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Un Nouveau Système de Pensée ?
Un Nouveau Système de Pensée ?
MARTIN
UN
NOUVEAU
SYSTÈME
DE PENSÉE
PETITES LEÇONS
DE STRATÉGIE ET DE MANAGEMENT
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marina Viyra
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée aux États-Unis par Harvard Business Review Press
sous le titre : A New Way to Think. Your Guide to Superior Management Effectiveness.
© 2022, Roger L. Martin
Publié en accord avec Harvard Business Review Press
Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-3260-6096-8
Aucune représentation ou reproduction, même partielle, autre que celles prévues à l’article L. 122-5
2° et 3° a) du Code de la propriété intellectuelle ne peut être faite sans l’autorisation expresse de
Pearson France ou, le cas échéant, sans le respect des modalités prévues à l’article L. 122-10 dudit
code.
À Marie-Louise, l’amour de ma vie.
Table des matières
Introduction
Chapitre 3 - La clientèle
Misez sur la force de l’habitude
Ancrez votre avantage cumulatif
Les quatre piliers de l’avantage cumulatif
Chapitre 12 - L’innovation
Faites face à de nouveaux défis
Planifiez votre processus de conception
Vers un nouveau Pérou
Postface
Remerciements
Quelques mots sur l’auteur
Index
Introduction
L’environnement concurrentiel
Le processus décisionnel
L’organisation du travail
Une fois les décisions stratégiques prises, les managers doivent trouver la
manière de les appliquer. La troisième partie aborde la question de la
structuration du travail. Trois concepts semblent avoir leur place ici :
6. La culture d’entreprise. Le modèle dominant part du principe que la
culture revêt une importance cruciale, à tel point que si elle n’est pas
propice au fonctionnement de l’entreprise, les responsables doivent agir
en imposant des modifications et/ou une réorganisation pour aboutir au
changement souhaité. Selon un modèle plus efficace, la culture ne peut
pas être changée de manière prescriptive ou formelle, en réorganisant les
rôles et les responsabilités. En revanche, elle peut être modifiée
indirectement, en influant sur la façon dont les individus travaillent les
uns avec les autres.
7. Le travail intellectuel. Le modèle dominant propose d’organiser le
travail intellectuel à l’instar du travail physique, c’est-à-dire sur la base
d’emplois à temps plein qui supposent une exécution d’un même
ensemble d’activités de manière itérative. Selon un modèle plus efficace,
le travail intellectuel devrait être organisé autour de projets limités dans
le temps.
8. Les services internes. Le modèle dominant suppose que le rôle des
services internes consiste à appliquer à la lettre les stratégies des unités
opérationnelles, ces dernières étant les seules à devoir en disposer. Selon
un modèle plus efficace, les services internes ont tout autant besoin de
stratégies pour être performants que les unités opérationnelles.
1 NdT : issu d’une théorie philosophique du méthodologiste autrichien Karl Popper formulée en
1934 dans son ouvrage The Logic of Scientific Research, le falsificationnisme soutient que,
pour vérifier une idée, il faut essayer de la réfuter au moyen d’un contre-exemple.
Partie 1
L’environnement
concurrentiel
Chapitre 1
La concurrence
Bien qu’un produit rivalise avec d’autres dans un point de vente, ce n’est
pas là que l’on trouve ce qui contribue à le rendre compétitif ; afin de créer
de nouveaux produits, les entreprises doivent réunir nombre de ressources
et de capacités. Par conséquent, leur structure organisationnelle devient
complexe.
La réponse classique aux défis entraînés par une telle organisation
consiste à créer une hiérarchie, un modèle de structure dans lequel des
dirigeants expérimentés et avisés s’enquièrent des réalités du terrain,
réfléchissent et s’informent, puis donnent des ordres à leurs subalternes,
qui, à leur tour, transmettent ces ordres à un niveau inférieur, et ainsi de
suite. C’est pourquoi chaque grand groupe dispose d’un certain nombre de
niveaux hiérarchiques situés au-dessus du service commercial. Prenons
l’exemple du shampoing Pantene. Au-dessus de cette marque se trouve
l’activité des Soins capillaires, ensuite, à un niveau encore supérieur, l’unité
opérationnelle du secteur Beauté, puis, au sommet, Procter & Gamble.
Naturellement, le fonctionnement d’une hiérarchie varie
considérablement en fonction des différences culturelles mais, quoi qu’il en
soit, dans la plupart des pays, on considère que le succès d’un système
hiérarchique dépend généralement de la qualité des décisions descendant en
cascade des personnes au sommet, qui, en toute logique, ont la meilleure
vision du déroulement global de la bataille, de l’endroit où il faut envoyer
leurs troupes et de la manière de les armer.
Cependant, si la concurrence se joue entre produits plutôt qu’entre
entreprises, la corrélation entre les décisions d’un PDG et le fait qu’un
client achète un produit à un moment donné est beaucoup moins évidente.
Pour les cadres éloignés de la ligne de front, les résultats individuels des
décisions de la clientèle sont loin d’être faciles à anticiper et à contrôler.
Cela modifie la dynamique du pouvoir interne : qui détermine ce qui a de la
valeur et ce qui n’en a pas ? Quelle est la relation des autres entités du
groupe avec les unités directement engagées dans des activités liées aux
produits et services ?
Optez pour une organisation au service de la
valeur
Comment le groupe peut-il apporter une nette valeur ajoutée pour chacune
de ses activités en portefeuille, et comment s’assure-t-il que chacune de ses
activités est en mesure d’apporter de la valeur ajoutée au niveau
immédiatement inférieur dans la structure, et ce de haut en bas jusqu’aux
équipes clients ? De quelle façon le groupe P&G, par exemple, s’assure-t-il
de créer de la valeur nette pour ses cinq domaines d’activités différents :
Soin du linge et entretien de la maison ; Soin du bébé, de la famille et
hygiène féminine ; Beauté ; Rasage ; et Santé et bien-être ? De même, qu’en
est-il de la valeur produite par le groupe PepsiCo pour ses boissons
éponymes, ainsi que ses apéritifs Frito-Lay et ses produits céréaliers Quaker
? Ou encore de Microsoft et ses branches Productivité et processus
commerciaux, Cloud intelligent et Informatique personnelle ?
Pour répondre à ces questions, il convient de réfléchir tant à
l’acquisition de capacités et de ressources qu’au regroupement d’activités.
C’est le dilemme classique de la poule et de l’œuf. Pour pouvoir créer des
capacités à forte valeur ajoutée, il est impératif de connaître les
composantes du portefeuille pour lesquelles ladite valeur doit être créée.
Mais il est impossible de savoir quelles activités détenir en portefeuille sans
avoir déterminé au préalable s’il est possible d’apporter une valeur nette à
chacune d’entre elles. Les dirigeants d’entreprise doivent donc adopter une
démarche itérative lorsqu’ils configurent leur portefeuille, afin que les
activités soient en adéquation avec la logique de création de valeur.
Afin de décrypter les tenants et aboutissants de ce cycle itératif, prenons
comme point de départ un cas de figure général où chaque entreprise
diversifiée dispose déjà d’un portefeuille. À l’instar des stratégies
classiques définies pour une unité opérationnelle ou un produit, qui se
concentrent sur les questions de savoir « où jouer » et « comment gagner »,
l’entreprise au plus haut niveau doit élaborer un projet de création de valeur
pour les unités du niveau inférieur. Pour savoir où jouer, il convient de se
pencher sur les capacités stratégiques en vue de sélectionner celles dans
lesquelles il est nécessaire d’investir. Pour savoir comment gagner, il faut
décider de la façon d’exploiter les économies d’échelle ou l’investissement
cumulatif au sein des capacités choisies, afin d’en faire profiter les unités
des niveaux inférieurs de la structure. Ainsi, la direction et les managers de
chaque entité d’un niveau donné doivent se poser ces questions et pouvoir
justifier, arguments à l’appui, de la valeur qu’ils sont capables d’apporter au
niveau hiérarchique immédiatement inférieur. Ce type de questionnement
doit s’appliquer à chaque strate de l’entreprise, jusqu’à ce qu’on arrive à
celle située juste au-dessus du service commercial.
Ce premier cycle de révision de la stratégie globale, de haut en bas de
l’entreprise, devrait produire quatre constatations intermédiaires qui seront
affinées ensuite. En général, il faut deux à trois cycles pour obtenir un
portefeuille cohérent. Les quatre constatations concernent les points
suivants.
•••
Étant donné que la plupart des entreprises n’élaborent pas leur stratégie
globale dans l’optique d’accroître leur compétitivité sur le terrain, leur
structure a tendance à s’alourdir rapidement tant en matière de coûts que de
processus décisionnels. L’objectif majeur porte donc sur la réduction des
coûts, la suppression de certains niveaux hiérarchiques et la
décentralisation, de manière à rapprocher le pouvoir décisionnel des
équipes clients. Si l’entreprise n’en prend pas l’initiative, certains fonds
spéculatifs faisant preuve d’un activisme actionnarial3 sortiront de l’ombre
pour lui imposer précisément ce type de scénario. Une telle rationalisation
est certainement préférable au statu quo.
Cependant, réduire la stratégie d’une entreprise à la suppression de la
lourdeur hiérarchique revient à perdre toute la valeur que la créativité, la
vitalité et l’imagination sont susceptibles de produire. C’est en structurant la
stratégie de l’entreprise de manière dynamique depuis les points de vente
vers le sommet que vous créerez des opportunités pour vos équipes clients,
et non pour celles de vos concurrents.
1 NdT : certaines de ces marques, non commercialisées en France, sont des marques majeures
aux États-Unis. Tide – lessive ; Olay –produits de beauté ; Charmin – papier hygiénique ;
Cascade – détergent pour lave-vaisselle ; Dawn – produits ménagers.
2 NdT : Clairol est une marque de produits de coloration pour cheveux.
3 NdT : fonds spéculatifs qui ont pour objectif d’inciter les sociétés dans lesquelles ils
investissent à opérer certains changements dans leur organisation ou leur management afin
d’en améliorer la profitabilité à court terme.
Chapitre 2
•••
1 NdT : Standard & Poor’s est un indice boursier composé de 500 grandes sociétés cotées sur
les marchés boursiers aux États-Unis.
Ce chapitre est adapté de l’article de Roger L. Martin, « The Age of Customer Capitalism »,
Harvard Business Review, janvier-février 2010.
Chapitre 3
La clientèle
Cette idée est loin d’être nouvelle : sous-jacente dans bon nombre des
meilleurs et des plus anciens ouvrages sur la stratégie, elle se concrétise
dans les travaux de Bruce Henderson, l’illustre fondateur du Boston
Consulting Group. Bruce Henderson s’est particulièrement intéressé à
l’effet bénéfique du volume cumulé de production sur les coûts : le
désormais célèbre concept de courbe d’expérience, qui suggère que plus
l’expérience de la fabrication d’un produit augmente, plus la gestion des
coûts par le fabricant devient efficace. Mais il soutenait également que les
entreprises devaient fixer leurs prix de manière agressive dès le début – en
amont de la courbe d’expérience, selon ses termes – et gagner ainsi
suffisamment de parts de marché pour obtenir des coûts plus bas, une part
relative plus élevée et une meilleure rentabilité. Le message était clair :
obtenir très tôt une bonne part de marché constitue un avantage de taille.
Les spécialistes du marketing ont compris depuis longtemps
l’importance d’un succès précoce. Lancée spécifiquement pour occuper le
marché du lave-linge automatique en pleine expansion, Tide est l’une des
marques de Procter & Gamble les plus appréciées, les plus réussies et les
plus rentables. Dès son apparition en 1946, elle a bénéficié immédiatement
d’une couverture publicitaire optimale pour cette catégorie de produits.
P&G a veillé également à ce qu’aucune machine à laver automatique ne soit
vendue sur le continent américain sans un échantillon gratuit de lessive
Tide, afin de commencer à habituer les consommateurs. Tide a très
rapidement remporté le concours de popularité et n’a cessé de progresser
depuis.
Les échantillons gratuits destinés à donner envie d’essayer de nouveaux
produits constituent une tactique répandue chez les spécialistes du
marketing. Une politique de prix agressifs est tout aussi populaire. Samsung
s’est imposé comme le leader mondial en termes de parts de marché dans le
secteur des smartphones en proposant des téléphones Android très
abordables que les opérateurs peuvent offrir gratuitement avec leurs
contrats de service. Dans le domaine des activités Internet, la gratuité est la
tactique de base pour créer des habitudes. Pratiquement toutes les grandes
entreprises ayant réussi sur Internet – eBay, Google, Twitter, Instagram,
Uber, Airbnb – offrent leurs services gratuitement aux utilisateurs pour que
leurs habitudes se développent et s’ancrent, puis ils vendent les données
ainsi accumulées sur leurs utilisateurs à un fournisseur ou à un annonceur
prêt à payer.
Comme indiqué plus haut, les entreprises qui s’engagent dans des initiatives
de « relance », de « reconditionnement » ou de « migration vers une autre
plateforme » courent un certain risque : ces démarches peuvent obliger les
clients à rompre leurs habitudes. Les entreprises doivent, bien évidemment,
veiller à ce que leurs produits soient à jour, mais des modifications,
notamment liées à l’évolution technologique, devraient idéalement être
introduites de manière à permettre à la nouvelle version d’un produit ou
d’un service de bénéficier des avantages cumulatifs de l’ancienne version.
Même les plus grands experts en la matière oublient parfois cette règle.
P&G, par exemple, qui a augmenté l’avantage cumulatif de Tide pendant
soixante-quinze ans grâce à des changements conséquents, a dû tirer
certaines leçons apprises non sans douleur en cours de route. La première
grande innovation relative aux détergents après le lancement de Tide a sans
doute été la création des produits liquides. La première action de P&G a été
de lancer une nouvelle marque, appelée Era, en 1975. Ne bénéficiant
d’aucun avantage cumulatif, elle n’a pas réussi à s’implanter en tant que
grande marque en dépit du fait que les consommateurs tendaient à
remplacer leurs produits en poudre par une lessive liquide.
Conscient que Tide, en étant la marque numéro un de sa catégorie,
bénéficiait d’un lien fort avec les consommateurs et d’un avantage
cumulatif non négligeable, le groupe P&G a décidé de lancer Liquid Tide
en 1984, en cohérence avec son emballage habituel et son image de marque.
Malgré son arrivée tardive sur le marché, le produit a fini par dominer le
secteur des détergents liquides. Après cette expérience, P&G a veillé à ce
que les innovations ultérieures s’inscrivent toujours dans l’univers de la
marque Tide. Lorsque ses chercheurs ont découvert comment incorporer
l’eau de Javel dans le détergent, le produit a reçu le nom de Tide plus
Bleach. La technologie révolutionnaire de nettoyage à froid est apparue
dans Tide Coldwater, et la dosette au format inédit trois en un a été lancée
sous le nom de Tide Pods. L’identité de marque n’aurait pas pu être plus
simple ou plus authentique : retrouvez votre Tide préféré, avec de l’eau de
Javel, pour un lavage à froid ou sous forme de dosettes. Ces changements
liés au confort et à une idée de continuité rassurante ont renforcé l’avantage
cumulatif de la marque au lieu de l’affaiblir. Les nouveaux produits
possèdent tous la même apparence que l’emballage traditionnel de Tide
avec sa couleur orange vif et son logo en forme de cible. Les rares fois dans
l’histoire de Tide où son look a été modifié, notamment avec un emballage
bleu pour le lancement de Tide Coldwater, l’effet sur les consommateurs a
été si négatif que la version précédente a rapidement fait son retour.
Il n’en demeure pas moins qu’un changement peut s’avérer absolument
indispensable pour garantir une offre pertinente de l’entreprise et pour
garder son avantage concurrentiel. Dans de telles situations, les sociétés
intelligentes réussissent à apporter ces changements tout en accompagnant
les clients pour les y habituer en douceur. Par exemple, Netflix était à
l’origine un service de livraison de DVD par courrier postal. L’entreprise
aurait fait faillite aujourd’hui si elle avait tenté de se développer dans une
logique de continuité, en refusant d’évoluer. Au contraire, elle a réussi sa
transformation pour devenir un service de streaming vidéo.
Bien qu’elle commercialise aujourd’hui une plateforme de
divertissement numérique complètement différente impliquant un nouvel
ensemble d’activités, Netflix a trouvé le moyen d’aider ses clients à intégrer
les nouveautés en mettant l’accent sur ce qui allait demeurer inchangé : en
gardant le même aspect et la même convivialité, Netflix reste un service
d’abonnement qui permet aux clients d’accéder aux derniers
divertissements sans sortir de chez eux. Ainsi, ils sont capables d’accepter
les éléments nécessaires à son évolution tout en conservant autant que
possible leurs habitudes. Savoir qu’un service est « amélioré » rassure les
clients, alors que devoir faire face à un service « nouveau », aussi génial
que ce terme puisse paraître aux responsables de marques et aux agences
publicitaires, peut effrayer le consommateur.
•••
1 NdT : Le nouveau logo d’Instagram est une caricature. Pouvons-nous récupérer l’ancien ? S’il
vous plaît ?
2 NdT : Un changement de logo dont personne ne voulait vient de se produire chez Instagram.
3 NdT : compagnie aérienne américaine à bas prix et société américaine de fonds
d’investissement, respectivement.
4 NdT : Tide est une grande marque de lessive américaine appartenant à Procter & Gamble.
Ce chapitre est adapté de l’article de Alan G. Lafley et de Roger L. Martin, « Customer
Loyalty Is Overrated », Harvard Business Review, janvier-février 2017.
Partie 2
Le processus
décisionnel
Chapitre 4
La stratégie
Les planneurs stratégiques sont fiers de leur rigueur. Les stratégies sont
censées être guidées par les chiffres et des analyses approfondies, sans être
influencées par quelque biais, jugement ou opinion. Plus la feuille de calcul
est chargée, plus l’entreprise est confiante dans ses processus. Tous ces
chiffres, toutes ces analyses semblent scientifiques et, de nos jours, «
scientifique » est synonyme de « juste ».
Pourtant, si c’est le cas, pourquoi les managers opérationnels de la
plupart des moyennes et grandes entreprises redoutent-ils le rituel de la
planification stratégique annuelle ? Pourquoi ce processus est-il si
chronophage et se traduit-il si peu en actes ? Si vous parlez à ces managers,
il en ressortira probablement une frustration plus profonde : apparemment,
la planification stratégique ne permet pas de produire de nouvelles
stratégies. Au contraire, elle maintient le statu quo.
Face à ce constat, il est tentant de rejeter ouvertement l’approche
scientifique. Libérés de cette multitude de chiffres à passer au crible, on
s’en remet alors aux « ateliers d’idéation »1 hors site ou à des « jam
sessions » en ligne afin d’inciter à penser « hors du cadre ». Ces processus
peuvent générer des idées révolutionnaires mais, dans la plupart des cas, ces
trouvailles ne se transformeront jamais en choix stratégiques susceptibles de
guider une action productive. Pour citer un manager : « Si on garde ces
idées hors du cadre, c’est qu’il y a une raison. »
Afin de sortir de l’impasse, il faut donc changer la façon dont on conçoit
une approche stratégique efficace et, pour ce faire, il faut savoir qu’en
stratégie, le plausible prime sur l’avéré. Dans un langage plus scientifique,
cela revient à dire que développer une stratégie gagnante implique de créer
et de tester des hypothèses comportant de nouveaux liens de causalité, puis
de repérer les paramètres à modifier pour que ces hypothèses puissent être
validées. La formulation cohérente de nouvelles hypothèses constitue un
processus tout aussi scientifique que l’analyse structurée de données.
Dans ce chapitre, je présenterai une approche en sept étapes de
l’élaboration de stratégies, appuyée sur la formulation structurée d’un
ensemble d’hypothèses parfaitement coordonnées, ou options stratégiques,
parmi lesquelles les stratèges pourront choisir. Cette méthode permet
d’examiner les réalités à prendre en compte dans chaque situation pour
qu’une option puisse être retenue. C’est alors seulement qu’il sera possible
d’exploiter toute la puissance de l’analyse afin de déterminer laquelle parmi
les solutions « plausibles » est la plus facile à mettre en œuvre.
Étape n° 1 : arbitrez au lieu d’analyser
Le but du jeu
Une option stratégique correspond tout simplement à une histoire qui décrit
le chemin d’une entreprise vers la réussite et qui se finit bien. Chaque
scénario présente un terrain de jeu correspondant au marché visé par
l’entreprise et explique comment celle-ci s’y prend pour gagner. L’histoire
doit être dotée d’une logique interne cohérente, mais n’a pas besoin d’être
étayée par des preuves à ce stade. Elle est sélectionnée dès lors que l’idée
paraît crédible. Présenter les différentes options sous forme de scénarios
sans exiger de preuve aide les participants à discuter de solutions
éventuellement viables mais qui n’existent pas encore. En effet, il est bien
plus facile de proposer un scénario autour d’une solution réaliste que de
fournir des données sur ses chances de réussir.
Il est souvent tentant de se contenter d’une hypothèse évoquée dans les
grandes lignes. Cependant, une option stratégique n’est ni une devise («
Viser l’international »), ni un objectif (« Être le numéro un »). Les équipes
doivent être encouragées à décrire précisément l’avantage qu’elles
souhaitent obtenir ou exploiter, le périmètre visé et les activités à travers la
chaîne de valeur qui produiraient cet avantage au sein de ce périmètre, faute
de quoi il est impossible d’analyser la logique sous-jacente d’une option et
de soumettre ainsi cette dernière à des tests. Dans le cas de Cover Girl,
l’avantage viendrait d’une marque forte et de la base de clients existante,
combinées aux capacités du groupe en matière de R&D et de mise sur le
marché international. Le périmètre serait limité à un segment plus jeune,
cœur de la clientèle de Cover Girl, en visant par ailleurs un développement
à l’international à partir du continent nord-américain où la marque était
solidement établie. Quant aux activités clés, elles auraient notamment pour
objectif de tirer parti d’un vivier de mannequins et de stars, égéries de la
marque.
Souvent, les managers me demandent : « Combien d’options devrions-
nous imaginer ? » La réponse dépend du contexte. Dans certains secteurs, il
n’y a que quelques scénarios avec une fin heureuse, alors que dans d’autres
secteurs, en particulier ceux qui sont en effervescence ou qui ciblent
plusieurs segments clients, il est concevable d’explorer un grand nombre
d’orientations. J’ai constaté que la plupart des équipes examinent avec
attention trois à cinq possibilités. Je me montre toutefois intransigeant sur
un élément : l’équipe doit absolument proposer plus d’une alternative. Dans
le cas contraire, elle n’aura jamais réellement amorcé le processus
d’élaboration de stratégies, car elle n’aura pas été confrontée à un choix.
Étudier une seule option ne conduit pas à produire une action optimale, ni,
d’ailleurs, la moindre action.
J’insiste également pour que le maintien du statu quo ou de la trajectoire
en cours soit considéré à l’instar des autres solutions. Procéder ainsi oblige
l’équipe à énoncer dans le cadre des étapes ultérieures les critères à remplir
afin que le statu quo soit une option viable, en éliminant ainsi l’idée
largement répandue selon laquelle « dans le pire des cas, nous pouvons
simplement poursuivre nos activités comme avant ». En effet, s’en tenir au
statu quo peut mener à un lent déclin. Le fait d’inclure ce scénario parmi les
hypothèses étudiées permet à l’équipe de l’analyser et de le remettre en
question.
Au sein de P&G, l’équipe a mis au point, outre le statu quo, cinq
options stratégiques. La première portait sur l’abandon d’Oil of Olay au
profit de l’acquisition d’une grande marque internationale de soins de la
peau. La deuxième était de maintenir le positionnement actuel d’Oil of Olay
en tant que marque d’entrée de gamme distribuée en grandes surfaces et de
renforcer son attrait auprès de sa clientèle mature en mettant à profit les
capacités en R&D du groupe pour améliorer l’efficacité anti-âge du produit.
La troisième option consistait à orienter Oil of Olay vers le circuit sélectif
(grands magasins et chaînes de parfumerie) en tant que marque haut de
gamme. La quatrième reposait sur l’idée de réinventer complètement Olay
pour renvoyer l’image d’une marque de prestige qui attirerait en priorité
une clientèle féminine plus jeune (de trente-cinq à cinquante ans), mais
serait proposée dans les grandes et moyennes surfaces traditionnelles par
des distributeurs partenaires désireux de créer une expérience « masstige »3
en disposant le produit sur un présentoir réservé à la marque. Enfin, la
cinquième option consistait à étendre la marque Cover Girl au domaine des
soins de la peau.
Les participants
Les règles
Cette étape a pour objectif de détailler ce qui doit être vrai pour que chaque
option représente un choix enthousiasmant. Il est à noter qu’il ne s’agit pas
d’argumenter sur ce qui est avéré. L’intention n’est pas d’explorer ou
d’évaluer la logique des différentes options, ni de prendre en compte des
données qui pourraient ou non la soutenir. Cela viendra plus tard. À ce
stade, toute prise en compte des données éloigne du cœur du sujet.
On n’insistera jamais assez sur l’importance de cette distinction.
Lorsque la discussion au sujet d’une option se concentre sur ce qui est
avéré, le participant le plus sceptique la contestera avec véhémence, en
espérant la mettre hors compétition. Son concepteur, lui, la défend et
réplique à grand renfort d’arguments pour protéger sa viabilité. Petit à petit,
les esprits s’échauffent, les avis deviennent plus tranchés, et les rapports,
plus tendus. Dans le même temps, aucun des protagonistes n’a saisi la
logique de la partie adverse.
Si, à l’inverse, le dialogue porte sur ce qui est plausible, alors le
sceptique pourrait déclarer : « Je serai convaincu par cette option, si je sais
que ce type d’offre intéresse la clientèle » ; ce qui est très différent de : « Ça
ne marchera jamais ! » Cela permet au défenseur de l’idée en question de
comprendre les réserves émises par le sceptique et d’apporter les preuves
nécessaires pour les lever. Ce dernier est, quant à lui, encouragé à préciser
l’origine exacte de ses doutes au lieu de tout rejeter en bloc.
J’ai contribué au développement d’un processus permettant de mettre en
évidence les critères qui doivent être remplis pour qu’une proposition en
matière de stratégie soit bel et bien pertinente (voir l’encadré « Évaluation
de la validité d’une option stratégique »). Ces critères sont répartis en sept
catégories avec un cadre d’analyse articulé autour du secteur, de la valeur
pour la clientèle, du modèle économique et des concurrents. Les managers
doivent commencer par énoncer clairement l’option stratégique à l’étude,
puis introduire une discussion en deux étapes.
Le cadre d’analyse
Quelles conditions, selon nous, devraient être remplies ou créées pour garantir la
réussite de cette option ?
Faites le tri
Lors de cette étape, il convient de porter un regard critique sur la liste des
conditions. La tâche suivante consiste à évaluer lesquelles de ces conditions
sont le moins susceptibles d’être remplies, représentant ainsi un obstacle à
la décision en faveur de l’option étudiée.
Pour commencer, les participants doivent imaginer qu’ils pourraient
souscrire une garantie assurant la réalisation de l’une des conditions de la
liste. Dans ce cas, à laquelle d’entre elles l’appliqueraient-ils ? On peut en
déduire que le critère ainsi désigné constitue l’obstacle majeur. Le
deuxième critère bénéficiant d’une garantie représente le deuxième plus
grand obstacle, et ainsi de suite. Idéalement, cet exercice permet de classer
les obstacles liés à chaque option, dont deux ou trois suscitent de réelles
préoccupations dans l’équipe. En cas de désaccord sur la hiérarchie de
certains critères, il est recommandé de les déclarer ex aequo.
Vous devez prêter une attention particulière au participant le plus
sceptique à l’égard d’une condition spécifique ; cette personne représente le
principal obstacle à la sélection et la validation de l’option étudiée, peut-
être de façon légitime et justifiée, en particulier si l’option s’avère
problématique. Les membres doivent être encouragés à exprimer leurs
doutes et non à les taire. J’insiste sur la nécessité absolue d’ajouter à la liste
toute réserve, même émise par un seul participant, pour éviter qu’elle ne
remette l’analyse finale en question. La prise en compte des doutes
exprimés par chaque membre donnera confiance en ce processus et ses
résultats à l’ensemble de l’équipe.
Lorsque l’équipe Beauté de P&G a passé en revue les neuf conditions
déterminantes pour l’option masstige d’Olay, les participants étaient
convaincus par la validité de six d’entre elles : (1) le segment de clientèle
potentielle était suffisamment important pour constituer une cible attractive
; (2) le segment de marché était au moins aussi structurellement porteur que
celui des soins de la peau, distribués en grande surface ; (3) P&G pouvait
produire ces soins à un coût raisonnable afin de fixer un prix légèrement
inférieur à ceux pratiqués par les marques de prestige les plus accessibles;
(4) le groupe était en mesure de créer des partenariats avec des distributeurs
(s’ils y étaient favorables) ; (5) les concurrents du secteur de luxe n’avaient
aucun intérêt à copier cette stratégie et (6) les concurrents de la grande
distribution n’en auraient pas les moyens. Cependant, trois conditions
suscitaient des préoccupations particulières dans l’équipe, classées ci-après
en commençant par la plus forte : (7) la clientèle des grandes et moyennes
surfaces devait accepter un nouveau niveau de prix de départ nettement plus
élevé ; (8) les acteurs de la grande distribution devaient jouer le jeu afin de
créer un nouveau segment masstige ; (9) P&G devait être en mesure
d’apporter en grande surface un positionnement de marque, un
conditionnement produit et des dispositifs de promotion de vente en
magasin similaires à ceux des marques de prestige.
Étape n° 5 : concevez des tests pour les
conditions indispensables
Après avoir répertorié et classé les conditions qui constituent les obstacles
clés, le groupe doit tester la validité de chacune d’entre elles. Ce test peut
aussi bien se traduire par un sondage sur un millier de consommateurs que
prendre la forme d’une discussion avec un seul fournisseur. Il peut
impliquer le traitement de milliers de données ou bien se dispenser de tout
indicateur chiffré. Cependant, le test doit se conformer à un impératif :
l’ensemble de l’équipe doit reconnaître sa pertinence permettant à terme de
rejeter ou d’adopter l’option considérée.
Le participant le plus sceptique vis-à-vis d’une condition spécifique
devrait prendre les devants pour être le premier à concevoir un test et à
l’appliquer, car il aura en principe le plus haut degré d’exigence. Par
conséquent, si ce test est réussi, toute l’équipe sera également convaincue.
Bien entendu, il existe un risque que le sceptique fixe un niveau de preuve
inatteignable. Dans la pratique, il y a deux bonnes raisons pour que cela
n’arrive pas.
Premièrement, un extrême scepticisme signifie généralement que l’on a
le sentiment de ne pas être écouté. Dans un processus d’adhésion
traditionnel, les doutes sont considérés comme des obstacles à la décision, à
éliminer aussi vite que possible. L’approche fondée sur des hypothèses
permet de s’assurer que les participants se sentent réellement écoutés et
entendus. La seconde raison est liée à la menace d’une destruction mutuelle
assurée. Imaginons que j’aie des craintes sérieuses quant à l’option A et que
je préfère l’option B. Quant à vous, vous êtes quasiment convaincu par
l’option A et avez de nombreuses réserves sur l’option B. Si je suis
responsable des tests pour les conditions qui font obstacle à l’option A, tout
en sachant qu’il vous reviendra de concevoir les tests pour l’option B, j’ai
conscience que placer la barre trop haut vous incitera probablement à en
faire de même. L’attitude la plus intelligente est donc de faire preuve de
raison et d’équité.
Étape n° 6 : réalisez les tests
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1 NdT : il s’agit de séances de brainstorming plus encadrées dont l’objectif est de générer de
nouvelles idées pour répondre à une problématique précise.
2 NdT : qui a été commercialisée en France sous le nom Oil of Olaz.
3 NdT : mot-valise constitué sur la base des mots « masse » et « prestige ».
Ce chapitre est adapté de l’article coécrit par Alan G. Lafley, Roger L. Martin, Jan W. Rivkin
et Nicolaj Siggelkow, « Bringing Science to the Art of Strategy », Harvard Business Review,
septembre-octobre 2012.
Chapitre 5
L’analyse de données
La science telle que nous la concevons aujourd’hui est née grâce à Aristote,
un disciple de Platon, qui était le premier à écrire sur la causalité et à
proposer une méthodologie pour démontrer son existence. C’est ainsi que la
« démonstration », ou preuve, est devenue la finalité de la science et le
critère décisif de la « vérité ». À ce titre, Aristote est l’inventeur de cette
approche d’exploration scientifique que Galilée, Bacon, Descartes et
Newton ont ensuite formalisée pour aboutir deux mille ans plus tard à la «
méthode scientifique ».
Il est difficile de ne pas reconnaître les effets de la science sur la société.
Les découvertes scientifiques du siècle des Lumières (profondément
ancrées dans la méthodologie aristotélicienne) ont conduit à la révolution
industrielle et à l’évolution économique mondiale qui en découle. La
science nous a permis de résoudre de nombreux problèmes et c’est grâce à
elle que nous vivons dans un monde meilleur. Il n’est donc pas étonnant que
nous considérions désormais des scientifiques tels qu’Einstein comme des
saints des temps modernes. Il n’est pas non plus surprenant d’estimer que la
méthode scientifique est dorénavant un modèle à suivre pour toute autre
forme de recherche et de parler des « sciences humaines et sociales » au
lieu des « humanités ».
Cependant, Aristote pourrait se demander si nous ne sommes pas
tombés dans l’excès à vouloir sans cesse appliquer la méthode scientifique.
Dans la définition de son approche, il a clairement établi les limites de son
utilisation, destinée à comprendre que selon l’ordre naturel, les choses « ne
peuvent être autres qu’elles ne sont »1. Pourquoi le soleil se lève-t-il chaque
jour ? Pourquoi les éclipses lunaires se produisent-elles au moment où elles
le font ? Pourquoi des corps tombent-ils immanquablement quand on les
lâche ? Ces faits échappent au contrôle des êtres humains, et la science a
pour objet l’étude de leurs causes.
Néanmoins, Aristote n’a jamais prétendu que tous les évènements
étaient inévitables. Au contraire, il était convaincu que les facultés
humaines de décision et d’action permettaient de faire des choix
susceptibles de changer radicalement le futur. En d’autres termes, il y a
dans ce monde un grand nombre de choses qui peuvent être autres qu’elles
sont, car elles sont le fruit d’une décision. « [Un] grand nombre des faits sur
lesquels portent les jugements et les observations [peuvent] avoir leurs
contraires. C’est sur des faits que l’on délibère et que l’on discute ; or les
faits ont tous ce caractère, et aucun acte, pour ainsi dire, n’a lieu
nécessairement »2, a-t-il écrit. Il considérait que cette infinité de possibilités
était guidée non pas par l’analyse scientifique, mais par l’imagination et la
persuasion humaines.
Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de décisions portant sur la
stratégie commerciale et l’innovation. En effet, vous ne pouvez pas tracer la
voie de l’avenir ou apporter un changement seulement en analysant
l’histoire. Le comportement des clients ne peut être influencé par un produit
qui a été conçu en fonction de leurs comportements passés.
Pourtant, influer sur les habitudes et révolutionner l’expérience des
consommateurs, c’est précisément ce que font les grandes entreprises
innovantes. Steve Jobs, Steve Wozniak et d’autres pionniers de
l’informatique ont créé un produit complètement nouveau, qui a totalement
transformé notre façon de communiquer et de travailler. Le chemin de fer,
l’automobile et le téléphone sont autant d’exemples d’inventions à l’origine
de changements comportementaux et sociétaux majeurs que l’analyse de
données existantes à l’époque n’aurait jamais pu prédire. Bien entendu, les
créateurs s’appuient souvent sur des découvertes scientifiques dans le cadre
de leurs innovations, mais leur véritable génie réside dans leur capacité à
imaginer des produits ou des processus qui n’ont jamais existé.
Le monde réel ne se réduit pas à un résultat déterminé par des lois
scientifiques immuables. Par conséquent, agir comme si c’était le cas
revient à se refuser toute possibilité de réelle innovation. Une approche
purement scientifique du processus décisionnel en entreprise présente des
lacunes substantielles que les dirigeants doivent déceler.
Agissez dès que possible
Tout le monde sait que les bonnes histoires s’articulent sur des métaphores
saisissantes. Comme l’écrivait Aristote lui-même, « nous connaissons [le
sens] des mots vulgaires. C’est donc surtout la métaphore qui nous apprend
quelque chose [de nouveau] »5. En réalité, il était convaincu que la maîtrise
de la métaphore était la clé du succès rhétorique. « C’est un plus grand
[talent] encore de savoir employer la métaphore. […] C’est la production du
génie »6, a-t-il écrit.
Il peut sembler ironique que cette proposition portant sur une théorie
non scientifique ait été scientifiquement démontrée. Des recherches en
sciences cognitives ont prouvé que la synthèse créative avait pour principal
moteur la fluidité d’association, c’est-à-dire la faculté mentale de connecter
deux concepts habituellement non liés afin de forger une idée nouvelle. Plus
ces concepts sont éloignés, plus l’association créative est puissante, et l’idée
qui en résulte, novatrice.
Une métaphore inédite permet de comparer deux éléments
habituellement indépendants. Par exemple, quand Hamlet déclare à
Rosencrantz « le Danemark est une prison »7, il associe deux éléments de
manière inattendue. Rosencrantz sait ce que signifie « Danemark » et ce
qu’est une « prison », mais Hamlet lui présente un nouveau concept qui ne
correspond ni au Danemark tel qu’il le connaît, ni à la prison telle qu’il
l’imagine. Ce troisième élément engendre une idée nouvelle, synthèse
créative produite par cette combinaison insolite.
Assembler deux notions éloignées aboutit souvent à la conception de
produits innovants. Le célèbre inventeur du revolver, Samuel Colt, a mis au
point le mécanisme d’action du barillet après avoir travaillé sur un navire
dans sa jeunesse, fasciné par la barre à roue du bateau que l’on pouvait faire
tourner ou bloquer à l’aide d’un système de taquet. Un ingénieur suisse a
créé la fermeture autoagrippante Velcro (constituée de deux bandes, l’une
recouverte de petits crochets et l’autre de fines boucles) après une
promenade en montagne au cours de laquelle il avait remarqué
l’extraordinaire pouvoir adhésif des bardanes qui restaient accrochées à ses
vêtements.
De plus, la métaphore favorise l’adoption d’une innovation en
simplifiant la compréhension et l’identification du nouveau produit par le
consommateur. Par exemple, l’automobile était initialement décrite comme
une « voiture sans chevaux » et la motocyclette présentée comme une «
bicyclette avec un moteur ». Quant au snowboard, il s’agissait d’une «
planche de surf pour la neige ». La toute première étape dans l’histoire du
smartphone, objet désormais omniprésent et indispensable, a été le
lancement en 1999 du BlackBerry 850 par la société Research in Motion.
Ce produit était alors vendu comme un pager qui permettait également de
recevoir et d’envoyer des courriels, une transposition rassurante pour les
premiers utilisateurs.
En comparaison, il suffit de constater l’échec du Segway pour
comprendre qu’il est bien plus difficile de construire un récit convaincant
sans avoir recours à une métaphore parlante. Développé par l’inventeur
brillant Dean Kamen et présenté comme révolutionnaire, cet appareil a été
financé par des centaines de millions de dollars en capital-risque.
Cependant, quasiment personne n’utilise ce véhicule qui recourt pourtant à
des technologies de pointe.
De nombreux facteurs peuvent expliquer ce fiasco, tels que le niveau de
prix élevé ou encore les exigences réglementaires, mais d’après moi, l’une
des raisons clés est que ces gyropodes ne ressemblent à aucun autre
équipement. Il s’agit d’une petite plateforme munie de roues parallèles, sur
laquelle l’utilisateur se tient debout et pratiquement immobile tandis qu’elle
avance. Les consommateurs ne pouvaient pas établir une analogie avec
d’autres objets de leur environnement. Il n’est possible ni de s’y asseoir
comme dans une voiture, ni de pédaler comme à vélo, ni de diriger le
véhicule à l’aide d’un guidon comme sur une motocyclette. Rappelez-vous
de la dernière fois où vous avez vu un Segway dans la rue : vous avez
probablement pensé que le conducteur devait être un amateur de gadgets et
qu’il avait l’air ridicule perché sur cet engin. Nous ne nous attachons pas à
ce produit, car il n’y a aucune expérience positive à laquelle nous puissions
le comparer. Il n’est pas question ici d’affirmer qu’il est impossible de se
passer de métaphore pour développer un argument aristotélicien. C’est
possible, mais bien plus délicat. C’est pourquoi une voiture sans chevaux
est plus facile à vendre qu’un Segway.
Lorsque vous faites face à une infinité de possibilités et devez prendre une
décision, il est judicieux d’élaborer trois ou quatre récits convaincants, dont
chacun sera porté par une métaphore saisissante, puis de les soumettre à un
processus de test qui vous aidera à établir un consensus autour de la
meilleure idée. Qu’est-ce que cela implique ?
Dans le monde de l’impossible, les tests consistent à accéder aux
données puis à les examiner avec attention. Parfois, il s’agit simplement de
rechercher les données disponibles, par exemple dans un tableau figurant
dans une base de données du Bureau of Labor Statistics américain8. En
d’autres occasions, il est nécessaire de fournir davantage d’efforts pour les
trouver, au moyen d’un sondage par exemple. Vous pouvez également être
amené à appliquer des tests statistiques reconnus afin de déterminer si les
données collectées confirment ou infirment l’hypothèse étudiée (par
exemple, les consommateurs préfèrent une plus longue durée de vie du
produit à un nombre supérieur de fonctionnalités).
En revanche, dans le monde du possible, dans lequel nous cherchons à
concevoir un produit nouveau, nous ne disposons pas de données à analyser
et devons donc les créer en expérimentant avec des prototypes. Cette
méthode consiste à fournir aux utilisateurs un produit qu’ils découvrent
pour la première fois, puis à observer et enregistrer leurs réactions. S’ils ne
réagissent pas comme prévu, il faudra creuser davantage pour comprendre
comment améliorer le prototype, puis répéter le processus jusqu’à obtenir la
confirmation qu’il fonctionne.
Bien entendu, certaines conceptions sont tout simplement mauvaises.
C’est pourquoi il est important d’alimenter différents récits. Si, pour chaque
scénario, vous élaborez une représentation claire de ce qui devrait être vrai
et conduisez des phases de prototypage, un consensus s’établira autour du
récit le plus convaincant en pratique. En outre, impliquer l’équipe dans ce
processus l’aidera à mieux prendre en charge la réalisation du récit
sélectionné.
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La culture d’entreprise
La leçon à tirer d’expériences comme celle de Nokia est que les échanges
interpersonnels jouent un rôle central dans l’ajustement des mécanismes
culturels et formels. La culture ne change que si suffisamment de personnes
adoptent un comportement différent et que la nouvelle norme se trouve
intégrée. Certains changements peuvent paraître dérisoires, mais le simple
fait de réunir des participants lors d’une séance de brainstorming autour
d’une table ronde plutôt que rectangulaire est susceptible d’avoir un impact
positif sur la volonté des personnes de s’exprimer, en particulier les
collaborateurs les moins expérimentés qui ont peut-être plus l’habitude des
pressions concurrentielles en première ligne. Voyons maintenant quelques
exemples spécifiques de changements auxquels j’ai pu contribuer en
matière de relations interpersonnelles.
Je suis intervenu en tant que consultant auprès d’une société figurant dans
le top 25 du classement de Fortune. Les relations entre son équipe de
direction et son conseil d’administration semblaient être sur la mauvaise
pente : le conseil remettait en question toutes les idées de l’équipe
dirigeante et exprimait ses réserves à chaque bonne nouvelle. Les dirigeants
venaient aux réunions comme on marche sur des œufs et, à chaque
mésentente, la déception grandissait des deux côtés rendant l’échange
suivant encore plus difficile. Les deux parties ont essayé quelques solutions
formelles comme des ordres du jour plus courts, plus de temps alloué aux
questions-réponses et des dossiers d’information plus complets. Sans
succès. Le président a demandé aux administrateurs d’adopter une culture
plus positive, mais cela n’a fait que susciter un sentiment général de colère
contre lui.
Le problème semblait avoir pour origine la culture d’opposition, « nous
contre eux », dans laquelle (comme avec les présidents d’unité chez P&G et
les participants du programme de perfectionnement des cadres chez Amcor)
une partie est venue offrir quelque chose à l’autre partie, qui se sentait
obligée de noter les performances plutôt que d’échanger des idées et des
points de vue. Les cadres dirigeants faisaient des présentations conçues
pour être aussi parfaites et complètes que possible et attendaient en retour
que le conseil d’administration les félicite pour leur prestation. Pendant ce
temps, les membres du conseil d’administration cherchaient désespérément
des moyens de contribuer à un sujet qu’ils connaissaient assez peu ; ils
finissaient donc inévitablement par relever des contradictions et des failles
dans le raisonnement, passant ainsi pour des pinailleurs.
J’ai recommandé à l’équipe de direction d’investir moins d’efforts pour
essayer d’impressionner le conseil d’administration dans son ensemble et de
penser plutôt à amener ses membres à partager leurs connaissances et les
idées issues de leurs propres expériences. L’entreprise étant confrontée à
une sorte de révolution technologique, j’ai encouragé les membres du
conseil à prendre le temps d’exposer leurs premières réflexions sur la
manière de réagir à un tel bouleversement. Puis le PDG a posé aux
membres du conseil d’administration la question suivante : « Sur la base de
vos expériences dans de nombreux secteurs, quels sont, selon vous, les
moyens les plus efficaces de se préparer à une perturbation majeure de ce
type pour être en mesure de la traverser ? Quels éléments avons-nous
éventuellement oubliés dans notre approche préliminaire ? »
Grâce à cette méthode, les membres du conseil d’administration
n’étaient plus dans la position inconfortable de devoir juger en quelque
sorte la performance de l’équipe de direction d’une entreprise qu’ils ne
connaissaient en réalité pas si bien. Désormais, ils allaient contribuer dans
leur domaine d’expertise. Plusieurs d’entre eux ont partagé leur expérience
vécue dans d’autres secteurs d’activité, que l’équipe de direction a aussitôt
trouvé précieuse sans avoir pu imaginer que raisonner par analogie aurait
ainsi pu leur être utile. Les membres du conseil d’administration se sont
engagés dans un dialogue avec les dirigeants de manière beaucoup plus
positive, en leur exprimant leur admiration quant à la qualité de leur
réflexion. Pour les cadres, qui craignaient de passer pour faibles et mal
préparés et qui avaient abordé les réunions avec beaucoup de
circonspection, la réaction des membres du conseil d’administration a été
une révélation.
Chaque intervention que je viens de décrire a transformé une partie des
règles implicites régissant une activité interne particulière des organisations
: l’évaluation des performances des unités chez P&G, le programme de
perfectionnement des cadres chez Amcor et les réunions du conseil
d’administration d’une société du haut du classement de Fortune. Tous ces
ajustements réalisés à un niveau spécifique se sont avérés importants et ont
entraîné des répercussions majeures au sein des entreprises concernées, sans
qu’il s’agisse de changements culturels à l’échelle de l’organisation tout
entière. Pour illustrer la manière dont de petites altérations dans la
préparation, la structure et le cadrage des échanges personnels ont
transformé la culture et la performance globales d’une organisation, je
m’appuierai sur ma propre expérience de changement de culture à la
Rotman School of Management de l’université de Toronto, dont j’ai été le
doyen de 1998 à 2013.
L’instauration d’une culture gagnante à la
Rotman School
Parmi les facteurs aggravants qui nuisent aux relations entre le corps
professoral et l’institution, on trouve l’idée selon laquelle l’administration
joue un rôle d’arbitre en cas de désaccord entre universitaires. Les
établissements supérieurs sont connus pour ces conflits, peut-être, comme
l’a dit Henry Kissinger, « parce que les enjeux sont petits ». Je me suis
rapidement retrouvé à recevoir des membres du corps enseignant qui
venaient se plaindre auprès de moi d’un autre professeur dans l’espoir que
j’intervienne en leur faveur.
Plutôt que d’instaurer une procédure formelle de résolution de conflits
ou de lancer un mot d’ordre pour inviter les enseignants à régler
directement leurs différends, j’ai changé la dynamique relationnelle lors de
ces entretiens, dans le cadre de ce que j’ai appelé en mon for intérieur une «
campagne pour un comportement adulte ». Lorsqu’un enseignant venait
dans mon bureau pour se plaindre d’un condisciple, je me levais avec
entrain et lui proposais d’aller ensemble voir son collègue afin de régler le
problème sans tarder. C’était généralement le contraire de ce que le
plaignant voulait, préférant exprimer ses griefs auprès de moi au sujet d’un
confrère sans donner la possibilité à ce dernier de s’expliquer. Le fait de
s’exposer aux arguments adverses en ma présence pouvait, somme toute, le
faire passer pour un imbécile.
Évidemment, personne n’a accepté ma proposition et, en quelques mois,
les enseignants ont cessé de venir critiquer leurs collègues dans leur dos. Je
ne suis pas naïf au point de penser que mon attitude a fait disparaître les
désaccords entre professeurs, mais elle a réellement permis de créer une
culture dans laquelle les personnes cherchaient à régler leur différend
directement au lieu de se précipiter chez le doyen : au cours de mes dix
dernières années à ce poste, aucun membre du corps enseignant n’est plus
venu se plaindre d’un collègue.
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Ce chapitre actualise et complète l’article de Roger L. Martin, « Changing the Mind of the
Corporation », Harvard Business Review, novembre-décembre 1993.
Chapitre 7
Le travail intellectuel
Comme décrit dans mon ouvrage sur la valeur de la pensée design en tant
qu’avantage concurrentiel, The Design of Business, l’acquisition des
connaissances passe par trois étapes. Au lancement de la fabrication d’un
nouveau produit ou à la création d’un nouveau service, l’entreprise se
trouve face à une véritable énigme, et le travail consiste à l’élucider.
Prenons comme exemple la première usine de fabrication de puces de
microprocesseurs d’Intel, lancée en 1983, et le premier parc à thème de
Disney à Anaheim en Californie, ouvert en 1955. Quel est le flux
opérationnel optimal dans une usine de fabrication ? Comment faut-il
organiser les files d’attente dans un parc tel que Disneyland ? Durant la
période initiale d’activité, l’efficacité laisse à désirer et des erreurs
s’accumulent, comme pour n’importe quelle énigme.
Au fil du temps et avec beaucoup de pratique, un socle de connaissances
forme ce qu’on peut appeler un schéma heuristique qui guide l’avancement
du processus. Après avoir travaillé à la conception de la première usine
d’Intel, les experts auront mis au point des procédés pour une dizaine
d’usines suivantes, qui ne seront plus approximatifs. Disney, en ouvrant ses
quatre nouveaux parcs Walt Disney World à Orlando, en Floride, aura puisé
dans son expérience d’Anaheim.
Dans les usines de production, l’acquisition des connaissances ne se
limite pas à la recherche et à la découverte. L’exploitation des opérations de
fabrication et de service à grande échelle consiste à maintenir la pression
jusqu’à ce que ce processus cognitif aboutisse à un algorithme, c’est-à-dire
une formule de succès garanti. C’est alors que l’expert peut être remplacé
par un manuel d’utilisation. Il suffit d’appliquer l’algorithme pour que le
travail soit effectué par des managers moins expérimentés. Cette culture est
à l’origine du succès d’entreprises emblématiques telles que McDonald’s et
FedEx. Seulement, le travail ne s’arrête pas une fois l’algorithme trouvé,
car le processus doit toujours être affiné et perfectionné dans une démarche
d’amélioration continue.
En revanche, au sein de l’usine à décision, le savoir a tendance à être
volontairement bloqué au stade empirique, là où le vécu et le discernement
sont impératifs pour faire de bons choix. Cela s’explique notamment par le
fait que l’acquisition des connaissances dans une usine à décisions revêt un
caractère plus complexe. De nombreuses dispositions font l’objet de
décisions prises pour la première fois dans des situations inédites, relevant
ainsi de la catégorie des énigmes. Par exemple, comment une entreprise
doit-elle s’y prendre pour entrer sur le marché nigérian, son premier marché
en développement ? Et comment s’implanter dans un autre pays ? Chaque
stratégie d’entrée devra être adaptée : même après l’élaboration de dix
stratégies d’entrée dans dix pays différents, il ne pourra y avoir de
cheminement optimal – et encore moins d’algorithme.
De plus, le travail qui s’articule autour des tâches comporte un risque
important. Si les travailleurs expérimentés transforment leurs savoirs issus
de leur cheminement cognitif en algorithmes, leur entreprise peut être
incitée à les remplacer par des personnes moins qualifiées et moins
onéreuses. C’est pourquoi de nombreuses entreprises peinent à faire en
sorte que leurs experts consacrent du temps à former les jeunes recrues, ne
serait-ce qu’en leur transmettant les bases de leur cheminement : les
professionnels aguerris ont toujours des choses plus urgentes à faire.
Bien sûr, un tel inconvénient existe aussi dans le monde du travail
manuel. Mais dans une usine classique, les connaissances s’acquièrent par
l’observation des procédés physiques. Depuis l’époque de Frederick
Winslow Taylor et de son chronomètre infernal, les cols bleus ont compris
que leur travail peut être observé et optimisé, et qu’il le sera. En revanche,
l’activité cérébrale des travailleurs du savoir se trouve hors d’atteinte,
inaccessible à l’observation extérieure.
Les cadres dirigeants des sociétés modernes savent que leur vivier de
travailleurs du savoir est supérieur à leurs besoins, mais ils ignorent à quel
niveau de l’entreprise ces employés se trouvent en excès. Ainsi, en étant
confrontés à une baisse des ventes ou à une autre difficulté, ils ont le réflexe
de tailler dans ces effectifs, en espérant faire disparaître une partie de
l’excédent sans subir de conséquences trop négatives.
Cependant, il existe une meilleure façon de gérer ces structures
onéreuses que sont les usines à décisions. Elle repose sur deux axes :
adopter la même méthode de gestion des ressources humaines que celle
mise en place par d’excellents cabinets de conseil et appliquer la même
éthique de la transmission des connaissances que celle que l’on trouve dans
les meilleures usines de production.
Redéfinissez le contrat de travail
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Compte tenu des ravages de la stratégie servile sur le personnel, il n’est pas
étonnant de voir de nombreux responsables des services internes, en
particulier dans les grandes structures, adopter une approche radicalement
différente en traitant les fonctions et les unités opérationnelles sur un pied
d’égalité en termes d’importance et de pouvoir.
Dans le cadre de cette stratégie impériale, les dirigeants placent le
travail des services internes au premier plan et accordent relativement peu
d’attention à la manière dont leur contribution s’aligne sur les besoins ou la
stratégie globale de l’entreprise. L’équipe des informaticiens crée un pôle
d’excellence dans les domaines de l’apprentissage automatique et de
l’analyse des données, aujourd’hui fers de lance du secteur informatique.
L’équipe chargée de la gestion des risques et de la conformité met en place
un dispositif complexe destiné à l’évaluation des risques et cherche ensuite
à s’immiscer dans les décisions de l’entreprise à chaque occasion. L’équipe
du service des finances instaure des systèmes de reporting sophistiqués qui
génèrent des montagnes de données financières sans se préoccuper de leur
utilité aux unités opérationnelles.
Tous les responsables de services que j’ai rencontrés qui appliquent
cette approche impériale assurent que leurs initiatives sont excellentes pour
leur groupe et pour ses activités. Cependant, ils peuvent rarement étayer
cette affirmation par des preuves autres que des exemples d’entreprises qui
se sont distinguées dans la fonction devenue leur domaine de spécialité :
l’informatique chez Google, la finance chez Goldman Sachs, les achats
chez Walmart et la logistique chez FedEx. Ils imitent ces géants sans se
soucier de savoir si la stratégie de leur entreprise ressemble de près ou de
loin à celle de l’organisation de référence. Pendant ce temps, les
responsables hiérarchiques frustrés se plaignent que les services internes
détournent les ressources des unités opérationnelles vers des activités qui ne
font guère de différence pour la compétitivité de l’entreprise sur le marché.
Le résultat, sans surprise, est une fonction qui se sert elle-même plutôt
que de servir ses clients, comme le ferait un groupe en position de
monopole. Dans un certain sens, ces fonctions détiennent effectivement un
monopole : les unités opérationnelles sont souvent interdites ou fortement
découragées par la direction générale de faire appel à des prestataires
externes pour des services RH, financiers ou autres. Le problème est que,
dans le cadre de la stratégie impériale, les services internes se retrouvent
trop facilement en proie aux pires tendances des monopoles classiques :
hypertrophie, arrogance et excès. Et, tout comme la plupart des monopoles,
ils subissent inévitablement un retour de bâton.
Or, ce n’est pas une fatalité. Les services de l’entreprise peuvent
grandement contribuer à sa compétitivité et, quand elles le font, leur apport
est souvent considérable. La fonction de recherche sur les produits chez
Procter & Gamble, par exemple, est essentielle pour permettre au groupe de
mieux connaître ses clients, car cette compétence constitue la clé de son
avantage concurrentiel et guide ses choix stratégiques. De même, la
fonction logistique chez le fabricant de papier et d’emballages WestRock
joue un rôle central dans les innovations en matière de livraison en vue
d’offrir une prestation souple et personnalisée, ce qui a permis à l’entreprise
de prendre une longueur d’avance sur ses concurrents.
En s’inspirant de ces exemples, les services internes doivent éviter les
stratégies involontaires et faire des choix clairs, précis et sans équivoque,
visant à renforcer et à préserver les capacités qui distinguent leur entreprise
sur le marché.
Étendez la stratégie aux services internes
Où allons-nous jouer ?
Identifier le problème
Dans la première moitié du xxe siècle, les grandes entreprises partout dans le monde
étaient presque toutes organisées autour de fonctions, notamment la fabrication, le
marketing, les RH et la finance. Mais à partir de la fin des années 1950 et tout au long
des années 1960, la plupart d’entre elles ont adopté une structure organisée autour
des unités opérationnelles centrées sur les produits, en réponse à la nécessité pour
chaque ligne de produits de disposer d’une stratégie et d’une responsabilité claires,
afin de devancer les marques concurrentes.
La taille, la portée et l’échelle des entreprises ne cessant de croître, il devenait
compliqué de jongler avec le responsable de la fabrication, le responsable du
marketing et le responsable des ventes remplissant leurs fonctions respectives au sein
de chaque ligne de produits. Une nouvelle structure d’entreprise a vu le jour, dans
laquelle les unités opérationnelles des lignes de produits ont développé leurs propres
fonctions de manière indépendante. Chaque unité opérationnelle ou équipe produit
effectuait désormais ses propres tâches en matière de ressources humaines, de
comptabilité, de recherche et développement et de services logistiques, ce qui a donné
naissance aux conglomérats, une forme d’organisation des entreprises populaire dans
les années 1970 et 1980.
Quelques années plus tard, l’heure a sonné de se rendre à l’évidence : l’organisation
en conglomérat n’apportait pas suffisamment de valeur ajoutée aux entreprises pour
compenser les coûts de maintien de tous ces services internes dans chaque entité. Les
entreprises ont commencé à regrouper leurs nombreuses activités fonctionnelles, ce
qui a permis une plus grande spécialisation, efficacité et cohérence dans chaque
domaine.
Les services internes centralisés ont été conçus et organisés par fonction dans le but
de réaliser des économies ou d’ajouter de la valeur, ce qui n’aurait pas été possible si
ces services travaillaient de manière décentralisée et à plus petite échelle. Les achats
allaient devenir moins chers, le recrutement mondial allait être plus efficace, et la R&D,
plus performante à grande échelle, du moins en principe. Les services de marketing,
de RH et des finances allaient tous être organisés de manière plus rationnelle à travers
l’ensemble des activités. Malheureusement, au cours de cette évolution, les questions
de savoir ce que ces fonctions devraient (ou ne devraient pas) faire et comment elles
devraient penser la stratégie sont restées en grande partie sans réponse. La pratique
de la stratégie d’entreprise n’a pris forme que dans les années 1960, alors que la
transition vers la structure organisationnelle axée sur les produits était largement
achevée. En conséquence, la stratégie s’est entièrement concentrée sur les lignes de
produits, que ce soit en théorie ou en pratique, en laissant les services internes sur le
bas-côté.
Toutes les stratégies destinées aux services internes ne sont pas aussi
directement liées à l’avantage concurrentiel d’une entreprise que celle
appliquée par le service de gestion des talents chez Four Seasons. Dans les
cas où le lien est plus ténu, il est tout de même important de comprendre les
choix du service et le rôle qu’il joue dans le succès global de la société. En
d’autres termes, les fonctions supports doivent être efficaces et rentables,
afin de permettre à l’entreprise d’investir dans les compétences décisives
pour son avantage concurrentiel. Si les fonctions supports font de mauvais
choix, elles mettent en péril la stratégie globale de l’entreprise.
Prenons comme exemple un service risque et conformité classique. Pour
certaines entreprises, une évaluation et une atténuation efficace des risques
permettent de se démarquer de la concurrence. Mais en général, ce n’est pas
le cas, même si cette fonction reste essentielle pour maintenir l’entreprise
en activité. La problématique de stratégie pour ce type de service peut alors
être formulée de plusieurs façons. Il peut s’agir de normes : comment
s’assurer que la formation en matière de conformité est suffisante pour
prévenir les catastrophes et éviter à l’entreprise de faire la une des journaux
? Ou bien la problématique peut concerner les parties prenantes : de quelle
manière faut-il forger la réputation de l’entreprise auprès des investisseurs ?
Ou encore, comment aider les managers à comprendre et à quantifier les
risques opérationnels ?
La fonction doit également choisir qui elle doit servir et par quel moyen.
Par exemple, elle peut décider de s’intéresser aux employés de première
ligne ou aux dirigeants de l’unité opérationnelle, à savoir le PDG ou le
conseil d’administration. Elle peut considérer tous ces groupes comme des
clients potentiels, mais elle doit déterminer lequel sera son consommateur
principal et auprès duquel elle doit élaborer une stratégie gagnante. Par
exemple, un département de conformité qui considère que les principaux
risques de l’entreprise concernent la santé et la sécurité est susceptible de se
concentrer sur les directeurs d’usines. Il peut également choisir de se
concentrer sur le conseil aux managers amenés à prendre des décisions en
matière d’exploitation (notamment sur l’aménagement de l’usine ou sur
l’équipement à utiliser) ou de se consacrer à la formation des collaborateurs
à la conformité.
Les compromis doivent être dégagés de la même façon concernant la
manière de gagner. Une fonction de conformité qui accompagne les
décideurs préoccupés par la sécurité pourrait assurer sa réussite en nouant
une relation de confiance avec ces décideurs et en creusant les sujets au lieu
d’utiliser une approche plus large et superficielle. Ainsi, cette fonction sera
considérée comme un partenaire fiable dans la prise de décision de haut
niveau. Si elle choisit de s’intéresser davantage à la formation à la
conformité des collaborateurs, sa démarche pourrait se traduire par une
offre personnalisée d’apprentissage en ligne, percutante, mais bien dosée,
permettant aux décideurs d’augmenter la fréquence des séances de
sensibilisation des employés aux risques tout en réalisant des économies en
termes de temps et de coûts, ce qui serait impossible dans le cadre d’un
cours classique ou d’utilisation de logiciels de formation grand public.
•••
La planification
Tous les cadres dirigeants savent combien la stratégie est importante, mais
presque tous la trouvent également effrayante parce qu’elle les pousse à
affronter un avenir incertain. Pire encore, choisir une stratégie amène à
prendre des décisions qui obligent à renoncer purement et simplement à
certaines possibilités et options. Il est légitime qu’un dirigeant puisse
craindre qu’un mauvais choix ne vienne compromettre sa carrière.
Il est donc tout à fait naturel de rendre ce défi moins intimidant en le
transformant en un problème qu’il est possible de résoudre avec des outils
ayant fait leurs preuves. Cela se traduit presque systématiquement par des
semaines, voire des mois passés à préparer un plan exhaustif des
investissements futurs dans les moyens de production et les actifs nouveaux
ou existants, avec un objectif à la clé : gagner une part de marché plus
importante ou se positionner sur un nouveau marché. Le plan est
généralement complété par des feuilles de calcul détaillées qui projettent les
coûts et les recettes dans un avenir assez lointain. À l’issue de ce processus,
tout le monde paraît bien plus rassuré.
C’est précisément la raison pour laquelle il est indispensable de
comprendre que la planification ne remplace pas la stratégie. À la rigueur,
la planification reste un très bon moyen de gérer des angoisses face à
l’inconnu, mais la peur et le malaise font partie intégrante et essentielle de
l’élaboration de la stratégie. En réalité, si vous êtes tout à fait à l’aise avec
votre plan stratégique, il y a de fortes chances qu’il ne soit pas très bon et
que vous soyez probablement tombé dans un ou plusieurs des pièges que je
vais décrire dans ce chapitre. Vous devez absolument ressentir de
l’appréhension et un manque de sérénité : une véritable stratégie consiste à
prendre des paris et à faire des choix difficiles. L’objectif n’est pas
d’éliminer les risques, mais d’augmenter ses chances de réussite.
Dans cette perspective, les managers reconnaissent qu’une bonne
stratégie n’est pas le fruit d’une recherche et d’une modélisation menées
scrupuleusement pendant des heures en vue d’aboutir à une solution logique
et presque parfaite. Il s’agit plutôt du résultat d’un processus simple et assez
direct qui consiste à réfléchir sur les moyens possibles d’atteindre votre
objectif, puis à évaluer si leur mise en œuvre est réaliste. Si les cadres
dirigeants adoptent cette démarche, alors peut-être – mais seulement peut-
être – pourront-ils conserver la stratégie à sa place, c’est-à-dire en dehors de
la zone de confort que représente la planification.
Piège n° 1 : confondre plan et stratégie
Ce piège est peut-être le plus insidieux, car il guette même les gestionnaires
qui, après avoir réussi à éviter les écueils de la planification et des coûts,
tentent d’élaborer une véritable stratégie. Pour la définir et la structurer, la
plupart des dirigeants adoptent l’un des nombreux cadres classiques.
Malheureusement, deux de ces modèles les plus répandus peuvent conduire
l’utilisateur non averti à concevoir une stratégie entièrement axée sur les
paramètres que l’entreprise est capable de contrôler.
En 1978, Henry Mintzberg a publié un article marquant dans la revue
Management Science qui présentait ce qu’il avait appelé une stratégie
émergente. Il a ensuite popularisé ce concept auprès d’un public plus large
et non universitaire dans son livre à succès Grandeur et décadence de la
planification stratégique paru en 1994. L’analyse de Henry Mintzberg
frappe par sa simplicité et par sa pertinence. Il distingue la stratégie
délibérée, qui part d’une intention spécifique, de la stratégie émergente qui,
au contraire, se produit à la suite d’une variété d’événements non anticipés
auxquels l’entreprise doit réagir.
La pensée de Henry Mintzberg a été nourrie par son observation : il a pu
constater que les hommes surestiment leur capacité à prédire l’avenir et à le
planifier de manière précise et maîtrisée. En établissant une telle distinction
entre les deux concepts, il voulait encourager les managers à surveiller
attentivement les changements dans leur environnement et à adapter leur
stratégie délibérée en conséquence. En outre, il a mis en garde contre les
dangers de s’en tenir à une stratégie fixe face à des évolutions majeures de
l’environnement concurrentiel.
Bien que ce soient des conseils éminemment judicieux que tout
gestionnaire serait bien avisé de suivre, la plupart des managers ne le font
pas et se servent, au contraire, de l’idée selon laquelle une stratégie se
profile en fonction des événements pour déclarer qu’en raison du caractère
tellement imprévisible et volatile de l’avenir, faire des choix stratégiques
n’a aucun sens tant que le contexte n’est pas devenu suffisamment clair.
Remarquez combien cette interprétation est réconfortante : il n’est plus
nécessaire de se mettre dans une situation angoissante qui impose de
prendre des décisions sur des éléments inconnus et hors de contrôle.
En creusant un peu cette logique, on découvre des failles dangereuses.
Si l’avenir est trop imprévisible et trop changeant pour prendre des
décisions stratégiques, qu’est-ce qui peut amener un manager à croire qu’il
le sera beaucoup moins un jour ? Et comment ce manager reconnaîtra-t-il le
moment où la certitude est suffisamment élevée et la volatilité suffisamment
faible pour commencer à faire des choix ? Bien sûr, un tel postulat est
indéfendable, puisque le moment où l’avenir peut être considéré avec
certitude comme prévisible n’arrivera jamais.
Par conséquent, le concept de stratégie émergente est simplement
devenu une excuse bien commode pour éviter de se confronter à des choix
difficiles et pour reproduire des schémas qui semblent réussir à d’autres en
« suiveur rapide », et pour échapper ainsi à toute critique pour ne pas avoir
adopté une stratégie audacieuse. Se contenter d’imiter les concurrents ne
produira jamais un avantage unique ou valable. Mintzberg n’avait pas
envisagé ce concept dans cette perspective, mais c’est un résultat fréquent
de son application, car le principe de stratégie émergente s’inscrit dans les
zones de confort des managers.
En 1984, six ans après la publication de la théorie de Mintzberg, Birger
Wernerfelt a avancé une théorie sur les barrières de positionnement des
ressources dans son article « A Resource-Based View of the Firm », qui
introduisait un autre concept de stratégie, accueilli également avec
enthousiasme. Mais ce n’est pas avant 1990, suivant la parution dans la
HBR de l’un des articles les plus lus de tous les temps et portant sur les
compétences clés de l’entreprise, « The Core Competence of the
Corporation » de C. K. Prahalad et G. Hamel, que la théorie de B.
Wernerfelt, centrée sur les ressources, a été adoptée par les managers.
Selon la théorie des ressources, la clé de l’avantage concurrentiel d’une
entreprise réside dans la possession de ressources précieuses, rares,
inimitables et non substituables.
Ce concept est devenu extrêmement attrayant pour les cadres, car il
semblait indiquer que le rôle de la stratégie consistait à identifier et à
développer des « compétences essentielles » ou des « capacités stratégiques
». Notez que cela relève de l’univers rassurant de ce qui peut être connu et
contrôlé. Toute entreprise est capable de mettre en place une force de vente
technique, un laboratoire de développement de logiciels ou un réseau de
distribution et déclarer qu’il s’agit de sa compétence clé. Les dirigeants
peuvent investir aisément dans ces capacités et contrôler l’ensemble du
processus. Dans les limites du raisonnable, ils peuvent même garantir le
succès.
Il n’en demeure pas moins que les capacités stratégiques en ellesmêmes
n’incitent pas le client à acheter un produit ou un service. Il est possible d’y
parvenir uniquement en offrant un meilleur rapport qualité-prix à un
segment particulier de clients. Cependant, les clients et l’environnement
sont des éléments impossibles à connaître ou à commander. De nombreux
dirigeants préfèrent se concentrer sur les infrastructures à construire : c’est
un projet plus sûr. Et si cette stratégie ne donne pas de résultats, ils pourront
toujours tenir pour responsables des clients capricieux ou des concurrents
imprévisibles.
Comment éviter les pièges
Les entreprises tombées dans ces pièges sont faciles à identifier (voir
l’encadré « Êtes-vous bloqué dans la zone de confort de la planification ?
»). Dans ces entreprises, les conseils d’administration ont tendance à être
très à l’aise avec les planificateurs et à passer beaucoup de temps à
examiner et à approuver leurs prévisions. Les discussions dans les réunions
entre la direction et le conseil d’administration sont susceptibles de se
concentrer sur la manière de tirer plus de profit des revenus actuels plutôt
que sur les possibilités de générer de nouvelles recettes. Les principaux
indicateurs examinés portent sur les finances et les capacités ; les aspects
ayant trait à la satisfaction des clients ou à la part de marché (et surtout à
l’évolution de cette dernière) passent au second plan.
Comment une entreprise peut-elle éviter ces écueils ? Le problème étant
ancré dans l’aversion naturelle de l’être humain pour l’inconfort et la peur,
le seul remède consiste à adopter une discipline en matière d’élaboration de
stratégies qui soit en mesure de nous faire accepter la perspective d’une
certaine angoisse. Il s’agit de s’assurer que le processus d’élaboration de la
stratégie est conforme à trois règles de base. S’en tenir aux règles qui
suivent n’est pas évident – il est plus tentant de rester dans la zone de
confort – et ne débouche pas nécessairement sur une stratégie réussie. Mais
si vous pouvez les suivre, vous aurez à tout le moins la certitude que votre
stratégie ne sera pas mauvaise.
Probablement : si la stratégie fait l’objet d’une présentation au conseil par votre équipe
de planification stratégique.
Probablement pas : si la stratégie est présentée au conseil d’administration par les
cadres hiérarchiques.
Concentrez vos efforts sur les choix essentiels qui influent sur les décisions
des acteurs ayant un impact sur vos recettes, c’est-à-dire vos clients. Ils
décideront de dépenser leur argent chez vous si votre proposition de valeur
est plus intéressante que celle de vos concurrents. Deux critères sont
déterminants pour le succès : il convient de décider « où jouer » (quels
clients cibler en particulier) et « comment gagner » (que faire pour créer
une offre attractive pour ce segment client). Sans faire partie du groupe
cible ou faute de se trouver dans la zone où l’entreprise choisit de mener ses
activités, le client ne sera probablement même pas au courant de la
disponibilité et de la nature de son offre. Si le client connaît déjà
l’entreprise, le choix du « comment gagner » sera déterminant pour le
convaincre que le rapport qualité-prix proposé peut le satisfaire.
Armée d’une stratégie qui ne porte que sur ces deux aspects, l’entreprise
n’aura pas besoin de passer des heures à élaborer péniblement les
documents de planification. Il n’y a aucune raison pour que les choix
stratégiques d’une entreprise ne puissent pas être résumés en une page avec
des mots et des concepts simples. Définir les choix stratégiques en fonction
des options à prendre, à savoir « où jouer » et « comment gagner », permet
d’ancrer la discussion dans la réalité et rend plus probable que les managers
affrontent les défis stratégiques de l’entreprise au lieu de se réfugier dans
leur zone de confort, c’est-à-dire la planification.
Comme constaté plus tôt, les managers pensent malgré eux que, à l’instar
de la planification des coûts, on s’attend à ce que la stratégie soit précise et
réellement prédictive. Autrement dit, elle doit être quasiment parfaite. Or,
étant donné que la stratégie porte principalement sur les recettes et non sur
les coûts, la perfection est une exigence impossible à satisfaire. Dans le
meilleur des cas, la stratégie augmente les chances de l’entreprise de
gagner. Les managers doivent bien assimiler ce principe pour ne pas se
laisser impressionner par le processus d’élaboration de stratégies.
Pour ce faire, les conseils d’administration et les chargés de conformité
doivent soutenir l’idée selon laquelle la stratégie implique d’accepter un
pari au lieu de la saper. À chaque fois qu’un conseil d’administration
demande aux dirigeants s’ils sont sûrs de leur stratégie ou que le service de
conformité les somme d’attester de la rigueur de leurs processus
décisionnels, cela ne fait qu’affaiblir la démarche d’élaboration stratégique.
Ces instances doivent reconnaître que l’avenir ne sera jamais prévisible et
contrôlable comme elles le souhaitent, puisque ce n’est tout simplement pas
ainsi que le monde fonctionne. À défaut, au lieu de la stratégie, elles
obtiendront une planification, suivie d’un tas d’excuses pour expliquer
pourquoi les bénéfices n’étaient pas au rendez-vous.
Ce chapitre est adapté de l’article de Roger L. Martin, « The Big Lie of Strategic Planning »,
Harvard Business Review, janvier-février 2014.
Chapitre 10
La mise en œuvre de la
stratégie
Nombre de personnes dans le monde des affaires pensent que la stratégie est
l’apanage des cadres supérieurs qui, souvent aidés par des consultants
externes, la formulent et en confient ensuite la mise en œuvre au reste de
l’organisation.
La métaphore qui nous aide à visualiser ce processus est celle du corps
humain. Le cerveau (la haute direction) pense et choisit, tandis que le corps
(l’organisation) exécute ce que le cerveau lui demande. Une action réussie
se compose donc de deux éléments distincts : la formulation par le cerveau
et l’exécution par le corps. Au stade de la formulation, le cerveau décide : «
Maintenant, je vais prendre cette fourchette. » Puis, au stade de la mise en
œuvre, la main obéit en saisissant la fourchette. La main ne choisit pas, elle
exécute. Le flux est à sens unique : du cerveau responsable de l’énoncé à la
main chargée de l’exécution. Cette main devient un « exécutant privé de
choix ».
Un spécialiste en neurosciences pourrait trouver cette simplification de
l’activité fonctionnelle contestable (ainsi que l’ordre réel des tâches), mais
c’est une image fidèle du modèle reconnu de la stratégie organisationnelle
dans lequel la stratégie consiste à décider, et la mise en œuvre, à réaliser.
Pour rendre ce concept plus concret, imaginez que vous êtes le PDG
d’une grande banque de détail. Avec votre équipe vous formulez votre
stratégie client. Vous transmettez votre formulation aux succursales de la
banque, et cette stratégie est appliquée au quotidien par les représentants du
service clientèle, qui sont donc les exécutants privés de choix. Ils suivent un
mode d’emploi qui leur indique comment traiter les clients, comment
réaliser les transactions, quels produits promouvoir et comment les vendre.
Le travail difficile consistant à faire tous les choix relatifs à ces opérations
est laissé à des personnes plus haut placées dans l’organigramme de la
société, jusqu’à vous-même. Ceux qui sont en première ligne n’ont
absolument rien à choisir : ils doivent simplement exécuter.
Le croyez-vous vraiment ? Je vais vous raconter un épisode que j’ai
vécu quand j’ai travaillé pour une grande banque de détail au début des
années 1980. La banque était en train de revoir sa stratégie et, en tant que
jeune consultant, j’ai demandé à suivre un guichetier (c’est ainsi qu’on
appelait les représentants du service clientèle à l’époque) pour mieux cerner
les opérations. On m’a proposé d’observer le travail de Mary, qui était la
meilleure employée de sa branche. En la côtoyant pendant quelques
semaines, j’ai commencé à percevoir son mode de fonctionnement. Avec
certains clients, elle restait polie et efficace sans dépasser le cadre
professionnel. Avec d’autres, elle prenait un peu plus de temps, leur
suggérant de transférer éventuellement une partie de l’excédent de leur
compte courant vers un compte épargne, plus rémunérateur, ou leur
présentant de nouveaux services proposés par la banque. Il y avait encore
d’autres clients auprès desquels elle s’enquérait des enfants, des vacances
ou de la santé, en évoquant relativement peu le sujet de la banque et des
finances. Les transactions s’effectuaient aussi bien lors de ces échanges
informels, mais prenaient beaucoup plus de temps. Mary semblait choisir
un traitement spécifique pour chacun de ses clients, en optant pour l’un des
trois modes différents.
Au bout d’un moment, je l’ai discrètement questionnée sur son
approche. « On peut classer les clients en trois catégories en fonction de
leurs préférences, m’a-t-elle expliqué. Il y a ceux qui n’aiment pas vraiment
la banque. Ils veulent que ce soit vite fait : entrer, faire leur dépôt ou
transfert et ressortir. Ils veulent que je sois aimable, mais que je gère les
transactions sans perdre une seconde. Si j’essayais de les conseiller sur le
plan de la finance, ils me diraient que ce n’est pas mon boulot.
« Il y a ensuite le deuxième type de client, celui qui ne cherche pas à
sympathiser avec moi, mais qui me considère comme sa gestionnaire de
services financiers attitrée. Ceux-là souhaitent que je surveille leurs autres
comptes. » En ouvrant un tiroir, elle m’a montré un tas de petites fiches. «
Pour ces clients, je constitue de petits dossiers pour suivre l’évolution de
tous leurs comptes. Cela me permet de leur offrir des conseils spécifiques,
car c’est ce qu’ils attendent de ma part. Si je leur posais des questions sur
leurs enfants ou leur opération de la hanche, ils auraient l’impression que je
leur fais perdre leur temps ou, pire encore, que je m’immisce dans leur vie
privée.
« Enfin, il y a des clients pour lesquels venir à l’agence constitue une
véritable sortie : ils y passent notamment pour rendre visite à leur
guichetière préférée. Si vous faites attention à ce qui se déroule dans la file
d’attente, vous verrez que certaines personnes laissent les autres passer
devant et patientent jusqu’à ce qu’un guichet spécifique se libère [ce qui
n’est arrivé qu’à Mary, d’après mes observations]. Ces gens-là veulent que
j’effectue leurs opérations bancaires, mais aussi que je m’intéresse à leur
vie. Si je ne le fais pas, cette sortie ne sera pas à la hauteur de leurs attentes,
et ils seront déçus par notre service. »
Intrigué, j’ai demandé à Mary de me montrer la page du manuel de
guichetier qui décrivait cette procédure de segmentation stratégique et les
modèles de service personnalisé. Mary a blêmi, car bien sûr, rien de tout
cela ne figurait dans le manuel. « C’est juste quelque chose que j’ai voulu
essayer, a-t-elle expliqué. Je veux que les clients soient heureux, alors je
fais tout mon possible.
— Mais pour le segment moyen, ai-je insisté, vous devez bien créer ces
fiches vous-même avec des bouts de ficelle alors que les systèmes bancaires
pourraient être conçus exprès pour cette tâche. D’autres guichetiers et
clients pourraient bénéficier de votre approche. Pourquoi ne pas en parler à
votre directeur d’agence et lui suggérer de procéder différemment compte
tenu de l’existence de ces trois segments ? »
(Bien sûr, les banques ont depuis fini par rattraper leur retard et mis en
place des fichiers informatisés sophistiqués sur la clientèle, qui ressemblent
beaucoup à ces fiches.)
C’en était trop pour Mary. « Pourquoi est-ce que je le ferais ? a-t-elle
rétorqué, soudainement impatiente. J’essaie simplement de faire mon boulot
du mieux que je peux. Ils ne sont pas intéressés par ce qu’une guichetière a
à leur dire. »
Mary a été positionnée comme un exécutant privé de choix. On lui avait
donné un manuel qui, en gros, disait : « La transaction, c’est tout ce qui
importe. Exécutez l’opération avec le sourire. » Mais sa propre expérience
et ses réflexions lui ont dicté une autre conduite. Elle a choisi de construire
et de mettre en œuvre son propre modèle de service client, comprenant que
le but ultime de la banque était de rendre la clientèle heureuse. Pour ce
faire, elle a dû rejeter son rôle de simple exécutante. Au lieu d’obéir au
manuel de guichetier et de fournir un service de qualité inférieure, elle a
décidé de faire ses propres choix sur son terrain. Elle avait décidé d’être
stratégique, si j’ose dire.
En même temps, Mary a compris tout aussi clairement qu’elle n’était
pas en mesure d’influencer les décisions prises au sommet de son
organisation. Bien qu’elle ait choisi de rejeter la dimension conventionnelle,
ses supérieurs ne l’ont pas suivie dans cette démarche, et la banque, qui
aurait pu bénéficier de l’analyse stratégique de Mary, en a ainsi été privée.
C’est un schéma que j’ai observé à maintes reprises tout au long de ma
carrière. Ce dont la haute direction a le plus souvent besoin – bien qu’elle
soit rarement capable de le reconnaître – c’est d’avoir quelqu’un qui parle
avec le personnel subalterne pour connaître ce qui se passe réellement au
sein de l’entreprise. La direction ne pouvait pas obtenir ces informations
ellemême, car elle avait créé un modèle dans lequel ses employés étaient
convaincus que leur avis n’intéressait personne.
Reconnectez stratégie et mise en œuvre
Un postulat ignoré
La plupart des managers ont tellement l’habitude de croire que la stratégie et sa mise
en œuvre sont deux notions différentes qu’ils ne se préoccupent pas de savoir si cette
approche a du sens. L’idée que la stratégie et sa mise en œuvre sont liées n’est pas
nouvelle. Mais apparemment, nous n’avons pas assez prêté attention au grand
théoricien du management Kenneth Andrews, qui, dans son livre de 1971 consacré à
l’étude du concept de la stratégie, The Concept of Corporate Strategy, a établi la
distinction entre la formulation d’une stratégie et sa mise en œuvre comme suit : « La
stratégie d’entreprise comporte deux aspects revêtant une importance égale, en
pratique interdépendants mais distincts pour les besoins de notre étude de ce concept.
Le premier est sa formulation, le second, sa mise en œuvre. »
Malgré cette mise en garde sur le fait que la formulation et la mise en œuvre de la
stratégie sont des concepts « en pratique interdépendants » et « d’importance égale »,
cinquante ans plus tard, la théorie de la stratégie-exécution les distingue de manière
artificielle. Il est plus que temps de revoir ce raisonnement bancal de notre approche.
Faute de quoi, l’échec est quasiment assuré.
•••
Ce chapitre approfondit l’article de Roger L. Martin, « The Real Secret to Retaining Talent, »
Harvard Business Review, mars-avril 2022.
Chapitre 12
L’innovation
Intercorp, l’un des plus grands groupes du Pérou, contrôle près de trente
sociétés dans un grand nombre de secteurs. Son PDG, Carlos Rodríguez-
Pastor Jr, a hérité de la société de son père, un ancien exilé politique qui, à
son retour au pays en 1994, a dirigé un consortium ayant racheté au
gouvernement l’une des plus grandes banques du Pérou, Banco
Internacional del Perú. Au décès de son père en 1995,
M. Rodríguez-Pastor Jr a pris le contrôle de la banque.
Mais il voulait être plus qu’un banquier. Il avait pour ambition de
parvenir à transformer l’économie du Pérou en développant sa classe
moyenne. Son entreprise, rebaptisée Interbank, allait offrir des opportunités
d’emploi au sein de cette catégorie de la population tout en répondant à ses
besoins. Il a toutefois compris dès le départ qu’il n’allait pas pouvoir
atteindre cet objectif en appliquant l’approche stratégique de « l’homme
providentiel », caractéristique des grands conglomérats familiaux qui
dominent souvent les économies émergentes. Pour y parvenir, il fallait
susciter de manière savamment orchestrée l’engagement de nombreuses
parties prenantes.
La répartition de la richesse
1 NdT : figure marquante de la recherche en design aux États-Unis, qui se donne pour mission
d’introduire la « pensée design » dans les diverses disciplines de gestion, notamment afin de
sensibiliser les dirigeants de demain.
Ce chapitre est adapté de l’article coécrit par Roger Martin et Tim Brown « Design for Action
», Harvard Business Review, septembre 2015.
Chapitre 13
L’investissement en capital
•••
Les fusions-acquisitions
En 2015, moins de dix ans après une crise financière planétaire, le monde
de l’entreprise a établi un record en matière de fusions et acquisitions. La
valeur des transactions a éclipsé le précédent exploit de 2007, qui avait déjà
surpassé celui de 1999. Et malgré une pandémie mondiale et l’instabilité
politique aux États-Unis et en Europe, l’heure est toujours à la fête. Le
volume de ces transactions a augmenté en 2016 par rapport à 2015, puis en
2017 par rapport à 2016. Six des sept meilleures années jamais enregistrées
pour les activités de fusionsacquisitions se situent entre 2015 et 2020.
La frénésie de ces opérations se reflète notamment dans l’émergence au
cours des années 1990 des sociétés d’acquisition à vocation spécifique, ou
SAVP, dont l’activité est longuement restée limitée avec moins de vingt
offres publiques initiales par an jusqu’en 2016. La création des SAVP a
ensuite explosé avec 248 introductions en bourse en 2020 et 435 au cours
des trois premiers trimestres de 2021. Ces sociétés, qui lèvent des capitaux
sans qu’il y ait d’entité existante en activité, se contentent de promettre une
acquisition future.
Cette hausse exponentielle semble ignorer les faillites retentissantes qui
se produisent en cascade à la suite de ces transactions. En 2015, lorsque
Microsoft passe par perte et profit 96 % de la valeur de l’activité de
téléphonie mobile acquise l’année précédente auprès de Nokia pour un
montant de 7,9 milliards de dollars, nous avons tous senti qu’il y avait un
problème. Même constat pour Google qui se débarrasse pour 2,9 milliards
de dollars de l’activité de téléphonie mobile qu’elle a acquise auprès de
Motorola pour 12,5 milliards de dollars en 2012 ; ou pour HP qui déprécie
de 8,8 milliards de dollars la valeur d’Autonomy rachetée pour 11,1
milliards ; ou pour News Corporation qui vend MySpace en 2011 pour
seulement 35 millions de dollars après l’avoir acquise pour 580 millions de
dollars tout juste six ans auparavant ; tout comme pour Yahoo qui brade
Tumblr pour un montant déclaré de 3 millions de dollars en 2019, à peine
six ans après avoir déboursé 1,1 milliard de dollars pour l’acquérir, soit une
perte de 99,7 % de la valeur.
Cependant, ces résultats ne sont pas si désastreux comparés aux
catastrophes liées aux fusions-acquisitions qui se sont produites en 2021. À
quelques mois d’intervalle, l’opérateur télécom américain AT&T a enchaîné
les cessions en vendant ses filiales, à savoir DirecTV pour un montant de 16
milliards de dollars en février, puis Time Warner pour 43 milliards de
dollars en mai. La scission n’est pas une mauvaise chose en soi : en fait,
nombreux sont ceux qui ont félicité AT&T de s’être débarrassée d’activités
qui n’avaient absolument pas leur place dans son portefeuille. Cependant,
de telles opérations prennent un sens différent lorsqu’elles sont rapprochées
des prix d’achat : 48 milliards de dollars déboursés pour DirecTV en 2015
et 85 milliards de dollars pour Time Warner en 2018. Cela représente 74
milliards de dollars de capital actionnarial jeté par les fenêtres en moins de
six ans. Sans surprise, les actionnaires ont réclamé et obtenu la tête du PDG
qui a conclu ces transactions, Randall Stephenson, mis à la retraite en 2021.
Fort heureusement, il existe des opérations réussies dans ce domaine.
L’achat de NeXT en 1997 pour un montant qui semble aujourd’hui
dérisoire, soit 404 millions de dollars, a permis de sauver Apple et ouvert la
voie à la plus grande accumulation de valeur actionnariale jamais réalisée.
L’achat d’Android pour 50 millions de dollars en 2005 a donné à Google la
plus forte implantation dans l’activité des systèmes d’exploitation pour
smartphones, l’un des marchés de produits les plus demandés au monde.
L’acquisition progressive de la compagnie d’assurance GEICO par Warren
Buffett, entre 1951 et 1996, est devenue la pierre angulaire de la société
d’investissement Berkshire Hathaway. Et même s’il est encore trop tôt pour
tirer des conclusions, l’acquisition de TD Ameritrade par Charles Schwab
en 2020 semble de bon augure pour la suite. Mais ce sont des exceptions
qui confirment la règle démontrée par presque toutes les études : les
fusions-acquisitions s’apparentent à un jeu de dupes, dans lequel 70 à 90 %
se soldent par un échec cuisant.
Pourquoi le bilan est-il aussi mauvais ? La réponse, étonnamment
simple, à cette question sous-tend un raisonnement contre-intuitif qu’il faut
absolument prendre en considération dans le cadre des fusions-acquisitions
: pour obtenir de la valeur, il faut commencer par en apporter. Les
entreprises qui se concentrent sur ce qu’elles vont gagner dans une
acquisition ont moins de chances de prospérer que celles qui se focalisent
sur leur contribution à l’entité acquise (cette idée fait écho à celle d’Adam
Grant, qui note dans son livre Give and Take que les personnes qui
cherchent plutôt à donner qu’à recevoir dans le cadre de leurs relations
réussissent en fin de compte mieux que celles qui s’attachent à maximiser
leur propre profit).
Par exemple, lorsqu’une entreprise se sert d’une acquisition pour
pénétrer un marché attractif, elle occupe généralement la position de «
preneur ». C’était le cas dans tous les exemples désastreux cités ci-avant.
AT&T voulait faire son entrée sur le marché de la distribution de télévision
par satellite et de la création et diffusion de contenus. Microsoft et Google
voulaient se lancer dans l’équipement pour smartphones ; HP, dans la
technologie de recherche d’entreprise et l’analyse de données ; News
Corporation, dans les réseaux sociaux. Lorsqu’un acheteur arrive en mode «
preneur », le vendeur peut augmenter son prix afin de profiter de cette
transaction et en tirer toute la valeur future cumulée, surtout si un autre
acheteur potentiel entre dans l’équation. AT&T, Microsoft, Google, HP,
News Corporation et Yahoo ont payé le prix fort pour leurs acquisitions, ce
qui a d’emblée grevé la rentabilité du capital investi. De plus, aucune de ces
entreprises ne connaissait vraiment son nouveau marché, ce qui constitue un
facteur aggravant ayant contribué à l’échec final de ces opérations,
puisqu’elles n’avaient rien apporté aux entités acquises.
En revanche, disposer d’un atout qui pourra rendre la société achetée
plus compétitive change la donne. Tant que l’entité à acquérir reste
incapable d’améliorer ses résultats seule ou, encore mieux, grâce à un autre
acquéreur, c’est bel et bien vous, et non pas le vendeur, qui récolterez les
fruits de sa progression. Il existe quatre manières pour un acquéreur
d’améliorer la compétitivité de sa cible : fournir le capital de croissance de
façon plus intelligente, assurer une meilleure supervision managériale,
transférer des compétences spécifiques ou partager des ressources
précieuses. Étudions ces méthodes de plus près.
Soyez un fournisseur de capital de
croissance avisé
Les exemples qui précèdent font apparaître que très peu d’opérations de
fusions-acquisitions créent de la valeur. Celles qui y parviennent exigent
généralement une gestion prudente et une excellente compréhension des
facteurs qui sont déterminants pour faire croître la valeur de l’entité
acquise. À vrai dire, peu d’acquéreurs possèdent vraiment la capacité
d’acheter. Alors pourquoi tant d’entreprises persistentelles à vouloir utiliser
les fusions-acquisitions comme stratégie ?
Comme c’est souvent le cas sur le marché, il faut chercher la réponse à
cette question dans des incitations perverses. Le système dans lequel les
PDG opèrent introduit deux distorsions favorisant les fusions et acquisitions
hasardeuses. Premièrement, l’avènement, depuis les années 1990, de la
rémunération en actions de performance encourage fortement les PDG à
parier sur la réussite d’une telle transaction : si l’acquisition fait grimper le
cours de l’action, un gain personnel pour le PDG est substantiel. En outre,
les parts de rémunération sont fortement corrélées à la taille de l’entreprise,
et une acquisition permet à cette dernière de grossir. Même une acquisition
ratée peut s’avérer rentable pour le PDG. L’alliance de Mattel-Learning
Company avec HP-Autonomy, parmi les plus désastreuses de l’histoire
récente, avait coûté aux PDG Jill Barad et Léo Apotheker leurs postes
respectifs. Néanmoins, Jill Barad est partie avec une indemnité de 40
millions de dollars, tandis que Léo Apotheker a perçu 25 millions de
dollars.
L’origine de la deuxième distorsion (du moins aux États-Unis) peut
surprendre, car elle provient de l’organe chargé d’édicter les règles
comptables, le Financial Accounting Standards Board (FASB). Avant
l’éclatement de la bulle Internet, en 2001, les biens incorporels étaient
amortis sur une période de quarante ans. Après cette date, des actifs estimés
à des milliards de dollars ont été jugés sans valeur, de sorte que le FASB a
décidé qu’à l’avenir, les commissaires aux comptes d’une société
déclareraient les éventuels actifs immatériels dépréciés et, le cas échéant,
leur imposeraient d’en enregistrer immédiatement le montant sous la forme
d’une charge de dépréciation.
Contre toute attente, ce changement a rendu les acquisitions plus
attractives, les bénéfices de l’acquéreur n’étant plus effacés chaque année
par un amortissement automatique. Par conséquent, aujourd’hui, il suffit à
un PDG de convaincre le commissaire aux comptes que l’actif acquis n’est
pas déprécié et qu’une acquisition n’aura pas d’impact négatif sur les
bénéfices, même si elle revient à un prix exorbitant. En général, cela reste
assez facile, tant que l’activité principale de la société se porte bien et que
sa capitalisation boursière est supérieure à sa valeur comptable.
•••
A
Abilene (paradoxe d’) 100
Accenture 122
Actifs irrécouvrables 209
Actionnaire
activisme actionnarial 26
contre l’actionnaire 31
freins 29
reconsidération 28
roi 28
versus fidélisation client 29
Activités clés de l’entreprise 9
déploiement de la stratégie 9
fusions et acquisitions 10
gestion des talents 9
innovation 10
investissement en capital 10
planification 9
Airbnb 48
Airbus 13
Airbus A320 13
Alderwoods 225
Algorithme du savoir 125
Alibaba
Taobao 126
AlliedSignal 159
Alphabet 213
Amazon 13
AWS 13
Dash 50
position concurrentielle 41
Amcor
culture d’entreprise 102
Analyse de données VI, 77
sortir du cadre 82
Andersen, Arthur 122
Andrews, Kenneth 165
Android 48
AOL 229
Apotheker, Léo 230
Apple 98
fusion-acquisition 222
innovation 189
Mac 14
NeXT 222
Approche scientifique 78
Aristote 78, 79, 87
ethos 85
logos 85
pathos 85
Assistant-chef de marque 122
Ateliers d’idéation 57
AT&T 222, 223, 225
DirecTV 222, 225
Time Warner 222
Avantage concurrentiel 40
investissement 208
Avantage cumulatif 43
Liquid Tide 51
piliers 47
B
Ballmer, Steve 177
Barad, Jill 230
Baumol, William 209
Berkshire Hathaway 226
Berle, Adolf A. 27
BlackBerry 98
dépendance au produit 49
métaphore 88
Blackstone 205
Boeing 13, 151
Boeing 737 13
Bossidy, Larry 159
Brady, Tom 180
Brown, Tim 203
Buchanan, Richard 190
Buffett, Warren 222, 226
Bureau of Labor Statistics 89
Burke, James 32
C
Capital
coût moyen pondéré 210
disponible 207
fournisseur de capital de croissance 224
immobilisé 208, 213, 215
Capitalisme moderne 27
capitalisme actionnarial 27
capitalisme managérial 27
Carlyle 205
Axalta 205
Carnegie 27, 77
Cession de marque 23
choisir 24
Champion, David 5
Chanel, Coco 189
Chrysler 226
Cisco Systems 184
Client V, 39
achat raisonné 45
comme gestionnaire 31
connaissance 22
habitudes 41
infidèle 44
interne 140
placée au centre 14
politique du client d’abord 34
responsable des recettes 151
satisfaction 31, 37
Cobb, Randall 182
Coca-Cola 13, 136
Coca light 13
Minute Maid 13
Powerade 14
valeur actionnariale 33
Colgate-Palmolive 44, 113
Colt, Samuel 88
Comcast 225
Comment gagner 21, 45, 155, 156
Communication 52
Complexité organisationnelle 14
Concepción Lacteos 202
Concurrence 7, 11
échelle d’opération 18
entre produits 15
environnement concurrentiel 7, 11
investissement cumulatif 18
redéfinition 14
Conglomérats 139
Contrat de travail 121
Coty Inc 98
Courbe d’expérience 47
Culture d’entreprise VI, 36, 93
conflits 109
culture gagnante 105
débats 103
esprit d’équipe 102
évolution 99
fusion 85
interactions 98
orientée client 36
partenaires extérieurs 110
pilotage organisationnel 95
résistance au changement 97
Culture d’université 105
Culture organisationnelle stratégie 93
Cycle de privation 83
D
Danaher 226
Décision (prise de) 52
Décision d’achat 42
Dépendance 49
Design 49
Design thinking. Voir Pensée design
Dimon, Jamie 159
Dish Network 225
Disney 119
Dow Chemical 224
Drucker, Peter 10, 29, 93, 116
DuPont 205, 206, 224
DowDuPont 224
E
Eames, Charles 189
Eaton Pharmaceuticals 228
eBay 48, 177
Échantillons 48
Einstein, Albert 5, 78
Empathie 19
Ethos 85
F
Facebook 39, 43, 46, 225
dépendance au produit 49
habitude de consommation 47, 48
Oculus 225
position concurrentielle 41
versus MySpace 46
Falsificationnisme 5
Familiarité 1, 42
FedEx 133
Fiabilité 22
Financial Accounting Standards Board 230
Fluidité d’association 87
Fluidité perceptive 42
Fonctions supports 141
Ford 77
Fortune Brands 224
Four Seasons Hotels
and Resorts 140, 170
gestion de talents 136
stratégie en cascade 168
Frito-Lay 18
Doritos 18
fusion-acquisition 227
Grandma’s Cookies 18
Lay’s 18
Smartfood 18
Fusions-acquisitions 221
partage des ressources 228
supervision managériale 226
transfert de compétences 227
G
Gates, Bill 177
General Electric 113, 136, 224, 225
GE Capital 226
valeur actionnariale 33
General Motors 13
Chevrolet Malibu 13
Gestion de talents VII, 175
être à l’écoute 183
progression 184
rémunération 176
valorisation 185
valoriser 178
Ghemawat, Pankaj 208
Goizueta, Robert 33
Goldman Sachs 133
Golsby-Smith, Tony 90
Google 13, 46, 48, 98, 133, 177, 213, 223
fusion-acquisition 222, 227
Google Cloud 13
position concurrentielle 41
scission 221
Grande Dépression 27
Grant, Adam 223
Gratuit 48
Gronkowski, Rob 182
Gutekunst, Brian 180
H
Habitude 45
design 49
installation 49
Tide 43
Hamel, Gary 153
Hamlet 87
Harvard Business Review 4, 5, 6, 38, 40, 53, 76, 90, 95, 112, 143, 153, 157, 173, 187, 203, 219, 231,
239, 241
Haut de gamme 75
Henderson, Bruce 47
Henretta, Deborah 125
Hewlett-Packard 113, 123, 222, 223
HP-Autonomy 222, 230
Honeywell 225
I
IBM 123, 224
Identité de marque 122
déclinaison 50
L’Oréal 18
IDEO 191, 193, 196, 198
Image de marque changement (échec) 39
changement (succès) 40
Infidélité client
avantage paradoxal 44
Innova 198
Innovation 22, 189
avantage cumulatif 50
culture de l’innovation 196
Instagram 39, 48
changement de logo 39, 40
Intel 119
Intercorp
Banco Internacional del Perú 195
culture de l’innovation 196 éducation 197
Interbank 195, 196
Perú Pasión 201
répartition de la richesse 200
Supermercados Peruanos 201
Victoria Lab 197
Intuition 42
Investissement
capacités stratégiques 22
cumulatif 18
en capital 205, 207, 208, 215
ITT 224
J
Jensen, Michael C. 28
Johnson & Johnson 13
calcul de la création de valeur 217
déclaration de mission 31
investissement 210
Neutrogena 13, 211
Remicade 211
satisfaction client 32, 37
Xarelto 211
Johnson, Robert Wood 31
Jones Lang LaSalle 123
Jordan, Michael 178
JPMorgan Chase 159
K
Kahneman, Daniel 52
Kamen, Dean 88
Kelley, David 189
Khan Academy 198
KKR 205
Knudstorp, Jorgen Vig 81, 84
Kraft Heinz 226
Kullman, Ellen 205
Kumerow, Jake 180
L
Lafley, Alan G. 6, 53, 76, 101
culture d’entreprise 99, 100, 101
détermination des capacités clés 22
performance de l’entreprise 37
rémunération 35, 36
satisfaction client 37
visite chez le consommateur 20
Lakatos, Imre 5
Lazaridis, Mike 49
Lego 84
Lego Brand Group 81
Lego Friends 82
LiquiForm 81
Listro, Joe 73
Loewen 225
Loewy, Raymond 189
Logo (changement) 39
Instagram 39
Snapchat 39
Logos 85
L’Oréal 13
Age Perfect Cosmetics 18
Age Perfect Skincare 18
Fructis 13
identité de marque 18
investissement cumulatif 18
Love, Jordan 180
M
Mahindra 224
Managers professionnels versus PDG propriétaires 28
Manitowoc 224
Markman, Art 49
Martin, Roger L. I, 38, 53, 76, 90, 112, 127, 143, 157, 173, 187, 203, 219, 231, 241
MassMutual 191
Masstige 61, 64, 67, 68
P&G 70
Mattel Learning Company 230
McKinsey 122
McNair, Bob 182
Means, Gardiner C. 27
Meckling, William H. 28
Mellon 27
Merck 122
Métaphore
choisir 89
manquante 88
rassurante 88
MetLife 113
Microsoft 13, 99, 221, 223
Azure 13
Cloud intelligent 21
Office 14, 228
productivité et processus commerciaux 21
Windows 14
Mintzberg, Henry 151, 157
Mise sur le marché 22
Modèle 1
changement 4
dans l’éducation 2
études de commerce 2
inadapté 3
remise en cause 2
Monitor Company 178
Morgan 27
Motorola 222, 224
Mutualisation des services 123
MySpace 46, 222
avantage cumulatif 46
versus Facebook 46
N
National Football League 179
Netflix
innovation 51
News Corporation 46, 222, 223
Newton, Isaac 5
Nokia 98, 99, 221, 228
Nouveauté 1, 42
O
Ollila, Jorma 98
Options stratégiques 58
Organisation du travail 8, 91
culture d’entreprise 8
services internes 9
travail intellectuel 8
Où jouer 21, 45, 155, 156
P
Pane, Camillo 97
Panzar, John 209
Parties prenantes V, 27
Passerini, Filippo 123
Pathos 85
Pensée design 84, 190, 203, 206
avantage concurrentiel 119
PepsiCo 13, 21, 113
changement d’image (échec) 40
Frito-Lay 21
fusion-acquisition 227
Gatorade 14
Pepsi 136
Pepsi light 13
Quaker Oats 21, 227
Tropicana 13
Pérou 195
Pilotage organisationnel mécanisme culturel 95
mécanisme formel 95
mécanisme interpersonnel 95
Planification VI, 147
coûts 149
imparfaite 156
piège 148, 149, 151, 154
versus stratégie 148
zone de confort 154
Platon 78
Polman, Paul 34
Popper, Karl 5
Prahalad, C. K. 153
Primes (système de) 37
Principe de simplicité 159
Prix 48
Procesadora de Alimentos Velasquez 201
Processus décisionnel 8, 55
analyse de données 8
stratégie 8
Processus de conception 189, 190, 193, 197, 198, 199, 202, 203
Procter & Gamble (P&G) 6, 13, 16, 17, 20, 22, 23, 24, 25, 35, 36, 48, 59, 127
achats 24
Always 19
approche par projet 123
Cascade 19
cession de marque 23
Charmin 19
Clairol 24
Crest 44, 228
culture d’entreprise 36, 99
Dawn 19
déclaration de mission 33
Febreze 49
Gilette 24, 124
haut de gamme 75
Head & Shoulders 41
innovation 50, 51
masstige 68, 70
mutualisation des services 123
Olay 19
Oral-B 24
Pampers 19
Pantene 13, 19
Pringles 18
satisfaction client 37
services internes 133
stratégie 58, 59, 61
structure hiérarchique 15
Swiffer 19
Tide 19, 41, 43, 48, 50
travail intellectuel 115
Prototypes
confiance 193
précoces 193
tests 193
Proximité des détaillants 22
R
Rand, Paul 189
Rappaport, Alfred 209
R&D 18
Récit 85
métaphore 87
Rémunération des dirigeants 35
Responsabilités 172
Retour sur investissement 216
valeur comptable moyenne 218
valeur de marché 218
Riel, Jennifer 143
Rivkin, Jan W. 76
Rockefeller 27
Rodgers, Aaron 179
Rodríguez-Pastor, Carlos 195, 196, 197, 198, 200, 202
S
Samsung 98
Galaxy 52
prix 48
Sanders Peirce, Charles 3
Satisfaction client 31, 37
bénéfice actionnaires 37
Schein, Edgar 93
Schmidt, Eric 177
Segway 88
Service commercial 14
Services internes 129, 130, 134
Sharp, Isadore 137, 138, 140, 141, 168, 169
Siemens 136
Siggelkow, Nicolaj 76
Simon, Herbert 190
Six Sigma (méthode) 206
Smale, John 6
Snapchat 39
pérennité du logo 40
Sociétés d’acquisition à vocation spécifique 221
S&P 500 28, 30, 33
Stephenson, Randall 222
Sterman, John 1
Stewart, Stern 210
Stratégie V, 57
analyse scientifique 57
arbitrer 58
cercle vertueux 172
choisir ses options 60
choix 135, 140
délibérée 152
déploiement 167
émergente 152
établir des conditions 65
fonctions supports 141
mise en œuvre VII, 159
nouvelles options 59
objectif 60
obstacles 70
participants 62
perspective externe 64
perspective interne 64
perspective visionnaire 64
prise de décision 74
règles 63
statu quo 61
stratégie en cascade 168, 170, 171, 172
stratégie-exécution 164, 165, 168, 170
stratégie impériale 132
stratégie servile 131
test 71, 72
versus mise en œuvre 160
versus planification 148
Structure hiérarchique 15
au service de la valeur 16
coordination 17
éloignée de la clientèle 15
empathie 19
prise en charge des coûts 17
Supervision managériale 226
T
Tata 224
Taylor, David 6, 36
Taylor, Frederick Winslow 77
Taylorisme 77
Tesla 30
Thomson Reuters 151
Time Warner 225, 229
Timken 224
T-Mobile 225
Tom’s 44
Toyota 13
Toyota Camry 13
Travail intellectuel 113
organisation 124
reconsidération 114
structuration 117
usine à décision 114, 117
versus travail manuel 114
Tumblr 222
Twitter 48
U
Uber 48
Unilever 13, 34
cession de marque 44
Dove 13, 122
Surf 44
Usine à décision 114
productivité 117
structuration 117
V
Valeur
calcul 216
création de valeur 209
ajoutée actionnariale 210
ajoutée économique 210
Velcro 88
Volkswagen 13
Volkswagen Passat 13
W
Walmart 22, 133
Webex 183
Welch, Jack 33
prime de départ 35
Wernerfelt, Birger 153
Whitman, Meg 177
Willig, Robert 209
Wolf, Ron 182
Wright, Franck Lloyd 189
Y
Yahoo 222, 223
Yuan, Eric 183, 185
Yzusqui Chessman, Jorge 198
Z
Zoom 184