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Weber et les racines protestantes du capitalisme

La thèse est simple en surface : l’éthique protestante constitue un événement


majeur – pas le seul néanmoins – dans le passage d’une économie précapitaliste
à une économie capitaliste. Weber tente donc d’expliquer la modification du
mode de production par l’émergence de nouvelles valeurs. Si le capitalisme
repose uniquement sur le fait de posséder un capital et de vivre selon les revenus
de celui-ci, alors l’éthique protestante ne peut sérieusement éclaircir ce
phénomène ; l’activité économique d’avant la Réforme était déjà capitaliste
selon cette définition. En effet, « l’entrepreneur exerçait une activité purement
commerciale ; l’emploi de capitaux était indispensable ; enfin, l’aspect objectif
du processus économique, la comptabilité, était rationnel » (Weber, L’éthique
protestante et l’esprit du capitalisme). Néanmoins, l’esprit qui animait
l’entrepreneur conservait une fibre traditionnelle – catholique : il ne cherchait
pas à s’enrichir mais à gagner suffisamment pour vivre selon son habitude.

La réussite économique n’étant pas ardemment désirée, la production, bien que


raisonnablement organisée, ne connaissait pas encore une parfaite optimisation ;
optimisation ou rationalisation des moyens de production en vue de réduire les
coûts (augmentation de la productivité), mais aussi rationalisation des méthodes
de vente (cibler une clientèle en proposant des produits spécialement adaptés).
Cela n’a été possible que par l’accroissement de la part d’indépendance,
d’anonymat, sur laquelle se fonde désormais les relations sociales et notamment
les relations entre le détenteur du capital et ses ouvriers. L’interchangeabilité des
travailleurs (et des acheteurs) fait le lit des sociétés capitalistes. Ce que Georg
Simmel identifie clairement : « Le cercle relativement étroit dont dépendait
l’être humain dans une société monétaire à peine ou pas développée, était bien
plus personnalisé » ; « c’est avec des hommes bien précis, connus
personnellement, quasiment non interchangeables, que le paysan germain
primitif […] et même bien souvent encore l’homme médiéval, entretenaient des
relations de dépendance économique » (Georg Simmel, Philosophie de
l’argent).

L’éthique protestante aurait contribué, indirectement, à stimuler l’attention


portée au travail (au métier, le beruf) et à la réussite économique. Le
protestantisme – surtout d’obédience calviniste – défend l’idée que seule une
communauté d’élus désignés par Dieu obtiendront le salut : la grâce de Dieu ne
se mérite pas, elle est donnée en dehors de toutes conditions propres à la
créature. Les bonnes œuvres, la foi et les sacrements ne peuvent constituer des
moyens pour obtenir un salut strictement inféodé au décret divin. C’est la
croyance au libre arbitre – pourtant pas incompatible en soi avec un
déterminisme providentialiste – que condamne définitivement l’esprit protestant.
Personne ne peut préjuger de son élection mais tout le monde doit agir in
majorem Dei gloriam.

Ainsi le travail est devenu, chez les calvinistes, un élément central dans
l’amour du prochain, lui-même au service de la gloire de Dieu. Si personne ne
peut connaître son statut – élu ou réprouvé – en raison d’une prédestination
insondable, Calvin a pu valoriser une confiance en soi robuste, persévérante,
signe de la vraie foi et de la grâce divine. Un signe intérieur et non encore la
quête incontournable d’une certitude salvatrice. C’est la relation, le lien, entre
l’exaltation de la gloire divine par le métier et la certitude du salut que vont
proclamer les épigones de Calvin. Le travail sans relâche se transforme en un
moyen d’acquérir cette confiance en soi inébranlable et donc la certitude de son
salut. Il ne s’agit toujours pas d’acquérir son salut, mais de « se délivrer de
l’angoisse du salut » : les bonnes œuvres permettent, dans ce contexte, de
découvrir sa qualité d’élu ; elles doivent témoigner, dans leur intention, d’une
conscience qui, à chaque instant, « se trouve placée devant l’alternative : élu ou
damné ? »

Ce décalage entre la position de Calvin et celle de ses fidèles – décalage


qu’effleure timidement Weber sans, bien sûr, émettre un quelconque jugement
de valeur – confirme la critique straussienne de la neutralité axiologique. « Si
l’on parle d’un enseignement de l’importance de celui de Calvin, la simple
référence aux “épigones” ou au “commun des mortels” implique un jugement
de valeur sur l’interprétation du dogme de la prédestination qu’ils ont adoptée :
autrement dit, il y a de fortes chances pour que les uns comme les autres soient
tombés dans l’erreur » (Leo Strauss). Ce que Weber ne dit pas, ce que sa
méthode lui interdit de formuler, c’est la corruption qu’a subie la doctrine
calviniste. On en revient ici à l’idée d’une interconnexion foncière entre rapport
aux valeurs et jugements de valeur : choisir un phénomène, un objet d’étude,
c’est encore préciser ce que cet objet a d’authentique. Weber aurait dû, soit
insister sur le dévoiement de la doctrine initiale (celle de Calvin), soit affirmer
que l’essence même du protestantisme se love de ses manifestations tardives. La
réserve straussienne n’enlève cependant rien au lien établi entre une certaine
interprétation de la prédestination et le développement du capitalisme. Cette
critique, à elle seule, n’ébranle pas le fond de l’argumentation.

La réforme se situe donc à l’origine d’un processus de rationalisation mais aussi


d’embourgeoisement. La rationalisation roule sur un « désenchantement du
monde » que suggère, dans l’éthique protestante, l’élimination des moyens
offerts par les sacrements dans la quête de salut, c’est-à-dire par la purge du
surnaturel, de la magie, que faisait intervenir une certaine culture de la
rédemption. L’embourgeoisement suppose l’enrichissement ainsi qu’un goût
accru pour l’utilité dans le travail et l’acquisition des biens. Nous assistons à la
naissance du pâle confort bourgeois enroulé dans sa bonne conscience. La
sécularisation fera le reste : « L’ardeur de la quête du royaume de Dieu
commençait à se diluer graduellement dans la froide vertu professionnelle ; la
racine religieuse dépérissait, cédant la place à la sécularisation utilitaire. »

Laissons, pour conclure, Weber se résumer : « L’ascétisme protestant, agissant


à l’intérieur du monde, s’opposa avec une grande efficacité à la jouissance
spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets
de luxe. En revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des
inhibitions de l’éthique traditionaliste le désir d’acquérir. Il a rompu les
chaînes [qui entravaient] pareille tendance à acquérir, non seulement en la
légalisant, mais aussi, comme nous l’avons exposé, en la considérant comme
directement voulue par Dieu. »

https://philitt.fr/2016/08/31/ethique-protestante-et-esprit-du-capitalisme-chez-max-weber/

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