You are on page 1of 17
La structure de la théorie de l'évolution, de Stephen Jay Gould Pourquot le "grand-oeuvre" de Stephen Jay Gould est un ouvrage indispensable 4 tout biologiste, paléontologue ou enseignant de I'évolution. Cyril Langlois UER Sciences de la Terre et de la Mer, Université Bordeaux 1 03 - 10 - 2007 Résumé Cet article se veut un commentaire aprés lecture du monumental livre du paléontologue américain Stephen Jay Gould, Son objectif est de présenter le contenu de cette oeuvre et d'en souligner les points les plus importants pour les enseignants, les étudiants ou les chercheurs intéressés par l'état actuel de la théorie de 'évolution. Table des matigres Introduction Lire ce livre pour une legon d'histoire des sciences Une exégése de la pensée de Charles Darwin .. et de celles de nombreux autres auteurs Lire ce livre pour une vision des débats récents en biologie de I'évolution Liévolution de la théorie de I'évolution La réfutation gouldienne du « géne égoiste » de R. Dawkins Lire ce livre pour un panorama de la biologie de I'évolution actuelle Une théorie de l'évolution vivifiée par la génétique, la biologie moléculaire et « I'évo- dévo » Le retour de Ja paléontologie dans l'apport théorique 4 |'évolutionnisme Llobjectif de 8. J. Gould : Une théorie de 'évolution étendue, développée, mais toujours fondamentalement darwini jienne Références. bibliographie Ce texte a &té aimablement relu par Hervé Le Guyader (MNIIN), Vincent Laudet (ENS Lyon) ef amendé par Marcel Blane, écrivain scientifique, ami et traducteur de S.J. Gould. Introduction Le paléontologue américain Stephen Jay Gould (1941-2002) fut sans conteste I'un des représentants de sa discipline les plus connus du grand public aux Etats-Unis (au point méme appareftre dans un épisode de la fameuse série des Simpsons) comme en Europe. Figure 2. Stephen Jay Gould en 1991 Figure 1. Stephen Jay Gould dans Ja \série des Simpsons Photographie : Ulf Andersen, 1991. In M, Blane, ICR Palevol, 2003 [1] [Agence Gamma, éditions du Seuil 11 doit cette renommeée, d'une part (aux Etats-Unis), a sa participation active a la lutte contre les idées créationnistes (les tenants du eréationnisme ayant détourné et falsifié certains de ses propres travaux ou tenté de détourner & leur profit son image de « trublion » dans Ta communauté scientifique évolutionniste) et d'autre part a ses nombreux essais, publi périodiquement dans la revue Natural History et iraduits en frangais sous forme de reeueils (Le pouce du panda, Quand les poules auront des dents, etc.) ou encore son ouvrage La vie est belle, plus spécifiquement consacré & la réinterprétation des fossiles du gisement de Burgess Pass. Dans sa discipline, en dehors de ses travaux de recherche spécialisés portant sur !évolution morphologique des escargots du genre Cerion, il est principalement connu et reconnu par ses pairs comme le co-auteur de plusieurs idées théoriques concemant Jes modalités de fonctionnement de l'évolution a Néchelle des temps palgontologiques (macro-évolution) : celle des « équilibres ponctués » (cf. infra), élaborée avec son collégue Niles Eldredge en 1972 ; celle d’exaptation, proposée avec la palgontologue et mammalogiste Elizabeth Vrba ; celle dexpansions structurales, développée avec son ami le généticien Richard Lewontin, La défense de ces deux grandes notions et de leurs développements théoriques, ainsi que la facilité d'écriture et la grande culture de S. J. Gould, en ont fait un acteur incontournable des débats qui ont agité 1a communauté des chercheurs évolutionnistes au cours des trente demiéres années. Crest une monumentale synthése de ces réflexions et de ces apports théoriques a la théorie de Vévolution darwinienne que Stephen Jay Gould a proposé dans l'un de ces demiers livres, The Structure of Evolutionary Theory, publié en 2002 en américain et en 2006 en version frangaise, sous le titre La structure de la théorie de l’évolution. On doit dailleurs saluer Vimposant travail réalisé par Marcel Blanc, traducteur habituel de Stephen Jay Gould (qui, par ailleurs, parlait et lisait fort bion le frangais), pour traduire cet énorme volume de plus de 2000 pages Figure 4. S.J. Gould : premiére de [Figure 3, S.J. Gould : premiere de “es evowutioN ANY So weony | ‘Harvard University Press INRF essais, Gallimard Mais cet ouvrage est aussi plus que la seule explication des idées de Gould par leur auteur. Ceest aussi un livre d'histoire des sciences et d'épistémologie et un panorama de l'état des idées, des recherches et des débats concernant les mécanismes de I'évolution biologique — des échelles spatiale et temporelle du géne 4 celles des grands clades — et son déroulement au cours des temps géologiques. Cet article n'a pas la prétention de résumer ni méme d'énumérer l'ensemble des éléments développés dans cet ouvrage. Dailleurs, comme le souligne K. Padian [2], « il est impossible de résumer en quelques pages un ouvrage qui en compte plus de 1400 (dans la version originale anglaise) — en fait plusieurs livres en un seul volume ». Son objectif est, plus simplement, de présenter les aspects qui en font une référence incontournable et une lecture chaudement recommandée pour toutes les personnes intéressées par le sujet (paléontologues, biologistes et enseignants de SVT, au minimum) et qui justifient de s'atteler a Ja lecture de cet impressionnant volume. Note Stephen Jay Gould, bien conscient de la longueur de son livre, propose dans le chapitre introduetif — od il explique les objectifs et la logique son propos — un résumé de chacun des chapitres suivants. A moins d'étre déja bien connaisseur des idées de S. J, Gould, ce résumé, bien que rigoureux et exhaustif, peut sembler rébarbatif et peu clair a la premiére lecture, Par contre, il est particuliérement intéressant de le (re-)lire aprés la lecture compléte du livre, pour se remettre en mémoire l'ensemble de louvrage et ses principaux points importants, Note Dans cet article, les citations de fouvrage de S. J. Gould sont tirées de la traduction frangaise de Marcel Blanc. Les pages mentionnées correspondent a I'édition frangaise NRF essais Gallimard de 2006. Lire ce livre pour une lecon d'histoire des sciences Tout au long de son livre, Stephen Jay Gould se défend de vouloir proposer une nouvelle théorie de l'évolution biologique qui réfuterait celle de Charles Darwin, Au contraire, son objectif est de montrer comment les idées et les découvertes récentes aboutissent 4 compléter, élargir et enrichir encore la théorie darwinienne originale tout comme sa version moderne, la « Théorie Synthétique de l'2volution », ce qui les modifie substantiellement, tout en conservant toujours la base fondamentale élaborée par Darwin il y a un siécle et demi Cela n'empéche pas Gould de critiquer certaines positions défendues par Charles Darwin comme par les auteurs ultérieurs de la Théorie Synthétique, en particulier 'adaptationnisme (position selon laquelle tout caractére présent chez un organisme résulte d'un processus adaptation, adaptation de lorganisme lui-méme ou héritage d'une adaptation acquise par ses ancétres) ou l'uniformitarisme de Lyell, transféré par Darwin 4 l'évolution des espéces, et selon lequel 1) I'évolution ne procéde que lentement et par d'infimes modifications 4 chaque génération et 2) les phénoménes brutaux, réellement rapides et catastrophiques, n'ont pas aifecté l'évolution biologique. Pour justifier ses critiques et montrer leur poids, Gould ne se contente pas de les argumenter par des faits et des arguments logiques. Il tient A démontrer comment et pourquoi Charles Darwin et les évolutionnistes qui lont suivi ont élaboré ou soutenu telle ou telle position théorique, telle ou telle des grandes notions qui sous-tendent toujours les débats entre évolutionnistes. Pour ce faire, avant c'exposer et de défendre ses propres propositions de complément a la théorie de 'évolution, Gould brosse d'abord un formidable panorama de toute histoire de Ja théorie de I'évolution, & travers l'analyse critique des ouvrages et des idées des principaux chercheurs et auteurs qui ont jalonné cette histoire, depuis Jean-Baptiste Lamarek et Charles Darwin jusqu’ John Maynard-Smith ou Richard Dawkins, Toute la premiere moitié de 'ouvrage devient done un livre dhistoire des sciences et de critique littéraire et scientifique. Pour les lecteurs frangais, cette lecture est particuligrement captivante et instructive, cette histoire des idées n’étant quasiment pas enseignée en France et bon nombre des auteurs présentés par Gould leur étant tout simplement inconnus (ou conaus seulement, au mieux, par quelques clichés généralement erronés). De plus, Gould insiste toujours sur importance, dans le cheminement intellectuel des auteurs, et done dans histoire des idées, du contexte historique et social et de la psychologie des auteurs, telle qu'elle ressort de leurs écrits, de leur biographie et — pour les auteurs les plus récents — des discussions que Stephen Jay Gould avaient pu avoir directement avec eux. Puisqu'il entend compléter la structure de la théorie de Charles Darwin, Gould commence done par : 1. décortiquer cette structure, & travers une exégése minutieuse de louvrage fondamental de Darwin, ‘Origine des especes ; 2, démontrer comment une bonne part de « Nefficacité » et du suecés de la théorie darwinienne a tenu a lorigine sociale, au contexte psychologique et historique et a la personnalité particuliére de son auteur, Charles Darwin ; 3. souligner combien la théorie de Darwin se distingue fondamentalement des théories et des idées d'autres auteurs du XIXe Siécle (Lamarck, Cuvier, Owen, etc.). Une exégése de la pensée de Charles Darwin ... Le « trépied » darwinien Stephen Jay Gould propose done d'abord une analyse de la théorie de Darwin telle que celui- ci Ia élaborée et défendue au cours de sa vie, dans son ouvrage fondamental et dans ses lettres 4 ses confréres, partisans et adversaires. Tout au long de cette exégése, Gould décortique la logique de la théorie darwinienne et le fonctionnement de la sélection naturelle telle que congue par Darwin, Il insiste sur la cohérence et la rigueur intellectuelle de l'auteur, sur le soin apportée a l’élaboration de sa théorie comme a la prise en compte des critiques, et montre que !'6volution darwinienne est charpentée par trois piliers fondamentaux, tout trois considérés par Darwin lui-méme comme indispensables 4 la cohérence de sa théorie, et que Gould appelle le «trépied » darwinien, 1. Lassélection naturelle agit exclusivement sur les organismes, en accordant a certains phénotypes une descendance plus importante qu'a d'autres (pilier de « la nature des agents et du mode d'opération »). L'organisme, le phénotype, est I'unique niveau sur lequel agit la sélection. L'organisme est en effet un individu au sens évolutionniste, au sens oit il présente les caractéristiques fondamentales nécessaires au fonctionement de la sélection darwinienne : (1) des délimitations spatiale et temporelle nettes : un corps isolé de celui des autres (par la peau), une naissance et une mort, autrement dit une stabilité au cours de son existence ; (2) une capacité a se « répliquer », avec une part de variabilité chez ses descendants ; (3) des différences qui le distinguent des autres individus avec qui (4) il est en interaction (compétition). 2. La sélection naturelle suffit 4 expliquer l'apparition de nouvelles espéces (elle est créative et pas simplement exterminatrice), sans qu'il soit nécessaire d'invoquer dautres phénoménes eréatifs ni aucune « tendance intrinséque » des organismes (pilier de « Hefficacité de la sélection »). II faut et il suffit que la sélection agisse continément sur un champ de variations entre phénotypes, les variations étant toujours (1) abondantes, (2) de faible ampleur et (3) isotropes, c'est-a-dire sans « tendance » privilégiée. 3. Cette action ininterrompue de la sélection naturelle au niveau des organismes, de génération en génération (micro-évolution), suffit, grdce 4 l'ampleur des temps géologiques, & « engendrer, par simple accumulation, toute la gamme du changement morphologique et de ia diversité taxonomique » (Gould, p. 92) et & expliquer l'histoire évolutive du vivant (macro-évolution) : la micro-évolution sous-tend, par extrapolation 4 échelle géologique, la macro-

You might also like