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Antonella Romano

Du Collège romain à La Flèche : problèmes et enjeux de la


diffusion des mathématiques dans les collèges jésuites (1580-
1620)
In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 107, N°2. 1995. pp. 575-627.

Résumé
Antonella Romano, Du Collège romain à La Flèche : problèmes et enjeux de la diffusion des mathématiques dans les collèges
jésuites (1580-1620), p. 575-627.

Les travaux relatifs à la science des Jésuites à l'époque moderne remettent en cause une approche de la Compagnie de Jésus
conçue comme institution centralisée et hiérarchisée, dont le centre romain constituerait l'unique pôle définitionnel et décisionnel,
plaçant les périphéries en situation de subordination et de reproduction. Cette approche, qui considère la norme comme une
donnée et non comme le produit d'une confrontation entre principes et pratiques, appauvrit par définition l'analyse de cette
institution, aux prises avec l'un des bouleversements culturels les plus radicaux de l'époque moderne, la «révolution
scientifique». Si la Compagnie a, dès les origines, cherché à produire un discours normatif valide pour l'en-
(v. au verso) semble des siens, elle a voulu le faire dans le cadre d'un dialogue avec ses périphéries qui a engagé des
conceptions diverses face à la science en recomposition. Avant 1630, dans les écrits comme dans le pluriel des expériences, à
l'échelle locale ou régionale, cette diversité est au cœur de l'échange. Elle sera analysée ici, à partir de l'étude croisée des textes
normatifs, des archives administratives et des manuscrits de cours, dans trois cas français : Bordeaux, Paris et La Flèche.

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Romano Antonella. Du Collège romain à La Flèche : problèmes et enjeux de la diffusion des mathématiques dans les collèges
jésuites (1580-1620). In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 107, N°2. 1995. pp. 575-627.

doi : 10.3406/mefr.1995.4397

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1995_num_107_2_4397
ANTONELLA ROMANO

DU COLLEGE ROMAIN À LA FLÈCHE :


PROBLÈMES ET ENJEUX DE LA DIFFUSION DES
MATHÉMATIQUES DANS LES COLLÈGES JÉSUITES
(1580-1620) *l

Les travaux relatifs à la science des jésuites à l'époque moderne ont


connu, dans les vingt dernières années, un essor considérable, confirmé
par l'accélération récente des publications2. La production actuelle se
trouve caractérisée par deux tendances complémentaires, l'une polarisée
sur l'étude du centre romain et les principaux protagonistes des concept
ionsjésuites en matière de science, l'autre cherchant à éclairer des

* Abréviations :
AHSI : Archivum historicum Societatis Jesu
ARSI : Archivum romanum Societatis Jesu.
BU : Bibliographie universelle ancienne et moderne, Paris, 1842, 45 vol.
DSB : Dictionary of Scientific Biography, New-York, 1970-1980, 16 vol.
MPSJ : L. Lukacs, Monumenta paedagogica Societatis Iesu, Rome, 1965-1992, 7
vol.
1 Cet article constitue la version «revisitée» d'une communication faite dans le
cadre du symposium «Le Collège Romain : la diffusion de la science (1570-1620)
dans le réseau jésuite», lors du XIXe Congrès international d'histoire des sciences
(Saragosse, août 1993). Le travail qui a permis le passage du stade oral à cette ver
sion encore expérimentale a largement bénéficié de la patience, des conseils éclairés
et des remarques pertinentes de Romano Gatto et de Luce Giard. Qu'ils en soient re
merciés ici.
2 Pour ne prendre que les cinq dernières années, on peut citer les publications
suivantes : A. Krayer, Mathematik im Studienplan der Jesuiten. Die Vorlesung von
Otto Cattenius an der Universität Mainz (1610-1611), Stuttgart, 1991, 434 p.; U. Baldin
i, Legern impone subactis. Studi su filosofìa e scienza dei Gesuiti in Italia, 1540-1632,
Rome, 1992, 600 p.; R. Gatto, Tra scienza e immaginazione. Le matematiche presso il
collegio gesuitico napoletano (1552-1670 ca.), Florence, 1994, 392 p.; J. Lattis, Bet
ween Copernicus and Galileo. Ch. Clavius and the Collapse of Ptolemaic Cosmology,
Chicago, 1994; L. Giard dir. Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et product
ion du savoir, Paris, 1995; U. Baldini éd., Christoph Clavius e la scienza dei Gesuiti
nell'età galileiana. Atti del Convegno internazionale di Chieti (aprile 1993), Rome, 1995.
Cette liste qui ne prétend pas l'exhaustivité ne rend pas compte des articles

MEFRIM - 107 - 1995 - 2, p. 575-627.


576 ANTONELLA ROMANO

situations locales, dans le cadre d'études monographiques riches d'en


seignements. Ce second genre, tout à la fois le moins développé et le
plus récent, met en évidence les limites d'une approche de la 'Compagnie
de Jésus conçue comme institution centralisée et hiérarchisée, dont le
centre romain constituerait l'unique pôle définitionnel et décisionnel,
plaçant les périphéries en situation de subordination et de reproduction.
Ce modèle, sans doute hérité d'une historiographie ancienne, a permis
sinon de parler d'une «science jésuite», du moins de considérer les
acquis sur le Collège Romain comme pertinents pour l'ensemble de
l'ordre. Cette manière de procéder minimise par définition l'un des
enjeux majeurs de l'histoire de cette institution, aux prises avec l'un des
bouleversements culturels les plus radicaux de l'époque moderne, la
«révolution scientifique»3. Car, elle considère le caractère opératoire de
la norme comme un fait et non comme le produit d'une confrontation
entre principes et pratique. Si la Compagnie a, dès les origines, cherché
à produire un discours normatif valide pour l'ensemble des siens - dis
cours que ses propres historiographes ont systématiquement mis en
avant dans l'entreprise d'écriture de son histoire officielle -, il n'en
demeure pas moins que les périphéries ne se sont jamais contentées du
rôle de relais que pourrait suggérer une lecture superficielle des textes
normatifs4. Particulièrement dans le domaine des sciences, c'est à partir
d'un échange complexe que se sont organisés des réseaux, le plus
souvent constitués de jésuites et de non-jésuites, au cœur desquels sont
nées des pratiques et des conceptions diverses face à la science en
recomposition5. Au-delà de la tentative romaine pour contrôler la pro
duction de ses membres au nom de la préservation de Yuniformitas et

publiés sur ces mêmes questions dans le cadre de colloques ou d'ouvrages plus géné
raux.
3 Les guillemets qui accompagnent cette expresion font écho au débat en cours
chez les historiens des sciences sur la définition et l'approche du phénomène : on
pourra consulter P. Redondi, La révolution scientifique du XVIIe siècle : perspectives
nouvelles, dans Impact : science et société, 160, 1991, p. 405-415; E. Coumet, Alexan
dre Koyré : la Révolution scientifique introuvable?, dans History and Technology,
1987/4, p. 497-529.
4 Ces textes sont d'une part les Constitutions (pour l'édition française voir
Ignace de Loyola, Écrits, Paris, 1991) et le ratio studiorum dont la genèse a été retra
céepar L. Lukacs éd., Monumenta paedagogica Societatis Iesu, Rome, 1965-1992, 7
vol.
5 À titre d'exemple, sur la question du statut de l'expérience dans la physique jé
suite, la complexité des attitudes est analysées par M.-J. Gorman, Jesuit explorations
of the torrìcellian space : cap-bladders and sulphurous fumes, dans MEFRIM, 1994/1,
p. 7-32.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 577

soliditas doctrinae6 par le biais de la censure7, on peut gager que pour la


période antérieure aux années 16308, sinon dans les écrits du moins dans
le pluriel des expériences, à l'échelle locale ou régionale cette uniformité
ne fut jamais que formelle. C'est pourquoi j'ai choisi d'analyser dans
cette étude les modalités de l'échange entre Rome et la France, à partir
de l'examen des situations de Bordeaux, Paris et La Flèche. L'étude
parallèle des textes normatifs, archives administratives et manuscrits de
cours, en permettant la confrontation de la pratique et de la norme,
révèle des processus centrifuges de production de la science et de son
enseignement, qui permettent de reconsidérer ou de nuancer nombre des
acquis concernant l'histoire de ces trois établissements.

1 - À Bordeaux, dans le sillage du collège de Guyenne (1572-1605).

La fondation du collège jésuite de la Madeleine, à Bordeaux, en


1572, s'inscrit dans une situation de rivalité politique, confessionnelle et
pédagogique vis-à-vis du célèbre collège de Guyenne9. Si à cette date

6 Sur l'élaboration de ce concept, voir A. Mancia, // concetto di «dottrina» fra gli


esercizi spirituali (1539) e la ratio studiorum (1599), dans AHSI, 1992/1, p. 3-70.
7 Sur cette question particulière, voir U. Baldini, Una fonte pocco utilizzata per
la storia intelletuale : le censurae librorum e opinionum nell'antica Compania di Ge
sù, dans Annali dell'Istituto storico italo-germanico in Trento, XI, 1985, p> 19-67.
8 II est particulièrement difficile d'identifier une date-charnière, susceptible de
faire sens pour l'ensemble des domaines concernés. Nombreux, et aussi de natures
différentes, sont les facteurs qui contribuent à la rigidification des pratiques et des
conceptions. Dans le cas des questions scientifiques, il est clair que la première
condamnation du copemicanisme (1616) et surtout le procès de Galilée (1633) ont
influencé largement la mise en place d'un climat plus tendu dans l'ensemble des pro
vinces. Pour une réflexion plus générale sur ces questions chronologiques, voir A.
Romano, Les Jésuites et les mathématiques. Le cas des collèges français de la Compag
nie de Jésus (1580-1640), dans U. Baldini éd., Christoph Clavius e l'attività scientifica
dei Gesuiti..., op. cit.
9 L'établissement, fondé par la jurade de Bordeaux en 1533, a pour premier rec
teur Jean de Tartas, ancien principal du collège de Lisieux, à Paris. L'année suivante,
il est remplacé par André de Gouvea qui attire dans le nouvel établissement de
grandes figures du premier humanisme français, comme Mathurin Cordier, Nicolas
de Grouchy ou Georges Buchanam. Le collège, où se sont exprimées des sensibilités
souvent réformées, devient au milieu du siècle un des principaux espaces de focali
sation des luttes confessionnelles qui animent la ville, dans le contexte général des
guerres de religion. Voir J. de Gaufreteau, Chronique bordelaise, Bordeaux, 1876, 1,
335 p.; E. Gaullieur, Histoire du collège de Guyenne d'après un grand nombre de do
cuments inédits, Paris, 1874, 576 p.
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l'école dirigée par le grand humaniste Élie Vinet10 ne peut plus être sus
pectée d'accointances avec les protestants, en revanche l'ouverture du
collège jésuite suit la victoire du parti ligueur dans la ville, au moment
où la présence du prédicateur jésuite Edmond Auger contribue à attiser
un climat de lutte contre l'hérésie11.
Sur les premières années du fonctionnement de la Madeleine les
données d'archives sont rares et permettent difficilement de suivre l'essor
des activités pédagogiques de l'établissement : les premières leçons sont
données en octobre 1572, quelques tensions bloquent le bon déroulement
des cours jusqu'en 1575, puis la croissance de l'établissement va bon
train jusqu'en 1589. Pourtant, la crise politico-religieuse que connaît l'e
nsemble du Royaume dans cette période atteint particulièrement Bor
deaux et le collège de la Madeleine, conçu comme instrument de lutte
contre les hérétiques par les Ligueurs, associé à l'histoire de ce parti, en
essuie aussi les revers : à la suite de la défaite de la Ligue devant le parti
protestant en 1589, le collège est fermé et les pères expulsés, précisément
au moment où, la maturité aidant, auraient pu se développer des pra
tiques éducatives calquées sur un modèle central enfin défini par les dif
férentes versions du ratio studiorum. En lieu et place de cette croissance
paisible, l'équipe de Bordeaux doit se replier principalement sur Tou
louse et, dès qu'elle le peut, à partir de 1597, se réinstaller dans ses
locaux, tout en restant interdite d'enseignement jusqu'en 1603 12.
Pour la période 1572-1589, les contenus de l'enseignement philo
sophique sont mal connus. En 1584 pourtant, le catalogue du personnel
mentionne la présence d'un Anglais Richard Gibbons (Richardus Gib
bonus), dont la biographie intellectuelle présente un grand intérêt : ins
tallé depuis quelques années dans le prestigieux établissement de

10 La personnalité d'Élie Vinet a fait l'objet d'une étude riche et documentée : L.


Desgraves, Élie Vinet, humaniste de Bordeaux (1509-1587). Vie, bibliographie, biblio
thèque, correspondance, Genève, 1977, 185 p. Ce travail permet de situer le rôle de Vi
net dans le contexte particulièrement riche de l'humanisme français du premier
XVIe siècle et au cœur duquel le pôle bordelais a joué un rôle important.
11 Voir notamment H. Hauser, Le P. Edmond Auger et le massacre de Bordeaux,
dans Bulletin de la Société d'Histoire du Protestantisme français, 1911, p. 289-306.
12 Une ordonnance du 24 avril 1594 les autorise à séjourner dans leur collège,
trois jours consécutifs, lorsqu'ils se rendent pour affaires dans la capitale de la
Guyenne, à condition de n'y pas rétablir les classes. Rapidement, cette ordonnance
fera l'objet d'une interprétation permissive. Ainsi, dès 1597, leur présence est deve
nuepermanente : voir P. Delattre éd., Les établissements des Jésuites en France, Eng-
hien, 1940, vol. 1, col. 740-741.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 579

Tournon, il est l'un des premiers élèves de Clavius, et à ce titre, l'un des
premiers spécialistes de mathématiques formés dans la Compagnie, à
Rome, puis envoyés, au gré des besoins, dans les collèges des différentes
provinces. Sa nomination à Tournon, depuis 1579, s'explique par la
nécessité de répondre à une exigence spécifique, inscrite dans le contrat
de fondation du collège, et concernant la tenue de leçons de mathémat
iques. S'il paraît difficile d'expliquer avec précision les causes de son
passage à Bordeaux, notons cependant qu'en cette année 1584, il
témoigne, de manière unique, de la tenue d'un cours de mathématiques
pour cette seule année à Bordeaux13. De plus, il a pour élève Antoine
Jordin, qui enseignera ultérieurement les mathématiques dans le même
établissement.
La prise en compte par les jésuites de Bordeaux de la spécificité du
contexte local dans lequel ils interviennent est exprimée officiellement
dans un document de 1586 : elle figure dans les commentaires qu'ils
adressent à Rome sur la première version du ratio studiorum. Réunis en
congrégation provinciale pour discuter le règlement élaboré sur l'initia
tive du général Aquaviva, les jésuites définissent plus précisément la
situation locale et soulignent les différences avec le modus romanus, ou
avec le modus parisiensis. Le cours de philosophie, écrivent-ils, ne dure
pas trois ans, comme à Paris, mais deux ans14. D'où l'adaptation du pr
ogramme ainsi pratiquée :
«Pendant ces deux années, on devra non seulement commenter la
logique, la physique, et la métaphysique, mais aussi l'éthique, les mathémat
iques et ce sera au même professeur de le faire (...) Car si nous voulons
porter la durée totale du cours de philosophie à trois ans, d'abord nous
irons contre les habitudes universitaires; ensuite nous ferons fuir tous les
externes de nos écoles. Car ceux-ci veulent absolument obtenir le grade de
maître en philosophie à la fin des deux années»15.

13 ARSI, Aquit. 9, III, fol. 52v-55r. Pour des informations complémentaires sur
le personnage voir A. Romano, op. cit.
14 MPSJ, 6, p. 286-288 : «Lutetiae quidem olim dabatur integrum triennium
curriculo philosophiae (...). In aliis vero Galliarum academiis, quae ex parisiensi ac-
caparunt, ut in burdigalensi et tolosana, nunquam philosophiae tributum est plus
quam biennum».
15 «In ipso biennio non solum logica, physica et metaphysica explicanda sunt,
sed etiam ethica et mathematica, et quidem ab eodem praeceptore (...). Quod si spa-
tium curriculi philosophi volumus ad triennium protrahere, primum contra mores
academiae faciemus; deinde omnes externos discipulos a nostris scholis abigemus.
Volunt enim illi praecise ad finem biennii gradum magisterii in philosophia repor
tare», dans MPSJ, 6, p. 288.
580 ANTONELLA ROMANO

Les raisons de cette concentration du cursus sont explicitées dans


cet extrait : la nécessité de s'adapter au contexte local d'enseignement,
pour conserver un public d'externes et rester ancrés dans un tissu social
miné par les guerres de religion particulièrement vives dans le Sud-Ouest
de la France.
Or, le contexte local n'est autre que celui imposé par le collège de
Guyenne où, depuis presque un demi siècle, le cursus de philosophie se
trouve réduit à deux années16.
On peut être sensible à cette volonté des pères de s'accorder au
«morem academiae» de la province, tout en n'incommodant pas les
«nôtres»17, et de proposer une adaptation du ratio aux contraintes
locales. Leur version prévoit donc, conformément aux programmes éla
borés à Rome, l'étude d'Aristote : les huit livres de la Physique en pre
mière année, De generatione, De caelo, De Anima et de la Métaphysique
en seconde année. Ce programme suffirait pour devenir Magister artium.
Mathématiques et éthique seraient proposées en troisième année aux
scolastiques et aux externes intéressés. Ainsi, la Compagnie serait à l'abri
de tout reproche au sujet d'une éventuelle carence de son enseignement
en mathématiques. Enfin, ceux des externes qui le souhaiteraient pourr
aient suivre ces cours d'éthique et de mathématiques dès la seconde
année : la chose serait possible puisque ce cours serait assuré par un
professeur «extraordinaire», à une heure elle-même «extraordinaire» et
n'interférant pas avec l'enseignement ordinaire. Si aucun candidat ne se
présentait pour le cours en trois ans, on se limiterait à la formule bien
nale, sans éthique, ni mathématiques évidemment18.
Ainsi les remarques venues de Bordeaux concernent le chapitre De
mathematicis du ratio de 1586, mais elles prennent tout aussi bien en
compte le règlement du collège de Guyenne, rédigé trois ans auparav
ant19.

16 Depuis 1583, le collège de Guyenne dispose d'un ordre des études. Voir Schola
aquitanica : programme d'études du collège de Guyenne au XVIe siècle, publié pour la
première fois par Elie Vinet, en 1583, et réimprimé d'après l'exemplaire de la Biblio
thèque Nationale avec une préface, une traduction française et des note par L. Masse-
bieau, Paris, 1886, 77 p. Pour un commentaire de ce texte pédagogique essentiel, voir
G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie jésuite. Le «modus parisiensis » , Rome,
1968, p. 192-206.
17 MPSJ, 6, p. 286.
18 Idem, p. 286.
19 Le programme de Guyenne précise en effet :
«Mathematicus postea, ab hora secunda ad tertiam. Quem ab Logistica Burdi-
galae edita curriculum suum incipere optimum duximus. Cui subjungit Pselli Ma-
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 581

La fermeture du collège de la Madeleine en 1589 ne permet pas de


vérifier quelle suite fut donnée à cette proposition de la congrégation
provinciale. Mais, lorsque l'établissement ouvre à nouveau ses portes en
1603, et alors que les rapports de concurrence sont profondément trans
formés au profit du collège jésuite, on constate que les pratiques d'en
seignement s'inscrivent dans la continuité des propositions de 1586.
La rivalité feutrée avec le collège de Guyenne est toujours percept
ible.La preuve en est que les livres d'Élie Vinet, pourtant mort depuis
presque vingt ans, continuent de circuler et sont en usage dans les col
lèges jésuites. En 1592, l'imprimeur du roi à Tournon, Claude Michaelis,
publie en un volume les textes de Psellus et Proclus dans l'édition d'Élie
Vinet : il les destine explicitement aux étudiants de l'établissement jésuite
de la ville20. Comment interpréter cet usage prolongé des ouvrages d'Élie
Vinet? Autant le rôle de Tournon paraît aisé à expliquer, car cet éta
blissement semble avoir été la plaque tournante, pour la France du sud,
d'une stratégie jésuite de développement de l'enseignement des mathém
atiques21, autant l'absence des textes de Clavius reste ici inexplicable. À
moins qu'elle renvoie à la différence des niveaux d'enseignement visés
entre le centre (romain) et les périphéries (Tournon ou Bordeaux)?
Mais l'ombre d'Élie Vinet ne plane pas uniquement sur les livres
en circulation dans les collèges jésuites. Elle est aussi perceptible
dans l'enseignement lui-même. À la Madeleine à partir de 1603, un
effort important porte sur le cours de philosophie. On confie celui-ci
à un jésuite présent dans la province depuis plus de 20 ans, formé

thematicum breviarium : quo summam quattuor mathematicarum adulescentes pri-


mum cognoscant, tum Euclidis Elementa ac postea Sphaerica et quaecumque visum
fuerit, vel ex Graecis, vel ex latinis hominibus, dum biennium compleatur, subjicit :
quo confecto ad Logisticam rursus recurrit», dans Schola aquitanica..., op. cit.,
p. 26.
Traduction :
«Le mathématicien prend la suite de la seconde à la troisième heure. Nous
avons décidé que celui-ci commencerait son cours avec la Logistique éditée à Bor
deaux. À celle-ci il ajoute le petit traité de mathématiques de Psellus : qu'avec celui-
ci les adolescents prennent connaissance de ces quatres parties des mathématiques,
alors ils seront initiés aux Eléments d'Euclide et ensuite à la sphère soit d'après les
auteurs grecs, soit d'après les latins jusqu'à ce que le cours de deux ans soit complet :
ceci fait, il recommencera par la Logistique».
20 Michaelis Pselli Arithmetica, Musica et Geometria. Item Proclii Sphaera, Elia
Vineto Santone interprete. Accessit in hac ultima editione singulorum librum in capita,
necnon capitum in sectiones percommoda distributio, in usum studiosae iuventutis
Academiae Turnoniae Societ. Jesu, Tournon, 1592.
21 A. Romano, op. cit.
582 ANTONELLA ROMANO

en philosophie comme en théologie au sein de la Compagnie, long


temps responsable de la bibliothèque du collège, Antoine Jordin
(1562-1636), celui qui avait suivi, en 1584, l'enseignement de Richard
Gibbons22. Entre 1604 et 1606, Antoine Jordin assure la formation
complète des étudiants en philosophie, en tenant d'abord un cours
de logique et physique, poursuivi en seconde année et complété par
le cours de métaphysique. Dans le cadre de la première année,
Antoine Jordin aborde aussi les mathématiques. De l'ensemble de
cette activité subsiste un cours manuscrit de plus de 1000 folios
dont la partie mathématique sera brièvement examinée ici23.

22 Le dépouillement des catalogues disponibles à l'ARSI permet de reconstituer


cette carrière : 1584 (Aquit. 9, III, fol. 54v-55r), auditeur en logique à Bordeaux (le
catalogus secundus, fol. 65r, précise en outre, «talentum ad philosophiam»); 1587
(Aquit. 9, I, fol. 92 r), présent dans le catalogus triennalis de Bordeaux, qui ment
ionne ses études de rhétorique et de philosophie au sein de la Compagnie; 1590
(Aquit. 9, I, fol. 102v), professeur de philosophie à Toulouse; 1592 (Aquit. 6, I, fol.
lv), professeur de physique au même endroit; 1593 (Aquit. 6, I, fol. 9r; Aquit. 9, I,
fol. 124v), idem; 1597, absent du catalogue de la province d'Aquitaine; 1598 (Aquit. 6,
I, fol. 25r), bibliothécaire à Bordeaux; 1599 (Aquit. 9, I, fol. 166r), professeur de
théologie scolastique; 1600 (Aquit. 6, I, fol. 30v), idem; 1603 (Aquit. 9, I, fol. 187r),
idem; 1604, professeur de logique (cf. manuscrit de Bordeaux); 1605, professeur de
physique (cf. manuscrit de Bordeaux); 1606 (Aquit. 9, 1, fol. 218r), tâches administ
ratives; 1609 (Tolos. 5, fol. 9v), professeur de scolastique à Toulouse; 1610 (Tolos.
5, fol. 17v), professeur de casuistique au même endroit; 1611 (Tolos. 5, fol. 30v),
idem; 1613 (Tolos. 5, fol. 38r), professeur de théologie; 1614 (Tolos. 5, fol. 48), pro
fesseur de scolastique et hébreu; 1615 (Tolos. 5, fol. 53), confesseur et professeur
d'hébreu; 1617 (Tolos. 5, fol. 58), professeur de théologie et tâches administratives;
1618 (Tolos. 5, fol. 63), administrateur à Auch. À partir des années 1620, Antoine
Jordin est appelé par le Général à Rome. Censeur des livres pour l'assistance de
France, il sera l'un des réviseurs du livre de C. Scheiner, Rosa Ursina en 1628 : voir
U. Baldini, Legern impone subactis..., op. cit., p. 100, et note 115, p. 116.
23 La totalité du couçs èst en effet conservée dans trois volumes, correspondant
à deux manuscrits, ms 443 et 445. Il s'agit des notes de cours prises, sous la dictée,
par un étudiant qui n'hésite pas à s'identifier, «me audiente Jacobo Casterario». La
présence d'index, correspondant soit à un volume, soit à une partie du cours, permet
notamment d'émettre l'hypothèse selon laquelle cette prise de notes avait une fonc
tion collective particulière : faire office de manuel et permettre ainsi une circulation
du cours entre étudiants; constituer la trace écrite, et mise au propre, du cours-type,
destiné aux successeurs du professeur compétent. Quelle que soit l'hypothèse rete
nue, il est certain que ces manuscrits bordelais ne sont pas à considérer comme les
notes de cours qu'un auditeur aurait destinées à son seul usage personnel. Reste ce
pendant à les articuler dans leur logique interne. Dans le premier, ms 443, se
trouvent réunis les cours correspondant aux commentaires des huit livres de la Phy
sique, du Traité du ciel, de La génération et la corruption, des Météores, ainsi que le
cours de mathématiques. Les différentes dates proposées par l'étudiant permettent
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 583

En voici la table des matières qui clôt cette partie du cours


(f. 65 r-v)24 :

DE GEOMETRIA fol. 1
Libr. (prim)um Euclydis definitionum 2
Petitiones sive postulata 4
Coeteres notiones, seu actiomata 4
Propositiones Libri primi 4
Praxes quaedam mathematicae 11
De Quadratura circuii 17
DE ARITHMETICA 21
De proporzione seu ratione 21
De proportionalitate 24
De officiis artis logisticae 24
DE ASTROLOGIA 28
Cap. (prim)um Quid sit sentiendum de astrologia judicaria 28

de considérer qu'il s'agit de deux séries de leçons, une partie de celles de l'année
1604, destinée aux étudiants de philosophie de première année, l'autre correspon
dant au cours suivant de 1605. Le second manuscrit, composé de deux volumes cor
respond au cours de logique, professé la première année : la table des matières du
premier tome (qui se trouve sur le second folio non numéroté) indique l'enchaîne
ment des leçons : une introduction générale sur les arts, puis dialectique, logique,
éthique. Le second tome comprend deux cours, chacun numéroté séparément : en
premier lieu, on traite du De anima (le cours est développé sur 197 folios et il s'
achève sur un index non paginé); ensuite, le cours porte sur la métaphysique, et l'étu-
diant-scribe a pris soin de préciser l'année 1606. À la fin des 166 folios de ce dernier
commentaire, se trouve de nouveau un index, numéroté cette fois, dans la continuité
de la pagination du cours. Pour finir, ce second tome présente une particularité : les
douze derniers folios (présentant une double numérotation, à la fois propre et conti
nuepar rapport au cours de métaphysique) se composent de deux annexes, l'une in
titulée De positiones ex universa philosophia depromptae (fol. lr à 7r), l'autre Theses
philosophiae (fol. 8r à 12r). Ce dernier document s'achève par ces mots «Agitatae
sunt 26 julii in coll. Burd. societ. Iesu praeside R.P. A.' Jord. 1606». Cette indication
chronologique permet donc d'affirmer que le cours ne s'est déroulé que sur deux an
nées scolaires, dont l'exercice des soutenances de thèses marque le terme officiel.
À partir de cette description, on peut donc reconstituer l'organisation du cours
de la manière suivante :
Année 1604-05 Année 1605-06
Dialectique (445,1) De Caelo (443)
Logique (445,1) Météores (443)
Physique (443) De generatione... (443)
Éthique (445,1) Mathématiques (443)
De anima (445,2)
Métaphysique (445,2)
24 Le choix des capitales d'imprimerie permet de rendre compte des têtes de
chapitres soulignées par le rédacteur avec les caractères plus grands.

MEFRIM 1995, 2 40
584 ANTONELLA ROMANO

De coelorum situ, motu, et quantitate 33


De circulis spherae 41
De dimensione cujus circuii 43
De circulo Aequinoctiali 44
De duobus aequinoctiis, et kalendarii correctione 47
De Zodiaco 54
De duobus coluris 55
De meridiano circulo 55
De orizonte 56
De quatuor circulis minoribus 56
De primo mobili, seu spanerà 4a. Item 10 et 9a 56
De firmamento, seu 8a sphaera 58
De planetarum orbibus 60
DE PERSPECTIVA 61
DE MUSICA 62

Aux trois enseignements principaux (géométrie, arithmétique, astro


nomie), occupant la presque totalité du manuscrit, s'ajoutent quelques
rudiments de musique et perspective. Ces deux derniers et brefs chapitres
pourraient surprendre : l'inspiration ici ne vient pas du ratio studiorum,
pas plus que de la production écrite de Clavius. À titre de comparaison, le
cours professé à Mayence par Otto Cattenius dans ces mêmes années ne
converge avec celui de Bordeaux que pour les deux parties principales, géo
métrie et astronomie25. Ainsi, le cours d'Antoine Jordin semble nourri d'in
fluences différentes.

25 A. Krayer, Mathematik im Studienplan der Jesuiten..., op. cit. La table des


matières de ce cours de 1610-1611 souligne une autre organisation interne :
- Prolegomena in Mathesin
- In Elementum I Euclidis
- Tractatus sive liber secundus : de modo et régula radicem quadratam extra-
hendi per exemplum proposita
- Liber III rationis geometricae ad usum accomodatae
- Liber IV Matheseos de sphaera
* Tractatus I de sphaerae circulis : modus construendi sphaeram armilla-
rem; de circulo aequinoctiali; de zodiaco et ecliptica; de horizonte; de meridiano et
reliquis verticalibus; de coluris; de tropicis et circulis polaribus; de longitudine, lat
itudine, ascensione vel ortu stellarum
* Appendix geographiae
* Tractatus II in sphaeram : quid est de istis, quae adhaerent caelo citra ment
is nostre operam : sententiam auctorum quorundam de numero motuum atque or-
bium caelestium; sententiarum explicatarum censuram dat; aethereae machinae ve-
rior hypothesis; de numero stellarum earumque differentia et de constellationibus;
de astrorum magnitudinibus et distantiis a terra
* Appendix gnomonica
* Tractatus III de ratione calendarii seu computo ecclesiastico
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 585

Certes, l'ombre de Clavius plane sur l'ensemble du texte, dès ses pre
mières lignes. Mais Jordin a tendance à résumer et à tronquer. Ainsi, l'i
ntroduction (1 folio et demie) adopte le style et le démarche de Clavius. Sans
titre, elle constitue un bref résumé des Prolégomènes qui précèdent le com
mentaire des Éléments d'Euclide26 à partir de l'édition de 1574. La reprise,
presque mot à mot, des formules de Clavius ne laisse subsister aucun doute
sur la source d'Antoine Jordin, qui définit les mathématiques à partir de
l'étymologie grecque, avec les mêmes allusions à Pythagore et Platon.
Mais Jordin procède à une réduction extrême de ces Prolégomènes : si
Clavius se lançait dans une réflexion épistémologique, Jordin se contente
de reprendre la première partie du texte, presque exclusivement descript
ive. Il prend garde de prévenir son auditoire du caractère résumé et
incomplet de son propos, tout en le renvoyant aux autres parties de son
enseignement qui concernent le statut des mathématiques.
De même, pour la première partie, consacrée à la géométrie, Clavius
sert toujours de référence. Jordin suit, en le simplifiant systématiquement,
le commentaire du livre I des Éléments, avec les principales figures de Cla
vius. Pourtant, le rôle d'Antoine Jordin est loin de se limiter à cet exercice :
la partie géométrique de son cours comporte deux autres chapitres, Praxes
quaedam mathematicae (f. llv.) et De quadratura circuii (f. 17r.). Dans le
premier cas, il s'agit de travailler, à partir des livres II et III d'Euclide, quel
ques propriétés des figures géométriques traitées avec le compas. Puis,
Jordin clôt cette première partie avec la question, si débattue à la fin du
XVIe siècle, de la quadrature du cercle27.
Jordin n'avait aucune obligation de la traiter, d'autant que ces quel-

* Tractatus IV in sphaeram de disciplina optices sequitur.


On comprend ainsi que, au-delà des cadres communs aux deux professeurs,
chacun des cours développe des originalités fortes. Dans le cas allemand, l'attention
portée à l'optique, au comput ecclésiastique ou à la gnomonique présente un intérêt
d'autant plus net que cette partie du cours intéresse peu le professeur français. La
comparaison, même succinte, suggère donc une étude plus approfondie des context
es culturels propres à chacun des milieux d'insertion des collèges jésuites.
26 C. Clavius, Euclidis Elementorum libri XV. Accessit XVI De Solidorum Regula-
rium comparatione, Rome, Apud V. Accoltum, 1574.
27 En introduction à la question, M. de Montucla, Histoire des recherches sur la
quadrature du cercle : ouvrage propre à instruire des découvertes réelles faites sur ce
problème célèbre, et à servir de préservatif contre de nouveaux efforts pour le résoudre.
Avec une addition concernant les problèmes de la duplication du cube et de la trisection
de l'angle, Paris, 1754, 304 p.; Th. Heath, A History of Greek Mathematics, Oxford,
1921, 1, p. 220-235; G. Loria, Storia delle matematiche, vol. 2 : 1 secoli XVI e XVII, Tur
in, 1931, p. 182-188.
586 ANTONELLA ROMANO

ques feuillets marquent un saut qualitatif dans la démarche du professeur :


passer, presque sans transition, de la définition du point (f . 3r) à la descrip
tion des lunules d'Hippocrate de Chios, n'est-ce pas passer d'une catégorie
du savoir mathématique à une autre? Cette partie du manuscrit présente
d'autant plus d'intérêt que Jordin s'y montre prodigue en citations d'autor
ités.Dans ces 11 pages, il dresse une sorte d'« historique» du problème, des
sources antiques jusqu'aux auteurs les plus récents, permettant une fruc
tueuse comparaison des textes cités et du manuscrit.
Il présente ainsi Bryson, Antiphon, Hippocrate de Chios, Euclide,
Pythagore, Archimède, Appolonius, Carpus, Campanus, Simplicius,
Oronce Fine, Jean Borrel, Marcantonio Zimara, Pedro Nunès et Clavius.
Certains ne font l'objet que d'une mention, d'autres sont commentés. Si, en
définitive, le dernier mot revient à Clavius, le commentaire de la question
relève de la seule responsabilité d'Antoine Jordin. Ce dernier le précise
bien, recourant pour la seule et unique fois dans son manuscrit à la fo
rmule : «Placet hoc loco examinare celebriam illam quaestionem de circuii
quadratura ...» qui ouvre le chapitre. Cette autonomie de la démarche est
particulièrement significative, si on la rapporte au travail contemporain de
Clavius. En effet, Clavius publie alors, dans sa Geometria practica, un
Appendix de circulo per tineas quadrando28. La première édition de ce texte
date de 1604, Antoine Jordin a-t-il pu s'en inspirer?
Clavius s'est penché sur la question de la quadrature dès les années
1580 et un premier bilan de son travail est inséré, en 1589, dans la seconde
édition des Éléments d'Euclide29. Il y est ensuite revenu dans les premières
années du XVIIe siècle, comme en témoigne sa correspondance avec Ber
nardino Salino30. Jordin aurait donc eu la possibilité de consulter des
extraits ou des copies du livre en préparation, des notes prises par d'autres.
Si l'hypothèse ne peut être écartée, elle paraît cependant peu vraisemblable
car Jordin ne renvoie ses auditeurs qu'aux Éléments de 1589.
Ainsi les premières pages de Jordin sont consacrées à un long déve-

28 C. Clavius, Mathematicorum tomus secundus, Complectens Geometriam Prac-


ticam, Arithmeticam Practicam, Algebram..., Mayence, sumptibus A. Hierat, 1612,
p. 188-194.
29 C. Clavius, Euclidis Elementorum lib. XV, Romae, Apud Bartholomeum Gras-
sium, 1589, 1, p. 908-911 : Dato circulo quadratum aequale constituere. Cet appendice
est suivi d'un second chapitre qui pose le problème inverse : Dato quadrato circulum
aequalem describere.
30 A.C. Garibaldi, Matematica e matematici gesuiti a Genova tra Sei e Settecento,
dans Atti del Convegno «I Gesuiti tra impegno religioso e potere politico nella Repubbli
ca di Genova» (2-4 die. 1991), Quaderni Franzoniani. Semestrale di bibliografia e
cultura ligure, V, 1992/ 2, p. 115-125.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 587

loppement sur Bryson d'Héraclée qui, chez Clavius, fait l'objet d'une brève
mention31. Jordin dispose donc d'une autre source, qui demande à être
identifiée.
La même remarque vaut pour Antiphon, que Clavius signale dans la
liste des mathématiciens célèbres, qu'il dresse dans ses Prolégomènes32 :
pour ce second sophiste les sources de Jordin semblent être Simplicius33 et
Pedro Nunès34, puisqu'il les mentionne lui-même. À propos d'Hippocrate
de Chios35, la dette envers Clavius apparaît plus nettement36.
Dans la suite du manuscrit sont mentionnés d'autres auteurs que
Jordin peut bien avoir lus directement. Le premier est Simplicius qui sug
gère à Jordin la liste des auteurs antiques par lesquels cette question a été
transmise37. Pour Campanus38, il est possible que Jordin ait eu directement
accès à son Tetragonismus, id est circuii quadratura39. Jean Borrel (1492-
1557), dont notre connaissance reste particulièrement superficielle40,
semble lui aussi appartenir à la bibliothèque aquitaine d'Antoine Jordin,
Clavius n'y faisant qu'une brève allusion dans la Geometria practica de

31 C. Clavius, Operum Mathematicarum tomus primus, Mayence, A. Hierat, 1611,


p. 126.
32 C. Clavius, op. cit., p. 5.
33 Sur ce représentant du néoplatonisme du VIe siècle, voir DSB, 12, p. 440-443.
Son commentaire de l'œuvre d'Aristote est publié au XVIe siècle
34 Sur ce mathématicien portugais du XVIe siècle (1502-1578), voir DSB, 10,
p. 160-162.
35 De ce mathématicien grec de la seconde moitié du cinquième siècle av. J.C.,
aucune œuvre ne nous est parvenue directement. C'est grâce au commentaire de
Simplicius à la Physique d'Aristote que sont connus ses arguments sur la quadrature.
Voir DSB, 6, p. 410-418.
36 Hippocrate de Chios est évoqué dans le commentaire du livre III d'Euclide, à
propos de l'angle de contact, puis repris dans l'étude du livre V, dans un bref passage
concernant directement la quadrature du cercle. C'est là qu'est reproduite la figure
des lunules d'Hippocrate, reprise elle-même dans le manuscrit de Bordeaux : C. Cla
vius, op. cit., p. 121.
37 Simplicii Peripatetii acutissimi commentaria in octo libros Aristotelis Stagiritae
de Physico auditu. Lucilio Philateo interprete, Venise, H. Scotum, 1543, p. 8v-llr.
38 Pour ce mathématicien et astronome italien du XIIIe siècle, voir DSB, 3, p. 23-
29.
39 Tetragonismus id est circuii quadratura per Campanum, Archimedem syracusa-
num atque Boetium, mathematicae perspicassimos, adinventa, opus a Luca Gauricum
editum, Venise, J.B. Sessa impr., 1503. Il est possible que Jordin en ait fait direct
ementla lecture, car au fol. 19r., il cite l'éditeur de ce texte, Luca Gaurico, astronome
italien du XVIe.
40 Voir G. Allard, Bibliothèque du Dauphiné, contenant l'histoire des habitants
de cette province qui se sont distingués par leur génie, leurs talents et leurs connois-
sances, nouvelle édition revue et augmentée, Grenoble, 1797, p. 86.
588 ANTONELLA ROMANO

160441. Les trois livres de Jean Borrel ont été publiés en 1554, 1559 et 1560 à
Lyon42. Jordin a pu les lire : la première partie de l'ouvrage dédié à la qua
drature du cercle consacre de longs développements à Bryson, et pourrait
avoir servi de source au jésuite43. Enfin, si les travaux de Pedro Nunès sont
souvent cités par Clavius et particulièrement sa critique d'Oronce Fine44
sur la quadrature45, Jordin semble pourtant en avoir une connaissance
directe, comme le donnent à penser d'autres passages de son manuscrit.
À côté de Clavius et des lectures propres de Jordin, l'influence directe
d'Élie Vinet est nettement perceptible dans la partie arithmétique du cours
de Jordin, divisée en deux sous-parties. La première, sur les proportions,
tire ses références du livre V d'Euclide, la seconde, De officiis artis logis·
ticae, semble prendre ses sources ailleurs. Or, en 1583 Clavius avait rendu
disponible un bref traité d'arithmétique qui devait faire office de manuel
pour l'ensemble de la Compagnie46. Il est peu probable que ce manuel ait
été absent des bibliothèques jésuites dans le sud de la France. Si cette sup
position est exacte, elle signifierait qu'Antoine Jordin s'est délibérément
tourné vers d'autres auteurs. De fait, le terme même de «logistique», qu'il
emploie à différentes reprises, n'appartient nullement au vocabulaire de
Clavius. Remarque plus significative encore, c'est sous le patronage de
Psellus47 que se situent ces quelques pages48. Or, c'est Vinet qui fut le pre
mier éditeur du byzantin49. Si un doute devait subsister, il serait définitiv
ement balayé par le renvoi, dans le corps même du cours, au texte de Vinet,

41 C. Clavius, Mathematicorum tomus secundus, op. cit., p. 189.


42 Io. Buteonis Delphinatici Opera geometrica, quorum tituli sequuntur, Lyon, T.
Bertellium, 1554, 160 p.; De quadratura circuii libri duo, ubi multorum quadraturae
confutantur, et ab omnium impugnatione defenditur Archimedes. Ejusdem Annotatio-
num opuscula in errores Campani, Zamberti, Orontii, Peletarii, Io. Pennae interpretum
Euclidis, Lyon, 1559, apud G. Rovillium, 283 p.; Logistica, quae et arìthmetica vulgo
dicitur in libros quinque digesta. Quorum index summatium habetur in tergo. Ejus
dem, ad locum Vitruvii corruptum restitutio, qui est de prroportione lapidum mittendo-
rum ad balistae toramen, libro decimo, Lyon, G. Rovillium, 1560.
43 De quadratura circuii, op. cit., p. 13-16.
44 Sur ce mathématicien et médecin du XVIe siècle français (1494-1555), pre
mier occupant de la chaire de mathématiques du Collège Royal, voir BU, 14, p. 131-
132.
45 C. Clavius, Operum Mathematicarum tomus primus, op. cit., p. 123 notam
ment.
46 C. Clavius, Epitome arithmeticae practicae, Rome, Ex Typographia Dominici
Basae, 1583.
47 Sur ce philosophe byzantin du XIe siècle, voir DSB, 11, p. 182-186.
48 «Arithmetica, ut docet Psello alias mathemat. et dux et mater est» (fol. 21v).
49 M. Psellus De arìthmetica, Musica, Geometria et Proclus de Sphaera, Elia Vine-
to interprete, Paris, G. Cavellat, 1557, p. 1-2 : préface d'Élie Vinet.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 589

De logistica libri très (f. 23r.). Jordin n'en tire pas des idées particulièrement
novatrices : le propos reste très général et cherche à expliquer, sur un mode
commun aux ouvrages contemporains, les quatre opérations. Mais à
Mayence, à la même époque, Otto Cattenius n'offre pas cet apprentissage
de base à ses étudiants : sans doute plus par mépris que par méconnaiss
ance. En outre, l'intérêt pour les problèmes arithmétiques est sensible
dans les milieux jésuites français, comme en témoignent les lettres adres
séesà Clavius, dans ces mêmes années50. La coïncidence chronologique
entre ces lettres et les centres d'intérêt d'Antoine Jordin à Bordeaux sug
gère donc une certaine «spécificité» française en matière de mathémat
iques. Le contexte local de savoir (ici, Vinet et son enseignement au col
lège de Guyenne) semble avoir suscité des interrogations propres et
marginales par rapport au travail romain.
Le manuscrit d'Antoine Jordin présente d'autres intérêts qu'il n'est pas
possible de développer ici51. L'intérêt de cette source est double : en termes
de rapport entre milieu jésuite et milieu local, elle révèle les facteurs et les
modalités d'une influence externe; du point de vue des relations entre un
jésuite et son institution, elle constitue la preuve d'une réelle liberté d'ac
tion, au cœur d'un dispositif pourtant fortement normalisé et contrôlé par
le centre. Cette étude suggère en effet que le contexte régional a pesé larg
ement sur l'attention portée par les père de la Province d'Aquitaine à la
situation des mathématiques dans leurs deux principaux collèges52. Il faut
donc considérer que, indépendamment des préoccupations romaines en
mathématiques, un professeur bordelais a pu développer ses interrogations
personnelles sur une série de problèmes qui l'intéressait particulièrement,
à partir de lectures propres : dans le cas de la quadrature du cercle, le pro
fesseur de mathématiques ne dépasse pas ses fonctions, puisqu'il ne se

50 Ainsi en est-il des quatre lettres de J. Hay à Clavius : C. Clavius, Corri


spondenza, edizione critica a cura di U. Baldini e P.-D. Napolitani, Pise, 1992 (édition
multigraphiée disponible au Département de mathématiques de l'Université de
Pise), vol. V, 1, p. 73 et 152-153; vol. VI, 1, p. 53-54 et p. 62-63.
51 II faut pourtant citer, dans la partie astronomique, les références à Copernic
dont l'héliocentrisme est rejeté avec netteté. Mais la citation du Polonais en dif
férents endroits du cours suggère que le De revolutionibus faisait partie des lectures
de Jordin : il est malheureusement impossible de dire s'il figurait dans la bibli
othèque du collège. Pour finir, il faut signaler, à la fin du second tome du manuscrit
445, les positions de thèses de philosophie de l'un des étudiants de Jordin : sur les
trente propositions défendues, aucune ne concerne les mathématiques.
52 La situation bordelaise se répercutant aussi sur Toulouse comme pourrait le
montrer une rapide étude de la mobilité des hommes/enseignants/étudiants entre
ces deux cités.
590 ANTONELLA ROMANO

lance pas dans une tentative de résolution du problème. Mieux encore, il


donne en dernier ressort la parole à Clavius. Mais, c'est en suivant un itiné
raire tracé par sa propre culture, balisé et limité sans doute par les compos
antes de la bibliothèque du collège53 et les aléas de la circulation des textes
en ces premières années du XVIIe siècle. L'itinéraire de Rome à Bordeaux
est ainsi loin de se réduire à une simple ligne droite! Dans les folios qui ont
nourri cette étude, non seulement il s'est révélé plus complexe, mais sur
tout il n'a pas hésité à emprunter quelques chemins de traverse qui ne
mènent pas tous à Rome. Clavius s'y trouve largement concurrencé, et
souvent devancé, par Psellus, Nunès ou Vinet! Ainsi, résultat de l'état des
sources, mais aussi d'une confrontation originale, le cas bordelais éclaire
un type de constitution d'une culture et d'une pratique scientifiques
jésuites, nourries non pas essentiellement d'un apport fondamental du
centre romain, mais puisant au contraire leurs références tant intellec
tuelles que pratiques dans un modèle extra-jésuite, aux valeurs et hiérar
chiedes valeurs différentes. Si cette hypothèse ne revêt qu'un caractère
expérimental, elle peut, en tout état de cause, rendre compte d'une certaine
complexité de la relation centre-périphérie, au moins dans ce qu'en rest
ituent les sources.

2 - De Paris à Pònt-à-Mousson : Jean Chastelier, professeur,


administrateur et mathématicien

Si l'étude des manuscrits de cours permet de confronter des traditions


et des héritages intellectuels, celle des hommes ouvre la voie à la reconsti
tutionde réseaux dont l'intelligibilité est nécessaire pour qui cherche à
comprendre notamment des stratégies de formation. Celle qui m'intéresse
particulièrement ici concerne la première génération des professeurs de
mathématiques54.

53 La disparition du catalogue de la bibliothèque du collège interdit de pour


suivre l'investigation dans cette direction. On peut, en revanche, suggérer que les an
nées pendant lesquelles A. Jordin a eu la responsabilité de la bibliothèque du collège
fermé aux étudiants, ont dû être mises à profit pour l'approfondisement de sa propre
formation intellectuelle.
54 II convient en effet de rappeler que jusque dans les premières années du
XVIIe siècle, dans l'espace français, l'enseignement des mathématiques relevait des
professeurs de philosophie, pour des raisons d'ordre pédagogique, administratif et
épistémologique (voir à ce propos A. Romano, op. cit.). Avec la réouverture des col
lèges à partir de 1604, ont été fondées les premières chaires de mathématiques, qui
nécessitaient des professeurs de mathématiques : leur étude générale a été entre
prise par F. de Dainville, dans une série d'articles aujourd'hui recueillis dans
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 591

À la fin des années 1580, les conditions sont réunies pour faire du col
lège de Clermont55, à Paris, le principal espace de promotion des mathémat
iques pour la France du Nord. Mais, l'attentat perpétré contre Henri IV, en
décembre 1594, rompt un processus engagé depuis trois décennies : l'acte
régicide de Jean Chastel, ancien élève des jésuites, provoque la décision du
Parlement de suspendre l'activité de la Compagnie. Ainsi, «tous les prêtres
et scolastiques du collège de Clermont et tous autres soy-disant de ladite
Société, corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public,
ennemis du Roy et de l'Estat» sont enjoints de quitter Paris, ainsi que les
autres villes où ils avaient des collèges, dans les trois jours, et le royaume
dans les quinze jours, sous peine d'être punis comme coupables du crime
de lèse-majesté. Défense est faite, dans les mêmes termes, à tous les sujets
du Roi d'envoyer leurs enfants aux collèges des jésuites situés hors du
Royaume. Dans les premiers jours de janvier 1595, trente-huit pères et sco
lastiques quittent Paris, se dirigeant, pour la plupart, vers le collège de
Pont-à-Mousson, dans le duché de Lorraine, hors de portée de la juridic
tion du Parlement de Paris.
Or, dans cette périphérie du Royaume qu'est Pont-à-Mousson, une
conjonction exceptionnelle de facteurs permet d'envisager la reprise et l'a
pprofondis ement du projet parisien pour les mathématiques. Au nombre de
ces facteurs, il faut considérer en premier lieu le caractère prestigieux de
l'établissement, fondé en 1572 par le cardinal de Lorraine56, confié aux
jésuites et érigé dès cette date en université. C'est ce statut qui justifie, au
moins du point de vue du fondateur, l'inscription d'une chaire de mathé
matiques dans la liste des obligations de la Compagnie57. Le contexte géo-

F. de Dainville, L'éducation des Jésuites, XVIe-XVIIIe siècles. Textes réunis et présent


és par M.-M. Compère, Paris, 1978, 570 p.
55 La seule monographie sur l'établissement est aujourd'hui historiographique-
ment datée, mais elle reste utile : G. Dupont-Ferrier, La vie quotidienne d'un collège
parisien pendant plus de 350 ans. Du collège de Clermont au lycée Louis le Grand
(1563-1920), Paris, 1921-1925, 3 vol.
56 Voir notamment G. Gavet, Diarium Universitatis Mussipontanae (1572-1764),
Nancy, 1891; E. Martin, L'Université de Pont-à-Mousson (1572-1768), Paris-Nancy,
1891, 455 p.; M. Pernot, Le cardinal de Lorraine et la fondation de l'Université de
Pont-à-Mousson, dans L'Université de Pont-à-Mousson et les problèmes de son temps.
Actes du colloque organisé par l'Institut de recherche régionale en sciences sociales, hu
maines et économiques de l'Université de Nancy II (Nancy, 16-19 octobre 1972), Nancy,
1974, p. 45-66. L'établissement a sans doute été l'une des «quelques grandes réus
sites pédagogiques de la Compagnie» : J.-C. Margolin, L'éducation au temps de la
Contre-Réforme, dans G. Mialaret et J. Vial (dir.), Histoire mondiale de l'éducation :
des origines à nos jours, Paris, 1981, p. 225.
57 Référence ARSI : Camp. 38, Erectio Universitatis Mussipontanae quae hoc libro
592 ANTONELLA ROMANO

politique singulier explique d'autre part la volonté des jésuites de s'engager


pleinement sur le plan scolaire : Pont-à-Mousson joue le rôle de bastion
avancé de la réforme catholique, face à Strasbourg, pôle culturel dyna
mique, et carrefour des sensibilités réformées58. Jean Sturm, dont le Gymn
ase constitue le modèle éducatif protestant, y fait incontestablement
figure de contre-exemple pour les jésuites, même s'il porte sur le système
adverse un regard intéressé59. Un troisième élément enfin tient au milieu
intellectuel lorrain : dans l'entourage du pouvoir, mathématiciens de Cour
et savants attachés aux questions scientifiques constituent les différents
maillons d'un réseau savant dans lequel les jésuites parisiens ont trouvé à
s'insérer60.

continentur sequens pagella indicai ..., Paris, 1602, p. 6r : «In eo quoque adsint qua
tuor theologiae professores (...) ac très philosophiae régentes (...). Una itidem litera-
rum hebraïcarum et altera mathematicarum lectiones quotidie inibi legatur...».
Traduction :
«Que dans cet établissement il y ait aussi quatre professeurs de théologie (...) et
trois de philosophie (...) De même chaque jour on y fera une leçon d'hébreu et une
autre de mathématiques»
58 Sur l'histoire de Strasbourg, voir B. Rapp (dir.), Histoire de Strasbourg, Toul
ouse, 1987, p. 125-164.
59 Voir dans J. Sturm, Classicae Epistolae sive scholae argentinenses restitutae,
traduites et publiées par J. Rott, Paris-Strasbourg, 1938, 132 p., les différentes lettres
qui parlent des jésuites. Dès avant Pont-à-Mousson, le Gymnase de Strasbourg dis
pense un enseignement de mathématiques : voir Id., idem, lettre n° 17, p. 93. Le des
tinataire de cette lettre, Conrad Dasypodius, mathématicien, est l'auteur de la s
econde horloge astronomique de Strasbourg. Professeur de mathématiques et visiteur
de la Haute École à partir de 1562, c'est un défenseur acharné de Copernic, et l'un
des personnages les plus marquants du milieu intellectuel strasbourgeois de l'
époque.
60 Le milieu mussipontain paraît d'autant plus dynamique que la maison de Lor
raine, fortement liée aux jésuites, dispose dans ces années d'un mathématicien de
cour qui est connu de J. Chastelier et John Hay comme en témoignent diverses
lettres adressées à Clavius. Pour l'heure, je n'ai pu établir aucune biographie précise
du personnage, la bibliographie sur cette question étant fort indigente. Le recours
aux outils de recherche classiques n'a pas porté ses fruits : Dom Calmet, Biblio
thèque Lorraine ou Histoire des hommes illustres qui ont fleuri en Lorraine, dans les
trois Évêchés et dans le Duché de Luxembourg, Paris, 1751 ne signale pas ce mathém
aticien. La lettre n° 203 de Chastellier (Pont-à-Mousson, le 20 janvier 1603) y fait
une première allusion sans le nommer; la lettre n° 228 (Nancy, le 2 septembre 1604),
écrite par Jean Guéret parle de « Joanis Baptista Stabilis», mathématicien du Sere
nissime duc de Lorraine, surintendant des fortifications du duché; enfin, la lettre n°
273 de John Hay (Nancy, le 08 septembre 1607) y fait une dernière allusion : «Egi
cum D. Baptista de Stabilis de sua Demonstratione quam ipse perfectissimam existi-
mat ...».
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 593

S'il est possible de trouver la trace d'un début d'activité d'enseigne


ment des mathématiques à partir des années 1570, celle-ci reste largement
intermittente. Le rapport dressé dans les Litterae Annuae de 1575 par le
Recteur ne présente aucune surprise :
«Et enfin, que l'un de nos professeurs expose les mathématiques
sérieuses. C'est pourquoi notre nouvel établissement fleurira à la mesure de
nos espérances (...) Le nombre des élèves s'accroît de jour en jour. De toutes
les parties de la Lorraine, et de la Germanie supérieure, ils convergent tous ici
comme vers une nouvelle Athènes (...)61.

Si le nouvel établissement rencontre un franc succès qui justifie le


lyrisme du rédacteur du rapport, la situation est pourtant plus complexe :
qui enseignerait les mathématiques à cette date? L'un des professeurs de
philosophie assurément.
De fait, lorsqu'en 1578, Jean Maldonat62, bien connu pour son œuvre

Parallèlement, à travers mes propres recherches, j'ai pu identifier deux Lorrains


de cette époque qui ont laissé dans le champ mathématique, des ouvrages révéla
teursd'une activité dans ce domaine : Jean L'Hoste est l'une de ces personnalités.
Mathématicien, natif de Nancy, il est ainsi décrit dans la Bibliothèque lorraine : «Les
mathématiques avaient été inconnues en Lorraine jusqu'à lui, ce ne fut que le hasard
qui lui apprit à quoi il était propre. Les éléments d'Euclide lui tombèrent entre les
mains, il les lut, il les comprit, et il fut saisi de cet enchaînement que produit la géo
métrie sur les grands esprits». (Dom Calmet, op. cit., col. 509).
Le second, Charles Le Pois (1563-1633), médecin d'Henri II, duc de Lorraine, est
connu pour ses travaux de médecine mais aussi pour son traité sur la comète de
1618, Physicum cometae speculum in quo natura, causae, species atque formae, variis
tnotus, statio, moles, natale temus, aetas, occasus, viresque seu effectu deteguntur, et
acurrate atque dilucide demonstrantur. Authore Carolus Pisone (Le Pois) doct. Paris,
consil. et cobicul. Med. Henrici II, Serreniss. Ducis Lotharingae ..., édité à Pont-à-
Mousson, en 1619. Jean Leurechon a lui aussi consacré un ouvrage à cette comète : il
paraît dès lors évident qu'habitant tous deux dans la même ville, ils ont dû avoir un
échange sur cette question. Dans son livre, C. Le Pois fait directement allusion aux
travaux du jésuite (p. 77). Dans les pages précédentes, il avait loué ceux de Galilée
(p. 10). Il ressort de cette double présence que Galilée devait probablement al
imenter les échanges entre le professeur de mathématiques et le médecin.
61 Référence ARSI : Franc. 30, Historia 1540-1604, Litterae Annuae Provinciae
Franciae, Paris, juin 1575, fol. 112 :
«...unus (professor) denique Mathematicas sérias exponet. Itaque florebit Aca-
demia nova, ut speramus (...) Crescit in dies singulos discipulorum multos. Ex uni-
versis Lotharingae, et Superioris Germaniae partibus illuc tamque ad novas quae-
dam Athenas confluunt (...)».
62 Voir J.-M. Prat, Maldonat et l'Université de Paris au XVIe siècle, Paris, 1856,
notamment p. 440-459.
594 ANTONELLA ROMANO

de prédication et de lutte contre les hérétiques, effectue une visite de l'ét


ablissement, il reste muet sur ce cours, mentionnant en revanche les trois
professeurs de philosophie. Mais à cette date, et déjà depuis les trois
années précédentes, une jeune recrue arrivée de Pologne, assure un cours
de physique ou de logique selon les années, l'Écossais John Hay63. La
reconstitution de sa carrière permet de montrer qu'il jouissait des compét
ences nécessaires pour assurer, dans le cadre de cette tâche, une initiation
aux mathématiques64. Ceci justifierait l'absence de référence explicite à ce
cours, lors des visites ou dans les catalogues du personnel. Tel est effectiv
ement le cas des documents des années 158165, 158466 ou 158767, par opposi
tion aux catalogues de 1590 et 1593 qui indiquent clairement à propos de
Laurent Le Loup, qu'il enseigne les mathématiques68. Pour le reste, seules
quelques indications très vagues permettent de supposer la présence de ce
cours. La chronique de l'établissement, sans date mais sans doute écrite à
la fin des années 1580, donne cette précision pour l'année 1581 :
«À partir de 1581, il y eut un cours d'écriture, deux de théologie scolas-
tique, un de cas de conscience, trois de philosophie, six d'humanités alors que
par la bulle d'érection nous n'avons d'obligation que pour cinq (...) Le cours
d'hébreu a été longtemps suspendu à cause du manque d'auditeurs et en fin
de comptes les supérieurs ont décidé que la leçon dans laquelle on traite
chaque année de mathématiques suffirait à satisfaire les presciption de la
bulle. Le R.P. visiteur L. Maggio, au cours de la visite qu'il a faite en juillet et
dans les mois suivants (...) observa avec beaucoup d'attention et donna son
approbation; au sujet de la pratique des études, il dissipa aussi beaucoup de
doutes; le cours d'hébreu a été repris après une longue interruption (comme il
a été dit) et il faut espérer que sous peu une classe propre de mathématiques
ne fera plus défaut...»69.

63 Id., idem, p. 447; voir aussi L. Carrez, Catalogi sociorum et offtciorum Provin-
ciae Campaniae SJ ab anno 1616 ad annum 1662. Vol. Primum : Documenta praevia,
status quidam eorum Provinciae Franciae domiciliorum quae deinde ad Provinciam
Campaniam transmissa sunt, ab anno 1564 ad annum 1616, Chalons, 1897, p. 32, 33,
35.
64 J.-M. Prat, op. cit., p. 447, indique, sans se justifier, que c'est Nicolas Le Clerc
qui aurait assuré cette mission. Sur John Hay, les dépouillements des catalogues de
TARSI sont synthétisés dans le tableau qui figure en annexe. Cet itinéraire corres
pondà celui d'un homme qui a bénéficié de la formation mathématique de Clavius
et qui a été parmi les premiers, en France, à la diffuser. Pour une analyse plus pré
cise, voir A. Romano, op. cit.
65 Références ARSI : Gal. 53, fol. 87r.
66 Références ARSI : Franc. 10, fol. 20r.
67 Références ARSI : Franc. 10, fol. 78r.
68 Références ARSI : Franc. 10, fol. 145v et 161v.
69 Références ARSI : Gal. 56, fol. 230r-231v, Historia Instituti Coltegli Mussipon-
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 595

Certes, à travers ce témoignage, se révèle une certaine attention de la


part des autorités pour le cours de mathématiques, mais il semble que, face
à la nécessité de respecter les engagements du contrat de fondation, les
premiers administrateurs aient été limités par des raisons d'ordre tech
nique, principalement celle du manque de personnel. Ainsi, jusqu'à l'ar
rivée des jésuites de Paris, la situation mussipontaine, qui n'exclut pas
quelques leçons, voire parfois un professeur à part entière70, est restée aléa
toire.
Avec la fermeture de la plupart des établissements français, et princ
ipalement de celui de Paris, ce handicap est surmonté et le journal du col
lège mussipontain enregistre le changement : « Dans cette même année, le
20 janvier (1595), arrivèrent à Pont-à-Mousson, depuis le collège et la
maison professe de Paris, plus de quarante des nôtres...»71.
Cette arrivée massive d'hommes, qui comptent parmi les plus import
antsde la Compagnie à cette date, provoque enfin la réunion de toutes les
conditions nécessaires au développement d'une activité centrée sur les
mathématiques : celle-ci s'est sans doute structurée autour d'un des
anciens professeurs de théologie du collège de Clermont, nommé respon
sable de la province de France en exil, Jean Chastelier72.

tani : «...ab anno 1581, unum scripturam, duo scholasticam theologiam, unum ca-
sum conscientia, tria philosophiam, sex humaniorum literarum cum tarnen e Bulla
erectionis Universitatis ad quinque solum obligemur (...) Lectio hebraica ob deser-
tum auditorum diu intermissa fuit. Denique superiores pro tempore arbitrati sunt
sufhciet qua de mathematicis disciplinis professons quotannis tradire soient ad sa-
tisfaciendum lectionis numerum in bulla praescriptae. Numerat autem jam Societa-
tis collegium 65 personarum (...) (231v) R.P. Laurentino Maggio visitator in visita-
tione Collegii julio et sequentibus mensibus facta (...) diligentiae examinavit et ap-
probavit, multa circa praxim studiorum dubia resolvit; resumpta quoque est diu
intermissa (ut dictum est) lingua hebraica lectio, et sperandum brevi separata ma-
thematicarum schola non defutura...».
70 C'est aussi ce que l'historiographie a retenu : dans sa thèse consacrée à l'U
niversité, E. Martin, bon connaisseur par ailleurs des sources jésuites, n'hésitait pas
à écrire que «la bulle pontificale d'érection demandait une leçon de mathématiques
par jour; jusqu'en 1611, ce fut le professeur de philosophie qui la donna dans la s
econde année du cours; les sciences exactes étaient, du reste, comptées par Aristote
au nombre des parties de la philosophie... En 1611, une chaire spéciale fut créée et
confiée au P. Lallemand. Cette innovation est à signaler...» (L'Université..., op. cit.,
p. 323). On ne peut que remarquer à quel point cette vision est éloignée de la réalité
mussipontaine.
71 Diarium Universitatis..., op. cit., col. 86 : «Eodem anno mensis januari die 20
(1595) venerunt Mussipontanum e Parisiensi Collegio et Domo professa supra qua-
draginta de nostris ...».
72 Parmi les outils biographiques qui permettent d'identifier les membres de la
596 ANTONELLA ROMANO

Cet homme que l'historiographie traditionnelle a retenu pour ses acti


vités administratives73 reste mal connu. Sur sa formation, avant l'entrée
dans la Compagnie, les sources restent presque totalement muettes : quel
fut son itinéraire avant l'entrée au noviciat de Poitiers? comment s'est-il
formé à la philosophie? quels étaient ses centres d'intérêt? À ces diverses
questions, l'historien ne peut aujourd'hui apporter aucune réponse. Sur les
premières années d'enseignement en revanche, outre les indications des
catalogues des collèges ou celles de la correspondance administrative
interne, subsistent quelques témoignages de premier ordre, qui ne sont
autres que ses cours de philosophie : le corpus aristotélicien au pr
ogramme des cours de logique, physique et métaphysique a été commenté
dans les années 1580 par Jean Chastelier à Paris. L'étude de ses notes de
cours74 suggère une approche intellectuelle du personnage75.
Ainsi, le cours de philosophie professé par Jean Chastelier à Paris, en
1579-1580, a été pris en note par un étudiant : R.P. Castellarii Joannis, Soc.
Jesu, De Physica Auscultatione, de Caelo, de Generatione et corruptione doc-
trina. Scribente Antonio Afurno 158076. L'index situé au début du manuscrit

Compagnie, on trouve parfois des contradictions. Dans L. Carrez, Catalogi sociorum


et officiorum Provinciae Campaniae..., op. cit., p. 154-155, on trouve les indications
suivantes : né à Poitiers en 1554, Chastelier entre dans l'ordre en 1571, il devient pro-
fès des 4 vœux le 17/11/1591 et meurt à La Flèche, le 26/05/1629. En revanche, C.H.
Lohr, Renaissance Latin Aristotle Commentaries, dans Renaissance Quaterly, 1975,
p. 704-705 retient la date de 1552 pour la naissance et celle de 1630 pour la mort.
73 Cet exemple paraît particulièrement significatif : «Le P. Barny n'était venu à
La Flèche qu'avec le titre de supérieur et en vue de la première installation. Il retour
na bientôt reprendre à Paris l'administration des affaires temporelles où il excellait.
Le P. J. Chastelier le remplaça avec le titre de recteur. C'était un homme doué d'un
grand talent et d'une extrême facilité de travail. Après ses études à Pont-à-Mousson,
il enseigna au collège de Clermont la philosophie et la théologie. Lors du banisse-
ment, il gouverna en qualité de vice-provincial les membres de la province de France
réfugiés à Pont-à-Mousson et Verdun. Plus tard, il fut nommé commissaire et chargé
de promulguer la Ratio dans les provinces de France et Lyon». Il est extrait de H.
Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France des origines à la suppression
(1555-1762), Paris, 1922-1925, t. 3, p. 17-18.
74 C.H. Lohr a pu identifier, dans sa quête des commentateurs d'Aristote à la Re
naissance, différents manuscrits des cours de Jean Chastelier. À partir de ses indica
tions, j'ai consulté les documents de Rome (Bibliothèque Apostolique Vaticane) et
Paris (Bibliothèque Sainte-Geneviève). Voir C.H. Lohr, Renaissance Latin Aristotle
Commentaries, op. cit., p. 704-705.
75 Bibliothèque Apostolique Vaticane, Vat. Lat. 7508.
76 II se compose de 336 folios recto-verso et s'achève sur cette mention : «Finis
eorumque in Philosophico cursu Tradita sunt a Domino Io. Castellarlo philosophiae
in Societate Iesu profess, ann. 1579».
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 597

confirme que pendant l'année 1579-1580 le cours de physique a porté sur le


commentaire des huit livres de la Physique, puis du Traité du ciel, et enfin
du De generatione et corruptione. Par exemple, les trente-neuf folios du De
caelo11 constituent un commentaire déséquilibré du texte d'Aristote,
puisque 17 folios s'attachent au premier livre, 8 au second, 2 au troisième
et 12 au quatrième. L'ensemble d'une tonalité toute aristotélicienne ne fait
écho à aucun intérêt particulier pour la dimension astronomique du sujet.
Il semble donc que le jeune professeur de philosophie ne soit pas encore
imprégné d'une quelconque culture mathématique78.
En devenant à la fin de la décennie suivante professeur de théologie,
Jean Chastelier poursuit une ascension intellectuelle de premier ordre,
d'autant plus remarquable qu'elle a pour cadre le collège parisien dont la
situation est si précaire en ces temps d'opposition farouche de l'Université
à l'établissement jésuite79. On sait combien la Compagnie était attentive au
choix des siens dans ses principaux collèges, il est donc peu douteux que,
«exposé» comme l'était le professeur de théologie du collège de Clermont,
elle se fût risquée à choisir quelqu'un qui se montrât indigne du poste. De
fait, en 1588, le cours de théologie est assumé conjointement par Jean
Chastelier et Francisco Suarez : les manuscrits 265 et 266 de la biblio
thèque Sainte-Geneviève de Paris permettent non seulement de l'attester,
mais de suivre aussi l'objet de ces leçons. En mai 1588, le Français déve
loppe un commentaire sur la question des pénitences80, puis en décembre

77 Fol. 151r-170v.
78 II est important de noter qu'à cette date la Compagnie n'a pas encore total
ementengagé la production des ouvrages de base constituant le commentaire du cor
pus aristotélicien, comme elle n'a pas encore engendré le texte normatif indiquant la
manière de lire Aristote. Les commentaires de Toleto à la Logique, à la Physique, au
De generatione et au De anima paraissent entre 1572 et 1575; Fonseca se lançait dans
le projet des Conimbricenses dont les premiers volumes paraissaient en 1592. Sur la
genèse précise et le calendrier editorial, voir A. Dinis, Tradiçào e transiçào no Curso
Conimbricense, dans Revista portuguesa de filosofìa, 1991/4, p. 535-560.
C.H. Lohr insiste sur la nouvelle liberté que confère à la Compagnie l'existence
de ce corpus : il voit dans l'attitude d'ouverture du nouveau général Claude Aquaviva
(1581) à l'égard des textes médiévaux (Thomas, Albert, Alexandre, Themistius, Sim-
plicius, Aweroès à travers de commentaire de Jandun, Burley, Paul de Venise, Zima-
ra, Nifo) une expression de cette liberté. C.H. Lohr, Jesuit Aristotélianism and Six-
teenth-Century Metaphysics, dans Paradosis. Studies in Memory of Edwin A. Quain,
New-York, 1976, p. 203-220.
79 J. P. Donnelly, Padua, Louvain and Paris. Three case studies of University-
Jesuit Confrontation, dans Louvain Studies, 1990, p. 38-52.
80 Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 265, fol. 191r.
598 ANTONELLA ROMANO

sur la confession81 : ce cours prend fin en juillet 1589. La même année,


Francisco Suarez étudie la seconde partie de la Somme de saint Thomas82.
Chastelier reprend les cours le 3 octobre suivant, avec le commentaire de la
première partie de la Somme™, alors que parallèlement, le même jour,
Suarez inaugure le commentaire de la troisième partie de la Somme6*.
Ces quelques indications ont le mérite de préciser les modalités
concrètes de l'organisation du cours de théologie à Paris à la veille de la
suppression momentanée, elles révèlent aussi un autre aspect du person
nagede Jean Chastelier, collègue de Francisco Suarez. L'importance de
l'Espagnol pour la définition des grands principes métaphysiques et théolo
giques adoptés dans la jeune Compagnie permet d'imaginer la richesse du
dialogue amorcé entre les deux hommes à la faveur de leur proximité intel
lectuelle pendant au moins deux ans, au cours desquels le débat sur le ratio
studiorum battait son plein. Cette rencontre, en tous cas, tend à conférer à
la personnalité de Jean Chastelier un poids supplémentaire au cœur du dis
positif jésuite français85.
Rien de son parcours au sein de la Compagnie ne laisse supposer que
parallèlement il ait dû jouer un rôle quelconque dans l'histoire de l'e
nseignement des mathématiques. Après Paris, un premier séjour en Lor
raine le conduit à Verdun où il est nommé recteur de l'établissement fondé
en 156486. Délégué français à la Ve Congrégation Générale entre novembre
1593 et janvier 1594, il passe deux mois à Rome, avant de retourner à
Verdun, où il se trouve lors de l'attentat de Jean Chastel. Avec le titre de
vice-provincial, puis de provincial des jésuites de la province de France en
exil, il séjourne ensuite à Pont-à-Mousson, base de repli de presque tous les
exclus du Royaume. Dans cette période, son activité diplomatique se déve
loppe et trouve à s'exprimer dans les négociations avec le roi de France : il
appartient à la délégation qui, en 1603, rencontre Henri IV à Metz dans le
but d'obtenir le retour des jésuites dans le Royaume. Il est ensuite nommé
par le Père Général visitator studiorum, chargé de vérifier l'application de
la dernière version du ratio studiorum, avant de se stabiliser au moins deux
ans (1604-1606) au tout jeune collège de La Flèche. Il passe les six années
suivantes à Pont-à-Mousson, où il exerce officiellement diverses activités

81 Idem, fol. 280v.


82 Idem, ms 266, fol. 251r.
83 Idem, ms. 266, fol. 5r.
84 Idem, ms. 265, fol. 3r.
85 Voir C.H. Lohr, op. cit.
86 Voir L. Carrez, op. cit.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 599

administratives, puis on le trouve à Paris sans mission particulière, puis


recteur du nouveau collège de Caen. Enfin à partir 1620 et jusqu'à sa mort,
en 1629, il revient au collège de La Flèche, sans doute dans une situation de
«retraite institutionnelle» mais d'activité personnelle.
Au cœur de cette carrière partagée entre l'enseignement, l'administra
tion et la diplomatie, la rencontre avec Clavius est fondamentale. La rela
tion entre les deux hommes est aujourd'hui connue grâce à l'édition de la
correspondance de Clavius. Celle-ci constitue le premier témoignage tangi
bled'une activité mathématique de niveau élevé, autour de laquelle se
structure l'échange avec Rome. Les premières manifestations documentées
de cette activité ont pour cadre le prestigieux établissement de Pont-à-
Mousson où J. Chastelier a déployé sa réflexion sur l'arithmétique notam
ment.C'est du moins cette question qui nourrit le dialogue épistolaire avec
Clavius. De cette correspondance, cinq lettres seulement ont été retrouvées,
qui permettent de suivre les préoccupations du professeur parisien pen
dant 15 ans, entre 1594 et 160987. Puis, la mort de Clavius interrompt cet
échange et les témoignages de l'activité mathématique de Jean Chastelier
disparaissent presque totalement. Leur examen révèle un univers mathé
matique riche et original, développé sur un mode autonome. La première
des lettres, envoyée dans les mois qui suivent la cinquième congrégation
générale88, est principalement composée de l'exposition d'un problème de
géométrie. Ce problème, soumis à Chastelier par un jeune mathématicien
non jésuite, est accompagné de la solution proposée par le jeune homme :
elle sera intégrée par Clavius dans sa Geometria practica en 1604. Dans le
commentaire qui accompagne l'édition de cette lettre, U. Baldini souligne
l'appartenance de ce type de question aux recherches mathématiques déve
loppées par Viète89, suggérant ainsi une filière de transmission des travaux
des algébristes français en direction de Rome. Outre son intérêt pour l'his
toire des mathématiques au sein de la Compagnie, cette remarque a une
importance tout aussi considérable pour mon propos : elle esquisse en
effet une relation centre/périphérie à double sens, qui doit aussi permettre
à Rome de rester le centre, via la confluence de l'information depuis toutes

87 Celles-ci couvrent la période 1594/1610 et se distribuent de la manière sui


vante : 4/12/1594, Paris (C. Clavius, Corrispondenza, op. cit., vol. III, 1, lettre n° 109,
p. 98-111); 15/03/1598, Pont-à-Mousson (C. Clavius, op. cit., vol. IV, 1, p. 38-45);
20/01/1603, Pont-à-Mousson (C. Clavius, op. cit., vol. V, 1, p. 67-72); 26/02/1605, La
Flèche (C. Clavius, op. cit., vol. V, 1, p. 148-149); 13/01/1609, s.l. (C. Clavius, op. cit.,
vol. VI, 1, p. 116-127).
88 C'est sans aucun doute à cette occasion que les deux hommes se sont ren
contrés.
89 Voir C. Clavius, op. cit., vol. III, 2, p. 41.

MEFRIM 1995, 2 41
600 ANTONELLA ROMANO

les parties du monde. De plus, elle désigne des sujets d'étude susceptibles
de mettre en évidence les travaux d'un groupe français à la charnière des
deux siècles. Enfin, elle constitue un précieux témoignage des échanges en
œuvre dans un même tissu régional : elle permet d'identifier des mathémat
iciens qui se soumettent mutuellement des problèmes nouveaux, ou des
solutions nouvelles à des problèmes anciens et elle souligne la place
occupée par le collège jésuite dans cette relation. Seule la réputation de
l'établissement et de ses maîtres peuvent justifier une démarche telle que
celle rapportée ici par Chastelier.
Mais c'est avec la troisième lettre que se manifeste le plus nettement
l'envergure mathématique de Jean Chastelier. Là, comme dans la dernière
de ses lettres à Clavius, postérieure de six années, se trouve définie avec
une certaine précision la culture mathématique du professeur au travers
des différentes allusions à ses dernières lectures : l'allemand Scheubel,
dont le traité d'arithmétique est qualifié de «court et obscur»90, Pedro
Nunès91, Jacques Peletier du Mans92, Viète dans la querelle qui l'oppose à
Clavius au sujet de la réforme du calendrier. Là surtout se révèle un intérêt
pour les questions algébriques qui semble vraiment caractériser Chastelier.
Car ces deux lettres présentent d'évidentes qualités, tant du point de vue
des questions posées à Clavius que pour les solutions apportées. Le pre
mier problème traité est précisément extrait d'un des ouvrages d'arit
hmétique de Scheubel93. Il concerne la répartition des bénéfices entre trois

90 Professeur de mathématiques à l'Université de Tübingen au milieu du XVIe


siècle : J. Scheubel, Euclidis sex libri priores..., 1550; Id., Algebrae compendiosa faci-
lisque descriptio, qua depromuntur magna Arithmetices miracula. Authore Ioanne
Scheubelio Mathematicarum professore in academia Tubingensi, Paris, G. Cavellat,
1551, 52 f. (seconde édition, 1552); Id., Compendium arithmeticae artis, ut brevissi-
mum ita longe utilUssimum erudiendis tyronibus, non solum propter ordinem, quo
paucis perstringuntur omnia hujus artis capita, sed etiam causa perspicuitatis quae
plurimum delectat et juvat duscentes, summopere expetendum, Bâle, 1560, 193 p.
91 Mathématicien du roi du Portugal, Pedro Nunès est lui-même rédacteur,
entre autres, d'un important traité d'arithmétique, le Libro de algebra eu arithmetica y
geometrìa, compuesto pour el Doctor Pedro Nunez, Cosmographo Mayor del Rey de
Portugal, y Cathedratico Iubilado en la Cathedra de Mathematicas en la Universidad de
Coymbra, publié à Anvers, chez Birckman, en 1567.Voir aussi DSB, 10, p. 160-162.
92 Mathématicien qui a enseigné notamment au collège de Guyenne, Jacques
Peletier (1517-1582) appartient au milieu humaniste français de la seconde moitié du
XVIe siècle comme le prouvent ses liens avec la Pléiade. Voir G.C. Ciffoletti, Mathe
matics et Rhetoric : Peletier and Gosselin and the Making of the French Algebraic Tra
dition, Ph. D. Princeton University, 1992, 362 p.; DSB, 10, 493-495.
93 II existe deux versions de l'arithmétique de Scheubel. La première édition, de
1551, n'est pas disponible en France : j'ai consulté l'exemplaire de la Bibliothèque
Apostolique Vaticane à Rome, sous la cote Race. I, IV, 1720; celle de 1552 se trouve à
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 601

marchands associés dans une affaire commerciale94 : ayant réuni la somme


de totale de 170 pièces d'or, trois marchands dégagent leur capital à des
moments différents. Le premier, au bout de trois mois récupère la somme
de 75 pièces d'or, le second au bout de six mois gagne 200 pièces d'or et le
troisième au bout de huit mois, celle de 100 pièces d'or. La question posée
par Scheubel porte sur le capital initial de chacun des trois associés et sur
le bénéfice réalisé par chacun95.
Après avoir vivement critiqué la solution proposée par Scheubel dont il
remarque qu'elle est donnée sans démonstration - apport et bénéfice du
premier respectivement 60 et 15 pièces d'or, pour le second 80 et 120 pièces
d'or, pour le troisième 30 et 70 pièces d'or - Chastelier en démontre le
caractère erroné de manière fort simple : le calcul de l'ensemble du capital
rentabilisé s'élève à 900 pièces d'or (60x3 + 80x6 + 30x8 = 900). Puis appli
quant un principe classique de proportionnalité, il pose l'égalité suivante :
la totalité du capital exploité par la totalité du bénéfice dégagé égale la total
itédu capital engagé par le premier marchand par la totalité de son bénéf
icepropre. C'est ainsi qu'il obtient pour le premier marchand le bénéfice
de 41 pièces d'or, pour le second 109 1/3 et pour le troisième 54 2/3 96.
Loin de s'en tenir à cette simple démonstration de l'erreur du mathé
maticien allemand, Chastelier offre une seconde preuve de l'ineptie des
résultats proposés, mais surtout il tente de résoudre ce type de problème,
c'est-à-dire de le réduire à une équation générale. Il est pourtant obligé de

la Bibliothèque nationale de France, sous la cote V. 6920 (1), ou à la B.A.V. de Rome,


sous la cote Misceli. G. 165 (int. 3). Entre ces deux dates, des changements sont in
tervenus dans le texte : le problème que propose J. Chastelier est extrait de la pre
mière édition, fol. 17v.
94 Dans la littérature arithmétique de cette période, les chapitres consacrés à la
fameuse règle dite «de société ou de compagnie» sont fréquents : outre Scheubel et
Clavius, on notera que le mathématicien lorrain Jean L/hoste s'y intéresse lui aussi
dans L'epipolimetrie..., Saint Mihiel, 1619, p. xxiiij-xxxij. Dans le cas étudié par
Scheubel puis Chastelier, les données du problème sont cependant plus complexes.
95 «Très negotiares societatem ineuntes contulerunt 170 aureos. Primus itaque
cum sua pecunia collata huic contractui interesse vult 3 mensibus, Secundus 6, ter-
tius 8. Nunc si hac communi pecunia tantum hoc temporis spacio lucri fecerint ut
sors cum lucro perficiat summam 375 aureorum, itaque primo 75, secundo vero 200
aurei et tertio deinde quod reliquum est tribuatur, quaeritur quantanam uniuscu-
jusque sors, sive a singulis pecunia fuerit», C. Clavius, Corrispondenza, vol. V, 1,
lettre n° 203, p. 68. La comparaison mot à mot de la lettre et de l'ouvrage de Scheub
el permet de certifier que Chastelier disposait directement du livre puisqu'il a reco
piéexactement l'énoncé du professeur allemand.
96 Idem, p. 68-69.
602 ANTONELLA ROMANO

confesser : «Caeterum cum ipse tentarem quaestionem explicare nunquam


potui». Par-delà l'échec, avoué et analysé, l'intérêt du passage réside dans
la méthode mise en œuvre. Le professeur n'hésite pas à recourir aux meil
leurs spécialistes de son temps : il cite clairement P. Nunès, J. Peletier. L'a
lgèbre du Français97, celle du Portugais, de vingt ans postérieure98, consti
tuent incontestablement les ouvrages les plus récents sur ces questions.
Mais, cette littérature à laquelle il a eu accès, comme la «règle des sociétés»
développée par Clavius dans l'Epitome arithmeticae" elle aussi citée, ne
prennent pas en compte la spécificité de son problème, c'est-à-dire les
variations du temps : « Sed in ea nulla est variatio temporis. Ex hac autem
variatione tota difficultas nascitur»100.
Sans se décourager, il tente de mettre au point «quidem modum perve-
niendi ad aequationem». C'est sans doute dans cette démarche, qui se
préoccupe moins de résultat que de méthode, qui cherche moins à
atteindre un but chiffré qu'à généraliser un problème par le biais d'une
équation algébrique, que se trouve l'originalité de Chastelier et son apport
méthodologique propre. Il reste pourtant attaché au système ancien
marqué par le maintien des notations cossiques. Celles-ci alourdissent son
travail, et le recours au terme «aliud» pour désigner une seconde inconnue
réduit le caractère novateur de la démarche. Pourtant le problème de la
mise en équation ne bute pas sur ces questions techniques mais sur le fait
que certaines des valeurs qu'il doit faire entrer dans son équation corre
spondent à des fractions, dont il ne sait pas calculer la racine carrée. De
plus, il ne semble pas avoir lu, à cette date, les travaux des algébristes ita
liens. Ceux-ci ne sont cités que six ans plus tard, dans la dernière lettre qui
nous soit parvenue de la correspondance de Chastelier avec Clavius101.
Cette seconde lettre témoigne qu'au cours des six années écoulées, le vice-
provincial, devenu recteur du nouveau collège royal de La Flèche, n'a pas
cessé de se pencher sur ces interrogations qui renvoient aux origines de
l'arithmétique moderne. En poursuivant ses recherches dans les ouvrages
des auteurs étrangers, il a rencontré la tradition des algébristes italiens
sans doute Cardan et Bombelli102 : celle-ci ne pouvait pas plus que les pré-

97 L'algebre de laques Peletier du Mans, départie an deus livres, A très illustre Sei
gneur Charles de Cosse Maréchal de France, Lyon, Ian de Tournes, 1554, 229 p.
98 Libro de algebra eu arithmetica y geometria..., op. cit.
99 Op. cit.
100 C. Clavius, Corrispondenza, op. cit., vol. V, 1, p. 69.
101 C. Clavius, Corrispondenza, op. cit., vol. VI, 1, lettre 300, p. 116-127.
102 Pour Bombelli (1526-1572), voir DSB, 1, p. 279-281 : son Algebra est publiée
en 1579. Pour Cardan (1501-76), voir DSB, 3, p. 64-67 : son premier texte, Practica
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 603

cédentes répondre à ses attentes103. C'est sans doute aussi avec une certaine
déception que, ayant reçu le traité tant attendu de Clavius, son Algebra de
1608, il constate qu'aucune solution ne lui est apportée par Rome!
Manifestement, dans sa tentative de réduire en équation tous ces pro
blèmes, il a développé tous ses efforts puisqu'en 1609, il se montre capable
de résoudre un problème du même genre avec deux associés104.
On est tenté de faire le rapprochement entre ces références mathémat
iques de Chastelier et celles de John Hay, lui aussi correspondant de Cla
vius dans cette période105 : l'insistance sur l'algèbre de Clavius, les lectures

arithmetice date de 1539, puis YArtis magnae, sive de regulis algebraicis... lui succède
en 1545, etc.
103 En effet, les algébristes italiens sont parvenus à résoudre des équations du
type x3 +/- px +/- q = 0. Malgré le caractère élaboré de cette équation, celle à laquelle
Chastelier parvient pour son problème de marchands est du type ax3 + bx2 + ex = d.
104 C. Clavius, op. cit., vol. VI, 1, p. 117.
105 Cette correspondance, encore moins abondante que celle de Chastelier se
compose de quatre lettres : C. Clavius, Corrispondenza..., op. cit., vol. V, 1, p. 73 et
152-153; vol. VI, 1, p. 53-54 et 62-63. Elles couvrent une période tardive et brève par
rapport à notre propos, de 1603 à 1607. Mais les informations qu'elles recèlent per
mettent de mieux identifier la nature de la relation qui s'est progressivement établie
entre les deux hommes. Dans cette économie de l'échange, les rapports ne de
meurent pas unilatéraux : profitant d'une de ses missives, John Hay demande à Cla
vius où en est son propre projet d'édition d'un ouvrage d'arithmétique, annoncé de
puis la parution, en 1583, de l'Epitome arithmeticae practicae. Ailleurs, il explique de
quelle manière il s'est procuré les derniers ouvrages de Clavius. L'aspect sans doute
le plus intéressant de ces lettres réside dans la culture mathématique qu'elle sous-
tend de la part de J. Hay :
«Que n'avez-vous édité votre grande arithmétique, promise depuis tant d'an
nées, pour qu'au moins on ait pu adapter les démonstrations du livre 10 d'Euclide
aux nombres. Car on ne trouve pas Stifel chez les libraires et l'homme est ver
beux.. ».
Un thème assurément récurrent de ces lettres est bien celui de l'arithmétique,
qu'il évoque à travers ses dernières lectures et en développant quelques réflexions au
sujet des besoins en matière editoriale :
«J'ai lu différents ouvrages d'arithmétique, dont aucun jusqu'à présent ne m'a
plu, Guillaume Gosselin, qui n'est pas un mathématicien ignorant, a bien tenté quel
quechose, que la mort ne lui a pas permis d'achever. Bernard Salignac recommande
chaleureusement Balthasar Gerlach (...) comme un grand algébriste, qui a beaucoup
écrit en Allemagne. S'il existait une édition parfaite des œuvres de Diophante, on dis
poserait alors d'une aide précieuse pour comprendre parfaitement l'arithmétique».
Dans les années qui suivent, il reprend ce thème, faisant de nouveau allusion à
ses lectures : «Quant à moi, j'ai regardé l'un des livres de Tartaglia, que vous n'omett
ez pas de mentionner dans votre commentaire d'Euclide (je n'en ai pas vu la der
nière édition), ce qui m'a réellement paru admirable. (...) J'ai regardé Nunès, Tartag
lia,Gosselin, Stifel, Salignac, Scheubel, Peletier et d'autres. De tous, c'est Stifel qui
604 ANTONELLA ROMANO

de Nunès, Peletier et Scheubel constituent autant d'éléments communs


d'une culture mathématique centrée sur les mêmes préoccupations. Cepen
dant,alors que Hay lit Tartaglia, Chastelier ne le mentionne jamais. Pourr
ait-on, à partir de ces quelques éléments, esquisser une géographie de la
culture mathématique européenne?
Une autre question reste en suspens qui concerne Viète. Si Chastelier
le connaît et le cite à propos du différend qui l'oppose à Clavius sur la
réforme du calendrier106, il n'est pas assuré, en revanche, qu'il maîtrise son
œuvre algébrique107. Quelle que soit la réponse à cette question, ces deux
lettres révèlent un mathématicien jésuite de premier plan, sans doute le
plus important pour la France de ces années 1590-1610, qui est non seul
ement capable de développer ses propres travaux, mais dont la culture
mathématique présente une évidente spécialisation qui n'est pas impulsée
par le centre romain. Rome constitue un interlocuteur privilégié, sans pou
voir fournir l'ensemble des solutions aux problèmes posés. Rome repré
sente aussi un fournisseur potentiel d'informations : ainsi, la seconde
lettre, écrite en 1598, est exclusivement consacrée à des questions de gno-
monique, et s'appuie sur la lecture du texte de Clavius sur la fabrication des
horloges108. Elle vient précisément rappeler le rôle de référence et d'espace
de production de la nouveauté scientifique attendu de Clavius et de ses
élèves, dont certains sont aussi connus des pères français109; de même, dans
la quatrième lettre datée de 1605, Chastelier, sans doute peu intéressé
directement, mais plutôt curieux et peut-être dans la nécessité de devoir
formuler un avis sur ce sujet, demande des éclaircissements à Clavius sur
la nova de 1604. On remarquera au passage que les questions astrono
miques, dans cette période, ne constituent pas encore une «spécialité fran
çaise» : c'est aux hommes de la génération suivante que reviendra de faire

m'a paru le meilleur, mais il écrit tout sans ordre et il a besoin d'un traducteur...».
L'idée d'une convergence entre les centres d'intérêt de Chastelier et ceux de Hay
n'est donc pas totalement infondée.
106 voir sa lettre du 20 janvier 1603.
107 La première de ses publications, In artem analyticem isagoge, est éditée à
Tours en 1591. Elle est suivie, en 1593 des Zeteticorwn libri quinque. Les autres textes
sont postérieurs : c'est donc dire que, d'un point de vue strictement chronologique,
les ouvrages de Viète pouvaient être connus de Chastelier : mais pourquoi ne les au
rait-il donc pas cités, alors qu'il a nommé les autres?
108 C. Clavius, Fabrica et usus instrumenti ad horologium descriptionem perop-
portuni ..., 1586.
109 II s'agit de Christoph Grienberger et de Odon de Maelcote, les deux plus
proches collaborateurs de Clavius au Collège Romain.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 605

ces choix, et notamment à certains élèves de Chastelier lui-même comme


Jean Leurechon110.
Car, la personnalité de Chastelier est aussi prépondérante du point de
vue du processus français de transmission d'une culture mathématique en
milieu jésuite : outre le fait qu'il correspond avec Clavius sur des questions
d'arithmétique, on peut supposer qu'il s'est chargé, vis-à-vis des siens,
d'une formation dans le cadre d'un enseignement assuré privatim. Sur
quels éléments peut-on aujourd'hui étayer une telle hypothèse?
Une première piste est fournie par les jeunes scolastiques de l'ordre.
Parmi ceux qui ont côtoyé Chastelier, quelques cas présentent un intérêt
particulier. Le premier d'entre eux, Jacques Guernissac111 est entré dans la
Compagnie à l'âge de 20 ans en 1588. Breton d'origine, il effectue ses études
dans le cadre de la Compagnie, en Lorraine, d'abord à Verdun où sa pré
sence est identifiée en 1590 puis à Pont-à-Mousson où, entre 1596 et 1599, il
étudie la théologie. Il est vraisemblable qu'entre la fin de son cursus de phi
losophie et le début de sa théologie il ait été envoyé dans un des collèges de
l'ordre pour y faire ses premières armes comme professeur dans les classes
inférieures. Toujours est-il que ses années de théologie sont aussi celles de
la rencontre avec Chastelier, comme les années suivantes au cours des
quelles il commence sa carrière de professeur de philosophie dans le même
collège. En 1605-06, alors qu'il assure le cours de métaphysique pour la

110 C'est à lui que revient de publier le premier ouvrage mathématique jésuite de
la France, avec le Discours de la comète qui a paru aux mois de novembre et décembre
1618, Reims, 1619 et réédité sous le titre Très excellent discours sur les observations de
la comète ...avec les figures célestes, selon l'astrologie et mathématiques, Paris, 1619.
111 Les dépouillements d'archives permettent de reconstituer, avec des blancs, l'
itinéraire de Jacques Guernissac : 1590 : (Carrez), novice à Verdun; 1596-97 (Carrez;
Franc. 22, fol. 14v), étudiant en théologie à Pont-à-Mousson; 1597-98 (Carrez), étu
diant en théologie au même endroit; 1598-99 (Carrez; Franc. 22, fol. 16v), professeur
de grammaire au même endroit; 1599-00 (Carrez; Franc. 10, fol. 197r), prêtre en 3e
année à Saint-Nicolas-du-Port; 1600-01 (Carrez; Franc. 10, fol. 202v) professeur de
logique à Pont-à-Mousson; 1601-02 (Carrez), professeur de physique au même en
droit; 1602-03 (Carrez; Franc. 22, fol. 26r), professeur de métaphysique, au même
endroit; 1603-04 (Carrez), professeur de logique au même endroit; 1604-05 (Carrez),
professeur de physique; 1605-06 (Carrez, Franc. 22, fol. 31v), professeur de méta
physique et mathématiques; 1607 (Franc. 22, fol. 39r), tâches administratives à La
Flèche; 1608 (Franc. 22, fol. 47r), professeur de mathématiques; 1609 (Franc. 22,
fol. 58r-v), professeur de mathématiques au même endroit; 1610 (Franc. 22, fol.
60r), professeur de casuistique et de mathématiques; 1611 (Franc. 10, fol. 275r),
idem; 1611-1622, présent à Rennes (Franc. 10, fol. 356v; Franc. 22, fol. 13v; Franc.
22, fol. 94r; Franc. 41; Franc. 22, fol. 136; Franc. 22, fol. 33r; Franc. 22, fol. 182v;
Franc. 22, fol. 188v; Franc. 22, fol. 126r). Voir en outre P. Delattre, op. cit., article
«Rennes».
606 ANTONELLA ROMANO

seconde fois, les catalogues indiquent qu'il enseigne aussi les mathémat
iques. Cette esquisse biographique appelle deux remarques : il apparaît
évident que la formation mathématique de la jeune recrue s'est effectuée à
Pont-à-Mousson, où se trouve Chastelier; rien, en outre, ne dit qu'avant
1605, alors que le ratio studiorum de 1599 commence à entrer en vigueur
dans le collège, il ne se -soit déjà pas livré à cet enseignement, en tant que
professeur de philosophie, sans que les catalogues le précisent.
L'itinéraire de Louis Lallemant112, plus jeune, présente des caractéris
tiques similaires : entré dans l'ordre en 1605, il entreprend à Pont-à-
Mousson son cursus de philosophie (1607-1610) puis de théologie (1610-
14) : encore une fois, sa formation intellectuelle s'est opérée dans la
Compagnie. Aussi le cours de mathématiques qu'il dispense parallèlement
à ses études de théologie, est sans doute le fruit de l'enseignement prodigué
par de J. Chastelier, de nouveau présent dans le collège entre 1609 et 1613.
De même, Jean Leurechon, malgré l'opposition formelle de son père,
médecin du Duc de Lorraine, rejoint lui aussi la Compagnie en 1609, à l'âge
de dix-huit ans. Etudiant en théologie en 1611-1614, il est le contemporain
de L. Lallemant, mais en retard d'un an sur lui. C'est en tous cas le jeune
Leurechon qui succédera à Lallemant dans la prise en charge du cours de
mathématiques de Pont-à-Mousson en 1614-15113 et qui occupera cette
charge pendant de nombreuses années, assurant à l'établissement une

112 Le même travail réalisé à propos de Louis Lallemant permet de reconstruire


la carrière suivante :
1606 (Franc. 10, fol. 249v) novice à Nancy; 1607-08 (Franc. 22, fol. 46v), audi
teur en logique à Pont-à-Mousson; 1610 (Franc. 22, fol. 62v), auditeur en méta
physique à Pont-à-Mousson; 1611 (Franc. 22, fol. Tir), auditeur en théologie au
même endroit; 1612 (Franc. 22, fol. 80v), idem en seconde année; 1613 (Franc. 22,
fol. 87r), professeur de mathématiques privatim au même endroit; 1614 (Franc. 22,
fol. 97v), étudiant en théologie, en quatrième année; 1615 (Franc. 11, fol. 40r), à la
maison professe de Paris; 1616 (Franc. 22, fol. 128r), professeur de physique à La
Flèche; 1617 (Franc. 22, fol. 134r), professeur de métaphysique et mathématiques,
au même endroit; 1619 (Franc. 11, fol. 75) professeur de cas de conscience au collège
de Bourges; 1622 (Franc. 11, fol. 117), idem.
A titre complémentaire, on pourra consulter C. Sommervogel, Bibliothèque de
la Compagnie de Jésus, Paris-Bruxelles, 1890-1900, 4, col. 1402-1404; P. Delattre,
op. cit., 1, col. 884 et J. Jimenes, Précisions biographiques sur le P. L. Lallemant, dans
AHSI, 1964, p. 269.
113 Pour Jean Leurechon, voir C. Sommervogel, op. cit., 4, col. 1755-1761; L.
Carrez, op. cit., 1 et 2.
La biographie reconstruite partiellement est la suivante :
1610-11 (Carrez; Franc. 10, fol. 299v) novice à la maison professe de Nancy, en
tré dans la Compagnie le 17/08/1609; 1611-12 (Carrez), étudiant en première année de
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 607

réputation de premier plan dans le domaine scientifique. C'est à lui notam


ment que l'établissement doit les premiers ouvrages scientifiques produits
par des jésuites de France, un traité sur la comète de 1618114, des thèses de
mathématiques115, les Récréations mathématiques116.
Enfin, Charles Malapert117 se trouve lui aussi aux côtés de Chastelier en
1610, comme professeur de logique, puis en 1611 pour la physique et en
1612 pour la métaphysique. Sa biographie ultérieure, qui le conduit à aller
enseigner les mathématiques en Pologne et à Douai, avant de devenir rec
teur du séminaire écossais de Douai ( il meurt sur le chemin de Madrid où,
à la demande du roi d'Espagne, il aurait dû aller enseigner les mathémat
iques) met en évidence des connections entre le milieu mussipontain orga
niséautour de Chastelier et le milieu écossais de Douai sans doute animé
par R. Gibbons118.
Ainsi, à travers ces quelques exemples, s'esquissent les contours d'une
génération, celle des premiers professeurs de mathématiques des pre
mières chaires fondées en France. Leurs itinéraires sont révélateurs d'un
processus de professionnalisation auquel Jean Chastelier a largement
contribué. Mais ce dernier a su s'entourer, pendant le séjour mussipontain,
d'autres hommes avec lesquels a pu se construire un échange scientifique.
L'élève de John Hay, Jean Falquestein119 qui assure des tâches administrat
ives et exceptionnellement un an d'enseignement des mathématiques
(1610-11), Balthasar Chavasse, qui a inauguré un enseignement de mathé
matiques au collège de Clermont dans les années 1587-90120. Ajoutons que

théologie à Pont-à-Mousson; 1612-13 (Carrez), idem en seconde année; 1613-14 (Carr


ez), idem en troisième année; 1614-15 (Carrez), professeur de mathématiques.
114 Discours de la comète qui a paru aux mois de novembre et décembre 1618,
Reims, 1619; Très excellent discours sur les observations de la comète ... avec les f
igures célestes, selon l'astrologie et mathématiques, Paris, 1619.
115 Selectae propositiones in tota sparsim mathematica pulcherrimae, quas, in so-
lemnis festo sanctorum Ignatii et Xaverii prognabunt mathematicarum auditores. Pub
lié à Pont-à-Mousson en 1624, le texte fait l'objet d'une seconde édition en 1629 : Se
lectae propositiones in tota sparsim mathematica pulcherrimae, ad usum et exercita-
tionem celébrium academiarum.
116 La première édition de ce texte est publiée à Pont-à-Mousson en 1626.
117 Voir C. Sommervogel, op. cit., 5, col. 395-397.
118 En effet, la présence de R. Gibbons est attestée à Douai de 1621 à l'année de
sa mort, en 1632. À la même époque, Charles Malapert rejoint le même établisse
ment comme professeur de mathématiques.
119 Pour une présentation plus précise, voir A. Romano, op. cit. Il restera attaché
à l'établissement jusqu'à sa mort en 1637.
120 Pour une présentation biographique, voir R. Soldo, Un jésuite savoyard sur
les routes de l'Europe : Balthasar Chavasse (1561-1634), dans Mémoires et documents
608 ANTONELLA ROMANO

Jean Guéret, ancien collègue de Chavasse et Chastelier à Paris, professeur


du régicide Chastel, après avoir été accueilli à Rome, où il a rencontré Cla
vius, se trouve en Lorraine à partir de 1599, d'abord comme recteur du
noviciat de Saint-Nicolas-du-Port, puis de celui de Nancy et du collège
enfin. La lettre qu'il adresse à Clavius en 1604121, témoigne de la régularité
des relations avec son ancien collègue de Paris, Chastelier, relations qui
abordent fréquemment les problèmes mathématiques.
Aucune des sources officielles n'éclaire la carrière de Chastelier sous
l'angle de son rôle de professeur de mathématiques. Il faut admettre l'hypo
thèseselon laquelle il se serait dédié à cette activité privatim, dans le cadre
d'une académie de mathématiques, sans doute déjà en germes à Paris122.

de la Société savoisienne d'histoire et d'archéologie, 94, 1992, p. 45-61. Présent à Pont-


à-Mousson depuis 1590, principalement au titre de professeur de théologie, avant de
passer en Germanie Supérieure en 1605, c'est un vieux compagnon de Chastelier,
puisqu'ils ont été affectés ensemble au Collège de Clermont à la la fin des années
1570. L'unique lettre conservée de sa correspondance avec Clavius, envoyée de Pont-
à-Mousson le 20 mars 1601, révèle son intérêt non démenti pour les questions mathé
matiques, alors que sa fonction officielle était sans relation avec ce domaine
d'étude : voir C. Clavius, Corrispondenza..., op. cit., t. IV, 1, p. 134-135.
121 C. Clavius, Corrispondenza..., op. cit., t. V, 1, p. 119-120.
122 II me paraît possible d'aller plus loin et d'établir un lien entre le projet de Cla
vius d'établir quatre académies de mathématiques dans les principaux collèges de
l'ordre (Rome, Paris, Milan et Coïmbra) et l'activité de Chastelier. En effet, le projet
d'académie de Clavius a sans doute fait l'objet d'une présentation à l'occasion de la
cinquième congrégation générale (1593-1594) qui s'est aussi occupée de la seconde
version du ratio studiorum (voir MPSJ, 7, p. 119-122). Dans ce projet, le collège pari
sien est cité comme lieu possible d'accueil de cette nouvelle institution : les infras
tructures pédagogiques s'y prêtent et la récurrence des projets de nomination d'un
professeur de mathématiques à part entière y contribuent favorablement. Mais de
quelles connaissances Clavius disposait-il pour savoir cela? Est-ce la réunion de
cette cinquième congrégation générale qui lui donne l'occasion de connaître l'un des
principaux professeurs du collège de Paris, Jean Chastelier? À moins que les deux
hommes ne se soient connus préalablement, ce qui expliquerait les sources d'info
rmation du maître romain? La première lettre de Chastelier à Clavius permet de reje
terla seconde hypothèse, puisqu'elle suggère que le voyage à Rome a été l'occasion
de la rencontre (C. Clavius, Corrispondenza, op. cit., III, 1, lettre n° 109, p. 98-111).
Elle révèle aussi un homme qui, parallèlement à son enseignement philosophique et
théologique, a su s'initier aux mathématiques - par quelles voies? -, au point de pou
voir apparaître comme un interlocuteur de Clavius dans les mois qui ont suivi leur
rencontre. On peut donc supposer que si la création d'une académie de mathémat
iques à Paris, sur le modèle de celle du Collège Romain, destinée à former des pro
fesseurs de mathématiques qui font si cruellement défaut à la Compagnie dans ses
provinces, constitue un projet de Clavius, la rencontre avec Jean Chastelier, qui dis
pose des compétences et des qualités nécessaires pour le mener à son terme, rend ce
projet réalisable. Sans doute alors l'attentat de Chastel, en provoquant la fermeture
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 609

C'est bien un réseau, constitué d'étudiants, de professeurs, de pères


occupés à des tâches administratives, qui s'organise dans ces années en
Lorraine et qui déborde sans doute les cadres de la Compagnie, comme le
suggèrent certaines lettres adressées à Clavius.
Enfin, la confirmation de cette hypothèse est donnée par le père visi
teur Ignace Armand, qui connaît bien Chastelier :
«Instituetur privatim Academia Mathematicarum disciplinarum per
horam aliquam commodam diebus festis cui teneantur interesse omnes ex
nostris qui student philosophiae (...)»123.

Avec cette fondation est affirmée la vocation scientifique du pôle mus-


sipontain, conséquence directe du repli de la Compagnie dans les collèges
toujours en activité. C'est sans doute à J. Chastelier, dans un effort coor
donné avec Clavius pour l'aspect scientifique, que revient cette initiative.
Son importance a permis de pourvoir les premières chaires de mathémat
iques ouvertes à partir de la restauration de la Compagnie en France.

3 - La Flèche ou la difficile application du modèle romain

C'est ce que montre, entre autres, l'exemple de La Flèche, exceptionnel


à bien des égards124. Dans ce cas, encore plus nettement que dans d'autres,
le recours aux seuls textes normatifs pour qualifier l'enseignement des
mathématiques présente des inconvénients majeurs. Le principe en serait
pourtant légitime puisque l'ouverture de ce nouvel établissement au statut
particulier de fondation royale125 intervient en 1604, un an à peine après la

du collège de Clermont, en a retardé l'exécution, nécessitant ainsi le développement


d'une stratégie de substitution dont la responsabilité revint à Jean Chastelier : l'ac
adémie initialement prévue à Paris voit le jour dans l'exil mussipontain.
123 Références ARSI : Gal. 58, II, fol. 721v.
124 La bibliographie sur La Flèche est ancienne : J. Clère, Histoire de l'école de
La Flèche depuis sa fondation par Henri IV jusqu'à sa réorganisation en Prytanée impér
ialmilitaire, La Flèche, 1853, 382 p.; C. de Rochemontedc, Un collège jésuite aux
XVIIe et XVIIIe siècles. Le collège Henri IV de La Flèche, Le Mans, 1889, 4 vol. Il faut y
ajouter les présentations de P. Delattre, op. cit., 2, col. 904-919 et M.-M. Compère
et D. Julia, Les collèges français, XVIe-XVIIIe siècles, 2, La France du Nord et de
l'Ouest, Paris, 1988, p. 380-391.
125 Par un édit de septembre 1603, Henri IV autorise la réouverture de treize col
lèges de la Compagnie en France auxquels il joint un quatorzième établissement, la
fondation royale de La Flèche. En 1607, le collège prend sa forme définitive, il s'agit
non pas d'une Université, mais d'un «collège de premier ordre ou Séminaire général
et universel (...) analogue aux plus grands collèges et universités de la Compagnie»,
ARSI : Franc. 39, fol. 434r.
610 ANTONELLA ROMANO

publication en France, à Tournon, de la version définitive du ratio stu-


diorum. Mais le texte romain comme l'acte de fondation de rétablissement
sont loin d'être simplement mis en application, et l'analyse précise des
hommes et de leurs itinéraires explique nombre de spécificités qui
influencent directement modalités et contenus des enseignements mathé
matiques.
Dès la fin de l'année 1604, après la mise en place des premiers cours,
La Flèche accueille plus de 1000 élèves dont une centaine d'internes. Si un
cours de mathématiques est prévu par l'acte de fondation126, il· ne fonc
tionne pas dès cette date : une source de juillet 1606127 précise en effet que
le nombre des professeurs s'élève à 10 (4 pour la grammaire, 1 pour les
humanités, 1 pour la rhétorique, 3 pour la philosophie, 1 pour les cas de
conscience), ce qui exclut la chaire de mathématiques. Et, en effet, le cata
logue du personnel de cette même année ne désigne que les trois profes
seurs de philosophie, Louis de la Salle pour la métaphysique, Philippe
Nicaud pour la physique et, pour la logique, Pierre Pastorellus128.
Dans ces premières années, le recteur de l'établissement s'appelle Jean
Chastelier. C'est au moment de son départ129 qu'est inauguré le cours de
mathématiques et il est particulièrement significatif que le professeur
nommé à cette fonction soit Jacques Guernissac130. Cette nomination pré-

126 Le récit de la fondation est postérieur, de quelques années. Références ARSI :


Gal. 56, fol. 24v : «...Collegium est omnibus classibus absolutum. Nam praeter sex
humaniorum literarum classes, habet theologiam scholasticam, moralem, positi-
vam, philosophiam, cujus curriculum triennio absolvitur, mathematicas disciplinas;
unde geminis etiam rhetoribus numerantur quindecim praeceptores».
Traduction :
«Le collège a à présent toutes ses classes au complet, puisqu'en plus des six
classes d'humanités, il dispose d'un cours de théologie scolastique, d'un cours de
morale, d'un cours de théologie positive, d'un cours de philosophie qui se déroule
sur trois ans, d'un cours de mathématiques. Ainsi, on compte quinze professeurs,
avec les deux profeseurs de rhétorique».
127 ARSI : Franc. 10, fol. 254r.
128 ARSI : Franc. 22, fol. 34v-35r.
129 Sur la passation de pouvoir entre Chastelier et Charlet, tous les historiens
convergent pour retenir la rentrée 1606. Si cette date est exacte, il n'en demeure pas
moins que l'ancien recteur est encore à La Flèche tout au long de l'année 1607,
comme l'atteste sa correspondance avec le Général. On peut donc suggérer qu'il n'a
pas été étranger aux choix effectués dans le collège en 1606-1607.
130 Le catalogus brevis de 1607-1608 (ARSI : Franc. 22, fol. 47r-v) donne la liste
des 38 jésuites présents dans l'établissement à cette date, toujours sous la responsab
ilité du même recteur. Parmi eux, «Jacobus Guernisacius, minister, professor ma-
thematicarum, praefectus sanitatis». Les trois professeurs de philosophie sont les
mêmes.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 611

sente un double intérêt, non seulement parce qu'elle confirme des compét
encespour l'enseignement des mathématiques, que les archives mussipon-
taines permettaient de suggérer, mais parce qu'elle renforce le lien entre
Guernissac et Chastelier, inscrivant ainsi l'histoire de l'essor des mathémat
iques à La Flèche dans la continuité de la situation lorraine. L'année sui
vante (1608-1609), c'est la même situation qui prévaut131, même si Chastel
ier a retrouvé Pont-à-Mousson, pour quelques temps. Pour des raisons
d'ordre interne, le professeur de mathématiques ne peut continuer à
s'adonner à cette tâche132, ce qui conduit ses supérieurs à nommer dès
1610-11, un remplaçant provisoire, Nicolas Laplace133. Ce Dijonnais d'ori
gine est plus précisément décrit dans le catalogus primus de la même
année134, mais c'est surtout une lettre du provincial de France au général
Aquaviva, en date du 6 juin 1611, qui éclaire la situation fléchoise de
manière inattendue : à propos de l'enseignement des mathématiques, il
parle de la difficulté, qui n'est pas des moindres, à pourvoir ce poste, du
fait du manque d'hommes suffisamment compétents et susceptibles de
l'enseigner dignement. Il se permet en outre de porter un jugement sur

131 Le catalogus brevis (ARSI : Franc. 22, fol. 58r-v), bien que fortement entamé
par les souris, permet de deviner la présence de Jacques Guernissac, suivi de la ment
ion «...Mathematicarum».
132 On peut penser que c'est principalement pour des raisons de manque de per
sonnel : aussi, sa nouvelle affectation doit-elle être jugée plus importante. Il est nom
mé confesseur avant d'être envoyé en Bretagne, à Rennes où l'attend une carrière ad
ministrative.
133 En 1609-10, le catalogus brevis (ARSI : Franc. 22, fol. 60v-61r) signale tou
jours «Jacobus Guerisacius, Professor casuum mathematicarumque». En revanche,
l'année suivante, 1610-11, le catalogus brevis (ARSI : Franc. 22, fol. 71v-72) ment
ionne toujours la présence de «Jacobus Guerisacius, prof. Casuum, confessarius » et
il ajoute Nicolas Laplace, comme professeur de mathématiques, et étudiant en se
conde année de théologie.
134 Franc. 10, fol. 275v : âgé de 32 ans, il est entré dans la Compagnie quinze ans
auparavant. Il y a effectué des études de rhétorique (1 an), de philosophie (3 ans), de
théologie (2 ans). Puis, il est signalé pour avoir enseigné la grammaire (1 an), la phi
losophie (6 ans), les cas de conscience (2 ans) et les mathématiques (1 an). Il a ob
tenu son grade de maître es arts à Pont-à-Mousson. Mais aucun des catalogues pub
liés par L. Carrez, op. cit. , ne le mentionne dans ce collège. Il faut rappeler que les
registres du personnel des différents établissements jésuites se composent de cata-
logi breves (listes simple des personnes présentes avec une brève mention de leur
fonction dans l'établissement), ou triennales, qui eux-mêmes se divisent en primi
(avec une notice biographique standardisée, qui indique les principaux éléments de
la biographie des membres de la Compagnie) et secundi (qui constituent la partie
«psychologique» de ces biographies).
612 ANTONELLA ROMANO

ledit Nicolas Laplace, auquel a été attribuée cette fonction, et qui au total
n'est parvenu ni à enseigner vraiment les mathématiques, ni à se consacrer
à ses propres études de théologie. Devant ce bilan négatif, le provincial
demande au général de réfléchir à une solution honorable pour l'établisse
ment135.De fait, l'année suivante cet enseignement se trouve provisoir
ement suspendu136, jusqu'à l'arrivée de Jean François, qui occupe le poste
jusqu'en 1617. Si donc on cherche à reconstituer les listes des professeurs
de La Flèche pour cette période on aboutit au résultat suivant :

En 1610-11 (ARSI : Franc. 22, fol. 71v.)


- métaphysique : F. Veron
- physique : G. Moret
- logique : J. Dubois
- mat : N. Laplace
En 1611-12 (ARSI : Franc. 22, fol. 79v.) :
- métaphysique : M.Moret
- physique : J. a Santo Remigio
- logique : F. Fournet
- mat : rien
En 1612-13 (ARSI : Franc. 22, fol. 86r.)
- métaphysique : J. a Santo Remigio
- physique : F. Fournet
- logique : E. Noël
- mat : J. François
En 1613-14 (ARSI : Franc. 22, fol. 96v.)
- métaphysique : F. Fournet
- physique : E. Noël
- logique : H. Niquet
- mat : J. François
En 1614-15 (ARSI : Franc. 22, fol. 106v.)
- métaphysique : E. Noël
- physique : H. Niquet
- logique : J. Bruan
- mat : J. François
En 1615-16 (ARSI : Franc. 22, fol. 118r.)
- métaphysique : H. Niquet
- physique : J. Bruan

135 ARSI : Franc. 2, fol. 325v : «Ceterum circa mathematicas disciplinas quidem
notaret RVa non mediocrem difficultatem ob inopiam professorum qui et eas probe
callerent et pro dignitate docere possent. Quo factum dicebar ut earum lectionem
domandali P. Nicolo Laplace secundi anni theologo. Hunc vero aiunt profunda qui
dem eruditionis, et ingenii sagacissimo sed illum neque mathematicas vere docuisse,
neque studiis theologis dedisse operam...».
136 ARSI : Franc. 2, fol. 341v.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 613

- logique : L. Lallemant137
- mat. : J. François
En 1616-17 (ARSI : Franc. 22, fol. 128r.)
- métaphysique : J. Bruan
- physique : L. Lallemant
- logique : N. Deniau
- mat. : J. François
En 1617-18 (ARSI : Franc. 22, fol. 134r.)
- métaphysique + mat. : L. Lallemant
- physique : J. Deniau
- logique : J. François138

Cette liste appelle différents commentaires. Le premier concerne la


«gestion» du personnel : dans cette phase de forte croissance des effectifs
et de stagnation relative du nombre des professeurs, s'opère un premier
processus de stabilisation des maîtres, caractérisé par l'émergence d'un
cursus type. Le passage s'opère insensiblement de l'enseignement des
humanités à celui de la philosophie, puis à la théologie. La conséquence en
est qu'un maître suit ses élèves tout au long de leurs études de philosophie,
et éventuellement de théologie. La seconde remarque concerne la place,
encore mal définie, des mathématiques vis-à-vis de la philosophie. À tra
vers la hiérarchie des savoirs que suggèrent les évolutions de carrière, il est
symptomatique que passer de l'enseignement des mathématiques à celui
de la philosophie apparaisse comme une promotion. C'est pourtant bien ce
qu'illustre le cheminement postérieur de J. François. A contrario, le fait de
confier les mathématiques au professeur de métaphysique, comme un
appendice de la discipline maîtresse, renforce l'idée d'une science subalt
erne. La troisième remarque confirme, d'un autre point de vue cette
conclusion : tous les professeurs qui composent cette liste sont des
hommes jeunes, à l'expérience professionnelle le plus souvent encore
réduite. Parmi eux, le professeurs de mathématiques présente tous ces
caractères mais de manière plus accentuée encore : Jean François, comme
Nicolas Laplace avant lui, est encore étudiant en théologie139. Le catalogus

137 C'est la même liste qui est publiée dans J. Sirven, Les années d'apprentissage
de Descartes (1596-1628), Albi, 1928, p. 42-43.
138 II est remarquable que la plupart des hommes qui se trouvent sur cette liste
sont passés par Pont-à-Mousson, H. Nicquet, E. Noël, F. a Sancto Remigio, F. Véron,
G. Moret. La plupart d'entre eux a pu y rencontrer J. Chastelier. Voir, pour les data
tions précises, L. Carrez, op. cit., ad hominem.
139 Cette pratique, répandue dans les dernières décennies du XVIe siècle, avait
suscité une vive indignation de la part de Clavius, à Rome : elle rendait impossible,
d'après lui, une formation sérieuse sur le plan mathématique. Il avait donc lutté
pour obtenir une dérogation pour les étudiants de son académie : ceux-ci avaient re-
614 ANTONELLA ROMANO

primus de 1615 précise qu'âgé de 28 ans, il est entré dans la Compagnie en


1605 où il a étudié philosophie et théologie et où il a enseigné la gram
maire pendant deux ans, avant de s'occuper des mathématiques140. Les
professeurs de philosophie Etienne Noël, François Fournet et Honoré Nic-
quet sont nés en 1581, pour les deux premiers et en 1585 pour le dernier :
eux-mêmes appartiennent donc à la génération des hommes de trente ans
dont l'épanouissement intellectuel n'interviendra que dans les années
1640141. Ainsi, malgré les lacunes qu'impose l'état des sources142, le profes
seur de mathématiques de La Flèche, plus nettement que ses collègues de
philosophie, apparaît comme un personnage encore peu avancé du point
de vue de sa formation intellectuelle et corrélativement peu spécialisé

çu l'autorisation de poursuivre les études mathématiques, sans aucune autre charge,


à l'issue du cursus de philosophie, et avant de reprendre les cours de théologie.
Grâce au soutien, dans les années 1592-94, de Bellarmin, alors recteur du Collège
Romain, il provoquait ainsi la naissance officielle d'une académie supérieure de ma
thématiques : voir MPSJ, 7, p. 119-122, pour le texte de Clavius; p. 622, pour le décret
de formation des maîtres de mathématiques signé par R. Bellarmin.
On voit donc, à la lumière de la situation romaine, que le fait de confier l'e
nseignement des mathématiques à un scolastique étudiant en théologie, ne peut être
considéré comme valorisant pour les mathématiques.
140 ARSI : Franc. 11, fol. 16r.
141 E. Noël, entré au noviciat de Verdun en 1599, figure sur la liste des novices de
la maison professe de Saint-Nicolas-du-Port en 1600 (L. Carrez, op. cit., p. 120) :
cette année-là, il rencontre Jacques Guernissac, prêtre en troisième année; l'année
suivante (1600-1601), il rencontre Balthasar Chavasse, à son tour tertianus. Ces él
éments biographiques témoignent effectivement des liens existant entre E. Noël et le
milieu mussipontain. On sait que ses premiers livres de physique, entre autres cen
trés sur la question du vide, paraissent à partir de 1646. Voir C. Sommervogel,
op. cit., 5, col. 1788-1790. H. Nicquet, né en 1585, entré au noviciat de Nancy en 1602,
se trouve au collège de Verdun dès 1605 (L. Carrez, op. cit. , p. 22), puis fait une car
rière de théologien qui le conduit à Rome. Voir C. Sommervogel, op. cit., vol. 5, col.
1712-1714.
142 Les indications sur la première partie de la carrière de Jean François restent
très lacunaires et ne permettent pas d'apprécier précisément les modalités de sa for
mation. En voici les premiers éléments : 1607 (Franc. 2, fol. 125) il est présent à Par
is; 1611-12 (Carrez), il est professeur en classe de quatrième à Pont-à-Mousson;
1612-13 (Franc. 22, fol. 86r), il est répertorié sur le catalogus brevis de La Flèche
comme professeur de mathématiques et étudiant en première année de théologie;
1613-14 (Franc. 22, fol. 96v), idem, et étudiant en seconde année de théologie; 1614
(Franc. 3, fol. 108), une lettre le localise toujours au même endroit; 1614-15 (Franc.
22, fol. 106v), idem, en troisème année de théologie; le catalogus primus (Franc. 11,
fol. 16r) propose une notice biographique plus complète; 1615-16 (Franc. 22, fol.
118r), il est professeur de mathématiques et étudiant en 4e année de théologie; 1616-
17 (Franc. 22, fol. 128r), il occupe uniquement la fonction de professeur de mathé
matiques.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 615

dans un domaine particulier - en l'occurrence les mathématiques -. Seul


Jacques Guernissac, que l'historiographie n'a pas réellement mis en évi
dence jusqu'à ce jour143, disposait sans doute d'un outil mathématique
plus élaboré, acquis auprès de Chastelier. Cette remarque invite ainsi à
tenter d'identifier les sources de N. Laplace ou de J. François pour leur
propre cours. Par comparaison avec des situations similaires, on peut
envisager qu'il se sont vraisemblablement appuyés sur les notes de leur
prédécesseur144. Mais on peut aussi établir une autre source : l'année pré
cédent son arrivée à La Flèche (1611-12), J. François est répertorié comme
professeur de la classe de quatrième, à Pont-à-Mousson, aux côtés de Jean
Chastelier affecté, quant à lui, à des tâches administratives145. Cette ren
contre éclairerait donc les origines de sa formation mathématique et son
rôle ultérieur à La Flèche, où il se trouve seul, sans Jean Chastelier. Elle
aurait d'autant plus de sens que, au moment où J. François arrive à La
Flèche, J. Chastelier, quant à lui, quitte l'espace lorrain, et s'il se trouve
accaparé par des tâches administratives diverses, c'est d'abord au noviciat
de Paris entre 1613 et 1616, puis au collège de Caen jusqu'en 1620, autre
ment dit dans une aire géographique plus proche de La Flèche. Il ne faut
donc pas exclure l'hypothèse selon laquelle il aurait pu maintenir des
contacts avec l'établissement royal, notamment à partir du moment où
Louis Lallemant, son ancien élève, y est envoyé146. De la même génération
que Jean François, qu'il a côtoyé pendant un an à Pont-à-Mousson, Louis
Lallemant partage avec lui, dans la période fléchoise, la formation de ceux
de la génération suivante, Pierre Bourdin147, Antoine Vatier148 ou Claude

143 J. Sirven, op. cit., p. 48, n. 2.


144 La pratique de l'utilisation du cours du prédécesseur est illustrée notamment
par Otto Cattenius à Mayence : voir A. Krayer, op. cit, p. 47 sq.
145 Cette année, au cours de laquelle le cours de mathématiques est interrompu à
La Flèche aurait-elle été mise à profit pour assurer une formation à J. François?
146 L'idée paraît d'autant plus probable que ce dernier poursuit sa carrière dans
le sillage de son maître : après Pont-à-Mousson, il passe un an au noviciat de Paris
(1614-1615), en même temps que son maître en mathématiques, et lorsqu'il rejoint La
Flèche, c'est pour enseigner philosophie et mathématiques entre 1615 et 1618. Le ca-
talogus brevis de 1617-18 le désigne comme professeur de métaphysique et mathémati
ques, alors que Jean François, devenu professeur de philosophie, inaugure son pre
mier cours de logique (ARSI : Franc. 22, fol. 134r). C'est-à-dire, qu'en termes de car
rière, cette évolution constitue une avancée liée à la hiérarchie des valeurs jésuites.
147 Né à Moulins en 1595, il entre dans la Compagnie en 1612. Il est étudiant en
philosophie à La Flèche entre 1615 et 1618 : voir ARSI, Franc. 22, fol. 127v-128v.
Pour une présentation synthétique, C. Sommervogel, op. cit., 2, ad hominem.
148 Né à Bayeux en 1591, il entre dans la Compagnie en 1613. Il est étudiant en
philosophie dans les mêmes années que P. Bourdin. Voir ARSI, Franc. 22, fol.

MEFRIM 1995, 2 42
616 ANTONELLA ROMANO

Reverdy149, qui occuperont la chaire de mathématiques de La Flèche ou


Paris150.
Ces premières remarques d'ordre institutionnel et biographique
invitent à nuancer une vision plus schématique de la culture mathématique
à La Flèche dans la première décennie de la fondation, largement imposée
par l'historiographie du siècle passé. De fait, quand il s'agit d'analyser la
place de cet enseignement dans le cursus jésuite, les auteurs prennent
appui sur la monographie de C. De Rochemonteix, laquelle décrit une
situation qui renvoie aux réalités du milieu du siècle : « Si l'on veut se faire
une idée exacte de l'état des sciences mathématiques pendant la première
moitié du XVIIe siècle, qu'on lise YInstitutio totius mathematicae du P.
Gaultruche...»151. On aura compris ici que ce qui est valable pour les
années 1650 est peu acceptable pour la première décennie du siècle.
Les sources restent, il est vrai, largement lacunaires pour cette période
de fondation, avare d'indices sur la culture mathématique dispensée dans
le prestigieux collège jésuite. De cette culture, toute trace tangible a dis
paru. Certes, un poème sur les satellites de Jupiter, fut prononcé à La
Flèche en 1611. Peut-on y lire un écho de l'activité scientifique déployée
dans l'établissement? L'hypothèse paraît hardie si on replace ce texte dans
son environnement particulier, la grande fête littéraire du collège, la Hen-
riade, célébrée tous les 4 juin, en mémoire du transfert du cœur d'Henri IV
à La Flèche152. Celle de 1611 est connue grâce à un récit officiel de l'époque,
In anniversarium Henrici Magni obitus diem. Lacrymae Coltegli Flexensis
regii S./153, ouvrage recueillant l'ensemble des textes littéraires écrits en
cette occasion par les élèves de l'établissement. Parmi les poèmes de ci
rconstances qui y furent prononcés, se trouve effectivement un Sonnet sur la
mort du roy Henry le Grand et sur la descouverte de quelques nouvelles pla-

127v-128v. Pour une présentation synthétique, C. Sommervogel, op. cit., 2, ad homi-


nem.
149 Né à Moulins en 1596, il entre dans la Compagnie en 1613. Il commence sa lo
gique en 1516 et poursuit ses études de philosophie à La Flèche. Voir ARSI, Franc.
22, fol. 127v-128v.
150 Pour une vision synthétique de leurs carrières, voir les travaux de F. de Dain-
ville, L'éducation des Jésuites, XVIe-XVIIIe siècles. Textes réunis et présentés par
M.-M. Compère, Paris, 1978, 570 p. et K.A.F. Fischer, Jesuiten-mathematiker in der
französischen und italienischen Assistenz bis 1762 bzw 1773, dans AHSI, 1983, p. 52-
78.
151 Op. cit., vol. 4, p. 37. Le texte auquel Rochemonteix fait allusion date de 1653.
Pour la description de cet enseignement, voir p. 37-49.
152 Voir J. Clère, op. cit., p. 101-105.
153 La Flèche, apud Jacobum Reze, typographum regium, 1611.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 617

nettes errantes autour de Jupiter, faicte l'année d'icelle par Galilée, célèbre
mathématicien du grand duc de Florence15*. Ce poème, qui ne présente
aucun intérêt sur le plan astronomique, peut difficilement être utilisé pour
illustrer l'activité scientifique de La Flèche dans cette période155. En
revanche, il fait allusion à un événement antérieur de quelques semaines,
la réception de Galilée au Collège Romain, par Clavius et ses élèves, à la
suite de sa découverte des satellites de Jupiter et de sa publication du Side-
reus Nuntius156. L'accueil dont il a fait l'objet, en mai 1611, nous est connu

154 Op. cit., p. 163 (l'ouvrage est disponible à la Bibliothèque nationale de


France, sous la cote 8° Lb35.1177) ou C. de Rochemonteix, op. cit., 1, p. 147-148 :
La France avait déjà répandu tant de pleurs
Pour la mort de son Roy, que l'empire de l'onde
Gros de flots ravageait à la terre ses fleurs
D'un déluge second menaçant tout le monde;
Lorsque l'astre du jour, qui va faisant la ronde
Autours de l'Univers, meu des proches malheurs
Qui hastaient devers nous leur course vagabonde
Lui parla de la sorte, au fort de ses douleurs :
France de qui les pleurs, pour l'amour de ton Prince,
Nuisent par leur excès à toute autre province,
Cesse de t'affliger sur son vide tombeau;
Car Dieu l'ayant tiré tout entier de la terre,
Au ciel de Jupiter maintenant il esclaire
Pour servir aux mortels de célestes flambeau»
155 On notera en effet que si les satellites de Jupiter constituent enfin pour Gali
léela preuve de la mobilité de la terre (voir à ce propos, dans l'abondante littérature
galiléenne, l'introduction de F. Hallyn à l'édition du Messager des étoiles, Paris, 1992
et celle d'I. Pantin au Messager céleste, Paris, 1992, ainsi que la biographie de L. Gey
monat, Galilée, Paris, 1992, 350 p.), dans le poème, en revanche est maintenue la
théorie géocentrique, en conformité avec la position du Collège Romain et de la
Compagnie dès avant la première condamnation du copemicanisme en 1616. De fait,
cette position n'est pas spécifiquement jésuite. Pour l'analyse des théories astrono
miques à Paris après l'annonce par Galilée de la découverte des satellites médicéens,
voir R. Ariew, Theory of Cornets at Paris during the Seventeenth Century, dans Journal
of the History of Ideas, 1992/3, p. 355-369. L'auteur, citant entre autres ce poème de
La Flèche, développe l'idée que, malgré la rapidité de la diffusion des nouvelles dé
couvertes, rarement les enjeux de celles-ci ont été compris. Il montre au contraire, à
partir de textes de l'époque, comment la nouvelle configuration des cieux a été inté
grée dans les cadres aristotéliciens traditionnels.
156 Sidereus Nuncius magna, longeque admirabilia spectacula pandens, suspicien-
daque proponens unicuique, praesertim vero philosophis, atque astronomis, qua à Gal
ileo Galilei patritio fiorentino Patavini Gymnasii Publica Mathematico perspicïlli nu-
per à se reperti beneficio sunt observata in Lunae faciès, fixis innumeris, lacteo circulo,
stellis nebulosis, apprime vero in quatuor planetis circa Iovis Stellam disparibus inter-
vallis, atque periodis, céleritate mirabili circumvolutis; quos, nemini in hanc usque
618 ANTONELLA ROMANO

notamment par le Nuntius Sidereus Coltegli Romani157, éloge en règle du


mathématicien prononcé par l'un des plus proches collaborateurs de Cla-
vius. Comment dès lors ne pas considérer le poème fléchois comme un pâle
écho de la manifestation romaine relevant d'une culture mondaine, part
iculièrement importante dans le cadre aristocratique de l'établissement,
plutôt que comme l'indice d'une pratique scientifique centrée sur l'astr
onomie158? La question semble d'autant plus pertinente que, au même
moment, le collège de Naples connaît un phénomène équivalent : Costanzo
Pulcarelli, jésuite connu pour ses talents poétiques, professeur de rhéto
rique, a laissé dans ses Carmina deux épigrammes dédiés à Cosme II de
Médicis portant sur la découverte de satellites de Jupiter par Galilée. Une
étude précise de ces textes a permis de montrer qu'ils dataient de cette
même année 161 1159.
Il convient donc de rattacher le Sonnet sur la mort du roy Henry le
Grand et sur la descouverte de quelques nouvelles pianettes errantes autour
de Jupiter, faicte l'année d'icelle par Galilée, célèbre mathématicien du grand
duc de Florence au genre littéraire de la poésie d'éloge, dont le destinataire
ne serait autre que Marie de Médicis, seconde épouse et veuve du roi assas
siné. Le lien de parenté qui l'unit à Cosme II de Médicis160, son cousin, -
lequel avait nommé quelques mois auparavant (10 juillet 1610) Galilée

diem cognitos, novissime Author deprehendit primus; atque Medicea Sidera nun-
cupandos decrevit, Venise, T. Baglionum, MDCX.
157 Le manuscrit de ce récit se trouve à la Bibliothèque Apostolique Vaticane,
sous la cote Barb. lat. 231, fol. 177r-182r; pour la version imprimée, elle a été intégrée
par A. Favaro dans l'édition nationale de Galilée, Opere, vol. III, 1, 1900, p. 293-298.
On sait que, dans les mois suivants, Bellarmin adressa une lettre à Clavius pour lui
demander son opinion sur les découvertes de Galilée {op. cit., vol. XI, p. 87-88). La
réponse de Clavius reconnaît la validité de l'ensemble des propositions du mathémat
icien florentin (op. cit., vol. XI, p. 92-93).
158 Si l'on considère notamment les propos de J. Sirven sur cette question, on ne
peut qu'être frappé par le décalage entre source et interprétation : «Si Descartes
conçut dès lors le désir de réaliser des choses extraordinaires au moyen des lunettes,
il l'alimenta bientôt par la lectures des livres qui traitaient des sciences «les plus
curieuses et les plus rares», J. Sirven, op. cit., p. 50.
159 Ces poèmes sont reproduits et analysés dans B. Iezzi, Un gesuita estimatore
napoletano di Galilei : P. Costanzo Pulcarelli, dans Galileo e Napoli. Atti del convegno,
Napoli, 12-14 aprile 1984, a cura di F. Lomonaco e M. Torrìni, Naples, 1987, p. 141-157.
L'auteur de l'article insiste lui aussi sur le caractère littéraire des deux épigrammes,
plus apologétiques vis-à-vis de Cosme II que soucieux de références scientifiques ou
de glorification de Galilée.
wo François II, père de Marie, laisse le duché de Florence à son frère Ferdinand,
en 1587. Celui-ci règne jusqu'en 1609, et c'est Cosme II, son fils qui lui succède à
cette date.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 619

«mathématicien et philosophe du grand duc de Toscane» -, surfit donc à


justifier, dans le cadre de la Henriade, le thème du sonnet.
On peut sans doute trouver un autre témoignage indirect de ce qu'était
la culture mathématique de La Flèche avant 1650 dans la description des
cérémonies qui accompagnèrent la canonisation d'Ignace et Xavier en
1622, Le triomphe des Saints Ignace de Loyola Fondateur de la Compagnie de
Jésus, et François Xavier Apôtre des Indes, au Collège Royal de la même
Compagnie à La Flèche, ou sommaire de ce qui s'y est fait en la solennité de
leur canonisation depuis le Dimanche 24 juillet 1622 jusqu'au dernier jour
dudit mois161. Cette manifestation qui est non seulement l'occasion de célé
brer les hommes illustres de la Compagnie mais aussi de proposer à la
population locale un tableau vivant du triomphe de la Compagnie dans le
domaine de l'éducation, offre, pendant plusieurs jours un spectacle per
manent, fait de processions, messes, pièces de théâtre, activités intellec
tuelles variées au nombre desquelles les soutenances de thèse comptent
parmi les plus importantes. De fait, en 1622, alors que le cours de mathé
matiques est enfin stabilisé162, les étudiants de cette classe participent de
plain pied à la célébration :
«Les mathématiciens furent encore de la partie mirent le globe de l'uni
vers entre les mains des S.S., comme s'ils en étaient le support; leur doctrine
et leur Sainteté ayant empêché sa ruine (...). Chacun était désireux d'entendre
mille belles curiosités, dont leurs thèses étaient composées, de sorte qu'il n'y
eut pas le temps à demi pour rassasier l'affection des auditeurs, qui y furent
en très grand nombre et fallut de nécessité quitter l'explication des problèmes,
tous appliqués aux qualités, vertus et perfections des Saints, afin de donner
place à ceux qui voulaient disputer. (...) Le jeudi matin, les disputes de philo
sophie et de mathématique furent continuées avec les affiches jusqu'à dix
heures (,..)»163.

On pourrait donc, sur la base de cette description, prendre acte de


l'essor des mathématiques à La Flèche. Celle-ci rend compte d'un déve
loppement de la discipline qui sera confirmé dans les années suivantes. Il
est pourtant paradoxal que les thèses de mathématiques citées ici n'aient
fait l'objet d'aucune publication. Le paradoxe est particulièrement net, si
on compare la situation fléchoise à celle de Pont-à-Mousson. Dans le col
lège lorrain, la canonisation des deux saints a aussi fait l'objet d'un récit
édité, Les honneurs et applaudissements rendus par le collège de L· Compag
nie de Jésus, Université et Bourgeoisie de Pont-à-Mousson en Lorraine l'an

161 Le texte est publié à La Flèche, chez L. Hébert, en 1622. Il est reproduit dans
C. de Rochemonteix, op. cit., 2, p. 219-250.
162 A cette date, il est tenu par Ph. Simon : voir K.A.F. Fischer, op. cit., p. 60.
163 C. de Rochemonteix, op. cit. , p. 244.
620 ANTONELLA ROMANO

1623. Aux SS Ignace de Loyola et F. Xavier a raison de leur canonization faite


par notre S.P. le Pape Grégoire XV d'heureuse mémoire, le 12 mars 1622164.
Les étudiants du cours de mathématiques sont aussi évoqués pour leur par
ticipation active165. Mais à la différence de La Flèche, les thèses défendues
sont imprimées, il s'agit des Selectae propositiones in tota sparsim mathe
matica pulcherrimae, quas, in solemnis festo sanctorum Ignatii et Xaverii
propognabunt mathematicarum auditores : elles révèlent un niveau de spé
cialisation sans doute imputable à l'épanouissement de l'enseignement de
Jean Leurechon. Sans vouloir approfondir l'analyse de ce texte qui s'occupe
autant de géométrie que de mécanique ou d'optique, on peut gager que si
l'activité de La Flèche avait été du même niveau, elle aurait elle aussi fait
l'objet d'une publication. Cette absence pour 1622 tend à indiquer que cinq
à six ans auparavant, a fortiori, les mathématiques ne jouissaient pas à La
Flèche d'une place aussi importante que les textes normatifs ou l'histori
ographietraditionnelle le laisseraient supposer.
Ces quelques remarques, qui ne prétendent pas à l'exhaustivité, sont
nécessaires à qui souhaite reprendre le dossier des années fléchoises de
Descartes166.
Dans le cadre d'un premier bilan, il faut constater que les premiers
enseignements officiels de mathématiques dispensés dans la France du
Nord ont été le fait d'élèves de Chastelier. Ne serait-ce qu'à ce titre, celui-ci
constitue donc l'une des principales figures du monde scientifique jésuite
français. Certes, pour les années 1610-1630, les sources concernant ses acti
vités scientifiques font cruellement défaut, puisque la mort de Clavius,
intervenue en 1612, suspend leur correspondance. De nouveaux témoi-

164 Celui-ci est rédigé par le P. Wapy et le texte est publié à Pont-à-Mousson, en
1623.
165 Le P. Wapy fait au début de son récit la description du char de la fontaine des
science, allégorie vivante de la hiérarchie des savoirs (p. 12), puis il décrit le défilé
des physiciens avec le globe terrestre (p. 21). Enfin à propos des exercices de thèses,
il raconte :
«Les mathématiciens firent merveille, comme il se voyait en leur programme,
que j'insérerais ici volontiers si la longueur ne m'en empêchait. Seulement dirai-je ce
mot qu'à chaque heure ils entreprenaient matière nouvelle, conformément à la célé
brité; par exemple, à l'occasion du siège de Pampelone ou S. Ignace receut la bles
sure qui lui occasionna sa conversion, ils disputaient de l'art d'affaiblir et défendre
une place fortifiée selon les règles de l'art (...). Et parce que ces deux saints sont
comme deux étoiles nouvelles au firmament de l'Eglise, ils mettaient sur le tapis plu
sieurs questions, touchant les nouvelles étoiles et comètes remarquables. Et ainsi
des autres parties des mathématiques» (pp. cit., p. 39-40).
166 Celui-ci fera l'objet d'une étude spécifique postérieure.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 62 1

gnages justifient pourtant la permanence de son activité mathématique


après cette date et jusqu'à la fin de sa vie. Le premier est fourni par Claude-
Gaspar Bachet de Méziriac, dont la biographie est mal documentée, mais
dont le rôle est essentiel pour le développement de l'analyse moderne167. En
traduisant en latin les textes de Diophante, Bachet a permis la diffusion de
l'œuvre grecque sur laquelle s'est fondé l'essor de la géométrie analytique168.
C'est lui aussi qui a inauguré un genre mathématique appelé à une certaine
célébrité, celui des «récréations mathématiques», avec les Problèmes plai
sons et délectables qui se font par les nombres. Partie recueillis de divers
autheurs, partie inventez de nouveau avec leur demonstration..., dont la pre
mière édition remonte à 1612169. Nombre des problèmes proposés dans cet
opuscule concernent les aspects les plus contemporains de l'algèbre et tel
est le cas du premier d'entre eux, «deviner le nombre que quelqu'un aura
pensé». Bachet propose différentes résolutions de ce problème et pour la
cinquième d'entre elles, il précise :
«Ceste façon de deviner le nombre pensé a été touchée par Forcadel en
ses annotations sur l'Arithmétique de Gemme Frise; et par Guillaume Gos-
selin en la première partie de la traduction de l'Arithmétique de Nicolas Tartag
lia,et en ces lieux l'un et l'autre se vantèrent d'en donner la demonstration;
bien que ny l'in ny l'autre n'en approche pas, comme ie feray clairement appar
aître.
Quant à Forcadel il appert assez qu'il n'a point compris la cause univers
elle de ce problème...»170.

Cette citation individualise nettement le champ d'études dans lequel


intervient Bachet : il n'est pas sans liens avec celui qui occupe Chastelier.
Or, dans la seconde édition des Problèmes plaisons, en 1624, reprenant ce
même problème «deviner le nombre pensé d'une autre façon», Bachet
apporte cette précision :
«L'honneur d'avoir le premier inventé la façon de ce problème en ce qu'il
adjouste au précédent, ie le cede franchement au R.P. lean Chastelier de la
compagnie de Iesus. Il est vrai que ie ne tiens point de luy, ny la regle pour
deviner le nombre pensé, ny la demonstration. Mais seulement il me proposa

167 Sur sa vie et son œuvre, voir C.-G. Collet et J. Itard, Un mathématicien hu
maniste, Claude-Gaspar Bachet de Méziriac (1581-1638), dans Revue d'histoire des
sciences, 1947/1, p. 26-50; DSB, 1, p. 367-368.
we Voir DSB, 4, p. 111-119, pour Diophante. La traduction de Bachet est publiée
à Paris en 1621.
169 Le sous-titre de cette première édition est particulièrement éclairant : Très-
utiles pour toutes sortes de personnes curieuses, qui se servent d'arithmétique. Cette
première édition est devenue rare : il n'en existe en France qu'un seul exemplaire,
conservé à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote Rés. V. 2065.
170 Id., idem, éd. de 1612, p. 38.
622 ANTONELLA ROMANO

par une sienne lettre ce problème, en forme de question, et en ces mesmes


termes, sinon qu'ils estoient en latin»171.

Plus loin, à propos d'un autre problème, dont la démonstration lui a


aussi été communiquée par Chastelier, il qualifie le jésuite d'« homme
certes très expert en toute sorte de science»172. Il serait particulièrement
intéressant de retrouver les éléments de la correspondance dont ces
extraits se font l'écho : celle-ci permettrait d'éclairer les conditions de la
rencontre entre les deux hommes et la nature de leur échange. L'absence
de référence au jésuite dans la première édition tendrait à suggérer que les
deux mathématiciens ne se connaissaient pas encore en 1612, mais on sait
par ailleurs que Chastelier travaillait déjà à ces questions. Il est en
revanche essentiel d'avoir une connaisance de ses travaux pour la période
postérieure. D'autre part, cette citation constitue une preuve tout à fait
nette de l'inscription de Chastelier dans un réseau d'échanges d'impor
tance,au cœur duquel l'élément central d'une culture mathématique
commune est la géométrie analytique dont l'algèbre moderne est née173.
Rien ne permet d'assurer qu'il a lu l'œuvre algébrique de Viète, mais du
moins sa relation avec Bachet confirme sa connaissance directe du renou
veaude l'algèbre à travers l'édition des anciens174.
En outre, comment ne pas rapprocher l'ouvrage de divertissement de
Bachet de celui de l'élève de Chastelier, Jean Leurechon, la Recreation
mathematicque , qui perpétue tout au long du XVIIe siècle le genre inauguré
par Bachet175? Cette mise en relation confirme non seulement l'importance
décisive de Chastelier dans le processus de formation des premiers profes
seursde mathématiques de la France du Nord, mais aussi un rayonnement

171 Id., idem, éd. de 1624, p. 72.


172 Id., idem, p. 97. Il est pour finir tout à fait significatif que le rédacteur de la
notice du DSB sur Bachet insiste sur l'orientation nettement arithmétique, plutôt
que géométrique, de ce texte : op. cit., p. 368.
173 Voir R. Taton (dir.), Histoire générale des sciences, 2 : La science moderne, de
1450 à 1800, Paris, 1958, p. 208-219.
174 II faut ajouter que Clavius, quant à lui, était au fait de la traduction de Pap
pus par Commandino. Sur cette question voir le chapitre sur Commandino, dans
P.L. Rose, The Italian Renaisance of Mathematics. Studies on Humanists and Mathe
maticians from Petrarch to Galileo, Genève, 1975, p. 185-221.
175 La mise en rapport des deux textes, dans une optique de sociologie des
sciences, a été récemment opérée par G. Chabaud, Sciences en jeux. Les récréations
mathématiques et physiques en France du XVIIe au XVIIIe siècle, thèse pour le doctor
at de l'École des hautes études en sciences sociales sous la direction de J. Revel, Par
is, 1994, p. 15-78. Qu'il soit remercié ici de m'avoir donné accès à son travail.
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 623

du personnage dans les milieux savants du premier XVIIe siècle. En effet,


jusqu'à sa mort, survenue en 1629, Chastelier maintient avec le minime
Mersenne des liens que laisse entrevoir l'édition de la correspondance de ce
dernier176. Les deux hommes se sont aussi connus à La Flèche et sur cette
rencontre aucun doute n'est possible puisque Mersenne est arrivé au col
lège lors de sa fondation. Les deux lettres que Chastelier adresse au philo
sophe depuis sa retraite de La Flèche, en 1625 et 1626, soulignent non seu
lement l'influence de Chastelier sur les premières années du collège royal,
mais un attachement aux mathématiques qu'aucune autre tâche accomplie
au sein de la Compagnie n'est venue démentir. Traitant de musique, ces
deux lettres révèlent un nouveau centre d'intérêt chez un homme attaché
aux nombres depuis presque quarante ans. Rien donc ne s'oppose à cher
cher l'empreinte de son impact intellectuel sur une génération d'hommes
passés à La Flèche dans les premières années du XVIIe siècle. Et même si
l'entreprise doit s'avérer téméraire, l'étude du personnage montre avec
clarté que le processus de production d'une culture mathématique en
milieu jésuite ne peut se réduire aux seuls travaux engendrés par le centre
romain.
L'ouverture du collège de La Flèche inaugure une nouvelle relation
entre Rome et la périphérie : caractérisée par une plus grande autonomie à
l'égard du centre, cette relation est assurément à mettre sous le signe de la
«nationalisation» des provinces jésuites. Si cette évolution relève clair
ement de facteurs historiques généraux177, elle ne représente pourtant pas
une réelle nouveauté en regard de la situation de la seconde moitié du XVIe
siècle. Au total, les exemples analysés ici mettent en défaut l'idée d'un pro
cessus centralisé qui aurait permis la constitution d'une «mathématique
jésuite», ou d'une «science jésuite». Ils donnent plus précisément la
mesure d'un héritage intellectuel complexe que les textes normatifs de la
Compagnie ne permettent pas systématiquement de saisir.

Antonella Romano

m Correspondance du P. Marin Mersenne, religieux minime, publiée par Mme P.


Tannery, éditée et annotée par C. de Waard, 1, 1617-1627, Paris, 1945, lettre n° 27, La
Flèche, le 12 avril 1625, p. 197-207; lettre n° 62, La Flèche, le 11 juillet 1626, p. 478-
481. Ces deux lettres portent sur la musique efles harmoniques.
177 Voir A. Romano, op. cit.
624 ANTONELLA ROMANO

ANNEXES : RECONSTITUTIONS DE CARRIÈRE

1. Jean Chastelier

Pour une présentation biographique sommaire, voir L. Carrez, op. cit., ad ho-
minem; C. Sommervogel, op. cit., 9, col. 33; Ch. Lohr, op. cit., 1975, p. 704-705.

dates source type lieu texte ou informatio


1579 msBAV cours Paris commentaire de la Physique

1584 Franc. 10, catalogus Bourges P. Ioannis Castetlarius, Pictavi-


30v-31r primus nus, annorum 30, vires fïrmae,
admissus Parisiis 1571, studuit
philosophiam 2 annos, theolo-
giam quatuor fixe annos, docuit
litteras humaniores et philos
ophiam. nunc docet cathechi-
smus latine
08- Franc. 1, lettre Paris
1586 284r

1587 Franc. 10, catalogus Paris Reprise des informations de


71r primus 1584 et ajout de la mention de
professeur de théologie
04- Franc. 1, lettre Paris
1588 321v
1588- ms BSG cours Paris Cours sur les sacrements
89
1589- ms BSG cours Paris Commentaire de St Thomas
90
idem Franc. 10, catalogus Paris Reprise et actualisation des
133r primus informations de 1587
1590- Carrez catalogus Pont-à- profès des quatre vœux
91 brevis Mousson
1591- Carrez idem Verdun recteur du collège
92
1592- Carrez idem idem idem
93
à suivre
DU COLLÈGE ROMAIN À LA FLÈCHE 625

dates source type lieu texte ou informano


1593- Carrez idem idem idem
94
1594- Carrez catalogue Verdun recteur du collège
95 brevis
1595- Carrez catalogus Verdun recteur du collège
96 brevis

1597 Franc. 10, catalogus Pont-à Vice-provincial


175r primus Mousson
1597- Carrez catalogus idem idem
98 brevis
1598- Carrez idem idem idem
99
1599- Franc. 1, lettre idem idem
1600 438
1600- Franc. 10, catalogus idem idem
189r primus
01
ΠΙ
Franc. 1, lettre idem idem
602 473v
03- Franc. 1, lettre idem idem
1603 476v
05- Franc. 1, lettre idem idem
1603 480v
02- Franc. 1, lettre idem idem
1604 495v
02- Gal. 94,1, lettre Nancy idem
1604 205r
04- Franc. 1, lettre Pont-à- idem
1604 500v Mousson
08- Franc. 2, lettre La Flèche recteur
1604 llv

1605 Franc. 2, lettre idem recteur


35v
03- Franc. 2, lettre idem idem
1606 68r
à suivre
626 ANTONELLA ROMANO

dates source type lieu texte ou informatio


03- Franc. 2, lettre idem idem
101
1607
ΙΟ
Franc. 2, lettre idem idem
Ι607 128r
1608- Carrez catalogue Pont-à- chancelier de l'université, admin
09 primus Mousson istrateur, conseiller du recteur
et du provincial
1609- Carrez idem idem
10
1610- Carrez idem idem
11
1611- Carrez idem idem
12
1612- Carrez idem idem
13
1613- Franc. 22, catalogue Paris, consulteur
14 95r brevis noviciat
1614- Franc. 22, idem idem idem
15 105r
1615- Franc. 22, idem idem idem
16 117r
1616- Franc. 22, idem Caen recteur
17 130v
1617- Franc. 22, idem idem idem
18 136v
1618- Franc. 22, idem idem idem
19 143v
1619- Franc. 22, idem idem idem
20 151v
1620- Franc. 22, idem La Flèche
21 162v
1621- Franc. 22, idem idem Le catalogue signale Chastelier
22 171v dans les locaux de La Flèche ju
squ'en 1629
05- idem mort
1629
du collège romain à la flèche 627

2. John Hay

Pour une présentation biographique sommaire, voir L. Carrez, op. cit., ad ho-
minem; C. Sommervogel, op. cit., 4, col. 161-166.
dates source type lieu texte ou informatio
1577-76 Carrez lettre Pont-à- Venit ex Polonia M. J. Hay, est Mussi-
Mous- pontini, ubi mense octobri cum Dei
son gratiam incipiet curriculum philoso-
phiae
1576-77 Carrez idem lecteur de logique
1577-78 Carrez idem lecteur de physique
1578-79 Carrez idem études de théologie
1580-81 Franc. 1, lettre Paris Le général s'adresse à J. Hay sur son
68v incartade avec les calvinistes
1584 Lugd. 12, catalogue Tour- P. Ioannis Hayus, scotus, diocesis
17v primus non Abirdonense, annos 38, valetudina-
rius sed animosus, admissus Romae
24 janu. 1566, studuit Abirdoniis et
Lovani philosophiae extra soc. 1565.
Docuit philosophiam Mussipontani
et Burdigalei, spheram Parisiis, theo-
logiam, casus cons, et mathem. Turn.
4 annos.
1586-87 Lugs. 13, catalogue Tour- professeur de théologie
lv brevis non
1587-88 Lugd. 13, idem idem idem
3r
1588-89 Lugd. 13, idem idem idem et professeur de mathématiq
5r ues
1589-90 Lugd. 13, catalogue Tour- professeur de théologie et de mathé
7r brevis non matiques, profès des quatre vœux
1591-92 Lugd. 13, idem idem professeur de théologie
9r
1592-93 Lugd. 18, idem Lyon idem
I, 25r
1593-94 Lugd. 18, idem Lyon idem
I, 41r
Entre 1595 et 1606, J. Hay se trouve
dans la province flandro-belge, à
Louvain, Liège, puis Anvers
1607-08 Carrez Pont-à- Chancelier de l'université, préfet des
Mous- études supérieures et consulteur.
son Mort

MEFRIM 1995, 2 43

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