Une organisation pour faire le casse du siècle ?
La fiction s’intéresse souvent à des braquages spectaculaires, car elle
permet de montrer comment des acteurs transgressent des règles,
déplacent des buts ou se dépassent par rapport à leurs capacités
attendues. Ces ingrédients sont essentiels pour développer la
dramaturgie. Or, ces fictions de braquages mettent rarement en scène
des individus isolés qui, par la seule force de leur intelligence et de
leurs capacités corporelles, réussissent à réaliser de tels exploits. Que
cela soit dans la série de films Ocean’s de Steven Soderbergh (2001,
2004, 2007), dans Heat (1996) de Michael Mann, dans L’Ultime
Razzia (1956) de Stanley Kubrick, ou encore dans L’Arnaque (1974)
de George Roy Hill, les films racontant des casses réussis (ou non)
proposent au spectateur, l’exposé d’opérations savamment préparées,
réunissant des équipes plus ou moins grandes, et surtout organisées. Le
braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre, narré
dans les deux premières saisons de la série La casa de papel, n’y fait
pas exception et s’insère dans cette longue tradition de films et
d’histoires de casse. En effet, la série montre la conception et la
réalisation d’un braquage extraordinaire, par un collectif de
personnages hauts en couleur. Les braqueurs sont organisés et suivent
un plan soigneusement préparé à l’avance par un personnage
énigmatique et charismatique : le Professeur. Et, de fait, les deux
premières saisons de la série mettent en scène la naissance, la vie et la
mort de plusieurs organisations.

Dans la séquence introductive de La casa de papel (S01E01), le


spectateur voit et entend Tokyo qui raconte le jour où elle a rejoint le
Professeur. Elle est seule, acculée, réduite à être traquée, emprisonnée
ou abattue par la police, comme son dernier partenaire et amant. Alors,
dans une tentative de rétablir le lien le plus fort avec sa vie d’avant,
elle téléphone à sa mère, une dernière fois, avant de s’enfuir. De l’autre
côté du combiné, celle-ci lui répond, la voix hésitante. Le cadrage
s’élargit et on découvre qu’elle parle sous la surveillance et la
contrainte d’un escadron de policiers armés. On comprend alors que
les forces de l’ordre veulent se servir de l’affection de Tokyo pour sa
mère pour lui tendre un piège.
Un moment après, celui qu’on appellera bientôt le « Professeur », se
trouve au volant d’une Seat Ibiza 1992 rouge. Il s’avance doucement
vers Tokyo, l’aborde et lui dit quelque chose qui se veut faire référence
à ce qu’elle vient de dire à sa mère au téléphone1. Elle se retourne et,
suspicieuse, le met en joue avec son pistolet automatique. Le
Professeur doit s’expliquer, ou plutôt, doit lui expliquer qu’elle fonce
tête baissée dans un piège tendu par les autorités.
Ce moment révèle aux spectateurs, le premier indice de l’existence
d’une organisation dans la narration. Le Professeur, comme son « ange
gardien »2 omniscient, montre à Tokyo, sur un appareil photo
numérique, la répartition des policiers autour de la maison de sa mère.
La fugitive peut alors se rendre compte de la situation désespérée dans
laquelle elle se trouve, caractérisée par l’opposition déséquilibrée
entre une gangster en fuite, isolée, sans ressource, et les forces de
l’ordre nombreuses, armées jusqu’aux dents et qui semblent
parfaitement organisées. Le Professeur lui laisse alors imaginer l’issue
du rendez-vous que Tokyo vient de donner à sa mère pour la voir une
dernière fois. Il lui indique aussi quand et comment la souricière
organisée par les forces de l’ordre va se refermer sur elle, si elle s’y
rend. Incrédule au premier abord, elle choisit d’écouter ce que le
Professeur a à lui dire. « J’ai un boulot à te proposer […] Un
braquage… un braquage assez unique. » Si cette proposition porte en
elle une alternative à la capture ou à la mort qui est promise à Tokyo,
elle n’indique pas pourquoi Tokyo pourrait s’y associer. Il précise
alors qu’il a besoin de « personnes qui n’ont rien à perdre »… Et, c’est
le début d’une aventure où Tokyo n’est plus seule à la merci de forces
de l’ordre organisées et puissantes, mais vivante et active au sein d’un
collectif puissant et solidaire.
C’est ce dernier que Tokyo décrit ensuite. Elle s’associe avec huit
autres personnages qui constituent le noyau central de l’équipe qui va
entreprendre le casse du siècle. Force est de constater que les
motivations des autres membres de l’équipe sont diverses, mais
qu’elles tiennent notamment à l’argent qu’ils pourront gagner avec le
casse3. Il apparaît en filigrane que Tokyo a un objectif plus essentiel
encore : d’appartenir à un groupe solidaire, semblable à la famille à
laquelle elle vient de renoncer. Cette parabole de l’efficacité, de la
résilience et de la protection apportée à l’individu par l’action
organisée, sera le fil rouge de l’ensemble de la série jusqu’à la fin de
la 5e saison.

De l’équipe à l’organisation
Au-delà du fait qu’il est certainement plus palpitant pour le spectateur
d’observer un groupe d’individus qui réalisent ensemble un exploit, on
peut se demander pourquoi le Professeur réunit-il une équipe pour
réaliser ce casse extraordinaire ? N’aurait-il pas la possibilité ou les
capacités d’entreprendre seul cet exploit ? Pourquoi réunir des gens
comme Tokyo, qui n’ont plus rien à perdre ?
Alors que le générique de la série n’a pas encore débuté (S01E01), le
spectateur découvre que le Professeur a rassemblé, dans une grande
villa isolée près de Tolède, des individus aux compétences et
trajectoires diverses, et que rien, à part peut-être le crime, n’a l’air de
rapprocher. C’est l’acte fondateur de l’organisation. Durant cinq mois,
il leur fait la classe pour leur expliquer son plan pour braquer la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre. C’est par cette action de
formation que le Professeur produit ici son deuxième acte
d’organisation. Comment faire en sorte que des individus isolés, que
rien ne rapproche, puissent « faire organisation » ? Il met en place des
formes de socialisation qui permettent aux protagonistes de mieux se
connaître tout en introduisant quelques consignes élémentaires de
sécurité et de cloisonnement. Le Professeur conçoit, de fait, les
relations entre les différents protagonistes du casse, mais aussi celles
de son équipe avec le monde extérieur.
La constitution de ces relations est déterminante pour l’action
organisée. En effet, le Professeur va former son équipe et par là même,
la construction des savoirs et des compétences nécessaires à la réussite
de l’opération. Dans ses cours, le Professeur va construire les
connaissances des différents membres de l’équipe et définir comment
celles-ci vont pouvoir être utilisées dans l’action. Il va alors être en
mesure d’exposer le plan du braquage dans toute sa complexité.
En passant, il définit aussi les relations de l’équipe avec le monde
extérieur, de manière à contrôler l’image des braqueurs auprès de
l’opinion publique. « Dès la première goutte de sang, nous passerons
de la figure de Robins des Bois à celle de fils de pute. » (S01E01) On
voit dans ces scènes que les connaissances des acteurs se construisent
en établissant des ponts entre les différents espaces de savoirs.
Lors de l’un des cours, et pour élaborer le plan de fuite des braqueurs
de la Fabrique nationale, le Professeur et Moscou échangent sur les
moyens techniques nécessaires pour percer le fond du coffre-fort et le
béton qui est en dessous, afin de regagner le tunnel creusé quelques
semaines auparavant par de mystérieux Serbes. On voit ici qu’en
mettant en relation ses savoirs sur le sous-sol de la Fabrique nationale
avec les savoirs techniques de Moscou, le Professeur est en mesure
d’élaborer les connaissances nécessaires à l’action organisée. Cette
dynamique des savoirs et des relations entre les protagonistes,
forment donc le socle d’une organisation solide et efficace (Hatchuel,
1999). Le Professeur conçoit aussi ici la capacité des savoirs
mobilisés à se recomposer et à établir de nouvelles relations pour
permettre à l’organisation de s’adapter aux perturbations qui pourraient
survenir autour du plan initial.
Si on admet qu’ordonner les relations entre les protagonistes permet
d’assurer le développement de leurs connaissances, alors qu’est-ce
réellement qu’organiser ? Selon le CNRTL, organiser consiste à
« doter (quelque chose) d’une certaine structure ; combiner (les
éléments ensemble) d’une certaine manière »4. Les intentions du
Professeur sont semblables à cette structuration du groupe, de l’équipe
ou de la famille. Il établit les règles de vie en « société ». Il régule les
relations entre les individus.
Le Professeur établit des règles, car celles-ci sont constitutives de la
formation d’une organisation. En effet, celles-ci forment un socle
commun qui constitue un cadre de référence unique pour tous. Il faut se
doter de règles, pas nécessairement pour les respecter, mais plutôt pour
bâtir ensemble un avenir souhaitable. Lors du premier « cours » du
Professeur, après avoir exclu l’utilisation des nombres pour identifier
les membres de l’équipe, s’ensuit une discussion pour savoir de quels
alias les différents protagonistes vont s’affubler pour les besoins du
casse. En effet, pour la sécurité de l’opération, le Professeur leur
interdit de partager entre eux les détails de leurs vies passées, jusqu’à
leurs vrais noms. Il indique aussi qu’aucune relation personnelle ne
devra se nouer au sein de l’équipe. Cette règle est posée comme un acte
fondateur autour de laquelle l’organisation se cristallise et le sens
commun émerge.
Cependant, cette règle ne semble pas essentielle pour la réussite du
casse et les membres de l’équipe ne vont pas arrêter de l’enfreindre5.
La règle la plus importante, qui remettrait en cause l’ensemble de
l’opération, est celle de la nécessité absolue de ne pas faire de victime
durant le casse.
Le Professeur explique, ensuite, le déroulement du braquage. C’est ce
plan qui sera révélé au fur et à mesure du déroulement de l’aventure
pendant l’ensemble des épisodes de la série. Le Professeur a tout
prévu, ou presque, et le plan devrait se dérouler sans anicroche,
jusqu’à la résolution du casse. Il apparaît donc que la planification
fasse partie intégrante de l’action organisée. Or, organiser c’est
précisément « préparer selon un plan précis, en vue d’un résultat
déterminé ». Tokyo affirme d’ailleurs, juste après le générique que
l’équipe met en pratique le plan tel qu’il a été prévu (S01E01). Mais
celui-ci n’est pas seulement une vue d’ensemble de ce que va être le
casse, de son déroulement. Il définit précisément les rôles, et les
relations de chacun des protagonistes, leur position spatiale dans le
théâtre des opérations et les fonctions pour lesquelles ils ont été
choisis. Le plan permet donc aux personnages de jouer pleinement leurs
rôles, et en cohérence avec les actions des autres protagonistes.
Organiser c’est donc aussi ordonner les actions des différents
protagonistes afin qu’ils puissent réaliser leur activité en harmonie et
les conduire à l’objectif finale de l’équipe : réussir le casse de la
Fabrique nationale. Cela est cohérent avec la définition de la structure
d’une organisation donnée par Mintzberg (1982, p. 18), qui est la
« somme totale des moyens employés pour diviser le travail entre
tâches distinctes et pour ensuite assurer la coordination nécessaire
entre ces tâches ». On approche ici les deux éléments qui fondent
l’organisation, à savoir, d’une part, la division du travail ou des
activités et, d’autre part, la coordination du travail pour harmoniser
les actions des différents membres de l’équipe en vue d’atteindre les
objectifs de l’organisation.

Qu’est-ce qu’une organisation selon La casa de


papel ?
Des objectifs individuels aux buts de l’organisation
Dans le premier épisode de la série, les auteurs montrent une partie
de la genèse de l’organisation qui va réussir le casse de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre. Sa construction commence par le
recrutement de l’équipe6.
Les membres de l’équipe sont d’horizons divers. Entre braqueurs
(Berlin, Tokyo), petit génie de l’informatique (Rio), faussaire
(Nairobi), perceur de coffre-fort et tunnelier (Moscou), petit voyou
(Denver), mercenaires (Helsinki et Oslo), le Professeur doit composer
avec des caractères et des aspirations diverses, pour accomplir les
objectifs de l’organisation.

L’un des rôles de l’organisation est justement de résoudre les tensions


qui peuvent exister entre les aspirations de ses membres et ses objectifs
propres. Cette représentation de l’organisation est donc le résultat d’un
arbitrage savant entre les aspirations personnelles de chacun des
individus qui la composent et la réalisation des objectifs de
l’organisation. Selon Desreumaux (2005, p. 36), « l’organisation est
une entité finalisée, c’est-à-dire possédant une raison d’être et
poursuivant un but ou un ensemble de buts dont l’accomplissement
requiert le rassemblement et la coordination de ressources ». Henry
Mintzberg dans son ouvrage de synthèse sur les
organisations, Structure et dynamique des organisations (1982),
définit lui aussi l’organisation comme un dispositif permettant, par
l’action collective, la poursuite d’une réalisation commune. C’est
exactement la définition que présente le Professeur lors de ses cours.
Mais, c’est aussi celle qu’on peut tirer de l’organisation formée par les
forces de l’ordre et qu’on verra apparaître progressivement et agir dans
les épisodes suivants. Ainsi, les forces de police, l’armée, rassemblent
effectivement des ressources matérielles et immatérielles qu’il convient
de coordonner afin de réussir à arrêter les braqueurs et de terminer le
casse de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre.
Mais, l’organisation parvient d’autant mieux à réguler cette tension
qu’elle est capable de « faire système ». C’est le rôle des « cours » que
dispense le Professeur. Il permet à la fois de réunir l’ensemble des
membres de l’équipe, de faire du lien entre eux en les mettant à
contribution, comme lorsqu’ils définissent les alias par lesquels ils
vont se reconnaître (S01E01). Mais plus encore, les cours vont
permettre à l’équipe de trouver le sens commun qui va guider les
actions durant le braquage. Le Professeur fait participer les acteurs à
des décisions qui les touchent. Il va aussi faciliter les échanges entre
les membres de l’équipe, à la fois lors de la préparation du casse et
pendant sa réalisation. Il va en effet, mettre le doigt sur les
dépendances et les interdépendances entre les membres de l’équipe et
va s’assurer ensuite, que l’entente et la justice règne en son sein et que
l’équité y soit respectée. Enfin, il fait en sorte que le groupe ne se
disloque pas du fait de la pression exercée par les objectifs propres de
ses membres.
Un périmètre pour l’organisation
On observe donc que l’équipe de braqueurs forment plus qu’un
assemblage d’individus isolés. Dans sa constitution, l’organisation
dirigée par le Professeur possède une frontière qui sépare ceux qui en
font partie de ceux qui n’en sont pas membres. Dans la série, comme
pour les organisations réelles, cette frontière est resserrée autour de la
réalisation de ces objectifs spécifiques et de fait, va évoluer au cours
du récit. Ainsi, une partie des otages va finalement être intégrée dans
l’organisation des braqueurs. C’est un contrat qui les lie et leur promet
une rémunération d’un million d’euros en échange de leur participation
active à l’opération (S01E13). La frontière va, en même temps,
distinguer ce qui est à l’intérieur de ce qui est à l’extérieur, et définir
les relations qui s’établissent entre l’organisation et son environnement.
À de nombreuses reprises, les relations entre les membres de l’équipe
et les otages seront, d’ailleurs, sujets à questions. Il s’agira, par
exemple, d’abord de la relation de Rio avec Alison Parker (S01E01 et
suivants), et ensuite de celle qui lie Denver à Monica Gaztambide (à
partir de S01E04), et enfin, celle qui se forme entre Berlin et Ariadna
(à partir de S01E10).
Très rapidement (S01E02), le Professeur, qui se trouve à l’extérieur
de la Fabrique nationale, est identifié comme le point de contact des
braqueurs avec les autorités espagnoles (négociateurs de la police et de
la gendarmerie). Il est intéressant de noter que cette notion de frontière
permet d’étendre l’exercice de l’organisation au-delà de la géographie
stricte de l’équipe des braqueurs. En effet, le contact entre l’intérieur et
l’extérieur de la Fabrique nationale est situé, contre toute attente, à
l’extérieur du périmètre de l’édifice, et cela jusqu’à l’infiltration de la
police (S01E05), dans le bâtiment lors de l’opération menée pour
sauver Arturo Román7.
On note que la frontière de l’organisation varie à double titre. D’une
part, l’équipe de braqueurs accepte une incursion des autorités dans le
périmètre géographique sous leur contrôle. Et d’autre part, ils
« annexent » leur organisation en cachant un microphone dans les
lunettes d’Angel Rubio, l’adjoint de Raquel Murillo (S01E05). On peut
donc faire partie d’une organisation sans le savoir et « faire système »
de manière tacite. En ajustant son périmètre d’actions, l’organisation va
annexer des ressources par l’intermédiaire d’acteurs qui n’en sont pas
nécessairement conscients. Les ressources informationnelles de
l’organisation s’en trouvent augmentées ce qui donne aux braqueurs un
avantage temporaire. Mais, la gestion de la frontière organisationnelle
suppose la mise en œuvre de plusieurs prérequis (Desreumaux, 2005).
Faire organisation
Le premier préalable pour préserver la frontière de l’organisation est
d’établir un système de communication. Dans le cadre du braquage,
celui-ci doit permettre aux membres de l’organisation de communiquer
sans être écoutés par les autorités. Il doit donc être analogique. Le
système de communication est mis en place par Helsinki et Rio et doit
permettre à l’équipe, durant la totalité de la durée du casse, de
s’affranchir de toute communication radio par nature interceptable et
piratable8.
Le second prérequis pour permettre à l’organisation d’exister est de
posséder des ressources matérielles et immatérielles et de les utiliser
de manière coordonnée pour atteindre son objectif. Au début de
l’opération du braquage, on voit que l’équipe dispose de matériel de
chantier, de moyens de communication, d’armes et de tenues rouges
ainsi que des masques à l’effigie de DalÍ. Tout cela sera introduit dans
la Fabrique nationale par un camion transportant le papier de billets de
banque destiné à l’imprimerie. Et sera mobilisé tout au long du casse
pour équiper les braqueurs et les otages.
Le troisième élément qui peut être nécessaire pour « faire »
organisation est le fait qu’il soit possible de permuter certaines
missions de tout ou partie de l’équipe. Il existe à ce titre, des missions
essentielles à la survie de l’organisation, dont il faut pouvoir organiser
la redondance. L’organisation présente aussi des missions accessoires
qui, si elles ne sont pas réalisées, ne remettent pas en question la
pérennité de l’organisation. Ainsi, ce sont Tokyo, Rio et Denver qui
sortent de la Fabrique nationale pour faire croire à un casse classique
avorté à la fin du premier épisode. Ces tâches sont réalisées
indifféremment par les membres de l’équipe, en dépit de leur
spécialité. Mais, selon la nature des activités à conduire, la
substituabilité des individus dans l’organisation va varier. Ainsi, seul
Rio est capable de pirater le système de sécurité de la Fabrique
nationale et est donc chargé de cette activité (S01E01). Il ne pourra
assurer d’autres tâches qu’au moment où cette mission spécifique aura
été effectuée. Cette même difficulté conduit à l’impossibilité de
substituer un autre personnage à Moscou lorsqu’il s’agit d’ouvrir un
des coffres de la Fabrique nationale.
Ces prérequis permettent donc à Desreumaux (2005, p. 35)
d’élaborer une définition plus précise de l’organisation, en
paraphrasant Selznick (1948). Celle-ci devient alors un système
d’activités consciemment coordonnées de deux ou plusieurs personnes,
et qui suppose que les relations entre ses membres soient définies et
que leurs fonctions soient potentiellement interchangeables et pas
nécessairement attachées à leurs compétences spécifiques. Cette
définition concorde bien avec l’organisation du braquage observée dès
le premier épisode, puis dans la suite de la série.
Nous pouvons constater qu’elle correspond bien aussi à la
description des forces de l’ordre (S01E02). On peut rajouter qu’à la
mobilisation et à l’affectation des ressources humaines,
informationnelles et matérielles, l’agencement de ces ressources permet
de conduire les forces de l’ordre vers la résolution du braquage et à
l’arrestation des braqueurs. De plus, et pour la première fois, s’établit
l’idée que l’organisation possède une structure précise, dont la chaîne
de commandement témoigne.
Dans le second épisode, on peut parler seulement des forces de
l’ordre, mais assez rapidement ensuite, il apparaît que ce groupe n’est
pas constitué d’une entité unique. Ainsi, apparaissent plusieurs chaînes
de commandement distinctes, qui supervisent les actions de plusieurs
organisations. Elles collaborent et travaillent ensemble mais selon des
logiques et avec des objectifs distincts. En effet, on voit apparaître un
antagonisme fort entre les civils (police judiciaire, dont font partie
Angel Rubio et Raquel Murillo) et les militaires (renseignement
militaire, dont fait partie le colonel Prieto). Celui-ci évolue avec le
ralliement d’autres entités à l’un ou l’autre des camps des forces de
l’ordre. Ainsi, le lieutenant Suárez, dirigeant du groupe d’intervention
de la police apparaîtra tour à tour comme l’allié des enquêteurs de la
police judiciaire et du renseignement militaire (CNI). La tutelle
politique de ces deux organes des forces de l’ordre est d’ailleurs elle
aussi distincte. La police dépend, comme en France, du ministère de
l’Intérieur et la gendarmerie du ministère de la Défense. Ce flottement
qu’on observera durant l’ensemble de la saison 1 de la série reflète la
relativité des rapports de légitimité que les différents personnages
exercent entre eux et vis-à-vis de leur tutelle. À ce titre, Raquel Murillo
mentionne, d’ailleurs, plusieurs fois qu’elle évolue dans un milieu
extrêmement masculin et que sa position en tant que leader de
l’organisation des forces de l’ordre est sans cesse remise en question
par des hommes dirigeant les autres chaînes de commandement (les
ministres, le colonel Prieto, le lieutenant Suárez et même l’inspecteur
Rubio). Seul le commissaire Sanchez, responsable hiérarchique de
Raquel Murillo, la soutient (S01E02, S01E04) face à la poussée des
différents partis pour le contrôle et le pilotage de la situation de crise
du casse de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre.
Les caractéristiques des organisations
Cette structure qui apparaît en filigrane dans toute organisation, revêt
des apparences diverses selon les situations rencontrées au long de la
série. Plus précisément, dans la série La casa de papel, les
showrunners vont donner à voir dans le détail les structures et le
fonctionnement de trois organisations différentes : l’équipe de
braqueurs, les forces de police, ainsi que l’armée et l’imprimerie des
billets de banque située dans la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre. Ces organisations sont nées avant le braquage et perdurent au-
delà jusqu’à l’achèvement des objectifs qu’elles se sont fixés. Celles-ci
vont présenter, comme l’ensemble des organisations, six
caractéristiques communes (Argyris et Schön, 2002) :

1. Le Professeur, Raquel Murillo ou encore le colonel Prieto,


(voire le ministre de l’Intérieur et de la Défense), sont à la tête
de ces différentes organisations et en incarnent le pilotage ou
le gouvernement.
2. Ceux-ci organisent les activités menées par les membres de
ces organisations. Ainsi, le Professeur délègue la
responsabilité opérationnelle du casse à Berlin, ainsi qu’à
l’équipe sur place, et le colonel Prieto confie la mission
d’intervenir dans l’enceinte de la Fabrique nationale aux
forces d’intervention du lieutenant Suárez.
3. Le Professeur organise une division du travail qui est associée
à une division des responsabilités. La division du travail est
l’une des deux raisons d’existence fondamentales des
organisations et permet à la fois de décupler les capacités
d’action du groupe par rapport à un individu seul, mais aussi
d’étendre le champ d’action de l’organisation.
4. L’équipe du braquage est soumise à des règles et à des normes
que les membres acceptent lorsqu’ils intègrent l’organisation.
C’est à l’une de ces règles essentielles que Tokyo déroge en
blessant deux policiers (S01E01). Denver, en colère, hurle
d’ailleurs « la première règle, putain, la première règle ».
Celle dont le Professeur avait dit qu’elle serait essentielle
pour ne pas passer de l’image de Robins des Bois à celle de
« fils de pute ».
5. L’ensemble de ces organisations mettent en œuvre des plans
qui sont exécutés sur le terrain. Ainsi, le Professeur établit le
moment exact où les forces de l’ordre vont chercher à pénétrer
dans l’enceinte de l’édifice de la Fabrique nationale. Cela
permet aux braqueurs de contacter la presse au moment
adéquat, afin de faire savoir que ceux-ci détiennent des otages
et, notamment, la fille de l’ambassadeur d’Angleterre : Alison
Parker. Ceci va amener le colonel Prieto à revenir sur une
représentation préconçue de la situation, et à lui faire renoncer
à un assaut immédiat des forces de l’ordre sur la Fabrique
nationale. C’est ici la distinction entre les théories « en
usage » (theory in use), c’est-à-dire issues de la confrontation
des représentations des acteurs avec les situations réelles et
les « espoused theory », qui résultent des croyances des
acteurs.
6. Dans l’intégralité de la série, les organisations dans lesquelles
évoluent les personnages permettent d’articuler savamment les
représentations individuelles et collectives, en les canalisant
vers la réalisation de leurs objectifs. Après la bévue de Tokyo
(S01E01), celle-ci ne sait si elle doit tout laisser tomber ou
essayer de concilier son action, certes inappropriée, avec le
plan général conçu par le Professeur.

Ces précisions dans la définition de la notion d’organisation


conduisent les personnages de la série à trouver des raisons de
s’organiser, au regard des activités qu’ils ont à faire.

Pourquoi les organisations existent-elles ?


Ces conditions d’existence de l’organisation sont de natures
différentes et souvent corrélées avec les attentes et les objectifs
individuels des membres de l’organisation. Ainsi, les raisons de
« faire » organisation sont souvent économiques, mais tiennent aussi à
des explications d’ordre cognitif, psychologique ou mental, sans
oublier le surcroît d’efficacité du collectif par rapport à l’individu dans
la réalisation d’activités complexes.
Rassembler des ressources plus facilement pour arriver plus
efficacement à la réalisation des objectifs de l’organisation
Le premier motif d’existence de l’organisation est la nécessité de
rassembler des ressources et de les mobiliser de manière coordonnée
pour réaliser les projets de ses créateurs. Cette première condition
d’existence peut être illustrée par le rassemblement par l’équipe de
braquage, de matériel et d’équipements divers pour la réalisation du
casse. Ainsi, le Professeur met à la disposition des braqueurs, entre
autres choses, des armes, du matériel de forage, des combinaisons.
Mais l’ensemble de ce matériel ne suffirait pas à constituer une
organisation. Il faut encore que les activités de ses membres soient
formalisées, organisées et ordonnées, et que les individus qui la
compose soient formés. Dès le début de la série, le spectateur apprend
comment ce casse du siècle a été préparé et quel entraînement les
membres de l’équipe ont suivi.
Il est important de souligner que ces ressources ne pourraient pas être
rassemblées par un individu isolé et, de fait, l’activité de l’organisation
ne pourrait pas non plus être réalisée uniquement par ce même individu.
Le Professeur a besoin de son équipe pour réaliser le casse. Plus
précisément, le casse n’existerait pas sans l’équipe qu’il a réunie. Plus
encore que les seules ressources matérielles, les braqueurs possèdent
et produisent des ressources utiles à l’organisation. Ainsi, le Professeur
est un habile stratège, mais il ne sait pas lui-même percer des coffres-
forts, désarmer des alarmes et pirater des systèmes informatiques. Il a
besoin d’autres personnes pour apporter et produire ces ressources
dont il manque, afin de réaliser le casse de la Fabrique nationale.
Mais, pour certaines activités d’ordre stratégique, comme celles que
nous venons de citer, il est peu efficace d’avoir recours au marché. En
effet, le temps passé à formuler une demande, la difficulté de trouver le
bon intermédiaire qui pourra mettre le Professeur en relation avec les
bonnes compétences, la fixation du prix, le contrôle nécessaire à la
réalisation du contrat – tout en maintenant le secret associé à une
opération de ce genre – le pousse à constituer une organisation occulte,
afin de se doter des compétences nécessaires à la réalisation de ses
objectifs.
Nous verrons par la suite que le recrutement effectué par le
Professeur n’est pas le fruit du hasard et qu’il lui permet de n’avoir
recours au marché – aussi noir soit-il – que le moins souvent possible.
L’avantage donné à l’incorporation de ressources matérielles ou
immatérielles à l’organisation par rapport à un recours au marché est
présenté dans la théorie des coûts de transactions (Coase, 1937).
Cette difficulté qu’éprouvent les membres de l’organisation est
évoquée en creux par le Professeur, lors d’un repas pendant la
préparation du braquage9. Les différents membres de l’équipe parlent
de ce qu’ils feront avec l’argent qu’ils auront gagné à l’issue du casse.
Le Professeur explique que même en payant beaucoup plus cher les
produits ou services dont ils auraient envie, les membres de l’équipe
resteraient encore extrêmement riches. Le Professeur exprime par-là,
les difficultés du recours au marché pour se procurer ce dont on a
besoin, surtout quand il s’agit d’une opération illégale.
Cette même capacité à rassembler des ressources s’impose aussi pour
les forces de l’ordre qui mutualisent des services, des organisations et
des matériels divers pour faire face au braquage de la Fabrique
nationale. On voit se mettre en place le dispositif de gestion de crise :
construction d’une tente permettant de centraliser les informations
émanant de la Fabrique nationale, mobilisation des services de
télécommunications mobiles pour dégager les antennes-relais que
pourraient utiliser les braqueurs, mobilisation des services de secours
pour accueillir les éventuels blessés, etc.
Berlin qui se trouve à l’intérieur de la Fabrique nationale, lors d’un
échange avec Rio, mentionne la nécessité de laisser du temps aux
forces de l’ordre de s’organiser, de mettre en place les drones ou les
solutions aéroportées pour leur permettre de repérer les lieux et de s’en
faire une représentation (S01E02). Ce temps est aussi consacré à la
collecte des informations, et du matériel nécessaire à une intervention
immédiate ou plus tardive. Ces ressources vont être déployées de
manière à suivre le protocole auquel le lieutenant Suárez, du groupe
d’intervention va faire référence à plusieurs reprises durant le casse.
Mais cette capacité à rassembler des ressources pour la production
est encore plus directe dans l’usine de fabrication de billets de banque
qu’est la Fabrique nationale. C’est d’ailleurs la chaîne
d’approvisionnement de la Fabrique nationale que les braqueurs vont
perturber de manière à faire entrer tout leur matériel sur le lieu du
braquage. Ainsi, ce camion protégé par quelques policiers, mal payés,
emmène la matière première – le papier – qui doit permettre
l’impression des billets sur les rotatives de l’usine10.
Fournir une structure pour produire du temps sous toutes
ses formes
L’organisation a d’autres raisons d’exister. En tout premier lieu, elle
constitue un dispositif conçu pour produire. Le braquage consiste non
seulement à produire des billets de banque à l’aide d’une organisation
préexistante : l’imprimerie de la Fabrique nationale. Celle-ci présente
des objectifs assez conformes à ce qu’on attend d’une organisation
manufacturière. Ainsi, il s’agit pour ses membres de produire un
maximum de billets et de la manière la plus efficace possible, c’est-à-
dire en optimisant le temps passé à produire.
Mais l’équipe de braquage est aussi une machine à produire du temps
qui s’écoule et renouvelle donc, de manière contre-intuitive, la notion
d’efficacité. L’équipe produit le temps précieux et utile qui sera utilisé
pour produire des billets de banque. Si Tokyo répète à loisir, que dans
ce braquage, l’expression « le temps c’est de l’argent » prend tout son
sens. C’est que, littéralement, la durée pendant laquelle l’équipe se
trouve coincée à l’intérieur de la Fabrique nationale détermine
mécaniquement le montant du butin obtenu.
Mais, pour produire du temps, il faut encore que l’équipe dispose
d’une capacité à piloter les situations de manière à conduire les
autorités à leur dégager du temps. L’organisation du braquage présente,
dès lors, deux types d’otages : des otages « de production » qui sont les
employées de la Fabrique nationale11 et les autres qui vont permettre
aux premiers de gagner du temps de production.
Pour aller plus loin, avec l’organisation, le Professeur propose à
l’équipe différents moyens de gagner du temps. Il lui faut donc imaginer
des dispositifs variés et gérables par les membres de l’équipe. Cette
panoplie de moyens va de la prise d’otages classique, aux négociations
qui vont suivre, en passant par le ralentissement de l’enquête qui
devrait conduire selon les forces de l’ordre à l’arrestation des
braqueurs et à la fin du braquage. Pour gagner ce temps utile, le
Professeur va donc produire des fausses pistes dans lesquelles vont
s’engouffrer les enquêteurs autour de Raquel Murillo, leur faisant subir
les représentations qu’il veut bien leur proposer.
L’organisation est aussi l’occasion de mutualiser des ressources et
d’identifier les apports de chacun de ses membres à l’œuvre collective,
tout en leur donnant valeur dans des contextes et situations très
diverses. Cette capacité à mutualiser les ressources pour les mettre au
service des objectifs de l’organisation est déterminante dans le succès
ou l’échec de l’activité : c’est ce qu’en économie on appelle des
« économies d’échelle ».
Dans La casa de papel ce changement d’échelle va croissant.
L’équipe est, au début de la série, relativement réduite : elle compte
neuf membres (le Professeur, Tokyo, Rio, Berlin, Moscou, Denver,
Nairobi, Helsinki et Oslo). L’organisation va s’étoffer et prendre une
dimension productive plus grande qui lui permettra de faire des
économies d’échelle. Elle sera alors plus efficace pour produire du
temps mais aussi pour produire des billets de banque. D’abord l’équipe
des braqueurs va incorporer à cette organisation tout ou partie des
otages. Et plus tard, apparaissent des acteurs externes probablement
liés à Helsinki et Oslo12 qui creusent d’abord l’un des tunnels entre le
hangar où se situe le Professeur et la Fabrique nationale et
interviennent pour mettre les opérations en sécurité (S02E09). Enfin,
l’organisation achève sa croissance avec l’intégration de Monica
Gaztambide13 (S02E06) et de Raquel Murillo14 (S02E08).
Aligner les objectifs de l’équipe avec celui de réussir le
casse
L’un des problèmes majeurs auquel doit s’attaquer l’équipe du casse
est celui de son engagement dans la réalisation des objectifs de
l’organisation. Nous avons signalé que les membres de l’équipe avaient
des motivations et des objectifs distincts de celui de l’organisation dont
ils font partie. On peut citer Denver qui se rapproche de l’équipe pour
échapper à un vendeur de drogue polonais qui veut lui faire la peau.
Son engagement dans l’équipe, parrainé par Moscou, son père,
permettrait de le protéger et le tenir à l’écart du mauvais chemin. Tokyo
trouve dans le braquage une occasion, peut-être la dernière,
d’appartenir à une famille et d’échapper à la prison ou à la mort.
Nairobi, quant à elle, veut essayer de récupérer la garde de son fils
Axel. Le casse devrait les mettre à l’abri du besoin. Les motivations de
chacun des membres de l’équipe sont donc hétérogènes et constituent
autant de points de divergence avec les objectifs de l’organisation.

Comment faire pour que les protagonistes ne fassent pas passer leurs
objectifs et motivations personnelles avant celles de l’organisation ? Le
Professeur commence par résoudre cette redoutable équation en
s’assurant des profils qu’il veut accueillir dans l’équipe. Le préalable,
nous l’avons dit, est que les participants n’aient pas grand-chose à
perdre. Mais cela est loin de suffire. Dans chaque épisode, des
événements internes ou externes à la Fabrique nationale viennent
perturber l’harmonie de l’équipe. On citera par exemple, la fusillade
des policiers par Tokyo (S01E01), l’exécution de Monica Gaztambide
par Denver (S01E03) ou encore l’erreur de Rio concernant l’usage du
téléphone par Alison Parker (S01E03). La première réponse à ces
événements consiste, à appliquer les règles choisies par l’organisation.
Celles-ci sont rappelées par les membres eux-mêmes. Denver, par
exemple, crie : « putain, la première règle, putain » (S01E01). C’est
avant toute chose de ne pas verser de sang15. Par ailleurs, il y a une
primauté du plan, sur toute autre initiative individuelle. Après la
découverte de Monica Gaztambide vivante, Nairobi rappelle encore,
aux esprits échauffés de Denver, Berlin, Helsinki et Oslo, qu’il faut
s’en tenir au plan car celui-ci est parfait (S01E09).
Ces injonctions au respect des règles de fonctionnement de
l’organisation permettent d’assurer que les membres contribuent à la
réalisation de l’objectif de l’organisation. Or, il s’agit d’un échange de
bons procédés. Les protagonistes reçoivent en échange de leur travail,
une rétribution. L’organisation est donc un système où les membres
s’investissent et contribuent par leur force de travail à la réalisation
de ses objectifs, en échange d’avantages ou de rémunérations. Les
membres de l’équipe doivent, en effet, recevoir, en échange de leur
implication dans le casse, leur part du butin qui s’élève à des sommes
extravagantes et avec lesquelles ils pourront atteindre leurs objectifs
individuels. La série expose très rapidement les objectifs des membres
de l’équipe et les raisons de s’impliquer dans ce braquage. Ils
échangent de manière très informelle lors d’un repas sur ce qu’ils
feront du butin à l’issue du casse (S01E02).
Un autre enjeu est de contrôler l’implication des membres de l’équipe
tout au long du casse. Il faut donc que le Professeur mette en place des
dispositifs qui vont permettre d’ajuster les niveaux d’incitations, afin
que les membres de l’équipe continuent à exécuter le plan tel qu’il est
prévu. Dans un premier temps, le Professeur joue sur les variations de
connaissances de la situation qu’ont les différents membres de l’équipe.
Il organise le recrutement lui-même et est donc le seul à connaître
parfaitement l’ensemble des protagonistes (S01E01). De plus, comme
il interdit quiconque d’avoir des relations, ou de partager des
informations personnelles, il maintient les braqueurs dans une situation
d’asymétrie d’information qui va lui permettre de contrôler les actions
des membres de l’équipe et cela, même à distance. Il peut renforcer son
autorité en usant de cette information supplémentaire qu’il contrôle aux
dépends des autres membres de l’organisation (Crozier, 1963). D’un
point de vue strictement économique, la théorie des incitations permet,
par ailleurs, de comprendre comment des agents économiques peuvent
faire accomplir par d’autres, un ensemble d’activités en mobilisant les
incitations adéquates. La théorie de l’agence décrit de manière
formalisée ces comportements incitatifs que nous trouverons à de
nombreux moments dans La casa de papel (Akerlof, 1970).
Gestion de la complexité
L’organisation est, ensuite, une redoutable machine pour gérer la
complexité des situations rencontrées. Le braquage de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre est exemplaire par l’ampleur de
son butin, mais aussi par la complexité de sa mise en œuvre. Nous
avons vu qu’il reposait sur deux hypothèses fondatrices. La première
est d’assurer à l’équipe de ne pas être délogée par les forces de
l’ordre, ou tout autre force extérieure, de l’enceinte du bâtiment. La
deuxième est de disposer d’un maximum de temps pour imprimer les
billets de banque qui constitue le butin du casse. Le braquage repose
sur une planification efficace réalisée en grande partie par le
Professeur. Mais, ce dernier n’est pas présent avec son équipe dans la
Fabrique nationale. Il laisse l’équipe prendre les décisions
opérationnelles, tout en contrôlant les comportements de l’équipe à
distance. Il n’y parvient que partiellement en rappelant, par exemple, à
Berlin qu’il ne veut pas d’improvisation (S01E04). C’est la condition
sine qua non pour que le braquage se déroule normalement, même
lorsqu’il n’est pas dans sa salle de contrôle. Il doit anticiper les
réactions imprévisibles des forces de police et la réponse des membres
de l’équipe. Comme un joueur d’échecs16, il prévoit ses mouvements
plusieurs coups à l’avance et introduit dans la situation encore plus de
complexité de manière à désemparer les enquêteurs.
Mais la complexité ne réside pas uniquement dans la planification du
casse. Elle découle aussi des actions des forces de l’ordre et est
amplifiée par la mobilisation d’une pluralité de points de vue dans la
prise de décision. Ainsi, le colonel Prieto veut en finir le plus vite
possible. À l’instar du lieutenant Suárez, il est partisan d’une
intervention immédiate pour sortir Alison Parker de la Fabrique
nationale (S01E02). La complexité des situations rencontrées est donc
la résultante directe de la multiplication des acteurs en présence. Or,
pour faire face à cette complexité, les membres de l’équipe doivent
faire preuve d’intelligence collective et ainsi pouvoir parer à toutes les
éventualités. Pour comprendre et agir dans un système complexe, dans
une situation en évolution permanente, il faut donc être en état de
mobiliser des ressources qui présentent elles-mêmes une complexité
importante. C’est le principe de « variété requise » développé par
Ashby (1979) : il faut doter l’organisation d’une structure qui présente
un niveau de complexité et une diversité comparables, aux situations
rencontrées. L’organisation de l’équipe de braqueurs répond bien à
cette nécessité. Elle met en présence des individus qui ont des
expériences, des origines sociales et des compétences variées, qui vont
permettre à l’équipe de faire face à des situations inextricables,
diverses et complexes.
Pour renforcer cette aptitude à décider et à agir dans cet
environnement incertain, le Professeur a même organisé de la
redondance dans les rôles et compétences à développer. Ainsi, Tokyo
et Berlin sont des braqueurs de banque mais présentent des profils
contrastés, hold-up versus cambriolage. Rio et Moscou sont des
voleurs qui développent une approche différente des systèmes de
sécurité : piratage de systèmes informatiques versus perçage de
coffres-forts. Enfin Helsinki, Oslo et Denver sont des mercenaires d’un
genre différent : respectivement soldats professionnels et amateur.
Cette capacité à gérer la complexité et la variabilité de
l’environnement à l’aide de ressources humaines, elles aussi diverses,
est ce qui va donner à l’organisation des braqueurs une certaine
résilience face aux actions imprévues des forces de l’ordre. La
« variété requise » est encore plus visible dans l’organisation des
forces de l’ordre. Le commissaire appelle Raquel Murillo afin qu’elle
prenne la direction des négociations avec les preneurs d’otages, elle
arrive dans une tente de crise embryonnaire où sont déjà réunis divers
métiers (S01E02). Outre les groupes d’intervention, il y a des membres
du renseignement militaire, des psychologues, des experts en
balistiques et en armement. Cette organisation pléthorique consiste à
mettre en regard d’une organisation dont on ignore tout, une
organisation suffisamment variée pour qu’elle soit en mesure de faire
face, sinon de comprendre, les intentions des preneurs d’otages. Le
Professeur va jouer de la connaissance des forces de l’ordre dont il
dispose, pour activer les stimuli qui vont provoquer les réactions
attendues des forces de l’ordre. Il va ainsi, aller dans le sens de
l’urgence perçue et vécue par le renseignement militaire pour le
pousser à une intervention immédiate (S01E02)17.
Moscou s’étant trouvé mal, Denver organise une sortie des otages sur
le toit de la Fabrique nationale (S01E04). Il leur donne l’instruction
d’enfiler les masques Dalí pour permettre à Moscou de se fondre dans
la masse et de voir le ciel. Ceci entraîne une mise sous pression sans
précédent des forces de l’ordre qui pousse Raquel Murillo à la faute.
Elle autorise le tir sur le groupe d’individus masqués en combinaison
rouge et portant des armes factices mais qui semblent être des
braqueurs. Arturo Román, ayant été identifié comme un individu hostile
reçoit une balle dans l’épaule. À partir de ce moment-là, la direction
des forces de l’ordre s’aperçoit que le personnage à l’origine du
braquage a toujours une longueur d’avance sur eux et qu’il sait
introduire toujours plus de complexité dans les situations qu’il propose.
L’organisation comme protection vis-à-vis de l’extérieur
L’organisation est aussi une formidable armure contre les agressions
extérieures. Dans la série, cette condition d’existence est mobilisée à
de nombreuses reprises. Les personnages eux-mêmes en sont conscients
et jouent constamment avec cette propriété. Le plan, et de ce fait
l’organisation du braquage, présente cette vertu. Quand Tokyo blesse
les policiers (S01E01), Denver, puis Berlin et enfin le Professeur la
réprimande. Mais comme les policiers ne sont que blessés, et que cela
ne remet pas le plan en cause, le sujet des remontrances se déplace vers
la relation supposée que Tokyo entretient avec Rio.
L’organisation se protège également des agissements des membres qui
ne respecteraient pas les règles. Lorsque Berlin ordonne à Denver
d’exécuter Monica Gaztambide sur laquelle on a retrouvé un téléphone
portable, il enfreint la première règle du braquage (S01E06). Celui-ci
demande au Professeur de le punir pour faire un exemple. Ce dernier
place un bouton avec une empreinte de Berlin dans une voiture fouillée
par les policiers (S01E07). Le Professeur permet ainsi à Berlin de
recevoir la punition qu’il mérite, tout en conservant son utilité pour
l’organisation. Juste après, s’en suit la célébration de la réunion de
l’équipe autour d’un verre dans l’un des bureaux de la Fabrique
nationale. C’est alors que Berlin rappelle la primauté du plan sur toute
autre préoccupation : l’organisation est remise sur ses rails.
L’organisation des forces de l’ordre protège aussi de manière répétée
ses dirigeants lorsque leurs actions aboutissent à des échecs
(intervention avortée (S01E02), ou infiltration avortée (S01E05)) ou à
une bavure18 (S01E04). En effet, à ces trois occasions, les forces de
l’ordre, loin de réprimer ses membres, leur accorde à nouveau sa
confiance, car ils ont respecté les règles, les ordres ou les protocoles
en vigueur. Les membres de l’organisation reçoivent des remarques de
la part de la tutelle de leur organisation (ministres, commissaire) mais
restent légitimes à diriger l’organisation de manière à arrêter le casse.
La question de la légitimité des dirigeants de l’organisation est centrale
et est relative à la responsabilité de leurs actions en situation
organisée.
Culture, expérience et tradition pour un casse réussi ou
pour un braquage déjoué
Chaque organisation mise en scène dans la série La casa de papel
contribue à renvoyer une image plus ou moins unifiée des
représentations de ses membres. En commençant par la Fabrique
nationale, on s’aperçoit qu’Arturo Román en tant que directeur de
l’usine, se présente durant toute la durée du braquage comme le
protecteur de ses employés ou des otages visiteurs de la Fabrique
nationale. À plusieurs reprises, il essaye de calmer ses employés
terrorisés à l’idée d’être abattus par les braqueurs. Il met en œuvre une
autre condition essentielle d’existence des organisations, mise en
évidence par Schein (2004), à savoir l’existence d’un contrat
psychologique entre l’organisation et son personnel (Desreumaux,
2005, p. 45). C’est le rôle qu’occupent les règles constitutives de
l’organisation. Leur partage et l’accord même tacite de leur respect
sont ce qui fait tenir ensemble l’organisation, qui répond aux
contributions de ses membres en leur apportant le soutien nécessaire
dont ils ont besoin. Il s’agit donc bien d’un engagement réciproque
entre les membres et l’organisation elle-même. Nous avons déjà
mentionné l’existence de contrats d’ordre économique et évoqué la
notion d’incitations dans les relations que tissent les organisations avec
leurs membres. Ce qui est intéressant, c’est qu’elles garantissent dans
leur fonctionnement une harmonie dans leurs valeurs, leurs normes,
leurs règles et cela, jusqu’au sein des activités qu’elles conduisent. Et
qu’elles assurent ainsi un certain confort à leurs membres.
Le Professeur évoque de manière répétée avec les membres de son
équipe, et avec Raquel Murillo, les valeurs qui animent l’organisation
qu’il dirige. Il dit être un voleur, certes, mais un voleur qui ne vole
personne et, certainement pas un assassin. Chez les braqueurs, il est
admis que le casse ne doit pas faire de victime. C’est la première règle
exposée par le Professeur et rappelée par Denver à la fin du premier
épisode. Les membres de l’équipe adhèrent à cette idée, tout en la
mettant en œuvre de manière différente selon la situation et le caractère
du protagoniste impliqué. La culture de l’organisation des braqueurs est
alors un ensemble de croyances et de comportements qui sont « acquis,
maintenus et éliminés ou évités » par des processus qui lui sont
propres et qui vont de la sélection aux rétributions et incitations en
passant par la formation (Desreumaux, 2005, p. 188-189).
L’organisation du braquage est un bon exemple de ce qu’est la culture
organisationnelle (Schein, 2004, p. 17) : « l’ensemble des hypothèses
fondamentales qu’elle a inventées, découvertes, élaborées par
l’expérience pour traiter ses problèmes d’adaptation externe et
d’intégration interne ». En effet, si les membres de cette organisation
partagent des modes d’action, des valeurs et de l’expérience, alors le
Professeur permet, en réunissant l’équipe, de valider des
comportements qui vont aller dans le sens de la réussite du casse.
Il existe pourtant une contradiction à l’origine du dispositif
organisationnel, mis en place par le Professeur. Rappelons-le, dans le
premier épisode, il annonce que les règles fondamentales de l’équipe
sont les suivantes : pas de nom, pas de relation personnelle, pas de
mort. Ces règles sont bien de nature culturelle puisqu’elles permettent,
à la fois, de spécifier les « buts et les valeurs vers lesquels
l’organisation est dirigée » (Desreumaux, 2005, p. 189), mais aussi de
garantir la sécurité de l’édifice organisationnel en assurant un
cloisonnement suffisamment strict, pour éviter l’effondrement de
l’ensemble si l’un des membres est capturé par les autorités. Il indique,
de plus, comment les comportements déviants à ces règles seront
contrôlés et sanctionnés.
Or, presque l’ensemble des membres de l’équipe enfreignent ces
règles. Rio et Tokyo sont amoureux et partagent, avant le braquage,
leurs noms. Moscou et Denver sont père et fils. Nairobi parle à Tokyo
de son fils Axel, dont la garde lui a été retirée (S01E06). Helsinki et
Oslo apparaissent comme étant plus que de simples frères d’arme.
Tokyo prend Moscou à la toute fin de la seconde saison pour père
adoptif. Il semble donc impossible à une organisation de se construire
en faisant table rase de l’expérience et des trajectoires de vie de ses
membres. La règle imposant l’absence de relations personnelles et de
connaissance des autres membres de l’équipe est pertinente du point de
vue de sa sécurité, mais introduit au cours du récit de nombreuses
incompréhensions quant aux motivations individuelles et collectives
des membres de l’organisation. Il est donc utile, en théorie, de
compartimenter l’équipe de manière à en assurer la sécurité.
Cependant, si l’organisation peut avoir la volonté d’être amnésique, il
est difficilement tenable d’exiger de ses membres une telle obligation.
Il est intéressant de noter qu’elle peut être mise en péril par la
révélation de faits relatifs à l’histoire personnelle de ses membres,
mais que celle-ci peut être aussi l’atout majeur de sa résilience et de ce
qui permet de la faire tenir ensemble. Ainsi, la maladie dégénérative de
Berlin contribue à saper son autorité sur l’équipe. Alors que, les
révélations de Moscou à Denver sur le sort laissé à sa mère constituent
un point de dissension entre les deux hommes avant que de former le
socle d’une entente profonde. L’organisation subit de profondes
perturbations quand Moscou sermonne Tokyo au sujet du jeu dangereux
qu’elle joue avec son fils. La conception d’une organisation qui fait
l’impasse de l’histoire personnelle de ses membres semble, dés lors,
impossible.
Cependant, lors de son acte fondateur, les membres de l’équipe font
comme s’ils pouvaient ne pas partager leur histoire personnelle afin de
maintenir cohérente l’organisation dont ils font partie. L’acte fondateur
d’organisation consiste donc aussi pour ses membres, à pouvoir
produire des représentations en harmonie. Celles-ci leur permettent
encore de décider de la répartition du travail entre eux. Ce qui nous
amène à parler de l’un des rôles fondamentaux de l’organisation : la
division du travail.

Diviser le travail
Nous avons déjà admis que le Professeur n’était pas en mesure de
réaliser le casse du siècle tout seul. Il est conscient qu’il n’arrivera à
rien accomplir s’il est isolé. De plus, on comprend assez vite que le
Professeur ne possède pas certaines compétences et qualités
spécifiques qui sont essentielles à la réalisation du plan. Il possède une
intelligence stratégique, un goût prononcé pour les sciences et
techniques, mais n’a jamais lui-même percé un coffre-fort ou installé un
système de communication inviolable. Il n’a d’ailleurs pas la prétention
de savoir et il invite Moscou ou Rio et les autres membres de l’équipe
à apporter à l’entreprise les compétences qui lui manque19. Le
Professeur va donc devoir diviser le travail, car cela est nécessaire à
toute activité organisée (Mintzberg, 1982, p. 18).
Mais la division du travail présente d’autres avantages que de
compenser les compétences manquantes d’un des membres de
l’organisation. Elle permet aussi, à l’équipe de mener des activités
simultanées. Ainsi, une partie de l’équipe prend d’assaut le convoi de
transport de papier à destination de l’usine de fabrication de billets
pour y pénétrer par les parties techniques du bâtiment. Alors que Tokyo
et Nairobi entrent par l’entrée publique du bâtiment comme si elles
venaient faire une visite de la Fabrique nationale (S01E01).
Mais, comment le Professeur divise-t-il le travail ? Sur quels critères
ou quelle logique ? Pour le comprendre, voici venu le moment de
présenter cette petite entreprise de braquage.

Une division du travail qui pousse à la


spécialisation
Décrivons maintenant les neuf membres de l’équipe recrutés par le
Professeur. Commençons par Tokyo : la narratrice de cette histoire.
C’est une voleuse expérimentée : elle a réalisé 15 casses parfaits.
Mais, elle peut aussi tuer si quelqu’un en veut à son amant du moment.
Elle connaît le maniement des armes de poing et d’assaut. C’est une
survivante qui n’a rien à perdre, lorsqu’elle intègre l’équipe. Au début
de l’aventure, elle forme, avec Rio, un couple caché.

Rio est un petit génie de l’informatique. Aucune alarme ou système de


sécurité électronique ne lui résiste. Il a fait des études d’informatique et
a choisi d’être hacker plutôt que de travailler dans une entreprise
traditionnelle dans l’économie réelle. Il a bien compris que cela était à
la fois plus amusant et plus rémunérateur. Il sait acheter des armes sur
le dark web (S02E03) et pirater le système de sécurité de la Fabrique
nationale afin d’en donner le contrôle au Professeur (S01E01). Rio est
d’autant plus fautif de s’être fait piéger par Alison Parker au troisième
épisode car il a oublié de masquer la caméra du smartphone et qu’il
est, évidemment, le mieux placé pour déjouer ces détournements
d’usage. Rio est par ailleurs considéré par tous les membres de
l’équipe comme particulièrement immature, ce qui lui vaudra de risquer
de ne pas être retenu par le Professeur dans l’équipe finale du braquage
(S02E03).
Berlin, lui, est un cambrioleur professionnel, ainsi qu’un concepteur
de braquage hors pair. Il s’est illustré dans 27 vols, dont l’un est
particulièrement remarquable : il a dérobé 434 diamants dans une
bijouterie à Paris. Le Professeur le connaît vraisemblablement de
longue date et sait qu’il est atteint d’une myopathie de Helmer (maladie
dégénérative musculaire). Il va se reposer sur les compétences de
commandement de Berlin.
Moscou est un ancien mineur dans les Asturies. Il y a laissé la santé
de ses poumons et est atteint de silicose. Il s’est donc reconverti en
perceur de coffres-forts. Il a appris dans la mine à creuser des tunnels
et à utiliser des outils industriels comme des lampes à souder ou des
chalumeaux pour réaliser toutes sortes de travaux de découpe ou de
soudure sur métal.
Il est temps de parler de Denver dont on n’explique pas bien les
compétences spécifiques et sa place dans l’équipe. Il est décrit par
Tokyo comme une bombe à retardement dans un braquage car il est
impulsif et susceptible. Il a vécu jusque-là de petits trafics et de
violence. S’il est là, c’est parce que c’est le fils de Moscou. Ce qui
nous amènera à voir, en quoi il est légitime à appartenir à l’équipe.
Tokyo dit que tout braquage nécessite des soldats. Ce seront Helsinki
et Oslo, des mercenaires serbes qui ont probablement servi pendant la
guerre de l’ex-Yougoslavie. Ils vont remplir tout un tas de missions qui
nécessitent de gros bras et pas trop de réflexion. Comme les bons
soldats, ils savent obéir à l’autorité qui leur semble légitime. On notera
une spécialité intéressante : Helsinki est spécialiste de médecine de
guerre, il est capable de délivrer un diagnostic et de proposer les
premiers secours avec pertinence et efficacité.
Finissons par Nairobi, qui a une histoire personnelle complexe. On
apprendra assez rapidement qu’elle laisse derrière elle un enfant
nommé Axel, dont la garde est l’objectif principal de son implication
dans le casse. Elle est experte en contrefaçon monétaire. Dans le
premier épisode, lorsque Tokyo décrit l’ensemble des protagonistes, on
ne comprend pas tout de suite pourquoi Tokyo dit qu’« elle dirige notre
contrôle qualité ». On voit que ce recrutement va permettre au
Professeur d’assigner à chacun des tâches spécifiques dans le sens de
la spécialité de chacun des membres de l’équipe.
La division du travail présente, enfin, un autre avantage qui a été
utilisé très tôt dans l’histoire des activités humaines organisées. Les
Égyptiens utilisaient déjà ces propriétés avantageuses pour construire
les pyramides dans un temps limité. Nous parlons ici, du phénomène
d’accroissement de la productivité qu’entraîne mécaniquement la
division du travail. Celui-ci est évoquée de manière métaphorique par
Adam Smith (1776) dans sa parabole de la manufacture d’épingles20.
Ce sont les effets de l’apprentissage de l’exécution des tâches et de leur
répétition qui permettent aux acteurs de réaliser des tâches plus
rapidement et donc d’accroître la productivité du travail. On note que
ce phénomène est illustré de manière un peu étonnante (S01E13),
lorsque les otages se voient proposer de gagner un million d’euros,
s’ils deviennent complices des braqueurs. C’est à cette occasion que
Torres, le contremaître de l’imprimerie nationale, va exprimer son
souhait de rester solidaire des preneurs d’otages. Il dit, en substance,
que depuis le début du braquage, il n’a jamais aussi bien travaillé. On
peut donner quelques explications sur ce qui s’est produit ici. L’objectif
des braqueurs est de faire fonctionner au maximum la planche à billets
et donc d’obtenir des opérateurs une productivité maximum pour
profiter au mieux du temps libéré par le braquage. Or, Torres, qui
travaille de concert avec Nairobi, met toute son expérience de la
chaîne, pour pousser la production à son niveau le plus haut. Il connaît,
comme Nairobi, les capacités des opérateurs et utilise l’organisation du
travail préexistante au casse, pour assurer le niveau maximum de
production. Or, l’usine d’impression de billets de banque est
vraisemblablement une industrie moderne qui est probablement
organisée selon les principes de l’Organisation Scientifique du
Travail (Taylor, 1912). À ce titre, les activités des opérateurs sont
spécialisées de manière à obtenir des gestes et des tâches de plus en
plus rapides et précis à mesure que l’expérience des opérateurs
s’accroît. À la fin de la première aventure, Nairobi demande à Torres
s’il pense qu’il soit possible d’augmenter la cadence de production
pour maximiser l’utilisation du temps d’occupation de la Fabrique
nationale restant (S02E08). Torres réfléchit un instant et conçoit la
procédure à tenir pour parvenir à ce nouvel objectif de production.
Ces phénomènes liés à la division du travail sont observables de
manière équivalente dans les forces de l’ordre. Dès l’épisode 2 de la
série, le travail est réparti entre les « analystes, négociateurs et
enquêteurs », les opérationnels formés par les groupes d’intervention et
les « techniciens » qui apportent leur soutien aux opérations. Cette
division du travail est préconçue et met un peu de temps pour se mettre
en place. Berlin le fait d’ailleurs remarquer à Rio dans la suite de cet
épisode. Il existe donc deux formes de division du travail : d’une part,
la répartition des activités pour les membres de l’organisation et
d’autre part, la conception de cette répartition. C’est ce qu’on appelle
respectivement la division horizontale et verticale du travail. Cette
distinction a été mise en évidence et théorisée par Frederick W. Taylor
dans son ouvrage fondateur : Principes d’Organisation Scientifique
des Usines (1912, voir encadré). Ces deux formes de division du
travail sont assumées par des personnes différentes. Dans l’équipe de
braqueurs, le Professeur assume principalement la conception du
travail pour son équipe pendant que celle-ci réalise le plan défini à
l’avance. Il s’agit donc bien d’une division verticale du travail dont
découle la division horizontale de l’activité organisée.

Le Taylorisme vu à travers La casa de papel


L’application des Principes d’Organisation Scientifique des Usines (1912) de Frederick W.
Taylor figure en bonne place pour être les principes d’organisation du travail le plus présent dans
l’ensemble des organisations apparaissant dans La casa de papel. En tout premier lieu on note
qu’une partie du travail est prescrit : dans l’équipe des braqueurs, comme chez les forces de
l’ordre. Le Professeur conçoit le plan pour l’équipe qui est recluse dans la Fabrique nationale. La
direction des opérations des forces de l’ordre conçoit les actions qu’exécute le groupe
d’intervention. Mais pourquoi, dans de nombreuses situations, le travail a-t-il besoin d’être
prescrit ?
Selon Taylor, dans les organisations anciennes, il existe une collusion tacite (non explicite et
cachée) entre les opérateurs et les patrons pour ne pas placer le niveau de production à son
maximum. C’est le phénomène de « flânerie systématique » des ouvriers. Il se traduit par le fait
que les opérateurs sont les seuls à posséder la connaissance de l’outil de travail et du travail lui-
même. Par ailleurs, les patrons eux-mêmes ont perdu le sens du travail opérationnel, ne
connaissent pas ou plus le métier réalisé par les opérateurs. Dans La casa de papel, que cela
soit dans l’organisation des braqueurs ou des forces de l’ordre, la direction de ces organisations
est très au fait des impératifs opérationnels. Les logiques stratégiques sont intimement liées aux
impératifs opérationnels. Et ceci est rendu possible par une connaissance fine des activités de
terrains des dirigeants de ces organisations. Le Professeur est très bien documenté sur les outils
qui vont permettre la réussite du casse, il mène, assez souvent dans la série, des discussions
opérationnelles avec les membres de son équipe. C’est la même chose pour Raquel Murillo ou le
colonel Prieto qui ont reçu une formation militaire ou assimilée et qui connaissent les conditions
d’une intervention réussie. Ces organisations ont bien résolu la flânerie systématique par un
double mouvement de division horizontale et verticale du travail. Taylor montre qu’une
connaissance du travail permet d’optimiser les gestes, les processus inhérents à chaque activité
opérationnelle et que cela contribue à rendre plus efficace le travail mené par l’organisation.
Ce qu’il faut retenir, c’est que l’objectif de Taylor est bien d’augmenter la productivité du
travail. Cela se traduit pour l’équipe de braqueurs à essayer de maximiser le temps passé à
l’intérieur de l’usine en menant des activités qui vont sensiblement retarder la progression des
forces de l’ordre. Pour les forces de l’ordre l’efficacité du travail réside dans une résolution la
plus rapide possible de la prise d’otages et de la crise de la Fabrique nationale de la monnaie et
du timbre. Il est enfin primordial d’augmenter la productivité du travail, dans un sens cette fois
plus classique, en ce qui concerne l’organe de production de billets qu’est la Fabrique nationale
et qui va être mise à contribution dans une forme optimisée par les braqueurs et particulièrement
par Nairobi (S01E03).
L’optimisation du travail est sensible lorsqu’on observe à ce titre l’organisation de la
production de billets (S01E03, S02E08, S02E09). Les processus de travail sont conçus par
Nairobi et dans une certaine mesure par le contremaître de la Fabrique nationale Torres. On peut
imaginer que Nairobi a étudié le travail d’impression de billets durant sa carrière de faussaire et
en a extrait les meilleures façons de procéder. Elle va même donner des temps élémentaires,
pour accélérer la cadence de production tout en tenant compte des capacités physiologiques et
de la charge mentale des opérateurs (S01E02). Nairobi va jouer le nouveau rôle attribué aux
ingénieurs et créé par Taylor : celui du Bureau des méthodes, dont la mission va être d’étudier,
d’optimiser et de prescrire le travail. Cette organisation du travail est donc extrêmement
taylorienne.
D’ailleurs, pour contrôler la bonne exécution du plan et du travail, Taylor va transformer le rôle
du contremaître dans les usines, qui était auparavant l’équivalent d’un super chef d’équipe avec
un réel rôle de management de premier niveau et d’ajustement du niveau d’effort des opérateurs
(Lefebvre, 2003). Le contremaître devient, avec l’avènement de l’Organisation Scientifique du
Travail, l’œil du bureau des méthodes dans les ateliers et va vérifier que les manières de
travailler prescrites par les ingénieurs du travail sont bien respectées. Dans la Fabrique nationale,
cette fonction est assumée par Torres qui va contrôler, dans l’atelier, la bonne exécution du
travail par les opérateurs et permettre ainsi de s’assurer l’optimisation de l’activité de
l’entreprise. Le contremaître devient alors l’œil du Bureau des Méthodes dans les ateliers des
usines.
Mais que faire de l’augmentation de la productivité générée par la mise en place de
l’organisation scientifique du travail ? Taylor indique que les ouvriers doivent bénéficier à égalité
avec les patrons de l’accroîssement de la valeur ajoutée issue de ces améliorations de processus.
Dans la série, ce partage est bien présent : dans les forces de l’ordre on distribue des
récompenses honorifiques ou de position. Dans l’équipe de braqueurs le partage de la Valeur
Ajoutée est complet, puisqu’il s’agit de partager le butin à parts égales entre les membres de
l’équipe. Enfin, pour les ouvriers et opérateurs de la Fabrique nationale, il leur est proposé de
choisir entre la liberté ou 1 million d’euros pour leur investissement dans cette petite entreprise
(S01E13).

Nous avons vu comment répartir le travail entre les membres de


l’organisation. Les tâches et activités sont distribuées. Mais comment
agencer ces activités pour faire progresser l’organisation vers ses
objectifs ?

Coordonner le travail
Les braqueurs ont un certain nombre de préoccupations à prendre en
compte. Outre la gestion opérationnelle du casse, il faut réussir à faire
travailler ensemble tous ces individus aux compétences variées, aux
caractères et aspirations divers. La coordination du travail est la
deuxième exigence fondamentale de toute organisation. Elle va
permettre d’éviter que tout le monde ne fasse la même chose, que les
choses faites ne soient pas contradictoires et, enfin, qu’aucune tâche ne
soit oubliée afin de faire avancer l’organisation vers ses objectifs.
Mintzberg (1982, p. 19) identifie cinq mécanismes élémentaires de
coordination du travail : la standardisation par les qualifications,
par les résultats, par les procédés, la supervision directe et
l’ajustement mutuel. Ces mécanismes constituent ce qui fait que
l’organisation tient ensemble et qui va « coller » l’ensemble de ses
parties.
La standardisation des qualifications
Nous avons déjà mentionné le recrutement éclectique que réalise le
Professeur en vue de réaliser le casse de la Fabrique nationale. Il n’a
pas recruté n’importe qui : il a défini précisément ses besoins et les
compétences requises pour faire partie de l’équipe. Il fait l’hypothèse
que, s’il ne s’est pas trompé dans le recrutement, les personnes qu’il a
embauchées seront à même de réaliser les activités qu’il leur a confié
sans faute et en bonne intelligence avec les autres membres de
l’organisation. Leur qualification, leur formation initiale ou leur
expérience suffiront à agencer les activités de chacun des membres de
l’équipe. C’est la définition de la standardisation des qualifications
(Mintzberg, 1982, p. 22).
Le Professeur a sélectionné, par exemple, d’anciens braqueurs avec
des spécialités différentes. Ainsi Tokyo attaque des banques souvent
avec des armes de poing ou de guerre, elle est, a priori, la seule tueuse
civile de l’équipe. Il est probable que son recrutement n’a pas relevé
uniquement de cette compétence, mais révèle peut-être aussi un trait de
caractère qui pourrait être utile à l’équipe. Berlin est braqueur et
cambrioleur, probablement à mains armées, mais Tokyo ne le dit pas. Il
a de l’expérience, il a déjà exécuté 27 cambriolages sans faute et s’est
déjà attaqué à de gros coups : une affaire de 434 diamants volés à
Paris. Moscou a pour spécialité le maniement des chalumeaux et autres
perforateurs thermiques, ainsi que le creusage des tunnels. Ces
compétences il les a acquises dans les mines en Asturies.
Rio est recruté pour sa formation en informatique. C’est le seul
personnage dont Tokyo évoque les études : une école d’informatique.
Après avoir travaillé comme spécialiste des systèmes de sécurité
informatiques dans une entreprise, il a trouvé plus rémunérateur de
passer du côté des hackers. En tous les cas, s’il y a des problèmes
informatiques, il sera la personne qui saura les résoudre.
Helsinki et Oslo sont recrutés pour leur « formation » militaire. Ils
sont entraînés à obéir à l’autorité qu’ils jugent légitime : le Professeur,
puis Berlin. De plus, ils connaissent vraisemblablement le maniement
des armes lourdes. Helsinki apparaît aussi expert en médecine de
guerre, il soigne attentivement Arturo Román de sa blessure par balle
(S01E04 et suivants) et ne cède pas à la tentation de le tuer pour se
venger de la mort d’Oslo (S01E12).
Nairobi est recrutée pour ses compétences de faussaire. Elle connaît
avec précision le processus de fabrication des billets européens et est
capable d’en contrôler la fabrication. C’est pour cela que Tokyo
précise que Nairobi « sera [leur] responsable qualité » (S01E01).

Le Professeur sait qu’il pourra faire confiance à ses recrues


spécialisées pour exécuter, parfaitement, en temps et en heures, ce qui
relève de leur spécialité. Tous les braqueurs ont aussi la confiance en
les autres protagonistes que leurs actions seront bien interprétées et se
dérouleront de manière harmonieuse car professionnelle sans qu’il soit
nécessaire de rajouter des instructions supplémentaires.
La standardisation des résultats
L’organisation des braqueurs est construite par le Professeur autour
de l’objectif de réaliser le casse du siècle. Le braquage de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre est exemplaire à plusieurs titres.
Tout d’abord, il est supposé rapporter aux braqueurs un butin d’un
montant inédit : 2,4 milliards d’euros (S01E01). Ensuite, il s’agit d’un
braquage où personne n’est dépossédé d’une quelconque richesse. Le
Professeur indique à plusieurs reprises (S01E01 et S02E08) que le
braquage ne volera personne. L’objectif général de « dévaliser » la
Fabrique nationale, est finalement décliné en « livrables » secondaires
: par exemple « Dès qu’une goutte de sang sera versée, on ne sera plus
des Robins des Bois mais des fils de pute ». Ces objectifs permettent
de coordonner le travail. On parlera de standardisation des résultats
lorsque les objectifs de l’organisation sont spécifiés et que les moyens
pour y parvenir sont laissés à la libre appréciation des acteurs
(Mintzberg, 1982, p. 21).
En effet, la réussite du casse devient le point de rendez-vous de
l’ensemble des actions menées par les membres de l’équipe.
L’organisation se cristallise autour de ce but qui passera alors avant les
intérêts et les aspirations individuelles.
Les forces de l’ordre font elles aussi de la coordination par
standardisation par les résultats. Lors de la première tentative
d’intervention (S01E02), l’objectif qui guide les choix du colonel
Prieto est clair : il faut en finir au plus vite et sauver, sans retard,
Alison Parker, la fille de l’ambassadeur du Royaume-Uni. Cet objectif
impérieux écrase l’ensemble des autres décisions possibles et induit
l’intervention immédiate du peloton de gendarmerie dirigé par Suárez.
Raquel Murillo émet pourtant des réserves, en rappelant l’issue de la
prise d’otages de l’opéra de Moscou. La stratégie du Professeur
concernant l’annonce à la presse de la prise d’otages et de l’identité du
« petit agneau » va couper l’herbe sous le pied du renseignement
militaire dirigé par le colonel Prieto. Alors que la coordination du
travail est réalisée par standardisation des résultats, c’est-à-dire que la
performance à atteindre est spécifiée (Mintzberg, 1982, p. 21) : ici le
sauvetage de Alison Parker, l’organisation des groupes d’intervention
est interrompue par les révélations des braqueurs dans la presse. Les
forces de l’ordre doivent donc changer de mode de coordination du
travail. L’ordre, donné à contrecœur par le colonel Prieto, tombe :
l’action du groupe d’intervention est annulée.
La supervision directe
Lorsqu’une personne dépositaire d’une autorité, ici le colonel Prieto,
donne un ordre à un ou plusieurs subordonnés : c’est ce qu’on appelle
la supervision directe. C’est le mécanisme de coordination le plus
courant dans les rapports d’autorité où « une personne se trouve
investie de la responsabilité du travail des autres » (Mintzberg, 1982,
p. 20).
Elle est utilisée dans toutes les organisations et l’équipe des
braqueurs n’y fait pas exception. On peut prendre l’exemple des ordres
donnés par Berlin à Tokyo pour lui rappeler de bien s’occuper du
« petit agneau », alias Alison Parker (S01E01). La supervision directe
ce sont aussi les ordres donnés par les braqueurs aux otages pour les
faire travailler à l’usine ou au creusage d’un tunnel (S01E02). Il en est
ainsi, quand Pablo Ruiz, l’adolescent, champion de l’équipe
d’athlétisme de son lycée, et Arturo Román se trouvent à creuser un
tunnel avec un marteau-piqueur, et qu’ils profitent de l’absence de
geôliers pour aller découvrir ce qui est caché sous les bâches au sous-
sol (S01E03), Moscou revient et demande pourquoi il n’entend plus
creuser. Il se trouve, en effet, investi de la responsabilité du travail de
Pablo Ruiz et d’Arturo Román. Il rétablit la bonne marche du travail
qui suppose que les otages fassent du bruit en creusant un tunnel afin de
masquer le bruit du perçage d’un deuxième tunnel qui devrait permettre
aux braqueurs de s’échapper. On voit bien ici l’importance de la
coordination du travail mené parallèlement par Moscou et les otages,
puisque le camouflage de l’un des travaux ne peut se faire sans
l’exécution de l’autre.

La standardisation des procédés


L’équipe des braqueurs fait usage de manière répétée d’un autre
mécanisme de coordination. Tout repose sur l’importance de s’en tenir
au plan conçu par le Professeur et qui est défendu bec et ongles par
certains membres de l’organisation. Le recours à ce mode de
coordination, appelé standardisation des procédés, est présent dès le
début de la série et, donc du braquage de la Fabrique nationale. Le
Professeur a tout planifié ou presque et a prescrit la manière dont le
travail devait être réalisé. Il communique le plan aux membres de
l’équipe pendant la préparation du casse dans la villa de Tolède.
« Tout ce qu’on avait planifié s’était enclenché » narre Tokyo au
début de la première journée du braquage (S01E01). « Les procédés de
travail sont (donc) standardisés » car « le contenu du travail est
spécifié ou programmé » (Mintzberg, 1982, p. 21). Et en effet, le plan
couvre presque toutes les éventualités. Chacun sait ce qu’il doit faire,
où et quand. Ainsi, le Professeur imagine une attaque coordonnée et
cette simultanéité des actions doit permettre à Berlin, Rio et les autres
d’entrer par la porte « livraisons » de l’usine d’impression des billets
de banque, pendant que Tokyo et Nairobi pénètrent par l’entrée
« visiteurs ». Avant cela, le Professeur a planifié aussi le travail en
prévoyant qu’un convoi de transport de papier monnaie, protégé par
des policiers fonctionnaires payés une misère, feraient le choix de ne
pas résister si leur vie venait à être menacée. Le plan est donc de
braquer le convoi, de l’isoler de toute communication radio et d’en
prendre possession afin de faire entrer une partie de l’équipe et du
matériel par la porte « livraisons » de la Fabrique nationale.
Une fois entré sans encombre dans l’enceinte de l’établissement, Rio
déconnecte les alarmes et pirate les caméras, puis chaque membre de
l’équipe fait ce qui a été prévu sans anicroche ou presque. Les otages
sont rassemblés dans le hall de la Fabrique nationale et Alison Parker21
est retrouvée par Tokyo puis mise à l’écart sous la surveillance de Rio.
Nous pouvons voir, qu’à l’image de ce qui se déroulera dans la suite du
récit, le mode de coordination par standardisation des procédés est le
plus utilisé par l’équipe des braqueurs. Le plan est appliqué, bon an,
mal an, jusqu’à la fin et traverse la plupart des épisodes jusqu’au
dernier de la première aventure, où le Professeur dit à Raquel Murillo
qu’il ferait tout pour le plan (S02E08).
Mais ce mécanisme de coordination est aussi massivement présent
dans d’autres organisations, mises en scène dans la série. Ainsi, chez
les forces de l’ordre, la standardisation des procédés est expliquée de
manière indirecte par le Professeur, lors d’un des cours, lorsqu’est
entreprise la première tentative de mettre fin au braquage par le groupe
d’intervention (S01E02). Il décrit en effet, la manière dont le groupe
d’intervention va chercher à prendre d’assaut le bâtiment. Les policiers
vont tenter de pénétrer par quatre endroits différents : « l’entrée
principale, la zone de livraisons, les issues de secours et le toit ». C’est
exactement ce que feront les forces de l’ordre. Le travail est donc
prescrit et planifié à l’avance et l’intervention devrait donc se dérouler
sans problème. Cependant, les forces de l’ordre ne savent pas que les
braqueurs connaissent la valeur de l’otage Alison Parker et, nous
l’avons déjà précisé plus haut dans ce chapitre, ce mécanisme de
coordination de standardisation des procédés est comme la
standardisation des résultats, mis en échec.
Un dernier exemple de ce mode de coordination du travail doit être
mis en valeur. La standardisation par les procédés est largement
utilisée dans l’imprimerie de billets de banque avant et pendant le
casse22. Nairobi est la cheville ouvrière de la conception et de la
prescription de la manière de travailler. Elle va annoncer des « temps
élémentaires » (Taylor, 1912), c’est-à-dire une prescription des gestes,
et de la réalisation des tâches les plus efficaces pour optimiser la
productivité de travail. Elle va s’appuyer sur Torres, le contremaître de
l’usine, qui va contrôler que le travail fourni par les opérateurs soit
conforme aux prescriptions de Nairobi. Il en tire, d’ailleurs, une
satisfaction extrême : il affirme qu’« il n’a jamais aussi bien travaillé »
que sous la direction de Nairobi (S01E13).
L’ajustement mutuel

Nous n’avons pas encore parlé du mécanisme de coordination le plus


simple et le plus courant dans toute activité humaine. Pendant le casse
il ne suffit pas au Professeur d’avoir recruté : les bonnes personnes
avec les bonnes compétences ; de leur avoir exposé leur plan de
travail ; et leurs objectifs pour que le casse réussisse. Il faut encore, en
cas d’imprévus, pouvoir continuer à réaliser, ensemble, le travail. Les
acteurs vont alors user d’un mécanisme de coordination qui va
consister à se mettre d’accord sur la réalisation du travail par simple
communication interpersonnelle, d’égal à égal. Cette communication est
très fluide et permet d’ajuster les actions de chacun, tout en optimisant
l’agencement des actions du groupe. C’est ce que fait Tokyo lorsqu’elle
signale par radio au Professeur que « le petit agneau est arrivé » et
qu’il peut déclencher, avec Berlin, la phase suivante (S01E01). Ce
mécanisme de coordination s’appelle : l’ajustement mutuel. C’est le
dernier mécanisme de coordination décrit par Mintzberg (1982), qui
s’il est mis en défaut cède la place à la supervision directe. Celle-ci
permet de rétablir la coordination du travail dans l’organisation
lorsque les autres mécanismes de coordination ont échoué.
Un continuum des mécanismes de coordination
La scène finale de l’épisode (S01E01) illustre parfaitement
l’existence d’un continuum des mécanismes de coordination utilisés
par l’équipe pour le début du braquage.
Tout d’abord, la standardisation des procédés échoue car les
policiers ne répondent pas fidèlement comme le Professeur l’avait
prévu. Tokyo précise dans son récit qu’il ne les avait pas prévenus que
les policiers arrivés sur les lieux pour une intervention tireraient à
balles réelles et chercheraient à les tuer ou à les blesser, suite au
déclenchement programmé par Rio de l’alarme de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre.
La riposte de Tokyo à l’« agression disproportionnée » de Rio par les
policiers (il est blessé par une balle qui frôle légèrement sa tête) est
inadéquate et sans commune mesure avec son expérience des
braquages. Malgré ses qualifications, elle n’arrive pas à s’en tenir au
plan prévu, et outrepasse les instructions données par le Professeur. Le
mécanisme de coordination de standardisation des qualifications n’est
donc pas suffisant à la bonne conduite du braquage.
Cette même action de Tokyo entraîne l’organisation vers un écart
important par rapport à l’un des objectifs fixés par le Professeur à
propos du casse : celui-ci est conçu avec pour but de ne pas faire de
victime. Or, deux policiers sont blessés par les tirs appuyés de Tokyo.
La standardisation des résultats échoue donc à coordonner correctement
le travail de l’équipe.
Enfin, l’ajustement mutuel échoue lorsque Tokyo sort toute seule alors
que Rio lui crie que cela n’est pas encore le moment et que Denver et
Nairobi viennent les épauler pour rentrer le corps de Rio dans la
Fabrique nationale.
Les membres de l’équipe sont tous en colère contre Tokyo et Rio qui
ont dérogé aux règles les plus élémentaires du braquage. Il n’est plus
possible de rectifier le tir au sens propre et au figuré puisque les deux
policiers ont été a minima blessés ou morts. Alors, devant cet échec
généralisé de tous les mécanismes de coordination, qui représentent
« la colle qui maintient ensemble les parties de l’organisation »
(Mintzberg, 1982, p. 19), celle-ci se décompose jusqu’à l’intervention
de Berlin. Celui-ci, en tant que dépositaire de l’autorité opérationnelle
de l’équipe, donne l’ordre de « couper tous les signaux sans fil et
radios » après avoir demandé à Rio si les téléphones sont connectés
(S01E02).
Continuum des mécanismes de coordination, d’après Mintzberg (1982)

Références
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Taylor F.W. (1912). Principes d’organisation scientifique des usines, traduit par Royer J.,
Publications de la revue de Métallurgie, Dunod et Pinat eds., Paris.

1 Il s’agit de faire la cuisine pour un équipage chinois sur le bateau sur lequel elle est censée s’enfuir.
2 C’est comme cela que Tokyo qualifiera dans la suite du braquage, le Professeur.
3 Ceci est rappelé par Nairobi lors de la préparation du braquage quand il s’agira de rallier les otages à
l’équipe (S01E13).
4 https://www.cnrtl.fr/definition/organiser
5 Berlin est le demi-frère du Professeur (S01E13). Moscou et Denver sont respectivement père et fils
(S01E01). Rio et Tokyo sont en couple (S01E01). Oslo et Helsinki se connaissent de longue date et ont
été frères d’armes dans différents conflits (S01E01).
6 L’équipe est présentée exhaustivement par Tokyo lors du premier cours (S01E01).
7 Arturo Román a été blessé par un tir policier alors qu’il maniait une arme factice sur le toit de la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre (S01E04).
8 On ne comprend d’ailleurs pas complètement comment les câbles de téléphone sont passés dans les
canalisations des toilettes de la Fabrique nationale. Mais, cela fait partie peut-être du mystère ou des
fantaisies de la fiction.
9 Raconté par Tokyo (S01E02).
10 On ne sait pas si les encres et les autres consommables sont livrés de la même façon. Et on ne sait
pas non plus ce qui permet de déclencher le réapprovisionnement pour ces ressources essentielles à la
réalisation des objectifs de l’usine.
11 Au premier rang duquel est Torres, contremaître de l’usine.
12 Helsinki et Oslo sont Serbes comme l’équipe qui permettra à Tokyo de s’échapper lors de son
transfert au tribunal pour y être interrogée (S02E06).
13 Une otage, secrétaire du directeur de la Fabrique nationale Arturo Román.
14 L’inspectrice en charge des négociations avec les braqueurs.
15 Car il est impératif de conserver le soutien de l’opinion publique et de ne pas passer de « Robins des
Bois à des fils de pute ».
16 Jeu, parabole de la stratégie, auquel le Professeur s’adonne à ses moments perdus. Il s’avère être un
fin joueur d’échecs, mais aussi un fin stratège, notamment lorsqu’il s’agit de désamorcer le piège tendu
par la police qui annonce le réveil d’Angel Rubio qui connaît son identité (S02E04).
17 Tout en sachant que l’équipe dispose du « petit agneau », sa pièce maîtresse en la personne de
Alison Parker, la fille de l’ambassadeur britannique.
18 Lorsque Raquel Murillo autorise le tir sur les otages ou braqueurs sur le toit de la Fabrique nationale
(S01E04), elle est traumatisée psychologiquement, mais l’organisation des forces de l’ordre la protège.
Elle est, en effet, reconnue comme ayant pris une décision rationnelle et légitime qui se justifiait au
regard des faits. Il y a bien une bavure policière, avec la blessure par balle de Arturo Román, mais
celle-ci est assumée par la hiérarchie des forces de l’ordre qui protègent à la fois la position et la
décision de l’inspectrice.
19 Rio va sortir de la villa où l’équipe prépare et se prépare au casse pour installer la partie informatique
de la salle de contrôle du hangar à proximité de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre
(S02E03). Moscou va percer des coffres-forts et creuser des tunnels (S01E03). Nairobi va produire des
billets dans l’imprimerie de la Fabrique nationale (S01E02).
20 Des travaux récents montrent que Adam Smith propose bien plus d’éléments fondateurs du
management que la seule division du travail : notamment l’invention du management en tant
qu’argument pour remettre en cause l’esclavage. Pour cela on pourra se reporter à l’ouvrage :
Cummings S. et Bridgman T. (2017), A new history of management. New York: Cambridge University
Press.
21 Elle disparaît un moment et est agressée par Pablo Ruiz dans les toilettes de la Fabrique nationale
(S01E01).
22 Les braqueurs (dès la fin de S01E02) vont utiliser l’imprimerie pour produire les billets qui
constitueront leur butin.

2. Structurer une organisation

Les organisations qui apparaissent dans la série La casa de papel
font usage des cinq mécanismes de coordinations fondamentaux que
nous avons décrit au chapitre précédent. Nous allons maintenant nous
intéresser à leur architecture, à leur structuration, en vue de remplir
leurs missions. Nous allons voir, tout d’abord, comment sont constitués
les éléments fondamentaux de toute organisation. Nous décrirons
ensuite comment circulent les flux variés entre ces différents éléments.
Et cela nous conduira, enfin, à nous poser la question des formes
d’organisations rencontrées dans la série.
Les cinq parties de l’organisation, selon La casa de
papel
Nous allons tout d’abord aborder la question de la manière dont les
organisations se structurent autour de l’assemblage particulier de
plusieurs éléments. La littérature en sciences des organisations,
synthétisée dans Structure et dynamique des organisations (Mintzberg,
1982), décrit cinq éléments fondamentaux qui existent dans toute
organisation. Ces parties sont plus ou moins développées et structurées,
selon l’âge, la taille et les objectifs de l’organisation. Nous allons voir
que, dans La casa de papel, toutes les organisations en présence
peuvent être décrites précisément selon ces cinq éléments de base : le
sommet stratégique, le centre opérationnel, la ligne hiérarchique,
les fonctions de soutien logistique, et la technostructure. Mais, selon
qu’on se situe dans l’une ou l’autre de ces structures, ces éléments ne
seront pas de la même taille, et n’auront pas non plus, la même
importance. Mintzberg, dans un ouvrage plus récent rajoute à ces cinq
éléments de base, un élément supplémentaire nommé « idéologie » ou
culture (Mintzberg, 1990).
Le centre opérationnel
Un élément de l’organisation va occuper une place extrêmement
importante dans l’équipe des braqueurs. Cet élément va agir pour
« produire » et « réaliser » les objectifs de l’organisation. Or, dans
l’équipe du Professeur, chaque protagoniste va occuper, à tour de rôle,
l’ensemble des fonctions de production de l’équipe : soldat, gardien,
etc. afin de gagner du temps. Il faut, en effet, assurer le maintien de
l’ordre à l’intérieur de la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre, puis, remettre en marche son appareil de production en vue
d’imprimer le butin. Toutes ces activités vont contribuer à la réalisation
des deux objectifs principaux de l’organisation du casse de la Fabrique
nationale : gagner du temps pour permettre aux braqueurs de produire
un maximum de billets. L’exécution de ces missions est réalisée par des
membres de l’organisation réunis dans ce premier élément de base
appelé : centre opérationnel. Celui-ci « est composé des membres de
l’organisation – les opérateurs – dont le travail est directement lié à
la production de biens et services » (Mintzberg, 1982, p. 41).
Tokyo, Rio et Denver font, par exemple, partie de ce centre
opérationnel lorsqu’ils font croire à un braquage classique avorté
(S01E01). En effet, ils mènent les policiers sur une fausse piste, leur
poussant à croire qu’ils ont dû se retrancher dans la Fabrique nationale
alors qu’ils avaient l’intention de s’enfuir. Les braqueurs commencent,
ainsi, à gagner du temps afin de mettre en production les billets de
banque qui constitueront le butin de l’opération.
Toutes les actions de l’équipe qui permettent de prolonger la
présence de l’équipe dans la Fabrique nationale sont réalisées en tant
que membres du centre opérationnel. C’est pourquoi, contre toute
attente, les indices implantés par le Professeur de la villa de Tolède,
constituent aussi une action du centre opérationnel. Nous l’avons dit
chez les braqueurs, du fait de la taille restreinte de l’organisation, les
rôles et les appartenances aux éléments de base de l’organisation sont
temporaires : le Professeur doit assumer sa part dans la production des
objectifs de l’organisation.
On peut noter que, dans le centre opérationnel, les activités sont plus
ou moins standardisées. Dans l’équipe de braqueurs, par exemple, les
activités menées par chacun des membres sont minutées et prescrites à
chaque instant. Chaque membre de l’équipe sait ce qu’il doit faire et
quand il doit le faire. Il n’y a donc théoriquement pas de place pour
l’improvisation et les initiatives personnelles.
La distinction du centre opérationnel du reste de l’organisation est
plus claire chez les forces de l’ordre. Les gendarmes du groupe
d’intervention, par exemple, constituent la force de production de
services de protection des populations contre les braqueurs. Leur
« production » consiste à mettre fin au braquage le plus rapidement
possible et si possible sans que les otages ne soient blessés ou tués.
Contrairement à l’équipe du casse qui est de taille réduite, elles
présentent un centre opérationnel pléthorique et anonyme, supervisé par
des officiers. Là encore, le centre opérationnel des forces de l’ordre est
soumis à l’application de procédures pour la protection des otages et
les interventions. Si ces procédures échouent alors, la supervision
directe devient le mécanisme de coordination principal pour
coordonner le travail du groupe d’intervention.
Un dernier centre opérationnel identifiable dans la série est celui qui
appartient à une organisation préexistante au braquage : l’imprimerie
de billets de la Fabrique nationale. Les otages sont, pour partie, des
ouvriers et techniciens de l’imprimerie dont le travail semble être
contrôlé par Torres, son contremaître. Ils sont de simples exécutants et
leur travail est, dans l’ensemble, prescrit et standardisé. Les otages,
ouvriers de l’usine de la Fabrique nationale, ont été identifiés par les
braqueurs avant le casse et Nairobi les appelle afin qu’ils reprennent
leur place dans le centre opérationnel de la Fabrique nationale
(S01E02).

Le sommet stratégique et la ligne hiérarchique


À l’autre bout de l’organisation, il y a les acteurs qui la dirigent et qui
en définissent les objectifs et la stratégie. Ces dirigeants forment le
sommet stratégique de l’organisation. Sa fonction « est de faire en
sorte que l’organisation remplisse sa mission de façon efficace, et
qu’elle serve les besoins de ceux qui » la possèdent ou la contrôlent
(Mintzberg, 1982, p. 41). On identifie très bien le Professeur comme
appartenant et incarnant le sommet stratégique de l’organisation des
braqueurs. Il est l’« ange gardien » qui va faire en sorte que les
protagonistes sortent vivants et libres de cette aventure. Il est aussi
celui qui a imaginé et conçu le plan pour voler la Fabrique nationale. Il
assume pleinement les fonctions de management en tant que le leader
d’une organisation. Ces dernières ont été décrites par Henri Fayol
(Fayol, 1916) et peuvent être résumées en quatre actions élémentaires :
Planifier, Diriger, Organiser et Contrôler, et nous y reviendrons dans
cet ouvrage.
Le sommet stratégique est plus difficile à identifier dans
l’organisation des forces de l’ordre. En effet, l’inspectrice Raquel
Murillo est placée à la tête de la cellule de crise (S01E02) par le
commissaire Sanchez. Si cette position la place à la tête de
l’organisation qui doit résoudre le braquage, elle ne représente pas le
haut de la hiérarchie des forces de l’ordre. Par ailleurs, le groupe
d’intervention et le renseignement militaire semblent être sous sa
responsabilité mais répondent à des logiques autres (ministère de
l’Intérieur, de la Défense).
Le sommet stratégique est-il occupé par l’inspectrice Raquel Murillo,
le colonel Prieto ou le lieutenant Suárez ? En fait, au début de la série,
le sommet stratégique de la cellule de crise est diffus, il faut attendre
l’échec de l’intervention immédiate des groupes d’intervention pour
que celui-ci se précise. À ce moment-là, la légitimité de Raquel
Murillo est réaffirmée par le commissaire Sanchez (son supérieur
hiérarchique) et par le soutien que celui-ci porte à l’inspectrice auprès
du ministre de l’Intérieur. Cependant, cela ne suffit pas à placer Raquel
Murillo au sommet stratégique de l’organisation des forces de l’ordre.
Ainsi, lorsqu’elle donne l’ordre de tirer sur ce qu’elle pense être des
braqueurs sur le toit de la Fabrique nationale (S01E04), elle perd
confiance en elle et est évacuée chez elle pour essayer de trouver du
réconfort dans les bras de sa mère. Elle laisse alors le champ libre au
colonel Prieto qui va tenir temporairement le rôle de directeur des
opérations et entrer de plain-pied au sommet stratégique des forces de
l’ordre (S01E05). Assez rapidement, elle reprend le contrôle des
opérations et voit une opportunité dans la blessure infligée à Arturo
Román et les demandes de soins qui y font suite, pour infiltrer la
Fabrique nationale, voir ce qui s’y passe et tenter de libérer les otages.
Elle assure enfin, la responsabilité opérationnelle des négociations
avec les preneurs d’otages et va suppléer l’indisponibilité du Président
du conseil avec qui le Professeur souhaite négocier (S01E02), presque
jusqu’à la fin du braquage. Elle est, en effet, suspectée d’être de mèche
avec les braqueurs et est finalement mise à pied (S02E07) et arrêtée
(S02E09).
Pour conclure, on peut dire qu’au début du braquage les forces de
l’ordre ne sont pas encore organisées et structurées face au braquage de
la Fabrique nationale. Raquel Murillo, le colonel Prieto et le lieutenant
Suárez forment uniquement la ligne hiérarchique qui fait le lien entre le
sommet stratégique (le gouvernement, les ministères de la Défense et de
l’Intérieur) et le centre opérationnel (groupes d’intervention, équipes
de secours, police judiciaire, soldats…). Plus le temps passe, plus
l’action se resserre autour de l’organisation de la cellule de crise en
charge de la résolution du braquage et plus ses actions s’autonomisent
par rapport à leur tutelle gouvernementale. Raquel Murillo assumera,
dès l’échec du premier assaut, une des prérogatives du sommet
stratégique dans les organisations à savoir celle de « servir les besoins
de ceux qui contrôlent l’organisation », ici le gouvernement et l’État
espagnol.
Comme Raquel Murillo, Berlin fait partie de la ligne hiérarchique
dans l’équipe de braqueurs. Tokyo dira que c’est lui qui « aura la
responsabilité opérationnelle du casse » (S01E01). Il sera le lien
incessant entre le sommet stratégique de l’organisation (le Professeur)
et l’équipe (centre opérationnel) qui se trouve avec lui dans la
Fabrique nationale.

Les fonctions de soutien logistique1


Dans les organisations de certaine taille et même dans les
organisations plus petites avec un centre opérationnel complexe, il est
courant de voir apparaître des services périphériques qui vont faciliter
les activités du centre opérationnel. L’équipe des braqueurs observe
une certaine mobilité entre le centre opérationnel et les unités
fonctionnelles logistiques qui apportent le support nécessaire à la
production de l’organisation. Ainsi, Rio va assurer la mise en œuvre du
système de communication analogique et assurer la maîtrise des
caméras de surveillance et des alarmes (S01E02). Il va assurer aussi le
re-routage des appels téléphoniques vers le Professeur, permettant ainsi
à l’inspectrice Raquel Murillo de lui parler directement, en pensant que
le Professeur est avec les braqueurs dans la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre (S02E03). Sans ces actions, le centre
opérationnel du braquage ne peut pas fonctionner correctement et ne
peut gagner du temps pour l’utiliser à produire des billets de banque.
Des fonctions de soutien logistique sont aussi assurées par Moscou,
aidé de Denver, pour ouvrir le coffre et en sortir des billets pour faire
croire à un casse classique (S01E01). C’est aussi le cas pour le
creusage du tunnel dans le sol de ce même coffre qui autorise
l’organisation à atteindre son objectif principal : réussir le casse du
siècle. En effet, sans cette action l’argent produite dans la Fabrique
nationale, ne pourra être sortie de l’enceinte du bâtiment et les
braqueurs seraient pris par les policiers qui les attendent dans les
égouts (S02E09).
Contrairement à l’équipe du casse qui est de taille réduite, les forces
de l’ordre présentent, comme nous l’avons déjà mentionné, un centre
opérationnel pléthorique anonyme, supervisé par des officiers. Celui-ci
est assisté par des opérateurs dont les missions ne relèvent pas
directement du système de production de l’organisation. Ces
techniciens radio, ces experts en logistique, ou encore ces
informaticiens ou membres de la police scientifique permettent aux
enquêteurs du centre opérationnel de la police judiciaire de progresser
dans leurs investigations. Ils permettent encore d’établir une écoute
attentive de l’environnement et de mettre en valeur des indices qui
feront progresser l’enquête.
Dans la tente abritant la cellule de crise, on observe des techniciens
qui assurent une veille sur l’ensemble des fréquences radio et auprès de
l’antenne-relais de téléphonie mobile. Ces équipes techniques assurent
la veille sur les informations du terrain, tout en assurant la mise en
place d’un système de communication dédié aux équipes d’intervention
et à la coordination des différents protagonistes des forces de l’ordre :
téléphone, radio. Elles supportent ainsi les activités du centre
opérationnel et rendent possible les communications avec les braqueurs
et l’intervention des forces spéciales (S01E02). Les équipes de support
essayent aussi, sans succès, de décoder le brouilleur qui masque la
voix du Professeur (S01E02). Ils analysent les bruits du sous-sol autour
de la Fabrique nationale et détectent le son du marteau-piqueur que les
otages utilisent pour creuser le tunnel de diversion (S01E03).
Dans les forces de l’ordre, on observe un étrange va-et-vient, entre la
ligne hiérarchique et les fonctions de soutien logistique. Le premier
exemple de ce phénomène se produit à l’échec du premier assaut contre
la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre. L’inspectrice Raquel
Murillo a alors montré sa franche désapprobation au sujet d’une
intervention immédiate et nécessairement sanglante des forces de
l’ordre (S01E02). Le colonel Prieto insiste en disant que la décision ne
lui revient pas mais qu’elle émane de « plus haut » (du ministre lui-
même). La révélation à la presse de la présence d’Alison Parker, la
fille de l’ambassadeur du Royaume-Uni en Espagne, déclenche l’arrêt
immédiat de l’attaque et donne l’occasion à Raquel Murillo de
renvoyer les Renseignements Militaires et le colonel Prieto à leur rôle
premier, de fonctions de soutien logistique. Ceux-ci sont désormais au
service des opérations et sortent de la chaîne de commandement et donc
de la ligne hiérarchique.

La technostructure
Nous avons vu que l’organisation utilisait cinq mécanismes de
coordination du travail : la supervision directe, l’ajustement mutuel et
la standardisation des qualifications, des résultats et des procédés. Il
s’agissait de concevoir le recrutement des membres de l’organisation,
leur formation, les manières de travailler et les résultats à atteindre.
Ces mécanismes de coordination du travail ne peuvent avoir lieu sans
qu’une partie de l’organisation ne se charge de concevoir et de
contrôler leur bonne application. C’est le rôle de la technostructure :
à savoir être « le moteur de la standardisation » (Mintzberg, 1982,
p. 47).
Nous avons vu que le Professeur avait pris en charge l’intégralité du
recrutement (S01E01) et de la formation de son équipe. Il a défini les
compétences nécessaires à la réalisation du braquage et a procédé à
des entretiens de recrutement un peu spéciaux, si on se réfère à celui
passé avec succès par Tokyo. Mais, il a pu être déçu par certaines de
ses recrues. En effet, on apprend que Rio a failli ne pas être retenu pour
faire le casse car il est considéré comme trop immature par le
Professeur (S02E03). Ce dernier l’a mis à l’épreuve pour installer sa
salle de contrôle dans un hangar à proximité de la Fabrique nationale et
lui a demandé d’acheter sur le dark web les armes nécessaires au
braquage. Rio est enthousiaste et propose d’acheter un char d’assaut
pour quelques millions de bitcoins. La plaisanterie n’est pas du goût du
Professeur qui prend la décision de le tenir à l’écart du braquage. On
apprend par la suite que Tokyo a intercédé en sa faveur en faisant une
sorte de chantage.
Le Professeur a aussi conçu les objectifs à atteindre dans leur plus
grand détail. Il mentionne tout d’abord (S01E08), le tunnel que
creuseront les otages au marteau-piqueur à partir de la chaufferie qui se
trouve à 13 m du premier conduit d’égout, afin de tromper la police sur
les intentions réelles des braqueurs. Moscou mentionne le fait que le
bruit sera détectable par les radars à pénétration perfectionnés que ne
manquera pas d’utiliser la police. Le Professeur précise que ces radars
ont une portée de 15 m et qu’au-delà les sismographes plus
traditionnels seront en mesure de « localiser les vibrations des outils ».
La police pensera par conséquent que les braqueurs souhaitent s’enfuir
par là. « Mais cela ne sera pas le cas » dit le Professeur. Le bruit des
engins de chantier doit masquer le creusage d’un autre tunnel autrement
plus important. Ainsi, il discute avec Moscou sur la faisabilité du
creusage du tunnel situé à 26 m de l’égout le plus proche et par lequel
l’équipe s’enfuira avec son butin à la fin du braquage. Il précise avec
lui, le temps qu’il faudra pour creuser un passage à travers les
16 centimètres d’acier et le béton armé du sol de la troisième salle des
coffres, pour atteindre un tunnel de maintenance absent de tous les
plans. Il fait 486 m et a été creusé 5 ans auparavant, dans le plus grand
secret, par des Serbes dont on notera, par ailleurs, le statut étrange vis-
à-vis de l’organisation du braquage2. Le Professeur conçoit les
objectifs à atteindre en discutant des procédés à employer avec
Moscou. Si Moscou perce le passage avec un chalumeau, il devra
s’attaquer à 16 cm d’acier puis 80 cm de béton armé, et enfin à de la
terre sur une distance de 6,70 m au total. Il pense qu’il faudra 10 à
12 jours pour creuser un tel tunnel ce qui permet de déterminer la durée
du séjour des braqueurs dans la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre. C’est le temps qui sera consacré, comme le précise Berlin, à
« imprimer 200 millions d’euros par jour ».
Le Professeur a conçu son plan de manière extrêmement précise. Il a
conçu le travail à réaliser par son équipe et de ce fait joue bien les
rôles de « moteur de la standardisation » sous toutes ses formes, dans
l’organisation des braqueurs. Il constitue à lui seul la technostructure de
l’équipe de braqueurs.
On peut observer la manifestation d’une autre technostructure dans la
série. Celle-ci prend place dans l’imprimerie de la Fabrique nationale.
Dans cette usine, le travail est aussi prescrit. Durant le braquage, les
ouvriers, techniciens et contremaître de la Fabrique nationale
retrouvent les postes qu’ils occupaient pour imprimer à la volée un
nombre maximum de billets de banque. Nairobi se charge de la
prescription du travail (S01E02) aidé dans la suite de la série par
Torres (S02E08), qui jouera le rôle de contrôleur du travail réalisé par
les otages-ouvriers de la Fabrique nationale : le contremaître
(Lefebvre, 2003)3.
Il existe aussi une technostructure dans l’organisation des forces de
l’ordre. En effet, le travail des forces d’intervention est conçu et
l’assaut est préparé et planifié, comme l’indique le Professeur à
l’équipe lors de l’école du casse (S01E02). Les forces d’intervention
entreront par l’entrée principale, l’entrée « fournisseurs », le toit et les
issues de secours. C’est ce que l’officier supervisant les équipes
d’intervention a prévu et qu’elles s’efforcent de réaliser lors de
l’assaut.
Un autre exemple emblématique des missions de la technostructure
dans les forces de l’ordre est la planification de l’infiltration pour
opérer Arturo Román, blessé grièvement par une balle policière
(S01E05). Raquel Murillo a décidé d’entrer dans la Fabrique nationale
et élabore un plan précis à l’aide de ses adjoints et des responsables du
renseignement militaire et du groupe d’intervention. « On s’infiltrera
avec l’équipe médicale », dit Raquel Murillo, qui précise que le coup
de feu des forces de l’ordre sur Arturo est bien la seule chose que les
braqueurs n’ont pas planifié. Suárez indique que le seul moyen d’entrer
sans être repéré par les caméras est d’emprunter un souterrain qui mène
à travers les caves et débouchent dans les conduits de ventilation de la
Fabrique nationale. C’est par là que le groupe d’intervention infiltrera
la Fabrique nationale en s’affublant de combinaisons rouges et de
masques Dalí. Les montres sont synchronisées et l’infiltration peut
commencer. L’équipe médicale entre dans le bâtiment au même moment
que l’équipe d’intervention.
Tout est planifié et se déroule comme prévu, jusqu’à ce que des
brouillages radios permettent au Professeur de comprendre ce qui est
en train de se passer. Angel Rubio devra attendre d’être sorti de la
Fabrique nationale pour pouvoir prévenir le groupe d’intervention
qu’ils seront inévitablement démasqués et qu’il faut annuler
l’opération. On voit bien ici le continuum de mécanismes de
coordination qui permet de pallier la défaillance de tous les autres :
Angel Rubio utilise l’ajustement mutuel pour signaler l’échec de
l’infiltration à Raquel Murillo qui ordonne, par supervision directe,
l’arrêt de l’opération.

Les parties prenantes dans les organisations


impliquées dans le braquage de la Fabrique
nationale
L’organisation est à géométrie variable et implique temporairement
de faire appel à de nouveaux participants au gré de ses activités. En
plus des cinq parties élémentaires de l’organisation que nous avons
décrites, d’autres acteurs interviennent temporairement dans la structure
pour apporter leur force de travail pour l’achèvement des objectifs de
l’organisation. Ces acteurs représentent ce qu’on appelle généralement
les parties prenantes (stakeholders) de l’organisation. Ils sont dans
l’environnement et interagissent avec elle en contribuant de manière
volontaire ou non, à son activité, apportant des ressources matérielles
et immatérielles.
L’existence de ces parties prenantes remet en question les frontières
de l’organisation. Nous avons mentionné dans le chapitre 1 que les
organisations impliquées dans la série La casa de papel avaient des
frontières à géométrie variable. Pour les décrire nous allons partir du
cœur de l’organisation et de ses cinq parties élémentaires pour aller
vers les acteurs qui en sont les plus étrangers.
Dans l’ensemble des saisons de la série, gravitent autour des
braqueurs, des groupes organisés qui vont participer temporairement
aux activités de l’organisation. Ces groupes organisés et indépendants
de l’équipe, vont fournir « des services » pour le fonctionnement de
l’organisation. Les Serbes dont on apprend, à demi-mot, qu’ils ont
creusé le tunnel partant du hangar jusqu’à proximité de la Fabrique
nationale (S01E08), interviennent aussi dans l’évasion de Tokyo, lors
de son transfert au tribunal (S02E06). Les fournisseurs forment l’une
des catégories des « détenteurs d’influence externes » de
l’organisation (Mintzberg, 1990, p. 187), au même titre que les clients
ou les partenaires et les clients. Ils vont contribuer volontairement à la
marche de l’organisation et en orienter certaines activités.
Les parties prenantes entrent dans un jeu de contributions/rétributions
propre à chaque organisation si leur participation à l’activité est
volontaire. Ainsi, l’utilisation des otages pour produire des billets, puis
leur promettre un million d’euros afin de les rendre complices et
calmes, est une manière d’établir un contrat particulier entre
l’organisation et les acteurs. Mais les parties prenantes sont aussi des
acteurs qui sont utilisés malgré eux par l’organisation. C’est le cas
d’Angel Rubio qui durant l’opération pour sauver la vie d’Arturo
Román (S01E04), se retrouve dans une position d’espion, malgré lui,
du fait du micro placé à son insu dans ses lunettes, par Helsinki au
début de l’opération.
Il peut se produire que des détenteurs d’influence externes soient
internalisées à l’organisation. Cela se produit à plusieurs reprises
durant le braquage. Les otages forment un groupe hétérogène et dont la
vie à l’intérieur de la Fabrique nationale est contrastée. Ainsi, Monica
Gaztambide décide, de par sa relation particulière avec Denver, de
rejoindre l’équipe. Elle s’y rallie, après avoir longtemps hésité, en
assommant Arturo Román lorsque ce dernier réussit à mettre en joue
l’équipe (S02E05). Elle adhère à l’organisation par amour, en en
acceptant les règles et la culture (elle se baptise « Stockholm » en
référence au syndrome du même nom, que Denver lui explique
maladroitement).
L’internalisation tardive de Raquel Murillo est aussi intéressante. On
ne sait pas jusqu’à la toute fin de la première aventure, si elle va
prendre le parti des braqueurs ou si elle va chercher à être réhabilitée
(S02E08 et E09). Elle confie d’ailleurs à Angel Rubio, son ami et
adjoint sur son lit d’hôpital, qu’elle ne sait pas encore ce qu’elle doit
faire. Il l’aide à faire ce choix en déclarant au colonel Prieto qu’il ne se
souvient pas de l’adresse du hangar où se cache le Professeur.
Les cinq parties de l’organisation du braquage de la Fabrique nationale

Résumons : il y a donc cinq parties principales dans une organisation


qui interagissent en utilisant les cinq modes de coordination du travail.
Le sommet stratégique assure la coordination de l’ensemble du travail
de l’organisation principalement par supervision directe. Le centre
opérationnel, ainsi que les fonctions de support assurent principalement
la coordination du travail par ajustement mutuel et en appliquant les
mécanismes classiques de standardisation des qualifications, des
procédés et des résultats conçus par la technostructure. Mais
l’organisation peut aussi être représentée sous la forme d’un
agencement complexe de flux ou de circulation divers qui comme dans
un organisme vivant va induire des interrelations cruciales pour son
bon fonctionnement.
Les flux qui traversent les organisations
impliquées dans La casa de papel
Mintzberg (1982) donne à voir une autre manière de décrire les
organisations. Celles-ci ne sont pas seulement l’assemblage de parties
élémentaires qui sont maintenues ensemble à l’aide de cinq mécanismes
de coordination, mais aussi comme un système de flux qui permet de
comprendre comment ces parties élémentaires peuvent fonctionner
ensemble.

Les flux d’autorité formelle : l’organigramme


La première façon de décrire les relations entre les parties de
l’organisation est de les représenter à l’aide des rapports d’autorité
qu’elles exercent les unes par rapport aux autres. Ces relations
d’autorité formelles sont représentées dans l’organigramme de
l’organisation. Celui-ci donne une « image exacte de la division du
travail » (Mintzberg, 1982, p. 52) en décrivant les postes qui existent
dans les organisations, leur regroupement en unités et comment
circulent les flux d’autorité formelle entre elles.

Formel / Informel
Dans cet ouvrage on fera souvent la distinction entre ce qui est formel et ce qui est informel.
Il convient donc de définir précisément ces notions.
Ce qui est formel est tout d’abord ce qui est officiel, ce qui est écrit ou énoncé de « façon
déterminée, claire, sans équivoque »4. Lorsque le Professeur (S01E01) énonce les règles
essentielles de fonctionnement de l’équipe : « pas de nom, pas de questions personnelles, et a
fortiori, pas de relations personnelles », il énonce des règles formelles sur lesquelles va reposer
le fonctionnement de l’équipe. Il est admis aussi dans l’équipe que Berlin occupe une position
d’autorité formelle en tant que « responsable opérationnel du casse de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre ».
Ces règles formelles vont s’opposer à l’informel qui n’est pas, par nature, contenu dans une
structure ou dans des règles officielles. L’informel est « spontané et flexible » et repose sur des
liens qu’entretiennent les membres de l’organisation et qui en sont étrangers. La relation
qu’entretiennent Rio et Tokyo est de fait, informelle. Les discussions qu’ont les membres de
l’équipe entre eux lorsqu’ils sont dans leur chambre de la villa de Tolède sont elles aussi
informelles. Lorsque Nairobi et Tokyo parlent d’Axel, le fils de Nairobi, on assiste à un
contournement des règles formelles de l’organisation par le recours à des communications
informelles qu’on ne peut contenir dans un format officiel. La narration faite par Tokyo durant
l’intégralité des cinq saisons de la série donne un caractère formel à l’ensemble des informations
transmises. En effet, elle révèle au monde les rouages de cette organisation dont le
fonctionnement est largement informel.
Elton Mayo est le premier à avoir théorisé les effets produits par les relations informelles.
Dans les années 1920, il mène avec son équipe des expériences de sociologie du travail pour
évaluer l’impact d’amélioration des conditions de travail sur la productivité dans l’usine de la
Western Electric de Cicero à Hawthorne aux États-Unis (Roethlisberger et Dickson, 1939).
Deux groupes d’ouvrières ont été créés dans un atelier de manière à constituer un groupe test et
un groupe de contrôle. Les chercheurs vont, tout d’abord, augmenter l’éclairage de l’atelier du
groupe test. Et ils constatent que la productivité du travail augmente. Ce qui est plus curieux,
c’est qu’ils constatent que la productivité du travail augmente aussi dans l’atelier du groupe de
contrôle qui n’a pas bénéficié de cette amélioration des conditions de travail. Plus étonnant
encore, quand les chercheurs diminuent l’éclairage dans l’atelier du groupe test, la productivité
continue à augmenter et de manière parallèle, celle du groupe de contrôle augmente aussi.
L’équipe d’Elton Mayo cherche donc des explications possibles à ce phénomène que les
chercheurs appelleront bientôt « effets Hawthorne ». L’une d’elles réside dans le fait que les
rapports formels ne sont pas les seuls éléments qui permettent de favoriser la motivation au
travail et donc l’augmentation de la productivité. Il existe d’autres modes de communication,
qu’on appellera « informelle » qui favorisent ces effets. Ainsi, Elton Mayo et son équipe
montreront que la motivation pouvait être accrue en portant une attention particulière à un
groupe d’opérateurs. Ils précisent que ces effets sont généralement de courte durée et plus
marqués sur les acteurs placés aux plus bas niveaux hiérarchiques.

Dans l’équipe des braqueurs l’organigramme est assez simple. La


circulation de l’autorité formelle est conforme à la structure
organisationnelle conçue et produite par le Professeur. Ce dernier en
est à la tête, dans le sommet stratégique. La ligne hiérarchique est
occupée par Berlin qui est le directeur opérationnel. Il est le
responsable de l’équipe de terrain qui infiltre la Fabrique nationale. À
plusieurs moments de l’histoire, sa position en tant que directeur
opérationnel est remise en question par Tokyo et Nairobi, mais sa
légitimité et, de là, son autorité sont données par la structure conçue par
le Professeur. Ainsi, en son absence, la structure de l’organisation
demeure et continue à régir les flux d’autorité.
Le même type de circulation des flux d’autorité formelle est
observable dans l’organisation des forces de l’ordre. L’organigramme
est lui aussi déterminé et stable. On remarque aussi que passées les
remises en question du pouvoir de l’inspectrice Raquel Murillo par le
colonel Prieto, la hiérarchie et la chaîne de commandement sont claires
et perdurent dans le temps. Et quand la loyauté de l’inspectrice est
questionnée par les enquêteurs, la structure et l’organigramme
demeurent stables (S02E08). Seuls les acteurs et protagonistes sont
déplacés, mais la division du travail et des responsabilités, restent
détachées des personnes qui occupent ces rôles5.
L’organigramme de la Fabrique nationale avant le braquage révèle
aussi une structure stable et une circulation de l’autorité formelle qui va
perturber jusqu’à la prise d’otages. Ainsi, Arturo Román, en tant que
directeur de l’usine, va pouvoir exercer son influence auprès des
employés-otages de la Fabrique nationale. Il arrive même à convaincre
Torres, le contremaître de l’usine, et donc sous sa responsabilité dans
la vie normale, de ne pas le dénoncer pour avoir subtilisé une arme
factice (S02E04). Il use de son ascendant hiérarchique pour lui faire
comprendre que s’il ne joue pas le jeu et le dénonce aux braqueurs,
alors il ne trouverait jamais plus de travail dans aucune entreprise
légale d’Espagne.
Tout ce qui circule dans l’organisation
Un deuxième axe d’analyse des flux qui traversent l’organisation
s’intéresse à ceux qui sont « contrôlés de façon explicite et
systématique » (Mintzberg, 1982, p. 54). Il en existe de trois types : les
flux de travail opérationnel, les flux d’informations, de décisions et
de contrôle et les flux d’informations fonctionnelles.
Les flux de travail opérationnel dans le braquage de la
Fabrique
Dès le début du braquage, on assiste à des mouvements de matériels
et d’informations qui sont cruciaux pour la réussite de l’opération. Les
matériels utiles aux braqueurs sont introduits dans la Fabrique nationale
en utilisant le camion de livraison de papier servant à imprimer les
billets. L’entrée dans la Fabrique nationale fait aussi l’objet d’un riche
échange d’informations entre l’équipe et le Professeur. Et
l’organisation du braquage présente sur toute sa durée des mouvements
de matériels et d’informations qui vont permettre aux protagonistes de
conduire l’organisation vers son objectif.
Selon comment est organisé le travail et sa division, les flux de
travail opérationnel vont donner lieu à la production de documents, à la
transformation de matières premières ou à l’obtention de produits issus
du système de production de l’organisation. Dans le cas du braquage,
ce sont les millions d’euros de billets imprimés qui révèlent ces flux de
travail opérationnels. On aperçoit, d’ailleurs, les rotatives tourner à
plusieurs moments de la série (S01E02 et S02E08, par exemple).
Les flux d’informations permettent aussi de coordonner le travail des
membres de l’organisation. Ainsi, le Professeur minute-t-il l’arrivée de
la voiture de police pour lancer la sortie de Tokyo et Rio de la
Fabrique nationale afin de faire croire à un braquage avorté (S01E01).
L’ajustement mutuel est ici nécessaire pour assurer le succès de la
coordination par la standardisation des procédés.
Les flux régulés de contrôle
Un autre type de flux régulés observable dans l’organisation de
l’équipe des braqueurs est caractérisé par la volonté de contrôle et de
maîtrise des actions menées le plus souvent par le centre opérationnel
par la ligne hiérarchique jusqu’au sommet stratégique. L’un des plus
simples flux de contrôle observé dans la série est le contrôle attentif
que réalise Moscou sur le travail des otages chargés de creuser le
tunnel qui, le pensent-ils, devrait permettre aux braqueurs de s’enfuir.
Le travail est contrôlé et l’avancement des travaux est rapporté par
Moscou au responsable opérationnel du casse : Berlin. Ce dernier va
ensuite agréger ces informations de contrôle afin d’en faire un rapport
plus synthétique à disposition du Professeur.
Les flux de contrôle sont aussi parties prenantes de l’activité des
forces de l’ordre et ceux-ci sont d’ailleurs extrêmement formalisés et
suivent la structure de circulation de l’autorité formelle dans
l’organisation. Lors de l’opération d’infiltration orchestrée à
l’occasion de l’opération chirurgicale de Arturo Román (S01E05),
Raquel Murillo et le colonel Prieto contrôlent l’avancée de Suárez et
du groupe d’intervention dans les tunnels de ventilation de la Fabrique
nationale. Leur contact est presque permanent par radio, et ce contrôle
attentif de leur progression permet à Raquel Murillo de maîtriser le
moment où le commando pourra déboucher parmi les otages. Quand les
communications se trouvent brouillées, pour une raison qu’on ignore
(dispositif de brouillage venant des braqueurs, ou limite de
connectivité radio en souterrain), les flux de contrôle sont interrompus
et la coordination de l’activité par ajustement mutuel n’est plus
possible. Les policiers du groupe d’intervention se trouvent donc à la
merci d’un changement de la situation sans pouvoir se dégager du piège
préparé par l’équipe. Ce n’est que fortuitement que les communications
sont rétablies et que Raquel Murillo peut transmettre cette information
capitale du changement de masques de l’équipe et des otages, au
lieutenant Suárez.
On voit que Raquel Murillo ou les autres membres de la ligne
hiérarchique « peuvent interrompre ces flux pour prendre des
décisions qui sont de leur ressort au niveau où ils se trouvent »
(Mintzberg, 1982, p. 59). Elle va interrompre le flux de travail
opérationnel en fonction des remontées d’informations de contrôle
qu’elle obtient. Ce qu’il faut retenir est que plus on monte dans la
hiérarchie plus ces flux de contrôle sont agrégés et lorsqu’ils atteignent
le sommet stratégique, ils prennent « la forme d’indicateurs
synthétiques du fonctionnement de l’organisation » (Mintzberg, 1982,
p. 59). Pour les forces de l’ordre, cela permettra de faire le bilan des
otages libérés, ou encore des blessés ou morts qu’aura engendré le
braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre. Pour les
braqueurs, la transmission par Nairobi du montant de 984 millions
d’euros imprimé, suffit au Professeur pour déterminer la réussite du
casse (S02E09).
Le système d’information fonctionnel
Alors que les flux de contrôle procédaient à des circulations
verticales le long de la ligne hiérarchique, d’autres flux d’informations
vont circuler horizontalement pour apporter support et conseil aux
prises de décisions dans la ligne hiérarchique. Ces flux d’informations
horizontaux entre opérationnels et fonctionnels vont permettre aux
premiers de prendre des décisions éclairées par les informations
apportées par les seconds (Mintzberg, 1982, p. 61).
Ces échanges sont très nombreux chez les forces de l’ordre. Ainsi,
des équipes dédiées écoutent les bruits du sous-sol pour essayer de
comprendre ce que font les braqueurs dans la Fabrique nationale. Ces
spécialistes géologues et acousticiens écoutent et décryptent les sons
qui émanent du lieu du braquage et rapportent ces informations à la
ligne hiérarchique de l’organisation, ici Raquel Murillo et le colonel
Prieto (S01E08). Ces flux d’informations fonctionnelles sont présents
aussi dès le début de l’intervention des forces de l’ordre. Ainsi, une
équipe est chargée d’écouter les conversations téléphoniques qui
borneraient sur l’antenne desservant la Fabrique nationale (S01E02) :
un policier est d’ailleurs pris sur le fait d’appeler sa femme pour lui
dire qu’il rentrerait tard ce jour-là. Les informations sont
instantanément transmises à la ligne hiérarchique et Angel Rubio
montre assez vite que ce n’est pas un appel émanant de l’intérieur de la
Fabrique nationale. Le service est mis à contribution et est, sur la
demande de Raquel Murillo, désactivé lorsqu’elle passe des appels
personnels.
D’autres services fonctionnels prennent part à la résolution du
braquage de la Fabrique nationale. Après l’intervention de la voiture
de police (S01E01), pour coincer les braqueurs à l’intérieur du
bâtiment, les forces de l’ordre s’organisent. Elles mettent en place une
cellule de crise qu’elles installent dans une tente où sont centralisés des
moyens de communication, de secours et d’intervention. Berlin dit à
Rio, en mentionnant la nécessité pour les forces de l’ordre de
comprendre ce qui se passe à l’intérieur : « on va leur laisser le temps
de s’organiser » (S01E02). Il décrit ici les nécessaires opérations de
reconnaissance que vont devoir effectuer les policiers à l’aide de
drones ou d’hélicoptères.
Parallèlement, dans l’équipe de braqueurs, sont installés des
dispositifs permettant de donner des informations qui vont aider les
décisions opérationnelles. Le premier de ces dispositifs est
l’installation d’une ligne téléphonique filaire entre le hangar, où se
trouve le Professeur, et la Fabrique nationale (S01E01). Ce dispositif
va contribuer, d’une part, aux flux de contrôles qui vont être organisés
par les « appels de contrôle » et qui doivent avoir lieu toutes les quatre
heures, et d’autre part, cette « ligne rouge » va permettre au Professeur
de transmettre des informations cruciales pour la bonne marche du
braquage. C’est ainsi qu’il donne à Berlin le minutage précis de
l’arrivée de la voiture de police (S01E01), ou le moment d’intervention
des forces de l’ordre (S01E02), la cachette d’Alison Parker (S01E10)
dans le coffre-fort d’un bureau, ou encore la fuite de certains otages
(S01E12).

L’organisation, lieu de toutes les communications


informelles
Mintzberg explique qu’il « existe des centres de pouvoir qui ne sont
pas officiellement reconnus », des communications qui échappent aux
circuits réguliers, et des processus de décision qui s’affranchissent de
toutes règles en place dans l’organisation (Mintzberg, 1982, p. 62). On
les appelle communications informelles. Celles-ci permettent de faire
tenir l’organisation ensemble au-delà des seuls mécanismes de
coordination. Dans l’ensemble des organisations dépeintes dans la
série, on assiste à des manifestations souvent déterminantes de ces
communications informelles.
Des communications informelles sont échangées entre les otages et
les braqueurs. Celles-ci échappent à toutes règles de l’organisation. On
peut mentionner à ce titre le jeu de séduction que Tokyo engage avec la
fille de l’ambassadeur du Royaume-Uni (S01E09), ou encore celui
qu’Alison Parker mène avec Rio pour tenter de s’échapper, et de
manière encore plus improbable, celui entre Denver et Monica (dès
S01E03). Ces derniers se trouvent rapprochés par la règle principale
du braquage qui veut que les otages soient bien traités et soignés et
qu’il n’y ait pas de victimes. Cela les conduit à déroger à la règle
énoncée au début de la série qui interdit toute relation personnelle avec
chacun des membres de l’équipe et, a fortiori, avec les otages sous leur
responsabilité. Pourtant ce sont bien ces relations qui vont permettre
aux braqueurs de se tirer du mauvais pas initié par Arturo Román quand
il subtilise et utilise une arme contre ses ravisseurs (S02E05). Monica,
qui éprouve au final des sentiments envers Denver, va choisir son camp
de manière parfaitement informelle et assommer son ancien amant. La
structure formelle va alors intégrer Monica en l’affublant d’un alias de
nom de ville comme les autres membres de l’équipe. Celle-ci
deviendra Stockholm.
Les communications informelles sont également foisonnantes du côté
des forces de l’ordre. Les plus emblématiques prennent place entre
Raquel Murillo et son adjoint Angel Rubio. On apprend au détour d’un
épisode que, dans le passé, Angel et Raquel ont eu une liaison de
courte durée. Ils se font confiance humainement parlant, mais aussi dans
le cadre du travail. Lorsque Angel fait une enquête de routine sur le
mystérieux Salva qui a séduit Raquel, il s’affranchit de l’autorité
formelle imposée par l’organisation des forces de l’ordre. Il demande à
la police scientifique d’analyser les empreintes de Salva qu’il a
subtilisées sur une petite cuillère et de les comparer avec l’empreinte
relevée dans la voiture de police que le Professeur a ouverte par
effraction6 (S01E09).
Il fait ceci en dehors de toute procédure ou règle formelle (S01E10).
Lorsque l’enquêteur de la police scientifique lui demande d’où
provient cette cuillère, Angel déclare qu’il l’a obtenue par « un autre
moyen » sans plus de précision et demande cette analyse, sous la forme
d’un service, à l’autre enquêtrice. On voit que l’ensemble de ces
communications informelles permettent à l’organisation d’atteindre plus
efficacement ses objectifs en s’affranchissant des cadres formels et
rigides en vigueur.

Des groupes de travail agiles et reconfigurables


selon les projets
D’autres formes d’organisation de l’activité peuvent être rencontrées
au cours du braquage. Ce sont le cas de petites équipes constituées pour
mener à bien une partie de l’activité et réunissant des équipes
pluridisciplinaires. Ces petites équipes projets représentent un autre
mode d’organisation du travail qui transcende la circulation de
l’autorité formelle sans toutefois s’en affranchir totalement. Mintzberg
les appelle « constellations de travaux » (1982, p. 71), elles sont
quasi-autonomes et travaillent « sur des questions qui sont de leur
ressort au niveau de la hiérarchie où ils se trouvent ».
L’exécution du début du plan du braquage en est un bon exemple.
Deux équipes sont constituées pour permettre de faire croire à un casse
avorté (S01E01). La première est emmenée par Moscou et a pour
objectif de forcer le coffre où sont entreposés les billets de banque
déjà imprimés dans la Fabrique nationale, afin d’en sortir quelques
liasses pour les mettre à disposition de la seconde équipe. Celle-ci,
composée de Tokyo et Rio, doit sortir de la Fabrique nationale avec
des sacs remplis de billets et tirer sur la voiture de police qui arrive
suite au déclenchement de l’alarme de l’usine. Ces deux équipes sont
sous le responsabilité du directeur opérationnel du braquage, Berlin,
mais elles agissent de manière coordonnée et autonome du point de vue
des moyens mis en œuvre.
Dans les forces de l’ordre, ces « constellations de travaux » sont
aussi présentes. Les petites équipes qui ont pour objectif l’infiltration
de la Fabrique nationale, lors de l’opération chirurgicale visant à
soigner Arturo Román (S01E05) en sont un bon exemple. En effet, il
s’agit pour Raquel Murillo de monter une équipe permettant à la fois de
soigner l’otage blessé mais aussi de contribuer à une reconnaissance
des lieux et des forces en présence. Angel Rubio, qui est expert en
armes, demande à être partie prenante de l’équipe d’intervention en tant
qu’infirmier. Parallèlement, deux membres du groupe d’intervention
doivent infiltrer la Fabrique nationale et se fondre dans la masse des
otages pour constituer une force de résistance intérieure. On voit que
les deux équipes sont bien coordonnées par le commandement des
opérations de police, mais agissent de manière quasi-autonome dans
l’accomplissement des missions dont elles ont la charge. Ainsi, le
lieutenant Suárez qui fait partie de la seconde équipe, est maître de la
progression de son équipe dans les conduits d’aération de la Fabrique
nationale. Il ne faudra qu’une information sur la découverte par les
braqueurs de la supercherie, pour qu’il décide d’annuler la mission
initiale d’infiltration.

Quand on prend des décisions ad hoc


La scène de la tentative d’infiltration de l’équipe des braqueurs par
les policiers est emblématique d’un autre type de flux qui traversent
l’organisation. Il s’agit des processus de décisions ad hoc (voir
encadré ci-dessous) qui sont activés lorsque se produisent des
événements particuliers.

Les différents types de décisions et leurs processus


associés
Une décision désigne à la fois le résultat et le processus qui conduit les acteurs à
s’« engag(er) dans une action » (Mintzberg, 1982, p. 75-77). La décision est « le signal d’une
intention explicite d’agir ». S’il y a processus alors celui-ci permet d’élaborer le choix de
l’action à mener, ainsi que d’en déterminer les effets possibles. De nombreux outils permettent
d’aider l’acteur à prendre des décisions. Ils vont lui permettre d’établir un diagnostic de la
situation d’action, d’en déterminer les leviers d’action, ainsi que les ressources nécessaires à la
conduite de l’action envisagée.
Les trois niveaux de décision
On distingue communément trois niveaux de décision : les décisions stratégiques, les décisions
administratives ou managériales et les décisions opérationnelles.
Les décisions stratégiques sont généralement prises au niveau du sommet stratégique de
l’organisation. Elles engagent l’organisation sur le long terme à la fois au sujet de sa structure
mais encore par rapport à ses relations avec son environnement. La structure des décisions
stratégiques est très complexe et demande à l’organisation de produire des représentations
cohérentes pour les élaborer. Le Professeur prend des décisions stratégiques à chaque instant
lorsqu’il dessine le plan pour braquer la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre.
L’une d’entre elles est la décision que le braquage ne doit pas faire de victime (S01E01). Elle
va être traduite à l’ensemble des autres niveaux de décision, et nous le comprendrons lorsque
Berlin avoue au Professeur qu’il a fait tuer un otage. Cette traduction consiste à préciser les
implications de cette décision au niveau managérial puis opérationnel.
Les décisions managériales ou administratives relèvent du sommet stratégique, de la
ligne hiérarchique et de la technostructure dans le périmètre de l’organisation relevant de leur
responsabilité. Elles vont consister d’une part à coordonner l’activité de l’organisation en vue de
la réalisation de ses objectifs et de guider les décisions opérationnelles. Elles portent en elles une
part de planification et peuvent présenter un caractère routinier. Elles projettent l’organisation
vers un horizon de moyen terme. Enfin, elles vont consister à prendre des décisions d’exception
de façon non-routinière, c’est-à-dire non-planifiée. Celles-ci sont des décisions ad hoc, qui n’ont
pas de conséquences importantes.
Lorsque Berlin découvre que Monica Gaztambide est en possession d’un téléphone portable, il
prend la décision managériale de régler le problème à sa façon (S01E03). Il n’a pas programmé
de sortir des règles de l’organisation mais prend une décision d’ordre managérial en imposant à
Denver d’exécuter l’otage prise en faute. On remarque que cette décision managériale a aussi
des conséquences d’ordre stratégique puisqu’elle fait basculer l’organisation dans un autre
paradigme rappelé par le Professeur : « on ne sera plus des Robins des Bois mais des fils de
pute » (S01E01).
Les décisions opérationnelles sont la plupart du temps routinières et prescrites par des
acteurs faisant partie d’autres éléments de l’organisation. Elles sont généralement programmées
et exécutées sur le court terme par des opérateurs du centre opérationnel.
La décision que prend Denver de ne pas tuer Monica Gaztambide est une décision d’ordre
opérationnel. En effet, Berlin lui a sommé d’exécuter Monica, par supervision directe. Si Denver
ne suit pas cette instruction, il est responsable de la non-exécution d’un ordre. Et jusqu’à ce que
Monica Gaztambide soit finalement découverte vivante (S01E09), Denver se doit de superviser
la cache et les soins de la blessure à la cuisse de cette otage. On voit donc que la décision
opérationnelle qui consiste à ne pas appliquer l’ordre de tuer une otage permet de relever le
niveau de cette décision pour lui conférer un statut d’ordre managérial.

Ad hoc, est une locution latine qui signifie « expressément, d’une


manière qui convienne à l’objet même », c’est-à-dire « adapté à tel
usage précis ; qui convient parfaitement ». Elle va permettre de
désigner les décisions qui vont être prises lorsqu’un événement ou un
fait se produit au cours de l’action. Il s’agit, autrement dit, d’une
programmation à l’avance des processus de décision qui vont être mis
en œuvre lors de l’apparition d’un événement spécifique. Ces
processus de décision, en partie planifiés, dans leur déroulé, mais pas
dans leur déclenchement, sont très courants dans la série et constituent
aussi les ressorts essentiels de la stratégie.
Le Professeur a toujours un coup d’avance et a à peu près tout prévu,
excepté le fait de tomber amoureux de l’inspectrice chargée de
l’enquête Raquel Murillo (S02E08). Et comme toujours, il a prévu que
la police chercherait à infiltrer la Fabrique nationale, ce qu’il ne sait
pas : c’est quand, ni comment cela se produira (S01E05). Alors il va
prendre deux décisions. Il va d’abord organiser l’implantation d’un
micro dans les lunettes d’Angel Rubio, qu’il a identifié comme un
policier infiltré. Il va ensuite mettre en place un dispositif qui va faire
échouer l’infiltration. Ainsi, lorsqu’il capte les communications radio
de l’inspectrice avec le groupe d’intervention, il va dire à Berlin que
les policiers sont en train d’entrer mais ne sait pas par où et va lui
demander d’enclencher le plan « B » (S01E06). Il s’agit de faire en
sorte que les policiers déguisés avec des masques Dalí se trouvent
identifiés directement parmi les masques « affreux »7 revêtus alors par
des otages et des braqueurs. Dès qu’Angel Rubio sort de la Fabrique
nationale, il signale le changement de masque à Raquel Murillo qui
alerte les policiers du groupe d’intervention. Il apparaît que leur entrée
dans la Fabrique nationale est vouée à l’échec et qu’il faut interrompre
l’opération.
On observe ici l’enchaînement de décisions provoquées par
l’apparition d’événements prévus à l’avance et permettant à chacune
des organisations de poursuivre son activité. Les processus de
décision ad hoc constituent une couche d’analyse incontournable de
toute organisation.

Références
Fayol H. (1916 [1962]). Administration industrielle et générale, prévoyance-organisation-
commandement-coordination. Extrait du bulletin de la Société de l’industrie minérale,
Dunod, Paris.
Lefebvre P. (2003). L’invention de la grande entreprise : Travail, hiérarchie, marché,
PUF, Paris.
Mintzberg H. (1982). Structure et dynamique des organisations, traduit par Romelaer P.,
Éditions d’Organisation, Paris.
Mintzberg H. (1990). Le management. Voyage au centre des organisations, Editions
d’Organisation, Paris.
Roethlisberger F.J., Dickson W.J. (1939). Management and the Worker, Harvard University
Press (Oxford University Press), Cambrigde, Mass.
Weber M. (1922). Économie et société, Points Seuil, Paris.

1 Dans la traduction de Structure et dynamique des organisations, les fonctions de soutien logistique
sont appelées « fonctions de support logistique », qui est une traduction inexacte du terme employé et
qui trompe le lecteur sur la nature réelle de cette partie de l’organisation.
2 Les Serbes ne sont ni dans ni vraiment à l’extérieur de l’organisation du braquage. Ils interviennent
pour éteindre et limiter les conséquences de crises qui peuvent survenir : arrestation de Tokyo,
évacuation de la Fabrique nationale…
3 Pour plus de précisions sur les rôles et les missions du contremaître dans une organisation taylorisée
se reporter à l’ouvrage très complet de Lefebvre (2003).
4 CNRTL https://www.cnrtl.fr/definition/formel
5 C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques fondatrice de la bureaucratie, que Weber place comme
étant le système le plus efficace de gouvernement des organisations (Weber, 1922).
6 Le Professeur porte d’ailleurs des gants lors de toute cette intervention ce qui laisse un doute sur la
manière dont les policiers ont pu extraire une empreinte dans le véhicule. Rappelons-nous que celui-ci
devait à tout prix interrompre la réalisation d’un portrait-robot par l’employé de la casse automobile qui
l’avait pris sur le fait lors de sa tentative de destruction des empreintes dans la Seat que Helsinki n’avait
pas cru bon de détruire (S01E07). À partir de cette voiture de police, il passe un message en russe
menaçant l’employé de la casse de représailles sur sa fille, s’il produit un portrait-robot.
7 Inspirés du tableau Le cri de Edvard Munch et de tableaux de Francis Bacon.

3. Concevoir une organisation

Les paramètres de conception des organisations
Nous avons décrit comment pouvait être représentées et analysées les
organisations qui sont impliquées dans le casse de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre. Mais la série La casa de papel
révèle aussi en partie comment sont conçues ces organisations. On peut
observer une constante dans leur élaboration : elles cherchent toutes à
définir la manière dont sera réalisé et coordonné le travail, mais aussi,
comment seront structurées leurs activités et leurs décisions. La série
La casa de papel n’échappe pas à cette tendance. Le Professeur,
lorsqu’il conçoit l’équipe du braquage, pense à la fois aux activités que
vont devoir exécuter les protagonistes et à la manière dont elles vont
pouvoir être coordonnées. On peut observer qu’il a limité son équipe à
huit membres, de manière à rendre plus simple et plus efficace la
coordination du travail. La cellule de crise des forces de l’ordre, visant
à gérer le casse de la Fabrique nationale, répond aussi à des nécessités
de confidentialité, de taille et de coordination des activités. Ainsi,
Raquel Murillo demande, par exemple, à ce que l’ensemble des
antennes relais de réseau mobile à proximité soient réservées à la
captation des communications sortantes de la Fabrique nationale. Et, à
plusieurs reprises dans la série, elle ordonne à tous les personnels non-
essentiels de quitter la tente qu’occupe la cellule de crise. C’est
pourquoi Mintzberg (1982) montre que chaque organisation peut être
élaborée à l’aide de quatre catégories fondamentales de paramètres de
conception : la conception des postes de travail, de la
superstructure, des liens latéraux et des systèmes de prise de
décision (Mintzberg, 1982, p. 85). Nous allons maintenant revenir sur
chacun de ces aspects.

La conception des postes de travail


Il s’agit tout d’abord de concevoir les postes de travail. Dans ce
cadre, le concepteur des organisations dispose de plusieurs paramètres
qui permettent de conduire l’organisation vers la réalisation de ses
objectifs. Il s’agit ici d’ajuster, tout d’abord, la spécialisation du
travail et ensuite, de définir la formation et la socialisation au sein des
équipes.
La spécialisation du travail dans les organisations
impliquées dans le casse de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre
Nous en avons déjà largement parlé dans le chapitre 1 de cet ouvrage,
l’organisation permet la division du travail et donc, la spécialisation du
travail. Les membres de l’organisation vont donc se spécialiser pour
que tous n’aient pas la même activité et pour permettre, ainsi,
d’accroître son efficacité. C’est ce qu’on appelle la spécialisation
horizontale qui selon Mintzberg (1982, p. 88) « est la forme
prédominante de division du travail ». Nous avons déjà cité les
spécialités de chacun des membres de l’équipe. De braqueurs à
cambrioleurs, en passant par perceurs de coffres-forts et soldats, les
membres de l’équipe du Professeur présentent des spécialités
éclectiques qui sont utiles au succès du casse.
Nous l’avons aussi déjà mentionné, la réunion des protagonistes dans
l’équipe du casse par le Professeur relève de ce qu’on appelle la
spécialisation verticale du travail. Il s’agit de distinguer « la
réalisation du travail, de son administration », autrement dit : la
séparation de la conception du travail réalisé dans l’équipe du
braquage, par le Professeur, et de la réalisation du travail lui-même,
par l’équipe. Or, il faut penser que s’il y a spécialisation horizontale du
travail alors cette spécialisation aura été conçue par d’autres acteurs de
l’organisation. Il y aura donc nécessairement spécialisation verticale du
travail.
Un autre aspect de la spécialisation du travail concerne le fait qu’il
est possible que chaque acteur puisse aussi réaliser d’autres tâches que
celles pour lesquelles il est spécialisé. C’est ce qu’on appelle
l’élargissement du travail (Mintzberg, 1982, p. 93). On en observe
deux types qui sont liés aux deux formes de spécialisation évoquées ci-
dessus.
Dans l’équipe du braquage, on peut voir que les experts ne mènent
pas seulement des activités en lien avec leur spécialité. Ainsi, Rio,
spécialisé en informatique et en sécurité, réalise avec Tokyo la
première sortie de la Fabrique nationale (S01E01). Il est aussi le
gardien attentionné d’Alison Parker (S01E02 et suivants). Il s’agit là
d’un élargissement horizontal du travail où l’opérateur « a des tâches
d’exécution diverses liées à la production » de l’organisation
(Mintzberg, 1982, p. 93).
L’élargissement est utile à l’organisation tant qu’il permet à ses
membres d’exécuter correctement les missions pour lesquelles ils ont
été engagés. Les limites de cet élargissement touchent Rio qui oublie de
masquer la caméra du téléphone portable d’Alison Parker (S01E03),
alors qu’il est censé être spécialiste en sécurité numérique. Dès lors, il
s’agit pour l’organisation d’arbitrer entre la spécialisation du travail et
son élargissement, en mesurant en quoi l’accroissement de la
motivation, issue de l’élargissement, excède la perte de la productivité
issue d’une moindre spécialisation (Mintzberg, 1982).
L’autre forme d’élargissement du travail est présente dans l’équipe de
braqueurs. Ainsi, lorsque Nairobi et Tokyo prennent le pouvoir dans
l’équipe et que Berlin est déclaré inapte au commandement (S01E04),
elles s’attribuent des rôles de supervision et de contrôle et procèdent
donc à un élargissement vertical du travail. Nairobi lance au
Professeur : « Place au matriarcat1 ».
La formalisation des comportements dans les organisations
impliquées dans le casse
La conception des postes de travail nécessite de choisir la manière
dont le travail est formalisé. Ceci présente l’intérêt pour l’organisation
de maîtriser la variabilité qui peut exister dans son exécution
(Mintzberg, 1982, p. 99) et donc d’en prédire et contrôler le résultat
jusqu’à l’achèvement de ses objectifs. La formalisation des
comportements passe en partie par la standardisation du travail sous
les trois formes que nous avons énoncé au chapitre 1. Pour une autre
part, les règles de l’organisation et leur respect par ses membres
constituent de bons moyens pour réduire la variabilité des
comportements.
Cependant, la maîtrise des règles de l’organisation permet aux
acteurs, d’une part, d’exercer un pouvoir sur les membres de
l’organisation qui ne les maîtrisent pas, et d’autre part, de conduire à
une rigidification des comportements, de façon à ce que l’organisation
cesse de fonctionner correctement et de s’orienter vers les objectifs
pour lesquels elle a été conçue2.
La règle de l’équipe de braquage est de ne pas faire de victime.
Berlin enfreint cette règle en commandant l’assassinat de Monica
Gaztambide à Denver. Parce qu’il maîtrise cette règle fondamentale, il
exige du Professeur qu’il soit puni pour sa faute (S01E06). Le
Professeur doit alors mettre en cause la légitimité de Berlin en révélant,
de manière détournée, son identité et le conduire à revenir dans le droit
chemin.
Formation et socialisation
La conception d’une organisation et de ses postes de travail passe
aussi par la formation et la socialisation de ses membres. Ce
paramètre de conception amène les membres de l’organisation à
acquérir les compétences et les connaissances nécessaires à la
réalisation du travail, ainsi que ses normes et sa culture.
La formation dans La casa de papel
La formation est omniprésente dans l’équipe de braqueurs. Ce n’est
d’ailleurs pas pour rien, que le cerveau du casse est surnommé le
Professeur, et que tout au long du braquage la narration nous fait vivre
des sortes de leçons permettant de former les membres de l’équipe au
déroulement du braquage. Mais la formation permet aussi aux membres
de l’organisation, de faire face à l’imprévu et de construire des actions
dans des contextes plus aléatoires. C’est pourquoi l’équipe est formée,
de manière accélérée, à la médecine de guerre (S01E05) ou au
maniement des armes.
La formation au braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre
La formation est aussi présente dans les forces de l’ordre, mais elle
apparaît plus en filigrane et en amont de l’action de la série. Ainsi, on
apprend qu’Angel Rubio est spécialiste des armes de guerre, ce qui
n’est pas le cas de ses autres collègues de la police judiciaire. C’est
pourquoi il demande à faire partie de l’équipe médicale, qui va
pénétrer dans la Fabrique nationale pour réaliser l’opération d’Arturo
Román (S01E05). Raquel Murillo a été formée à la psychologie et à la
négociation. Cela est rapporté au spectateur par le commissaire
Sanchez qui l’appelle pour lui donner la responsabilité des
négociations avec les preneurs d’otages (S01E02). Par ailleurs, elle
racontera plus tard à Salva, son parcours qui l’a amené à entrer dans la
police.
On voit bien ici que la définition de la formation nécessaire à
l’exécution des tâches et des activités proposées par l’organisation est
déterminante pour son succès ou pour son échec. Elle peut former elle-
même ses membres, comme cela est fait dans l’équipe de braqueurs,
mais elle peut aussi exiger que ceux-ci aient une formation initiale au
préalable à leur intégration.
L’intégration dans l’équipe de braqueurs
Faire groupe dans une organisation aussi complexe nécessite d’avoir
conçu des dispositifs permettant aux membres de l’équipe de se
connaître, de trouver une motivation à travailler ensemble. Il est
particulièrement important de mettre en place des moments de
convivialité dans l’équipe sachant qu’il est interdit par l’organisation
d’entretenir des relations personnelles, de partager sa vie ou même son
vrai nom. Ces moments de socialisation sont mis en scène à de
nombreuses reprises dans la série. On mentionnera les déjeuners et
dîners qui ont eu lieu pendant la préparation du casse. Ces épisodes de
vie collective sont d’autant plus importants que le Professeur devra
jouer le rôle d’« ange gardien » à distance de l’ensemble du reste de
l’équipe (Mintzberg, 1982, p. 112). Il devra donc construire une
confiance extrêmement forte pour que les membres de l’équipe qui
seraient capturés, continuent à suivre le plan prévu. Tokyo en fera
l’expérience lors de sa capture et de son évasion des filets de la police
(S02E05).
Mais, il faut retenir aussi que les normes de l’organisation sont aussi
acquises lors de l’action. C’est ainsi que Monica Gaztambide est
intégrée progressivement à l’équipe. Elle prend, pour commencer, un
pseudo comme les autres membres de l’équipe : Stockholm, comme le
syndrome dont Denver lui dit qu’elle est atteinte (S02E05). Et plus
tard, elle réalise, en assommant Arturo Román, un rite de passage qui
lui donne une clé pour rejoindre le camp des braqueurs. Enfin, elle finit
par adhérer pleinement aux objectifs de l’organisation, en en acceptant
les règles et les conséquences.

Conception de l’architecture des organisations


impliquées dans les événements de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre
Après avoir précisé comment se déroulent les activités de
l’organisation, et vu comment celles-ci pourront être effectuées
ensemble, il s’agit pour le concepteur de s’intéresser à son architecture
générale. Les paramètres de conception liés à la « superstructure » de
l’organisation vont permettre de définir comment former les unités qui
la composent, c’est-à-dire, les subdivisons internes de l’entité. Ils vont
permettre d’en choisir la taille et, par rebond, celle de l’organisation
elle-même. Il s’agit donc dans un premier temps de définir comment
s’effectuent les choix du regroupement en unités, puis d’en déterminer
la taille optimale. Nous allons voir comment vont pouvoir s’ajuster les
curseurs dans ces deux dimensions.
Le regroupement en unités
Dans un premier temps, l’intérêt de regrouper les équipes en unités
(Mintzberg, 1982, p. 117) permet d’avoir une supervision commune.
L’équipe des braqueurs est unique car elle permet de faire l’économie
de plusieurs commandements. Cette même préoccupation pose
problème dans l’organisation des forces de l’ordre. En effet, celles-ci
se trouvent réunies autour d’un objectif commun – l’arrêt du braquage
de la Fabrique nationale – mais sont en réalité le regroupement de
plusieurs unités (police judiciaire, groupe d’intervention,
renseignement militaire, sécurité civile et services de secours) dont le
commandement n’est pas unifié. Il s’en suit des luttes de pouvoir pour
la maîtrise des opérations, qui viennent troubler l’enquête et empêchent
les forces de l’ordre de mettre un terme au braquage de la Fabrique
nationale. Cette multiplication des commandements affecte l’efficacité
du mode de coordination du travail privilégié dans cette organisation :
la supervision directe.
Le regroupement en unités conduit aussi les organisations à
mutualiser des ressources en vue d’une utilisation plus efficace. C’est
en ce sens que le matériel introduit par les braqueurs dans la Fabrique
nationale (S01E01) est utilisé durant toute la durée du casse. C’est
aussi dans ce but que l’ensemble des unités des forces de l’ordre est
réuni sous des tentes devant la Fabrique nationale, afin de mettre à
disposition de la cellule de crise et de l’ensemble des unités présentes
des ressources communes.
Une autre dimension du regroupement en unités doit être pris en
compte : la possibilité d’obtenir une mesure unique de la
performance pour l’unité. Ceci est essentiel lorsque l’organisation doit
dialoguer avec la tutelle. En effet, ce que veut le gouvernement ou
l’État espagnol, c’est la résolution rapide du braquage de la Fabrique
nationale et si possible sans victime civile. C’est à ces livrables que
répondra la cellule de crise chargée de résoudre le problème de la
prise d’otages. L’évaluation de la performance de l’équipe des
braqueurs est elle aussi mesurée à l’aide d’un critère spécifique : celui
de la maximisation du temps passé à l’intérieur de la Fabrique
nationale. Cela devrait, en effet, permettre une production toujours plus
importante de billets de banque dans l’imprimerie nationale. Il est
intéressant de noter qu’on peut très précisément évaluer la productivité
du travail de l’équipe des braqueurs en faisant le rapport de l’argent
produit durant le casse (984 millions d’euros) avec le temps passé à
l’intérieur de la Fabrique nationale (128 heures).
Enfin, le regroupement permet aux membres des unités de discuter et
de se coordonner par simple ajustement mutuel. Cela est favorisé
par le fait qu’ils partagent un même lieu et pratique ensemble leur
activité. L’ajustement mutuel est présent à chaque instant du braquage
pour permettre des ajustements, au plus précis, des actions de chacun
en support aux autres mécanismes de coordination.
Mais, comment réalise-t-on ces regroupements en unités ? On admet
souvent que les regroupements peuvent être faits selon les
interdépendances de flux de travail, les interdépendances de
processus, liées à la spécialisation, les interdépendances d’échelle,
qui consistent à mutualiser les ressources, et enfin les
interdépendances sociales (Mintzberg, 1982, p. 123).
Commençons par les raisons les plus évidentes du regroupement en
unités. Lorsque les protagonistes doivent travailler ensemble et que le
résultat de leur travail est utilisé par d’autres alors il convient de les
réunir dans une même unité. L’équipe du braquage est amenée à
conduire des activités interdépendantes. Une fois dans la Fabrique
nationale, et après avoir rassemblé les otages, Moscou et Denver
peuvent forcer le coffre de l’usine afin d’en tirer quelques sacs de
billets pour les mettre à disposition de Tokyo et Rio qui doivent sortir
et tirer sur les policiers pour faire croire à un casse classique
(S01E01). Il est donc adéquat pour le Professeur d’avoir réuni cette
équipe de braquage. En effet, les premiers fournissent aux seconds de
quoi poursuivre le braquage selon le plan.
La même analyse peut être conduite au sujet de la cellule de crise qui
réunit différents métiers tenus de travailler ensemble. On voit que la
réunion en un même lieu des services de secours et des services
d’intervention et de police est essentielle pour le traitement efficace du
braquage. Lorsqu’une partie des otages réussit à sortir de la Fabrique
nationale, les forces de l’ordre vont les orienter vers la tente de la
cellule de crise afin de les soigner le cas échéant et de les débriefer
(S01E012). On voit ici que les interdépendances de flux de travail ne
sont pas les seules explications du regroupement en unités, mais que les
processus de travail sont eux aussi concernés. Dans un premier temps,
on se préoccupe de la santé des otages et très rapidement ensuite, les
nécessités de l’enquête reviennent au premier plan avec les
informations que pourraient donner les otages libres au sujet de ce qui
se passe à l’intérieur de la Fabrique nationale.
Le regroupement en unités peut aussi relever de la réunion de
spécialités identiques. Ainsi, Oslo et Helsinki forment un groupe à part.
Ils sont tous les deux soldats (S01E01) et assurent les tâches de
maintien de l’ordre, de surveillance et par la suite de médecine de
guerre. Ils sont amenés à former un groupe presque autonome au sein
même de l’équipe de braqueurs.
Le Professeur a conçu une équipe de braquage d’une dizaine de
membres. Elle est, selon le lieu, à même de mener à bien les objectifs
de ce casse extraordinaire et cela suppose comme nous l’avons déjà
dit, de gagner du temps. Pour mémoire, le temps est la variable clé de
la réussite du braquage puisqu’il permet d’imprimer des billets de
banque et de constituer le butin. Or, cela suppose à la fois de produire,
de contenir les otages et leurs velléités de liberté, et de repousser les
assauts des forces de l’ordre. Le Professeur parvient donc à concevoir
une équipe d’ « une taille suffisante pour un fonctionnement
efficace » (Mintzberg, 1982, p. 129).
La dernière raison de regrouper les membres d’une organisation en
unités est la nécessité de respecter les interdépendances sociales. Le
Professeur l’a bien compris pour la constitution de son équipe puisqu’il
assemble dans les activités à mener, les individus par affinités ou
filiation. Ainsi, c’est Denver qui aidera Moscou dans le perçage du
coffre-fort de la Fabrique nationale (S01E01). Ce sont Rio et Tokyo qui
sont envoyés, ensemble, pour visiter la Fabrique nationale afin de
repérer les éventuelles modifications des systèmes de sécurité
(S01E03), pendant la préparation du casse.
La taille des unités
Pour poursuivre les éléments développés dans la partie précédente, la
taille des unités va dépendre, tout d’abord, de la manière dont est
coordonné le travail. Ainsi, si les activités de l’organisation nécessitent
beaucoup d’ajustement mutuel (voir chapitre 1), alors on aura tendance
à favoriser des équipes de petite taille. C’est pour cela que l’équipe de
braqueurs n’excède pas 10 membres, car la complexité de l’aventure
implique le recours à peu près permanent à une coordination du travail
par simple communication informelle.
Cependant, l’existence d’un plan et de la prescription du travail
permet d’accroître sensiblement la taille des organisations. Le travail
des forces de l’ordre et des équipes d’intervention, notamment, est
défini à l’avance. Les policiers appliquent des procédures et quand
celles-ci ne sont plus applicables, ont recours à la supervision directe
pour coordonner leurs activités. Cela les autorise à réunir des effectifs
beaucoup plus importants que ceux des braqueurs.
On peut d’ailleurs, mentionner la question de la disponibilité du chef
de l’unité. En effet, le Professeur disparaît pendant quelques temps et
laisse l’équipe opérationnelle sur le terrain sans supervision. Il est
d’abord occupé par le maquillage des indices issus de la voiture que
Helsinki devait faire détruire, puis par son implication amoureuse
auprès de Raquel Murillo. En ce cas, même si l’organisation du
braquage a été conçue de manière relativement résiliente, l’absence
possible du Professeur pousse à diminuer la taille de l’équipe qui a
besoin de manière fréquente d’avoir « accès à leur supérieur pour des
conseils et des avis » (Mintzberg, 1982, p. 145).

La conception des liens latéraux


Nous allons maintenant nous intéresser à une autre catégorie de
paramètres de conception de l’organisation. Il s’agit maintenant de
définir comment les différentes parties de l’organisation sont en
relation. À ce titre, Mintzberg définit deux grandes classes de
paramètres de conception des liens latéraux (Mintzberg, 1982). D’une
part, il va s’intéresser aux systèmes de contrôle et de planification et
d’autre part, il va porter son regard sur les différents mécanismes de
liaison élaborés au sein des organisations.
Systèmes de planification et de contrôle
Dans une organisation aussi complexe que celle du casse de la
Fabrique nationale, le Professeur va à la fois planifier l’ensemble des
opérations, mais aussi concevoir les boucles d’interaction qui vont lui
permettre de suivre l’avancement et les performances du braquage.
Cela va lui permettre d’ajuster la coordination des actions des
différents membres de l’équipe de manière à obtenir le meilleur résultat
possible. Avec l’installation d’une ligne directe analogique de
téléphone fixe (S01E01), le Professeur va établir un mode de
communication déterminant pour gérer les relations entre l’intérieur et
l’extérieur de la Fabrique nationale. Ainsi, il va mettre en place un
mécanisme puissant de contrôle qui continuera d’être opérationnel
même s’il est capturé. Toutes les 6 heures, pendant l’ensemble de la
durée du casse, le Professeur devra passer des appels de contrôle afin
de recueillir les informations opérationnelles en provenance du terrain
et ainsi ajuster ou donner de nouvelles instructions pour la poursuite du
braquage. Lorsque Moscou ne se sent pas bien et que Denver organise
une sortie des otages sur le toit pour lui permettre de respirer
(S01E04), le Professeur appelle Berlin et lui demande des comptes :
« Je ne veux aucune improvisation ». Il donne à nouveau l’instruction
que les membres de l’équipe doivent s’en tenir à ce qui est prévu ou
planifié et, établir un reporting régulier sur l’avancement de leurs
opérations. Ces procédures de retour d’informations du terrain sont
prises en charge par le responsable opérationnel du moment, Berlin
puis, momentanément, Nairobi, qui fournit régulièrement au Professeur
des informations directes de production de billets de banque.
Lorsque le colonel Prieto demande un rapport à ses subordonnés, il
impose aussi un contrôle des performances de son équipe. Les systèmes
de planification et de contrôle sont donc bien présents aussi dans
l’organisation des forces de l’ordre. Les forces d’intervention
planifient leurs opérations et mettent en place des systèmes de contrôle
pour en mesurer les effets.
Mécanismes de liaison
Une autre manière de concevoir les liens latéraux – les relations entre
les différentes parties de l’organisation – est d’en définir les dispositifs
de liaison. « Les organisations ont développé tout un ensemble de
mécanismes pour encourager les contacts entre les individus »
(Mintzberg, 1982, p. 155). Ces dispositifs sont pléthoriques dans la
série, et cela dans toutes les organisations impliquées. Ils peuvent être
techniques, individuels et collectifs et vont dépendre largement de la
manière dont celles-ci vont interagir avec les unités qui les constituent,
mais aussi avec leur environnement. Par ailleurs, ces mécanismes de
liaison sont essentiels au bon fonctionnement des organisations, car ils
vont contribuer à mieux coordonner les activités et à gérer les relations
entre les unités, afin que celles-ci puissent tendre vers la réalisation de
leurs objectifs.
La cellule de crise qui se met en place pour résoudre le braquage de
la Fabrique nationale est un bon exemple de la mise en œuvre de
mécanismes de liaison forts, censés permettre la coordination du travail
(S01E02). C’est ce que Mintzberg nomme des « groupes projets,
éphémères, ou comités permanents, plus durables », qui vont
travailler sur des sujets qui nécessitent des compétences transversales à
plusieurs unités et qu’il convient de faire travailler ensemble
(Mintzberg, 1982, p. 158). Lorsque ces comités ne parviennent plus à
réguler les relations entre les unités, les organisations se dotent
d’autres types d’agents de liaison.
C’est le rôle que jouent les responsables de chaque unité des forces
de l’ordre. Il s’agit, en effet, d’établir un lien fort entre les
opérationnels et enquêteurs et les ministères de tutelle dont dépendent
ces unités. Ceux-ci sont appelés « cadres intégrateurs » (Mintzberg,
1982, p. 159). Ainsi, lorsque le colonel Prieto veut entrer en force dans
la Fabrique nationale (S01E01), Raquel Murillo en réfère à son
supérieur, le commissaire Sanchez, auprès du ministère de l’Intérieur.
Ce dernier lui renvoie la pareille lors de l’échec de l’infiltration menée
lors de l’opération chirurgicale d’Arturo Román (S01E06).
Dans l’équipe des braqueurs, il y a deux agents de liaison principaux,
au premier rang desquels figure le Professeur. Il est en charge des
relations avec les autorités, il leur parle en direct au téléphone et relaie
les éléments vers l’équipe opérationnelle. Il assure aussi le lien entre
les équipes externes et l’équipe opérationnelle : il est personnellement
en relation avec la bande de mercenaires serbes qui libèrent Tokyo
(S02E06) et ont creusé le tunnel depuis le hangar d’où il dirige les
opérations (S01E08).
Mais ces mécanismes de liaison peuvent ne pas être identifiés dans la
structure formelle de l’organisation. Ainsi, Nairobi apparaît comme la
conciliatrice qui va ressouder l’équipe pour permettre
l’accomplissement du plan initial. Elle va intervenir en ce sens, à
chaque fois que le plan est menacé par l’éclatement de l’équipe. C’est
elle qui va tempérer les actions de Berlin et Denver, lorsque le
responsable des opérations va découvrir, dans les toilettes de la
Fabrique nationale, que Monica Gaztambide n’a pas été exécutée
(S01E09). C’est encore Nairobi qui va prendre les rênes du braquage,
lors de la mise à l’écart de Berlin, et assurera le lien entre l’équipe et
le Professeur. Et, enfin, c’est encore elle qui empêchera Tokyo de
continuer la séance de roulette russe destinée à faire parler Berlin du
plan Tchernobyl (S02E02).
Ce qu’il faut retenir enfin, c’est que les mécanismes de liaison vont se
trouver davantage nécessaires lorsque la structure organisationnelle
sera plus organique et où « le travail est à la fois spécialisé
horizontalement, complexe et très interdépendant » (Mintzberg, 1982,
p. 172). C’est pourquoi les braqueurs sont constamment en demande de
relations avec le Professeur. Quand ce dernier est aux abonnés absents,
l’ensemble de l’équipe vacille en mettant en péril la réalisation des
objectifs de l’organisation.
La conception du système de prise de décisions
Il reste à paramétrer les systèmes de prise de décisions, et plus
précisément à s’intéresser à la répartition de l’autorité dans
l’organisation. À ce sujet, les organisations impliquées dans le casse de
la Fabrique nationale présentent des caractères très contrastés
permettant de décrire tout un continuum de dispersion du pouvoir : de
la concentration totale du pouvoir à la décentralisation la plus
généralisée à la fois horizontalement et verticalement.
Mais décrivons tout d’abord ce qu’est une structure centralisée.
Mintzberg indique que la centralisation consiste en la concentration du
pouvoir de décision en « un seul point de l’organisation » (Mintzberg,
1982, p. 173). Au contraire, décentraliser conduit à disperser le
pouvoir entre de nombreux acteurs de l’organisation. Si le paramètre de
conception des organisations portant sur le système de prise de
décisions est si important, c’est qu’il conduit, de manière assez
automatique, à contraindre les autres paramètres de conception. En
effet, la centralisation des pouvoirs de décision joue comme « le
mécanisme le plus puissant pour coordonner les décisions ». C’est
d’ailleurs, ce système de prise de décisions qui est choisi dans les
organisations d’inspiration militaire, comme le groupe d’intervention
ou le renseignement militaire. Il y a un chef qui concentre les pouvoirs
de décision et qui dirige l’équipe exécutant ses ordres. L’organisation
du premier assaut contre la Fabrique nationale en est un bon exemple
(S01E02) : le lieutenant Suárez indique les points d’entrée après avoir
effectué une reconnaissance rapide. L’ordre de repli lorsque l’assaut
est jugé dangereux pour Alison Parker est, d’ailleurs, tout aussi
efficace.
Mais la centralisation a aussi ses désavantages. Lorsque Raquel
Murillo, sous la pression de l’ensemble des équipes des forces de
l’ordre, donne l’ordre de tirer sur les individus qui sont sortis sur le
toit de la Fabrique nationale, elle est responsable d’une bavure qui
blessera grièvement Arturo Román (S01E05). Le partage du pouvoir et
la collégialité peuvent apporter plus de pertinence dans les décisions,
car ils vont permettre de profiter de l’intelligence collective en mettant
à disposition des décideurs une information plus complète et juste.
Par ailleurs, la décentralisation va aussi « permettre à l’organisation
de répondre rapidement aux conditions locales » au plus proche du
terrain (Mintzberg, 1982, p. 175). C’est pour cela que Berlin est
désigné par le Professeur pour être le responsable opérationnel du
braquage. Mais ce pouvoir délégué n’est pas sans contrepartie. Il est
contrebalancé par le contrôle exercé à chaque instant par le Professeur.
D’ailleurs, lorsque Berlin est mis à l’écart et tenu en joue par Nairobi,
il demande à son responsable opérationnel ce qui se passe et pourquoi
les otages sont sur le toit du bâtiment. « Je ne veux pas
d’improvisation » dit-il. Berlin se défend en se dédouanant de sa
responsabilité, en précisant qu’il n’est effectivement plus aux
commandes (S01E04)3.
La décentralisation verticale
Cette forme de décentralisation est appelée verticale car elle va
consister à déléguer verticalement le pouvoir « du sommet stratégique
de l’organisation vers le bas, à l’intérieur de la ligne hiérarchique »
(Mintzberg, 1982, p. 180). Or, cette décentralisation verticale est
généralement sélective et portée par les nécessités de l’action
organisée. Dans le cadre du braquage on voit assez rapidement se
former des groupes projets, que nous avons appelé « constellations de
travaux » qui vont prendre en charge une partie des opérations de
« production » de l’organisation. On peut citer trois groupes dont les
actions visent à la réussite du casse.
Une première unité permet à l’organisation de l’équipe de maîtriser le
temps gagné en gardant les otages et en les mettant au service de
l’organisation. Elle est notamment constituée de Tokyo, Rio, Helsinki,
Oslo et bien sûr Berlin. Le Professeur leur délègue la responsabilité de
la gestion des otages et, de fait, leur donne sa confiance pour gérer au
mieux des otages plus ou moins coopératifs, sans faire de victime. Il est
d’ailleurs intéressant de noter qu’il ne délègue pas seulement son
pouvoir de décision sur le traitement des otages, mais qu’il donne aussi
à son équipe les moyens d’agir et de contrôler la bonne réalisation de
cette activité.
Un deuxième groupe va s’intéresser à la sortie des braqueurs de la
Fabrique nationale. Il est constitué de Moscou et Denver et a pour
mission de percer un accès pour sortir de la Fabrique nationale. Pour
ce faire, ils vont mettre à contribution certains otages pour creuser un
tunnel qui devrait tromper les forces de l’ordre. Moscou reçoit, enfin,
du Professeur, le pouvoir de décision concernant tout ce qui a trait de
près ou de loin au creusage d’un tunnel ou au perçage des coffres-forts
lors du braquage. Ainsi, il va donner des instructions précises à un
groupe d’otages dont fait partie Arturo Román pour « casser le béton en
suivant les pointillés » avec un marteau-piqueur. Il va superviser durant
toute la durée du braquage, l’avancement du creusage du tunnel. Il est
suppléé par Helsinki et Oslo pour s’assurer que le travail prescrit soit
bien effectué.
La décentralisation horizontale
Enfin, une troisième constellation de travaux est constituée
essentiellement de Nairobi et des otages précédemment employés de
l’imprimerie nationale. La série montre que l’ensemble de la
responsabilité de la production de billets est délégué à Nairobi qui
joue le rôle de directeur opérationnel, d’ingénieur du bureau des
méthodes et du bureau d’études pour optimiser la production de billets
dans le temps accordé par la prise d’otages (S01E02, S02E07 et 08).
Le Professeur lui délègue pour cette tâche le pouvoir total de décision.
La seule personne qui conserve de l’autorité sur la question de la
production de billets est Berlin qui ordonne à Nairobi de clore les
opérations de production au vu de l’imminence de l’intervention de la
police (S02E09).
En réalité, cette dernière constellation de travaux dont Nairobi
assume la direction, constitue plus vraisemblablement un exemple
d’une autre forme de décentralisation. C’est en effet, une délégation du
pouvoir en dehors de la ligne hiérarchique vers les analystes de la
technostructure. Nairobi dirige la production et les méthodes pour
imprimer les millions de billets de banque nécessaires à la constitution
du butin (Mintzberg, 1982, p. 185). Dans ce cas, le pouvoir est plutôt
centralisé, le Professeur détient la maîtrise globale des opérations et on
se situera donc dans le cadre d’une décentralisation verticale et
horizontale limitée.
D’autres formes de plus en plus complètes de décentralisation
horizontale peuvent être observées dans les organisations impliquées
dans le braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre.
Nous avons déjà évoqué au début de ce chapitre, la position qu’occupe
le renseignement militaire dans l’organisation des forces de l’ordre.
Pour mémoire, il existe un conflit latent pour l’obtention du pouvoir de
décider de la manière dont doit être résolu le braquage (S01E02). Le
renseignement militaire argue qu’il est mieux informé des désirs des
autorités de tutelle et que, dès lors, leur manière d’agir est la meilleure.
Cependant, à l’issu de l’échec du premier assaut, le colonel Prieto
admet qu’il a fait une erreur et laisse le champ libre à Raquel Murillo
et aux policiers civils pour la résolution de la crise. Ce mouvement de
repli place à nouveau le renseignement militaire dans des fonctions de
support logistique pour y demeurer jusqu’à la fin du braquage.
Néanmoins, lorsque Raquel Murillo mène son enquête personnelle sur
l’identité du Professeur, le pouvoir de décision dans les forces de
l’ordre est laissé vacant et le colonel Prieto s’engouffre dans l’espace
ainsi créé (S02E06-09). C’est une forme de décentralisation
horizontale où le pouvoir est délégué à des personnels situés en dehors
de la ligne hiérarchique et plus précisément aux experts des fonctions
de soutien logistique (Mintzberg, 1982, p. 189-191).
Dans certaines organisations, on peut trouver une forme de
démocratie dans la distribution du pouvoir. Nous n’en avons pas
vraiment d’exemple dans la série4. Dans ce cas le pouvoir de décision
sera décentralisé à l’ensemble des salariés et marquera une expression
de ce que pourrait être le pouvoir pour tous (Mintzberg, 1982, p. 192).
La participation de l’ensemble des salariés aux décisions de
l’organisation est avantageuse lorsque les gains de productivité
entraînés par un accroissement de la motivation au travail sont
supérieurs à la baisse de productivité elle-même entraînée par la baisse
de l’usage de la supervision directe pour coordonner le travail. On peut
donner une illustration de cet arbitrage que les managers se doivent de
réaliser.
Au détour d’un épisode, on apprend que le Professeur – trouvant que
Rio est trop immature pour s’engager dans un braquage aussi complexe
– décide que ce dernier n’en fera pas partie (S02E03). Tokyo qui ne
l’entend pas de cette oreille, décide que si Rio n’est pas dans l’équipe,
elle la quitterait également. Le Professeur obtempère et délègue, de fait,
le pouvoir de décision portant sur le choix des membres de l’équipe à
une partie de l’équipe elle-même. Il réalise donc un arbitrage entre le
partage de son pouvoir de décision et la motivation qu’auront les
membres de l’organisation à réaliser ses objectifs. Cette forme de
décentralisation reste toutefois mesurée et limitée à la fois dans les
effets et dans le temps.
Des paramètres de conception pour fabriquer
l’organisation
Nous avons vu que la structure organisationnelle dépend de
l’agencement de neuf paramètres de conception de l’organisation que
nous avons décrits à travers des exemples tirés de la série La casa de
papel. Ceux-ci sont utilisés pour diviser et coordonner le travail de
façon à orienter de manière efficace les comportements des acteurs
vers la réalisation des objectifs de l’organisation (Mintzberg, 1982,
p. 84). L’ajustement de ces paramètres de conception permet à la fois
de construire des organisations différentes et de régir les relations de
ces organisations avec leur environnement. C’est l’intention principale
de la suite de ce chapitre.

Formes d’organisations impliquées dans le casse


de la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre
On va voir que les organisations impliquées dans le casse ou sa
résolution sont issues d’une histoire singulière qui a abouti à un
positionnement particulier des paramètres de conception. Ce
positionnement résulte lui-même en partie des relations qu’entretiennent
ces organisations avec leur environnement. C’est ce qu’on appelle la
théorie de la contingence structurelle qui va établir une dépendance
entre l’environnement et l’adaptation d’une forme organisationnelle
particulière. Par analogie avec la théorie de l’évolution de Charles
Darwin (1859)5, seules les organisations adaptées à leur environnement
vont être capables au moins de survivre sinon de prospérer et
d’atteindre leurs objectifs. Mais cela est sans compter aussi sur la
dynamique interne à chaque organisation qui remodèle à la fois la
structure, mais aussi les relations de celle-ci avec son environnement.

Des tensions au sein des structures


organisationnelles
Quelles que soient les organisations concernées, elles sont les
machines à rassembler les individus, parfois contre leur gré. Nous
arrivons à un point du braquage où nous pouvons observer comment
jouent ensemble les différentes structures organisationnelles en place.
Selon que les personnages agissent dans l’un ou l’autre de ses éléments
fondamentaux, ils vont la forcer à évoluer. Et, selon la place qu’ils y
occupent, ils vont agir et produire des changements profonds dans la
structure.
Ainsi, les actions et intentions du sommet stratégique vont conduire
l’organisation à un surcroît de centralisation des pouvoirs (Mintzberg,
1982, p. 269). C’est l’objet de la reprise en main de l’opération par le
Professeur, lorsque les otages sortent sur le toit sur une initiative de
Denver pour faire respirer Moscou (S01E04). Il dit à Berlin qu’il ne
veut pas d’improvisation et réaffirme, ainsi, sa volonté d’être à
l’origine de l’ensemble des décisions de l’équipe dans la Fabrique
nationale. Le Professeur re-centralise son pouvoir en rappelant qu’il est
le seul chef du braquage.
À l’opposé, le centre opérationnel n’est pas exempt de ces forces qui
transforment les structures organisationnelles. Ses membres vont
chercher à acquérir de l’autonomie en se professionnalisant, afin
d’améliorer leurs compétences. Ils seront alors plus autonomes à la fois
de la hiérarchie et de la technostructure, en réduisant l’écart entre leurs
connaissances métier et celle de leur tutelle.
De cette manière, les braqueurs forment un centre opérationnel
qualifié et expérimenté dans différents corps de métier. Ils vont, à
plusieurs reprises, remettre en cause le pouvoir en place. En effet,
Berlin voit son pouvoir disputé par l’initiative sauvage d’une sortie
salvatrice sur le toit de la Fabrique nationale, pour rétablir le bien-être
de Moscou. Nairobi lui rappelle que les membres de cette équipe sont
des professionnels qui aiment le travail bien fait. Cette
professionnalisation du centre opérationnel fait pression sur
l’organisation du braquage, car elle permet de légitimer n’importe quel
membre du centre opérationnel qualifié, à occuper des postes de
pouvoir et à responsabilités.
C’est ce qui se produit lorsque Angel Rubio déclare qu’il veut diriger
l’équipe médicale qui doit entrer sous couverture dans la Fabrique
nationale (S01E05). Il argumente qu’il est le policier le mieux placé
pour recueillir des informations pertinentes sur les forces en présence.
Il est, en effet, spécialiste des armes de guerre. Raquel Murillo n’a de
choix que d’accepter cette proposition, n’ayant pas de meilleure
solution à sa disposition.
Les autres parties des organisations présentes sont elles aussi mises à
rude épreuve par le casse. Dans l’équipe de braqueurs, l’erreur de Rio
permettant à la police de l’identifier, ainsi que Tokyo (S01E04), va
installer au sein de l’équipe, un climat de lutte acharnée pour
l’obtention du pouvoir opérationnel. C’est dans la ligne hiérarchique
que cela se passe. Tout d’abord Tokyo, puis Nairobi vont, au sujet du
malaise de Moscou, disputer la direction des opérations à Berlin. C’est
un climat de balkanisation6 qui va se mettre en place et cela jusqu’à
l’issue du casse.
Repassons un instant à l’organisation des forces de l’ordre.
Rappelons-nous que les renseignements militaires, représentés par le
colonel Prieto, apportent leur support aux opérations de police. Ces
missions de support prennent tout leur sens lorsque Rio est identifié.
Elles vont permettre à l’ensemble des forces de l’ordre d’accroître
leur collaboration avec les autres services de police et d’améliorer
l’efficacité de la réponse vis-à-vis des braqueurs. Raquel Murillo
révèle, d’ailleurs, son atout en lançant un ultimatum au Professeur. Elle
dit en substance qu’elle connaît déjà l’identité de deux des braqueurs et
que bientôt elle les découvrira toutes.
Les tensions qui s’exercent au sein de la structure organisationnelle,
d’après Mintzberg (1982)

Enfin, et comme l’exprime à Berlin le Professeur, dans un braquage


réussi, le travail est standardisé : on fait ce qui est prévu, ni plus, ni
moins. Il n’y a pas de place pour l’improvisation. On conçoit le plan et
ce plan doit être réalisé à la lettre. Cette force qu’imprime la
technostructure à l’organisation est la standardisation. Lorsque Tokyo
tire littéralement sur les policiers au début du braquage, elle déroge à
la première règle d’action du plan (S01E01) : s’en tenir justement au
plan !
En bref, nous avons mis en évidence cinq forces produites par les
cinq parties de l’organisation vues précédemment et pesant fortement
sur sa structure. Ces forces vont permettre d’émanciper tour à tour
chacune de ces parties, de manière à construire des structures
organisationnelles contrastées, où leur importance sera distinguée et où
elles définiront des réponses graduées aux pressions de
l’environnement.

La typologie des formes d’organisation impliquées


dans le braquage de la Fabrique nationale
Mais venons-en à l’essentiel : quelles formes d’organisation
rencontre-t-on dans La casa de papel ? Selon Mintzberg (1982), les
organisations se structurent selon cinq archétypes différents.
La forme simple
Arturo Román est à son insu le créateur de la forme la plus simple
des organisations et qui tient bien son nom : la forme simple. En
essayant de fédérer d’autres otages autour de sa personne, il impose
une vision aux otages qui va les mener à la résistance vis-à-vis des
braqueurs.
Cet embryon d’organisation est à peine structuré. Il ne présente pas de
ligne hiérarchique, pas de fonction de soutien logistique, ni de
technostructure. On note une proximité extrême entre Arturo Román, au
sommet stratégique de cette organisation, et les membres du centre
opérationnel. Cette proximité provient en partie de la position d’Arturo
Román dans l’« ancienne organisation » de la Fabrique nationale, dont
il est le directeur. Alors que Monica Gaztambide est probablement sa
secrétaire, et certainement sa subordonnée (S01E01), Arturo Román est
aussi le chef de Torres qui apprécie bien plus son « nouveau métier »
avec les braqueurs, que celui qu’il exerçait sous l’ancienne direction
(S02E04).
Cette forme simple est celle que prennent souvent les organisations
lors de leur premier stade de développement. Elles dépendent
crucialement de la figure de leur entrepreneur. Cela les rend d’ailleurs
fragiles car, si leur créateur vient à disparaître, alors l’organisation
s’éteint d’elle-même. C’est d’ailleurs ce qui se passe à l’issue de la
balade de Moscou et des otages sur les toits « pour prendre l’air », et à
l’action des forces de l’ordre qui blessent Arturo Román. Ils viennent
sans le savoir de faire taire pendant quelques temps le mouvement de
résistance chez les otages en abattant son leader.
La forme simple est très organique 7, elle va se structurer en réponse
à des environnements simples et dynamiques. Dans le cas du
braquage de la Fabrique nationale, on observe un antagonisme
manichéen entre les otages forcément bons et les braqueurs forcément
mauvais, dont résulte une simplification extrême des situations. Cet
environnement est en perpétuelle évolution et requiert des adaptations
et des actions spécifiques à tous les instants. Ainsi, le Professeur
exploite la non-destruction de la vieille Seat rouge par Helsinki, pour
implanter des preuves incriminantes et permettre l’identification de
Berlin (S01E07). La forme simple est donc relativement agile et permet
de répondre précisément aux conditions dictées par l’environnement.
Cependant, elle présente la plus mauvaise répartition du pouvoir qui
soit, avec un leadership souvent paternaliste, lorsqu’il n’est pas
autoritaire. Dans le petit groupe d’otages résistants, Arturo Román se
montre, d’ailleurs, tour à tour paternaliste – avec Pablo Ruiz8 par
exemple lorsqu’il lui ordonne d’aller voir ce qui est caché sous les
bâches au sous-sol lorsqu’ils creusent le tunnel (S01E03) – et
autoritaire, lorsqu’il donne l’ordre à Monica Gaztambide d’aller
échanger un révolver factice contre celui de Denver (S02E04).
Forme simple du groupe d’otages résistants, d’après Mintzberg (1982)
L’équipe des braqueurs présente aussi, à bien des égards, une
configuration de forme simple et en subit de manière assez flagrante les
insuffisances. Lorsque le Professeur est en train de prendre un café
avec Raquel Murillo, il laisse l’équipe sans direction précise alors
qu’un otage a vraisemblablement été tué (S01E03). Le Professeur est
d’ailleurs absent du sommet stratégique de l’organisation à plusieurs
reprises durant le casse, car il est obligé de se pencher sur des
préoccupations opérationnelles. Il quitte alors le sommet stratégique
pour agir au sein du centre opérationnel de l’organisation. Ces allers-
retours entre opérations et stratégie le conduisent à commettre des
erreurs. Ainsi, il va risquer de se faire identifier pour détruire ou
implanter des preuves dans la Seat Ibiza, alors que l’ensemble du
braquage repose sur le fait qu’il reste le plus longtemps possible
incognito. Ceci crée un enchaînement fatal d’événements qui le
conduisent à menacer l’employé russe de la casse automobile, pour ne
pas qu’il établisse son portrait-robot (S01E09). Il s’introduit alors par
effraction avec des gants en latex dans une voiture de police et y laisse
malgré tout, une empreinte en diffusant un message sur le canal radio
des forces de l’ordre9.
L’équipe de braqueurs vue comme une forme simple, d’après Mintzberg
(1982)

La bureaucratie professionnelle
Mais l’organisation des braqueurs repose aussi sur un centre
opérationnel professionnalisé et orienté vers l’objectif de la mission.
Ainsi, nous avons déjà vu que les qualifications des membres de
l’équipe avaient été standardisées au moment de leur recrutement par le
Professeur (S01E01).
Tokyo et Berlin ont été recrutés pour leur performance dans la
réalisation de casses audacieux. Moscou a été choisi pour ses
compétences de perceur de coffres-forts et de creusage de tunnels.
Nairobi a rejoint l’équipe pour ses qualités exceptionnelles de
faussaires. Et enfin, Oslo et Helsinki sont sélectionnés par le
Professeur parce qu’ils sont d’anciens soldats. Cette
professionnalisation du centre opérationnel s’ajoute à l’existence dans
l’équipe des braqueurs, de règles qui s’appliquent à toutes et à tous :
pas de sang versé, pas de nom échangé, un organigramme clair et qui
doit perdurer dans les crises. L’activité de l’organisation est donc
régulée par le plan fixé et les règles élaborées qui y sont associés.
On dira alors que les braqueurs s’organisent à la manière d’une
bureaucratie, car les comportements sont coordonnés par « des
standards qui déterminent à l’avance ce qui doit être fait »
(Mintzberg, 1982, p. 311). De plus, celle-ci présente un centre
opérationnel constitué d’opérateurs hautement qualifiés « qui utilisent
des procédures qui sont difficiles à apprendre et qui sont bien
définies » : c’est-à-dire comme une bureaucratie professionnelle.
Forme organisationnelle de l’équipe de braqueurs vue comme une
bureaucratie professionnelle, d’après Mintzberg (1982)

Parallèlement, nous pouvons observer chez les forces de l’ordre un


type d’organisation semblable, et ceci dans l’une des unités qui va
s’impliquer dans la gestion du braquage. Il s’agit de la police
judiciaire, dont sont issus Raquel Murillo et Angel Rubio. Cette unité
présente un centre opérationnel composé, lui aussi, d’agents qualifiés
qui peut s’organiser relativement librement, s’il mène l’organisation à
la réalisation de ses objectifs. Plusieurs indices permettent de rattacher
cette unité à une bureaucratie professionnelle. Tout d’abord,
l’organisation est pétrie de règles et de procédures que les policiers
doivent suivre scrupuleusement. Lorsque les agents y faillissent, ils
s’exposent à être désapprouvés par l’organisation et sa tutelle.
Elle laisse aussi une grande latitude d’actions à ses opérateurs qui
agissent souvent en faisant appel à leur expertise. Il en résulte des
prises de décisions qui peuvent être discordantes. C’est pourquoi
Raquel Murillo, lorsqu’elle mène l’enquête seule sur l’identité du
Professeur et qu’elle le démasque, est si sévèrement mise en cause par
les autres unités des forces de l’ordre (S02E08). Enfin, les actions
menées par ces opérateurs qualifiés sont largement appuyées par des
fonctions de soutien pléthoriques. On trouve ainsi le renseignement
militaire, mais aussi des acousticiens, des égoutiers, des secouristes,
etc. Ces fonctions de soutien assurent le bon fonctionnement du centre
opérationnel.
Ce type d’organisation est adapté à des environnements complexes.
C’est le cas du casse de la Fabrique nationale, qui revêt tout de même
une certaine stabilité : durée du braquage, forces en présence.
Cependant, et comme le montre bien le casse de la Fabrique nationale,
celui-ci propose des situations qui évoluent très vite et dont la
complexité est telle qu’elle excède les possibilités d’anticipation des
forces de l’ordre. L’échec de leurs actions tout au long du braquage
montre que la bureaucratie professionnelle n’est probablement pas le
meilleur moyen d’arrêter des bandits organisés de manière agile et
extrêmement bien préparés.
La bureaucratie professionnelle présente d’autres problèmes. Ainsi,
l’ensemble des opérateurs peut revendiquer une partie du pouvoir
détenu par le sommet stratégique ou des éléments de la ligne
hiérarchique, en arguant de leurs compétences et de leur expertise.
C’est ce que fait Nairobi (S01E04), pour permettre à Moscou d’aller
prendre l’air sur le toit. Elle lance à Berlin un « place au matriarcat ! »,
en le tenant en joue et en indiquant la part d’empathie que manager ou
diriger, nécessite. Il en résulte l’apparition de nombreux conflits
centrés sur l’égo ou l’expertise des membres du centre opérationnel et
de la ligne hiérarchique.
L’autre difficulté liée aux bureaucraties professionnelles est la faible
capacité de ces opérateurs hautement qualifiés et experts de leurs
domaines, à questionner leurs compétences et leurs actions. Les
attitudes de Berlin et, dans une certaine mesure, de Tokyo sont de bons
exemples de ce défaut caractéristique de la bureaucratie
professionnelle. En effet, Tokyo ne supporte ni que Rio soit mis à
l’écart (S02E03) ou blessé (S01E01) ou encore tué, ni qu’il soit puni
par Berlin (S01E06). Ces professionnels considèrent que leur expertise
et leurs compétences suffisent à justifier leurs actions. Et s’ils ne
veulent pas corriger leurs comportements, alors ils peuvent continuer à
agir comme bon leur semble, sans que ne soit remise en cause leur
position dans l’organisation.
La bureaucratie mécaniste
En remettant en route l’imprimerie de la Fabrique nationale, les
braqueurs restaurent une autre organisation bureaucratique, différente
de celle que nous avons décrite ci-dessus (S01E02). Nous l’avons vu,
cette organisation est constituée de deux types d’acteurs. D’une part,
ceux qui conçoivent le travail et qui sont experts dans leur domaine –
Nairobi, rappelons-le est une faussaire reconnue – et d’autre part, ceux
qui réalisent le travail en suivant les instructions des premiers. Ici, ce
sont les otages anciennement ouvriers de la Fabrique nationale, avec en
premier lieu Torres qui va jouer le rôle de contremaître. Dans cette
organisation on remarque que le travail est extrêmement standardisé et
que la technostructure, représentée par Nairobi, occupe une place de
choix. On voit aussi à plusieurs reprises que les rotatives, ces machines
automatisées pour imprimer les billets de banque, tournent à plein
régime pour constituer le butin des braqueurs. Il s’agit d’une
représentation du centre opérationnel où le travail est tellement prescrit
qu’on peut l’automatiser, au moins en partie.
Toute la difficulté de ce type d’organisation est de maintenir un sens
au travail du centre opérationnel. En effet, les opérateurs dont le travail
est prescrit en totalité peuvent se sentir aussi utile qu’une machine sans
âme. C’est pour lutter contre cela, que Nairobi distille de
l’enthousiasme dans ses instructions (S01E02).
Cette forme d’organisation appelée par Mintzberg (1982, p. 282)
bureaucratie mécaniste, permet d’assurer une production efficace de
biens et services dans un environnement stabilisé. Si le travail est
simple et stable, comme c’est le cas ici, l’organisation peut se passer
de la partie administrative des fonctions de support. On note en effet,
que l’administration de la Fabrique nationale, avant le casse, est
réalisée par le directeur de l’usine, Arturo Román, qui est assisté par
Monica Gaztambide. Cette dernière semble aussi au détour d’une
image, faire du contrôle qualité, mais également être la responsable du
musée et des visites (S01E01).
Forme bureaucratique mécaniste de l’imprimerie de la Fabrique nationale

Le restant des employés est constitué des opérateurs qui fabriquent


les billets et des agents des fonctions de support qui en assurent la
sécurité. Cette structure organisationnelle est restaurée par les
braqueurs lors du casse, afin de produire en nombre les billets de
banque.
Une autre organisation impliquée dans la résolution du braquage de la
Fabrique nationale répond à la description de la bureaucratie
mécaniste. Il s’agit du groupe d’intervention de la gendarmerie
nationale espagnole (Grupo Especial de Operationes). Il est dirigé par
le lieutenant Suárez qui conçoit, en partie, les actions de ses hommes.
Ces derniers sont de simples exécutants qui ne représentent qu’un
intérêt dramatique et scénaristique limité. La technostructure est très
importante dans cette organisation, et est représentée tour à tour par le
colonel Prieto du renseignement militaire, par Raquel Murillo, qui
supervise l’ensemble des opérations et par le lieutenant Suárez lui-
même. Il faut remarquer que tout le travail, qui n’est pas prescrit, est
coordonné par supervision directe. Cela confère aux décisions prises,
l’efficacité nécessaire, en termes de temps de réponse et d’impact.
Forme divisionnalisée
Plus largement, le groupe d’intervention et la police judiciaire font
partie d’une organisation beaucoup plus grande et plus ancienne que
l’équipe des braqueurs. Elle présente l’ensemble des caractéristiques
d’une organisation bureaucratique et est régie par des règles
impersonnelles et une hiérarchie stricte. Les forces de l’ordre
réunissent un centre opérationnel doté de nombreux membres rattachés
à des unités différenciées.
On observe une longue ligne hiérarchique qui s’étend du centre
opérationnel et des premiers niveaux d’encadrement des forces
d’intervention (chefs de groupes) à la tête du gouvernement espagnol.
On y distingue les différents services de l’État qui seront nécessaires
pour faire face aux braqueurs.
On fait face ici à une structure divisée en unités qui assurent, sous
différentes formes, la production des services de protection des
citoyens. Ainsi, la police, la gendarmerie, l’armée, les services de
renseignements fonctionnent comme autant de bureaucraties, plus ou
moins indépendantes, mais sous la supervision unique du
gouvernement.
Cette structure que Mintzberg (1982) appelle structure
divisionnalisée, regroupe des divisions partageant une même mission et
qui standardise le travail principalement par les résultats. C’est
justement pour comparer les performances de chacune des unités que la
direction générale de ce type d’organisation privilégie ce mode de
coordination du travail. Lors de l’assaut initial, Raquel Murillo
exprime au colonel Prieto les résultats probables d’une tentative de
prise de contrôle des braqueurs à l’aide d’un narcotique placé dans le
camion demandé par les preneurs d’otages. « Vous voulez un bain de
sang comme pour l’opéra de Moscou ? »
Si l’objectif principal des forces de l’ordre, est de libérer les otages
sans victime et faire prisonniers les braqueurs pour les traduire en
justice, alors toutes les unités représentées concourent à le réaliser.
C’est l’objectif du renseignement militaire qui souhaite en finir au plus
vite et aboutir à la libération d’Alison Parker, pour éviter, en cas
d’échec, l’incident diplomatique avec le Royaume-Uni. Le groupe
d’intervention représenté par le lieutenant Suárez est ancré dans
l’action. Pour lui, il n’y a pas de pire décision que de ne rien faire et, il
fait sens de l’objectif des forces de l’ordre par une mise en mouvement
prompte et continue de l’organisation.
Ces divergences de mise en pratique des actions pour atteindre les
objectifs de la structure divisionnalisée posent des problèmes
concernant l’influence de la direction générale de l’organisation dans
les prises de décisions des différentes unités. C’est ce qui se produit
lorsque le colonel Prieto prend la décision de l’assaut (S01E02). Il
essaye de donner à l’unité qu’il dirige plus de pouvoir sur la direction
des opérations.
On imagine aisément que les différentes divisions ont des aspirations
variées quant à la façon d’accomplir les objectifs généraux de
l’organisation et que celles-ci les conduisent à revendiquer leur
autonomie voire leur indépendance. Si on ajoute des considérations
d’ordre politique alors on voit que la vie des organisations peut ne
tenir qu’à un fil…
Forme divisionalisée des forces de l’ordre, d’après Mintzberg (1982)
Adhocratie
Comment faire pour réussir le casse de la Fabrique nationale ?
Lorsque le Professeur élabore son plan et recrute son équipe il donne à
l’organisation qu’il crée les moyens d’accomplir ses missions. Mais il
va permettre également à cette équipe d’être agile et de répondre
localement à des imprévus qui nécessitent des modes d’action
spécifiques et innovants. Or, « innover signifie se placer en rupture
avec les routines établies » ce qui implique que, dans ces activités
spécifiques, « l’organisation ne peut (…) s’appuyer sur aucune forme
de standardisation pour (les) coordonner » (Mintzberg, 1982, p. 377).
Le Professeur va permettre à l’équipe de braqueurs de se réorganiser
au gré des événements. Des groupes projets, des constellations de
travaux vont être mis en place pour répondre à des problématiques
locales : il s’agit de surveiller les otages, de les mettre au travail dans
l’imprimerie nationale, mais aussi de préparer la fuite des braqueurs et
les leurres à disposition des forces de l’ordre. La mise en œuvre de ces
différentes sous-équipes va conduire les acteurs à multiplier les
responsabilités de chacun des membres de l’équipe sur des périmètres
définis. Ainsi, Moscou s’occupera des tunnels, Nairobi de la
production de billets, quand Tokyo, Rio, Helsinki et Oslo s’occuperont
de la gestion des otages. Ils sont responsables de leurs parties
respectives et, de fait, cette organisation rompt en partie avec certains
principes de management comme l’unité de commandement.
L’équipe présente donc une structure beaucoup plus organique que les
autres organisations rencontrées dans la série. Elle est appelée
« adhocratie », car elle permet à l’organisation de s’adapter à son
environnement10. L’organisation ainsi créée est formée d’opérateurs
experts et qualifiés à qui l’on donne du pouvoir sur le périmètre des
activités qu’ils ont à gérer. Ce point va être particulièrement saillant
dans les évolutions du rôle de Tokyo dans la saison 4 de la série.
L’équipe de braquage vue sous une forme adhocratique, d’après Mintzberg
(1982)
Les adhocraties – comme celle de l’équipe de braquage –
rassemblent des forces multidisciplinaires et multiplient les
responsabilités données à chacun des acteurs. Or, cela entraîne
nécessairement de nombreux conflits d’experts et des jeux de pouvoir
que les dirigeants de la structure doivent « intégrer » (Follett, 1951).
Le Professeur assure cette tâche sans pouvoir éviter des conflits qui le
conduisent à faire des compromis néfastes à la pérennité de
l’organisation. Lors de l’éviction de Rio sous prétexte qu’il est trop
immature, il prend en compte les arguments de Tokyo, tout en imposant
ses conditions pour que Rio demeure dans l’équipe (S02E03). Ce n’est
pas un compromis car il utilise le conflit pour en faire un atout ou un
avantage pour l’équipe et la réalisation de ses objectifs.
Le Professeur exerce à nouveau cette action d’intégration dans le
conflit qui l’oppose à Raquel Murillo qui souhaite l’arrêter avant toute
chose. Il lui explique que le braquage n’est en fait pas un vol à
proprement parler, puisqu’on ne vole rien. Il ne s’agit pas d’éviter le
conflit ou de faire un compromis mais bien de mener le braquage à son
terme en permettant à toutes les parties d’en profiter (S02E07-09).
Les formes organisationnelles rencontrées dans La casa de
papel
Organisations
Mécanisme
impliquées Type Partie clé de Forme de
principal de
dans La casa d’organisation l’organisation décentralisation
coordination
de papel

Forme simple Supervision Sommet Centralisation


directe stratégique (le horizontale et
Professeur) verticale

Bureaucratie Standardisation Centre Décentralisation


professionnelle des opérationnel horizontale et
Équipe des qualifications (l’équipe de verticale
braqueurs braqueurs)

Adhocratie Ajustement Fonctions de Décentralisation


mutuel soutien sélective
logistique (le
Professeur, les
Serbes)

Forme Standardisation Ligne Décentralisation


Forces de divisionnalisée des résultats hiérarchique verticale limitée
l’ordre (Murillo, Prieto,
Suárez, etc.)

Bureaucratie Standardisation Centre Décentralisation


professionnelle des opérationnel horizontale et
Police judiciaire qualifications (Murillo, Rubio, verticale
autres
inspecteurs)

Renseignement Bureaucratie Standardisation Centre Décentralisation


militaire professionnelle des opérationnel horizontale et
qualifications (Murillo, Rubio, verticale
autres
inspecteurs)

Bureaucratie Standardisation Technostructure Décentralisation


Groupe
mécaniste des procédés (Suárez, Prieto, horizontale et
d’intervention
Murillo) verticale limitée

Imprimerie de Bureaucratie Standardisation Technostructure Décentralisation


la Fabrique mécaniste des procédés (Torres, Nairobi) horizontale et
nationale verticale limitée

Références
Crozier M., Friedberg E. (1977). L’acteur et le système : les contraintes de l’action
collective, Éditions du Seuil, Paris (Sociologie politique).
Darwin C. (1859). On the Origin of Species: By Means of Natural Selection, or the
Preservation of Favored Races in the Struggle for Life, Murray, London.
Follett M.P. (1951[2013]). Creative Experience, [Reprint der Ausgabe] New York, Verlag
Peter Smith, Martino Publishing, Mansfield Centre, CT.
Mintzberg H. (1982). Structure et dynamique des organisations, traduit par Romelaer P.,
Éditions d’Organisation, Paris.

1 Il serait plus correct d’appeler le pouvoir laissé aux femmes, la gynécratie.


2 Ce phénomène organisationnel a été décrit par Michel Crozier et Erhart Friedberg (1977) : il s’agit de
la « maîtrise des zones d’incertitudes ».
3 Nairobi, Tokyo, Denver et Rio ont pris le contrôle de l’équipe opérationnelle.
4 Sauf peut-être lorsque Nairobi fait voter les autres membres de l’équipe pour savoir qui assumera la
responsabilité opérationnelle du casse. Berlin ricane finalement en rappelant que l’équipe est tout sauf
une démocratie organisationnelle.
5 L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races
favorisées dans la lutte pour la vie. Traduction française par E. Barbier et D. Becquemont (2008),
Flammarion, Paris.
6 Phénomène probablement bien familier pour Oslo et Helsinki, mercenaires originaires des Balkans.
7 Qui s’adapte comme un corps vivant à son environnement.
8 Le jeune lycéen qui agresse sexuellement Alison Parker (S01E01) et qui est le capitaine de l’équipe
d’athlétisme de son lycée.
9 Peut-être l’un des faux raccords de scénarios les plus flagrants du casse de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre.
10 Ad hoc : « Expressément, d’une manière qui convienne à l’objet même » CNRTL,
https://www.cnrtl.fr/definition/ad%20hoc

4. Exercer le pouvoir

Les décisions et les actions des membres de toute organisation sont
autant de leviers qui font évoluer leurs structures et leurs modes de
fonctionnement. Or, ceux-ci ont des aspirations qui leur sont propres et
qui s’expriment de telle sorte que l’organisation serve au mieux leurs
intérêts. Lorsque Nairobi et Tokyo prennent l’initiative de faire sortir
Moscou prendre l’air (S01E04), elles usent d’un stratagème politique
qui vise à modifier les rapports de pouvoir pour effectuer des
changements dans l’organisation. Ici, elles destituent Berlin, trouvant
les pratiques de management de ce dernier inappropriées. Elles
exécutent en ce sens un acte politique.
Mintzberg propose une définition opératoire de la politique dans les
organisations. C’est un « moyen de pouvoir, techniquement illégitime,
exercé souvent dans un intérêt personnel, résultant en un conflit où
les parties prenantes utilisent des forces divergentes » (1990, p. 417).
Or, le pouvoir est l’« autorité, (la) puissance que détient une
personne, ou les moyens d’action de quelqu’un sur quelqu’un ou sur
quelque chose »1. C’est donc la capacité de faire faire quelque chose à
quelqu’un qui n’en n’aurait pas la première intention. L’efficacité de
l’exercice du pouvoir est, alors, conditionnée par le degré de légitimité
de celui qui en use, mais aussi de la maîtrise de techniques politiques,
permettant à l’une ou l’autre des parties prenantes, de prendre le dessus
dans un conflit. Cela constitue ce qu’on appelle couramment l’autorité.
Or, nous avons vu que, si la circulation de l’autorité formelle était
décrite dans l’organigramme de l’organisation, rien ne permet de
représenter les relations informelles (cf. chapitre 2, encadré p. 76). La
politique utilise ces deux modes d’exercice du pouvoir de manière à
promouvoir les objectifs des membres de l’organisation.

Les sources de la légitimité et de l’illégitimité du


pouvoir dans La casa de papel
Une première façon d’analyser les relations d’autorité entre les
membres d’une organisation est de remonter à la source de cette
autorité. Il est donc pertinent d’analyser d’où le Professeur puise
l’autorité qu’il exerce sur les membres de son équipe ? Comment se
fait-il qu’il soit identifié comme l’interlocuteur principal par les forces
de l’ordre et qu’il amène son équipe à agir selon ses plans ?
L’explication tient au fait que le système de légitimité qui sous-tend
l’autorité dans les organisations est « bien formé », c’est-à-dire que
« le monde est divisé en deux lieux : un lieu origine du pouvoir
légitime et un lieu d’application de ce pouvoir légitime » (Laufer,
1993, p. 42). Or, on ne peut reconnaître cette dichotomie qu’en ayant
recourt à des « lunettes spéciales » qui vont la rendre visible (Ibid.).
Pour légitimer son autorité, le Professeur va alors avoir recours aux
trois systèmes de légitimité du pouvoir décrites par le sociologue Max
Weber (1922) : la légitimité traditionnelle, charismatique et
rationnelle-légale.

La légitimité traditionnelle
La première source de légitimité pour Weber repose « sur le
caractère sacré de dispositions transmises par le temps » (Weber,
1922, p. 301). « On obéit à la personne du détenteur du pouvoir
désigné par la tradition (…), en vertu du respect qui lui est dû dans
l’étendue de la coutume » (Weber, 1922, p. 289). Le monde est alors
divisé entre la « culture traditionnelle et la nature qui doit lui être
soumise » (Laufer, 1993, p. 42).
Les membres de l’équipe ne sont pas vierges de tout passé avec le
Professeur. On apprend, en effet, que Berlin n’est autre que le demi-
frère de Sergio Marquina et que ce dernier l’a placé à la tête des
opérations de l’organisation (S02E08). Cependant, les autres membres
de l’équipe ne connaissent pas le lien familial qui unit le Professeur
avec son directeur opérationnel. Cette source de légitimité apparaît
donc comme valide, uniquement pour le spectateur. Elle n’est en rien
suffisante pour les autres membres de l’équipe. Ceux-ci ne peuvent
reconnaître ce lien familial, puisqu’ils l’ignorent.
Du reste, l’équipe des braqueurs est une « famille » reconstituée et est
menée dans l’aventure par le Professeur, comme le ferait un père de
famille protecteur. Cet aspect du management de l’équipe renforce
encore le caractère traditionnel du système de légitimité qui fonde son
autorité.
Système de légitimité traditionnelle, d’après Laufer (1993)
C’est l’une des explications de la remise en cause de l’autorité de
Berlin sur l’équipe (S01E04, S02E04, S02E05). Il s’agit d’un défaut
dans les lunettes du « respect » de la tradition qui permettent de
distinguer ce qui en relève, de ce qui est juste de l’ordre de la nature. Il
s’agit là d’une crise du système de légitimité que Berlin devra résoudre
péniblement à trois reprises, après avoir largement mis en œuvre des
actions jugées illégitimes envers l’équipe et les otages.

La légitimité charismatique
Le Professeur fait usage d’un autre système de légitimité pour fonder
son autorité. Il va développer un charisme étonnant qui va subjuguer
ses partenaires. Dès le début de l’aventure, Tokyo décrit le Professeur
comme l’« ange gardien » de l’équipe du braquage qui va pouvoir les
faire sortir vivants de la Fabrique nationale (S01E01). Weber indique
que pour que les acteurs acceptent d’être dominés, il faut qu’il aient
« une croyance, croyance au “prestige” du ou des gouvernants »
(Weber (1922) in Agogué et Sardais, 2019, p. 26). Or, ce prestige se
construit par la réalisation d’actions extraordinaires qui vont placer le
lieu d’origine du pouvoir légitime dans la sphère du « sacré » ou du
surnaturel et le lieu d’application du pouvoir légitime dans la sphère du
« profane » (Laufer, 1993, p. 44). C’est cette croyance presque
religieuse que Tokyo place dans le personnage du Professeur, depuis
son recrutement jusqu’à la fin du braquage.
Système de légitimité charismatique, d’après Laufer (1993)

Cette légitimité charismatique s’exprime tout particulièrement lors de


l’arrestation de Tokyo, qui a été excommuniée de l’équipe par Berlin,
attachée sur une table à roulette et expédiée sur le fronton de la
Fabrique nationale (S02E02). À ce moment-là, Tokyo est acculée et à
la merci des forces de police. Elle a le choix entre suivre le plan
proposé par le Professeur et lui faire confiance, alors même qu’il avait
déserté ses responsabilités d’« ange gardien » dans les épisodes
précédents. Elle doute, cependant, jusqu’à révéler à Raquel Murillo,
l’identité du chef de la bande : Sergio Marquina (S02E03). Ce dernier
est arrêté pour coups et blessures sur un policier et se retrouve au
commissariat. Les verres des lunettes de la foi que porte Tokyo,
deviennent troubles et elle perd cette croyance en la toute-puissance du
Professeur. Pourtant, un élément vient renouveler cette confiance dans
le plan du Professeur et va permettre d’essuyer la buée sur les lunettes
de la foi : « je suis un homme chanceux, je vous ai dit ». Le Professeur
va pouvoir enclencher le plan de son évasion alors même qu’il a été
arrêté par Raquel Murillo (S02E05) et Tokyo sera libérée par le
commando serbe qu’il a embauché.

La légitimité rationnelle-légale
Mais le système de légitimité invoqué de manière privilégiée par le
Professeur pour fonder son autorité est encore différent des deux
premiers systèmes évoqués. Dans ce cas, le fondement de la légitimité
est la Raison et ce sont les lunettes de la science qui vont permettre de
distinguer ce qui est naturel – ce qui ne dépend pas de l’action humaine
– de ce qui est culturel – ce qui résulte de l’action humaine. On peut
appeler ce système de légitimité : la légitimité « technique » car il est
le résultat de la mise en œuvre d’outils de gestion élaborés
scientifiquement et rationnellement (Agogué et Sardais, 2019).
Système de légitimité rationnelle-légale, d’après Laufer (1993)

Par ailleurs, la plupart des actions du Professeur relèvent de la


conception de règles de fonctionnement pour l’organisation. Ainsi, les
règles qui structurent l’équipe – la nature des relations entre les
membres, les noms de villes, l’interdiction de nouer des liens
personnels – sont élaborées grâce à la science et doivent permettre de
trouver un ordre dans les lois de la nature.
Ce système de légitimité repose sur la construction rationnelle de
règles à disposition de l’organisation. Il est le mode le plus courant de
fondement de l’autorité dans les organisations bureaucratiques. Lorsque
la science n’est plus en mesure d’expliquer les lois de la nature, alors
l’organisation entre en crise, parfois jusqu’à leur faillite.

Maintenir l’autorité
Maintenant que nous avons vu les fondements qui légitiment
l’autorité, il nous faut analyser comment cette autorité peut permettre de
soumettre à la volonté d’un acteur, les actions d’autres acteurs. Pour
répondre à cette question, il faut établir comment se construit la relation
d’autorité et comment elle peut être maintenue au cours du temps.

Les expériences Pygmalion : l’obéissance à


l’autorité (Milgram, 1975)
Stanley Milgram, psychosociologue de l’Université de Yale aux États-Unis, a mené en 1974
des expériences qui avaient pour objectif de comprendre comment se construit l’obéissance en
s’intéressant aux fondements du pouvoir. Une reconstitution de ces expériences a été mise en
scène dans le film I comme Icare (1979) par Henri Verneuil2.
Le dispositif expérimental est original et n’est pas orienté de manière à ce que les sujets testés
soient conscients de l’expérience qu’ils sont en train de vivre. Les sujets sont invités par petites
annonces à participer à une expérience sur la mémoire. À l’arrivée du sujet à l’université de
Yale, il rencontre un autre (présumé) participant à l’expérience et ils attendent ensemble les
scientifiques qui sont censés la réaliser. On leur demande, tour à tour, en commençant par le
premier sujet de choisir entre deux bouts de papiers pliés en deux. Le premier sujet découvre
qu’il jouera le rôle de professeur. En fait, il s’agit d’un trucage qui permet de le désigner à coup
sûr comme professeur. Le rôle d’élève revient donc, de fait, à l’autre participant qui n’est autre
qu’un complice faisant partie de l’équipe de recherche de Stanley Milgram.
Le rôle du « professeur » est de faire apprendre à l’« élève », sous le regard attentif d’un
« expérimentateur » vêtu d’une blouse grise du technicien, une suite de couples de mots. Il devra
vérifier s’il s’en souvient et lui administrer une punition, en cas d’erreur, sous forme de chocs
électriques allant de 15 V à 450 V, avec un incrément de 15 volts.
L’objectif de l’expérience est de mesurer jusqu’à quel point le sujet délivrera des punitions,
sans raison, à quelqu’un qui ne lui a rien fait et de tenter d’expliquer les raisons d’un tel
comportement.
Les résultats de l’expériences sont éloquents et préoccupants pour Stanley Milgram. 62,5 %
des sujets (25 sur 40 sujets) ont poussé l’expérience à son terme et ont administré à l’« élève »,
la punition la plus sévère : une décharge électrique de 450 V. Ce qui est intéressant pour
Milgram, c’est d’analyser les comportements du « professeur » lorsqu’il va administrer les
punitions.
Milgram note, tout d’abord, que chaque participant va montrer des signes de nervosité
extrême et de réticence, lors des derniers stades de punition. Tous les participants vont aussi
s’interrompre dans le cours normal de l’expérience pour questionner l’« expérimentateur » sur
la dangerosité pour l’« élève » de chacune des punitions. Il va alors affirmer par de courtes
phrases que l’expérience doit être poursuivie, coûte que coûte, en faisant comme si l’état de
l’« élève » n’avait pas d’importance. Ces manifestations d’interrogations, de crainte, de stress ou
de remord (caractérisées par des protestations verbales, des rires nerveux, etc.) sont le signe
que le sujet donne à voir des signes extérieurs de sa désapprobation. L’anxiété joue comme une
soupape de sécurité, par laquelle l’individu peut justifier qu’il a exprimé son désaccord avec le
déroulé de l’expérience, tout en la conduisant à son terme.
Il s’agit d’une manifestation de l’« état agentique » ou état d’obéissance caractérisé par
une réceptivité augmentée face à l’autorité et diminuée pour toute manifestation extérieure.
S’ajoute à ce phénomène, une perte du sens de la responsabilité. L’individu soumis « est enclin
à accepter les définitions de l’action fournies par l’autorité légitime ». Il va déléguer sa
responsabilité à cette autorité. Il devient autrement dit l’« agent exécutif d’une volonté
étrangère » (Milgram, 2004, p. 167). L’obéissance survient alors lorsque la personne soumise
reconnaît et respecte une autorité qu’il juge légitime.
L’obéissance cesse lorsque le système d’autorité perd de sa cohérence. Ainsi, lorsque des
discussions surviennent entre les expérimentateurs et que ceux-ci, devant le sujet, expriment leur
désaccord, l’obéissance perd de sa consistance. Nous verrons que cela a aussi une grande
importance dans l’agencement des relations d’autorité dans La casa de papel.
Tout comme la notion de parcellisation des responsabilités qui amoindrit la pression
psychologique provoquée par l’obéissance et la réalisation d’actions en soumission, la hiérarchie
permet de répartir les décisions entre les acteurs de manière à ce que chacun n’en prenne
qu’une petite part. Stanley Milgram donne l’exemple d’une dictature qui voudrait déporter des
populations. Il juge suffisant de parcelliser les responsabilités, afin de permettre à chacun des
individus de faire uniquement les tâches qu’il trouverait acceptables et sans conséquence. Les
individus agissent alors par conformisme et ils sont conscients, lorsqu’ils obéissent, de réaliser
les désirs de l’autorité. Ils sont persuadés que leurs motivations leur sont propres et qu’ils
n’imitent pas le comportement du groupe dont ils font partie. Ce mimétisme permet aux
individus de ne pas se démarquer et de ne pas être distingués parmi la multitude.
Milgram termine son analyse en décrivant des éléments généraux sur l’obéissance. La
soumission à une autorité et l’intégration de l’individu dans une hiérarchie est l’un des
fondements de toute société. L’obéissance à des règles, permet aux individus de vivre ensemble
et empêche leurs besoins et leurs désirs d’entrer en conflit et de mettre à mal la structure de la
société.

La construction des rapports d’autorité dans l’équipe de braquage est


tout à fait intéressante. On sait que Berlin reçoit la responsabilité
opérationnelle du casse de la Fabrique nationale. Son autorité est à la
fois fondée sur un système de légitimité traditionnelle (il est le demi-
frère du Professeur) et de légitimité rationnelle-légale (règles mises en
place grâce à la Raison par le Professeur). Cependant, à trois reprises,
son autorité est remise en cause durant le braquage. La première fois, il
s’agit d’autoriser les otages et Moscou à monter sur le toit de la
Fabrique nationale pour laisser ce dernier prendre l’air (S01E04).
Denver, rappelons-le, lui a avoué qu’il a tué Monica Gaztambide, puis
voyant l’effet dévastateur sur le psychisme de son père, lui raconte
qu’il l’a finalement épargnée et, seulement, blessée et cachée.
Le Professeur est absent et ne répond pas à Nairobi et Tokyo qui
tiennent en joue Berlin qui refusait d’autoriser cette sortie. On voit que
le système de légitimité vacille et que Berlin n’est plus en mesure
d’affirmer son autorité. D’ailleurs, lorsque le Professeur est enfin au
bout du fil et demande ce qui se passe sur le toit, il doit lui réaffirmer
son autorité, en disant qu’il ne veut pas d’improvisation. Il redonne
ainsi de la cohérence au système de légitimité rationnelle-légale en
réaffirmant la primauté du plan. On remarque ainsi, en miroir, que les
fondements de l’autorité de Berlin sur l’équipe, trouvent leurs limites
dans l’affaiblissement du système de légitimité rationnelle-légale qui ne
peut prévoir le dérapage du plan. Le Professeur redonne sa confiance à
Berlin, car il a confiance en lui en raison des liens familiaux qui lient
les deux personnages. Cependant, ces liens ne sont pas connus par les
autres membres de l’équipe et cela ne peut, pour eux, constituer les
fondements de la légitimité de Berlin.
La sortie des otages sur le toit pour faire respirer Moscou met en
lumière les fondements de l’autorité qui existent entre Moscou et
Denver. Lorsque le fils déçoit son père en avouant avoir tué une otage,
il y a quelque chose qui tient d’une rupture avec la tradition. Denver est
désavoué et Moscou va dénouer les liens coutumiers de la famille. Il
faudra que Denver lui dise que finalement il ne l’a pas tuée, pour que
ces liens familiaux retrouvent leur force.
La deuxième fois que le pouvoir de Berlin est remis en cause, c’est
lorsque Berlin découvre que Denver n’a pas tué Monica. Là encore le
système de légitimité se fracture. Le Professeur est occupé ailleurs, à
empêcher que son portrait-robot ne soit pas produit par le gardien de la
casse automobile (S01E09). Berlin veut faire un exemple avec Denver
pour lui avoir désobéi. Nairobi tente de calmer tout le monde et
finalement le directeur opérationnel du casse sera raisonnable et
reviendra au plan initial : celui de ne blesser ou tuer personne.
La troisième fois, Berlin veut punir Rio pour avoir trahi les plans de
l’équipe auprès des otages. Il a la ferme intention de tuer Rio pour cela
(S02E05). C’est sans compter encore sur Nairobi qui souhaite
maintenir le plan en route, coûte que coûte. Le Professeur est à nouveau
absent et ne peut réaffirmer la légitimité de l’autorité qu’il exerce sur
l’équipe et ré-instituer Berlin dans son rôle.
On voit dans l’organisation du casse que les responsabilités sont
parcellisées et que chaque membre de l’équipe a des tâches bien
précises à réaliser. Les individus les plus violents sont utilisés pour
réaliser les tâches les plus cruelles. Ainsi, Tokyo est l’une des
personnes choisies pour tirer sur les policiers (S01E01). Helsinki et
Oslo sont mandatés pour surveiller les otages. Alors que Rio, qui est
supposé moins aguerri, sera en charge de la seule surveillance d’Alison
Parker. La parcellisation des responsabilités permet donc une
soumission à l’autorité plus marquée et efficace. C’est d’ailleurs
l’argument qu’utilise Berlin pour renvoyer Rio à ses responsabilités
sans se préoccuper de la gouvernance de l’équipe (S01E03). Il utilise
aussi ce principe pour diviser les otages. Il leur donne différents rôles :
travail dans l’imprimerie, creusage du tunnel, mise à l’écart d’Alison
Parker, etc. Cela lui permet de les occuper à autre chose qu’à chercher
à se révolter. Nous verrons aussi par la suite que Berlin ne va pas
toujours utiliser des moyens légitimes pour affirmer son autorité, tant
sur les otages que sur les membres de l’équipe du braquage.
Les résultats des expériences de Milgram (voir encadré p. 122)
permettent encore d’expliquer pourquoi Denver ne peut se résoudre à
tuer Monica Gaztambide pour avoir caché un téléphone portable dans
sa combinaison (S01E03). Rappelons que la règle première du
braquage est de ne pas faire de victime. Cela a été indiqué de manière
très claire par le Professeur lors de la préparation de l’opération
(S01E01). Cette règle imposée par la raison relève d’une légitimation
rationnelle-légale de l’autorité. Lorsque Berlin ordonne à Denver
d’abattre Monica Gaztambide, il va à l’encontre de cette première règle
du braquage et essaie de l’imposer par la contrainte, en menaçant
Denver de le tuer à la place. Or, ce dernier n’est pas un tueur, il est
donc confronté à des contradictions dans les systèmes qui légitiment
l’autorité de Berlin. Il va tenter de concilier sa soumission à l’autorité
dispensée par Berlin, tout en respectant la parole donnée au Professeur.
Pour conclure, c’est donc la cohérence des systèmes de légitimation
de l’autorité qui va donner la force à la soumission des membres de
l’équipe aux volontés du Professeur. Les fondements de son action font
référence à l’ensemble des trois systèmes de légitimité de Weber. Cela
lui permet d’assurer la continuité de son leadership sur l’équipe.

La politique : l’autorité en action


Si l’autorité trouve ses fondements dans les systèmes de légitimité en
jeu dans les organisations, elle est aussi renforcée par l’usage de
moyens de pouvoir « techniquement illégitimes » qui constitue le
champ de la politique. Celui-ci « s’exprime à travers différents jeux
politiques qui tantôt coexistent, tantôt s’opposent ou encore se
substituent aux systèmes légitimes de pouvoirs » (Mintzberg, 1990,
p. 417).

Les jeux politiques


Il existe, dans toute organisation, des velléités des acteurs à « faire »
de la politique pour assouvir leurs propres objectifs. La série, La casa
de papel, en est pleine. Chaque protagoniste va user de ces jeux
politiques pour infléchir, dans son sens, la marche de l’organisation. Ils
sont régis par des règles plus ou moins explicites et plus ou moins
stables dans le temps. Pour nous en convaincre, nous allons naviguer
entre l’équipe des braqueurs et les forces de l’ordre.
Jeu de l’insoumission
Le jeu de l’insoumission est le jeu politique le plus en usage durant
le braquage de la Fabrique nationale. Les otages expriment ouvertement
ou de manière dissimulée leur désapprobation aux instructions données
par les braqueurs. Dès le début du braquage, Arturo Román essaye, par
exemple, de résister à l’autorité des braqueurs. Il refuse d’abord de
donner le code PIN de son smartphone (S01E01) et c’est son premier
acte de résistance. Il ne va cesser durant la durée du braquage de
contester ou se révolter contre l’autorité qui pèse de manière
extrêmement forte sur les otages qui forment « le plus bas niveau de
l’organisation » (Mintzberg, 1990, p. 419). Il va rallier
successivement à sa cause Pablo Ruiz, le jeune lycéen et sa
professeure, mais encore Monica Gaztambide et le chef de la sécurité
de la Fabrique nationale et construire une petite organisation pour
contrer les efforts de l’équipe de braqueurs et échapper
momentanément à la soumission à son autorité.
Arturo Román se révolte contre les braqueurs, dont il ne peut
accepter les pratiques (S01E04), et ceci, même à l’article de la mort,
avant son opération pour extraire la balle qu’il a reçu sur le toit de la
Fabrique nationale.
Jeu de l’insoumission joué par Arturo Román (S01E01)

Jeu pour contrer l’insoumission


En réaction à ce jeu politique de l’insoumission, les dépositaires de
l’autorité légitime peuvent s’engager à l’aide de moyens politiques
dans un jeu pour contrer l’insoumission. C’est ce qu’entreprend
Denver pour obliger Arturo Román à lui donner son code PIN
(S01E01). Dans ses interactions avec les otages, Berlin use de la force
et de persuasion pour contrer leur éventuelle insoumission et les faire
plier à sa volonté. Il va user de moyens, légitimes ou non, mis à
disposition par l’organisation, pour maîtriser les contestations et les
révoltes. Ainsi, il va isoler certains des otages, et user de la violence
avec Arturo pour faire en sorte que ceux-ci aient les comportements
attendus dans ce type de situation. Il est d’ailleurs intéressant de voir
que la menace, mais aussi la dérision, peuvent être de bons moyens
pour contrer l’insoumission et décrédibiliser le porteur de la
contestation.
Jeu de l’insoumission joué par Denver pour contrer l’insoumission de
Arturo Román (S01E01)

L’équipe use aussi de moyens légitimes pour contrer l’insoumission


de ses membres. Lorsque, une fois encore, Tokyo s’oppose violemment
à Berlin et conteste son pouvoir pour protéger Rio, elle va provoquer
une réaction extrême du responsable opérationnel du casse (S02E02).
Berlin l’attache à un chariot et lui fait dévaler les marches sur le
fronton de la Fabrique nationale la livrant de fait aux policiers.
L’excommunication constitue le mode d’action permettant aux
organisations de se débarrasser de toute forme de contestation ou de
révolte (Mintzberg, 1990, p. 420). L’organisation met à l’écart ses
membres les moins maîtrisables. Tokyo en fait les frais et en tire
quelques leçons lors de son retour dans la Fabrique nationale
(S02E06).
Une autre manière de lutter contre l’insoumission est d’aligner les
objectifs des membres de l’organisation sur ceux disposant de
l’autorité légitime. Il s’agit de gérer les incitations et nous en
reparlerons à la fin de ce chapitre.
Jeu de la construction d’alliances
Le jeu pour contrer l’insoumission n’empêchera pas Arturo Román de
continuer à résister. Pour cela, il va essayer d’attirer les bonnes
volontés parmi les otages pour résister encore et toujours aux
braqueurs. Arturo Román va, par exemple, s’attacher la personne de
Pablo Ruiz, le capitaine de l’équipe d’athlétisme du lycée, lorsqu’ils
sont dans le sous-sol de la Fabrique nationale, pour creuser le tunnel
sous la direction de Moscou (S01E03). Parallèlement, il comprend vite
qu’Alison Parker est l’une des cartes maîtresses des braqueurs et la
convainc d’aller se cacher dans un coffre-fort de la Fabrique nationale,
pour faire échouer la production de la « preuve de vie » demandée par
les forces de l’ordre (S01E10). Il rallie à sa cause le chef de la
sécurité de la Fabrique nationale, à qui il fait passer des outils pouvant
devenir des armes, et fomenter la révolte des otages (S01E11). Arturo
Román n’en restera pas là, même lorsqu’un premier groupe d’otages
réussit à s’évader de la Fabrique nationale (S01E12) et qu’il échouera
lui-même à s’enfuir. Il va raviver l’intérêt qu’il a pour Monica
Gaztambide, son ancienne secrétaire ou adjointe et ex-amante, pour la
convaincre de substituer le pistolet factice à celui de Denver (S02E04).
Sa stratégie est de traumatiser ou de rassurer les otages, en leur
faisant sentir qu’ils n’ont rien à perdre à résister puisque, de toutes les
manières, ils seront tués froidement par les braqueurs. Il s’agit, donc,
d’user tour à tour de menaces, d’incitations, de présentation
d’arbitrages équivoques, entre la présente situation des otages, qui
n’est guère réjouissante, et l’issue probablement fatale du braquage.
Arturo Román joue ici un jeu politique qui consiste à construire des
alliances stratégiques avec des personnes du même statut hiérarchique
que lui. Dans les premiers temps du braquage, il tâtonne un peu pour
parvenir à créer de réelles alliances. Puis, il conclut avec ses alliés des
contrats implicites en leur promettant une issue heureuse à la crise, en
échange de leur implication (Mintzberg, 1990, p. 420).
Jeu de la construction d’empires
Des jeux politiques sont aussi à l’œuvre dans les forces de l’ordre. Il
s’agit de savoir qui de l’armée ou de la police va avoir la
responsabilité de la résolution du casse. Durant toute la première partie
du braquage, le renseignement militaire (CNI), dirigé par le colonel
Prieto, va essayer de prendre le pouvoir dans la cellule de crise, en
invoquant des raisons politiques qui dépassent le cadre strict du
braquage. Le colonel Prieto, en réfère en haut lieu – probablement
jusqu’au ministre de la Défense, son autorité de tutelle – afin de
promouvoir une résolution de la crise, conforme à ses attentes.
Rappelons-le, l’idée première du gouvernement est d’en finir au plus
vite avec la prise d’otages pour libérer Alison Parker, la fille de
l’ambassadeur du Royaume-Uni, en dépit des pertes qu’un assaut
précipité pourrait provoquer (S01E02). Le lieutenant Suárez, qui
commande le groupe d’intervention oscillera entre un ralliement au
colonel Prieto, et une dépendance à la police judiciaire, dont le
détachement est dirigé par Raquel Murillo.
Raquel Murillo réussit à rallier à sa raison le lieutenant Suárez, en
utilisant à bon escient l’aide apportée par Angel Rubio. Les membres
de la ligne hiérarchique de chacune des institutions impliquées
rassemblent leurs arguments afin d’emporter la direction de la cellule
de crise. Raquel Murillo, va jusqu’à mobiliser le commissaire Sanchez,
pour obtenir son soutien afin de reprendre la main.
On assiste à un jeu de construction d’empires où les managers de la
ligne hiérarchique vont chercher, de façon non-coopérative, à
« construire la base du pouvoir, (…) individuellement avec l’aide des
subordonnés » (Mintzberg, 1990, p. 420). Le colonel Prieto, ainsi que
Raquel Murillo cherchent à construire leur légitimité à diriger les
opérations de maintien de l’ordre en faisant appel à leur supérieur
hiérarchique.
Selon l’évolution de la situation, chacun de ces groupes d’influence
va prendre le pas sur les autres et s’arroger le contrôle et la direction
de l’enquête et des opérations. C’est pourquoi, Raquel Murillo, après
avoir dominé les interactions au sein des forces de l’ordre, va de fait
céder sa place au colonel Prieto, lorsqu’elle prend, seule, en chasse le
Professeur (S02E06-09). Son absence dans la cellule de crise lui fait
perdre toute légitimité et crédibilité auprès du colonel Prieto qui
s’empresse de prendre sa place et d’amener le CNI à la direction des
opérations.
Jeu des deux camps rivaux
Entre les braqueurs et les forces de l’ordre il existe un antagonisme
très fort. La tentative d’infiltration des policiers dans la Fabrique
nationale présente l’un des paroxysmes de cet affrontement qui durera
jusqu’à la fin du braquage (S01E06). Le but est d’écraser l’adversaire,
de mettre un point final à la prise d’otages, en mettant en prison ou en
tuant les braqueurs. Il est encore plus exacerbé lorsque les forces
d’intervention pénètrent dans la Fabrique nationale (S02E09). C’est le
jeu politique ultime auquel on assiste ici qui doit conduire à
l’affrontement final de deux blocs rivaux. Il est la résultante du succès
des jeux de la construction d’alliances et d’empires qui « donnent
naissance à des jeux à deux joueurs et à somme nulle à la place d’un
jeu à n joueurs » (Mintzberg, 1990, p. 422).
Jeu de l’expertise
Les personnages agissent souvent en s’appuyant sur ce qu’ils
maîtrisent. Leur expertise est l’une des ressources primordiales pour
exercer du pouvoir sur les autres membres des organisations. Les
exemples sont nombreux pour illustrer l’usage non sanctionné de
l’expertise afin d’infléchir le cours des décisions.
Dans l’équipe des braqueurs, il existe plusieurs champs d’expertises
qui sont uniques et irremplaçables, sans lesquels l’organisation ne
pourrait pas fonctionner normalement. Rio est le seul à maîtriser les
systèmes informatiques et de sécurité de la Fabrique nationale. Il ne
peut être mis à l’écart des opérations alors que le braquage vient de
commencer. Il lui faut en effet pirater les systèmes de sécurité de la
Fabrique nationale et installer les outils qui vont permettre de
communiquer avec le Professeur. Mais, Rio ne fait pas usage de son
expertise pour donner du poids à ses opinions.
Au contraire, Moscou va faire prévaloir son expertise dans deux
champs bien distincts. L’un est celui de son expérience de la vie, qu’il
croit posséder, et l’autre celui des chemins qu’il a pris. C’est ce qui lui
permet de faire la leçon à Tokyo (S01E09) et de la faire réfléchir sur
son impact sur les gens qui l’entourent. Il l’enjoint de se comporter de
manière responsable et d’aller, « pour une fois » au bout de ce qu’elle
entreprend. Sa parole a du poids, car Moscou raconte les erreurs qu’il
a faites, mais aussi ses succès, pour poursuivre la protection attentive
de son fils Denver. Alors que Tokyo joue avec les sentiments de son
fils, Moscou présente une sorte d’expertise de la vie qui peut ne pas
être absolument valide, mais qui peut, si elle est légitime, être entendue
par Tokyo.
Pour achever de réussir à convaincre Tokyo d’aller jusqu’au bout des
10 jours restants du casse, Moscou lui assène des arguments d’expert
en lui rappelant combien de temps il lui fallait pour venir à bout de la
plaque de métal, puis de béton armé, pour atteindre sans bruit, le tunnel
creusé par le Professeur cinq années auparavant. Il s’appuie ici sur une
autre forme d’expertise qui relève principalement de compétences
techniques. Il joue ici le jeu de l’expertise pour asseoir son influence.
Jeu de l’expertise joué par Moscou avec Tokyo (S01E09)
Dans les forces de l’ordre, l’usage du jeu de l’expertise n’est pas
fortuit. Angel Rubio insiste pour être intégré à l’équipe médicale qui va
infiltrer la Fabrique nationale pour aller soigner Arturo Román blessé
par une balle policière (S01E05). Il insiste auprès de Raquel Murillo
car il est, selon lui, le mieux placé pour évaluer les forces en présence.
Il argumente qu’il est spécialiste des armes militaires et qu’il peut
reconnaître mieux que quiconque les équipements des preneurs
d’otages. Raquel Murillo n’a pas d’autres choix que de le laisser
prendre part à l’opération, malgré les risques évidents qu’elle présente.
Jeu de l’autoritarisme
Il est coutumier de constater dans un casse, ou une prise d’otages, que
les braqueurs usent volontiers de force et de violence. Le braquage de
la Fabrique nationale ne fait pas exception à cette règle. Berlin est le
braqueur qui fait le plus usage de la violence pour affirmer et faire
respecter son autorité.
L’organisation de l’équipe, imaginée par le Professeur, lui confère la
responsabilité opérationnelle du braquage. Cette position officielle
d’autorité procure à Berlin un moyen d’influence supplémentaire pour
faire plier les autres protagonistes vers la réussite du plan. Cette
légitimité organisationnelle va lui permettre d’user de la force et la
violence, dans son bon droit. Il va utiliser le jeu de l’autoritarisme en
s’appuyant sur le pouvoir légitime, dont il dispose sur les protagonistes
qui en ont moins, pour les soumettre à sa volonté. Berlin explique
d’ailleurs au Professeur, que c’est cette position légitime qui l’a
autorisé à ordonner la mort d’une otage (S01E06).
Berlin use non seulement d’autoritarisme avec l’équipe, mais aussi
avec les otages. Avec Ariadna, l’une des otages qui essaie une stratégie
pour s’attirer son affection, il en use pour la soumettre à sa volonté et
ne pas finir sa vie seul. Il l’oblige aussi à l’accompagner jusqu’à la fin,
sous la mitraille des forces d’intervention (S02E09). Il remet aussi
dans le « droit » chemin les otages, lorsque ceux-ci se sont révoltés
(S02E06). Il utilisera la force et sa position d’autorité pour punir Rio
d’avoir trahi l’équipe. On peut dire que le jeu de l’autoritarisme est le
jeu politique principal mis en œuvre par Berlin au cours du braquage.
Il peut le faire car il n’éprouve aucune empathie envers les autres
personnages.
Jeu de la dénonciation
Dénoncer fait partie de la vie de toute organisation. La dénonciation
est l’un des moyens de les faire se mouvoir et se transformer. Elle
permet aux personnages de faire évoluer l’organisation dans un sens
différent que celui emprunté. Rappelons que la règle première du
braquage est de ne pas faire de victime. Lorsque l’équipe dérape sous
la direction de Berlin, qui ordonne à Denver d’exécuter Monica
Gaztambide, le plan perd son âme et sa raison d’être. Voler, avec plus
ou moins de violence, est différent de tuer de sang-froid un otage. Et
c’est sans compter les répercussions incontrôlables sur le plan lui-
même.
C’est pourquoi, Tokyo va dénoncer Berlin auprès du Professeur
(S01E06), pour le crime qu’il a fait commettre à Denver. Berlin se
défend en arguant que Monica Gaztambide avait dissimulé un téléphone
dans sa combinaison et qu’il fallait faire un exemple pour maîtriser les
otages. L’objectif de Tokyo est de faire chuter la légitimité de Berlin en
révélant « un comportement illégal ou sujet à caution » (Mintzberg,
1990, p. 423) afin de reprendre l’initiative de la responsabilité
opérationnelle du casse.
Ce jeu de la dénonciation est bref et va contribuer en quelques
instants à faire perdre la confiance du Professeur en Berlin, dont la
légitimité s’effrite. Le Professeur va contribuer à une transformation en
profondeur dans l’organisation du casse, puisque cette dénonciation va
le conduire à sacrifier l’identité de son directeur opérationnel
(Mintzberg, 1990, p. 422). La légitimité traditionnelle, qui fondait
l’autorité de Berlin sur l’équipe du braquage, disparaît.
Jeu de la dénonciation joué par Tokyo envers Berlin (S01E06)

Les changements dans l’équipe sont profonds, même au-delà des


espérances du Professeur. Les forces de police vont profiter du bouton
de veste implanté dans la Seat, pour identifier Berlin et propager des
fake news sur les agissements passés de Berlin (S01E07). Les forces
de l’ordre diffusent dans la presse l’idée que Berlin est un proxénète
notoire. L’équipe en est durablement déstabilisée et cette information
donne du poids à la prise de pouvoir de Nairobi en battant en brèche la
légitimité de Berlin.
Jeu de la bataille entre la ligne hiérarchique et les
personnels de soutien logistique
D’autres jeux s’exercent entre les différentes parties de
l’organisation. Il ne s’agit plus seulement d’avoir un peu plus de
pouvoir ou de dénoncer des comportements illégitimes. Il s’agit pour
des parties de l’organisation d’en prendre le contrôle. Dans
l’organisation des forces de l’ordre, il existe des rivalités entre les
différentes divisions : la police judiciaire, le renseignement militaire,
les groupes d’intervention, les services de secours. L’ensemble des
divisions constituent les différents services de l’État qui jouent un rôle
dans la résolution du braquage.
Le renseignement militaire (CNI) joue un rôle qui se veut décisif dès
le début du braquage. Cependant la tutelle gouvernementale ne lui
confie pas la direction des opérations, ce à quoi le colonel Prieto ne
peut se résoudre. On éprouve donc un malaise lorsqu’on entend le
colonel Prieto revendiquer ce pouvoir à la place de Raquel Murillo. Le
CNI occupe la place de fonction de soutien logistique à l’activité du
centre opérationnel de cette grande structure bureaucratique que sont
les forces de l’ordre. Depuis cette position, le colonel Prieto va
essayer de lutter pour obtenir le pouvoir de décision. Il va d’abord
imposer une intervention hâtive pour, quoi qu’il en coûte, libérer
Alison Parker (S01E02). Il semble connaître des personnes haut
placées au gouvernement et qui voudraient, selon lui, qu’il obtienne le
commandement des opérations. Cependant, Raquel Murillo qui est
responsable de l’équipe de la police judiciaire et est en position
d’autorité dans la gestion de la cellule de crise, car elle a été appelée
comme négociatrice par le commissaire Sanchez, exprime son
désaccord. Elle veut pouvoir faire ce pour quoi elle a été appelée,
c’est-à-dire négocier.
Elle va, d’ailleurs, utiliser trois moyens pour essayer de reprendre
les rênes des opérations de police. Elle va, tout d’abord, donner de la
voix en argumentant qu’une intervention hâtive ne pourra pas aboutir à
une issue favorable si on mène un assaut avec de la force. Elle proteste
et assimile l’opération à celle menée par les services de sécurité russes
à l’opéra de Moscou où la plupart des terroristes et otages avaient
trouvé la mort.
Le colonel Prieto fait alors appel à son sens moral et à sa loyauté. Or,
Raquel Murillo ne peut pas cautionner une telle opération. Elle décide
de se retirer de la direction de la cellule de crise, laissant libre le
champ à son homologue du renseignement militaire. Elle achève de
suivre le processus décrit par Hirschman (1970, 2004) qui montre que
face à une situation à laquelle les acteurs sont en désaccord, ceux-ci
peuvent choisir d’être loyaux, de protester ou encore de sortir de
l’organisation afin de ne pas être liés à la décision controversée.
Jeu des candidats à des postes stratégiques
Mais cette situation est aussi la première manifestation du jeu des
candidats à des postes stratégiques. Il s’agit évidemment pour le
colonel Prieto d’emporter le rôle de direction des opérations afin de
résoudre le braquage en cours. Il s’opère alors plusieurs jeux
politiques délicats. Le renseignement militaire voudrait, d’abord,
pouvoir jouer un rôle plus médiatique dans la résolution de la crise. Et
on voit progressivement s’opérer un glissement des alliances entre les
protagonistes. Ainsi Suárez, le responsable des groupes d’intervention,
passe d’une allégeance sans condition au colonel Prieto, à un
rattachement raisonné à Raquel Murillo, lorsque l’intervention initiale
échoue. Tout se passe comme si les responsables de la ligne
hiérarchique menaient « une guerre fraternelle », pour le contrôle des
opérations (Mintzberg, 1990, p. 422).
Cette guerre entraîne des pertes irrémédiables pour l’ensemble des
parties en opposition. Ainsi, Angel Rubio est-il écarté des opérations
lorsqu’il est reconnu avoir été à l’origine de la fuite (S01E11). Il est
ensuite réhabilité alors même que Raquel Murillo est supposée avoir
aidé les braqueurs (S02E08). Les allégeances des personnages
évoluent au gré des situations qui se présentent, ce qui leur confère plus
ou moins de sympathie de la part des spectateurs. Prieto par exemple,
cumule à la fois les défauts d’arrivisme et de machisme. Chacun des
protagonistes va donc agir pour promouvoir sa manière de gérer la
crise.
Jeu des jeunes turcs
L’équipe des braqueurs est très sensible aux changements de
leadership qui peuvent survenir. Ainsi, le leadership est remis en cause
à plusieurs reprises pour contester soit l’autorité de Berlin, soit celle
du Professeur. On assiste en effet, à plusieurs tentatives de prises de
pouvoir de la part d’« un petit groupe » proche du pouvoir. Il vise « à
réorienter les bases stratégiques de l’organisation, à déplacer la
majeure partie de son expertise, à remplacer son idéologie ou à la
débarrasser de son leadership » (Mintzberg, 1990, p. 423). Ce jeu
politique pourrait découler sur « un coup d’état organisationnel, dont
l’objet est de créer une succession qui n’était pas attendue » : c’est le
jeu des jeunes turcs.
Nairobi, Tokyo et Denver vont commencer par imposer à Berlin une
sortie des otages sur le toit pour permettre à Moscou de reprendre ses
esprits (S01E04). L’objet de cette scène est de se débarrasser du
leadership toxique et sans empathie de Berlin. La légitimité rationnelle-
légale de Berlin n’est pas fondamentalement remise en cause car c’est à
lui que le Professeur demande des comptes. Il ne peut reprendre
l’initiative qu’à partir du dévoilement de son identité par le Professeur
et des fake news concernant sa biographie à la télévision. À ce
moment-là, il a payé son tribut pour la faute qu’il a commise et les
conditions de légitimation de son pouvoir sont restaurées.
Le jeu des jeunes turcs trouve son apogée à la fin du braquage. Car le
pouvoir même du Professeur est remis en cause quand Nairobi lui
signifie sa prise de pouvoir par l’affirmation de l’ère de la gynécratie
ou du matriarcat (S02E03). Il s’agit d’un réel coup d’état
organisationnel où Nairobi prend le pouvoir opérationnel ainsi que
stratégique, car elle renvoie le Professeur à son rôle opérationnel de
protection des membres de l’équipe. Elle impose ici à la fois un
changement de leadership mais aussi de mise en œuvre de la stratégie
et de son idéologie. Ce jeu des jeunes turcs est joué ici avec brio par
des femmes exceptionnelles contre le phallocrate et tyrannique Berlin.
Jeu du parrainage
Un autre moyen de faire de la politique dans les organisations est de
construire la base du pouvoir en utilisant le pouvoir des supérieurs.
« L’individu s’attache à une personne qui a un statut supérieur au
sien, professant envers cette dernière la loyauté comme rétribution de
sa part de pouvoir. » (Mintzberg, 1990, p. 420) Ariadna, une otage, va
jouer ce jeu en accordant son parrainage à Berlin afin d’améliorer sa
condition. Elle propose à Berlin de lui accorder ses faveurs en échange
d’un peu de confort et la promesse de ne pas être blessée ou tuée durant
le braquage. Ce parrainage met le spectateur mal à l’aise car il révèle
la personnalité tordue de Berlin. La révélation de cette personnalité va
aussi permettre à Nairobi de remettre en question la légitimité de
Berlin et de corroborer la fausse information donnée par la police.
Le parrainage d’Ariadna envers Berlin va durer jusqu’à la fin du
braquage et poussera Berlin, sans empathie, à l’utiliser comme bouclier
humain lors de l’assaut final du groupe d’intervention (S02E09).
L’ensemble des personnages des organisations impliquées dans le
braquage, jouent donc des jeux politiques à même de faire progresser la
réalisation de leurs objectifs. Ces moyens légitimes et illégitimes de
pouvoir vont permettre de remettre en question des éléments
déterminants de la structure organisationnelle. Il convient, donc, pour
gérer ces situations potentiellement conflictuelles, de mettre en place
des dispositifs gestionnaires capables de les éviter. Pour cela il faut
comprendre comment les organisations créent elles-mêmes les
conditions d’exercice du pouvoir. En ce sens, les règles qui constituent
l’une des conditions d’existence des organisations (cf. chapitre 1), sont
aussi la source des perturbations liées au pouvoir.

Exercice du pouvoir et information


D’autres éléments structurels viennent perturber les rapports
d’autorité et de pouvoir dans les organisations impliquées dans le
braquage de la Fabrique nationale. Ceux-ci ne proviennent pas de la
structure formelle de l’organisation mais plutôt des différences de
niveau et de qualité d’information que les différents protagonistes
présentent. Nous allons voir que ces asymétries d’information sont
issues principalement des systèmes de règles en vigueur dans
l’organisation (Crozier, 1963).

Exercice de l’autorité et maîtrise des asymétries


d’information
Pouvoir de l’information
Le rôle de l’information dans l’exercice du pouvoir est déterminant. Il
permet aux acteurs, comme nous l’avons déjà mentionné, de dénoncer
une situation qui serait par nature déviante par rapport aux règles de
l’organisation. Mais l’information, et sa détention par une catégorie
d’acteurs particulière, est aussi un atout pour celle-ci. Ainsi, posséder
une information déterminante pour l’action, alors que d’autres n’en
disposent pas, confère un avantage compétitif à ceux qui la possèdent
(Porter, 1979) par la maîtrise d’une ressource imparfaitement répartie
dans l’environnement.
Dans La casa de papel, la maîtrise de l’information est la clé de la
réussite du braquage. Elle permet à l’équipe de contrôler la narration et
d’en écrire l’issue. Si l’information va être déterminante dans
l’antagonisme existant de l’équipe avec les forces de police, elle va
être cruciale dans la gestion de l’équipe des braqueurs.
Le Professeur est un génie organisationnel et un fin stratège, mais
n’est pas spécialiste de l’informatique et de la communication. Il
recrute Rio pour permettre à l’équipe d’assurer une communication
fluide entre la Fabrique nationale et le hangar où il assure la direction
des opérations (S02E03). Ainsi, Rio met en place le poste de conduite
du Professeur constitué d’ordinateurs, disques durs, décodeurs,
synthétiseurs de voix, et autres dispositifs de connectivité sur le monde.
Le Professeur lui demande aussi de commander des armes et autres
outils sur le dark web, marché qui permet de se procurer un certain
nombre d’outils introuvables par le grand public.
Le Professeur pourrait peut-être faire ces achats lui-même, mais il ne
maîtrise pas les tenants et aboutissants de ces transactions, ce qui le
place dans une position difficile lorsque Rio veut commander, pour les
besoins du casse, un char d’assaut. C’est pourquoi, il décide à l’issue
de cet échange, de se séparer de Rio, le trouvant trop immature. En fait,
il est vraisemblable de penser que sa décision est motivée par le fait
que, si Rio peut acheter ce qui lui passe par la tête sur le dark web en
échappant au contrôle du Professeur, il sera aussi en mesure d’exercer
une autorité sur ce dernier, en l’écartant de la maîtrise de tâches
spécifiques essentielles à la stratégie du braquage.
La maîtrise d’informations par un groupe lui confère un surcroît
d’autorité, de nature informelle, que celui-ci va pouvoir mettre au
service de ses propres objectifs (Crozier, 1963). C’est ce que Crozier
et Friedberg nomment des « zones d’incertitude ».
Maîtrise des règles et exercice de l’autorité
Le management de l’équipe opérationnelle par Berlin constitue aussi
un bel exemple des limites de l’autorité donnée par l’existence
d’asymétries d’information entre les membres. Lorsque la situation est
désespérée pour l’équipe et que celle-ci doit faire face à la fois à la
révolte et l’évasion d’une partie des otages, aux assauts répétés des
forces de l’ordre et à l’absence non expliquée du Professeur, l’équipe
se divise et essaie de prévoir quelle sera l’issue de cette aventure. En
l’absence du Professeur lors des appels de contrôle, et si la situation
est considérée comme désespérée, alors Berlin doit activer le plan
Tchernobyl. Seuls, le Professeur et lui, savent de quoi il s’agit et la
maîtrise de cette information permet de conserver l’équipe sous
contrôle pendant un moment. L’équipe sait qu’il s’agit d’une opération
extrême qui fera échouer le plan initial mais qui leur garantira de sortir
vivants de la Fabrique nationale. Mais, elle ne connaît pas les
conséquences réelles de son application.
Lorsque l’asymétrie d’information n’est plus tenable, alors le surcroît
d’autorité fourni par ce phénomène s’amenuise. Le pouvoir qu’exerce
Berlin est amoindri ce qui permet à Tokyo de le tenir prisonnier et de le
torturer pour en savoir plus sur le plan Tchernobyl (S02E02). Elle fait
jouer son prisonnier à la roulette russe, pour le pousser à révéler
l’étendue de cette possibilité de fuite. Tokyo joue un jeu dangereux,
moins pour préserver le plan initial, qui lui semble avoir d’ores et déjà
échoué, que pour sauver le collectif.
L’efficacité du pouvoir issu de la maîtrise de ces zones d’incertitudes
est donc dépendante, d’une part, de l’écart perçu entre l’intérêt de
posséder l’information et de ne pas en disposer. Et d’autre part, la
force de l’autorité ainsi obtenue est dépendante de la facilité
d’acquisition de l’information manquante dans la situation. S’il suffit à
Tokyo de torturer Berlin afin de lui soutirer la nature du plan
Tchernobyl, il est évident que l’autorité que Berlin pourra exercer sur
Tokyo sera ténue.
Maîtrise des règles et des « zones d’incertitude »
L’information joue encore un rôle crucial dans les interactions entre
les forces de l’ordre et l’équipe de braqueur. Ainsi, lors du contrôle
des « preuves de vie » des otages par Raquel Murillo, elle est
dépouillée d’un microphone HF caché dans ses vêtements. Le membre
de l’équipe chargé de la fouille est Rio car il est le spécialiste en
électronique et informatique. Sur le micro est inscrit le surnom de Rio
enfant (S01E10). C’est le premier contact des forces de l’ordre avec un
membre de l’équipe. Le Professeur avait prévu que la police
chercherait à pousser les membres les plus fragiles de l’équipe à trahir.
Le mode opératoire pour « retourner » un braqueur est connu et suit des
règles exposées par le Professeur, lors d’un de ses cours.
Dès lors, Rio sait à quoi il va faire face, alors que les forces de
police n’en sont pas conscientes. L’informaticien va tester les
hypothèses d’actions de la police pour appréhender la validité des
« cours » du Professeur. Il va ainsi exploiter une asymétrie
d’information, afin d’apporter un surcroît de pouvoir pour faire
basculer les négociations et obtenir plus que ce que ne peuvent
accorder les forces de l’ordre sans perdre la face. Rio fait usage de la
maîtrise de cette zone d’incertitude conférée par l’application stricte
des règles bureaucratiques de la police. Il n’a pas commis de crime de
sang et cela autorise seulement les négociateurs à proposer des
solutions qui ne remettraient pas en cause le système de légitimité des
lois de l’État espagnol.
Ce poids des règles bureaucratiques influence aussi les
comportements et les rapports de pouvoir lors de la « capture » de
Tokyo3 (S02E02). Là encore les scénaristes nous emmènent dans un
long flash-back pour faire comprendre au spectateur que si l’un des
membres de l’équipe est attrapé par la police, les procédures et les
règles de l’interrogatoire sont connues et stables dans le temps. Si
Tokyo, dans un premier temps, va délivrer à ses interrogateurs le nom
du Professeur, elle va reprendre espoir lorsqu’elle entend celui-ci lui
rappeler qu’il est quelqu’un de chanceux. Tokyo va, alors, utiliser
comme levier de pouvoir de négociation, sa connaissance des routines
policières, afin d’assurer son transfert devant le juge et de réussir son
évasion4. La maîtrise des zones d’incertitude permet donc aux acteurs
d’exercer une autorité sur les autres protagonistes. La connaissance des
règles et des lois de l’Espagne permet aux braqueurs d’exercer une
pression sur les forces de l’ordre qui ont toujours un temps de retard
sur eux.
De fait, la maîtrise de l’information et des règles par une catégorie
d’acteurs dans une organisation bureaucratique, va contribuer au
développement de zones d’exercice du pouvoir échappant, au moins
partiellement, au système d’autorité formelle et va mener ces acteurs à
adopter des comportements stratégiques pour atteindre des objectifs qui
leur sont propres (Crozier et Friedberg, 1977). Ces comportements
stratégiques sont critiqués par Crozier et Friedberg et conduisent ces
organisations bureaucratiques, pétries de règles impersonnelles, à
l’inefficacité et au blocage : c’est le « cercle vicieux de la
bureaucratie ». La maîtrise des règles par des groupes d’acteurs
conduit les dépositaires du pouvoir légitime à légiférer et accroître la
régulation de l’activité pour éviter l’utilisation non sanctionnée de la
connaissance et la maîtrise des règles en place détenue par les acteurs.
Or, la multiplication des règles contribue à l’accroissement des « zones
d’incertitude », qui pousse à nouveau le sommet stratégique de
l’organisation, à prendre des mesures, afin d’éviter leur étendue
progressive. En effet, ces zones de maîtrises des règles perturbent le
système d’autorité formelle et continue à gripper le fonctionnement
normal de l’organisation par un surcroît de règles.
Cercle vicieux de la bureaucratie, d’après Crozier (1963)
Asymétries d’information et incitations
Comment résoudre ces distorsions dans le système d’autorité formelle
provoquées par des asymétries d’information ? Une partie de la
réponse se trouve dans la manière dont les objectifs individuels et
organisationnels entrent en résonance. Nous avons déjà précisé
(Chapitre 1) que l’organisation a pour condition d’existence, la mise en
œuvre des objectifs de l’organisation et de faire en sorte que
l’ensemble de ses membres les servent.
La préférence pour le présent : dérive individuelle de
l’atteinte de l’objectif organisationnel
L’organisation de l’équipe de braqueurs peine à plusieurs reprises, à
aligner les objectifs individuels de ses membres avec ceux de
l’organisation. L’un des exemples qui suscite le plus de
rebondissements dans le braquage de la Fabrique nationale, implique la
fameuse Seat Ibiza, conduite par le Professeur lors du recrutement de
Tokyo. Elle va être découverte par la police. Or, nous l’apprenons,
cette voiture aurait dû être détruite par Helsinki, afin de ne laisser
aucune trace des braqueurs et de leur préparation (S01E07). Mais
Helsinki a préféré empocher 1 000 euros qui étaient destinés à la
destruction de la voiture plutôt que de conduire à son terme cette
mission essentielle pour la réussite du braquage et d’empocher un butin
de plusieurs millions d’euros.
Le comportement d’Helsinki est très courant et résulte d’un
phénomène comportemental classique de « préférence temporelle
pour le présent », utilisée dans la théorie économique. Elle permet
d’expliquer pourquoi les agents économiques préfèrent choisir de
recevoir une somme certaine, même réduite, aujourd’hui, plutôt que de
compter sur une éventuelle somme plus importante dans l’avenir. Cette
idée est reprise, à l’inverse, par Tversky et Kahneman (1991) en
expliquant que les acteurs ont une aversion aux petites pertes certaines
et donc vont négliger, à leur profit, la possibilité d’obtenir un gain
d’autant plus grand dans l’avenir.
Helsinki préfère empocher 1 000 euros, sans penser aux
conséquences de non réalisation de sa mission, et de son importance
pour la réalisation de l’objectif principal de l’équipe de braquage. Le
Professeur devra faire preuve d’innovation pour tourner à son avantage
ce faux pas5.
Réaligner les objectifs individuels avec les objectifs de
l’organisation
Lorsque les objectifs des membres diffèrent de ceux de l’organisation
dont ils font partie, on peut mettre en place des dispositifs permettant
de réaligner les objectifs individuels et ceux de l’organisation. Berlin
use de la contrainte violente pour maintenir la soumission à l’autorité
des otages et notamment dans la seconde partie du braquage6. C’est
aussi le cas de Tokyo qui vient en aide à Rio pour faire cesser les
applaudissements, suite à l’évasion d’une partie des otages (S01E13).
Elle tire en l’air pour continuer de terroriser les otages. Mais le
recours à la violence, légitime ou non, s’il est courant dans les prises
d’otages, n’est pas la seule manière pour réaligner les objectifs de
chacun, vers ceux de l’organisation.
Inciter pour réaligner les objectifs individuels et de
l’organisation
Il est une proposition faite par le Professeur qui doit résoudre la
plupart des problèmes engendrés par la révolte des otages. Il prévoit,
en effet, de promettre aux otages une partie du butin pour les
« associer » au casse, ou pour « acheter » leur docilité (S01E13). Il va
jouer aussi sur un autre paramètre que nous avons déjà cité : la
préférence pour le présent et l’empathie avec les objectifs du braquage.
Le Professeur le dit à table lors de la préparation du braquage : « il faut
trouver quelque chose qui nous liera aux otages »7. Un million d’euros
versés sur un compte ou 20 000 billets de 50 euros après le casse si les
otages restent jusqu’au bout ou la liberté immédiate.
Cette opération a deux objectifs principaux qui sont conformes avec
la théorie de l’agence (Jensen et Meckling, 1976). L’un est évident,
comme le dit fort justement Nairobi : devenir complice du braquage et
repartir avec une partie du butin. L’autre est plus intéressant, car il va
permettre de réduire l’asymétrie d’information entre deux protagonistes
de la relation d’agence. D’un côté, on a les otages qui sont les
« agents » dont les braqueurs ne peuvent qu’imaginer les intentions. Ils
possèdent une information cruciale pour les preneurs d’otages quant à
leurs motivations dans cette situation, qu’ils n’ont évidemment pas
souhaitée. Ils peuvent être, tour à tour, résistants ou collaborateurs et il
est important pour la réussite du braquage de connaître leurs intentions.
De l’autre côté, il y a l’équipe des braqueurs, dont chaque membre
forme le « principal », qui doit contrôler les comportements des otages
et éviter autant que possible que ceux-ci ne se révoltent ou s’évadent.
Pour réguler leurs comportements, ils utilisent volontiers la violence,
ou la protection. Mais les agents (otages) ne partagent pas leurs
intentions et vont donc agir selon leurs propres objectifs.
La relation d’agence est donc cette relation d’asymétrie
d’information qui lie un agent qui va tout mettre en œuvre pour déjouer
les tentatives de contrôle émanant du principal. La résolution de cette
relation d’agence, va donc nécessiter de faire en sorte de connaître
mieux les otages et de ne pas aboutir à une « anti-sélection », c’est-à-
dire au choix des « mauvais otages » qui ne seraient pas suffisamment
dociles.
Révéler les préférences des otages et contrôler leur
comportement
Les incitations permettent donc de réaligner les intérêts des otages
avec ceux des braqueurs et donc de fait, de réguler leurs
comportements. Mais, promettre 1 million d’euros à des otages aux
abois, conduit aussi à révéler, pour partie, la vraie nature de leurs
motivations, qui sont inconnues des braqueurs. À la manière de Tokyo
qui trace une ligne blanche pour permettre aux otages de choisir la
liberté ou l’argent, l’équipe mène des interviews qui doivent permettre
de décrypter les motivations des otages. Cette technique d’incitation est
semblable à celle utilisée par les assureurs, qui veulent se prémunir des
mauvais assurés8. Le choix proposé aux otages va conduire à
l’identification des otages qui pourraient coopérer à la réussite du
casse et au repérage de ceux qui pourraient rejoindre la résistance.
C’est le cas de Torres9 qui répète, à cette occasion, qu’il n’a jamais
aussi bien travaillé qu’avec Nairobi. Il choisit sans sourciller de rester
jusqu’au bout et de toucher le million d’euros.
D’autres, comme la professeure des lycéens, choisissent aussi de
rester. Or, elle tient à garder le maximum de ses élèves avec elle. Elle
fait partie de cette résistance passive qui se prend à applaudir
l’évasion de quelques otages. On peut imaginer qu’elle pourrait
représenter un risque important pour les braqueurs, si elle n’avait pas
été repérée, à cette occasion, comme trouble-fête. Mais heureusement,
elle montre, au début du braquage, une telle opposition que les
braqueurs savent qu’il faudra la surveiller de toutes façons.
Le cas de l’otage Ariadna, qui a été repérée par Berlin et assimilée
par lui comme une esclave sexuelle, est plus complexe. Elle choisit
bien sûr la liberté qui lui est refusée par Berlin. Il tient à avoir sous sa
coupe une femme à son service10.
Monica Gaztambide hésite et discute de la proposition faite par les
braqueurs avec Denver, qui lui enjoint de choisir de rester. Celui-ci est
tombé amoureux d’elle et devrait lui faire sous 24 heures une
proposition de mariage. Elle choisit donc de demeurer dans l’équipe
par amour. Et même quand Denver et elle ne sont plus vraiment
ensemble, elle se joint finalement à l’équipe des braqueurs11.
L’intégration de Monica Gaztambide à l’équipe est décrite de manière
très précise. Elle oscille entre une allégeance à Arturo Román, le père
de son enfant et son amour naissant pour Denver. La complexité du
personnage de la future Stockholm montre bien que les incitations,
elles-mêmes, doivent être élaborées pour fonctionner et réaligner les
objectifs propres de Monica avec ceux de l’équipe. Cependant, son
comportement révèle aux braqueurs ses véritables intentions et de fait,
le choix proposé semble porter ses fruits.
Le cas d’Arturo Román est de loin le plus intéressant. Il va révéler
ses préférences en creux. Il va se rallier, au final, après de longues
discussions avec Berlin, au fait de rester dans la Fabrique nationale
jusqu’à la fin et de percevoir le million d’euros. Il s’agit pour lui
d’adopter une posture stratégique, afin de continuer la résistance de
l’intérieur. Il ne le sait pas encore, mais le fait qu’il ait permis
l’évasion de quelques otages, et surtout l’assassinat d’Oslo, va
permettre aux braqueurs de le classer, assez rapidement, dans la
catégorie des protagonistes qui ne sont pas sincères dans leurs choix.

Références
Agogué M., Sardais C. (2019). Petit traité de management pour les habitants d’Essos, de
Westeros et d’ailleurs, Éditions EMS, Caen.
Crozier M. (1963). Le phénomène bureautique, Points Seuil, Paris.
Crozier M., Friedberg E. (1977). L’acteur et le système : les contraintes de l’action
collective, Éditions du Seuil, Paris (Sociologie politique).
Hirschman A.O. (2004). Exit, voice, and loyalty: responses to decline in firms,
organizations, and states, Harvard University Press, Cambridge, Mass.
Jensen M. C., Meckling W. H. (1976). “Theory of the firm: Managerial behavior, agency
costs, and capital structure”, Journal of Financial Economics, 3(4), p. 305-360.
Laufer R. (1993). L’entreprise face aux risques majeurs, L’Harmattan, Paris.
Milgram S. (1975). Obedience to Authority: An Experimental View, Harper and Row,
New York.
Milgram S. (2004). Soumission à l’autorité: un point de vue expérimental, traduit par
Molinié E., Calmann-Lévy, Paris.
Mintzberg H. (1990). Le management. Voyage au centre des organisations, Editions
d’Organisation, Paris.
Porter M. (1979). “How Competitive Forces Shape Strategy”, Harvard Business Review, n°
mars-avril, p. 137-145.
Tversky A., Kahneman D. (1991). “Loss Aversion in Riskless Choice: A Reference-
Dependent Model”, The Quarterly Journal of Economics, 106(4), p. 1039-1061.
Weber M. (1922). Économie et société, Points Seuil, Paris.
1 CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/pouvoir
2 I comme Icare, 1979, Henri Verneuil, début de l’extrait à 1h07’20’’.
3 Rappelons qu’elle est expédiée par Berlin scotchée sur une table à roulettes au dehors de la Fabrique
nationale, en guise de punition à son insubordination.
4 Conformément au plan fixé et élaboré par le Professeur.
5 Au péril de sa vie, le Professeur va aller implanter des preuves dans la Seat Ibiza, incriminant Berlin
afin de le punir d’avoir dérogé à la règle principale du braquage qui est de ne pas faire de victime
(S01E07-08).
6 Berlin dit d’abord qu’il allait protéger les otages. Il dit ensuite qu’il est « plus logique de les torturer »
(S02E05).
7 « Qu’est-ce qui unit les gens ? Le football, le sexe mais surtout l’argent. » Le Professeur veut
transformer les otages en associés.
8 C’est-à-dire ceux qui présentent le plus fort risque de sinistres.
9 Le contremaître de l’imprimerie de la Fabrique nationale.
10 Berlin fait du chantage à Ariadna en lui affirmant qu’elle et lui forment un couple qui s’aime et qu’ils
ne peuvent donc pas se séparer ainsi.
11 Elle assomme Arturo Román qui tient en joue Denver avec l’arme qu’elle a contribué à subtiliser
(S02E05).

5. Construire le sens

Le braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre est
le lieu d’exercice de forces contradictoires, de jeux de pouvoir et
d’autorité favorisés, entre autres, comme nous l’avons précisé dans le
chapitre précédent, par des décalages informationnels et de
représentations. Ces perturbations nuisent au bon fonctionnement des
organisations, car elles dégradent à la fois les processus de l’action
collective ainsi que leur compréhension. Elles conduisent notamment à
la perte du sens de leurs objectifs et à la création de décalages de sens
avec ceux de ses membres. Et, elles peuvent conduire au blocage
partiel ou complet de ses activités. Pour comprendre ces
problématiques organisationnelles, on peut s’intéresser à la manière
dont les organisations peuvent contrôler et piloter la construction des
représentations des acteurs qui la composent et de les proposer à leur
environnement de manière maîtrisée.
Dans le chapitre 1, nous avons vu que l’organisation avait pour rôle
de maîtriser l’incertitude et de réduire l’inconnu issus de
l’environnement. Quand les processus organisationnels viennent à
faillir, alors les membres de l’organisation se trouvent plongés dans
une impasse de l’action organisée, qui les conduit à défaire,
transformer ou abandonner ces organisations dont ils font partie, pour
éventuellement en construire d’autres. Pour être en mesure de continuer
à agir ensemble, il leur est donc nécessaire de produire des
représentations en concordance avec celles de l’organisation et qui
soient en mesure de supporter l’action collective.
La question du sens qu’on donne au travail est devenue
incontournable dans nos sociétés modernes. La mise en évidence
massive des problématiques de bien-être au travail, et des situations de
risques psychosociaux dans la vie quotidienne, contribue à donner à la
construction du sens un intérêt nouveau. Or, les sciences de gestion
instruisent cette question de manière plus large en développant des
cadres théoriques pertinents pour les analyser, les piloter et les
transformer. Il s’agit à la fois d’un enjeu pour l’action collective, mais
aussi pour rendre cohérente l’action organisée en vue de la réalisation
des objectifs de l’organisation. Nous verrons aussi, par la suite, les
enjeux pour les acteurs et spécialement ceux impliqués dans le casse de
la Fabrique nationale de se doter de processus robustes pour piloter
leurs activités dans un environnement incertain ou inconnu.

Le braquage, un épisode cosmologique pour les


otages
Lorsque les braqueurs débarquent dans la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre, ils plongent les otages dans un état de
sidération. Ceux-ci ne comprennent pas comment ils ont pu passer
d’une journée de travail ordinaire, à une situation où ils se trouvent
menacés par des armes de guerre et terrorisés par des êtres en
combinaison rouge et masqués avec des autoportraits du peintre Dalí.
Les réactions proviennent à la fois de la surprise et de la menace
immédiate qui placent les protagonistes dans ce que Weick appelle un
« épisode cosmologique », c’est-à-dire une « perte soudaine de
sens » qui apparaît lorsqu’un événement se produit et vient remettre en
cause l’ensemble des présupposés qui permettent de donner du sens à
une situation (Weick, 1985, p. 51). Cet état est caractérisé d’abord par
une incapacité à agir et à comprendre ce qui se passe. Cela a pour effet
de produire de la peur, des réactions désordonnées d’effroi et de
panique. Lorsque les braqueurs sortent du camion sur le quai de
déchargement en tirant en l’air (S01E01), ils provoquent une distorsion
extrême et perturbante dans les représentations qu’ont les futurs otages
de leur lieu de travail habituel. Or, nous l’avons vu, l’organisation dont
ils font partie est censée les protéger des agressions extérieures. Il y a,
pour cela, des dispositifs physiques et humains, comme des portiques
de sécurité, ou des gardes armés, qui devraient rendre la Fabrique
nationale plus sûre. Et, c’est sans compter sur l’ensemble des
processus et des règles de l’organisation qui permettent de contrôler et
de limiter la variabilité des comportements des acteurs qui traversent et
travaillent dans l’édifice. Ceux-ci sont, à la fois là pour orienter les
actions, mais servent aussi à construire des représentations
harmonieuses qui pourront servir l’atteinte des objectifs de
l’organisation.
Le chaos organisé par les braqueurs (S01E01)
Les processus de construction du sens dans La
casa de papel
Lorsque les protagonistes vivent un épisode cosmologique, ils
peuvent tenter de mettre en œuvre, sans assurance de succés, cinq
processus cognitifs pour reconstruire le sens : 1) la mise à l’épreuve de
la situation ; 2) la triangulation ; 3) l’affiliation ; 4) la délibération, et
5) la référence à un contexte spécifique. En naviguant entre les groupes
de protagonistes de La casa de papel, nous pouvons donner quelques
exemples de la manière dont ils vont tenter de reconstruire du sens face
à quelques-unes des situations qu’ils traversent.
Arturo Román est le premier à chercher à éprouver la situation dans
laquelle il se trouve plongé au début du braquage. En effet, lorsque les
braqueurs ordonnent qu’il leur soit remis les téléphones portables, il
refuse d’abord de donner son code PIN (S01E01). Cet acte révèle une
double intention : d’abord, de montrer aux autres otages qu’il est
possible de résister, même modestement ; ensuite, de tester la capacité
des braqueurs à réprimer les tentatives de résistance des otages. En
refusant de communiquer son code PIN, Arturo montre aux autres
otages que les braqueurs sont prêts à user d’une violence, même
extrême, pour avoir ce qu’ils souhaitent. La réaction de Denver1
confirme parfaitement comment doit être comprise la relation qui
s’installe entre les braqueurs et les otages.
Dans un deuxième temps, les protagonistes peuvent chercher à
trianguler les informations dont ils disposent, afin d’établir leur
véracité. C’est de cette manière que procèdent les forces de police
pour essayer de compter les membres de l’équipe qui se sont introduits
dans la Fabrique nationale. Ils ont des informations issues de
l’observation des forces d’intervention situées autour de l’édifice2. Et
lorsqu’une partie des otages parvient à s’enfuir, les enquêteurs en
profitent pour recouper les informations externes dont ils disposent. Ce
processus d’enquête permet de valider le sens produit en situation, au
sein d’un groupe d’individus en interaction.
Troisièmement, les protagonistes peuvent mettre en concurrence des
informations, afin de faire aboutir une négociation sur le sens de la
situation. Contrairement à la triangulation où les acteurs cherchent à
corroborer leurs représentations, l’affiliation consiste à comparer ce
qu’ils voient et de négocier avec les autres acteurs un sens acceptable
par rapport à ce qui s’est réellement produit dans la situation. Lorsque
la pression pour sauver la fille de l’ambassadeur du Royaume-Uni en
Espagne, Alison Parker, se fait forte, deux visions de la fin du braquage
se confrontent dans les forces de l’ordre (S01E02). D’un côté, le
renseignement militaire, par la voix du colonel Prieto, souhaite une
intervention immédiate, sans regarder aux dommages collatéraux. De
l’autre, Raquel Murillo et la police judiciaire prônent une option
modérée, vers la négociation. On voit donc s’opérer un affrontement de
représentations qui aboutit finalement au quatrième processus
d’élaboration du sens.
La délibération consiste à apprendre des événements qui se
produisent en réfléchissant méthodiquement et aboutir à des idées et à
l’élaboration de résolutions réfléchies. Ce raisonnement long permet
d’évacuer les incohérences, et de clarifier les tenants et les
aboutissants des situations rencontrées. Il conduit aussi à simplifier la
décision en situation en ordonnant les informations reçues par les
protagonistes. Les forces de l’ordre vont user de ce processus de
construction du sens lorsqu’elles veulent infiltrer la Fabrique nationale
de la monnaie et du timbre et en reprendre le contrôle. Ainsi, Raquel
Murillo lance-t-elle une opération pour exploiter la bavure policière
(dont elle est à l’origine), où Arturo Román est touché par un tir
(S01E04). « Jusqu’ici les ravisseurs ont toujours pu anticiper chacun
de nos mouvements, ils avaient tout prévu sauf cette fusillade », dit
l’inspectrice, laissant imaginer toutes les opportunités que celle-ci
présente (S01E05). Elle imagine alors utiliser l’équipe médicale
comme une diversion et un cheval de Troie. Elle décide d’envoyer le
groupe d’intervention, en équipe réduite, se fondre dans la masse des
otages, en pénétrant par les conduits d’aération de l’édifice. Ce plan est
le résultat d’une réflexion poussée sur une situation qui est bloquée
depuis 24 heures déjà. Raquel Murillo a évalué la situation, l’a
analysée pour élaborer cette ruse qui devrait déstabiliser la position
dominante des braqueurs.
Le dernier processus de construction du sens à l’œuvre, est la liaison
d’une situation à un contexte particulier, pour lui donner du sens. Lors
de l’attaque de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre, les
otages sont cueillis au beau milieu de leurs occupations quotidiennes :
on voit des caristes qui transportent des rouleaux de papier vierge, des
opérateurs qui s’affairent autour des rotatives, et des visiteurs qui
déambulent dans le hall du musée (S01E01). Lorsque les braqueurs
procèdent à leur attaque simultanée, il se produit une perte de repères
qui va placer les personnes dans un épisode cosmologique. Les
braqueurs vont alors « accompagner » les otages vers leur nouvelle
condition et identité. Ce glissement intervient en deux temps. Tout
d’abord, ils vont procéder au dépouillement des otages de leur vie
antérieure. Les braqueurs demandent leurs noms et leurs téléphones
portables. Quand les otages obtempèrent ils se séparent de leur
condition initiale de travailleurs, ou de touristes à la Fabrique
nationale, pour entrer dans leur nouveau statut d’otage. Ils perdent alors
une référence essentielle, pour faire sens de ce qu’ils vivent. Ensuite,
les braqueurs masquent les otages leur faisant ainsi perdre leur
individualité : ils ne forment plus qu’un groupe aveuglé et apeuré. Puis,
pour parachever leur mutation, les preneurs d’otages leur distribuent
des uniformes (combinaisons rouges3) qui les font intégrer de force
l’organisation qui se crée. Pour les otages, le sens de la situation dans
laquelle ils se trouvent, est alors construit en référence à ces artéfacts4
qui leur ôtent toute personnalité propre et les placent, de fait, dans le
groupe indifférencié et non identifié des otages. La dépossession par
les braqueurs des téléphones des otages ainsi que les combinaisons,
conduisent ceux-ci à changer de référence pour faire sens de la
situation qu’ils vivent (Weick, 1996).

Ordonner le chaos
Le braquage constitue pour les otages comme pour les forces de
l’ordre un moment important de perte de sens, car il déjoue toutes les
tentatives de reconstruire le sens de la situation. Weick (1985) montre
que si les protagonistes ne parviennent pas à faire sens de leur
environnement, c’est qu’ « ils n’agissent pas, ne comparent pas, ne
socialisent pas, ne prennent pas suffisamment de recul, et ne
rattachent pas suffisamment ce qu’ils vivent à des contextes
identifiés » (Weick, 1985, p. 56), ou qu’on les empêche de le faire. Les
effets conjugués des actions des braqueurs, mais aussi des
circonstances du casse, montrent la puissance des organisations à
ordonner le chaos.
L’équipe des braqueurs fournit des cadres interprétatifs de son
environnement d’évolution, à ses membres. C’est le rôle des
combinaisons rouges et des masques Dalí5. Il s’agit bien pour
l’organisation du braquage d’apporter une tonalité, de produire et de
diffuser des représentations qui induiront une image spécifique de
l’équipe auprès du grand public et des forces de l’ordre6. L’hypothèse
évoquée plusieurs fois, dans la série, que les braqueurs sont fous est
corroborée en partie par l’usage de ce subterfuge. Les éléments
d’identification des braqueurs (combinaisons rouges, maques DalÍ,
armes de guerre, etc.) contribuent à donner à l’équipe l’image
cohérente d’une groupe de malfrats sympathiques mais complètement
fous.
Mais, nous l’avons dit, l’organisation produit aussi des règles qu’on
peut tenter d’enfreindre pour en tester la validité. Les règles de vie
commune avec les otages sont, par nature, intéressantes. Berlin souhaite
que la détention des otages se passe au mieux (S01E01), et il insiste
pour que celles ou ceux qui seraient stressés viennent lui en faire part.
Enfin, l’équipe va « mettre au travail » les otages afin d’achever
d’ordonner leur vie recluse. Cette activité donne un sens à ce qu’ils
vivent, contribue à les occuper et à ordonner leurs représentations en
adéquation avec les buts propres des braqueurs. Les décisions des
otages concernant leur attitude ou comportement durant cet épisode
cosmologique, sont conditionnées par les instructions qui leur sont
imposées. Comme l’ensemble des protagonistes, les otages mettent en
œuvre des actions qui leur sont avantageuses et pour cela utilisent les
informations dont ils disposent et les représentations qu’ils construisent
pour parvenir, au mieux, à sortir vivants de cette aventure.

Construire du sens pour prendre des décisions ?


Il semble que les protagonistes de l’aventure de la Fabrique nationale
de la monnaie et du timbre aient tous un intérêt à comprendre ce qui se
passe, pour pouvoir élaborer des actions efficaces et prendre les
décisions les plus adéquates possibles. Or, la construction de ces
représentations ne va pas de soi. Nous avons déjà dit que le braquage
constituait pour la plupart des protagonistes un épisode cosmologique,
et qu’il leur était complexe, voire impossible, d’agir dans la situation
chaotique qui leur est proposée. L’effet de sidération que nous avons
évoqué est l’un des facteurs qui empêche les acteurs d’agir, mais celui-
ci ne dure qu’un temps. Car il est caractérisé par un état où l’action et
la volonté d’agir sont inhibées par la peur et les émotions. Dans un
second temps, d’autres paramètres de la situation dans laquelle se
trouvent plongés les personnages vont jouer un rôle déterminant. Ils
tiennent à la disponibilité de l’information, à la capacité des acteurs à
les ordonner et à en faire sens, mais aussi, à les transformer en actions
concrètes.
Or, même dans des conditions favorables, rien ne dit que les actions
et les comportements adoptés seront efficaces, ou même, seulement
adéquats. Les spectateurs, à qui les showrunners montrent les scènes,
connaissent des éléments qui les conduiraient dans cette situation à
prendre d’autres décisions que celles prises par les personnages de la
série. Cela prouve bien que l’efficacité des décisions prises est
relative à l’acteur qui les portent et à l’interprétation qu’il donne de son
environnement. On peut donc discuter de la rationalité7 des décisions
d’Arturo Román qui agite une arme factice de manière agressive, alors
qu’il est en train de faire une crise de panique sur le toit de la Fabrique
nationale (S01E04). Ce signe, laissé à l’interprétation des forces de
l’ordre, conduit Raquel Murillo à autoriser les tirs policiers. La
décision est loin d’être optimale, mais sur le moment, elle lui semble
être la seule « bonne » décision, la seule décision rationnelle.

Les décisions rationnelles et irrationnelles dans


La casa de papel
Pourquoi la rationalité joue un rôle important dans La
casa de papel ?
Si la notion de rationalité a été centrale dans l’élaboration de la
théorie économique classique, elle est aussi importante dans
l’élaboration des plans du Professeur concernant le casse de la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre. Pour la théorie
économique classique, les agents économiques sont dotés d’une
rationalité absolue qui leur permet d’optimiser leurs décisions et leurs
actions de manière à répondre parfaitement aux situations qu’ils
rencontrent. Cette situation est bien évidemment différente dans la
réalité, la rationalité absolue ne peut pas exister, car elle supposerait,
tout d’abord, que l’information disponible soit parfaite et complète et,
ensuite, que les agents économiques soient capables de maximiser à
coup sûr leur satisfaction dans ce cadre. Or, ces deux conditions
rendent nécessaire la présence d’agents économiques omniscients et
infaillibles, avec des capacités de calcul infinies. Ce n’est pas plus le
cas des humains en situation réelle, que celui des personnages de la
série. Ceux-ci n’ont pas des moyens illimités, et ne sont pas des
calculateurs infaillibles8. Comment peuvent-ils construire des décisions
rationnelles ou, dans une moindre mesure, raisonnables, qu’ils peuvent
justifier et avec lesquelles ils sont, au moins en apparence, en accord ?
Comment expliquer que Tokyo sur-réagisse aux tirs à balles réelles des
policiers lorsque Rio et elle, sortent de la Fabrique nationale (S01E01)
ou que Arturo Román se lève, masqué et armé d’un faux pistolet sur le
toit de la Fabrique nationale (S01E04), le laissant à la merci des tireurs
d’élite des groupes d’intervention ?
Le plan du braquage est-il rationnel ?
Le Professeur est lui-même ramené, à plusieurs reprises, par les
autres protagonistes à la rationalité de ses choix. Ainsi, Tokyo éructe au
téléphone rouge au sujet de la place de celui-ci dans l’organisation du
braquage : « tu es loin, dehors, libre, nous risquons notre vie dans ce
piège à rats » (S01E03). Mais, le Professeur9 est celui qui a conçu ce
plan infaillible et qui, en théorie, a tout prévu et peut subir sans mal les
contradictions les plus tordues. Le plan a été établi rationnellement, et
repose sur une approche scientifique. Il doit normalement se dérouler
comme prévu et apporter à l’équipe le butin promis. La rationalité du
plan est donc établie dès sa conception. Cependant, la liberté des
protagonistes, ou encore les évolutions non anticipables de la situation,
viennent perturber ce qui a été prévu et en disputer l’adéquation avec la
réalité. Pour faire face à ces décalages de la théorie face au réel, les
personnages s’orientent vers une autre forme de rationalité, moins
absolue et moins optimale10.
Avant la confrontation avec le réel, la rationalité d’une décision peut
être donnée comme parfaitement rationnelle, mais en situation, la notion
de rationalité absolue a besoin d’être assouplie pour continuer à être
viable. Ainsi pour pouvoir toujours justifier leurs décisions, les acteurs
vont les rapprocher d’un contexte moins exhaustif, et moins complexe.
Ainsi, l’étudiant qui passe un examen sans avoir accès à des
informations extérieures, ou sans copier, va composer à l’aide de son
intelligence propre et des connaissances dont il dispose. Il apporte au
sujet qui lui est soumis, une réponse optimale au regard de la situation
dans laquelle il est inséré. C’est ce que Herbert Simon (1979) appelle
une situation de rationalité limitée. Il postule que les agents sont bien
rationnels, mais font ce qu’ils peuvent avec les informations dont ils
disposent et leurs propres capacités intellectuelles.
Dans La casa de papel, l’équipe qui se trouve à l’intérieur de la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre, se trouve coupée d’un
accès direct à l’information en provenance de l’extérieur. C’est le
Professeur lui-même qui filtre les informations du dehors, qui renseigne
l’équipe sur les actions des forces de police et sur la position des
médias au regard du braquage. En l’absence de leur chef, les braqueurs
se trouvent seuls face à une pression grandissante des médias et du
gouvernement qui ont pour but de leur faire renoncer à leur projet.
Ceux-ci dénichent un vieux poste de télévision qui leur permet de
suivre un instant les actualités relatées par la presse. Or, les
informations sont manipulées par les autorités, afin de provoquer des
réactions favorables pour l’issue de la prise d’otages. L’équipe
apprend que Berlin serait un proxénète et Nairobi, sur la base de cette
information, détient un argument supplémentaire pour remettre en
question l’autorité et la légitimité du pouvoir de Berlin. Nairobi justifie
sa prise de pouvoir par l’information – même fallacieuse – qu’elle
obtient au sujet de Berlin. La rationalité est donc à la fois définie en
référence à un contexte informationnel donné mais aussi en relation
avec le porteur des décisions prises.
On passe donc d’un contexte théoriquement parfait, où la rationalité
est absolue, à une situation où les décisions trouvent des justifications
limitées dans le temps et relatives à un contexte donné et à la personne
qui les porte. Simon (1979) parle alors non plus de décision optimale
mais plutôt de « décisions satisfaisantes »11. Lorsque Raquel Murillo
ordonne de tirer sur Arturo Román, elle pense sincèrement, qu’en l’état
de ses informations, c’est la seule décision valable. D’ailleurs, même
le colonel Prieto la soutient en lui disant qu’elle ne pouvait pas savoir
et qu’elle a pris la bonne décision (S01E04). Donc, si le plan, avant sa
mise en œuvre, peut être considéré comme l’expression d’une
rationalité absolue, lorsqu’il est appliqué avec ses détours, adaptations
et échecs, il devient la représentation concrète d’une rationalité limitée
qui apparaît alors satisfaisante pour les protagonistes.

De la rationalité limitée à la désoptimisation de


l’organisation dans La casa de papel
Les limites à la rationalité des acteurs, du fait des circonstances dans
lesquelles ils sont insérés et de leurs capacités cognitives, ne suffisent
pas à expliquer certaines de leurs décisions. Nous allons apporter,
maintenant, un regard décalé à ce sujet en analysant les décisions prises
par Arturo Román dans la première aventure de La casa de papel.
L’ancien directeur de la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre est d’abord présenté comme un otage apeuré qui craint pour sa
vie, mais qui ne peut laisser ses employés dans l’adversité, sans
essayer de tenter quelque chose. Pourtant la plupart de ses actions ou
décisions semblent vouées à l’échec, et ne contribuent ni à améliorer sa
situation, ni celles des autres otages. On peut observer au cours du
braquage un certain apprentissage de la part d’Arturo. Il accumule de
l’expérience et ses décisions se font plus rationnelles, plus censées,
nourries par les expériences acquises au cours du temps. C’est
d’ailleurs, ce qui justifie qu’Arturo Román veuille entrer cette fois dans
la banque d’Espagne, pour lutter contre les braqueurs dans la seconde
aventure (saisons 3 à 5).
Mais reprenons depuis le début. Lorsque les braqueurs pénètrent dans
la Fabrique nationale, Arturo Román se trouve sur le quai de
déchargement à l’entrée de l’entrepôt de stockage de papier à
destination de l’imprimerie. Tous les employés et visiteurs sont
rassemblés dans le hall d’entrée de l’édifice et Denver leur demande
leur portable et leur code PIN. Quand arrive le tour d’Arturo Román,
ce dernier essaie d’éluder la question : « pourquoi vous avez besoin de
ce PIN ? ». Il prend une décision pour répondre à un problème qui lui
est posé, sans qu’il ait pu l’anticiper. Cette décision ne relève pas d’un
processus rationnel qui aboutirait à une action réfléchie et optimale,
mais plutôt de la mobilisation d’une solution qui se trouve disponible,
simplement et facilement, dans la situation.
Cette situation illustre parfaitement bien le phénomène décrit par
March et Olsen (1976) pour leur « garbage can model » (modèle de la
poubelle). Ces auteurs décrivent l’organisation comme un lieu traversé
par des flux de problèmes qui demandent aux membres de
l’organisation un traitement ou une réaction. Or, ceux-ci, selon ces
auteurs, ne peuvent réagir qu’en utilisant les flux de solutions qui
traversent, fortuitement et sans arrêt, l’organisation. Les acteurs vont
donc saisir les solutions qui sont à leur portée afin de les apparier, tant
bien que mal, aux problèmes qui se présentent à eux. Il s’agit d’un
processus de décision qui échappe donc à toutes les tentatives
d’optimisation. Le choix des actions n’a en effet rien de rationel.
Plus tard dans la série, Arturo Román se trouve sur le toit de la
Fabrique nationale (S01E04) masqué avec les autres otages, ainsi que
certains braqueurs qui souhaitent faire « respirer » Moscou12. Il entend
fortuitement que Denver aurait tué Monica13 et perd la tête. Denver et
Moscou se mettent à genoux, afin d’entretenir la confusion
otages/braqueurs14 qui perturbe les policiers. Et Arturo pointe alors son
arme factice vers les otages. Il ne peut exprimer son désarroi qu’en
faisant de grands gestes avec ses bras et de fait, son attitude est
considérée très rapidement comme représentant une menace pour les
« otages ». Arturo est submergé par les émotions concernant le sort de
Monica, ce qui constitue pour lui un problème à résoudre pour lequel il
n’a que peu de solutions. Il choisit la seule solution disponible : celle
d’exprimer vivement sa désapprobation et son désarroi en gesticulant.
On peut donner un dernier exemple de ce phénomène de
désoptimisation de la décision dans les organisations. Tokyo vient de
s’échapper et n’arrive pas à joindre le Professeur qui est entre les
mains de Raquel Murillo (S02E06). Tokyo devait regagner le hangar15
pour se mettre à l’abri, mais le Professeur devait pouvoir lui ouvrir.
« J’ai su où je devais aller en une fraction de seconde… Le problème
c’est qu’il s’agissait du lieu le plus surveillé de tout le pays. » Tokyo
est confrontée à un flux de problèmes qui semblent insolubles en
l’absence de réponse du Professeur. Elle a pourtant une moto et prend
la décision de retourner dans la Fabrique nationale. En réponse à ces
problèmes, elle associe une décision qui est disponible à ce moment-là
dans la situation. Ce n’est vraisemblablement pas la décision la plus
rationnelle : retourner dans la nasse formée par les policiers et à la
merci de Berlin, si elle parvient à rentrer dans l’édifice. Mais, elle ne
dispose pas, à cet instant, de meilleures solutions et va donc se trouver
contrainte de l’adopter.
Le cadrage : les bases de la construction du sens
dans le braquage de la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre
Tournons-nous maintenant du côté des forces de l’ordre. Celles-ci
sont engagées depuis le début du braquage dans un processus d’enquête
qui doit les conduire à identifier les membres de l’équipe, à stopper
leur entreprise et à les arrêter pour les traduire devant la justice. C’est
ce processus d’enquête qui doit servir de support à la compréhension
de ce qui se passe à la Fabrique nationale et à l’action de la police
pour arrêter les braqueurs.

Signes, indices et processus d’enquête pour


construire le sens
La série met en scène des enquêteurs dont l’objectif est de faire sens
de ce qui se produit dans la Fabrique nationale, pour agir et contrer les
actions des braqueurs. Ceux-ci sont, tout d’abord, soumis à des
construits mis en place par la société, et à des exemples classiques de
ce type de braquage. Ces éléments qui tiennent autant de l’expérience
des enquêteurs et des forces d’intervention, que de la culture populaire
liée à la représentation de casses exemplaires dans l’histoire, la
littérature ou au cinéma. Par ailleurs, les policiers sont aussi tenus de
respecter les règles et procédures en vigueur et celles-ci vont
contribuer à orienter leur compréhension générale de la situation.
Dès le début de la série, lorsque le Professeur veut faire croire à un
casse classique, il pose et continue à poser, tout au long du braquage,
des indices qui vont orienter la construction du sens de la situation par
les enquêteurs. Il va ainsi organiser une sortie de la Fabrique nationale,
réalisée par Tokyo et Rio, lorsque la voiture de police alertée par le
déclenchement volontaire de l’alarme arrive sur site (S01E01). L’idée
est de conduire les policiers à croire qu’ils ont surpris les braqueurs
dans leur forfait, et qu’ils sont à l’origine de leur repli dans l’édifice.
Pour cela, Tokyo et Rio doivent canarder les policiers, puis
abandonner un ou deux sacs de billets16 sur les marches du fronton
d’entrée, avant de se replier. L’illusion est parfaite et « force » les
braqueurs à se retrancher à l’intérieur.
Lorsque Raquel Murillo est appelée pour gérer le braquage de la
Fabrique nationale, elle ne sait presque rien (S01E02). Le commissaire
Sanchez l’appelle et lui dit que « les braqueurs ont tenté de fuir avec
l’argent, sans succès » et deux policiers ont été blessés par balles à la
Fabrique nationale. Quelques minutes plus tard, Raquel Murillo arrive
sur les lieux et demande des éclaircissements à Angel Rubio, son
adjoint à la police judiciaire. « Ils ont forcé un coffre pour prendre les
dernières impressions. » Aucune alarme automatique n’a sonné et c’est
seulement une alerte manuelle qui a été déclenchée. « Sûrement un
employé », dit Angel Rubio. Et il ne comprend pas pourquoi.
Tout est confus et incompréhensible. La police doit donc amorcer un
processus d’enquête pour essayer d’élucider : 1) les circonstances du
braquage ; 2) les intentions des braqueurs ; 3) les évolutions de la
situation sur le terrain. Il s’agit pour Raquel Murillo de savoir, en
priorité, combien d’otages sont présents dans l’édifice. Et là encore, la
réponse n’est pas simple, car au moment des faits, le musée de la
Fabrique nationale était ouvert et Raquel Murillo demande à Angel
Rubio de donner les faits avérés : « 35 employés de la Fabrique
nationale, 11 vigiles et 17 élèves du lycée britannique ».
Le processus d’enquête repose donc sur une énonciation des faits et
de leurs interprétations par les enquêteurs. Celles-ci relèvent autant
d’un raisonnement hypothético-déductif17 – on pose des hypothèses et
on essaie de les valider – que d’un raisonnement inductif18 – on agit sur
le terrain et on interprète les réactions qui en découlent.

La construction des cadres de l’expérience pour


produire le sens
Les policiers recueillent des signes dans la situation qui les
conduisent à construire des interprétations. Ces indices vont jouer le
rôle de « cadres »19 et permettre de donner une signification à la
situation : c’est-à-dire de déterminer ce que l’on doit en comprendre.
Ce processus est décrit et analysé par Ervig Goffman (1974), un
sociolinguiste américain. Son idée est que le sens d’une situation
dépend de la manière dont on la regarde. Comme au cinéma, où le
cadrage spécifie ce que le spectateur peut ou doit voir, les signes qui
émanent de la situation viennent expliciter ce qu’on doit en
comprendre. Les enquêteurs rattachent donc ce qu’ils voient, à des
références connues, sans avoir conscience de l’origine du sens qu’ils
élaborent.
On peut donner plusieurs exemples qui illustrent la manière dont
Raquel Murillo construit le sens des situations qu’elle vit. Lors de sa
deuxième rencontre avec Salva – alias le Professeur (S01E03) – alors
que celui-ci s’intéresse à la façon dont la police gère le casse, elle
pense, tout d’abord, du fait de la nature des questions que lui pose le
Professeur, qu’il n’est autre qu’un journaliste :
« Ces hommes doivent être désespérés pour agir ainsi. »
« Ils ne veulent blesser personne, c’est ce qu’ils disent. »
« Mais personne ne peut braquer ce bâtiment avec un lance-pierre. »
« Vous savez combien ils sont ? Certains disent qu’ils sont… »
Raquel Murillo mène l’enquête pour faire sens du rôle joué par Salva
(S01E03)
Ces remarques et ces questions sont orientées. Elles conduisent
Raquel Murillo à se poser la question du soudain intérêt du bel inconnu
qui l’a abordé si facilement la veille, dans ce café à proximité de la
Fabrique nationale. Elle le maîtrise aisément sur le comptoir et cherche
le dictaphone que celui-ci doit nécessairement avoir sur lui.
Néanmoins, le cafetier se porte garant de Salva, en affirmant que celui-
ci est un habitué et qu’il vient tous les jours.
On voit, par cet exemple, que la construction du sens dépend de la
capacité des protagonistes à jouer leur rôle dans une situation donnée.
Or, comme au théâtre, les acteurs suivent une mise en scène qui va
mettre à l’épreuve les cadres de la représentation de la situation
(Goffman, 1973a, 1973b). L’engagement dans des actions permet de
faire réagir les cadrages candidats, pour donner le sens de la situation.
Lorsque ces cadres ne sont plus adaptés, les acteurs peuvent les
remettre en cause, et les faire évoluer ou les remplacer. Ils cherchent
ainsi, à les mettre en cohérence avec leurs interprétations du sens des
situations. Les protagonistes, ou acteurs d’une organisation, jouent donc
des rôles qui sont conformes à la compréhension qu’ils ont construite
de la situation. Ils proposent, de cette manière, des
« représentations », c’est-à-dire des interprétations de la réalité
délivrées à un nombre indéterminé d’observateurs. C’est en fait un
appareillage symbolique qui constitue ce que Goffman appelle la
« façade », où sont définis et coexistent les décors, les personnages, et
autres artefacts formant la situation.
Lors d’un autre rendez-vous avec Salva, Raquel Murillo cherche à
mettre à l’épreuve les cadres de l’expérience qu’elle a construits au
cours de son enquête (S01E11). En fait, après avoir limogé Angel
Rubio, et avoir eu une discussion animée sur les éléments de l’enquête
occulte qu’il a menée sur Salva, elle a maintenant des doutes sur celui-
ci. Et elle veut vérifier ce que lui a dit Angel. Alors, elle invite Salva
au restaurant pour essayer d’en savoir plus. Après quelques
plaisanteries d’usage, elle braque son pistolet sous la table du bar et
exige d’aller visiter l’atelier de production de cidre de son amant.
Angel lui a dit que Salva faisait du cidre dans un entrepôt délabré et
insalubre, où tout suinte l’humidité. Et que le cidre qu’il fabrique était
tout au plus une « piquette bon marché ».
Lorsqu’un policier à des doutes, il va confronter son suspect à des
faits issus de son expérience passée ou d’éléments issus de l’enquête.
La confrontation consiste à mettre à l’épreuve les signes qui constituent
un cadrage à la situation. En voulant voir l’entrepôt où Salva fait du
cidre, elle veut vérifier les dires d’Angel à son sujet et prend un
raccourci de raisonnement qui fausse les résultats de son enquête. Elle
admet, en effet, qu’elle ne connaît pas la localisation exacte de
l’entrepôt qu’a découvert Angel. Elle a donc des doutes, mais
relativement diffus, qui ne reposent pas sur des faits suffisamment
précis.
Lorsqu’elle débarque dans l’atelier de Salva, elle découvre un loft
aménagé avec soin et goûte un très bon cidre. Elle ne va plus prêter
attention qu’au seul cadrage qui fait sens à ses yeux : celui de l’amour.
Les sentiments naissants que Raquel Murillo et Salva éprouvent l’un
pour l’autre, permettent à celle-ci, de réduire la dissonance cognitive
(Festinger, 1957) qui existe entre sa représentation professionnelle de
la situation, à travers l’enquête de police et sa représentation
personnelle de la situation, polarisée par son amour pour le Professeur.
Elle ne doute plus et va reléguer ses soupçons aux confins de sa
conscience. Goffman (1973a, p. 61) explique que dans les situations
définies et reconnues comme telles – ce qui caractérise bien la situation
de toute enquête – le doute est si répandu que les acteurs sont toujours
en train de mesurer la crédibilité de leurs représentations. Cependant,
ils ne peuvent pas utiliser toute leur énergie à traiter les signaux
discordants de leur environnement. Les acteurs s’acclimatent donc à un
cadrage qui leur semble confortable. C’est ce que Goffman appelle « la
surdétermination de la normalité » qui conduirait les acteurs, aux
prises avec une situation de ce type, à perdre leur capacité à douter.
Dès lors, la vigilance des acteurs baisse et Raquel Murillo laisse libre
court à sa passion naissante.

Agir pour épurer les cadres


Cependant, Goffman précise que lorsque le doute pointe, il peut se
produire un basculement d’un cadre à un autre, qui contribue à changer
le sens donné à la situation. Cette épuration de cadre redonne aux
protagonistes une représentation partagée de la situation. Dans un
processus d’enquête, ce basculement peut être provoqué par les actions
que vont mener les enquêteurs dans leur environnement. En ce sens, les
techniques de tromperies, de dissimulation et de provocation, mettent à
l’épreuve les cadres de référence.
Raquel Murillo et Salva se rencontrent (S02E05) dans le café, après
le piège tendu à l’agent externe des braqueurs par la police à
l’hôpital20. Après lui avoir proposé une destination pour leur lune de
miel, le Professeur lit la carte choisie par Raquel Murillo et cette
dernière remarque alors un cheveu sur le revers de la veste de son
amant, identique à ceux de la perruque de l’un des clowns de l’hôpital.
Ce signe, aussi faible soit-il, déclenche un mécanisme cognitif qui va
faire basculer le cadrage de la situation dans lequel se trouve Raquel
Murillo : de l’amour à la suspicion et de la suspicion à la culpabilité
de son amant. L’ensemble des signes passés prennent peu à peu un sens
nouveau et la vérité lui apparaît par morceaux. Ces signes qui étaient
insignifiants, car masqués par le cadrage dominant de l’amour trouvent
un sens nouveau et viennent compléter l’enquête de Raquel Murillo.
Les perturbations de la construction du sens dans La casa
de papel
La configuration de l’environnement, la culture ambiante et les cadres
communs de la représentation favorisent donc l’apparition de troubles
de la compréhension et de la décision appelés : biais cognitifs. Le
Professeur et l’équipe profitent de ces éléments, d’un point de vue
stratégique et politique, pour orienter la compréhension et induire des
décisions des forces de l’ordre et des otages. Daniel Kahneman21
explique ce phénomène par l’usage immodéré d’un système de pensée
« rapide » ou « système 1 » au détriment de l’autre « lent », appelé
« système 2 » (Kahneman, 2012). En fait, ce dernier mode de pensée,
consiste à mettre en œuvre un raisonnement rationnel. Il demande du
temps et des ressources, car il permet d’évaluer et de vérifier des
hypothèses posées à l’aide du « système 1 ». Au contraire, ce dernier
consiste à raisonner rapidement en ayant recours à l’intuition, ou à
l’expérience, pour forger une décision rapide et qui semble efficace.
Dans la vie courante, le recours à un mode de pensée « rapide » est
inévitable. C’est aussi le cas dans La casa de papel. Prenons
l’exemple, de l’impulsivité de Tokyo (S01E01), lorsque sortant de la
Fabrique nationale et voyant Rio frappé d’une balle, elle se met à
canarder les policiers alertés par le déclenchement de l’alarme de
l’édifice. Elle agit alors en faisant usage du « système 1 ». La narration
de la série est parfaitement bien maîtrisée et lorsque Tokyo raconte la
scène elle porte un regard analytique sur ses actions passées. Elle
vérifie et contrôle l’hypothèse qu’elle a privilégié dans l’action. Et, le
jugement est sans appel : elle a presque fait déraper le plan du
Professeur.
Revenons en détail sur les raisons de sa décision. Kahneman indique
que le « système 1 » de pensée rapide utilise des heuristiques22 qui
permettent de faire des déductions rapides sur la marche à suivre. Les
systèmes de règles, la culture organisationnelle et personnelle,
l’expérience, l’intuition sont les fondements des heuristiques en usage
dans la vie courante. Tokyo tire sur les policiers, parce qu’elle a peur
de perdre Rio, comme elle a déjà perdu son précédent amant. Elle
réagit de la plus mauvaise des façons tout en sachant qu’elle ne peut
pas faire autrement. Olivier Sibony (Kahneman et al., 2021) dit encore
que, même si on sait que les biais cognitifs existent, cela n’empêche
pas l’illusion de fonctionner. On est donc dans une situation où les
heuristiques et le « système 1 » de pensée fonctionnent comme des
raccourcis cognitifs qui se substituent à un raisonnement plus long et
plus global.
Dès lors, l’urgence favorise le recours au « système 1 » même dans
les situations où il faudrait exercer une pensée rationnelle pour agir en
situation. Quand les heuristiques sont partagées dans un collectif, alors
les acteurs se trompent, généralement, tous de la même façon. C’est sur
cette conscience que joue Berlin avec Arturo Román lorsqu’il lui dit
qu’il est « un fan de ciné ».
« Est-ce que tu as remarqué que dans les films d’horreur, il y a toujours
un type au début de l’histoire, un gentil gars, et on se dit que, celui-là,
il va mourir, … et qu’est-ce qui se passe ? … Il meurt… Toi tu vas
mourir. »
Berlin fait appel à une expérience commune – celle du cinéma – pour
permettre à Arturo de faire la déduction qu’il doit s’en tenir à son statut
d’otage. Berlin sait que l’ensemble des otages réagira de la même
manière à une annonce aussi communément admise.
C’est au tour du Professeur d’utiliser l’expérience commune pour
s’échapper de la casse automobile sous la forme d’un clochard
empestant l’alcool (S01E07). Il sait que pour pouvoir échapper à
Raquel Murillo, il doit se déguiser et se grimer pour ne pas être
démasqué. Il choisit de prendre l’apparence d’un « déchet humain »,
car quel policier ferait la relation entre le cerveau concepteur du casse
de la Fabrique nationale et le clochard dégoûtant qui sort d’une
carcasse de voiture, puant l’alcool et la saleté. Le Professeur parie sur
le fait que les policiers n’auront pas recours au « système 2 » de
pensée rationnelle, car leur dégoût sera trop fort. En fait, Kahneman
indique qu’on ne fait que peu usage du « système 2 », car il est coûteux
en temps et en ressources. C’est pourquoi, la première impression
compte et que les acteurs éprouvent une certaine fatigue à la dépasser.
De plus, le Professeur propose aux policiers une information tellement
frappante, qu’elle écrase toutes les autres explications, même si elles
sont plus rationnelles. Il indique enfin, que les acteurs n’ont que peu
conscience de la possibilité d’existence de biais cognitifs. C’est ainsi
que Raquel Murillo et Angel Rubio remarquent leur méprise trop tard :
le Professeur a déjà fui.

L’action pour construire le sens


Comment expliquer le basculement entre des cadrages multiples ?
Comment expliquer que des signes ou indices qui n’avaient pas
d’importance deviennent impossible à contourner ? La réponse réside
dans la construction des cadres de référence et nous amènera à
comprendre quels processus sont à l’œuvre pour construire les
représentations des acteurs ?

Faire sens dans La casa de papel


Karl E. Weick (1995) a analysé ce qu’il appelle le processus de
« sensemaking », qui est à peu près intraduisible en français, mais qui
est bien utile pour comprendre comment l’enquête peut se doter de
nouveaux cadrages qui remettent en question le sens des situations que
les protagonistes rencontrent.
Processus de sensemaking, d’après Weick (1995)

Ruptures et incertitudes dans la routine de l’enquête


Tout d’abord, Weick montre que pour être en état de fabriquer le sens
d’une situation, il est nécessaire qu’elle contienne des aspérités, des
irrégularités qui viennent perturber son cours. Il ajoute que le processus
de construction du sens ne peut s’amorcer, sans qu’il existe des ruptures
dans le cours des événements. Par exemple, l’équipe de la police
judiciaire est affaiblie par le départ d’Angel Rubio, source évidente de
la fuite qui a fait échouer les tentatives de maîtrise du cours du
braquage, selon Raquel Murillo (S01E11). Lors de son limogeage, deux
cadrages s’entrechoquent : le premier, relève de la sphère privée, et le
second, de la sphère professionnelle. Néanmoins, l’altercation ne
trouble pas le cours de l’enquête, les deux cadrages sont pertinents
pour justifier la compréhension de la situation qu’a Raquel Murillo.
Ceux-ci prévalent encore jusqu’à l’accident d’Angel, qui interrompt
l’enquête par son caractère soudain et grave. À partir de cet événement,
d’une ampleur sans précédent, Raquel Murillo commence à douter de la
direction que l’enquête a prise, confortée par la maîtrise du Professeur
des cadres de l’expérience.
Exemple d’une mutation de sens par rupture de cadres, d’après Goffman
(1974)

Angel Rubio sait qui est le Professeur, ou en tous les cas, connaît la
personne qui aide les braqueurs depuis l’extérieur de la Fabrique
nationale. Ceci découle de l’enquête discrète qu’il mène au sujet de ce
mystérieux Salva, qui est devenu en peu de temps le meilleur ami et
amant de sa collègue, dont il est secrètement amoureux. Lorsqu’il
apprend que Raquel rencontre Salva, cet événement constitue une
interruption dans le cours de sa relation courante avec l’inspectrice. Il
s’engage donc dans un processus d’enquête plus poussé et lorsqu’il
obtient des réponses à ses interrogations, il ne peut les transmettre à sa
collègue. Il ne peut être qu’à l’origine des fuites qui informent les
braqueurs de l’avancement de l’enquête. Cela rompt l’amitié et la
confiance qui liaient ces deux personnages et entraîne ainsi une rupture
de cadre rendant illégitimes devant Raquel Murillo, toutes les avancées
qu’il a pu faire.
L’incertitude est un bon déclencheur de processus de construction du
sens. C’est d’ailleurs celle-ci qui, en introduisant de l’ambiguïté dans
les situations, va déclencher les processus d’enquête. Plus précisément,
c’est le mystère qui entoure la situation du Professeur vis-à-vis
d’Angel, qui va déclencher cette investigation approfondie, pour
dénoncer Salva. Le processus de construction du sens est donc à la fois
influencé par les évolutions de la situation et les interruptions qui
peuvent se produire en son sein.
Créer le sens à partir d’une référence culturelle commune
Le processus de construction de sens est aussi conditionné par les
règles et la culture qui régissent les comportements. Par exemple, lors
de la sortie des otages sur le toit pour accompagner Moscou qui a
besoin d’air, les armes factices, les combinaisons rouges et les
masques, font des otages et des braqueurs un groupe indéterminé. Dans
la série, comme dans la culture populaire, « l’habit fait le moine »
(S01E04). De fait, pour la police, une combinaison rouge, un masque et
une arme, font de l’homme un braqueur.
Faire sens d’une captation vidéo ambiguë et prendre une décision en
cohérence (S01E04)

Le fait de porter une arme, même factice, rend les otages plus vrais
braqueurs que les braqueurs eux-mêmes et cela à toutes les incursions
dans de la Fabrique nationale23. Lorsque Arturo est sur le toit et qu’il
s’agite avec le faux pistolet, ses gestes et son comportement ne peuvent
être interprétés autrement que comme étant agressifs. Il faut donc
l’abattre. Les braqueurs ont formulé un cadre ambigu qui ne peut laisser
la place qu’au doute et au questionnement. La balle démasque Arturo
Román et fait apparaître la bavure policière, et, par conséquent,
l’erreur de Raquel Murillo.

Agir pour construire le sens


Les ruptures dans le cours de la situation et les ambiguïtés qui s’y
trouvent, activent le processus de construction du sens et permettent de
faire avancer l’enquête. Si celle-ci a pour objectif double la recherche
de la vérité et la sauvegarde des otages, elle met aussi en œuvre des
processus de mise à l’épreuve des faits qui font sens dans la situation.
Ainsi, lorsqu’une information est rapportée dans la tente de la cellule
de crise, elle doit être vérifiée, d’une manière ou d’une autre. À la mise
en place de la cellule de crise, l’instruction suivante est donnée par
Raquel Murillo : personne ne doit utiliser son téléphone mobile à
proximité de la Fabrique nationale, afin de ne pas « polluer » les
antennes relais et de pouvoir capter toute communication entrante ou
sortante (S01E02). Une communication passe par la cellule, Angel
Rubio cours à l’extérieur de la tente pour vérifier la source de la
communication. Fausse alerte, il s’agit du policier Almansa qui
téléphone à sa femme. Angel Rubio va donc corroborer une information
en menant une action afin de mettre à l’épreuve les signes qui émergent
de la situation. Ce processus de promulgation des représentations par
l’action est appelé par Weick : « enactment ». Ce terme signifie,
littéralement, mise en action et à l’épreuve pour construire le sens et les
représentations. Dans un processus d’enquête, l’action en situation
permet donc, à la fois de construire, rendre saillantes et d’éprouver les
représentations des acteurs.
Dans la deuxième saison, Raquel Murillo cherche à arrêter et mettre
hors d’état de nuire la, ou les personnes, qui aident les braqueurs
depuis l’extérieur de la Fabrique nationale. Elle planifie alors un piège
à destination du Professeur (S02E05). Il comprend, lors d’une
discussion avec Berlin, que l’information du réveil d’Angel Rubio a
tout l’air d’être un piège pour le mettre hors d’état de nuire. Il se doit
de lever le doute sur l’état réel de l’inspecteur qui représente un risque
fort d’arrêt de l’opération. Il doit alors agir pour débusquer, à coup sûr,
le piège tendu par les policiers à son intention.
Il se déguise soigneusement avec une perruque orange et embauche
quelques dizaines de clowns pour faire diversion et saturer les
capacités des policiers à intervenir. La construction du sens est double.
D’un côté, les forces de l’ordre veulent démasquer le complice des
braqueurs, et de l’autre côté, le Professeur veut savoir si Angel Rubio
est bien sorti du coma. L’enactment est complet ici. Raquel Murillo
monte un piège pour pousser son ennemi à se révéler, et le dispositif
policier oblige le Professeur à ruser pour déjouer ce piège, et aller
vérifier l’état de santé d’Angel Rubio. C’est l’action qui permet au
Professeur de le révéler et de faire sens de l’action de la police. Mais,
c’est aussi la mise en œuvre de son plan, qui le fait se trahir auprès de
Raquel Murillo. Les protagonistes vont rendre plausibles un certain
nombre de signaux : ici de venir achever Angel ou de détecter un piège.
L’enactment est, plus précisément, la mise en action d’une image
mentale de la réalité qui va être en mesure de créer le sens et les
représentations actionnables d’une situation.
Le Professeur agit pour faire sens du piège qui lui est tendu (S02E05)
Sens et management et management du sens dans
La casa de papel
L’action est donc déterminante pour construire le sens, mais qu’en
est-il de l’atteinte des objectifs de l’organisation ? S’agit-il d’enrôler
les équipes ou d’effectuer des changements dans l’organisation ou
encore de la rendre plus efficace ? Le sensemaking est, en fait, un
processus essentiel à un grand nombre de mécanismes organisationnels
et de gestion. L’enactment, en permettant d’élaborer le sens, fournit
également un levier managérial important pour assurer la cohésion de
l’organisation.

La construction du sens au service du


management
Nous avons vu que l’une des manières de tenir en état d’obéissance
les otages, était de leur faire accepter l’équipe, en tant qu’autorité
légitime (cf. chapitre 3, p. 93). Or, cela est bien évidemment malaisé
dans une situation aussi déséquilibrée que celle présentée dans la série
La casa de papel. Pour pallier ce problème, les braqueurs peuvent
donner du sens à l’expérience que vivent les otages. Et pour cela, deux
actions de management sont entreprises par l’équipe. D’une part, doter
d’une identité les otages et, d’autre part, les prendre en charge et leur
donner des objectifs qui leur sont propres, afin qu’ils servent ceux de
l’organisation.
Les combinaisons rouges et les masques comme support
d’identité pour les otages
Après le moment de panique lié à l’entrée des braqueurs dans la
Fabrique nationale, l’équipe réunit l’ensemble des otages dans le hall
de l’édifice. Les otages ne sont pas rassurés, loin de là, et on les
comprend. Berlin prend alors la parole pour énoncer leur nouvelle
condition (S01E01) : « tout d’abord, bonjour ». Il poursuit après un
temps : « c’est moi le responsable ». « Avant toute chose, je veux vous
présenter mes excuses : c’est une mauvaise façon de terminer la
semaine, vous êtes ici en tant qu’otages. » Ce qui ne semblait qu’une
possibilité est ici affirmé clairement par Berlin. Il donne aussi les
définitions de cette nouvelle condition : « si vous obéissez vous aurez
la vie sauve ». Et alliant le geste à la parole il emprunte une posture
paternaliste avec l’une des otages enceinte. Ensuite, il s’approche
d’une autre otage qui a l’air de faire une crise de panique. Il lui
demande son nom, afin de personnaliser la relation qu’il essaie de
nouer. Il produit un cadrage empathique pour donner la possibilité aux
otages de trouver du réconfort dans leur nouvelle condition. Ariadna
respire avec lui et entraîne les autres otages dans un moment de
relaxation collective.
Plus tard, Berlin réaffirme le fait que si les otages ne font pas de
vague, alors ils en sortiront vivants (S01E02). De plus, il annonce une
trêve qui, malgré les hélicoptères qui tournent au-dessus de la Fabrique
nationale, va permettre aux otages de se reposer. Plus important, c’est
le moment où l’équipe va fournir l’équipement élémentaire de tout bon
otage : « un sac de couchage, de l’eau et un sandwich » ainsi qu’une
combinaison rouge… Il fait se déshabiller, au sens propre, les otages
de leur identité individuelle. Il ôte à leur conscience, au figuré, et leur
impose une nouvelle représentation, un nouveau cadrage : celui de la
séquestration, ou de la prise d’otages. Ceux-ci sont à la fois
dépossédés de leur téléphone portable – qu’y a-t-il de plus personnel
de nos jours ? – puis de leurs vêtements civils. La compréhension du
monde à travers leurs habits d’avant disparaît devant ce nouveau
cadrage et ces nouveaux « outils » qui préfigurent leur nouvelle
identité.
Ce qui est intéressant, c’est que la gestion du braquage passe
effectivement par un effondrement du sens pour les otages et par une
reconstruction d’un sens collectif permettant de garder le groupe dans
une narration maîtrisée. Dans un article, Karl E. Weick (1993)
mentionne trois éléments qui conduisent à l’effondrement du sens dans
un collectif : la sidération, la perte d’identité, et la perte de leur
collectif. Les acteurs, lorsqu’ils sont confrontés à l’inconcevable, sont,
tout d’abord, frappés de sidération. Ils se figent, ou manifestent des
signes de stress importants qui les conduisent, au mieux, à essayer de
prendre la fuite et, au pire, à ne plus pouvoir agir. Les otages sont
interdits, et toujours à l’affût de bruits ou de signaux discordants qui les
menaceraient. Nous l’avons déjà dit, ils font face à un réel épisode
cosmologique qui leur fait perdre le sens commun.
Les acteurs peuvent être confrontés à une perte de sens si on leur
enlève, ou arrache leur identité. C’est ce qui arrive lorsqu’ils se
trouvent dépossédés de leur raison d’être. Si on demande à un policier
de rendre son arme de service et son badge, on lui retire ce qui fait de
lui le droit d’être un policier. La casa de papel présente d’ailleurs une
scène de ce genre, lorsque Raquel Murillo essaie de prouver qu’elle ne
savait pas que Sergio Marquina était le cerveau du casse de la
Fabrique nationale (S02E07). Le lieutenant Suárez lui demande de
« rendre (sa) plaque et (son) pistolet » avant de vaquer à ses
occupations. Elle se pose, elle-même, la question de comprendre
comment il était possible « de passer en quelques minutes du rang
d’inspecteur au rang de suspect ».

Le même mouvement de perte d’identité peut être observé au sujet des


otages au tout début du braquage. Denver ramasse les téléphones
portables et les codes PIN de manière à enlever aux otages, l’outil de
la vie courante qui leur est le plus précieux (S01E01). En se
dépossédant de leur code PIN, c’est leur vie privée qu’ils abandonnent
aux braqueurs et de ce fait toutes les références à leur vie passée. Ils
perdent pied et leurs repères (Weick, 1996). Berlin entretient d’ailleurs
cette perte de référence. Il dit à Arturo Román que dans les films, les
gars comme lui finissent toujours par être tués. Alors que ce dernier,
fait référence continuellement, aux films de gangsters qu’il a vu pour
faire sens des actions des braqueurs.
Enfin, l’effondrement du sens est complet lorsque même les
collectifs, qui prévalaient dans la vie d’avant, disparaissent. Ainsi, le
collectif de travail de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre
est complètement remis en cause par l’avènement du casse24. Les
employés sont regroupés, avec les visiteurs du musée et les lycéens du
Brighton College et ne forment plus qu’un collectif organisé avec une
hiérarchie et des règles bien connues. Les références hiérarchiques ne
sont plus valables, même si Arturo Román souhaiterait qu’il en soit
autrement. Il n’est plus le directeur de la Fabrique nationale, mais
seulement un otage comme les autres.
Ces trois éléments entraînent une perte de sens pour les otages, ce qui
les plonge plus profondément encore dans l’épisode cosmologique dont
ils ne peuvent pas faire sens. Ils sont contraints dans leurs mouvements
et leurs actions et cela ne leur donne que peu de marge de manœuvre
pour éprouver, par l’action, les cadres de leurs représentations.
Reconstruire des cadres pour reconstruire le sens
Les otages sont légitimement perdus car ils font face à l’inimaginable,
à des événements qui dépassent l’entendement et la représentation. Il
revient à l’équipe de leur donner un cadre dans lequel ils pourront à
nouveau faire sens de ce qu’ils vivent. C’est l’un des objectifs du
management qui consiste, à la fois, à organiser l’action collective et à
assurer la sécurité des membres de l’organisation. Dans la gestion des
otages, Berlin commence par énoncer les règles qui vont permettre à
tout ce petit monde de vivre ensemble pendant la durée du braquage. Il
rassure, tout en affirmant que le respect des règles est primordial pour
la bonne marche des opérations, ainsi que la vie et la sécurité des
otages. Ces règles donnent un cadre à la représentation de la situation
pour les otages. Ils comprennent que leurs actions prendront sens dans
ce cadre établi par les braqueurs.
Pour les conforter, l’équipe dépossède, nous l’avons dit, les otages de
leur identité individuelle. Pour les doter d’une nouvelle identité, plus
collective, les braqueurs fournissent aux otages un ensemble d’outils
qui les rattachent à leur nouvelle condition : une combinaison rouge, un
sac de couchage, un sandwich et de l’eau. S’ils ne sont plus employés
de la Fabrique nationale, visiteurs ou élèves du lycée britannique de
Madrid, ils appartiennent, de fait, à ce nouveau groupe qui va devoir
travailler ensemble sur des activités qu’ils n’auront pas le loisir de
choisir (S01E01). Les uniformes viennent, alors, conforter le cadre
établi par l’énoncé des règles de fonctionnement par Berlin. Par
ailleurs, le rapport à l’uniforme est censé aussi induire, comme dans
l’armée, des comportements coordonnés par supervision directe.
L’unité de regroupement des otages permet de gérer, à la fois, la
multitude et la diversité des otages.
Enfin, l’équipe des braqueurs produit, encore une fois, du sens pour
les otages, en leur donnant une raison d’être à leur captivité. Et, pour
cela, ils les mettent au travail. Certains comme Arturo Román et
Estéban vont être menés par Moscou au sous-sol de l’édifice pour
creuser un tunnel. D’autres, en tant qu’anciens employés de la Fabrique
nationale, vont être affectés à la marche des rotatives de l’imprimerie à
billets. Ces deux groupes d’otages peuvent donner un sens à leur
situation, car ils sont sommés d’agir. Pour les autres otages, la situation
est plus pénible et perturbante, car ils n’ont rien à faire qu’à se
lamenter et s’apitoyer sur leur sort. Ils sont reclus jusqu’à ce qu’on leur
demande finalement de compter, et de rassembler, dans des sacs, les
billets issus de l’imprimerie. L’inaction associée à la captivité rend la
construction du sens complexe, voire impossible, et plonge
inexorablement ces otages, dans la crainte d’être blessés ou tués25.

Comment les organisations apprennent-elles dans


La casa de papel ?
Si les acteurs apprennent de leurs expériences et en tirent des leçons
pour la suite, c’est aussi ce que font les organisations. L’équipe des
braqueurs est une organisation qui est conçue pour apprendre, dès
l’origine de l’aventure. Ses membres reçoivent pendant de longues
semaines une formation poussée leur permettant d’assurer la réalisation
de sa mission. Lorsque le braquage commence, les plans se déroulent
presque comme prévu et l’équipe apprend de la bévue de Tokyo qui
canarde les policiers (S01E01). En effet, Denver, puis Berlin
réaffirment les règles, afin de remettre le plan sur des rails. En fait, il
existe deux modes d’apprentissage dans les organisations. Ils ont été
décrits et analysés par Argyris et Schön (2002) comme deux processus
distincts : l’apprentissage en simple et en double boucle.
Apprendre en suivant les règles
Le braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre est
conçu comme étant la stricte exécution d’un plan préparé à l’avance par
le Professeur. L’équipe doit concevoir des actions qui suivent dans la
mesure du possible, ce qui a été planifié. Lorsqu’elle rencontre une
difficulté, elle apprend à mettre en place des actions de contournement
qui lui permettent de retrouver le bon déroulement du plan. Ainsi,
Tokyo cherche vainement Alison Parker qui est une otage cruciale pour
le succès de l’opération (S01E01). Elle essaie de se souvenir des plans
de la Fabrique nationale pour être sûre de chercher à tous les endroits
possibles. Elle est finalement alertée par des cris en provenance des
toilettes du musée et découvre enfin le « petit agneau » subissant les
agressions sexuelles de son camarade de classe, Pablo Ruiz. L’équipe
apprend, en ajustant ses actions, afin de respecter le plan à la lettre.
C’est ce que Argyris et Schön appellent l’apprentissage en simple
boucle. L’équipe évolue et apprend de ses erreurs en appliquant les
règles. Ce mode d’action de l’organisation peut être assimilé à
l’utilisation de routines pour accomplir un objectif. Celles-ci peuvent
être répétées et permettent à l’organisation d’être plus efficace dans le
futur. On ne le voit que partiellement dans la série, mais le braquage de
la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre est le résultat d’un
entraînement long et d’un apprentissage collectif particulièrement
efficace.
Apprendre en changeant les cadres et les règles
Une forme plus évoluée d’apprentissage organisationnel réside dans
la capacité des auteurs à renouveler les cadres de l’expérience et les
règles de fonctionnement de l’organisation. C’est ce qu’on peut
observer entre la première et la seconde aventure de l’équipe de
braquage : d’abord à la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre
(S01 et S02), puis à la Banque d’Espagne (S03 à S05). Si le
fonctionnement de l’équipe semble relativement semblable entre la
première et la seconde aventure, on peut trouver des différences
d’organisation notables. Celles-ci sont issues des apprentissages que
les braqueurs ont pu réaliser lors du braquage de la Fabrique nationale.
On citera, en vrac, l’utilisation immodérée de la foule pour faire plier
les forces de l’ordre et le gouvernement, l’accroissement de la taille de
l’équipe, ce qui augmente parallèlement les risques de trahison, le
recours à une réponse proportionnée par rapport aux agressions
violentes de la police et de l’armée dirigée par le colonel Tamayo.
L’organisation des forces de l’ordre apprend, elle aussi, de cette
première aventure. Si Raquel Murillo a été blanchie et réhabilitée
(S02E09), elle est maintenant passée du côté des braqueurs et met au
service de l’équipe sa connaissance fine des règles de fonctionnement
des services de police. En réaction, et connaissant l’identité des
braqueurs et de leurs pratiques, les forces de l’ordre sortent du cadre
strict de la loi de l’état de droit en faisant usage de la torture, de la
violence légitime et illégitime, en s’affranchissant de nombreuses
règles. L’intelligence avec l’ennemi, elle-même est modifiée : Raquel
Murillo rejoint l’équipe par amour pour le Professeur, alors que Alicia
Sierra se range aux côtés des malfrats, car elle est ostracisée par les
forces de police qui ne soutiennent plus les agissements illégitimes
qu’elle a pu commettre au début de l’aventure, avec l’aval de ses
supérieurs hiérarchiques.
Cette révision des règles dans l’action relève de ce que Argyris et
Schön (2002) appellent l’apprentissage en double boucle. Cela
consiste, pour les acteurs, à pouvoir mener des actions réflexives,
propres à pouvoir remettre en cause, dans certaines conditions, les
cadres même de la représentation ou des règles. Cela met en avant une
double compétence des acteurs en situation : le questionnement et la
conception des règles. Les acteurs doivent, en effet, repérer les
moments où elles ne sont plus adaptées, ou ne leur permettent plus de
faire sens de manière adéquate de leur environnement. Si les
personnages vivent des situations dégradées qu’ils ne peuvent résoudre
ou adapter, ils doivent remettre en cause les éléments qui leur
permettaient d’en faire le sens.
Dans un second temps, il leur est nécessaire de disposer d’une
capacité pour reconstruire d’autres cadres de la représentation. À ce
sujet, nous renvoyons le lecteur à la question de la construction du sens
traitée plus haut dans ce chapitre. Il résulte de cet apprentissage en
double boucle, la construction de cadres de la représentation plus en
adéquation avec les situations vécues par les acteurs et une malléabilité
et une agilité plus grande des organisations apprenantes. Ces capacités
sont essentielles pour les organisations qui évoluent dans des
environnements instables et complexes et qui requièrent, dans une
optique évolutionniste, de trouver l’adaptation nécessaire à leur survie.
C’est bien évidemment le cas de l’équipe des braqueurs qui font face,
par nature, à des conditions en perpétuelles évolutions et à des
problèmes nécessairement complexes.
Les deux modes d’apprentissage organisationnel, selon Argyris et Schön
(2003)

L’organisation comme outil de gestion de


l’incertitude et de l’inconnu
Quand il s’agit de s’adapter, les individus peuvent évidemment
apprendre des situations dans lesquelles ils se trouvent plongés, mais
peuvent aussi mettre en place des routines pour faire face à l’imprévu.
L’organisation, en ce sens, permet d’outiller les acteurs pour jouer,
avec succès, le jeu de la continuité de l’activité. À telle enseigne que le
Professeur dit que ce n’est ni Raquel Murillo ou quiconque qui
l’empêchera d’aller jusqu’au bout de son projet (S02E08).
Imprévus, aléas, risques, incertitudes et inconnu
Une aventure comme un braquage de l’envergure de celui de la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre ne peut se passer sans
que des imprévus viennent perturber le plan bien huilé du Professeur.
En fait, dans la théorie, on peut distinguer différents degrés d’imprévus.
Les événements peuvent tout d’abord, se produire sans qu’aucun signe
précurseur n’ait été repéré dans la situation. L’événement ne s’est
jamais produit et ne peut pas avoir été pris en compte dans les systèmes
organisationnels. L’événement peut, alors, être caractérisé par son
degré d’incertitude où sa variabilité et ses conséquences ne peuvent
pas être parfaitement connues. Lorsque Rio est attrapé par la police au
début de la seconde aventure de la série La casa de papel (S03E01), et
qu’il est détenu hors d’Espagne, il subit des interrogatoires musclés et
la torture. Cet imprévu révèle une situation très improbable dans le
contexte de l’État de droit d’une démocratie moderne. En effet, on ne
peut pas s’attendre à des agissements qui contreviennent avec l’idée
même de la démocratie, où les moyens illégitimes de pouvoir, comme
la torture, ne peuvent être exercés par les détenteurs du pouvoir
légitime.
Si on accroît la connaissance de l’aléa et des conséquences d’un
événement alors on donne la possibilité aux acteurs de prévoir la
variabilité de ces événements. Ceux-ci restent imprévus, mais sont
suffisamment connus pour pouvoir être pris en compte dans les
processus de gestion. Plus précisément un événement qu’on peut
caractériser par un couple mesurable d’un aléa et d’une évaluation des
conséquences est ce qu’on appelle une situation de risques (Knight,
1921). Tout ce qui ne permettrait pas de mesurer l’une ou l’autre de ces
grandeurs placerait l’événement dans une situation d’incertitude
relative ou absolue. On peut dire par exemple, comme le mentionne le
Professeur, qu’une infiltration de la Fabrique nationale par les forces
de l’ordre est quasiment certaine et que l’aléa porte seulement sur le
moment où cet événement va être réalisé (S01E04). On peut qualifier
cette situation de situation à risques.
Plus tard, le Professeur évalue les risques qu’un piège lui soit tendu
par les policiers (S02E04). Il essaie d’évaluer les probabilités que
l’annonce de la sortie du coma de l’inspecteur Rubio soit vraie. Berlin
lui demande : « il y a combien de chances que ce soit vrai ? ». Le
Professeur répond qu’il l’ignore. Cela semble pour Berlin être le coup
classique de la police pour attirer un malfrat dans ses filets. Comme le
dit Berlin, cela a toutes les chances d’être un piège qui ne fonctionne
que dans les mauvaises séries télé. Il indique, ainsi, une mesure de
l’aléa pour une quasi-certitude. Le Professeur objecte donc : « et si
c’était vrai ». Le Professeur évalue la probabilité d’occurrence du
piège à 90 puis 99 %. Peut-il laisser de côté 1 % de chance que
l’inspecteur Rubio se réveille ? Le Professeur et Berlin sont d’accord
sur ce point : il faut agir pour construire le sens et diminuer la part
d’inconnu dans la situation. Il s’agit ici d’un processus d’évaluation des
risques dans une situation relativement bien caractérisée, en termes
d’aléas, et en termes de conséquences.
Toute organisation va mettre à disposition de ses membres des bases
de connaissances ordonnées et qui vont permettre aux acteurs de
réduire l’incertitude dans laquelle ils se trouvent plongés. Ces
connaissances peuvent être détenues par les membres eux-mêmes ou
être disponibles dans l’organisation. Lorsque Berlin évoque les séries
télé, il mentionne une connaissance commune de culture générale, qui
permet dans une certaine mesure de préciser le risque. Les cours que
prodigue le Professeur pour préparer le casse permettent de renseigner
l’ensemble des événements qui peuvent se produire dans le braquage :
les blessés et les morts, les interventions des policiers, les réactions
des otages. Mais, comme cela est visible dès le début du braquage, le
Professeur ne peut pas être exhaustif, car il n’a pas les moyens humains
et matériels d’explorer TOUTES les possibilités que présenteraient
cette situation extrêmement complexe. Tokyo en fait l’amère
expérience, lorsqu’elle comprend que les policiers ripostent à balles
réelles en tirant sur Rio (S01E01)26.
Si nous avons vu que l’évaluation des situations à risques pouvait être
aidée par l’organisation, penchons-nous maintenant sur la capacité des
organisations à tempérer les événements à risques qui pourraient
survenir.
L’équipe des braqueurs, une Organisation Hautement
Fiable ?
La formation au travail (cf. chapitre 1) est essentielle dans le succès
de l’entreprise. L’installation de routines donne un sens et un cadre à
l’activité menée, ainsi que la capacité de réaction nécessaire aux
acteurs pour retrouver la maîtrise de leur activité. C’est ce qu’on
appelle la résilience organisationnelle (Hollnagel, Woods et Leveson,
2006). Notion développée à l’origine en mécanique des matériaux, elle
désigne la capacité d’un objet ou d’un système à revenir à un état
nominal après un choc. Cette propriété est essentielle dans le braquage
de la Fabrique nationale et permet de le conduire jusqu’à son terme. On
voit dès le début de l’aventure que l’organisation de l’équipe est
robuste et capable d’essuyer une déconvenue ou une sortie de route.
Ainsi, le rappel à l’ordre de Denver et Nairobi (S01E02)27 – après les
tirs de Tokyo sur les policiers – suffit à l’équipe pour remettre le plan
sur les rails : les policiers ne sont que blessés et cette déviation n’est
pas en mesure de faire déraper totalement sa mise en œuvre.
Que faut-il pour que l’équipe puisse disposer de cette capacité de
résilience ? Des théoriciens issus de l’université de Berkeley aux États-
Unis, ont défini à la fin des années 2000 des conditions pour permettre
aux organisations d’assurer ce retour à un fonctionnement normal. Nous
allons voir que celles-ci sont presque toutes respectées par l’équipe de
braqueurs. À commencer par la première caractéristique fondamentale
de l’ « Organisation Hautement Fiable » qui est l’adaptabilité
extrême de ces organisations, lorsqu’elles sont touchées par une
menace quelconque (Laporte, 2006). La théorie des Organisations
Hautement Fiables (OHF, High Reliability Organization) mentionne
six caractéristiques importantes de ces organisations, qu’on retrouve
dans l’équipe du braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre (Boin et Schulman, 2008).
1. Ces auteurs mentionnent tout d’abord, l’importance de
disposer dans l’organisation d’une haute compétence
technique. On rappelle que Moscou est spécialiste du
creusage de tunnel et du perçage de coffres-forts, que Rio est
un hacker reconnu, ou encore que Helsinki et Oslo sont des
mercenaires et des soldats de métier.
2. On peut observer dans ces organisations « une constante et
large recherche dans toutes les dimensions de la fiabilité ».
L’équipe des braqueurs est formée pour assurer la continuité
des opérations. Rien n’est laissé au hasard, ni l’identification
possible des membres de l’équipe, ni la sécurité des otages ou
la protection de la Fabrique nationale vis-à-vis des forces de
police. Les procédures sont strictes et évolutives et même
lorsque tout semble se déliter, l’équipe a les moyens de
continuer à bien sa mission. Rio est désespéré par l’action de
Berlin de livrer Tokyo aux autorités pour faute grave. Le
Professeur le rassure par l’intermédiaire de Nairobi en lui
disant qu’il la fera sortir de prison, quoi qu’il arrive
(S02E04).
3. Dans sa planification du casse, le Professeur a prévu presque
toutes les éventualités qui pourraient se produire. Il admet lui-
même qu’il a tout prévu, sauf qu’il tomberait amoureux de
l’inspectrice Raquel Murillo (S02E08). C’est une autre des
caractéristiques des organisations hautement fiables : « une
analyse minutieuse des événements essentiels qu’il faut
empêcher de se produire ».
4. Dans son pilotage de l’équipe, le Professeur met en place « un
ensemble élaboré et évolutif de procédures et de pratiques,
étroitement lié à une analyse continue, qui vise à éviter que
les conditions précurseurs des menaces [à l’organisation] ne
soient réunies ». C’est d’abord, le plan et ses adaptations qui
jouent ce rôle. Mais c’est aussi l’agilité de l’équipe à adapter
le plan en fonction des conditions de terrain, qui permet
d’assurer que ces menaces ne puissent voir le jour.
5. « Une structure formelle de rôles, de responsabilités et de
rapports hiérarchiques qui peut être transformée, dans des
conditions d’urgence ou de stress, en une approche
décentralisée de la résolution des problèmes, fondée sur le
travail d’équipe. » L’équipe de braquage observe un manque,
sur ce point : elle a du mal à exister sans le leadership du
Professeur et, de manière moindre, sans Berlin. Mais la
répartition des rôles tout au long du braquage relève de cette
volonté de placer les réponses de l’équipe au plus près des
conditions du terrain, devant les préoccupations stratégiques.
C’est d’ailleurs ce que rappelle Tokyo au Professeur,
lorsqu’elle sort de ses gonds, car Berlin a tenté de tuer Rio
(S01E03).
6. Enfin, même si cet élément n’est pas réparti à parts égales dans
l’équipe, le Professeur diffuse auprès des membres de l’équipe
« une “culture de la fiabilité” qui distribue et inculque aux
membres de toute l’organisation les valeurs de soin et de
prudence, de respect des procédures, d’attention et de
responsabilité individuelle ». Cette culture est apportée dès
les premiers « cours » par le Professeur et conduit l’équipe,
dans la plupart des cas, à des comportements qui permettent à
l’organisation d’atteindre, finalement, ses objectifs.

L’équipe des braqueurs ressemble donc, à s’y méprendre, à une


Organisation Hautement Fiable. La résilience organisationnelle issue
de ce mode particulier d’organisation lui permet d’assurer la
réalisation de ses objectifs, avec fiabilité et performance. Plus encore,
le cadre de fiabilité apporté, permet à l’équipe et au Professeur
d’innover afin de surprendre et de tromper les forces de l’ordre.

Innover pour surprendre, tromper et réussir le


casse de la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre
Transformer les incertitudes en opportunités
Le braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre est
une entreprise soumise aux aléas de l’environnement : externes et
internes. Les forces de police, tout d’abord, amènent leurs lots
d’incertitudes, car elles ne jouent pas tout le temps selon les règles. Les
otages constituent, eux aussi, un aléa de taille : quelles seront leurs
réactions lorsque l’équipe cherchera à les rendre complices du
braquage, ou, quand ils auront une opportunité pour s’échapper ? Pour
mener son équipe dans cet environnement, le Professeur doit faire
preuve d’inventivité dans les façons de faire, dans les manières de
manager, et surtout dans la conception du plan. Il imagine des pièges,
conçoit des dispositifs de défense originaux, joue le jeu de la formation
d’alliances, etc. Il transforme ainsi tout événement perturbateur et
potentiellement menaçant en opportunités. Le Professeur est plus qu’un
talentueux joueur d’échecs car, il ne se contente pas de ce qu’il voit ou
peut voir sur un plateau de jeu mais invente de nouveaux possibles pour
mettre en échec la police et permettre le succès du braquage.
Faire du neuf avec du vieux : comment le Professeur
enrichit le plan en improvisant
Le braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre est
exemplaire par son plan élaboré avec minutie. Il est tout aussi
remarquable, par la manière dont le Professeur arrive à ramener
l’équipe vers le plan, alors même, que tout l’en éloigne. Il utilise, alors,
des ressources particulières des situations rencontrées par l’équipe
pour recombiner et produire de nouveaux modes d’action. Cette
capacité d’improvisation révèle des processus très particuliers qui
donnent à l’organisation un surcroît de résilience et de possibilité
d’actions. Cette « utilisation flexible d’un matériau préparé à
l’avance » (Berliner, 1994) donne de nouvelles possibilités aux
organisations pour atteindre leurs objectifs. Le Professeur en fait usage,
par exemple, lorsqu’il s’agit de punir Berlin pour avoir donné l’ordre
de tuer un otage (S01E07). Il a préparé, à l’avance, quelques objets,
qui permettront aux enquêteurs d’identifier, à coup sûr, chaque membre
de l’équipe. Il ne sait pas a priori, s’il aura à en faire l’usage, mais se
tient prêt, au cas où une opportunité se présenterait. Lorsque Helsinki
omet de faire détruire la Seat Ibiza à la casse automobile, le Professeur
doit trouver un moyen pour détruire les indices qui permettraient de
remonter jusqu’à l’équipe. Il voit dans cet événement à la fois une
menace qu’il faut traiter, et une nouvelle opportunité pour permettre de
faire perdre du temps aux enquêteurs.
Un deuxième type d’improvisation intervient lorsque les policiers
blessent par balle Arturo Román. Le Professeur trouve dans cet
événement, une opportunité pour attirer les policiers dans un piège. Il a
prévu que les forces de l’ordre chercheront à infiltrer la Fabrique
nationale, mais il ne sait pas quand cette action aura lieu. Il va utiliser
cette bavure policière comme une opportunité que les policiers vont
saisir, et dont il va pouvoir contrôler le déroulement. À nouveau, il va
exploiter la préparation de l’équipe pour contrôler le déroulement de la
situation. Ne pouvant connaître le moment de l’intervention policière,
le Professeur va proposer à l’inspectrice un angle d’intervention qui ne
peut échouer de son point de vue28. De fait, l’occasion est trop belle : la
police s’engouffre, sans crainte, dans le piège opportuniste, créé par le
Professeur (S01E05). Il ne s’agit plus, ici, seulement de combiner des
éléments préparés à l’avance, mais bien de choisir le moment opportun,
pour décupler leur efficacité.
Une troisième forme d’improvisation, encore plus élaborée, voit le
jour lorsque l’équipe doit libérer 11 otages (S02E04). Nairobi qui est
aux commandes de l’équipe, partage avec le Professeur, sur
l’impossibilité qu’a l’équipe de surveiller tous les otages29. Celui-ci
décide donc de faire libérer les 11 otages pour alléger la charge de
l’équipe. Et parallèlement, il lance le plan Cameroun, dont l’objectif
est de faire en sorte que les perdants retrouvent l’appui du grand
public, pour orienter l’équipe vers une victoire de communication. On
voit dans cet exemple, l’expression d’une forte incertitude, car
l’événement considéré, est encore moins bien défini. En effet, le
déclencheur du plan Cameroun n’est pas connu, a priori, et sa mise en
œuvre n’est pas non plus donnée, il faut donc concevoir le plan de
manière à ce qu’il puisse trouver valeur dans des situations très
diverses et au moment opportun. On dira, alors, que le plan Cameroun
est génératif (Agogué et al., 2012, p. 37). C’est-à-dire, qu’il va
pouvoir être activé dans des contextes extrêmement variés et permettre
d’étendre considérablement, le champ des possibles.
Les enjeux de conception du plan du braquage de la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre
Le plan élaboré par le Professeur présente, par de nombreux aspects,
des innovations de processus, d’organisation et de management. Il est
extrêmement complexe car, il cherche un moyen d’accéder à
l’exhaustivité des situations rencontrées ou susceptibles d’être
rencontrées durant le casse de la Fabrique nationale. Le Professeur a en
sa possession une batterie d’actions possibles, pour faire face à toutes
les situations que pourrait rencontrer l’équipe. Or, cette générativité du
plan est possible du fait de sa conception même. Ainsi, le braquage
repose sur deux idées-forces : 1) l’équipe ne vole personne et 2) le
temps est le paramètre principal à gérer pour atteindre cet objectif. La
conception du plan repose sur un modèle conceptuel précis qui permet
d’en définir les principes scientifiques qui rendent possibles la réussite
du projet.
Expliquons tout d’abord, pourquoi le Professeur dit à plusieurs
reprises que l’équipe ne vole personne. Pour cela il faut revenir sur le
principe de la création monétaire. En effet, la réussite du braquage de
la Fabrique nationale repose sur l’idée que l’argent emporté provient
directement de l’Imprimerie nationale. Il s’agit donc de mettre en
circulation des liquidités, sans les prélever sur celles déjà en
circulation. Autrement dit, l’impression de billets de banque consiste à
accroître la masse monétaire en circulation. Techniquement, personne
n’y perd, puisque cet argent n’appartient à personne, si ce n’est à la
collectivité nationale et même européenne. La création monétaire
engendrée par le braquage est d’ailleurs dérisoire à l’échelle de
l’ensemble de la Zone euro dont la masse monétaire en 2022 est
évaluée à près de 6 000 milliards d’euros. Que sont les 984 millions
d’euros produits par l’équipe par rapport à cette masse énorme ? Si les
effets, communément admis, d’une augmentation de la masse monétaire
sont, d’une part, une augmentation de l’activité économique et, d’autre
part, un accroissement de l’inflation, l’effet du braquage devrait
normalement être dérisoire, car sans commune mesure avec les effets
de la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne (De
Mourgues, 2000).
Le plan peut être mené jusqu’à son terme, car se trouve associé à son
modèle conceptuel fort, un modèle génératif efficace (Agogué et al.,
2012). C’est-à-dire que malgré son incomplétude, son incapacité à
couvrir toutes les situations possibles, il laisse la possibilité à l’équipe
de ramener le plan vers le chemin du succès. Cela suppose que celui-ci
permette des actions qui ne soient pas spécifiques à une situation
donnée – comme le plan Cameroun ou le plan Tchernobyl – qui peuvent
être déclenchés dans une grande variété de situations, en conservant
leur efficacité. Le plan Tchernobyl, d’ailleurs, ne doit être utilisé qu’en
dernier recours pour permettre aux braqueurs de s’échapper, en cas de
capture du Professeur30. Celui-ci est « recyclé » au début de la seconde
aventure (S03E02) pour cette fois-ci permettre aux braqueurs d’entrer
dans la Banque d’Espagne, le nouvel objectif de l’équipe. 140 millions
d’euros sont largués sur Madrid par des dirigeables télécommandés. Le
plan Tchernobyl présente donc, un modèle génératif fort, qui lui permet
de trouver valeur, même en dehors du contexte pour lequel il a été créé.
L’innovation est-elle compatible avec le plan ?
Dans le braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre,
le plan est souverain et doit être protégé à tout prix. Lorsque Denver
emmène les otages sur le toit pour faire respirer Moscou, il déroge au
plan (S01E04). Le Professeur joint Berlin au téléphone et lui dit qu’il
ne veut pas d’improvisation. Quelle place le plan laisse-t-il à
l’innovation, en provenance de l’équipe mais aussi du Professeur ? En
fait, le plan autorise la nouveauté et l’originalité, tant qu’elles ne le
remettent pas directement en cause. Un bon exemple est la proposition
faite par Nairobi à la fin du braquage d’augmenter la production de
billets, pour atteindre le milliard d’euros de butin. Cette proposition
repose sur la mise en œuvre d’innovations de procédés, élaborées avec
Torres, visant à augmenter la productivité de l’imprimerie. Cela n’est
pas sans risque, mais selon le contremaître, c’est possible sans mettre à
mal le système de production lui-même. Même si cette proposition
relève plus du symbole que de la réelle réussite du braquage, Berlin la
refuse catégoriquement et lui somme d’arrêter la production.
L’innovation est donc compatible avec le plan tant qu’elle ne met pas
en péril la réalisation des objectifs de l’organisation. Ici, c’est de sortir
de la Fabrique nationale avec le butin déjà produit, et ne pas faire un
surcroît de zèle, rendant la capture des membres de l’équipe possible
ou probable.
La même sensibilité à la pérennité du plan est visible, lorsque Tokyo
s’évade et regagne la Fabrique nationale sur une moto en « se jetant
dans la gueule du loup ». On peut dire que Tokyo fait preuve
d’innovation par rapport au plan, car elle doit concevoir la suite de son
aventure, sans instruction et sans contact possible avec le Professeur
(S02E06)31. Si elle ne demande l’avis de personne pour retourner dans
l’édifice, elle avise Rio par l’intermédiaire du téléphone d’Alison
Parker et lui demande d’ouvrir les portes. Cette décision permet à
l’équipe d’être à nouveau au complet et permet au plan de continuer,
comme si l’épisode avec Berlin n’avait pas eu lieu. Cependant, la
situation a évolué, car Moscou est touché dans l’opération et prive
l’équipe d’une de ses ressources vives. L’innovation est donc possible,
si elle permet un retour au plan, même lorsque celui-ci est dégradé.
La série La casa de papel est foisonnante de trouvailles innovantes
concernant les dispositifs pour braquer la Fabrique nationale de la
monnaie et du timbre. Mais, ce qui est encore plus intéressant est de
voir comment elle met en scène des innovations qui touchent
directement à la gestion des organisations et de l’équipe, ainsi qu’au
management : c’est le sujet du prochain chapitre.

Références
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innovante : Éléments théoriques et pratiques de la théorie C-K, Presses de l’Ecole des
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Weick K.E. (1995). Sensemaking in Organizations, Sage Publications, Londres.
Weick K.E. (1996). “Drop your tools”, Administrative Science Quarterly, 41, p. 301-313.

1 Après les excuses de Berlin envers les otages, et qu’il a affirmé que les otages sont sous sa
protection, Denver, dit durement à Arturo Román « tu me donnes ce putain de PIN ou je te défonce la
tronche ». Puis « PIN » et Arturo Román obtempère et donne son code PIN « 1, 2, 3 ,4 ».
2 Les policiers essayent d’identifier les braqueurs parmi les otages, dès le discours de Monica
Gaztambide (S01E03). Puis, lorsque les otages sortent sur le toit de la Fabrique nationale (S01E04).
Enfin, les enquêteurs interrogent les otages évadés de la Fabrique nationale (S01E12) pour en savoir
plus sur ce qui se passe réellement à l’intérieur de la Fabrique nationale.
3 Dans lesquelles les otages sont supposés être plus à l’aise.
4 Artéfacts : tous les éléments construits par l’homme dans ses activités, d’après CNRTL :
https://www.cnrtl.fr/definition/artefact
5 La discussion dans le camion entre Berlin, Moscou, Rio et Denver au sujet de l’intérêt des masques
DalÍ est intéressante à ce titre (S01E01).
6 Et des otages eux-mêmes qui sont ainsi mis dans le même bateau que les braqueurs.
7 Rationalité : caractère de ce qui relève de la Raison, appartient à la Raison. D’après CNRTL :
https://www.cnrtl.fr/definition/rationalité
8 Cela inclus évidemment le Professeur qui est un très bon joueur d’échecs mais n’est évidemment pas
infaillible.
9 Le surnom de Sergio Marquina, le Professeur, est probablement aussi dû à l’usage immodéré de la
Raison et de la rationalité dans l’élaboration et la réalisation du plan du braquage de la Fabrique
nationale.
10 Le butin ne s’élèvera pas à 10 milliards d’euros et le braquage fera deux victimes au sein de
l’équipe.
11 « Satisfaying ».
12 Qui s’est trouvé mal suite à l’annonce du « crime » de Denver, qui aurait abattu une otage.
13 Sa secrétaire avec qui il entretenait une relation extra-conjugale.
14 Les otages se mettent à genoux avec les mains sur la tête, alors que le présumé braqueur se trouve
debout tenant une arme et gesticulant.
15 Le QG, salle de contrôle des opérations du Professeur.
16 Prélevé dans les coffres-forts de la Fabrique nationale par Moscou.
17 Angel Rubio pose l’hypothèse que celle ou celui qui a déclenché l’alarme manuelle est « sûrement un
employé ». Cette hypothèse qui n’est jamais vérifiée renforce l’idée d’un casse classique.
18 Les policiers surprennent des braqueurs chargés de sacs de billets sur le fronton de la Fabrique
nationale, ils les forcent à se replier à l’intérieur en laissant les sacs sur les marches : il s’agit donc d’un
casse classique qui a tourné court, grâce au courage des policiers de première intervention.
19 Frame.
20 La police tend un piège au Professeur en tentant de lui faire croire qu’Angel Rubio, accidenté de la
route et dans le coma, s’est réveillé. Il invente un stratagème plein de clowns pour pénétrer dans
l’hôpital et vérifier la situation d’Angel Rubio. Il débusque le plan des policiers, en étant à la fois présent
et absent de la chambre présumée d’Angel Rubio.
21 Prix Nobel d’économie en 2002.
22 « L’art d’inventer, de faire des découvertes » en résolvant des problèmes à partir de connaissances
incomplètes. Ce type d’analyse permet d’aboutir en un temps limité, à des solutions acceptables. Celles-
ci peuvent s’écarter de la solution optimale. https://fr.wikipedia.org/wiki/Heuristique
23 C’est le cas lors du discours de Monica Gaztambide pour décrire la situation des otages (S01E02).
De même, lorsque la télé entre dans la Fabrique nationale, pour faire un sujet avec Berlin (S02E04).
24 Cela est d’ailleurs peu montré dans la série.
25 Il s’agit aussi de la part des braqueurs d’une sorte de manipulation qui conduit les otages à avoir une
occupation et de fait de ne pas avoir le temps disponible pour se révolter : épuiser le corps et l’esprit
pour éviter la rébellion.
26 « Le Professeur ne nous avait pas dit que les policiers eux aussi tireraient sans prévenir. »
27 « Tu sais ce qu’il fallait faire, c’est respecter le plan, tu sais, celui qu’on avait répété un milliard de
fois. »
28 Raquel Murillo dit que c’est la première fois dans le casse que les braqueurs n’avaient pas prévu un
événement qui s’est produit. En effet, ils ne peuvent avoir anticipé la bavure policière dont elle est à
l’origine. S’offre aux forces de police une opportunité qui devrait leur permettre de remporter la victoire
sur les braqueurs.
29 Les otages ont été divisés en deux groupes : ceux qui ont choisi de recevoir 1 million d’euros et ceux
qui ont choisi la liberté. Le Professeur décide de donner la liberté promise à ce dernier groupe.
30 Le plan Tchernobyl consiste à larguer l’ensemble du butin (des millions d’euros) au-dessus de Madrid
afin de créer une panique et permettre aux braqueurs de s’éclipser de la Fabrique nationale et d’avoir la
vie sauve.
31 Le Professeur est retenu prisonnier et interrogé par Raquel Murillo dans la villa de Tolède.

6. Innover en management

Avec Marine Agogué1
Les leçons managériales du casse de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre
Un casse, c’est avant tout la réalisation d’une idée que l’on mène
jusqu’au bout. Il faut planifier un coup d’éclat collectif, puis le mettre
en œuvre. Mais, entre le plan et la vie réelle, bien des choses peuvent
advenir – et c’est là que le management, à savoir le pilotage de l’action
collective (Hatchuel, 2019) entre en scène.
Au sein de l’équipe de braqueurs, plusieurs individus occupent des
fonctions managériales : le Professeur, bien évidemment, mais pas
seulement. Berlin, dès le début de l’aventure à l’entrée dans la
Fabrique nationale, doit manager le collectif : il oriente l’action des
braqueurs, coordonne les opérations, s’assure que les choses suivent
leur cours, et réagit – voire improvise – quand ce n’est pas le cas.
Nairobi, elle, encadre les otages qui sont mis à contribution à
l’imprimerie. Elle leur explique la mission (ou du moins une partie de
la mission), leur donne des tâches précises, vérifie la qualité du travail
produit. Elle prend aussi les commandes de l’équipe de braqueurs
lorsque les actions menées par Berlin lui pose des problèmes. Dans les
premières heures de vie du casse, le Professeur, Berlin et Nairobi
doivent aussi composer avec les écarts entre les plans initiaux et la
réalité vécue par le collectif. Parfois, ils utilisent des pratiques
managériales bien connues – ils planifient, organisent, dirigent et
contrôlent l’action collective en s’appuyant sur leurs forces et leur
expérience, et en mobilisant des mécanismes qu’ils maîtrisent. Cela
permet aux « gestionnaires » du casse de développer des routines
managériales, c’est-à-dire des comportements répétés qui sont liés par
des règles et coutumes et qui restent relativement stables d’une itération
à l’autre (Feldman, 2000). Ainsi, le Professeur entraîne son équipe à se
comporter d’une certaine façon, à mettre en place des automatismes
grâce à la répétition de séquences prédéterminées. Berlin s’adresse à
ses camarades d’une façon relativement homogène dans la villa et lors
du début du casse. Mais parfois, le Professeur, Berlin et Nairobi sont
confrontés à des situations inconnues qui rendent caduques ces routines
managériales qui les habitent, ce qui les amène à innover dans leur
façon de gérer les collectifs dont ils ont la charge. Ils se trouvent alors
dans une posture de concepteur et de producteur d’innovations
managériales.
Nous allons voir dans ce chapitre ce que gérer veut classiquement
dire, en repartant d’une matrice du management technique, matrice
fondatrice de la pensée managériale contemporaine : le Planifier-
Organiser-Diriger-Contrôler (PODC) de Henri Fayol (1916). Nous
décrirons ensuite comment ce PODC se décline dans le contexte de
management à distance que vit, de facto, le Professeur, chef d’une
équipe qui travaille dans un espace physique éloigné du sien. Cela nous
permettra d’ouvrir la porte vers la question de l’innovation en
management, et d’en caractériser les conditions d’émergence et de mise
en œuvre. Nous mettrons enfin à l’œuvre cette approche de l’innovation
managériale au regard des formes de management au féminin que nous
donnent à voir les différentes saisons de La casa de papel.

Planifier, Organiser, Diriger, Contrôler, la matrice


technique du management
Nous vous proposons un petit test : prenez un manuel de management,
en langue française ou anglaise. Celui que vous voulez. Ouvrez-le et
examinez la table des matières. Vous y retrouverez toujours la même
structure. Le management, c’est l’acte de « Planifier, Organiser, Diriger
et Contrôler », connu aussi sous l’acronyme PODC. Si un jour vous
avez eu la (mal)chance de suivre un cours de management, ces quatre
lettres ne vous sont pas complètement inconnues.
PODC sont les quatre activités traditionnelles du manager qui ont été
proposées par celui qui est considéré comme l’un des fondateurs du
management : Henri Fayol. Ce qui intéresse Fayol, au début du
XXe siècle, c’est de clarifier ce que fait concrètement et au quotidien un
dirigeant, à la tête de son organisation. Celui-ci est celui qui dirige,
prévoit, organise, commande, coordonne et contrôle. Au cours des
décennies qui ont suivi, le « prévoir » est devenu « planifier » ; le
« commander » est devenu « diriger » ; et le « coordonner » s’est fondu
dans l’« organiser ».
Alors certes, chaque gestionnaire est différent dans sa façon de
manager son équipe et son style de management peut être influencé par
plusieurs éléments, que ce soient la personnalité et l’expérience du
manager, ou encore la culture organisationnelle de l’organisation dans
laquelle le gestionnaire opère. Chaque gestionnaire a une approche
différente dans la gestion de son équipe. Certains sont plus
interventionnistes alors que d’autres laissent plus de latitude à leurs
collaborateurs. Mais dans tous les cas, on retrouve cette constante du
PODC. Car finalement, le management n’est pas autre chose que le
pilotage de l’action collective, ou, dit de façon plus pragmatique : faire
faire des choses par autrui. Or, cela nécessite de planifier l’action à
venir, d’organiser les ressources pour le faire, de diriger l’action en
train de se faire et de contrôler que ce qui avait été envisagé a bien été
réalisé. Donc, de planifier, d’organiser, de diriger et de contrôler.
Plus précisément, Planifier revient à décider ce que l’on veut et que
l’on va faire. C’est envisager les possibilités offertes par notre
environnement et les ressources à notre disposition, imaginer les futurs
potentiels et tracer un chemin cohérent pour les atteindre. Comme dans
toute bonne série sur une histoire de braquage, les actions du groupe
reposent sur un plan minutieux, établi par le Professeur, qui peut être
perturbé par un lot de rebondissements variés. Pendant des années,
celui-ci a élaboré avec soin toutes les étapes de son plan lui permettant
de déterminer, entre autres : comment entrer dans la Fabrique
nationale ? Comment imprimer des billets ? Comment faire durer les
choses et gagner du temps ? Comment réagir quand diverses situations
se présentent ?
Après Planifier, vient Organiser. Sans action collective, point de
management. Le management se pense donc au travers du collectif,
parce que le groupe existe. Le management permet alors d’organiser les
interactions entre les différents membres de ce collectif. Au-delà de
l’évidente question du « qui fait quoi ? », organiser, c’est se donner les
moyens de mettre en œuvre ce qui a été décidé dans le Planifier. C’est
s’appuyer sur les forces de chacun, sur les ressources à disposition
pour donner vie à un futur recherché : une faussaire pour faire tourner
la planche à billets ; un petit génie de l’informatique pour pirater les
communications ; d’anciens combattants serbes pour jouer les gros bras
(S01E01). C’est composer avec la réalité du tissu humain que forme le
collectif pour en utiliser les attributs et coordonner une action désirée.
Le D du PODC, c’est Diriger. Si on repart du sens initial donné par
Fayol à ce concept, il s’agit en fait de « commander », un mot qui a
bien sûr vieilli aujourd’hui. Fayol écrit ceci : « Le but du
commandement est de tirer le meilleur parti des agents qui
composent son unité, dans l’intérêt de l’entreprise ». D’une certaine
manière, il s’agit d’indiquer au collectif quoi faire, de donner une
direction, éventuellement de prendre des décisions et d’en faciliter la
mise en œuvre. Plus largement, « diriger » peut se comprendre comme
la réorientation de l’action en train de se faire. Bien sûr, on se donne
une direction en planifiant, et les moyens de la réussite en s’organisant.
Dans un monde parfait, tout se déroule comme prévu, et « diriger »
apparaît presque secondaire. Mais c’est justement lorsque l’imprévu
survient (et il survient toujours) que diriger devient crucial. Il faut
alors, pendant que l’action est en train de se dérouler, la réorienter pour
être capable d’atteindre le but souhaité : ainsi, quand le comportement
de Monica Gaztambide menace le bon déroulement du braquage, Berlin
n’hésite pas à dévier du plan initial et à intimer à Denver de la tuer
pour donner l’exemple (S01E03). Berlin, ici, dirige.
Le concept qui boucle le PODC, c’est Contrôler. Contrôler, à la
base, c’est vérifier que ce que l’on a planifié a bien été fait. Mais au-
delà de cette simple action de vérification, contrôler permet surtout
d’apprendre, pour ensuite progresser. Finalement, dans l’action que
l’on vient de terminer : a-t-on bien planifié les choses ? Est-ce que les
bonnes ressources ont été mobilisées ? Comment les imprévus ont-ils
été gérés ? A-t-on atteint le but que l’on s’était fixé ? Pourrait-on faire
mieux ? Et si c’était à refaire, que ferait-on différemment ? Après avoir
annoncé au Professeur qu’il a ordonné l’assassinat de Monica
Gaztambide, Berlin s’octroie un moment de réflexion auprès d’un petit
groupe d’otages qu’il a mis à l’écart étant donnée leur fragilité face aux
évènements (S01E07) : il analyse sa décision, la réaction du
Professeur, les conséquences pour le collectif – en d’autres termes, il
contrôle son action passée. Décrit par Henry Mintzberg (1982) comme
étant la « colle qui maintient ensemble les parties de l’organisation »,
le contrôle permet ainsi de faire converger les buts de l’organisation et
des employés et de faciliter la mise en œuvre et la planification des
objectifs organisationnels.
Le PODC, librement inspiré de Fayol (1916)
Si on peut être tenté de voir une forme de linéarité entre ces quatre
lettres, il faut souligner qu’une même situation peut amener en même
temps à devoir planifier, organiser, diriger et contrôler, et que
l’itération entre ces différentes actions est, en fait, la réalité du
management. Mais l’exercice du management se réduit-il pour autant au
seul PODC ?

Quand le Professeur gère de l’extérieur :


réinventer le PODC à distance ?
Le Professeur est un manager bien particulier. Si le chapitre
précédent a permis d’analyser les sources de pouvoir qu’il détient dans
son action, ce qui rend très spécifique l’action managériale du
Professeur, c’est qu’elle s’incarne principalement à distance. En effet,
alors que pendant toute la phase de préparation du casse, le Professeur
est physiquement avec son équipe, à partir du moment où les braqueurs
investissent la Fabrique nationale, il se retrouve à gérer le casse à
distance2.
Manager à distance, cela revient à gérer une équipe que l’on ne voit
pas, avec laquelle on communique par des moyens technologiques
divers et variés, ce qui apporte son lot d’opportunités mais aussi sa
panoplie de difficultés. Car si on ne se voit pas, on ne peut pas
facilement interpréter ce que les autres pensent, comment ils réagissent,
et pour autant, on agit ensemble, on se coordonne, on se complète, on
s’entraide, et on accomplit les missions que l’on se donne. Cela veut
aussi dire que ce qui fait l’essence de l’action du manager est en grande
partie chamboulée quand la distance existe3.
Planifier, Organiser, Diriger, Contrôler, mais à distance ? Quelles
formes ces pratiques managériales prennent-elles lorsque le Professeur
ne peut plus être au plus près de l’action sur le terrain, mais opère tapis
dans l’ombre d’une cave humide ?

Un plan, des plans


Dans un premier temps, il convient de réaliser que la planification est
très clairement une force incontestable du Professeur. Il a passé des
années de sa vie à planifier méticuleusement le braquage et a couvert
des aspects auxquels la plupart des gens ne penseraient pas. Sa tactique
consistant à mener la police dans plusieurs impasses, pour gagner le
plus de temps pour que l’argent soit imprimé et que l’équipe s’échappe,
nécessite une importante capacité de planification d’autant plus qu’il
gère le braquage à distance. C’est peut-être là une des premières
spécificités de la planification à distance : investir des efforts
considérables dans une planification à l’avance, pour faire face à toutes
les éventualités. Le Professeur n’a pas prévu un plan, mais des plans.
Qui ont pour la plupart tous des noms : il y a le plan Valence, le plan
Cameroun, ou encore le plan Tchernobyl. Ainsi, au plan de départ qui
trace les grandes lignes de la conduite du braquage, s’adosse tout un tas
de stratégies pensées à l’avance qui permettent au Professeur de piloter
le braquage, même s’il n’est pas physiquement là.
Plus spécifiquement, on peut remarquer que le plan central est conçu
de façon différente de la série de plans alternatifs du Professeur. Tokyo
l’explicite très clairement dès le premier épisode : « Tout ce que nous
avions prévu s’était mis en route ». Suit l’énonciation d’une partie du
plan qui permettra à l’équipe d’entrer et de se confiner dans la
Fabrique nationale. Pour cela le plan repose sur une hypothèse forte sur
le comportement des gardiens de convoi de rouleaux de papier monnaie
prêts à imprimer : coupés de toute communication extérieure ceux-ci ne
risqueraient pas leurs vies pour un salaire de misère et un enjeu si
dérisoire. C’est le plan et il se passe à merveille. Qui dit plan dit
maîtrise de l’information, connaissance du contexte et mise en place de
règles propres à l’action coordonnée.
Pour planifier, il faut anticiper, prévoir les réactions des autres
protagonistes. Le Professeur prévoit ainsi en faisant preuve de
raisonnement logique : les points d’entrée pour l’assaut des forces de
l’ordre sont anticipés, tout comme la révolte très probable des otages.
Le plan initial est là pour être déroulé lors du casse : de la sortie de
Tokyo et Rio canardant les voitures de police pour faire croire à un
casse avorté, à la mise en route du système de production de la
Fabrique nationale, en passant par le creusage des deux tunnels. Le plan
permet à la fois de contrevenir à la construction du sens des situations
afin de cacher les réelles intentions des braqueurs. Le plan permet de
coordonner les acteurs et de mettre l’organisation sur une voie
théoriquement maîtrisée et maîtrisable. Et on peut ainsi établir un lien
avec les autres éléments du PODC.
Mais que faire lorsque le plan dérape, lorsque les acteurs reprennent
leur indépendance et dévient de ce qui a été prévu ? Que faire lorsque
les acteurs ne se comportent pas comme le plan a été pensé ? Et que
faire lorsque cela arrive alors que le Professeur n’est pas présent ?
C’est bien là, dans l’imprévu, que les différents plans du Professeur
entrent en jeu. Le Professeur a en effet prévu cette éventualité et a
conçu ses différents plans afin de prévoir le « quoi » en pensant de
l’aléa sur le « quand ». Il ne conçoit pas un plan unique qui emprisonne
les acteurs. Il va au contraire ouvrir des alternatives en fonction des
réactions de l’adversaire. Il va par exemple l’amener à la faute pour
délégitimer la direction des forces de l’ordre. Comme le Professeur
n’est pas sur place, comme un joueur d’échecs, il prévoit les coups que
vont certainement jouer ses adversaires, en mettant en œuvre un
raisonnement à rebours. Et il met en place des ressources pour y faire
face. Il permet aux protagonistes de rester dans une suite d’actions
maîtrisées en adoptant une stratégie de couverture contre les risques. Il
met en place un plan génératif d’alternatives et d’actions pour permettre
de poursuivre en toute condition l’application et la mise en œuvre du
plan.
Pour maintenir le plan dans un processus maîtrisé il faut soit pouvoir
maintenir le plan sur les rails prévus, soit être capable de le remettre
sur les rails s’il s’en est écarté. C’est ce qui se passe dans la scène de
la tentative d’infiltration lors de l’opération d’Arturo Román qui a été
blessé par balle par les forces de l’ordre (S01E05). Le Professeur
montre dans cet extrait qu’il ne sait pas quand cela arrivera, il ne sait
pas comment elle y arrivera, mais qu’il est certain que la police
cherchera à les infiltrer. Le plan en forme de Cheval de Troie est ainsi
pensé pour parer à cette éventualité (en prenant des masques différents
de ceux de DalÍ) et par ailleurs tirer le meilleur parti d’un contact avec
un policier, en implantant un micro dans ses lunettes. Cette façon de
penser des plans multiples en opérant une gestion des risques confère
de la résilience à l’organisation des braqueurs, c’est-à-dire une
certaine capacité à absorber, à répondre et à capitaliser sur des
perturbations issues de changements de l’environnement.
Les plans du braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du
timbre
découverts par la police dans la villa de Tolède (S02E06)
Ainsi, pour gérer à distance, le Professeur s’appuie fortement sur une
planification génératrice (cf. chapitre 5) : il donne à son équipe de
nombreux plans d’action, et les conditions dans lesquelles les
mobiliser. Il permet ainsi à l’équipe de garder une agilité et une
autonomie à l’équipe qui agit dans la Fabrique nationale. Le plan n’est
pas une unité figée préétablie que le Professeur pourrait repenser en
cours de route : il est plutôt une panoplie de possibilités à explorer et à
réviser en fonction des circonstances rencontrées. Le Professeur donne
à l’équipe un plan aux multiples facettes mais aussi les conditions de
son utilisation en condition, sans oublier la réutilisation d’éléments non
appliqués dans des conditions contrastées. Le plan Tchernobyl est
conçu, en effet, pour permettre à l’équipe, en dernier recours, de
s’échapper de la Fabrique nationale. Le Professeur lui donne tout son
sens lors du second braquage (celui de la Banque d’Espagne) qui doit
permettre la libération de Rio qui a été capturé par les services secrets
espagnols (S03E01). Le plan Tchernobyl n’est plus utilisé pour assurer
la fuite des braqueurs mais pour créer les conditions de leur pénétration
dans la Banque d’Espagne.

Déléguer pour aligner l’organisation et permettre


le management à distance
Mais la planification n’est pas la seule facette du management que le
Professeur adapte pour gérer son collectif à distance : quand il s’agit
d’Organiser, le Professeur s’écarte d’un mode de fonctionnement assez
classique. Si par exemple, pour activer l’imprimerie et faire tourner les
planches à billets, il a prévu une liste bien précise des personnes à
impliquer en fonction de compétences bien précises – liste que Nairobi
lit avec liesse à voix haute (S01E02) – la façon d’organiser d’autres
tâches n’est, elle, pas prédéfinie. Berlin va ainsi mobiliser plusieurs
otages pour leur faire creuser un tunnel : les braqueurs n’ont aucune
idée des compétences sur le sujet des otages, et Berlin va chercher à
révéler les habiletés des otages qui leur seraient le plus utiles
(S01E04), mais va aussi faire des choix stratégiques en fonction des
comportements, comme écarter Arturo Román qui cherchait
précédemment à susciter une révolte auprès des otages. Ainsi, à
l’organisation planifiée préétablie, que le Professeur peut mener depuis
sa cave, s’oppose une organisation plus ad hoc, où le fait de gérer à
distance nécessite de déléguer à Berlin l’agencement des compétences
disponibles en fonction de la réalité du terrain.
La capacité à diriger du Professeur est, elle aussi, mise à l’épreuve
de la distance : car si diriger, comme nous l’avons exposé plus tôt, est
la capacité à réorienter l’action, comment cela peut-il se faire à
distance ? Comme le dit si bien Nairobi à Berlin (S02E03) : « Tu sais
ce qui m’inquiète vraiment ? Le Professeur. Il n’est pas là. Il n’y a que
toi. C’est lui la tête pensante ».
La première façon de diriger à distance du Professeur est très
technique : il s’agit de délivrer des ordres au bon moment pour
coordonner une action qui a été prévue à l’avance. C’est ce qui arrive
par exemple dans le tout premier épisode pour que Tokyo et Rio sortent
au moment parfait quand les policiers arrivent pour faire croire à un
casse raté de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre. Le
Professeur minute l’action et donne le départ de l’ouverture des portes
de la Fabrique nationale au parfait moment. Et c’est probablement
l’action de direction la plus classique à distance : donner des
directives techniques, coordonner des mouvements, des mécanismes.
Mais une action collective, ce ne sont pas seulement des agencements
de ressources matérielles, de fonctionnements objectifs, c’est aussi des
relations entre individus, des comportements humains. Et cela devient
beaucoup plus complexe pour le Professeur de gérer ces dynamiques-là
à distance, notamment car l’information dont il dispose devient de plus
en plus limitée à mesure que le casse avance.
Le Professeur dans sa salle de contrôle pour gérer le braquage à distance

Ainsi, lorsque Berlin dévie du plan initial en intimant à Denver de


tuer Monica, le Professeur ne le sait pas, ne le voit pas, et ne
l’apprendra que trop tard. Difficile de réorienter une action dont on n’a
pas conscience… Et d’ailleurs, cela ouvre sur une faille de la
planification du Professeur : il n’a pas anticipé le non-respect du plan
par sa propre équipe, n’a pas planifié de stratégie en conséquence. La
direction pourrait venir pallier cette défaillance, mais le management à
distance du Professeur ne lui en donne pas l’occasion. Et lorsque
Berlin, sous la menace de Tokyo, finit par lui annoncer sa décision de
se débarrasser de Monica, le Professeur doit faire preuve d’une autre
facette de la direction, qui ne lui est pas forcément naturelle a priori :
l’improvisation. Berlin explicite en effet, dans (S01E07), qu’il a fauté,
et que le Professeur doit réagir, doit le punir, sinon le reste de l’équipe
perdra confiance dans le Professeur. On voit une forme de « régulation
inversée » (Hatchuel, 1996), alors que c’est le Professeur qui est censé
gérer Berlin, ce dernier inverse les rôles en demandant au Professeur
d’agir envers lui. Ce que le Professeur fera en mettant un bouton avec
les empreintes de Berlin dans une voiture, menant la police à identifier
Berlin et envoyant, par là-même, un message à Berlin sur les
conséquences de sa faute passée. Cette punition, en surprenant Berlin
lui-même, est le résultat d’une improvisation du Professeur, qui lui
vaudra d’ailleurs de passer à deux doigts d’être arrêté par la police.

Du contrôle des moyens au contrôle des résultats


Et enfin, la question du contrôle à distance se pose. Si le contrôle se
pense comme la vérification et l’inspection régulière des actions en
cours afin de déterminer s’il pourrait exister un écart entre les objectifs
fixés par l’organisation et les résultats observés, comment
s’opérationnalise-t-il à distance ? Dans un premier temps, la situation
du Professeur nous éclaire sur le fait que le contrôle par les moyens
de travail, qui permet aux gestionnaires d’être en contrôle de la façon
dont les employés effectuent certaines tâches, est fortement mis à mal.
Le contrôle par les moyens est pourtant couramment mobilisé en
organisation, car il permet au gestionnaire d’être en contrôle de toutes
les étapes des projets qu’il supervise à travers ses employés et de
s’assurer de ne rien laisser au hasard, de la communication entre les
membres de son équipe jusqu’à leur manière d’effectuer le travail.
Alors que les résultats obtenus par les employés sont très importants, la
manière d’y arriver l’est tout autant, sinon plus. Mais pour opérer du
contrôle par les moyens il faut pouvoir voir les comportements et être
au plus proche de l’action. Ainsi, lorsque Tokyo s’enflamme (S01E03)
à la suite du passage à tabac de Rio et tire sur les caméras, il n’y a
aucun contrôle possible. Le Professeur est loin, impuissant, et ne peut
que constater la perte d’images à mesure que Tokyo tire des coups de
feu. La perte des caméras ne fait, par ailleurs, qu’accentuer la fragilité
du lien qui lie le Professeur au collectif qu’il gère.
Ce qui laisse comme possibilité de supervision, dans un contexte de
management à distance, le contrôle par les résultats. Contrôler par les
résultats, par la réalisation des objectifs préalablement établis,
nécessite d’accorder beaucoup moins d’importance à la manière dont
les employés réalisent le travail demandé pour plutôt se focaliser sur la
qualité du travail final. Dans ce mode de contrôle, le gestionnaire ne
tente pas de dicter à ses employés une façon de faire leur travail, il
utilise plutôt son pouvoir de gestion pour faciliter le travail de ses
employés. On retrouve dans ce mode de contrôle par les résultats une
idée qui dépasse largement le projet du taylorisme, qui lui, se focalise
principalement sur un contrôle par les moyens : l’enjeu est de
standardiser la façon dont les tâches sont opérées pour en permettre
l’optimisation. L’approche du contrôle par objectif laisse au contraire
beaucoup plus de latitude aux employés qui ont alors toute la liberté
nécessaire pour gérer la réalisation de leurs projets comme bon leur
semble – et de choisir eux-mêmes les moyens d’accomplir leurs tâches.
Le Professeur a ainsi instauré les appels de contrôle, toutes les
6 heures, comme un dispositif de contrôle planifié de l’action
collective : les braqueurs doivent rendre des comptes, à heure fixe, sur
le suivi du plan, l’atteinte des objectifs en termes de production de
billets ou de bonne gestion des otages. Et on sent toute la détresse du
collectif quand le Professeur manque l’un de ces appels planifiés.

Valeurs et difficultés du management à distance


Au regard des éléments exposer plus haut, le management à distance
force le Professeur à arrimer deux éléments, a priori, contradictoires :
fortement planifier d’une part et énormément déléguer d’autre part. On
sent bien que la force du Professeur, d’ailleurs, repose plutôt sur le
premier volet : il a dédié énormément de temps, de minutie, à
l’élaboration de plans multiples. Il a anticipé pendant des mois, voire
des années, les moindres des conséquences possibles du casse de la
Fabrique nationale. Tokyo exprime d’ailleurs le confort qu’éprouve le
Professeur dans cette position à distance : « Caché derrière sa voix
métallique, avec ses caméras et sa stratégie, le Professeur était comme
un poisson dans l’eau » (S01E06). Mais la complexité de la situation
dépasse sa capacité d’exploration de tous les aléas. Il bute notamment
sur l’imprévisibilité inhérente aux actions humaines, et le place dans la
dure réalité de l’action déléguée. Ce problème est accru lorsque le
contrôle des procédés de travail (standardisation par les procédés)
n’est pas possible du fait du mouvement permanent de l’organisation
dans son environnement. Si la composition des tâches vient à changer,
si les ressources mobilisables évoluent, alors la nature même des
processus de travail change. Cela rend difficile l’exercice du contrôle.
La nécessité d’agilité dictée par l’évolution d’une organisation dans un
environnement instable et complexe doit faire évoluer le contrôle
organisationnel d’une focalisation sur les moyens, à une attention portée
sur les résultats. Or, paradoxalement, cela facilite le management à
distance.
La distance physique crée inévitablement des asymétries
d’information qui nécessitent de pousser encore plus loin le processus
de délégation auprès de Berlin, qui lui, a une vision plus proche, plus
complète de la situation. Fayol déjà mentionnait le fait que le savoir
devait se situer là où il est utile, c’est-à-dire subordonné au pouvoir de
décision (Peaucelle, 2000). Celui-ci fait référence à des situations de
gestion qui nécessitent d’agir promptement parce que les circonstances
surviennent sans pour autant que la hiérarchie n’ait besoin d’être
informée. Cela renvoie encore, à un courant managérial à l’œuvre
depuis les années 1990 (Blanchard, Johnson et Pavillet, 2015), qui fait
tendre le travail des gestionnaires vers une clarification récurrente des
attentes et un éloge constant du travail des autres. Cela permet de
favoriser la mobilisation des employés vers des gestionnaires qui
doivent mettre l’employé au centre de ses décisions. Cette forte
tendance managériale qui continue de prendre de l’ampleur favorise
donc les gestionnaires qui utilisent un type de contrôle (coordination du
travail) par les résultats, qui favorise une plus grande émancipation de
l’employé au quotidien.
La délégation nécessite de mettre en place des formes de confiance
dans la ligne de management, que le comportement de Berlin vient
d’ailleurs remettre en question : comment gérer de façon efficace quand
le relai sur le terrain n’est plus fiable ? Le Professeur et Berlin,
compensent cette mise à l’épreuve de leur relation de travail par des
décennies d’amour fraternel : si même cette relation-là se trouve
malmenée par la distance, on comprend mieux les difficultés des
gestionnaires à basculer leur travail de management en ligne ou hybride
depuis le printemps 2020. Et justement, quand Berlin met le Professeur
au pied du mur, ce dernier se doit d’être créatif : non pas juste
concernant son plan, mais aussi concernant sa façon de gérer le
collectif. Ce qui amène à penser les questions d’innovation en
management.

Remettre en cause ses logiques managériales de


prédilection pour s’adapter à l’inconnu
Nous avons vu dans le chapitre 4 de cet ouvrage (p. 118) qu’il
existait selon Max Weber trois formes de légitimation du pouvoir. Nous
allons voir que de cette typologie on peut tirer trois logiques
managériales qui s’adossent à chacun de ces systèmes de légitimité : le
management technique, le management organique et le management
charismatique. Plus précisément, « une logique managériale (ou une
forme de management) définit les contours d’une manière d’agir
cohérente et spécifique permettant à un dirigeant de prendre en
charge ceux qui décident de suivre son commandement, et donc de
Planifier, Organiser, Diriger et Contrôler » (Agogué et Sardais, 2019,
p. 14). Ce qui fait que le collectif de braqueurs est résilient face à
l’inconnu, c’est justement la capacité à ne pas jouer que sur un seul
registre – en l’occurrence celui du management technique, fondé sur le
caractère rationnel-légal, dont on sent bien qu’il est quasi-intuitif pour
le Professeur. Mais au fil du braquage, c’est bien toute une panoplie
d’approches managériales qui vont être déployées.

Le « management technique », fondé sur la Raison


Le management technique repose avant toute chose, sur un système
de légitimité rationnel-légal. Weber (1922) précise que les fondements
du pouvoir trouvent leur source dans la mise en place et le respect de
règles qui prennent sens grâce à la science. De ce fait, le PODC
s’incarne de manière spécifique dans cette logique managériale4.
Tout d’abord, le « planifier » consiste à élaborer des plans, étayés
par la science réelle ou présumée. Le Professeur est, à ce titre un
excellent exemple de manager technique. Ses plans sont élaborés
précisément et fondés sur des bases rationnelles empruntées aux
sciences et techniques. Ainsi, il élabore le plan en ayant à l’esprit les
notions de biais cognitifs, de mode de raisonnements, mais aussi de
spécifications techniques qui laissent supposer que sa culture
scientifique large, tant dans les sciences humaines et sociales, que dans
les sciences de l’ingénieur ou fondamentales. Et ce socle de
connaissances est la source d’un plan formel.
L’ « organiser » consiste à établir un contrat entre un leader et des
opérateurs. Le contrat, compris au sens légal du terme, permet
d’affecter aux opérateurs des tâches et à l’organisation d’atteindre les
objectifs fixés dans le plan. Ce que chacun doit faire et retirer de
l’action est explicitement prédéfini. Là encore, la logique managériale
adoptée par le Professeur est un bon exemple du management
technique : quand il recrute Tokyo, ce n’est pas avec un argument fondé
sur le caractère inédit du casse, mais bien sur une relation
transactionnelle d’un travail fait contre une part du montant de
2,4 milliards d’euros (S01E01).
Le « diriger » consiste essentiellement à réaffirmer l’autorité
formelle, qu’on trouve dans l’organigramme. Le Professeur s’appuie en
effet sur la ligne hiérarchique – Berlin – pour transmettre ses
instructions, et comme nous l’avons déjà exposé, dirige en prescrivant
très clairement des directives aux uns et aux autres. On pourra à cet
égard se souvenir de la scène où, en plein milieu de la nuit, le
Professeur interrompt Nairobi et Tokyo en train de danser passablement
éméchées, et réoriente l’action aux moyens de simples directives
formelles : « Il est 4h03 du matin. Il y a cours demain matin. Sur les
plastics. Vous devriez dormir. Au lit. Maintenant. Maintenant »
(S01E05).
Le « contrôler » permet de « mesure(r) le travail accompli à partir
d’indicateurs objectifs qui visent à maximiser (l’)efficacité (de
l’organisation) » (Agogué et Sardais, 2019, p. 17). Dans La casa de
papel, le contrôle de la bonne exécution du plan repose sur la mesure
d’indicateurs tels que le nombre de victimes, le montant du butin (la
somme des euros imprimés) (S01-02), ou le poids d’or fondu (S03-05).
Il s’agit là de métriques objectives atteignables, qui permettent par
exemple de savoir si la gestion de l’imprimerie fonctionne bien pour
livrer les billets nouvellement imprimés.

Le « management organique », s’appuie sur la


tradition
Le management organique repose lui sur un système de légitimité du
pouvoir traditionnel. Celui-ci, rappelons-le, consiste à fonder le
pouvoir sur la tradition, l’enchaînement inéluctable d’un état de fait
historique inséré dans le temps long. La mise en œuvre particulière du
PODC est dans le cas du management organique porté sur « une raison
d’être » ou d’exister (Agogué et Sardais, 2019, p. 16). Ainsi, lors de la
première prise de pouvoir de Nairobi, elle répond à Berlin5, en tendant
un billet de 50 euros tout frais sorti de l’imprimerie : « Ah, tu trouves
que cela ne fait pas professionnel ça ? Hein ? ». Berlin : « C’est
beau ! ». Nairobi : « Non, c’est pas beau, un putain de billet, encore
mieux que ceux qu’il y a dans les banques, impossible à tracer, c’est
une véritable œuvre d’art ». C’est la raison d’être de la position et du
savoir-faire de Nairobi (S01E04).
L’« organiser » relève dans la logique managériale organique du
« métier qui, bien plus qu’une tâche, est une véritable philosophie de
la manière dont le travail doit être accompli : un serment (…) où la
notion d’expérience, de qualité est essentielle » (Agogué et Sardais,
2019, p. 16). Nairobi, dans la même scène y fait directement référence :
« et tu sais pourquoi (ce billet est parfait) ? parce qu’il a été fait avec
soin, je suis professionnelle ». Ce rapport au métier peut, à l’extrême,
s’incarner dans la formalisation d’un serment (on peut penser aux
serments religieux pour rentrer dans les ordres ou au serment
d’Hippocrate pour les médecins) qui encadre les bonnes pratiques de
la réalisation du métier.
Le « diriger » s’incarne par une forme de « sagesse collective », et
d’un « jugement responsable » (Agogué et Sardais, 2019, p. 17). Il
s’agit de donner la direction conforme à ce qu’est l’organisation en
rapport avec sa raison d’être. Cette forme organique de direction est
parfois difficile à voir, car elle peut bien souvent se passer de mot. Là
encore, c’est Nairobi qui incarne ce « diriger », lorsqu’elle voit, dans
les derniers moments de vie de Moscou, Monica, au sous-sol, creuser
et porter de lourdes charges. « Chérie, chérie. Petite » lui dit-elle en lui
mettant la main sur l’épaule. « Repose-toi un peu, hein ? Allez. Viens. »
(S02E07)
Enfin le « contrôler » prend « largement la forme d’un contrôle
social, exercé directement par le groupe sur chaque individu »
(Agogué et Sardais, 2019, p. 17). Lorsque Denver hurle « le plan !
putain le plan ! » à Tokyo qui vient de blesser, peut-être grièvement,
des policiers (S01E01), le groupe rappelle à Tokyo que la raison d’être
du braquage est de ne pas faire de victime et que l’équipe n’est pas
formée d’assassins. On voit d’ailleurs que ce sont alors les membres du
collectif, et non la personne en position managériale, qui exercent le
contrôle organique, à l’image d’Alison Parker, au milieu des otages,
qui intime publiquement – et très sèchement – à Arturo de se rassoir
quand celui-ci veut enlever une veste d’explosifs que lui ont posée les
braqueurs : « Vous êtes le directeur. Vous avez laissé 8 abrutis rentrer
dans votre établissement comme s’ils étaient chez eux. (…) Vous allez
entrer dans l’histoire. Félicitations. Maintenant… Ne vous faites pas
exploser s’il vous plait. Et asseyez-vous » (S02E06).

Le management « charismatique », fondé sur le


charisme du leader
Finissons par le management charismatique dont les fondements du
pouvoir sont issus du système de légitimité charismatique. Comme pour
les formes de management précédentes, le « planifier » s’incarne dans
la vision que porte le leader. Cette vision est fondée sur l’imaginaire du
leader et c’est celui-ci qui le transmet aux autres. En mêlant
management technique et charismatique, lors de ses cours, le Professeur
transmet sa vision du braquage à l’équipe et entend bien le mettre en
œuvre pour atteindre les objectifs de l’organisation. D’ailleurs, le plan
de la deuxième aventure à la Banque d’Espagne, est éminemment
charismatique : le Professeur est d’ailleurs convaincu que c’est l’idée
plus que la rationalité du plan qui doit permettre la réussite de
l’entreprise.
L’« organiser » permet de traduire cette vision dans les faits. Le
manager charismatique va définir des « rôles pour accomplir la
mission portée par la vision du leader » (Agogué et Sardais, 2019,
p. 16), et mobiliser la dévotion pour structurer le collectif autour de lui.
C’est la foi dans le leader qui fait que l’équipe va le suivre jusqu’au
bout (S02E06). C’est pourquoi Tokyo, ne perd pas totalement confiance
dans le Professeur lorsqu’elle est capturée par les policiers. Et que de
la même façon, la confiance de Raquel Murillo, alias Lisbonne, est
reconstruite par la simple vue de la montre du Professeur au poignet du
lieutenant Antoñanzas (S04E03).
Le « diriger » dans la logique managériale charismatique est là
encore, issue de la vision du leader et de la confiance que celui-ci met
en chacun des membres de l’équipe. Mais pour transmettre une vision,
il faut qu’elle soit diffusée, mise en mots, soutenue par un discours
mobilisateur et fédérateur. À l’image du discours que tient le
Professeur, à visage découvert, sur les écrans publics de Madrid, au
début du braquage de la Banque d’Espagne : « On ne se cachera pas.
On rendra coup pour coup. Et cette fois, on vise grand » (S03E02).
Enfin, pour le « contrôler », « on parle plutôt d’autonomisation, liée
à l’autoresponsabilisation et au dépassement de soi » (Agogué et
Sardais, 2019, p. 17). Il s’agit de savoir si oui ou non les acteurs ont
contribué à la réalisation de la vision du leader, quels que soient les
moyens qu’ils empruntent. En effet, tous les moyens sont bons pour
remplir les missions issues de la vision du leader et, au final, « cela
passe par la reconnaissance du chef » (Agogué et Sardais, 2019,
p. 17). C’est ce qui se produit sur Torres, le contremaître de
l’imprimerie. Il croit tellement en son nouveau chef : Nairobi, qu’il va
reconnaître qu’il « n’a jamais aussi bien travaillé » (S01E13).
Les logiques managériales au prisme du PODC selon Agogué et Sardais
(2019)
Management Management Management
technique charismatique organique
Source de Rationnelle-légale Traditionnelle Charismatique
légitimité

Planifier Le plan La raison d’être La vision inspirante

Organiser Le contrat Le serment La dévotion

Les directives Le jugement responsable Le discours


Diriger
galvanisant

La mesure de la Le contrôle social par La reconnaissance


Contrôler
performance l’organisation du chef

Quand innover en management s’avère crucial


pour sauver le casse
Le Professeur doit, à plusieurs reprises, improviser. Il doit inventer
ou réinventer des parties inédites de son plan (comme aller cacher un
bouton dans une voiture, ou s’introduire dans une chambre d’hôpital où
repose Angel après son accident de voiture). Mais il doit aussi revoir
sa façon de gérer l’équipe, et au-delà, le collectif de parties prenantes
impliquées dans l’aventure, et inventer des nouvelles façons de
procéder pendant le casse, qui détonnent avec le style de management
assez traditionnel qu’il incarne dans les mois de séminaire préparatoire
dans la maison de Tolède.
Ainsi, le fait de dévoiler l’identité de Berlin à la police est une façon
d’introduire un nouveau rapport de force entre lui et son équipe. La
coercition n’est certainement pas une nouveauté dans les pratiques
managériales, mais elle apparaît certainement comme radicalement
nouvelle pour le Professeur – qui, rappelons-le, agit jusque-là selon un
code moral assumé et avec une honnêteté manifeste. Ce qui amène à
formuler le premier constat : l’innovation managériale se pense
toujours dans un rapport contextualisé à la nouveauté.
Les innovations en management jouent un rôle essentiel dans la
performance des organisations (Birkinshaw, Hamel et Mol, 2008),
pouvant même être une source d’avantage concurrentiel déterminant
pour la survie des entreprises, voire être considérées comme un
prérequis pour supporter le développement réussi d’innovations
technologiques. L’innovation managériale peut concerner tout à la fois
de nouvelles structures organisationnelles, de nouveaux systèmes
administratifs, de nouvelles pratiques de gestion, ou de nouveaux
processus et de nouvelles techniques qui pourraient créer de la valeur
pour l’organisation. Les laboratoires de R&D, le management de la
marque ou encore le management de projet à grandes échelles ont été
des innovations managériales majeures (Le Roy, Robert et Guiliani,
2013) au cours des dernières décennies.
Concrètement, l’innovation managériale change la façon dont le
travail managérial est mené, amenant les managers à renouveler leur
métier, voire à changer comment l’organisation dans son ensemble
fonctionne – relativement aux normes existantes. Ainsi, lorsque le
Professeur évolue dans sa manière de gérer son équipe, il innove par
rapport à son propre référentiel, et non dans l’absolu des pratiques de
gestion que personne n’aurait jamais mis en œuvre.
Et de fait, en situation d’inconnu, tout comme en situation de crise,
savoir innover en management devient primordial. En effet, dans de
telles situations, les gestionnaires doivent composer avec des
évènements qui n’ont pas été imaginés et pris en compte auparavant, et
la notion d’inconnu fait alors référence à l’ensemble des données qui ne
sont pas connues lors de la prise de décision (même sous la forme de
probabilité d’occurrence) et qui vont pourtant avoir un impact sur la
décision et les actions à prendre (Le Masson et al., 2019). En fait, face
à l’inconnu, les gestionnaires doivent changer de logique d’action et de
schéma décisionnel en reconnaissant en particulier les lacunes de leurs
savoirs et en adoptant des processus d’innovation spécifiques pour
réinventer leurs pratiques de gestion. Pour le Professeur, que ce soit
face à la défiance de Berlin, mais aussi face à la crise émotionnelle
qu’il traverse avec Raquel, il se doit de changer sa façon de gérer.
Pour être capable d’innover dans sa pratique managériale, le
Professeur doit passer outre certaines barrières et déconstruire
quelques paradigmes – il doit faire preuve d’ouverture d’esprit pour
soutenir un changement dans ses façons de faire. La conversation qu’il
a avec Berlin (S01E06) est édifiante : « Tu vas me punir ? Tu devrais.
Tu es un idéaliste […] Tu voudrais être un type bien tout en ayant de
quoi raser le bâtiment. Fini de jouer. Il va falloir me punir […] Il faut
me punir pour montrer que tu es capable de tenir fermement le
gouvernail ». Berlin joue ici très certainement sur l’ambivalence du
Professeur (est-il un Robin des Bois des temps moderne ? ou un
malfrat ?), mais révèle aussi au Professeur que sa façon de gérer, polie,
respectueuse et selon les règles, ne sera pas suffisante pour mener à son
terme le casse. Berlin introduit alors la logique de la punition, qui entre
en conflit avec les valeurs du Professeur. La réaction de ce dernier qui
mélange l’effroi, la colère et la sidération, traduit tout le changement de
paradigme nécessaire pour traiter cette situation inattendue.

Innover en management pour rendre le casse plus


fiable
Nous avons parlé dans le chapitre précédent de la construction du
sens dans les organisations impliquées dans le braquage de la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre. Il s’agit maintenant de voir en
quoi la recherche de résilience organisationnelle va conduire le
Professeur à construire des dispositifs de management permettant à la
fois la gestion des risques et de l’incertitude dans des situations
complexes et instables, et la recherche de la performance. Il s’agit non
seulement de placer le savoir auprès du pouvoir, mais aussi de mettre
en place des dispositifs managériaux propices à favoriser l’interaction
vigilante (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 1999)6. Ainsi, durant le
braquage, est organisé une certaine redondance des activités : Tokyo et
Rio sont affectés à la surveillance des otages et tour à tour laissent leur
poste de gardiens aux mercenaires Oslo et Helsinki. L’ensemble de
l’équipe est attentif à la manière dont chacun des braqueurs se
comporte par rapport au plan et, le cas échéant en fait un rappel.
Le braquage de la Banque d’Espagne (S03-05) met en place de
manière plus marquée encore cette redondance des missions et
activités. Ainsi les anciens membres ayant participé au casse de la
Fabrique nationale ont gagné en polyvalence. Ils profitent de leur
expérience du premier braquage pour assurer des missions diverses
afin de garder le plan sous contrôle. On voit que l’interaction vigilante,
la redondance et la polyvalence permettent aux membres de l’équipe à
la fois d’avoir recours à des heuristiques et à des raisonnements
intuitifs mais aussi de gagner du temps sur l’évaluation de leurs actions
respectives et de les comparer avec le plan.
Une meilleure connaissance des risques encourus et le partage des
expériences du premier braquage, permet au Professeur d’imaginer
quelques dispositifs managériaux d’attention aux signaux faibles en
provenance de l’environnement. Ainsi, il place dans les groupes
d’acteurs qui présentent la source la plus grande d’aléas pour le
braquage des « points d’ancrage » (Acquier, Gand et Szpirglas, 2008)
permettant de faire remonter les signaux faibles. Durant le braquage de
la Banque d’Espagne, le Professeur place, par exemple, parmi les
otages, Julia, alias Manille pour faire remonter toute tentative de
rébellion du groupe des otages. Un procédé similaire est mis en place
au sein des forces de l’ordre. Le Professeur contraint, tout d’abord, le
lieutenant Benito Antoñanzas à faire passer un message à Raquel
Murillo, alias Lisbonne pour l’avertir qu’il viendra la chercher. Puis,
le lieutenant veut agir selon sa conscience et marquer sa
désapprobation avec les procédés employés par le colonel Tamayo,
devenant le point d’ancrage parfait de l’équipe chez les forces de
l’ordre. Celui-ci avertira les braqueurs dès qu’il se trame quelque
chose au QG des forces d’intervention et d’enquête.
Le rôle de ces « points d’ancrage » est d’une part de faire remonter
les signaux faibles du terrain et ensuite, dans une certaine mesure, de
traiter, à la source, les risques qui peuvent survenir dans leur
environnement proche. La mise en place de ces points d’ancrage qui est
seulement embryonnaire dans la première aventure à la Fabrique
nationale de la monnaie et du timbre est plus affirmée et surtout prise en
compte dans le plan. Cela lui donne de la fiabilité et de la résilience à
l’action collective.
Un dernier dispositif de management est notable et fait évoluer les
formes de management dans l’équipe de braquage. Il s’agit de l’un des
apports de l’expérience vécue à la Fabrique nationale. Les anciens
membres de l’équipe ont acquis de l’expérience et de l’expertise. Dès
le début de la seconde aventure à la Banque d’Espagne, il place des
experts qui ont de l’expérience à des positions clés de l’organisation. Il
désigne Denver pour la gestion des otages car il a vécu la possibilité
de tomber amoureux d’une otage. Il place Lisbonne en position de
négociatrice avec les autorités et lui donne le pouvoir opérationnel
lorsque Palerme n’est pas disponible ou plus crédible. Comme dans les
Organisations à Haute Fiabilité (Roberts, 1990), le Professeur instaure
une déférence pour l’expertise sous toutes ses formes. Et plus encore, il
donne des marges de manœuvre aux experts. Tokyo, Helsinki, Nairobi,
Denver, Rio, dans une certaine mesure, coordonnent leurs activités non
plus par les procédés comme c’était le cas lors du braquage de la
Fabrique nationale de la monnaie et du timbre, mais bien par une
standardisation par les résultats. Le management de l’équipe s’effectue
par la fixation d’objectifs, dont l’atteinte n’est pas déterminée par une
méthode précise ou donnée à l’avance. On passe donc d’un management
par les modes d’organisation du travail, inspiré du taylorisme, à un
management par objectifs (Drucker, 1954), pour les anciens membres
de l’équipe7.

L’innovation managériale : le cas des femmes en


situation de gestion dans La casa de papel
La façon dont La casa de papel traite ses personnages féminins a fait
couler beaucoup d’encre8. Tantôt présentée comme une série féministe,
avec le personnage de Tokyo comme porte-étendard d’un
anticonformisme patriarcal. Tantôt présentée comme une série
résolument sexiste, où Tokyo est interrogée à demi-nue, et où le
traitement de la relation d’emprise et d’agression de Berlin sur
Ariadna, qui consent à une relation sexuelle par peur d’être tuée, est
hautement problématique, n’entachant jamais réellement la réputation et
l’admiration des fans pour Berlin. Loin de nous l’idée de prendre
position. Remarquons cependant que plusieurs personnages féminins
offrent un rapport rafraîchissant au management : Nairobi, lorsqu’elle
prend la direction du casse à la suite d’un coup d’état contre Berlin
(S01-02), Tokyo lorsqu’elle prend le relais de Palerme blessé (S04) et
Lisbonne, lorsqu’elle rejoint les braqueurs en plein casse (S03-05).
Sans oublier Alicia Sierra (S03-05), qui donne de la profondeur et de
la complexité aux dérives managériales possibles par ceux en position
de pouvoir.
Nairobi, le management par l’écoute, l’attention,
l’adhésion et l’enthousiasme
Lorsque Nairobi enlève les rênes de Berlin au début de la saison 2 et
se déclare comme la responsable du casse, déclarant au Professeur
« Que le matriarcat commence », une autre forme de gestion nous est
proposée, pour quelques épisodes. Cette bravade fait entrevoir, le
temps de quelques épisodes, une alternative au style résolument
castrateur de Berlin : Nairobi reprend le contrôle d’un braquage où tout
le monde a déraillé. Berlin a en effet livré Tokyo, devenue
incontrôlable, à la police. Rio a failli être tué. Nairobi rallie alors
Denver et Moscou à sa cause pour assommer Berlin et reprendre le
contrôle. Il est intéressant de voir que de tout le braquage de la
Fabrique nationale, le moment où Nairobi prend toute sa place de
leader est un moment de crise extrême – on retrouve là le symptôme de
la « falaise de verre » (Ryan et Haslam, 2007) qui traduit la tendance à
confier des rôles managériaux à des femmes (et par extension à des
personnes discriminées) lorsque l’organisation vit de grandes
difficultés, rendant leur position extrêmement précaire.
Pour naviguer ses nouvelles responsabilités, Nairobi peut compter
sur une légitimité acquise auprès des autres braqueurs et des otages
pour sa capacité à faire tourner l’imprimerie depuis plusieurs heures
déjà. La première chose qu’elle fait est d’organiser une réunion,
impliquant Denver, Helsinki et Berlin, afin de rallier ce dernier. Cela
peut paraître simple et banal, mais dans le cadre du casse, il s’agit
d’une réelle innovation managériale. On sort d’un modèle hiérarchique
de décision pour rentrer dans un mode consultatif. Elle force Berlin à
partager de l’information, notamment sur le plan Tchernobyl (S02E04)9,
information qu’elle ne garde pas pour elle, mais partage avec Denver et
Helsinki. Cette collégialité est à l’image de la relation de confiance
qu’elle a bâti avec l’équipe d’imprimeurs – notamment le chef
d’équipe, Torres, qui dira de Nairobi qu’elle a été la meilleure cheffe
qu’il n’a jamais eue.
Nairobi ou le management par l’enthousiasme

Dans sa gestion, Nairobi écoute, réfléchit, partage et discute


l’information. Et c’est précisément ce positionnement, qui lui permet
d’introduire une nouvelle façon de faire au sein de l’équipe. Elle
cherche l’adhésion des autres participants à sa cause, plutôt que
d’imposer ses décisions. Pour cela, elle use de transparence – elle
réitère à plusieurs reprises ce principe fondamental de management –
elle ne ment pas aux otages et elle tient ses promesses. Si le stress et le
manque de sommeil l’amèneront à céder sa place à Berlin, le passage
de Nairobi au poste de commande du casse aura permis également de
souligner la fragilité des innovations managériales : pour qu’elles
diffusent dans l’organisation et qu’elles s’installent dans la durée, le
soutien organisationnel est indispensable. Cet exemple montre aussi
que le pouvoir exercé de manière plus participative est plus
« fatiguant » que le pouvoir « autoritaire » de Berlin par exemple.
Et cette fatigue de l’exercice du pouvoir provient aussi de l’absence
de légitimation du leadership de Nairobi par le Professeur. C’est une
carence certaine de la nouvelle organisation qui serait pourtant
nécessaire pour soutenir cette nouvelle façon de faire. De plus,
Nairobi, à la différence de Berlin – et plus tard de Lisbonne – ne peut
compter sur un lien familial ou amoureux avec le Professeur pour
installer définitivement sa façon de faire. Nairobi est au final, lors du
braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre,
l’illustration – encore récemment démontrée par Zenger et Folkman
(2020) – que les femmes font des leaders très compétents, selon ceux
qui travaillent le plus étroitement avec elles et ce qui les retient dans
leur épanouissement n’est pas le manque de capacités mais le manque
d’opportunités.
Lisbonne, le management par la vulnérabilité
Car, lors du second casse, dans les saisons 4 et 5 de la série
notamment, Lisbonne offre elle aussi une façon différente et nouvelle de
voir la gestion d’une équipe de braqueurs. Là il ne s’agit pas de
s’opposer au style de gestion de Berlin, laissé sur le carreau à la fin de
la saison 2, mais de contraster avec la direction de Palerme, encore
plus mégalomane et narcissique que Berlin. Et ce que Lisbonne propose
à de quoi révolutionner nombre de pratiques de management d’une
équipe de malfrats : elle s’essaie au management par la vulnérabilité,
en faisant une utilisation assez inhabituelle du drapeau blanc pour un
braquage ! Alors que le bras de fer entre les braqueurs et les forces de
l’ordre atteint un paroxysme, Lisbonne, accompagnée de Stockholm et
de Tokyo, dépose les armes et sort, nue pied, sans gilet pare-balles,
entourée d’otages qui lui font une haie d’honneur (S05E02). Le soleil
sur son visage, Lisbonne crie alors « colonel Tamayo », alors que
Stockholm agite un drapeau blanc.
Ce que Lisbonne incarne, dans ces quelques secondes, c’est
l’utilisation de la vulnérabilité comme levier managérial, qui peut alors
devenir une source de sécurité psychologique. Concept développé à la
fin des années 1990 par Amy Edmondson (2019), la sécurité
psychologique traduit la conviction partagée au sein d’un collectif que
personne ne sera puni ou humilié en exprimant ses idées, questions,
préoccupations ou erreurs. Alors que Berlin (dans la première
aventure) ou Palerme (dans la seconde) sont très peu enclins aux
partages des points de vue et à la divulgation des erreurs, Lisbonne
accueille la réalité dans toute sa complexité, et témoigne au reste du
groupe que la vulnérabilité peut aussi faire partie des situations
auxquelles le collectif est confronté.
Le changement est certes radical, mais ouvre ainsi la porte à de
nouvelles formes d’interactions au sein de l’équipe.
Tokyo, le management évolutif, de la coercition à
l’approche technique réhabilitante
Nairobi n’est pas la seule femme à exercer un pouvoir managérial au
sein de l’équipe de braqueurs lors du casse de la Fabrique nationale :
Tokyo incarne aussi, par moments, cette position.
Tokyo est ingérable. Ce sont les membres de l’équipe qui le disent. Et
elle-même en convient volontiers10. Elle est impulsive et se met souvent
en colère. Alors, elle n’en fait qu’à sa tête, et prend des décisions
individuelles qui mettent en péril le plan. Et pourtant, elle doit à
l’équipe une certaine stabilité, un équilibre qui lui permet de se
maîtriser.
Lorsqu’elle se trouve en position de management de l’équipe des
braqueurs, ce qui arrive à trois reprises dans la série, son personnage
est marqué par une évolution notable. Durant le braquage de la
Fabrique nationale, elle passe tour à tour par une forme de management
charismatique qui fait long feu à un management autoritaire qui n’est
pas plus efficace. Ainsi, lorsque Berlin tente d’abattre Rio parce qu’il
a laissé Alison Parker utiliser son téléphone portable (S01E03), elle
cherche à déstabiliser le pouvoir légitimement établi par le Professeur
en le privant de ses outils de contrôle à l’intérieur de la Fabrique
nationale11. Tokyo prend donc le pouvoir en s’accaparant l’un des
attributs principaux du management : le « contrôle ». Cela lui permet
ensuite de reprendre le « diriger » et l’« organiser » avec Nairobi et
l’aide de Denver. Elle montre ainsi qu’elle a compris ce qu’est le
management et comment en faire usage en situation.
Plus tard, Tokyo fomente un coup d’état organisationnel en renversant
purement et simplement l’autorité de Berlin sur l’équipe (S02E01).
Aidée de Rio et de Denver, elle tente de soutirer une information
essentielle à son idée pour que l’équipe puisse sortir vivante de cette
aventure. Quel est donc le plan Tchernobyl ? Les moyens de coercition
légitimes ayant été mis en échec, elle use d’un autre moyen, illégitime
celui-là, pour faire parler Berlin : elle le fait jouer à la roulette russe.
Elle n’a pas de légitimité à gouverner à ce moment-là et cherche, par la
force, à produire des résultats utiles pour l’équipe qui lui donneront
peut-être cette légitimité manquante.
Le personnage de Tokyo évolue pour le braquage de la Banque
d’Espagne. Elle acquiert une double légitimité qui la place dans une
position managériale plus officielle. En effet, elle est tout d’abord à
l’origine de la nouvelle formation de l’équipe pour sauver Rio qui est
retenu prisonnier dans un lieu secret et qui est probablement torturé par
les services de sécurité espagnols. Ensuite, elle est, cette fois-ci, en
charge d’un périmètre de responsabilités précis, de la même manière
que l’ensemble des membres historiques de l’équipe. Quand elle se
trouve aux responsabilités de l’équipe et remet en cause le pouvoir du
directeur opérationnel Palerme, elle adopte une forme de management
technique rigoureux (S04E01). Les ordres sont précis, ses actions le
sont tout autant12 et fait preuve d’un incroyable sang froid en contraste
parfait avec son attitude de tête brûlée à la Fabrique nationale.
Comment expliquer ce changement de posture ?
Tokyo est, cette fois-ci, légitime à diriger l’équipe. Nairobi le
verbalise même : « c’est toi qui devrais diriger le braquage » et non
Palerme (S04E01). Son attitude et sa légitimité sont, non seulement
reconnues, mais encore acceptées par les membres de l’équipe. De
cela, découle la confiance placée en Tokyo, pour savoir et faire ce
qu’il faut pour mener le braquage. Dans le but de ne pas trahir cette
confiance, elle va se montrer rigoureuse, précise et garante de la
réalisation du plan prévu par le Professeur. On voit aussi s’amorcer une
posture protectrice du manager envers l’ensemble de l’équipe. C’est là
encore, une évolution importante du personnage qui était dans le
précédent braquage relativement autocentré et individualiste. Tokyo est
jusqu’à la fin de la série plus attentive au collectif et plus respectueuse
des règles de l’organisation – à l’inverse des personnages comme
Berlin ou Palerme qui semblent incapables d’apprendre sur leurs styles
de gestion. Elle adopte cette nouvelle posture de manière à montrer que
sa réhabilitation n’est pas une erreur et qu’elle ne mènera pas l’équipe
à sa fin.
Alicia Sierra, le management dans toute sa complexité
Il serait profondément incomplet de parler des personnages féminins
de La casa de papel en position de management sans aborder le cas
d’Alicia Sierra, policière en charge de l’interrogatoire de Rio, puis des
interactions avec les braqueurs lors de la prise d’otages de la Banque
d’Espagne (S03-05). Dans un monde d’hommes, elle se distingue en
faisant l’impossible : elle capture, seule, le Professeur alors qu’elle est
raillée par ses collègues pour sa condition de veuve enceinte jusqu’aux
yeux.
Et ce qui permet à Alicia d’agir ainsi, c’est son travail de recherche
minutieux et exhaustif, qui lui permet de connaître extrêmement bien les
membres du braquage, et d’en exploiter les faiblesses avec intérêt :
Alicia sait ainsi précisément que Nairobi est une mère célibataire qui
utilisait son fils unique comme mule pour le trafic de drogue, un crime
pour lequel Nairobi se sent encore extrêmement coupable. Alicia
n’hésite pas une seule seconde à exploiter cette faiblesse en envoyant
une réplique exacte de l’ours en peluche bleu qui transportait la
contrebande de Nairobi ou mettant son fils au téléphone. Et quand
Nairobi apparaît à la fenêtre pour apercevoir l’enfant qu’elle aime tant
et qu’elle avait si souvent trahi, Alicia n’hésite à aucun moment pour
déclencher les feux des tireurs d’élite (S03E08).
On pourrait voir dans cet acte – tout comme dans la torture de Rio
(S03E01) – des gestes odieux, manipulateurs. En fait, Alicia joue
exactement le même jeu, avec les mêmes cartes, que ses contreparties
masculines, avec une clairvoyance immense. Ainsi, lorsqu’il lui est
demandé de prendre le blâme des ratés de l’opération policière – un
autre grand classique de la falaise de verre que nous avons décrit
précédemment –, elle refuse et implique ses équipes, ses patrons et sa
propre personne dans les divers épisodes qui ont révolté l’opinion
publique. Elle y prend sa part tout en dégageant clairement les
responsabilités des tutelles dont elle dépend.
Au final, c’est réellement une innovation dans le traitement des
femmes gestionnaires, qui nous est proposée avec le personnage de
Sierra, tout en complexité : Sierra détourne l’ensemble des codes de
formes de management classiquement attribuées aux hommes en les
féminisant de manière originale.

Références
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Zenger J., Folkman J. (2020). “Research: Women Are Better Leaders During a Crisis”,
Harvard Business Review Digital Articles, p. 1-7.

1 Professeure agrégée de management à HEC Montréal.


2 Il a aménagé son poste de commandement, relié sur le monde et à la Fabrique nationale dans un
hangar à proximité filaire (S02E03), hangar que Angel Rubio puis Raquel Murillo découvrent tour à tour.
3 Le management à distance a longtemps été un épiphénomène, qui, en mars 2020, a pris une ampleur
inimaginable en quelques semaines. La fiction, de par l’exploration de situations inusitées qu’elle propose
à l’écran, permet de réfléchir des impensés managériaux : dans le cas présent, le management à
distance !
4 Agogué et Sardais (2019) articulent, en effet, l’ensemble de leur ouvrage sur la série Game of
Thrones par le croisement des formes de domination de Weber avec la matrice du PODC de Fayol.
5 Berlin lui dit : « vous n’aviez qu’une seule chose à faire, c’est être professionnels ».
6 « Mindful organizing », concept forgé notamment par Weick et Sutcliffe (1999).
7 La « direction par objectifs » (DPO) a été modélisée par Peter Drucker (1954) dans son ouvrage de
référence : The Practice of Management.
8 https://indianexpress.com/article/entertainment/opinion-entertainment/why-money-heist-falls-short-
from-sexualising-its-women-to-rewarding-bad-behaviour-of-its-men-7480859/
https://biiinge.konbini.com/analyse/feminisme-la-casa-de-papel-saison-3/
https://www.genre-ecran.net/?Casa-de-Papel
9 Qui vise à distribuer de l’argent aux citoyens de Madrid par des ballons explosant dans le ciel.
10 On pourra noter ici que le tempérament de Tokyo n’est pas la seule raison qui la rend ingérable. Si on
reprend l’analyse de la structure de l’équipe de braqueurs à la lumière des éléments détaillés dans le
chapitre 1, on peut remarquer que Tokyo, tout comme Denver, n’a pas de fonction claire dans la
structure organisationnelle : elle n’est ni un élément de la technostructure, ni un élément des fonctions de
soutien logistique. Elle n’est pas dans la ligne hiérarchique et encore moins impliquée dans le sommet
stratégique de l’organisation. Il ne lui reste que la base opérationnelle comme terrain de jeu, mais on
sent bien son incapacité à se résoudre à un simple rôle d’exécutante.
11 Tokyo détruit les caméras de retour de la Fabrique nationale privant ainsi le Professeur de ses
moyens de contrôle sur l’équipe de braqueurs. Elle lui ôte ainsi, l’un des attributs fondamentaux du
manager.
12 Elle opère les yeux de Palerme afin de sortir les bouts de verre, projeté au visage de Palerme lors
d’une attaque des services de sécurité.

Conclusion

Des séries télé au management…

Des scénarios pour aborder toutes les disciplines


du management
Le lecteur devrait maintenant être convaincu que la série La casa de
papel constitue une approche fructueuse pour comprendre les
organisations et leur management. Nous avons pu dans ces pages à la
fois assister à la construction et à la vie des organisations, ainsi qu’à
leur management, à travers les quatre activités traditionnelles du
manager : Planifier, Organiser, Diriger et Contrôler. Les 6 chapitres de
cet ouvrage traitent de problématiques classiques de management, en
les ancrant dans une réalité de fiction proposée par La casa de papel.
Les séries dans leur écriture, proposent souvent une richesse inégalée
de situations qui permettent de comprendre, mais aussi, par extension,
d’agir dans des situations semblables ou équivalentes (Julliot, Lenglet
et Rouquet, 2022). Plus encore, leur insertion dans un contexte social
qui est actuel, résonne ainsi d’autant plus pour le spectateur, dans son
quotidien professionnel comme personnel. Plus encore, les séries
proposent des dramaturgies et scénarios qui donnent un accès facilité et
privilégié à l’ensemble des sciences de gestion, en adoptant des
approches globales ou sectorielles. Elles prennent le temps de
développer, de manière détaillée, sur une durée plus ou moins longue,
des intrigues qui mettent en scène l’humain, dans le cadre de ses
activités organisées.
Ainsi, de nombreuses séries permettent de poser les bases de
véritables cours de management. On pourra citer entre autres, et dans
des genres très différents, Game of Thrones (Agogué et Sardais, 2019),
pour étudier les formes de management ou Peaky Blinders pour
apprendre la stratégie d’entreprise. Dans la première, on observe les
formes de management mobilisées par Jon Snow (management
organique et traditionnel), Daenerys (management charismatique par la
réalisation de miracles : la mère des dragons) et Tyrion Lannister
(management technique et rationnel-légal). Dans la seconde, on suit le
développement des affaires d’une mafia locale en Angleterre dirigée
par le bookmaker charismatique Tommy Shelby. Mad Men propose
aussi, un panorama très complet du marketing et de la communication
(Histoire en séries, 2022a ; Martin et Tellier, 2022). On y suit la vie
d’une agence de communication, dont Don Draper est l’associé, dans
ses relations avec ses entreprises clientes. La série Suits, invite encore
le téléspectateur à s’intéresser aux aspects juridiques de la finance
d’entreprise, à travers les contrats d’un cabinet d’avocats d’affaires de
New York, mais aussi les évolutions dramaturgiques que proposent la
vie au travail.
De nombreuses séries s’intéressent au monde du travail dans son
ensemble. Alors que Severance, dépeint une entreprise où les individus
peuvent choisir de s’isoler de toute forme de perturbations, lorsqu’ils
sont au bureau. On voit, dans L’Opéra, des danseurs classiques
s’entraîner, souffrir et se démettre à l’Opéra de Paris. On y observe
aussi la manière dont sont détectés les talents et réformés les statuts des
personnels, appréhendant, de manière particulière, la question du
changement organisationnel. Ainsi, les nombreux aspects de la gestion
des ressources humaines sont souvent la source de l’inspiration de
nombreux scénarios des séries télé.

La variété des formes de management selon les


secteurs d’activité
Les séries télé permettent encore d’aborder des secteurs d’activité
spécifiques de l’économie, de la société et de la politique, en y
observant les déclinaisons de la théorie des organisations et du
management. Avec Hippocrate, on s’intéresse à l’organisation d’un
service de médecine interne et d’urgences dans un hôpital public en
France. Avec L’Opéra, c’est le management d’un établissement
culturel, qui est montré au spectateur. Lorsqu’on regarde Ovni(s), For
All Mankind, par le prisme de la conquête de l’espace, ou The Chair,
on entre de plain-pied dans le management de la recherche et de
l’université. 3615 Monique (Histoire en séries, 2021), dépeint
l’invention du minitel rose et permet d’aborder sereinement la question
du management de l’innovation et de l’entrepreneuriat (étudiant). Enfin,
House of Cards, ou d’une manière plus acceptable, Borgen, et dans une
certaine mesure Baron noir, sont des séries où sont dépeintes la vie
politique, et plus largement le management public qui y est associé.

Recherche en management et conseillers


scientifiques pour écrire les fictions sérielles
Avec le désir des showrunners de réaliser des fictions ayant l’attrait
du réalisme, ceux-ci font souvent appel à des conseillers scientifiques.
Ainsi, les séries télé présentent le travail sous des aspects autant
techniques que dramaturgiques. Hippocrate, par exemple, s’attache à
donner aux gestes techniques du travail médical, une précision proche
du réel (Histoire en séries, 2022b). Pour ce faire, les réalisateurs et
showrunners s’adjoignent l’aide de conseillers scientifiques qui
partagent leurs expertises. Si les séries sportives, comme The English
Game, qui raconte l’histoire de l’invention du football professionnel en
Angleterre à la fin du XIXe siècle, sont coutumières du fait de s’attacher
de tels conseillers, les séries traitant de problématiques de
management, font rarement appel à ce type d’experts. C’est aussi le cas
pour les fictions à haut contenu scientifique, comme les saisons 3 à 5 de
La casa de papel, dont les showrunners ont déclaré avoir fait appel à
des physiciens pour concevoir le braquage de la Banque d’Espagne,
afin de lui donner l’apparence la plus proche du réalisme.
Dans ce cadre, si on admet que les séries télé permettent d’assurer
une plus grande appropriation des concepts et des notions de
management, alors, il semblerait utile que des conseillers scientifiques
en sciences de gestion soit sollicités par les productions afin d’assurer
un surcroît de réalisme. Dans La casa de papel, le téléspectateur peut,
d’ailleurs, presque sentir la présence de ce type de conseillers
scientifiques en management, tant les situations représentées sont justes
à la fois d’un point de vue théorique et pratique. Ce manuel pourrait
donc également servir d’appel à contributions en sciences de gestion
pour faire parler les séries et diffuser, vulgariser et valoriser les
savoirs de l’action collective au plus grand nombre et peut-être ainsi,
modestement, contribuer à changer le management.

Références
Agogué M., Sardais C. (2019). Petit traité de management pour les habitants d’Essos, de
Westeros et d’ailleurs, Éditions EMS, Caen.
Histoire en séries (2021). « 3615 Monique avec Mathias Szpirglas », 27 décembre 2021.
https://podcasts.apple.com/fr/podcast/histoire-en-s%
C3%A9ries/id1502155934?i=1000546265330.
Histoire en séries (2022a). « Mad Men et le Marketing », 13 juillet 2022.
Histoire en séries (2022b). « Hippocrate avec Claire Edey Gamassou », 20 juillet 2022.
https://www.youtube.com/watch?v=AnXo_q7JnFA.
Julliot C., Lenglet M., Rouquet A. (2022). « La fiction comme stratégie organisationnelle »,
Revue Française de Gestion, 304(3), p. 27-42.
Martin E., Tellier A. (2022). Tout savoir sur le marketing avec la série Mad Men, Éditions
EMS, Caen (Nouvelles pédagogies).

Postface

Albert David
Professeur à l’Université Paris Dauphine, Université PSL,
DRM, CNRS.
Il y a vraiment du management dans La casa de papel !
Au regard de ce qu’est fondamentalement le management, tout
d’abord : « une science de l’ajustement et de l’intégration sous
conditions toujours nouvelles »1. Un art du ménagement (l’étymologie
française de management) en même temps qu’une forme
d’arraisonnement (de l’italien managgiere, associé au manège, lieu de
dressage des chevaux). Mais aussi à travers des centaines de situations
pratiques qui illustrent ces fondamentaux. Citons par exemple le
moment où Tokyo décide de faire confiance au Professeur, lorsqu’il
tente de lui démontrer que la visite à sa mère serait un piège. Moment
fondateur d’une loyauté indispensable à la création d’une organisation
hautement fiable, nécessaire pour réussir le casse ! Mentionnons la
question des règles, également très présente dans la série, en particulier
la fameuse « règle n°1 » : éviter à tout prix de faire couler le sang.
Cette règle fonctionne comme un principe directeur, un peu comme les
règles qui programment les robots dans les romans d’Asimov : elle se
justifie ici, par le fait qu’à la première goutte de sang versé, l’équipe
passe du statut de « Robins des Bois » à celle, moins enviable, de « fils
de p… ». Mais bien entendu la série rend bien aussi une réalité
constante des règles : ce sont des guides, mais il faut aussi savoir leur
désobéir, et bien malin qui peut dire à l’avance quand, pourquoi et
comment.
Bien entendu, une série comme La casa de papel n’échappe pas à la
caricature. Les personnages ont tous un passé qui fait qu’« ils n’ont rien
à perdre ». L’omniscience du Professeur est irréaliste – même si la
série met en scène, à quelques moments, quelques lacunes et fragilité –
et il incarne un leadership poussé à un point qu’on ne rencontre pas
souvent dans les situations de la vie réelle. La façon dont Tom Hanks
construit progressivement son leadership dans Il faut sauver le soldat
Ryan, par exemple, est sensiblement plus subtile. Si l’on transpose à
des organisations réelles, la façon dont le Professeur constitue son
équipe est assez discutable et il y a à la fois de l’habileté et du cynisme
à procéder ainsi. La série fait, comme beaucoup de films d’action du
même genre, l’apologie d’une planification diabolique de l’action :
diabolique dans son degré de précision, diabolique dans sa capacité à
anticiper les réactions des autres parties prenantes et à prévoir tout une
série de « plans B » – sans d’ailleurs que l’équipe chargée du casse en
soit toujours informée. On retrouve ici, certes de façon un peu plus
sophistiquée, les improbabilités de Mission impossible ou de
Ocean’s 11 : dans la vraie vie, en général, l’histoire se termine
beaucoup plus vite, notamment parce qu’il est rare que le « méchant »,
dans la réalité, vous annonce à l’avance, comme dans les James Bond,
qu’il va vous tuer, ou vous laisse en vie parce que sa mégalomanie
l’amène à vous montrer comment il compte dominer le monde.
On voit donc que cette série, comme d’autres, intègre un certain
nombre de caricatures, et les mythes qui vont avec : le mythe de
l’omniscience, le mythe de la possibilité d’une planification sans faille,
le mythe du cerveau supérieurement sage. Et toujours en toile de fond
les bons et les méchants, même si ce point est ici traité avec une
certaine subtilité, due au fait que le projet est un « casse élégant » façon
Robin des Bois ou Arsène Lupin. Les catégories « bons » et
« méchants » sont donc davantage brouillées que dans Star Wars ou
James Bond, par exemple. Sur les personnages eux-mêmes, on retrouve
des caractéristiques qui existent tout de même aussi dans la vie
professionnelle : Tokyo, Berlin et les autres ont un passé, ils ont des
motivations diverses, des styles, des compétences. Mais dans la série
ils ne sont « que » membres de l’équipe du casse. Ils ne rentrent pas
chez eux le soir, ils n’ont pas de vie à côté. C’est plus subtil chez le
Professeur, mais on ne voit de lui que quelques facettes, on le voit, en
quelque sorte, « de face », il n’est pas supposé avoir une autre vie, il
n’est là que pour organiser le casse, comme si les raisons qui le
motivent, lui, n’avaient pas d’importance. Cela entraîne que sur une
question donnée, par exemple, celle des frontières de l’organisation,
certains aspects contemporains comme la frontière entre privé et
professionnel, ne seront pas abordées. Plus fondamentalement, le
caractère caricatural des personnages peut empêcher une transposition
suffisamment fine au monde réel. On pourrait même imaginer qu’un
décodage des types psychologiques induisent une typologie faite de
catégories auxquelles il serait risqué de s’identifier, un peu comme il y
a de la violence, dans certains tests psychologiques, à ressortir de là
avec une identité attribuée par trop décalée par rapport à l’identité
vécue.
Il est donc possible que, dans un contexte d’enseignement du
management, ces séries soient simplement illustratives : un moyen
pédagogique de faire passer des concepts et des règles de management.
Et avec, nous l’avons dit, un risque de caricaturer ces concepts et ces
règles, parce que le succès de la série tient au réalisme apparent des
situations et que ce réalisme est en partie aussi un simplisme, tant la
caricature a de bonnes propriétés. Cette vertu pédagogique ne peut
perdurer – l’ouvrage le démontre amplement – qu’à la condition d’un
recul critique, tant les modèles d’action portés par la série sont à la
fois réalistes sur le fond et partiels par rapport à l’ensemble des
modèles d’action possibles.
Mais cette vertu pédagogique tient peut-être aussi à une autre raison.
On pourra constater qu’en général, il est bien plus facile d’imiter un
imitateur que l’original – par exemple un humoriste qui imite un homme
ou une femme politique : l’imitateur a déjà effectué un travail de
décodage, il a accentué les défauts. On les reconnaît en même temps
qu’on peut, tout d’un coup, mieux les comprendre et les reproduire.
C’est d’ailleurs aussi ce qui fait rire le public ! Pour La casa de papel,
il se peut que la même chose se passe : ces séries présentent des
simplifications managériales et organisationnelles, parce que
précisément les situations et les personnages sont caricaturaux, et c’est
ce qui permet au spectateur de se repérer facilement, tout en appréciant,
par ailleurs, une mise en scène sophistiquée du casse lui-même. Ces
séries se situent donc logiquement dans une surenchère, comme les
fictions citées plus haut (Mission Impossible ou Ocean’s 11 par
exemple). Mais cette surenchère ne porte pas sur les situations de
management elles-mêmes : paradoxalement, et c’est peut-être
dommage, on aurait des situations de management finalement assez
standard, alors qu’on pourrait les croire exceptionnelles, parce que le
contexte d’action est, lui, dramatisé à l’extrême. Autrement dit, utiliser
La casa de papel, ou d’autres séries équivalentes, serait très efficace
pour faire comprendre des notions de management aujourd’hui
classiques – les composantes de l’administration selon Fayol, les
régimes de légitimité de Weber, les mécanismes de coordination tels
que synthétisés par Mintzberg, les principes de gestion de crise,
l’intérêt et les limites de la planification, les grandes catégories de
comportement organisationnel – mais pas pour y trouver de
l’innovation managériale, des modes inédits de gestion, des
configurations organisationnelles originales.
Une autre possibilité, néanmoins, serait de considérer, au contraire,
que le fait qu’il soit intéressant d’analyser La casa de papel avec une
grille managériale prouve à quel point manager est une activité
générale, qui consiste précisément à ajuster et à intégrer les actes
élémentaires de l’action collective, quelle que soit cette action. Ce qui
nous amène, pour conclure cette postface, à évoquer les extraordinaires
propriétés des romans dans la transmission des connaissances. Pas tous
les romans : ceux dont l’intrigue se déroule dans un contexte historique
bien documenté, validé par les historiens en quelque sorte. Ces romans-
là fonctionnent comme un signal en modulation de fréquence : l’intrigue
est l’onde porteuse, et les connaissances historiques sont la
connaissance portée, dans le contexte pédagogique qui nous intéresse
ici. Que savons-nous du monde ouvrier du XIXe siècle si ce n’est grâce
à notre lecture de Zola ? Que savons-nous du système judiciaire de la
dynastie des T’ang si ce n’est d’avoir lu Les aventures du juge Ti, de
Robert Van Gulik ? Que connaissons-nous du Paris un peu « anar » des
années cinquante si ce n’est à travers les Nestor Burma de Léo Malet ?
C’est exactement ce que dit Umberto Eco dans sa préface au livre de
David Lodge, Un tout petit monde : « Si on lit des romans, c’est
également pour acquérir les notions qui permettront de les lire. Ils
nous introduisent à des mondes qui nous étaient inconnus et nous les
rendent familiers. Pour lire un roman, on fait semblant de savoir, on
feint en accordant sa confiance à l’auteur qui, à un moment ou à un
autre, vous dira ce que vous devez savoir de l’univers dont il parle »2.
Quant à être conseiller scientifique en management pour des séries à
venir, comme l’évoque Mathias Szpirglas, je suis volontaire ! D’autant
que dans le monde qui vient, on aura à la fois besoin d’innover en
management… et de faire passer les bons messages. À cet égard,
l’audience planétaire de séries comme La casa de papel permet
probablement, même si les pièges sont nombreux, un « passage à
l’échelle » d’une efficacité redoutable !
Paris, septembre 2022.

1 O’Connor, E. (2011), Creating New Knowledge in Management – Appropriating the field’s lost
foundations, Stanford Business Books, Stanford University Press, Stanford, California, 224 p.
2 Eco U. (1984), Préface à Lodge, D., Un tout petit monde, Rivages, pour la traduction française.

Remerciements

Cet ouvrage n’aurait pas pu voir le jour sans les discussions autour de
la fiction et les séries télé que j’ai eues avec de nombreux collègues
durant les confinements liés à la pandémie de Covid-19. C’est
pourquoi, je souhaite, tout d’abord, remercier chaleureusement Marine
Agogué, pour ses relectures attentives et pour l’écriture créative du
chapitre 6 de cet ouvrage portant sur l’innovation managériale. Je ne
peux que remercier Céline Lamade qui a donné à ce manuel, avec ses
dessins, ce petit surcroît d’âme qui contribura à apprendre avec plaisir
une discipline aride. Enfin, celui-ci ne serait pas ce qu’il est devenu
sans la petite équipe de recherche agile et efficace, travaillant sur le
management et les séries télé. J’ai nommé Claire Edey Gamassou,
maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil et à l’Institut de
Recherche en Gestion, Florent Giordano, maître de conférences à
l’Université de Reims et au laboratoire Regards et Romain Pierronnet,
chargé d’appui à la politique scientifique du CEREFIGE, à l’Université
de Lorraine.
Il ne faut pas oublier Albéric Tellier, professeur à l’Université Paris
Dauphine, qui a parlé de mon travail sur Twitter à partir de La casa de
papel à Gaël Letranchant, des Éditions EMS. Je remercie aussi ce
dernier qui m’a proposé et fait confiance pour transformer ces threads
en un véritable manuel de management.
Je remercie ensuite, Albert David, professeur à l’Université Paris
Dauphine, qui a relu ce manuel et écrit la postface de cet ouvrage et
mettant en lumière tout l’intérêt d’une étude différente du management
par la fiction.
Je remercie enfin les équipes du CIPEN (Centre d’Innovation
Pédagogique et Numérique) de l’Université Gustave Eiffel, qui m’ont
accueilli durant l’année universitaire 2021-2022 durant mon congé pour
projet pédagogique (CPP) ; et bien évidemment, mes collègues de
l’IAE Paris-Est (ex-Gustave Eiffel), et de l’UFR de sciences
économiques et de gestion de l’Université Gustave Eiffel, notamment
Véronique Attias-Delattre, qui a été une source inépuisable de conseils
avisés, qui m’ont soutenu durant toute l’année universitaire dans la
réalisation de ce projet et la rédaction de ce manuel. Enfin, je remercie
Anne Carpentier pour sa relecture attentive des épreuves de ce livre.

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